Économie internationale. Tome 1 Automatismes et structures: (Faits, théorie et politiques) 9783111680507, 9783111294308


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French Pages 340 [344] Year 1975

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Table of contents :
Introduction générale
1. Les Automatismes Monétaires (avec ou sans étalon-or)
Les illusions du monétarisme classique
Substitution d’instruments d’analyse et de moyens d’actions
Analyse fondamentale: Retour à Ricardo et situations non ricardiennes
2. Spécialisation internationale
Conditions de production comparées et spécialisation internationale
Les tentatives de révision de la théorie pure
NOTE: Structures d’échange et politiques du commerce extérieur
3. L’expansion internationale des capitaux et les nouvelles structures d'échange
Expansion internationale des capitaux : les flux majeurs d'investissement... et les autres
Les firmes multinationales et le système économique mondial (structures d’encadrement)
Problématique de la valeur
L’égalité des ressources et des emplois en économie ouverte : analyse comptable et interprétation économique
Entre « monétarisme » et « structuralisme » automatismes « construits » et structures « réelles » (tendances, préférences et anticipations)
Table des matières
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Économie internationale. Tome 1 Automatismes et structures: (Faits, théorie et politiques)
 9783111680507, 9783111294308

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économie internationale

ÉCOLE DES HAUTES ÉTUDES EN SCIENCES SOCIALES

textes de sciences sociales 13

MOUTON ÉDITEUR • PARIS • LA HAYE

J E A N WEILLER/JEAN COUSSY

économie internationale TOME I automatismes et structures (faits, théorie et politiques)

par J. Weiller, B. Ducros, A. Bienaymé, Ch. A. Michalet, M. Aglietta et J. Coussy.

MOUTON ÉDITEUR



PARIS



LA HAYE

I S B N : 2-7193-0422-0 et 2-7132-0032-6 © 1975, École des Hautes Études en Sciences Sociales and Mouton and Co. Couverture de Jurriaan Schrofer Printed in France

JEAN WEILLER

introduction générale

Avouons-le, en règle générale, on supporte difficilement de voir reprendre telles quelles, selon un procédé dont l'abus est manifeste, d'anciennes analyses critiques. Mais la nécessité de « retours en arrière » répond à d'autres préoccupations : i ° Assurer une sorte de contrôle préalable : ce qui fut naguère incessamment critiqué, voire réfuté, réapparaît avec quelque air de nouveauté (monétarisme, théorie quantitative, régulation automatique et référence à l'or-marchandise, à la manière de Turgot) ; 2° Compléter ce qui est peut-être mieux formulé — et donc moins contesté — dans la présentation moderne ou plutôt « modernisée » (comme l'a dit Léontief) de certains arguments : il convient de rappeler ainsi les raisons profondes du refus d'un certain « néo-classicisme » (très éloigné des leçons d'un Boisguilbert, d'un Smith ou d'un Galiani). Peut-être sommes-nous à une période qui ressemble à la fin du x v i n e siècle (toute une société a besoin d'une nouvelle Encyclopédie, tout un système a besoin d'une mutation, et tout un régime d'une certaine « révolution »). Une double remontée, théorique et historique (on le précisera) permet d'opérer un décentrement grâce auquel nous espérons à la fois mieux mesurer le chemin parcouru et mieux comprendre les positions actuelles. Ainsi sera-t-on amené à prendre davantage en compte un certain type d'analyse critique — qui est essentiellement de « critique interne » — qu'il s'agisse de réflexions s'éloignant du « monétarisme traditionnel » ou de celles qui se rapprochent d'une sorte de « structuralisme anticipé ». Mais les unes et les autres se déploient à l'intérieur même du champ des controverses néo-classiques. Sans doute aura-t-il fallu prendre acte de l'attaque menée de très longue date de l'extérieur, notamment mais non nécessairement par le biais d'une théorie post-marxiste, celle

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Automatismes et structures

de l'impérialisme, grâce à laquelle un certain nombre de théoriciens tendent aussi — et grâce à une autre axiomatique — à retirer son caractère privilégié au système hypothético-déductif classique ou walraso-paretien. Ces attaques atteignent électivement le domaine des études sur les relations économiques internationales qui sont devenues, tout au moins depuis un quart de siècle, la matière d'un enseignement approfondi. Mais, à cet autre niveau et plus simplement encore, ne faut-il pas d'abord s'attaquer aux raisons de situations longtemps ignorées ou « mises entre parenthèses » ? En 1950 (dans le second tome des Problèmes d'Économie internationale) il avait semblé nécessaire de mener une attaque assez vive, non pas tant contre l'approche classique que contre le passage, le glissement d'une analyse ricardienne à son application à des situations non-ricardiennes. De telles attaques, à leur tour, semblent mises « entre parenthèses » aujourd'hui. En tout cas, les implications strictement théoriques de cette démarche ont parfois été en partie masquées par le choix, volontaire, du niveau auquel était menée l'attaque, et du champ de recherche qui avait été privilégié. Différente, la situation l'était pour au moins deux raisons : — la permanence d'un enseignement au niveau A (qui correspond à ce que l'on appellera soit « la haute théorie », soit, comme nous avons préféré le faire, la théorie approfondie, voire « le plus profond de l'abstraction ») ; cet enseignement ne s'est profondément renouvelé qu'à partir des années i960 ; — l'affaiblissement des attaques, principalement de type keynesien, qui avaient prévalu au cours des années 1930 à l'encontre du néo-classicisme. En raisonnant essentiellement sur le cas d'un seul pays en crise (ou du monde capitaliste considéré comme une seule économie de marché), on négligeait une « périphérie » dont, dès cette époque, il était nécessaire de rappeler l'importance tandis que l'attaque décisive est maintenant lancée sur le terrain même de l'enseignement de la théorie abstraite des relations économiques internationales {cf. notamment les critiques présentées dans Économie Appliquée, n° 1, 1972). Dans les années 1920 et 1930, Aftalion avait donné l'exemple de limiter volontairement ses recherches (mais était-ce bien «limiter » qu'il fallait dire ?) à ce qu'on peut appeler le niveau B, celui d'une moindre abstraction -— mais qui n'est pas nécessairement celui de 1' « enseignement banalisé », des « banalités

Introduction

générale

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traditionnelles », des « banalités nouvelles », mais sans doute davantage le niveau de ce que la « société savante » d'une époque a considéré comme « admis ». Pourquoi l'étude que nous poursuivons d'une argumentation combinant nécessairement faits, théorie et politique (reprenant après coup une problématique F T P avec ce que l'on avait maintenu dissocié dans l'hypothèse du laisser-faire, mais non déjà sans avoir à surmonter bien des difficultés pour des analyses distinctes ou des théories ad hoc) ne s'intitulerait-elle pas simplement, comme naguère, « étude de doctrine » ? Peutêtre serait-il temps de reconnaître que, de longue date, les meilleurs théoriciens ont jugé nécessaire de procéder en deux ou trois temps : rétrécir, bien entendu, l'analyse, recourir à un processus d'abstraction de plus en plus poussé afin de dégager un énoncé scientifique de portée générale, mais par la suite, « au moment du retour de l'abstrait au concret », s'efforcer de rassembler — comme le réclamait Pareto luimême, en affirmant qu'il serait ainsi non pas moins mais davantage « savant » — les éléments que pour les mieux étudier, on avait séparés... Et que l'on se rappelle — ou plutôt que l'on veuille admettre — l'honnêteté parfaite, mais dont on ne lui a guère su gré, avec laquelle déjà Walras ne cessait de bien manifester le grand dessein qu'il avait eu de ne pas s'en tenir à l'Économie pure, mais de faire suivre celle-ci d'une Économie sociale et d'une Économie appliquée (dont il n'a, il est vrai, rassemblé que des fragments). On pourrait rappeler de la même façon la manière dont Schumpeter, dans un livre qui a pu sembler tardif et qui était effectivement une « étude de doctrine », rassemblait Faits, Théorie et Politique, non sans avoir tenté de bien distinguer un Marx-économiste d'un Marx-sociologue : dans Capitalisme, Socialisme et Démocratie, le procédé avait pu surprendre et même irriter, en dépit de l'excuse des circonstances extraordinaires du temps de guerre, comme une renonciation à l'acquis théorique de l'École de Vienne aussi bien qu'à celui du marxisme — mais n'était-ce pas d'une certaine façon une manière de les mieux affirmer ? Voici la prise de conscience, définitive semble-t-il, de la fin du laisser-faire et de la nécessité, comme l'avait réclamé Schumpeter et sous réserve de bien des controverses épistémologiques ultérieures, d'utiliser la théorie comme instrument d'analyse — et même, à un stade ultérieur comportant jeu de réciprocité, de faire servir l'analyse comme instrument de politique économique. Le doute n'est plus permis : la problé-

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matique F T P s'impose, non comme négation de l'effort théorique, mais comme prolongement nécessaire de celui-ci. Sans doute est-il plus franc et plus commode de considérer ce qui suit comme une édition condensée mais revue et corrigée du premier des volumes parus sous le titre Problèmes d'Économie internationale (sous-titre : « les échanges du capitalisme libéral », PUF, 1946). Celui-ci reprenait d'ailleurs luimême pour la plus large part un texte antérieur à la seconde guerre mondiale et c'est pourquoi l'accent y était mis en dernière partie sur l'interprétation de la crise des années 1930. Ce pourrait être pour nous l'essentiel, puisqu'il s'agissait d'une sorte d'essai sur ce qu'il me semblait possible d'appeler (à condition de bien le définir, mais les polémiques doctrinales qui devaient suivre, crainte de part et d'autre du triomphe de l'adversaire, ne devaient guère s'en soucier), le « déséquilibre de structure des années 1930 » — avec déjà cette sorte d'ajustement sur niveaux déprimés dont il fallait dénoncer les équivoques (pré-keynesiennes et post-keynesiennes). Du point de vue de la balance des paiements, qui était celui sur lequel je devais mettre l'accent, les paradoxes ne manquaient pas et nous avons eu souvent l'occasion d'y revenir : le rappel des problèmes de structure ne peut être éludé, bien entendu, surtout au moment où il devient nécessaire d'élargir le débat scientifique. A — En reprenant tout d'abord l'étude des problèmes monétaires internationaux — et d'une pensée essentiellement monétariste — c'est bien, comme en 1945, un double retour en arrière qui apparaît nécessaire : remonter « des perturbations actuelles à celles d'entre les deux guerres » et de là en venir à s'interroger sur « l'ajustement des phases de stabilité ». Aujourd'hui encore (et ce n'est pas sans étonnement qu'on le constate) bien que nous ayons abandonné des expressions telles que « régime de cours forcé » ou « changes erratiques », nous sommes bien obligés de constater la persistance de croyances surannées quant aux vertus des automatismes monétaires qui, dans un sens ou dans l'autre, se rattachent au mythe de l'or et de l'étalon-or. Ce qui fait aujourd'hui le prestige d'une certaine conception de la flexibilité des changes ne se situe nullement sur le même palier d'analyse que celui où l'on discutait naguère (au début du siècle et même dans les années 1920) d'une part des vertus permanentes d'un système de parités fixes (et même d'un

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« pair de l'or » immuable, définissant les monnaies fortes) et d'autre part, du stimulant passager dont — sans trop oser insister sur ce point, dans les cas où l'on est contraint d'abandonner l'or, de se contenter d'un régime de papier-monnaie et de « laisser glisser le change » — bénéficiaient les pays pour lesquels l'inconvertibilité monétaire n'était pas sans avantages. Un véritable tournant, en histoire de la pensée aussi bien qu'en histoire économique, semble bien avoir été marqué en 1931 lorsque la Grande-Bretagne a donné en deux temps le signal d'un revirement de la pensé libérale. On a même pu ironiser sur le fait que le premier ministre Macdonald, à la tête d'un gouvernement travailliste, se vit violemment attaqué à la fois pour l'abandon du libre-échange et pour celui de l'étalon-or, mais que, devenu le chef d'une coalition d'union nationale, il avait constaté la très grande satisfaction qui s'était manifestée à la suite d'une double réinterprétation des coûts et des bénéfices du changement de stratégie ainsi consacré. Il y a peut-être loin d'une théorie « pure » des changes flexibles telle qu'on l'enseigne aujourd'hui à la suite de Milton Friedman ou de G. Haberler (clean flexibility) à ce que l'on peut retenir de ce glissement d'orthodoxie — et surtout, aux enseignements que nous avions pu tenter de dégager de l'Influence du change sur le commerce extérieur entre les deux guerres. Mais il y a plus loin encore entre ce que propose un tel enseignement, devenu, semble-t-il, à tort ou à raison, « enseignement fondamental », à la pratique actuelle qui — en dépit des hypothèses réductives de la théorie (pour laquelle toute vérification empirique devient ainsi — ce qui n'aura nullement échappé aux auteurs, bien entendu — hors de propos) — n'évite ni les interventions sur le marché des devises, des euro-dollars (ou des arabo-dollars) ni les swaps et autres accords entre banques centrales — et pas davantage les spéculations effectivement déstabilisantes (contrairement aux hypothèses d'un modèle simplificateur) aussi bien que tout un jeu institutionnel comportant la mise en œuvre de nouvelles procédures envisagées soit dans le cadre du FMI, soit plus largement de la réforme du « système monétaire international » (ou « système du dollar »). Dès lors, plus encore que dans les expériences antérieures et sans doute bien davantage prisonnier des controverses quant à la suite à attendre de telle ou telle variation de conjoncture (à l'échelle nationale ou internationale), il nous faut bien

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reprendre le travail de confrontation, critique et révision théorique, même si les conclusions en seront contestées comme trop « réalistes » (il aura fallu prendre en compte les résultats de tous les « errements » de la pratique actuelle) ou si l'interprétation, jugée trop « historisante » pour tout enseignement élémentaire, en est venue à faire intervenir non seulement les règles du jeu et mécanismes institutionnels de ce monde « sans laisser-faire », mais encore — et c'est souvent le plus important — les transformations incessantes de ces règles et mécanismes destinées à assurer la sauvegarde du « capitalisme d'aujourd'hui ». Il faut d'autant plus insister sur ce point que, depuis plus d'un demi-siècle, les auteurs spécialisés dans l'étude des problèmes monétaires internationaux ne pouvaient ignorer ni négliger entièrement, même dans des schémas ou modèles d'enseignement élémentaire, le jeu des interventions de politique économique — et notamment déjà de la politique de crédit. Sous sa forme stricte, la monetary policy était complaisamment décrite quoique à un autre niveau de la discussion où l'on croyait pouvoir donner comme exemple le fonctionnement de la place de Londres. Allait-on s'en tenir à l'idée que les gouverneurs des banques centrales intervenaient euxmêmes comme des automates, en obéissant aux indications du marché quant à la répartition des liquidités internationales (toujours conformément à la vision classique de la répartition automatique des métaux précieux à travers le monde et, en définitive, de l'or seul) ? En reprenant cependant l'examen de la liaison entre Faits, Théorie et Politiques à ce stade de la controverse — compte tenu à la fois des hypothèses de départ, extrêmement simplificatrices, d'une orthodoxie encore si respectée et des études critiques présentées à une époque où les interventions de politique économique étaient, malgré tout, relativement limitées et beaucoup moins diversifiées, toute une première série de questions, encore fondamentales de notre point de vue, ne pourront être éludées. De plus, les réflexions présentées ont peut-être encore l'intérêt de mieux marquer le passage (comme seule pouvait le permettre une critique interne qui gagnait peu à peu les esprits) entre la discussion menée dans les perspectives traditionnelles et celle que nous avions déjà tenté de poursuivre dans la perspective de l'expansion internationale des capitaux (ce que nous appelions également dynamique des investissements extérieurs en proposant notamment

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il

une autre hypothèse simplificative — celle du « cas extrême » des flux majeurs d'investissement quant à l'harmonisation entre « flux financiers et « flux réels »). Mais tout d'abord, allait-on continuer à juger péremptoire l'argument selon lequel les mouvements de capitaux à court terme ne pouvaient avoir qu'une importance passagère — toujours dans le cadre de l'interprétation traditionnelle où tout, en définitive, finissait par se régler grâce au mécanisme des prix internationaux du type ricardien ? Avec obstination, dédaigneux de la liaison, pourtant manifeste sur le marché de Londres, comme devait le reconnaître Charles Rist (mais cette liaison fut parfois jugée aberrante) entre le court terme et le long terme, on se refusait généralement au nécessaire renversement de perspective à la fois quant au jeu de l'expansion internationale des capitaux et quant aux voies et moyens grâce auxquels la stabilité monétaire avait pu être conquise pendant quelques brèves décennies à partir du petit noyau des pays capitalistes industrialisés déjà respectueux, en fait sinon toujours en droit {cf. les cas de « bi-métallisme boiteux », notamment encore en France jusqu'à la première guerre mondiale), des principes de l'étalon-or. B — En nous attachant à une première série d'analyses critiques (pour l'Histoire de la pensée économique au XXe siècle d'E. James, ouvrage très communément divisé en deux tomes : « avant Keynes » et « après Keynes », comme cela semblait s'imposer encore en 1955) nous avions dû surtout mettre l'accent sur le prestige de l'étalon-or. Mais un diptyque s'imposait : le prestige du libre-échange n'était pas uniquement lié à la persistance d'un enseignement fondamental de type ricardien, selon lequel l'ajustement des échelles de prix relatifs entre deux pays, A et B, devait non seulement consacrer l'équilibre des balances de paiements (et c'est de ce point de vue que, de très bonne heure, avec B. Ohlin notamment en 1933, on devait imaginer qu'une hypothèse de libre glissement des changes permettait une démonstration plus facile que celle des automatismes de l'étalon-or — du moins, dans les conditions idéales d'une schématisation encore sans portée pratique), mais encore assurer les gains réciproques d'un jeu d'avantages comparatifs (précisons, une fois de plus, le rappel de l'enseignement classique de deux marchandises produites à coût constant etc.). S'agit-il véritablement encore de remettre en question la

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Automatismes et structures

« doctrine du libre-échange » à laquelle périodiquement les grandes conférences inter-gouvernementales redonnent tout son lustre ? De plus en plus une idéologie diffuse, peu cohérente, mais persistante du fait même qu'elle apporte leur justification à des représentations, des objectifs politiques et des compromis dont l'importance doit être reconnue, pénètre des réinterprétations inspirées de la théorie néo-classique, mais qui devenue théorie des politiques économiques, reste inséparable des vieilles références doctrinales. En même temps, un très large accueil est fait aux thèses de l'impérialisme et à un renouveau, dans le cadre des controverses sur la croissance et le développement, des analyses marxistes concernant les contradictions actuelles du capitalisme (débat qui n'a pas son équivalent en termes néo-classiques). Nous allons ici simplement retenir l'attention sur une première série de considérations indispensables pour l'étude des changements de structure à l'échelle internationale, qui sera approfondie dans un autre volume. Analyse structurale ? Sans doute pourrait-on aujourd'hui revendiquer l'expression dans son sens le meilleur, compte tenu du niveau théorique auquel on se situe alors, pour tout le travail préalable aux projections des réseaux du commerce mondial auxquelles on s'efforce de parvenir désormais. A u point de départ de ces études, la préoccupation n'est pas différente de celle que nous avions au moment d'entreprendre, en sens inverse, en remontant d'un grand tournant de la conjoncture à un autre, une certaine décomposition des courants d'importation et d'exportation d'un même pays. Il s'agissait alors de simples points de repère sur la vitesse de transformation des structures du commerce extérieur, soit en phases d'ouverture aux échanges et de négociations intergouvernementales en vue de « concessions réciproques » (vocabulaire paradoxal, s'agissant de ce qui était supposé réciproquement bénéfique, voire à l'exemple du Royaume-Uni libre-échangiste de 1846 à 1931 unilatéralement avantageux), soit dans les périodes où la protection semblait légitime. Légitime ? Non seulement dans une pratique à peine tolérée (pression des groupes d'intérêt, entreprises concurrencées et syndicats ouvriers, comme Pareto se plaira à le souligner) mais en théorie, étant donné la gravité des crises au cours desquelles les systèmes des prix internationaux ne peuvent plus servir de guide aux réadaptations nécessaires, où la coopération intergouvernementale n'est pas encore en mesure d'aboutir aux

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résultats attendus dans ce sens (les seules négociations entre responsables de l'économie et des finances ne pouvaient pas jouer le rôle qu'on espérait déjà). Dans les années 1929-1936, on constatait plus simplement un « sauve-qui-peut généralisé » (E. Antonelli). De là, en remontant d'abord aux années 1920 de « reconstruction d'après-guerre », puis à la grande phase de « baisse des prix de longue durée » 1873-1896 etc., que pouvions-nous observer ? D'abord sans doute, combien la lenteur de la transformation des structures du commerce extérieur de la France avait pu donner lieu à des interprétations divergentes. Mais puisque celles-ci mettaient exclusivement l'accent (ou presque) soit sur le jeu des politiques économiques, soit sur un déterminisme assez strict des grandes lignes d'évolution structurelles et sur une assez forte rigidité des réseaux du commerce mondial l'ambiguïté persistait. D'ailleurs, et parfois assez légitimement (voir ci-dessus), les unes et les autres n'en venaientelles pas à se combiner lors des grands tournants de la conjoncture ? C'est ce que nous avions cru pouvoir déduire de l'étude du cas de la France. Depuis lors, les analyses sont devenues beaucoup plus précises. On comprend qu'il ne soit pas question pour nous de nier l'importance des calculs très complexes auxquels il est désormais nécessaire de recourir dans un autre but, de caractère prospectif (il s'agit de parvenir à des projections qui puissent rendre quelque service soit comme modèle décisionnel, soit comme modèle prévisionnel). Mais nos premières études, de caractère rétrospectif, nous avaient permis de poser un problème différent et qui préoccupe encore les constructeurs de modèles : quelles parts faire respectivement à des « tendances » (première approche : les tendances de longue durée dans l'évolution des réseaux du commerce national), à des préférences ou anticipations (deuxième approche : celle qui concerne les préférences de politiques économique) ? Il s'agit non seulement des préférences nationales de structure mais encore des préférences traditionnelles de doctrine (pour des « règles du jeu » etc.) et encore, ce qui a toujours joué un rôle décisif, des préférences pour un mode d'expansion (introvertie ou extravertie) ou de croissance. Lorsque l'on étudiait l'économie internationale de façon classique on se trouvait en présence de deux ensembles entre lesquels il semblait qu'il n'y eût pas de communications possibles. Le premier, c'est celui des blocs, réseaux et contraintes,

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Automatismes

et structures

qui définissent à nos yeux les structures internationales d'échange et leur évolution. Le second c'est celui des déséquilibres « de transition », appelons-le désormais, celui des politiques conjoncturelles. A première vue, l'ensemble « structurel » serait pesant, immobile, difficile à modifier, à entamer. Le second, presque une apparence, resterait celui du fugitif, du transitoire et, parfois, de la dramatisation. Au premier se rattacheraient à présent les scénarios statistiques, les projections, les prévisions. Au second les négociations, les « jeux de la politique » et les tâtonnements (dans un sens qui n'est pas nécessairement walrasien). Mais si l'on conteste la réalité historique des ajustements par le seul mécanisme des prix internationaux, on commence à entrevoir que les deux ensembles, celui des « structures » et celui des « politiques », loin de s'opposer s'interpénétrent. En effet, toute l'argumentation à laquelle se rattache notre effort, consiste à démontrer que les ajustements sont d'autant plus réels et, si l'on fait la part belle au monétarisme classique, d'autant plus « automatiques » que les structures et les politiques ont, au préalable, construit les réseaux et les contraintes qui rendent nécessaires ces ajustements désirés. La polémique pourrait aller plus loin car ces ajustements se révèlent ainsi être souvent ,non pas comme on le prétendait « un équilibre » qui corresponde nécessairement aux exigences de la théorie pure du commerce international, mais, bel et bien, un « équilibre des déséquilibres » avec inégalités, emprises, contraintes et rejets des contradictions vers l'extérieur.

les automatismes monétaires (avec ou sans étalon-or)

JEAN

WEILLER

les illusions du monétarisme classique étalon-or et mécanismes auto-régulateurs des prix, des balances extérieures et des liquidités internationales

A u tournant des années 1970, c'est le procès d'un néo-monétarisme transitoire qui a été fait : celui de la « nouvelle » théorie quantitative de la monnaie, des automatismes construits (destinés à soutenir, par des politiques dites « conformes », la défaillance des automatismes spontanés qui auraient été ceux du monde de « laisser-faire »). Ce serait aussi finalement celui du recours aux changes flexibles, donc à des mécanismes très différents, de prime abord, de ceux de l'étalon-or. Ce procès a été, me semble-t-il, très bien mené — en tout cas bien mieux que nous ne saurions le faire en quelques mots. Il suffit de lire les meilleurs articles ou ouvrages concernant tout cela qui (ultima ratio) restent disponibles (ils sont même souvent pillés mais non, parfois, sans quelque phénomène de « diffusiondéformation » !). Ce que l'on doit seulement rappeler ici c'est le caractère le plus souvent inadéquat des thèses monétaristes dans un monde très différent — sans laisser-f aire. A un certain niveau — plus approfondi — de la discussion — celui de l'Économie fondamentale — les théoriciens néoclassiques se réclament encore parfois d'une certaine interprétation de « positivisme logique » des écoles de Vienne et de Chicago pour sauvegarder des tentatives de vérification empirique un enseignement universitaire de départ, nécessairement simplificateur. Cependant un, tel enseignement peut-il rester le même qu'au temps où toute culture économique se devait de respecter la mythologie de l'or et de l'étalon-or ? A u surplus, même s'il en était ainsi, ce qui resterait toujours en question, c'est la nature et la portée des incessantes révisions, critiques et rectifications, qu'il n'a jamais été possible d'empêcher. Jugées trop « réalistes », lorsqu'il faut prendre en compte tous les « errements » de la pratique actuelle ou trop « historisantes » (si l'on met l'accent sur l'inévitable transformation des règles du jeu ou des mécanismes institutionnels

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Les automatismes monétaires

dont semble dépendre la sauvegarde du « capitalisme d'aujourd'hui ») les vérifications empiriques d'à présent ne se prêtent pas facilement aux exigences des « nouvelles théories ». Il y a loin, par exemple, d'une théorie « pure » des changes flexibles à la Milton Friedman ou à la Haberler (clean flexibility) à une pratique supposant les interventions sur le marché des euro-dollars (ou des arabo-dollars) en même temps qu'une spéculation effectivement plus ou moins compensée par des accords de swap entre banques centrales etc. Tout un jeu institutionnel comportant la mise en œuvre de nouvelles procédures dans le cadre du FMI et du « système du dollar » ou encore, brevitatis causa, du « système monétaire international », ne se laisse pas davantage facilement ignorer. Si l'on veut imaginer des conditions toutes différentes, et c'est ce que l'on ne manque jamais de faire lorsqu'on veut échapper aux contraintes de l'actualité, il redevient nécessaire de procéder à une double ou triple remontée. Celle-ci n'est pas seulement théorique (ce qui exige le recours à l'épistémologie et à la sociologie de la connaissance) mais encore historique (rappeler les faits, et les « politiques » d'autres époques, relativement récentes, mais débarrassées de leur prestigieuse légende — et aussi, à certains égards plus proches de nous). On risque fort de rester, ou de redevenir prisonnier d'anciennes croyances — d'illusions que nous savons persistantes quant au caractère spontané des mécanismes auto-régulateurs d'un système (ou sous-système) — dont les vertus furent surestimées et dont on s'efforce, tout au moins, de se rapprocher. Faute de conserver présents à l'esprit les examens critiques dont n'avait cessé de faire l'objet l'étalon-or — ou, plus précisément ce qu'on estime avoir été l'étalon-or du début du siècle — on aura accepté aveuglément, malgré les mises en garde des auteurs eux-mêmes, telle des démonstrations des premiers modèles « à la Mundell (1961) », inspirée par tant de réminiscences, qu'il s'agisse des mécanismes régulateurs d'un régime de taux de change fixe ou d'une clean flexibility des changes. C'est dans une optique différente que, fort souvent, s'effectuera la réinterprétation nécessaire : celle des analyses de politique économique — celle du bloc F T P (Faits, Théories et Politiques). Ainsi négligera-t-on d'insister sur les insuffisances de la théorie traditionnelle, liées à cette seule exigence de « balance » toute plate, sans référence aux niveaux d'ajustement et simplement accompagnée, après une sorte de dédou-

J. Weiller : Les illusions du monétarisme classique

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blement de la conception de l'équilibre, d'une référence de moins en moins astreignante à un degré satisfaisant d'emploi (référence à un keynesianisme très atténué, sinon de plus en plus négatif). Plutôt que de dénoncer les défaillances d'un mécanisme auto-régulateur, on préférera (l'actualité a, elle aussi, ses exigences) mettre l'accent sur le caractère dérisoire du stop and go des années 1950 et i960 en Grande-Bretagne. Un changement d'orientation s'était cependant imposé : ne plus tant insister sur cette critique des automatismes dans les perspectives monétaristes traditionnelles — même s'il s'agit de plus en plus d'automatismes « construits ou reconstruits » — mais souligner toute l'importance d'une autre logique : celle de l'expansion internationale des capitaux, avec la « double tendance » vers un parallélisme des flux financiers et des flux réels qui parfois aura allégé considérablement le travail de rééquilibrage imaginé par les disciples de Taussig dans les exemples où il fut admis que l'automatisme n'était que « trop prouvé » (surdétermination, au sens mathématique du terme). D'où l'accent mis sur le cas extrême des flux majeurs d'investissement vers les pays typiquement neufs {cf. Problèmes d'Économie internationale, tome I e r , op. cit., III e partie : « la dynamique des investissements extérieurs »). Par la suite, nous devrons envisager d'autres exemples, à partir de ce modèle sans automatisme au sens traditionnel, mais avec quelque nivellement préalable des soldes. Rappelons également un autre cas extrême, celui d'une firme multinationale collectant dans le pays d'accueil l'épargne nécessaire à l'essentiel de ses investissements et ne provoquant guère, de ce seul fait (ni directement, ni indirectement bien sûr) d'importation supplémentaire de flux financiers... Ce cas, peut-être encore plus exceptionnel, n'exclut pas, en fait, loin de là, l'apparition d'un déficit commercial. Enfin — et ce n'était pas le moins difficile à faire admettre en « théorie du laisser-faire » — il restait à expliciter une série d'influences qui modifiaient effectivement les « données du problème » (ces data qu'aucune intervention n'aurait dû remettre en cause dans l'optique traditionnelle) : celles qu'on doit attribuer à une combinaison de préférences de politique économique — et surtout au jeu des préférences nationales de structure, les plus faciles sans doute à bien repérer statistiquement dans les cas où les lignes d'évolution des courants d'importation et d'exportation les expriment effectivement

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Les automatismes monétaires

sur la longue durée. (Nous réservons ce problème. Cf. Économie appliquée, Paris, 1969, et Cahiers de l'ISEA, Economies et Sociétés, Droz, nov. et déc. 1969.) Encore faut-il ajouter, corrélativement : i ° La nécessité où l'on était, au moment des grands retournements de conjoncture (en régime approximativement libéral) de dégager la continuité des grandes lignes d'évolution structurelle parfois infléchies mais, plus souvent encore, maintenues et même quelque peu redressées par les interventions de politique économique. Celles-ci n'étaient-elles pas plus ou moins orientées, selon les circonstances, vers un protectionnisme renforcé ou des échanges « plus libres » ? De nos jours, ce devrait être, compte tenu des changements déjà prévisibles, un prolongement de l'effort incessamment tenté en vue de la projection des réseaux du commerce mondial — et ceci, avec toutes les réserves que comporte précisément le rappel des anciennes « tendances de longue durée ». 2 0 L'obligation où l'on avait été de bien préciser le concept de « déséquilibre de structure » ou « déséquilibre non monétaire » dont — par crainte des déviations doctrinales — on se refuse souvent à admettre le bien-fondé : déséquilibres d'une tout autre nature que ceux auxquels le flottement des monnaies apporterait remède. Ainsi pouvait-on parvenir tout au moins à dégager certains points de repère — à marquer certains jalons. Entre les différents niveaux où s'enseignait tel ou tel fragment de la théorie classique, il restait souvent comme des no man's land. A présent, il n'en va sans doute plus de même et chacun est bien contraint de recourir à un tel procédé. Sinon quel usage sérieux pourrait-on faire encore de cet enseignement traditionnel ?

A.

SCHÉMA CLASSIQUE LES ÉQUIVOQUES

(AVEC OU SANS

ÉTALON-OR)

FONDAMENTALES

Avant la grande expansion internationale des capitaux (prêts et placements de portefeuille) dans la seconde moitié du x i x e siècle, les expressions « balance des règlements », « balance des comptes » ou « balance de paiements » pouvaient être sans grand danger considérées comme synonymes. Supposons un

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schéma fort simple. D'une part, toutes les opérations qui donnent lieu à règlement auraient un caractère commercial (échange de marchandises et de services). En regard figureraient seulement des moyens de règlement en numéraire, or et argent. L'appauvrissement qu'on redoute est celui des réserves métalliques et la « perte de substance » semble toujours liée à l'altération des termes de l'échange, comme un demi-siècle plus tard avec R. Prebisch, plutôt qu'à la mainmise de l'étranger sur les ressources nationales, comme avec S. Amin ou C. Palloix. Si nous mettions désormais entre parenthèses (ce que nous avait proposé Keynes en 1936) la période relativement brève de plus grand libéralisme économique, il ne serait pas sans intérêt de revenir beaucoup plus en arrière... mais on n'y semble pas encore résolu !

Équivoques de terminologie et succession de schémas d'« équilibre automatique » Les glissements sémantiques expliquent en partie la persistance des erreurs d'interprétation quant au jeu de l'étalonor, au mécanisme des prix internationaux et aux conditions dans lesquelles serait assuré l'équilibre automatique des balances des paiements. Plus tard, ne l'oublions pas, le même type de raisonnement sera repris pour les interventions conformes de politiques régulatrices (mais, en fait, dès le début du siècle un économiste belge de 1' « école critique », Maurice Ansiaux, dans son Essai sur la politique régulatrice des changes, 1910, a dénoncé les équivoques majeures qui en résultaient). Ainsi, la récurrence des explications les plus superficielles du monétarisme classique devait-elle masquer, tant bien que mal, mais non sans habileté dans la présentation, l'indigence des schématisations successives, la précarité des « explications en profondeur » quant au jeu des automatismes monétaires. Souvent, on ne manquait pas d'évoquer les difficultés pratiques à surmonter pour l'établissement de bonnes statistiques des balances extérieures. Seuls apparaissaient clairement les éléments concernant la balance commerciale stricto sensu et, très progressivement, certains services tout d'abord classés parmi les « invisibles » (si ce n'est à un poste fourre-tout, qui joue toujours un grand rôle dans les différents types de balance des règlements officiels, notamment aux États-Unis, celui des « erreurs et omissions »). Mais, théoriquement, devaient-ils tous

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être pris en considération ? (Sur tout ceci, on nous permettra de renvoyer à quelques explications détaillées — en 128 pages — concernant la Balance des Paiements ; cf. infra, p. 39). Ainsi fut facilité en tout cas, un incessant recours aux raisonnements par analogie : pourquoi ne pas utiliser indifféremment les expressions balances des revenus, balance des comptes, balance des paiements courants et même — lorsque cela semble plus commode pour les besoins de la démonstration — tout simplement balance des paiements ou balance des règlements ? C'était là plus ou moins des synonymes, lorsqu'il s'agissait de suggérer toute une masse d'opérations qui, incessamment devraient « donner lieu à règlements extérieurs » (et poser ainsi un problème d'équilibre), tandis que, si le solde n'était pas couvert par des envois de métaux précieux (pour lesquels la référence au schéma classique suffirait à garantir, selon la tradition du x i x e siècle, le déclenchement des mécanismes régulateurs et le redressement automatique des « balances », quelles qu'elles fussent) d'autres « moyens de règlements » ne manqueraient pas de satisfaire aux mêmes exigences. Peut-être toute une première série d'équivoques était-elle inévitable avant le grand développement des mouvements de capitaux internationaux de la seconde moitié du x i x e siècle. Progressivement selon les auteurs, on a tenté de faire strictement le départ entre les éléments qu'il faudrait toujours considérer comme autonomes, perturbateurs même (dans la mesure où l'on raisonne « comme si » l'équilibre est réalisé au point de départ — ce qui serait également vrai, bien sûr, pour tout autre poste de ce côté de la balance) et, d'autre part, ce qui n'était que jeu de facilités financières additionnelles (accommodating payments dira J. E. Meade), mais qu'il faudra bien rembourser plus ou moins rapidement. Ainsi, la liste des transactions à inclure dans les évaluations de la balance pouvait-elle être plus ou moins complète : cela n'entraînait jamais que des controverses d'ordre secondaire. Il est inexact que tous les mercantilistes se soient bornés à la confrontation des seuls mouvements de marchandises enregistrés par les statistiques douanières (balance du commerce). L'expression « commerce » a eu un sens très large. Dans les ouvrages les plus approfondis, comme ceux de Thomas Mun, au tournant du x v n e siècle, s'était marqué le souci de parvenir à l'énumération complète des éléments effectivement en balance — jusqu'aux plus invisibles (sommes recueillies en Angleterre par les Jésuites, dépenses effectuées par les espions

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étrangers !...). De très bonne heure, les meilleurs économistes avaient jugé nécessaire de lutter contre les incertitudes ou déviations du langage. C'est ce que tenait à rappeler J. Viner dans ses Studies in theories of international trade (New York, 1937). Ainsi, John Pollexfen, en 1697, préférait-il l'expression balance of accounts à celle de balance of trade pour désigner l'ensemble des exigibilités, qu'elles soient nées de transactions sur marchandises ou de toute autre prestation et Steuart opposait-il, en 1767, the great balance of payment à la simple « balance du commerce ». Mais s'agit-il seulement de terminologie ? Toujours en signalant les « erreurs passées » par exemple celle de ne pas attacher suffisamment d'importance aux échanges de services (frets, courtage, commissions bancaires, dépenses de tourisme...) on entendait à la fois dénoncer des équivoques encore fréquentes et provoquer la prise de conscience de difficultés théoriques {cf. les mises en garde incessamment nécessaires signalées déjà au début de ce siècle par Auguste Dubois, Précis de l'Histoire des doctrines économiques, Paris, 1903). Dès le milieu du x v m e siècle commençait la lutte décisive contre la tradition mercantiliste. Celle-ci, sous sa forme la moins naïve, déclarait l'expansion monétaire nécessaire à l'expansion économique nationale. Un Cantillon savait bien que l'or et l'argent ne représentaient pas la « richesse par excellence » et qu'il était vain de vouloir les accumuler sans mesure... Mais il convenait d'établir cette mesure et de marquer le moment où l'appauvrissement monétaire deviendrait appauvrissement économique (l'un n'allant pas sans l'autre) ce qui représentait bien plus qu'un compromis acceptable. Aux premières notations (complétées par Hume et Smith) devaient en succéder d'autres et finalement on vit surgir cette vaste conception d'harmonie générale qui devient classique du fait qu'elle dépasse toute contradiction. La théorie dégage les normes nécessaires pour que tous les éléments de la vie économique internationale (quantité de monnaie et prix, production, échanges extérieurs) atteignent les niveaux souhaitables : alors seulement l'équilibre des balances extérieures doit être assuré et se rétablir automatiquement. Souligner le rôle de l'étalon-or n'était pas le plus important. Son mécanisme était lié à cette conception fondamentale de l'harmonie universelle : même pendant la plus grande partie du x i x e siècle où il fut un étalon anglais — du moins passées les affres des guerres napoléoniennes au cours desquelles Ricardo avait pu construire son

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« monde de rêve » (dream world) — celui d'une répartition automatique et harmonieuse des stocks de métal précieux à travers le monde rendant effectivement impossible tout déséquilibre des paiements internationaux.

B . INTERPRÉTATIONS ET CRITIQUES DANS LES PERSPECTIVES

TRADITIONNELLES

De la première schématisation classique, on retient souvent ce qui était certainement le plus contestable : l'idée que seuls certains types de réactions compensatrices interviendraient en cas de « déséquilibre » des balances extérieures et que ces réactions si l'on respectait le « laisser-faire » (ou par la suite si l'on dosait bien les « interventions conformes ») joueraient avec rigueur dans le sens d'un retour aux ajustements anciens, supposés à l'équilibre : précisons déjà combien était fréquente l'interprétation très abusive d'un raisonnement « à la Pareto » sur l'équilibre stable). Supposons un « désajustement occasionnel » entre deux pays au régime de l'étalon-or. Il a fallu faire appel dans le pays déficitaire aux réserves métalliques (du moins une fois franchie la limite du « point de sortie » de l'or, donc, compte tenu d'une certaine flexibilité). La contraction monétaire (si on laisse jouer l'effet déflationniste) se traduit par la baisse de l'indice général des prix. La réaction compensatrice surgit automatiquement, les plus bas prix attirent les acheteurs étrangers (prime à l'exportation) : les nationaux limitent leurs achats en dehors (frein à l'importation). On admet une série de réactions symétriques dans le pays vers lequel l'or s'est enfui (expansion monétaire, hausse des prix etc.). Le résultat dans un monde de « laisser-faire » (où l'idée d'une lutte contre l'inflation importée est exclue) ne semble guère douteux : modification dans le rapport des masses monétaires, dans les échelles de prix et dans la balance des paiements courants ! Avec le renversement de la situation antérieure, c'est le retour de l'or à son pays d'origine... Dès le milieu du xvni e siècle David Hume, philosophe économiste, présentait son apologue illustrant le reflux nécessaire du métal précieux dont la perte définitive était inimaginable, en effet, pour un pays en voie de conquérir la suprématie industrielle, Hume n'hésitait pas à présenter un raisonnement par l'absurde. A supposer que presque tout un stock — ou la plus

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grande partie — disparaisse dans la nuit, l'inévitable retour du numéraire ne ferait que consacrer les principes d'une harmonie fondamentale. Mais qu'on ne s'y trompe pas, l'argument étaitM M il généralisable ? Même si le rapport p^;, où ^ était respecté comment, en toute rigueur, négliger le recul éventuel de R et de PT lié à l'effet d'une déflation drastique ? Le taux de croissance du produit national brut ne pourrait-il être remis en cause ? Nous n'avons jamais enregistré de réponse à cette question « naïve » (trop naïve peut-être). Mais à la cascade de raisonnements logiques d'un système hypothético-déductif, avait répondu une longue succession d'objections et de rectifications. Il suffisait d'examiner attentivement chacune des liaisons jugées nécessaires dans le cadre de l'analyse simplifiée des économistes classiques. Il suffisait de suivre en France, la ligne tracée par les polémiques du début du siècle, a) Le déficit va-t-il provoquer toujours — ou même souvent — une exportation d'or ? Dans la meilleure période des systèmes de monnaies métalliques, on avait observé que l'extension des opérations de crédits ou des modalités de règlements bancaires, rendait généralement « inutiles » les transferts de numéraire. A cet égard, la controverse rebondit. Pour rétablir l'orthodoxie, on s'efforce de démontrer, comment sans déplacement d'or se déclenchent les mêmes réactions de prix. La technique bancaire moderne suffit à provoquer un gonflement des dépôts et de la masse monétaire dans les pays qui reçoivent les transferts sur l'étranger ou y bénéficient de certains crédits. D'où la modification attendue dans le rapport de ces masses monétaires (au sens large du terme et depuis Fischer au moins). Ainsi, les réactions attendues de tout afflux de monnaie métallique seraient-elles susceptibles de se déclencher à la suite de toute autre modalité. Cependant, même s'il en était ainsi, le problème se serait déjà déplacé. Les économistes classiques s'étaient attachés au maintien d'une heureuse répartition internationale de l'or (disons plutôt « de l'or et de l'argent »). Comment serionsnous assurés, dans ces conditions, qu'une telle harmonie persiste ? Les facilités nouvelles dispensent du recours incessant au métal précieux ; mais, en même temps, de sa stricte redistribution. Le rôle de l'étalon-or n'est déjà plus celui de la schématisation Hume-Ricardo. On ne s'en plaignait guère dans les périodes apparemment

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heureuses de ce point de vue, où l'aisance, la souplesse, la diversité des facilités bancaires dispensaient d'un rigoureux automatisme. On ne pensait, dans les meilleurs moments de l'orthodoxie, ni à faciliter, ni à critiquer les gouverneurs des banques centrales de leur « politique monétaire ». b) A chaque nouveau stade du raisonnement, cependant, d'autres objections ont surgi. Le seul déplacement d'or — pour reprendre le cas le plus simple — et le plus orthodoxe — auraitil suffi à modifier le rapport des prix d'un pays à l'autre ? Nous voici sur la voie d'un premier abandon : celui de 1' « ancienne théorie quantitative ». On se souvient encore qu'elle fut, pour quelque temps, sauvée de justesse avec l'orthodoxie de l'étalon-or (ou plus généralement, de l'étalon métallique), par le subtil rebondissement de l'argumentation d'Irving Fisher : i ° la masse monétaire était gonflée par l'expansion de la monnaie fiduciaire et de la monnaie scripturale mais, tout se proportionnant selon la logique réputée encore classique. De façon toute transitoire, l'or « en excès » (et qui n'était pas stérilisé) refluait ; 2° toutes deux, ainsi que leur vitesse de circulation respective, étaient commandées, en dernière analyse, selon les règles du jeu des banques centrales, par le va-et-vient du métal... Peut-être évoquerait-on aujourd'hui, s'il ne s'agissait d'orthodoxie monétariste, une nécessaire surdétermination au sens althusserien (et nullement mathématique) de l'expression. Près d'un demi-siècle semblait gagné, pour ce qui restait d'enseignement fondamental — en dépit d'Aftalion ou de Keynes notamment... La grande mutation, typeMilton Friedman, comportera — avec d'autres jeux d'hypothèses simplificatrices — d'une part, la responsabilité de mener une politique dite à son tour, « automatique » (dans la mesure même où l'accroissement de l'offre de monnaie se calque sur la progression de la dépense nationale escomptée) et, d'autre part, la soupape de sûreté de la flexibilité des changes (ceci, dans des conditions hypothétiques de « spéculation stabilisante »). Alors, sera consacré un second et bien plus grave abandon sur le plan de la discussion de principe. En effet, à supposer d'une manière ou d'une autre, le premier point acquis, que ce soit dans le style de l'ancienne ou de la nouvelle interprétation, l'essentiel était-il, pour un Ricardo, l'action de la masse monétaire sur les prix ? Au point de vue des relations internationales, l'influence décisive jouait-elle dans le seul sens qu'on imagine toujours à partir des discussions

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où le seul espace « national » est pris en considération ? Nous n'avons cessé d'insister sur un point d'exégèse ricardienne sur lequel il nous semble nécessaire de revenir et qui donne la clé d'incessants malentendus (voir infra, C). Un bon accrochage des échelles de prix relatifs, des deux pays A et B de l'enseignement classique, commande bien l'ajustement des balances extérieures (balance des paiements courants, comme dans les démonstrations les plus simples, ou plus souvent aujourd'hui balance de base). Il commande aussi, dans la démonstration Hume-Ricardo, la répartition harmonieuse de l'or, l'incessante redistribution (automatique) des masses monétaires — et c'est en vain, semble-t-il, qu'on s'efforce d'escamoter la difficulté majeure résultant d'un premier recul théorique. Ce recul allait bien au delà du type d ' « abandon provisoire de l'étalon-or » tel qu'il était décrit dans les commentaires de circonstance pour un pays à monnaie de réserve (déjà en 1931, pour la Grande-Bretagne), d'autres phénomènes pouvaient venir contrecarrer les réactions attendues. Et c'était la discussion de cette très ancienne théorie quantitative de la monnaie, toujours avec cette différence par rapport aux nouvelles (et plus prudentes) versions — celle de Milton Friedman aujourd'hui — que la sagesse des autorités monétaires, leur aptitude à calquer l'offre sur la demande de monnaie n'était même pas mise en cause. Par la suite, à supposer acquise telle modification des rapports de prix, des termes de l'échange entre les deux pays, observera-t-on la modification souhaitée dans les quantités importées de part et d'autre, autrement dit, dans le volume des deux courants d'échange ? Remarquons que seul ce dernier problème se posera dans les cas d ' « heureuses » dépréciations ou réévaluations des monnaies. L'altération des termes de l'échange qu'on envisage devrait être la conséquence immédiate du glissement de change souhaité. Alors, toute autre objection étant écartée, il ne resterait qu'à envisager l'efficacité réelle de la « prime à l'exportation » (ou du « frein à l'importation »). Notons que ce résultat implique — du point de vue des conditions de structure — d'un côté, la reprise des industries exportatrices et, de l'autre, une suffisante élasticité symétrique de la demande des produits offerts. Tout ceci n'est pas, comme l'enseignement traditionnel le prétendait, d'une évidence incontestable. Une telle prétention aura été inlassablement contestée par des auteurs aujour-

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d'hui bien oubliés comme B. Nogaro qui, en 1939, s'efforçait encore de faire prévaloir une autre logique : « L a suite d u raisonnement exige l'intervention d ' u n n o u v e a u principe : q u a n d le prix baisse, la d e m a n d e a u g m e n t e . C'est, en effet, un principe général e t aussi c o m m u n é m e n t a d m i s q u e la théorie q u a n t i t a t i v e . M a i s on d i t : l'exportation a u g m e n t e . O n présume donc q u e si la d e m a n d e augmente, la v e n t e a u g m e n t e également, n o t a m m e n t la v e n t e à l'étranger. O n a d m e t aussi m a n i f e s t e m e n t q u e la v a l e u r de l'exportation augmente. Or, rien de t o u t cela n'est é v i d e n t ; rien d e t o u t cela n'était inclus nécessairement dans le principe sur lequel s'appuie cette série de déductions » (cf. B . Nogaro, La Méthode de l'économie politique, thèse, Paris, 1904, e t les commentaires de M . B y é e t J. Weiller in: L'Œuvre scientifique de Bertrand Nogaro, Domat-Montchrestien, 1946).

Il faudrait ici pouvoir reprendre la discussion sur les « longues chaînes de raisonnements déductifs » — devant lesquelles le chef de file des économistes néo-classiques en Grande-Bretagne, A. Marshall, n'était pas sans éprouver luimême une juste appréhension. Il devenait évident qu'un grand nombre de conditions plus ou moins simplistes étaient assez difficilement réalisables. Mais l'orthodoxie feignait de tenir pour acquise une succession aussi simple et aussi parfaite de réactions compensatrices. Ainsi, on ne pouvait dire au terme des controverses traditionnelles, que le débat fût clos. Mais, un premier stade de discussion semblait dépassé et, croyait-on, définitivement. Puisque la théorie des automatismes monétaires ne peut se réclamer de l'évidence de la logique formelle mais repose simplement sur une série de propositions couramment admises, il fallait bien reprendre l'examen de ces propositions pour tenter d'en préciser — par confrontation avec les faits — les limites de validité (et c'est ce que beaucoup d'auteurs avaient d'ailleurs tenté, les uns après les autres). Peut-être convenaitil de remonter à la stricte formulation ricardienne. En s'efforçant de préciser la manière dont se combinent facteurs quantitatifs et qualitatifs — en étudiant de plus près le mécanisme des prix ou l'élasticité de la demande et de l'offre etc. — beaucoup d'économistes n'avaient pas manqué de proposer de nouvelles et ingénieuses solutions. Mais comment reconstruire la théorie monétaire de façon plus subtile, lorsque l'enseignement de départ s'en tient aux « normes classiques » d'une orthodoxie déformée ?

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C . LES NORMES CLASSIQUES : SIMPLE ESSAI D'EXÉGÈSE RICARDIENNE

Veut-on risquer un jugement d'ensemble sur la conception classique d'un ordre international spontané ? Laissant provisoirement de côté la question de savoir si tout déséquilibre pourrait être évité ou se corriger automatiquement conformément à l'illusion entretenue dans les époques heureuses, on se demandera simplement selon quelles normes un auteur comme Ricardo envisageait la réalisation même de l'équilibre extérieur. La question présente un double intérêt. Les grands classiques britanniques peuvent avoir mis en lumière certaines tendances fondamentales du système mais s'être abusés quant au caractère de stabilité ou de réversibilité des adaptations réalisées. Mais on peut ajouter que, même si l'automatisme joue mal, il est intéressant de savoir selon quelles normes le redressement envisagé devrait s'effectuer (ainsi, en dépit de certains « interdits », un auteur de tradition libérale comme L. Baudin ne craignait pas d'opposer « loi de tendance » à « loi de redressement automatique » et doctrine normative à théorie pleinement explicative). De même cherche-t-on, depuis trente à quarante ans, grâce à des « interventions conformes » de politiques économiques, à aider le jeu des automatisme monétaires — voire à « construire » ceux-ci ou à les « reconstruire ». L'interprétation véritablement classique fondée sur une idée simple de fonctionnement de l'étalon métallique — plus particulièrement de l'étalon-or — faisait abstraction de toute complication venant du crédit ou des prêts internationaux. Simplement, en s'opposant à l'idée mercantiliste d'accumulation des métaux précieux, cette conception tendait à laisser l'or se répartir librement selon les « besoins monétaires » des pays ou, si l'on préfère, selon la demande monétaire qui s'y exprimait. D'où un schéma à lire à rebours des interprétations traditionnelles : la tendance fondamentale, c'est que la quantité de monnaie se proportionne aux besoins des pays, s'adapte au niveau de prix désiré. Il y a bien mutuelle dépendance, jeu d'actions et de réactions (en cas de perturbation, la réaction de la quantité de monnaie sur les prix doit s'affirmer). Mais n'oublions pas que, pour déterminer le niveau d'équilibre, c'est à l'idée fondamentale de répartition harmonieuse des stocks d'or qu'il faut inévitablement se référer. Si l'on en doute, il suffira de se reporter aux textes et de faire un peu d'exégèse. Longtemps, on s'est contenté de dire que les normes posées



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étaient suffisamment claires : il s'agissait de voir réaliser incessamment l'équilibre d'une balance des paiements courants dont différait encore peu, du moins « à la longue », une balance des règlements officiels. Oublions, pour l'instant, les difficultés d'interprétation qui surgissent dans un monde où se nouent et dénouent de multiples opérations de crédit, où se créent et se vendent des titres de propriétés qui sont aussi, à l'occasion, des moyens de règlement. L'équilibre qui devrait être atteint selon le schéma classique serait de nature déjà subtile, même dans un monde de règlement international sans entraves. « Il faut que les importations y paient les exportations... » mais seulement à partir du moment où l'or apparaît équitablement réparti. Ainsi, les lois d'équilibre auraient-elles dû garantir indifféremment le stock d'or que détenait la Banque de France à la veille de 1914 (soit environ 18 milliards après réévaluation en francs de 1928), celui qui était accumulé en 1932 (il atteint alors 83 milliards) et l'encaisse relativement plus réduite de 50 milliards à la veille de la dévaluation de 1936 (toujours d'après une évaluation en francs de 1928) etc. En 1969 encore et surtout en 1971, les commentaires inspirés par les interprétations traditionnelles furent souvent pris en défaut de généralisation arbitraire du raisonnement classique concernant le fonctionnement de l'étalon-or. Reportons-nous aux textes originaux — et aux circonstances de l'époque qui se trouvait être déjà une époque troublée. A partir de 1797, les économistes anglais avaient concentré leur attention sur une expérience de cours forcé et de changes variables. Les billets avaient été juxtaposés à l'or resté en circulation et ces théoriciens se demandaient alors — tout comme leurs successeurs en 1931 — si c'était bien la livre sterling qui se dépréciait (à la suite du gonflement des émissions de papiermonnaie) ou si ce n'était pas plutôt la valeur de l'or qui —• pour d'autres raisons — s'accroissait. Finalement, beaucoup estimèrent que les fuites d'or s'expliquaient simplement par un défaut d'ajustement de la balance extérieure. Mais pour Ricardo, seule l'inflation avait pu créer le déséquilibre constaté. Son raisonnement peut se décomposer en deux temps : Premier temps. Jamais la balance des comptes ne se met d'elle-même en déséquilibre. L'affirmation se voulait paradoxale et provocante. Ricardo n'admettait même pas l'hypothèse d'un léger décalage suivi de redressement automatique

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(conformément au raisonnement néo-classique qu'on lui attribue d'ordinaire). Mais, somme toute, l'idée d'un correctif automatique ne fait que corroborer la notion d'équilibre stable « à la Pareto » et ce raffinement d'explication a souvent fait perdre de vue l'essentiel (la nature de l'ajustement en cause) au bénéfice de l'accessoire (son caractère de stabilité). Second temps. On suppose la nécessité d'un déplacement de numéraire : il faut bien que la balance s'écarte de sa position d'équilibre dans le cas dit de « mauvaise répartition internationale » des moyens de règlement. Incessamment il faut que l'or puisse se frayer un passage, ne serait-ce que pour la production minière venant accroître le « stock mondial ». Ainsi se trouvait-on ramené au critère d'une heureuse distribution des métaux précieux. A ce second temps de l'analyse, il faut encore aller à rebours des propositions traditionnelles. Un certain ordre de causalité s'impose dans l'énoncé traditionnel de la théorie quantitative de la monnaie (ancienne ou nouvelle). On prend pour point de départ l'action de la quantité de monnaie sur les prix. C'est bien là une réaction essentielle puisque l'or en excès serait sous-estimé : cette réaction corrigerait donc un déséquilibre éventuel de balance. Mais l'affirmation fondamentale de Ricardo joue à l'inverse de celle-ci. Pour lui, c'est la quantité de monnaie internationale qui doit s'ajuster au prix international. Cette masse doit être l'élément relativement le plus rigide (parce que commandé lui-même par une situation internationale à forte rigidité). Ainsi devrait-il en être pour retrouver la norme d'une répartition de l'or répondant à certains niveaux de prix, ceux conformes au meilleur équilibre des échanges internationaux (donc en définitive à la loi des « coûts comparatifs »). Dans aucun pays, il ne doit y avoir d'accumulation excessive de métal, d'inflation d'or. (Cette position d'orthodoxie rigide a été critiquée très vivement par Ch. Rist, Histoire des doctrines relatives au crédit et à la monnaie, Sirey, 1938, p. 170. Voir cependant en sens contraire Viner, Studies..., op. cit.) La théorie de Ricardo — au temps de la bullion controversy — était un corollaire de cette vue fondamentale. Dans quel cas l'or quitte l'Angleterre ? Simplement, lorsque l'inflation de papier-monnaie gonfle la masse monétaire en circulation, risquant de provoquer une hausse exagérée des prix : la fuite d'or (puisque le métal précieux n'avait pas été retiré delà circulation) n'est qu'un correctif à l'accroissement des monnaies. 2

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D.

Les automatismes monétaires

LE JEU DES FLUX DE CAPITAUX A COURT TERME (REMANIEMENTS ET ALTÉRATIONS DU SCHÉMA CLASSIQUE)

On avait beaucoup fait pour obtenir que le système monétaire en vienne à se calquer sur le schéma classique et celui-ci eut ainsi, du point de vue normatif, une importance incontestable au moment où il fallait édifier le système monétaire des grands pays industriels, puis, tout au long du x i x e siècle, tenter d'y intégrer des pays moins développés. D'où, par une série de mécanismes construits, la réalisation d'un système mondial d'échanges. Système qu'on a dit « libéral » — et qui l'était, en effet, dans les intentions proclamées et dans la mesure même où il permit une grande souplesse d'adaptation — mais qu'il avait fallu organiser minutieusement. Du seul point de vue monétaire, il avait réclamé dès l'origine une forte intervention des pouvoirs publics (suppression de l'émission privée, centralisation, cours légal, règles tendant à proportionner l'émission aux transactions — selon le banking principle — ou favorisant l'essor de la monnaie scripturale...). On avait demandé à l'État libéral de moins s'attacher aux problèmes de balance des paiements, de ne pas chercher à accumuler l'or sans mesure (règle d'ailleurs assez imparfaitement respectée par les divers instituts d'émissions). On l'avait persuadé de ne pas recourir à l'inflation... puisque déjà « l'inflation d'or » devait être évitée, et ceci afin de laisser les prix se former à l'échelle internationale et de respecter les conditions d'un équilibre international. Mais, de ce fait, l'État laissait libre cours à l'expansion internationale des capitaux privés. Avant d'en prendre conscience (et pour cela, il eût déjà fallu mettre délibérément l'accent sur la dynamique des investissements longs) l'attention s'était concentrée sur les mouvements des capitaux à court terme. Il n'est guère utile d'insister sur l'importance d'une reconstruction théorique, opérée dès la fin du x i x e siècle : « l'équilibre monétaire » de style classique dans les échanges internationaux sera comme dans les années i960, avec une interprétation courante popularisée dans les modèles de Mundell, essentiellement dépendante, du moins en régime de change fixe, des variations de taux d'intérêt. On peut imaginer la ruine du prestige théorique de l'or — et de l'étalon-or — avec le développement du crédit à l'échelle internationale : dès cette époque, autrement dit avant même la généralisation du système à travers le monde. Remanie-

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ments et altérations ne manqueront pas, de Goschen (Foreign exchange, 1861) à J. W. Angell (The theory of international prices, Harvard, 1926) par exemple... pour ne pas aller plus avant. Mais toujours, le retour à la pensée orthodoxe sera assuré, d'une manière ou d'une autre, grâce à un jeu de mécanismes mettant en œuvre, de façon indirecte sans doute mais conformément à la théorie classique, la masse monétaire et sa relation aux prix internationaux. L'interprétation la plus simple, la plus naïve en quelque sorte, c'est encore par référence au « système de Goschen » qu'on la comprendra mieux (beaucoup mieux en tout cas qu'en se rapportant aux exigences multiples de la « nouvelle théorie quantitative » permettant de faire retomber toute responsabilité sur les dirigeants d'une politique monétaire non conforme). Dans la démonstration de Goschen, la spontanéité des adaptations automatiques subsiste bien — en dépit du rôle de la place de Londres, seule susceptible d'assurer la maîtrise du déplacement des capitaux à court terme par le jeu des taux d'intérêt : aux autres pays, éventuellement, d'imiter cet exemple s'ils veulent éviter la prééminence du marché monétaire anglais. Cela dit, tout s'enchaîne bien selon les mécanismes d'une auto-régulation, conformément à un schéma déjà connu. En régime de change fixe, le maniement des taux relève moins d'un jeu de décisions supposées inévitables que de ces mécanismes de marché. N'insistons pas : ce qui nous importe le plus à présent, c'est qu'un tel jeu, loin de se substituer à celui des prix internationaux, 1) n'exerce qu'une influence transitoire, les flux compensateurs étant par définition à court terme, 2) favorise en définitive des réactions de prix de type ricardien (ou pseudo-ricardien). Voyons donc un peu plus minutieusement l'enchaînement de ces réactions successives « à la Goschen ». En admettant qu'un excès d'importation entraîne une hausse des devises étrangères, il en résulte d'abord, comme dans la théorie antérieure, une expédition de métaux précieux. La place qui fait les remises métalliques, privée de disponibilités, élève son taux d'escompte. A l'inverse, l'afflux des capitaux métalliques amène la baisse du taux de l'escompte sur l'autre place. Ces mouvements conjugués annulent le profit tiré des expéditions de numéraire. Sur la place où le taux d'escompte est le plus élevé, les débiteurs de l'étranger retarderont leurs achats de change, les créanciers de l'étranger seront pressés de réaliser leurs traites. Il en résulte une baisse

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du « change court ». Les phénomènes inverses se produisent sur l'autre place. De plus, il devient intéressant entre banquiers d'effectuer des tirages d'effets de commerce en sens contraire de celui qu'a suivi primitivement le numéraire : d'où baisse du « change long ». Le cours du change revient au pair ; la balance des règlements s'équilibre par un déplacement de capitaux à court terme. Jusqu'à ce point on s'est écarté de plus en plus du mécanisme classique. Le redressement s'est effectué sans correction préalable de la balance des paiements courants. Sans doute, la réaction a-t-elle débuté de la même manière, par un déplacement de numéraire entre pays. Et l'idée directrice restera toujours celle d'un redressement automatique assuré selon la loi de répartition internationale des métaux précieux. Commentant la théorie de Goschen, Léon Say ne semblait-il pas reprendre presque textuellement les affirmations de Ricardo, lorsqu'il écrivait : « C'est l'action de cette loi qui maintient dans tous les pays la quantité de numéraire nécessaire à la circulation » ? (V. Goschen, Théorie des changes étrangers, trad. française de Léon Say, i r e éd., 1866, p. 4.) Seulement, le mécanisme nouveau assure le retour à l'équilibre en agissant sur le marché monétaire, alors que le mécanisme classique agissait sur le marché des marchandises. Il ne peut être remédié, cependant, à un déséquilibre durable de la balance sans action sur les prix. Les réactions décrites jusqu'à présent ne sont valables que pour les fluctuations passagères (short run variations), et l'aide du crédit ne peut se renouveler constamment. Derrière le jeu immédiat du taux de l'escompte, on peut supposer les influences plus lentes et plus décisives décrites par les classiques, et considérer l'œuvre de Goschen comme le simple complément d'une théorie fondamentale. Comme le remarquait Maurice Ansiaux (cf. Principes de la politique régulatrice des changes) il y avait là quelque chose d'abusif puisque le retour à l'équilibre s'effectue de manière différente dans les deux analyses. Sous une autre forme, le système classique retrouve certes sa logique. Mais était-ce bien les mêmes réactions de prix ? L'accent mis sur la technique bancaire par les disciples de Taussig devait conduire un J. W. Angeli (cf. Theory of international prices, op. cit.) à imaginer une série de gonflements et de contractions d'une masse monétaire dont la vitesse de circulation resterait, dans les conditions habituelles, plus ou moins constante. Assez curieusement c'est par référence à des

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statistiques recoupant les mêmes périodes que Milton Friedman devait parvenir à des conclusions moins optimistes (bien que sa pensée se situât dans la même ligne que celle d'Angell) puisque pour lui les autorités monétaires devaient désormais veiller au parallélisme entre l'accroissement de la masse monétaire (c'est-à-dire de la quantité de monnaie lato sensu) et celui du revenu national. En définitive, grâce au développement de la pratique du chèque et des virements bancaires, la Grande-Bretagne, avec un stock d'or réduit et des règles strictes de couverture des billets de banque, pouvait faire face à un très large développement de ses échanges intérieurs, condition et résultat d'une telle situation : son rôle dans le financement des échanges internationaux conduisait la place de Londres à rejeter constamment l'or à l'exrérieur. On ne pouvait donc consulter la précédente statistique en partant d'une interprétation naïve des théories ricardiennes : sinon, un apprenti économètre eût incité à conclure que l'activité économique était alors bien moindre en Grande-Bretagne qu'en France par exemple. Cependant, on pouvait aller plus loin si l'on admettait, par exemple avec R. Marjolin, que, malgré tout, en règle générale, la vitesse de circulation de la monnaie ne s'accroît elle-même qu'à la suite d'une expansion monétaire (et non pas pour compenser une contraction). Les variations des stocks métalliques des divers pays n'avaient-elles donc pas, tout simplement, suivi les variations de leur activité économique ? A vrai dire, personne ne l'avait alors recherché : la théorie ricardienne apparaissait décidément trop loin du réel dans les conditions économiques internationales du début du siècle et l'on ne doit pas s'étonner que les statistiques évoquées à l'appui des thèses monétaristes d'aujourd'hui ne puissent être remises en question de la même manière. En tout cas, les réponses de principe que nous pourrions faire restent les mêmes. Avouons que, s'il nous fallait opter entre ce qu'avait de plus légitime la thèse mercantiliste (l'accroissement du stock métallique est l'élément moteur des expansions nationales) et la thèse classique (qui voit dans la répartition de l'or entre les divers pays du monde un simple reflet de l'état relatif de leur développement économique), nous choisirions la thèse classique (pourrait-on véritablement prétendre que l'augmentation des réserves d'or et de la circulation monétaire ait déterminé la rapidité de l'expansion économique en Allemagne ou aux ÉtatsUnis dans les dernières années du xix e siècle ?)...

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Les automatismes

monétaires

Mais il suffit d'avoir quelques doutes quant au caractère de parfaite rigueur de la répartition internationale de l'or pour que l'idée classique s'estompe. On ne saurait plus prétendre à cette sorte de contrôle passif de la vie économique internationale par l'automatisme monétaire stricto sensu. Désormais, c'est le calcul, souple sans doute mais réfléchi des dirigeants des grandes places financières distributrices de crédit qui semble se substituer aux mécaniques classiques. Sans doute, l'intervention du crédit qui dispensait des règlements en numéraires, la manœuvre des taux d'escompte qui prévenait les mouvements d'or au moment où ils devaient surgir, n'avaient-elles qu'une influence temporaire... Plus généralement, tout ce qui se rapporte au mouvement de capitaux à court terme apparaît-il précaire. Il faut bien, a-t-on dit, que d'une manière ou d'une autre, le mécanisme des prix se déclenche, et que son influence régulatrice s'exerce sur les échanges internationaux. Sinon, sur la longue durée (qui seule retient ici notre attention) la balance des comptes n'aurait ni maintenu ni retrouvé son équilibre. Ce qu'il faut cependant noter, c'est que les opérations sur le « marché monétaire » — les crédits de banque — l'ensemble des prêts à court terme formaient comme un premier réservoir de facilités financières qui dispensait de toute réaction immédiate dans le sens d'un redressement de la balance des comptes, ou si l'on préfère des « comptes internationaux courants, c'est-à-dire d'une action des prix sur les mouvements de marchandises. Dans quelle mesure les placements de capitaux à long terme — et le trafic ultérieur des valeurs mobilières — venaient-ils constituer comme un second réservoir où puiser les moyens de règlements nécessaires ? Dans une mesure peut-être relativement faible, si l'on tient compte de l'importance même de ces investissements : l'expansion financière aura ses lois propres, dont il faudra préciser la nature. Mais une fois la grande masse des investissements transférés, il restait une marge d'opérations subsidiaires possibles. Et par rapport aux déficits éventuels dans les échanges de marchandises et de services ce jeu de facilités financières ne pouvait-il servir de suffisant palliatif ? Envisageons la situation d'ensemble. Si les problèmes d'équilibre se posent alors sous un jour nouveau, c'est que, d'année en année, les pays déjà débiteurs auront pu bénéficier d'un influx de capital étranger. Historiquement, le phénomène dominant est l'expansion financière se traduisant par un

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double flux, réel et financier, ayant pour origine une double tendance préalable dans les relations entre pays à des stades différents de développement économique, pays industriels créanciers et pays neufs débiteurs. Théoriquement, envisageant « en bloc » mouvements de marchandises ou déplacements de revenus de toutes sortes, et mouvements de capitaux, les économistes furent souvent surpris de voir à quel point les masses échangées étaient parvenues à s'équilibrer à l'avance dans une très large mesure, sans laisser d'importants soldes à régler, sans qu'il fût besoin de grands déplacements d'espèces métalliques : il semblait que l'on fût parvenu d'emblée à un bon ajustement des paiements internationaux. Le solde de la balance des revenus et celui de la balance des capitaux venaient s'emboîter l'un l'autre de manière apparemment satisfaisante, et toute grave menace monétaire paraissait désormais écartée. Équilibre prestigieux, sans besoin apparent de moyens de règlement du fait de ce que l'on appellera par la suite « déficit d'épargne » ou « déficit commercial » {cf. J. Coussy, « Histoire d'un modèle : le modèle des deux déficits », thèse Université Paris-I, 1973).

Références Pour l'essentiel cf. Jean Weiller, Problèmes d'économie internationale, t. I, P U F , 1946, op. cit. Voir aussi diverses contributions aux deux séries des Cahiers de l'ISEA (Institut de Science Économique Appliquée) que nous avons dirigées depuis 1957, e t 1' « Index des auteurs » publié dans le Cahier P. 20, Capitaux internationaux, intégration et croissance (Économies et Sociétés), ISEA, 1972.

JEAN

WEILLER

substitution d'instruments d'anal/se et de moyens d'actions le et la et

repli vers la théorie des effets-revenu des automatismes « construits », théorie de la flexibilité des changes le flottement des monnaies

Si, entre les deux guerres, la critique de l'automatisme « spontané » dans l'équilibre ou le rééquilibre des balances extérieures avait pu apparaître convaincante, la défense et le renouvellement d'interprétations orthodoxes firent l'objet d'un jeu assez subtil de substitution d'hypothèses, d'instruments d'analyse et de moyens d'action. Rapprochée assez curieusement de la démonstration de l'équilibre walraso-paretien au niveau d'un schéma très abstrait et ne retenant nécessairement qu'un nombre limité d'hypothèses réductives, la défense du principe de l'équilibre automatique des balances extérieures se mit en mesure de récuser le témoignage de trop nombreuses vérifications empiriques, donc les cas pathologiques de déséquilibres persistants (cf. les positions respectives de Marco Fanno et d'Aftalion pour les années 1920 par exemple) ; en même temps, la voie était ouverte a u x « interventions conformes », permettant de rétablir une sorte d'automaticité — celle d ' « automatismes construits » — grâce à l'action sur le crédit (politique monétaire stricto sensu) et à celle sur la fiscalité et les dépenses publiques (politique budgétaire). E n tout cas, il ne pouvait s'agir seulement des « effets-prix », mais encore et surtout des « effets-revenu » qui, tout d'abord, auraient dû en accentuer la rigueur... A mesure cependant que s'échelonnent les « concessions à l'adversaire » qui permettent de douter de cette rigueur même ainsi que de la nature de l'équilibre effectivement souhaité (voire du déséquilibre incessamment dénoncé), il ne semble plus qu'on puisse s'attacher à la même orthodoxie, si ce n'est par l'évocation monotone du fait que tout solde devait avoir

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une contrepartie, bien que ce ne fût plus nécessairement une sortie d'or et encore moins une sortie d'or avec espoir de retour immédiat — ou un endettement à très court terme automatiquement suivi d'un désendettement à brève échéance. Nous retrouverons la logique ou plutôt les logiques des facilités financières internationales. Certaines époques furent réputées heureuses de ce point de vue. En même temps, ce devra être une critique des automatismes monétaires dans l'optique des phases d'expansion internationale des capitaux. C'est dans les perspectives d'une première grande phase de déséquilibre du XXe siècle, allant, croyions-nous (et, rappelonsle, en nous efforçant de bien définir l'expression) jusqu'à un « déséquilibre de structure » à l'échelle internationale, qu'il convient de réunir deux types de réactions que l'exposé courant — le nôtre même dans un petit ouvrage comme celui sur la Balance des paiements, qui se devait d'être très bref (collection « Que sais-je », 3 e éd., 1974) — tient rigoureusement séparés. Du point de vue des théories aussi bien que des faits et des politiques, il se trouve qu'étaient venues se conjuguer de manière durable : l'analyse des déplacements de revenu (de « transfert international de pouvoir d'achat », en liaison avec une orthodoxie optimiste quant aux possibilités de règlement des dettes de guerre et de réparation dans les années 1920), celle des fluctuations de change à laquelle l'enseignement classique — fidèle à l'idée d'un retour aux taux de change fixes et au rattachement des monnaies au « pair de l'or » — déniait toute vertu. Ce n'était pas sans quelques raisons qu'on aurait tendance à les méconnaître à leur tour (la spéculation déstabilisante notamment). De façon très contestable dans l'usage qu'on en propose de plus en plus en tant qu'instruments d'analyses, les deux interprétations conjuguées ont eu tendance à supplanter le monétarisme classique. Désormais, la discussion porte sur des moyens d'action dont l'efficacité apparaît à la fois tentante et redoutable (difficilement contrôlable), avec compression ou limitation des revenus des ménages et des investissements nouveaux au profit de l'exportation (limitation de l'absorption) et « libre flexibilité » des changes (flottement des monnaies). Il semblerait parfois qu'on se trouve en présence de recettes neuves, d'une orthodoxie rajeunie et désormais infaillible — celle d'un autre type de « retour à l'équilibre »... dont il resterait cependant à donner également quelque nouvelle définition.

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A.

Les automatismes monétaires

LA SUBSTITUTION

DE LA THÉORIE DES

EFFETS-REVENU

AU MÉCANISME DES PRIX INTERNATIONAUX

En vertu d'une logique qui combine préférence de doctrine et de système (et qui utilise toute la gamme des procédures de création-projection-déformation) sans cesse la « théorie de l'équilibre » a donné naissance à de nouvelles doctrines justificatives. Ainsi, en dépit d'illusions qui devraient à présent être tout à fait dissipées, les interprétations dites modernes, avec substitution des effets-revenu au mécanisme des prix internationaux, ne s'opposent véritablement à l'enseignement classique ni dans le choix des instruments d'analyse ni dans celui des moyens d'action. Au delà des « effets de langage » on retrouve une fidélité en profondeur à une certaine orthodoxie. E t si l'on ajoute la prise en considération des effets-revenu à celle des effets-prix et à celle des variations de taux d'intérêt, on ne fait que remonter à l'expression de théories classiques ou néo-classiques plus complètes et plus authentiques. Il est ainsi curieux de constater que de pseudo-théories de substitution viennent régulièrement remplacer de pseudothéories fondamentales. En effet, Cari Iversen l'avait remarqué en 1936, les classiques ont toujours admis qu'il y avait certains effets-revenu, tout en constatant que ces effets étaient insuffisants. Aussi Fritz Machlup avait-il pu se donner les gants de souligner (dans son livre de 1943 International Trade and the National Income Multiplier) la nécessité de suivre, à titre d'exercice, les leçons du Keynes de 1936 —• mais non pas celle du Keynes du Traité sur la monnaie. Si l'on va au delà de la schématisation des anciens manuels, force est de constater : — qu'il y a des effets-revenu, — que ceux-ci ne provoquent qu'une compensation partielle. Ainsi, l'adaptation par le mécanisme des prix relatifs, que Machlup présentera encore comme l'expression la plus raffinée de la micro-analyse, dans ses Essais de sémantique, devrait — en tout cas — avoir été renforcée par les phénomènes de dilatation ou de contraction de revenu liés aux échanges extérieurs. Mais le strict ajustement n'apparaît que dans un premier modèle d'explication dont son auteur lui-même n'ignorait nullement qu'il avait à être complété par d'autres. Encore une fois, peu importe : les classiques avaient toujours su qu'il y avait une tendance au nivellement des soldes par les effetsrevenu et que cependant cette tendance ne suffisait pas à rétablir « l'équilibre ».

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Les critiques de l'automatisme monétaire ont manqué leur but dans la mesure où elles entraient dans le jeu du monétarisme. On affirmait qu'il n'était pas possible que l'ajustement se fît par un jeu de réactions monétaires. Mais, d'autre part, on était bien forcé de constater qu'on parvenait à un certain type d'« ajustement ». A mesure que s'affaiblissait le culte non pas de l'or mais de l'étalon-or, on s'intéressait de moins en moins au fait que le stock d'or retrouvât ou non son niveau optimal, et l'on prenait conscience que tout déséquilibre d'un flux était, dans une certaine mesure, compensé par un autre. Le jeu de substitution d'hypothèses — et d'instruments d'analyse — aura marqué quelque temps à la fois la continuité dans l'interprétation et la véritable faiblesse de l'analyse qui tenait à son trop grand optimisme. Toute tendance de cette nature, allant dans le sens d'une compensation, mais d'une compensation imparfaite, ne peut évidemment tout corriger d'un déséquilibre profond, même s'il n'est pas encore un déséquilibre de structure, et autorise, faute de mieux, un rajustement monétaire. En s'engageant dans une voie scolastique, on présentera un modèle qui réponde à toutes les conditions apparemment requises mais précisément à ce seul niveau où l'on ne recherche plus la vérification empirique — le contact avec le réel — et l'auteur d'un tel modèle fera nécessairement, comme D. Patinkin, intervenir le mécanisme des prix et des taux différentiels. Les variations du revenu national — du moins celles qui sont seulement liées au jeu des règlements internationaux — auront généralement permis de réduire l'importance du phénomène, de limiter l'ampleur d'un déficit à combler ou « à financer », d'un excédent à résorber ou à utiliser comme moyen de financement. Mais, bien avant la nouvelle problématique keynesienne de 1936 et dans l'exposé même des théories ricardiennes qu'on retrouvait jusque chez Bastable, il ne pouvait généralement s'agir que d'une sorte de moindre mal (commandant éventuellement une solution de second best), d'une atténuation du mal si l'on préfère, ou encore d'un adjuvant, d'un stimulant accessoire en vue d'une réadaptation optimale faisant intervenir le mécanisme des prix internationaux. Cependant, deux vagues de « réinterprétation », liées naguère à l'âpreté des polémiques doctrinales aussi bien qu'à la nécessité actuelle de faire appel à des moyens d'intervention des plus brutaux (mais toujours en liaison, soit avec d'autres ins-

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truments d'analyse, soit avec d'autres instruments d'action et qu'il s'agisse de règlement de dettes d'une sorte ou d'une autre) avaient conduit à donner un brevet de modernité aux « effetsrevenu ». Finalement la théorie de l'absorption et le mot d'ordre de limitation de l'absorption (dans un grand pays s'efforçant de réserver à l'exportation une plus grande part du revenu national) semblent aujourd'hui consacrer cette substitution partielle d'un type d'explication par les variations de revenu à l'explication traditionnelle par le mécanisme des prix et les variations de taux d'intérêt. Longtemps on avait admis — ceci reste encore le plus important si l'on veut comprendre les insuffisances d'une simple substitution d'orthodoxie — que le déplacement du pouvoir d'achat d'un pays à l'autre, notamment lorsque s'effectue le paiement d'une dette, exerce une influence favorable au transfert effectif. C'est là que le principe s'en retrouvait chez un grand nombre d'auteurs depuis Ricardo. Mais dans l'argument traditionnel, l'effet de revenu vient simplement à l'appui du mécanisme des prix et en renforce l'efficacité. Dans les discussions du problème des transferts entre les deux guerres, B. Ohlin et J. Rueff n'avaient rien fait d'autre que d'opposer cet argument à Keynes, encore fidèle à l'explication la plus courante : ils soulignaient que la limitation de la demande globale dans le pays A et son accroissement dans le pays B allégeraient considérablement la tension sur les prix et les salaires redoutée par ce dernier auteur. Ce qui a fait alors l'originalité profonde d'Albert Aftalion, bien avant son ouvrage de 1937, c'est d'avoir finalement proposé une théorie du revenu tout en restant violemment opposé à l'idée traditionnelle d'une parfaite efficacité des automatismes monétaires. C'est aussi d'avoir bien insisté sur la précarité de ce stimulant, surgi de la discordance entre le revenu national dépensé (R) et le revenu national produit (PQ). Par la suite, les théoriciens ont transporté à ce sujet la nouvelle argumentation de Keynes (précisons : en 1936, du Keynes de la General Theory). A laquelle de ces deux positions antithétiques sont-ils venus apporter la confirmation d'un raisonnement abstrait, fondé sur le jeu du multiplicateur du commerce international ? Très certainement, dès le départ, mais souvent sans le savoir, à celle qu'avait prise Aftalion. Avec Machlup (1943) ils avaient décidé, à titre d'hypothèse simplificatrice, de faire complètement abstraction des fluctuations de prix. En ce qui concerne, d'autre part, les variations de revenu, les modèles proposés soulignaient qu'on ne pouvait

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guère attendre le retour à un strict équilibre du jeu de leur seule influence. Un premier abandon, celui de l'idée d'un rééquilibre complet (à la fois externe et interne en l'occurrence) par le seul mécanisme des prix internationaux était ainsi apparu curieusement comme ouvrant la voie à une « théorie moderne » — et l'expression se retrouve encore très souvent aujourd'hui à cet égard. L'attention était détournée sur cet effort de « modernisation » alors qu'il s'agissait, du point de vue de l'histoire de la pensée, d'une sorte de repli sur l'interprétation traditionnelle selon laquelle les effets-prix ne jouent pleinement que s'ils peuvent se combiner à des effets-revenu qui s'exercent dans le même sens. Même dans le cadre de l'enseignement le plus orthodoxe (à la Viner ou à la Rueff au tournant des années 1920, lorsqu'il s'agissait encore de conclure que la préoccupation d'une organisation de difficiles transferts internationaux avait été une « erreur économique ») le triomphe aura été éphémère et il avait bien fallu prendre acte que, dès qu'on s'éloigne d'un premier modèle excessivement simple, un tel stimulant (résultant du déplacement international du pouvoir d'achat) ne permettrait jamais, à son tour, de consacrer ou de rétablir une sorte d'harmonie spontanée. En revanche, les conditions sont toutes différentes si l'on envisage les effets-revenu en théorie des politiques économiques. Nous ne pouvons entrer dans le détail des controverses : en 1951, Meade a bien formulé à cet égard ce qui peut être considéré comme la mise au point la plus généralement acceptée.

B.

LA SUBSTITUTION DE CHANGES FLOTTANTS AUX MÉCANISMES DE L'ÉTALON-OR

Flexibilité des changes ? L'expression, depuis quelques années, est couramment admise au niveau de démonstrations théoriques assez abstraites. C'est dire que le problème ne se pose plus de la même manière qu'au début du siècle — et même entre les deux guerres mondiales. Il ne s'agit plus ni des cas apparemment aberrants de « changes erratiques » tels que les étudiait un Subercaseaux pour l'Amérique Latine dans les années 1900, ni des expériences de « régimes d'inconvertibilité et d'instabilité monétaire » avec « cours forcé du papier-monnaie » comme dans les années 1920 ou 1930. Sans doute, en dénonçant la monnaie exogène ou en accusant les gouvernants de

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Les automatismes monétaires

recourir à la « planche à billets » n'est-on pas conduit au même type d'analyse ? A l'attente du retour au « pair de l'or », tel qu'il était défini avant 1914 pour quelques monnaies clefs, a succédé en définitive un simple espoir de réforme du « système monétaire international » qui permettrait éventuellement de rétablir la stabilité des monnaies sur la base de parités fixes mais, à l'exemple de ce qui avait déjà été admis à BrettonWoods, ajustables (et comportant, bien entendu, de légères marges de fluctuation). En même temps les conditions ne semblent plus les mêmes que celles de L'influence du change sur le commerce extérieur au cours des années 1919 à 1927 ou 1928 (la thèse que nous avions écrite à ce sujet avait été publiée avec le sous-titre « étude sur le commerce extérieur en Europe, principalement en France, 1919-1929 »). Il se trouve cependant que nous avions eu à discuter de phénomènes encore généralement jugés comme difficilement acceptables dans le contexte de telles expériences : la « prime à l'exportation », la « disparité des pouvoirs d'achat », la « perte de substance » devaient alors être étudiées dans des conditions où le « laisser-faire » à peine remis en question, conduisait à des phénomènes d'entraînement réciproque très différents de ceux que nous constatons actuellement. (Aussi dans l'optique de ce qu'ont dit tour à tour des phénomènes de grossissement un Aupetit et un Aftalion, nous avons dû, à plusieurs reprises déjà revenir sur la question ; cf. notamment Économies et Sociétés, Cahiers de l'I.S.E.A., mars 1969, « Flexibilité ou fluctuation des changes. ») D'autre part, il n'est pas sans intérêt que les pré-supposés idéologiques eux-mêmes aient alors joué à l'opposé de l'orthodoxie actuellement en voie de formation (et peut-être conviendrait-il ici de reprendre quelques réflexions critiques de caractère socio-épistémologique (cf. Jean Weiller et Guy Dupuigrenet-Desroussilles, Les cadres sociaux de la pensée économique, PUF, 1974). 1. Une première étude de cas. 1919-1929 : les effets de change en France, au cours d'une expérience de libre fluctuation Jusqu'aux années de grande dépression on assista en Europe à une grande expérience de libres fluctuations de change, sans contrôle, du moins au sens actuel du contrôle des changes, les réglementations restant celles d'une surveillance sans interférence, sauf très épisodiquement comme en 1924 en France.

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A condition de ne pas les transposer sans précaution, ces expériences des années vingt fournissent des enseignements sans équivalent par la suite. Les économistes ont eu tendance à négliger la période 1919-1924 parce que le jeu des dépréciations courantes avait été très complexe et que les fluctuations de l'activité économique et des revenus nationaux ont exercé une grande influence. Mais n'était-ce pas là, au contraire, une raison supplémentaire d'analyser minutieusement ces effets complexes ? E t ne s'en est-on pas encore mieux rendu compte à un moment où, en 1974, malgré les plaidoyers friedmaniens, on en est venu à se demander ouvertement pourquoi un régime des changes flottants, qui devait assurer l'ajustement « en douceur » des parités monétaires, a donné lieu à des variations de change de grande amplitude et a même pris un caractère explosif parce qu'il était combiné avec une masse croissante de capitaux liquides (cf. F. Renard, « Les soubresauts des marchés des changes », Le Monde de l'Économie, 22 mai 1974). Trois types de dépréciation monétaire ont pu être distingués au cours de la période 1919-1924 : a) les dépréciations modérées suivies de revalorisations : même dans ce cas, en fait, les variations les plus conformes aux interprétations anciennes (caractère passager du glissement de change) n'autorisaient aucune conclusion précise quant au jeu de la prime à l'exportation. Dans le cas anglais, un effort conscient de déflation avait même joué un rôle décisif dans le retour aux anciennes conditions de stabilité monétaire en 1925, et cet effort, vraisemblablement trop ambitieux, créant une disparité de sens inverse, freina le développement ultérieur des exportations ; prix, salaires, intérêts et profits n'ayant pas retrouvé de ce point de vue leur niveau le plus adéquat. D'une façon générale, un Rist lui-même l'avait reconnu (cf. La déflation en pratique, Paris, 1924) : le lien entre les variations de change et la balance commerciale n'apparaissait guère ; b) les dépréciations catastrophiques : même dans le cas d'un véritable effondrement monétaire, comme celui de l'Allemagne entre 1920 et 1924, on ne vit nullement se développer l'influence de la prime à l'exportation, et la balance commerciale resta bel et bien déficitaire. L a rapidité même de l'effondrement monétaire et l'effet psychologique de la hausse accélérée des changes neutralisèrent les effets attendus ;

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c) les dépréciations modérées mais persistantes : c'est le cas qui semble le plus instructif. Une étude attentive des différentes étapes de l'exemple français permettait de suivre les fluctuations de la disparité des pouvoirs d'achat (rapport entre le cours effectif du change et sa position théorique à parité des pouvoirs d'achat) et celles du volume des échanges. Ainsi était-on conduit à une interprétation très différente de l'interprétation traditionnelle, même lorsqu'elle aura été révisée selon les problématiques à la Mundell. En effet, alors que l'on ne distinguait pas l'altération du taux des échanges de son résultat — qu'on supposait devoir être, immédiatement, la modification du volume des échanges — il est apparu que le mécanisme de la prime à l'exportation a été, pendant de nombreux mois, neutralisé par un certain nombre d'obstacles. Ensuite, le redressement de la balance commerciale n'aura en fait jamais été en mesure d'assurer un équilibre stable des paiements internationaux. Leur ajustement en phase d'instabilité peut en effet être incessamment compromis par l'évasion des capitaux. Bien sûr, c'est à ces derniers problèmes — ceux de la spéculation déstabilisante (et aussi ceux de ses prolongements politiques concernant « gouvernement démocratique et défense de la monnaie » puisque, aussi bien pour deux gouvernements travaillistes, entre les deux guerres déjà, que pour les expériences françaises de 1924-1925 et de 1936-1937, l'élément de plébiscite monétaire avait joué) — que nous réservons encore le plus d'attention. (Mais, avec les risques signalés par G. Myrdal, The political element... Pour les détails, cf. Jean Weiller, L'influence du change..., op. cit. Pour une confrontation théorique avec des conceptions plus récentes, voir notre étude, « Flexibilité et fluctuation des changes », op. cit.). Au lieu d'un mécanisme simple, ce sera un entraînement continu aux résultats d'abord précaires, puis beaucoup plus notables, avec finalement la menace de dérèglement caractéristique de 1' «hyper-inflation », évitée au cours de l'été 1926. Phase : lesquelles n'existe encore aucune corresponc- dance. On ne peut pas dire : le prix du produit a est plus élevé en A qu'en B puisqu'on ne sait pas encore si la moyenne des prix — ce qu'on appelle d'ordinaire le « niveau général des prix » — est plus élevée ..a -o' ici que là. L'expression « niveau général » prête à a- o- confusion ; nous considérons ici chaque échelle * de prix dans son ensemble. Nous avons conservé l'hypothèse d'un coût de production identique et constant dans les diverses entreprises fabriquant les mêmes marchandises à l'intérieur de l'un ou l'autre pays : les écarts de prix restent bien les mêmes entre les diverses productions nationales. Toute la question

B

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est donc de savoir comment va s'établir « l'accrochage » d'une échelle de prix à l'autre au moment de l'échange : ensuite il suffira de constater pour quels produits le prix apparaît en A inférieur à celui pratiqué en B, et inversement, ce qui décidera de la division du travail entre les deux pays u . Il pourrait se faire que cet accrochage soit tel que tous les prix de A apparaissent supérieurs à ceux de B. Il serait également possible qu'ils leur fussent tous inférieurs. Cela dépendra du cours du change et des réactions monétaires. Dans l'une ou l'autre de ces hypothèses les positions apparaîtraient tout à fait instables : la catastrophe monétaire ne peut être évitée... On peut envisager ainsi une série d'expériences malheureuses. Par contre, si toutes choses devaient rester égales par ailleurs (c'est-à-dire si le cours de l'évolution économique devait s'arrêter, la position d'équilibre stable qui finirait par s'établir se maintiendrait désormais indéfiniment. On voit ce qu'implique le postulat d'équilibre stationnaire retenu dans l'analyse traditionnelle : on se place hors de la durée ; on suppose un premier état où aucune adaptation n'a encore pris place ; puis, un dernier état où les données en présence auraient réalisé une adaptation parfaite. Une telle analyse abstraite garde toute sa valeur si on ne pense pas à l'appliquer telle quelle aux phénomènes de la vie économique réelle, à passer du postulat de l'équilibre stationnaire à l'affirmation de l'équilibre automatique conçu comme une garantie de retour aux adaptations à une époque déterminée. Dans le cas envisagé on se demande comment un équilibre durable pourrait prendre place dans les échanges entre deux pays. Il faut et il suffit — on le voit aussitôt — que la correspondance entre les deux échelles de prix s'établisse à un niveau favorable. Ce qui sera toujours possible si l'une peut glisser librement le long de l'autre, de telle sorte que l'avantage pour les habitants de A d'acheter des produits en B trouve sa contrepartie dans l'avantage qu'ont les habitants de B d'acheter en A pour une même valeur. Bien entendu, il ne suffit pas — pour connaître la loi de l'échange — de consulter les seuls écarts de prix ; il faut aussi tenir compte des quantités offertes et demandées d'un pays à l'autre selon les décalages de prix qui prendraient place. Mais avec la possibilité de faire glisser l'une par rapport à l'autre les deux échelles on est en mesure d'affirmer qu'une solution — du moins approximative — pourra toujours être trouvée au problème d'équilibre. (La solution

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sera d'autant plus précise qu'un plus grand nombre de produits pourront être échangés.) Supposons l'adaptation ainsi réalisée : un système d'échanges extérieurs équilibrés aura pris place entre les deux pays du fait que les échelles de prix se seront accrochées l'une à l'autre au niveau désirable. i ° Une fois la communication établie entre les deux marchés, l'arbitrage joue entre les deux échelles de prix — mais seulement pour les marchandises pouvant faire l'objet d'échanges extérieurs : pour celles-ci, les particuliers achèteront « au meilleur compte ». De ce fait, il y aura tendance à l'unité de prix pour ces marchandises, tendance à la formation d'un prix international. (Dans le cas simplifié que nous avons retenu — où les coûts restent constants -— c'est le prix le plus bas, celui du pays devenu exportateur, qui deviendra le prix intertional. E t seul ce prix figurera sur la nouvelle échelle de prix internationaux.) Cependant, pas plus qu'il n'existe de marché national parfait (ne serait-ce que par suite de l'obstacle des frais de transport qui s'oppose au nivellement des prix d'une localité à l'autre), il ne peut exister de marché international parfait (et l'obstacle des frais de transport entre pays très éloignés peut entraîner des décalages très importants ; il faut y joindre d'autres frais intermédiaires et, généralement, le paiement de droits de douane). C'est pourquoi l'on invoque plus couramment que le principe d'une égalité des prix consécutive à l'échange international celui de leur équivalence 12. 2° Cette analyse vaut pour les marchandises couramment fabriquées dans chacun des pays en relations d'échange. Or, l'avantage le plus important du commerce international est de procurer à certains pays des matières dont ils sont entièrement dépourvus : ainsi, pour la France métropolitaine, le caoutchouc, le coton, le pétrole, ainsi que les produits exotiques (café, thé, cacao...). Dans bien des cas, il faudra reconnaître que l'adaptation des échelles de prix ne peut s'établir que fort imparfaitement, pour des produits d'importance secondaire dans le trafic international, ou, indirectement, dans le jeu des échanges plurilatéraux. Nous devons réserver ces cas plus complexes. 3° Même quand il s'agit d'un développement des échanges entre pays de structures plus rapprochées, il existe des pro-

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duits pour lesquels la concurrence ne joue pas, par exemple pour des raisons techniques (denrées périssables) ou psychosociologiques, qui ne sont pas les moins puissantes. Cependant, ces exceptions n'ont qu'une importance relative. Il suffit de supposer que les échelles nationales de prix s'ajustent pour les produits entrant dans le commerce international, s'accrochant au niveau voulu pour assurer l'équilibre stable des échanges. On pourra retrouver entre les marchandises ne faisant pas l'objet de transactions suivies d'un pays à l'autre de grands écarts de prix. Ceux-ci pourront être calculés très simplement en se reportant aux échelles initiales, désormais en partie confondues, mais en partie seulement (et sous réserve des modifications survenues dans l'équilibre général). 4 0 Pour les mêmes raisons, l'écart restera considérable en ce qui concerne les services producteurs. La concurrence internationale ne peut conduire à la redistribution des services de la terre et des avantages naturels ; les migrations humaines restent d'une importance limitée ; celle des capitaux, devenue au cours du x i x e siècle très abondante, n'a joué que dans certaines limites (eu égard, précisément, au décalage considérable qui s'était manifesté dans les perspectives de productivité et les taux d'intérêt). Nous retrouvons dans cette absence de nivellement l'un des traits spécifiques de l'échange international. On devra notamment se reporter aux échelles de prix nationaux pour marquer ici et là le salaire de l'ouvrier non qualifié (s et s') : on fera figurer celui de l'ouvrier du pays A (s) à la même distance du prix des produits qui continuent d'être fabriqués en A (comme le produit c par exemple) et celui de l'ouvrier du pays B marquera le même écart qu'auparavant par rapport aux prix des marchandises fournies par B (a' et b'...). Ainsi non seulement l'échange international n'aboutit pas à un parfait nivellement des rémunérations, mais son équilibre suppose même qu'un tel nivellement ne prendra pas place. Gardons-nous cependant de tomber dans l'erreur mercantiliste : avec le développement des transactions internationales le salaire réel doit apparaître plus important qu'auparavant (un grand nombre de produits étant fournis par l'étranger à des prix moindres et la main-d'œvre ayant abandonné les emplois les moins productifs pour se porter vers les industries exportatrices de plus haute productivité). E n bref, la formation des prix internationaux est liée

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à l'ajustement d'ensemble des transactions internationales. Pour se rapprocher de conditions plus concrètes et plus compïexes en utilisant cette démonstration, menée à partir du postulat de l'équilibre, il fallait se poser toute une série de nouvelles questions. E n pratique, la flexibilité des changes ne se conçoit comme solution durable sans réponses favorables à celles-ci — et notamment tout autre chose qu'un ajustement de misère sur des niveaux d'activité très déprimés. B . Les niveaux d'activité, facteur déterminant dans l'interprétation des balances extérieures En conservant, pour ne rien changer à une première rédaction qui sera complétée dans une courte note annexe, des expressions telles que « balance des comptes » (quitte à demander de mieux définir l'objectif d'un « rééquilibre » d'une telle balance, mais non sans nous rappeler avec quelle subtilité jusque vers le milieu du siècle on a joué des équivoques et, chemin faisant, des « substitutions d'objectifs ») et surtout « niveau d'activité » (dans une problématique très différente de celle qu'on a généralement adoptée depuis lors, à la suite de l'ouvrage prestigieux de J. E . Meade, The Balance of Payments, 1951), nous poursuivons une ambition : celle de dégager les grandes lignes d'une reconstruction théorique permettant de s'écarter des sentiers battus. On doit, tout au moins, garder conscience de la nécessité d'échapper à une rechute dans l'orthodoxie traditionnelle — dans ses complaisances et dans son laxisme, à partir du moment où l'on cesse d'exiger véritablement un « équilibre complet », avec l'accent mis sur la nécessité de combiner l'objectif, déjà mal défini, de l'équilibre externe avec celui d'un « équilibre interne » dont à la rigueur (et même, dans les années 1970, selon les recommandations des experts internationaux, voire suivant les modèles d'auteurs réputés, comme Phelps) il faudrait bien se résoudre à se passer. Activité économique et problèmes d'équilibre Ce qui suit concernera surtout les pays capitalistes développés envisagés dans les perspectives traditionnelles précédemment étudiées 13 .

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L'évolution des relations économiques mondiales posait de complexes problèmes d'ordre monétaire et financier : stabilité des monnaies, répartition de l'or, mouvements de capitaux, règlement des dettes extérieures... Les discussions convergent alors vers une même théorie : celle de la balance des comptes. La difficulté sera de retrouver, derrière le jeu des réactions monétaires, le sens de réadaptations économiques profondes : l'équilibre des paiements internationaux ne se conçoit pas, en définitive, indépendamment de certaines conditions plus ou moins favorables de production, de certains niveaux d'activité, d'un jeu d'adaptation réciproque des structures nationales. Rappelons que l'élaboration des théories devenues classiques — et qu'on aime à se représenter sereines — fut poursuivie à la suite de controverses d'actualité sur le jeu des dépréciations monétaires dans l'ordre des relations internationales (bullion controversy). Quand, dépassant ces polémiques, les écrivains anglo-saxons du début du x i x e siècle s'efforcèrent d'élaborer une théorie d'ensemble des échanges internationaux, ils en vinrent à distinguer nettement ces deux plans de l'analyse : A. Superficiellement, on retrouvait bien tout un jeu de réactions compensatrices, jouant dans le sens d'un équilibre des balances des comptes. B. Plus profondément, on marquait comment cet équilibre serait fonction des différences de structure nationale et permettrait la meilleure utilisation des forces productives existantes. Autrement dit, la théorie classique ne s'attachait pas à n'importe quel ajustement favorable du seul point de vue de la balance des comptes. Il s'agissait aussi d'une adaptation strictement définie à l'égard des conditions générales. D'un plan de l'analyse à l'autre, il n'y avait pas de solution de continuité : c'était bien toujours le même système d'échanges qu'il s'agissait d'expliquer. Il n'y avait aucun inconvénient grave à négliger cette correspondance entre les deux thèmes développés par les économistes classiques tant qu'il était possible de conserver, à leur exemple, une parfaite confiance dans la rigueur des automatismes monétaires. Mais pour suivre les manifestations de crise sur le plan monétaire et financier, il eût convenu, selon la véritable ligne de pensée classique, de rechercher si ces désordres

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n'avaient pas de répercussions plus profondes. Les conditions de structure, naguère envisagées comme le cadre rigide de souples combinaisons monétaires, ne vont-elles pas dès lors être mises en cause ? De ce point de vue, nous pourrons nous demander si l'essentiel des exigences classiques ne peut se résumer ainsi : pas d'ajustement qui soit contraire à l'heureuse utilisation des forces productives de chaque pays. Ou si l'on veut transposer une analyse de pure statique en termes valables pour une économie progressive : pas d'ajustement qui fasse obstacle au développement régulier et simultané des diverses économies nationales. De génération en génération, on s'était habitué à une évocation des principes classiques qui en faussait le sens véritable. Il s'agissait de retrouver — en toute circonstance — la vérification de ce modèle d'heureux et strict équilibre. a) Souvent, les auteurs qui se déclaraient fidèles aux conceptions classiques préféraient conserver une notion fort imprécise du type d'équilibre qui devrait se réaliser. Ils en étaient venus à invoquer la nécessité logique d'un équilibre quel qu'il soit — stable ou instable, favorable ou désavantageux— équilibre des jours heureux ou des circonstances critiques. On voyait disparaître toute table de références précises. Ainsi, s'établit une tradition de confusion entre deux types de solutions : celles qui, pour un pays, sont économiquement favorables (les seules envisagées à l'époque classique) et les solutions de misère, les réadaptations sur des niveaux économiquement déprimés. b) En poussant l'équivoque à l'absurde, certains en étaient venus à traiter par le mépris tout problème de balance des comptes : le bon sens ne suggérait-il pas la nécessité finale d'une solution stable ? Tel pays aura pu s'endetter largement, puis devenir insolvable, épuiser ses réserves d'or ou de devises étrangères... Il faudra bien qu'il parvienne à un stade où « les exportations paient les importations ». Nécessité logique, nécessité finale... l'appel au raisonnement formel dégrade la théorie classique. L' « équilibre » qui laisserait le pays dans un état général de stagnation pourrait-il être comparé avec celui répondant à un plein développement de la production et des échanges ? Fondamentalement — en faisant encore abstraction de toute analyse du jeu monétaire — nous devons souligner l'opposition de ces deux types de solutions.

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La conception la plus optimiste •— celle des classiques — suppose un jeu de réactions compensatrices qui n'exerce aucune influence déprimante sur le cours des transactions intérieures du pays, sur son activité productrice : réactions qui maintiennent une heureuse division internationale du travail, une adaptation réciproque des échanges et des structures nationales conformes à la « loi des coûts comparés ». Deux conceptions ne cessent de se répondre dans cette interprétation : plein développement de l'activité intérieure, complète utilisation des forces productives, plein développement des échanges extérieurs (conception qui, dans la thèse libérale, est inséparable de la précédente). Le plus grand danger, ce fut d'oublier dans les discussions ultérieures concernant l'équilibre des balances des comptes, ces postulats essentiels de l'analyse classique. Peut-on parler d'un « retour à l'équilibre », d'un « redressement », si la sauvegarde de niveaux monétaires élevés (maintien des paritésor, défense des stocks d'or de la banque d'émission) est obtenue au prix de niveaux économiques particulièrement déprimés (d'un ralentissement durable de l'activité économique, d'un accroissement du chômage, d'un abaissement définitif des niveaux de vie) ? On peut le penser, sans doute, mais cette interprétation ne sera plus conforme à la conception classique et délibérément optimiste du jeu des « automatismes » dans les relations internationales. Par contre, envisage-t-on tel glissement monétaire qui permette de sauvegarder le développement de l'activité économique d'un pays ? Le cas reste discutable : il s'écarte apparemment du schéma classique. Mais il faut alors envisager les phénomènes de plus près, voir si véritablement le niveau monétaire atteint n'était pas trop ambitieux (qu'il s'agisse de l'importance du stock d'or ou de la définition des parités). Nous allons retrouver, par la suite, la nécessité d'une stricte définition de l'équilibre envisagé d'un point de vue monétaire (balance des paiements) ou financier (balance des comptes). Cependant, il ne semble pas possible de trouver la clef de bien des problèmes si l'on ne prend pas soin de dissiper la précédente équivoque w . On peut forger bien des raisonnements déductifs à partir du postulat de l'équilibre, encore faut-il qu'on n'omette pas de préciser les conditions de l'adaptation en vue : toutes les déductions faites sont également légitimes, a priori, mais si l'on

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ne perd pas de vue l'hypothèse de départ qui les accompagne. Ainsi, à lui seul, le postulat de l'équilibre ne signifie rien 16 . Dès qu'on se contente d'affirmer que, tant bien que mal, une adaptation finira par s'établir, on n'a plus aucune garantie ni quant à la nature ni quant à la portée d'une telle perspective. La préoccupation de l'équilibre flotte comme une ombre sans consistance réelle. Devant l'imprécision des textes, on est tenté, dans les périodes d'euphorie, de penser qu'une nécessité d'harmonie supérieure s'attache au maintien de toutes les conditions permettant une combinaison favorable, assure la stabilité du même équilibre. Peu à peu, les circonstances auront déçu ces espérances et toute théorie semblera suspecte : il est alors très difficile de trouver audience pour exposer ce qui restait pleinement valable dans l'emploi du raisonnement le plus abstrait en matière économique.

NOTES COMPLÉMENTAIRES

A.

THÉORIE DES POLITIQUES ÉCONOMIQUES ET « DIAGNOSTIC »

Pour les raisons déjà soulignées — importance de la distinction commode proposée par Meade (en 1951) entre « équilibre interne » et « équilibre externe », bientôt suivie de l'affirmation d'une double exigence théorique à laquelle resteront fidèles bien des disciples dix à vingt ans plus tard (notamment avec l'enseignement des modèles de Mundell) — double exigence de type keynesien à laquelle les antikeynesiens croiront en effet, jusqu'aux années récentes devoir rendre au moins hommage du bout des lèvres, lip service — il semblerait difficile d'exiger un retour à la problématique que nous avions proposée. Disons simplement qu'il s'agit d'une mise en garde que les théoriciens orthodoxes (Haberler ou Machlup notamment, aux ÉtatsUnis, et Jacques Ruefi surtout, en France) ont toujours admis difficilement. Comment refuser à titre de critère ou de point de repère ce qui, dans le régime le plus libéral comportant d'inévitables fluctuations économiques et, plus encore, dans le jeu de politiques économiques diversifiées, avec ou sans changes flottants, ne manquera pas d'être reconnu, en pratique. L a sanction du recul de l'activité économique, d'une part, celle de la réapparition éventuelle d'un déficit commercial, d'autre part, ne pouvant évidemment être évitées. Chaque fois que l'idée d'une double exigence, conforme à la problématique de Meade (à laquelle nous avons toujours tenu nous-même à nous référer) pour bien faire entendre certaines nuances d'expression auxquelles on pouvait désormais être sensible), en vient à s'estomper, on en est, en efiet, réduit à suivre l'évolution des seuls paiements extérieurs. Il ne s'agit plus de la recherche des conditions d'une

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optimisation éventuelle (au niveau de la construction d'un modèle). Très généralement, les commentateurs s'attachent aux courbes concernant mouvements de marchandises et de services, mouvements de capitaux à long terme ou variations des liquidités internationales. Ils en viendront à négliger ce qui sera rejeté hors de toute préoccupation courante concernant leur strict diagnostic. Plutôt que de s'inquiéter des différences des niveaux d'activité auxquelles un ajustement de balance extérieure est obtenu (puisque, si l'orthodoxie contestée l'emporte toujours, la théorie de l'équilibre ne fournit aucune indication à cet égard), ils croiront encore possible de prétendre que, de ce strict point de vue, le diagnostic est favorable. Quitte à conclure, selon l'usage actuel, qu'il est toujours très difficile de concilier entre eux plus de deux objectifs à la fois — et de renvoyer aux controverses incertaines quant aux meilleures conditions internationales de la croissance et du développement.

B.

LA DISTINCTION DES SITUATIONS « RICARDIENNES » ET NON « RICARDIENNES »

S'agissant d'une simple note destinée à éclairer une prise de position antérieure (nous avions consacré, dans le volume publié en 1950, une quatrième partie à une Esquisse de reconstruction théorique qui devrait être entièrement reprise), nous nous contenterons ici d'un bref extrait concernant la critique du jeu des avantages comparatifs selon certaines interprétations traditionnelles. Celles-ci nous apparaissaient mal fondées et même abusives dans les circonstances de l'immédiat aprèsguerre comportant une grave rupture de continuité. La préférence de doctrine l'emportait sans doute alors sur l'analyse de structure (nous y reviendrons) Nous allions même jusqu'à penser qu'une « équivoque implicite » ou une « inadvertance impardonnable » avait conduit à évoquer malencontreusement les principes ricardiens. Ce qu'on est convenu d'appeler doctrine classique n'était plus, en tout cas, dans de telles conditions, la plus libérale des doctrines en matière de relations économiques internationales. Dans les intentions des économistes classiques, dans celles également de beaucoup de leurs successeurs, cette doctrine est largement ouverte. Elle ne pose aucune limitation : les migrations de facteurs — travail, capital —- ont autant, sinon plus d'importance que les mouvements de marchandises. L a théorie du libre-échange tendait seulement à prouver que, dans la mesure où les services producteurs ne se déplacent pas, il est bon de laisser les produits franchir les barrières douanières. E n fait, au x i x e siècle, les migrations humaines et les flux internationaux de capitaux purent s'opérer pacifiquement avec une intensité qu'on n'avait pas encore connue. Ni dans l'esprit de Ricardo ni dans celui du colonel Torrens — qui se disputent la gloire d'avoir formulé la loi des coûts comparés — il ne pouvait s'agir d'essayer d'enrayer ces migrations de facteurs : les limitations de l'hypothèse abstraite devaient seulement aider à la précision de la démonstration en matière de mouvements de marchandises. Dans la mesure où, au x x e siècle, la situation de fait a rejoint l'hypothèse volontairement rétrécie de l'analyse abstraite, il n'en v a

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plus de même. Sans doute la transformation s'est-elle opérée subrepticement et concerne-t-elle moins la démonstration classique que l'usage qu'on en fait. Piège de l'étude scientifique : ce qui était, pour l'époque, l'application d'un raisonnement mathématique encore bien élémentaire mais qui devait sembler subtil à de nombreuses générations d'économistes allait monopoliser l'attention sur une partie jugée essentielle mais, en fait, extrêmement limitée des phénomènes d'échange international. La démonstration libérale s'est rétrécie à la seule analyse des avantages des mouvements internationaux de produits, sans plus considérer ceux, beaucoup plus importants, des déplacements de services producteurs. Un premier point que nous devrons bien marquer est donc celui-ci : dans la mesure où elle est désormais utilisée pour prouver que de tels déplacements sont superflus, la doctrine classique a déjà perdu son caractère de grand libéralisme. Cela dit, et tout en continuant à montrer qu'à bien d'autres égards l'analyse ricardienne reste extrêmement étroite, il n'en sera pas moins nécessaire de souligner l'excessif optimisme du libéralisme classique... Il ne serait pas impossible de résumer en quelques mots le fond de la pensée d'un Torrens ou d'un Ricardo. Nous commencerions par dire : même si la répartition des services producteurs dans le monde devait rester identique à elle-même, il n'en subsisterait pas moins la possibilité de larges échanges de produits. Nous poursuivrions en ajoutant : même étant donnés d'énormes décalages de productivité entre les diverses régions du monde, de tels échanges pourront s'équilibrer tout en restant mutuellement avantageux. Nous ajouterions enfin qu'un raisonnement mathématique simple permet de montrer que si, contrairement à l'hypothèse de sens commun, la localisation ne s'opère pas en fonction des différences absolues de productivité, de tels échanges peuvent trouver leur équilibre et conserver leurs avantages sur la base des productivités relatives. Cette dernière démonstration « mathématique » qui retient l'attention du spécialiste n'ajoute d'ailleurs rien d'essentiel à la conception ordinaire du libre-échange : vendre au moindre coût, acheter au plus bas prix possible (to buy the cheapest). Il s'agit toujours simplement de dégager le gain de spécialisation que réaliserait chaque pays dans le cadre d'une hypothèse de simple statique économique, avec une certaine structure des forces productives distribuées à travers le monde, étant plus ou moins implicitement entendu qu'on ne puisse réaliser d'autre gain « anticipant » sur l'évolution possible des structures nationales. Quelque limitée qu'elle nous apparaisse, l'analyse ricardienne n'en reste pas moins nécessaire au point de départ. Pour s'en rendre compte, il n'est que de nous placer dans les conditions modernes de l'économie en oubliant toutes les discussions d'écoles dont elle fut surchargée. A u lendemain de la seconde guerre mondiale, les pays éprouvés par la guerre ont ressenti durement l'immense décalage de productivité entre leurs diverses branches d'activité agricole ou industrielle et celles des États-Unis — décalage considérablement accru mais qui existait déjà avant la guerre. C'est ainsi que Colin Clark indiquait les valeurs suivantes quant au rendement annuel moyen de l'ouvrier industriel (en dollars des années 1925-1934) : pour la France, 922, pour les Etats-Unis, 3 840. Pour l'agriculture,

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fondamentale

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le rendement annuel du travail humain est représenté dans une étude de J. Fourastié, par les chiffres suivants : 1,2 en France contre 3,4 aux États-Unis (années 1935-1939). Si nous empruntons à ce dernier auteur quelques chiffres particuliers du rendement du travail dans l'industrie, nous devons admettre (à titre d'exemple, et sans chercher ici à discuter de leur validité) les décalages suivants : RENDEMENT

DU

TRAVAIL

-J . , Evaluations en nature Automobiles (nombre de véhicules par an) Briques (t. par heure) . . . . Ciment (t. par heure) . . . . Sidérurgie (t. par an) Fonderie (t. de fonte par mois).

(PAR T Ê T E

France 1938

2

0,1 0,2 41.2

D'OUVRIER)

U.S.A. 1944

8 0,4

0,2 99.7 2,1

Rapport

4 4 3.5 2.4

2

Nous avons exclu de ces évaluations des calculs de rendement qui portent sur des objets ne pouvant pas être échangés entre la France et les États-Unis, comme ceux concernant le trafic ferroviaire (où le rendement serait quatre fois plus fort aux États-Unis) ou la production électrique pour laquelle le rapport n'est que de 1,4. Rappelons seulement que l'adaptation doit se faire en fonction des seuls marchandises et services entrant dans le commerce international (l'électricité française est exportable, mais pas aux États-Unis). Notons encore que l'analyse moderne n'est nullement embarrassée à l'idée d'avoir à comparer la productivité du travail entre divers pays. Chacun admet que de telles confrontations sont fructueuses, du moins en première approximation. La crainte d'avoir à suivre dans toutes leurs déductions les partisans de la valeur-travail avait conduit les économistes néo-classiques à se détourner d'une analyse simple des coûts comparés ou à y ajouter des complications inutiles pour cette première approximation simple. L'exemple précédent est, malheureusement, un exemple idéal pour la démonstration ricardienne. Dans tous les domaines, le décalage de productivité se marquait au détriment de la France : en termes classiques on dira que les États-Unis l'emportent du point de vue de la différence absolue des coûts dans toutes les branches de la production. L a conclusion qu'on en tirait parfois est celle-ci : il est impossible dans les conditions actuelles d'équilibrer les échanges entre les deux pays. Cette conclusion ne nous semble d'ailleurs pas inexacte, du moins pour l'avenir immédiat. Mais la simple confrontation de ces différences absolues ne suffit pas. Autrement dit, il nous faudra dépasser l'analyse ricardienne et non la méconnaître. La réfutation qu'on peut faire d'un jugement trop simpliste est également relativement aisée dans les conditions de l'économie moderne. Si les travailleurs français et amé-

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monétaires

ricains devaient recevoir le même salaire, tout échange équilibré serait évidemment impossible. Mais laissons se déprécier la monnaie française à partir de ce niveau arbitraire où les salariés de l'un et l'autre pays bénéficieraient d u même pouvoir d'achat en dépit du décalage général de productivité. A mesure que s'opère le glissement de changes le prix de revient de certaines productions va apparaître, en dollars, relativement plus avantageux en France qu'aux États-Unis. D'après notre exemple, évidemment encore beaucoup trop simple, non seulement du fait qu'il n'envisage que quelques branches d'activités, et exclut la concurrence de pays tiers, mais encore qu'il ne tient pas compte des autres éléments du coût de production, l'avantage relatif devrait apparaître d'abord pour l'exportation française de fonte, puis pour celle d'acier, éventuellement pour le ciment, tandis que nous continuerions à importer des États-Unis les briques aussi bien que les automobiles. L'approximation est grossière : le passage de l'abstrait au concret nécessiterait qu'on réintègre bien d'autres considérations. Les auteurs, peu satisfaits d'une simple indication de tendances (et récemment Haberler, Heckscher et Ohlin, d'autres encore) ont essayé de parfaire la démonstration sans en modifier la logique qui est de soumission à une loi d'équilibre consacrant et compensant des écarts de productivités relatives. J e n'insisterai pas sur la séduction que peut exercer une théorie « à la Ohlin ». On y trouve une présentation plus suggestive de la théorie classique et non une théorie nouvelle qui résoudrait tous les problèmes qu'on s'était posés depuis Stuart Mill, et qui tenaient non pas t a n t à la question des coûts q u ' à celle de la détermination des demandes réciproques. J e soulignerai seulement que, dans un article de l'Economie Journal F. A. Samuelson s'était employé à lever une réserve importante de B. Ohlin : le commerce international, s'il peut niveler en partie le prix des facteurs de la production dans les différents pays, ne serait pas susceptible de le faire aussi bien ni aussi complètement que les migrations de personnes ou de capitaux. A la longue, nous dit Samuelson, — même si les services producteurs sont bloqués, même s'il n ' y a pas liberté de migration internationale des travailleurs ou des capitaux — l'égalisation internationale des prix des facteurs de la production p e u t s'obtenir tout aussi bien p a r le jeu des échanges de marchandises. L'article de Samuelson est très intéressant... il est u n signe des temps, puisqu'il a été écrit dans un pays qui a fermé ses portes, dans une très large mesure, à l'immigration, mais qui se préoccupe de la possibilité de rétablir l'équilibre d'un système d'échanges multilatér a u x à une large échelle internationale, sinon à l'échelle mondiale. Mais comme beaucoup d'articles apparemment très précis dans leur présentation mathématique, j'avais peur qu'il n'ait fait dévier l'attention des milieux scientifiques dans une direction qui ne répondait pas entièrement à nos préoccupations. i ° L'auteur envisageait l'égalisation qui s'effectuerait à la longue, alors que nous étions préoccupés d'arriver le plus vite possible à une situation qui nous sorte du déséquilibre fondamental. Aujourd'hui plus que jamais, lorsqu'on est très loin de la situation d'équilibre

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envisagée, la rapidité a son prix. Nous savions, au surplus, que les adaptations qui devraient s'opérer à la longue en statique n'ont qu'une valeur d'indication, et que ce sont les adaptations en cours et leur vitesse qui jouent véritablement dans la vie concrète. 2° En nous donnant une garantie de nivellement et d'équilibre, Samuelson n'apportait aucune garantie quant au niveau de cette réadaptation. Or, ce qui compte le plus, c'est le niveau auquel peut s'établir l'équilibre (à la fois niveau d'activité économique à l'intérieur du pays, niveau d'importation et niveau d'exportation) surtout après un effondrement des structures comme celui qui a été connu par les pays libérés d'Europe. Il faut, tout au moins, que ce niveau soit suffisamment élevé pour garantir le maintien de la subsistance et de l'activité économique dans les pays qui ont subi une profonde régression. Quoi qu'il en soit, la théorie ricardienne restant valable en première approximation, marquant le sens de l'adaptation possible et non le point précis où celle-ci s'établirait, on comprend le souci qui avait guidé les divers auteurs désireux d'arriver à une détermination plus rigoureuse. Autrement dit, les calculs du gain immédiat à l'échelle de la nation, ont attiré les théoriciens et leur ont semblé pleinement valables, parce qu'ils s'opposaient à d'autres calculs de gain immédiat : ceux que pouvaient faire les entrepreneurs privés, qui réclamaient des niveaux de protection douanière injustifiés. Cependant tout calcul de gain immédiat cessait d'être aussi convaincant en face des « grands desseins » des gouvernants, lorsque ceux-ci — comme ils le devaient faire et comme ils l'ont fait presque toujours, mais avec plus ou moins d'opportunité — manifestaient des préférences nationales valables quant à l'évolution des structures sur la longue durée. De ce point de vue, l'argument classique aurait dû être rectifié en fonction d'un certain nombre de considérations à long terme, d'ailleurs bien connues. L'argument classique pouvait être précisé et rectifié, tout en restant un argument valable et un point de départ pour l'établissement des spécialisations internationales, c'est-à-dire des complémentarités géographiques réciproquement avantageuses. Ces rectifications auraient pu porter, tout d'abord, comme on l'a souvent souligné : i ° Sur les possibilités, pour un pays économiquement moins développé, de rattraper un désavantage initial, notamment en ce qui concerne les industries non encore adultes (c'est l'argument de List et de ses successeurs, voire de Carey et des théoriciens français de l'économie complexe). E t 2° sur les désavantages ultérieurs de la spécialisation là où les activités rencontrent des coûts plus rapidement décroissants, et ceci d'ailleurs sous réserve des modifications que pourraient entraîner les progrès techniques, plus particulièrement dans l'agriculture (ce sont les arguments de Fontana-Russo, de Frank Graham et de bien d'autres encore, que l'on a réfutés en pure statique, mais qui, bien entendu, restent tout à fait valables dès qu'on dépasse le stade de la statique, c'est-à-dire dès que l'on cherche à anticiper, dans les calculs nationaux, sur les conséquences d'un développement ultérieur). A ces rectifications déjà si souvent demandées, nous pouvions en ajouter quelques autres. Insistons sur les modifications incessamment

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Les automatismes

monétaires

apportées aux calculs à la suite précisément de ces migrations de facteurs (travailleurs ou capitaux), modifications prévisibles étant donné le rythme de ces mouvements. La continuité des phénomènes de migrations internationales est une donnée que l'État enregistre plus ou moins consciemment mais que la théorie classique négligeait. Nous avions déjà montré comment le changement des combinaisons productives, à la suite des migrations de facteurs, modifiait incessamment le calcul des spécialisations, selon la loi des coûts comparés. Le jeu classique consacre donc les changements déjà effectués à cet égard, mais n'anticipe pas sur les transformations ultérieures. Reprenons l'exemple concret : il est certain que la spécialisation des États-Unis dans les différentes branches de l'activité économique s'est profondément transformée à la suite de l'afflux massif de personnes et de capitaux en ce pays. De ce point de vue, la prévision pouvait également modifier les calculs de l'administration et sa politique commerciale à long terme. La théorie des coûts comparatifs enregistrait les phénomènes de déplacement dans les conditions de la spécialisation, au fur et à mesure qu'ils prenaient place. Mais elle ignorait délibérément les répercussions possibles des migrations en cours et les anticipations globales que l'on peut faire en présence d'un trend persistant.

C . É V O L U T I O N ÉCONOMIQUE E T S I T U A T I O N S N O N R I C A R D I E N N E S

Toutes ces rectifications ne nous éloignent pas beaucoup encore du schéma classique. Il en est d'autres d'un caractère plus dynamique. S'il est vrai — comme le disait Pirou — que la dynamique est une science du déséquilibre, nous pourrons distinguer utilement pour ce qui suit entre : (A) les risques de déséquilibre des phases d'expansion et (B) les risques de perturbations plus profondes au cours de périodes critiques aboutissant à la dislocation des échanges ou, comme aujourd'hui, supposant cette dislocation au point de départ. i. Risques de déséquilibre des phases d'expansion Ce que nous apportait l'analyse étroite de Ricardo, c'était essentiellement une théorie statique des complémentarités géographiques. La loi des coûts comparés, plus ou loins profondément rectifiée, n'aura cessé d'inspirer les raisonnements de pure statique, qui supposent un équilibre incessamment réalisable. Ce qu'on y ajouterait sur la base des corrections précédentes permettrait sans doute la justification de mesures protectionnistes sans venir bouleverser beaucoup les calculs. Simplement, la nécessité de certains handicaps serait ainsi reconnue dans un jeu dont les normes fondamentales n'auraient pas été contestées. Je crois, de plus en plus, que le débat du xix e siècle entre libreéchangistes et protectionnistes restait un débat mineur, tant qu'il ne concernait que des handicaps de ce genre. Par rapport aux préoccupations d'après-guerre, tout ce qui avait été fait dans le sens d'un plus ou moins grand « libéralisme », d'un « protectionnisme » plus ou moins modéré, semblait ne pas s'écarter beaucoup de la logique du « système

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libéral » concret tel qu'il avait été effectivement vécu auparavant dans les pays industriels développés. Mais une telle formulation statique fondée sur les complémentarités géographiques n'était nullement une théorie des concurrences internationales. Elle restait insuffisante même pour les phases d'expansion. Entendons par là que la statique élimine tout ce qui est choc, tout ce qui est différence de vitesse et que l'on doit réintégrer dans la « dynamique économique ». On ne peut manquer d'être frappé quelquefois par la très grande différence entre les implications de cette théorie ricardienne, qui justifie la concurrence par des arguments de complémentarité, et les études historiques qui nous montrent la « lutte » pour les matières premières, les « rivalités » dans la dispute des débouchés et les « éliminations drastiques » de concurrents. C'est pourquoi, pour tenir compte des phénomènes observés en phase d'expansion : i ° Nous devrions tenter de mesurer plus exactement les conséquences d'un surgissement des concurrences nouvelles dans le jeu des relations économiques avec les « pays tiers ». On sait que le professeur Jacob Viner, dans un passage de ses Studies, marquait bien avec ironie comment, non sans une certaine ruse, les auteurs avaient éludé le problème de la concurrence de deux pays dans un troisième. Ruse à vrai dire un peu enfantine, puisque, se plaçant d'un point de vue britannique, tel auteur disait que l'Angleterre ne pourrait que trouver profit à devenir le fournisseur de plusieurs clients, sans envisager le point redoutable qui était de savoir si elle pourrait être un fournisseur aussi heureux au cas où elle rencontrerait elle-même des concurrents nouveaux sur un tiers marché. 2° Nous devrons donc faire intervenir dans le jeu de la spécialisation entre pays complémentaires, la possibilité d'une pression constante de concurrence qui résulte du fait que des pays à plus haut rythme d'expansion industrielle tendent à devancer les autres. Il y a là un phénomène de poussée expansionniste qui n'avait généralement pas été noté du seul fait que la théorie avait été, chez les auteurs classiques, une théorie de pure statique. Il pourrait fort bien se démontrer mathématiquement. On pourrait citer par analogie la théorie de Cournot, concernant l'avantage initial que prend un pays qui élève le premier ses barrières douanières. Souvent cette pression de concurrence, due à une vitesse d'expansion plus grande, n'émane pas nécessairement de la puissance économiquement dominante, mais plutôt d'un concurrent qui s'efforce de la rattraper. Ainsi, à la fin du x i x e siècle, l'Allemagne venait-elle, plus ou moins victorieusement, s'opposer à l'Angleterre, puissance dont l'hégémonie était reconnue jusqu'alors et sa poussée expansionniste était bien plus importante. Cependant, tant que la puissance économiquement dominante est en même temps celle qui possède le plus fort rythme d'expansion, nous sommes en présence d'un phénomène aux conséquences plus importantes encore. Il faudrait vérifier statistiquement les faits. A u point de vue logique, la signification de cette pression de concurrence nous éloigne une fois de plus des calculs de prix relatifs auxquels les démonstrations classiques restaient attachées. E n tout cas, permettant une avance plus rapide que ne le comporteraient des échanges soumis à une loi d'équi-

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Les automatismes monétaires

libre statique, elle fraye la voie à l'expansion financière de pays « normalement excédentaires ». Sur l'argument de Cournot, cf. Les Principes de la théorie des richesses, Paris, 1863, pp. 316 sq. Cette logique de l'expansion, tenant aux possibilités d'accroissement de la production et à la capacité d'absorption des carnets de commande, apparaît très différente de la logique classique. Ainsi une telle pression ne s'accompagne-t-elle pas nécessairement d'une concurrence de prix. Il n'est même plus nécessaire d'offrir un prix plus bas. Il suffit d'être en mesure d'accepter beaucoup plus de nouvelles commandes. 3° Avec la formation de combinaisons monopolistiques, nous entrons sur un terrain qui a souvent été étudié. Si dans tous les domaines, nous nous trouvons en présence d'une transposition, aussi difficile à effectuer (du modèle statique au modèle dynamique) que celle existant entre la statique walrasienne et la dynamique schumpeterienne, par exemple, il n'y a pas à être surpris de voir combien de considérations nouvelles doivent prendre place ici. Cependant, un examen plus attentif de toutes ces considérations ne nous éloignerait pas encore tellement de l'affirmation de Viner selon laquelle la présomption en faveur du libre-échange subsiste. Simplement, le risque de déséquilibre est en même temps menace de fausse spécialisation ; un tel déséquilibre tend à se maintenir si la vitesse d'expansion n'est pas suivie d'une vitesse de réadaptation suffisante. Il devrait donc y avoir des correctifs au jeu spontané de la division internationale du travail, admise dans ses grandes lignes. Après rectification, les normes classiques subsistent, en opposition aux doctrines d'autarcie. Disons encore que la présomption classique des « coûts comparés » (ou de ses substituts néo-classiques), doit être conservée au point de départ des calculs à effectuer sinon comme point final de toute discussion.

2. Les perturbations profondes et la dislocation des échanges

internationaux

Il est à redouter que nous arrivions à formuler des réserves beaucoup plus graves si nous nous plaçons dans une phase de crise profonde ayant abouti à la dislocation du système des échanges internationaux. On devra le faire soit qu'il s'agisse d'une crise classique de « surproduction », soit d'une crise liée aux situations de pénurie d'après-guerre. Ici, ne risquons-nous pas de nous trouver en face d'une sorte d'évanouissement des normes classiques ? Celles-ci continuaient à être revendiquées par les économistes restés les plus fidèles à la conception fondamentale d'un équilibre incessamment possible, et par là même, plus ou moins implicitement, à la logique des « coûts comparés ». Mais cette fidélité, au moins pendant un plus ou moins long temps, avait peu de chance d'être véritablement efficace. E n premier lieu, il nous faudrait revenir sur les problèmes posés par les crises de surproduction lorsqu'elles tendent à se transformer en grande dépression. Cette dernière se traduit par une dislocation des échanges internationaux déjà très profonde. Après 1930, on avait

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beaucoup protesté contre les mesures protectionnistes qui aggravaient la dislocation initiale. Plus je réfléchis au problème, moins je vois cependant la possibilité de s'en tenir au point de vue traditionnel dans ce cas de grande dépression. Alors, l'effondrement des prix ruine la logique ricardienne. Il y a, en effet, non seulement chute générale, mais chute inégale des différentes catégories de prix, au hasard de ruptures d'équilibre qui s'opèrent en ordre dispersé dans l'offre et la demande respectives des diverses productions. Donc, les décalages relatifs de prix qui devraient commander les réadaptations classiques n'ont plus, dans une situation de crise, de signification valable. De plus, les quantités jetées sur le marché ne correspondent plus aux normes mêmes des spécialisations internationales. On comprend, certes, un cri d'alarme en face du protectionnisme de crise. Mais le remède effectif ne saurait être trouvé sans des procédures de coopération internationale, s'opposant à la dislocation du système. Les pénuries d'après-guerre ont marqué une rupture de continuité plus grave encore, puisque leurs causes, extra-économiques, ont pu jouer d'une manière beaucoup plus brutale et aveugle. Les arguments que l'on peut présenter ne sont pas identiques et n'ont pas la même valeur aux différents stades du redressement économique. Nous devons les envisager successivement. a) Au lendemain des libérations, les niveaux de production étaient réduits d'environ 50 % en Europe. Limiter les échanges au niveau théorique d'un strict équilibre, c'eût été véritablement risquer de ne pas atteindre un niveau de simple subsistance. Faut-il encore discuter le fier aphorisme du professeur Röpke : « Si catastrophique que soit la situation... il y a cependant toujours un niveau de prix, de coût et de revenus ou bien un cours du change, permettant de rétablir l'équilibre du commerce extérieur » ? Ne suffit-il pas, après tout, de répondre ceci : méditez le premier membre de phrase : « Si catastrophique que soit la situation... » ? L'équilibre qu'envisage Röpke, c'est l'équilibre purement comptable qu'on peut définir même pour des pays qui souffrent d'une totale rupture d'intégration. (Voir W . Röpke, La Communauté internationale, Genève, 1947, p. 205. E n sens contraire, notre chronique sur le « Commerce extérieur de 1939 à 1946 », Revue d'Économie politique, 1947, p. 1333. De même, J. Robinson, « The pure theory of international trade », Review of Economic Studies, 1946-1947, p. 102, et notre contribution au livre collectif, Le Continent américain et le déséquilibre mondial, Paris, 1948). Après une telle rupture de continuité, un pays n'est plus garanti contre les risques d'une solution du type malthusien. Autrement dit : l'équilibre naturel qui pourrait s'établir dans les échanges supposerait que la population ait retrouvé elle-même quelque « niveau naturel », peut-être bien inférieur à celui qui existait auparavant. b) Le déséquilibre comptable se poursuivait avec le maintien de crédits ou de dons internationaux. Nous avons alors assisté à un redressement rapide de la production. Cependant, une réédification hâtive des structures n'a été possible que grâce à l'aide qui a comblé certaines fissures. Supposons que le déséquilibre soit supprimé immédiatement : on retrouverait avec les anciennes fissures, la menace d'une dislocation totale. On est donc en présence d'un dilemme : ou bien l'on poursuit l'œuvre de reconstruction et il faut que le déséqui-

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libre externe persiste ; ou bien l'on suppose le retour à un niveau d'équilibre naturel, mais ce dernier ne peut encore être retrouvé sans nouvel affaissement. Le château de cartes s'effondre... L'argument dénoncé comme dirigiste perd-il sa validité si l'on suppose que l'aide étrangère continue et devient suffisamment importante pour répondre à tous les besoins ? En tout cas, je ne crois pas que la théorie des coûts comparés puisse être invoquée. Ne confondons pas une justification du libéralisme traditionnel et celle des libéralités d'alors et d'aujourd'hui. c) Cependant, à un troisième stade, voici la réintégration dans les calculs d'une possibilité de larges opérations de capitalisme privé. On sait pourquoi, avec leur extension, nous retrouverions une logique, différente de celle des coûts comparés, mais caractéristique des phases de grande expansion financière. L a logique des migrations de facteurs pose, lorsqu'il s'agit des investissements internationaux, un certain nombre de problèmes complexes que je n'envisagerai pas ici, notamment des problèmes de rentabilité et de transfert futur du revenu des capitaux. Ainsi injectés dans les pays en voie de reconstruction, les investissements extérieurs obéiront-ils à la logique traditionnelle des larges essors du x i x c siècle ? Quoi qu'il en soit, nous ne sommes plus sur le terrain de l'ajustement des « coûts comparés » mais dans un domaine de « plus grand libéralisme » avec l'intervention d'une large expansion financière. Le professeur Samuelson a démontré la possibilité d'une certaine égalisation des prix des services producteurs dans tous les pays, à la suite des seuls mouvements de marchandises. Mais il s'est bien gardé pour autant, de garantir que cette égalisation ne porterait pas préjudice au niveau des salaires. Nous avons déjà fait observer que le temps semble très long avant qu'une telle adaptation puisse se produire. Il faut ajouter qu'un « nivellement par en bas » ne semblerait guère satisfaisant : s'il en allait bien ainsi, la perspective entrevue en théorie économique n'apporterait pas de contribution bien satisfaisante au problème du rééquilibre envisagé. Allons droit à la conclusion. L a doctrine du gain relatif qui était celle des économistes classiques a été interprétée dans un sens de plus en plus restrictif. Que les échanges tendent à s'établir, si on les laisse libres, en fonction d'un avantage immédiat de spécialisation, autrement dit, en fonction des différences relatives et non des différences absolues de productivité ou de coût, c'est là une proposition qui garde sa validité. Mais derrière l'adaptation instantanée qui peut être incessamment observée, on aurait pu découvrir le jeu de forces profondes, de tendances de longue durée qui transformaient progressivement la structure économique des pays, et ces tendances dépendaient dans une large mesure de ces différences absolues de productivité ou de coût qui avaient été rejetées du champ des études classiques. Ce sont les différences absolues de productivité entre les diverses régions du monde qui, tout au long du x i x e siècle, avaient provoqué ces migrations pacifiques de populations du vieux monde vers le continent américain e t les autres terres nouvelles. Ce sont aussi ces différences absolues de productivité qui suscitèrent des flux de capi-

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fondamentale

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taux de plus en plus importants. Peut-on dire que la spécialisation des pays continuait à se faire essentiellement en fonction du gain immédiat à réaliser dans les échanges internationaux ? Sans doute. L'influence qui résultait d'un élargissement des transactions commerciales (sur la base des productivités relatives) commandait bien l'expansion de certaines activités productrices. Mais incessamment les migrations de facteurs — hommes, capitaux — étaient venues, à leur tour, modifier les conditions fondamentales de structure dont dépend l'échange. Tel pays neuf allait-il conserver une vocation essentiellement agricole ? C'est ce qu'on aurait pu supposer à s'en tenir aux indications immédiates des transactions commerciales qui continuaient à s'effectuer plus ou moins selon la loi classique. Par contre, l'afflux de nouveaux services producteurs, dont la courbe pouvait guider certaines prévisions rationnelles, justifier même la manifestation de certaines préférences nationales quant à l'évolution structurelle, venait, en tout cas, par-delà les calculs immédiats de coûts comparés, ouvrir de nouvelles perspectives de large transformation historique. Pouvait-on prétendre, il y a un siècle, que les États-Unis dussent conserver une « vocation naturelle » ou une « spécialisation rationnelle » de fournisseurs de matières brutes ? Ce n'est pas tout. Faisant retour en arrière, nous avons pu souligner que la « loi » apparemment simple et qui semblait devoir soumettre tout échange spontané aux normes d'un équilibre classique avait toujours risqué d'être transgressée du fait de poussées expansionnistes qui ne devaient pas en respecter les limites et pouvaient susciter de fausses spécialisations ou d'excessives concentrations. Phénomène défavorable ? Pas toujours, sans doute, dans la mesure où l'expansion financière frayée par l'expansion commerciale, était susceptible d'exploiter plus ou moins heureusement ce décalage. Mais, une fois de plus, la loi ricardienne, fondée sur l'appréciation des écarts relatifs de coûts et de productivité cédait à une pression résultant de leurs décalages en « valeur absolue »... Même si certains correctifs n'avaient pas dû être apportés aux calculs classiques (industries « naissantes », perspectives de coûts décroissants, etc.) en fait, et quels qu'aient été les comportements des États, l'interprétation du libéralisme classique devrait s'écarter considérablement de ce que suggèrent nos manuels. Il ne fallait donc pas s'étonner de voir mise en échec à nouveau dans une phase critique, après une dislocation du système des échanges internationaux, la conception traditionnelle d'un « équilibre avantageux » incessamment réalisé sur la base des coûts comparés... Les automatismes monétaires, sauvegarde traditionnelle des calculs classiques, n'auraient fait que ramener plus difficilement à un niveau tolérable les peuples éprouvés par la guerre : quelle que soit la formule envisagée — dans le cadre de la stabilité ou de la flexibilité monétaire — la solution suggérée par toute analyse du type traditionnel était précisément celle à laquelle on s'efforçait désespérément d'échapper. Sans doute, telle adaptation de misère aurait-elle été incessamment possible, dans des conditions monétaires appropriées. En dépit d'énormes décalages de productivité, elle se serait établie sur la base même de « différences relatives ». Mais l'on voulait poursuivre les efforts de reconstruction, de réédification des structures nationales. Qu'il s'agisse de disciplines d'austérité et de contrôle strict, de formules

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d'aide et de « libéralités » internationales, de coopération européenne en vue d'un ajustement des « programmes à long terme », nous retrouvions, derrière les contrastes immédiats et l'apparence de nouveauté, une même tentative et une même vérité fondamentale. Il fallait échapper aux limitations de cette « loi » qui subordonne le progrès mondial à un calcul étriqué de simples « avantages relatifs ». Il fallait que les décalages « absolus » dans les niveaux de productivité puissent, dans une large mesure, être ramenés à des proportions tolérables et que, dans cette attente, ils servent eux-mêmes — telle une dénivellation de terrain qui entraîne un torrent impétueux — à précipiter le relèvement entrevu. Ce qu'avaient permis naguère de larges migrations de services producteurs, ce seront peut-être d'autres méthodes qui pourront y conduire... Mais, à elle seule, la formule ricardienne n'a apporté qu'un soulagement dérisoire. [Economia Internazionale, 1949.] Notes 1. Mais, par une véritable série de tête-à-queue théoriques chez les épigones, l'hypothèse deviendra résultat, le résultat prescription, la démonstration hypothèse, et le moyen doctrine... Cette série de projections-déformations n'est pas pour surprendre les socioépistémologues : cf. Jean Weiller et Guy D. Desroussilles, Les Cadres sociaux de la Pensée économique, PUF, 1974. 2. Avec à la fois, développement du commerce international, et, dans chaque pays, meilleure utilisation des forces productives, progression de la production et du pouvoir d'achat. 3. Cf. J. Weiller et G. D. Desroussilles, op. cit., ch. 1. 4. Cf. Jean Coussy, Histoire d'un modèle, thèse, Paris, 1973. Bien entendu, le schéma ricardien réinterprété, par exemple, dans l'optique néo-classique (introduction d'une fonction de demande internationale ; introduction d'une fonction de production « bien faite » puis d'une relation de dualité entre les prix et les quantités échangées...) et finalement avec les exigences des démonstrations de Sraffa sera devenu tout autre chose. La critique moderne ne visera pas tant ce schéma que 1' « auberge espagnole » justement dénoncée : cf. C. Schmidt, « Note pour une interprétation critique de l'analyse ricardienne » et Cahiers de l'ISEA ,Relations économiques internationales, 1974. 5. En ce sens voir, par exemple, G. de Leener, Théorie et Politique du commerce international, Maurice Lamertin, Bruxelles, 1933, p. 14. E n reprenant plus récemment une thèse comme celle de Vavailability (ou disponibilité), I. Kravis reprendra pour de tout autres motifs — et en réaction contre des abus modernistes — le chemin de l'émigration épistémologique où, pour les mêmes raisons, on serait à nouveau tenté de s'engager (cf. nos Notes et documents à l'appui du cours. Les cours de Droit, Sciences économiques, 1964-1965 et 1967-1968). D'autres contributions souligneront ici de nouvelles difficultés d'interprétation : la remontée théorique vers le simple principe ricardien de confrontation des productivités relatives se limite à la seule problématique en question. 6. Cf. G. Haberler, Theory of International Trade (Londres, 1936, ch. XII) ou encore J. Viner, Studies in Theories of International Trade, New York, 1937, ch. ix). La controverse entre ceux qui furent avant la seconde guerre mondiale les représentants aux États-Unis de la plus rigoureuse orthodoxie sur coûts d'oppor-

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tunité et courbes de possibilité de production devait marquer le tournant vers de nouvelles démonstrations dites « classiques », mais de tout autre portée. Pour une discussion des avantages de l'échange, produit par produit, il faut écarter l'hypothèse d'une même combinaison typique de travail et de capital (ou unité de forces productives) aux variations proportionnelles dans la détermination des coûts. C'est seulement ce que permit la notion de coût de substitution (si en cessant de produire une certaine quantité de x on libère autant de travail mais moins de capital qu'il n'en faut pour fabriquer une unité de y, le coût de substitution sera plus élevé que si la proportion était restée la même). Mais dans l'hypothèse abstraite simple d'une confrontation globale des conditions de productivité dans les deux pays, il faut et il suffit que les unités de forces productives auxquelles on se réfère soient différentes à l'intérieur de chacun d'eux. Or, contrairement à ce que l'on affirme souvent, ceci est possible avec la notion classique de coûts de production. Sous cette réserve, voir Henri Denis, « Le sens et la portée du principe des coûts comparés », Revue d'Économie Politique, janv.-févr. 1940. L'observation précédente enlève également beaucoup de sa portée à la formulation, d'ailleurs élégante, qu'avait proposée B. Ohlin en 1933 dans son Interrégional and International Trade. Une formule simple et souple serait : les structures nationales commandent le développement du commerce international, tout en se réadaptant elles-mêmes aux nécessités de l'échange. Cf. Jean Weiller, Problèmes d'économie internationale, t. I, pp. 73 sq. On sait ce qui a fait le drame de la pensée néo-classique en matière de commerce international : les néo-classiques, repoussant la notion de coût pour s'attacher à celle d'utilité, n'avaient pas pu se passer, en raison de sa simplicité convaincante, de la démonstration classique fondée sur le coût, et même sur la valeur travail. Ils ont donc été conduits à adopter et repousser tour à tour cette notion, à corriger, supprimer et finalement rétablir les propositions primitivement adoptées. Voir notamment G. Haberler, op. cit., et J. Viner, op. cit., avec d'ailleurs dans ce dernier ouvrage une réaction très nette contre cette tendance. Dans une vision plus « réelle », les entreprises diverses qui, dans un même pays, sont engagées dans telle production, ont des prix de revient différents ; ce qu'on peut supposer constant avant et après l'échange, ce sont les coûts de chaque entreprise particulière, ce sont les divers prix d'offre : on retrouverait donc une notion plus complexe de l'écart des prix et de l'échelle des prix avec des résultats semblables à ceux de l'analyse marginaliste. Mais la notion même en serait conservée et c'est pourquoi — en première approximation — la démonstration garde toute sa valeur. Nous l'empruntons à Edgeworth qui a tenté ainsi de généraliser (et de rectifier) le schéma classique (F. Y . Edgeworth, « The Pure Theory of International Trade », Economie Journal, 1894). Cette idée d'une équivalence des prix se retrouve dans la formule « parité des pouvoirs d'achat » (l'unité monétaire devant permettre approximativement les mêmes acquisitions à l'extérieur qu'à l'intérieur du pays). On oublie souvent que cette équivalence — toujours fort approximative — est la conséquence de tout développement des courants d'échange, qu'ils soient équilibrés ou non. Nous avons vu que l'équilibre même impliquait toute une série d'autres conditions. Il faut se garder de confondre la notion simple d'équivalence des prix avec la notion plus subtile A'équilibre des prix. Cf. sur ce titre, le chapitre premier de la troisième partie de Pro-

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blêmes d'économie internationale, t. I (Facteurs d'équilibre A, qui précédait 1' « étude critique » de l'étalon-or et des automatismes monétaires. E n poursuivant l'étude systématique de ces problèmes d'équilibre, on en vient à rejoindre soit la critique des notions de balance des comptes et de balance des paiements telle que l'a présentée A . Aftalion dans \'Équilibre dans les relations économiques internationales, Paris, 1937, soit le point de départ des études de Keynes concernant les différents niveaux d'équilibre interne (dans The General Theory of Employment, Interest andMoney, Londres, 1936). Pour voir comment nous sommes conduit de l'un à l'autre, cf. nos études : « Les échanges internationaux et la critique des automatismes », Revue économique internationale, nov. 1937, et « L a balance des paiements et l'expansion capitaliste », ibid., oct. 1938. Dans cet exposé, il nous a semblé plus logique de commencer par les considérations rejoignant la « théorie générale ». Elles nous permettront d'éclairer des malentendus persistants dans les discussions ultérieures. Ajoutons que les disciples de Keynes se sont peu souciés de ces problèmes : leur attention s'est concentrée sur le foreign trade multiplier. Par contre, nous avions été amené aux distinctions précédentes à une époque où nous n'avions guère été influencé par la « Théorie générale... ». Les différents niveaux d'activité — économiques ou monétaires — étaient surtout pris en considération dans nne V I e partie (Crise générale et déséquilibre de structure). Précisons que notre critique ne vise donc pas la tendance mathématique moderne à utiliser le postulat de l'équilibre pour mieux dégager la diversité des réactions possibles. Cf. Maurice Byé, « Observations sur la méthode d'analyse des courants d'échange internationaux » Mélanges dédiés à M. le professeur Truchy, Paris, 1938. Voir également J. Mosak, General Equilibrium Theory in International Trade, The Principia Press Inc., Indiana, 1944 ; Lloyd A . Metzler, « Under-employment theory in international trade », Econometrica, 1942. Notes abrégées de la version publiée dans la revue Economia internazionale (mai 1949) sous le titre : « L a loi des coûts comparés et la dislocation du commerce mondial ». F . A. Samuelson, « International trade and equalization of factor prices », Economie Journal, juin 1948. Depuis lors, l'auteur avait tenu à préciser sa position en formulant de nombreuses réserves (cf. Economie Journal, juin 1949), mais notre interprétation restait fondamentalement différente. Cf. Economia internazionale, art. cit., 1969, ainsi que le second tome des Problèmes..., op. cit., 1950. Pour la suite de la discussion, cf. infra, 2 e partie, spécialisation internationale, et notre contribution aux Cahiers de l'ISEA ( Économies et Sociétés), « Avantages comparatifs et stratégie internationale entre pays inégalement développés », série Relations économiques internationales, 1975.

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spécialisation internationale

B E R N A R D DUCROS

conditions de production comparées et spécialisation internationale*

Les progrès récents de la théorie de la croissance, et peut-être aussi le regain d'intérêt dont a bénéficié la théorie de l'avantage collectif, font que beaucoup d'attention a été accordée à l'étude des conséquences de la spécialisation internationale sur les économies nationales, notamment en ce qui concerne les rapports entre pays « primaires » et pays industrialisés, entre pays sous-développés et pays développés. E n comparaison, l'étude de ses causes a été quelque peu négligée dans les études récentes. Ces causes, nous continuons à les chercher dans une direction bien déterminée : celle que Ricardo avait suggérée en énonçant la loi des coûts comparés. Peu de théories ont fait l'objet d'autant de critiques, et pourtant les auteurs continuent à s'y référer. Cette ambiguïté des attitudes peut s'expliquer si nous consentons à distinguer deux éléments dans la théorie des coûts comparés : un mode de raisonnement et un contenu explicatif. Si le second est sujet à caution et a été interprété de manières fort différentes suivant les époques et les auteurs, on ne voit guère, par contre, comment la théorie de la spécialisation pourrait se passer du premier, dans la mesure du moins où l'on choisit, comme nous allons le faire ici, de traiter des problèmes de l'offre plutôt que de ceux de la demande. Pour expliquer la spécialisation internationale, il faut remonter de la constatation des produits échangés à la comparaison des conditions de production dans les pays en cause. Il n'y aura lieu à l'établissement d'un courant d'échanges que dans la mesure où les conditions de production ne sont pas identiques d'un pays à l'autre, mais ceci indépendamment du * L'étude a été publiée pour la première fois dans les Cahiers de l'ISEA de la série P, Relations économiques internationales, sous la direction de Jean Weiller, oct. 1964.



Spécialisation internationale

niveau absolu des coûts dans l'un et l'autre pays. En d'autres termes, il faut et il suffit que les conditions de production pour au moins deux produits ne soient pas également favorables dans un pays, ou, réciproquement, également défavorables dans l'autre par comparaison, pour que des relations d'échange s'établissent entre eux. Le mode de raisonnement choisi depuis Ricardo consiste ainsi à faire abstraction des avantages absolus pour retenir les avantages comparatifs, qui sont affaire de proportions et non de niveaux. Il n'est pas question d'y renoncer ici. Tout au contraire l'attention apportée par la théorie moderne aux inégalités de développement nous incite à préférer a priori le raisonnement portant sur les coûts comparatifs au raisonnement portant sur les coûts absolus, de façon à expliquer comment un commerce s'établit entre des pays inégalement développés dont les plus avancés bénéficient de niveaux de productivité moyenne beaucoup plus favorables que les autres. A moins de supposer une dispersion des coûts spécifiques de production par produits extrêmement forte par rapport à la moyenne des coûts dans chaque pays, un commerce fondé sur l'avantage absolu se réduirait à très peu de chose. Il pourrait suffire à expliquer le commerce portant sur des produits « exotiques », définis comme les produits dont l'essentiel de la demande est localisé dans des pays qui sont physiquement incapables de les produire 1. Quant au reste des échanges, portant sur des produits dont la demande tend à être de plus en plus uniforme à l'échelle internationale, pour expliquer le volume effectif des échanges réciproquement équilibrés entre des pays ayant des niveaux de productivité moyenne très inégaux, il faudrait, nous semble-t-il, non seulement supposer une très forte dispersion des coûts de production spécifiques dans chacun des pays, mais encore que la dispersion soit plus grande dans le pays à niveau de productivité le plus bas, de façon qu'un nombre suffisant de ses produits puissent jouir d'un avantage absolu par rapport à ceux du pays favorisé par l'existence d'un niveau de coûts dont la moyenne est moindre en valeur absolue 2 . L'hypothèse selon laquelle les coûts comparatifs sont déterminants est donc a priori le meilleur mode de raisonnement. Mais où sont les fondements de l'avantage comparatif ? Nous acceptons de raisonner sur les coûts comparés, mais encore faut-il fournir les raisons qui font que les écarts de coûts

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entre un pays et un autre diffèrent en proportion suivant les produits. Désormais, ce n'est plus le mode de raisonnement qui est en cause, mais son contenu explicatif. Le raisonnement postule l'absence d'homogénéité des conditions de production à l'échelle internationale, mais ce phénomène peut être, et a été interprété de deux façons différentes, et de façon suffisamment différente pour que nous y voyions deux versions divergentes de la théorie des coûts comparés. Pour faire image, nous dirons que la première, qui remonte à Ricardo lui-même, a recours à une comparaison des aptitudes à produire, alors que la seconde, beaucoup plus récente, est fondée sur une comparaison des ressources productives. Cette seconde version, proposée par Heckscher et par Ohlin, est la plus couramment admise de nos jours, au moins comme base de discussion. C'est à elle que nous nous attacherons par la suite. Mais il nous faut dire ici quelques mots de la version ricardienne au point de départ, au risque de lasser le lecteur par le rappel d'une théorie « classique » jusque dans le sens péjoratif du terme, car d'une certaine façon c'est elle, ou tout au moins une de ses hypothèses fondamentales, que nous retrouverons en conclusion.

A . LA COMPARAISON D E S A P T I T U D E S A P R O D U I R E

Le contenu explicatif de la première version semble limité à la constatation que les écarts d'efficience entre un pays et un autre ne sont pas proportionnellement équivalents en ce qui concerne tous les produits 3. A l'origine de la théorie, le raisonnement auquel se livrait Ricardo, fondé sur l'hypothèse de la valeur-travail, y conduisait implicitement : le travail étant seul productif, il ne pouvait y avoir d'autres phénomènes de différenciation des conditions de production que ceux se manifestant sous forme d'écarts non proportionnels des productivités horaires du travail dans différentes occupations dans un pays par comparaison avec l'autre ; ni les quantités de travail disponibles, ni leurs niveaux de rémunération n'étaient susceptibles d'intervenir de façon causale dans l'explication. Une fois abandonnée l'hypothèse de la valeur-travail, en raisonnant non plus sur un seul, mais sur plusieurs facteurs de production, il est possible de généraliser une proposition de ce genre, en disant que les échanges s'établiront entre deux

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pays si les rapports entre inputs et outputs ne sont pas également favorables à l'un dans une même proportion à l'égard de toutes les productions. En faisant abstraction des produits intermédiaires, ceci revient à dire que dans un modèle à n facteurs et m produits, les fonctions de production diffèrent d'un pays à l'autre. Mais autant cette première version de la théorie était simple dans sa forme originale — Ricardo raisonnant dans l'hypothèse d'un seul facteur et de deux produits qui se prêtait à une démonstration arithmétique élémentaire — autant sa généralisation fait appel à un appareil mathématique complexe. Les écarts comparatifs peuvent être attribuables aux différences des niveaux respectifs des courbes décrivant les fonctions de production, mais ils peuvent être aussi attribuables aux formes différentes de ces courbes ; les deux courbes d'une fonction de production dans deux pays différents ne coïncident pas, mais il se peut qu'au Heu d'être parallèles l'une à l'autre, elles s'intersectent, compte tenu de leurs formes différentes. La détermination des avantages comparatifs par confrontation de deux jeux de courbes est alors un exercice ardu. Il est compréhensible que l'ont ait cherché à faire l'économie de cette hypothèse de non-identité internationale des fonctions de production. Mais est-elle logiquement nécessaire ? Que signifient les fonctions de production, sinon l'expression des rapports entre diverses possibilités de combinaison des facteurs et diverses possibilités quant aux produits obtenus en conséquence. Autant dire que les résultats en termes des produits obtenus varieront soit a) du fait des quantités et des proportions des facteurs entrant en combinaison ; soit b) du fait de la manière de les combiner elle-même, c'est-à-dire de ce qu'il est convenu d'appeler les techniques de production. C'est précisément la présence de ce second élément (b) qui permet de supposer que les fonctions de production sont irréductibles dans un pays à ce qu'elles sont dans un autre. Il est évident que si les techniques de production peuvent être réduites aux modalités quantitatives de la combinaison des facteurs, nous n'avons plus à tenir compte que du premier élément (a) et le problème est considérablement simplifié. Les fonctions de production sont identiques, et les résultats de la production ne peuvent différer d'un pays à l'autre que du fait des modalités suivant lesquelles les facteurs sont combinés en proportions. La comparaison des aptitudes à produire se ramène alors à une comparaison des ressources disponibles.

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B.

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LA COMPARAISON DES RESSOURCES PRODUCTIVES

On sera d'autant plus tenté d'adopter l'hypothèse d'identité des fonctions de production que, de nos jours, la connaissance des techniques a une diffusion mondiale : nous ne vivons plus à l'époque mercantiliste où la technique relevait du secret d'État. Peu importe le mode de cette diffusion, que « l'exportation » des techniques s'opère par cession de brevets, ou par exportation des équipements eux-mêmes, ou tout simplement par imitation : dans tous les cas, la disponibilité des techniques a cessé d'être un facteur original de différenciation des conditions de production à l'échelle internationale. Précisons clairement qu'il s'agit ici de la « disponibilité » et non pas de l'emploi effectif d'une technique : tous les pays n'appliquent pas la même technique pour produire un bien déterminé, mais ils le pourraient s'ils le désiraient, en ce sens que cette technique leur est connue. S'ils ne l'appliquent pas, c'est que l'état des ressources productives dans les pays en question ne le permet pas ou n'y incite pas. Telle technique, par exemple, suppose l'emploi du capital en proportion importante par rapport au travail, alors que dans le pays considéré le travail existe en proportion anormalement abondante par rapport au capital. Dans ce pays, en combinant en quantités et en proportions déterminées le travail et le capital, on obtiendrait la même quantité d'un produit spécifique que partout ailleurs, les fonctions de production ne différant point par hypothèse. Mais la combinaison n'aura pas lieu dans ce pays, alors qu'elle s'effectuera dans un autre, parce que dans le premier la disponibilité des facteurs ne s'y prête pas : cette combinaison suppose qu'il faille employer en quantité proportionnellement élevée un facteur comparativement rare (et donc relativement cher) alors que la même combinaison équivaut, dans le pays où elle s'effectue, à employer dans cette proportion élevée un facteur qui y est comparativement abondant (et donc relativement bon marché) ; et c'est ceci, et ceci seulement qui constitue le fondement de l'avantage comparatif. Ainsi, s'achemine-t-on vers une deuxième version de la théorie des coûts comparés, qui prend le contre-pied de celle de Ricardo. Il considérait comme déterminants les écarts de productivité comparés (et donc les dénivellations des fonctions de production qui, chez lui, s'exprimaient directement sous forme de dénivellations de la productivité du travail) les quan-

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tités et proportions des facteurs disponibles dans chaque économie nationale ne jouant aucun rôle. La seconde version, au contraire, repose sur des postulats inverses 4 : pour des fonctions de production supposées identiques, les caractéristiques comparées des dotations de facteurs jouent le rôle déterminant. En conséquence, la comparaison des aptitudes à produire ne fait que refléter l'état comparé des ressources productives. Dans le modèle à deux facteurs, capital et travail, les différences que l'on observe dans les techniques de production qui sont employées dans chaque pays ne correspondent pas à un facteur autonome de différenciation des conditions nationales de production par la technologie : elles ne font que refléter l'hétérogénéité des dotations nationales en facteurs de production. Si nous introduisons un troisième facteur, les ressources naturelles, l'absence d'homogénéité de leur répartition spatiale n'intervient pas sous forme d'une différenciation des aptitudes nationales à produire qui serait due à la nature et non plus à la technologie, mais sous forme des proportions de ce troisième facteur par rapport aux deux autres dans les dotations de facteurs. En abandonnant l'hypothèse d'hétérogénéité des fonctions de production pour y substituer l'hypothèse d'hétérogénéité des dotations de facteurs, comme le font implicitement Heckscher et Ohlin 5 à qui nous devons cette nouvelle version de la théorie (désormais mentionnée, brevitatis causa, « modèle de B. Ohlin »), on gagne en simplicité et en clarté. Car il est évidemment plus simple de raisonner sur la variabilité des combinaisons de production, c'est-à-dire des rapports entre inputs, que sur la variabilité des fonctions de production, c'est-à-dire des rapports entre les inputs et les outputs. La comparaison des mets sera plus facile à faire si nous n'avons à tenir compte que des « recettes » qui ont servi à les faire, sans avoir à tenir compte du « tour de main » du cuisinier. Par rapport à la première version, les conditions de la spécialisation internationale sont assouplies : elle ne dépend pas d'aptitudes prédéterminées, tout au plus pourrait-on parler des « vocations structurelles » qu'impliquent les dotations de facteurs. L'élément exogène dans la construction du modèle est réduit au minimum ; les contraintes ont leur fondement non pas dans des aptitudes naturelles ou acquises, mais simplement dans les caractéristiques quantitatives des facteurs de production à la disposition de chaque pays. Dans cette nouvelle version, ce sont donc les caractéristiques

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quantitatives des facteurs et de leurs combinaisons qui vont être l'élément déterminant, et c'est dans cette perspective qu'il nous faut maintenant préciser les implications du modèle de B . Ohlin.

C . LE MODÈLE DE B. OHLIN

A l'assouplissement des contraintes qu'imposait l'hypothèse de non-identité des fonctions de production répond, en contrepartie, le caractère désormais contraignant des dotations de facteurs. Cette nouvelle contrainte correspond à l'introduction de deux hypothèses fondamentales dans le modèle. Nous tenons à y insister d'autant plus que si la première est admise comme inhérente à la logique du modèle, beaucoup d'auteurs, comme nous le verrons plus loin, semblent croire que la seconde hypothèse pourrait être abandonnée sans nuire à sa logique interne. 1. L'hypothèse production

d'immobilité

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des facteurs

de

Les facteurs de production se déplacent aisément à l'intérieur du territoire national mais, contrairement aux produits, cette mobilité s'arrête aux frontières. Ceci, et ceci seulement (si toutefois nous faisons abstraction de l'hétérogénéité des systèmes monétaires), constitue un facteur de différenciation des économies nationales, les ressources naturelles, mais aussi la population et le capital accumulé ne se trouvant pas également répartis sur la surface du globe. Les économies nationales sont donc caractérisées, pour reprendre l'expression de François Perroux, en tant que blocs de facteurs : un pays diffère d'un autre suivant les proportions dans lesquelles les différents facteurs de production s'y trouvent disponibles relativement à ce que sont ces proportions dans l'autre au même moment. 2. L'hypothèse de fixité des méthodes de production Les produits sont caractérisés par leurs méthodes de production, et celles-ci sont définies par des combinaisons rigides où les différents facteurs entrent en proportion suivant des coefficients fixes, ne permettant aucune substitution de l'un à l'autre. Ceci constitue un facteur de différenciation des produits 4

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(et le seul, si nous faisons abstraction des caractéristiques de leur demande). Les méthodes de production étant spécifiques, suivant des combinaisons rigides, les produits sont donc caractérisés comme des « blocs d'inputs » ; et finalement, en réduisant les inputs de produits intermédiaires aux facteurs proprement dits, les produits apparaissent eux aussi comme des blocs de facteurs, incorporant en proportions unitaires fixes du travail, du capital, des ressources naturelles. Le parallélisme entre les conséquences de l'immobilité dans un cas et les conséquences de la fixité dans l'autre est complet et les dotations de facteurs interviennent, à deux niveaux successifs, de façon également contraignante : elles contraignent à choisir certaines techniques (au sens de combinaisons de facteurs) ; celles-ci, à leur tour, entraînent le choix des productions les mieux adaptées à ces techniques. Ce second aspect du modèle nous paraît logiquement aussi nécessaire que le premier : il n'y a pas plusieurs manières également efficientes d'obtenir un produit spécifique et, puisque l'on admet l'identité internationale des fonctions de production, cette manière est la même pour tout pays. Si l'on se refuse à admettre l'hypothèse de fixité des combinaisons tout en continuant à admettre l'hypothèse d'identité des fonctions de production, ceci revient à dire qu'il y a plusieurs manières également efficientes d'obtenir le même produit, au moyen de combinaisons différentes — auquel cas un si grand assouplissement du modèle irait dans le sens de l'indétermination, ceci impliquant que l'on puisse obtenir un produit quelconque à l'aide de différentes combinaisons de facteurs également efficientes, un pays pouvant obtenir de l'emploi intensif de son travail, par exemple, toute la gamme des produits qu'un autre obtient de l'emploi intensif de son capital, dans des conditions également avantageuses 6. Par contre, si l'on admet la seconde hypothèse comme complément de la première, le problème de la spécialisation se trouve parfaitement déterminé, dans la logique du modèle que nous étudions ici. Il suffit de confronter les « contenus de facteurs » des produits avec les « contenus de facteurs » des économies nationales. Chaque pays tendra à se spécialiser de façon à faire coïncider le plus étroitement possible les proportions fixes dans lesquelles ses exportations incorporent les facteurs de production avec les proportions qui caractérisent sa dotation de facteurs Faute de « migrations » des facteurs qui permettraient à

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chaque pays de se procurer le facteur qui y est rare (et donc cher) et qui tendraient à rendre homogènes les conditions de production (et à égaliser les coûts et les rémunérations unitaires de chaque facteur dans les différents pays) chaque pays se spécialisera dans la production et l'exportation des produits qui incorporent dans les plus grandes proportions possibles le ou les facteurs qui y sont disponibles dans les proportions comparativement les plus élevées. Après avoir insisté sur les fondements du modèle, il n'est pas inutile de dire quelques mots sur l'orientation et la portée de ses conclusions. Élaboré à une époque récente, il peut servir à interpréter les faits actuels et à répondre à certaines préoccupations, au moins dans une perspective libérale. Ricardo mettait l'accent sur l'inégalité des rendements de la main-d-œuvre, pour démontrer, suivant l'exemple qu'il avait choisi, qu'à supposer que la Grande-Bretagne soit moins efficiente que le Portugal à la fois dans la production du vin et dans celle du textile, elle parviendrait non seulement à sauvegarder son industrie textile pour laquelle le handicap de coût était comparativement moindre, mais à lui procurer le débouché du Portugal pour peu que le libre-échange permette le jeu sans restriction de la loi des coûts comparés. Les conclusions d'Ohlin ont une portée tout autre : bien avant que le sous-développement ait trouvé son expression conceptuelle dans une théorie nouvelle, mettant l'accent sur l'inégalité des dotations en ressources productives, son modèle permettait de prévoir comment un pays surpeuplé, pauvre en capital et en ressources naturelles, pourrait établir un commerce équilibré avec un pays bénéficiant de la situation inverse 8. L'apologétique du libre-échange, pour autant qu'elle inspire l'une et l'autre version, change de sens : pour Ricardo et ses disciples, il s'agissait de rassurer les pays industriels qui se jugeaient menacés par le moindre coût de la main-d'œuvre dans le pays où l'industrialisation ne faisait que débuter ; le modèle de B. Ohlin, quant à lui, assure les pays moins développés que l'insuffisance de leur capital n'est pas un obstacle à un développement équilibré de leurs échanges — qu'à l'inverse, l'abondance de leur main-d'œuvre est la source d'un avantage comparatif dans leur commerce avec les pays ayant une forte disponibilité de capital. Dans cette perspective, le commerce extérieur apparaît comme le moyen pour tout pays de surmonter le handicap

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qui résulte d'une dotation spécifique de facteurs en proportions rigides face aux besoins variés de produits correspondant à une gamme beaucoup plus large de combinaisons de facteurs en comparaison. Par le commerce, chaque pays se procure indirectement les facteurs rares, sous forme de produits importés, en exportant en contrepartie les produits résultant des combinaisons de facteurs en affinité avec sa propre dotation. Une telle interprétation a certainement le mérite de rappeler aux pays riches en capital qu'ils ne sont pas fondés à se protéger contre le dumping apparent des produits provenant des pays à main-d'œuvre abondante et bon marché. Car il est alors de l'essence de toute exportation d'être un dumping du facteur abondant : dumping de capital par la Grande-Bretagne de la Révolution industrielle à l'encontre des artisanats d'outre-mer, dumping de ressources naturelles par les ÉtatsUnis à l'encontre des agriculteurs dans l'Europe de 1880, tout aussi bien que dumping de main-d'œuvre par le Japon hier, ou par Hong-Kong aujourd'hui. A la lettre, tout commerce avec l'étranger consiste à « se débarrasser » indirectement du facteur que l'on possède en abondance en vue d'acquérir ce qui est produit ailleurs par un usage intensif des facteurs dont on est déficitaire. Un autre mérite peut être accordé au modèle : indépendamment de son actualité comme version moderne de la défense du libre-échange, il semble, d'un point de vue historique, pouvoir rendre compte de la forme qu'a prise la spécialisation internationale dans la phase cruciale d'ouverture du système moderne des échanges internationaux, à partir du développement des pays capitalistes d'Europe occidentale au x i x e siècle. Assez rapidement, ces pays ont tendu à se spécialiser dans les exportations incorporant beaucoup de capital, alors que les « pays neufs » tels le Canada, l'Australie et l'Argentine (et, avant eux, les Etats-Unis), ont commencé par exporter des produits agricoles requérant d'abondantes disponibilités en ressources naturelles, et qu'un pays comme le Japon, riche en main-d'œuvre, a connu un premier essor de ses exportations sous la forme de produits manufacturés incorporant l'input travail en proportions élevées. De là à envisager une situation évolutive où l'avantage comparatif et la spécialisation de chaque pays évolueraient en accord avec la modification de sa structure factorielle comparativement à celle des autres pays, il n'y a qu'un pas. Le franchirons-nous ? Convenons sans ambages que le modèle de

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B. Ohlin, qui appartient sans nul doute à la statique, ne se prête guère au traitement d'une évolution historique de longue période qui requiert un traitement dynamique 9. Convenons également que le modèle ne tient pas compte des déviations de structure des échanges d'un pays par rapport à l'évolution comparative de sa structure factorielle en conséquence de politiques économiques visant à préserver la structure antérieure 10. Mais, tout ceci une fois admis, pouvons-nous encore franchir ce pas en restant dans les limites que le modèle s'est imparties ; en d'autres termes, pouvons-nous, abstraction faite des effets déviants des politiques protectionnistes et des préférences de structure, d'une part, en nous contentant, d'autre part, d'une méthode de comparaison statique, dire que l'état actuel des dotations nationales de facteurs explique les courants d'échanges observés, tout aussi bien qu'à une autre époque, disons vers 1870, les dotations de facteurs pouvaient expliquer les courants d'échange au même moment ?

D.

LA VÉRIFICATION DU MODÈLE DE B. OHLIN

Depuis le x i x e siècle, non seulement les spécialisations ont évolué, mais les courants d'échange par lesquels elles s'expriment ont tendu à devenir plus complexes. Les Pays-Bas, par exemple, sont à la fois grands importateurs et grands exportateurs de produits agricoles au sens large du terme, parce que leur spécialisation dans des exportations de produits agricoles ou alimentaires très élaborés a entraîné l'importation en quantités et en proportions croissantes de produits agricoles bruts (pour l'alimentation du bétail, par exemple) : les forts coefficients de valeur ajoutée par l'emploi intensif et rationnel de la dotation nationale de facteurs de production dans le secteur agricole impliquent en contrepartie la présence de produits bruts ou intermédiaires d'importation dans le « contenu d'inputs » des exportations. Exemple plus frappant encore, celui du Japon qui exporte en Australie les lainages fabriqués avec la laine importée de ce pays même. De tels exemples ne sont pas invoqués ici dans l'intention de condamner le modèle de B. Ohlin : faisant présumer que les coûts comparés jouent de façon plus complexe, ils appellent un affinement du modèle initial, conçu dans l'hypothèse volontairement simplificatrice de deux pays, deux produits et deux facteurs, et Ohlin lui-même a souvent insisté sur la nécessité

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d'une généralisation en étendant le raisonnement à n produits et m facteurs de production. Mais ce genre d'exemples ne montrent pas seulement la nécessité d'élargir le modèle ; ils nous avertissent aussi des difficultés que sa vérification rencontrera à partir du moment où l'adaptation du modèle à la complexité des faits la rend possible. Mais est-ce bien dans cette direction qu'il convient de s'engager ? A multiplier le nombre des produits et le nombre des facteurs spécifiques, non seulement toute tentative de vérification, même empirique, devient extrêmement ardue u , mais elle se heurte à une difficulté théorique préalable : qu'est-ce qu'un facteur spécifique ? En sus des trois facteurs retenus par l'analyse traditionnelle, l'offre de la fonction d'entrepreneur pourrait déjà constituer un quatrième facteur, qui accroîtrait le degré de différenciation des dotations en ressources, si l'on veut bien admettre que les pays sous-développés sont particulièrement « déficitaires » à ce point de vue. Si nous renonçons à introduire dans l'analyse un quatrième facteur de la façon ci-dessus, sous forme d'un apport à la production radicalement différent des trois autres, il n'est d'autre possibilité d'extension que celle qui consiste à considérer comme spécifiques certaines qualités ou certaines variétés des trois facteurs traditionnels. Mais nous avons alors d'autres raisons de perplexité : combien de facteurs retiendrons-nous, car nous n'avons plus de raison de nous limiter, et la discontinuité de l'analyse devient arbitraire. Si nous opposons par exemple le travail qualifié au travail non qualifié, comment classerons-nous le travail semi-qualifié ? Et l'on songe avec plus d'appréhension que de nostalgie aux controverses quant à la nature du capital qui ne manqueraient pas d'opposer à nouveau partisans de Knight et partisans de Hayek... En réalité, serions-nous tenté de dire, une analyse retenant comme spécifiques les trois facteurs habituels pèche déjà par excès plutôt que par défaut, si l'on veut bien admettre que ne sont radicalement irréductibles l'un à l'autre que les deux facteurs originaires, les apports physiques de la nature et ceux du travail dans ce qu'ils ont de plus élémentaires. Au delà de cette simple constatation, tous les inputs sont spécifiques dans la mesure où ils ne sont pas parfaitement substituables les uns aux autres (et ne le sont pas dans la très courte période, si nous raisonnons en statique) et aucun ne l'est quant à son origine : l'usage du capital, voire de telle variété de bien capital, est spécifique, comme l'est l'usage de telle qualité de tra-

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vail ; mais ils trouvent leur origine dans des actes de production antérieurs, investissement en capital dans un cas, investissement humain dans l'autre. L'analyse économique qui permettra éventuellement de vérifier les hypothèses relatives aux conditions de production dans le jeu des coûts comparés ne doit donc pas s'engager dans la voie d'une différenciation de plus en plus poussée des facteurs spécifiques ; tout au contraire, elle doit aller dans le sens d'un processus d'identification — d'une réduction d'un très grand nombre d'inputs « dérivés » à un très petit nombre de facteurs « primaires ». Un essai de vérification économétrique ne peut être tenté que sur un modèle étendu à n produits : le « contenu de facteurs » d'un produit n'est pas une donnée d'observation ; tout au contraire le déterminer est le seul but de l'analyse à laquelle on veut procéder. Il faut donc utiliser une classification sectorielle, différenciant les produits suivant les secteurs ou les industries. A partir du moment où nous repérons les produits en tant qu'outputs de différentes industries, en tenant compte des échanges inter-industriels et plus généralement des relations inter-sectorielles, nous pouvons déterminer simultanément leur « contenu d'inputs ». Différencier les produits amène donc à différencier de façon également poussée les inputs, mais non les facteurs spécifiques. La technique d'analyse des liaisons inter-sectorielles au moyen d'un tableau carré, permettant de « lire » simultanément chaque opération comme « sortie » (output) d'une industrie en ligne horizontale et comme « entrée » (input) dans un autre en colonne verticale, est alors l'instrument recherché. Il se présente, en quelque sorte, sous la forme d'un modèle d'interdépendance à n produits et n inputs, préférable au modèle à n produits et m facteurs. Se prêtant à un traitement mathématique par le calcul matriciel, il permet de réduire les inputs de produits intermédiaires à leur contenu de facteurs irréductibles. L'opération de réduction des produits aux facteurs incorporés directement ou indirectement peut être poussée aussi loin qu'on le désire, à l'égard d'un nombre de produits différenciés aussi grand que possible ; permettant une « décontraction » très poussée des données observables quant aux produits « à l'horizontale » et une « contraction » non moins poussée des résultats quant aux proportions calculées des ressources productives « à la verticale », cette technique de l'analyse quantitative semble adaptée au but recherché.

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A cette description, on aura reconnu la méthode d'étude des liaisons inter-sectorielles telle que la pratique Leontief. Elle a fait ses preuves dans d'autres domaines. On pouvait prévoir que son auteur songerait à y recourir pour éprouver le modèle de B. Ohlin. La tentative n'a rien d'inattendu ; les résultats, par contre, l'ont été, à tel point que depuis dix ans on s'y réfère comme au « paradoxe » de Leontief.

E . L E PARADOXE DE LEONTIEF

Cette vérification a été tentée sur les données américaines par Leontief lui-même 12 . Précisons tout de suite que si, dans un tableau de ce genre, il est tenu compte tout aussi bien des importations comme N entrées que des exportations comme N sorties, l'utilisation de la seule table input-output américaine a entraîné une limitation importante : l'opération de réduction des produits aux facteurs directement ou indirectement incorporés a porté, d'un côté, sur les exportations américaines ellesmêmes ; mais, de l'autre, elle a porté, non pas sur les produits importés par les États-Unis, mais sur les produits américains concurrencés par les importations. Précisons, en second lieu, qu'ont été retenus comme facteurs spécifiques le travail et le capital. Précisons, enfin, que la différenciation des produits et des inputs a été faite dans le cadre de la classification des secteurs et des industries antérieurement établie en ayant en vue l'utilisation habituelle du modèle à l'étude des échanges inter-industriels et à la prévision des besoins internes (de maind'œuvre, d'énergie etc.) en fonction de l'évolution prévisible de la demande finale, suivant des coefficients fixes de transformation des inputs en outputs. Paradoxe il y a, en ce sens que, contrairement à toute attente, les exportations américaines se sont révélées inclure l'usage du travail par rapport au capital dans une proportion moyenne relativement plus élevée que ce n'était le cas pour les produits américains effectivement concurrencés par les importations sur le marché américain 13. Les exportations américaines tendent à être à base de travail, alors que les produits américains qui sont concurrencés par les importations sont ceux dont le contenu proportionnel de capital est relativement plus grand. En employant ici une terminologie simplifiée que nous utiliserons désormais, parmi les industries américaines, ce sont les « industries de main-d'œuvre » plutôt que les « industries de

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capital » qui jouissent d'un avantage comparatif. Ici est le paradoxe ; les opinions diffèrent quant à la façon de l'interpréter, mais non quant à son existence. En effet, non seulement on admet que l'économie américaine se caractérise par une dotation en capital abondante comparativement aux autres facteurs, mais on admet généralement que la proportion du capital dans la dotation des facteurs y est plus élevée que dans pratiquement tout autre pays : le fait que l'évaluation des proportions capital-travail dans les exportations et dans les produits concurrencés par les importations soit faite en moyenne n'est pas source d'ambiguïté ; la moyenne serait difficile à interpréter si l'on utilisait les données d'un pays dont le commerce se fait avec des pays dont les uns sont plus riches, et les autres moins bien pourvus en capital qu'il ne l'est lui-même 14 ; mais si l'on admet que les États-Unis sont le pays le mieux pourvu en capital, leurs industries de capital devraient avoir un avantage comparatif vis-à-vis de tous les pays fournisseurs et clients des États-Unis. Avec les ÉtatsUnis, nous sommes en présence d'un cas privilégié où le paradoxe porte clairement sur le commerce du pays avec le « reste du monde » — une notion qui est le plus souvent une simplification abusive et dangereuuse dans l'analyse du commerce extérieur d'un pays, mais qui se justifie mieux dans ce cas-ci que dans tout autre. On n'a pourtant pas manqué de contester le bien-fondé de ces résultats en critiquant la méthode utilisée. De fait, l'objection précédente une fois écartée, il en reste beaucoup d'autres. Avant de les examiner, nous croyons nécessaire de poser le problème de leur interprétation générale. Beaucoup d'auteurs ont en effet estimé que leurs critiques atteignaient l'instrument de la vérification économétrique tout en épargnant les hypothèses fondamentales du modèle théorique qui fait l'objet de cette vérification : le paradoxe de Leontief ne serait qu'une illusion statistique. Il nous paraît cependant difficile d'opérer une telle dissociation et de ne voir dans les travaux de Leontief que l'interprétation statistiquement erronée d'un modèle théoriquement satisfaisant. La plupart, sinon toutes les critiques qui visent Leontief atteignent aussi Ohlin. Car la méthode économétrique employée par l'un présente trop d'affinités avec le modèle théorique de l'autre pour que le « paradoxe de Leontief » ne soit pas aussi dans une large mesure « le paradoxe de B. Ohlin ». L'enjeu est d'importance : dans la première interprétation,

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une fois l'illusion statistique dissipée, les hypothèses théoriques de B. Ohlin gardent leur valeur logique, et la possibilité subsiste qu'un jour une méthode économétrique mieux adaptée en permette la vérification positive. Dans le second cas, on ne peut rendre compte du paradoxe qu'en remettant en question le modèle de B. Ohlin lui-même ; le paradoxe n'est dissipé qu'au prix soit de l'abandon du modèle, soit de la modification de ses hypothèses fondamentales. Comme il n'y a pas néanmoins, concordance parfaite entre le modèle dont s'est servi Leontief et le modèle de B. Ohlin, il y a intérêt à pouvoir distinguer dans les objections qui vont bientôt être examinées celles qui relèvent logiquement de la première interprétation de celles qui doivent entraîner la seconde. Dans la mesure où nous pensons que ces dernières ont la plus grande portée, l'honnêteté intellectuelle exige ce préalable. Pour souligner les points sur lesquels il peut y avoir divergence, tout aussi bien que ceux où se vérifie la convergence, nous devons rechercher sous quelle forme les hypothèses fondamentales relatives à la théorie des coûts comparés sont implicitement contenues dans l'analyse de Leontief. Nous ne devons pas perdre de vue que l'originalité de la méthode employée est qu'elle permet de déterminer l'avantage comparatif d'un pays en analysant la totalité des données quantitatives concernant les productions et les conditions de production dans ce pays ; l'avantage comparatif n'est pas connu par étude de liaisons entre l'économie nationale et le reste du monde (et, en particulier, des flux réels de la balance des paiements) : il est induit de l'ensemble des liaisons structurelles constituant le tableau input-output d'une économie nationale. Ceci a l'avantage de permettre d'analyser simultanément l'économie nationale comme « bloc de produits » et comme « bloc de facteurs », mais le caractère comparatif de l'analyse ainsi faite est de portée limitée. La signification des avantages comparatifs ainsi mis à jour est restreinte ou sujette à caution du fait d'une suite d'hypothèses simplificatrices, qui sont : i) au niveau des produits, (a) l'hypothèse que l'avantage comparatif peut être déterminé à partir d'une ventilation de la production nationale entre industries d'exportation et indusries concurrencées par les importations, substituée à l'analyse directe des exportations et des importations ;

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2) au niveau des facteurs de production, une interprétation de la dotation en facteurs reposant sur deux hypothèses : — quant au nombre et à la nature des facteurs, (b) l'hypothèse de leur dualité, les deux facteurs retenus étant le capital et le travail de telle sorte que toute industrie peut être caractérisée soit comme industrie de capital, soit comme industrie de maind'œuvre; — quant à la localisation des facteurs, (c) la coïncidence de localisation des facteurs de production à la disposition des industries nationales et de ces industries elles-mêmes dans les limites du territoire national, de telle sorte que tout avantage comparatif dû à la disponibilité des facteurs contrôlés par les nationaux se réflète dans les productions à l'intérieur du pays, et dans ces productions seulement ; 3) au niveau des méthodes de production, (d) l'identité des combinaisons de facteurs pour un même produit à l'échelle internationale, de telle sorte que l'analyse des produits des industries concurrencées par les importations permette de déterminer par analogie le contenu de facteurs des importations elles-mêmes (la réciproque étant vraie pour le contenu de facteurs des produits que les exportations nationales concurrencent sur les marchés étrangers). Le travail de Leontief repose donc sur un modèle de coûts comparatifs : a) à deux produits (ou plus exactement deux secteurs groupant toutes les industries) ; b) à deux facteurs (capital et travail) ; c) supposant la coïncidence des productions et de la dotation de facteurs d'un pays dans le cadre de son territoire ; d) supposant l'unicité internationale des méthodes de production définies par les proportions de facteurs. En partant du postulat qu'aux États-Unis la dotation de capital par travailleur est plus abondante que partout ailleurs, cet avantage devrait se refléter dans les industries de capital établies aux États-Unis et, dans le commerce des États-Unis, sous forme d'une prépondérance des produits de ces industries dans leurs exportations ; réciproquement, l'avantage comparatif des industries étrangères devrait se refléter dans la concurrence subie par les industries de main-d'œuvre installées aux États-Unis du fait des importations de produits étrangers sur le marché américain. La constatation du résultat inverse met en cause les hypothèses ci-dessus. Les deux premières sont propres à Leontief ;

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les objections que l'on peut formuler à leur égard ne jettent un doute sur le bien-fondé du modèle de B. Ohlin que pour autant qu'on en réduise l'expression à deux produits et deux facteurs, ce qui constitue une simplification extrême qu'on ne trouve ni dans la lettre ni dans l'esprit des travaux de cet auteur. Les hypothèses (c) et (d) concordent par contre avec les hypothèses à la base du modèle de B. Ohlin concernant respectivement l'immobilité des facteurs et la rigidité des combinaisons productives ; ainsi les objections que l'on peut faire à leur encontre sont de nature à entraîner une révision du modèle de B. Ohlin. Aucune des objections que nous allons être amené à présenter ne nous semble déterminante ; elles auront une valeur positive en ce sens qu'elles nous amèneront à réformer chacune de ces quatre hypothèses simplificatrices en substituant à chaque fois une hypothèse plus complexe, permettant d'exprimer de façon plus plausible les raisons de l'avantage comparatif. Mais, d'avance, nous devons prévenir le lecteur que le modèle des coûts comparatifs ainsi reconstruit à partir de l'offre des facteurs considérée comme seule déterminante ne nous paraît pas suffire à dissiper le paradoxe de façon définitive et complète. En conclusion, cette étude critique trouvera sa pleine portée dans ce que ses conclusions auront de négatif, en démontrant l'insuffisance de tout modèle fondé uniquement sur l'offre des facteurs, ou plus généralement sur les conditions de production comparées, et donc la nécessité de tenir compte des phénomènes de formation autonome de la demande des produits à l'échelle nationale et du rôle déterminant qu'ils jouent dans l'émergence des spécialisations.

F . LA RÉVISION DES HYPOTHÈSES

i. L'analyse des produits « comparables » Nous savons déjà que l'essai de vérification de Leontief ne porte que sur les produits des industries du pays considéré, en supposant que les importations et les conditions de production dans les pays dont elles proviennent peuvent être connues par analogie. Supposons admises pour le moment les hypothèses (c) et (d) et donc que les importations correspondent à des actes de production par des entreprises étrangères, n'incorporant que des facteurs de production « étran-

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gers », et les incorporant dans les mêmes proportions que les produits que ces importations concurrencent, ces produits étant eux-mêmes obtenus par des actes de production n'utilisant que des facteurs de production disponibles « à l'intérieur du pays ». Compte tenu de cette limitation provisoire de l'analyse, mieux vaut parler d'une comparaison entre les différentes productions locales plutôt qu'entre les différents produits de l'industrie nationale. Ceci précisé, pouvons-nous vraiment nous contenter de repérer l'avantage comparatif à partir d'une dichotomie simple entre industries (locales) d'exportation et industries (locales) concurrencées par les importations ? Les doutes que l'on peut avoir ne portent pas essentiellement sur la définition des industries d'exportation et sur la façon de les repérer au moyen d'un tableau input-output ; elles indiquent bien (à l'échelle « locale ») dans quel sens l'avantage comparatif s'exerce positivement et quelles sont les combinaisons de facteurs et les industries qui en bénéficient sur les marchés extérieurs. Mais cette constatation n'emporte conclusion que ce sont les industries de capital localisées aux États-Unis qui devraient être bénéficiaires d'un avantage comparatif que par comparaison avec les industries concurrencées par les importations dont les produits semblent incorporer proportionnellement plus de main-d'œuvre. Or ce second type d'industries ne peut être que très approximativement défini dans ce genre d'analyse ; toutes les industries qui ne sont pas exportatrices tendent à entrer dans cette seconde catégorie : leurs productions ne subissent pourtant la concurrence des produits étrangers qu'à des degrés fort variables ; certains la subissent effectivement, et de façon plus ou moins intense, d'autres pas du tout. A la limite, ceci soulève un problème irritant, toujours posé et jamais parfaitement résolu : quelle place faut-il accorder aux non-traded goods dans un modèle des coûts comparés ? En simplifiant, ceci doit nous amener, au minimum, à distinguer deux types d'industries non exportatrices : les industries effectivement concurrencées par les importations et un type résiduel. On pourrait qualifier les industries qui appartiennent à ce dernier type d'industries « protégées », mais le choix de ce terme serait une maladresse insigne s'il incitait à penser que seules appartiennent à ce dernier type des industries bénéficiant de mesures de protection et qui sont donc clairement des industries ne profitant pas d'un avantage comparatif en situation d'équilibre.

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Nous préférons employer le terme à.'industries purement locales, s'agissant de toutes les industries qui se trouvent échapper à la pression de la concurrence des produits étrangers, quelles que soient les raisons de cette immunité. Parmi ces raisons, il faut au moins mentionner la protection de fait découlant du coût spécifique du transport 15 , voire de son impossibilité physique — une circonstance fréquente dans le cas des services, dont beaucoup doivent être consommés sur place en quelque sorte 16. Nombreux sont les produits qui n'ont, pour des raisons de fait, qu'un débouché local, sur un marché aussi restreint, et souvent beaucoup plus restreint que l'étendue du territoire national. Les produits des industries purement locales ne reflètent ni avantage, ni désavantage comparatif à l'échelle internationale. Une analyse qui tend à les amalgamer avec les produits des industries effectivement concurrencées par les importations est non seulement une source d'erreurs possibles, mais — ce qui est plus grave — les erreurs de ce genre seront systématiques, au sens où les statisticiens emploient ce terme, puisque par rapport à des produits et des industries d'exportation déterminés de façon correcte, l'effet en sera concentré sur l'autre terme de la comparaison. Ce que nous sommes en droit de dire est que les industries autres que les industries d'exportation emploient comparativement plus de travail et moins de capital en proportion. Mais le calcul de la proportion capital-travail entrant en moyenne dans les produits concurrencés par les importations peut être faussé si, dans le calcul de cette moyenne, se sont glissées les données relatives aux produits purements locaux. Il est clair que, toutes autres hypothèses justes d'ailleurs, l'interprétation que nous en ferons sera fausse dans un cas : si les produits « résiduels », qui ne devraient pas entrer dans le calcul, contiennent une proportion de travail très élevée ou, plus exactement, s'ils contiennent le facteur travail dans une proportion comparative tellement élevée que ceci fasse plus que compenser l'infériorité de la proportion comparative du travail dans les produits effectivement concurrencés par les importations, compte tenu de la pondération des uns et des autres dans le produit national. Si cette hypothèse est juste dans le cas qui nous occupe, le paradoxe découle d'un calcul de moyenne illusoire 17 . Or tout un faisceau de présomptions incite à le penser, si nous tenons compte que : a) la propension à importer des États-

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Unis est comparativement très faible, et l'est en grande partie pour des raisons de fait qui n'ont rien à voir avec l'effet d'une politique protectionniste, de telle sorte que la proportion des produits susceptibles d'être concurrencés par des importations est faible dans le produit national ; b) les services sont une proportion élevée du produit national ; c) les services et, d'une façon plus générale, les produits purement locaux, bien loin d'être le fait d'industries de capital, sont souvent des activités à base de main-d'œuvre. Il se pourrait donc que les industries américaines effectivement concurrencées par les importations, ou les industries susceptibles de l'être effectivement même dans le cadre d'une politique libre-échangiste ne soient pas des industries de capital. Mais ceci n'est qu'une hypothèse non vérifiée. Elle incite à faire preuve de prudence dans l'interprétation des données, mais cette prudence doit s'exercer dans les deux sens. Car il reste que les exportations elles-mêmes contiennent une proportion de travail en soi élevée et correspondent à un coefficient de capital moyen peu élevé en soi : ceci va directement à rencontre de l'hypothèse selon laquelle l'abondance du capital à la disposition des industries américaines se refléterait de façon positive dans leurs exportations. Si la dichotomie que nous venons de critiquer est contestable et peut fausser les résultats de l'analyse quant aux produits, une autre dichotomie est encore plus difficile à admettre en ce qui concerne l'analyse des facteurs de production. 2. Les ressources naturelles en tant que troisième facteur Quant aux facteurs qu'il convient de retenir, nous avons déjà dit combien il nous paraît illusoire et dangereux d'en multiplier le nombre. Ceci ne veut point dire qu'il faille se contenter de deux, surtout lorsque les deux facteurs choisis se trouvent être le capital et le travail, à l'exclusion des ressources naturelles qui constituent le facteur le moins mobile, et en même temps, le facteur dont la distribution internationale est la plus hétérogène sans ambiguïté possible. En ne raisonnant que sur les catégories capital et travail, on admet implicitement que toute industrie peut être classée, soit dans les industries de capital, soit dans les industries de main-d'œuvre : s'il est des activités dans lesquelles les ressources naturelles sont prépondérantes, elles ne pourront

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trouver place dans ce cadre de classification qu'au prix d'une simplification manifestement erronée. Le cadre ne respecte alors pas plus les dimensions factorielles que le lit de Procuste ne tenait compte des dimensions des victimes de ce personnage de légende. Qui plus est, non seulement nous aurons là une source d'erreurs, mais il est à craindre que, là encore, les erreurs soient systématiques : l'apport du travail étant en principe, dans la méthode de Leontief, aisément distinguable de tous autres, c'est toujours avec l'apport du capital que l'apport des ressources naturelles risque de se confondre. Une telle critique a été adressée à Leontief 18 et plusieurs auteurs, à la suite de P. T. Ellsworth, ont présumé qu'une évaluation tenant compte de l'apport spécifique des ressources naturelles ne laisserait subsister aucun paradoxe. Dans les produits incorporant des ressources naturelles en proportion relativement élevée, la part du capital sera indûment majorée si l'on impute au capital seul les contributions du capital et des ressources naturelles. Cette erreur peut être grave en ce qui concerne les produits primaires ; ils peuvent avoir une certaine affinité soit avec les produits des industries de capital, soit avec les produits des industries de maind'œuvre selon que les ressources naturelles s'y combinent plutôt avec le facteur capital ou plutôt avec le facteur travail, mais là encore il faut renoncer à une dichotomie simpliste : l'agriculture et les mines, voire les industries de première transformation de certains produits bruts réclament une analyse à trois facteurs. Mais l'omission ainsi dénoncée ne suffit pas à expliquer le paradoxe. Admettons que cette erreur soit systématique, en ce sens qu'elle aboutisse toujours à majorer la part du capital et du capital seul. Pour que cette objection permette de réfuter le paradoxe sans équivoque, il faut encore admettre que l'erreur porte systématiquement sur les importations. Effectivement, il y a tout lieu de penser que le contenu de ressources naturelles dans les importations américaines est important 1 9 . Mais en y voyant, comme certains, la raison essentielle du paradoxe, on oublie que les exportations américaines incluent, elles aussi, en proportions non négligeables, des produits primaires, en particulier des produits agricoles ; et peu nous importe — dans cette analyse des données de fait — les déviations possibles des courants d'échange qu'entraîne la politique commerciale : si la production de pétrole sur le territoire américain ne bénéficiait pas d'une protection, les

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États-Unis importeraient davantage de pétrole ; si les agriculteurs américains ne bénéficiaient pas d'une aide pour l'exportation des excédents de céréales, les exportations américaines de produits primaires seraient moindres — mais, dans une analyse des données positives du commerce, force est de constater que les États-Unis sont à la fois importateurs et exportateurs de produits primaires. Si donc les importations américaines contiennent effectivement moins de capital que ne le font apparaître les calculs de Leontief, il y a également lieu de penser que les exportations américaines en contiennent moins qu'il n'y paraît. Il se peut que les deux erreurs tendent à se compenser. Et, de toute façon, il n'est pas démontré que la part du travail par rapport aux deux autres facteurs considérés ensemble ait été indûment majorée dans les exportations américaines. L'incertitude subsiste : même en tenant compte des ressources naturelles, il se peut que le paradoxe ne soit pas simple illusion statistique et que les données positives du commerce américain, correctement calculées, soient elles-mêmes paradoxales. L'objection présentée n'en aura pas pour autant été inutile. Il est permis de penser qu'un calcul en tenant compte aboutirait du moins à réduire le paradoxe dans son expression quantitative. Mais surtout cette modification des hypothèses, même si elle laisse subsister le paradoxe de fait, tend à réduire le « scandale théorique » à deux points de vue. En premier lieu, l'inversion des courants d'échange constatés entre les États-Unis et le reste du monde par rapport à ce que les proportions factorielles comparées faisaient supposer a priori a d'autant plus fait figure de scandale que, pour définir une dotation à deux facteurs, on a retenu le capital et le travail ; or la théorie du développement nous a habitués à définir les pays développés comme des pays excédentaires en capital et les pays sous-développés comme excédentaires en main-d'œuvre — d'où le commerce des États-Unis cesse de se conformer à l'image que nous nous faisons du commerce d'un pays développé pour se conformer à ce qui est, ou à ce que nous croyons être le commerce d'un pays sousdéveloppé ! A tout prendre, s'il fallait se contenter d'un modèle à deux facteurs, mieux vaudrait raisonner sur les proportions du travail et des ressources naturelles : au Heu de dire que le commerce des États-Unis n'est pas celui que l'on est théoriquement en droit d'attendre d'un pays développé, on

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aboutirait sans doute à la conclusion que ce commerce a historiquement cessé d'être celui d'un pays neuf, les États-Unis exportant en proportions croissantes les produits de leur main-d'œuvre pour importer de plus en plus de produits primaires ou moins élaborés, incorporant avant tout des ressources naturelles. En second lieu, si le paradoxe subsiste dans les faits, une des raisons en doit être que les exportations américaines contiennent encore une proportion non négligeable de produits primaires et donc de ressources naturelles proportionnellement à leurs importations : le commerce américain continue, dans une certaine mesure, d'être celui d'un pays neuf et par là ne se conforme plus à la logique des proportions factorielles comparées. Les raisons profondes du paradoxe devraient alors être cherchées dans les politiques commerciales qui permettent cette déviation des échanges 20. Des considérations comme celles que nous venons de faire sous les rubriques (i) et (2) permettent de réduire la portée du paradoxe. En corrigeant certaines limitations de l'analyse de Leontief par rapport au modèle de B. Ohlin, elles donnent plus de crédit à ce dernier. Mais elles sont très loin de lui apporter une confirmation sans équivoque : elles ne permettent pas de conclure que la part du capital est prépondérante dans les exportations américaines, ni que la part du travail est prépondérante dans les importations, comme le voudrait la logique. Jusqu'à présent, en conformité avec les hypothèses du modèle de B. Ohlin, nous nous sommes contenté de raisonner sur les produits des industries américaines aux États-Unis et sur les facteurs de production à la disposition de ces dernières aux États-Unis mêmes. Peut-être convient-il d'assouplir l'hypothèse de raisonnement sur ce dernier point. 3. Les phénomènes de « délocalisation » de l'avantage comparatif Nous avons considéré l'économie nationale comme bloc de facteurs contenus dans un territoire et comme bloc de produits obtenus sur ce même territoire. Ceci implique que les produits intérieurs reflètent les caractéristiques de la dotation « nationale » en facteurs, c'est-à-dire plus précisément que les produits d'exportation expriment l'avantage comparatif découlant de cette dotation et que les produits effectivement concurrencés par les importations expriment le désavantage réciproque (les

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produits purement locaux n'ayant eux-mêmes aucune signification positive dans un sens ou dans l'autre). Mais il faut désormais ajouter que le raisonnement suppose implicitement que, seuls, les produits intérieurs reflètent cet avantage ou ce désavantage. Il n'y a rien à objecter à l'encontre de cette dernière proposition, à condition que la dotation « nationale » en facteurs se confonde avec la dotation territoriale. En d'autres termes, il faut supposer que les facteurs de production dont disposent effectivement les nationaux (ou plus exactement les résidents) sont les facteurs de production localisés dans le pays : qu'ils en disposent dans leur totalité, et qu'ils ne disposent que de ceux-là. S'il n'en est pas ainsi, les conclusions habituelles sont remises en cause : l'avantage que confère l'abondance d'un facteur national peut s'exprimer sous forme d'une marchandise étrangère si ce facteur a été transféré à l'étranger, et l'a été en proportion suffisante pour modifier l'avantage comparatif au détriment des industries employant ce facteur de façon prépondérante dans son pays d'origine. Cette objection implique le rejet de l'hypothèse d'immobilité internationale des facteurs, mais sous certaines conditions. Il n'y a en effet rien à gagner à renverser l'hypothèse de B. Ohlin et à raisonner en supposant une parfaite mobilité de tous les facteurs : cette mobilité aboutirait au nivellement international des conditions de production, qui deviendraient parfaitement homogènes dans le monde 21 ; si les avantages comparatifs sont vraiment liés aux proportions factorielles, leur raison d'être disparaît. A la limite, on pourrait en conclure à la disparition des échanges internationaux ; mais on ne pourrait aller au delà de cette limite et envisager un renversement des courants d'échanges et des spécialisations. Mais tous les facteurs de production ne sont pas également mobiles. Il faut admettre que les ressources naturelles sont le type même du facteur attaché à un territoire : les produits primaires peuvent être objet d'échange, mais non le sol ou le sous-sol ou l'emplacement qui en déterminent la production. La main-d'œuvre peut certes immigrer, mais ce n'est généralement pas une simplification abusive que de supposer qu'elle s'incorpore purement et simplement dans la force de travail du pays d'immigration et dans sa dotation de facteurs suivant un principe de « naturalisation » économique autant que juridique. De toute façon, dans le cas qui nous occupe, dans la mesure où les États-Unis restent un pays d'immigration,

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l'afflux de main-d'œuvre correspondant n'y est plus de nature à renverser la proportionnalité des facteurs. Restent le capital et sa mobilité propre. Un des critères de l'abondance du capital formé aux États-Unis ne se trouve-t-il pas précisément dans l'importance des flux d'investissement direct de ce capital à l'étranger ? L'avantage que confère à un pays une formation intérieure de capital exceptionnellement abondante peut s'exprimer de deux façons : indirectement, sous forme d'une position concurrentielle favorable aux produits des industries de capital du pays, tant sur les marchés extérieurs que sur le marché national, au détriment des produits étrangers similaires, comme le prévoit le modèle de B. Ohlin ; mais aussi sous une forme directe, par les investissements extérieurs. De là à expliquer le paradoxe de Leontief, il ne reste à franchir qu'un pas, mais de taille : faire l'hypothèse que non seulement l'abondance du capital en justifie le transfert à l'étranger, mais que les investissements directs aboutissent à délocaliser des industries de capital plutôt que des industries de main-d'œuvre. Ceci suppose que l'on renonce à l'idée habituelle que l'excédent comparatif du capital dans la dotation de facteurs entraîne par priorité le développement des industries de capital sur le territoire national, et que l'exportation du capital lui-même ne joue logiquement ensuite que de façon résiduelle, tenant en quelque sorte le rôle d'une simple soupape de sûreté. Nous avançons ici, au contraire, l'hypothèse que non seulement le capital peut être plus mobile que les produits, mais que le facteur capital pourrait être plus mobile que les produits des industries de capital. Ceci pourrait permettre de rendre compte du paradoxe de Leontief en « délocalisant » l'avantage comparatif. Il serait effectivement, comme on l'admet a priori, lié à l'abondance de la formation du capital dans les industries américaines ; mais il s'exprimerait dans les productions du capital américain investi à l'étranger, comparativement plus que dans les productions du même genre aux États-Unis. Ce phénomène serait de nature à faire dévier la structure du commerce américain comparativement au modèle de B. Ohlin, de deux façons : soit par accroissement de la part des produits à base de capital (américain) dans les importations ; soit par diminution de la part des produits des industries de capital (localisées aux États-Unis) dans les exportations.

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Une telle hypothèse ne sera certainement pas admise sans réticence, et beaucoup se refuseront a priori à expliquer les constatations paradoxales qu'atteint Leontief au moyen d'une argumentation théorique qui paraît encore plus paradoxale. Nous croyons néanmoins qu'il y a beaucoup à gagner à pousser plus avant l'étude d'une telle hypothèse. On admettra, pensons-nous, que les investissements directs à l'étranger (et ceux des industries américaines n'y font pas exception) obéissent à l'un ou à l'autre des objectifs suivants : ou bien le capital se délocalise pour mieux s'assurer un approvisionnement en facteurs complémentaires — ce que l'on pourrait appeler un phénomène d'attraction des ressources ; ou bien il se délocalise pour mieux s'assurer d'un débouché pour les produits de l'entreprise qui met en œuvre le capital — ce que l'on pourrait appeler un phénomène d'attraction des débouchés. C'est dans l'une ou l'autre de ces deux perspectives qu'il convient de raisonner concrètement pour apprécier les effets de délocalisation de l'avantage comparatif éventuellement dus aux investissements directs 22. Soit le premier type d'investissement direct, par attraction de ressources ; dans ce cas, le transfert du capital américain à l'étranger s'explique autant par la rareté relative des autres facteurs aux États-Unis que par l'abondance du capital américain. En raisonnant dans le cadre d'un modèle à trois facteurs, l'attraction à laquelle obéit le capital américain peut être due soit à l'abondance de la main-d'œuvre, soit à l'abondance des ressources naturelles à l'étranger 23. Considérons d'abord l'hypothèse où c'est le bon marché de la main-d'œuvre à l'étranger qui est déterminant. Cette hypothèse ne nous permet nullement d'expliquer le paradoxe de Leontief en invoquant la mobilité du capital. Parmi les industries d'exportation, les industries de main-d'œuvre, beaucoup plus que les industries de capital, devraient alors être incitées à se délocaliser — et non à l'inverse. Il serait illogique d'exporter du capital d'un pays où la main-d'œuvre est rare (et donc chère dans la logique du modèle de B. Ohlin) pour l'investir à l'étranger dans les activités qui demandent comparativement le moins de main-d'œuvre, là où la main-d'œuvre est abondante (et donc bon marché). En raisonnant toujours sur le premier type d'investissement, si par contre l'abondance de ressources naturelles dans leur localisation à l'étranger est déterminante, nous sommes alors

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en présence d'un phénomène d'attraction du capital américain par délocalisation des productions primaires essentiellement. L'observation concrète montrerait de très nombreux cas d'investissements directs par les grandes sociétés américaines en vue de répondre à l'insuffisance de leurs sources locales d'approvisionnement en matières premières. Mais alors nous ne faisons que reprendre sous une autre forme ce que nous avons constaté précédemment •— sous la rubrique (2) — en ce qui concerne l'importance des ressources naturelles. Nous savons déjà qu'en important des produits primaires, les États-Unis se procurent des produits qui contiennent à la fois du capital et des ressources naturelles, et qu'il convient de ne pas négliger ces dernières dans l'analyse factorielle des importations. Nous pouvons désormais ajouter que dans la mesure où ces importations sont le produit de leur capital, elles ne démontrent pas tant un désavantage comparatif à l'encontre du capital américain qu'une « délocalisation » de son propre avantage comparatif. Mais cette conclusion ne met pas fin au paradoxe pour autant qu'il porte sur les proportions capital-travail. La logique du modèle de B. Ohlin n'est pas remise en question par le premier type d'investissement direct. La prise en considération du second type peut avoir par contre beaucoup plus de portée. Soit, donc, le second type d'investissement direct, par attraction du débouché extérieur. Ce second cas est distinct du précédent dans la mesure où le transfert du capital et la délocalisation correspondante de la capacité de production ne sont pas justifiés par des considérations tenant à l'offre des facteurs, mais par le souci d'établir la production à l'intérieur d'un marché autre que le territoire national. Nous n'avons pas à expliquer en détail, ici, les raisons qui amènent à le faire : l'investissement direct se fera souvent en réponse aux mesures que les pouvoirs publics à l'étranger auront prises pour protéger leur marché intérieur, soit qu'ils n'aient d'autre but que l'objectif immédiat de protection des produits nationaux contre les produits étrangers, soit qu'ils y voient aussi un moyen d'attirer le capital étranger dans des tariff industries (cette analyse pouvant être étendue au cas d'attraction du capital des pays tiers exercée par la création d'un marché commun). Nous ne nions pas que même dans cette hypothèse des considérations relatives à l'offre des facteurs, et en particulier au bon marché de la main-d'œuvre, ne jouent ; mais elles restent secondaires.

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Dans la mesure où les investissements directs découlent non plus d'un objectif de relocalisation de l'input qu'est le capital, mais d'un objectif de relocalisation de l'output, l'attraction peut s'exercer plus intensément à l'égard des produits du capital, c'est-à-dire des industries de capital que ce n'est le cas à l'égard des industries de main-d'œuvre. Dans ce cas le paradoxe de Leontief pourrait s'expliquer par une plus grande propension des industries de capital des États-Unis à investir à l'étranger comparativement à leurs industries de maind'œuvre. La délocalisation de l'avantage comparatif s'exprimerait alors concrètement par la production directement à l'étranger de produits du capital américain qui, autrement, auraient été incorporés dans les exportations américaines elles-mêmes — d'où la diminution du contenu de capital dans les exportations par rapport à ce que le raisonnement habituel postulerait 24 . A notre connaissance, cet argument n'a pas été présenté par les auteurs qui ont cherché à rendre compte du paradoxe. Ne le croyant pas pour autant spécieux, nous tenons ici à en préciser les implications théoriques — qui nous semblent bien fondées — et la portée pratique qui, malgré tout, nous semble limitée. Du point de vue théorique, cette hypothèse implique non seulement que le capital puisse être plus mobile que les produits, mais que sa mobilité internationale soit avant tout une mobilité intra-sectorielle et non pas inter-sectorielle ; en d'autres termes, que le capital soit transféré d'un territoire à l'autre sans changer d'emploi sectoriel, et à la limite en restant attaché à la même industrie ou aux mêmes industries (les industries de capital dans le cas qui nous occupe). En reprenant une idée souvent développée par Maurice Byé dans un tout autre contexte d'idées, nous supposons que le capital n'est pas tant « attaché » à un territoire qu'il n'est attaché à un type de production et que sa mobilité internationale « intra-sectorielle » est plus grande que sa mobilité intersectorielle « intra-nationale ». S'il en est ainsi, il suffit que les industries de capital aient une propension à investir à l'étranger plus grande que les autres industries américaines : ce qui n'est nullement invraisemblable si l'on songe que, traditionnellement industries d'exportation, elles subissent plus intensément l'attraction des débouchés à l'étranger. En tenant toujours compte de l'hypothèse d'immobilité inter-sectorielle du capital, à ceci

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peut s'ajouter une raison complémentaire du point de vue de l'offre des facteurs : une formation de capital dans ces industries comparativement plus abondante que dans les autres peut constituer une incitation supplémentaire à investir à l'étranger 2S. Les données observables permettent-elles de vérifier le raisonnement que nous venons de présenter à titre d'hypothèse ? Il faudrait se livrer à une analyse détaillée de la structure et des motivations des investissements directs américains, qui dépasse le cadre de cette étude. A titre de présomption positive, notons néanmoins que les investissements directs du second type, tout comme celui du premier, semblent à notre époque être le fait d'industries qui sont clairement des industries de capital (l'industrie chimique, par exemple) ou qui peuvent être considérées comme telles (l'industrie automobile, par exemple) 26. Cependant l'hypothèse que nous avons faite nous semble avoir une portée limitée dans la mesure où elle a pour but d'interpréter les données du commerce américain étudiées par Leontief, c'est-à-dire des données antérieures à la grande vague des investissements directs américains d'après-guerre. N'oublions pas que l'effet supposé est attribuable au capital américain accumulé à l'étranger, et non à son transfert et aux flux réels y correspondant pendant la même période. Or le capital accumulé à l'étranger du fait des investissements antérieurs à 1947-1949 semble se prêter moins bien à cette analyse, la proportion des investissements du premier type étant alors, dans le total, plus grande qu'elle ne l'est de nos jours. D'un point de vue purement quantitatif, il n'est pas démontré que l'effet de délocalisation de l'avantage comparatif ait été suffisant pour rendre compte du paradoxe. Mais si l'évolution va dans le sens que nous pensons, cette analyse aura de plus en plus de portée avec le temps. Un jour viendra peut-être où il faudra admettre sans équivoque que l'abondance du capital dans un pays ne confère plus un avantage à l'exportation des produits de ses industries de capital, parce que celles-ci ont comparativement aux autres un avantage à investir directement à l'étranger. Avant d'arriver au dernier stade de l'étude, qui a trait à la comparabilité des méthodes et des résultats de la production, il est bon de dresser un constat provisoire des conclusions atteintes sous les trois rubriques (1), (2) et (3) portant sur la comparabilité des produits et des dotations de facteurs.

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Chacune des trois études nous a révélé l'existence de failles dans le raisonnement de Leontief (et dans le modèle de B. Ohlin pour la troisième étude) par où peuvent se glisser des critiques tendant à réduire la portée du paradoxe. Toutes ces critiques, même additionnées les unes aux autres, ne nous paraissent pourtant pas suffire à sa réfutation. Il ne suffit pas de renoncer à des dichotomies simples, d'exclure de la comparaison les industries purement locales en premier Heu, d ' y inclure en second lieu les industries axées sur les ressources naturelles et les industries délocalisées en dernier Heu, pour être en mesure de conclure qu'il n'y a plus de paradoxe. Ni l'analyse comparative des outputs, ni celle des inputs ne sont décisives. L a comparaison doit enfin porter sur les manières dont les opérations de production s'effectuent et sur les niveaux d'efficience des résultats suivant les pays. 4. La comparaison des méthodes de production et de leurs résultats Si les industries (américaines) de main-d'œuvre semblent profiter d'un avantage comparatif vis-à-vis des industries (américaines) de capital même compte dûment tenu de ce qui précède, il est encore possible d'objecter que c'est là une illusion que la prise en considération des différences dans les méthodes de production suivant les pays suffit à dissiper. Les produits importés par les États-Unis peuvent très bien avoir été obtenus à l'aide de méthodes à base de travail dans leur pays d'origine, alors que les produits américains qu'ils concurrencent sont obtenus à l'aide de méthodes à base de capital — d'où les importations américaines contiendraient l'apport de la main-d'œuvre étrangère en plus grande proportion que l'analyse des produits américains concurrencés ne le laisse supposer. E t , nous disent les auteurs qui proposent cette explication, cette hypothèse a d'autant plus de chance d'être correcte que l'évolution technologique v a dans le sens d'une flexibilité accrue des méthodes de production par rapport à ce qu'elles étaient au siècle précédent 2 7 . Nous sommes en droit de nous demander si la flexibilité croissante des méthodes de production qui est alléguée correspond bien aux faits observables. Les progrès de la technologie suscitent certainement des innovations permettant de diminuer la proportion du travail et des ressources naturelles dans les produits recourant traditionnellement à un usage intensif

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de ces facteurs. Dans ce contexte, on a rappelé par exemple que le caoutchouc naturel, produit de plantation, qui est importé aux États-Unis, se trouve désormais en concurrence sur le marché américain avec le produit de synthèse obtenu localement suivant des méthodes qui sont incontestablement à base de capital 28 . Mais précisément ceci ne fait que prouver la possibilité qu'ont les États-Unis d'élargir la gamme des produits à base de capital capables de concurrencer des importations à base de main-d'œuvre et de ressources naturelles. On est en droit d'exiger la démonstration que joue bien, de façon symétrique, le mécanisme qui permettrait aux pays à main-d'œuvre abondante d'élargir la gamme de leurs produits capables de concurrencer victorieusement les exportations américaines à base de capital. Or on peut douter que cette symétrie existe, et qu'il y aurait tout autant d'innovations (du type labourbiased ou capital-saving dans la terminologie anglaise) permettant aux pays pauvres d'adapter leurs méthodes de production à cette situation, en substituant du travail au capital 29. La technologie moderne tend plutôt à élargir l'avantage comparatif en faveur des produits à base de capital, ceci devrait se refléter dans la structure du commerce américain dans le sens attendu, à l'exclusion de tout paradoxe. On pourrait encore invoquer, à l'encontre de la variabilité des méthodes de production, la façon dont se réalisent les investissements directs. L'observation ne montre pas de façon concluante que les grandes entreprises américaines profitent de la plus grande abondance de la main-d'œuvre dans les pays où elles investissent pour modifier leurs méthodes de production par rapport à ce qu'elles sont aux États-Unis. Une analyse détaillée montrerait, peut-être, certains cas d'adaptation des méthodes aux conditions factorielles locales, mais en général, une industrie de capital ne devient pas une industrie de main-d'œuvre du fait de son changement de localisation. L'argument a une portée limitée : il montre du moins que les méthodes de production sont moins flexibles que le capital n'est mobile. Le paradoxe de Leontief ne peut donc être expliqué par une hypothèse de variabilité des combinaisons de facteurs. Les produits restent comparables du point de vue des méthodes de production qui leur donnent naissance. Mais le sont-ils du point de vue des résultats que donnent suivant les pays des méthodes de production considérées comme identiques ?

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Si l'on admet l'identité des méthodes en tant que combinaisons des facteurs, force est de renoncer à l'hypothèse d'identité des fonctions de production. L'avantage comparatif ne serait plus décelable au niveau des produits et des combinaisons de facteurs, et ne s'exprimerait que par comparaison des fonctions de production ellesmêmes. Ne va-t-on pas, ainsi, être contraint d'en revenir à l'analyse ricardienne simplifiée, à laquelle le modèle de B. Ohlin apportait un appréciable complément d'informations ? En réalité le problème posé par Leontief ne permet pas un retour pur et simple au modèle de Ricardo. Il implique que l'analyse des coûts comparés porte directement sur les fonctions de production, mais en restant dans le cadre d'un modèle à plusieurs facteurs où la quantité de capital disponible doit être prise en considération dans l'explication de l'efficience comparée de la main-d'œuvre. L'avantage comparatif doit être trouvé dans une comparaison internationale des niveaux et des formes des fonctions de production 30. On admettra sans peine que l'abondance du capital donne un avantage de productivité à la main-d'œuvre américaine. Dès lors pourquoi ne pas admettre que cet avantage de productivité se reflète dans la valeur ajoutée par le travail dans les productions américaines en comparaison de ce qu'est la valeur ajoutée par la même quantité physique de travail dans les produits étrangers ? La part anormalement importante de la main-d'œuvre dans les exportations américaines ne s'expliquerait donc pas par le fait que ces exportations proviennent de façon prépondérante des industries de main-d'œuvre, mais par le fait qu'elles permettent l'imputation à la main-d'œuvre d'une valeur ajoutée comparativement d'autant plus grande que cette main-d'œuvre est plus productive, en liaison avec l'abondance du capital. Pour autant qu'il découle de l'analyse des exportations, le paradoxe ne serait qu'une illusion, mais en ce sens que les résultats de Leontief ont incité à attribuer aux exportations américaines un contenu de main-d'œuvre anormalement élevé en quantités physiques (nombre d'heures de travail) relativement à leur contenu de capital physique, alors que la comparaison portait, et ne pouvait porter que sur la valeur ajoutée par le travail comparativement à la valeur ajoutée par le capital. On objectera peut-être que ce raisonnement omet de tenir compte de l'autre terme de la comparaison et que ceci n'ex-

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plique pas pourquoi dans l'analyse des produits concurrencés par les importations ce phénomène se manifeste moins intensément, de telle sorte qu'en comparaison le contenu de maind'œuvre en paraisse proportionnellement moins élevé. A cela, la réponse est simple : le commerce des États-Unis obéit à la loi des productivités comparées ; les produits concurrencés par les importations sont ceux en faveur desquels l'avantage de productivité de la main-d'œuvre est comparativement le moindre. Dès lors, l'écart de productivité par rapport à l'étranger étant moindre, il faut s'attendre à ce que les valeurs ajoutées par le travail reflètent cet avantage de productivité de façon comparativement moindre, à l'avantage de la proportion de valeur ajoutée par le capital. C'est, nous semble-t-il, une explication de ce genre que Leontief lui-même avait en vue en cherchant à interpréter les résultats auxquels il venait de parvenir, au moyen de l'hypothèse que la productivité du travail serait en moyenne aux États-Unis (de façon estimative) trois fois plus grande qu'ailleurs. A partir de cette hypothèse son explication du paradoxe semble être que pour un produit donné en terme d'une quantité fixe d'input de travail, le montant de capital qui doit y être associé apparaît trois fois moins grand aux États-Unis qu'ailleurs. Nous préférons dire que pour une quantité donnée de capital, la rémunération du travail qui y est associée peut être trois fois plus élevée qu'ailleurs — d'où, dans une interprétation comme dans l'autre, l'apport du capital et le rôle qu'il joue dans l'avantage comparatif tendent à être indûment minorés.

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CONCLUSIONS

L'examen du paradoxe de Leontief montre le danger qu'il y a à perdre de vue qu'un problème de coûts comparés est essentiellement un problème de productivités comparées. Le modèle de B. Ohlin lui-même est critiquable dans la mesure où il suppose que la comparaison des produits et des facteurs suffit à déterminer l'avantage comparatif. Les dotations de facteurs exprimées simplement en quantités et proportions ne suffisent pas à la comparaison des conditions de production : il faut aussi tenir compte de dénivellations des fonctions de production d'un pays par rapport à l'autre. Dans une hypothèse d'immobilité au moins relative des facteurs et en tout

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cas d'immobilité du facteur travail, si l'on doit admettre avec Ohlin que le commerce portant sur les produits laisse subsister les dénivellations dans les proportions quantitatives des dotations de facteurs, il faut encore ajouter que le commerce laisse subsister les dénivellations des fonctions de production tout aussi bien. D'aucuns regretteront que les idées exprimées aillent dans le sens d'une plus grande indétermination du jeu des coûts comparés, et donc des spécialisations 31 , que les considérations relatives aux dotations de facteurs ne suffisent plus à déterminer de façon univoque. A ceux-là nous répondrons que ceci est la preuve de l'insuffisance de tout modèle de la spécialisation internationale qui ne tienne compte que de la comparaison des conditions de production, c'est-à-dire des phénomènes de l'offre, et qui n'en tienne compte que dans un cadre statique. Seules des considérations relatives à la demande, et traitées de façon dynamique, pourraient apporter ce complément de détermination. Notre ambition n'a pas été jusque-là.

Notes 1. Cf. I. B. Kravis, « ' Availability ' and other influences on the commodity composition of trade », Journal of Political Economy, avril 1956, pp. 143 sq. Il y a là sans doute une manière indirecte de réhabiliter la théorie de l'avantage absolu, chaque pays exportant ses excédents du fait qu'ils sont excédentaires. 2. Ou encore, on pourrait faire l'hypothèse que la dispersion n'est pas plus grande dans le pays à productivité faible, mais que la distribution de fréquence des coûts est biaisée, l'asymétrie de la distribution de fréquence par rapport au mode étant due à l'existence de quelques produits dont le coût est exceptionnellement bas (alors que la distribution est « normale » à la façon d'une courbe de Gauss, dans l'autre pays). Cette hypothèse serait plus plausible, en tenant compte du fait que les pays les moins développés concentrent leurs exportations sur quelques produits en quantités élevées, alors que les pays plus avancés exportent, en quantités proportionnellement moindres, une gamme de produits beaucoup plus étendue. La « monoproduction » peut faire présumer l'existence d'un avantage absolu, plutôt que la concentration de l'avantage relatif sur un seul produit. 3. Constatation d'une portée tout à fait générale, puisqu'elle ne se limite pas à l'explication de la spécialisation internationale, et qu'elle s'exerce à l'égard de tout phénomène de spécialisation économique ou professionnelle : en nous inspirant d'un exemple emprunté à Samuelson, c'est pour des raisons identiques qu'un avocat qui serait capable de faire en une heure chaque jour son travail de bureau pourra trouver un avantage comparatif à louer

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pour deux heures par jour les services d'une dactylo, de façon à se consacrer à ses autres tâches où son efficience est proportionnellement encore plus grande. Une interprétation néomarginaliste par les coûts d'opportunité ne ferait que renforcer l'argument. Cf. J. N. Bhagwati, « Some recent trends in the pure theory of international trade », International trade in a developing world, proceedings of a conference held by the International Economic Association, Londres, 1963, p. 6. E. Heckscher, « The effect of foreign trade on the distribution of income », Ekonomisk Tidshrift, 1919, reproduit en version anglaise, in : Readings in the theory of international trade, 1949, pp. 272 sq. ; B. Ohlin, Interregional and international trade, 1935. Il est vrai que l'on pourrait éviter l'indétermination en interprétant le rejet de l'hypothèse de fixité des combinaisons comme signifiant non pas que les facteurs sont parfaitement substituables les uns aux autres, mais qu'ils le sont à l'intérieur de certaines limites définies et différentes suivant les produits, de telle sorte que toutes les méthodes de production ne soient pas comparativement aussi efficientes à l'égard de tous les produits. Mais alors il faut renoncer au caractère macro-économique simple d'un modèle fondé sur les dotations de facteurs au bénéfice d'un modèle à!équilibre général, d'autant plus complexes que les conditions de cet équilibre doivent être simultanément repérées dans plusieurs pays et qu'en conséquence les interactions ont non seulement un caractère de réversibilité (d'une variation à une autre) mais aussi de réciprocité (d'un pays à l'autre). Beaucoup d'auteurs croient pouvoir présenter une variante améliorée du modèle de B . Ohlin en renonçant à l'hypothèse de fixité des combinaisons de facteurs ; en réalité ceci implique qu'on abandonne le modèle et qu'on en construise un autre suivant une option de méthode tout à fait différente. Ceci doit, bien entendu, être interprété de façon comparative ; c'est-à-dire que, pour des structures factorielles des produits données, la coïncidence sera d'autant plus poussée dans un pays qu'elle le sera parallèlement dans une autre et donc que les proportions et dotations de facteurs s'écarteront davantage dans l'un de ce qu'elles sont dans l'autre. E t y trouver son avantage dans la mesure où les échanges font intervenir une loi tendancielle d'égalisation des niveaux de rémunération de chaque facteur, au bénéfice dans chaque pays du facteur qui y est relativement abondant ; autre aspect du modèle de B. Ohlin qui ne sera pas étudié ici. Rappelons au passage que, comme l'ont montré Samuelson et Stolper (« Protection and real wages », The Review of Economic Studies, vol. I X , 1941, pp. 58 sq.) sous certaines conditions, l'égalisation peut aller jusqu'à être parfaite, dans un modèle ne retenant que deux facteurs de production. Pour une dénonciation des insuffisances du modèle, liées à son caractère statique, voir en particulier : M. Byé, « Internai structural changes required b y growth and changes in international trade », in : International trade theory in a developing world, op. cit., voir pp. 150-151. L'édition française est à paraître dans un prochain Cahier de l'ISEA. Ceci s'applique, en particulier, aux déviations qui peuvent résulter d'une préférence de structure, au sens où J. Weiller emploie ce terme : en reflétant une préférence de structure, les exportations et les importations d'un pays en viennent souvent à provoquer des déviations sectorielles du fait qu'il s'agit non pas de préférence

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pour une structure anticipée, mais pour une structure dépassée comparativement à l'état présent de la dotation de facteurs. Voir cependant ce que signale Jean Weiller, des tendances, préférences et anticipations (L'Économie internationale depuis 1950, P U F , 1965). 1 1 . U n e simple exploration du problème par l'analyse combinatoire suffit à en convaincre. E n s'en tenant à un simple calcul de permutations, si nous désignons par K , L et N le capital, le travail et les ressources naturelles respectivement, avec ces trois facteurs nous obtenons déjà, dans la logique du modèle de B . Ohlin, six produits-types et donc six possibilités de spécialisation, en classant les facteurs suivant toutes les combinaisons éventuelles par ordre de rareté relative croissante, c'est-à-dire six produits définis par les combinaisons : K L N K N L

L K N L N K

N L K N K L

Si nous introduisons un quatrième facteur spécifique (par exemple' les ressources énergétiques par opposition a u x ressources natu" relies concédant des matières premieres) nous obtenons un n o m b r e de combinaisons égal à factorielle de 4, soit 24 possibilités de spécialisation. A v e c un cinquième facteur nous en avons 120, avec un sixième ces possibilités sont d é j à au nombre de 720. Même s'il y a des combinaisons qui ne sont que virtuelles — et à supposer que l'on parvienne à déterminer quelles sont les « cases vides » — un raisonnement de caractère ordinal aura d ' a u t a n t moins de chances d'aboutir à une vérification empirique qu'il cherchera, par souci du concret, à tenir compte d'un plus grand nombre de facteurs spécifiques. 12. W . Leontief, « Domestic production and foreign trade ; the American capital position re-examined », in : Proceedings of the American Philosophical Society, septembre 1953, reproduit dans : Economia Internazionale, vol. 7, 1954 e t « Factor proportions and the structure of American foreign trade ; further theoretical and empirical analysis », Review of Economics and Statistics, vol. 38, 1956. 13. D a n s la première évaluation présentée par Leontief, à partir des données de 1947, on peut dire, en arrondissant les chiffres, que la production d'un million de dollars de produits d'exportation requérait en moyenne une dépense en capital (calculée à partir des amortissements) de 2 550 000 dollars, contre une dépense moyenne de 3 100 000 dollars pour une production équivalente destinée à concurrencer les importations, le nombre d'années de travail nécessaire étant lui-même légèrement supérieur en ce qui concerne les produits d'exportation. L'évaluation faite ultérieurement sur les données de 1951 (cf. Leontief, Review of Economics and Statistics, op. cit.), en restreignant les écarts, a atténué le paradoxe. Ceci a apporté une certaine confirmation a u x critiques qui, au vu des premiers résultats, avaient minimisé la portée des constatations faites, en rappelant que la structure du commerce extérieur des États-Unis était déviée de la normale par le jeu des pénuries sévissant dans le reste du monde immédiatement après la fin de la guerre : c'est la disponibilité des produits en comparaison sur le marché américain qui en entraînait l'exportation en 1947, et non la disponibilité des facteurs en comparaison, comme l'aurait voulu le modèle de B . Ohlin. 14. C'est ainsi que les résultats d'une étude similaire portant sur le commerce extérieur du Japon {cf. T a t e m o t o et Ichimura, « Factor proportions and foreign trade : the case of Japan », Review of

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Economies and Statistics, vol. 41, 1959) montrent que les exportations de ce pays sont à base de capital, conclusion à peine moins surprenante que celle à laquelle Leontief aboutit à l'inverse en ce qui concerne les États-Unis. Mais il faut alors tenir compte que cette prépondérance du capital en moyenne dans les exportations japonaises est attribuable à l'importance de leurs ventes aux pays du Sud-Est asiatique, moins industrialisés que ne l'est le Japon lui-même. B. Ohlin y a particulièrement insisté ; profitons-en pour rappeler que les objections présentées dans ce paragraphe à l'encontre de la méthode et des résultats de Leontief ne visent pas son propre modèle. Le modèle de B. Ohlin suppose que les produits sont généralement plus mobiles que les facteurs de production ; mais ce principe admet évidemment une exception : les non-traded goods sont un cas d'immobilité internationale des produits. Cette objection est parmi les premières qu'ait suscitées la publication des travaux de Leontief. Cf. Th. Balogh, « Factor intensifies of American foreign trade and technical progress », Review of Economies and Statistics, vol. 37, 1955, pp. 425 sq. Cette lacune a d'ailleurs été reconnue par Leontief, qui a repris ses travaux pour la corriger, mais sans que, à notre connaissance, les évaluations en tenant compte aient encore été publiées. Cf. J. Vanek, « The naturai resource content of foreign trade, 1870-1955, and the relative abundance of naturai resources in the U.S. », Review of Economies and Statistics, 1959 ; les travaux de Kravis (op. cit.) en insistant sur la disponibilité des ressources naturelles et des produits primaires comme facteur déterminant des échanges, nous semblent aller dans le même sens. Toute préférence de structure, au sens de J. Weiller, tend à avoir un résultat « paradoxal » dans la mesure où elle perpétue la structure antérieure des échanges extérieurs avec plus de succès qu'elle n'en a dans sa tentative de perpétuer la structure interne et de s'opposer sur le plan interne aux conséquences de l'évolution des conditions de production. Telles sont, tout au moins, les constatations généralement faites dans le cas des échanges extérieurs et de%la politique de la France de i8yo à 1958 ; cf. les articles des précédents Cahiers de l'I SE A, série P, consacrés par l'auteur à cette étude. V. aussi les Cahiers des années 1969 et 1970. Ce dont les auteurs néo-classiques seraient d'ailleurs les premiers à se féliciter, la mobilité internationale des produits n'étant à leurs yeux qu'un substitut imparfait de la mobilité internationale des facteurs comme moyen de maximer l'avantage collectif à l'échelle internationale. Notons bien qu'il s'agit des effets du capital-stock et non pas du capital-flux. Il ne s'agit pas des effets qu'ont les flux de transfert de capital sur la composition de la balance commerciale pendant la même période (ils se traduiront le plus souvent sous forme d'un surcroît d'exportations d'équipement et donc de produits qui sont probablement à base de capital). Il s'agit de l'effet qu'a le capital accumulé à l'étranger (en conséquence de tous les investissements directs antérieurs) sur la localisation de l'avantage comparatif. E n ne considérant comme marchés des inputs que les marchés sur lesquels s'offrent les facteurs ; nous laissons ainsi de côté le cas où le capital subit l'attraction d'un produit intermédiaire, c'est-à-dire le cas où la délocalisation des investissements d'une firme n'affecte pas l'ensemble de son processus vertical de production, le transfert de la capacité de production ne portant que sur les dernières opérations relatives à l'output de cette firme. Dans ce

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cas la délocalisation implique une « désintégration » du processus de production vertical, et les effets de délocalisation de l'avantage comparatif sont plus limités. Nous prévoyons simplement un effet de modification de la structure factorielle des exportations. Mais s'il était suffisamment intense, cet effet pourrait aller jusqu'à s'exercer de façon réciproque sur les importations en entraînant un accroissement de la part des produits du capital dans celles-ci. Cette hypothèse n'est pas retenue, parce que les investissements directs américains ont pour but principal d'assurer des débouchés à l'étranger plutôt que de remplacer la production nationale par la production à l'étranger pour satisfaire le débouché intérieur que constitue le marché américain lui-même. Nous ne pensons pas tellement ici à la formation brute du capital qu'à sa formation nette : il faut tenir compte que la capacité de production délocalisée s'accroît le plus souvent par réinvestissement de profits nets non rapatriés ; cette croissance sera d'autant plus rapide que le taux de profit sera plus élevé à l'étranger qu'il ne l'est dans la même activité dans le pays d'origine des capitaux. E n particulier le capital peut subir l'attraction d'un marché étranger moins concurrentiel que le marché national, permettant d'obtenir un taux de profit plus élevé. Cette attraction a toute chance de s'exercer directement sur le capital plutôt que sur les produits par la voie indirecte des exportations, beaucoup plus aléatoire si l'on tient compte que les législations douanières à l'étranger tendent souvent à protéger les positions monopolistiques des industries locales (par une interprétation extensive des clauses anti-dumping par exemple). Nous songeons ici aux grandes filiales de l'industrie automobile américaine, à production intégrée, telles qu'elles existent en Angleterre et en Allemagne Fédérale par exemple, et non aux simples chaînes de montage qui sont plutôt des industries de main-d'oeuvre. Voir, par exemple, C. P. Kindleberger, Foreign Trade and the National Economy, Y a l e University Press, 1962, pp. 75-77. Cf. C. P., Kindleberger, op. cit., p. 76. Nous utilisons ici un argument souvent présenté par les auteurs qui étudient l'évolution des termes de l'échange, en vue d'expliquer les raisons qui les font évoluer à l'encontre des pays producteurs primaires, généralement pauvres en capital. Les produits de synthèse obtenus à l'aide d'une grande disponibilité de capital se substituent aux produits primaires importés de pays généralement moins développés, sans que le progrès technique n'ouvre aussi largement la voie à des possibilités de substitution de facteurs en sens inverse à l'avantage de ces derniers, qui pour s'industrialiser sont contraints d'imiter les techniques des pays capitalistes. E n ce sens, voir A . Danière, « American cost structure and comparative cost theory », Economia Internazionale, vol. I X , 1956, n° 3. Cette étude (voir notamment pp. 411-416 et pp. 427-428) montre fort bien les raisons théoriques qui font qu'il ne suffit pas d'abandonner l'hypothèse de fixité des combinaisons de facteurs pour être en mesure de réfuter le paradoxe. Parmi les notions que nous avons été amené à rejeter figure implicitement la distinction entre industries de main-d'œuvre et industries de capital, qui permettait d'établir une relation simple et élégante entre les spécialisations sectorielles et les proportions factorielles.

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ALAIN BIENAYMÉ

les tentatives de révision de la théorie pure*

Par théorie pure du commerce international on entendra, selon la coutume, se référer à un double courant de pensée : i ° Celui qui analyse les forces réelles (non monétaires) agissant sur l'échange international, et recherche les facteurs déterminant sa structure, son volume, sa direction, et les incidences qu'il entraîne sur les prix et les flux (3). 2° Celui qui met en évidence d'un point de vue normatif le gain net que l'échange international ou toute mesure s'y rapportant, dégage en termes de bien-être collectif. La distinction de l'explicatif et de normatif est systématisée par Bhagwati (4). La caractéristique majeure de la littérature contemporaine, en ce domaine, est de prendre la forme de véritables bilans avoués ou non, bilans qui tentent chacun à sa manière la recension quasi exhaustive des articles ou ouvrages des devanciers. Les surveys publiés ces années dernières, ne laissent pas de dégager l'impression que la théorie du commerce international marque le pas. i ° Du point de vue de la forme, le lecteur sera souvent inutilement rebuté par le style et la présentation des articles ou des ouvrages de recension. Ces documents sont rédigés de manière trop dense, leur caractère allusif exige que le lecteur se soit familiarisé au préalable avec la troupe des auteurs passés en revue. 2 0 La prolifération pointilliste d'articles traitant des multiples points de détail cache peu de véritables nouveautés. Dans son ensemble, la théorie pure du commerce international progresse en exploitant les filons découverts par Ohlin, * Extrait du rapport présenté sous ce titre à un Séminaire tenu à Rouen les 16-24 septembre 1966. Les numéros d'appel reportent aux chiffres correspondants de la bibliographie publiée in fine (30).

A. Bienaymê : Tentatives de révision

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Haberler et Samuelson, quand elle ne pilonne pas certaines questions rebattues (« théorème » de l'égalisation des prix des facteurs). 3 0 Beaucoup d'ouvrages pèchent par défaut d'une conception unificatrice d'ensemble ; ils risquent de se réduire à des typologies de théories, ce qui semble être, à l'auteur de ce rapport, un péché contre le véritable esprit d'analyse théorique. Ce dernier se définit, à notre sens : a) par le désir de n'accepter que sous bénéfice d'inventaire, les contributions de la grande foule des devanciers afin d'éviter de confondre analyse et histoire de la pensée ; b) par une volonté délibérée de confronter les prémisses du raisonnement aux faits majeurs de l'économie contemporaine (disparités des niveaux de développement, existence des régimes, plein emploi construit etc.) ; c) par le recours aux abstractions simplificatrices, qui seules, réunissent des phénomènes concrets dont le simple bon sens ne permet pas de percevoir a priori les rapports. A cet égard, le mépris de J. Bhagwati à l'égard de tous les auteurs qui n'ont pas su présenter, en des formalisations rigoureuses, leurs apports nous paraît excessif et restreindre la portée d'intuitions dont les imperfections formelles n'excluent pas la nouveauté créatrice. Il se condamne à n'apprécier que l'achevé, c'est-à-dire le figé. Parmi les ouvrages récents, celui de J. Weiller (26) nous a paru concentrer avec bonheur les préoccupations sur le besoin que nous avons d'une théorie des négociations et de la coopération internationale qui transcende les réalités de l'échange pur. Néanmoins, s'agissant d'un ensemble d'intuitions non formalisables, cet ouvrage appelle, dans la voie tracée, des systématisations esquissées ci-après. Pour l'heure, il nous faut encore — tout en déblayant le terrain afin de laisser la place, au delà de l'échange, à la coopération et à l'intelligence des affrontements —• recourir, malgré les vieilles impasses qui demeurent, aux analyses statiques fondées sur l'hypothèse de la concurrence complète. Cela pour deux raisons : D'une part, contrairement à une opinion répandue, les faits contemporains ne répudient pas, de manière décisive, les acquis fondamentaux de la science ricardienne ou néo-classique, les apports de l'école suédoise. Ils ont le mérite de mettre en lumière, le poids des contraintes qui bornent l'horizon

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à court terme de bien des économies nationales. Caves (8), soucieux de relier la théorie pure de l'échange au corps central de l'allocation des ressources, de la production et des prix relatifs, a su dégager dans un bilan homogène la part de vérité permanente de notre héritage. D'autre part, phénomène nouveau, la conscience accrue des mécanismes économiques, qui se fait jour dans les sociétés modernes donne naissance à un volontarisme et un transformisme qui requièrent une place de plus en plus grande et une analyse de plus en plus serrée. Pour leur ouvrir cette place, il semble que nous ayons besoin d'exprimer en des raccourcis, à l'aide de formalisations simples, les acquis de l'analyse traditionnelle. Les quelques aperçus que nous exposerons dans ce rapport concernent presque exclusivement des procédés de présentation nouveaux de l'optique traditionnelle. Dans ce qui suit nous nous en tiendrons à la confrontation systématique du modèle ricardien et du modèle d'HeckscherOhlin. Le problème central reste celui de la spécialisation.

CONFRONTATION DU MODÈLE RICARDIEN DE SPÉCIALISATION INTERNATIONALE ET DU MODÈLE DE B. OHLIN

La comparaison des deux théories majeures de la spécialisation internationale préoccupe bon nombre des auteurs passés en revue et qui ne se contentent pas d'expliquer les différences de coûts comparés par des différences de dotations en facteurs. Caves (8) présente en un petit nombre de pages, la formalisation des deux théories qui a été proposée par Tinbergen (25) et par Laursen (19). Après avoir posé le problème, on classera les hypothèses qui caractérisent chacune d'entre elles. Puis les deux modèles seront successivement exposés. Enfin, nous interrogeant sur les mérites respectifs des deux théories, on mettra en évidence la supériorité statistique de la théorie ricardienne, et la fécondité théorique de la théorie d'Heckscher-Ohlin. 1. Les différences dans les conditions de production La plupart des économistes sont d'accord pour expliquer la spécialisation internationale par l'existence de différences

A. Bienaymé : Tentatives de révision

dans les conditions nationales de production. Le problème surgit du fait qu'il est possible de conférer à ces termes deux acceptions différentes (12). a) Différence dans les aptitudes à produire. En ce cas, la trace des inégalités dans les conditions de production est repérée au niveau des rendements comparés du travail en divers produits. Cette façon de voir est typiquement ricardienne. Elle attribue le commerce international à des différences de climat, de tour de main, d'habileté qui retentissent sur les productivités ou les coûts comparés en travail. b) Différences dans la dotation en ressources productives. La spécialisation naît d'une adaptation de la structure des productions nationales à la structure des disponibilités en facteurs productifs. Partant d'un ensemble donné de ressources, le pays adapte passivement la structure de sa production en tenant le plus grand compte du contenu factoriel des différents biens qui le composent. Cette opposition a été soulignée par Bhagwati (4) et formalisée par Caves (8) et les auteurs qu'ils analysent, en particulier Laursen et Tinbergen. 2. Les approches respectives de Ricardo et de B. Ohlin On peut ranger dans le tableau suivant (cette présentation, qui a un ton relativement personnel, n'a pas été proposée au séminaire de Rouen) les critères de différence qui séparent les positions prises respectivement par Ricardo et Ohlin. Bhagwati (4) suggère cette opposition que l'on peut systématiser ainsi :

Critères de différence des deux modèles

Solutions retenues par Ricardo

Solutions retenues par Ohlin

1) Les f a c t e u r s de production

Un seul facteur: le travail T

Deux facteurs : T et K

N.B. — L a conception rudimentaire qu'il se fait du capital exclut ce dernier de la théorie de l'échange international.

N.B. — Le rôle du capital est reconnu, l'influence de la théorie marginaliste de la production est prédominante.

132

Spécialisation internationale

Critères de

Solutions retenues

Solutions retenues

™érence,^es deux modèles

par Ricardo

par Ohlin

2) Les coûts de production

Coûts constants car un seul facteur. Donc le coût moyen est égal au coût marginal et, en équilibre de concurrence, les prix sont égaux aux coûts moyens comparés. Une spécialisation intégrale est possible.

Coûts non proportionnels car Ohlin utilise une fonction bifactorielle. Donc le coût moyen peut différer du coût marginal, le prix se dissocie du coût moyen. Les prix relatifs sont à l'équilibre et en concurrence égaux au rapport des coûts marginaux. Une spécialisation intégrale est impossible.

N.B. — Ricardo relie mal la théorie de la spécialisation à sa théorie de production, des rendements décroissants et de la répartition.

3) L a fonction de production

N.B. — Ohlin intègre la théorie de la spécialisation à l'analyse générale de la production et de la répartition.

1) Fonctions monojactorielles différentes pour un même produit selon les pays.

1) Fonction bifactorielle spécifique à chaque produit mais identique dans tous les pays.

N.B. — Quoique sommaire cette fonction n'exclut pas la possibilité que le progrès technique exerce une influence. Elle est dynamisable : une étude prospective des rapports de coûts pourrait faciliter la programmation des échanges extérieurs qui, jusqu'à présent, s'est développée, i n d é p e ndamment des considérations de la théorie (1).

N.B. — Quoique raffinée, c e t t e fonction exclut toute possibilité pour le progrès technique d'exercer une influence. Elle n'est dynamisable que par le biais d'une prévision sur l'évolution quantitative de K et T, ce qui nous sort des limites de l'épure.

2) L a fonction de production se définit par un coefficient de productivité moyenne reliant le produit obtenu à la quantité de travail nécessaire.

2) La définition d'un produit par sa fonction de production suppose que pour un rapport de prix de facteurs donné deux biens ont deux fonctions distinctes (deux rapports K / T ou coefficients d'intensité capitalistique différents).

A. Bienaymé : Tentatives de révision

Critères de différence des deux modeles

133

Solutions retenues Ricardo

Solutions retenues par Ohlin

N.B. — Ricardo se place au plan des résultats sans préjuger leur explication.

3) Deux hypothèses s u p p l é m e n t a i r e s sont nécessaires : a) fonction de production linéaire et homogène de degré 1 (11) (Cobb-Douglas) impliquant des rendements d'échelles constants. b) Irréversibilité des fonctions (coefficients d'intensité capitalistique K/T) quels que soient les rapports des prix de facteurs. N.B. — Ohlin se place au plan des processus.

4) C r i t è r e s d e c h o i x de la spécialisation

Infériorité de handicap ou supériorité de l'avantage mesurés en termes de coûts en heures de travail. N.B. — L a théorie de Ricardo est moins incompatible qu'on ne le croit avec une politique volontariste de modification des rapports de coût.

5) Objectif poursuivi par l'auteur

Utilisation la plus intense du facteur le plus abondant, économie du facteur rare. N.B. — Théorie beaucoup plus déterministe dans la mesure où elle ne s'intéresse pas à la variation de la dotation en facteurs.

Objectif normatif : démontrer le gain en production totale dégagé par la spécialisation.

Théorie explicitement destinée à fournir une explication positive du commerce international.

N.B. — Méthode : utilisation de données de coût objectivement constatées.

N.B. — Méthode : recours à la théorie de l'allocation optimale des ressources.

L a démarche de pensée est ainsi radicalement inversée chez les deux auteurs.

Spécialisation internationale

134

3. La version de la théorie ricardienne donnée par Laursen, Tinbergen, et Caves a) Hypothèses et symbolisation : — — — — — — —

concurrence complète, un seul facteur : le travail T (immobilité internationale), deux pays A et B, deux produits : 1 et 2 et leurs prix respectifs p i et p2. plein emploi, production = y, consommation = x. b) le modèle ricardien : I. 2 équations indiquent l'allocation du facteur T en A et B. 1) t a i + 1 a 2 = T a 2) t b i + 1 b 2 = Tb

II. 4 équations indiquent les quatre fonctions de production respectives aux conditions de production des deux biens dans les deux pays. 3) 4) 5) 6)

y y y y

a a b b

1 2 1 2

= = = =

aai aa2 abi ab2

t t t t

a a b b

1 2 1 2

Les oc sont donnés et constants. Le nombre des oc est égal au produit du nombre des biens par le nombre de pays dans lesquels ils sont produits. III. Quatre égalités comptables expriment (7 et 8) l'égalité en valeur de l'offre et la demande globale nationales, et (9 et 10) l'égalité en termes physiques entre la production et la consommation mondiales de chaque produit. L'unité du prix résulte des trois hypothèses suivantes : concurrence complète, absence de coût de transport, estimation des prix en une seule unité de compte. 7) 8) 9) 10)

xaipi xbipi xai + xa2 -f

+ xa2p2 + xb2p2 xbi xb2

= = = =

yaipi ybipi yai + ya2 +

+ ya2p2 + yb2p2 ybi yb2

IV. Deux équations de comportement établissent fonctions de demande à une seule variable indépendante.

des

A. Bienaymé : Tentatives de révision

xai xa2 ~~

/p2\ \p2/

135

"*'a

Les coefficients ¡3 sont des élasticités prix de substitution de demande. Les paramètres y résument des influences disparates (goûts, revenus...). V. Le modèle ricardien contient ainsi douze équations et treize inconnues qui sont les quatre offres (y), les quatre demandes (x), les quatre quantités de facteur travail requises (t), et le prix relatif (p2/pi), c'est-à-dire les termes de l'échange. La détermination du modèle suppose donc que l'on ajoute une nouvelle fonction. VI. Le modèle ricardien contient deux autres équations de comportement, décrivant les fonctions d'offre ou de spécialisation. Ces deux fonctions sont indépendantes. La fonction d'offre en A sera 00

(xai + xbi) — y b i (xa2 + xb2) — yb2

p2 pi

aa2 aai

Ca2 Cai

o La spécialisation sera intégrale en 1 ou 2 sauf dans le cas où le rapport des coûts est égal aux termes de l'échange. La fonction d'offre reliant les quantités relatives offertes aux prix relatifs est discontinue à cause de la constance des coûts comparés (de la stabilité des bornes limitant le champ des spécialisations avantageuses). La fonction d'offre sera :

136

Spécialisation internationale

c) On constatera que le rapport intermédiaire exprime une tautologie et est indéterminé. De plus ce modèle établit que l'un au moins des deux pays .... . aa2 ab2 se spécialisera lorsque ^ ^ Enfin, la théorie ricardienne est condamnée par la constance des coûts moyens à privilégier les cas de spécialisation intégrale, puisque celle-ci est recommandée toutes les fois que les termes de l'échange diffèrent des rapports de coût en travail. Ainsi la théorie de Ricardo est d'une portée limitée parce qu'elle demeure monofactorielle. Elle ne rend pas compte de l'avantage économique qu'une nation peut avoir à diversifier ses productions et à éviter de se consacrer exclusivement à la fabrication de biens exportables. L a théorie d'HeckscherOhlin échappe à cette limitation. 4. La version de la théorie de B. Ohlin donnée par Laursen, Tinbergen et Caves a) Les hypothèses ricardiennes qui sont maintenues : • • • • • •

concurrence complète, deux pays A et B, deux produits 1 et 2 et leurs prix respectifs p i et p2, plein emploi, production : y, consommation : x.

b) les hypothèses nouvelles : • deux facteurs T et K soumis à la loi des rendements non proportionnels, • une fonction de production identique par produit : T i , Y 2 , à rendements d'échelle constants, • un taux de rémunération par unité de facteur pour le travail (s) et le capital (r). c) Le modèle de B. Ohlin comprend alors : I. Quatre équations indiquant l'allocation des deux facteurs T et K dans les deux productions de chaque pays. 1) 2) 3) 4)

tai kai tbi kbi

+ + + +

ta2 = ka2 = tb2 = kb2 =

Ta Ka Tb Kb

A. Bienaymé : Tentatives de révision

137

II. Quatre équations indiquant les deux fonctions de production respectives aux deux produits, et dans les deux pays : 5) y a i = T i (tal, kai) 6) ya2 = Y 2 (ta2, ka2) 7) y b i = Y i (tbi, kbi) 8) yb2 = T 2 (tb2, kb2) Les Y sont donnés et constants. Laursen intègre explicitement des fonctions de Cobb-Douglas dans le modèle de B. Ohlin. Il y a autant de Y que de produits. III. L'adjonction d'un second facteur de production modifie les conditions de l'équilibre économique. Celui-ci exige cette fois que l'on tienne compte de la productivité marginale en valeur des facteurs. En effet, la dualité des facteurs introduit une hétérogénéité dans les ressources nécessaires à la production. On ne peut donc se contenter de calculer des coûts physiques. Il convient alors de ramener les coûts de production en travail et en capital à un commun dénominateur, c'est-à-dire de les traduire en termes de rémunérations monétaires. Dès lors, il n'y a équilibre que si : i ° le taux de rémunération pour un facteur donné est égal à sa productivité marginale en valeur, 2° la productivité marginale de ce facteur est égale dans tous les emplois. Ces deux égalités se traduisent par quatre groupes de deux équations. i . /S Y i \ 9) 10) sa = p i = " ) 12) Sb = p i ( — )

r a

= P

I 3 )

I4)

15)

16) rb =

1

P

i

=

te)

=

( — )

=

P2

/S Y2\ ( — )

P2

( — )

p

2

P

2

(sk^)

( — )

A ces conditions il est indifférent au possesseur de chaque facteur de le consacrer à tel produit plutôt qu'à tel autre produit.

Spécialisation internationale

138

IV. La prise en considération des deux facteurs modifie un peu les égalités comptables. Ainsi tout le revenu engendré par la production est absorbé par la dépense. 17) saTa + raKa = p i x a i + p2xa2 18) sbTb + rbKb = p i x b i + p2xb2 V. Les fonctions de demande sont de forme identique aux équations de comportement qui formalisent la théorie de Ricardo „ xai /p2\

^

^ = ? a fe)

VI. Finalement deux nouvelles équations achèvent de boucler le circuit. Elles expriment l'égalité en termes physiques par produit entre la production mondiale et la consommation mondiale. 21) xai + x b i = y a i + y b i 22) xa2 + xb2 = ya2 + yb2 Il y a 22 équations pour 21 inconnues. En fait, 21 équations seulement sont indépendantes car dès que l'on connaît trois des quatre égalités comptables 17), 18), 21), 22), la quatrième est automatiquement déduite. Il y a donc autant d'équations indépendantes que d'inconnues. Celles-ci au nombre de 21 sont les 4X, les 4y, les 4k, les 2s, les 2r et p2/pi. On est donc en présence d'un système déterminé ; cela signifie qu'il est possible de trouver des positions d'équilibre pour les prix relatifs lorsque l'on se donne des valeurs pour exprimer les conditions respectives de la production et de la demande dans les deux pays. Il serait possible de tenir compte des autres prix caractéristiques de l'échange international en transcrivant les prix p i et p2 en chacune des monnaies nationales. Le taux de change serait alors la 22e inconnue. On pourrait connaître sa valeur d'équilibre en rajoutant une nouvelle équation spécifiant l'égalité de la valeur des importations et des exportations. Cette condition d'équilibre de la balance commerciale est contenue en puissance dans les quatre égalités comptables se référant aux produits et aux circuits nationaux.

A. Bienaymé : Tentatives de révision

139

d) L'intérêt du modèle de B. Ohlin est de mettre l'accent sur les liens entre les conditions d'équilibre de la production domestique et l'échange international. Pour des conditions données de la demande (élasticités de substitution, paramètre résumant l'influence du revenu national et des goûts), les prix relatifs dépendront des disponibilités en facteurs et des coefficients d'intensité capitalistique respectifs aux deux produits. La spécialisation dans le produit requérant le plus le facteur le plus abondant, entraîne les effets suivants : i ° Les offres et les demandes dans les deux facteurs sont mieux adaptées, ce qui atténue les tensions inflationnistes sur le prix du facteur rare, et les tensions dépressives sur le facteur abondant. 2° Elle abaisse la part du coût total occupée par le facteur rare et onéreux dans les deux productions. 3 0 Elle augmente la productivité moyenne de la nation (et donc le niveau de vie moyen de la population) en assurant la régression de la production qui utilise intensément le facteur rare (faible productivité marginale, taux de rémunération en baisse). Ainsi le commerce international se trouve directement relié aux caractéristiques de la production. La réconciliation des deux théories (échange, production) est ainsi rendue possible grâce à l'adjonction du facteur capital. Ohlin parachève cette réconciliation en atténuant même la rigueur de l'hypothèse d'immobilité des facteurs (8). Ainsi chez Ohlin, à la différence de Ricardo, il y a une liaison unique entre les prix des facteurs et les prix des biens par l'intermédiaire de leurs productivités marginales (s = p.

; r = p.

Aussi la tendance à l'égalisation du prix des facteurs sera renforcée par le fait qu'elle pourra se manifester soit par la voie indirecte du commerce international des marchandises (théorème de Samuelson) soit par la voie directe et plus conforme à certaines expériences historiques de la migration de facteurs. La voie est ouverte pour une théorie intégrant les mouvements de marchandises et les migrations de facteurs sans lesquelles on ne s'expliquerait ni la composition, ni la dynamique des balances de paiements.

140

Spécialisation internationale

5. Les mérites respectifs des deux théories Les mérites respectifs des deux théories ne sauraient être pleinement mesurés si, à côté de leur fécondité explicative, on ne tenait pas compte de leur aptitude à se prêter à la vérification empirique. a) Or, les travaux réalisés depuis la dernière guerre montrent que si la théorie de B. Ohlin est incontestablement plus satisfaisante au premier point de vue, la théorie de Ricardo a passé avec un succès beaucoup plus net, l'épreuve des vérifications statistiques. Les travaux de MacDougall, Stern, Balassa, Forscheimer {cf. 4 et 8) semblent confirmer l'influence prépondérante qu'exerceraient les productivités physiques comparatives du travail sur les spécialisations et la structure de l'échange international. Une voix discordante s'élève : celle de J. Bhagwati qui après avoir analysé certains de ces travaux va jusqu'à contester leur portée. Il ajoute, changeant de plan de pensée, que ce n'est là qu'un moindre mal étant donné la faible valeur prédictive des rapports de productivité de travail. L'objection de Bhagwati ne nous paraît pas déterminante car, s'agissant de comparer les résultats de vérifications empiriques, celles qui se sont attachées à éprouver la théorie de B. Ohlin ont été beaucoup moins décisives. b) Le paradoxe de Leontief (que nous ne reprendrons pas ici ; cf. 9, 8, 12) a pour le moins démontré les difficultés qu'il convient de surmonter avant de pouvoir confronter le modèle néo-classique avec la réalité. On sait que Leontief ne prétend nullement avoir infirmé la théorie de B. Ohlin ; il pense simplement avoir dissipé quelques préjugés sur la dotation en facteurs des États-Unis. Samuelson se plaint (Fondements de l'analyse économique) que le concept de fonction de production dont Heckscher et Ohlin se sont servi, soit dépourvu de tout contenu opératoire. Cette objection nous paraît d'autant plus grave qu'on ne peut de manière sûre vérifier l'hypothèse néo-classique d'unicité des fonctions de productions appliquées dans le monde pour un même produit (29). Dans la mesure où les concepts de productivités comparatives du travail sont plus aisément identifiables dans la

A. Bienaymé : Tentatives de révision

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réalité, le modèle classique regagne une partie du terrain perdu sur le plan des avantages théoriques. Toutefois, à notre avis il ne le regagne pas totalement. c) Les avantages théoriques de l'analyse de B. Ohlin peuvent être précisés de la sorte : elle vaut plus par la rigueur des concepts qu'elle utilise que par l'enchaînement qui en est proposé à partir des hypothèses choisies. Il en est d'elle comme de beaucoup de théories complexes voire sophistiquées. Elle vaut plus par les outils qui sont utilisés que par l'emploi qui en est fait. Ainsi la notion de fonction de production repose sur une notion plus réaliste de combinaison de facteurs de production. L'identité était définie par le fait que les mêmes combinaisons de facteurs donnent le même produit dans les deux pays (7, p. 167). L'intensité en capital par laquelle se marque l'originalité d'un produit et de la fonction qui lui donne naissance est caractérisée par le rapport capital-travail utilisé de telle sorte que la productivité marginale de chaque facteur soit la même dans toutes les productions possibles de la nation, ce quel que soit le prix relatif de ces facteurs (7, p. 129). Le grand reproche qu'encourt Ricardo est qu'il traite les coûts en travail comme des données, et n'éclaire donc en aucune façon les causes profondes qui obligent l'Angleterre à fabriquer du drap, et le Portugal du vin. Son exemple est d'autant plus équivoque que l'on soupçonne Ricardo de traiter par prétérition du rôle de la nature, comme-second facteur caché. Quoi qu'il en soit, Ricardo n'avait guère prévu la complication croissante du processus et des fonctions de production. Cela dit, il convient de préciser la portée de cette lacune : la théorie ricardienne ne souffre pas tant, malgré les apparences, d'avoir négligé les coûts en capital, ou, ce qui revient au même, d'avoir supposé qu'un coefficient d'intensité en capital identique serait utilisé dans tous les produits. En effet, Forscheimer (cf. 8) a montré que tous les éléments du coût de production autres que les coûts physiques en travail ne perturbaient pas la compétitivité des différentes productions au point de déterminer une division internationale du travail contraire aux principes ricardiens. La théorie ricardienne est surtout limitée par son impuissance à faire la lumière sur les facteurs déterminant l'évolution des productivités et des coûts en travail. C'est dans

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Spécialisation internationale

cet esprit que nous affirmerons lui être supérieure toute théorie qui saura rendre compte de la dynamisation de ces coûts. Le modèle néo-classique en est-il capable ? On constatera qu'il remonte d'un cran dans la chaîne des causalités en attribuant la diversité des coûts comparés à celle des dotations et des exigences relatives en facteur capital. Aussi quelques progrès ont-ils pu être accomplis dans la voie indiquée par Ohlin. i ° Rappelons que dans l'esprit de B. Ohlin un facteur de production se définit comme un ensemble d'unités de ressources qui peuvent se substituer l'une à l'autre sans modifier la quantité produite et la qualité du bien produit. 2° Le concept de capital approprié à la notion de dotation en facteurs est 1' « attente », sous forme de capitaux liquides prêts à être investis (offre de fonds prêtables disponibles pour l'accumulation en biens de production). Cette conception, et celle-là seule, permet de concilier l'hypothèse de relative immobilité du facteur de production avec l'ampleur du commerce international portant sur les biens d'équipement (8). 3° Le concept d'abondance des facteurs est approfondi par les auteurs qu'analyse Bhagwati (4). Il est, en effet, deux manières d'aborder ce problème dont le paradoxe de Leontief a démontré toute la complexité. a) Ou bien on s'en tient à une abondance en termes physiques. En ce cas, on dira que le pays A est relativement mieux doté en capital lorsque ^

> "j^. Cette approche a

l'inconvénient de soulever le problème de l'évaluation du capital matériel. Elle ne règle pas non plus le problème de l'affectation du capital accumulé sous la forme de connaissances intellectuelles et dont on ne sait s'il doit s'incorporer au capital matériel ou majorer à l'aide d'un coefficient à déterminer l'importance de la force du travail disponible. P) Ou bien on s'en remet à la conséquence présumée des dotations en facteurs sur leurs rémunérations unitaires respectives. On dira alors que A abonde relativement en capital si ra rb ~~ < sa s" T b Selon Bhagwati la seconde notion aurait l'avantage d'être plus « opérationnelle » que la précédente ; elle permettrait de faire l'économie de l'une des nombreuses conditions néces-

A. Bienaymé : Tentatives de révision

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saires à la validité du théorème de Heckscher-Ohlin-Samuelson sur l'égalisation des prix de facteurs. Le caractère « opérationnel » semble toutefois douteux car on ne peut chiffrer ces prix relatifs de facteurs en hypothèse d'autarcie avant spécialisation ; les statistiques destinées à fournir des renseignements sur les courants d'échange ne peuvent être rendues cohérentes qu'avec les rapports de rémunération découlant de la nature des spécialisations effectivement choisies. A la limite, si la dizaine de conditions requises pour que l'égalisation des prix de facteurs découle du commerce des marchandises étaient réalisées, les rapports seraient égaux et toute trace visible de la diversité des dotations serait effacée. Par conséquent, la seconde voie est à notre avis beaucoup plus imprécise quoique plus aisée à emprunter. En définitive, les efforts faits pour rendre identifiables, dans les faits avec précision les dotations en facteurs ont échoué jusqu'à présent. Cela étant, la théorie d'Heckscher-Ohlin se révèle moins solide que les concepts dont elle fait usage, et nous pensons le montrer à travers les apports récents qui témoignent de la vitalité méconnue de la recherche économique française. 6. Remise en cause des hypothèses majeures d'Heckscher-Ohlin Ces hypothèses sont groupées en deux séries : i ° l'immobilité internationale des facteurs et la coïncidence Nation-Territoire, 2° le nombre des facteurs retenus, l'exclusion du progrès technique et l'identité internationale des fonctions de production. Or, à ce sujet, l'école française des relations économiques internationales a su dégager des constatations intéressantes qui, pour certaines d'entre elles (la G U I en particulier), tendent aujourd'hui à être, non sans naïveté, redécouvertes outre Atlantique. On examinera, dans les trois premiers points l'étude critique de la première série d'hypothèses néo-classiques. a) R. Barre (3) rappelle que le capital paraît doué d'une grande mobilité et cite à ce propos les chiffres suivants. En 1959, les ventes brutes de marchandises par les entreprises contrôlées par les États-Unis et sises hors de leur territoire s'élevaient à 35 milliards de dollars alors que les expor-

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Spécialisation internationale

tations de marchandises et services à partir du territoire des États-Unis s'élevaient à quelque 25 milliards de dollars. En 1964, selon une autre source (3 bis), la différence serait encore plus grande : le cinquième seulement des 110 milliards de dollars de vente à l'étranger de produits des firmes américaines provenait des exportations. Cette constatation suscite deux catégories de remarques que l'on développera ci-dessous : d'une part, aucun des auteurs du x i x e siècle n'a envisagé la nécessité de distinguer la nation de son support géographique, le territoire ; d'autre part, des centres de décision puissants mais orientés par le calcul microéconomique de la maximisation de profit — centres qu'il convient de ne pas baptiser hâtivement centres de macrodécision — président aux déplacements géographiques des facteurs. b) Maurice Byé a, depuis longtemps, souligné avec la GUI la nécessité de distinguer en analyse la nation-groupe de la nation-territoire. Il en découle que l'on ne devrait plus confondre aujourd'hui la mobilité internationale et la mobilité interterritoriale des capitaux, et que l'on devrait s'astreindre à préciser la catégorie des migrations de capital à laquelle il est fait allusion. Bien des mouvements de capitaux ne sont internationaux que par une apparence purement géographique. Toutes les fois que les propriétaires de capitaux accumulés ne se dessaisissent pas de leur pouvoir sur l'utilisation de ce stock la migration observée ne sera qu'interterritoriale. Les entreprises de la nation-groupe cherchent alors par une délocalisation à soutenir ou à augmenter l'efficacité marginale de l'investissement, lorsque les perspectives d'accroissement de débouchés ou d'économies sur les coûts en production et de transport sont attrayantes. Ce phénomène banal n'est que rarement mis en évidence dans les travaux anglo-saxons. Il contredit beaucoup moins qu'on ne pense l'hypothèse classique et néo-classique d'immobilité des facteurs. Poursuivant dans cette ligne de réflexion l'effort de M. Byé, B. Ducros (12) construit son raisonnement en supposant que non seulement le capital serait plus mobile dans un même secteur entre deux pays, que dans un même pays entre deux secteurs, non seulement le capital serait plus mobile que les marchandises, mais le capital serait doué d'une plus grande mobilité dans les industries à forte intensité capitalistique

A. Bienaymé : Tentatives de révision

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que dans les autres. Cette hypothèse permettrait alors de dissiper l'aspect paradoxal de la vérification de Leontief : l'accumulation de capital hors du territoire national par la technique des investissements directs aurait ainsi entraîné une délocalisation des avantages comparés. Ainsi s'expliquerait-on tout à la fois que les États-Unis (en tant que nationterritoire) exportent des biens relativement peu élaborés transformés en partie par la firme nationale sur d'autres territoires, vendent en provenance de leur territoire des biens à faible intensité capitalistique et disposent néanmoins d'une abondance relative en capital. c) Il a été souligné par certains intervenants que les entreprises sises à l'étranger ne se contentaient pas du capital provenant de la nation-groupe abritant la société-mère. Les filiales américaines implantées sur le territoire européen opèrent d'importants prélèvements sur les marchés financiers locaux (21). Cette absorption du capital local compléterait ainsi les ressources transférées de territoire à territoire. Le dynamisme propre aux grandes firmes de certaines nations-groupes leur fait en un premier temps délocaliser leurs capitaux propres, ce qui provoque une migration territoriale, puis absorber en un deuxième temps des ressources de complément sur les marchés locaux (migration internationale sur un même territoire). Cette seconde phase du processus témoigne d'une acclimatation des filiales en terre étrangère de la société-mère. Le pouvoir de contrôle et de coordination des décisions qu'exerce cette dernière lui permet d'entreprendre de nouvelles initiatives qui, le cas échéant, se dérouleront sur d'autres territoires. J. Houssiaux (15) décrit de nouvelles formes d'entreprises de dimension internationale : il s'agit de ces firmes qui, dans beaucoup de cas, ont atteint la grande dimension à partir des sociétés-mères américaines, mais ont essaimé leurs filiales dans un grand nombre de pays au point d'affirmer une vocation nettement internationaliste. Cette vocation se définit par trois traits : tendance à l'unité de gestion au sein d'un ensemble décentralisé, conception internationaliste président à l'élaboration de la stratégie de la grande entreprise, internationalisme des institutions et des structures économiques des territoires d'accueil. La nature des relations internationales se trouve alors transformée par rapport à l'image qu'en donnent encore bien

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des manuels anglo-saxons directement inspirés de la tradition néo-classique. De graves problèmes de contrôle juridique international se posent, en raison de l'emprise croissante de ce type de société sur les actifs industriels du globe (3 bis). d) Le troisième facteur est traditionnellement négligé dans les analyses néo-classiques et les fonctions de production de type Cobb-Douglas parce qu'il n'est pas commodément mesurable : l'esprit d'entreprise, le sens de l'initiative économique prompte et rationnelle, le dynamisme de la gestion s'avèrent les moins mobiles de toutes les ressources. La théorie de l'échange international gagnerait beaucoup, semble-t-il, à ce que l'on s'attache à marquer les conséquences de l'inégale dotation en ce troisième facteur. La différence d'aptitude à la gestion économique explique de cruelles déceptions devant l'inefficacité de l'assistance internationale. Ici encore, la théorie ricardienne qui ne résout pas le problème mais le déplace, semble finalement plus « récupérable » que celle de B. Ohlin qui prétendait aller plus loin mais a sombré dans l'hyper-mécanicisme. La théorie de B. Ohlin partant de l'idée qu'un bien déterminé se définit par la technique

précise nécessaire pour

l'obtenir, privilégie la complémentarité des facteurs constatée ex post entre le capital et le travail. La substituabilité ex ante des deux facteurs est indéterminée. Par conséquent, nous ne savons rien de la plus ou moins grande latitude de choix laissée à l'entrepreneur en ce qui concerne l'éventail des techniques de fabrications. En effet, partant d'une dotation en facteurs et d'une structure de production domestique donnée, le rapport des prix des facteurs est logiquement déterminé, et va commander à son tour le choix de la combinaison optimale des facteurs. Or, deux considérations conduisent à penser que les fonctions de production pour un bien sont, en fait, multiples : la distribution géographique du progrès technique, l'aptitude des entreprises à approcher de la combinaison optimale des facteurs (29). Soit un progrès technologique capital-using surgi dans le pays A et vivement exploité par les entrepreneurs innovateurs de cette nation. Supposons alors que ce progrès ne se diffuse pas en B, à cause du secret de fabrication, du manque d'entrepreneurs dynamiques, du manque de capital nécessaire pour

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le mettre en œuvre, d'imperfections de concurrence. La combinaison optimale en A sera intensément capitalistique, la combinaison optimale en B pour le reliquat de production domestique survivant à la concurrence extérieure demeurera faiblement capitalistique. La différence entre les deux combinaisons ne sera pas exclusivement le résultat d'une différence dans la cherté relative des facteurs induite par la diversité des dotations en ressources. Elle sera due en partie à la dualité des fonctions de productions provoquée par le progrès ra rb technique. Celui-ci même rpeut atténuer l'écart entre — et ~r ^ sa sb dans la mesure où le pays A, abondant en capital, suscite un taux de progrès technique fortement capital-using. Le paramètre Y 1 de la fonction de B. Ohlin devra alors être dédoublé en raison de l'inégal avancement des connaissances techniques selon les pays. N'est-ce pas retrouver de nouveaux arguments pour justifier la différence des coefficients de productivité aai, abi, supposée par Ricardo ? {Cf. Ducros, 12.) On pourrait, certes, songer à vérifier si les faits confirment ou infirment la thèse de l'unicité des fonctions de production (7. P- 174) (28 et 29). Toutefois, une telle « vérification » ne nous permet guère de lever le doute. En effet, le néo-classicisme de la théorie de B. Ohlin le fait raisonner sur des combinaisons optimales des facteurs de production. Alors que Ricardo part d'une donnée relativement proche du réel pour déboucher sur une conclusion de type normatif (libérez les échanges afin de maximiser le gain global des nations partenaires), Ohlin part d'une théorie microéconomique et normative de l'optimum de production de lafirmepour décrire les spécialisations constatées. La démarche des deux auteurs est inversée l'une par rapport à l'autre. La seconde démarche est inévitablement condamnée parce qu'elle suppose que la rationalité économique est, comme le bon sens, la chose la mieux partagée du monde alors que seule une minorité des nations, et dans ces nations seule une minorité d'hommes concilient cette rationalité avec le minimum de paris et de risques sans lequel il n'est pas de progrès. Ainsi les fonctions de production effectivement repérées par d'hypothétiques travaux statistiques peuvent-elles différer pour le motif suivant : les entrepreneurs du pays B peuvent être moins aptes que ceux du pays A à déceler la combinaison optimale des facteurs pour un coût de production total et des prix des facteurs donnés.

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Des entrepreneurs compétents pour diriger une maind'œuvre nombreuse et peu qualifiée sont en réalité des contremaîtres « déguisés » qui ne sont pas nécessairement aptes à utiliser un capital important et perfectionné ni à diriger un personnel hautement qualifié. Supposons que le pays B tente d'imiter A en utilisant une nouvelle fonction de production. Il y a de fortes raisons : i ° pour que les isoquants ne se modifiant que progressivement, l'élasticité technique de substitution des facteurs croisse avec le temps ; 2° pour que, pendant un temps, des gaspillages en capital soient importants. En effet, en raison d'une mauvaise connaissance des modes d'emploi de la nouvelle technique utilisée l'entrepreneur du pays imitateur aura une mauvaise connaissance du taux de substituabilité des facteurs, et tendra à s'exagérer ex ante le degré de complémentarité de ceux-ci. Les isoquants auront alors un degré de convexité par rapport à l'origine nettement plus accentuée que dans le pays A. La deuxième proposition relative au gaspillage de capital se justifie en raison du caractère fragmentaire de l'information technique et économique du dernier innovateur. Il y a de fortes chances pour qu'il n'atteigne pas d'emblée la combinaison optimale des facteurs. Le graphique suivant illustrera ce cas.

0 rs représente la ligne du budget, le segment C D mesure le gaspillage de capital entraîné par le choix de la combinaison C. Le segment C E mesure la perte en production induite par l'efiet de démonstration suscité dans le domaine des biens de production.

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Dans le pays A que nous supposons fortement doté en entrepreneurs dynamiques (taux de progrès technique élevé, et antériorité dans sa propagation) et rationnels les combinaisons effectivement choisies seront plus proches de l'optimum par suite d'une comptabilité plus détaillée et d'une meilleure information interne. La conquête d'un optimum suppose nécessairement à la longue une bonne connaissance de toutes les positions possibles. Les isoquants traduiront une élasticité technique de substitution plus importante par suite du fait que les entrepreneurs auront exploré ou acquis une certaine expérience des variantes possibles dans les procédés de fabrication de l'article considéré. Le degré de convexité des isoquants diminuant, le risque de gaspillage en capital mesuré par la distance CD diminue également. Il faudra, en revanche, d'assez longs délais pour que l'élasticité technique de substitution des facteurs se modifie en B. Les entrepreneurs y sont moins aptes à varier les combinaisons factorielles de manière à repérer la combinaison optimale ; ils seront enclins à appliquer à la lettre une technique d'emploi directement copiée des pays occidentaux. Les isoquants psychologiques ne coïncideront pas avec les isoquants réels, car cela requerrait une comptabilité analytique et prévisionnelle qu'ils ne savent pas mettre en œuvre. En conclusion : i ° Le coefficient d'intensité en capital

caractérisant un

produit homogène fabriqué dans plusieurs pays sera différent, non seulement parce que la structure des disponibilités en capital et en travail est diversifiée (Ohlin) mais parce que l'état des connaissances techniques et l'aptitude de l'entrepreneur à déceler parmi toutes les combinaisons possibles celle qui minimise le coût total sont inégaux selon les pays. 2 0 On a trop coutume d'identifier le progrès technique avec le rapprochement des isoquants. Il y a progrès technique également lorsque par suite d'une bonne information l'entrepreneur connaît l'élasticité réelle de substitution des facteurs qu'il emploie. 30 Lorsque le pays B paraît en mesure d'imiter victorieusement les techniques du pays A, c'est-à-dire d'adopter la même fonction de production, il faut prendre garde à la distinction entre la nation et le territoire. Cette distinction qui s'impose de plus en plus expliquerait

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en partie le clivage entre secteurs de produits exportables et secteurs à débouchés exclusivement domestiques souligné par J. Weiller (27). Les entreprises émanant de la nation A transplantent en territoire B, capitaux, techniques, et travailleurs hautement qualifiés tout en bénéficiant des bas prix de la main-d'œuvre banale destinée à créer l'infrastructure nécessaire à l'implantation de la firme ; outre cet avantage la délocalisation minimise les coûts de l'entreprise en tirant avantage des bas prix des matières premières et de l'économie pratiquée sur le transport de produits pondéreux. Au total, la théorie bifactorielle de B. Ohlin a le défaut de confronter des óptima de production qui ne sont pas nécessairement atteints ou recherchés avec la même rationalité dans toutes les nations. e) Nous ne mentionnerons que pour mémoire l'ensemble des autres critiques habituellement faites à la théorie d'HeckscherOhlin : concurrence parfaite, absence d'économies d'échelle, optimum statique. Le degré de formalisation et de cohérence des analyses qui tentent de rapprocher de la réédité les hypothèses de B. Ohlin est encore insuffisant (4). Plutôt que de contredire directement les hypothèses de concurrence parfaite et de dynamiser une analyse statique, attitudes fréquentes qui demeurent esclaves des hypothèses refusées, ne faut-il pas partir du réel observable et forger d'autres hypothèses ? En particulier celles-ci : I. Le commerce international est réalisé à concurrence d'un pourcentage élevé : i ° par un petit nombre de très grandes entreprises multinationales agissant en fonction d'un profit à maximiser sur une période que la technique contribue à allonger. 2° par un petit nombre d'organismes étatiques soucieux d'exécuter un Plan national. II. Le plein emploi des facteurs de production, et en particulier celui de la main-d'œuvre est inégalement réalisé. Il est moins le résultat du mécanisme naturel que de la vigilance des pouvoirs publics. III. Les États tentent tous de défendre la vocation au développement des nations qu'ils guident. Ils le définissent en fonction d'un optimum à long terme qui est celui du groupe national, et d'un optimum conjonc-

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turel qui concerne plus strictement les agents du territoire national. IV. Le gain global à l'échange international attire moins l'attention des gouvernements et des grandes entreprises que la lutte pour sa répartition. V. Le gain de l'échange obtenu par les spécialisations existantes a une importance plus faible que les gains espérés des spécialisations nouvelles. En définitive, l'appareil d'analyse du type ricardien paraît, une fois allégé des hypothèses classiques, pouvoir supporter beaucoup mieux que la théorie de B. Ohlin l'épreuve des ans. La théorie du commerce international dont nous avons besoin serait celle qui s'attacherait à rechercher les facteurs qui expliquent l'évolution des coûts comparés, la stratégie des coûts comparatifs adoptée par les grands centres de décision évoqués en I. Cette orientation acceptée, on retrouverait alors l'action du progrès technique sur la productivité à chiffres d'affaires constants, sur les débouchés et par conséquent sur les économies d'échelle. On la retrouverait selon une démarche inductive, la seule qui s'impose, et non plus de manière déductive. Il est à notre avis impossible de procéder selon la manière habituelle, qui consiste à retirer une hypothèse (par exemple la concurrence parfaite) et à conserver les autres (rendements d'échelle constants ou vice versa etc.) pour rechercher par déduction ce qui se passe sur les variables étudiées. Le monde réel contemporain forme un tout indissociable avec les techniques d'analyse néo-classique. On ne peut en fin de compte retenir de celles-ci qu'un certain nombre d'outils mais non leur mode d'emploi. Seuls quelques auteurs étrangers semblent avoir ressenti confusément et de manière fragmentaire ce besoin. Leur analyse de la spécialisation internationale sort des sentiers battus de la dotation en facteurs. 7. Théories de la spécialisation étrangère aux analyses de Ricardo et de B. Ohlin i ° Kravis (18) a ébauché une explication un peu neuve (à moins qu'il n'ait redécouvert Smith) en avançant que le commerce international porte sur les biens qui sont dotés de la double caractéristique suivante : d'une part, les pays exportateurs disposent de grandes quantités disponibles de

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ces biens (élasticités-prix de l'offre infinie), d'autre part, ces biens sont absolument introuvables dans le pays importateur et leur élasticité d'offre y est nulle. Que penser de cette explication ? J. Bhagwati se borne à lui reprocher de ne pas être formalisée. Pour notre part, nous ferons trois remarques : a) En premier lieu, cette explication est du type smithien puisque, en définitive, aux yeux de Kravis la division internationale du travail se fonde sur des différences de coûts absolus de production potentiellement infinies. Par rapport à Ricardo il y a régression théorique. En effet, l'explication de Smith et de Kravis n'embrasse pas tous les biens internationalement échangés. La théorie de Kravis est beaucoup moins généralisante, car elle met l'accent sur des caractéristiques propres à l'échange international États-Unis-Europe, lors de la période de reconstruction. b) En second lieu, la théorie de Kravis, selon laquelle les nations importatrices comblent leurs pénuries par des excédents disponibles chez les exportateurs, repose sur une hypothèse de période courte, voire infra-courte. Il faudrait encore rechercher les éléments qui influencent l'évolution des élasticités de l'offre par rapport aux prix. c) Néanmoins, il n'est pas exclu que cette explication rende compte de la nature des échanges entre pays à degré de développement et à taux d'innovation domestique différents. A ce titre, la stratégie du pays exportateur consisterait à se créer un monopole temporaire par l'innovation. 2° Linder (20), économiste suédois d'une génération postérieure à celle de B. Ohlin, éprouve le besoin de briser le cadre rigoureux de la scolastique où la théorie de son prédécesseur a parfois abouti. Linder estime nécessaire de distinguer deux catégories de biens. Les biens primaires pour lesquels les contraintes de la dotation en facteurs jouent un rôle exclusif. Linder tient pour nécessaire que l'on raisonne sur trois facteurs au lieu de deux (ressources naturelles, travail et capital). Les biens manufacturés par les activités secondaires ne posent que de manière tout à fait accessoire un problème de spécialisation ; celles-ci portent sur des distinctions beaucoup plus fines, et sont constamment remises en question par la compétition internationale, et nous ajouterions volontiers par la présence de firmes plurinationales (15). Le problème le plus intéressant posé par ces biens est alors, selon Linder, l'intensité du com-

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merce dont ils font l'objet. Cette intensité est mesurée par un rapport entre les flux mab et mba représentant les flux d'échanges bilatéraux entre deux pays A et B, et leurs produits nationaux respectifs Y a et Yb. Linder avance alors la proposition suivante : les flux échangés entre deux pays sont d'autant plus intenses que l'écart entre les produits nationaux par tête est plus réduit, soit E cet écart : mab^mba = ya + yb Autrement dit, l'intensité des relations commerciales portant sur les biens élaborés est fonction croissante de la similitude dans la structure des demandes des partenaires. Selon Linder, et selon Walsh (et Caves 8) les cartes d'indifférence des collectivités nationales se ressembleraient d'autant plus que les niveaux de vie seraient plus rapprochés. Une telle proposition repose sur l'hypothèse plausible que les préférences de la communauté nationale sont fonction du revenu par tête (pour une répartition donnée et relativement uniforme du revenu national). Cette théorie nous paraît avoir le mérite : i ° de montrer la spécificité des échanges de biens secondaires entre pays développés ; 2 0 de marquer, en ce qui la concerne, que le problème de la spécialisation qui porte sur la localisation des productions et la nature des échanges, ne doit pas masquer le problème des quantités échangées. Le souci très net que Linder a de se dégager de la problématique traditionnelle l'apparente à tout ce courant de recherches qui s'est développé parallèlement (sans contacts) à la théorie de la spécialisation, et qui s'attache à la prévision et la programmation des réseaux d'échanges internationaux (1). Pour cette raison il ne semble pas que Bhagwati, dans son désir de rendre compte d'analyses formalisées, rende suffisamment justice aux intuitions des théoriciens aux idées neuves. La formalisation constitue bien souvent l'étape de consolidation, et non l'étape créatrice de la recherche scientifique. Elle permet de réaliser de nombreux progrès, mais ceux-ci sont fréquemment des raffinements marginaux au regard de la percée initiale. Celle-ci exige en effet des progrès considérables de l'analyse mathématique et soulève parfois

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des difficultés d'écriture mathématique qui ne sont pas surmontables dans l'immédiat. Tels sont les quelques aperçus nouveaux qui nous semblent devoir marquer dans la littérature récente la théorie de la spécialisation.

Bibliographie (1) A. Babeau et P. H. Derycke, Rapport sur la programmation des échanges extérieurs, Cahier n° i du groupe des P. E., ronéotypée, Rouen, 1966. (2) Baldwin, « Equilibrium in international trade : a diagrammatic analysis », Quarterly Journal of Economics, nov. 1948, pp. 748-762. — « The new welfare economics and gains in international trade » Quarterly Journal of Economics, fév. 1952, pp. 91-101. (3) R . Barre, Cours de relations économiques internationales, Paris, 1963-1964. (3 bis) P. J. Barber, « Les entreprises internationales », Analyse et Prévision, sept. 1966. (4) J. Bhagwati, « Survey of the pure theory of international trade », Economic Journal, mars 1964. (5) A . Bienaymé, « L a théorie des valeurs internationales et son application aux pays en cours de développement », Revue d'Economie Politique, 1962, n° 1. (6) A. Bienaymé, Politique de l'innovation et répartition des revenus, Cujas, 1966. (7) M. Byé, Relations économiques internationales, Dalloz, 2 e éd., 1965. (8) R. E. Caves, Trade and Economic Structure. Models and Methods, Harvard, 1963. (9) J. Cédras, « Paradoxe de Leontief et spécialisation internationale », Revue Économique, juillet 1958. (10) W . M. Corden, " Recent developments in the theory of international trade ", Special Papers in International Economy, n° 7, Princeton, 1965. (11) A . Cotta, « Les fonctions de production », ronéotypie, Caen. (12) B. Ducros, « Conditions de production comparée et spécialisation internationale », Cahiers ISEA, série P., 10, oct. 1964. (13) F. D. Graham, « The theory of international values reexamined », Quarterly Journal of Economics, nov. 1923. — « The theory of international values », Quarterly Journal of Economics, août 1932. — The theory of international values, Princeton, 1938. (14) Haberler, The theory of international trade, Princeton, 1936. (15) J. Houssiaux, « La grande entreprise plurinationale », in : L'Entreprise et l'économie du XX' siècle, PUF, t. I, 1966. (Étude internationale à l'initiative de F. Bloch-Lainé et F. Perroux.) (16) M. C. Kemp, « The gains from international trade », Economic Journal, déc. 1962, pp. 803-820.

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(17) P. B. Kenen, « On the geometry of Welfare Economics », Quarterly Journal of Economics, 1957, pp. 426-447. (18) G. Kravis, « Availability and other influences on the commodity composition of trade », Journal of Political Economy, avril 1956. (19) S. Laursen, « Production functions and the theory of international trade », American Economic Review, sept. 1952. (20) S. B. Linder, Essay on Trade and Transformation, Uppsala, 1961. (21) L. W . McKenzie, « Specialisation and efficieny in world production », Review of Economic Studies, 1953 (1954, PP- 165-180). (22) J. E. Meade, Trade and Welfare, Oxford, 1955. (23) R. A. Mundell, « The pure theory of international trade », AER, mars i960. (24) P. A. Samuelson, « The gains from international trade once again », Economic Journal, déc. 1962, pp. 820-828. (25) J. Tinbergen, « The equalization of factor prices between freetrade areas », Metroeconomica, avril 1949. — International economic-integration, 1954. (26) J. Weiller, L'Économie internationale depuis 1950, PUF, 1965. (27) J. Weiller, Avant-propos du Cahier de l'ISEA, série P, n e 12, juillet 1966. (28) B. S. Minhas, An international comparison of factor costs and factor use, Amsterdam, 1963. (29) J. de Bandt, « Les fonctions de production », Cahiers ISEA, n° 2, 1970. (30) Le rapport intégral figure dans les Cahiers du Groupe d'Études des Problèmes Économiques, n° 1, 1966. Ronéotypé. Université de Rouen.

JEAN WEILLER

NOTE

structures d'échange et politiques du commerce extérieur*

Voici la conception générale qui m'avait guidé dans le cours des années 1938-1939 : il s'agissait de remonter de l'étude des perturbations d'entre les deux guerres (et des critiques qu'elles avaient suscitées contre l'enseignement classique, notamment chez A. Aftalion) à l'explication des périodes plus heureuses (cf. t. I, Introd.). Comment ce qui semblait infirmé par des expériences récentes pouvait-il rester valable pour celles-ci ? Une révision très générale, donc à mener dans le cadre d'une large perspective historique, ne permettrait-elle pas de dégager les raisons profondes de certaines concordances aussi bien que de certaines discordances au cours des différentes phases analysées ? C'est ainsi que j'avais été conduit très souvent à conclure en reprenant l'exposé de considérations liées à l'évolution des structures économiques (changements, mais aussi résistances et déséquilibres de caractère « structurel »). E n voici les éléments principaux : 1. Étude des tendances de longue durée dans l'évolution des courants commerciaux. 2. Considérations sur les « préférences nationales de structure » 3. Combinaisons de deux nouveaux critères : « adaptation sur niveaux déprimés » et « déséquilibre de structure » 4. Esquisse d'une « dynamique des investissements extérieurs » en fonction des différences de structure et des perspectives d'évolution structurelle.

1. Étude des tendances de longue durée dans l'évolution des courants commerciaux L a question a été reprise dans son ensemble dans une note soumise au Congrès de Monaco de septembre 1950 (cf. Revue Économique, * Sous le titre : « Note sur les considérations de structure présentées dans de précédents ouvrages ou articles » ce texte avait été envoyé à André Marchai lors de la publication de son ouvrage, La Pensée économique en France depuis IÇ45, P U F , 1953 ; nous remercions M m e B. André Marchai d'en autoriser la reproduction. Les références concernent généralement, et sans autre mention, les t. I et II des Problèmes d'économie internationale, op. cit., 1946 et 1950.

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mai 1951 : « Les tendances de longue durée des échanges extérieurs de la France, rapports sur les Balances commerciales en longue période »). J'avais accepté de le faire hâtivement étant donné une certaine coïncidence entre les préoccupations actuelles et mes plus anciennes études. J'y insiste notamment sur certains paradoxes comme « la rigidité, facteur d'équilibre (1875-1914) » contrastant avec les discordances ultérieures (liées à la nécessité d'un nouvel équilibre). Les études les plus optimistes qui m'avaient frappé naguère, celles de Ch. Rist notamment, m'avaient conduit, dès mes premiers articles publiés en 1933 et 1935 par la REP (ce dernier, sous le titre « Structure économique et commerce extérieur »), à essayer de bien distinguer ce qui tenait à la persistance de certains faits (et pourrait, par la suite, témoigner d'une trop grande rigidité), et ce qui était véritablement la conséquence de la « permanence des lois » (de leur rigueur). Autrement dit, le maintien d'un même équilibre ne permettait pas de préjuger la facilité de réadaptation pour la réalisation d'un nouvel équilibre. L'expression « tendances de longue durée » quant à la répartition des courants commerciaux, était déjà utilisée dans ces anciens articles. Mais le premier tome des Problèmes d'économie internationale apporte les résultats d'une investigation statistique (menée d'ailleurs avec l'obligeant concours de l'Institut de Ch. Rist). Voir Première partie, ch. m et iv de ce volume (1946). Les structures auxquelles s'attachent les analyses sont « les structures nationales (et internationales) de production et d'échange ». Il faut distinguer cette acception « technique » de l'acception « juridique » encore plus courante ; essayer de marquer la différence entre changement de structure et variation de conjoncture (le critère adopté étant celui de l'irréversibilité). L'analyse statistique s'attache à l'évolution des pourcentages dans la répartition des courants commerciaux par grandes catégories. Les observations initiales se trouvent déjà sous une forme simple dans l'article de la REP, 1935, p. 1745. « ... Que l'intensité des échanges internationaux soit très variable selon les périodes de longue durée de prospérité ou de dépression, c'est là un phénomène suffisamment caractéristique pour avoir été souvent mis en évidence. Mais ces différences d'intensité s'expliquent suffisamment par le mouvement des prix et les variations de l'activité économique. Ce que nous avons en vue est différent : ce sont les transformations dans la répartition des courants commerciaux. Ici encore, on doit constater des tendances de longue durée et d'un caractère sans doute plus fondamental, puisqu'elles correspondent nécessairement aux modifications de structure qui s'accomplissent alors dans chaque pays et qui dominent leur évolution économique dans son ensemble ». Le tome I (pp. 32 à 35) comporte un effort systématique pour préciser la notion, en fonction de l'étude de l'exemple français. Distinction entre : « groupes statiques » et « groupes dynamiques » (en ce qui concerne la France, on était tout d'abord frappé de la persistance de certains pourcentages, mais ceci tenait a u x conditions spécifiques de l'expérience française ; ce qui compte, c'est, selon une expression que j'emploierai au second tome, une « ligne d'évolution structurelle », autrement dit, la continuité qui sera observée à travers les fluctuations de la conjoncture, et ceci au cours de plusieurs « cycles Kondriatieff »,

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si tant est qu'on puisse alors parler de cycle). Autre précision : la persistance ne doit pas être recherchée dans le détail de multiples petits courants d'échanges, mais par grandes catégories de produits, en liaison avec les traits fondamentaux de chaque structure nationale, autrement dit, avec une certaine lenteur d'évolution dans la distribution des facteurs de production par branche d'activité et avec tout ce qui concerne la cohérence plus ou moins forte d'un système concret d'échanges (comprenant matières premières importées et produits finis exportés, acquisitions de biens de production, coefficient technique plus ou moins rigide etc.). Je ne puis insister ici, mais ce qui me semble important c'est le caractère de très longue durée des tendances observées, la lenteur relative des transformations en cours.

2. Considérations sur les préférences nationales de structure L'expression n'a été utilisée que dans mon article de 1949, repris en 4 e partie du tome II des Problèmes d'économie internationale, mais le point de départ s'en trouve dans la précédente analyse : la persistance de certaines tendances de longue durée n'est pas seulement liée à des résistances de caractère spontané (à une certaine rigidité des structures ou à la lenteur des croissances économiques permettant le changement), elles tiennent aussi à des résistances d'ordre politique, aux réactions protectionnistes. Or, celles-ci ne sont pas aussi irrégulières qu'un manuel ne le suggère d'ordinaire. Voir notamment, à cet égard, tome I, p. 46 : « On remarquera le caractère d'assez grande régularité des réactions protectionnistes dans un grand nombre de pays au cours des baisses de prix de longue durée. Alors, en effet, un changement de structure tend à s'imposer du dehors. U n problème surgit, des pressions d'intérêts lésés se manifestent. On parle d'un * renversement de politique commerciale ' : en réalité, il s'agit de maintenir les mêmes tendances fondamentales dans le développement des structures nationales et des échanges extérieurs. Renversement formel bien plus que réel : c'est l'absence de réaction protectionniste qui ferait alors figure d'exception... » Dans la 6 e partie (« Crise générale et déséquilibre de structure ») les mêmes considérations sont reprises. Par ailleurs, une opposition est marquée entre le « protectionnisme de crise » qui tend au maintien des structures existantes et des politiques plus hardies (comme celle de 1' « autarcie » allemande, pp. 214 à 216) dont la véritable orginalité consistait... « à créer de toutes pièces de nouvelles conditions de structure (soit par la technique... soit par la conquête...) ». Voir aussi ce qui est dit de la position de la Grande-Bretagne et du cas de la France (pp. 210 sq.) Au moment de la composition de ce premier volume, j'ai laissé de côté plusieurs chapitres sur les politiques commerciales traditionnelles, reprenant celles-ci en fonction des différences de structure entre les pays à une même époque et des changements survenant dans leur développement respectif. Ces chapitres, remaniés et surtout complétés, seront repris éventuellement dans un tome III. Certaines notations figurent dans la 4 e partie du tome I I (A — Problèmes de

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doctrine et choix concret ; C,3 : Les préférences nationales de structure et la notion de déséquilibre structurel). Il serait intéressant de reprendre l'analyse sociologique des trois composantes des comportements nationaux que j'ai indiquées au tome II (voir notamment la « Conclusion ») : l'exigence doctrinale — ou préférence pour un type d'organisation ; la préférence nationale de structure ; la préférence pour un mode d'expansion.

3. Combinaison de deux nouveaux critères : « adaptation sur niveaux déprimés » et « déséquilibre de structure » L'opposition entre la conception classique d'un « plein développement de l'activité économique et des échanges » et l'adaptation sur niveaux déprimés (ou « équilibre de misère ») m'avait moins été suggérée par une lecture, encore rapide à la veille de la guerre, de la Théorie générale que par les discours trop optimistes de nos ministres du Commerce et de l'Industrie (qui se vantaient d'avoir redressé la balance commerciale à un moment où la réduction de l'activité industrielle avait provoqué l'amenuisement de la demande d'importation de matières premières). D'autre part, cependant, l'exemple keynesien pouvait conduire à une analyse critique de l'équilibre des balances des comptes très différente de celles menées par A. Aftalion ou B. Nogaro, mais tout aussi valable contre la trop grande « facilité » des interprétations traditionnelles (the vague mass of içth century tradition, selon l'expression de Viner). Je l'ai esquissée dans un court chapitre en tête de la 3 e partie (ch. 1 : Activité économique et problèmes d'équilibre, pp. 84 sq.). « Autrement dit, la théorie classique ne s'attachait pas à n'importe quel ajustement favorable du seul point de vue de la balance des comptes. Il s'agissait aussi d'une adaptation strictement définie à l'égard des conditions économiques générales. D'un plan de l'analyse à l'autre, il n'y avait pas de solution de continuité... pas d'ajustement qui soit contraire à l'heureuse utilisation des forces productives de chaque pays. Ou si l'on veut transposer une analyse de pure statique en termes valables pour une économie progressive : pas d'ajustement qui fasse obstacle au développement régulier et simultané des diverses économies nationales). » Par la suite, dans l'analyse des conceptions de Hume-Ricardo concernant la répartition de l'or en fonction de l'activité économique des différents pays, pouvait être marquée la crainte d'un recul simultané sur des niveaux monétaires et sur des niveaux économiques déprimés. De même, dans les phases de cours forcé, avec dépréciation (phase « B », p. 161). Mais c'est surtout au cours de la 6 e partie (Crise générale et déséquilibre de structure) que sera utilisé le critère de réadaptation sur niveaux déprimés en conjonction avec celui de déséquilibre structurel. Il y a là une longue étude descriptive, au cours de laquelle ces critères nouveaux seront à différentes reprises précisés, notamment p. 192 : (« ... E n définitive, si toute crise cyclique s'accompagne, dans une certaine mesure, d'un dérèglement des courants commerciaux de semblable nature, il est des moments — comme en 1929 —• où le déséquilibre structurel prend une importance toute nouvelle. Dans l'ordre des relations internationales, l'expression « crise de structure » peut 6

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être accueillie sans hésitation : le rééquilibre commanderait un profond réajustement des structures nationales... ») — et surtout p. 208 : « Le grand paradoxe de cette période de marasme tient à ce que le caractère structurel de la crise est masqué par le phénomène de contraction générale des échanges. Toute déviation semble alors se résorber dans la persistance de la dépression. Les politiques restrictives s'opposent aux changements que consacrerait une reprise effective mais on veut croire que l'expansion se ferait à nouveau dans les cadres anciens. » Bien entendu, un effort de systématisation beaucoup plus poussé aura été entrepris dans le second tome. Mais alors, une littérature beaucoup plus importante aura été consacrée à la notion de déséquilibre structurel. Il me semble toujours utile de montrer comment celle-ci pouvait déjà être utilisée dans l'analyse d'une « grande dépression ». C'est dans une perspective différente qu'il aura fallu combiner les deux critères précédents. Comme il s'agit là d'un point essentiel pour suivre le développement de ce second tome, j ' y reviendrai par la suite (voir cependant déjà la note de la page 306). Vous pourriez également vous reporter au dernier paragraphe de la page 74 et au texte de la page 75 du tome II y compris la note qui rappelle une conversation que j'avais eue avec Harrod (il faut d'ailleurs reconnaître que la notion d'« équilibre de sous-emploi » fait aujourd'hui partie du fonds commun de la littérature post-keynesienne). Je pensais cependant à l'occasion d'une prochaine note bibliographique, montrer : i ° qu'il y avait avantage à conserver une conception « historique » des niveaux d'activité — avance ou recul par rapport à un niveau antérieur — plutôt que de lier cette conception à la référence théorique au plein emploi keynesien (il ne s'agit d'ailleurs pas seulement d'emploi mais aussi de productivité) et 2° que cette notion a une valeur générale aussi bien en liaison avec des discussions du type classique que pour les démonstrations modernes concernant le multiplicateur du commerce extérieur.

4. Esquisse d'une « dynamique des investissements extérieurs » en fonction des différences de structure et des perspectives d'évolution structurelle C'est dans la 4 e partie — et non dans la 3 e du premier tome — que j'avais fait le plus gros effort pour dépasser la controverse traditionnelle quant à l'efficacité des automatismes monétaires. Plusieurs raisons m'avaient poussé à le faire à propos des mouvements de capitaux plutôt que des mouvements de marchandises. i ° je m'étais senti un peu gêné entre 1937 e t 1939 pour reprendre immédiatement après Aftalion l'approfondissement de la théorie du revenu en matière d'équilibre international ; 2 0 je n'avais pas été tenté d'insister en 1945 sur les travaux des premiers auteurs anglo-saxons qui traitaient du jeu du multiplicateur — d'où une indication très brève pour clore la 3 e partie ; je suis prêt à reconnaître bien des lacunes dans la mesure où il s'agirait d'un manuel faisant le point d'un renouveau théorique d'ailleurs à peine esquissé à l'époque ; d'autres ont comblé cette lacune alors que je suis longtemps resté prisonnier d'une formation me mettant

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en garde contre la tentation de l'éclectisme ; 30 enfin, une raison de fond : puisqu'il s'agissait de rendre compte de déséquilibres effectifs, il ne pouvait suffire de remplacer une explication de l'équilibre des paiements courants par une autre, il fallait s'efforcer de les dépasser toutes deux. Posons la question : comment le déséquilibre peut-il persister ? Nous voyons que deux réponses sont possibles, l'une qui prend pour critère la persistance de conditions anormales d'ajustement (niveaux économiques déprimés mesures de restriction « exceptionnelles », discriminatoires etc.), l'autre qui s'attache à la menace d'insolvabilité et au recours à des procédés précaires de financement. Ce que j'avais retenu de l'objection de Rist à Aftalion, c'est le danger de considérer comme anormal tout mouvement de capital (défini comme un moyen d'utiliser un excédent de balance des comptes ou de combler un déficit ; cf. à cet égard mes articles de la Revue Économique Internationale de 1937-1938). D'où l'intérêt de faire le départ entre ce qui est un « jeu de facilités financières » permettant le financement du déséquilibre et ce que j'ai appelé « flux majeur d'investissements ». Or, il se trouve que dans les grandes phases d'expansion internationale de capitaux, les facilités financières accompagnent toujours les autres, ce qui rend beaucoup moins importante la tâche des mécanismes d'auto-régulation (par l'étalon-or et les prix ou les revenus). Voir notamment ch. 11 de la 4 e partie. Quant au flux majeur d'investissements, j'ai eu tendance à rejeter à la fois la théorie classique (qui supposait leur rôle « perturbateur » d'un équilibre préexistant, de véritables difficultés de transfert de l'investissement dans le pays neuf ou retardataire, la vérification implicite de la très grande efficacité des automatismes classiques) — et la théorie contraire (Aftalion, Keynes, voir ci-dessus). Les flux majeurs d'investissements ont leur logique propre qui suppose non seulement un entraînement réciproque de la marchandise par le capital et du capital par la marchandise, mais encore une certaine concordance fondamentale entre la demande d'épargne et la demande d'importation (voir notamment le résumé de cette esquisse, pp. 131 à 133 du volume de 1946, et infra, 3 e partie). Il ne s'agissait là que d'une esquisse que j'ai cru devoir reprendre, nuancer et approfondir dans un article de la revue Kyklos, 1948, fascicule 2 et que j'ai intégrée à la 4 e partie du tome II (D. L a tradition d'expansion financière) en marquant que la concordance fondamentale valait surtout pour le pays « typiquement neuf » et en montrant les raisons de discordance (notamment dans les relations entre pays déjà très évolués). U n autre point a été développé plus à fond dans le premier tome (ch. ni, « détour capitaliste de production » et les changements de structure des pays débiteurs). A diverses reprises (et plus nettement dans un article de la Revue Économique Internationale de novembre 1937), j'avais insisté sur l'importance qu'il fallait attacher au défaut de symétrie entre les évolutions respectives des données d'ordre comptable (compte tenu des obligations financières venant à échéance) et les données d'ordre structurel. Cependant, la limitation de l'endettement de nombreux pays débiteurs avant 1914 s'expliquait précisément par une heureuse évolution des structures (et non par les automa-

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tismes classiques) du seul fait des heureux calculs d'investissements, du jeu encore assez prévisible sur une plus ou moins longue durée du « détour capitaliste de production » (voir p. 146). Je poursuis en citant textuellement : « C'est par la suite que les choses deviennent plus complexes. Les premiers changements qui s'opèrent dans la structure économique des pays neufs débiteurs jouent dans le sens d'un redressement de leur balance des comptes. Pendant quelque temps on peut être assuré d'une concordance entre les données d'ordre structurel et les lois du rééquilibre. Mais par la suite... ? » « Au surplus, le retour général vers un état de parfait équilibre des comptes — pour satisfaisant qu'il apparaisse au point de vue purement comptable ou logique — ne serait pas sans poser de nouveaux problèmes. » (p. 147)... Cependant... « de grandes perturbations d'ordre international — notamment celles qui résultent des guerres — auront considérablement transformé les données du problème » (p. 148). [1953] Références à quelques autres travaux Les études plus approfondies, du point de vue statistique ou économétrique, ont été fréquentes, mais précisément il est rare qu'elles aient eu quelque influence directe sur la révision des interprétations théoriques. Ainsi en allait-il, malgré sa publication en anglais (peu après les réflexions précédentes), de l'importante étude de Werner Schlote, British overseas trade, from iyoo to the 1930's (Basil Blackwell, Oxford, 1952), trad, de Entwicklung und Strukturwandlungen des englischen Aussenhandels, léna, 1938, de même de la recherche menée sous l'égide du Research Department de la Federal Reserve Bank de New York, par H. G. Aubrey, United States imports and world trade, Oxford, Clarendon Press, 1957 etc. En langue anglaise également, il nous aura été permis plus récemment d'exposer les grandes lignes de nos suggestions antérieures ; cf. Jean Weiller, « Long-run tendencies in foreign trade ; with a statistical study of French trade structure, 1871-1939 », The Journal of Economic History, dèe. 1971 — tandis que le résumé de notre conférence d'Oxford de mai 1969 (« Anticyclical policies in relation of foreign trade patterns and tariffs », cf. Economia Internazionale, vol. X X I I , n° 2, Gênes, 1969) correspond aux études publiées par les soins de l ' I S E A (Economie Appliquée et Cahiers « Économies et Sociétés », 1968) auxquelles le chapitre final de ce volume apporte quelques compléments et une conclusion, au moins provisoire, en ce qui nous concerne. C'est dans un esprit nettement différent que l'on aura mené d'autres travaux, soit, bien entendu, sur le plan de la théorie pure (cf. notamment, Richard E. Caves, Trade and Economic Structure, Harvard University Press, Cambridge, Mass., i960, qui fait cependant référence à notre étude critique sur « L a loi des coûts comparés », Economia Internazionale, 1949 à propos de la théorie Hecksher-Ohlin, p. 23 : « The Hecksher-Ohlin theory and economic structure » ; et, s'agissant des modèles dynamiques, p. 243 : « International trade and pattern of economic change ». Cf. ci-dessus, les notes complémentaires de la Première partie) ; soit du point de vue de la politique douanière et des gains de l'échange (cf. également, B. LassudrieDuchêne, Échange international et Croissance, textes choisis, Economica éd., Paris, 1972 ; notre collègue ayant tenu cependant à souligner

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qu'il aurait pu, s'il ne s'agissait de textes étrangers, faire état des contributions « de François Perroux sur l'effet de domination ou de Jean Weiller sur les préférences nationales de structure » dans son « Avant-propos » ; mais peu importe ; la différence de perspective apparaît bien si l'on se reporte aux textes de Seconde partie, de W . F. Stolper et P. A. Samuelson, 1941, de J. Bhagwati, 1959, de T. de Scitovsky, 1942, de H. V. Johnson, 1964 ou de W. M. Corden, 1966 ; et il en v a assez curieusement de même, s'agissant de la remarque symétrique présentée par Lord Balogh ; cf. Unequal Partners, t. I, Basil Blackwell, 1963, p. x i v : trad. fr. Partenaires inégaux dans l'échange international, Dunod, 1971, Avant-propos, p. x v n ) . D'un point de vue encore plus dissemblable, on aura intérêt à se reporter aux considérations présentées sur les analyses contemporaines du protectionnisme in: H. F. Henner, G. Lafay et B. LassudrieDuchêne, « L a protection effective dans les pays industrialisés », Economica, Paris, 1972, et sur « Contraintes et objectifs extérieurs : schémas, modèles et théorie », in : Cahiers de l'ISEA, Économies et Sociétés, t. V I I I , n o s 8-9, 1974. Pour une nouvelle étape du débat scientifique cf. infra, la 3 e partie.

l'expansion internationale des capitaux et les nouvelles structures d'échange

JEAN WEILLER

expansion internationale des capitaux : les flux majeurs d'investissement... et les autres

Pourquoi nous faut-il à présent pratiquer encore un double retour en arrière ? Déjà en 1946, au lendemain de la seconde guerre mondiale, il avait semblé nécessaire : de remonter ainsi, non seulement, comme nous l'avons fait assez longuement, aux controverses théoriques qui s'inspirent de l'étude des perturbations d'entre les deux guerres, mais surtout aux mises au point indispensables visant à dissocier, autant que possible, mythes et réalités dans l'interprétation des heureux ajustements des phases de stabilité. Peut-être n'avions-nous pas suffisamment conscience de la nécessité d'aller au delà de la critique des automatismes monétaires lorsque nous évoquions une autre logique préalable — on serait tenté de dire aujourd'hui un « automatisme » plus profond, mais à quoi bon reprendre ici une controverse épistémologique qui sera plus difficile à éviter au chapitre suivant concernant les « structures » ? Une réinterprétation dans les perspectives de l'expansion internationale des capitaux relève bien d'une problématique toute différente (la problématique F T P , rassemblant faits, théorie et politiques que, « pour les mieux étudier, l'on avait séparés »). La reconstruction théorique, comme on le reconnaît de plus en plus à mesure que théorie devient effectivement « théorie des politiques économiques », doit bien se poursuivre dans cette voie. Il est encore indispensable aujourd'hui de briser l'accord superficiel qui tend incessamment à se rétablir entre adversaires, sur un passé que les partisans de l'orthodoxie ne cessent de proclamer prestigieux tandis que les hérétiques sont d'autant plus prêts à en concéder l'éloge, qu'ils sont impatients de le déclarer révolu. La première mise au point était de caractère historique : les faits — qu'il s'agisse du x i x e siècle après les guerres napo-

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Expansion internationale des capitaux

léoniennes ou de cette période d ' « avant 1914 », d ' « heureux avant-guerres » du x x e siècle — commencent à être mieux appréciés à l'échelle mondiale. Ce qui était apparemment exemplaire et généralisable dans l'expérience du petit groupe de pays riches et développés (les fameux « vieux pays industriels » de l'époque) ne pouvait effectivement être interprété comme tel puisque l'essentiel n'était pas, comme on le prétendait, de se plier aux lois de l'automatisme monétaire mais, pour les pays moins développés, d'être en mesure d'accueillir et même d'attirer les flux majeurs d'investissement. Pour retrouver différents types de controverses relevant du va-etvient, tout à fait nécessaire d'ailleurs, entre la théorie approfondie et l'analyse de situations concrètes, il convient d'abord de bien préciser une typologie supposant alternance ou conjonction à travers le monde de taux de changes fixes (par rapport à l'or, à un autre métal, au dollar ou à une unité de compte définie d'une manière ou d'une autre) et de taux de change dits flottants, flexibles ou fluctuants. A cet égard, diverses remarques peuvent être brièvement rappelées : i ° Le mythe de l'or, sous la forme qu'on lui a connue au XXe siècle, suppose de longues décennies au cours desquelles l'étalon-or aurait effectivement joué un rôle décisif dans les règlements internationaux. On admettra aussi, soit un bon fonctionnement du bi-métallisme (première moitié du x i x e siècle), soit le « bi-métallisme boiteux » de la fin du siècle (véritable « étalon-or » déguisé). Très souvent, on se contente d'ajouter, sans autre précision, que la prééminence de la livre sterling en faisait déjà une sorte de gold exchange standard effectif... Mais serrons la réalité de plus près : Vers 1890 et jusqu'à 1914, par la suite au lendemain même de la première guerre mondiale, l'enseignement traditionnel faisait bon marché d'un premier ensemble de pays relativement moins développés, dits « arriérés » (tels que l'empire de Russie, l'empire austro-hongrois ou les États balkaniques successeurs de l'empire ottoman). Il croyait pouvoir négliger les autres, en voie de surmonter d'inévitables difficultés avant d'être parvenus à s'aligner convenablement. 2° La stabilité générale ne s'est pas instaurée spontanément entre pays inégalement développés. Elle fut la conséquence d'une œuvre méthodique d'intégration dans un système monétaire international dominé par la place de Londres. Un tel système, dit système de l'étalon-or, aura pris une consistance apparemment définitive au cours des dernières

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décennies du x i x e siècle -— et, nous aurons dû insister de plus en plus sur ce point (démonstrations du premier tome des Problèmes d'économie internationale) du fait même de conditions éminemment favorables résultant de l'expansion internationale des capitaux. Deux autres points devaient nous apparaître essentiels quant aux conditions d'utilisation des armes traditionnelles de politique monétaire (mais, bien entendu, on a longtemps préféré mettre l'accent sur les simples automatismes d'un régime de laisser-faire) selon qu'on se réfère à l'un ou l'autre des deux « modèles britanniques » — étant bien entendu que les modèles d'enseignement ont toujours été plus ou moins abusivement simplificateurs. L'un concerne l'organisation du marché monétaire anglais et son perfectionnement, déjà signalé, dans le sens d'une action plus efficace sur la demande globale. (Le moyen classique du maniement du taux de l'escompte est traditionnellement renforcé par les opérations d'open market policy. Il le fut encore davantage, lorsqu'il s'agit de lutter contre les tendances inflationnistes, par une série de nouvelles mesures de restriction de crédit.) D'autre part, existent les liaisons entre le marché monétaire, le placement des effets publics (government bonds) et le marché des capitaux à long terme, liaisons caractéristiques de la contexture de la place de Londres, et qui n'étaient pas rigoureusement transposables ailleurs (pas plus, d'ailleurs, que Y open market policy) C'est grâce à l'utilisation de cette contexture monétaire et financière que les mesures tendant, comme dans les autres pays évolués, à une contraction plus forte du volume des crédits distribués — ou éventuellement, à l'inverse, à leur expansion — auront eu une particulière efficacité. Après guerre, au temps des gouvernements travaillistes, les directives du chancelier de l'Échiquier invitaient les banques à une réduction des avances, de caractère qualitatif : dans cette période, le contrôle se voulait sélectif (en fait, jusqu'à la fin de 1951). Ces directives auront été de caractère simplement global ou quantitatif, du moins dans les intentions exprimées, au cours des années où la politique conservatrice s'est efforcée d'opérer un retour à l'orthodoxie... Mais il ne s'agit pas ici de s'attacher à l'évolution de la conjoncture récente — d'autres considérations devant être présentées sur la liaison entre le politique et l'économique avant et au lendemain de la dévaluation de novembre 1967, puis au cours

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de la grande crise du dollar et du « système monétaire international » des années 1970. En revenant à l'étude du premier modèle britannique — celui des années de la fin du x i x e siècle et du début du x x e siècle — la critique de l'interprétation orthodoxe ne doit pas mettre seulement l'accent sur les conditions de régulation des « mouvements de capitaux à court terme » jugés essentiellement maîtrisables sinon automatiquement déclenchés (et donc plus ou moins directement induits des excédents ou déficits de la balance des paiements britanniques). La rectification la plus importante, d'un point de vue théorique, concerne les mouvements de capitaux à long terme — et la liaison de leur marché avec celui de la monnaie dans un cas aussi remarquable (et exceptionnel) que celui de la place de Londres. Elle prend appui sur une concordance de caractère nécessairement « historique » (celle d'une période bien définie) entre certains besoins d'expansion financière et certaines possibilités d'expansion industrielle et commerciale. Si l'on accepte la rectification essentielle que nous avions proposée pour les années 1870-1914 — et que semblent confirmer les études historiques les plus récentes — ce qu'on rejettera de l'interprétation néo-classique c'est son optimisme excessif qui s'était exprimé au lendemain de la première guerre mondiale, sous l'autorité de Taussig et de son école (avec J. Viner, J. H. Williams et même H. D. White, mais sous réserve des doutes tardifs que devaient manifester aussi bien le maître que ce dernier disciple), un tel optimisme avait conduit à affirmer l'automaticité dans le transfert de dettes de guerre et de réparations pourvu qu'une certaine capacité d'absorption se manifeste dans le grand pays créancier, vers lequel, en définitive, tous les règlements devaient converger. Mais, suffit-il de prendre systématiquement le contre-pied des hypothèses de simple statique ? Entre 1870 et 1914, un flux considérable de capitaux a certainement donné une grande aisance à la solution des problèmes d'ajustements des balances courantes. Il semblait alors possible de transférer et d'investir, puis de réinvestir, ce que chaque pays débiteur était jugé pouvoir raisonnablement absorber, et de solides institutions bancaires permettaient de doser judicieusement l'effort à fournir. L a supercherie, sinon la naïveté excessive de certains auteurs avait consisté à vouloir raisonner comme si les

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grandes manifestations d'expansion internationale de capitaux s'étaient pratiquement effectuées à partir d'une situation d'équilibre — d'un parfait ajustement des balances courantes que pourraient réaliser, dans d'autres conditions et sous d'autres contraintes, les mécanismes de réadaptation par les prix ou par les revenus. Il fallait au contraire s'efforcer de mettre en évidence l'importance d'une sorte d ' « harmonie préétablie » (mais seulement du point de vue de l'agencement des flux financiers et des flux réels et dans certaines phases privilégiées). Nous retrouverons l'explication par la « double tendance » préalable à tout déclenchement des mécanismes classiques : explication des flux majeurs d'investissement — qui n'est que la rationalisation, le modèle d'une situationlimite mais correspondant, mieux que tout autre, semble-t-il, à de telles grandes phases d'expansion internationale... A présent, avec l'importance accrue du jeu des firmes multinationales des modèles plus complexes ne manqueront pas d'être présentés. *

Tant que dominait dans l'esprit des théoriciens la conception classique du redressement spontané des balances par l'automatisme des effets-prix et des effets-revenu, une telle remise en question semblait sacrilège. On était habitué à n'envisager que des exemples de discordances occasionnelles à partir d'une situation où, par hypothèse, une parfaite adaptation eût été réalisée. Beaucoup d'économistes ne se rendirent même pas compte qu'ils se bornaient à décrire de simples processus d'égalisation des soldes relevant plutôt d'une ébauche de théorie d'une balance des liquidités. A une époque d'optimisme, ils n'eurent pas à se soucier des concordances ou discordances fondamentales de la vie économique internationale. Essayant d'envisager les problèmes qui étaient posés au cours des grandes phases d'expansion financière, nous avons cru au contraire que, pour trancher le problème, il convient de s'attacher aux conditions préalables de formation des grands flux de marchandises ou de capitaux et se demander dans quelle mesure certaines données fondamentales permettaient effectivement la réalisation de l'équilibre à un niveau de pleine expansion. Nous avions tendance à retenir un point essentiel de la théorie classique qu'une réaction trop violente a peut-être

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fait perdre de vue. Les grands flux de capital (que nous avons appelés flux majeurs d'investissements) apparaissent souvent comme des variables indépendantes (par rapport aux données concernant les balances des paiements). Mais ce caractère d'autonomie ne peut s'interpréter comme autrefois. Reprenons le raisonnement traditionnel, et les objections qui lui furent faites. a) Ce n'était sans doute pas en vue de combler un déficit commercial que les capitalistes privés recherchaient les investissements extérieurs. Au cours des grandes phases d'expansion financière, des fonds importants furent drainés pour la création d'entreprises à l'étranger, en fonction des seules perspectives de rentabilité qu'elles offraient. A la même époque, ce n'était pas davantage dans le but de corriger un déficit commercial que les États contractaient généralement d'importants emprunts. Ce faisant, ils avaient pour dessein de renflouer le Trésor public ; quand ils avaient fait appel aux crédits extérieurs, ils ne s'étonnaient donc pas, comme certains gouvernements au moment du plan Marshall, d'obtenir des ressources supplémentaires de trésorerie, et les journalistes ne songeaient pas à leur faire grief de tirer avantage des crédits en devises ainsi obtenus en vue de corriger un déséquilibre externe. b) Cependant, nous ne pouvions nous contenter, comme le faisait la théorie traditionnelle, d'une analyse superficielle des intentions de chacun. On avait souligné fréquemment le rôle centralisateur et l'influence dominante des dirigeants des grandes banques, poussant à l'utilisation des soldes créditeurs accumulés. On aurait dû se demander dans quelle mesure le jeu libéral n'avait pas masqué, bien plus qu'il n'avait contredit ce que l'on peut constater aujourd'hui, dans le cadre d'échanges assez largement contrôlés ou dirigés. Qu'il s'agisse de l'utilisation des liquidités internationales existantes (en vue de prêts à court terme ou à long terme) et du passage fréquent d'un type de crédit précaire à un investissement de longue durée, ou que l'on prenne en considération le recours aux emprunts d'État dans les périodes de grande tension monétaire, on voyait s'affirmer l'existence d'un jeu de facilités financières auquel nous ne devons cesser de faire une très large place dans nos explications (et c'est pourquoi nous avions été heureux de retrouver dans le langage de J. E. Meade l'expression « accommodating payments », impliquant une heureuse utilisation de ces liquidités).

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c) Il n'en reste pas moins un problème essentiel à résoudre. De telles facilités rendent sans doute négligeable, en période de grande expansion (et d'heureuse orientation des liquidités internationales) le problème traditionnel de l'égalisation des soldes des balances des paiements, mais elles ne suffisent pas à expliquer un énorme développement des flux de marchandises et de capitaux comme celui qui prit place à la fin du x i x e siècle. Il faut admettre un jeu d'entraînement réciproque à partir de soldes préalables relativement peu importants. A cet égard, les théories modernes du revenu n'apportaient qu'une explication partielle. L'excédent de revenus du pays créditeur tendrait lui-même à provoquer l'investissement et nous avions volontiers admis qu'il existe des mouvements de capitaux dérivés ou induits aussi bien que des importations dérivées. Mais le développement simultané qu'on aura d'autre part délimité exige sans doute davantage. Rappelons à nouveau que les situations exceptionnelles poussent à l'absurde l'explication traditionnelle : elles ne suggèrent pas que les théories fondées sur le revenu donnaient véritablement la clef de ce double entraînement, quand certaines conditions préalables apparaissent réunies pour le déclenchement du double flux. Tout d'abord, il fallait — et il faudra encore — une bonne maîtrise des mouvements de capitaux à court terme et ensuite une incitation à l'accélération — ou éventuellement à la modération — des flux à long terme. En Angleterre même, après la seconde guerre mondiale — avec les difficultés du stop and go (pour abréger, disons selon les caractéristiques d'un second modèle britannique), on s'efforcera de retrouver la maîtrise des flux à court terme grâce à la modération de l'expansion en cas de difficultés de la balance des paiements. Cependant, dans le cas américain des années i960, on ne peut pas ne pas remarquer une assez grande analogie avec la situation britannique antérieure à 1914 (le premier modèle). On l'aurait bien plus facilement admis : a) si l'on avait bien voulu rectifier, dans ses grandes lignes et non pas seulement avec un luxe de détails, ce qu'enseignaient les vieux manuels concernant le premier modèle britannique ; b) si la prépondérance nouvelle des investissements directs américains et des pratiques d'auto-financement n'avait pas profondément modifié la position même des problèmes du

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renouvellement des flux financiers et de la détention d'actifs à l'extérieur aussi bien que les appréciations relatives aux atteintes à l'autonomie des entreprises. Ainsi des circuits complexes de capitaux vont-ils s'établir. La manœuvre du taux de l'escompte jouera de plus en plus souvent à contre-courant de la théorie traditionnelle concernant le rééquilibre des balances des paiements par « ajustements spontanés ». La restriction de crédits ne commandera plus nécessairement des mouvements de capitaux « régulateurs » ou « compensateurs » — autrement dit des flux de contrepartie qui dispensent des prélèvements sur les réserves de change. Sans doute la schématisation ancienne avait-elle, comme le langage auquel on avait accoutumé, un caractère essentiellement normatif. Ce qui fut décisif, depuis le succès de l'expérience allemande de la fin des années 1950 et des années i960, ce fut la consécration sur le plan théorique de ce qui était autrefois dénoncé (avec le refus de 1' « inflation importée ») ou simplement toléré en dépit de l'attachement aux principes ricardiens (car comment inciter le pays excédentaire à la hausse relative de ses prix et au relâchement de ses taux d'intérêt ?). En revanche, l'action compensatrice sera de plus en plus demandée à la coopération monétaire et financière internationale. Au cours des années 1950, ce pouvait être dans le cadre de l'Union européenne des paiements. Par la suite, on la recherchera grâce aux accords entre banques centrales, aux swaps, au renforcement du rôle du FMI notamment en faveur des pays à monnaie de réserve. L'on devrait évoquer à cet égard tout ce qui avait été dit au moment de la discussion sur la création des droits de tirages spéciaux. De ce côté les mouvements obtenus sont bien compensateurs. Faut-il aller plus loin ? Nous croyons exclu le retour à un fonctionnement du système monétaire international semblable à celui de l'étalonor ou plutôt de ce qu'on désigne sous ce nom. Mais revenons à ce « premier modèle britannique », celui du début du siècle où le Bank rate devait agir beaucoup plus sur la masse des liquidités internationales qu'il ne serait possible aujourd'hui de l'imaginer : on comprendra mieux a contrario, combien risque d'apparaître décevant l'emploi persistant de l'ancienne terminologie pour désigner des phénomènes de plus en plus complexes. Dira-t-on qu'une « variété d'avoirs liquides ou

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à court terme » devient autonome ? La manœuvre du taux de l'escompte s'est-elle révélée de plus en plus inefficace ou bien les autorités monétaires se sont-elles inspirées d'un diagnostic contestable quant à ce que devrait être l'équilibre de la balance des paiements ? Comment distinguer cette situation de celle que nous venons d'évoquer : la substitution de l'objectif « d'équilibre interne » à celui « d'équilibre externe » — ou parfois (et de façon qui sera souvent jugée fort légitime en pratique) une tentative de compromis fort difficile à préciser dans ses intentions aussi bien qu'à apprécier dans ses résultats ? Le danger est d'autant plus grand si l'on continue à rappeler au point de départ de tout enseignement élémentaire, la dichotomie simple entre mouvements de capitaux à court terme « théoriquement régulateurs » et mouvements de capitaux à long terme « théoriquement perturbateurs ». Lorsqu'on évoquait les « auto-régulations » ou « mécanismes d'ajustement spontanés », on songeait essentiellement à la discipline exercée par le jeu des taux d'intérêt différentiels sur les liquidités internationales. On n'ignorait nullement, pour autant : 1. que la grande masse des opérations à court terme menées à l'échelle internationale pouvaient déjà être classées « opérations autonomes » (décisions d'intermédiaires financiers n'ayant pas, loin de là, le souci exclusif de l'ajustement des paiements internationaux) ; 2. que, très souvent, ces mouvements échappaient à la discipline de la place de Londres et que les autres places financières ne parvenaient que fort difficilement à suivre le modèle britannique ; 3. que déjà, entre les deux guerres, l'inefficacité du jeu des taux d'intérêt différentiels avait été reconnue en période d'instabilité (années 1920) ou de grande dépression (années 1930) etc. Il suffisait que de tels mouvements apparussent en théorie suffisamment contrôlables et, en pratique, maîtrisables, lorsque des conditions relativement satisfaisantes seraient rétablies dans les pays à monnaie convertible pour qu'une catégorie particulière fût réservée à un type de flux monétaire de caractère essentiellement « régulateur » ou « compensateur ». Pour les raisons qui viennent d'être soulignées, un qualificatif tel que « maîtrisable » (ou « contrôlable ») semble de beaucoup préférable et ceci d'autant plus que naguère c'est sans doute à tort qu'on avait négligé, dans les cas les plus favorables, les effets de la solidarité des taux d'intérêt (à court

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terme et à long terme) — et qu'aujourd'hui, à tort ou à raison, les autorités monétaires et financières sont beaucoup plus tentées d'agir, tout au moins de façon marginale, sur l'ensemble des investissements privés. A cet égard, la nouvelle politique économique des États-Unis des années 1960-1965 était particulièrement révélatrice. De son côté, la théorie met de plus en plus l'accent sur le jeu de transformation des divers types d'actifs financiers, ainsi que sur les conditions asymétriques où se trouvent, de ce fait, les pays à différents stades de développement. A) Pour la grande masse des flux majeurs d'investissement, des hypothèses très favorables apparaissaient historiquement correspondre aux grandes phases d'expansion internationale des capitaux entre pays inégalement développés. En luttant contre les exagérations de la théorie des automatismes monétaires, nous avions pu dire que « l'harmonie était préétablie ». Les critiques eux-mêmes avaient été trop loin. Le capital ne suivait pas la marchandise..., mais il se trouvait que la discussion devait se limiter aux conditions de réadaptation d'une frange relativement peu importante de ces flux. Il s'était donc produit une sorte à'allégement dans le fonctionnement du système monétaire international (alors, 1' « étalon-or »). Sans doute ne saurions-nous condenser davantage notre ancienne argumentation à ce sujet que dans le petit ouvrage paru aux Presses Universitaires de France, La balance des paiements (Coll. « Que sais-je ? ») : on y retrouvera les paragraphes suivants concernant notre position de principe. Après avoir rappelé le rôle de A (avoirs liquides ou à court terme), nous envisageons ces liaisons « préétablies » entre une large fraction de V (investissements à l'étranger à long terme) et des variations correspondantes de B (balance courante). L'explication des flux majeurs d'investissement suppose bien 1' « autonomie » d'importants mouvements de capitaux par rapport à tout excédent ou déficit supposé « préalable » de la balance des paiements courants. Nous admettrons sans doute un entraînement réciproque des flux financiers et des flux réels, mais il semble nécessaire de remonter plus avant dans l'explication. On doit donc s'interroger avant tout (de ce strict point de vue de l'équilibre des flux) sur les conditions d'une harmonisation préétablie à la fois dans le pays d'origine et dans celui de destination.

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Au moment de la décision de prêter ou d'investir à long terme dans un pays « neuf » ou « retardé », les anticipations, qui sont d'abord celles des intermédiaires financiers, tiennent compte non seulement du besoin d'un autre pays de faire appel à une épargne additionnelle (autrefois la construction des chemins de fer canadiens ou la réalisation du Transsibérien ; aujourd'hui les investissements directs des firmes américaines en Europe ou en Amérique latine), mais encore d'un besoin de financement en devises étrangères. C'est d'ailleurs très indirectement que jouera cette incitation à investir au dehors. De telles appréciations (dans le cadre du fonctionnement de marchés financiers tels que ceux de Londres, de New York ou de Paris — ou dans celui d'une grande société commerciale) n'auraient encore qu'une importance assez limitée quant à l'harmonisation des flux internationaux (réels et financiers : compensation de V par B) si celle-ci n'était pas, dans une plus ou moins large mesure, préétablie. Les flux majeurs d'investissement sont souvent ceux pour lesquels se manifeste sur une assez longue durée la double tendance dans le pays récepteur : [a) au besoin d'un surcroît d'épargne, AV, que la trop faible croissance du produit national brut ou le trop faible développement financier font rechercher à l'extérieur {cf. à cet égard les calculs récents de R. W. Goldsmith quant aux facteurs déterminants de la structure financière et, plus concrètement, au développement financier du Mexique, OCDE 1966) ; (1b) à la nécessité d'importations additionnelles, AM, venant s'ajouter à un accroissement insuffisant du produit national dans l'optique des flux réels pour l'exécution de projets de très grande ampleur. La stricte concordance entre AV et AM ne sera donc que relativement exceptionnelle et bien des raisons de déviation (de « déformation » de ce schéma trop simple) ne manqueront pas de se manifester. On notera les discordances qui apparaissent, suivant les rythmes respectifs d'accroissement de la population, l'avance relative des différents secteurs de l'économie, les modifications des goûts, des propensions à importer etc. On s'attachera tout particulièrement aux différences dans les progrès technologiques mis en œuvre et les innovations réalisées. Mais il suffit que la double tendance préexiste : les grands flux d'investissements et d'importations se manifesteront

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et se renouvelleront : considérablement amenuisées, les difficultés d'un ajustement final relèveront d'une autre logique. B) Si, à présent, nous nous demandons dans quelle mesure nous retrouvons les conditions de cette double tendance préalable, une première réponse semble s'imposer. C'est l'aide publique internationale qui, généralement — et de façon très délibérée — tend à assurer, dans les cas les plus difficiles, à la fois le surcroît d'épargne et le surcroît d'importation répondant aux conditions d'une « harmonie préétablie » (ce qui était très net pour l'aide Marshall considérée comme un élément décisif de « règlement du solde général » dans nos statistiques officielles et dont la contrepartie devait permettre une contribution publique à l'effort de reconstruction). Mais on sait mieux à présent le caractère limité des aides et l'importance des problèmes ultérieurs de réajustement qui ne manquent pas de se poser (dans le cas de nombreux pays en voie de développement). Quand nous concentrons notre attention sur un autre aspect du problème actuel de la régularité dans l'agencement des flux constituant les principaux éléments de la balance de base, celui des investissements privés, les conditions apparaissent très différentes de celles du début du siècle. Certaines interprétations auront été particulièrement pessimistes à cet égard. Ce qui était valable lorsque les investissements de portefeuille l'emportaient sur les investissements directs ne se vérifierait plus nécessairement aujourd'hui. D'autre part, nous nous étions efforcé de schématiser les conditions d'harmonisation préalables des flux d'investissement qui se dirigeaient vers un pays « typiquement neuf » en mettant l'accent sur l'insuffisance du revenu national et la faiblesse du taux de croissance (expliquant l'importance de la double tendance), tandis que les conditions d'investissement des grandes firmes internationales ne sont évidemment plus les mêmes lorsqu'on prend en considération l'implantation de succursales ou de filiales dans des pays déjà très développés — et notamment en Europe occidentale. Des études sont en cours et nous devons attendre d'être mieux informés quant au comportement des dirigeants de ces grandes firmes. On a pu craindre une trop grande « autonomie de décision » lorsqu'il s'agit du rapatriement de gains réalisés à l'étranger ou de réinvestissements sur place, de la

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création de filiales dans les pays tiers etc. On s'est demandé également si les conseils ou injonctions de tels gouvernements quant à leurs relations avec les différents marchés financiers (plus particulièrement, les marchés européens ou le marché américain, avec les circuits complexes d'euro-dollars) seraient de quelque influence. Il faudrait d'ailleurs ajouter que les effets d'asymétrie, si souvent dénoncés depuis Cournot — et, pour la période récente, depuis François Perroux et C. P. Kindleberger 1 — ont toute chance de se manifester à cet égard. Les décisions des administrations Kennedy et Johnson permettaient de maîtriser dans quelque mesure les flux d'investissement à long terme et de modifier les circuits de capitaux entre les différents marchés financiers, mais il est fort douteux qu'une action aussi forte puisse être exercée par d'autres (même s'il s'agit de pays européens développés, voire de politiques monétaires et financières coordonnées au niveau de la CEE). Mais ce n'est encore là qu'un des aspects du problème, celui qui est relatif aux flux dits induits et qui sont plus ou moins aisément maîtrisables. Le gouvernement américain, notamment, a-t-il pu et surtout pourrait-il davantage dans l'avenir, en agissant sur une frange des mouvements de capitaux traditionnellement dits « autonomes », parvenir à modérer (ou éventuellement à encourager) les investissements privés à l'étranger ? Plus fondamentalement encore, on se demandera si la grande firme procédant à des investissements ou réinvestissements directs à l'étranger n'a pas été déjà en mesure d'éviter de trop violents à-coups. On s'attache trop aux problèmes du pays d'origine (pour lui, le phénomène d'exagération du mouvement d'expansion n'est pas sans analogie avec ceux constatés de longue date, lors des crises monétaires britanniques). Il faudrait se placer surtout sur le plan du pays d'accueil des flux financiers. En ce qui concerne les balances de base, le premier est réputé déficitaire (du fait de son rôle d'intermédiation financière) et le second excédentaire (du moins tant que les flux d'investissements nouveaux dont il bénéficie l'emportent sur le contre-courant de revenus et amortissements des placements antérieurs — et, bien entendu, s'il n'éprouve pas de détérioration grave de sa balance courante). Mais ce dernier ne risque-t-il pas davantage de subir les irrégularités de comportement de la grande firme dans sa politique d'expansion ou de contraction des activités de ses filiales ou succursales ?

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Expansion internationale des capitaux

Sans doute, à l'échelle macro-économique, la double tendance à l'égalisation des flux majeurs d'investissement ou de réinvestissement se manifestera-t-elle, mais nous savons que l'harmonisation est d'autant plus poussée que le pays récepteur est moins évolué, tandis que l'Europe occidentale est elle-même engagée dans des circuits très complexes d'échanges commerciaux et de mouvements de capitaux. Pour les firmes internationales, les analyses se poursuivent à l'échelle micro-économique. D'un côté, on aura jugé normale l'absence de trop grand parallélisme entre les flux financiers et les flux réels qu'on pourrait leur imputer : les uns et les autres ne sont-ils pas traditionnellement des « données » de tout problème d'ajustement des soldes (se rapportant d'ailleurs à des postes différents de la balance) ? Mais d'un autre côté, les préférences pour l'acquisition ou la vente d'actifs financiers détenus par ces grandes firmes n'obéissent-elles pas souvent à des considérations de balances comptables qui leur sont propres ou qui tiennent à une plus ou moins grande aisance des opérations sur les marchés monétaires ? Les plus importantes de ces entreprises internationales ou multinationales n'ont-elles pas des circuits internationaux de capitaux qui restent indépendants des balances nationales de paiements — ce qui conduirait effectivement, du moins en règle générale, à cette sorte à'allégement recherché lorsqu'on s'efforce de ne pas « trop demander » à telle politique monétaire ou financière d'un pays en difficulté ? Un autre type d'allégement ne se produit-il pas là où le drainage des « épargnes locales » devient possible ?

NOTES

COMPLÉMENTAIRES

C'est avec quelque scrupule que nous avions indiqué, au lendemain de la seconde guerre mondiale, la nécessité d'un rappel — celui de ce qu'on pouvait considérer comme la meilleure phase, du point de vue de l'expansion capitaliste vers des pays d'inégal développement — des incertitudes manifestes où en étaient les premiers théoriciens d'une sorte de dynamique des investissements extérieurs. Nous avions alors songé à des typologies du type Withers, Boggs et, en France, Charles Rist (dans un cours de D.E.S. sur Les Relations financières internationales, souvent plus intéressant mais beaucoup moins connu que d'autres de ses œuvres de la fin des années 20). Aujourd'hui, on se reporterait plus volontiers à celles de Kindleberger ou de Maurice B y é qui semblent avoir été présentées beaucoup plus comme des

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instruments commodes en vue de la construction de modèles d'enseignement simplificateurs — mais peut-être, de ce fait, beaucoup trop et dangereusement simplificateurs, comme devaient le démontrer les imprudences de beaucoup de disciples — que comme une représentation relativement fidèle de la continuité d'une évolution par étapes successives, avec tout un jeu de séquences presque automatiques, elles aussi, dans un monde « sans histoire »... En prenant quelques notes, rendant compte des incertitudes des typologies anciennes (cf. la troisième partie du t. I des Problèmes..., ch. m , 1946) puis, de l'évolution récente (Cahiers de l'ISEA, Économies et Sociétés, Capitaux internationaux, intégration et croissance, t. V I , n° 6-7, 1972), nous ne ferons que répéter certaines mises en garde quant à la validité de certains points de repère théoriques. A cet égard, les doutes exprimés d'un point de vue de critique interne sont essentiellement de caractère scientifique, mais à l'appui de la conviction que l'expansion internationale des capitaux devait nécessairement avoir une histoire, relever d'une problématique Faits, Théorie et Politique.

Note I

LES INCERTITUDES

DES

TYPOLOGIES

ET DES INTERPRÉTATIONS

ANCIENNES

TRADITIONNELLES*

Qu'advient-il au lendemain d'une phase d'expansion capitaliste ? Comment le pays débiteur va-t-il pourvoir au redressement de sa balance des comptes (c'est-à-dire limiter et finalement supprimer les nouveaux endettements) ? Comment va-t-il procéder au remboursement des dettes anciennes (assurer son « désendettement ») ? Toutes questions confondues dans des explications insuffisamment nettes et qui n'ont d'ailleurs souvent que la valeur d'hypothèses d'école. Il ne faut pas oublier que l'évolution réelle ne comporte jamais de parfaite réversibilité : une phase de « désendettement » succédant purement et simplement à une phase d'endettement, c'est là une vue de l'esprit à laquelle on ne pourra se tenir. D'aucuns ont tracé différemment le schéma auquel l'évolution réelle devrait satisfaire. Certains rêvaient de grandes alternances, les pays « nouvellement emprunteurs » après être devenus « pays emprunteurs évolués » finiraient tous par renverser leur position, donc finalement par arriver au stade de pays créanciers... ce qui supposerait un renversement des rôles pour tous les pays, une sorte de « quadrille des lanciers » entre créanciers et débiteurs. D'autres s'attachent seulement à l'hypothèse du redressement des balances des comptes, de la limitation progressive de l'endettement... au terme de laquelle il faudrait envisager la réalisation d'une sorte d'état stationnaire, consacrant, en somme, la fin du régime capitaliste, tout au moins dans l'ordre * Cf. Problèmes d'Économie internationale, t. I p. 138 à 149 : ces réflexions avaient été présentées sous le titre : « Le détour capitaliste de production et les changements de structure des pays débiteurs ». Les typologies présentées ne comportaient aucune aide publique internationale.

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Expansion internationale des capitaux

international. Enfin, d'autres encore affirmaient leur attachement à l'idée du progrès continu, progrès simplement interrompu par certaines pauses ; de nouvelles vagues d'expansion financière, de même type et de même direction, devant se succéder sans rencontrer d'obstacles majeurs. Aucune de ces hypothèses d'école n'est d'ailleurs absurde en soi, mais aucune ne semble avoir été explicitement formulée. D'où une très grande confusion, car on ne s'était pas rendu compte qu'elles s'excluent l'une l'autre et que chacune suppose résolus toute une série de problèmes dont il est bien ambitieux de vouloir à l'avance préciser la position. A mesure qu'on s'éloigne des premiers stades de l'évolution capitaliste, la part du raisonnement logique se restreint, celle des éléments conjecturaux ne cesse de s'accroître : progrès techniques bouleversant le cadre des structures existantes, fluctuations économiques et crises générales de surproduction, troubles monétaires, guerres aux conséquences de bouleversement profond... Cependant, des observations intéressantes ont été faites quant au redressement des balances des comptes des pays débiteurs, au lendemain même des phases d'expansion financière : c'est à ces premières observations que s'attachera notre étude. Dans les thèses généralement proposées, on peut distinguer deux tendances qui, toutes deux, semblent avoir méconnu les données essentielles du problème : en bref, le rôle des conditions de structure qui définissent un système d'échange et la nature des changements de structure qu'exigerait telle modification escomptée. a) Suivant la ligne de pensée classique, d'aucuns se sont bornés à faire confiance à la rigueur de l'automatisme monétaire pour assurer le redressement de la balance des comptes (envisagée, de ce point de vue, dans son sens le plus strict : redressement signifie bien alors limitation de l'endettement). Jeu de l'étalon-or et mécanismes de prix, voilà ce qui fournirait réponse à tout. Or, nous avons admis que la tendance spontanée vers l'équilibre se manifestait en fonction des conditions de structure existantes : à la longue, les niveaux de prix s'adapteraient de pays à pays de manière à assurer un ajustement réciproque des structures nationales (suivant plus ou moins rigoureusement la logique des « coûts comparés »). Il est vrai que, dans une économie stationnaire ou régulièrement progressive (celle qu'envisage le schéma classique), la rigidité des structures existantes serait la meilleure garantie du maintien de l'équilibre « traditionnel », de la persistance d'un même système, du maintien des mêmes « proportions et relations » dans les ventes ou achats respectifs de produits fabriqués, de matières premières et de denrées agricoles, de biens de production et de biens de consommation ? Mais ceci n'est vrai que dans la mesure où les données financières du problème restent, elles-mêmes, identiques, où l'on n'envisage aucun flux ou reflux important de capital. Prévoir, au contraire, après une phase d'endettement croissant une phase de redressement financier où les pays débiteurs cesseraient de s'endetter et, par la suite, rembourseraient les dettes anciennes, c'est risquer de voir désormais une telle rigidité s'opposer à la rigueur des lois de rééquilibre invoquées : les réactions compensatrices auraient

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d'investissement.

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à surmonter l'obstacle d'une trop grande cohérence du système antérieur et, fondamentalement, d'une répartition proportionnellement stable des forces productives dans le monde. Depuis bien des années, cependant, les esprits réalistes avaient été conduits à une révision, implicite mais assez profonde, des thèses de l'automatisme. Une loi d'évolution ne jouait-elle pas dans le sens d'un bouleversement de ces données fondamentales ? On invoque toujours l'influence immédiate du mécanisme monétaire et du décalage des prix. Mais l'explication proposée suppose l'intervention de phénomènes d'un autre ordre : l'accroissement général de productivité résultant des investissements massifs dans le pays « neuf » changeant les conditions de structure antérieures et ceci conformément d'ailleurs aux calculs des capitalistes prêteurs a. C'est donc le jeu escompté d'une loi de dynamique capitaliste (généralement enseignée, selon la terminologie de Bôhm-Bawerk, comme loi du « détour capitaliste de production »). La situation sera toute différente. Transformations des conditions financières et des conditions de structure auront été de pair. Il ne s'agira plus de « réactions compensatrices » de caractère purement monétaire ; on n'envisage pas un mécanisme des prix assez fort pour entraîner le bouleversement des conditions de production et d'échange. C'est la tendance spontanée vers un nouvel ajustement conforme aux transformations survenues dans l'état relatif des forces productives. Cette symétrie entre les données d'ordre comptable et les données d'ordre structurel est précieuse : chaque fois qu'on la retrouve, la réadaptation est en bonne voie 3. b) P a r contre, plus récemment, après qu'on eut mesuré toutes les difficultés du transfert des dettes de guerre et surtout, depuis la grave crise de 1929, certains ont suivi une ligne de pensée toute différente. Systématisant les constatations qu'il était alors possible de faire, ils affirmèrent que le redressement de la balance des comptes des pays débiteurs ne peut être qu'une chimère pour la simple raison que jamais la productivité ne pourrait permettre un désendettemnt général *. La hardiesse de telles affirmations ne pouvait manquer aujourd'hui de séduire les esprits ; prenant le contre-pied d'un optimisme simpliste, elle résumait les désillusions qui ont suivi. Mais il apparaîtra qu'un même désir de simplification avait conduit à une autre affirmation extrême et il est sans doute préférable de bien marquer les limites de validité du raisonnement classique. i ° Il serait certainement inexact de prétendre que jamais le développement de la capacité de production dans un pays débiteur n'aura été suffisamment important pour lui permettre de se libérer de ses dettes (dès avant la guerre de 1914, les États-Unis apparaissaient dans la voie d'un redressement intégral). 20 Dira-t-on que de tels cas devront rester exceptionnels ? Tout ce qu'on sait de l'évolution économique des pays neufs débiteurs, au lendemain même des premiers investissements massifs qui y furent faits, vient contredire une telle affirmation. A cet égard, le schéma de développement tracé par des économistes trop otimistes reposait sur une extrapolation d'observations parfaitement valables du seul point de vue envisagé ici : celui d'une productivité accrue à la suite de l'investissement dans le pays neuf.

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Nous allons reprendre l'étude de ces observations en marquant — tout d'abord — comment les premiers redressements constatés au lendemain de l'expansion financière ne dépendaient pas tant de l'automatisme des prix que d'un accroissement de productivité, c'est-àdire encore une fois d'un phénomène de dynamique capitaliste, non du jeu de l'étalon-or. Par la suite, envisageant la complexité du problème « endettementproductivité », nous essaierons de bien préciser que les difficultés rencontrées ne tiennent pas à une insuffisante productivité mais se relient, comme toutes les graves difficultés de notre époque, au risque de ce qu'on est convenu d'appeler surproduction générale et, par là même, mettent en cause la réadaptation des structures nationales.

i. Les conditions de redressement des balances débitrices Après avoir cherché le sens des adaptations réalisées sous le signe de l'étalon-or, grâce au mécanisme monétaire et aux réactions de prix, on en est venu à mettre en valeur une loi d'évolution où les phénomènes de productivité, jugés longtemps accessoires, tiennent au contraire un rôle essentiel. Il suffit de dégager nettement leur importance véritable pour voir s'estomper, une fois de plus, le rôle de l'étalon-or, même dans les périodes les plus favorables. Les théoriciens constataient, à la veille de 1914, la plus grande diversité dans l'ajustement des balances des paiements. Mais, établissant un ordre logique de succession, ils se sont efforcés de ramener à l'unité d'un déploiement à travers le temps les disparités constatées, à un moment quelconque, à travers l'espace. i ° Dans un premier groupe, on classait lesjpays neufs en leur première phase d'exploitation, manquant d'hommes et de capital propre mais dont les ressources naturelles attirent le capital étranger. De ce fait, les importations sont considérables, tandis que les exportations se limitent à quelques produits bruts. Les intérêts et dividendes payés à l'étranger restent très inférieurs aux nouveaux emprunts effectués. Withers et Boggs avaient pris le Canada pour exemple. Ils justifiaient dans la plus large mesure, par son caractère de pays jeune, sûr du développement ultérieur de ses forces productives, le déficit persistant de sa balance des comptes ; cependant, ils étaient loin de voir dans la progression parallèle des importations de capitaux et de marchandises dans ces pays à la veille de la guerre la marque d'un parfait équilibre : simplement, le Canada n'avait pas encore franchi le premier stade de pays « nouvellement emprunteur » ». 2 0 Phénomène théoriquement important, par contre : à la veille de la guerre de 1914 plusieurs grands « pays neufs » — non seulement les États-Unis, mais encore l'Argentine et le Brésil — pouvaient être déjà classés dans un second groupe. Leur mise en valeur avait permis un développement des exportations assez considérable pour couvrir non seulement l'ensemble des importations, mais encore le service d'une partie des dettes anciennes. Les importations de capitaux continuaient, mais leur montant apparaissait déjà moins notable que celui des coupons payés en retour aux premiers prêteurs. Aussi, beaucoup de théoriciens s'étaient-ils accordés à distinguer

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trois ou quatre phases dans l'évolution des balances, phases qu'on peut désigner avec M. B y é : phases de pays nouvellement emprunteur, de pays emprunteur évolué, de pays nouvellement prêteur, de pays prêteur évolué Voyons de plus près les rapports entre les faits constatés et cette ébauche théorique. Nous sommes en présence d'une conception de l'équilibre qu'on pourrait qualifier un peu ambitieusement de « dialectique », chaque pays étant censé commencer par la phase de pays neuf emprunteur et parvenir à cette sorte de « super-équilibre » qui est l'apanage des vieux pays prêteurs. Il suffit de souligner l'impossibilité logique de cet aboutissement pour comprendre qu'en dépit de la parfaite symétrie du classement, le renversement est hypothétique. En fait, ce qu'on a pu constater à la suite de la grande expansion financière de la fin du x i x e siècle, c'est le passage simultané du premier au second stade pour un grand nombre de pays débiteurs (devenant « emprunteurs évolués ») et du troisième au quatrième stade pour quelques grands pays créanciers (devenant mature investors). Résultat attendu. En termes plus simples : à la suite de leur mise en valeur, les pays neufs purent exporter davantage, importer moins. Pouvait-on espérer davantage ? A v a n t d'envisager une généralisation théorique, précisons bien les conditions de ce passage d'un premier à un second stade dans la situation de pays débiteur — phénomène de réelle importance. 2. Mathématiques financières et paradoxes historiques i ° Le capital prêté est réellement transféré sous la forme de matières diverses et d'outillage. Il assure le développement d'une production qui sera en grande partie exportable si elle répond aux besoins des autres pays (nous retrouvons ici ce décalage fondamental de structure entre les pays neufs qui deviennent de grands exportateurs de produits bruts et les pays industriellement avancés qui continuent à leur fournir un grand nombre de produits manufacturés et notamment l'outillage). Nous allons entrer dans une seconde phase de l'évolution des échanges qui répondra aux calculs élémentaires des capitalistes prêteurs, seconde phase liée à des conditions géo-historiques particulièrement favorables. On ajoutera que les revenus des capitaux auront naturellement tendance, précisément en tant que revenus, à accroître la dépense des créanciers. 2 0 Les explications simples que donne T. H. Boggs lui-même nous mettent en garde contre une erreur d'optique qui ferait considérer comme une prodigieuse transformation le « redressement » opéré à un stade encore élémentaire de développement économique. Il suppose un pays créancier devenant mature investor du seul fait qu'il investit chaque année la même somme dans le pays B. Ce dernier devient luimême mature borrowing country du seul fait qu'il réussit à faire face régulièrement au service d'une dette ainsi régulièrement accrue '. Calcul simple : la i r e année A investit 100 et reçoit 4 — 2e — — — 100 — 8 — 24 e — — — 100 — 96 Ainsi, il suffit que la productivité marginale du capital investi dans le pays neuf permette le paiement d'un intérêt annuel de 4 % — et

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que cet intérêt soit transférable — pour que le « pays nouvellement emprunteur » devienne « pays emprunteur évolué », bien qu'il continue à importer régulièrement une même valeur de capitaux étrangers : la vingt-sixième année il se trouvera payer plus aux capitalistes étrangers sous forme de coupons qu'il ne leur emprunte sous forme de titres ; il y aura apparemment « redressement ». (Symétriquement le « pays nouvellement prêteur » sera devenu « prêteur évolué » : sa balance commerciale — et, plus généralement, celle de ses échanges de marchandises et de services — apparaîtra déficitaire "...) 3° Cependant, il s'en faut — de beaucoup — que l'évolution réelle suive ce schéma élémentaire. Bien des variations de conjoncture — bien des circonstances historiques — expliquent telles réadaptations particulières. Nous avons envisagé le cas d'un pays où s'investit régulièrement la même valeur de capitaux étrangers. Mais il s'agit évidemment là d'un modèle abstrait et il est bien d'autres façons de franchir l'étape. Il peut y avoir, par exemple, brusque arrêt ou fléchissement progressif des investissements étrangers, et ceci pour des raisons très dissemblables : i ° le pays neuf aura fait de tels progrès qu'il pourra désormais se financer lui-même par son capital propre (c'est-à-dire qu'il pourra consacrer une très large fraction de ses forces productives à la fabrication de moyens de production) ; 2 0 raison opposée : sa mise en valeur aura provoqué de tels déboires que les capitalistes étrangers s'abstiendront de nouveaux investissements ; 3 0 ou bien encore : la conjoncture internationale aura atteint un moment critique — dépression cyclique ou de longue durée, pendant laquelle on constate un ralentissement général des investissements. C'est pourquoi l'idée d'un « rééquilibre progressif des balances des comptes » ne peut servir à fonder de prédictions inattaquables. En voici un exemple paradoxal : Cairnes — qui croyait fermement à certains types d'automatismes — avait annoncé que le déficit du commerce extérieur américain, au lendemain de la guerre de Sécession, ne pourrait durer : un « redressement » devait prendre place Le redressement fut effectif en effet à partir de 1873, mais au cours d'une nouvelle phase — descendante — de la conjoncture mondiale. Ce n'est pas seulement le blé américain qui fit alors une concurrence active au blé européen. Mais, l'arrêt de l'expansion financière était lié au marasme général des affaires : « redressement de la balance commerciale », cela signifiait aussi arrêt du développement des chemins de fer et des grandes entreprises... et ce n'est peut-être pas dans ce sens que Cairnes entendait orienter sa prophétie. Il n'avait pas fait d'erreur de prévision. Mais cet exemple ne peut nous empêcher de penser que toute prédiction comporte un minimum d'équivoque. Ici, on devrait retrouver notre distinction entre 1' « équilibre » sur des niveaux déprimés et le véritable redressement (équilibre de pleine activité). E n sens contraire, on peut admettre que le fait de ne pas franchir le stade de « pays nouvellement emprunteur » pour atteindre celui de « pays prêteur évolué » n'est pas nécessairement un symptôme de stagnation. Ce peut être, à l'opposé, le signe d'un grand dynamisme économique. Un pays comme le Canada ne cessera d'attirer les capi-

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talistes étrangers pour sa mise en valeur toujours plus intense, tandis que d'autres régions seront peu à peu délaissées. Le déséquilibre persistant de la balance des comptes canadienne témoigne parfois, si l'on en croit certaines analyses, d'une position instable ou dangereuse, mais non d'une situation défavorable 10. Sous ces réserves, on doit admettre que le passage du premier au second stade pour les pays emprunteurs et simultanément du « troisième » au « quatrième » stade pour les pays créanciers devait s'opérer sans grandes difficultés. Il n'y avait rien d'excessif à prévoir que des pays possédant d'immenses ressources naturelles inexploitées seraient en mesure de développer leur économie dans le sens d'un surcroît d'exportations et que les capitaux investis pourraient ainsi être rémunérés largement pendant un certain nombre d'années. Nier cette productivité du » détour capitaliste de production » — surtout dans des conditions si favorables — ce serait nier toute possibilité de « système capitaliste « à aucun stade de développement historique. C'est par la suite que les choses deviennent plus complexes. Les premiers changements qui s'opèrent dans la structure économique des pays neufs débiteurs jouent dans le sens d'un redressement de leur balance des comptes. Pendant quelque temps, on peut être assuré d'une concordance entre les données d'ordre structurel et les lois du rééquilibre. Mais par la suite ? Les observations faites à la veille de 1914 — dans une phase d'intense développement des mouvements internationaux de capitaux — montrent combien l'on était encore loin d'un véritable « désendettement ». Aucun des pays « neufs » ou « retardataires », quels que fussent les progrès effectués, n'avait réussi à rétablir l'équilibre de sa balance des comptes. Seuls les États-Unis se rapprochaient rapidement du point d'équilibre qu'ils franchirent brusquement à l'occasion des circonstances exceptionnelles de guerre. Et, par la suite, le Japon a semblé près de suivre cet exemple. Au surplus, le retour général vers un état de parfait équilibre des comptes — pour satisfaisant qu'il apparaisse au point de vue purement comptable ou logique — ne serait pas sans poser de nouveaux problèmes. Ce serait véritablement un aboutissement — un point final : celui du système capitaliste dans l'ordre international. Le schéma que nous avons suivi prévoyait même davantage. Il s'inspirait des observations faites sur les États-Unis, prêts à franchir un nouveau stade : après avoir été « pays emprunteur évolué », ils devenaient à leur tour « pays nouvellement prêteur », troisième stade auquel ils ne tardèrent pas effectivement à parvenir. Ainsi pouvaient-ils suggérer quelque généralisation abusive... A le prendre à la lettre, on se heurterait vite à une contradiction logique insurmontable — car, pas plus qu'on ne peut supposer à l'origine tous les pays simultanément au « premier stade » — c'est-à-dire tous débiteurs — on ne peut concevoir qu'ils puissent tous finalement se classer aux troisième et quatrième stades (pays nouvellement prêteurs ou prêteurs évolués.)

3. Endettement, productivité et changements de structure Les difficultés qui surgissent par la suite sont complexes. Les exemples précédents suffisent à montrer la productivité exceptionnelle des

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investissements réalisés dans la plupart des pays neufs au début de ce siècle. On retrouve ainsi à l'échelle internationale l'efficacité de ce « détour capitaliste de production » sans laquelle aucun essor général n'aurait pu prendre place. Bien plus, nous avons constaté que l'endettement croissant de la plupart des pays neufs n'a pas — contrairement à une opinion très couramment admise — été lié à une décroissance de cette productivité, mais bien plutôt à la persistance des vagues d'expansion financière vers ces mêmes pays, dont la « mise en valeur » rapportait des profits substantiels. Les transformations survenues laissaient subsister ces différences fondamentales de structure qui avaient provoqué les premières exportations de capitaux attirés par les perspectives d'une forte productivité marginale. L'exemple du Canada est significatif puisque ce pays ne pouvait franchir le stade de pays nouvellement emprunteur du seul fait de l'avidité d'investissement des capitalistes et banquiers britanniques, et nullement par suite d'un retard dans son développement économique... Pour comprendre les principales difficultés d'adaptation qui peuvent survenir, il faut cesser d'envisager isolément la capacité de production de tel pays débiteur pour considérer le système d'échanges internationaux dans son ensemble. Celui-ci ne se présente pas comme une simple juxtaposition de courants commerciaux indépendants les uns des autres, mais comme « un tout », comme un système « plurilatéral » sans doute partiellement malléable mais néanmoins très fortement coordonné. Un développement s'effectuera mais qui respecte, comme les statistiques le prouvent, certaines « relations et proportions » essentielles Les difficultés se préciseront au moment où il faudra envisager un bouleversement de structure vraiment important. Or, les premiers changements survenus dans la structure des pays débiteurs sont directement liés aux calculs relativement rationnels qui guident les investissements : on se préoccupe de développer certaines productions apparemment rentables, répondant à des besoins évidents de l'économie mondiale. Mais ces prévisions ne valent que pour une période relativement courte. L a suite de l'évolution ne permet pas de prévoir cette correspondance entre I o changements de structure, 2° tendance au redressement des balances des comptes et 3° conditions d'un équilibre général de la production et des échanges... Les changements de structure deviendront, pour la plus large part, imprévisibles. Des crises de réadaptation plus ou moins graves pourront prendre place. Les difficultés seront moins celles tenant à des déséquilibres partiels — au défaut d'ajustement des balances des comptes — qu'au déséquilibre général, aux crises mondiales dites de surproduction. De grandes perturbations d'ordre international — notamment celles qui résultent des guerres —- auront considérablement transformé les données du problème la . D'autres changements beaucoup plus favorables surgiront à la suite d'inventions nouvelles bouleversant, avec les techniques de production, la localisation des centres industriels et par là même modifiant l'ancien système d'échanges. Remarquons que si parfois de tels renouvellements sont jugés défavorablement eu égard à telles structures nationales, c'est grâce à leur impulsion que surgissent les grandes reprises, les mouvements de prospérité générale

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au cours desquels le poids des anciennes dettes s'allège... Alors, de nouvelles vagues d'expansion financière ont pu se manifester. [1946] Note II

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DE

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Au lendemain de la seconde guerre mondiale, les controverses se développent, de nouvelles typologies et des modèles sont élaborés compte tenu de l'aide publique internationale, de la reprise de l'endettement et de l'expansion internationale des capitaux. Envisageant la politique économique et commerciale des États-Unis et l'inégalité des nations (l'étude sur « besoins d'expansion et nécessité de financement » représentait le second volet d'une tentative de réinterprétation de celle-ci), on est amené à mettre l'accent sur la reprise des investissements internationaux de caractère privé qui devaient accompagner sinon même précéder la mise en œuvre du plan Marshall — ce dernier étant lui-même envisagé sous l'angle de la reconstitution préalable des réseaux du commerce mondial, après les ruptures de continuité de la grande dépression et de la seconde guerre mondiale. En même temps, nous avions rappelé un autre effort : celui effectué pour maintenir à peu près identique un enseignement théorique fondamental. Au début des années 1970, on pensait souvent qu'un tel effort se justifiait parfaitement, malgré le contraste entre un type d'investissements liés alors à un véritable « mouvement de capital » (précisons : à partir d'un pays « nouvellement prêteur » ou « jeune créancier ») et les investissements américains actuels qui s'accompagnent d'un déficit de la balance de base (et dans des conditions paradoxales où le jeu des firmes transnationales, des circuits d'eurodollars et le dérèglement du système international des paiements doivent être remis en cause). Sans doute admettra-t-on avec nous une position assez différente du problème. Nous croyons à la nécessité d'une révision incessante de la théorie fondamentale — révision à laquelle d'autres articles, parus dans les Cahiers de VISEA, Capitaux internationaux, intégration et croissance, apportent bien des éléments nouveaux. Comment cependant, au lendemain de la seconde guerre mondiale, pouvions-nous déjà tenter d'y voir un peu plus clair ? E t suffit-il, à présent, conformément aux diagnostics courants et nécessairement simplistes auxquels il faut bien avoir recours (ne serait-ce que par la nécessité de mieux souligner le contraste), de rappeler la persistance de l'expansion internationale des capitaux privés aussi bien : i ° lorsqu'un déséquilibre structurel nécessite le financement par * Nous reprenons ici quelques passages de l'étude publiée dans les Cahiers de l'ISEA de la série P, Relations économiques internationales, 1972, « Besoins d'expansion et nécessité de financement au lendemain de la seconde guerre mondiale ». Une grande partie de cette étude reproduisait elle-même la problématique posée par notre article « Capital et revenu dans les relations économiques internationales », Kyklos, 1948.

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les États-Unis d'un déficit alors principalement européen (disons jusque vers le milieu des années 1950), et 2 0 lorsque le fonctionnement de plus en plus défectueux du système monétaire international favorise — avec le « déficit américain » — un autre type de déséquilibre structurel ? Déjà, au cours de la première phase, il n'était pas sans intérêt de prendre en considération le cas de pays tiers, sous-développés, où se manifestent à la fois déficit d'épargne et déficit de devises. Aussi bien était-ce l'hypothèse simplificatrice que nous avions adoptée en prenant, au point de départ de l'analyse, une vision schématique de la grande expansion internationale des capitaux de la fin du x i x e siècle et du début du x x e siècle. Quant aux difficultés les plus récentes, une étude attentive en avait été présentée, notamment en ce qui concerne le diagnostic du déficit d'épargne (cf. Jean Coussy, « Les projections de la deuxième décennie du développement et les estimations du taux d'épargne interne des pays importateurs de capitaux », Cahiers de l'ISEA, Économies et Sociétés, t. V, juin 1971 ; pour l'ensemble de la controverse, voir sa thèse Histoire d'un modèle : le modèle des deux déficits, Université de Paris-I, 1973). Simplement, dans une situation où les investissements privés accompagnent ou relayent un effort d'aide publique internationale plus ou moins substantiel, la complexité du problème nous apparaît beaucoup plus considérable —- et sans doute n'est-ce pas la seule raison. E n tout cas, nous avions voulu souligner combien il est nécessaire d'approfondir ce dernier lorsqu'il s'agit de relations financières internationales entre pays industrialisés — et notamment, lorsque la concordance entre « besoins d'expansion » et « nécessité de financement » fournissait la clé des « données américaines » à la veille du plan Marshall. Il fallait insister sur la coexistence de ce besoin américain d'expansion (pouvant combler ailleurs un déficit d'épargne) et la nécessité européenne de financement (d'un déficit de balance courante jugé d'ailleurs nécessaire pour la reprise et la continuité des importations traditionnelles de matières premières et produits semi-fabriqués notamment). Ces deux influences pouvaient alors exercer sur la balance des paiements des États-Unis des effets symétriques et, provisoirement, convergents (voir Problèmes..., t. II, 1950, et Cahiers de l'ISEA, juin 1971, op. cit.), mais il était précisé que cette concordance de caractère global et de signification purement comptable, ne pouvait durablement aboutir à quelque solution simple assurant la confusion pratique des deux types de déséquilibre. Le débat scientifique se retrouvait en contrepoint de la controverse idéologique et de l'affirmation des préférences doctrinales pour le respect de quelques nouveaux principes de bonne conduite. Un autre aspect semble plus important aujourd'hui à nos yeux, en dépit du renversement du problème du dollar (et du fait même que le déficit de la balance américaine des liquidités au cours des années i960 et plus encore à présent masque l'importance fondamentale d'autres calculs déjà effectués concernant endettement et « désendettement »). Cependant, dès le départ, des préoccupations s'étaient manifestées quant à la croissance rapide des flux de retour à la suite des « vastes programmes d'investissements rentables à l'extérieur » alors envisagés. Citons tout d'abord ce qui était dit quant aux précédents placements

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américains réalisés entre les deux guerres et qui, interrompus en 1929, s'étaient élevés à près de 7 milliards de dollars, ce qui aurait porté à un peu moins de 14 milliards le total des investissements privés à l'étranger, il y avait eu beaucoup de pertes, notamment sur les crédits ouverts aux entreprises allemandes avant l'avènement du troisième Reich, mais, dans l'ensemble, les revenus tirés des placements ainsi effectués atteignirent eux-mêmes près de 14 milliards de dollars (selon les évaluations de A. R. Upgren, « International Capital Financing », in : Economic Reconstruction, éd. par S. E. Harris, 1943, ch. xx). On redoutait désormais, en cas de rentabilité satisfaisante, de voir les réinvestissements dépasser assez vite une certaine capacité d'absorption des pays en voie de reconstruction ou de développement et cesser donc de fournir la contrepartie désirable au contre-courant des intérêts et des dividences des placements réalisés. A la limite {cf. Le rappel de la « problématique Gaston Jèze » dans nos Problèmes.,., t. II, p. 155), les mathématiques financières des anciens manuels relevaient d'une logique extravagante de placements à intérêts composés qui d'une somme minime placée au début de l'ère chrétienne aurait fait surgir des milliers de globes terrestres en or. En estimant avec S. Kuznets à 8 milliards de dollars environ la formation nette de capital aux États-Unis pour la moyenne des années 1919-1930, le professeur Frank D. Graham a rappelé que son placement à 4 % à intérêt composé eût représenté en un siècle 10 trillions de dollars. On peut aujourd'hui transposer le calcul et les réflexions qu'il a inspirées au professeur Graham (Social Goals and. Economic Institution, Princeton, 1942, p. 155) au cas des investissements extérieurs actuels. Il peut être intéressant, du point de vue rétrospectif, de se reporter au modèle le plus connu, celui de H. B. Lary, présenté au début de 1946 et selon lequel des placements atteignant au total 50 milliards de dollars seraient effectués au cours des vingt années suivantes, venant s'ajouter, à un rythme et sous des formes variables, aux investissements passés (évalués à 9 400 millions de dollars). Le service de la dette, y compris une part d'amortissement, se serait élevé de 700 à 3 500 millions de dollars entre 1946 et 1965... C'était dès 1956 que le contre-courant devait l'emporter. (Cf. V. H. B. Lary, « The Domestic effects of foreign investment », Papers and Proceedings of the 48th annual meeting of the American Economic Association, 1946, p. 672 sj.) Les placements anciens étaient donc évalués à 9 400 millions de dollars. De 1946 à 1950, le modèle envisageait 20 milliards de placements nouveaux, suivis de 30 autres milliards dans les quinze années suivantes, mais avec un fléchissement jusqu'à un seul milliard par an (montant atteint en 1965). H. B. Lary avait supposé que 10 milliards seraient placés sous forme d'investissements directs à une cadence uniforme au cours de la période de vingt-cinq ans, et rapporteraient en moyenne 6 % par an, tandis que les 40 autres milliards, placés en obligations à 4 % , seraient amortissables à partir de la cinquième année de chaque emprunt. Je me permettrai de souligner au passage que le problème étudié en 1945-1946 aura été très soigneusement réexaminé une vingtaine d'années après la présentation de tels modèles. Assez curieusement, 7

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Expansion

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en dépit d'une évolution mouvementée et contrastée et à partir d'autres données concernant les flux d'investissements privés (des études comme celle de la Brookings Institution auront témoigné des mêmes préoccupations à un moment où, non sans raison, l'attention générale s'en était détournée), on aura constaté que, depuis 1946, le revenu des investissements américains à l'étranger s'était « développé de façon inéluctable à un r y t h m e moyen de 10 % par an, c'est-à-dire très supérieur au rythme du doublement en dix ans », avec la constat a t i o n d'un total atteignant effectivement 3,6 milliards en 1965 (cf. C. Goux, « L'avenir de la balance américaine des biens et services », Cahiers de l'ISEA, Économies et Sociétés, t. I I I , n° 3, mars 1969, P- 5°7)D ' a u t r e part, le problème de la liaison entre nouveaux investissements et flux effectifs de capitaux financiers d'un pays à l'autre ainsi q u ' e n t r e ces flux financiers et les flux de marchandises méritait évidemment des réexamens particulièrement attentifs. J e n'en suis que plus heureux de pouvoir reprendre tel quel l'exposé simple de quelques idées de départ. Nous passerons cependant rapidement sur certaines considérations concernant u n nouveau jeu scolastique où théoriciens et praticiens se renvoient la balle (cf. de 1945 à 1948 les r a p p o r t s publiés à la suite des conférences de Bretton-Woods, de Londres et de Genève, a v a n t même celle de La Havane), jeu qui est loin d'être terminé (mais peut-on prétendre encore que l'universalisme de l'économie classique a y a n t alors cédé la place aux manifestations de ce qu'on croyait devoir être une sorte de droit économique international s'imposant aux relations inter-gouvernementales aussi bien qu'à ces grandes firmes pour lesquelles Maurice Byé devait forger l'expression « Grandes Unités Interterritoriales ou GUI » ?). Le cas des pays éprouvés par la guerre et en voie de reconstruction (comme la Grande-Bretagne et la France) avait été schématisé et nous avions constaté que les déclarations d'intention concernant le retour à un équilibre de balance des comptes (selon la définition qu'en avait donnée Aftalion) se traduisaient en somme par le désir de retrouver au plus vite une position neutre du point de vue de l'endettement international (stade prévu pour 1950, en ce qui concerne la France, par le plan Monnet). Pour la même schématisation, en liaison avec la situation d'aprèsguerre, une autre série de considérations était généralement envisagée dans les conférences internationales — et ceci a v a n t même la mise en route du plan Marshall : ces considérations tenaient à l'extrême précarité de l'ajustement des balances des paiements dans leur ensemble pour des pays qui risquaient de ne pouvoir opérer le règlem e n t des importations alors déclarées essentielles. L'objectif à atteindre ultérieurement était bien de se passer de t o u t endettement nouveau : leur premier souci était d'éviter l'épuisement complet de leurs réserves monétaires. E n dépit des efforts fournis pour revenir à une politique libérale des échanges, la plupart avaient donc été conduits à maintenir contrôles et restrictions quantitatives et à passer des accords bilatéraux de paiements avec de nombreux pays (et non seulement avec les pays de l'Est ou ceux d'Amérique latine). Lorsque, sous la pression, semble-t-il, des experts américains en vue du renouvellem e n t des crédits obtenus, le Royaume-Uni avait tenté, le 15 juillet

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1947, de rétablir la convertibilité de la livre sterling, le rythme hebdomadaire des prélèvements sur les réserves d'échange s'était élevé brusquement, jusqu'à atteindre 237 millions de dollars. Précisons bien que l'objectif fixé n'était dans aucun de ces pays l'ajustement de la balance extérieure sur des niveaux particulièrement déprimés — objectif qu'il eût été facile, bien entendu, d'atteindre mais au prix du maintien du déséquilibre interne (la problématique de J. E. Meade, présentée par la suite, en 1951, dans The Balance of Payments, devait prévaloir, mais à bien des égards, celle que nous avions proposée nous semble encore souvent préférable). Nous devions donc distinguer un premiet stade d'adaptation encore bien peu satisfaisant pour des pays qui devaient restaurer leur économie — l'ajustement global des paiements extérieurs sans épuisement des réserves monétaires — et un second stade garantissant le « redressement de leur balance des comptes » (dans la mesure où l'on devait se rapprocher d'un équilibre entre les seuls éléments de revenu, autrement dit de l'équilibre des paiements courants). Ajoutons que le schéma proposé supposait un contraste assez simple entre le cas des pays « parvenus à maturité » et éprouvés par la guerre, dont le déséquilibre structurel devait être considéré essentiellement du point de vue des balances des paiements et des conditions des règlements extérieurs, et celui des pays qu'on disait désormais « insuffisamment développés » et souffrant avant tout d'un déséquilibre de structure interne. Dans la mesure où ils pouvaient attirer « normalement » un flux régulier d'investissements étrangers « en vue de hâter l'exploitation de leurs ressources naturelles » il fallait donc se placer d'un autre point de vue, en supposant ainsi pour des « pays jeunes débiteurs » un équilibre global des paiements en dépit de la désarticulation de leur économie, situation qui elle-même, peu après la guerre, devait s'avérer de plus en plus précaire. De plus, une fois retrouvées les conditions « normales » des différents types d'ajustement traditionnellement distingués, c'est tout le processus d'internationalisation du capital qui allait être remis en question.

Notes 1. Nous n'insistons pas sur la position de Cournot (quoiqu'elle ait été injustement critiquée par Bastable et Viner qui semble avoir subi l'influence du premier), ni sur celle, bien connue, de François Perroux. Pour Kindleberger, on se reportera à l'article précité, ainsi qu'à sa contribution au numéro spécial de la Revue économique sur le dollar (1954). Voir aussi notre chronique bibliographique, Revue économique, 1952. 2. Dans le sens de l'automatisme, l'étude rapide mais claire et suggestive de I. H. Boggs vaut d'être encore tout particulièrement consultée, The international trade in theory and practice, Macmillan, 1922. Voir aussi H. Witlhers, Money changing, souvent cité par Ch. Rist, Histoire des doctrines relatives à la monnaie et au crédit, Sirey, 1938. A. Aftalion, qui a critiqué sévèrement les

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conceptions d'équilibre automatique, se réfère, par contre, fréquemment à une « loi dynamique de l'évolution des peuples » (L'Équilibre dans les relations internationales, Domat-Montchrestien, 1937). Sur le lien entre problèmes d'équilibre et conditions de structure, cf. nos approches successives dans des articles de la Revue d'Économie Politique (1933 et 1935) et de la Revue Économique Internationale (« Les échanges internationaux et la critique des automatismes », 1937, section III). Voir dans ce sens les observations présentées dans l'Économie rationnelle de MM. Guillaume, Éditions du centre polytechnicien d'études économiques, 1937, e t l'analyse de M. Dieterlen, « Endettement et Productivité », Revue d'Économie Politique, 1938, cf. aussi F . Griinig, Le Circuit économique, trad. Gaël Fain, Payot, 1937. et notre compte rendu de la Revue d'Économie Politique, janvier 1938. Sous réserve des commentaires cités plus loin concernant la nature et l'importance même des emprunts effectués. M. Byé, « Observations sur la méthode d'analyse des courants d'échange internationaux» (Mélanges dédiés à M. le professeur Truchy, Paris, 1938, p. 75). Cette terminologie est conforme à celle de Boggs (op. cit.), pays emprunteur évolué répondant à mature borrowingcountry. H . Withers, moins soucieux de symétrie, n'établit pas de distinctions entre les pays prêteurs. Cependant, on avait souvent souligné le passage, pour la France et la Grande-Bretagne, à une position de « rentier », où les revenus de capitaux déjà investis permettent de nouveaux investissements en dépit d'un solde déficitaire dans l'échange de marchandises et de services. D'autres auteurs multiplient les distinctions : cf. X***, La crise de l'étalon-or, Paris, 1935, p. 121, e t E . Barbey Les principaux aspects du problème de la Balance des comptes dans l'Économie générale, Lausanne, 1936, p. 82. Dans notre analyse, ce qui compte au départ, ce n'est pas t a n t les caractéristiques de « pays neuf » que le décalage économique sur lequel nous avons insisté dans Problèmes d'économie internationale, t. I, quatrième partie, ch. 1. Cf. T. H. Boggs, op. cit., p. 9. Ch. Rist note que H. Withers a « simplifié à l'excès les éléments de la balance des comptes qui ne se composent pas uniquement d'opérations sur denrées, coupons et capitaux... » (op. cit., p. 55). La même remarque, sous réserve de la terminologie « balance des comptes », « balance des paiements », peut être présentée concern a n t les tableaux (mais non les commentaires) de T. H. Boggs. On sait qu'il ne faut pas attacher d'importance décisive au renversement de la balance commerciale de la Grande-Bretagne dès 1821 ou de la France, à partir de 1875 (d'autres revenus extérieurs venant compenser le déficit croissant des seuls échanges visibles de marchandises). De même, faut-il faire des réserves sur l'interprétation du renversement des seules balances commerciales de la Nouvelle-Zélande, de l'Argentine ou de l'Australie (balances devenues positives dans les dernières décennies du x i x e siècle). Cairnes, Essay on some leading principles of political economy, New York, 1874, p. 444. L'interprétation de Cairnes n'était cependant pas délibérément optimiste, il prévoyait qu'un réajustement des prix serait nécessaire, pouvant entraîner un crash suscitant « des perturbations et des fluctuations ». Cf. Bullock, Williams et Tucker, « The balance of trade of the United States », Review of Economies and Statistics. On ne peut admettre par contre que ce type d'ajustement f û t

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« fatal » ou « logiquement nécessaire ». Boggs qui déclare « tout à fait naturel pour le Canada de procéder à des investissements de façon massive et parfois aveugle »... souligne que ce pays (qui est d'ailleurs sa patrie d'origine) — avec sa population de moins de neuf millions d'habitants en 1913 — avait construit trois lignes de chemins de fer transcontinentales, anticipant de beaucoup sur les besoins immédiats — en avance, croit-il pouvoir préciser — de cinq à dix ans (cf. Boggs, op. cit., p. 122). Nous empruntons cette définition au cours de François Perroux, Leçons d'économie politique, Domat-Montchrestien, 1938. Concernant l'évolution après la première guerre mondiale, voir J. Lescure, « Les prodromes de l'expérience Roosevelt », Revue Économique Internationale, 1935 ; A. Siegfried, La crise de l Europe, Calmann-Lévy, 1936, B. OhHn, Reconstruction économique internationale, Chambre de Commerce Internationale, 1937.

CH.-A. MICHALET

les firmes multinationales et le système économique mondial (structures d'encadrement)

La théorie de l'économie internationale est devenue caduque. Elle n'a pas résisté à l'évolution des faits depuis la fin des années cinquante. Cette inadéquation se situe au delà de la critique du mythe engendré par le schéma ricardien. Il est difficile depuis longtemps de continuer à soutenir sans cynisme ou sans ingénuité que la division internationale du travail assure à tous les pays quelles que soient leur taille, leur puissance, en un mot leur niveau de développement, le maximum de bien-être. La fin de l'économie internationale est marquée par la remise en cause de son objet. Il est devenu impossible pour saisir même partiellement la transformation en cours de s'en tenir à l'étude exclusive des flux de biens, de services et de capitaux s'inscrivant dans les balances des paiements d'États conçus comme des espaces clos de facteurs. Pour tenter d'appréhender les faits avant même de chercher à les interpréter, le champ borné des échanges internationaux ne peut conduire qu'à une impasse. Il est plus malaisé que jamais de se cantonner aux rapports entre les États-Nations pris dans leur extériorité, comme des entités autonomes. Cela n'a jamais été vrai en ce sens que les modèles de croissance en économie fermée ont toujours été des simplifications arbitraires auxquelles il était néanmoins accordé quelque crédit. Dorénavant, les macroéconomistes n'osent plus faire de 1' « extérieur » un simple facteur exogène. L'ouverture est devenue une contrainte ; d'où le succès de FIFI. Mais il ne s'agit plus désormais de reconnaître la nécessité endogène de l'échange — ce qui est pourtant encore rare. Ce dont il faut rendre compte dès à présent, c'est de l'ouverture des économies au niveau du processus productif, ce que nous désignerons par l'internationalisation de la production. L'engouement spectaculaire pour les firmes multinationales

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(FMN) traduit essentiellement l'insatisfaction vis-à-vis des schémas traditionnels de l'économie internationale. Il est indéniable qu'elles sont le signe d'une mutation. Mais la curiosité nouvelle pour les activités internationales des mastodontes multinationaux ne peut que rester stérile si elle ne renvoie pas à ce que le signe qu'elles constituent cherche à désigner. D'où la déception que l'on peut ressentir à la lecture de la masse des études consacrées aux FMN dans une optique stricte de gestion. Leur conclusion ne peut être que tautologique : les firmes multinationales sont des firmes. Nous voudrions montrer qu'elles sont plus que cela mais néanmoins qu'elles ne sont pas tout. Elles sont quelque chose d'autre que les firmes ordinaires purement nationales dans la mesure où ce sont elles qui constituent le support du processus d'internationalisation de la production. Ce mouvement qui prend une amplitude croissante depuis le début des années soixante, essentiellement sous l'influence des entreprises d'origine américaine, crée une nouvelle division internationale du travail qui est le résultat de leur stratégie d'implantation industrielle à l'échelle mondiale. Il pourrait être objecté que ce type d'activités n'est pas original et qu'il existe des FMN au moins depuis les grandes compagnies de navigation qui contrôlaient elles aussi des filiales à l'étranger. Ce qu'il importe de souligner, c'est qu'il s'agissait en général d'établissements commerciaux ou d'exploitation des richesses naturelles du sol ou du sous-sol. L'éclatement planifié et hiérarchisé du cycle de production industrielle constitue la spécificité des FMN dont nous allons traiter. Le mouvement de multinationalisation des entreprises donne naissance à un espace économique homogène propre à chaque firme sur lequel circulent avec une très grande mobilité, les biens, les services, les capitaux, la technologie, les managers, l'information... Cet espace économique des firmes empiète sur les espaces nationaux mais il ne les supprime pas. C'est en cela que les FMN ne sont pas tout. L a dialectique de leurs activités qui conservent les disparités nationales tout en les niant déborde le cadre de la microéconomie. Elle aboutit à une intégration économique à l'échelle mondiale. Si les prévisions de certains auteurs se vérifient, les deux tiers de la production mondiale, en 1985, seraient contrôlés par deux cent ou deux cent cinquante FMN. En conséquence, une part considérable des échanges internationaux seront devenus internes aux FMN. Les repères habituels des spécia-

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listes de l'économie internationale perdent leur signification. Ils sont biaisés par ce nouvel agent de la scène internationale que leurs outils conceptuels ne sont pas habilités à saisir. Le dépassement de l'optique traditionnelle induit par l'extension du champ d'action des FMN ne conduit-il pas à son tour à poser la question de savoir si le processus d'internationalisation de la production qui s'accompagne d'une internationalisation simultanée de certains phénomènes financiers et sociaux n'est pas la base d'une transformation plus profonde ? La multinationalisation des entreprises serait le produit de la nécessaire extension à l'échelle mondiale des économies les plus développées, les États-Unis en tête. Dans la terminologie marxiste, l'émergence d'une économie mondiale — pour l'opposer à l'économie internationale — ne serait que la manifestation de l'extension à l'échelle planétaire des rapports de production caractéristiques du mode de production capitaliste. Cette orientation ouvre des perspectives d'une très grande actualité. La notion d'économie mondiale comme forme du mode de production capitaliste saisi à l'échelle mondiale pose les questions de la nature économique des pays sousdéveloppés de la périphérie et des économies socialistes entraînées dans un processus d'intégration économique fondé non seulement sur l'échange, mais aussi sur l'internationalisation des procès de production et de financement. Elle pose aussi la question du niveau théorique auquel il faut analyser le phénomène de l'internationalisation. Avec C. Pallois, s'est développé un ensemble de travaux théoriques qui se situent dans le cadre de l'internationalisation du cycle du capital social c'est-à-dire dans le prolongement du Livre II du Capital. Nous laissons à M. Aglietta le soin de présenter dans cet ouvrage les premiers apports de ce courant d'analyse théorique. Pour notre part, nous resterons au niveau de la forme principale revêtue actuellement par le procès d'internationalisation, c'est-à-dire que nous nous proposons principalement de partir d'un certain nombre de caractéristiques spécifiques de l'activité des FMN industrielles — facteurs explicatifs de la multinationalisation, caractéristiques de fonctionnement — pour aboutir à la notion d'économie mondiale qui permettra d'essayer à tout le moins d'éviter les fausses oppositions dans l'analyse des relations FMN et États-Nations. Néanmoins, si nous nous cantonnons ainsi au niveau de l'apparence,

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c'est parce que nous conservons l'espoir de ne pas être totalement englouti par les pièges de la facticité. En effet, les FMN ne sont pas de simples épiphénomènes. Elles ne subissent pas passivement les déterminations de l'internationalisation du mode de production capitaliste. Elles en sont une partie intégrante en modelant et structurant ses formes contemporaines. Par là, l'étude phénoménologique retrouve une utilité pour la compréhension plus générale de l'internationalisation du capital.

A . INTERNATIONALISATION DE LA PRODUCTION ET DÉVELOPPEMENT INÉGAL

Le phénomène de l'internationalisation de la production est indissociablement lié à celui de la mùltinationalisation des entreprises. Les firmes multinationales sont les agents principaux du processus de délocalisation de la production. Cette première constatation conduit à s'efforcer de définir la FMN dans la perspective privilégiée ici de l'internationalisation de la production. Une seconde étape sera constituée par l'étude systématique des facteurs explicatifs du passage des firmes à l'interterritorialité. Phase nécessaire puisqu'elle doit aboutir à la compréhension du phénomène sous examen. Mais, aussi, phase centrale à l'ensemble de l'analyse dans la mesure où elle débouche sur la relativisation du rôle accordé jusque-là à la FMN. En effet, ce que la recherche des causes de l'investissement privé à l'étranger permet de découvrir, c'est à la fois la dépendance des firmes multinationales vis-à-vis de leur économie d'origine et leur insertion dans le cadre préexistant des économies d'implantation. En conséquence de quoi il apparaîtra que l'internationalisation de la production trouve son sens dans le développement inégal des nations. D'où il résulte une double rupture : d'une part avec l'approche microéconomique qui réduit la constitution d'un processus productif mondial à une théorie des choix de l'entreprise, d'autre part avec la théorie de l'échange international qui saisit les mouvements de marchandises sur la base d'une spécialisation des espaces nationaux en refusant de prendre en compte l'hétérogénéité structurelle des co-échangistes. L'irruption des FMN entraîne un déplacement majeur dans la hiérarchie des agents économiques de la scène internationale — ou plutôt mondiale —• : les États-Nations ne sont

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plus au centre du système. Mais il ne s'agit pas non plus d'une simple substitution de ceux-ci par celles-là. La multinationalisation des entreprises répond à une logique économique qui déborde le cadre étroit des stratégies entrepreneuriales. Elle obéit à la dynamique d'un ensemble plus vaste englobant à la fois les espaces nationaux et les espaces rivaux formés par les FMN : le système économique mondial. i. Spécificité des firmes multinationales Les FMN sont le vecteur de l'internationalisation de la production. Il est donc nécessaire de tenter de préciser leurs caractéristiques, de tenter une définition. La tâche est d'autant plus nécessaire que la poussée d'intérêt pour les FMN s'est traduite par ime extraordinaire inflation terminologique. Est-il permis de confondre la firme (ou l'entreprise) multinationale avec la firme plurinationale, internationale, transnationale ou encore avec la grande unité interterritoriale... ? Pour tenter d'y voir plus clair dans la perspective particulière de l'étude du phénomène d'internationalisation de la production, il convient de distinguer trois éléments majeurs dont la réunion constitue la définition qui sera retenue ici : la FMN est une grande entreprise nationale appartenant au secteur industriel et contrôlant plusieurs filiales de production dans plus d'un pays étranger. Dans la majorité des cas, la FMN est au départ une grande entreprise nationale. Un quart seulement des cinq cents plus grandes entreprises répertoriées par Fortune ne détiennent pas d'unité de production à l'étranger. Il découle deux conséquences principales de cette première constatation. Tout d'abord, l'émergence des FMN correspond à un certain stade de développement du système capitaliste. La manufacture du mode de production féodal puis la fabrique des débuts du capitalisme industriel n'ont pas vocation à se multinationaliser1. La FMN est typique d'un capitalisme dominé par les grandes unités de production, c'est-à-dire le capitalisme de la société industrielle pour adopter la terminologie de J. K. Galbraith 2 ou celui du capitalisme monopoliste selon Baran et Sweezy 3 ou enfin du capitalisme financier tel qu'il est défini par Lénine *. Il est évident que ces différentes références ne peuvent être mises sur le même plan. Dans la mesure où elles reposent sur des instruments analytiques distincts souvent irréconciliables pour caractériser

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la forme prise par le capitalisme contemporain, elles conduisent aussi à des interprétations très divergentes du processus de multinationalisation. Cette remarque trouvera un champ d'application privilégié quand seront examinées plus bas les théories explicatives de l'investissement à l'étranger. Ce qu'il est possible de retenir dès maintenant cependant, c'est un point commun à l'ensemble des analyses du capitalisme contemporain : le renversement de la subordination marshallienne de l'entreprise à la loi du marché. Cette évolution est elle-même le résultat de la concentration des entreprises et la constitution d'entreprises géantes. Il suit de cette évolution un apprentissage des firmes concernant l'organisation et la gestion de vastes organisations productives englobant de multiples unités composantes acquises au cours de processus complexes de restructuration horizontale ou verticale ; expérience acquise, dans le cas des firmes américaines, à l'échelle d'un continent. Les problèmes posés par l'administration de ces vastes ensembles ont préfiguré ceux qu'allaient rencontrer les FMN. Selon Chandler, ce sont les compagnies de chemin de fer qui les premières ont mis en application une nouvelle forme d'organisation fondée sur la distinction entre la direction centrale qui prend les grandes décisions et les directions régionales (field offices) vouées aux tâches d'exécution et subordonnées au plan d'expansion de la firme décidé au centre 5. L'examen ultérieur de la structure organisationnelle des FMN montrera que celles-ci n'ont fait qu'appliquer à l'échelle internationale des principes élaborés en économie fermée. Afin de cerner la spécificité de l'internationalisation de la production, il convient de ne retenir que les entreprises dont les activités sont situées dans le secteur industriel. Il est erroné, à notre avis, de confondre dans une même catégorie les vieilles compagnies de navigation de caractère commercial qui se multiplièrent à partir du x v i e siècle ou les sociétés internationales spécialisées dans l'extraction des richesses du sol (plantations) ou du sous-sol (mines, pétrole...). La compagnie des Indes Orientales ou Occidentales, la Royal African Corporation... ont indiscutablement une dimension multinationale. Mais la nature de leurs activités les assimile davantage aux entreprises exportatrices qu'aux firmes multinationales que nous cherchons à définir. Leurs opérations étaient essentiellement commerciales, et correspondaient à un capitalisme marchand dominé dans la sphère

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productive par la fabrique. Toutes proportions gardées, elles ont survécu à l'époque actuelle sous la forme des filiales de commercialisation. Or, ces dernières ne constituent au mieux qu'une phase préalable au processus de délocalisation de la production. Elles appartiennent encore à la phase de l'exportation. Leur logique économique est celle de l'échange et non de la production. Les sociétés qui se sont multinationalisées sur la base de l'exploitation des richesses du secteur primaire ont, en revanche, une activité essentiellement productive. Mais leur fonction est limitée à la production de matières brutes exportées vers la métropole d'origine avec le minimum de transformation. Dans ce cas, la multinationalisation a été rendue nécessaire par les besoins des économies industrialisées en matières premières n'existant pas ou existant seulement en quantités insuffisantes sur le territoire national. L'internationalisation du processus de production tient alors fondamentalement à la répartition géographique des ressources naturelles. Néanmoins, le processus a mis en contact des économies inégalement développées ; les pays détenteurs des ressources naturelles n'ayant pas les moyens d'exploiter seuls leur dotation en facteurs. L'internationalisation de la production se substitue au jeu spontané de l'échange international fondé sur la spécialisation internationale. Dès cette époque, les États-Nations n'étaient pas les agents exclusifs de l'économie internationale. En revanche, les activités des FMN primaires ne remettaient pas fondamentalement en cause la nature précapitaliste des pays d'implantation. Le passage à la multinationals est accompli quand une grande entreprise industrielle nationale dispose de filiales de production à l'étranger. Cette étape a généralement été préparée par une activité exportatrice. En un sens, la multinationalisation apparaît souvent comme la solution aux problèmes posés à l'entreprise par la poursuite rentable de ses exportations 6. L'existence d'une filiale de commercialisation à l'étranger constitue éventuellement une simple étape transitoire 7. L'implantation d'une filiale peut revêtir des modalités multiples dans le détail desquelles il n'est pas possible d'entrer ici. Il suffit de distinguer les formes les plus courantes. La création d'une filiale de production peut se faire par un investissement direct correspondant à la création ex nihilo d'une nouvelle entreprise. Elle peut aussi s'effectuer par le rachat d'une entreprise existante. Enfin, la société-

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mère peut prendre une participation minoritaire ou majoritaire dans une entreprise nouvelle ou déjà existante. L a quasi-totalité des législations nationales considèrent qu'il s'agit d'un investissement direct — par opposition à un investissement de portefeuille — à partir du moment où le seuil de détention de 20 ou 25 % du capital social est dépassé. Il existe d'assez nombreuses participations sur la base d'une répartition paritaire du capital entre les détenteurs étrangers et nationaux (joint venture) dans les pays de la périphérie et dans des secteurs primaires ou correspondant à la production de biens ou services collectifs. L'inconvénient de ce type d'association pour les sociétés-mères est de réduire le contrôle qu'elles peuvent exercer sur leurs filiales. Il permet cependant d'économiser du capital, spécialement lorsque l'apport de la maison-mère revêt essentiellement la forme de transfert technologique (brevets, know how...). Il est parfois imposé aux firmes par la législation nationale (Japon, Mexique...). Il constitue aussi la solution alternative de la nationalisation. Dans la majorité des cas, les FMN s'efforcent donc de détenir leurs filiales à 100 % . Cette politique pose la question des relations entre la société-mère et ses filiales et plus largement, entre les pays d'accueil et d'origine. Nous y reviendrons. Néanmoins, il est à noter dès à présent que la plupart des auteurs se réfèrent implicitement ou explicitement à la nature des relations entre la société-mère et ses filiales pour distinguer entre les différentes catégories de FMN. La classification du Professeur Pelmutter peut servir de guide dans l'exubérance du vocabulaire. Les entreprises ethnocentrées sont caractérisées par la prédominance de leur appartenance nationale, aussi bien dans leur gestion interne que dans leur stratégie. Elles correspondent à celles que le Professeur Kindleberger désigne sous le nom d'entreprises nationales opérant à l'étranger 8 et le Professeur Rolfe sous celui d'entreprises internationales 9. Les entreprises polycentrées sont au contraire dominées par le souci de se confondre avec les autres entreprises du pays d'accueil. Elles s'efforcent de gommer au maximum leur dimension internationale pour se conduire comme de véritables unités de production nationales. Ce sont elles que Kindleberger et Rolfe proposent d'appeler multinationales. Les firmes géocentrées, enfin, ont une gestion, une organisation et une stratégie à l'échelle mondiale. Ce qui fait leur originalité, c'est leur très grande autonomie aussi bien par rapport aux pays d'accueil que par rapport

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au pays d'origine. Kindleberger les qualifie d'internationales, et Rolfe de transnationales. Le Professeur Byé en définissant la grande unité interterritoriale comme « un ensemble organisé de moyens soumis à un Centre de décision unique capable d'autonomie à l'égard du marché » 10 semble la situer dans cette troisième catégorie. Il est évident que c'est la forme la plus novatrice puisqu'elle conduit à un effacement à peu près total des États-Nations. Dans cette hypothèse en effet, l'espace de la transnationale se superpose à celui des espaces nationaux. Le processus d'internationalisation de la production deviendrait du même coup interne à une ou plusieurs entreprises. L'allocation optimale des ressources relèverait intégralement de la gestion de la firme et échapperait à l'analyse traditionnelle de l'économie internationale. La spécialisation planifiée à l'échelle mondiale se substituerait à celle du marché. Dans la mesure où les États n'auraient qu'un rôle subordonné et seraient sans moyen de contrôle sur les firmes internationales, les relations de domination entre pays seraient dépassées dans leur dépendance commune vis-à-vis de ces dernières. En un certain sens, cette conception de la FMN renoue avec le super impérialisme de Kautsky et retrouve une certaine actualité {cf. C. 2). A l'heure actuelle, la firme transnationale relève encore de la science fiction. Ses adeptes — singulièrement les dirigeants de FMN 11 — ont principalement comme souci de camoufler l'appartenance nationale des grandes firmes multinationales qui demeurent, pour la plupart, ethnocentrées. Il est certain, en revanche, que l'introduction des États — d'origine ou d'accueil — pose le problème des rapports de domination dont les FMN sont porteurs. Le pouvoir des FMN ne fait que reproduire la structure hiérarchisée du système de l'économie mondiale. Il constitue la condition permissive de leur expansion et non pas le résultat de leurs activités. Ce thème sera abordé dans la dernière partie de cette étude. Avec lui, sera posé le problème de la validité de la transnationalisation de la production et non plus seulement de son internationalisation en prospective. Mais la question se posera alors de savoir si l'approche en termes de production est encore adéquate et si l'analyse ne devrait pas s'effectuer en termes d'internationalisation du mode de production.

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2. Les facteurs de l'internationalisation de la production 12 La recherche des facteurs de l'internationalisation de la production conduit à l'ébauche d'une théorie de l'investissement international. Il s'agit donc d'étudier les motifs des investissements directs privés, c'est-à-dire de rendre compte du phénomène de multinationalisation des entreprises., Il convient néanmoins d'éviter trois embûches. La première consisterait à s'en tenir à un recensement jamais achevé des motifs allégués par les dirigeants des firmes, ou collectionnés dans la littérature consacrée au management des FMN. Il est bien évident que chaque décision d'implantation constitue pour chaque entreprise une expérience particulière. Il n'empêche qu'elles sont vraisemblablement toutes soumises à un ensemble de déterminations communes. Ce sont ces dernières qu'il faut dégager. Cette tentative ne pourra aboutir qu'à la condition de ne pas succomber à un autre obstacle d'ailleurs complémentaire du précédent. En dépit du rôle stratégique joué par les FMN dans l'extension du processus de délocalisation de la production, le niveau d'analyse adopté ne doit pas être borné à la théorie microéconomique des choix de l'entreprise. La question posée implique inévitablement une rupture dans l'organisation et la vie de l'entreprise : il s'agit pour elle de substituer ou d'associer la production à l'étranger à des activités plus traditionnelles d'exportations. Enfin, il convient de mettre en garde contre un dernier risque d'erreur. Il ne faut pas confondre l'investissement direct à l'étranger avec l'exportation de capitaux. Les deux phénomènes vont également de pair mais non obligatoirement et le plus souvent dans des proportions non équivalentes ; bien plus, une firme peut s'implanter à l'étranger sans sortie de capitaux de l'espace d'origine. Pour tenter de rendre compte de la mutation constituée par le passage à la multinationalisation, il sera nécessaire d'opérer un double glissement analytique. D'une part, il faudra abandonner le raisonnement en termes de marché par celui en termes de production ; d'autre part, il faudra chercher les raisons de la multinationalisation des firmes en dehors d'elles-mêmes, dans la logique de développement de la totalité hiérarchisée de l'économie mondiale.

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a) Les explications en termes de marché Les explications en termes de marché s'efforcent de présenter la délocalisation de la production selon deux éclairages différents. Certains auteurs mettent en avant les caractéristiques spécifiques du marché d'accueil, d'autres, privilégient les conditions du marché d'origine. Cette dichotomie permet de rendre compte de la quasi-totalité des explications existantes. Aucune d'entre elles ne saisit la spécificité du phénomène d'internationalisation de la production. Elles font de celui-ci un substitut de l'exportation. I — Le facteur le plus fréquemment présenté et depuis longtemps pour expliquer l'investissement direct est l'existence de barrières douanières et de toutes les autres pratiques visant à réduire ou à interdire l'accès d'un marché donné aux marchandises venant de l'extérieur. Qu'il s'agisse de tarifs douaniers, de contingents, de réglementations sanitaires ou de sécurité, le meilleur moyen pour une firme de conserver le marché qu'elle avait pu se constituer par l'exportation est de produire sur place. Cet argument doit être explicité en distinguant deux hypothèses. Dans la première, les mesures protectionnistes sont infranchissables. Elles visent à interdire toute importation dans certains secteurs afin de protéger, par exemple, une industrie naissante. Dans ce cas, la production sur place, quand elle est admise, constitue le seul moyen pour l'entrepreneur étranger de se maintenir sur le marché protégé. Une fois installé, il bénéficiera, notons-le au passage, d'une position extrêmement confortable puisqu'il sera lui aussi protégé contre la concurrence extérieure. Éventuellement, il sera placé dans une position de monopole. Les États qui suivent une telle politique, retrouvant l'inspiration de List, sont des agents de l'internationalisation de la production. A la condition évidemment qu'ils autorisent l'investissement direct étranger, ce qui est généralement le cas. L'autre hypothèse est moins convaincante. Il suffit d'envisager une situation où les entraves douanières ne constituent pas un obstacle infranchissable. C'est le cas à l'heure actuelle pour la plupart des pays. Désormais, le choix de la production sur place manifeste principalement l'incapacité dans laquelle se trouve la firme exportatrice d'absorber une hausse relative de son prix de vente soit par la compression de ses coûts de production, soit par celle de

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ses marges bénéficiaires. Ce que l'existence d'un droit à l'entrée démontre, c'est essentiellement, la faible compétitivité du producteur étranger. Une conclusion du même type pourrait être tirée d'autres facteurs très fréquemment avancés comme les coûts de transport ou les changements de parité des monnaies. Si les dernières dévaluations du dollar et les réévaluations concomitantes du DM conduisent les industriels allemands à substituer l'investissement direct aux États-Unis aux exportations cela prouve d'abord que les coûts de production allemands ne peuvent être améliorés. E n dernière analyse, il semble que les contraintes à l'accès aux marchés extérieurs renvoient aux conditions de la production dans le pays exportateur. Il n'est donc pas suffisant à lui tout seul pour rendre compte de l'internationalisation de la production sauf dans le cas d'une attitude délibérée des pouvoirs publics du pays d'accueil à laquelle il serait possible d'opposer de la part du pays exportateur une stratégie de dumping. Il ne semble pas non plus que l'argument de la fermeture des marchés fondée sur les habitudes de consommation ou le nationalisme des acheteurs soit plus convaincant. Là encore, il faudrait expliquer pourquoi les exportateurs sont incapables de réaliser des séries adaptées aux préférences de leurs clientèles étrangères. Et cela d'autant plus que la production des filiales n'atteint pas toujours une dimension susceptible de les faire bénéficier des économies d'échelle réalisées dans le pays d'origine. La théorie du cycle du produit présentée par le Professeur R. Vernon 1 3 est également fondée sur les conditions du marché d'accueil. Par là, elle présente la même faiblesse que les explications précédentes. Le schéma est le suivant : une entreprise passe de l'exportation à la production sur place à partir du moment où elle perd son avantage technologique. Il s'applique particulièrement bien aux firmes américaines par suite des caractéristiques intrinsèques de l'économie des États-Unis. Le haut niveau du revenu par tête et son corollaire, l'importance des coûts salariaux, créent une demande très intense pour les produits nouveaux, qu'il s'agisse de biens de consommation ou de production. Dans une première phase, ces produits nouveaux sont exportés vers le reste du monde. Mais, au fur et à mesure de la diffusion du progrès technique, qui se traduit par la standardisation des biens, leur production devient accessible aux entrepreneurs des autres pays. Afin de défendre leur marché contre cette concur-

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rence effective ou seulement potentielle, les firmes américaines sont obligées de se multinationaliser. Les difficultés de l'accès aux marchés étrangers pour les exportations jouent donc là aussi un rôle central dans l'explication de l'internationalisation de la production. L'interprétation de R. Vernon présente un net avantage sur les précédentes pour rendre compte de la stratégie des firmes américaines depuis les années soixante : celle-ci constitue, en dernière analyse, une réponse au défi européen et bientôt ou déjà, au défi, japonais. Elle reste néanmoins partielle. En effet, le point qui demeure dans l'ombre, est essentiel : il n'est pas expliqué pourquoi l'investissement direct constitue la politique la mieux adaptée à l'apparition d'une concurrence nouvelle de la part des économies moins développées. Ou bien, pour poser la question en d'autres termes, pourquoi les entreprises américaines ne peuvent-elles conserver leur part de marché au moyen des exportations ? La réponse est donnée en incidente par le Professeur R. Vernon 14 Elle tient essentiellement dans la reconnaissance de la non-compétitivité en termes de coûts de production des produits en provenance des États-Unis par rapport à ceux, de qualité équivalente, produits dans le reste du monde et singulièrement en Europe et au Japon. Les prix de revient américains sont beaucoup plus élevés que ceux de leurs concurrents. L'écart tient essentiellement à la différence des coûts salariaux et aussi à l'apparition de déséconomies d'échelle dans les secteurs exportateurs, qui ont pour conséquence de réduire les marges bénéficiaires. En fin de compte, la contrainte majeure qui oblige les firmes à s'implanter à l'étranger n'est pas seulement de chercher dans les conditions d'accès devenues plus difficiles pour les exportations. Elles se trouve fondamentalement au niveau des coûts de production domestiques — trop élevés et/ou incompressibles. Il semble possible de montrer que les essais d'explication privilégiant la structure des marchés d'origine sont passibles de la même critique que celle qui vient d'être faite à ceux qui mettaient en avant l'accès au marchés d'accueil. II — Les marchés des pays d'origine des FMN ont une structure oligopolistique. Il a déjà été souligné que la très grande majorité d'entre elles sont au départ de très grandes entreprises. Il a été démontré une très forte corrélation entre la taille des entreprises et la modalité de la croissance internationale 1S . L'analyse des taux de croissance des cinq cents

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plus grandes firmes américaines selon la liste établie par Fortune fait apparaître que ce sont celles qui détiennent les filiales à l'étranger qui viennent en tête 16. Les sociétés purement nationales ne peuvent pas augmenter leur part de marché. C'est l'effet inéluctable d'une structure oligopolistique. Leur croissance est donc limitée à celle du produit national domestique. Dans cette perspective, la multinationalisation apparaît comme le moyen le plus efficace — avec la diversification de la production et le passage au conglomérat — d'éviter les conséquences de la rigidité du marché d'origine. L'analyse en termes de marché oligopolistique permet d'expliquer d'une autre façon, d'ailleurs complémentaire, le passage des firmes à la multinationalité. Il suffit de projeter à l'échelle mondiale la concurrence entre les grandes firmes. On met alors à jour un effet d'entraînement à l'implantation extérieure déclenché par le passage à la multinationalité de l'une (ou des plus importantes) des firmes d'un secteur oligopolistique déterminé. Pour défendre leur part du marché mondial contre une FMN concurrente, quelle que soit sa nationalité, les firmes doivent s'engager dans la voie de la production à l'étranger. Il existe un troisième type d'explication reposant sur la structure des marchés du pays d'origine des FMN. Le capitalisme monopoliste tel qu'il est défini par Baran et Sweezy, se caractérise par une tendance à la hausse du surplus engendré par les entreprises géantes qui réussissent simultanément à réduire leurs coûts et à hausser leurs prix. Le problème de l'absorption du surplus est au cœur du fonctionnement du système, l'exportation des capitaux constitue un remède à côté des moyens traditionnels ou nouveaux : investissement, consommation des détenteurs de profit, dépenses de gaspillages, dépenses publiques... Ne trouvant plus d'opportunités d'investissements attrayants pour leurs excédents de trésorerie, les entreprises géantes les exportent à l'étranger 17. Par là, Magdoff et Sweezy retrouvent une explication de l'impérialisme plus proche de Hobson que de Lénine. Ces trois explications prenant pour point de départ du processus d'internationalisation de la production la structure des marchés des pays d'origine des FMN souffrent de deux insuffisances majeures. En premier lieu elles ne répondent en rien à la question de savoir pourquoi les exportations sont supplantées par l'investissement à l'étranger. L'accroissement des ventes à l'étranger peut paraître un moyen aussi

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efficace que la multinationalisation pour combattre les tendances stagnationistes d'un marché fortement oligopolistique. L'argument de l'effet d'entraînement ne semble pas davantage satisfaisant. Il est possible de lui opposer les mêmes remarques que celles qui ont été formulées à propos de la théorie du cycle du produit : pourquoi les entreprises mononationales sont-elles incapables de défendre leur part de marché par le moyen des exportations ? Ce point n'est pas expliqué alors qu'il est central. Enfin, le développement des exportations en exigeant un accroissement des capacités de production constitue un moyen tout aussi efficace pour absorber le surplus que l'exportation des capitaux. En outre, la délocalisation de la production n'implique pas nécessairement une exportation de capitaux. Ce point sera repris à propos de l'étude du financement de la FMN. En second lieu, l'accent mis sur la structure oligopolistique des pays d'origine permet d'escamoter l'essentiel. En effet, à ce stade de l'analyse, la question qui se pose et à laquelle il n'est pas répondu, porte sur l'existence même d'un marché oligopolistique dans les économies développées du centre. Il apparaît que la multinationalisation de la production est indissociable d'une concentration de la production. En conséquence, la croissance internationale des firmes renvoie à la dynamique des pays d'accueil. Du même coup, elle doit être saisie comme l'effet d'une contrainte globale s'exerçant au niveau macroéconomique et qui ne permet plus aux entreprises de continuer à produire sur une base exclusivement nationale. b) Les explications en termes de production Les explications en termes de production mettent au point de départ une explication du phénomène de l'internationalisation de la production, ce qui permet précisément de comprendre pourquoi celle-ci ne peut continuer à se développer sur une base exclusivement nationale au moins dans les pays les plus développés. L'opposition avec le type d'explications précédentes provient d'un déplacement du facteur déterminant. Pour ces dernières, la réalisation de la plus-value est l'élément prépondérant ; alors que l'éclairage va porter maintenant sur la création de la plus-value. Il va de soi que les deux optiques ne sont pas exclusives l'une de l'autre, dans la mesure où le circuit économique est formé de l'unité

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de la sphère de la production et de la circulation. Néanmoins, pour la compréhension de la décision d'investir à l'étranger, les difficultés rencontrées au premier niveau sont celles qui contraignent les entreprises à délocaliser leur production, la prise en considération de la réalisation permettant de rendre compte dans certains cas de la localisation de l'implantation. — L'inégalité des salaires entre les différents espaces nationaux comme facteur explicatif est rarement mentionnée dans la littérature pourtant très importante consacrée à la FMN 18. La prise en considération des coûts salariaux semble pourtant déterminante dans l'hypothèse de plus en plus répandue — comme le montrent les travaux de G. Adam 19 — où l'implantation d'une filiale de production est décidée indépendamment des capacités d'absorption du marché du pays d'accueil. Dans ce cas, la totalité ou la quasi-totalité de la production de la filiale est exportée vers le pays d'origine de la FMN ou vers un pays tiers. Les produits exportés sont des demi-produits ou des composants. Leurs destinataires sont le plus souvent d'autres filiales de la même société. Une véritable internationalisation de la production est alors réalisée dans la mesure où chaque unité composante de la FMN est spécialisée dans la fabrication d'une partie du produit fini. Ainsi, lorsque l'internationalisation du cycle de production est réalisée, chaque filiale fonctionne comme un atelier de fabrication à l'intérieur du groupe multinational. Cette nouvelle division du travail suppose une structure organisationnelle très centralisée de la FMN, dont les différentes modalités seront examinées plus bas. La délocalisation de la production n'a pas d'autre motif que l'utilisation d'une main-d'œuvre meilleur marché que celle du pays d'origine. C'est pourquoi ce type d'investissement est principalement situé dans des pays faiblement développés et disposant d'une offre importante de travail. Les meilleurs exemples sont Formose, Hong-Kong, la Corée du Sud, le Mexique... L'investissement sera d'autant plus rentable que l'écart entre les taux de salaires moyens du pays d'implantation et du pays d'origine est élevé par rapport à celui des productivités. L'inégalité des salaires est indissociable de l'inégal développement. Dans la mesure où l'investissement est effectué dans une économie où le développement des forces productives est moins élevé, la valeur de la force de travail est inférieure à celle du pays d'origine et, par là, les taux de salaires 20 . La différence provient d'un faible niveau des besoins psycho-

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sociologiques et par leur satisfaction à un moindre coût par suite de l'existence d'un secteur des biens de consommation — cultures vivrières — dont la production est vendue à des prix très faibles en dépit d'une productivité souvent médiocre. Le maintien dans les économies périphériques d'un secteur agricole et artisanal précapitaliste permet au secteur industriel étranger d'utiliser une main-d'œuvre bon marché. La faible différence des productivités tient principalement au fait que les techniques de production utilisées par les FMN dans leurs filiales de production sont sensiblement identiques dans la majorité des cas à celles qu'elles utiliseraient ou qu'elles utilisent simultanément dans le pays d'origine. Il s'agit généralement d'une technologie labor saving dont l'utilisation peut apparaître irrationnelle dans des pays où règne souvent un important chômage structurel et où la main-d'œuvre est bon marché. Le non-respect du principe de rationalité s'explique par la spécificité de la FMN : il est une conséquence de l'intégration de la production à l'échelle mondiale. Si la FMN cherche à tirer le meilleur parti des disparités tenant à l'inégal développement des différents espaces nationaux ou régionaux, c'est pour poursuivre dans de meilleures conditions une production de biens déterminés initialement située dans le seul pays d'origine de la société et éventuellement exportée en partie à l'étranger. La théorie du cycle du produit décrit correctement cette séquence. Il en résulte que les FMN ne peuvent pas produire selon les lieux d'implantation des biens de type différent avec des techniques différentes même si, au nom d'un retour strict à Ricardo, ce serait apparemment la solution la plus rationnelle. Cette homogénéité des produits et des techniques concomitantes à la variété des situations locales exprime une caractéristique majeure du processus d'internationalisation de la production engagé par les FMN. Nous aurons l'occasion de voir d'autres illustrations de cette dialectique du particulier et du général en examinant certains aspects de la gestion d'une FMN. La contrainte de l'homogénéité des produits et des techniques est évidente lorsque les productions des filiales sont déterminées en fonction du principe de l'éclatement du cycle de production entre les « filiales-ateliers ». Elle est forte aussi lorsqu'il s'agit d'un bien qui doit présenter partout des caractéristiques identiques quel que soit le lieu de sa production. Elle s'impose, enfin, par suite de l'existence d'une concurrence intense selon les formes spécifiques au marché oligopolistique entre les FMN

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qui appartiennent au même secteur. C'est donc précisément parce que la production est internationalisée à l'échelle mondiale et non pas cantonnée à un espace restreint et protégé que les techniques utilisées dans les FMN ne sont pas adaptées aux conditions locales. La diffusion de la technologie a donc sa cause dans la nature même du processus d'internationalisation de la production et non pas dans la dotation en facteurs des lieux d'implantation, ou dans l'identité des modèles de consommation 21 . Il ne faudrait pas inférer de cette analyse que les FMN sont des agents particulièrement dynamiques de l'innovation. La diffusion technologique — soigneusement réservée aux filiales du groupe —- ou vendue sous forme de licences comportant des clauses très limitatives d'emploi pour les utilisateurs — est au contraire un moyen de repousser le moment de lancer une innovation. Celle-ci comporte toujours au départ un coût et un risque nouveaux. Elle est donc évitée le plus longtemps possible compte tenu de la stratégie des concurrents. Nous reviendrons sur ces points en examinant plus loin (B. 4) la FMN comme unité de production de connaissances scientifiques et techniques. La prise en considération exclusive de l'inégalité des salaires ne constitue cependant pas une explication suffisante du phénomène d'internationalisation de la production. En premier lieu, son champ d'application est trop limité. Elle ne joue en effet de manière convaincante que dans l'hypothèse où les firmes qui se multinationalisent appartiennent à des secteurs faiblement capitalistiques. Il serait facile de montrer que beaucoup de FMN ont adopté des techniques labor saving. En outre, elle est désarmée devant la continuation et même l'extension des flux d'investissement à l'intérieur de la zone des pays très développés. Plus concrètement, le mouvement de réduction relative des implantations des firmes américaines en Amérique Latine au profit de la Communauté Économique Européenne, qui se dessine depuis la fin des années cinquante, apparaît totalement aberrant. En second lieu, ce type d'explication présente l'inconvénient majeur que nous avions dénoncé à propos des analyses en termes de marché. L'internationalisation de la production est présentée comme une option possible parmi d'autres offertes plus particulièrement aux entreprises soucieuses de réduire leurs coûts de production. C'est-à-dire, qu'elle se situe elle aussi dans une optique néo-classique des choix

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d'investissements de la firme. Prise ainsi, elle ne constitue rien d'autre qu'un facteur explicatif supplémentaire se juxtaposant à ceux que nous avons déjà recensés. Nouveau motif de l'investissement à l'étranger : elle nous fait passer à côté d'une compréhension plus profonde de la multinationalisation des firmes. En rester là serait à la fois régresser en deçà du point auquel nous étions parvenu au terme de notre analyse du rôle des structures du marché. Ce serait aussi, en gardant une approche statique, dénaturer le pouvoir explicatif contenu dans une analyse au niveau des conditions de la production. En nous efforçant d'évaluer le rôle de l'existence de structures oligopolistiques dans la multinationalisation des firmes nous avions pressenti que l'intérêt de cette approche ne résidait pas en ce qu'elle cherchait à démontrer, mais ailleurs. Ce vers quoi nous étions renvoyé, sans guide, c'était à l'origine même de la constitution d'un marché oligopolistique. C'est donc au niveau du mouvement de concentration des entreprises conduisant à ce type de marché que devait résider en dernière analyse la cause de la multinationalisation des entreprises. C'est à ce niveau qu'il fallait rechercher la contrainte qui amenait les firmes oligopolistiques à prendre la décision de délocaliser une partie de leur production. Contrainte réduisant de façon sans doute très sensible la marge de liberté habituellement supposée par les théoriciens de l'investissement à l'étranger. L'analyse menée en terme des conditions de production devrait pouvoir permettre d'expliciter cette contrainte. Pour ce faire, l'argument de l'inégalité des coûts de production à productivité équivalente doit être replacé dans la dynamique de l'économie d'origine des FMN. Pour effectuer un tel dépassement, il faut supposer acquise l'existence d'une règle de fonctionnement contradictoire, inhérente au mode de production capitaliste ; la loi de la baisse tendancielle du taux de profit telle quelle est présentée par Marx dans le Livre III du Capital. La référence à la loi de la baisse tendancielle du taux de profit permet de comprendre pourquoi les causes de l'internationalisation de la production ne sont à rechercher ni au niveau des pays d'accueil, ni à celui de la stratégie des firmes. La multinationalisation de ces dernières est au fond la réponse au développement contradictoire des économies capitalistes les plus développées. Prenons la formule du taux de profit telle qu'elle est posée

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par Marx, soit : r = ç

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y que l'on peut encore écrire sous

PI y la forme : r = —

où Pl/V, rapport de la plus-value au

capital variable, exprime le taux de plus-value et C/V la composition organique du capital. Comparons cette formule dans deux pays inégalement développés. Plus précisément, effectuons cette comparaison dans le cadre de l'espace d'une FMN ayant une implantation dans un pays de la périphérie. D'une part, nous l'avons déjà noté, la technique est identique et, par là, la composition organique technique du capital. D'autre part, pour des raisons sur lesquelles nous ne revenons pas, la valeur de la force de travail est moins élevée dans le pays d'accueil que dans le pays d'origine. Il ressort de ces remarques que le taux de plus-value sera plus élevé dans le pays d'implantation. La composition organique sera, en revanche, plus faible en valeur. Néanmoins, compte tenu de la constance de C — les biens d'équipement sont généralement importés —, il s'ensuit que le taux de profit sera nécessairement plus élevé dans le pays d'implantation que dans le pays d'origine*. Qu'on ne s'y trompe pas, la démonstration que nous venons de faire ne doit pas être considérée comme un exercice de statique comparative à la mode marxiste. Ce faisant, elle ne serait d'ailleurs plus fidèle à l'analyse du mode de production capitaliste dans son mouvement contradictoire. Ce que nous essayons de montrer, c'est le fait qu'en situant l'analyse au niveau de la création de plus-value, on découvre, en définissant les avantages de la délocalisation de la production dans une économie moins développée, les contraintes existant dans le pays d'origine. Ou encore, d'une autre manière, il nous semble permis de dire que les firmes ne se multinationalisent pas pour profiter des avantages offerts par des économies moins développées mais pour éviter les inconvénients de la * Nous nous sommes placé dans des conditions assez proches de celles choisies par A. Emmanuel pour démontrer l'échange inégal. Deux hypothèses de départ sont distinctes. D'une part, le salaire n'est pas une variable indépendante ; d'autre part, la comparaison n'est pas effectuée entre les espaces nationaux ; elle l'est entre des localisations différentes d'activités productives situées dans l'espace intégré de la FMN.

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poursuite de la production dans leur espace d'origine. L'explication du processus d'internationalisation de la production n'est donc pas à chercher au fond du côté des lieux d'implantation ; il réside tout entier dans les efforts faits par les firmes dans leur économie d'origine pour contrecarrer la baisse tendancielle du taux de profit. Il est inutile d'attendre le moment où il sera possible de la mesurer car il sera trop tard. Son existence ne peut être perçue qu'indirectement et particulièrement, nous semble-t-il, à travers la multiplication des expédients visant à la freiner. L'internationalisation de la production fait partie de ces moyens. Bien qu'elle soit à l'origine intime du mouvement, la tendance à la baisse du taux de profit n'est pas perçue comme telle par les entrepreneurs qui décident d'investir à l'étranger ou par les théoriciens qui se placent dans le même champ de recherche. Ils n'en saisissent que les apparences : aggravation de la concurrence, saturation du marché, des économies d'échelle, excédents de trésorerie 22 ... Nous avons déjà rencontré ces différents motifs en nous situant au niveau du marché. Il est normal qu'ils soient saisis à ce plan qui est précisément celui auquel apparaissent les résultats concrets des efforts des entrepreneurs. Il est évident que les entreprises produisent pour vendre. Les FMN n'échappent pas à la règle. Il est donc nécessaire de réintroduire le marché. La production des filiales peut être vendue sur le marché d'origine. Dans ce cas il y a exportation de la production dans son intégralité. Il s'agit alors d'une délocalisation de la production au sens strict. Cette hypothèse vaut surtout pour le cas où la filiale fabrique des composants qui seront incorporés dans le produit fini vendu sur un marché tiers. Dans la mesure où la production hors des frontières est écoulée sur le marché d'implantation il est nécessaire d'introduire parmi les déterminants du choix du lieu d'implantation la taille du marché. C'est vraisemblablement ce facteur qui a attiré les investissements américains en Europe au détriment de leur lieu de prédilection habituel. Si les modèles de consommation sont assez proches la capacité d'absorption des marchés est très différente. E n Amérique Latine, la production de biens de consommation, entre autres de biens durables, s'adresse à une clientèle aisée mais qui constitue une frange étroite de la population 23 . Le profit unitaire est élevé. En revanche, dans le cas des marchés de la CEE si le profit unitaire est vraisemblablement plus bas, le volume des ventes par rapport au capital engagé sera plus

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élevé. La comparaison de ces deux formes de la réalisation de la plus-value explique, semble-t-il, la stratégie des FMN américaines depuis une quinzaine d'années 24. L'accroissement du risque politique n'a sans doute pas joué un rôle négligeable non plus. Quoi qu'il en soit du choix du lieu de l'implantation, il importe pour terminer d'insister sur deux points. D'une part, le processus d'internationalisation de la production, qui passe par la multinationalisation des firmes industrielles, repose essentiellement sur les difficultés du maintien d'une production rentable dans le pays d'origine. Ces difficultés étant elles-mêmes dues au niveau de développement élevé des forces productives, à leur « maturité excessive » 25. D'autre part, le processus est orienté. Il se développe dans le sens des économies les plus développées vers les moins développées. Les investissements qui s'effectuent dans l'autre sens sont rares et difficiles 26. Ils reposent, quand ils existent, sur des conditions exceptionnelles : avantages technologiques, produits nouveaux 27 „. L'internationalisation de la production se déroule donc dans un espace doublement structuré. D'une part, celui de la FMN elle-même que nous allons envisager maintenant. De l'autre, celui du système économique mondial constitué de régions inégalement développées et qui forme l'environnement permissif de l'expansion des FMN.

B.

LE FONCTIONNEMENT

DE LA FIRME

MULTINATIONALE

ET LA CONSTITUTION D'UN ESPACE ÉCONOMIQUE

INTÉGRÉ

Une fois constituée, la firme multinationale élabore progressivement les bases de son propre espace économique. Par définition, il se développera à l'échelle mondiale, c'est-à-dire qu'il aura tendance à se superposer à un nombre croissant d'espaces nationaux. L'interterritorialité, pour reprendre la formule du Professeur M. Byé, signifie dans ce cas que le réseau formé par l'ensemble des activités productives de la firme traverse plusieurs États-Nations sans jamais y être borné. La cohérence de l'organisation multinationale est déterminée à l'extérieur des États d'accueil et de l'État d'origine même si ce dernier occupe une position privilégiée dans la mesure où il abrite le siège de la société-mère où se prennent encore les grandes décisions stratégiques concernant le groupe dans sa totalité. Il n'en demeure pas moins que dans

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la mesure où ces dernières répondent à une conception véritablement globale de la firme, elles débordent largement le cadre purement domestique du pays d'origine. Il importe de toujours conserver à l'esprit la double caractéristique du fonctionnement de la FMN. L'espace économique intégré constitué par le réseau des relations entre la société-mère et les filiales trouvant son unité à l'échelle mondiale, transcende les espaces nationaux — d'où le qualificatif de « transnationale » qui leur est accolé par certains auteurs. Mais simultanément, les activités des FMN se déroulent à l'intérieur des espaces nationaux où elles sont implantées. Il existe donc une dialectique du fonctionnement de la multinationale. Elle est simultanément reconnaissance des particularités nationales en vue de leur utilisation optimale, et négation des disparités territoriales par la constitution d'un espace intégré dans lequel circulent sans entrave les produits, les capitaux, la technologie et les cadres dirigeants. Dans cette partie, l'accent va être mis sur l'analyse du fonctionnement des firmes plurinationales. Elle portera successivement sur les problèmes posés par la structure organisationnelle, sur les relations sociales, sur la politique de financement et sur la production des connaissances scientifiques et techniques. Il va être assez facile de montrer comment à chacun de ces niveaux la FMN se rapproche d'une allocation optimale de ses ressources. Ce n'est que dans une étape ultérieure que pourra être posée la question de savoir si l'internationalisation de la production qui en résulte se traduit par la maximisation du bien-être collectif des nations. Pour cela, il sera nécessaire de réintroduire dans le schéma les espaces nationaux. i. Structure organisationnelle des FMN Le choix d'une structure organisationnelle occupe une place centrale dans le fonctionnement d'une FMN. En effet, il va déterminer le type de relations entre la société-mère et ses filiales d'une part, entre les filiales elles-mêmes de l'autre. La question dépasse de beaucoup l'élaboration d'un organigramme même si celui-ci en est le résultat formel final. Ce qui est en cause, c'est à la fois la structure de l'espace économique de la firme et celle, qui lui est liée, de l'espace économique mondial. Il est aussi permis de dire, ce qui revient au même, que la structure organisationnelle en étant le garant de l'unité

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fonctionnelle de la FMN, mesure le degré d'autonomie relative de celle-ci par rapport aux États-Hôtes et à l'État d'origine. L'alternative offerte est celle d'une plus ou moins grande centralisation ou décentralisation. La caractéristique des FMN est la tendance sans cesse plus marquée, au fur et à mesure de leur croissance, à la centralisation. L'aboutissement de cette évolution est constitué par un espace homogène et hiérarchisé. Le mouvement de centralisation est progressif. Il passe par des étapes qui sont elles-mêmes rythmées par le développement de la taille des firmes. En suivant Stopford, trois étapes peuvent être distinguées 28. La première phase est caractérisée par une organisation décentralisée. L'entreprise fait ses premiers pas dans la multinationalité. La filiale est de petite taille. Son chiffre d'affaire est négligeable au regard du CA total de la firme. Les responsabilités du manager qui la dirige sont très importantes. En revanche, les liens avec la société-mère sont lâches. Durant cette première étape, les activités des filiales n'ont pas d'influence sur les décisions du centre. La deuxième phase apparaît avec l'accroissement de la taille des filiales. Leur poids dans les résultats globaux de la firme rend nécessaire une coordination de leurs activités au sein de l'ensemble. Cette tâche est confiée à une Division internationale. Le passage à une gestion centralisée doit favoriser la rationalisation des activités multinationales de la firme au moyen d'une planification à moyen et long terme. Des critères généraux sont déterminés pour la politique d'implantation. Les échanges internes sont rigoureusement déterminés : les filiales doivent s'adresser à des fournisseurs et effectuer leurs livraisons à des clients qui sont dans les deux cas fixés par le centre. La plupart du temps il s'agit d'autres filiales du groupe. Il en va de même en ce qui concerne les objectifs quantitatifs et qualitatifs de production. Un pas supplémentaire est franchi avec la mise en place d'une troisième forme d'organisation. Afin d'améliorer la coordination sur une base mondiale, la Division internationale est supprimée. Le gonflement de ses responsabilités risquait de créer un écran entre le top executive et les filiales. Dorénavant, l'organigramme de la firme repose sur un ensemble de Directions rattachées directement à la Direction générale. Les fonctions des nouvelles Directions s'exerceront, donc à l'échelle mondiale. Elles peuvent être organisées selon trois critères : par produits, par pays, selon un mélange des deux bases précédentes.

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Cette dernière phase organisationnelle doit permettre de réaliser avec le maximum d'efficacité une gestion globalement intégrée. La société-mère ou la holding qui regroupe les différentes participations décide les grandes orientations stratégiques ; elle contrôle aussi les flux financiers. Les filiales disposent donc d'une très faible autonomie. Elles sont soumises à la réalisation des objectifs du groupe. C'est dans cette optique que leurs propres performances sont évaluées. Elles doivent en priorité contribuer à la maximisation du profit global de la firme. Pour parvenir à ce résultat certaines pourront, par exemple, être maintenues en déficit durant une période plus ou moins longue. La forme la plus achevée de ce type d'organisation est constituée par la transformation des filiales en ateliers spécialisés dans la fabrication d'un composant du produit fini monté et vendu ailleurs. Il est aisé de comprendre qu'un contrôle très rigoureux du centre est nécessaire. Il se traduit par une prédilection marquée des sociétés-mères pour le contrôle à 100 % de leurs filiales. La préférence donnée à une structure organisationnelle fortement centralisée répond à un impératif de gestion propre aux grandes entreprises de la société industrielle. Celles-ci s'efforcent de réduire au maximum l'incertitude inhérente à une authentique économie de marché en planifiant à long terme leurs activités. Il suffit de reprendre les analyses de J. K. Galbraith ou celles des théoriciens des organisations. Dans cette perspective les FMN ne se différencient pas des entreprises purement nationales. En revanche, les conséquences de ce type de gestion sont extrêmement importantes pour le fonctionnement de l'économie mondiale. En premier lieu, l'espace de la FMN est hiérarchisé et intégré. Les grands choix stratégiques sont effectués au centre, c'est-à-dire au siège de la société-mère. Les filiales sont subordonnées. L'intégration est réalisée par l'organisation planifiée des échanges entre les unités composantes du groupe, et aussi par les objectifs de production et les types de produits imposés à chacune d'entre elles. Il est aussi, en second heu, relativement autonome par rapport aux espaces nationaux qu'il s'agisse des lieux d'implantation ou du pays d'origine. D'une part, en effet, le plan de la firme doit prendre le pas sur les différentes contraintes nationales subies par les filiales en conséquence des politiques conjoncturelles ou à moyen terme menées par les pouvoirs publics des pays d'accueil. D'autre part, pour renforcer l'autonomie relative des filiales, la FMN est généra-

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lement conduite à choisir de préférence des modalités d'installation qui leur garantissent le maximum de contrôle sur les activités de leurs établissements à l'étranger. C'est ainsi que la détention à 100 % du capital des filiales constitue une norme pour la plupart des grandes FMN. Cela les conduit à renoncer à s'implanter dans les pays comportant une législation restrictive — à moins qu'elles obtiennent des autorités locales un statut dérogatoire (cf. l'exemple récent d'IBM au Japon). Il résulte de cette politique que les participations minoritaires au capital d'entreprises existantes ou même les associations sur une base paritaire du type joint venture sont refusées ou constituent le seul moyen de pénétrer ou plus souvent de se maintenir sur un marché étranger. Le contrôle des filiales est la condition d'une gestion efficace et disposant d'un grand degré de mobilité. Elle constitue de ce fait la condition permissive aussi bien des principes de la politique du financement qui vont être examinés. En fin de compte, la structure organisationnelle est la pierre angulaire de la dialectique de la FMN dans sa négation des frontières nationales. De par sa position centrale dans la capacité opérationnelle des FMN, la forme des structures organisationnelles est intimement liée à la stratégie de la firme. En conséquence, il serait erroné, à notre avis, de considérer les changements dans l'organisation des relations entre les unités composantes comme un simple processus quasi biologique lié à l'accroissement de la taille de la FMN. Cette optique organiciste est généralement celle des auteurs anglo-saxons. Elle néglige le fait qu'une mutation de structure ne résulte pas d'une évolution linéaire, mais constitue une rupture dans la vie de l'entreprise entraînant des coûts et une remise en cause de l'équilibre des forces à l'intérieur de la firme. Elle est donc le produit d'une lutte interne -— les changements d'organisation s'accompagnent souvent d'un changement d'équipe — qui surgit à la suite de la nécessité pour la firme de modifier ses structures afin de rester dans la course. La liaison entre les structures organisationnelles et les stratégies est donc fondamentale. Nous avons souligné l'adéquation de la structure organisationnelle world wide avec la politique de division internationale des tâches entre les filiales-ateliers alors que l'existence d'une Division internationale correspond à une stratégie de croissance fondée sur l'exploitation des marchés locaux. En dernière analyse les changements de structures organisationnelles renvoient aux facteurs qui

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expliquent les modifications de stratégie. Mais du même coup, il est nécessaire de sortir de la FMN pour prendre en considération les nouvelles contraintes nées de l'environnement international 29 . 2. Les relations sociales dans la FMN Les relations sociales dans la FMN recouvrent les problèmes posés par la gestion des différentes catégories de personnel. Ils se posent en des termes très différents pour les cadres et pour les salariés d'exécution. La différence essentielle dans le cadre de la FMN tient à l'immobilité des seconds qui fonde, nous l'avons vu, le processus de multinationalisation. Les premiers en revanche peuvent se déplacer dans l'espace de la multinationale. Cependant, qu'il s'agisse des managers ou des ouvriers, l'appartenance à une FMN entraîne un relâchement qui tend vers une rupture des liens avec le pays d'origine. En un certain sens, la dénationalisation est inhérente à l'organisation du travail. Elle ne se manifeste pas selon les mêmes formes pour les uns et pour les autres, mais elle constitue l'une des conséquences majeures de l'internationalisation de la production. Les critères de choix des dirigeants des filiales ont subi une évolution parallèle à celle des formes d'organisation. Dans la première phase, durant laquelle les relations société-mèrefiliales sont réduites et mal intégrées dans l'ensemble de la firme, les responsables des filiales sont généralement des cadres de la maison-mère — souvent de la direction des exportations quand il y en a une. Ils n'ont donc généralement pas la nationalité du pays d'implantation. Leur sélection obéit à des principes très variables. Il peut s'agir aussi bien de managers en fin de carrière à qui l'on offre un dépaysement de préférence à un avancement que de jeunes loups à qui l'on donne la possibilité de faire leur preuve. Il faut cependant noter une nette évolution dans le profil de carrière des membres du top executive des FMN américaines. Une enquête à montré que la majorité d'entre eux avaient dirigé une entreprise à l'étranger. La voie royale n'est plus réservée en priorité aux spécialistes du marketing. Dans une deuxième phase, celle de l'intégration systématique des activités extérieures dans le plan de croissance de la firme, la politique de recrutement des dirigeants locaux est modifiée. Dorénavant, le centre place plus volontiers à la

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tête de ses filiales des managers ayant la nationalité du pays d'accueil. Celui-ci peut être secondé par une équipe détachée de la société-mère, ou au contraire engagée au niveau local quand l'offre de cadres est suffisante. Les raisons de cette nouvelle politique sont multiples. Certaines sont purement économiques : l'envoi de managers à l'étranger coûte cher à la firme : rémunérations plus élevées, primes spéciales..., mais aussi ponction sur le stock limité des cadres de haut niveau à la disposition de la firme. D'autres relèvent davantage d'une orientation en termes de public relations : un dirigeant local sera plus efficace car il connaît mieux les habitudes et les coutumes de son pays. Les rapports avec les fournisseurs et avec les clients seront facilités ainsi que ceux que la filiale entretient nécessairement avec les pouvoirs publics. Une bonne introduction dans les sphères de l'Administration locale peut être extrêmement utile et cela d'autant plus que l'entreprise apparaît aux yeux des pouvoirs publics comme l'émanation d'une firme étrangère donc suspecte et, au delà, comme l'antenne d'une puissance étrangère, ce qui peut sembler encore plus grave, bien que la distinction ne soit pas toujours aisée. Dans cet éclairage socio-politique, la présence à la tête de l'entreprise d'un responsable ayant la nationalité du pays d'implantation peut servir à camoufler l'appartenance à la FMN ou à tout le moins manifester la volonté souvent déclarée des dirigeants de celle-ci de se conduire comme de bons citoyens dans les pays d'accueil. Il ne faudrait pas cependant que cette politique d'insertion locale conduise à une remise en cause de la structure organisationnelle de la FMN. Pour cela, un certain nombre de précautions sont généralement prises. Il s'agit d'abord pour le centre de conserver le contrôle de la filiale en détenant la totalité ou une proportion suffisante du capital de la filiale. Le manager local doit rester un simple salarié. L'entrée de représentants du capital local et, a fortiori, de représentants de l'Administration dans le conseil d'administration de la filiale est évitée au maximum. Cela n'est cependant pas toujours possible : sa désutilité doit être comparée au coût d'une éventuelle nationalisation. Dans l'hypothèse où un tel risque est écarté, la nomination d'un manager local ne suffit pas à résoudre tous les problèmes. Certains peuvent naître du comportement du dirigeant lui-même. En face de choix à faire, il peut être amené à se poser la question de savoir si ce qui est bon pour la firme à laquelle il appartient, l'est aussi pour son pays. 8

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Ces cas de conscience peuvent se transformer en prise de conscience politique et cela d'autant plus que le dirigeant de la filiale se trouve en contact fréquent avec les milieux nationalistes. Le remède pour la FMN est de savoir diffuser une philosophie de la firme capable de redonner confiance dans ses objectifs et de créer un sentiment d'appartenance à la communauté formée par la FMN en dépit de l'éloignement géographique. Dans ce but, la présence du centre sera renforcée par la multiplication des rapports interpersonnels entre l'équipe dirigeante et les responsables des unités de la périphérie. Pour cela, d'une part, les membres du top executive se déplaceront et participeront à des séances de travail régulières avec les managers locaux soit au niveau de chaque filiale, soit plus fréquemment à celui des directions régionales. En outre, des missi dominici seront envoyés en tournées d'inspection. D'autre part, les responsables locaux seront invités au siège de la société-mère pour des séances de recyclage. Ils viendront généralement en compagnie de leurs épouses, ce qui permettra en dehors des séances de séminaires de les initier au style de vie du pays d'origine. Dans bien des cas, cette initiation a déjà eu lieu, les cadres locaux ayant effectué une partie de leurs études dans le pays où siège la maison-mère. L'ensemble de ces pratiques ne vise pas seulement une meilleure formation des managers employés par la FMN. Leur finalité, plus ou moins avouée, consiste aussi à développer un processus de dénationalisation des cadres locaux. Il est imposé par les contraintes d'une gestion centralisée et hiérarchisée. Il reflète aussi la nature profonde de la FMN : d'une part, elle utilise les caractéristiques spécifiquement nationales des managers locaux, et d'autre part, elle s'efforce de gommer les disparités nées de l'appartenance nationale au profit d'un modèle uniforme, calqué sur celui régnant dans le pays d'origine de la société-mère. Une dernière phase s'ébauche qui permettrait d'économiser le détour de la formation de managers dénationalisés. Il consiste à partir du fait multinational lui-même dans les critères de recrutement, et de ne plus tenir compte des nationalités. Dans cette optique, le manager placé à la tête d'une filiale ne devrait avoir ni la nationalité du pays d'implantation, ni celle du pays d'origine de la FMN. Ainsi, une société d'origine française confiera la direction de sa filiale brésilienne à un Italien. Dans cette dernière hypothèse, l'autonomie de la FMN par rapport aux États-Nations est renforcée. Associée

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à la centralisation croissante de l'organisation, elle rendrait plausible l'idée de transnationalité. Mais un pas important serait à franchir et qui rend cette évolution encore problématique : l'abandon du critère de nationalité au niveau de l'équipe dirigeante de la société-mère. Dans la mesure où il ne leur est pas confié de responsabilités propres à remettre en cause l'unité de la firme, les responsables des FMN ne se soucient pas de dénationaliser les ouvriers qu'ils emploient dans les différents pays où ils ont installé des filiales de production. Au contraire de ce qui se passe pour les managers, la main-d'œuvre est immobile. Comme il a déjà été remarqué plus haut, c'est principalement pour se rapprocher d'elle que le mouvement d'internationalisation de la production s'est développé*. La condition du maintien d'un différentiel des taux de salaire repose sur la faiblesse relative des mouvements internationaux du facteur travail. En outre, au niveau des relations entre directions et salariés, il n'est pas dans l'intérêt de la firme de manifester son caractère multinational. Vis-à-vis des relations avec la main-d'œuvre ou leurs représentants, la carte de l'appartenance nationale sera jouée : elle est plus rassurante dans la mesure où elle permet d'éviter la crainte des décisions discrétionnaires d'un pouvoir lointain et hors d'atteinte ; elle est aussi plus efficace dans la mesure où elle permet de se retrancher derrière une législation nationale du travail et ceux qui sont chargés de la faire appliquer. Le seul modèle extérieur qu'une FMN pourrait souhaiter voir diffuser serait celui d'un syndicalisme trade unioniste. Cette attitude ne jouant évidemment que dans le cas de firmes américaines opérant à l'étranger et singulièrement en France ou en Italie. En dépit de cette préoccupation que les dirigeants des FMN peuvent avoir d'éviter l'introduction d'une dimension internationale dans les relations avec le personnel ouvrier, les luttes revendicatives ont pris dans certains cas une allure nouvelle. Un embryon de syndicalisme multinational s'est développé en Europe. L'organisation la plus connue est la fédération de la chimie, organisme animé par Charles Levinson. L'objectif poursuivi consiste à réussir la coordination d'actions simultanées dans plusieurs filiales et dans plusieurs pays contre une même entreprise. De cette façon, le jeu des compensations * Il faudrait étudier l'importance des migrations de travailleurs vers les différentes économies de la C E E dans le processus plus faible qu'aux États-Unis, de multinationalisation de firmes européennes.

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des pertes de production entre les différentes unités productives du groupe, dans l'hypothèse où l'une d'entre elles est paralysée par une grève, se trouve bloquée. Des exemples de telles actions existent. Ils semblent limités à des mouvements déclenchés à l'échelle européenne ; c'est-à-dire dans des pays ayant des niveaux de développement et de conditions de travail sensiblement comparables. Le problème se pose de savoir si la solidarité ouvrière pourrait s'étendre à un ensemble de régions inégalement développées. L'attitude des syndicats américains A F L — CIO ne le laisse guère présager. En cherchant à freiner le mouvement de multinationalisation des entreprises américaines, ils visent d'abord à lutter contre une cause de sous-emploi pour les travailleurs américains. Les intérêts de ces derniers sont donc présentés comme inconciliables avec ceux des pays d'implantation des FMN d'origine américaine. La question est posée en termes de concurrence et non pas d'union. D'une manière plus générale, dans la mesure où la croissance internationale des firmes englobe des espaces où les taux de salaires sont très différenciés, les pays à bas coûts salariaux apparaissent comme des créateurs de chômage pour les autres. Au fond, il s'agit peut-être de l'inverse : c'est l'existence des premiers qui permet aux entreprises situées initialement dans les seconds de poursuivre leurs activités. Une fois de plus, la nature dialectique de la FMN se manifeste. D'un côté, son extension à l'échelle mondiale place dans un même rapport social une main-d'œuvre très hétérogène ; de l'autre, le sens même de sa multinationalisation exige l'existence de disparités et si possible leur maintien. En effet, l'égalisation de la rémunération du travail à l'intérieur de l'espace de la FMN conduirait à remettre en cause la raison même de son existence. Dans la mesure où cette dernière a intérêt pour sa propre survie à jouer sur l'existence des différences de salaires vis-à-vis de son personnel le plus favorisé — celui des économies du centre — il n'est peut-être pas évident que la meilleure stratégie pour les organisations syndicales soit de cantonner leurs actions à l'espace d'une FMN. La solidarité ouvrière sera d'autant moins ressentie que l'on se fondera pour la faire naître sur des situations particulières. En d'autres termes, les efforts pour étendre un syndicalisme multinational ne déboucheront pas forcément sur un renouveau de l'internationale ouvrière.

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3. Gestion financière des entreprises multinationales

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Le financement des investissements est une condition majeure du processus d'internationalisation. De ce fait, la gestion financière de la FMN reproduit les traits spécifiques déjà notés au niveau de la structure organisationnelle et des relations sociales. Dans cette perspective, il convient d'insister sur deux aspects prédominants. D'une part, les FMN s'efforcent d'utiliser au mieux la multiplicité des sources de financement qui s'offrent à l'échelle mondiale. D'autre part, elles tirent parti de ce drainage très diversifié en réalisant une circulation aussi fluide que possible de l'ensemble des capitaux à l'intérieur de leur propre espace. a) Le prélèvement des fonds disponibles emprunte des canaux multiples. Certains sont traditionnels, d'autre se sont développés sous l'impulsion des FMN elles-mêmes. Parmi les sources du premier type, l'autofinancement figure en bonne place. En effet, les FMN, comme toutes les grandes entreprises, cherchent à accroître la part des fonds non distribués. Leur masse est constituée de la part des profits en provenance des filiales, qui est rapatriée sous des formes diverses (dividendes, intérêts, royalties...) et donc non réinvestie sur place. Elle comprend aussi, bien entendu, les profits nés de l'activité propre de la société-mère. L'importance des premiers dans le pool constitué au siège de cette dernière ou géré par une holding située dans un paradis fiscal est variable. Elle dépend de la politique plus ou moins contraignante suivie par le top executive vis-à-vis des filiales. Celle-ci est à son tour fonction du degré plus ou moins grand de centralisation et surtout de la stratégie d'expansion de la firme. Le taux de rapatriement sera d'autant plus fort que les perspectives de croissance sont limitées. Il en va ainsi lorsque l'implantation est ancienne et que la filiale atteint la zone des rendements décroissants ; ou bien lorsque le risque d'un contrôle extérieur à la FMN ou celui d'une nationalisation apparaissent inéluctables dans un avenir proche. Quelle que soit la politique adoptée par le centre, la FMN dispose donc d'une multiplicité de sources d'autofinancement. Celles-ci sont doublées par les possibilités elles aussi multinationales du recours au crédit et aux marchés financiers. Les filiales ont évidemment la possibilité de s'adresser aux banques et institutions financières de statut public ou privé des pays dans lesquels elles se trouvent. Elles bénéficient d'un accueil privilégié, souvent plus favorable

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que celui que rencontrent les entreprises purement nationales. Elles profitent, en effet, de la réputation et de la surface financière de leurs sociétés-mères, sans que celles-ci prennent le moindre engagement, ce qui n'est pas sans faire naître certaines déconvenues pour les banquiers trop confiants. En outre, non seulement l'obtention de crédits est plus aisée mais elle s'accompagne souvent de taux minorés. Les filiales locales peuvent aussi recevoir les différentes aides publiques destinées à inciter les entreprises du secteur privé à suivre les orientations déterminées par les pouvoirs publics. La plus grande mobilité des unités de production d'une FMN les place dans une situation particulièrement avantageuse vis-à-vis des entreprises locales. Enfin, le recours à l'emprunt sur les marchés financiers locaux constitue une autre forme traditionnelle de financement. L'emprunt obligataire est généralement préféré à l'émission d'actions afin d'éviter le risque d'une prise de participation suffisamment importante pour réduire le contrôle exercé par le centre. C'est pour répondre à la même préoccupation que la FMN choisira de diffuser dans le public les actions de la société-mère plutôt que celles de ses filiales. Cette politique freine la possibilité d'une réelle multinationalisation du capital. Là encore, il s'agit de la tendance générale suivie par la majorité des FMN surtout quand elles sont d'origine américaine. D'autres voies peuvent être suivies, radicalement différentes. Ainsi, une FMN pourra décider de créer une joint venture afin de réduire son apport financier. Bien que les sociétés mononationales y aient accès, il n'est pas exagéré de soutenir que le développement du marché des euro-obligations a été principalement lié à son utilisation systématique par les FMN. Il a en effet connu une croissance accélérée avec les obstacles de plus en plus sévères qu'opposent les pouvoirs publics américains à la sortie des capitaux à long terme. Le point de départ ayant été donné par la taxe d'égalisation des changes établie en 1963 et la politique poursuivie et intensifiée par les différents programmes de restrictions volontaires puis obligatoires aux exportations de capitaux. Les FMN ne dominent pas seulement le marché financier international du fait de leur taille et de leurs énormes besoins de financement. Il faut ajouter un facteur plus général : le marché des euro-obligations reproduit les caractéristiques structurelles du phénomène d'internationalisation de la production. Tout d'abord, il est dominé par les firmes d'origine américaine et par le dollar ; il en va de même pour le mouve-

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ment de délocalisation de la production. En outre, son fonctionnement est transnational : il n'est pas situé sur une place financière déterminée, le rôle de Londres est essentiellement technique. La règle du jeu est fixée à l'occasion de chaque emprunt par le banquier, chef de file en accord avec les syndicats de ventes et de garantie ; il échappe largement aux législations nationales, singulièrement en ce qui concerne la fiscalité. Les syndicats de banque sont eux-mêmes multinationaux. En outre, les FMN interviennent le plus souvent par l'intermédiaire d'une holding financière située dans un paradis fiscal, ce qui dilue encore davantage la liaison avec l'État d'origine. Enfin, la nationalité des prêteurs et leur identité est très mal connue. Le marché des euro-obligations est dans son fonctionnement parvenu à un stade de dénationalisation ou de transnationalisation plus avancé que les FMN, mais comme elles, il demeure à l'heure actuelle dominé encore par la puissance américaine. En toute hypothèse, l'internationalisation du capital et celle de la production participent à la même transformation de l'économie internationale en une économie mondiale intégrée. b) Le drainage des capitaux à l'échelle mondiale selon les formes variées qui viennent d'être rapidement évoquées n'est pas seulement une juxtaposition de sources de financement dépassant de beaucoup les possibilités offertes à une firme purement nationale. Les FMN ajoutent quelque chose de plus : l'utilisation optimale de ces fonds à l'intérieur de l'espace de la firme. Le réseau financier interne à la FMN permet une mobilité quasi parfaite du capital. Il permet d'abord par l'intermédiaire de la société-mère ou d'une holding, plus rarement par les liaisons directes entre les filiales, de satisfaire les besoins de financement des diverses unités composantes de la firme. Ces interventions sont susceptibles d'être menées indépendamment des résultats financiers des filiales mais compte tenu de l'intérêt de la firme prise globalement. C'est ainsi qu'une filiale déficitaire pourra être artificiellement maintenue si la stratégie de croissance du groupe exige son maintien dans un certain marché. Un trait caractéristique de la gestion de la FMN étant que les résultats d'une unité ne soient appréciés qu'en fonction de leur contribution à la réalisation de l'objectif global. L a mobilité du capital dans l'espace de la FMN favorise les arbitrages d'une place financière à l'autre : l'emprunt est effectué sur le marché où les taux sont les plus bas et les

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fonds transférés à la filiale qui en a besoin. De la même façon, les responsables financiers éviteront de charger leur trésorerie avec des monnaies nationales dont le taux de dépréciation est élevé. Compte tenu de la masse énorme des fonds liquides contrôlés par les FMN — 268 milliards de dollars en 1972 31 — cette politique de couverture joue certainement un rôle déstabilisant d'autant plus accentué que le système monétaire international est lui-même en crise. Le modèle de gestion optimale des fonds contrôlés par la FMN que nous venons de décrire implique un espace homogène n'offrant aucune résistance au mouvement des capitaux. Il ne tient pas compte des contraintes imposées par les pouvoirs publics nationaux. Pour ne citer qu'un exemple, l'existence d'un contrôle des changes, qui va se généralisant de pays à pays au fur et à mesure que l'instabilité monétaire internationale se perpétue, constitue évidemment une gêne pour les financiers des FMN. Il s'agit bien d'une gêne et non pas d'un obstacle infranchissable : il est toujours possible à une FMN de déplacer des capitaux d'une filiale à l'autre ou de la sociétémère vers ses satellites. De multiples moyens occultes existent et sont régulièrement utilisés 32. Il suffit de citer la procédure de l'allongement des délais de règlement entre unités du groupe s'échangeant des biens au sein de la division du travail interne à la FMN ; ou la manipulation des prix de cession interne fixés à l'intérieur de la firme et hors marché, ce qui ne facilite pas les contrôles ; ou encore l'existence d'opérations de swaps menées entre filiales par l'intermédiaire d'une banque elle aussi multinationale et disposant de filiales dans les pays d'implantation de la FMN 33. Cette dernière remarque a introduit un nouveau personnage, de plus en plus important, sur la scène de l'économie mondiale : la banque multinationale. Le développement de ce phénomène est récent. Il est bien évidemment lié au processus d'internationalisation de la production. La multiplication des filiales de banques est apparue d'abord comme un sous-produit de la multinationalisation des entreprises. Le mouvement a revêtu un double aspect. D'une part, les banques situées dans le pays d'origine de la FMN ouvraient des filiales à l'étranger pour suivre leurs clients habituels. C'est d'une façon éclatante le cas pour les banques américaines qui disposaient d'un très petit nombre de filiales avant les années soixante. D'autre part, du côté des pays d'accueil, cette fois, on a assisté à un regroupement des banques existantes s'unissant

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pour faire face aux énormes besoins des investisseurs étrangers. Ces associations se sont accompagnées d'une concentration bancaire au niveau national, et d'une association de banques de nationalités différentes au plan régional. C'est ainsi que sont nés les accords entre le Crédit Lyonnais, la Commerzbank, le Banco di Roma auxquels se sont joints ultérieurement la Lloyds Bank, le Banco Hispano Americano, ou entre la Société Générale, la Amsterdam-Rotterdam Bank NV, la Deutsche Bank, le Credit Anstalt Bankverein, la Midland Bank, la Société Générale de Belgique au sein du groupe de l'European Banks International (EBIC)... Ce mouvement d'internationalisation financière semble être en passe de se transformer. Il ne sert plus exclusivement à financer la croissance internationale des firmes américaines. Outre cette fonction qui se maintient, se dessine plus nettement une stratégie propre aux organisations financières multinationales. En ce qui concerne les banques d'origine américaine, la multinationalisation apparaît de plus en plus comme un moyen de continuer leur croissance gênée par la législation des États-Unis qui leur interdit en principe de créer des filiales dans plus d'un État. Cette stratégie d'expansion internationale — qui obéit vraisemblablement à la même logique que celle qui a poussé les firmes dans cette voie — est aussi adoptée par d'autres types d'institutions financières comme les compagnies d'assurances qui s'efforcent de s'emparer du marché de produits financiers relativement nouveaux en Europe, comme l'assurance sur la vie. Simultanément, on assiste à l'extension d'accords inter-bancaires concernant à la fois des organisations européennes, américaines et dans certains cas japonaises, canadiennes ou moyen-orientales. Il ne s'agit pas des regroupements temporaires constitués à l'occasion d'une émission sur le marché financier international dont il a déjà été question, mais d'associations durables réunissant aussi bien des banques d'affaires que des banques de dépôts. Les exemples abondent, retenons seulement l'ORION dont les membres sont la Chase Manhattan, le Credito Italiano, la National Wesminster Bank, la Royal Bank of Canada et la participation croisée entre le groupe Suez et INA Corporation. Ce qui fait l'importance de ce phénomène, du moins dans cette phase nouvelle d'accélération car celui-ci n'est pas original, c'est qu'il manifeste la volonté des organismes financiers de ne plus rester simplement des pourvoyeurs de

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fonds pour les FMN. Les regroupements multinationaux entre des détenteurs importants de portefeuille d'actions et autres formes de participations ne peut que s'accompagner d'un mouvement de restructurations industrielles menées directement à l'échelle mondiale. Cette interpénétration du capital bancaire et industriel correspond assez bien à ce que la théorie marxiste désigne par le capitalisme financier34. Ce serait donc la forme qui tendrait à prédominer avec la constitution d'un système capitaliste mondial. 4. La FMN comme unité de production de connaissances scientifiques et techniques 36 La FMN considérée sous l'angle de la circulation internationale d'éléments technologiques est d'abord une unité de production de connaissances scientifiques et techniques. Il convient donc d'examiner dans un premier temps les moyens dont elle dispose pour remplir cette fonction. Ce point est important, car la FMN détient la quasi-totalité des éléments de technologie dont les filiales peuvent avoir besoin. Cette situation est un facteur d'intensification de la circulation interne et de dépendance pour la filiale. Il n'en reste pas moins qu'il ne s'agit pas d'une caractéristique inhérente à la multinationalité. Il est fondamentalement lié à la grande taille de l'entreprise d'origine qui peut consacrer des sommes considérables à la R-D. En revanche, l'analyse de l'organisation de la production de connaissances à l'échelle mondiale, c'est-à-dire l'établissement d'un circuit interne de technologie, fait toucher à un trait propre à la FMN. Il sera étudié dans un second temps. a) L'importance des dépenses de R-D engagées par les FMN peut être indiquée par quelques données éparses. Selon K. P a v i t t 3 6 huit entreprises de huit pays industrialisés de l'OCDE ont dépensé 30 à 50 % du montant total de R-D dans le secteur industriel au cours des années soixante. Le Rapport du Sénat américain a établi que les FMN U.S. financent plus de 52 % en moyenne du montant total de R-D effectué aux États-Unis. Si l'on exclut les secteurs « aberrants » où l'effort de R-D est particulièrement insignifiant, la proportion atteint 80 %. La primauté des FMN en matière de R-D peut s'expliquer par différents facteurs. En premier lieu, la majorité des firmes appartenant aux secteurs à forte intensité scientifique et technique sont multinationales.

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Sur la base d'une étude statistique portant sur les investissements nouveaux dans vingt-six secteurs, les auteurs du Rapport du Sénat ont montré pour la période 1966-1970 que les entreprises des secteurs à haute technologie ont tendance à investir davantage à l'étranger qu'à l'intérieur des frontières nationales 37. Il est fondamental, en second lieu, de souligner la liaison étroite entre le niveau de R-D et les aides publiques. Ainsi, pour K. Pavitt, si l'on retire le financement public reçu par les firmes U.S., leur effort de R-D est moins élevé que celui des entreprises suisses et hollandaises, et peut-être aussi, allemandes et anglaises. Dans les tableaux publiés par J. Melman 38 des firmes américaines recevant d'importantes commandes militaires, on note en tête du classement nombre de FMN situées dans des secteurs à haute technologie. La nature de la R-D peut être saisie à travers la répartition des dépenses des firmes entre la trilogie traditionnelle recherche fondamentale, recherche appliquée et développement en dépit du caractère trop linéaire et tranché de cette classification. Les FMN U.S. répartissent les sommes consacrées à la R-D selon les proportions suivantes : 65 % pour le développement, 20 % pour la recherche appliquée, 15 % pour la recherche fondamentale 39 . Ces deux derniers postes sont largement pris en charge par les crédits publics, singulièrement en ce qui concerne la recherche fondamentale. Les FMN sont principalement tournées vers le financement des recherches pour l'adaptation du produit au marché. Cette constatation est confirmée par une enquête de McGraw Hill effectuée en 1966 : l'objet principal des programmes de R-D était pour 45 % des entreprises la création de nouveaux produits, pour 41 % l'amélioration de produits existants, et pour 14 % l'introduction de nouveaux procédés de fabrication. Une étude portant sur 567 innovations dans l'industrie U.S. aboutit à des conclusions similaires. Il en va de même pour les firmes anglaises ainsi que pour la France 40. La primauté accordée aux produits nouveaux au regard des procédés reflète une stratégie essentiellement commerciale. L'orientation des dépenses de R-D est indissociable de la stratégie des firmes. Les facteurs de la multinationalisation devront être pris en considération pour évaluer la nature des éléments de technologie transférés dans les pays-hôtes par l'intermédiaire des filiales. L'importance des sommes consacrées à la R-D par les grandes entreprises, et singulièrement par les FMN, n'implique

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pas forcément une politique dynamique de l'innovation. Il n'existe pas de relation simple entre le montant des dépenses de R - D et le nombre des innovations. Un très grand nombre d'autres facteurs ont été avancés : détection d'un besoin sur le marché, utilisation des possibilités technologiques existantes, taille de l'entreprise, taille du marché national, caractère « schumpétérien » des chefs d'entreprise, aptitude à la recherche fondamentale, rôle de l'État, faculté d'adaptation et mobilité du personnel scientifique... La thèse qui consiste à donner le monopole des innovations aux grandes entreprises doit être reconsidérée. D'une part, parce qu'il existe de petites et moyennes entreprises qui ont une politique d'innovation très dynamique. Il suffit de mentionner les équipes d'ingénieurs et de chercheurs lassés par l'inertie administrative des grandes firmes et qui ont lancé la fameuse route 128. D'autre part, la stratégie d'innovation des grandes firmes doit être replacée dans le cadre de l'analyse du marché oligopolistique. La décision d'innover est fonction de l'opinion que chaque équipe dirigeante se fait des réactions de ses concurrents. Avec la réduction des délais d'imitation, l'avantage retiré d'une situation de monopole est éphémère et ne permettra pas toujours de compenser le coût de l'innovation. En conséquence, chaque oligopoleur attend que les autres prennent l'initiative. Pendant ce temps, la différenciation du produit se substitue à l'innovation réelle. Les FMN n'échappent pas à ce type de comportement. En outre, la stratégie de multinationalisation peut être conçue comme un substitut à l'innovation par une extension spatiale de la vie du produit. Aussi, peut-on sans doute appliquer aux FMN la formule de D. Hamberg : leurs laboratoires « sont des sources mineures d'inventions majeures ». Plus important encore pour notre thème, il découle de cette analyse qu'il ne faut peut-être pas accorder une importance centrale à la simple corrélation existant entre l'intensité du phénomène de multinationalisation et l'appartenance à des secteurs à haute technologie. Le financement de la production de connaissances scientifiques et techniques dans la FMN est assez mal connu. Cette situation tient essentiellement à deux raisons. En premier lieu, les conditions du financement varient d'une entreprise à l'autre et ne font pas toujours l'objet d'un accord explicite entre la société-mère et ses filiales. En second lieu, le financement du transfert interne de technologie est partie intégrante de la politique financière de la FMN. Sur le premier

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point, les modalités sont très diverses. La plus élaborée consiste à faire couvrir les coûts de R-D de la FMN par un prélèvement forfaitaire opéré sur l'ensemble de ses composantes. Il est généralement calculé en fonction du volume des ventes de ces dernières. Cet impôt donne libre accès aux connaissances scientifiques et techniques de la FMN. En fait, ce principe joue rarement avec cette simplicité. D'une part, parce que l'information sur la production scientifique du groupe est généralement médiocre. Pour faciliter la diffusion des résultats des travaux et la liste des recherches en cours, certaines FMN s'efforcent de distribuer des revues et notes documentaires à usage interne. Ces initiatives sont rares et limitées par la crainte des fuites et par les contraintes de la stratégie commerciale {cf. l'affaire Kodak-Bell). D'autre part, la société-mère peut autoriser dans certains cas, particulièrement dans la phase organisationnelle world wide, les filiales au niveau régional à vendre leurs propres innovations. Cela est d'autant plus apprécié que ces dernières financent fréquemment leurs propres programmes de recherches — quand ils existent — sur leurs propres ressources ou par des emprunts. Les questions financières nous font retrouver le second point soulevé : la liaison étroite sinon la confusion entre gestion financière de la FMN et flux de paiements au motif de la circulation des éléments de technologie. Les contributions interfiliales et vis-à-vis de la société-mère prennent la forme de royalties mais aussi de redevances diverses : know how, honoraires d'experts, assistance technique etc. Ces différents moyens constituent éventuellement autant de canaux efficaces et discrets pour faire circuler des capitaux et rapatrier des profits. Ils complètent d'autres pratiques comme la manipulation des prix de cession interne. En conséquence, les données chiffrées fournies sur les transferts technologiques par les FMN sont sujettes à caution. Elles peuvent refléter d'autre préoccupations. Cependant, d'après les statistiques du Rapport du Sénat américain, le mécanisme de fixation des prix conduit dans la majorité des cas à une perte nette pour les filiales. D'abord parce que celles-ci sont placées dans une position structurelle de déficit. Mais aussi parce que les apports technologiques en provenance des filiales et intégrés par la suite dans les produits ou procédés de la FMN sont très rarement comptabilisés. Enfin, parce que la technologie achetée par les filiales à la société-mère a d'abord été testée et exploitée commercialement sur le marché d'origine puis par

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le canal des exportations. C'est donc après un délai qui peut être long que les filiales peuvent la mettre en application. Au total, elles financent en partie une recherche pour des produits et procédés nouveaux dont elles ne bénéficient que tardivement. Cette situation est confirmée, nous semble-t-il, par la constatation suivante concernant les FMN U.S. : les industries à faible technologie figurent au premier rang en ce qui concerne les recettes en matière de technologie 41 . La position assez inconfortable des filiales reflète les caractéristiques de l'organisation hiérarchisée de la circulation interne de technologie à l'échelle mondiale. b) La circulation interne des éléments de technologie repose sur l'organisation de la production des connaissances scientifiques et techniques à l'échelle mondiale. Celle-ci renvoie à son tour à l'une des caractéristiques majeures du fonctionnement de la FMN : la constitution d'un espace intégré. La circulation de la technologie se calque sur l'organisation de la production et des échanges à l'intérieur de l'espace de la FMN. La séquence allant de la recherche fondamentale au lancement commercial de l'innovation est commandée par la structure organisationnelle de la FMN. Elle présente deux caractéristiques majeures : une très forte tendance à la centralisation d'une part, une spécialisation des unités de recherches délocalisées d'autre part. Les activités de R-D ne sont pas forcément poursuivies au niveau de toutes les filiales du groupe. La politique des FMN est en général de centraliser les dépenses dans le pays d'origine. D'après une enquête du Stanford Research Institute portant sur 200 FMN, la moitié seulement d'entre elles effectuent de la recherche en Europe. Ces dépenses ne représentent que 40 % de leur budget total de R-D 42. Selon une autre source 43, la part de la R-D effectuée hors des États-Unis est estimée à 2,6 % du total des dépenses de R-D de l'industrie américaine. Les données fournies par le Rapport du Sénat U.S. confirment ces informations même si l'évaluation quantitative diffère : en 1966, les FMN industrielles ont dépensé au total 7,6 milliards de dollars dont 526 millions à l'étranger soit 6 %. La concentration géographique de la recherche est très élevée : 72 % de la R-D est effectuée dans trois pays : le Royaume-Uni (25 %), le Canada (27 %) et la République Fédérale Allemande (20 %). La part de la France correspond à 8 % du total. Les 20 % restants se répartissent

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entre les pays de l'Europe de l'Ouest à l'exception de l'Australie. Les déclarations des dirigeants de FMN indiquent qu'il s'agit d'une politique délibérée [cf. J. G. Maisonrouge pour IBM 44 ou le rapport du NICB consacré à ce thème 4S. Les arguments les plus fréquemment avancés pour justifier ce choix tournent autour de deux idées : la technologie utilisée à l'étranger est issue des centres de recherche de la sociétémère et est lancée commercialement sur le marché du pays d'origine avant d'être « transférée » : la concentration des chercheurs et des moyens d'investigation permet d'effectuer des économies d'échelle. Pour J. A. Cordell cette règle de gestion ne semble pas universelle. Elle est l'apanage des FMN des économies de très grande taille. Pour les petits pays il en va différemment. Ainsi, Cordell constate que de nombreuses FMN canadiennes avaient déplacé leurs activités de R-D aux États-Unis 4e. Lorsqu'une activité de R-D est organisée à l'échelon des filiales, elle est étroitement spécialisée. Avec A. J. Cordell nous pensons qu'il est possible de réduire à deux catégories les activités poursuivies dans les laboratoires délocalisés. Le cas le plus fréquent est constitué par des centres spécialisés dans les travaux d'adaptation. Les produits ou les procédés « nouveaux » sont reçus de la société-mère où ils sont d'abord exploités selon un cycle qui a déjà été rappelé. Les tâches attendues de l'échelon local résident dans les modifications à apporter en fonction des goûts des consommateurs locaux, des conditions climatiques ou de la taille du marché. Dans ce dernier cas, il s'agit de miniaturiser les normes techniques utilisées dans le pays d'origine. La dépendance technologique est très élevée. L'innovation est exclue ou se borne à la fonction marketing. Le niveau scientifique est médiocre : le développement et l'engineering l'emportent au détriment de la recherche fondamentale ou appliquée. Il n'en va pas de même dans l'hypothèse où la FMN applique à ses activités de production de connaissances les principes d'une spécialisation internationale. Chaque laboratoire délocalisé peut être alors intégré dans un programme de recherche fondamentale ou appliquée élaboré à l'échelle mondiale. Il effectue une partie de ce programme sans être forcément au courant de la finalité poursuivie. Il s'agit donc d'un travail de haut niveau scientifique mais parcellisé. Ce principe d'organisation se traduit par un rattachement direct du laboratoire au centre de recherches du siège et non pas à la filiale locale

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de la FMN. Il est vrai que les domaines de recherches concernent peu les activités de la filiale avec laquelle il n'entretient pas de relation. Ce type de laboratoire, contrairement au" précédent, n'est pas axé sur les besoins du marché local. Il vise avant tout à utiliser la matière grise autochtone meilleur marché que celle du pays d'origine. De ce fait, la FMN organise un brain drain à domicile. Un certain nombre de caractéristiques sont communes aux deux formes de R-D délocalisée. En premier lieu, la dépendance très étroite vis-à-vis de la FMN : quel que soit son statut le laboratoire délocalisé ne peut fonctionner de façon autonome. Il n'est pas maître de l'innovation et surtout de son exploitation qui sera décidée à l'échelon central. Cette constatation renvoie à l'intensité de la circulation interne de technologie qui s'effectue dans le cadre planifié et centralisé de l'espace de la FMN. En second lieu, les fonctions des deux types de laboratoires reflètent deux formes principales de multinationalisation des firmes qui traduisent elles-mêmes deux stratégies spécifiques de croissance à l'échelle mondiale. C'est en fonction de l'une ou de l'autre que l'on peut apprécier la nature des retombées pour les pays d'accueil de l'activité de R-D des FMN. En dernière analyse, la circulation externe est commandée par les motifs d'implantation.

C . LE SYSTÈME DE L'ÉCONOMIE MONDIALE

La logique de l'expansion de la FMN est dialectique. Elle repose sur un double mouvement contradictoire qui caractérise son fonctionnement comme nous venons de le voir. D'une part, la constitution d'un vaste espace intégré permet la circulation quasi parfaite du capital, de la technologie, des biens et services, des cadres, de l'information... De l'autre, l'existence de disparités nationales dans les niveaux de développement, les taux de salaire, et d'intérêt, les préférences des consommateurs, les structures de marché, les législations, les politiques économiques... justifient la substitution d'une production locale à l'exportation. C'est par le jeu de l'homogène et de l'hétérogène que la FMN obtient un taux de profit supérieur à celui qu'elle pourrait obtenir en restant à l'intérieur des frontières de son pays d'origine. A partir de cette conception globale de la FMN, la nouvelle étape à franchir consiste à la réintroduire dans le cadre plus

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général du système de l'économie mondiale. Celui-ci est constitué de l'ensemble des relations entre un certain nombre de composantes parmi lesquelles les États-Nations et les FMN jouent un rôle déterminant mais non exclusif. Il faudrait aussi y inclure les diverses institutions internationales (ONU, FMI, CEE, ...), l'organisation des paiements internationaux, et les phénomènes idéologiques à diffusion internationale (modèles culturels et scientifiques, mode de consommation, doctrines politiques...). Notre ambition sera plus limitée. Nous aborderons ce vaste champ d'étude sur deux fronts seulement qui s'inscrivent dans le droit fil de notre problématique. La première question que nous voudrions poser est celle de savoir si le processus d'homogénéisation induit par les règles de fonctionnement de la FMN, et par l'organisation internationale du travail qui en résulte, peut servir de fondement théorique et pratique à la notion de système économique mondial. Sans poser le problème de l'intégration croissante des économies socialistes à ce dernier en liaison avec la nature de leur mode de production, en se bornant donc à la sphère dominée par les règles de l'économie capitaliste, il apparaît que la recherche d'un niveau d'intégration adéquat rencontre la dichotomie, généralement posée a priori par les théoriciens, entre les économies développées et sous-développées, entre le centre et la périphérie, entre l'analyse de la croissance et celle du développement. Le mouvement d'internationalisation de la production, dont les FMN sont les protagonistes, débouche sur la remise en cause de ce clivage considéré trop rapidement comme étant de nature. L'approche en termes de système mondial permettra de montrer le rôle nécessaire de la composante périphérie dans le fonctionnement du système lui-même. La seconde question que nous voudrions aborder correspond à l'autre versant de la logique du processus de multinationalisation. Celui-ci ne peut être saisi en dehors de l'existence d'espaces nationaux. Nous avons déjà souligné que les disparités qu'ils contribuent à maintenir sont une condition de son extension. Le problème qui se pose alors est de savoir si la dynamique de l'intégration économique mondiale est compatible avec le maintien de l'autonomie des États-Nations comme centres de macro-décisions.

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1. FMN et intégration économique mondiale La notion d'intégration économique mondiale comme négation entre autres de la dichotomie entre pays développés et pays sous-développés, peut être abordée à trois niveaux d'analyse différents. Celui de l'échange inégal entre le centre et la périphérie dont l'articulation passe par le marché international ; celui de la projection à l'échelle mondiale de la structure hiérarchique des FMN ; celui, enfin, du procès de circulation à travers la notion de branche. a) L'intégration au niveau du marché En substituant à la dichotomie régnante pays développés/ pays sous développés, le couple centre-périphérie, Samir Amin n'a pas seulement introduit une novation terminologique 47. Il a rompu du même coup avec l'analyse traditionnelle des relations internationales au profit d'une approche en termes de système économique mondial. Il emploie d'ailleurs cette dernière formule 48. Si l'étude des économies du centre ne l'intéresse pas, il présente un tableau fouillé de la structure économique et sociale des pays de la périphérie : les formations économiques périphériques capitalistes. Comme toute formation économique et sociale, la périphérie qu'elle soit africaine ou latino-américaine n'est pas soumise exclusivement aux lois de fonctionnement du mode de production capitaliste. Elle est caractérisée par la coexistence de rapports sociaux de production capitalistes et de relations sociales primitives non capitalistes. Cette hétérogénéité ne doit pas être analysée en termes de dualisme. Les composantes de la formation économique sont en étroite interrelation. Les analyses récentes montrent qu'elles ne sont pas dans un simple rapport de juxtaposition. Le clivage opposant une société traditionnelle et un secteur moderne ne repose pas sur l'idée d'autonomie de l'une par rapport à l'autre, mais sur leur interdépendance. Les structures précapitalistes sont nécessaires au fonctionnement rentable du secteur industriel. Leur rôle ne se borne pas à l'absorption des excédents de marchandises selon l'analyse d'inspiration luxemburgiste. Cette fonction est même secondaire dans la mesure où la demande de biens de consommation de la périphérie est limitée à des biens de luxe achetés par la minorité aisée de la population. Elle n'est pas une consommation de masse comme dans les économies

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« autocentrées ». La survivance d'un secteur archaïque a principalement comme effet de maintenir à un bas niveau la valeur de la force de travail. Ce résultat est obtenu par la sauvegarde d'un secteur de cultures vivrières et par des habitudes de consommation échappant en partie aux normes du secteur moderne. En dernière analyse, le secteur précapitaliste constitue un réservoir de main-d'œuvre à bon marché pour l'industrie existante. Or, celle-ci est principalement tournée vers l'exportation : elle est aussi largement dominée par les capitaux du centre. Dans la mesure où, comme nous avons déjà eu l'occasion de le noter, les FMN s'efforcent d'harmoniser au maximum leurs méthodes de gestion afin de faire jouer à plein les économies d'échelle, la productivité du travail à la périphérie n'est pas très éloignée de celle du centre. Il en va tout différemment en ce qui concerne les taux de salaires. D'où l'apparition d'un processus d'exploitation qui est dénoncé par S. Amin à travers le mécanisme de l'échange inégal tel qu'il est démontré par A. Emmanuel. Le transfert de valeur est d'autant plus intense que les économies de la périphérie sont précisément définies par leur caractère extraverti. La notion d'extraversion traduit la dépendance fondamentale des formations périphériques visà-vis du marché mondial. Celui-ci étant dominé par la demande du centre, il s'ensuit dans le schéma de S. Amin que l'intégration de la périphérie au système de l'économie mondiale capitaliste s'effectue par l'intermédiaire du marché. Ainsi, en dernière analyse, la nature capitaliste des formations sociales périphériques résulte de leur extraversion. La définition d'un système économique capitaliste par l'existence d'un marché est concevable ; elle est même très répandue. Mais elle n'est pas conciliable avec le concept de mode de production auquel la catégorie de formation économique et sociale utilisée par S. Amin fait référence. Ce glissement analytique s'explique peut-être par l'importance des activités d'échanges — produits primaires contre produits manufacturés — dans la formation du sous-développement. Elle ne correspond plus au processus d'industrialisation de la périphérie menée au nom d'une nouvelle division internationale du travail qui reste comme l'ancienne dominée par les initiatives du centre, mais qui ne donne plus au marché international la même place prépondérante. Ainsi, dans le cas de la spécialisation internationale des filiales de production auquel il a été fait allusion plus haut, l'internationalisation de la produc-

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tion conduit à la disparition du marché, les échanges internationaux étant devenus internes à une firme. Il convient donc de chercher une base à l'intégration économique mondiale qui rompe radicalement avec l'analyse en termes de marché et d'échanges internationaux. b) L'intégration au niveau de la structure hiérarchique des FMN Les FMN suscitent une nouvelle division internationale du travail. Pour la comprendre, S. Hymer propose un retour à A. Smith et non pas à D. Ricardo 49. Encore faut-il ajouter qu'il s'agit du Smith admirateur de l'organisation du travail dans une usine d'épingles et non pas du précurseur trivial des coûts comparés. L'idée fondamentale de S. Hymer repose sur l'existence d'une correspondance entre la centralisation du contrôle à l'intérieur d'une firme et la centralisation du pouvoir à l'échelle internationale. Son modèle de référence est constitué par le schéma de Chandler et Redlich concernant l'évolution de la structure des entreprises. Ceux-ci distinguent trois niveaux du pouvoir. Le niveau III, le plus bas, est constitué par les tâches de gestion au jour le jour dans le cadre préétabli de l'organisation de la firme ; le niveau II correspond à la fonction de coordination des activités des responsables du niveau III ; la détermination des objectifs de la firme, l'élaboration de son plan de croissance relève du niveau I, celui du top management. Dans la conception néo-classique de la firme, l'ensemble de ces fonctions étaient assumées par une seule personne : le chef d'entreprise. La grande firme du capitalisme monopoliste différencie ces différentes fonctions à l'intérieur d'une structure hiérarchisée de « divisions » (ou départements). Nous avons déjà décrit quelle forme revêtait cette organisation dans le cas d'une FMN. S. Hymer va pro jeter cette structure hiérarchisée dans l'espace international. Le niveau II va s'étendre à l'échelle mondiale en fonction des ressources en matières premières, en main-d'œuvre ou en débouchés commerciaux. C'est dans cette perspective qu'il prévoit une diffusion de l'industrialisation dans les pays en voie de développement. Le niveau II exige des cols blancs et un bon système de communications et d'information. En conséquence, il aura une tendance marquée à être concentré dans les grandes villes. Enfin, les services correspondant au niveau I seront encore plus concentrés géographiquement.

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Ils doivent, en effet, être situés près des places financières, des grands moyens d'information, de l'Administration. Les sièges sociaux des FMN sont de ce fait installés dans les grandes capitales : New York, Paris, Londres, Tokyo, Bonn, Moscou... Cette cascade hiérarchisée des métropoles et de leurs satellites n'est pas sans évoquer le schéma de Gunder Franck 60. S. Hymer tire de son analyse un certain nombre de conséquences sur lesquelles nous ne pouvons pas insister ici : retenons seulement la rupture radicale avec l'approche de S. Amin dans la mesure où l'espace structuré de la FMN a été substitué au marché mondial. Cette conséquence est dans le droit fil de la conception que S. Hymer se fait du développement de ce type de firmes. Pour lui, en effet, la cause fondamentale de la multinationalisation est à chercher dans l'objectif de réduction de l'incertitude tenant aux aléas du marché international par une stratégie délibérée de concentration horizontale ou verticale 51. L'intégration des économies de la périphérie est donc inscrite dans l'organigramme de la FMN. Celle-ci organise le monde à son image ; S. Hymer ne perçoit aucune limitation à son pouvoir. D'une part, les politiques étatiques à moyen terme se heurtent aux plans des multinationales qui sont établis à l'échelle mondiale et qui ne peuvent pas être remis en cause pour tenir compte des exigences d'un espace national particulier. D'autre part, les cadres nationaux et plus largement, une large fraction des bourgeoisies nationales n'ont d'autre ambition que de s'élever dans la hiérarchie des FMN. Pour S. Hymer, il ne semble exister de contre-pouvoir efficace aux activités des FMN que dans une planification régionale. Encore faudrait-il être assuré que les regroupements ne sont pas déclenchés par les FMN elles-mêmes soucieuses de rationaliser leur production. Il résulte enfin, du point de départ adopté une conception figée de la structure de l'économie mondiale. Celle-ci étant identifiée à l'espace structuré des FMN, il semble que rien ne puisse arriver hors de ces dernières. Or, rien n'indique l'existence — au moins potentielle — de quelque frein, quelque obstacle au développement de leurs activités. L'organisation des échanges, les rapports entre nations sont soumis à l'aléa d'une modification d'organigramme...

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c) L'intégration au niveau de la branche ou procès de circulation contre procès de production C. Palloix conteste radicalement que la FMN puisse servir de fondement à l'émergence d'un système économique mondial intégré B2. Pour lui, se placer au niveau des structures organisationnelles, financières et stratégiques de la FMN conduit inéluctablement à « gommer », « effacer » la réalité du procès d'internationalisation du mode de production capitaliste. Choisir cette voie revient à privilégier l'apparence des phénomènes, en conséquence, prendre la cause pour l'effet. La thèse qu'il va soutenir, et qui mérite un examen sérieux, consiste à faire de la FMN non pas le fondement mais le produit du procès d'internationalisation 63. L'approche proposée et qui doit permettre de retrouver l'essence du phénomène impose de substituer la notion de branche à celle de firme. A partir de cette base adéquate, la recherche devra suivre deux directions. D'une part, l'internationalisation de la branche (ou des branches) dans laquelle la firme est engagée, et, d'autre part, l'internationalisation du cycle du capital social de la branche dont le capital de la FMN n'est que la fraction individuelle 64 . Ce champ d'analyse permet d'arracher l'étude de la multinationalisation de la théorie microéconomique, ce qui nous paraît aussi tout à fait nécessaire 56. Désormais, « les caractéristiques internationales de l'unité de production géante ne font que désigner le plus souvent l'internationalisation de la (des) branche (s) dans laquelle elle s'est engagée »66. C'est aussi faire un retour à la construction du Capital. Seule, la catégorie de branche « comme relation entre produit-marchandise, processus de production et processus de circulation, donne un sens au concept de cycle de capital social » 67. En dernière analyse, pour C. Palloix, la création et la consolidation de la FMN « ne font que suivre (et non pas précéder) le processus d'internationalisation de la branche et du capital qui y est engagé » 58. A ce point, apparaît une première difficulté inhérente à l'approche choisie. En effet, ce n'est pas sans étonnement que l'on voit mentionner, quelques lignes au-dessous de la citation précédente, un certain nombre d'exemples visant à montrer le caractère opérationnel de la thèse et qui font tous référence à des firmes. C. Palloix signale les firmes à vocation internationale qui « pointent » dans certains secteurs comme la sidérurgie, les industries mécaniques et électriques, et qui s'appel-

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lent Creusot-Loire, CGE, Jeumont-Schneider... Bien plus, dans ce même paragraphe, il pose la question de savoir dans quelle mesure ces firmes réussiront à « ancrer », à « focaliser » certains éléments du processus de production au niveau national face « aux lignes d'internationalisation » imposées par les concurrentes américaines : Westinghouse, General Electric, Babcock Wilcox. Est-ce que ce sont les branches qui entrent en concurrence les unes avec les autres, ou qui manifestent une ligne stratégique ? On pressent la réponse : bien sûr, en apparence, les FMN semblent mener la danse, en fait, elles sont le jouet du mouvement du capital réel qui sous-tend la branche, mais dont on nous dit peu de choses. Aussi, est-il nécessaire de se replier sur l'analyse du cycle du capital social-mouvement du capital abstrait. On découvre alors avec le second grand thème de C. Palloix un autre sujet de surprise. La saisie de l'internationalisation de la production au niveau de la branche conduit C. Palloix à poser le primat de la sphère de la circulation sur celle de la production. Parmi les éléments constitutifs de la catégorie branche — relations entre produit-marchandise, processus de production, processus de circulation — il est affirmé que le dernier joue le rôle dominant 69 . L'internationalisation de la circulation des marchandises est voilée par ce qui n'est que son reflet : l'internationalisation de la production. De même, lorsque l'internationalisation du cycle du capital est décrite, la prépondérance du cycle du capital-marchandises sur les cycles du capital-argent et du capital productif sera réaffirmée so. Il s'ensuit tout naturellement que la stratégie induite des FMN est définie comme « une stratégie d'ensemble marchandises, une stratégie commerciale » 61. La FMN elle-même se réduisant en fin de compte au « contrôle du capital sur le réseau de circulation internationale des marchandises... » 62. Il semble alors difficile de distinguer la FMN du capital financier, ce que C. Palloix fait cependant en indiquant par ailleurs que la FMN est l'effet du rôle du capital financier 83. La place accordée au processus de circulation est peut-être acceptable dans le cadre d'une problématique où la reproduction du capital est conçue dans une optique de l'équilibre — ce qui correspond à l'objet du Livre II du Capital auquel le schéma du cycle du capital est emprunté. En revanche, ce choix prête, nous semble-t-il, à de graves réserves quand il est maintenu pour rendre compte du mouvement d'interna-

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tionalisation du mode de production. C'est-à-dire lorsqu'il est confronté à un problème de dynamique. C. Palloix n'a pu éviter cette difficulté. Il explique que l'internationalisation de la branche est entraînée par l'apparition de limites étroites à l'extraction supplémentaire de plus-value dans les économies du centre. La solution indiquée consiste à se tourner vers les économies de la périphérie où subsistent encore des forces de travail non salariées. Pour ce faire, C. Palloix note lui-même qu' « un type d'articulation autre que celui exclusif de la circulation des marchandises est exigé... » 64 . Mais, alors qu'il était possible de s'attendre à la remontée du cycle du capital productif comme fondement adéquat à la création de plus-value dans les économies d'implantation, c'est le capital financier qui est mis en avant comme moyen efficace de soutenir la circulation des marchandises. En fin de compte, l'internationalisation du MPC va donc s'effectuer sur la base de la circulation des marchandises, ce qui ne laisse pas d'être quelque peu surprenant. A privilégier les formes dominantes au détriment de celles qui sont déterminantes, la question est posée de savoir si C. Palloix n'est pas lui-même victime du mirage des apparences. Il est assez paradoxal de constater que le facteur décisif de la multinationalisation des entreprises retenu par lui coïncide avec les réponses majoritaires que font les dirigeants des firmes lorsqu'ils sont interrogés sur les motifs de leurs investissements à l'étranger 65. Surtout, en limitant la fonction des FMN à l'organisation de la circulation des marchandises, C. Palloix ne retrouve-t-il pas, sans le vouloir, l'idée force de S. Hymer quand il cherche à caractériser la nature de la multinationalisation des firmes, c'est-à-dire la substitution d'un espace intégré au marché international ? La volonté d'éviter le piège des apparences a fait tomber C. Palloix dans une autre embûche : la FMN est vidée de tout contenu. D'un côté, elle se dissout dans la branche. Ce que ne signifie pas que ce niveau d'analyse soit à repousser : il a déjà fait ses preuves avec la théorie du cycle du produit de R. Vernon et d'autres travaux sont en cours dans cette optique 66. Il reste que dans le schéma de C. Palloix, le passage de la FMN à la branche est peu convaincant. Et cela d'autant plus qu'il semble se refuser à identifier le processus de multinationalisation avec le fonctionnement du capitalisme financier. De l'autre côté, la FMN perd toute spécificité dans la mesure où le primat accordé à la sphère de la circulation ne permet pas de faire la différence entre la période historique

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où les échanges entre nations constituaient l'essentiel et celle qui est en train de se développer et qui repose sur l'internationalisation de la production. Ne pouvant tracer la frontière entre une stratégie commerciale et une stratégie d'implantation industrielle, C. Palloix est conduit à faire des FMN un phénomène pérenne. Pour lui, il n'existe pas de différence entre la Compagnie des Indes Orientales et la General Motors. La raison nous paraît tenir à ce que le schéma de C. Palloix renvoie à l'invariance de la contradiction du mode de production capitaliste. Il s'interdit ainsi de saisir les modalités évolutives de la négation externe de cette contradiction. C'est pourtant dans cette perspective qu'il nous semble nécessaire de définir la multinationalisation des firmes. Dans la mesure où elle s'efforce de définir la place de la FMN —• le « conglomérat transnational » pour adopter sa terminologie — l'analyse d'O. Sunkel nous paraît désigner la voie qui évite tout à la fois de faire de la FMN l'alpha et l'oméga du système de l'économie mondiale ou un simple épiphénomène 67. O. Sunkel suggère d'en faire l'infrastructure ; les États et les institutions internationales formant la superstructure. Même s'il ne s'agit que d'une ébauche, son point de départ nous semble adéquat pour saisir le processus d'internationalisation du mode de production capitaliste. L'analyse qu'elle permet de mener de la fausse dichotomie entre les notions de développement et sous-développement est pertinente. Pour O. Sunkel : « ils sont les deux visages d'un même processus universel, les deux processus sont historiquement simultanés, ils sont liés fonctionnellement, c'est-à-dire qu'ils interfèrent et se conditionnent mutuellement » 68. Cette approche le conduit à une analyse intéressante de la structure sociale des pays de la périphérie. Il montre que l'existence d'un système capitaliste mondial se traduit dans chaque pays par une désintégration des structures sociales en deux blocs. D'une part, un secteur internationalisé ou transnationalisé intégré à part entière au système capitaliste mondial ; de l'autre, un secteur exclu, formé des couches marginalisées et purement nationales. L'importance de ce dernier dans l'espace national est d'autant plus grande que le pays est moins développé. Néanmoins, quelle que soit la forme du partage, la ligne de partage entre les « riches » et les « pauvres » traverse les États-Nations. Cette conséquence de l'analyse en termes de système remet en cause la conception implicite habituelle que recouvrent les comparaisons fondées

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sur les statistiques des revenus moyens. L'écart croissant entre ceux du centre et ceux de la périphérie ne renvoie pas à l'opposition entre pays riches et pays pauvres. Le revenu par tête des catégories sociales intégrées au système de l'économie mondiale croît vraisemblablement au même rythme quel que soit le niveau de développement de l'économie. Complétons O. Sunkel en ajoutant qu'il ne résulte pas de cette synchronie un effacement de la hiérarchie des rémunérations entre les salariés et la bourgeoisie à l'intérieur des espaces nationaux périphériques. En revanche, l'écart est souvent restreint entre la haute et moyenne bourgeoisie du centre et de la périphérie. C'est d'ailleurs cette homologie qui permet de comprendre la politique de l'import-substitution et aussi, bien qu'au seul niveau du marché, l'implantation des FMN en Amérique Latine. Cette tendance à la création d'une classe bourgeoise homogène à l'échelle mondiale ne fait que refléter l'émergence d'un mode de production mondial. Cette constatation donne peut-être la clé de l'évolution des rapports entre les FMN et les États. 2. Firmes multinationales, États-Nations et système de l'économie mondiale 69 Les rapports FMN-États-Nations sont généralement pesés selon les termes d'une alternative : ou bien les premières se substituent aux seconds dans une nouvelle version du super-impérialisme, ou bien les États pris isolément ou dans des regroupements régionaux sont invités à lutter contre les empiétements des monopoles internationaux. Cette opposition nous semble fausse et interdire la compréhension de l'attitude actuelle de pays développés du type de la France. Pour rompre avec les blocages inhérents à la logique formelle, il faut se référer une fois de plus à la nature dialectique de la FMN. Nous avons essayé de montrer plus haut de quelle manière son fonctionnement et sa croissance exigent simultanément l'existence d'espaces nationaux avec leurs disparités socio-économiques et la négation de ceux-là par la constitution d'un espace intégré. Dans cette perspective, le problème qui se pose est de définir la place des appareils étatiques. En examinant les thèses apparemment antagoniques, nous montrerons tour à tour que, d'une part, les FMN ne sont pas encore indépendantes des États et aussi, que, d'autre part, les États doivent tenir compte de la stratégie de leurs propres

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firmes dans leurs rapports avec les autres États. En fin de compte, pour sortir de la confusion et de l'opposition classique États-FMN, il faut se référer à une réalité nouvelle en voie de transformation sous l'action des FMN, mais dans leur soumission aux contraintes de la dynamique de croissance des économies capitalistes : le système de l'économie mondiale intégrée. a) Le nouveau super-impérialieme ou les FMN mènent le monde Le développement rapide du phénomène de multinationalisation des entreprises depuis une quinzaine d'années conduit un certain nombre d'auteurs à considérer que la continuation du mouvement au même rythme ne peut que conduire à une domination incontestée des FMN. Les États nationaux vont se dissoudre dans l'espace de ces dernières. Leurs fonctions spécifiques seront désormais exercées par une technocratie cosmopolite et sans légitimité. Le taux de croissance des firmes multinationales durant la dernière décennie a été spectaculaire. Ainsi, la production à l'étranger des FMN a crû à un taux moyen de 10 % par an, soit deux fois plus rapidement que le PNB mondial. Les FMN d'origine américaine sont évidemment celles qui ont connu l'expansion la plus rapide : le montant des investissements directs est passé de moins de douze milliards de dollars en 1950 à soixante-dix milliards en 1970 ; les 187 FMN américaines faisant partie des 500 plus grandes entreprises US fournissaient en 1965 le tiers des ventes totales de biens manufacturés sur le marché américain et la moitié des exportations de ce même type de biens 70. Par extrapolation, J. Polk a estimé qu'en 1988 les firmes multinationales contrôleraient 41 % de la production mondiale non socialiste 71 . D'autres spécialistes de ce type de prévisions estiment à 250 ou 300 le nombre des FMN qui formeront à cette date le peloton de l'oligopole international. Dans cette perspective futuriste, il est sans doute erroné de vouloir exclure les pays de l'Est du champ d'activités des FMN. Les récents accords entre les firmes US et l'Union soviétique pour exploiter le gaz naturel de Sibérie ou le pétrole poursuivent la politique d'appel à des sociétés occidentales pour la fourniture clés en mains d'usines de production de biens de consommation durables. D'autres accords existent

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entre des firmes occidentales et la Roumanie, la Hongrie... Les déclarations officielles de dirigeants socialistes et d'économistes vantent les bienfaits de ce nouveau type de « groupement d'intérêt » 72 . A partir de ces constatations s'est développée une analyse des relations entre FMN et États-Nations qui conduit à prévoir la disparition de ceux-ci au profit de celles-là. Sans toujours en être conscients, les partisans de cette thèse retrouvent la vieille idée du super-impérialisme. Ainsi, R. Murray constate que l'internationalisation du capital a pour conséquence une rupture avec les hypothèses de la théorie de l'économie internationale. L'identité entre les intérêts de la firme et ceux de l'État a disparu ; le contrôle de celui-ci sur celle-là s'est considérablement affaibli 73 . Il remarque par ailleurs que dans tout système économique capitaliste, l'État est responsable d'un certain nombre de fonctions économiques. Il distingue six « res publica » économiques que nous ne ferons que mentionner : • La garantie des droits de propriétés, • La garantie des conditions d'une économie libre et concurrentielle, • L a régulation économique, • L'approvisionnement en inputs : travail, capital, technologie, infrastructures..., • Le maintien d'un consensus social, • La gestion des relations extérieures du système capitaliste. La grande idée de R. Murray va consister à rompre le lien traditionnel qui lie l'accomplissement de ces fonctions étatiques à une seule entité étatique. L'internationalisation du capital peut s'accompagner d'une substitution ou d'un partage de ces fonctions entre plusieurs agents. Il va de soi que l'État d'origine peut continuer à conserver ses fonctions dans un espace élargi par l'expansion du capital ; c'est le cas de l'annexion territoriale. Mais celles-ci peuvent aussi être remplies par les États étrangers accueillant les investissements des FMN ; ou bien par des organismes de coopération interétatiques : unions douanières, zones de libre-échange, alliances militaires, garanties mutuelles des investissements fournissent autant d'exemples de fonctions étatiques remplies par des institutions communautaires. Enfin et surtout, les FMN ellesmêmes peuvent prendre en charge dans l'espace élargi qu'elles ont contribué à créer des fonctions incombant généralement

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aux instances étatiques. Cette captation des responsabilités de l'État varie avec les caractéristiques des FMN. Son intensité change avec le degré de centralisation de leur gestion, avec celui de la concurrence internationale ou avec le contenu de la circulation interne de biens et services... Le schéma de R. Murray n'implique pas une substitution systématique des FMN aux États ; néanmoins, l'internationalisation croissante du capital implique une tendance inévitable au dépérissement des responsabilités des États. La position de S. Hymer à l'égard du statut des États, telle qu'elle découle du schéma que nous avons analysé plus haut, est encore plus radicale. Comme nous l'avons déjà noté les États-Nations sont intégrés dans l'organigramme des FMN comme s'il s'agissait de simples services administratifs. La conception de S. Hymer soulève des questions. Il serait d'abord possible d'objecter à cette vision unifiée du monde les arguments que Lénine opposait à Kautsky concernant les trusts internationaux qui troublent l'organisation rationnelle des ressources à l'échelle mondiale. Il faudrait aussi que S. Hymer réponde sur le point de savoir si la hiérarchisation des espaces régionaux est le produit des activités des FMN ou si ces dernières n'ont fait que se modeler sur une structure préexistante de l'espace mondial caractérisée par l'inégal développement et dont elles sont au fond les bénéficiaires. Ce point est important car il commande l'interprétation qui sera donnée des relations entre les FMN et leurs États d'origine. La conception que nous venons d'analyser présuppose une totale autonomie des FMN qui mériteraient plutôt d'être appelées transnationales. Elle implique fondamentalement que les FMN sont à l'origine de la hiérarchisation des espaces nationaux ; à tout le moins est-on obligé de constater que les relations des FMN avec les appareils d'État de leurs pays d'origine ne peuvent être que de subordination dans la mesure même où les espaces nationaux n'ont pas d'existence propre. Us sont définis en fonction du type d'activités poursuivi par les FMN. Pourtant, il ne nous semble pas relever d'un hasard historique que les quartiers généraux des FMN soient situés plus particulièrement dans les capitales des pays les plus développés et ayant un passé de grandes métropoles coloniales. Les FMN ne sont pas apatrides ; il est aisé, au moins à l'heure actuelle, de déterminer leur nationalité. Il s'ensuit une interdépendance indiscutable entre celles-ci et la puissance de leurs États d'origine. J. N. Behrman a fort bien défini ce rap-

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port sur trois points : les sociétés-mères sont sous leur j uridiction légale ; il existe des liens étroits entre les managers et l'équipe de direction de la FMN et la classe politique ; la majorité du capital social et des actifs de la FMN sont situés dans le pays d'origine 74. Il en résulte, selon le même auteur, « un empressement de la part des dirigeants d'entreprises américaines à répondre favorablement aux requêtes gouvernementales... » 7S. En contrepartie, il va de soi que les moyens de la puissance publique sont fréquemment mis au service des FMN. Non seulement dans le cas extrême — mais toujours actuel — de la politique des canonnières, mais encore indirectement, à travers les retombées de la puissance économique et politique de l'État d'origine. Peut-on nier, par exemple, que le maintien du système monétaire international d'étalon-dollar présente des avantages exorbitants pour les FMN américaines ? Il nous apparaît donc impossible d'analyser les FMN sans tenir compte de leur appartenance nationale. En dépit des déclarations répétées des managers il n'existe pas encore de firmes transnationales au service de l'humanité 76. Les FMN ne sont donc pas la négation des espaces nationaux même si l'extension internationale de leurs activités réduit indiscutablement les pouvoirs de contrôle de leurs États d'origine. Simultanément, tout ce que nous avons pu dire du fonctionnement des FMN impliquait la nécessaire existence de disparités nationales. Encore une fois, la délocalisation de la production comme substitut partiel ou total aux exportations ne peut pas se comprendre dans un univers sans entraves douanières, sans coûts de transports, sans préférences de consommation différenciées et surtout sans un développement inégal des différents espaces nationaux. En revanche, pour tirer parti de ces disparités, les FMN sont conduites à mettre sur pied un espace économique propre qui garantisse la libre circulation des biens et services, des capitaux, de la technologie, de l'information, des habitudes de consommation... La constitution de ce réseau planifié et hiérchisé ne peut que réduire la maîtrise des États sur les variables socio-économiques du ressort de leur souveraineté. D'où la seconde attitude : les États contre les FMN. b) Les États contre le FMN En face du pouvoir croissant des FMN définies par les amateurs de sensationnel comme la troisième puissance économique mondiale, un courant de pensée milite en faveur d'un renfor-

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cernent des États. Celui-ci peut revêtir différentes modalités. Par néo-nationalisme, nous voudrions désigner la volonté des dirigeants des États nationaux de réaffirmer leur souveraineté en face des forces centripètes qui remettent en cause l'unité nationale. Pour faire écho aux analyses de R. Murray, cette attitude reflète le désir de récupérer les fonctions étatiques traditionnelles sous une forme rénovée correspondant au nouvel environnement international. Les partisans de la politique industrielle nous semblent répondre à cette préoccupation. Le soutien aux champions nationaux vise en jouant le jeu de la concurrence internationale à continuer à faire flotter les couleurs de la France sur la scène internationale. Il est possible de faire preuve d'un certain scepticisme en face de cette attitude dans la mesure où elle traduit une vision un peu courte du phénomène de multinationalisation. Elle implique, en effet, entre la nation et les FMN nationales une identité d'intérêt qui reste à démontrer, du moins dans les termes où la liaison est postulée. Par ailleurs, elle postule qu'il est plus facile aux pouvoirs publics de contrôler une FMN nationale qu'une FMN étrangère, ce qui n'est pas démontré. Ph. Herzog refuse la politique de soutien aux champions nationaux. Pour lui « les grands monopoles nationaux ont des intérêts communs avec des capitaux étrangers », et « la résistance contre la concurrence perd son caractère ' national ' Il n'est donc pas question de défendre les monopoles nationaux contre la concurrence menaçante des FMN étrangères. Pour lui en effet, bien que le processus d'internationalisation de la production entraîne une tendance au dépassement des frontières nationales, le mouvement « s'instaure sur des bases nationales (...) Dans la plupart des cas, le procès social de production, la qualité et la qualification des forces productives humaines, les rapports d'exploitation et de la formation du capital, les formes étatiques et le rapport de la politique et de l'économie, entre autres ont, malgré les échanges multiples, un caractère national dominant » 78. En conséquence, le seul moyen de redonner à l'État les moyens d'une politique et d'un plan nationaux est de mener la lutte contre les grands monopoles. Pour retrouver l'indépendance nationale, il devient urgent d'effectuer la nationalisation des filiales des FMN et des grandes entreprises nationales. Ce préalable permettra de reconstruire les relations économiques internationales sur la base de la coopération entre les nations quel que soit leur système économique et social.

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E. Mandel estime que le cadre national n'est pas viable pour résister à l'hégémonie américaine 79. Aussi prône-t-il la constitution des États socialistes d'Europe. Lorsque R. Vernon s'essaye à décrire l'avenir des FMN, il n'envisage pas un seul instant que les États nationaux puissent disparaître 80. Il estime au contraire que leur intervention sur la scène internationale va s'accroître. Il est évident que cette évolution ne sera pas la conséquence d'une demande émanant des FMN. Elles préfèrent de beaucoup régler leurs problèmes par leurs propres moyens. C'est le changement d'attitude du gouvernement américain qui devrait jouer un rôle déterminant. Il sera motivé par une prise de conscience plus marquée du fait que l'intérêt national et celui des FMN ne sont pas forcément confondus. L'ampleur du mouvement de multinationalisation des entreprises américaines va placer les États-Unis en face de problèmes qui apparaissaient jusqu'alors réservés aux seuls pays-hôtes. Ils vont s'apercevoir à leur tour que les FMN ont une faible propension à se plier aux objectifs de la politique économique, qu'il s'agisse de la politique monétaire, de l'emploi, de la législation anti-trust ou des prohibitions du commerce avec l'ennemi. En outre, l'administration américaine, du fait même de l'extension des activités des firmes U.S., va devoir faire face à une multiplication des occasions de tensions avec les autres gouvernements dans la mise en action et le contrôle de son arsenal juridique et réglementaire : législation antitrust par exemple. Pour R. Vernon, il devrait résulter de ces différents facteurs une tendance à l'émergence d'un ordre international engendré par une concertation de plus en plus active entre les États. Il n'est pas question d'imaginer un système juridique très élaboré. Le nouvel ordre international sera le résultat empirique de négociations inter-étatiques menées au coup par coup. Le champ de ces accords est donc difficile à tracer a priori. Il devrait porter sur des questions comme la fiscalité (dans la ligne des arrangements bilatéraux existants déjà en matière de double taxation) ou des conflits de juridiction qui peuvent naître à propos du contrôle et des influences exercés sur les filiales par les pays d'origine et les pays d'accueil. La position de J. N. Berhman n'est pas très différente. Pour lui aussi, la seule voie offerte aux États de ne renoncer ni à l'exercice de leurs droits souverains fondamentaux, ni aux avantages apportés par les FMN est celle des accords intergouvernementaux 81. La nuance qui les sépare réside dans la

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place accordée aux FMN. Alors que R. Vernon semble penser que la concertation des États se fera en dehors des FMN et sans que celles-ci la réclament, bien au contraire, J . N. Berhman tient à associer les FMN en tant qu'agent d'exécution des nouvelles normes internationales. Elles lui apparaissent comme irremplaçables pour l'allocation efficace des avantages et inconvénients de l'internationalisation du capital. Il appartient aux États d'élaborer des critères contraignants qui obligent les FMN à allier l'équité à l'efficacité. Ce qui nous semble particulièrement significatif dans ce retour à la tradition diplomatique envisagé par les auteurs américains, c'est le fait qu'il apparaisse comme le moyen le plus approprié pour résoudre les conflits nés entre États nationaux du fait des activités en expansion des FMN. La justification fondamentale de cette position consiste en fin de compte à limiter au maximum les risques de tension entre les États, risques provoqués entre autres par une attitude trop dure de certains d'entre eux vis-à-vis des FMN. Le renouveau d'un jeu diplomatique fait éclater l'alternative posée au départ. D'une part, nous l'avons vu, les FMN ne sont pas encore totalement autonomes par rapport aux États ; bien plus, elles ont besoin des disparités nationales pour exister. De l'autre, les États ne peuvent être opposés aux FMN dans un rapport d'extériorité dans la mesure où ces derniers protègent et encouragent leurs propres FMN. Il résulte de cette politique de soutien à l'internationalisation du capital une collusion nécessaire des gouvernements vis-à-vis des activités des FMN. La crainte des représailles interdit une attitude néo-nationaliste. De même que les FMN ne peuvent pas ne pas tenir compte des espaces nationaux et de leurs appareils d'État ; de même, les États pris isolément et dans leurs relations réciproques ne peuvent sauvegarder l'intégralité de leur souveraineté. Il n'en reste pas moins que les relations entre États ne peuvent plus retrouver le statut qu'elles possédaient avant l'expansion du processus d'internationalisation de la production. La voie diplomatique constitue donc un retour non justifié au passé. Mais il est vrai aussi que l'opposition entre les FMN et les États apparaît comme une fausse alternative. En face d'un phénomène en voie de formation, il est difficile d'apporter une solution tranchée et définitive. Néanmoins, la voie qui nous apparaît comme étant la plus fructueuse pour tenter de saisir l'originalité du processus consiste à refuser la dichotomie FMN /États pour se 9

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placer au niveau du système de l'économie mondiale en formation. Il est possible alors de chercher plus qu'un mouvement d'affirmation-dissolution des espaces nationaux au sein d'un mode de production généralisé. Les FMN semblent alors constituer l'agent apparent de cette transformation d'une part parce que leur existence renvoie aux contradictions des économies nationales qui poussent les firmes à la croissance extérieure ; d'autre part, parce que leurs modalités de fonctionnement de plus en plus fondées sur une internationalisation du procès de production exige l'effacement des entraves nationales. Il n'en demeure pas moins que le phénomène des FMN ne fait que désigner l'émergence d'une réalité nouvelle que faute de mieux nous avons désignée ici par la formule d'économie mondiale. Au niveau conceptuel, l'économie mondiale est la forme revêtue par l'internationalisation du mode de production capitaliste. Ses bases sont constituées par l'internationalisation des forces productives et des rapports sociaux. Cette approche invite à une série de remises en cause. L'effort de N. Poulantzas pour échapper à l'opposition entre bourgeoisie nationale et bourgeoisie étrangère en forgeant le concept de « bourgeoisie intérieure » en constitue l'une des première illustrations. Le champ reste ouvert aux économistes pour tenter de reconstruire une théorie nouvelle de l'économie mondiale qui constituerait une rupture radicale avec les schémas ricardiens et néo-classiques.

Notes 1. L . S. Hymer, « The multinational corporation and the law of uneven development », in : Bhagwati edit., Economic and world order, Londres, Mcmillan, 1972, pp. 113-114. 2. J. K. Galbraith, Le nouvel État industriel, Paris, Gallimard, 1967. 3. J. P. Baran et P. Sweezy, Le Capitalisme monopoliste, Paris, Maspero, 1967. 4. Lénine, Impérialisme, stade suprême du capitalisme, éd. de Moscou. 5. S. Chandler, Stratégies et Structures de l'entreprise, Paris, éd. d'Organisation, 1972. 6. C. A. Michalet et M. Delapierre, La multinationalisation des entreprises françaises, Paris, Gauthier-Villars, 1973. 7. H. Perlmutter, « Nations, syndicats et firmes multinationales », Analyse et Prévision, n° 4, avril 1970, pp. 220-236. 8. C. Kindleberger, The International Corporation, Cambridge, Mit Press, 1970. 9. S. E. Rolfe, Les sociétés internationales, CCI, 1969.

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39. D . H a m b e r g , Invention industrial research laboratory, J . P . E . , 1963. 40. Cf. notre étude en p r é p a r a t i o n consacrée a u x structures organisationnelles des F M N . 41. R a p p o r t Ribicoff, op. cit., p. 599. 42. Cité p a r R . Demonts, « L a recherche dans la firme multinationale », in : Recherche et Activité Économique, Paris, A. Colin, 1969, p. 400. 43. K . P a v i t t , The Multinational..., op. cit., p. 74. 44. Cité p a r A. J . Cordell, « T h e multinational firm », Foreign direct investment and Canadian science policy, O t t a w a , 1971, p. 42. 45. « R.D. in t h e multinational Cy. », N I C B Report, Managing International Bus., n ° 8, 1970. 46. A. J. Corell, op. cit., pp. 73-74. 47. S. Amin, L'Accumulation à l'échelle mondiale, Paris, Anthropos, I.F.A.N., 1969. 48. P . P. R e y , Les alliances des classes, Paris, Maspero, 1973. 49. S. H y m e r , The multinational corporation..., op. cit. 50. G. F r a n k , Le développement du sous-développement, Paris, Maspero, 1970. 51. S. H y m e r , « L a grande ' corporation ' multinationale », RE, 1969, n ° 6, p p . 943-97352. Ch. Palloix, Les firmes multinationales et le procès d'internationalisation, Maspero, 1973. 53. Id., ibid., pp. 9 et 48. 54. Id., ibid., p. 8. 55. Ch. A. Michalet, « P o u r q u o i les entreprises deviennent-elles multinationales », in: La croissance de la grande firme multinationale, op. cit., p . 631. 56. C. Palloix, op. cit., p . 10. 57. Id., ibid., pp. 13-14. 58. Id., ibid., p. 45. 59. Id., ibid., pp. 15 e t 41. 60. Id., ibid., p. 5. 61. Id., ibid., p. 138. 62. Id., ibid., p. 59. 63. Id., ibid., p. 71. 64. Id., ibid., p. 60. 65. C. A. Michalet et M. Delapierre, La multinationalisation..., op. cit. 66. Cf. L ' a p p r o c h e sectorielle de W . Andrefï dans sa thèse en cours e t les t r a v a u x du groupe S I F I . 67. O. Sunkel, « Capitalismo t r a n s n a t i o n a l y desintegración nacional en América L a t i n a », Estudias Internacionales, janvier-mars 1971, p p . 3-61. 68. Id., ibid., p. 9. 69. C. A. Michalet, « Planification, grandes firmes et système de l'économie mondiale », R a p p o r t du colloque de Grenoble, sept. 1974, in : Planification et société, P U G , 1975. 70. Sésame, « Le p h é n o m è n e multinational américain en E u r o p e », in : Les firmes multinationales, D o c u m e n t a t i o n française, 1973, p p . 68-69. 71. J . Polk, The internationalization of production, New York, I.C.C., 1969. 72. A. C. Decouflé, « F M N et prospective du ' système international ' », in: Les firmes multinationales, op. cit., p. 146. 73. R . Murray, « The internationalization of capital a n d t h e n a t i o n S t a t e », in : J . M. Dunning, op. cit., pp. 265-288. 74. J . M. B e h r m a n , « T h e m u l t i n a t i o n a l firm a n d the n a t i o n S t a t e », in : G. P a q u e t éd.. The multination firm and the Nation State, Macmillan, D. Mills, 1972 pp. 134-150. 75. Id., ibid., p. 136.

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76. Sir Y a l Duncan (IBM), «... nous sommes au service de l'Humanité », cité par A . C. Decouflé, op. cit., p. 138. 77. Ph. Herzog, « Nouveaux développements de l'internationalisation du capital », Économie et Politique, n° 198, janvier 1971, pp. 125158. 78. Ph. Herzog et G. Kebadjian, « L'internationalisation de la production et l'indépendance nationale », Économie et Politique, avril-mai 1974. 79. E. Mandel, La réponse socialiste au défi américain, Paris, Maspero, 1969. 80. R. Vernon, « The future of multinational enterprise», in : Kindleberger ed., op. cit., pp. 373-39981. J. N. Behrman, « Governmental policy alternatives and the problem of international sharing, in: Dunning, op. cit., p. 301.

MICHEL A G L I E T T A

problématique de la valeur*

i . INTERNATIONALISATION DU C A P I T A L

INTRODUCTION CONDITIONS GÉNÉRALES DES RAPPORTS ÉCONOMIQUES INTERNATIONAUX APRÈS LA DEUXIÈME GUERRE MONDIALE

L'internationalisation du capital apparaît comme un phénomène spectaculaire du capitalisme contemporain. Ce phénomène se présente comme quelque chose de complexe, le terme « internationalisation du capital » recouvre différents caractères des rapports économiques internationaux (constitution et développement de firmes transnationales, accroissement rapide du commerce mondial, formation d'euro-dollars et essor de la circulation internationale des créances etc.). Pour étudier ce phénomène il faut donc le décomposer et donner à chaque type de « faits » sa signification théorique. Il faut aussi établir les liens entre ces éléments et montrer qu'ils sont parties intégrantes d'un mouvement global. Il est clair qu'une telle étude présuppose une conception très élaborée du capital. Bien que le présent article ne soit qu'une modeste contribution à cet effort de recherche, des développements théoriques minimaux, strictement indispensables à la compréhension du texte, seront donnés dans chaque partie. Les raisonnements poursuivis dans ce travail confirmeront une idée essentielle : il n'y a pas d'économie internationale obéissant à des lois propres, il y a à appliquer les lois du capi* Ce travail de recherche, qui n'engage que son auteur, est un approfondissement de la partie centrale d'un mémoire pour le Diplôme d'Études Supérieures ès Sciences Économiques effectué sous la direction du professeur J. Weiller, sur l'internationalisation de la production, cf. le volume suivant.

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talisme à des espaces économiques pluri-nationaux. Mais cette constatation ne diminue pas la difficulté du problème car il n'existe pas d'espace économique mondial unifié. Si la tendance générale à l'accumulation du capital s'impose partout où le mode de production capitaliste est en vigueur, il n'existe que des régulations nationales affectées d'une manière décisive par les interventions économiques des États. Chaque État appuie nécessairement certains capitaux contre les autres et met la puissance de ses moyens au service de la lutte sans merci pour le profit. Si les conditions de la mise en valeur du capital deviennent défavorables, les politiques des États alimentent l'exacerbation de la concurrence, comme l'illustre abondamment la crise des relations internationales qui se développe depuis quelques années. L'histoire du capitalisme enseigne que l'existence d'un ordre économique international stable n'est que l'effet de l'hégémonie d'une métropole capitaliste globalement dominante. L'intelligence des rapports économiques internationaux est gouvernée dans une telle période historique par le rythme et les formes de l'expansion internationale du capital dont la mise en valeur prend racine dans le pays dominant. Pour comprendre la crise actuelle au plan des relations internationales, il importe donc de saisir la nature de l'hégémonie des États-Unis après la deuxième guerre mondiale, les déterminants et les formes de l'internationalisation du capital américain. Cette introduction se borne à présenter quelques observations sur le premier point de façon à repérer les conditions générales qui engendrent les processus d'internationalisation et rendent leur développement nécessaire. — La deuxième guerre mondiale avait mené le capitalisme au bord de l'effondrement en Europe occidentale et au Japon. L'immédiat après-guerre montra vite que les classes dominantes des pays ruinés par la guerre ne pouvaient accomplir d'elles-mêmes la restauration de l'ordre social antérieur. Les États-Unis avaient déjà imposé sur les plans monétaire et commercial les principes et les règles institutionnelles de leur hégémonie économique. Mais ces principes risquaient de rester lettre morte si l'accumulation du capital n'était pas relancée dans les principales métropoles capitalistes. Les conditions politiques et militaires de la consolidation des États capitalistes étaient telles qu'elles exigeaient d'une part la prise en charge par les États de la majeure partie de la production de l'industrie lourde et la reconstruction des structures finan-

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cières sous contrôle public, d'autre part l'intensification des relations économiques entre États. La situation était donc propice à l'exportation massive de capitaux publics par le gouvernement des États-Unis, destinée à soutenir les investissement lourds entrepris sous l'égide ou avec le concours déterminant des différents États, à établir et consolider l'implantation militaire américaine, à permettre le réarmement général des nations capitalistes. — Cet énorme financement public à l'échelle mondiale du gouvernement des États-Unis, avec ses domaines prioritaires d'application en Europe occidentale et en Asie du Sud-Est, a amorcé le circuit international du dollar qui a fait du système financier américain le centre financier du monde capitaliste et, partant, le point d'appui nécessaire de l'internationalisation du capital. De plus la domination politique et militaire absolue exercée par les États-Unis favorisa une exportation de capital productif (investissements directs des entreprises géantes américaines) qui concrétisa par une emprise directe sur les économies dominées la prédominance de l'industrie américaine. Aussi de 1947 à 1953, le financement par le gouvernement fédéral, sous forme principalement de prêts aux autres États et de dépenses militaires, stimula une première grande vague d'investissements industriels américains en Europe occidentale dans les industries liées à l'armement, au matériel de transport et aux télécommunications, ainsi que dans les industries productrices de moyens de production recevant les commandes destinées à la reconstitution de l'industrie lourde des pays européens. C'est pourquoi en quelques années les entreprises américaines antérieurement implantées en Europe occidentale avaient reconstitué et largement développé leurs actifs, beaucoup d'autres étaient venues. Les investissements initiaux furent aisément financés par les énormes profits de guerre qui avaient donné à ces entreprises de grandes masses de liquidités et par les prêts du gouvernement des États-Unis via les États d'Europe occidentale et les commandes des entreprises de ces pays, contrôlées ou soutenues par ces États. — Mais l'internationalisation du capital américain ne pouvait se développer sur une base aussi étroite. En effet l'hégémonie globale des États-Unis provenait en dernière instance des conditions sociales de production régnant aux États-Unis. C'est dans ce pays que l'envahissement de toutes les activités sociales par le capitalisme avait été poussé le plus loin, parce

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que le capital industriel s'était presque entièrement emparé de la production des moyens de subsistance des salariés. Ce mouvement historique du capital, détruisant les formes sociales de production qui lui préexistaient et transformant le contenu matériel de la production (méthodes, combinaisons productrices, produits), était également à l'œuvre dans tous les pays soumis au mode de production capitaliste ; mais, pour des raisons qui ne peuvent être décrites ici, la pénétration du capitalisme était moins avancée dans les autres formations sociales. Les besoins des salariés y demeuraient couverts dans une proportion importante par la petite production marchande, agricole et artisanale. La domination du capitalisme s'exerçait sur cette sphère productive par le marché, mais elle n'altérait pas les conditions de la production. C'est pourquoi ces branches étaient marquées par la petite production marchande : ensemble restreint de produits dont les qualités d'usage et les méthodes de production changeaient peu. De plus la circulation de ces marchandises, à l'exception de quelques grands centres commerciaux et industriels, était dans une large mesure locale et bornée par les particularismes des conditions de vie et des mentalités. Pour devenir un processus permanent, d'une ampleur croissante, et de plus en plus nécessaire à sa mise en valeur, l'internationalisation du capital américain passait par l'internationalisation des conditions sociales de production régnant aux États-Unis. Cela exigeait l'évolution des conditions d'existence du salariat dans les métropoles capitalistes dans le sens d'une égalisation sur le modèle américain. L'influence culturelle de ce modèle fut immense, dans le contexte politique de la guerre froide, sur des masses de travailleurs dont les générations adultes avaient été marquées par les terribles épreuves de deux guerres mondiales et de la grande dépression. Telles furent les conditions générales de l'engagement massif du capital industriel dans les branches productrices des moyens de consommation individuels en Europe occidentale. L'universalisation du mode de production capitaliste altéra continuellement et systématiquement les moyens matériels de la vie domestique. Elle dévalorisa les tâches domestiques et détruisit à une cadence accélérée les rapports de production précapitalistes, créant les bases d'une extension du salariat suffisamment rapide pour permettre l'avance générale de la production capitaliste. Ce bouleversement des conditions d'existence se cristallisait dans l'urbanisation et stimulait la

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création et l'essor prolongé des nouvelles branches productrices de moyens de production. On assista donc au règne de la marchandise. Pour qu'il en soit ainsi, il fallait que le bouleversement des conditions de production s'accompagnât d'un développement adéquat des marchés. Il s'agissait non seulement d'un accroissement du volume du commerce, mais surtout d'une transformation des structures dans lesquelles s'accomplit la circulation des marchandises. Cette transformation fut le fait de la centralisation spatiale des activités sociales, des modes d'habitat concentrationnaires et pavillonnaires, de l'intensification des communications, de la présence obsédante des signes et des images diffusés par les organes culturels du capitalisme et reflétant le mouvement des marchandises. La tendance à l'homogénéisation des modes de consommation dans les principaux pays capitalistes est l'autre face de l'extension du salariat ; ces deux processus indissolublement liés sont les composantes fondamentales de la généralisation des rapports de production capitalistes au champ entier des activités sociales. L'internationalisation du capital, dans ce qu'elle a de plus essentiel, est l'universalisation des rapports de production capitalistes par laquelle se fait la mise en valeur du capital dominant, principalement le capital américain. Pour acquérir toute son ampleur, ce processus suppose un certain nombre de conditions politiques destinées à favoriser la liberté de circulation du capital et des marchandises. Ces conditions commencèrent à se réaliser en Europe occidentale avec la création du marché commun et de la zone de libreéchange. C'est pourquoi une deuxième vague massive d'exportation de capital américain se produisit entre 1957 et 1962. Elle eut une nature différente de la première en ce qu'elle concerna un front beaucoup plus large d'industries, et en ce qu'elle ne fit pas appel directement au financement public du gouvernement des États-Unis car les circuits internationaux privés de financement, fondés sur le rôle de monnaie universelle joué par le dollar, avaient déjà acquis une certaine solidité. — Les nouvelles conditions et les nouveaux procédés de production, principalement contrôlés par le capital américain, étaient caractérisés par un accroissement considérable d'efficacité dans l'utilisation des moyens de communication et des formes de l'énergie, ainsi que par l'usage de nouveaux matériaux dans la production industrielle. En conséquence le contrôle d'une gamme beaucoup plus diversifiée de matières

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premières qu'avant la deuxième guerre mondiale était indispensable à la continuité des processus de production dominants. C'est pourquoi l'exportation de capital massive dans les pays périphériques pour s'emparer des matières premières et sources d'énergie ne fut pas abolie par la décolonisation, mais connut au contraire un essor inégalé auparavant. Toutefois l'effondrement des empires coloniaux facilita le remplacement des anciennes puissances impériales européennes par les ÉtatsUnis. Les rapports économiques de dépendance ne furent pas sensiblement modifiés par les changements politiques puisqu'ils correspondaient à la même nécessité de mise en valeur du capital dominant. Cette nécessité s'imposa même avec plus de rigueur puisque la modification des processus de production se traduisit par une intégration verticale beaucoup plus grande des branches. C'est pourquoi les années 1950 furent celles d'implantations minières, agricoles, énergétiques des entreprises géantes américaines dans l'ensemble des territoires soumis à l'hégémonie politique et militaire des États-Unis. Pour ce genre d'implantations le financement public du gouvernement fédéral garda toute son importance. — La décolonisation eut aussi pour conséquence générale d'une grande portée la production d'importantes quantités de forces de travail salariées à très bas prix, capables d'entrer dans les processus de mise en valeur du capital en procurant des taux de plus-value très élevés. Cette formation d'un salariat, dans des territoires où jusqu'alors d'autres types de rapports de production subsistaient, est une condition fondamentale pour l'internationalisation du rapport salarial qui, en tant que processus systématique et croissant, est le trait nouveau et déterminant des rapports économiques internationaux après la seconde guerre mondiale. Il s'agit de la capacité d'un même centre capitaliste de mettre en œuvre des forces de travail dans des processus de production éparpillés en différents territoires et liés par la nécessité d'une mise en valeur globale du capital sur un marché mondial. Les conditions socio-politiques de la prolétarisation de grandes masses de population pour le compte des capitaux dominants dans les rapports internationaux sont nées de l'effondrement des empires coloniaux. D'une part cet effondrement a chassé les anciennes puissances impériales ou a fortement affaibli leur influence et a renforcé celle des ÉtatsUnis, seuls capables d'apporter l'aide économique et militaire indispensable à l'établissement des nouveaux États. D'autre

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part avec la disparition de la colonisation orthodoxe ont été dissous des rapports de production de type féodal, fondés sur le travail forcé et la fixation autoritaire d'une force de travail très excédentaire sur des exploitations où la division du travail restait très rudimentaire. La disparition des administrations coloniales et l'établissement d'États modernes autochtones ont permis la création d'une force de travail libre de se déplacer. La croissance de cette force, beaucoup plus rapide que les besoins en main-d'œuvre du capital international, a engendré un lumpen-prolétariat qui s'est entassé dans les banlieues des villes devenues les sièges de segments de la production capitaliste. *

L'introduction qu'on vient de lire a mis en évidence les conditions les plus essentielles pour comprendre l'évolution des rapports économiques internationaux dans la période d'après-guerre et les fondements de la crise actuelle. Elle a en même temps révélé la problématique qui est suivie dans la présente étude. La mise en valeur du capital en tant que loi générale du mode de production capitaliste nécessite l'extension des rapports de production capitalistes. Cette extension se fait à travers la concurrence des capitaux et se traduit par la généralisation des conditions de production socialement dominantes. L'internationalisation du capital est une voie importante de cette généralisation, celle du développement du capital de la puissance hégémonique à une époque donnée. La mise en cause de cette hégémonie provoque une crise des relations économiques internationales. Les caractères de la crise dépendent des formes de l'internationalisation du capital qui se sont développées antérieurement. Ces formes sont elles-mêmes liées aux conditions générales dans lesquelles se manifeste l'hégémonie de la principale puissance capitaliste. Ces formes sont les formes d'un mouvement, c'est-à-dire que chacune d'entre elles est liée aux autres et déterminée dans sa nature même par la composante fondamentale du mouvement. Or le mouvement est celui de la mise en valeur du capital dominant sur un espace économique pluri-national ; la composante fondamentale dans les conditions historiques régnant après la deuxième guerre mondiale est l'internationalisation du rapport salarial qui vient d'être définie dans l'introduction.

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Le texte qui va suivre est donc une étude des formes de l'internationalisation du capital selon la tendance générale de l'internationalisation du rapport salarial. Il essaie de saisir les contradictions engendrées par cette tendance et la renaissance des conflits économiques majeurs à l'échelle internationale provoquée par ces contradictions. L'internationalisation du rapport salarial se trouve à la jonction de rapports économiques tenant à la circulation et à la production. En effet l'achat de la force de travail salariée est un acte de circulation qui est entièrement déterminé dans son objet et ses caractéristiques par la production. Seule la possibilité d'internationaliser les processus productifs euxmêmes, c'est-à-dire de faire en sorte que la division technique du travail devienne pleinement une composante de la division sociale du travail à l'échelle internationale, donne toute sa portée à cette forme d'extension du salariat. Mais en même temps l'internationalisation du salariat induit nécessairement une tendance à l'homogénéisation de ses conditions d'existence, c'est-à-dire des modes de consommation, au moins dans les principaux centres de la production capitaliste. Cela suppose la transformation des valeurs d'usage sociales (les produits de la consommation de masse et les services liés) et des marchés. Ces deux types de processus (production et circulation) sont, dans le mode de production capitaliste, les deux phases d'un même mouvement, le cycle de mise en valeur du capital. La loi de la mise en valeur du capital, c'est-à-dire l'accumulation, détermine la façon dont la production et la circulation se communiquent l'une à l'autre leurs impulsions. Nous étudierons successivement l'internationalisation de la circulation et l'internationalisation de la production. Cette étude aboutira à une formulation des lois de la concurrence internationale en tant que tendance à l'égalisation des normes sociales de production et d'échange et à la formation de prix internationaux de production.

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II. I N T E R N A T I O N A L I S A T I O N D E L A A.

CIRCULATION

ÉLÉMENTS THÉORIQUES SUR LE CYCLE DU CAPITAL ET SON INTERNATIONALISATION

i. La reproduction du capital est un cycle de changements de formes de la valeur Le concept de capital est celui d'un rapport social qui détermine un mode spécifique de division sociale du travail, un mode de production. Ce qui est fondamental pour caractériser un mode de production est la façon dont est approprié le travail de la société. Le capitalisme est un mode d'appropriation du travail social qui s'est imposé historiquement. Le capital est l'appropriation en tant que marchandises des produits du travail et des forces de travail vendues par des individus libres. Les rapports de production capitalistes n'existent donc qu'insérés dans des rapports sociaux d'échange eux-mêmes déterminés, les rapports marchands. Le capital, impliquant que la marchandise soit étendue des produits aux forces de travail et gagne ainsi tous les rapports sociaux, a pour présupposé que les rapports marchands ne soient pas épisodiques dans la société mais soient développés en circulation marchande. La circulation marchande exige la monnaie qui est la marchandise par rapport à laquelle sont exprimées les valeurs d'échange de toutes les autres et contre laquelle chaque marchandise s'échange. Mais le capitalisme transforme les caractères de la circulation marchande. Dans la circulation simple des marchandises (où les rapports marchands concernent les produits du travail mais non les forces de travail qui demeurent la propriété personnelle de producteurs privés indépendants), il y a extériorité entre production et circulation. La circulation est un processus social qui donne une valeur d'usage sociale à des produits du travail en réalisant la valeur d'échange des marchandises, c'est-à-dire en les confrontant à la marchandise-monnaie. Dans le mode de production capitaliste, la force de travail dont l'usage, le travail, est la substance de la production, est achetée comme marchandise (acte de circulation). La force de travail doit elle-même trouver dans la circulation les marchandises qui lui sont nécessaires avant que le produit de son travail n'ait pris la forme de la marchandise et indépendamment de lui. Comme l'achat

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de la force de travail est préalable à la production et que la force de travail ne peut être payée qu'en argent et non directement en biens de consommation, il en découle plusieurs conséquences. D'abord l'argent est le présupposé de la circulation, il doit exister comme réserve de valeur préalablement accumulée en dehors d'elle ; c'est une condition nécessaire de la production capitaliste comme processus continu. Ensuite production et circulation sont intimement liées et forment les phases d'un processus unique de flux et reflux de l'argent. Le résultat de l'activité capitaliste apparaît comme l'expansion des valeurs d'échange sous la forme universelle de l'argent. La production n'est qu'un intermédiaire nécessaire et les valeurs d'usage ne sont que des supports transitoires pour cette expansion. Le rapport social qu'est le capital est donc reproduit par un enchaînement d'actes économiques de production et de circulation. Cet enchaînement n'est pas un circuit économique quelconque ; la nécessité qui lie les actes économiques les uns aux autres est engendrée par le rapport social qui est le rapport fondamental du mode de production. Si l'on ne considère que la forme des enchaînements et non le contenu des actes (par exemple le fait que de l'argent doit être avancé pour acheter la force de travail et non pas le fait que cette force de travail est achetée pour être combinée à des moyens matériels de production dans des proportions déterminées par les conditions structurelles de la production) on exprime la reproduction du capital comme processus circulaire. E n réalité la prise en compte du contenu conduit à s'apercevoir que ce processus circulaire recèle des contradictions internes et que la reproduction du capital ne peut être assurée à l'échelle de la société que si les cycles élémentaires des capitaux individuels sont altérés quant à l'espace économique sur lequel ils se déroulent et quant au contenu des actes économiques qui en sont les moments composants. Ce processus circulaire est un processus des changements de formes des valeurs d'échange (des métamorphoses selon l'expression de Marx) dont la représentation conceptuelle constitue la formule développée du capital. 1° sphère de la circulation

Sphère de la production

2° sphère de la circulation

(M) — (A .. A — M ;A — T I . . P . . . M ' + + :a —MpS • m ) — [a.

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Soit A le capital-argent. Il définit par son montant l'échelle actuelle d'un capital. M est la marchandise, P le processus productif, m la plus-value sous forme marchandise, a la plusvalue sous forme argent, T la force de travail, M p les moyens matériels de production. Les actes de circulation sont des actes d'échange entre équivalents. La plus-value est créée dans la production par la mise en œuvre de la force de travail, processus qui réalise également la transmission de la valeur des moyens de production au produit-marchandise. On a donc : A' = A + a > A, M' = M + m > M et P' > P . L'homogénéité des grandeurs, permettant les égalités et les comparaisons, est assurée parce que toutes les marchandises, quelle que soit la diversité de leurs usages, ont en commun d'être des produits du travail social. La formule développée du capital a pour principal intérêt théorique de définir rigoureusement l'articulation entre production et circulation. En réalité, il y a deux sphères de circulation séparées par le processus de production au sens strict et ces sphères ont des natures fort différentes. La première sphère est directement accolée à la production, les deux ensembles constituent la mise en valeur du capital ; cette mise en valeur s'exprime par une masse de marchandises d'une valeur M' plus élevée que la valeur Mp + T des moyens de production réunis. La seconde sphère est la conversion de la valeur, le retour à la forme argent d'un capital déjà mis en en valeur. Seule cette conversion permet l'enchaînement sur la première sphère du cycle suivant. Dans la première sphère se situe l'acte fondamental A — T, achat de la force de travail et incorporation de cette force comme élément du capital sous la forme de capital variable, acte sans lequel la production P n'aurait pas son caractère capitaliste. De plus l'acte A — M p qui accompagne A — T est tel que les valeurs Mp et T sont dans une proportion (la composition organique du capital) conditionnée par le processus de production qui suit. Ce ne sont donc pas de simples actes d'échange entre équivalents ; ces échanges dépendent de proportions qui leur sont extérieures. D'où les problèmes considérables que pose la première sphère de la circulation. Pour changer le contenu des actes de cette sphère, modifier les proportions entre M p et T de façon à accroître la plus-value par rapport au capital-argent avancé A, les capitalistes doivent transformer les processus de production de façon telle qu'ils puissent effectivement trouver à acheter

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T et M p répondant aux nouvelles proportions. On verra que l'internationalisation est un mode important de solution de ce problème. La deuxième sphère de la circulation est toute autre du point de vue du capital sortant du processus de production sous la forme d'un capital-marchandise de valeur M'. Ce qui importe ici c'est que la masse de marchandises comporte la plus-value et qu'il ne suffit pas de convertir en argent l'équivalent en marchandises produites de la valeur avancée M ou A, mais également la plus-value m, valeur nouvelle créée et appropriée comme composante du capital. C'est la circulation de la plus-value qui donne à la seconde sphère de la circulation son caractère de moment dans le processus d'ensemble de reproduction du capital. Non seulement la plus-value doit être convertie en argent, ce qui crée une nécessité d'expansion des marchés, mais une partie au moins d'entre elle doit être accumulée, c'est-à-dire réussir à pénétrer dans la première sphère de la circulation en sus de A. Cette nécessité est celle du rapport social qu'est le capital. Elle concerne d'ailleurs l'ensemble de la plus-value. Si une portion de la plus-value n'est pas accumulée mais est dépensée par la classe capitaliste comme revenu ou prélevée pour financer des frais généraux de la société, il s'agit d'affectations tenant aux conditions générales dans lesquelles se déroule la production capitaliste mais qui ne mettent nullement en question le capital comme rapport social. Nous avons dit que ce rapport social était un mode d'appropriation spécifique des produits et forces de travail. Par conséquent c'est la plusvalue qui engendre le capital du fait de cette appropriation. Le capital n'est que de la plus-value accumulée et cette accumulation n'est possible que si la plus-value nouvellement créée décrit à son tour le processus circulaire en prenant les formes adéquates. Si dans la représentation du processus on est amené à prendre un point de départ en admettant que le capital existe sous forme argent comme une masse de valeur à la disposition du capitaliste, il faut prendre garde que cette représentation ne fige pas la conceptualisation du processus. En réalité, le rapport social ne peut se reproduire comme un rapport permanent qui est le fondement de toute l'économie que parce que la plus-value devient en permanence capital, c'est-à-dire s'approprie en permanence de la force de travail capable de créer de la plus-value. Ce rapport social recèle donc une tendance à accumuler qui lui est consubstantielle.

272

Expansion internationale des capitaux

Toute circonstance qui met en cause provisoirement cette tendance provoque une crise économique. E n dehors de cette caractéristique, la seconde sphère de la circulation exprime l'insertion du cycle du capital dans la circulation générale des marchandises. En effet, tout ce qui importe au capitaliste dans cette sphère est la conversion de M' en A' par vente de ses marchandises. Peu lui importe que l'acheteur soit un autre capitaliste qui dépense son revenu ou achète des moyens de production, un travailleur qui achète ses moyens de subsistance, un artisan ou un représentant de n'importe quel mode de production, pourvu qu'ils se présentent tous comme possesseurs d'argent et acheteurs des marchandises M'. Ce qui compte c'est l'extension des marchés obtenue par tous les moyens. Ces indications sont suffisantes pour formuler la démarche théorique selon laquelle on étudie l'internationalisation du capital. D'autres éléments théoriques importants concernant la mise en valeur du capital et la concurrence seront donnés dans le second tome de cet ouvrage, avant d'aborder précisément l'internationalisation de la production et la formation des prix internationaux. 2. Les processus d'internationalisation sont à situer théoriquement par rapport aux formes de la valeur et à leur conversion On saisit maintenant ce qu'ont de vague et d'ambigu des expressions comme internationalisation de la production ou internationalisation du capital sans autre précision. C'est chaque acte économique entrant dans le processus d'ensemble qu'il faut analyser du point de vue de l'internationalisation ; il faut se demander quel est l'impact de l'internationalisation de cet acte compte tenu de sa place dans le processus d'ensemble ; il faut enfin voir comment les internationalisations des différents actes se conditionnent réciproquement en faisant progresser la logique de l'accumulation. Nous avons déjà fait apparaître en introduction cette idée importante : ce qui est fondamental dans les rapports économiques internationaux à l'heure actuelle c'est l'internationalisation du rapport salarial. Ce phénomène introduit une rupture par rapport aux moments dominants dans les processus d'internationalisation des époques précédentes de l'histoire du capitalisme développé. La domination du capitalisme

M. Aglietto. : Problématique de la valeur

273

anglais dans le cadre du libre-échange s'appuyait sur une complémentarité de la production entre l'Angleterre et le vaste ensemble de pays économiquement dépendants. Les échanges internationaux perpétuaient cette complémentarité et par conséquent la domination de l'industrie capitaliste anglaise par le commerce international. L'internationalisation de la seconde sphère de la circulation (représentée théoriquement par la loi des coûts comparatifs) était donc le processus déterminant dans l'internationalisation du capital. L'exportation de capital sous forme argent ne pouvait se comprendre qu'en relation avec le commerce international. La montée de nouvelles puissances capitalistes dans le dernier tiers du xix e siècle n'a pu se faire qu'en s'affranchissant suffisamment de la domination des conditions de production anglaises pour former des centres autonomes d'accumulation dans les branches motrices du développement industriel. Comme cette domination anglaise s'exerçait par l'imposition des prix de production anglais à travers le commerce international, la parade consistait en des politiques commerciales protectionnistes poursuivies avec continuité par les États capables de s'affranchir de l'influence politique anglaise. La formation de nouvelles métropoles capitalistes candidates à l'hégémonie économique introduisit une nouvelle phase dans les rapports internationaux à partir de la fin du xix e siècle. Cette phase fut caractérisée par une concurrence monopolistique où chaque puissance capitaliste chercha à constituer pour son propre compte une zone économique. Comme les méthodes de production s'étaient beaucoup transformées et demandaient un volume et une diversité de ressources naturelles beaucoup plus abondants, les rapports entre métropoles capitalistes et pays périphériques dépendants furent caractérisés essentiellement par un pillage systématique des matières premières. Le processus déterminant des relations internationales se déplaça vers l'investissement direct des entreprises monopolistes dans le cadre d'une intégration verticale des branches. Ce fut donc l'internationalisation de l'acte Al—IMP, liée à la production de moyens de production destinés à exploiter les ressources naturelles, qui devint prédominante. Ce type d'exploitation constituait des enclaves industrielles dans ces pays, employant un montant limité de main-d'œuvre. Peu importait que cette main-d'œuvre fût salariée ou soumise à diverses formes de travail forcé. Les rapports entre puissances capitalistes étaient constitués par des cartellisations rigides

274

Expansion internationale des capitaux

dans les branches productrices de biens d'équipement et de produits intermédiaires. Cette cartellisation cherchait à maintenir un partage convenu du profit et pour ce faire comportait des exportations de capital croisées entre les participants aux oligopoles transnationaux. C'était donc encore l'internationalisation de l'acte A — Mp qui jouait le rôle déterminant dans l'orientation du commerce international entre pays capitalistes et la programmation concertée des prix de monopole. L'époque présente se distingue de ces époques antérieures en ce que le processus fondamental est l'internationalisation de l'acte A — T. Cet acte se manifeste dans la première sphère de la circulation comme achat de forces de travail situées dans différents pays par un même capital-argent formé à l'échelle internationale mais dont le contrôle appartient à un centre capitaliste situé dans une puissance dominante. Le développement d'un tel processus implique un certain nombre de conséquences théoriques importantes : — On a déjà signalé que l'acte A — T n'était pas un simple acte d'échange. Bien qu'il soit dans la circulation il fait partie du rapport salarial qui est le rapport capitaliste de production. L'internationalisation de A — T n'est possible que s'il y a un bouleversement des conditions sociales de production à l'échelle mondiale. Ce bouleversement induit une extension du salariat dans l'ensemble des pays capitalistes. La portée générale de l'internationalisation de A — T ne sera donc pleinement saisie que dans la partie B où nous étudierons l'internationalisation des conditions de production. L'essentiel pour la mise en valeur du capital est de transformer ces conditions de façon à obtenir un abaissement considérable de la valeur d'échange T et un accroissement de la plus-value m. En même temps est créée la tendance à une détermination internationale de la valeur d'échange des marchandises M'. — Cela signifie que l'internationalisation de A — T a de multiples et profondes conséquences dans la circulation. D'abord l'internationalisation de A — M p change de nature. L'aspect pillage des ressources naturelles subsiste. L'exploitation massive de ces ressources et leur coût très bas pour les industries transformatrices ont été des conditions essentielles de la production capitaliste après la deuxième guerre mondiale. Mais un autre phénomène se produit avec l'internationalisation de A — T. Cette dernière imprime à l'internationationalisation de A — Mp ses caractères qui sont de ne plus être

M. Aglietta : Problématique de la valeur

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liés à certaines branches, mais d'assurer un développement du capitalisme dans tous ses aspects. — Ensuite l'extension du salariat et la tendance à l'homogénéisation des modes de consommation qui est liée à la pénétration des rapports de production capitalistes dans la production des conditions d'existence du salariat provoquent des changements dans l'internationalisation des échanges marchands. Ces changements concernent le commerce international des marchandises et la circulation financière internationale. En premier lieu on s'attache à étudier ces changements avant d'aborder directement l'internationalisation de la production. 3. Fixation de fractions autonomes de capital dans la circulation ; processus d'internationalisation Nous avons présenté ci-dessus la formule développée du capital comme processus circulaire de métamorphoses de la valeur d'échange. Cette formalisation concerne le cycle du capital. C'est aussi dans la réalité le cycle du capital social. Dans un espace économique où régnent les rapports de production capitalistes, de telle façon que la division sociale du travail se soit développée dans la sphère de la production au point que chaque branche devienne un élément d'un procès de production formant un tout, la reproduction globale des rapports de production est réalisée par la continuité du processus circulaire. En permanence dans la société le capital prend chacune des trois formes fonctionnelles d'existence que nous avons identifiées (capital-marchandise, capital-argent, capital productif, c'est-à-dire forces de travail et moyens matériels de production) et opère la conversion d'une forme dans les autres selon un ordre nécessaire. Mais il ne s'ensuit pas que les capitaux individuels parcourent ce cycle dans sa totalité. A vrai dire, s'il devait en être ainsi on aboutirait vite à la paralysie générale et le capitalisme ne pourrait pas fonctionner. En effet les capitaux s'entrecroisent nécessairement les uns les autres dans les deux sphères de la circulation. D'une part il y a un entrecroisement direct de capitaux différents dans la mesure où les marchandises M p sont les M' issues de la mise en valeur d'un autre capital devant assurer leur conversion en argent. D'autre part l'achat par les salariés de leurs moyens d'existence avec

276

Expansion internationale des capitaux

l'argent avancé comme contrepartie de la transformation des forces de travail en capital productif crée des processus transversaux qui traversent directement (pour les capitalistes qui vendent aux salariés les marchandises de subsistance) ou indirectement (par l'achat de la force de travail dont la valeur d'échange dépend de celle de ces marchandises) tous les cycles. Si tous les capitaux devaient parcourir le mouvement circulaire, ce mouvement ne pourrait être continu. Pour qu'il en soit autrement, il faudrait qu'ils soient imbriqués d'une façon telle que simultanément et à tout moment l'impératif de vente de chacun s'ajuste aux besoins d'achat de tous ceux qui sont en rapport d'échange avec lui. Condition tout à fait irréaliste. Ce qui se passe, c'est que le capitalisme engendre dans son développement des structures qui résolvent ce problème, c'est-à-dire assurent la continuité des conversions de la valeur. Il s'agit d'un aspect de la division économique du travail différent du fractionnement du travail productif en branches d'industries distinctes. Le capital industriel est évidemment le cœur du système capitaliste puisque c'est là que tout le capital est mis en valeur, c'est-à-dire que la valeur T + M p des moyens de production est transformée en une valeur plus grande M'. Mais le capital industriel n'assure pas lui-même toutes les conversions de la valeur. Des capitaux se fixent dans la circulation et réalisent le changement des formes de la vedeur pour le compte de tous les autres. Ces fractions autonomes du capital total sont principalement le capital commercial, le capital spécialisé dans le commerce d'argent (capital bancaire strict), le capital financier. Le capital industriel n'entre dans la circulation que pour être au contact de ces fractions médiatrices. L'internationalisation de la circulation des marchandises, comme on va le voir, provoque un accroissement de la masse des marchandises en circulation, un élargissement de l'espace économique sur lequel elles circulent, une diversification des réseaux de circulation en rapport avec la différenciation des marchandises internationalement échangées. Ces phénomènes augmentent beaucoup l'importance des problèmes de la commercialisation et exigent la concentration dans la sphère de la circulation de fractions de capital de montants très considérables. Ce sont ces fractions qui se chargent de la réalisation du capital-marchandise pour le compte de l'ensemble du capital social. Le capital engagé dans ces fractions ne prend que les formes fonctionnelles marchandise et argent ; il ne

M. Aglietto, : Problématique de la valeur

277

fait qu'acheter et vendre, prêter et emprunter. N'entrant pas dans la sphère de la production, ces fractions ne sont pas productrices de plus-value. Le capital-argent qui est nécessaire à leur fonctionnement ne peut être formé que par prélèvement sur la plus-value totale. N'étant pas accumulé sous forme de capital productif, ce prélèvement tend à diminuer la masse totale de la plus-value produite. Mais il est dépensé sous une forme qui accélère la rotation de l'ensemble du capital et diminue le coût global de la commercialisation par rapport à ce qu'il serait si chaque capitaliste devait se charger de la commercialisation des marchandises qu'il produit. L'existence de ces fractions tend donc à augmenter le taux de profit moyen sur le capital total. Fonctionnant dans la circulation marchande, ces capitaux rapportent évidemment des profits à leurs propriétaires, dont la nature (profit commercial, intérêt) dépend des types de connexions que ces fractions entretiennent avec le capital industriel. Le développement de ces fractions obéit aux lois de la concurrence qui traduisent les transformations dans les deux sphères de la circulation. Seul peut s'approprier le taux de profit moyen le capital commercial qui assure la conversion du capital-marchandise en capital-argent dans les conditions sociales moyennes d'échange. La lutte pour la défense de ce taux de profit passe par la transformation de ces conditions (modification des points de vente, regroupement et stratification des réseaux commerciaux, fourniture de services...) en liaison avec celles de la production. Cette transformation provoque une concentration du capital commercial. Cette concentration s'opère sous l'effet de processus différents suivant qu'il s'agit de commercialiser des moyens de production (surtout du capital fixe) ou des moyens de consommation. Mais dans les deux cas, l'internationalisation accélère fortement la transformation des formes de commercialisation. Dans le premier cas il s'agit de commercialiser des marchandises complexes à très forte valeur d'échange unitaire (usines clé en main, matériels d'équipements électroniques, centrales génératrices d'énergie, complexes pétrochimiques, matériels de télécommunications etc.). Les questions de délais de livraison, de spécifications techniques, d'assistance pour la mise en route et l'entretien sont primordiales ; des financements appropriés (crédit-bail, location, fourniture conditionnelle de l'équipement avec achat à terme etc.) doivent être trouvés pour s'adapter aux possibilités financières de

278

Expansion internationale des capitaux

l'acheteur. Dans le second cas, il s'agit de créer les conditions de vente propres à la consommation de masse. Les caractéristiques des produits sont alors celles de la différenciation en variétés nécessitant des techniques de commercialisation spécifiques (promotion de marques, publicité), une répartition adéquate des points de vente, des facilités d'accès ; des financements de soutien sont également indispensables, ainsi que des services après-vente dans le cas des biens durables. Le développement de ces formes de commercialisation accélère la tendance à l'homogénéisation des modes de consommation dans des espaces économiques pluri-nationaux constitués par les principaux centres urbains des pays capitalistes. Cela permet à des fractions de capital commercial d'opérer à cette échelle si elles peuvent mobiliser une masse de capitalargent suffisante. Ces fractions ne préjugent pas les institutions sous le couvert desquelles elles exercent leurs fonctions commerciales et les fonctions de crédit qui leur sont indissolublement liées. Ce peut être aussi bien des firmes géantes que des sociétés commerciales, des sociétés de « services » ou des banques. Ces termes se réfèrent à des superstructures juridiques qui déterminent la façon dont s'exerce le contrôle de propriété et à des superstructures de gestion qui coordonnent les activités pratiques qui produisent les rapports économiques. Les catégories théoriques, au contraire, ont pour but d'exprimer ces rapports eux-mêmes, en l'espèce les processus de circulation.

B.

INTERNATIONALISATION DES MARCHÉS

Résumons brièvement les résultats auxquels nous sommes parvenus, concernant l'internationalisation de la seconde sphère de circulation. La conversion de la marchandise en argent comporte la circulation de la plus-value et détermine par conséquent la possibilité ultérieure pour le capital d'élargir son procès de mise en valeur. Pour ce faire on a vu que le cycle du capital entrait dans la circulation générale des marchandises. La question ici est donc de créer les conditions d'une expansion des marchés. L'internationalisation de cette sphère est la création des réseaux de circulation les plus étendus et les plus développés possibles, dont l'extension et la diversification ne peut jamais connaître de trêve sous peine de bloquer le

M. Aglietto. : Problématique de la valeur

279

procès d'ensemble de reproduction du capital. Cette forme d'internationalisation a existé dès l'origine du capitalisme, c'est à elle que s'attache l'observation du commerce international. C'est la première forme de liaison internationale des activités économiques, de progression de la division économique du travail. Il suffit qu'un produit du travail ait la forme marchandise, donc puisse s'échanger équivalent contre équivalent, pour qu'il entre dans le cycle d'un capital et que le capital-marchandise entre, non comme capital mais comme marchandise, dans un mode de production et de consommation étranger au capitalisme. Cependant, le commerce international change de caractère lorsque l'internationalisation de l'acte A — T devient prédominante et que le salariat se développe universellement. D'une part, il y a création de marchés de consommation de masse dans des pays où le capitalisme était déjà avancé dans les sections de biens de production mais où la reproduction de la force de travail par la chaîne T — A — M (achat par les travailleurs de biens de consommation avec l'argent reçu en contrepartie de la vente de leur force de travail) se faisait encore largement grâce à la petite production marchande. D'autre part, il y a possibilité d'une séparation très grande entre les lieux de production et les lieux de la consommation de masse. La convergence de ces deux tendances conduit à une extension spectaculaire et à une transformation de la nature des réseaux de circulation internationale des marchandises. Cette transformation provoque des investissements commerciaux massifs qui donnent des positions internationalement dominantes aux capitaux susceptibles de les réaliser. Enfin ce changement des modes de consommation est orienté et intensifié par l'internationalisation des conditions de production dominantes qui, après la deuxième guerre mondiale, ont été celles des États-Unis. Cette tendance est la base du contrôle exercé par les capitaux américains sur les marchés de biens et services et sur les marchés financiers internationaux. Mais si l'établissement et la consolidation de fractions de capital dans la circulation sont les produits d'une longue suprématie industrielle, ce ne sont pas de simples résultantes. Une fois établie, leur prédominance sur la circulation internationale est durable. C'est que ces fractions sont autonomes ; elles peuvent se détacher des connexions industrielles qui les ont fait naître. N'intervenant que dans la conversion entre capital-marchandise et capital-argent, ces fractions de capital

28o

Expansion internationale des capitaux

sont très mobiles ; elles peuvent donc se greffer sur des sources de profit nouvelles avec une grande rapidité. L'exemple le plus spectaculaire est la puissance encore impressionnante du capital financier britannique malgré l'affaiblissement considérable, eu égard à d'autres pays, des performances de l'industrie britannique. Ajoutons maintenant quelques précisions sur les fractions de capital qui se mettent en valeur dans la circulation internationale : d'une part le commerce international des marchandises, d'autre part le crédit international lié à la réalisation de la valeur d'échange des marchandises. Ces explications mettront en évidence le rôle international de la monnaie dominante et permettront de saisir la nature de l'hégémonie du capital financier. i. Internationalisation des échanges de marchandises Les indications théoriques données ci-dessus sur le capital commercial ont montré qu'il était l'agent d'un élargissement de l'espace économique de circulation des marchandises et créait les marchés adaptés à l'internationalisation des conditions de production dominantes, source de profits croissants et d'accumulation rapide de ces profits. Le capital commercial opérant à l'échelle internationale n'est pas seulement le véhicule d'un accroissement quantitatif rapide du commerce international, il en modifie également la structure d'un double point de vue : d'une part il intensifie les flux commerciaux entre les pays et les zones économiques pour lesquels la tendance à l'égalisation des conditions de production est la plus rapide ; d'autre part, il polarise les échanges sur les catégories de marchandises dont la vente traduit la mise en valeur des capitaux placés dans les conditions de production internationalement dominantes. Le contrôle des flux commerciaux en expansion est donc un indicateur de la lutte concurrentielle des capitaux. Les capitaux détenteurs des conditions de production socialement dominantes cherchent à les étendre et pour ce faire opèrent la mise en communication de réseaux de circulation préalablement disjoints dans leurs espaces nationaux ou dans des zones économiques restreintes. Mais la transformation de ces conditions, dans la mesure où elle ne peut plus être contrôlée par les mêmes groupes de capitaux fait surgir d'autres pôles susceptibles de créer des processus de production directeurs, engendre une contre-tendance qui

M. Aglietta : Problématique de la valeur

281

est la formation de blocs commerciaux. Si la puissance capitaliste dominante a pu, pendant la période où son hégémonie était totale, établir des organes commerciaux et bancaires suffisamment autonomes et contrôlant la majeure partie de la circulation internationale des marchandises, elle peut limiter les conséquences de son déclin industriel relatif par une participation accrue de ses fractions commerciales et bancaires à la commercialisation internationale des nouvelles marchandises à fort profit unitaire et au financement international de l'accumulation dans les nouvelles branches en expansion rapide. D'ailleurs la constitution des blocs commerciaux n'est en aucune manière un retour au fractionnement antérieur des échanges de marchandises. Ce ne peut pas être non plus le retour à la coexistence d'empires économiques dont la cohésion était maintenue par un contrôle politique et militaire direct sur les pays dépendants. L'érosion de l'empire américain n'aura pas pour conséquence la résurgence d'autres empires. En effet, la mise en valeur du capital doit de plus en plus s'accomplir sous sa forme intensive, c'est-à-dire par le bouleversement du mode de production à l'échelle mondiale. Cette exigence est d'autant plus forte que dans les autres puissances capitalistes le mode de production capitaliste a été étendu à tous les domaines de l'activité sociale, et que par conséquent ces puissances se rapprochent de la maturité des États-Unis. La tendance principale est donc l'unification du marché mondial. Mais ce marché mondial n'est pas une vaste nébuleuse. C'est un ensemble structuré de réseaux d'échanges en voie de transformation. La constitution de blocs commerciaux à l'heure actuelle consiste dans la formation de fractions de capital centralisées, à la fois commerciales et bancaires, d'une taille et d'une organisation les rendant aptes à lutter pour la réalisation de la plus grande part possible de la valeur d'échange sur le marché mondial, c'est-à-dire pour l'accaparement de la plus grande part possible de profit créé dans la production dans les lieux les plus divers du monde capitaliste. Au sein de cette lutte concurrentielle, un retour à la cartellisation n'est pas exclu. Mais il devrait être fragile et limité à des types particuliers de branches, comme nous le verrons en étudiant l'internationalisation de la production. Les tendances à l'œuvre sur le marché mondial sont perceptibles dans l'évolution des échanges internationaux de marchandises au cours de la décennie 1960-1970. Selon les statistiques

282

Expansion internationale des capitaux

de l'OCDE le commerce mondial s'est accru nettement plus vite que la production industrielle mondiale et l'écart s'est fortement accru dans la seconde moitié de la décennie. De tous les flux globaux considérés dans le tableau ci-dessous, ce sont les exportations des pays développés et celles concernant les produits manufacturés qui se sont le plus accrues.

T a u x de croissance annuel des exportations

Années

totales

Pays développés

1960-1970 1960-1965 1965-1970

9-4 7.8 11.i

10.i 8.4 11.8

Pays sousdéveloppés

7-1 6.0 8-3

T a u x de croissance annuel de la producProduits Produits tion indusmanu" de base trielle facturés mondiale 6-5 5-3 7.8

11.6 9-9 133

5-8 6.2 5-4

La concentration géographique est grande et croissante puisque trois espaces économiques (la CEE élargie, les ÉtatsUnis, le Japon) réalisent plus de 50 % du commerce international tant à l'exportation qu'à l'importation. C'est ce que montre le tableau ci-dessous qui donne l'importance respective de ces zones en pourcentage du commerce mondial. Il fait apparaître également le déclin relatif des États-Unis.

Années

CEE + 4

E.U.

Japon

Ensemble des 3 zones

EXPORTATIONS i960 1970

33.4 36.8

16.0 13.7

3.2 6.2

52.6 56.7

IMPORTATIONS i960 1970

34.1 36.6

il.i 12.i

3.3 5.8

48.5 54.5

M. Aglietto, : Problématique de la valeur

283

Cette concentration globale masque elle-même des réseaux d'échange denses où se concentre la majeure partie des flux commerciaux. Si l'on considère les montants des flux commerciaux pour les produits manufacturés finis, la considération des volumes d'échange permet de classer les principaux réseaux qu'emprunte la circulation internationale. De plus ces marchandises sont celles pour lesquelles la croissance des marchés est la plus forte et qui ont les valeurs d'échange unitaires les plus élevées. Le flux international de marchandises le plus élevé du monde est constitué par les ventes des ÉtatsUnis vers le Canada. Puis viennent dans l'ordre les ventes du Canada vers les États-Unis, de l'Allemagne vers le reste de la CEE, des États-Unis vers la CEE, de la CEE vers les États-Unis, du Japon vers les États-Unis. La concentration du commerce international par grandes catégories de marchandises en faveur des produits dits « élaborés » progresse dans la plupart des pays capitalistes. Ce mouvement général traduit l'égalisation des conditions de production dans les principales métropoles capitalistes. Il

Compositions par grandes catégories de produits du commerce des principaux pays (en % ) Pays i960

1970

ProProduits duits non éla- Produits de base borés élaborés

Produits de

base

Produits n o n éla_

borés

Produits élaborés

EXPORTATIONS États-Unis Royaume-Uni France Allemagne Japon

35 15 26 il il

22 33 41 34 62

43 52 33 55 27

31 15 23 10 6

18 34 34 31 47

51 51 43 59 47

IMPORTATIONS États-Unis Royaume-Uni France Allemagne Japon

57 68 62 56 78

30 21

13 il

19 30

19 14 15

7

35 49 37 42 70

33 28 37 33 13

32 23 33 25 17

284

Expansion internationale des capitaux

traduit également l'exacerbation de la concurrence. La concentration des capitaux sur les branches qui sont motrices dans la transformation des conditions de production les rend de plus en plus dépendants du marché mondial pour leur mise en valeur. Cette dépendance commune et polarisée dans le même sens, fait que tous veulent exporter davantage, tout en sauvegardant les positions acquises. Dans une telle situation les échanges peuvent être très instables. Toute transformation des conditions de production (non seulement locales dans les branches ; mais également générales, se traduisent par des changements dans les rapports d'équivalence entre les monnaies) peut donner un avantage à certains centres capitalistes au détriment des autres sur une vaste gamme de flux commerciaux et provoquer des modifications brutales et massives dans les échanges. C'est ainsi que la seconde partie des années i960 a vu une dégradation des positions commerciales des États-Unis et surtout de la Grande-Bretagne, un affermissement de la R F A et une percée spectaculaire du Japon. Ces évolutions ne doivent pas masquer le fait d'une concentration des capitaux dominants sur les branches productrices de biens d'équipement dont le rôle est le plus décisif dans la nouvelle division économique du travail. Pour des raisons que nous évoquerons dans la deuxième partie de cet article, les États-Unis et l'Allemagne fédérale sont les pays qui ont les systèmes industriels les plus flexibles et qui ont l'initiative dans ce qui est en amont de la production de marchandises, c'est-à-dire dans la production des nouvelles normes de production. C'est pourquoi ce sont les pays dont les positions concurrentielles sont les plus fortes dans les branches de pointe productrices de biens d'équipement complexes ou spécialisés. Si l'on mesure la position concurrentielle pour une catégorie de marchandises par la part dans les exportations de l'OCDE pour cette catégorie, on trouve les États-Unis largement en tête en 1970 pour les catégories suivantes : construction aéronautique, machine de bureau, machines spécialisées pour le B.T.P. et les industries minières, ordinateurs et machines à calculer, machines agricoles, machines génératrices non électriques, matériel de télécommunication. Dans la plupart de ces branches la domination du capital américain est beaucoup plus forte que ne l'indiquent les flux commerciaux, parce que les firmes multinationales à direction américaine sont puissamment implantées dans les pays

M. Aglietta : Problématique de la valeur

285

concurrents dans lesquels leurs filiales ont une part substantielle des marchés. Les entreprises américaines et allemandes se livrent une concurrence acharnée dans les branches productrices d'instruments de précision (appareils médicaux, instruments scientifiques et de contrôle) et dans la chimie fine, la supériorité américaine étant sérieusement mise en cause. La domination allemande s'exerce dans les autres branches des industries mécaniques et électriques (matériel de transport par terre, machines électriques, machines-outils, articles en métal) ainsi que dans les matières plastiques et les industries pharmaceutiques. Le Japon domine largement les marchés mondiaux pour les biens durables de consommation d'origine électrique et électronique, pour la construction navale et a gagné la première place pour les textiles synthétiques.

J E A N COUSSY

l'égalité des ressources et des emplois en économie ouverte : analyse comptable et interprétation économique*

Toutes les analyses post-keynesiennes de l'équilibre extérieur ont, à partir de l'équation fondamentale des emplois et des ressources, convenu qu'on pouvait écrire l'égalité M — X = I —S1. Cette égalité permettait d'étudier l'équilibre des flux financiers et des flux réels dans une économie ouverte. Elle permettait, notamment en cas de déséquilibre extérieur, de faire une étude quantitative intégrée des transferts internationaux de capitaux et des déséquilibres internes. Il n'est pas étonnant, de ce fait, que l'égalitéM — X = I — S ait été utilisée dans l'étude du déficit extérieur des pays non industrialisés : la relation entre les déséquilibres internes et les déséquilibres externes des pays emprunteurs2 était repérée depuis l'analyse des mouvements internationaux de capitaux du x i x e siècle3 et il était tout à fait logique qu'elle se reflète dans les analyses comptables des transferts actuels de capitaux à destination des économies périphériques. Curieusement, cependant, l'utilisation de l'équation M — X = I — S n'a pas été immédiate dans la littérature sur 1' « aide »4. Les estimations du volume de 1' « aide » — et plus encore les estimations des besoins d ' « aide » — ont même assez souvent, à l'origine, été effectuées soit en partant de la différence entre l'épargne et l'investissement, soit en partant de la différence entre les exportations et les importations 6 . E t il a fallu des rappels explicites6 et des constructions nouvelles 7 pour que soient abandonnées ces recherches dispersées et pour que s'impose l'idée qu'il est nécessaire, dans toutes * Extrait de « Histoire d'un modèle : genèse, structure et langage du modèle des deux déficits ». Thèse, Paris, 1973.

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les discussions sur l'aide, de tenir compte des relations entre ces déséquilibres. A partir des travaux de Chenery, en particulier, s'impose l'idée que les besoins d' « aide » d'un pays pauvre peuvent être calculés à partir de ses besoins internes (mesurés par I — S) ou à partir de ses besoins externes (mesurés par M —X). Pour montrer la symétrie des deux modes de calcul, il a été convenu d'appeler I — S le déficit d'épargne et M — X le déficit de devises (ou déficit extérieur). Ainsi est né ce qu'on a appelé le modèle des deux déficits. Sur la base des définitions précédentes, il a semblé facile de poser que l'on a toujours une égalité ex post du déficit d'épargne et du déficit de devises (quelle que soit la valeur ex ante de ces deux déficits)8. L'affirmation d'une égalité ex post des deux déficits ne constituait donc, à première vue, qu'une utilisation opportune et même, semblait-il, inévitable d'une équation connue et admise de tous. Cette utilisation s'est d'ailleurs immédiatement révélée fructueuse et elle a incontestablement permis à la mesure et à la théorie de l'aide de faire des progrès importants. Ces progrès ont même été beaucoup plus importants qu'il n'est aujourd'hui admis (du fait d'un oubli fréquent des imperfections passées des analyses de l'aide). Il semble bien cependant que ces progrès statistiques et théoriques n'ont été obtenus que grâce à un certain nombre de choix terminologiques arbitraires et inconscients : ce qui a été présenté comme une égalité ex post du déficit d'épargne et du déficit de devises ne semble avoir été obtenu que grâce à un certain nombre de glissements sémantiques que l'on peut observer dans les commentaires du modèle des deux déficits (et qui étaient d'ailleurs perceptibles dans les différentes analyses des déséquilibres internes et externes écrites depuis Keynes). Précisons tout de suite qu'un tel dévoilement des glissements sémantiques qui ont permis de poser une égalité ex post des deux déficits n'implique évidemment en soi ni une mise en doute de la valeur opératoire du modèle des deux déficits, ni même, nous le verrons, une infirmation de ses postulats fondamentaux. Mais un tel dévoilement peut permettre de comprendre comment cette valeur opératoire a été obtenue et par quelles techniques à demi conscientes le sens de l'égalité 10

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fondamentale a été infléchi pour lui permettre précisément de remplir les fonctions qui lui étaient demandées. En d'autres termes, il nous semble qu'on peut montrer comment une identité comptable apparemment incontestée et certainement opérationnelle (comme on le verra au § A) n'a été obtenue que par l'emploi d'une terminologie très particulière et parfois ambiguë (ce que nous essaierons de cerner au § B). Un retour en arrière sur les analyses keynesiennes et post-keynesiennes montre d'ailleurs que la signification de l'égalité ex post a toujours été mouvante et ambiguë (§ C) et qu'elle a impliqué des choix sur ce qu'il est important de dévoiler et sur ce qu'il est possible de négliger à un moment donné (choix que nous préciserons au § D). Ainsi espérons-nous pouvoir montrer comment la rigidité apparente des identités comptables et la constance apparente de leur présentation dans des modèles successifs n'excluent nullement une certaine liberté et une certaine variabilité de leurs interprétations économiques. Tout constructeur de modèle qui utilise une identité comptable doit constamment traduire cette identité dans la langue naturelle, et il se trouve, de ce fait, devant toutes les contraintes mais aussi toutes les libertés du travail de traducteur. Ces libertés ne sont certes souvent guère perçues par ceux qui en disposent mais elles peuvent néanmoins leur permettre d'infléchir, parfois inconsciemment, la signification des identités comptables en fonction des préoccupations opérationnelles et de la demande sociale du moment.

A.

L'ABSENCE GÉNÉRALE DE CRITIQUE A L'ÉGARD DE L'ÉGALITÉ EX POST DES DEUX DÉFICITS

L'affirmation d'une égalité ex post entre le déficit d'épargne et le déficit de devises ne semble avoir été explicitement mise en doute ni lors de l'élaboration du modèle des deux déficits ni lors de sa diffusion : alors que l'opportunité d'utiliser l'ensemble des instruments macro-économiques dans les pays pauvres a été fréquemment contestée (et alors que l'inégalité des deux déficits ex ante a été vivement controversée), tout s'est passé comme si, une fois admise l'opportunité d'employer la macro-économie, il ne pouvait être contesté que cet emploi contraignait à accepter l'idée de l'égalité ex post des deux déficits.

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Cette acceptation sans discussion semble due à de multiples causes convergentes : 1. L'antériorité de la démonstration de M — X = I — S sur les modèles d'estimation de besoins d'aide L'égalité de M — X et de I — S était d'ailleurs, nous l'avons dit, déjà un lieu commun de tous les manuels avant l'apparition du modèle des deux déficits. Seul l'emploi des mots de déficit d'épargne et de déficit de devises pour désigner I — S et M — X était une novation. E t encore ces mots paraissaient-ils suffisamment anodins pour ne pas exiger de justifications particulières tant que l'on restait au niveau des sous-modèles qui n'étudiaient qu'un seul des deux déficits 9 . E t il n'a été que trop facile, par la suite, de conserver ces dénominations lorsque l'étude conjointe des deux déficits a commencé, comme on v a le voir, à faire de ce vocabulaire le véhicule d'hypothèses opératoires ou normatives. 2. La correction syntaxique évidente de la démonstration L'égalité ex post du déficit d'épargne et du déficit de devises a été d'autant plus facilement admise que, par sa simplicité et sa brièveté, la démonstration de cette égalité dévoilait immédiatement la correction de sa propre syntaxe. On sait en effet que cette égalité résultait seulement du rapprochement de deux équations : Y + M = C + I + X Y = C + S

(1) (2)

dont on tirait M — X = I — S

(3)

Aussi n'est-il pas rare de voir chaque utilisateur du modèle des deux déficits présenter brièvement la syntaxe de la démonstration pour conclure tout aussi rapidement à son caractère incontestable, cet examen de la syntaxe détournant, par sa simplicité même, de toute interrogation sur le contenu sémantique.

2Q0

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3. L'utilité pratique et pédagogique de l'égalité ex post entre le déficit d'épargne et le déficit de devises L'affirmation d'une égalité ex post entre les deux déficits n'apparaissait pas seulement comme syntaxiquement correcte mais aussi comme pratiquement et pédagogiquement fonctionnelle10. a) L'égalité ex post permettait d'abord une confrontation statistique entre les estimations de 1' « aide » qui avaient été effectuées jusqu'alors en tenant compte d'un seul déficit. Et ce fut effectivement le premier objectif du rappel des équations keynesiennes que d'assurer la cohérence des projections11. Cette confrontation statistique a effectivement assuré progressivement une harmonisation des résultats, puis par rétroaction, une harmonisation des méthodes statistiques utilisées. Quel que soit le moment où est introduite l'égalité ex post (qui sert soit d'instrument direct de calcul d'une variable mal connue telle que l'épargne, soit d'information supplémentaire permettant de procéder à des itérations successives etc.) elle fait désormais partie de tous les calculs sur 1' « aide ». b) En second lieu l'égalité ex post entre les deux déficits a permis d'employer une statique comparative qui rendait compte des effets indirects de l'aide. Ainsi ont pu être calculés des effets de multiplication de l'aide extérieure, habilement dénommés « productivité de l'aide m12. Les effets sur l'équilibre interne et les effets sur l'équilibre extérieur étaient calculés désormais par des méthodes symétriques et complémentaires qui ont permis d'intégrer des recherches restées jusqu'alors dispersées et mal coordonnées. L'approche macro-économique et simultanée de l'équilibre interne et de l'équilibre externe a permis, en particulier, de tenir compte de la totalité des besoins de financement extérieur d'un projet. Contraignant à n'oublier ni les goulots d'étranglement internes ni les goulots du commerce extérieur, elle a permis de compléter les études antérieures des aides au « projet » et de préparer des « aides au programme » (ce qui était l'option explicite des créateurs du modèle des deux déficits). De même l'approche macro-économique a interdit à quiconque voulait définir les effets de l'aide de s'arrêter à l'affectation primaire de l'aide ou à la nature juridique (publique

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ou privée) de ses canaux de transmission. Elle a contraint ainsi à éviter aussi bien la misplaced concreteness de certaines présentations antérieures de l'aide que l'habitude assez fréquente d'oublier l'analyse keynesienne dans l'analyse de l'aide aux pouvoirs publics (et notamment l'habitude d'évaluer l'aide sur la base du déficit des finances publiques qu'elle permettait de financer, c'est-à-dire sans tenir compte du fait que l'aide aurait pu être remplacée par un déficit systématique financé par des ressources internes), c) Enfin l'affirmation d'une égalité ex post des deux déficits a permis, et ce fut peut-être en définitive sa fonction opératoire la plus importante, de rappeler constamment que la couverture des besoins de capitaux et la couverture des besoins de devises ne sont que les deux aspects d'un même processus. Ceci a permis, après, il est vrai, certaines simplifications un peu abusives13, de présenter l'action de 1' « aide » sur l'équilibre interne, et son action sur l'équilibre externe, comme des effets qui ne doivent évidemment pas être confondus mais qui ne doivent pas non plus être purement et simplement additionnés. Cette comptabilisation intégrée des effets de l'aide permettait notamment de dépasser certaines utilisations imprudentes du multiplicateur keynesien qui, en empruntant à la logique des pays développés et en introduisant ponctuellement des caractéristiques des pays pauvres, se heurtaient, dès qu'ils tentaient d'intégrer les problèmes externes et internes, à des contradictions insurmontables (telles que l'insertion des exportations au multiplicande et de l'aide au multiplicateur, la comptabilisation des importations induites par la hausse du PIB comme autant de « fuites » dont on oubliait qu'elles étaient le but même de l'aide etc.). 4. La conformité de la terminologie du modèle aux objectifs assignés à l'aide extérieure Enfin, et peut-être surtout, l'idée d'une égalisation des deux déficits au niveau du transfert de ressources de l'extérieur était parfaitement conforme aux normes que les organismes d'aide (et tout particulièrement l'USAID) voulaient faire respecter — tout au moins au niveau du discours — dans le financement extérieur des pays non industrialisés.

2Ç2

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En impliquant, grâce à l'égalité ex post, que tout financement du déficit extérieur a pour effet de financer le déficit d'épargne, et en semblant impliquer que toute « aide » finançait un investissement, l'emploi du langage keynesien semblait en effet en accord total avec les affirmations normatives qui étaient alors faites sur le rôle à assigner à 1' « aide » extérieure : celle-ci était considérée comme devant servir à l'investissement et non à l'accroissement de la consommation. L'emploi de la formulation keynesienne se trouvait donc spontanément en harmonie avec la volonté de faire du financement extérieur un instrument de développement et non un moyen de redistribution internationale du revenu mondial. Cette volonté était, on le sait, celle de la plupart des modèles d'estimation des besoins d'aide et notamment de tous les modèles qui, dans les années i960, ont assigné à l'aide internationale la fonction d'assurer, dans un délai minimum, le démarrage de croissances auto-entretenues. On se trouvait donc ici devant un cas, sans doute assez rare, de cohérence apparente d'un objectif et d'une comptabilité qui n'avait pas été conçue à l'origine pour cet objectif. Une telle convergence entre un choix de politique économique assez répandu (aussi bien dans les pays exportateurs de capitaux que dans les pays importateurs de capitaux) et une comptabilité diffusée par tous les manuels ne pouvait évidemment qu'entraîner leur renforcement mutuel. D'une part la comptabilité d'inspiration keynesienne y a reçu une nouvelle justification ; on y a vu une confirmation de ce que ce simple rappel tautologique présentait une réelle valeur opérationnelle ; et on semble même avoir cru, ce qui est plus paradoxal, que cette valeur opérationnelle était indépendante des problèmes en cause. Réciproquement, les modèles normatifs d'affectation de l'aide aux investissements ont reçu de la terminologie keynesienne des instruments d'analyse qui en assuraient la cohérence apparente ; ces instruments d'analyse transformaient ces modèles explicitement normatifs en modèles implicitement normatifs, ce qui en facilite toujours la diffusion. Enfin, celle-ci était incontestablement préparée par l'accoutumance de la plupart des experts à la macro-économie. Une telle consolidation réciproque d'un choix politique nouveau et d'une terminologie préexistante avait cependant quelque chose de paradoxal qui aurait dû attirer l'attention. Peut-être aurait-on pu alors préciser qu'une telle conver-

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gence n'avait pu se produire que parce que les mots utilisés avaient progressivement revêtu une signification assez particulière. B.

LES

GLISSEMENTS

SÉMANTIQUES

NÉCESSAIRES A L'AFFIRMATION

D ' U N E ÉGALITÉ E X

POST

Il semble bien, en effet, que, malgré sa diffusion, l'idée d'une égalité ex post du déficit d'épargne et du déficit de devises implique soit une incohérence du système d'équations dont elle a été tirée soit l'emploi d'une terminologie trop précise pour pouvoir être respectée dans les commentaires rapides du modèle. Pour le percevoir, le mieux est, sans doute, de revenir à l'origine même de cette égalité dans la doctrine keynesienne. 1. La signification initiale des égalités keynesiennes et son oubli inconscient par le modèle des deux déficits On rappellera tout d'abord que, en économie close, les traits essentiels de l'analyse keynesienne, et en particulier, l'égalité I = S étaient obtenus par le rapprochement de l'équation de la formation du revenu global par la dépense effective Y = C + 1 (2) et de l'équation de l'emploi de ce revenu Y = C + S (1). Ce rapprochement était possible parce que Y avait la même valeur dans les deux équations puisqu'il représentait trois variables qui étaient, par définition, égales chez Keynes : le produit, le revenu et le pouvoir d'achat (trilogie dont on a tiré la fameuse triple optique des comptes nationaux). Il a pu sembler naturel d'utiliser les deux mêmes équations à la description d'une économie ouverte en se bornant à substituer à l'équation (1) une équation plus complète des ressources et des emplois Y = C + I — M - f X (1 bis). Et, nous l'avons vu, il a semblé tout aussi naturel de rapprocher cette dernière équation de la seconde équation keynesienne Y = C + S pour obtenir l'équation M — X = I — S (3) que l'on peut donc considérer comme l'équivalent, en économie ouverte, de l'égalité de l'épargne et de l'investissement en économie close. On doit bien prendre garde cependant à ce que le symbole Y utilisé dans l'équation (1 bis) n'est plus comme dans (1) le pouvoir d'achat qui est à la disposition des nationaux mais

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seulement le produit de l'activité interne. Or, le pouvoir d'achat d'une nation et le produit de son activité interne sont différents dans une économie bénéficiant d'un financement extérieur. C'est même parce qu'il y a, ou pour qu'il y ait, discordance entre les deux agrégats qu'il y a déficit externe financé par l'étranger (si l'on avait toujours Y = C + S et I = S on aurait toujours M = X). Il semble donc que, pour garder la cohérence du système d'équations, on aurait dû récrire l'équation (2) en tenant compte de ce que le pouvoir d'achat des nationaux n'est plus égal à Y. Ainsi aurait-on pu trouver une équation (2 bis) Y - f - M —- X = C 4- S. Celle-ci aurait constitué avec l'équation (1 bis) un nouveau système d'équations cohérent puisque le symbole Y aurait bien eu la même signification dans les deux équations. Il va de soi qu'avec de telles modifications, le rapprochement des deux équations n'aurait permis (comme c'était déjà son rôle en économie close) que de retrouver l'identité tautologique de l'épargne et de l'investissement14. En négligeant de modifier l'équation (2) et en la conservant sous sa forme originelle (Y = C + S) on a, à l'inverse, échappé à la répétition de la tautologie keynesienne et obtenu une relation qui semblait apporter une information nouvelle : l'égalité du déficit d'épargne et du déficit extérieur était un phénomène rien moins qu'évident, et il pouvait sembler particulièrement stimulant de tirer une telle information d'un système d'équations bien connu. 2. L'alternative entre l'incohérence du modèle et la modification du sens des symboles algébriques Il faut bien constater, malheureusement, que l'information nouvelle et paradoxale que constituait l'égalité du déficit d'épargne et du déficit extérieur n'avait pu être obtenue qu'en portant atteinte à la cohérence du système d'équations ou en modifiant profondément la signification de l'ensemble des symboles algébriques utilisés dans le modèle. Deux cas sont en effet possibles : — ou bien l'on conserve à Y sa signification originelle dans l'équation (2) et alors, nous l'avons dit, Y n'a plus la même signification dans l'équation (2) et l'équation (1 bis). Il est alors absurde de considérer (2) et (1 bis) comme un système

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d'équations (puisqu'elles ne traitent plus des mêmes variables) et on est dans l'impossibilité d'écrire l'équation (3) puisque celleci ne peut exister que si (2) et (1 bis) sont des relations entre des variables identiques. Il n'y aurait pas de sens, dans ce cas, à parler d'une égalité entre déficit d'épargne et déficit externe ; — ou bien l'on donne à Y la même signification dans l'ensemble des équations (celle du Produit National Brut) et l'on se retrouve devant un système cohérent d'équations dont on peut légitimement tirer l'équation (3) M — X = I — S. Mais ceci ne peut être obtenu qu'en modifiant la signification de l'ensemble des symboles algébriques du modèle. On sera alors amené à reconstruire une tautologie comptable dont le sens sera très particulier et beaucoup moins stimulant pour l'analyse. Dans ce cas, en effet, l'équation (2), Y = C + S, ne donne plus les emplois du pouvoir d'achat disponible mais les emplois du seul produit national (ce qui est, rappelons-le, la nouvelle signification de Y) ; C et S ne représentent donc plus la consommation et l'épargne effectuées par le pays mais la consommation et l'épargne financées par le pays lui-même15. Et si l'on considère maintenant l'équation (1 bis), que l'on peut écrire Y + (M — X) = C 4- I, le symbole I désigne désormais, en raison de la définition très particulière de C, le seul emploi des ressources disponibles qui ne soit pas nécessairement un emploi de ressources nationales. Et il en découle que, en cas de déficit extérieur, la totalité de celui-ci sera affectée au financement de l'investissement. Celui-ci sera donc bien la somme de l'épargne interne et du déficit extérieur, comme veut le démontrer l'affirmation d'une égalité ex post des deux déficits. 3. Les conséquences terminologiques de la volonté d'égaliser les deux déficits ex post On voit bien cependant combien le rétablissement de la cohérence du système d'équations, nécessaire pour démontrer une égalité des deux déficits18, imposait de donner aux symboles algébriques du modèle des définitions complexes et éloignées du sens courant. Dans ce cadre, en effet, le terme de consommation ne représentait plus, on l'a dit, que la consommation financée par les nationaux ; le terme d'épargne ne représentait que l'épargne financée par les nationaux ; par contre le terme d'investissement désignait au moins la totalité de l'investis-

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sement. Grâce à ces définitions, le déficit d'épargne signifiait la différence entre le total de l'investissement et l'épargne financée par le pays (le déficit de devises signifiant toujours le déficit de devises financé par l'extérieur). Allons plus loin : puisque le financement extérieur d'importations de biens de consommation ne se traduit 17 ni par une hausse de Y (selon sa définition restreinte de PNB), ni par une hausse de C, il ne peut qu'entraîner une hausse de I. Le symbole I se trouve donc englober, par construction, à la fois des investissements et la part des importations de biens de consommation financées par l'extérieur. On devra, même pour décrire une telle situation (financement externe d'importations de consommation) parler d'un accroissement du déficit d'épargne alors que, par hypothèse, on n'a enregistré de variations ni de l'épargne, ni de l'investissement au sens usuel18. La cohérence du système d'équations et l'égalité des deux déficits ex post qu'on en a tirée ne peuvent donc, on le voit, être respectées qu'au prix d'une complexité croissante de leur traduction dans un langage autre que celui des symboles algébriques. 4. Les difficultés de traduction entre le langage mathématique du modèle et le langage de son commentaire Bien que le phénomèe n'ait jusqu'à présent guère été étudié dans ses aspects linguistiques, il n'est sans doute pas besoin de démontrer que tout modèle économique requiert l'usage simultané d'au moins deux langages différents : le langage mathématique (représenté ici par le système d'équations) et un langage que, faute de mieux, nous proposerons d'appeler le « langage du commentaire »19. Tout modèle économique repose même sur un va-et-vient continu entre les deux langages, va-et-vient qui présente toutes les difficultés spécifiques d'une traduction entre deux langages possédant leurs vocabulaires spécifiques, leurs dangers spécifiques de polysémie, leurs propres règles de cohérence etc. Le problème de l'égalité ex post nous semble bien illustrer un cas typique de tension entre les deux langages : en effet, dès lors que le modèle des deux déficits rendait particulièrement complexe la signification économique des symboles algébriques utilisés, il était conduit à imposer au langage du commentaire des « tournures » d'autant plus sophistiquées

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que le langage mathématique apparaissait plus simple ; en particulier chaque substantif usuel (revenu, épargne, consommation, investissement etc.) qui était utilisé dans le commentaire aurait dû, pour conserver au texte sa cohérence, se transformer en expressions de plus en plus longues et de moins en moins intelligibles (le symbole C, par exemple, désignerait « la consommation de produits nationaux financés par les revenus internes », le symbole I désignerait « la somme des investissements totaux et des consommations financées par l'extérieur » etc.). Il va de soi que, ne serait-ce que pour des raisons de concision, cette rigueur terminologique n'a pratiquement jamais été respectée et que les mots usuels de consommation, d'épargne, d'investissement ont été souvent utilisés sans autre précision. Peu d'attention semble, en fait, avoir été portée aux glissements sémantiques qui avaient modifié le sens des mots les plus usuels et le modèle semble bien s'être diffusé sans même que soient définis les dangers de confusion qu'ils pouvaient créer. Ainsi, quelle que soit la rigueur avec laquelle on avait, dans le cadre du langage mathématique, assuré la cohérence du système d'équations, on s'est borné le plus souvent à en faire le commentaire avec des mots usuels. Ces derniers en sont venus à prendre des significations très particulières sans que celles-ci soient indiquées et sans qu'il soit possible de toujours respecter ni même, le plus souvent, de préciser les précautions nécessaires. Il n'était, en tous les cas, nulle part précisé que si ces mots étaient pris dans leurs sens traditionnels la cohérence du modèle serait détruite et le modèle perdrait toute raison d'être. Tout à l'inverse (et comme il est fréquent dans la diffusion de modèles), la cohérence du langage mathématique a même souvent été considérée, sans autre réflexion, comme assurant la cohérence du commentaire (au moment même où les deux cohérences s'avéraient, sinon incompatibles, du moins difficiles à assurer simultanément). 5. La productivité des erreurs de traduction dans le langage du commentaire E n définitive, il n'est sans doute pas exagéré de traiter les affirmations sur l'égalité ex post des deux déficits comme le résultat paradoxal et stimulant d'une erreur de traduction dans le langage du commentaire.

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Expansion internationale des capitaux

Il est certain, en tous les cas, qu'une traduction exacte de la significcation de la démonstration mathématique n'aurait permis que l'établissement de relations d'égalité entre des expressions trop complexes pour être utilisables ; il n'en serait résulté, en toute analyse, que l'expression de tautologies trop obscures pour être stimulantes et trop proches de l'équation fondamentale de Keynes pour dévoiler des phénomènes inaperçus. Grâce à la traduction concise, mais inexacte, de relations bien simples, on a pu, en semblant traduire les conclusions d'un traitement mathématique, mettre à jour des relations paradoxales, mais intéressantes : l'égalité du déficit d'épargne (entendu comme le financement externe des investissements) et du déficit de devises (entendu comme le financement extérieur du déficit commercial) était un phénomène que ne pouvait pas révéler le simple emploi des équations keynesiennes pour la bonne raison qu'elle n'était pas nécessairement exacte (sauf absence de consommation financée par l'extérieur). Mais une telle traduction des équations du modèle a permis, malgré son impropriété, la naissance d'un modèle qui a, quant à lui, dévoilé beaucoup de phénomènes exacts et importants. Mieux même, on peut voir, par cet exemple, que grâce à cette infidélité de traduction, on a souvent perçu comme autant de relations nouvelles, voire comme autant de conclusions du modèle, ce qui n'était que le fruit des transformations de signification nécessaires pour assurer la cohérence du système d'équations : pour prendre des exemples simples, l'indépendance de la consommation et de l'épargne à l'égard du total des ressources disponibles dans un pays, leur relation privilégiée avec les ressources autres que de dons ou de prêts, l'influence du déficit extérieur sur le seul investissement etc. n'étaient que le fruit de la terminologie très particulière adoptée (et elles auraient même, sans doute, été considérées dans un autre « cadre social »20 comme autant de preuves de la valeur très limitée de cette terminologie) ; elles n'en ont pas moins souvent été traitées (en raison des besoins particuliers des auteurs et des utilisateurs du modèle) comme les résultats intéressants d'une analyse comptable et sans que l'on prenne garde à ce que cette analyse comptable n'avait fait en définitive que répercuter des hypothèses de travail et des hypothèses normatives sur l'emploi du financement extérieur.

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C . LES ANTÉCÉDENTS

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HISTORIQUES

DU TRAITEMENT ASYMÉTRIQUE DE LA CONSOMMATION ET DE L'INVESTISSEMENT

De telles erreurs de traduction n'ont sans doute pu être acceptées sans résistance que parce que les asymétries qu'elles introduisaient entre consommation et investissement s'inscrivaient, en fait, dans une longue tradition. Il en est ainsi, en particulier, de l'asymétrie que nous avons trouvée entre la définition de l'investissement (selon laquelle celui-ci peut être financé par d'autres agents que l'investisseur) et la définition de la consommation (selon laquelle celle-ci ne peut être qu'un emploi de la seule production de l'agent). Cette asymétrie a, en fait, des origines très profondes dans les modèles d'inspiration keynesienne (et même dans une tradition qui remonte sans doute aux premières définitions du revenu) : dans un très grand nombre d'analyses antérieures au modèle des deux déficits, en effet, la consommation avait déjà été traitée comme ne pouvant être accrue que par l'intermédiaire d'une hausse des revenus (et non par des dons ou des prêts) ; presque toujours, le revenu avait été défini comme le fruit d'une activité récurrente excluant dons ou prêts ; et presque toujours, à l'inverse, l'investissement avait été traité comme pouvant être accru par des dons ou des prêts 21 . Il est assez curieux de suivre à cet égard la terminologie keynesienne ou post-keynesienne. 1. La genèse des conventions comptables nécessaires à l'égalité ex post Parce qu'il se proposait d'étudier les phénomènes conjoncturels — et notamment, de donner une représentation claire des effets de multiplication — Keynes avait, on le sait, utilisé une représentation contrastée des différentes dépenses globales en économie close : l'investissement était traité comme un flux autonome indépendant du niveau de revenu (en raison de la célèbre dissociation des investisseurs et des épargnants, dissociation que permet l'existence des prêts et crédits) ; à l'inverse la consommation était traitée comme un flux induit, fonction du revenu (comme si aucune possibilité de crédit à la consommation ne permettait de dissocier les consommateurs des agents qui financent la consommation).

300

Expansion

internationale

des

capitaux

Cette représentation asymétrique n'était sans doute pas une mauvaise approximation du capitalisme de l'entre-deuxguerres où le crédit à la consommation n'était que peu développé. Et elle a permis une définition classique des effets de multiplication qui a pu facilement être complétée dans les textes contemporains par l'insertion d'une certaine part de consommation dans la dépense autonome22. Mais l'asymétrie de cette représentation préparait incontestablement les esprits à admettre que seul l'investissement peut être affecté par un accroissement des emprunts (ou des dons) et que, par contre, la consommation est étroitement dépendante du revenu de l'agent consommateur, revenu qui est, par ailleurs, défini comme un flux renouvelable chaque année (ce que l'on ne peut, ou ne veut, pas postuler de l'aide extérieure)23.

2. La définition et l'articulation des agrégats dans les du multiplicateur keynesien en économie ouverte

analyses

Le traitement de la consommation comme une variable dépendante du seul revenu a été confirmé par la description keynesienne de l'économie ouverte. A l'origine, en effet, l'introduction des échanges extérieurs dans le système keynesien n'avait pour but que de s'interroger sur leurs conséquences conjoncturelles. Or, du point de vue de l'équilibre conjoncturel, un excédent commercial pouvait bien être considéré comme ayant les mêmes conséquences qu'un investissement, comme ayant la même « autonomie » à l'égard du revenu, et comme entraînant, par l'intermédiaire de la consommation, les mêmes effets de multiplication. Aussi, était-il normal, du point de vue du pays exportateur net, de traiter le solde de sa balance comme un supplément d'investissement quelle que soit la nature des exportations et des importations. Et c'est probablement à ce niveau que se comprend le mieux la ventilation des dépenses entre un bloc de variables autonomes (I -f- X — M) et une variable induite (C) ou, alternativement, entre un bloc autonome (I -f- X) et un bloc induit (M -f C). Dans les deux cas, l'excédent commercial n'est pas censé affecter la consommation autrement que par son influence sur le revenu. Et il est considéré comme ayant des effets identiques à l'investissement.

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La volonté de différencier, d'une part, l'investissement et l'excédent commercial et, d'autre part, la consommation s'est particulièrement bien manifestée dans certaines présentations des analyses du multiplicateur, qui ont introduit le solde commercial dans l'investissement externe. Aussi a-t-on pu présenter les dénominations et les articulations suivantes des différents agrégats24 : — décomposition de l'investissement en un investissement domestique (Id) et un investissement à l'étranger (If). On a donc I = Id + If ; •— égalisation de l'investissement à l'étranger au solde commercial : If = X — M ; la consommation n'est donc pas affectée par une hausse ou une baisse du solde commercial. Les variations de celui-ci affectent seulement l'investissement et l'épargne ; — définition de la consommation comme l'achat de biens nationaux de consommation à l'aide du revenu national ; — définition de l'épargne comme la somme de l'investissement domestique et du solde commercial : S = Id + (X — M) ; l'épargne reste, comme en économie close, définie comme une non-consommation et, en raison de la délimitation restrictive de celle-ci, l'épargne peut englober le solde commercial. Afin de mieux étudier le multiplicateur on avait ainsi été amené à des définitions assez peu usuelles de termes usuels et ceci a permis : — d'identifier le solde commercial à un investissement au point de la traiter comme un investissement. La volonté de regrouper les flux en fonction de leurs conséquences sur le problème étudié avait influencé le choix des mots au point de détourner ceux-ci de leur sens premier : on était passé, en posant l'équation If = X — M, de l'affirmation selon laquelle l'excédent a les mêmes effets que l'investissement (si l'on ne s'intéresse qu'à leurs conséquences conjoncturelles) à l'affirmation que l'excédent commercial est un investissement (alors qu'aucune étude antérieure sur les conséquences, autres que conjoncturelles, de ces deux flux n'aurait sans doute cherché à imposer une telle identification) ; — de conserver l'égalité keynesienne de l'économie close : S = Id + If = I.

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Grâce aux hypothèses et définitions retenues on pouvait traiter l'analyse du multiplicateur en restant dans le cadre strict de la logique keynesienne 25 ; — de donner une première définition des relations entre les déséquilibres internes et les déséquilibres externes. On pouvait tirer de I = Id + If et de S = Id + (X — M) l'équation S — Id = X — M Cette équation avait le mérite de préciser ses qualificatifs puisqu'il était bien précisé que Id n'était que l'investissement domestique, c'est-à-dire l'investissement portant sur des biens d'équipement qui restaient utilisés dans le pays. Ces précisions devaient disparaître par la suite lorsque l'accent a été mis de plus en plus sur l'analyse de l'équilibre extérieur et que l'on a choisi d'abandonner la contrainte de l'égalité keynesienne de l'économie close. 3. La définition et l'articulation des agrégats dans les analyses post-keynesiennes de l'équilibre extérieur et du développement E n changeant d'objectif, et en passant de la seule analyse du multiplicateur à l'analyse simultanée de celui-ci et de l'équilibre externe, puis du développement, les conventions comptables ont été progressivement aménagées. Il n'en est que plus intéressant de constater que ces conventions comptables ont toujours cependant maintenu, pour des raisons diverses, une asymétrie entre le traitement de l'investissement et le traitement de la consommation. Deux changements compensatoires ont, par exemple, souvent eu lieu : — d'une part a été abandonné l'emploi systématique du terme d'investissement pour désigner le solde commercial (ce qui aurait pu supprimer l'asymétrie du traitement de I et de C) ; — d'autre part il a été supposé que le solde commercial ne portait que sur des biens d'équipement (ce qui constituait une nouvelle justification à traiter asymétriquement I et C). Compte tenu de ces changements, la définition et l'articulation des différents agrégats se présentaient désormais ainsi :

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— emploi du terme d'investissement pour désigner le seul investissement qui reste dans le pays. Le solde commercial est désormais considéré comme un agrégat spécifique. Dans un pays excédentaire on n'a plus I = Id + If mais seulement I = Id. De même n'a-t-on plus If = M — X et tout se passe comme si If était nul26 ; — maintien de la définition de la consommation comme l'achat de biens de consommation nationaux à l'aide du revenu national. On conserve donc en économie ouverte la définition de la consommation en économie close (ce qui exclut de l'agrégat toute exportation et toute importation de biens de consommation) ; — maintien de la définition de l'épargne comme le solde entre le produit national et la consommation financée par ce produit. Il en résulte que l'épargne (S = Y — C) est égale à la somme de l'investissement domestique (Id devenu I) et de l'excédent commercial S = I + (X — M) ; — apparition, de ce fait, d'une inégalité au niveau national entre I et S, inégalité qui, par définition, résulte de l'existence d'un solde commercial S — I = X — M — exclusion de la consommation de l'excédent extérieur comme du déficit extérieur. Cette équation a évidemment la même structure que l'équation S — Id = X — M. Mais cette isomorphie n'a été obtenue que par un double changement du sens des symboles : I ne désigne plus que ce qui était désigné précédemment par Id et X — M ne désigne plus que des flux de biens d'équipement. Un tel changement du sens de l'équation comptable a correspondu, bien évidemment, à un changement de la nature et des besoins des utilisateurs du modèle : dans le premier cas, l'excédent commercial était intégré à l'investissement du pays excédentaire en raison de ses conséquences conjoncturelles sur celui-ci ; dans le second cas, l'excédent commercial à été intégré à l'investissement du pays déficitaire pour mieux répondre aux besoins et aux normes de sa politique de croissance. Ainsi ce qui pourrait paraître, au premier abord, comme un simple aménagement des symboles et de l'orthographe d'une équation connue, introduisait, en fait, dans une structure identique, des hypothèses et des normes différentes de celles

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qui lui avaient donné naissance ; et ceci afin de permettre à cette équation d'assumer des fonctions nouvelles. Une telle évolution du sens d'une structure stable ne pouvait évidemment que préparer la venue de modèles tels que le modèle des deux déficits, où, comme nous l'avons vu au § B, la même structure a encore été reproduite, mais sans que soit toujours précisée l'hypothèse selon laquelle l'excédent commercial ne comprend que des biens d'équipement. Et c'est ainsi, sans doute, que l'on a été insensiblement conduit à donner aux symboles de l'équation ces significations si particulières et si éloignées des substantifs du langage commun que leur traduction dans le commentaire s'est avérée de plus en plus difficile et génératrice d'impropriétés et de quiproquos.

D . LA VALEUR OPÉRATIONNELLE LIMITÉE DES CONVENTIONS COMPTABLES NÉCESSAIRES A L'ÉGALITÉ EX POST

Les choix terminologiques et les conventions comptables qui ont permis au modèle des deux déficits d'affirmer une égalité ex post des deux déficits se situaient donc, on le voit, au confluent de deux traditions profondément enracinées dans le vocabulaire des économistes : d'une part ils empruntaient à la pensée keynesienne, par l'intermédiaire de la comptabilité nationale, des équations incontestées ; d'autre part ils retrouvaient les définitions traditionnelles normatives et « prudentes » de l'épargne et de la consommation qui paraissaient d'autant mieux convenir aux responsables et aux « conseillers » du développement que ceux-ci se préoccupaient, comme les économistes du siècle passé, d'insister sur les conditions d'une bonne gestion et d'une possibilité d'accumulation. Cette insertion du langage du modèle des deux déficits dans une double tradition qui lui était antérieure s'explique certainement, pour une bonne part, par la conservation et la propagation non réfléchies d'instruments comptables utilisés par tous les manuels. L'explication de ces conventions a d'ailleurs pratiquement été absente des commentaires du modèle et ceux-ci, nous l'avons dit, se sont, pour l'essentiel, bornés à en montrer la correction syntaxique ; quelques-uns seulement des commentateurs ont pris bien garde à utiliser les qualificatifs nécessaires (domestique, intérieur, national etc.) pour que chaque agrégat soit bien défini27.

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Mais, même si elles étaient ainsi davantage le résultat de traditions diffuses que de choix précis, les conventions comptables du modèle n'en ont pas moins dû leur succès à ce qu'elles présentaient une certaine adaptation fonctionnelle aux objectifs poursuivis par les auteurs du modèle. Qu'elles aient, de ce fait, été à l'origine du modèle des deux déficits ou que les créateurs de ce modèle les aient, à l'inverse, utilisées pour consolider leur création importe, en définitive, assez peu. Tout ce que l'on peut constater, c'est que les auteurs du modèle ont choisi de présenter leur problématique (relativement nouvelle) au travers de ces conventions comptables (déjà connues). Aussi bien n'est-il pas impossible, à travers les choix de conventions comptables et linguistiques, d'entrevoir quelquesunes des possibilités et des limites du modèle des deux déficits28 ; on peut, pour le moins, définir la nature des informations que vont permettre de dévoiler ces conventions comptables et la nature des informations dont elles vont faciliter l'occultation. Du fait des conventions comptables adoptées, le modèle des deux déficits se caractérisait notamment par : 1. L'omission des échanges internationaux de biens de consommation L'omission des échanges internationaux de biens de consommation était sans doute la caractéristique fondamentale des conventions comptables du modèle des deux déficits. Elle ne saurait, a priori, être considérée comme un fait purement négatif ; il est même certain que les limitations qu'elles a imposées au modèle (et sur lesquelles on reviendra dans les paragraphes suivants) répondaient en effet à des objectifs précis et multiples, et notamment assuraient : — une représentation de flux observables : il était commode et pédagogique de représenter par des symboles algébriques connus les « harmonies préétablies » qui avaient assuré la croissance parallèle des flux de capitaux et des flux de marchandises au cours du xix e siècle29 et qui se retrouvaient dans les flux de capitaux actuels à destination des pays du capitalisme périphérique ; — l'expression d'une norme : il paraissait justifié, à propos des mouvements de capitaux à destination des pays non indus-

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trialisés, de vouloir que ces derniers utilisent leur déficit à l'achat de biens d'équipement et non de biens de consommation ; — une méthode de calcul des besoins d'aide : il semblait raisonnable dans le calcul des besoins d'aide (qui, rappelons-le, a été le premier emploi du modèle) de respecter la norme précédente et d'estimer que 1' « aide » n'avait pour but que d'assurer des livraisons de biens d'équipement30. Cette norme, nous l'avons dit, était adoptée par la plupart des partisans de l'aide dans les années soixante. On reproduisait en somme à propos du Tiers Monde la norme originelle selon laquelle il convient de n'utiliser à la consommation que ce qui provient du revenu renouvelable du consommateur ; — la mise en évidence de certains des avantages du modèle que nous avons vus plus haut et en particulier une mise en garde facilement intelligible du danger de double comptabilisation des flux de financement extérieur ; — une commodité pédagogique : la prise en compte simultanée des importations d'équipement et des importations de biens de consommation a toujours tendu à obscurcir la présentation des équations élémentaires de l'équilibre interne et de l'équilibre externe, et c'est une constante des explications pédagogiques que de chercher à supprimer l'une de ces deux importations 31 ; — une commodité statistique : il a toujours été plus commode de comptabiliser tous les transferts dans l'épargne extérieure et de ne pas s'inquiéter de ventiler leurs effets sur l'investisement et sur la consommation. C'était d'ailleurs la convention comptable adoptée par les Nations Unies avant 1961 et il est significatif que, même après que cette convention eut été abandonnée, Chenery et Strout aient estimé trop complexe de mesurer l'impact des transferts sur la consommation32. Il est à noter que la contrepartie de cette commodité statistique était évidemment de rendre quelque peu illusoires les confrontations statistiques que nous avons citées plus haut comme un des avantages possibles du modèle. Dès lors que le déficit d'épargne se trouvait redéfini par une définition aussi particulière de l'épargne interne et que celle-ci était mesurée par la différence entre l'investissement et le déficit externe, son calcul prenait la forme d'un calcul de résidu et toute possibilité de confrontation statistique entre des informations d'origine différente risquait de disparaître.

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2. L'occultation

comptable

des choix sur l'affectation

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de l'aide

Puisqu'elle supposait, à priori, que la totalité du financement externe était affectée à la couverture de l'investissement, la terminologie nécessaire à l'égalisation ex post des deux déficits ôtait, par construction, au modèle, toute possibilité de définir des critères de choix entre consommation et investissement. Cette occultation devait s'avérer durable et, si l'un des emplois les plus importants du modèle est devenu progressivement la définition de critères d'allocation de l'aide, il s'est toujours agi de choix sur la date, le lieu ou le secteur des investissements. Le modèle n'a jamais cherché à informer un choix entre investissement et consommation. Cette occultation d'un choix pourtant stratégique a été justifiée au nom de deux raisons contraires : — parfois on a déduit du modèle que le financement extérieur entraînait inévitablement une hausse de l'investissement. Cette déduction revenait, en somme, à accepter sans discussion l'égalité ex post, ce qui, si l'on ne prenait pas garde à la terminologie spéciale adoptée et si l'on se fiait aux termes inexacts de commentaires simplificateurs, ne pouvait qu'inciter à la passivité ; — parfois l'aide a été traitée comme devant être affectée en priorité à l'investissement. Ce traitement traduisait la connaissance des postulats normatifs qui fondent l'égalité ex post : celle-ci était considérée comme une simple formulation comptable d'un choix dont on était parfaitement conscient33. 3. La simplification des problèmes de la des devises en investissement

transformation

Puisqu'elle supposait que toute aide était effectivement affectée à l'investissement, l'égalité ex post des deux déficits niait a priori toute difficulté à transformer les devises étrangères en investissement34. Ainsi le modèle supposait —• non seulement dans ses structures mais dans son vocabulaire même — que tout financement extérieur, même s'il se traduisait concrètement par des achats de biens de consommation, se traduisait, en définitive, par un investissement dans le pays déficitaire. Aussi bien conviendrait-il de revenir un peu sur ce que nous avons dit plus haut sur l'aptitude du modèle des deux déficits

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à dépasser une misplaced concreteness des analyses antérieures : si l'on a pu trouver dans le modèle l'indication que tout achat de biens de consommation pouvait, et même devait, se transformer en investissement, ceci ne résultait pas en définitive de ce que le modèle émettait une information nouvelle mais simplement de ce qu'il dévoilait une des hypothèses de sa construction. E t il faudrait bien se garder ici de prendre pour un résultat, même imparfait, du modèle ce qui n'en était qu'une hypothèse non améliorable : à l'inverse de ce qui semble parfois être compris, il n'y a pas eu démonstration, par l'emploi de la comptabilité nationale, que les importations de biens de consommation pouvaient se transformer en investissements (démonstration dont on se bornerait à déplorer qu'elle n'ait pu être faite que par des définitions qui supposent une transformation parfaitement réussie...). Il y a eu tout simplement introduction, dans les conventions même de la comptabilité adoptée, d'une hypothèse selon laquelle il n'y a pas d'importation nette de biens de consommation. Cette hypothèse n'a pas été démontrée ; elle a seulement reçu des justifications partielles dans des analyses théoriques qui étaient indépendantes du modèle (telles que les analyses des substitutions possibles entre importations et productions locales, des substitutions entre achats d'importations et achats de produits locaux etc.). Aussi serait-ce une erreur de voir dans un modèle qui s'est borné à utiliser des conventions comptables existantes, une démonstration définitive, ou même un simple renforcement, de ces analyses théoriques. Il s'agissait, tout à l'inverse, d'une simplification commode qui n'était justifiée que si ces analyses théoriques étaient vérifiées par ailleurs (et qui ne serait donc jamais parfaitement justifiée par ces analyses puisque celles-ci ne donnaient que des exemples de transformation de devises en investissement mais ne donnaient, et pour cause, aucune assurance que ces devises ne seraient pas affectées à la hausse des achats de biens de consommation). 4. La création d'analyses asymétriques dans les pays excédentaires et dans les pays déficitaires a. La naissance d'un instrument d'analyse asymétrique Les définitions nécessaires à l'affirmation d'une égalité ex post entre déficit d'épargne et déficit de devises, impliquaient,

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nous l'avons vu, que le solde commercial soit comptabilisé dans l'épargne du pays excédentaire et dans l'investissement du pays déficitaire36. Ce mode de comptabilisation 36 était né, historiquement, nous l'avons aussi rappelé, de la volonté de calculer le multiplicateur conjoncturel dans les pays excédentaires et de la volonté de calculer les besoins de croissance dans les pays déficitaires. Il est évident qu'une telle asymétrie des préoccupations dans les pays excédentaires et dans les pays déficitaires ne correspondait pas à un accident de l'histoire de la pensée économique ; l'asymétrie entre l'analyse keynesienne et l'analyse du développement reflétait une différence réelle de problèmes et de priorités dans les pays excédentaires et dans les pays déficitaires : les excédents étaient censés apparaître dans la balance des pays industrialisés où la priorité pouvait sembler, sociologiquement, politiquement et économiquement, être le maintien du plein emploi. Les déficits étaient censés apparaître dans la balance des pays non industrialisés qui pouvaient sembler essentiellement concernés par l'accroissement de la capacité de production. Aussi bien il est, depuis Keynes, quotidien dans la pédagogie courante que l'investissement soit étudié, dans les pays riches, pour son effet sur l'emploi et, dans les pays pauvres, pour son effet sur l'accumulation. Et, en définitive, le maintien d'une présentation macroéconomique a sans doute résulté pour une bonne part, de ce que cette présentation a permis, moyennant une très légère manipulation des définitions, d'employer les mêmes équations dans les deux groupes de pays pour y traiter des problèmes Prioritaires dans les deux groupes de pays. Vue sous cet angle, la définition relativement arbitraire des variables macro-économiques du pays déficitaire apparaît ainsi moins comme le fruit d'une erreur que comme le résultat d'un choix — qui était souvent inconscient — sur les priorités à mettre en évidence. Il est vraisemblable que ce choix n'a fait l'objet d'aucune décision et qu'il y eut à l'origine apparition spontanée et inconsciente des écarts que nous avons constatés entre le langage adopté et le langage usuel ; puis ces écarts se sont avérés en définitive si commodes pour traiter des problèmes que l'on voulait privilégier qu'ils n'ont pas été relevés par les différents utilisateurs.

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b. Les conséquences de l'emploi d'un instrument d'analyse asymétrique Mais, en s'inscrivant ainsi dans les préoccupations dominantes de l'époque sur les économies situées à différents niveaux du développement, le modèle était ainsi, consciemment ou inconsciemment, amené à ne traiter que des effets que 1'« aide » pouvait avoir sur ces problèmes prioritaires. Il s'agissait moins, en somme, de définir un instrument d'analyse de l'aide qui en fasse apparaître les effets majeurs que d'étudier celle-ci à travers le crible de ce qui était déjà traité comme les problèmes dominants des économies considérées37. Ce faisant, le modèle des deux déficits respectait, il faut le dire, l'orientation de la plupart des analystes de la même époque, qui, au lieu de chercher à considérer, pour chaque groupe de pays, les effets conjoncturels et les effets de croissance, se bornaient à n'étudier que les problèmes de la demande des pays riches et les problèmes de l'offre des pays pauvres. Par l'introduction entre pays riches et pays pauvres d'un de ces traitements asymétriques qui ne sont souvent qu'un des derniers refuges de l'ethnocentrisme, il permettait de traiter des harmonies (ou des conflits) d'intérêts entre les deux groupes de pays, en utilisant des contrastes frappants et connus : les tendances déflationnistes des pays riches y étaient opposées aux blocages de l'offre des pays pauvres ; les inflations des pays riches s'y voyaient opposées aux baisses des termes de l'échange des pays pauvres ; le besoin d'exporter un surplus des pays riches s'y voyait opposer un détournement du surplus réalisé dans les pays pauvres etc. Il serait donc sans doute exagéré de dire que l'utilisation particulière que le modèle des deux déficits a fait des équations keynesiennes fut responsable d'une telle orientation sommaire des descriptions et diagnostics. Cette orientation était, répétons-le, très générale et souvent antérieure au modèle des deux déficits. Il est certain cependant que celui-ci et, avant lui, l'utilisation pédagogique des équations keynesiennes ont donné à cette orientation une représentation algébrique qui n'a pas fait peu pour la renforcer et la généraliser.

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5. La création de quiproquos et d'incompréhensions sur les résultats du modèle et sur les critiques de ces résultats Enfin, en amenant à employer des mots usuels dans un sens éloigné de leur signification usuelle, la convention comptable d'une égalité ex post des deux déficits n'a pas manqué de multiplier les quiproquos et les incompréhensions sur les résultats du modèle et sur les critiques de ces résultats. On a vu, en effet, que la nécessité d'assortir les équations du modèle d'un commentaire écrit dans un langage non mathématique et la tentation d'utiliser, dans celui-ci, des mots usuels (non toujours accompagnés des qualificatifs nécessaires) avait pour résultat, quand les conventions adoptées étaient particulièrement éloignées du langage courant, de multiplier quiproquos et incompréhensions dans les commentaires du modèle. Ces quiproquos et incompréhensions se sont manifestés à deux niveaux différents : — d'une part, on vient de le voir, des confusions se sont introduites entre des hypothèses comptables et des conclusions du modèle 38 , entre des simplifications commodes et des hypothèses théoriques 39 , entre des simplifications nécessaires et des normes explicites ou implicites 40 , entre la correction syntaxique des démonstrations mathématiques et l'exactitude des commentaires 41 , entre la reproduction des mêmes équations et la stabilité des contenus sémantiques des symboles algébriques 42 etc. ; — d'autre part, et ceci n'est pas spécifique au modèle des deux déficits, ces confusions ont suscité (faute, sans doute, d'avoir suffisamment insisté sur la dualité des langages du modèle) d'autres quiproquos et incompréhensions entre utilisateurs et critiques du modèle. En particulier, alors que les critiques du modèle pouvaient s'inquiéter de certaines affirmations présentes dans le commentaire du modèle (comme, notamment, l'affirmation selon laquelle les déficits commerciaux ne permettraient pas de hausse de consommation), il était toujours loisible aux utilisateurs du modèle, en employant tous les adjectifs et toutes les périphrases nécessaires (sur la signification du mot de consommation notamment), de rétablir la cohérence du modèle 43 . Ainsi pourraient se poursuivre ces dialogues, si souvent

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entendus, où faute de définir leur véritable objet (les infidélités de traduction dans le langage du commentaire) critiques et utilisateurs du modèle peuvent entretenir une de ces « polémiques rituelles » que les sociologues44 nous ont appris à reconnaître. D'une part les critiques du modèle persistent à dévoiler les erreurs ou impropriétés du commentaire en les attribuant, selon les cas, à des erreurs du modèle, à des incohérences cachées, voire à l'emploi volontairement mystificateur de symboles algébriques. Ils ne peuvent ou ne veulent préciser que l'objet de leur critique est en réalité l'existence, la possibilité, la probabilité, voire l'inéluctabilité d'infidélités de traduction lorsque les conventions d'un modèle conduisent à des concepts trop éloignés du langage usuel et à des dénominations qui en sont trop proches (ou, si l'on veut, lorsque le modèle emploie des signifiants trop proches et des signifiés trop éloignés de ceux du langage usuel). De leur côté, les utilisateurs du modèle, faute de se voir préciser l'objet exact des critiques qui leur sont adressées se bornent à répéter que les commentaires critiqués peuvent, en effet, avoir été erronés dans un certain nombre de cas mais que la valeur du modèle n'en est pas amoindrie dès lors que la syntaxe a été respectée. Ils ne peuvent (ou ne veulent) se demander si le constructeur d'un modèle n'a pas à se préoccuper des servitudes qu'impose à tout modèle la nécessité de se servir simultanément de deux langages. Et ils continuent à agir comme si l'on pouvait choisir une structure mathématique et des conventions comptables quelconques sans s'inquiéter de la clarté du commentaire qui en sera donné et comme s'ils n'avaient pas à se sentir responsables, dans leurs propres commentaires (mais aussi lors de la construction même des structures du modèle) de la plus ou moins grande aptitude de celles-ci à susciter des erreurs de traduction, des incompréhensions et des quiproquos45.

Notes i . On reviendra plus loin sur la construction de cette égalité qui est d'ailleurs dans tous les manuels (cf. notamment M. Byé, Relations économiques internationales, Dalloz, 1965 ; G. Marcy, Économie internationale, PUF, 1965). Précisons cependant, dès maintenant, que ces manuels ont, en général, présenté des formes plus précises de l'égalité comptable

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(en remplaçant M — X par le volume des transferts, en substituant à I le seul investissement domestique etc.). Ces formes plus précises n'ayant pas entraîné les glissements sémantiques que nous avons l'intention de repérer, nous nous bornerons, dans ce qui suit, à l'étude de l'identité la plus simple. Il ne s'agit pas ici bien entendu des déséquilibres internes et externes au sens qui est souvent utilisé depuis J. E. Meade (The balance of payments, Oxford University Press, 1951). Il s'agit ici non de déséquilibres conjoncturels mais de déséquilibres de croissance (encore que, nous le verrons, les identités comptables sont précisément passées de la description des premiers à la description des seconds). Cf. J. Weiller, Problèmes d'économie internationale, tome I, Paris, 1946, et J. Weiller, La balance des paiements, P U F , 1974. Voir aussi dans le présent volume : « Expansion internationale des capitaux : les flux majeurs d'investissement » par Jean Weiller. Ces flux étant usuellement et bien improprement désignés sous le terme « d'aide au Tiers Monde » nous emploierons nous aussi ce terme qui a l'avantage d'être bref et de s'inscrire dans une suite de discussions connues. Le modèle de déficit d'épargne et le modèle de déficit de devises ayant été seulement juxtaposés dans le modèle des deux déficits, il est commode de les dénommer « sous-modèle de déficit d'épargne » et « sous modèle de déficit de devises ». B. Balassa, « The capital needs of the developing countries », Kyklos, 1964, n° 4. Cf. notamment Chenery et Bruno, The Economie Journal, mars 1962. On sait que le modèle des deux déficits se caractérise par l'hypothèse que l'égalité ex post des deux déficits n'entraîne pas nécessairement leur égalité ex ante. C'est même cette possible inégalité ex ante qui constitue la caractéristique majeure du modèle des deux déficits, celle qui lui a valu le plus de notoriété et aussi le plus de critiques {cf. notamment sur ce point Guillaumont, « Ambiguïté dans le calcul des besoins d'aide internationale au développement », Annales économiques, Cujas, sept.-oct. 1971). Pris individuellement le terme de déficit d'épargne pour désigner la différence entre I et S ne semblait en effet impliquer aucune hypothèse particulière. Il en était de même pour le déficit extérieur (encore que les termes utilisés pour désigner M — X aient évolué). Ce qui posera problème c'est de leur conserver ces désignations, une fois que l'on aura admis l'égalité des deux déficits entre eux (et aussi leur égalité avec « l'aide »). Sur ces fonctions de l'égalité ex post nous n'indiquerons ici que les conclusions d'analyses développées dans le chapitre n de la thèse précitée. Cf. B. Balassa, Kyklos, 1964, n° 4. Chenery et Strout, American Economie Review, 1966. Du fait d'hypothèses particulières (et notamment de l'hypothèse selon laquelle il serait impossible de reconvertir les ressources excédentaires en fonction des goulots dominants), les premières versions du modèle des deux déficits supposaient qu'une seule des conséquences de l'aide (la couverture du déficit d'épargne ou la couverture du déficit extérieur) avait une productivité marginale non nulle. Si l'on met ensemble : l'équation (1 bis) Y = C + I — M + X et l'équation (2 bis) Y + M — X = C + S on obtient bien, et l'on obtient seulement : I = S.

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15. Si l'on adopte cette interprétation, remarquons-le, il est tout à fait logique de ne pas avoir cherché à construire une équation (2 bis) puisqu'il n'y a pas à tenir compte des importations nettes : celles-ci, par définition, ne sont pas des emplois financés de l'intérieur (tout au moins en l'absence d'autres postes de la balance des paiements). 16. Dont on pourra d'ailleurs discuter l'utilité comme on peut le faire de toute tautologie. 17. Tout au moins si ces importations de biens de consommation sont bien l'emploi final de l'aide. 18. A l'inverse, si, comme il est fréquent dans les commentaires courants, on redonne au terme de consommation sa signification usuelle (comprenant tous les achats de biens de consommation qu'ils soient financés par des revenus ou par des transferts en provenance de l'étranger) et que l'on garde à Y le sens de revenu gagné par l'activité interne, le même cas de financement extérieur devra être considéré comme une hausse de la consommation par rapport au revenu, c'est-à-dire comme une baisse de la propension à épargner. On devra alors parler de « désépargne » alors que, répétons-le, ni l'investissement au sens usuel, ni l'épargne au sens usuel, n'ont varié. 19. Sans langage mathématique il n'y aurait pas modèle formalisé. Sans langage du commentaire, il n'y aurait pas de contenu économique. 20. Cf. J. Weiller et G. Dupuigrenet-Desroussilles, Les Cadres sociaux de la pensée économique, P U F , 1974. 21. Il ne paraît d'ailleurs pas trop imprudent de voir dans cette définition de la consommation comme un emploi du seul produit de l'agent, et dans la définition du revenu comme un flux récurrent, les reflets d'une conception normative qui ne permettait d'emprunter que pour investir et suggérait même qu'il n'est pas bon de consommer à l'aide de dons. Que ces définitions normatives, liées aux contraintes et aux morales de l'accumulation des premiers temps du capitalisme, se soient trouvées adaptées pour refléter les normes qui sous-tendent les prêts actuels aux pays non industrialisés, n'a évidemment rien d'étonnant. Qu'elles se soient transmises par Keynes est évidemment plus paradoxal puisque Keynes a précisément eu pour objectif de critiquer, voire de railler, ces normes. Mais le paradoxe n'est peut-être pas aussi grand qu'il paraît si l'on note que Keynes pouvait être d'autant plus incisif qu'il employait les catégories utilisées pour expliciter ces normes. 22. Il ne semble pas cependant que l'on ait, dans les analyses théoriques, beaucoup insisté sur la possibilité de crédit à la consommation. La consommation introduite dans la dépense autonome n'est qu'une consommation incompressible dont on n'indique pas le mode de financement {cf. d'ailleurs sur ce point la critique de J. Denizet, Monnaie et financement, 1969). A u niveau de la pratique, par contre, le crédit à la consommation constitue un des instruments les plus maniables et les plus maniés des politiques de relance ou stabilisation. On a ici un retard incontestable de la présentation usuelle de la théorie sur la pratique courante. 23. A cet égard, le vocabulaire du modèle traduit incontestablement une certaine prudence devant les dangers que peut comporter un accroissement de la consommation financé par une recette dont on ne peut assurer qu'elle sera renouvelée. 24. Kindleberger, International Economies, Irwin, 1963, pp. 183-189. 25. Ce qui montre bien, d'ailleurs, que les choix effectués par la suite

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pour obtenir I — S = M — X e t notamment l'abandon de l'égalité keynesienne de l'économie close, n'étaient ni « naturels », ni « inéluctables ». Il y a eu changement de conventions comptables quand le but de l'analyse a changé. 26. Ce qui est d'autant plus paradoxal que l'on suppose par ailleurs que tout l'excédent commercial porte sur des exportations d'équipement. 27. Cette absence d'explication de la signification des agrégats du modèle peut décevoir certaines anticipations sur la méthode des modeles dont on attend traditionnellement qu'elle permette de contrôler les résultats grâce à l'exploitation préalable des hypothèses de travail et des choix linguistiques. Mais il est évident que, lorsque ces choix et ces hypothèses s'inscrivent dans des traditions qui lui sont bien antérieures, ils ne sont plus nécessairement conscients et explicites même pour les auteurs du modèle. Dans ces conditions, même si quelques observateurs extérieurs du modèle peuvent, non sans difficultés et sans imprudences, essayer de remettre en évidence les traditions qui ont structuré le modèle, il reste difficile d'espérer que ce travail sera fait par chaque utilisateur du modèle. On n'oubliera pas, en outre, que l'utilisateur du modèle n'aura pas nécessairement les moyens, et notamment le temps, de procéder à un inventaire de ses conventions comptables et linguistiques. Il pourra même croire que ces conventions sont des données empiriques et non le fruit de choix finalisés. Ce que l'on appelle empirisme n'est-il pas, en définitive, l'acceptation inconsciente de modèles empruntés ? Il n'y a pas à s'étonner que la propriété des modèles de véhiculer des conventions comptables et des équations aux significations incertaines ait suscité, par réaction, des comportements de rejet (et des critiques théoriques) à l'égard de l'emploi de la méthode des modèles. Ces derniers se sont vus accusés d'être des instruments d'occultation d'autant plus efficaces que leur technicité interdisait l'explicitation de leurs hypothèses et le contrôle des résultats. Pour le seul modèle des déficits, il serait long et vain d'énumérer les textes qui ont ainsi interprété le modèle comme un instrument de camouflage — par l'emploi d'un langage complexe — des intentions véritables des auteurs du modèle, des intentions des organismes d'aide et des fonctions réelles de cette aide. 28. Ainsi, même si ont été déçues les anticipations sur l'aptitude des modèles à dévoiler leurs hypothèses et à rendre leurs conclusions contrôlables, il est possible de retrouver la « spécialisation » d'un modèle, les choix linguistiques et comptables qui lui permettent de dévoiler préférentiellement certains problèmes (ou relations) par occultation d'autres problèmes (ou relations). Cette spécialisation est même d'autant plus facile à observer que les choix linguistiques et comptables opérés ont été, comme dans le cas qui nous occupe, particulièrement paradoxaux. Ceci n'implique évidemment pas que, nous pliant à une attitude courante, nous ayons l'intention de tirer, des paradoxes linguistiques signalés, une critique du modèle. Encore moins considérons-nous que c'est à l'emploi d'un modèle qu'il faut imputer l'existence de ces choix qui simultanément dévoilent et occultent des informations disponibles. Ce serait, en définitive, reprocher à la méthode des modèles l'existence de ces choix et ceci pour la seule raison que, les rendant constants et contrôlables, elle en a multiplié les critiques. Il y a quelque paradoxe, sur ce point, à voir des textes qui soulignent avec vigueur que toute pensée est

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modèle, critiquer simultanément l'emploi des modèles économétriques, sans préciser davantage leur critique et en laissant ainsi croire qu'ils reprochent à la méthode des modèles des limites du savoir que seule celle-ci s'efforce de mettre en évidence. A fortiori cette analyse de la spécialisation du modèle n'entendelle point se présenter comme une critique des occultations observables. Ce que nous avons seulement tenté de montrer c'est que ce sont les mimes conventions linguistiques qui ont donné naissance aux occultations les plus graves et aux informations les plus intéressantes du modèle. J. Weiller, Problèmes d'économie internationale, tome I, P U F , 1946. Ceci n'était nullement inévitable : on aurait pu estimer les besoins en y insérant des besoins de consommation. Il est à cet égard très significatif que les études sur l'absorption et l'équilibre externes (qui n'avaient pas les mêmes raisons que les analyses du multiplicateur keynesien et les analyses des déficits de développement de privilégier les flux internationaux d'investissement) ont souvent été conduites pour des raisons pédagogiques, à adopter des conventions comptables inverses mais tout aussi simplificatrices (en supposant parfois que les soldes commerciaux ne comportaient que des flux de biens de consommation). Chenery et Strout, AID Discussion Paper. Annexe. Table 3. Une telle dualité d'attitudes est, on le sait, symptomatique de la dualité des effets pédagogiques que peut produire l'utilisation de définitions normatives et, tout particulièrement, l'emploi de termes excluant volontairement une branche d'une alternative (ici l'emploi de l'aide à des fins de consommation) : cette méthode pédagogique peut susciter la passivité (et, bien entendu, l'échec si la branche de l'alternative souhaitée ne se réalise pas spontanément). Mais elle peut, tout aussi bien, susciter le respect strict et volontaire de la conduite affirmée comme la seule possible. Ce qui est, par contre, interdit, par cette méthode c'est d'examiner, de préconiser, ou de pratiquer, une politique de compromis ou de combinaison optimale entre les deux branches de l'alternative. Comme le modèle des deux déficits admettait par ailleurs une égalité analogue entre chacun des deux déficits et le financement extérieur — ce qui impliquait qu'il n ' y avait aucun échec de transfert — on avait, en définitive, un modèle qui supposait que tout financement extérieur atteignait automatiquement sa destination. Ainsi s'expliquent, notamment, l'égalité mondiale de l'épargne et de l'investissement, leur inégalité au niveau de la nation, la surestimation du total mondial de l'épargne et de l'investissement, l'abandon du critère de la nature du produit pour définir la nature de la dépense etc. Dont la cohérence ne saurait faire oublier qu'elle rendait impossible l'étude de problèmes très concrets : calcul des débouchés d'exportation des industries de biens de consommation des pays industrialisés, calcul des besoins « d'aide » alimentaire etc. Pour être plus précis on n'étudiait pas l'aide en se demandant si elle pourrait avoir des effets importants sur la demande et sur l'offre des pays riches. On choisissait de n'étudier que les effets sur la demande des pays riches parce que celle-ci avait paru, dans les années antérieures, le problème majeur de ces pays. De même on n'étudiait pas les effets de l'aide sur l'offre et sur la demande des pays pauvres. On choisissait de n'étudier que les effets sur l'offre qui était, non sans exagération, traitée comme le lieu des problèmes dominants de ces pays.

J. Coussy : Analyse comptable

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38. Cf. Ce que l'on a dit de l'interprétation de l'hypothèse comptable de la transformation du financement extérieur en investissements. 39. Cf. ce que l'on a dit de l'omission des biens de consommation dans les interprétations des échanges extérieurs passés. 40. Cf. le refus d'inscrire des biens de consommation dans les besoins d'aide. 41. Il y a eu incontestablement eSet de « halo » de la démonstration mathématique sur la perception de la nature des informations émises par le modèle. 42. Cf. notamment, la signification de Y lorsque l'on passe de l'économie close à l'économie ouverte. 43. Ou, alternativement, de défendre la cohérence du modèle en rejetant toute interprétation économique comme l'ont fait (à propos d'autres modèles) les auteurs plus soucieux de construire un axiomatique que de traiter des économies concrètes. Mais on sait bien, là encore, que ce rejet n'est que provisoire, que le modèle est né d'une problématique économique et qu'il y sera constamment ramené dès lors qu'on acceptera de donner un commentaire aux symboles utilisés. 44. Cf. P. Bourdieu-Chamboredon-Passeron, Le Métier de sociologue, Mouton, 1968. 45. Plus généralement la plupart des constructeurs de modèles continuent à agir comme s'ils n'avaient aucune part de responsabilité dans le fait qu'ils peuvent être mal compris. Inversement, beaucoup de critiques continuent à imputer au constructeur du modèle la responsabilité de tous les abus qui peuvent être faits d'un modèle dans ses commentaires. Il est évident que de tels débats continueront indéfiniment tant que ne seront pas définies la nature des erreurs de traduction, leur fréquence et leur influence réelle sur la compréhension du modèle.

JEAN

WEILLER

entre cc monétarisme » et a structuralisme » automatismes cc construits » et structures a réelles » (tendances, préférences et anticipations)*

Décidément, au cours des années 1970, le pur « monétarisme » ne retrouve plus les mêmes faveurs — et c'est dans un second volume que l'étude critique en sera poursuivie. E n tout cas, nous n'avons nullement l'intention de nous laisser enfermer dans un faux dilemme qui fut surtout celui des polémiques latino-américaines, peut-être inévitables dans la situation de pays semi-industrialisés au cours des années 19501960. Mais le problème avait été « décentré » par rapport à un débat scientifique fondamental, puisqu'il s'agit toujours de savoir comment construire ou reconstruire des automatismes (ou comment retrouver un équilibre complet, voire décider ce qu'il faut exiger concrètement au nom des théories de l'équilibre dans les relations monétaires internationales). Nous savons bien à présent qu'il ne peut s'agir de n'importe quel ajustement « spontané », avec ou sans étalon-or, ni gold exchange standard, ni étalon-dollar... C'est sur un autre plan — entre une dynamique d'encadrement (et l'étude de « structures d'encadrement ») d'une part, et le simple jeu des mécanismes auto-régulateurs traditionnels (et un néo-classicisme essentiellement monétariste) d'autre part, que nous avions engagé quelques recherches concernant le jeu des « tendances, préférences et anticipations * Cf. les premières réflexions reprises dans une précédente note : Structures d'échanges et politique du commerce extérieur, seconde partie). Voir surtout « Du protectionnisme traditionnel aux nouvelles politiques industrielles », Cahiers de l'ISEA, Économies et Sociétés, n o s 11 et 12, nov. et déc. 1969, et n° 5, 1970, ainsi que Commerce extérieur et développement, Economie Appliquée, Archives de l'ISEA, t. X X I I , 1969, art. « Préférences de structure et politique du commerce extérieur ».

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structurelles » dans la détermination de certaines politiques économiques, naguère surtout des politiques commerciales. Jamais aucune « vérification empirique » n'a pu concerner le monde du « laisser-faire » : l'analyse statistique s'applique à un réseau d'échanges ou s'incorpore en quelque sorte ce jeu politique (historiquement déterminé ou envisagé en prospective) . Ainsi, de prime abord, la prise de conscience des problèmes concernant des stratégies en voie de renouvellement a moins concerné les théories de l'équilibre que celles de la spécialisation internationale, davantage les pays industrialisés que les pays sous-développés et l'étude de tendances passées (tendances à retrouver sur la très longue durée) plutôt que les calculs récents de projections sur quelques décennies. D'autre part, nous n'avons garde d'oublier ni les réflexions sur les politiques de structure en fonction de telles projections (Tinbergen) ou la lutte contre les « emprises de structure » (François Perroux), ni les attaques venues de l'extérieur contre les stratégies de 1' « impérialisme » (S. Amin, Ch. Palloix, P. Salama, ainsi que, dans une optique un peu différente et surtout dans le prochain volume, M. Aglietta). Mais sans doute est-il utile d'insister sur quelques points de repère liés aux résultats des études antérieures : 1. Essentiellement conservatrice depuis le dernier quart du siècle dernier jusqu'aux années récentes, la politique française du commerce extérieur ne nous fournit pas tant des leçons intéressantes de ce point de vue par sa « résistance au changement » (cf. l'interprétation quelque peu caricaturale des réquisitoires libre-échangistes beaucoup plus indulgents pour d'autres protectionnismes et, notamment, à la même époque, pour les protectionnismes d'expansion des États-Unis et de l'Allemagne de Bismarck), ni même du fait d'une conservation des parts de chaque catégorie d'importations et d'exportations (comme au point de départ de certaines projections ; cf. J. Tinbergen, Shaping the World Economy, The Twentieth Century Fund, New York, 1962, par exemple). Ce qui compte, sur la longue durée, c'est la conservation d'une certaine ligne d'évolution structurelle selon les types d'investissement et de réinvestissement et précisément grâce au retournement des politiques 2. Pour les pays à la recherche d'un authentique développement on mettra désormais l'accent sur des structures et une évolution potentielles. D'où, un très grand contraste 11

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apparent dans les intentions, mais non sans quelque analogie avec les exemples précédents quant aux contraintes s'oppposant à l'effort de rupture à poursuivre en vue d'une structuration différente des lignes d'évolution (cf. Économie Appliquée, n08 1-2, 1968). 3. « Entre monétarisme et structuralisme » ? Un concept tel que celui de « déséquilibre structurel », à condition d'être bien défini, permet de mieux situer le problème à la charnière des deux thèses. Sans entrer ici dans de longues discussions sur les conditions d'un passage du monétarisme au structuralisme, nous voudrions tout d'abord rappeler l'acception stricte dans laquelle, après la première grave rupture de continuité de la grande dépression, puis après celle de la seconde guerre mondiale (tout ce qui concerne la lutte contre le sous-développement viendra ensuite), l'expression « déséquilibre de structure » devait être utilisée. Bien sûr, on aurait pu se rallier à la terminologie du Fonds monétaire international, en évoquant un « déséquilibre fondamental », mais précisément l'expression était réservée pour les cas d'autorisation donnée par le FMI à des manipulations monétaires de quelque importance, alors que, de notre point de vue, il s'agissait de définir une situation qu'aucune dévaluation ne serait en mesure de corriger — ou, si l'on préfère, d'une situation où le remède serait pire que le mal (notamment quant au retour à l'équilibre interne) et surtout où d'autres remèdes, beaucoup moins orthodoxes, feraient bien mieux l'affaire. C'est peut-être ce que redoutaient les esprits les plus attachés au mot d'ordre du « laisser-faire » au cours de la grande dépression, puis du retour à des « échanges plus libres » dès le lendemain des hostilités (suppression de tout contingentement et de toute discrimination après une période transitoire qui devait être des plus brèves). Ils le redoutaient pour des raisons qui tenaient beaucoup plus à l'engagement dans un combat doctrinal (ne rien faire qui pourrait consolider le « dirigisme ») qu'à l'analyse des conditions dans lesquelles —- pour G. Haberler comme pour J. Rueff lorsqu'ils se prononçaient en tant qu'experts — il conviendrait de faire appliquer, soit les « règles du jeu », soit (ce qui fut admis pratiquement jusqu'en 1958) les « exceptions à la règle ». Nous avions pu signaler à cet égard — et dès 1950 — certaines contradictions. Ainsi est-on conduit à bien préciser les raisons de ce qui fut souvent considéré comme un abus de langage. Nous retrouverons les mêmes querelles de vocabu-

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laire — masquant mal les querelles de fond — en ce qui concerne les pays « en voie de développement ». De façon assez curieuse, sinon paradoxale (mais très conforme à nos analyses sur sorte d'indifférence des préférences de structure), c'est au cours des années suivantes que l'idée d'union économique régionale permet quelque temps aux pays européens de satisfaire à la fois leurs exigences en apparence contradictoires, d'une part de retour vers la libéralisation des échanges (suppression d'entraves au commerce et respect d'un certain type d'organisation) et, d'autre part, de maintien des contrôles et des planifications internes. A u delà de discussions, qui paraissent maintenant un peu lointaines (sur le sens exact et la portée réelle), le concept de déséquilibre structurel — utilisé avec prudence — était venu compléter et renforcer la constatation qu'il existe des tendances de longue durée dans la structure des échanges internationaux, et qu'il n'est donc pas possible d'obtenir d'emblée les transformations « pleinement satisfaisantes » du système concret que ces échanges tendent à former entre eux. C'est pourquoi les pays sont conduits incessamment à étayer des structures anciennes dans l'attente des réadaptations en profondeur qui exigent du temps.

A.

C O N T I N U I T É E T F A U X « T U R N I N G POINT »

(du point de vue des politiques du commerce extérieur) Les continuités structurelles peuvent apparaître de deux façons : par le maintien des mêmes lignes d'évolution sur la longue durée et, à un moment donné, par l'absence d'infléchissement des lignes d'évolution à la suite d'une modification brutale des politiques commerciales, changements « formellement » — et disons même institutionnellement — significatifs mais qui, de notre point de vue, ne le sont pas réellement. Si nous ne voulons plus insister sur l'exemple privilégié —• et souvent si mal interprété — de la résistance à une brusque transformation de structure des échanges qu'a donné la France au cours de deux phases « Kondratieff » (1873-1914), il n'est pas moins nécessaire d'en retenir ici une leçon essentielle. On aura noté à quel point la combinaison des variations conjoncturelles de grande amplitude et les changements de politique commerciale tendant à les neutraliser, ont conduit (en dépit du retournement spectaculaire qui a pu faire illusion)

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à une particulière lenteur des transformations structurelles constatées. Certes, des mesures avaient été prises délibérément en vue de préserver des activités jugées menacées (aussi bien industrielles qu'agricoles, mais en définitive les progrès de l'industrialisation se sont traduits à la fois par le développement des importations de matières premières et par l'accroissement des achats d'un grand nombre de produits fabriqués). Il se trouve que les deux types d'importations étaient encore fournis, dans une large mesure, par les pays européens les plus évolués, l'exemple le plus caractéristique étant celui du charbon, qui restera, de beaucoup, la principale source d'énergie : d'où, peu de changements significatifs dans la répartition géographique des importations françaises entre l'Europe et le reste du monde jusqu'à la veille de la première guerre mondiale. De même la structure géographique des exportations françaises suffit à révéler la persistance d'un certain type de multilatéralisme qu'on retrouve encore aujourd'hui et a, pour la France, beaucoup contribué à faire admettre et privilégier le marché commun. La part des principaux pays de l'Europe occidentale dans le total de nos ventes était restée longtemps extrêmement forte (dépassant 65 % en 1904 pour cinq pays voisins : Grande-Bretagne, Allemagne, Belgique, Suisse et Italie ; atteignant encore 5 % en 1913)- C'est seulement au cours des sept ou huit années qui précédèrent la première guerre mondiale qu'un changement s'était esquissé. Alors, la part du reste du monde dans les exportations françaises avait nettement progressé (accroissement des ventes au Brésil et en Argentine, en Chine et même, à partir d'un niveau « paradoxalement bas », dans les colonies ou protectorats français). En même temps un effort d'investissement à l'étranger s'est effectué dans les pays de l'est et du sud-est européen ainsi que dans un certain nombre de pays neufs. Or, au cours de cette période, on s'aperçoit que les alternances de protectionnisme (et même de guerre des tarifs) et des concessions tarifaires sont venues modifier les conditions de l'exportation sur les différents marchés, en doser l'importance, sans doute, et régulariser les échanges commerciaux, voire préserver l'équilibre de la balance des paiements, mais, tout autant, manifester quelque préférence pour un mode d'expansion, largement conditionné par le maintien des flux de capitaux vers l'étranger. De même la politique commerciale de la France se trouve avoir pris en compte des

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éléments comme les conditions de mobilité du travail et de réabsorption de la main-d'œuvre libérée par l'agriculture, dans les industries en expansion, ainsi que le taux de croissance de celles-ci. Il était caractéristique de voir se manifester avec le plus de force les tendances protectionnistes lorsque les changements structurels étaient jugés trop brutaux — ce fut le cas, par exemple, avec la réaction protectionniste de 1881 (et, après coup, de 1892). Si l'on cherche à établir une typologie simple des politiques du commerce extérieur pratiquées par un pays comme la France (alors peut-on dire, « en voie d'industrialisation »), on constate que ces politiques ont été : — soit, nettement conservatrices (c'est le cas de la France des années 1880, qui voulait conserver le plus large débouché intérieur aux activités agricoles malgré la concurrence des blés du nouveau monde, quitte à rechercher les modes et moyens d'un accroissement de la productivité dans un pays restant gros producteur) ; — soit, au service de l'expansion industrielle (les meilleurs auteurs à tendance libre-échangiste ont toujours donné un « coup de chapeau » à l'argument de List : 1840) ; — soit, à d'autres époques, libérales, à tendances libre-échangistes : les politiques étaient alors mises en œuvre par des négociations inter-gouvernementales, en vue d'un élargissement des contingents, ou plus généralement, d'un abaissement des droits de douane. Ces interventions en vue d'une large ouverture aux échanges étaient-elles simplement négatives, conformément à la doctrine libérale, apparemment neutre ? Elles furent aussi interprétées de façon positive, en mettant l'accent sur le rôle des traités de commerce, accords commerciaux, un peu à la façon dont on le fait aujourd'hui pour les accords de coopération ou de co-production entre l'Est et l'Ouest... et ceci, du point de vue des changements de structure effectivement désirés nous intéresse davantage. Mais que penser de tels changements ? Ne s'agit-il pas, le plus souvent, d'aller à contre-courant, surtout quand une crise menace et, à d'autres moments plus favorables, de poursuivre un développement selon des lignes d'évolution structurelle peu modifiées — et un rythme d'investissement et de réinvestissement, ici et là (à l'intérieur des frontières et au dehors), dont il convient nécessairement de suivre la cadence ? Ceci, quitte à privilégier certaines réadaptations mineures dans les gammes de spécialisation — du moins tant que les ir»

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innovations « en grappe » n'ont pas exercé une influence décisive. Si les continuités structurelles peuvent être plus facilement dégagées sur la longue durée, il n'est pas inutile de tenter de les repérer à certains moments privilégiés. Ce sont ces faux turning points (du moins du point de vue des changements de structure) associés à des variations de conjoncture (type crise de l'énergie au début des années 1970). On ne sait pas à l'avance s'ils consacreront une véritable rupture ou simplement une dépression quelque peu accentuée. Supposons un changement brusque quant au choix d'une intervention de politique économique — naguère, au temps du laisser-faire, essentiellement de politique du commerce extérieur, du moins pour les pays autres que la GrandeBretagne — ce « changement » vient neutraliser le bouleversement jugé, à tort ou à raison, insupportable, et les lignes d'évolution structurelle ne se trouvent pas pratiquement infléchies par ce qui apparaît souvent aux yeux des contemporains comme une sorte de « révolution ». 1. L'exemple des années 1860 Que penser de l'effet des traités à tendance libre-échangiste des années 1860-1861 et notamment du traité de commerce franco-britannique Michel Chevalier Cobden, qualifié pourtant de « coup d'État » ? Brusque mutation du point de vue de l'histoire événementielle ? On allait même jusqu'à prétendre qu'il s'agissait, en France, de l'œuvre d'un homme seul, issu du saint-simonisme, appuyé par un petit groupe de théoriciens libéraux. Si l'on suit avec J . Coussy, « La politique commerciale du second Empire et la continuité de l'évolution structurelle française » (in Cahiers de l'ISEA, déc. 1961) et, plus encore peut-être les commentaires de Guy D. Desroussilles qui confronte cette analyse avec celle de P. Bairoch (cf. Économies et Sociétés, Cahiers de l'ISEA, mai 1970), i ° le processus, respectant les discriminations antérieures, ne consacra effectivement pas une rupture brutale, et la violence de l'opposition à la révision attendue est moins un témoignage du bouleversement résultant de l'ampleur de cette révision que de la volonté de la freiner ; 2 0 l'hypothèse d'une accélération de la croissance française par les traités de commerce est contraire à toutes les statistiques observables. A cet égard, les précieuses recherches de J . Marczewski et de

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son équipe de l'ISEA ont été confirmées par celles de MM. Lévy-Leboyer, P. Deane, W. A. Cole et Paul Bairoch (cf. notamment Bairoch, « Commerce extérieur et développement économique : quelques enseignements de l'expérience libre-échangiste de la France au x i x e siècle », Revue Économique, janvier 1970). En définitive, ce sont encore avant tout les traditionnelles préférences françaises en faveur des structures agricoles existantes qui l'ont emporté. La part des produits agricoles dans les exportations françaises a crû régulièrement de 1861 à 1870 tandis que la part des importations agricoles dans les importations totales a plutôt diminué par rapport à la période précédant la « libéralisation » : en moyenne cette part a été de 25,67 pour la période 1851-1860 et seulement de 24,82 pour la période 1861-1870. On peut même dire qu'il y a eu effectivement régularisation puisque, mise à part l'année 1861 (pour des raisons occasionnelles), ce pourcentage sera resté constamment inférieur à 30 % de 1862 à 1870, alors qu'avant les traités, ce pourcentage aura dépassé quatre fois 30 % entre 1851 et 1860. Continuité encore dans la croissance de la part de la GrandeBretagne dans les exportations françaises totales : elle est passée de 23 % pour la période 1847-1856 à 29 % pour 18571866. Paul Bairoch a mis sur le compte du traité de 1860 ce qu'il semble considérer comme une brusque accélération dans l'évolution de ce pourcentage. Ce qui frappe surtout, c'est la continuité de cette évolution, non seulement sur la longue durée mais même sur la très longue durée, puisque cette croissance avait commencé au milieu du x v i n e siècle et se poursuivra sans souci apparent des alternances du libreéchange et de la protection. Ainsi au cours de la phase de protectionnisme renforcé (continué par le tarif Méline de 1892) la part de la Grande-Bretagne dans les exportations françaises sera sensiblement supérieure de 1894 à 1901 à ce qu'elle avait été de 1873 jusqu'en 1891. Cette continuité n'aurait-elle pas été assurée non pas malgré les renversements de politique commerciale mais grâce à eux ? Les traités de 1860 n'ont pas entraîné non plus la moindre mutation dans l'évolution de la formation brute du capital : selon le tableau établi par M. Markowitch on constate qu'il y a une véritable continuité dans l'évolution de 1835 à 1913, le plus grand écart favorable ne se situant d'ailleurs ni au moment du retour au protectionnisme, ni au moment de la libéralisation des échanges, mais légèrement avant.

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2. I958-I959 Avec l'habituelle « théâtralisation », et même la « dramatisation » qui facilitent le passage d'une politique à une autre, l'abandon du protectionnisme traditionnel et le passage à la convertibilité monétaire furent présentés comme un véritable « tournant ». Mais pouvaient-ils être vécus comme le moment d'une rupture véritable, comme le saut d'un système logique à un autre ? Une fois de plus, ce changement apparemment radical de politique ne constituait que le franchissement d'une nouvelle étape dans l'utilisation volontaire de stratégies complexes : c'était là encore des conditions de grande ambiguïté théorique. Une stratégie d'adaptation à la conjoncture internationale, après dévaluation et pour lutter contre la tendance interne à la récession, a porté ses fruits pendant les quelques années de mise en route du traité de Rome (phase 1959-1962). Le souci de réaliser ces adaptations s'est effectué dans des conditions de rapide accroissement des courants d'échange d'où globalement ce qu'on a parfois appelé une « rupture » de tendance — mais seulement du point de vue des taux de croissance relatifs du commerce extérieur et de la production intérieure {cf. A. F. Henner, La spécialisation internationale de l'économie française, thèse complémentaire, Paris-1,1974) — les mutations structurelles souhaitées venaient ensuite. Les options à cet égard étaient d'ailleurs dans une large mesure déjà prises (cf. l'élargissement des contingentements entre les pays de l'OECE entre 1950 et 1958). Il fallait, dès lors, faire face aux échéances des engagements du Traité de Rome, et, pour cela, procéder à une réadaptation industrielle grâce précisément à la combinaison des politiques nationales d'adaptation conjoncturelles et des politiques communes tendant à la réorientation des structures d'échanges et de production sur la longue durée. Pour la France, il s'agissait — une fois de plus et à tort ou à raison — d'assurer à la fois la préservation et une certaine évolution des structures d'exportation des produits agricoles grâce à une politique européenne commune, forme nouvelle et boiteuse d'expansion-protection. Ainsi, d'une façon générale, le brusque saut vers une bien plus grande libéralisation tendait à se traduire par la mise en œuvre de toute une gamme de politiques d'orientation, nettement interventionnistes du point de vue institutionnel, mais conservatrices d'une ligne d'évolution bien antérieure, en dépit de l'accélération cons-

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tatée pour un grand nombre de branches — y compris l'agriculture. On comprend qu'il ait été nécessaire, de bien d'autres points de vue, de procéder à des analyses « plus fines » comme celle de Bela Balassa, soulignant l'importance de plus en plus grande d'une spécialisation « intra-branche » — plutôt qu' « inter-branche » et nous avons récemment fait largement accueil à une thèse comme celle de B . Lassudrie-Duchêne sur l'importance de la « demande de différence » dans les conditions actuelles de l'échange international (cf. Économies et Sociétés, Cahiers de l'ISEA, juin 1971 : « L a concurrence sur les marchés extérieurs, les firmes et les organisations internationales ; cf. aussi, H. F. Henner, op. cit.). Mais, d'une part, de longue date on avait constaté, sans peut-être qu'ils aient la même signification qu'aujourd'hui, l'importance des échanges dits à présent intra-branche (pour les différentes rubriques des tarifs douaniers concernant la production textile, par exemple, ou encore en s'attachant à l'intensité des courants commerciaux entre pays industriels, soit de façon globale, soit quant à la prédominance des importations et exportations réciproques de produits bruts, soit encore pour les multiples variétés de produits finis d'une même branche...) et nous n'avions pas manqué de signaler (dans le premier tome des Problèmes d'économie internationale, 1946 — op. cit.) la nécessité d'opposer la conception véritablement classique — et ricardienne — de la division internationale du travail à celle, consacrée par « classicisme » du type Hecksher-Ohlin, de spécialisations de type vertical, soulevant de tout autres problèmes. D'autre part, l'importance donnée aux grandes lignes d'évolution structurelle est restée très précisément liée aux constatations concernant les changements de structure d'importation et d'exportation. Tout en regrettant leur très grande rareté, mais non leur absence en France (cf. notamment les études publiées par la Revue d'Économie Politique en 1933 et en 1939, par exemple, ou encore, par l'Activité économique, à partir de 1935, sous l'égide de Ch. Rist) nous essayions de combler les lacunes en prenant en considération des analyses statistiques déjà plus fines. Non sans reconnaître, bien entendu, qu'on ne pouvait y retrouver l a même continuité d'évolution que pour les variations par grandes catégories... Ce qui importe c'est de voir dans quelle mesure, sans grave crise ni rupture d'intégration, il était — et il reste encore —

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possible d'obtenir l'infléchissement de ces grandes lignes d'évolution grâce à des politiques appropriées. L'accélération des rythmes de croissance (comme entre 1959 et 1962), l'accroissement des taux d'investissement (pour un certain coefficient capital-produit dont il est difficile de déterminer l'importance et de suivre les variations), ceux des coefficients d'importation et d'exportation (dont l'augmentation ne fut sensible qu'au cours de cette brève période en France) auraient pu jouer bien davantage dans le sens d'un tel infléchissement. Mais avant de conclure il importe de mieux mettre en évidence les risques des phases de rupture de continuité... et de rupture d'intégration.

B . RUPTURES DE CONTINUITÉ ET RUPTURES D'INTÉGRATION

Dans les exemples précédents, la continuité structurelle est assurée par l'alternance de politiques du commerce extérieur très différentes, sinon radicalement opposées — renforcement du protectionnisme à l'échelle nationale, unions économiques et marché commun, négociations générales à tendance libreéchangiste et, désormais, accords de co-production — de coopérations industrielle et technique, d'ailleurs aujourd'hui privilégiées dans les relations entre pays à systèmes économiques différents (cf. « Contraintes et objectifs extérieurs (schémas, modèles et théories) », Cahiers de USE A, Économies et Sociétés, août-sept. 1974). Les événements qui brisent véritablement ces continuités conduisent à des interprétations extrêmement complexes. Une crise générale suivie, comme dans les années 1930, d'une longue dépression, une guerre mondiale, comme celle des années 1939-1945, devaient apporter une sorte de preuve négative de l'importance de la continuité constatée avant la rupture, importance traduite, aussitôt après celle-ci, par la passion que mettent les responsables à reconstituer, dans la plus large mesure, sinon les structures antérieures, du moins ce que nous sommes convenus d'appeler les lignes d'évolution structurelle. 1. Crise générale et crise britannique au XXe siècle : 1925-1934 En 1931, le cas le plus frappant, du seul point de vue des changements de politique commerciale, fut celui de la conversion au protectionnisme de la Grande-Bretagne libre-échan-

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giste (d'ailleurs survenue en même temps que sa première conversion aux changes flexibles). S'agissait-il d'opérer simplement un meilleur aménagement de balance extérieur ? On sait cependant que la crise structurelle datait déjà de quelques années (cf. André Siegfried, Crise britannique au XXe siècle, A. Colin, 1930, et les polémiques de l'époque concernant la « loi de Rueff » sur les hausses de salaires réels et l'assurance chômage, cause du chômage permanent, cf. infra). D'où le caractère dramatique d'une longue dépression qui a rendu dérisoire, en définitive, l'invocation d'une doctrine de laisser-faire et permis l'émergence des idées d'un « second Keynes ». Quoi qu'il en soit, en Grande-Bretagne, le protectionnisme se heurtait à des contradictions et soulevait des paradoxes auxquels avaient échappé les autres pays industriels. La régression était particulièrement importante pour les industries exportatrices. Selon une interprétation quelque peu fantaisiste, mais traditionnelle de la statique comparative, on ne doutait pas que celles-ci fussent en meilleure position pour résister à toute « crise ». On comprenait mal la prospérité, au moins relative, des industries « abritées » et travaillant pour la consommation intérieure. Ajoutons ceci pour les cinq grands groupes qui représentent la moitié des exportations britanniques — métallurgie, industrie du charbon, du coton, de la laine, industries mécaniques. Ces industries avaient d'autant plus manifesté leur attachement à la doctrine libérale que son application se présentait sous la forme de cette sorte de protectionnisme qu'était déjà « le libre-échange impérial ». Au remède « contractionniste » de ceux qui préconisaient la déflation des prix et des salaires (pour permettre la reprise des exportations traditionnelles sur les marchés extérieurs) s'opposa la « nouvelle école », celle de quelques esprits hardis parmi lesquels Keynes, qui croyait pouvoir réussir à en dégager une « théorie générale » mais qui s'attachait encore essentiellement à ce cas exemplaire de perte d'hégémonie. Il faisait de la lutte contre le chômage, du maintien du niveau de vie et de la relance, essentiellement un problème de demande intérieure (sans oublier toutefois le « multiplicateur du commerce extérieur »...). Le paradoxe était mal compris, même sur le Continent ou l'on confondait, notamment en France, protection des industries « dans l'enfance » et protection des activités en régression.

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Déséquilibre de structure ? Il fallait bien l'admettre — et avec la crise générale, tôt ou tard, il devenait partout nécessaire de prendre en considération les réadaptations structurelles indispensables pour rétablir une continuité de croissance. Le rappel des « événements » de la grande dépression met en évidence, par le grossissement même des liaisons à étudier, ce qui apparaissait déjà, mais d'une façon parfois moins claire, dans les précédentes observations statistiques. En effet, ces liaisons, nettement amplifiées au cours d'un processus cumulatif de crise, se retrouvent lorsqu'on envisage les conditions nécessaires pour tout diagnostic : a) le repérage des niveaux d'adaptation ; b) la recherche de lignes d'évolution structurelle historiquement précisées ; c) le décalage entre l'état des « structures existantes » (et bénéficiant généralement de la protection douanière ainsi que d'autres « stimulants de la croissance ») ; d) le rythme de croissance à envisager ; les taux d'investissement susceptibles d'assurer les conversions d'activité nécessaires. Les manifestations protectionnistes de crise — auxquelles il était commode d'imputer les distorsions des prix ou des flux réels étaient venues simplifier les données mêmes du problème. Celui-ci se posait de plus en plus quant au niveau d'ajustement de la balance extérieure et quant à une structuration différente des réseaux d'échange. Ainsi, les protectionnismes rivaux avaient-ils plus ou moins réussi à reconstituer, vers 1933-1934, des types d'ajustement et des courants d'échange aussi peu différents que possible de ceux qui précédèrent la grande crise. Mais il s'agissait de courants amenuisés et de types d'ajustement sur niveaux déprimés, ce qui n'autorisait nullement à invoquer un « retour à l'équilibre ». On pouvait ainsi légitimement se demander dans quelle mesure des changements de structure d'importations et d'exportations — et par conséquent de structure de production — seraient nécessaires, au cours de la reprise attendue, pour assurer un rythme de croissance satisfaisant. En fait, la lutte contre la grande dépression — et les politiques qui jouèrent activement dans le sens de la croissance — comportaient bien une série de processus conscients de réadaptation de ce genre, que ce soit en Grande-Bretagne, en Allemagne hitlérienne

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ou aux États-Unis (avec l'expérience du New Deal). Mais, une fois de plus, de façon générale, « les faits étaient têtus » et, dans l'étude de cette situation de crise, il fallait bien admettre la multiplicité des manifestations d'un « déséquilibre de structure » à l'échelle internationale. Le grand paradoxe de cette période de marasme tient à ce que le caractère structurel de la crise y est masqué à l'échelle internationale par le phénomène de contraction générale des échanges. Toute déviation semble alors se résorber dans la persistance de la dépression. Les politiques restrictives s'opposaient aux changements qui consacraient une reprise effective, mais on veut croire — et faire croire — que l'expansion reprendrait dans les cadres anciens et s'y effectuerait mieux. Sans doute, aurait-il été assez malaisé, dans ces conditions, de tenter de mieux mettre en lumière, en se bornant à relever quelques chiffres, les phénomènes de déviation structurelle si souvent évoqués. Le premier point était de ne pas perdre de vue leur importance théorique (alors que, dans d'autres circonstances, on a souvent tendance à abuser du concept de « distorsion » lorsque les faits ne sont pas conformes à la situation jugée optimale). En relevant le caractère peu significatif de tout ajustement réalisé sur niveau déprimé, on demande simplement de déclarer suspect — même du point de vue de la balance des paiements, dite provisoirement « rééquilibrée » grâce à un ralentissement d'activité — tout rétablissement apparent des mêmes lignes d'évolution structurelle s'il est ainsi obtenu. De tels reculs sont d'ailleurs nettement précisés par les statistiques douanières concernant le volume des importations de matières premières et de demiproduits. L'étude attentive des niveaux d'activité économique au cours d'analyses de caractère historique (ou empirique) n'aurait pas dû laisser le moindre doute. Il ne s'agit pas ici de nos préférences de politique économique et je ne reprends pas à cet égard la controverse concernant ce que F. Machlup dénonçait comme « misplaced concreteness » et « disguised politics » (dans ses Essais de sémantique économique, trad. française, Calmann-Lévy, 1933 ; voir Les Cadres sociaux de la pensée économique, op. cit., ch. iv). Nous constatons seulement combien étaient illusoires sur la longue durée des interprétations encore beaucoup trop optimistes. Dictées par l'une de ces « préférences de théorie » dont l'emprise se relâche si difficilement, c'est du point de vue théorique qu'elles devraient, en définitive, être rejetées.

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2. Après-guerre Est-ce un effondrement qu'avait provoqué la seconde guerre mondiale ? Dans la période 1946-1951, l'examen des conditions concrètes mettait en évidence — et non seulement en France — une rupture de continuité telle que le monétarisme traditionnel était effectivement récusé. Situation « exceptionnelle » et « provisoire » ? Sans doute — et nous avions déjà souligné son caractère non ricardien. Mais pourquoi s'abriter derrière ce langage officiel pour « mettre entre parenthèses » ce qui manifestement rendait préférable le recours à d'autres moyens d'action que monétaires — moyens d'ailleurs largement tolérés pour une telle situation d'après-guerre aussi bien par les accords de Bretton-Woods (1944) que par le G A T T (1947) ? C'est ce que nous avions alors traduit en recourant au concept de déséquilibre structurel de la manière qui vient d'être rappelée (pour la confrontation avec d'autres auteurs, cf. notre chronique sur « Les analyses de structure et le déséquilibre mondial, Revue Économique, nov. 1952, et G. Dupuigrenet-Desroussilles « Notes sur quelques autres interprétations des déséquilibres structurels d'après-guerre », Économies et Sociétés, op. cit., nov. 1969). L'intérêt, beaucoup plus large, de restaurer un réseau de commerce mondial comportant bien des fissures mais dont il fallait, après remise en état, assurer la continuité de développement, semble avoir déjà été bien compris par l'administration Roosevelt en 1944-1945. Les théoriciens de l'aprèsguerre qui plaidaient pour le retour à la tradition libérale se bornèrent à rechercher obstinément une solution de type monétaire et c'est ainsi la seule politique monétaire qui, beaucoup plus tard, à la fin de 1958, aurait dû consacrer un tel retour. On s'accorda vite, en pratique, s'agissant de pays de transformation industrielle, à constater que c'était bien toute une structure de production qu'une compression supplémentaire des importations (compression réclamée par quelques orthodoxes intrépides) aurait mise en cause. Dans ces conditions historiques très précises, l'exemple des ajustements « vers le bas » devait être écarté. En effet il s'agissait cette fois de s'attacher à un modèle susceptible d'apporter une solution à long terme. En 1945, plus encore qu'en 1919, se marquaient les conséquences d'une longue rupture de continuité, avec, notamment, pour l'économie française, un recul d'environ 50 % du niveau de l'activité

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industrielle. L'équilibre comptable des échanges — certes toujours possible — aurait consacré la théorie « classique » (statique comparative) : élimination de toutes les structures de production non compatibles avec les nouvelles données du problème. Autrement dit, un grand nombre des industries transformatrices faisant appel aux métaux, fibres textiles, combustibles etc., qui représentaient en 1938 environ 58 % des importations françaises, et en 1947 plus de 49 %, auraient disparu. Du coup l'effondrement partiel des structures françaises de production et d'échange aurait été beaucoup plus considérable. En bref, la rupture de continuité enlève son caractère historiquement défini (et son classicisme) à l'idée d'équilibre « logiquement nécessaire ». Après 1948, pour la France comme pour d'autres pays assistés, la discontinuité structurelle semblait devoir persister dans la mesure où, artificiellement maintenues, les structures ne pouvaient pas encore commander un équilibre de type classique. Ainsi beaucoup d'esprits, qui redoutaient surtout qu'on se détournât durablement, sinon définitivement, au lendemain des hostilités, des professions de foi orthodoxes — quitte à mettre entre parenthèses la période « de transition d'après-guerre » (prévue dans les accords de Bretton-Woods et dont les exceptions avaient été confirmées en 1947 par le GATT) — avaient-ils été (à l'exemple de W. Roepke, cf. La Communauté internationale, Genève, 1947, éd. C. Bourquin), jusqu'à nier le problème posé par la correction d'un grave déséquilibre externe (au prix d'un éventuel déséquilibre interne d'autant plus profond). Fallait-il aller jusqu'à mettre entre parenthèses également toute une littérature économique non moins importante du point de vue de l'histoire et de la sociologie de la connaissance économique : celle qui n'avait cessé de mettre l'accent sur la récurrence des « transitions » et des « exceptions », non seulement depuis Sismondi ou encore Proudhon, mais encore avec Walras qui, plutôt que du libreéchange réalisé, s'était fait le théoricien du passage progressif d'une situation d'économie protégée à celle d'une économie libérée ou avec Aftalion, soucieux d'une théorie positive qui mît l'accent sur les cas pathologiques, envisagés comme des phénomènes de grossissement (cf. Monnaie, Prix et Change, Paris, Sirey, 1927, Préface). Par la suite, avec la continuité rétablie et, au tournant de 1959-1960, ce qui apparut un moment comme la fermeture

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décisive de la « parenthèse », ce fut cette remise en question d'une problématique des changements réels de politiques économiques envisagées comme des politiques de structure (tendances, préférences et anticipations). La dramatisation du choix des objectifs et des moyens d'action et, à l'inverse, l'accent mis sur les moindres différences dans la nature des produits échangés masquent peut-être une persistance des grandes lignes d'évolution structurelle et les continuités retrouvées à long terme, une fois surmontées (ou partiellement compensées) les nouvelles crises de structure — comme celle de l'énergie dans les années 1970 : qu'on songe au côté haletant des négociations engagées en 1973-1974 à cet effet...

C . L E VA-ET-VIENT THÉORIQUE A DIFFÉRENTS NIVEAUX

D'ABSTRACTION

(problématique « Faits, Théorie et Politiques ») En théorie, tout devient incertain au delà même d'une première approximation de caractère purement statique et conçue en termes extrêmement simplifiés (comme la loi des coûts comparatifs de Ricardo), interprétée sans aucun prolongement d'idéologie impérialiste. Ainsi, tôt ou tard, s'éloignet-on de la conclusion — ou plutôt, comme dira Viner, de la présomption — libre-échangiste classique : celle à laquelle n'avaient cessé de s'attacher les ouvrages du début du siècle. On retrouve alors ces situations non ricardiennes sur lesquelles il faut bien incessamment mettre l'accent. Fait-on intervenir, au lieu du calcul du gain immédiat pour les pays participant à l'échange, tout un jeu d'anticipations de leurs développements ultérieurs respectifs ? Le contraste se retrouve plus ou moins complètement et c'est à partir de cette opposition que l'on en venait déjà (pour nous en 1948-1949) à expliciter une certaine « dynamisation : avec l'idée d'avantages comparatifs anticipés, celle de rupture de continuité. C'est ce qu'avaient, en définitive, fait valoir de fondamental les grands écrivains protectionnistes aussi bien que les critiques modernes de l'impérialisme ou du jeu des firmes multinationales. Prend-on en considération les situations de crise ? Celles-ci seront souvent tenues pour « exceptionnelles ». Mais il n'en ira plus de même si l'on met l'accent sur le caractère également non ricardien des pressions expansionnistes. Il resterait à

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déterminer à quel point le jeu d'alternances d'un régime approximativement libéral a cédé la place à des structures plus difficiles à analyser. Quoi qu'il en soit, l'illusion d'une rigoureuse orientation des courants d'échange et des vocations nationales par le jeu des mécanismes du marché disparaîtrait sans doute si l'on gardait à l'esprit le simple fait que tout repose, en théorie classique ou néo-classique, sur une détermination correcte des échelles de prix relatifs à la Edgeworth. La stabilité du réseau des échanges internationaux dépend-elle seulement du maintien de leur fragile équilibre ? En revanche, les éléments extra-scientifiques et même extra-économiques dont la théorie pure du commerce international avait voulu se débarrasser retrouvent leur importance. L'ensemble des stratégies nationales dont un des éléments est constitué par le jeu de politiques économiques internationalement biaisées dépend essentiellement de préférences de nature politique quant à la décision — et de portée économique, par rapport à un état donné des structures existantes et de leur évolution souhaitée. Le concept d& préférence de structure (PR.-S) nous a simplement permis de mettre l'accent sur l'opposition (et en même temps la conjonction) entre une inspiration doctrinale — qui n'est nullement à dédaigner sur le plan de la conformité à un type d'organisation, à ses règles du jeu etc. (préférence de doctrine) (PR.-D) — et une politique s'attachant à l'évolution des structures de production et d'échange. C'est à la répartition des facteurs entre les branches agricoles et industrielles ou les secteurs de l'activité économique de chacun des pays participant au commerce international, que s'attache cette politique, renforcée et précisée du fait de la préférence pour un mode d'expansion (plus ou moins autocentré ou extraverti), sinon, avec l'intervention de plans ou de programmes nationaux ou internationaux d'investissement et de développement, pour un certain type et un certain rythme de croissance (PR.-E.J. L'étude de problèmes de caractère historique éloigne de la fiction doctrinale dont les esprits étaient comme « hantés » vers la fin du xix e siècle et que l'on retrouve d'ailleurs sous d'autres formes aujourd'hui : celle d'un choix abstrait, de caractère global et de portée définitive, entre deux types fondamentalement opposés des politiques nationales : libreéchange ou protection, sinon même « laisser-faire « (et « laisserpasser ») ou autarcie... Lorsque l'on accepte de se placer délibérément dans les

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perspectives d'évolution, la continuité, ou, très souvent (mais ne reprenons pas le vieux débat !), la discontinuité des efforts à entreprendre est immédiatement mise en lumière. C'est toujours à partir d'un ensemble complexe d'éléments que l'on est contraint de raisonner. Cet ensemble conditionne toute une série de décisions, de compromis (non seulement dans le domaine « politique » mais aussi — et surtout — dans celui des politiques monétaires et financières), qui, ellesmêmes, prennent la suite des décisions de compromis adoptées antérieurement. Pour mieux faire apparaître cette liaison entre les politiques et les structures, il importe de mener une analyse structurale historique. L'étude de certains cas privilégiés permet de faire apparaître ces structures dont, par définition, les conditions d'évolution demeurent cachées, ce qui explique d'ailleurs le peu d'attention qu'on leur a si longtemps porté et le rôle excessif attribué, en politique du commerce extérieur, aux grands choix abstraits dont on arrive à se persuader qu'ils relèvent de la théorie pure. L'importance des contraintes apparaît soit, sur la longue durée, par les continuités que l'on peut déceler, comme, par exemple, on avait été conduit à le faire pour les échanges extérieurs de la France, par des repérages statistiques comportant des remontées successives, des années 1930 aux années 1870 (mais il faudrait plutôt parler de rétablissement des continuités), soit au moment même de ruptures plus ou moins durables (crises, guerres) qui mettent soudainement à nu la vulnérabilité des structures de production et d'échange. On avait fini par oublier qu'elles sous-tendaient toute la vie économique et conditionnaient des politiques ou stratégies diversifiées. Les préférences de structure mettent en évidence une combinaison de doctrines et d'analyses politiques au service d'une préservation de tendances de longue durée déjà inscrites dans les faits lorsqu'il s'agit de politiques plus ou moins conservatrices de la ligne d'évolution existante, ce qui est très souvent le cas de pays industriellement développés, d'ailleurs surtout lorsque les taux d'investissement à l'intérieur de l'économie nationale ne sont pas très importants (cas de la France grande exportatrice de capitaux à la fin du x i x e siècle et au début du x x e siècle, voire par la suite), que le produit national brut s'accroît lui-même lentement (la forte reprise du revenu par tête, en France, ne devant pas faire oublier la faible croissance démographique à la même époque) et que la part réservée à

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l'exportation n'est pas encore très considérable. Dans quelle mesure ces constatations ont-elles dû être modifiées s'agissant des autres expériences de pays industrialisés ? On serait tenté d'utiliser pour les périodes récentes l'une de ces études « plus fines » qui mettrait bien en évidence des changements de détail dont nous n'avons jamais nié l'importance. Mais ce que nous avons constaté pour les grandes lignes d'évolution structurelle et les politiques économiques (non seulement commerciales à présent, mais aussi monétaires et financières, industrielles et techniques) qui y sont attachées — et commandent en définitive la continuité des tendances — se vérifierait plus difficilement, sans doute, lors des accords intergouvernementaux ou inter-firmes ou des réactions protectionnistes à l'échelle des nations et des groupes de nations. Pour les pays encore sous-développés — et qui ne représentent plus guère, à présent, que 20 % du commerce mondial — , la notion de déséquilibre structurel prend une tout autre signification et nous avons dû insister sur le caractère potentiel des lignes d'évolution recherchées : on sait cependant combien apparaît lent, dans les meilleures hypothèses, le cheminement de la situation existante vers les structures préférées, combien persistante l'emprise subie même s'il s'agit déjà d'une simple emprise du passé. La persistance des tendances structurelles soulève théoriquement un triple problème : i ° elle contredit formellement le récit historique et la fabulation théorique selon lesquels, au cours des crises, un pays aurait eu à choisir soit le libreéchange soit le protectionnisme avec, selon les adversaires de l'une ou l'autre des deux thèses, des ruptures dramatiques et inexorables dans le cas où « le mauvais choix » serait fait ; 2° cette persistance structurelle ne traduit-elle pas en définitive un choix tout autant qu'une contrainte — et n'y a-t-il pas entre la notion de choix et celle de contrainte non pas une opposition mais une sorte de fusion qu'on retrouve aujourd'hui dans les modèles de projection des réseaux du commerce mondial et pour laquelle l'expression « préférence de structure » ne fait que nuancer ce qu'il y a d'apparemment beaucoup plus volontariste dans celles de « modèle décisionnel » ou de « politique de structure » ? Passé le stade d'analyses très précisément délimitées — mais ceci seulement en vue de « modèles théoriques », de modèles d'enseignement dont la simplicité tient aux hypothèses réductives auxquelles on cesse trop souvent de prendre garde

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— nous voici donc tenu au va-et-vient que devrait nécessairement comporter toute théorie des politiques économiques. En tout cas, une décision politique véritable exige de telles études menées à un triple niveau (faits, théorie, politiques) et grâce auxquelles, inlassablement, sans craindre une nécessaire complexité, on n'hésite pas à considérer les théories comme étant elles-mêmes des faits et les faits comme ce qu'on perçoit à travers les codes fournis par théories et doctrines. Quant aux politiques, elles dessinent (selon une analyse inverse), sinon déjà une nouvelle théorie, du moins une ligne de recherche renouvelée. L'ambition est grande mais ne semble interdite ni par l'histoire, ni par la logique. Elle vaut certainement d'être poursuivie dans la mesure même où l'auront permis de meilleures analyses, des modèles mieux adaptés aux « prises de décision » — et des théories qui ne soient pas seulement « instruments d'analyse ».

table des matières

INTRODUCTION GÉNÉRALE

5

1. LES AUTOMATISMES MONÉTAIRES (avec ou sans étalon-or), par Jean Weiller (Directeur d'Études à l'E.H.E.S.S. Professeur à l'Université de Paris I) Les illusions du monétarisme classique

. . . .

17

Substitution d'instruments d'analyses et de moyens d'action

38

Analyse fondamentale, Retour à Ricardo et situations non ricardiennes

57

Notes : A - Théorie des politiques économiques et diagnostic . . . .

72

B - La distinction des situations ricardiennes et non ricardiennes

73

C - Évolution économique et situations non ricardiennes . . . .

78

2. SPÉCIALISATION INTERNATIONALE Conditions de production comparées et spécialisation internationale, par Bernard Ducros (Professeur à l'Université de Paris I)

89

Les tentatives de révision de la théorie pure, par Alain Bienaymé (Professeur à l'Université de Paris IX)

128

Note : Structures d'échange et politiques du commerce extérieur, par Jean Weiller . .

156

340

Table des matières

3. L'EXPANSION INTERNATIONALE DES CAPITAUX ET LES NOUVELLES STRUCTURES D'ÉCHANGE Expansion internationale des capitaux : les flux majeurs d'investissements... et les autres, par Jean Weiller

167

Les firmes multinationales et le système économique mondial (structures d'encadrement), par Ch. A. Michalet (Professeur à l'Université de Paris X)

196

Problématique de la valeur, par Michel Aglietta (I.N.S.E.E.)

260

L'égalité des ressources et des emplois en économie ouverte. Analyse comptable et interprétation économique, par Jean Coussy (E.H.E.S.S., Sciences économiques et sociales)

286

Entre « monétarisme » et « structuralisme » ? Automatisme « construits » et structures « réelles » (tendances, préférences et anticipations), par Jean Weiller 318

textes de sciences sociales 1. Pierre Bourdieu, Jean-Claude Chamboredon et JeanClaude Passeron, Le métier de sociologue. Édition revue et augmentée. 2. Gérard et Jean-Marie Lemaire, Psychologie sociale et expérimentation. 3. Denise Jodelet, Jean Viet et Philippe Besnard, La psychologie sociale. Préface de Serge Moscovici. 4. Claudine Herzlich, Médecine, maladie et société. 5. Maurice Godelier, Un domaine contesté: l'anthropologie économique. 6. Louis Dumont, Introduction à deux théories d'anthropologie sociale. 7. Jacques Perriault, Eléments pour un dialogue avec l'informaticien. 8. Claude Faucheux et Serge Moscovici, Psychologie sociale, théorique et expérimentale. 9. Georges Davy, L'Homme, le fait social et le fait politique. 10. Jacques Mehler et Georges Noizet, Textes pour une psycholinguistique. 11. Andrée Michel, La sociologie de la famille. 12. Paul-Henri Stahl, Ethnologie de l'Europe du Sud-Est. 13. Jean Weiller et Jean Coussy, Économie internationale. Tome I : Automatismes et structures (faits, théorie et politiques ). Tome II (à paraître) : Internationalisation et intégration... ou coopération.

l'œuvre sociologique 1. Ralf Dahrendorf, Classes et conflits de classes dans la société industrielle. Introduction par Raymond Aron. 2. Kurt Samuelsson, Économie et religion. Une critique de Max Weber. 3. Morton Deutsch et Robert M. Krauss, Les théories en psychologie sociale. 4. Travis Hirschi et Hanan C. Selvin, Recherches en délinquance : principes de l'analyse quantitative. Préface de Raymond Boudon. MOUTON É D I T E U R • LA H A Y E • P A R I S