Économie internationale: Tome 2 Internationalisation et intégration...ou coopération (faits, théorie et politiques) 9783111387291, 9783111026398


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French Pages 396 Year 1978

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Table of contents :
Avant-propos
Retour en arrière : Intégration désintégrations et régulations d’un système d’échanges
Essai de prospective développement industriel et spécialisation internationale
Problématique de l’entreprise multinationale socialiste
Répercussions de la grande entreprise internationale d’origine américaine sur la concurrence industrielle dans les pays européens
Monnaie et balance des paiements : essai d’interprétation du système actuel
Réflexions sur la logique de l’équilibre externe
Internationalisation des relations financières et de la production (suite d’une réflexion sur la problématique de la valeur)
Les critères d’appartenance à une union monétaire
Doctrine et stratégie de l’internationalisation et de la coopération
Suite des polémiques concernant l’intégration et la coopération
L’internationalisation de la production et de la diffusion de la connaissance économique
Table des matières
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Économie internationale: Tome 2 Internationalisation et intégration...ou coopération (faits, théorie et politiques)
 9783111387291, 9783111026398

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JEAN WEILLER / JEAN COUSSY

économie internationale Tome 2 internationalisation et intégration... ou coopération (faits, théorie et politiques)

par J. Weiller, B. Ducros, M. Lavigne, A. Bienaymé, A. Parguez, M. de Mourgues, M. Aglietta, M. Saint Marc, G.D.-Desroussilles et J. Coussy

MOUTON ÉDITEUR



PARIS



LA HAYE

ECOLE D E S HAUTES ETUDES EN SCIENCES SOCIALES

textes de sciences sociales 18

ISBN : 2-7193-0454-9 et 2-7132-0682-0 © 1978, École des Hautes Études en Sciences Sociales and Mouton Publishers Couverture de Jurriaan Schrofer Printed in France

Avant-propos Jean Weiller

Les contributions rassemblées ici forment un tout qui, dans la plus large mesure, se suffit à lui-même. Contributions anciennes sur des thèmes qu'il nous semble incessamment nécessaire de reprendre : 1) prise de conscience de la « désintégration » d'un système concret d'échange, comme déjà au cours des années 1930 ; et surtout 2) nécessité de coexistence entre deux « systèmes industriels » (pour utiliser l'expression dont se servaient les saint-simoniens au début du xix e siècle). Mais avec le désir de bien prendre la mesure, par-delà les antagonismes idéologiques et les préférences de doctrine, des écarts réels dans les jeux respectivement menés pour maintenir, infléchir ou accélérer les tendances, préférences et anticipations structurelles ou pour donner suite aux projets, programmes et plans à travers lesquels s'exprime la préférence pour un mode d'expansion, de croissance ou de développement. Faut-il insister davantage ? A cet égard, je tiens personnellement à souligner à quel point certaines des analyses proposées viennent prolonger les réflexions présentées dans un premier volume collectif d'Economie internationale (Faits, Théorie et Politiques) publié aux Editions Mouton en 1975 sous la double signature Jean Weiller et Jean Coussy (t. I, Automatismes et structures)1. Dans les perspectives les plus actuelles, nous voici particulièrement heureux d'annoncer le regroupement d'articles

J . W E I L L E R / J . COUSSY, op. cit., avec également des contributions d e B . DUCROS, A . BIENAYMÉ, C h . A . MICHALET, M . AGLIETTA..., E d . MOUTON,

Paris-La Haye, 1975.

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de presque tous les auteurs de la même équipe, avec, pour l'entreprise multinationale, s'agissant, cette fois-ci, des pays de l'Est, la signature de M™ Marie Lavigne, et pour la seconde partie concernant les relations monétaires et financières, celles de Mmes M. de Mourgue et M. Saint Marc et de M. Alain Parguez ; pour le reste, J. Coussy, Aglietta et nous-même. Il se trouve que l'Institut de Science Economique Appliquée (I.S.E.A.) avait accueilli, dans une série parue sous le titre « Commerce mondial et conditions internationales de la croissance » douze premiers Cahiers consacrés à ce titre de problèmes entre 1957 et 1967. Par la suite, l'I.S.E.A. et l'I.S.M.E.A. (Institut de Sciences Mathématiques et Economiques Appliquées) ont publié un nombre égal de nos Cahiers dans la collection « Economies et Sociétés : série relations économiques internationales »2. Les études que nous venons de réunir vont bien toujours dans le sens des mêmes interrogations : celles précisément auxquelles nous nous efforçons, dans ce travail collectif, d'apporter une mise au point précise et, pour quelque temps, suffisamment exhaustive.

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2 . Pour les vingt premiers Cahiers, cf. l'index des auteurs publié à la suite des contributions rassemblées dans le numéro de juin-juillet 1972, « Capitaux internationaux, intégration et croissance », I.S.E.A. (I.S.M.E.A., 11, boulevard de Sébastopol, Paris l*r). Les Cahiers suivants portent respectivement les titres « Commerce, relations monétaires et crise financière internationale », juillet 1973 ; « Contraintes et objectifs extérieurs : schémas modèles et théories », août-septembre 1974 ; « Avantages comparatifs, espaces monétaires et fluctuations économiques », juin-juillet 1975. Un vingt-cinquième Cahier s'attachera à de nouvelles manifestations du « processus d'internationalisation ou de mondialisation ».

Retour en arrière : Intégration désintégrations et régulations d'un système d'échanges * Jean Weiller

Après la crise des années 1930, suivie de la seconde guerre mondiale, n'était-ce pas décidément la fin d'un système ? L'expression aura parfois déplu (cf. notamment, Economie Record, 1949) en dépit d'une double référence, à François Perroux, pour la définition d'un système concret, puis à Bertil Ohlin, alors garant d'ime orthodoxie néo-classique, en ce qui concerne la fin de ce système (cf. nos Problèmes d'économie internationale, t. I, P.U.F., 1946, « Avant-Propos » et « Sixième Partie »). Mais, tout d'abord, pourquoi parler de « désintégration « avant même d'avoir insisté sur les caractères d'un certain type d'intégration1 — de ce que je croyais plutôt devoir * Nous avons déjà repris de larges extraits de nos réflexions dans le précédent volume. Automatismes et Structures : seuls certains détails seront rappelés, dans une note annexe sur le problème, à nouveau si discuté, de la crise d'un système. 1 Dès le départ, dans l'Intégration territoriale ( « Que Sais-je » ? 1965), André MARCHAL avait rappelé cette démarche. Définir l'intégration par la désintégration semblera certainement justifié à un premier stade lorsque le phénomène témoigne de très grandes imperfections. Nous reviendrons sur ce point qui a donné lieu à une interprétation erronée de la part de M™* Maximova dans son ouvrage récent Les Problèmes fondamentaux de l'intégration capitaliste, aspect économique, Ed. du Progrès, Moscou, 1974, où elle a bien voulu, à diverses reprises faire état de nos travaux, cf. p 16 à 18, 134 et 144.

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signaler comme un premier degré de l'intégration au moment où la réalisation d'une « union régionale », d'un Marché commun, semblait encore pouvoir se faire grâce au retour aux procédures du libéralisme traditionnel {cf. notamment, René Courtin, « Le problème de l'Union économique européenne », Revue d'économie politique, 1948, et nos premiers essais de mise au point, Revue économique, 1950 et 1958, ainsi que Problèmes..., II, P.U.F., 1950, troisième partie, chap. n, « L'Union régionale et son rôle éventuel ». Quant à l'autre aspect du problème, celui de la sauvegarde des « objectifs économiques d'une coopération durable », cf. Economie appliquée, 1953.) Ajoutons que, dans la vision néo-classique, l'internationalisation des échanges et leur structuration, se seraient réalisées « spontanément » — se maintenant en équilibre par tout un jeu d'automatismes (sur lequel nous avons longuement insisté dans le volume précédent, mais dont les aspects les plus récents feront l'objet par la suite d'un nouvel examen critique). Cette vision n'avait d'ailleurs jamais empêché les mêmes auteurs de supposer que la spécialisation à l'exportation assurerait la croissance continue des échanges internationaux aussi bien que celle des pays engagés dans le processus d'internationalisation, sans qu'il soit besoin de prendre en considération quelque menace que ce soit de rupture d'intégration. L'INTERNATIONALISATION DES ÉCHANGES DE TYPE LIBÉRAL ENVISAGÉE COMME UN PREMIER DEGRÉ D'INTÉGRATION SYSTÉMATIQUE

Si l'on admet que le système économique mondial s'est formé sans que l'on ait posé aucun des plus graves problèmes liés à l'internationalisation des échanges, on comprendra qu'on ait délibérément ignoré l'intégration dans la description d'un tel processus. Dans le chapitre sur le libreéchange et la protection, c'est un choix absolu et définitif entre les deux qui était proposé dans les textbooks courants, tandis que dans les modèles théoriques eux-mêmes, on retrouvera longtemps la confrontation des courbes de possibilité de production soit en état d'autarcie absolue, soit en état

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de libre-échange intégralement réalisé : étudier le processus qui conduit à des échanges « plus libres » ou à un taux de protection optimale n'a été admis que beaucoup plus récemment. En revanche, ce qui est très ancien, c'est la description du processus d ' « intégration » du point de vue des firmes (et l'utilisation du terme dans un contexte où il s'agissait de trust et de konzerns), d'abord dans le cadre national dans la mesure où l'essentiel de leur activité ne concernait qu'un seul pays puis — notamment entre les deux guerres — à l'échelle de l'économie mondiale. On peut penser à des livres anciens comme celui sur les grandes industries modernes, publié en 1920 par de Rousiers : l'accent y était d'ailleurs mis sur l'intégration verticale. S'agissant des effets de domination, la démonstration devait suivre le même processus (dans son article de 1948, F. Perroux opérait le rapprochement entre la théorie des oligopoles et celle des rapports entre nations ; cf. L'Economie du XX" siècle, 3e éd., P.U.F., 1968, l re partie). Au moment où éclate une crise d'une particulière gravité — où le système d'économie mondiale subit des véritables craquements — ce sont des économistes de formation libérale, Ohlin, Rôpke et bien d'autres qui évoqueront un phénomène de rupture d'intégration. Alors, on avait admis comme allant de soi qu'il puisse y avoir « désintégration » — au sens absolu et quasiment dramatique du mot — d'un monde qui semblait seulement parvenu à une intégration très incomplète, voire à un certain degré de cohérence dans l'ajustement du système concret des échanges internationaux. Mais peut-on dire au moment même où l'on déplore la « dislocation du système qu'à un certain degré d'intégration correspond nécessairement — et comme par définition — un certain degré de désintégration ? On reviendra par la suite sur la manière dont les idées d'intégration et de libéralisation des échanges — ou d'intégration et de coopération intergouvernementale — se sont partagés les esprits, non sans que n'existent certains chevauchements (comme s'est plu à le montrer Guy D.-Desroussilles in Niveaux de vie et coopération économique dans l'Europe de l'Ouest, P.U.F., 1962). Incessamment, se seront manifestées des menaces de rupture. Celles-ci avaient été de plus en

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plus nombreuses, d'abord avec la coupure de 1914-1918 et le « retour à la normale » constaté vers 1928-1929 puis — dès 1925 — s'agissant de la Crise britannique du XX* siècle décrite par André Siegfried ainsi que d'un début de fléchissement des prix-or des grands produits primaires. Pour l'essentiel — mais non pas pour tous les pays — la grande dépression se manifesta entre 1929 et 1934-1935. Elle fut suivie d'ailleurs par une nouvelle crise en 1937, puis par la grande coupure de la seconde guerre mondiale et toute la phase de « déséquilibre structurel » qui persistera jusque vers 19531954 et en même temps, pour certains pays, jusqu'en 1958. A défaut d'être le doctrinaire ou le théoricien d'un monde libre échangiste purement rêvé ou d'irne intégration si manifestement imparfaite 2 , nous avons cru devoir présenter une théorie plus complexe, qui avait, nous semble-t-il, l'avantage de tenir compte de la réalité historique, en mettant l'accent sur une triple nécessité : 1) Un certain effort d'intégration est nécessaire pour que les libérations d'échange aboutissent à des solutions équilibrées (article de 1950) ; 2) Mais il convient de ne pas trop pousser un tel effort tant que l'on ne peut pas parvenir au « stade suprême » de l'intégration au sens de Myrdal, c'est-à-dire tant que, non seulement un gouvernement mondial n'existera pas, mais aussi tant que ne seront pas réunies un certain nombre de conditions politiques, sociologiques, économiques, culturelles, etc. (cf. rapport Uri au Congrès de Budapest, 1974) ; 3) Tant que nous serons dans cet état d'intégration imparfaite, il est indispensable de respecter tes règles d'or d'une coopération internationale généralisable avec le reste du monde. Mmo Maximova (op. cit., Moscou, 1974), malgré l'attention qu'elle a apportée à nos travaux, semble bien avoir négligé 2 Je ne sais s'il faut croire en la nécessité de la construction progressive et successive d'ime économie régionale, puis nationale, puis internationale (contrairement à ce que pensait Brocard, il est possible, fréquent et même souvent nécessaire de construire le toit d'une maison avant d'aménager le rez-de-chaussée). Cf. Brocard, Principes d'Economie nationale et internationale, éd. Sirey, 1929.

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ce troisième point, qui est pourtant le leitmotiv de L'économie internationale depuis 1950 — ainsi que l'indique le soustitre de cet ouvrage —, ce qui a provoqué une véritable méprise de sa part sur le sens du second point, méprise qui aboutit à une sorte de contre-sens puisque Mlme Maximova prend pour de l'idéalisme ce qui correspond au souci de rendre compte de la réalité, et fait de moi un apôtre de l'intégration suprême... alors que l'on m'a d'ordinaire plutôt tenu rigueur d'en être un adversaire (pour avoir osé dire que celleci était imparfaite, qu'elle le serait longtemps encore et qu'il serait dangereux du point de vue théorique comme du point de vue historique de feindre qu'elle ne le soit déjà plus). Quand on parle d'idéalisme on n'ose pas nommer Talcott Parsons. Ne serait-il pas bon cependant de se souvenir de ses Eléments pour une sociologie de l'action (Pion, éd. 1955). Pourquoi nous verrions-nous assigner — pour des raisons d'ailleurs opposées — l'obligation de reprendre l'attitude de ces doctrinaires qui, dans une phase de très médiocre laissezfaire, voulaient ignorer la réalité de toutes les « interventions » dont il était ouvertement question dans les recueils d'économie descriptive (ou dès qu'il s'agissait de politique économique). Ils se refusaient obstinément à tenir compte de la « leçon des faits » et à y envisager, comme « en théorie », autre chose que « le spontané » et que « les automatismes ». Serait-on coupable de maxima culpa (qui varie, il est vrai, selon le juge) si l'on a simplement constaté que l'intégration est imparfaite et si l'on en a tiré les conséquences théoriques ? Dans les périodes critiques, diverses manifestations de protectionnisme prenaient le relais de procédures approximativement libérales. Cependant, la prise de conscience d'une menace de désintégration devait s'accompagner, tôt ou tard — en fait vers 1937-1938, avec le projet Van Zeeland présenté bien tardivement et sans beaucoup de chance de succès à la Société des Nations — d'un appel à la collaboration ou à la coopération. Sans doute faudrait-il expliquer d'une manière quelque peu comparable le recours à une terminologie analogue, lors d'un premier et très net affaiblissement de l'idéologie du « vieux colonialisme ». Ainsi, préconisait-on l'intégra-

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tion, soit paradoxalement de façon très inégalitaire, soit de manière strictement juridique et ethnocentrique (assimilation des lois et règlements) comme remède à ses maux les plus apparents. Considérons l'évolution de ce qu'on peut appeler « polémiques rituelles » au cours d'une phase de quelque trente ans. Partons de 1925, année où la consécration de la réévaluation de la livre sterling par Churchill, alors chancelier de l'échiquier, fut en même temps, celle où la Grande-Bretagne s'engageait dans de nouvelles difficultés et où l'on commençait à entrevoir que sa crise était de caractère structurel. En même temps, s'infléchissait déjà la courbe des prix-or de quelques grands produits primaires. Allons jusqu'à l'année 1954, qui semble avoir marqué pour la France et quelques autres pays européens la fin d'une certaine appréhension quant à la persistance d'un déséquilibre structurel. Une double constatation s'impose : en ce qui concerne, d'une part, le diptyque « désintégration-intégration » et d'autre part, le jeu de contrastes dans l'utilisation de l'autre diptyque : intégration et coopération. S'il nous a été donné, pour l'étude des manifestations les plus critiques du point de vue de l'internationalisation des échanges, celles des années 1929-1935 et 1939-1949, d'insister sur l'accentuation d'une prise de conscience (avec toute l'importance donnée au concept de « désintégration » au cours de la grande dépression), il faut bien reconnaître que tout n'était donc pas dit au moment où nous luttions contre une interprétation beaucoup trop optimiste (et l'on pouvait alors insister sur son « idéalisme » quelque peu naïf). Quelle était la possibilité de poursuivre la marche vers la mondialisation par étapes de regroupements partiels ? N'allait-on pas sacrifier, vis-à-vis du reste du monde, ce que l'on pouvait appeler les régies d'or d'une coopération intergouvernementale ? Nous savons que les firmes multinationales ont poursuivi, depuis lors, un effort d'intégration encore beaucoup plus important. Sans doute ne s'agit-il plus seulement aujourd'hui de ces négociations entre les Etats (derrière lesquelles d'ailleurs se retrouvait toujours le jeu des entreprises et des

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groupes de pression, avec l'emprise de plus en plus forte des oligopoles). L'expression « coopération économique » s'applique surtout désormais à des accords de coproduction ou de transferts technologiques et plus généralement à la « mise en chantier » par de grandes firmes des projets de développements. Nous n'en sommes que plus sensibles à la persistance des préférences de doctrine et de langage aussi bien que des préférences de structure à l'échelle nationale ou régionale. DÉSÉQUILIBRE STRUCTUREL ET DÉSINTÉGRATION AU COURS DE LA GRANDE DÉPRESSION

La grande crise des années trente mettait en cause un système d'échanges historiquement caractérisé non par le libre-échange universel mais la modération du protectionnisme ramené généralement (après de nouveaux accords commerciaux comportant certaines consolidations tarifaires) à des droits de douane non prohibitifs et ne pouvant opposer de barrages décisifs à de nouvelles vagues d'expansion. Crise du capitalisme ? En tout cas, crise des échanges internationaux (les deux expressions furent alors couramment utilisées et discutées). La liaison entre les problèmes d'équilibre et de structure devait être mise en évidence. Il en fut de même au lendemain de la seconde guerre mondiale — sans que l'on s'inquiétât beaucoup du fait que les problèmes de pénurie paraissaient définir une situation radicalement opposée. On comprend dès lors que le spectre de la grande dépression n'ait cessé de se manifester non seulement chez les critiques du capitalisme et de l'impérialisme (on pense aux prédictions d'un Varga ou d'un Sweezy) mais aussi chez la plupart des économistes et des gouvernants américains. Il faut donc écarter l'idée, si répandue à présent (1975), que la croyance en une croissance indéfinie et sans crise date de longtemps, sinon de toujours, alors qu'en définitive elle ne se sera guère généralisée que durant l'entracte des années soixante. Cependant, ce qui aura toujours subsisté, malgré des bouleversements aux formes si contrastées, c'est une très grande continuité dans le jeu des déviations et des déséquilibres structurels.

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Ces déséquilibres et cette continuité n'on en fait jamais cessé de caractériser les relations économiques internationales. Selon la durée et l'ampleur de celle-ci, l'importance et les conséquences de ceux-là, l'accent aura été mis sur l'existence et l'heureux fonctionnement du système, ou, sur sa « désintégration », sans que l'on prît garde que, avec plus ou moins d'ampleur, ces déséquilibres mêmes formaient la trame de cette continuité, continuité d'un déséquilibre structurel « aménagé », marquée de crises qui, il est vrai, ont pu dans certaines circonstances particulièrement graves apparaître comme de véritables coupures. On ne s'était guère préoccupé, avant la crise de 1929 de l'importance de ce phénomène. Par la suite, les théoriciens des « cycles », Haberler, Aftalion ou Simiand, par exemple, se sont efforcés de marquer le lien entre les problèmes d'équilibre tels qu'ils se posent à l'échelle internationale et les variations de la conjoncture. Cependant, doit-on véritablement prendre en considération ces variations sans se référer, plus ou moins explicitement, aux données et changements de structure ? On savait que le déroulement d'une crise s'opère différemment dans un pays fournisseur de produits bruts et dans un pays industrialisé, dans un pays orienté vers les créations d'outillage pour la production ou dans un pays travaillant à des stades plus proches de la consommation. D'une part dans toute grande crise, (toute dépression de longue durée), de graves difficultés de réadaptation permettraient de parler d'une crise de « système ». D'autre part, dans la crise de 1929, on avait d'abord envisagé le phénomène « cyclique » et cette manière de présenter les choses restait admissible. Mais les aspects structurels du problème devenaient alors de beaucoup les plus importants. L'ampleur de la crise tenait essentiellement à la gravité de déséquilibres non monétaires existant déjà à cette date, avec discordance entre données d'ordre comptable et données économiques « réelles ». La constatation d'un lien entre les déséquilibres partiels et le déséquilibre général, c'est-à-dire entre, d'une part, les difficultés d'ajustement des paiements internationaux, et d'autre part celles d'une adaptation d'ensemble de la production et de la consommation à un niveau qui ne fût pas

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considérablement déprimé furent renforcées (mais non suscitées) par le « sauve-qui-peut » généralisé du protectionnisme de crise que seule une coopération intergouvernementale alors presque inconcevable, en tout cas, irréalisable, eût pu éviter en ce temps. D'où notre paradoxe d'un « déséquilibre structurel » se traduisant par le retour, vers 1934-35, aux plus bas niveaux d'activité pour des actions correctives jouant dans le sens du rétablissement de l'ancien pattern of trade, d'une contexture des réseaux internationaux d'échange sur modèle réduit... Ce n'était pas la première fois qu'on pouvait s'indigner de voir évoquer de façon optimiste l'action des mécanismes régulateurs des balances des comptes dans une situation de divorce manifeste entre les objectifs d'équilibre interne et d'équilibre externe — ainsi que des voies et moyens utilisés dans l'un ou l'autre sens1. Le cas est particulièrement intéressant du point de vue de la théorie. En effet, pour en rendre compte, il faut combiner plusieurs types d'explication :il s'agissait en effet à la fois d'une première manifestation de déséquilibre général, mais aussi de déséquilibres partiels avec défaut d'ajustement des balances des comptes. La tension financière qui résultait de l'endettement croissant des pays fournisseurs de produits bruts (dans la mesure où il leur était plus difficile d'obtenir des crédits) allait dans le sens de la baisse des prix, tandis que le jeu des automatismes qui aurait permis de tendre à redresser leur balance des comptes fut arrêté net par les premières réactions du protectionnisme de crise (cf. le tarif Hawley-Smoot établi dès 1930 aux Etats-Unis). On le voit, les effets du déséquilibre général s'ajoutent à ceux des déséquilibres partiels, ou plutôt on ne retrouve plus que deux aspects d'une même et profonde crise : les 1

Cf. J . W E I L L E R , Problèmes... t. I . , op. cit. 1946. En passant de l'étude des déséquilibres partiels avec recours à des politiques monétaires (5e partie) à un déséquilibre de structure (6e partie) nous étions conduit, pour l'étude des années 1930, à utiliser les expressions de rupture, réadaptation sur niveaux déprimés (déjà retenue pour l'interprétation d'une « réadaptation » au cours de la crise de 1920), per sistance d'une crise de structure, etc. — qui seront reprises bien plus tard en théorie des politiques économiques.

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manifestations internationales en parurent les plus saisissantes bien qu'elles ne fussent ni nouvelles (dès 1819 Sismondi avait pu analyser, dans les termes mêmes qui devaient être oeux d'un Keynes, les crises des années 1810 et notamment celle de 1818) ni extérieures à un système dont elles n'avaient jamais cessé d'être une des données structurelles, même si ces données « déséquilibrantes » étaient masquées, neutralisées par un aménagement complexe, jouant à plusieurs niveaux, qui, à la fois, consolidait ce déséquilibre structurel et créait les conditions d'un équilibre stable mais restait en somme, un ajustement de déséquilibres. C'est celui-là même qui sera remis en cause par la grande crise dite de suproduction, mais on voit, j'y reviendrai, que le déséquilibre structurel était déjà là, derrière le « problème de l'or », l'arrêt de l'expansion internationale des capitaux, notamment des capitaux américains, etc. L'étude de la crise de 1929 comporte donc un grand nombre d'enseignements valables pour l'ensemble des autres crises. Ainsi, au cours d'une première phase de rupture d'équilibre le dérèglement des courants commerciaux et les divergences qui se manifestaient d'un pays à l'autre étaient essentiellement liées aux différences de structure de chacun d'eux. Mais ces répercussions seront d'autant plus graves en 1930 et 1931 qu'elles auront pris place dans un monde où les déséquilibres structurels avaient déjà l'importance que l'on sait : ce qui tient à la crise stricto sensu n'a qu'un caractère passager. Au moment de la grande crise de 1929, tout comme, dans des circonstances analogues, après 1820 ou vers 1880, il s'est agi non seulement de sauvegarder la monnaie et l'équilibre des paiements extérieurs, mais encore la structure économique nationale en s'opposant aux éliminations brutales que commanderait le jeu libéral dans une phase d'impitoyable liquidation, jeu d'ailleurs absurdement déréglé par la dislocation du système des prix qui rendait vaine toute référence aux régulations d'un libre échange du type ricardien. La concentration générale des échanges provoquée par la crise et aggravée du fait des réactions protectionnistes s'accompagne d'un jeu de compensations précaires qui conduisent vers un équilibre « de misère » qui peut faire illu-

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sion. Cette adaptation sur niveaux économiquement déprimés ne peut cacher que c'est tout le problème du système qui est en jeu. Dans la phase de rupture d'équilibre les liaisons entre les crises nationales et les difficultés internationales sont complexes mais évidentes. Certains voulurent cependant faire de la crise des échanges internationaux quelque chose de nettement distinct. D'aucuns y virent la cause, d'autres la répercussion seconde d'une crise générale dont elle était en fait, avant tout, l'une des manifestations les plus saisissantes avec le triple phénomène de l'amenuisement, la rupture et le refus de large redistribution des courants internationaux d'échange grâce à une politique de concertation et de coopération. Comment oublier que dans les périodes les plus favorables la cohésion du système était assurée par tout en ensemble où conditions de structure, niveaux d'activité et automatismes de l'étalon-or venaient s'étayer mutuellement avec [1° s'inscrivant dans toute une dynamique des investissements extérieurs, un lien préétabli, pour la plus grande masse des transferts effectués entre flux de capital et flux de marchandises, et [2° toute la diversité d'un jeu de facilités financières? Nul n'aurait dû négliger le tableau d'ensemble des adaptations réalisées ni le décalage fondamental de structure qui guidait l'ensemble de ces flux, déséquilibre que la dépression n'aura nullement suscité ni même révélé mais auquel elle aura donné un sens nouveau, dramatique, le seul que beaucoup auront retenu, mais que l'homme de science devrait presque, à la limite, écarter pour donner, de l'évolution et de la régulation du système, une explication théorique satisfaisante.

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NOTE ANNEXE

Des ruptures partielles d'équilibre aux crises générales et aux déséquilibres de structure* Envisageant le cas d'un pays débiteur — à partir du moment où les facilités financières lui font défaut — on était conduit à dire : un tel déséquilibre — partiel, relatif — se traduit p a r des manifestations d'insolvabilité et peut engendrer une crise monétaire. Sacrifiant, pour u n temps assez court, la stabilité du change, ce pays tentera de recouvrer stabilité et prospérité économiques. Un jeu de compensations partielles tend à s'établir (influence du change) qui — sous les réserves que réclamait une interprétation trop naïve — joue effectivement dans le sens du redressement économique. 1. On ne s'était guère préoccupé, avant la crise de 1929, de l'importance de ces « manifestations secondes », « irrégulières », des fluctuations économiques. Par la suite on s'est efforcé de marquer le lien entre les problèmes d'équilibre, tels qu'ils se posent à l'échelle internationale, et les variations de la conjoncture. Nous rejoignions ici les premières considérations présentées concernant la liaison entre les aspects conjoncturels et les aspects structurels de l'évolution économique, mais à un stade plus avancé de la discussion, compte tenu des ruptures et déséquilibres et de ce qu'on devait apprendre des difficultés de régulation. De ce point de vue l'analyse des fluctuations économiques prenait un nouvel intérêt. (On devait signaler la contribution que doit apporter à la théorie des cycles économiques l'étude approfondie des relations internationales.) Mais les aspects structurels importants. du problème nous semblaient, de beaucoup, les plus En effet, dans les modèles avec « oscillations régulières », « cycles prospérité-dépression », les problèmes d'équilibre apparaissent plus complexes mais non différents dans leur essence. Au contraire, dans la mesure où chaque cycle comportait des modifications irréversibles dans les données du problème — c'està-dire des changements de structure au sens strict précédemment * Extrait de Problèmes d'économie internationale, t. I, Les échanges du capitalisme libéral, Paris, 1946, VI-B, « Les perturbations, crise générale et déséquilibre de structure », p. 186-193.

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adopté — nous étions amenés à modifier profondément les théories classiques conçues pour un état d'équilibre stationnaire, transposées pour un état de développement régulièrement progressif. Nous avons admis que toute phase de l'activité économique entraînait quelque changement de structure, qu'il n'existait pas à proprement parler deux ordres de phénomènes distincts, dont les uns seraient « cycliques » ou « conjoncturels » et les autres durables ou « structurels » mais bien une longue suite de transformations qui partiellement, « se corrigent d'elles-mêmes » et partiellement subsistent, comportant un reliquat incompressible. Ainsi la fermeture d'ateliers pendant une crise passagère ne devenait-elle un « changement de structure » qu'à partir du moment où il fallait envisager les phénomènes de masse, remonter à l'étude d'une répartition par grandes catégories et même, dans la mesure du possible, d'une répartition des activités. Dans toute grande crise, dans toute dépression de longue durée, les difficultés mêmes des réadaptations en vue — les transformations durables qu'elles sollicitent auraient déjà permis de parler d'une « crise de structure ». On aura noté les changements survenus au cours de la période 1873-1896, changements importants notamment par l'effort de réadaptation agraire qu'ils exigaient de la part des pays industriels (ainsi que par la révision générale des politiques commerciales, destinée, dans des pays comme la France ou l'Allemagne, à restreindre l'ampleur de cette réadaptation *. On avait d'abord envisagé dans la crise de 1929 le phénomène « cyclique ». Il est certain que cette manière de présenter les choses restait admissible : le « cycle » a continué, marqué dans la plupart des grands pays industriels et des pays producteurs de matières premières par une reprise de la fin de 1932 aux premiers mois de 1937. Mais ce n'était pas, de l'avis unanime, une « crise comme les autres », c'est-à-dire comme les plus bénignes du début de ce siècle : elle se doublait d'une « crise agricole » et d'une « crise de crédit... » ; elle se plaçait au cours d'un « tournant de longue durée ». A l'opposé, les esprits les plus hardis ont marqué l'importance du bouleversement qui prenait place, non seulement du point de vue de la structure économiqu e— c'est-à-dire dans les « relations et proportions » qui « caractérisent une économie nationale ou un système économique concret» — mais également du point de vue des institutions, du régime... (Cf. déjà l'enseignement de François Perroux auquel nous ne manquions pas de faire référence : Leçons d'Economie Politique, (Ed. Domat-Montchrestien, 1938). * Economie internationale, t. I, Automatismes et structures, Mouton, 1975, avec la discussion des vrais et faux turning points. Entre « monétarisme » et « structuralisme », p. 318 sq. 2

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On nous permettra d'insister sur les aspects structurels de la crise. Nous avions admis, avec B. Ohlin (écrivant, avec la modération que l'on conçoit, pour un organisme comme la Chambre de Commerce internationale), l'importance d'une étape marquant — non « la fin » ni même l'interruption des échanges internationaux — mais la fin du système des échanges précédemment établi. De ce point de vue, la gravité de la crise générale tenait du désaccord entre l'évolution des structures nationales et les conditions d'un équilibre des échanges internationaux. 2. Si l'ampleur d'une crise comme celle de 1929 tient essentiellement à l'importance des déséquilibres structurels existant déjà à cette date (à la discordance entre conditions d'équilibre ou données d'ordre comptable et données d'ordre structurel), un problème difficile ne peut être éludé : celui du lien entre déséquilibres partiels (difficultés d'ajustement des paiements internationaux) et déséquilibre général (difficultés d'une adaptation d'ensemble de la production et de la consommation). Dans quelle mesure peut-on marquer un passage de ceux-là à celui-ci ? a) Bien des auteurs — notamment des économistes allemands — concentrèrent leur attention sur le problème des transferts et en surestimèrent l'importance. Si l'on admet qu'il y eut déviation interne de l'économie allemande — dans le sens de la surcapitalisation (prélèvements sur les revenus et prêts en capitaux) — mais non déviation des courants d'échanges extérieurs de l'Allemagne (du fait de la compensation entre les prélèvements et les prêts), il faut reconnaître qu'il devait y avoir là un élément véritablement décisif de la crise mondiale. Un centre de moindre résistance avait pris place ; une « désintégration » se préparait. On pourrait élargir le débat, étudier les transferts EuropeEtats-Unis et l'on se serait rapproché du problème d'ensemble. Cependant les obstacles rencontrés pour des transferts dans le sens Europe - Etats-Unis n'ont fait que rendre plus sensible un déséquilibre préexistant, souligner la difficulté de maintenir un vaste système d'échanges complémentaires tandis que se multiplient, de pays à pays, et de continent à continent, doubles emplois et réserves inemployées de forces productives. b) Il y avait eu de nombreuses discussions concernant l'influence des hostilités — de 1914 à 1918 — qui précipitèrent l'évolution générale des pays neufs, provoquèrent des déviations de structure qui, du point de vue européen, étaient nécessaires pour le temps de guerre, dangereuses pour le temps de paix. Le rôle de ces déviations structurelles dans le déclenchement de la surproduction agricole était communément reconnu. Pendant la première guerre mondiale l'Europe s'était créé « une concurrence pour l'avenir », sacrifiant ses propres débouchés

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extérieurs et contribuant au déplacement rapide des grands courants du commerce international : les liens étaient rompus entre « l'Europe du cheval-vapeur » et « l'Europe d u cheval de trait ». Dès la fin des hostilités, la surproduction du blé s'organise, les Etats-Unis, l'Australie, l'Argentine et surtout le Canada s'efforçant de conserver et même de développer les positions acquises tandis que les pays danubiens et, plus tard, l'Union soviétique tâchent encore de retrouver leur prépondérance antérieure sur les marchés européens. Toutes ces difficultés d'ajustement international contribuèrent ainsi à précipiter une crise profonde et l'aggravèrent, sans qu'on puisse affirmer — pour autant — qu'il eût été possible d'éviter la surproduction agricole. Les rapides progrès techniques réalisés dans les pays européens, autrefois gros importateurs ne pouvaient manquer de poser tôt ou tard un problème de réadaptation. Mais les déviations et distorsions dans la structure des économies nationales eurent leur incidence sur la « structure des prix », témoignant à son tour d'une crise profonde du système international de change. 3. Un problème plus complexe s'est posé pour les principales matières premières. Il s'agit alors d'une liaison étroite entre les débouchés ouverts à l'exportation de ces produits et le rythme de l'activité industrielle. Cependant, le fléchissement des cours de nombreux produits bruts s'est manifesté plusieurs années avant la crise générale et, dès 1928, s'était marqué un recul très accentué pour l'ensemble des matières premières. Une première explication — et qui peut se suffire à ellemême — se présente à l'esprit : c'était déjà là une manifestation de déséquilibre général ; la surproduction se manifeste tout d'abord pour les activités agricoles et minières. Mais, à cet égard, on a souvent cherché une explication subsidiaire du côté des déséquilibres partiels : on a invoqué le défaut d'ajustement des balances des paiements. On rappelait que les pays fournisseurs de produits bruts sont généralement débiteurs : la tension financière qui résultait de leur endettement croissant (dans la mesure où il leur était plus difficile d'obtenir des crédits) jouait dans le sens de la baisse des prix... Jeu des automatismes qui se heurte bientôt à des obstacles difficilement surmontables : le mécanisme qui aurait permis à ces pays de redresser leur balance extérieure grâce au développement des ventes à prix en baisse fut arrêté net par les premières réactions de crise. Dès lors les effets du déséquilibre général — d'une ampleur si considérable — s'ajoutent à ceux des déséquilibres partiels dans l'ordre des échanges internationaux... ou plutôt, on ne retrouve plus désormais que deux aspects d'une même et profonde crise dont les manifestations internationales sont peut-être les

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plus saisissantes (nous disons à dessein : manifestations, comme on le fait souvent : conséquences).

et non,

3. En définitive, si toute crise cyclique s'accompagne, dans une certaine mesure, d'un dérèglement des courants commerciaux de semblable nature, il est des moments — comme en 1929 — où le déséquilibre structurel prend une importance toute nouvelle. Dans l'ordre des relations internationales, l'expression « crise de structure » peut être accueillie sans hésitation : le rééquilibre commanderait un profond rajustement des structures nationales de production et d'échanges. On pose le problème du désendettement des pays débiteurs. Et tandis que — pour permettre la limitation de l'endettement, le redressement progressif des balances des comptes ou même l'amortissement progressif des dettes — le système ancien aurait dû se plier à certaines transformations importantes, la crise consacre l'insolvabilité des débiteurs et paralyse l'extension des échanges dans le sens désiré. L'effondrement auquel on assiste arrête à la fois toute expansion financière nouvelle et tout désendettement massif. Sans doute la réadaptation structurelle eûtelle été moins difficile sans l'exigence du désendettement — grâce à une expansion financière continueMais l'arrêt de l'expansion financière n'avait-elle pas, ellemême, des causes profondes ? Pouvait-on éviter un processus cumulatif ?

P.S. L'étude de la crise de 1929 comportait un grand nombre d'enseignements valables — toutes proportions gardées — pour l'ensemble des autres crises. A cet égard, nous pourrons compléter utilement ce qui a été dit des fluctuations de la conjoncture dans la première partie de cette étude. On y verra notamment comment, au cours d'une première phase — de rupture d'équilibre — le dérèglement des courants commerciaux, les divergences qui se manifestaient d'un pays à l'autre étaient essentiellement liées à leurs différences de structures. Les répercussions seront d'autant plus graves en 1930 et 1931 qu'elles auront pris place dans un monde où les déséquilibres structurels avaient déjà l'importance que l'on sait. Par la suite, la grande dépression et le protectionnisme généralisé, le jeu des politiques commerciales restrictives bientôt suivi par tous les pays, modifieront les résultats de ces premières déviations. Pouvait-on dire qu'il s'agissait là de phénomènes « anormaux », « exceptionnels » ? Ici encore, c'est un enseignement géné-

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ET

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ral qu'on doit tirer de cette étude : il ne s'appliquerait pas à toute crise « cyclique » ; seulement à la « baisse de longue durée ». Mais des réactions de cet ordre étaient apparues au xix° siècle dans des circonstances analogues, après 1820 comme vers 1880 notamment (cf. Weiller, 1946, op. cit, p. 193 sq.). Les manifestations des années 1970, même après la « crise de l'énergie » sont-elles véritableemnt plus anormales ? Dans tous ces cas la « régulation » du système ne pourra surgir que compte tenu de nouveaux dérèglements ou de nouvelles interventions mal calculées et souvent bien pire 1 .

1 Cf. Jean WEILLER, Jean COUSSY, Economie internationale, t. I . Automatismes et Structures, éd. Mouton, op. cit., troisième partie, ainsi que les contributions suivantes du présent volume.

Essai de prospective développement industriel et spécialisation internationale * B Ducros

1) A l'échelle mondiale le processus d'industrialisation et le dévelopement des échanges internationaux ont été intimement associés. Les grandes périodes historiques d'expansion du système capitaliste ont été à la fois des périodes d'industrialisation intense des pays déjà développés, de mise en valeur des pays neufs et de développement du commerce mondial. L'industrialisation ne doit cependant pas être assimilée purement et simplement à un processus d'accroissement continu de la division internationale du travail. Tout au contraire, dans les périodes de déséquilibre des balances de paiements et de contraction des échanges, l'industrialisation à l'échelle nationale a été poursuivie au moyen de politiques protectionnistes dont les conséquences elles-mêmes aboutissent au divorce entre développement industriel et spécialisation internationale ; les pays les moins développés ont tendance, par ailleurs, à préférer les politiques de substitution d'importation aux politiques de développement des activités d'exportation, comme base d'un développement d'industries nationales. * Résumé analytique d'un rapport au Colloque franco-polonais sur la stratégie du développement industriel et le commerce extérieur à long terme, 29 mai 1974.

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Une autre considération nous paraît plus importante, pour un essai de prospective du commerce mondial dans ses relations avec l'industrialisation. Abstraction faite cette fois de toute tendance au déséquilibre des balances des paiements et au nationalisme économique, dans tout processus d'industrialisation, envisagé à une échelle suffisamment grande du temps et de l'espace, n'y a-t-il pas des forces endogènes qui tendent à limiter l'extension de la spécialisation internationale ? Pour répondre à cette question, il n'est pas sans intérêt d'examiner, de façon rétrospective, les essais de prospective antérieurs. Dès l'époque de Ricardo, écrivant en 1822, Torrens présentait une thèse de ce genre ; il prévoyait que le commerce mondial conçu par lui essentiellement comme un commerce entre les pays du vieux monde et les pays neufs d'outre-mer, serait rapidement freiné par la rareté et la chèreté croissante des matières premières et des produits agricoles et par l'apprentissage de l'industrialisation dont bénéficieraient les pays neufs et il envisageait que ce processus soit poussé jusqu'au point où tout avantage comparatif entre les deux groupes de pays disparaîtrait. A une époque plus récente, en se plaçant dans les années trente (une période marquée, il est vrai, par l'aboutissement d'un processus de contraction du commerce international en proportion de la production mondiale), il est facile de trouver des auteurs parmi les plus grands, tels Keynes ou Robertson qui affirment l'existence d'une loi d'autofreinage de la spécialisation internationale. Par rapport aux prédictions de Torrens, le raisonnement de ces auteurs s'enrichit d'arguments nouveaux. On continue à évoquer la décumulation des ressources naturelles (voire les coûts de la pollution de la nature, car les considérations écologiques apparaissent dès cette époque) ainsi que l'accumulation du capital dans les pays neufs, pour justifier une tendance au nivellement des conditions de production entre aires géographiques, mais on évoque aussi la diffusion du progrès technique et du savoir-faire ; dans l'affirmation chez un Robertson comme quoi « la manufacture des

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produits les moins élaborés de l'industrie textile peut être entreprise avec une efficience à peu près équivalente pour pratiquement n'importe quelle population dans pratiquement n'importe quel pays » (D.H. Robertson, « The Future of International Trade », Economie Journal, mars 1938, p. 2), nous tirerons la justification empirique de la théorie néo-classique des coûts comparés, reposant (contrairement à Ricardo) sur l'hypothèse d'une identité des fonctions de production disponibles dans les différents pays, quel que soit, par ailleurs, l'état de développement de leurs forces productives. D'autres arguments sont présentés : apparition de nouvelles sources d'énergie permettant une délocalisation des conditions favorables à l'industrialisation, progrès de la technologie entraînant des possibilités nouvelles de substitution de produits de synthèse industriels aux productions naturelles, etc. Tous ces arguments concluent dans le même sens : une sorte de loi des « rendements décroissants » du commerce international en termes de division internationale des tâches. 2) A notre époque, marquée par la tendance d'après la deuxième guerre à une croissance du commerce mondial plus rapide que celle de la production mondiale, ces prédictions paraissent rétrospectivement mal fondées. Il n'est pas sans intérêt de s'interroger sur les raisons de ces erreurs de prévision, peut-être provisoires. Il faut noter que, dès l'époque où écrivaient Robertson et Keynes, un spécialiste incontesté de la théorie du commerce international tel Jacob Viner, s'employait à r é f u t e r de façon convaincante les arguments que nous avons cités plus haut. Notamment, il faisait valoir en réponse à Robertson, en des termes qui annonçaient les problèmes dont traitent les théories les plus récentes de la spécialisation internationale, qu'il n'y avait « jamais tant eu de connaissances et de savoir-faire à communiquer ni tant de personnes à qui le transmettre » et qu'en conséquence « il se pourrait qu'en comparaison du plus grand nombre de personnes en cause, le degré de diffusion du savoir technique est moindre plutôt que supérieur à ce qu'il était précédemment » (J. Viner, « The Prospects for Foreign Trade in the Post-War », conférence donnée en

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1945 à la Manchester Statistical Society, reproduite dans les Readings in the Theory of International Trade, A.E.A., 1949, p. 516). Il ne faut pas se hâter, dans ce domaine comme dans d'autres domaines de « dynamique grandiose », pour reprendre le terme de Baumol, de conclure à ime disparition inéluctable de ces dénivellations dans les conditions de production qui sont seules susceptibles de justifier un degré accru de division internationale du travail. Là encore, sur de longues périodes historiques, les échanges internationaux peuvent constituer un îlot de negentropie. Le commerce international est (peut-être même davantage qu'à d'autres périodes) un vecteur du progrès technique. Une théorie contemporaine comme la théorie du cycle du produit de Vernon montre bien comment ce renouvellement des conditions de la spécialisation internationale opère. La thèse paradoxale de Hirschmann, selon laquelle l'avantage comparatif peut, pour les pays en retard de développement, être révélé à long terme à partir de leurs importations du produit, en fournit un second exemple que nous ne développerons pas ici. On doit se garder de conclure hâtivement à une loi d'involution qui, à long terme, mettrait fin à l'extension de la division internationale des tâches, malgré la poursuite du processus d'industrialisation du monde, et qui peut-être menacerait, par choc en retour, la poursuite du développement industriel. Il est peut-être encore plus nécessaire de se garder de conclure trop vite à l'opposé, à une époque où l'on parle de « mondialisation de la production », quelle que soit l'analyse que l'on fait du phénomène (et cette analyse s'écartera dans des directions opposées de la théorie traditionnelle des « échanges inter-nations » suivant qu'elle est le fait d'un théoricien marxiste de l'impérialisme économique ou d'un spécialiste de la théorie des firmes pluri-nationales). 3) Pour avoir quelques chances de pronostiquer correctement l'avenir du commerce mondial, mieux vaut s'interroger sur les cheminements prévisibles à moyenne échéance plutôt que sur l'aboutissement de tendances séculaires. Une

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fois constaté que nous sommes (ou que nous sommes encore) dans une période d'accroissement de ce commerce, même en proportion du développement industriel à l'échelle mondiale, une fois admis que ceci correspond à la poursuite d'un processus d'évolution (en entendant ce terme par opposition à « l'involution » du système économique mondial) reste à formuler le schéma explicatif de cette évolution, de façon à permettre un minimum de prédiction. Le modèle néo-classique de la spécialisation internationale (modèle Heckscher-Ohlin) nous fournit-il ce schéma évolutif ? Dans ce résumé, nous n'énoncerons pas les hypothèses de construction de ce modèle. Résumons la façon dont il peut être appliqué, de façon dynamique, à notre problème. Les pays les plus industrialisés, peut-on présumer, sont ceux qui ont les dotations en capital les plus élevées relativement à leurs ressources quantitatives (et qualitatives ?) en facteur travail ; ils sont amenés à se spécialiser dans les productions à forte intensité capitalistique (et compte tenu de la substituabilité des facteurs, inhérente au fonctionnement du modèle, également à produire tout bien, y compris les produits locaux concurrencés par des importations, avec des méthodes relativement plus capitalistiques que celles incorporées dans les produits importés). Interprété ~'e façon dynamique, le modèle implique qu'un pays au cours de son industrialisation, tendra à substituer la production interne à l'importation pour des produits d'intensités capitalistiques croissantes, et finalement à exporter ces produits, perdant corrélativement son avantage comparatif dans l'exportation et dans la production des biens correspondant à une main-d'œuvre nombreuse et bon marché. Ce modèle de glissement de l'avantage comparatif tendrait à faire prévoir la spécialisation progressive des pays les plus avancés dans la voie de l'industrialisation dans des productions à intensité capitalistique très élevée, toute production dans les industries de main-d'œuvre devant être abandonnée à terme. On peut douter de la pertinence de l'analyse habituelle en terme de fonction de production à deux facteurs, capital et travail ; l'intensité capitalistique, comme rapport entre ces

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deux facteurs, est un indicateur insuffisant du degré d'industrialisation à l'époque contemporaine. Rien n'interdit du moins d'utiliser des fonctions de production traitant la recherche et développement comme un troisième facteur. Les théories du cycle international du produit, auxquelles nous avons déjà fait allusion, permettent d'introduire le progrès technique et la diversification des produits dans le schéma évolutif, de façon plus convaincante, sans pour autant mettre vraiment en cause les principes habituels de la théorie des coûts comparés. Le modèle néo-classique nous semble devoir être rejeté. Nous n'en critiquerons pas ici les fondements (l'hypothèse de rétribution des facteurs de production à la productivité marginale et la concurrence parfaite en particulier). En revanche, trois observations nous semblent importantes dans ie contexte de la présente étude. a) Il nous faut d'abord rappeler l'échec des tentatives de vérification du « théorème Heckscher-Ohlin » en statique comparative, qu'illustre le « paradoxe de Leontief ». Il en est ressorti qu'un pays aussi industrialisé que les Etats-Unis a un avantage comparatif, contrairement à toute attente, dans les produits incorporant en proportion relativement élevée une main-d'œuvre, hautement qualifiée certes, mais à taux de rémunération apparemment encore plus élevé relativement à celle des pays moins avancés. Des travaux ultérieurs suivant la même méthode ont abouti aux mêmes conclusions dans le cas du Japon. Si l'on supposait a priori que l'évolution des exportations japonaises, à mesure que le pays s'est plus complètement industrialisé et que la main-d'œuvre y est devenue moins abondante et plus chère, pouvait fournir une vérification de ce glissement de l'avantage comparatif au détriment des industries de main-d'œuvre, le paradoxe de Leontief amènerait à rejeter cette hypothèse : du textile à l'électronique, de l'électronique à l'automobile, les industries exportatrices au Japon ont subi une mutation mais, d'après le test de Leontief, il s'agirait encore et toujours d'industries de main-d'œuvre, par opposition aux importations. Ajoutons que faire abstraction du caractère hautement capitalistique des activités de production primaires et des

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importations qui les concurrencent, ne suffit pas au moins dans le cas des Etats-Unis, à dissiper le paradoxe. b) De toute façon il est permis de mettre en doute -.a possibilité d'une dynamisation du modèle néo-classique des coûts comparés. Destiné à l'étude de l'avantage collectif né de la spécialisation internationale, de son partage entre des « pays échangistes » et de ses répercussions dans les dénivellations de rémunération de chaque facteur entre les pays échangistes, il repose sur une hypothèse stricte d'équilibre des balances commerciales. Ceci revient à faire abstraction du rôle joué par les mouvements de capitaux dans l'établissement de courants d'échanges internationaux. Il convient de ne pas perdre de vue que le capital ne doit jamais être placé sur le même plan que le travail comme constituant une « ressource » de l'entreprise, parmi d'autres, alors qu'il est le principe d'organisation de la production dans les économies capitalistes ; l'entrepreneur a toujours la possiiblité de délocaliser les processus de production et de combinaison du travail et des biens intermédiaires, dès lors que l'on admet la mobilité inter-territoriale du capital. L'auteur de la présente étude, pour fournir une explication du paradoxe de Leontief, il y a une dizaine d'années, a avancé l'hypothèse que les investissements extérieurs allaient jusqu'à entraîner la délocalisation de l'avantage comparatif. On peut supposer, en effet, que les industries du capital, aux Etats-Unis, ont pleinement utilisé le choix qui leur était offert entre exporter ou s'établir sur les marchés extérieurs et que seules les industries, qui déjà jouissaient d'un avantage comparatif à l'exportation relativement aux industries de maind'œuvre concurrencées, ont su exploiter les avantages d'une main-d'œuvre meilleur marché disponible à l'étranger (B. Ducros, « Conditions de production comparées et spécialisation internationale », dans : J. Weiller, J. Coussy, et al. « Economie Internationale, automatismes et structures », Mouton éd., 1975.) Au niveau des branches d'industrie cette hypothèse n'est pas facile à tester. Elle l'est peut-être davantage et devient plus convaincante si, dans le raisonnement, on substitue aux industries les entreprises les plus dynamiques à l'exporta-

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tion, celles-là même qui, par ailleurs auront, en comparaison des autres, les ressources en capital les plus abondantes. c) Ceci nous conduit à nous tourner vers une théorie récente : celle des grandes entreprises dites multinationales. Leur expansion mondiale a amené de nombreux auteurs à substituer à l'image de l'entreprise traditionnelle, unité décentralisée de combinaison de facteurs à l'intérieur de la « nationbloc de facteurs », celle de la grande entreprise « transnationale ». Celle-ci ne peut échapper, à partir d'un certain niveau de dépendance à l'égard des marchés extérieurs pour écouler sa production, au choix entre exporter ou investir à l'étranger (ou encore exporter sa technologie et son savoir-faire par cession de brevets et patentes, une modalité qui est généralement utilisée, non pas de façon alternative, mais en combinaison avec l'investissement extérieur et la prise de participation dans des entreprises étrangères). Pour rendre compte du rôle joué par les multinationaux dans la division internationale du travail, le terme de délocalisation de l'avantage comparatif que nous avons employé plus haut devient insuffisant : la division des tâches à l'intérieur du complexe de production et de commerce qu'est l'entreprise transnationale, entre filiales, entreprises satellites, devient la cause et c'est la spécialisation internationale qui fait figure de conséquence. C'est dans ce cadre nouveau qu'il convient de repenser la prospective de la spécialisation internationale, sans la considérer pour autant comme exclusive du cadre traditionnel, qui continue à gérer une partie encore majeure de la totalité des échanges. 4) A bien des égards, les entreprises multinationales semblent favoriser tout à la fois l'industrialisation et le développement du commerce mondial. Si l'on s'en tient aux déclarations fracassantes d'un Perlmutter ou d'un Levinson, elles auraient même vocation à assumer d'ici la fin du siècle l'essentiel du commerce mondial. On peut douter pourtant que ces prédictions se réalisent : le gigantisme de ces entreprises inquiète les pouvoirs étatiques et les opinions publiques ; et ce gigantisme n'est pas exempt, ici comme ailleurs, du phénomène de dégénérés-

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cence. Le glissement des productions de ces entreprises des Etats-Unis vers des pays à main-d'œuvre meilleur marché est un processus qui se heurte à ime résistance croissante de la part des syndicats américains. Par ailleurs, la grande entreprise en s'internationalisant favorise l'internationalisation des luttes syndicales, l'exemple des industries chimiques et de l'industrie du pneumatique étant là pour le rappeler. Il n'en reste pas moins que les multinationaux sont, à notre époque, le vecteur le plus important et le plus efficace des modifications survenant dans la division internationale du travail. On soulignera deux aspects de leur intervention qui peuvent avoir des conséquences importantes sur l'avenir du commerce mondial. En premier lieu, les multinationaux tendent à fragmenter les processus verticaux de production, en recourant largement à la sous-traitance de façon à bénéficier des avantages de main-d'œuvre à bon marché existant dans les pays étrangers, tout en gardant les avantages de la production en série au niveau du montage et de la commercialisation du produit fini, dans les pays d'origine des capitaux investis. Cette pratique doit entraîner la multiplication des échanges portant sur les produits intermédiaires. En second lieu, la diversification des productions qui semble être ime stratégie suivie par la plupart des multinationaux, risque de restreindre la division internationale des tâches. Au total, si l'on combine les deux tendances, on est amené à une révision de la distinction traditionnelle entre industrie de capital et industrie de main-d'œuvre. A l'avenir cette distinction devrait être de plus en plus floue. L'entreprise multinationale se caractériserait plutôt comme un complexe d'activités intégrées verticalement (première tendance) et coordonnées horizontalement (deuxième tendance) ; les activités ou les stades de production à base de main-d'œuvre étant sous-traitées dans les pays les moins industrialisés. 5) A un autre égard, la conception du capital comme facteur de production qui est propre au modèle néo-classique de spécialisation internationale, apparaît peu adaptée. Le

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capital n'est pas seulement un facteur de production, un input dans les fonctions de production ; c'est aussi un produit, un output qui entre comme tel dans le commerce international. Nous n'avons rien dit jusqu'à présent du commerce portant sur les biens d'équipement et les produits intermédiaires. Par opposition aux biens de consommation, nous entendons ici par bien d'investissement à la fois les uns et les autres, c'est-à-dire le produit à tous les stades successifs de sa transformation et d'adjonction de valeur ajoutée par la main-d'œuvre (et par l'écoulement du temps, compte tenu du taux d'intérêt pour le capital engagé en plus généralement d'un coût d'usage du capital) depuis le stade de la matière première jusqu'au dernier stade, ou à l'avant-dernier stade lorsqu'il s'agit de biens destinés à la production des biens de consommation. Ceci équivaut à passer de l'approche bifactorielle à une approche bisectorielle. Cette dernière nous semble indispensable pour tout essai de prévision de l'avenir du commerce mondial. L'industrialisation apparaît comme un processus d'accroissement des valeurs ajoutées relativement à la matière première. On observe, par ailleurs, que le commerce le plus intense est le commerce entre pays à haut niveau d'industrialisation ; que les économies les plus industrialisées, bien loin de perdre tout avantage dans la production des biens de consommation, continuent à exporter de tels biens ; que c'est seulement dans leur commerce avec les pays moins industrialisés et en voie de développement que les ventes de biens d'équipement (sinon de produits demi-finis) tiennent une place importante dans leurs exportations. Or on peut prévoir que les exportations de biens d'équipement de la part des pays les plus industrialisés devront largement s'accroître, en volume et en pourcentage du commerce total, de façon à permettre à ces pays, grands consommateurs d'énergie importée, de rééquilibrer leurs balances des paiements vis-à-vis des pays producteurs de pétrole

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(et également des pays producteurs de produits primaires). La capacité d'absorption des pays bénéficiaires de la modification, supposée durable, survenue dans les termes de l'échange, est forcément limitée en matière d'importation de biens de consommation. Pour des raisons sur lesquelles nous ne nous étendrons pas, il n'est guère de possibilité de rééquilibre qu'au moyen d'un accroissement des importations de biens d'investissement soit directement vers les pays bénéficiaires de l'amélioration des termes de l'échange, soit vers des pays sous-développés bénéficiaires de prêts des précédents. Les économies les plus industrialisées sont celles qui ont la plus grande aptitude à produire ces biens de consommation à forte valeur ajoutée en travail et en technologie que requièrent les modes de consommation de la « société industrielle ». Etre riche en capital ne prédispose nullement une économie nationale à exporter des biens d'équipement (ou des biens d'investissement, au sens ou nous l'entendons, en général). Tout au contraire l'avantage comparatif joue en sens opposé. Là est à nos yeux le problème le plus inquiétant pour l'avenir. Il n'est pas question pour les pays capitalistes et industrialisés d'abandonner l'exportation des biens de consommation, ni même d'en délocaliser complètement la production en faveur des pays moins industrialisés. Le feraientils que ceci risquerait fort d'aller à rencontre d'une répartition rationnelle des activités entre pays inégalement industrialisés. Nous prendrons comme exemple les études faites par a Commission économique pour l'Europe des Nations Unies (cf. Situation économique de l'Europe en 1969, Genève, 1970) d'où il ressortait qu'en comparaison des pays d'Europe occidentale, les pays d'Europe orientale, moins industrialisés, avaient un rapport consommation finale/dépense d'énergie (ou encore consommation finale/utilisation d'acier par tête) beaucoup moins favorable, laissant présumer un désavantage comparatif dans la formation des valeurs ajoutées et la transformation des produits primaires et intermédiaires en biens de consommation. 3

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Les pays moins industrialisés ont jusqu'à présent réglé l'essentiel de leurs importations, de biens d'équipement en particulier, au moyen de leurs exportations de matières premières et de denrées alimentaires. S'ils désiraient accroître leur commerce avec les pays plus industrialisés, en étendant la division internationale du travail, il leur faudrait, pour importer davantage de biens d'équipement, exporter des biens de consommation, pour lesquels ils ont un désavantage comparatif. Du côté des pays les plus industrialisés, le problème est non moins grave. Les pays ont traditionnellement financé une partie de leurs exportations en biens d'investissement par des prêts qu'ils consentaient aux pays moins industrialisés. Il leur faut maintenant prévoir d'exporter davantage de biens d'investissement pour rééquilibrer des balances des paiements rendues déficitaires par la crise de l'énergie et des matières premières. On voit mal comment ils pourraient y parvenir sans tourner le dos aux avantages comparatifs précédemment acquis. Le véritable risque de blocage du commerce mondial réside dans la difficulté de cette redistribution de la spécialisation internationale. La répartition du travail à l'échelle internationale ne peut plus être un phénomène spontané. L'expérience des entreprises multinationales montre que cette répartition est souvent le reflet de politiques industrielles. On peut prévoir qu'elle réclamera de plus en plus une concertation internationale dont les modalités restent à définir.

Problématique de l'entreprise multinationale socialiste M. Lavigne

Le développement rapide des entreprises multinationales depuis une quinzaine d'années, l'essor plus récent de la coopération industrielle entre les économies de marché et les économies socialistes, conduisent à se demander si le monde socialiste ne va pas, à son tour, se trouver dominé par ces formes nouvelles d'internationalisation des capitaux et de la production. Jusqu'à présent la question a été posée en termes normatifs. Les uns se réjouissent de voir les pays socialistes appliquer des politiques industrielles qui ont fait leurs preuves dans le système capitaliste et y voient, au même titre que les réformes économiques internes rétablissant le rôle du profit, un signe de la convergence des systèmes, qui sera dans l'avenir couronnée d'après eux par la « firme transidéologique » [40]. Les autres redoutent une contamination des pays socialistes par les formes les plus nocives de l'exploitation capitaliste, et appellent les prolétaires de tous les pays à s'unir en contrepouvoir multinational contre l'emprise des firmes géantes qui dominent le monde [33]. Cette approche est peu scientifique, comme tout jugement de valeur, et de plus en porte-à-faux car elle suppose une diffusion du phénomène multinational, dans les pays socialistes, par le biais de la coopération Est-Ouest. Ce que nous voulons tenter ici, c'est une analyse directe de l'entreprise multinationale socialiste, telle qu'elle commence à apparaître à l'intérieur du Comecon et spécialement entre les membres européens de cette organisation (l'U.R.S.S. et ses six partenaires d'Europe centrale : R.D.A., Pologne, Tchécos-

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lovaquie, Hongrie, Roumanie, Bulgarie). Nous laisserons donc entièrement de côté la coopération industrielle Est-Ouest, déjà bien étudiée notamment à travers les rapports de la Commission Economique pour l'Europe des Nations Unies [24], et qui ne nous paraît pas significative pour la compréhension des problèmes qui se posent entre les seuls Etats socialistes. Comme on le verra, il y a bien peu d'analogies entre les formules qu'ils adoptent pour importer et assimiler les technologies occidentales tout en économisant des devises, et celles qu'ils inventent pour les besoins de leur propre intégration. Voyons d'abord les enseignements de l'analyse économique. Le phénomène « firme multinationale » a été analysé par des auteurs non marxistes et, plus rarement, marxistes (occidentaux ou socialistes) dans ses manifestations capitalistes. On peut dire, schématiquement, que l'approche « non marxiste » (on englobe par là tant les monographies individuelles que les études réalisées sous l'égide d'organisations, nationales comme en France la Datar [27], internationales comme l'O.N.U. [45], l'O.I.T., la C.E.E.) est d'abord micro-économique ; dans un second temps seulement, et dans une perspective généralement critique, on passe à l'étude des rapports entre ces firmes et les Etats, d'origine ou d'accueil, ce qui conduit à une présentation nouvelle des relations économiques internationales et des problèmes d'ordre macro-économique qu'elle suscite ; cette seconde voie est à peine esquissée [49]. L'approche marxiste, au contraire, est d'emblée macroéconomique, et applique à la firme multinationale les instruments tirés des développements léniniens sur « l'impérialisme, stade suprême du capitalisme », et des études postérieures sur le capitalisme monopoliste d'Etat [26], [28], [36]. L'analyse micro-économique, dans cette optique, doit de toute façon être rejetée, car elle masque la véritable réalité du capitalisme international : « L'analyse de la firme multinationale en soi, sous l'angle de sa forme organisationnelle, de son architecture financière, de sa gestion financière, de sa stratégie d'investissement, de sa politique de marché etc..

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risque d'être profondément illusoire et décevante, par le fait de gommer, d'effacer ce dont elle est précisément le produit, à savoir le procès d'internationalisation progressif qui caractérise le capitalisme contemporain » (36, p. 9). Les économistes soviétiques englobent l'étude de la firme multinationale capitaliste dans la définition et la critique de l'intégration capitaliste. Ils reprochent aux études « bourgeoises » de surestimer l'aspect « subjectif » de l'internationalisation de !a production, de ne pas la rattacher aux processus objectifs et globaux de l'économie internationale ; la présentation de M. Maximova, l'une des meilleures spécialistes en U.R.S.S. de ces questions, est significative [34], Ce classement, comme tous les schémas, admet des exceptions. Du côté non marxiste, on soulignera l'approche de François Perroux, en termes de pouvoir économique, de macro-décisions et d'emprise de structure ; ce n'est qu'une application, à la firme multinationale, de la « théorie englobante de l'équilibre » développée par l'auteur pour la compréhension des phénomènes de concentration nationale (38, 39). Parmi les économistes des pays socialistes, il faut dès à présent citer l'étude de E. Kemenes, parue dans la revue hongroise multilingue Acta Oeconomica, et dont la traduction ultérieure en français a fait l'un des rares textes sur le sujet accessible aux commentateurs occidentaux, sur le rôle possible de l'entreprise multinationale en système socialiste [29]. Cet article, principalement centré comme l'indique son titre sur la concentration internationale à l'Est, compte quelques développements introductifs sur la firme multinationale capitaliste. L'approche est micro-économique — ce qui ne peut se comprendre que par la suite de l'exposé — et plutôt favorable, provoquant ainsi une réaction fort peu justifiée de certains commentateurs (25, p. 146) : en disant que de telles firmes « suscitent dans la vie économique de nouveaux facteurs de stimulation de la croissance, que ce soit au niveau des entreprises ou au niveau de l'économie nationale », l'auteur ne prétend nullement accorder tin satisfecit inconditionnel à I.B.M. ou Unilever, mais rendre attentif un public socialiste (ce n'est pas un hasard si la version originale de cet article est en russe dans la revue hongroise) sur les avanta-

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ges à tirer, dans le cadre du Comecon, de tels « groupements d'intérêts ». En effet, ni la terminologie, ni la doctrine (économique ou juridique) des pays socialistes ne sont encore fixées sur ce que l'on pourrait appeler « l'entreprise multinationale socialiste ». Comment la désigner ? Faut-il l'aborder préférentiellement sous un éclairage macro-économique (qui serait donc celui de la planification internationale) ou micro-économique (celui de l'entreprise ou du groupe d'entreprises) ? Doit-on privilégier les problèmes d'organisation de telles unités, et s'adresser d'abord aux juristes, ou les finalités qu'on leur attribue, et demander aux économistes si ces objectifs sont mieux atteints par ces firmes que par d'autres formes de coopération internationale ? Ces questions commencent à peine à se poser. Une différence essentielle initiale caractérise la problématique des entreprises multinationales capitalistes et socialistes. Dans le premier cas, il a fallu attendre l'extension spectaculaire des activités de ces entreprises, au cours de la dernière décennie, pour que l'étude s'en développe, appuyée sur une grande quantité de « cas » observables. Dans le second, il n'est pas question de recourir à l'analyse inductive : l'entreprise multinationale socialiste n'existe pas, ou à peine ; en 1976, on en dénombre au maximum une quinzaine, dont la plupart ne sont pas encore opérationnelles. Le point de départ est l'élaboration du programme du Comecon de 1971, prévoyant la création d'« organisations internationales de gestion » ; les premières études sont contemporaines, sauf quelques exceptions, de la présentation de ce texte qui fixe pour les quinze à vingt années à venir les orientations de l'intégration socialiste [30]. Le programme propose une terminologie, et simultanément une typologie, de ces entités nouvelles, que reprend et commente la théorie ; c'est par là que nous commencerons (I), afin de bien distinguer ce qui différencie ces formes particulières d'organisation des autres aspects de la coopération internationale socialiste. L'avenir de ces entreprises internationales est étroitement lié aux conceptions de l'intégration socialiste. Si l'intégration doit se faire en priorité

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par la coordination des plans, la création et le fonctionnement des entreprises multinationales se dérouleront au niveau macro-économique et feront appel aux procédures du droit international public (II). Si elle se conçoit avant tout comme une intégration des marchés et de marché, appuyée sur l'initiative et les prérogatives accordées aux unités de production dans le cadre national, les entreprises multinationales relèveront d'ime analyse micro-économique, et poseront, dans leurs activités, des problèmes juridiques de propriété et de contrat caractéristiques du droit civil interne et international (III). Et si, comme l'indique l'étude du programme du Comecon, les deux conceptions de l'intégration socialiste sont retenues simultanément, les entreprises multinationales socialistes pourront se développer selon les deux orientations évoquées. Ces évolutions seront-elles contradictoires ou complémentaires ? C'est tout le problème de l'intégration socialiste elle-même (IV). I. —

QU'EST-CE QU'UNE ENTREPRISE MULTINATIONALE SOCIALISTE

1.0. Rappelons la définition du programme : « Les pays membres du Conseil d'entraide économique peuvent, si nécessaire, créer des organisations internationales de gestion en vue de coordonner concrètement leurs activités en matière de coopération et en vue de mener des activités économiques communes dans le domaine de la recherche et des études techniques, de la production, des services et du commerce extérieur» (section 8, art. 3.2.). Le texte distingue plus loin deux catégories d'organisations internationales de gestion (o.i.g) : les « unions internationales de gestion », exerçant les deux fonctions de coordination et d'activité commune (art. 3.3.) ; les « entreprises communes » n'exerçant que la seconde fonction (art. 4), et que l'on pourrait définir comme une sorte de dérivée d'o.i.g (30, p. 360-362). 1.1. Recherche

d'une définition

par

inclusion

Parallèlement à la réflexion des juristes, centrée avant tout sur la définition des membres des o.i.g. (donc sur la dis-

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tinction entre celles-ci et les organisations économiques intergouvernementales classiques), se développait celle des économistes, axée sur les modalités d'une intégration internationale de la production. 1.1.1. Avant l'adoption du programme, et bien que la question fût déjà posée à la XXIII e session du Conseil d'entraide économique (avril 1969), la terminologie économique est restée longtemps fluctuante, recouvrant une incertitude de fond sur la définition de la notion. On trouve les expressions : « complexes économiques sectoriels internationaux » (3, p. 104) ; « unions qui par leur forme et leur nature sont des entreprises et organisations commîmes » (8, p. 159) ; « unions internationales de gestion sur la base d'accords interfirmes » (10, p. 218) ; « ensembles économiques collectivement gérés a (18, p. 161), ou « ensembles nés à la suite d'une coopération internationale dans le domaine des investissements et exerçant des fonctions internationales dans l'intérêt de chaque pays membre » (18, p. 164) ; « entreprises internationales mixtes » (5, p. 381). 1.1.2. Le texte du programme indique deux catégories d'entreprises multinationales, pour lesquelles on peut relever des éléments communs caractéristiques. Juridiquement les o.i.g. s'opposent aux organisations économiques internationales (o.e.i.). Celles-ci ne peuvent exercer que des fonctions de coordination (la nuance entre ces fonctions et celles de « coordination concrète » des o.i.g. est des plus subtiles !) en matière de recherche, transports ou production. Mais le principal critère tient à la qualité de membre de ces deux types d'organisation : ne peuvent être membres des o.e.i. que des Etats, éventuellement représentés par leurs organes (ministères, administrations centrales, comités d'Etat) ; sont membres des o.i.g. des entités économiques (entreprises, unions d'entreprises, combinats, directions centrales de ministère si elles sont dotées de l'autonomie financière, instituts de recherche) ayant la personnalité juridique de droit civil. Les entreprises communes prévues à ;a section 8, art. 4 du programme peuvent certes avoir comme membres des Etats, mais ceux-ci interviennent alors en qua-

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lité de sujets de droit civil, et non de droit international public,,, comme c'est le cas dans la société mixte bulgaro hongroise Intransmach (cf. infra, IV.21, et 4, p. 73 ; 30, p. 237). La conférence permanente du Comecon pour les questions juridiques a, dès l'adoption du programme, commencé l'élaboration d'un règlement type pour ces o.i.g. Un premier projet a été adopté par le Comité exécutif en janvier 1973 : un second texte a été retenu en janvier 1976. Aucun de ces textes n'a été publié ; la mise au point en paraît au moins aussi laborieuse que celle de la société européenne. On ne connaîtra sans doute la teneur exacte de la réglementation communautaire des o.i.g. qu'à partir du moment où les pays membres l'auront intégrée dans leur législation interne, quelle que soit par ailleurs la forme de son adoption (convention, accord international, etc.). 1.1.3. Les économistes sont beaucoup plus embarrassés pour dégager un critère positif et non équivoque. En effet l'oi.g. ne se différencie aucunement, par ses fonctions, de l'o.e.i. ; seuls le degré, l'intensité, le caractère « concret » de la coopération, le fait que celle-ci se prolonge par une activité commune, indiquent que l'on a affaire à mie o.i.g. L'observation des organisations existantes au moment de l'approbation du programme n'est guère plus éclairante. Par exemple, l'Organisation de coopération dans le domaine de la production parachimique (Interchim), fondée en 1969 comme o.e.i., prévoit dans son acte constitutif qu'elle pourra « exécuter des fonctions commerciales pour certains types de produits parachimiques, dans la mesure où les parties contractantes le jugeront utile et opportun» (art. V, § 11, in : 2, p. 301). Qu'elle n'ait jamais, en fait, exercé de telles fonctions n'empêche pas que celles-ci relèvent davantage de l'activité commune propre aux o.i.g. que de la simple coordination. Inversement, la société Agromach, fondée en 1964 entre la Bulgarie et la Hongrie pour coordonner la mise au point et la fabrication de matériel agricole, n'a ni activité de production propre, ni autonomie financière et, bien qu'elle soit habituellement classée parmi les entreprises communes, fait beaucoup plus figure d'o.e.i. (4, p. 72).

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1.1.4. Un critère commode pourrait être tiré de la date de fondation des organisations. Le programme dispose en effet qu'on ne créera plus qu'exceptionnellement des o.e.i. : « Les organisations économiques intergouvernementales nouvellement créées doivent exercer en principe les fonctions que ne puvent pas remplir les organes du Conseil d'entraide économique ou les organisations internationales de gestion » (section 8, art. 3.1.). Donc, sauf indication expresse, tout ce qui est constitué après 1971 est o.i.g. ; mais on verra que sur les six organisations multilatérales créées entre 1972 et 1974, quatre seulement ont indiscutablement les caractères d'une o.i.g. (cf. infra, IV.l). Donc une typologie précise des unions internationales de gestion et entreprises commîmes est difficile sinon impossible à établir, et le recensement des organisations multinationales à caractère d'entreprise, à mesure de leur création, est la solution pratique, du moins tant que leur nombre demeure réduit. 1.2. Recherche d'une définition par exclusion On peut, alternativement, énumérer tout ce qui n'entre pas dans l'ensemble considéré. Il est utile de le préciser ici, car la littérature socialiste (sans parler de la littérature non socialiste !) commet de nombreuses confusions. Les entreprises multinationales socialistes se différencient, comme on vient de le voir, d'autres organisations, mais aussi d'autres formes de gestions communes. 1.2.1. Ne sont pas o.i.g. les organisations économiques intergouvernementales, que l'on peut subdiviser en trois groupes : — Les organismes de recherche scientifique, comme l'Institut commun de recherche nucléaire ou le Centre international d'information scientifique et technique ; — Les institutions financières que sont les deux banques du Comecon (Banque internationale de coopération économique, qui est la banque des règlements et du crédit à court terme, fondée en 1963 ; Banque internationale d'investissements, fondée en 1970) ;

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— Les organisations exerçant des fonctions de coordination, dans le domaine de l'énergie (Direction centrale de dispatching des systèmes énergétiques unifiés), de l'industrie (Organisation de coopération dans le domaine de l'industrie des roulements à billes ; Intermétal ; Interchim), des transports et communications (Organisation de coopération des chemins de fer ; Parc commun de wagons de marchandises ; Organisation de coopération dans le domaine des transmissions électriques et postales ; Interspoutnik). Nous avons donné ailleurs les caractéristiques de structure et fonctionnement de ces organisations internationales classiques (30, § 2.61), dont l'évolution vers le statut de firmes, envisagé pour certaines, semble désormais définitivement abandonnée, et qu'il est donc tout à fait incorrect de qualifier de « multinationales du Comecon » [35]. 1.2.2. Plus fréquente et excusable est la confusion entre « entreprise commune » au sens de la section 8, art. 4 du programme, et investissement commun, ou coopération industrielle [41]. L'investissement commun est une formule éprouvée de la coopération socialiste : depuis 1957, de nombreux accords, bilatéraux ou plus rarement multilatéraux, ont été signés pour la mise en valeur des ressources naturelles d'un pays, ou l'amélioration de leur transport, par des crédits de ses partenaires, fournis en équipements et aide technique, remboursables en livraisons de produits primaires ou ayant subi une première transformation (gaz, pétrole, phosphorites, fer, cellulose, amiante de l'U.R.S.S. ; charbon, cuivre, zinc, de Pologne ; cellulose, à partir de roseaux du Danube, en Roumanie ; bauxite de Hongrie ; métaux non ferreux de Mongolie ; nickel de Cuba). Dans cette forme de coopération, le bénéficiaire du crédit reste propriétaire de ses ressources et ses créanciers n'obtiennent aucun droit sur leur gestion. On notera cependant un élément nouveau dans la construction du gazoduc Orenbourg — frontière occidentale de l'U.R.S.S., grande opération multilatérale décidée à Sofia en juin 1974 à la XXVIII e session du Conseil d'entraide économique. Les pays participants ne se bornent pas à fournir de l'équipe-

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ment ; le tracé du gazoduc, 2 750 km, a été découpé en cinq tronçons pris en charge totalement par chaque pays, qui assure la livraison « clés en mains » de son tronçon, effectuant tous les travaux d'aménagement avec ses propres équipes de travailleurs. Depuis quelques années on voit surgir sinon des conflits, du moins des divergences d'intérêts entre les partenaires à ces opérations : les pays créditeurs trouvent le taux d'intérêt servi — de l'ordre de 2 à 3 % par an — trop faible, et les pays débiteurs, principalement l'U.R.S.S., objectent le coût croissant de tels investissements du fait que les gisements mis en valeur sont de plus en plus éloignés et que les meilleures réserves naturelles s'épuisent successivement. Néanmoins cette forme d'exploitation commune doit, selon le programme, rester dominante pour les produits primaires, d'autres formes n'intervenant qu'à titre d'appoint (section 10, art. 3, in : 30, p. 363). Les grands cartels internationaux socialistes du pétrole, du cuivre ou de l'aluminium ne sont pas pour demain : on ne voit guère pour le moment s'esquisser la formation de Royal Dutch Schell, d'Anaconda ou d'Alcoa rouges. Dans les industries de transformation, la coopération par spécialisation, qu'elle revête la forme d'accords bilatéraux entre ministères industriels, contrats entre firmes socialistes, ou accords multilatéraux sur la base de recommandations des commissions permanentes sectorielles du Comecon, n'implique pas davantage la création d'entités communes de gestion. Cette coopération, à l'origine essentiellement bilatérale et fondée sur une spécialisation au niveau du produit fini, tend à se « moderniser » en devenant multilatérale et axée sur la spécialisation intrabranche. L'industrie automobile en offre le meilleur exemple. Depuis 1972, la coopération y est régie par un accord cadre « sur la coopération et la spécialisation multilatérales pour les fabrications de l'industrie automobile », prévoyant les obligations des parties concernant les spécialisations à respecter, les modalités d'échange de l'information technologique, la fixation du prix du produit fini et des pièces, les sanctions contractuelles. Parmi les exemples d'application, on citera la coopération

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entre l'U.R.S.S. et ses partenaires pour la fabrication de 'a Jigouli (commercialisée en Occident sous le nom de Lada, fabriquée à Togliatti dans l'usine construite sur les bords de la Volga avec l'aide de Fiat, sur la base de l'accord U.R.S.S.Italie de 1966) ; les pays socialistes européens fournissent à 1'U.R.S.S. des pièces, accessoires etc., contre des voitures montées. Une coopération du même type est prévue après l'achèvement de l'entreprise géante de camions sur la Kama, à l'est de Gorki, actuellement en construction avec la coopération de firmes capitalistes. Au total il existe entre les pays membres du Comecon une trentaine d'accords multilatéraux de coopération-spécialisation, dans les industries mécaniques surtout, et accessoirement dans les industries chimiques et alimentaires [47]. Ces formules ne conduisent pas à la création d'entreprises multinationales : entreprises principales et sous-traitantes conservent leur autonomie nationale. L'U.R.S.S. n'a pas sécrété de Chrysler, pas plus que la Bulgarie de Nestlé ou la R.D.A. de Philips. 1.2.3. Où donc est cette introuvable « organisation internationale de gestion » dont l'éminent spécialiste I. Gringolts déclare que « si on établit une analogie schématique avec les modèles de l'économie capitaliste, on peut les appeler des « sociétés socialistes transnationales » (4, p. 73-74) ? Ne faudrait-il pas reconnaître, avec l'économiste allemand G. Kohlmey discutant les propositions présentées à un colloque sur l'intégration socialiste, que « l'on doit mettre en doute la proposition selon laquelle les entreprises internationales mixtes seraient la forme essentielle des mouvements internationaux de capitaux ? Dans l'avenir immédiat, il est plus opportun et plus simple d'organiser une participation bilatérale ou multilatérale par des investissements dans les organisations et entreprises nationales des pays partenaires » (5, p. 381). Sans doute, la solution que propose G. Kohlmey est plus simple. Est-elle réellement plus opportune, du point de vue soit de l'intégration macro-économique de la production, soit de l'efficacité micro-économique des échanges ?

46 II. —

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PLANIFICATION

INTERNATIONALE

ET

SOUVERAINETÉ

NATIONALE

11.0. Les économies socialistes sont planifiées. Les réformes économiques internes, introduites depuis 1965, assouplissent les mécanismes d'élaboration et exécution du plan, y associant davantage les entreprises, renforcent le rôle du profit comme stimulant ou critère de réalisation du plan. Mais même en Hongrie où la réforme est allée le plus loin, le plan s'impose à l'entreprise comme cadre de son activité, l'exécution en étant recherchée par des moyens de politique économique (crédit, fiscalité etc..). Transposons à l'échelle internationale. Une entreprise multinationale socialiste doit, elle aussi, obéir à u n plan. Fixé par quelle autorité ? Garantissant de quelle manière les souverainetés nationales ? 11.1. Plan supranational

ou coordination

internationale

II.1.1. Si en 1962, à l'occasion de l'adoption des principes fondamentaux de la division internationale socialiste du travail, l'idée d'un « super-plan », plus exactement d'une planification centralisée commune, avait pu se dessiner, l'opposition résolue de certains pays, et notamment de la Roumanie, à une telle évolution explique que le programme de 1971 garantisse de façon absolue l'indépendance des Etats : « L'intégration... s'effectue sur la base du libre consentement et ne s'accompagne de la création d'aucun organe supranational, elle ne touche pas les questions de planification... interne » (section 1, art. 2). Le Comité du Comecon pour la coopération dans le domaine de l'activité de planification ne peut prendre aucune décision de fond, il n'a que le pouvoir de proposer des recommandations, qui selon la procédure générale en vigueur au sein du Comecon doivent être ratifiées par les Etats. Même dans les cas très limitatifs où s'applique la « planification commune » prévue par le programme (les deux seuls cas connus concernent la mise au point d'un système unifié de transports p a r containers, et la réalisation de recherches conduisant à la construction de machines-outils à commande

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programmée) « le maintien de la propriété nationale sur les capacités de production et les ressources correspondantes » est assuré (section 4, art. 25). 11.12. Relevons à ce propos qu'il n'existe pas de liaison organique entre les mesures les plus intégrationnistes que sont la planification commune, le financement commun par des crédits de la Banque internationale d'investissements et l'entreprise commune. La planification commune ne s'est pas accompagnée de la création d'entreprises communes bien que les économistes, en U.R.S.S. tout au moins, soulignent l'opportunité d'une telle évolution [1]. Les opérations financées depuis 1971, par la banque, pour des productions présentant un intérêt commun, se sont faites dans le cadre d'entreprises purement nationales (par exemple, modernisation de l'usine Ikarus de Hongrie qui fournit en autobus tout le Comecon, extension de l'usine de camions Tatra en Tchécoslovaquie). Or, on pourrait concevoir que le développement d'une branche donnée, de préférence dans un secteur à technologie de pointe (tel que l'électronique) soit entièrement intégré, avec une planification commune à moyen et long terme (recherche, fabrication de prototypes puis de série, écoulement dans le Comecon et sur les marchés extérieurs), un financement collectif par la Banque d'investissements (qui selon son statut doit réserver ses crédits aux mesures concertées « les plus efficaces ») dans le cadre d'une entreprise multinationale. Jusqu'à présent, cela ne s'est pas fait. On trouve certaines allusions (16, p. 36) à un grand projet relatif à la création d'un système unifié d'ordinateurs entre les pays socialistes. Serait-ce, sous une forme plus coordonnée, la poursuite du projet « Riad » jusqu'à présent développé dans le cadre de la coopération scientifique ? Cela pourrait marquer l'amorce d'une gestion planifiée supranationale ; le Comecon y est encore peu préparé. II.1.3. La planification commune est difficile à généraliser en raison du risque qu'elle ferait courir à la souveraineté économique des Etats. Elle l'est aussi parce qu'il n'y a pas actuellement de dénominateur commun pour une planification collective, du fait de la diversité des méthodes appli-

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quées dans les différents Etats socialistes ; dans les uns l'accent est mis sur la planification prospective à long terme (R.D.A.), dans les autres (U.R.S.S., Roumanie), c'est le plan annuel qui demeure le plan opérationnel malgré des tentatives pour valoriser le plan quiquennal. En Hongrie le plan est établi au niveau macro-économique, par grandes branches, et n'est pas détaillé au niveau des entreprises, au contraire de ce qui se passe dans les autres pays. En U.R.S.S., l'approvisionnement des entreprises en matières premières est organisé administrativement par entreprises, ailleurs il est planifié de façon plus agrégée par unions d'entreprises. Si donc on envisage une firme multinationale installée dans plusieurs pays, elle devra s'insérer dans des planifications nationales plus ou moins contraignantes. Différentes solutions ont été envisagées pour résoudre ces difficultés [9]. On peut imaginer qu'une filiale d'une entreprise internationale soit subordonnée, tout comme une unité économique nationale, aux organes internes de planification et gestion ; cette variante a toutes chances d'être écartée p a r les partenaires du pays du siège. On s'orientera alors vers une autre possibilité : l'entreprise multinationale établira un plan pour sa filiale, et le discutera avec les organes nationaux compétents de planification ; en cas de conflit on peut concevoir un arbitrage au niveau intergouvernemental. L'approvisionnement des entreprises multinationales en matières premières et équipements sera sans doute source de grandes difficultés. Si l'on impose au pays siège d'une filiale, ou de l'établissement principal, d'accorder la priorité à la firme multinationale au moment où sont établies les « balances matières » pour les biens intermédiaires, le pays concerné alléguera éventuellement les besoins croissants de son économie interne, ou la nécessité d'exportations additionnelles ; en vue d'éviter ces situations paralysantes pour l'entreprise, on devra à l'avance arrêter les modalités des fournitures, en dégageant au besoin des approvisionnements en provenance d'autres pays membres ou de pays tiers. II.1.4. Au moins peut-on essayer de rendre compatibles les planifications nationales par une coordination conduisant

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chaque pays à inclure dans ses plans les mesures qui impliquent une coopération avec ses partenaires. Les vicissitudes de la coordination des plans ont constitué dans le passé l'une des difficultés majeures du fonctionnement du Comecon (30, § 2.21). La R.D.A. a été la première à inclure dans son plan macro-économique, en 1971, un poste intitulé « Investissements, incluant la participation à des investissements extérieurs » — ce poste ne représentant que moins de 5 % des investissements totaux de la R.D.A. (5, p. 380). En U.R.S.S., c'est le plan pour 1974 qui contient, pour la première fois, une division sur les mesures d'intégration : en matière de construction d'ensembles industriels sur le territoire de l'U.R.S.S. avec la participation des autres pays du Comecon, ou sur le territoire de ceux-ci avec la participation de l'U.R. S.S. (prévoyant les mouvements de marchandises et de maind'œuvre liés à ces opérations) ; en matière de spécialisation dans l'industrie manufacturière (14, p. 4546). La procédure a été généralisée pour la coordination des plans quinquennaux 1976-1980 ; la XXIX e Session du Comecon a retenu u n « programme concerté de mesures d'intégration » que les pays membres se sont engagés à insérer, avec une évaluation chiffrée des projets et les garanties correspondantes d'exécution, dans les plans quinquennaux nationaux pour la même période. II.1.5. Il faudrait cependant, pour que le programme coordonné de mesures intégrationnistes soit autre chose qu'un descriptif de différentes opérations, qu'il ait un contenu économique rationnel. Rien n'indique que l'on soit allé jusque-là. Dans la pratique du Comecon, l'efficacité de la coopération internationale a été déterminée jusqu'à présent du point de vue de chaque Etat, et dans l'optique étroite du commerce extérieur. Or si l'on rapproche l'ensemble de ces calculs, les intérêts des différents pays peuvent se trouver en conflit, notamment en raison de leur développement inégal. C'est pourquoi les critères d'efficacité de la coopération multilatérale sont encore très peu élaborés, et qu'en particulier ii n'existe pas au sein du Comecon une méthode unanimement acceptée pour le choix des investissements communs. Comme l'indique G. Schagalov, « au stade actuel de développement 4

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du système socialiste mondial, la forme la plus praticable de conciliation des intérêts de tous les pays socialistes est l'ajustement harmonieux des optimums nationaux des différents Etats de telle manière que chacun d'eux obtienne un accroissement de la valeur de son propre critère d'optimum par l'effet de sa participation à la division internationale du travail » (15, p. 275). Les difficultés micro-économiques du calcul d'efficacité, telles que l'absence de prix internationaux rationnels, de taux de change exprimant les parités réelles des devises socialistes, accentuent cet obstacle essentiel lié au caractère prioritaire des intérêts nationaux, qui n'en disparaîtrait pas pour autant si elles étaient éliminées. Les entreprises multinationales pourraient précisément, selon certains auteurs, servir dans un domaine limité pour l'expérimentation d'un « calcul économique international * que l'on pourrait ultérieurement étendre à des objectifs plus larges (3, p. 99). II.2. Souveraineté nationale et intérêts

nationaux

Si donc l'on admet que les entreprises multinationales socialistes ne sauraient être soumises à un plan supranational, il n'en reste pas moins qu'elles devront conformer leur activité à un plan, défini par elles. L'exécution de ce plan ne pourra-t-elle pas faire naître des conflits entre les entreprises et les Etats, et menacer la souveraineté de ceux-ci ? II.2.1. Il n'est ni arbitraire ni choquant de poser la question. Le programme lui-même dispose que les activités des organisations internationales de gestion « ne doivent en aucun cas empiéter sur les intérêts d'un pays membre du Conseil d'entraide économique », et que leurs fonctions de coordination « doivent s'exercer en liaison avec les plans économiques nationaux » (section 8, art. 3.3.). Rapprochons ces normes posées a priori de la constatation faite a posteriori dans le rapport publié par les Nations Unies sur les sociétés multinationales : « Les différences de portée et de teneur entre les plans nationaux et les plans des sociétés sont source de conflit » (45, p. 50). De ce que le risque, sinon la réalité, d'un tel conflit soit

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admis en système socialiste, doit-on introduire une assimilation entre les firmes multinationales capitalistes et socialistes sur ce point ? Si, schématiquement, on peut considérer que les premières, par leur taille, par leur position dominante dans des secteurs de pointe, sont susceptibles de mener des stratégies autonomes portant atteinte aux intérêts et prérogatives des gouvernements dans les pays d'accueil, et que dans la majorité des cas elles expriment la domination américaine sur le reste du monde dit « libre », en transposant on pourrait se demader si les multinationales socialistes ne risquent pas de constituer l'une des formes de l'emprise de l'U.R.S.S. sur ses partenaires. II.2.2. Les thèses soviétiques sont claires. Tout d'abord, comme on le verra, l'U.R.S.S. est fort réservée quant à la création d ' « entreprises communes », notamment parce que dans le cadre de la réforme économique les entreprises soviétiques n'ont pas obtenu le droit d'entrer en relations directes avec des partenaires étrangers même socialistes ; le statut de l'union de production (combinat) du 27 mars 1974, qui est en somme la charte de la grande entreprise, n'a introduit aucune innovation en ce domaine. Il est donc exclu de voir de grandes entreprises soviétiques essaimer spontanément à l'étranger, développer des filiales dans les autres pays du Comecon. Elles ne pourraient le faire que par la volonté et l'entremise de leur ministère de tutelle, se conformant à une politique générale qui irait dans ce sens. Or les positions officielles, et celles de la majorité des économistes, expriment à l'égard de 1' « entreprise commune » une attitude plutôt négative, cohérente avec l'idée selon laquelle l'intégration socialiste doit se diffuser par une coordination intergouvernementale [17] menée «d'en haut», plutôt que par l'effet d'initiatives micro-économiques. Certes, l'U.R.S.S. a créé dans des pays capitalistes (développés ou en voie de développement) un certain nombre de sociétés mixtes, pour la commercialisation et le service après-vente de ses produits ; ces sociétés, constituées avec la participation des organisations soviétiques de commerce extérieur, n'ont pour but que de suivre et soutenir la pénétration commerciale de l'U.R.S.S. sur des marchés étrangers.

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Quant à la formule des « unions internationales de gestion » constituées entre entreprises mais sur la base d'un accord intergouvernemental, que l'U.R.S.S. préfère car sur le plan interne elle assure la centralisation de la décision, elle ménage beaucoup plus efficacement la souveraineté des Etats. L'accord cadre, définissant strictement l'objet, les organes et les pouvoirs de l'union, doit comme toute mesure prise au sein du Comecon être accepté à l'unanimité des pays intéressés, et ratifié par ceux-ci selon les règles de leur procédure constitutionnelle interne. II.2.3. A un stade ultérieur, le fonctionnement même des o.i.g. une fois constituées ne se traduira-t-il pas par des effets de dépendance ? Comme on le verra les unions créées jusqu'à présent se concentrent, sectoriellement, dans l'industrie à technologie avancée (applications de l'énergie nucléaire, appareils de précision, machines-outils). Selon l'expression de Ju. Schirjaev, le « facteur intégrant » commun de ces mesures est la « fusion technologique » impliquant notamment une recherche commune de haut niveau (16, p. 35). Le pays le plus avancé technologiquement sera le mieux placé. Il n'est pas évident a priori que ce soit l'U.R.S.S. : la R.D.A., la Tchécoslovaquie ont un potentiel de recherche-développement important dans certains domaines (chimie, électromécanique). De toute façon, le risque potentiel existe et a été formulé en ces termes par M. Senin, déjà cité, directeur de l'Institut international du Comecon pour les problèmes économiques du système socialiste mondial : « Le Comecon ne deviendraitil pas un organe supranational de gestion d'ensembles économiques, à l'encontre des intérêts nationaux » (18, p. 167) ? Ayant rappelé l'impossibilité juridique et institutionnelle d'une telle évolution, que nous avons relevée plus haut, il continue : « Mais la question essentielle est autre : la propriété internationale ne contredit-elle pas les intérêts nationaux? Ce genre de questions est bien sûr compréhensible dans une approche empirique de la coopération, si l'on considère que chaque pays du Comecon se fixe pour objectif d'accumuler des richesses nationales, de développer des forces productives nationales, dont

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assurément se constitue aussi le développement des forces productives du système socialiste dans son ensemble» (ibid., p. 168). Beaucoup plus catégorique est la position de l'économiste hongrois K. Pécsi : « Il s'agit de savoir si le regroupement international et le mouvement international d'investissements et autres actifs financiers entre pays socialistes peuvent créer une situation accentuée de dépendance, et de discuter les voies et moyens de la souveraineté des pays participant à la coopération économique par des opérations en capital » (37, p. 227). En effet, « l'Etat socialiste assume un nombre croissant de responsabilités internationales qui affectent fondamentalement l'économie nationale, limitant ainsi volontairement sa souveraineté » (ibid., p. 228). Il faut donc, selon cet auteur, poser un certain nombre de principes : 1) toutes les formes de coopération impliquant la fondation d'entreprises communes doivent avoir un cadre précis, définissant les risques et intérêts communs, et prévoyant les flux monétaires correspondants en liaison avec les intérêts de chaque Etat ; 2) les responsabilités et droits des partenaires doivent être définis et garantis cas par cas : 3) il conviendrait d'adopter une sorte de règle du jeu international où les Etats, « en tant que puissance publique et que propriétaires des entreprises » préciseraient leurs politiques économiques et leurs directives concernant la participation à de telles opérations. La dernière remarque est essentielle : l'Etat socialiste est à la fois puissance publique et propriétaire des moyens de production, situation propre à l'internationalisation socialiste de la production, qui la distingue radicalement du phénomène multinational en système capitaliste. Le simple fait d'aliéner une partie de la propriété nationale n'est-il pas déjà en soi une limitation de souveraineté ? Une telle aliénation est-elle possible ? III. —

PROPRIÉTÉ NATIONALE ET GESTION INTERNATIONALE

III.O. Par un raisonnement analogique on se représente le processus d'internationalisation socialiste comme un mouvement issu de la concentration dans le cadre national, de

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même que les oligopoles capitalistes étendent leur activité hors du cadre national devenu trop étroit. C'est ainsi que le décrit E. Kemenes (29, p. 11), rappelant les possibilités nouvelles ouvertes par la réforme économique hongroise pour une « concentration des ressources financières et la création d'une dimension économique rationnelle de production ». Il regrette qu'en système socialiste, du fait de l'administration par branches de l'industrie, il soit impossible de développer irne concentration de type conglomérai, et même difficile d'organiser la concentration verticale. Le même regret apparaît dans un ouvrage soviéto-bulgare : « Bien qu'il n'y ait pas encore d'organisations internationales de gestion multibranches, nous considérons que c'est une voie d'avenir, car sous cette forme l'intégration économique revêt un aspect plus complet, se développant à la fois en largeur et en profondeur » (9, p. 36). Néanmoins, même si elle demeure surtout horizontale, la concentration devrait favoriser des regroupements d'entreprises entre les pays. De fait, dans les pays socialistes d'Europe centrale, les réformes ont encouragé les associations d'entreprises en unions industrielles, dont le nombre varie selon les pays de moins de cent à deux ou trois centaines. En U.R.S.S., où le mouvement a été beaucoup plus lent en raison des résistances conjuguées des ministères et des entreprises elles-mêmes, un train de mesures prises en mars 1973 et mars 1974 doit conduire progressivement au regroupement des quelque 50 000 entreprises soviétiques en grandes unions de production ou combinats [31]. Cette forme d'organisation est susceptible d'entraîner la concentration multinationale, spécialement dans les industries de pointe comme le pense un auteur soviétique : « La création de complexes internationaux de production et recherche, sous une forme ou une autre, pose aux pays du Comecon le problème de l'entité économique susceptible d'être un objet direct de coopération économique internationale... Ce ne pourront être que des unités capables de synthétiser les différentes composantes de l'activité complexe de recherche et de production dans le domaine des études scientifiques, de la production et de la distribution. A ces exigences répondent avant tout les puissantes unions dont la création est caractéristique dans

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tous les pays du Comecon... principalement dans les branches de l'industrie dont le développement détermine aujourd'hui l'accélération du rythme de la révolution scientifique et technique » 13, p. 64). L'exemple cité est l'industrie électronique. A ceci fait écho E. Kemenes, affirmant que : « De nouveaux types de groupements d'intérêts constitués dans l'économie extérieure pourraient donner aux pays socialistes dans leurs relations réciproques des conditions plus favorables pour utiliser les découvertes du progrès technique et les développer » (29, p. 13). Dans ces conditions, et compte tenu de l'homogénéité plus grande du système économique socialiste, par rapport à la cohésion du monde capitaliste, le milieu socialiste ne constitue-t-il pas un terrain particulièrement favorable à la concentration multinationale au niveau micro-économique ? A cette question il faut répondre, pour le moment en tout cas, par la négative. La firme multinationale est née dans un contexte d'économie privée. En économie socialiste, fondée sur la propriété collective des moyens de production, où le marché a un rôle subordonné, son développement rencontre des obstacles tenant au caractère national de la propriété, et à l'inexistence d'une économie internationale de marché. III.1. Patrimoine

national et propriété

sociale

La propriété socialiste des moyens de production est éminemment nationale. Les biens enlevés aux capitalistes pendant les révolutions socialistes sont devenus propriété du peuple, qu'incarne l'Etat. Qui pourrait aliéner cette propriété, fût-ce à un Etat frère ? Les entreprises ne sauraient détenir ce droit, n'étant que gestionnaires du patrimoine qui leur a été confié. L'Etat pourrait-il, en tant que puissance publique, procéder à cette aliénation ? III.l.l. Les juristes soviétiques sont unanimes à répondre négativement. Pour les internationalistes, comme E. Usenko, il ne peut y avoir de formule intermédiaire concevable entre l'organisation interétatique de droit public et l'entreprise

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nationale (20, p. 52). I.A. Gringolts constate que sur le territoire de 1'U.R.S.S., « malgré l'existence de certaines conditions d'ordre économique, il n'y a jusqu'à présent aucune entreprise mixte » (4, p. 83) ; l'U.R.S.S. n'a aucune législation sur les associations économiques impliquant la participation de capitaux étrangers dans des entreprises soviétiques. On relèvera que ce juriste, excellent connaisseur du droit français, souligne tout l'intérêt de la formule souple introduite par l'ordonnance de septembre 1967, intermédiaire entre les sociétés de droit civil et celles de droit commercial, qu'est le groupement d'intérêt économique, admettant des participants étrangers. 111.1.2. Les économistes soviétiques ont des positions nuancées. Certains, assurément, défendent des thèses radicales : « Dans le système des rapports de production entre Etats socialistes la propriété sociale des moyens de production apparaît comme individualisée au nom de l'Etat. L'individualisation étatique de la propriété sociale signifie que l'Etat socialiste est totalement et exclusivement propriétaire des moyens nationaux de production impliqués dans les différents types de coopération industrielle internationale... » (12, p. 159-160). La plupart des économistes ont, en revanche, des opinions plus pragmatiques, et ne se prononcent pas sur une formule juridique précise. Ainsi, Ju. Schirjaev envisage, à côté des unions internationales de gestion ce qu'il appelle les complexes « transnationaux » dont la base serait constituée par une grande firme nationale, « avec un système des filiales (de fait ou de droit) sur les territoires d'autre pays (usines de montage, d'entretien et de service, usines connexes utilisant les acquis technologiques de la maison "mère", entreprises coopérantes très spécialisées, etc.) » (16, p. 35). 111.1.3. Si l'on examine à présent la position des autres pays socialistes la question devient très complexe : certains pays ont des législations nationales sur les firmes mixtes mais ne sont pas pour autant favorables à la création de telles firmes avec des partenaires socialistes ; d'autres n'en ont pas mais n'en défendent pas moins la possibilité de créer des entreprises communes.

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III.1.4. La Roumanie a, par line loi du 1? mars 1971 calquée sur la législation yougoslave de 1967, admis les participations étrangères, à concurrence de 49 % au maximum, au capital d'entreprises roumaines. Cependant l'attachement de la Roumanie au principe de sa souveraineté nationale, spécialement quand celle-ci pourrait être menacée par des mesures intégrationnistes du Comecon, la conduit tout comme l'U.R.S.S. à se montrer fort réticente aux entreprises mixtes socialistes, et la législation de 1971 n'a servi jusqu'à présent qu'à des joint ventures à participation capitaliste [48]. La Hongrie a, par un décret du 3 octobre 1972, adopté une législation similaire, appliquée dans les mêmes conditions que la Roumanie, mais encore plus rarement, à la constitution de firmes mixtes avec des entreprises capitalistes. Mais paradoxalement, si la Hongrie a créé des entreprises communes avec des partenaires socialistes bien avant cette réglementation (Halde avec la Pologne en 1959, Agromach et Intransmach avec la Bulgarie en 1964), depuis elle semble s'orienter plutôt vers la formule des unions internationales de gestion. Les économistes hongrois, comme S. Ausch dans l'ouvrage publié peu avant sa mort [22], E. Kemenes, K. Pécsi ou M. Tardos, tout en soulignant les avantages que pourrait entraîner pour la croissance des pays socialistes la constitution de vraies firmes multinationales, estiment qu'en raison des difficultés pratiques actuelles on ne pourra y arriver que progressivement. En Tchécoslovaquie, une loi sur la coopération économique avec l'étranger a été adoptée en novembre 1972 dans le but de favoriser des accords avec des firmes socialistes, mais n'a pas eu d'application concrète ; ce texte ne donne aucune précision sur la question de la propriété et se borne à indiquer des procédures d'autorisation. En R.D.A., comme en U.R.S.S., la doctrine approuve le statu quo et n'est pas favorable à l'introduction d'une législation sur les firmes mixtes. Les Polonais après avoir pragmatiquement, dans des cas d'espèce, utilisé une législation « bourgeoise » de 1934 sur les sociétés par actions, ont donné, par un décret du 14 mai 1976, un fondement juridique aux participations étrangères dans des entreprises polonai-

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ses. Enfin les juristes bulgares notent que des firmes mixtes pourraient être constituées en Bulgarie avec l'autorisation du Comité pour la coordination économique ; on ne signale pas d'application pratique [9]. III.1.5. On constate donc une grande diversité, voire incohérence, dans l'approche de la question de propriété. Deux grandes conclusions s'en dégagent : 1) l'aliénation formelle de la propriété nationale sur les moyens de production est encore ressentie dans tous les pays socialistes comme une limitation de souveraineté et on s'accorde pour éviter cette formule tout en recherchant un résultat économique équivalent ; 2) il est encore inconcevable que des entreprises nationales même lorsqu'elles peuvent entrer en contact direct avec des entreprises étrangères pour des opérations de commerce extérieur (possibilité qui existe pour certaines grandes entreprises ou unions, en Pologne, R.D.A., Hongrie et Bulgarie) puissent conclure des accords de coopération, et a fortiori de participation en capital, avec des partenaires étrangers même socialistes sans autorisation de leur ministère de tutelle et des autorités financières et monétaires. T. Sarkosy [42], commentant dans l'hebdomadaire économique hongrois Figyelô le projet de Règlement de 1973 sur les o.i.g., souligne que pour ces raisons il sera très difficile de trouver une solution politiquement acceptable et économiquement efficace. Le principe de souveraineté nationale exclut en effet que le Comecon, ou alternativement l'Etat du siège de l'entreprise multinationale, soit propriétaire du capital. Une formule de compromis consiste à déclarer que le capital est la propriété commune des Etats membres, l'entreprise n'étant que gestionnaire ; mais dans cette solution, effectivement appliquée aux o.i.g. créées entre 1972 et 1974, on voit émerger trois niveaux décisionnels, les Etats membres, les entreprises nationales fondatrices, et l'entreprise multinationale elle-même. C'est pourquoi l'auteur recommande une formule où on aurait une double propriété, la « propriété étatique constitutionnelle » des Etats fondateurs, et la « propriété matérielle » de l'o.i.g. sur son capital, distinction qui rappelle les divisions médiévales entre domaine éminent t domaine utile.

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Si les obstacles juridiques étaient levés, le fonctionnement, au niveau micro-économique, des firmes multinationales socialistes serait-il dégagé de toute entrave ? Bien au contraire. C'est même ici que commencent les vraies difficultés. III.2.

Marchés intérieurs

et valeurs

internationales

Les réformes économiques ont introduit, dans l'ordre interne, des mécanismes de marché comme adjuvants ou stimulants à l'exécution du plan. Ces mécanismes supposent que l'entreprise dispose d'une certaine autonomie pour la gestion de ses ressources et l'écoulement de ses produits, et que le système fiscal et celui des prix soient conçus de manière à assurer à l'entreprise, dans des conditions normales de gestion, une rentabilité suffisante pour garantir un intéressement réel à la maximisation de son profit. Ces conditions sont réunies, avec plus ou moins d'intensité et d'efficacité, dans les différents pays socialistes ; nous ne discuterons pas ici des effets des réformes internes. III.2.1. Transposons maintenant à l'échelle internationale. La firme multinationale socialiste peut-elle être intéressée à la maximisation de son profit ? Tout d'abord cette motivation n'a de sens que si la firme est gérée selon le principe d'autonomie financière, et doit elle-même assurer la couverture de ses dépenses par ses recettes ; le cas est fort rare dans la pratique, on le verra. Ensuite, cet objectif sera très différent selon les formules de gestion : un conseil international où chaque pays participant dispose d'une voix quel que soit son apport n'a pas la même conception du bénéfice qu'un organe de gestion décentralisée, dans le cas où les décisions courantes sont prises au niveau des établissements situés sur le territoire des pays participants. Enfin les règles statutaires de répartition des profits, l'existence d'entreprises ou organisations concurrentes dans l'ordre interne ou international, pourront rendre plus ou moins effective l'incitation au profit. Même si l'on admet que cette motivation existe, il faut au préalable la chiffrer. En quelle monnaie ? Sur la base de quels prix ?

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III.2.2. Les monnaies socialistes ne sont pas convertibles entre elles ; le programme du Comecon le prévoit certes, mais pour une échéance éloignée. La monnaie commune de règlement, le rouble transférable, est employée essentiellement pour les opérations commerciales ; les taux de change commerciaux ne sont pas utilisés pour estimer les apports en capital, comptabiliser les coûts de main-d'œuvre, etc. A la rigueur les dépenses de salaire peuvent être converties grâce aux taux de change dits « non commerciaux », appliqués pour les règlements des services touristiques, les frais d'entretien des représentations diplomatiques ou missions officielles. Cependant, la structure des salaires et des charges sociales n'étant pas identique dans tous les pays, l'emploi des taux « non commerciaux » soulève des difficultés et impose e recours à des coefficients correcteurs. Les autres postes comptables sont encore plus difficiles à harmoniser. Pour la firme polono-hongroise Haldex créée en 1959, dont le siège est en Pologne, on a dû adopter une double comptabilité (en zlotys et en roubles transférables), le passage d'une monnaie à l'autre exigeant une soixantaine de coefficients de conversion (dont un, par exemple, rien que pour les frais de téléphone), entre lesquels l'écart maximum est de 1 à 43 (30, p. 240). Pour la première organisation internationale de gestion créée en application du programme, Interatominstrument, les apports constitutifs des pays membres ont dû être évalués selon un ensemble de taux de conversion appropriés définis par accord. La commission permanente du Comecon pour les questions financières et monétaires a établi en 1973 une série de coefficients de conversion permettant de passer des comptes en monnaie nationale à des comptes tenus en roubles transférables, pour tout ce qui ne concerne pas l'estimation des produits et des salaires. Sur cette base ont été approuvés des règlements types pour le financement et la tenue des comptes des organisations internationales des pays intéressés membres du Comecon, en janvier 1975. La question n'est pas définitivement réglée. Les différences entre les pays, concernant le niveau et l'échelle des salaires, l'évaluation des immobilisations, le calcul des amortissements, le coût des services, la valeur du know-how, ont

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rendu très délicate l'application d'un accord général. Aussi, les « propositions pour le perfectionnement des règlements liés aux dépenses effectuées en prix et tarifs internes des pays membres du Comecon, pour la construction par les pays intéressés d'ensembles industriels ainsi que pour l'entretien d'organisations internationales de recherche scientifique et autres », adoptées en 1973, prévoient des solutions alternatives à des problèmes identiques, au choix des parties contractantes. Dans l'état actuel, la seule tenue des comptes des entreprises multinationales socialistes risque de constituer un poste important des frais de fonctionnement. Ainsi, pour calculer en roubles transférables le devis de la construction du complexe immobilier qui constitue à Moscou le siège du Comecon, à partir des prix et tarifs en roubles soviétiques, il a fallu 40 000 heures de travail hautement qualifié (9, p. 187). III.2.3. Même là où le problème monétaire se pose dans les termes les plus simples, c'est-à-dire pour les évaluations de livraisons de marchandises résultant de l'existence d'entreprises multinationales (acquisitions d'équipements, ventes de produits), on se heurte à des obstacles résultant du système des prix internationaux du Comecon. Ces prix sont établis en roubles transférables sur la base des prix mondiaux « épurés de l'influence nocive des facteurs conjoncturels propres au marché capitaliste » (section 4, art. 28 du programme). L'application directe de prix propres au marché socialiste est en effet impossible, pour trois raisons : l'inconvertibilité des monnaies avec comme corollaire des taux de change ne correspondant pas aux rapports de pouvoir d'achat ; les fortes divergences de méthode dans la planification des prix internes ; l'inexistence d'un mécanisme de marché qui puisse faire apparaître un prix international uniforme pour chaque bien [23]. Les prix internationaux existants souffrent de deux insuffisances. Tout d'abord ils ne sont qu'indirectement rattachés aux prix mondiaux. Certes depuis 1975 ils sont corrigés tous les ans et non plus tous les cinq ans. mais ils sont fixés sur la base de la moyenne mobile des prix des cinq années précédentes, donc l'écart par rapport aux prix courants est sen-

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sible. Ensuite, ils ne sont pas uniques pour chaque produit. spécialement pour les produits manufacturés, de fortes distorsions sont possibles selon les relations bilatérales. On voit les difficultés susceptibles d'en découler pour les entreprises multinationales du secteur manufacturier s'approvisionnant et vendant dans différents pays. 111.2.4. En fait, comme une seule o.i.g. a des filiales opérationnelles (Interatominstrument), ne s'échangent en général que des biens et services produits par des entreprises membres des o.i.g., pour lesquels on applique les règles contractuelles habituelles du commerce international socialiste. Conceptuellement, on peut envisager la question des prix sous trois aspects : la détermination du « prix » de l'entreprise multinationale elle-même : celle des coûts d'exploitation des filiales ; enfin celle des prix des biens finals. 111.2.5. La méthode type de janvier 1973 propose de calculer la « valeur » de l'entreprise comme si les dépenses correspondantes étaient effectuées dans les conditions d'un marché mondial hypothétique. Les coûts matériels et les salaires sont évalués sur cette base, puis convertis en roubles transférables selon les règles indiquées en III.2.2. Lorsque les entreprises multinationales auront des filiales dans différents pays, la valeur de ces filiales sera calculée identiquement pour déterminer les apports de chaque pays membre et la part de celui-ci dans la production et les bénéfices (pertes). Certains problèmes ne sont pas réglés, notamment celui du prix du terrain ; comme le sol n'a pas le même régime juridique dans tous les pays socialistes et que la rente foncière est prise en considération sous différentes formes, aucun accord n'a pu être obtenu [6]. 111.2.6. Comment seront définis les coûts de fonctionnement et les prix des produits, lorsque les o.i.g. auront des filiales opérationnelles ? Les coûts matériels (matières premières, énergie, équipements, pièces) peuvent être évalués en prix internationaux socialistes ; en prix des fournisseurs ; en prix de gros du pays siège. La première variante place la filiale d'une entreprise

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internationale dans des conditions très différentes des entreprises du pays siège ; la seconde ne se justifierait que si la filiale avait réellement le choix de ses fournisseurs, ce qui est incompatible avec le fonctionnement actuel du marché international socialiste ; la troisième solution (inscrite dans les statuts de certaines o.i.g., comme Interatominstrument) conduit, si les prix de gros internes du pays siège sont très inférieurs aux « prix internationaux socialistes », à faire subventionner par le pays siège la production qui sera ensuite répartie entre les membres au prorata de leur apport. C'est sans doute pour cette raison que les o.i.g. récentes adoptent la première variante (statut d'Interatomenergo, 49, p. 57). Le problème des salaires doit être analysé par référence à la théorie marxiste. Le travail vivant est seul créateur de valeur ajoutée. Supposons une filiale internationale dans laquelle la main-d'œuvre est entièrement fournie par le pays du siège — hypothèse logique dans la mesure où les mouvements de main-d'œuvre sont encore très rares entre les pays socialistes. Le pays du siège a droit à toute la valeur ajoutée fournie par ses travailleurs au-delà de ce qui constitue son apport statutaire à l'établissement international ; sinon sa force de travail serait « exploitée » par ses partenaires. C'est pourquoi certaines entreprises mixtes (ainsi FreundschaftPrzyjazn dont il sera question plus loin) ont résolu le problème de la façon suivante : les travailleurs de l'entreprise multinationale sont rémunérés selon les normes du pays du siège ; ces coûts, auxquels s'ajoutent les charges sociales, sont inclus dans les dépenses de fonctionnement. Ensuite sont déterminés les bénéfices ; ceux-ci sont soumis à un impôt assis sur les salaires, versé intégralement au budget du pays siège (ici la Pologne). Au-delà de ces solutions ad hoc, on peut prévoir de nouveaux problèmes lorsqu'un même établissement emploiera des travailleurs de nationalités différentes, appartenant à des pays à niveaux de salaires inégaux. Il serait en effet inadmissible que des travailleurs de R.D.A., par exemple, touchent en Pologne des salaires selon les barèmes de ce dernier pays et subissent de ce fait une perte de rémunération. Toute autre solution cependant — rémunération des seuls Aile-

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mands, ou de tout le personnel, selon des normes plus élevées — engendrera inévitablement des inégalités et conflits. 111.2.7. Venons-en enfin au prix des produits. Là encore trois variantes sont possibles : chaque pays achète le produit (bien ou service) à son propre prix de gros ; à un prix unique arrêté conjointement, qui peut être le prix international socialiste d'une prestation analogue, ou un prix fixé contractuellement d'après les coûts de production ; au prix interne pour le seul pays du siège et à un prix international pour tous les autres. La solution intermédiaire apparemment peu commode mais inscrite cependant dans les statuts d'Interatominstrument, transpose la pratique suivie en cas d'investissement commun. Actuellement, lorsque par exemple les pays socialistes contribuent à la mise en valeur d'un gisement de ressources naturelles en U.R.S.S., les pays créanciers sont remboursés de leur apport en équipement par des livraisons de matières premières, dont la valeur est calculée d'après des prix arrêtés contractuellement : l'U.R.S.S. évidemment applique ses propres prix internes pour la vente du produit aux entreprises soviétiques. Marton Tardos signale que pour les petits pays socialistes le risque éventuel d'une telle solution peut être élevé si ces pays sont amenés à participer à un nombre important de mesures communes et si leur économie dépend du succès de quelques grands investissements communs (19, p. 378). 111.2.8. On peut donc se demander si de véritables entreprises multinationales peuvent, dans ces conditions, fonctionner autrement que de manière très artificielle. On peut certes aplanir les difficultés de la gestion courante par une détermination concertée des prix et des taux de change qu'utiliseront ces entreprises, mais on isole alors celles-ci des entreprises nationales. Même avec de tels aménagements, la firme multinationale socialiste ne pourra pas jouir d'une totale liberté de manœuvre. Ses approvisionnements en capitaux ou main-d'œuvre seront nécessairement freinés par l'inexistence d'ion marché du capital interne ou international, par la quasi-absence de mouvements internationaux de travail-

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leurs au sein du Comecon. La couverture de ses besoins en fonds productifs, par le crédit interne de banques nationales ou par la Banque internationale d'investissements, suppose une décision au niveau gouvernemental ou intergouvernemental. Indépendamment de la fixation du prix, les ventes de produits fabriqués devront se faire à des conditions concertées ; certes il n'y a pas de tarifs douaniers entre pays du Comecon, mais la liberté des échanges n'en existe pas pour autant. Les opérations commerciales des entreprises internationales devront tenir compte du monopole étatique du commerce extérieur ainsi que de la planification interne de ce commerce, et être intégrées dans les contingents bilatéraux qui forment l'ossature des accords commerciaux inter-étatiques. La problématique des firmes multinationales socialistes nous enferme dans une double impasse. L'absence d'une planification supranationale rend impossible une intégration de la production fondée sur une orientation planifiée centrale. L'inexistence de catégories marchandes (c'est-à-dire de prix, de monnaie, de marché) internationales socialistes exclut l'internationalisation des capitaux et de la gestion sur le modèle capitaliste. Autrement dit, l'entreprise plurinationale socialiste ne peut se conformer à aucun modèle de référence : les règles de fonctionnement de la grande entreprise capitaliste ou socialiste lui sont également inopposables. IV. —

LA RÉALITÉ DES MULTINATIONALES SOCIALISTES

IV.O. Le programme avait prévu, dans la catégorie des organisations internationales de gestion, des « unions internationales de gestion » et des « entreprises communes ». Il n'existait, à son adoption, aucun modèle des premières ; pour les secondes, on pouvait en voir la préfiguration dans une entité économique au moins, la firme polono-hongroise Haldex, et leur assimiler deux autres associations — pas plus. Le règlement provisoire de 1973 introduit un nouveau type d'o.i.g., non mentionné dans le programme : l'o.i.g. sans personnalité juridique, dont les fonctions seraient uniquement de coordi5

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nation. La littérature juridique la désigne sous le nom de « communauté internationale » (tovarischtchestvo, en russe — terme très difficile à rendre car en droit russe prérévolutionnaire il désignait la société commerciale, ce qui n'est pas le cas dans la nouvelle acception). La place faite à cette nouvelle catégorie nous paraît des plus obscures. Sans nous avancer plus loin nous considérerons qu'il s'agit de formations internationales à caractère non gouvernemental (sinon il s'agirait d'organisations économiques intergouvernementales) dépourvues de la personnalité juridique. Au début de 1976, une trentaine d'entités multinationales existaient ou se trouvaient en voie de constitution. Le recensement qu'on peut en faire donne un chiffre inférieur. Que sait-on de leur fonctionnement ? Dans quelles directions pourraient-elles se développer ? IV.1. Les « unions internationales

de gestion » (u.i.g.)

Ce sont des organisations indépendantes, administrées conjointement par leurs participants, dotées d'un patrimoine par les apports de ceux-ci, possédant la personnalité juridique. Leur financement est assuré, outre l'apport initial en capital, par des cotisations régulières des membres, ou par la couverture du déficit éventuel d'exploitation grâce à des subventions de ceux-ci, ou enfin par des recettes tirées de leur activité, et dans ce dernier cas elles jouissent d'une autonomie financière véritable. IV.1.1. Ce type d'organisation rappelle certaines formes de « gestions communes » dans le système des relations internationales entre pays capitalistes ; I. Gringolts évoque à ce propos Eurofima, la Société internationale de la Moselle, Eurochemis, sociétés internationales constituées par des Etats, à capitaux entièrement publics ou mixtes. Mais il n'est en fait que la transposition, dans l'ordre international, des regroupements d'entreprises étatiques qui ont conduit dans la plupart des pays socialistes, depuis le début des réformes économiques, à une très forte concentration industrielle, horizontale et plus rarement verticale, sous la forme d ' « unions », « trusts », « grandes organisations économiques », etc. [31].

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IV.1.2. Il existe officiellement, au début de 1976, cinq u.i.g. : Interatominstrument (février 1972) ; Interetalonpribor (novembre 1972) ; Intertextilmach et Interatomenergo (décembre 1973) ; Interchimvolokno (juillet 1974). Il ne faut en effet pas considérer comme u.i.g. Interelectro, créée en décembre 1973 comme « organisation internationale » sans autre spécification, pour coordonner la production électrotechnique. De même deux organisations dont les projets de statuts ont été approuvés vers la fin de 1974 relèvent davantage de la recherche que de la production : Intergazotchistka, pour l'étude de la pollution de l'atmosphère et des procédés de dépollution des gaz rejetés par les entreprises et les centrales thermiques ; Intervodootchistka, pour l'étude des procédés de dépollution de l'eau. La dernière de ces formations de recherche est Interelectrotest, qui assure la coopération de laboratoires scientifiques des sept pays européens du Comecon et de la Yougoslavie pour l'étude des hautes tensions et des forces intenses. Ces u.i.g. appartiennent à trois branches : utilisations de l'énergie nucléaire, constructions mécaniques, chimie. Interatominstrument, dont le siège est à Varsovie, coordonne les applications « légères » de l'industrie nucléaire : études, mises au point et fabrication d'appareils dosimétriques, radiométriques, de physique nucléaire, appareils et instruments radioisotopiques, de médecine nucléaire, installations spéciales pour laboratoires à isotopes. Interatomenergo a pour mission d'assurer une coopération de production et d'échanges pour tous les équipements, pièces, matériaux, intervenant dans la construction de centrales nucléaires, et d'assurer la formation et le recyclage de spécialistes. La coopération pour la construction de centrales nucléaires était déjà amorcée entre l'U.R.S.S. et ses partenaires, notamment la R.D.A., la Bulgarie et la Tchécoslovaquie. La création d'Interatomenergo, liée à un choix décisif pour la réorientation de la production d'électricité, renforce cette coopération, sous la direction de l'U.R.S.S. — le siège de l'organisation est à Moscou. Intertextilmach (siège à Moscou) doit coordonner !a mise au point, la fabrication et le service après-vente de

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machines textiles : métiers à tisser, machines de bonneterie, confection, teinture et apprêt. Elle intervient ainsi comme base technique et élément de standardisation d'une industrie intéressant directement les consommateurs, et dont l'offre est loin de satisfaire une demande croissante. Dans un domaine tout différent de la construction mécanique, et beaucoup plus étroit, Interetalonpribor coordonne la conception et l'utilisation des appareils d'étalonnage et de mesure pour toutes les applications de la métrologie : mesure linéaire, mécanique, thermique, électrique, magnétique, radio, de temps, fréquence, quantité et débit de liquides et de gaz. C'est plutôt un centre de recherche et application pour l'Institut de standardisation du Comecon qu'une entreprise. Interchimvolokno (siège à Bucarest) coordonne la production de fibres chimiques, branche où l'insuffisance de l'offre est également considérable. IV.1.3. Toutes ces u.i.g. ont été créées par un accord international entre Etats (Interatominstrument : tous les Etats européens du Comecon, sauf la Roumanie ; Interetalonpribor : les Etats européens, sauf la Hongrie, plus la Mongolie ; Intertextilmach : tous les Etats européens du Comecon : Interatomenergo et Interchimvolokno : les mêmes, plus la Yougoslavie, qui marque ainsi sa participation croissante aux activités du Comecon). Leurs membres fondateurs cependant sont non pas des Etats mais des entreprises de production, des organismes de recherche, des organisations de commerce extérieur ; au total, par exemple, Interatominstrument compte quatorze membres, Interetalonpribor vingt et un. Ce sont des organisations ouvertes, auxquelles peuvent adhérer des unités économiques des pays ayant signé l'accord constitutif ou d'autres pays, à condition que ceux-ci adhèrent à l'accord. Les membres fondateurs conservent leur pleine indépendance juridique et financière ; il n'y a pas fusion de propriété ou de capital. L'u.i.g. elle-même est, dans tous les cas mentionnés sauf un, personne juridique dotée de l'autonomie financière ; Interetalonpribor est en effet pour le moment davantage un centre de coordination et d'information technique, mais l'ac-

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cord constitutif du 23 novembre 1972 prévoit son évolution en u.i.g. à part entière. Le droit applicable à l'u.i.g. est celui du siège, ou celui du lieu d'établissement des filiales. Son patrimoine est individualisé, mais la propriété des parts de capital qui le constituent revient aux membres fondateurs, dans la mesure de leur apport. Le statut des unions dispose en effet qu'elles répondent de leurs obligations sur leur patrimoine, mais ne répondent pas des obligations de leurs membres, pas plus que ceux-ci ne répondent des obligations des unions. Elles sont donc dans la situation, à l'égard des fondateurs, où se trouvent les entreprises nationales de chaque pays à l'égard de leur Etat ; elles gèrent un patrimoine dont elles ne sont pas propriétaires. La question de la propriété est ainsi résolue sans porter atteinte au principe de la propriété nationale sur les moyens de production. IV.1.4. Celle de la souveraineté est réglée par le mécanisme de la prise de décisions, très proche de celui des organisations interétatiques. Ainsi le Conseil d'Interatominstrument, Interchimvolokno et Intertextilmach (Conseil général d'Interatomenergo), organe de direction de l'union, est constitué de représentants des organisations membres ; les organisations d'un même pays, quels que soient leur nombre et leur part dans le capital, disposent d'une seule voix. Les décisions importantes sont prises à l'unanimité (plan, questions statutaires, financières), les autres à la majorité ; c'est ime procédure très semblable à celle que l'on trouve dans les organisations interétatiques les plus récentes, par exemple la Banque internationale d'investissements. L'exécutif des unions (Directeur pour Interatominstrument, Directeur général pour Interatomenergo, Interchimvolokno et Intertextilmach) est nommé par le Conseil sur proposition des membres ; il agit selon le principe de la direction unitaire mais dans le cadre des droits que lui donne le statut, et des décisions de l'organe directeur. On peut se demander si cette procédure, conçue avant tout pour garantir l'égalité souveraine des pays participants, est pleinement efficace pour une gestion d'entreprise.

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IV.1.5. La planification des activités de l'union est élaborée par son Conseil. Mais comme le prévoient tous les statuts, une liaison doit être établie avec les pleins nationaux des pays où s'exerce l'activité de l'union, ce qui suppose réciproquement que les plans nationaux intègrent celle-ci dans leurs prévisions. Faute d'une bonne coordination, les programmes des unions risqueraient d'empiéter sur les planifications nationales — ou bien plutôt de rencontrer des difficultés de réalisation en raison notamment des rigidités de l'approvisionnement en matières premières et équipements. Des dispositions concrètes sur ce dernier point sont envisagées dans les accords constitutifs ou les statuts. IV.1.6. Venons-en à la gestion des u.i.g. C'est en ce domaine que les informations sont les plus rares, et font le plus état de difficultés. La plus ancienne des unions, Interatominstrument, ne doit aux termes de son statut couvrir ses dépenses par ses recettes qu'à partir de sa quatrième année de fonctionnement (soit 1976) ; jusque-là les déficits seront comblés par les membres, dans des proportions égales à la constitution du capital initial. Pour ce qui est des autres, il est prévu qu'elles doivent être rentables. Comment seront répartis les profits ? Une part en sera affectée au développement de l'u.i.g., à la création de fonds de réserve, à l'accroissement du fonds de roulement ; le reste doit être partagé entre les participants proportionnellement aux apports, en franchise d'impôts (à l'exception des impôts locaux ; des modifications aux statuts peuvent prévoir d'autres dispositions fiscales). En quelles devises sera calculée cette répartition ? Quelle utilisation les entreprises membres pourront-elles faire de ces profits ? Pourront-elles notamment acheter des biens dans le pays siège de l'union ? Des entretiens à ce sujet avec des interlocuteurs de pays socialistes engagés dans ces activités nous ont permis de mesurer le degré de discrétion qui entoure tout ce qui touche aux u.i.g. Les premières u.i.g. ont été conçues davantage comme des organisations de commerce extérieur international, des organes d'export-import à l'échelle du Comecon, étudiant l'offre et la demande, prenant des contacts et passant

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des contrats avec les entreprises nationales de chaque pays. Seule Interatominstrument est passée au stade ultérieur : création de filiales de production et de service. On comprend mieux, dans ces conditions, que les auteurs socialistes recommandent, de préférence aux u.i.g., le recours à des formes de coopération moins intégrées mais plus efficaces : la constitution de centres de coordination pour la recherche-développement, où un institut national est le point d'appui de la recherche collective (40 de tels centres ont été créés dans les trois années suivant l'adoption du programme, associant plus de 500 organismes de recherche et bureaux d'études) ; les accords classiques, multilatéraux ou bilatéraux, de spécialisation, dont l'industrie automobile offre l'exemple le plus achevé. Cependant le programme lui-même va encore plus loin que les u.i.g. en évoquant la création d'entreprises communes, que dans sa section 10 sur la coopération industrielle il semble réserver plutôt aux secteurs de l'industrie extractive. IV.2.

Les entreprises

communes

Des sociétés mixtes ont été constituées dans les premières années de l'après-guerre, avant même la création du Comecon, entre l'U.R.S.S. et des ex-alliés de l'Allemagne, c'est-àdire la Bulgarie, la Hongrie et la Roumanie, pour la gestion des « biens allemands » mis sous séquestre. On ne fait plus référence à ces précédents fâcheux, et au caractère de « réparation-exploitation » que revêtaient ces sociétés. IV.2.1. Dans un tout autre esprit, ont été créées en 1959 la société polono-hongroise Haldex, et en 1964 les sociétés bulgaro-hongroises Agromach et Intransmach (30, p. 236-240). Agromach, à laquelle ont adhéré par la suite l'U.R.S.S. et la R.D.A., est en fait un organisme de recherche, pour la mise au point de différents types de machines agricoles, et peut recommander la spécialisation de leur production ; elle a la personnalité juridique mais non l'autonomie financière, et est gérée beaucoup plus comme une organisation intergouvernementale que comme une entreprise. Intransmach se

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consacre à l'étude des machines de manutention et levage, peut assurer la fabrication de prototypes, exerce des fonctions de coordination de la production, et sert d'organisme d'import-export pour les ventes sur marchés tiers et entre les deux pays. Elle a des activités d'entreprise, et couvre ses dépenses par ses recettes ; on semble y attacher beaucoup plus d'intérêt à Sofia où se trouve la maison mère, en position de monopole en Bulgarie, qu'à Budapest où la filiale n'est que l'une des nombreuses petites entreprises (il y en aurait une soixantaine) de la branche. La plus proche d'une entreprise internationale est Haldex, constituée pour l'exploitation d'un procédé hongrois de traitement des terrils sur ceux du bassin charbonnier de la région de Katowice au sud de la Pologne. Cette société a dû résoudre empiriquement les problèmes soulevés par l'entreprise commune socialiste, en recourant aux règles du droit polonais prérévolutionnaire des sociétés par actions concernant la propriété du capital (partagé à parts égales entre les deux « actionnaires », le combinat de charbon de Tatabanya en Hongrie, et la Centrale polonaise d'écoulement du charbon) et la gestion comptable. Encore faut-il préciser que l'objet social est la production de charbon à partir de terrils, ce qui facilite considérablement l'évaluation du produit et la répartition des profits, la Hongrie recevant sa part en charbon sauf demande exceptionnelle de produits de substitution. IV.2.2. D'après le programme, il pourrait y avoir dans l'avenir « construction et exploitation d'entreprises commîmes pour l'extraction des combustibles et des matières premières et la production d'énergie électrique », « avec utilisation des crédits octroyés par la Banque internationale d'investissements » (section 10, al. 3.3. et 3.8.). Or la forme traditionnelle de coopération en ce domaine est la participation des pays membres à la mise en valeur des ressources naturelles de leurs partenaires, par des crédits bilatéraux et, depuis peu, multilatéraux. L'U.R.S.S. ne semble pas souhaiter une formule différente pour l'exploitation de ses réserves de bois, amiante, gaz naturel, minerais métalliques, qui ont fait depuis 1972 l'objet d'accords cadres

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multilatéraux. En ira-t-il différemment pour les pays autres que l'U.R.S.S., à Cuba pour le nickel, en Mongolie pour les métaux non ferreux ? Il est significatif que les deux seuls exemples d'entreprises commîmes dans l'industrie extractive soient les firmes mixtes, copropriétés des deux Etats, fondées entre l'U.R.S.S. et la Mongolie pour l'exploitation de minerai de cuivre et de spath fluor, en territoire Mongol. Mais cela n'est pas nécessairement la voie de l'avenir. IV.2.3. En effet les firmes mixtes récentes se sont créées dans l'industrie manufacturière et les services. Dans la première catégorie on rangera l'entreprise germano-polonaise de filés de coton Freundschaft-Przyjazn (Amitié) fondée en 1972 sur le modèle juridique de Haldex, par un accord signé entre les ministres de l'industrie légère des deux pays. Le siège de l'entreprise est à Zawiercie en Pologne ; les membres fondateurs sont l'union d'entreprise cotonnière de Karl Marx Stadt et l'union de l'industrie du coton de Lodz. Dans cette association l'élément dominant paraît être la R.D.A., bien que le directeur général de l'entreprise soit un Polonais ; c'est la R.D.A. qui a assuré la planification générale de la construction de l'entreprise, devenue opérationnelle à la fin de 1975 ; l'apport polonais consiste essentiellement en force de travail. On aurait là un exemple d'implantation internationale d'un pays développé et doté d'une technologie avancée dans un pays à force de travail abondante et moins chère. Dans le cas de Assofoto créé en 1973 entre l'union industrielle soviétique Sojuzchimfoto et le combinat photochimique allemand Wolfen, c'est une véritable monopole international sociailste qui pourrait émerger, puisque les entreprises associées emploient 100 000 travailleurs et produisent 95 % de tout le matériel photographique du Comecon (pellicules, papiers de tirage, etc.). Le groupe pratiquera une politique commune d'investissements, recherche, exportationimportation, mais les firmes composantes conservent leur nom et leur personnalité ; l'ensemble sera coordonné par un conseil paritaire et un bureau situé à Moscou. Le même schéma a été retenu pour Domochim, créé entre l'union Sojuz-

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bytchim (U.R.S.S.) et l'entreprise allemande Leichtchemie, dans le but de coordonner la recherche, la production et :a vente de produits chimiques à usage domestique (détergents, désodorisants, produits d'entretien, cosmétiques). Dans les deux cas, il semble que l'on ait affaire plus à des « communautés internationales » au sens du règlement de 1973 qu'à des entreprises, quels que soient par ailleurs les développements possibles de ces groupements entre des firmes qui sont déjà des monopoles nationaux. En ce qui concerne les services, une firme commune de commercialisation a été constituée en 1972 sous le nom de Medunion pour assurer la vente à l'étranger d'équipement médical et hospitalier, entre cinq entreprises d'U.R.S.S., Pologne, R.D.A., Tchécoslovaquie et Hongrie ; le siège de l'union se trouve à Budapest, tout comme le partenaire le plus important qui est le puissant trust hongrois de production et commerce extérieur Medicor. L'année suivante a été fondé Interport, organisation portuaire polono-allemande dont le siège est à Szczecin et qui doit coordonner les activités des trois grands ports allemands Rostock, Stralsund et Wismar, et des ports polonais Gdansk, Gdynia et Szczecin (planification des mouvements de navires, spécialisation par catégories de marchandises, échange d'informations techniques, coordination des constructions portuaires, et lutte contre la pollution de la Baltique). Un conseil paritaire des directeurs des ports dirige l'organisation, qui se propose de faire participer à ses activités les pays n'ayant pas accès à la mer, Tchécoslovaquie et Hongrie. * *

Avons-nous au terme de cette analyse trouvé l'entreprise multinationale socialiste ? Par comparaison avec ses homologues capitalistes, elle ne pèse guère encore dans l'économie socialiste. Sera-t-elle le moteur du progrès technique dans les industries de pointe ? Permettra-t-elle d'assurer à l'échelle internationale la satisfaction des besoins en matières premières ? Constituera-t-elle un des agents essentiels de l'intégra-

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tion économique socialiste, ou seulement l'une de ses séquelles ? Pour l'instant, elle est en devenir. Elle ne risque pas, en tout cas, de p r e n d r e p a r s u r p r i s e les pays socialistes, t a n t les premières expériences sont entourées de précautions et garanties. Au c o n t r a i r e des multinationales capitalistes, u n e « règle d u jeu » collective a p r é c é d é la constitution de ces unions et entreprises ; peut-être affaiblit-elle leur efficacité, sans doute protège-t-elle mieux les économies nationales de t o u t e emprise. Cherche-t-on à éviter les séductions dangereuses de l'imitation d e discutables modèles capitalistes, ou à reculer les conséquences logiques de l'intégration socialiste d e la production ? Tous les partenaires n'ont peut-être pas les m ê m e s motivations.

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Répercussions de la grande entreprise internationale d'origine américaine sur la concurrence industrielle dans les pays européens A.

Bienaymé

La croissance de la G.E.I. ne se laisse pas expliquer de manière simple dans les termes traditionnels de la minimisation des coûts et de la maximisation des profits. Ces considérations jouent un rôle qu'il conviendra de préciser ; elles ne sauraient suffire cependant à déterminer les éléments doctrinaux d'une politique économique commune aux pays d'accueil. Il faudrait pour cela une analyse plus approfondie de l'ensemble des répercussions de la G.E.I. visant à dégager sa contribution dans l'évolution de la concurrence industrielle des pays d'accueil.1 1. L E S PRINCIPALES DONNÉES DU PROBLÈME

Précisons d'emblée quelques-unes des limites de l'étude qui suit. Nous entendons partir d'un phénomène moteur : la croissance de la G.E.I. Nous chercherons à en apprécier quel1 Cf. « La Croissance de la grande entreprise multinationale, » Colloques internationaux du CNRS-CNRS 1972.

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ques répercussions sur les économies européennes à travers les concepts de concurrence et de compétitivité. 11. Le phénomène moteur réside dans la croissance par implantation en Europe occidentale d'un nombre appréciable (environ 200) de G.E.I. dont les capitaux et la direction demeurent essentiellement d'origine nord-américaine. Le taux de croissance des filiales nord-atlantiques de ces sociétés excède celui de l'ensemble de l'industrie principalement pour deux raisons : leur composition sectorielle comprend une forte proportion d'activités nouvelles à technologie avancée : leur stratégie accorde à la croissance une place de premier plan. Plusieurs facteurs gouvernent la propension à la croissance internationale de la grande entreprise américaine. Citons à titre principal la volonté de : A) Assurer une extension massive des débouchés ; a) en reculant le seuil de saturation des courbes de vie des produits, b) en déjouant les effets de la législation anti-trust sur le développement des activités domestiques, c) en compensant la perte de certains marchés nord-américains gagnés à la concurrence japonaise ; B) Valoriser le fruit d'une expérience technologique en étendant sans délai les opérations à l'ensemble du monde industriel ; C) Acquérir par le truchement des firmes européennes une connaissance précise de l'environnement commercial, administratif, fiscal et financier ; D) Répartir les risques de conjoncture économique et politique ; 2 2 B. P R A S vient de confirmer ce point dans : « Influence de la diversification multinationale sur le risque de la firme : Le cas américain. » Thèse Doctorat d'Etat - Université de Pariç - Dauphine 1977.

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E) Enfin, plus récemment, tirer avantage de l'internationalisation des infrastructures européennes (réseau bancaire et financier, autoroutes, etc.). 12. La stratégie d'une G.E.I. peut obéir à deux logiques distinctes : celle du développement multinational intégré (l'entreprise multinationale dans la terminologie de Behrman [1]), celle du développement multicellulaire en divisions dotées d'un degré d'auto-suffisance (« le holding international » de Behrman). Cette distinction nous paraît de grande importance, même si nous ne considérons pas, contrairement à l'opinion de J.N. Behrman, que seules les premières posent par leur nouveauté un véritable défi aux gouvernements. La G.E.I. multiproductrice organisée selon le premier type de stratégie répartit ses activités et les lieux de production de telle manière que l'ensemble des couples produitlieux minimise le coût du produit final. Cette catégorie peut être définie à l'aide de la programmation linéaire [10]. Elle s'impose dans les industries de pointe (étroitesse des marchés nationaux, économies d'échelle obtenues à condition de dépasser ces marchés). Cette stratégie assigne à chacune des imités de la filière le soin de coopérer à l'ensemble en vue de satisfaire le marché mondial. Ce modèle n'est cependant pas extensible pour deux raisons : la première est que les pays européens contiennent en eux-mêmes des marchés nationaux suffisamment vastes pour épuiser les économies d'échelle dans beaucoup de productions. La seconde est que l'incertitude grevant le résultat global attendu cumule les risques pesant sur chacun des éléments de la filière multinationale. Aussi, devons-nous accorder irne grande attention à la formule du développement multicellulaire par lequel la G.E.I. développe des filiales nationales intégrées, ou acquiert des participations majoritaires, voire des minorités de contrôle dans des firmes orientées vers la satisfaction de leurs clientèles nationales respectives. Il ne convient pas d'en minimiser la portée en qualifiant de holding ou de sociétés de portefeuille, les G.E.I. qui adoptent cette stratégie. Même si les contrôles portant sur la technique de production et la gestion courante sont plus légers que dans la formule précé6

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dente, ce type de G.E.I. intervient dans la réallocation des profits obtenus par les différentes filiales. Le problème que connaît tout directeur de filiale dans un groupe d'envergure nationale est rendu plus aigu par les susceptibilités nationales qu'une mise en compétition des hommes ne manque pas d'exacerber. Le contrôle par la confrontation des performances a ses rigueurs qu'il convient de ne pas sous-estimer. Après avoir connu une phase de croissance importante et bénéficié d'un accueil finalement bienveillant de la part des pouvoirs publics européens, quelques indices donnent à penser que l'environnement pourrait leur être moins favorable à l'avenir ; citons parmi ceux-ci : — Le fait que le désordre monétaire international soit en partie imputable aux transferts de capitaux qu'une « saine gestion de la trésorerie d'une G.E.I. implique normalement ; — Le coup de semonce adressé par la commission de la C.E.E. en décembre 1971 à un groupe plurinational américain au nom de l'article 86 du Traité de Rome [2] ; — La remise en question des finalités de la croissance ; — L'internationalisation de certaines revendications syndicales. 13. Notre propos est de tenter d'apprécier les principales conséquences de leur expansion sur la compétitivité de l'industrie française et, plus largement, de l'industrie européenne. Il s'agit de pays d'accueil déjà dotés d'un appareil industriel intégré, à la différence du Tiers-monde, et susceptibles de développer à terme plus ou moins rapproché des stratégies de concurrence et de riposte commerciale. Cette capacité de riposte n'est d'ailleurs pas indépendante de l'implantation de filiales américaines elle-même ; il importe en conséquence d'esquisser le recensement des principales répercussions que celles-ci entraînent dans nos économies. Elles s'avèrent à l'examen, nombreuses, et s'exercent selon des délais de maturation différents. Elles n'ont sans doute pas épuisé aujourd'hui toutes leurs manifestations. Celles que nous retiendrons se relient toutes à un aspect, un élément de la concurrence industrielle. Nous tenterons en effet de

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préciser la signification de la pénétration des G.E.I. en territoire européen en situant le débat de la compétitivité de l'industrie européenne d'abord, sur le terrain des coûts. On abordera ensuite la question moins classique, mais plus directement familière aux théoriciens de la firme, de savoir quelles incidences la G.E.I. entraîne sur l'appareil industriel européen et sa structure. Enfin, les répercussions en aval seront abordées en examinant l'influence de la G.E.I. sur les courants d'échange européens. Ces trois directions doivent être empruntées afin d'appréhender dans sa complexité ce phénomène qu'est l'entrée, la croissance, voire la simple menace d'entrée d'un concurrent qui doit son efficacité et une certaine renommée à son affiliation à un groupe nord-américain.

2. —

L'ANALYSE DES EFFETS DE LA G . E . I . EN TERMES DE COÛTS

La théorie traditionnelle du commerce international repose sur un pivot central : les coûts comparés, c'est-à-dire la comparaison internationale de rapports entre les coûts unitaires de production de biens appartenant à des secteurs différents. Ainsi défini, le concept permet à l'école de Ricardo de préciser les conditions présidant à la spécialisation des nations et les mettant en mesure d'adapter par l'échange, et aux moindres coûts, la composition des ressources à la structure des consommations désirées. Les contraintes que constituent les fonctions de production et les dotations en facteurs (essentiellement en travail, en capital et/ou en ressources naturelles) donnent la réponse cherchée : tout pays se spécialise dans le produit dont la fonction de production utilise relativement plus le facteur le plus abondant. L'entreprise est, en tant que telle, totalement absente du schéma explicatif ; celui-ci se donne ime seule contrainte : la dotation en ressources factorielles ; il repose sur un mécanisme précis : les fonctions de production de biens homogènes ; il est exclusivement orienté par l'objectif de minimisation de coût d'obtention des biens par les nations partenaires. L'économiste internationaliste du XIXE siècle considère

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ainsi la firme comme ses collègues envisageaient la monnaie. La firme n'est qu'un simple voile dont l'existence et les projets spécifiques ne sauraient perturber les rouages économiques mis en évidence à l'aide des fonctions de production. L'entreprise est une organisation à ce point transparente et insignifiante que sa présence ou son absence (une de plus ou de moins, cela compte peu dans la concurrence atomique) sont totalement neutres à l'égard des mécanismes économiques. Une telle position est bien entendu insoutenable. 21. Les données du problème se sont considérablement transformées depuis le siècle dernier et le phénomène de la G.E.I. contribue à cette évolution des perspectives à quatre points de vue : A) En propageant les techniques de production nouvelles, la G.E.I. illustre le rôle déterminant de la connaissance et du savoir-faire dans l'évolution, en dynamique, du bloc des possibilités de productions d'un pays ; B) En exportant les techniques du management adapté à de grands marchés, elle illustre le rôle du troisième facteur négligé par les spécialistes de la fonction de production ; C) En accélérant la vitesse de circulation internationale des capitaux, elle atténue l'effet de la dotation en facteurs sur les rapports de coûts de production des différents biens ; D) En constituant un centre de décision doté d'une stratégie autonome, capable d'alléger les contraintes propres aux environnements des nations d'origine et d'accueil, la G.E.I. ne fonde pas uniquement ni principalement ses calculs sur des comparaisons internationales de coûts intersectoriels ; les différences de coûts absolus pour les produits dans lesquels la G.E.I. s'est spécialisée et pour les spécialités nouvelles qu'elle envisage de développer jouent un plus grand rôle dans sa politique. Par conséquent, la théorie des coûts comparés n'est que d'un secours tout à fait limité pour l'analyse des répercussions de la G.E.I. puisque celle-ci compte au nombre des phénomènes qui en restreignent la portée.

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22. Le rôle joué par les coûts de production de la G.E.I. dans les différentes nations où elle se trouve implantée, sans être aussi prédominant que les coûts comparés dans la théorie de l'échange international, mérite cependant d'être mis en valeur. Nous le ferons à partir des questions suivantes : L'implantation d'une filiale de G.E.I. trahit-elle nécessairement la défaillance de la compétitivité du pays d'accueil ? Et, si tel est le cas, ce pays a-t-il intérêt à la repousser ? Peut-il le faire ? En ce qui concerne les deux premières questions, la théorie traditionnelle se révèle on le sait d'un médiocre pouvoir explicatif. L'implantation d'une G.E.I. représente autre chose qu'une pure et simple entrée de capitaux extérieurs destinée à compenser le déficit commercial dû à la compétitivité déficiente du pays d'accueil. En fait, l'implantation d'une filiale de G.E.I. est un choix difficilement réversible, un fait de structure pour le pays d'accueil, un fait de stratégie pour son promoteur. La G.E.I. peut être représentée comme une firme Pi X l k , appartenant à l'industrie du pays d'origine p ; elle investit dans le pays 1, une capacité de production en produits k dont la gamme est susceptible de s'élargir et de se diversifier ultérieurement. Plusieurs éléments entrent en jeu dans cette stratégie : — Une préférence pour une extension internationale des activités de X plutôt que pour une diversification plus accentuée de ses productions sur les marchés d'origine ; — Une mise en concurrence par la firme intéressée des différents pays d'accueil potentiels (I 1 n) au regard des différents produits (I k s) qu'elle envisage d'y fabriquer ; — Une fonction d'évaluation dans laquelle figurent comme principaux arguments, non seulement la rentabilité et le taux de croissance attendu mais aussi la valeur de la capitalisation boursière dans le pays p et le risque associé aux politiques choisies et appréciées par les actionnaires de ce pays p. A) Dans ces conditions, en premier lieu le fait pour le pays 1 d'être choisi comme lieu d'implantation d'une capacité

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de production k n'est pas automatiquement le signe de sa faible compétitivité. Comparons en effet le coût unitaire du produit k entre le pays p et le pays 1. Considérons que ces coûts sont constants dans l'intervalle des productions possibles respectivement en p et en 1. Deux cas sont intéressants à distinguer, ckp > ckl ; ce cas correspond à plusieurs hypothèses distinctes. Si ckp > ckl en raison des coûts de transports et de l'insuffisance des économies liées à la dimension des établissements localisés en p, le vrai problème est de savoir pourquoi les industriels du pays d'accueil n'ont pas pu saisir eux-mêmes l'opportunité d'investissement dont la G.E.I. montre la réalité. Ceci peut s'expliquer par ime insuffisance de l'épargne nationale du pays 1 ; en ce cas l'investissement étranger comble un handicap mais il ne témoigne pas d'une incapacité radicale du pays 1 à résister à la concurrence de l'industrie i du pays p. Le pays d'accueil n'a pas nécessairement intérêt à refouler une entrée de capitaux qui améliore ses disponibilités financières, ni à se priver d'un atout à l'égard des pays d'accueil rivaux. L'entrée peut également s'expliquer par la faiblesse de l'esprit d'entreprise du pays d'accueil ; la situation reflète alors un handicap de compétitivité localisé surtout au niveau du troisième facteur, celui de la fonction d'entrepreneur. Le pays d'accueil peut avoir avantage à accueillir ces entrants s'ils sont susceptibles d'éveiller un esprit d'entreprise suffisant chez ses nationaux. Si ckp > ckl en raison de la surévaluation du taux de change de la devise du pays p (cf. le dollar 1966-1971), on arrive à cette situation paradoxale que le pays le moins compétitif — en termes de niveaux de coûts — rachète l'industrie de ses concurrents à des prix artificiellement bas. La situation s'explique non en termes de compétitivité stricte, mais en termes de rapports de puissance ; l'héritage des longues années au cours desquelles l'industrie américaine jouissait d'une supériorité absolue et d'un avantage comparatif dans les nouveaux secteurs, lui donne les moyens de faire accepter un « ordre » monétaire international conforme à ses

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intérêts. Seule une concertation monétaire intra-européenne impliquant des révisions plus rapprochées des parités de change avec les Etats-Unis paraît s'imposer de façon à éliminer cette prime offerte aux acquéreurs d'actifs européens. Lorsque le coût de production du produit fabriqué dans le pays p est artificiellement élevé par les droits de douane, le contournement de la barrière par la G.E.I. traduit bien une déficience du pays 1 pour le produit considéré. Ce cas se ramène au cas plus général où ckp < ckl. Il s'observe surtout lorsque la firme détient un avantage, voire un monopole dans la connaissance et l'expérience de la fabrication des produits nouveaux à haute technicité. L'implantation de la G.E.I. comble le handicap de coût par le transfert de connaissances, de savoir-faire et de capitaux. Mais le fait que le pays 1 ait été choisi avec d'autres ou de préférence à tout autre, constitue un indice favorable : l'environnement que le pays 1 constitue pour la filiale, ses ressources en cadres, en techniciens, en ouvriers, constituent un potentiel suffisamment attractif pour figurer sans conteste à l'actif de la capacité de concurrence des pays d'accueil. De plus, les effets à long terme induits par les processus d'apprentissage sur les fonctions de coût de la filiale, puis sur celles des concurrents nationaux dans le pays d'accueil, enfin sur celles des utilisateurs des biens de production livrés par la filiale entrent en ligne de compte si l'on veut apprécier l'évolution de la position concurrentielle du pays d'accueil. B) En second lieu, la nature des activités et les modalités d'implantation de la filiale peuvent entraîner des répercussions très variées, ce qui contribue à influencer le pronostic sur la compétitivité future du pays d'accueil. Le choix des activités s'avère souvent plus déterminant que celui des produits : ainsi l'implantation d'une filiale de production s'avère-t-elle plus prometteuse du point de vue de la technique et du savoir-faire que celle d'une filiale de distribution ; ajoutons que les effets sur la balance commerciale du pays d'accueil seront différents dans ces deux cas. Faut-il considérer comme systématiquement avantageux pour

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un pays d'abriter les activités de recherche de la G.E.I. ? Sans doute ce choix est-il relativement flatteur ; et permet-il d'éviter à certains chercheurs une expatriation fâcheuse. Encore faut-il considérer en regard de la valorisation locale d'un potentiel, la ponction opérée par la G.E.I. sur des ressources nationales relativement rares : ce prélèvement ne doit pas nuire à la diffusion des connaissances et de la technologie à l'extérieur en relevant excessivement le prix des ressources locales indispensables à l'expansion d'entreprises nationales concurrentes. La G.E.I. doit choisir (ou combiner de diverses manières selon les pays) d'implanter ses activités par croissance interne ou par absorptions, fusions ou constitutions de filiales communes en joint-venture, avec des entreprises nationales préexistantes. Dans le premier cas, elle crée dans le secteur de nouvelles capacités de productions. Le bien k se fraiera un débouché : • soit grâce à la croissance de la demande locale, • soit par l'élimination des concurrents nationaux non compétitifs (voir infra, § 3), • soit en faisant de 1 une base d'exportation. Les effets de balance commerciale seront différents selon les cas. Si le groupe procède à une stratégie de croissance externe par acquisitions de firmes et d'actifs déjà constitués, il s'approprie ainsi une expérience commerciale, financière, administrative et fiscale. Le pays d'accueil bénéficie de cette stratégie dans la mesure où elle atténue un risque réel de surproduction, et où les fonds rémunérant les actifs accroissent ses disponibilités en capital. L'effet net de toutes ces influences est délicat à apprécier. L'évolution favorable de la balance commerciale française n'est probablement pas sans lien avec l'importance croissante de la contribution de filiales des G.E.I. à l'activité nationale. Le taux de couverture de nos échanges sur une base F.O.B. était de 101 % en 1970, 104 % en 1972 (105 % de janvier à mai 1973) ; la structure de ces échanges se rappro-

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che de celles des principaux pays industrialisés. Il est cependant, dans l'état actuel des présentations statistiques, difficile d'apprécier les répercussions propres à la croissance des G.E.I. Aussi, les comptes rendus officiels de nos échanges extérieurs se contentent-ils d'évoquer l'influence volontariste de la politique économique et celle, toute mécanique, des agrégats des pays partenaires. Il est cependant juste de considérer que les pouvoirs publics ont, en France notamment, eu le souci de définir une doctrine assez réaliste et souple à l'égard de l'implantation des G.E.I. La complexité des avantages et des inconvénients impose une attitude nuancée. Ainsi les implantations étrangères sont elles, selon un document de 1970, accueillies en France avec faveur si elles créent de nouvelles capacités de production industrielle, si elles apportent des investissements et des ressources en devises substantiels, si elles créent (en dehors de la région parisienne surtout) de nombreux emplois, si elles introduisent une technologie nouvelle et favorisent l'exportation [3]. Ce sont bien les effets seconds de la croissance de la G.E.I. qui sont pris en considération pour justifier une position générale bienveillante. Sans doute peut-on émettre quelques réserves sur telle ou telle des répercussions espérées, mais l'essentiel est de faire contribuer la G.E.I. à la compétitivité du pays d'accueil, ceci par l'intermédiaire des effets de coût qu'elle est susceptible d'engendrer. 23. Mais, à supposer que les industries du pays d'accueil menacées par l'entrée de la G.E.I. veuillent s'opposer à celle-ci, le peuvent-elles par une diminution suffisante (artificielle ou non) de leurs coûts et de leurs prix ? Leur Etat de tutelle peut-il les y aider efficacement par des subventions d'équilibre et d'équipement ? Ici encore, l'analyse des faits conduit à nuancer, voire à rejeter les conclusions que l'on déduirait trop hâtivement de la classique théorie des barrières à l'entrée. Une enquête réalisée récemment aux Etats-Unis auprès de soixante-quatorze de ces sociétés montre que les considérations qui conduisent leurs dirigeants à étendre leurs activités en Europe par l'investissement direct et l'acquisition

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de contrôles sont avant tout d'ordre commercial et ne concernent qu'accessoirement les coûts [3] s . L'élargissement des débouchés européens appelle l'implantation de filiales européennes. Celle-ci est perçue comme la seule stratégie efficace pour résister à une concurrence locale non négligeable, profiter des avantages de proximité, contourner les obstacles tarifaires. Les atouts qui pourraient découler au moins dans certains secteurs d'un coût unitaire moindre (en raison notamment de l'écart des salaires européens par rapport aux salaires des Etats-Unis) sont rarement évoqués : leur éventuelle présence se fond dans le résultat plus global de plus synthétique qu'est la rentabilité. L'abaissement des coûts auxquels les industries nationales peuvent être tentées de procéder afin de barrer l'entrée de la G.E.I. sera dans ces conditions d'une faible efficacité. Les réserves financières accumulées par la G.E.I. lui permettent de réussir son entrée. D'autre part et surtout, la théorie des barrières à l'entrée ne résiste guère quand on sait le contenu des fonctions objectif des G.E.I. Comme l'écrit Adrian Wood : « Même avec des conditions de coût et de demande identiques, ceux qui maximisent le taux de profit à l'intérieur d'un marché peuvent être incapables d'empêcher l'entrée de ceux qui maximisent le chiffre des ventes attendues et ne se soucient guère que leur entrée déprime de manière intolérable la rentabilité des premiers cités.» 4 Les perspectives d'expansion de la demande ouvertes par une C.E.E. à Six et relancées par l'admission de nouveaux partenaires sont absolument décisives pour des firmes orientées par des objectifs de rentabilité et de croissance. La minimisation des coûts à court terme est un outil de gestion, non un objectif stratégique. L'analyse des effets de coût associés à la croissance de la G.E.I. conduit ainsi à deux conclusions. L'implantation d'une G.E.I. dans un pays déjà industrialisé ne traduit que de manière limitée une déficience de compétitivité du pays d'accueil dans l'industrie considérée mais 3 Voir aussi le rapport Locg-Ribicoff sur les entreprises multinationales américaines (U.S. Senate fév. 1973).

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peut amorcer la conversion du pays d'accueil à de nouvelles spécialités. Les coûts jouent un certain rôle dans le diagnostic et le pronostic que les Etats peuvent être amenés à formuler avant d'accueillir ou de refouler l'entrée des G.E.I. Mais ce rôle n'est pas central dans la stratégie de la G.E.I. Le contenu de vérité que recèle la théorie des coûts comparés demeure surtout d'ordre macro-économique. On ne peut toutefois demeurer sur le seul terrain des fonctions de coût pour apprécier les répercussions que les G.E.I. développent dans les économies européennes. Il faut donc d'une part remonter en amont et rechercher de quelle manière elles ont pu influencer l'évolution de l'appareil industriel européen, et d'autre part évoquer leurs incidences en aval sur les échanges et la concurrence intraeuropéenne. 3. —

LES EFFETS DE LA G . E . I . SUR LES STRUCTURES DE L'APPAREIL INDUSTRIEL EUROPÉEN

Il semble possible d'attribuer une grande partie des restructurations et des concentrations industrielles observées à l'intérieur de chaque pays européen à la présence, à la menace d'entrée et à la croissance de la G.E.I. Dans une première phase, les firmes européennes, et notamment les firmes françaises, ont été saisies par le complexe de la dimension. Elles découvrent aujourd'hui que les vrais problèmes de compétitivité se situent sinon ailleurs du moins au-delà des strictes considérations de taille des sociétés, voire des établissements. 31. Mettons en évidence la typologie des variables affectant directement le nombre des firmes appartenant à un ensemble de marchés donnés. Le graphique suivant essaie d'identifier ces forces qui sont plus complexes que le solde net des créations et des disparitions d'entreprises ne le donne à penser. En effet les résultats nets du processus de croissance externe remodèlent l'appareil industriel et influencent le rythme et la nature des naissances et des disparitions d'en-

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treprises. Ils doivent donc être intégrés directement à la dynamique des populations d'entreprises. Typologie des variables affectant directement la population des entreprises

• N0 et Nj : nombre des firmes au temps t0 et t r • S : nombre des firmes survivantes en régime de croissance interne (ou de régression). • d : nombre des firmes disparues entre t 0 et t,. • e : nombre des firmes entrant dans la population entre t„ et t,. • R : remodelage de la population des firmes par redistribution des pouvoirs et des actifs. • Les flèches en traits pleins expriment des relations arithmétiques. • Les flèches en pointillé expriment l'hypothèse d'une relation de dépendance entre le remodelage et l'intensité des disparitions et des entrées. • La relation N0 - » d indique le nombre de disparitions pures (faillites, entreprises en déshérence), tandis que la relation R —» d désigne le nombre des disparitions avec restructuration des actifs liquidés. • La relation e -» R symbolise les nouvelles créations issues de la croissance externe. • La relation e -»• N, désigne des entrées pures (création d'entreprises ex nihilo, entrée d'un nouveau venu étranger à la population d'origine). Le concept de remodelage apparemment vague que nous symbolisons par R, peut en première approximation être formalisé dans les termes d'une matrice R = Il a i j II o ù chaque élément a i j indique le nombre des opérations engageant initialement i partenaires et débouchant sur un ensemble de j entreprises. Lorsque i > j, le remodelage conduit à une concentration ; quand i < j, le remodelage multiplie par des scissions et des créations de filiales le nombre des imités autonomes ou quasi-autonomes, (cf. la « quasi-firme » de

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O.E. Williamson [6]). Quand i = j, les opérations se soldent par des échanges d'actifs et impliquent une redistribution des hommes et des spécialités. Ce concept nous convie à dépasser l'optique limitée qu'évoque le terme de concentration. Les situations énumérées dans la partie située dans la diagonale de la matrice R n'épuisent nullement la réalité des phénomènes de réorganisation de l'appareil industriel. Les opérations situées sur et au-dessus de la diagonale de la matrice R doivent être examinées avec d'autant plus de soin qu'elles exercent sans doute une influence importante sur le rythme des disparitions pures et des entrées. 32. Notre hypothèse est en effet que, par-delà les phénomènes de concentration, la croissance des G.E.I. a accéléré à l'intérieur de chaque pays européen un processus de remodelage qui, à son tour : a) Augmente le taux des disparitions pures (relations R -» NO-d) ; b) Modifie le taux des entrées pures (R -* e-NI). a) La première hypothèse consiste à soutenir que la croissance des G.E.I. et la restructuration qu'elle induit au sein des plus grandes firmes européennes accélèrent le rythme des disparitions des petites entreprises. Elle s'appuie sur l'argumentation suivante [5] : la majorité des nouveautés techniques pénètre dans l'économie par l'intermédiaire du capital nouveau — le « progrès » s'incorpore dans l'investissement brut annuel — or, une petite firme n'a généralement pas les mêmes possibilités de répartir régulièrement dans ! e temps ses dépenses d'investissement et de renouvellement du capital ; elle supporte à plein les effets de dimension et les discontinuités qui en résultent dans l'évolution de sa trésorerie. Son patron est moins informé des innovations techniques que ne l'est la grande entreprise ; de ce fait les petites firmes vont se laisser progressivement distancer par les concurrents plus importants. Or, la théorie des générations de capital nous indique que la productivité du travail d'une part et le ratio d'intensité capitalistique d'autre part, sont des fonc-

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tions décroissantes de l'âge du capital. La grande entreprise développe donc, grâce à un stock de capital d'âge moyen plus récent, une productivité du travail et une capacité de payer de hauts salaires sensiblement plus grandes que les autres. Jouant un rôle de leader dans la propagation des hausses de salaires, elle déplace la lisière technologique, c'est-àdire la longévité maximum du capital détenu au-delà de laquelle le coût de la main-d'œuvre par unité produite excède le prix supporté par le marché. La dérive générale des salaires que stimulent les gains de productivité des G.E.I. et de leurs imitateurs crée au reste du peloton des difficultés qui ne trouvent qu'un palliatif provisoire dans l'acceptation résignée d'une sous-rémunération du capital et du travail. En termes purement économiques, le taux de disparitoin dépendra du taux d'investissement brut et du taux de novation technique associé. Mais, étant donné l'insuffisance des réactions du marché et de la mobilité des facteurs [7], ce genre de questions ne peut être envisagé, au niveau des responsabilités gouvernementales, sous l'angle de la seule économie pure. La croissance des G.E.I. remet en cause directement un appareil industriel aux structures anciennes par l'intermédiaire des progrès technologiques qu'elle induit. De ce fait, la coexistence entre un nombre restreint de firmes de très grandes dimensions dotées d'un capital dont les caractéristiques et l'ampleur surclassent celles du secteur artisanal n'est pas harmonieuse. Ce que le rapport Meadows (9, p. 253-254) dit de l'effet de la « Révolution Verte » dans les pays à structures agraires inégalitaires peut être en partie transposé dans notre domaine. Les G.E.I. et leurs grands concurrents directs sont toujours les premiers à se saisir des innovations techniques ; elles sont capables avec leurs rendements accrus et une moindre main-d'œuvre de contraindre les concurrents les plus défavorisés à disparaître (par rachat, faillite, fermeture et non-succession). L'établissement des liens de quasiintégration par les contrats de sous-traitance n'offre qu'un palliatif et n'est pas toujours praticable. La progression des salaires et des revenus du capital marque un clivage important entre ces différentes catégories

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d'entreprises. Il faut y voir un « effet parallèle » de la concurrence par la technologie qui ne peut manquer de développer des conséquences sociales. Une étude comparative des conditions dans lesquelles les G.E.I. et leurs concurrents les plus directs d'une part, le reste des entreprises d'envergure nationale ou locale d'autre part, répartissent le surplus qu'elles engendrent, diffusent le progrès qu'elles introduisent, serait instructive. Il est cependant juste de considérer que la croissance économique stimulée par la concurrence développe des opportunités de reclassement professionnel et de migrations intersectorielles susceptibles d'atténuer le problème. On devra toutefois ne pas négliger que l'expansion de la G.E.I. met en œuvre des techniques de production qui créent moins d'emplois et des emplois de qualifications différentes de ceux qu'elle contribue à supprimer dans les petites entreprises qui disparaissent. Les firmes nouvellement créées peuvent également apporter une solution d'appoint. b) Comment le remodelage de l'appareil industriel auquel la croissance des G.E.I. donne son impulsion, peut-il influencer le taux et la nature des entrées de firmes nouvelles ? On peut avancer à ce sujet en premier lieu que dans la mesure où le remodelage traduit moins un souci de stricte concentration et de simple dimension, qu'un objectif de rationalisation par : — Concentration de moyens destinés à créer des filiales viables ; — Echanges d'actifs destinés à mieux spécialiser les outils de production, le rythme des créations d'entreprises ex nihilo — par des outsiders indépendants — se trouvera freiné. La population des firmes se renouvelle en quelque sorte de l'intérieur. Mais, en second lieu, lorsque ces remodelages auront porté leurs fruits, les effets de croissance obtenus susciteront avec les nouveaux marchés des opportunités d'entrée nouvelles.

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Le processus de création d'entreprises à l'intérieur des groupes par « divisionalisation » de la grande entreprise, multiplication de filiales, satellisation d'anciens départements constitue dans une économie industrielle moderne une cause importante de « naissance » de la nouvelle entreprise. Cette naissance « abritée », permettra au nouveau venu de franchir plus facilement les étapes toujours délicates de la croissance infantile (8, 5). Mais ce processus peut être freiné par la rareté des ressources de la nation d'accueil, notamment en cadres désireux et capables d'assumer le risque de lancer et de gérer les nouvelles unités. Les hommes appelés à prendre les commandes des nouvelles unités solliciteront souvent des garanties peu compatibles avec l'esprit de concurrence ; l'autonomie de la nouvelle entreprise s'en trouvera compromise et l'on pourra douter que s'instaure à l'intérieur du groupe multinational la concurrence interne dont les consommateurs devraient bénéficier (voir infra, § 4). Les Etats des pays d'accueil s'attachent il est vrai à favoriser le lancement et le développement des firmes nationales notamment en vue de résister à la monopolisation croissante des industries nouvelles par les G.E.I. Ils courent toutefois le risque d'accorder des soutiens (sous forme de subventions, d'exonérations et de commandes privilégiées) dont le coût excède notablement les avantages tangibles. Ainsi, au-delà du remodelage de l'appareil industriel que déclenche l'action des G.E.I. le problème de leur influence sur les relations industrielles se trouve posé. 4. —

LES EFFETS DES G . E . I . SUR LA CONCURRENCE INTERNATIONALE

La croissance de la part occupée par les G.E.I. tend-elle à intensifier la croissance internationale ? Ne doit-on pas discerner à leur suite le développement des tendances « parallèles » importantes ? 41. La croissance relative des G.E.I. comporte indiscutablement quelques stimulants pour la concurrence internationale. Ils se manifestent de différentes manières :

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A) Les industriels européens et notamment nos compatriotes découvrent que la dimension pure et simple des ressources concentrées sous une direction unique n'est pas un gage suffisant de compétitivité. La concurrence européenne conduit beaucoup de firmes à concentrer leurs activités sur des gammes de production plus restreintes, à définir leur mission avec plus de précision, à affirmer irne vocation de spécialiste, bref à optimiser leur taux de diversification. Ce faisant, elles cherchent à sortir de l'hexagone, à pallier la perte de débouchés domestiques pour des produits sans avenir par la conquête de marchés extérieurs. Qu'en résulte-t-il sur le plan des structures de l'échange international des pays industriels ? Une application naïve de la théorie des avantages comparés est hors de mise. En effet, on ne constate pas que la libération des échanges ait remis en question l'existence des grands secteurs d'activité dans aucune nation européenne. La parabole de Ricardo sur le drap et le vin ne doit pas être prise au pied de la lettre : elle porte sur des industries excessivement agrégées, elle néglige la volonté et la capacité de survie de l'entreprise dans les secteurs apparemment les plus menacés. Ce que la liberté des échanges orientés par la stratégie des G.E.I. remet en cause concerne des spécialités beaucoup plus fines et qui n'apparaissent que dans des nomenclatures statistiques fortement désagrégées.4 Cette diversification des courants d'échanges est d'autant plus marquée que la diffusion internationale des techniques de production et la propagation des hausses de salaires à l'intérieur des espaces homogènes constituées par les G.E.I. soumettent les disparités internationales de coût à ime érosion constante. Les avantages comparés qui pourraient résulter des considérations de coût jouent par conséquent un moindre rôle que les considérations de demande, de marketing et de mode. B) Une nouvelle vague de firmes d'envergure internationale entre depuis quelques années dans le jeu de la concur4 Sur ce point, voir également notre article : « L'offre compétitive », Economie et Statistique, déc. 1976.

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rence industrielle. Elle se compose d'entreprises qui ont opté pour cette stratégie avant même d'avoir atteint la très grande dimension. L'internationalisation constitue pour elles le moyen de grandir et non pas seulement le stade ultime de l'évolution de la très grande firme. Les marchés nord-américains accueillent ainsi la production de filiales de firmes européennes de moyenne dimension dont l'expansion concentrée sur une petite gamme d'articles exploite un créneau bien délimité de marché mondial. Elles reçoivent outre le baptême du marché nord-américain, la consécration de la Bourse de New York. C) Une tendance nouvelle prend enfin de l'ampleur. Les G.E.I. américaines ou autres, multiplient depuis peu leurs investigations dans les économies de l'Est. Les contacts avec les pays socialistes se nouent par le développement des classiques transactions de marchandises, l'organisation de séminaires réunissant les experts socialistes de planification et les spécialistes occidentaux des stratégies de la grande entreprise. Dans la mesure où les disponibilités en ressources naturelles s'avèrent préoccupantes [9], et où l'aptitude à mettre en œuvre des techniques avancées influence les rapports de force internationaux, le rapprochement des deux blocs est appelé à exploiter des complémentarités importantes. Les facteurs qui ont enconragé les grandes firmes exportatrices des Etats-Unis à lancer leurs nouvelles installations en Europe occidentale favoriseront également l'implantation en Europe orientale d'unités de production nouvelles. Celles-ci se créeront en respectant vraisemblablement le désir des pays socialistes de participer à l'initiative commune. Il n'en demeure pas moins que l'activité de ces nouvelles organisations concurrencera les exportations d'Europe occidentale comme la production de filiales européennes supplante partiellement les ventes directes réalisées à partir du territoire américain. La formule peut séduire les économies socialistes dans la mesure où la G.E.I. ne peut y développer ses techniques habituelles de marketing et devra produire des matériels correspondant aux spécifications requises par les utilisa-

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teurs (véhicules, machines informatiques, produits chimiques par exemple). 42. Si le type de relations industrielles que développent les G.E.I. contribue à modifier le réseau et la structure des échanges, il ne ravive pas toujours la concurrence intraeuropéenne et tend parfois à en reculer l'échéance. Les attendus qui ont motivé la très importante décision que prit la Commission de la C.E.E. en décembre 1971 au sujet de la stratégie de « Continental Can » mettent en évidence la nature égocentrique des relations établies à l'intérieur des groupes et entre les filiales que la Société contrôlante a absorbée dans différents pays européens [2], D'une part, les liens établis dépassent de beaucoup la simple prise de participation dans le capital des spécialistes européens de l'emballage métallique ; outre les liens personnels noués à l'occasion des participations croisées dans les différentes filiales à l'échelon européen, depuis une vingtaine d'années un échange systématique d'informations assure à l'intérieur du groupe la diffusion des nouvelles techniques ; le problème de l'application de l'article 85 (interdiction des ententes) du Traité de Rome commençait à se poser à partir du moment où la stratégie conçue à l'échelle du groupe tendait à éliminer toute forme de concurrence entre les filiales. C'est cependant au chef de l'article 86 (interdiction de l'exploitation abusive des positions dominantes) que le groupe a été condamné ; un fait tangible (la tentative de rachat de la filiale belge par la filiale allemande du groupe) donna sans doute plus facilement à la Commission l'occasion de condamner un groupe dont les pratiques peu concurrentielles avaient éveillé l'attention plusieurs années auparavant. Dans quelle mesure les G.E.I. d'origine américaine et les G.E.I. européennes s'exposent-elles dans leur ensemble à ces griefs ? Cette question mériterait discussion. Les répercussions des G.E.I. sur la concurrence industrielle nous paraissent donc devoir être discutées autour des six questions suivantes :

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1. Les G.E.I. ont-elles accéléré les gains de productivité et abaissé les coûts de production en Europe occidentale ? 2. Ont-elles influencé le rythme et la nature des créations et des disparitions d'entreprises ? 3. Ont-elles influencé le renouvellement des dirigeants et des mentalités des dirigeants des entreprise européennes ? 4. Ont-elles modifié les courants d'échange mondiaux à la suite de leur implantation en territoire européen ? 5. Modifient-elles radicalement les données de la concurrence : a) En développant des effets latéraux tels que l'internationalisation des revendications syndicales ? b) En creusant un fossé entre l'univers des grandes entreprises et celui des firmes ou des activités qui conservent des habitudes artisanales ?

REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES SOMMAIRES [1]

BEHRMAN (J.N.), « Les gouvernements face au défi de l'entreprise multinationale », trad, in : Problèmes économiques, 13 mai 1971. [2] « Décision Continental Can » : voir notamment : J.O.C.E., 8 janvier 1972, n° L 7-25 sq. ; L. FOCSANEANU, J.C.P., I, 1972, p. 2454; A. BIENAYMÉ, Revue Trimestrielle de Droit Européen, 1972, n° 1. [3] Documentation aimablement communiquée par le service économique de l'ambassade des Etats-Unis et conférence de de Pétrow au C.R.C., juin 1972. [4] WOOD (A.), in : The Corporate Economy, ouvr. coll. édité par R. Marris et A. Wood, Cambridge, 1971, p. 50. [5] A. BIENAYMÉ, La croissance des entreprises, t. II, Analyse de la dynamique de la concurrence industrielle, 1973, éd. Bordas, chap. ni. [6] WILLIAMSON (O.E.), « The multidivisional hypothesis », in : Marris et Wood, op. cit.

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[ 7 ] Cf. recherches de JJ. SILVESTRE et al. sur les disparités de salaires dans les industries en France, Revue Economique, 1971, n " 2 et 3, et « Les salaires ouvriers dans l'industrie française », 1973, éd. Bordas. [8] IRIBARNE (A. d'), « La population des établissements nouveaux »Jlevue Economique, 1967. [9] Cf. Rapport Meadows, éd. Fayard, 1972, p. 173-183. [10] MACKENZIE (L.W.), « Spécialisation and efficiency in world production», Review of Economie Studies, 1953. [11] BAREL (Y.), Prospective et analyse de systèmes, DA.T.A.R., Coll. Travaux et recherche de prospective, 1971.

Monnaie et balance des paiements : essai d'interprétation du système actuel A. Parguez

L'économie internationale est l'ensemble des relations d'échange entre agents rattachés à des espaces nationaux différents. A chaque espace national correspond une monnaie spécifique en laquelle sont exprimées les contraintes d'échange relatives aux transactions internes. Comme chaque économie interne, l'économie internationale est une économie monétaire et non une économie de troc. Elle possède donc les trois propriétés caractéristiques de toute économie monétaire : — Les biens (au sens large, y compris les actifs et les services) ne peuvent pas s'échanger les uns contre les autres ; — N'importe quel bien peut s'échanger dans l'économie internationale contre de la monnaie ; — Réciproquement, dans l'économie internationale ia monnaie peut s'échanger contre n'importe quel bien. La première propriété interdit de réduire l'économie internationale à un système idéal de troc où tout se passerait comme si les biens s'échangeaient les uns contre les autres. Au contraire, d'après la deuxième propriété, dans une transaction internationale une vente de bien (au sens large) est entièrement déterminée par la demande de mon-

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A. PARGUEZ

naie résultant de la troisième propriété. Celle-ci impose, en effet, qu'un demandeur international ne peut réaliser sa demande que s'il dispose au préalable d'une quantité de monnaie internationale représentant la valeur d'échange en monnaie des biens qu'il veut acquérir. Ces propriétés ne sont pas reconnues dans la théorie néo-classique de l'échange international qui postule l'existence d'un troc idéal. Elles ne le sont pas non plus dans la théorie de la monnaie internationale qui en est le prolongement 1 . Celle-ci se résout en une théorie « monétariste » de la balance des paiements consistant en trois propositions : Proposition n° 1 : La balance des paiements d'un pays quelconque représente la contrainte budgétaire de l'ensemble des transacteurs de ce pays à l'égard du reste du monde ; Proposition n° 2 : Il existe une et une seule définition de la balance des paiements car il existe une et une seule définition possible de son « solde » représentant l'excédent ou le déficit ; ce solde est égal aux achats de biens financés par une vente de monnaie (déficit) ou aux ventes de biens pour obtenir de la monnaie (excédent) ; Proposition n° 3 : L'équilibre de la balance des paiements implique l'annulation de ce solde. Cet équilibre est économiquement significatif et doit constituer une norme pour la politique économique. Or ces trois propositions sont fausses. Dans une véritable économie monétaire, pour chaque ensemble national de transacteurs la valeur monétaire des achats doit être égale à la quantité de monnaie internationale obtenue au préalable par les ventes réalisées, le crédit consenti par les banques opérant en monnaie internationale 2 et enfin par an prélèvement sur le stock de monnaie internationale accu1 Celle-ci est étudiée dans notre contribution aux Cahiers de l'ISEA, p. 23 (1975). Voir aussi Economie internationale, t. I : Automatismes et structures, Paris-La Haye, Mouton, 1975, première partie. 2 Ces banques sont les euro-banques selon la terminologie conventionnelle. Pour une étude des propriétés de celles-ci, voir de Mourgues. « Euro-dollars, inflation et système monétaire international. » Cahiers de l'ISEA, p. 20 et notre article précité.

RELATIONS MONÉTAIRES

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mulée. En négligeant provisoirement cette dernière source, il apparaît que le flux de sortie de monnaie internationale (achats réalisés) est nécessairement égal au flux préalable d'entrée résultant des ventes réalisées et du crédit. Cette contrainte ne fait que traduire les propriétés monétaires de l'économie internationale ; elle n'est en rien une contrainte budgétaire conventionnelle. Elle ne fait apparaître aucun solde économiquement significatif dont l'annulation serait un objectif de politique économique. La contrainte monétaire de flux invalide, enfin, la proposition n° 2 qui implique que normalement les biens puissent s'échapper les uns contre les autres. La théorie de la balance des paiements dans une véritable économie monétaire est donc à faire. Elle doit permettre de répondre à trois questions fondamentales : — Comment à partir de la contrainte monétaire de flux déterminer un solde qui définirait la balance des paiements ? — Quelle signification attribuer à l'annulation de ce solde et donc à l'équilibre ? — Comment l'Etat peut-il contrôler les flux monétaires pour atteindre cet objectif ? Cette contribution a pour but de fournir des éléments de réponse à ces trois questions. Une première section analyse le flux monétaire international dont la contrainte monétaire de flux de chaque pays est un élément. Dans une deuxième section, il est établi qu'il n'est possible de déterminer un solde significatif qu'en introduisant une distinction entre un financement normal et un financement anormal ou déséquilibrant. Une section trois, enfin, essaie de répondre à la troisième question.

A. —

L E FLUX MONÉTAIRE INTERNATIONAL

Comme dans toute économie monétaire, la dimension fondamentale de la monnaie dans l'économie internationale est celle d'un flux que l'on ne peut rattacher à la variation d'aucun stock. Ce flux est défini pour une période ; il repré-

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A. PARGUEZ

sente la quantité de monnaie internationale mise au début de la période à la disposition des transacteurs internationaux en réponse à leur demande de monnaie résultant des contraintes d'échange. La longueur de la période correspond au délai nécessaire pour que tout ou partie du flux monétaire soit annulé par retour aux agents créateurs de monnaie internationale. Pour chaque ensemble national de transacteurs le flux se traduit par les flux d'entrée et de sortie de monnaie internationale. 1. Les contraintes

d'échange

Dans l'économie internationale, chaque demandeur est confronté à un système de prix monétaires qui lui permet de déterminer la valeur d'échange en monnaie internationale de la quantité de biens de consommation, d'actifs physiques, d'actifs financiers, de services, enfin, qu'il désire acquérir. Cette valeur d'échange est la demande de monnaie internationale correspondant à la demande de biens (au sens large) du transacteur international considéré. Dans une économie monétaire, les quantités sont toutes transcrites en monnaie par l'intermédiaire d'un système de prix. Les transactions ne peuvent être réalisées que sur la base d'un vecteur prédéterminé de prix monétaires, ces deux propriétés doivent être vérifiées dans l'économie internationale puisque celle-ci est une économie monétaire. 1.1. Dans cette économie, le vecteur des prix monétaires est l'ensemble des prix internationaux correspondant à chaque bien. Le prix international d'un bien x produit ou existant dans un pays y est pour tout demandeur de x extérieur à y la valeur d'échange unitaire en monnaie internationale de x. Le système des prix monétaires internationaux est investi de quatre propriétés fondamentales : 1.1.1. Le système doit être unique. Il en est ainsi si deux conditions sont réalisées. La première impose qu'un bien x produit ou existant en y ait le même prix pour tout demandeur extérieur à y. La deuxième impose qu'un même bien x produit ou existant dans n pays y ait n prix interna-

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RELATIONS MONÉTAIRES

tionaux, à chaque pays correspondant un prix identique pour tous les demandeurs extérieurs ; cette condition signifie que le même bien produit ou existant dans n pays est économiquement traité comme n biens différents 3 . Or dans chacun des pays y est défini un système de prix monétaires exprimés dans la monnaie de ce pays. Il doit donc exister pour que soit assurée l'unicité du système de prix internationaux une et une seule relation entre les prix internationaux et les prix internes. Le prix international d'un bien xk produit ou existant dans y j doit être égal au produit du prix interne de x* dans la monnaie de y1 par le prix unitaire de celle-ci en monnaie internationale ou taux de change absolu de la monnaie de y3, soit si v3 est ce taux de change et Pj le prix interne : P,k = P, • Vj

(I)

Le rôle du système des taux de change est ainsi de permettre le passage des n systèmes de prix internes au système unique de prix internationaux. (I) n'est pas une simple identité ; il s'agit d'une contrainte définie sur le fonctionnement et de l'économie monétaire internationale et des n économies monétaires internes. Ces deux types d'économie monétaire ne peuvent coexister que si, et seulement si (I) est vérifié. 1.1.2. D'après la contrainte (I), le système de taux de change doit être lui aussi unique. Cette condition est vérifiée si, à une période donnée, dans toute transaction internationale, le prix unitaire international de la monnaie interne d'un pays quelconque est le même. 1.1.3. Comme les prix internationaux, les taux de change doivent être déterminés avant la réalisation des transactions. 1.1.4. Une fois qu'ont été déterminés les prix monétaires internationaux, l'ensemble des transacteurs internationaux en déduit le système des prix relatifs. Le prix relatif 3

Etant donné qu'à un même bien correspondra donc un vecteur de n prix normalement tous différents.

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d'un même bien xk produit ou existant dans un pays yJ par rapport à ce même bien produit ou existant dans un pays y1 n'est, en effet, que le rapport entre les niveaux prédéterminés des deux prix monétaires internationaux, Pjk et P k 4 . 1.2. Une fois déterminé le vecteur des prix monétaires internationaux, chaque transacteur est informé de la valeur d'échange en monnaie internationale de la quantité de biens produits ou existants dans un autre pays qu'il désire acquérir. Cette valeur d'échange traduit la contrainte monétaire d'échange du transacteur international ; elle est investie de trois propriétés qui sont elles-mêmes de simples conséquences des propriétés fondamentales de l'économie monétaire internationale énoncées dans l'introduction. 1.2.1. Un transacteur international ne peut réaliser sa demande de biens extérieurs que si, et seulement si, il existe un ou plusieurs transacteurs qui acceptent d'échanger contre une quantité de monnaie internationale les biens qu'ils produisent ou les actifs qu'ils détiennent. 1.2.2. Le transacteur ne peut donc réaliser sa demande que s'il dispose au préalable d'une quantité de monnaie internationale au moins égale à la valeur d'échange monétaire de cette demande. A toute demande de biens dans l'économie internationale est donc associée une demande de monnaie internationale qui doit être satisfaite avant que la demande de biens puisse être réalisée. Cette demande de monnaie est d'une nature radicalement différente de celle que retient la théorie néo-classique. Celle-ci identifie la demande de monnaie internationale avec le stock de monnaie internationale qu'un transacteur ou un ensemble de transacteurs désirent détenir. Au contraire, la demande de monnaie résultant de la contrainte monétaire d'échange représente la quantité de monnaie dont doit disposer un 4 Ce résultat renverse l'enchaînement néo-classique qui détermine d'abord les prix relatifs internationaux et en déduit ensuite les prix monétaires. La théorie néo-classique ne fait qu'étendre à l'économie internationale la dichotomie caractérisant l'économie fermée. Sur ce point voir notre contribution aux Cahiers de l'ISEA, p. 23 (1975).

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transacteur pour acquérir les biens produits ou existants dans les autres pays. 1.2.3. Il n'y a aucune raison pour qu'un transacteur ou un ensemble de transacteurs puissent toujours intégralement satisfaire leur demande de monnaie internationale. Considérons le cas d'un transacteur international rattaché au pays ou espace monétaire y. Supposons que le dollar soit la monnaie internationale. Quatre possibilités s'ouvrent au transacteur pour obtenir de la monnaie internationale : — La vente de biens de consommation ou d'actifs à des transacteurs non américains ; — La vente de biens de consommation ou d'actifs à des transacteurs américains ; — L'endettement envers les euro-banques ; — L'achat de monnaie internationale auprès de la Banque centrale du pays y ou le prélèvement sur l'encaisse en dollars du transacteur. Les opérations 2 et 3 entraînent une création directe de monnaie internationale alors que l'opération n° 1 ne fait apparaître qu'indirectement une création de monnaie internationale 5. Soit Lj ,i = 1 4, la demande de monnaie internationale que le transacteur veut satisfaire par ces quatre types d'opération. Il n'y a aucune raison pour que le transacteur puisse effectivement vendre aux Etats-Unis une quantité de biens ou d'actifs de valeur d'échange Lj. Le flux de monnaie internationale que cette opération lui permet d'obtenir est déterminé par la demande américaine et par le flux de dollars que créent, en réponse à celle-ci, les banques américaines. Il n'y a non plus aucune raison pour que les euro-banques acceptent, en réponse à Lj, de créer un flux de monnaie internationale qui lui soit égal ; ce flux ne peut pas être supérieur à L, mais il peut lui être inférieur. A une période donnée il est exclu, en général, que Lx soit intégralement satisfaite car pour l'ensemble des pays autres 5 Les acheteurs non américains doivent, en effet, en définitive faire appel à la création de monnaie par les Etats-Unis ou les eurobanques.

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que les Etats-Unis le flux de monnaie internationale satisfaisant les contraintes d'échange est nécessairement issu des opérations 2 à 4. Le flux de monnaie obtenu par les transacteurs non américains extérieurs à y par ventes aux EtatsUnis ou endettement envers les euro-banques est normalement insuffisant pour que les L soient satisfaites. L'ajustement entre la quantité disponible et la demande de monnaie internationale ne pourrait donc s'effectuer que par l'opération n° 4. Or, en général, il est exclu que le stock de monnaie internationale accumulée par les transacteurs individuels et la Banque centrale soit suffisant pour permettre cet ajustement. 2. Si l'économie internationale est une véritable économie monétaire, il doit exister une et une seule monnaie assurant la fonction de -financement des échanges. A priori, cette monnaie peut être une des n monnaies internes, une monnaie spécifique aux échanges internationaux, l'or enfin. Il apparaît que la fonction de financement a été et est encore assurée par le dollar, ce dont rend compte la théorie des choix contraints des transacteurs internationaux. L'idée centrale de celle-ci est que l'ensemble des transacteurs rationnels est contraint de choisir le dollar car il a comme alternative une économie monétaire avec le dollar ou un régime de troc. 2.1. La condition nécessaire et suffisante pour que le dollar soit la monnaie internationale de financement est que l'ensemble des transacteurs formule en dollars les demandes de monnaie internationale résultant des contraintes d'échange. Or, pour déterminer la monnaie effectivement demandée, tout transacteur rationnel doit se fonder sur deux données objectives : — La monnaie choisie doit avoir le plus grand espace de transaction. Plus grand est l'espace de transaction, plus grand est le nombre de transacteurs rattachés chacun à un pays différent avec lesquels un transacteur rattaché à un pays y peut échanger de la monnaie internationale contre des biens.

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— La monnaie choisie doit minimiser le facteur de rationnement. Supposons que la demande de monnaie internationale L d'un transacteur quelconque soit formulée en m et que la quantité de m obtenue en réponse à cette demande soit f. Le rapport f/L mesure le facteur de rationnement ; plus ce rapport est inférieur à 1 et plus le facteur de rationnement est élevé pour tout transacteur international. S'il existe un m minimisant le facteur de rationnement, il maximise le rapport f/L. 2.2. Une donnée objective de l'économie mondiale est l'existence à chaque période au niveau des entreprises américaines situées aux Etats-Unis mêmes ou opérant à l'étranger, d'un flux désiré d'investissement physique et financier hors des Etats-Unis 6 . Si F t * et I t * sont respectivement les valeurs d'échange en dollars des actifs financiers étrangers et des actifs physiques étrangers que veulent acquérir à la période t l'ensemble des entreprises américaines, F* est le flux désiré d'investissement financier et I * le flux désiré d'investissement physique 2.2.1. Supposons que les transacteurs internationaux non américains formulent tous en dollars leur demande de monnaie internationale. Pour satisfaire celle-ci, ils sont contraints de vendre aux entreprises américaines des actifs financiers et des actifs physiques. Les entreprises américaines financent leurs achats en formulant une demande de monnaie auprès du système bancaire américain qui crée en réponse un flux de dollars transférable aux demandeurs non américains de monnaie internationale. En excluant le rationnement par les banques américaines, le flux de monnaie internationale créé par les Etats-Unis à chaque pédiode est donc au moins égal à F t * + I t *. Ce processus est illustré par le schéma suivant : 6 Les entreprises américaines opérant à l'étranger sont un cas type d'entreprises « multinationales ». Le développement de ces dernières a pour effet de consolider le rôle du dollar comme monnaie de financement international. 7 Dans I * sont comptés aussi bien l'achat d'actifs physiques exist tants (entreprises) que la création d'actifs physiques.

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A.

PARGUEZ

FIGURE 1

U.S.A.

n

R. d. M.

Banques U.S.

- > L 0.1

I* + F* 0.2

Pour satisfaire leur demande de monnaie internationale 01, l'ensemble des transacteurs non américains est contraint de vendre des actifs aux entreprises américaines. Etant donné les flux d'investissement que celles-ci désirent réaliser 02, elles formulent une demande de monnaie auprès des banques américaines 1 qui créent en réponse un flux de monnaie 2 transféré aux vendeurs d'actifs demandeurs de dollars 3. Une partie de ce flux est affectée au financement des achats aux Etats-Unis 4 et l'autre à la réalisation des transactions dans le reste du monde 5. 2.2.2. Supposons que les transacteurs internationaux non américains ne formulent pas en dollar leur demande de monnaie internationale. Ils n'acceptent plus de vendre contre des dollars des actifs physiques et financiers aux entreprises américaines qui ne peuvent plus financer leurs plans d'investissement à l'étranger simplement en s'endettant envers les banques américaines. Le circuit de financement est donc bloqué. Or il n'existe aucun m auquel correspondrait un circuit de remplacement. Admettons que la demande de monnaie internationale soit formulée en une autre monnaie que le dollar, en mark par exemple. Les demandeurs non allemands de monnaie internationale sont contraints de vendre des actifs aux entreprises allemandes. Prenons comme données objectives qu'à toute période la quantité d'actifs étrangers que désirent acquérir les entreprises allemandes soit très faible par rapport à celle que désirent

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acquérir les entreprises américaines. Exprimé en mark, le flux d'investissement désiré par les entreprises allemandes, F* d m + I* DM , est également très faible par rapport à l'expression en mark du flux d'investissement désiré par les entreprises américaines (F* DM -f- I* D M ) = 1/ v„ (F t * + I t * ) , l/v D étant le taux de change du dollar en mark. On en déduit, en prenant le mark comme numéraire, que le flux de monnaie internationale créé par la vente d'actifs est très faible dans le cas où le mark est la monnaie internationale de financement par rapport au cas où celle-ci est le dollar. Il est exclu qu'une compensation puisse être opérée par la vente de biens de consommation et de matières premières. En effet, la quantité demandée de ces biens par l'Allemagne est insuffisante pour donner naissance à un flux de monnaie internationale assez élevé pour compenser le déficit de création monétaire résultant de la demande d'actifs par rapport à la situation où le dollar est la monnaie internationale. 2.2.3. Supposons qu'à une période quelconque la seule source de création de monnaie internationale soit la vente de biens et d'actifs au pays dont la monnaie interne est la monnaie internationale. Les résultats précédents prouvent que f/L est négligeable ou très faible pour tout m autre que le dollar. Les données objectives de l'économie mondiale communiquent donc à chaque transacteur l'information que le facteur de rationnement est minimum pour le dollar et qu'il doit donc formuler en dollar sa demande de monnaie internationale. Chaque transacteur est certain que si le dollar minimise le facteur de rationnement il a le plus grand espoce de transaction. 2.3. Supposons que le dollar soit la monnaie internationale. Les vendeurs d'actifs à des entreprises américaines et les vendeurs de biens de consommation et de matières premières aux Etats-Unis obtiennent de la monnaie internationale sous forme de dépôts auprès des banques américaines situées aux Etats-Unis mêmes. Admettons qu'ils transforment tout ou partie de ces dépôts en dépôts en dollars 8

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auprès de banques extérieures aux Etats-Unis. Cette transformation 8 est la condition d'existence des euro-banques qui sont donc définies par les propriétés suivantes : — Elles disposent de réserves en dollars représentées par des dépôts auprès des banques situées aux Etats-Unis ; — Sur cette base elles peuvent consentir des crédits en dollars aux demandeurs de monnaie internationale. Ces crédits déterminent la création d'un flux de monnaie internationale en réponse à la demande de monnaie exprimée auprès de ces banques. A chaque période si le dollar est monnaie internationale, en réponse à la demande de monnaie internationale deux flux sont créés, l'un par la vente de biens aux Etats-Unis, l'autre par l'endettement envers les euro-banques. Le schéma suivant illustre ce processus : FIGURE 2

6

Etant donné la demande de monnaie internationale à une période de l'ensemble des transacteurs non américains 01, il lui correspond une offre de biens aux Etats-Unis et une demande de monnaie formulée auprès des euro-ban8 Les facteurs expliquant celle-ci sont étudiés dans notre contri bution aux Cahiers de l'ISEA, p. 23 (1975).

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ques. En réponse, le flux d'investissements souhaité par les entreprises américaines et la demande américaine de biens de consommation et de matières premières, G* fait apparaître un flux de monnaie internationale 1, 2, 3. Une partie des dépôts supplémentaires acquis par les transacteurs non américains aux Etats-Unis est transformée en dépôts en dollars auprès des euro-banques, ce qui accroît les réserves de celles-ci 3.1. Cet accroissement permet aux euro-banques de répondre à la demande de monnaie en créant un flux de monnaie 4. Le flux total de monnaie internationale créé est donc 3 + 4 ; une partie est affectée au financement des achats aux Etats-Unis 5, l'autre partie à la réalisation des transactions dans le reste du monde 6. Si le dollar n'est pas la monnaie internationale, le circuit de financement centré sur les euro-banques est bloqué. Pour un m quelconque autre que le dollar, le mark par exemple, il n'existe aucun circuit bancaire de remplacement. On en déduit que l'introduction de la création de monnaie internationale par le crédit renforce la proposition précédemment établie en rendant le rapport f/L négligeable pour tout m autre que le dollar. La théorie des contraintes d'échange explique donc le choix contraint du dollar comme monnaie de financement de l'économie internationale. 3) Le choix contraint du dollar comme monnaie internationale de financement confère à l'économie américaine un avantage spécifique par rapport au reste du monde. Etant donné la demande de dollars de celui-ci, les Etats-Unis sont soustraits à toute contrainte de financement dans la réalisation de leurs demandes d'actifs étrangers, de biens de consommation et de matières premières. En admettant que les banques américaines répondent toujours intégralement à leur demande de monnaie, les entreprises américaines peuvent, en particulier, réaliser sans contrainte leurs plans d'investissement à l'étranger. Au contraire, le reste du monde est contraint par la demande américaine de biens étrangers. Celle-ci détermine, en effet, directement ou indirectement, le flux de monnaie internationale :

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— Elle fixe directement le flux de monnaie obtenu par la vente de biens aux Etats-Unis ; — Elle est, par là-même,, la condition d'existence d'un accroissement des réserves des euro-banques qui permet à celles-ci d'accroître leurs crédits8 et donc de créer un nouveau flux de monnaie internationale. 2. Le circuit de financement de l'économie mondiale Ce circuit est caractérisé par trois propriétés fondamentales. 2.1. A chaque période, la réalisation des échanges internationaux exige la création d'un flux de monnaie. Tous les échanges n'étant pas réalisés simultanément, il n'y a aucune raison pour qu'il y ait égalité entre le flux créé et la valeur monétaire des achats réalisés par l'ensemble des transacteurs non américains. 2.1.1. Pour établir cette proposition, considérons le schéma suivant : FIGURE 3

9 Les euro-banques créent donc de la monnaie internationale par le crédit aux transacteurs internationaux de même que les banques internes créent de la monnaie par le crédit aux transacteurs internes. Les dépôts aux Etats-Unis acquis par la transformation jouent le rôle de monnaie centrale pour les euro-banques.

RELATIONS MONÉTAIRES

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Le reste du monde comprend les pays A et B. Le processus d'échange internationale comprend trois phases : — Phase n° 1 : A finance sa demande de monnaie internationale en vendant des biens aux Etast-Unis et en s'endettant envers les euro-banques. Les flux créés en réponse par les banques américaines 01 et les euro-banques 02 font apparaître un flux total de 50 pour A. — Phase n° 2 : A affecte ce flux au financement de ses achats aux Etats-Unis 1.1. et dans le pays B 1.2. Si le flux de retour vers les Etats-Unis est de 20, B obtient un flux de 30 pour satisfaire sa propre demande de monnaie internationale. — Phase n° L : B affecte ce flux au financement de ses achats aux Etats-Unis 2.2. et dans le pays A 2.1. La création d'un flux de 50 a donc permis à l'ensemble A + B de financer 80 d'achats, 50 dans la phase n° 2 et 30 dans la phase n° 3. Le rapport entre le flux créé et la valeur monétaire des achats du reste du monde est d'autant plus faible que le nombre de phases du processus d'échange est plus grand 10 . 2.1.2. Les flux de retour vers les Etats-Unis 1.1. et 2.2., se traduisent du point de vue de l'économie mondiale par une annulation de monnaie internationale. En fin de période, le processus d'échange fait donc apparaître une annulation de 40 ; les 10 restant constituent pour le pays A une accumulation involontaire de monnaie 3. Cette accumulation ne traduit pas l'existence d'une demande de monnaie aux fins d'accumulation mais simplement la structure du processus d'échange international. 2.1.3. Compte tenu de celle-ci, il est exclu en général que le flux de monnaie effectivement créé satisfasse la demande 10 Ce résultat permet de généraliser à l'économie monétaire internationale la théorie de la < vitesse de circulation ». Cette extension sera l'objet d'un travail ultérieur.

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de monnaie du reste du monde. Le flux créé ne peut pas être trop élevé par rapport à celle-ci, mais il peut être trop faible puisqu'il dépend de la demande américaine. 2.2. L'amplification du rationnement monétaire du reste d u m o n d e ne peut être évitée que par un accroissement de période en période du flux créé de monnaie internationale.

22.1. La création de monnaie internationale à une période augmente la demande de monnaie dans les périodes suivantes. 2.2.1.1. Le flux d'investissement réalisé à une période par les entreprises américaines leur permet d'obtenir dans les périodes suivantes un flux de revenu. Ce flux correspond aux profits obtenus directement sur les actifs physiques acquis et au prélèvement opéré sur les profits des entreprises étrangères sur lesquelles les entreprises américaines ont acquis une créance supplémentaire par le flux d'investissement financier. Les entreprises américaines transfèrent une partie de ce flux de revenu aux Etats-Unis. Ce transfert fait apparaître une demande de dollars pour le pays qui doit opérer ce « rapatriement » des profits. La création de monnaie internationale par vente d'actifs à une période élève donc la demande future de monnaie internationale du montant de la fraction rapatriée aux Etats-Unis du flux de revenu correspondant à cet investissement physique et financier. 2.2.1.2. La création de monnaie par endettement envers les euro-banques à une période t accroît la demande de monnaie internationale future du montant des flux d'intérêt à verser aux euro-banques et de celui du remboursement. 2.2.1.3. On en déduit l'enchaînement suivant qui fait apparaître le caractère cumulatif de la création de monnaie internationale : t demande de monnaie internationale

t création » de monnaie internationale

»

augmentation de la demande future de monnaie

augmentation ^ d e la création de monnaie

RELATIONS MONÉTAIRES

119

222. Il ressort de cet enchaînement qu'à chaque période la demande de monnaie internationale de l'ensemble des transacteurs non américains admet deux composantes. La première, 1^, représente le flux de monnaie dont doit disposer cet ensemble pour effectuer le rapatriement des profits, le versement des intérêts aux euro-banques et le remboursement des crédits venus à expiration. La deuxième, L„, donne le flux monétaire permettant la réalisation des achats de biens de consommation, de matières premières et d'actifs. Si à chaque période L n n'est pas intégralement satisfaite, il en résulte un blocage du circuit de financement de l'économie internationale. Ce blocage aurait pour causes la réduction systématique des investissements à l'étranger des entreprises américaines et celle des crédits des euro-banques. Li doit donc être satisfaite par priorité. L'accumulation involontaire de monnaie est affectée au financement de Lx. Ainsi dans l'exemple du schéma n° 3 le pays A qui réalise en fin de période une accumulation involontaire de 10 transfère ces 10 de monnaie internationale aux Etats-Unis et aux euro-banques au titre de Lj. Il n'y a pas de raison pour que ce transfert suffise à financer la demande de monnaie de A induite par la création de monnaie antérieure. Il ne permet pas à B de financer Ls puisque B ne réalise aucune accumulation involontaire de monnaie. Deux cas sont alors possibles : 2.2.2.1. Le flux de monnaie internationale créé à chaque période est suffisant pour que l'ensemble des transacteurs non américains puisse financer Lj sans réduire ses achats de biens. Le flux de monnaie créé par les Etats-Unis et les euro-banques doit donc s'accroître de période en période ; son taux de croissance doit être au moins égal à celui de Lj. On en déduit que même dans une économie internationale stationnaire le flux de monnaie créé doit être croissant de période en période. 2222. Or le taux de croissance du flux de monnaie est entièrement déterminé par celui de la demande américaine de biens étrangers (biens de consommation matières pre-

120

A. PARGUEZ

mières et actifs). Il n'est donc pas garanti que le flux de monnaie créé à une période soit celui qui permettrait le financement de la demande de monnaie résultant de la création antérieure sans aggravation du rationnement pour les demandeurs de monnaie non américains. 2.3. On a supposé jusqu'à présent qu'aucun agent ne veut détenir de la monnaie internationale. Il est donc prouvé que l'existence d'une demande de monnaie internationale aux fins d'accumulation n'est pas une condition d'existence du circuit de financement de l'économie internationale Il existe pourtant une demande aux fins d'accumulation dérivée de la fonction de financement de la monnaie car les agents non américains sont contraints de chercher à détenir celle-ci. 2.3.1. Les transacteurs internationaux non américains cherchent à se garantir du risque de rationnement monétaire en accumulant de la monnaie internationale. Il en est de même pour les banques centrales qui peuvent compenser l'insuffisance de la création monétaire à une période en opérant un prélèvement sur le stock de dollars qu'elle détiennent. Cette demande de monnaie correspond pour ces deux types d'agents à un motif de financement de type keynésien. 2.3.2. A une période donnée, l'accroissement de la demande de dollars aux fins d'accumulation opère un prélèvement sur le flux de monnaie internationale créé à cette période. II doit en résulter soit une augmentation équivalente de la création monétaire soit une réduction des achats de biens effectués à l'extérieur par les transacteurs non américains. Ces résultats sont illustrés par le schéma suivant : 11 Ce qui infirme le postulat de base de la théorie orthodoxe de la monnaie internationale. Ainsi est étendue à l'économie internationale une proposition établie dans le cadre d'une économie monétaire fermée, dans notre contribution au cahier P. 23 d'Economies et Sociétés et surtout dans notre ouvrage Monnaie et macro-économie.

RELATIONS

121

MONÉTAIRES FIGURE 4

1.1

(20)

Admettons que chacun des deux ensembles d'agents représentant les pays A et B veuille ajouter 10 au stock de monnaie internationale qu'il détient. Supposons pour simplifier que pour le pays A la demande de monnaie induite par la création antérieure de monnaie soit de 10 alors qu'elle est nulle pour B. Dans la première phase du processus d'échange, A obtient 70 de monnaie internationale 01 et 02. Dans une deuxième phase A prélève 10 pour réaliser l'accumulation souhaitée 1.4., affecte 20 au financement de ses achats aux Etats-Unis et 40 au financement de ses achats dans B. B obtient donc un flux de 40. Dans une troisième phase, B prélève 10 pour la thésaurisation. 2.4., affecte 20 au financement de ses achats aux Etats-Unis 2.3. et 10 à ses achats dans A 2.2., ce qui met 10 en fin de période à la disposition de A [3] qui peut ainsi financer sa demande de monnaie Lj 1.3. En général, le flux de retour vers A en fin de période est insuffisant pour réaliser 1.3. u . 2.3.3. Le processus représenté par le schéma implique que la création d'un flux de 70 en réponse à la demande de A finance, pour l'ensemble A + B, 90 d'achats, 10 de profits 12 A est alors contraint de réduire 1.1, ce qui contraint B à réduire d'autant 23 en admettant que 22 reste inchangé.

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A. PARGUEZ

rapatriés aux Etats-Unis et d'intérêts et de remboursements versés aux euro-banques et, enfin, 20 de thésaurisation. Les flux 1.1., 1.3., 2.3. réalisent une annulation de monnaie internationale. Des 70 créés initialement, il ne reste donc en fin de période que les 20 représentant l'accroissement souhaité de la thésaurisation. B. —

LA BALANCE DES PAIEMENTS

Le schéma précédent fait apparaître une propriété fondamentale de l'économie internationale : pour tout pays autre que les Etats-Unis le flux d'entrée de monnaie internationale doit être égal au flux de sortie de monnaie internationale additionné de l'accroissement souhaité de la thésaurisation. Cette relation n'est ni une identité ni un résultat qui ne serait vrai qu'ex post ; elle traduit la contrainte monétaire d'échange qui pèse sur tout pays autre que les EtatsUnis. La quantité de monnaie internationale permettant de réaliser les achats, d'opérer les transferts résultant de la création antérieure de monnaie et d'accroître le stock thésaurisé, ne peut être obtenue que par des ventes de biens et l'endettement envers les euro-banques. Le flux de sortie et l'accroissement du stock thésaurisé sont donc déterminés par la réalisation préalable du flux d'entrée de monnaie internationale. Cette contrainte ne joue pas pour les Etats-Unis puisque le flux de sortie résulte non d'un flux préalable d'entrée mais de la création d'un flux de monnaie par les banques américaines. Dans le cas des Etats-Unis, les flux d'entrée de monnaie internationale sont des flux de retour en fin de période qui, pour l'ensemble des agents non américains, opèrent une annulation de monnaie internationale. On en déduit qu'il est impossible de traiter identiquement la balance des paiements des EtatsrUnis et celle de tous les autres pays en raison des propriétés objectives de l'économie monétaire internationale.

RELATIONS MONÉTAIRES

123

a) Le cas d'un pays autre que les Etats-Unis La seule relation qui soit toujours objectivement vérifiée est la contrainte monétaire d'échange ayant pour éléments le flux d'entrée (FE), le flux de sortie (FS) et la variation désirée du stock de monnaie internationale accumulée (R) : FE = FS + R (II) R, positif, négatif ou nul. Pour faire apparaître à partir de II une relation ayant la forme d'une balance des paiements, il faut introduire une distinction entre un financement normal et un financement déséquilibrant de la demande de monnaie du pays considéré. La composante du flux d'entrée ayant la nature d'un financement déséquilibrant représente le déficit de la balance des paiements. On en déduit que la batance des paiements est la relation qui permet de mesurer, étant donné II, l'ampleur du financement déséquilibrant. 1. Cette définition prouve que la mesure du solde de la balance des paiements est entièrement déterminée par le clivage entre les flux composant le flux d'entreé de monnaie internationale. Plus nombreux sont les flux considérés comme déséquilibrants, plus élevé sera le déficit pour un même niveau de flux d'entrée et de flux de sortie. Il y a donc autant de définitions possibles de la balance des paiements qu'il y a de distinctions concevables entre flux normaux et flux déséquilibrants. Il est possible d'en retenir quatre : — Le financement normal exclut un prélèvement sur le stock de monnaie internationale détenue dans le pays (réserves). Le déficit de la balance des paiements est donc égal au prélèvement effectué sur celles-ci ; — Le financement normal exclut et le prélèvement sur les réserves et le recours à l'endettement envers les eurobanques. Le déficit se trouve accru de l'accroissment de l'endettement envers celles-ci. D'après ce critère, le financement normal représente le flux de monnaie internationale obtenu par la vente aux Etats-Unis et aux autres pays de

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biens de consommation, de matières premières et d'actifs physiques et financiers ; — Le financement normal est seulement représenté par le flux de monnaie internationale obtenu en vendant des biens de consommation, des matières premières, des actifs physiques et des actifs financiers à long terme. Par rapport à la situation précédente, le déficit de la balance des paiements est accru de la vente d'actifs financiers à court terme représentant l'accroissement de l'endettement à court terme envers des agents étrangers autres que les euro-banques ; — Par rapport à la situation précédente, ime condition supplémentaire doit être remplie pour que le flux d'entrée de monnaie internationale constitue un financement normal. Le flux de monnaie obtenu en vendant des biens de consommation, des matières premières et des biens d'équipement 13 doit être au moins égal au flux de sortie correspondant à l'achat de ce même type de biens. Si cette condition n'est pas remplie, il existe un déficit « de la balance commerciale » qui est en lui-même considéré comme révélateur d'an déséquilibre. On en déduit trois propositions. 1.1. Une balance des paiements est en équilibre si ,e flux d'entrée de monnaie internationale représente intégralement un financement normal. Etant donné un flux d'entrée et un flux de sortie de monnaie internationale, l'équilibre n'est pas en général réalisé. A supposer même qu'il le soit d'après une conception du financement normal, il ne l'est pas en général au regard des conceptions plus restrictives de celui-ci. Si aucun prélèvement n'est opéré sur les réserves, l'équilibre est réalisé d'après le premier critère du financement normal ; il n'y a aucune raison qu'il le soit d'après le deuxième critère qui exclut du financement normal le flux de monnaie obtenu par endettement envers les euro-banques. 13 A ce niveau de l'analyse, une distinction s'impose entre les achats et les ventes d'actifs physiques à long terme et celles concernant les biens d'équipements proprement dits qui ne peuvent être traités comme des actifs à long terme. Les opérations sur ces biens rentrent dans la balance commerciale.

RELATIONS MONÉTAIRES

125

1.2. L'équilibre de la balance des paiements doit donc être un objectif de politique économique. Si cet objectif est effectivement recherché, il en résulte une aggravation du rationnement monétaire. Admettons que du fait de la demande de monnaie internationale aux fins d'accumulation aucun prélèvement ne soit opéré sur les réserves. Supposons que soient exclus du financement normal et l'endettement envers les euro-banques et la vente d'actifs financiers à court terme. Deux cas sont alors possibles : — Pour le pays considéré, le volume du financement normal est une donnée. La réalisation de l'équilibre de la balance des paiements exige donc une réduction du flux d'entrée de monnaie internationale en l'ajustant au niveau prédéterminé du financement normal. Cet ajustement détermine une réduction équivalente du flux de sortie de monnaie internationale, ce qui diminue et le flux de retour vers les Etats-Unis et les flux d'entrée des autres pays. La recherche de l'équilibre détermine donc une augmentation du rationnement monétaire qui se répercute sur tous les pays autres que les Etats-Unis vendeurs de bien au pays réalisant l'équilibre de sa balance des paiements. — Le volume du financement normal s'accroît suffisamment pour compenser la perte des flux monétaires obtenus par endettement envers les euro-banques et vente d'actifs financiers à court terme. La réalisation de l'équilibre est compatible avec un niveau inchangé de flux de sortie de monnaie internationale. Cet ajustement correspond à une augmentation des ventes réalisées aux Etats-Unis et dans l'ensemble des autres pays, de biens de consommation, de matières premières, de biens d'équipement, d'actifs physiques et d'actifs financiers à long terme. Or l'ensemble des pays autres que les Etats-Unis ne peut accroître ses achats que si, et si seulement, il obtient un flux de monnaie supplémentaire par augmentation de ses ventes aux Etats-Unis et accroissement de l'endettement envers les euro-banques. On en déduit que la compensation n'est possible que si la demande américaine s'élève suffisamment pour permettre directement et indirectement par l'intermédiaire des euro-

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A. PARGUEZ

banques la création d'un flux de monnaie internationale permettant l'accroissement du financement normal. Il n'y a aucune raison pour qu'il en soit ainsi, étant donné que la demande américaine est indépendante du besoin de financement normal des pays voulant équilibrer leur balance des paiements. 1.3. La théorie conventionnelle de la balance des paiements s'attache à résoudre le problème du financement du déficit. Il s'agit d'un faux problème car le déficit n'est que la composante du flux d'entrée de monnaie internationale qui n'est pas conforme à la norme de financement. La présentation conventionnelle distingue arbitrairement deux phases ; dans une première phase seraient réalisés le financement et les achats, alors que dans une deuxième phase le déficit apparu dans la première devrait être financé. Cette distinction est sans fondement car la deuxième phase n'existe pas si l'économie décrite est vraiment monétaire. Ces trois propositions sont appliquées dans le schéma suivant qui admet la même structure pour le processus d'échange international que les deux précédents schémas de circuit de financement international : FIGURE 5

22

(20)* (15)

RELATIONS MONÉTAIRES

127

Les astériques indiquent le circuit initial de financement où ni A ni B ne recherchent l'équilibre. Pour A, le flux d'entrée est de 70 dans la première phase ; il lui correspond dans la seconde un flux de sortie de 60 et une accumulation de monnaie de 10. Dans la troisième phase du processus d'échange, A obtient un flux d'entrée de 10 issu de B qui lui permet de financer le rapatriement des profits aux Etats-Unis, de verser les intérêts aux euro-banques et de rembourser celles-ci. Au total, le flux d'entrée dans A est de 80, le flux de sortie de 70, la thésaurisation de 10. En retenant la deuxième conception du financement normal, le montant de celui-ci est de 60, 01 + 2.1, et le déficit de 20, 0.2. Supposons que A veuille réaliser l'équilibre de sa balance des paiements. Pour atteindre cet objectif, le recours au crédit des euro-banques est exclu. Dans la première phase du processus d'échange, le flux d'entrée n'est plus que de 50. Dans la deuxième phase, si la thésaurisation est toujours de 10, les achats aux Etats-Unis ne sont plus que de 10 (—10) et ceux dans B ne sont plus que de 30 (—10). A la réduction de 10 du flux d'entrée de monnaie internationale, B s'il maintient une thésaurisation de 10 est contraint de répondre par une réduction de 5 de ses achats aux EtatsUnis et une réduction de 5 de ses achats dans A. Pour effectuer les transferts obligatoires aux Etats-Unis et aux eurobanques, A est alors contraint en fin de période d'effectuer un prélèvement de 5 sur ses réserves. La répercussion sur B du rationnement monétaire fait échec pour A à l'accum jlation souhaitée de monnaie (elle est en définitive de 5 et non de 10) et donc à l'objectif d'équilibre. Le prélèvement final opéré sur les réserves représente, en effet, un déficit de 5. On en déduit que si le volume du flux normal est donné, la recherche de l'équilibre par un pays autre que les EtatsUnis déclenche un processus cumulatif de rationnement monétaire qui, étant donné la structure du processus d'échange, peut interdire pour ce pays la réalisation de l'équilibre.

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A. PARGUEZ

2. Dans l'exemple précédent, nous avons supposé que l'équilibre de la balance des paiements existe si, et seulement si, le flux d'entrée de monnaie est égal à sa composante normale. Or l'objectif initial de A est que le flux normal de 60 finance un flux total de sortie de 50 et une thésaurisation de 10. A cet objectif correspond un excès du flux normal sur le flux de sortie, ce qui révèle un déficit négatif ou excédent de la balance des paiements. Cet excédent est caractérisé par trois propriétés : 2.1. Ces effets dépendent de la conception retenue du flux normal. Pour chacune de celles-ci, l'excédent représente la partie du flux normal affectée à l'accroissement du stock thésaurisé de monnaie internationale. Il représente aussi la partie du flux normal affectée à la réduction de l'endettement envers les euro-banques (conceptions n os 2, 3 et 4) et celle de l'endettement à court terme des agents étrangers autres que les euro-banques (conceptions n os 3 et 4). Enfin, dans la conception n° 4, une partie du flux normal obtenu par la vente de biens autres que les actifs physiques et financiers à long terme est affectée, s'il y a excédent, au financement des investissements à l'étranger. 2.2. La recherche d'un excédent par un pays amplifie le rationnement monétaire résultant déjà, pour les pays autres que les Etats-Unis, de l'objectif d'équilibre. Il en résulte, en effet, non seulement une nouvelle réduction du flux de retour vers les Etats-Unis mais surtout une diminution plus accentuée du flux d'entrée pour tous les pays vendeurs au pays cherchant l'excédent. Ce résultat apparaît dans le diagramme précédent où A a pour objectif un excédent de 10 et non pas la simple réalisation de l'équilibre, comme il a été initialement supposé. Pour réaliser cet objectif, A n'affecte à ses achats dans la deuxième phase du processus d'échange qu'une partie du flux normal ; le reste du flux normal représente l'excédent qui prend la forme d'une thésaurisation. La perte de flux d'entrée pour B se répercute en fin de période sur A qui doit subir un déficit de 5 représentant le prélèvement sur les réserves. L'objectif d'équili-

RELATIONS MONÉTAIRES

129

bre aurait impliqué pour A dans la deuxième phase un flux de sortie de 50 égal au flux normal obtenu dans la première, ce qui aurait atténué la réduction du flux d'entrée de B et donc aurait permis à celui-ci un flux de sortie plus élevé vers les Etats-Unis et vers A. 2.3. La propriété précédente prouve que pour atteindre l'équilibre de la balance des paiements il ne suffit pas d'égaliser le flux d'entrée à sa composante normale. Etant donné le flux normal il faut égaliser à celui-ci le flux de sortie sans chercher ni à accroître les réserves ni à réduire l'endettement envers les euro-banques ni à diminuer l'endettement à court terme envers des agents étrangers autres que celles-ci. 3. Pour la théorie conventionnelle de la balance des paiements, l'équilibre s'impose naturellement comme objectif pour tout pays. Cette proposition est fondée sur l'extension aux échanges internationaux de la théorie quantitative de la monnaie. Elle admet qu'une condition nécessaire de réalisation de l'équilibre général pour tout pays dans un système d'échange international est que l'existence de la monnaie ne perturbe en rien les échanges. Cette condition implique que la monnaie internationale ne soit qu'un simple voile ; les échanges internationaux doivent s'effectuer comme si elle n'existait pas, en régime de troc idéal. Dans cet état, de pays à pays les biens s'échangent les uns contre les autres ; tout se passe comme si chaque pays réglait effectivement ses achats de biens dans les autres pays par des ventes de biens. S'il en est ainsi, est exclu le financement par prélèvement sur les réserves (déthésaurisation) et par le crédit (endettement envers les euro-banques et vente d'actifs à court terme). Les échanges internationaux fonctionnent donc en régime de troc idéal si pour chaque pays le flux de sortie est égal aux flux normal, celui-ci étant pris dans ses sens 3 ou 4. Si un pays enfreint cette norme, il en résulte automatiquement une variation du taux de change de sa monnaie par rapport à celle des pays respectant la norme. Si le pays achète plus qu'il ne vend de biens, ce déséquilibre 9

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révèle une surélévation de sa monnaie qui détermine une dépréciation de celle-ci par rapport aux monnaies des pays en équilibre ou excédentaires. Inversement est sous-évatuée la monnaie d'un pays qui vend plus qu'il n'achète de biens : elle doit se réévaluer par rapport aux monnaies des pays en équilibre ou déficitaires. 3.1. D'après les propriétés fondamentales de l'économie monétaire internationale, le troc est 'un régime impossible. Contrairement au postulat de base de la théorie conventionnelle la monnaie est la condition d'existence du processus d'échange international. Il n'est donc pas pertinent de chercher à intégrer la monnaie dans un système d'échange en définissant les conditions permettant à celui-ci de fonctionner comme si la monnaie était absente. La théorie quantitative ne possède donc aucune valeur explicative dans l'économie internationale ; il est alors strictement faux que le recours à la déthésaurisation et au crédit ait en lui-même un effet déséquilibrant se répercutant sur les prix internationaux. Cette proposition se traduit par les deux enchaînements suivants représentant le premier, la vision quantitative des échanges internationaux, le second le fonctionnement de l'économie internationale en tant qu'économie monétaire :

ENCHAÎNEMENT N® 1

1 2 crédit ^ A achète + plus qu'il déthésaurisation ne vend

3 ^ surévaluation de la monnaie de A

^

4 dépréciation de la monnaie de A

I

5 répercussion sur les prix internationaux

131

RELATIONS MONÉTAIRES ENCHAÎNEMENT 1

prix internationaux (taux de change)

2

^demandes de A

N® 2 3

-y demande de monnaie de A

4

y

flux d'entrée dont crédit

+

déthésaurisation

i 5

flux de sortie

L'enchaînement n° 2 établit que la variation des taux de change à une période n'est jamais la réponse automatique à la structure du financement par les différents pays à la même période de leurs achats. Cet enchaînement prouve que l'équilibre de la balance des paiements ne s'impose pas naturellement comme norme, ce qui infirme la théorie conventionnelle. 3.2, On ne peut en conclure qu'il soit inutile pour un pays autre que les Etats-Unis de rechercher l'équilibre de sa balance des paiements. Celui-ci est imposé comme objectif à chaque pays par deux types de contrainte qui traduisent les propriétés fondamentales du système monétaire d'échange international. 3.2.1. Le premier type de contrainte résulte du rationnement monétaire de chaque pays par la demande américaine de biens étrangers. Chaque pays doit à chaque période s'efforcer de réaliser la structure de financement permettant de minimiser le rationnement monétaire sur un nombre de périodes aussi élevé que possible. Cet objectif implique la réalisation de trois conditions : — Le maintien des réserves à un niveau suffisamment élevé pour permettre dans les périodes suivantes un prélèvement compensant l'insuffisance du flux normal ; — Le report sur les périodes suivantes d'une partie de la capacité de création de monnaie par les euro-banques, ce qui peut permettre de compenser l'insuffisance future de l'accroissement de leurs réserves ;

132

A. PARGUEZ

— La limitation de la demande future de monnaie induite par la création de monnaie à la période présente. Pour freiner l'accroissement cumulatif de cette demande il faut accepter que l'endettement effectif et les ventes effectives d'actifs soient inférieures au maximum qui pourrait être atteint. Ces trois conditions reviennent à réduire le flux d'entrée courant pour éviter un rationnement futur cumulatif. 3.22. Le deuxième type de contrainte résulte du système des prix monétaires internationaux. Etant donné l'équation I, la cohérence de ce système exige que les autorités monétaires de chaque pays puissent limiter l'ampleur des variations du taux de change de la monnaie interne. Or les taux de change ne sont pas des prix de marché14 ; ils sont déterminés par un groupe d'opérateurs, les « spéculateurs », cherchant à maximiser sa richesse par la détention d'un portefeuille de monnaies entre lesquelles des substitutions sont opérées 15 . A chaque période le groupe des spéculateurs fixe les niveaux normaux des taux de change sur la base des informations dont il dispose ; le taux de change normal d'une monnaie est le prix de cette monnaie en monnaie internationale que l'ensemble des spéculateurs est certain de voir se réaliser. Les opérations effectives de substitutions égalisent les taux de change effectifs à leurs niveaux normaux. On en déduit que les autorités monétaires d'un pays ne peuvent contrôler les variations du taux de change de leur monnaie que si, et seulement si, elles communiquent les informations adéquates aux spéculateurs. Admettons que l'information cruciale soit le rapport des réserves à la somme de l'endettement à court terme envers les euro-banques et les agents étrangers autres que celles-ci. Plus à une période donnée ce rapport est faible pour un pays, plus faible est le prix normal de sa monnaie en monnaie internationale et plus la monnaie de ce pays est donc dépréciée par rapport aux autres monnaies internes. Cette relation ne peut, en général, être continue ; elle admet les trois propriétés suivantes : 14 Pour une discussion systématique, voir 3. 1975, Cahier de l'ISEA, P. 23. Cette proposition infirme le théorème des changes flexibles. 13 Ces spéculateurs ne sont évidemment pas les spéculateurs parfaits nécessaires à l'établissement du théorème des changes flexibles.

133

RELATIONS- MONÉTAIRES

— Propriété n° 1 : Il existe un niveau critique de ce rapport tel que si le niveau effectivement constaté lui est inférieur Jes spéculateurs anticipent une dépréciation cumulative, ce qui les amène à réduire le niveau normal du taux de change de période en période ; — Propriété n° 2 : Il existe un second niveau critique tel que si le niveau effectivement constaté lui est supérieur, les spéculateurs anticipent une réévaluation cumulative, ce qui les amène à élever de période en période le niveau normal ; — Propriété n° 3 : Si le rapport constaté est compris entre ces deux seuils, les spéculateurs ne modifient pas le taux de change normal ou le modifient dans une proportion jugée acceptable par les autorités monétaires. Ces propriétés sont représentées sur le tableau suivant • R/E

I

R. Introduisons l'excédent net externe. Son effet se traduit par un accroissement de la demande globale qui devient : D = D{ (demande interne) + De (demande externe nette). Or, De, dans la mesure où il est représenté par le flux de paiement net en provenance de l'extérieur et converti en monnaie nationale, est égal à une création monétaire M, équivalente. La part de De qui est la plus stable correspond à l'excédent commercial. 17 Nous avons présenté à l'intention de nos étudiants un modèle simple d'insertion de la monnaie dans le circuit économique in : Economie monétaire t. II, Paris, Dalloz, 1974, p. 87 sq.

ÉQUILIBRE EXTERNE

153

L'excédent extérieur, par son effet monétaire, s'avère ainsi une des sources du profit résiduel des entreprises.

CONCLUSION

Faut-il en conclure que nous revenons sur les thèses exposées dans notre première partie et que nous préconisons la recherche d'une balance excédentaire pour améliorer les conditions de financement des entreprises ? Il n'en est rien et notre propos est de démontrer que cette recherche, par le biais d'une politique monétaire restrictive s'avère, au contraire, déséquilibrante pour l'économie. Rappelons la raison d'être et les conditions d'existence du profit résiduel : — L'existence d'un profit résiduel est postulée par tout entrepreneur qui engage des dépenses de production ; — Le profit résiduel macro-économique n'existe pas sans création monétaire ; — Le profit n'existe que si les entrepreneurs peuvent maintenir leurs coûts en-deçà de leurs recettes. La première proposition n'appelle pas de remarque en économie de marché. La seconde proposition montre que toutes les sources de la création monétaire ne doivent pas être taries en même temps sous peine d'un déséquilibre grave. Si l'excédent externe diminue, que l'Etat ne s'endette pas et que la monnaie émise au bénéfice de l'économie est sévèrement réglementée, les conditions d'apparition du profit disparaissent. Ceci explique que les entreprises acceptent n'importe quel taux d'intérêt plutôt que de ne pas bénéficier de cette ressource d'appoint supplémentaire qu'est la création de monnaie. La troisième proposition explique l'accélération de l'inflation.

154

H. DE MOURGUES

Si la création monétaire diminue, les entreprises essaient d'accentuer la récupération du revenu monétaire en accroissant la marge existant entre recette et coûts et ce d'autant plus que la politique favorable aux exportateurs les encourage à dégager des surplus de biens disponibles pour l'extérieur. Comme en période d'inflation, les salaires ont tendance à s'aligner sur le taux d'inflation constaté, les entrepreneurs doivent nécessairement accélérer la hausse des prix pour introduire un décalage suffisant entre recettes et coûts. Toute politique visant ainsi à réduire la quantité de monnaie et à orienter la balance vers l'extérieur s'avère inflationniste. • •

Cette conclusion n'est qu'apparemment paradoxale d'un pur point de vue théorique. En effet, elle adopte l'ensemble du schéma d'analyse conventionnel et en accepte les hypothèses hormis une seule, la loi de formation des prix en économie de marché. C'est dans ce domaine que l'observation empirique reprend ses droits. Une entreprise ne peut se passer de faire des profits, et ses prix constituent ses seules armes stratégiques, si l'on considère que l'ensemble des autres données (quantités demandées, taux de salaires et taux d'intérêts) lui est imposé. La politique monétaire, quant à elle, ne peut devenir efficace que si elle brise les ressorts de l'économie de marché en empêchant cette formation de profits, par l'arrêt de la production monétaire. Mais sans doute alors devientelle en même temps dangereuse. Décembre 1974.

Internationalisation des relations financières et de la production (suite d'une réflexion sur la problématique de la valeur) M.

Aglietta

Le crédit est l'acte économique sans lequel l'unité de la production et de la circulation capitalistes ne pourrait exister. C'est une assignation sur la production future et une création de droits sur la plus-value qui sera réalisée par la vente de cette production. C'est aussi la condition de l'achat des moyens de production dans la première sphère de la circulation pour la mise en valeur du capital productif dans le procès de production. Par conséquent le crédit est en même temps créateur de moyens de paiement pour les vendeurs des moyens matériels de travail et pour les travailleurs salariés. L'internationalisation des conditions financières de la production fait théoriquement le pont entre l'internationalisation de la circulation des marchandises qui a été étudiée dans la première partie et l'internationalisation de la production qui est l'objet essentiel de la seconde partie. Les caractères fondamentaux de l'internationalisation du capital ne se comprennent que si l'on saisit bien l'articulation de ces deux ensembles de processus. Il faut chercher cette * La première partie de cette étude est parue dans le tome I du présent ouvrage, p. 260-285.

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articulation dans l'internationalisation du crédit dont l'essor gigantesque est indissolublement lié à l'internationalisation de la production. Mais le crédit ne peut se concevoir en faisant abstraction des moyens de paiement qu'il crée et des flux monétaires qu'il engendre et qui permettent l'extinction des droits que le crédit assigne sur la production future. Il n'est pas étonnant que le développement du crédit international dans les années 1960, tant en volume qu'en modalités nouvelles, ait provoqué des problèmes monétaires qui ne pouvaient être prévus lors de l'édification du système monétaire international à la fin de la seconde guerre mondiale. Une formulation correcte de ces questions est essentielle pour poser les problèmes économiques fondamentaux associés à l'internationalisation de la production et éviter de réduire cette dernière à des questions techniques pouvant se ramener à un changement de la spécialisation internationale.

A. —

INTERNATIONALISATION DES RELATIONS FINANCIÈRES

Les relations financières internationales organisent et renforcent l'hégémonie d'ime économie dominante. Un pays ne peut exercer une hégémonie internationale durable que s'il dispose d'un centre financier capable d'attirer des ressources monétaires non employées, de les mobiliser et d'émettre des signes de crédit à l'échelle mondiale. La création d'un tel centre n'est pas étroitement liée à la supériorité industrielle ; il y faut bien d'autres conditions, en particulier politiques et militaires. Ces conditions ont une conséquence nécessaire : la monnaie du pays candidat à l'hégémonie doit être internationalement dominante. Cela implique des règles de gestion monétaire pour les banques centrales. Ces règles sont soit explicitées et institutionnalisées, elles constituent alors un système monétaire international, soit implicites et déterminées par les rapports de forces qui découlent de l'organisation du crédit international. Les cinq dernières années ont été particulièrement agitées parce qu'elles ont vu la destruction du système d'étalon dollar-or

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et l'offensive du gouvernement des Etats-Unis pour imposer au monde l'établissement de facto de l'étalon dollar. 1. Internationalisation

du

crédit

Lorsque nous avons défini le capital comme rapport social et montré que ce rapport déterminait l'articulation des rapports économiques parce que sa reproduction nécessitait un processus social de métamorphoses de la valeur d'échange, nous avons montré que ce processus se présentait formellement comme un flux-reflux de monnaie. La monnaie joue un rôle crucial dans le mode de production capitaliste puisqu'elle est l'équivalent général des marchandises, la valeur d'échange à l'état pur. On conçoit donc que les changements formels de la valeur d'échange ne peuvent s'accompagner d'ime conservation réelle du capital dans la circulation (c'est-à-dire de montants quantitativement déterminés de valeur d'échange) que si la valeur d'échange de la monnaie elle-même se conserve. Or la monnaie ne peut être l'équivalent général des marchandises qu'en ayant les attributs d'une marchandise et ceci même si les formes concrètes qu'elle prend sont presque entièrement dématérialisées sous l'effet du développement et de l'intégration du système de crédit. Elle ne peut avoir qu'une valeur d'échange variable et cette variabilité est un phénomène social qui ne peut être maîtrisé par aucun agent économique. Mais la continuité de la reproduction du capital à l'échelle sociale suppose que toutes les monnaies bancaires privées émises dans les actes de crédit qui relancent les cycles de reproduction de capitaux particuliers soient pleinement équivalentes et que la monnaie unique ainsi constituée acquiert ime validité sociale en tant que moyen d'achat de toutes les marchandises. Même si l'invariance d'essence de l'équivalent général est une impossibilité car elle est absolument contradictoire avec le concept de marchandise, des pratiques monétaires spécifiques qui imposent des contraintes sur la monnaie bancaire sont nécessaires pour que la monnaie soit socialement acceptée et satisfasse à son statut d'équivalent général dans toutes ses fonctions (mesure des valeurs

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d'échange, moyen d'achat, réserve de valeur, moyen de paiement). Dans le cadre de chaque nation, cette gestion monétaire est accomplie par plusieurs types de pratiques : réglementation bancaire, circulation restreinte des monnaies bancaires organisée en marché monétaire où intervient la Banque centrale, escompte de certaines catégories de créances, modulations du financement public. L'unité de ces pratiques repose, du fait de l'abandon total de toute référence à une monnaie métallique, sur le pouvoir qu'a l'Etat de donner une garantie sociale à la monnaie qui devient une monnaie nationale. Rien de tel n'existe dans les échanges internationaux. Cependant, la circulation internationale des créances ne peut pas s'affranchir d'une validation monétaire qui dans toute économie marchande est le rapport par lequel s'exprime la reconnaissance sociale des conditions de production. A l'échelle internationale la validation des signes de crédit comme signes monétaires passe par la constitution de fonds de réserve de moyens de paiement par les Banques centrales, la convertibilité des monnaies nationales, la confrontation ultime des monnaies avec un équivalent général universel dont la reproduction soit détachée des conditions sociales d'un pays particulier (confrontation idéale par la détermination des valeurs d'échange internationales des monnaies, réelle par le solde des balances de paiement). La domination internationale des conditions de production américaines s'est traduite par l'équivalence du dollar et de la monnaie universelle, équivalence constamment reproduite par le fonctionnement du système monétaire international. L'affaiblissement de cette domination a détruit cette équivalence et provoqué une grave crise des monnaies avec la disparition de toute référence universellement reconnue. Le dollar s'est révélé comme mie monnaie nationale, donc particulière face à son rôle international. Mais la puissance du système de crédit des Etats-Unis, principal pôle mondial de centralisation du capital-argent, demeure et son empire sur la circulation internationale des créances reste très grande. C'est pourquoi les Etats-Unis cherchent à l'heure actuelle à utiliser au maximum cette hégémonie financière pour for-

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cer un accord monétaire qui redonne au dollar son rôle universel sans avoir à en faire la preuve. Les mécanismes de détermination des valeurs d'échange internationales des autres monnaies sur ce pivot par le biais de l'étalon D.T.S. (Droits de tirages spéciaux) ou sous le couvert de taux de change flottants généralisés tendront à provoquer un alignement international des conditions de production sur les conditions de production américaines 1 . Etudions maintenant cette question fondamentale plus en détail. Pour ce faire examinons la façon dont ce flux-reflux de dollars exprime l'internationalisation du capital américain. Le flux de dollars se concrétisa d'abord principalement comme l'émission de la monnaie de crédit des banques américaines finançant la circulation internationale des marchandises dont le développement a été étudié dans le tome I (p. 280) consacré à l'internationalisation des échanges de marchandises. La circulation des créances, qui s'édifie sur la circulation des marchandises, établit le lien entre le capital commercial et le capital bancaire. La prédominance américaine dans les échanges internationaux de marchandises, qui était l'effet dans la circulation de l'internationalisation des conditions de production américaines, imposa l'usage du dollar comme monnaie de compte internationale et comme moyen de paiement international des transactions privées. Ce que l'on a appelé le marché des euro-dollars est donc né comme une excroissance internationale du système bancaire des Etats-Unis et il a d'ailleurs été structuré par l'établissement à l'étranger, à ime cadence extrêmement rapide dès que les obstacles politiques à la libre circulation des capitaux privés ont été levés, des agences et filiales des banques américaines. Ces créances internationales créent des dépôts en dollars dans les banques commerciales à l'étranger du fait du décalage entre transactions commerciales et règlements (fonc1 On a pu constater qu'en tendance depuis l'instauration de l'inconvertibilité du dollar, les parités des principales monnaies occidentales vis-à-vis du dollar avaient évolué de manière à contrecarrer les divergences dans les rythmes d'inflation des pays à l'égard de celui des Etats-Unis.

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tion du dollar comme moyen de paiement international) et du fait de la couverture à terme des risques de changements de parité de leur propre monnaie par les clients des banques hors des Etats-Unis, ce qui oblige les banques à acheter des dollars. Le reflux de dollars dans le système bancaire des Etats-Unis s'effectue soit par achat de marchandises américaines, soit par placement de capitaux monétaires aux Etats-Unis. Il peut se faire par l'intermédiaire de la circulation financière privée si les banques et les autres agents privés détenteurs de dollars les utilisent comme moyens d'achat aux Etats-Unis. Mais il se fait aussi nécessairement par les opérations de change des banques centrales étrangères. Ce sont ces dernières qui, en acceptant les dollars présentés contre les différentes monnaies nationales et en plaçant les balances-dollars auprès des banques de réserve fédérales américaines, réalisèrent la compensation des balances de paiements entre les Etats-Unis et le reste du monde et donnèrent au dollar sa validation comme monnaie universelle. Ainsi fut établie la circulation internationale du dollar, base indispensable de l'expansion internationale du système de crédit des Etats-Unis, qui était elle-même ime composante nécessaire de l'internationalisation du cycle du capital américain. L'expansion internationale des créances a pu garder sur une longue période ce lien avec la monnaie universelle parce que les flux de commerce international et les mouvements de capital-argent étaient pleinement soumis à l'hégémonie du capital américain. Les pratiques des banques centrales pouvaient réaliser l'équivalence du dollar à l'or au rapport fixe internationalement reconnu. Ce processus se reflétait dans la balance des paiements des Etats-Unis par la lenteur de la détérioration de la structure des actifs et engagements des Etats-Unis vis-à-vis du reste du monde. Néanmoins la rigidité de la parité or du dollar créa une surévaluation progressive du taux de change du dollar par rapport aux monnaies des principaux pays industriels, eu égard à l'évolution des déterminants réels des taux de change provenant de la transformation des conditions de production. De plus, le marché des euro-dollars, né de l'internationa-

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lisation du capital américain, se mit à se développer dans tous les sens au fur et à mesure que l'accumulation du capital progressait dans les autres métropoles capitalistes et que la liberté du mouvement des capitaux permettait d'assurer un financement international. Ce marché devint donc un moyen très puissant de centralisation du capital-argent et un lieu de concurrence intense des groupes bancaires. C'est que le développement du marché des euro-dollars devint le produit des opérations de création de la monnaie de crédit, stimulant une accélération généralisée de l'accumulation, par l'ensemble des banques commerciales des principaux pays capitalistes. Ces dernières se lancèrent dans le crédit international en dollars à partir des dépôts que leur procuraient leurs liaisons avec les banques américaines et leurs filiales et agences dans les différents pays. Elles s'associèrent en consortiums pour être capables de concurrencer les banques géantes américaines pour la fourniture de prêts de montants de dizaines et centaines de millions de dollars. Aussi le marché évolua-t-il à une vitesse foudroyante. Le montant global des dépôts y passa de 3 milliards de dollars en 1963 à 15 en 1967, 22,5 en 1968, 35 en 1969 pour atteindre 70 milliards au milieu de 1972. La raison en est qu'il s'agit d'un marché hautement organisé, non réglementé, sur lequel les dépôts ne restent jamais oisifs (100 % sont prêtés et reprêtés). Sans localisation spécifique, c'est un réseau de télécommunications reliant les principales places financières du monde, auquel toutes les banques géantes sont connectées. Londres constitue le centre de distribution du crédit. Pour donner une idée de la volatilité de ce marché, de ses rapports avec la circulation des marchandises et de sa connexion étroite avec les systèmes de crédit nationaux, disons que la séquence des opérations suivantes peut se dérouler en quelques minutes. Une banque française, par exemple, utilise un certain montant de dépôts en francs pour acheter des dollars sur le marché des changes. Elle les prête immédiatement à un consortium à Londres. Ce dernier ouvre un crédit à une firme américaine qui s'en sert pour payer un fournisseur allemand. Celui-ci dépose le paiement de la créance dans une banque allemande qui peut acheter des marks à la Bundesii

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bank, à moins qu'elle ne le recycle sur le marché des eurodollars parce qu'elle est informée par télétype depuis Londres qu'une banque japonaise, avide de crédit, fait un appel général au marché. Le gonflement du crédit international en dollar eut pour effet d'accélérer l'internationalisation du capital américain et de renforcer la concurrence européenne et japonaise. La perte relative de compétitivité de l'industrie américaine qui en résulta se conjura à ime détérioration de la rentabilité du capital aux Etats-Unis. Ces phénomènes menacèrent le reflux de dollars et par conséquent la circulation monétaire qui est la base de l'enchevêtrement des créances internationales en dollars. En 1969, le boom d'investissements et de stocks spéculatifs atteignit son paroxysme aux Etats-Unis, amenant les banques américaines à s'endetter massivement à vue auprès de leur réseau d'agences à l'étranger (cet endettement passa de 2 à 14 milliards de dollars en quelques mois). Cet endettement exerça une tension générale sur le crédit sans toutefois résoudre les menaces de manques de liquidités dues à la politique monétaire restrictive aux EtatsUnis. Dès lors l'éclatement de la crise financière aux EtatsUnis ne pouvait que se généraliser en crise monétaire internationale, à partir du moment où le système de réserve fédérale chercha à éviter une insolvabilité étendue du système bancaire américain en transformant en signes monétaires ces engagements à vue. Il se produisit alors un afflux massif de dollars dans les banques étrangères, consécutif d'abord au règlement de l'endettement à vue des banques américaines, puis à l'exportation de capitaux américains à court terme, fuyant la baisse des taux d'intérêt et l'effondrement des marchés financiers aux Etats-Unis. La rupture de la circulation internationale du dollar, liée à l'impossibilité par les banques centrales étrangères de reconnaître l'équivalence internationale du dollar à sa valeur d'échange officielle, engendra la crise du système monétaire international fondé sur ces pratiques monétaires. Il ne restait plus au gouvernement des Etats-Unis que la solution du coup de force : répudier la dette extérieure du Trésor en proclamant l'inconvertibilité officielle du dollar, placer ainsi de facto le

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monde sur une base dollar et forcer le rétablissement d'une surcompétitivité de l'industrie américaine en déclenchant ime guerre des taux de change. Le but essentiel pour le capital américain est de continuer à pouvoir diriger la transformation des conditions de production pour poursuivre sa mise en valeur à l'échelle mondiale. Pour ce faire, sa domination de la circulation financière internationale est un atout décisif à condition de stabiliser les conditions monétaires. Or le développement du crédit international ne pourra être organisé pleinement par le centre financier de New York que si les autorités américaines peuvent en assurer pleinement la régulation monétaire, les Banques centrales des autres pays ne pouvant qu'ajuster le taux de change ou les rythmes de progression de la masse monétaire nationale aux impulsions données par les flux internationaux de capitaux monétaires. C'est pourquoi le gouvernement des Etats-Unis refuse totalement le retour de la convertibilité du dollar en or, quel qu'en soit le taux. Cette convertibilité entraînerait en effet une contrainte sur l'expansion du crédit international privé qui ne dépendrait pas pleinement des autorités monétaires américaines et qui, par conséquent, gênerait l'expansion internationale du capital américain. Une solution serait de dissimuler la domination du dollar sous le couvert d'une monnaie de réserve gérée collectivement. La valeur de cette monnaie ne serait pas une référence universelle s'imposant à toutes les banques centrales, elle résulterait de l'ensemble des pratiques de gestion des banques centrales qui devraient se soumettre à des règles automatiques. Telle est la signification de la proposition de réforme du système monétaire international consistant à placer les échanges internationaux sur la base d'un étalon D.T.S. Les règles automatiques seraient les suivantes : convertibilité générale des monnaies, transformation en D.T.S. de tout afflux de devises dans les banques centrales, transformation du Fonds monétaire international en centre de clearing et banque créatrice de D.T.S. selon les besoins de règlement des banques centrales, mécanismes d'ajustements automatiques des balances de paiements par flexibilité des

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taux de change lorsque les excédents et déficits dépassent des seuils convenus (la variabilité des valeurs d'échange internationales des monnaies ne serait donc plus consacrée par une décision souveraine des autorités monétaires des pays) 2 . Il n'est pas difficile de voir que la symétrie apparente des relations économiques internationales que semble créer ce système est fausse. Le but réel de l'étalon D.T.S. est d'aligner les économies capitalistes sur les conditions sociales de production américaines. Il peut en être ainsi dans la mesure où le système de règlement se greffe sur des structures financières internationales fortement dominées par 'e capital américain. Il peut alors pénaliser la constitution de nouveaux pôles financiers fondés sur une forte position commerciale permettant de dégager des excédents commerciaux permanents. Considérons par exemple le cas d'un développement plus rapide qu'ailleurs de l'accumulation du capital en Allemagne. Il induira un accroissement de crédit international d'origine américaine. Il se produira un afflux de dollars qui exercera une tension sur la balance des paiements de l'Allemagne. Cette tension se traduira par une acceptation automatique des dollars par la Bundesbank et leur transformation en D.T.S. Il en découlera deux types de forces correctrices : l'une interne sous forme de pression inflationniste liée au gonflement de la masse monétaire, l'autre externe comme pression à la réévaluation du mark si les seuils d'ajustements sont franchis. Dans les deux cas les prix extérieurs allemands tendront à s'aligner sur les prix américains exprimés en D.T.S. L'expansion du crédit international ne butera plus sur les balances dollars non acceptées. La politique monétaire américaine continuera à régler 2 Ce projet américain est en grande partie réalisé en 1977. Les tranches-or auprès du F.M.I. ont été abolies et l'or n'est plus qu'une marchandise négociée sur les marchés privés. Les D.T.S. ont été déconnectés de toute référence à l'or. Les banques centrales non américaines, sont contraintes d'adapter leurs instruments de gestion monétaire aux conditions régnant sur le marché monétaire international. Mais l'acte de naissance d'un moyen de règlement exclusif entre banques centrales et institutionnellement contrôlé ne s'est toujours pas produit.

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la valeur d'échange du dollar et les autres monnaies à s'adapter. Ces phénomènes se produiront si le centre financier américain conserve son hégémonie mondiale. Or de ce point de vue des tendances contradictoires ne manqueront pas de se manifester. D'une part la disparition des balances dollar diminuera le rôle de l'euro-dollar. Les groupes bancaires européens verront leur position affaiblie dans le crédit international en dollar, la prépondérance des marchés de capitaux américains sera accrue d'autant 3 . Mais cette diminution du rôle de l'euro-dollar engendrera peut-être l'organisation d'un système de crédit multi-devises en Europe. Si ce dernier parvenait à se développer et à trouver les procédures de compensation intra-européennes pour constituer un centre financier unique et si ce centre était de taille à concurrencer le dollar dans le financement mondial de l'accumulation, il consoliderait puissamment un bloc commercial. Dans ce cas une ère de grande instabilité pourrait s'instaurer dans les échanges internationaux car il est impossible de réaliser un ordre international stable si l'une ou l'autre des deux conditions suivantes n'est pas satisfaite ; une hégémonie monétaire de l'économie dominante telle que les banques centrales des autres pays deviennent des appendices de la banque centrale qui émet la monnaie dominante ; ou bien un mode de régulation coordonnant l'élaboration des politiques monétaires nationales à un degré compatible avec l'interpénétration des économies. Dans la situation présente, les Etats-Unis ont les meilleures chances d'imposer l'étalon dollar hors de toute réforme concertée en apparaissant comme la seule autorité capable de consolider le crédit international privé alors que le réseau bancaire est fortement sollicité par la montée de l'endettement. En se portant prêteur en dernier recours pour garantir la solvabilité de consortia bancaires internationaux, le système de Réserve 3 A cet égard l'ébranlement du marché monétaire international en 1974 a révélé une inquiétante fragilité. Les dollars provenant des revenus pétroliers se sont dirigés principalement vers les banques et les marchés financiers américains. Les dépôts inter-bancaires sur le marché de l'Euro-dollar se sont contractés et la prépondérance du dollar sur les autres devises s'est accrue.

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Fédérale des Etats-Unis renforcera la position internationale des grandes banques commerciales américaines. D'ime part la prépondérance du centre financier new-yorkais sera établie ; d'autre part les détenteurs de capitaux monétaires apprendront à adapter leurs anticipations de la valeur d'échange future du dollar aux décisions de Washington. Les autorités monétaires des Etats-Unis pourront régler le taux de change du dollar à un niveau qui assurera le flux de paiements compatible avec l'accroissement et la diversification des investissements directs des firmes industrielles américaines à l'étranger.

2. Hégémonie

du capital

financier

Le capital financier est la médiation par le capitalargent, dont un groupe de capitalistes a un pouvoir de disposition sur le contrôle centralisé des différents organes concourant à la mise en valeur du capital (entreprises industrielles, sociétés commerciales, sociétés d'engineering et de services, banques et autres intermédiaires financiers). Le capital financier est issu de la centralisation du capital sous ses différentes formes d'existence, mais particulièrement sous la forme argent. La centralisation du capital-argent est grandement accélérée par l'internationalisation du crédit. Cette dernière a créé des structures financières internationales nouvelles où le capital financier américain exerce une très grande influence. Le développement de ces structures globalise la concurrence en provoquant la formation de nouveaux centres financiers. Mais ce qu'il importe de remarquer ici, c'est que l'internationalisation du crédit, qui donne aux structures financières leurs caractères, n'a pas pour seule base la circulation internationale des marchandises (fonction de la monnaie comme moyen de paiement dans la deuxième sphère de la circulation). Cette internationalisation du crédit repose aussi sur le financement international de l'accumulation, c'est-à-dire des actes liés A — T et A — MP. Elle a donc aussi pour base l'internationalisation de la première sphère de la circulation dont on sait qu'elle dépend

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étroitement de l'internationalisation de la production. Comme cette dernière est fortement dominée par le capital américain, l'emprise du capital financier dont les centres de contrôle sont aux Etats-Unis sur les domaines les plus rentables de la mise en valeur du capital dans les différentes régions du monde capitaliste a une base solide. Essayons d'en préciser la nature. Nous avons vu dans la première partie que le processus fondamental qui donne son unité à l'internationalisation des différentes phases du cycle du capital était à l'époque contemporaine l'internationalisation du rapport salarial. Quelles sont les conséquences financières de ce phénomène et qu'est-ce qui se déroule sur un espace international du point de vue des changements de forme de la valeur ? Dans les conditions modernes de la consommation de masse, la plus grande part du capital assure sa conversion à travers la reproduction de la force de travail T — A — Mc Or cet acte A — Mc (achat de marchandises par les salariés) est le dernier acte dans la circulation des produits de consommation. C'est celui qui fait refluer la plus grande valeur capital sous forme argent. Mais, hormis les dépenses de touristes à l'étranger et les dépenses de consommation issues de transferts internationaux de revenus, il n'est pas en lui-même internationalisé, il se déroule dans l'espace économique de chaque nation. Il ne saurait donc y avoir financement international de l'accumulation considéré comme un processus universel, systématique et d'importance croissante, s'il n'y a pas connexion intime des organes bancaires internationaux sur les circuits de revenus et d'épargne de chaque nation. Cela implique pour ces organes des activités bien plus vastes que la gestion de la monnaie liée au commerce international. Il faut : — D'une part que ces organes soient aptes à faire toutes les opérations financières accomplies par les banques nationales dans le cadre de chaque système de crédit, ou si la législation s'y oppose, qu'ils établissent des positions de contrôle sur les intermédiaires financiers nationaux de façon à obtenir sous forme de prêts à leurs conditions les ressources qu'ils ne peuvent pas se procurer sous forme de dépôts.

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Telle est la base des consortia bancaires qui regroupent sous la direction d'une ou de quelques banques pilotes un grand nombre de banques dans différents pays ; — D'autre part que les organes bancaires internationaux soient reliés par une circulation financière internationale fondée sur des actes de type A...A' pour assurer le transfert international du capital-argent destiné à acheter la force de travail à l'échelle mondiale. L'internationalisation de l'acte A — T est donc plus précisément A ..A' — T où la circulation financière seule se déroule strictement sur un espace international et assure la médiation nécessaire du capital financier dans la mobilisation mondiale des forces productives par les actes A — T et A — Mp. Cette circulation financière peut s'accompagner du déplacement spatial des forces de travail au delà des frontières nationales. Lorsque ces processus de financement international sont pleinement développés sous différentes formes (prêts internationaux multi-devises à moyen terme, émission internationale d'obligations et d'actions), ils donnent aux groupes financiers qui les contrôlent une grande mobilité et une grande initiative dans la transformation internationale des conditions de production. Le capital financier peut avoir tendance à se retirer de la production des marchandises banalisées de la consommation de masse s'il contrôle étroitement la formation des normes de production qui s'imposent internationalement ; ce qui est possible dès lors que les conditions d'existence du salariat sont suffisamment uniformisées. Cette tendance se manifeste dans l'accumulation rapide du capital dans le domaine des « services rendus aux entreprises ». La croissance des services est particulièrement rapide aux Etats-Unis parce qu'il s'y trouve le centre financier dominant. Les flux de revenus liés à ces services constituent les recettes en provenance de l'étranger qui croissent le plus vite. Ce sont des indicateurs de la prépondérance du capital financier américain. Ils mettent en évidence son emprise sur l'internationalisation de la production.

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B . — INTERNATIONALISATION DE LA PRODUCTION

L'internationalisation de la production exprime directement l'internationalisation du rapport salarial, et non plus seulement indirectement par la circulation internationale des marchandises et l'effet de cette circulation sur la transformation des conditions sociales de production dans les pays qui y participent. Ce mode classique d'internationalisation était, comme on l'a déjà évoqué, fondé sur la complémentarité de la production de marchandises entre un centre capitaliste dominant et des pays économiquement dépendants. La mise en valeur du capital dominant reposait sur cette complémentarité, il s'accumulait aux deux pôles (centres et pays périphériques) suivant un mouvement alternatif qui réglait les rapports entre flux de capital marchandise et flux de capital-argent. Cette complémentarité faisait que la détermination des prix internationaux des marchandises qui circulaient effectivement sur un espace pluri-national dépendait surtout des conditions sociales de production régnant dans les pays qui offraient ces biens. Ces conditions sociales aussi bien dans les centres que dans les pays périphériques, étaient elles-mêmes fortement influencées par la demande sociale qui se formait dans les centres. Il n'existait pas de demande sociale autonome capable d'engendrer une production capitaliste dans les pays périphériques. Ces conditions structurelles étaient représentées théoriquement dans la formation des prix internationaux par la loi des coûts comparatifs. Les conditions sociales de production, résumées dans l'introduction de cet article, sont fort différentes de celles de ce stade dit « classique », ce qui a transformé très profondément les rapports internationaux. La genèse de ces rapports a été un processus historique extrêmement pénible, marqué par les formidables bouleversements de la période 1914-1945. Ce n'est qu'après la deuxième guerre mondiale que ces rapports ont pu développer leurs potentialités du point de vue de l'accumulation du capital. Les rapports internationaux contemporains sont dominés par l'interna-

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tionalisation des processus de production qui tend à égaliser les conditions sociales de production et d'échange entre les espaces économiques qui y participent. On conçoit aisément que cette tendance ne saurait être représentée théoriquement par la loi des coûts comparatifs ou par une loi dérivée, fondée sur la comparaison de « dotations factorielles » entre pays. Cette loi exprime en effet l'influence économique des échanges internationaux sur des espaces économiques dont les conditions sociales de production, ne sont pas seulement différentes ; ces différences sont perpétuées par les échanges internationaux eux-mêmes, parce que ces derniers entretiennent la complémentarité des productions. C'est pourquoi la montée de nouvelles métropoles capitalistes a nécessité des moyens politiques pour briser cette complémentarité qui était ime soumission à la puissance capitaliste hégémonique. Au contraire l'internationalisation de la production tend à homogénéiser des espaces économiques préalablement différents. Sa représentation théorique est donc l'extension du système de normes de production et d'échange et la circulation du capital conformément à la loi de la péréquation des taux de profit sur l'espace économique unifié 1 . Toutefois pour que la tendance à l'égalisation des conditions sociales de production et d'échange ne donne pas lieu à de fausses interprétations, il importe de la caractériser plus précisément. — Cette tendance est issue principalement des différences dans les conditions sociales de production entre les EtatsUnis d'une part, les pays d'Europe occidentale d'autre part, dans un contexte politique poussant à l'unification du monde capitaliste. De plus cette tendance exprimait une nécessité pour la mise en valeur du capital américain parce que le marché intérieur était déjà grandement développé. Le bouleversement des conditions d'existence du salariat s'était déjà poursuivi sur une longue période et ne permettait plus de soutenir une accumulation du capital à la fois régulière et à un rythme rapide. Cette tendance était devenue possi4 Voir sur ce point W. Andreff. « Profits et structures du capitalisme mondial », Calmann-Lévy (1976).

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ble parce que la division sociale du travail s'était considérablement intensifiée sous son double aspect technique et économique aux Etats-Unis. Le capital américain a pu tirer parti des différences dans le développement des forces productives en internationalisant sa mise en valeur et par conséquent en internationalisant les deux aspects de la division du travail constitutifs des branches. En contrôlant des procès de production éparpillés dans des pays diiférents, mais unifiés par un cycle se déroulant sur des espaces plurinationaux, le capital américain a bénéficié à la fois d'une hausse du taux de plus-value, d'une augmentation des masses de plus-value directement produites ou drainées par la domination exercée sur d'autres capitaux, d'immenses domaines nouveaux offerts à l'accumulation dans la mesure où il contrôlait les conditions de production socialement dominantes dont il suscitait l'extension. — La tendance à l'égalisation des conditions sociales de production et d'échange est loin d'être générale. D'une part la mise en valeur sur le marché mondial des capitaux dont les processus de production sont internationalisés ne pousse pas à une transformation rapide des conditions d'existence du salariat dans les pays périphériques. Certes dans ces derniers le salariat s'étend parce que la pénétration des capitaux gagne de nouvelles activités productives à côté de l'exploitation des ressources naturelles. De plus en plus viennent s'y fixer les industries de première transformation de ces ressources et les segments d'industries (fabrications de composants et montages de sous-ensembles) qui nécessitent beaucoup de main-d'œuvre sans qualification et qui sont des étages intermédiaires de production dans des systèmes intégrés d'industries concourant à la production de marchandises complexes. Ces industries se fixent dans les pays périphériques dans la mesure où elles ne sont pas ou ne sont plus des lieux de mise en valeur du capital, mais sont des intermédiaires pour une mise en valeur qui se fait sur les immenses marchés des pays capitalistes avancés et qui a pour support des marchandises complexes qui sont produites en aval de la chaîne productive. Si donc les pays périphériques sont des lieux de production de plus-value, ils

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n'en contrôlent nullement l'accumulation et sont impuissants à en éviter le transfert massif vers les zones d'expansion de la valeur d'échange. D'autre part l'internationalisation des conditions sociales de production dominantes, comme contenu de la mise en valeur du capital américain, a profondément transformé les relations inter-industrielles dans les pays qui en sont les sièges et a engendré de puissantes contre-tendances. Il ne faut pas oublier en effet que si la tendance à accumuler provoque l'internationalisation de la production, il n'existe pas de régulation du mode de production capitaliste sur un espace international. Les lois de régulation sont nationales et impliquent les interventions multiformes des Etats. Seule une hégémonie étendue de la puissance capitaliste dominante peut tenir lieu d'ordre international. Nous avons déjà vu ce problème du point de vue de la circulation en montrant l'éclatement de la contradiction entre les forces gouvernant la valeur d'échange du dollar, monnaie nationale des EtatsUnis, et son rôle de monnaie universelle. Nous savons maintenant que le problème monétaire condense des contradictions profondes : l'internationalisation de la production est déjà assez avancée pour que l'impulsion des EtatsUnis dans la transformation ultérieure des conditions sociales de production ne soit plus pleinement déterminante. L'imposition de la loi de régulation américaine aux échanges internationaux pour la circulation internationale du dollar, telle que nous l'avons décrite, s'est affaiblie. Il en résulte la résurgence d'une concurrence violente, source de perturbations dans les flux commerciaux, d'incertitude dans l'évolution ultérieure des conditions de production et d'hésitation dans les programmes d'investissements productifs lourds. La crise des relations économiques internationales n'a pas seulement été l'effet de la tendance à l'égalisation des conditions sociales de production et d'échange. Elle a été nourrie par les réactions dans les pays qui ont subi cette tendance où elle a provoqué des transformations accélérées. En effet l'imposition de normes de production déjà préexistantes ailleurs, comme nouvelles normes sociales moyennes

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sous l'impact de l'internationalisation rapide du capital américain, a remis en cause des pans entiers des systèmes industriels nationaux. Dans les cas où l'internationalisation de la production a pleinement constitué les branches sur des espaces économiques pluri-nationaux, les capitaux nationaux n'ont eu d'autre alternative que de disparaître de la production ou de se regrouper pour tenter de participer à la mise en valeur selon les nouvelles normes internationales ou de compenser l'infériorité de leur efficacité productive par une exploitation supérieure des forces de travail par rapport à celle de leur concurrents. Dans d'autres cas le développement de certaines branches subsiste comme branches dominées. La demande sociale n'est pas suffisante pour permettre aux capitaux qui y sont engagés une mise en valeur au taux de profit moyen défini dans le système des branches où s'établissent les normes internationales de production et d'échange. Suivant la place de ces branches dominées dans la division économique du travail, ces capitaux ont pu soit se mettre en valeur à taux réduit dans une nouvelle soustraitance internationale, soit se mettre en valeur à taux réduit en produisant pour des marchés nationaux ou locaux, en bénéficiant en général d'une protection et d'aides publiques. La survie des capitalismes européens (et du capitalisme japonais) en tant que centres d'accumulation maîtres des conditions de la mise en valeur du capital a donc passé par une restructuration industrielle de grande ampleur, destinée à faire cette mise en valeur à l'échelle internationale et par conséquent participer à la production des conditions de production internationalement dominantes. 1. Tendance à l'internationalisation des normes de production et des caractéristiques des marchandises a) Transformation des conditions de production socialement dominantes et formation des prix internationaux des marchandises La transformation internationale des conditions de production n'est pas un processus harmonieux permettant de

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passer de systèmes de branches distincts dans des pays différents à un système mondial intégré de production. Cette transformation est le produit à la fois de la modification des conditions immédiates de la production (le procès de travail) dans certaines catégories de branches qui se déploient pleinement sur un espace économique pluri-national et du changement dans les conditions d'existence du salariat conformément au modèle américain. Mais on a vu que la tendance à l'égalisation des conditions de production n'était que partielle. De plus les évolutions des conditions immédiates et des conditions générales de la production n'ont aucune raison d'aller de pair. D'importants décalages peuvent apparaître et subsister sur de longues périodes. L'uniformisation des procès de travail peut aller très vite dans certaines branches parce que les caractères technologiques des processus de production permettent aux capitaux qui les contrôlent de les fractionner de façon à profiter des différences de coûts de production obtenues par changements de localisation d'unités intermédiaires ou d'assemblage final. Nous allons essayer plus loin de caractériser les lignes directrices de l'internationalisation des processus productifs. Rappelons ici que la création d'une circulation internationale, dont nous avons étudié certains aspects dans la partie précédente, fait nécessairement partie de l'internationalisation de l'espace économique des branches. Ce qu'il importe de remarquer c'est que dans une branche où sont reliés organiquement des processus de production fractionnés pour aboutir à une marchandise ou un groupe de marchandises vendues sur le marché mondial, un prix international en dollar tend à s'imposer directement aux différents pays participant au commerce mondial. Telle est la conséquence importante de l'uniformisation des procès de travail. Etudions plus précisément la portée de ce résultat. Dans le cas où le commerce international est réglé par la loi des coûts comparatifs, parce que l'accumulation du capital à l'échelle internationale s'applique à des productions complémentaires dans des pays à conditions sociales de production différentes, les prix de production des marchandises

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internationalement échangées sont essentiellement les prix de production, exprimés par rapport à la monnaie universelle, des pays qui offrent ces marchandises. Si plusieurs pays vendent la même marchandise, le prix international qui s'impose dépend de la demande mondiale qui se manifeste en moyenne. A cette demande sociale correspond un prix international de production qui est la résultante des conditions nationales distinctes. C'est une moyenne pondérée mondiale des conditions sociales moyennes des pays qui vendent par les proportions dans lesquelles ils contribuent à la formation de l'offre qui égalise la demande mondiale. Il est clair que dans ce système de valeurs d'échange internationales, le pays qui exerce une domination industrielle impose ses normes de production directement par ses exportations de marchandises et indirectement par ses exportations de capital-argent allant s'investir dans les pays dépendants. L'influence des échanges internationaux sur ses propres conditions sociales de production passe par la circulation internationale des marchandises. Les importations réagissent sur la formation du système national de prix de production par l'abaissement d'un certain nombre de coûts de production, en particulier le coût d'achat de la force de travail (parce qu'on importe des subsistances moins chères que celles qu'on pourrait produire sur place). Les exportations interviennent par l'effet de la demande sociale extérieure sur les prix nationaux de production. Il y a donc transmission internationale de la loi de régulation nationale du pays hégémonique par la formation des prix des marchandises internationalement échangées et assimilation dans les conditions de production du pays hégémonique des impulsions données par le commerce international. L'hégémonie exercée par les Etats-Unis immédiatement après la seconde guerre mondiale a répondu à ce schéma. Mais la nature des exportations de capital américain vers les autres pays capitalistes était différente puisque ces exportations visaient à étendre le champ de la mise en valeur en généralisant les conditions de production américaines. Pendant une période assez longue (1950-1957 environ) l'exten-

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sion du salariat en Europe occidentale et la transformation de ses conditions d'existence furent les déterminants de développements très rapides des marchés nationaux dont les capitaux américains profitèrent. La circulation internationale du dollar, imposant concrètement ce dernier comme monnaie universelle, reflétait ime régulation internationale issue de l'hégémonie américaine. Dans cette phase où les rapports de production capitalistes s'étendaient rapidement en Europe occidentale à des champs nouveaux de la production, la stabilité du dollar était compatible avec d'importantes inégalités dans les rythmes d'accumulation entre les EtatsUnis et le Canada d'une part, les autres pays capitalistes d'autre part. Ces différenciations étaient renforcées par la faculté de mise en œuvre de politiques protectionnistes, par le rôle du financement public dans le cadre de chaque nation, par la faculté d'adapter les taux de change des monnaies en dollar. Ainsi l'intensité différente de la demande sociale dans chaque pays pour les marchandises internationalement échangées permettait une modulation suivant les pays de destination des prix qui fondamentalement exprimaient les conditions de production américaines. Mais la récession mondiale de 1957-1958 se traduisit par une brutale détérioration de la balance commerciale des Etats-Unis qui révéla une sensibilité nouvelle de leur économie aux variations des prix de production formés à l'étranger. La phase suivante accentua fortement cette tendance, même si dans un premier temps (période 1960-65) la dépendance vis-à-vis de conditions de production internationales que le capital américain ne pouvait plus pleinement contrôler s'est traduite, non par un affaiblissement global de la compétitivité de l'industrie américaine, mais par une profonde restructuration industrielle. Cette restructuration est attestée au plan des échanges internationaux de marchandises par le tableau suivant qui donne l'évolution du solde commercial des Etats-Unis par catégorie de branches définies selon des indicateurs des conditions immédiates de production. Il y eut une réorientation massive du capital américain sur les branches productrices de moyens de production spécialisés, sur des branches créatrices des sup-

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ports matériels de nouveaux types de relations sociales (télécommunications, systèmes de traitement d'information et de contrôle de gestion) ou de contrôle de l'environnement (instruments et processus de contrôle de pollution), sur les activités de services techniques productrices de processus technologiques directeurs et de nouvelles normes de production destinées à s'imposer internationalement. Cette transformation de l'industrie américaine fut liée à l'importance prépondérante prise par le capital financier américain pour valoriser internationalement les processus de production porteurs de nouvelles conditions sociales de production et les services technico-économiques qui y sont liés. Cette activité du capital financier s'est faite dans le cadre d'un mouvement d'unification des espaces économiques nationaux en Europe occidentale. Commerce

extérieur des Etats-Unis pour les articles par caractéristiques de production

manufacturés

— Exportations nettes — (millions de dollars f. o. b.)

Catégories

de

branches

Valeur Changement nette en 1970 1960-65

I. Fort coefficient de recherche et salaires élevés

4.096

+

II. Fort coefficient de recherche, salaires élevés et forte intensité de capital

4.392

+ 1.104

-

1.334



589

IV. Forte intensité capitalistique

-

424



176

V. Fort contenu en maind'œuvre non qualifiée

-

2.145



430

III. Forte intensité capitalistique et salaires élevés

267

— Il en est résulté un immense essor de l'internationalisation de la production transformant profondément les 12

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rapports d'échange internationaux. L'établissement direct d'un nombre grandissant de branches sur des espaces économiques pluri-nationaux a transformé les normes de production et d'échange qui y sont relatives. En effet les différences dans les éléments des coûts de production (coûts d'achat des forces de travail, des approvisionnements, des transports) sont entrées directement dans l'organisation des procès de production et par conséquent dans la formation des prix de production. Comme les capitaux dominants, qui émergeaient dans les différents pays d'une concentration accélérée n'étaient plus adaptés à leurs marchés nationaux et devaient se mettre en valeur sur les espaces économiques plus larges, la concurrence des capitaux fit que les normes internationales de production et d'échange s'imposèrent à tous. Il en découla un certain nombre de conséquences importantes. D'abord la généralisation de l'internationalisation du capital aux principaux pays capitalistes européens fut à l'origine d'une accélération du commerce international (accélération plus forte à l'intérieur des espaces économiques en voie d'unification) et d'une accélération de la croissance de la productivité apparente du travail dans les pays dont les capitaux bénéficièrent le plus de cette extension de l'espace de circulation du capital. En effet cette extension permit de faire éclater les limites à l'accroissement des taux de plus-value provoquées par la rigidité des conditions sociales de production bornées dans leurs cadres nationaux. Ce fut pour l'Europe occidentale le passage de l'accumulation extensive, liée au développement du salariat et à la généralisation de la production capitaliste, à l'accumulation intensive liée à la transformation des normes de production et d'échange par l'internationalisation de la production. L'adaptation des différents pays aux normes internationales perturbe profondément les régulations économiques nationales en laissant des branches dominées dans lesquelles le capital qui y est engagé doit consentir une mise en valeur à taux de profit plus faible, sans perspective de redressement et sans grande possibilité de participer à ime mise en valeur internationale.

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Les conséquences de l'internationalisation de la production sur les Etats-Unis eux-mêmes sont considérables. Tant que les conditions d'existence du salariat en Europe occidentale et au Japon ne se sont pas pleinement égalisées sur les conditions américaines (ce qui est presque le cas en Allemagne fédérale et en Suède), les différences dans les coûts d'achat des forces de travail pour la mise en œuvre de ces forces dans des procès de travail identiques subsistent. Les prix internationaux sont tels qu'ils tendent à déplacer les productions américaines par des importations sur une vaste gamme de marchandises banalisées. On a déjà vu que pour garder une position dominante dans la concurrence internationale qui se déplace de plus en plus vers le contrôle des branches capables de bouleverser les conditions sociales de production au fur et à mesure que s'épuisent les effets directs de l'élargissement des marchés, le capital américain doit non seulement transformer profondément le système industriel aux Etats-Unis, mais encore imposer une profonde réforme du système monétaire international et s'opposer à la formation de blocs commerciaux antagonistes. Enfin la tendance à l'égalisation internationale des conditions de production et d'échange altère profondément les données de la conjoncture. La dépendance simultanée des centres capitalistes vis-à-vis du marché mondial et leur besoin simultané d'exporter de plus en plus tout en résistant aux importations rendent très instables les rythmes nationaux de croissance de la production industrielle. Le caractère mondial de l'accumulation, fondé sur l'entrelacement international des cycles des capitaux engendré par l'internationalisation de la production, détermine pour la première fois depuis la seconde guerre mondiale une conjoncture mondiale. Les rythmes d'accumulation des différents pays capitalistes deviennent étroitement solidaires. Cette solidarité est source d'ime propagande internationale des hausses de prix et de risques de récession mondiale 5 . ». La mise en phase des économies nationales a joué un grand rôle dans la divergence cumulative des rythmes d'inflation en 1973-74 et dans la récession profonde et généralisée qui a suivi.

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b) Intégration des branches à l'échelle internationale et modification des produits sur lesquels porte la mise en valeur du capital. L'adaptation des caractéristiques d'usage des marchandises est un lien important entre l'internationalisation de la circulation et l'internationalisation de la production. Elle comporte d'une part la création de moyens de production complexes et diversifiés qui sont spécialisés et deviennent des éléments déterminants des procès de production dans lesquels ils entrent, d'autre part l'élaboration des produits de la consommation de masse, vecteurs d'une unification des modes de consommation. Nous ne dirons que quelques mots de ces processus matériels dont l'analyse suppose le rassemblement d'un grand nombre d'observations concrètes qui sont surtout de l'ordre des connaissances qualitatives précises. Cependant quelques hypothèses générales peuvent être formulées quant aux lignes directrices suivies dans l'élaboration des produits. — Etablissement de normes techniques et de normes de qualité rigoureuses et universelles. Ces normes concernent les spécifications détaillées des composants élémentaires entrant dans la fabrication de marchandises assemblées, ainsi que les caractères physico-chimiques des produits issus des processus continus de transformation de la matière. Elles concernent aussi la normalisation des dimensions, destinée à réduire la manutention qui absorbe ime part importante du coût de production dans de nombreuses branches, et la normalisation des convoyeurs et vecteurs de transport pour diminuer des temps morts de la production qui ralentissent la mise en valeur du capital productif. Cette normalisation fait évidemment partie de la détermination des conditions sociales de production et d'échange. L'internationalisation de ces conditions tend donc à imposer irne normalisation universelle dans l'ensemble des branches qui y participent. C'est pourquoi cette normalisation est une arme majeure de la concurrence internationale des capitaux. Elle intervient comme arme défensive pour

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FINANCIÈRES

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protéger certains marchés lorsqu'elles sont édictées par les Etats sous le couvert de la sécurité et de la protection de la population. Il s'agit alors de fixer des normes telles que les entreprises nationales soient favorisées par rapport à leurs concurrents étrangers parce quelles correspondent à des méthodes de production déjà couramment en vigueur dans le pays considéré ou parce qu'elles nécessitent des conditions techniques ou naturelles particulières pour lesquelles les entreprises du pays considéré sont avantagées. Ainsi le gouvernement des Etats-Unis fixe-t-il des normes sur mesure pour les entreprises américaines dans diverses branches, en particulier l'automobile, les industries agroalimentaires, les industries pharmaceutiques. La normalisation peut être offensive si certains groupements de capitaux s'appuyant sur la puissance politique d'un Etat cherchent à imposer une normalisation universelle ou dans le cadre d'une zone économique. Dans cette perspective, les solutions adoptées tiennent aux rapports de forces entre les groupements capitalistes qui se partagent la détention du contrôle de la circulation de ces types de produits ou des produits plus élaborés pour lesquels les premiers sont des composants. Cette forme de la lutte des capitaux, fortement accrue par la question de la pollution et du recyclage des produits qui en découle, où les pressions politiques des gouvernements ne sont pas absentes, déclenche suffisamment de litiges pour nourrir l'activité de diverses super-structures bureaucratiques internationales dans le cadre du G.A.T.T. et de la C.E.E. — Tendance à la constitution d'ensembles-marchandises, complexes et à haute valeur d'échange. Du point de vue de l'internationalisation de la production, cette tendance est l'effet sur la valeur d'usage des marchandises de la liaison de plus en plus étroite entre la division technique et la division économique du travail. Cette liaison se manifeste par une intégration verticale des branches à travers laquelle la filière économique aboutit à la production de marchandises qui sont des assemblages très complexes remplissant des fonctions de la consommation sociale. Les étages intermédiaires de la production sont organiquement

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liés dans l'intégration verticale et deviennent des branches technico-économiques qui transmettent aux branches situées en aval une valeur d'échange peu différente de leur coût de production. Cela signifie que du point de vue de la mise en valeur du capital, ces branches fonctionnent avec du capital dévalorisé plus ou moins complètement ; la mise en valeur du capital est reportée en aval et a pour support les ensembles-marchandises. Cela suppose que ces dernières soient les marchandises qui tendent à s'imposer dans la circulation internationale parce qu'elles supportent l'internationalisation des normes de production et d'échange. La plus-value produite dans tous les étages de la production verticale tend à se reporter sur la réalisation de la valeur d'échange de ces marchandises par le jeu des prix de transfert des produits intermédiaires. On sait que l'élargissement de la circulation requiert une commercialisation sur des espaces pluri-nationaux qui présuppose l'intervention de fractions de capital disposant de masses concentrées de capital-argent, et qui est contrôlée par des groupes financiers. Ces ensembles-marchandises sont des groupements de moyens matériels organisés pour remplir des fonctions sociales. Les capitaux qui en contrôlent la production, contrôlent du même coup un faisceau de branches productrices des composants et sous-ensembles et sont aux noeuds de regroupements de réseaux de circulation. Les ensemblesmarchandises concernent aussi bien les moyens de consommation que les moyens de production. Dans le premier cas ce sont les moyens sociaux engendrés par l'urbanisation et les marchés de consommation de masse qui en sont issus, regroupés autour de fonctions de la consommation sociale. Citons, sans les analyser, les marchés de l'habitat, de l'équipement des logements, des transports, des loisirs, de l'alimentation conditionnée, des télécommunications. Les entreprises multinationales tendent à diversifier leurs activités pour produire les marchandises liées fonctionnellement comme composantes d'ensembles qui répondent à chacune des fonctions sociales complexes. A la charnière des moyens de consommation et des moyens de production on trouve

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les marchés liés à la présentation des produits (marché de l'emballage). Le conditionnement des produits devient en effet si complexe qu'il tend à faire l'objet d'irne branche de production spécialisée qui regroupe tous les types d'emballages réalisant l'adaptation des produits aux marchés et dont les entreprises se chargent souvent de la promotion des ventes pour le compte de leurs clients. Enfin dans les moyens de production il faut citer de nouveau les fonctions transport et télécommunications qui sont tout à fait horizontales. Il y a également la production d'ensembles intégrés de moyens de production : usines clés en main, complexes chimiques et pétrochimiques, centrales énergétiques, systèmes de contrôle automatique des processus de production, ensembles complets de manutention. 2. Internationalisation productifs

des caractéristiques

des

processus

a) Intégration des branches sur des espaces pluri-nationaux, éparpillement des processus productifs partiels, circulation captive des produits intermédiaires. Les résultats auxquels nous sommes parvenus dans l'analyse de l'internationalisation de la production aboutissent à une formulation précises des lois générales selon lesquelles évoluent les processus productifs. L'internationalisation de la production exprime que les processus productifs eux-mêmes prennent des caractères universels, et pas seulement que les unités dans lesquelles ils se déroulent sont distribués sur des espaces géographiques pluri-nationaux 6 . Le deuxième phénomène est subordonné au premier. On a vu que ces caractères comprenaient l'acquisition par les produits de normes universelles et leur intégration technique ou fonctionnelle (du point de vue de la consommation du salariat) en ensembles-marchandises, conditions d'une circulation internationale des marchandises généralisée. 6 . L'analyse théorique de la transformation des processus productifs est dans C. PALLOIX « Procès de production et crise du capitalisme », PUG, Maspéro, 1977.

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Cette transformation des produits va de pair avec leur diversification ; elle est créée par une modification de la nature des branches et des liaisons inter-branches. Ainsi l'internationalisation des branches se traduit par l'éclatement des processus productifs, leur diversification et leur segmentation, l'établissement de liaisons internationales (entre filières techniques d'une même branche (au sens économique du terme) induisant ime circulation captive. On conçoit que ces processus bouleversent les localisations des productions et les relations de sous-traitance, bref les économies régionales. La spécialisation internationale de la production, dans la phase actuelle de l'histoire du mode de production capitaliste, n'a pas pour déterminant principal la polarisation de groupes de pays sur des productions complémentaires liées par le commerce international. Cette spécialisation est un remembrement des branches sous l'impact de l'universalisation des conditions de production socialement dominantes. Cette spécialisation ne progresse que tant .-qu'elle permet d'accélérer l'accumulation du capital. L'aiguillon de l'accumulation transforme les conditions sociales de production et de fait modifie les « règles » de la spécialisation qui ne peuvent être que des mécanismes transitoires adaptés à des phases de l'internationalisation du capital. En particulier lorsque, comme à l'heure actuelle, des difficultés structurelles apparaissent pour l'accumulation du capital à l'échelle mondiale, de violentes contradictions se manifestent quant à la spécialisation. A moyen terme le capitalisme ne pourra surmonter cette crise que par un nouveau bouleversement de grande ampleur des conditions sociales de production et par conséquent des conditions d'existence du salariat. Ce bouleversement ne manquera pas de modifier de fond en comble les mécanismes actuels de la spécialisation internationale. Mais à l'heure actuelle l'exacerbation de la concurrence provoquée par la crise menace des capitaux centralisés, jusqu'alors assurés de positions de contrôle propices à une mise en valeur internationale très profitable, de dévalorisations massives. C'est pourquoi une tendance à la cartellisation, destinée à protéger des capitaux particu-

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liers, émerge de nouveau dans les branches les plus menacées Cette tendance conduit à pétrifier la spécialisation internationale. C'est ainsi que le gouvernement des EtatsUnis exerce des pressions considérables pour protéger des marchés aux capitaux américains par des accords commerciaux scellés par des protocoles inter-étatiques dans le cadre du Nixon Round. Cela signifie que les dévalorisations de capital aménagées par le capital financier dans son contrôle du processus d'intégration des branches, par le jeu des prix de transfert et de la circulation captive, ne permettent plus d'assurer des régulations partielles de la mise en valeur des capitaux parce que la transmission de la plus-value en aval dans la valeur d'échange des marchandises internationales ne peut plus se réaliser autrement que par l'enchaînement cumulatif des hausses de prix. La circulation captive de produits résulte à la fois de la segmentation internationale des processus productifs aboutissant en aval à des marchandises qui sont seules valorisées sur le marché mondial, et de la nécessité de contrôler les réseaux internationaux de circulation pour commercialiser les marchandises sur des espaces économiques pluri-nationaux. Ces flux de produits ne constituent pas une circulation de marchandises au sens économique du terme, mais des transferts de produits d'une localisation à une autre à l'intérieur de la sphère de la production, entre des unités appartenant à un même centre capitaliste. Ces produits sont valorisés à des prix de transfert. Etant à l'intérieur de la sphère de la production, ces produits de7 . Cette tendance prend plusieurs visages. D'une part les amples changements des rapports internationaux de prix en faveur des matières premières renforcent les Etats producteurs et leur donnent les moyens de diriger des processus d'accumulation dans le cadre d'un capitalisme d'Etat. L'exemple de I'OPEP, favorisé par des conditions politiques exceptionnelles, incite d'autres groupements d'Etats producteurs de matières premières à mettre en place des cartels inter-étatiques. D'autre part dans certaines industries comme la sidérurgie, des cartellisations privées mais fortement encouragées par les Etats tendent à se mettre en place dans le cadre européen en dépit des rivalités sous l'impulsion de l'Allemagne, puissance industrielle régionalement dominante.

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meurent avant et après transfert des éléments du capital productif. Mais cela ne signifie pas que les prix de transfert sont à la discrétion des capitalistes qui les fixent, comme on l'entend dire trop sauvent. En effet dans un ensemble d'industries verticalement intégrées, constituant une filière économique, la norme sociale de production et d'échange s'applique à l'ensemble du processus de production. Cette norme se manifeste comme contrainte de concurrence en aval où chaque capitaliste cherche à réaliser le maximum de plus-value dans la valeur d'échange des marchandises de façon à rentabiliser l'ensemble du capital investi. La confrontation des marchandises avec la demande sociale qui se manifeste détermine le prix qui s'impose à tous et par conséquent la limite de la plusvalue réalisable. La lutte pour le taux de profit le plus élevé tend à égaliser les conditions de production particulières des différents capitaux, créant la moyenne sociale qui s'impose comme norme. Dans le cas d'une intégration verticale des branches la recherche du maximum de plusvalue réalisable dans la valeur d'échange de la marchandise aval impose à tous les capitaux l'abaissement des coûts de production à tous les étages intermédiaires. La norme sociale de production et d'échange induit donc des normes technico-économiques applicables aux processus productifs intermédiaires. Ces normes se révèlent sur les prix de transfert dans la circulation captive des produits. Cela ne signifie pas que les prix de transfert sont toujours plus bas que les prix de production de capitaux autonomes vendant ces produits comme marchandises. Dans le cas où l'exploitation du sol ou du sous-sol approprié privativement ou par Etats (par exemple le pétrole) suscite la catégorie économique de la rente, la constitution d'un cartel international intégré verticalement, et régularisant la circulation des flux de produits aux différents étages de la production, peut maintenir des prix de transfert élevés des produits bruts, source de rentes régulières pour les propriétaires. Enfin, si pendant les périodes de crises génératrices d'instabilité monétaire les flux de produits captifs peuvent

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avoir un impact erratique sur les balances commerciales des pays, c'est parce que les capitalistes fixent des prix d'ordre, distincts des prix de transfert de production, pour éviter des pertes en capital ou réaliser des gains financiers en anticipant sur les changements de parité des monnaies. Mais cette distinction n'est pas conceptuellement différente de celle qui existe entre prix de production et prix de marché, ces derniers pouvant faire l'objet de violentes fluctuations dues à des changements brusques et transitoires de la demande. b) Rôle de la fonction d'engineering dans la flexibilité des normes de production et d'échange s'imposant internationalement. Le remaniement international des structures verticales concerne des branches très lourdes en capital fixe, à contraintes techniques rigides, où tout progrès important de l'efficacité productive requiert de nouveaux investissements envisageables exclusivement dans une programmation de longue période, c'est-à-dire appelant une stabilité socio-politique et des garanties financières que seuls des rapports inter-étatiques impliquant une étroite coopération militaire peuvent donner. Dans ce système d'Etatsnations qui est le visage moderne du monde occidental, le renforcement des Etats, les accords qu'ils nouent et la contagion de leurs modes d'intervention qui tendent à s'uniformiser sont les moyens de briser la montée générale des luttes de classes. La concurrence inter-capitali9te s'exerce dans ce cadre. Les processus déterminants du développement inégal, qui décident de l'expansion internationale de certains groupements de capitaux selon les lignes que nous avons étudiées, reposent décisivement sur la concentration des moyens scientifiques et financiers organisée par les Etats. C'est pourquoi tous les processus d'internationalisation, loin de nier la prépondérance des Etats, ont leur siège dans une mobilisation technico-scientifique dirigée par des capitalistes collectifs au sein des appareils d'Etat. Il en est ainsi

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parce que la possibilité d'acquérir des positions de force par la concurrence dans le régime d'accumulation intensive passe par la capacité à diriger la transformation des conditions sociales de production et à l'imposer aux autres nations en étendant et homogénéisant l'espace de formation de la plus-value relative. Dans l'organisation du travail scientifique permettant de stimuler et de contrôler la flexibilité des normes de production et d'échange, une fonction spécifique a une importance décisive, c'est la fonction d'engineering qui requiert irne affectation massive de capital. Nécessaire à la maîtrise des conditions de production dominantes et à leur extension universelle, cette fonction est de plus en plus l'enjeu de la concurrence internationale des capitaux. Il en découle que l'activité scientifique est de plus en plus soumise aux objectifs de la mise en valeur du capital et comme telle politiquement contrôlée dans chaque nation par la fraction hégémonique de la bourgeoisie, principalement par le biais de sa soumission aux impératifs de « sécurité nationale ». De ce qui précède, il résulte que la fonction d'engineering est entendue ici au sens large de l'ensemble des pratiques qui aboutissent à créer les schémas de combinaisons productives, à déterminer les modes de mise en œuvre des forces de travail, à élaborer les produits complexes et à fixer le fractionnement des opérations de production et leurs liaisons organiques. Cette fonction comprend, outre l'organisation du procès de travail, ce qu'on appelle habituellement le développement et la partie de la recherche appliquée consacrée à l'élaboration de nouveaux procédés de fabrication dans des domaines où la connaissance scientifique est déjà sûre et où ont déjà été vérifiées expérimentalement les propriétés générales des processus étudiés. Elle opère donc dans la sphère de la production d'une part sur le produit marchandise, d'autre part sur le procès de travail. Initialement simple appendice de la production et mise en œuvre au moyen d'une faible fraction du capital productif, cette fonction a grandi au point de se détacher de la production proprement dite

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et de devenir un lieu de fixation d'une fraction autonome du capital se mettant en valeur exclusivement sur elle et accomplissant cette fonction pour le compte de nombreux éléments distincts du capital productif. On a donc le schéma suivant : Aj



A —

engineering

Mp 1 i . ... P .T. M' T



A',

-

A'

sphère de la production La fonction d'engineering opère de part et d'autre de l'acte P (production) proprement dit. En tant qu'elle agit sur le produit-marchandise elle participe à l'articulation entre la sphère de la production et la deuxième sphère de la circulation. Le sens de son action est d'accroître la capacité du capital industriel de se valoriser en adaptant le produit destiné à être vendu comme marchandise à l'extension en dimension et diversité de la circulation. Cette action est accomplie par les transformations des produits que nous avons relevées. En même temps cette fonction agit sur la première sphère de la circulation puisque la transformation des produits, dans le sens de normalisation et diversification des composants, intégration en ensemble marchandises, provoque un éclatement et une restructuration des processus productifs ; cela modifie en chaîne les rapports entre plusieurs branches, induit des changements dans la spécification des moyens de productions (en particulier création de biens d'équipement spécialisés) et modifie les proportions entre forces de travail et moyens matériels. On comprend donc que cette fonction d'engineering exerce un contrôle sur la production, donc sur la mise en valeur du capital industriel. Il n'est pas étonnant qu'elle se soit développée à une vitesse foudroyante avec l'internationalisation de la production. Par la médiation de cette fonction, un même capital peut influencer la mise en valeur de capitaux productifs fonctionnant séparément et

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produisant une gamme de valeurs d'usage différentes. Très centralisé, ce capital d'engineering peut impulser et orienter des restructurations industrielles sur un espace économique plurinational. Il semble que le principe de cette influence étendue réside dans l'existence de schémas technico-scientifiques directeurs. Le regroupement des produits en ensembles-marchandises aurait pour base technique la création de systèmes de relations entre processus productifs élémentaires. L'existence de ces systèmes, résultat le plus élaboré de la fonction d'engineering, permet de relier des processus de production qui dépendent d'un même schéma fondamental. C'est ce qui faire dire que de plus en plus de branches ont la « technologie » comme « facteur spécifique de la production ». En réalité la fonction d'engineering est à la jonction de la division technique et de la division économique du travail. L'accroissement du taux de plus-value requiert une double parcellisation du procès de production : d'une part le procès de travail productif au sens strict se décompose en actes élémentaires organiquement liés ; d'autre part la division économique du travail multiplie les branches dont les schémas d'intégration sont les filières économiques de mise en valeur des capitaux. La fonction d'engineering est une des principales fonctions autonomes engendrées par l'éparpillement des activités économiques et destinées à les coordonner. Il importe, pour terminer sur cette question, de voir comment le capital d'engineering lui-même se met en valeur. Sa greffe sur le cycle du capital social est originale. Il n'entre pas directement dans les changements de formes du capital, comme le font le capital commercial qui achète les marchandises et le capital bancaire qui rassemble le capital argent destiné à l'achat des éléments du capital productif. Ces fractions n'agissent que sur les formes de la valeur hors de la sphère de la production. Le capital d'engineering n'agit que sur la valeur d'usage dans la sphère de la production : usage des moyens de production et valeur d'usage des produits. Il le fait de telle façon que son action accroît la plus-value rapportée

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à un capital productif de grandeur donnée. Comme tel il acquiert un droit sur les flux de plus-value future que son intervention permet d'accroître. La redevance A*! qui est le flux de revenus revenant au capital d'engineering, est un droit qui découle de la mise en œuvre répétée d'une méthode ou d'un procédé. Aucune loi économique ne fixe le montant de ces droits comme une part déterminée de la plus value sur le capital industriel. Ce montant (ou pourcentage) est fixé par contrat privé ; c'est pourquoi les licences font l'objet d'une réglementation juridique très précise. Enfin comme donnant un droit sur une plus-value future le produit de la fonction d'engineering peut être capitalisé comme toute portion de la plus-value. Il devient donc un titre de propriété qui peut être acheté et vendu, le brevet. En cela il s'apparente d'autres titres de propriété, comme l'action, qui découlent de placements d'argent dans le cycle du capital. Entrant dans le cycle du capital, ces sommes d'argent sont destinées à se mettre en valeur. Leur propriétaire s'en est dessaisi, mais il acquiert par là même un droit de prélèvement sur la plus-value future. Mais le capital d'engineering ne diffère pas de ces traits essentiels. Sa mobilité est moins grande parce que sa valeur d'échange est attachée à l'usage qui peut en être fait. Mais le contrôle que ce titre de propriété permet sur la reproduction d'une série de capitaux étrangers, sans entrer dans la production elle-même, est plus grand que dans le cas d'un simple capital de prêt car l'usage de ce titre est un élément décisif dans la valorisation du capital productif. C'est donc un puissant levier pour dominer la circulation internationale du capital et drainer la plus-value avec la stabilité que permet le contrôle des changements qui peuvent se produire dans la production. Mais cette fonction d'engineering, au sens étendu où nous l'entendons ici, ne peut être exercée et valorisée que si elle s'applique à des domaines de production et des marchés situés sur un très vaste espace économique. En effet le capital investi dans cette fonction est énorme et centralisé, sa rentabilité

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est entachée d'un risque très élevé. En pratique seuls les centres les plus puissants du capital financier peuvent rassembler les ressources financières permettant d'exercer cette fonction dans toute son étendue. Cela est vrai même s'il existe une division du travail au sein de la fonction d'engineering conduisant à faire se dérouler une partie de la recherche appliquée dans une multitude de petites firmes. Le contrôle des résultats de cette fonction et l'opportunité de sa mise en œuvre dans la production capitaliste à l'échelle internationale sont assurés par le capital financier et coordonnés avec l'élargissement de la circulation marchande sur un espace international. Ainsi s'accomplit une formidable centralisation du capital qui ne se lit pas nécessairement sur les différentes formes fonctionnelles mais sur le mode de leur articulation, qui ne se reconnaît pas nécessairement dans les liens juridiques entre organes capitalistes mais se voit sur les flux de profit.

CONCLUSION

L'analyse qui a été conduite dans la présente étude a cherché à mettre en évidence la nature de l'interdépendance des économies capitalistes. Cette interdépendance s'est beaucoup resserrée au cours du dernier quart de siècle sous l'impulsion de l'internationalisation de la production. Ce processus est un immense réaménagement de l'industrie qui induit une nouvelle spécialisation internationale. Le principe économique en est la formation de normes de production et d'échange à l'échelle internationale. Ces normes émergent d'une concurrence globale entre les principaux centres industriels, concurrence dont les déterminants techniques et financiers sont intimement liés. Cette concurrence n'est pas égale ; elle est soumise à la situation hégémonique des EtatsUnis, situation qui a des racines historiques et qui s'est maintenue au cours de la longue phase d'expansion des échanges internationaux soùs des formes nouvelles. Parmi ces formes, la prépondérance des banques américaines dans

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l'organisation du crédit international est un atout majeur. Après la phase initiale d'expansion du commerce mondial provoquée par la tendance à l'uniformisation des conditions de production dans les principaux pays capitalistes sous l'effet de la généralisation des normes de production et d'échange américaines, l'économie mondiale est entrée dans une période d'instabilité provoquée par le changement des axes du développement industriel et par l'extension des normes industrielles de production à des espaces économiques préalablement soumis à une domination néo-coloniale. Les phénomènes par lesquels cette instabilité se manifeste sont la modification de la structure des prix, les rigidités dans la composition des balances commerciales des pays industriels incapables de s'adapter à court terme aux changements dans la structure des prix, le gonflement du crédit international qui est un instrument extrêmement puissant de la propagation des pressions sur les prix, l'assèchement des sources du financement à long terme et la formation de capitaux monétaires de montants de plus en plus élevés et de moins en moins contrôlables par les centres financiers, le désordre dans les variations des taux de change et l'incompatibilité des politiques monétaires des Etats. La crise monétaire internationale condense tous les aspects de l'affrontement qu'est la concurrence globale des centres du capital financier pour maîtriser les conditions à long terme de la mise en valeur du capital sur l'espace économique mondial. Le capital financier américain a les plus grandes chances de trouver dans la crise les atouts pour renforcer son hégémonie et en renouveler les formes. Son objectif principal consiste à diriger la transformation des conditions de production à partir de la domination qu'il exerce sur l'élaboration des procédés technico-économiques qui sont à l'origine du développement des branches qui structurent l'expansion de la demande à long terme. Pour qu'il en soit ainsi, il faut que les conditions financières internationales soient telles qu'elles garantissent aux Etats-Unis un flux croissant d'investissements directs et l'élargissement de son champ d'application. Pour que ce processus ne continue pas à entraîner une polarisation des flux monétaires qui 13

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engendre une instabilité intolérable du crédit, il faut que les Etats-Unis disposent d'un flux suffisant de paiements en retour. Ce flux de paiements dépasse largement la question de la compétitivité commerciale pour mener à l'organisation du crédit international. Le développement anarchique du marché des euro-dollars a fait perdre le contrôle monétaire sur le crédit international. Le gouvernement des Etats-Unis cherche à résoudre la crise par la promotion d'un centre financier unique situé aux Etats-Unis, centre qui drainerait les ressources monétaires et rationnerait le crédit international. L'imposition de l'étalon dollar par lequel les autorités monétaires américaines pourraient contrôler le taux de change du dollar par rapport aux autres monnaies est l'enjeu préalable à une régulation du crédit international par le centre financier américain.

Les critères d'appartenance à une union monétaire: Le cas de la C.E.E. Michèle

Saint

Marc

Dans un contexte de désordre monétaire international les Unions Monétaires (U.M.) ont toujours été un moyen de maintenir le commerce extérieur entre les nations dont les liens étaient privilégiés. On pense aux expériences passées des zone franc et zone sterling. Entre nations souveraines, une Union Monétaire n'est viable que si pour les économies nationales, les avantages qu'elle procure sont supérieurs aux coûts qu'elle implique. C'est pourquoi les seules U.M. qui ont duré et se sont transformées en Union politique sont celles qui, librement adoptées, ont prouvé leur optimalité pour leur membre. L'étude de Mundell de 1961 [2] était quelque peu elliptique sur ce qu'il entendait par « Espace monétaire optimal ». Mais le titre de cet article lança l'idée de ne plus considérer l'U.M. comme un sous-produit de la théorie des relations internationales ou de la théorie monétaire et il promut cette notion nouvelle au rang des sujets qui méritaient attention. Notre présente contribution ne se propose pas de faire le survey de cette intéressante littérature mais d'examiner dans un premier temps ce qu'est une U.M. dans l'optique fonctionnelle de la monnaie et d'autre part de suggérer un diagnostic quant aux chances qu'a l'Europe occidentale d'adopter ce regroupement.

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I. —

M. SAINT MARC

THÉORIE FONCTIONNELLE DE L ' U N I O N

MONÉTAIRE

Dans une U.M., les monnaies nationales voient leurs fonctions créer des avantages ou des coûts supplémentaires. 1. Les avantages d'une Union Monétaire Toute monnaie offre à ses usagers deux principaux avantages qui découlent des fonctions qu'elle remplit : l'usage potentiel d'un espace plus ou moins étendu pour les transactions réelles et financières et une certitude plus ou moins relative pour ces mêmes transactions. L'extension de l'espace de transaction varie avec la fonction de moyen de paiement remplie par chaque monnaie. C'est le domaine géographique sur lequel la monnaie a cours qui délimite l'espace à l'intérieur duquel les paiements donc les échanges peuvent se nouer. Le degré de certitude dépend de la fonction d'étalon de valeur que toute monnaie remplit. C'est dans la mesure où la valeur d'une monnaie est prévisible que les agents jouiront d'une certitude suffisante pour délibérer et décider de leur transaction. Les fonctions monétaires ne sont pas d'égale importance. La fonction de moyen de paiement est la fonction principale concernant l'espace de transaction. La fonction de crédit lui est induite car il évident qu'un agent ne sollicite du crédit qu'en vue d'effectuer avec ces liquidités une transaction réelle ou financière. De même, la fonction d'étalon de valeur est la fonction principale concernant la certitude des transactions. La fonction d'accumulation de valeur lui est induite car il est évident qu'un agent n'accumule que la monnaie dont il prévoit la valeur. Dans une U.M. où des monnaies étrangères sont liées entre elles par un taux fixe de change, les avantages d'espace et de certitude dans les transactions apportés par chaque monnaie sont étendus aux espaces monétaires de toutes les monnaies membres de l'U.M. Il en découle des effets spécifiques à tout U.M.

LES CRITÈRES D'APPARTENANCE À UNE UNION MONÉTAIRE

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a) Effets d'espace : effet de croissance additionnelle et effet d'échelle. La croissance économique est proportionnelle aux transactions. Or, la probabilité de conclure des transactions dépend de la variété des actifs réels et financiers offerts et demandés sur le marché ainsi que du nombre d'agents décideurs. Il est bien évident que l'établissement de taux fixes entre les monnaies, en élargissant aux espaces géographiques membres de l'Union les probabilités de paiement par ses résidents, étend d'autant la probabilité d'effectuer des transactions. Il accroît donc les transactions effectives, c'est-à-dire les Produits Nationaux Bruts des Etats. D'autre part, des économies d'échelle apparaissent. Les économies d'échelle résultant de l'extension de l'espace de transaction sont dues au fait qu'il existe des coûts d'information et de direction qui s'imputent sur un plus grand nombre de transactions effectives. b) Effets de certitude : risque de change et encaisses de précaution. La suppression du risque de change, influence les taux d'intérêt ainsi que les encaisses de précaution des particuliers et des Banques centrales. — Les taux d'intérêt sont partiellement déterminés par le risque encouru non seulement dans le temps (les taux longs sont plus chers que les taux courts) mais aussi dans l'espace afin de prendre en compte les risques de change. L'établissement de taux fixes enlève aux particuliers la charge de se prémunir contre ce risque, ce qui provoque une baisse uniforme du niveau des taux dans une UM. Les différences entre les taux intérieurs à l'Union ont aussi tendance à disparaître. En effet, la possibilité de solliciter des crédits sur l'ensemble de l'U.M. stimule la concurrence et tend à niveler le prix du marché monétaire et celui des capitaux. — Les encaisses de précaution des particuliers (une enquête auprès des entreprises l'a montré [1]) diminuent car la charge d'assumer le risque de change est transférée aux Autorités Monétaires. En effet, en système de taux fixe

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de change, c'est la Banque centrale par son Fonds de stabilisation qui est chargée du risque puisqu'elle doit, par ses interventions sur le marché des changes, assurer la stabilité du prix de la monnaie nationale. Pour cela elle constitue des réserves de change composées de devises et d'actifs à très court terme. Les réserves de change sont-elles plus importantes donc, plus coûteuses, dans ce système que lorsque les taux sont flexibles ? L'expérience montre que leur volume est analogue car la plupart des pays, sauf les EtatsUnis, ne laissent jamais leur monnaie fluctuer librement. Même si les taux sont flexibles, ils sont contrôlés. On doit considérer qu'il y a une baisse des coûts d'illiquidité des particuliers et une stabilité des coûts d'illiquidité des réserves publiques. 2. Les coûts de l'Union

Monétaire

L'existence de taux fixes entre les monnaies de l'Union engendre le problème de la compatibilité entre l'équilibre externe, celui de la balance des paiements et l'équilibre interne, celui du marché du travail (chômage) et du marché des biens et services (inflation). La manière classique de poser le problème s'appuie sur le schéma d'équilibre général d'Hicks-Hansen [4]. Il consiste en l'analyse des réactions simultanées sur plusieurs marchés à un stimulus dont l'origine peut être d'origine intérieure ou extérieure. En cas de déséquilibre intérieur, considérons une variable-instrument le taux de l'intérêt. Le désir de lutter contre le chômage peut inciter les Autorités Monétaires à déplacer le taux d'intérêt directeur. Celui-ci est manipulé, soit directement, soit indirectement, par l'intervention de la Banque centrale sur le marché monétaire. L'e résultat est de rendre le crédit plus ou moins abondant, car plus ou moins cher, donc la demande de biens et services plus ou moins forte. Ce qui réagit sur les variables-objtectifs : l'emploi sur le marché du travail et les prix sur le marché des biens et services. Une autre variable-instrument est l'offre de monnaie. Sa modification (engendre des variations dans le crédit et dans

LES CRITÈRES D'APPARTENANCE À UNE UNION MONÉTAIRE

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le taux d'intérêt. Le même enchaînement d'effets est alors prévu sur les variables-objectifs : le chômage et le niveau de prix. La simplicité de ce schéma frise le simplisisme si l'on s'y cantonne. En effet, il existe deux incertitudes dans ce modèle l'une au niveau des variables-instruments et l'autre au niveau des variables-objectifs. Les variables-instruments ne sont pas libres dans une U.M. En effet, le niveau des taux d'intérêt ne dépend pas seulement de l'équilibre interne. Il peut être imposé de l'extérieur par les autres pays membres de l'U.M. soit par une harmonisation volontaire entre les divers taux nationaux soit par la loi du marché monétaire inter-U.M. Le taux imposé n'étant pas celui qui correspond aux équilibres intérieurs spontanés sur tous les marchés, il engendre des déséquilibres et parmi ceux-ci soit l'inflation ou le chômage soit l'inflation et le chômage. D'autre part, l'offre de monnaie n'est déjà plus un phénomène purement interne dès qu'existent des relations de liberté des changes. Quand, par surcroît, il s'agit d'une U.M. les transferts monétaires ou financiers causés par un différentiel d'intérêt ou toute autre raison se répercutent automatiquement sur l'offre de monnaie nationale. Le marché financier national n'est pas toujours assez important pour que les Autorités Monétaires puissent éponger à l'open market le surplus de liquidités. Il s'ensuit une modification de l'inflation-chômage due à 'a variation du volume de la masse monétaire. Au niveau des variables-objectifs, l'observation économétrique de la relation de Philipps entre le niveau des salaires-prix et le taux du chômage 1 a fait ressortir une relation d'exclusion entre les deux variables dans certains Etats (dont l'Allemagne), dans d'autres pays, au contraire, il y a conjonction des deux phénomènes (dont la France). Un effet qui est attendu chez un membre de l'U.M. ne peut donc l'être automatiquement chez son partenaire. A cette disparité dans les effets inflation-chômage s'ajoute une contrainte extérieure sur les prix. 1

Voir [4] p. 1104.

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Chaque Etat a une certaine préférence de structure de son commerce extérieur [8] et pour s'y conformer il peut être obligé, si le commerce extérieur tient une place importante dans son Produit National Brut, de s'aligner sur les prix de ses concurrents. En résumé, l'Etat membre de l'U.M. ajoute à ses propres variables-objectifs le maintien du taux de change de sa monnaie à la parité choisie. Défendre celle-ci implique d'une part, pour ajuster la balande commerciale une contrainte renforcée des prix concurrentiels intérieurs à l'UJM. et d'autre part, pour ajuster sa balance monétaire et financière, une aliénation de ses variables-instruments : la variation des taux d'intérêt et de l'offre de monnaie. Le coût de l'appartenance à une U.M. se mesure à l'écart entre les objectifs projetés et les objectifs réalisés de politique économique intérieure. L'équilibre de la balance des paiements impliquant un niveau concurrentiel des prix intérieurs et une aliénation de la politique monétaire en faveur des flux monétaro-financiers étrangers, il reste un certain niveau de chômage et une variable-instrument unique pour le combattre: la politique fiscalo-budgétaire. Le coût de l'appartenance à une U.M. risque donc d'être une recrudescence de chômage si la politique fiscalo-budgétaire n'est pas efficace ou n'est pas souhaitable. 3. Diagnostic

pour la

C.E.E.

A ce niveau de l'analyse, il convient de s'interroger sur la compatibilité entre les coûts-avantages d'une U.M. et la situation des pays membres de la C.E.E. Vivre monétairement ensemble impliqufe un taux d'inflation compatible avec l'équilibre du marché des changes. Le suréquilibre d'un Etat provoque des sous-équilibres chez les autres et un niveau de chômage qui doit être syndicalement supportable. Un niveau de chômage trop élevé exclut d'ailleurs un change stable car il indique un appareil productif peu animé qui n'attire pas les flux extérieurs de capitaux. Les variables-instruments comme la manipulation des taux ne sont en effet que des adjuvants qui ne peuvent com-

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penser un état défectueux des structures de production, stimuli véritables des flux. En admettant que les structures intérieures soient harmonisées, il faut encore que les membres de l'U.M. accordent leurs modes de paiements extérieurs à l'Union. Etre ime monnaie internationale [3] consiste à remplir internationalement les quatre fonctions d'une monnaie : étalon de valeur, moyen d'échange, accumulation et crédit. Souvent les monnaies sont partielles car elles ne remplissent qu'une partie des fonctions : le dollar sert de moyen d'échange et de crédit, le franc suisse d'étalon de valeur et de monnaie d'épargne. L'élection d'une monnaie au rôle de monnaie internationale se fait soit institutionnellement, mais on ne peut contrarier longtemps les lois économiques et ce mode est provisoire, soit spontanément et cette élection est durable. Dans ce cas les agents choisissent comme étalon de valeur et monnaie épargne celle qui maximise son utilité car elle est la plus « certaine » et comme moyten de paiement et de crédit celle qui maxime son utilité car elle a le plus large « espace de transactions ». Mais une monnaie internationale peut aussi être complète et remplir toutes les fonctions monétaires. Ce tableau étant dressé, qu'en est-il des Etats de l'Europe occidentale. Les économies occidentales étaient davantage homogènes dans leur pauvreté des années 1950-1965 quant les traités européens ont construit l'Europe de l'énergie et l'Europe verte qu'elle ne le sont depuis que l'Europe monétaire essaie de naître... L'alternative inflation-chômage ne se pose pas dans les mêmes proportions dans chaque pays. Certains Etats (Belgique, Danemark, Allemagne, Italie) ont des relations d'exclusion entre les deux variables [4]. Dans d'autres (France, Grande-Bretagne, Irlande) l'inflation et le chômage varient dans le même sens. Dans les premiers Etats, les outils monétaires sont efficaces contre le sous-emploi mais créateurs d'inflation. Seule l'Allemagne dont l'accroissement des prix est plus lent que celui des autres peut abaisser son chômage par unfe expansion monétaire. Les autres pays qui souffrent

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d'inflation doivent recourir à une politique plus austère, fiscalo-budgétaire, sélectionnant les secteurs à fort accroissement potentiel de productivité. De plus, le maniement du taux d'escompte leur est interdit car leur marché financier est trop étroit pour absorber les opérations d'open market inérantes aux flux financiers extérieurs. Dans les seconds pays, il faut faire appel à des réformes de structure pour résorber la main-d'oeuvre. Seuls des Etats comme la France et la Grande-Bretagne peuvent faire appel au maniement du taux d'intérêt pour maintenir leur change car leur marché financier est suffisamment important pour supporter les opérations d'open market. De même, sur le marché des changes, l'Allemagne, car ses prix sont les plus bas (son chômage est aussi parmi les plus élevés) et son appareil de production dynamique, bénéficie d'un taux de change plus favorable que les autres pays. Ses partenaires de la C.E.E. essaytent de la suivre, en ne l'égalant en aucun domaine, et avec des handicaps variés : poids inégaux des syndicats ouvriers et patronaux, législations sociales plus ou moins généreuses, variations des productivités, pèsent sur leurs prix donc sur leur change. L'U.M. qui prévoit un taux fixe entre les monnaies met les monnaies faibles dans une situation insoutenable. En effet, la monnaie allemande qui se valorise par rapport au dollar entraîne les monnaies faibles dans une ascension que cellesci ne peuvent supporter car elle est structurtellement usurpée. Des mesures de conjoncture ne peuvent compenser longtemps des déséquilibres structurels [7], [9] et [10]. Une U.M. n'est donc viable que si ses membres présentent, en conservant toute leur diversité due à la variété de leur dotation de facteurs, un même rythme de hausse des prix. La condition étant remplie, les autres choix notamment entre l'institutionnalisation ou l'élection spontanée de la monnaie extérieure de paiement — ou même le maintien de la pluralité des monnaies dans les paiements extérieurs à l'Union — apparaîtraient comme autant de détails techniques où le volontarisme peut et doit s'exercer. Les dossiers

LES CRITÈRES D'APPARTENANCE A UNE UNION MONÉTAIRE

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des experts qui sont prêts, attendent cependant que la « condition économique nécessaire et suffisante » se réalise. Mais cette condition nécessaire est-elle suffisante ? Il le semble. Elle est la résultante d'harmonisations multiples au plan des politiques monétaire et fiscalo-budgétaire et au plan de la législation sociale et de la réglementation en matière de nuisances. La volonté de construire une U.M. passe p a r cette règle économique. On estime qu'aucune autre politique ne saurait la remplacer dans de telles circonstances.

BIBLIOGRAPHIE PARTIELLE (Pour une bibliographie plus complète, se référer au Cahier de VI.S.M.E.A., n° P. 23.) [1]

(H.), «Exportation et risque de change», Revue Banque, juin 1974. [2] MUNDELL (R.), « A theory of optimum currency areas », American Economic Review, septembre 1961. [ 3 ] SAINT MARC ( M . ) , « Monétarisation et monnaie internationale », Cahier de l'I.S.M.E.A., série P. 21. [ 4 ] SAINT MARC ( M . ) , « L'espace monétaire optimal : essai d'application à l'Europe », Cahier de l'I.S.M.E.A, série P. 23. [ 5 ] SAINT MARC ( M . ) , « Sur les perspectives nouvelles des paiements internationaux d'H. Wallich », Vie et Sciences Economiques, avril 1976. [6] SALIN ( P . ) , « La transmission internationale de l'inflation », Vie et Sciences Economiques, avril 1976. [ 7 ] WALLICH ( H . ) , « Perspective nouvelle pour le système des paiements internationaux», Vie et Sciences Economiques, octobre 1975. [8] WEILLER (J.), « Problèmes d'économie internationale », t. II, P.U.F., 1950. [ 9 ] WEILLER ( J . ) , « Echanges extérieurs et politique commerciale de la France depuis 1870», Cahiers de VI.S.E.A., série P. 18. [ 1 0 ] WEILLER ( J . ) , « Substitution d'instruments d'analyse et de moyens d'action », Economie internationale, éd. Mouton, 1975. BOURGUINAT

Doctrine et stratégie de rinternationalisation et de la coopération Nouveaux principes et préférences de vocabulaire J. Weiller

A . — LA COOPÉRATION

INTERGOUVERNEMENALE

EXPÉRIENCE D'APRÈS-GUERRE ET UTOPIE MONDIALISTE *

Le problème des formules d'organisation économique internationale s'est posé dès la fin des hostilités. C'était alors celui d'un encadrement institutionnel à l'échelle mondiale et dans le respect total des souverainetés nationales. Ce problème avait tenu ime très large place dans les discusions des dernières années de la seconde guerre mondiale (essentiellement en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis). Il n'était pas question, en vue d'institutions à vocation universelle, de promouvoir des politiques se réclamant d'un prin* Extraits de l'Economie internationale depuis 1950, P.U.F., 1965 (ouvrage épuisé), deuxième partie. NOTA. — Références concernant tes controverses des années 19471965. Nous reprenons sans changement, sous le sigle E.I., les références des deux chapitres et des notes annexes du volume précité p. 85-119. On pourra se reporter aussi aux Cahiers de VI.S.E.A., puis, de VI.SM.E.A., ainsi qu'au récent volume, en collaboration avec J. COUSSY et divers auteurs. Economie internationale, t. 1, Automa tismes et Structures, et MOUTON, op. cit. 1975.

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cipe d'intégration systématique. En revanche, la possibilité d'une large coopération économique à tendance mondialiste n'avait pas été mise en doute en 1944, à Bretton Woods, lors de l'élaboration des statuts du F.M.I. et de la B . I . R . D . P a s davantage en 1947, à Genève (ni en 1948, à La Havane), lors de la discussion d'un Projet de Charte d'experts américains dont il ne devait subsister que les stipulations de l'Accord général sur les Tarifs douaniers et le Commerce (GATT). Tout cela sera supposé connu 2 . Sans doute l'Europe de l'Ouest en voie de reconstruction semblait-elle déjà à la recherche de nouvelles structures régionalement intégrées. Les historiens retiendront certainement d'importantes différences dans la position des problèmes vers 1950 (et même à partir de 1948, avec la création de l'O.E.C.E.), et vers 1959-1960, après le retour à la convertibilité externe des principales monnaies européennes et la mise en application du traité de Rome instituant la C.E.E. Dans l'utilisation du vocabulaire, il se produit toujours des erreurs et même des abus de langage — si tant est que l'on puisse parler d'abus lorsque les définitions ne peuvent encore être précisées et qu'on ne parvienne à définir clairement ce qui est « essentiellement nouveau » 3 . D'un point de vue historique, l'effort pour surmonter les difficultés

1. Désormais, nous utilisons les sigles bien connus F.M.I. et B.I.R.D. pour désigner le Fonds Monétaire Internationale, et la Banque Internationale pour la Reconstruction et le Développement (souvent appelée Banque mondiale). Pour les deux organismes annexes de cette dernière — créée par la suite — on retiendra les sigles A.I.D. pour l'Association Internationale de Développement (I.D.A. étant le sigle anglais) et plutôt I.F.C. sigle généralement adopté, pour l'International Finance Corporation (qu'on appelle en français Société Financière Internationale ou S.F.I.). On retrouvera également les sigles bien connus de l'Organisation Européenne de Coopération Economique, de l'Union Européenne des Paiements et de l'Organisation de Coopération et de Développement Economique, puis ceux de la Communauté Européenne du Charbon et de l'Acier, et de la Communauté Economique Européenne. 2. Cf. Problèmes d'économie internationale, t. n : Une nouvelle expérience, l'organisation internationale des échanges, 1950, 3. Nous faisons allusion ici aux réflexions du comte de KEYSERLING dans Analyse spectrale de l'Europe : celles-ci font suite au passage bien connu sur le « fétichisme des définitions » qui caractériserait l'esprit français.

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DOCTRINES ET STRATÉGIES

sémantiques semble avoir conduit à distinguer deux types de réalisations aux caractéristiques nettement distinctes. Ainsi, des institutions telles que l'O.E.C.E. (créée en 1948) ou l'U.E.P. (1950) se réclamèrent d'un certain fonctionnalisme. Ces institutions ont progressé de façon assez empirique et leurs limites spatiales n'ont jamais été très rigoureusement tracées. Il n'en sera évidemment pas de même dès 1953 d'un organisme tel que la Communauté Européenne du Charbon et de l'Acier (la C.E.C.A. dont la création avait été décidée par le traité de Paris, le 8 avril 1951). Celle-ci aura été délibérément placée sous le signe d'une intégration à vocation supranationale — sinon d'un fédéralisme politique. 1. L'O.E.C.E. exemple de coopération des années 1950

intergouvernementale

limitée

Sans doute une démarche de caractère résolument empirique demande-t-elle à ses débuts la « coopération économique internationale ». L'expression f u t proposée sans grand souci de précision dans le vocabulaire. Sous la plume des économistes américains et des experts internationaux, elle venait désigner tout un ensemble de remèdes aux grands maux dont souffrait l'économie mondiale 4 . a) Au départ, on aura noté plusieurs grandes impulsions successives, dont la plus importante fut le plan Marshall. L'O.E.C.E. f u t essentiellement entre 1948 et 1952 un organisme de répartition de l'aide internationale directe et 4. Après tout, cette expression convenait mieux, à l'époque, que celle de « collaboration internationale », encore surchargée du sens de très pénibles expériences, en Europe et hors Europe. Mais les experts avaient-ils pris garde aux exigences d'une authentique pensée coopérative ? Cf. la Convention de coopération économique du 16 avril 1948. 5. L'aide indirecte était fourme par d'autres pays que les EtatsUnis mais eux-mêmes devaient bénéficier d'une aide conditionnelle. Ainsi, s'instaurait ce que nous avions considéré alors comme une sorte de multilatéralisme boiteux (cf. Une nouvelle expérience..., op. cit., IIe partie).

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indirecte, conditionnelle et inconditionnelle 5 . Agissant en étroite liaison avec les services américains de l'E.C.A., admettant à ses délibérations des représentants du Canada et des Etats-Unis, cet organisme n'a jamais fait figure, même entre 1959 et 1961, d'institution spécifiquement « européenne », ce qui a permis plus facilement sa conversion en « O.C.D.E. ». Au tournant de 1952-1953, on avait songé à une conjonction systématique de ses activités avec celles de l'O.T.A.N. ; on lui avait ainsi cherché une nouvelle raison d'être. Une telle institution conservait donc surtout un rôle de liaison entre l'Europe occidentale et les Etats-Unis. Cependant, de ce fait, elle avait tiré, entre autres avantages, une grande puissance de rayonnement. Elle regroupait 17 pays, de l'Islande à la Turquie — et finalement 18, en 1958, avec l'Espagne — tous pays de structure économique, et de niveau de développement très différents — dont les réseaux d'échanges devaient rester très mal coordonnés. L'O.E.C.E. semblait donc pécher par excès : confrontée à la politique qu'on s'efforçait en même temps de préciser à Strasbourg, elle n'était pas en mesure de proposer quelque formule susceptible de définir et de promouvoir une politique d'intégration économique. Ainsi, une plus grande extension géographique conduisait-elle à une limitation qui fit l'originalité des méthodes de coopération proposées. Sans doute, en ira-t-il de même pour l'O.C.D.E. à partir de 1961, du moins quant au choix des méthodes. Mais l'O.E.C.E. représentait, malgré tout, à une époque d'incertitude, une tentative européenne, tandis que l'O.C.D.E. s'affirmera plus délibérément atlantique — et ceci, à un moment où les formules de marché commun et de zone de libre-échange en seront venues à s'opposer. L'aide au tiers monde fournira, dès lors, le lien entre partenaires à très haut niveau de développement. b) Il n'est pas sans intérêt de rappeler deux ou trois étapes au cours desquelles l'O.E.C.E. avait eu l'ambition de dépasser son rôle de simple organisme de coordination pour aller assez loin dans le sens de la coopération économique. Ainsi, en 1948-1949, l'inspiration avait-elle pris, quelque temps,

DOCTRINES ET STRATÉGIES

209

un caractère plutôt planificateur, avec l'établissement de programmes nationaux à court terme et à long terme 6 . Bien vite, cette tentative fut oubliée. Au cours d'une seconde étape, à partir de 1949, l'O.E.C.E. se donna comme but principal l'élimination des restrictions quantitatives dans le commerce intra-européen. Géographiquement délimitée, la tâche de libération des échanges pouvait conduire à une formule d'intégration accélérée : mais, à cet effet, un nouveau rétrécissement de l'effort entrepris fut inévitable (limitation de l'intégration européenne à l'Europe des Six). c) D'autre part, le passage d'un système d'accords de paiements à l'institution de l'U.E.P. n'eut pas seulement pour résultat d'accentuer le caractère libéral de la politique suivie jusqu'en 1958. Sans doute, officiellement, dès le départ, étaitil convenu d'un acheminement dans la voie de la convertibilité externe des monnaies des pays participants. Mais l'U.E.P. a fourni le modèle d'un système international de paiement qui aura été jugé à bien des égards plus efficace que le Fonds Monétaire International, du moins jusqu'en 1957. Le rappel de ces constatations banales ne devrait conduire nullement à la condamnation du mode de coopération internationale dont l'O.E.C.E. avait fourni ime sorte d'ébauche. Celle-ci avait donc été heureusement complétée, sur le plan de l'organisation monétaire, par la mise en place des mécanismes de l'Union Européenne des Paiements, tendant à l'extension et au dosage des liquidités internationales dont

6. Assez généralement oubliée, cette tentative nous apparaît encore comme le premier, quoique bien maladroit, essai de programmation européenne. On pourrait d'ailleurs se demander dans quelle mesure la planification (ou la programmation) n'aurait pas été à la fois le point d'aboutissement d'efforts entrepris dans le cadre d'une politique de coopération et celui de projets d'intégration systématique, comme ceux de la C.E.E. Mais il était maladroit et prématuré d'effectuer une tentative de ce genre en liaison avec le plan Marshall. Les conditions d'attribution de l'aide incitaient, dans les programmes nationaux des pays bénéficiaires, à une sous-estimation délibérée de la capacité d'importations. 14

210

JEAN

WEILLER

ils réglaient la redistribution, mais sans pouvoir éviter, pour autant, une sorte de blocage du système 7 . En réalité, la période envisagée (1950-1958) se caractérisait par un triple refus — et ce refus avait de très profondes raisons d'être qui seront souvent méconnues par la suite : 1° On s'opposait encore à la création de tout nouvel espace économique au tracé rigide, qui puisse encourager, pensait-on, la résurrection de tendances autarciques (et ces craintes s'exprimeront à nouveau en 1962 aux Etats-Unis lors de la préparation du Kennedy-round)8 ; 2° Le refus d'influencer l'évolution des politiques nationales faisait renoncer au choix décisif d'un type d'organisation économique à l'échelon « supra-national », ce qui évitait les réactions et sursauts engendrés plus tard par le marché commun ; 3° En même temps, et c'était le point faible de ce triple refus, on écartait tout programme susceptible d'imposer un certain rythme aux transformations des structures économiques internes des pays en voie de reconstruction. Avec le rejet des formules de programmation ou de planification qui auraient rendu inutile la C.E.E., on rendait inévitable le traité de Rome, signé dès 1957. La politique de coopération de l'O.E.C.E. avait conservé un caractère de libéralisme pragmatique. Après l'échec de la tentative faite en 1948-1949, le manque de hardiesse planificatrice avait semblait présenter un grand avantage : celui de sauvegarder la liberté de décision politique des Etats. Avec les premiers succès des politiques de simple libéralisation (notamment d'élargissement progressif des contingents), s'était entretenue l'illusion de parvenir rapidement à une solution définitive dans les relations entre pays occidentaux — et cette illusion se retrouvera lors de la création 7. Cf. l'étude de G. THIRION, « Les enseignements de l'Union Européenne des Paiements », Cahiers de VI.S.E.A., ancienne série P, n° 4. 8. Voir E.I., III e partie, ch. i.

DOCTRINES ET STRATÉGIES

211

de l'Association Européenne de Libre-Echange (A.E.I.E. ou E.F.T.A. 9 ). Mais la formule du marché commun vint offrir une synthèse au moins provisoire entre l'esprit de libreéchange et la volonté d'intervention planificatrice. En règle générale, l'intervention à l'échelle régionale devait se concilier avec le respect des courants d'échange reliant l'Europe au reste du monde. Il fallait rester fidèle à un principe d'universalisme. Ce dernier avait conservé son prestige sur le plan de la diplomatie et des stratégies internationales. En dépit d'efforts tels que ceux de J. Viner 1 0 , on ne pouvait ressusciter les perspectives classiques d'un « libre-échange » à l'échelle mondiale. Un tel principe, si compromis, devait cependant conserver la vertu d'une consigne négative : il fallait tout au moins ne pas dresser de nouveaux obstacles au développement de l'ensemble des réseaux du commerce mondial. Il avait donc déjà été possible, entre 1951 et 1961, et tout en respectant certaines règles limitatives, de donner une certaine impulsion à la coopération entre 17 pays européens. Sans doute, avait-il fallu, tout d'abord, surmonter la faiblesse constitutive de l'organisation mise en œuvre, et l'ambiguïté des mots d'ordre proposés. Mais, pour aller plus loin, il eût fallu aussi accepter l'idée qu'il n'est pas nécessaire, pour agir avec ime suffisante efficacité, de s'enfermer dans un cadre géographique ayant ime signification hautement politique et défini une fois pour toutes n . 9. La convention signée à Stockholm le 20 novembre 1959 rassemblait en plus de la Grande-Bretagne et de pays qui lui sont traditionnellement liés, Norvège, Suède et Danemark ou Portugal, d'autres qui croyaient devoir se contenter de cette formule de « zone de libreéchange » : Suisse et Autriche. La Finlande fut en mesure de conclure un accord d'association. L'Europe des Sept allait se limiter à une coopérative douanière aux règles techniques quelque peu complexes (calcul de droits de base auxquels appliquer, dans chaque pays, certains pourcentages de diminution des tarifs; value rule quant.à la détermination de l'origine des produits; listes d'exception; clause échappatoire...). 10. Cf. infra : B. 11. Cette idée n'avait pas été étrangère à la pensée politique américaine pour l'après-guerre. Cf. dans ce sens, en 1943, un article de W. WILLKIE, rival malheureux et émule du président F. D. Roosevelt,

212

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En reconnaissant que des espaces différents peuvent parfaitement convenir à des réalisations de caractère plus ou moins semblable, on n'aurait certes pas réussi à soustraire les initiatives économiques aux impératifs ou aux aléas des politiques extérieures et de la diplomatie internationale, ni aux mouvements de décolonisation qui s'opposaient à l'ancienne répartition des pôles de développement : ces politiques relèvent avant tout de considérations d'un autre ordre. Mais peut-être aurait-on mieux préparé l'avenir des relations entre pays inégalement développés. Quoi qu'il en soit, l'expérience devait se terminer, en 1961, avec la transformation de l'O.E.C.E. en O.C.D.E. Dès lors, le contenu de la coopération économique a changé de sens. D'une part, officiellement, l'Europe ne sera plus seule en cause. Sans doute, ne l'avait-elle jamais été en fait, mais cette fois-ci la réalité recevait sa consécration juridique : la vocation spécifiquement européenne de l'institution disparaissait avec le changement de nom et de sigle : tandis que le Canada et les Etats-Unis n'avaient auparavant que le statut d'associés, ils devenaient membres à part entière. Ainsi, devait s'affirmer progressivement une conception atlantique de la coordination des efforts. En même temps, l'idée de promouvoir la coopération dans les rapports avec les pays moins développés devait conférer à l'institution une vocation universaliste. Jusqu'à présent, l'idée de coopération s'était quelque peu élargie, mais en accentuant sa signification politique. Ceci n'est pas sans comporter de nouveaux risques, notamment celui de subordonner le développement du commerce mondial à l'option ouverte aux pays « non engagés » entre les deux blocs rivaux de l'Est et de l'Ouest et sous réserve de nouvelles ruptures. Nous devons être attentif aux difficultés d'une entreprise élargie au « monde non soviétique » dans son ensemble. D'autant plus nettement délimitée quant à son extension géographique, cette conception soulèvera d'auarticle publié dans la revue Foreigtt Affairs {cf. du même auteur One

World, 1943).

DOCTRINES ET STRATÉGIES

213

très problèmes 12 souvent très difficiles à résoudre dans la perspective nouvelle de coexistence pacifique. Si nous nous bornons à tirer les conclusions de la première expérience des années 1950 (dans le cadre de l'O.E.C.E.), nous n'en dégagerons pas moins quelques constatations très nettes. En fait, en supposant que l'essor de l'économie internationale ne pourrait résulter ni d'une juxtaposition de dirigismes nationaux ni d'un recours tardif aux voies et moyens du libéralisme traditionnel, on avait dû reconnaître qu'un vaste champ s'ouvrait pour des tentatives d'un caractère presque entièrement nouveau. La « coopération intergouvernementale » n'en était sans doute encore qu'au stade expérimental. Les résultats attendus apparaissent encore souvent comme le simple décalque de ceux enseignés dans le cadre de la doctrine classique. En réalité, c'est en s'opposant par quelque côté aux nouvelles formes d'intégration multinationale — et surtout en s'efforçant de pallier leurs lacunes — que cette coopération aura trouvé son sens et son originalité dans la seconde moitié du XXe siècle. 2. La coopération intergouvernementale à tendance mondialiste, envisagée comme « utopie directrice » Pendant dix ans environ, les pays d'Europe occidentale s'étaient ainsi engagés dans la voie d'une « simple » coopération sans conception très nette ni sur le plan politique ni sur le plan économique. Mais on avait admis que le point de vue politique aurait l'importance essentielle, et que tout lui serait subordonné. Nous partirons à présent d'une interprétation assez différente, compte tenu de l'insuffisance des doctrines traditionnelles. Ne fallait-il pas reconnaître, en effet, d'une part, que les perspectives libre-échangistes du XIXe siècle ne pouvaient plus être acceptées telles quelles et, d'autre part, que les 12. On peut déjà retenir notamment la conception américaine illustrée par le Trade expansion Acte (voté par le Congrès des EtatsUnis dès septembre 1962, et signé le 11 octobre 1962). Voir E.I., III* partie.

214

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dirïgismes nationaux risquaient incessamment de se heurter, sans principe directeur qui les dépasse ou les réconcilie. Il était nécessaire de définir, en dépit des aléas et des interférences de caractère purement politique, de nouvelles méthodes qui fussent — au sens strict de l'expression — des méthodes de coopération économique. Le sens donné à cette expression avait longtemps semblé quelque peu « utopique », mais c'est bien là ce qui, en définitive, apparaît le plus précieux. Si l'on accepte de situer résolument le débat au niveau d'une tradition sociologique qui reconnaît à l'utopie une efficacité véritable, on admettra dès à présent les points suivants : 1° Dans tous les cas, de telles « utopies » ont un rôle à jouer lors de l'édification des structures d'encadrement et de la détermination des règles du jeu de nouvelles politiques économiques 23. 2° Il nous faut trouver désormais l'équivalent de l'ancien « universalisme » de type classique. Celui-ci était essentiellement fondé sur la doctrine d'un libre-échange en voie de réalisation grâce à la création d'un « marché mondial ». Une telle doctrine doit être transposée sur le plan d'une économie internationalement concertée, compte tenu des réalités de la fin du xxe siècle, où l'intervention politique joue un rôle majeur, face au jeu des grandes firmes capitalistes. S'il en est bien ainsi, n'est-ce pas à un niveau de réflexion des plus élevés en analyse sociologique — très précisément celui de 1'« utopie directrice » — qu'on doit retrouver et mener plus à fond la discussion déjà engagée sur le plan de la recherche empirique ? L'expression ne doit pas être prise dans le sens banal et généralement péjoratif, si difficile à éviter aujourd'hui. 13. Dans le meilleur sens du terme, où il s'agit bien d'une construction rationnelle pouvant servir à des projets effectivement réalisables ; on peut se reporter, à présent, aux études de Georges Duveau, rassemblées dans le volume posthume Sociologie de Vutopie, P.U.F., 1960. Voir aussi notre article « Utopie et coopération », Critique, 1958. Rappelons d'autre part que nous avions emprunté l'expression « utopie directrice » à Emmanuel Mounier. (Pour R. Buran, ce sera « utopie créatrice »...

D O C T R I N E S ET STRATÉGIES

215

Il m'avait semblé possible vers 1950 de proposer une définition de la coopération économique entre nations, qui en fasse cette véritable utopie directrice des réalisations désormais nécessaires. Suivant une évolution du langage, d'ailleurs relativement récente, le terme « coopération » en venait en effet à désigner, dans les relations intergouvernementales, des méthodes destinées à corriger certains déséquilibres profonds, tout en évitant de créer de stricts liens de subordination entre pays participants. Ne pouvait-on ajouter : en s'efforçant également de ne pas susciter à travers le monde de nouvelles inégalités dont souffriraient d'autres pays, tous ceux qui ne participent pas aux mêmes accords 14 ? Sans vouloir faire de rapprochements trop poussés, au départ, l'analogie était frappante. La coopération économique intergouvernementale se réclamait de principes analogues à ceux dont s'inspirent les divers « mouvements coopératifs » de producteurs et de consommateurs : ceux-ci ne doivent-ils pas toujours rechercher une union sur un pied d'égalité afin de lutter contre une situation jugée difficilement tolérable ? Or, il s'est trouvé que Charles Gide lui-même, reconnu comme le grand théoricien français du mouvement des coopératives de consommation avait, en 1919, lancé le premier grand appel à quelque forme de coopération économique intergouvernementale. C'était pour dépasser l'antithèse traditionnelle entre libre-concurrence universelle et

14. Collaboration, coopération, aide : voici toute une série de mots qui devraient être utilisés dans des acceptions très différentes. « Aide »? le mot parlait de lui-même, mais qu'il s'agisse d'aide financière ou d'aide technique, notamment, il devait prendre un sens précis en liaison avec la politique du « don », du « transfert » unilatéral (Voir E.I., III* partie, ch. m). Collaboration : le terme avait beaucoup servi et pris un sens péjoratif dans les pays occupés militairement : de ce fait même, il laissait intacte une expression apparemment similaire. Mais Coopération économique supposait, au départ, absence de subordination, accord librement conclu, et ceci sans doute par suite du long usage, quasi exclusif, qu'en avaient fait les mouvements de «»opérateurs. Cf. Georges LASSERRE, La Coopération, P . U . F . , «Que sais-je?», n° 821, 1959, Introduction.

216

JEAN WEILLER

protectionnisme national. Il se croyait en mesure de rejeter les

deux

formes différentes de

« guerre » qu'il

dénonçait

dans les relations économiques internationales : « Dans l'une, il s'agit surtout d'une guerre défensive, on s'efforce de défendre son pays contre ce qu'on appelle l'invasion

ennemie,

c'est-à-dire contre les importations, en élevant des barrières qui sont les droits de douane... C'est ce qu'on appelle le système protectionniste ou parfois, pour le déguiser

sous

un nom plus bénin, le système compensateur... « De

l'autre

système

de politique

commerciale

qu'on

appelle libre-échange, il semble, au contraire, que ce

soit

le régime de la paix, le régime des

des

bonnes volontés

nations les unes envers les autres à en juger par les déclarations des libre-échangistes qui portent toujours une branche d'olivier au chapeau, alors même que, par les articles essentiels c'est

la

de son programme concurrence,

et, par

et par

l'esprit qui

conséquent,

c'est

l'anime,

encore

la

guerre, sous la forme offensive. Il ne s'agit plus de défendre le

marché

national.

Il

s'agit

de

conquérir

les

marchés

étrangers. » 15. Il s'agissait bien d'une méthode nouvelle se réclamant d'un autre idéal dont Charles Gide se faisait l'apôtre. Il semble intéressant de citer encore longuement le passage qui nous avait particulièrement frappé en relisant ce texte (cf. notre article de la revue Coopération, 1953). « ...La politique commerciale a été, jusqu'à ce jour, une politique de guerre, en ce qui concerne le commerce international, tout au moins, et même le commerce intérieur. » Tel est le point de départ de cette partie du Rapport présenté au nom de la délégation française, lors de la reconstitution de l'Alliance coopérative internationale, en 1919. Le texte en avait été reproduit dans la Revue d'Economie Politique de 1932, numéro spécial consacré à Ch. Gide, art. de E. POISSON, p. 1769-1771.

16. Gide ajoutait : « On ne cherche plus à repousser l'importation parce qu'on s'estime assez forts pour n'avoir pas à la redouter : au contraire, on l'accueille volontiers, mais on cherche à développer l'exportation en expédiant les produits nationaux dans tous les pays du monde et dans des conditions de bon marché telles qu'elles puissent défier toute concurrence. « Ces deux politiques ne sont d'ailleurs pas exclusives l'une de l'autre. Elles peuvent se combiner et c'est ce que font les nations les plus ambitieuses, les plus impérialistes au sens économique du mot... De ces deux politiques, laquelle est celle que les coopérateurs doivent adopter ? S'il fallait opter, la seconde assurément, mais si possible, ni l'une ni l'autre, puisque l'une et l'autre sont des formes de la guerre... »

DOCTRINES ET STRATÉGIES

217

Voilà donc, de très bonne heure, la voie nouvelle indiquée — une « voie médiane » sans doute, pour transposer ici la formule d'un autre théoricien des mouvements coopératifs, mais qui ne pouvait encore être délibérément tracée entre « libre-échange » et « protection » dans le cadre des simples accords commerciaux négociés au début du siècle". Entre les deux grands conflits mondiaux, les esprits guidés par le souci d'une coopération intergouvernementale n'auront jamais pu, de leur côté, imposer cette formule au nom d'un idéal de meilleure compréhension entre les peuples. Comme le but était souvent de remédier à une situation de trop forte inégalité, ou de trop grand déséquilibre, ils furent conduits par la suite à forger certains instruments et à créer certaines techniques dans le cadre d'une situation historique déterminée. Depuis 1945, ils furent amenés, paradoxalement peut-être, à un plus grand réalisme dans l'immédiat (ne pas perdre de vue à la fois ce qui doit être réformé et ce qui doit être sauvegardé des structures internationales existantes), mais en même temps à de plus grandes exigences pour l'avenir (respect de valeurs et de règles compatibles sur la longue durée avec l'instauration d'une plus grande solidarité à l'échelle mondiale). Ainsi, des circonstances difficiles avaient-elles rendu nécessaire une double attitude favorable au succès de telles initiatives. L'idée de coopération est venue alors corriger, du fait même des méthodes qui y sont rattachées, ce qu'il pouvait y avoir de dangereux dans la recherche de nouvelles formules de regroupement. Mieux que les règles de la doctrine Viner (s'opposer aux trade diverting effects, au détournement des courants d'échange existants), elle devrait permettre de faire respecter certaines normes universalistes dans l'esprit des relations intergouvernementales d'aujourd'hui. En même temps, avec une plus grande souplesse d'adaptation que les principes classiques aux conditions des échanges Est-Ouest, elle pourrait éviter d'approfondir les rivalités entre « camps » ou « blocs » hostiles, qu'il s'agisse de 17. Cf.

aussi G.

Bernard

LASSERKE,

LAVERGNE,

op. cit.

La révolution coopérative, P.U.F. Voir

218

JEAN

WEII.LER

l'Est européen ou de la sphère d'influence de la Chine communiste. Dans notre définition, l'idée de coopération devra conserver sa vocation mondialiste : l'utopie directrice, loin de commander une série de recettes faciles, tendra à faire respecter des valeurs et des normes trop souvent négligées, poser certaines conditions aux regroupements régionaux et multinationaux aussi bien qu'aux politiques économiques extérieures des grandes puissances. Ainsi songera-t-on moins à tout ce qui a déjà été mis au point, grâce au travail rigoureux des experts, dans les formules du traité de Rome par exemple, qu'à ce jeu incessant d'influences diverses qui fait de la C.E.E. une « création continue ». On retrouve toujours ce double risque des intégrations imparfaites de prendre une « mauvaise direction » ou d'aller trop loin dans la direction opportunément choisie : ceci exige à la fois le maintien d'un esprit de coopération à l'intérieur du groupe et son renforcement dans les relations avec le reste du monde 18. Cet esprit de large coopération internationale doit tenir compte d'un élargissement éventuel de toute négociation intergouvernementale, ainsi que de la généralisation possible de la formule des marchés communs et de l'existence d'autres types d'union économique à travers le monde. Peut-on, dans ces conditions, faire des principes proposés les « règles d'or » d'une coopération généralisable ? A cet effet, les accords que l'on passe devraient répondre au maximum aux exigences suivantes : a) se prêter avec suffisamment de facilités à une extension progressive ; 18. Voir E.I., IIe partie, ch. il. On peut envisager bien des attitudes pour conserver le contrôle scientifique d'expériences en cours ; cf. celle que j'ai tenté de préciser dans une préface récente (à l'ouvrage de G. DUPUIGRENET-DESROUSSILLES, Niveaux de vie et coopération économique dans l'Europe de l'Ouest, P.U.F., « Etudes économiques internationales, 1962). Une telle attitude n'est pas la seule possible, loin de là. Nous essaierons, dans ce volume-ci, de souligner ce que pourrait être à présent une attitude de contre-expertise : non pas louer indistinctement toute réalisation conforme à certains principes, mais savoir apprécier éventuellement la conformité de l'une aux autres. Pour les relations Est-Ouest, voir E.I., III' partie, ch. ni.

DOCTRINES ET STRATÉGIES

219

b) apparaître toujours compatibles avec le maintien ou même le renforcement d'engagements d'un autre ordre dans les relations avec d'autres pays, zones ou régions du monde ; c) témoigner enfin, d'une valeur d'exemplarité pour la conclusion d'accords similaires, d'accords de marché commun par exemple. A l'appui des principes proposés, un fait semble décidément primer tous les autres. Au milieu du XXe siècle, le recours à des méthodes d'économie internationalement concertées s'impose — et ceci quel que soit le cadre géographique envisagé. Il reste seulement à se demander, à litre subsidiaire : 1° A quelle méthode particulière de coopération économique chaque pays ou groupe de pays aurait intérêt à recourir ; et 2° Quelle importance relative accorder à la solution choisie en tant que contribution partielle au règlement d'un problème beaucoup plus vaste. On élude trop souvent ces questions en se rappelant le temps où le recours à des méthodes de coopération internationales semblait inutile (tout au moins dans les relations intergouvernementales, tandis que la nécessité d'échapper au dilemme traditionnel explique l'importance croissante des cartels internationaux entre les deux guerres). La coopération était déclarée inutile d'un point de Ame conservateur, nationaliste et autarcique : les tarifs douaniers, contingentements et contrôle des changes édictés de façon autonome devaient l'emporter de ce point de vue sur toutes considérations tenant au jeu des solidarités internationales. Cependant, les méthodes de coopération n'apparaissaient pas moins inutiles — et même peut-être nuisibles — dans l'optique libre-échangiste : seule la conclusion de certains accords de réduction simultanée des tarifs douaniers ou d'abandon concerté des contingentements laissait à la négociation internationale un certain rôle mais, du point de vue de la coopération, ce rôle restait purement négatif19. 19. Cf. dans ce sens, notre article « Politiques européennes et méthodes de coopération économique », Aussenwirtschaft, Berne, 1951.

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De nos jours, il vaut mieux raisonner à rebours des conventions admises au cours du premier demi-siècle. Le développement des moyens de .contrôle à l'échelle des pays et des groupes de pays doit faire craindre, en dépit d'une réaction néo-libérale qui a surtout été forte sur le plan idéologique, le danger des rivalités nationales et des oppositions de blocs multinationaux. D'autre part, on constatera que l'effort de libération des échanges a comporté nécessairement, pour maintenir sa cadence, certaines contreparties soit dans le sens d'une plus forte intégration, soit dans celui d'un recours systématique à des méthodes de coopération économique : tant que les Etats resteront dans une aussi large mesure indépendants les uns des autres — ou voudront reprendre leur indépendance 20 — il faudra souvent employer cette seconde formule. Dans tous les cas, il semble bien que l'usage est aujourd'hui de ranger sous la dénomination « coopération internationale » (ou multinationale) la plupart des procédés qui s'écartent aussi bien du protectionnisme traditionnel que des politiques de rigoureuse intégration économique — étant bien entendu que seule une action concertée peut traduire à l'époque contemporaine cette volonté universaliste recherchée naguère par les voies et moyens du « libre-échange » (et des traités ou accords commerciaux à tendance libreéchangiste). Ainsi, l'utopie directrice de la coopération internationale à vocation mondialiste apparaît-elle seule susceptible de faire respecter certaines valeurs et certaines normes universalistes. Les techniques de libération des échanges, accompagnées ou non de procédures d'intégration et de coordination des politiques économiques, ont évidemment d'autres buts que nous allons envisager à présent 21 . Mais il nous avait 20. £./., IV' partie.

21. Au cours des premières discussions qui suivirent les libérations d'échanges intra-européennes, nous avions risqué la comparaison suivante : de même que certains écrivains romantiques (mais peut-être aussi exaspérés d'avoir à répondre aux questions insidieuses concernant le but de leur activité) avaient déclaré qu'ils étaient partisans de « l'art pour l'art», nous pouvions envisager résolument la coopé-

DOCTRINES ET STRATÉGIES

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semblé, et il nous semble encore nécessaire, du fait même des réussites enregistrées, d'insister sur les limites de validité des principes dégagés pour la mise en œuvre du seul marché commun européen : ce qui était apparu possible, au moment de la rédaction du traité de Rome, s'explique par d'autres raisons. Nous verrons pourquoi on ne pouvait s'en tenir à une combinaison précaire de principes néolibéraux et de méthodes d'intégration multinationales.

B . — POLITIQUES D'INTÉGRATION ET DOCTRINE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES

Revenons à l'étude d'expériences européennes qui, dans une large mesure, se poursuivent parallèlement ou se chevauchent : le traité de Paris est de 1951 et la C.E.C.A. fonctionne depuis 1953. Les traités de Rome sont de 1957 et la mise en route de la C.E.E. (et de l'Euratom) de 1959. Admettons qu'il soit légitime de s'en tenir à des lignes d'évolution relativement simples : peut-on assimiler toute coopération économique à un « fonctionnalisme » et toute intégration du type communauté économique à une forme plus ou moins contraignante de « fédéralisme » ? Les explications données dans ce sens ne font que reculer le débat et ajoutent à nos incertitudes quant au sens précis à donner aux expressions les plus courantes22. Pour l'intégration, comme pour la coopération multinationale, l'étude empirique mettra en évidence un jeu d'influences qui, généralement, s'entrecroisent, se renforcent parfois et souvent aussi se contrarient dans le déroulement de la vie d'une institution en devenir : elle n'en permettra pas moins de dégager certains traits caractéristiques.

ration internationale comme un but en soi. Cf. Aussenwirtschaft, art. cit., et E.I., Conclusion provisoire. 22. On se reportera cependant à la position prise par M. Th. Kristensen, secrétaire général de l'O.C.D.E., dans un exposé devant la Société d'Economie politique de Paris. Cf. L'observateur de l'O.C.D.E., mars 1963.

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Par référence à une doctrine, il n'est jamais possible de fixer d'emblée le meilleur usage des expressions choisies — du moins si l'on tient dans quelque mesure à confirmer l'usage qui tend effectivement à être respecté : nous n'avons plus la même confiance qu'au cours du siècle précédent dans la portée des affirmations doctrinaires. Mais, tandis que la coopération économique internationale à tendance mondialiste était apparue au lendemain des hostilités comme une grande utopie directrice, il n'avait pas été possible de conférer au concept d'intégration une portée analogue. Aussi bien du côté des partisans que des adversaires — qu'il s'agisse de la conception d'Ernest Teilhac ou de celle de G. Myrdal — des interprétations divergentes ont été souvent proposées23. On comprendra mieux notre position si l'on s'efforce de tracer une ligne de séparation assez nette entre la « simple » coopération économique pratiquée dans un cadre plus ou moins large mais dont la vocation est toujours universaliste et les exigences d'intégration qui doivent toujours se préciser à une échelle plus restreinte, comme ce fut le cas en Europe, pour le Bénélux, puis pour le Marché Commun des Six. Cette orientation de la terminologie s'était déjà manifestée entre les deux guerres, mais de façon négative. Avec l'échec de la Conférence de Londres, en 1933, les chances d'une coopération intergouvernementale furent de plus en plus réduites : on ne pouvait guère croire au succès du projet que le premier ministre belge Van Zeeland avait proposé en 1937 sous la dénomination de « pacte de collaboration économique » 2 i . Cependant à la veille du second conflit mondial, on se résignait difficilement à un processus de désintégration du commerce international. Les économistes qui, selon ime logique contestable (mais, après tout, compréhensible du point de vue de leur orthodoxie), avaient 23. Cf. l'article d'Ernest TEILHAC dans la Revue Economique, 1952, et l'ouvrage de G. MYRDAL, Une économie internationale, trad. fr. P.U.F., 1958. 24. L'auteur aura reconnu que l'expression était alors malencontreuse, ce qui dispense de mettre en relief les exigences politiques de l'une ou l'autre formule à cette date.

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dénoncé ce phénomène, se refusèrent à accueillir toute théorie de déséquilibre structurel même lorsqu'elle était fondée sur une idée analogue, celle de rupture de continuité 25. Voyons à présent le phénomène d'un point de vue positif. Plutôt que d'une discussion des différents sens du terme « intégration », nous pouvons partir d'une définition des politiques d'intégration économique elles-mêmes. A cet égard, on doit faire référence aux formules de François Perroux ; « s'efforcer de rassembler les éléments pour en faire un tout » ; et « augmenter la cohésion d'un tout déjà existant » 26. Tenons compte à présent de considérations présentées notamment par Maurice Byé et André Marchai, sur l'intégration européenne : « Intégrer, ce n'est pas additionner, c'est accroître sur un espace donné la compatibilité des plans d'un ensemble de centres de décisions appelés à former un seul système économique. Etudier l'intégration, c'est donc s'élever au-dessus du niveau du marché, se porter sur celui des choix, des anticipations et des volontés. » 2 7 Cependant, mettons l'accent sur la coordination des politiques économiques nationales, nous sommes conduits à suivre une démarche de pensée assez différente. C'est ainsi qu'il nous avait semblé essentiel de mettre d'abord en lumière les divers degrés possibles de l'intégration multinationale. A cet égard, il reste nécessaire de s'attacher aux diverses caractéristiques mises en relief par l'étude empirique. L'expérience actuelle d'intégration européenne a été décisive à cet effet. 25. On notera plus particulièrement le titre d'un ancien ouvrage de W. ROEPKE, The disintegration of world trade. Faute sans doute de reconnaître les implications du phénomène de discontinuité, le même auteur a cependant combattu l'idée de déséquilibre structurel au lendemain de la seconde guerre mondiale. Cf. Problèmes..., t. il, et E.I., I™ partie. 26. Cf. François PERROUX, L'Europe sans rivages, P.U.F., 1954. 27. Cf. M. BYÉ, Revue Economique, mars 1958, contribution au numéro spécial sur l'intégration européenne. Voir aussi André MARCHAL, L'intégration territoriale, P.U.F., 1965, 2 vol., Cujas 1970 et l'Europe solidaire.

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1. Du « plan Schuman » aux trois communautés européennes : l'expérience de l'Europe des Six Parallèlement à l'expérience de l'O.E.C.E., mais en concurrence avec celle-ci, les premières tentatives de regroupement européen se réclamaient de principes différents. La première impulsion avait été donnée lors de la création de la C.E.C.A. (traité de Paris, du 18 avril 1951) et il est encore intéressant de voir comment, au moment du plan Schuman s'étaient présentés, inextricablement mêlés, des mobiles politiques et des mobiles économiques entre lesquels s'établissait une certaine réciprocité de perspectives. Beaucoup d'objections techniques, jugées assez graves, devaient être écartées : selon la formule du premier ministre britannique, Anthony Eden, il fallait « briser un antagonisme séculaire entre la France et l'Allemagne ». En revanche, par la suite, les appréhensions d'une relance de la « guerre froide » 28 , face aux raisons d'ordre économique de l'intégration européenne, ne furent pas reconnues décisives. Arrêtons-nous quelque temps sur l'interprétation de cette liaison entre la politique et l'économique. Dans le cadre du plan Schuman, s'était affirmée une volonté de création d'une autorité supranationale. Mais les liaisons recherchées n'avaient encore qu'un caractère sectoriel. Manifestement imparfaite, de ce point de vue, l'intégration économique limitée aux domaines du charbon et de l'acier attendait d'être complétée par des initiatives plus importantes. Cependant, les deux autres communautés (C.E.E. et Euratom) témoignèrent de plus de modération dans l'expression immédiate d'un désir de supranationalité : on reconnaissait simplement la nécessité de faire avancer parallèlement — ou, du moins, sans trop de décalage — les réalisations de caractère politique. Ceci rend encore très incertain le débat sur la seule union économique dans le cadre d'un marché insti-

28. Qui expliquaient le recul devant l'idée de créer une Communauté Européenne de Défense (C.E.D.), notamment en France, par la conjonction d'une double opposition dont tiendra compte en 1954 le ministère P. Mendès-France.

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tutionnalisé. A défaut de pouvoir reprendre ici une discussion générale qui exige d'être traitée dans toute son ampleur, il nous suffira de retenir deux séries de points de repère. Avec le pool Charbon-Acier — et par le biais de cette création — on semblait avoir déjà franchi une double étape : dans la voie du fédéralisme politique, en venant fixer l'extension géographique de futures réalisations ; dans la voie des méthodes d'intégration économique, avec le choix d'une procédure conduisant à l'union régionale. Par la suite, même après 1957, l'ambiguïté régnera. Il serait nécessaire de revenir assez longuement sur l'histoire encore relativement courte de la C.E.E. Pour chacune de ses réalisations, le fédéralisme, à objectif essentiellement politique, sera incessamment opposé au fonctionnalisme de la simple « coopération économique ». Mais on ne peut distinguer avec trop de précision tous les aspects assez flous d'une union économique « en devenir », échappant en partie aux rigueurs des règles du GATT — tout en devant respecter ses principes généraux qui exigent le recul du protectionnisme en vue d'un développement harmonieux de l'ensemble des réseaux du commerce mondial : d'où l'impossibilité de fixer le tarif extérieur commun à un niveau qui renforce les barrières douanières existantes. En définitive, l'enquête devrait porter avant tout sur les points suivants : 1° les règles du jeu qui seront préconisées et celles qui seront effectivement appliquées dans le cadre des institutions nouvellement aménagées ; 2° les exceptions qui seront tolérées ainsi que les circonstances où le retour à la règle sera vraisemblablement exigé ; 3° les nouvelles structures d'encadrement qui seront élaborées ou adaptées de manière à assurer le dosage des règles et des exceptions sur la longue durée. Deux tendances se retrouveront conjuguées à la fois à l'intérieur de la C.E.C.A. et, tout au moins pour la première 15

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phase29, dans le cadre de la C.E.E. L'une vers l'union douanière de type traditionnel avec effort pour rendre davantage concurrentiel un marché plus ou moins oligopolistique ; l'autre vers une communauté d'un type nouveau avec, soit coordination et harmonisation des politiques économiques nationales, soit même parfois (ce qui techniquement sera très différent, voire radicalement opposé) 30 détermination d'une politique conjoncturelle commune. A cet égard, l'exemple le plus ancien, celui de la C.E.C.A., manifeste nettement l'ambiguïté des tentatives des années 1950. D'un côté, on note les efforts de décartellisation, de surveillance des prix en vue d'éviter la discrimination et d'assurer le jeu « normal » de la concurrence, ainsi que la réglementation des tarifs de transport. Ces efforts auront été dans le sens d'un plus libre marché. Mais, d'autre part — on n'ose dire à l'inverse —, ce sera la fixation d'objectifs généraux, le financement communautaire de certains investissements, l'aide à la réadaptation des travailleurs jugés victimes d'un chômage structurel, la fixation de prix minima et maxima pour pallier les fluctuations de conjoncture. Ce sera aussi, éventuellement, l'autorisation de procéder à des contingentements et à une répartition des commandes entre pays, voire (en cas d'unanimité au Conseil des ministres) entre firmes — et finalement l'effort pour préparer une coordination des politiques énergétiques (protocole d'octobre 1957). Au début des années 1960, il n'était nullement exclu que, dans une conjoncture devenue difficile, d'abord pour le charbon, plus tard aussi, pour l'acier, ne s'affirment davantage les fonctions qui, pour la Haute Autorité, constituaient les prémisses d'un véritable pouvoir supranational31.

29. E n fait, étant donné l'accélération du « Marché Commun » : jusqu'en janvier 1961 — et même au cours de la « seconde étape » : j u s q u ' à la fin de l'année 1963. 30. N o t a m m e n t pour l'ajustement des balances des paiements. 31. M . Malvestiti, président de la Haute Autorité, a rappelé de façon très suggestive, en 1962, cette double vocation de la C.E.C.A. N e s'agissait-il pas d'opérer, au départ, une « révolution dans la pensée économique » ? Pour la première fois, on admettait qu'il fallait « orienter la main invisible, grâce aux indications d'une autorité impartiale et objective » (cf. Bulletin de la C.E.C.A., 3' trimestre 1962). M . Mal-

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De 1950 à 1961, la C.E.C.A. avait utilisé avec beaucoup de souplesse ses pouvoirs de politique économique. La période était de haute conjoncture : aucune intervention ne devait être pratiquée sur le marché de l'acier dont la production fit plus que doubler 3 2 . En revanche, un renversement de tendances s'est produit sur le marché du charbon. La C.E.C.A., devant faire face à la dégradation lente "de ce marché, affirme sa compétence pour entreprendre l'œuvre difficile d'un assainissement de longue durée (avec l'exemple du bobinage) tout en affrontant les situations transitoires de tension du marché (notamment au cours de l'hiver 19621963) 33. Même dualité de tendances — et même souplesse de comportement au sein de la Communauté Economique Européenne : au cours de la première étape, l'ambiguïté subsiste, ce qui est dans la logique d'une réalisation graduelle. Doitelle se retrouver par la suite ? Première tendance, le libéralisme économique semble s'épanouir. Vont dans le sens d'une économie de marché : a) L'unification douanière, avec élimination des barrières contingentaires et des droits de douane à l'intérieur et établissement d'un tarif commun modéré au pourtour (tarif égal, en principe, à la moyenne des tarifs nationaux anciens) ; vestiti ne voyait là nulle contradiction : « Les phares des ports ne portent nullement atteinte à la liberté de la navigation, mais ils avertissent le navigateur des écueils et des hauts fonds. » 32. Au cours de cette période, cette production est passée de 32 à 73 millions de tonnes. 33. En 1962, le charbon ne couvrait plus que 50 °/o des besoins énergétiques contre 72 °/o en 1950 ; il n'en couvrira plus que 35 %, estime-t-on, en 1970. Les adaptations conjoncturelles sont d'autant plus difficiles, on le sait, que la fermeture d'une mine de charbon prend, pour des raisons techniques, un caractère définitif — ce qui donne d'autant plus d'importance à la détermination d'une politique énergétique commune à long terme. La situation se trouve encore compliquée par le problème des approvisionnements extérieurs à la zone, un pays comme l'Italie notamment tenant essentiellement à préserver la liberté d'approvisionnement qui lui avait valu un avantage jugé paradoxal selon les normes traditionnelles, héritées d u X I X e siècle.

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b) La libre circulation des travailleurs et des capitaux et la libre prestation des services, « dans la mesure nécessaire au bon fonctionnement du Marché Commun » ; c) L'élimination des pratiques abusives résultant d'ententes, de concertations, et d'exploitation de positions dominantes (art. 85 et 86) ; d) La suppression des aides accordées par l'Etat pour favoriser certaines entreprises ou certaines productions. Seconde tendance, la coordination des politiques économiques qui peut conduire à ime « programmation européenne ». L'idée de celle-ci nous avait semblé s'imposer dès 195234, mais elle doit se heurter encore à bien des objections. On le notera lorsqu'elle sera proposée, notamment par R. Marjolin, en 1962. Sont prévues par le traité de Rome, dès 1957 : a) La mise au point d'une politique de conjoncture sur les « questions d'intérêt commun » ; b) La détermination d'une politique commune en matière monétaire (Comité monétaire...) et d'ime politique des taux de change (examen (art. 108), en cas de difficultés ou de menaces graves ; mesures de sauvegarde (art. 109), en cas de crise de la balance des paiements) ; c) La définition d'une politique agricole

commune;

d) La recherche d'une politique commerciale commune ; e) L'harmonisation des législations sociales (Fonds social européen, etc.) ; f) L'existence d'une Banque d'investissement

européenne ;

34. Cf. notre article « Les objectifs économiques d'une coopération durable » publié dans Economie Appliquée en 1953, et dont nous sommes autorisé à reproduire ci-après quelques extraits. 35 En 1964, en revanche, l'idée d'une lutte contre l'inflation sera déjà mieux accueillie.

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g) La convention d'association des pays d'outre-mer avec lesquels existent des liens spéciaux a été soumise aux tribulations politiques que l'on sait. Peut-on espérer, dans ces conditions, mieux définir ce qui doit relever théoriquement de la coopération ou de l'intégration multinationale ? Il s'agira sans doute là plus que d'un « exercice d'école » — du moins si nous parvenons à dégager quelques nouveaux points de repère pour éclairer l'évolution des institutions au cours des années 1960... voire pendant la fin du second demi-siècle. Lors des négociations de décembre 1962, on savait les difficultés auxquelles se heurterait la mise au point d'une politique agricole commune. L'intégration restait très imparfaite. Mais les mesures admises à titre provisoire permirent sans doute de marquer une étape dans la voie de la coopération économique à défaut de réaliser un marché unifié. D'autre part, pour les pays de la C.E.E. qui sont importateurs nets — ce qui était plus important encore — c'était de sauvegarder les autres courants d'échange : d'où la nécessité de rationaliser les relations entre les agricultures européennes et le marché mondial, sans créer de rupture brutale, et en laissant la porte ouverte à d'autres négociations en vue de rajuster la structure des échanges agricoles sur une plus large échelle. La perspective d'accords mondiaux n'était pas absente lors de l'élaboration d'une procédure aussi complexe. 36. On aura noté que les mécanismes de péréquation adoptés comportent une série de « prélèvements » (perception à la frontière du pays importateur d'un droit dont le montant est égal à la différence entre le prix intérieur et les prix des produits importés). Une telle formule répond bien aux conditions d'insuffisante harmonisation des marchés agricoles si souvent dénoncés. Mais, au tournant des années 1963-1964, on sait que les plus graves problèmes ne sont pas tellement ceux de cette harmonisation que ceux des relations avec le reste du monde. 37. D'où la nécessité, tant que dure une telle situation, des prélèvements internes ou « intra-communautaires ». L'importance de la politique agricole commune a souvent été soulignée en France dans la mesure où, au-delà de la « simple coopération », 1" elle précipiterait les mesures d'intégration, notamment sur le plan monétaire (cf. infra, Notes annexes) ; 2° elle permettrait de mieux faire face aux exigences d'une négociation avec d'autres pays (sur le Kennedy-round), cf. E.I., III* partie, ch. i.

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2. L'étape de l'intégration, dans la perspective libre-échangiste et dans celle des politiques communes Les conditions de l'intégration économique, telles que les révèle la grande expérience européenne des années 1960 — celle des « trois communautés » — apparaissent très paradoxales. De l'intégration elle-même, ne cherchons pas à dégager une définition si rigoureuse qu'elle ne puisse recouvrir l'usage actuel où la perspective libre-échangiste n'est pas de simple convention. Les pays ayant souscrit d'autre part des engagements internationaux tels que ceux du GATT ne peuvent relever systématiquement leurs tarifs douaniers. Ils ne sont en mesure de recourir au contingentement que dans des circonstances exceptionnelles. On écarte donc l'hypothèse d'une intégration à tendance résolument autarcique 38 . A) Que peut-on donc retenir de la formule d'intégration multinationale dont l'exemple le plus éclatant reste la C.E.E.? Beaucoup plus sans doute qu'une tentative de libéralisation dans les limites géographiques où celle-ci est effectivement praticable. Au départ du Marché Commun, il ne s'agissait guère d'atteindre un autre but que celui de l'union douanière de style traditionnel. Puisque l'on ne peut pas, dans l'immédiat, libérer les échanges pour l'ensemble du monde, du moins faut-il le tenter d'abord à une échelle restreinte 39.

38. Qu'il s'agisse du repliement définitif sur un espace de plus en plus fermé ou de cette autarcie conquérante — de cette sorte de dialectique de la double revendication de l'économie close et de 1' « espace vital » dont l'analyse économique néglige généralement l'un des termes essentiels depuis la défaite hitlérienne. 39. Nous sommes alors tenus de rester dans l'optique de ce qu'on peut appeler, pour les raisons déjà indiquées, la doctrine Viner, celle du petit ouvrage publié en 1950, The Customs Union Issue (op. cit., Carnegie Endowment for International Peacé). Les règles du GATT qui lient effectivement les partenaires européens d'une « union douanière en devenir » (ou d'une « communauté économique ») datent de 1947. Mais les principes explicités par Jacob Viner consacraient le refus de tout détournement, de toute distorsion par rapport aux structures d'échanges existantes, S, et non, remarquons-le bien, par rapport à un modèle idéal S' ou S".

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Mais deux ou trois considérations élémentaires doivent rester présentes à l'esprit. 1° Du point de vue libéral, on évitera que la protection ne se renforce au pourtour de la zone ainsi délimitée. Cependant, désormais, on présente sous un éclairage généralement plus favorable, de ce point de vue, l'exemple de l'évolution du Zollverein allemand entre 1828 et 1867, bien que celui-ci ait abouti, en définitive, en 1871, à un Etat centralisé très protectionniste. Dans un autre contexte, le BeneJux n'a marqué encore qu'une très courte étape avant la libéralisation à une échelle plus large, réalisée par la C.E.E. 2° Cependant, à l'intérieur même de chaque économie nationale, on ne peut plus supposer, même en première approximation, des conditions de libéralisme classique. D'où l'idée de créer, non pas un marché de type classique, mais ce que l'on appelle désormais un marché « institutionnel ». Dans cette perspective, l'intégration est bien devenue un antidote à certains dangers de bouleversement ou même de recul économique d'une certaine ampleur — il est ainsi apparu nécessaire d'assurer l'expansion des régions défavorisées de chaque pays participant. Ce n'est donc pas simple coïncidence si des recherches d'économie régionale ont été beaucoup plus poussées en Europe depuis l'établissement du Marché Commun. 3° Peut-on conserver, par contre, l'idée d'une assimilation systématique des perspectives actuelles de l'intégration à celles d'un libre-échange réalisé par bonds successifs ? La « moindre fragmentation », en groupes de nations et non plus en nations, tend à réaliser une nouvelle spécialisation qui, à son tour, doit être brisée si l'on veut parvenir à un élargissement ultérieur 40. 40 Ci. notamment les réflexions présentées par E. Teilhac en 1952, sur l'intégration envisagée comme « une doctrine tierce » du commerce international. Notre collègue de Beyrouth concluait, notamment : « L'humanité a grandement élargi les zones géographiques à l'intérieur desquelles règne la paix. De même en est-il du libre-échange. Passage, aujourd'hui, d'un capitalisme international de petites unités à un capitalisme international de grandes unités, que l'économie

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Ce sont ces lacunes et ces dangers évidents de toute politique d'intégration « régionale » ou « territoriale », qui ont été dénoncés dans la perspective libre-échangiste traditionnelle. Les auteurs de formation classique n'ont cessé de multiplier les réserves lors de la conclusion d'accords d'union douanière ou d'union économique, même en cas de préjugé favorable au regroupement multinational. Seul le déséquilibre mondial de l'immédiat après-guerre devait conduire les experts du GATT (et de la « Charte de La Havane ») à inciter les pays européens à des formules du type « union douanière » — et les mêmes circonstances conduisirent à préconiser des « politiques communes ». Qu'avons-nous constaté ? Le Marché Commun européen implique un resserrement des liens particulièrement étroit entre pays participants. Ne faut-il pas prévoir désormais une coordination des activités et des politiques économiques nationales dans leur ensemble ? Nous avions dû insister sur un aspect essentiel d'une sorte de « dialectique de complémentarité » entre libérations d'échange et intégration qui s'oppose à la conception traditionnelle de la « zone de libreéchange ». L'intégration ne devait-elle pas être d'autant plus stricte que l'accélération du processus d'élimination des restrictions quantitatives, puis d'abaissement des barrières tarifaires seraient plus forte 41 ? Cependant, fallait-il à la limite, aboutir à l'intégration parfaite, avec autorité supranationale (à ce que François Perroux appelait — pour la critiquer — « la nation agranmondiale tende à n'être plus fragmentée en nations, mais en groupes de nations, c'est une moindre fragmentation, c'est un progrès. » Cf. Ernest TEILHAC, Revue Economique, janvier 1952, op. cit., p. 35. A cet égard, nous avions été conduit à opposer à ce plaidoyer l'idée, reprise ci-dessus, de la « doctrine tierce » de la coopération internationale (cf. « Les changements de perspectives des politiques économiques internationales », Les Cahiers Economiques, novembre 1953). 41. Ce point a souvent été nié — et, plus souvent encore, laissé dans l'ombre. C'est cependant celui qui nous avait, d'emblée, semblé le plus important, au moment où fut prise la décision d'orienter la politique de l'O.E.C.E. vers le libéralisme d'échange. Voir Revue Economique, 1950, n° 1, p. 101 : Politique d'intégration régionale et libération des échanges, ainsi que notre note complémentaire Le jeu monétaire peut-il rester libéral, dans Problèmes d'Economie Internationale, t. il, p. 218 sq. Cf. infra, Notes annexes.

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die » ) 4 2 ? Le problème apparaîtrait entièrement transformé. Ainsi, d'une coordination de politiques divergentes — et qu'on songeait souvent à rendre symétriques (notamment, en cas de déséquilibre de balance des paiements), on devrait passer à la définition de politiques véritablement communes avec ime monnaie unique pour l'ensemble des pays participants — et donc avec la disparition du problème des balances des paiements à l'intérieur du marché unique. Plus tard, sans doute, on retrouvera les difficultés de politiques économiques d'abord parallèles et finalement, comme le traité de Rome le prévoit explicitement dans certains cas, celles de la détermination des politiques communes. Ce que nous avons observé jusqu'à présent ne répond qu'aux conditions d'une « première étape » et ce sont les dangers d'un protectionnisme renforcé à l'égard du reste du monde, qui retiennent encore le plus l'attention 43 . Faut-il insister ? Technique de libéralisation, mais aussi, par définition, procédure d'établissement d'un tarif douanier commun, synthèse des recettes d'économie concertée mais aussi instrument de liquidation des dirigismes nationaux, telle apparaît bien, décidément, dans le langage courant, avec ses contractions et sa complexité, l'intégration du type « marché commun » dans sa première étape. C'est pourquoi, hors d'un débat purement juridique ou politique, il nous fallait fixer l'attention sur les degrés d'ime intégration « multinationale » — intégration qui reste aujourd'hui, par définition, imparfaite. Cette étude par degrés fera d'ailleurs apparaître, à la limite, ce qui sépare intégration et coopération — et dont le langage courant porte généralement témoignage mais sans pouvoir en rendre compte. B) Les trois conceptions que nous avions cru pouvoir distinguer ne permettent que l'esquisse rapide d'une typologie aujourd'hui nécessaire pour tenter de dégager la diversité des politiques économiques mises en œuvre. Une certaine intégration avait déjà été réalisée à la suite de la 42. Cf. F. PERROUX, L'Europe sans rivages, op. cit. 43. Cf. E.I., III* partie, ch. i, ce qui est dit du Kennedy-round.

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formation du marché mondial, dans la seconde moitié du siècle dernier — et ceci, remarquons-le — selon un processus réputé des plus libéraux. E n se référant à cette expérience, on a souvent été conduit à mettre concrètement l'accent sur les caractéristiques d'un processus inverse de désintégration survenu entre les deux guerres et surtout durant la grande dépression, à la manière — toute traditionnelle — que nous avons rappelée ci-dessus D'autres degrés d'intégration supposeront, en revanche, des politiques économiques internationalement concertées. La coordination des politiques économiques sera présentée de plus en plus comme l'un des buts mêmes de ce processus. On envisagera l'établissement d'une politique commune, sinon la programmation ou la planification à l'échelle du Marché Commun dans les domaines où l'intervention des Pouvoirs publics a une répercussion m a j e u r e sur les échanges extérieurs, notamment en agriculture ; tout est resté en suspens tant que l'accord sur une telle politique demeure précaire. Cependant, dans son livre de 1956, An International Economy, G. Myrdal avait nettement mis en relief ce que nous avions appelé le stade suprême de l'intégration — celuilà même auquel se sont efforcés de parvenir, à l'intérieur de leurs frontières, les pays de civilisation occidentale, lorsqu'ils ont affirmé le respect de certaines valeurs fondamentales 45. Loin de repousser une telle conception, nous y 44. Voir Problèmes d'Economie Internationale (t. i, et surtout t. n), Avant-Propos, p. 9 ; ainsi que notre article « Le changement des perspectives des politiques économiques internationales » (Cahiers Economiques, novembre 1953, art. cit.). Pour le cas de la France, entre 1870 et 1914, cf. notre étude : « Notes et documents sur les échanges extérieurs de la France avant la rupture du marché mondial » (Cahiers de VI.S.E.A., Economie française, échange extérieurs et structures internationales, série P, n° 1, 1957). 45. G. Myrdal avilit tenu à la mettre en relief : l'intégration ainsi conçue doit être considérée comme un idéal et non comme un fait. Elle appartient à la sphère des valeurs humaines qui servent de prémisses à l'action des gouvernants et joue dans le sens de l'égalisation des conditions (valeurs de liberté et d'égalité au point de départ — equality of opportunity). Cf. G. MYRDAL, An International Economy, Problems and Prospects, Harper, New York, 1956 ; trad, fr. Une économie internationale, P.U.F., 1958.

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avions vu une prémisse à respecter aussi bien par ceux qu'animait la mystique de l'unité européenne que pour d'autres, soucieux, comme F. Perroux et G. Myrdal lui-même, d'opposer à un idéal lointain, spatialement limité, l'objectif final d'un gouvernement mondial ou d'une économie du genre humain : ce dernier ne transpose-t-il pas, dans les conditions de l'économie moderne, l'universalisme classique ? a) Le plus important dans la définition d'un stade suprême de l'intégration doit cependant être cherché ailleurs. En dépit des différences de conception quant à l'extension même de l'effort entrepris, l'essentiel reste toujours l'affirmation de certaines valeurs et de certaines normes. A chaque étape de l'intégration, par delà la portée de concepts opérationnels et de recettes d'organisation (harmonisation des législations, règles monétaires et méthodes de programmation), on retrouve le rappel de ce qu'exigerait une réalisation pleinement efficace du point de vue du devenir social envisagé globalement46. Supposons cependant, avec G. Myrdal, l'exigence d'une intégration fondamentale du type sociologique — à l'échelle de la société globale — et partant de l'affirmation de certaines valeurs humaines : la plupart des observateurs de la réalité sociale d'aujourd'hui s'accordaient à reconnaître que la C.E.E. ne bénéficiait pas d'un élan suffisant pour poursuivre d'emblée un objectif aussi ambitieux47. Prenons, à cet égard, un exemple très concret. Certains avaient pensé que la situation nouvelle permettrait assez vite d'agir alternativement dans un sens ou dans l'autre, sur les salaires des travailleurs des différents pays participants. D'autres 46. Sur les difficultés du passage de l'analyse économique à l'analyse sociologique, cf. notre rapport Déterminismes sociaux et déterminismes économiques (Cahiers Internationaux de Sociologie, 1958), ainsi que notre contribution au Traité de Sociologie paru sous la direction de G. GURVITCH (t. i, P.U.F., 1958). 47. On pourrait se référer ici à l'opinion de G. Myrdal lui-même, concernant l'avenir probable d'une intégration dans le cadre de l'Europe des Six. Cependant, il convient de remarquer la complexité de l'analyse présentée par cet auteur : sa conception fondamentale de l'intégration n'est pas seule à intervenir dans les réserves qu'il avait présentées à cet égard.

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espéraient même voir se réaliser, du fait de l'application du traité de Rome, une sorte d'unité d'action syndicale ou d'uniformalisation des revendications qui seraient simultanément présentées dans chacun des pays48. Cependant, il est apparu clairement que cette seconde hypothèse était loin de répondre encore aux conditions des premières phases d'application du traité, celles dont nous avons pu suivre le déroulement jusqu'à présent. Si l'intégration économique marque une nette opposition avec ce qui est constaté dans la « petite zone de libreéchange », l'A.E.L.E., c'est parce que cette dernière se réclame d'une méthode strictement calquée sur celle des unions douanières du type traditionnel, sans même l'exigence d'un tarif douanier commun49. Nous comprenons mieux, en tout cas, combien il serait paradoxal de vouloir poursuivre à la fois la réalisation progressive d'un idéal semblable à celui décrit par G. Myrdal (la marche vers le stade suprême de l'intégration) et la recherche de solutions analogues à celles préconisées au nom de la doctrine libérale — un libreéchange obtenu par étapes successives à l'intérieur des zones progressivement agrandies. b) Le premier degré de l'intégration que nous avions distingué était-il de caractère véritablement « libéral » au sens le plus traditionnel ? Il était apparu beaucoup plus comme une conséquence, généralement inattendue, que comme la manifestation du libre développement des échanges mondiaux. Mais dans la mesure où les réseaux internationaux d'échange s'étaient établis spontanément (et non dans le cadre d'une politique mercantile — d'un « système de l'exclusif » ou pacte colonial — etc.). 48. On pourrait citer, dans ce sens, la réponse d'A. Philip à Ch. Bettelheim qui avait manifesté la crainte de voir la C.E.E. s'opposer à des revendications syndicales dispersées, se manifestant, tour à tour, dans l'un ou l'autre pays. Remarquons que cette réponse, allant dans le sens de l'élimination de pressions concurrentielles injustifiées, pouvait faire état d'un impératif libéral aussi bien que d'un idéal socialiste. 49. Nous ne pouvons évidemment insister ici sur l'Association Européenne de Libre-Echange dont les conditions de formation ne relèvent pas d'un principe d'intégration volontaire.

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En tout cas, lors de la formation du système concret d'économie internationale du XIX e siècle, le processus de structuration s'était réalisé progressivement et la prise de conscience d'un degré déjà élevé d'intégration s'était faite tardivement. C'est lorsque le coefficient de dépendance est apparu lui-même considérable (pour des importations jugées essentielles) qu'on s'est aperçu du résultat acquis. Tout progrès et, plus encore, tout recul de l'activité économique a mis alors en cause la cohérence de ce système déjà plus ou moins fortement structuré. On peut aller jusqu'à penser que la véritable prise de conscience de ce type d'intégration ne s'effectue qu'au moment des grandes ruptures de continuité — celles des guerres et des crises mondiales. Cependant, même dans une système d'échanges approximativement libéral, des interventions politiques de type divers (monétaire, commercial, financier, etc.) jouent un rôle beaucoup plus important qu'il n'était généralement admis. De telles interventions sont encore assez mal coordonnées à l'intérieur de chaque pays (où l'intégration est cependant déjà beaucoup plus forte). Elles le sont également quelque peu à l'échelle internationale (par les « quasi-automatismes monétaires et financiers » en même temps que grâce à la mise en œuvre de traiés de commerce ou d'accords commerciaux). On peut alors parler d'une stratégie des nations mais non d'une stratégie supranationale c) Le degré d'intégration aujourd'hui franchi reconnaît le caractère inévitable de tout un jeu de politiques économiques conscientes à l'intérieur des pays. Les économies nationales déjà plus ou moins contrôlées, dirigées, ou planifiées seront-elles placées, pour leurs échanges extérieurs, sous la dépendance de décisions de politique économique concertée — décisions qu'on dira de caractère inter-territorial, international, ou supranational ? Avant de prévoir les conditions de la « deuxième phase » du marché commun, 50. Cf. le Cahier de VI.S.E.A., Stratégies internationales et dimensions des nations, dans notre série P, n° 5, mai 1961 (art. de H. Denis, Z. Kamecki, C.P. Kindleberger, G. Leduc et J. Weiller).

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il convient de ne pas perdre de vue les deux remarques suivantes : I o Bien souvent, les distinctions auront des raisons d'être beaucoup plus profondes que celles auxquelles nous nous attachions jusqu'à présent et la distance est déjà beaucoup moins grande qu'on ne se plaît à le dire entre la stratégie de centres de décision privés bénéficiant de très fortes concentrations (sur le plan monétaire et financier ou par le canal d'ententes industrielles) ou de centres de décision créés par les autorités publiques. Quant à la planification indicative du type français, son originalité est à rechercher à d'autres égards 51. 2° N'oublions pas davantage le rôle des grandes firmes à caractère inter-territorial — firmes déjouant les calculs à l'échelle des centres de décision nationaux et parfois maîtresses de leurs propres circuits d'échanges de pays à pays 52.

N.B. — A cette indication, il faudrait, bien entendu, ajouter à présent les quelques 80 notes de la contribution non seulement les Ch. A. Michalet, Les firmes multinationales et le système économique mondial, au premier tome d'Economie internationale (cf. J. WEILLER, J. COUSSY, op. cit., 3e partie, l'Expansion internationale des capitaux et les nouvelles structures d'échange, éd. Mouton 1957) mais encore bien d'autres références...

51. Cf. F. PERROUX, Le quatrième plan français, P.U.F., 1962 ; P. BAUCHET, La Planification française, Ed. du Seuil, 1962. 52. Les recherches précitées de François Perroux et de M. Bvé l'ont suffisamment établi : il ne s'agit plus de discuter du passage éventuel d'une situation où les souverainetés nationales apparaîtraient encore comme des « entités » plus ou moins juxtaposées à une autre où les institutions communautaires suffiraient à définir l'évolution des relations d'échange, 1° à l'intérieur d'un marché élargi et 2° avec le reste du monde. Simplement d'autres analyses seront nécessaires pour mettre mieux en évidence ce qu'on peut appeler avec Raymond Aron, des relations trans-nationales : cf. Paix et Guerre entre les Nations, Calmann-Levy, 1963, et notre « Conclusion provisoire pour 1967 » (rappelons la date 1965) avec « projections vers les années 1970 ou 1980 »...

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NOTES ANNEXES AU § « B » DEGRÉ D'INTÉGRATION ET RAPPORTS DE COOPÉRATION SELON LES PERSPECTIVES HISTORIQUES

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Sans doute aura-t-on bien noté pourquoi il nous avait semblé possible de très bonne heure de distinguer les concepts en fonction même d'une évolution du langage qui se précisait, mais en élevant quelque peu le débat — comme, après tout, les économistes doivent toujours l'essayer (54). Fétichisme des définitions ? La boutade du comte de Keserling, sur l'esprit français, comporte elle-même l'indication d'une lente procédure de mise au point (55). Ainsi ne devait-on réserver une signification distincte — en dépit d'inévitables chevauchements — à des expressions telles qu' « intégration économique » ou « coopération économique internationale » ? Depuis 1945-1950, il nous avait fallu rester attentif à l'évolution du langage et à un peu de conceptualisation devenu rélativement subtil. A présent, nous avons cru pouvoir encore tenir la gageure, mais ceci en fonction m ê m e des leçons de l'expérience. Vers 1950, en effet, il ne pouvait être question, par exemple, de traiter de la conception de l'intégration européenne qui a 53. Pour les raisons qui vont être rappelées dans les pages qui suivent, nous avons obtenu de reproduire (sans autres changements que l'allégement de style ou de modification du temps des verbes) quelques extraits d'études publiées depuis 1950. Au gré de l'actualité, celles-ci étaient venues justifier, semble-t-il, les définitions précédentes des processus d'intégration multinationale ou de coopération économique généralisable, à vocation largement mondialiste. 54. L'orthodoxie la plus rigide, celle qui se flatte de prolonger les exigences des anciennes écoles autrichiennes, marque encore sa défiance contre une utilisation d'expressions telles que « structures internationales d'échange », « préférence de structure » et surtout « déséquilibre structurel » (cf. MACHLUP, Essays in economic semantics, Prentice Haie, 1963, Essais de sémantique économique, trad. fr., Calmann-Levy, 1971). Et cependant, n'a-t-elle pas conservé le terme « utilité » là où Pareto avait cru devoir proposer pour les mêmes raisons, de confusion avec un langage trop facile, celui d'ophélimité ? 55. Cf. H. de KEYSERLING, Analyse spectrale de l'Europe, op. cit. Ajoutons que « ... s'il s'agit de comprendre ce qui est nouveau essentiellement, il faut tout bonnement s'abandonner à l'expérience jusqu'à ce que se forment les nouveaux organes nécessaires à la compréhension ». D'après H. de Keyserling, « on ne peut définir clairement que ce que l'on sait déjà... ». Peut-être également faut-il s'attendre d'être en mesure de définir pour reprendre l'exposé systématique d'une discussion — ce qui est certainement possible depuis quelques années...

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prévalu, alors que seule l'idée libérale d'élargissement des marchés et de la rupture avec le dirigisme de guerre et d'immédiat après-guerre semblait s'imposer (56). Mais on entrevoyait déj'à dans quelles conditions allait se formuler un problème très précis : celui de la liaison entre politique d'intégration et processus de libération des échanges. Malgré la tentative de programmation que nous avons signalée, à l'occasion de la répartition de l'aide Marshall par l'O.E.C.E. l'idée d'intégration se dégage alors assez mal, pour les pays d'Europe de l'Ouest, d'un contexte de retour aux règles d'échanges plus libres. On plaide vers 1948 pour l'élimination progressive des contingents d'importation dans un cadre géographique relativement limité (celui des pays qui vont participer à l'Organisation européenne de Coopération économique) au nom d'une « union douanière en devenir » tolérable selon les principes du GATT, mais surtout conforme à l'essence même d'une doctrine qui eût exigé, en règle générale, la « non-discrimination »37. Puisque, depuis lors, nous avions « appris par expérience », il est sans doute mieux, en définitive (et à titre exceptionnel) de ne pas revenir sur ce qui sera devenu plus clair par la suite et de reprendre telles quelles des réflexions suggérées par un certain enchaînement de circonstances qui confère à cette expérience son originalité.

56. Telle était du moins la position prise, au moment des discussions préliminaires de la Charte de La Havane — et du GATT, seul ratifié et signé dès 1947 — par certains des auteurs avec lesquels nous avions marqué notre accord, tels que Ragnar Frisch et J. E. Meade dont l'audience fut décisive parmi les experts internationaux. Il s'agissait de montrer que la situation était telle qu'on ne pouvait obtenir le développement des échanges entre pays souffrant tous d'un profond déséquilibre dans les relations avec d'autres (ceux de la zone dollar) qu'en maintenant provisoirement la discrimination à l'égard de celle-ci. La matrice proposée par R. Frisch a fait l'objet d'un article dans VAmerican Economic Review (1948). Voir aussi quelques intéressants articles de J. E. Meade, reprenant l'argumentation complexe qu'il croyait alors défendre et traduits par M.G. LENOAN dans le 2e appendice de Plans et prix : entre socialisme et libéralisme (version française de Planning and the Price Mechanism: the liberal-socialist solution), Edit. M. Rivière, 1952. Voir notre Avant-Propos, et la préface de l'auteur. 57. ... doctrine qu'on retrouvera dans tous les textes internationaux d'inspiration néo-libérale. La sanction reste, elle-même, toute négative en apparence : délier les Etats-membres de leurs propres obligations à l'égard du pays délinquant ; autrement dit, autoriser la riposte et la discrimination à son égard.

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I. — Des libérations

d'échanges aux politiques

d'intégration

LES PERSPECTIVES HISTORIQUES EN 1950 Les efforts poursuivis sous l'égide de l'O.E.C.E. pour réaliser p a r paliers la « libération des échanges » et surtout la propagande faite autour d'initiatives qui restaient de portée très limitée semblaient relever du seul libéralisme traditionnel. On sait l'échec auquel aboutit un effort analogue entrepris à partir de 1927 sous l'égide de la Société des Nations ; encore, s'agissait-il de mesures d'ordre général, adoptées par chaque pays dans ses relations avec le reste du monde et destinées à renverser les seules barrières alors existantes : les droits de douane. C'était sans doute pour éviter semblable mésaventure que l'entreprise (décidée en 1949) avait été, dès le départ, limitée aux seuls pays entre lesquels n'existait pas de profond déséquilibre structurel (les pays européens bénéficiaires de l'aide Marshall) et qu'on avait parfaitement admis le maintien ou le rétablissement des droits de douane. Il y a plus : les administrations ont eu, jusqu'à présent, toute latitude de doser par produit et par pays l'élimination des contingents dans les relations entre pays participants. Pouvait-on espérer cependant qu'en resserrant progressivement l'étau — en exigeant sans cesse vin pourcentage plus grand de « libération » — on parvienne en même temps à supprimer bien des échappatoires ? Il subsistait toujours une importante réserve : celle qui concernait le commerce d'Etat. D'autres exceptions étaient prévues, notamment dans les relations avec l'Allemagne qui, ayant fait figure de première « victime » d'un retournement de balance, réagissait violemment en sens contraire. Enfin, la question d'un approvisionnement libéral en matières premières avait été soulevée par le gouvernement français au cours des discussions d'octobre 1950. Cependant, l'effort entrepris retrouvait une valeur et une portée toute différente si l'on cessait de le considérer seulement comme une première étape dans la voie de la libéralisation de tous les échanges, mais si on l'envisageait aussi comme une mesure préparatoire de l'intégration économique partielle à réaliser. 58. Nous avions rédigé, en 1949, trois notes pour un groupe d'études des problèmes de l'O.E.C.E. Les deux précédentes ont été reproduitese dans le second tome des Problèmes économie internationale, III partie, ch. i n : « Note sur les voies et moyens de l'Union régionale », p. 213, et nous reprenons à présent certains extraits de la note parue dans la Revue Economique sous le titre « Aspects particuliers d'une libération d'échanges» (1950, p. 608). 16

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Inextricablement liées, les mesures d'inspiration libérale et les compensations de caractère dirigiste s'échelonnaient dans les projets d'ensemble d'union économique régionale. Il en résultait une grande incertitude quant aux conditions d'un succès final. Mais la libération des échanges pouvait-elle se suffire à elle-mêm ? Elle supposait, au point de départ, le plan et l'aide Marshall, ainsi que le multilatéralisme boiteux du système des « droits de tirage ». Plus spectaculaire que complète, elle apparaissait encore minutieusement dosée quant au choix administratif des posititions réservées (59). Limitée dans l'espace, elle restait nécessairement « discriminatoire » à l'égard des zones ou régions pour lesquelles on la jugeait trop dangereuse encore (zone dollar, zone sterling, et d'un autre point de vue, Est européen...). L'expérience ne pouvait se poursuivre dans cette seule voie. Et c'est pourquoi nous la retrouvions accompagnée d'un grand nombre de nouvelles initiatives, d'un style tout différent, qu'il s'agisse du plan Schuman, de l'Union européenne des Paiements, des projets de banque européenne d'investissement, etc. Cessons d'envisager dans son ensemble la réalisation d'une intégration économique (60) et concentrons notre attention sur les difficultés devant lesquelles on se trouve pour résoudre certains cas particuliers au moment d'une suppression de contingents. Les conditions préalables d'une telle libération ne sont pas aussi nombreuses qu'on l'estimait encore souvent puisque les principales objections à faire concernaient des aléas qui devaient survenir par la suite (et résultant, soit de rythmes différents de développement, soit d'inégales pressions concurrentielles). Mais si un cours de change approprié devait permettre de compenser les décalages généraux d'ordre monétaire, fiscal ou économique (et notamment les différences de taux d'intérêt, de salaires et de charges sociales), il n'en irait plus de même lorsqu'il s'agirait des anomalies particulières dont souffrent certaines branches d'activité. a. Prenons un exemple concret de situation anormale au point de départ. Si telle industrie — du fait d'un dumping persistant ou du maintien de prix différentiels de vente des matières premières qui lui sont nécessaires — souffre d'un désavantage important qui ne frappe pas, du moins dans ime mesure comparable, les autres branches d'activité, le remède précédemment 59. La décision de nouvelles libérations des échanges avait été prise le 27 octobre 1950 par le Conseil des ministres de l'O.E.C.E. Sous réserve des clauses échappatoires auxquelles il est fait allusion plus haut, cette décision portait de 50 à 75 °/o le total des contingents qui devaient être supprimés au 1" février 1951 dans les relations entre pays participants. 60. Cf. les notes précédemment citées.

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envisagé sera inopérant. La correction moyenne que réalise un ajustement de changes ne saurait la satisfaire. Si l'on décidait d'abaisser le taux de manière à placer cette industrie de niveau avec ses concurrents étrangers, ce serait un décalage en sens contraire qui se produirait et les autres productions apparaîtraient favorisées. Mais, si le taux de change reste bien fixé de manière à égaliser les charges moyennes supportées par l'ensemble des industriels de chaque pays, les plaintes de ceux qui risquent d'être éliminés par un dumping particulier n'apparaîtraient-elles pas justifiées ? b. Dans bien des cas, l'on devait se trouver en présence de stratégies monopolistiques conduisant d'ailleurs souvent à des ententes privées internationales. L'une des raisons d'être du plan Schuman était d'écarter de telles difficultés pour la sidérurgie, grâce à la création d'une autorité supranationale. Cependant, les correctifs qui pouvaient être obtenus de ce côté allaient laisser intactes, sinon aggravées, de nombreuses disparités. Serait-on conduit à envisager des compensations à tout dumping éventuel, à toute forme monopolistique de combat ou stratégie d'élimination ? Le problème était délicat, car on pouvait s'attendre, dans ce cas, à beaucoup de demandes dont le bien-fondé eût été difficile à vérifier. D'autre part, si de telles mesures étaient admises dans la pratique de chacun des pays participants, il y aurait eu risque de représailles cumulatives des uns contre les autres, avec toute la confusion que celles-ci comportent. Allait-on permettre 'a des industries manifestement handicapées par le jeu de telles concurrences de supporter le premier choc et de tenter encore leur chance ? Un principe, d'ailleurs pratiquement inapplicable, eût été de réserver les faveurs transitoires, non pas aux industries les plus menacées par le jeu normal de la concurrence internationale, mais bien à celle dont la position apparaissait relativement meilleure. En effet, pour une division rationnelle du travail au sein du nouvel espace à créer ne doit-on pas admettre certaines éliminations définitives ? c. Les risques d'une stratégie d'élimination poursuivie par des industries à forte puissance financière sont différents : il n'était pas possible d'éviter que l'on s'oriente, dans de nombreux secteurs, vers la solution des ententes privées. Remarquons seulement que les cartels concernant tel ou tel type de production ne s'attachent jamais qu'au résultat d'une analyse et d'une vision partielles du problème de l'équilibre international. Or tant que des systèmes monétaires différents subsistent et que les questions de convertibilité et de transfert gradent leur acuité, seules des autorités publiques — nationales ou supranationales — peu vent tenter de faire prévaloir un principe d'harmonie générale

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dans le développement respectif des diverses branches d'activités. Seules, elles conservent la charge d'apprécier leurs répercussions finales sur l'ajustement des paiements internationaux. D'autre part la pratique des ententes privées n'avait jamais été orientée dans un sens expansionniste : c'est pour combattre le danger de pratiques commerciales restrictives qu'un certain nombre de mesures de contrôle avaient été prévues dans la Charte de La Havane en 1948. Cependant, la Charte n'avait pas été ratifiée et ces contrôles n'existaient pas. L'un des buts du plan Schuman ne devait-il pas être de les établir dans un secteur essentiel ? Pour que les ajustements réalisés restent conformes à la double exigence de l'équilibre général et de l'expansion économique, une intervention souple mais constante des Pouvoirs publics devait s'avérer à nouveau nécessaire. Au début, une telle intervention comporterait obligatoirement bien des « tâtonnements » ; il en va de la sorte de tout système semi-libéral tant qu'il n'est pas encore possible de dégager les résultats d'ensemble d'une série de multiples décisions non coordonnées. d. Pour que la seconde des exigences qui vient d'être rappelée, celle d'aller résolument dans le sens de l'expansion économique, fût pleinement respectée, il fallait que l'action des Pouvoirs publics ne fût pas seulement de « protection » ou de « conservation » des situations acquises. Sans doute, en dépit du but poursuivi, n'était-il pas absurde de vouloir sauvegarder dans la plus large mesure les structures économiques existantes, mais on ne pouvait y parvenir, après libération des échanges, que si l'action entreprise apportait un véritable stimulant à des réalisations nouvelles — autrement dit, si l'on poussait les spécialisations nécessaires dans le sens de tout ce qui peut ajouter aux structures de production existantes en se gardant d'en retrancher trop. Si l'on orientait ainsi les accords de spécialisation vers des projets nouveaux, il était sans doute possible de conserver et de mieux utiliser la plus grande partie de l'appareil productif : disons à présent, en évitant les effets de blocage ou l'accentuation des disparités de croissance entre les pays. 2. — Perspectives de coopération et coordination des investissements (.entre néo-libéralisme et programmation européenne M). ...Voici posé implicitement l'un de ces problèmes de destruction créatrice que le capitalisme libéral est censé avoir résolu 61 Extrait d'un article publié en octobre-décembre 1953 dans Economie Appliquée. A la demande de François Perroux, l'étude reprenait partiellement des suggestions que nous avions présentées lors de conférences faites au Collège d'Europe de Bruges, en mai 1952.

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spontanément, au gré des initiatives individuelles, mais le voici posé dans des conditions qui engagent pleinement la responsabilité des gouvernements. En dépit d'une analogie, souvent invoquée sans autre examen, la politique d'abaissement systématique des barrières douanières n'a jamais pu être acceptée au même titre que l'irruption quasi imprévisible d'un nouveau progrès ou d'une série d'innovations en grappes. Ne serait-il pas nécessaire, si l'on désire véritablement procéder à une série de réadaptations d'une importance exceptionnelle, d'en prendre conscience ? A ce stade de la discussion, il convient de faire une remarque importante. Chacun reconnaît aujourd'hui qu'il ne serait pas possible de réaliser d'emblée un marché commun où toutes les entraves du commerce seraient simultanément supprimées. Même si la décision d'Union économique prenait un caractère spectaculaire, du point de vue institutionnel, des délais devraient être prévus pour la mise en œuvre des mesures effectives. Déjà, bien que limité à quelques produits, le pool Charbon-Acier comporte tout un échelonnement de dispositions successives et de procédures transitoires. Plus généralement, on a prévu des systèmes de libération progressive des économies par paliers ou par secteurs. Ne nous y attardons pas, mais notons qu'on se rapproche ainsi, des conceptions pratiques, de projets d'un caractère apparemment très différent et dont on avait redouté l'inspiration dirigiste ; coordination de programmes à long terme, financement en commun de nouveaux investissements, organisation des marchés, etc. Envisageons, cependant, le but même de toute Union économique. On sait que le bouleversement de structures, dont beaucoup redoutent la violence éventuelle, ne serait pas la répercussion inattendue de l'action entreprise. A condition de ne pas donner au terme son sens péjoratif, on peut dire qu'il est le résultat délibérément poursuivi. Pourquoi ne pas tenir immédiatement le plus grand compte de l'importance de la transformation désirée ? Souvent, sans doute, les oppositions suscitées par l'application de la doctrine libérale résultent précisément de l'effroi devant la menace, encore plus ou moins indistincte, d'éliminations drastiques. On évite donc de désigner à l'avance les branches de production qui seraient sacrifiées. En revanche, cette prudence n'est pas sans contrepartie, car on laisse encore davantage dans l'ombre les types d'entreprises qui pourront bénéficier de la libération d'échanges. La doctrine laisse seulement espérer qu'à la suite du bon fonctionnement de certains mécanismes régulateurs, une compensation surgira, avec la promotion de branches de production d'un plus haut rendement et mieux adaptées au jeu de la concurrence internationale. En

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fait, le raisonnement traditionnel n'empêche pas qu'on mette l'accent sur les aspects négatifs de la transformation à laquelle on est censé laisser libre cours : on sait ou l'on croit savoir assez vite quelles seront les activités sacrifiées. Mais les aspects positifs restent généralement ignorés : ils dépendent d'une reprise incertaine de l'économie — et c'est cependant eux qui justifient, du point de vue de la nation toute l'action engagée. Une politique active de coopération internationale serait celle qui, moins soucieuce peut-être de la perfection des arrangements ou dispositifs formels, réussirait à mettre l'accent sur de tels résultats concrets. Est-il impossible de dégager les contours d'une méthode qui pourrait être mise au point à cet effet, quel que soit, d'ailleurs, le cadre géographique envisagé ! En s'y employant, on recouperait certainement, chemin faisant, un certain nombre de suggestions contenues dans des projets récents. Notons, dès à présent, quelques avantages d'une voie d'approche aussi peu éloignée que possible des objectifs poursuivis par la politique traditionnelle.* 1. Ecartant un système de planification intégrale, il ne serait même pas question de définir dans un programme rigide l'ensemble des caractéristiques de la nouvelle situation à atteindre grâce à une redistribution des tâches à l'échelle internationale. Il s'agirait seulement de prévoir la coordination de certains programmes d'investissements tels qu'ils sont aujourd'hui couramment pratiqués (on songera, en France, à l'exemple du plan Monnet). 2. Puisque l'échelonnement des tâches par périodes successives est inévitable dans tout projet réaliste, il pourra être tenu compte, à chaque nouvelle étape, de l'expansion spontanée plus ou moins directement liée, dans chaque pays, aux investissements déjà réalisés. En fonction de ces constatations, de nouveaux objectifs pourront être déterminés. 3. Le schéma classique garderait ainsi sa pleine validité, fournissant d'une part une première approximation de l'action à entreprendre et servant, d'autre part, à sanctionner par les suppressions de barrières douanières reconnues nécessaires, l'accomplissement progressif de la redistribution internationale du travail. Avant de poursuivre, il convient cependant de s'arrêter assez longuement à la question préalable que ne manqueraient pas de soulever beaucoup d'économistes. S'il se dérobent chaque fois qu'il est possible de s'engager dans cette voie, ce n'est pas qu'ils * Précisons : dès les années 1950 (je rappelle que la conférence et les propositions de Programmation européenne étaient de 1952 (Cf note 61).

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croient difficile, dans l'état actuel des techniques statistiques et des méthodes de prévision économique, d'évaluer, au moins pour une période rapprochée, les effets éventuels d'une suppression d'entraves au commerce. Ce n'est pas davantage qu'ils redoutent de prendre la responsabilité des éliminations jugées nécessaires : le néo-libéralisme, à cet égard, se veut plus lucide que l'ancienne école optimiste, à laquelle on a si souvent reproché de jeter un voile sur les difficultés de réadaptation « à court terme ». C'est, plus fondamentalement, aux principes mêmes de la doctrine traditionnelle que nous risquons de nous heurter. La prise de conscience des transformations à réaliser ne va-t-elle pas inciter les Etats à une série d'autres interventions systématiques peu conformes aux postulats des politiques de « libération d'échanges » ? Indiquons immédiatement que ces interventions nous semblent, en effet, inévitables dans une opération d'aussi large envergure. Mais, il faut reconnaître l'importance de la discussion. La règle classique était de laisser « passer » le progrès, non de le dicter. Sans doute, n'ignorait-on jamais, lorsqu'on abaissait une barrière douanière, qu'on provoquerait une série de modifications assez clairement prévisibles. Mais, l'Etat n'était pas censé, pour autant, intervenir positivement, il « corrigeait » ion ancien abus, « écartait » un obstacle insolite... La vie économique doit toujours se réadapter spontanément et chaque entrepreneur, même s'il bénéficie d'une situation manifestement « artificielle », reste libre de tenter sa chance à nouveau dans des conditions qu'on aura seulement rendues plus « naturelles ». Cependant, en face des souvenirs de caractère doctrinal, il convient d'insister sur les applications pratiques. Rappelons-nous comment les problèmes de politique commerciale furent effectivement résolus, même dans les périodes de plus grand libéralisme. Jamais, les intéressés n'ont voulu se résigner à être « dupes » de l'affirmation orthodoxe de « non-intervention » au moment où allait être décidée une libération d'échanges. L'Etat voulait-il supprimer une faveur, menacer un « droit acquis », faire table rase des avantages naguère consentis ? On exigeait qu'il prit clairement conscience du « tort » provoqué ici ou là. Les résultats concrets de son action devaient être sans cesse dénoncés par les coalitions d'intérêts. A peine s'était-il engagé dans cette voie dangereuse, qu'on lui demandait de limiter les « concessions » ainsi faites à la concurrence étrangère, de prévoir des « clauses échappatoires » et, selon la formule qui avait eu récemment la consécration du Congrès américain, de déterminer des « points de péril ». Dans les moments les plus favorables du libéralisme, les négociations de traités ou d'accords commerciaux s'en tenaient encore à un strict dosage où ce qui était retranché d'un certain côté était mis systématiquement en regard de ce qui était gagné de l'autre.

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Tout ceci est bien connu, mais deux types d'exemples prestigieux contribuent à créer une confusion. En vain, chercherait-on, en effet, des précédents valables dans ces périodes où la soif de l'or, puis l'essor des industries nouvelles ou l'expansion internationale des capitaux submergent le jeu des marchandages habituels, et, se frayant la voie à travers les barrières protectrices, ont suscité de prodigieux développements du commerce international. De nouveaux bonds peuvent, certes, encore se produire, mais nous discutons ici de tout autre chose. Quant 'à l'exemple type d'Union douanière ayant pleinement réussi, c'est celui du Zollverein : tel qu'il nous fut enseigné, il s'analysait en un effort pour promouvoir, en élevant les plus forts obstacles devant les importations de pays plus évolué, les « industries naissantes » surgies d'une grande révolution technique. Et, par la suite, l'essor allemand fut celui d'un grand Etat unitaire, ayant réalisé une complète intégration dans le cadre d'ime politique très médiocrement libérale. Décide-t-on de rester dans l'optique des controverses traditionnelles ? Mal engagée, la discussion conduit des théoriciens, soucieux d'ouvrir la route aux innovations créatrices, à pratiquer une sorte de combat en retraite devant la coalition des intérêts qui se sentent menacés. De leur côté, ces derniers ne sont que de mauvais interprètes d'un problème économique très réel — et qui ne tient pas tant à la sauvegarde des structures partielles derrière lesquelles ils s'abritent qu'à la propagation éventuelle d'un processus de crise mettant en cause l'ensemble de la contexture économique d'une nation et pouvant conduire à une réadaptation sur des niveaux particulièrement déprimés. On piétine, très loin du but qui est de hâter l'expansion à partir de certaines créations nouvelles, celles-ci devant alors attirer à leur tour la formation libre de nouveaux « blocs » de développement ®2.

62. Ce problème très réel se situe donc au-delà de la controverse de principe qui met en cause la loi des coûts comparés ou ses variantes modernes (cette loi ayant précisément pour postulat implicite la réalisation d'un parfait équilibre des balances au niveau optimum de développement des activités économiques respectives de chaque pays). Cf. les réflexions très simples que nous avons pu présenter à ce sujet dans le premier tome des Problèmes d'économie internationale (IIP partie, ch. i). Ce problème se distingue aussi de celui des fluctuations et crises générales propagées de pays à pays sur lequel a mis l'accent la théorie moderne. Sans pouvoir le traiter en détail, signalons que, plus encore que le jeu des accélérateur ou multiplicateur dont le rôle a été souvent rappelé, il faudrait évoquer ici The book of development type of complementarity, analyse par E. Dahmen et G. Nyblen. Cf. Goran NYBLEN, The problem of summation in economic science, Lund, 1951, p. 250 sq.

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Les seules solutions pratiques qui auraient quelque chance de réussite doivent mettre en évidence les objectifs positifs de la coopération économique. Au cours du processus de « destruction créatrice » voici comment l'on peut se représenter très simplement, dans une première ébauche, la discussion de tels objectifs concrets, lorsque se développe effectivement la coopération entre nations distinctes. 1° Pour les raisons signalées plus haut, on serait résolu 'a prendre pleinement conscience de ces véritables bouleversements que toute œuvre d'intégration doit opérer dans la contexture des diverses économies nationales — bouleversement qu'il ne s'agit plus de nier ou de minimiser mais, au contraire de bien préciser afin d'y adapter avec persévérance les voies et moyens d'une action efficace ; 2° Il serait donc nécessaire d'apprécier les délais dans lesquels les objectifs ainsi précisés pourraient être atteints, autrement dit, la cadence des transformations jugées souhaitables ; 3° De plus, c'est bien dans chaque pays que, fort légitimement, un tel souci se serait manifesté, ce qui devrait conduire à une coordination des efforts pour assurer, dans la plus large mesure, la simultanéité des développements respectivement prévus ; 4° Enfin, si l'on voulait abréger les délais reconnus nécessaires, compte tenu des taux de croissance variables de chaque économie nationale, on ne se contenterait pas de signer quelque nouvel accord solennel... on s'attacherait à la recherche du mode d'expansion qui accélère effectivement la cadence des innovations escomptées (63). 3. Problèmes d'économie régionale, Marché Commun et autres engagements internationaux. Les négociations internationales jouent traditionnement ce rôle : infléchir vers l'économie ouverte des tendances qui condui63. A l'exception de quelques coupures et de quelques mots de transition, nous avons tenu à ce que le texte reproduit ci-dessus reste identique à celui publié dans Economie Appliquée, 1953, p. 580-586. Il faudrait d'ailleurs attendre quelque temps pour se trouver en mesure de préciser quelles seraient éventuellement les chances, douze à quinze ans plus tard, de pousser davantage certaines suggestions dans le sens, soit d'une programmation commune, soit d'une coordination de programmes ou plans nationaux. Cf. les réflexions présentées dans notre article ultérieur « Les degrés de l'intégration et les chances d'une zone de coopération internationale », Revue Economique, mars 1958, partiellement reprises in E.I., II* partie, ch. il, section 2.

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saient à un certain repli dans le cadre national : à cet égard, les exemples ne manquent pas de certaines répercussions régionales de traités de commerce ou accords commerciaux dont il était tenu compte de façon plus ou moins empirique. Est-ce seulement du fait qu'une Communauté économique comporte pour les diverses régions d'un même pays des conséquences beaucoup plus considérables, soit dans le sens de l'entraînement, soit dans celui du blocage ou, du moins, de la disparité des rythmes d'expansion ? N'est-ce pas aussi parce que l'esprit même d'un marché commun exige que les préoccupations de caractère national s'effacent progressivement devant celles soit de la grande région (groupement de nations), soit de la petite région (fragment d'une seule patrie) ? Voici que s'accélère — ou tend à s'accélérer — l'étude des politiques économiques à mettre en œuvre à l'intérieur de chaque pays pour contrecarrer ou atténuer certaines tendances dépressionnistes, ici ou là, et aller plus avant dans la voie de la transformation de certaines structures à l'échelle d'un « canton » ou d'une « province »... On peut regretter cependant que la liaison n'ait pas été faite entre les discussions menées à l'échelle internationale et les préoccupations d'économie régionale — ces dernières ayant fait jusqu'à présent l'objet d'interventions distinctes et, en partie de ce fait, beaucoup trop timides. Pour un pays comme la France, il faudrait pouvoir envisager d'abord isolément les répercussions éventuelles de la C.E.E. puis celles d'autres engagements internationaux qui pourraient avoir, par branche d'industrie comme par région, soit un effet compensateur, soit un effet accélérateur d'une conversion (ou reconversion) en cours (64). Deux démarches peuvent être suivies : A) Une première recherche empirique, en vue de dégrossir le travail statistique, consiste à reprendre, par pays ou groupes de pays, les importations et les exportations des années récentes et d'essayer de parvenir à uen décomposition régionale des résultats ainsi enregistrés à l'échelle nationale. On voit dans quelle direction il serait possible de s'engager par la suite : 1° Projeter les effets attendus, par exemple, des négociations Kennedy, s'agissant des relations avec les Etats-Unis, les pays du « Commonwealth blanc » et, avec plus de prudence, bien d'autres pays encore participant au GATT ; 64. L'autorisation nous a été donnée de reproduire ici quelques considérations présentées en conclusion d'un rapport sur La politique française de conversion, l'Europe des Six et ses engagements internationaux: l'exemple français, Colloque de Liège de l'Association de Science régionale de Langue française, avril 1964.

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2° S'interroger sur les conséquences d'une expansion plus grande des échanges avec l'Union Soviétique, les pays de l'Est européen ou encore la Chine continentale, etc. Mais une telle voie d'approche, même après tous les efforts de regroupement et de rectification qu'on peut imaginer, apparaît aujourd'hui fort peu satisfaisante. D'une part, on se heurte à trop d'incertitude du point de vue de la localisation des activités auxquelles un développement des échanges avec tel pays ou groupe de pays pourrait conduire. D'autre part, les grandes conférences commerciales en cours depuis le printemps 1964 ont pour résultat de bien mettre en évidence le caractère encore très précaire, et parfois même une « fluidité » exceptionnelle des engagements internationaux actuels. Est-ce recherche d'un effet compensateur ? Face précisément à ce que pourrait signifier la C.E.E. du point de vue d'un réaménagement des grands courants intenationaux d'échange, tous les engagements avec le reste du monde sont remis en question. Pourra-t-on y voir plus clair avant bien longtemps ? Peuton compter que la C.E.E. elle-même aura suffisamment précisé, par exemple, les données et les limites de sa politique agricole commune, de sa politique de l'énergie, voire d'une coordination des politiques conjoncturelles, aussi bien que des concessions à faire sur son tarif douanier commun ? Il le faudrait pour que des projections puissent être tentées : 1° Quant à l'avenir des relations économiques extérieures des pays participant à la CEE ; 2° Quant aux répercussions raisonnables, à l'intérieur d'un pays comme la France et pour les différentes régions qui la composent, des modifications prévisibles, sinon 'â très long terme, du moins d'une année à l'autre. Dans d'autres circonstances, c'est pourtant une approche de ce genre qui nous eût tenté, quitte à faire, chemin faisant, tous les ajustements indispensables pour la conduite d'ime recherche empirique : celle-ci aboutit souvent, à une reformulation des problèmes très différente de la position prise au départ de l'élaboration statistique jugée nécessaire. C'est ainsi que l'idée d'une persistance des préférences de structure relatives aux échanges extérieurs d'un pays nous avait semblé s'imposer depuis un siècle — et jusqu'à une date relativement récente — pour un pays comme la France. Mais si cette persistance semblait déjouer — pour des préférences appréhendées au niveau des résultats statistiques — à la fois les soubresauts de la conjoncture et les variations de politique commerciale, c'est sans doute que celles-ci avaient joué le plus souvent à contre-courant de ceux-là. Pour les années récentes, en revanche, et s'agissant d'engagements qui

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poussent délibérément 'a une accélération de l'histoire, la même problématique est difficile à conserver. Tandis qu'il eût suffi, sans doute, d'essayer de franchir une nouvelle étape, en passant de l'étude des modifications de structure économique à l'échelle nationale à celle de modifications envisagées à l'échelle régionale, à présent c'est plutôt le cheminement inverse qu'il nous faudra suivre au cours des années 1960. B) Pensons à des régions économiques préalablement délimitées, à la Bretagne, aux pays de la Loire, 'a. la région économique Limousin-Poitou-Charente ou encore à l'Aquitaine et à la région Midi-Pyrénées — régions éloignées, « périphériques » lorsqu'on les envisage dans l'ensemble C.E.E. Les conditions dans lesquelles on envisage leurs possibilités d'expansion font l'objet de recherches d'économie régionale. Il apparaît qu'en suivant un cheminement inverse de celui qu'on vient de suggérer, certaines constatations pourront être faites. Des influences se précisent. C'est ainsi qu'une pression s'exerce souvent sur les Pouvoirs publics ou moment de la conclusion d'engagements internationaux dans le sens de certaiiies préférences régionales de structure. Il est clair qu'à ne prendre en considération que certaines exportations agricoles traditionnelles de notre Bretagne vers le Royaume-Uni (choux-fleurs, artichauts, pommes de terre, volaille ou seigle), les perspectives pourront être quelque peu différentes selon les résultats des négociations du GATT, celles qui se dessineraient à la suite d'une reprise des pourparlers pour l'adhésion des pays de l'Europe des Sept au Marché Commun ou celles qui se dégageraient du seul développement de la politique agricole commune des Six selon les lignes prévues en 1962. Pour l'implantation d'activités nouvelles de caractère industriel, ce sont d'autres difficultés et d'autres incertitudes qui se manifesteraient. Sans doute faudrait-il suivre d'abord une voie d'approche sectorielle. Je pense ici aux suggestions publiées par J. Le Pas, en octobre 1963 dans les Cahiers de VI.S.E.A. concernant « La réorientation optimale des ressources dans les régions en sur-emploi » (65). Pour les fabrications métalliques mécani65. J. LE PAS, « La réorientation optimale des ressources dans les régions en sur-emploi », in Cahiers de l'I.S.E.A., n° 142, série L, n° 13, octobre 1963, p. 35-36 ; ainsi que L. E. DAVIN et J. LE PAS, Industries d'avenir, Liège, 1962. Voir également les considérations présentées par M. PENOUIL sur « Quelques aspects de l'aménagement du territoire » et par J. R. BOUDEVILLE sur « L'espace opérationnel macro-économique — la région plan », dans les Cahiers 4 et 6 de la même série, ainsi que J. LAJUGIE sur « Les conditions d'une politique de développement régional pour les pays du marché commun » et sur « Le développement économique régional en France (1945-1964) », Revue d'Economie Politique, 1959 et 1964.

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ques et électriques et pour un autre grand secteur, celui de la chimie, quelles seraient donc les conditions de réorientation possible en liaison avec une restructuration des échanges internationaux? Les verra-t-on précisées d'abord dans des analyses de caractère régional avant qu'elles puissent être traduites dans l'étude des répercussions à attendre de nouveaux engagements avec le reste du monde ? C) Historiquement, l'étude serait plus facile 'a entreprendre. Les groupes d'intérêts régionaux ont toujours exercé quelque pression aussi bien au moment du relatif libéralisme qui devait être obtenu par la conclusion de traités de commerce ou d'accords commerciaux que lors des grandes vagues de réaction protectionniste. Puisque nous avons cessé de considérer celles-ci comme le résultat d'un choix doctrinal, effectué une fois pour toutes, mais comme des éléments du grand jeu d'alternances qui ont caractérisé le libéralisme approximatif de la fin du XIX E siècle et du début du xx e siècle, nous devons aussi admettre une alternance dans les satisfactions accordées aux divers groupes en présence. Ceci, non pas tant du fait d'une pression différentielle accrue des uns ou des autres, industries exportatrices ou activités travaillant essentiellement pour le marché intérieur à l'abri des tarifs douaniers, mais essentiellement du fait de la conjoncture et de ses fluctuations de longue période. Pour le passé, on pourrait donc réexaminer et subdiviser d'un point de vue de science régionale ce qui avait été étudié généralement d'un point de vue national ou international. Les historiens, à d'autres occasions, ne manquaient pas de le faire et je pense ici à une thèse comme celle de Georges Duveau sur La vie ouvrière sous le Second Empire où les notations de caractère régional étaient extrêmement fréquentes et précises. Plus récemment, l'intérêt pour les aspects régionaux des décisions de politique du commerce extérieur est devenu beaucoup plus important. On trouvera dans les Cahiers de l'I.S.E.A. (66) une série de références quant aux transformations structurelles enregistrées alors et quant aux « projets des responsables de la politique commerciale ». Les saint-simoniens, par exemple, mettaient l'accent sur le développement des secteurs-moteurs, mais l'examen des statistiques des échanges extérieurs de la France souligne que la conséquence immédiate de la nouvelle politique avait été surtout d'accroître les débouchés des activités traditionnelles.

66. Cahier consacré à « l'Economie de marché et les changements de politique économique », n° 1 2 0 ; Jean COUSSY, « La politique commerciale du Second Empire et la continuité de l'évolution structurelle française ».

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Sans doute serait-il utile de voir tout ceci plus en détail, ce qui est possible, s'agissant de transformations historiquement définies...67 D) Si nous nous sommes attardés au rappel de ces événements c'est qu'il s'agit du premier grand exemple historique, dans le cadre du capitalisme industriel d'un désarmement douanier (alors plus ou moins généralisable par la voie de la clause de la nation la plus favorisée). Mais à vouloir passer de l'histoire stricto sensu à la prospective, nous retrouvons des incertitudes qui nous semblent sans commune mesure avec celles des changements structurels d'il y a un siècle. Voici ce que nous avions donc cru pouvoir ajouter un peu plus loin. 1° Avant de savoir ce qui peut être attendu, en définitive, du Marché Commun et de ses effets de polarisation, nous étions obligés de veiller tout d'abord très attentivement aux négociations du Kennedy-round, ainsi qu'aux autres négociations internationales entre pays déjà largement industrialisés et d'agriculture de climat tempéré. A cet égard, doivent être mis en cause les engagements internationaux existants de chacun des pays de l'Europe des Six — et même les perspectives d'engagements plus ou moins explicites ou tacites — avec des pays en dehors de la C.E.E. Ainsi la politique régionale de la France dépend-elle aussi bien de l'évolution des courants commerciaux, agricoles ou industriels, de la Belgique, de l'Allemagne, de l'Italie, des PaysBas ou du Luxembourg, que de ceux de notre pays lui-même. 2° D'autre part, nous ne devons pas perdre de vue les incertitudes de la localisation industrielle qui tiennent à l'étroitesse de la superficie du territoire et de la faible importance des différences de frais de transport pour le choix d'un certain nombre d'implantations. En revanche, une fois ces implantations décidées, les engagements internationaux et les possibilités d'élargissement des marchés qu'ils comportent (à l'exportation comme à l'importation) peuvent avoir une influence décisive pour tel avenir régional. Nous ne savons pas si le développement des échanges avec l'Amérique latine, par exemple, favorisera l'implantation de fabrications métalliques et d'industries mécani67. Prenons un seul exemple, particulièrement frappant du point de vue des intérêts régionaux en présence. En 1860, il y avait peu de concessions à demander à la Grande-Bretagne libre-échangiste — et j'avais même eu la curiosité de rechercher quelle avait bien pu être la nature des concessions : il s'était agi, au premier chef, de la réduction des taxes sur les vins — et l'on sait que très longtemps ce sont bien les exportations traditionnelles françaises du passé qui étaient mises au premier plan des négociations internationales.

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ques ou électroniques dans l'Ouest et le Sud-Ouest de la France, mais si des décisions sont prises dans ce sens sur le plan de notre politique régionale, sans doute les débouchés latino-américains pourront-ils avoir un effet stimulant non négligeable. 3° Dans l'ensemble, le premier problème reste de savoir si l'effet d'entraînement du Marché Commun se fera sentir bien davantage dans les régions du Nord, de l'Est et du Sud-Est que dans le reste de la France. Même s'il en est ainsi, on peut se demander si tout le pays ne sera pas finalement entraîné par le développement des régions les plus favorisées du fait de la C.E.E. ou si l'on doit espérer un très large développement d'autres courants d'échanges. Les effets compensateurs ou accélérateurs de ceux-ci ne peuvent certainement pas être appréciés dans la situation actuelle de remise en question de tous les engagements internationaux.

C. —

STRATÉGIE

INTERNATIONALE

ET

COOPÉRATION

ENTRE

PAYS

(Aide, protectionnisme et difficultés d ' u n e croissance p a r l'exportation) *

INÉGALEMENT DÉVELOPPÉS

Au t o u r n a n t des années 1950, u n e solution relativement simple semblait devoir s'imposer t a n t p o u r les pays « à dével o p p e r » que p o u r les pays « à r e c o n s t r u i r e ». Aide et coopér a t i o n — et, avec l'aide, la p r é d o m i n a n c e d ' u n e assistance t e c h n i q u e et d ' u n e politique d e dons publics, bilatéraux, régionaux ou multilatéraux ; avec la coopération, u n e sorte de synthèse e n t r e les exigences d e l'indépendance politique

et celles de négociations entre Etats

souverains.

Environ dix a n s plus tard, avec l'abandon des f o r m u l e s d'échanges bilatéraux d u type « pacte colonial », d ' a u t r e s pays, c o m m e la France, s'efforcèrent de trouver des f o r m u l e s d e coopération p o u r ménager u n e transition, voire maint e n i r d u r a b l e m e n t de multiples liens, jugés m u t u e l l e m e n t avantageux d u point de vue économique, après de plus ou

moins violentes ruptures d'intégration sur le plan politique. Si nous t e n o n s à conserver l'utopie directrice d'une coopération généralisable, d a n s les relations e n t r e les pays * Extrait de quelques paragraphes de l'Economie depuis 1950, op. cit., quatrième partie, chap. I et il.

internationale

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du Tiers-monde aussi bien que pour celles entre pays développés, c'est sans doute pour sa grande videur normative. Mais c'est aussi pour sa valeur explicative : pour éviter de confondre les voies et moyens qu'elle justifie avec ceux de l'intégration restreinte. La tendance vers un renforcement de l'intégration, très nette dans le cadre d'autres expériences, doit ici céder la place à la mise en œuvre de méthodes plus souples. On peut spécifiquement définir celles-ci à l'aide de la conceptualisation déjà proposée pour les relations d'après-guerre entre pays développés. Pourquoi renoncer à utiliser des termes tels qu'« aide » et « coopération » — du moins dans le sens suffisamment strict que nous avions cru pouvoir dégager 68 ? Pourquoi remettre en question le principe, beaucoup plus large et simple, d'une coopération entre pays inégalement développés 69 ? Envisageons la situation des pays dont le développement économique reste mal assuré — et notamment ceux dont 68. Du point de vue de la seule terminologie, les distinctions que nous avions tenté de préciser se retrouvent d'autant plus nettement après rupture d'intégration. Cf. notamment le rapport sur La politique de coopération avec les pays en voie de développement, remis le 18 juillet 1963, par la Commission d'Etude présidée par M. Jeanneney (Ed. de la Documentation française, 1964). Voir aussi l'Economie internationale depuis 1950, op. cit., l'ensemble de la quatrième partie dont nous reprenons ici quelques passages. 69. Nous comprenons bien, d'autre part, le désir de réfuter 1'« accusation de néo-colonialisme »... fréquemment portée à l'encontre des pays développés participant de quelque manière à la vie de pays moins avancés, qu'ils aient ou non été des puissances coloniales (cf. rapport JEANNENEY, op. cit., p. 25). Mais, comme celle d'impérialisme portée en 1916 par Lénine, cette accusation vise « une situation » à laquelle ceux qui décident au nom des pays aidants ou des pays aidés ne sauraient trouver les moyens de se dérober (et surtout pas, en refusant délibérément, les uns et les autres, assistance technique ou aide financière, fournitures de biens d'équipement, ou apport de maind'œuvre qualifiée'. Et comment en revanche, si l'on raisonne dans le cadre d'un système, éluder le problème essentiel — celui de la nature des liaisons des « grandes unités interterritoriales susceptibles d'étendre leurs activités dans les Etats nouveaux » (Maurice Byé) « et des rapports entre grande firme et petite nation » (François Perroux) ? Pourquoi, à l'inverse, si l'on veut juger des conditions d'affrontement des deux systèmes industriels, désormais en rivalité, ne pas reprendre, dans toute son ampleur, cette question des rivalités entre les grandes nations elles-mêmes, question également soulevée par Lénine en 1916 ?

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la décolonisation est recente ou qui redoutent une pénétration capitaliste trop poussée. Sans doute, au lendemain de la rupture d'intégration politique, le problème de la coopération économique se pose d'une manière spécifique, mais, du point de vue le plus strictement économique, il doit s'articuler avec tous ceux que posent les conditions internationales de la croissance. Les difficultés théoriques se présentent sous un aspect complexe. Pour les comprendre, il convient de se référer, tout d'abord, au vieux débat sur la portée des conceptions classiques de la spécialisation internationale. Par la suite, l'accent sera mis sur les controverses plus modernes concernant le choix des investissements dans les pays en retard de développement. 1. Spécialisation internationale et des activités internes

diversification

Envisageons un pays en retard de développement, qui se trouve devant le double obstacle si souvent dénoncé à présent. Rappelons donc la situation, non pas au temps tOJ mais à un temps i, ou t2 : a) D'une part, les secteurs orientés vers l'exportation n'auront pas exercé les effets d'entraînement attendus (le développement se sera heurté ici aux « effets de blocage », si difficiles à surmonter) ; b) D'autre part, la vente des produits d'exportation aura été entravée à un moment ou à un autre par de plus grandes difficultés d'écoulement, et les perspectives, à défaut d'une suffisante élasticité de la demande extérieure quant aux prix et au revenu, apparaîtront durablement compromises. De tels obstacles ne sont évidemment pas donnés « une fois pour toutes ». L'idée d'une saturation des débouchés extérieurs ne doit être admise que dans un certain état des économies étrangères et pour une évolution prévisible de la demande mondiale. Peut-être, les conditions changerontelles plus vite qu'on ne le croit, au moment où une « surproduction » se manifeste. Un tel changement apparaîtra 17

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soit temporairement du côté de l'offre, comme en 1963, pour le sucre et le café, soit, à plus long terme, du côté de la demande : consommation de café dans des pays qui n'étaient pas encore clients, ou hausse du niveau de vie dans des pays déjà acheteurs de sucre, mais pour des quantités très limitées. Pour u n temps plus ou moins long, il nous faudra bien admettre le fait acquis, celui d'ime sorte de limite physique à la production rentable par des calculs à moyen terme. Dans quelle mesure la nature même des exportations d'un pays s'ajustera-t-elle aux transformations de la demande internationale ? Tel est bien l'un des problèmes essentiels à étudier lorsqu'on envisage la reprise de la croissance par le commerce extérieur. Nous n'écarterons pas la possibilité d'une solution de ce côté. Cependant, le manque d'effet d'entraînement à l'intérieur du pays, le retard pris par la croissance des autres éléments du revenu national constituent déjà une raison majeure d'intervention des Pouvoirs publics. Sans revenir sur l'effort accompli pour promouvoir le développement de régions retardataires, il faut insister sur la nécessité de produire d'autres biens notamment de biens propres à satisfaire directement la demande interne. Comment parvenir à vaincre les effets de blocage constatés — autrement dit, à harmoniser le développement économique ? En mettant l'accent sur ce problème du temps t , peutêtre a-t-on été conduit, dans les polémiques courantes, à faire le procès que nous voulons éviter : celui du choix de l'orientation antérieure — ou à critiquer injustement la politique d'exportation du gouvernement au pouvoir. Ce qu'il convient de souligner désormais, c'est qu'il n'existe pas de véritable conflit, en analyse fondamentale, entre les conceptions les plus modernes du développement, celles qui supposent la mise en œuvre d'une planification effective — et la théorie de la division internationale du travail correctement interprétée. Si l'on se reporte aux statistiques, on constatera des résultats assez peu différents, à l'importation comme à

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l'exportation, sur la longue durée. Il subsistera bien des écarts souvent très importants — par rapport aux normes traditionnelles — mais ces écarts seront du même ordre que précédemment. Ainsi, la thèse classique d'un gain immédiat de spécialisation internationale n'est-elle pas directement mise en cause par les calculs à longue échéance d'une stratégie de développement. Une planification efficace modifierait progressivement les conditions dans lesquelles joue la division internationale du travail pour tout un groupe de pays, mais c'est avant tout sur les données d'un développement intérieur qu'elle entend jouer. Elle les transforme radicalement dans certains cas, mais elle le fera sans pouvoir, avant longtemps (surtout s'il s'agit de pays jusqu'à présent engagés dans les productions primaires), agir sur les données immédiates de la spécialisation à l'exportation. Les théories classiques conservent-elles donc leur entière validité ? On ne saurait l'affirmer, mais les interprétations abusives qui, au nom de la spécialisation à l'exportation, s'opposent au développement complexe des nations, doivent être résolument écartées. En effet, la spécialisation à l'exportation, même justifiée, ne s'oppose nullement à une action systématique en vue du développement interne. Lorsque cette spécialisation semble excessive, c'est souvent pour avoir négligé la nécessité d'une telle intervention. La loi des avantages comparatifs n'aurait jamais dû être présentée comme un obstacle à la diversification des productions à l'intérieur d'un pays. La démonstration des coûts ou avantages comparatifs est restée délimitée par les hypothèses d'école transmises de génération en génération : deux pays, deux produits, obtenus à coûts constants appréciés d'abord en travail, puis — sans que cela n'y change rien — en « unités de forces productives » ou « combinaisons typiques » de travail et de capital, voire après un progrès plus décisif, en « balles représentatives » d'Alfred Marshall ou « coûts d'opportunité » de Gottfried Haberler...

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Simplement, l'accent fut ainsi mis, à l'époque classique, sur un aspect théoriquement plus subtil des conditions internationales du développement : celui qui concerne les exportations. Tout semblait « aller de soi » quant aux productions directement utiles à la demande intérieure. Aujourd'hui, on distingue ces deux aspects fort différents des conditions de la croissance économique et la leçon qui vaut pour les unes (à l'exportation) ne s'impose nullement pour les autres (qui sont souvent de substitution aux importations). Aurait-on oublié les arguments d'Arthur Lewis, de Ragnar Nurske et de bien d'autres depuis lors ? Si l'on admet l'importance du chômage caché (ou « déguisé ») dans un pays, il faut plaider en faveur de son industrialisation — en tout cas, de la diversification de ses activités ; l'essentiel de la spécialisation dans le domaine des relations économiques internationales n'en sera pas avant longtemps sensiblement affecté. Il y aura persistance, sur la longue durée, des différences de productivité qui subsistent non plus à la marge, mais pour la grande masse des biens disponibles et exportables. Dans la doctrine classique, le « laissez-passer » ne faisant que compléter le « laissez-faire » — et non l'inverse : spontanément étaient à la fois assurés les progrès d'une croissance régulière et révisées les structures d'un développement économique complexe. L'analyse ne s'attachait qu'aux données immédiates d'un ajustement des échanges internationaux mutuellement profitables — et à la mesure d'un gain immédiat70. Pourrait-on négliger à présent le fait que 70. Lorsque les disciples de Ricardo s'attachaient à démontrer que deux pays, A et B, auraient avantage à échanger deux produits x et y, cela ne signifiait certainement pas que les progrès à attendre de pays en croissance ne s'effectueraient que du côté des biens et services exportables. L'exemple choisi par Ricardo lui-même n'impliquait en aucune façon, pour un économiste conscient de la portée limitée d'un schéma simplificateur, que l'Angleterre ne devait produire que du drap, et le Portugal du vin — ou d'autres biens d'exportations. La démonstration des coûts ou avantages comparatifs est restée délimitée par les hypothèses d'école transmises de génération en génération : deux pays, deux produits, obtenus à coûts constants appréciés d'abord en travail, puis — sans que cela y change rien — en « unités de forces produc-

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la parfaite mobilité interne des facteurs de production comptait bien plus, dans une pensée authentiquement classique, que la diversité des dotations en travail et en capital, selon le degré de développement des pays participant à l'échange ? Si la doctrine classique risque donc pour une large part d'être écartée, ce n'est pas à la suite d'une attaque de biais, contre la doctrine des avantages comparatifs, ni du recours à quelque subterfuge de raisonnement promettant l'industrialisation rapide de régions retardées. C'est de front qu'on se trouve aujourd'hui combattre les obstacles à tout ce qui concerne très précisément la spontanéité des adaptations économiques dans un pays insuffisamment développé. 2. Protectionnisme, développement

demande

d'importation

et

plans

de

De nouvelles stratégies internationales sont envisagées en vue d'économiser une aide très insuffisante pour répondre aux besoins du développement économique et aux surcroîts d'importation requis à cet effet. Les courants d'exportations (traditionnels ou même nouveaux) témoignent le plus souvent d'un défaut d'adaptation de l'économie sous-développée au reste du monde. Comment briser le « cercle vicieux de la misère » sans faire porter à présent l'effort sur le meilleur aménagement des ressources intérieures ? Tel était bien, pour Nurske en 1952, le point de départ des réflexions sur tives » ou « combinaisons typiques » de travail et de capital, voire après un progrès plus décisif, en « balles représentatives » d'Alfred Marshall ou « coûts d'opportunité » de Gottfried Haberler... Mais peu importe. Simplement, l'accent fut mis, à l'époque classique, sur un aspect théoriquement plus subtil des conditions internationales du développement : celui qui concerne les exportations. Tout semblait « aller de soi » quant aux productions directement utiles à la demande intérieure — et d'autres chapitres de « principes » avaient déjà conclu au « laisser-faire ». Aujourd'hui, on distingue ces deux aspects fort différents des conditions de la croissance économique et la leçon qui vaut pour les unes (à l'exportation) ne s'impose nullement pour les autres (qui ont été souvent de substitution aux importations — ce qui, dans certaines conditions favorables, reste valable jusqu'à un certain point — mais de plus en plus, à la suite de l'implantation de firmes multinationales, ce qui change du tout au tout l'interprétation traditionnelle en termes de nationalismes à la List).

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une croissance qu'il voulait provoquer et équilibrer à partir d'un effort de formation en capital en grande partie autonome. Mais un tel effort d'autonomie, préconisé par les « pays aidants » eux-mêmes, ne saurait, par définition, entraîner le « pays aidé » dans la voie de l'autarcie, le conduire à une nouvelle compression des échanges extérieurs — du moins à une compression plus considérable que celle à laquelle le contraignent sa faiblesse initiale et des circonstances encore défavorables. Economiser l'aide extérieur peut signifier, en termes relativement abstraits, une orientation plus ou moins délibérée vers certains types de croissance qu'on dira « balancée » ou « asymétrique » (non balancée) selon les circonstances et les interprétations. En tout cas, l'hypothèse d'un plan de développement cohérent et efficace reste celle qui traduit le mieux cette nécessité théorique de prévoir, secteur par secteur, branche par branche, en fonction des données de chaque comptabilité nationale, les catégories de biens d'équipement, de produits bruts ou de demi-produits — souvent même de biens d'alimentation et, dans un régime semi-libéral (d'autant plus qu'il sera davantage orienté vers le libéralisme), de tout un ensemble d'articles manufacturés dont la demande s'accroît spontanément à mesure que le pays assure son développement. a) En ce qui concerne les échanges internationaux, que penser de controverse entre partisans de types de croissance plus ou moins balancée ou asymétrique (disons si l'on préfère équilibrée et dispersée ou « déséquilibrée » et concentrée mais finalement harmonisée) ? Cette controverse peut apparaître, soit comme le substitut, soit comme le complément d'une discussion sur les modes d'intervention, de programmation ou de planification. Au départ, le principe d'une croissance « déséquilibrée » ou asymétrique semble rigoureusement dans l'optique du libéralisme le plus traditionnel. On enseigne que les entrepreneurs choisissent les unes après les autres les branches

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où les profits apparaissent les plus grands. De même, devraiton successivement concentrer les efforts là où le pays à développer peut obtenir les effets les plus massifs. Ainsi, sans planification, tirerait-on bénéfice de choix qui seraient toujours, par définition, les plus avantageux. Ces suggestions n'empêchent pas de prendre en considération la nécessité d'une action concertée chaque fois que se manifeste un blocage de la croissance pour des raisons historiquement repérables et évidentes. Et c'est ainsi que la croissance asymétrique doit comporter l'appel systématique aux substituts à l'importation. On peut donc imaginer une action par étapes successives faisant une place plus ou moins large aux échanges extérieurs. Les Pouvoirs publics y trouvent des moyens d'intervention traditionnels. En laissant d'abord la porte ouverte aux importations de biens de consommation, puis, dans une seconde phase, en développant les branches d'activité de remplacement là où la demande d'importation est la plus forte, quitte à renforcer quelque peu le protectionnisme. Cependant, un tel protectionnisme souple — à éclipses et à tarifs en « dents de scie » — une telle croissance en zigzag, ne supposent-ils pas des programmes d'importation très soigneusement étudiés et périodiquement révisés ? La croissance équilibrée, telle que Nurkse l'avait conçue, se rapprochait bien plus d'une conception planificatrice — avec sans doute une plus grande tendance à l'auto-suffisance — plus exactement, un moindre appel aux importations ; du moins, à première vue, dans la mesure où les diverses branches de l'activité se serviraient mutuellement de points d'appui en vue d'un développement accéléré (mutually supporting investments). Mais on doit alors reprendre la controverse sur les goulots d'étranglement auxquels se heurterait un développement économique qui s'effectuerait simultanément dans la plupart des secteurs d'une économie nationale retardée — et sur les moyens de les éviter. Qui ne voit combien les deux conceptions adverses se rapprochent, à la fois quant à l'exigence finale d'un plan de

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développement et quant à la nécessité d'un large appel à l'extérieur? Ces deux conceptions justifieraient bien, chacune à sa manière, un effort de planification, l'une sans doute pour mieux imposer le respect de certaines proportions mais l'autre, tout aussi bien, afin de signaler et de faire prédominer certains ordres de priorité incessamment révisés mais d'autant plus contraignants. b) Le plan de développement devrait écarter un double danger : celui de maintenir une cloison étanche entre, d'une part, tout ce qui concerne le choix des investissements dans un pays qui se développe et, d'autre part, les conditions de régularité de l'aide publique internationale ou des flux d'investissement privés étrangers. Des instituts spécialisés suivraient l'évolution du surcroît d'importations théoriquement prévisibles, avec ou sans contrepartie équivalente d'exportations additionnelles. Il faut, dans un cas ou dans un autre, obtenir non seulement les ressources financières, mais aussi, les installations et les équipements industriels non fabriqués dans les pays, sans lesquels ne pourraient être effectués les investissements ou réinvestissements prévus — non plus que les productions complémentaires susceptibles de remédier à certains effets de blocage. Dans ce type de croissance assez largement ouverte (en revenant à la dichotomie volontariste proposée par R. Prebisch), on supposera que, dans certains cas, les déficits anciens seront comblés par de nouvelles exportations. Avec plus d'ambition encore, les plus favorisés des pays en voie de développement obtiendront sur leurs ventes à l'étranger la contre-valeur de ces importations additionnelles (quitte à s'assurer, d'une manière ou d'une autre, l'organisation financière et technique adéquate pour les entreprises de caractère hautement capitalistique). Mais, pour toute une série de périodes également prévisibles, il faut attendre pour voir s'établir les liens spécifiques qui font défaut dans la nation insuffisamment développée. Vraisemblablement, il apparaîtra rationnel de poursuivre, par la suite — quoique

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sur de nouvelles bases — une division internationale du travail réciproquement avantageuse. Mais ce qui est essentiel, au départ, c'est de prendre conscience, au-delà de la constatation d'un niveau d'importations incompressibles, de toute la série des surcroîts d'achats à l'étranger que rendrait évidents un tableau des relations interindustrielles tant soit peu élaboré. Cependant, tant que persistera, aussi forte, cette pression expansionniste jouant dans le sens d'un surcroît d'importations difficilement compensées et la nécessité d'économiser l'aide étrangère, pourra se justifier un protectionnisme assez rigoureux, notamment à l'égard de toutes les importations d'articles manufacturés jugées non indispensables. Encore une fois, les situations seront très dissemblables selon les conditions et les alliances politiques, les types d'économie à développer et les rythmes de croissance effectifs. Ce qui semble exclu, c'est la possibilité de garantir aux pays actuellement pauvres, disons au revenu annuel inférieur à 200 dollars par habitant, un taux de croissance de 5 % par an du produit intérieur brut, même à partir de niveaux très bas, sans leur laisser les moyens d'une politique sélective des importations. Les calculs des organisations spécialisées des Nations Unies sont concordants à cet égard. Les arguments théoriques sont souvent ceux d'un néo-libéralisme très correctement rectifié en fonction des données spécifiques de l'état de sous-développement. Faut-il insister sur les différences qu'on a souvent fait valoir entre un nouveau style de protection et le protectionnisme traditionnel ? Faut-il attribuer aux méthodes d'un développement systématiquement abrité la valeur d'un antidote à des formules de planification encore jugées redoutable 71 ? Aux réponses à ces deux questions, il ne serait pas 71. Cf. la discussion du rapport Myint au Colloque de Brissago, version anglaise. International Trade Theory in a Devetoping World, Macmillan, 1963 ; version française, La théorie du commerce international dans un monde en développement, Cahiers de VI.S.E.A., série P, n°» 11 et 12, 1965. Ajoutons que les discussions les plus récentes font intervenir paradoxalement le néo-libéralisme de l'accueil aux entreprises multinationales — naguère qualifiées de tariff factories — à

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convenable, si l'on accepte ce qui précède, d'accorder une importance majeure. Nous y trouverons cependant, avec des nuances d'interprétation nullement négligeables, l'occasion d'un élargissement du débat de style classique — et d'une révision d'opinions trop enracinées dans les enseignements vieillis de l'histoire des « doctrines économiques ». Retenons encore parmi bien d'autres arguments ceux qui répondent aux principales objections encore souvent présentées au nom d'un libéralisme intransigeant — qu'il s'agisse de la crainte de voir les tarifs douaniers favoriser la création de monopoles ou de la hantise des nouvelles tensions inflationnistes à l'intérieur de pays fortement protégés. Les monopoles ? On dira qu'il y en a déjà beaucoup dans les pays sous-développés et que ce sont surtout ceux d'entreprises commerciales, tandis que la faveur du protectionnisme ira à des monopoles industriels et constituera un moindre mal — une sorte de second-best solution... Pourquoi ne pas ajouter la reconnaissance du fait suivant : celui de l'attrait de la grande firme « agréée » dans le pays à l'abri de fortes barrières douanières ? Quant à la pression inflationniste — le mal en est déjà chronique dans des pays insuffisamment développés ayant recouru au contrôle des changes et à des restrictions quantitatives qui jouent souvent à rebours de la sélectivité désirée. Les vieilles recettes protectionnistes conservent leur importance. Si elles se limitent au renforcement de quelques postes d'un tarif douanier de caractère « éducateur », elles méritent d'être replacées sans commentaire dans la panoplie des stimulants de la croissance. Mais les pays en voie de développement n'ont pas oublié l'exemple américain du siècle dernier. Celui-ci comportait l'érection de barrières élevées (tarifs et règlements douaniers) qui jouaient un rôle équivalent à celui d'un contingentement relativement strict. l'abri, précisément, de barrières douanières si souvent dénoncées. Cf. Cahiers de l'I.S.M.E.A., Economies et Sociétés, juin-juillet 1975, « Avantages comparatifs anticipés... ».

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Un tel exemple conserve un très grand prestige. Beaucoup d'économistes admettent — plus particulièrement en phase de croissance accompagnée de tensions inflationnistes — « des mesures de contrôle physique qui permettent de réduire le volume des importations sans que les prix en soient affectés ». En dépit de la difficulté de créer une administration « à la hauteur de sa tâche », comment s'opposer alors au maintien du cours forcé et des restrictions de change ? Faudrait-il tenir pour définitif un autre type d'argument ? Le contingentement porte le plus souvent sur des importations de luxe et de demi-luxe. Une chose est certaine : le débat fondamental sur le choix des branches d'activité à développer suppose toujours, plus ou moins explicité, le jeu de préférences de politique économique, autrement dit, l'option sur les structures réelles de production et d'échange. En définitive, on ne peut abandonner la recherche d'un plan de développement approprié ou de son équivalent — comportant les appréciations les plus détaillées. A cet égard, les controverses concernant les dangers et avantages respectifs de certaines techniques de politique commerciale apparaissent subalternes : il faut d'abord préciser l'enjeu des futures négociations intergouvernementales, de caractère bilatéral ou multilatéral 72 ... A moins qu'on ne préfère, à partir de telles négociations, remettre en question l'ensemble des voies et moyens de stratégie économique internationale. Dans un monde où la diplomatie économique joue encore un plus grand rôle à l'échelle internationale que l'engagement politique, il reste à rechercher si de nouvelles voies peuvent ainsi s'ouvrir vers un avenir de coopération généralisée ?

72. Y compris, bien entendu, les négociations faisant intervenir les firmes étrangères (coopération industrielle sous forme de co-production). Cf. le précédent tome, Economie internationale. I. Automatismes et structures, op. cit., ainsi que nos articles précités des Cahiers de VI.S.E.A., 1974, et de VI.S.M.E.A., 1975 Voir aussi les pages suivantes.

JEAN WEILLER

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D. —

L'ANALYSE ÉLARGIE DES NÉGOCIATIONS INTERNATIONALES ET LES DEUX

(Première

« SYSTÈMES INDUSTRIELS » DU XXE SIÈCLE *

confrontation entre l'Est et

l'Ouest)

Certaines analyses du jeu des négociations internationales gagnent à être présentées dans un cadre relativement large — comme celui du GATT. Les décisions qui, à plus ou moins brève échéance, seront prises sous l'égide de cet « accord général » — ou qui seront jugées compatibles avec ses stipulations — ne concernent pas seulement les pays les plus importants par leur participation au commerce mondial, ou leur position dominante. Ils décident d'une restructuration éventuelle des réseaux d'échanges internationaux les plus denses et les plus nombreux 73 . Les strictes négo* Extrait de l'Economie internationale depuis 1950, op. cit., troisième partie. L'expression système industriel semble préférable ici à celle de « système économique > ; elle ne rappellera pas seulement l'influence de H. de Saint-Simon, et de ses disciples sur le socialisme pré-marxiste et sur Marx lui-même, mais aussi l'importance nouvelle de leur message dans les perspectives modernes de la croissance économique. Cf. du premier de ces points de vue, G. GURVITCH, La vocation actuelle de la sociologie (2* éd.), P.U.F., 1963, et de l'autre F. PERROUX, Industrie et création collective, P.U.F., 1964, I ; cf. également notre cours d'Histoire de la pensée économique, 1960. Mais déjà, au début du xix siècle et du point de vue des obstacles au développement (effets de blocage signalés ci-dessus), Sismondi avait proposé une approche critique sur laquelle nous devions mettre l'accent à l'occasion de la commémoration de son bi-centenaire (Cf, en collaboration avec G.D. Desroussilles, préface à la réédition partielle des Nouveaux Principes (Calmann-Lévy 1971), complétée par les trois livres du second tome [texte intégral de la seconde édition (1827) avec notre Avant-propos, très explicite à cet égard] et les actes du colloque, Histoire socialiste et critique de l'Economie politique. Ces deux dernières publications ayant fait l'objet des Cahiers hors séries n08 20 et 21, I.S.M.E.A. 1976 ; V. aussi J. WEILLER et G. D. DESROUSSILUES, les cadres sociaux de la pensée économique, P.U.F. 1974, Ch. I I I et ch. V notamment. 73. Sous réserve des difficultés de confrontation statistique, lorsqu'on prend conscience de l'arbitraire du découpage politique (frontières, devenues plus nombreuses dans le cas où les Empires, fédérations ou autres groupements d'Etats se disloquent et, à l'opposé, frontières qui s'effacent, lors de nouveaux regroupements territoriaux). Ainsi, les communautés économiques qui, tout d'abord, tendent à

DOCTRINES EX STRATÉGIES

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dations du Kennedy-round devront donc continuer à retenir notre attention en vue d'une analyse déjà quelque peu élargie des problèmes actuels. A plus lointaine échéance, l'autre grande négociation, celle qui avait commencé à Genève quelques semaines auparavant, au printemps 1964, prendra de plus en plus d'importance. En effet, par le biais des revendications du Tiers monde et des réponses présentées soit par les Etats-Unis ou par les pays européens, soit par l'Union Soviétique ou d'autres pays de l'Est, risquent de s'opposer de façon plus ou moins spectaculaire différentes modalités de l'aide et de la coopération intergouvernementaies. Avec celles-ci sera remis en question ce qu'on peut appeler encore préférence pour un mode d'expansion 74. Par la suite, en reprenant l'examen d'ensemble des problèmes de stratégie internationale entre pays inégalement développés, on comprendra mieux à la fois les conditions et les limites de la rivalité entre l'Est et l'Ouest, telle qu'elle se manifeste sur les tiers marchés. Mais, auparavant, il convient de bien préciser les logiques respectives de l'expansion économique et de la croissance à l'intérieur de chacun des blocs rivaux. Dans le premier cas, on s'interrogera sur le renforcement, soit d'une expansion interne, soit d'une expansion internationale des capitaux privés, puis sur l'importance relative de l'aide publique décidée en faveur de pays moins accroître les échanges internationaux comptabilisés dans les statistiques douanières, en viendraient-elles finalement à ne plus comporter que des échanges intérieurs... En cas de complète réussite de la C.E.E., après avoir gagné en importance quant à leur part dans le commerce mondial, les pays qui la composent apparaîtraient donc « victimes », d'un point de vue purement statistique, d'une sorte de déflation de leurs échanges extérieurs, si on persistait à vouloir les comptabiliser séparément. Des considérations analogues conduisent à ne pas attacher une signification trop stricte, lorsqu'elle est relativement faible, à la part dans le commerce mondial de grands pays (unions ou fédérations) rassemblant déjà quelque deux cents millions d'habitants et non plus cinquante ou moins. 74. Nous reprenons d'autant plus volontiers cette expression que naguère nous l'avions proposée dans un tout autre contexte. Cf. le t. n des Problèmes d'économie internationale ; Une nouvelle expérience : l'organisation internationale des échanges, op. cit., Conclusion.

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développés — bref de tout ce qui ne relève, dans notre problématique, ni de l'agencement des structures d'échange, ni de l'équilibre des balance« extérieures courantes. Dans l'autre cas, l'opposition des « systèmes concrets » ou de « types d'organisation » prend, à l'échelle internationale, une signification très différente de celles qu'on a souvent mises en relief concernant leur fonctionnement à l'intérieur même des pays ou des groupes de pays envisagés. Voici, en tout cas, l'originalité d u système économique de l'Union Soviétique réduite, pour les besoins de notre analyse, au seul résultat à attendre : 1° Quant au régime des échanges extérieurs ; et 2° Quant à la détermination concrète de nouveaux réseaux de courants commerciaux. Peut-être le contraste entre méthodes et politiques se manifestera-t-il progressivement avec l'établissement d'une « division socialiste du travail » (dans le cadre du C.A.E.M.) 75 . Mais précisément, c'est pour le seul « bloc » des pays d'Europe orientale qu'il faudrait étudier ces différences. Outre que la question serait plutôt à réserver pour un examen ultérieur, nous devons encore une fois nous limiter à ce qui semble le plus significatif du point de vue de l'ensemble du commerce mondial. Ce sera à cet égard le rappel des conditions d'extension des échanges entre « pays à commerce privé » et « pays à commerce d'Etat ». Ainsi, deux aspects, à première vue très dissemblables, des négociations internationales doivent-ils être étudiés de façon complémentaire dans le cadre de l'analyse élargie des préférences de politique économique. Il vaut mieux, pour resserrer la discussion dans les limites des questions les plus significatives à cet égard, reprendre l'examen attentif des politiques commerciales et des pourparlers engagés dans 75. Comité d'Aide Economique Mutuelle, très souvent désigné d'après le sigle COMECON, adopté dans les commentaires anglais et américains — mais non sans créer une confusion avec un autre sigle, le C.O.C.O.M., sous lequel était envisagé l'activité d'un organisme très différent — celui qui fut chargé de faire respecter les règles excluant les produits stratégiques des exportations américaines et européennes vers les pays de l'Est.

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DOCTRINES ET STRATÉGIES

les seules perspectives des négociations économiques internationales. 1. Le mode d'expansion soviétique d'un double refus d'intégration

et

les

conséquences

Il ne saurait être question de s'attarder ici à des discussions d'histoire générale. Mais, si nous élargissons notre enquête de façon à prendre en considération les conséquences économiques de quelques grandes décisions de politique, nous pouvons beaucoup mieux comprendre à la fois une « menace » et un « espoir » potentiels. Songeons à tout ce qui résultera, par la suite, et souvent très paradoxalement (déjà aux alentours de 1965), d'une division territoriale du travail qui avait été délibérément faussée par la séparation en « camps » hostiles dans l'immédiat après-guerre et, sinon définitivement, du moins pour une durée difficilement prévisible. Ainsi, la « guerre froide » a-t-elle certainement, en accentuant la coupure, existante, approfondi le décalage entre ce qui devint effectivement réalisable vers 1950 et ce qui aurait correspondu à un optimum de l'utilisation internationale des dotations de facteurs (ressources immédiatement exploitables, travail de diverses qualifications et accumulation de capital). De ce point de vue (conforme à notre principe simple de confrontation des situations S et S' et S 0 et S! et S2), essayons : 1° De mieux dégager la signification historique d'une séparation durable, longtemps acceptée par les experts comme une sorte de limite structurelle à ne plus remettre en question ; et 2° D'en apprécier, par-delà les justifications dogmatiques, l'interprétation théorique apparemment la mieux fondée. Dès 1948, avec la mise en route du plan Marshall et des nouvelles institutions — E.C.A. américaine et O.E.C.E. à large vocation de reconstruction européenne — cette coupure avait été consacrée 76 . En tout cas, en 1949, avec la 76. Cf. E.I., I" partie, ch. i. Les historiens pourront remonter plus avant. Diplomatiquement, tandis que le discours du général Marshall

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signature du pacte Atlantique, « les dés étaient jetés ». Le traité de Varsovie mit davantage en relief les conséquences économiques inéluctables d'un double refus d'intégration — celui qui se trouvait ainsi politique affirmé aussi bien à l'Est qu'à l'Ouest. Mais en 1965, chacun admet facilement une interprétation essentiellement politique des objectifs du plan Marshall lui-même. Tout d'abord, il n'avait pas semblé possible d'échapper au jeu des propagandes adverses qui insistaient sur des appréciations violemment discordantes du discours de Harvard du général Marshall. En revanche, il fut généralement admis par la suite que l'aide était bien destinée à venir arracher à la tentation soviétique les peuples désemparés de l'Occident européen 77 . Nous n'en sommes que davantage incité à mettre en relief ce qu'a de spécifique tout diagnostic d'économie

internationale

appliquée : en pri-

vilégiant un aspect du problème, très différent mais dont l'intérêt reste incontestable, l'essentiel avait été pour nous, en 1949-1950, de voir dans quelle mesure allait se rétablir ou se transformer une structure du commerce mondial dont il fallait bien se préoccuper 78 . Même d'un point de vue strictement économique d'autres aspects du problème conservaient leur importance : nous avons retrouvé, pour les pays de l'Europe occidentale, la complexité du redressement effectué depuis 1950. Dans les relations entre l'Est et l'Ouest, l'accentuation de la coupure existante allait influencer diverses stratégies d'adaptation dont le caractère précaire n'a pas été immédiatement reconnu.

du 4 juin 1947 ne prévoyait aucune limitation de cet ordre, ce fut le refus des pays de l'Europe de l'Est aux invitations envoyées à 22 nations par la France et la Grande-Bretagne le 4 juillet 1947, qui décida des regroupements effectués depuis lors. 77. On peut déjà noter un très net changement de perspective politique entre les ouvrages écrits, à deux ans d'intervalle, par des universitaires américains tels que Seymour Harris et H. S. Ellis, d'ailleurs également soucieux d'analyse approfondie. Cf. The European Recovery Program, New York, 1948, et The Economies of Freedom, Council on Foreign Relations, New York, 1950. 78. Cf. la Première partie de Problèmes d'économie internationale, t. il, op. cit.

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Vers la fin de la guerre de Corée, sans doute pouvait-on espérer certaines améliorations, mais personne ne pouvait plus souhaiter retrouver dans un délai prévisible les perspectives traditionnelles de l'Europe géographique 79 . Historiquement, on comprend. Cependant, avant 1914, la Russie ne prenait qu'une part assez faible à l'ensemble du commerce mondial 80 . On sait que, plus significatives que ne le sont actuellement celles de beaucoup de pays en voie de développement, ses relations avec le marché mondial — comportant des exportations de produits primaires comme le blé, et un afflux de capitaux étrangers, notamment français — n'allaient pas résister au processus de déstructuration surgi de la guerre et de la révolution. Mais, partout, la grande crise et la seconde guerre mondiale avaient précipité d'autres restructurations. Dans quelle mesure faut-il donc imputer à la tension Est-Ouest la lenteur avec laquelle se sont développées les relations commerciales de l'Union Soviétique ? Entre 1950 et 1955, le niveau des échanges de 1913 semble seulement avoir été retrouvé. Même pour des statistiques aussi simples, il est difficile d'avancer des chiffres précis, mais on peut tenir pour acquis, d'une part, que le développement de 79. Dix ans plus tard, l'évocation de celle-ci (de l'Atlantique à l'Oural) apparaîtra encore souvent soit anachronique, soit délibérément provocante. Cf. dans ce sens des commentaires très significatifs de R. COURTIN, L'Europe de l'Atlantique à l'Oural, Paris, 1963. En sens contraire, voir R. MASSIF, De Gaulle et l'Europe, Flammarion, 1963. 80. Sa situation n'était d'ailleurs pas sans analogie avec celle des Etats-Unis comme elle pays continent. Elle s'est trouvée renforcée après la révolution de 1917, car l'U.R.S.S. tendra à s'assurer un développement autonome. A la veille de la deuxième guerre mondiale, malgré une certaine reprise de la production industrielle ayec à partir de 1929 les plans quinquennaux, le commerce extérieur de l'U.R.S.S. n'avait pas retrouvé le niveau atteint par celui de la Russie des Tsars en 1913 ; d'après les calculs du Département économique de la Société des Nations, il ne représentait guère plus de 1 % du commerce mondial, tandis que le reste de l'Europe contrôlait plus de la moitié des réseaux internationaux d'échange. Cf. l'ouvrage rétrospectif sur Le commerce de l'Europe, rédigé à Princeton en 1943 (Publications de la S.D.N.). Voir aussi J.-P. SALTIEL, Relations économiques extérieures et croissance en Union Soviétique; la Russie depuis 1861, l'U.R.S.S. jusqu'en 1961 (manuscrit de thèse, Paris, 1965). 18

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l'U.R.S.S. a pu s'opérer de façon relativement autonome tout en lui permettant de s'affirmer comme la « deuxième puissance industrielle du monde » — et d'autre p a r t que la consigne était d'éviter une redistribution des tâches susceptible de placer les pays de l'Est sous la dépendance de l'Ouest et de leurs firmes. Il faudrait, dans un rappel plus détaillé, mettre également en relief d'autres faits concordants, tels que la faible importance des progrès de la division socialiste du travail au sein de la C.A.E.M. 81 et, bien entendu, la r u p t u r e de continuité marquée dans les échanges entre les pays de l'Est autres que l'U.R.S.S. et les pays de l'Ouest à partir du moment où les systèmes économiques se sont opposés. Des expressions telles que « rideau de fer », « guerre froide », ou même « grand schisme » ont alors ratifié la consolidation d'une division majeure du monde. En définitive, il ne pouvait plus être question, vers 1950, d'une appréciation de simple politique économique : ce qui résultait des décisions acquises sur le plan de la politique générale et de la haute stratégie internationale allait s'imposer aux experts de l'un et l'autre camp. Aucun d'entre eux n'aurait p u envisager de transgresser les conditions ainsi posées à la réadaptation des structures internationales d'échange. Si nous levons la consigne pour procéder à la sorte de 81. ...ou COMECON. Voir supra (Comité d'Aide Economique Mutuelle). Tout ceci, quelque dix ans plus tard aura fait l'objet de mises au point très précises, notamment avec les documents de nombreux colloques et de fort importantes études spécialisées. Cf. par ex. Planification à long terme, Commission économique pour l'Europe, Nations Unies 1971 ; Chambre, l'Economie planifiée, P.U.F. 1972 ; Marie Lavigne, Le Comecon, Paris Cujas, 1973 (ainsi que, dans le présent volume la contribution du même auteur sur la firme multinationale socialiste, avec des références bibliographiques récentes particulièrement précieuses) ; J . MARCZEWSKI, Crise de la planification socialiste, P.U.F. 1973; G. Sokoloff, l'Economie obéissante, Calmann-Lévy, 1973, etc. Voir aussi les cas particuliers envisagés dans K. Szymkiewvz, La planification du commerce extérieur : le cas polonais (préface de J. MARCZEWSKI et notre Avant-propos), Economica, 1977 ; la revue des études comparatives est-ouest, C.N.R.S. ; la série « Economie planifiée » des Cahiers de l'I.S.M.E.A. dirigée par H. Chambre assisté de G. Sokoloff et G. Wild.

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contre-expertise que nous avons déjà recherchée, que pouvons-nous dire 82 ? Devons-nous nous étonner d'une atteinte aussi profonde aux règles classiques de la division internationale du travail, consacrant la subordination de l'économique au politique ? Faut-il, au contraire, mettre l'accent sur le caractère constant, souvent masqué par une lente accoutumance, mais quelquefois aussi très spectaculaire, des phénomènes de cet ordre ? En quoi le décalage entre l'état de choses existant et la situation qui résulterait d'un plein développement des échanges Est-Ouest est-il plus significatif que celui, si souvent dénoncé par les économistes libre-échangistes ? Disons qu'un tel écart est stigmatisé au nom de la doctrine classique chaque fois que les barrières douanières, contingentaires et réglementaires, les contrôles des changes, voire les méthodes de prélèvement et de restitution risquent d'accentuer la distorsion constatée par rapport au schéma traditionnel de la division internationale du travail. Est-ce seulement de ce point de vue-là une question de degré ? Certainement pas : nous pourrions faire valoir l'importance probable de très grands écarts entre les situations S et S' constatées à travers le monde bien avant 1950. De tels écarts se sont précisés, élargis et institutionnalisés aussi bien du fait du protectionnisme traditionnel des EtatsUnis, des tarifs préférentiels du type impérial ou colonial et du régime des zones monétaires que, plus récemment, par suite des tentatives de politique commune et d'élaboration du tarif extérieur commun de l'Europe des Six. Il serait dangereux cependant de perdre de vue le caractère exceptionnel d'un décalage particulièrement difficile à rattraper entre pays, blocs de pays ou « camps » à régimes sociaux dissemblables. Lorsque, replaçant le problème au niveau le plus abs82 C'est d'ailleurs dans un autre cas, débattu plus récemment (en 1962-1963), que nous en avons pris le plus nettement conscience au moment de la demande d'adhésion de la Grande-Bretagne au Marché Commun de l'Europe des Six encore restée sans effet. Voir supra, Notes annexes au § B.

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trait, on s'interroge sur l'opposition fondamentale entre les deux systèmes de l'Est et de l'Ouest, la controverse devient, en revanche, d'un style très différent. Elle s'éloigne du terrain où l'on aurait quelque chance de prendre la stricte mesure d'un phénomène qui n'a cessé de préoccuper les experts aussi bien que les hommes d'Etat depuis plus de vingt ans. Ne retenons à présent que : 1° L'aspect régime des échanges ; et 2° L'objectif de 1'« amélioration des relations commerciales». Il ne serait pas difficile d'imaginer les résultats favorables d'une rencontre entre théoriciens ou experts épris soit de l'idéal de libre-échange universel (voulant sincèrement atteindre la situation S' à l'échelle mondiale), soit de celui de la planification généralisée (et supposant entre républiques ou royaumes à régimes sociaux différents, la possibilité d'une entente sur une structuration du commerce international selon un modèle S" réalisant la concordance de projets, programmes ou plans de caractère rationnel). Il n'est pas certain que, plus concrètement, les calculs de projections établis par les uns ou par les autres coïncident rigoureusement. Mais ils s'en rapprocheraient suffisamment pour autoriser un développement des échanges Est-Ouest beaucoup plus important que celui enregistré jusqu'à présent. Plus abstraitement, et dans une logique quasi walrasienne, nous pouvons donc admettre une très grande concordance entre S' et S". Pour mieux comprendre l'incidence directe d'une politique internationale semblable à celle des années 1950 (et qu'exprime bien l'image du « rideau de fer »), c'est moins la dénivellation existant au départ entre ce qui est (S) et ce qui devrait ou pourrait être (S' ou S") à laquelle nous devons attacher le plus d'importance que l'attitude prise par la suite, en face des chances, bonnes ou mauvaises, d'une certaine conjoncture économique — donc, des possibilités offertes au jeu des négociations commerciales. Au départ, il n'est certainement pas indifférent que le décalage constaté résulte, pour une très large part, de considérations politiques (au sens fort du terme) et non de simples appréciations de politique économique. Dans ce dernier cas, en effet, on peut

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supposer que les occasions favorables seront saisies, l'une après l'autre, et que, compte tenu de la pression des intérêts et de l'orientation durable des préférences de structure des gouvernements, l'amélioration souhaitée résultera du jeu traditionnel — ou modernisé — des négociations internationales 83 . En revanche, si, dès l'origine de la période prise en considération, la dénivellation est particulièrement accentuée pour des raisons politiques et que, d'année en année — en dépit de certaines améliorations toutes relatives — le décalage ne fait que s'accentuer, il en va tout autrement. La situation S apparaît de plus en plus paradoxale — et de ce fait, potentiellement, elle risque de conduire à un brusque retournement. L'ambivalence des résultats éventuels de l'ostracisme politique sera longtemps méconnue. On sait que, du seul point de vue des politiques économiques, les échanges seraient susceptibles de s'accroître considérablement. Mais on veut ignorer que toute dénivellation de ce genre risque tôt ou tard de susciter l'apparition des phénomènes d'autre part si redoutés, tels qu'infiltrations, avalanches, glissements de terrain 84 . 83. Il serait d'ailleurs inexact de supposer que l'idéal envisagé (soit de libre-échange universel, soit de planification généralisée) n'exerce aucune influence sur les appréciations d'experts guidés par des considérations d'intérêt national, ou par des préférences communautaires, voire par des préoccupations d'extension de l'activité de firmes dominantes... D'une part, pour les pays occidentaux, des « règles du jeu » analogues à celles qu'avait tenté de concrétiser J. Viner (favoriser les trade creating effects ; sanctionner les trade diverting effects) sont incessamment rappelées aux négociateurs dans le cadre d'institutions telles que le GATT (voir supra, §A). D'autre part, beaucoup d'experts ayant vocation d'internationalistes s'efforceront d'euxmêmes de saisir la chance des occasions favorables. 84. En recourant à des comparaisons d'allure moins défavorable, on pourrait prévoir, avec l'annonce d'une coexistence moins hostile, un meilleur aménagement des relations d'échange (envisager non seulement des barrages et des digues, mais aussi des travaux de canalisation, des efforts de nivellement, etc.). Toutes initiatives qui impliquent davantage la persistance de méthodes encore résolument protectionnistes (au sens le plus traditionnel du terme et l'on pourrait faire état, à cet égard, d'anciennes suggestions de R. Mossé). Mais, grâce à de telles initiatives, les dirigeants des Etats, les plus libéraux et ceux des pays résolus à poursuivre dans la voie d'une planification centralisée, retrouveront plus facilement la possibilité de développer certains courants réguliers d'échange. Cf. les commentaires qui ont

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Longtemps, on aura eu tendance, dans les deux camps, à considérer que la séparation « allait de soi » mais peutêtre de telles images seront-elles venues à l'esprit en 1963. Quant aux Etats-Unis et au Canada, on aura discuté des livraisons de blé à l'Union Soviétique. Cependant, à partir de 1955 — année où les échanges Est-Ouest ne représentaient en valeur que 1,5 milliard de dollars — une assez vive expansion a déjà été enregistrée : en 1959 au bout de quatre années de reprise, ce commerce avait triplé en valeur (4,6 milliards de dollars). Sans doute, l'importance économique de cette reprise pour l'exportation de certains pays occidentaux, la portée doctrinale en U.R.S.S., depuis la mort de Staline, de l'idée de coexistence pacifique et l'influence directe de la politique d'aide aux pays sousdéveloppés ont-elles tendu indirectement à accroître les échanges Est-Ouest, dont le plan soviétique qui couvre la période 1958-1965 avait prévu expressément l'intensification 85. Et le mouvement se poursuivra. Néanmoins, en pourcentage du commerce extérieur total des pays d'Europe occidentale, la part du commerce extérieur avec l'Est demeurait encore très modeste 86 . Les accompagné en 1964-1965 les ventes de blés des pays occidentaux (Canada, Etats-Unis, France... vers la Chine et même, vers l'Union Soviétique). 85. En une seule année, de 1959 à I960, les exportations de l'Europe occidentale vers l'Est (U.R.S.S. et démocraties populaires) avaient encore augmenté de 24 % en valeur, et celles de l'Est vers l'Europe occidentale de 17 %. En valeur, le tableau ci-après donne — pour les deux phases considérées — l'évolution du commerce de l'Union Soviétique et de l'Europe de l'Est avec l'Europe occidentales, sur la base des statistiques de l'O.C.D.E. (concernant les 19 pays européens participant à son activité) (en millions de dollars). Valeur des importations Valeur des exportations en provenance Année vers l'Europe occidentale de l'Europe occidentale 1950 800 642 1959 2 061 1708 1960 2 369 2116 1962 2 714 2 529 86. Rappelons, respectivement pour les pays de la Communauté Economique Européenne, et par ceux de l'Association Européenne de

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chiffres étaient donc restés si faibles au tournant des années 1959-1960 que l'on pouvait remettre en cause la possibilité même de développer normalement les échanges économiques entre pays ayant des systèmes et des structures aussi différents que les pays dits socialistes et les pays dits capitalistes. 2. Planification impérative et diplomatie

économique.

Pourquoi les systèmes respectifs du monde occidental et du monde soviétique ont-ils donc été tenus à l'écart des effets d'une redistribution des tâches dont on pouvait — et l'on doit encore — espérer la poursuite dans le cadre d'une coexistence pacifique ? Les économistes qui, avant 1950, s'efforçaient de mieux délimiter le problème ont souligné que ce n'était pas au plus haut niveau d'abstraction que se présentent les plus graves difficultés théoriques : l'économie pure tend naturellement à l'économie généralisée. En dépit de critiques que les auteurs soviétiques ne furent pas seuls à formuler, les calculs ricardiens des coûts comparés et les autres schémas d'avantages comparatifs prendraient plus facilement place dans une comptabilité reposant sur la valeur-travail et les coûts moyens que dans l'interprétation du mécanisme des prix en économie de marché. Nous retrouverons, par la suite, dans le contexte des théories du développement, la portée véritable des critiques qui doivent être maintenues à l'égard d'interprétations abusives : les schémas classiques ne peuvent être utilisés tels quels en économie internationale appliquée61. Mais c'est décidément sur d'auLibre-Echange, cette part prise en 1960 par l'Union Soviétique et les pays de l'Est : C.E.E. A.E.L.E. Importations Exportations Importations Exportations 3,4% 3,4% 3,7% 3,5% 87. Pour un développement des échanges Est-Ouest, on a pu insister au départ sur certaines concordances fondamentales (voir Problèmes..., t. il, op. cit., p. 181 sq.). Ainsi supposerons-nous acquis les points suivants : 1° En théorie, la planification n'exclut nullement un calcul des prix et des coûts ayant validité pour le commerce international, ni, par conséquent, une approximation suffisante de ce que pourraient être les gains immédiats de l'échange (cf. l'article de A. Nowicki dans le cahier n° 10 de la série P des Cahiers de l'I.S.E.A.) ; 2° En doctrine,

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tres paliers des analyses économiques que nous retrouverons à la fois les raisons de divergences persistantes et, peut-être, les voies et moyens d'une conciliation entre la logique de l'économie de marché et celle de l'économie centralement et intégralement planifiée. Deux stades doivent être nettement distingués pour une discussion dans les conditions désormais prévisibles (de la fin du XXE siècle) : celui où s'apprécient les tendances plus ou moins « autarciques » de la planification soviétique ; celui où l'on envisage, du point de vue de la structure actuelle des échanges, les « altérations » que pourraient provoquer des comportements économiques échappant aux lois d'un marché mondial de style « néo-libéral » 88 . I o On a souvent prétendu que la planification centrale et le monopole du commerce extérieur renforçaient nécessairement les tendances vers le nationalisme économique et même vers l'autarcie 89 . Nous avons déjà rappelé que, pour l'Union Soviétique et désormais peut-être pour l'ensemble des pays du C.A.E.M. : a) une planification conçue à l'échelle d'un ensemble continental ne saurait être assimilée à celle de micro-nations ; et b) les résultats statistiquement enregistrés seraient plutôt comparables à ceux du commerce des Etats-Unis et de la « zone dollar ». Mais, en fait, le commerce international n'est-il pas conçu dans le cadre de la planification comme il l'était autrefois, au début des échanges mercantiles, c'est-à-dire comme un simple moyen de si le monopole du commerce extérieur d'une part, et le jeu du marché concurrentiel de l'autre, relèvent bien de deux types d'interprétation opposés, le problème de la détermination des « règles du jeu » acceptables de part et d'autre n'est nullement insoluble (dans l'esprit de l'économie généralisée). 88. A ce niveau de la discussion, nous écartons encore résolument les controverses des doctrines générales. Nous n'aurions d'ailleurs pas encore à nous interroger sur des problèmes tels que ceux de la planification mondiale sans marchés mondiaux, qui tenaient une place essentielle dans le volume de Lord ROBBINS, L'économie planifiée et Vordre international, trad. fr., Librairie de Médicis (avec préface de L. BAUDIN, et références aux théories de Hayek et von Mises, p. 177 sq.). 89. Cf. les considérations d'ailleurs assez nuancées présentées dans ce sens par A. MASNATA, dans Les Echanges internationaux au xxc siècle, Genève, 1951, p. 110 sq et 184 sq.

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puiser au-dehors ce qui peut manquer occasionnellement à l'intérieur, ou, à l'inverse, de déverser à l'extérieur d'éventuels surplus (commerce de dépannage) ? Dans les calculs de la planification soviétique, l'idée d'accroître par étapes la division internationale du travail et de se procurer de nouvelles importations ne semble pas être essentielle pour les planificateurs. Depuis 1953, irne division socialiste du travail est effectivement mise en œuvre, sous l'égide des principes d'aide économique mutuelle — mais avec les seuls pays de l'Est européen. Si l'on évite de s'attarder à la discussion des intentions proclamées et des résultats déjà acquis à cet égard, que peut-on envisager, quelque dix ans plus tard, concernant les relations commerciales avec le reste du monde ? Les interprétations du système de planification de l'Union Soviétique ou des démocraties populaires conduiront à des résultats extrêmement différents suivant que l'on se réfère à l'un ou à l'autre de deux cas limites parfois envisagés dans les discussions théoriques. S'agit-il, au moment de l'élaboration des plans, de tendre systématiquement vers l'idéal rationnel d'un stade très lointain, sinon « final », en supposant la parfaite maîtrise des voies et moyens d'une reproduction élargie ? Autrement dit, la planification comportet-elle longtemps à l'avance, pour le temps t , l'établissement de proportions qui ne s'inspireraient pas de celles constatées — donc, la volonté de s'arracher à des structures périmées entre les branches de l'économie aux temps t„, t1 ou t2 — (celles des situations S„, S1( S2, pour atteindre, coûte que coûte, l'optimum final de Sn) ? Les planificateurs ont-ils l'ambition d'imposer une cadence qui permettrait par bonds successifs, en s'arrachant à des structures périmées, d'atteindre cet optimum final en négligeant les obstacles qui pourraient survenir chemin faisant ? On a souvent mis en garde contre les abus possibles de ce premier type d'interrogation 90 , le plus courant : il ne 90. Cf. le colloque entre économistes français et soviétiques tenu à Moscou en janvier 1960 (voir notamment le rapport du professeur

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pourrait s'agir, après avoir répertorié toutes les ressources exploitables dans un certain état de techniques de tenter d'imaginer ce que les transformations de celles-ci permettraient beaucoup plus tard et d'en déduire les états intermédiaires. Mais, n'est-on pas souvent conduit à envisager une situation théorique moins extrême — et moins « idéale » — où les ressources disponibles seraient plus rationnellement exploitées d'après les normes actuelles, balances et budget, prix et salaires ayant été bien réadaptée aux conditions d'optimation d'un « système économique unique ». Il ne resterait plus qu'à envisager le reste du monde comme une sorte d'immense réservoir à puiser ce qui ferait défaut, non plus seulement occasionnellement, mais selon des calculs à très long terme et comme le débouché naturel d'un surplus de capacité de production de branches d'entreprises à vocation exportatrice. C'est pourquoi aux discussions traditionnelles de style occidental figeant l'idéal, également très lointain, d'un libreéchange universel dans une appréciation des gains immédiats de l'échange selon la norme des coûts comparatifs (modèle d'une situation S') il pourrait sembler préférable de sérier les question concernant la possibilité d'un développement des relations d'échange en fonction des rythmes de croissance prévisibles (modèles concernant des situations S„, S1( S2...) Feigine) et à Paris en octobre 1960 (voir rapport du professeur Pétrov), documents non publiés (Collections de l'I.N.S.E.E. et de l'I.S.E.A.). Voir l'article de G. CAIRE, Revue Economique, mai 1963. 91. Dans ce sens, cf, la note introductive que nous avions présentée au Colloque de Moscou de janvier 1960 (Collections de l'I.N.S.E.E. et de l'I.S.E.A.) : Dans la concrétisation des programmes d'échanges, on pourrait se demander notamment selon quelles modalités assurer la diversification des commandes et livraisons réciproques selon les stades atteints dans les croissances économiques respectives. A cet égard, des question» subsidiaires doivent être envisagées : « a) dans quelles mesures l'accroissement du revenu national conduit-il au développement des achats et des ventes de produits finis ? la réponse donnée, ici et là, permettrait de relier les considérations relatives à la structure des échanges à celles concernant les prévisions de croissance ; « b) la même question sera posée, en ce qui concerne l'approvi-

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Un second type d'interprétation de la planification soviétique peut être rapproché d'un autre cas limite : celui où les Pouvoirs publics auraient essentiellement pour objectif d'établir ou de maintenir certaines priorités, quitte à laisser une large place à l'improvisation (d'un plan à l'autre, et même dans le cadre de chacun d'entre eux). Ceci donnerait évidemment un caractère beaucoup plus aléatoire aux possibilités de développement des relations économiques extérieures de l'U.R.S.S., mais permettrait une plus grande souplesse de réadaptation. Sans doute l'attitude adoptée, de caractère relativement pragmatique, laisserait-elle jouer plus fréquemment la tentation de recourir au commerce extérieur de façon plus délibérée et même plus systématique92. 2° Envisageons, à présenter, le régime des échanges auquel les Etats occidentaux s'efforcent de parvenir depuis les années 1950 — et surtout depuis 1958. La plus grande intransigeance retrouvée dans la définition des principes d'organisation et règles de conduite des pays de l'Europe de l'Ouest semble devoir s'opposer aux tentatives de rapprochement qu'on avait pu espérer. En revanche, au nom même des aspirations néo-libérales sur le plan de l'économie internationale, les plus grandes firmes et les pays les plus fortement industrialisés seront encouragés à voir se développer bien davantage leurs exportations vers les pays de l'Est au cours des années 1960 — qu'il s'agisse d'ailleurs de produits agricoles ou de produits manufacturés. Selon notre premier critère simple, disons que la tentation de la situation S' doit affermir la sionnement en denrées agricoles, en matières premières, demi-produits, équipements, etc. Comment les balances sont-elles ajustées à cet effet en Union Soviétique ? » 92. C'est ainsi qu'on se demandera si l'état de la conjoncture internationale conduirait, en Union Soviétique ou dans un pays de démocratie populaire, à modifier les calculs de la production à long terme. A l'inverse, l'exportation doit-elle jouer un grand rôle au cas où un excédent notable de production se manifeste dans les pays par rapport à la capacité d'absorption du marché intérieur ? L'exportation doit-elle, en revanche, se ralentir lorsque cette capacité d'absorption s'accroît ?

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volonté de parvenir enfin à des structures réelles d'échange plus conformes à une saine division territoriale du travail (au nom même du principe des avantages comparatifs). Ainsi, tenait à se préciser le sens d'une « coexistence pacifique » des systèmes concrets malgré l'opposition persistante des idéologies33. D'ailleurs, d'anciennes craintes auront été atténuées sinon dissipées. C'est ainsi qu'à présent l'on ne saurait confondre les dangers respectifs d'un monopole d'Etat sur l'ensemble du commerce extérieur d'un pays aux importations et aux exportations diversifiées et la véritable maîtrise que conférerait la situation de monopole pour l'un des grands produits offerts sur le marché mondial 94 . D'autre part, si l'accent a été mis de plus en plus sur l'incompatibilité entre les règles du jeu occidentales (celles du F.M.I. et du GATT comme celles de la C.E.E.) et les principes de « restrictions quantitatives » généralisées et de bilatéralisme dans les échanges auxquels sont attachés les pays de l'Est (sous réserve de la seule zone d'aide économique mutuelle, du moins jusqu'en 1965), la distance effective entre les situations concrètes de type S (et non S' ou S") n'est pas aussi considérable qu'on le prétend souvent. En fait, pour les pays occidentaux aussi, les accords bilatéraux auront souvent joué un grand rôle, que ces pays aient eu à invoquer la gravité des crises ou les conséquences 93. Il faudrait pouvoir reprendre ici beaucoup de controverses récentes. Voir cependant les mises en garde anciennes présentées déjà par François Perroux dans les trois volumes publiés sous le titre : La coexistence pacifique (précisément en 1958) contre toute interprétation insuffisamment dialectique. Il faudrait tenir compte, d'une façon plus générale, de toutes les discussions sur les conditions de la croissance en Union Soviétique avec la publication de travaux tels que ceux du National Bureau of Economie (sous la signature de G. W. Nutter, Pinceton University Press, 1962) ou ceux qui ont été rassemblés par A. Bergson et S. Kuznets (Economie Trends in the Soviet Union, Harvard University Press, 1963). 94. Le monopole du commerce extérieur ne fausserait réellement les règles du jeu que s'il se doublait d'un monopole exercé par le même Etat sur l'offre de tel ou tel produit particulier. Historiquement, le cas ne semble pas s'être encore produit. Voir Problèmes..., op. cit., t. il, IIIe partie.

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des guerres. Dans des périodes où l'acheminement vers un plus grand libéralisme ne se définissait encore que référence à une utopie 95 . On avait été conduit à minimiser l'importance des accords bilatéraux dans l'histoire récente des pays d'Europe occidentale puis à s'exagérer les différences de fait, sinon d'inspiration, entre les regroupements du type C.E.E. et ceux du type C.A.E.M.96. Mais l'étude des situations concrètes et la pratique des échanges nous ramènent à des conclusions moins simplistes. Dans un autre contexte, la logique même du commerce extérieur de type soviétique peut fournir l'antidote recherché. Le pays à planification rigide tend à s'articuler, par des accords à long terme, aux réseaux mondiaux d'échange 97. Ceci a été souvent proclamé quoique, en ce domaine, la pratique ne semble suivre encore la théorie que de façon assez imparfaite. Du point de vue des règles du jeu, certains espoirs de rapprochement se sont précisés, notamment celui de voir 95. Dans le sens le plus favorable du terme, d'ailleurs, cf. E.I., II e partie, ch. n . 96. Ou COMECON. N'a-t-on pas, d'autre part, conservé beaucoup des appréhensions nées dans les périodes de récession et plus encore de grande dépression ? Ce serait le même malentendu qui se perpétuerait. Dans les années 1930, on avait redouté que le « dumping soviétique » ne conduisît à « l'exportation » des difficultés du communisme dans le reste du monde — alors que les altérations du mécanisme des prix internationaux et les perturbations du marché mondial avaient historiquement de tout autres origines. Que penser, par la suite, des craintes de même ordre à propos des exportations dans les années 1960 d'or ou de pétrole ? L'histoire à cet égard ne se répète pas nécessairement mais les possibilités d'une stratégie des quantités et d'une stratégie des prix qui risqueraient de bouleverser les termes de l'échange doivent être étudiées dans leur contexte historique. Cf. la thèse de J.-P. Saltiel, op. cit. et les références de la n. 81. 97. Cf. Stage d'études franco-polonais, rapport précisé, et Colloque de Brissago de l'Association Internationale de Science Economique, discussion du rapport Sergeyev, dans R. Harrod et D. C. Hague, International trade theory in a developing world, Macmillan, 1963, p. 277 sq. Cependant, la diplomatie soviétique n'a pas encore beaucoup favorisé la passation de contrats à long terme avec les pays en voie de développement, aussi souvent que certains d'entre eux l'eussent souhaité. A cet égard, les objections d'ordre strictement économique ne diffèrent guère de l'un ou l'autre côté du rideau de fer.

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les économies centralement planifiées adopter un comportement effectif compatible avec celui des pays qui s'affirment de tradition libérale et proclament leur attachement à l'économie de marché. L'anticipation d'une normalisation à cet égard n'est plus entièrement chimérique. Le problème ne se pose décidément pas aujourd'hui dans les mêmes termes qu'à la veille de la seconde guerre mondiale 98 . En matière de prix internationaux notamment, on aura enregistré de part et d'autre une lente évolution. Pour l'Union Soviétique, il s'agissait, avant tout, d'un comportement de fait, non de la soumission à quelque modèle économique idéalisé — et ceci contrairement à ce qui avait été tenté lors de la discussion du Projet de Charte présenté à La Havane en 1947-1948. Aura joué, tout d'abord, la référence nécessaire aux prix du marché mondial. Bien que la pratique des pays occidentaux eux-mêmes se plie de plus en plus difficilement à ces règles d'orthodoxie, une telle référence aura facilité le développement des achats et des ventes des pays de l'Est avec le reste du monde — quitte à subir, comme partout, de très notables exceptions, notamment à l'intérieur de la zone privilégiée d'aide économique mutuelle. A un second stade, une nouvelle forme de rationalisation s'opère et les pays de l'Est s'efforcent de mettre au point un calcul de prix comptables (shadow prices) valables pour les confrontations du commerce extérieur : les calculs d'avantage relatif se rapprochent donc des exigences classiques en matière de spécialisation internationale. Nous avons admis, d'autre part, que certains pays non communistes — et, notamment, dans les moments les plus difficiles, les nations occidentales économiquement les plus développées — s'étaient éloignés beaucoup de la situation la plus conforme à ce modèle classique. Peut-on, dans ces 98. Cf. notamment le livre de J . E. MEADE, The Economie Basis of a durable peace, Londres, G. Allen and - Unwin, 1940. Aujourd'hui, on pourrait citer des témoignages de l'évolution des esprits les plus opposés, du côté occidental, à toute « coexistence » ou « coopération » sur le plan idéologique ; conférence du mouvement européen, Bruxelles, janvier 1964, rapport John Pomian, publié dans le Bulletin Européen, février 1964.

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conditions, discerner dans l'évolution respective des pays à économie de marché et des pays à économie planifiée 99 une tendance à rechercher les voies et moyens d'un régime commun des échanges ou du moins d'institutions, de règles du jeu, de techniques de négociation et de modalités d'accords commerciaux nettement plus favorables à une large division internationale du travail ? Si les pays occidentaux redoutent encore la double stratégie soviétique des quantités et des prix, facteur d'insécurité incontestable, les Soviétiques appréhendent davantage encore le rôle des grandes unités commerciales et des trusts privés sur le marché mondial. Ils craignent également qu'un trop grand élargissement des courants commerciaux bilatéraux ou multilatéraux n'entraîne, avec le recours nécessaire à des modalités de crédit à long terme, l'assujettissement à des modes de financement capitalistes. Tout ceci, du point de vue des formes d'organisation et des règles du jeu dont se réclament les pays qui s'affirment, avant tout, comme des pays socialistes, risque de freiner plus ou moins considérablement le développement effectif des échanges entre l'Est et l'Ouest. Les manifestations de préférences pour des modes d'expansion internationale qui, de part et d'autre, seraient nettement antithétiques en sont venues à s'atténuer — mais non à disparaître. Vers 1965, comment dresser u n bilan 100 ? 1° Les accords bilatéraux de paiement entre l'Est et l'Ouest avaient régi au cours des années 1950-1958 près de 99. Entre les deux guerres, le contraste était établi, dans les travaux d'une organisation internationale comme la Société des Nations avec les pays « à économie contrôlée »... Il ne serait plus possible de tracer ainsi la ligne de séparation. Le volume sur Les relations commerciales entre les économies à marché libre et les économies contrôlées, rédigé à Princeton pendant les hostilités et publié à Genève (S.D.N., 1943), s'attachait tout particulièrement au cas de l'Allemagne depuis 1933. 100. Il faudrait insister sur le fait que, sur ce plan d'analyse, il ne s'agit pas d'examiner les oppositions persistantes entre les deux systèmes industriels qui, aux yeux de sociologues contemporains tels que Talcott Parsons, ne représenteraient eux-mêmes que des sous-systèmes (cf. la thèse soutenue par J.-C. Casanova, à cet égard, Paris, 1964) ; mais ce qui en résulte du point de vue du régime des échanges entre l'Est, l'Ouest... et le Tiers monde délimite un grand ensemble mondial et un type d'organisation concret en définitive beaucoup plus important.

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70 % des échanges Est-Ouest (y compris le commerce avec la Chine populaire). Mais déjà, on avait noté que le relâchement entre 1954 et 1956 de ce strict bilatéralisme avait permis le doublement du trafic avec les deux plus importants partenaires à l'échange (pour l'Est européen et la Chine continentale) : la Grande-Bretagne et l'Allemagne de l'Ouest 1W . Faut-il d'ailleurs considérer comme un trait permanent des exigences du système une stricte réciprocité du type clearing ? Leur caractère bilatéral fait manquer certaines occasions — mais historiquement celles-ci restent souvent limitées en fait 1 0 2 . Un élargissement significatif des relations économiques extérieures par voie d'échanges triangulaires ou multilatéraux n'est nullement à exclure lorsque le système monétaire international aura retrouvé lui-même des assises plus solides. 2° Reconnaissons le caractère partiel (quoique résolument expansionniste) des nouveaux accords à conclure. Il faudrait éliminer progressivement les craintes de pénétration et même de dislocation dont il a été fait état de part et d'autre. Ramenées à de plus justes proportions que du temps de la « guerre froide », les menaces véritables apparaîtront inhérentes à toute entreprise destinée à renforcer la solidarité internationale. Mais des facteurs de plus en plus nombreux jouent dans le sens d'une interdépendance accrue des structures de production et d'échanges103 et 101. Cf. R . F . MIKESELL et J . N . BEHRMAN, Financing free trade with the Sino-Soviet Bloc, Princeton, 1958. 102. A l'échelle mondiale, une proportion analogue d'échanges bilatéraux avait été naguère signalée dans les conditions surgies de la grande dépression. Mais, s'agissant de l'U.R.S.S. cf. M. Dobb, Soviet economic déveîopment since 1911, Routledge 1966 ; E. Zaleski, Planification de la croissance et fluctuations économiques en U.R.S.S., t. I, 1918-1932 Sedes, 1962, etc. 103. Avec l'accélération des progrès et de la spécialisation pour les équipements, les brevets et un grand nombre de produits nouveaux, nous retrouvons ici la possibilité de hâter l'évolution. Mais ce qui avait fait la force des pays occidentaux, il y a un siècle, au moment où l'expansion internationale des capitaux privés semblait consacrer leur pleine maîtrise du marché mondial (et donc créer, selon le vocabulaire d'Hobson ou de Lénine, des situations et des rivalités impérialistes), tend parfois à faire aujourd'hui la faiblesse de certains

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ceci, même entre pays qui n'y étaient pas idéologiquement préparés. D'où la nécessité, pour faire de nouveaux progrès, d'aller résolument dans le sens d'une harmonisation des préférences de politique économique ainsi que des rythmes respectifs d'investissement et des taux de croissance effectivement constatés (dans la mesure même où la solidarité sera devenue plus grande entre les deux « systèmes »). 3° Le test de la réussite, c'est peut-être sur les « tiers marchés » qu'on le découvrira, par le jeu des échanges multilatéraux entre les deux systèmes et les pays non industrialisés. Alors, la rivalité aura fait place à la coopération entre pays à régimes économiques différents. Les besoins des pays en voie de développement y incitent. Les dangers de nouveaux heurts sont apparus en dépit des vieilles méthodes de division du monde par « sphères d'influence ». Cellesci pourraient être éliminées à mesure que serait poursuivie une action progressive et tenace dans le sens de l'élargissement de très larges réseaux de coopération internationale. A quelles difficultés un tel programme ne se heurte-t-il pas ?

d'entre eux. On l'aura noté pour l'Europe de l'Ouest dans l'immédiat après-guerre. L'énumération des dangers à présent surmontés est significative : insuffisant contrôle des moyens extérieurs de la croissance, vulnérabilité aux fluctuations d'activité économique venues de l'extérieur, pénuries de devises fortes nécessaires pour des importations devenues essentielles. Les problèmes que nous retrouverons pour les pays moins développés risquent encore de se poser pour certains autres, même s'ils sont mieux placés selon la classification actuelle. On comprend qu'un raisonnement analogue soit souvent présenté par les économistes des pays de l'Est : il ne s'agit pas seulement alors de la persistance d'une préférence doctrinale. 19

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NOTES COMPLEMENTAIRES POUR UN NOUVEAU BILAN VERS 1975 Entre systèmes économiques différents, envisagés concrètements (dans les difficultés qu'ils doivent incessamment surmonter), les réactions de politique économique sont souvent beaucoup plus semblables qu'on ne le pense à partir d'une confrontation de principes. Si l'on se reporte à telle ou telle de nos analyses historiques, on constate que ces systèmes — disons S x et S 2 — apparaissent ainsi beaucoup plus proches les uns des autres que les systèmes idéaux — S'x et S'2 — généralement discutés au plus profond de l'abstraction. Je ne peux que renvoyer ici aux discussions épistémologiques étudiées en collaboration avec G.-D. Desrousilles dans notre ouvrage les Cadres sociaux de la pensée économique..., P.U.F., 1974. Il s'agit là d'un vieux débat que nous devons supposer, au point de départ de cette note de synthèse, déjà connu. Progrès d'ensemble des échanges Est-Ouest Prenons l'exemple le plus récent, en liaison avec la crise de l'énergie que l'Europe connaît à présent. On aurait pu être surpris de voir officiellement, en France même, préconiser et même tenter de pratiquer délibérément un retour systématique à des accords bilatéraux. Mais ces derniers, pour les pays de l'Europe de l'Ouest, ont une longue histoire, avec toujours une justification du côté de l'approche historique, soit du fait de crises de « surproduction » ou de crises de « pénurie », comme à présent. De longue date, on aura noté deux possibilités : 1) Soit un repli vers une croissance « autocentrée » (mais généralement non autarcique) avec recours à des contingentements et au bilatéralisme de crise ; 2) Soit une marche vers des échanges plus libres — frees trade (mais non nécessairement — loin de là — selon le modèle d'une « libéralisation totale »), autrement dit avec négociation, concessions réciproques — accords bilatéraux puis multilatéralisation : — d'abord à l'intérieur d'un groupe de nations (Marché Commun, Comecom) ; — puis dans un deuxième temps avec le reste du monde. 3) C'est u n troisième cheminement qu'ont choisi les firmes, stimulant les Etats ou stimulées p a r les Etats : on note en effet

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le rôle croissant des firmes, avec concertation entre les Etats qui recherchent desaccords de coproduction (coopération industrielle). Entre ces trois propositions, où situer les pays de l'Est et leur désir d'étendre ou restreindre leurs relations commerciales ? On peut, en effet, s'interroger sur leur volonté d'ouvrir davantage leurs économies aux courants d'échanges mondiaux : les perspectives contenues dans leurs différents plans de développement contribuent, en effet, 'à mettre l'accent sur les échanges à l'intérieur du C.A.E.M. et à ne laisser qu'une place relativement marginale au commerce avec le reste du monde. Mais peu importe : ce qui compte pour les pays de l'Europe de l'Est et les pays de l'Europe de l'Ouest, ce n'est pas seulement ce qu'ils peuvent faire en commun — ce qui nous intéresse c'est le progrès d'ensemble. On ne déplorera pas, outre mesure que notre capacité à absorber des quantités plus importantes de produits en provenance de ces pays, puisse entraîner un excédent structurel d'un niveau apparemment peu raisonnable. La situation, en effet, ne serait-elle pas débloquée si l'on pouvait faire intervenir des échanges triangulaires, englobant notamment beaucoup de pays en voie de développement : l'Ouest procéderait à des achats à des pays en voie de développement, qui, eux-mêmes achèteraient davantage aux pays de l'Est. C'est un vieux projet. Je ne sais pas dans quel sens cela pourrait tourner aujourd'hui, mais il semble que si nous réalisions d'une manière ou d'une autre une coordination des politiques d'échange et d'investissement allant dans le sens des plans de développement des pays du Tiers Monde, il y aurait beaucoup à attendre pour les uns et les autres. La coordination des efforts des pays de l'Est et de l'Ouest dans les régions en voie de développement fournirait de nouvelles occasions de réaliser ce que nous espérons de longue date : la mise en œuvre des voies et moyens de coopération généralisables entre pays à systèmes économiques différents. Notre regretté collègue polonais, T. Lychowski avait présente déjà en 1956 un projet élaboré dans ce sens1. Mais allons au fond du problème : est-il vrai que les différences de système économique ne sont pas un obstacle au développement des échanges ? J'ai toujours cru, et je crois encore, en effet, que sur le plan théorique,il n'y a pas d'obstacle fondamental. Ceci me semble très important : à l'échelle macro-

1. Cf. le colloque universitaire qui avait eu lieu en 1956 à la Sorbonne sous l'égide de l'UNESCO ; pour la Pologne elle-même, il faudrait prendre en considération d'importants changements, comme l'a souligné le professeur Raczovski, au colloque franco-polonais tenu dans le cadre de l'Université de Paris I, mai 1974.

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économique, une certaine logique des gains d'échange (gains from trade) est transposable d'un système à l'autre. Une certaine logique économique s'impose et je crois également qu'à un niveau très abstrait de l'analyse économique cette logique est très semblable ici et là. à condition que, d'une part, soient correctement calculés les prix comptables (shadow prices) et que, d'autre part, le mécanisme des prix, même et notamment dans les pays occidentaux, ne soit pas faussé au point où pratiquement il l'a été au cours de très nombreuses périodes et peut-être encore souvent à présent. Mais, notre logique ne doit pas rester de simple statique, dans le calcul des avantages comparatifs. Il ne faut pas s'en tenir aux gains immédiats, et c'est là justement que réside la difficulté : ce qui compte, ce sont les anticipations et la cohérence de ces anticipations au niveau des changements de structure préférés et que l'on doit da'illeurs «projeter» 'a plus ou moins long terme. Sans doute, les coûts comparatifs ne nous apportent-ils qu'une simplification de statique économique. Au début du XIVe siècle, il est probable que les économistes anglais ne se posaient même pas — du moins pour leur propre pays — les problèmes du développement économique. Comme l'ont fait observer leurs adversaires, à ce moment, pour eux-mêmes, le développement était donné ; l'avance était acquise. D'où, peutêtre, en toute innocence et à l'usage national, la transposition hâtive d'un raisonnement d'économie pure (raisonnement qui conservera une très grande valeur d'enseignement au point de départ) dans le domaine de l'économie appliquée où, de toute manière, les décisions devaient toujours être supposées conformes à la doctrine du laisser-faire. Aujourd'hui, chacun sait, sans qu'il soit nécessaire de reprendre la discussion sur le plan épistémologique, que les démonstrations élémentaires des gains immédiats de l'échange ne suffisent pas pour faire reculer ce qu'on croit être le « spectre du protectionnisme », de l'encouragements aux industries naissantes, etc. Ici, nous devons savoir si les circonstances sont propices à un développement des échanges Est-Ouest. Il existe, bien sûr, de nombreux obstacles à ce développement ; ceux-ci ont été souvent rappelés : divergences dans les déterminations des objectifs nationaux et dans les moyens mis en œuvre pour les poursuivre. Mais l'Ouest ne s'est pas toujours conformé à un modèle d'économie ouverte, notamment dans l'optique d'une négociation... disons : loin de là.

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Du bilatéralisme à la multilatéralisation : L'incessant va-et-vient des pays occidentaux Envisageons les perspectives actuelles de nouveaux développements des échanges entre l'Est et l'Ouest. Ne devons-nous pas garder présent à l'esprit ce qui s'est passé sur la longue durée dans les relations entre pays occidentaux eux-mêmes ? Historiquement, nous avons toujours constaté depuis plus d'un siècle de grandes alternances entre les périodes de protectionnisme renforcé et les phases de grandes libéralisations dans le cadre de négociations internationales rassemblant des groupes de pays en nombre plus ou moins important. Les politiques restrictives de la part des pays les plus industrialisés ont été d'autant plus difficiles à éviter que nous avons connu de grandes guerres et, entre celles-ci, irne grande dépression. Il existe encore aujourd'hui une menace de crise profonde. A tort ou à raison, du point de vue des gouvernements occidentaux, celle-ci semble conférer à nouveau leur légitimité à des mesures rien moins que classiques. Nous n'avons pas à nous voiler la face devant ime telle perspective. Au contraire — et c'est sur ce point que je voudrais insister davantage 'a présent — il me semble particulièrement intéressant de retrouver l'exemplarité, pour les relations Est-Ouest, d'une longue expérience de difficiles négociations internationales, de caractère d'abord bilatéral, comme il y en a eu encore au lendemain de la seconde guerre mondiale — et ceci dans les relations de pays qui étaient à développer. Ajoutons, bien entendu : des pays de l'Est également. Toute suppression des entraves au commerce peut comporter une multilatéralisation mais celle-ci n'a jamais été que progressive, si l'on se reporte aux anciennes études de la Société des Nations. C'est une erreur de croire que l'on puisse s'élancer brusquement, comme si l'on avait créé une sorte de vide institutionnel, d'une situation caractérisée par la protection et le dirigisme vers je ne sais quel état de pleine liberté des courants internationaux d'échanges. Je rappellerai ime fois de plus, s'agissant des pays occidentaux, le caractère d'évolution lente des structures du commerce mondial. De telle sorte que, même dans les phases de très grand essor, ou, à l'inverse, dans celles de graves difficultés, — et dans la mesure même où les réactions de politique commerciale s'efforcent d'éviter les grands bouleversements de crise —, on ne constate pas ces changements brutaux décisifs que les doctrines adverses avaient toujours suggérés. Et c'est pourquoi il semble généralement nécessaire, ne serait-ce que pour lutter contre le préjugé courant qui pousse à la dramatisation des affrontements quand ce n'est pas à l'apologétique des réactions protectrices, d'insister sur la persistance

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de lignes d'évolutions structurelle, qui sont de longue période, dans la répartition des importations et des exportations. On admet, pour l'avenir, que l'on puisse procéder, mais non d'ailleurs sans de très grandes précautions, à des projections concernant les grands courants d'échange. Pour le passé, des raisons analogues me semblent justifier toute analyse mettant davantage l'accent sur la combinaison des tendances, préférences et anticipations structurelles que sur ces variations apparentes et spectaculaires liées à des politiques commerciales, tantôt plus libérales, tanttô consacrant un sursaut protectionniste, selon les vicissitudes de la conjoncture nationale et, plus encore, de ce qu'on peut appeler pour les pays de l'Ouest, la conjoncture internationale. Les préférences de doctrine, à l'heure actuelle, semblent 'a nouveau céder, en Europe occidentale comme aux Etats-Unis, à ce que, selon la typologie simple que nous avons proposée, on peut appeler, d'une part, préférence de structure, et, d'autre part, préférence pour un mode d'expansion ou de croissance Simplement, les voies et moyens, vers la fin des années 1950 et au cours de la décennie 1960, apparaissaient très différents. L'accent était mis bien davantage sur les politiques monétaires et budgétaires nationales que sur les politiques du commerce extérieur. Les circonstances actuelles donnent à nouveau à celes-ci toute leur importance et font mieux comprendre les conditions d'un va-et-vient entre bilatéralisme de crise et tendance fondamentale vers l'élargissement des échanges par multilatéralisation progressive. Sans doute comprend-on, du fait même de la volonté de maintenir les préférences de doctrine et l'adhésion à des règles du jeu encourageant la marche vers des échanges plus libres, la tendance à minimiser, ou, comme nous disons souvent aujourd'hui, 'a « mettre entre parenthèses » tout ce qui apparaît, dans les relations inter-gouvernementales — et aussi dans les relations inter-firmes — comme autant de difficultés à surmonter. Il s'agirait seulement d'entraves, placées de façon regrettable, surtout de la part d'une économie dominante comme celle des Etats-Unis à une tendance fondamentale, seule importante à rappeler. Mais ainsi risque-t-on d'obscurcir les conditions d'un va-et-vient inévitable, notamment celles qui sont requises pour un nouveau développement des échanges — et, plus encore, lorsqu'il s'agit du commerce entre pays à systèmes économiques différents. En ce moment même, beaucoup d'économistes libéraux croient devoir se ranger à un avis tel que celui du Professeur 2. Donc par une croissance introvertie (davantage « autocentrée », si l'on préfère) ou extravertie (dirigée dans le sens de l'ouverture).

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Haberler représentant une longue tradition tant du point de vue des relations monétaires que des relations commerciales internationales (et nous n'aurons garde d'oublier l'importance de sa contribution de naguère à la théorie des crises et des fluctuations économiques). Meus ceci incite 'a prendre surtout en considération le caractère accidentel et temporaire d'une nouvelle « crise » dans les échanges entre pays occidentaux, et à concentrer l'attention sur tout un cortège de mesures essentiellement monétaires. Ainsi, la solution théorique des plus graves difficultés pourrait toujours se réduire à l'adoption d'une formule de changes flexibles (la flexibilité pure, idéale, supposant a clean system). En revanche, nous voudrions surtout insister sur l'importance, dans les relations monétaires et commerciales de tous les pays, des nouvelles négociations qui se sont imposées dans des conditions nécessairement « impures » et comme des « second best ». On sait à quel point, à cet égard, l'approche théorique est difficile. Nos doctrines respectives nous interdisent généralement de donner toute leur importance — qui en pratique est grande — aux voies et moyens de la coopération internationale 3 . L'accent a été mis dans les années 1960 — et encore aujourd'hui — sur des politiques monétaires que seule la Grande-Bretagne, au début du siècle (mais l'exemple est prestigieux), était en mesure de maîtriser plus ou moins complètement — et, dans les années 1970, sur d'autres solutions qui apparaissent encore, à tort ou à raison (et sans doute à tort) comme de caractère essentiellement monétaire. Mais comment ne pas voir, du point de vue de la nécessaire continuité des lignes

d'évolution

structurelle,

la logique de cer-

tains agencements des réseaux du commerce mondial : d'une part l'importance des périodes de restrictions et de protectionnisme de crise accompagnées de bilatéralisme et de reprise partielle dans le cadre de ce bilatéralisme, avec desserrement progressif des contraintes (que ce soit entre les deux guerres ou dans les années 1945-1958 pour les pays occidentaux) ; et 3. Sans doute nous permettra-t-on, pour ne pas alourdir ici le débat, de renvoyer à ce que nous avions cru pouvoir appeler « les règles d'or» de la coopération intergouvernementale — celle-ci devant même prendre le pas, dans les relations avec le « reste du monde », sur les principes d'intégration que nous respectons dans des regroupements tels que la C.E.E. ou le C.A.E.M. (quels que soient d'ailleurs les chevauchements de terminologie qui peuvent entraîner certaines confusions quant à l'articulation des concepts). Cf. notre volume précité, L'Economie internationale depuis 1950, qui porte d'ailleurs comme sous-titre : Matériaux pour une théorie de coopération économique.

généralisable

des

politiques

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d'autre part, les chances d'élargissement dans les périodes plus favorables. Ceci vaut a fortiori dans les relations Est-Ouest. L'amorce d'une multilatéralisation entre l'Est et l'Ouest Il est nécessaire, pour une confrontation, que nous précisions la manière dont nous croyons devoir interpréter l'évolution des politiques des relations extérieures dans les pays 'a commerce d'Etat. Il faudrait suivre l'évolution différente de ces pays, où le principe du monopole, complétant celui de la planification centrale, semblait exclure tout déséquilibre global tant soit peu important de la balance des paiements. En pratique, les autorités des pays à commerce d'Etat ont conservé très longtemps la rigidité d'un bilatéralisme comportant : 1° des accords sur des listes de produits à importer et à exporter et 2° des accords de paiements basés sur le principe de la compensation, mais sous réserve d'un volant de crédits nettement délimité. D'où une très grande vigilance. L'idée fondamentale est celle d'une tolérance de très faibles écarts aux normes d'équilibre : soldes de clearing (tour à tour excédentaires ou déficitaires), crédits obtenus des pays capitalistes ou accordés aux pays sousdé veloppés, etc. A partir des ventes soviétiques sur le marché libre de l'or, on a espéré davantage, avec peut-être l'amorce d'une multilatéralisation encore à l'étude... Quelques remarques sont fréquemment présentées aujourd'hui : à l'intérieur du Comité d'aide économique mutuelle (C.A.E.M.), les principes — sinon la pratique — ne sont déjà plus les mêmes. D'autre part, l'analyse d'une expérience de plus large libéralisation des échanges commerciaux — et précisément parce qu'elle déroge 'a ces principes — comme celle de la Yougoslavie, mérite bien d'être suivie attentivement; elle doit l'être notamment quant aux modalités du contrôle d'opérations de change quelque peu décentralisées. On sait que, dans les relations avec l'Union Soviétique, la Pologne, la Hongrie, etc., une coopération inter-firmes (accords de co-production) s'est établie. Celle-ci est apparue le point de départ de nouvelles solutions dans l'agencement des règlements internationaux entre pays à systèmes économiques différents. On peut supposer le passage d'un système de contrôle rigoureux exercé par le canal d'agences officielles spécialisées, à des opérations de plus en plus décentralisées (de la part des firmes directement importatrices ou exportatrices ou des agences d'importation et d'exportation elles-mêmes).

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Entre pays à systèmes économiques différents (économie de marché de type capitaliste ou économie planifiée de type communiste), la multilatéralisation pourra être systématiquement organisée. Peut-être se fera-t-elle entre groupes de pays (C.E.E. et C.A.E.M.) mais à un stade où les politiques économiques communes auront, elles-mêmes, fait de très grands progrès à l'intérieur de ces groupes. Un précédent conserve son importance, mutatis mutandis : celui de l'Union Européenne des Paiements au cours des années 1950-1958, lorsque les principales monnaies des pays de l'Europe de l'Ouest étaient encore inconvertibles. Ce précédent prouve d'ailleurs qu'on peut abandonner le bilatéralisme sans renoncer nécessairement, pour autant, au contrôle des changes sur les postes de la balance courante et sur ceux des opérations en capital. L'important est d'avoir le droit d'espérer qu'un processus d'intégration (maché commun, zone de libre-échange ou zone de coopération) n'empêche pas un développement plus diversifié des structures internationales d'échange — et notamment de ces structures d'échange plus fines sur lesquelles on a justement insisté. Mais, une troisième voie s'est révélée, celle des accords de coopération industrielle. Les discussions engagées et les expériences qui se poursuivront devraient s'inspirer de formules inédites. Je ne sais s'il serait possible d'écarter ainsi le spectre de l'impérialisme, mais une chance existe pour les pays de l'Est et sans doute aussi pour les autres. Les firmes capitalistes des pays occidentaux ne pourraient-elles se plier à certaines exignces précises résultant de la nécessité de conclure des accords d'un type nouveau ? Les pays de l'Est semblent avoir fait preuve de l'efficacité de leurs moyens de défense. D'autre part, il y a peut-être beaucoup plus à espérer désormais d'accords inter-firmes passés sous l'égide des gouvernements, qu'on ne l'eût cru naguère. A brève échéance, je sais qu'une certaine modestie est de rigueur 4 . Voyons de plus près les conditions actuelles : a) Pour parvenir à des accords gouvernementaux plus efficaces, il conviendrait sans doute de passer tout d'abord à une 4. Comment y voir clair ? C'est la première question à envisager. J'avais eu l'occasion d'insister (lors d'un colloque à Stresa, en 1972) sur les dangers d'une insuffisance des statistiques auxquelles sont pourtant liées les décisions politiques. Le plus souvent, les relations entre les grandes firmes et leurs filiales échappent aux contrôles gouvernementaux des pays de l'Ouest, ce qui risque de fausser les appréciations des uns et des autres quant aux conditions d'une véritable multilatéralisation des échanges. Peut-être les pays de l'Est sont-ils mieux équipés à cet égard.

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phase de négociation de caractère plus traditionnel, de manière à réaliser une véritable multilatéralisation et peut-être aussi en dépit de nouvelles difficultés d'ordre monétaire à une certaine forme de convertibilité. b) La coopération industrielle telle qu'elle est à présent recherchée, pourrait peut-être également avoir pour les pays de l'Est un autre avantage paradoxal : les accords de coproduction qu'on négocie à cet effet, ne doivent-ils pas être conçus de manière à voir s'atténuer dans une certaine mesure les dangers de pénétration et de domination par les grandes firmes multinationales ? Dès lors qu'on discute à fond — et que les agences ou les firmes des pays de l'Est utilisent 'a bon escient leur pouvoir de négociation —, il semble, par exemple, qu'on puisse aller bien au delà de ce que permettent non seulement les accords de troc, mais encore les habituels accords de commerce et de paiement. J'avais même été conduit ainsi à me demander si ce type de négociations interindustrielles ne nous permettrait pas de dégager une nouvelle logique pour la détermination d'un « équilibre » des concessions et avantages respectivement discutés dans des négociations qui étaient réputées traditionnellement « intergouvernementales » . c) Du point de vue même d'une plus large multilatéralisation des échanges, l'avenir n'est-il pas, en définitive, plus prometteur que celui généralement entrevu dans le cadre des évaluations concernant les seuls échanges Est-Ouest ? Faute de débouchés satisfaisants à l'Ouest pour les machines et l'équipement fabriqués dans les pays de l'Est, par exemple, plus encore que pour un certain nombre d'articles de consommation, les perspectives actuelles deviendraient assez vite moins favorables que dans les années 1960. Mais la situation ne seraitelle pas débloquée si l'on faisait intervenir des échanges triangulaires englobant notamment beaucoup de pays en voie de développement ? s 5. On a fait souvent observer combien le problème des échanges entre pays industrialisés (de l'Ouest ou de l'Est) et pays en voie de développement mais que l'on ne peut considérer aujourd'hui sommairement comme des pays à supériorité — ou « avantages comparatifs » — dans le domaine agricole... était devenu plus complexe depuis quelques décennies. Nous ne voulons pas insister sur les conditions dans lesquelles (dons, contrats ou ventes à des conditions particulières) les fournitures de produits alimentaires pourront prendre une certaine ampleur vers les pays du Tiers monde ni dans quel sens, en définitive et pour le solde net qui apparaîtrait dans les regroupements statistiques, la multilatéralisation s'opérerait. Celle-ci n'a sans doute pas à être décidée à l'avance mais il serait possible que, de ce point de vue également, elle ait une certaine ampleur.

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d) J'aimerais que nous envisagions la possibilité d'une convergence très différente, mais qui devrait être très heureuse, entre les préoccupations des économistes de l'Est et de l'Ouest. C'est la logique des coûts sociaux qu'il faudrait pouvoir encore évoquer. Il y a plus de vingt ans qu'on avait appelé vainement l'attention sur des travaux les concernant. Ce n'est pas seulement « par mode » qu'on met à présent l'accent sur des exigences de cette nature. Les pays occidentaux ne peuvent décidément plus se limiter au seul calcul économique de l'économie de marché, aux seules comptabilisations des « mieux-values » ou des « produits nets ». Nous avons d'abord à nous munir d'indicateurs sociaux : ici encore, il peut sembler paradoxal de voir l'impulsion venir d'un côté où, généralement, on ne l'attendait guère ; autrement dit des pays capitalistes, mais dont les dirigeants ne sont pas toujours insensibles aux tentations du socialisme. Nous avons encore à réaliser davantage et à transformer nos comptabilités nationales de manière 'a faire prévaloir l'appréciation des avantages et coûts de caractère collectif. Ceci pourrait déjà être le thème de discussions approfondies relatives aux échanges internationaux. Les progrès les plus importants, au départ, se font souvent à l'échelle des négociations intergouvernementales.

Suite des polémiques concernant l'intégration et la coopération (Note sur une controverse soviétique en 1974) Curieux et stimulant ouvrage que celui de M me M. Maxim o v a 1 ! Passionnant pour l'étude des problèmes de l'intégration et de la coopération économiques, il l'est tout autant, et peutêtre m ê m e davantage, du point de vue de la socio-épistémologie 2 . Sur le fond, ses thèses peuvent se résumer en trois points : — l'intégration économique est une nécessité objective qui, à un certain stade du développement des forces productives, s'impose aussi bien en régime socialiste qu'en régime capitaliste ; — l'intégration capitaliste est tissée de contradictions (ainsi, les monopoles sont à la fois pour et contre l'intégration), mais elle peut obtenir des résultats positifs, et de toutes façons, comme l'a dit Lénine, elle conduit vers le socialisme ; — l'intégration socialiste fonctionnera encore mieux que l'intégration capitaliste, à la vérité elle mérite seule d'être appelée intégration. Thèses surprenantes pour qui se souvient que, par exemple, le Manuel d'Economie Politique de l'Académie des Sciences de l'U.R.S.S., de 1955, ne mentionne même pas le mot « intégration » ; que de violentes polémiques eurent lieu dans le camp socialiste, en 1962, lorsque Kroutchev essaya d'instituer une planification commune, puis en 1964 à propos du plan Valev ; que les auteurs marxistes ont, pendant de longues années, systématiquement opposé la C.E.E. reposant sur l'intégration et le C.A.E.M. reposant sur la coopération ; que, si certains auteurs marxistes ont effectivement parlé de l'intégration socialiste, ce ne fut pas, selon M™ Marie Lavigne 3 , avant 1967, avec l'article

1 M . MAXIMOVA, Les problèmes fondamentaux de l'intégration capitaliste. Aspect économique, Ed. du Progrès, Moscou, 1974, 478 p. 2 Cf. J . WEILLER et G. DUPUIGRENET-DESROUSSILLES, Les cadres sociaux de la pensée économique, P.U.F., 1974, 264 p. 3 M . LAVIGNE, Les économies socialistes soviétique et européennes, Ed. Armand Colin, 1970, 511 p.

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du Polonais, Z. Kamecki, et même 1968 pour les Soviétiques, avec l'article de G. Sorokin, (avant que l'expression ne soit reprise dans le programme complexe de 19714). Quoi qu'il en soit, ces thèses sont légitimes. A titre personnel, je les trouve même parfaitement justifiées, y compris la troisième car, contrairement à un auteur comme Zdenek Suda 5 , je ne pense pas que les difficultés rencontrées dans la marche vers l'intégration socialiste tiennent au système socialiste luimême, au contraire. Mais, en particulier parce que sur ce sujet les marxistes sont, selon Mme Maximoca elle-même 6 divisés en au moins trois écoles opposées (dont l'une est celle des anciens majoritaires des années 50 — devenus minoritaires — selon lesquels il ne saurait y avoir d'intégration socialiste), Mme Maximova s'abandonne au jeu des règles immuables de toute polémique 7 avec phénomènes de « cécité » (pour elle la solidarité politique des pays du C.A.E.M. n'a cessé de se renforcer... comme si la Chine ne l'avait pas quitté avec éclat en 1963, sans parler de l'Albanie et du problème roumain), « projection » (elle prête à des auteurs « bourgeois », contre toute vraisemblance, et contre la lettre même des citations qu'elle donne, des opinions qui sont sans doute celles de marxistes qu'elle combat), etc. C'est dans cette perspective qu'il faut sans doute apprécier les critiques adressées à Jean Weiller par Mme Maximova 8 . I. — Très curieusement, elle classe Jean Weiller au nombre des auteurs qui « ont en commun la même tendance à chercher les causes premières des processus d'intégration dans les facteurs de superstructure » (p. 16). A l'appui de cette opinion, elle cite en référence L'Economie internationale depuis 1950, p. 72-76. 4 Cf. le texte du Programme complexe (destiné, notamment, « à développer l'intégration économique socialiste »), in M. LAVIGNE, Le Comecon, Ed. Cujas, 1973. Dès 1964, le Tchécoslovaque Novozâmsky avait développé le thème de l'intégration socialiste mais sans employer le mot. 5 Zdenék SUDA, La division internationale socialiste du travail. Le système communiste face à l'intégration, A.W. Sijtholf, Leyde, 1967, 181 6p. Op. cit., p. 22-23. 7 Cf. Les cadres sociaux..., op. cit., p. 61. 8 Les choses sont encore davantage obscurcies pour deux raisons : a) La traduction est malheureusement assez mauvaise ; b) confusion et contradictions sont le lot commun dès que l'on parle de l'intégration et de la coopération — je l'avais noté in J . WEILLER et la coopération comme utopie directrice », (Niveaux de vie et coopérationmeéconomique dans l'Europe de l'Ouest, P.U.F., 1962, 190 p â mais M Maximova ne simplifie pas la discussion en employant le mot « intégration » dans, au moins, trois sens différents.

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Or, ces pages contiennent une note annexe intitulée « L'étape transitoire des politiques nationales de stabilisation», qui ne traite en rien de l'intégration — le mot n'est même pas employé une seule fois — et ne risque donc pas d'en proposer une explication, qu'il s'agisse des « causes premières » ou non. A la fin de cette note, on trouve en tout et pour tout huit lignes, où on peut lire notamment que « les grands projets actuels, sans doute trop importants pour rester confinés dans un cadre national qu'ils risquent incessamment de faire éclater, ne pourront être coordonnés que grâce à la conjonction de l'effort des nations », et cela au moyen « de la plus large coopération internationale ». Donc, a) il s'agit dans ce court passage non pas de l'intégration mais de la coopération ; b) J.W. justifie la nécessité de cette coopération par l'existence de « grands projets qui débordent le cadre national » et p a r la volonté d'agir sur « les facteurs réels » : « grands projets », « facteurs réels », est-ce là ce que Mme Maximova appelle des superstructures ? Mais il y a mieux. Jean Weiller, classé (p. 16) parmi les auteurs qui voient les causes de l'intégration dans les superstructures et la politique, réapparaît (p. 18) parmi les rares « savants bourgeois (qui) se fondent (...) sur l'étude objective des modifications qui surviennent dans la sphère de production » (p. 17) mais, infortunément, il ferait partie, parmi ceux-là, de ceux qui font « preuve d'une certaine étroitesse d'esprit » et qui « exagèrent le rôle d'un aspect du développement de la production », qui « surestiment les dimensions optimales des entreprises, les capacités de production, la fusion des complexes et des projets de science-production». Toutes choses dont il était accusé (p. 16) de n'avoir jamais parlé. Le plus étrange est qu'à l'appui de cette critique nouvelle, et opposée à la précédente, M me Maximova cite en note le même passage dont elle avait seulement donné la première fois la référence. Or, rappelons-le, pas plus cette fois que la précédente le passage en question ne saurait appuyer une opinion quelconque de Jean Weiller sur l'intégration puisqu'il n'en parle pas ! Quoi qu'il en soit, après avoir critiqué Jean Weiller pour avoir écrit que « les grands projets actuels, sont sans doute trop importants pour rester confinés dans un cadre national, etc. », Mme Maximova écrit imperturbablement à la page 19 que, « guidés par la méthodologie marxiste-léniniste, les chercheurs soviétiques » ont découvert, eux, que... « l'intégration capitaliste est engendrée, avant tout, par les besoins du développement des forces productives qui dépassent les frontières nationales et qui exigent de nouvelles méthodes et de nouvelles formes de régularisations internationales de la vie économique ». Où est donc la différence ? Les mots ont-ils encore un sens ?

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II. — Jean Weiller est classé (p. 134) parmi les auteurs qui « critiquent ouvertement les représentants de l'école libérale ». « Cependant, ajoute Mm" Maximova, malgré toutes ces différences (...) tous ces économistes » — les libéraux et leurs critiques — « sont unis sur ime même plate-forme : l'intégration internationale serait un phénomène qui englobe avant tout la sphère des rapports du marché, et qui est appelé à assurer la liberté d'action des forces du marché, des forces de la concurrence capitaliste ». Classé à la page 16 parmi les néo-keynésiens » partisans du dirigisme » (p. 15), voici donc Jean Weiller devenu l'apôtre de la liberté d'action de la concurrence capitaliste ! En outre, a) il est pour le moins paradoxal de reprocher à J. Weiller de ne prendre en compte que « le domaine des échanges » et non pas celui de la production, alors que celui-ci n'a cessé de réclamer que l'on prenne en considération, précisément, l'évolution des « structures réelles d'échange et de production », on peut dire que c'est un des leit-motive de toute son œuvre, et en particulier de L'économie internationale depuis 1950 que cite M™6 Maximova ; b) pour cette raison même, Jean Weiller a choisi de placer toute son œuvre sous le signe non pas de l'étude des échanges, du marché, mais de « l'économie internationale », par réaction critique contre les classiques et néo-classiques qui ne tenaient pas compte des changements de structure, des crises de structure et des « préférences de structure » ; c) plus précisément encore dans L'économie internationale depuis 1950 il n'a pas manqué de souligner combien est important le rôle des structures de production, « des stratégies monopolistiques », « des formes monopolistiques de combat », « des stratégies d'élimination » et des « ententes privées internationales » (par exemple p. 111). Et comment réduirait-il l'intégration au simple marché et à la libre concurrence celui qui a choisi de présenter son œuvre — c'est le titre même de l'ouvrage — comme « une théorie généralisable des politiques de coopération économique » ? On est d'autant plus stupéfait que, précisément, c'est cette même politique-là que Mme Maximova propose d'adopter dans les rapports entre pays socialistes et pays capitalistes... III. — Reste un troisième passage dans lequel Mmo Maximova cite Jean Weiller. « Jean Weiller affirme : "Le stade suprême de l'intégration... doit être considéré comme un idéal... Elle (l'intégration.— Réd.) appartient à la sphère des valeurs humaines qui servent de prémisses à l'action des gouvernants et joue dans le sens de l'égalisation des conditions" » et Mme Maximova d'ajouter : « On voit aisément de quel "idéal de relations" il s'agit ici (...). Ceci montre que le raisonnement de ces auteurs sur l'objectif de l'intégration internationale se ramène à exalter l'intégration capitaliste qui répondrait, selon eux, aux idéaux humains en général» (p. 114 et 145).

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— Ici c'est vraiment à la lettre que le contresens est complet. Faire de Jean Weiller un apôtre de l'intégration capitaliste, lui qui en fut un observateur attentif mais très réticent et très critique, serait simplement déconcertant si la thèse de Mme Maximova, et son indignation («on voit aisément...») ne reposait tout simplement sur une erreur de lecture. En effet, Jean Weiller parlait dans ce passage non point du tout de l'intégration des pays d'Europe occidentale 9 , ni même de l'intégration économique en général, mais de tout autre chose : l'intégration au sens de Myrdal, conçue comme l'accomplissement des grandes valeurs morales et sociales de l'humanité. M™ Maximova commet donc une triple erreur : 1° elle a cru que Jean Weiller parlait de l'intégration économique alors qu'il parle de l'intégration « sociologique » au sens de Myrdal, dont il ne fait d'ailleurs, dans le passage cité, que présenter la pensée ; 2° elle a cru que pour Jean Weiller l'intégration économique capitaliste permettrait d'atteindre les valeurs suprêmes de l'humanisme, alors que, s'agissant de la C.E.E. il avait écrit formellement le contraire (p. 105 et 106) rappelant d'ailleurs par surcroît les réserves de Myrdal lui-même ; 3° elle a cru que la notion myrdalienne d'intégration signifiait que, par le moyen de l'intégration, on arriverait à réaliser les grandes valeurs morales de l'humanité, alors que l'intégration au sens de Myrdal est définie comme devant être, un jour peut-être, la réalisation même de cet objectif, sans se prononcer aucunement sur les moyens propres à y atteindre. Il ne dit pas que l'intégration économique permettra d'arriver à réaliser les valeurs suprêmes de l'humanisme, il affirme que l'on ne pourra parler de véritable intégration que le jour où l'on sera parvenu à cette réalisation. Le problème est donc simple : Mme Maximova s'est trompée. C'est fort dommage pour au moins deux raisons. Premièrement, parce que l'on ne peut éprouver que de la sympathie pour un savant étranger qui s'est donné la peine de lire et de citer des ouvrages français. Deuxièmement, et ce n'est pas le moins paradoxal, parce que, dans une très large mesure, sur le fond, les conclusions de Mme Maximova rejoignent très exactement celles du Professeur Weiller. Une polémique inutile ? Certainement pas si elle contribue à faire se mieux comprendre les chercheurs de pays à systèmes sociaux différents, à un moment où l'on peut espérer plus que jamais parvenir à une véritable coopération internationale généralisable.

' Au sujet de laquelle il exprimait d'ailleurs de très précises réserves, cf. L'Economie internationale..., op. cit., p. 105 et 106. 20

L'internationalisation de la production et de la diffusion de la connaissance économique J. Coussy

PREMIÈRE PARTIE

DEFINITIONS ET

I. —

THÉORIES

PRELIMINAIRES

OBSERVATIONS

ÉCONOMIQUES

INTERNATIONALISATION

DE

DE LA

EMPIRIQUES

L'INTERNATIONALISATION PRODUCTION

DES

ET

THÉORIES

ÉCONOMIQUES

A) L'internationalisation de la production et de la diffusion de la pensée économique : Les multiples théories économiques récentes de l'internationalisation (des firmies, du capital, des processus productifs...) n'ont pas toujours pris garde au fait qu'elles se développaient dans le cadre d'une internationalisation de la production et de la diffusion des informations, des représentations et des connaissances économiques1 1 Par internationalisation nous entendrons, dans ce qui suit, toute apparition et toute intensification des relations entre nations différentes sans que ceci n'implique aucune hypothèse sur la symétrie.

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J.

COUSSY

Cette internationalisation de la production et de la diffusion de la pensée économique résultait, bien évidemment, pour une large part, de l'internationalisation générale des économies : depuis les réseaux d'information jusqu'à la structure des groupes sociaux, le processus général d'internationalisation a affecté tous les facteurs matériels, économiques et socio-politiques qui peuvent influer sur la production et la diffusion des connaissances économiques. En d'autres termes on se trouve ici devant un cas particulier d'influence des « cadres sociaux » sur la pensée économique qui tente de les appréhender2. Et l'on pourrait s'étonner, si l'on ne savait la répugnance de chacun à expliciter ses propres cadres sociaux, de voir aussi peu d'analystes de l'internationalisation tenter d'utiliser, sur ce point, leurs connaissances théoriques sur le rôle de l'infrastructure dans la formation de la pensée scientifique : rien, ou presque rien, n'est dit pour élucider les relations entre leur propre pensée et le processus technique, économique et sociopolitique qui l'a fait naître. Cette internationalisation n'a, en effet, jusqu'à présent, guère fait l'objet d'analyses systématiques3. Et on doit surtout recourir, pour trouver des éléments d'analyse, aux mull'égalité ou l'harmonie de ces relations. A fortiori, ceci n'implique aucune hypothèse sur les conséquences de ces relations (accroissement ou réduction d'internationalisme, universalisation ou domination culturelle, homogénéisation ou différenciation des connaissances, etc...). L'internationalisation de la production et de la diffusion de la connaissance économique désignera donc toute multiplication des nations participant, à quelque titre et à quelque niveau que ce soit, ne serait-ce que par l'origine des acteurs, à cette production et à cette diffusion, et toute intensification des relations que la production et la diffusion de connaissance créent ou impliquent entre les nations. Ainsi pourra-t-on peut-être éviter, au moins provisoirement, les discussions traditionnelles sur les termes d'« internationalisation », « multinationalisation », « transnationalisation », « mondialisation », etc., qui se réfèrent toujours quelque peu à la nature et aux conséquences des relations. 2 Cf. J . WEILLER et G . DUPUIGRENET-DESROUSSILLES, Les cadres sociaux de la pensée économique, Paris, P.U.F., 1974. 3 Les économistes marquent, sur ce point, un retard certain à l'égard d'autres sciences sociales sur lesquelles on pourra consulter, par exemple, la « Revue Internationale de Sciences Sociales », 1974, n" 1. La réflexion des anthropologues est sensiblement plus avancée

L'INTERNATIONALISATION DE LA PRODUCTION

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tiples réflexions sur la connaissance — et sur la méconnaissance — des pays en voie de développement par la science économique occidentale : par une démarche qui est d'ailleurs bien caractéristique de l'appréhension courante de l'internationalisation de la connaissance, ces analyses se sont même longtemps limitées à la description de certaines conséquences cognitives et déontologiques que peut entraîner une différence de nationalité (et de culture) entre le sujet et l'objet de la connaissance ; elles ont, pu ainsi, effectuer un premier repérage des causes matérielles, politiques et socio-économiques de ce cas particulier d'internationalité ; et ce n'est que très progressivement que l'on a eu les premières études d'ensemble sur les multiples relations internationales (actuelles ou prévisibles) qui se nouent ou se dénouent au cours de la création, du traitement, et du contrôle de l'information économique 4 . B) Les références nationalisation

actuelles multiples

au processus

d'inter-

Pour le moment, l'internationalisation de la production et de la diffusion de la connaissance économique n'est de ce fait, généralement pas traitée comme un objet scientifique spécifique. Et bien que, ou parce que, ressentie quotidiennement par chacun, elle ne fait guèie, l'objet que de références incidentes, marginales et dispersées. On peut facilement trouver notamment : comme en témoigne l'anthologie éditée par J. Copans sous le titre Anthropologie et Impérialisme, Maspero, 1975. En ce qui concerne l'économie, c'est sans doute l'ouvrage d'I. SACHS, La découverte du Tiers-monde, Flammarion, 1971, qui a le plus nettement posé certains problèmes de l'internationalisation de la connaissance. 4 Ainsi les Cahiers de l'Institut d'Etudes du Développement de Genève (qui nous sont parvenus trop tard pour que nous puissions les utiliser ici) nous semblent directement participer à cette étude de l'internationalisation de la pensée économique, notamment dans les études de Roy Preiswerk