Verite Et Apparence: Melanges En l'Honneur de Carlos Levy, Offert Par Ses Amis Et Ses Disciples (Latinitates) (English, French and Italian Edition) 9782503549361, 2503549365

Bien qu'il soit encore bien trop tôt pour dresser un bilan critique de l'activité scientifique de Carlos Lévy,

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Verite Et Apparence: Melanges En l'Honneur de Carlos Levy, Offert Par Ses Amis Et Ses Disciples (Latinitates) (English, French and Italian Edition)
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VÉRITÉ ET APPARENCE

culture et littérature latines à travers les siècles latin culture and literature through the ages

VIII Comité de Rédaction – Editorial Board

Perrine G aland – Wim V erbaal

2016

VÉRITÉ ET APPARENCE MÉLANGES EN L’HONNEUR DE CARLOS LÉVY OFFERTS PAR SES AMIS ET SES DISCIPLES

Études réunies par Perrine G aland et Ermanno Malaspina avec la participation de Thomas B énatouil , Charles G uérin , Valéry L aurand et François P rost

2016

Publié avec le soutien de l’Institut Universitaire de France univ Lille Nord de France, E59000 Lille, France UdL3, STL, F-59653 Villeneuve d’Ascq France, CNRS UMR 8163

© 2016, Brepols Publishers n.v., Turnhout, Belgium All rights reserved. No part of this publication may be reproduced, stored in a retrieval system, or transmitted, in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording, or otherwise, without the prior permission of the publisher.

D/2016/0095/104 ISBN 978-2-503-54936-1

AVANT-PROPOS Carlos Lévy, professeur à l’Université de Paris-Sorbonne, a pris sa retraite en juin 2014, pour autant qu’un chercheur-né puisse jamais prendre sa retraite. Durant toute sa carrière, commencée à l’Université de Rouen qui lui est chère, il a inspiré autour de lui ses collègues, vite devenus des amis, en animant des groupes de recherche, d’abord à l’université de Paris XII-Créteil, puis à celle de Paris-Sorbonne, où il a fondé avec Perrine Galand l’équipe « Rome et ses renaissances », en association avec Gilles Sauron, brisant les barrières souvent trop sectaires entre les latins de diverses époque, et où il a participé, avec Ermanno Malaspina, à la fondation de la Société internationale des Amis de Cicéron. Carlos a inspiré de même de nombreux disciples, séduits par son immense savoir doublé d’une grande simplicité et d’une parfaite clarté. Cette séduction, il l’a exercée bien sûr sur ses propres élèves, mais aussi sur les jeunes Néo-latinistes qui participaient aux travaux de l’équipe. C’est pourquoi nous avons voulu lui rendre hommage en un volume aux intérêts largement diachroniques qui puisse refléter la richesse de ses intérêts et de ses collaborations. Bien qu’il soit encore bien trop tôt pour dresser un bilan critique de l’activité scientifique de Carlos Lévy, qui demeure en pleine évolution et qui promet toujours de nouvelles contributions à nos études, il est déjà évident qu’il a laissé une empreinte très importante dans les disciplines classiques au moins à deux égards : du point de vue de la méthode, Carlos Lévy a enseigné combien il est important, à une époque où la recherche se spécialise toujours plus, de ne pas perdre au contraire la capacité de « penser sans frontières », en joignant la sensibilité de l’intuition géniale à la rigueur des principes philologiques et à une compétence dans la discipline aussi solide qu’étendue et complète. C’est dans cette perspective que s’épanouit sa surprenante capacité de travailler à la fois comme historien de la philosophie, spécialiste de la pensée politique classique, expert en rhétorique et en éloquence, autant qu’en sémantique historique ; dans cette perspective encore que se comprend sa volonté d’étudier textes grecs comme textes latins, appartenant à toutes les écoles de l’Antiquité, et aussi éloignés du domaine de la philosophie ; dans cette perspective enfin que se dessine son ouver5

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ava nt- propos

ture vers la modernité, la permanence de l’époque classique, le dialogue avec la philosophie contemporaine. Du point de vue des contenus, d’autre part, il est manifeste que l’activité scientifique de Carlos Lévy s’est concentrée surtout – mais certainement pas seulement – sur le sujet fascinant et toujours actuel du rapport entre vérité et apparence, entre dogme et incertitude, entre ontologie et gnoséologie. C’est donc autour du binôme vérité et apparence, envisagé autant d’un point de vue philosophique que d’un point de vue plus proprement rhétorique ou poétique, à travers l’étude d’auteurs de l’Antiquité à la Renaissance, que nous avons voulu construire ce volume d’amitié. Nous espérons qu’il plaira à notre philosophe d’ami, ce « pessimiste actif » (ainsi se qualifie-t-il lui-même), aux yeux noirs brillant d’humour, parfois sévère, souvent amer, mais dur au mal, toujours infatigable dans son exploration de la pensée des Anciens, gourmand, passionné, vivant. Perrine G ala nd et Ermanno M alaspina

BIBLIOGR APHIE DE CARLOS LÉV Y

É ditions

cr itiques

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Mauro B onazzi

PLATONISMO E GNOSTICISMO Da sempre oggetto di attenzione, in seguito al ritrovamento dei rotoli di Nag-Hammadi la relazione tra gnosticismo e platonismo è diventata un tema di grande attualità1. Se in precedenza si pensava allo gnosticismo come a una sorta di « underworld » del platonismo2 , queste nuove scoperte hanno rivelato una situazione più complessa, e suggerito ad alcuni che il legame tra platonismo e gnosticismo fosse più rilevante di quanto non si tendesse a credere. Porfirio ci informa di discussioni che si sarebbero tenute nella scuola di Plotino a proposito di alcuni testi gnostici, quali l’Allogene, lo Zoroastro e lo Zostriano : ora, nella biblioteca di Nag-Hammadi erano presenti proprio testi recanti quei titoli. Assumendo che questi testi fossero quelli di cui parlava Porfirio, si dava la possibilità di confronti più serrati, non soltanto con Plotino ma più in generale con tutta la letteratura platonica. Così Michel Tardieu aveva osservato che un passo dello Zostriano sembrava identico ad alcune pagine di uno scritto del platonico cristiano Mario Vittorino3 : davvero, leggendo questi testi s’imponeva l’impressione di una presenza piuttosto marcata di espressioni e concetti platonici. E non si tratta di questo soltanto. Più recentemente, alcuni studiosi sono venuti maturando la convinzione che questi non fossero imprestiti generici o riprese banali. Al contrario, proprio nei testi gnostici si troverebbero le prime attestazioni di dottrine d’importanza decisiva nella storia del platonismo post-plotiniano, soprattutto in riferimento alla trascendenza del primo principio. La conclusione, per quanto paradossale possa sembrare, porterebbe allora a riconoscere 1 Lo gnosticismo non sembra essere un argomento troppo battuto nella poliedrica attività di Carlos Lévy. Ma proprio da Carlos ho appreso l’importanza di intraprendere strade meno battute senza preclusioni di sorta, ed è come ringraziamento di questa lezione che gli dedico il risultato di questa mia ricerca. 2  J. Dillon, The Middle Platonists, London, 1977, p. 384. 3  M. Tardieu, « Recherches sur la formation de l’Apocalypse de Zostrien et les sources de Marius Victorinus », Res Orientales, 9 (1996), p. 1-114.

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m auro bona zzi

una nuova e grandissima importanza a questa letteratura : perché è in questi circoli gnostico-platonizzanti che alcune delle dottrine più importanti della filosofia platonica sarebbero state elaborate per la prima volta. E se è così, se è vero che alcune delle dottrine che per noi caratterizzano precipuamente le novità plotiniane erano già state elaborate in questi ambienti, occorre davvero ripensare alla storia del platonismo nella sua interezza : gli « innovatori », chi ha introdotto « innovative ideas », non sono Porfirio o Plotino, ma gli gnostici4. La

tesi di

John Tur ner

L’ipotesi è certo suggestiva. Ma quanto è fondata ? Per verificarne la legittimità mi riprometto di analizzare le argomentazioni di questi studiosi e in particolare di John Turner, che più insistentemente ha difeso l’ipotesi dell’originalità filosofica dello gnosticismo sethiano5. Nella ricostruzione di Turner è possibile isolare quattro trattati, lo Zostriano, l’Allogene, le Tre Stele di Seth e il Marsanes, accomunati dalla presenza di importanti elementi platonici. Questi testi articolano la realtà secondo diversi piani ontologici, in un modo che ricorderebbe la metafisica platonica. Prima di tutto, in una posizione di assoluta trascendenza, c’è il principio primo, l’Uno inconoscibile o Spirito invisibile (da cui proviene il triplice potere dello Spirito invisibile) ; successivamente troviamo il regno intellegibile occupato da un Intelletto divino tripartito, l’Eone di Barbelo, che a sua volta abbraccia tre subeoni (Kalipto, Protophanes, Autogenes), che a loro volta presiedono su un altro regno ; ancora di sotto, si trovano poi i tre regni psichici inferiori, caratterizzati dal tempo e dal movimento, contententi le anime che ancora trasmigrano ; infine si trova il mondo ‘fisico’6. Così riconfigurato, il sistema gnostico appare, secondo un’espressione di Turner, 4  Come propone T. Rasimus, « Porphyry and the Gnostics », in Plato’s Parmenides and Its Heritage, vol. II : Reception in Patristic, Gnostic, and Christian Neoplatonic Texts, ed. J. Turner, K. Corrigan, Atlanta, 2010, p. 82, 110. 5 Il testo fondamentale rimane Sethian Gnosticism and the Platonic Tradition, Québec, Paris, 2001. Non ho invece la competenza per entrare nel dibattito sull’esistenza o meno di quello che Turner ha chiamato « Sethian Gnosticism ». Ma una ambiguità almeno andrebbe sottolineata : un elemento distintivo di questi gnostici sethiani è che non sono cristiani. Ma il magistrale articolo di Tardieu sul cap. 16 della Vita Plotini di Porfirio (« Les gnostiques dans la Vie de Plotin, analyse du chapitre 16 », dans Porphyre. Vie de Plotin, éd. L. Brisson et al., Paris, 1992, p. 503-563) ha mostrato che gli gnostici con cui si confrontò Plotino erano cristiani : se si vuole usare la testimonianza di Porfirio, come questi studiosi fanno, bisogna anche chiarire questo problema. 6  Cf. J. Turner, « The Gnostic Sethians and Middle Platonism : Interpretations of the Timaeus and Parmenides », Vigiliae Christianae, 60 (2006), p. 25.

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come una sorta di « Platonismo mitologico » (« mythological Platonism »)7. Ma non si tratta appunto di somiglianze generiche : piuttosto avremmo qui forti analogie rispetto a quel tipo di platonismo più sensibile alle istanze pitagoriche, che insisteva sulla trascendenza del primo principio, chiamato anche Uno. La tesi è certo interessante, e lo diventa ancora di più se, come Turner afferma, si dimostra che questi testi si fondano su un’interpretazione del Parmenide : l’ipotesi che i testi gnostici presentino anticipazioni significative del neoplatonismo ne trarrebbe importanti conferme. Per difendere questa ipotesi Turner incrocia ingegnosamente diversi testi, e in particolare il parallelo tra Zostriano e Vittorino da un lato e l’anonimo commentario del Parmenide dall’altro. (1) Il punto di partenza è l’affinità tra lo Zostriano (VIII, 64, 13 - 66, 11 ; VIII, 66, 14 - 68, 13 ; 74, 17 - 75, 21) e Mario Vittorino (Adv. Ar. I, 49, 9-40 ; I, 50, 1-21) : entrambi presentano il primo principio in termini di teologia negativa e positiva ; che in questo caso si abbia a che fare con un’interpretazione del Parmenide sarebbe « virtually certain »8. Ma questo evidentemente da solo non basta, perché – basti pensare al decimo capitolo del Didaskalikos di Alcinoo – simili alternanze sono presenti già nella prima età imperiale (e non a caso Tardieu aveva pensato che la fonte comune dei due testi fosse Numenio). (2) Sulla base di alcuni paralleli testuali, Turner ipotizza dunque che la fonte comune tra lo Zostriano e Vittorino contenesse una sezione successiva in cui si discuteva del modo in cui il secondo Uno emergeva dal primo Uno : in questa direzione sembrerebbe condurre il fatto che entrambi i testi quando presentano il primo Uno in modo affermativo introducono la triade essere-vita-pensiero come mutualmente inclusivi (questa affermazione manca in realtà nello Zostriano ; ma che fosse dottrina gnostica sarebbe testimoniato dall’Allogene)9. Se così fosse, conclude Turner, l’ipotesi che queste dottrine dipendessero dall’esegesi del Parmenide sarebbero rinforzate10. (3) Una conferma proverebbe dall’anonimo commentario al Parmenide, tradizionalmente ritenuto di paternità porfiriana e comunque di 7  J. Turner, « The Platonizing Sethian Treatises, Marius Victorinus’s Philosophical Sources, and Pre-Plotinian Parmenides Commentaries », in Plato’s Parmenides and Its Heritage, vol. I : History and Interpretation from the Old Academy to Later Platonism, ed. J. Turner, K. Corrigan, Atlanta, 2010, p. 132, cf. anche p. 141-145. 8  Ibid., p. 149. 9  A proposito del quale cf. ibid., p. 155-159. 10  Ibid., p. 151-153.

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epoca post-plotiniana, e che invece Turner propone di datare in epoca medioplatonica sulla scorta di alcuni studi recenti11. In effetti, se davvero questo commentario fosse anteriore a Plotino, le conseguenze non sarebbero di poco conto : il commento contiene alcune importanti dottrine, distintive del neoplatonismo. Il contributo degli studi gnostici permetterebbe infatti di chiarire che già prima di Plotino circolavano commenti che interpretavano, sistematicamente e in senso metafisico, le ipotesi del Parmenide in un modo molto simile a Plotino12 . (4) Ma non si tratta di questo soltanto, perché l’importanza dei trattati gnostici potrebbe essere perfino superiore. Fondandosi sull’ipotesi di una datazione medioplatonica dell’anonimo commentario al Parmenide, ci si potrebbe infatti chiedere quale fosse il contesto in cui questo testo sarebbe stato composto. Indubbiamente si potrebbe pensare ad ambienti medioplatonici, da cui poi Plotino e gli autori gnostici sarebbero stati influenzati. Ma questa ipotesi, secondo Turner, non è la sola possibile e non è neanche la più adeguata : se la fonte originaria fosse questo commentario, se questo fosse un testo letto nella cerchia plotiniana a Roma, non si spiegherebbe la diffusione di dottrine come la trascendenza del primo principio o la presenza della triade esserevita-pensiero, non solo nei trattati precedenti di Plotino ma anche nella letteratura gnostica precedente ; e resterebbe anche da spiegare perché questo testo non avrebbe lasciato traccia nella letteratura medioplatonica pitagorizzante. L’alternativa, conclude allora Turner, è che lo stesso commentario al Parmenide sarebbe in qualche modo dipendente da una tradizione gnostica, che aveva già sviluppato simili dottrine a partire da un esegesi del Parmenide13 . Davvero bisognerebbe riscrivere la storia del platonismo ! La

datazione dell’a nonimo commentar io al

Par menide

Anche lasciando da parte lo Zostriano e l’Allogene, questa ricostruzione presenta però diverse difficoltà. Come si è potuto verificare, molto dipende dall’esistenza di una tradizione esegetica del Parmenide orientata in senso metafisico e teologico già prima di Plotino, testimoniata ad esempio dall’anonimo commentario al Parmenide. E qui sorge il primo problema, perché la datazione alta di questo testo è un’ipotesi che ancora resta tutta da dimostrare. Un impulso fondamentale allo 11 

Ibid., p. 154. Ibid., p. 155. 13  E. Moore, J. Turner, « Gnosticism », in The Cambridge History of Philosophy in Late Antiquity, ed. L. Gerson, Cambridge, 2010, p. 185. 12 

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studio del commentario al Parmenide fu impresso da Pierre Hadot, e dalla sua proposta di attribuirlo a Porfirio14. Questa attribuzione ha goduto di consensi e ha trovato ulteriori elementi di conferma in un’importante scoperta del padre Dominique Saffrey, il quale ha osservato che nella cosiddetta Teosofia di Tubinga si trova un importante parallelo con una esplicita menzione del nome di Porfirio15. D’altro canto, come tutti i tentativi di attribuzione di testi anonimi e incompleti, anche quello di Hadot non risolve definitivamente il problema : e non è dunque un caso se negli anni seguenti altri studiosi hanno sollevato dubbi, cautele e anche critiche. Ma queste riserve bastano a rendere più verosimile una datazione in epoca medioplatonica ? Per semplificare, le obiezioni all’ipotesi di Hadot si possono suddividere in tre gruppi : (1) eventuali incompatibilità del commentario con Porfirio, (2) la presenza di una terminologia (e dunque di dottrine) di epoca più antica, (3) alcune questioni più particolari, in particolare la scoperta di Michel Tardieu16 che un passo del commentario trova un interessante parallelo anche nello Zostriano e in Mario Vittorino (e dunque nella loro fonte comune) e (4) – se si vuole difendere la tesi della priorità gnostica – l’eventuale presenza di termini gnostici nel commentario. Ora, nessuna di questi elementi, preso di per sé o insieme agli altri, basta ad accreditare l’ipotesi di una datazione alta. Sul primo tipo di obiezioni non è qui il caso di dilungarsi, per una ragione molto semplice17 : quand’anche si mostrasse che il commentario non fosse di Porfirio non si dimostrerebbe con questo che esso è di epoca medioplatonica. Il secondo problema è invece decisivo. Una delle ragioni che sembrano suggerire una datazione tarda era la presenza di numerosi termini tipici del vocabolario neoplatonico : una lettura sistematica del testo mostra però che molti di questi termini erano già in uso nei secoli precedenti, e questo potrebbe giustificare la conclusione che anche il commentario fosse da retrodatare. Questo è un punto molto importante. Spesso si tende a considerare il medioplatonismo e il neoplatonismo come due fenomeni completamente differenti che poco o nulla 14  P. Hadot,

Porphyre et Victorinus, Paris, 1961-1963. Saffrey, « Connaissance et inconnaissanc de Dieu : Porphyre et la Théosophie de Tübingen », dans Gnonimos. Neoplatonic and Byzantine Studies presented to L. G. Westerink, ed. J. Duffy, J. Peradotto, Buffalo, 1988, p. 1-20. 16  M. Tardieu, « Recherches », p. 100-101. 17 Ad ogni buon conto, cf. R. Chiaradonna, « Nota su partecipazione e atto d’essere nel neoplatonismo : l’anomimo Commento al Parmenide », Studia Graeco-Arabica, 2 (2012), p. 87 n. 2. 15 H. D.

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hanno da spartire. Ma questa è una forzatura, che non descrive correttamente la realtà. Il neoplatonismo è uno sviluppo (possibile) del platonismo precedente, non una novità ad esso estranea : non deve dunque sorprendere che ci siano delle continuità concettuali o terminologiche. La novità del neoplatonismo è data dal modo in cui si riprendono, si riordinano e si sistematizzano una serie di temi e problemi di cui già si erano occupati i medioplatonici, dalla trascendenza del primo principio ad una articolazione della realtà in più piani ad un’esegesi sempre più marcatamente teologica dei dialoghi di Platone18. Da questo punto di vista, il caso del commentario al Parmenide è esemplare : è facile osservare che molti dei termini che sarebbero per noi distintivi del neoplatonismo si trovano già nella letteratura precedente. Ma ad un’analisi più rigorosa si verifica anche che mentre prima si tratta di un uso non sistematico e irregolare, poi avviene esattamente il contrario19. Numerosi sono i termini, insomma, che pur comparendo occasionalmente in epoca anteriore, sono poi perlopiù attestati, nel loro uso tecnico, in autori successivi a Plotino. E questo vale anche nel caso del commentario al Parmenide : « benché questo non sia che un indizio, il fatto che si tratti di un buon numero di espressioni concentrate in un unico testo conferisce una notevole forza probatoria a questa constatazione »20. A supporto della retrodatazione John Turner ha poi richiamato l’attenzione su una scoperta di Michel Tardieu, il quale aveva osservato che il commentatore al Parmenide discute un oracolo caldaico allo stesso modo dello Zostriano e di Mario Vittorino, e dunque in tutta probabilità della loro fonte comune21. Ma questo non significa in realtà molto, perché il commentatore qui non sta esponendo le sue idee, bensì quelle di alcuni avversari non meglio precisati (hoi de)22 . Il commentario è insomma posteriore a questa interpretazione : non ci sono dunque ragioni cogenti per la retrodatazione23.

18  Questo vale anche in risposta alla tesi di Bechtle, che aveva fondato la sua ipotesi proprio rintracciando nel commentario dottrine medioplatoniche, cf. la discussione approfondita di M. Zambon, Rec. a Bechtle, Elenchos, 20 (1999), p. 196-200. 19 Fondamentali in proposito sono le analisi di A. Linguiti, « Sulla datazione del Commento al Parmenide di Bobbio », in Il Parmenide di Platone e la sua tradizione, ed. M. Barbanti, F. Romano, Catania, 2002, p. 307-322. 20  M. Zambon, Rec. Bechtle, p. 200. 21  J. Turner, « The Platonizing Sethian Treatises », p. 155. 22  H. D. Saffrey, « Connaissance », p. 4-14. 23  Al massimo si può dire che questo avversario dell’anonimo aveva a sua volta unito nella sua interpretazione un oracolo caldaico e il Parmenide platonico. Ma questo non giustifica minimamente una datazione alta del commentario.

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Un ulteriore aspetto interessante è la presenza nel commentario di termini riconducibili al vocabolario gnostico, in particolare pleroma (IV 9) e kenoma (II 15). Si tratta di un punto interessante, certo. Ma basta questo a giustificare la datazione alta e l’ipotesi che le tesi del commentario sono state originariamente elaborate in ambienti gnostici ? Personalmente lo ritengo poco verosimile. Meno impegnativa mi sembra al contrario la tesi che questo commentatore abbia fatto suoi questi termini impiegandoli per le sue discussioni24. Insomma, trovare una risposta definitiva è probabilmente impossibile. L’ipotesi porfiriana di Pierre Hadot è certamente suggestiva, e probabilmente la più ragionevole, anche se mancano elementi che la possano confermare in modo indubitabile25. Sia come sia, occorre ribadire che la questione della paternità porfiriana non tocca il problema più generale dell’alternativa tra datazione medio­e datazione neo-platonica. Perché rimane il fatto che argomenti cogenti per una datazione medioplatonica non sembrano esserci : la proposta più economica rimane dunque quella di una datazione post-plotiniana26. Prendere dunque per assodate le ipotesi di chi ha voluto anticipare la datazione del commentario senza rendere conto del problema e senza discutere la tesi opposta27 è operazione azzardata. I l Par menide

nella pr ima età imper iale

Il problema naturalmente non è questo commento al Parmenide, quanto la possibilità che già in epoca medioplatonica circolassero interpretazioni e commentari al Parmenide tesi a difendere un’intepretazione metafisica e trascendentista del dialogo. Ma, una volta lasciato da parte il commentario torinese, quali tracce restano a supporto di questa ipotesi ? Ci sono testimonianze che ci informano di una esegesi sistematica del Parmenide analoga a quella di Plotino e dei suoi successori ? Ancora una volta ci troviamo di fronte ad un problema tanto interessante quanto delicato. Per una trattazione adeguata si deve distinguere tra due aspetti della ricezione del Parmenide apparentemente simili ma che in realtà implicano due situazioni diverse, (1) la cono24  Così

A. Linguiti, « Sulla datazione », p. 319 n. 29. Cf. ad es. la discussione equilibrata di A. Linguiti, Commentarium in Platonis « Parmenides », in Corpus dei papiri filosofici greci e latini, III, Firenze, 1995, p. 86-91. 26  Così ad es. M. Zambon, Rec. Bechtle, p. 196. 27  In particolare, spiace rilevare il silenzio assoluto con cui sono state accolte le risposte alla tesi di Bechtle tanto di M. Zambon quanto di A. Linguiti (peraltro editore del Commentario al Parmenide). 25 

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scenza e l’uso del Parmenide da un lato e (2) la sua interpretazione sistematica in senso metafisico dall’altro. (1) Indubbiamente il Parmenide fu letto e considerato con grande attenzione anche nella prima età imperiale. È noto che questo dialogo fu usato per ricostruire il pensiero logico e dialettico di Platone28 ; inoltre si può osservare che alcuni platonici sembrano aver sfruttato alcuni passi del dialogo per una interpretazione metafisica e teologica del pensiero di Platone. Il principio che sta alla base di quest’uso del Parmenide è quello della polifonia platonica. La convinzione di tutti i platonici antichi è infatti che dietro all’apparente varietà dei dialoghi, in cui numerose dottrine sembrano confondersi l’una con l’altra, si celi un sistema compiuto che è compito dell’esegeta portare alla luce. Questa convinzione giustifica il modo di procedere dei platonici che ricostruiscono il sistema del platonismo integrando le dottrine dai diversi dialoghi – dal Timeo principalmente, ma con apporti di decisiva importanza anche dagli altri testi. E dunque anche dal Parmenide, quando ad esempio si vuole insistere sul carattere unitario e semplice del primo principio. Indicazioni che passi del Parmenide fossero usati in questo senso non mancano, come si ricava ad esempio da Numenio quando, parlando del primo principio, lo definisce protos, aplous o hen (fr. 11, 11-13 ; 19, 13 des Places). (2) Ma queste testimonianze da sole non bastano a supporto della tesi che già nella prima età imperiale circolassero commenti che interpretavano l’intero Parmenide in modo sistematico come il dialogo che meglio presentava la metafisica di Platone. Esse possono confermare che si tenesse in considerazione anche il Parmenide, non certo che si costruisse la sua interpretazione a partire dal Parmenide29. Abbiamo testimonianze aggiuntive che confermino questa ipotesi ? Qualche tentativo in proposito è stato compiuto, in particolare da Harold Tarrant che ha cercato di ricostruire una tradizione interpretativa in senso metafisico del Parmenide fin da Trasillo, identificato con il ‘filosofo di Rodi’ di cui parla Proclo, concentrandosi poi su Moderato di Gades30. Ma, per quanto suggestive, le proposte di Tarrant non sono riuscite a imporsi. È inverosimile che Proclo, di cui sono note le riserve verso i medioplatonici, quando parlava del filosofo di Rodi, si riferisse a Trasillo : l’ipotesi migliore resta quella di Saffrey, che ha identificato questo personaggio 28  Cf. C. Steel, « Proclus et l’interprétation ‘logique’ du Parménide », dans Néoplatonisme et philosophie médiévale, éd. L. Benakis, Turnhout, 1997, p. 67-92. 29  Pace J. Turner, « The Platonizing Sethian Treatises », p. 137-139. 30  H. Tarrant, Thrasyllan Platonism, Ithaca, 1993, p. 148-177.

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con Teodoro d’Asine31. Del resto, le testimonianze su Trasillo di cui disponiamo sono pochissime e nessuna ci informa di un’eventuale interesse per un’interpretazione sistematicamente orientata in senso metafisico del Parmenide. Il caso di Moderato è invece più complesso, come già aveva osservato Dodds32 . Indubbiamente, la testimonianza di Simplicio33, che attribuisce a Moderato sulla base di Porfirio la tesi di una articolazione della realtà in 5 livelli (Uno, intelletto, anima, corpo, materia), è rimarchevole, ed è intrigante, l’ipotesi che dipenda dal Parmenide. L’impressione, però, è che questa testimonianza, più che una descrizione imparziale della posizione di Moderato, sia una riscrittura neoplatonica (di Porfirio) a partire dalla convinzione, tipica dei neoplatonici, che la loro filosofia non fosse altro che una ripresa del pitagorismo – il pitagorismo delle origini per i neoplatonici, ma in realtà la letteratura pseudo-pitagorica della prima età imperiale. Così si può osservare con Carlos Steel che « si nous lisons dans ce texte une interprétation du Parménide […] il s’agit d’une interprétation déjà très développée, puisqu’on distingue cinq niveaux. Or, cette interprétation n’est pas encore présente chez Plotin. Par contre, elle ressemble à celle des auteurs post-plotiniennes, et en particulier à celle de… Porphyre. Il est donc prudent de ne pas trop exploiter ce qui précède la citation littérale comme un témoignage sur Modératus. Il s’agit probablement d’une présentation de la doctrine des principes ‘selon Porphyre’ »34. Insomma, diverse testimonianze suggeriscono l’ipotesi che anche alcuni passi del Parmenide furono probabilmente usati da alcuni medioplatonici per ricostruire il sistema di Platone, e da Proclo sappiamo che circolavano anche commentari di questo dialogo tesi a sottolinearne l’importanza ‘logica’. Ma niente permette di spingersi oltre e di affermare che circolassero anche commentari che leggevano tutto il dialogo come una esposizione sistematica della metafisica di Platone in sostituzione del Timeo. Il Parmenide fu sicuramente letto e usato anche prima di Plotino. Ma nessuna testimonianza ci permette di dire che esso costituiva il testo di riferimento principale per ricostruire il sistema metafisico del divino Platone.

31  H. D.

Saffrey, « Connaissance et inconnaissanc de Dieu », p. 101-125. Dodds, « The Parmenides of Plato and the Origin of the Neoplatonic One », Classical Quarterly, 22 (1928), p. 129-142. 33 Simpl., In Phys., 230, 34-231, 9. 34 C. Steel, « Une histoire de l’interprétation du Parménide dans l’antiquité », in Il Parmenide di Platone e la sua tradizione, p. 20. 32 E. R.

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G li G nostici

e il

Par menide

Torniamo ai testi gnostici. Un punto determinante della tesi di chi sostiere l’importanza dello gnosticismo come possibile antecedente del neoplatonismo si fondava sulla possibilità che già prima di Plotino circolassero commentari del Parmenide in senso metafisico : una conferma dell’importanza dello gnosticismo è che sarebbero stati proprio gli gnostici i primi a sottolineare la primarietà del Parmenide, promuovendo un’esegesi del dialogo di questo tipo35. Alla luce di quanto fino a qui osservato, questa proposta presenta diversi punti problematici. Fondandosi sulla convinzione che il commentario anonimo del Parmenide fosse di età medioplatonica, o che comunque circolassero al tempo commentari analoghi, Turner aveva ipotizzato che la fonte comune tra lo Zostriano e Mario Vittorino fosse un’interpretazione del Parmenide : così, dopo la discussione del primo principio, sarebbe seguita una discussione della generazione del secondo Uno a partire dal primo Uno. Ma come riconosce lo stesso Turner, non ci sono elementi testuali concreti a conferma di questa ricostruzione36. E una volta ribadito che mancano anche prove della circolazione di commentari teologici o metafisici al Parmenide in epoca pre-plotiniana è evidente che l’ipotesi secondo cui la fonte comune sarebbe stata profondamente ispirata dal Parmenide non ha più ragion d’essere : anzi, rischia di incorrere in una petizione di principio (nella misura in cui questa ipotesi viene poi usata per retrodatare il commentario al Parmenide). Restano dunque le parti dedicate alla trattazione del primo principio secondo la via negationis e la via eminentiae. Che si abbia a che fare con un’interpretazione del Parmenide sarebbe, secondo Turner, « virtually certain »37. Ma le cose stanno così ? Indubbiamente, ci sono spunti ricavati dal dialogo : ma questo non autorizza a concludere che abbiamo a che fare con un’interpretazione del Parmenide, perché accanto alle riprese del dialogo bisognerebbe anche segnalare quello che manca38 ; manca ad esempio una chiara distinzione tra un primo Uno e un secondo Uno, e neppure riferimenti espliciti alla prima o alla seconda ipotesi ; o ancora : non si discute la relazione tra identità e differenza (139b-e), né il problema di homoion/anomoion (139e-140b) né quello di ison/anison (140b-d), e neppure è affrontata la relazione tra 35  Oltre

a Turner, cf. anche T. Rasimus, « Porphyry », p. 109. Cf. supra, p. 27. 37  « The Sethian Platonizing Treatises », p. 149. 38  V. H. Drecoll, « The Greek Text behind the Parallel Sections in Zostrianos and Marius Victorinus », in Plato’s Parmenides, vol. I, p. 208. 36 

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Uno e tempo, se sia presbyteron, heteron o neoteron (140e-141d). Del resto, neppure il modo in cui nello Zostriano è trattato il concetto di ‘uno’ ricorda il Parmenide : Uno non è il principio trascendente, ma un predicato attribuito a diversi principi (e non soltanto il primo) con l’obiettivo di sottolinearne l’unicità e semplicità rispetto ai principiati. Non si tratta dunque dell’Uno neoplatonico39. Quello che abbiamo, nelle pagine dello Zostriano e nella sua fonte, è dunque una presentazione del primo principio secondo due diverse modalità, la via negationis e la via eminentiae, in cui – soprattutto nel primo caso – è forte la presenza di termini platonici, alcuni in tutta probabilità provenienti dal Parmenide : la distinzione tra meron e holon, l’allusione alla kinesis, l’affermazione che il principio è oudamou. Ma accanto a queste occorrenze, non meno importanti sono le riprese dal Fedro, dal Sofista, dal Timeo… Il principio che regola queste riprese è insomma quello della polifonia40, e niente giustifica una lettura di questa sezione dello Zostriano (e un discorso analogo vale a proposito della sua fonte) come se fosse il risultato di un’interpretazione in senso metafisico del Parmenide. Piuttosto esso costituisce una testimonianza interessantissima del modo di trattare il primo principio nella prima età imperiale. E neppure bisogna esagerare l’importanza dei passi tesi a sottolineare l’eventuale trascendenza rispetto all’essere, accanto ad altri che invece presentano il primo principio come pienamente essere : questa tendenza è già ampiamente documentata anche in autori precedenti a Plotino41, ed è inevitabile in un sistema come quello del platonismo, che da un lato vuole separare il creatore/principio dal creato/principiato in polemica con lo stoicismo e dall’altro deve però rendere conto di come il creatore/principio si relaziona con il creato/principiato. Si tratta di una tensione interna al platonismo, e non direttamente soltanto dal Parmenide : così è nel caso dei platonici e non sorprende che questa stessa tensione ricompaia dunque in testi così profondamente influenzati dalle dottrine platoniche come sono appunto trattati gnostici come lo Zostriano o l’Allogene.

39  Come osserva correttamente, J. Brankaer, « Is there a Gnostic ‘Henological’ Speculation ? », in Plato’s Parmenides, p. 173-194. 40  Cf. la lista in L. Brisson, « The Platonic Background in the Apocalypse of Zo­stri­ anus : Numenius and Epistle II attributed to Plato », in The Tradition of Platonism, ed. J. J. O’Cleary, Aldershot, 1999, p. 176. 41  Il caso più interessante è ancora una volta Numenio, su cui cf. M. Bonazzi, « Un lettore antico della Repubblica : Numenio di Apamea », Méthexis, 17 (2004), p. 81-82.

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Insomma, non solo non ci sono elementi per affermare che furono gli gnostici a promuovere la produzione di commentari sistematici del Parmenide orientati in senso metafisico, ma neppure si può affermare che il testo principale di riferimento degli scritti gnostici fu il Parmenide. Per quanto originali e interessanti, scritti come lo Zostriano non sembrano segnare scarti significativi rispetto alla letteratura platonica coeva42 . Ed è all’interno di questo contesto che un testo come lo Zos­ triano acquisisce grande interesse, nella misura in cui contribuisce a migliorare le nostre conoscenze sulla variegata storia del platonismo. Ma niente suggerisce che lo gnosticismo, più e meglio di altri movimenti nella storia del primo platonismo, abbia svolto il ruolo di incubatore del neoplatonismo. Per apprezzare un testo non è necessario attribuirgli tesi rivoluzionarie ! BIBLIOGRAPHIE B ona zzi , M., « Un lettore antico della Repubblica : Numenio di Apamea », Méthexis, 17 (2004), p. 71-84. B r isson , L., « The Platonic Background in the Apocalypse of Zostrianus : Numenius and Epistle II attributed to Plato », The Tradition of Platonism, Aldershot, 1999. B r a nk a er , J., « Is there a Gnostic “Henological” Speculation ? », Plato’s Parmenides and Its Heritage, vol. I : History and Interpretation from the Old Academy to Later Platonism, Atlanta, 2010. C hi ar a donna , R., « Nota su partecipazione e atto d’essere nel neoplatonismo : l’anomimo Commento al Parmenide », Studia Graeco-Arabica, 2 (2012), p. 87-97. D illon , J., The Middle Platonists, London, 1977. D odds , E. R., « The Parmenides of Plato and the Origin of the Neoplatonic One », The Classical Quarterly, 22 (1928), p. 129-142. D r ecoll , V. H., « The Greek Text behind the Parallel Sections in Zos­ trianos and Marius Victorinus », Plato’s Parmenides and Its Heritage, vol.  I : History and Interpretation from the Old Academy to Later Platonism, Atlanta, 2010. 42  Così

anche L. Brisson, « The Platonic Background ». Simili considerazioni valgono anche a proposito della triade essere-vita-pensiero, che, come aveva mostrato Pierre Hadot, godette di una certa fortuna anche nella prima epoca imperiale, cf. « Être, Vie, Pensée chez Plotin et avant Plotin », dans Les sources de Plotin, Vandœuvres, 1960, p. 107-157.

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Gualtiero C alboli

LE CRATYLE ET LA QUESTION DE L’ÉNIGME J’avais commencé à travailler sur ce sujet1 en étudiant l’énigme de la machine « Enigma », brevetée par l’ingénieur allemand, hollandais d’origine, Arthur Scherbius en 1918, machine adoptée et employée par l’armée allemande pour crypter les messages. J’ai aussi très brièvement suivi l’histoire de cette machine et du déchiffrement, plus ou moins réussi, qui porte surtout le nom du directeur du centre anglais de Bletchley Park, le mathématicien Alan Turing ; le système de Turing, et en particulier la machine appelée « Colossus », réalisée par les Anglais afin de décrypter les messages de l’Oberkommando der Wehrmacht, codés avec une version très compliquée d’« Enigma », doivent être selon moi considérés comme des ancêtres de notre ordinateur moderne. Mais ce qui nous intéresse, nous qui étudions l’antiquité classique, est que, pour employer la machine Enigma, (c’est-à-dire lorsqu’on cryptait le message au départ, puis quand le destinataire – ou les Anglais – le décryptait) on procédait en substituant une lettre par un autre, plusieurs fois : or ce procédé correspond à la substitution d’un mot par un autre mot comme dans une métaphore2 . En 2010 j’ai donné d’autres 1  G. Calboli, « From Riddle to Metaphor : Rhetoric and ‘Enigma’ Machine », The Journal of Greco-Roman Studies (Seoul, Korea), 42 (2010), p. 29-56. 2 A vrai dire, la démarche métaphorique ne fonctionne pas tout à fait comme le « transfert » produit par la machine Enigma, parce que cette machine employait un nombre réduit d’éléments, tandis que la métaphore s’étend à tout le lexique. Mais avec cette machine on pouvait faire aussi un transfert de mots, à condition qu’il s’agisse d’un lexique réduit à des termes pertinents. En effet la visée des Allemands était double : rendre possible le décryptage par leurs amis et impossible ou très malaisé par leurs ennemis. D’où la nécessité d’avoir un lexique spécialisé bien limité. En d’autres mots le transfert était le même (on utilisait un mot ou un objet pour en signifier un autre), mais l’ensemble des signes pour laquelle la machine Enigma était équipée, était différent, très réduit comme l’alphabet employé, alors qu’il est très large pour la métaphore d’Aristote. D’autre part la métaphore aristotélicienne aussi connaît la contrainte de l’ ὅμοιον (voir plus loin dans le texte). Le succès du déchiffrage de Turing dépendait de ces limites, car finalement le décryptage n’aurait été pas possible ou en tout cas très long, d’une longueur

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indications qui sont importantes, mais ne sont pas nécessaires maintenant pour cette simple esquisse3. Comme on le verra brièvement, la pratique de l’énigme était largement diffusée dans l’antiquité indo-européenne. Elle était très répandue dans la culture de l’Inde et nous trouvons beaucoup d’énigmes dans les Rgveda Samhitā où l’on a recueilli les témoignages les plus anciens de la littérature indienne. Les énigmes s’appellent Brahmodya, c’est-à-dire « discussions (vadya) théologiques (Brahma) », parce qu’elles étaient posées à l’occasion de grands sacrifices pour montrer l’intelligence des prêtres. La connexion avec la poésie et la religion indo-européenne ancienne est absolument confirmée pour la période védique4. Voici l’énigme qui est peut-être la mieux connue et que l’on trouve dans le Rgveda au livre huit, septième strophe (Hymne, 29) : (1) Rgveda, VIII Hymn., 29, 7 trīny1 eka2 urugāyo3 vi4 cakrame5 yatra6 devāso7 madanti85

Dans le sanskrit classique on a continué à donner une fonction primaire à l’énigme. Dans le livre trois du Mahābhārata, un Yaksha (Esprit) pose aux Pāndavas et en particulier à Yudhisthira des questions en presque inacceptable pour les nécessités de la guerre, si l’ensemble de signes considéré avait été infini et non pas réduit à un alphabet, c’est à dire à un nombre limité d’éléments. En outre le recours aux « bombes de Turing » pour décrypter les messages codés par la machine Enigmea supposait l’emploi de « cribs », des informations produites par des actions d’« intelligence » normale ou la prise en considération de la date ou la saison etc., c’est-à-dire qu’on cherchait de réduire de plus en plus le nombre d’éléments à traiter. 3  Pour d’autres travaux sur la machine Enigma, voir D. Kahn, The Code-Breakers. The Comprehensive History of Secret Communication from Ancient Times to the Internet, New York, 1996 (très détaillé) et S. Singh, Codici & Segreti, Milano, 2007 ; pour l’énigme et la métaphore voir en outre S. Beta, « Gli enigmi simposiali. Dagli indovinelli scherzosi ai problemi filosofici », in S. Monda (ed.), ‘Ainigma’ e ‘Griphos’. Gli Antichi e l’Oscurità della Parola, Pisa, 2012, p. 69-80 ; G. Calboli, « The Metaphor after Aristotle », in D. Mirhady (ed.), Influences on Peripatetic Rhetoric. Essays in Honor of William W. Fortenbaugh, Leiden, Boston, 2007, p. 123-150 ; Id., « Enigma. Dalla metafora alla macchina per criptare », in ‘Ainigma’ e ‘Griphos’, p. 21-45 ; G. Guidorizzi, S. Beta, La Metafora. Testi Greci e Latini tradotti e commentati, Pisa, 2000, et surtout K. Ohlert, Rätsel und Gesellschaftsspiele der alten Griechen, Berlin, 1886 ; Id., « Zur antiken Rätselpoesie », Philologus, 57 (1898), p. 596-602. 4  Sur les énigmes de l’Inde voir G. R. Franci, Saggi Indologici, Bologna, 1969, p. 6579, et Id., « L’aforisma e le altre forme brevi di letteratura in India », in G. Ruozzi (ed.), Aforismi d’Oriente, Bologna, 2007, p. 1-31. 5  « Un autre2 avec son grand pas3 en1 a4 fait5 trois1 où6 (des quels) les Dieux7 sont8 heureux8 ». Visnu se présente comme un nain au diable qui est en train de tourmenter les hommes et le diable lui donne en tant que nain un espace dans l’univers, mais Visnu fait trois grands pas et occupe tout l’univers, en forçant le diable à se réfugier dans l’enfer, le seul espace resté libre.

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forme d’énigme et l’énigme est largement employée dans la littérature Jaina et Bouddhique comme dans le Vidagdhamukhamaṇḍana, aux v ii e-x e siècles apr. J.-C. (« ornements linguistiques » [mukhamaṇḍana] « des personnes intelligentes » [Vidagdha]) de Dharmadāsa (Jaina) et dans les Vidagdhavismāpana aux x e-xi e siècles apr. J.-C. (« Le miracle » [vismāpana] « des personnes intelligentes » [Vidagdha]) de Ratnākaraśānti (Bouddhique). On peut dire que l’énigme était d’usage fréquent dans la religion et la philosophie de l’Inde. L’énigme la plus ancienne que nous trouvons dans la culture grecque et romaine est celle d’Œdipe et de la Sphinge présente dans l’Iliade, l’Odyssée et Hésiode6 ; or il s’agit d’une énigme venue de l’Inde. W. Porzig7 a soutenu que l’énigme de la Sphinge était à l’origine une prière qui mentionnait hommes et chevaliers (ou chevaux) comme les prières que l’on trouve dans le Rgveda, X, 97, 20 : dvipác1 cátuṣpad2 asmākaṃ3 sárvam4 astv5 anāturám6, « tout4 (ce qui est) bipède1 et quadrupède2 de nous3 doit5 être5 sans dommage6 », ou dans les Tables Ombriennes, Tab.Ig., VIb, 10-11 : ditu1 […] totar 2 Iovinar3 dupursus4 peturpursus5 fato6 fito7, « gib1 den Zweifüßigen4 und den Vierfüßigen5 der Gemeinde2 Iguvium3 günstiges6 Geschick7 »8, « donne1 aux bipèdes4 et aux quadrupèdes5 du peuple2 d’Iguvium3 une destinée7 favorable6 ». Peut-être la traduction d’Ancillotti et Cerri est-elle meilleure : « ai bipedi e ai quadrupedi della Rocca Fisia e della Città di Gubbio concedi la formulazione e la realizzazione del voto »9. R. Lazzeroni10 a démontré qu’en Ombrien a survécu une petite partie de l’ancienne culture indo-européenne pré-védique, avec l’idée que la vie devait être considérée comme un passage, un mouvement (avec deux, trois, quatre jambes)11. En effet W. Porzig avait encore supposé que l’énigme de la Sphinge était une allusion à une femme enceinte (en comptant ses deux jambes mais en leur ajoutant les deux jambes de l’enfant) ; 6 Pour un commentaire des passages de l’Iliade, de l’Odyssée et d’Hésiode voir N. Richardson, The Iliad : A Commentary, Volume VI : books 21-24, Cambridge, 1993, p. 243 ; M. L. West, Hesiod, Works & Days. Edited with Prolegomena and Commentary, Oxford, 1978, p. 191 sq. ; M. Hirschberger, Gynaikōn Katalogos und Megalai Ēhoiai, Ein Kommentar zu den Fragmenten zweier hesiodeischer Epen, München, Leipzig, 2004, p. 357. 7  W. Porzig, « Das Rätsel der Sphinx », in R. Schmitt (ed.), Indogermanische Dichter­ sprache, Darmstadt, 1968, p. 172-176 [= Lexis, 3 (1953), p. 236-239]. 8  Ibid., p. 175. 9 A. Ancillotti, R. Cerri, Le tavole di Gubbio e la civiltà degli Umbri, Perugia, 1996, p. 302 et 364. 10  R. Lazzeroni, « Cultura vedica e cultura indoeuropea : la formula ‘bipedi e quadrupedi’ », Studi e Saggi Linguistici, 15 (1975), p. 14-16. 11  Ibid., p. 11-19.

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il écrivait : « Wir haben das Rätsel von der schwa ngeren Frau vor uns [ἔστι δίπουν ἐπὶ γῆς καὶ τετράπον, οὗ μία φωνή]12 , das in vielen Varianten, meist als das Rätsel vom trächtigen Tier oder als Rätsel von Reiter und Pferd, oder gar in einer Verbindung von beiden, weit verbreitet ist »13. Mais déjà R. Lazzeroni avait contesté la justesse de cette idée et était revenu à l’interprétation traditionnelle de cette énigme. Plus récemment J. T. Katz a mis en doute la comparaison avec le Rgveda et la Table Ombrienne proposée par Porzig et nié qu’il s’agit d’une « especially compelling demonstration of ‘indogermanische Dichtersprache’ »14. Mais Katz ne connaissait pas l’interprétation de Lazzeroni suggérant que ce motif (compris selon la tradition) serait un reste de l’ancienne langue indo-européenne et de l’ancienne conception du monde (le mouvement comme expression de la vie). Comme on peut le voir, dans cette énigme il y avait une allusion à la vie de l’homme (et de la femme) un peu plus profonde que dans l’interprétation traditionnelle. Pour ma part, je n’adhère que partiellement à la critique que Katz a adressée à l’hypothèse de Porzig, bien que Françoise Bader aussi15 ait refusé l’explication de Porzig et donné elle-même une explication : l’énigme aurait été transmise sous une forme intégrale qui se fonde sur la connexion de Σφίξ avec σφίγγω, « lier », « contracter », « et Œdipe opère le ‘déliage de l’énigme’, λῦσις τοῦ αἰνίγματος ». Une explication qui me semble trop réductrice. Car je pense que cette énigme concernait la vie de l’homme et, probablement, aussi les changements produits par l’âge. Mais – ce qui est important – il semble que l’énigme d’Œdipe soit venue d’Égypte vers 2575 av. J.-C., puis soit passée en Phénicie et ait été mise en relation avec l’énigme de la Sphinge qui, elle-même provenait d’une ancienne strate indo-européenne et se rattachait au terme indien upaspíjam, signifiant « Lap-Buttock », si l’on accepte l’explication de J. T. Katz ou, mieux, au mouvement (et aux jambes) comme forme primaire de la vie16. Il n’est pas facile d’exclure l’hypothèse d’une origine combinée en Égypte et en Inde : dans 12 C’est le premier de cinq vers transmis comme une version hexamétrique de l’énigme de la Sphinge chez Asclépiade de Tragilos, un poète du i e  siècle av. J.-C. (FGrH, 12 F 7a Jacoby, transmis par Athen., 10, 456b). 13  W. Porzig, « Das Rätsel der Sphinx », p. 174. 14 J. T. Katz, « The Riddle of the sp(h)ij- : The Greek Sphinx and her Indic and Indo-European Background », in G. Pinault, J.-D. Petit (éd.), La langue poétique indoeuropéenne, Leuven, Paris, 2006, p. 176. 15 F. Bader, « De Zarathuštra à Œdipe fils de Jocaste », dans S. Mellet (éd.), Les zoonymes, Nice, 1997, p. 53. 16  W. Porzig, « Das Rätsel der Sphinx » ; R. Lazzeroni, « Cultura vedica e cultura indoeuropea ».

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cette matière le syncrétisme était fréquent. La référence sexuelle aussi, pensée par Katz, est possible, mais il vaut mieux être prudent et n’exclure aucun élément, au nom du syncrétisme évoqué à l’instant. En tout cas la connexion avec le monde de l’Inde comme avec la religion et la poésie anciennes est confirmée. D’autre part l’énigme d’Œdipe était seulement la première et la plus célèbre des énigmes. Comme je l’ai dit, J. T. Katz a mis en rapport cette énigme avec l’activité sexuelle, un lien qui apparaît de façon explicite dans une épigramme de Nicharque, un poète hellénistique du i er  siècle apr. J.-C., retrouvée en POxy., 4502, et intitulée par son éditeur17 the Sphinx unriddled. On lit ici certains termes spécifiques comme δίπουν τετράπουν et παθικός et aussi une description détaillée de l’action en relation avec Thèbes, de sorte que le texte apparaît comme « a pederastic explanation of the Riddle of the Sphinx »18. De la même façon, l’allusion la plus ancienne à l’énigme de la Sphinge, c’est à dire celle qu’on trouve chez Hésiode, Op., 533 τρίποδι βροτῷ ἶσοι est selon Katz « manifestly sexual »19, sans oublier qu’Hésiode a donné la première mention de la Sphinge d’Œdipe (Th., 326) « with the famous Boeotian form Φῖκ’ »20, in the line Ἣ δ’ ἄρα [sc. la Chimaera] Φῖκ’ ὀλοὴν τέκε Καδμείοισιν ὄλεθρον. Mais, à mon avis, ce qui a été souligné par Peter T. Struck dans son livre sur la naissance du symbole est essentiel21. Avant Aristote, les philosophes et les rhéteurs comme Platon et Gorgias ont cherché à trouver un lien entre les choses et les mots employés pour les signifier. Ils ont conçu la poésie comme le royaume de l’énigme et c’est Aristote qui a rationalisé le système en introduisant le symbole qui dépendait de la métaphore. Manetti et Montefusco ont démontré, comme on verra, quelle était cette dépendance. En simplifiant beaucoup les choses je dirai que le langage a deux fonctions : la première est de permettre à ceux qui parlent la même langue de communiquer et, comme l’argot, d’exclure ceux qui ne font pas partie du groupe ; la deuxième fonction dépend de conditions extérieures à la langue et a une histoire qui est bien compliquée du point de vue sociologique, dans laquelle l’énigme a joué sûrement un grand rôle. En tout cas cela revient à dire que l’énigme par nature n’est pas insoluble, 17 P. J. Parsons, « 4502. Epygrams (Nicarchus II) », in N. Gonis et al. (ed.), The Oxyrhynchus Papyri, vol. XLVI, London, 1999, p. 53. 18  J. T. Katz, « The Riddle of the sp(h)ij­ », p. 180. 19  Ibid., p. 184. 20  Ibid., p. 177. 21 P. T. Struck, Birth of the Symbol, Ancient Readers at the Limit of Their Texts, Princeton, Oxford, 2004.

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tant que certains en possèdent la clef. Mais si tous ceux qui possèdent la clef disparaissent, l’énigme n’est plus compréhensible, comme cela est arrivé par exemple pour ces vers de Virgile : (2) Virg., Ecl., 3, 104-105 Damoetas Dic, quibus in terris (et eris mihi magnus Apollo) tres pateat caeli spatium non amplius ulnas.

Dans ce cas l’on ne peut arriver à une solution certaine, comme on peut le voir dans le bon article d’Elena Malaspina qui mentionne aussi les opinions de Coleman, La Penna, Clausen22 . Dans d’autre cas, diverses solutions contradictoires ont été proposées, mais on a découvert d’autres témoignages qui ont permis de sortir de l’incertitude. La métaphore est un procédé typique de l’argot comme Guiraud23 aussi l’a bien vu dans son petit livre sur le sujet ; il y ajoute l’épithète, qui est, d’autre part, reconnue comme le produit d’une métonymie, et l’on sait que la métonymie est une sorte de métaphore qui chez Aristote n’a pas été encore divisée en métaphore proprement dite, en métonymie, en synecdoque et en catachrèse. Cette division se trouve pour la première fois dans la Rhét. Her., IV, 32, 43 - 4, 33, 45 et l’on a supposé qu’elle doit être attribuée à Théophraste, opinion que je partage du reste24 ; je pense de plus que Théophraste a probablement commencé son analyse des diverses parties de la métaphore en présentant la μετουσία, c’està-dire une métonymie du genre à l’espèce  – ἀπὸ γένους ἐπ’ εἶδος  /  > [ἀπ’] εἶδος ἐπὶ / γένος. Mais un aspect très important de la métaphore, qui a été mis en évidence par Giovanni Manetti et Lucia Calboli Montefusco25, est la connexion de ce trope avec la ressemblance. Car la métaphore, comme l’enthymème et encore plus directement que cette figure de l’argumentation, nous amène à connaître la connexion entre les choses avec une grande rapidité en vertu de cette ressemblance. Á cet égard Lucia Montefusco nous donne la référence précise à la perception du semblable et 22  E. Malaspina, « Il ‘Tuscum iurgium’ nell’amebeo virgiliano (Ecl. 3, 104-107) », Rivista di Cultura Classica e Medioevale, 28 (1986), p. 7-15 ; R. Coleman, Vergil. Eclogues, Cambridge, 1977 ; A. La Penna, « Indovinelli », in Enciclopedia Virgiliana II, Roma, 1985, p. 948-950 ; W. Clausen, A Commentary on Virgil, Eclogues, Oxford, 1994, 116 sq. 23  P. Guiraud, L’argot, Paris, 1958, p. 54 sq. 24 G. Calboli, « The Metaphor after Aristotle », p. 137 sq., à propos du Papyrus d’Hambourg 128. 25 G. Manetti, « Aristotele e la metafora. Conoscenza, similarità, azione, enunciazione », in A. M. Lorusso (ed.), Metafora e conoscenza, Milano, 2005, p. 27-67 ; L. Calboli Montefusco, « La percezione del simile : metafora e comparazione in Aristotele », in A. M. Lorusso (ed.), Metafora e conoscenza, Milano, 2005, p. 69-86.

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non seulement pour ce qui concerne la métaphore κατὰ τὸ ανάλογον, mais aussi pour tout ce qui concerne le παράδειγμα) et, surtout pour comprendre l’ἐνάργεια26 de la métaphore, sa capacité de placer devant les yeux (πρὸ ὀμμάτων) et de rendre animées les choses inanimées en employant la métaphore (τὰ ἄψυχα ἔμψυχα ποιεῖν διὰ τῆς μεταφορᾶς, Arist., Rhet., III, 1411b25-33). Manetti et Montefusco ont posé un problème central, ils se sont demandés par quels moyens de connaissance opère la métaphore d’Aristote, lorsque la métaphore fonctionne comme « transfert » général. Cela nous renvoie à l’énigme, parce que l’énigme se place à la frontière de la connaissance, en deçà de la métaphore et de l’allégorie, au-delà de l’énigme. Et on ne doit pas oublier que la métaphore ne concerne pas seulement la philosophie, la rhétorique et la linguistique, mais la science aussi, où bien souvent l’explication et la compréhension ne sont possibles qu’en effectuant un « transfert », au moins partiel, d’une science à l’autre27. Mais en quoi consistait la réalisation de la métaphore, à laquelle se référaient l’allégorie (chaine de métaphores) et l’énigme, qui était une allégorie où une ou plusieurs métaphores restaient obscures ? Lucia Calboli Montefusco28 nous rappelle les passages dans lesquels se développait la métaphore : la métaphore était un procédé en soi clair (σαφές), doux (ἡδύν) et exotique (ξενικόν). La douceur et l’exotisme concernent le goût, mais la chose la plus importante était la clarté et dans un autre passage Aristote nous dit comment on peut obtenir la clarté, Top., 140a9  sq ἡ μὲν γὰρ μεταφορὰ ποιεῖ πως γνώριμον τὸ σημαινόμενον διὰ τῆν ὁμοιότητα, c’est-à-dire : « La métaphore fait connaître d’une façon ou d’une autre ce qu’elle signale avec le moyen du semblable ». Le degré suivant se trouve dans Aristote, Poet., 1457b6  sq Μεταφορὰ δ’ εστὶν ὀνόματος ἀλλοτρίου ἐπιφορά « La métaphore est l’ἐπιφορά 26  Le mot ἐνάργεια ne se retrouve pas chez Aristote, mais l’expression correspondante est πρὸ ὀμμάτων ποιεῖν comme il nous dit Aristote, lui-même, Rhet., III, 1411b 4 μεταφορὰ κατὰ ἀναλογίαν, καὶ τὸ « διὰ μέσου » πρὸ ὀμμάτων ποιεῖ. Sur cette capacité de la métaphore, cf. en particulier L. Calboli Montefusco, « Ἐνάργεια et ἐνέργεια : l’évidence d’une démonstration qui signifie les choses en acte (Rhet. Her. 4, 68) », Pallas, 69 (2005), p. 55 sq., et F. Berardi, La dottrina dell’evidenza nella tradizione retorica greca e latina, Perugia, 2012, p. 57. Berardi nous rappelle aussi que pour Philodème, Rhet., coll. XVII, 23 - XVII, 2 Jensen (= 1, 177 Sudhaus) on devait distinguer entre l’ἐνάργεια produite par le mettre devant aux yeux et l’ἔμφασις produite par la métaphore. Une distinction, d’autre part, qui est abandonnée ou simplement non considérée par Cicéron, part.or., 20. 27  G. Calboli, « La linguistica oggi : fra logica e modelli biologici », in B. McGuinness (ed.), Language, Logic and Formalization of Knowledge, Gaeta, 1998, p. 117 sq. 28  « Aristoteles’ Benutzung des ὅμοιον in argumentatio und elocutio », in Ead. (ed.), Papers on Rhetoric 3, Bologna, 2000, p. 27-59 ; Ead., « La percezione del simile ».

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d’un nom qui indique une autre chose ». À son tour être ἐπιφορά revient à dire d’être le σύμβολον de quelque chose. Alors la métaphore est un procédé dans lequel on indique avec le nom d’une chose une autre chose qui soit semblable à la première. En effet Aristote dans la Poétique, dit que « bien faire les métaphores c’est bien apercevoir les ressemblances » (Poet., 1459a6 τὸ γὰρ εὖ μεταφέρειν τὸ τὸ ὃμοιον θεωρεῖν ἐστιν). On doit alors se fonder sur le calcul du prédicat, qu’il soit vrai ou faux ; d’un côté « la coupe est le bouclier de Dionysios », de l’autre côté « le bouclier est la coupe d’Ares » (Arist., Rhet., III, 1407a18). Il s’agit ici de la métaphore par analogie. Dans la Rhet. Her., IV, 32, 43, où l’on trouve la première attestation de la métonymie (denominatio) dans l’énoncé « Les sarīsae ne s’emparèrent pas si tôt  de la Grèce » il faut partir de la proposition « Les sarīsae sont les Macédoniens ». Si la proposition est vraie on aura une métaphore, s’il n’est pas évident qu’elle soit vraie ou fausse, on aura une énigme. Il est alors évident qu’on doit considérer ce qu’était l’énigme pour Aristote : (3)a. Aristote, Rhet., III, 2, 1405a34 sq ἔτι δὲ οὐ πόρρωθεν δεῖ ἀλλ’ ἐκ τῶν συγγενῶν καὶ τῶν ὁμοειδῶν μεταφέρειν τὰ ἀνώνυμα ὠνομασμένως ὃ λεχθὲν δῆλόν ἐστιν ὅτι συγγενές, οἷον ἐν τῷ αἰνίγματι τῷ εὐδοκιμοῦντι « ἄνδρ’ εἶδον πυρὶ χαλκὸν ἐπ’ ἀνέρι κολλήσαντα· » ἀνώνυμον γὰρ τὸ πάθος, ἔστι δ’ ἄμφω πρόσθεσίς τις·  κόλλησιν τοίνυν εἶπε τὴν τῆς σικύας προσβολήν, καὶ ὅλως ἐκ τῶν εὖ ᾐνιγμένων ἔστι μεταφορὰς λαβεῖν ἐπιεικεῖς· μεταφοραὶ γὰρ αἰνίττονται, ὥστε δῆλον ὅτι εὖ μετενήνεκται29. (3)b. Poet., 1458a18-24 Λέξεως δὲ ἀρετὴ σαφῆ καὶ μὴ ταπεινὴν εἶναι. σαφεστάτη μὲν οὖν ἐστιν ἡ ἐκ τῶν κυρίων ὀνομάτων, ἀλλὰ ταπεινή. […] σεμνὴ δὲ καὶ ἐξαλλάττουσα τὸ ἰδιωτικὸν ἡ τοῖς ξενικοῖς κεχρημένη· ξενικὸν δὲ λέγω γλῶτταν καὶ μεταφορὰν καὶ ἐπέκτασιν καὶ πᾶν τὸ παρὰ τὸ κύριον. ἀλλ’ ἄν τις ἅπαντα τοιαῦτα ποιήσῃ, ἢ αἴνιγμα ἔσται ἢ βαρβαρισμός· ἂν μὲν οὖν ἐκ μεταφορῶν, αἴνιγμα, ἐὰν δὲ ἐκ γλωττῶν, βαρβαρισμός. αἰνίγματός τε γὰρ ἰδέα αὕτη ἐστί, τὸ λέγοντα ὑπάρχοντα ἀδύνατα συνάψαι· κατὰ μὲν οὖν τὴν τῶν 29  « En outre, il ne faut pas tirer de loin, mais des objets apparentés et des formes semblables, ce qu’on ne nomme pas tout en le nommant : ce qui est dit, il est évident que c’est l’apparenté : ‘J’ai vu un homme qui collait sur un homme du bronze avec du feu’, car l’opération n’a pas de nom ; mais c’est, dans les deux cas, une application ; aussi a-t-on signifié par ‘coller’ la pose de la ventouse ; et, en général, on peut tirer de bonnes métaphores des énigmes bien faites ; car les métaphores impliquent des énigmes ; il est donc clair que la transposition a été bien faite » (trad. M. Dufour, A. Wartelle, Paris [Collection des Universités de France], 1973).

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ὀνομάτων σύνθεσιν οὐχ οἷόν τε τοῦτο ποιῆσαι, κατὰ δὲ τὴν μεταφορῶν ἐνδέχεται, οἷον « ἄνδρ’ εἶδον πυρὶ χαλκὸν ἐπ’ ἀνέρι κολλήσαντα », καὶ τὰ τοιαῦτα. τὰ δὲ ἐκ τῶν γλωττῶν βαρβαρισμός. δεῖ ἄρα κεκρᾶσθαί πως τούτοις· τὸ μὲν γὰρ τὸ μὴ ἰδιωτικὸν ποιήσει μηδὲ ταπεινόν, οἷον ἡ γλῶττα καὶ ἡ μεταφορὰ καὶ ὁ κόσμος καὶ τἆλλα τὰ εἰρημένα εἴδη, τὸ δὲ κύριον τὴν σαφήνειαν30.

Mais – et j’en viens finalement au Cratyle – la ressemblance est un des critères employé par Platon (par la bouche de Socrate ou de ses interlocuteurs) dans la discussion qui se déroule entre Socrate, Hermogène et Cratyle sur l’origine des mots. On en trouve une description très pertinente et claire dans le livre de Marc Baratin et Françoise Desbordes31. Considérons quelques passages du Cratyle où l’on trouve employé ce critère de la ressemblance : (4)a. Plat., Crat., 434a. ΚΡ. Ὅλῳ καὶ παντὶ διαφέρει, ὦ Σώκρατες, τὸ ὁμοιώματι δηλοῦν ὅτι ἄν τις δηλοῖ ἀλλὰ μὴ τῷ ἐπιτυχόντι32 . (4)b. 434b. ΣΩ. Οὐκοῦν ὡσαύτως καὶ ὀνόματα οὐκ ἄν ποτε ὅμοια γένοιτο οὐδενί, εἰ μὴ ὑπάρξει ἐκεῖνα πρῶτον ὁμοιότητά τινα ἔχοντα, ἐξ ὧν συντίθεται τὰ ὀνόματα, ἐκείνοις ὧν ἐστι τὰ ὀνόματα μιμήματα ; ἔστι δέ, ἐξ ὧν συνθετέον, στοιχεῖα ; ΚΡ. Ναί33. 30  « L’élocution a comme qualité essentielle de devoir être claire sans être basse. Or elle est tout à fait claire quand elle se compose de noms courants, mais alors elle est basse […]. Elle est noble et échappe à la banalité quand elle use de mots étrangers à l’usage quotidien. J’entends par là le mot insigne, la métaphore, le nom allongé, et d’une façon générale tout ce qui est contre l’usage courant. Mais si on compose l’élocution de tous mots de ce genre, il y aura ou énigme ou barbarisme ; énigme si on la compose de métaphores, et barbarisme si on la compose de mots insignes. En effet, l’essence de l’énigme consiste à joindre ensemble, tout en disant ce qui est, des termes inconciliables. Or il n’est pas possible de le faire quand on assemble les  noms, mais c’est possible avec la métaphore ; par exemple : ‘J’ai vu un homme qui, avec du feu, collait du bronze sur un homme’ et autres énigmes de ce genre. Par l’accumulation des mots insignes on produit le barbarisme. Par conséquent, il faut pour ainsi dire un mélange de ces noms ; car on écartera la banalité et la bassesse par le mot insigne, la métaphore, le mot d’ornement et les autres espèces de noms dont on a parlé, et d’autre part le nom courant produira la clarté » (trad. J. Hardy, Paris [Collection des Universités de France], 1952). Dans la saignée on faisait une incision sur la peau et on y plaçait une ventouse de bronze chauffée que se refroidissant produisait une réduction de pression et un appel de sang (v. E. Berger, Das Basler Artzrelief, p. 63-85). 31  L’analyse linguistique dans l’antiquité classique, Paris, 1981, p. 16 sq. 32  « Cratyle. En tout et pour tout, Socrate, une imitation ressemblante est préférable au premier moyen venu, pour représenter ce qu’on représente » (trad. L. Méridier, Paris [Collection des Universités de France], 1969). 33  « Socrate. De même aussi les noms pourraient-ils jamais ressembler à aucun objet, si ces éléments dont se composent les noms ne se trouvaient à l’origine offrir quelque ressemblance avec les objets dont les noms sont les imitations ? Or ces éléments qui doivent servir à la composition, ce sont les lettres ? ». Et la réponse de Cratyle est « Oui » (trad. Méridier).

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(4)c. 435c. ΣΩ. […]ἐμοὶ μὲν οὖν καὶ αὐτῷ ἀρέσκει μὲν κατὰ τὸ δυνατὸν ὅμοια εἶναι τὰ ὀνόματα τοῖς πράγμασιν· ἀλλὰ μὴ ὡς ἀληθῶς, τὸ τοῦ Ἑρμογένους, γλίσχρα ᾖ ἡ ὁλκὴ αὕτη τῆς ὁμοιότητος, ἀναγκαῖον δὲ ᾖ καὶ τῷ φορτικῷ τούτῳ προσχρῆσθαι, τῇ συνθήκῃ, εἰς ὀνομάτων ὀρθότητα34.

Comme l’a souligné P. T. Struck35, Platon, dans le Cratyle, hésite entre deux solutions. La première consiste à penser qu’il existe une connexion naturelle entre les mots et les choses – c’est cette hypothèse dont Socrate discute avec Hermogène, un élève d’Héraclite, en mentionnant à l’appui de nombreuses étymologies, comme ἄνθρωπος tiré de ἀναθρῶν ἃ ὄπωπε « un qui examine ce qu’il a vu » (399c) et en évoquant aussi l’origine des lettres, comme le στοιχεῖον ῥῶ dans le mot ῥεῖν « couler » et dans une série d’autres mots, parce que « c’est sur cette lettre que la langue s’arrête le moins et vibre le plus ». Ici encore on se trouve dans une relation d’imitation/ressemblance. L’autre solution est entièrement fondée sur la convention comme celle que Gorgias développe dans la deuxième partie du Cratyle, lorsqu’il discute avec Cratyle lui-même. Mais Socrate-Platon ne se laisse pas séduire par cette « expédient grossier de la convention » et aboutit à l’idée que les mots sont donnés aux choses par un ὀνομάτων θέτης qui recherche le mot idéal : (5) Plat., Crat., 389d-390a. ΣΩ. Ἆρ’ οὖν, ὦ βέλτιστε, καὶ τὸ ἑκάστῳ φύσει πεφυκὸς ὄνομα τὸν νομοθέτην ἐκεῖνον εἰς τοὺς φθόγγους καὶ τὰς συλλαβὰς δεῖ ἐπίστασθαι τιθέναι, καὶ βλέποντα πρὸς αὐτὸ ἐκεῖνο ὃ ἔστιν ὄνομα, πάντα τὰ ὀνόματα ποιεῖν τε καὶ τίθεσθαι, εἰ μέλλει κύριος εἶναι ὀνομάτων θέτης ; εἰ δὲ μὴ εἰς τὰς αὐτὰς συλλαβὰς ἕκαστος ὁ νομοθέτης τίθησιν, οὐδὲν δεῖ τοῦτο ἀγνοεῖν· οὐδὲ γὰρ εἰς τὸν αὐτὸν σίδηρον ἅπας χαλκεὺς τίθησιν, τοῦ αὐτοῦ ἕνεκα ποιῶν τὸ αὐτὸ ὄργανον· ἀλλ’ ὅμως, ἕως ἂν τὴν αὐτὴν ἰδέαν ἀποδιδῷ, ἐάντε  ἐν ἄλλῳ σιδήρῳ, ὅμως ὀρθῶς ἔχει τὸ ὄργανον, ἐάντε ἐνθάδε ἐάντε ἐν βαρβάροις τις ποιῇ. ἦ γάρ36 ; 34  « Socrate. […] Moi aussi, j’aime que les noms soient autant que possible semblables aux objets : mais je crains qu’en réalité il ne faille ici, pour reprendre le mot d’Hermogène, tirer laborieusement sur la ressemblance, et qu’on ne soit forcé de recourir encore, pour la justesse des noms, à cet expédient grossier de la convention » (trad. Méridier). 35  Birth of the Symbol, p. 54-59. 36  « Eh bien, mon excellent ami, le nom qui est naturellement approprié à chaque objet, notre législateur ne doit-il pas savoir l’imposer aux sons et aux syllabes, et avoir les yeux fixés sur ce qui est le nom en soi, pour créer et établir tous les noms, s’il veut faire autorité en cette matière ? Si chaque législateur n’opère pas sur les mêmes syllabes, voici ce qu’il ne faut pas oublier : tous les forgerons n’opèrent pas non plus sur le même fer en fabriquant pour le même but le même instrument ; néanmoins, tant qu’ils lui donnent

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On ne trouve pas « the ideal name » dans le reste du dialogue – observe P. T. Struck37 – mais il est clair ici que « Plato is suggesting some translinguistic entity, independent of the particular combination of sounds one uses to make a word, that the makers of different languages embody into their respective tongues ». En tout cas le critère est encore celui de la ressemblance et il me semble que Socrate-Platon s’approche encore plus du monde des idées à la fin du Cratyle, en s’opposant une fois de plus à Héraclite : (6) Plat., Crat., 439c. ΣΩ. Ἔτι τοίνυν τόδε σκεψώμεθα, ὅπως μὴ ἡμᾶς τὰ πολλὰ ταῦτα ὀνόματα ἐς ταὐτὸν τείνοντα ἐξαπατᾷ, εἰ τῷ ὄντι μὲν οἱ θέμενοι αὐτὰ διανοηθέντες γε ἔθεντο ὡς ἰόντων ἁπάντων ἀεὶ καὶ ῥεόντων –  φαίνονται γὰρ ἔμοιγε αὐτοὶ οὕτω διανοηθῆναι  – τὸ δ’, εἰ ἔτυχεν, οὐχ οὕτως ἔχει, ἀλλ’οὗτοι αὐτοί τε ὥσπερ εἴς τινα δίνην ἐμπεσόντες κυκῶνται καὶ ἡμᾶς ἐφελκόμενοι προσεμβάλλουσιν. σκέψαι γάρ, ὦ θαυμάσιε Κρατύλε, ὃ ἔγωγε πολλάκις ὀνειρώττω. πότερον φῶμέν τι εἶναι αὐτὸ καλὸν καὶ ἀγαθὸν καὶ ἓν ἕκαστον τῶν ὄντων οὕτω, ἢ μή38 ;

En outre, l’on ne doit pas oublier que l’on peut encore se référer au Sophiste pour ce problème qui a été présenté et discuté d’une façon très claire par M. Baratin et F. Desbordes39 : ils montrent que l’opposition vrai/faux doit être conçue « en fonction de l’existence de ce sur quoi [elle] porte », mais que d’autre part « ce que l’énoncé énonce n’a […] pas de rapport nécessaire avec ce dont il apparaît a priori comme étant la représentation ». Alors Platon aboutit à une « réfutation radicale de la validité du langage ». Aristote nous donne une solution bien différente, qui est également commentée par M. Baratin et F. Desbordes40, et par P. T. Struck41. Selon ce dernier42 , Aristote place au centre de sa poétique la métaphore pour remplacer l’énigme, critère traditionnel la même forme, même si ce n’est pas le même fer, l’instrument est bon, qu’on le fabrique chez nous ou chez les Barbares. Tu ne crois pas ? » (trad. Méridier). 37  Birth of the Symbol, p. 56. 38  « Prenons garde encore que tous ce noms de même tendance ne réussissent à nous induire en erreur, si vraiment leurs auteurs les ont établis dans l’idée que tout est en proie à un mouvement et un écoulement perpétuels – car à mon avis, ils y avaient, eux aussi, cette idée –, et si, d’aventure, loin que les choses se passent ainsi, c’est eux qui sont tombés eux-mêmes dans une sorte de tourbillon où ils se brouillent et se confondent, et où ils nous précipitent à leur suite. Examine en effet, admirable Cratyle, la rêverie qui m’occupe souvent. Devons-nous dire ou non qu’il existe une chose belle et bonne en soi, et qu’il en est de même pour chacun des êtres en particulier ? » (trad. Méridier). 39  L’analyse linguistique, p. 17 sq. 40  Ibid., p. 18-26. 41  Birth of the Symbol, p. 59-68. 42  Ibid., p. 65.

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de la poésie43, présent encore dans le papyrus de Derveni, daté entre 340 et 320. Il s’agit d’une conception qui remonte au grec mycénien comme l’a démontré Marco Ercoles44. Pour Aristote assurément, au contraire de Platon, « the single word cannot be either true or false » (P. T. Struck45). Voici donc la piste à laquelle je voudrais me consacrer, sans pour autant sous-estimer Platon, qui a traité le problème avec des instruments valables de discussion, pas plus qu’Aristote, qui a fondé le système sur l’opposition métaphore/énigme et qui, si l’on considère la machine du Dr. Scherbius, a même construit la machine qui maîtrise une grande part de notre tradition grammaticale et rhétorique. Il avait pris une route qui allait bien loin, jusqu’à notre ordinateur. Je ne sais pas si c’était la route de la vérité, mais c’était en tout cas la route du progrès. Après cet article, discuté à l’ÉNS dans le cadre d’un projet coordonné par Marc Baratin, j’ai étudié encore cette question et je suis arrivé à éclaircir un autre point lié à l’énigme. Ce que je vais exposer a été déjà présenté d’une façon plus détaillée dans un article conçu comme continuation de ce que j’ai dit plus haut46. L’énigme est selon Aristote le contraire de la métaphore, mais dans le Cratyle Platon a présenté un autre instrument linguistique, un instrument qui est employé aussi dans la linguistique moderne, l’analyse diairétique, et d’autres encore. Je voudrais donner maintenant un résumé de ma dernière position. Platon et Aristote ont employé, ou pour mieux dire, ont inventé des instruments ou des outils très valables, c’est-à-dire le concept que la relation entre mot et chose, le lexique, est en grand partie arbitraire (Platon), mais qu’il y a au-delà du lexique une combinatoire qu’on retrouve dans la proposition (selon Chomsky la « sentence », selon Montague la « valeur de vérité »), où le ῥῆμα se combine avec l’ὄνομα (Aristote et déjà Platon dans le Sophiste) et qui est le début de la syntaxe47. Il 43 

Ibid., p. 25-53. the Citharode : A Chapter in Greek Musical and Cultic Imagery », in M. Harlow, M.-L. Nosch (ed.), Greek and Roman Textiles and Dress. An Interdisciplinary Anthology, Oxford, Philadelphia, 2014, p. 90-105. 45  Birth of the Symbol, p. 58. 46  G. Calboli, « Non è sufficiente che un λόγος sia vero o falso per sapere se si tratta di aerei o di navi », Interférences (Revue on line), 7 (2014), p. 1-18. 47  La valeur de vérité de Montague ne correspond pas complètement à la combinaison verbe-nom de Platon et aussi d’Aristote, parce qu’il s’agit d’une fonction mathématique d’un verbe intransitif à la valeur de vérité par le moyen d’une combinaison d’un verbe intransitif avec un élément (e). Je cite la définition de Montague lui-même pour montrer qu’on doit être attentif à tous les passages nécessaires : « Let e and t be two fixed objects 44  « Dressing

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existe de plus un instrument très important, l’analyse sémantique par « features » qu’on retrouve chez Chomsky-Halle (1968), qui est beaucoup employé en phonétique et sémantique et qui a sa source dans l’analyse diairétique de Platon (Sophiste). On pourrait donner de cette analyse par traits (diairétique) beaucoup d’exemples aisément puisés dans le langage de tous les jours : dans un avion, lorsque l’hôtesse offre des boissons, elle donne aussi des petits biscuits salés ou sucrés et elle demande : « salé sucré ? ». On peut alors comprendre ce qu’un voyageur diabétique a choisi même s’il ne le dit pas dans une phrase comme la suivante : « l’hôtesse a demandé « salé sucré ? », je me suis trompé en répondant, j’ai mangé ce qu’elle m’a donné et je me suis senti mal ». Il est aisé de comprendre qu’il a choisi ‘sucré’. L’analyse par « traits » nous apprend donc beaucoup et ce type de discours abrégé est tellement entré dans le langage de tous les jours qu’on l’emploie parfois même sans s’en apercevoir. Mais comment la tradition grammaticale est-elle arrivée, en partant de Platon, à théoriser cet emploi ? On a dit qu’il s’agit de l’analyse « diairétique », plus facile à réaliser à l’aide de l’ordinateur qui permet de trouver toutes combinaisons véritables et d’organiser une grille d’acceptabilité selon le temps et le lieu choisis ; par exemple, on peut établir qu’est fausse une proposition comme « la maison se promenait très vite dans l’estomac du requin ». Si, bien sûr, on n’a pas en tête l’Ulysse de James Joyce. Platon, dans le Sophiste, use de la méthode « diairétique » pour définir le sophiste, mais il commence avec la définition du pécheur à la ligne (218c-221c) : je cite ici la conclusion de l’Étranger, à la fin du passage où il expose la méthode des distinctions successives (διαίρεσις) qu’on peut employer pour définir ce qu’est le pécheur à la ligne, une méthode qui sera employée ensuite pour connaître ce qu’est le sophiste (221b) : (7) Plat., Soph., 221b-c ΞΕ . Νῦν ἄρα τῆς ἀσπαλιευτικῆς πέρι σύ τε κἀγὼ συνωμολογήκαμεν οὐ μόνον τοὔνομα, ἀλλὰ καὶ τὸν λόγον περὶ αὐτὸ τοὖργον εἰλήφαμεν ἱκανῶς. Συμπάσης γὰρ τέχνης τὸ μὲν ἥμισυ μέρος κτητικὸν ἦν, κτητικοῦ δὲ χειρωτικόν, χειροτικοῦ δὲ θηρευτι(0 and 1, say) that are distinct and neither ordered pairs nor ordered triples. Then Cat, or the set of categories of English, is to be the smallest set X such that (1) e and t are in X, and (2) whenever A and B are in X, A/B and A//B (that is, and respectively) are also in X » (R. Montague, « The Proper Treatment of Quantification in Ordinary English », in R. H. Thomason [ed.], Formal Philosophy. Selected Papers of R. Montague, New Haven, London, 1974, p. 249). Sur le « Wahrheitsproblem », voir aussi W. Stegmüller, Das Wahrheitsproblem und die Idee der Semantik, Wien, 1957, et en particulier p. 216-218.

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κόν, τοῦ δὲ θηρευτκοῦ ζῳοθηρικὸν, ζῳοθηρικοῦ δὲ ἐνυγροθηρικόν, ἐνυγροθηρικοῦ δὲ τὸ κάτωθεν τμῆμα ὅλον ἁλιευτικόν, ἁλιευτικῆς δὲ πληκτικόν, πληκτικῆς δὲ ἀγκιστρευτικόν· τούτου δὲ τὸ περὶ τὴν κάτωθεν ἄνω πληγὴν ἀνασπωμένην, ἀπ’ αὐτῆς τῆς πράξεως ἀφομοιωθὲν τοὔνομα, ἡ νῦν ἀσπαλιευτικὴ ζητηθεῖσα ἐπίκλην γέγονεν 48.

Voici encore un exemple d’analyse selon les « features », employée dans la linguistique moderne dans le domaine de la phonologie et de la sémantique. Prenons une phrase comme : le garçon mangeait le gâteau. L’analyse phonologique concernera le mot gâteau et l’analyse sémantique les mots garçon, mangeait, gateau. L’exemple est tiré du livre de Nicolas Ruwet49 : (8)a. Exemple phonologique (gâteau) : G a t o vocalique/non-vocalique – + – + consonantique/non-consonantique + – + – nasal/oral – – – – compact/non-compact + + – – diffus/non-diffus – – + – grave/aigu + + – + tendu/lâche – + + + voisé/non-voisé + + – + continu/discontinu – + – + (8)b. exemple sémantique (a) garçon : /–vocalique1, +consonantique1, –nasal1, …, +vocalique2, …/ (+Nom, +Masculin, +Animé, +Humain, …) [+Male, +Jeune, …] (b) manger : /–vocalique1, +consonantique1, –nasal1, …, +vocalique2, …/ (+Verbe, +Transitif, +Sujet animé, …) [+Activité, +Nutrition, …]

48 «  L’étr a nger . – Nous sommes donc d’accord toi et moi, à propos de la pêche à la ligne, et non point seulement sur le nom, mais, en outre, sur une définition que nous nous sommes faite de la chose elle-même. Dans l’art pris comme ensemble, en effet, toute une moitié était acquisition ; dans l’acquisition capture ; dans la capture, chasse ; dans la chasse, chasse au vivant ; dans la chasse au vivant, chasse au gibier d’eau. De cette chasse au gibier d’eau, la section inférieure tout entière est constituée par la pêche ; celle de la pêche, par la pêche vulnérante ; celle de la pêche vulnérante, par la pêche à l’hameçon. Dans cette dernière, la pêche que l’on pratique en donnant un coup de bras en haut par traction ascendante d’une ligne, a, sur cette façon même d’opérer, copié son nom : elle est celle même que nous cherchons et s’appelle aspalieutique ou pêche à la ligne » (trad. Diès). 49  N. Ruwet, Introduction à la Grammaire Générative, Paris, 1968, p. 306-314.

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(c) gâteau : /–vocalique1, +consonantique1, –nasal1, …, +vocalique2, …/ (+Nom, +Masculin, –Animé, …) [+Objet physique, +Objet manufacturé, …]

L’explication de cette procédure se trouve dans le Sophiste au passage suivant : (9) Plat., Soph., 264d-265a ΞΕ. Νῦν δέ γ’ ἐπειδὴ πέφανται μὲν λόγος, πέφανται δ’ οὖσα ψευδής, ἐγχωρεῖ δὴ μιμήματα τῶν ὄντων εἶναι καὶ τέχνην ἐκ ταύτης γίγνεσθαι τῆς διαθέσεως ἀπατητικήν. ΘΕΑΙ. Ἐγχωρεῖ. […] ΞΕ. Πάλιν τοίνυν ἐπιχειρῶμεν, σχίζοντες διχῇ τὸ προτεθὲν γένος, πορεύεσθαι κατὰ τοὐπὶ δεξιὰ ἀεὶ μέρος τοῦ τμηθέντος, ἐχόμενοι τῆς τοῦ σοφιστοῦ κοινωνίας, ἕως ἂν αὐτοῦ τὰ κοινὰ πάντα περιελόντες, τὴν οἰκείαν λιπότες φύσιν ἐπιδείξωμεν μάλιστα μὲν ἡμῖν αὐτοῖς, ἔπειτα καὶ τοῖς ἐγγυτάτω γένει τῆς τοιαύτης μεθόδου πεφυκόσιν. ΘΕΑΙ. Ὀρθῶς. ΞΕ. Οὐκοῦν τότε μὲν ἠρχόμεζα ποιητικὴν καὶ κτητικὴν τέχνην διαιρούμενοι ;50.

Mais, comme on peut le voir en (9), pour arriver à cette méthode « diairétique », il a fallu préalablement démontrer que la proposition peut être vraie ou fausse, parce que l’on refuse l’opinion de Parménide selon laquelle le non-être n’existe pas. Tout au contraire le non-être existe (suicide philosophique de l’Étranger qui venait de l’école éléatique de Parménide) et on peut le placer à gauche pour choisir à droite : « le pécheur à la ligne pêche dans l’air (faux) – le pécheur à la ligne pêche dans l’eau (vrai) ». D’autre part Platon se situait entre Héraclite, le philosophe de la multiplicité, et Parménide, défenseur de l’unité, entre la multiplicité de différentes choses et l’unité de l’idée, mais il fallait que la multiplicité ne fût pas exclusive ni l’unité. Mais pour ce qui nous concerne dans cette question il s’agissait plutôt de renoncer à l’exclusivité de la position éléatique. En effet il était nécessaire que le non-être existe lui 50 «  L’étr a nger . – Mais, maintenant du moins que voilà découverte existence, et du discours faux, et de l’opinion fausse, des imitations des êtres sont, dès lors, possibles, et de la disposition à les produire, peut naître un art de tromperie. Théétète . – Cela est réellement possible. […] L’étr a nger . – Entreprenons, donc à nouveau, scindant en deux le genre proposé, d’avancer en suivant toujours la partie droite de nos sectionnements, nous attachant à ce qu’ils offrent de communauté avec le sophiste, jusqu’à ce qu’ayant dépouillé celui-ci de tout ce qu’il a de commun, nous ne lui laissions plus que sa nature propre. Ainsi la pourrons-nous rendre manifeste, avant tout, à nous-mêmes, et, ensuite, à ces qui ont, avec une telle méthode, les plus proches affinités de race. Théétète . – Bien. L’étr a nger . – Ne commencions-nous par alors nos divisions par l’art de production et l’art d’acquisition ? » (trad. Diès)

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aussi à côté de l’être, comme on peut le voir quelques mot avant notre citation en (9). (10) Plat., Soph., 264c ΞΕ. Καὶ τὸν σοφιστὴν εἴπομεν ὡς ἀποροῖμεν εἰς ὁποτέραν θήσομεν. ΘΕΑΙ. Ἦν ταῦτα. ΞΕ. Καὶ τοῦθ’ ἡμῶν ἀπορουμένων ἔτι μείζων κατεχύθη σκοτοδινία, φανέντος τοῦ λόγου τοῦ πᾶσιν ἀμφισβητοῦντος ὡς οὔτε εἰκὼν οὔτε εἴδωλον οὔτε φάντασμ’εἴη τὸ παράπαν οὐδὲν διά τὸ μηδαμῶς μηδέποτε μηδαμοῦ ψεῦδος εἶνα51.

En effet pour faire l’examen diairétique, Platon devait avoir à sa disposition non seulement l’être, mais aussi le non-être, et, en plaçant l’être à droite et le non-être à gauche [bien sûr, ces positions peuvent être inversées] pouvoir choisir la droite et refuser la gauche. Mais si la gauche n’avait pas existé pas du tout, l’opération entière, la diairésis aurait été impossible. Or l’analyse diairétique a un autre mérite : tandis que les partisans de l’arbitraire du signe nous disent que le rapport entre mot et chose est arbitraire, l’analyse diairétique réduit cet arbitraire ; on pense à Saussure lui-même, qui avait théorisé et défini l’arbitraire du signe52 , mais avait distingué aussi entre l’arbitraire absolu et l’arbitraire relatif, pour lequel entrent en jeu l’« ordre associatif et l’ordre syntagmatique »53. Saussure a reconnu d’une façon très claire cette nature de la langue et il a écrit : « En effet tout le système de la langue repose sur le principe irrationnel de l’arbitraire du signe qui, appliqué sans restriction, aboutirait à la complication suprême ; mais l’esprit réussi à introduire un principe d’ordre et de régularité » et un peu avant : « Ce sont comme deux pôles [lexique et grammaire] entre lesquels se meut tout le système, deux courants opposés qui se partagent le mouvement de la langue : la tendance à employer l’instrument lexicologique, le signe immotivé, et la préférence accordée à l’instrument grammatical, c’est-à54 dire à la règle de construction » . Je dois ajouter seulement que la relation entre métaphore et énigme qu’on trouve chez Aristote a contribué beaucoup à faire naître l’idée de cette combinatoire. 51 «  L’Étr a nger . – Quant au sophiste, nous étions embarrassés, disions-nous, de savoir en quelle forme le mettre. Théétète . – Nous l’étions, en effet. L’Étr a nger . – Et au milieu de cet embarras, un vertige plus ténébreux encore nous submergea, quand apparut l’argument qui, envers et contre tous, soutient que copie, image, simulacre, rien de tout cela n’est, puisqu’il n’y a fausseté en aucun façon, en aucun temps, en aucune part ». 52  F. de Saussure, Cours de linguistique générale, Paris, 1949, p. 100. 53  Ibid., p. 180-184. 54  Ibid., p. 183 sq. Je renvoie à T. De Mauro, Ferdinand de Saussure, Corso di linguistica generale. Introduzione, traduzione e commento, Bari, 1967, pour ce qui concerne l’histoire de cette idée (p. 348-355) et son signifié dans le système saussurien (p. 333 sq.).

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Pour nous, les classicistes, il est intéressant de voir que Platon et Aristote déjà avaient reconnu cette réalité du langage. Mais, pour Platon, il s’agissait de trouver la combinaison entre la multiplicité des choses et l’unité de chaque idée qui se référait à un groupe des choses pareilles sans couper ce rapport et en excluant une solution complètement héraclitienne ou parménidienne. Il s’agissait – il me semble – de partir de la multiplicité de choses pour aboutir à l’unité des idées, nécessaire pour placer chaque chose dans sa propre catégorie. BIBLIOGRAPHIE A ncillotti , A. et R. C er r i , Le tavole di Gubbio e la civiltà degli Umbri, Perugia, 1996. Ba der , F., « De Zarathuštra à Œdipe fils de Jocaste », dans S. Mellet (éd.), Les zoonymes, Nice, 1997, p. 23-58. Bar atin , M. et F. D esbor des , L’analyse linguistique dans l’antiquité classique, Paris, 1981. B er ar di , F., La dottrina dell’evidenza nella tradizione retorica greca e latina, Perugia, 2012 (Papers on Rhetoric, Monographs 3). Berger, E., Das Basler Arztrelief, Studien zum griechischen Grab- und Votiv­ relief um 500 v. Chr. und zur vorhippokratischen Medizin, Basel, 1970. B eta , S., « Gli enigmi simposiali. Dagli indovinelli scherzosi ai problemi filosofici », in S. Monda (ed.), ‘Ainigma’ e ‘Griphos’. Gli Antichi e l’Oscurità della Parola, Pisa, 2012, p. 69-80. C a lboli , G., « La linguistica oggi : fra logica e modelli biologici », in B. McGuinness (ed.), Language, Logic and Formalization of Knowledge, Gaeta, 1998, p. 107-123. —, « The Metaphor after Aristotle », in D. Mirhady (ed.), Influences on Peripatetic Rhetoric. Essays in Honor of William W. Fortenbaugh, Leiden, Boston, 2007, p. 123-150. —, « From Riddle to Metaphor : Rhetoric and ‘Enigma’ Machine », The Journal of Greco-Roman Studies (Seoul, Korea), 42 (2010), p. 29-56. —, « Enigma. Dalla metafora alla macchina per criptare », in S. Monda (ed.), ‘Ainigma’ e ‘Griphos’, Gli Antichi e l’Oscurità della Parola, Pisa, 2012, p. 21-45. —, « Non è sufficiente che un λόγος sia vero o falso per sapere se si tratta di aerei o di navi », Interférences (Revue on line), 7 (2014), p. 1-18. C a lboli Montefusco , L., « Aristoteles’ Benutzung des ὅμοιον in argumentatio und elocutio », in Ead. (ed.), Papers on Rhetoric 3, Bologna, 2000, p. 27-59.

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Francisco L. L isi

LA NOTION DE JUSTICE DANS LA GR ANDE MOR ALE ET CHEZ ARISTOTE UNE ÉTUDE COMPAR ATIVE Il y a plus d’un demi-siècle J. M. Cooper a publié un travail pour soutenir la thèse de l’authenticité des Magna Moralia (MM) transmis dans le corpus Aristotelicum. Ce travail qui résumait partiellement la défense de l’authenticité du traité faite par Dirlmeier1 dans sa traduction et son commentaire, concluait à l’échec de la démonstration formelle du philologue allemand, mais cherchait à prouver, avec des arguments philosophiques centrés sur la notion de justice, l’authenticité de l’écrit, qu’il considérait comme le témoignage d’un stade initial dans la formulation de l’éthique d’Aristote. C. Rowe2 a réagi à cet article, en montrant les difficultés d’une telle interprétation. Mon intention n’est pas de revenir sur ce sujet, mais de montrer plutôt les caractéristiques de la conception de justice dans les MM et de quelle façon ils peuvent contribuer à faire mieux comprendre le message des éthiques aristotéliciennes. Cette question, toutefois, est étroitement liée à la question de leur authenticité. La

question de l’authenticité

L’authenticité des trois éthiques transmises dans le corpus Aristotelicum a été l’objet d’un long et intense débat depuis plus de 150 ans. Bien qu’il y ait eu un relatif consensus dans le cas de l’Éthique à Nicomaque et de l’Éthique à Eudème, la question peut encore être considérée

1  J. M.

Cooper, « The Magna Moralia and Aristotle’s moral philosophy », American Journal of Philology, 94 (1973), p. 327-349 ; F. Dirlmeier, « Die Zeit der Großen Ethik », Rheinisches Museum, 88 (1939), p. 214-243. 2 « A Reply to John Cooper on the Magna Moralia », The American Journal of Philosophy, 96-2 (1975), p. 160-172.

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comme ouverte en ce qui concerne les Magna Moralia3. Même l’hypothèse d’une évolution dans la pensée d’Aristote, qu’on pourrait reconstruire à partir de ses écrits, n’a pas permis non plus de parvenir à un accord même partiel. Les deux premiers travaux qui ont considéré de façon systématique le traité montrent déjà le désaccord qu’on peut encore observer aujourd’hui4. Toutefois, tout au long du xi x e siècle et jusqu’à la première moitié du x x e, une certaine unanimité s’était faite dans la conviction de que les MM ne provenaient pas d’Aristote. H. von Arnim fut le seul qui osa briser le consensus et défendre leur authenticité. Son travail adoptait une perspective évolutionniste, dont le premier défenseur, dans les champs des études des éthiques aristotéliciennes, était E. Kapp5. L’œuvre de von Arnim polémiquait avec le livre de W. Jaeger6 qui a déterminé de façon essentielle la recherche sur Aristote jusqu’à la fin du siècle passé. Von Arnim défendait l’authenticité des MM et les considérait comme la première des trois éthiques. Pour lui, le traité avait été composé vers 335 av. J. C. W. Jaeger et son école, par contre7, avaient tendance à voir dans les MM une combinaison de l’EE et l’EN avec des contaminations de l’Éthique de Théophraste. Le traité se situait ainsi, selon eux non aux origines des projets aristotéliciens, mais au temps de l’hellénisme. Depuis les années soixante, dans sa traduction en allemand et son commentaire des éthiques, F. Dirlmeier réus-

3  Pour un court exposé de la question de l’authenticité des trois éthiques, cf. C. Bobonich, « Aristotle’s ethical treatises », in The Blackwell Guide to Aristotle’s Nicomachean Ethics, Oxford, 2008, p. 14-16. 4  W. G. Tennemann, « Bemerkungen über die sogenannte große Ethik des Aristoteles », Abhandlungen der kurfürstelich-mainzischen Akademie nützlicher Wissenschaften zu Erfurt, 1 (1799), p. 209-232, considérait les MM comme apocryphes, seulement un résumé de l’EN, tandis que F. Schleiermacher, « Über die ethischen Werke des Aristoteles, gelesen am 4.12.1817 », in Sämtliche Werke, III 3, ed. L. Jonas, Berlin, 1835, p. 306333, les considérait comme authentiques et supérieures philosophiquement à l’EN, qu’il tenait pour fausse. Les critères subjectifs de supériorité ou d’infériorité philosophique ont contribué à troubler le débat. 5 H. von Arnim, Die drei aristotelischen Ethiken, Wien, Leipzig, 1924, (Sitzungs­ berichte der Akademie der Wissenschaften in Wien, Philosophisch-historische Klasse 2075) ; E. Kapp, Das Verhältnis der eudemischen zur nikomachischen Ethik, Thèse Freiburg im Br., 1912. 6  Aristoteles. Grundlegung einer Geschichte seiner Entwicklung, Dublin, Zürich, 19231, 19673. 7  Cf. en particulier W. Jaeger, « Ein Theophrastszitat in der Großen Ethik », Hermes, 64 (1929), p. 274-278. Contributions majeures de l’école : R. Walzer, Magna Moralia und aristotelische Ethik, Berlin, 1929 (Neue Philologische Untersuchungen 7) et O. Brink, Stil und Form der pseudoaristotelischen Magna Moralia, Thèse Berlin, 1931, Ohlau, 1933.

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sit à imposer l’idée de l’authenticité des MM 8. E. Elorduy est le seul à avoir défendu la thèse que les MM sont, en réalité, un texte exotérique, tandis que les autres éthiques seraient des leçons ésotériques9. Düring va rejoindre ce courant, lui qui, pourtant, doit reconnaître que le style, la langue et la manière de l’exposition des MM sont clairement différents de ce qui est habituel chez Aristote10. Pour Düring, il s’agirait d’un cours que le philosophe aurait donné à l’Académie (hypothèse répétée par J. Cooper comme si elle était la sienne propre). Le texte actuel serait le résultat de l’intervention de Théophraste, à qui Aristote aurait commandé la lecture de son texte à un groupe de jeunes amis de Nélée après 342. Si l’on pense que la mention de Nélée de Scespis dans le texte (II, 7, 1205a19-23) est seulement la lecture d’une famille de manuscrits11, l’hypothèse échafaudée par Düring peut servir à exemplifier la haute dose de fiction qui est fréquente dans ce sujet12 . Il n’est pas possible de traiter ici en détail tous les aspects de ce débat enflammé qui a permis des progrès immenses dans la connaissance du texte, mais qui n’a pas non plus débouché sur une conclusion acceptée par tous. Pourtant, un des deux points de consensus chez les défenseurs de l’authenticité du traité se trouve dans la datation académicienne pendant la vie de Platon. La supposition d’une réélaboration par Théophraste pour un cours dont l’aurait chargé Aristote, non seulement n’est pas nécessaire, mais n’explique nullement dans quelle mesure Théophraste aurait introduit des modifications dans la version originale13. La question du style Le style et la langue du traité ont été l’un des points essentiels pour ceux qui ont maintenu le caractère apocryphe du traité. Le travail le 8  F. Dirlmeier (ed.), Aristoteles, Magna Moralia, Darmstadt, 1962 ; Aristoteles, Niko­ machische Ethik, Berlin, 19641 ; Aristoteles, Eudemische Ethik, Berlin, 1984. 9  « Los Magna Moralia de Aristóteles », Emerita, 6-7 (1939), p. 65. 10  « Aristoteles », PW Suppl. XI, Suttgart, 1968, col. 281. 11  Il est vrai que Susemihl doutait de la lectio qu’il avait adoptée. La lectio n’est pas une conjecture de Wilamowitz, comme on l’affirme en général à tort, cf. D.  J. Allan, « Magna Moralia and Nicomachean Ethics », The Journal of Hellenic Studies, 77 (1957), p. 10 ; J. Cooper, « The Magna Moralia », p. 332 n. 15. 12  Il serait aussi très étrange qu’Aristote mentionne le nom d’un personnage de son environnement (cf. l’Index Aristotelicum de Bonitz). 13  Cette interprétation de I. Düring est, en fait, une variante de celle de H. von Arnim, Die Entstehung der Gotteslehre des Aristoteles, Wien, Leipzig, 1931, p. 55, 77. Selon I. Düring, « Notes on the history of the transmission of Aristotle’s writings », Acta Universitaties Fotoburgensis – Göteborgs Högskolas Arsskrift, 56-3 (1950), p. 57 sq., les textes aristotéliciens édités par Andronicos seraient le résultat de la collaboration des membres du cercle aristotélicien, mais le noyau fondamental proviendrait du maître.

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plus minutieux sur le sujet14 soutient que ni la langue ni le style ne sont propres à Aristote. Même F. Dirlmeier15, peut-être le défenseur le plus lucide de l’authenticité, en convient. Ce n’est pas par hasard que ceux qui considèrent l’œuvre comme apocryphe sont ceux qui ont mis l’accent sur les particularités de sa langue. Les travaux de O. Brink et P. Donini ont offert une preuve écrasante des différences que l’on peut constater avec le style aristotélicien et il n’est pas nécessaire d’insister ici sur ce point16. Le consensus sur le caractère non aristotélicien du style des MM est général. Voici quelques remarques qui peuvent aider à illustrer le mode de travail de l’auteur des MM et qui cherchent à compléter les observations des chercheurs mentionnés17 : (1) Déjà en 1841 C. Pansch, De moralibus magnis, subditicio Aristotelis libro, Programm Eutin, avait attiré l’attention sur l’usage du verbe φησίν (p.  ex. I, 34, 1198b11 ; II, 3, 1200a19, 21). Il semblerait que souvent l’auteur se rapporte à un ouvrage qu’il est en train de résumer ou d’exposer18. 14  O. Brink,

Stil und Form. Magna Moralia, p. 110. 16  O. Brink, Stil und Form et P. Donini, L’etica dei Magna Moralia, Torino, 1965. I. Düring, Aristoteles. Darstellung und Interpretation seines Denkens, Heidelberg, 1966, p. 550, dut reconnaître que du point de vue formel la langue exclut qu’Aristote ait écrit ou dicté le texte que nous possédons. F. Dirlmeier (ed.), Aristoteles, Magna Moralia, p. 153 soutient aussi que le style montre que l’ouvrage a été écrit par un aristotélicien inconnu. 17 P. Donini, L’etica, p. 1-24, indiquait les caractéristiques formelles suivantes que distinguent les MM du style aristotélicien : (a) Le préface introductive révèle un schématisme analogue au style des commentateurs du philosophe. (b) On trouve une référence immédiate et concise à la politique comme fondement de l’éthique, ce qui, dans l’EN, n’apparaît qu’à la fin du traité et après une longue introduction et le raisonnement est conduit de façon défectueuse. (c) Le style n’appartient pas à la prose aristotélicienne. (d) Des incohérences manifestes altèrent la clarté dans l’exposition et dans la pensée de l’énonciateur. (e) Tandis que les éthiques aristotéliciennes sont des traités sur le bonheur dont dépend le traitement de la vertu, la structure des MM les présente comme un traité sur la vertu où le sujet du bonheur a en réalité un rôle secondaire. P. Donini conclut : « C’è da credere, dunque, che l’esposizione dei MM ha difetti di organica chiarezza perché si sviluppa obbedendo non a un’esigenza interiore, ma piuttosto alla necessità di adeguarsi scolasticamente alla forma dell’etica aristotelica. Nei suoi presupposti di struttura e di metodo la Grande Etica, che sa già che l’etica è l’ἀρχή della politica e si sforza di iscrivere i problemi della virtù entro il tema dell’eudaimonia, sembra dunque denunciare un’origine postaristotelica. ». 18  Cf. aussi D. J. Allan, « Magna Moralia », p. 10 et O. Gigon, « Die Sokratesdoxographie bei Aristoteles », Museum Helveticum, 16-3 (1959), p. 192, 209. Il est impossible de penser qu’en I, 34, 1198b11, l’auteur introduit simplement un autre argument, comme le prétend F. Dirlmeier (ed.), Aristoteles, Magna Moralia, p. 48 dans sa traduction. Tout d’abord, cela implique de supposer une forte anacoluthe, non nécessaire dans 15 Aristoteles.

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(2) Quelques distinctions terminologiques qui sont fondamentales dans l’EN n’apparaissent pas. À I, 33, 1195a11-15, p. ex., l’auteur utilise δικαιοπράγημα sans faire la distinction entre δικαίωμα et δικαιοπράγημα, qui est essentielle dans l’EN (cf. V, 10, 1135a11-13). Les deux passages traitent le même sujet, mais il y a des différences considérables19. Les MM sembleraient résumer ici le passage de l’EN, en prenant seulement ce qui est utile pour leur but. Dans ce contexte, la différentiation avait une importance mineure. (3) Le terminus εὐγνωμοσύνη (II, 2, 1198b34, 1199a1) ne figure pas dans le reste de l’œuvre aristotélicienne. Il apparaît seulement dans l’apocryphe De virtutibus (8, 1251b34). Le verbe apparenté εὐγνωμονέω apparaît une seule fois dans la Rhet. Alex (1, 1420a16), aussi un écrit apocryphe. La seule apparition de l’adjectif εὐγνώμων dans le corpus (EN, VI, 11, 1143a30) est suspecte d’être corrompue20. Il est remarquable que le texte aristotélicien ne fasse nulle part référence à ce mot important lié à l’équité et qu’il méconnaisse aussi tous les termes de la famille. Par contre, la vertu de la considération (εὐγνωμοσύνη) est une partie capitale de la doctrine éthique du stoïcisme. Elle est spécialement liée à la justice (cf. Chrysippe, SVF, III, 67, 295). Une contamination terminologique est une hypothèse beaucoup plus simple que les élucubrations de F. Dirlmeier21 qui servent uniquement à invalider l’hypothèse d’un résumé. (4) La fréquence des expressions comme ὥσπερ ἐπάνω διειλόμεθα (Ι, 20, 1191a30) ; ὃ καὶ μικρὸν ἐπάνω ἐλέγετο (I, 33, 1195a23-34) ; εἴρηται ἐν τοῖς ἐπάνω ἡμῖν (I, 33, 1195a16) ; ἠπορήθη ἐν τοῖς ἐπάνω (II, 6, 1203b12) ; μικρὸν ἐπάνω ἐλέγομεν (II, 11, 1211a17) indiquent que l’auteur appartient à une culture différente de celle d’Aristote, c’està-dire une culture substantiellement écrite22 . Il reste hors de doute qu’il ne s’agit pas de notes pour une leçon ou de quelque chose de ce genre, comme supposent les défenseurs de l’authenticité. l’interprétation du texte. En second lieu, le ἀλλὰ qui commence la phrase indique une contraposition dans la même doctrine. 19  (1) La définition de l’EN affirme qu’il y a deux formes d’injustice, naturelle ou conventionnelle (φύσει καὶ τάξει, 1135a10). Cette différence n’apparaît pas dans les MM. (2) Dans l’EN le δικαιοπράγημα est l’acte injuste déjà réalisé, tandis que pour les MM il est l’action réalisée de façon injuste. On peut observer très clairement une sensibilité linguistique différente. (3) Le texte des MM définit le juste comme ce qui est déterminé par la loi (τὸ μὲν γὰρ δίκαιον τὸ τῷ νόμῳ ὡρισμένον, 1195a12  sq.), définition qui se trouve en contradiction avec la division aristotélicienne de l’injuste par nature et par convention et qui naturellement doit avoir une correspondance dans le cas du juste. 20  I. Bywater (ed.), Aristotelis Ethica Nicomachea, Oxonii, 1894, propose son élimination. Il est probable qu’il s’agit d’une glose qui expliquait συνετός ou συγγνώμων. Le terme apparaît aussi au lieu de γνώμη dans deux manuscrits, le Par. Græc. 1854 et l’original de la traduction éditée à Paris en 1497. 21 Aristoteles, Magna Moralia, p. 360 n. 50, 12. 22 Chez Aristote on trouve une expression semblable une seule fois : Met., IV, 7, 1012b6.

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(5) L’abondance et l’abus de la périphrase  verbale de εἶναι avec le participe, d’une façon qui n’est pas habituelle dans les œuvres d’Aristote, et beaucoup moins dans les éthiques (cf. p.  ex. I, 34, 1136b15-17 : ἔστιν δ᾿εἰς δύο τὴν διαίρεσιν ἔχον τὸ λόγον ἔχον μόριον τῆς ψυχῆς, ὧν ἐστιν τὸ μὲν βουλευτικὸν, τὸ δὲ ἐπιστημονικόν ; cf. II, 6, 1203a13-15)23. (6) On ne peut jamais affirmer que l’auteur ait l’intention d’imiter le style d’Aristote. Les différents passages où il y a des coïncidences presque littérales en sont la preuve. En fait, ils sont la conséquence obligée d’une rencontre thématique qui ne conduit jamais à un accord total. Il y a plutôt une tendance au désaccord, soit dans le choix des mots d’une importance secondaire dans l’explication, soit dans la position des mots. L’auteur ne semble jamais se soucier d’imiter Aristote et son style est – comme cela a été déjà constaté par des autres chercheurs – très différent du style du philosophe.

Ces observations ne cherchent pas à remplacer une étude de détail du problème de la langue et du style du texte, qui devrait être faite de façon systématique, puisque la thèse d’O. Brink a été composée il y a 80 ans et il serait très urgent de reconsidérer le problème en intégrant tous les progrès qu’on a fait depuis lors. Je cherche, simplement, à apporter quelques indices qui peuvent aider à placer l’œuvre dans son contexte. De toute façon, les interprétations s’opposent moins qu’il n’y paraît à première vue, puisque dans les deux positions on suppose un rédacteur qui connaissait et avait en main les œuvres d’Aristote, soient l’EE, l’EN ou le cours qu’Aristote avait, suppose-t-on, donné à l’Académie. D’une façon ou d’une autre il est clair que le document permet d’évaluer les doctrines aristotéliciennes et contribue à clarifier des points peu clairs. En ce qui concerne Platon, à mon avis, il est presque impossible de penser que ces textes ont été écrits pendant la période où Aristote se trouvait à l’Académie, comme supposent Trude et Manthe24. L’écrit commence avec une critique de la théorie des idées, où l’auteur – d’une façon bien différente de ce qui se passe dans les autres écrits éthiques d’Aristote – utilise tout l’échafaudage conceptuel de l’aristotélisme, en particulier la logique. La mention explicite de l’Idée du Bien (I, 1, 23  La périphrase verbale est généralement utilisée pour souligner le concept verbal et est une ressource usuelle dans la prose et dans la poésie (cf. KG, I, 38, n. 3). Pourtant, dans les MM, la façon dont elle est employée est étonnante. 24 P. Trude, Der Begriff der Gerechtigkeit in der aristotelischen Rechts­und Staatsphilosophie, Berlin, 1955 ; U. Manthe, « Beiträge zur Entwicklung des antiken Gerechtigkeitsbegriffes I : Die Mathematisierung durch Pythagoras und Aristoteles », Zeitschrift der Savigny-Stiftung für Rechtsgeschichte, 1996, p. 1-31.

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1182b10) est suivie par la contraposition de la doctrine aristotélicienne du genre, selon laquelle ce qui est général n’a pas une existence séparée, mais est présent dans le particulier comme son ἔνυλον εἶδος (cf. τὸ κοινὸν ἐν ἅπασιν ὑπάρχον ἀγαθόν, b11-12). Une comparaison avec les chapitres traitant du même sujet, à la fois dans l’EN et l’EE, montre clairement la différence et la profondeur de la critique faite dans les MM. Dans ce dernier ouvrage (MM, I, 1, 1182b2-22), les principes de la méthode éthique renvoient aux présupposés métaphysiques. La critique principale est que les objets sensibles ne peuvent pas participer des Idées. Le passage présuppose l’argumentation développée dans Métaphysique, I, 9, 991a8-b9 (= XIII, 5, 1079b12-1080a8). L’auteur du traité ajoute aussi les raisons données dans les chapitres correspondants des autres éthiques (EN, I, 6 et EE, I, 8), pour conclure que l’objet de la politique n’est pas le bien en général, mais le bien pour nous. Le contenu du traité Il y a, en outre, quelques indices dans le contenu du texte qui suggèrent qu’il ne provient pas d’Aristote, c’est-à-dire d’un original aristotélicien réécrit avec l’intention de lui donner une forme nouvelle, mais sans changer la substance du contenu. Je ne peux pas ici faire une analyse détaillée de l’œuvre qui exigerait une étude particulière. Pourtant je vais considérer quelques aspects que je crois remarquables. Je vais commencer mon analyse par un passage qui est un des bastions des défenseurs de l’authenticité de l’écrit. À I, 34, 1198a13-14, l’auteur attribue une théorie de la vertu à οἱ νῦν, d’après laquelle la vertu consiste à Τὸ […] κατὰ τὸν ὀρθὸν λόγον πράττειν τὰ καλά

F. Dirlmeier25 a vu dans cette théorie une référence certaine à l’Académie Ancienne et, en particulier, à Speusippe et Xénocrate. On ne connaît pas beaucoup la pensée des deux philosophes. Pour ce qui concerne les sujets éthiques, on sait que Xénocrate se serait occupé du problème de la vertu. De toute façon, il n’est guère possible de considérer la définition exposée dans les MM comme une conception académicienne, puisque l’accent est mis dans l’action, l’actualité de l’état qui est la vertu. C´était une doctrine commune aux académiciens, qu’Aristote aussi partageait, de penser que la vertu est un état de l’âme et pas une 25  Cf. Aristoteles, Magna Moralia, p. 351 sq. n. 47, 16. P. Donini, L’etica, p. 193 n. 11, a remarqué avec raison que les citations de l’EN et de les MM regardent des sujets différents.

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simple action. Cette intériorisation de la vertu est, peut-être, la contribution la plus notable de Platon et de son école à la philosophie pratique. La critique que l’auteur des MM dirige contre les défenseurs de la doctrine qu’il est en train de considérer montre qu’ils n’ont pas cette conception intérieure de la vertu (cf. 1198a14-21). La critique donc ne peut pas se diriger contre Xénocrate, mais contre une théorie avec une doctrine de la vertu basée sur l’action et non sur la disposition. Par contre, les Définitions, écrites probablement dans l’Ancienne Académie, définissent la vertu d’une façon très diverse qui montre l’impossibilité d’attribuer cette théorie une origine académicienne : Ἀρετὴ διάθεσις ἡ βελτίστη· ἕξις θνητοῦ ζῴου καθ’ αὑτὴν ἐπαινετή· ἕξις καθ’ ἣν τὸ ἔχον ἀγαθὸν λέγεται· κοινωνία νόμων δικαία· διάθεσις, καθ’ ἣν τὸ ἔχον διακείμενον τελείως σπουδαῖον λέγεται· ἕξις ποιητικὴ εὐνομίας (411d1-4)26.

Des six caractérisations qu’on offre de la vertu, cinq la définissent explicitement comme un état ou disposition et aucune n’est référée à l’action en soi. Seule la dernière parle de sa capacité de produire (ποιητική) l’obéissance à la loi, mais on parle toujours d’un état. En d’autres termes, l’accent est clairement mis sur l’intériorité et non sur l’extériorité, c’est-à-dire la qualité de l’action. On peut observer la différence et le changement d’accent dans la Grande Morale d’une façon encore plus claire quand on fait la comparaison avec le passage parallèle de l’EN (VI, 13, 1144b17-1145a2). Dans ce passage, Aristote, après avoir distingué deux sortes de vertus, une naturelle (φυσική), qui reçoit ce nom parce qu’elle se trouve aussi chez les enfants et les animaux, et une autre qui s’appelle κυρία, c’est-à-dire la vertu au sens plein qui exige l’acte volontaire et la présence de l’intelligence pratique (φρόνησις, 1144b1-17), introduit une considération des différentes théories, en commençant par l’identification socratique entre vertu et intelligence ou connaissance pratique (φρονήσει, 1144b17). Jusqu’ici le texte parcourt une voie strictement parallèle au texte des MM, avec quelques glissements de contenu que je vais analyser après. σημεῖον δέ· καὶ γὰρ νῦν πάντες, ὅταν ὁρίζωνται τὴν ἀρετήν, προστιθέασι τὴν ἕξιν εἰπόντες καὶ πρὸς ἅ ἐστι, τὴν κατὰ τὸν ὀρθὸν λόγον· ὀρθὸς δ’ ὁ κατὰ τὴν φρόνησιν. ἐοίκασι δὴ μαντεύεσθαί πως ἅπαντες ὅτι ἡ τοιαύτη ἕξις ἀρετή ἐστιν, ἡ κατὰ τὴν φρόνησιν. δεῖ δὲ μικρὸν 26  « La vertu est : (a) la disposition la meilleure, (b) un état de l’être vivant mortel louable en soi, (c) un état selon lequel le possesseur est dit bon (d) une participation juste aux lois, (e) une disposition selon laquelle le possesseur étant parfaitement disposé est dit excellent et (f) un état producteur de l’obéissance aux lois. »

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μεταβῆναι. ἔστι γὰρ οὐ μόνον ἡ κατὰ τὸν ὀρθὸν λόγον, ἀλλ’ ἡ μετὰ τοῦ ὀρθοῦ λόγου ἕξις ἀρετή ἐστιν· ὀρθὸς δὲ λόγος περὶ τῶν τοιούτων ἡ φρόνησίς ἐστιν. Σωκράτης μὲν οὖν λόγους τὰς ἀρετὰς ᾤετο εἶναι (ἐπιστήμας γὰρ εἶναι πάσας), ἡμεῖς δὲ μετὰ λόγου (1144b21-30)27.

Un coup d’œil sur le passage parallèle de la Grande Morale va servir à rendre évidentes les profondes différences entre les deux textes, qui ne peuvent pas être réduites à des simples changements de position, puisque, comme on l’a déjà vu plus haut, elles impliquent une variation substantielle en ce qui concerne le fondement académicien, dont tous les défenseurs de l’authenticité de ce traité conviennent qu’il devrait être plus proche que l’EN, supposée postérieure. διὸ οὐκ ὀρθῶς Σωκράτης ἔλεγε, φάσκων εἶναι τὴν ἀρετὴν λόγον· οὐδὲν γὰρ ὄφελος εἶναι πράττειν τὰ ἀνδρεῖα καὶ τὰ δίκαια, μὴ εἰδότα καὶ προαιρούμενον τῷ λόγῳ. διὸ τὴν ἀρετὴν ἔφη λόγον εἶναι, οὐκ ὀρθῶς, ἀλλ᾽ οἱ νῦν βέλτιον· τὸ γὰρ κατὰ τὸν ὀρθὸν λόγον πράττειν τὰ καλὰ, τοῦτό φασιν εἶναι ἀρετὴν· ὀρθῶς μὲν οὐδ᾽οὕτως. πράξαι μὲν γὰρ ἄν τις τὰ δίκαια προαιρέσει μὲν οὐδεμίᾳ, οὐδὲ γνώσει τῶν καλῶν, ἀλλ᾿ ὁρμῇ τινὶ ἀλόγῳ, ὀρθῶς δὲ ταῦτα καὶ κατὰ τὸν ὀρθὸν λόγον. λέγω δὲ ὡς ἂν ὁ λόγος ὁ ὀρθὸς κελεύσειεν, οὕτως ἔπραξεν. ἀλλ᾿ ὅμως ἡ τοιαύτη πρᾶξις οὐκ ἔχει τὸ ἐπαινετόν. ἀλλὰ βέλτιον, ὡς ἡμεῖς ἀφορίζομεν τὸ μετὰ λόγου εἶναι τὴν ὁρμὴν πρὸς τὸ καλὸν· τὸ γὰρ τοιοῦτον καὶ ἀρετὴ καὶ ἐπαινετόν (MM I 34, 1198a10-21)28. 27 «  Voici une indication [que Socrate avait raison] : maintenant, quand ils définissent la vertu, tous ajoutent l’état et disent aussi à quoi il se rapporte, c’est-à-dire l’état d’accord avec le raisonnement correct. Correct est le raisonnement conforme à l’intelligence pratique. En effet, tous semblent deviner dans une certaine mesure que la vertu est l’état de telles caractéristiques, l’état d’accord avec l’intelligence pratique, mais il faut rectifier un peu, car non seulement l’état conforme au raisonnement correct est la vertu, mais aussi l’état accompagné du raisonnement correct, puisque l’intelligence pratique est un raisonnement correct en ce qui concerne ces affaires. Socrate croyait effectivement que les vertus étaient des raisonnements (car il soutenait que toutes étaient des connaissances), mais nous croyons qu’elles sont accompagnées de raison. » La traduction ne peut pas rendre avec exactitude les différents signifiés du terme λόγος qui, en plus de raisonnement, raison, etc. devraient inclure les principes normatifs qui gouvernent la vie d’une communauté déterminée. 28  « Socrate avait donc tort quand il disait que la vertu est raison, car il ne sert à rien d’agir de façon courageuse ou juste sans le savoir et sans l’avoir choisi avec la raison. C’est pourquoi il pensait que la vertu est raison, à tort, mais les philosophes de nos jours la définissent mieux, puisqu’ils disent que la vertu consiste à agir bien en accord avec la droite raison. Toutefois, et même ainsi leur définition n’est pas juste, car quelqu’un pourrait accomplir des actes justes sans aucune intention ni connaissance du beau, mais par une sorte d’élan irrationnel. Ces actions sont aussi également correctes selon la raison droite. Je veux dire que cette personne aurait agi comme la raison correcte l’aurait ordonné. Cependant, une telle action n’a pas ce qui est louable. Sans doute c’est mieux

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La comparaison entre les deux textes ne peut laisser aucun doute sur leur parallélisme. Il y a un clair rapport d’intertextualité et il ne semble pas logique de penser que le texte de l’EN soit le texte dérivé de l’autre. Le ductus du passage de l’EN montre qu’il s’agit d’un domaine que l’auteur connaît bien. Le passage n’est pas un simple redoublement du texte des MM, mais offre une perspective complètement différente. Par contre, dans la Grande Morale, il semblerait qu’il s’agit d’une personne en train de résumer un discours qu’elle ne comprend pas entièrement ou d’exposer une théorie qui s’est modifiée avec le passage du temps et qui correspond à une situation intellectuelle bien différente. Voyons d’abord les différences que l’on peut constater entre les deux textes. (1) Dans le passage de la Grande Morale il n’est fait aucune mention, même au passage, de la doctrine académicienne de la vertu comme ἕξις. Par contre, dans le texte de l’EN, le fait que la vertu est un état ou une disposition de l’âme est une partie basique et fondamentale, le noyau de toute l’argumentation. (2) Tandis que dans la doctrine aristotélicienne la vertu éthique est un état de l’âme irrationnelle illuminé par l’intelligence pratique, dans les MM il s’agit d’un élan (ὁρμή), une différence substantielle avec la doctrine aristotélicienne29.

Il est évident que l’auteur de la Grande Morale a changé l’optique du texte aristotélicien. Aristote ne parle pas d’impulsions rationnelles ou irrationnelles, mais d’un état, d’une disposition, qui se produit naturellement et qui a besoin de l’intervention de l’intelligence pratique pour devenir vertueuse (EN, VI, 13, 1144b1-17). Cette analyse psychologique implique l’état ordonné de l’âme et cherche à différencier les actions en partant de l’état ordonné de l’âme du sujet : elle est complètement inconnue de l’auteur des MM. Cela ne l’empêche pas de répéter de façon mécanique que la vertu est une ἕξις (cf. I, 4, 1184b32, 33 ; 8, 1186a28, 31 ; 21, 1191b18 ; 22, b28 ; 34, 1197a14 ; II, 3, 1199a7), mais les occurrences du mot sont peu nombreuses et surcomme nous la définissons : qu’elle est un élan vers le beau accompagné de la raison, car cela est une vertu et aussi une chose louable ». 29  P. Donini, L’etica, 181  sq., a analysé la différence entre la notion de ὁρμή dans les MM et celle de ἕξις dans l’EN. Contrairement à ce que soutient Donini, Aristote évalue aussi positivement les φυσικαὶ ἀρεταί (1144b3). Cet état, qui est naturellement présent dans les individus, a besoin de l’aide de la phronesis. Autrement, il peut devenir nuisible (cf. b9), parce que on ne pourra pas arriver à discerner comment, quand et où on doit agir, ce que démontre l’exemple du corps sans vue (b9-12). Par ailleurs, l’argumentation de Donini est solide dans ses lignes générales et appuie les thèses qu’on expose ici.

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gissent toujours dans un contexte formulaire qui montre que ce sujet central pour l’éthique aristotélicienne n’est justement pas un point dominé par l’auteur de l’œuvre30. Le parallélisme existant avec l’EN dans le traitement de la matière a incité quelques savants à supposer qu’il s’agissait d’un résumé de l’EN. Cependant, bien que le 35e chapitre du premier livre des MM présente, par exemple, une forte correspondance avec le livre VI de l’EN (par ex., 1196b4-34 avec les chapitres 1-2 d’EN ; 1196b341197a3 avec le chapitre 3 ; 1197a3-13 avec le chapitre 4 ; 1197a13-20 avec le 5 ; 1197a20-23 avec le 6 ; 1197a32-b11 avec le 7 ; 1197b21-27 et 1197b36-1198a1 avec le chapitre 13), on note aussi des différences très importantes. En 1197b11-17 on retrouve le même sujet qu’au chapitre 10, mais avec des variations considérables. Par contre, les passages de 1197a30-32 et 1197b27-36 n’ont pas une correspondance claire avec le livre VI de l’EN. Il nous manque une possible version indépendante de ce livre dans l’EE qui aurait, peut-être, éclairé le rapport entre les trois éthiques, bien que l’ordre, structuré d’une façon très parallèle à l’EN, rende pratiquement impossible l’hypothèse qu’il s’agirait de deux rédactions ou d’une version antérieure. L’on dirait plutôt un résumé qui n’a pas nécessairement été effectué directement, comme une version abrégée qui serait passée par diverses reformulations à l’école. Un passage du chapitre dédié à la justice montre comment travaillait l’auteur sur la base du texte aristotélicien (MM, I, 33, 1198b3-10). Le passage parallèle se trouve dans l’EN, V, 1, 1129b19-30. EN προστάττει δ᾿ ὁ νόμος καὶ τὰ τοῦ ἀνδρείου ἔργα ποειεῖν, οἷον μὴ λείπειν τὴν τάξιν μηδὲ φεύγειν μηδὲ ῥιπτειν τὰ ὅπλα καὶ τὰ τοῦ σώφρονος οἷον μὴ μοιχεύειν μηδ᾿ ὑβρίζειν, καὶ τὰ τοῦ πράου, οἷον μὴ τύπτειν μηδὲ κακηγορεῖν, ὁμοίως δὲ καὶ κατὰ τὰς ἄλλας ἀρετὰς καὶ μοχθηρίας τὰ μὲν κελεύων τὰ δ᾿ ἀπαγορεύων, ὀρθῶς δ᾽ ὁ κείμενος ὀρθῶς, χεῖρον δ᾿ ὁ ἀπεσχεδιασμένος. αὕτη μὲν οὖν ἡ διακαιοσύνη ἀρετὴ μέν ἐστι τελεία, ἀλλ᾿ οὐχ ἁπλῶς ἀλλὰ πρὸς ἔτερον. καὶ διὰ τοῦτο πολλάκις κρατίστη τῶν ἀρετῶν εἶναι δοκεῖ ἡ δικαιοσύνη καὶ οὔθ᾿ ἕσπερος οὔθ᾿ ἑῷος οὕτω θαυμαστός· καὶ παροιμιαζόμενοί φαμεν « ἐν δὲ δικαιοσύνῃ συλλήβδην πᾶσ’ ἀρετὴ ἔνι ». 30 

Cf. P. Donini, L’etica, p. 219.

MM δίκαια γάρ φασιν εἶναι ἃ ὁ νόμος προστάττει. ὁ δὲ νόμος κελεύει τἀνδρεῖα πράττειν καὶ τὰ σώφρονα καὶ ἁπλῶς ἅπαντα ὅσα κατὰ τὰς ἀρετὰς λέγεται. διὸ καί, φασίν, δοκεῖ ἡ δικαιοσύνη τελεία τις ἀρετὴ εἶναι· εἰ γὰρ δίκαια μέν ἐστιν ἃ ὁ νόμος κελεύει ποιεῖν, ὁ δὲ νόμος τὰ κατὰ πάσας ἀρετὰς ὄντα προστάττει, ὁ ἄρα τοῖς κατὰ νόμον ἐμμένων δικαίοις τελείως σπουδαῖος ἔσται, ὥστε ὁ δίκαιος καὶ ἡ δικαιοσύνη τελεία τις ἀρετὴ ἐστιν.

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Les phrases en caractères gras dans le texte de l’EN signalent les coïncidences presque littérales avec la Grande Morale. Dans cette dernière ont été marqués de la même façon ces deux φασί très suggestifs, qui semblent une référence claire au texte de l’EN. L’auteur des MM n’a pas copié de façon servile, mais il a réinterprété la doctrine aristotélicienne. Dans le passage suivant, il nie que la justice universelle ou complète, dont on parle ici, soit une vertu en rapport avec autrui. Non seulement Aristote l’affirme, mais il soutient explicitement que sa perfection réside justement dans cette caractéristique (1129b31-1130a1). Contrairement à ce qui se passe dans les autres éthiques, l’accent est clairement mis sur le rapport de l’âme et ses parties avec les différentes vertus. Pourtant apparaît un des piliers fondamentaux de la conception aristotélicienne, que le philosophe partage avec Platon : l’éthique doit être employée à la promotion de l’autorité de la partie supérieure de l’âme sur les inférieures. L’attribution des vertus éthiques à la partie irrationnelle de l’âme (cf. MM, I, 5, 1185b3-9) se trouve dans le cadre de la conception aristotélicienne. Il est cependant frappant de voir l’accent mis sur la récompense sociale de la vertu, qu’elle soit ou non louable. Toutefois, l’on n’entend pas par cela l’opinion qualifiée, mais simplement ce qu’on accepte socialement. C’est ainsi qu’on considère seulement les vertus qui sont en rapport avec la partie irrationnelle de l’âme, et pas celles qui, dans le système aristotélicien, seraient les dianoétiques (I, 5, 1185b9-11)31. Un des arguments les plus importants qu’offrent les défenseurs de l’authenticité est la mention répétée de personnages connus32 . Il n’est pas nécessaire de souligner que cet argument est valide si l’on octroie aux écrits de l’Antiquité un caractère biographique qu’ils ont très rarement. Dans des écrits qui ont les caractéristiques des MM, il n’est pas rare qu’on utilise des exemples déjà codifiés33. La mention du Darius montre une claire occurrence d’un exemple codifié (II, 12, 1212a431  P. Trude, Der Begriff der Gerechtigkeit, p. 38, remarque ce fait qui, en réalité, est un obstacle insurmontable pour son interprétation, puisque de cette façon Aristote non seulement se détacherait du platonisme, mais aussi d’un point substantiel de sa position postérieure. 32  Cf. H. von Arnim, « Die drei aristotelischen Ethiken » ; Id., « Die Echtheit der Großen Ethik », Rheinisches Museum, 76 (1927), p. 113-137 ; Id., « Neleus von Skepsis », Hermes, 63 (1928), p. 103-107 ; Id., « Nochmals die aristotelischen Ethiken gegen W. Jaeger. Zur Abwehr », Wien, 1929 (Sitzungsberichte der Akademie der Wissenschaften in Wien, 209-2), et, en particulier, F. Dirlmeier (ed.), Aristoteles, Magna Moralia, passim. 33  Cela arrive également aujourd’hui, comme le montre bien le fameux cas de Socrate dans les exemples de syllogisme.

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16)34. La mention de Mentor (I, 34, 1197b22) ne permet pas non plus de conclure quoi que ce soit de concret sur la date de composition. S’il s’agit vraiment du gendre d’Hermias qui a capturé et mis à mort le tyran d’Atarnée, les imparfaits du passage impliquent sans doute que le personnage était déjà mort, c’est-à-dire qu’ils indiquent comme terminus post quem 340-339 a. C. La carrière agitée de Mentor, ses changements de camp et le rapport d’Aristote avec Hermias peuvent très bien avoir fait du personnage un exemple typique dans le Lycée. On peut donc déduire très peu de cette mention. La seule citation d’une œuvre du corpus (II, 6, 1201b25, les Analytiques) est aussi un appui trop faible pour la thèse de l’authenticité du traité, parce que, comme doit le concéder F. Dirlmeier35, même les érudits byzantins citaient habituellement de façon semblable (ὡς ἐν τοῖς Ἀναλυτικοῖς λέγομεν, διωρισάμεθα, Héliodore, 117, 24, 28 H). De toute façon, il s’agit d’une citation trop peu précise pour en tirer une conclusion. Le chapitre 8 du premier livre présuppose déjà autant la leçon de Bono de Platon et une idée définie des critiques à la doctrine platonicienne qu’une formulation achevée de la doctrine aristotélicienne. Le passage est rédigé comme si Platon était déjà mort36. Il est donc impossible de supposer avec U. Manthe37 qu’Aristote aurait rédigé le traité en 355, sept ans avant la mort de Platon. À l’extrémité opposée se trouve A. Lesky38, qui affirme qu’il s’agit d’un manuel de l’école péripatéticienne écrit à la fin de l’hellénisme. La recherche du xi x e siècle avait 34  La mention de Darius est aussi un clair exemple de l’influence néfaste de l’interprétation biographique des textes. Depuis le travail de L. Spengel, « Über die unter dem Namen des Aristoteles erhaltenen ethischen Schriften », Abhandlungen der Bayerischen Akademie der Wissenschaften zu München, 3-2, 3-3 (1841-1843), p. 514, on l’a identifié avec Darius III (ca. 336-330 a. C.). Comme F. Dirlmeier (ed.), Aristoteles, Magna Moralia, p. 463 sq. n. 85, 10, l’a correctement remarqué, personne n’a pris en considération que l’interprétation la plus naturelle serait de rapporter la mention à Darius I. 35 Aristoteles, Magna Moralia, p. 379 n. 58, 2. 36  Μετὰ ταῦτα δὲ Πλάτων δ ι ε ί λ ε τ ο τὴν ψυχὴν εἴς τε τὸ λόγον ἔχον καὶ εἰς τὸ ἄλογον ὀρθῶς, καὶ ἀπέδωκεν ἑκάστῳ τὰς ἀρετὰς προσηκοῦσας, μέχρι μὲν οὖν τούτου καλῶς· μετὰ μέντοι τοῦτο οὐκέτι ὀρθῶς. Τὴν γὰρ ἀρετὴν κ α τ έ μ ι ξ ε ν καὶ σ υ ν έ ζ ε υ ξ ε ν εἰς τὴν πραγματείαν τὴν ὑπὲρ τἀγαθοῦ, οὐ δὴ ὀρθῶς· οὐ γὰρ οἰκεῖον· ὑπὲρ γὰρ τῶν ὄντων καὶ ἀληθείας λ έ γ ον τ α οὐκ ἔ δ ε ι ὑπὲρ ἀρετῆς φράζειν οὐδὲν γὰρ τούτῳ κἀκείνων κοινόν (MM, I, 1, 1182a23-30). Les aoristes réfèrent clairement non seulement à un fait passé, mais aussi à une doctrine déjà achevée. Le participe λέγοντα et l’imparfait ἔδει me semblent une claire allusion à la leçon sur le Bien, dont on conserve des témoins (cf. TP, 7-9). 37  « Beiträge zur Entwicklung des antiken Gerechtigkeitsbegriffes », p. 7. 38  Geschichte der griechischen Literatur, Wien, 19713, p. 633 sq.

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aussi l’habitude de situer les MM à l’époque hellénistique. L. Spengel39, G. Ramsauer40 et A. Trendelenburg41 ont soutenu que le traité avait été écrit à une époque où le stoïcisme s’était déjà imposé. J. Burnet42 s’est opposé formellement à l’idée et a exclu complètement la présence de vestiges stoïciens dans l’ouvrage. Pourtant, une affirmation écrasante ne suffit pas à résoudre une question. Une hypothèse doit être réfutée avec des données et ni Burnet ni aucun des défenseurs de l’authenticité de l’ouvrage ne les ont apportées, y compris F. Dirlmeier43 qui se limite à citer l’affirmation de Burnet. Je ne peux pas traiter ici en détail le problème des traces possibles de doctrine stoïcienne dans l’écrit. Cependant, je vais me limiter à signaler qu’une des différences les plus importantes par rapport à la doctrine aristotélicienne se trouve dans la définition de la vertu, comme on l’a remarqué avant. La notion d’élan (ὁρμή) joue un rôle central dans la philosophie stoïcienne, tandis que chez Aristote elle n’a aucun rôle dans sa doctrine de la vertu. Il est indubitable que dans les MM, ce concept tient une position centrale, soit dans la théorie de l’acte volontaire, soit dans ce qu’Aristote appelle la vertu naturelle. Cela ne signifie pas que l’auteur a copié un concept stoïcien, mais que la notion d’élan a pu acquérir cette centralité après seulement que la doctrine stoïcienne lui ait donnée une telle importance44. Une trace de stoïcisme semble aussi l’accent qu’on a mis sur les vertus éthiques (cf. p. ex. dans le cas de Chrysippe SVF, III, 207). En bref, on est devant un écrit originaire de l’école péripatéticienne, mais d’une époque très postérieure à Aristote. Dans cette sorte de manuel ad scholarum usum, nous pouvons trouver des éléments authentiques et intéressants qui peuvent venir soit de Théophraste, soit du fondateur du Lycée et d’autres qui sont le produit de l’évolution de la courante philosophique, dont on peut voir des vestiges des doctrines en vogue.

39  « Aristotelische Studien I », Abhandlungen der Bayerischen Akademie der Wissenschaften zu München, 10-1 (1864), p. 185. 40  Zur Charakteristik der aristotelischen Magna Moralia, Progr. Oldenburg, 1858, p. 60. 41 « Einige Belege für die nacharistotelische Abfassungszeit der Magna Moralia », Historische Beiträge zur Philosophie, 3 (1867), p. 434. 42  The Ethics of Aristotle, London, 1900, p. x i . 43 Aristoteles, Magna Moralia, p. 125. 44  Je ne partage pas les observations de P. Donini, L’etica, p. 224 sq.

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Une analyse comparative des doctrines sur la justice dans les MM permet de constater la correction des hypothèses précédentes sur son authenticité et de mettre en lumière un moment important de l’évolution de la pensée péripatéticienne. En particulier : — Elle rend possible de délimiter des éléments étrangers à la pensée aristotélicien que les défenseurs de l’authenticité ont incorrectement attribués au Stagirite. — Elle aide aussi à constater la façon dont certains concepts centraux de la doctrine aristotélicienne de la justice ont été reçus.

Le livre de P. Trude45 considère les MM comme un stade moyen dans l’évolution de la pensée aristotélicienne en ce qui concerne la notion de justice. A ce stade, Aristote n’aurait pas encore abandonné complètement la théorie platonicienne de la tripartition de l’âme. Il se trouverait à mi-chemin de sa nouvelle conception bipartite, mais avec une division de la partie rationnelle en cognitive ou réflexive et décisionnelle. La partie irrationnelle est divisée en deux : une partie qui est principe de croissance, sans vertu spécifique, et la partie irrationnelle proprement dite46. Selon Trude l’union étroite des vertus avait aussi disparu47. Une nouvelle conception de la φρόνησις apparaît, qui devient l’intelligence pratique. La conception idéaliste de la justice disparaît, bien qu’elle continue à être une vertu basique. Toutefois, dans cette œuvre, elle a un signifié complètement différent, le même, en substance, que l’on trouvera dans l’EN, c’est-à-dire la division entre justice légale et justice comme égalité dans la distribution. P. Trude distingue trois idées centrales de la première notion de justice dans les MM : (a) La justice ne serait plus, donc, un état équilibré de l’âme, mais la simple observance de la loi. (b) Étant donné que le nomos a comme contenu toutes les vertus, la justice devient la vertu parfaite. (c) La justice n’est

45 

Der Begriff der Gerechtigkeit, p. 37-45. quel point cette hypothèse est peu vraisemblable est démontré par le fait qu’Aristote même semble osciller dans cette conception dans l’EN (cf., p. ex., I, 7, 1098a3-5 et 13, 1102a14-1103a10). Il serait plus logique d’accepter que pour Aristote il n’était pas très important de déterminer si la partie correspondante aux vertus éthiques était strictement rationnelle ou non au sens moderne. La question la plus importante pour lui était que cette partie était capable d’écouter et obéir au discours de l’intelligence pratique. 47  Cette interprétation est à peine vérifiable dans les écrits d’Aristote. 46 Jusqu’à

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plus une vertu sociale et relationnelle, mais une vertu personnelle de l’individu en rapport avec soi-même48. Les particularités que Trude attribue au concept de loi présent dans les MM ne reflètent pas le contenu du texte. La prétendue opposition à la conception platonicienne n’existe pas, même dans son interprétation. Dans l’EN il n’existe pas de contradiction entre l’observance de la loi et l’ordre que cette disposition cause dans l’âme de l’individu. Cela est aussi une position platonicienne que l’on retrouve partout dans ses dialogues du Gorgias aux Lois. La spécificité d’Aristote se réduit, au plus, à l’identification de la norme avec la justice tout court, mais c’est aussi une position commune socratico-platonicienne. La seconde acception de justice dérive, selon P. Trude, de la conception traditionnelle grecque (p. 43, 45). La contribution d’Aristote serait l’introduction de la notion de terme moyen (p. 44). Le Stagirite n’assimilerait pas ce concept simplement à la valeur des personnes, sinon qu’il prendrait aussi des points de vue objectifs, dans les impôts, les salaires, le travail réalisé, etc. Pour P. Trude, Aristote méconnait encore le concept de justice fondé sur l’égalité des personnes49. P. Trude trouve cinq caractéristiques de cette acception de justice chez Aristote. (1) Elle est une vertu qui règle la cupidité des hommes et se trouve à la base de tous les rapports humains. (2) Elle implique nécessairement un rapport avec les autres. (3) Elle est définie par le juste milieu qui s’exprime dans l’égalité proportionnelle déterminée avec objectivité et pas par l’égalité des personnes. (4) La réciprocité qui s’applique au niveau pénal doit être régie par cette proportionnalité. (5) Aristote ne présente pas une différentiation en classes de cette forme de justice50. Trude se trompe quand il prétend que les MM présentent une désagrégation de l’unité de la vertu contrairement au courant socraticoplatonicien. D’ailleurs il n’a pas remarqué les déterminations les plus essentielles du concept de justice que le traité expose. L’analyse que je vais faire ne veut pas insister sur l’inauthenticité de l’œuvre que je crois avoir suffisamment démontrée avant, mais elle veut relever les particularités des MM en rapport avec la notion aristotélicienne de justice. La représentation de la justice, soit comme vertu subjective (δικαιοσύνη), soit comme expression d’un rapport objectif dans la sphère sociale (τὸ δίκαιον), est bien différente dans les MM de ce que 48 

Ibid., p. 42 sq. « Ein Beispiel dafür, daß es einmal auf die Person als solche ankommt, fehlt dagegen, wie Aristoteles damit auch eine dementsprechende, die Personen als solche gleichsetzende Gerechtigkeit hier noch nicht kennt » (ibid., p. 44). 50  Ibid., p. 45. 49 

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l’on trouve dans les œuvres authentiques d’Aristote. On a modifié la division aristotélicienne entre justice universelle, assimilée à la légalité, et justice partielle, identifiée avec l’égalité. Cette modification n’est pas le produit d’une simple modification ni d’une simple apparence liée à un changement de perspective. Le livre dédié à la justice dans les éthiques aristotéliciennes commence par un chapitre très soigné destiné à établir les différentes sortes de justice et à délimiter au niveau terminologique le signifié et le champ d’application de chaque classe. La justice universelle coïncide avec la vertu totale, telle qu’elle est définie par le nomos. Elle est l’état de l’âme qui permet la réalisation des actions vertueuses en rapport avec l’autre, mais pas avec un autre quelconque, sinon avec les autres membres de la communauté politique (cf. EN, V, 1, 1129b251130a13). La justice partielle est l’état de l’âme référé à la possession d’honneurs, biens matériaux, la préservation physique personnelle et l’acceptation de l’égalité comme critère de distribution (1129a23-b11 ; 2, 1130a14-1130b5). Comme vertu, cette sorte de justice fait partie de la justice universelle. La caractéristique commune des deux formes de justice consiste à leur rapport avec autrui dans la vie politique (ἄμφω γὰρ ἐν τῷ πρὸς ἕτερον ἔχουσι τὴν δύναμιν, 1130b1-2). Comme je viens de le souligner, Aristote fait cette distinction d’une façon si soignée qu’il est impossible de penser que l’on peut la négliger. On pourrait, peut-être, ne pas réussir à percevoir certaines nuances, mais le fait que la justice dans ses deux versions – comme vertu parfaite ou complète et comme une vertu partiale intégrée à la vertu totale – se caractérise par être une vertu relationnelle, fondamentale pour la constitution de la communauté, ne peut pas être ignoré51. L’analyse des MM se distancie de cette conception. D’abord, leur point de départ est différent, puisque ils ne recherchent pas la justice comme vertu subjective ni la définissent comme un état de l’âme, comme cela a déjà été remarqué par Trude. Dans un passage complexe qui a fait l’objet d’exégèses différentes et conjectures diverses (MM, I, 34, 1193b32-36)52 n’affectant pas substantiellement l’interprétation, le traité soutient que « la justice se trouve dans le juste, dans l’égal et dans le milieu » (ἡ δικαιοσύνη ἐν δικαίῳ καὶ ἐν ἴσῳ, καὶ ἐν μεσότητι, b33). Une comparaison avec les passages parallèles de l’EN (V, 3, 1131a10-24) et de 51  H. Von Arnim, Das Ethische in Aristoteles’ Topik, Wien, Leipzig 1927, p. 14 sq., observa cette différence essentielle entre la conception d’Aristote et celle de l’auteur des MM, bien que il la référa à un changement dans l’interprétation d’Aristote. Une position semblable a défendu J. M. Cooper, « The Magna Moralia », p. 343 sq. 52  Pour une exposition critique des différentes interprétations, cf. F. Dirlmeier (ed.), Aristoteles, Magna Moralia, p. 316 n. 35, 8.

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la Politique (III, 9, 1280a7-22) met en évidence la différence entre les deux conceptions. Tandis qu’Aristote parle de τὸ δίκαιον, comme réalité relationnelle objective, dans les MM on a la vertu de justice qui n’est pas un état de l’âme, mais une relation, comme l’a bien remarqué F. Dirlmeier53. Il pourrait difficilement être soutenu que ce passage représente un stade antérieur du développement de la pensée du philosophe, puisque la notion de vertu comme un état ou disposition de l’âme est d’origine académicienne, et supposer qu’ici on se trouve avec une version antérieure des éthiques d’Aristote implique aussi de croire que le texte des MM représente un moment d’un refus absolu de la théorie platonicienne pour retourner après au sein des idées partagées. Cette explication confronte à de grandes difficultés par le fait que dans d’autres passages, le texte semble être plus proche de la pensée de Platon que de celle d’Aristote. Dans un passage très discuté (I, 34, 1194a25-28) et très difficile à interpréter, l’auteur soutient : Ἐπεὶ οὖν τὸ δίκαιόν ἐστιν ἐν τούτοις καὶ τοῖς εἰρημένοις ἔμπροσθεν, ἡ περὶ ταῦτα δικαιοσύνη ἂν εἴη τῇ ἕξει ὁρμὴν ἔχουσα μετὰ προαιρέσεως περὶ ταῦτα καὶ ἐν τούτοις.

L’expression τῇ ἔξει ὁρμὴν ἔχουσα est, comme ont déjà signalé F. Dirlmeier54 et P. Donini55, non seulement rare, mais aussi pratiquement incompréhensible56. L’auteur semble avoir voulu unir sa propre conception d’élan (ὁρμή) avec la notion aristotélico-académicienne d’ἕξις. Dans un passage parallèle, Aristote définit la justice comme la vertu selon laquelle l’homme juste est capable d’agir en choisissant le juste et de l’attribuer à soi-même et aux autres à part égale (EN, V, 5, 1134a1-6). Les MM n’affirment pas cela, contrairement à ce que semble supposer F. Dirlmeier. En réalité, ce qui caractérise la justice est cet élan accompagné de la décision rationnelle, d’accord avec la notion de vertu qu’a l’auteur de l’écrit57. De toute façon, dans ce passage, il devient clair également que la justice ne semble pas être considérée comme une ἕξις, en dépit de sa difficulté et des différentes interprétations qu’on peut fournir. 53 

Ibid., p. 316 sq. n. 35, 8. Ibid., p. 320 n. 36, 12. 55  P. Donini, L’etica, p. 109 sq. n. 39. 56  P. Donini, ibid., exprime ses doutes autour de l’état actuel du passage. 57  Ces faits ont été soulignés par P. Donini, ibid., et par F. Dirlmeier (ed.), Aristoteles, Magna Moralia. 54 

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L’auteur des MM part d’une distinction au sein du juste et fait une différence entre un juste légal, comme faisait le texte aristotélicien, et une autre catégorie du juste en rapport avec l’égalité. La vertu de la justice est définie comme l’obéissance aux normes établies par la loi et dans les quelles sont inclues toutes les vertus. Cette justice universelle ou vertu complète est une vertu à l’égard de soi-même (καθ᾿ ἑαυτόν, I, 1193b13), une chose explicitement niée par Aristote. Le passage parallèle de l’Éthique met clairement l’accent sur le fait que la justice universelle est la vertu complète en tant qu’elle est l’état qui permet l’utilisation de la vertu à l’égard des autres : Elle est accomplie parce que celui qui la possède peut appliquer sa vertu relativement aux autres, et non pas seulement à lui-même. Bien des gens peuvent être vertueux pour ce qui les regarde individuellement, mais ils sont incapables de vertu en ce qui concerne les autres (EN, V, 1, 1129b31-1130a1 ; cf. 2, 1130b18-20, trad. J. Barthélemy-Saint-Hilaire avec des petites modifications).

Cette caractéristique qui est un trait des deux formes de justice, dans les MM est attribuée seulement à la justice partielle. La justice légale est une simple vertu individuelle, toute la vertu, l’état de perfection de l’homme bon (σπουδαῖος)58. Ce qui, dans le texte aristotélicien, était la justice partielle et une expression de l’égalité (τὸ ἴσον), est devenu maintenant justice vers autrui, sans qu’on analyse le rapport qu’elle a avec l’autre sorte de justice. Cette forme de justice se caractérise maintenant par l’égalité, par la distribution juste de l’égal et, plus concrètement, de l’égal dans les rapports contractuels ou accords59. Au contraire de ce qui se passe dans l’EN, aucun rapport n’est établi entre les deux classes de justice, comme s’il s’agissait d’une simple homonymie, qui occulte deux concepts qui n’appartiennent pas à la même sousfamille60. La justice partielle a chez Aristote une dimension politique tant dans la justice distributive que dans la justice corrective61. Le texte exprime avec clarté que la justice partielle s’étend sur trois champs : 58  Cf. M. Salomon, « Der Begriff des Naturrechts in der Grossen Ethik », Archiv für Rechts­und Sozialphilosophie, 42 (1954-1955), p. 427. 59  Δῆλον ἄρα ὅτι ἐπειδὴ ἡ ἀδικία ἐν ἀνίσοις, ἡ δικαιοσύνη καὶ τὸ δίκαιον ἐν ἰσότητι συμβολαίων (MM, I, 33, 1193b23-24). 60  M. Salomon, « Der Begriff des Naturrechts », p. 128. 61  On a très souvent signalé que l’auteur des MM ne connaît pas la justice corrective et on a pensé que cela démontrait que l’ouvrage représentait un moment relativement précoce du développement d’Aristote. Au delà de ce point précis, je tiens à souligner que la justice distributive ou égalité géométrique a une importance politique fondamentale aussi dans la pensée platonicienne, non seulement dans la République, mais aussi dans les Lois. Une hypothèse qui maintient qu’Aristote a passé d’un refus radical à cette interpré-

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pouvoir politique (τιμήν), biens extérieurs (χρήματα) et biens corporels (σωτηρίαν) et les relie de façon indubitable à un état de l’âme (ἡδονὴν ἀπὸ τοῦ κέρδους), c’est-à-dire qu’elle est une vertu qui régule la partie irrationnelle de l’âme (1130b2-4). Dans les MM, la dimension politique de la justice comme rapport à autrui a disparu, car il s’agit simplement de l’établissement de l’égal dans les contrats, c’est à dire dans les accords existants entre deux parties. Plus encore, la seule référence à une justice ou injustice partielle ne vise pas la division établie par Aristote, mais l’auteur considère chacune des vertus et vices particuliers comme autant de types de justice et injustice partielle (MM, I, 33, 1196a17-25). Cette fois il distingue aussi entre une justice politique et une justice familière (cf. οἰκονομικόν ἀδίκημα) qui concerne, platonico more, le bon ordre des différentes parties de l’âme (a26-33). Les paragraphes 6-13 dans l’édition de Susemihl (1193b26-1194a32) permettent à l’auteur des MM de développer sa conception de la justice comme vertu relationnelle. Dans un premier mouvement, le texte détermine la justice comme une sorte de terme moyen entre l’excès et le défaut, le beaucoup et le peu, parce que, avec l’acte injuste, l’injuste obtient plus et celui qui souffre l’injustice, moins (μεσότης τις ὑπεροχῆς καὶ ἐλλέψεως καὶ πολλοῦ καὶ ὀλίγου. ὅ τε γὰρ ἄδικος τῷ ἀδικεῖν πλεῖον ἔχει, καὶ ὁ ἀδικούμενος δὲ τῷ ἀδικεῖσθαι ἔλαττον, 1193b2328). Avec cela, il reste déterminé que le juste est un terme moyen. Ensuite, l’auteur identifie l’égal comme un terme moyen entre avoir plus et avoir moins et identifie donc le juste avec l’égal (1193b26-32). Chez Aristote, le raisonnement avance dans un sens inverse. De la détermination de l’égal comme terme moyen entre l’excès et le défaut on conclut le caractère du juste comme terme moyen. En outre, les MM spécifient que le juste est l’égal par rapport à autrui et définissent l’homme juste comme celui qui veut obtenir l’égal. Dans les MM, le raisonnement continue par les mêmes filières que dans l’EN, bien que d’une façon beaucoup plus succincte, pour conclure aussi que la proportionnalité exprime une forme d’égalité (1193b32-1194a6). Il y a, cependant, quelques nuances qui distinguent l’approche des MM. Tandis que le passage aristotélicien se concentre exclusivement dans l’analyse de l’égalité proportionnelle ou géométrique – parce qu’il s’agit d’expliquer le concept de justice distributive –, apparaissent ici entrelacés des raisonnements qui appartiennent à la justice distributive et à la justice corrective. D’un autre côté on affirme que le juste est l’égal et on intation, telle qu’elle s’exprime dans cet écrit, à son acceptation inconditionnelle dans l’EN et la Politique, bien que pas impossible, est très improbable.

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tègre à cette définition l’égalité proportionnelle comme une forme du juste. D’un autre côté, on unit l’argument de la justice géométrique à deux thèmes qui ne sont pas présents dans l’EN de cette façon. La justice proportionnelle dont on parle ici est une justice qui est en rapport avec les échanges. Aristote va traiter ce sujet dans le cinquième chapitre, mais dans une perspective complètement différente. En fait, le texte de l’EN considère ce juste comme un genre spécifique : la justice commutative. Pourtant, pour l’auteur, la valeur du produit dépend de la valeur du producteur, pour l’auteur de la MM, la valeur du produit dépend du travail inverti (1194a18-25). Il y a un passage qui montre un sens complètement différent de celui qu’Aristote donne à l’égalité proportionnelle, parmi lequel chacun reçoit selon sa valeur personnelle : οἷον ἀνάλογόν ἐστιν τὸν τὰ πολλὰ κεκτημένον πολλὰ εἰσφέρειν, τὸν δὲ τὰ ὀλίγα κεκτημένον ὀλίγα· πάλιν ὁμοίως τὸν μὲν πολλὰ πεπονηκότα πολλὰ λαμβάνειν, τὸν δὲ ὀλίγα πεπονηκότα ὀλίγα λαμβάνειν. ὡς δὲ ἔχει ὁ πεπονηκὼς πρὸς τὸν μὴ πεπονηκότα, οὕτω τὰ πολλὰ πρὸς τὰ ὀλίγα. ὡς δὲ ὁ πεπονηκὼς πρὸς τὰ πολλά, πρὸς τὰ ὀλίγα. ὡς δὲ ὁ πεπονηκὼς πρὸς τὰ πολλά, οὕτως ὁ μὴ πεπονηκὼς πρὸς τὰ ὀλίγα (1193b39-1194a6)62 .

On se trouve ici devant une redéfinition des concepts, mais surtout devant un esprit complètement différent de celui qui habitait l’EN. Le défenseur de l’aristocratie ne semble pas parler ici, mais plutôt un champion de l’oligarchie ou de la démocratie, c’est-à-dire d’un système politique dans lequel la valeur des marchandises est déterminée par le travail et non par la position du producteur dans le tissu social. Il est évident qu’on est passé d’une conception aristocratique, basée sur un ordre social structuré selon ce qu’on considère être la vertu, à une notion où le travail et le capital accumulé sont les valeurs les plus importantes. Il faut aussi prendre en considération que la seule classe de justice qui introduisait l’égalité arithmétique dans l’EN, disparaît, la justice corrective. À sa place va apparaître la justice commutative qui assume les fonctions du droit pénal. L’auteur nie aussi le principe du talion 62 « Autre exemple de proportionnalité : celui qui possède beaucoup doit apporter beaucoup à la masse commune, et celui qui possède peu doit apporter peu. Réciproquement, il est également proportionnel que celui qui a beaucoup travaillé, reçoive beaucoup en salaire ; et que celui que a peu travaillé, reçoive peu de chose. Ce que le grand travail est au petit, beaucoup l’est à peu ; et celui qui a beaucoup travaillé est en rapport avec beaucoup, tout comme celui qui n’a pas travaillé est en rapport avec peu ; trad. Barthélémy avec des modifications. »

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défendu par les pythagoriciens, non pas comme le fait Aristote, mais en affirmant que l’ampleur du châtiment doit être supérieur au méfait commis parce que le malfaiteur non seulement a commis une injustice, mais aussi en a pris l’initiative (1194a36-b2). En bref, il considère cette classe de justice comme une justice pénale, semblable à la justice corrective, mais avec l’application du principe de l’égalité géométrique. Dans le traitement du juste politique (1194b8-29), l’auteur des MM suit de très près la perspective du chapitre six de l’EN (1134a24-b17). La justice politique a lieu seulement dans une communauté de gens égaux et semblables. Les citoyens prétendent être naturellement égaux. Cette égalité et cette similarité n’existent pas dans les autres genres de rapports comme ceux entre père et fils, ou maître et esclave. Ces relations reflètent la justice familière (τὸ οἰκονομικὸν δίκαιον). Dans la famille, ce qui est le plus semblable au juste politique est le rapport entre mari et épouse. Malgré la similitude superficielle avec le texte aristotélicien, il y a quelques différences substantielles. Tandis qu’Aristote fonde la justice politique dans la liberté et l’égalité devant la loi, l’écrit que nous sommes en train d’analyser parle d’une prétendue similarité naturelle dans la différence des caractères et des formes individuelles. Le texte n’établit pas la relation de similitude entre la justice politique et la justice dans la famille, qui apparaît comme une forme de justice au même niveau que la justice politique. En d’autres mots, la justice politique n’est plus la justice au sens strict dont les autres applications sont seulement des sens métaphoriques. Une des contributions les plus originales du livre dédié à la justice dans la EN est l’analyse de la structure de l’acte juste qui est faite dans le chapitre huit. La doctrine aristotélicienne ne peut pas être complètement comprise sans deux contributions d’importance faites par Platon. D’abord la typologie soignée des actions injustes dans le neuvième livre des Lois et, en second lieu, la conception de l’injustice comme un état de l’âme et de l’acte injuste comme son produit. Dans l’EN, Aristote commence son analyse par une distinction terminologique d’une importance majeure avec laquelle il termine son exposition sur la justice naturelle et la justice légale (V, 7, 1135a7-15). Le traitement que ce chapitre des MM fait de l’action juste ou injuste commence par une distinction qui reflète correctement l’analyse d’Aristote : l’action juste ou injuste est celle qu’on fait non seulement volontairement, mais qui est le produit d’un choix déterminé que l’on fait en connaissant les circonstances : ὅταν πράττῃ κατὰ προαίρεσιν καὶ ἑκουσίως […] καὶ ὅταν εἰδὼς καὶ ὃν καὶ ᾧ καὶ oὗ ἕνεκα (1195a15-17).

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Le texte connaît, en outre, la distinction aristotélicienne entre un fait nuisible et une action injuste, mais, à la différence de ce qui se passait dans l’EN, la seule cause d’action involontaire que l’on mentionne est celle qui se produit par ignorance coupable. L’auteur du texte nomme celui qui a commis une action dans cet état, ‘malchanceux’ (ἀτυχής), un fait qui contredit explicitement la classification aristotélicienne qui considérait la malchance comme le résultat des actions qui dépendaient d’un principe extérieur. Pour Aristote, celui qui tue son père sans le savoir, tel l’exemple des MM, commet une erreur, parce qu’il est le principe de l’action (EN, V, 8, 1135b16-19)63. Bien que les MM soutiennent qu’il n’est pas possible de commettre une injustice contre soi-même (1196a6-25), ils parlent d’une injustice qui est possible dans la sphère individuelle, celle de la partie inférieure de l’âme contre la partie supérieure (1196a26-30), une affirmation qui ne se trouve pas dans les éthiques aristotéliciennes64. Justice

et natur e

Dans le chapitre 34 du premier livre (1194b30 sq.), l’auteur des MM aborde la question du rapport entre justice et nature dans un ordre semblable à celui d’Aristote dans l’EN. Le parallélisme dans le traitement des thèmes est particulièrement instructif, parce qu’il permet de voir les coïncidences et les divergences entre les deux textes. Après avoir déterminé que l’existence d’une communauté politique a son fondement dans l’égalité des citoyens, une chose qui n’existe pas dans les autres formes de communauté (1194b8-22), et que la justice politique se fonde sur cette égalité, l’auteur soutient que la justice et l’homme juste sont en relation avec la justice politique. Ensuite, il avance une division de la justice en naturelle (φύσει) et conventionnelle (νόμῳ). Contrairement à ce qui se passe dans l’EN, l’auteur semble oublier l’argumentation antérieure qui, dans le texte aristotélicien, conduisait naturellement à la caractérisation de la justice politique dans ses deux versants, la justice naturelle et la justice conventionnelle. L’argumentation qui jusqu’à ce moment correspondait à celle de l’EN, semblerait maintenant vouloir continuer son cours, mais avec un contenu nouveau. Elle ne continue pas par une description du juste politique, mais passe à une division générale du juste naturel et

63  Les argumentations suivantes reprennent quelques apories relatives à l’acte juste ou injuste provenant de l’EN, V, 9. 64  Cf. F. Dirlmeier (ed.), Aristoteles, Magna Moralia, p. 331 sq. n. 42, 4 et 5.

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juste légal65. Le dialogue avec le texte aristotélicien est continu, mais avec des contenus nouveaux. Par exemple, l’auteur des MM soutient qu’on ne doit pas supposer que le juste naturel est immuable, puisque le naturel est aussi soumis au changement, comme maintenait aussi Aristote (EN, V, 7, 1134b27-30). Pourtant, c’est en apparence seulement que son interprétation est identique à celle d’Aristote. Il prend le même exemple des deux mains, mais ses conclusions sont différentes. Aristote utilisait la comparaison pour défendre l’idée que tous peuvent devenir ambidextres malgré une prédisposition naturelle à la prévalence de la main droite. Dans les MM la conclusion est l’inverse : notre exercice (c’est-à-dire la convention) ne pourra jamais changer le fait que la main droite est naturellement la main droite et la gauche est la gauche. La même chose s’applique au juste par nature : même modifié par notre usage, il continue à être juste par nature et il introduit une détermination pas présente dans l’EN, mais provenant de la Physique (II, 8, 198b35). « Par nature » est ce qui reste la majeure partie du temps et en général d’une façon déterminée. Une comparaison de l’exemple montre que le signifié du texte est que, même si nos usages changent, le juste par nature restera toujours immuable, notre usage ne changera pas le rapport entre ce qui est juste et ce qui ne l’est pas par nature. En d’autres termes, le juste par nature est indépendant de la volonté des hommes (cela pourrait ressembler à l’approche aristotélicienne), mais immuable, c’est-à-dire que le texte a un sens contraire à son apparent signifié superficiel, puisque l’usage humain ne peut pas changer la validité du juste naturel. L’auteur du traité rétablit la tension entre le juste naturel et le juste légal que le texte d’Aristote cherchait à dépasser. Cette interprétation est confirmée par la définition du κατὰ νόμον δἰκαιον. Le κατὰ νόμον δίκαιον est ce qu’on promulgue et pratique comme juste (ὅ γὰρ ἂν ἡμεῖς θώμεθα καὶ νομίσωμεν, τοῦτο καί ἐστι δίκαιον ἥδη καὶ καλοῦμεν κατὰ νόμον δίκαιον, 1195a4-5). Le passage finit par l’affirmation de la supériorité du juste naturel sur le juste conventionnel et par l’exclusion du juste naturel de l’enquête qu’on est en train de faire, parce que ce qu’on cherche est le juste politique qui est le juste conventionnel (ἀλλ᾿ ὃ ζητοῦμεν, δίκαιον ἔστι πολιτικόν. τὸ δὲ πολιτικόν ἐστιν τὸ νόμῳ, οὐ τὸ φύσει, a6-7). Malgré l’interprétation de F. Dirlmeier66, il est évident que l’auteur des MM diffère de

65 

66 

Cf. ibid., p. 324. Ibid., p. 324.

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l’EN parce qu’il n’intègre pas le juste naturel au sein du juste politique, comme le soutiennent M. Salomon67 et d’autres68. L’auteur travaille avec un concept différent de l’aristotélicien et les passages analysés servent à distinguer sa position de celle du Stagirite. Si l’on observe le mouvement du raisonnement, on va voir qu’il vient de définir le juste au sens strict comme ce qui a lieu dans la communauté politique (τὸ ἐν πολιτικῇ κοινωνίᾳ ὄν, 1194b28-29) et un peu avant (b7-8) qu’il avait maintenu qu’il était l’objet de la recherche. De la même façon, il cherche ici à distinguer les différentes acceptions du juste selon ses champs sémantiques. Le premier pas avait été de différencier le juste politique des autres formes de justice objective dans le cadre des relations humaines. Maintenant il lui fallait le définir à l’égard du juste naturel et montrer le domaine de la vie politique comme différent du champ naturel de la vie. En faisant cela, l’auteur permet de voir qu’il a rétabli la tension entre état de nature et communauté politique qui était la caractéristique de certains courants sophistiques. La polis n’est plus le produit de l’égalité naturelle. Pour l’auteur des MM, le juste politique est fondé sur une égalité qui n’est pas naturelle, mais simplement prétendue, malgré la diversité de ses caractères (τοῦτο [τὸ πολιτικὸν δίκαιον] γὰρ μάλιστά ἐστιν ἐν ἰσότητι· κοινωνοὶ γὰρ οἱ πολῖταί τινες, καὶ ὁμοῖοι βούλονται εἶναι τῇ φύσει, τῷ δὲ τρόπῳ ἕτεροι, b8-10)69. Comme on peut l’observer, l’opposition entre nature et loi a depuis le commencement du traitement du sujet une validité complète et il ne s’agit pas d’un glissement de l’auteur. La nature n’est plus la forme ou la cause finale de la société, mais simplement la matière qui s’oppose ou offre une résistance à la forme. Un passage du premier livre (11, 1187b20-30) montre un rapport semblable entre nature et raison qui, à première vue, pourrait paraître coïncider avec la doctrine aristotélicienne, mais qu’un examen plus 67  M. Salomon,

« Der Begriff des Naturrechts in der Grossen Ethik ». passage se trouve en contradiction avec EN, 1134b18-19 et il n’existe aucune puissance de paraphrase qui puisse occulter ce fait simple et évident. 69  Τίνες probablement doit être référé à κοινωνοί et non à πολίται : les citoyens sont une sorte de participants à une communauté. Cette interprétation rend compte du rare βούλονται auquel F.  Dirlmeier (ed.), Aristoteles, Magna Moralia, p. 37, donne le sens inusité « die Tendenz haben », qu’il explique ainsi : « Ein besonders deutliches Beispiel für den Sinn dieses Verbums in solchen Formulierungen. Die Bürger haben gewiß nicht den Wunsch τῷ τρόπῳ ἕτεροι zu sein » (p.  323). L’exemple du Minos, 315a2 qu’il apporte, n’a rien à voir – comme tout lecteur de ce dialogue pséudo-platonicien le sait bien. Sans approfondir la polémique, il faut noter que ni en grec βούλεσθαι ni en allemand wollen ne doivent être paraphrasés nécessairement par den Wunsch haben. Ils peuvent aussi signifier mögen, anstreben ou des synonymes dans le sens du français ‘prétendre’. 68  Le

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soigneux dévoile dans sa différence substantielle. Après avoir soutenu que l’origine des actions humaines bonnes ou méchantes est le choix, la délibération et tout ce qui appartient à la raison, que nous changeons volontiers avec nos actions et que, en conséquence, il est en notre pouvoir d’être bons ou méchants – une doctrine en accord avec Aristote –, l’auteur soutient que, cependant, il n’est pas en notre pouvoir d’atteindre le degré absolu de la vertu (σπουδαιότατος), mais que notre nature limite notre pouvoir de décision, puisque on peut l’améliorer jusqu’à un certain point, mais pas la changer radicalement. L’opposition entre nature et raison implicite dans la dichotomie décision rationnelle/nature est impossible pour un penseur qui fait de la raison la vraie nature de l’homme. Selon l’auteur des MM, la décision que prend la raison pratique ne sera jamais en contradiction avec la nature de l’âme ou de l’homme, car seule la nature qui, en puissance, peut arriver à être la meilleure, prendra les décisions en accord avec ce but. La nature la meilleure peut faillir dans son développement, mais une nature inadéquate ne tendra pas vers un but qui n’est pas le sien propre. Le parallélisme corps/âme qu’utilisent les MM rend plus manifeste encore la différence entre les deux conceptions de nature. ὅτι οὐδ’ ἐπὶ τοῦ σώματος γίγνεται τοῦτο. οὐ γὰρ ἄν τις βούληται ἐπιμελεῖσθαι τοῦ σώματος, καὶ δὴ πάντων ἄριστον ἕξει τὸ σῶμα. δεῖ γὰρ μὴ μόνον τὴν ἐπιμέλειαν ὑπάρχειν, ἀλλὰ καὶ τῇ φύσει γίνεσθαι τὸ σῶμα καλὸν κἀγαθόν. βέλτιον μὲν οὖν ἕξει τὸ σῶμα, ἄριστα μέντοι πάντων οὔ. ὁμοίως δὲ δεῖ ὑπολαμβάνειν καὶ ἐπὶ ψυχῆς· οὐ γὰρ ἔσται ὁ προαιρούμενος εἶναι σπουδαιότατος, ἂν μὴ καὶ ἡ φύσις ὑπάρξῃ, βελτίων μέντοι ἔσται (1187b23-30)70.

Dans l’outre de l’ancienne conception académicienne, on a versé un vin nouveau qui propose une vision différente de la nature. Il partage l’idée que la nature comme matière met quelques limitations, mais maintenant l’accent est mis sur l’immuabilité relative et pas dans l’obtention de la nature authentique qui est la cause finale, l’état vertueux. Cet état vertueux semble être conçu à la façon d’une échelle, à différents degrés à la différence de la doctrine socratico-académicienne. Cela 70  « C’est que cette perfection n’a pas lieu même pour le corps. On a beau vouloir soigner son corps, on n’aura pas pour cela le plus beau corps du monde. Car, non seulement il faut des soins assidus, mais il faut de plus que la nature nous ait donné un corps parfaitement beau et parfaitement sain. Avec de soins, le corps certainement sera beaucoup mieux, mais il ne sera pas pour cela le mieux organisé entre tous les autres. Il faut admettre qu’il en est de même aussi pour l’âme, Pour être le plus vertueux des hommes, il ne suffira pas de vouloir, si la nature ne vous y aide pas ; mais néanmoins, on sera beaucoup meilleur. » (trad. Barthélémy-Saint-Hilaire).

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produit, nécessairement, un balancement dans les formulations et même des contradictions. C’est ainsi que dans un passage où on traite de la différence entre l’intempérant (ἀκρατής) et le débauché (ἀκολαστός, II, 6, 1203b29-1204a4), le texte part de la constatation que les désordres des caractéristiques naturelles sont plus difficiles à guérir que celles du caractère et que l’habitude est puissante parce qu’elle peut devenir naturelle (καὶ γὰρ τὸ ἔθος διὰ τοῦτο δοκεῖ ἴσχυρον εἶναι, ὅτι εἰς φύσιν καθίστησιν, 1203b31-32), ce qui est une opinion d’origine clairement académique et aristotélicienne. Néanmoins, ensuite, il affirme que le débauché est méchant par nature et que sa raison est aussi pervertie, tandis que l’intempérant non, parce que sa raison est encore dans un état correct. Le passage finit par l’affirmation que l’intempérant semble être méchant par habitude (ἔθει), tandis que le débauché est plus difficile à guérir et conclut avec une réflexion : « une habitude peut être chassée par une autre habitude, tandis que la nature n’est jamais chassée par rien » (τὸ μὲν γὰρ ἔθος ἄλλῳ ἔθει ἐκκρούεται, ἡ δὲ φύσις οὐδενὶ ἐκκρούεται, 1204a4-5). En bref, le raisonnement a lancé et maintenu jusqu’au bout l’idée platonico-aristotélicienne de la possibilité du changement de la matière naturelle, mais dans la dernière phrase, la conviction de l’auteur sur l’impossibilité de la changer est réapparue. Finalement, dans la considération de l’équité (II, 1, 1198b24-33), l’équitable est caractérisé comme ce qui diminue la validité du juste légal en faveur du juste naturel qui est identifié au juste tout court (τὸ ἁπλῶς δίκαιον). Le juste par nature est, de nouveau, opposé au juste politique et on lui donne une priorité que la doctrine aristotélicienne ne connaît pas, mais qui est propre au stoïcisme. L’auteur de la MM ne connaît pas la distinction aristotélicienne entre la justice universelle et partielle. Il fait une distinction entre la justice comme vertu relative à la vertu de l’individu sans rapport avec autrui et la justice relative à autrui, comme le maintien du juste dans les rapports interpersonnels. Quand il fait une classification des actions injustes (ch. 34) il parle des κατὰ μέρος ἀδικήματα et son énumération montre avec clarté que pour lui la justice partielle consiste dans les différentes vertus définies par la loi. Il est évident qu’ici il s’agit d’une conception différente de celle d’Aristote, qui ne peut être expliquée par un simple changement de position. C onclusions Le texte montre que l’auteur connaît les éthiques et la Politique d’Aristote d’une façon assez exhaustive, puisque on peut voir qu’il a combiné des exemples et des passages qui viennent de ces deux

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sources71. Il s’agit donc d’un texte qui a été écrit après les deux traités aristotéliciens et pas avant. En outre, il est clair que l’auteur a lu le texte dans une perspective très influencée par le stoïcisme, comme le montrent la prévalence de la nature et sa théorie de la vertu comme élan. Comme l’a signalé C. Rowe72 , l’auteur a une approche assez indépendante, bien que je n’accepte pas la classification de ‘erratic’. Au contraire, je crois que son approche répond plutôt à une perspective historique différente. Par cela, je suppose que l’hypothèse la plus vraisemblable est de postuler une origine hellénistique, dans la seconde moitié du ii e siècle a. C., comme F. Dirlmeier73 et D. J. Allan74 l’ont déjà fait. Les innovations les plus importantes sont celles qu’il fait de la notion de justice, qui montrent la fin de la polis indépendante et une nouvelle société, où l’ancienne aristocratie n’avait plus une position si dominante. BIBLIOGRAPHIE Textes et commentaires Barthélemy-S aint-H ilair e , J., Morale d’Aristote Traduite par J. B. S.-H., Paris, 1856. B ur net, J. (ed.), The Ethics of Aristotle, London, 1900. B y water , I. (ed.), Aristotelis Ethica Nicomachea, Oxonii, 1894 [1970]. D ir lmeier , F. (ed.), Aristoteles, Magna Moralia, Berlin 1958 (Aristoteles Werke in deutscher Übersetzung 8), cité par l’édition de 1964 [1983]. — (ed.), Aristoteles, Magna Moralia, Darmstadt, 1962 (Aristoteles Werke in deutscher Übersetzung 7). — (ed.), Aristoteles, Nikomachische Ethik, Berlin, 19641, 19674. — (ed.), Aristoteles, Eudemische Ethik, 4. gegenüber der dritten durchgesehen, unveränderte Auflage, Berlin, 1984 (Aristoteles Werke in deutscher Über­setzung 7). Études A lla n , D. J., « Magna Moralia and Nicomachean Ethics », The Journal of Hellenic Studies, 77 (1957), p. 7-11. 71  Cf. D. J. Allan, « Magna Moralia » ; Id., Compte rendu d’Aristoteles, Eudemische Ethik, Übersetzt und erläutert von F. Dirlmeier, Berlin, 1962, Gnomon, 38 (1966), p. 142 sq. 72  C. Rowe, « A Reply to John Cooper », p. 172. 73  F. Dirlmeier, « Die Zeit der Großen Ethik ». 74  D. J. Allan, « Magna Moralia ».

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Alain G igandet

ÉPICURE, LA PHILIA ET LES PHILOI UN RÉEXAMEN Long et Sedley, dans le chapitre de leur anthologie des philosophes hellénistiques consacré à l’épicurisme, proposent une rubrique intitulée « la société », qui présente la particularité de réunir les thématiques épicuriennes du droit et de l’amitié, au point de panacher, dans la présentation, textes et témoignages ressortissant à l’une et l’autre question1. Ils rappellent dans leur commentaire l’extension de la philia antique aux différents plans du lien social, qui donne à celle-ci vocation à assurer une continuité de solidarité entre sphère publique et sphère privée. C’est, à leurs yeux, une raison déterminante pour Épicure de faire de l’amitié une condition nécessaire du bonheur. Il y a sans doute là un aspect de la doctrine insuffisamment souligné d’ordinaire, mais peut-être les auteurs font-ils, du coup, bon marché des difficultés que leur présentation soulève. Celles-ci concernent le type de lien en cause dans les maximes dites « de l’amitié », particulièrement celles qui présentent un caractère normatif ou prescriptif. Quelle est la part en lui des relations traditionnelles ? Des règles du vivre en commun relevant du droit ? N’y a-t-il pas au contraire entre ces registres et la relation qui unit les philoi épicuriens une discontinuité sur laquelle fait fond, justement, la polémique antiépicurienne de Cicéron ou de Plutarque ? Cette question touche à un ensemble d’apories communément discutées depuis l’Antiquité, au centre desquelles se trouve le statut de l’intérêt et de l’utilité dans la relation amicale. L’inter pr étation

de

Dav id Konsta n

Pour prendre la mesure de la difficulté, je vais partir d’une solution extrême qui a été proposée par David Konstan dans un article de 1996, « Friendship from Epicurus to Philodemus »2 . 1  A. A. Long, D. Sedley, The Hellenistic Philosophers, Cambridge, 1987, t. 1, p. 125139 ; trad. fr. Les philosophes hellénistiques, Paris, 2001, vol. 1, p. 253-278. 2 Dans Epicureismo greco e romano, Atti del congresso internazionale : Napoli, 1926 maggio 1993, G. Giannantoni, M. Gigante (eds.), Naples, 1996, I, p. 387-396.

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Konstan fait fond sur un certain nombre de considérations sémantiques, à partir du rappel des trois interprétations du fondement de l’amitié débattues dans le Jardin après Épicure telles que les rapporte Cicéron : (a) le sentiment d’amitié est étroitement lié à l’utilité ; (b) il y a évolution, dans le cours de l’amitié, de la recherche de l’utilité à l’amour de l’autre pour lui-même ; (c) les sages concluent entre eux un contrat d’amitié3. La première position est souvent identifiée à celle d’Épicure, les deux autres témoignant d’évolutions au sein de l’école, ce qui constituerait au demeurant une entorse au conservatisme doctrinal du Jardin. Or, pour Konstan, cela montrerait plutôt qu’Épicure lui-même n’a pas traité la question de l’amitié de façon détaillée et systématique. Et de relever dans cette perspective que, non seulement il n’est pas question de l’amitié dans la Lettre à Ménécée, mais qu’on ne trouve pas trace d’un Peri philias dans les listes des œuvres du fondateur du Jardin. Konstan formule alors une double hypothèse : (a) le rapport d’amitié n’était peut-être pas si important pour Épicure qu’on ne l’estime généralement ; (b) une raison de cette erreur d’évaluation, c’est que les interprètes se méprennent sur l’objet réel des « maximes de l’amitié », du fait d’une confusion entre, d’une part, les relations qui ressortissent à la philia, et, de l’autre, celle qui définit les philoi au sens étroit. Konstan, comme Long et Sedley, rappelle donc que philia est un terme très large, susceptible de renvoyer à tout type de lien affectif et d’entraide entre individus, qu’ils soient amis, parents, concitoyens etc. En regard, précise-t-il, le champ sémantique de philos recouvre à peu près celui, bien plus étroit, d’« ami » dans les langues contemporaines. Par conséquent, présupposer que philia est toujours employé dans le sens restreint de la relation entre philoi expose à des confusions ; mais, réciproquement, il est abusif de prétendre que l’amitié au sens propre a un sens beaucoup plus large en Grèce que ce que désignent amicitia ou les termes modernes correspondants. Konstan en veut pour preuve les chapitre VIII et IX de l’Éthique à Nicomaque, dans lesquels on ne peut traduire uniformément philia par « amitié » sans rendre l’argumentation d’Aristote absurde. D’ailleurs ce dernier s’en est lui-même expliqué : la philia se divise en trois catégories, mais seule celle qui repose sur l’égalité définit proprement des philoi4. Repris quasiment à l’identique dans le chapitre consacré à l’épicurisme de Friendship in the Classical World, Cambridge, 1997. Voir aussi A Life Worthy of the Gods, Las Vegas, 2008, p. 89-93. 3 Cicéron, De Finibus, I, 66-70. 4  Éthique à Eudème, VII, 4, 1239a 1-7.

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Il convient donc d’appliquer cette distinction aux textes d’Épicure avec la même pertinence. On est d’abord surpris de n’y rencontrer que peu d’occurrences de philoi. Sentence vaticane 34 : ce dont nous avons le plus besoin chez les amis, ce n’est pas leur aide effective, mais la confiance en leur aide. La double répétition de khreia, dont le sens fait d’ailleurs problème, semble minimiser l’association directe des amis et de l’utilité ou du besoin : les amis servent moins à nous aider à satisfaire nos besoins, qu’à nous donner la certitude que ceux-ci seront satisfaits. SV 39 présente la même association philos/khreia, et exprime la même volonté d’introduire une limite ou une mesure dans sa pratique. Le thème de la confiance réapparaît également comme un ressort du raisonnement. SV 66 juge que lorsque nos amis sont à la peine, ils ont besoin de notre intelligence pratique, pas de nos lamentations. La préoccupation porte encore sur la délimitation de l’utilité et des services dans la relation amicale. L’importance de l’amitié pour l’aide et le secours [boêtheia] réciproques par temps de crise est un topos bien attesté aux v e et iv e siècles dans les tragédies, les discours, les discussions philosophiques. On pouvait donc s’attendre à ce qu’Épicure joue comme il le fait sur cette dimension dans les textes épigrammatiques en faveur de l’amitié. Celleci s’accorde à la nécessité doctrinale de construire un retranchement éthique, cœur de la stratégie éthique épicurienne. On voit, par contraste, Aristote faire reposer l’amitié supérieure sur un autre principe. Dans les aphorismes attribués à Épicure, on relève immédiatement une autre dominante : la loyauté due aux amis : « Et pour un ami, il pourra éventuellement mourir »5 ; « le souvenir d’un ami mort est doux »6 ; « le sage ne souffre pas plus s’il est torturé que si son ami est mis à la torture »7. La loyauté est évidemment une pièce essentielle du dispositif de confiance. L’idée que le sage peut mourir pour un ami, Konstan le concède, peut témoigner de l’introduction d’une préoccupation altruiste dans la relation, mais est susceptible d’autres interprétations. On constate ensuite, dans les textes où Épicure se penche sur la philia, une dominante très différente.

5  Diogène

Laërce, X, 120a. Non posse secundum Epicurum suaviter vivi, 1105D. 7  SV 56 (texte corrompu). 6 Plutarque,

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Le texte de la Maxime capitale XXVIII est obscur, mais le sens paraît être qu’à l’intérieur de certaines limites au moins, l’amitié est absolument sûre et fiable. Assertion remarquable au regard de l’expérience commune, pour laquelle l’amitié semble au contraire exposée à toutes sortes d’aléas. On trouve la même idée dans MC XXVII. La philia est à la fois suffisamment stable pour durer toute une vie et la plus susceptible de conduire à la béatitude. On peut comparer cela avec la Sentence vaticane 78 : « l’homme bien né s’adonne surtout à la sagesse et à l’amitié » (qui est semble-t-il – mais le texte présente de grosses difficultés – un bien immortel, plus durable que la sagesse). Pour Konstan, cet extraordinaire privilège de l’amitié-philia excède l’avantage pratique de la relation entre amis. Les amis sont utiles l’un à l’autre, mais leurs services ne sont pas éternels ni rigoureusement garantis puisque, manifestement, ils ne peuvent être comptés au nombre des choses qui sont en notre pouvoir [par’hemin]. On peut comprendre en ce sens SV 23 : « Toute amitié est par elle-même une vertu, pourtant elle a eu son commencement de l’utilité [opheleia] ». Il faut considérer ici que pasa philia réfère aux diverses sortes d’affection entre êtres humains, parmi lesquelles l’amitié entre amis : la qualifier d’aretê8, terme rare dans l’éthique épicurienne, revient à la qualifier de sûre, immortelle, voie directe vers la béatitude. Un problème demeure cependant : l’ôpheleia fait-elle référence à l’utilité [khreia] des amis eux-mêmes, ou au bienfait qu’ils peuvent attendre de la relation9 ? La maxime suggère que le lien n’est pas aussi direct qu’il peut paraître : les amis sont souhaitables parce qu’ils sont utiles ici et maintenant. La philia a donc son origine dans le besoin que les hommes ont les uns des autres, mais elle en vient à valoir pour elle-même. Le contexte de cette dernière sentence, estime Konstan, est vraisemblablement anthropologique. Épicure semble avoir pensé que les hommes étaient originairement solitaires et autosuffisants, et que l’affection mutuelle naît progressivement du besoin qu’ils en viennent à éprouver les uns des autres lorsqu’ils arrivent au seuil de la sociabilité. Au chant V, 1019, du De rerum natura, amicities traduit indiscutablement philia. Lucrèce ne parle pas d’acquérir des amis dans le sens restreint, mais de l’origine des sentiments affectueux qui se nouent entre époux, parents et enfants, voisins, dont la racine est l’amour parental. 8  Contre la version hairetê retenue par M. Conche, qui traduit « toute amitié est par elle-même désirable » (Épicure. Lettres et maximes, Villers-sur-mer, 1977, p. 252-253). 9  Voir J. Bollack, La pensée du plaisir. Épicure : textes moraux, commentaires, Paris, 1975, p. 451.

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Aristote juge de même que l’amour maternel est l’espèce la plus naturelle de la philia. De là la séquence lucrétienne : socialisation – interdépendance – sentiments de solidarité affectueuse – conclusion de pactes et apparition du sentiment de loyauté. La philia chez Lucrèce, comme probablement déjà chez Épicure, a une origine et une histoire. Comme telle, elle se trouve à la racine de toute association. Selon Hermarque, la douceur, la clémence [hêmerotês], semble être une disposition affective du type d’amicities ou de philia, se faisant jour dans l’âme humaine selon un processus semblable à celles-ci10. Dans les autres fragments d’Épicure souvent cités, il semble naturel d’entendre philia comme l’affection entre proches plutôt que comme la relation spécifique qui unit les philoi. Par exemple SV 28 (« il ne faut approuver ni qui est trop prompt à l’amitié, ni qui est trop lent ») ou SV 52 (« l’amitié mène sa ronde autour du monde habité, comme un héraut nous appelant tous à nous réveiller pour nous estimer bienheureux »). Au total, on trouverait chez Épicure deux registres relativement étanches de l’« amitié ». La relation qui définit les philoi met en jeu l’utilité quant à son fondement et la loyauté quant à son essence. La philia, pour sa part, se présente comme une disposition affective stable, associée comme telle au bonheur. La seconde relation est étudiée à la fois dans son origine et dans sa nature, alors que la première ne donne lieu qu’à quelques recommandations pratiques. La seconde, en tant que vertu, importe beaucoup plus à la philosophie que la première, qui est contingente. Konstan, assurément, ne craint pas de prendre à rebrousse-poil les traditions d’interprétation les mieux assises de l’épicurisme. Pour comprendre la perception selon lui faussée que nous avons de cette question, il propose une hypothèse historique. Dans le De Finibus, les disciples vivant sous le toit d’Épicure sont qualifiés d’amicorum greges, c’est-à-dire philoi11. Ce terme était-il utilisé par Épicure lui-même dans le même sens ? Konstan considère que c’est dans les siècles qui ont suivi la mort d’Épicure que la relation entre philoi a commencé à être discutée en termes non seulement de services mutuels, mais de sincérité, la parresia étant censée caractériser les vrais amis, au contraire de la flatterie [kolakeia] propre à la mauvaise amitié. L’opuscule de Plutarque Par quels moyens distinguer le flatteur de l’ami reflète une nouvelle problématique de l’amitié, plus axée sur l’honnêteté que sur la confiance mutuelle. Or cette problématique influence manifestement l’école épi10 Porphyre, 11  I,

65.

De abstinentia, I, 9, 4.

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curienne, comme en témoigne le Peri parresias de Philodème : l’amitié devient alors la base d’un ensemble de pratiques thérapeutiques, avec les problèmes propres à celles-ci, comme celui du sain équilibre entre la critique et l’encouragement qui doit régir la relation au progressant. En somme, on a assisté dans le Jardin à une conceptualisation progressive de l’amitié, allant de pair avec une évolution de sa pratique. Un de ses traits saillants est l’enrichissement du noyau pratique primitif fondé sur l’utilité, qui va chercher des garanties dans les sentences pourtant beaucoup plus générales d’Épicure sur la philia : porte ouverte aux confusions que nous reproduisons aujourd’hui dans la lecture de ces textes. Pour revenir au point de départ, on peut donc classer les trois thèses sur l’amitié mentionnées par Torquatus de la manière suivante : la première réfère aux sentences d’Épicure sur les philoi, tandis que les deux autres sont des extrapolations qui s’appuient à la fois sur ses sentences concernant la philia et sur son anthropologie. E x amen

cr itique

L’exégèse de David Konstan représente assurément une brillante tentative pour dénouer les principales difficultés auxquelles se heurte l’interprétation de la doctrine épicurienne de l’amitié. On peut se demander cependant si elle ne les dénoue pas en tranchant le nœud, c’est-à-dire en dissolvant le problème. Les objections présentées ici ne procèdent pas d’une volonté polémique, mais de l’espoir d’ouvrir la voie à des hypothèses alternatives. Au principe de l’article se trouve donc une distinction stricte entre (a) un lien d’affection large, inséparable d’un réseau de relations institutionnelles variées et (b) un rapport d’affinité et d’entraide spécifique que la philosophie investit d’une fonction éthique singulière. On ne niera pas qu’une telle distinction s’impose historiquement, et qu’elle ne peut être absente de l’épicurisme. Konstan a raison, par conséquent, d’affirmer qu’Épicure exploite sur le plan éthique les relations de bienveillance, de loyauté, d’entraide, de solidarité de la philia traditionnelle, mais il se trompe, à mon sens, en en déduisant qu’Épicure distingue et sépare ce tissu d’obligations mutuelles de la relation entre amis proprement dite, et en croyant pouvoir minimiser de ce fait le rôle de cette dernière dans l’éthique épicurienne. Konstan s’inspire de l’idée, commune à plusieurs interprètes, que les discussions au sein du Jardin rapportées par Torquatus dans le De finibus ont dû être favorisées par un manque, sinon de cohérence, du moins de systématicité dans les écrits d’Épicure traitant de l’amitié. Ce jugement est plausible, mais il est difficile d’aller plus loin et d’y

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voir le signe qu’Épicure accordait à la question de l’amitié un statut relativement marginal. Torquatus lui-même affirme le contraire : « Cela [que l’amitié est l’élément le plus important de la vie heureuse], il ne s’est pas borné à le déclarer, il a fait beaucoup plus : il l’a confirmé dans sa vie, par ses actes comme par son caractère. »12 . Konstan contourne l’obstacle en faisant l’hypothèse que Cicéron a déplacé le sens épicurien originaire de la philia. Mais se demander si le maître appelait bien philoi les gens qui vivaient sous son toit, c’est faire bon marché des documents et témoignages directs, à commencer par sa correspondance. On objectera que ces lettres s’adressent aussi bien à des pairs qu’à des disciples ou à sa famille ; mais cela suggère plutôt une stratégie très délibérée, consistant à s’appuyer sur le lien qu’offre la philia traditionnelle pour le modifier, le reconstruire sur une base doctrinale. Il s’agit de réarticuler ces relations à une fin éthique commune : telle sera l’hypothèse que j’opposerai pour ma part à la position de Konstan. Il faut rappeler en outre qu’Épicure ne restreint en rien le rapport entre amis à une relation duelle ou simplement étroite, comme a tendance à le faire Aristote, mais qu’il lui attribue plutôt une vocation expansive, base de la constitution d’une communauté13. Diskin Clay a reconstitué avec beaucoup de précision les règles qui président à cette communauté des amis, mobilisant aussi les fêtes, les célébrations, les procédures d’héritage14. D’ailleurs, tout en essayant de restreindre, en tout cas en extension, l’importance qu’Épicure accorde à la relation spécifique entre philoi, Konstan doit admettre au moins implicitement que celle-ci, en tant qu’elle repose sur la confiance et la loyauté, touche bel et bien à la détermination même de l’ataraxie comme certitude invulnérable, donc non pas en marge mais bien au cœur de la visée éthique d’Épicure. Faire de la distinction philia/philoi un critère discriminant autorisant la distribution des fragments d’Épicure pour ainsi dire en deux colonnes ne résiste pas à l’examen un peu attentif des textes et des contextes. En ce qui concerne la relation entre philoi, il faut, me semble-t-il, se livrer à des contorsions pour éliminer la question de l’« altruisme » d’un texte comme SV 56, aussi corrompu soit-il15, pour ne rien dire de DL X, 120a, « pour un ami, il pourra éventuellement 12 

Nec vero hoc oratione solum, sed multa magis vita et factis et moribus comprobavit. X, 120b : « …elle se constitue dans la communauté de ceux qui ont été comblés dans les plaisirs ». 14  Paradosis and Survival : Three Chapters in the History of Epicurean Philosophy, Ann Arbor, 1998. 15  Les remarques de Conche sur cette même sentence ne sont pas non plus très claires (Épicure, p. 261 n. 3). 13  DL

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mourir ». Il est clair en tout cas qu’à vouloir réserver la condition de stabilité absolue, clé du bonheur, au lien communautaire traditionnel de la philia, on masque une caractéristique essentielle de l’affection que se portent les philoi. Si celle-ci, en effet, relève bien du « raisonnement sobre » [nephôn logismos], comme je tenterai de le montrer, aimer son ami comme soi-même est la condition même de la loyauté sans faille et donc de la pérennité du lien. On retrouve comme en miroir les mêmes distorsions pour ce qui touche à la philia. Quelle que soit l’obscurité du début du texte, on ne peut manquer de rapprocher la fin de la MC XXVIII (« …la sécurité [asphaleia] qui est celle de l’amitié se réalise au plus haut degré ») de la SV 34, redoutable aussi pour le traducteur, mais dont tout le mouvement est d’aboutir à la confiance, la pistis, face pour ainsi dire subjective de l’asphaleia16. Le même agencement conceptuel caractérise manifestement les deux textes. Il serait fastidieux de continuer, tant il est évident que, dans l’ensemble des « maximes épicuriennes de l’amitié », les mêmes axes problématiques traversent le couple philia/philos. On ajoutera une remarque à propos de la fin de DL X, 120b, déjà citée : « … [l’amitié] se constitue dans la communauté de ceux qui ont été comblés dans les plaisirs ». L’horizon de la réflexion épicurienne sur la philia est bien celui de la sagesse acquise ou à conquérir. L’aptitude philosophique à l’amitié est un point inévitablement aveugle de l’analyse de Konstan. Ce qu’il nomme « l’extraordinaire privilège de l’amitié », cependant, n’est concevable en bon épicurisme que rapporté au telos éthique, le bonheur, et donc à la capacité de l’amitié à satisfaire aux réquisits de ce dernier. Cette préoccupation oriente toute la réflexion d’Épicure sur l’amitié, elle seule permet d’apercevoir la cohérence problématique qui articule les textes consacrés aux philoi à ceux qui mettent en jeu la philia. Phillip Mitsis a mis en évidence le rôle-clé, dans l’éthique épicurienne, de ces réquisits formels qui conditionnent le bonheur, exigences auxquelles devra satisfaire le plaisir s’il veut s’imposer comme « le bon candidat » au titre de souverain bien : (1) qu’il soit invulnérable aux aléas du sort ; (2) que le sujet puisse y accéder et en jouir en toute autonomie ; (3) qu’il soit complet par rapport aux exigences de notre nature17. La condition (3), en l’occurrence, pose le problème suivant : le bonheur peut-il être complet sans l’amitié ? La réponse de MC XXVII 16 

Cf. MC XL, où c’est de philia cette fois qu’il s’agit : to bebaiotaton pistôma. Epicurus Ethical Theory, Ithaca, New York, 1988, p. 16 (suivant une perspective ouverte par Terence Irwin). 17 P. Mitsis,

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ou SV 78 est clairement négative, mais rien n’y est dit du pourquoi. Il faudrait montrer, par exemple, que sans rapport à autrui, la nature humaine ne peut s’accomplir18. Un problème est ouvert, celui de la sociabilité, à la jonction du sens large et du sens étroit de l’amitié. Il faudra y revenir. Au centre de la méditation d’Épicure sur l’amitié se trouvent les réquisits (1) et (2) et la possibilité de les concilier. L’amitié est un facteur-clé de l’invulnérabilité du bonheur, la meilleure garantie contre la plupart des aléas extérieurs. Pour MC XXVII, c’est la sophia ellemême qui nous permet de faire de ce bien capital qu’est l’amitié une ktêsis, une possession véritable. L’intervention dans le raisonnement de l’idée de la vie prise comme un tout est une marque typique du calcul, du « raisonnement sobre » sur lequel je reviendrai19. Selon la Maxime XXVIII, c’est la gnômê, en ordonnant les choses selon la limite, qui élit l’amitié comme pièce maîtresse de la sécurité du sage20. Cette procédure dicte par là même les principes et règles qui déterminent la nature de l’amitié, comme dans SV 39, où la confiance est au cœur de la relation. À cet égard, on accordera à Konstan que le concept épicurien de philia ne se superpose pas rigoureusement avec la représentation (et la pratique) commune du rapport entre philoi, voire avec une réélaboration philosophique comme celle d’Aristote. Mais n’est-ce pas justement parce qu’Épicure s’emploie à façonner un modèle original de l’amitié permettant d’évaluer les relations amicales effectives21 ? Avec un prix à payer, qui est de menacer l’exigence (2), celle qui porte sur l’autonomie. Épicure consacre une partie de ses textes sur l’amitié à construire une ligne d’argumentation propre à éviter cette conséquence22 . On ne voit d’ailleurs pas en quoi, si l’on suit l’interprétation de Konstan, la philia comme lien institutionnel créerait moins de dépendance que le rapport très spécifique au philos. Il est paradoxal de supposer qu’Épicure ait pu accorder plus d’importance dans son dispositif éthique à une relation anonymement instituée qu’à une relation choisie et dirigée en fonction des objectifs propres à la sagesse : plaisir stable, aponie et ataraxie. 18  Cf. Spinoza, Éthique, IV 35, corollaire 1 : « il n’y a, parmi les choses singulières, rien de plus utile à l’homme que l’homme ». 19  Eis tên tou holou biou makariotêta. 20  Voir P. De Lacy, « Limite et variation dans la philosophie épicurienne », Cahiers philosophiques de Strasbourg, 15 (2003), p. 215. 21 Voir D. K. O’Connor, « The Invulnerable Pleasures of Epicurean Friendship », Greek, Roman and Byzantine Studies, 30 (1989), p. 165-186. 22  Cf. le témoignage de Sénèque, Lettres à Lucilius, IX, 1.

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C’est à partir de cette question de la régulation institutionnelle des relations interhumaines que l’on peut tenter de passer à une reconstruction alternative de la position d’Épicure. En invoquant l’anthropologie épicurienne pour fonder l’importance philosophique de la philia dans le sens extensif où il l’entend, Konstan, me semble-t-il, brouille une distinction pourtant opératoire dans les Maximes capitales : celle qui oppose, d’une part, le lien social pris dans le cadre institutionnel civique, avec les garanties que l’on peut en attendre, et, d’autre part, le lien d’amitié, à vocation nettement communautaire – une communauté cette fois à construire, quitte justement à y importer certaines valeurs relevant de la philia traditionnelle. Remplacer cette distinction par celle du proche et du lointain en poussant dans ce sens, par exemple, la Maxime XL, me semble obscurcir plus qu’éclairer la compréhension d’ensemble des textes. L’élabor ation

éthique de la philia  : quelques r emarques .

Si Épicure a bien fait de la relation entre amis une pièce maîtresse de son éthique, quel est le ressort doctrinal de cette décision ? Une voie, on l’a dit, paraît s’imposer : l’amitié relève du nephôn logismos, le « raisonnement » ou « calcul sobre », dont le critère est le sumpheron, l’ôpheleion, l’avantageux, l’utile23 . Mon hypothèse est qu’elle en est un résultat très particulier, qu’elle en relève, pour ainsi dire, éminemment. Le plaisir doit devenir objet de calcul à partir du moment où il est introduit dans l’ordre du temps24. Les formules de la Lettre à Ménécée (129-132) sont teintées de paradoxe : « À certains moments nous traitons le bien comme s’il était un mal, et, à l’inverse, le mal comme s’il était un bien ». Or ce paradoxe est imposé par la nature même du souverain bien : « Comme le plaisir est le bien premier et connaturel, pour cette raison [dia touto] aussi nous ne choisissons pas n’importe quel plaisir, mais nous passons parfois par-dessus de nombreux plaisirs, quand s’ensuit pour nous un désagrément plus grand ». Le préférable l’est par référence à une visée, celle de la durée, la souffrance plus longue étant justifiée par la conséquence d’un plaisir lui-même

23 

« Toute amitié est par elle-même désirable ; pourtant elle a eu son commencement de l’utilité [apo tês ôpheleias] » (SV 23). 24  Voir A. Gigandet, « Le calcul épicurien des plaisirs : l’utile et l’agréable », Hédonismes. Penser et dire le plaisir dans l’Antiquité et la Renaissance, L. Boulègue et C. Lévy (éd.), Lille, 2007, p. 85-94.

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plus durable, donc plus stable. Cela s’applique de manière systématique à chacun de nos choix25. Épicure est ici à une croisée de chemins. Tout plaisir est bon en luimême, mais qu’il ne soit vraiment désirable que s’il est stable procède d’une décision philosophique qui engage toute son éthique. Le calcul rationnel des plaisirs se réfère nécessairement au temps car son enjeu est l’invulnérabilité du bonheur, et celle-ci se conquiert sur l’attente, ce qui menace ou promet d’arriver. Elle correspond au « mode de vie le plus ferme »26. L’introduction du critère de l’utile par le « raisonnement sobre » en découle. Le concept commun de l’utile étant un relatif, qui ne prend sens que dans une situation où une pluralité de moyens est disponible pour une fin donnée, il ne peut devenir critère qu’à être redéfini en devenant la visée rationnelle du plaisir introduit dans l’ordre du temps, du projet vital. Muni de ce critère, le logismos, la raison calculante, cesse d’être une simple raison instrumentale. Au contraire, il fait valoir à propos de chaque choix particulier la fin, les exigences de la vie bienheureuse. Comme l’a bien montré P. Mitsis, les questions destinées à évaluer l’avantage ou le désavantage d’un plaisir porteront sur sa capacité à satisfaire de manière stable tel type de désir, sur le fait qu’il m’expose ou pas au hasard, qu’il met ou non en danger mon autonomie : ce qui importe est donc moins l’affect éprouvé que la mesure de la dépendance dans laquelle il nous place par rapport à son objet27. Ce n’est donc pas un calcul pragmatique de maximalisation des plaisirs de type hédoniste. L’enjeu en est une certaine disposition de l’esprit qui définit le plaisir pur mieux que la référence à un état sensoriel à proprement parler : « L’habitude donc de régimes simples et non dispendieux est propre à parfaire la santé, rend l’homme actif dans les occupations nécessaires de la vie, nous met dans une meilleure disposition [diatithêsi] quand nous nous approchons, par intervalles, des

25 Voir MC XXV, ainsi que la SV 71. Un redoutable problème est ici posé par la thèse plusieurs fois réaffirmée que la durée du plaisir n’importe pas, en dernière instance, à l’appréciation du bonheur de la vie prise comme un tout [MC XIX, XX ; Cicéron, Fin. II, 87-88]. Sans prétendre régler la question, on peut remarquer que cette thèse engage le plaisir pur, parfait en lui-même : le calcul vise précisément à nous installer dans ce plaisir invulnérable au temps, car sûr de sa perfection. 26  MC XL : hêdiston ton bebaiotaton. Voir la manière dont Diogène Laërce oppose en cela épicuriens et Cyrénaïques : D L, X, 136-137. 27 Voir P. Mitsis, Epicurus Ethical Theory, p. 30. Cf. Cicéron, De Finibus, I, 62 : « Du futur il ne dépend pas, et s’il le voit venir, c’est en jouissant du présent ». Le calcul ouvre le plaisir à la durée et au futur, mais pour se garder du futur, s’en garantir.

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nourritures coûteuses, et nous rend sans crainte devant la fortune »28. Cette diathêsis n’est rien d’autre que l’accomplissement mental de l’exigence rationnelle de sécurité, qui privilégie une certaine représentation que j’ai de moi-même en tant que sujet invulnérable aux vicissitudes qui séparent d’ordinaire les hommes de leur propre nature, leur interdisant d’accomplir cette condition divine que pourtant ils portent en eux. Là intervient, à mon sens, le rôle très particulier dévolu à l’amitié. Le calcul dans son cas ne porte pas sur un utile particulier, le choix qui renforcera la bonne disposition, mais sur le principe même de l’utilité. Il faut retourner l’analyse restrictive que Konstan propose de SV 34, avec la triple scansion de khreia : la certitude que l’aide de nos amis ne peut pas nous faire défaut est essentielle. C’est la disposition même que l’amitié suscite chez les amis qui est l’enjeu du calcul appliqué à la philia, comme le confirment les explications de Torquatus : « Une vie solitaire et sans amis est remplie de pièges et de craintes. C’est pourquoi la raison elle-même nous incite à nouer des amitiés ; leur acquisition renforce l’esprit [confirmatur animus] et lui donne une attente absolument sûre de la production de plaisirs ». La conclusion du raisonnement constitue une sorte de « déduction » du rapport d’amitié : « Sans amitié, nous sommes tout à fait incapables d’établir une joie assurée et durable, pas plus que nous ne pouvons conserver l’amitié elle-même à moins que nous n’aimions nos amis autant que nous-mêmes »29. Comment Épicure entend-t-il annexer à la relation amicale les bénéfices de la vie collective dans ses dimensions institutionnelles ? Quelques indications sont suggérées par l’organisation même des Maximes capitales. Selon Victor Goldschmidt : (a) celles-ci ne doivent pas être lues comme un résumé du système, cependant l’ordre dans lequel elles se présentent est délibéré ; (b) l’exposé inaugural du « quadruple remède » montre qu’il s’agit avant tout d’inviter le lecteur à épouser un raisonnement, dans une intention générale protreptique ; (c) ce raisonnement est commandé par une progression, les maximes V et VI énonçant l’enjeu de l’ensemble en articulant les éléments qui le constituent – vivre avec plaisir, mais sous deux conditions : vivre vertueusement (avec prudence, honnêteté et justice) et « en s’assurant la sécurité du côté des hommes »30. 28 

Lettre à Ménécée, 131. Cf. Diogène d’Œnoanda, fr. 112 (Smith) : « Le plus important pour le bonheur, c’est la disposition dont nous sommes maîtres [to kephalaion tês eudaimonias ê diathesis, ês êmeis kurioi] ». 29  De Finibus, I, 66-67. 30  La doctrine d’Épicure et le droit, Paris, 1977, p. 251-285.

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La place des maximes sur l’amitié (x x v ii -x x v iii et x x xi x-xl) est, du coup, bien marquée dans ce parcours : (a) elles sont enchâssées dans les textes consacrés à la classification des désirs et au principe du calcul sobre, montrant que l’amitié entretient un lien essentiel avec ce dernier ; (b) l’articulation avec l’analyse du droit, dernier segment de l’ensemble, est assurée par le concept d’asphaleia : le calcul continue, avec comme critère la sécurité ; (c) toutefois, il est essentiel de distinguer deux types de sécurité, ou deux contextes dans lesquels celle-ci s’obtient, menant vers deux solutions à la fois spécifiques et complémentaires ; (d) x x xi x et xl procèdent à une synthèse. Si l’organisation des Maximes obéit bien au schéma proposé par Goldschmidt, alors le lecteur est averti du fait que la sécurité nécessaire au bonheur s’obtient sur deux plans bien distincts. Le premier est celui de la solidarité et de l’entraide, de l’assurance contre les aléas du futur, il correspond à la relation choisie de l’amitié, qui s’annexe ainsi les valeurs institutionnelles de la philia. Loin de chercher à se garantir les uns des autres, les amis s’offrent une garantie mutuelle contre la précarité et les dangers source de troubles. Le second, à l’échelle de la cité, concerne la sécurité qu’offre le droit, une assurance contre les agressions que chacun est susceptible de perpétrer ou de subir. Manifestement, certains épicuriens (ceux du troisième cas de figure invoqué par Torquatus) ont été tentés d’unifier le principe qui permet d’obtenir « la sécurité parmi les hommes », en rabattant le fondement de l’amitié sur celui de la relation civique, donc en lui appliquant le modèle juridique du contrat : chaque sage s’engage à aimer son ami autant qu’il s’aime lui-même, contrepartie positive du pacte juridique de non-agression31. Le principe est la conscience qu’a chaque partie de son intérêt à conclure et respecter un tel contrat. Mais c’est une fausse symétrie. Un engagement mutuel concernant l’affection réciproque que l’on doit se porter est un objet complexe, qui recouvre plusieurs choses : la diligentia elle-même, certes32 ; mais, derrière elle, c’est l’assurance de l’aide que l’on s’apportera du fait de ce lien qui est en jeu, au sein d’un équilibre délicat33. C’est aussi un objet ambigu, qui semble supposer que l’affection se précède pour ainsi dire elle-même, la qualité de l’engagement reposant avant tout sur celle des contractants. Ce sont des sages, ils connaissent la valeur intrinsèque de 31 Voir

MC, XXXII : « …une sorte de contrat visant à empêcher de causer du tort et d’en subir » (cf. XXXI, XXXIII). 32  Pour cette figure de l’amitié contractuelle, Cicéron substitue diligere à amare. 33  « N’est un ami ni celui qui recherche en toutes circonstances l’utilité ni jamais ne l’attache [à l’amitié] » (SV 39). 

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la diligentia, et de ce fait, ils sont aptes, si l’on peut dire, à la constance dans l’affection : « L’homme bien né [hô gennaios] s’adonne surtout à la sagesse et à l’amitié »34. En sorte que, si l’on peut bien prescrire en la matière, il ne saurait y avoir d’arbitrage pour un tel engagement, et même aucune disposition qui en assure, comme de l’extérieur, la solidité. On pourrait interpréter dans ce sens le témoignage de Diogène Laërce : « Épicure n’était pas d’avis que l’on dût mettre ses biens en commun, comme Pythagore qui disait qu’entre amis tout est commun. Car un tel précepte ne peut revenir qu’à des gens méfiants, et s’ils sont méfiants ils ne sont pas amis »35. La garantie est dans la relation ellemême, qui porte sur les menaces extérieures, les amis formant rempart contre les aléas auxquels toute vie est exposée36. Dans le contrat de droit, en revanche, la garantie réciproque porte sur les actes de malveillance et d’agression potentiellement inhérents à la relation à autrui. Un état nouveau des rapports collectifs est institué, certes, mais qui nécessite cependant un arbitrage et la menace de sanctions37. « Par la suite, ceux qui comprenaient l’utilité de cette règle n’avaient nul besoin de raison supplémentaire pour se retenir d’accomplir cet acte. Quant aux autres, qui étaient incapables d’en saisir convenablement le sens, ils s’abstinrent de s’entretuer trop facilement par crainte de la lourdeur de la punition »38. La distinction est importante : pour qui possède en pleine conscience la prolepse de l’utile, la menace est sans objet ; pour les autres au contraire, elle est indispensable. Dans l’exposé historique et anthropologique de Lucrèce, les premiers contrats [ fœdera] passés sous l’égide de l’amicities supposent la fiction d’un stade « préhistorique » où prévention de la violence réciproque et entraide sont assurées par un seul et même dispositif cumulant les avantages des deux régimes qu’Épicure distinguait39. Plus tard, le passage à la cité sous le régime des lois introduit une configuration différente : « La peur du châtiment gâta dès lors les profits de la vie. / Car la violence et l’injustice comme des rêts / retombent d’ordinaire sur qui les a tendus… »40. On assiste à une transformation progressive de l’humanité, qui acquiert les caractères qui vont la prédisposer à nouer ces 34  SV

78. X, 11. 36 La Lettre à Ménécée (133-134) répète que : « le hasard est instable » ; « il n’est pas une cause inefficace » ; « il fournit aux hommes les éléments de grands biens et de grands maux ». 37  Voir l’allusion de MC XXXIV. 38  Hermarque, cité par Porphyre, DA, I, 7, 3.  39  V, 1019-1027. 40  V, 1151-1153. 35  DL

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divers types de relations, quand Hermarque s’en tenait à la figure quasi mythique des « premiers législateurs ». Dans le cadre de son anthropologie normative, Lucrèce se donne un modèle ou référent primitif qui sert de norme critique pour juger l’état social présent. Mais, pour finir, je ferai l’hypothèse qu’il hérite d’une perspective qui, comme en témoigne Hermarque, modifie le cadre et l’intention des analyses primitives d’Épicure. Le point de vue anthropologique est absent des Maximes, dont la visée est plutôt prescriptive et protreptique. Dans cette optique, il est essentiel pour Épicure de bien distinguer deux régimes de socialisation et ce qui relève de chacun. L’évaluation éthique de l’organisation juridique, fondée sur le concept du juste, est l’objet des Maximes x x xi -x x x v iii . On en conclut que le droit et la loi sont nécessaires au bonheur, mais d’une nécessité essentiellement « négative ». Ils ne dictent rien qui permette de se défaire des opinions vides et, par là, de dissiper le trouble inséparable des désirs non naturels et vains, mais ils assurent la sécurité indispensable vis-à-vis d’autrui, minimum pour ainsi dire préalable au retranchement moral de l’ataraxie41. On en conclura que l’épicurien est citoyen de sa cité ou de son État, dont il assume au moins les devoirs42 . Or nouer des liens d’amitié relève aussi d’un calcul d’utilité ayant la sécurité pour objet. Il semble bien qu’Épicure, dans les Maximes, insiste sur la sécurité parce qu’il a aussi en vue l’articulation entre lien amical et lien civique. Deux points sont donc mis en relief, qui établissent la spécificité positive du premier : (a) l’amitié contribue positivement à la félicité de la vie tout entière, quand la fonction du lien politique est défensive et partielle ; (b) elle assure le plus haut degré de félicité : l’essence du lien amical, c’est la confiance, par quoi il participe directement de l’ataraxie. Si l’on en croit Sénèque, dans un texte malheureusement très allusif, Épicure promouvait un concept spécifique de l’ataraxie propre à y inclure l’amitié43. Loin de s’en remettre simplement aux liens traditionnels de la philia pour résoudre le problème positif de l’entraide communautaire, Épicure tente de redéfinir la nature et la fin de la communauté philosophique en intégrant ces valeurs traditionnelles au telos éthique. Cela suppose une détermination originale du concept de philia. À travers les prescriptions des Maximes et des Sentences, Épicure façonne un objet original au point de vue éthique comme politique : un être-ensemble 41  Lucrèce,

ainsi, pour écrire son poème, demande à Vénus la paix civile. DRN, V, 1127-1130. 43  Lettres à Lucilius, i x , 1. 42 

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qui ne contredit pas celui de la société juridiquement instituée, qui, même, en un sens la présuppose, mais qui affirme une plus exigeante idée, non civique, de la communauté, engageant pour chacun « la vie tout entière », prise dans la totalité à la fois de sa durée et de ses aspects, en tant que cette totalité peut devenir objet de maîtrise pour les sujets44. Peut-être la célèbre promesse qui conclut la Lettre à Ménécée, « jamais tu ne seras sérieusement troublé, mais tu vivras comme un dieu parmi les hommes », dans la mesure où elle détourne une formule classique de l’excellence politique45, résume-t-elle dans l’esprit d’Épicure ce déplacement. C onclusions Épicure soumet donc la philia et le lien communautaire à une analyse éthique tant théorique que prescriptive, mais il n’y a, dans ses textes, pas trace d’une préoccupation généalogique ou anthropologique. Il laisse ce faisant en suspens la question de la nature et du fondement de la sociabilité et des « sentiments sociaux », dont le sentiment de la 46 justice, mais aussi la philia font indiscutablement partie . Il semble que ses successeurs, à commencer par Hermarque, tentant de combler ce qu’ils ressentent comme une lacune, aillent chercher une cohérence dans la construction du lien à autrui sur le terrain de l’histoire et de l’anthropologie, renouant ainsi avec un sens plus générique de la philia, comme l’a vu Konstan. Lucrèce témoigne nettement de cette situation, qui articule étroitement les liens d’amicities et les premiers fœdera. Une nouvelle perspective est ouverte, soucieuse d’évaluer le rôle des affects (bienveillance, indulgence, affection) dans la constitution de la sociabilité. Parallèlement, bien entendu, la pratique de l’amitié communautaire s’est perpétuée, développée et enrichie de nouvelles préoccupations, dans le cadre qui lui avait été imparti par Épicure. Si cette approche a quelque vraisemblance, elle doit permettre de réinscrire les textes d’Épicure sur l’amitié dans leur contexte problématique originaire. Cherchant à inclure le rapport amical dans la constitution même de la sagesse et de l’ataraxie, Épicure prend comme axe la confiance, en tant qu’elle définit aussi bien la subjectivité du sage que celle des amis. La confiance en soi, en somme, est réassurée par la 44 Voir

MC x x x i x et x l . Cf., tout particulièrement, Le Politique de Platon (303b) et les Politiques d’Aristote (III, 13 128ha10). 46 Voir P.-M. Morel, « Les communautés humaines », in Lire Épicure et les épicuriens, A. Gigandet, P.-M. Morel (éd.), Paris, 2007, p. 167-186. 45 

épicur e , l a phili a et les philoi  : u n r ée x a m en

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médiation à la fois de la confiance en autrui et de la confiance d’autrui. La Maxime x x v ii promeut ainsi le désir d’amitié au rang des désirs nécessaires pour le bonheur, celle-ci comble, on l’a vu, un besoin qui touche à l’essence même du projet éthique épicurien. Marcel Conche dit bien que « le bonheur que nous obtiendrons par la philosophie sera un bonheur vécu en commun »47. Dès lors, la principale difficulté qui guette cette position est que, pour jouer le rôle qui lui est imparti, le rapport amical doit être luimême exempt de toute précarité. La menace, c’est la perte de l’ami, aporie qui me semble occuper dans la problématique épicurienne une place plus centrale que celle de l’« altruisme », en grande partie importée pour les besoins de la polémique48. La menace que fait peser sur l’ataraxie la mort de l’ami pose un problème éthique beaucoup plus pressant et difficile que l’éventualité d’avoir à sacrifier sa vie pour lui49. La solution d’Épicure, c’est que l’amitié survit en quelque sorte à l’ami50. Elle repose sur le fait que l’amitié n’est pas un rapport fusionnel, à la différence de l’amour, qui est éthiquement disqualifié pour cela51. L’amitié est un « vivre heureux ensemble », dans un régime de don réciproque, et le souvenir des joies qui lui sont associées, et qui se prolongent dans le présent, suffit à la pérenniser. Le rapport confiant que j’entretiens à moi-même dans l’ataraxie atteste l’amitié et la ranime à chaque instant, qui est un instant à jamais partagé. BIBLIOGRAPHIE C lay, D., Paradosis and Survival : Three Chapters in the History of Epicurean Philosophy, Ann Arbor, 1998. G oldschmidt, V., La doctrine d’Épicure et le droit, Paris, 1977. 47 

Épicure, op. cit., p. 65. D. K. O’Connor (« The Invulnerable Pleasures… »), le problème général des commentaires critiques de la théorie épicurienne vient de ce qu’ils tiennent pour acquis ce qu’est une vraie amitié, pour se concentrer ensuite sur ce que l’hédonisme – ou supposé tel – d’Épicure est censé exclure : soit l’altruisme véritable, soit la cohérence doctrinale. Cette situation dure depuis l’Antiquité, comme en témoignent Cicéron et Plutarque. 49  Voir J. Moutaux, « Doctrine épicurienne de la mort et amitié », Écrits sur les matérialistes, le travail, la nature et l’art, Paris, 2000, p. 11-30 et P. Mitsis, Epicurus Ethical Theory, p. 99-100 et note 4 pour le sacrifice en faveur de l’ami. 50  Voir la Maxime XL, qui conclut significativement le recueil. 51  Pérennité de l’amitié, précarité de l’amour : « Si l’on supprime la vue, et les rencontres, et la vie ensemble, la passion amoureuse disparaît » (SV 18). 48 Pour

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K onsta n , D., « Friendship from Epicurus to Philodemus », Epicureismo greco e romano, Atti del congresso internazionale : Napoli, 19-26 maggio 1993, G. Giannantoni, M. Gigante (eds.), Naples, 1996, I, p. 387-396. L ong , A. A., S edley, D., Les philosophes hellénistiques, Paris, 2001, vol. 1. M itsis , P., L’Éthique d’Épicure. Les Plaisirs de l’invulnérabilité, Paris, 2015. Moutaux , J., « Doctrine épicurienne de la mort et amitié », Écrits sur les matérialistes, le travail, la nature et l’art, Paris, 2000, p. 11-30. O’C onnor , D. K., « The Invulnerable Pleasures of Epicurean Friendship », Greek, Roman and Byzantine Studies, 30 (1989), p. 165-186.

Pierre Chiron

MÉTALEPSE à Carlos Lévy, philosophe, philologue, sémanticien

Il n’est pas sûr qu’Ernest Renan, en déclarant que la rhétorique était la seule erreur des Grecs1, ait démontré sa connaissance d’une culture où la dialectique était pratique courante et dans laquelle philosophie et rhétorique n’ont jamais cessé de disputer. Il n’est pas sûr non plus que les Grecs mériteraient encore l’intérêt s’ils n’avaient allié la faculté de communiquer entre eux à la capacité de réfléchir ensemble aux moyens de le faire2 . Défi toujours actuel. Un vaste projet éditorial comme la publication par Michel Patillon du Corpus rhetoricum3 – auquel nous sommes associé dans la modeste fonction de réviseur, selon les statuts de l’Association Guillaume Budé – apporte non seulement une vision plus complète et plus précise de la rhétorique impériale et tardo-antique, mais une connaissance infiniment meilleure du lexique technique, gain substantiel et utile, à condition de le communiquer au-delà du cercle étroit des historiens de la rhétorique. Nous prendrons comme illustration un lexème assez complexe et problématique, μετάληψις (métalepse)4. 1  Parole prononcée sous la Coupole, le 23 avril 1885, à l’occasion du laconique discours de réception de Ferdinand de Lesseps, et pour complaire à ce dernier : « Vous avez horreur de la rhétorique, et vous avez bien raison. C’est, avec la poétique, la seule erreur des Grecs. Après avoir fait des chefs-d’œuvre, ils crurent pouvoir donner des règles pour en faire : erreur profonde ! Il n’y a pas d’art de parler, pas plus qu’il n’y a d’art d’écrire. Bien parler, c’est penser tout haut. Le succès oratoire et littéraire n’a jamais qu’une cause, l’absolue sincérité » (cité par A. Compagnon, dans M. Fumaroli [dir.], Histoire de la rhétorique dans l’Europe moderne [1450-1950], Paris, 1999, p. 1215-1216). Le discours de F. de Lesseps, accessible en ligne sur le site de l’Académie française, est en réalité plein de rhétorique, à commencer par son déni. 2  Sur la longue et complexe genèse de ce type de pensée et d’organisation socio-politique, voir J.-P. Vernant, Les origines de la pensée grecque, Paris, 1987 (1e éd. 1962). 3  5 tomes en 6 volumes, Paris, 2008-2014. 4  On trouvera sur le site Fabula une excellente introduction aux recherches actuelles sur la métalepse sous la « plume » de Geneviève Salvan, « Pragmatique de la méta-

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Ce mot grec est un déverbal d’action fabriqué à partir du composé μεταλαμϐάνειν, dont les acceptions sont déterminées par les deux valeurs de la préposition/préverbe/préfixe μετα-. Le DELG5 nous apprend que la préposition μετά, d’étymologie obscure mais qui signifie sans doute au départ « au milieu de » a pris, en fonction des cas avec lesquels elle était employée, deux valeurs assez distinctes, une première encore assez proche de la valeur initiale, avec, et une seconde sémantiquement plus éloignée : avec l’accusatif de mouvement, l’idée de pour se rendre au milieu de a donné le sens à la recherche de, d’où à la (pour) suite de, après, sens qui apparaît dans la formule si chère aux historiens, μετὰ δὲ ταῦτα, et après cela. Cette très nette divergence de sens explique l’existence – pour le préverbe/préfixe – de deux unités de signification, ou si l’on préfère de deux sèmes principaux, de participation et de succession, qui se combinent avec l’action de prendre exprimée par λαμϐάνω. L’idée de participation apparaît, par exemple, dans l’emploi de μεταλαμϐάνειν au sens d’« obtenir un cinquième des votes » chez Platon ou Andocide. Il ne s’agit pas seulement d’obtenir un certain nombre de suffrages, mais de s’assurer l’adhésion d’une partie du souverain avec la légitimité afférente. Autre exemple, plus célèbre, le passage du Parménide de Platon (130d-131a) sur le fait que certaines choses d’ici-bas doivent leur nom à leur participation à une forme intelligible, comme les choses belles à la beauté ou les choses semblables à la ressemblance. Quant à l’idée de succession, elle apparaît en politique – pour des postes de magistrats – ou pour le passage du jour à la nuit, par exemple chez Polybe, XV 30, 2. Tout cela est relativement clair et obvie. Ce qui complique l’affaire est que ces deux unités de signification paraissent se combiner pour exprimer une troisième idée, de substitution, d’échange. Par opposition à l’autre représentant de cette signification, à savoir ἀλλάσσω et le substantif ἀλλαγή, bâtis sur ἄλλος, c’est-à-dire sur l’idée simple d’altérité, le verbe μεταλαμϐάνειν dans un syntagme comme : μεταλαμϐάνειν πόλεμον ἀντ’ εἰρήνης, dans Thuc. I 120 « échanger la paix contre la guerre », amalgame l’idée de participation – car l’alterlepse », avec une bibliographie signalant notamment, de Marc Bonhomme, « Un trope temporel méconnu, la métalepse », Le Français moderne, 55 (1987), p. 83-104 (http ://www.fabula.org/atelier.php ?Pragmatique_de_La_M%26eacute%3Btalepse). 5  P. Chantraine, Dictionnaire étymologique de la langue grecque. Histoire des mots. Avec un Supplément sous la direction d’Alain Blanc, Charles de Lamberterie et Jean-Louis Perpillou, Paris, 1999 [19681], sv.

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native entre vivre en paix ou en guerre n’a rien d’un changement de costume – et l’idée de succession, donc de changement. On peut donc dire qu’a priori le déverbal μετάληψις recouvre trois idées, les idées de participation, de succession ou de substitution. La notice trop éclatée du LSJ – reproduite en Annexe – pourrait être avantageusement ramenée à ces trois valeurs fondamentales. Le mot μετάληψις, ressenti depuis longtemps comme un « intraduisible », fait partie du « club » des termes techniques grecs qui ont été transcrits, adaptés, et sont devenus des mots français. Métalepse est certes moins connu que métaphore, mais on lui consacre une fiche dans certains dictionnaires de poétique et de rhétorique conçus à l’intention des étudiants de Lettres ou de Communication. L’« encyclopédie libre » Wikipédia n’est pas en reste, qui – dans une version encore en ligne au moment où nous écrivons (été 2014) – nous apprend ceci : La méta lepse (du grec μετάληψις : « changement, échange ») est une figure de style qui consiste à prendre la cause pour la conséquence. Par exemple, l’expression « Il a perdu sa langue » (le mot « langue » renvoyant en réalité à la « parole ») est une métalepse. Elle constitue donc une substitution d’un mot par un autre, en raison du rapport qui existe entre les deux choses qu’ils désignent, le cas échéant le rapport de cause à conséquence ; la métalepse est donc un type de métonymie.

Cette définition montre quelle confusion règne dans l’esprit du rédacteur de cette notice, qui confond figure et trope6 : comme on sait, la figure fait varier l’agencement des mots ou des idées, alors que le trope opère une substitution à partir d’un mot isolé7. Surtout, la notice amalgame dans une seule définition deux sens très différents du mot grec : métalepse peut certes signifier succession et substitution, mais pas les deux en même temps. 6  Quintilien évoque la métalepse à la suite d’une série de figures (Institution oratoire, IX, 2, 106 ; voir aussi III, 6, 46) mais en donnant au terme sa valeur dans la théorie des états de cause, celle, justement, que les Modernes ignorent, voir infra. 7  Cf. Alexandros, De figuris (éd. L. Spengel, Rhetores graeci, tome III, Leipzig, 1856 [réimpr. Francfort sur le Main, 1966], p. 9-10) : « la différence entre figure et trope tient à ce que le trope est une vertu – comme le barbarisme un vice – qui concerne un seul mot, tandis que la figure est un embellissement – comme le solécisme un enlaidissement – qui implique plusieurs mots, si bien que la même différence sépare le barbarisme du solécisme dans l’ordre du vice et le trope de la figure dans l’ordre de la vertu du discours. Car à la façon dont, dans le cas du barbarisme, c’est un mot que nous corrigeons tandis que dans celui du solécisme, c’est la syntaxe des mots, de la même façon nous effectuerons la transposition du trope à l’usage en échangeant un mot contre un mot, tandis que nous opérerons le passage de la figure vers ce qui est naturel en transformant la syntaxe. » (traduction personnelle).

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En réalité, dans la métalepse comme trope, et dans l’exemple de la langue et de la parole c’est l’idée de succession contenue dans μετάληψις qui est à l’œuvre, la pensée commune confondant volontiers succession et consécution, selon le célèbre sophisme : post hoc ergo propter hoc. Un peu plus loin, le rédacteur de la fiche est mieux inspiré quand il cite César Chesneau Du Marsais8 qui définit la métalepse comme « une espèce de métonymie, par laquelle nous pouvons exprimer ce qui suit pour faire entendre ce qui précède ; ou ce qui précède pour faire entendre ce qui suit ; elle ouvre, pour ainsi dire, la porte, dit Quintilien, afin que vous passiez d’une idée à une autre, ex alio in viam præstat9, c’est l’antécédent pour le conséquent, ou le conséquent pour l’antécédent, et c’est toujours le jeu des idées accessoire dont l’une réveille l’autre ». L’exemple classique pour ce trope que l’on trouve aussi dans certains traités spécialisés est la désignation du feu par le nom d’Héphaïstos.

Le problème, et Dumarsais, pour le coup, l’a bien vu, est que le changement de dénomination fondé sur une contiguïté entre les deux objets tend à noyer la métalepse dans la catégorie générale de métonymie. Là est, peut-on penser, la raison principale du succès relatif de ce trope qui n’est pas présent dans tous les traités. L’article de Wikipédia fait allusion aussi, un peu plus loin, à un développement théorique fort stimulant, mais qui nous éloigne du sujet : il s’agit d’une notion de narratologie étudiée par G. Genette dans un ouvrage paru en 2004 et intitulé Métalepse : de la figure à la fiction10. G. Genette s’autorise de la « figure » qui désigne un effet par sa cause, ou vice-versa, pour désigner les cas où l’on prête à l’auteur la faculté de s’introduire lui-même dans le récit, comme quand on dit que Virgile fait mourir Didon. C’est une idée, en fait, que l’on trouvait déjà chez Fontanier11. Mais plus généralement, pour Genette, il s’agit de toutes les transgressions du pacte fictionnel, qui veut par exemple qu’on dis8 Dumarsais, Des tropes ou des différents sens, éd. critique par F. Douay-Soublin, Paris, 1988 (1e éd. 1730 disponible en ligne : http ://gallica.bnf.fr/ark :/12148/bpt6k50576m). 9 La citation de Quintilien, VIII 6, 37 en travestit complètement la signification. Nous reviendrons plus loin sur ce texte. 10  Paris, 2004. 11  Pierre Fontanier, Les figures du discours, avec une introduction de Gérard Genette, Paris, 1977 (1e éd. en plusieurs parties, Paris, 1821-1830), p. 129 : « Il faut aussi sans doute rapporter à la Métalepse, à moins qu’on n’en veuille faire une figure particulière, ce tour non moins hardi que les précédens, par lequel, dans la chaleur de l’enthousiasme ou du sentiment, on abandonne tout à coup le rôle du narrateur pour celui de maître ou d’arbitre souverain, en sorte que, au lieu de raconter simplement une chose qui se fait ou qui est faite, on commande, on ordonne qu’elle se fasse (…) ».

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tingue l’action de raconter du récit lui-même, ou qu’on ne fasse pas communiquer, quand un récit comporte un ou plusieurs autres récits enchâssés, ces différents récits entre eux. Si, dans un récit enchâssé, il est fait mention, par exemple au moyen d’une lettre, du récit-cadre, on aura une métalepse. Si intéressant soit-il, ce développement n’a que peu de lien avec la rhétorique ancienne. Signalons enfin pour mémoire un sens technique très particulier de métalepse, une variante subtile du trope, peut-être un peu trop subtile d’ailleurs, dont on ne trouve trace ni dans Wikipédia ni dans la plupart des dictionnaires contemporains, mais que Quintilien décrit avec des pincettes12 et auquel rend justice Henri Morier dans son Dictionnaire de Poétique et de Rhétorique13 : il s’agit des cas où l’on utilise un synonyme du mot propre, lequel synonyme est inadapté au contexte dans lequel on l’emploie. Par conséquent, pour comprendre l’énoncé, il faut remonter du synonyme au mot propre. Homère utilise ce trope dans le chant 15 de l’Odyssée, au vers 29914 : il s’agit des îles Échinades, voisines d’Ithaque. Homère les appelle îles rapides (θοαί). Il faut savoir que l’un des synonymes de θοός est ὀξύς. Quand on comprend qu’ici rapide remplace pointues, piquantes, on saisit l’allusion au fait que les plages des îles Échinades, comme leur nom l’indique, étaient infestées d’oursins (ἐχῖνοι). Dans l’Antiquité, cette valeur de métalepse est soit traitée comme jeu de mots, soit rattachée aux complexes procédés de l’allégorie15. Elle n’apparaît pas dans le Corpus rhetoricum. Quand on se tourne maintenant vers ledit Corpus rhetoricum, et à l’index du tome V et dernier, à la parution imminente, on constate 12  Institution oratoire, VIII 6, 37 : « Comme tropes, qui comportent un changement de signification, reste la métalepse, en latin transumptio, qui permet pour ainsi dire, de passer d’une chose à l’autre. rare et fort peu recommandable, plus fréquent cependant chez les Grecs, qui appellent Ἥσσων le Centaure Chiron et θοαί les îles ὀξείαι » (trad. Cousin). Dans le cas du Centaure, la substitution s’opère d’un comparatif à l’autre : χείρων et ἥσσων signifient tous les deux inférieur. Pour le second exemple, voir infra. 13  H. Morier, Dictionnaire de Poétique et de Rhétorique, 3e éd. augmentée et entièrement refondue, Paris, 1981 (1e éd. 1961), s.v. 14  H. Morier, Dictionnaire de Poétique et de Rhétorique, Paris, 19813 (19611) renvoie par erreur au vers 229 (p. 669 n. 3). 15 Sources primaires : Tryphon, De tropis, 4, p. 238 West ; Ps.-Héraclite, 45, 4 ; Ps.-Plutarque, Vie et Poésie, 21. Voir aussi la Rhétorique à Herennius, i v, 43 (denominatio) et P. Chiron, « Aspects rhétoriques et grammaticaux de l’interprétation allégorique d’Homère », dans G. Dahan et R. Goulet (éd.), Allégorie des poètes, allégorie des philosophes. Études sur la poétique et l’herméneutique de l’allégorie de l’Antiquité à la Réforme, Paris, 2005, p. 35-58 [p. 50-51].

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avec surprise que le mot métalepse désigne tout autre chose que ce que Wikipédia décrit, et, ce qui est plus étonnant, revêt une signification qui n’est signalée ni dans les meilleurs dictionnaires de rhétorique comme celui de Morier, ni même dans le LSJ 16. Commençons par le seul passage – le dernier – pour lequel soit indiqué le sens « substitution ». Il n’est pas complètement impossible en effet qu’il réfère à quelque chose de déjà connu, à savoir au trope. Le passage se trouve dans un commentaire du De inventione qui doit dater de la période où travaillait l’Assembleur du corpus, vers le ve s. Il s’agit d’une liste de lieux des enthymèmes, dans l’esprit des topoi décrits à la fin du L. II de la Rhétorique d’Aristote17. Voici le texte grec et la traduction de M. Patillon : CRhet. III2 214 : Ἐκ δὲ μεταλήψεως, οἷον· « Οὐ τὸ πεισθῆναι δεινὸν νῦν τῷ Ἀντιπάτρῳ, ἀλλ᾽ ὅτι προσδεχόμεθα δουλείαν ». (sc. on tire l’enthymème de) La métalepse, par exemple : « le terrible – ou le scandale – n’est pas d’obéir aujourd’hui à Antipater mais d’accepter l’esclavage ».

Dans sa note 380, M. Patillon indique que le procédé se définit par une substitution. On pourrait peut être se dire que la soumission à Antipater dans cet exemple d’auteur inconnu est présentée comme une sorte de prélude à l’esclavage et qu’il existe, sinon un véritable lien de cause à conséquence, du moins un lien de succession entre les deux, selon l’adage « il n’y a que le premier pas qui coûte ». Mais il se trouve que l’enthymème suivant dans l’énumération de l’Anonyme est justement un enthymème réfutatif basé sur la conséquence, avec le célèbre exemple déjà donné par Aristote (1399 a 11 sq.) : « Il ne faut pas se cultiver parce que cela éveille la jalousie ». Il paraît donc plus raisonnable de se rallier à l’interprétation de Michel Patillon et de considérer que la métalepse est ici une simple substitution. Il faudrait peut-être voir s’il n’y a pas moyen d’établir un lien entre cette substitution et celle qui est évoquée au n° 6 de l’article du LSJ. Quoi qu’il en soit, le principal emploi technique que fait Hermogène18 du mot métalepse appartient à la doctrine des staseis, donc au 16  On peut signaler à cet égard une bizarrerie : le LSJ mentionne le commentaire de Syrianus au Peri staseôn sans citer le Peri staseôn lui-même. 17  Sur cette série de schèmes argumentatifs, voir C. Rambourg, Les τόποι d’A ristote, Rhétorique II 23 : enquête sur les origines de la notion de lieu rhétorique, thèse Université Paris-Est, 2011 (en cours de publication chez Vrin). 18  Ici, Hermogène le rhéteur, peut-être Hermogène de Tarse. Pour une vue d’ensemble sur les différentes versions du corpus hermogénien, depuis Rabe (Leipzig 1913) jusqu’au Corpus rhetoricum, se reporter à P. Chiron, « Hermogène, 1913-2009 », dans M. Deu-

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tome II du Corpus. Le mot prend deux valeurs assez distinctes l’une de l’autre, ou plutôt la même stratégie argumentative prend place à deux étages distincts de l’algorithme. Il y a d’abord la métalepse comme état de la cause à part entière. Donnons quelques éléments de contexte. Nous sommes plutôt dans le genre judiciaire, car le point de départ est un fait (πρᾶγμα) passé. La première chose à instruire, selon la doctrine, est la réalité de ce fait, et la première question, c’est, par exemple : « a-t-il tué » ou « a-t-il dérobé un objet dans le temple ». On a là l’état de cause conjectural et l’argumentation va consister à établir la réalité du fait, ou l’inverse – puisque la méthode est conçue pour être utilisée pro et contra –, à partir d’une topique qui exploite systématiquement les indices, les circonstances, les témoignages, la personnalité de l’accusé etc. etc. C’est une occasion de rappeler la pertinence de la phrase de Fontenelle au chapitre IV de son Histoire des Oracles, que n’ont pas oubliée les usagers du Lagarde et Michard : « Assurons-nous bien du fait avant que de nous inquiéter de la cause ». Mais revenons aux staseis. Une fois le fait établi, s’il l’est, il va falloir le définir. Une fois la réalité d’un homicide prouvée, se pose la question : cet homicide avéré est-il un meurtre, c’est-à-dire un geste intentionnel, ou un assassinat, perpétré non seulement intentionnellement mais avec préméditation ? Ou encore : on a établi qu’un tel a pris de l’argent dans le vestiaire d’un temple, est-ce un vol ou est-ce un sacrilège ? Après la définition se posera la question de la qualification de ce fait, au regard de la justice ou au regard des lois, et ainsi de suite. La métalepse peut intervenir avant même ces premières analyses et consister à dire : vous faites fausse route, il n’y a pas à discuter du fait, le procès ne doit pas avoir lieu. Le paradigme le plus célèbre est la fameuse loi d’amnistie de 403, promulguée pour mettre un terme au climat d’épuration consécutif à l’épisode des Trente tyrans et à la restauration démocratique. Cette loi interdisait de μνησικακεῖν, c’est-àdire de rappeler le passé pour régler des comptes avec les citoyens restés dans la ville. Hermogène écrit : le débat est ici de savoir si l’on doit engager le procès. En effet dans la métalepse la question primordiale ne sera pas de savoir si une chose existe, comme dans la conjecture, ni ce qu’elle est, comme dans la définition, ni quelle est sa qualité, comme dans les états de cause suivants, mais le point même de savoir si l’on doit poser l’une de ces questions : c’est en effet une procédure d’exception.19 fert, H. Gärtner und M. Weißenberger (éd.), Lustrum. Internationale Forschungsberichte aus dem Bereich des klassischen Altertums, Bd 53, Göttingen, 2012, p. 151-232. 19  CRhet II, II 14, p. 17 Patillon.

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Cette métalepse peut s’appuyer sur un texte de loi, comme dans la loi d’amnistie, mais elle peut contester l’application de la loi à partir d’une circonstance de l’acte. On entre ici dans ces histoires à la fois romanesques et un peu sordides qui faisaient le fond de commerce des déclamateurs : la loi dit qu’en cas d’adultère flagrant, le mari trompé a le droit de tuer les amants illico. Tout le monde pense ici au discours I de Lysias Pour le meurtre d’Ératosthène. Mais dans l’exemple donné les deux amants n’ont pas été tués en même temps. Le galant a été poignardé tout de suite, mais l’épouse a été épargnée, et c’est dans un second temps, parce qu’il l’a surprise en pleurs sur la tombe de son amant, que le mari la tue. Selon la métalepse – qui prête à d’infinies discussions, évidemment – la loi ne s’applique pas. Voilà pour la métalepse comme état de cause à part entière. Il existe une seconde métalepse, selon les termes mêmes du théoricien, repris dans l’index de M. Patillon : ἡ ἑτέρα μετάληψις. L’exemple donné par Hermogène est lui aussi pittoresque. Un peintre a représenté une scène de naufrage et a exposé son tableau à l’entrée d’un port. Résultat : plus personne n’aborde, le port périclite et ses habitants meurent de faim. On fait un procès à l’artiste. Dans l’échange d’arguments, on retrouve la première métalepse : si le peintre dit « il est permis d’exposer un tableau dans un port et aucune loi ne l’interdit », la métalepse consistera à mettre en question le recours à l’absence de loi en raison des circonstances, en enfonçant le clou à l’aide d’une antiparastase, ou objection couplée avec une concession : « et même si c’est permis, ça ne l’est ni dans ce but ni de cette façon ». Dans la suite, le peintre peut recourir à l’« opposition compensatoire » (l’ἀντιστατικὴ ἀντίθεσις), en disant : « oui, j’ai bien peint ce tableau, mais mon intention était bonne, je voulais conseiller les navigateurs et les inciter à la prudence ». La seconde métalepse intervient alors. Elle consiste à ruiner cet argument de la bonne intention en disant : « mais il y avait d’autres moyens de conseiller les navigateurs ». Ces deux démarches argumentatives, la première et la seconde métalepse, sont assez claires. Mais pourquoi portent-elles le même nom ? L’idée centrale est celle de substitution, mais – croyons-nous – il faut faire intervenir ici un élément que nous avons quasiment négligé depuis le début, à savoir le deuxième terme du composé meta-lèpsis. Il nous semble que la métalepse ne se limite pas à une pure et simple substitution, elle ne se borne pas à remplacer une solution par une autre – faire ou ne pas faire le procès, appliquer ou pas la loi, admettre ou non une intention. Une interprétation plus précise du terme pour-

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rait être « prise, ou saisie secondaire », avec des connotations de coup de force, de surprise, et de mise à distance de ce qui paraissait évident. L’élément -lèpsis se retrouve dans un autre procédé rhétorique, la prokatalèpsis, ou anticipation, qui consiste à occuper une place forte avant l’ennemi, en pratique à user (d’)un argument favorable à la thèse qu’on conteste avant même son utilisation par l’adversaire20. Celui qui utilise cette tactique adopte par surprise un point de vue nouveau, il présente les choses sous un jour inédit, et cela rappelle cette mode des composés en méta- qui sévissait dans les années soixante-dix, le méta-discours, le méta-langage, la méta-critique et, plus récemment la métalepse revisitée par Genette. Il y avait là un moyen relativement simple et chic de s’enrôler parmi les intellectuels et les révolutionnaires. La mode a passé. Dans la doctrine des staseis, de même, la métalepse fait un pas de côté et invite à objectiver la méthode habituelle pour s’en affranchir : la logique la plus courante dit que s’il n’y a pas de loi qui interdise un acte, cet acte est permis. Eh bien non, dit la métalepse : tout ce qui n’est pas interdit n’est pas permis pour autant. Mon intention était bonne, dit le peintre. Eh bien non, dit la métalepse, la bonne intention ne consiste pas à ignorer les conséquences de ses actes. On pourrait dire que la métalepse est un procédé à haute teneur réflexive puisqu’il consiste à prendre soudain de la distance ou de la hauteur. Le grec dit cela avec un terme très simple, mais pas facile à rendre pour autant. « Saisie secondaire » ne va pas, évidemment, « pas de côté » serait trop loin du grec. Si un lecteur a une idée de traduction, nous sommes preneur… En attendant, gardons métalepse. Nous voudrions tirer de l’examen de ce petit dossier quelques con­clusions  : Le mot μετάληψις dans ses emplois rhétoriques prend des valeurs techniques très précises, et il faut pour les comprendre comprendre aussi la doctrine où il trouve sa place. Mais en même temps il reste en grec proche des emplois non techniques. Pour dire les choses autrement, le français jargonne en empruntant au grec des termes dont il comprend mal la signification originelle, mais le grec, lui, ne jargonne pas. Il y a là une responsabilité pour l’helléniste qui ne veut pas voir dénaturer l’héritage qu’il souhaite transmettre : il doit expliquer. 20  L’auteur de la Rhétorique à Alexandre fait ce commentaire lucide : « car même si les points qu’on a dénigrés par avance sont tout à fait solides, ils ne paraîtront pas aussi décisifs à ceux qui en auront déjà entendu parler » (notre traduction, dans Ps.-Aristote, Rhétorique à Alexandre, t. établi et traduit par P. C., Paris, 2002, 1433 a 38-39).

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D’autre part, en ignorant complètement la métalepse argumentative, la notice de Wikipédia porte les stigmates de la rhétorique restreinte aux figures. C’est un phénomène qu’observait Genette dans les années soixante-dix alors que Chaïm Perelmann, dès les années cinquante, s’évertuait à rappeler que la rhétorique gréco-latine était d’abord et avant tout une théorie de l’argumentation. Il faut croire que les instruments de travail que l’on met dans les mains des étudiants – car la notice de Wikipédia est loin d’être la seule à ignorer cet aspect de la métalepse – ignorent encore l’ampleur de l’empire rhétorique. À cet égard, il y aurait beaucoup à dire sur l’absence du trope de métalepse… dans le Corpus rhetoricum. Ce n’est pas le lieu d’y insister, mais dans cette somme rhétorique, les figures ou les tropes au sens décoratif du terme, les ornements du discours, n’ont quasiment aucune place. Les énoncés remarquables dignes d’une théorie se distinguent non par rapport à l’usage présumé de la langue mais, structuralement, par rapport au reste du propos de l’orateur, et ils sont entièrement soumis au sens, y compris ceux qui possèdent une dimension esthétique. Plus grave, la tradition lexicographique la plus réputée, celle que représente le LSJ, ne donne pas accès à l’un des textes théoriques les plus importants sur le mot métalepse. Michel Patillon a fait le maximum dans ses notes pour expliquer les nuances de ce terme, mais son index est forcément schématique. En pratique, Ernesti21 reste le seul à donner une vue véritablement complète de la métalepse ancienne, mais sa notice est très désordonnée, et difficile à utiliser puisque les références qu’il donne sont à des éditions obsolètes. Terminons donc sur deux vœux : que le lexique d’Ernesti soit repris, réorganisé, complété, rénové et surtout que les dictionnaires de rhétorique destinés aux étudiants fassent place enfin à ce qui constituait, pour plagier Aristote, le sôma de la rhétorique, à savoir l’argument. Pour cela, il faudrait que les auteurs de dictionnaires destinés au public le plus vaste prennent le temps de lire – entre autres – le Corpus rhetoricum. ANNEXE LSJ sv μετά-ληψις, εως, ἡ, participation, Pl. Prm. 131a ; λόγων in philosophy, Id.  R.  539d ; γένεσις μ. οὐσίας Id.  Def. 411a ; γίνεσθαι κατὰ τὴν  μ. [τοῦ εἴδους] Arist. GC 335b14, cf. Metaph. 1072b20, etc. ; partaking of food, 1 Ep.Ti. 4.3. 21  J. C. G.

Ernesti, Lexicon technologiae Graecorum rhetoricae, Leipzig, 1795.

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2. concurrence, POxy.1273.39 (iii A.D.), etc. 3. Gramm., τὸ « λέγων » μ. ἐνεστῶτος καὶ παρατατικοῦ is shared by, A.D. Adv. 124.1. II. alternation, τῶν λόγων Pl. Tht. 173b ; αἱ μ. τοῦ σχήματος Plb. 9.20.2 ; ἐκ μεταλήψεως Id. 2.33.4. 2. succession, μ. τῆς ἀρχῆς Id. 31.13.3. 3. taking one thing instead of another, ἡ ἀντὶ τοῦ μείζονος ἐλάττονος μ. Arist. Rh. 1369b25. 4. Rhet., use of one word for another, as of Ἥφαιστος for πῦρ, Quint. 8.6.37, Trypho Trop. 5, etc. ; transference of meaning, Eust. 79.12. 5. objection, counterplea, Sch. Pl. Euthphr.4d ; esp. concurrence coupled with objection, Syrian. in Hermog. 2.153 R., Corn. Rh. p.391 H. 6. συλλογισμοὶ κατὰ μετάληψιν hypothetical syllogisms involving the substitution of a proposition for the original thesis, Arist. APr. 45b17 ; cf. μεταλαμβάνω VI. 7. Gramm., change of construction, A.D. Synt. 210.3 ; change in dialect, ib.  335.1 ; change of name, Demetr.Lac. Herc. 1014.60. 8. translation, rendering, Eust. ad D.P. 180 ; ἡ εἰς τὸ Ἑλληνικὸν μ. Id. ib. 294. 9. transference, αἱ ἐς νεφροὺς καὶ κύστιας -λήψιες Aret. SD 1.9. 10. κατὰ μετάληψιν κατατεῖναι, of reflex tension over a pulley (cf. μεταληπτικός II), Heliod. ap. Orib. 48.9.25.

Géraldine P uccini

LE MIROIR ET SES REFLETS, DE PLAUTE À APULÉE : VÉRITÉ OU ILLUSION ? Le miroir a fait l’objet dans l’Antiquité de recherches scientifiques. À Rome, Lucrèce définit le miroir comme « brillant et compact1 », capable de renvoyer l’image, en n’importe quel temps, de n’importe quel objet, une image qui a « la même forme et la même couleur » que l’objet2 . Il propose au chant IV (v. 269-363) une véritable théorie du miroir dont il emprunte des éléments d’explication à Épicure, comme nous l’apprenons d’Apulée dans son plaidoyer (De magia, 15). Sénèque en fait également l’objet d’une étude de type scientifique. Lorsqu’il cherche à expliquer la formation de l’arc-en-ciel dans ses Quaestiones naturales, il compare toute goutte de pluie à un miroir en partant du principe que l’eau, si elle est circonscrite, devient un miroir3. Le phénomène de déformation physique optique dans les miroirs ou les coupes où se reflètent des images a intéressé non seulement Sénèque4 et Pline5, mais aussi Aulu-Gelle qui considère l’optique comme une partie de la géométrie6. Le miroir intéresse également les linguistes. Dans son souci d’établir l’étymologie des mots dans son ouvrage De lingua latina, Varron rattache le miroir à la femme, et plus particulièrement à son visage et à sa beauté, ainsi qu’au regard qui permet la contemplation. Il fait dériver le terme speculum d’un ancien verbe specio : 1  Lucrèce, IV, 150-151 : splendida (…) densaque. Sauf mention de notre part, les traductions nous sont personnelles. 2  Ibid., IV, 167. 3 Sénèque, Quaest. Nat., I, 3, 6 ; I, 5, 14 : « J’adopte l’option de Posidonius : je crois que l’arc-en-ciel se forme sur un nuage semblable à un miroir concave et rond comme un segment de sphère. » 4  Ibid., I, 5, 5 ; I, 5, 14 ; I, 17, 8. 5  Pline, XXIII, 128-129, où il passe en revue toutes les variétés de miroirs. 6  Aulu-Gelle, XVI, 18.

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Mundus muliebris dictus a munditia. Ornatus quasi ab ore natus, hinc enim maxime sumitur quod eam deceat, itaque id paratur speculo. […] Speculum a speciendo, quod ibi se spectant. Spectare dictum ab specio antiquo, quo etiam Ennius usus. […] Hinc specula, hinc speculum, quod in eo specimus imaginem7.

Mais c’est surtout son usage en philosophie et ses connotations symboliques en littérature qui font du miroir un objet très particulier dont l’essence repose sur une ambiguïté fondamentale. Le reflet est, en effet, porteur d’ambiguïté : à la fois identique et différent, il renvoie aux catégories du même et de l’autre tout à la fois et interroge ainsi les notions d’identité et d’analogie. L’acte de la contemplation est lui aussi ambigu : nous verrons qu’il peut être destructeur comme constructif. Il a des implications dans le champ de la morale, de la philosophie et de la religion. En nous fondant sur l’étude des textes latins, littéraires et philosophiques, de Plaute à Apulée, qui mentionnent cet objet, nous souhaitons mettre en valeur la pluralité de connotations que revêt le miroir, dans son oscillation entre connaissance et illusion, et analyser la richesse de sa fonction symbolique8. Nous accorderons une attention particulière à la manière dont le miroir est mis en scène dans les textes latins, à ses différentes fonctions narratives ou symboliques, aux personnages et aux objets avec lesquels il est associé. Nous étudierons dans un premier temps le miroir comme objet du quotidien9, accessoire de la toilette féminine. Puis nous analyserons le 7 Varron, De lingua latina, V, 29, 129-130 : « Mundus muliebris (toilette féminine) dérive de munditia (propreté). Ornatus (orné) a pour racine os (visage) et nasci (naître). C’est en effet du visage que les femmes tirent leur principale beauté : de là l’usage des miroirs. […] de specio (regarder, contempler), vient le mot speculum (miroir), parce qu’elles s’y regardent. » VI, 8, 82 : « Spectare (regarder) vient de l’ancien mot specio, qui se trouve dans Ennius. […] De là specula (lieu élevé, d’où l’on voit ce qui se passe au loin) ; speculum (miroir), parce que nous voyons en lui notre image. » 8  Pour une histoire du miroir, consulter l’ouvrage de Sabine Melchior-Bonnet, Histoire du miroir, Paris, 1994. Pour une analyse du miroir comme objet, métaphore et procédé de structuration des textes et des images au Moyen Âge, voir F. Pomel (dir.), Miroirs et jeux de miroirs dans la littérature médiévale, Rennes, 2003 ; Ead., « Présentation : réflexions sur le miroir », www.pur-editions.fr/couvertures/1222691094_doc.pdf. 9  Vitruve s’est un peu intéressé au miroir en tant qu’objet. Dans son De architectura, VII, 3, 9, il affirme qu’un miroir d’argent fait d’une plaque solide renvoie une bien meilleure image qu’un miroir composé d’une lame légère ; en IX, 2, 3, il compare la lune à un miroir parce qu’elle ne possède pas de lumière propre et reçoit son éclat du soleil ; en IX, 8, 2, il rapporte une anecdote au sujet de Ctesibius d’Alexandrie, passionné de mécanique, qui avait voulu suspendre un miroir de manière à ce qu’on pût le faire descendre et monter à l’aide d’une corde cachée soutenant un poids.

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miroir en relation avec les hommes : il flatte la vanité du corps narcissique et incline à l’effémination celui qui le possède. Mais il est aussi, dans la tradition philosophique qui remonte à l’Alcibiade, un instrument de révélation par lequel le sujet se retourne sur soi et prend forme en tant que sujet. Le mythe de Narcisse vient déconstruire l’image du miroir comme connaissance de soi. Enfin, nous terminerons sur l’utilisation littéraire du miroir dans l’œuvre d’Apulée. Le

miroir et les femmes  : beauté et séduction

Souvent associé au peigne, dans des scènes de toilette, le miroir renvoie à la femme, à la beauté de son corps et au désir qu’il suscite chez l’homme : comme le définit Martial, le miroir est « conseiller de la beauté10 ». Le miroir apparaît dans la poésie élégiaque pour révéler la beauté de la puella aimée et permettre d’en vérifier le pouvoir de séduction. Chaque belle aime à s’y mirer pour contempler la beauté d’un corps qui enivre le poète amoureux. Le miroir relève donc de la sphère féminine et fait partie des scènes de toilette entre une esclave et sa maîtresse. Il est indispensable pour réussir l’art de la coiffure et mettre en valeur la chevelure, élément de séduction essentiel pour une femme, comme le rappelle Ovide dans son Art d’aimer. Le miroir permet à chaque femme de connaître la particularité de sa beauté et d’en tirer parti le mieux possible11. Lorsqu’il se campe en magister amoris qui prodigue ses conseils aux hommes, Ovide enseigne, entre autres, l’obéissance aux ordres de son amante. Il enjoint de vaincre la honte de tenir le rôle de l’esclave préposée à la toilette de la dame et de ne pas hésiter à lui tenir un miroir « d’une main d’homme libre ». Le miroir a le pouvoir d’asservir l’homme et d’en faire l’esclave de la puella12 . Mais, curieusement, dans les élégies érotiques, le miroir est peu présent au côté des puellae et son utilisation relève du contre-point. Tibulle n’y fait pas d’allusion. Chez Properce, la mention d’un miroir se fait dans un contexte de dépit amoureux, puis de mort. Dans l’élégie III, 6 à Lygdamus, Properce se délecte à l’idée que Cynthie serait en proie à la plus complète tristitia : l’absence de miroir sur le lit (v. 11), comme le coffret de toilette jeté au pied du lit (v. 12), 10 Martial,

Epigr., IX, 16, 1 : consilium formae speculum. Ars amat., III, 135-136. 12  Ibid., II, 197 : Nec tibi turpe puta (quamuis sit turpe, placebit), / ingenua speculum sustinuisse manu. « Ne crois pas qu’il soit honteux pour toi (bien que cela le soit, tu le voudras) d’avoir présenté un miroir de ta main, la main d’un homme libre. » 11 Ovide,

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font partie des indices révélant le chagrin d’une maîtresse qui a renoncé à se faire belle, dès lors qu’elle pense avoir été abandonnée pour une autre par son amant infidèle13. Properce demande à son esclave Lygdamus la confirmation de cette solitude pathétique (v. 23), que la puella sait mettre en scène, afin de mieux renouveler, d’une manière toute littéraire, sa fidélité à Cynthie. Scène de dépit amoureux doublement fabriquée : d’une part par le poète Properce, pour reconstruire et répéter son discours amoureux de la fidélité ; d’autre part par Cynthie ellemême, pour jouer le rôle de la maîtresse jalouse qui saura se venger à la manière d’une héroïne tragique (elle est en effet prête à maudire le nouveau couple en le punissant d’impuissance sexuelle aux vers 31-34). En IV, 7, 75, l’ombre de Cynthie morte apparaît au poète, craignant d’être remplacée trop vite par une nouvelle maîtresse. Elle demande que « Latris, délices, dont le nom vient de son emploi, ne tende pas un miroir à une nouvelle maîtresse » : Deliciaeque meae Latris, cui nomen ab usu est, ne speculum dominae porrigat illa nouae.

Le miroir est également peu présent dans l’œuvre d’Ovide. Le poète opère un renversement du motif, lorsque le miroir reflète, non pas la beauté féminine, mais la laideur : Corinne a perdu ses cheveux pour avoir voulu les teindre et repousse avec désespoir le miroir qu’on lui tend14. Ovide conseille aux jeunes filles de veiller d’abord sur leur caractère et leurs qualités d’âme, car la beauté physique est détruite par l’âge et les rides : Tempus erit quo uos speculum uidisse pigebit.15

Dans le Satiricon, Circé est le seul personnage à posséder un miroir. Devant l’impuissance sexuelle d’Encolpe, elle arrache un miroir à sa servante Chrysis pour s’assurer de sa beauté16 et prétend ne pas avoir de 13  Properce, III, 11-16 : « Dis, Lygdamus, n’as-tu vu sur son lit aucun miroir, ni aucune pierre précieuse orner ses doigts de neige ? couvrait-elle au hasard d’un habit de deuil ses blanches épaules ? laissait-elle son écrin fermé au pied de sa couche ? sa maison était-elle triste ? voyais-tu ses esclaves accomplir tristement leur tâche, elle-même filer au milieu d’elles ? essuyait-elle de son fuseau une paupière humide ? rappelait-elle enfin nos querelles d’un ton plaintif ? » 14 Ovide, Amores, I, 14, 35 : quid speculum maesta ponis, inepta, manu ? / non bene consuetis a te spectaris ocellis ; / ut placeas, debes inmemor esse tui. « Insensée ! pourquoi ta main chagrine repousse-t-elle le miroir ? Comme autrefois, tes yeux n’aiment plus à l’interroger ; pour plaire encore, il te faut oublier le passé ». 15 Ovide, De medicamine faciei feminae, 47 : « Un temps viendra où vous regretterez de vous avoir vues dans votre miroir ». 16 Pétrone, Sat., 128, 4.

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peine à trouver un autre amant : son miroir et sa réputation ne mentent pas sur ce point17. Ovide repousse cette image élégiaque du miroir, objet féminin de la beauté et de la séduction lorsqu’il écrit en exil. Dans un poème adressé à Périlla, jeune poétesse avec laquelle il aimait partager son goût pour la poésie avant d’être exilé, Ovide convoque le cliché de la beauté éphémère du corps pour mieux indiquer à la jeune fille où réside l’essentiel18. Un jour, la vieillesse viendra et outragera sa beauté charmante, mais ce lieu commun n’est plus au service d’une jouissance immédiate du moment présent, tant qu’il en est encore temps. Il ne s’agit plus de gémir sur la perte de sa beauté et d’accuser son miroir d’infidélité19, mais de comprendre que c’est l’écriture poétique qui est essentielle et salvatrice, porteuse de gloire et d’immortalité. Le miroir a partie liée avec le temps et Ovide exploite ici sa valeur prospective où le visage vieilli de la belle, que le miroir renverra un jour, doit lui servir d’avertissement pour le présent. Le

miroir et les hommes  : v ice et effémination

Si un homme montre une attention particulière pour un miroir, il risque le soupçon d’effémination. Plusieurs auteurs utilisent l’indice du miroir pour stigmatiser la mollesse d’un homme. Dans le De breuitate uitae, Sénèque réprouve les hommes qui sont trop préoccupés de leur coiffure, passent leur temps chez le barbier, « ces hommes toujours occupés entre le peigne et le miroir20 ». Aux dires d’Aulu-Gelle, Scipion l’Africain aurait reproché à un certain Galus son comportement semblable à celui des cinaedi : il met au compte de l’effémination le fait de se parfumer, de faire sa toilette devant un miroir, de se raser les sourcils, de s’épiler la barbe et les cuisses, de porter une tunique à manches longues (chirodyta)21. Martial, quant à lui, suggère l’effémination d’un père parce qu’il est « rasé au miroir22 ». Il existe différentes sortes de miroir, bombé, concave ou convexe, qui provoquent des déformations spécifiques. C’est alors le pouvoir

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Ibid., 129, 9. Périlla, voir A. Videau-Delibes, Les Tristes d’Ovide et l’élégie romaine, Paris, 1991, p. 182-184 ; p. 406. 19 Ovide, Tr., III, 7, 33-34 : Cumque aliquis dicet « fuit haec formosa » dolebis, / et speculum mendax esse querere tuum. 20 Sénèque, De breuitate uitae, XII, 3 : Hos […] inter pectinem speculumque occupatos. 21  Aulu-Gelle, VI, 12. 22 Martial, Epigr., VI, 64, 4 : patris ad speculum tonsi. 18  Sur

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d’illusion et de tromperie de ces miroirs déformants qui est mis en valeur23. Sénèque le remarque dans ses Quaestiones naturales : Neque enim omnia ad uerum specula respondent. Sunt quae uidere extimescas (tantam deformitatem corrupta facie uisentium reddunt, seruata similitudine in peius) ; sunt quae cum uideris placere tibi uires tuae possint (in tantum lacerti crescunt et totius corporis super humanam magnitudinem habitus augetur) ; sunt quae dextras facies ostendant, sunt quae sinistras, sunt quae detorqueant et uertant24.

L’anecdote que rapporte ensuite Sénèque au sujet d’un certain Hostius Quadra revêt une fonction moralisatrice25. Cet individu, débauché notoire, a fait installer dans sa chambre à coucher, aux murs, au plafond et sur le sol, des miroirs grossissants pour mieux observer ses ébats sexuels dans tous leurs détails. C’est alors l’occasion pour Sénèque de faire un bref historique de la décadence morale de Rome dont le miroir est un indice parmi d’autres. L’usage du miroir s’est développé au fur et à mesure que le luxe et les richesses envahissaient Rome ; il favorise chez les hommes l’effémination et la mollesse. Ce n’est pas à cette fin que la nature a créé des matières aptes à recevoir des images. Sénèque défend un usage moral du miroir dans la droite ligne du Socrate de l’Alcibiade : Inuenta sunt specula ut homo ipse se nosset, multa ex hoc consecuturus, primum sui notitiam, deinde ad quaedam consilium : formosus, ut uitaret infamiam ; deformis, ut sciret redimendum esse uirtutibus quicquid corpori deesset ; iuuenis, ut flore aetatis admoneretur illud temps esse discendi et fortia audendi ; senex, ut indecora canis deponeret, ut de morte aliquid cogitaret26. 23  Ce pouvoir d’illusion sera particulièrement exploité par Jean de Meun dans le Roman de la rose, éd. et trad. A. Strubel, Paris, 1992, v. 18157-18271, passage qui énumère les pouvoirs d’illusion des différentes sortes de miroir. 24 Sénèque, Quaest. nat., I, 5, 14 : « En effet, tous les miroirs ne sont pas fidèles : il en est où l’on craint de se voir, tant ils rendent hideuse la figure de ceux qui s’y regardent, et qui ne présentent la ressemblance qu’en laid. Il en est qui pourraient vous donner une haute opinion de vos forces ; qui grossissent les muscles et amplifient outre nature les proportions de tout le corps. D’autres nous font voir les objets à droite ou à gauche ; d’autres nous les montrent contournés ou renversés. » Voir également I, 15, 8. 25  Ibid., I, 16. Voir le commentaire de F. R. Berno, Lo specchio. IL vizio e la virtù, Bologna, 2003, p. 31-63. 26  Ibid., I, 17, 4 : « Les miroirs ont été inventés pour que l’homme se connût luimême. Il devait en tirer bien des avantages : d’abord la connaissance de sa personne, ensuite des conseils dans certains cas : beau, afin d’éviter le déshonneur ; laid, afin de savoir compenser tout ce qui manque au corps par les vertus ; jeune, afin que la fleur de l’âge l’avertisse que c’est le moment d’apprendre et d’oser de courageuses actions ; vieillard, afin de renoncer à ce qui déshonore ses cheveux blancs et songer à la mort. »

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Sénèque regrette les temps anciens où l’on savait se contenter d’une fontaine ou d’une pierre polie pour se regarder. Mais les bienfaits de la nature sont détournés au profit du vice, lorsque la civilisation se développe à Rome. Des miroirs de la grandeur du corps, ciselés en or ou en argent, ornés de pierreries, s’achètent alors à prix d’or. Non seulement ils sont le signe du luxe, mais aussi celui de la corruption et de la débauche : adeoque omnia indiscreta sunt diuersissimis artibus ut, quicquid mundus muliebris uocabatur, sarcinae uiriles sint ; omnes dico, etiam militares. Iam speculum ornatus tantum causa adhibetur ? Nulli non uitio necessarium factum est27.

L’accusation portée par Aemilianus et ses avocats contre Apulée en 158 de notre ère porte à son paroxysme le symbolisme négatif attaché au miroir. Tannonius, l’avocat de la partie adverse, « a manqué se rompre les veines » tant il était indigné de voir un philosophe posséder un miroir ! Sequitur enim de speculo longa illa et censoria oratio, de quo pro rei atrocitate paene diruptus est Pudens clamitans : « Habet speculum philosophus, possidet speculum philosophus28 ».

Apulée, accusé de trahison vis-à-vis de la philosophie qu’il professe, se lance alors dans un éloge appuyé du miroir – un éloge de type paradoxal – pour répondre à ce reproche classique de la part de certains philosophes qui s’insurgent contre les raffinements de la civilisation, tels Sénèque que nous venons de voir affirmer que la nature a donné à l’homme la possibilité de se regarder dans l’eau claire d’une fontaine29. En outre, « se parer devant un miroir », exornari ad speculum30 jette le soupçon d’effémination et de débauche. Apulée rattache sa possession à la question philosophique de la connaissance de soi, fidèle en cela à la tradition socratique que nous allons analyser. 27 Sénèque, Quaest. nat., I, 17, 10 : « Les produits des arts les plus divers ont été si bien soustraits aux distinctions naturelles que ce qui jadis s’appelait l’attirail des femmes fait partie du bagage de l’homme, et même du soldat. Désormais le miroir est-il seulement employé pour la toilette ? Il est devenu indispensable à tous les genres de vices. » Cf. Juvénal, II, 99-102 : le poète stigmatise les efféminés parmi lesquels l’un « tient un miroir, l’instrument favori d’Othon le Mignon », qui transportait un miroir dans ses bagages durant la guerre civile. 28 Apulée, Apol., 13, 5. 29 Sénèque, Quaest. nat., I, 17, 5. 30 Apulée, Apol., 13, 6.

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miroir , médiateur de la connaissa nce de soi

Le miroir est au cœur d’une réflexion philosophique sur l’identité, la connaissance, la représentation de soi, du monde ou de la divinité. C’est sans doute le célèbre passage 133a-b de l’Alcibiade de Platon qui est à l’origine de la tradition du miroir comme mode de connaissance de soi. Le précepte de Delphes « Connais-toi toi-même » y occupe une place centrale. Se connaître (131b-133c), c’est connaître son âme. Or l’âme étant inconnaissable, elle peut cependant faire l’objet d’une connaissance par l’entremise d’un miroir31. Le miroir permet à chacun de se voir soi-même, de voir son propre visage qu’il ne pourrait pas connaître autrement (132d-e) : « en cela il est un instrument moral de connaissance de soi »32 . Le précepte delphique recommande donc de se regarder dans un miroir qui pourrait aussi être l’œil d’autrui dont la pupille laisse voir à l’observateur une image de son propre visage. L’œil d’autrui fonctionne alors comme un miroir qui renvoie à celui qui s’y mire son image. Or, comme le fait remarquer à juste titre Mireille Armisen-Marchetti, « on sait bien que l’image de soi que l’on aperçoit dans la pupille d’autrui est une image minuscule et inversée. Dès l’origine donc de l’analogie du miroir, l’image-reflet révèle son écart par rapport à l’objet reflété. Le reflet n’est pas duplication de la réalité »33. Ce passage de l’Alcibiade serait donc la source philosophique de l’idée selon laquelle la connaissance de soi n’est possible que par le truchement du reflet du miroir : l’âme n’est connaissable par ellemême qu’en image. Il trouve son aboutissement dans la philosophie de Derrida pour qui la vérité ne se manifeste que par le détour de la représentation. À Rome, cette idée socratique se retrouve dans la pensée de plusieurs écrivains et philosophes, et informe l’usage littéraire de la métaphore du miroir. Dans cet emploi, c’est la fonction « normative » du miroir qui est mise en valeur. En effet, « le miroir n’est plus simplement ce

31 Voir D. Giovannangeli, «  Platon et le miroir de l’âme », Mélanges offerts à A. Motte, Kernos, suppl. 11 (2001), p. 148. 32  M. Armisen-Marchetti, « Speculum Neronis : un mode spécifique de direction de conscience dans le De Clementia de Sénèque », Revue des Études Latines, 84 (2007), p. 189. 33  Ibid., p. 193. Dans Cratyle 432b-d, Sophiste 240a-c, Platon caractérise l’image par l’écart qu’elle présente par rapport à l’objet : « l’image mêle l’être et le non-être ».

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qui reflète, il est ce qui dispense des conseils, en montrant l’écart entre ce qui est et ce qui devrait être »34. La comédie latine offre quelques exemples de cette tradition socratique. Dans les pièces de Plaute, la ressemblance de deux personnages est un ressort efficace pour déterminer la marche de l’action et exploiter un comique de situation. Elle se traduit par la mention du miroir qui permet à Plaute de reprendre la tradition de l’Alcibiade de manière humoristique. Ainsi, dans la pièce qui met en scène deux jumeaux qui se ressemblent au point de se confondre, Les Ménechmes, Messénion, apercevant Ménechme I, s’écrie en direction de Ménechme II qu’il est son « miroir », son « image »35. Le miroir est convoqué pour attester la similitude des traits physiques et, par voie de conséquence, l’identité du personnage. L’esclave Sosie dit qu’il a souvent regardé sa figure dans un miroir et la reconnaît chez Mercure qui a usurpé son imago, sa forma36. Quant à la malicieuse servante Scapha, à la demande de sa maîtresse Philématie de lui tendre un miroir pour faire sa toilette avant l’arrivée de son amant, elle répond par une jolie pirouette qui joue sur le sens propre et le sens métaphorique du terme speculum : « À quoi te sert un miroir à toi qui es le plus beau miroir où l’on puisse se mirer ?37 » Térence, lui aussi, connaît et exploite, à des fins comiques, la tradition socratique. Dans sa comédie Les Adelphes, le père Déméa expose sa conception de l’éducation des enfants à propos de son fils Eschine. Il reprend la conception de l’Alcibiade où autrui doit servir de miroir : « Je fais de mon mieux. Je ne lui passe rien, je lui donne de bonnes habitudes, enfin je l’engage à regarder, comme en un miroir, dans l’existence des autres et à prendre sur autrui exemple pour lui-même38 ». Ce ton moralisateur est aussitôt raillé par Syrus, l’esclave d’Eschine, qui reprend, pour les tourner en ridicule, les termes de Déméa en les appliquant à ses camarades cuisiniers dont il est le chef : « Je les instruis du mieux que je peux, selon mes talents, enfin je les engage à regarder

34  M. Armisen-Marchetti, « Speculum Neronis : un mode spécifique de direction de conscience dans le De Clementia de Sénèque », p. 196. 35 Plaute, Menechmes, v. 1062 : speculum tuum. 36 Plaute, Amphitryon, v. 441 : saepe in speculum inspexi. 37 Plaute, Mostellaria, v. 251 : Quid opust speculo tibi, quae tute speculo speculum es maxumum ? 38 Térence, Adelphes, v. 414-416 : Nihil praetermitto ; consuefacio ; denique / Inspicere tanquam in speculum in uitas omnium / Iubeo atque ex aliis sumere exemplum sibi.

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dans leurs casseroles, Déméa, comme en un miroir, et les instruis de ce qu’il faut faire39 ». L’emploi sérieux de la métaphore du miroir apparaît chez Cicéron lorsqu’il fait parler Scipion au sujet de l’homme digne d’être à la tête de la république romaine. Scipion lui « impose un seul devoir (car celui-là comprend presque tous les autres), de ne jamais cesser de se régler et de se contempler afin d’appeler les autres hommes à l’imiter, et de s’offrir, par l’éclat de son âme et de sa vie, comme un miroir à ses concitoyens. » Huic scilicet, Africanus, uni paene – nam in hoc fere uno sunt cetera –, ut numquam a se ipso instituendo contemplandoque discedat, ut ad imitationem sui uocet alios, ut se splendore animi et uitae suae sicut speculum praebeat ciuibus40.

Sénèque reprend cette image du miroir au début de son traité De ira à des fins parénétiques41. Ce passage a été très bien étudié par Mireille Armisen-Marchetti qui qualifie l’image d’« originale » et d’« audacieuse », parce qu’« elle semble bien être une invention de Sénèque42 ». L’usage littéraire de la métaphore du miroir remonte en réalité au moins à Cicéron, comme le prouve l’exemple du De republica précédemment étudié. Sénèque a rappelé dans ses Quaestiones naturales que « les miroirs ont été inventés pour que l’homme se connût lui-même43. Parmi les conseils qu’il prodigue à Néron, Sénèque préconise de « présenter un miroir à l’homme en colère qui, en découvrant les affreuses transformations que cette passion imprime à son visage, prendra conscience de son état44 ». Comme le souligne M. Armisen-Marchetti, « […] ces deux textes n’ont rien d’original, mais ils s’inscrivent l’un et l’autre dans une tradition qui remonte à Socrate45 ». La contemplation de soi dans un miroir équivaut à un examen de conscience, un exercice recommandé par les

39  Ibid., v. 246-429 : Moneo quae possum pro mea sapientia / Postremo tamquam in speculum in patinas, Demea / inspicere iubeo et moneo quid facto usus sit. 40 Cicéron, De rep., II, 69 : Argumentum Augustini, ciu., 2, 21. 41 Sénèque, De ira, I, 1, 1. 42  M. Armisen-Marchetti, « Speculum Neronis : un mode spécifique de direction de conscience dans le De Clementia de Sénèque », p. 188. 43 Sénèque, Quaest. nat., I, 17, 4. 44  Id., De ira, II, 36, 1. 45  M. Armisen-Marchetti, « Speculum Neronis : un mode spécifique de direction de conscience dans le De Clementia de Sénèque », p. 189.

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stoïciens. Sénèque « s’y livrait quotidiennement, en speculator sui : on reconnaît l’allusion à la contemplation dans le miroir46 ». Diogène Laërce se fait lui aussi l’écho de cette tradition socratique : Socrate « jugeait bon aussi que les jeunes gens se regardent continuellement dans un miroir afin que, s’ils sont beaux, ils en deviennent dignes, et que, s’ils sont laids, ils dissimulent sous leur éducation leur vilaine apparence47 ». Le miroir offre ainsi la possibilité d’une contemplation morale en invitant à l’autocritique, c’est-à-dire à un cheminement moral. Mais c’est surtout à Apulée que l’on doit la plus extraordinaire défense de l’usage d’un miroir dans son plaidoyer. La partie adverse l’accuse de posséder un miroir parce qu’elle méconnaît les qualités extraordinaires du miroir et son véritable usage pour un philosophe48. Le paradoxe défendu ici par Apulée reçoit sa caution de l’exemple de Socrate qui engageait ses disciples à se regarder fréquemment dans un miroir : Adeo uir omnium sapientissimus speculo etiam ad disciplinam morum utebatur49.

Apulée, à la suite de Quintilien50, rapporte également que Démosthène, l’orateur idéal à ses yeux, avait coutume de méditer ses discours devant un miroir51. Le miroir permet en effet « d’étudier son corps par une contemplation incessante », formam suam spectaculo assiduo explorare52 . Le visage est la partie la plus belle du corps humain et les yeux en particulier constituent le reflet de l’âme. Se regarder dans un miroir est donc une activité éminemment philosophique et seuls des rustres comme Aemilianus et son avocat Tannonius ne peuvent que l’ignorer ! Si Apulée 46 

Ibid., p. 190. Sénèque, De ira, II, 36, 1-2. Laërce, II, 33. 48 Voir notre analyse de ce passage dans G. Puccini-Delbey, De Magia. Apulée, Neuilly, 2004, p. 53-56. 49 Apulée, Apol., 15, 7 : C’est ainsi que le plus sage de tous les hommes se servait d’un miroir même pour former aux bonnes mœurs. J. Opsomer, In Search of the Truth. Academic Tendencies in Middle Platonism, Bruxelles, 1998, p. 185 analyse le devoir de se connaître soi-même comme un principe « zététique » en provenance des dialogues de Platon. Voir Phaedr., 229e ; Charm., 164e-165a. 50 Quintilien, XI, 3, 68 : « Aussi Démosthène avait-il coutume de composer son action oratoire en se regardant dans une sorte d’immense miroir et, bien que les images fussent gauchies, il ne s’en rapportait qu’à ses yeux pour juger de l’effet. » (trad. de Jean Cousin, Paris, 1979) 51 Apulée, Apol., 15, 8. 52  Ibid., 15, 3. 47  Diogène

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ne cite jamais la célèbre maxime delphique « connais-toi toi-même » que Socrate rappelle à la fin du Premier Alcibiade et qu’il explicite par l’image de l’œil se mirant dans un miroir, il indique implicitement, à travers le thème du miroir (réminiscence évidente de ce dialogue platonicien), que la connaissance de soi est la condition sine qua non pour atteindre la véritable connaissance. Cet extraordinaire éloge du miroir n’est pas seulement un morceau d’éloquence de type sophistique, il est aussi et surtout une réflexion fondamentale sur le rôle de l’apparence. Comme l’écrit Alain Michel, Apulée, en tant que philosophe platonicien, devrait se méfier des apparences et refuser cette esthétique des reflets que propose le miroir53. Il devrait chercher l’Être. Et justement, il le trouve dans les reflets du miroir dont la mobilité permet ce que les arts plastiques sont incapables de réaliser : reproduire le mouvement de la vie. C’est la raison pour laquelle le miroir surpasse tous les arts dans l’impossibilité de reproduire le mouvement, lui seul possédant la qualité de mobilité. L e miroir , Narcisse

source d ’égar ement  : l’exemple emblématique de

Le mythe de Narcisse, tel que le raconte Ovide dans ses Métamorphoses, illustre les dangers d’une connaissance de soi qui aboutit à la folie, puis à la mort. Connaissance de soi ou illusion ? Narcisse et son destin tragique posent la question. L’erreur tragique de Narcisse est de s’arrêter sur son image et de s’y perdre lui-même, sans pouvoir traverser le miroir et y voir autre chose. L’onde-miroir fonctionne comme un piège qui le paralyse dans sa position. Narcisse n’aperçoit dans l’eau que sa beauté extrême, toute la part d’ombre qui l’habite lui échappe irrémédiablement. Son orgueil triomphe de tout sens critique et le conduit à la folie, puis à la mort. Dans la contemplation s’exacerbe le désir d’une unité réalisée avec l’être désiré. Narcisse rêve d’embrasser son reflet, de s’unir à lui dans une fusion qui n’en ferait qu’un seul corps. Une situation d’échange tente de s’instaurer, dans un pseudo-dialogue qui tourne rapidement au monologue. Narcisse prend d’abord son reflet pour un autre et est submergé d’un désir irrépressible. Son erreur consiste à prendre le reflet pour l’être. Il ne comprend pas le principe même de la représentation54. 53  A. Michel, « Sophistique et philosophie dans l’Apologie d’Apulée », Vita Latina, 77 (1980), p. 12-21. 54  Voir G. Bachelard, L’eau et les Rêves, Paris, 1942, p. 31, sur l’ambivalence de l’expérience narcissique, qui est toujours inassouvie.

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Si l’onde-miroir est mortifère, elle dénonce aussi l’excès d’orgueil de Narcisse, son échec interprétatif du reflet et son incapacité à s’ouvrir à autrui. Le miroir questionne l’identité, identité sexuelle d’abord, ambiguë chez Narcisse, qui tombe amoureux d’un jeune homme et qui attire indistinctement hommes comme femmes. L a fonction symbolique et spir ituelle l’exemple des M étamor phoses d ’A pulée

du miroir  :

Le miroir est traité par Apulée dans les Métamorphoses comme un objet herméneutique. La contemplation du reflet exige une interprétation. Cette dimension symbolique du miroir structure le cheminement du héros-narrateur Lucius, en apparaissant au seuil de ses aventures en Thessalie. Lorsqu’il est invité chez sa parente Byrrhène, avant sa métamorphose malheureuse en âne, il tombe en admiration dans l’atrium devant un groupe statuaire représentant le mythe de Diane. Cette sculpture fonctionne comme une métaphore de son parcours et l’avertit d’être attentif aux signes et aux illusions qui vont jalonner son chemin55. Mais Lucius est désespérément aveugle et ne saisit pas la chance de l’analogie féconde : l’expérience de l’identification distanciée à l’autre – Actéon – est un échec. Cette sculpture reprend l’esthétique du miroir et des reflets56. En effet, comme l’a remarqué Véronique Merlier-Espenel, elle se caractérise « par une symétrie presque obsédante » avec « des doubles géométriques, qui contribuent à l’harmonie générale de l’atrium et des doubles spéculaires, qui forment, au propre comme au figuré, le double fond du texte57 ». Les quatre statues ailées se répondent à chaque angle de la pièce, celles des chiens flanquent Diane de part et d’autre, tandis qu’Actéon et les grappes de raisin sont visibles deux fois, dans la pierre et dans la source qui les reflète.

55 Apulée,

Met., II, 4. une autre ekphrasis, celle de la chevelure féminine au livre II, la chevelure brune peignée et rassemblée en arrière, « quand elle s’offre aux yeux d’un amant », « lui renvoie, comme un miroir, une image plus agréable de lui-même » (Met., II, 9, 3). N. Fick, « La postérité des mythes grecs : Actéon chez Ovide et Apulée », dans Kaina pragmata, Mélanges offerts à Jean-Claude Carrière, Pallas, 81 (2009), p. 177, note à ce propos qu’« une fois encore le pouvoir de l’image l’emporte sur celui de la perception directe ». 57 V. Merlier-Espenel, «  Dum haec identidem rimabundus eximie delector : remarques sur le plaisir esthétique de Lucius dans l’atrium de Byrrhène (Apulée, Mét. II, 4-II, 5, 1) », Latomus, 60 (2001), p. 142-143. 56  Dans

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Apulée ne suit pas sur ce point le déroulement du mythe raconté par Ovide dont il s’est par ailleurs largement inspiré58. En effet, Actéon, dans la version ovidienne, découvre son visage métamorphosé en cerf en se regardant dans une flaque d’eau. Ici, il a les yeux tournés vers la déesse et c’est Lucius qui contemple son reflet dans l’eau de la fontaine et perçoit la métamorphose animale à la place d’Actéon. Mais, pour regarder le reflet, il faut se pencher et découvrir son propre visage au côté de ce reflet59 : « autrement dit, il faut, pour percevoir les reflets, apparaître dans le miroir, entrer soi-même dans l’image60 ». Se regarder pour mieux se comprendre, voir le reflet d’Actéon comme le double de soi-même, tel est un des enjeux de cette ekphrasis dont Lucius ne saisit pas l’enseignement. Le miroir liquide que l’eau de la fontaine forme (udum speculum61) doit permettre de participer au jeu des reflets et de saisir le message contenu dans l’image. En donnant le mouvement au marbre dur et inerte, il permet de voir à la fois plus et moins : la grappe de raisins se balance au gré du vent et Actéon se transforme en cerf. C’est paradoxalement lorsque l’illusion est la plus forte que l’on se rapproche le plus de la vérité. Grâce à son « éclat créateur », splendor opifex62 , le miroir donne accès à l’invisible63. Sabine Melchior-Bonnet en fait l’observation dans son Histoire du miroir : […] la spécularité entraîne le regard dans un parcours indirect, qui procède par renvois et par analogies, et qui semble attester au sein du visible un ‘ailleurs’ de l’invisible64.

Le reflet des raisins dans l’eau où ils redeviennent des grains naturels se balançant au gré du vent, comme sur un véritable cep de vigne, démontre que c’est en étant éloignés doublement de la réalité (en étant 58 Voir V. J. Krabbe, The Metamorphoses of Apuleius, New York, 1989, p. 37-81. N. Fick analyse les similitudes et les différences de traitement du mythe chez Ovide et Apulée, « La postérité des mythes grecs : Actéon chez Ovide et Apulée », p. 169-178. Pour une excellente analyse du mythe d’Actéon chez Ovide, voir H. Casanova-Robin, Diane et Actéon, Éclats et reflets d’un mythe à la Renaissance et à l’âge baroque, Paris, Champion, 2003, p. 51-66 ; « De métamorphoses en métamorphoses », Vita Latina, 169 (2003), p. 83-91. 59  J. J. Winkler, Auctor & Actor : A Narratological Reading of Apuleius’Golden Ass, Berkeley/Los Angeles, 1985, p. 170. 60  V. Merlier-Espenel, « Dum haec identidem rimabundus eximie delector : remarques sur le plaisir esthétique de Lucius dans l’atrium de Byrrhène », p. 144. 61 Apulée, Apol., 16, 1 : cuncta specula, uel uda, uel suda. 62  Ibid., 14, 8. 63 F. Frontisi-Ducroux, Dans l’œil du miroir, Paris, 1997, p. 194-197 ; repris par V. Merlier-Espenel, « Dum haec identidem rimabundus eximie delector : remarques sur le plaisir esthétique de Lucius dans l’atrium de Byrrhène », art. cit., p. 146. 64  S. Melchior-Bonnet, Histoire du miroir, Paris, 1994, p. 114.

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d’abord sculptés, puis en se reflétant dans l’eau) que les raisins apparaissent les plus vrais. Le miroir permet l’objectivation de soi : en nous rendant spectateurs de nous-mêmes, il ouvre la voie à une connaissance supérieure, paradoxalement cachée dans le reflet qui n’est jamais l’équivalent strict de son modèle. Il faut attendre le livre XI pour que le miroir, associé à la divinité Isis, acquière une dimension spirituelle que Lucius peut enfin appréhender. Le miroir permet alors de réfléchir sur le rapport à l’image divine. Il invite à contempler, non plus l’illusion ou la déformation, mais la perfection65. L’univers de la fiction porte à son comble la richesse du symbolisme des figures géométriques, en particulier celle du cercle sous la forme du miroir. Isis, lorsqu’elle apparaît en songe à Lucius, porte sur la tête une couronne, corona, avec, en son milieu, « une forme ronde plate en forme de miroir ou plutôt de lune », plana rutunditas in modum speculi uel immo argumentum lunae66 ; sur le manteau noir qui entoure son corps, resplendit media semenstris luna, « au milieu une lune de six mois », une lune au disque plein67. Nous avons déjà noté que Vitruve comparait la lune à un miroir68. Au cours de la procession qui inaugure la fête de l’ouverture du trafic maritime, des femmes portent dans leur dos des miroirs dans lesquels la déesse peut regarder69. Ces miroirs non seulement renvoient à Isis l’image mobile de la fidélité de ses dévots, mais lui permettent aussi de se contempler elle-même. Cette contemplation de soi se prolonge dans l’idée de retour sur soi que nous trouvons exprimée après l’apparition d’Isis à Lucius : Sic oraculi uenerabilis fine prolato numen inuictum in se recessit.70

65  Einar Mar Jonsson, Le miroir, naissance d’un genre littéraire, Paris, 1995, p. 130 : « Le miroir […] est aussi un instrument qui montre à l’âme le chemin qu’elle doit parcourir pour retourner à sa source. » 66  Ibid., XI, 3, 4. 67  Ibid., XI, 4, 1. 68  M. Meslin, « Significations rituelles et symboliques du miroir », p. 328, note que « selon une logique propre à la pensée archaïque », le miroir est assimilé à la lune. « Le miroir est ainsi symbole lunaire et féminin. » 69 Apulée, Met., XI, 9, 2. On peut songer à Lucrèce qui recourt à l’image du miroir tendu par la nature pour donner aux hommes la connaissance de « l’avenir après la mort » : les hommes doivent regarder en arrière et contempler ce néant que représente l’immensité du temps qui a précédé leur naissance (III, 974). Dans un tout autre contexte, Domitien avait fait couvrir les murs des portiques où il se promenait de plaques de phengite dont « la surface brillante lui permettait de voir par réflexion ce qui se passait derrière lui » (Suétone, Dom., XIV). 70 Apulée, Met., XI, 7, 1 : « Ayant terminé son oracle vénérable, l’invincible puissance divine se retira en elle-même. »

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Ne serait-ce pas là encore une réminiscence du Premier Alcibiade qui montre que « c’est par la conversion vers nous-mêmes que nous nous connaissons », comme l’écrit Olympiodore dans son commentaire71 ? La figure du cercle (de la lune en passant par le miroir), en lien avec Isis, structure le livre XI et lui apporte beauté et harmonie. Elle symbolise non seulement le divin, mais aussi le savoir suprême qu’obtient Lucius par l’initiation, l’harmonie que celui-ci découvre non seulement à l’intérieur de lui-même, mais aussi dans son intégration à un monde désormais apaisé et unifié. Le miroir devient modèle de la représentation de la connaissance de soi, du monde et de la divinité, d’autant plus que la vision est considérée comme l’organe privilégié de la connaissance. Isis au miroir devient le symbole de la connaissance parfaite. Le miroir (ou son équivalent naturel, pierre polie ou eau dormante) renvoie à l’homme qui s’y contemple un reflet, à la fois vrai et illusoire, de lui-même, « qui constitue une sorte d’identité dans la différence de l’image »72 . Il se trouve donc au confluent de la réalité et de l’illusion, de la vérité et du mensonge. Cette ambivalence fondamentale est à la source de la richesse de ses diverses significations. Les esprits scientifiques ont tenté de comprendre son fonctionnement. Il a servi de support à la cataptromancie ou à l’hydromancie à des fins divinatoires. D’après Augustin, Varron prétend que c’est le roi Numa qui, le premier à Rome, aurait eu recours à un miroir d’eau pour y apercevoir l’image des dieux et apprendre les rites à observer73. Cette divination aurait été employée aussi par Pythagore qui l’aurait apprise chez les Perses. Apulée a lui aussi puisé chez Varron une anecdote concernant un enfant qui aurait prédit l’issue de la guerre de Mithridate en contemplant dans l’eau l’image de Mercure74. Socrate a attribué au miroir une fonction éminemment philosophique : en offrant une image critique de soi, le miroir montre à celui qui s’y observe ce qu’il est véritablement et permet la connaissance de soi75. Cette tradition philosophique irrigue toute la littérature latine, depuis Plaute et Térence qui y font des allusions humoristiques, jusqu’à Apulée, qui a dû se défendre de posséder un miroir dans son plaidoyer 71  Olympiodore,

10, 1, p. 10 Westerink. « Significations rituelles et symboliques du miroir », p. 327. 73 Augustin, De ciuitate dei, VII, 34. 74 Apulée, Apol., 42. 75 Lacan a montré que l’enfant commence à structurer sa personne en découvrant l’image de son corps dans un miroir. Le « stade du miroir » sert à la « formation de la fonction du Je » (Écrits, Paris, 1956, p. 92-100). 72  M. Meslin,

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personnel et qui met brillamment en scène dans son roman la dimension symbolique, voire mystique, du miroir, comme attribut du divin. Mais le miroir permet aussi un jeu de distorsion entre la réalité et le reflet qui a pour visée de séduire ou de tromper. Les auteurs dénoncent alors son pouvoir d’illusion qui donne accès à de fausses apparences extérieures. Le miroir, instrument de connaissance ou de tromperie, est fondamentalement ambivalent. BIBLIOGRAPHIE A r misen -M archetti , M., « Speculum Neronis : un mode spécifique de direction de conscience dans le De Clementia de Sénèque », Revue des Études Latines, 84 (2007), p. 185-201. Bachelar d , G., L’eau et les Rêves, Paris, 1942. B er no , F. R., Lo specchio. Il vizio e la virtù, Bologna, 2003. G iova nna ngeli , D., « Platon et le miroir de l’âme », Mélanges offerts à A. Motte, Kernos, suppl. 11 (2001), p. 145-151. M elchior-B onnet, S., Histoire du miroir, Paris, 1994. M eslin , M., « Significations rituelles et symboliques du miroir », Perennitas. Studi in onore di Angelo Brelich, Roma, 1980, p. 327-341. M er lier-E spenel , V., « Dum haec identidem rimabundus eximie delector : remarques sur le plaisir esthétique de Lucius dans l’atrium de Byrrhène (Apulée, Mét. II, 4-II, 5, 1) », Latomus, 60 (2001), p. 135-148. Pomel , F. (dir), Miroirs et jeux de miroirs dans la littérature médiévale, Rennes, 2003. « Présentation : réflexions sur le miroir », www.pur-editions.fr/couvertures/ 1222691094_doc.pdf.

Charles Guér in

TESTIMONIUM ET PARRHÊSIA LA VÉRIDICTION TESTIMONIALE FACE À L’ALÈTHURGIE FOUCALDIENNE DANS LES TRIBUNAUX ROMAINS Dans son cours au Collège de France du 1er février 1984, Michel Foucault fait du dire-vrai qui caractérise la parrhêsia une « forme alèthurgique1 ». Définie comme « l’ensemble des procédés possibles, verbaux ou non, par lesquels on amène à jour ce qui est posé comme vrai2 », l’alèthurgie connaîtrait trois autres incarnations dans l’Antiquité gréco-romaine : celle du prophète, celle du sage, et celle du technicien-enseignant. C’est un « rectangle » qui est ainsi formé par ces quatre « régimes de vérité3 », en fonction de l’objet de la véridiction et de la posture adoptée par celui qui entend la pratiquer. De ce rectangle, le parrhêsiaste constitue le premier angle, pour ainsi dire, car les autres, dans l’analyse de Foucault, n’existent qu’en opposition à lui. Commençons donc par cette figure centrale – c’est elle qui occupe en réalité le philosophe durant cette année 1984, comme elle l’avait déjà fait en 1982 et en 19834 –, en rappelant les deux traits principaux que Foucault lui attribue. Pour que la prise de parole se fasse parrhêsia, il faut que le sujet parlant présente la vérité qu’il énonce comme son opinion et s’engage dans son discours, mais aussi que ce discours lui fasse courir un risque. En somme, pour qu’il y ait parrêsia, il faut que, dans l’acte de vérité, il y ait : premièrement, manifestation d’un lien fondamental entre la vérité dite et la pensée de celui qui l’a dite ; [deuxièmement], mise en question du lien entre les deux interlocuteurs (celui qui dit la vérité et celui auquel cette vérité est adressée). D’où ce nouveau trait de la parrêsia : 1  M. Foucault,

Le Courage de la vérité, Paris, 2009, p. 5. Ibid., p. 20 n. 3. 3  Ibid., p. 27. 4  M. Foucault, L’Herméneutique du sujet, Paris, 2001, p. 355-393 ; Id., Le Gouvernement de soi et des autres, Paris, 2008. 2 

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elle implique une certaine forme de courage, courage dont la forme minimale consiste en ceci que le parrèsiaste risque de défaire, de dénouer cette relation à l’autre qui a rendu possible précisément son discours5.

Le risque peut être celui d’une rupture entre les deux interlocuteurs, et celui-ci n’a rien d’anodin dans le cadre amical, et souvent épistolaire, qui est d’ordinaire celui de la parrhêsia : en énonçant une vérité nécessaire mais potentiellement blessante – si celui à qui il s’adresse n’accepte pas le « jeu parrèsiastique » en reconnaissant, malgré sa souffrance, le droit et même le devoir de l’autre à exprimer cette vérité –, le parrhêsiaste court le risque que l’échange s’interrompe définitivement. Mais, dans l’esprit de Foucault comme dans celui des auteurs antiques, le véritable parrhêsiaste prend un risque beaucoup plus important, puisqu’il n’accomplit pleinement ce régime de vérité qu’en s’adressant aux puissants : en leur assenant des vérités irritantes, il se tient prêt à sacrifier sa vie. Le modèle d’un tel comportement parrhêsiastique est, bien sûr, fourni par les figures de Platon et de Dion face au tyran sicilien6. Les trois autres instances de l’alèthurgie foucaldienne sont pensées en relation à ces deux critères. Le prophète se constitue « comme sujet disant la vérité » à partir d’une posture de truchement : il ne parle pas en son nom propre, mais comme interprète d’une autre entité, généralement divine. Son discours, à l’inverse de celui que tient le parrhêsiaste, ne l’engage donc aucunement. Contrairement au parrhêsiaste, qui parle du présent et de sa complexité dans des termes aussi explicites que possible, le prophète entend révéler le destin – son propos porte donc sur l’avenir – et ne respecte aucune exigence de clarté : la vérité qu’il énonce n’est généralement accessible qu’après un patient travail d’exégèse. Le sage, pour sa part, fait porter son discours sur l’ontologie : il s’oppose en cela au parrhêsiaste qui, lui, traite de « la singularité des individus, des situations et des conjonctures ». Certes profondément engagé par sa parole – « présent dans son dire vrai », dit Foucault – il n’obéit pourtant à aucun impératif : alors que le parrhêsiaste doit exprimer la vérité qu’il détient, le sage est normalement silencieux. Comme le prophète, il ne vise pas la clarté. Le technicien-enseignant, enfin, est lui aussi « tenu de dire le vrai », mais surtout pour répondre à une obligation de transmission du savoir – et non à un désir de vérité. Il ne risque aucune rupture quand il s’exprime : à l’inverse, sa parole crée

5  M. Foucault, 6  M. Foucault,

Courage de la vérité, p. 13. Gouvernement, p. 48-56.

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un lien entre lui et celui qui la reçoit en inscrivant ce dernier dans une tradition7. En articulant et en reconfigurant les quatre composantes de cet ensemble, on obtient un outil efficace qui permet de rendre compte de la plupart des situations où les locuteurs prétendent au vrai : Ces quatre modes de dire-vrai sont, je crois, absolument fondamentaux pour l’analyse du discours en tant que, dans le discours, se constitue, pour lui-même et pour les autres, le sujet qui dit vrai8.

Les relations qui unissent ces différentes pratiques évoluent, en fonction des environnements institutionnels et des mentalités : en combinant dans sa personne les figures du sage et du parrhêsiaste, Socrate fournit un modèle stable pour l’Antiquité, mais le Moyen Âge associera plus étroitement le parrhêsiaste et le technicien, en réponse à la situation créée par l’enseignement dans les universités. Le rectangle est donc mobile, mais bel et bien clos : c’est ce qui lui donne, bien sûr, sa force herméneutique. Les textes antiques attestent pourtant de l’existence d’un autre mode de « production de la vérité » parfaitement reconnu en Grèce comme à Rome : celui du discours que le témoin tient pour rendre compte de ce qu’il sait être vrai pour l’avoir lui-même constaté. Dans toutes les configurations – témoin naturel, témoin instrumentaire, témoin judiciaire –, le témoin entend que sa déclaration soit tenue pour vraie et que lui-même soit reconnu comme vérace : producteur de vérité – ou d’une forme de vérité –, il adopte lui aussi une posture et des modes de discours spécifiques qui ne sont pas pleinement assimilables à ceux du parrhêsiaste, du prophète, du sage ou du technicien. Quelle place pourrait-on lui donner dans ce « rectangle » des formes alèthurgiques ? Et doit-on même lui en donner une ? On soupçonne que l’expulsion du témoin hors de ce schème est principalement due à son incarnation judiciaire, celle du témoin qui dépose au tribunal. L’espace judiciaire ne représente-t-il pas un cadre discursif totalement hétérogène aux problématiques de l’alèthurgie foucaldienne ? Le tribunal, en effet, est le lieu d’élection de la technique rhétorique et de ses modes de persuasion dont Foucault fait l’exact opposé des discours de vérité et, en particulier, de la parrhêsia, qui existerait d’après lui indépendamment de la τέχνη, et même contre elle9 . Pris dans une gangue rhétorique, le 7  M. Foucault,

Courage de la vérité, p. 16-27 Ibid., p. 27. 9  M. Foucault, Gouvernement, p. 300 ; Id., Courage de la vérité, p. 14. 8 

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témoin ne pourrait rentrer dans ce rectangle idéal délimitant les contours de la véridiction. Carlos Lévy a déjà érodé la régularité du rectangle mis en place par Foucault, et introduit en particulier d’autres dimensions – philosophiques et rhétoriques – dans la formalisation que le philosophe proposait de la parrhêsia10 : moins complet – mais aussi moins rigide – qu’il n’y paraît au premier abord, le modèle foucaldien de l’alèthurgie peut être mis en contact avec des réalités qu’il ignorait délibérément, en particulier avec l’espace de la rhétorique que le philosophe avait expressément tenu à distance11. Cet article, qui découle – en forme de réponse, mais certainement pas de clôture – d’une discussion entamée avec Carlos Lévy au sujet du témoin latin12 , entend donc servir deux objectifs : exploiter en premier lieu la typologie de la véridiction proposée par Foucault afin de préciser, par un jeu de contrastes, la nature du dire-vrai testimonial dans le tribunal romain de la fin de la République, mais aussi utiliser les deux figures du témoin et du parrhêsiaste pour porter un regard légèrement décalé – soit, dégagé de l’opposition frontale entre orateur et parrhêsiaste – sur la question, évidemment inépuisable, de la compatibilité de la vérité des pratiques discursives guidées par la rhétorique. Le témoin est défini par une double fonction de perception et de restitution des événements. Le témoin naturel assiste à un fait par hasard et en retient le déroulement ; le témoin instrumentaire procède de même, mais dans un cadre régulé puisque sa présence est intentionnelle, par exemple pour assister à l’établissement d’un contrat ; le rôle du témoin judiciaire, enfin, consiste à rendre compte de façon vérace des événements qu’il a enregistrés, afin d’éclairer juges et jurés sur un point mis en débat de façon contradictoire. Dans les mentalités romaines, toutes les incarnations du témoin entretiennent un rapport à la question de la vérité. Dans la langue archaïque, le témoin natu10  C. Lévy, « From Politics to Philosophy and Theology : Some Remarks about Foucault’s Interpretation of Parrhêsia in Two Recently Published Seminars », Philosophy and Rhetoric, 42 (2009). 11  B. Biesecker, « Michel Foucault and the Question of Rhetoric », Philosophy and Rhetoric, (1992), p. 351-352 ; C. Lévy, « From Politics to Philosophy », p. 316-322 ; A.  E. Walzer, « Parrēsia, Foucault, and the Classical Rhetorical Tradition », Rhetoric Society Quarterly, 43 (2013), p. 5-7. 12 C’est à l’occasion de la soutenance de mon habilitation à diriger les recherches – dont il était le garant – consacrée au testimonium judiciaire latin, en novembre 2013, que Carlos a débuté cette discussion, dont il ne faut pas nier la dimension amicalement polémique puisqu’elle concerne la question, toujours épineuse, du contact entre rhétorique et philosophie.

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rel est désigné par un substantif (superstes) relevant du lexique de la divination13. Quant au témoin instrumentaire, il est tenu d’attester des actes auxquels il a assistés : il répond à une sorte de devoir de vérité ou, du moins, d’établissement de la vérité14. Mais c’est le témoin judiciaire qui doit intervenir en priorité dans la réflexion15, ne serait-ce que par l’acte qui l’institue comme témoin au tribunal : le serment par lequel il s’engage à dire le vrai16. En prononçant ce serment, le témoin adopte en quelque sorte une position de parrhêsiaste : comme Démosthène affirmant dans le Sur l’ambassade, les Philippiques ou la Troisième Olynthienne qu’il dit et dira la vérité quitte à heurter son auditoire17, le testis romain constitue publiquement son propos en discours de vérité. Cette proximité vient en fonder d’autres, plus fondamentales encore. Car si le serment engage le témoin, c’est d’abord parce qu’il rend explicite le lien profond qui unit sa personne et son énoncé : le témoin entretient à ses déclarations un rapport qui n’est pas celui d’un orateur à son discours. Cicéron, dans le Pro Cluentio, refuse de se sentir lié par les paroles qu’il a prononcées comme patronus au cours d’un procès antérieur, et que ses adversaires lui opposent. Il parlait en orateur, non en témoin : Ego uero si quid eius modi dixi, neque cognitum commemoraui neque pro testimonio dixi, et illa oratio potius temporis mei quam iudici et auctoritatis fuit18.

On ne saurait opposer plus explicitement propos de circonstance et propos dont la validité est garantie par la personne du locuteur. Certes, l’orateur entend lui aussi appuyer son discours par sa personne, qui joue également un rôle de validation : mais cette validation ne vaut que dans 13  É. Benveniste, Le Vocabulaire des institutions indo-européennes 2. Pouvoir, droit, religion, Paris, 1969, p. 275-277. 14  H. Lévy-Bruhl, Le Témoignage instrumentaire en droit romain, Paris, 1910, p. 5470 ; U. Vincenti, Duo genera sunt testium : contributo allo studio della prova testimoniale nel processo romano, Padoue, 1989, p. 17 ; A. Ruelle, « Le citoyen face aux pratiques collectives de la honte à Rome : le droit et les dieux, ou deux poids, deux mesures », in R. Alexandre, C. Guérin et M. Jacotot (dir.), Rubor et pudor. Vivre et penser la honte dans la Rome Ancienne, Paris, 2012, p. 63-64. 15  Pour toutes les réalités institutionnelles, procédurales et argumentatives qui sont évoquées dans cet article au sujet du témoignage judiciaire romain, nous renvoyons à C. Guérin, La Voix de la vérité. Témoin et témoignage dans les tribunaux romains du i  er siècle avant J.-C., Paris, 2015. 16  Font. 30 ; Off. III, 102 et 104. Voir U. Steck, Der Zeugenbeweis in den Gerichtsreden Ciceros, Francfort sur le Main, 2009, p. 60-70. 17  Leg. 239 ; Phil. I, 51 ; III, 3-4 ; Ol. III, 31-32, cités par M. Foucault, Courage de la vérité, p. 11 et 38-39. 18  Clu. 139.

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le contexte et au moment du discours, en lien avec l’affaire traitée19. À l’inverse, il est légitime de conserver les paroles du témoin et de les exploiter à d’autres occasions : leur validité ne tient pas au sujet du débat, mais à l’individu qui, en les prononçant, a affirmé la vérité, nécessairement immuable, de l’événement auquel il a assisté. On peut donc appliquer au témoin l’analyse que Foucault fait du « lien » variable entre locuteur, parole et auditoire. Le parrhêsiaste, en effet, s’oppose à l’orateur dans la mesure où sa parole « établit […] entre celui qui parle et sa parole un lien fort, nécessaire, constitutif », mais fragilise le lien entre auditoire et locuteur qui fonde quant à lui le discours de l’orateur, ce que Foucault nomme « rhétorique » : Dans la rhétorique, le lien est dénoué entre celui qui parle et ce qu’il dit, mais la rhétorique a pour effet d’établir un lien contraignant entre la chose dite et celui ou ceux auxquels elle est adressée20.

L’orateur, donc, se soucierait d’établir un lien avec son public, quand le parrhêsiaste et le témoin s’inquiéteraient d’abord du lien entre leur discours et leur personne. Deux particularités latines du témoignage vont dans le sens de ce rapprochement. La première est lexicale : dans le tribunal latin, le témoin est en effet tenu de formuler ses réponses en affirmant non qu’il « sait » (scire) mais qu’il « croit » (arbitrari) quelque chose, et cela même lorsqu’il rend compte d’un constat visuel (etiam quod ipse uid[erat])21. Ce faisant, le témoin n’exprime pas un doute, mais renforce au contraire le lien entre sa personne et son propos : il n’est pas un truchement passif donnant accès à un fait brut, mais affirme une croyance, la sienne, qu’il tient pour vraie et assume comme telle. Sa personne vient elle-même à l’appui de sa déclaration, qui s’interprète à partir de cette prise de responsabilité : le témoin garantit personnellement la véracité de son témoignage22 . Cette subjectivation de la validité du témoignage est pleinement prise en compte à Rome : c’est à partir de la situation sociale du témoin (dignitas) et de ses traits individuels (persona, natura) que son propos est évalué. Car le témoin n’argumente pas, il n’assène pas des démonstrations ou ne pèse pas des probabilités. Il déclare ce qu’il a vu, dans le jeu de l’interrogatoire qui prend place à la fin des débats dans tout pro-

19 

Clu. 139-141.

20  M. Foucault,

Courage de la vérité, p. 14. Lucull. 146. Cf. Font. 29. 22  Sur cette idée de validation « autobiographique » du témoignage, cf. R. Dulong, Le Témoin oculaire, Paris, 1998, p. 43-48. 21 

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cès latin : testis est dicere quae sciat23, comme l’écrit l’Auctor de la Rhétorique à Herennius, et un propos d’une telle sécheresse vaut surtout par la valeur de celui qui le prononce. La rhétorique latine ne s’y est d’ailleurs pas trompée, en laissant presque entièrement de côté la déposition du témoin. Celle-ci, d’après le personnage d’Antoine qui s’exprime dans le De oratore, ne demande aucune technique : puisqu’elle consiste à répondre aux questions, et à dire ce que l’on croit, il serait inutile de la régler par des préceptes24. Cette deuxième particularité fait donc du testimonium une parole qui, au sein de l’espace rhétorique du tribunal, échapperait à l’emprise de la τέχνη, à l’image de la parrhêsia foucaldienne située par delà les techniques du langage, « sans dissimulation ni réserve ni clause de style ni ornement rhétorique25 ». Marqué par le lien au locuteur et son éloignement de la technique rhétorique, le testimonium, comme la parrhêsia, s’accompagne d’un risque qui est loin d’être négligeable. Le serment, outre l’engagement qu’il suppose, place d’emblée le témoin sous le coup des conséquences de sa déclaration : en prêtant serment, il accepte le risque de poursuites judiciaires si la vérité de son propos n’est pas reconnue. À la fin de la République, ce risque est théorique, car les moyens de répression effectifs sont limités, mais les conséquences sociales d’une déclaration qui serait considérée comme fausse sont bien réelles. Les censeurs, ainsi, ont le pouvoir de réprimer le parjure, et la réprobation collective affecte durablement l’existimatio et la dignitas du faux témoin qui se trouve rejeté du groupe (infamia). On doit pourtant remarquer que ce risque touche non à la vérité de sa déclaration, mais à son contraire, la fabrication d’une déclaration fictionnelle : le risque matérialisé par le serment n’est pas véritablement assimilable à celui que connaît le parrhêsiaste. Le risque de la vérité, et le courage qu’il suppose, ne sont pourtant pas inconnus du témoin : la véracité de son propos – et, partant, son pouvoir d’incrimination – peut parfois le mettre en danger. Cicéron insiste sur le courage des témoins qui déposent contre Verrès en 70 av. J.-C. Bravant les manœuvres du propréteur Metellus qui multiplie les menaces et les intimidations26, ils ont osé faire le voyage jusqu’à Rome : […] cum a praetore prohiberentur, a quattuor quaestoribus impedirentur, omnium minas atque omnia pericula prae salute sua leuia dux[erunt]27. 23 

Rhet. Her. IV, 47. De orat. II, 48. 25  M. Foucault, Courage de la vérité, p. 11. 26  In Verr. I, 28 ; II, 1, 17 ; 2, 12, 64-65, 139 ; 3, 122 ; 4, 148-149. 27  In Verr. II, 2, 156. 24 

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Face à des adversaires déterminés, c’est bien un risque physique que court le témoin : Verrès, en effet, n’a pas hésité à éliminer les gêneurs28 et, dans d’autres procès du même type, le soupçon de la violence et du meurtre plane sur le sort de certains témoins29. Le témoin craint pour sa vie : la vérité, si elle gêne un accusé puissant et sans scrupules, peut être lourde de conséquences pour celui qui la révèle dans les tribunaux romains. Cette évidente proximité du témoin et du parrhêsiaste s’accompagne néanmoins de différences radicales qui ne peuvent être négligées. La première tient à la situation d’énonciation. Car même si Foucault souhaite séparer parrhêsia et technique du discours, il reste que la parrhêsia suppose un rapport entre énonciateur et auditeur qui peut – et doit – se penser en termes rhétoriques. Que l’on considère l’interlocution amicale – y compris par voie épistolaire –, l’adresse au tyran ou les exhortations à un groupe, la parrhêsia est une pratique de conseil (suasoria), porte sur la situation présente et appelle une modification du comportement de l’interlocuteur. Cette relation qui s’établit entre locuteur et récepteur est directe, et suppose en outre un discours continu. Le témoignage, à l’inverse, porte sur le passé – le fait que le témoin a constaté et qu’il rapporte à un auditeur qui n’en a pas de connaissance directe –, et motive un jugement sur ce passé : l’auditoire doit statuer sur l’existence ou la nature du fait rapporté, et n’est pas directement affecté par la vérité énoncée. Dans le lien qui unit celui qui énonce la vérité (le témoin) et celui qu’elle affecte (l’accusé), le juge ou le jury se tient en tiers : la relation qui s’établit est donc duelle. À cette différence, s’ajoute une opposition formelle, puisque le propos du témoin prend toujours la forme de réponses à des questions, et non celle d’un discours suivi. De plus, les modalités du discours ne sont pas identiques dans les deux cas. Le parrhêsiaste a toute latitude pour exposer son point de vue. Il peut employer exemples, démonstrations, exhortations30 ; il peut choisir librement la durée de son discours ; il peut adopter le ton qui lui convient. Une fois accepté le risque qu’il court, il est libre de donner à son propos la forme qu’il entend. Le témoin, à l’inverse, est corseté par la multitude d’interdits que lui imposent le cadre judiciaire et la neutralité qui doit être la sienne. Il ne peut argumenter et doit 28 

In Verr. II, 3, 63. Flacc. 41 (cf. Schol. Bob. 102, 20-21 Stangl) ; Asc., in Mil. 37, 3-7. 30  M. Foucault, Gouvernement, p. 52. Il n’y est pas tenu cependant : son propos peut également consister en une pure affirmation, et se rapproche alors davantage de la déclaration testimoniale. 29 

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se contenter de narrer un fait sans procéder à des inférences ou à des démonstrations ; il ne mène pas librement son discours, mais se soumet aux questions qui lui sont posées ; enfin, son expression doit rester simple et factuelle. Malgré le risque qu’il assume, le témoin n’a qu’un contrôle minimal sur les conditions et la forme de son discours : seul son contenu lui appartient réellement. La troisième grande différence qui sépare la véridiction parrhêsiastique de la véridiction testimoniale tient à l’objet même de cette vérité. Certes, les deux diseurs de vérité se rejoignent en ce qu’ils parlent tous deux du particulier et de l’individuel, mais le parrhêsiaste, comme Foucault y insiste, entend dire la vérité d’un èthos, celui de l’ami, de la foule ou du tyran auquel son discours est adressé : Platon dira la vérité du comportement de Denys, Démosthène celle des désirs politiques des Athéniens, Cicéron celle des manquements d’Atticus durant son propre exil. Sa déclaration s’accomplit dans un jugement et s’achève dans un discours protreptique : le destinataire du propos n’agit pas comme il le doit, une réforme de son comportement s’impose. Le témoin, à l’inverse, dit la vérité des actes d’un individu mis en cause, et n’en tire pas de jugement sur sa personne. Son discours est purement assertorique et se contente d’affirmer l’existence d’un fait. Plus encore, cette vérité est surtout celle de son expérience personnelle : c’est davantage ce qu’il a vu que ce que l’autre a fait qu’il met en récit pour son public. Conséquence de son engagement dans la déposition, il parle en personnage situé et partage une perception : c’est de lui-même et de son point de vue que parle d’abord le témoin. La proximité du témoin et du parrhêsiaste se limite donc aux deux traits fondamentaux définis par Foucault : le lien intime entre l’individu et sa déclaration – d’ailleurs partagé par le sage et le technicien –, et le risque qu’induit la prise de parole. Par l’objet de leur discours, la forme de leurs déclarations et la situation d’énonciation dans laquelle ils se trouvent, témoin et parrhêsiaste diffèrent et, tant que l’on refuse de reconnaître la dimension rhétorique de leurs positions respectives, restent irréconciliables. À l’inverse, la situation s’éclaire si l’on considère que témoin et parrhêsiaste se distinguent avant tout par le niveau plus ou moins explicite auquel ils actualisent le jeu rhétorique. Car la rhétorique est bien présente dans ces pratiques de vérité. Les protestations de Démosthène face au public athénien sont avant tout une figure, d’ailleurs bien recensée par la tradition, qui théorise parfaitement ces affirmations de sincérité et cette prétention à parler sans tenir compte des conséquences. La parrhêsia a une histoire au sein de

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la rhétorique31. Elle implique des stratégies, un style, une adaptation aux circonstances et au public : la tradition rhétorique nous apprend que, pour être efficace, la parrhêsia ne peut négliger totalement le lien qui unit le locuteur et le récepteur, sous peine de courir à l’échec et de manquer son but. Plutarque le montre bien : face à Denys l’Ancien et à Denys le Jeune, Dion et Platon ne se contentent pas d’énoncer la vérité dans toute sa violence, mais suivent une stratégie et appliquent une τέχνη adaptée aux circonstances pour rendre leur propos recevable32 . La parrhêsia, en somme, s’appuie en premier lieu sur le lien entre discours et locuteur, en fait sa spécificité et met en avant le risque – réel – qu’elle suppose, mais elle n’évacue pas pour autant la possibilité d’aller vers l’efficacité qui lui permettra de réaliser ses fins33 – sauf à postuler, comme le fait Foucault dans certains développements, que la parrhêsia refuse tout objectif autre que la formulation du vrai (persuasion ou pédagogie par exemple)34. Pourquoi Cicéron, lorsqu’il prétend révéler aux juges de Verrès une vérité particulièrement désagréable à entendre – en acquittant Verrès, ils confirmeront l’image déplorable que la population a d’eux en trahissant leur solidarité de classe35 – serait-il moins parrhêsiaste, moins engagé, moins courageux que Démosthène lorsqu’il reproche aux Athéniens leur attitude politique ? En Grèce comme à Rome, le parrhêsiaste se constitue nécessairement par et dans une posture rhétorique faite de prise en compte de la situation d’énonciation et d’adaptation au récepteur. Le témoin, de la même manière, ne peut négliger entièrement la réception qui sera faite de son propos et de sa forme. Malgré les protestations d’Antoine, il existe bel et bien une rhétorique du témoignage à 31  Rhet. Her. IV, 48-49 ; Inst. III, 8, 38-39 ; IX, 2, 27-29. Voir C. Lévy, « From Politics to Philosophy », p.  316-317 ; A.  E. Walzer, « Parrēsia, Foucault », p.  2, 9-10, 16-17. Foucault reconnaît l’existence de cette histoire (cf. M. Foucault, Gouvernement, p. 46, 53-54), mais celle-ci se trouve occultée – ou simplement rejetée – dans les phases ultérieures de la réflexion du philosophe. 32 Plut., Dio. VI, 4 ; Adul. 29 et les stratégies décrites en Adul. 33-36, qui insistent sur la dimension efficace de la parrhêsia. 33  A. E. Walzer, « Parrēsia, Foucault », p. 3. 34  M. Foucault, Gouvernement, p. 53-55 et 300, mais la position contredit les textes antiques et, de façon partielle, le reste de la réflexion du philosophe sur ce point : on ne peut concevoir que Démosthène, présenté comme un parrhêsiaste (M. Foucault, Courage de la vérité, p. 11 et 38-39), ne poursuive aucun but persuasif face au peuple athénien, compte tenu de la description proprement stratégique qu’en offre Foucault. On peut faire la même remarque à propos de Périclès (M. Foucault, Gouvernement, p. 157-168) : voir C. Lévy, « From Politics to Philosophy », p. 318-319, qui insiste sur le fait que Thucydide aborde les discours de Périclès avant tout du point de vue de l’efficacité. 35  Div. in Caec. 73 ; In Verr. I, 43-44.

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Rome : ce n’est pas parce qu’il se présente comme un discours de vérité que le testimonium n’est pas justiciable d’une régulation d’ordre technique. L’énoncé de la vérité n’a, à coup sûr, aucune force en lui-même s’il ne respecte pas la forme qui le rend recevable dans les circonstances spécifiques où il est formulé. La vérité, dans le tribunal romain comme partout ailleurs, doit adopter une certaine apparence, et si la rhétorique laisse de côté le témoignage, c’est moins parce que la vérité testimoniale représenterait un au-delà inatteignable pour une technique incapable de penser le vrai, mais parce que les conditions de la déposition en font un objet de moindre dignité théorique : la doctrine s’intéresse au grands discours, pas aux réponses dans les interrogatoires. Pour autant, ce n’est pas parce qu’on les néglige que les règles n’existent pas : la déposition suppose le respect de diverses conditions d’efficacité qui, parce qu’elles sont implicites, sont d’autant plus impératives. Ainsi, les grands nobles qui témoignent à Rome sont souvent tentés de laisser libre cours à leur hargne et à leur colère. Ils ne rapportent pas un fait, mais le dénoncent ; la place éminente qu’ils occupent dans la cité et leur auctoritas reconnue devraient bien leur en donner le droit. L. Licinius Crassus, lorsqu’il déposa en 91 av. J.-C. contre M. Marcellus, déploya par conséquent toute sa véhémence et courut à l’échec, sans pour autant s’être éloigné de la vérité : L. quoque Crassus […] cum uehementissimum testimonii fulmen in M. Marcellum reum iniecisset, impetu grauis, exitu uanus apparuit36.

Le témoignage doit adopter une forme définie, celle de la retenue et de la réserve (moderatio), où le témoin, tout en s’engageant totalement dans sa déclaration et en embrassant le risque qu’il prend, se contente d’une déclaration purement informative. Dire la vérité, pour un témoin, ne revient donc pas à « tout dire37 » : sa colère, son jugement personnel, sa rage et son désir de voir l’accusé condamné n’ont pas à intervenir. Le dire-vrai testimonial est limité, et s’intéresse au seul fait. Malgré les apparences, la prise en compte de cette irréductible dimension rhétorique du dire-vrai n’éloigne pas davantage le parrhêsiaste du témoin : elle fait du second une incarnation institutionnalisée du premier, dont les traits principaux – engagement et risque – restent inchangés, mais dont la stratégie rhétorique – puisque stratégie il y a – n’est plus la même. Foucault remarque fort justement que le parrhêsiaste n’occupe pas de fonction définie : dans des contextes divers, 36  Val.

Max. VIII, 5, 3. Gouvernement, p. 42 ; Id., Courage de la vérité, p. 11.

37  M. Foucault,

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ch a r les guér i n

il adopte « un mode de véridiction », « une manière de faire » ou même une « manière d’être », mais n’endosse pas un rôle social précisément délimité38. Le témoin, à l’inverse, coule les traits fondamentaux du parrhêsiaste dans une institution étroitement régulée : contraint par la procédure, entraîné dans un rituel fixé par la tradition autant que par la loi, il adapte au contexte judiciaire les exigences primordiales du dire-vrai parrhêsiastique, et prend en compte les deux particularités, étroitement liées entre elles, de la véridiction judiciaire. En premier lieu, celle-ci est par définition temporaire : alors que le parrhêsiaste énonce une vérité qui reste ce qu’elle est quelle que soit l’issue de l’échange – amendement du récepteur, rejet ou même élimination du locuteur –, le dire-vrai du témoin est inscrit dans un processus d’appréciation qui, in fine, le constitue en vérité ou en faux témoignage. En d’autres termes, le témoin postule la vérité de sa déposition, mais celle-ci n’accède au statut de vérité reconnue qu’une fois acceptée par les juges. À l’inverse, qu’il accepte la vérité de façon bienveillante ou mette à mort celui qui la lui expose, l’auditeur du parrhêsiaste est toujours pris au piège puisque sa réaction ne peut jamais infirmer la véracité du propos qu’il entend. Cette particularité tient bien sûr au caractère collectif de la véridiction judiciaire : le témoin dépose avec l’aide d’un interrogateur qui l’a cité à comparaître, confirme ses déclarations en affrontant un contradicteur – l’avocat adverse – puis laisse les juges trancher. Le parrhêsiaste, entretient quant à lui un rapport sans médiation à celui qu’il critique. La vérité qu’il énonce est prise dans cette relation, sans moyen terme possible. Le témoin, par conséquent, pourrait être considéré comme un parrhêsiaste qui aurait atteint – sans réticence et sans faux semblant – la pleine conscience de la dimension rhétorique du dire-vrai. Pratiquant une véridiction réglée par l’institution judiciaire, il accepte pleinement les formes et les stratégies nécessaires à la bonne réception de ses déclarations : il abandonne, en somme, le fantasme d’une expression sauvage de la vérité et le rêve d’un discours libéré de la technique. Sa parrhêsia, passée au crible du débat contradictoire et de l’évaluation collective, laisse de côté la posture de violence et la tentation de l’absolu qui caractérisait malgré tout son archétype. Délaissant le face à face et la confrontation singulière, il adopte la voie de la médiation et de la discussion réglée dans l’espace public pour se faire entendre. Selon que l’on persiste à occulter la part de rhétorique inhérente à toute véri-

38  M. Foucault,

Courage de la vérité, p. 15 et 26.

testi monium et par r h êsi a

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diction, ou que l’on accepte de la reconnaître, on verra dans le témoin latin un parrhêsiaste renégat, ou un parrhêsiaste dans la plénitude de ses moyens. BIBLIOGRAPHIE B en v eniste , É., Le Vocabulaire des institutions indo-européennes. 2, Pouvoir, droit, religion, Paris, Minuit, 1969. B ieseck er , B., « Michel Foucault and the Question of Rhetoric », Philo­ sophy and Rhetoric, 1992 (25), p. 351-364. D ulong , R., Le Témoin oculaire, Paris, Éditions de l’ÉHÉSS, 1998. F oucault, M., L’Herméneutique du sujet. Cours au collège de France (19811982), F. Ewald et al. (éd.), Paris, Seuil, 2001. —, Le Gouvernement de soi et des autres. Cours au Collège de France (19821983), F. Ewald et al. (éd.), Paris, Seuil, 2008. —, Le Courage de la vérité. Le gouvernement de soi et des autres II. Cours au Collège de France (1983-1984), F. Ewald et al. (éd.), Paris, Seuil, 2009. G uér in , C., La Voix de la vérité. Témoin et témoignage dans les tribunaux romains du i  er siècle avant J.-C., Paris, Les Belles Lettres, 2015. L év y-B ruhl , H., Le Témoignage instrumentaire en droit romain, Paris, A. Rousseau, 1910. L év y, C., « From Politics to Philosophy and Theology : Some Remarks about Foucault’s Interpretation of Parrhêsia in Two Recently Published Seminars », Philosophy and Rhetoric, 2009 (42), p. 313-325. R uelle , A., « Le citoyen face aux pratiques collectives de la honte à rome : le droit et les dieux, ou deux poids, deux mesures », in R. Alexandre, C. Guérin et M. Jacotot (dir.), Rubor et pudor. Vivre et penser la honte dans la Rome Ancienne, Paris, Éditions Rue d’Ulm, 2012, p. 61-82. Steck , U., Der Zeugenbeweis in den Gerichtsreden Ciceros, Francfort sur le Main, Peter Lang, 2009. Vincenti , U., Duo genera sunt testium : contributo allo studio della prova testimoniale nel processo romano, Padova, CEDAM, 1989. Wa lzer , A.  E., « Parrēsia, Foucault, and the Classical Rhetorical Tradition », Rhetoric Society Quarterly, 2013 (43), p. 1-21.

Thomas B énatouïl

LA LIBRE RECHERCHE DE LA VÉRITÉ LA NOUVELLE ACADÉMIE À LA LUMIÈRE DE LA DIGRESSION DU THÉÉTÈTE L’attestation la plus ancienne du problème du rapport entre la Nouvelle Académie et la pensée de Platon est une remarque d’Ariston de Chios, stoïcien contemporain d’Arcésilas, qui l’avait décrit en parodiant Homère : « Platon devant, Pyrrhon derrière, Diodore au milieu1 ». Il est peu vraisemblable qu’Ariston ait attribué une tête platonicienne à cette chimère philosophique seulement parce qu’Arcésilas était le scholarque de l’Académie. La plupart des interprètes ont estimé qu’Arcésilas et ses successeurs s’inspiraient des dialogues platoniciens en ceci qu’ils adoptaient la posture de l’elenchos, la méthode de réfutation dialectique qui caractérise souvent Socrate à l’égard de ses interlocuteurs2 . Mais, chez Platon, cette méthode est souvent, par exemple dans le Gorgias ou la République, le prélude à la défense par Socrate de thèses éthiques, gnoséologiques voire métaphysiques propres à Platon. Si rien n’atteste qu’Arcésilas ou Carnéade aient pu défendre de telles positions3, étaient-ils pour autant entièrement indifférents à leur égard (voire aussi critiques qu’à l’égard des thèses stoïciennes ou épicuriennes) ? Ne pourrait-il pas avoir été motivés ou inspirés par la défense d’une conception platonicienne de la philosophie ou, au moins, par la critique de doctrines qui leur semblaient fondamentalement trahir cette conception ? L’une des contributions majeures de Carlos Lévy à l’histoire de la philosophie antique est d’avoir redonné du crédit à cette hypothèse sans pour autant dissimuler et même en soulignant les pro1  Voir par exemple Diogène Laërce (abrégé désormais DL) IV, 33. Le texte est cité par plusieurs auteurs antiques, qui l’interprètent différemment : voir J. Glucker, Antiochus and the Late Academy, Göttingen, 1978, p. 35-36. 2  La principale source antique de cette interprétation est Cicéron, De finibus II, 2. 3 Voir la critique méticuleuse de l’attribution (par Sextus Empiricus et Augustin) à Arcésilas d’un enseignement secret des thèses de Platon à des disciples choisis dans C. Lévy, « Scepticisme et dogmatisme ».

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blèmes qu’elle pose et qui obligent à la reformuler avec précaution et précision4. C’est pour moi un immense plaisir de pouvoir rendre hommage à Carlos Lévy en suggérant dans son sillage une piste pour compléter cette hypothèse, consistant à rapprocher la conception néoacadémicienne de la philosophie et la description du philosophe proposée par Platon dans la digression du Théétète. À première vue, une telle hypothèse semblera aberrante pour plusieurs raisons. D’abord, s’il est bien attesté que la Nouvelle Académie s’est particulièrement inspirée du Théétète5, la digression semble devoir faire exception puisqu’elle est le seul moment du dialogue où Socrate renonce à sa posture maïeutique et défend avec passion diverses positions qui rappellent bien des passages des livres V à VII de la République6. D’ailleurs, la liberté du philosophe de la digression indifférent à toutes les valeurs communes semble anticiper les conceptions cynique et stoïcienne du sage, et la « fuite d’ici-bas » et « l’assimilation à dieu dans la mesure du possible » (Théétète 176c) ont été revendiquées par les platoniciens de l’époque impériale comme une clef de leur interprétation systématique et dogmatique de Platon. Comment la Nouvelle Académie pourrait-elle s’être intéressée à un texte ayant ainsi inspiré des philosophies opposées à elle ? Je ne peux répondre ici à ces objections qu’en renvoyant à divers travaux qui ont montré respectivement que la digression n’est pas aussi hétérogène qu’on l’a souvent pensé par rapport au reste du Théétète 7, que les stoïciens ont critiqué plutôt qu’ils n’ont repris la définition platonicienne du philosophe par la scholé 8 et 4  Voir

les travaux cités en bibliographie de cet article. Prolégomènes à la philosophie de Platon, 10, 23-26 et Commentaire Anonyme du Théétète, col. LIV, 38-43 et LXX, 14. Ces textes et les usages néoacadémiciens du Théétète ont été l’objet de nombreuses études (voir en particulier les ouvrages de Ioppolo, Opsomer et Bonazzi dans la bibliographie, ainsi que D. Sedley, « Three Platonist Readings of the Theaetetus », in Form and Argument in Late Plato, eds. C. Gill et M.-M. McCabe, Oxford, 1996, p. 79-103), mais une analyse systématique (qui tienne compte de l’appropriation stoïcienne du Théétète elle aussi de mieux en mieux connue) reste à faire. J’en veux pour preuve un témoignage entièrement négligé par les commentateurs (Plutarque, fr. 215 Sandbach = F 17 Mette) selon lequel « le sachable n’est pas la cause du savoir, comme le dit Arcésilas, car l’absence de savoir apparaîtra alors cause de la science » (Ὅτι οὐ τὸ ἐπιστητὸν αἴτιον τῆς ἐπιστήμης, ὡς Ἀρκεσίλαος· οὕτω γὰρ καὶ ἡ ἀνεπιστημοσύνη τῆς ἐπιστήμης αἰτία φανεῖται). Ce fragment sans contexte n’indique pas nettement la position d’Arcésilas (soutenait-il ou critique-t-il la première thèse ?), mais la présence du terme ἐπιστητὸν, caractéristique de la théorie du rêve du Théétète (201d2), le rend malgré tout particulièrement intéressant. 6  J. Annas, Platonic Ethics Old and New, Ithaca, 1999, p. 19-20. 7  D. Sedley, The Midwife, p. 65-86 et T. Bénatouïl, La science des hommes libres, ch 1. 8  T. Bénatouïl, « Le débat ». 5 Voir

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que le platonisme impérial ne rompt pas entièrement avec la Nouvelle Académie mais s’est approprié nombre de ses arguments9. La

liberté de suiv r e le logos

Les premières caractéristiques des philosophes dans la digression du Théétète sont le loisir dont ils disposent et la liberté qu’ils manifestent pour suivre le logos dans tous ses détours, par opposition aux orateurs dont le discours est strictement encadré par la procédure judiciaire. J’ai montré ailleurs que Cicéron oppose justement la liberté de la Nouvelle Académie à la soumission quasi-juridique à l’autorité d’un chef qui caractérise les écoles dogmatiques10. On pourrait objecter que cet usage de la notion de liberté pour défendre la philosophie néoacadémicienne doit être attribué à Cicéron lui-même11. Il existe cependant dans la biographie d’Arcésilas de Diogène Laërce (IV, 28-35) des éléments qui suggèrent que le portrait platonicien du philosophe n’avait pas été oublié dans l’Académie d’Arcésilas. Sont consignés par Diogène le goût d’Arcésilas pour Pindare et sa formation mathématique, qui rappellent la digression12 , ainsi que sa réputation d’être « libéral et totalement détaché de l’argent » (DL IV, 38 : ἐλευθέριός τε ὢν καὶ ἀφιλαργυρώτατος), qui est aussi une des qualités du jeune Théétète soulignée par Théodore (144d3). Diogène précise en outre qu’Arcésilas refusait de « faire la cour à Antigone » ou d’aller à sa rencontre, et « passait tout son temps dans l’Académie en se tenant loin de la vie politique », ce qui est un trait essentiel du philosophe selon la digression13. Or cette biographie remonte certainement pour une bonne part à Antigone de Caryste14 et se fait probablement l’écho de l’image

9  C. Lévy, « Cicéron et le moyen platonisme », Revue des Études Latines, 68 (1990), p. 50-65 et J. Opsomer, In Search of the Truth. 10 Voir Lucullus (Luc.) 8 ou 60 et T. Bénatouïl, « Le débat », p. 16-18. 11  W. Görler, « Cicero’s Philosophical Stance in the Lucullus », in Assent and Argument : Studies in Cicero’s Academic Books, eds. B. Inwood and J. Mansfeld, Leiden, 1997, p. 36-57 (53-54). Voir aussi C. Lévy, Cicero academicus, p. 156 et 634 et C. Auvray-Assayas, Cicéron, Paris, 2006, p. 20-21 sur le sens politique que peut avoir l’invocation par Cicéron de la libertas dans le Lucullus. 12  Pindare est cité dans la digression pour décrire le philosophe (Théétète 173e3) et les mathématiques sont étroitement associées à la philosophie dans ce passage et ailleurs (143d3). 13  DL IV, 39 : τὸ πᾶν δὴ διέτριβεν ἐν τῇ Ἀκαδημείᾳ τὸν πολιτισμὸν ἐκτοπίζων. Cf. Théétète 172c5 : οἱ ἐν ταῖς φιλοσοφίαις πολὺν χρόνον διατρίψαντες. 14  A. A. Long, « Arcesilaus in his place and time », in From Epicurus to Epictetus. Studies in Hellenistic and Roman Philosophy, Oxford, 2006, p. 96-113.

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qu’Arcésilas ou ses premiers disciples voulaient donner du scholarque et de sa vie. Qu’en est-il de la manière de philosopher d’Arcésilas ? Diogène affirme dès le début qu’il « fut aussi le premier à discuter les thèses dans un sens et dans l’autre et le premier il modifia le discours philosophique transmis par Platon et le rendit plus éristique grâce à la discussion par mode de question et réponse » (IV, 28). Le scholarque semble ici à la fois s’inspirer de Socrate15 et adopter certains traits sophistiques16. Mais il nous est dit ensuite que, malgré son frère qui voulait qu’il suive une formation d’orateur, Arcésilas « était épris de la philosophie » et s’engagea dans cette voie (DL IV, 29 et Philodème, Hist. Acad., col. XVII, 5-7). Sa pratique de la philosophie est décrite précisément dans un passage postérieur qui a beaucoup moins attiré les commentateurs : Il manifestait le plus grand esprit d’invention pour répondre avec justesse aux objections, pour ramener les détours de la discussion vers le sujet proposé et pour s’adapter à toute situation. Il se montrait plus persuasif que quiconque. Pour cette raison, il y avait toujours plus d’auditeurs à venir à son cours, bien qu’ils fussent la proie de son esprit acide. Mais ils supportaient leur maître de bonne grâce ; il était en effet d’une grande bonté et soulevait des espoirs chez ses auditeurs17.

Il n’est pas difficile de reconnaître dans cette description de nombreux traits socratiques, auxquels on peut ajouter la « modestie » d’Arcésilas18. Mais ce passage décrit aussi dans sa première phrase la capacité 15 Voir A.-M. Ioppolo, La testimonianza di Sesto Empirico sull’Accademia scettica, p. 212-215 et C. Lévy, « Quel Platon a été lu dans la Nouvelle Académie ? », p. 28-29 sur ce passage. 16 Philodème donne une description plus précise et, semble-t-il, plus neutre (Hist. Acad., col. XVIII, 4-8, je traduis d’après l’édition Dorandi) : « Et, au début, ayant posé une thèse, [Arcésilas] la discutait (ἐπεχειρει) comme le voulait la tradition de l’école depuis Platon et Speusippe jusqu’à Polémon. Ensuite, après ce dernier, il dévia de la méthode académicienne, tant de sa spécificité que de son apparence, au moyen de l’affirmation aussi bien que de la réfutation ». Philodème souligne la continuité méthodologique de l’Académie jusqu’à Arcésilas : ce n’est pas seulement la pratique de Platon qu’Arcésilas transforme, ce qui signifie que ce n’est sans doute pas sa manière de procéder dans les dialogues qui est en jeu ici, puisqu’il ne semble pas que cette manière ait été adoptée par ses successeurs. 17  DL IV, 37, trad. Dorandi modifiée : Ἦν δὲ καὶ εὑρεσιλογώτατος ἀπαντῆσαι εὐστόχως καὶ ἐπὶ τὸ προκείμενον ἀνενεγκεῖν τὴν περίοδον τῶν λόγων καὶ ἅπαντι συναρμόσασθαι καιρῷ. πειστικός τε ὑπὲρ ἅπανθ’ ὁντινοῦν· παρ’ὃ καὶ πλείους πρὸς αὐτὸν ἀπήντων εἰς τὴν σχολὴν καίπερ ὑπ’ὀξύτητος αὐτοῦ ἐπιπληττόμενοι. ἀλλ’ ἔφερον ἡδέως· καὶ γὰρ ἦν ἀγαθὸς σφόδρα καὶ ἐλπίδων ὑποπιμπλὰς τοὺς ἀκούοντας. 18  DL IV, 42 :  « Il était cependant tellement modeste (ἄτυφος) qu’il conseillait à ses disciples d’aller écouter les leçons des autres ». On pense à Théétète 151b, où Socrate dit jouer les entremetteuses avec les jeunes garçons qui ne sont pas « enceints », en les orien-

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d’Arcésilas à maîtriser les aléas de l’enquête dialectique, ce qui rappelle la digression (172e) : Arcésilas savait à la fois sortir de son chemin pour répondre adéquatement aux objections qui se présentaient et maintenir la ligne directrice de son argumentation, tout comme Socrate revenant sans cesse sur ses pas ou digressant sans pour autant perdre de vue son objectif (dans le Théétète comme dans d’autres dialogues). On a là une dimension centrale de la « liberté » du philosophe, qui s’adapte sans se soumettre au problème qu’il a posé. La

suspension univ erselle comme idéal théor ique

Presque tous ces traits relèvent cependant du début de la digression, qui semble tout à fait compatible avec la suspension universelle de l’assentiment dans la mesure où elle insiste sur les tours et détours du logos plutôt que sur ses résultats. Mais la description des philosophes les meilleurs dans la suite de la digression, sans même parler de l’exhortation à s’assimiler à dieu (176b), pose beaucoup plus de problèmes. Comment le philosophe dont l’esprit parcourt le ciel et ne s’intéresse qu’à des problèmes et objets universels pouvait-il être invoqué par la Nouvelle Académie, qui s’en prenait aux prétentions paradoxales du sage stoïcien à l’infaillibilité19 ? Le Lucullus souligne que Zénon est le premier à avoir affirmé que le sage n’a aucune opinion (§ 77), qu’il rompait sur ce point en particulier avec l’Ancienne Académie et le Lycée (§ 113), mais que cette affirmation a semblé « vraie » à Arcésilas (§ 66, 77). La thèse d’une supériorité épistémologique de principe du sage à l’égard des autres hommes ne pose donc pas de problème à Arcésilas, qui attaque la prétention stoïcienne à fonder cette supériorité sur la représentation compréhensive20. Le philosophe de la digression est surtout présenté comme prenant une distance radicale à l’égard des perceptions et valeurs communes et comme prêt à se lancer dans de longues recherches ardues et sans utilité apparente pour découvrir la vérité, ce qui suscite son image tant vers tel ou tel sophiste. Arcésilas n’exige pas une allégeance exclusive, ce qui anticipe nettement l’invocation cicéronienne de la libertas. 19  Sur le fait que la suspension académicienne n’implique pas un renoncement à la contemplation de la nature, voir Luc. 127 et T. Bénatouïl, « Le débat », p. 13-14. 20 Sextus, Adversus Mathematicos (AM) VII, 153 présente la définition stoïcienne de la science, de l’opinion et de la compréhension, puis définit la critique d’Arcésilas comme montrant que « la compréhension n’est nullement un critère intermédiaire entre l’opinion et la science », ce qui suggère qu’Arcésilas laissait intactes ces deux dernières et ne s’en prenait qu’au moyen stoïcien de passer de l’une à l’autre. Sur ce point, il n’y a pas désaccord entre les témoignages différents de Cicéron et Sextus : voir A.-M. Ioppolo, « Arcésilas dans le Lucullus », p. 26-27 et La testimonianza, p. 84-88.

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« ridicule » auprès des autres hommes (174c-175b). Il pouvait donc constituer un excellent modèle pour défendre le « sage » néoacadémicien, à savoir un idéal fondé, comme celui des stoïciens, sur une exigence épistémologique forte (d’inspiration socratique)21, mais aboutissant non à la toute-puissance du sage stoïcien mais à une apparente incompétence sociale et pratique. Comme Pyrrhon qui se fera (selon certains) renverser en traversant la rue ou abandonnera ses amis au milieu des conversations et vivra isolé sans souci du ridicule (DL IX, 62-66) par fidélité au principe de l’indifférence, les meilleurs des philosophes ignorent selon Platon tout de la cité où ils vivent, de leurs voisins et ne savent comment se conduire ni parler au tribunal, mais la digression explique cette paralysie comme résultant d’un point de vue plus exigeant et plus élevé, « libre », que celui des autres hommes, et non d’une ignorance ou d’un aveuglement volontaires. Loin de moi l’idée d’entrer dans le débat difficile sur l’influence de Pyrrhon sur Arcésilas22 , mais la similarité entre certaines attitudes attribuées à Pyrrhon et au philosophe de la digression pourrait permettre de comprendre qu’Arcésilas se soit inspiré de Pyrrhon sans pour autant s’éloigner de Platon (contrairement aux accusations d’Ariston citées en ouverture de cet article). Cette interprétation de la suspension universelle n’est pas une pure hypothèse. On a très rarement remarqué que la première réponse de Cicéron à l’objection stoïcienne de l’inaction, dans le Lucullus, n’est pas le recours à un critère purement pratique rendant l’action possible sans concéder d’accès à la vérité, mais une relativisation de l’inaction au nom de la valeur supérieure – y compris d’un point de vue pratique – de la critique de l’opinion (§ 108, trad. J. Kany-Turpin modifiée) : Deuxièmement, vous dîtes que l’action serait en toute chose impossible au cas où, par refus d’assentir, on ne donnerait son assentiment à rien (…). En effet, bien que je pense que la plus haute forme d’action consiste à lutter contre les représentations (ego enim etsi maximam actionem puto repugnare visis), à résister aux opinions, à retenir les assentiments précipités, et que je croie Clitomaque quand il écrit que Carnéade a accompli un travail digne d’Hercule en arrachant à nos âmes cette bête sauvage et immonde, l’assentiment, c’est-à-dire l’opinion et la témérité, cependant, pour abandonner cette partie de la défense, qu’est-ce qui empê21  Voir C. Lévy, Cicero academicus, p. 264 : « L’idée stoïcienne d’un sage au jugement infaillible, ne donnant jamais son assentiment à l’opinion, ne pouvait que plaire à un scholarque de l’Académie, à condition que ce σοφός fut présenté comme un modèle irréalisable, comme une figure idéale, au même titre que le Politique, dont Platon dit qu’il est impossible à trouver dans la race des pasteurs humains ». En note, C. Lévy cite Pol. 275b, mais renvoie également à la digression. 22  A.-M. Ioppolo, Opinione e scienza, p. 31-34.

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chera d’agir si l’on suit le probable chaque fois qu’il ne présente aucun empêchement ?

Clitomaque a manifestement détourné les valeurs cynico-stoïciennes d’effort et de maîtrise de soi au service de la critique néoacadémicienne du dogmatisme stoïcien et des tendances spontanées de notre âme23. Il invoque Carnéade, mais la stratégie s’applique également à Arcésilas, puisqu’on a vu que ce dernier retourne l’opposition zénonienne entre science et opinion contre la représentation compréhensive et la fait aboutir à la suspension universelle, qu’il transforme en un bien et même en une fin en soi24, alors que seules les conséquences théoriques et pratiques de l’assentiment correct peuvent être des biens selon ses adversaires. On retrouve en outre dans cette critique du stoïcisme une stratégie et même des arguments utilisés dans les dialogues de Platon, en particulier dans le Théétète25. Cicéron indique dans la doxographie épistémologique néoacadémicienne du Lucullus que « Platon a retiré tout jugement de vérité et la vérité elle-même à l’opinion et aux sens, ne les attribuant qu’à la réflexion elle-même et à l’esprit (cogitationis ipsius et mentis) » (§ 142). L’affirmation peut renvoyer aux conclusions de la première et de la seconde parties du Théétète et se retrouve dans le portrait de la critique carnéadienne par Clitomaque, qui y ajoute la description de l’assentiment comme une « bête sauvage » tapie en nous, ce qui rappelle la description platonicienne des parties irrationnelles de l’âme dans la République : le corps et les sens sont bien souvent derrière les exigences de la pratique que la Nouvelle Académie met de côté en résistant à la pente naturelle de notre âme. On ne doit certes pas négliger le fait que la Nouvelle Académie prétendait aussi mettre en question « l’esprit » ou la « raison », mais ses arguments contre la représentation sensorielle sont les plus nombreux et ceux dirigés contre la raison concernent surtout la dialectique stoïcienne (Luc. 91-98). En mettant leur virtuosité argumentative au service de la critique du dogmatisme, les néoacadémiciens restent en un sens fidèles à l’inspiration platonicienne (telle qu’ils la comprennent) selon laquelle la réflexion et l’esprit sont les juges légitimes de la vérité26, mais mettent néanmoins 23  T. Bénatouïl,

« Le débat », p. 15-16. Empiricus, HP I, 232-234 25  A.-M. Ioppolo, Opinione e scienza, p. 34-40 et La testimonianza, p. 89-93. 26  J. Cooper, « Arcesilaus : Socratic and Skeptic », in J. Cooper, Knowledge, Nature, and the Good, Princeton, 2004, p. 81-103 a bien montré que le scepticisme d’Arcésilas se distingue par « a deep and abiding commitment to [the] ideal of reason itself as our guide » mais l’explique par une fascination pour Socrate étrangère à toute argumen24  Sextus

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en garde contre toute tentation d’en faire des critères et de basculer ainsi d’un dogmatisme (empiriste) vers un autre27 : ils refusent de voir la raison céder aux sens ou à l’opinion, comme ils l’entraînent à ne pas plier face à l’autorité (Luc. 60). Reste au moins un problème lié à la réponse néoacadémicienne la plus connue à l’argument de l’inaction, qui concède la nécessité que le sage agisse au sens courant du terme, et invoque la possibilité de le faire en suivant ce qui est vraisemblable (pithanon). Ne s’agit-il pas d’un renoncement à la supériorité du sage sur le commun des mortels ? Cicéron décrit le recours du sage carnéadien au pithanon de la manière suivante (§ 101, trad. J. Kany-Turpin modifiée) : Et quelle que soit la chose qui touche le sage de telle manière que sa représentation lui paraisse probable et sans empêchement, il cèdera à l’impulsion. Car il n’est pas sculpté dans le roc ni taillé dans le chêne : il a un corps, il a une âme, il est mû par son esprit, il est mû par ses sens, en sorte que de nombreuses choses lui paraissent vraies, mais non pourvues de la marque distincte et particulière de la compréhension.

Bien que la digression n’oublie pas que le philosophe a un corps, elle tient ce dernier pour négligeable du fait de son enfermement dans la cité (173e), alors que Carnéade semble ici définir un sage humain, soucieux de la pratique28, plutôt qu’un idéal qui n’hésite pas à la sacrifier à ses exigences épistémologiques. Faut-il admettre une divergence stratégique forte entre Arcésilas et Carnéade dans la critique du stoïcisme, l’un admettant ses exigences et aboutissant à la suspension universelle, l’autre les relativisant au profit de la pratique29 ? En ce qui concerne l’argument de l’inaction, la divergence est assez mince, car Arcésilas avait déjà montré comment le sage peut agir sans saisir la vérité30. À moins qu’elle ne soit puretation. Il est plus vraisemblable de la tenir pour inspirée par les arguments de Platon contre les sens et les sophistes. 27 Sur Luc. 142 et le rapport complexe à Platon de la Nouvelle Académie dont il témoigne, voir C. Lévy, « Quel Platon », p. 36-37. 28  Cicéron reproche d’ailleurs à Zénon de faire comme si nous n’avions pas de corps (Luc. 139). Mais, comme l’a bien noté C. Lévy, « Platon, Arcésilas, Carnéade », p. 298, les Prolégomènes à la philosophie de Platon (10, 37-41) témoignent du fait que la critique des sens et du corps dans le Phédon 66b (que rappelle la digression) était également mobilisée par l’interprétation néoacadémicienne de Platon. 29  Pour une évocation récente de cette question très débattue dans laquelle je ne peux pas entrer, voir A.-M. Ioppolo, « Arcésilas dans le Lucullus », p. 40-44. 30  Voir Sextus, AM VII, 158, sur la notion d’eulogon comme critère d’action compatible avec la suspension universelle, et Plutarque, Adv. Col. 1122b-1122d avec F. Trabattoni, « Arcesilao platonico ? », qui montre bien en quel sens ces analyses antistoïciennes d’Ar-

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ment dialectique, ce qui semble peu probable, cette prise en compte des exigences de la pratique va assurément au-delà de la digression, qui semble en affranchir le philosophe au nom de leurs mesquineries et de sa supériorité éthique et intellectuelle, dans un contexte polémique où il s’agit de refuser tout compromis entre philosophie et rhétorique et toute définition relativiste de la justice. La prise en compte de l’action par la Nouvelle Académie n’est pas pour autant antiplatonicienne et ne contredit pas nécessairement la digression du Théétète. Le Ménon montre bien que, du point de vue de l’action, l’opinion droite est un aussi bon guide et s’avère « aussi utile » que la science (96e-97c) tout en lui restant nettement inférieure et surtout hétérogène d’un point de vue épistémologique31. La reconnaissance d’un critère pratique étranger à la science ne remet donc pas forcément en question l’idéal néo-académicien du sage étranger aux opinions tel que nous l’avons éclairé à partir de la digression ; elle explique seulement (en particulier à ses adversaires32) comment il peut agir malgré son indifférence intellectuelle aux valeurs et contraintes pratiques, qui demeure entière. Bien plus, cette explication ne revient pas à dire que le sage agit comme n’importe qui et ne se distingue alors plus des autres hommes. La reconnaissance des exigences de la pratique, par exemple du corps, et la définition d’un critère les satisfaisant ne remettent pas en cause la supériorité du sage établie dans le domaine théorique. Cicéron commente en effet ainsi la définition du probable carnéadien rapportée par Clitomaque (§ 105, trad. J. Kany-Turpin) : Puisque nous avons ainsi présenté et établi le probable, un probable sans obstacle, sans entrave, libre, dégagé de toute emprise (expedito, soluto, libero, nulla re implicato), tu vois assurément, Lucullus, que la défense de l’évidence est désormais terrassée. Le sage dont je parle regardera le ciel, la terre, la mer avec les mêmes yeux que le vôtre. Il ressentira avec la même sensibilité tout ce qui tombe sous chacun de ses sens. Cette mer qui, en ce moment où le Favonius se lève, paraît empourprée, aura pour notre sage la même apparence que pour le votre (idem huic nostro césilas sont platoniciennes. Ma référence rapide au Ménon ne vise qu’à résumer voire compléter cette interprétation. 31  Sur la compatibilité entre la fin du Ménon et le Théétète à propos de la distinction entre opinion et science, voir D. Sedley, The Midwife, p. 176-178. 32 Sextus, AM VII, 166 insiste sur le fait que c’est contraint et forcé que Carnéade (comme Arcésilas) proposa un critère « pour la conduite de la vie » mais ne dit pas si la contrainte était celle de l’action ou celle des adversaires (Ioppolo, La testimonianza, p. 141-142). Je penche pour la seconde solution, ce qui ne signifie pas que le critère du pithanon est purement dialectique.

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videbitur), mais il n’y assentira pas, puisque aussi bien, à nous-mêmes, elle nous paraissait tout à l’heure azurée, ce matin jaunâtre…

En premier lieu, le sage néoacadémicien dispose des mêmes données sensorielles que le sage stoïcien et les autres hommes, et agit comme eux à partir de celles qui lui apparaissent « probables », mais il maintient une réserve épistémologique à leur égard, qui évite que la pratique soit entièrement autonome par rapport à la théorie : il n’oublie pas que ses actions et le monde dans lequel elles ont lieu sont irréductiblement incertains. Ce passage va cependant plus loin en présentant le critère de l’action comme « libre », comme si la pensée de derrière du sage néocacadémicien lui permettait de maintenir dans l’action même les vertus qui caractérisent son attitude théorique, conformément à la première réponse de Cicéron à l’argument de l’inaction (Luc. 108) citée précédemment. Cicéron introduit probablement l’idée de « liberté », mais les autres adjectifs négatifs exprimant l’absence d’obstacle font référence à une définition néocadémicienne. Dans le paragraphe qui précède (104), Cicéron précise que, pour agir ou répondre à une question, le sage « suit » ou « approuve » (sans pour autant y assentir) seulement les représentations « qui nous incitent à agir » (quibus ad actionem excitemur) et « auxquelles rien ne fait obstacle » (sed ea [= visa] quae nulla re impeditur). Le sage ne se contente en effet pas de représentations probables mais « fait usage de ce qui se présente comme probable, si rien ne vient contrarier sa probabilité » (§ 99 : Sic quidquid acciderit specie probabile, si nihil se offeret quod sit probabilitati illi contrarium, utetor eo sapiens)33. On trouve dans le témoignage de Sextus des précisions sur ces catégories de représentations. Les « probables » (πιθανὴ) sont celles qui sont « apparemment vraies » (φαινομένη ἀληθὴς) du point de vue du sujet (AM VII, 169), et qui peuvent être (du point de vue de l’objet) vraies, fausses ou vraies et fausses (VII, 174). S’ajoute au probable un « second critère », qui résulte du fait qu’aucune représentation n’est jamais isolée mais est incluse dans une série (VII, 176). La représentation « sans obstacle » (ἀπερίσπαστος) est telle que « rien dans la combinaison des représentations n’attire notre attention comme [semblant] faux, toutes apparaissant vraies et non-improbables34 ». Sex33 

Cf. Luc. 33 : probabilem visionem, sive probabilem et quae non impediatur. AM VII, 182 : ἐπὶ μὲν γὰρ τῆς ἀπερισπάστου ψιλὸν ζητεῖται τὸ μηδεμίαν τῶν ἐν τῇ συνδρομῇ φαντασιῶν ὡς ψευδῆ ἡμᾶς περισπᾶν, πάσας δὲ εἶναι ἀληθεῖς τε καὶ φαινομένας καὶ μὴ ἀπιθάνους˙ Sur ces critères, voir La testimonianza, p. 143-172. 34 Sextus,

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tus donne l’exemple d’un médecin qui ne fait pas son diagnostic à partir d’un seul symptôme mais d’un ensemble de symptômes convergents, et de Ménélas qui refuse la représentation – pourtant vraie – d’Hélène venant à sa rencontre sur l’île de Pharos, parce qu’il croit qu’il a laissé Hélène sur son navire (VII, 179-180). La « liberté » du « probable » évoquée par Cicéron est donc certainement, comme le confirment les autres adjectifs utilisés, la liberté qu’a l’esprit du sage de suivre sans y assentir certaines représentations, du fait que rien dans l’ensemble de son expérience pertinente ne les rend suspectes, rien ne s’oppose à ces représentations dans son esprit. Il ne s’agit donc pas de la même « liberté » que celle que j’évoquais en commençant et qui définit (selon Luc. 8) l’académicien dans le domaine théorique et lui permet de chercher la vérité dans toutes les doctrines sans se soumettre à aucune autorité, mais il s’agit quand même aussi d’une ouverture d’esprit liée à une large prise en compte de l’ensemble de nos perceptions et opinions et à une lucidité sur les limites de notre accès à la vérité. La liberté intellectuelle (à connotation politique) est fondée sur une liberté épistémologique de suivre et évaluer les données disponibles, de la même manière que la digression annonce des résultats de la suite du Théétète sur l’activité de l’âme à partir mais à distance des sensations35. Dans un texte rarement cité, Cicéron donne des informations précieuses sur la suspension de l’assentiment pour justifier sa traduction par sustinere contre celle proposée par Atticus (inhibere) : Et Carnéade compare toujours l’époché à la garde d’un boxeur (probolén pugilis) ou au geste de l’aurige qui retient son attelage (retentionem aurigae). L’inhibitio en revanche implique un mouvement des rameurs, et un mouvement énergique, consistant en une poussée des avirons qui agit sur le navire en sens inverse, vers l’arrière36.

Cette analogie du boxeur et de l’aurige esquisse déjà la défense par Clitomaque de la suspension carnéadienne comme une ascèse digne d’éloge et confirme son inspiration platonicienne, puisque la comparaison de l’âme à un attelage et du philosophe au bon aurige vient évidemment du Phèdre. La suspension consiste à ne pas se laisser entraîner par le courant des tendances spontanées de l’âme et de l’expérience, à y résister sans pour autant ramer à contre-courant. Si l’on peut penser que le philosophe de la digression va plus loin et s’oppose énergiquement aux opinions et au corps, Socrate souligne qu’il ne faut pas 35  Je 36 

me permets de renvoyer à La science des hommes libres, ch. V. Ad Atticum XIII, 21 (trad. J. Beaujeu)

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prendre son indifférence pour du mépris (173e), et il est donc aussi possible d’y voir un idéal de vigilance permanente à l’égard de toutes nos opinions, et de leurs séductions sociales et sensorielles, auquel le reste du Théétète fournit les armes. N’est-ce pas ainsi qu’Arcésilas et Carnéade ont lu la digression ? BIBLIOGRAPHIE Textes C icéron , Les Académiques, trad. par J. Kany-Turpin, Paris, 2010. D iogène L a ërce , Vies et doctrines des philosophes illustres, livre IV trad. par T. Dorandi, sous la dir. de M.-O. Goulet-Cazé, Paris, 1999. Études B énatouïl , T., « Le débat entre stoïcisme et platonisme à propos de la vie scolastique : Chrysippe, la Nouvelle Académie, Antiochus », in Stoic Platonism and Platonic Stoicism, eds. M. Bonazzi et C. Helmig, Leuven, 2007, p. 1-20. —, La science des hommes libres. La digression du Théétète dans ses contextes, manuscrit inédit présenté pour l’HDR, Université Paris-Sorbonne, décembre 2012, à paraître. B ona zzi , M., Academici e Platonici. Il dibattito antico sullo scetticismo di Platone, Milano, 2003. I oppolo , A.-M., Opinione e scienza. Il dibattito tra Stoici e Accademici nel e nel ii secolo a. C., Napoli, 1986.

iii

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Alessandro G arcea

L’ACADÉMICIEN DION DANS LE DE LINGVA LATINA DE VARRON UN TÉMOIGNAGE NÉGLIGÉ* D ion

à

R ome

L’intérêt grandissant pour l’œuvre d’Antiochus d’Ascalon, témoigné par un recueil d’études récemment édité par David Sedley en 2012, se heurte à une difficulté fondamentale : de ce philosophe est conservé un seul fragment direct (frg. 2 Mette = 2 Sedley ap. Sextus Empiricus, M., 7, 162. 201-202) et toutes les autres informations dont nous disposons correspondent, à proprement parler, à des témoignages indirects, transmis essentiellement par Cicéron, qui avait suivi les cours d’Antiochus et de Philon à Athènes, et par saint Augustin. En dépit de ces problèmes, et des interprétations souvent contradictoires qui ont pu en être proposées, l’empreinte d’Antiochus sur la pensée romaine de la fin du i er siècle av. J.-C. est unanimement considérée comme déterminante. Ainsi que l’a clairement montré Carlos Lévy dans sa contribution au recueil précité1, même si l’école qu’il avait fondée à Athènes put se dissoudre après la mort de son frère et successeur Aristus, Antiochus exerça une influence considérable sur de nombreux disciples *  C’est avec le plus grand plaisir que j’offre cet academicum subsiciuum à Carlos Lévy, que j’ai eu l’honneur de rencontrer pour la première fois dans le cadre un peu intimidant de ma soutenance de thèse. Ayant longtemps hésité entre des études de philosophie et de lettres classiques, j’ai considéré la rencontre avec lui comme la preuve la plus lumineuse de la possibilité de combiner ces deux disciplines et surtout de la richesse herméneutique d’une telle approche. Je ne puis non plus passer sous silence ma joie d’être devenu l’ami de quelqu’un pour qui l’éthique est moins un objet d’étude froid et abstrait, qu’une pratique réelle dans le quotidien, faite d’une générosité et d’une sensibilité hors pair. Je remercie Valeria Lomanto et Jean-François Berthet pour leur relecture attentive de ce texte. 1  Cf. C. Lévy, « Other Followers of Antiochus », dans The Philosophy of Antiochus, éd. D. Sedley, Cambridge, 2012, p. 290-306.

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d’Alexandrie et ce fut par l’intermédiaire de ceux-ci que sa pensée se propagea à Rome. Parmi les personnages qui assurèrent ce rayonnement il faut compter le mystérieux Dion d’Alexandrie, dont on sait qu’il était apprécié au plus haut point par Antiochus lui-même (frg. 5 Mette, Sedley ap. Cicéron, Ac., 2, 12), qu’il avait suivi les cours d’Aristus et qu’il dut rester académicien pendant toute sa vie (test. 3 Mette, Sedley ap. Philodème, Index Ac. PHerc., 1021 xxxv 2-16)2 . Son rapport avec le milieu des lettrés romains fut direct, grâce à une ambassade de la ville d’Alexandrie à Rome, dont il fut le représentant principal. Les faits sont bien documentés3. Reconnu roi d’Alexandrie et d’Égypte en avril 59, doté du titre de socius et amicus populi Romani grâce à la loi de rege Alexandrino voulue par César et proposée par Clodius, Ptolémée Aulète avait été détrôné à cause de sa politique philo-romaine, notamment à l’égard de l’île de Chypre, que les Romains prétendaient désormais inclure dans la province de Cilicie. Pendant que Ptolémée cherchait à être rétabli sur le trône avec le soutien du sénat et par des financements obtenus grâce à des banquiers romains, sa fille Bérénice envoya à Rome une délégation de cent Alexandrins guidée par Dion. Ptolémée les fit alors agresser à Pouzzoles, où ils avaient débarqué, en fit tuer un certain nombre le long du trajet pour Naples, organisa une révolte contre eux dans cette ville et acheta le silence des survivants par des menaces ou par la corruption. Dion lui-même, convoqué par le sénat pour dresser un rapport sur les faits, n’osa pas se présenter et se réfugia d’abord chez Lucius Lucceius, l’ancien adversaire de Catilina qui s’était retiré de la vie politique active pour se consacrer à l’historiographie, puis, après une tentative de 2  Δ[ί]ων δὲ τῆς ἀρ[χ]α ία[ς Ἀ]|καδημείας (Philodème, Index Ac. PHerc., 1021 x x x v .. . . 15-16), selon la dernière lecture de D. Blank (« The Life of Antiochus of Ascalon in Philodemus’ History of the Academy and a Tale of Two Letters », Zeitschrift für Papyrologie und Epigraphik, 162 (2007), p. 87-93), suivi de M. Hatzimichali (« Antiochus’ Biography », dans The Philosophy of Antiochus, p.  25-28), contre la conjecture ἀ[ποστα] τήσα[ντες τῆς Ἀ]|καδη. μείας de F.  Bücheler (« Academicorum philosophorum index Herculanensis », Index Gryphiswald, 1869) adoptée par T. Dorandi (Filodemo. Storia dei filosofi. Platone e l’Accademia [PHerc. 1021 e 164], Napoli, 1991), qui devait s’appliquer à Aristus et à ses disciples (mais plus exactement aux seuls Cratippe et Aristus : cf. J. Barnes, « Antiochus of Ascalon », dans Philosophia Togata, éd. J. Barnes, M. Griffin, Oxford, 1989, p. 59 n. 36). Sur Dion, cf. O. Crusius (« Dion 13 », dans Real-Encyclopädie der classischen Altertumswissenschaft, 5-1, éd. A. F. von Pauly, rév. G. Wissowa et al., Stuttgart, 1903, p. 847) et H. von Arnim (« Dion 14 », ibid.), qui envisagent à tort deux homonymes ; pour une mise à jour bienvenue : T. Dorandi, « Dion d’Alexandrie », dans Dictionnaire des Philosophes Antiques, 2, éd. R. Goulet, Paris, 1994, p. 839-840. 3  Cf. Strabon, 17, 1, 11 ; Dion Cassius, 39, 12-14 ; R.  G. Austin, M. Tulli Ciceronis pro M. Caelio oratio, Oxford, 19603, p. 152-154.

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meurtre par les esclaves de Lucceius lui-même, chez Titus Coponius, qu’il avait connu à Alexandrie. C’est dans la maison de celui-ci que Dion fut tué vers la fin 57. Au début de l’année suivante, outre un certain nombre d’Alexandrins, deux Romains furent accusés de ui avec, pour circonstance aggravante, la violation des obligations à l’égard des étrangers et des devoirs d’hospitalité : Publius Asicius et Caelius. Toux deux furent défendus par Cicéron4. Dans un passage liminaire du Pro Caelio où il nie tout lien entre la cause d’Asicius et celle de Caelius, Cicéron annonce que les frères Titus et Gaius Coponius, amis de Dion, seraient prêts à témoigner en faveur de Caelius : « … des jeunes gens à la sensibilité la plus raffinée et à la culture la plus vaste, dotés des plus nobles intérêts et de la meilleure éducation (adulescentes humanissimi et doctissimi, rectissimis studiis atque optimis artibus praediti), qui ont souffert plus que tous les autres pour la mort de Dion, car ils étaient liés à celui-ci par l’amour de la culture et des bons principes, et par le lien d’hospitalité (cum doctrinae studio atque humanitatis tum etiam hospitio Dionis) » (§ 24). Plus loin, introduisant le témoignage de Lucceius, Cicéron crée une gradation entre la culture de celui-ci et celle de Dion : « Un délit qu’il ne laisserait pas impuni s’il constituait un danger pour un rustre, lui, qui est un individu instruit (eruditus), estimerait-il qu’il devrait le cacher, s’il constituait une attaque contre un homme de la plus grande culture (doctissimus homo) ? » (§ 54). La doctrina que Cicéron lui reconnaît dut en effet pousser Dion à choisir ses fréquentations en fonction de ses affinités culturelles avec nombre de lettrés romains, dont certains, comme Titus Coponius, lui étaient déjà familiers. Cela étant, au-delà des anecdotes et des éloges cicéroniens, rien ne nous reste qui puisse nous instruire sur les théories de Dion. Les renseignements étriqués fournis par les Anciens ne permettent certainement pas de combler ce vide d’information5. Seul un passage négligé de Varron, où figure un Dion dont il n’y a pas de raison, comme nous le verrons, de penser qu’il n’était pas le philosophe, permet de se faire 4  Dans son Pro Caelio, Cicéron déplaça délibérément l’attention des faits politiques aux accusations portant sur le prêt de bijoux que Caelius avait obtenu de Clodia et sur son intention d’empoisonner celle-ci. En discréditant Clodia, Cicéron visait en effet à effacer le seul élément qui pouvait prouver une implication de Caelius dans le meurtre de Dion. 5  Epitome Athen., 2, 34b lui attribue une anecdote sur l’ivresse des Égyptiens et Plutarque (Quaest. conu., 612d-e) des λόγοι παρὰ πότον γενομένοι. La Souda τ 730 fait le lien entre ce philosophe et l’expression proverbiale τὸ Δίωνος γρῦ.

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une idée plus précise et contribue en même temps à mieux caractériser la composante académicienne du De lingua Latina. Var ron ,

ling .,

8, 9-11

Les livres 8-10 du De lingua Latina sont conçus comme étude théorique des phénomènes de declinatio : la question est de savoir s’il y a une régularité analogique dans la morphologie et si elle peut valoir comme critère de correction linguistique. Dans cette optique, le problème préalable que Varron se propose d’aborder, sujet d’ailleurs topique dans les textes grammaticaux, consiste dans le recensement et dans le classement des constituants de l’énoncé pour pouvoir restreindre et préciser le domaine d’action des lois analogiques. En dépit du caractère technique de ces questions, dans le préambule général de cette partie de son œuvre, il choisit une approche entièrement fondée sur des catégories logico-philosophiques. Varron fait d’abord la distinction entre une espèce de mots féconde (genus fecundum), engendrant une foule de formes différenciées, et une espèce de mots stérile (genus sterile), celle des invariables. Les mots étant assignés duce natura, il est toujours possible de trouver une forme de motivation linguistique : les unités lexicales exprimant une multiplicité de rapports à l’intérieur de l’énoncé possèdent plusieurs variantes formelles, comparables aux rejets (propagines) d’un même tronc ; les unités dotées d’une seule valeur, en revanche, ne sont pas assujetties à des transformations. Les premières peuvent être comparées aux nombreux noms que l’on doit assigner aux esclaves quand il y en a plusieurs dans une maison ; les secondes, au nom unique dont on se sert quand on n’a qu’un seul esclave ; en outre, comme la même sangle permet de lier les objets les plus différents, la même conjonction et, appartenant au genus sterile, peut connecter tous les types de mots6 : 6  Le recours à des images pour expliquer la fonction des syncatégorèmes est fréquent dans la tradition péripatéticienne (cf. A. Garcea, V. Lomanto, « Varron et Priscien : autour des verbes adsignificare et consignificare », Histoire Épistémologie Langage, 25-2 [2003], p. 34-37) : celle de la corde ou sangle se trouve notamment chez Ammonius, int., CAG 4, 5, 13, 2-4 εἰσὶ [sc. σύνδεσμοι, ἄρθρα, προθέσεις καὶ ἐπιρρήματα] χρήσιμα πρὸς τὴν παρ’ ἄλληλα ποιὰν σύνθεσίν τε καὶ σύνταξιν τῶν τοῦ λόγου μερῶν, ὥσπερ καὶ ὁ δεσμὸς πρὸς τὴν ἐπίκτητον ἕνωσιν τῶν δεδεμένων καὶ ἡ κόλλα τῶν δι’ αὐτῆς συνεχομένων ; Boèce, in herm. comm. sec., 3 intr., p. 186, 13-17 Meiser categoricas propositiones Graeci uocant… quae sine alicuius condicionis nodo atque ligamine proponuntur ; syll. cat., 1 PL 64, 796d, p. 13, 2-6 Thomsen Thörnqvist ut enim quadrigarum frena uel lora non partes, sed quaedam quodam modo ligaturae et, ut dictum est, supplementa sunt, non autem partes, sic coniunctiones et praepositiones et alia huiusmodi non partes orationis sunt, sed quaedam colligamenta. S. Ebbesen (Commentators and Commentaries

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duo enim genera uerborum, unum fecundum, quod declinando multas ex se parit disparilis formas, ut est lego legis legam, sic alia, alterum genus sterile, quod ex se parit nihil, ut est etiam uix cras magis cur. (10.) quarum rerum usus erat simplex, ibi etiam uocabuli declinatus, ut in qua domo unus seruus, uno seruili opust nomine, in qua multi, pluribus. igitur et in his rebus quae sunt nomina, quod discrimina uocis plura, propagines plures, et in his rebus quae copulae sunt ac iungunt uerba, quod non opus fuit declinari in plura, fere singula sunt ; uno enim loro alligare possis uel hominem uel equum uel aliud quod, quicquid est quod cum altero potest colligari. sic quod dicimus in loquendo consul fuit Tullius et Antonius, eodem illo et omnis binos consules colligare possumus, uel dicam amplius, omnia nomina, atque adeo etiam omnia uerba, cum fulmentum ex una syllaba illud et maneat unum. quare duce natura si quae imposita essent uocabula rebus, ne ab omnibus his declinandum putarent (ling. 8, 9-10, H. Dahlmann éd.)7.

Le point de vue métalinguistique de ce passage est explicité par les deux formules parallèles et in his rebus quae… (§ 10), mettant en évidence que les mots sont pris non pas comme signa rerum mais directement comme res, en tant qu’objets du discours8 : cette perspective concerne aussi bien les noms, qui illustrent le genus fecundum, déjà on Aristotle’s Sophistici Elenchi, 1, Leiden, 1981, p. 151 et 158 n. 29) estime que Porphyre se trouve à l’origine de ces passages. Pour la tradition grammaticale, cf. Diomède, GL, 1, 415, 14-16 nam ob hoc meruit nomen [sc. coniunctionis], quia pro uinculo interponitur orationi. laxatum enim et diffusum sermonem more catenae interposita deuincit. 7  « Il y a en effet deux types de mots : un type fécond qui, par la flexion, engendre une multitude de formes différenciées, par exemple lego [je lis], legis [tu lis], legam [je lirai], etc. ; un type stérile, qui n’engendre rien, par exemple etiam [aussi], uix [à peine], cras [demain], magis [plus], cur [pourquoi]. (10.) Quand une chose n’avait qu’un emploi unique, la forme du mot correspondant était également unique : de même, dans la maison où il y aurait un seul esclave, un seul nom d’esclave suffit, alors qu’il en faut davantage, s’il y en a plusieurs. Par conséquent, par rapport à ces choses qui sont des noms, puisque les distinctions formelles sont multiples, il y a autant de formes qui en dérivent ; par rapport à ces choses qui sont des copules et qui unissent les mots, puisqu’il n’y a pas eu la nécessité de les fléchir en plusieurs formes, elles sont généralement uniques. En effet, il serait possible d’attacher, par une seule et même corde, un homme, un cheval ou toute autre chose susceptible d’être liée à une autre. De même, par rapport à ce que nous disons dans l’énoncé Tullius et Antoine étaient consuls, par le seul et même et nous pouvons lier tous les autres binômes de consuls ou, je dirai encore, tous les noms, et même aussi tous les mots, alors que et, cet étai d’une seule syllabe, demeure immuable. Donc, si des mots ont été attribués aux choses avec la nature pour guide, qu’on ne croie pas que de tous ceux-là doivent être déduites des formes fléchies. » (traduction personnelle). 8  Un parallèle intéressant est fourni par Varron, GRF, 265, p. 281, 92-96 = frg. 130, p. 237, 18-21 Goetz-Schoell ap. Augustin, dialect., p. 8, 3-4 Crecelius = p. 88 JacksonPinborg cum ergo uerbum ore procedit, si propter se procedit, id est ut de ipso uerbo aliquid quaeratur aut disputetur, res est utique disputationi quaestionique subiecta, sed ipsa res uerbum uocatur.

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exemplifié par des verbes au § 9, que les connecteurs, représentant le genus sterile, comme l’avaient déjà fait les adverbes au § 9. Dans la suite du texte, Varron précise son classement à l’aide des critères de temps et de cas, tels qu’un Dion les avait utilisés suivant la même approche qu’Aristote. Cette précision, qui a souvent gêné les commentateurs9, se révèle en fait d’une importance beaucoup plus grande qu’on ne pourrait le croire. Elle offre un indice de la transmission des doctrines aristotéliciennes à Rome par l’intermédiaire d’Antiochus, dont Varron lui-même avait été l’élève à Athènes10, et de ses disciples. Comme l’affirme Carlos Lévy dans un article récent11, l’aristotélisme « semble avoir trouvé une source de renouvellement dans l’environnement d’un philosophe, Antiochus, qui ne se reconnaissait certes pas comme aristotélicien, mais qui avait établi, en quelque sorte de sa propre autorité, une sorte de protectorat intellectuel sur la doctrine et l’histoire des premiers temps du Lycée » (p. 231). Loin de poser problème, le texte varronien constitue un témoignage méconnu du phénomène plus général par lequel les nombreux disciples d’Antiochus « jouèrent un rôle important dans la renaissance de l’aristotélisme » (ibid., p. 228) : quarum rerum [L. Spengel : quarum generum F : quorum generum Laetus] declinationes oriantur, partes orationis sunt duae, si item ut Dion in tris diuiserimus partes res quae uerbis significantur : unam quae adsignificat casus, alteram quae tempora, tertia quae neutrum. de his Aristoteles orationis duas partes esse dicit : uocabula et uerba, ut homo et equus, et legit et currit (ling. 8, 11)12 . 9  Ne saisissant pas de lien entre les deux philosophes, R. Reitzenstein (M. Terentius Varro und Johannes Mauropus von Euchaita, Leipzig, 1901, p. 66 n. 1) estime que le passage est confus et que Varron aurait peut-être trouvé dans sa source des attributions à Aristote tantôt de deux, tantôt de trois parties du discours. Pour sa part, K. Röhrscheidt (compte rendu du volume de R. Reitzenstein, Göttingische gelehrte Anzeigen, 170 [1908], p. 803-804, suivi de R. G. Kent dans son édition), considère que la mention de Dion se trouve dans une incise négative et propose donc de corriger si item ut Dion. Quoi qu’il en soit, depuis au moins J. G. E. Sterk (« Grammatica zetemata. De parapleromaticis [pars altera] », Symbolae literariae. Doctorum in gymnasiis Batavis societas, 8 (1846), p. 8-10, qui renvoie aussi à l’exemple d’Apollonius Dyscole, constr., GG 2,  2,  56,  9 Δίων ὁ φιλόσοφος), les commentateurs qui se sont penchés sur ce passage acceptent tous l’attribution à Dion d’Alexandrie, les cas d’une homonymie ou d’une transmission corrompue de la forme Dion étant assez peu vraisemblables. 10  Sur Varron et Antiochus cf., en dernier lieu, D. Blank, « Varro and Antiochus », dans The Philosophy of Antiochus, p. 250-289. 11  Cf. C. Lévy, « Cicéron et l’aristotélisme d’Antiochus d’Ascalon », dans Aristoteles Romanus, éd. Y. Lehmann, Turnhout, 2013, p. 227-243. 12  « Parmi les choses qui donnent lieu à des processus flexionnels, les constituants de l’énoncé sont au nombre de deux si, de même que Dion, nous répartissons en trois

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Ce passage comporte malheureusement de complexes problèmes ecdotiques. Le syntagme quarum generum du manuscrit de Florence, Biblioteca Medicea Laurenziana Plut. 51.10 (xi e s.), a été corrigé, à partir de l’editio princeps de Pomponius Laetus (1471)13, en quorum generum, sous prétexte que, tout en se référant au seul genus fecundum, Varron ferait allusion aux deux catégories (genera) des noms et des verbes qui le composent. Dans cette optique, toutefois, genus désignerait à la fois le genre ou ensemble des mots variables et ses espèces, à savoir les noms et les verbes. Pour obvier à cet inconvénient Leonard Spengel dans son édition14 avait proposé de lire quarum rerum declinationes oriantur : il est en effet plus probable que cette expression désigne le genus fecundum, voire l’ensemble des mots dont celui-ci se compose, toujours envisagés dans la même optique métalinguistique que celle du § 1015. L’autre formule res quae uerbis significantur est rendue nécessaire par un changement de perspective16. La plupart des commentateurs estiment que Dion s’intéresse au niveau ontologique des référents ou à celui, sémantique, des concepts, plutôt qu’aux dénominations ellesmêmes, et traduisent : « cose che vengono significate dalle parole » et « choses signifiées par les mots »17, voire « drei verschieden Hauptclassen classes ce qui est signifié linguistiquement : la première classe exprime en plus les cas, la deuxième les temps, la troisième ni les cas ni les temps. Aristote affirme que, de ces classes, deux seules correspondent aux constituants de l’énoncé, à savoir les noms et les verbes, par ex. homo [homme] et equus [cheval], legit [il lit] et currit [il court] » (traduction personnelle). 13 Suivi de R. G. Kent, H. Dahlmann et M.-A. M. Casquero dans leurs éditions, ainsi que H. Dahlmann, Varro und die hellenistische Sprachtheorie, Berlin, 1932, p. 8384, tr. it., Varrone e la teoria ellenistica della lingua, Napoli, 1997, p. 82. 14  Suivi de K. Röhrscheidt (compte rendu, p. 803-804) ; K. Barwick (compte rendu de l’édition de H. Dahlmann, Gnomon, 17 [1941], p. 162 ; Probleme der stoischen Sprach­ lehre und Rhetorik, Berlin, 1957, p. 39) ; H. J. Mette dans son édition ; D. Fehling, « Varro und die grammatische Lehre von der Analogie und der Flexion (Schluß) », Glotta, 36 (1957), p. 57 n. 1. 15 G. Goetz et F. Schoell ne prennent pas de position et éditent : † quarum generum. Pour une interprétation convaincante de ce passage cf. V. Lomanto, « Nomi a confronto », Papers on Grammar, 6 (2001), p. 185-186. 16  Il ne paraît pas nécessaire d’intégrer significantur comme le faisait L. Spengel dans son édition, car Varron a très bien pu utiliser dans un premier temps une formule générale, en apportant par la suite une précision sur le statut de cette signification additionnelle. V. Lomanto (« Nomi a confronto », p. 184) croit reconnaître dans la formule varronienne un écho de la définition de dicibile (λεκτόν) qui se trouve dans le De dialectica de Saint Augustin, mais ce parallèle, dépourvu d’appui explicite dans le texte augustinien, présupposerait la réduction du λεκτόν du niveau propositionnel à celui du lexique. 17  Cf., respectivement, A. Traglia dans son édition et M. Baratin, F. Desbordes, L’analyse linguistique dans l’Antiquité classique, Paris, 1981, p. 42.

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der durch die entsprechende Zahl der Redetheile bezeichneten Begriffe annahm [sc.  Dion] », « Die res… umfassen alles Benannte », « the ideas which are indicated by words »18. Cela étant, seule la traduction « those grammatical factors which are signified by words »19 permet de restituer une cohérence avec les précisions fournies dans le reste du passage. Par une formule générale Varron songerait alors au signifié grammatical qui s’ajoute à la valeur dénotative propre à chaque mot et dont la fonction est ensuite indiquée par le verbe technique adsignificare : comme l’affirmait Aristote, les parties du discours variables sont deux si l’on considère que, dans la division de Dion en trois types de signifié grammatical, deux classes « sursignifient », respectivement, des variations casuelles (déclinaisons) et temporelles (conjugaisons), alors que la troisième classe est dépourvue des unes comme des autres20. Une

évolution des doctr ines ar istotéliciennes

Le classement « péripatéticien » devait probablement être plus articulé que Varron ne le laisse comprendre. En effet, sitôt évoqués Aristote et Dion, il précise en passant qu’il existe des classes priora « prioritaires » et des classes posteriora « secondaires », allusion évidente à l’opposition typiquement aristotélicienne entre πρότερα et ὕστερα 21. Puis il réintroduit les notions de lieu et de temps qui sont inhérentes, respectivement, aux noms et aux verbes, dont dépendent les adjectifs et les adverbes : utriusque generis, et uocabuli et uerbi, quaedam priora, quaedam posteriora ; priora ut homo, scribit, posteriora ut doctus et docte : dicitur enim homo doctus et scribit docte. haec sequitur locus et tempus, quod neque 18  Cf., respectivement, G. F. Schoemann, Die Lehre von den Redetheilen nach den Alten, Berlin, 1862, p. 13 n. 3 ; H. Dahlmann dans son commentaire, p. 63 ; R. G. Kent dans son édition. 19  Cf. D. J. Taylor (Declinatio : A Study of the Linguistic Theory of Marcus Terentius Varro, Amsterdam, 1974, p. 15), qui toutefois estime à tort que dans certains contextes res serait synonyme de materia et que materia, pour sa part, désignerait les catégories grammaticales. 20  Selon Denys d’Halicarnasse (comp., 2, 1-3 ; Demosth., 18, 41) et Quintilien (inst., 1, 4, 17-20) il y eut bien une taxinomie tripartite en ὄνομα, ῥήμα, σύνδεσμος chez Aristote et le rhéteur Théodecte, mais rien ne conduit à l’identifier à celle de Dion, pace J. Collart (Varron grammairien latin, Paris, 1954, p. 159-160). Plus généralement, en dépit des reconstitutions des commentateurs, la tripartition de Dion s’applique au signifié grammatical et non directement aux constituants de l’énoncé. Sur les passages très controversés de Denys d’Halicarnasse et de Quintilien cf. en dernier lieu l’analyse éclairante de C. C. de Jonge, Between Grammar and Rhetoric, Leiden, 2008, p. 168-183. 21  Cf. Aristote, cat., 12, 14a26-b23 ; met., Δ, 11, 1018b9-1019a14 ; une allusion très générale dans le commentaire de H. Dahlmann, p. 65.

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homo nec scribi potest sine loco et tempore esse, ita ut magis sit locus homini coniunctus, tempus scriptioni (ling. 8, 12)22 .

Cette taxinomie paraît fondée sur un modèle grec où les termes ἐπώνυμα pour les adjectifs et ἐπιρρήματα pour les adverbes expriment linguistiquement le caractère subordonné de ces classes morpholexicales par rapport aux noms et verbes. C’est ce type de relation qui est visualisé par la postposition de l’adjectif au nom et de l’adverbe au verbe dans les exemples homo doctus et scribit docte. Si l’on prend le passage de ling., 8, 9-12 dans son ensemble, on mesure l’ampleur et la complexité de la réflexion sur le langage à la fin de la République à Rome. Varron précise qu’Aristote ne donnait de statut de pars orationis qu’aux noms et verbes : se fondant sur la présence ou sur l’absence du trait temporel (μετὰ  / ἄνευ χρόνου : cf. int., 16a19-20 et poet., 1457a10-11), le philosophe avait pu remarquer que, si l’  ὄνομα et le ῥήμα partagent une fonction dénotative, le ῥήμα « sursignifie » (προσσημαίνει) la dimension temporelle (int., 16b6-25 et poet., 1457a14-18)23. Dans la taxinomie de Dion, qui concerne non pas les partes orationis mais les signifiés grammaticaux, la présence du verbe adsignificare, calque de προσσήμαινειν, est une trace on ne peut plus révélatrice de la matrice aristotélicienne originelle24. Cela étant, 22 « Dans chacune des deux catégories, celle du nom et celle du verbe, certains termes sont premiers, d’autres secondaires : premiers comme homo [homme], scribit [il écrit], secondaires comme doctus [savant] et docte [savamment]. On dit en effet homo doctus [un homme savant] et scribit docte [il écrit savamment]. Le lieu et le temps sont impliqués par ces expressions, car il ne saurait y avoir ni homo ni scribit sans un espace et sans un temps, l’espace étant davantage lié à l’homme et le temps à l’acte d’écrire. » (traduction personnelle). 23  Cf. L. M. De Rijk, Aristotle : Semantics and Ontology, 1, Leiden, 2002, p. 207209 ; J.  Lallot, « À propos des syncatégorèmes : consignification et signification adjacente dans la tradition logico-grammaticale grecque », Histoire Épistémologie Langage, 25-2 (2003), p. 12-16 = Id., Études sur la grammaire alexandrine, Paris, 2012, p. 251255. Le renvoi à rhet., 1404b26-27, proposé par H. Mette dans son édition, paraît moins pertinent, car Aristote n’y fait pas allusion à la « sursignification » temporelle du verbe. La tradition artigraphique latine qui dépend de Donat garde une trace de cette doxa : cf. Servius, mai., GL 4, 428, 11-12 Aristotelici duas dicunt esse partes orationis, nomen et uerbum ; Clédonius, GL, 5, 34, 23 Aristoteles duas dicit ; Pompée, GL, 5, 134, 8-9 multi dicunt duas esse partes orationis, nomen et uerbum, ut inter philosophos etiam Aristotelici dicunt ; Cassiodore, inst., 2, 1, 3, p. 96 M. not. crit. : curauimus aliqua de nominis uerbique regulis pro parte subicere, quas recte tantum Aristotelis orationis partis adseruit. 24  Le verbe adsignificare se retrouve dans d’autres ouvrages varroniens (rust., 2, 1, 10 ; 2, 11, 10), des passages d’Aulu-Gelle (10, 1, 6) et de Nonius (p. 59, 7-9 M. = 82 L.) étant liés, eux aussi, à des citations varroniennes (ThlL 2, 889, 76-890, 14 ajoute seulement Vélius, GL, 7, 52, 23 et nouellae Iustiniani, 140, 1 ; l’abstrait adsignificatio dans carm. de fig., 184 est conjectural). La plupart des occurrences apparaissent, toujours avec

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l’ajout du cas au temps dans les critères taxinomiques, afin de caractériser positivement le nom, ne peut qu’être une innovation récente : en effet, la πτῶσις, qui chez Aristote s’applique à toute modification de lexème, avait pris la valeur spécifique de variation morpho-syntaxique du seul nom dans la dialectique des stoïciens25. Ces transformations montrent un changement de perspective évident. Le point de vue d’Aristote avait une visée logico-linguistique purement théorique, qui pouvait se révéler insuffisante dans le cadre d’une description systématique de la langue selon un point de vue grammatical26. Dion choisit alors, d’abord, de simplifier la taxinomie : il ne prit en compte que le « surplus » du sens, ce qui lui permettait d’éviter les écueils de la dénotation des syncatégorèmes, question parmi les plus controversées de l’histoire de la philosophie du langage. D’autre part, il précisa, en la développant, la valeur herméneutique de l’approche aristotélicienne : il ajouta le cas et aboutit à un système incluant aussi la catégorie vide ‘sans cas ni temps’27. Pour sa part, Varron fut réceptif à ces idées, qu’il avait pu connaître soit dans le cadre d’  ἀκροάσεις données par Dion à la manière de celles, célèbres, de Cratès de Mallos, soit grâce aux écrits du philosophe, qui auraient circulé à Rome à l’occasion de l’ambassade de celui-ci. La taxinomie de Dion fournit à Varron le soubassement d’un système quadripartite qui, grâce à deux traits catégoriels peut générer une combinatoire fermée, fixant le nombre des constituants de l’énoncé28 : la même valeur technique, dans le De lingua Latina : 6, 36 et 40 ; 7, 80 ; 8, 3. 11. 20 par rapport au cas et au temps ; 9, 81 par rapport au nombre. Cf. H. Dahlmann dans son commentaire, p.  63-64 ; H.  J. Hartung, « Παρεπόμενα ῥήματος bei Varro ? », Glotta, 51 (1973), p. 295-296. 25  Cf. notamment Simplicius, cat., CAG 8, 37, 7-18 = FDS 775 ; Ammonius, int., CAG 4, 5, 42, 30-43, 24 = FDS 776 ; ainsi qu’A. J.-L. Delamarre, « La notion de πτῶσις chez Aristote et les Stoïciens », dans Concepts et catégories dans la pensée antique, éd. P. Aubenque, Paris, 1980, p. 321-345. 26  Selon S. Matthaios (Untersuchungen zur Grammatik Aristarchs, Göttingen, 1999, p.  201 et 496) ὄνομα chez Aristote a une valeur si complexe qu’il pourrait être traduit par « Wort bzw. lautliche Äußerung und nicht Nomen » ; quant aux invariables, il est impossible de savoir « ob Aristoteles die Adverbien aufgrund ihrer logischen Zugehörigkeit zum Verb diesem zugeordnet und sie als ὕστερα τοῦ ῥήματος bezeichnet hat », ainsi que le propose aussi Varron. 27  Les exégètes de l’ars donatienne proposent une répartition des huit partes orationis en trois groupes qui pourrait représenter une trace de la postérité de ce passage du De lingua Latina : cf. Servius, mai., GL 4, 428, 16-18 tres partes orationis sunt quae casibus declinantur, nomen pronomen participium, et una quae temporibus, id est uerbum ; ceterae omnes quattuor non declinantur ; Pompée, GL, 5, 135, 27-35. 28  L’origine varronienne du système quadripartite (pace D.  Fehling, « Varro », p. 5860) est prouvée par Clédonius, dans le chapitre de partibus orationis de son ars (GL 5,

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noms (+ cas), verbes (+ temps), participes (+ cas + temps), invariables (– cas – temps). Cette quadripartition se prête en outre à des applications différentes29, car elle permet de montrer : la productivité des processus morphologiques affectant les verbes et les déverbatifs (ling., 6, 36 : noms verbaux / verbes / participes / adverbes) ; l’affinité typologique du grec et du latin en matière de répartition de l’ensemble du patrimoine lexical (ling., 9, 31 : noms / verbes / participes / adverbes conjonctions prépositions) ; les classes morpho-lexicales où entre la totalité des uerba declinata natura, à savoir des mots soumis à flexion (ling., 10, 17 : noms / verbes / participes / adverbes du type docte, d’origine nominale et susceptibles de comparaison). Le fait que cette quadripartition ne figure pas dans le préambule des livres morphologiques, où Varron préfère évoquer la tripartition de Dion en rapport avec la dichotomie aristotélicienne, nous paraît un choix stratégique : Varron peut ainsi montrer une continuité entre ses options et ceux de l’Aristote d’Antiochus et de Dion, en particulier son adhésion à la classification des mots selon des paramètres rigoureusement formels30. Varron n’hésite pas non plus à présenter la partition de ce philosophe contemporain avant la mention de la célèbre dispute entre Cratès de Mallos et Aristarque, dont il ne parle qu’au début du livre 9 : il pouvait ainsi afficher sa volonté de dépasser les antagonismes entre les écoles grammaticales grâce à l’apport de la réflexion philosophique sur le langage. BIBLIOGRAPHIE Éditions de Varron C asquero , M.-A. M., Varrón. De lingua Latina, Barcelona, Madrid, 1990. Dahlm a nn , H., Varro de lingua Latina. Buch VIII, Berlin, 1940. G oetz , G., Schoell, F., M. Terenti Varronis de lingua Latina quae supersunt, Leipzig, 1910. K ent, R. G., Varro on the Latin Language, Cambridge, Mass., London, 1938. 10, 6-7) : Probus et Varro, alter eorum in duas partes scribit et reliquas subiectas facit, alter in quattuor, prout quisque potuit sentire. 29  Cf. D. J. Taylor, Declinatio, p. 18. 30  Concernant l’influence d’Aristote sur Varron, l’article de Y. Lehmann (« Varron et le grammairien Tyrannion : l’apport doctrinal de l’aristotélisme », Ktèma, 13 [1988], p. 179-186), mériterait d’être repris, précisé et développé. Pour sa part, K. Barwick (Probleme, p. 40) estime que Varron aurait remanié un manuel de dialectique écrit par Dion d’Alexandrie.

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M ette , H. J., Parateresis. Untersuchungen zur Sprachtheorie des Krates von Pergamon, Halle, 1952. S pengel , L., M. Terenti Varronis de lingua Latina libri, Berlin, 1885. Tr agli a , A., Opere di Marco Terenzio Varrone, Torino, 1974.

Brigitte P ér ez -Jean

ET POUR ÉNÉSIDÈME… LE PLAISIR In

cauda venenum  :

négligé

Un

texte mystér ieux , un sy ntagme

Le texte de la Préparation Évangélique d’Eusèbe de Césarée sur lequel porte ces quelques réflexions a été beaucoup commenté dans les études sur le scepticisme antique, plus particulièrement les lignes consacrées au résumé de la position de Pyrrhon par son disciple Timon (P.E., XIV, 18, 1-4) qu’Eusèbe reprend, au même titre que d’autres résumés du livre XIV, d’un ouvrage d’Aristoclès de Messine1, et ce sont seulement les trois derniers mots de ce paragraphe d’Eusèbe, Αἰνησίδημος δ᾿ ἡδόνην, « et Énésidème le plaisir », qui feront l’objet de cette contribution. Comme le rappelle R. Bett, la mention « et Énésidème le plaisir » n’est  of course pas une partie de l’exposé de Timon2 : en effet Timon de Phlionte a vécu au iii e siècle av. J.-C. tandis qu’Énésidème peut être situé au i er siècle av. J.-C. De ce fait, presque tous les commentateurs de la notice d’Aristoclès proposent de laisser cette mention de côté puisqu’elle n’intéresse pas leur propos qui est d’interpréter la notice de Timon sur son maître et elle n’est pas éditée par F. Decleva Caizzi3. 1 Aristoclès, péripatéticien dont les dates sont mal connues : on ne le situe plus généralement aujourd’hui au ii e siècle de notre ère, mais un siècle plus tôt au moins : cf. S. Follet, « Aristoclès de Messine » A 369, Dictionnaire des Philosophes Antiques, I, Paris, 1989, p. 382-384. Cf. aussi G. A. Ferrari, « Due fonti sullo scetticismo antico (D. L. IX, 66-108 ; Eus., Praep. Ev., XIV, 18, 1-20) », Studi Italiani di Filologia Classica, 40 (1968), p. 200-224 ; P. Moraux, Der Aristotelismus bei den Griechen von Andronikos bis Alexander von Aphrodisias II, Berlin, 1984, p. 83-92 ; H. B. Gottschalk, « Aristotelian Philosophy in the Roman World from the Time of Cicero to the End of the second century A.D. », Aufstieg und Niedergang der römischen Welt, II-36-2 (1987), p. 11621164 ; J. Warren, « Aristocles’ first refutations of Pyrrhonism (Eus. PE 14.18.1-10) », Proceedings of the Cambridge Philological Society, 46 (2000), p. 140-164. 2  R. Bett, Pyrrho, his Antecedents and his Legacy, Oxford, 2000, p. 37. 3  F. Decleva Caizzi, Pirrone. Testimonianze, Napoli, 1981 : cf. T53 et le commentaire p. 218-234.

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On ne saurait revenir ici sur les diverses interprétations de plusieurs des passages de ce résumé qu’il est pourtant nécessaire de citer intégralement, dans une traduction qui prend parti dans les débats des interprètes de la pensée de Pyrrhon en suivant les choix de R. Bett4 : Il est avant tout nécessaire de mener une recherche sur notre propre connaissance. En effet, si nous sommes ainsi faits que nous ne connaissons rien, ce n’est pas la peine d’examiner le reste. Il y a eu aussi parmi les Anciens des gens qui ont choisi cette formule et Aristote a argumenté contre eux. Pyrrhon d’Élis aussi a défendu avec force une position de ce genre. Il n’a rien laissé par écrit, mais son disciple Timon dit que quiconque veut atteindre le bonheur doit considérer ces trois questions. D’abord quelle est la nature des choses, deuxièmement de quelle façon devons-nous être disposés à leur égard, enfin quel résultat en obtiendront ceux qui sont ainsi disposés (τί περιέσται τοῖς οὕτως ἔχουσι) ? Il dit donc que dit (φησιν αὐτὸν ἀποφαίνειν) que les choses sont également indifférentes, indéterminées et, que pour cette raison nos sensations et nos opinions ne sont ni vraies ni fausses. C’est pourquoi donc, il ne faut même pas leur faire confiance, mais être sans opinions, sans penchants et sans ébranlements et dire de toute chose que « pas plus elle est qu’elle n’est pas, ou qu’à la fois elle est et n’est pas, ou que ni elle est ni elle n’est pas ». Et à coup sûr pour ceux qui ont une telle disposition, il s’ensuivra (περιέσεσθαι), dit Timon, d’abord l’aphasie, ensuite l’ataraxie, et, Énésidème, le plaisir5.

Nous ne nous intéresserons qu’aux derniers mots de ce passage répondant à la troisième question : quel est le résultat pour ceux qui sont ainsi disposés ? C’est, dit Timon, l’aphasie (ἀφασία) et l’ataraxie (ἀταραξία). Ἀφασία semble ne pas pouvoir signifier ici absence de discours ou mutisme, qui est le sens courant, puisque l’auteur vient de dire « ce que nous devons dire » sur les choses. Toutefois l’ἀφασία n’est pas elle-même l’attitude exprimée par les formules à adopter (dire de toute chose que « pas plus elle est qu’elle n’est pas, ou qu’à la fois elle est et n’est pas, ou que ni elle est ni elle n’est pas »), mais le résultat de cette attitude comme l’indique l’emploi du futur. Les commentateurs ont insisté sur cet écart entre les discours à tenir sur chaque chose (« pas plus », ou mallon etc.) et l’aphasia, que cet écart soit temporel ou logique ou psychologique. Dans ce cas, la non-assertion est, elle, exprimée par les termes précédemment analysés ou mallon etc. Et par ailleurs, ce 4 Pour un exposé des différents points discutés dans ce texte et les différentes lectures des termes, cf. B. Pérez-Jean, « Pyrrhon d’Élis », Dictionnaire des Philosophes Antiques, Vb, Paris, 2012, p. 1765-1770. 5  P.E., XIV, 18, 1-4.

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n’est pas le même type de non-assertion que celui de Sextus Empiricus. L’aphasia de Pyrrhon n’est pas l’aphasia de Sextus, terme parfois traduit par non assertion. Dans les Esquisses Pyrrhoniennes (= HP), les paragraphes consacrés à l’aphasia (I, 192-193) viennent immédiatement après ceux qui concernent les formules proprement sceptiques et le ou mallon (« pas plus »). L’aphasia (aphasie ou non assertion), écrit Sextus, est le renoncement (ἀπόστασις) à la phasis (assertion) prise au sens large, laquelle subsume, comme nous le disons, l’affirmation et la négation ; de sorte qu’est aphasie cette disposition passive qui est nôtre (πᾶθος ἡμέτερον) et en vertu de laquelle nous disons ne rien affirmer positivement et ne rien dénier. C’est pourquoi il est clair que nous adoptons l’aphasia non pas avec cette idée que les choses sont de nature à susciter totalement l’aphasia, mais pour manifester que nous, à l’instant présent où nous la proférons, nous sommes affectés de cette disposition dans le cas particulier de tels et tels de nos objets d’enquête6.

Les contrastes avec le pyrrhonisme tardif, même si sur le point final de l’ἀταραξία la différence est minime, montrent que Pyrrhon n’adopte pas l’attitude du pyrrhonisme de l’ἐποχή, mais tient une position « métaphysique » : la réalité est de manière inhérente indéterminée. Sa prescription que nous devons éviter les opinions est fondée sur cette thèse. Il nous conseille d’employer des termes qui reflètent le caractère indéfini des choses. Contrairement à l’ἐποχή tardive qui nous prescrit de nous abstenir de décrire les choses, Pyrrhon nous impose une forme de discours qui ne définit pas les caractères des choses, mais exprime la thèse que les choses n’ont aucune caractéristique définie, conformément à l’interprétation de M. Conche, reprise par C. Lévy7. L’image de Pyrrhon dans l’histoire de la philosophie est encore loin d’être consensuelle. R. Bett propose un Pyrrhon métaphysicien, tandis que les versions classiques, épistémologique ou moraliste, sont encore en cours. Selon S. H. Svavarsson, les témoignages donnent de Pyrrhon une image assez « flexible » pour qu’il apparaisse dans les travaux récents comme « sceptique ou dogmatique, gourou ou épistémologue conscient de son héritage philosophique, création de Timon ou source authentique de l’exposé de son disciple »8. 6  Trad. J. Brunschwig, « L’aphasie pyrrhonienne », dans Dire l’évidence, éd. C. Lévy, L. Pernot, Paris, 1997, p. 309. 7  M. Conche, Pyrrhon ou l’apparence, Paris, 1994 2 ; C. Lévy, Les scepticismes, Paris, 2008. 8  « Pyrrho and Early Pyrrhonism », in The Cambridge Companion to Ancient scepticism, éd. R. Bett, p. 38. R. Bett lui-même résume les deux positions principales défen-

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Pour Aristoclès, le péripatéticien, le passage a à voir avec l’épistémologie et non la métaphysique de Pyrrhon, comme on le voit dans son introduction de ce résumé : « Il est nécessaire avant tout de considérer notre propre savoir ; car si notre nature est de ne rien connaître » (XIV, 18, 1). Pyrrhon n’est pas le seul concerné par cette introduction. Eusèbe reproduit cinq passages sur ce thème tirés du livre VIII d’Aristoclès Περὶ φιλοσοφίας (XIV, 17-21) sans citer les auteurs dans leur ordre originel : les éléates, les cyrénaïques, Protagoras et les épicuriens, outre le chapitre sur les pyrrhoniens qui comprend Énésidème aussi bien que Pyrrhon et Timon. En tant qu’aristotélicien, Aristoclès est opposé à toutes ces philosophies. En XIV, 17, 9 il dit que ceux qui emploient la sensation et la raison pour la connaissance des choses philosophent correctement, mais pas ceux qui n’utilisent que l’une des deux ou qui dénient toute possibilité de connaissance. Or Pyrrhon a dit que les sensations et les opinions ne sont pas fiables. Il est bien une cible de la critique d’Aristoclès, mais celui-ci considère les vues de Pyrrhon et d’Énésidème comme identiques. Comme Énésidème est pour lui la figure la plus récente, il est possible qu’il ait accentué le thème de l’ἀκαταληψία propre à Énésidème, quand il traitait de Pyrrhon ou Timon. Ainsi, l’introduction d’Aristoclès ne détourne-t-elle pas de la conclusion que le résumé n’a pas une portée épistémologique ; c’est l’intérêt particulier d’Aristoclès qui affecte le point de vue. Cela ne prouve même pas qu’Aristoclès ait considéré que la philosophie de Pyrrhon était épistémologique en soi, mais montre simplement que c’est cet aspect de la philosophie de Pyrrhon qu’Aristoclès retient dans ce contexte9. Dans ces conditions comment comprendre le syntagme final « et Énésidème le plaisir » ? R. Bett considère comme infondée l’idée que le plaisir ait pu être un troisième terme cité par Timon et qu’Aristoclès l’ait repris en y ajoutant la référence à Énésidème. L’hypothèse ainsi rejetée, qui est pourtant conforme à la syntaxe, alors que bien des traductions laissent entendre que le texte signifie « selon Énésidème », voire insistent sur la particule oppositive, permettrait évidemment d’atténuer le paradoxe, mais de l’atténuer simplement. On peut aussi bien considérer qu’Énédues actuellement sur Pyrrhon, la thèse métaphysique et la thèse épistémologique sur le site de E. Zalta (éd.), Stanford Encyclopedia of Philosophy, http ://plato.stanford.edu/ entries/pyrrho. Sa thèse est discutée par S. H. Svavarsson, « Pyrrho’s Undecidable Nature », Oxford Studies in Ancient Philosophy, 27 (2004), p. 249-295, qui revient à une lecture subjectiviste mais dans une nouvelle version (cf. p. 277). 9  R. Bett, Pyrrho, p. 44.

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sidème attribue cette opinion à Pyrrhon lui-même, au même titre que Timon dans le syntagme précédent, sans la reprendre à son compte et dans ce cas la particule pourrait opposer la lecture de Timon à celle d’Énésidème. Je m’en tiendrai à la lecture généralement admise, celle que laissent supposer tous les commentateurs qui, à l’instar de Decleva Caizzi, coupent le texte d’Eusèbe avant ces trois derniers mots, considérant qu’il ne s’agit pas d’un témoignage sur Pyrrhon, mais sur Énésidème. Ainsi, l’essentiel du problème demeure : comment un sceptique tel qu’Énésidème peut-il donner sa voix au plaisir, à une notion qui est au centre d’un des dogmatismes les plus attaqués par l’argumentation de Sextus, l’épicurisme ? La

figur e énigmatique d ’É nésidème10

On considère aujourd’hui qu’il y a trois « scepticismes » : (I) Pyrrhon et ses disciples directs (Timon), (II) la Nouvelle Académie et (III) les néopyrrhoniens (Énésidème au i er siècle av. J.-C., puis Sextus Empiricus au ii e siècle de notre ère, et, entre les deux, un auteur de dates inconnues, Agrippa, qui aurait inventé ou codifié les cinq Modes de la suspension de l’assentiment, l’époché), et l’appellation de sceptique ou pyrrhonien, signifiant néopyrrhonien, est réservée à la troisième philosophie. Il semble qu’Énésidème dit de Cnossos (dont nous n’avons conservé aucun livre mais dont la pensée et les écrits nous sont connus par Sextus Empiricus, Diogène Laërce et Photios dans sa Bibliothèque, 169b16-171a4) inaugure un mouvement philosophique tirant son inspiration de Pyrrhon, et que Sextus, deux siècles plus tard au moins, revendique l’appartenance à ce que les modernes appellent la « tradition pyrrhonienne », pour laquelle on peut difficilement parler de « doctrines »11. 10 C. Lévy, « The sceptical Academy : decline and afterlife », in The Cambridge Companion to Ancient scepticism, p. 81-104, le qualifie encore de « mysterious character » (p. 89). Sur la vie, les dates d’Énésième, les divers lieux d’origine qu’on lui attribue et la localisation de l’Égée associée à sa carrière, cf. C. Lévy, « Lucrèce avait-il lu Énésidème », in Lucretius and his Intellectual Background, ed. K. A. Algra, M. H. Koenen, P. H. Schrijvers, Amsterdam, 1997, p. 115-117 ; B. Pérez-Jean, « Énésidème » E 24, Dictionnaire des Philosophes Antiques, III, 2000, p. 90-91 ; Ead., Dogmatisme et scepticisme. L’héraclitisme d’Énésidème, Lille, 2005, p. 12. 11  La question du vocabulaire sceptique et de l’appellation « pyrrhonien » se posait dans l’Antiquité, comme en témoignent le début des Esquisses de Sextus et DL, IX, 6970 ; cf. F. Decleva Caizzi, « Pirrone, pirroniani, pirronismo », in Fragmentsammlungen philosophischer Texte der Antike / Le raccolte dei frammenti di filosofi antichi, ed. W. Burkert, L. Gemelli Marciano, E. Matelli, L. Orelli, Göttingen, 1998, p. 336-353.

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La conclusion qui ressort des études de la fin du x x e siècle sur la spécificité des idées d’Énésidème est qu’au fond il dépend beaucoup plus de la Nouvelle Académie que sa rupture affichée avec l’Académie de son temps ne le laisse penser et qu’il anticipe davantage les positions de Sextus qu’il ne colle à la pensée de Pyrrhon auquel il a tenu à se référer par son appellation de pyrrhonien, alors que le modèle choisi était oublié à son époque ou du moins associé par Cicéron aux indifférentistes12 . La qualification de néopyrrhonien d’Énésidème ou plutôt sa qualité de premier fondateur du pyrrhonisme13, principalement attachée à la codification des Dix Modes de la suspension, est en effet à mettre en relation avec une rupture d’avec les académiciens qui pourrait suivre l’appartenance supposée d’Énésidème à l’Académie14. La pensée d’Énésidème peut pour une grande part émerger des ouvrages de Sextus, mais on ne saurait faire l’économie de la lecture détaillée de la notice du patriarche Photius qui livre son résumé des huit livres de l’ouvrage principal d’Énésidème, les Discours pyrrhoniens. Dans son résumé plus détaillé du livre I de cet ouvrage (169b36170b3), Photius attribue aux pyrrhoniens, dont Énésidème est tenu pour l’initiateur, après avoir proposé une différence entre des académiciens dogmatiques et des sectateurs de Pyrrhon aporétiques (169b36170a3) les traits principaux suivants : ne déterminer rien, se libérer du dogmatisme et prêter attention aux contradictions dans l’expérience ce qui peut globalement correspondre à la formule qu’Énésidème prête à

Eusèbe lui-même semble avoir été contraint de développer le titre de son chapitre : « Contre les pyrrhoniens, appelés sceptiques ou encore suspensifs, selon lesquels rien n’est saisissable » (trad. Des Places). 12  Cf. les témoignages de Cicéron = T 69 DC ; sur les interprétations contradictoires de la pensée de Pyrrhon et des témoignages antiques dans l’histoire de la philosophie, cf. B. Pérez-Jean, « Pyrrhon », p. 1749-1771. 13  C. Lévy, « Pyrrhon, Énésième et Sextus Empiricus. La question de la légitimation historique dans le scepticisme », in Antichi e Moderni nella filosofia di età imperiale, ed. A. Brancacci, Napoli, 2001, p. 299-329. 14  Cf. F. Decleva Caizzi, « Aenesidemus and the Academy », Classical Quarterly, 42 (1992), p. 176-189 ; J. Mansfeld, « Aenesidemus and the academics », in The passionnate Intellect, ed. L. Ayres, New Brunswick, London, 1995, p. 235-247. Sur la vexata quaestio de son héraclitisme, cf. R. Polito, The Sceptical Road, Aenesidemus’ Appropriation of Heraclitus, Leiden, 2004 ; B. Pérez-Jean, Dogmatisme et scepticisme ; M. Schofield, « Aenesidemus : Pyrrhonist and ‘Heraclitean’ », in Pyrrhonists, Patricians, Platonizers : Hellenistic Philosophy in the Period 155-86 BC, ed. A. M. Ioppolo, D. N. Sedley, Napoli, 2007, p. 271-338.

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Pyrrhon chez Diogène Laërce « ne rien déterminer dogmatiquement en raison de la contradiction »15. La volonté de Sextus de distinguer la ‘conduite’ sceptique de toutes les philosophies ayant eu cours dans les périodes classique et hellénistique dont il traite et l’effort pour articuler la critique des académiciens avec celle du dogmatisme sont des points communs entre Énésidème et Sextus. Quant à l’épisode de la rupture d’Énésidème avec l’Académie, sa critique porte sur une forme de suspension du jugement qu’il ne trouvait pas chez ses contemporains de l’Académie, Philon et Antiochos. A. M. Ioppolo16, commentant les stratégies mises en œuvre par Sextus dans HP, i et AM, v ii pour accuser l’Académie de dogmatisme négatif et réévaluant la dette du scepticisme pyrrhonien à l’égard du moins de la philosophie d’Arcésilas, a émis à nouveau l’hypothèse qu’Énésidème soit la source privilégiée de ces passages de Sextus. Ainsi les études récentes sur Énésidème17 s’attachent à lui attribuer une position spécifique située entre celles de Pyrrhon et de Sextus, comme l’avait fait Brochard avec des conclusions bien différentes toutefois. Or c’est précisément sur l’éthique que des interprétations nouvelles et opposées se sont fondées, qui ont une certaine importance pour notre question dans la mesure où il peut en sortir une vision plus dogmatique d’Énésidème que de Sextus. R. Bett a en effet montré que HP, iii et AM, xi divergent comme divergeraient Sextus et Énésidème18 . Le débat porte sur l’argument selon lequel rien n’est par nature bon ou mauvais, et le passage AM, xi , 68-78 réduit à la formule : « si x est par nature F, alors il doit être F pour, ou en relation avec, chacun et non simplement pour, ou en relation avec, quelques personnes ». Il s’agit de comparer les arguments de dogmatisme négatif exposés dans le troisième chapitre de AM, xi et les assertions relativistes de AM, xi , 114 et 15 IX, 106. R. Bett, Pyrrho, p. 52-53. V. Laurand, « Énésidème et l’Académie : les pièges d’un langage sans horizon », Revue des études anciennes, 111 (2009), p. 29-43 revient sur la critique d’Énésidème contre les Académiciens de son temps, les Philoniens tels que les a identifiés C. Lévy, Cicero Academicus, p. 196-197 : contre la contradiction de l’Académie, Énésidème qui se tient dans l’aporie ne se réduit pas au silence « mais à une enquête de type socratique qui dissout toute prétention à la connaissance tout en indiquant une voie de sagesse » (p. 40-41). 16  La testimonianza di Sesto Empirico sull’Accademia scettica, Naples, 2009. 17  R. Bett, Sextus Empiricus. Against the Ethicists (Adversus Mathematicos XI), Oxford, 1997 et Pyrrho, his Antecedents and his Legacy, Oxford, 2000. 18 Mis en cause par D. Machuca, « Sextus Empiricus : His Outlook, Works and Legacy », Freiburger Zeitschrift für Philosophie und Theologie, 55 (2008), p. 31-32, et Id., « Moderate Ethical Realism in Against the Ethicists ? », in New Essays on Ancient Pyrrhonism, Leiden, Boston, 2011, p. 143-178.

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118 qui sont incompatibles avec la suspension du jugement totale. Fautil admettre la destruction du concept même du bien et du mal absolus ? Faut-il avec R. Bett redéfinir la suspension du jugement ?19 P. Woodruff pour sa part a imposé la qualification d’aporétisme pour désigner la pensée d’Énésidème, bien que cette thèse soit à son tour contestée20. Il ne s’agit pas de revenir ni sur l’appartenance d’Énésidème à l’Académie ni sur les différences entre son scepticisme et celui de Sextus sur la définition de l’épochè, mais il est important en revanche d’insister sur le fait que, pour Énésidème qui suit Pyrrhon, le scepticisme apporte le bénéfice de l’ataraxie21. En effet, le débat sur le dogmatisme négatif des académiciens a un temps occulté la différence entre les pyrrhoniens et les académiciens sur cette question éthique. Un

plaisir partagé  ?

Malgré la proximité des épicuriens et des cyrénaïques dans le texte d’Eusèbe, on ne saurait aisément attribuer à Énésidème un intérêt pour le plaisir des épicuriens, le seul but de l’existence humaine et le seul critère d’évaluation des actions selon eux22 . C’est précisément parce que le terme hèdonè renvoie clairement à « la pensée du plaisir » qu’il ne saurait être un mot d’ordre pour le sceptique et ce n’est pas seulement par respect de la chronologie, mais sans doute en raison de l’importance du concept pour l’épicurisme que les commentateurs du passage ont évacué les trois derniers mots du témoignage d’Eusèbe. 19  Pour D. Machuca, ibid., p. 147, même si certains passages du livre XI semblent dénier à Sextus la thèse de l’absolutisme éthique, il n’en adopte pas pour autant une forme modérée de « réalisme éthique ». 20  R. J. Hankinson, « Aenesidemus and the rebirth of Pyrrhonism », in The Cambridge Companion to Ancient Scepticism, p. 105-119. Sur le scepticisme d’Énésidème cf. M. Schofield, « Aenesidemus : Pyrrhonist and ‘Heraclitean’ ». 21  Sur ce point, cf. G. Striker, « Ataraxia : Happiness as Tranquillity », in G. Striker, Essays on Hellenistic Epistemology and Ethics, Cambridge, 1996, p. 183-195, et J. Warren, Epicurus and Democritean Ethics : An Archeology of Ataraxia, Cambridge, 2002. 22  Sur l’importance de l’éthique par rapport à l’ensemble de la philosophie pour Épicure et sur l’importance de la philosophie comme art de vivre, voir au moins Maxime capitale, 11 et Sentence Vaticane, 14. Sur la distinction entre plaisirs en repos et plaisirs en mouvement voir A. Gigandet, Épicure. Les plaisirs de la sagesse, Paris, 2012, p. 43. P.-M. Morel, Épicure : La nature et la raison, Paris, 2009, p. 187-188, montre que les Épicuriens semblent hésiter entre deux conceptions du plaisir : (1) une conception négative du plaisir qui l’identifie à l’absence de douleur physique et psychique et (2) une conception positive selon laquelle la cessation de toute douleur n’est pas le plaisir lui même mais plutôt un état qui coïncide dans le temps avec le plaisir. Selon lui, le plaisir est un telos naturel mais c’est un telos sans téléologie.

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La controverse entre épicuriens et sceptiques est insurmontable sur la question du critère de vérité, l’enjeu de la canonique épicurienne étant de tenir compte de l’illusion sensible en évitant l’écueil de la suspension sceptique23. Pour autant, un certain nombre de rapprochements entre les deux traditions sont étudiés depuis les études fondatrices de M. Gigante24, mais il semble pour le moins très audacieux de parler à propos de notre texte de « clair exemple de la conflation entre épicurisme et scepticisme »25. On ne saurait considérer en principe que les sceptiques ne se préoccupent pas de telos. Sextus s’intéresse à la question du telos dès le début des Esquisses et E. Spinelli a montré quel traitement Sextus réserve au telos épicurien dans son analyse de la thèse selon laquelle le plaisir constitue « ce qui est digne d’être choisi par nature », l’argument dit des berceaux. Mais pour Énésidème précisément le résumé par Photius du livre VIII d’Énésidème souligne l’inexistence d’un telos : Le huitième et dernier livre se dresse contre la fin, ne concédant ni que le bonheur, ni le plaisir, ni la sagesse, ni aucune autre fin quelconque à laquelle croirait quiconque parmi ceux qui vivent selon la philosophie n’existe, mais que cette fin célébrée par tous n’existe absolument pas26.

Chercher l’er r eur Depuis les premiers travaux sur Eusèbe et l’étude des manuscrits de la PE, on reconnaît qu’il n’a pas altéré les textes qu’il copiait. Les comparaisons faites entre la Préparation évangélique et les meilleurs manuscrits de Philon, de Platon et de Plutarque « prouvent à l’évidence la minutieuse fidélité de l’évêque de Césarée »27. Pour Aristoclès, la comparaison avec d’autres manuscrits est impossible mais il n’y a pas de raison pour qu’Eusèbe ait été plus négligent avec cet auteur28. 23  J. Giovacchini,

Epicure, Paris, 2008, p. 146-151. « Quelques précisions sur le scepticisme et l’épicurisme », dans Le scepticisme antique, éd. A.-J. Voelke, Genève, Lausanne, Neuchâtel, 1990, p. 69-83 ; Id., Scetticismo e epicureismo. Per avviamento di un discorso storiografico, Napoli, 1981 ; Epicurisme et scepticisme, éd. S. Marchand, C. Verde, Rome, 2012. 25  S. H. Svavarson, « Tranquility : Democritus and Pyrrho », dans Épicurisme et scepticisme, p. 6 n. 5. 26 Photius, Bibliotheca, 212, 170b31. 27  P. Henry, Recherches sur la préparation évangélique d’Eusèbe et l’édition perdue des œuvres de Plotin par Eustochius, Paris, 1935, p. 55. Sur le projet apologétique d’Eusèbe et le caractère encyclopédique de la PE cf. S. Morlet, La démonstration évangélique d’Eusèbe de Césarée, Paris, 2009, p. 27. 28  M. L. Chiesara, Aristocles of Messene : Testimonies and Fragments, Oxford, New York, 2001 ; sur le traitement des cyrénaïques par Aristoclès, cf. V. Tsouna, The Epistemology of the Cyrenaic School, Cambridge, 1998, ch. 5. 24 M. Gigante,

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À partir des recherches récentes sur les cyrénaïques, on peut considérer que les « absurdités » qui leur sont attribuées tant par Plutarque dans Contre Colotès que par Aristoclès dans notre chapitre peuvent s’expliquer par le caractère polémique de leurs intentions dans le cadre de l’attribution aux cyrénaïques d’une position sceptique sur l’identité des objets extérieurs29. C’est par ailleurs un point souligné au moins depuis Natorp qu’Aristoclès utilise dans sa polémique le livre Gamma de la Métaphysique d’Aristote. Il pousse les cyrénaïques vers les idées « extrêmes et absurdes » qu’il attribue à Pyrrhon et qui suivant les principes d’Aristote ne permettent pas d’être appliqués par quelqu’un qui vit une vie humaine. E usèbe

ou

A r istoclès 30 ?

Eusèbe sait-il différencier le scepticisme de Pyrrhon et celui d’Énésidème ? L’ordre même des citations d’Énésidème est surprenant. La Préparation évangélique XIV, 18, contient 4 occurrences du nom d’Énésidème. Or celle qui nous intéresse ici apparait en premier alors que la phrase si importante pour la chronologie du sceptique et pour sa qualité de néopyrrhonien « un certain Énésidème à Alexandrie récemment etc. » n’apparait qu’ensuite dans le texte. Il ne régnait sans doute pas un tel désordre dans la source Aristoclès. Alors qu’Eusèbe suit son plan, l’ordre chronologique fait que la mention « et pour Énésidème le plaisir » apparaît comme un ajout à un résumé sur Pyrrhon qui précède évidemment la présentation d’Énésidème ; mais ce pouvait être la même chose dans la source d’Eusèbe, Aristoclès31. Eusèbe ne se pose même pas la question, si importante pour l’œuvre de Sextus et dans le résumé de Photius, de la relation entre académie et scepticisme. Énésidème est traité dans le chapitre sur les pyrrhoniens qui passera ensuite aux cyrénaïques tandis que l’Académie a été traitée auparavant dans la suite de Platon32 . On peut rendre compte de cet « ajout » de différentes façons. Soit il est le fait d’Eusèbe et nous avons affaire en quelque sorte au point 29 J. Warren, « Plutarch’s Adversus Colotem and the Cyrenaics : 1120C-1121E », Aitia , 3 (2013), p. 36 ; Id., « Epicureans and cyrenaics on Pleasure as a pathos », dans Épicurisme et scepticisme, p. 85-103. Cf. p. 101 le rôle de l’opinion dans les affects. 30  R. Bett, Pyrrho, p. 41-42, qui renvoie à P. Moraux, Der Aristotelismus, II, p. 124127. 31 J. Warren, «  Aristocles’ first refutations », p. 140-164, rappelle la chronologie d’Aristoclès, l’usage par Eusèbe d’Aristoclès et la question de l’ordre de présentation des passages d’Aristoclès, cf. son appendice avec tableau. 32  Au contraire, J. Warren, ibid., p. 145, considère qu’Aristoclès est un connaisseur.

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de vue de Sirius : pyrrhoniens cyrénaïques épicuriens, c’est tout un. Soit c’est le fait d’Aristoclès et l’on peut dès lors imaginer plusieurs hypothèses : la malveillance selon V. Tsouna et J. Warren ; il s’agirait d’associer les pyrrhoniens à la pensée du plaisir aussi bien cyrénaïques qu’épicuriens. Soit Énésidème dont Aristoclès connait un témoignage que nous ne connaissons pas associe à aphasia et à ataraxia, hèdonè mais assurément un sens faible du terme. Dans la partie d’argumentation contre le pyrrhonisme, Eusèbe citant Aristoclès rappelle en XIV, 18, 18, 6 le lien entre aphasie et ataraxie de la fin de notre résumé par les termes apatheis et atarachoi (sans affect et sans trouble). À cet endroit ne se trouve aucun rappel de la mention du plaisir et l’aphasie est remplacée par l’apathie. Il existe dons bien un lien dans l’esprit d’Eusèbe, voire de sa source, entre aphasie, apathie, ataraxie. La solution doit donc se trouver dans la relation entre ce plaisir et l’ataraxia qui précède. Puisque l’on admet pour comprendre les difficultés du scepticisme antique deux types d’assentiment, deux types d’épochè, deux types d’ataraxia, pourquoi ne pas admettre deux types de plaisir ? On n’insistera donc pas sur le désaccord avec ce que l’on reconstruit de la pensée d’Énésidème sur l’épistémologie ou l’ontologie pyrrhonienne, mais sur le témoignage de Photius à propos de l’inexistence du telos pour Énésidème. On ne verra pas dans ce syntagme l’affirmation de la nature d’un telos philosophique, mais la reconnaissance que l’ataraxie peut, avec un pas de plus, conduire à un certain état de plaisir. J’ai redécouvert très récemment l’opinion suggérée par Brochard qu’il faut entendre le mot hèdonè dans un sens très large, celui par exemple que lui donnait Épicure qui lui aussi comptait l’ataraxie pour un plaisir (DL, X, 136) : « C’est aussi dans le même sens que Pyrrhon parlait du bonheur (eudaimonèsein) »33. Nous ne suivons sans doute plus aujourd’hui ce livre fondateur sur tous ces points. Mais la conclusion de Brochard est qu’Énésidème ne saurait dogmatiser en morale. « S’il lui est arrivé de dogmatiser », écritil « et s’il y a quelque contradiction dans son œuvre, ce n’est pas là qu’il faut la chercher ». Cette phrase clôt le premier chapitre consacré à Énésidème et c’est évidemment l’héraclitisme d’Énésidème qui constitue l’objet du chapitre suivant et pour l’auteur « le revers de la médaille »34. Or les études récentes sur Énésidème ont considérablement déplacé le curseur de son dogmatisme. En effet, non seulement il a été proposé des solutions alternatives démontrant que l’héraclitisme d’Éné33  V. Brochard, 34 

Ibid., p. 284.

Les sceptiques grecs, Paris, 2002, p. 283.

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sidème ne saurait constituer un dogmatisme de sa part mais diverses stratégies anti-stoïciennes, mais encore les aspects dogmatiques que les études récentes lui attribuent pourraient plaider en faveur du témoignage d’Eusèbe. Faut-il pour autant rapprocher ce témoignage sur le plaisir de la lecture du scepticisme comme une thérapie ? On a souvent relevé chez Pyrrhon et chez Timon, particulièrement dans ce qu’on appelle les « anecdotes » sur la vie de Pyrrhon, le fait que l’attitude peut être considérée comme un instrument favorisant l’ataraxie, mais en réalité les métaphores liées à la bonace pour caractériser l’état de sérénité du personnage Pyrrhon ne doivent rien à la médecine. C’est plutôt le texte de Sextus qui a pu être interprété comme une « thérapeutique par le logos » par exemple par A.-J. Voelke pour qui les multiples problèmes débattus par les dogmatiques sont « à l’origine de troubles que le philosophe sceptique cherche à guérir »35. Ainsi l’auteur propose d’opposer, à la manière de Wittgenstein, la philosophie comme pathologie à la philosophie comme cure. On considère parfois que la conclusion des Esquisses est « philanthropique » et thérapeutique (HP, III, 280-281) de la part du bon médecin Sextus qui espérait guérir par tous les moyens l’âme humaine, en la libérant de l’adhésion précipitée à des opinions non fondées promouvant une philosophie comprise comme un « art de la vie positif », mais non dogmatique36. C. Perin a démontré comment la conception thérapeutique serait en contradiction avec la rationalité qu’il voit dans les Esquisses I pour la raison que le philosophe qui s’engage dans la philosophie comme dans une thérapie ne peut être engagé dans la recherche de la vérité. En effet, vivre une vie guidée par l’apparence plutôt que par la raison correspond à une forme d’anti-rationalisme. L’absence de croyances dogmatiques est une conséquence des efforts du sceptique pour satisfaire ce qui lui apparaît être les « exigences de la raison »37. En suivant les apparences, selon le mot d’ordre sceptique, il suit indirectement la raison, qui exige que le sceptique suive les apparences dans la mesure où elle exige de lui une vie sans croyance. 35  « Soigner par le logos : La thérapeutique de Sextus Empiricus », dans Le scepticisme antique, p. 181-194, particulièrement p. 187, HP, I, 12, et sur le telos 25-29. 36  Ce point est controversé : cf. A. Cohen, « Sextus Empiricus : Scepticism as a Therapy », The Philosophical Forum, 15 (1984), p. 405-424 ; D. Machuca, « Argumentative persuasiveness in ancient Pyrrhonism », Méthexis, 22 (2009), p. 101-126. 37 C. Perin, The Demands of Reason. An Essay on Pyrrhonian Scepticism, Oxford, 2010, p. 117.

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Énésidème n’a pas plus connu de phase hédoniste qu’il n’est passé par une phase héraclitéenne38 et alors qu’il était vraisemblablement lui aussi médecin, il n’a pas non plus proposé un scepticisme thérapeutique. G. Striker, revenant sur la différence entre académiciens et pyrrhoniens, réexamine en quoi le geste d’Énésidème quittant l’Académie est une innovation et précise que dans ce changement de direction qui peut expliquer le retour des académiciens vers une philosophie plus ou moins dogmatique, le choix de Pyrrhon comme figure de proue de la nouvelle version radicale de scepticisme est essentiellement lié à l’accent mis sur la tranquillité39. Énésidème a donc pu, dans un texte dont Aristoclès aurait eu connaissance, parler du plaisir susceptible d’accompagner l’ataraxie. Je reprendrais volontiers l’opposition construite par M. Casevitz dans son étude sur « les mots du doute en grec » entre le doute angoissant et la suspension plaisante40 : la position sceptique ou pyrrhonienne peut être compatible avec un certain plaisir, même si comme le pense R. Bett elle ne peut conduire au bonheur41. BIBLIOGRAPHIE Textes et commentaires C hiesar a , M. L. (ed.), Aristocles of Messene : Testimonies and Fragments, Oxford, New York, 2001. C lay m a n , D. L. (ed.), Timon of Phlius : Pyrrhonism into Poetry, Berlin, 2009. D ecleva C aizzi , F. (ed.), Pirrone : Testimonianze, Napoli, 1981.

38  Sur les différentes phases imaginées par la critique, B. Pérez-Jean, « Énésidème », p. 96-99. 39 G. Striker, «  Academics versus Pyrrhonist, reconsidered », in The Cambridge Companion to Ancient Scepticism, p. 206. 40  « Les mots du doute en grec », Raison présente, 189 (2014), p. 107-116. 41  Peut-on faire un pas de plus encore et aller jusqu’au bonheur puisqu’Aristoclès est censé nous donner la recette de Pyrrhon pour « celui qui veut être heureux » ? R. Bett, « Can an ancient Greek sceptic be eudaimôn (or happy) ? And what difference does the answer make to us ? », Journal of Ancient Philosophy, 6-1 (2012), étudiant le rapport entre bonheur et eudaimonia dans la pensée antique se demande ce qu’il peut en être pour le sceptique et conclut que l’on peut bien parler de telos pour l’ataraxia même pour un sceptique malgré les critiques qui ont été faites à Sextus sur sa présentation du telos en HP, I, mais parler de bonheur c’est définitivement renoncer au scepticisme (p. 12-13).

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Gilles Sauron

ANTIOCHUS D’ASCALON FAISAIT-IL DE LA POLITIQUE ? Je voudr ais offrir ici à mon ami Carlos Lévy quelques réflexions sur un sujet qui nous occupe, l’un comme l’autre, mais de points de vue sans doute différents, depuis bien longtemps, et qui est le rôle qu’a pu jouer Antiochus d’Ascalon dans la formation de la conscience politique des quelques membres de la jeunesse romaine qui ont suivi son enseignement à Athènes ou qui même, comme Lucullus, l’ont annexé à leur entourage au moment où ils ont exercé les plus hautes responsabilités de la République romaine1. Évidemment, Cicéron est notre source principale dans ce domaine, comme en bien d’autres, mais il me semble que son témoignage peut être recoupé par d’autres sources, en particulier dans le domaine des entreprises édilitaires des personnages concernés. Il est frappant que Cicéron, mettant en scène Lucullus dans ses premiers Academica pour se faire le porte-parole d’Antiochus d’Ascalon dans sa polémique avec les idées d’Arcésilas et de Carnéade, lui ait fait prononcer d’emblée une attaque contre le fait que les néo-académiciens appellent à la rescousse de leur scepticisme l’autorité des grands « physiciens » de l’époque présocratique, exactement, dit-il, à la manière des chefs du parti populaire depuis l’époque des Gracques, qui, tel Saturninus, se réclamaient de certains grands hommes du passé politique de Rome (Cicéron, Acad. priora, II, 13)2 : D’abord vous me semblez […], quand vous citez les noms des anciens philosophes de la nature, procéder comme des citoyens séditieux (seditiosi ciues), lorsqu’ils citent certains grands hommes de l’Antiquité en les déclarant partisans du peuple (populares), de manière à passer euxmêmes pour leurs semblables. Ils remontent à Publius Valerius, qui fut consul la première année après l’expulsion des rois, ils rappellent tous 1  Toutes

les dates s’entendent avant notre ère. reproduis la traduction de J. Kany-Turpin, dans Cicéron, Académiques, Academica, Paris, 2010, qui suit pour l’essentiel l’édition d’O. Plasberg, Leipzig, 1922. 2  Je

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ceux qui proposèrent, durant leur consulat, les lois en faveur du peuple (leges populares) pour les procédures d’appel. Puis ils en viennent à des citoyens plus connus : Caius Flaminius, qui, quelques années avant la deuxième guerre punique, comme tribun du peuple, proposa une loi agraire (legem agrariam) contre l’avis du sénat et fut ensuite élu deux fois consul, Lucius Cassius, Quintus Pompeius. Ils ont même l’habitude d’inclure Publius l’Africain dans leur liste. Ils disent que deux frères aussi sages qu’illustres, Publius Crassus et Publius Scaevola, se sont portés garants des lois de Tiberius Gracchus, l’un, comme nous le voyons, ouvertement, l’autre, comme ils l’en soupçonnent, plus secrètement. Ils ajoutent même Marius et, dans son cas du moins, ils ne mentent pas. Après avoir fait étalage des noms de héros si nombreux et si grands, ils disent qu’ils suivent leur principe (institutum).

Plus loin dans le dialogue, Cicéron va jusqu’à assimiler ironiquement le comportement de Lucullus à celui des populares, tout en menaçant drôlement de révéler la haine qu’il vouait en réalité à ces derniers et qui s’exprimait en termes insultants (Cicéron, Acad. priora, II, 144) : Pourquoi donc, Lucullus, appeler la haine sur moi, me citer, en quelque sorte, devant l’assemblée du peuple et même, à l’exemple des tribuns séditieux (ut seditiosi tribuni), ordonner la fermeture des boutiques ? Dans quel but, en effet, te plains-tu que je supprime les arts, sinon pour soulever les artisans ? Mais s’ils s’assemblent de toutes parts, il sera facile de les exciter contre toi ! Je révélerai d’abord ces propos haïssables : que tu traites tous ceux qui se tiendront en assemblée (eos omnes qui in contione stabunt) d’exilés (exules), d’esclaves (seruos), de fous (insanos).

La charge liminaire du Lucullus des Académiques de Cicéron, présenté ici comme le plus proche disciple romain d’Antiochus d’Ascalon, s’adresse prioritairement aux représentants de la Nouvelle Académie, mais, sous couvert d’une comparaison complaisamment développée, au moins autant à la rhétorique des populares et à l’usage jugé abusif d’exempla tirés du passé politique romain qui lui était familière. Car Lucullus, comme tous les disciples d’Antiochus d’Ascalon appartenant au power elite romain, était, de son côté, un fervent partisan des optimates, et, comme eux, n’avait pas pardonné aux Gracques d’avoir inauguré l’interminable révolution romaine. Ronald Syme a dépeint en des pages célèbres le groupe auquel appartenait Lucullus « comme une faction ou un gang », dont les membres, qui certes n’avaient pas tous écouté les leçons d’Antiochus d’Ascalon, étaient « unis entre eux par des liens de parenté et d’intérêt mutuel », et, après avoir rappelé que la sœur de Catulus était mariée à Hortensius, il citait un passage d’Asconius mettant en scène, au cours d’une de leurs actions partisanes, « les

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premiers citoyens qui avaient le plus d’influence au Sénat » (principes ciuitatis qui plurimum in senatu poterant), Q. Hortensius, Q. Catulus, Q. Metellus Pius, alors pontifex maximus, M. Lucullus, M.’ Lepidus (Asconius, in Cornelianam, p. 60 Clark)3. Si Brutus fut surtout un disciple d’Aristos, le frère d’Antiochus (Cicéron, Acad. post., I, 12), Lucullus se fit accompagner en 86 par Antiochus d’Ascalon au cours de sa questure, à Alexandrie, puis en 68/67, lors de son proconsulat, en Syrie, et l’hypermnésie qui le caractérisait l’autorisait à se rappeler par cœur les leçons de son maître, du moins au témoignage de Cicéron (Cicéron, Acad. pr., II, 4 et 61). Lucullus fut choisi par Cicéron comme interprète du platonisme d’Antiochus dans la première version des Academica, puis, du fait qu’il considérait que les trois personnages qui animaient le dialogue en sa compagnie, Lucullus, Catulus et Hortensius, n’étaient pas des techniciens de la philosophie (Ad Atticum, XIII, 12, 3 ; XVI, 1 ; XIX, 5), Varron, qui avait mérité aux yeux de Cicéron le titre d’Antiochius (« disciple d’Antiochus d’Ascalon »), leur fut préféré dans la nouvelle version de cette œuvre. M. Pupius Pison, qui fut consul en 61 et qui était un proche collaborateur de Pompée tout comme Varron, se déclarait ami d’Antiochus d’Ascalon, selon Cicéron, et célébrait la substance et la forme de ses discours (De finibus, V, 1 et 75). En somme, les Romains qui ont écouté les leçons d’Antiochus d’Ascalon sont tous connus par le témoignage de Cicéron (que Plutarque cite comme sa seule source à ce propos dans sa vie de Lucullus) : il s’agissait de Cicéron lui-même, qui avait écouté le maître dans le gymnase Ptolemaion d’Athènes4 (Brutus, 315, De fin., V, 1 et 7, Acad. post., I, 13), d’Atticus (De leg., I, 54), de Lucullus, de Varron (selon Acad. post., I, 12, témoignage confirmé, mais probablement à la suite de Cicéron, par saint Augustin, Ciu. Dei, XIX, 3) et de M. Pupius Piso. Il est remarquable que, selon Plutarque, Antiochus d’Ascalon se serait joint aux amis de Cicéron qui l’incitaient de Rome à quitter Athènes pour entrer dans l’arène politique libérée par la mort de Sylla en 78 av. J.-C. (Plutarque, Cicéron, 4, 4). Antiochus joua un rôle politique pour le compte d’Athènes, puisque Philodème, qui était son ami, nous apprend qu’il fut, la majeure partie de sa vie, envoyé comme ambassadeur auprès des autorités romaines, aussi bien dans la capitale de 3  R. Syme,

La révolution romaine, trad. fr. R. Stuveras, Paris, 1967, p. 36-37. construit au pied des pentes nord de l’Acropole par Ptolémée III ou Ptolémée VI : J. D. Mikalson, Religion in Hellenistic Athens, Berkeley, Los Angeles, London, 1998, p. 179. 4  Gymnase

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l’Empire que dans les provinces (PHerc., 1021)5. John Glucker a même soutenu que Lucullus se l’était attaché au cours de ses missions en Orient pour des raisons plus politiques que philosophiques6. Il est probable qu’Antiochus avait quitté Athènes en 88 pour se réfugier à Rome, comme le fait est attesté pour Philon de Larissa (Cicéron, Brutus, 306) et Phaidros (Cicéron, Ad fam., XIII, 1, 2), les scholarques respectivement de l’Académie et du Jardin, en même temps que les membres de l’oligarchie du pouvoir et de la fortune d’Athènes, les Atheniensium optimates, comme dit Cicéron, au moment où le tyran Aristion faisait le pari dangereux de prendre le parti de Mithridate contre Rome. En 86, à l’époque où Athènes et le Pirée sont mis à sac par les troupes de Sylla, il est aux côtés d’un des principaux adjoints du proconsul, Lucullus, parti en mission en Egypte. En 79/78, six ans après la catastrophe qui avait frappé la ville, sa présence est attestée à Athènes, où il enseigne à plusieurs Romains appelés à jouer des rôles importants dans la politique, et qui attendent la disparition de Sylla pour faire leur entrée au forum. Et l’époque où Antiochus est intervenu dans la formation intellectuelle de ce groupe des Romains était d’une extrême instabilité, marquée par des conflits entre Romains, avec la dictature sanglante des populares à Rome (87-82) puis la répression syllanienne (82-79) suivie de l’aventure de Lépide (78), tandis que Sertorius conduisait une sécession de la péninsule ibérique (83-72). S’ajoutent des conflits entre Rome et les Italiens culminant avec le bellum sociale ou Marsicum (90-88), la révolte des esclaves en Italie conduite par Spartacus (73-71), l’interminable guerre aux Romains déclenchée en 88 par Mithridate, qui tentera de coordonner son action avec Sertorius, tandis que la piraterie sévissait partout, surtout à partir de ses bases ciliciennes, non sans nouer des liens avec Mithridate, Spartacus ou Sertorius. La République romaine, qui avait réussi à s’emparer, à l’époque des Scipions, de Paul Emile et des Metelli, de la plupart des territoires du pourtour méditerranéen, avec son système politique oligarchique et un instrument militaire irrésistible qui associait ses citoyens à ses alliés italiens, était partout ébranlé par des forces qui menaçaient de s’unir pour l’abattre. Et c’est dans ce contexte d’instabilité extrême, où le pouvoir oligarchique de Rome risquait d’être subverti de l’intérieur ou subjugué de l’extérieur, que s’est exercée l’influence d’Antiochus d’Ascalon. 5  D. Blank,

« The life of Antiochus of Ascalon in Philodemus’ History of the Academy and a Tale of two letters », Zeitschrift für Papyrologie und Epigraphik, 162 (2007), p. 87-93. 6  J. Glucker, Antiochus and the Late Academy, Göttingen, 1997 (Hypomnemata 56), en part. p. 26-27.

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Or il me semble que les entreprises édilitaires du groupe des optimates, auquel appartenaient d’anciens auditeurs d’Antiochus d’Ascalon, peuvent suggérer une influence du philosophe sur les conceptions politiques de ces personnages. Q. Lutatius Catulus le fils, qui fut le principal successeur politique de Sylla, consul en 78 av. J.-C., et dont le père avait été victime de Marius au cours de la sanglante dictature des populares sur Rome (87-82), reçut la charge de reconstruire le Capitole, qui fut redédié en 69. Le temple reconstruit par Catulus présentait un toit recouvert de tuiles dorées (Sénèque le Père, Contr., I, 6, 4 et II, 1, 1 ; Pline, NH, XXXIII, 57) et apparemment soutenu par des théories d’aigles en bois probablement doré (Tacite, Hist., III, 71). Les aigles donnaient l’illusion qu’ils soutenaient la toiture selon le témoignage de Tacite (« des aigles soutenant le toit à double pente », aquilae fastigia sustinentes) et j’ai supposé qu’ils introduisaient le thème de l’apesanteur des sphères célestes, tandis que la dorure du toit m’a paru symboliser l’éclat de l’éther (Pindare, Olymp., 1, 1-2, cité par Artémidore d’Éphèse, Onirocritique, II, 9 : « l’or comme un feu rayonnant », χρυσὸς αἰθόμενον πῦρ ; Lucrèce, De rerum natura, VI, 205 : « la couleur d’or du feu », color aureus ignis ; Ovide, Metam., XIII, 587 : « l’éther doré », aureus aether ; Philostrate, Vita Apoll., I, 25 : « des statues de dieux […] toutes dorées, comme sortant de l’éther », θεῶν ἀγάλματα […] χρυσᾶ φαίνεται, κατάπερ ἐξ αἰθέρος). Or l’assimilation de Jupiter à l’éther avait été exprimée par plus d’un membre de l’entourage de Catulus, ainsi par Varron (d’après Macrobe, Sat., III, 4, 8 : « Jupiter représente le milieu de l’éther », esse autem medium aethera Iouem) et par Cicéron (De consulatu suo, II, 1 : « Tout d’abord, Jupiter s’embrase du feu de l’éther », principio aetherio flammatur Iuppiter igni), deux disciples d’Antiochus. Avec la reconstruction du Capitole telle qu’il l’a conduite, il s’agissait sans doute pour Catulus le fils de redonner aux hiérarchies traditionnelles des dieux le prestige que les assauts des populares n’avaient cessé d’entamer, et de répondre à l’incendie du Capitole qu’on les soupçonnait d’avoir allumé volontairement à la fin de leur sanglante dictature à Rome par une restauration du temple qui fût autant matérielle que morale. Et, pour conforter ce dernier aspect, il est probable qu’il lui avait semblé opportun de superposer au message explicite que la religion ancestrale conférait au Capitole, le sanctuaire du Jupiter « très bon et très grand » (Iupiter optimus maximus), une signification réservée à l’élite qui gouvernait le Sénat. Certes les spéculations philosophiques sur la nature des dieux n’intéressaient pas la frange la plus conservatrice du Sénat, et, selon un témoignage de saint Augustin (Ciu. Dei, IV, 27), elles avaient en

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particulier suscité la méfiance de Q. Mucius Scaevola, le consul de 95, qui fut « souverain pontife » (pontifex maximus) et mourut assassiné dans la curie sur ordre d’un préteur urbain dévoué aux populares en 82. Catulus provoqua des réticences, sans doute de ces mêmes conservateurs du Sénat, en faisant dorer la toiture de son Capitole, comme le rapporte Pline (NH, XXXIII, 57) : « son époque a exprimé des jugements contradictoires sur Catulus, rapporte Pline, du fait qu’il a fait recouvrir d’or les tuiles en bronze du Capitole (quod tegulas aereas Capitolii inaurasset) ». Mais nous savons qu’une interprétation platonicienne de la triade capitoline a été diffusée parmi l’élite romaine par Varron, qui l’avait exposée dans le XVe livre de ses Antiquités divines (saint Augustin, Ciu. Dei, VII, 28, Macrobe, Sat., III, 4, 8, Arnobe, Adu. Nat., III, 31, Servius Danielis, ad Aen., II, 296). Selon cette interprétation, que Varron prétendait avoir découverte en étudiant les mystères des Cabires à Samothrace, il convient de reconnaître « en Jupiter le ciel (caelum Iouem), en Junon la terre (terram Iunonem), en Minerve les idées (ideas Mineruam), le ciel par qui les choses se font (caelum a quo fiat aliquid), la terre de laquelle elles se font (terram de qua fiat), le modèle selon lequel elles se font (exemplum secundum quod fiat) », c’est-à-dire « les modèles des choses que Platon appelle les idées (exempla rerum, quas Plato appellat ideas ». Varron lui-même s’était beaucoup intéressé au temple de la triade capitoline : il est l’auteur d’une notice citée par Pline (NH, XXXV, 156-157) sur la commande de la statue de culte de Jupiter par Tarquin l’Ancien au sculpteur Vulca de Véies, et nous savons grâce à Aulu Gelle (Noct. Att., II, 10, 2-3) qu’il s’était entretenu avec Catulus de la restauration du temple, et de la volonté de ce dernier d’augmenter la hauteur du podium, qui s’était heurtée à l’existence des favissae (dépôts souterrains d’objets ayant appartenu au temple). Tel était le projet grandiose qui fut réalisé par Q. Lutatius Catulus : après la crise du gouvernement des populares et l’incendie du Capitole qui en avait illuminé le crépuscule, la noblesse retrouvait magnifié le symbole de sa suprématie sur Rome et sur le monde, et s’autorisait à voir dans le nouveau temple de la triade capitoline, grâce aux efforts conjugués de Catulus et de Varron, l’image d’un ordre inébranlable conçu sur le modèle du cosmos platonicien. La question de savoir si Antiochus d’Ascalon a joué un rôle dans la conception varronienne de la triade capitoline a été souvent admise, mais dans des sens assez divers7. Pierre Boyancé avait suggéré un rap7 W. Theiler, Die Vorbereitung des Neuplatonismus, Berlin, 1930, p. 19 et 37 sq. ; P. Boyancé, « Sur la théologie de Varron », Revue des études anciennes, 57 (1955), p. 57-

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prochement décisif entre deux textes mentionnant les « parties du monde » (partes mundi). Le premier est un passage des Antiquités divines de Varron, cité par saint Augustin : « Les anciens ont imaginé les statues, les attributs, tout l’aspect extérieur des dieux, pour qu’en fixant leurs yeux sur ces objets ceux qui auraient eu accès aux mystères de la tradition puissent voir en esprit l’âme du monde et ses parties, c’est-àdire les dieux véritables » (Aug., Ciu. Dei, VII, 5 = Varron, Ant. Diu., fr. 225 Cardauns : Varro dicit antiquos simulacra deorum et insignia ornatusque finxisse, quae cum oculis animaduertissent hi, qui adissent doctrinae mysteria, possent animam mundi ac partes eius, id est ueros deos, animo uidere). Le second appartient aux Academica Posteriora, où c’est un Varron censé être porte-parole d’Antiochus d’Ascalon qui s’exprime : « Mais toutes les choses comprises dans le monde forment ses parties, lesquelles sont maintenues par une nature douée de sensibilité, en qui réside la raison parfaite et qui est éternelle (car il n’existe rien de plus fort qui puisse la détruire) » (Cicéron, Ac. post., I, 28 : Partis autem esse mundi omnia quae insint in eo, quae natura sentiente teneantur, in qua ratio perfecta insit, quae sit eadem sempiterna (nihil enim ualentius esse a quo intereat)). P. Boyancé a souligné le rôle d’Antiochus d’Ascalon dans l’élaboration de cette vision du monde, qui, selon sa brillante exégèse, devait trouver son inspiration aussi bien chez Platon (Timée, 30b) que chez Xénocrate (d’après Aetius, Placita, I, 7, 30) ou encore chez les Stoïciens (d’après Cicéron, De natura deorum, II, 71). D. Blank et C. Lévy ont contesté ici le rôle de Xénocrate, mais on peut en tout cas partager l’étonnement de Boyancé devant l’ « étrange tentative » consistant à « intégrer à la religion romaine la religion du dieu cosmique », qu’il s’expliquait par le moment historique auquel elle appartenait : « Certes, en ce moment où Rome était devenue la capitale du monde terrestre, vouloir montrer que ses dieux avaient une universalité à la mesure du monde céleste lui-même, c’était postuler que la mission impériale de Rome voulue par les dieux n’était pas en contradiction avec son passé. Les Romains l’avaient emporté en raison de leur piété. Comment croire que cette piété n’était pas fondée sur

84 = Études sur la religion romaine, Rome, 1972 (Collection École française de Rome 11), p. 253-282 ; C. Lévy, Cicero Academicus. Recherches sur les ‘Académiques’ et sur la philosophie cicéronienne, Rome, 1992 (Collection École française de Rome 162), p. 147-148 et 554-557 ; B. Cardauns, Marcus Terentius Varro. Einführung in sein Werk, Heidelberg, 2001, p. 59 ; J. Dillon, The Heirs of Plato. A Study of the Old Academy, 347-274 BC, Oxford, 2003, p. 105 et 120 ; D. Blank, « Varro and Antiochus », in D. Sedley (ed.), The Philosophy of Antiochus, Cambridge, 2012, p. 272-279.

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la vérité ? »8. Mais justement, l’époque, je le répète, était à la contestation de l’ordre romain, et c’est peut-être pour cette raison qu’Antiochus, qui partageait les préoccupations politiques des optimates, a pu estimer que la force conjointe du platonisme et du stoïcisme serait apte à armer les esprits des Romains de la jeune génération qui étaient appelés à prendre en main les affaires publiques. Ce qui pourrait expliquer l’importance décisive de l’allégorie dans la conception des décors publics et privés réalisés par ces personnages, la volonté qu’ils ont toujours manifestée d’investir les formes peintes et sculptées sur leur ordre d’une signification voilée mais accessible aux « initiés », comme disait Varron, peut-être à la suite d’Antiochus, et qui correspondait à la conception d’un cosmos stable et, si je puis dire, raisonnable. Il y a là quelque chose de nouveau, non seulement par rapport à la tradition grecque, qui, par exemple, accompagnait toujours de didascalies les peintures (cette pratique s’est poursuivie jusqu’à l’art byzantin), mais aussi par rapport aux pratiques romaines antérieures aux années 80/70 du dernier siècle avant notre ère, qui m’ont semblé surtout mettre en œuvre dans les formes architecturales des métaphores cosmiques introduites par le grand poète du temps et familier des cercles aristocratiques, Ennius (Cicéron, De oratore, III, 162 : « Ennius a beau avoir mis à la scène, selon l’expression courante, le mot sphère », Quamuis sphaeram in scaenam, ut dicitur, attulerit Ennius)9, et aussi qui innovait en créant les images de toutes sortes d’abstractions divinisées sous la forme de figures anthropomorphiques idéalisées, dont le visage traité dans un style classicisant, permettant une réflexion uniforme de la lumière, exprimait la sérénité divine, et qui ne se distinguaient entre elles que par la nature des attributs illustrant la puissance de chacune d’elles. Mais avec la génération née à la fin du ii e siècle et qui a commencé à aborder le forum aux lendemains de la dictature de Sylla, il s’agissait d’autre chose. Il n’était plus simplement question d’offrir aux images divines un cadre architectural adapté à leur puissance cosmique, comme à Préneste pour la Fortuna Primigenia, ou de caractériser, dans le droit fil de la tradition iconographique grecque, le champ d’action de telle ou telle divinité. Le rapprochement que P. Boyancé a proposé entre le passage des Antiquités divines sur l’interprétation des statues des dieux comme partes mundi et le passage des Academica, où Varron 8  P. Boyancé,

« Sur la théologie de Varron », Revue des études anciennes, 57 (1955), p. 84 = Études sur la religion romaine, p. 282. 9  G. Sauron, Quis deum ? L’expression plastique des idéologies politiques et religieuses à Rome à la fin de la République et au début du Principat, Rome, 1994 (Bibliothèque des Écoles françaises d’Athènes et de Rome 285), p. 83-67.

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est censé se faire le porte-parole d’Antiochus d’Ascalon, qui donne une définition des partes mundi, c’est-à-dire aussi bien les corps célestes que les uires à l’œuvre dans le cosmos, permet au moins de former l’hypothèse qu’Antiochus a pu enseigner à son public aristocratique romain à la fois une conception d’un cosmos stable, hiérarchisé et cohérent en même temps que l’efficacité de l’allégorie pour le représenter aux yeux des « initiés », avec, dans les deux cas, le but de conforter leur volonté de résister aux forces de désagrégation qui menaçaient de toutes parts la stabilité d’un ordre international acquis par l’étonnant esprit de décision, de cohésion et de continuité de la nobilitas du siècle des Scipions. Dans le domaine des décors publics de Rome, on peut ajouter à l’exemple déjà évoqué du Capitole de Catulus celui des monuments de Pompée au Champ de Mars. Dédié en 55 av. J.-C., à l’exclusion du front de scène qui reçut une dédicace en 52, cet ensemble monumental était composé d’une séquence monumentale inédite, formée, d’ouest en est, d’un vaste théâtre, puis, derrière la scène, d’un parc entouré d’un quadriportique, et, enfin d’une curie s’ouvrant sur le portique, en conclusion de l’axe longitudinal du complexe. Le cratère des gradins du théâtre était surmonté d’un temple dédié à Vénus Victrix, encadré de deux chapelles, l’une dédiée à Honos et Virtus, et l’autre à Felicitas (CIL, I2 , p. 244 et 417 ; Suétone, Diu. Claudius, 21, 3). Une statue de la Victoire, peut-être cultuelle (Dion Cassius parle d’ἄγαλμα), était placée sur la scène dédiée au cours du troisième consulat de Pompée, en 52 av. J.-C., selon l’interprétation des sources (Aulu Gelle, X, 1, 6-9 ; Dion Cassius, L, 8, 3) proposée par Filippo Coarelli10. La nouvelle fondation religieuse illustrait très étroitement les idées exprimées par Varron, qui faisait partie du premier cercle des amis de Pompée, dont il venait d’être un des treize légats dans la guerre piratique de 67 (Varron, Res rusticae, II, praef., 6 ; Florus, I, 41, 6, 9 ; Appien, Mithr., 95), et qui devait plus tard devenir un de ses trois légats pour le gouvernement de l’Espagne, où il se rendit à César (César, BC, II, 17-20). Or Vénus Victrix, en son sanctuaire situé in summa cauea du théâtre de Pompée, apparaît comme une illustration d’école de la fameuse théologie tripartite de l’auteur des Antiquitates diuinae, telle que saint Augustin nous la rapporte (Ciu. Dei, VI, 5-6). Le « genre mythique de théologie » (mythicon genus theologiae), qui, selon lui, est une invention des poètes, et qui « admet beaucoup de fictions contraires à la dignité et à l’essence des immortels », mettant en scène des dieux 10  F. Coarelli, Il Campo Marzio, 1. Dalle origini alla fine della Repubblica, Rome, 1997, p. 567-570.

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« voleurs, adultères, esclaves de l’homme, des dieux enfin atteignant le fond de l’ignominie humaine », et qui s’applique en priorité au théâtre (ad theatrum), concernait évidemment Vénus Victrix, la déesse victorieuse du Jugement de Pâris, dont le sanctuaire de plus surmontait un théâtre. Le « genre civile » (ciuile genus), celui « que dans les villes les citoyens, surtout les prêtres, doivent connaître et pratiquer », et qui « enseigne quels dieux honorer officiellement, de quelles cérémonies et de quels sacrifices chacun doit s’acquitter », et qui s’applique à la ville (ad urbem), ne concernait pas moins la fondation religieuse de Pompée, puisque le culte de Venus Victrix était entré dans les Fastes officiels de Rome, avec une fête fixée au 12 août depuis la dédicace de 55 av. J.-C., et Pompée avait même prétendu dans un édit avoir « construit un temple de Vénus Victrix sous lequel il avait placé les gradins des spectateurs » (Aulu Gelle, Noctes Att., X, 1 ; Tertullien, De spectaculis, 10). Le « genre physique » (physicon genus), selon Varron, s’intéresse à la véritable nature des dieux, s’applique « au monde » (ad mundum), et relève de la compétence des philosophes, qui cherchent « ce que sont les dieux, le lieu où ils résident, leur espèce (quod genus), leur essence (quale est), depuis quel temps ils sont nés ou s’ils ont toujours existé, s’ils tirent leur principe du feu, comme le croit Héraclite, des nombres, comme le veut Pythagore, des atomes, comme le prétend Épicure ». On reconnaît ici les « vrais dieux » évoqués ailleurs dans les Antiquités divines par Varron (Aug., Ciu. Dei, VII, 5 = Varron, Ant. Diu., fr. 225 Cardauns : ueros deos), définis comme animam mundi ac partes eius, et que le Varron porte-parole d’Antiochus d’Ascalon mis en scène dans les Académiques de Cicéron définissait ainsi comme on l’a vu (Cicéron, Ac. post., I, 28 : Partis autem esse mundi omnia quae insint in eo, quae natura sentiente teneantur, in qua ratio perfecta insit, quae sit eadem sempiterna (nihil enim ualentius esse a quo intereat). Or nous avons la chance d’avoir conservé le cinquième livre du traité de Varron Sur la langue latine, où un long passage nous renseigne sur la nature de la divinité qu’était Vénus Victrix aux yeux de son auteur. Varron avait expliqué que, du point de vue du « genre physique de théologie », il ne fallait pas rattacher uictrix à uincere (vaincre), mais à uincire (lier), Vénus Victrix étant la « puissance de liaison » (uinctionis uis) du cosmos, qui relie tous les contraires dans le monde, le ciel et la terre, le mâle et la femelle, l’âme et le corps etc. Voici le passage essentiel de ce texte (De lingua latina, V, 61-62) : « Les conditions nécessaires pour la création sont au nombre de deux : le feu et l’eau […]. Le feu est l’élément mâle, car il recèle le germe, l’eau est l’élément femelle, car l’être en gestation est le produit de son humidité ; et la force qui les lie (uis

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uinctionis) l’un à l’autre est Vénus. D’où le mot du comique : « Vénus est victorieuse (uictrix) de lui : tu ne le vois pas ? » Or le but de Vénus n’est pas de vaincre (uincere) mais de lier (uincire) »11. L’étymologie et l’herméneutique varronienne de Vénus Victrix ont été diversement interprétées. Pour B. Veneroni, elle résulterait d’une « pluralità degli influssi esercitati su Varrone dalle teorie filosofiche e dalle dottrine psicofisiologiche della medicina antica »12 , pour L. Deschamps, c’est l’influence d’Empédocle « qui se dégage au point de dominer toutes les autres »13. J’avais, de mon côté, insisté sur l’importance de la notion de δεσμός dans le Timée de Platon (31c, 38e, 41b, 43a), et de son équivalent latin uinculum choisi par Cicéron dans sa traduction du dialogue (Cicéron, Timée, 30, 31, 40)14. Et sans doute, la physique d’Antiochus d’Ascalon, telle du moins qu’elle est exposée par le Varron des Academica posteriora (24-29), et dont nous avons déjà évoqué le passage sur les partes mundi, se référait-elle au moins en partie au Timée de Platon15. Il convient de noter par ailleurs qu’un autre sanctuaire de Vénus Victrix existait à Rome, mais au Capitole, entre les temples du Genius publicus et de Fausta Felicitas, selon les Fastes des Frères Arvales et les Fasti Amiternini, qui fixent leur fête au 9 octobre. Filippo Coarelli a supposé avec de bons arguments qu’il s’agissait d’une triple fondation syllanienne et que les trois sanctuaires se trouvaient sur la substructio construite par Q. Lutatius Catulus, le consul de 78, et qui sert aujourd’hui de soubassement au Palazzo Senatorio construit par Michel Ange16. F. Coarelli a proposé un rapprochement très convaincant avec une célèbre peinture qui ornait l’atelier de Verecundus à Pompéi, où une colonie avait été fondée en 80 av. J.-C. à l’initiative de Sylla. On voit, au centre de cette peinture, Vénus conduisant un quadrige d’éléphants et entourée de deux Éros, et, de part et d’autre de la déesse, à gauche, une image de la Fortune, debout sur une sphère cosmique, tenant de la main gauche une corne d’abondance, et, de la droite, un gouvernail de bateau, et, à droite, la représentation d’un Genius, sous la forme habituelle d’un jeune homme en toge et tête voilée, tenant une 11  J’utilise

l’édition de J. Collart : Varron, De Lingua Latina, livre V, Paris, 1954. « L’etimologia varroniana Venus da Vinctio », in Atti del Congresso internazionale di studi varroniani, Rieti, settembre 1974, Rieti, 1976, p. 597-602. 13  L. Deschamps, « Varron et la cosmologie empédocléenne », in Beiträge zur altitalischen Geistesgeschichte, Festschrift G. Radke, ed. R. Altheim-Stiehl, M. Rosenbach, Münster, p. 51-72. 14 Dans Quis deum ?, p. 293-294. 15  C. Lévy, Les Philosophies hellénistiques, Paris, 1997, p. 215. 16  F. Coarelli, « Substructio et tabularium », Papers of the British School at Rome, 78 (2010), p. 107-132. 12  B. Veneroni,

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corne d’abondance de la main gauche et une patère de la main droite. Cette Vénus Victrix pouvait jouer son rôle dans la grande reconstruction du Capitole par Catulus, et compléter en quelque sorte l’exégèse platonicienne de la triade associant Jupiter, Junon et Minerve proposée par Varron, aux yeux du moins des Romains initiés à la théologie physique de la déesse, telle qu’elle est révélée au Ve livre du De lingua latina. Le même phénomène d’explosion de l’allégorie s’observe à la même date dans les décors privés, mais nous ne le connaissons que par les résidences aristocratiques de la zone vésuvienne. Une rupture avait déjà eu lieu autour de 100 sur le Palatin, quand, au lieu de décorer les parois des maisons avec des placages de stuc moulé et peint donnant l’illusion d’une construction en marbres polychromes, on vit apparaître des peintures à fresque sur enduit lisse, qui prétendaient donner la même illusion, mais en recourant aux moyens purement graphiques des peintres virtuoses de la représentation d’architectures. Ces derniers appartenaient à la catégorie bien identifiée des peintres scénographes, et avaient déployé leurs talents dans la réalisation des décors de scène des théâtres grecs depuis le v e siècle. Andreas Grüner a donné de bons arguments pour attribuer cette révolution décorative à Q. Lutatius Catulus, le consul de 10217, qui se distinguait par un philhellénisme ostentatoire autant sur le terrain artistique, en réunissant à l’intérieur du temple qu’il avait construit à la Fortuna huiusce diei une des principales collections publiques d’art grec de Rome (Cicéron, Verr., II, 4, 126), que littéraire, car il avait inauguré la pratique des éloges funèbres des matrones (Cicéron, De oratore, II, 44) et, surtout, il avait contribué à introduire à Rome la poésie érotique, sous une forme qui sera jugée particulièrement scandaleuse au début de la période impériale (Noctes Att., XIX, 9, 14), et de plus, il possédait en son temps le plus bel hôtel particulier du Palatin (Pline, NH, XVII, 2). Il m’a semblé que cet esprit anticonformiste, qui était en même temps un des chefs des optimates restés à Rome au temps du pouvoir sanglant des populares, et qui y laissa la vie en 87, aurait pu avoir l’idée de reproduire le geste bien connu d’Alcibiade, qui avait enfermé chez lui l’inventeur de la scénographie, le peintre Agatharchos, pour décorer les parois de sa maison18, non pas en emprisonnant, comme l’illustre anticonformiste athénien, 17  A. Grüner,

Venus ordinis. Der Wandel von Malerei und Literatur im Zeitalter der römischen Bürgerkriege, Paderborn, 2004. 18  G. Sauron, « Un anticonformiste romain : Q. Lutatius Catulus, cos. 102 a. C. », dans Allégorie et symbole : voies de dissidence ? (De l’Antiquité à la Renaissance), éd. A. Rolet, Rennes, 2012 (Interférences), p. 61-74.

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un peintre chez lui comme dans une prison, mais en recourant aux services d’un des peintres scénographes qui venaient d’arriver à Rome pour décorer les scaenae provisoires des ludi scaenici à l’initiative du fastueux édile C. Claudius Pulcher (Pline, NH, XXXV, 23). Mais c’est aux lendemains du retour de Sylla à Rome, dans la décennie 80/70, que se multiplient dans les décors pompéiens les fameuses fresques de « deuxième style », plus précisément de la seconde phase, caractérisée selon H. G. Beyen par un enrichissement spectaculaire du répertoire, avec l’introduction de perspectives sur des architectures étranges, par exemple des rotondes vides à l’intérieur de péristyles sans toit, des rideaux de diverses couleurs abaissés sur ces arrière-plans évidemment allégoriques, la présence d’êtres vivants, qui sont toujours des oiseaux, la multiplication des masques de théâtre etc.19. J’ai essayé de suivre les manifestations de cette mode à l’intérieur des espaces aristocratiques de la baie de Naples, à l’endroit même où Cicéron a imaginé de situer les dialogues de la première version des Académiques20. L’« antiochien » Varron a aussi évoqué les villas situées au bord du golfe de Naples appartenant aux mêmes optimates, celle qu’Hortensius possédait à Bauli (ad Baulos), et celles d’un autre « antiochien », Lucullus, à Naples (ad Neapolim) et à Baïes (Baianum), dont il décrivait pour l’une comme pour les autres les somptueux viviers (Varron, Res rusticae, III, 17, 5-9). Il m’a semblé que le fils de Catulus, qui appartenait à l’état-major de Sylla et devint consul en 78, avait pu jouer un rôle décisif dans cette seconde révolution décorative, en faisant réaliser à son retour à Rome en 82 une fresque allégorique pour célébrer son père, qui s’était suicidé à l’intérieur de la chambre de la maison familiale du Palatin, la Catulina domus mentionnée par Suétone (De grammaticis, 17), en se laissant asphyxier par les émanations de l’enduit frais que l’on venait d’y appliquer21. Et, à cette même époque, Catulus le fils aurait pu se faire inspirer par l’« antiochien » Varron, qui aménageait dans sa villa de Casinum sa célèbre volière, où les convives, placés à l’intérieur d’un triclinium circulaire, se trouvaient en réalité au milieu d’un aménagement évoquant le cosmos en même temps que la condition humaine

19  H. G. Beyen, Die pompejanische Wanddekoration vom zweiten bis zum vierten Stil, I, Den Haag, 1938. 20 Dans G. Sauron, La peinture allégorique à Pompéi. Le regard de Cicéron, Paris, 2007. 21  Id., « Le suicide de Catulus et la naissance du deuxième style théâtral », in Chemins de la re-connaissance. En hommage à A. Michel, Salamanca, 1999 (Helmantica, 50), p. 677-696.

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(Varron, Res rusticae, III, 5, 9-17)22 . Je voudrais souligner aussi l’importance de la villa découverte à Torre Annunziata, qui correspondait dans l’Antiquité au lieu-dit Oplontis sur le territoire de Pompéi, dont les somptueux décors de « deuxième style pompéien » précoce, réalisés au milieu du i er siècle av. J.-C., m’ont paru pouvoir être attribués à M. Pupius Piso, le fils du consul de 61, et dont l’un est une allégorie picturale en hommage à la vie de son père, qui était lui aussi un « antiochien », mis en scène par Cicéron au Ve livre du De finibus23. En tout cas, ces décors de nature allégorique m’ont semblé représenter le cosmos, et surtout la place singulière qu’y occupe l’homme. Et, à titre d’exemple, je reprendrai le cas déjà cité des rotondes vides situées à l’intérieur d’un péristyle sans toit, telles qu’elles apparaissent dans l’alcôve de la chambre à coucher de la villa dite de P. Fannius Synistor à Boscoreale. Le péristyle sans toit m’a paru symboliser un espace céleste, en référence à ce fameux passage de l’Odyssée (VI, 42-45), encore approuvé par Plutarque (Périclès, 39), et que Lucrèce utilisera pour décrire la résidence des dieux selon Épicure (De rerum natura, III, 1822), où l’Olympe est décrit comme « la demeure toujours stable des dieux. Ni les vents ne l’ébranlent, ni la pluie ne la mouille, ni la neige n’y tombe, mais toujours s’y déploie une sérénité sans nuage et partout y règne une éclatante blancheur », et la rotonde vide, c’est-à-dire qui ne possède pas encore son dieu, devrait symboliser le domicile céleste d’une âme encore exilée sur terre, ce que Platon appelait « le domicile de l’astre auquel elle est affectée » (Timée, 44b : τὴν τοῦ συννόμου […] οἴκησιν ἄστρου), formule que Cicéron transposait par une métaphore analogue, en expliquant que l’âme devait « parvenir au ciel comme à son domicile » (Tusc., I, 24 : in caelum quasi in domicilium suum peruenire). Et cette âme, en l’occurrence, devait être celle de la personne qui couchait dans la chambre24. Antiochus d’Ascalon a-t-il joué le rôle que je lui suppose dans cet enrichissement de l’arsenal idéologique des optimates ? Il n’en existe évidemment aucune preuve formelle, et on ne peut rien devant le silence des sources. Carlos Lévy a récemment insisté sur l’importance que la politique devait tenir aux yeux d’Antiochus dans la meilleure manière

22  G. Sauron,

La peinture allégorique à Pompéi, p. 143-152. « Un interlocuteur du De finibus à Oplontis (Torre Annunziata) : M. Pupius Piso », Revue des Études Latines, 73 (1995), p. 92-114 ; Id., La peinture allégorique à Pompéi, p. 98-127. 24  Ibid., p. 23-36. 23  Id.,

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de vivre25, en citant en particulier le M. Pupius Pison mis en scène par Cicéron (De finibus, V, 58)26 : Mais il y a plusieurs genres d’activité ; il y en a même de peu relevés, que de plus nobles éclipsent. À mon avis personnel et au jugement de ceux dont la doctrine nous occupe en ce moment, les plus nobles sont les suivants : d’abord l’observation et l’étude des choses célestes, ainsi que l’étude des choses que la nature tient cachées et qu’on ne voit point, mais que la raison peut essayer d’atteindre ; puis la gestion des affaires publiques ou la science de cette gestion ; enfin la raison sous les formes de la prudence, de la tempérance, du courage et de la justice, ainsi que toutes les autres vertus et les actions qui répondent aux vertus.

Ce texte trouve un écho précis dans le discours que Cicéron place cette fois-ci dans la bouche de Scipion l’Africain à la fin du Songe de Scipion (De re publica, VI, 29)27 : Cette âme, exerce-la aux plus nobles activités. Les plus nobles, ce sont les soins accordés au salut de la patrie ; l’âme qui a passé par ces luttes et cet entraînement parviendra plus vite dans son vol, jusqu’à la région où nous sommes, où lui est réservée une demeure ; elle atteindra plus promptement à ce résultat si, pendant la période où elle est encore enfermée dans le corps, elle s’élève déjà hors de lui et si, grâce à la contemplation de ce qui est au-delà, elle réussit à se dégager du corps autant que possible.

Et, dans son poème Sur son consulat, Cicéron appliquait en quelque sorte ces leçons à sa propre vie, en rappelant son séjour de jeunesse à Athènes et l’engagement politique qui avait suivi (De consulatu suo, 66-76)28 : C’est donc avec raison que les Anciens, dont vous gardez des souvenirs tangibles, et qui gouvernaient peuples et cités dans la modération et la vertu, avec raison aussi que vos compatriotes, dont la piété et la conscience étaient sans égales, dont la sagesse dépassait de loin celle de tous, ont eu pour premier soin d’honorer la puissance efficace des dieux. Ces devoirs, d’ailleurs, ont été profondément compris, en leurs pénétrantes réflexions, par ceux qui eurent la joie de consacrer leur temps à de nobles études, et qui, sous les ombrages de l’Académie, dans le miroitement du Lycée, ont répandu les brillantes théories de leur génie fécond. Enlevé à ces maîtres dès la prime fleur de ta jeunesse, la patrie t’a plongé au cœur des lourdes tâches où s’exercent les vertus. 25  C. Lévy,

« Other followers of Antiochus », in D. Sedley (ed.), The Philosophy of Antiochus, Cambridge, 2012, en part. p. 297. 26  Trad. J. Martha, Paris, 1930. 27  Trad. E. Bréguet, Paris, 1980. 28  Trad. J. Soubiran, Paris, 1972.

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Platon, le maître qu’Antiochus commentait, ignorait en tout cas comme son époque le mot « allégorie ». Il employait à la place ὑπόνοια, mais c’est quand il rejetait hors de sa République les poèmes homériques et leurs combats entre dieux (θεομαχίας), même quand « un sens symbolique en soutient l’invention » (Platon, Rép., II, 378d : οὔτ’ ἐν ὑπονοίαις πεποιημένας). Mais Platon imaginait des mythes eschatologiques pour donner une idée de l’au-delà : « Il est, fait-il dire à Socrate le jour de sa mort, et même au plus haut degré, bienséant à qui va partir en voyage là-bas, de faire sur son voyage, son lointain voyage, une enquête (διασκοπεῖν), et de donner mythiquement une image (μυθολογεῖν) de ce que celui-ci peut bien être » (Phédon, 61e). Les auteurs romains des commandes de décors publics ou privés que nous avons évoqués ne recouraient pas, comme Platon, à un mythe, mais ont usé de métaphores architecturales pour offrir à eux-mêmes ou au public aristocratique qu’ils souhaitaient conforter dans ses convictions une image du cosmos et, éventuellement de la place qu’ils y occupaient, avant ou après leur mort. En un autre passage du Phédon, Platon précisait que le mythe ne pouvait donner qu’une idée approximative de ce qu’il représente : « Sans doute ne convient-il pas à un homme qui réfléchit, de vouloir à toute force qu’il en soit de cela comme je l’ai exposé ». Mais, disait-il, « voilà le risque qui mérite d’être couru par celui qui a la conviction de cette immortalité », et il concluait : « C’est en effet un beau risque et dans une conviction de cette sorte il y a comme une incantation (ἐπᾴδειν) qu’on doit se faire à soi-même » (Platon, Phédon, 114d). C’est peut-être à ce genre d’incantation qu’Antiochus d’Ascalon avait invité son jeune auditoire romain, mais pour opposer aux forces de désagrégation une résistance qui s’exerçât aussi sur le terrain idéologique. Je dis peut-être. Et finalement, à trop vouloir réunir des témoignages indirects, on n’obtient comme seul résultat certain que d’aggraver les regrets d’en savoir si peu sur ce qui nous échappe et que nous aimerions tant savoir. BIBLIOGRAPHIE B ey en , H. G., Die pompejanische Wanddekoration vom zweiten bis zum vierten Stil, I, La Haye, 1938. B la nk , D., « The life of Antiochus of Ascalon in Philodemus’History of the Academy and a tabe ot two letters », Zeitschrift für Papyrologie und Epigraphik, 162 (2007), p. 87-93.

a nt iochus d ’asca lon fa isa it- i l de l a polit ique  ?

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L’IMITATION DE LA PERSONA OR ATOIRE DE CICÉRON DANS LES LETTRES DE L.  MUNATIUS PLANCUS Dans son grand livre sur la fin de la République romaine, l’historien Ronald Syme a ainsi décrit le triple rôle de la propagande politique au cours d’un conflit civil où s’affrontent l’auctoritas sénatoriale et l’imperium militaire : « donner l’apparence de la légalité aux moyens violents, attirer à soi les appuis d’un parti rival, et jeter la panique parmi les neutres et ceux qui se tenaient à l’écart de la politique »1. De cet enjeu les Philippiques offrent l’écho le plus célèbre. Mais la correspondance de Cicéron constitue aussi un complément précieux pour comprendre, dans le cadre propre à l’interaction épistolaire, le lien entre pouvoir et persuasion en un temps où chacun revendique pour soi la légitimité. Les lettres échangées entre Cicéron et L. Munatius Plancus en 43, lors des derniers soubresauts du conflit opposant les Patres à Marc Antoine, sont à cet égard une belle et tragique illustration de la place de la rhétorique dans le conflit armé. Alors que Cicéron tente de rallier le chef militaire à la cause sénatoriale en l’incitant à être fidèle à la République, Plancus se sert dans ses réponses des arguments et de la phraséologie de l’orateur pour masquer son attentisme et faire illusion. Dès le début de la guerre civile, qu’on peut dater symboliquement du franchissement du Rubicon en janvier 49, se sont affrontées plusieurs légitimités : celles des imperatores, César et Pompée, au nom de leur dignitas, celle des consuls en place, celle du Sénat. En 43, date de la correspondance avec L. Munatius Plancus, le problème de la légalité et de la légitimité s’est encore accru. Le consul de l’année 44, Marc Antoine, a le rang de proconsul à sa sortie de charge et revendique le gouvernement de la Gaule cisalpine, qu’il tient d’un plébiscite tout à fait légal, sinon légitime, mais qu’a refusé de lui céder Decimus Brutus, 1  R. Syme,

La révolution romaine, trad. fr., Paris, 1967, p. 152.

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le gouverneur en place, assiégé dans Modène. Les deux consuls de l’année 43, Aulus Hirtius et C. Vibius Pansa sont morts, le premier au cours de la guerre de Modène, le second des suites des blessures reçues dans la même bataille. Munatius Plancus, le correspondant de Cicéron, est gouverneur de la Gaule Chevelue et de la Gaule Transalpine, et est consul désigné pour l’année 42. Au Sénat, en raison de la mort tragique des deux consuls, c’est le consulaire Cicéron qui domine de son autorité et de son éloquence les séances au cours desquelles il a lançé la grande offensive des Philippiques. De son côté, Octave avait, en pleine illégalité, levé une armée privée, mise provisoirement au service de la cause sénatoriale, avant de former comme l’on sait le second trium­ virat avec Antoine et Lépide, gouverneur de la Narbonnaise. Au cours de ces mois de fluctuation institutionnelle et de rapports de force qui devaient aboutir à la fin du régime républicain, il devenait difficile, sinon impossible, d’établir entre quelles mains se trouvait maintenant le gouvernement légitime et l’autorité de l’État romain2 . Pour Cicéron, il s’agit avant tout de défendre la res publica, l’État romain tel qu’il existait avant la guerre civile et qu’il voudrait voir restauré. Le Sénat demeure évidemment le point d’ancrage de la République, sans lequel les actes militaires ou politiques ne sauraient avoir de sanction officielle et de garantie incontestée de légitimité3. Mais qu’en est-il en période de guerre civile, lorsque le Sénat se trouve en conflit avec des personnes qui tiennent précisément de lui leur auctoritas ou leur imperium ? Le cas se présente à la fin de l’année 44 et au début de l’année 43, lorsque Decimus Brutus hésite à se lancer dans des opérations militaires contre le consul en exercice, Antoine, son successeur à la tête de la Gaule transalpine, sans y être autorisé par une décision du sénat. Cicéron lui répond sans équivoque qu’il n’a pas à attendre l’autorisation du sénat pour sauver la liberté et l’existence du peuple romain4. Au nom de ce principe, Cicéron justifie la levée illégale d’une armée par Octave, qu’il fera légaliser après coup, ou encore exhorte Cassius, toujours en 43, à reconquérir sur Dolabella la province d’Asie, sans attendre d’y être officiellement autorisé par une décision du sénat. Dans la 11e Philippique, il se réfère à ce sujet à une loi naturelle supérieure au droit écrit : 2 

Ibid., chapitres XI et XII. La guerre civile à Rome. Étude littéraire et morale de Cicéron à Tacite, Paris, 1963, p. 100. 4  Fam., 11, 7 (à D. Junius Brutus, milieu de décembre 44). 3  P. Jal,

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Qua lege, quo iure ? Eo quod Iuppiter ipse sanxit, ut omnia quae rei publicae salutaria essent legitima et iusta haberentur ; est enim lex nihil aliud nisi recta et a numine deorum tracta ratio, imperans honesta, prohibens contraria. Huic igitur legi paruit Cassius, cum est in Syriam profectus, alienam prouinciam, si homines legibus scriptis uterentur, iis uero oppressis, suam lege naturae5.

A l’égard de L. Munatius Plancus, Cicéron va encore plus loin lorsqu’il lui écrit, en contradiction avec son attachement aux prérogatives sénatoriales et aux formes juridiques établies : Neue in rebus tam subitis tamque angustis a senatu consilium petendum putes : ipse tibi sis senatus6.

Nous voyons donc que, malgré les soubresauts militaires, la guerre civile est encore dans une phase politique où la rhétorique ne doit être ni sous-estimée, comme l’a fait à tort Marc Antoine, pourtant l’élève doué des rhéteurs, le petit-fils d’Antonius, l’interlocuteur du De oratore, qui n’a pas pris tout de suite la mesure de l’impact des discours cicéroniens aboutissant à le faire déclarer hostis, « ennemi public » ; ni non plus surestimée, comme le reconnaît Cicéron lui-même dans un aveu saisissant à Decimus Brutus en juin 43 : Frigeo : ὄργανον enim erat meum senatus ; id iam est dissolutum. Tantam spem attulerat exploratae uictoriae tua praeclara Mutina eruptio, fuga Antoni conciso exercitu, ut omnium animi relaxati sint meaeque illae uehementes contentiones tamquam σκιαμαχία esse uideantur7.

Dans ce contexte, la correspondance de Cicéron avec L. Munatius Plancus apporte un éclairage intéressant sur le rôle de l’éloquence dans la bataille qui se livre entre le Sénat et les chefs des armées. Cette série de 27 lettres, la plus importante des Familières constitue un corpus 5  Philippiques, XI, 28 : « selon quelle loi, quel droit ? Selon celui que Jupiter luimême a sanctionné, qui veut que tout ce qui est salutaire pour la République soit considéré comme légitime et juste ; car la loi n’est rien d’autre que la droite raison, tirée de la volonté des dieux, ordonnant ce qui est honnête, interdisant le contraire. C’est donc à cette loi que Cassius a obéi, lorsqu’il partit pour la Syrie, province qui revenait à un autre, si on suivait les lois écrites, mais qui, puisque ces dernières étaient étouffées, était la sienne en vertu de la loi naturelle ». 6  Fam., 10, 16, 2 : « Dans une situation si imprévue et si délicate, ne pense pas qu’il faille solliciter l’avis du sénat ; tu dois être ton propre sénat ». 7  Fam., 11, 14, 1 (Cicéron à D. Junius Brutus, 7 juin 43) : « Je suis engourdi ; en effet, le sénat était mon instrument, et le voilà dissous. Ta brillante sortie de Modène, la fuite d’Antoine après la destruction de de son armée avaient suscité un si grand espoir de victoire assurée que tous les esprits sont détendus et mes harangues pleines de fougue ressemblent à des combats contre une ombre ».

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remarquable par son étendue et sa cohérence pour étudier les stratégies discursives mises en œuvre dans le cadre de l’interaction épistolaire8. Cicéron et Munatius Plancus sont unis par des liens personnels et familiaux9. Fils d’un ami de Cicéron, issu comme lui de la classe équestre, le futur fondateur de la colonie romaine de Lyon a été lieutenant de César, qui mentionne ses exploits militaires dans le De bello ciuili10. Malgré leurs divergences politiques, Cicéron et Plancus sont restés liés par l’affection et l’estime. Cicéron lui donne des conseils comme à un fils, selon ses propres termes, et rappelle l’ancienneté de leurs relations. A cela s’ajoute le uinculum studiorum, comme l’écrit Cicéron à Plancus, le partage d’une culture commune où l’on trouve la science juridique, la rhétorique et la philosophie, créant de véritables relations d’intimité entre personnes partageant les mêmes goûts11. S’appuyant sur les témoignages antiques, Saint Jérôme fait de cet orateur réputé le disciple de Cicéron : Munatius Plancus Ciceronis discipulus orator habetur insignis12 . Au cours de l’année 43, Cicéron et Plancus sont dans un rapport de pouvoir et de persuasion. Gouverneur de la Gaule chevelue, Plancus est à la tête de légions que le Sénat doit rallier à sa cause. De son côté, Plancus, comme tous les généraux, a besoin du Sénat pour se faire octroyer des subsides financiers, mais aussi des récompenses et des titres honorifiques, telles que l’ovation ou le triomphe, indispensables pour la suite de sa carrière militaire ou politique. L’attitude de Plancus, sur ce point du moins, est sans équivoque : A te peto ut dignitati meae suffrageris et quarum rerum spe ad laudem me uocasti harum fructu in reliquum facias alacriorem ; non minus posse te quam uelle exploratum mihi est13.

Pour cynique qu’elle puisse paraître dans le cas présent, cette pratique n’en est pas moins conforme aux usages de la politique romaine, 8  A ces lettres conservées, il faut ajouter celles auxquelles la correspondance fait allusion, voir le tableau complet dans P. White, Cicero in his letters. Epistolary Relations of the Late Republic, Oxford, 2010, p. 36. 9  Sur les liens anciens entre Cicéron et L. Munatius Plancus, voir T. H. Watkins, L. Munatius Plancus. Serving and Surviving in the Roman Revolution, Atlanta, 1997, p. 19-30. 10  Sur sa carrière, voir M.-C. Ferriès, Les partisans d’Antoine, Bordeaux, 2007, p. 438444 (notice prosopographique). 11  Fam., 13, 29. 12  Voir R. Helm, Eusebius Werke 7 : Die Chronik des Hieronymus (GCS, 47), Berlin, 1956, p. 164. 13  Fam., 10, 7, 2 (Plancus à Cicéron) : « Je te demande de favoriser ma dignité et de me rendre plus empressé pour l’avenir en réalisant les promesses par lesquelles tu m’a attiré vers la gloire ; je suis certain que tu le peux autant que tu le veux ».

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fondée sur le don et le contre-don, où les officia répondent aux beneficia. Ce qui est plus remarquable, c’est que ce marchandage continue d’être relié à la défense de la dignitas et de la gloire (laus) alors même que le système social et politique romain est en train de s’effondrer. On sait que « la gestion du pouvoir imposait de correspondre à une image collective qui définissait ceux auxquels les citoyens acceptaient de confier leur destin. Une figure idéale de magistrat et de sénateur s’imposait, qui déterminait un mode de comportement où l’exercice des responsabilités était associé à l’adoption d’un habitus fait de gravité et d’autorité. Les membres de l’ordre sénatorial recevaient en échange des marques de distinction qui signifiaient leur supériorité »14. Plancus se montre soucieux de sa carrière et de son avenir, espérant de larges récompenses dans une période troublée propice à faire monter les enchères15. Cicéron de son côté lui promet son soutien le plus ferme pour l’octroi de distinctions honorifiques qui favoriseront sa gloire et sa carrière16. Plancus avait surtout besoin du sénat et de Cicéron afin que sa désignation au consulat pour l’année 42, qui émanait du défunt César, ne fût pas compromise par les nouveaux rapports de force17. La nécessité d’acquérir et de faire fructifier un capital symbolique n’a pas disparu, elle paraît même plus importante alors que, paradoxalement, les protagonistes ne respectent plus, dans les faits, les institutions et leurs prérogatives, qu’il s’agisse des généraux, tels qu’Antoine, ou même, à un moindre degré, d’un Cicéron qui encourage Plancus, comme on l’a vu précédemment, à être à lui seul son propre sénat. En plein milieu du danger, à quelques mois de l’effondrement du régime, la dignitas que Cicéron avait définie dès l’époque du De inuentione comme l’autorité honnête et digne de respect, d’honneur et de déférence18, continue de nourrir non seulement l’argumentaire des discours et des lettres, mais aussi leur forme et leur style. La correspondance de Cicéron avec Plancus illustre de manière presque caricaturale cette sauvegarde des apparences de la dignitas et de la grauitas. En effet, Plancus reprend de manière systématique à son compte non seulement les grands principes moraux et politiques, mais 14  J.-M. David, La République romaine, de la deuxième guerre punique à la bataille d’Actium, 218-31, Paris, 2000, p. 23. 15  Voir M.-C. Ferriès, Les partisans d’Antoine, p. 440. 16  Voir notamment Fam., 10, 5. 17  Sur ces tractations complexes à propos de Munatius Plancus, voir M. Rambaud, « Lucius Munatius Plancus gouverneur de la Gaule, d’après la correspondance de Cicéron », Cahiers d’Histoire, III, 1, 1958, p. 107-108. 18  De inuentione, II, 166 : dignitas est alicuius honesta et cultu et honore et uerecundia digna auctoritas.

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aussi la phraséologie de son correspondant, si bien que ses lettres apparaissent comme la tentative plus ou moins habile de reproduire la persona oratoire et politique de Cicéron telle qu’elle apparaît en particulier dans les Philippiques. Pour Cicéron, le but de ces lettres est de convaincre son interlocuteur de rallier la cause sénatoriale : Si audies, omnem tibi reliquae uitae dignitatem ex optimo rei publicae statu adquires19. Talem igitur te esse oportet, qui primum te ab impiorum ciuium tui dissimillimorum societate seiungas, deinde te senatui bonisque omnibus auctorem, principem, ducem praebeas20.

Pour capter la bienveillance de son correspondant, Cicéron évoque le lien d’amitié qui les unit, la paterna necessitudo21. Mais, conformément aux principes qu’il a toujours exposés dans ses ouvrages théoriques, en cas de dilemme, « l’amour de la patrie est le plus grand »22 . C’est pour elle qu’il faut chercher la dignité et la gloire23. En tenant un tel langage, dont on ne peut douter de la sincérité, Cicéron évite de réduire les demandes qu’il adresse à Plancus à un simple marchandage, l’obtention du consulat contre le soutien à la république. L’ensemble des lettres de Cicéron adressées à Plancus est imprégné des plus hautes considérations sur la République et le bien moral. Cicéron semble vouloir appliquer à sa relation avec Plancus les leçons du De amicitia, dont la rédaction est vraisemblablement contemporaine des lettres de l’année 4424. La réponse de Plancus assimile les éléments contenus dans les lettres de Cicéron : le lien paternel (paternae necessitudinis), le souci de la République (Rei publicae) à qui il veut consacrer ses forces (uires), sa réflexion (consilium), son autorité (auctoritas), la recherche de la bonne renommée (bonam famam), l’attention portée à tous les hommes de bien (omnes uiri boni)25. Ce dialogue se poursuit tout au long de leur correspondance. 19  Fam., 10, 3, 2 : « si tu m’écoutes, c’est à partir de la meilleure forme de gouvernement politique que tu obtiendras toute dignité pour le reste de ta vie ». 20  Fam., 10, 6, 3 : « tu dois donc, lui écrit-il encore, d’abord être un homme capable de se séparer des citoyens impies qui ne te ressemblent en rien ; et ensuite tu dois te présenter au sénat et aux gens de bien comme un sénateur de premier plan, un chef enfin ». 21  Fam., 13, 29 (Cicéron à Plancus). 22  Fam., 10, 5, 1 : Est omnino patriae caritas… maxima. 23  Fam., 10, 5, 1 : animum in rem publicam ; Fam., 10, 3, 3 : summam dignitatem et gloriam (…) re publica (…) rei publicae bene gerendae cursus ad gloriam. 24  T. H. Watkins, L. Munatius Plancus, p 58-59. 25  Fam., 10, 4, 1-3 (Plancus à Cicéron).

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Cicéron à Plancus : Meritorum tuorum in rem publicam eximia quadam magnitudine…26 Plancus à Cicéron : Meritorum meorum (…)  ; ita ab imminentibus malis res publica adiuuante liberetur27.

L’Arpinate rappelle les valeurs de la République, imprégnées de sa philosophie, ce que Ronald Syme appelle « les grands principes » ou encore les « mots d’ordre politique »28. Ainsi, la vraie et la fausse grandeur, au-delà du seul plan temporel et politique : Crede igitur, mihi, Plance, omnis quos adhuc gradus dignitatis consecutus sis (…) eos honorum uocabula habituros, non dignitatis insignia, nisi te cum libertate populi Romani et cum senatus auctoritate coniunxeris29.

Ou encore, la différence entre les faux consuls et les vrais, ceux qui sont dignes de ce nom : Complures in pertubatione rei publicae consules dicti, quorum nemo consularis habitus nisi qui animo exstitit in rem publicam consularis30.

Plancus assure à Cicéron qu’il fait tout pour obtenir un résultat digne de son consulat et des attentes de la République31. Le 11 avril 43, Cicéron exhorte Plancus à rechercher l’immortalité, en des termes qui rappellent le Songe de Scipion : Perge igitur ut agis, nomenque tuum commenda immortalitati atque haec omnia quae habent speciem gloriae collectam inanissimis splendoris insignibus contemne32 . 26  Fam., 10, 12, 1 : « la grandeur remarquable de tes mérites à l’égard de la République ». 27  Fam., 10, 9, 1-2 : « mes mérites… ; puisse la république, grâce à mon aide, être libérée des maux qui la menacent ». 28  R. Syme, La révolution romaine, trad. fr., Paris, 1967, ch. XI, p. 147-158. 29  Fam., 10, 6, 2 (Cicéron à Plancus) : « Crois-moi donc, Plancus : tous les degrés des dignités que tu as atteints jusqu’à présent (…) ne seront que des noms honorifiques, et non des marques de dignité, si tu ne fais pas cause commune avec la liberté du peuple romain et avec l’autorité du sénat ». 30  Fam., 10, 6, 3 : « Au cours de cette période troublée de la République, un assez grand nombre de personnes ont porté le nom de consuls, mais aucun d’eux n’a été regardé comme un consulaire, à moins d’avoir révélé une âme de consul envers la République ». 31  Fam., 10, 7, 2 : dignum aliquid… consulatu meo ; …maximo praesidio rei publicae nos fuisse… 32  Fam., 10, 12, 5 : « Continue donc comme tu le fais, confie ton nom à l’immortalité, et toutes ces choses qui n’ont que l’apparence de la gloire empruntée aux décorations les plus vaines de la splendeur, méprise-les ». Voir De republica, VI, 13.

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Le 26 avril, Plancus répond qu’il veut aider la République à se débarrasser des maux qui la menaçent sans nourrir aucune convoitise personnelle. S’il apprécie les honneurs et les récompenses qui viennent du Sénat, c’est qu’ils sont comparables à l’immortalité : conferenda certe cum immortalitate33. L’adaptation de Plancus à son destinataire ne concerne pas seulement l’énoncé des grands principes, mais leur énonciation. Un commentateur a pu écrire naguère : « Ce qui frappe dans le style de l’élève, c’est combien il ressemble à celui du maître : Plancus est le plus cicéronien des correspondants de Cicéron. On retrouve chez lui le même art dans l’arrondissement des périodes, la même application à opposer les mots et les idées, le même parallélisme dans la disposition des membres de phrase »34. L’exemple le plus probant est la reprise par Plancus, dans ses lettres, du vocabulaire polémique des Philippiques (« parricides », « voleurs », « muletiers », « hommes perdus »…) pour jeter l’opprobe sur Lépide et Antoine… avec qui il négocie déjà secrètement : Philippiques : II, 17 : de patriae parricidio II, 62 : latronum ritu ; III, 18 : O admirabilem impudentiam, audaciam, temeritatem ; IV, 5 : hostem illum et latronem et parricidam patriae reliquerunt ; V, 23 : latronum impetus ; VIII, 9 : parricidis ; XII, 12 : latrocinique uestigia ; 13 : parricidae ; 13 : tot per­ di­ti ciues ; Fragmenta, Philippica incerta : mulionem Ventidium. Lettres de Plancus à Cicéron : Fam., 10, 18, 3 : illius copias Ventidique mulionis castra. Fam., 10, 15, 1 : perditum abiectumque latronem… 4 : audacia per­di­ torum ; latro. Fam., 10, 21, 5 : perditis hominibus. Fam., 10, 23, 6 : perditorum. 6 : res publica in possessione uictoriae deletis sceleratis permanebit. Fam., 10, 23, 5 : Magno cum dolore parricidarum elapsus sum iis. Fam., 10, 24, 3 : impetu ac latrocinio parricidarum.

Mais l’on pourrait faire aussi le même constat à partir du vocabulaire de la grandeur, des constructions stylistiquement marquées, des périodes ou des clausules. Toutes les lettres de Cicéron à Plancus sont métriques ; celles de Plancus à Cicéron le sont lorsque les circonstances lui permettent de lui envoyer non de simples billets, où il rend compte de ses opérations militaires, mais des réponses soignées, en particulier 33 

Fam., 10, 9, 2. Le fondateur de Lyon. Histoire de L. Munatius Plancus, Paris, 1892,

34 E. Jullien,

p. 13.

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la lettre Fam., 10, 4, où il l’assure de son dévouement à la République dans les mêmes termes et avec la même abondance oratoire que Cicéron35. L’image de soi passe par la grauitas, extérieure, physique, intellectuelle, morale36. Du point de vue du comportement discursif, c’est une attitude faite de sérieux, de réserve, voire de componction. L’échange épistolaire se fait ici l’écho de la pratique oratoire. La gravité politique passe par une adéquation entre le contenu de la lettre et son elocutio. En corrélant les res aux uerba, comme le signifié au signifiant, la lettre devient le signe des dispositions de son auteur. C’est justement ce que veut croire Cicéron lorqu’il félicite à deux reprises Munatius Plancus d’avoir envoyé au sénat une lettre sur ses intentions après la bataille de Modène. Tant les faits évoqués dans la lettre que le langage et la pensée méritent les plus grands éloges : Caue enim putes ullas umquam litteras gratiores quam tuas in senatu esse recitatas ; idque contigit cum meritorum tuorum in rem publicam eximia quadam magnitudine, tum uerborum sententiarumque grauitate37. Litterae tuae mirabiliter gratae sunt senatui cum rebus ipsis, quae erant grauissimae et maximae, fortissimi animi summique consili, tum etiam grauitate sententiarum atque uerborum38.

Les qualités militaires et politiques du destinateur (animus, consilium) sont perceptibles dans l’adéquation entre les res grauissimae et la grauitas uerborum39 . Réciproquement, Plancus reconnaît que Cicéron lui a écrit grauissime disertissimeque, « avec la plus grande gravité et la plus grande éloquence »40. Les énoncés parallèles que nous avons présentés montrent donc la volonté explicite de Plancus de se conformer aux normes sociopolitiques 35  H. Bornecque, La prose métrique dans la correspondance de Cicéron, Paris, 1898, p. 80 et p. 107. Pour la lettre Fam., 10, 4, voir ci-dessus, notes 21 et 22. 36  J. Hellegouarc’h, Le vocabulaire latin des relations et des partis politiques sous la République, Paris, 1963, p. 279. 37  Fam., 10, 12, 1 : « Garde-toi en effet de croire qu’on ait jamais lu au sénat une lettre qui ait davantage plu que la tienne, et cela est dû tout autant à la grandeur remarquable des services que tu as rendus à la République qu’à la gravité de tes mots et de tes pensées ». 38  Fam., 10, 19, 1 : « Ta lettre a merveilleusement plu au sénat, à cause des faits euxmêmes, qui sont très graves et très importants, et qui témoignent du plus grand courage et de la plus haute sagesse, mais aussi à cause de la gravité des pensées et des mots ». 39  Voir le commentaire de M. M. Willcock, Cicero : The Letters of January to April 43 BC, Edited with an Introduction, Translation and Commentary, Warminster, 1995, p. 111 : « The style is mannered, Isocratean even more than that of Cicero, with balanced phrases and careful antitheses  ». 40  Fam., 10, 11, 1.

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et oratoires édictées par son correspondant. Cicéron se réjouissait de voir Plancus imiter la même conduite que la sienne : Sciebam… ex iisdem te haec haurire fontibus ex quibus ipse hauseram41.

La relation qui s’est ainsi établie entre Cicéron et Plancus s’est fondée sur un rapport de maître à disciple, mieux encore sur le lien sacré de père à fils, exprimés dans leurs lettres respectives sur un mode plus formel que personnel. Cicéron à Plancus : Sic moneo ut filium, sic faueo ut mihi, sic hortor ut et pro patria et amicissimum42 . Plancus à Cicéron : Qua re, mi Cicero, quod mea tuaque patitur aetas, persuade tibi te unum esse in quo ego colendo patriam mihi constituerim sanctitatem ; omnia igitur tua consilia mihi non magis prudentiae plena, quae summa est, uidentur quam fidelitatis, quam ego ex mea conscientia metior43.

Avec le recul, il était plus facile au philosophe Sénèque d’être davantage lucide sur le compte de Plancus en qui il voyait le plus grand maître qui fût jamais en matière de flatterie : Alius adulatione clam utetur, parce ; alius ex aperto, palam (…) Plancus, artifex ante Vitellium maximus, aiebat non esse occulte nec ex dissimulato blandiendum44.

En ce sens, cette correspondance, où se révèle le caractère ondoyant de Plancus, pourrait servir à illustrer ces mêmes considérations de Sénèque sur la flatterie dans le livre IV des Questions naturelles. Aux

41  Fam., 10, 3, 3 : « Je sais que tu puises ces règles de conduite aux mêmes sources où j’ai moi-même puisé ». 42  Fam., 10, 5, 3 : « Je t’avertis ainsi comme un fils, je m’intéresse à toi comme s’il s’agissait de moi, je t’exhorte comme le veulent la patrie et notre très grande amitié ». Willcock, Cicero : The Letters of January to April 43 BC, p. 86, fait remarquer que le rythme ternaire de la phrase donne une tonalité oratoire à la lettre, mais sans remettre en cause la sincérité de Cicéron. 43  Fam., 10, 4, 2 : « C’est pourquoi, mon cher Cicéron, étant donné que mon âge et le tien le permettent, sois persuadé que tu es le seul à qui je donne, par le respect dont je t’entoure, le caractère sacré d’un père. Tous tes conseils me paraissent donc autant remplis de la plus grande clairvoyance que de cette fidélité que je mesure en toute conscience ». Sur le lien entre les deux correspondants, voir également Fam., 10, 3, 2 ; Fam., 10, 4, 1 ; Fam., 10, 5, 1 ; Fam., 13, 29, 1. 44  Questions naturelles, IV, Praefatio, 4 : « l’un usera de flatterie avec retenue ; l’autre le fera à découvert, clairement (…). Plancus, qui fut, avant Vitellius, le plus grand maître en la matière, disait qu’il ne fallait pas flatter en se cachant, à la dérobée ».

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221

yeux de la postérité, le personnage de Plancus est devenu le type du traître et du flagorneur45. L’échange entre Cicéron et Munatius Plancus relève bien de la propagande décrite par Ronald Syme : « Les plus belles justifications et les plus nobles principes furent constamment embrigadés au service des partis. Cette technique était aussi ancienne que la politique ; et ceux qui la pratiquaient n’avaient pas besoin de maîtres »46. Cette correspondance, où Cicéron s’érige en vrai maître, et Munatius Plancus en faux disciple, montre en définitive le rôle que l’éloquence continue de jouer pour l’acquisition d’un capital symbolique alors même que se désagrègent les institutions qui le déterminent, avec cette ligne de partage entre les deux correspondants : d’un côté la surévaluation de la rhétorique par Cicéron, nourissant son éloquence de sa philosophie politique, à un moment où il vient d’achever la rédaction du De officiis dans lequel il écrit qu’il existe « deux manières de trancher un différend, l’une par la discussion, l’autre par la force »47 ; de l’autre sa dévaluation par Plancus, général attentiste et calculateur, mais doué de « la plus grande éloquence »48, et dont toute l’habileté consiste, dans des lettres qui faisaient l’admiration de Scaliger, à reproduire la rhétorique de Cicéron pour lui renvoyer, sur un mode dégradé et cynique, l’image de sa propre persona oratoire. BIBLIOGRAPHIE B er nar d , J.-E., La sociabilité épistolaire chez Cicéron, Paris, 2013. B or necque , H., La prose métrique dans la correspondance de Cicéron, Paris, 1898. Dav id , J.-M., La République romaine, de la deuxième guerre punique à la bataille d’Actium, 218-31, Paris, 2000. Fer r iès , M.-C., Les partisans d’Antoine, Bordeaux (Scripta Antiqua, 20), 2007. H ellegouarc ’h , J., Le vocabulaire latin des relations et des partis politiques sous la République, Paris, 1963. 45  Voir

444.

les références antiques dans M.-C. Ferriès, Les partisans d’Antoine, p. 443-

46  R. Syme, 47 

La révolution romaine, p. 152 ; voir supra note 1. I, 35 : nam cum sint duo genera decertandi, unum per disceptationem, alterum per

48 

Fam., 10, 3, 3 : summa eloquentia.

uim.

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Terence Hunt

TOWARDS A STEMMA OF THE DE FINIBUS « MELIOR INTERDUM HIC CODEX VIDETUR QUAM ESSE CREDO » Editions of Cicero’s De finibus are rare : none for seventy years, and then two within a tenth of that time. When those two editions produce two radically different stemmata, then at least one of them must be wrong. But which one is nearer to the truth ? 1998 saw the publication of Leighton Reynolds’ edition, as part of the Oxford Classical Texts (OCT) series. This was the first time that the work had been published by the Oxford University Press. Only seven years later, in 2005, appeared Claudio Moreschini’s Teubner text. Moreschini was the fourth editor of a Teubner text of the work, following Reinhold Klotz (1854), C. F. W. Müller (1878), and Theodor Schiche (1915). The only other edition published in the twentieth century was that of Jules Martha (1928) in the Budé series. But lurking behind all work on the De finibus are the three monumental editions of J. N. Madvig, published at Copenhagen in 1839, 1869 and 1876, and still considered worthy of a paperback reprint by Cambridge University Press as recently as 2010. My interest in the De finibus goes back a long way. In the 1960s I wrote an MA dissertation on Cicero’s Academicus primus, which I later reworked as a book.1 For this book I collated every available known manuscript and in loco codicis text of the Academicus primus – sixtynine in all – either in person or via microfilm or photocopy. Collating a classical manuscript is a laborious task. The Academicus primus fills twenty pages of Plasberg’s 1922 Teubner edition. It took about three hours to collate a humanistic manuscript of the text, and up to double that time for some gothic manuscripts. In all, I spent in the order of 250 hours collating that work. The De finibus, on the other hand, fills 203 pages of Schiche’s Teubner edition – over ten times the length of the Academicus primus. 1  T. J.

Hunt, A Textual History of Cicero’s Academici libri, Leiden, 1998.

223

224

t er ence hu nt

And there are roughly 150 manuscripts of the De finibus, so it would take around 5000 hours to collate all the known texts. Such a task is beyond the endurance of an editor. The only option is to hand-pick a number of manuscripts – but what is that number ? –, guided by the experience of previous editors, with the addition of a few hunches, which may turn out productive or not. Such an approach will suit an editor, for it is unlikely that the quality of the text can be much improved, but for someone whose aim is to produce a stemma, there will always be a nagging doubt that a key link lies hidden among the unconsulted manuscripts. The passage of time (a few centuries) alone will enable a comprehensive picture to be gained. With a background in the Academicus primus, why am I so interested in the De finibus ? Well, one of my discoveries all those years ago was that the Academicus primus owes its survival to the De finibus. Both works were written by Cicero more or less at the same time, in the period immediately after the death of his daughter Tullia in early 45 BC. After some reworking, the Academici libri were published in four books, which we call the Academicus primus, Academicus secundus etc.2 The four books were cited sporadically in Antiquity by various authors, but were quoted extensively by St Augustine in the fifth century. There followed seven centuries of silence and, by the time of the oldest surviving manuscript, dated to the last quarter of the twelfth century, the work was fragmentary – only the first half of the first book survives. That manuscript, Paris. Latinus 6331 (P), now housed in the Bibliothèque Nationale, looks like a Cistercian book and was at the monastery of Pontigny in the Yonne around 1175. In this manuscript the text of the Academicus primus follows that of the De finibus and the poorly erased explicit/incipit reads : explicit liber quintus et incipit liber sextus. Several descendants of P continue this identification of the work. The De finibus and the Academicus primus (together with the De re publica, later identified in a fourth-fifth century palimpsest) had always stood outside the so-called Leiden Corpus (De natura deorum, De diuinatione, Timaeus, De fato, Topica, Paradoxa, Lucullus, and De legibus), and the excerpts of Hadoard (the Leiden Corpus, plus De amicitia, De senectute, and Tusculan disputations), which were circulating in northern France around the turn of the first millennium. 2  The work originally consisted of two books, the Catulus and Lucullus : the Catulus was successfully suppressed, but the Lucullus survived, despite Cicero’s request to Atticus to take a philosophical view of his expenditure on the copying (see Ad Att. XIII, 13, 1).

towa r ds a st em m a of the de finibus

225

Clearly, their whereabouts were not known to the owners of the other texts at this time. In order to produce an edition of a classical work, an editor needs to access its primary source – the manuscripts. Which manuscripts he or she uses has been a matter of luck. In the past, before the existence of library catalogues and the invention of means of dissemination, such as microfilm, photocopies or the Internet, an editor usually accessed those manuscripts which were to hand in local collections, or got friends and acquaintances to collate those which were known to be in distant libraries. Sometimes an editor stumbled across an excellent manuscript, but often had to make do with copies from low down in the tradition. Even more often, he dispensed with the primary sources altogether, and used the text of an existing edition with his own conjectured improvements. As time progressed, editors have learned by the mistakes of others and a knowledge of reliable manuscripts has been acquired, where an editor will follow the experience of others and, possibly, add some new manuscripts of his own. Very rarely does an editor collate all known manuscripts of a work.3 First Attempts

at a

Stemma

The first editor to produce anything like a stemma of the De finibus was Johan Nicolai Madvig. Using printed editions, some of which carried collations of manuscripts,4 and collations made by friends and acquaintances, he identified four manuscripts which have stood the test of time : C ittà del Vatica no , Palatinus Latinus 1513 (A), eleventh century, west German, first used by Gruter (1618), ends at IV, 16 quae est viden C ittà del Vatica no , Palatinus Latinus 1525 (B), dated 1467, German, probably written at Heidelberg, first used by Baiter (1863)

3  Exceptions are S. Rizzo, La tradizione manoscritta della Pro Cluentio di Cicerone, Genova, 1979, P. L. Schmidt, Die Überlieferung von Ciceros Schrift « de legibus » in Mittelalter und Renaissance, Munich, 1974, and my own book. 4 Such as the 1467 Cologne edition of Ulrich Zell, the 1471 Subiaco edition of Sweynheim and Pannartz, the codex Morelii reported by Gulielmus Morelius Tillianus in his Observationes […] in M. T. Ciceronis libros quinque de finibus bonorum et malorum, published at Paris in 1546, Gruter’s Palatine mss. in his 1618 edition, the two mss. reported by Jac. Gronovius in his 1692 edition (one of which later emerged as Rottendorfianus [R]), the eight reported mss. in Davies’ 1738 edition, the five mss. reported by the Oxford edition of 1783, and the various mss. and marginal readings reported by Goerenz in his edition of 1813, including the mysterious Spirensis (from Speyer), containing notes made by a certain Wegelius of Basle in a copy of the 1565 Aldine edition.

226

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E r la ngen , Universitätsbibliothek 847 (E), dated 1466 and written at Heidelberg by Bernhard Grosschedel and Conrad Haunolt, first used by Goerenz (1813) Par is , Bibl. nat. de France, Lat. 6331 (P), first used by Lambinus (1565).

In his third edition he posited a three-fold stemma5 :

1

Codex archetypus A

Codex ignotus B

E

Codex ignotus interpolando corruptus

Spirensis

Deteriores

Madvig placed P, of which he said « melior interdum hic codex videtur quam esse credo » as primus inter pares among the deteriores. From the point where A is deficient, BE became the trusted witnesses. Subsequent editors hesitated to publish a stemma until quite recently. Some reported new manuscripts, as well as using established ones. Schiche,6 for example, retained ABE, omitted P, and included three new manuscripts : L eiden , Bibliotheek der Rijksuniversiteit, Gronovianus Rottendorfianus 21 (R), twelfth century, French N apoli , Biblioteca Nazionale IV.G.43 (N), fifteenth century, Italian C ittà del Vatica no , Lat. 1759 (V), fifteenth century, Italian.

Schiche identified three groupings – A, RNV and BE. He also commented that AR were nearest to each other in both age and reliability, producing a confused picture, which may have been a compromise between Madvig and his findings in an earlier publication,7 in which he ventured a stemma and posited a bipartite tradition, as follows :

5  J. N.

Madvig, M. Tullii Ciceronis De finibus bonorum et malorum, Copenhagen, 18763, p. xxxi. 6  T. Schiche, M. Tullii Ciceronis Scripta quae manserunt omnia Fasc. 43. De finibus bonorum et malorum, Leipzig, 1915, p. iii-xi. 7  Review of Madvig, in Philologischer Verein zu Berlin, 5 (1879), p. 186-201.

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2

227

Codex archetypus

Codex I ignotus

A

Codex II ignotus

Codex III ignotus

B

E

Spirensis

Deteriores

Martha referenced all of Schiche’s manuscripts, verifying the reported readings of A from photographs.8 He reintroduced P, to which he attached more importance than Madvig, collating it afresh in situ, but had concerns about the reliability of NV and did not use them in his apparatus. He also cited marginal readings in a copy of the 1528 edition of Andreas Hartmann (Cratander), which he identified as coming from A, and the codex Morelii,9 which he likened to R. For his text, he followed A until it came to an end, and then used PR for the rest. M agnaldi ’s Positioning

of

R

Madvig’s tripartite stemma was the starting-point for a series of articles by Giuseppina Magnaldi in 1986 and 1987.10 All three articles were centred on R. In the first, she concluded that, because of its scribe’s ignorance of Latin and inability to interpolate changes to the text, and because it presents more than thirty correct readings against the errors of ABE, R should be taken seriously as a witness to the text of the De finibus. In her second article, Magnaldi reassessed the stemma, with a particular emphasis on the position of R in relation to ABENPV,11 showing that R descends separately from the common archetype, and is closest to P, while NV are corrupt relatives of P. P is a less reliable witness than R because its copyist had few scruples about ‘improving’ the text, although sometimes it is P which offers the correct reading. She 8  J. Martha, Cicéron : Des termes extrêmes des biens et des maux, Paris, 1928, p. xxvxxix. 9  Cf. n. 4. 10  G. Magnaldi, « Il codex Rottendorfianus Gronovianus (R) del ‘De finibus bonorum et malorum’ di Cicerone », Atti dell’Accademia delle Scienze di Torino, 120 (1986), p. 133-160 ; « Lo stemma trifido del ‘De finibus bonorum et malorum’ », ibid., 121 (1987), p. 87-124 ; and « Il codice Rottendorfianus Gronovianus (R) e il testo del ‘De finibus’ », ibid., 121 (1987), p. 125-155. 11  She also shows the close relationship of R to the codex Morelii.

228

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maintained the tripartite stemma, because her purpose was to show the independence of R from ABE, and not to concentrate on the relationship of ABE to each other. It is this ability of RP to offer the correct reading against ABE which forms the basis of Magnaldi’s support for Madvig’s belief in a rare three-part stemma. From the point where A is deficient, R serves as the best alternative to the evidence of BE, with more than 475 correct readings against BE. In the final article, she examined thirty readings with a view to reconstituting Cicero’s text. In the process she confirmed the value of A, diminished that of BE, and reinforced that of R. Mor eschini ’s Stemma The year 1987 also saw a significant article by Claudio Moreschini,12 in which he produced parts of the first stemma of the De finibus since Madvig and Schiche. At the time, he was preparing an edition of the De finibus for the Centro di Studi Ciceroniani, but it never materialized. In addition to the main manuscripts (ABENPRV), he introduced a late twelfth century French florilegium Paris, Bibl. Nat., Lat. 18104 (Pa), containing extracts from the De finibus,13 and four Italian manuscripts, the first three of which he claimed to be thirteenth century : Fir enze , Bibl. Medicea Laurenziana, 76, 2 (L) E l E scor i a l , V.III.6 (S) M ila no , Biblioteca Ambrosiana C.55.inf (Y) M a dr id , Bibl. Nac. 9116 (M), end fourteenth century14.

However, there is doubt about the dating of at least two of these manuscripts : while Hartel-Loewe15 and Antolín16 date S to the thir12  C. Moreschini, « Studi sulla tradizione manoscritta del De finibus di Cicerone », in Filologia e Forme letterarie. Studi offerti a Francesco della Corte, ed. S. Boldrini et al., II, Urbino, 1987, p. 253-267. He later (2007) described this paper as a provisional study, capable of accommodating differing conclusions. 13 The florilegium was first discussed by R. H. and M. A. Rouse, « The medieval circulation of Cicero’s ‘Posterior Academics’ and the De finibus bonorum et malorum », in Medieval Scribes, Manuscripts and Libraries : Essays presented to N. R. Ker, ed. M. B. Parkes, A. G. Watson, London, 1978, p. 333-367. This article formed the startingpoint for much of Moreschini’s paper. 14  M contains both the De finibus and Academicus primus and is cited in Plasberg’s editions of the latter work of 1908 and 1922 as ν1. Reynolds has shown that it is an apograph of Petrarch’s own copy. 15  W. von Hartel and G. Loewe, Bibliotheca patrum latinorum hispaniensis I, Vienna, 1887, p. 252. 16 G. Antolín, Catálogo de los códices latinos de la Real Biblioteca del Escorial IV, Madrid, 1916, p. 181-183.

229

towa r ds a st em m a of the de finibus

teenth century, Schmidt believes that it is from the second half of the fourteenth century,17 and Ferrari has dated Y to the second quarter of the fifteenth century.18 Moreschini’s article covers four topics, which lead to limited stemmata : (1) The relationships of PRPa and the codex Morelii

3

α P

x Pa

R

Codex Morelii

This stemma, which is a simplified version of that presented by Rouse and Rouse,19 differs from Magnaldi’s view in separating R from P, and placing it at a lower level. 4 (2) The relationship of PSLY x Y

x S

P

L

Moreschini presents a host of readings where SPL share errors against the ‘correct’ Y. But Y may be correct because it has been contaminated by a manuscript from the other side of the tradition, as is the case with the text of the Academicus primus, which it also contains. Again, from the evidence of the Academicus primus, it is implausible that Y, which only Moreschini believes to be a thirteenth century manuscript, should be at a higher level in the stemma than twelfth century P, which is close to R. 17  P. L.

Schmidt, Die Überlieferung, p. 229. « La ‘Littera Antiqua’ à Milan, 1417-1439 », in Renaissance­ und Humanistenhandschriften, ed. J. Authenrieth, Munich, 1988 (Schriften des Historischen Kollegs, Kolloquien 13), p. 19. According to her, the earliest example of a manuscript written by the same hand as Y is dated 1428. 19  Rouse and Rouse, « Medieval Circulation », p. 351. 18 M. Ferrari,

230

t er ence hu nt

He points out textual similarities between Y and the Aldine edition of 1523 and suggests that it may have been Y which was used towards the text of the De finibus therein. My own, more extensive collation of printed editions of the Academicus primus suggests that the source of contamination in the Aldine edition, which was published at Venice and edited by the librarian of the Biblioteca Marciana, Andreas Nava­ gero (Naugerius), may, not surprisingly, have been a Venetian manuscript which is housed in that library to this day, but does not contain the De finibus. It is likely that Navagero looked no further afield for his text of the De finibus either. For Y seems never to have travelled far from Milan.20 (3) The relationship of MNV

5 Γ x

V

M

N

MNV are all Italian manuscripts : MN, at any rate, are both from NE Italy, from Bologna and Padua or Venice. Moreschini comments that MNV show a constant agreement with R against ABE. (4) The relationship of P(δ) R Pa Γ 6

α





β

Γ





δ R Pa

This stemma is, of course, inconsistent with (1) in that it places P, as a copy of δ, one level lower than RPa, whereas in (1) it is a level higher. If we were to attempt to construct a stemma from this patchwork, we would arrive at something like this : 20  For a full history and provenance of the manuscript, cf. T. J. Hunt, Textual History, p. 172-173.

towa r ds a st em m a of the de finibus

231 7

α





β





δ

R Pa x

Y

x

S

P

Γ

M

V N

L

What Moreschini’s article does not address directly is the relationship of A to BE, or the relationship of α to them, although he does say that his own collations of « tutti i manoscritti della famiglia δ e di R »21 have not done otherwise than confirm Rouse and Rouse’s findings, that RP are related against the German tradition of ABE. R ey nolds ’ OCT Text 22 When Leighton Reynolds first published his stemma codicum for the De finibus, 23 I was delighted to find that, with a couple of minor differences, the traditions of the De finibus and Academicus primus were compatible ; in fact, the Academicus primus fits neatly within the stemma of the De finibus, two levels below its archetype. What is more, his stemma shows graphically the progression of the work from Germany, where the De finibus was preserved,24 to France, where the Academicus primus was attached to it, and to Italy, where the number of copies exploded in the Renaissance. Reynolds used two new manuscripts, in addition to the familiar ones : Modena , Bibl. Estense Lat. 213 (α.Q.5.11) (O), NE Italy, late fourteenth century, with a Paduan indictio (customs stamp) dated 1393 21  By this, I think that Moreschini meant only SPLY, and not the many deteriores descended ultimately from P. 22  L. Reynolds (ed.), M. Tullii Ciceronis De finibus bonorum et malorum, Oxford, 1998. 23 In « The transmission of the De finibus », Italia Medioevale e Umanistica, 35 (1992), p. 1-30. 24  Two copies of Fin. were reported at Bamberg in the late x ii th cent. : one in the Cathedral library, the other in the Benedictine abbey on Michaelsberg ; see P. Ruf, Mittelalterliche Bibliothekskataloge Deutschlands und der Schweiz, III, 3, Munich, 1939, p. 343-344 and 367.

232

t er ence hu nt

Fir enze , Carte Strozziane 3.46 (S)25, third quarter of the fourteenth century, Italy, belonged to Coluccio Salutati.

8

His original stemma was as follows : ω







α

A



β

γ M

O

φ

B

δ S

R

E

P

In this bifid stemma, Reynolds separated BE from A, to which the other manuscripts, conforming to Madvig’s deteriores, were related. In so doing, he presented virtually the same stemma as Schiche in his 1879 article. The stemma suggests that ABE were ultimately descended from a common Carolingian archetype via hyparchetypes (α and φ). A brother of A, β, was then taken to France, where the Academicus primus was attached to it and further copies (γ and δ) were made. While δ stayed in France, γ was taken to Italy, probably by the early fourteenth century, where Dante and, later, Petrarch had access to copies. While both the De finibus and Academicus primus were copied in MOP, only the De finibus was copied in SR. When Reynolds published his Oxford Classical Text, for which it is claimed that he saw about 120 manuscripts, his stemma showed just one small change. A hyparchetype (ε) was inserted beneath γ, and MO were shown as copies of it, while S was a direct copy of γ. Unlike his article of 1992, in which he gave only conclusions, in his edition Reynolds presented enough evidence of readings to back up those conclusions : specifically, he listed the evidence for BE (φ) against AMOSRP (α), for MOSRP (β) against A, for MOS (γ) against RP (δ), for MO (ε) against S, and for RP (δ).

25  This

is not the same as Moreschini’s S.

towa r ds a st em m a of the de finibus

233

Mor eschini ’s Teubner E dition 26 The first paragraph of Moreschini’s Praefatio offers an insight into his approach : Observationes, quae ad Ciceronis De finibus libros eorumque mutuos nexus attinent, quasque iam abhinc quindecim annos proposui, in breve contractae, hae sunt.

But the preface does not really give a contracted version of his earlier article. Instead, it gives a potted history of the printed editions from Madvig, introducing the manuscripts which editors used in the sequence of their use, in much the same way as this article has done. However, it does justify the use of SLY, and of MNV. Curiously, two paragraphs are added towards the end about Reynolds’ edition. In them he asserts that, as far as the manuscript tradition is concerned, Reynolds brought « haud multum novi » : Moreschini himself had already ‘found’ M and its descent from what he calls  γ2 , and Magnaldi had investigated R and its connections with other better witnesses than NV. It remains, he said, to investigate the relationships of these five manuscripts MNVOS – a conclusion with which I concur. He went on to state that he and Reynolds did not see eye to eye on the relationship of P to SLY, but he praised him for his list of printed editions (although nowhere near as exhaustive as those in A. S. Pease’s editions of the De divinatione and De natura deorum27, nor in my own treatment of the tradition of the Academicus primus)28 and in the clarity of his stemma, where he agreed with Reynolds that the De finibus divided into two families – but they were not the same two ! Without giving any supporting readings in the way that Reynolds, meticulously and thoroughly, had done, he declared that his stemma seemed to be more correct29 :

26  C. Moreschini (ed.), M. Tullius Cicero Scripta quae Manserunt Omnia, Fasc. 43. De finibus boroum et malorum, Munich and Leipzig, 2005. 27  A. S. Pease (ed.), De divinatione, Urbana, 1920-1923 (Univ. of Illinois Studies in Language and Literature 6, p. 161-500, 8, p. 153-474) ; Id. (ed.), M. Tulli Ciceronis De natura deorum libri III, Cambridge (Mass.), 1955. 28  T. J. Hunt, Textual History, p. 276-298. 29  The small amount of space allocated to the description of the manuscripts and their relationships is in marked contrast to the length of the excellent introduction (26 pages) in his earlier edition of Jerome’s Dialogus aduersus Pelagianos (Corpus Christianorum, Series Latina 80), Turnhout, 1990, entirely devoted to manuscripts.

234

9

t er ence hu nt

ω



α

δ

A β

γ δ1









B

R

E

Pa γ1 γ2 P L

S Y

M N

V

Not only is this stemma different from that of Reynolds, but it is different from Moreschini’s own of 1987. I would have expected some small refinements to the stemma over a period of eighteen years, but not wholesale ones. The need for change has come about because of the requirement to house ABE, which were absent from his previous article, in the stemma. Whereas α sat atop the limited stemma in the 1987 article, by the time of the 2005 edition it was portrayed as a hyparchetype, from which ABE were descended. Instead of being the parent of δ and RPa, β now became the parent of BE. Γ, which had been the parent or grandparent of MNV, was now relegated to two levels lower, renamed as γ2 , and replaced by δ, which widened its scope to take in all the other cited manuscripts. The lower levels have also been simplified : Y now finds itself on the same level as PLS, and V alongside MN. The impression which one gains of the distribution of γ and δ and their superscripts throughout the lower levels of the stemma is one of some confusion. However, the main difference between Moreschini and Reynolds lies in the position of BE, and of all the other cited manuscripts, relative to A, and in the relationship of R to P. The relative position of P to M is preserved, but their immediate siblings have changed positions between the two editions. At this level, Moreschini’s stemma is more complex and places more demands on the movement of manuscripts, as we shall see. C ompar isons

of the

Two E ditions

Four scholars have ventured their opinions on the relative merits of the two editions, with regard to the stemma.30 First of all, Andrew 30 Reviews of Reynolds’ edition which did not comment on the stemma, are  : P. Hamblenne in Latomus 61-2 (2002), p. 449-450, and in Scriptorium 54-2 (2000),

towa r ds a st em m a of the de finibus

235

Dyck, who had already passed comment on Reynolds’ edition when it was first published,31 with the immediacy which the Internet permits, reviewed Moreschini’s edition against that of Reynolds.32 While his main interest is in the text, he does address some observations to the content of the Praefatio, which have a bearing on the stemma. For example, he finds a reading which Moreschini’s stemma is incapable of handling and admits that « This and other indications shake my confidence […] I suspect that the stemma should look more like that of Reynolds » Dyck summarises by stating that One regrets the apparent reluctance to go beyond positions taken up in 1987. The result is that those concerned with textual problems in Fin. will want to consult M[oreschini] alongside Reynolds, but the OCT remains the basic text of this work, and a definitive edition remains a desideratum.

In a riposte to Dyck’s observations, Moreschini defended his « Latin summary of a paper [he] wrote on the subject in 1987 » on the grounds that he thought that this was the normal way of working,33 just as Reynolds’ Praefatio to his edition of 1998 was, by his own admission, a reaffirmation of his article of 1992. But the main difference in their similar approaches was that, while Reynolds made only the small change of introducing ε above MO in his edition, Moreschini made the wholesale changes listed above. Moreschini went on to justify his stemma with evidence which was lacking from the Praefatio of his edition, bearing on the relationship of M to NV, to the vexed position of BE in relation to A, and to the position of Pa in the stemma. Next, Olli Salomies accepted Reynolds’ division of the tradition into two families, BE and AMOSRP, but lamented Moreschini’s lack of justifying his stemma and his relative silence on Reynolds, hinting at his failure to update the arguments of his earlier article in the light of Reynolds’ intervening findings.34 Later, Michael Reeve reviewed the Teubner edition against the backdrop of Magnaldi’s and Reynolds’ contributions.35 While most of the review is concerned with the preface and the text, Reeve poses several p. 27* (Bulletin codicologique 67) ; and D. R. Shackleton Bailey, Classical Review, 51-1 (2001), p. 48-49. Other reviews of Moreschini are C. Lévy, Revue des Études Latines, 85 (2007), p. 317-319 and F. Corsaro, Orpheus, 28-1-2 (2007), p. 377-379. 31  A. R. Dyck, Bryn Mawr Classical Review, 2000, 07, 12. 32  A. R. Dyck, Bryn Mawr Classical Review, 2005, 11, 18. 33  C. Moreschini, Bryn Mawr Classical Review, 2005, 12, 14. 34  O. Salomies, Arctos, 39 (2005), p. 227-228. 35  M. D. Reeve, Exemplaria Classica, 10 (2006), p. 354-359.

236

t er ence hu nt

questions which relate to the stemma : why does Moreschini now derive PLSY from a common source and make it a relative of Γ rather than of R ; why does he retain LSY and still assign them to the thirteenth century ; why does he still prefer NV as witnesses to Γ over OS ? He also criticizes the choice of sigla used for the hyparchetypes γ1 and γ2 , and notes the confusion which they cause. The final comparison of the two editions was by Magnaldi.36 Her treatment limited itself to the very top of the stemma, and she questioned Reynolds’ decision to separate A from BE, citing many examples where ABE agree against the β tradition, and maintaining her belief in a tripartite stemma. Mor eschini R econsiders Stung by criticisms of his edition and admitting that problems remained to be cleared up, Moreschini published what he promised would be his last word on the manuscript tradition of the De finibus in an article in 2007.37 A lot of the article repeats what he said previously, with more detail, about the history of earlier editions, going back to Orelli (1828), and which manuscripts they used. There follows a discussion of the relationships of two groups of manuscripts : PSLY and MNV, as before. He admits that S and Y may be fifteenth century manuscripts, stating that recentiores are not necessarily deteriores, as is the case with BE, but that there has been no call for redating L. He clings to the belief that Y must be an important manuscript, because it presents correct readings which are not found in P. On MNV, he notes their proximity to PR, and appreciates the desirability of investigating the relationship between NV and OS, predicting that N will be found to be close to S (something which Reynolds had already explicitly stated38), but that MS will not eliminate NV as codices descripti. Finally, Moreschini addresses the vexed question of the relationship of A to BE, showing by his stemma, repeated from his edition, that he holds to his earlier belief that BE are ultimately descended from β, which is related to A through α to form one half of the tradition 36 G. Magnaldi,

« Il De finibus bonorum et malorum di Cicerone : due edizioni a confronto », Bollettino di Studi Latini, 37 (2007), p. 623-638. 37 C. Moreschini, «  Riconsiderando la tradizione manoscritta del ‘De finibus’ », Giornale Italiano di Filologia, 59 (2007), p. 107-115. 38  Cf. L. Reynolds, « Transmission », p. 27.

towa r ds a st em m a of the de finibus

237

against δ. In support of this belief, he offers nine readings, all except one of which are reported in the table on page 242.39 However, external evidence from another work of Cicero can provide a privileged view on part of the stemma of the De finibus. The Ev idence O f The Academicus P r imus The last edition of the Academicus primus worthy of the name (together with the related Lucullus) was that of Otto Plasberg, published by Teubner in two versions, an Editio Maior in 1908 and an Editio Minor in 1922.40 Some time ago I was invited by Professor Carlos Lévy to contribute the text, fragments, testimonia and positive critical apparatus to a new edition of the Academicus primus, which is to be published together with the Lucullus by the Presses Universitaires de France in their Budé (Belles Lettres) series.41 The stemma which I have settled10on is42 : Archetype [β] γ ε η M

O

δ φ

N

θ L

P G V

The archetype is the same as Reynolds’ β ; PMO are the same as in Reynolds. N is the same as in Moreschini and Schiche.43 There are three new manuscripts : 39  The exception is of facete is at I, 7, where the various apparatuses do not supply readings from manuscripts other than ABE. Even some of those passages cited are not entirely convincing : e.g. II, 6, 53, 88 ; III, 11. 40  The texts of Horace Rackham (1933), Charles Appuhn (1937), Raffaello del Re (1961), Michel Ruch (1970) and Olof Gigon (1990) were firmly based on Plasberg. 41  The text of the Lucullus is being established by Professor Ermanno Malaspina of the University of Turin. 42  For simplicity, I use the same sigla (PMON) as in Schiche, Reynolds and Moreschini for manuscripts which are common to both traditions. 43  But V, of course, is not the same as Schiche’s V for the De finibus.

238

t er ence hu nt

Fir enze , Bibl. Naz. Centrale, Magliabecchi XXI 30 (G),44 third quarter of the fifteenth century Fir enze , Bibl. Medicea Laurenziana, Strozzi 37 (L), first quarter of the fifteenth century C ittà del Vatica no , Lat. 1720 (V), mid-fifteenth century.

Of these manuscripts, only G contains a text of the De finibus. The ε tradition, which Plasberg called ‘corrupt’, appears to come from NE Italy, while the φ tradition, which Plasberg called ‘interpolated’, is Florentine. This stemma maps almost perfectly on to Reynolds’ ; the only differences are in the relationships of O to M and the inclusion of N, which was discarded by Reynolds. In the De finibus M and O both descend directly from ε, whereas in the Academicus primus the parent of M was contaminated from a source in the δ tradition. G is relegated by him to a footnote, in a list of Florentine manuscripts which he assigned to the δ tradition.45 The deteriores are ultimately descended from P. It is worth noting that Moreschini’s Y also contains a text of the Academicus primus, which occupies a humble position in the stemma of that work.46 The text of both the Academicus primus and De finibus is by the same hand, which has been described as gothico-humanist and has been dated to the second quarter of the fifteenth century. Often, adjacent copies of both works were drawn from a common exemplar.47 C onclusions The evidence of the Academicus primus clearly shows that a copy became attached to the De finibus in France, mistakenly as a sixth book, by the twelfth century. Prior to that, all of the surviving evidence – extant manuscripts and medieval inventories – points to the De finibus originating in Germany, presumably in monastic institutions as a survival from the Carolingian renaissance. At this level, we may talk of the ‘German tradition’ of the work, incorporating the extant manuscripts ABE, although BE are much later. From this point onwards, we should look to France, initially, extending the tradition, 44  G is the parent of Gdańsk, Gdańska Polskiej Akademii Nauk 2388, which was first used by Halm, and through its siglum γ influenced Plasberg to call the hyparchetype of one half of the tradition Γ. 45  L. Reynolds, « Transmission », p. 30 n. 96. 46  Cf. T. J. Hunt, Textual History, p. 172-175. 47 The only apparent exception to this ‘rule’ is in G, but the two works here are separated by the De fato, although the entire manuscript is written by the same hand.

towa r ds a st em m a of the de finibus

239

with the addition of what remains of the Academici libri. As I have argued elsewhere,48 there are signs that the Academici libri became fragmentary as late as the twelfth century, not long before the oldest extant manuscript. The tradition of the Academicus primus fits so perfectly into that of the De finibus from β downwards, as constructed by Reynolds, that it can be used as a guide to one half (or, if we follow Magnaldi, a third) of the tradition of the De finibus. But at the top of the stemma there is still uncertainty. Does A share a common hyparchetype with BE (Moreschini) or β (Schiche (1879) and Reynolds) ? Or should we posit a tripartite stemma (Madvig and Magnaldi) ? Analysis of the agreements in error shown in the table on page 242, based on Reynolds’ negative apparatus and double-checked against Schiche’s and Moreschini’s editions, inclines towards Reynolds’ view numerically. BE present many shared readings in error against Aβ, and β, in turn, presents many readings in error against ABE. In only one significant reading do ABE share a reading in error against β, at I.66, where it looks as if a correction has been made in β, which has been variously interpreted by its descendants. No-one has suggested that β and BE are related against A and the only agreements in error between them, at II, 27, II, 31, III, 30 and III, 49, are attributable to a commonly mistaken abbreviation, a missing space and orthographical correction, and two places where readings suggested by later editors are preferred. The overwhelming number of agreements in error between A and β, even if many of them are not weighty, suggest that they are related against BE in a bipartite stemma, as per Reynolds,49 but Magnaldi’s concerns and the impressive figures which she presents cannot be ignored. From the point at which A ends (IV, 16), of course, the text is dependent on β and φ alone, whether we identify with a bi- or tri-partite stemma. As the majority of surviving manuscripts belong to the δ tradition, future editors can use Reynolds as a base and locate new manuscripts against his stemma, with the additional framework provided by the evidence of the Academicus primus. It is unlikely that any better manuscripts will come to light, especially after the experience of G. It is tempting to predict that the stemma of the top of the De finibus tradition 48  T. J.

Hunt, Textual History, p. 110-112. implications of the advice of the arch-practitioner Reynolds in his swansong, « Experiences of an editor of Classical Latin Texts », Revue d’Histoire des Textes, 30 (2000), p. 1-15, that bifid stemmata are very unpopular with theorists, should not be disregarded. 49  The

240

t er ence hu nt

will look as follows, once those manuscripts which were discarded by 11 Reynolds but included by Moreschini (NV) have been added : ω





α

A



β

γ

M

B

δ

ε S N V R

φ



E

P

O

The relationship of NV to the other descendants of γ will need to be determined with greater precision ; Reynolds merely states that N is ‘closely related to S’, and that V is a descendant of γ, as are also London, Brit. Libr., Harley 5291 (which, interestingly, presents a deterior text of the Academicus primus, descended ultimately from δ), R eims, Bibl. Mun. 862, which he reported to be closely related to M, and Città del Vaticano, Ottob. Lat. 1988.50 As for how many texts need to be collated for a reliable picture of the tradition of a work to be gained, it is clear that the requirements for creating a stemma differ greatly from those for establishing a text. While Moreschini’s text, which has received praise for its conservative approach, is, by his own admission, based upon the collation of very few manuscripts, his problems over PLSY and OSNV would have been obviated by the collation of more manuscripts, enabling him to gain a wider picture of the tradition. The case of the De finibus and Academicus primus leads on to the vexed question of whether the stemma of one text can be used as a trustworthy guide to the stemma of a related work in the same manuscript, or at least as a working hypothesis. Where two manuscripts have the same contents, in the same order, within the same gathering, written by the same hand, it is only natural to suppose that their texts come from the same source. In these circumstances, at any rate, ap50  L. Reynolds,

« Transmission », p. 27.

towa r ds a st em m a of the de finibus

241

pearances can lead to the truth. But, as with everything concerning manuscripts, the evidence needs to be weighed, not counted. BIBLIOGRAPHY Texts M a dv ig , J. N., M. Tullii Ciceronis De finibus bonorum et malorum, Copenhagen, 18763. M artha , J., Cicéron, Des termes extrêmes des biens et des maux, Paris, 1928. Mor eschini , C., M. Tullius Cicero Scripta quae Manserunt Omnia, Fasc. 43. De finibus bonorum et malorum, München, Leipzig, 2005. R ey nolds , L., M. Tullii Ciceronis De finibus bonorum et malorum, Oxford, 1998. S chiche , T., M. Tullii Ciceronis Scripta quae manserunt omnia, Fasc. 43. De finibus bonorum et malorum, Leipzig, 1915. Studies Hu nt, T. J., A Textual History of Cicero’s Academici libri, Leiden, 1998. M agna ldi , G., « Il codex Rottendorfianus Gronovianus (R) del ‘De finibus bonorum et malorum’ di Cicerone », Atti dell’Accademia delle Scienze di Torino, 120 (1986), p. 133-160. —, « Lo stemma trifido del ‘De finibus bonorum et malorum’ », Atti dell’Accademia delle Scienze di Torino, 121 (1987), p. 87-124. —, « Il codice Rottendorfianus Gronovianus (R) e il testo del ‘De finibus’ », Atti dell’Accademia delle Scienze di Torino, 121 (1987), p. 125-155. —, « Il De finibus bonorum et malorum di Cicerone : due edizioni a confronto », Bollettino di Studi Latini, 37 (2007), p. 623-638. Mor eschini , C., « Studi sulla tradizione manoscritta del De finibus di Cicerone », in Filologia e Forme letterarie. Studi offerti a Francesco della Corte, ed. S. Boldrini et al., Urbino, 1987, II, p. 253-267. —, « Riconsiderando la tradizione manoscritta del ‘De finibus’ », Giornale Italiano di Filologia, 59 (2007), p. 107-115. R ey nolds , L., « The transmission of the De finibus », Italia Medievale e Umanistica, 35 (1992), p. 1-30.

242

t er ence hu nt

List of Agreements in Error in the De finibus between A, β and φ1 Book

§ 

A

β (MOSRP) = δ (Moreschini)

Φ (BE) = β (Moreschini)

I

10

possim

possim

possum2



23

inuenerit

inuenerit

inuenit3



33

depellendus

depellendus

repellendus



66

confirmetur

confirmatur SRP confirmatus MO

confirmetur



ad spem et

et a spe SRP2 et ab spe P1 a spe MO

ad spem et



sententia

II

1

Agreements in error

68

scientia

scientia

6

quasi1 quam2

quasi P om. MOS quasi4 qua fit R

Aφ ?

16

putat dicat

putat dicat SRP dicat MO

putat

Aβ Aβ



24

isto

isto

ista

27

tantum

tamen

tamen

βφ

31

dis placet

displicet MOSRP1 dis placet P2

displicet

βφ

33

tunc

tunc

tum5



53

ut aut

aut MORP ut S

ut

Aφ ?

83

at

at

an



88

si iuratur A se si uratur A 2

sese iuraturum MOS se si iura­ tum R se sui ratum P

si uratur

Aφ ?

89

et

et MOSR quod et P

e



94

et (nullo spatio – Reynolds ; uacuo relicto – More­ schini)

et (spatio relicto) MO et (nullo spatio) S praeterirent et R competenter et P

praecentet



1

2

1

  Using the sigla of Reynolds’ edition.  The accepted readings in Reynolds’and Moreschini’s editions are underlined, except where otherwise indicated. 3   Moreschini reads invenerit. 4   The preferred reading is Goerenz’ quaeso. 5   Moreschini reads tunc. 2

243

towa r ds a st em m a of the de finibus

List of Agreements in Error in the De finibus between A, β and φ1 Book

§ 

Φ (BE) = β (Moreschini)

Agreements in error

philosophi

philosophi

philosophia



apteque

aperteque6



e A 2 om. A1

e MOP est R om. S

e om.



repperere

reperere OSP reperire R repetere M

peperere



108

quid

quid

qui id B quid id E



11

exaequantes se

exaequant esse MO exaequantes se S exsequentes se R exaequent esse P

exaequantes se

Aφ ?

17

quas vel comprehensiones vel perceptiones om.

quas vel comprehensiones vel perceptiones om.

20

intellegit

intellegit

intellegi



21

compositum

compositum

cum positum



solum om.

solum om.

solum



30

ante potui modi (Reynolds) ante potui modo (Moreschini)

antepono cuiantepono cuimodi (cui modi – modi (cui modi – Moreschini) R Moreschini) antepono cuiusmodi MOSP 7

βφ

32

ad primo

ad primo MO2R 2 a primo adprime O1P ad primi R1 ad primum S



44

postne

postne postne R1 ne (in ras. – Moreschini) R 2 potestne M 2O2SP post ne M1O1



45

in corpore harum incorporearum in corpore harum OSRP in corpore harum P2 in corpore sitarum M8

106

6

β (MOSRP) = δ (Moreschini)

apteque

100

III

A





  Moreschini reads apteque.   The preferred reading is Lambinus’ antepono cuicuimodi. 8   The preferred reading is corporearum, found in at least one deterior manuscript. 7

244

t er ence hu nt

List of Agreements in Error in the De finibus between A, β and φ1 Book

IV

9

§ 

A

β (MOSRP) = δ (Moreschini)

Φ (BE) = β (Moreschini)

48

ut propinquat

ut propinquat R appropinquat (adp­ – Moreschini) MP propinquat OS

ut propinquat



50

commendationis

commendationis

commentationis



52

primorie9

primiore MOS primorio P primove R

primori e E primori in B



59

ipsos

ipsos

ipsi



63

eamque

eamque

eandemque



72

didiceremus

diceremus

didicerimus



74

quo

quo

quod



1

uitam

ut tam uitam R in uita P1 in tam MOS in tam uel uitam in mg. (Reynolds) in tam et uitam in mg. (More­ schini) P2



6

de spinas10

de spinis

de spinas



10

res om.11

res

res

βφ

15

significare

significare

significari



  The preferred reading is Heine’s primo.   The preferred reading is Lambinus’ conjecture non spinas. 11   Reynolds reads Madvig’s ars ; Moreschini retains res. 10

Agreements in error

Woldemar G ör ler

ERWÜNSCHTES IRREN ÜBERLEGUNGEN ZU EINEM PROVOZIERENDEN BEKENNTNIS CICEROS Oft genug betont Cicero in seinen philosophischen Schriften, oberstes Ziel all seiner Erörterungen sei die Suche nach der Wahrheit ; unermüdlich seien Argumente und Gegenargumente abzuwägen, ohne Rücksicht auf Wünsche und Interessen, ohne vorgefasste Meinung. Umso überraschender sind zwei Stellen, an denen sich Cicero (oder sein Sprecher) scheinbar leidenschaftlich zum Irren bekennt. Im ersten Buch der Tusculanen hat Cicero seinen jungen Unterredner durch gute platonische Argumente von der Unsterblichkeit der menschlichen Seele überzeugt. Überraschend bietet er nun an, auch für den Fall, dass Platon unrecht habe zu zeigen, dass der Tod kein Übel ist. Der ‘Schüler’ will davon nichts wissen (I, 39) : errare […] malo cum Platone […] quam cum istis vera sentire. Man erwartet einen Tadel des ‘Lehrers’ : die Wahrheit stehe höher als ein persönlicher Wunsch ; zu ihr müsse man sich bekennen, auch wenn es schmerze. Aber Cicero lobt den jungen Mann (40) : macte virtute, ego enim ipse cum eodem ipso non invitus erraverim. Das ist nicht nur überraschend – es ist provozierend ; der bis in die Neuzeit immer wieder gern zitierte Grundsatz Plato amicus, magis amica veritas1 scheint ins Gegenteil verkehrt. Ähnlich äussert sich der alte Cato im nach ihm benannten Dialog, vermutlich ganz im Sinne des Autors (Cato m., 85) : quodsi in hoc erro, qui animos hominum inmortales esse credam, libenter erro nec mihi hunc errorem, quo delector, dum vivo extorqueri volo. ‘Gerne’ (libenter) irrt Cato, ‘nicht ungern’ (non invitus) Cicero. Gewiss, in den Tusculanen erörtert Cicero dann doch die vom Schüler befürchtete Möglichkeit, dass auch die Seele mit dem physischen Tod erlischt, und auch Cato geht – mit herablassendem Spott – auf diese Alternative ein. Aber klar 1 Eindrucksvolle Sammlung : L. Tarán, « Plato amicus sed magis amica veritas », Antike und Abendland, 30 (1984), p. 93-124 (Nachdruck in Collected papers, Leiden, 2001, p. 3-46).

245

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bleibt : Beide ziehen es entschieden vor, an die Unsterblichkeit zu glauben, selbst wenn es irrig sein sollte. Formal verwandt ist eine Stelle aus Ciceros Orator (42) : me […] qui Isocratem non diligunt, una cum Socrate et cum Platone errare patiantur ; ferner Plinius, ep., V, 3, 4 errare me, sed cum illis ; Augustinus, Acad., III, 33 num implorabo auxilia doctorum, cum quibus si superare nequeo, minus pudebit fortasse superari ? (für den Hinweis danke ich Therese Fuhrer) ; Bernhard von Clairvaux, bapt., 2, 8, Migne PL 182, 1036 cum his (Ambrosio et Augustino) […] me aut errare aut sapere fateor ; Goethe, Tasso, 4, 3 « Und irr’ ich mich in ihm, so irr’ ich gern ». Aber in diesen Beispielen geht es um Stilistisches, theologische Subtilitäten, persönliche Beziehungen – nicht um Grundfragen der Philosophie. Ciceros Bekenntnisse zum Irrtum bleiben verstörend2 . Man hat darin, bei einem Meisterredner entschuldbar, rhetorischen Überschwang gesehen3. Aber das genügt nicht, es geht an der Sache vorbei. Bei näherer Betrachtung erweist sich, dass die oben genannten Stellen in Ciceros Schriften nicht isoliert sind, ja dass sie sich sogar gut in seine eigenwillige, ganz persönliche Denkweise einfügen. Zunächst ist daran zu erinnern, dass es für Cicero als akademischen Skeptiker letzte Gewissheit nicht gab ; die Wahrheit als solche bleibt unerreichbar. Niemand kommt über die Anerkennung von lediglich Wahrscheinlichem hinaus. Wir müssen uns damit begnügen, in bloßer ‘Meinung’ (doxa) zu verharren, ‘Meinen’ aber ist Irren ; der konsequente Skeptiker ‘irrt’ also stets. Im Thesaurus linguae Latinae, s.v. erro (1937), col. 810, 56 ist die Bedeutung des Verbums treffend umschrieben : tam de incerto iudicio quam de opinione falsa, der Bearbeiter (O. Hey) fügt hinzu, vielerorts lasse sich nicht entscheiden, welche der beiden Bedeutungen gemeint sei. An unseren Ausgangsstellen, also im Rahmen von akademisch-skeptischen Erörterungen, ist vermutlich die erste Bedeutung gemeint : de incerto iudicio. Das nimmt beiden Stellen viel von der Schärfe : kein Bekenntnis zu eindeutig Falschem (denn auch Falsches kann der Skeptiker ja nicht mit Sicherheit als solches erkennen), sondern Betonung der Unsicherheit. Auch wenn es über die abgelehnte Gegenseite heißt : vera sentire, kann das nicht verstanden 2  Zur Wirkungsgeschichte von Ciceros Umformung siehe L. Danneberg, « Pyrrhonismus, probabilitas und hermeneutische Approximation », in C. Spoerhase, D. Werle, M. Wild (ed.), Unsicheres Wissen, Berlin, 2009, p. 367 : errare malo… wurde im Laufe der Zeit zu « einer frei verfügbaren Variablen, und sie scheint dann eine ebenso sprichwörtliche wie bedingungslose Autoritätsgläubigkeit zum Ausdruck zu bringen. » 3  J. G. F. Powell in seinem Kommentar zum Cato maior, Cambridge, 1987, p. 265 : « Cicero the rhetorician here triumphs over Cicero the philosopher. »

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werden als ‘unbezweifelbar Wahres’, ‘objektiv Gültiges’ erkennen – das ist ja aus skeptischer Sicht für beide Seiten unmöglich. Vera sentire dürfte ironisch gemeint sein, als eine Art Zitat : ‘die eigene Meinung als die allein-richtige werten’ (wie es die Epikureer taten). Das wird durch die kurzen Charakterisierungen nahegelegt : isti, ‘die da’, sehr verächtlich, Cato m., 85 minuti philosophi, ‘kleinlich’, ‘kleindenkend’, minderwertig. Es ist allerdings zuzugeben, dass durch den zugespitzten Gegensatz errare – vera sentire das ‘Irren’ Ciceros nahe an die Bedeutung ‘Falsches für wahr halten’ herangerückt wird. Hier kann wirklich rhetorischer Überschwang mit im Spiel sein. Entscheidend für das richtige Verständnis von errare ist Ciceros Bekenntnis zu Beginn seiner langen Rede im Lucullus (66). Als Ziel seines Denkens nennt er einmal mehr das Aufspüren der Wahrheit, sie zu finden sei das Herrlichste überhaupt (pulcherrimum). Falsches als wahr anzuerkennen sei dagegen in höchstem Maße verwerflich : pro veris probare falsa turpissimum. Das sind klare skeptische Grundsätze, und man erwartet, dass Cicero sich entschlossen zeigt, ihnen zu folgen. Zwar bleibt die Wahrheit selbst menschlichem Denken verschlossen und unerreichbar. Aber es ist immerhin möglich, die schlimmste Verfehlung zu vermeiden, indem man niemals Falsches oder Unsicheres ‘billigt’. Für den Skeptiker gefordert ist eine durchgehende ‘Urteilsenthaltung’ (epoché), ein Verzicht auf jede apodiktische Aussage. Aber das ist Ciceros Sache nicht. Der Ton schlägt um. Cicero distanziert sich vom skeptischen Idealbild, dem ‘Weisen’ – und bekennt sich für seine Person, als fehlbarer Mensch, zum ‘Meinen’, nicht etwa kleinlaut und resigniert, sondern mit sichtlichem Stolz : magnus quidam sum opinator. Es folgt ein aufschlussreiches Bild. Cicero vergleicht seine philosophischen Überlegungen mit einer Seefahrt, sich selbst mit dem Steuermann4. Im skeptischen Sinne müsste das Gleichnis so ausgeführt 4  Ein ähnliches Bild bei Rousseau, Émile, 4. Buch (Paris, 1961, p. 321 : « le triste sort des mortels flottant sur cette mer des opinions humaines, sans gouvernail, sans boussole, sans autre guide qu’un pilote inexpérimenté qui méconnait sa route. » Aber der pessimistische Grundton steht in deutlichem Gegensatz zu Ciceros begeisterter Schilderung. Die gleiche Metapher auch Émile, 1. Buch, p. 21 : « Prends gare, jeune pilote, que ton cable ne file ou que ton ancre ne laboure, et que le vaisseau ne dérive avant que tu t’en sois aperçu. » Auch Schopenhauer verwendet das Bild (er ihn klarer Anlehnung an Cicero) : « meine rücksichtslose und nahrungslose, grüblerische Philosophie, welche zu ihrem Nordstern ganz allein die Wahrheit, die nackte, unbelohnte, unbefreundete, oft verfolgte Wahrheit hat und ohne rechts oder links zu blicken gerade auf diese zusteuert » (Die Welt als Wille und Vorstellung, Vorrede zur 2. Auflage v. 1884, x x v iii). Schopenhauer hat das gleiche Ziel wie Cicero ; aber während der Römer die Seefahrt ins Weite freudig genießt, klagt der Danziger grämlich über Mühen und Gefahren.

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werden : der Steuermann/Philosoph macht sich alle nautischen Hilfsmittel zunutze, erwägt sorgfältig das Für und Wider jeder Position und Richtung, und kann doch niemals sicher sein, das Richtige zu tun. Aber in Ciceros folgenden Worten steht das genaue Gegenteil : meas cogitationes sic dirigo : non ad illam parvulam Cynosuram (ein unbedeutendes Sternbild, das jedoch sichere Fahrt nahe der Küste versprach), sed Helicen et clarissimos Septentriones, id est rationes has latiore specie, non ad tenue limatas. eo fit ut errem et vager latius. – nicht der ‘winzige Hundeschwanz’ soll ihn leiten. Nein, er will hinaus auf die hohe See ; sein Leitstern ist das strahlende Siebengestirn5. Es steht symbolisch für erhabene, « weitreichende » Gedanken. Das ist nicht mit Bedauern gesagt, wie es Schäublins Übersetzung6 nahelegt : « weswegen ich mich verliere und weiter vom Kurs abkomme. » Nein, das hätte er kaum von sich gesagt, dass er sich er sich immer wieder gründlich verfahre. Der Ton liegt auf latius, das Adverb gehört zu sowohl zu errem als auch zu vager. Es bezeichnet die Weite, das Erhabene und Großzügige. Der Gegensatz zum’winzigen Hundeschwanz’ ist unübersehbar, die rationes latiore specie stehen im Kontrast zu den rationes ad tenue limatas : den bis ins kleinste ausgetüftelten Überlegungen. Sogleich denkt man an die von Cato (Cato m., 85) genannten minuti philosophi. Kleinliches war Ciceros Wesen fremd7. Er entscheidet sich für die ‘Weite’, für das Großartige, Erhabene. In diesem Sinne schlägt er sich in der Frage eines Weiterlebens nach dem Tode ‘gerne’ auf die Seite Platons, gegen die kleinlichen Materialisten – auch wenn es beim ‘Irren’ bleiben muss. Nun erhebt sich freilich wiederum die Frage, wie eine solche Bevorzugung mit skeptischen Grundsätzen vereinbar ist. Cicero sagt es selbst oft genug : Der Skeptiker muss offen sein für jedes Gegenargument ; Vorurteile oder gar persönliche ‘Wünsche’ darf es nicht geben. 5 Der Glanz des Siebengestirns (clarissimi septemtriones) steht ersichtlich für das ‘Licht der Wahrheit’ ; dazu immer noch wichtig H. Blumenberg, « Licht als Metapher der Wahrheit », Studium Generale, 10 (1957), p. 432-457 (Nachdruck in Ästhetische und metaphorologische Schriften, Frankfurt am Main, 2001, p. 139-171). Dem Skeptiker bleibt zwar die Wahrheit (Luc., 31 nihil […] enim est veritatis luce dulcius) verborgen, aber auch das Wahrscheinliche ‘leuchtet auf ’, u.a. off., 2, 8 (elucere) ; für den Stoiker ist das Evidente ‘von Licht umflossen’ (Luc., 45). Siehe ferner W. Görler, Untersuchungen zu Ciceros Philosophie, Heidelberg, 1974, p. 96 sq. Anm. 1. 6 M. Tullius Cicero, Akademische Abhandlungen. Lucullus, Text und Übersetzung von C. Schäublin, Hamburg, 1995, p. 87. 7  Bezeichnend sein Spott über sophistische und stoische Tüfteleien : Luc., 75 (über megarische Fangfragen) fallaces conclusiunculae ; Luc., 98 (über logische Subtilitäten) omnes istos aculeos et totum tortuosum genus disputandi relinquamus ; Tusc., II, 42 Stoici […] qui contortulis quibusdam et minutis conclusiunculis […] effici volunt non esse malum dolorem. Siehe ferner W. Görler, Untersuchungen, p. 76-78.

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Schon in der rhetorischen Jugendschrift De inventione (2, 9) verspricht er, gerne werde er seine Meinung ändern, sollte er einmal leichtfertig irrig geurteilt haben : non enim parum cognosse, sed in parum cognito stulte et diu perseverasse turpe est […] nos quidem sine ulla affirmatione simul quaerentes dubitanter unum quicque dicemus. Diesem Grundsatz ist er treu geblieben. In unserem Zusammenhang verdienen die Aussagen am Ende des Prooemiums zum Lucullus (9) besondere Beachtung. Cicero tadelt die Oberflächlichkeit gewisser Zeitgenossen, die sich allzu schnell auf eine bestimmte Position oder Schule festlegen und dann blind der Autorität des Lehrers folgen : nescio quo modo plerique errare malunt ( !) eamque sententiam, quam adamaverunt pugnacissime defendere quam sine pertinacia quid constantissime dicatur exquirere. Das ist fast eine Umkehrung dessen, was in Tusc. I, 39 Cicero und sein Schüler, im Cato maior (85) der dem Tode nahe Titelheld sagen. Cato ist geradezu ein Muster für die hier (Luc., 9) so entschieden abgelehnte Hartnäckigkeit : Solange er lebe, werde er sich den Glauben an die Unsterblichkeit der Seele (hunc errorem) nicht entreißen lassen. Wo Cicero skeptische Offenheit fordert, erscheint diese Haltung kühl und gelassen : Ein Lehrsatz gilt zunächst als wahrscheinlich, dann scheint ein Gegenargument stärker, und ich gebe die frühere Ansicht auf, ohne nennenswerte emotionale Bewegung, und mache mir die neue Ansicht zueigen, und so fort… Das ist schwer vereinbar mit den zuvor betrachteten leidenschaftlichen Bekenntnissen. Den alten Cato hätte es bitter geschmerzt, wäre ihm durch unwiderlegliche Argumente der so geliebte Glaube an die Unsterblichkeit der Seele je entrissen worden. Nur wenige nehmen es gleichgültig hin, wenn sie genötigt werden, eine lange gehegte, liebgewordene Ansicht aufzugeben. Zwei Stimmen aus neuerer Zeit, Zufallsfunde : Charles Darwin notiert in seiner Autobiographie (1881) : « I have steadily endeavoured to keep my mind free, so as to give up any hypothesis, however much beloved (and I cannot resist forming one on every subject), as soon as facts are shown to be opposed to it »8. Das Bedauern ist unübersehbar, aber auch ein gewisser Stolz darauf ist zu spüren, bei der Suche nach dem Richtigen persönliche Vorlieben hintan gestellt zu haben. Nicht weniger deutlich der deutsche Gräzist Ulrich von Wilamowitz-Moellendorff, in einer Fußnote seines Platon-Buches9 : Nur ganz allmählich habe er sich freigemacht von Schleiermachers 8  The Works of Charles Darwin, vol. 29. The Autobiography, ed. N. Barlow, London, 1989, p. 160. 9  Platon, Sein Leben und seine Werke, Band 1, Berlin, 1919 (5. Aufl. 1959), p. 384 Anm. 1. Man glaubt es dem selbstbewussten Mann gern, dass ihm dieses Eingeständnis

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Datierung des Phaidros ; daher « weiß ich, was es kostet, einen lieben Irrtum abzulegen ; aber die Wahrheit ist das liebe an sich. » Beide Forscher, in all ihrer Verschiedenheit, suchen unbefangen nach dem Richtigen ; vorgefasste Meinungen, und seien sie noch so sehr ans Herz gewachsen, werden im Licht besserer Argumente mit Bedauern aufgegeben. Es ist der alte Grundsatz : Plato amicus, magis amica veritas. Wie kann man es verstehen, dass Cicero, der anderswo mit Stolz genau nach diesem Grundsatz vorgeht, ihn in Tusc., I, 39 und Cato m., 85 in sein Gegenteil verkehrt ? Der Schlüssel zum Verständnis liegt in einer Besonderheit des ciceronischen Denkens, die an anderer Stelle ausführlich dargelegt worden ist10. Cicero kennt zu mehreren philosophischen Grundfragen jeweils zwei verschiedene Positionen : eine ‘erhabene’, erhebende und darum erwünschte Ansicht, und eine niedere, eher bedrückende, in der sinnlichen Erfahrung verwurzelte Position. Beide werden von ihm vertreten, oft in der gleichen Schrift, gelegentlich nebeneinander in schroffem Gegensatz. Immer wieder wurde Cicero deshalb Inkonsequenz und widersprüchliches Denken vorgeworfen. Zu unrecht : Er ‘schwankt’ nicht beliebig und leichtfertig zwischen den Extremen. Beide sind stets im Bewusstsein ; sie stehen in einem fortwährenden Widerspiel. Die ‘niederen’ Ansichten können sich auf die Sinneswahrnehmung und die alltägliche Erfahrung berufen, auch auf scheinbar zwingende platte Beweise. Sie sind deshalb naheliegend und attraktiv. Viele hängen ihnen an ; sie glauben weder an ein Weiterleben nach dem Tode noch an eine planende und fürsorgliche Gottheit. Um sich diesem ‘Druck nach unten’ zu entziehen, bedarf es persönlicher Anstrengung und eines starken Willens. Es gilt zu kämpfen gegen das kleinliche, sich nur an konkreter Erfahrung orientierende Denken. Das lässt sich am Motiv des gern in Kauf genommenen Irrens exemplarisch zeigen. Der Glaube an die Unsterblichkeit, die ‘erhabene’ Position, ist permanent bedroht. Da ist erstens die Überzahl derjenigen, die die andere Meinung vertreten. Im ersten Tusculanenbuch will Cicero seinen jungen Freund gegen alle Anfechtungen wappnen : (I, 77) : catervae veniunt contra dicentium – ganze Scharen von Gegnern werden auftreten, nicht nur die materialistischen Epikureer, sondern auch der Peripatenicht leicht geworden ist ; für Thomas Mann war er « das eitle Gespenst » (Brief an Karl Kerényi vom 15. Juli 1936). 10 W. Görler, Untersuchungen ; W. Görler, G. Gawlick, Cicero, in Grundriss der Geschichte der Philosophie. Die hellenistische Philosophie, Basel, 1994, 2. Halbband, p. 991-1168, bes. 1099-1118 ; knapper in F. Ricken (ed.), Philosophen der Antike, Band 2, Stuttgart, 1996, p. 82-109.

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tiker Dikaiarch ; Tusc., I, 50 plurimi contra nituntur ; Tusc., I, 55 (über einen nicht ganz zwingenden Beweis Platons) licet concurrant omnes plebei philosophi […] ne hoc quidem ipsum, quam subtiliter conclusum sit, intellegent. Eine andere Gefahr, die von der ‘niederen’ Gegenseite ausgeht, sind tückische logische Operationen (Tusc., I, 78) : movemur […] saepe aliquo acute concluso, labamus mutamusque sententiam. Um durch Übermacht und Tücke nicht nach ‘unten’ gedrückt zu werden, bedarf es eines ‘großen Geistes’ (Tusc., I, 38) : magni […] est ingenii sevocare mentem a sensibus et cogitationem ab consuetudine abducere. Und vor allem bedarf es fester Entschlossenheit, der einmal gewonnenen ‘höheren’ Position treu zu bleiben. Die Gegenseite ist mächtig ; sie scheut vor Gewalt nicht zurück. Aber mit Willenskraft kann man ihr widerstehen (Cato m., 85) : ‘Meinen lieben Irrtum will ich mir nicht entwinden (extorqueri) lassen’11 ; der Schüler (Tusc., I, 77) me nemo de inmortalitate depellet ; ähnlich der Stoiker Balbus in De natura deorum (II, 46) : Epikur werde ihn niemals von seinem Gottesbegriff abbringen, numquam me movebit ; im gleichen Dialog der Skeptiker Cotta, über sein Bekenntnis zur althergebrachten römischen Religion (n.d., III, 5) nec me ex ea religione […] ullius umquam oratio […] movebit, stärker noch n.d., III, 7 mihi […] ex animo exuri non potest ; Cicero selbst über seinen ethischen Standpunkt (Luc., 139) a Polemonis et Peripateticorum et Antiochi finibus non facile divellor. Es ist demnach deutlich, weshalb Cicero den jeweils ‘höheren’ Standpunkt (Leben nach dem Tode, planende Gottheit, hoher Rang der Tugend) mit so viel mehr Nachdruck vertritt als den entgegengesetzten, ‘niedrigen’ (Seele erlischt mit dem physischen Tod, blinder Zufall in der Natur, Tugend kein Wert an sich). Die von einer Mehrheit getragenen und von ‘unbedeutenden’ (plebei, minuti) Philosophen unterstützten Meinungen stellen sich von selbst ein, man gleitet zu ihnen hinab, wenn man sich nicht dagegen auflehnt, sich über sie erhebt und den besseren Standpunkt verteidigt. Und dazu ruft Cicero unermüdlich auf. Aber es stellt sich die Frage, mit welchem Recht er das tut. Gewiss, es ist erbaulich, an ein Weiterleben zu glauben, die Vorstellung einer planenden, vielleicht sogar gerechten und fürsorglichen Gottheit ist in mehrfacher Hinsicht willkommen. Aber das kann für einen Denker mit philosophischem Anspruch kein hinreichender Grund sein, diesen 11 

Überraschend ähnlich Rousseau in einem Brief an Voltaire (18. August 1756, Correspondance complète, éd. R. A. Leigh, Genève, 1967, p. 81) : « Non, j’ai trop souffert en cette vie pour non pas attendre une autre. Toutes les subtilités de la métaphysique ne me feront pas douter un moment de l’immortalité de l’ame ; je la sens, je la crois, je la veux, je l’espère, je la deffendrai jusqu’á mon dernier soupir. »

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Positionen den Vorrang zu geben. Das ist kaum verhülltes Wunschdenken12 , und Cicero hat selbst mehrfach gegen philosophisches Wunschdenken energisch argumentiert13. Ist er schierer Willkür verfallen ? Hat er sich leichtfertig (temere) zwischen den Extremen entschieden ? Das wird man ausschließen können. Wie Carlos Lévy unlängst gezeigt hat, durchzieht der Appell gegen temeritas wie ein roter Faden Ciceros gesamtes philosophisches Werk14. Gewiss, wenn sich Cicero zu erhabenen Ansichten bekennt, ist es ein Urteil unter Vorbehalt. Der Skeptiker bleibt sich dessen bewusst, dass sicheres Wissen nicht zu erreichen ist, dass er nicht über Irren (im oben skizzierten Sinne) und über Glauben hinauskommt. Aber kann man sich entschließen, etwas zu glauben ? Darüber wird gerade in der heutigen Erkenntnistheorie heftig diskutiert15. Es wird unterschieden zwischen Evidentialismus : Fürwahrhalten bei vorliegender Evidenz, und Voluntarismus : Fürwahrhalten als bloßer Willensakt. Ist Cicero reiner Voluntarist ? Er würde das wohl bestreiten. Er nennt angeblich objektive Kriterien, die ihn zum Glauben an die ‘höheren’, tröstlichen und darum erwünschten Ansichten drängen (und steht damit im Gegensatz zum christlichen Credo quia absurdum) : – Er beruft sich auf andere Denker und deren Autorität16. In unserem Ausgangsbeispiel (Tusc., I, 39) ist es Platon, dem Cicero sich anschließt, ja unterordnet. Oft nennt er auch Sokrates und die ‘alten’ Philosophen insgesamt ; an anderen Stellen sind es die ehrwürdigen 12 Ausführlich zu Ciceros ‘gewünschten’ Ansichten W. Görler, Untersuchungen, p. 118-132. Das Spektrum der Beispiele ist weit : von leidenschaftlichen philosophischen Wünschen, die fast den Charakter von Postulaten haben bis zu Fragen bloßer Definition, z.B. bei der Suche nach dem vollendeten Redner (‘der Mann den wir suchen’, ‘erfassen wollen’). 13  Zum Beispiel Luc., 121 (gegen den Atomismus) optare hoc quidem est, non disputare ; Tusc. II, 30 (gegen die radikale stoische Ethik) optare hoc quidem est, non docere ; fat., 46 (gegen die epikureische Erklärung der Willensfreiheit) optare hoc quidem est, non disputare (wörtlich aus Luc., 121). 14  « La critique de la temeritas, argument majeur du scepticisme cicéronien ? », Vortrag auf der Tagung Philosophie in Rom – Römische Philosophie, Beilngries, Schloss Hirschberg, Februar 2013, Veröffentlichung geplant Basel, 2015 (Philosophia Romana 1). 15 B. Williams, Deciding to believe, in Id., Problems of the Self, Cambridge, 1973, p. 136-151 (ich danke Peter Bieri für den Hinweis) ; G. McCarthy (ed.), The Ethics of Belief Debate, Atlanta, 1986 ; J. Adler, Belief ’s Own Ethics, Cambridge (Mass.), 2002 ; R. Schüßler, Der Wille zur Meinung. Ignacio de Camargo und Antonius Terillus zur Macht des Willens über das Fürwahrhalten, in C. Spoerhase et al. (ed.), Unsicheres Wissen (wie Anm. 2), p. 339 sq., dort weitere Literatur. 16 Ausführlich W. Görler, Untersuchungen, p. 154-171, dort auch markante Äußerungen Ciceros gegen blinden Autoritätsglauben.

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römischen Altvorderen : Cotta glaubt ihnen, schließt sich ihrer Gottesvorstellung an und stellt sie höher als ratio und philosophische Überprüfung. Die Bekenntnisse zu fremder Autorität sind oft leidenschaftlich, kompromisslos – wohl auch um es auszugleichen, dass es sich eben nicht um Beweise und rationale Gewissheit handelt. Denn auch das weiß Cicero : Die Berufung auf fremde Autorität ist nichts anderes als der Verzicht auf eigene kritische Prüfung, und deshalb tadelt er an anderen Stellen (siehe oben 249 sq.) genau diese Haltung. Auch hier zeigt sich sein ‘polares’ Denken. – Cicero beruft sich ferner – sowohl in der Frage des Weiterlebens nach dem Tode als in der Gottesfrage – auf die allgemeine, übereinstimmende Meinung, meist mit weitausholendem Blick in die tiefe Vergangenheit und auf ferne Völker17. Da ist er in guter Gesellschaft. Aber einen Beweis wird das ehrwürdige argumentum e consensu heute niemand mehr nennen. Und wir müssen kritisch anmerken : in einigen der zuvor betrachteten Texten war die ‘Mehrzahl’ gerade auf der anderen, der abgelehnten Seite : ganze Scharen (catervae) werden gegen das Weiterleben argumentieren… Aber dort waren wohl eher konkurrierende Philosophen gemeint : vulgäre, kleingeistige Denker, bei der Betonung des consensus dagegen die Menschheit in ganzer Breite. – Er beruft sich auf ‘Evidentes’18. Dieses Kriterium ist offenkundig mit dem zuvor genannten eng verwandt : Das ‘unbezweifelbar Klare’ sehen alle, alle vertrauen darauf. Der Abschnitt Tusc. I, 32-35 ist ganz von diesem Gedanken durchzogen, siehe vor allem 35 : quodsi omnium consensus naturae vox est omnesque, qui ubique sunt, consentiunt esse aliquid quod ad eos pertineat qui vita cesserint, nobis quoque idem exis­ timandum est. Zur Gottesfrage exemplarisch n.d., II, 4 : Der Stoiker Balbus beginnt seinen Vortrag mit der Feststellung, die Frage nach der Existenz einer planenden Gottheit bedürfe keiner langen Erörterung (gemeint ist : keiner Begründung) quid enim potest esse tam apertum tamque perspicuum, cum caelum suspeximus caelestiaque contemplati sumus, quam esse aliquid numen praestantissimae mentis quo haec regantur ? Durch die Berufung auf das Evidente scheint sich Cicero dem anzunähern, was in neuer Terminologie Evidentialismus genannt wird, also im Gegensatz steht zum Voluntarismus, zu einer Meinungs- und Glaubensbildung durch einen Akt des Wollens. Aber das ist nur bedingt richtig : nach Ciceros eigenen Definitionen gehört es zum We17 Übergreifende

Darstellung : R. Schian, Untersuchungen über das ‘argumentum e consensu gentium’, Hildesheim, 1973. 18 Zum folgenden ausführlich : W. Görler, «  Les ‘évidences’ dans la philosophie hellénistique », in C. Lévy, L. Pernot (éd.), Dire l’évidence. Philosophie et rhétorique antiques, Paris, 1997, p. 131-143.

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sen des Evidenten, dass es unbeweisbar ist, aber auch keines Beweises bedarf, dass es sich bei unvoreingenommener Betrachtung von selbst erschließt – und da nicht jeder zur unvoreingenommenen Betrachtung fähig oder willens ist, schließt Cicero gern nachdrückliche Appelle an : Öffnet doch nur die Augen, verschließt euch nicht der Wahrheit… Das aber rückt Ciceros Evidenzbegriff ungewollt in die Nähe des Voluntarismus. Denn genau das : ‘die Augen öffnen’, ‘sich nicht verschließen’, ist ein Willensakt – in anderen Worten : die Entscheidung, etwas zu glauben. Und der Appell, diesen Schritt zu tun, ist der Versuch, auch andere für den eigenen Glaubenswunsch zu gewinnen. Gewissheit – oder auch nur ein objektives Kriterium für größere Wahrscheinlichkeit – ist auf diesem Wege nicht zu gewinnen. Es lässt sich nicht bestreiten : Ciceros immer wieder durchbrechende Neigung, gewisse philosophische Positionen anderen vorzuziehen, sie zu ‘begünstigen’, für sie zu kämpfen, sie zu verteidigen, ist mit kühlrationalem und orthodox-skeptischem Denken nicht vereinbar. Das wäre unentschuldbar, wenn Cicero, ohne es zu bemerken, in irrationales Wunschdenken hineingeglitten wäre. Aber das ist, wie sich gezeigt hat, nicht der Fall – im Gegenteil. Oft genug macht sich Cicero auch zum Anwalt strenger Rationalität, tadelt unnachsichtig Vorurteile und hartnäckiges Beharren, verspottet und verurteilt Wunschdenken und unbegründeten Glauben. Dieser Gegensatz durchzieht sein Werk. Er wurde oft dafür getadelt : für widersprüchliches philosophisches Denken. Aber wie das oben betrachtete Bekenntnis im Lucullus (66) und das schöne anschließende Gleichnis zeigen, ist das nicht eigentlich ein Gegensatz innerhalb des philosophischen Denkens. Es ist ein Widerstreit, fast eine Zerrissenheit, zwischen dem objektiv-skeptischen Denker und dem Menschen Cicero mit seinen eigenen, subjektiven Empfindungen und Wünschen. Es hebt ihn von den trockenen Lehrbüchern seiner hellenistischen Vorläufer ab, dass er uns an dieser inneren Auseinandersetzung teilhaben lässt. Darum lesen und lieben wir ihn. BIBLIOGRAPHIE B lumenberg , H., « Licht als Metapher der Wahrheit », Studium Generale, 10 (1957), p. 432-457 ; Nachdruck : Blumenberg, Ästhetische und meta­phorologische Schriften, Frankfurt am Main, 2001, p. 139-171. G ör ler , W., Untersuchungen zu Ciceros Philosophie, Heidelberg, 1974. L év y, C., « La critique de la temeritas, argument majeur du scepticisme cicéronien ? », in : Müller, G. M., Zini, F. M. (Hg.), Philosophie in Rom – Römische Philosophie ?, Basel, im Erscheinen 2015 (Philosophia Romana 1).

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Tar á n , L., « Plato amicus sed magis amica veritas », Antike und Abendland, 30 (1984), p. 93-124 ; Nachdruck : Tarán, Collected papers, Leiden, 2001, p. 3-46. Willi a ms , B., « Deciding to believe », in : Williams, Problems oft the Self, Cambridge, Mass. 1973, p. 136-151.

Jean-Baptiste G our inat

CICÉRON FONDATEUR DU PROBABILISME ? REMARQUES SUR L’EMPLOI DU TERME PROBABILIS CHEZ CICÉRON Comment le terme probabilis, qui signifie originellement « ce qui est digne d’être approuvé », « ce qui peut être approuvé », « ce qui est démontrable » en est-il venu à connoter la « probabilité », c’est-àdire une notion statistique plus ou moins objective ? Dans la section intitulée « Doute et action : Cicéron fondateur du probabilisme ? » de son Cicero Academicus, Carlos Lévy rappelle que Cicéron traduit par le même terme probabile deux termes grecs distincts, εὔλογον et πιθάνον1. Pour traduire le second terme, Cicéron utilise aussi le terme verisimile2 . Cette traduction alternative, si elle avait été systématiquement employée par Cicéron pour traduire πιθάνον aurait sans doute évité une confusion entre les deux termes grecs. Or tel n’est pas le cas. Carlos Lévy voit dans cette décision de traduire par le même terme probabile les deux termes grecs εὔλογον et πιθάνον une décision fondatrice d’une certaine forme antique de « probabilisme » : Cicéron abolissait la différence entre Arcésilas et Carnéade3 et il « importait implicitement de sa rhétorique dans sa philosophie ce concept de fréquence, promis à un riche avenir »4. Sans doute Cicéron n’est-il pas entièrement responsable de l’assimilation des deux termes : en grec, même à l’époque de Cicéron, les termes εἰκός, εὔλογον et πιθάνον semblent avoir été relativement interchangeables5, mais, en cristallisant cette confusion dans son exposé des positions d’Arcésilas et de Carnéade, ainsi que dans celui du 1 C. Lévy, Cicero Academicus. Recherches sur les Académiques et sur la philosophie cicéronienne, Rome, 1992, p. 290. 2  Ibid., p. 285-286. 3  Ibid., p. 288. 4  Ibid., p. 290. 5  Voir J. Glucker, « Probabile, Veri Simile and related terms », dans J. G. F. Powell (ed.), Cicero the Philosopher, Oxford, 1995, p. 127.

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stoïcisme, Cicéron semble avoir fait un grand pas dans la direction de la transformation du probable en une notion connotée par celle de fréquence et de probabilité. Les deux termes grecs ont en effet des sens distincts dans le stoïcisme6 comme dans l’histoire des débats sur le critère d’action : alors que εὔλογον est un terme commun aux stoïciens et à Arcésilas, πιθάνον est le critère d’action de Carnéade7 et, tandis que, dans le stoïcisme, πιθάνον indique une probabilité proche du sens moderne du terme, εὔλογον indique ce à quoi l’on ajoute foi, ce qui est crédible, ce qui provoque l’assentiment8. On voudrait revenir ici sur la transformation que Cicéron fait subir à ces deux notions distinctes en les unifiant. P robabile

et eulogon da ns les définitions du devoir

L’usage du terme εὔλογον est commun à la définition stoïcienne du devoir (καθῆκον) telle qu’elle apparaît dans le stoïcisme, vraisemblablement dès Zénon, et à celle de l’action correcte (κατόρθωμα) chez Arcésilas. La définition stoïcienne du devoir nous est transmise par Diogène Laërce9, qui, sans l’attribuer formellement à Zénon, semble impliquer que c’est à lui qu’il faut l’attribuer : Ils disent que le convenable est ce dont l’accomplissement possède une justification raisonnable (ὃ πραχθὲν εὔλογόν ἴσχει ἀπολογισμόν), par exemple ce qui est conséquent dans la vie, ce qui s’étend aussi aux plantes et même aux animaux (en effet on voit en eux des choses qui leur conviennent). Zénon a été le premier à nommer ainsi le « convenable », en prenant cette dénomination dans le sens de « ce qui arrive en accord avec certains ». C’est une activité qui est appropriée aux constitutions en accord avec la nature. (Diogène Laërce, VII, 107-108.)

La définition de l’action correcte par Arcésilas nous est transmise par Sextus Empiricus : Arcésilas soutient que celui qui suspend son jugement sur toutes choses règle ses choix et ses rejets et en général ses actions sur le raisonnable (κανονιεῖ τὰς αἱρέσεις καὶ φυγὰς καὶ κοινῶς τὰς πράξεις τῷ εὐλόγῳ), et en se fiant à ce critère il agira correctement. Le bonheur survient grâce à la prudence, et la prudence réside dans les actions correctes, et l’action correcte est celle dont l’accomplissement possède une justifica6  Voir

Diogène Laërce, VII, 75-76. Sextus Empiricus, M. VII, 158 ; 166. 8  Voir Cicéron, Ac. Pr. II, 108-109. 9 Une définition parallèle se trouve chez Stobée, Eclog. II, 7, p. 85, 13-18, éd. Wachsmuth (SVF III 494). 7  Voir

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tion raisonnable (τὸ δὲ κατόρθωμα εἶναι ὅπερ πραχθὲν εὔλογον ἔχει τὴν ἀπολογίαν). Par conséquent, celui qui s’attache au raisonnable agira correctement et sera heureux. (Sextus Empiricus, Adversus Mathematicos, VII, 158.)

Tandis que la définition du kathekon est double chez Zénon, et comprend à la fois la « justification raisonnable » et le fait d’être conséquent dans la vie, la définition de l’action correcte chez Arcésilas ne comprend que la première partie de la définition. Il est difficile de dire qui d’Arcésilas ou de Zénon a le premier employé la « justification raisonnable », et l’a appliquée l’un à l’action correcte et l’autre à l’action convenable10. Bonhöffer pensait que la notion avait été empruntée par les stoïciens à l’académie mais qu’elle n’avait pas nécessairement le même sens chez Zénon que chez Arcésilas11. Or, si la conception de Zénon et celle d’Arcésilas ne sont jamais confrontées directement dans nos sources, Sextus place l’élaboration de la notion de katorthoma chez Arcésilas dans le contexte d’une critique de Zénon, tandis que la notion de kathekon est toujours rapportée comme une innovation de Zénon, sans référence à la position d’Arcésilas. Arcésilas a rejeté la compréhension (κατάληψις) des stoïciens mais, comme il est nécessaire d’avoir un critère pour agir, il a admis que celui qui suspend son jugement se règle sur ce qui est « raisonnable » (§ 150-158). Dans cette perspective, deux choses sont théoriquement possibles : ou bien Arcésilas a remplacé la compréhension comme critère d’action stoïcien par le raisonnable, et Zénon a ensuite intégré cette notion dans sa conception du devoir, ou bien Zénon a le premier conçu le « raisonnable » comme critère du devoir, et Arcésilas a emprunté à Zénon la notion de « justification raisonnable » et l’a appliquée au katorthoma en montrant que celui-ci ne pouvait pas dépasser le simple convenable. C’est cette seconde possibilité qui paraît la plus vraisemblable : en épistémologie, Zénon a distingué l’opinion, la compréhension et la science, et Arcésilas a contesté l’existence de la compréhension et de la science, et soutenu la nécessité de la suspension généralisée du jugement ; de même, en éthique, Zénon a distingué le convenable, qui repose sur le raisonnable, et l’action parfaite, qui repose sur la vertu du sage comprise comme une science, et Arcésilas a vidé cette distinction de sa substance en ramenant l’action parfaite du sage, qui repose sur sa vertu-science chez Zénon, à une action qui repose uniquement sur le raisonnable. 10  Voir A.-M. Ioppolo, Opinione e scienza. Il dibattito tra Stoici e Academici nel nel ii secolo a. C., Naples, 1986, p. 122. 11  A. Bonhöffer, Die Ethik des Stoikers Epictets, Stuttgart, 1894, p. 194.

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L’opération d’Arcésilas consiste ainsi à supprimer la possibilité d’une action vertueuse parfaite. Comme l’écrit Carlos Lévy : Il est très significatif à cet égard que [Arcésilas] ait défini l’action droite comme « celle qui, une fois réalisée, peut être justifiée de manière raisonnable », ce qui était en réalité pour les stoïciens la définition du καθῆκον. En confondant l’action droite et le convenable, l’Académicien exprimait dans le langage stoïcien l’idée que « le raisonnable » est la plus haute forme de sagesse non parce qu’il exprime la perfection, mais parce qu’il est la marque d’une raison consciente de ses limites12 .

Il existe un indice que les choses se sont passées ainsi, c’est que, dans la version d’Arcésilas telle que la rapporte Sextus, le raisonnable est le critère sur lequel le sceptique qui agit se règle, et la description d’une justification raisonnable après coup paraît moins pertinente et presque superflue : elle s’explique donc mieux si elle est tirée par Arcésilas de la définition de Zénon, et maintenue avant tout pour cette raison. Au contraire, chez Zénon et les stoïciens, l’idée que le convenable est ce qui possède après coup une « justification raisonnable » a un sens dans le cadre de la distinction entre le convenable et l’action parfaite du sage, dans la mesure où une action est objectivement « convenable », indépendamment des motivations qui ont poussé l’agent, tandis que l’« action parfaite » ne peut être accomplie qu’en connaissance de cause, et repose sur la vertu, c’est-à-dire sur la connaissance de l’agent, puisque la vertu est une science. Chez Arcésilas, la notion de katorthoma ne désigne rien de plus qu’une action réussie, et non pas une action parfaite, comme chez Zénon13. C’est ce qui ressort de la conclusion du passage de Sextus cité ci-dessus : « celui qui s’attache au raisonnable agira correctement et sera heureux » (§ 158). Mais les conditions dialectiques dans lesquelles Arcésilas a constitué sa conception de l’action réussie, en réponse au système épistémologique et éthique de Zénon, ne signifient pas qu’il n’a pas repris à son compte et adopté la position qu’il a construite dialectiquement : il ne s’agit pas seulement de réfuter dialectiquement la position stoïcienne, il s’agit aussi de trouver par ce biais une solution alternative14. 12  C. Lévy,

1992, p. 281. sur ce point les remarques de Ioppolo 1986, p. 127. 14  Il me semble qu’A.-M. Ioppolo, 1986, p. 123 assimile les deux enjeux : pour elle, « Sextus n’introduit pas dialectiquement la doctrine de l’eulogon » mais elle « est présentée comme une nécessité pour Arcésilas ». Que ce soit une nécessité ne me paraît pas exclure que cette nécessité soit construite dialectiquement, ce que Ioppolo paraît exclure. Il paraît difficile de ne pas tenir compte du fait que cette nécessité est présentée par Sextus comme résultant du rejet par Arcésilas de la notion de katalepsis. 13  Voir

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Cicéron n’a pas traduit la définition de l’« action correcte » par Arcésilas, mais il a traduit plusieurs fois la définition zénonienne du kathekon, et il se produit quelque chose de surprenant. En traduisant la définition de Zénon, Cicéron en omet la partie sur la conséquence ou conformité à la nature : Le convenable est ce qui est accompli de telle sorte que l’on puisse en donner une justification probable (est autem officium, quod ita factum est, ut eius facti probabilis ratio reddi possit). (Cicéron, de Finibus, III, 58.) Ils disent que le convenable moyen est ce dont on peut donner une justification probable de la raison pour laquelle on l’a fait (medium autem officium id esse dicunt quod cur factum sit ratio probabilis reddi possit) (Cicéron., de Officiis, I, 8.)

Cette opération de simplification de la définition n’est certainement pas innocente de la part de Cicéron : elle lui permet de ramener la conception stoïcienne du kathekon à la définition du katorthoma chez Arcésilas, définition qui ne comprenait que cette partie. Or, chez Diogène Laërce, la seconde partie de la définition est présentée comme une illustration de la première et éclaire très probablement le sens de la « justification raisonnable », en ramenant cette justification « raisonnable » à ce qui convient à la nature de chacun. C’est ainsi que Diogène Laërce dit dans le passage cité plus haut que « c’est une activité qui est appropriée aux constitutions en accord avec la nature ». Or la nature humaine est rationnelle, de telle sorte que ce qui est convenable en tant qu’approprié à la nature de l’animal ou de la plante devient chez l’homme ce qui est approprié à sa nature rationnelle, et c’est en ce sens que cela peut recevoir une « justification raisonnable ». L’étymologie attribuée à Zénon indique également un aspect important de sa conception du devoir : il dit qu’il s’agit de « ce qui arrive en accord avec certains ». Comme le remarquent Long et Sedley, la « caractéristique clé est probablement kata, qui est tellement une préposition de base dans l’éthique stoïcienne, avec tinas (qui n’est pas nécessaire à l’étymologie), impliquant l’harmonie avec la nature de certaines “personnes” »15. Il faut probablement comprendre que chaque devoir est « en accord avec la nature de certains » – et donc non en accord avec la nature de tous. C’est ce qui fait que l’on peut le justifier « raisonnablement », mais qu’il n’est pas une obligation intangible qui s’impose uniformément à tous. En supprimant toutes ces remarques qui déterminent la notion de kathekon, Arcésilas a transformé la notion zénonienne de 15  A. Long, D. Sedley, The Hellenistic Philosophers, Cambridge, 1987, t. II, p. 356 (cette remarque est absente de la traduction française).

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devoir et Cicéron, en ramenant la définition stoïcienne à celle d’Arcésilas, en a gommé tout un aspect. En outre, il a traduit le terme eulogos par probabilis, et cette décision supprime toute connotation « raisonnable » de la définition stoïcienne de l’action convenable. Par cette traduction, Cicéron a d’ores et déjà ramené les deux définitions, celle de Zénon et celle d’Arcésilas, au critère d’action carnéadien. Il a donc non seulement ramené la définition de Zénon à celle d’Arcésilas, mais, subrepticement, il a également effacé la conception d’Arcésilas au profit de celle de Carnéade16. Et à vrai dire, nulle part Cicéron ne rapporte la position d’Arcésilas à propos de l’action correcte. Si l’histoire du débat épistémologique sur le critère de vérité qu’il présente comprend Zénon, Arcésilas et Carnéade, son histoire du débat sur le critère l’action se limite à Zénon et Carnéade, et attribue à Zénon une définition tronquée du devoir, qui est en fait la définition de l’action correcte par Arcésilas. Tant l’occultation d’Arcésilas que l’altération de la définition de Zénon sont des décisions assez radicales de la part de Cicéron. le pithanon comme cr itèr e d ’action

Si la κατάληψις (comprehensio, perceptio ou cognitio dans le latin de Cicéron17) est incontestablement le critère de vérité des stoïciens, il n’est pas évident qu’elle ait été le critère d’action. Quand nous agissons, donnons-nous notre assentiment à la représentation compréhensive qu’il convient d’agir ? Rien n’est moins sûr, et une telle position n’est pas nécessairement compatible avec l’idée qu’un convenable est ce qui peut recevoir une justification raisonnable, puisque le « raisonnable » (εὔλογον) est, aux yeux des stoïciens, différent de la compréhension (κατάληψις) ou plus exactement de la représentation compréhensive : « il existe, dit Diogène Laërce, VII, 177, une différence entre la représentation compréhensive et le raisonnable (διαφέρειν δὲ τὴν καταληπτικὴν φαντασίαν τοῦ εὐλόγου). » Seules les « actions parfaites (κατορθώματα) sont des actions faites par vertu (κατ’ ἀρετὴν ἐνεργήματα) »18. À ce titre, dans la mesure où les vertus sont des sciences, et où la science est une compréhension « qui est ferme et qui ne peut être ébranlée par aucune raison » ou un « système de compréhensions »19, les actions parfaites reposent sur des compréhensions. Une 16  C. Lévy,

1992, p. 288 (passage cité ci-dessus). cette notion, pour éviter tout développement, je me permets de renvoyer à mon article « Les polémiques sur la perception entre stoïciens et académiciens », Philosophie antique, 12 (2012), p. 43-88. 18 Stobée, Eclog. II, 7, p. 85, 20-21 (SVF III 494). 19 Stobée, Eclog. II, 7, p. 73, 19-20 (SVF III 112). 17 Sur

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des caractéristiques qui distingue l’action parfaite de l’action simplement convenable, c’est donc que la première repose sur une connaissance scientifique des objets de l’action, tandis que la seconde ne repose que sur une estimation raisonnable. Elle peut même à vrai dire se passer de cette estimation raisonnable, et on peut faire ce qui convient sans avoir fait cette estimation raisonnable : il suffit que, une fois accomplie, l’action puisse être raisonnablement justifiée. Arcésilas avait généralisé ce critère en niant la possibilité de la compréhension et de la science et en ramenant l’action parfaite au critère de la justification raisonnable et en ajoutant que le sceptique règle ses choix sur le raisonnable : tandis que l’action de l’homme ordinaire peut seulement être justifiée raisonnablement, celle du sceptique prend le raisonnable comme critère d’action. Dans la présentation qu’en donne Sextus, M. VII, 159, « Carnéade n’a pas arrangé ses arguments sur le critère seulement contre les stoïciens mais aussi contre tous ses prédécesseurs ». Il vise donc, ajoute Sextus, le discrédit de tout critère de la vérité, et non pas seulement celui des stoïciens. Aussi ne semble-t-il préoccupé ni de répondre à la notion stoïcienne de convenable, ni à celle de devoir. Il est en revanche préoccupé d’avoir un critère d’action, et c’est ce qui l’amène à donner ce rôle-là à la représentation crédible, distincte du critère de vérité qu’est la représentation perceptive des stoïciens. Carnéade admettait l’existence de la représentation crédible comme critère d’action mais rejetait l’existence de la représentation perceptive comme critère de la vérité (Sextus, M.  VII, 166). D’après Sextus, M. VII, 166-189, il distinguait trois critères, un critère trivial, la représentation crédible (ἡ πιθανὴ φαντασία), un critère pour les choses importantes, la représentation crédible non empêchée (ἡ ἀπερίσπαστος φαντασία), et un critère pour ce qui touche au bonheur, la représentation entièrement parcourue (ἡ διεξωδευμένη φαντασία). Certaines représentations crédibles sont obscures (par exemple, celles des objets éloignés) et ne constituent pas un critère. Seules les représentations crédibles vives sont des critères, mais ce critère se révèle parfois faux, de sorte qu’on ne peut pas lui donner cet assentiment inébranlable qui est la marque de la perception chez les stoïciens. La présentation de la démarche de Carnéade par Cicéron est assez différente, car elle a pour but de répondre à l’objection stoïcienne sur l’impossibilité d’agir dans le cadre du scepticisme. Cette objection avance que si l’on supprime l’assentiment, il n’est pas possible d’agir, car toute action repose sur un assentiment. Elle est formulée au § 39 des Académiques par Lucullus dans le traité du même nom (le livre II

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des Premiers académiques), et la réponse de Carnéade est donnée par Cicéron aux § 98-101 On notera que, même chez Cicéron, ni les stoïciens ni Antiochus ne font reposer l’action sur la perception, mais uniquement sur l’assentiment, et c’est la connaissance et la science et non l’action qui reposent sur la perception (§ 19-26 et 30-31). Il y a néanmoins un lien fort, car l’assentiment sans perception n’est qu’une opinion et l’action semble donc reposer sur l’assentiment – en réalité, il semble que ce soit ce que les stoïciens refusent, comme on le verra plus bas avec l’anecdote de Sphaïros. Mais, dans les Académiques, Cicéron maintient une certaine ambiguïté, et finalement, Carnéade fait plutôt usage de la notion stoïcienne d’eulogon pour contrer les stoïciens. En tout état de cause, le Carnéade de Cicéron n’est pas sur une position d’attaque du stoïcisme, comme Arcésilas, il est sur une position de défense de l’académie sceptique, et cette façon de présenter les choses le place dans une position différente du Carnéade de Sextus, essentiellement préoccupé d’attaquer le critère de vérité et de trouver un critère d’action. Le refus généralisé de tout critère de vérité n’est pas la préoccupation du Carnéade de Cicéron : sa position est présentée essentiellement comme une réponse à une attaque stoïcienne contre le scepticisme. Cela a pour conséquence que la position de Carnéade inclut dialectiquement la position stoïcienne. Historiquement, cela n’a évidemment rien d’absurde, car il est clair que Carnéade a dû répondre aux efforts de systématisation du stoïcisme et de critique du scepticisme de l’académie effectués par Chrysippe, mais sans que cette défense fasse référence à la nécessité de répondre à une critique stoïcienne. Selon Cicéron, Ac. Pr. II, 99, Carnéade pensait qu’« aucune représentation n’avait qualité à entraîner une perception (perceptio) », mais que « beaucoup en revanche suscitaient une approbation (probatio) ». À défaut de perception, il convient donc de régler sa conduite sur ce qui peut faire l’objet d’une telle approbation, autrement dit sur le « probable » (probabilis). Le probabilis est ainsi, étymologiquement, ce qui peut faire l’objet d’une probation, c’est-à-dire d’une approbation qui n’est pas une perception, et qui, en fait, n’est même pas un assentiment. C’est en quelque sorte un mouvement de l’âme qui accepte une représentation sans penser qu’elle est vraie. Il s’agit d’une traduction assez littérale de l’expression de Carnéade, la πιθανὴ φαντασία, puisque l’expression signifie que la représentation est « crédible », c’est-à-dire celle qui est susceptible d’être crue ou de recevoir notre adhésion. Selon Cicéron, Carnéade lui-même ou d’autres académiciens ont tiré argument de la conduite du sage stoïcien pour justifier de régler ses actions sur le probable :

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Ainsi, tout ce qui se présentera sous un aspect probable, si rien ne s’offre de contraire à cette probabilité, le sage en fera usage, et toute sa conduite sera gouvernée de cette manière. Même le sage que vous introduisez (qui a vobis sapiens inducitur) suit souvent beaucoup de choses probables (multa probabilia), non comprises (non comprehensa), ni perçues (neque percepta), auxquelles il n’a pas donné son assentiment (neque adsensa), mais qui sont vraisemblables (similia veri), car s’il ne les approuvait pas, toute vie lui serait ôtée. (100) Eh quoi ? en montant sur un navire, le sage comprend-il par son esprit et perçoit-il (comprehensum animo atque perceptum) que la traversée se fera selon son avis ? Comment le pourrait-il ? Mais s’il partait d’ici pour Pouzzoles, qui n’est qu’à trente stades, avec un équipage fiable, un bon pilote, par une mer calme, il lui paraîtrait probable (probabile videatur) qu’il arriverait là-bas sans dommage. Il prendra donc conseil de représentations de ce genre pour agir ou ne pas agir. (Cicéron, Ac. Pr. II, 99-100.)

Carnéade semble donc reprendre dialectiquement aux stoïciens l’idée que le sage, dans beaucoup de situations, n’a pas une compréhension exacte de la réalité mais doit se contenter de représentations seulement « probables » ou « vraisemblables »20. Le problème est de savoir si les stoïciens ont recommandé de régler l’action sur le « probable » ou plutôt si ce que Cicéron décrit ici comme « probable » est bien un critère d’action stoïcien. Il semble bien plutôt qu’en traduisant par le même terme probabilis l’εὔλογον de Zénon et d’Arcésilas et le πιθανόν de Carnéade, Cicéron ait assimilé deux choses différentes. la distinction stoïcienne entr e eulogon et pithanon

Chez les stoïciens, une proposition raisonnable se distingue d’une proposition crédible, tout autant qu’une représentation raisonnable se distingue d’une représentation compréhensive : Une proposition crédible (πιθανὸν) est une proposition qui conduit à l’assentiment, comme : « Si un être a mis bas quelque chose, il en est la mère », mais c’est faux, car l’oiseau femelle n’est pas la mère de l’œuf. […] Une proposition raisonnable (εὔλογον) est celle qui a de fortes chances d’être vraie, comme : « Je vivrai demain ». (Diogène Laërce, VII, 75-76)

L’eulogon apparaît comme un certain type de proposition, caractérisée par une probabilité objective qu’elle soit vraie ; la proposition eulogos se distingue nettement de la proposition crédible qui ne fait que conduire subjectivement à l’assentiment en ce que l’eulogon contient 20  Il est probable que la traduction par « similaire au vrai » signifie que, comme le vrai, le probable entraîne l’approbation.

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une certaine probabilité objective dans une situation où règne de l’incertitude pour celui qui se représente la proposition21. Les deux termes n’ont manifestement pas le même sens, et si les stoïciens ont fait de l’eulogon un critère d’action, celui-ci n’a manifestement pas le même sens que le pithanon. Or, quand Carnéade retourne dialectiquement contre le sage stoïcien l’argument que celui-ci, dans beaucoup de cas, se laisse conduire par la « probabilité », c’est bien le sens statistique qui apparaît dans la distinction entre raisonnable et crédible : « s’il partait d’ici pour Pouzzoles, qui n’est qu’à trente stades, avec un équipage fiable, un bon pilote, par une mer calme, il lui paraîtrait probable (probabile videatur) qu’il arriverait là-bas sans dommage ». Selon toute probabilité, il s’agit bien ici de ce qui est eulogon, et non de ce qui est pithanon. Les stoïciens semblent en effet avoir admis que c’est ainsi que nous agissons, s’il faut en croire Sénèque, qui emploie effectivement l’exemple de la navigation, également attribué par Carnéade au sage stoïcien. À vrai dire, on peut même soupçonner que le texte est largement dépendant de Cicéron, car Sénèque, comme Cicéron utilise le terme « vraisemblable ». Mais, contrairement à Cicéron, il réintroduit dans ce contexte la notion de devoir (officium) et il va jusqu’à dire qu’il en va ainsi pour tous les convenables : Nous n’attendons jamais une compréhension absolument certaine des choses, parce que la recherche de la vérité est une chose ardue, et nous empruntons le chemin que guide ce qui est vraisemblable (veri similitudo). C’est par cette voie que procède tout convenable (officium) : c’est ainsi que nous semons, que nous naviguons, que nous faisons la guerre, que nous nous marions, que nous élevons nos enfants. (Sénèque, Des bienfaits, IV, 33, 2.)

Comme Cicéron, Sénèque soutient que le sage stoïcien ne se règle pas dans ses actions sur la compréhension ou perception, mais sur un simple « vraisemblance ». Il est difficile de dire si Zénon avait déjà une telle conception du « raisonnable » dans sa définition de l’action « convenable ». Dans le cas contraire, il pourrait sembler que Sénèque a infléchi la doctrine stoïcienne dans un sens académicien à la suite de Cicéron. Mais il est clair que, très tôt, les stoïciens ont considéré l’εὔλογον comme ce sur quoi le sage doit se régler quand il ne peut avoir de compréhension22 . S’il en est ainsi, Sénèque n’a fait que 21  Sur

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la différence entre les deux notions stoïciennes, voir C. Lévy, 1992, p. 280-

22  C’est ce qui apparaît dans la fameuse anecdote mettant en scène Sphaïros du Bosphore qui se laisse abuser par des grenades en cire et se défend en disant qu’il a cru

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reprendre des formulations et un exemple à Cicéron, mais ni l’un ni l’autre n’a infléchi la doctrine stoïcienne authentique. On trouve en fait la même doctrine, avec le même exemple de la navigation, attribuée par Philodème au stoïcien Dionysios23 : Il dit d’abord […] qu’il nous suffira, concernant ces choses et celles qui dérivent de l’expérience, d’être convaincus (πεπεῖσθαι) selon le raisonnable (κατ[ὰ τὴν] εὐλογίαν), tout comme nous le sommes quand nous prenons la mer en plein été, que nous arriverons sains et saufs. (Philodème, De signis, VII, 32-35 = 11, 4-6.)

Que l’on trouve le même exemple chez Philodème et Cicéron n’est pas très surprenant : on connaît la proximité entre certains passages du De pietate de Philodème et certains passages du De natura deorum de Cicéron24. Or ce passage de Philodème relie directement le raisonnable et la conviction : comme il est raisonnable de penser, quand nous prenons la mer en plein été, que nous arriverons à bon port, nous sommes convaincus en fonction de ce raisonnable que nous arriverons à bon port. Autrement dit, si une représentation est raisonnable, elle est crédible, même si l’inverse n’est pas systématiquement vrai. Commentant le passage des Académiques, II, 100 cité ci-dessus où Cicéron dit que, à celui qui s’embarque par temps clair, il paraît probable qu’il arrivera sain et sauf, Carlos Lévy dit que « ce probabile est un sentiment subjectif, mais il exprime dans la conscience du sujet tous les facteurs physiques et humains qui définissent la probabilité objective, statistique »25. Pour lui, il n’est pas exclu que le terme latin probabile soit une traduction du pithanon de Carnéade, et, dans ce cas, le concept carnéadien avait déjà « une signification plus complexe, et « plus proche de notre notion de probabilité que ne le laissent penser les exemples de πιθανότης sensitive développés dans le témoignage de Sextus »26. Mais le texte de qu’il était « raisonnable » que ce soient des grenades en cire. C’est cette anecdote que Diogène Laërce, VII, 177 commente en disant que « la proposition raisonnable est différente de la représentation compréhensive ». Dans cette anecdote, l’eulogon est l’échappatoire qui permet à Sphaïros de soutenir qu’il n’a pas opiné, mais sans qu’il ait non plus eu une représentation compréhensive. La réponse de Sphaïros à Ptolémée indique que le fait que le sage accepte des représentations probables ne signifie pas du tout qu’il a une opinion mais qu’il est dans un cas où il ne peut objectivement pas avoir de certitude. 23  Il s’agit probablement de Dionysios de Cyrène, le disciple de Diogène de Séleucie. 24  Voir D. Obbink, « Le livre I du De natura deorum de Cicéron et le De pietate de Phiodème », dans C. Auvray-Assayas et D. Delattre (éd.), Cicéron et Philodème. La polémique en philosophie, Paris, 2001, p. 203-225, en particulier p. 204-205 et V. Tsouna, « Cicéron et Philodème : quelques considérations sur l’éthique », ibid., p. 159-172. 25  C. Lévy, Cicero Academicus, p. 285. 26  Ibid.

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Philodème laisse à penser que le rapprochement entre le raisonnable (ce qui est statistiquement le plus fréquent) et le crédible (ce qui entraîne l’approbation) pouvait être admis aussi par les stoïciens, au moins après Carnéade. Que ce rapprochement ait existé même chez Chrysippe paraît être indiqué par la façon dont le Carnéade de Cicéron tire argument du probabile stoïcien. Mais rapprochement ne veut pas dire identification, et c’est là que Cicéron semble avoir innové, en ramenant les deux termes εὔλογον et πιθάνον au seul terme probabile et, par làmême, les deux notions à une seule. En ce sens, le probabilisme est bien une invention de Cicéron, mais sur un fond doctrinal stoïcien. BIBLIOGRAPHIE B onhöffer , A., Die Ethik des Stoikers Epictets, Stuttgart, 1894. G luck er , J., « Probabile, Veri Simile and related terms », dans J. G. F. Powell (ed.), Cicero the Philosopher, Oxford, 1995, p. 115-143. G our inat, J.-B., « Les polémiques sur la perception entre stoïciens et académiciens », Philosophie antique, 12 (2012), p. 43-88. Ioppolo , A.-M., Opinione e scienza. Il dibattito tra Stoici e Academici nel iii e nel ii secolo a. C., Naples, 1986. L év y, C., Cicero Academicus. Recherches sur les Académiques et sur la philo­ sophie cicéronienne, Rome, 1992. L ong , A., S edley, D., The Hellenistic Philosophers, Cambridge, 1987. O bbink , D., « Le livre I du De natura deorum de Cicéron et le De pietate de Philodème », dans C. Auvray-Assayas et D. Delattre (éd.), Cicéron et Philodème. La polémique en philosophie, Paris, 2001, p. 203-225. Tsou na , V., « Cicéron et Philodème : quelques considérations sur l’éthique », dans C. Auvray-Assayas et D. Delattre (éd.), Cicéron et Philodème. La polémique en philosophie, Paris, 2001, p. 159-172.

Sabine L uciani

LEVATIO AEGRITUDINUM CONSOLATION ET VÉRITÉ CHEZ CICÉRON L’œuvre de Cicéron offre un champ d’investigation très précieux pour une étude sur la consolation. Non seulement elle présente les premières consolations de la littérature latine qui soient parvenues jusqu’à nous, mais elle se signale par une double approche, qui associe à la pratique effective de la consolation une réflexion théorique sur ses fondements philosophiques et sa pertinence. De plus, compte tenu de la variété de son œuvre, de son statut social et des épreuves qu’il a traversées, il nous est donné d’observer l’Arpinate dans des positions et des rôles très divers. Selon les types de textes et les circonstances, il se présente tour à tour, voire conjointement, soit comme un sujet souffrant, dont le chagrin excessif nécessite le secours de consolations, soit comme un consolateur, qui tente d’apaiser par des lettres le chagrin de ses proches, et enfin comme un théoricien qui s’interroge sur les devoirs du consolateur et la pratique de la consolation. Dans cette perspective, la correspondance est du plus grand intérêt car elle comporte à la fois des lettres de consolation reçues ou envoyées, quelques unes des réponses rédigées par Cicéron ainsi que des réflexions au sujet de l’effet produit par les consolations. De plus, non seulement Cicéron a concilié, de façon fort originale, le point de vue du consolateur et celui du maerens en rédigeant la Consolatio ad se, mais il s’est en outre livré dans les Tusculanes à une analyse théorique de la consolation sans pour autant perdre de vue sa double expérience de sujet souffrant et de thérapeute. Or le rapprochement de ces différents textes fait apparaître de notables distorsions entre les conseils et exhortations adressés aux amis dans la peine et l’attitude de l’Arpinate, qui, face aux expériences traumatiques du deuil et de l’exil, se déclare inconsolable et récuse la plupart des consolations. De même, la visée thérapeutique des Tusculanes et l’affirmation selon laquelle la philosophie est à même de soulager le chagrin semblent entrer en contradiction avec l’inefficacité des 269

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consolations constatée dans la correspondance. C’est cette incohérence apparente entre théorie et pratique que je me propose d’étudier en relation à la quête de vérité : pourquoi et comment Cicéron défend-il au plan philosophique une pratique dont il a dénoncé lui-même l’inutilité ? Pour tenter de répondre à cette question, j’envisagerai successivement les cas de l’exil et du deuil au moyen de rapprochements entre la correspondance et les développements consacrés à ces questions dans les Tusculanes. L’exil Consolations épistolaires La consolation est d’abord une pratique sociale qui s’insère parmi les obligations de la vie privée comme de la vie publique au sein de la classe dirigeante romaine : s’il convient de s’associer au malheur de ses amici, on est en retour en droit d’attendre d’eux la même attitude lorsque l’occasion se présente. De même que les autres officia, l’officium consolantis trouve dans la forme épistolaire un moyen de s’exercer à distance, comme en témoigne la correspondance de Cicéron1. Bien que ces lettres, du fait de leur richesse et de leur complexité, ne puissent être réduites, loin s’en faut, à l’accomplissement d’un ou plusieurs devoirs spécifiques (informer, conseiller, entretenir la sociabilité, féliciter), on y relève quelques références à une typologie fonctionnelle soit en relation à la notion d’information soit par le biais de désignations comme litterae consolatoriae2 ou litterae commendaticiae3. De fait, les requêtes précises et nominatives qui sont formulées dans les lettres de recommandation suffisent en général à en déterminer le contenu et le caractère4. Pour ce qui est des lettres de consolation, la nature de l’office qu’elles visent à remplir justifie leur spécificité au sein du corpus. On peut cependant les distinguer en premier lieu par le type d’événements qui en a motivé la composition : revers d’ordre politique ou maux d’ordre privé5. Parmi les consolations politiques, il convient d’étudier celles qui concernent les cas d’exil, dans la mesure où elles pourront être mises en relation avec l’expérience vécue par Cicéron. La correspondance des 1  J. E.

Bernard, La sociabilité épistolaire chez Cicéron, Paris, 2013, p. 77-81. Cicéron, Att. XIII, 20, 1. 3  Voir Cic. Fam. V, 5, 1. 4  Voir, par exemple, Cic. Fam. I, 3 ; Fam. XIII, 6 ; XIII 6a ; XIII, 60 5  F. Lillo Redonet, Palabras contra el dolor. La consolacion filosofica latina de Ciceron a Fronton, Madrid, 2001, p. 111 2  Voir

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années 46/45 présente plusieurs exemples de lettres adressées à des partisans de Pompée, exilés suite à la déroute de Pharsale. Or, dans ces circonstances, Cicéron ne dissocie l’officium consolantis ni du secours politique qu’il voudrait pouvoir apporter à ses amis ni de l’espoir qu’il s’efforce d’entretenir. Il en est ainsi dans une lettre écrite en août 46 au philosophe pythagoricien Publius Nigidius Figulus, membre du parti pompéien. Travaillant à obtenir son retour, Cicéron explique à son ami qu’il ne sait quel genre de lettre lui écrire car il n’est en mesure de lui apporter ni aide ni consolation : aut promissio auxilii alicuius aut consolatio doloris tui6. L’érudition philosophique du destinataire rendant superflus tous les arguments, il se contente de renvoyer celui-ci à la ratio et à la doctrina qui lui permettront de se consoler lui-même bien mieux que quiconque ne pourrait le faire. De même, l’exhortation finale à la grandeur d’âme s’exprime à travers un hommage admiratif à la culture de l’exilé : il lui suffira de puiser dans son intelligence et ses études pour savoir comment affronter les épreuves avec sagesse. Cette consolation, formulée sur le mode de la prétérition, constitue un témoignage de reconnaissance : en promettant de le servir par tous les moyens, Cicéron s’acquitte d’une dette politique auprès de Nigidius Figulus, qui l’avait soutenu lors de son exil en 58. Cependant, le moteur de cette consolation paradoxale réside dans l’espoir, d’abord récusé (quod pollicerer non erat) puis finalement assumé (id tibi affirmo) d’une possible restauration de l’exilé. En décrivant précisément le contexte politique et la faveur dont il jouit auprès des amis de César, Cicéron entend donner au philosophe de solides raisons d’espérer une amélioration de situation : ego, quod intelligere et sentire, quia sum Romae et quia curo attendoque. Bien entendu, au moment où Cicéron écrivait cette lettre, il ignorait que son ami mourrait en exil l’année suivante, mais il savait d’expérience que l’espoir est un adjuvant efficace en matière de consolation. Ce lien entre assistance, espoir et consolation est réaffirmé dans une lettre à Ligarius, datée d’octobre 46 : Etsi tali tuo tempore me aut consolandi aut iuuandi tui causa scribere ad te aliquid pro nostra amicitia oportebat, tamen adhuc id non feceram, quia neque lenire uidebar oratione neque leuare posse dolorem tuum ; postea uero quam magnam spem habere coepi fore, ut te breui tempore incolumem haberemus, facere non potui, quin tibi et sententiam et uoluntatem declararem meam7. 6 Cic.

Fam. IV, 13. Fam. VI, 13, 1 : « Dans une période si difficile pour toi, je dois à l’amitié qui nous unit de t’adresser un message de consolation ou d’assistance. Si, pourtant je ne l’ai 7 Cic.

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Après la défaite de Thapsus, César avait accordé la vie sauve à Ligarius tout en lui interdisant de retourner à Rome. Suite au discours prononcé en sa faveur par Cicéron, César l’autorisera à revenir en décembre 468. Dans ce billet, Cicéron entend faire partager à Ligarius le bon espoir qui l’anime et évoque avec précision les éléments sur lesquels il se fonde, notamment l’évolution de César et de son entourage. Et fort de ces observations propres à affermir l’espérance chez son destinataire, il l’exhorte pour finir à la magnitudo animi. Bien que les affaires aient connu des issues opposées, il apparaît que Cicéron adopte à l’égard de ses correspondants en exil une attitude assez similaire dans les deux cas. Cette posture consolatoire correspond-elle à celle qu’il attendait de ses amis lorsqu’il se trouvait lui-même sous le coup de la Lex Clodia en 589 ? Lettres d’exil On a beaucoup écrit depuis l’Antiquité sur les manifestations de désespoir dont témoignent les lettres écrites par Cicéron durant cette période. On a souvent souligné, à la suite de Plutarque, la contradiction entre les larmes abondantes versées par l’exilé et sa formation philosophique10. On a remarqué l’inconséquence dont il avait fait preuve en refusant d’Atticus les consolations qu’il avait lui-même sollicitées11. Nous ne disposons malheureusement pas des lettres envoyées par son ami, mais on peut raisonnablement penser qu’il y reprenait en partie les arguments topiques issus des scholae de exilio, que Cicéron exposerait lui-même bien des années plus tard dans les Tusculanes : pour qui méprise les honneurs et les richesses, l’exil en lui-même est une chose indifférente puisque, comme le suggérait Socrate en se disant citoyen du monde (mundi ciuem), on peut fort bien vivre heureux à l’étran-

pas fait jusqu’à présent, c’est que je ne me croyais pas en mesure d’adoucir ou d’alléger ta douleur. Depuis qu’un grand espoir m’est venu de te retrouver à bref délai dans la plénitude de tes droits, je ne pouvais manquer de t’exposer mon sentiment et mes intentions », trad. J. Beaujeu, Paris, 1980. 8  Sur le plaidoyer Pro Ligario et son contexte, voir P. Grimal, Cicéron, Paris, 1986, p. 338-340. 9 Sur les lois de Clodius relatives à l’exil de Cicéron, voir Ph. Moreau, « Cicéron, Epistulae ad familiares, I, 9, 15 : un « mémorial » de la conjuration de Catilina ? », Revue de philologie, de littérature et d’histoire anciennes, 81 (2007), p. 343-350. 10 Plutarque, Vie de Cicéron, 43. 11 Cic. Att. III, 11, 2 (Thessalonique, 27 juin 58)  : consolari iam desine ; Att. III, 15, 7 (Thessalonique, 17 août 58) : et nos aliquando aut obiurgare aut communiter consolari desine.

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ger12 . Or l’Arpinate récuse précisément ces consolations en insistant sur le caractère incommensurable du dommage subi : il n’a pas seulement perdu son rang, ses biens et ses proches, il s’est perdu lui-même de sorte que le temps ne fait que raviver sa douleur13. De fait, le contraste entre, d’une part, le rédacteur des lettres de 58, qui apparaît déchiré par le dolor et en proie à toutes les passions et, d’autre part, le sage dont Cicéron fera le portrait dans la cinquième Tusculane est saisissant. Aussi peut-on s’étonner avec J. M. Claassen que Cicéron n’ait pas recouru davantage durant l’épreuve de l’exil aux remèdes apportés par la philosophie14. De la pratique à la théorie Au-delà d’une antithèse facile entre théorie et pratique, je me contenterai de trois remarques : premièrement, l’état d’affliction dans lequel Cicéron dit se trouver correspond très précisément à l’analyse du chagrin, aegritudo, développée dans la troisième Tusculane (III, 27), où l’on retrouve le même vocabulaire et les mêmes images que dans la correspondance : le chagrin comporte dépérissement (tabem), torture (cruciatum), accablement (adflictationem), laideur ( foeditatem) ; il déchire (lacerat), dévore (exest), épuise (conficit) l’âme15. Deuxièmement, l’insistance de l’épistolier sur la légitimité de ses larmes en relation à l’ampleur exceptionnelle du désastre subi renvoie aux Tusculanes et à la définition stoïcienne du chagrin comme « opinion d’un mal actuel en présence duquel on croit qu’il est opportun se chagriner »16. La réflexion théorique ne se dissocie pas de l’expérience. Troisièmement, il ne faut pas oublier que, dans les Tusculanes, les réflexions sur l’exil sont insérées dans un développement conclusif sur le bonheur sage : pour confirmer la thèse selon laquelle la vertu suffit à la vie heureuse, Cicéron démontre que toutes les doctrines philosophiques sont à même de garantir la béatitude au sage en toutes circonstances. Dans cette 12  Voir

Cic. Tusc. III, 81 ; V, 106-109. Att. III, 15, 2. Voir aussi Att. III, 8, 3 ; III, 10, 2 ; Q. fr. I, 3, 6. 14  Voir J. M. Claassen, « Cicero’s Banishment : tempora et mores », Acta Classica, 35 (1992), p. 19-47. 15  Voir à ce sujet les analyses d’A. Garcea, « Le langage des émotions dans les lettres d’exil de Cicéron », dans Espistulae Antiquae III. L’épistolaire antique et ses prolongements européens, éd. L. Nadjo, É. Gavoïlle, Louvain-Paris, 2004, p. 153-167 et « Cicéron hors de Rome. Les passions et l’identité de l’exilé », dans Vivre pour soi, vivre pour la cité, de l’Antiquité à la Renaissance, éd. P. Galand-Hallyn, C. Lévy, Paris, 2006, p. 223233. 16  Voir par exemple Cic. Att. III, 7, 2 : hoc adfirmo, nemimem umquam tanta calamitate esse adfectum ; Att. III, 8, 3 ; III, 13, 2 ; III, 15, 2 et Cic. Tusc. III, 74 ; Tusc. III, 25. 13 Cic.

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perspective, en réponse aux objections de son interlocuteur, il prend soin d’apporter une précision importante : De sapiente enim haec omnis oratio est17. Or cette réserve n’est pas à négliger car elle rappelle la distance qui sépare le progressant de la perfection morale et renvoie à la démarche adoptée par Cicéron dans les Tusculanes. Dans ces disputationes qui visent à fortifier l’âme contre les passions et trouvent leur unité dans l’idée d’une thérapie progressive de l’âme18, l’Arpinate, pourtant confiant dans la puissance de la volonté humaine19, ne se départit jamais de son humilité ni ne parvient à surmonter totalement ses doutes quant à la résilience humaine20. C’est pourquoi les larmes de l’exil ne correspondent pas à un renoncement à la philosophie, que Cicéron aurait ensuite tenté de masquer dans les discours post reditum. S’il se croit tenu de fustiger le stupor stoïcien dans le De domo sua, c’est certes pour restaurer son image publique21. Mais, pour être de circonstance, l’argument ne relève pas seulement de l’artifice car la critique de l’insensibilité prônée par les stoïciens est une constante de la pensée cicéronienne, du Pro Murena (61-64) au deuxième livre des Tusculanes, dans lequel les philosophes du Portique se voient reprocher d’ignorer l’expérience de la douleur22 . Il est vrai que Cicéron se prononce pourtant en faveur de l’ἀπάθεια stoïcienne et réfute la métriopathie défendue par les péripatéticiens, aux yeux desquels les passions sont naturelles et ne doivent pas être éradiquées mais simplement limitées23. Mais, comme l’a démontré Carlos Lévy, la thèse stoïcienne est défendue parce qu’elle paraît la plus cohérente et la plus à même de procurer la paix de l’âme à laquelle aspire Cicéron, ce choix n’impliquant aucunement l’adhésion à l’ensemble du système24. Il en résulte que, dans les Tusculanes, la perfection du sage apparaît beaucoup plus

17 Cic.

Tusc. V, 107. A. Michel, « Rhétorique et philosophie dans les Tusculanes », Revue des Études Latines, 39 (1961), p. 158-171. Sur la vocation thérapeutique des Tusculanes, voir B. Koch, Philosophie als Medizin für die Seele. Untersuchungen zu Ciceros Tusculanae Disputationes, Stuttgart, 2006. 19  Voir Cic. Tusc. III, 13 : sanabimur si uolemus. 20  Voir Cic. Tusc. V, 3-4 ; Tusc. V, 121. 21 Voir Cic. De domo sua 97. Sur la représentation de l’exil dans les discours post reditum, voir E. Narducci, « Perceptions of Exile in Cicero : The Philosophical Interpretation of a Real Experience », American Journal of Philology, 118 (1997), p. 55-73. 22  Voir en particulier Cic. Tusc. II, 29-33. 23 Cic. Tusc. IV, 39-57. 24  C. Lévy, Cicero Academicus. Recherches sur les Académiques et sur la philosophie cicéronienne, Rome, 1992, p 485-492. 18 Voir

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« comme une aspiration commune à toutes les pensées philosophiques que comme une réalité liée à la mise en œuvre du stoïcisme »25. Vérité et espérance En ce sens, les lettres d’exil ne sont pas anti-philosophiques ; elles rendent compte d’une expérience éminemment douloureuse, sur laquelle se fondera en partie la morale cicéronienne. Bien entendu, le consulaire exilé de 58 est encore loin d’affirmer, comme le fera l’auteur des Tusculanes, la primauté de la philosophie sur toutes les autres activités26. Mais il formule, dans ses lettres, la double exigence qui orientera sa réflexion éthique : recherche du vraisemblable27 et élaboration méthodique de l’espérance28. Comme l’a bien vu V. Léovant-Ciréfice29, le rejet des consolations entre dans le cadre d’un dialogue épistolaire entretenu avec l’alter ego Atticus : si Cicéron retourne les motifs traditionnels du genre, c’est tout d’abord parce qu’il en connaît suffisamment la teneur pour se les appliquer lui-même. C’est aussi parce qu’en examinant la pertinence et la validité des consolations adressées par Atticus, l’exilé est amené à réfléchir sur sa douleur. C’est enfin parce que l’Arpinate attend de ses correspondants restés à Rome bien plus que des propos lénifiants. De ce point de vue, la dimension conative des lettres d’exil a été soulignée à juste titre : Cicéron ne cesse de solliciter non seulement des informations mais une assistance matérielle ou politique en recourant largement aux ressources rhétoriques de la miseratio30. Pour lutter contre le découragement, il cherche à élaborer, en se fondant sur l’examen attentif des informations qu’il reçoit, une espérance raisonnable. D’où une légitime exigence de vérité explicitement formulée dans une lettre à Quintus datée d’août 58 :

25 C. Lévy, « L’âme et le moi dans les Tusculanes », Revue des Études Latines, 80 (2002), p. 78-94 (p. 93). 26 Voir Cic. Tusc. I, 1. Sur la place des Tusculanes dans l’itinéraire intellectuel de Cicéron, voir S. Luciani, Temps et éternité dans la philosophie cicéronienne, Paris, 2010, p. 97-129. 27  Voir Cic. Tusc. I, 8 ; II, 9 ; IV, 47… 28 Voir Tusc. I, 34 ; 86 ; 97 ; II, 67. 29  V. Léovant-Cirefice, « Les lettres d’exil dans la correspondance de Cicéron : une thérapie de la douleur ? », Vita Latina, 189-190 (2014), p. 54-69. 30  A. Garcea, Cicerone in esilio : l’epistolario e le passioni, Hildesheim, 2005.

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Sed tu, ut ante ad te scripsi, perspice rem et pertempta et ad me, ut tempora nostra, non ut amor tuus fert, uere perscribe. Ego uitam, quoad putabo tua interesse aut ad spem seruandam esse, retinebo31 .

Les motifs de la vérité et de l’espérance sont, on le voit, étroitement associés. Et, dans cette perspective, ce sont les lettres d’Atticus qui sont les plus précieuses aux yeux de Cicéron car il apprécie particulièrement la franchise de son ami : ista ueritas, etiam si iucunda non est, mihi tamen grata est32 . À la différence de ses autres correspondants, qui s’efforcent de le ménager, Atticus, cherchant à ne pas dissocier consolation et vérité33, tient un discours qui évite à la fois le désespoir et la témérité. Ses comptes rendus fidèles, qui sont parfois accompagnés de réflexions personnelles34, se substituent avantageusement aux paroles de réconfort, dans la mesure où ils permettent à Cicéron de surmonter ses émotions grâce à une analyse rationnelle et argumentée de sa situation35. La pratique sociale de la consolation se trouve donc soumise à une exigence théorique de vérité, qui en détermine l’efficacité pratique. La situation de l’exilé, aussi terrible fût-elle, ne lui imposait pas de renoncer à tout espoir de retour. Et l’échange avec Atticus est principalement envisagé dans cette perspective : il s’agit d’examiner la situation politique et d’évaluer, au jour le jour et avec autant d’exactitude que possible, la probabilité d’un rappel à Rome. Dans ces conditions, les consolations communes peuvent être récusées au nom de la double exigence d’espérance et de vérité. Qu’en sera-t-il, au printemps 45, lorsque Cicéron devra surmonter l’immense chagrin provoqué par le décès brutal de sa chère fille Tullia ? Le

deuil

Le rapprochement entre les lettres de cette période et les Tusculanes permet de comprendre comment l’Arpinate articule expérience du deuil 31 Cic. Q. fr. I, 4, 5 : « Cependant, comme je te l’ai déjà demandé, examine la situation, scrute-là bien à fond, et puis écris-moi tout sans fard, en t’inspirant des conjonctures où nous sommes, et non de l’affection que tu me portes ? De mon côté, je continuerai à vivre tant que je penserai que ton intérêt l’exige ou qu’il faut conserver la vie pour l’espérance », trad. L. A. Constans, Paris, 2002. 32 Cic. Att. III, 24, 2. Voir aussi Att. III, 17, 3 : Tuas litteras semper maxime expecto : in quibus caue uereare ne aut diligentia tua mihi molesta aut ueritas acerba sit. 33 Voir Cic. Att. III, 16 : ut facile appareat te et consolationi seruire et ueritati ; III, 18, 2 : Tuae etiam litterae sunt uariae ; neque enim me desperare uis nec temere sperare. 34 Cic. Att. III, 12, 1 : Tu quidem sedulo argumentaris quid sit sperandum… 35  V. Léovant-Cirefice, « Les lettres d’exil dans la correspondance de Cicéron : une thérapie de la douleur ? », p. 66.

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et réflexion philosophique sur la mort et le chagrin. La correspondance constitue un terrain d’investigation privilégiée pour étudier le statut et la réception des consolationes mortis puisque, comme dans le cas de l’exil, elle présente non seulement des lettres de condoléances adressées par Cicéron à des correspondants36 ou réciproquement des lettres adressées à Cicéron suite au décès de Tullia37, mais également, outre une réponse rédigée par Cicéron, des commentaires sur les effets des consolations38. Or il est frappant de constater que, tout en s’acquittant des obligations qui relèvent de l’officium consolantis, Cicéron ne se fait guère d’illusions quant aux résultats à attendre de ce type de lettres. Consolatio mortis : le deuil des autres Ainsi la consolation adressée à un certain Titius, qui, semble-t-il, n’était pas un ami proche de Cicéron, trouve-t-elle sa principale justification dans l’accomplissement d’un devoir social39 : si sa lettre reste sans effet sur son correspondant, elle sera du moins un témoignage d’amitié40. Faute d’informations contextuelles précises, on ne peut malheureusement déterminer avec certitude l’année de cette lettre, qui est généralement datée de 46 41. Pour apaiser le chagrin de Titius, qui avait perdu plusieurs de ses enfants, Cicéron, s’inscrivant dans la tradition philosophique, développe avec fermeté et bienveillance les arguments topiques que l’on retrouvera à la fois dans la lettre de condoléances adressée par Servius Sulpicius Rufus et dans les Tusculanes : après avoir mentionné, à titre de consolatio peruulgata, la nécessaire soumission aux lois la condition humaine42 , il reprend le thème de la mort comme fin des maux de la vie, qu’il amplifie et renouvelle au moyen d’une référence à la situation politique : 36  Voir

Cic. Fam. V, 16 ; Ad Brut. I, 9 ; Att. XI, 10. Cic. Fam. IV, 5 (de Servius Sulpicius Rufus) ; Fam. V, 14 (de Lucceius). 38  Voir Cic. Fam. IV, 6 (réponse à Servius Sulpicius Rufus) ; Att. XII, 14 ; XII, 18 ; XII, 28. 39 Cic. Fam. V, 16, 1. 40 Cic. Fam. V, 16, 6. 41  D. R. Shakleton Bailey (Cicero Epistulae ad Familiares, Cambridge, 1977, tome 2, p. 325) et J. Beaujeu (Cicéron, Correspondance, tome 7, Paris, p. 212-214) datent la lettre de 46 en se fondant sur l’absence de référence à la mort de Tullia. G. O. Hutchinson (Cicero’s Correspondence. A literary Study, Oxford, 1998, p. 50-51) propose la date de 44 à partir d’un rapprochement entre l’expression grauissimo et pestilentissimo anno (§ 4) et l’épidémie qui, selon Dion Cassius (XIV, 17, 8), a sévi en Italie fin 44. Faute d’élément décisif, je privilégierai la date de 46 car l’évocation de la perturbatio temporum et de la disparition de la république (§ 3) semble effectivement correspondre à la période de la domination césarienne. 42 Cic. Fam. V, 16, 2 ; cf. Fam. IV, 5, 4 et Tusc. III, 28-30. 37  Voir

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sed neque haec neque ceterae consolationes, quae sunt a sapientissimis uiris usurpatae memoriaeque litteris proditae, tantum uidentur proficere debere, quantum status ipse nostrae ciuitatis et haec perturbatio temporum perditorum, cum beatissimi sint, qui liberos non susceperunt, minus autem miseri, qui his temporibus amiserunt, quam si eosdem bona aut denique aliqua re publica perdidissent43.

L’argument selon lequel il aurait mieux valu ne pas naître ou, une fois né, mourir au plus vite, est amplifié par une référence au désordre politique du temps44. Mais il est également modifié et adouci en fonction du contexte : plutôt que de déclarer à un père endeuillé qu’il doit se juger heureux d’avoir perdu ses enfants au vu de la situation, Cicéron l’assure que ceux qui perdent un être cher doivent être aujourd’hui moins malheureux que ceux qui ont subi la même perte lorsque la république était florissante. Transformant le désespoir en source de réconfort, le consolateur voit dans la mort un moyen d’échapper non seulement aux maux de la vie, mais plus spécifiquement à la ruine de la cité45. L’ensemble du développement est structuré par une distinction entre maerentis condicio et mortui condicio. Au chagrin causé par le sort du défunt est opposée une alternative destinée à établir que la mort n’est pas un mal : si l’âme survit au corps, la mort donne accès à l’immortalité. Si en revanche, elle périt avec le corps, la mort est un néant de sensation qui exclut toute souffrance. Cependant, il est significatif que l’argument, qui renvoie à l’Apologie de Socrate (39e-41c) et qui structurera l’ensemble de la première Tusculane, soit présenté d’une façon à la fois brève et allusive sous la forme d’une prétérition : « je ne te redirai pas ce que j’ai lu et entendu bien souvent… ». Soucieux de s’adapter à la culture de son correspondant, l’épistolier préfère sans doute ne pas insister sur ce motif d’origine philosophique et fonder sa consolation sur la situation politique. On peut voir une confirmation de cette hypothèse dans la lettre de condoléance de Servius Sulpicius Rufus, qui 43 Cic. Fam. V, 16, 3 : « Ni ces consolations, ni toutes celles qu’ont employées les plus grands sages et perpétuées les livres, ne doivent être à mes yeux, aussi efficaces, que l’état de notre cité, par lui-même, et le bouleversement de cette époque de perdition où ceux qui n’ont pas mis d’enfant au monde sont des bienheureux, et ceux que leurs enfants ont quitté dans les circonstances présentes moins malheureux que s’ils les avaient perdus aux beaux jours de la République, ou du moins quand subsistait encore quelque République ». 44  Cf. Cic. Tusc. I, 114-116 : le thème, placé sous l’auctoritas d’Hérodote, d’Euripide et de Crantor, est développé au moyen d’une série d’exemples : Cléobis et Biton, Trophonius et Agamède, Silène et Midas. 45  Voir aussi Cic. Fam. V, 16, 4.

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ne mentionne pas cet argument mais insiste lui aussi sur l’état déplorable de la cité46. Concernant la maerentis condicio, Cicéron admet qu’il n’est pas aisé d’éliminer le sentiment de privation produit par la perte d’un être cher. Face à cette douleur personnelle, la consolation prend un tour exhortatif : la lettre s’achève sur un appel à la sagesse et à la fermeté d’âme, qui permettront à l’endeuillé de dominer son chagrin et d’anticiper l’effet apaisant du temps grâce au travail de la raison47. L’insistance sur la maîtrise de soi, l’exemplarité et la constantia, qui renvoient aux impératifs de la morale sociologique romaine, met en évidence le champ d’application de la consolation, qui ne vise pas à éliminer le chagrin mais à le modérer et à en limiter les manifestations extérieures48. Dans cette lettre à Titius, comme dans la lettre de Servius Sulpicius Rufus, le devoir de consolation est principalement envisagé dans une perspective politique : d’une part, la ruine de la cité constitue le principal remède contre le regret du défunt ; d’autre part, l’exhortation à la grandeur d’âme est fondée sur le souci de la réputation. On attend en effet du maerens qu’il montre dans l’adversité une fermeté conforme à son statut, à sa vie passée et à ses propos. Dans la mesure où cet impératif de constantia joue un rôle déterminant dans la pratique politique et la pensée de Cicéron, il est légitime de s’interroger sur la manière dont celui-ci recevra ce type d’exhortation, lorsqu’il se trouvera lui-même confronté au deuil49. Omnem consolationem uincit dolor Dans les réponses adressées aux amis qui ont entrepris de le consoler, qu’il s’agisse de Servius Sulpicius, de Lucceius ou d’Atticus, Cicéron adopte une approche sensiblement différente de celle qui apparaît dans la consolation à Titius50. Même s’il accepte les codes sociaux sur lesquels repose la pratique consolatoire, le consulaire prend ses distances par rapport à la sévérité en usage et insiste sur le rôle joué par l’amitié dans l’allègement de sa peine51 : ainsi avoue-t-il à Sulpicius la honte 46 Cic.

Fam. IV, 5, 2-5. le motif du temps consolateur, cf. Cic. Att. 12, 10 ; Fam. IV, 5, 6. 48  Cf. Cic. Fam. IV, 5, 6 ; Att. XII, 40, 3 ; Fam. V, 14, 2-3 ; Ad Brut. I, 9, 2-3 (juin 43). 49  Sur la notion de constantia dans la vie politique romaine et dans la pensée cicéronienne, voir C. Tracy, « Cicero’s constantia in Theory and Practice », dans Cicero’s practical Philosophy, éd. W. Nicgorski, Notre Dame, 2012, p. 79-112. 50  Voir Cic. Fam. IV, 6 (réponse de Cicéron à Servius Sulpicius Rufus, avril 45) ; Att. XII, 38, 1 et XII, 40, 2 (réponses de Cicéron à Atticus) ; Fam. V, 14 (lettre de consolation de L. Lucceius en mai 45) et Fam. V, 15 (réponse de Cicéron). 51  Voir G. O. Hutchinson, Cicero’s Correspondence. A literary Study, p. 74-76. 47  Sur

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qu’il ressent de ne pouvoir surmonter assez courageusement son chagrin, tout en se montrant très sensible à la part que celui-ci prend à ses maux52 . Même s’il ne faut pas négliger le rôle joué par la rhétorique épistolaire dans cette déclaration, l’Arpinate tend à valoriser le réconfort procuré par l’empathie au détriment des arguments topiques, dont il récuse l’efficacité. Face à l’accablement de l’Arpinate, l’officium consolantis semble en effet correspondre à une mission impossible53. Celui-ci, analysant les causes de cette situation, en vient à réfuter les considérations politiques avancées par Servius : non enim, ut tum me a re publica maestum domus excipiebat, quae leuaret, sic nunc domo maerens ad rem publicam confugere possum, ut in eius bonis acquiescam. Itaque et domo absum et foro, quod nec eum dolorem, quem de re publica capio, domus iam consolari potest nec domesticum res publica54.

Comme il l’avait fait pour récuser les consolations qu’Atticus lui adressait durant son exil, l’Arpinate analyse sa douleur et insiste sur le caractère unique de son malheur, qui le prive à la fois de ses avantages politiques et des douceurs de la vie familiale. Mais le changement de point de vue est remarquable. Sulpicius avait argumenté a mortui condicione, écrivant que la mort avait permis à Tullia d’échapper non seulement aux maux de la vie en général, mais au malheur des temps présents55. Or Cicéron lui répond en argumentant a maerentis condicione : loin de se neutraliser mutuellement, les deux pertes subies, au plan politique et au plan familial, se conjuguent pour priver le malheureux de toute compensation. Par conséquent, celui-ci est en droit de contester la pertinence des exemples invoqués par Sulpicius pour l’inciter à supporter son deuil avec fermeté. Même s’il use de cet argument dans la lettre à Titius, Cicéron, considérant sans doute qu’il ne peut plus s’appliquer au cas de sa fille, le retourne ici pour légitimer l’excès de son chagrin. 52 Cic.

Fam. IV, 6, 1. Att. XII, 14, 3 (Astura, 8 mars 45) : Sed omnem consolationem uincit dolor ; Att. XII, 18, 1 (Astura, 11 mars 45) : Habeo enim nihil, tentatis rebus omnibus, in quo acquiescam. 54 Cic. Fam. IV, 6, 2 : « Avant, quand je m’éloignais des affaires publiques, dans ma tristesse, je trouvais l’accueil d’un foyer réconfortant ; à présent, quand je fuis en larmes mon foyer, je ne peux me réfugier dans les affaires publiques pour chercher un apaisement dans leur bonheur. Aussi je me tiens à l’écart de mon foyer et du Forum parce que mon foyer ne peut plus soulager la peine que j’éprouve pour la république, ni les affaires publiques ma peine domestique », trad. J. Beaujeu, Paris, 2002. 55 Cic. Fam. IV, 5, 3. 53 Cic.

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Les ultimes conséquences de ce renversement sont formulées de manière saisissante dans une lettre à Atticus. Le consulaire avoue à son ami qu’il se sent désormais incapable de jouer à nouveau le rôle politique qui lui était dévolu. Il ajoute une justification qui mérite l’attention : Nec in ea re quid aliis uideatur mihi puto curandum ; mea mihi conscientia pluris est quam omnium sermo56.

Suite à la dissolution des institutions et des valeurs républicaines, non seulement la vie politique n’offre plus de compensation aux maux personnels, mais elle ne constitue plus une incitation sérieuse à la grandeur d’âme. Dans ces conditions, c’est principalement en lui-même que le sujet doit trouver les ressources et les motivations nécessaires pour surmonter le chagrin. Aussi l’expérience du deuil et les reproches amicaux d’Atticus, qui l’incite à reprendre sa vie usuelle, donnent-ils à Cicéron l’occasion de penser l’intériorité du sujet en formulant une distinction explicite entre dolor, qui renvoie « au sentiment intime du chagrin », et maeror, qui désigne ses manifestations extérieures57. Or cette distinction renvoie à l’opposition entre vérité et apparence car le dolor qui frappe l’âme peut être dissimulé sans pour autant disparaître58. Cicéron ne l’ignore pas, qui, au plus fort de son chagrin, s’engage à faire en sorte que personne à Rome, y compris Atticus lui-même, ne se rende compte de sa douleur59. C’est durant cette période, entre le 6 et le 11 mars, que l’Arpinate, rédige, dans la solitude de sa villa d’Astura, la Consolatio ad se, inspirée, entre autres, par le Περὶ πένθους de l’Académicien Crantor, qu’il considère comme un modèle du genre consolatoire60. Bien que ce traité 56 Cic. Att. XII, 28, 2 : « sur ce point, je n’ai pas, me semble-t-il, à me soucier de ce que pensent les autres ; ma propre conscience compte plus à mes yeux que les propos de tous les autres ». 57  Voir Cic. Att. XII, 2, 2 : Maerorem minui, dolorem nec potui nec, si possem, uellem. Sur le lexique du chagrin dans la correspondance de Cicéron après le décès de Tullia, voir F. Guillaumont, « Après la mort de Tullia : parole et silence », dans Les écritures de la douleur dans l’épistolaire de l’Antiquité à nos jours, éd. F. Guillaumont, P. Laurence, Tours, p. 275-289 (p. 285). 58  Voir, en Att. XII, 14, 3, l’opposition animus/uultus et en Att. XII, 46 le comparatif occultius. 59  Voir Cic. Att. XII, 23, 1 (datée du 19 mars 45) : enitar, si quo modo potero – potero autem – ut praeter te nemo dolorem meum sentiat, si ullo modo poterit, ne tu quidem. 60 Voir Cic. Acad. II, 135 ; Tusc. III, 70, 76. Sur la consolation de Cicéron, voir K. Kumaniecki, « À propos de la consolation perdue de Cicéron », Annales de la Faculté de Lettres et Sciences Humaines d’Aix, 46 (1969), p. 369-402 et H. Baltussen, « Cicero’s Consolatio ad se : Character, purpose and impact of a curious treatise », dans Greek and Roman Consolations. Eight Studies of a Tradition and its Afterlife, éd. H. Baltussen, Swansea, 2013, p. 67-91.

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ne suffise pas à mettre un terme au dolor, sa composition apporte un soulagement provisoire61. L’écriture apparaît dès lors non seulement comme un dérivatif efficace mais comme une preuve des efforts accomplis pour surmonter le chagrin62 . Dans ces conditions, il n’est pas surprenant que Cicéron revienne sur l’expérience du deuil et la pratique de la consolation au sein de l’œuvre philosophique qu’il rédigera dans les mois qui suivront. Cela concerne particulièrement le volet éthique du projet philosophique et notamment les Tusculanes, qui, visant à établir que seule la philosophie peut garantir des passions et assurer le bonheur, développent, entre autres, une réflexion personnelle sur la mort et l’apaisement du chagrin63. De fait, l’orientation thérapeutique des Tusculanes, dont le dernier mot est leuatio (Tusc. V, 21), peut se résumer dans l’affirmation résolument optimiste et volontariste selon laquelle la guérison est possible : sanabimur si uolemus (Tusc. III, 13). Dans cette réflexion théorique sur les méthodes et les pratiques de consolation qui, selon la typologie de D. Scourfield, correspond à une méta-consolation64, Cicéron s’interroge sur les conditions d’efficacité des différentes méthodes. Consolation et opinion Cicéron souligne le rôle indispensable de la raison philosophique, qui, seule, est à même de lutter contre l’erreur et d’établir la vraisemblance, sinon la vérité, des arguments avancés65. Il en est ainsi dans la première Tusculane, où le philosophe cherche à réfuter le préjugé selon lequel les défunts conservent le sentiment et regrettent les avantages de la vie. Or cette opinion commune et tenace est à l’origine de la désolation liée à la mort d’un être cher. C’est pourquoi le recours à la phi61 Cic.

Att. XII, 18, 1 : quasi fouebam dolores meos. Att. XII, 38 : At ego hic scribendo dies totos nihil equidem leuor, sed tamen aberro ; XII, 38a, 1 ; Fam. V, 15, 3-4. Sur le rôle thérapeutique attribué à l’écriture, voir Y. Baraz, A written Republic. Cicero’s philosophical Politics, Princeton, 2012, p. 86-95. 63  Voir Cic. Diu. II, 2. 64  Voir D. Scourfield, « Towards a genre of Consolation », dans Greek and Roman Consolations. Eight Studies of a Tradition and its Afterlife, éd. H. Baltussen, Swansea, 2013, p. 1-36. L’auteur envisage prioritairement la consolation en relation aux pratiques sociales. Selon ce modèle fonctionnel, il distingue, d’une part, les consolations effectives, adressées à un (ou plusieurs) destinataire(s) spécifique(s) en réponse à une situation particulière et, d’autre part, les méta-consolations, textes conçus sur le mode réflexif, qui constituent un réservoir d’arguments à utiliser ou présentent une analyse des méthodes et des pratiques. 65  Voir Cic. Tusc. I, 17 ; V, 33 ; IV, 83 ; V, 11. Sur l’inspiration néo-académicienne des Tusculanes, voir Carlos Lévy, Cicero Academicus, p. 452-472. 62 Cic.

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losophie est nécessaire pour rétablir la vérité face à une telle croyance : ita sentimus, natura duce, nulla ratione, nulla doctrina66. Et parvenu au terme de son développement sur la mort, le philosophe revient sur cette idée en référence à sa propre expérience : sed ob eam causam contendi ut plura dicerem, quod in desiderio et luctu haec est consolatio maxima. (…) illa suspicio intolerabili dolore cruciat, si opinamur eos quibus orbati sumus esse cum aliquo sensu in is malis quibus uolgo opinantur. Hanc excutere opinionem mihimet uolui radicitus, eoque fui fortasse longior67.

Cicéron n’ignore pas que les racines du chagrin sont nombreuses, il est conscient de l’emprise exercée par les préjugés, il met même en doute l’efficacité de certaines consolations. Cependant, loin de rejeter cette pratique, il cherche, dans les Tusculanes, à la fonder en raison en s’interrogeant sur l’origine du chagrin. Or si celui-ci relève d’un choix volontaire et d’une opinion trompeuse, la consolation, à partir du moment où elle est adaptée aux circonstances et à la personne du maerens, n’est pas, par nature, vouée à l’échec68. En revanche, elle demeure inopérante quand le maerens refuse délibérément d’être consolé. Et Cicéron de reconnaître qu’il n’est pas rare que ceux qui ont prodigué des consolations soient ensuite dans l’incapacité d’en tirer profit pour eux-mêmes… Mais ces inconséquences ne révèlent rien d’autre que la sottise humaine. De même qu’il se refuse à évaluer la vertu à l’aune de ses propres faiblesses, Cicéron assume ses propres contradictions afin de pouvoir affirmer que le dolor peut être soulagé69. Que conclure de ces rapprochements entre la correspondance et les Tusculanes ? Les nombreux échos relevés confirment l’importance accordée à l’expérience dans l’élaboration de la réflexion théorique et dans l’évaluation des différentes doctrines éthiques. Suite aux terribles 66 Cic. Tusc. I, 30 : « Et ces sentiments-là, c’est la nature qui nous les suggère, sans que raisonnement ni théorie interviennent », trad. J. Humbert, Paris, 1930 légèrement modifiée. Voir aussi Tusc. I, 104-105 : Sed plena errorum sunt omnia. 67 Cic. Tusc. I, 111 : « mais il y a une raison pour laquelle j’ai tenu à parler davantage : c’est que nous trouvons ici la plus puissante des consolations dans le regret et dans le deuil (…) ce qui cause une douleur intolérable, ce qui est un supplice, c’est la pensée que ceux que nous avons perdus conservent du sentiment, et éprouvent les maux que le vulgaire imagine. C’est de ce préjugé que j’ai voulu radicalement délivrer mon propre cœur, et voilà pourquoi j’ai été peut-être un peu trop long », trad. J. Humbert, Paris, 2002. 68 Cic. Tusc. III, 80 : …quicquid esset in aegritudine mali, id non naturale esse, sed uoluntario iudicio et opionis errore contractum ; IV, 83. 69 Cic. Tusc. V, 3-4.

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épreuves du deuil et de l’exil, Cicéron a pu mesurer les limites de la consolation, en tant que pratique sociale fondée sur un réservoir d’arguments. Sommé de justifier ses réactions émotionnelles jugées excessives par certains de ses contemporains, il a été amené à réfléchir sur les motifs développés par ses correspondants. Durant l’exil, loin de se contenter de lieux communs lénifiants, Cicéron exigeait conjointement d’Atticus qu’il lui tînt un discours de vérité et qu’il lui fournît des raisons d’espérer. Mais il ne s’agissait pas tant alors de s’accommoder d’un état de fait insupportable que de mettre tout en œuvre pour mettre fin à une injustice. Après la mort de sa fille, Cicéron en est venu à juger inappropriée toute consolation de type politique, la situation de la cité et la dissolution des institutions républicaines ne permettant plus aux citoyens de trouver dans leur vie publique une compensation à leurs maux. De même, il a pu constater le caractère inopérant des lieux philosophiques, lorsqu’ils sont employés de façon superficielle, sans référence à la théorie qui les sous-tend. Vaincu par la douleur, il a entrepris de se consoler lui-même non seulement par la lecture mais en développant méthodiquement les arguments puisés dans les écrits consolatoires. Mesurant la force des préjugés qui sont à l’origine du chagrin et font obstacle à sa guérison, il a repris et approfondi ces éléments au sein des Tusculanes, dans le cadre d’une réflexion théorique plus large sur la thérapie des passions et les conditions du bonheur. Or, dans le dialogue qu’il y entretient avec son auditeur, et sans doute aussi avec lui-même70, Cicéron assume et dépasse les contradictions révélées par la correspondance. Ses propres manquements à la constantia ne sauraient remettre en cause la validité de pratiques consolatoires fondées sur la ratio philosophique. La quête de vérité et de sérénité est envisagée en relation au progrès moral. Cet optimisme anthropologique, propre à l’Arpinate, a été remarquablement analysé par Carlos Lévy, que je ne résiste pas au plaisir de citer pour terminer : Il est profondément émouvant de voir cet homme recru d’épreuves, qui avait toutes les raisons de désespérer, s’attacher à prouver aux autres et à soi-même qu’il existait une surabondance de raisons d’espérer, et enraciner cette espérance dans le doute qui est humilité et dans la volonté qui est puissance71.

70  Sur le rôle de l’interlocuteur anonyme des Tusculanes comme « conscience nonphilosophique » de Cicéron, voir C. Lévy, « Les Tusculanes et le dialogue cicéronien. Exemple ou exception ? », Vita Latina 166 (juin 2002), p. 23-31. 71  C. Lévy, « L’âme et le moi dans les Tusculanes », p. 93.

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Béatrice Bakhouche

LE VOCABULAIRE DE L’ÂME ἘΝΤΕΛΕΧΕΙΑ DANS QUELQUES TEXTES LATINS Dans sa grande œuvre de réhabilitation de la philosophie latine, Carlos Lévy a consacré un certain nombre d’études1 aux enjeux culturels – et philosophiques – liés aux transferts linguistiques du grec au latin, fustigeant à plusieurs reprises2 la condamnation sans appel par Heidegger de l’exercice de traduction latine des concepts grecs comme « la première étape d’un processus de fermeture et d’aliénation de ce qui constitue l’essence originaire de la philosophie grecque »3. Illustrant à souhait le philhellénisme allemand de la fin du xi x e siècle, ce philosophe fonde en raison l’image caricaturale que l’on a trop souvent colportée de la philosophie romaine. Si le point focal de la recherche de Carlos reste Cicéron pour le monde latin et s’il s’est particulièrement intéressé au lexique de la connaissance, à celui de la nature et à celui aussi, plus récemment, de la matière4, un certain nombre de ses analyses peuvent doublement se vérifier, pour des textes plus tardifs et pour d’autres lexiques comme celui de l’âme.

1  Citons, par exemple, « Cicéron créateur du vocabulaire latin de la connaissance : essai de synthèse », dans La langue latine, langue de la philosophie, éd. P. Grimal, Rome, 1992, p. 91-106 ; « Du grec au latin », dans Le discours philosophique, éd. J.-F. Mattéi, Paris, 1998, p. 1145-1152 ; « Cicéron, le moyen platonisme et la philosophie romaine : à propos de la naissance du concept latin de la qualitas », Revue de Métaphysique et de Morale, 1 (2008), p. 5-20, et, tout récemment, « Note sur l’évolution sémantique de silva, de l’époque républicaine à saint Augustin », dans La silve : histoire d’une écriture libérée en Europe de l’Antiquité au x v iii  e siècle, éd. P. Galand et S. Laigneau, Turnhout, 2013, p. 45-56. 2  Voir « Philosopher à Rome », dans Le concept de nature à Rome. La physique, éd. C. Lévy, Paris, 1996, p. 7 ; « Introduction », dans Présocratiques latins. Héraclite, éd. C. Lévy, L. Saudelli, Paris, 2014, p. x . 3  M. Heidegger, Introduction à la métaphysique, trad. G. Kahn, Paris, 1967, p. 25-26. 4 Voir Le concept de nature à Rome. La physique ci-dessus n. 2.

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bé at r ice ba k houche

C’est le néologisme aristotélicien d’ἐντελέχεια que je voudrais examiner ici – ou plutôt ré-examiner5 : la difficulté sémantique a conduit souvent les Latins à en éviter la traduction. Mais ils ne sont pas les seuls. « E ntéléchie  » :

une difficile lectur e

Si l’on ouvre le dictionnaire des Notions philosophiques6 ou celui des Concepts philosophiques7, ce terme aristotélicien est l’un des rares concepts grecs à ne pas être traduit. Cette création lexicale d’Aristote lui-même, translittérée en Entelékheia ou francisée en « entéléchie », est déclinée, dans les deux dictionnaires, en lien avec le terme energeia dont il serait un synonyme, bien qu’il y ait une différence entre les deux mots : « À la différence de l’energeia, qui est littéralement le fait d’être ‘en acte’, l’entéléchie est pour une substance le fait d’être arrivée au terme (telos) de la réalisation de sa forme », précise Fr. Ildefonse qui ajoute : « À ce titre, ‘chaque substance est une entéléchie, une nature déterminée’. La différence entre acte, entéléchie, forme, d’une part, et puissance (ou matière), d’autre part, représente la solution aristotélicienne du problème du devenir »8. C’est dire que le terme ressortit aussi bien à la « psychologie » – la théorie de l’âme – qu’à la physique et à la métaphysique – la théorie de la matière et des principes – aristotéliciennes. Dans la réception, la spécialisation du terme au vocabulaire de l’âme tient à la fameuse définition que le Stagirite en donne dans le De anima (II 1, 412a 27-28) : […] ἡ ψυχή ἐστιν ἐντελέχεια ἡ πρώτη σώματος φυσικοῦ δύναμει ζωὴν ἔχοντος9.

Un peu plus haut (Ibid., l. 21), l’entéléchie était associée à l’ousia : Ἡ  […] οὐσία ἐντελέχεια (« […]  la substance formelle est entéléchie »). Mais ces précisions ne nous éclairent guère sur le sens précis que le Sta5  Voir « La définition aristotélicienne de l’âme dans quelques textes latins : endelechia ou entelechia ? », Actes du colloque organisé les 14 et 15 octobre 2005, à Lyon, par le GDR ars scribendi sur les mécanismes de transfert publiés par l’e-revue Interférence (http ://ars-scribendi.ens-lsh.fr/ article mis en ligne le 6 décembre 2006). 6  S. Auroux dir., Les notions philosophiques. Dictionnaire, Paris, 1990. 7  M. Blay dir., Dictionnaire des concepts philosophiques, Paris, 2006. 8  Notice « Entéléchie », dans Dictionnaire des concepts philosophiques, p. 255. Voir, de même, L. Brisson : « alors que l’acte (enérgeia) est l’action (érgon), l’entéléchie est le terme réalisé de l’action », Les notions philosophiques, p. 801. 9  Trad. E. Barbotin (Paris, 1966) : « […] l’âme est l’entéléchie première d’un corps naturel possédant la vie en puissance ».

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girite donnait à ce terme. Pourquoi avoir forgé un mot si c’est pour le réduire au sens d’« essence » ? Dans ce même passage, Aristote rapproche ce terme de la forme, εἶδος : Ἀναγκαῖον ἄρα τὴν ψυχὴν οὐσίαν εἶναι ὡς εἶδος σώματος φυσικοῦ δυνάμει ζωὴν ἔχοντος10.

On retrouve les éléments de la définition de l’entéléchie, qui sont utilisés, dans les rubriques de dictionnaire, pour délimiter les contours de cette notion. Le terme d’ἐντελέχεια n’est assurément pas appliqué seulement à l’âme. P. Thillet remarque que11 le terme est utilisé 137 fois dans huit des ouvrages d’Aristote qui appartiennent tous au Corpus : 40 dans la Métaphysique, 37 dans De l’âme, 34 dans la Physique, 20 dans Génération et corruption, 2 dans Du ciel et dans Génération des animaux, 1 dans Météorologiques et Parties des animaux. Même si les emplois les plus nombreux, dans la Métaphysique, se trouvent dans le livre K dont l’authenticité est mise en question, ils ne sont peut-être pas si éloignés parfois de ce que l’on trouve dans la Physique, comme le souligne encore P. Thillet : Du grand nombre d’emplois du mot ἐντελέχεια dans la Physique on ne s’étonnera pas, car le traité qui porte ce titre n’est pas un ouvrage de science de la nature : Aristote y pose les principes sur lesquels il va fonder cette science, la physique. Or, la recherche des principes d’une discipline ne saurait appartenir à cette discipline. La Physique d’Aristote relève de la « philosophie première »12 .

L’entéléchie est un principe ; cela est clairement exprimé dans l’équation que le Stagirite établit entre elle et la matière : τὸ αὐτὸ ἡ ὕλη καὶ ἡ ἐντελέχεια13. Assimilée à la matière, elle est donc, comme elle, principe « des choses qui ont en elles-mêmes un principe de mouvement et de changement »14. Dès lors, l’entéléchie est déclinée, à plusieurs reprises, en lien avec le mouvement, au livre VIII de la Physique15, à propos du premier moteur 10  An. II 1, 412a19-21 : « Il s’ensuit nécessairement que l’âme est substance au sens de forme d’un corps naturel possédant la vie en puissance ». 11  Aristote De l’âme, éd. P. Thillet, Paris, 2005, Introduction p. 38. 12  Ibid. 13  Phys. IV 5, 213 6-7 : « la ‘matière’ et l’’entéléchie’ c’est la même chose », et, dans le De anima II 1, 412a21 : Ἡ δ’ οὐσία ἐντελέχεια. 14  Définition appliquée à la ὕλη en Phys. II 1, 193a29-30. 15  On trouve trois occurrences de ce terme au chapitre 5 et trois autres au chapitre 8.

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au chapitre 5, et du mouvement continu au chapitre 8. Nous pouvons ainsi lire un passage que l’on retrouvera dans certains doxographies : Ἔστι δ’ ἡ κίνησις ἐντελέχεια κινητοῦ ἀτέλης (Phys. VIII 5, 257b8-9),

ce que H. Carteron traduit par « d’autre part le mouvement est l’entéléchie imparfaite du mobile »16. Or le sens de l’adjectif nous paraît contestable, s’appliquant à un terme contenant en lui justement l’idée d’achèvement, de τέλος : il pourrait avoir aussi bien le sens étymologique de « sans fin ». Ce serait alors un synonyme du terme d’ἐνδελεχής utilisé dans ce sens par Platon dans Timée 43d1 à propos des mouvements de l’âme, et en 58c4 à propos de ceux des corps élémentaires. Mais, dans ce cas-là, l’adjectif ne devrait-il pas plutôt s’appliquer au mouvement, à la κίνησις ? Ce qui pourrait signifier : « l’entéléchie est le mouvement sans fin du mobile »… L’hypothèse est peut-être hardie, mais nous sommes dans un cadre théorique relativement proche, dans les deux textes de Platon et Aristote : celui des mouvements sans fin dans l’âme (celle du monde et celle de l’homme17) comme dans le cosmos. C’est d’ailleurs le témoignage qu’en donne Cicéron au début des Tusculanes : [Aristoteles] quintum genus adhibet uacans nomine et sic ipsum animum ἐνδελέχειαν appellat nouo nomine quasi quandam continuatam motionem et perennem18.

Comme je l’ai montré ailleurs19, il est fort peu vraisemblable que, comme le suggère en note J. Humbert, l’éditeur du texte dans la « Collection des Universités de France », l’Arpinate ait pu faire une mélecture du terme grec, et la glose définitionnelle qui suit ne laisse aucun doute là-dessus : c’est bien d’un mouvement sans fin qu’il est question dans ce passage. S’il s’agit, pour le Stagirite, d’étudier la question de l’éternité du mouvement, cette interrogation ne concerne pas seulement la physique, mais aussi la « philosophie première »20. 16  Phys. (V-VIII), Paris, 1956, p. 118 ; voir également la traduction de P. Pellegrin (Aristote Physique, Paris, 20022) : « le mouvement est l’entéléchie inachevée du mobile ». 17 Sachant que la partie rationnelle de l’âme de l’homme est, comme le précise L. Brisson, « à une échelle réduite, la réplique de l’âme du monde » (Platon Timée / Critias, trad. L. Brisson, Paris, 19952), n. 271 ad 43d1, p. 242. 18  Tusc. I 10, 22 : « [Aristote] a […] recours à une cinquième catégorie qui n’a pas de nom et est conduit, en ce qui concerne l’âme même, à la désigner par un terme nouveau, ἐνδελέχεια, ce qui revient à dire une espèce de mouvement ininterrompu et perpétuel ». 19 « La définition aristotélicienne de l’âme dans quelques textes latins : endelechia ou entelechia ? ». 20  Voir J.-B. Gourinat, « Le premier moteur selon Physique, VIII et Métaphysique, Λ : physique et philosophie première », dans Physique et métaphysique chez Aristote, éd. M. Bonelli, Paris, 2012, p. 175-206 [p. 181].

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Si notre hypothèse de lecture était valide, elle expliquerait le glissement pointé dans les doxographies de l’un à l’autre terme – entéléchie et endéléchie –, glissement encore facilité par la paronomase. Témoignages

doxogr aphiques

La notion d’entéléchie apparaît le plus souvent dans des développements doxographiques en lien avec l’âme. Les catalogues de doxai concernant la nature de l’âme – ce qu’est l’âme, quid sit – se présentent toujours sous forme de dissensus, et la façon dont les idées aristotéliciennes y sont évoquées est intéressante. Parmi les doxographi Graeci, Plutarque est à peu près le seul à évoquer à plusieurs reprises le terme d’ἐντελέχεια. Dans le paragraphe consacré au mouvement (I, 23), le Chéronéen propose un condensé de la formule – citée plus haut – de Phys. VIII 5, 257b8-9 : Ἀριστοτέλης· ἐντελέχεια κινητοῦ,

dans une reformulation abrupte et incomplète qui paraît révéler ou que Plutarque n’a pas compris le texte et spécialement le ἀτέλης d’Aristote (qui est omis), ou que le texte-source était déjà tronqué dans sa source. C’est le seul auteur, semble-t-il, à offrir cette définition dans une entrée spécifiquement liée au mouvement des principes. Dans une nouvelle réécriture des deux définitions de l’entéléchie issues du De anima 412a20 et b5, Plutarque, dans son Epitome, reproduit presque littéralement le texte du Stagirite : Ἀριστοτέλης ἐντελέχειαν πρώτην σώματος φυσικοῦ, ὀργανικοῦ, δυνάμει ζωὴν ἔχοντος· τὴν δ’ ἐντελέχειαν ἀκουστέον ἀντὶ τῆς ἐνεργέιας21.

Fermement identifié à l’acte dans cette citation, le terme d’entéléchie est employé à bon escient et ses différentes acceptions sont bien restituées dans toutes les occurrences du mot. On retrouve la caractéristique sémantique du terme dans son application générique – le principe – aussi bien que dans son acception spécifique – l’âme. Ailleurs la simplification de la notion et les variantes trahissent la pensée du Stagirite. C’est ainsi que Stobée, tout en donnant la même 21  Epit. IV 2, 898C7-9, trad. G. Lachenaud modifiée : « Pour Aristote, c’est l’entéléchie première d’un corps naturel, organisé, possédant la vie en puissance : il faut entendre ‘entéléchie’ pour ‘acte’ » ; de même IV 3, 898C14-15.

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définition de l’âme que Plutarque – définition qui devient topique, puis­qu’on la retrouvera dans la tradition latine –, en modifie le sens par le choix de ἐνδελέχεια et le doublon ἀντὶ τοῦ εἴδους καὶ τῆς ἐνεργέιας22 . L’apparente confusion entre ἐνδελέχεια et ἐντελέχεια se lit également dans la définition que le même auteur donne de l’entéléchie : Ἐντελέχεια αὐτὸ προσεῖπεν […] διὰ τὸ ἐνδελεχῶς ὑπάρχειν…23.

Pourtant c’est à tort que Diels, dans l’apparat critique, note « sic » à la leçon ἐνδελεχῶς, car il s’agit bien ici de l’entéléchie principielle, qui, assimilée à l’âme du monde, est animée d’un mouvement ininterrompu. Épiphane de même, s’il parle lui aussi des principes, trahit manifestement la pensée du Stagirite par l’adjonction de σώματος : Καὶ τὴν ψυχὴν ἐνδελέχειαν σώματος λέγει24.

Il semble du reste, paradoxalement, que ce soit dans le monde latin et par Cicéron, on l’a vu plus haut, que le sens du terme ἐνδελέχεια ait été conservé, car nous n’en trouvons aucune occurrence antérieure. Même si la lecture cicéronienne peut se rattacher aux occurrences de la Physique déjà citées, l’Arpinate utiliserait, pour J. Pépin, un terme qui « appartenait au vocabulaire du jeune Aristote »25 ; c’est bien possible, tant il est vrai que nous avons, dans les Tusculanes, un écho de la théorie platonicienne de l’âme du monde et de son mouvement, telle qu’elle est exprimée en Timée 43d. Dans le monde latin, la doxographie la plus développée sur les théories de l’âme, voire la seule à être exhaustive, se trouve incontestablement dans le Commentaire au songe de Scipion de Macrobe : Non ab re est ut haec de anima disputatio in fine sententias omnium qui de anima uidentur pronuntiasse contineat. Platon dixit animam essentiam se mouentem, Xenocrates numerum se mouentem, Aristoteles ἐντελέχειαν, Pythagoras et Philolaus ἁρμονίαν, Posidonius ideam, Asclepiades quinque sensuum exercitium sibi consonum, Hipprocrates spiritum tenuem per corpus omne dispersum, Heraclides Ponticus lucem, Heraclitus physicus scintillam stellaris essentiae, Zenon concretum corpori spiritum, Democrites spiritum insertum atomis hac facilitate motus ut corpus illi omne sit peruium ; Critolaus Peripateticus constare eam de quinta essentia, Hipparchus ignem, Anaximenes aera, Empedo-

22 

Ecl. I 49 = Dox. Gr. 387b3-5 (Diels). Ecl. I 12 = Dox. Gr. 448 3, l. 20. 24  Advers. Haeres. III, 2, 9 § 31 = Dox. Gr. 592 l. 14. 25  Théologie cosmique et théologie chrétienne, Paris, 1964, p. 214. 23 

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cles et Critias sanguinem, Parmenides ex terra et igne, Xenophanes ex terra et aqua, Boethos ex aere et igne, Epicurus speciem ex igne et aere et spiritu mixtam. Obtinuit tamen non minus de incorporalitate eius quam de immortalitate sententia 26.

À l’opposé de cette énumération très précise se situe l’évocation anonyme d’Ambroise de Milan : Non ergo sanguis anima, quia carnis est sanguis, neque armonia anima, quia et huiusmodi armonia carnis est, neque aer anima, quia aliud est flatibilis spiritus, aliud anima, neque ignis anima, neque entelechia anima, sed anima est uiuens, quia factus est Adam in animam uiuentem, eo quod insensibile atque exanimum corpus anima uiuificet et gubernet (De Isaac uel anima 2, 4).

La comparaison entre les deux textes appelle un certain nombre de commentaires. Il est assurément oiseux de chercher à établir des filiations entre les listes de doxai, tant sont grandes, on le voit, les différences entre les catalogues liées à des enjeux d’écriture spécifiques. La distribution et le choix des références varient considérablement, en effet, d’un auteur à l’autre ; dès lors, les hypothèses de filiation décentrent le problème, comme le remarque Carlos Lévy qui, reprenant les conclusions de P. Boyancé, écrit : « la Quellenforschung a échoué dans cela même qu’elle prétendait réaliser, à savoir l’identification de la source dont l’œuvre latine ne serait qu’une réplique maladroite, et, d’autre part, que ce type de recherche a stérilisé l’histoire littéraire, c’est-à-dire au fond la définition de ce qui fait la spécificité d’une œuvre »27. Et cela ne se vérifie pas pour le seul Cicéron.

26  In somn. I, 14, 19-20, trad. M. Armisen-Marchetti (Paris, 2001) : « Il n’est pas sans intérêt d’achever cette dissertation sur l’âme par le bilan de toutes les opinions notoirement formulées à ce sujet. Platon a dit que l’âme était une essence se mouvant elle-même ; Xénocrate, un nombre se mouvant lui-même ; Aristote, une ἐντελέχεια ; Pythagore et Philolaos, une ἁρμονία, Posidonius, une idée ; Asclépiade, l’exercice harmonieux des cinq sens ; Hippocrate, un souffle léger diffus dans le corps entier ; Héraclide du Pont, une lumière ; Héraclite le physicien, une étincelle de l’essence stellaire ; Zénon, un souffle qui s’est condensé à l’intérieur du corps ; Démocrite, un souffle mêlé aux atomes et d’une mobilité qui lui permet de parcourir tout le corps ; Critolaos le Péripatéticien a dit que l’âme était faite d’une quintessence ; Hipparque, qu’elle était du feu ; Anaximène, de l’air ; Empédocle et Critias, du sang ; Parménide, un composé de terre et de feu ; Xénophane, de terre et d’eau ; Boéthos, d’air et de feu ; Épicure, qu’elle était un fantôme de feu, d’air et de souffle mêlés. Mais l’opinion qui a prévalu la tient pour incorporelle autant qu’immortelle ». 27  « Doxographie et philosophie chez Cicéron », dans Le concept de nature à Rome. La physique, Paris, 1996, p. 109-123 [p. 109].

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C’est ainsi que, si l’on peut noter, dans la doxographie de Macrobe et dans celle d’Ambroise, une distribution analogue entre théories matérialistes et théories spiritualistes, cette répartition est inversée quand on passe de Macrobe à Ambroise. En outre, chez le premier, le catalogue des doxai se trouve dans le chapitre de conclusion et de récapitulation sur les théories de l’âme, alors que les références ambrosiennes s’intègrent dans un mouvement qui mène d’une doxa antique – et païenne – au credo chrétien. Ces doxographies ne sont donc pas superposables. Si chacun des deux auteurs offre sa propre organisation en fonction de son projet d’écriture, Calcidius, lui, dans son Commentaire au Timée de Platon, fonde en raison son catalogue. Son « traité de l’âme » (chap. 208-235) offre la même structure que celui sur la matière (chap. 268-355). Liant le quid sit de l’âme (sa nature) à son ubi sit (le lieu de l’hegemonikon, la partie rectrice de l’âme), l’exégète passe en revue, de façon systématique, les principales théories avant de finir par l’étude du système aristotélicien et de la théorie platonicienne. Il réfute les théories des autres philosophes en un développement fortement structuré, distinguant entre ceux pour qui l’âme est corporelle et ceux qui en font un incorporel (Aristote et Platon). Parmi les doctrines matérialistes, deux groupes sont nettement distingués en fonction de leur conception de la matière précisément : viennent d’abord ceux pour qui la matière est une substance discrète (chap. 214-217), puis ceux pour qui elle est une substance continue (à partir du chap. 218). Chacun de ces groupes est, à son tour, subdivisé en trois sous-groupes : si la matière est une substance discrète, constituée ou d’atomes, ou d’éléments homéomères, ou de corpuscules (chap. 214), l’âme sera faite soit de molécules (Asclépiade), soit d’atomes identiques à ceux du feu (Démocrite), soit d’atomes agrégés en aveugle (Épicure, chap. 216). Dans ces cas-là, l’hegemonikon de l’âme est, ici, difficile, voire impossible à déterminer, l’âme étant chevillée au corps (chap. 216-217). En revanche, si la matière est une substance continue, l’hegemonikon est placé soit dans le cœur et le sang (Empédocle chap. 218), soit dans le sang (les Hébreux, chap. 219), soit encore dans le cœur (les stoïciens, chap. 220). Puis vient l’examen de la théorie aristotélicienne. Dans la dizaine de citations d’entelechia par l’exégète latin entre les chapitres 222 et 227, nous pouvons reconnaître, au début du chapitre 222, l’exacte traduction de la définition du De anima (II 1, 412a 27-28) citée plus haut et explicitement rapportée par Calcidius au Stagirite : At uero Aristoteles animam definit hactenus : ‘Anima est prima perfectio corporis naturalis organici possibilitate uitam habentis’.

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Un peu plus bas dans le même chapitre, l’exégète glose la définition aristotélicienne en associant, comme les témoins grecs, l’entéléchie à la species (εἶδος) et à l’effectus (ἐνέργεια) : Hanc ergo speciem qua formantur singula generaliter Aristoteles entelechiam, id est absolutam perfectionem, uocat ; hac enim obueniente siluae quae olim fuerant in sola possibilitate perueniunt ad effectum28.

Passons sur la composition de ce chapitre 222 qui apparaît comme un « patchwork » de références aristotéliciennes29. Dans la phrase cidessus, la glose à entelechia, absoluta perfectio, qui en redouble la traduction par prima perfectio, ne laisse aucun doute sur le mot visé par le commentateur latin : perfectio exprimant en latin l’idée du grec τέλος, c’est donc bien d’ἐντέλεχεια et non d’ἐνδέλεχεια qu’il s’agit. Nous avons ici une aide précieuse pour établir le texte : il nous est ainsi facile de choisir la leçon entelechian (ou la forme latinisée entelechiam), et de rejeter endelichiam ou endelechiam, sans parler de la leçon fantaisiste entelegian. À ce propos, J. Pépin, dans une étude sur Augustin et le vocabulaire philosophique grec, distingue entre traduction du grec, citation et translittération, dans une approche axiologique assez radicale : La traduction, quand elle est appropriée, ouverte le cas échéant à des néologismes heureux, enrichit la langue d’arrivée. La citation dans l’alphabet d’origine est méritoire de la part d’un Augustin qui ne maîtrise pas vraiment le grec […] La translittération […], dans une perspective normative, pourrait bien être la pire des formules30.

Certes, l’auteur reconnaît l’utilité qu’il aurait eue à faire des sondages dans les manuscrits : Il aurait été certainement fructueux, pour une étude de ce genre, de prendre sur quelques passages une connaissance directe, une ‘autopsie’ de l’œuvre d’Augustin ; ainsi par exemple aurait-on peut-être fait le départ de ce qui est citation et de ce qui est translittération31. 28  Trad. B. Bakhouche (Paris, 2011) : « Cette forme qui donne à chaque vivant particulier son essence, Aristote l’appelle d’une manière générale entéléchie, c’est-à-dire achèvement parfait ; car c’est son intervention dans la matière qui permet à ce qui depuis longtemps existait seulement en puissance de venir à l’acte ». 29 Voir là-dessus B. Bakhouche, «  La définition aristotélicienne de l’âme dans quelques textes latins : endelechia ou entelechia ? », p. 5 sur 14. 30  « Attitudes d’Augustin devant le vocabulaire philosophique grec – citation, translittération, traduction », dans La langue latine, langue de la philosophie, p. 277-307 [p. 277]. 31  Ibid., p. 278.

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De fait, le distinguo entre citation et translittération ne paraît pas globalement pertinent, car la lecture des manuscrits fait apparaître des pratiques différentes et que ce sont généralement les copistes puis les éditeurs modernes qui optent pour une graphie ou l’autre. Cependant, les dangers de la translittération se vérifient dans l’apparat critique évoqué plus haut pour le texte calcidien. C’est finalement la traduction calcidienne du lexème grec par perfectio qui permet de choisir la meilleure leçon. Et nous retrouvons la même incertitude, dans la transmission du texte latin, pour les autres occurrences d’entelechia. En outre, le commentateur insiste à deux reprises sur l’immobilité de l’entéléchie qui l’oppose peut-être ainsi à l’endéléchie telle que définie par Cicéron : Quae tamen ex ea confiunt, manifestant principio animam neque corporeum quicquam esse uel sensile sed intellegibile potius et sine corpore, quae tamen recipiatur a corpore, quippe corpori perfectionem det ipsa sitque eius entelechia ; res per semet ipsam immobilis, sicut sunt artes et disciplinae, ex accidenti uero aliquo mobilis propterea quod sit in animalibus quae, dum uiuunt, mouentur32 ,

et un peu plus loin : At uero anima sine ortu et ex aeternitate, non sine motu, quem ad modum entelechiam Aristoteles fore confitetur, sed in motu perpetuo, utpote cuius naturaliter motiua uis sit33.

Calcidius est sans doute le seul auteur à traduire, expliquer et différencier l’endéléchie et l’entéléchie aristotéliciennes. Il est hors de doute que l’exégète fait bien le départ entre les deux notions. Bref, les témoins latins sont dans l’ensemble plus fiables que les doxographes grecs tardifs : Cicéron est le seul à évoquer une endéléchie animée d’un mouvement sans fin, et qui se rapproche de l’âme du monde de Platon, tandis que, dans la tradition tardive, c’est l’entéléchie du De

32 Chap. 223, trad. B. Bakhouche : « Il en résulte évidemment d’abord que l’âme n’est pas quelque chose de corporel ou de sensible, mais plutôt quelque chose d’intelligible et d’incorporel, qui doit cependant se trouver dans un corps, puisque c’est le corps qu’elle parachève et qu’elle est son entéléchie. En soi c’est quelque chose d’immobile, comme les arts et les sciences, et c’est par accident qu’elle est mobile, puisqu’elle se trouve dans des êtres vivants qui, tant qu’ils vivent, sont en mouvement ». 33  Chap. 225, trad. B. Bakhouche : « Mais l’âme ne connaît pas la naissance et elle est éternelle ; elle n’est pas dépourvue de mouvement comme l’entéléchie chez Aristote ; elle est pourvue au contraire d’un mouvement perpétuel, puisque par nature elle a le pouvoir de se mouvoir ».

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anima qui est évoquée dans les textes. Et, si Calcidius insiste sur l’immobilité de celle-ci, c’est peut-être pour mieux la distinguer de celle-là. D er nier avatar  : tia nus C apella

la mise en scène d ’E ntelichia par

M ar-

Contemporain de Macrobe, un Africain du nom de Martianus Capella rédige, en neuf livres, une œuvre très étrange et cryptée, les Noces de Philologie et Mercure : il s’agit du mariage, comme le titre l’indique, de la mortelle Philologie avec le dieu Mercure. En réalité, les sept derniers livres – du livre III au livre IX – offrent des cours d’abord sur chacune des trois disciplines littéraires qui préfigurent le trivium médiéval, suivis de quatre livres dédiés à chacune des sciences du nombre, des sciences « mathématiques », qui constitueront, au Moyen Âge, le quadrivium. Cet enseignement prosaïque est enjolivé, dans chaque livre, par une ouverture et une clôture fastueuses, habillées des ornements de la fabula. Les deux premiers livres constituent une introduction à la cérémonie, le premier centré sur Mercure et son désir – renouvelé – de mariage, et le deuxième sur Philologie et ses préparatifs avant d’affronter le voyage interplanétaire qui la conduira au ciel, parmi les dieux. Le terme d’entelechia apparaît deux fois, au début du premier livre et à la fin du deuxième. Voici en effet comment est présentée Psychè que Mercure décida un jour de prendre pour épouse : [Cyllenius] uoluit saltem Entelechiae ac Solis filiam postulare, quod speciosa quam maxime magnaque deorum sit educata cura ; nam ipsi Ψυχῇ natali die dii ad conuiuium corrogati multa contulerant…34.

Suit l’énumération des dons des dieux à Psychè. La décision de Mercure ne se concrétise pas car il apprend, dans une retractatio du récit d’Apulée, que Psychè a été enlevée par Cupidon. Sur ce, Virtus conseille au jeune dieu de prendre conseil de son frère Apollon, dans une caractérisation astrale de ce dernier qui est à souligner : deliberandum suggerit Virtus, neque eum sine Apollinis consilio quicquam debere decernere aut fas ab eius congressibus aberrare, cum

34 

Nupt. I, 7, trad. V. di Natale (Dédale 11-12 [2000], p. 454-509 [458]) : « Le Cyllénien se proposa alors de demander la main de Psyché, la fille d’Entéléchie et du Soleil ; elle était d’une beauté spectaculaire et les dieux mêmes avaient pris soin de son éducation. Invités au festin organisé en l’honneur de sa naissance, ces derniers lui avaient apporté de multiples présents… ».

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zodiaca eum hospitia praemetantem numquam abesse menstrua praecursione permitteret35.

La phrase présente indubitablement une connotation astronomique, se référant à la position de la planète Mercure qui reste constamment dans le voisinage du Soleil, sans jamais s’éloigner de lui de plus d’« un mois de parcours mensuel », soit 30° ; c’est effectivement la valeur moyenne de l’élongation maximum de Mercure par rapport au Soleil que l’on trouve dans les textes d’astronomie de l’Antiquité. Cela correspond du reste à l’observation : en tant que planètes « inférieures », Vénus et Mercure apparaissent toujours près du Soleil, comme s’ils étaient ses satellites36. La dimension planétaire d’un Apollon identifié au Soleil rejaillit d’une certaine façon sur celle des divinités appelées auparavant à apporter chacune un cadeau pour la naissance de Psychè – Jupiter, Vénus, Mercure Apollon etc. Nous sommes donc dans un contexte astral, et plus précisément dans celui d’une âme cosmique plus proche de la théorie du Timée de Platon que de celle du De anima d’Aristote. Mais l’idée d’un engendrement de l’homme par le Soleil est directement issue de la Physique du Stagirite où nous pouvons lire : Ἄνθρωπος γὰρ ἄνθρωπον γεννᾷ καὶ ἥλιος37.

C’est de là que procèderait le « vitalisme solaire » de Posidonius ; au prisme de cette théorie serait à son tour revisitée, si l’on en croit K. Reinhardt38, la référence aristotélicienne qui se retrouve dans un discours de l’empereur Julien, avec cet ajout : Ψυχὰς οὐκ ἀφ’ ἑαυτοῦ μόνον, ἀλλὰ καὶ παρὰ τῶν ἄλλων θεῶν σπείρειν εἰς γῆν, ἐφ’ ὅ τι δὲ χρῆμα, δηλοῦσιν αὗται τοῖς βίοις οὓς προαιροῦνται39. 35  Nupt. I, 8 ; trad. V. di Natale : « … Virtus suggéra que le projet fût soumis à plus ample consultation. Emle était d’avis que Mercure désormais ne prît aucune décision sans le conseil d’Apollon, et jugeait néfaste qu’il s’éloignât de la compagnie du dieu, d’autant que ce dernier ne l’avait jamais autorisé, lors de sa prérégrination à travers les signes du Zodiaque, à demeurer éloigné de lui d’une distance supérieure à celle équivalent à un mois de parcours mensuel ». 36 Voir B. Bakhouche, Les textes latins d’astronomie, Louvain-Paris, 1996, p. 266280. 37  Phys. II, 134b13, trad. H. Carteron : « car ce qui engendre un homme, c’est un homme, plus le soleil ». 38  Kosmos und Sympathie : neue Untersuchungen über Poseidonios, Munich, 1926, p. 376. 39  Or. 4, 131 c3-6, trad. Chr. Lacombrade (Paris, 1964) : « Quant aux âmes – qui ne procèdent pas de lui seul, mais aussi des autres dieux – il les sème sur la terre et aux fins indiquées par celles-ci lors du choix de leurs existences ».

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C’est une précision d’importance, car, en lien avec le texte de Physique II, se lit ici l’influence des « autres dieux » – entendons les dieux astraux, les dieux planétaires – qui dotent l’âme humaine, dans sa descente avant incarnation, de qualités et de défauts qui vont habiter le corps de l’homme à naître. Nous sommes dans le cadre d’une codification de la descente de l’âme théorisée par les néoplatoniciens – et dont on retrouve un témoignage très précis dans le Commentaire au Songe de Scipion de Macrobe40. Une telle influence néoplatonicienne corrobore l’idée que, chez Martianus Capella, l’Entéléchie, mère de Psychè et associée au Soleil, est une âme mobile, l’âme cosmique que Cicéron avait nommée Endelechia. Le choix d’Entelechia par les éditeurs41 est donc une erreur, alors même d’ailleurs que tous les manuscrits offraient la leçon Endelechia42 . C’est encore la même interprétation que je proposerais pour la seconde occurrence du terme, à la fin du livre II. Escortée par Junon, Philologie est en effet arrivée dans le palais de Jupiter, situé dans la Voie Lactée. Le roi des dieux fait alors entrer Mercure suivi d’un long cortège au milieu duquel se trouvent « les âmes des anciens sages qui avaient été jugées dignes du séjour des dieux » – animaeque praeterea beatorum ueterum, quae iam caeli templa meruerant43. C’est là, parmi la foule des philosophes et « physiciens » qu’apparaît Aristote : Aristoteles per caeli quoque culmina Entelechiam scrupulosius requirebat44.

Une fois de plus les éditeurs ont choisi, dans leur ensemble, le seul terme aristotélicien ressortissant – selon eux – au lexique de l’âme, alors que, à l’exception d’une seule leçon « barbare » – endelihiam – toutes les autres – endeliciam, endelechiam ou endelic(h)iam – confirment qu’il s’agit ici de l’âme du monde – et, à un niveau ontologique 40  In somn. I, 12, 13-17. Cf. également la note ad loc. dans Martiani Capellae ‘De nuptiis Philologiae et Mercurrii’ libri I-II, L. Cristante dir., Hildesheim, 2011, p. 111112. 41  Y compris I. Ramelli qui, dans son édition des Noces (Marziano Capella Le Nozze di Filologia e Mercurio, Milano2001) suit le texte de J. Willis et, en note ad loc., ne commente pas les autres leçons. En revanche, Fr. Eyssenhardt (Martianus Capella, Leipzig, 1868, p. 4, 2) avait choisi les leçons Ende-. 42  Cf. D. Shanzer, A Philosophical and Literary Commentary on Martianus Capella’s De Nuptiis Philologiae et Mercurii Book 1, Berkeley-Los Angeles-London, 1986, note ad loc. p. 68-69. 43  Nupt. II, 211. 44  Nupt. II, 213, trad. V. di Natale : « Aristote cherchait avec obstination, jusque dans les profondeurs du ciel, la fameuse ‘entéléchie’ ».

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inférieur, de celle de l’homme – en mouvement perpétuel. La localisation de la quête aristotélicienne dans le ciel ne fait guère planer de doute sur cette interprétation. C’est du reste la leçon retenue par L. Lenaz dans son édition du livre II45. Dans cette tradition tardive, nous revenons donc à la notion utilisée par Cicéron dans les Tusculanes. Cela est d’ailleurs confirmé par les glosateurs médiévaux aux textes de Calcidius et Martianus Capella. À propos de Psychè « fille d’Endéléchie et du Soleil », voici ce que nous pouvons lire dans le commentaire de Jean Scot Érigène édité par Cora E. Lutz : Entelechia (var. Endelichia) ut Calcidius in expositione Timei Platοnis exponit perfecta aetas interpretatur. Aetas quippe adulta ἡλικία a Grecis dicitur. Entelechia (var. Endelichia) vero quasi ἐντὸς (var. endos) ἡλικία, hoc est intima aetas. Generalem quippe mundi animam Entelechiam (var. Endelichiam) Plato nominat, ex qua speciales animae sive rationabiles sint sive racione carentes in singulas mundani corporis partes sole administrante, vel potius procreante, procedunt ut Platonici perhibent. Quorum sectam Martianus sequitur asserens Psichen, hoc est animam, Entelechie (var. Endelichiae) ac Solis esse filiam46.

Cette glose appelle plusieurs remarques. La première pointe l’apparente impropriété d’un même terme qui est appliqué à la notion d’âme à la fois chez Platon et chez Aristote. Tout porte à croire au contraire que les termes « endéléchie » et « entéléchie » sont loin d’être interchangeables.

45  Martiani Capellae De nuptiis Philologiae et Mercurii liber secundus, Padova, 1975, note ad loc. p. 229, où il est dit que c’est également la leçon endelechiam qui est à adopter – à tort selon moi – dans le texte de Macrobe ; voir également Martiani Capella ‘De nuptiis Philologiae et Mercurii’ libri I-II, commento p. 351. Dans sa traduction annotée des Noces, I. Ramelli remarque que Rémi d’Auxerre a choisi la leçon endelechiam, sans remettre en cause toutefois le choix de J. Willis (n. ad loc. p. 827). 46  Annotationes in Marcianum, ed. C. E. Lutz, Cambridge (Mass.), 1939, p. 10 ; Tutti i commenti a Marziano Capella, I. Ramelli ed., Milano, Bo2006, p. 106. Glose à peu près semblable déjà chez Rémi d’Auxerre, Ibid., p. 884 : Filiam Solis et Endelychiae id est Psychen. Endelychia secundum Calcidium perfecta aetas, secundum Aristotelem absoluta perfectio interpretatur. Plato tamen Endelychiam animam mundi dicit. Et dicta Endelychia quasi endos lechia, id est intima aetas. Philosophi namque animam mundi vocant illum spiritum quo vegetatur et regitur mundus, de quo poeta : ‘Principio caelum ac terras’ et cetera usque ‘spiritus intus alit’. Et Apostolus : ‘In quo vivimus, movemur et sumus’. Ex hac ergo anima mundi secundum philosophos ministrante vel inserviente sole dicunt gigni omnes ; speciales animas rationales sive irrationales. Hoc ergo sciens Martianus finxit Psychen Solis et Endelychiae filiam.

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La deuxième concerne l’établissement du texte : il faut préférer aux leçons choisies par l’éditrice Cora E. Lutz toutes les variantes entre parenthèses, même si, dans l’apparat critique, il n’est pas précisé dans quel(s) manuscrits(s) on trouve ces leçons. L’étude de G. Mathon sur ces gloses est là-dessus sans appel47. On pourrait également y ajouter le fait que l’étymologie proposée par Érigène – pour fantaisiste qu’elle soit – se fonde sur la présence d’un -i- à la troisième syllabe pour justifier l’association avec ἡλικία48. Il s’agit de fait de l’endéléchie et, dans l’avant-dernière phrase de la glose, un lecteur attentif reconnaît aisément l’interprétation que nous avons dégagée plus haut du paragraphe des Noces précisément concerné par la glose érigénienne. Il s’agit bien, à travers ce mythe inédit d’une Psyché fille d’Endéléchie et du Soleil, de la théorie néo-platonicienne de la descente de l’âme à travers les différentes planètes, descente au cours de laquelle l’âme acquiert des aptitudes indispensables à la vie de l’homme dont elle investira le corps. On le voit, Martianus Capella et ses glosateurs instaurent un nouveau cadre mythico-épistémologique qui s’inscrit dans une histoire romancée certes mais qui, en même temps, révèle une surenchère d’interprétations caractéristique de la structure romanesque et philosophique des Noces. Nous sommes à la fois loin des précédents témoins par la mise en texte des idées, et, malgré tout, dans leur prolongement, dans le contexte propre à la « psychologie » aristotélicienne et néo-platonicienne. En conclusion, les deux termes « entéléchie » et « endéléchie », bien qu’étant source de confusion dans les textes, à commencer par ceux des doxographes grecs, sont finalement mieux restitués dans la tradition latine. Paradoxalement en effet, les témoins latins sont plus explicites que leurs homologues grecs sur le sens à donner à l’un ou l’autre de ces termes. Les deux, en tout cas, ne sont pas interchangeables, comme s’amuse à les mettre en scène Lucien49. La paronomase a contribué assurément au brouillage entre les deux notions. Pour autant, si l’adjectif ἐνδελέχης est attesté chez Platon, le 47  G. Mathon, « Jean Scot Érigène, Chalcidius et le problème de l’âme universelle », dans L’homme et son destin d’après les penseurs du Moyen Âge (Actes du premier Congrès International de Philosophie Médiévale, Louvain-Bruxelles, 28 août-4 septembre 1958), Louvain-Paris, 1960, p. 361-375. 48  Sur cette étymologie, voir G. Mathon, « Jean Scot Érigène, Chalcidius et le problème de l’âme universelle », p. 366-368. 49  Iudicium vocalium 10.

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substantif ἐνδελέχεια n’est pas attesté avant Cicéron. Est-ce une création de l’Arpinate ? C’est peu vraisemblable, vu la façon dont le terme est présenté dans les Tusculanes. L’intérêt de cette étude réside en outre sur la circulation des textes : entre Cicéron et Calcidius ou Ambroise, les Romains n’avaient manifestement pas le même corpus aristotélicien à leur disposition. L’Arpinate paraît ignorer le De anima d’Aristote, et le glissement lexical de l’entéléchie à l’endéléchie pourrait venir d’un environnement de lecture en contexte platonicien. Les enjeux heuristiques ne sont pas mineurs et, en dernière analyse, les témoins latins constituent des balises claires et incontournables pour qui s’attache à l’étude de notions trop vite – et mal – définies dans les doxographies. BIBLIOGRAPHIE Textes Annotationes in Marcianum, ed. C. E. Lutz, Cambridge (Mass.), 1939. A r istote , De l’âme, éd. E. Barbotin, Paris, 1966 ; éd. P. Thillet, Paris, 2005 (Folio Essais). —, Physique I-IV, éd. H. Carteron Paris, (1926) 2015 ; Physique V-VIII, éd. H. Carteron, Paris, (1931) 2015 ; trad. P. Pellegrin, Paris, 20022 . C a lcidius , Commentaire au Timée de Platon, éd. B. Bakhouche, 2 t., Paris, 2011. C icéron , Tusculanes I-II, éd. G. Foehlen, trad. J. Humbert, Paris, 1930. Doxographi Graeci, éd. H. Diels, Berlin, (1879) 1965. Julien (L’Empereur), Œuvres complètes II, éd. Chr. Lacombrade, Paris, 1965. M acrobe , Commentaire au Songe de Scipion, introduction, trad. fr. par M. Armisen-Marchetti, Paris, livre I, 2001 ; livre II, 2003. M arti a nus C apella , De nuptiis Philologiae et Mercurii, éd. Fr. Eyssenhardt, Leipzig, 1868 ; éd. J. Willis, Leipzig, 1983 ; Martiani Capellae De nuptiis Philologiae et Mercurii liber secundus, éd. L. Lenaz, Padova, 1975 ; Marziano Capella Le Nozze di Filologia e Mercurio, tr. I. Ramelli, Milano, 2001 ; Martiani Capellae ‘De nuptiis Philologiae et Mercurii’ libri I-II, L. Cristante dir., Hildesheim, 2011. P laton , Timée / Critias, éd. ; trad. L. Brisson, Paris, 19952 . P lutarque , Œuvres morales, t. XII, 2e partie : Opinions des philosophes, éd. G. Lachenaud, Paris, (1993) 2003.

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Évrard D elbey

RHÉTORIQUE ET POÉTIQUE DES « COULEURS » DE LA VERITÉ VÉRITÉ ET FICTION : CICÉRON, QUINTILIEN, HOR ACE Rien ne me semble plus beau que de pouvoir, par la parole, retenir l’attention des hommes assemblés, séduire les intelligences, entraîner les volontés à son gré, en tous sens (…) Qu’y a-t-il de plus admirable que de voir, en face d’une immense multitude, un homme se dresser, seul, et armé de cette faculté que chacun a cependant reçue de la nature, en user comme il est seul alors, ou presque seul, en mesure de le faire ? Quelle puissance que celle qui dompte les passions du peuple (…) qui ébranle la fermeté du sénat, merveilleux effet de la voix d’un seul homme. (Cicéron, De oratore, 1, 31) L’invention consiste à trouver les arguments vrais ou vraisemblables propres à rendre la cause convaincante. (Rhétorique à Herennius, I, 3)

Le plus magnifique des spectacles dans la vie politique de Rome, à l’époque républicaine, peut être celui de l’orateur en train de convaincre son public. Mais cette scène n’est pas aussi simple dans sa grandeur qu’il y paraît. Ne serait-ce pas au prix d’une illusion que la parole détient tout pouvoir ? L’illusion qu’elle dit le vrai. Notre propos consiste en l’étude d’un aspect particulier de la manifestation de la vérité en littérature, plus précisément en rhétorique : l’emploi « coloré » du style, donnant un éclat favorable au sujet traité. Il pose alors la question de la relation problématique entre la façon véridique et la façon spécieuse de parler. L’éclat favorable peut être trompeur, en effet, et la vérité, apparente. Les maîtres du langage, à la suite d’Aristote et d’Isocrate, insistent principalement sur le fait qu’il ne saurait y avoir de discours véridique sans un ordre clair qui permette de traiter exhaustivement le sujet. Ils mettent donc en valeur le plan du discours et conseillent d’adopter la division suivante : exorde, narration, point à débattre, annonce du plan, confirmation et réfutation, et enfin conclusion. Cette technique, qui se prétend invincible, a cependant pour but 305

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le vraisemblable plutôt que le vrai. L’argumentation est le corps même du discours ; il s’agit de la confirmation par la découverte, l’inuentio, des meilleurs arguments pour étayer la thèse de l’orateur, mais aussi de la réfutation des arguments adverses. Nous entrons alors dans l’utilisation de moyens adaptés à chaque cas, de procédés. C’est là que se pose la question de la vérité. Les rhéteurs ne pensent pas, en effet, qu’un auditoire puisse être sensible à une démonstration soucieuse du vrai philosophique ou caractéristique du traité de logique ; le raisonnement de l’orateur doit au mieux être fondé sur des prémisses vraisemblables, c’est-à-dire admises par l’opinion ; c’est ce que l’on appelle l’enthymème. Ainsi la vérité d’une argumentation peut consister en des syllogismes fondés sur l’utile, par exemple ce qui apporte aux citoyens la sécurité, ce qui permet la défense de l’État, ou sur la grandeur, ce qui est conforme au courage, à la justice, à l’intelligence ou à la modération. Cette rhétorique des moyens dispose les arguments pour les rendre efficaces, tout en agissant sur les passions de l’auditoire telles que la colère, la pitié, la joie aussi. Qu’en est-il, alors, de la vérité, au confluent du convaincre (probare) et de l’émouvoir (mouere) ? L’adresse qu’il convient d’avoir pour persuader est-elle compatible avec le souci de la véridicité ? L’efficacité de la rhétorique avait suscité le soupçon critique chez les Stoïciens qui, après Platon, lui reprochaient d’être mensongère et trompeuse. Certes, les habiletés peuvent être mises au service de la vérité, mais comment ? Les colores sont une manière de poser ce problème et de vouloir le résoudre. Toutefois, en poésie, dans un espace littéraire à proprement parler où la fiction rend le souci de vérité moins contraignant, le recours aux colores ne pose plus la question du véridique qui caractérisait la prise de parole de l’orateur en tant qu’homme politique ou avocat, ce qui quelquefois revenait au même, mais aborde une problématique autre : celle de l’unité de ton, de la cohérence et de la convenance du registre d’écriture. Il nous a semblé intéressant de comparer, pour un même effet de style, cette double conception : d’une part, lorsque nous sommes dans l’exercice de la rhétorique, autrement dit dans la mise en lien du discours politique, judiciaire avec la réalité, les « couleurs » risquent de farder la vérité, de la maquiller en quelque sorte ; d’autre part, lorsque nous sommes dans la poétique, dans la fabrication par les mots d’univers propres, les « couleurs » convenablement utilisées font voir la vérité appropriée d’une fiction. En rhétorique, les colores sont à employer avec le souci du bon ajustement des uerba aux res, de leur corrélation, alors qu’en poétique, les colores sont à employer dans la juste convenance des uerba entre eux, autrement dit d’un choix de style. En ce sens, c’est à

   r hétor ique

et poét ique des

« couleur s  »

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une poétique du discours parfait que les colores participent le mieux plutôt qu’à une rhétorique. L’équivocité des « couleurs » tient à ce qu’elles relèvent d’une posture énonciatrice et d’une ruse du sens, celle du discours en prose par lequel l’homme politique ou l’avocat cherche le meilleur moyen de persuasion, et d’un procédé d’écriture, celui du poète qui choisit son registre d’expression. À la limite, nous pourrions presque dire que les « couleurs » du poète sont là pour « faire » vrai, tandis que l’orateur prend la parole pour enseigner (docere) à son auditoire ce qui est vrai. L es

color es comme moy ens persuasifs de l’acte de parole

Dans l’économie du discours politique, judiciaire ou démonstratif, l’orateur se place dans la perspective d’un horizon strictement logique : il est question pour lui d’argumenter pour défendre ou accuser, pour examiner un point à débattre et justifier son point de vue, pour louer ou blâmer. Ce qu’il dit, lorsqu’il parle et démontre, est la vérité, par conséquent il faut le croire. L’affirmation est d’autant plus forte qu’il parle de personnes existant ou ayant existé (Catilina, Milon, Clodius, César, Pompée par exemple). La vérité des raisonnements se confond avec la vérité de ce qui est dit. L’orateur est cette personne raisonnable qui s’adresse, à partir de la raison, à la raison de ses auditeurs et, lorsqu’il suscite des émotions par l’usage du pathétique, cela est momentané et ne saurait détruire l’ordre logique du discours, sa subordination à la vérité souveraine. Cicéron dans l’Orator, XIX, 651 distingue clairement le style de l’orateur de celui des sophistes, quand bien même ceux-ci prétendent rechercher les mêmes « fioritures » ( flores) que les orateurs. La grande différence est le souci constant de plaire qui anime les sophistes au point qu’ils insèrent des fables dans leurs discours sans se préoccuper d’une quelconque argumentation persuasive, fondée sur le plausible. Cicéron les compare aux peintres usant de la diversité des couleurs pour séduire le regard du public. Le jugement est des plus critiques ; Cicéron met du même côté négatif le plaisir du texte pour lui-même, le privilège accordé à la fiction sur ce qui peut être prouvé et se sert du terme colores pour désigner un ensemble d’effets de style susceptibles, par leur abondance, de nous divertir au détriment de la recherche de la vérité prouvée : Sophistarum, de quibus supra dixi, magis distinguenda similitudo uidetur, qui omnes eosdem uolunt flores, quos adhibet orator in causis, 1  Texte

établi et traduit par Albert Yon, Paris (C.U.F.), 1964.

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persequi. Sed hoc differunt quod, cum sit iis propositum non perturbare animos, sed placare potius nec tam persuadere quam delectare, et apertius id faciunt quam nos et crebrius, concinnas magis sententias exquirunt quam probabiles, a re saepe discedunt, intexunt fabulas, uerba apertius transferunt eaque ita disponunt ut pictores uarietatem colorum, paria paribus referunt, aduersa contrariis, saepissimeque similiter extrema definiunt. 2

Le cicéronien Quintilien, tout en tenant compte de cette ferme critique, entreprend de définir la possibilité d’un usage légitime des colores en les intégrant à une stratégie du discours éloquent se fixant deux fins : rendre mieux défendable une cause et viser la vraisemblance ; de cette manière le péril de fiction mensongère est écarté, le talent de l’orateur qui lui permet par exemple de construire de fausses expositions n’est nullement blâmable pourvu qu’il ne mente et que seul l’intérêt de la cause défendue, en soi bonne, justifie cette déformation provisoire de la vérité. L’exposition est la phase du discours où l’orateur définit son sujet et doit donc se montrer d’emblée le plus sûr de la cause à défendre pour persuader les juges et l’auditoire ; nous nous référons à l’Institution oratoire, IV, 2, 88-893. Le développement se trouve dans un long chapitre où Quintilien expose les règles de la bonne narration qui doit être probabilis (Cicéron, De l’invention, I, 28) ou uerisimilis (Quintilien, Institution oratoire, IV, 2, 31) ou credibilis (Cicéron, Topiques, 97 ; Quintilien, Institution oratoire, IV, 2, 31 et 52). L’exposition des faits y exige une lenteur du rythme de la période oratoire, propice à faciliter la bonne écoute du public (Cicéron, Orator, LXIII, 212 : cette sérénité requise s’oppose à la tension des passages du discours où l’orateur prend un ton passionné pour contredire son adversaire). Quelle que soit la forme adoptée, il faut d’abord prendre soin que la fiction, un exposé rendu volontairement faux par l’orateur usant de la « couleur », reste dans les limites du possible et qu’elle se relie à une circonstance reconnue, elle, exacte. Nous rejoignons un certain pragmatisme cicé2  « Les sophistes dont j’ai parlé plus haut doivent être distingués de celui-ci d’autant mieux qu’ils lui ressemblent, car ils prétendent rechercher toutes les mêmes fioritures dont l’orateur se sert dans les causes. Mais ils diffèrent de lui en ceci que s’étant proposé non d’émouvoir les passions, mais plutôt de les apaiser et non pas tant de persuader que de plaire, ils le font plus ouvertement que nous et plus fréquemment ; dans la phrase, ils recherchent la symétrie, plus que le plausible ; ils font souvent des digressions, insèrent des fables, usent plus ouvertement des métaphores et disposent les mots comme les peintres la diversité des couleurs : ils font répondre des membres égaux aux membres égaux, des opposés aux contraires et terminent souvent leurs mots de la même façon. » 3  Texte établi et traduit par Jean Cousin, Paris (C.U.F.), 1976.

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et poét ique des

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ronien, tel qu’il apparaissait dans le traité des Devoirs, II, 51, lorsque Cicéron admettait que, si le rôle du juge, dans les procès, est de s’en tenir toujours à la vérité, celui de l’avocat, guidé par l’humanitas, est de défendre quelquefois seulement le vraisemblable, pourvu que l’accusé ne soit pas un criminel impie. Nous sommes, ici, dans la perspective du scepticisme académique et du probable dont se réclame Cicéron (Des Devoirs, III, 20). En fait, tout dépend de l’èthos de l’orateur qui parle : s’il abuse du mensonge, il déprécie le bon usage du color que fait le uir bonus. L’orateur digne de ce nom ne doit pas transgresser les limites de la retenue morale et doit dire le faux dans le respect de la vérité future qu’il affirmera bientôt avec force. À cette condition, il n’y a pas de honte à ressentir : le faux n’est qu’apparent, discrète entorse au vrai qui doit lui donner plus d’éclat le moment venu. Effet de style et non mensonge éthique. Il ne faut point d’excès, toutefois : la coloris licentia est interdite. Quintilien condamne ainsi les « couleurs » tirées abusivement des songes et des superstitions, parce qu’elles n’ont aucun poids, aucun pouvoir de persuasion (Institution oratoire, IV, 94 : Somniorum et super­ stitionum colores ipsa iam facilitate auctoritatem perdiderunt). Certes, l’exercice est risqué et nécessite de s’y préparer. C’est pourquoi Quintilien prend des exemples dans les préparations d’école qui doivent former l’orateur parfait. Les controverses fournissent de nombreux sujets. Il prend un certain temps à montrer les conditions d’une utilisation raisonnable et raisonnée des colores. Pour cela, il choisit trois sujets : le parasite qui réclame son fils ; la belle-mère coupable et le fils indigne ; le riche qui fait fouetter la statue du pauvre. Son souci est toujours de montrer que les colores ne sont des procédés de rhétorique significatifs que s’ils ne cessent de faire référence à une réalité indiscutable (psychologique, matérielle, morale). Ils n’ont pas de sens par eux-mêmes sans cette extériorité qui les lie aux realia. Cicéron, dans les Topiques, 77, avait insisté sur l’auctoritas que doit posséder l’orateur : un mauvais usage des colores contribue à dégrader cette image de soi si importante aux yeux d’autrui. Le premier exemple que prend Quintilien, est développé en IV, 2, 94-96. C’est celui à propos duquel Quintilien pense que le recours aux colores est le mieux fondé ; le second exemple (IV, 2, 97-99), en effet, est plus un exercice d’école qu’une réelle formation à l’éloquence ; quant au troisième (IV, 2, 100), il illustre les limites de ce recours aux colores. En voici le texte, pour le premier exemple : Non est autem satis in narratione uti coloribus, nisi per totam actionem consentiant, cum praesertim quorundam probatio sola sit in adseruatione

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et perseuerantia : ut ille parasitus, qui ter abdicatum a diuite iuuenem et absolutum tamquam suum filium adserit ; habebit quidem colorem quo dicat, et paupertatem sibi causam exponendi fuisse, et ideo a se parasiti personam esse susceptam, quia in illa domo filium haberet, et ideo illum innocentem ter abdicatum, quia filius abdicantis non esset ; nisi tamen in omnibus uerbis et amorem patrium atque hunc quidem ardentissimum ostenderit et odium diuitis et metum pro iuuene, quem periculose mansurum in illa domo, in qua tam inuisus sit, sciat, suspicione subiecti petitoris non carebit.4

Les colores constituent l’argument de défense donnant aux faits une présentation favorable, au prix de distorsions réfléchies. En fait, ici, l’image vraisemblable du père doit l’emporter sur la figure conventionnelle du parasite et son comportement codifié par la comédie (le parasite flattant le riche qui l’accepte à sa table). Il est donc permis d’amplifier l’image paternelle, dans les limites de la vérité psychologique, pourvu que la cohérence logique du discours soit maintenue. La rhétorique sera efficace dans la mesure où la parole du père aura su se substituer à celle du parasite de la tradition théâtrale. Les « couleurs » de la vérité déconstruisent la persona comique et, correctement employées, révèlent l’identité réelle : le parasite apparent est un vrai père. L’auditoire ne pourra qu’approuver ce dévoilement moral, digne d’éloge. Le second exemple représente déjà une saturation dans le recours aux colores. Nous entrons alors dans l’espace artificiel des déclamations scolaires où les « couleurs » risquent de devenir des simulacres de la vérité : Euenit aliquando in scholasticis controuersiis, quod in foro an possit accidere dubito, ut eodem colore utraque pars utatur, deinde eum pro se quaeque defendat, ut illa controuersia : « Vxor marito dixit appellatam se de stupro a priuigno et sibi constitutum tempus et locum ; eadem contra filius detulit de nouerca, edito tantum alio tempore ac loco. 4  « Il ne suffit pas d’user de ‘couleurs’ au cours d’une narration, si elles ne s’accordent pas entre elles à travers l’ensemble de la plaidoirie, d’autant que certaines d’entre elles ne peuvent être justifiées qu’en persévérant dans l’affirmation : tel est le cas de ce parasite, qui réclame comme son fils un jeune homme trois fois chassé par un homme riche, et trois fois pardonné ; il pourra colorer, à vrai dire, son exposé, en disant que c’est par pauvreté qu’il a été conduit à exposer son enfant, que, s’il a assumé un rôle de parasite, c’est parce qu’il avait un fils dans la maison en question, et que, si le jeune homme a été trois fois chassé, quoiqu’il ne méritât aucun reproche, c’est qu’il n’était pas le fils de celui qui le chassait ; mais, si toutes ses paroles ne révèlent pas un amour paternel, un amour vraiment très ardent, la haine du riche, et l’anxiété pour le jeune homme, dont il sait les risques s’il reste dans ladite maison, où il est si mal vu, le parasite n’échappera pas au soupçon d’avoir été suborné pour intenter l’action. »

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Pater in eo, quem uxor praedixerat, filium inuenit, in eo, quem filius, uxorem ; illam repudiauit ; qua tacente filium abdicat ». Nihil dici potest pro iuuene, quod non idem sit pro nouerca ; ponentur tamen etiam communia, deinde ex personarum comparatione et silentio repudiatae argumenta ducentur.5

Les personae du beau-fils et de la belle-mère, ainsi représentées, risquent de ne plus être crédibles en raison de l’accumulation même des « couleurs » ; nous sommes dans une espèce d’emphase discursive qui nuit à la clarté logique du discours. Quintilien est pleinement lucide, la vérité ne saurait être dans deux discours en même temps. Le second exemple est une hypothèse d’école presque invraisemblable : dans un vrai procès, les colores sont précisément utilisés afin que les juges distinguent nettement le vrai du faux ; le discours de l’accusation et le discours de la défense ne reviennent pas au même. Si la vérité était totale, sans possibilité de mensonge, elle serait au-delà des applications logiques qui rendent possible le discours contradictoire. Quant au troisième exemple, il montre que les « couleurs » ne doivent pas être employées pour rendre défendable plus que de raison une cause qui, de toute évidence, ne l’est pas. La colère du riche est honteuse, condamnable ; elle le fige irrémédiablement dans une image de lui-même qui stigmatise la persona détestable du tyran. Ne illud quidem ignorare oportet, quaedam esse colorem non recipiant, sed tantum defendenda sint, qualis est ille diues, qui statuam pauperis inimici flagellis cecidit et reus est iniuriarum ; nam factum eius modestum esse nemo dixerit, fortasse ut sit tutum optinebit.6 5 « Il arrive parfois qu’on présente, dans les controverses d’école, des cas dont je doute qu’ils puissent se rencontrer au forum, à savoir que les deux parties ont recours à la même couleur, mais défendent leur point de vue chacune à sa façon, telle est la controverse suivante : « Une femme dit à son mari qu’elle a reçu de son beau-fils des propositions déshonnêtes et qu’il lui avait fixé un rendez-vous à un moment et dans un lieu donnés ; le beau-fils porta contre sa belle-mère les mêmes accusations, mais en mentionnant seulement un autre moment et un autre endroit. Le père trouva le fils à l’endroit que sa femme avait indiqué, et sa femme à l’endroit que le fils avait signalé. Il répudie sa femme ; et comme elle garde le silence, il chasse son fils. » On ne peut rien dire pour défendre le fils que l’on ne puisse dire aussi pour défendre la belle-mère ; on exposera même cependant des arguments communs aux deux parties, puis, de la comparaison des deux personnes, de l’ordre des dénonciations, et du silence de l’épouse répudiée, on tirera des arguments. » 6  « Il ne faut pas ignorer non plus qu’il y a des cas qui ne peuvent admettre de « couleurs », et qu’on doit se borner à défendre, tel celui du riche qui fit flageller la statue de son ennemi personnel, lequel était pauvre, et qui est prévenu d’injures ; car on ne saurait dire que l’acte du riche soit une preuve de mesure, mais peut-être obtiendra-t-on qu’il échappe à une sanction. »

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Ces trois analyses démontrent que le bon usage des « couleurs » de la vérité est évalué selon le critère des rôles sociaux : lorsque les « couleurs » permettent de faire voir la vérité d’une persona autre, et ce à juste titre, elles ont leur place dans le discours et peuvent contribuer à en grandir la portée morale (c’est le cas du vrai père qui n’est parasite qu’en apparence) ; lorsqu’elles brouillent la réalité des fonctions sociales (deux coupables dans un même procès, la belle-mère accusatrice et le fils accusé) et compromettent la notion rhétorique de vérité qui, par définition logique, est dans la relation disjonctive et exclusive du « ou bien… ou bien » (innocent / coupable), non dans la simultanéité du « et… et » (coupable / coupable), il convient de savoir qu’elles se chargent d’artifice ; lorsqu’elles risquent de rendre la cause à défendre invraisemblable (le comportement tyrannique du riche ne peut être dénié), l’orateur se doit d’y renoncer. Ainsi, le color est non seulement ce qui permet de distinguer les trois genres de style oratoire, mais aussi ce qui indique, dans le discours, le lien vraisemblable avec les statuts sociaux (le parasite, le père, l’accusateur, l’accusé, le coupable, l’innocent, le riche, le pauvre, le tyran, le citoyen) ; il doit faciliter la bonne compréhension des fonctions sociales et leur acceptation par tous pour la préservation de l’ordre social. En ce sens, les « couleurs » portent une charge éthique et politique en relation avec la persona même de l’orateur qui « colore » ses prises de parole de manière à ce qu’elles apparaissent non pas seulement comme des paroles, mais surtout comme des paroles véridiques dont la morale civique est garante (Institution oratoire, XI, 1, 58). Pour que tout soit bien explicite, Quintilien en vient à consacrer un long développement afin de légitimer les colores qui excusent pourtant un acte blâmable ou tentent d’en atténuer la portée et afin de mettre leur pratique en parfaite conformité avec le principe selon lequel l’on ne peut être un orateur si l’on n’est homme de bien (Institution oratoire, XII, 1, 33-45). Jusque dans des cas extrêmes, les colores ne mentent pas. L’apte dicere ne se comprend pas sans le uere dicere : en rhétorique, la convenance stylistique, la justesse du ton n’est pas autotélique ; elle a pour fin supérieure le vrai. De fait, Quintilien répond à l’objection selon laquelle la vérité se suffit à elle-même pour triompher et n’a donc nul besoin des artifices de l’éloquence dont les « couleurs » sont une partie ; si l’on enseigne la rhétorique, c’est que l’on suppose et que l’on admet la défaite de la vérité mise à mal par une parole habile (XII, 1, 33) : lorsque des causes sont difficiles à défendre, il est le propre du talent oratoire d’oser recourir aux « couleurs », pourvu que l’enjeu du vrai demeure ; paradoxalement, ce sont les colores qui peuvent sauver la vérité menacée d’être mise à mal par une parole adverse trop habile.

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De fait, Quintilien affirme qu’il est bon de savoir plaider une cause mensongère ou injuste pour mieux savoir défendre une cause juste et vraie ; la virtuosité dans le maniement des armes de l’adversaire est louable, pourvu qu’elle serve à mieux défendre le bien : connaître les procédés rhétoriques de l’adversaire est un avantage certain. De plus, l’avocat doit prendre en compte les motifs qui font qu’un homme de bien se trouve parfois dans la situation de l’accusé, alors que le crime qu’il a commis est défendable (XII, 1, 37 : par exemple, tuer un homme, mettre à mort ses propres enfants est une action très noble, si l’intérêt commun l’exige). Ainsi, la vérité a besoin de « couleurs », lorsqu’il est question de défendre le citoyen qui a organisé l’assassinat d’un tyran : dans ce cas aussi la fin (faire acquitter un homme de bien) justifie les moyens (mentir en accusant le tyran des pires crimes, XII, 1, 40). L’essentiel est que l’orateur agisse à bon escient, sans se montrer indigne du uir bonus dicendi peritus qu’il lui faut être dans toutes les circonstances de la vie, et particulièrement devant les autres (XII, 1, 44-45). Les « couleurs » de la vérité, utilisées par l’orateur avec « une honnêteté d’intentions » (honesta uoluntas) irréprochable, ne sont donc pas à distinguer des figures de mots ni des figures de pensée ; il n’y a pas de « figures de couleurs », les « couleurs » sont des figures de pensée (Institution oratoire, IX, 1, 17-18), qui rendent plausible la cause défendue (ibid., 19), suscitent l’estime pour le caractère de l’orateur (ibid., 21), quand bien même elles grossissent ou atténuent les faits, en forcent la réalité ou même la portent au-delà de la vérité (ibid., 29). Cette défense et illustration des colores est l’aboutissement ponctuel d’un éloge de la rhétorique dans la suite de l’héritage cicéronien qui n’ignorait pas la relation étroite entre rhétorique et philosophie. La meilleure formule, selon nous, caractérisant le bon usage du color est celle qui distingue la vérité de la « couleur » de l’artifice du fucus, ce fard, cet apprêt trompeur des mots que sut éviter l’éloquence de Crassus (Cicéron, Brutus, XLIV, 162). Cependant, la double réflexion sur l’inspiration et l’art poétiques modifie sensiblement ce point de vue. Partageant avec les orateurs le souci de l’apte dicere et de la cohérence interne qui permet de différencier le style au rythme ample, le style au rythme simple et le style au rythme intermédiaire, Horace réemploie ce principe d’unité de ton et du convenable stylistique pour reformuler le rapport entre vérité et « couleurs ». Le discours éloquent, qui s’adaptait aux circonstances tout en intervenant sur leur représentation, n’est plus le seul modèle de discours parfait ; Horace redonne à la fabula, que Cicéron suspectait en critiquant l’enseignement des rhéteurs, une place particulière. Le poète

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augustéen déplace la mise en perspective qui caractérise la réflexion sur l’éloquence : l’objet du discours vaut par lui-même, il n’est plus à étudier selon les circonstances extérieures. Horace corrèle le poème à lui-même. L es

color es , indices de la fiction

« v r aie  »

chez

Hor ace

Par les « couleurs », entre autres, le langage nous fait signe ; elles sont des marques par lesquelles le texte lu indique son appartenance à la littérature ; c’est ce que Roland Barthes appelait l’écriture. La rhétorique utilise les colores pour convaincre un auditoire, pour lui démontrer que la cause entendue est vraie. La poétique recourt aux colores pour désigner l’écriture littéraire pour elle-même ; l’œuvre, par ses « couleurs », dit non seulement ce qu’elle dit, ce qu’elle raconte, son histoire, sa fable, mais, de plus, elle se désigne comme appartenant à la littérature. Elle le dit dans une unité de ton où la rhétorique se fond dans la poétique pour dire ce que doit être un beau langage. La rhétorique ne disparaît pas, elle change d’espace, quittant les genres judiciaire, délibératif ou démonstratif, pour se conformer non plus aux règles du « dire le vrai », ou au moins de « dire le vraisemblable », mais à celles des fictions bien composées. Le plaisir du texte suscité par le delectare ou le mouere l’emporte sur la préoccupation toute rationnelle du docere. La vérité n’est plus alors celle du logos, mais celle que confère le respect de modèles antérieurs, qu’il convient de bien réécrire. À cette condition, l’œuvre fictionnelle entrera dans la bibliothèque, dans l’espace des livres déjà écrits dont la mémoire survit et les éternise. Si la rhétorique articulait les mots et les choses, la poétique agence les mots aux mots, plus exactement elle agence les mots à une codification reconnue de mots qui permettra par exemple de distinguer l’épopée de la tragédie, la tragédie de la comédie, la comédie de l’épopée, la poésie lyrique de toutes ces formes autres de poésie. Ressassement, par la convenance d’une ré­ écriture, de l’invention de la littérature, retrouver par les techniques de l’imitatio les textes fondateurs (ceux d’Homère, de Sophocle, d’Euripide, de Pindare par exemple). Les colores, parmi beaucoup d’autres signes d’écriture (métaphores, métonymies, synecdoques), permettent que l’acte d’écrire se ritualise hors du domaine de la communication immédiate et quotidienne, de ses aléas, se reconfigure. Ils permettent aussi, par ce retour dans la mémoire littéraire, la création de nouvelles œuvres qui ne sont pas de fades copies des anciennes, mais qui, tout en les rappelant, diffèrent. Ils contribuent à faire varier le monde imaginaire sans pour autant en dépasser les limites que fixe la tradition, celle de la mythologie par exemple. L’imagination ainsi comprise devient sa

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propre vérification, la seule vérification qui soit possible. Rien ne peut lui dire qu’elle est fausse ; grâce, en partie, aux « couleurs », la fiction est entrée dans le monde de la vérité absolue, sans contestation extérieure possible au nom du principe de réalité et du logos. Horace pose donc cette problématique des colores dans l’Épître aux Pisons ou ars poetica7. Le tragicus color, par exemple, réside dans un ensemble de « couleurs » qui montrent la vérité de la fiction tragique traitée par le poète qui n’a pas choisi le registre de la comédie. Cette unité de registre stylistique n’interdit pas la variation dans la représentation des sentiments des personnages, mais cela doit être fait de façon mesurée et vraisemblable afin d’éviter tout mélange inconvenant, incohérent des styles (v. 85-98, 338-340). Le plaisir de la poésie consiste en ce subtil accord de style qui allie les mensonges de la mythologie à la vérité psychologique des caractères, dont l’inventeur est Homère (v. 140-152). Avec la fiction, c’est le poète épique, blâmé par Platon, qui est rétabli, selon la tradition aristotélicienne, dans ses droits de créateur sachant si bien mêler le mensonge à la vérité (v. 151 : ueris falsa remiscet). Les vers 86-98 de l’Art poétique rappellent qu’un sujet de comédie ne doit pas être développé en vers de tragédie ; le festin de Thyeste doit être traité par des colores qui caractérisent le ton assigné à la tragédie. Cela n’interdit pas, cependant, quelquefois, la possibilité de faire parler Chrémès en colère sur le ton tragique ni de représenter dans leur douleur trop humaine et pitoyable les héros Télèphe ou Pélée : pauvres et exilés tous deux, ils ont perdu leur statut de personnages tragiques. Les ficta tirent leur valeur principale de la uoluptas que nous prenons à les lire ou à les écouter, ce qui suffit à les faire exister dans l’esprit du public, même si leur valeur éthique par l’enseignement moral qu’ils délivrent, est importante : c’est leur part d’utilité (v. 343-344). L’extravagance mythique, dans la tragédie ou l’épopée, a pour vérité une profondeur humaine qu’il est nécessaire de ne pas négliger. Cela dit, le changement est radical : à la rhétorique des personae en tant que rôles socio-politiques se substitue la poétique des personae en tant que personnages imaginés, individus, rois, héros ; il ne s’agit plus de causes à plaider pouvant intéresser la collectivité, l’État romain, mais d’histoires qui dramatisent, par l’effroi, le rire, la grandeur la vie humaine : les « couleurs » n’y sont pas introduites, elles sont le fonds, le matériau constitutif de la représentation tragique, comique ou de la narration épique. Elles se récitent par les acteurs, les poètes eux-mêmes sans faire l’objet de préliminaires visant à en contrôler les effets et à nous mettre 7  Texte

établi et traduit par F. Villeneuve, Horace, Epîtres, Paris (C.U.F.), 1995.

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en garde contre leur excès d’utilisation, pour mieux séparer les orateurs des rhéteurs. Horace nous situe au milieu d’un espace d’écritures autonomes. Le suspens du débat politique ou judiciaire n’a plus lieu d’être ; toute l’attention du public, et la possibilité de son plaisir, se concentre sur l’exercice de style qui amène des fins connues (heureuses pour les comédies, malheureuses pour les tragédies, déjà lues pour les épopées inspirées d’Homère et du Cycle de Troie). Le recours aux « couleurs » de la vérité se trouve alors allégé de son poids logico-philosophique qui obligeait l’orateur à la prudence, s’il ne voulait pas être critiqué comme sophiste. Alors que la rhétorique produit des discours qui sont autant de « formes-objets » dans le langage, soumises à la controverse politico-judiciaire, la poétique selon Horace produit des poèmes, c’està-dire des « formes-sujets » qui, si elles sont bien faites, convainquent par et en elles-mêmes. À noter, cependant, que l’orateur peut utiliser dans son argumentation le mythe poétique, lui faisant alors réintégrer l’espace philosophique de la connaissance du vrai : dans Les Devoirs, I, 32, Cicéron reprend ainsi l’exemple de Neptune accomplissant sa promesse envers Thésée et provoquant la mort d’Hippolyte, pour montrer que les promesses nuisibles à leur bénéficiaire ne doivent pas être tenues. En III, 25, il évoque l’exemple d’Hercule afin de montrer encore qu’il est conforme à la nature humaine d’endurer les pires épreuves pour secourir les peuples et d’adopter une conduite bienfaisante plutôt que de vivre dans la solitude. Le mythe de Gygès (III, 37-39), que Cicéron utilise après Platon pour démontrer que l’impunité ne justifie pas une conduite déshonnête, est le meilleur exemple de ce recours aux fabulae. Mais, d’une manière plus essentielle, dans le même ouvrage et à propos du convenable défini comme ce qui est conforme à la supériorité de l’homme sur les autres êtres vivants (I, 96), Cicéron prend bien soin de distinguer le convenable des poètes, fondé sur le vraisemblable dans la représentation, du convenable des philosophes, repris par l’orateur politique digne de ce nom, fondé sur la vérité supérieure de la nature, qui nous a imposé un rôle privé et public qui l’emporte sur celui des autres êtres vivants (I, 97-98). Il ne faut donc pas excessivement rapprocher la fabula, qui prospère au théâtre, du forum, quand bien même Cicéron emploie la métaphore du théâtre pour dire que la vie humaine est une grande pièce où les actes que l’être humain accomplit doivent être appropriés aux rôles (personae) qu’il y tient. De même, contre certains philosophes épicuriens qui critiquaient le recours mensonger au mythe chez Platon, Cicéron défend à propos de l’histoire de Gygès l’idée que la vérité du mythe en philosophie réside dans ce qu’il enseigne et non

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dans le fait de chercher à savoir si Platon croyait ou non en l’existence des personnages qu’il mettait en scène (Des Devoirs, III, 39). La fabula réintègre l’espace de la vérité rationnelle, dès que l’on interroge non plus son mode de production littéraire (elle est une fiction cohérente, non la réalité même), mais ce que vaut le propos, sa signification morale, en l’occurrence savoir hypothétiquement quelle attitude on adopterait si, même par impossible, la situation devait se présenter où les dieux et les hommes pourraient tout ignorer d’actes que nous dissimulerions. D’un côté la problématique esthétique de la ficta fabula, du signifiant donc, qui pose la question de l’objet littéraire approprié (c’est le côté d’Horace), de l’autre celle du signifié (c’est le côté de Cicéron ou de Quintilien), qui pose la question du sujet humain et de l’action convenable ; les deux ne doivent pas être confondues. Le bon poète est celui qui a respecté le caractère du personnage représenté (Les Devoirs, III, 106 : par exemple, les propos d’Atrée sur la nécessité de la déloyauté sont d’autant mieux tournés qu’ils conviennent à juste titre au caractère odieux du personnage ; en ce sens, « il fallait se mettre au service du personnage »), alors que le bon orateur se doit de respecter une vérité morale, universelle qui transcende les individus. Le signifiant d’une fabula se rapporte d’abord à un type de situation, le signifié de la parole oratoire aux impératifs de la conscience morale et du bien suprême. Certes, ce signifiant et ce signifié peuvent se rejoindre (c’est même le propre et la marque de grandeur de la poésie tragique selon Aristote), mais les voies ne sont pas identiques : le poète se préoccupe de la façon appropriée dont il doit mettre en scène ses personnages afin de se conformer le mieux possible à la tradition littéraire par laquelle ils ont pris forme et dont il hérite ; d’où son souci de la vraisemblance ; l’orateur, lui, détermine les moyens qui doivent permettre de construire la véridicité. Il prend le risque de parler au nom d’une vérité que ses adversaires ou ennemis ne reconnaissent pas. Finalement, nous pourrions dire que la poétique de la vraisemblance participe d’une tradition de la vérité esthétique, variable selon les genres d’inspiration, à laquelle il faut s’adapter et qui place le poète en situation de considérer ce qu’il est cohérent pour lui de dire ; l’éloquence de la vérité, quant à elle, soumet à l’examen critique de l’auditoire ce que l’orateur dit. Notre conclusion à présent. Les « couleurs » de la vérité sont à utiliser dans le risque des représentations fausses en rhétorique, de la vérité fardée. L’orateur cicéronien, à des degrés variables, se dresse devant son public dans une position-limite ; il est inlassablement aux prises avec le mensonge, la corruption et la fraude ; le tumulte l’entoure, la partie est rude. Mais il persiste à parler et les colores l’y aident, facilitant la

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construction d’un auditoire finalement persuadé. C’est dans ces conditions que les grands orateurs sont des ueritatis actores, tandis que les acteurs n’en sont que les imitatores (Cicéron, De oratore, 3, 215 : le théâtre se donne d’emblée comme l’espace conventionnel des artifices mis en scène ; l’art oratoire s’engage dans l’action sur le réel ; d’un côté, l’illusion est première, puisque l’acteur feint d’être un autre ; de l’autre côté, le souci du vrai est premier, puisque l’orateur parle en son nom). Les poètes, eux, se mettent rarement en scène (les degrés de la mimèsis selon Platon l’avaient indiqué) et œuvrent dans le temps de loisir qui libère des inquiétudes qu’avivent les affaires politiques. Pour eux, les colores sont une tonalité, une musique qui font exister des personnages. Le souci de la convenance est un élément esthétique qui relève du jugement de goût, non plus des convictions idéologiques. Certes, dans les tragédies et les épopées, on médite encore souvent sur la trahison, le mensonge, la corruption, le meurtre, voire la réconciliation et l’harmonie, mais à distance du réel. Il y aura donc des errants, des tempêtes, des naufrages, des guerres, mais la poésie est là pour nous convaincre que leur vérité est la beauté d’exactes correspondances entre ces figures traditionnelles et l’art de les reproduire dans l’espace-temps donné d’une scène ou d’une narration conformes à l’horizon d’attente de leur public. D’un côté, le discours oratoire qui construit du sens, qui tâche de faire connaître la vérité ; de l’autre, le poème qui fait re-connaître une vérité légendaire dont il est le réceptacle. Si le procès de Médée avait eu lieu sur une agora, les « couleurs » auraient été employées pour atténuer la faute ; personnage tragique de théâtre et non pas réel, Médée est vue, écoutée selon les effets qu’elle produit par sa parole de criminelle, la terreur et la pitié par exemple, au-delà du jugement immédiat selon le bien et le mal. Deux points de vue qui, sans se contredire (ils ont pour point commun la notion rhétorique de convenance), opèrent différemment. Par conséquent, il n’est peut-être pas exagéré de dire que la question des « couleurs » de la vérité illustre, en rhétorique, une certaine défiance à propos du langage dont il faut surveiller la pratique (le péril de la fabrication mensongère menace) et, en poétique, de la confiance : les mots sont aussi capables de racheter, pris dans leur propre valeur, le défaut du langage quotidien. Nous pourrions également ajouter que la rhétorique fait des colores un problème occasionnel de tonalité interne aux discours, parmi les figures de mots et d’autres figures de pensée, alors qu’Horace en parle comme constituant un ton fondamental et générique, celui de la tragédie, de la comédie. « Absoluité » des colores, vérité de l’art qui n’est pas la vérité philosophique, qui se situe à l’écart de la distinction aristotélicienne entre le probable

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et le démontrable, entre le vraisemblable et le vrai. Les conditions de la parole, autrement dit de l’expression en prose, ne sont pas à définir et à discuter de la même manière que les conditions de la poésie. L’acte de créer, poièsis, diffère de l’acte de penser la rhétorique selon le principe de l’action appropriée par lequel il s’agit, dans le discours, de déterminer les formes que revêt la parole en tant qu’action morale, conforme à la droite raison. Pour l’orateur digne de ce nom, les « couleurs » de la vérité ne sont en effet utiles que si elles sont honnêtes. BIBLIOGRAPHIE B or necque , H., Les déclamations et les déclamateurs d’après Sénèque le Père, Lille, 1902, réimpression Hildesheim, 1967. G uér in , Ch., Persona. L’élaboration d’une notion rhétorique au i  er siècle av. J.-C., II, Théorisation cicéronienne de la persona oratoire, Paris, 2011. L év y, C., « La notion de color dans la rhétorique latine : Cicéron, Sénèque le Rhéteur, Quintilien », dans Couleurs et matières, A. Rouveret, V. Naas et S. Dubel (éd.), Paris, 2006, p. 185-199. L év y, J. Ph., « La formation de la théorie romaine des preuves », Studi Solazzi, Napoli, 1948, p. 418-438.

Francesca C alabi

TR A VERITÀ E APPARENZA I SOGNI DI GIUSEPPE IN FILONE DI ALESSANDRIA 1. Questo contributo trae spunto da un articolo di Carlos Lévy intitolato « À propos d’un rêve de puissance de Joseph (Philon, Somn. II, 17-109) » che analizza l’interpretazione filoniana dei sogni del Giuseppe biblico. L’autore si interroga sulle ragioni per cui Filone parla di enigmi in relazione a sogni il cui significato nella Bibbia è chiaro. Si tratta dei sogni dei covoni e delle stelle che vengono narrati nel Genesi ove vengono letti alla luce di eventi futuri. Filone ne dà una lettura sia nel De somniis che nel De Josepho : sostiene che è necessario siano interpretati dall’onirocritica. Nel De somniis (II, 1-4 sgg.), l’Alessandrino introduce una distinzione tra tipi di sogni1. Il primo è costituto da sogni alle cui origini è Dio che tramette cose a lui note, ma oscure per noi. Al secondo tipo appartengono sogni profetici per influsso divino : il nostro intelletto, postosi in armonia con l’anima del mondo, è posseduto ed ispirato da Dio ed è in grado di predire eventi futuri. Esempio di tali sogni sono quelli di Giacobbe della scala e delle greggi screziate. Dio si rivolge agli uomini direttamente, ma anche per mezzo di intermediari. La loro interpretazione non è troppo difficile. Nel terzo tipo di sogni, l’anima esce da se stessa e acquisisce capacità predittive : i sogni sono molto meno chiari dei precedenti, tanto che, per la loro oscurità, richiedono un’interpretazione « specialistica », condotta da persone dotate di sapere onirocritico. Si tratta, per esem1 Le possibili assonanze e le differenze della tipologia filoniana rispetto alla distinzione posidoniana dei sogni è stata studiata da vari studiosi, da H. A. Wolfson a R. Berchman, da C. Lévy a S. Tovellar Tovar. Lévy riprende il tema e tende ad evidenziare le differenze più che le somiglianze tra i due autori. Individua in Posidonio una capacità di divinazione intrinseca all’anima dell’uomo cui contrappone la nozione filoniana di oudéneia umana. Per Lévy, la distinzione posidoniana è legata alle fonti dei sogni, mentre in Filone è, piuttosto, relativa al grado di chiarezza dei sogni. Per Filone, inoltre, è determinante l’interpretazione (vedi p. 136).

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pio, dei sogni di Giuseppe, del re d’Egitto Faraone, del capopanettiere e del capocoppiere. Nel caso di Giuseppe, i sogni dei covoni e delle stelle, avuti da Giuseppe quando ancora è un ragazzo, esprimono – per Filone – l’ambizione di dominare i propri familiari2 e preludono alle caratteristiche dell’uomo politico che Giuseppe diventerà e di cui sarà emblema. Alle doti profetiche e interpretative di Giuseppe si affianca la capacità ermeneutica dei fratelli, capaci di leggere attraverso i simboli la realtà nascosta, di fondarsi sulle congetture per svelare ciò che è celato. Nel lavoro citato, Carlos Lévy si interroga sulla funzione dell’onirocritica che, nel De Iosepho, è in relazione alla politica, nel De somniis, si pone come interpretazione allegorica di sogni. Nel primo caso non vi è differenza tra sogno e veglia, dominata da apparenza : l’uomo politico deve immergersi nel mondo dell’opinione, stato di illusione come il sogno. Rivestito di una tunica variopinta, immagine della doxa3, caratterizzato dalla ricerca del piacere e della gloria, dalla mescolanza di razionalità e irrazionalità, il politico agisce quale interprete dei sogni del popolo e, a sua volta, ha dei sogni che richiedono interpretazione. Nel secondo caso, l’onirocritica è interpretazione di sogni letti attraverso l’allegoria, questo sapiente architetto che permette di chiarire il messaggio trasmesso dal sogno, « testo » come testo è il verso biblico4. La spiegazione che Lévy offre del tema evidenzia il superamento di un’interpretazione legata alle sorti individuali per riportare il discorso a un carattere etico più generale e, in specifico, per sostenere un’esegesi che va oltre la lettura immediata del testo biblico. Secondo Lévy, l’intento filoniano sarebbe di rovesciare l’interpretazione letterale del testo genesiaco per affermare la oudeneia umana di contro all’immagine di Giuseppe che, nei suoi sogni, si pone quale capo dei fratelli e dei genitori. Secondo tale lettura, Filone introdurrebbe la necessità dell’onirocritica e l’allegoria per ribaltare il significato immediato del testo e imporre il proprio senso. Se nel testo biblico il sogno allude al desiderio di potenza del patriarca, Filone vi ricercherebbe un discorso sull’ « effacement du moi ». Un sogno di potenza verrebbe inserito all’interno della logica dell’oudeneia. Di qui, la necessità dell’allegoria e dell’onirocritica che permetterebbero di ribaltare il senso immediato : non Giuseppe a capo dei fratelli e dei genitori, ma Giuseppe come richiamo alla prudenza. Ne deriverebbe una considera2 

Gerba simbolo della κενὴ δόξα. Somn. II 15 4  Compaiono riferimenti a Bezalel, architetto per eccellenza, alla ragione umana in grado di comprendere la parola di Dio, ma in maniera mediata. A proposito di Mosè – Bezalel, chiaro – oscurità, luce-ombra vedi C. Lévy, À propos d’un rêve, p. 10). 3 

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zione positiva dell’atteggiamento dei fratelli, rifiuto della legittimazione del politico (vedi p. 141). All’istanza, evidenziata da Lévy, di elevare un caso particolare a generalità, va aggiunto – io penso – l’obiettivo di minimizzare ciò che è troppo legato alla doxa, elevare dalle passioni alla razionalità. L’analisi di Lévy è molto raffinata e puntualizza alcuni aspetti fondamentali del discorso. In particolare, è assolutamente condivisibile l’impostazione che vede, nella lettura filoniana dei sogni, un’esegesi testuale. I sogni, forme di sapere, espressione di verità, sono oggetto di interpretazione al pari del testo biblico. L’allegoria ne costituisce un cardine. Alla spiegazione di Lévy vorrei, tuttavia, aggiungere alcune considerazioni che possono forse chiarire ulteriormente la distinzione tra i sogni di Giacobbe e quelli di Giuseppe e fornire un’altra spiegazione all’interrogativo postosi da Carlos Lévy sulle ragioni del ricorso all’onirocritica per i sogni di Guseppe e la qualifica di oscurità con cui tali sogni sono designati. Oscuri non sono tanto i sogni in quanto tali, oscura è la condizione del sognatore, incerto il suo livello di virtù e di sapere. Nel caso di Giuseppe che vive una situazione confusa di mera apparenza, si impone la necessità di un’interpretazione univoca, chiara, che evidenzi la verità delle relazioni tra gli uomini e Dio, un’esegesi indubbia la cui validità viene confermata da un’interpretazione « tecnica ». Chiaramente, questo non implica che, invece, i sogni del secondo tipo quali i sogni di Giacobbe possano essere letti in maniera scorretta : essi, però, presentano una maggiore pluralità interpretativa, la verità cui alludono, presenta più letture. In relazione al grado di virtù raggiunto dal sognatore, maggiore è la chiarezza interpretativa. 2. Presupposto del discorso filoniano è che il sonno sia momento di oscurità e di incertezza : comporti confusione e congetture erronee, apparenza di contro alla veglia. Questa può rappresentare, invece, la coscienza, l’apertura al mondo della verità (Somn. II, 106). Così Giuseppe, nel momento in cui si sveglia dal sonno, si muove da una condizione confusa e incerta alla padronanza di sé che si esplicita nel rifiuto alla moglie di Putifarre. Nel sonno l’intelletto dorme, si astrae dalle sensazioni, si ritira in se stesso, guarda la verità come ad uno specchio, coglie immagini (eidola) e rappresentazioni (phantasiai), ispira previsioni sul futuro5. In tale condizione vi è un’assenza di determinazioni, si apre

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φαντασιῶν […] διὰ τῶν ὀνείρων μαντείας ἐνθουσιᾷ (Migr. 190).

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spazio alle passioni e all’inganno. Svegliarsi rappresenta un passaggio dalla incertezza al controllo, dalla congettura alla conoscenza. La separazione tra intelletto e sensazioni nel sonno è rappresentata dall’estasi di Adamo/intelletto e dalla nascita di Eva, la sensazione, da una sua costola. La sensazione scompare quando l’intelletto è sveglio. Il sonno è legato alla separazione dalle cose sensibili6. Di qui un possibile rapporto con l’ispirazione. I sogni possono porsi come semplice apparenza, ma anche come forma di conoscenza. L’immagine del sogno come visione in uno specchio, di impronta platonica, è chiaramente espressa a Spec. I, 219. Trattando degli organi da sacrificare nei sacrifici, descrivendo il fegato, organo spesso, liscio, lucido con l’aspetto di uno specchio, Filone richiama Timeo 71b3-d4 ove la mantiké è legata alla parte dell’anima priva di ragionamento e di intelligenza e Resp. 571d572b secondo cui nel sonno si risvegliano i desideri legati alla parte ferina dell’anima. Se l’uomo che dorme non ha totalmente addormentato la razionalità può venire in contatto con la verità. Come emerge anche da Critone 44a e dal mito di Er, il sogno, forma confusa di conoscenza, può essere anche occasione di predizioni veritiere. Da un lato, dunque, il sogno si colloca ad un livello inferiore di conoscenza, dall’altro può essere visione di forme conoscitive superiori. Si ha una possibile alternanza tra apparenza e verità. La duplicità del sonno come momento di oscurità e inconsapevolezza o, invece, quale apertura a forme di visione interiore è diffusa nella tradizione precedente, da Eraclito7 a Eschilo per il quale il sogno oltre a un contenuto manifesto può avere un significato nascosto da interpretare e leggere simbolicamente8. Nei passi citati di Spec. I, 219, Filone riprende la lettura positiva del sogno, la concezione della visione onirica come forma alta di conoscenza. Nel De Somniis, invece, il sogno è visione turbata dai sensi e dall’irrazionalità. Sono molto differenti i sogni delle anime virtuose, pieni di chiarezza e dotati di una logica diurna come affermato a II 20 e i sogni di coloro che, immersi nell’oscurità della notte, sono incapaci di uscire dalla confusione e 6 Vedi

QG I, 24 ; Leg. II, 25 ; 31. G. Casertano, « Piacere e morte in Eraclito (Una filosofia dell’ambiguità) », in Atti del Symposium Heracliteum 1981, Roma, 1983, p. 283 sgg. ; F. Calabi, « Gli occhi del sonno », MD, 13 (1984), p. 23-43 ; F. Calabi, « Eraclito : il cammino della saggezza », Sandalion, 8-9 (1985-1986), p. 5-26 a proposto del saggio che si eleva a un sapere superiore. Sulla rilettura filoniana di Eraclito vedi L. Saudelli, Eraclito ad Alessandria. Studi e ricerche intorno alla testimonianza di Filone, Turnhout, 2012. 8 Vedi Eschilo, Prometeo incatenato vv. 645 sgg  ; Persiani vv. 180 sgg ; Coefore vv. 523-540. 7  Vedi

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dall’inganno9. Se nel sogno Dio comunica con l’uomo quando egli è in uno stato confuso, non necessariamente la visione ricevuta allude, però, ad apparenza ; anzi, il sogno, in quanto mandato da Dio è veritiero. Confuso è il recipiente, cioè il sognatore. Di qui la necessità di leggere il sogno che, quale testo, deve essere interpretato. E’ necessario tradurre la verità della visione avuta da chi (il dormiente) era confuso, riportare il sogno da uno stadio di recezione incerta, caratterizzata dal sonno del nous, alla condizione di percezione della verità (il nous è presente). La necessità dell’esegesi si articola in forma differente per diversi tipi di sogni, o meglio, di sognatori. Nel caso dei sogni del terzo tipo è onirocritica. L’oscurità dei sogni in questione non riguarda tanto – io credo – il contenuto del sogno quanto la capacità del sognatore di cogliere la verità : non si tratta di capire qualcosa che era ignoto, quanto di portarlo a un livello conoscitivo differente. Parallelamente, il carattere incerto e il legame con l’apparenza di tali sogni non sono legati alla veridicità o meno della predizione che può annunciare qualcosa che realmente avverrà. Così nel caso dei sogni dei covoni e delle stelle ; la negatività sta nell’ethos del sognatore. Nel caso specifico, è legata alle ambizioni della politica, agli inganni e all’instabilità di una vita di apparenza10. Se il sogno del capo coppiere che, pure, ha un ruolo strumentale è falso, le visioni di Giuseppe e quelle di Faraone sono veritiere11. In tutti i casi si tratta di comunicazioni mandate da Dio, espresse in linguaggio allegorico come, d’altronde, in forma traslata sono le visioni di Giacobbe. Variano il livello conoscitivo di chi sogna e le condizioni della visione : così Giacobbe è collocato sul piano della verità, Giuseppe e Faraone su quello dell’apparenza. In quest’ottica, l’onirocritica, che non a caso riguarda i sogni del terzo tipo, i sogni, cioè, di personaggi immersi nella doxa e nella contingenza, risulta necessaria per passare da una conoscenza confusa e di apparenza a una conoscenza vera e consapevole. Non si tratta, quindi, solamente di interpretazione allegorica volta a ribaltare il senso letterale del testo, ma di interpretazione puntuale e precisa, di onirocritica tesa a rendere chiaro ciò che è confuso,

9 Vedi

Somn. II, 42 ; 97 ; 106. Vedi M. J. Reddock, « Philo of Alexandria’s Use of Sleep and Dreaming as Epistemological Metaphors in Relation to Joseph » The International Journal of the Platonic Tradition, 5 (2011), p. 283-302. 11 Vedi R. Berchman, Arcana mundi : Magic and Divination in the ‘De somniis’ of Philo of Alexandria, in Mediators of the Divine. Horizons of Prophecy, Divination, Dreams and Theurgy in Mediterranean Antiquity, ed. R. Berchman, Atlanta Georgia, 1998, p. 115-154 (137). 10 

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ad uscire dall’ombra di Bazalel, dal mondo della doxa che caratterizza Giuseppe. Trascinato dai piaceri e dalle istanze del corpo, il figlio di Giacobbe si volge all’ambizione e alla vanagloria. Ciò che gli dà lustro agli occhi di Faraone non è la capacità di compiere azioni luminose, bensì la conoscenza della lettura dei sogni, amici della notte12 . Egli cerca il superfluo, gli eccessi, il lusso e li persegue con decisione. La sua ambizione è significata dal suo nome che indica l’aggiunta dello spurio al genuino, del falso al vero, del superfluo al sufficiente, della dissolutezza, della vanità (vedi II, 47). Egli è legato all’orgoglio13 e alla superbia dell’Egitto14, terra del corpo15, della misantropia, della violenza e della sofferenza16. Proprio rispetto all’Egitto emerge il suo contrasto con Mosè, « l’uomo della visione » che segna l’abbandono definitivo dell’Egitto17. L’ambizione che lo permea porta a demagogia, arroganza, ingiustizia18. Il suo carattere è multiforme, soggiogato dall’ ambizione e dal desiderio di esaudire i desideri della folla. In grado di interpretare i sogni e di prevedere gli avvenimenti futuri, ondeggia tra confusione e lucidità, oscurità e chiarezza. La sua incertezza emerge nel linguaggio come risulta a Somn. II, 17-18 ove l’espressione usata per narrare il sogno dei covoni : « mi sembrava […] », evidenzia la vaghezza della sua visione. Molto differente è Giacobbe che introduce con decisione il suo sogno, « ed ecco, una scala », e poi, a proposito dei montoni variegati : « io vidi con i miei occhi durante il sonno ». Perseguendo la virtù. Giacobbe ha nel sonno visioni pure e distinte, paragonabili alle azioni compiute di giorno, chiare e limpide19. La virtù del sognatore diviene elemento di distinzione tra i sogni che sono più o meno chiari in relazione al livello etico. Nel caso di Giuseppe, essere ambiguo e incerto, il sogno, confuso, non è auto evidente : viene prima visto e poi spiegato attraverso l’onirocritica20. 12 Vedi

Somn. II, 42. Conf. 71. 14 Vedi Migrat. 160. 15 Per la ricerca del corpo e delle passioni che Giuseppe significa vedi S. Pearce, The Land of the Body. Studies in Philo’s Representation of Egypt, Tübingen, 2007, p. 116. 16 Vedi Spec. II, 146. 17 Vedi Sobr. 13. 18 Vedi Somn. II, 80. Giuseppe è legato all’orgoglio e al desiderio di prevalere propri della vita politica (vedi Somn. I, 221-223 ; II, 11-154). Rappresenta il legame con l’Egitto, terra del corpo. 19 Vedi Somn. II, 20. 20 Vedi Somn II, 110. La φανεῖσα ὄψις dei sogni dei covoni e delle stelle è interpretata attraverso la ὀνειροκριτικὴ τέχνη. 13 Vedi

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Il racconto dei sogni suscita l’astio dei fratelli che rappresentano se stessi, ma sono anche emblema di chi osteggia la falsità e l’ambizione Non sono forse parole e sogni tutti i fantasmi evocati dalla vanità, mentre sono fatti e realtà evidenti tutte le cose che ineriscono al retto vivere e al retto ragionare21 ?

Da un lato, vanità e sogno, dall’altro verità e ragione. Ebbrezza e oscurità caratterizzano coloro che non seguono il retto cammino (II, 102), mentre chi ricerca la verità è in una condizione di veglia. Quando il sognatore abbandonerà la vanagloria, cesserà di sognare e non vagheggerà più, in visioni trasognate, notte e tenebra e fortune derivanti da eventi oscuri e incerti22 ,

respingerà la moglie di Putifarre, simbolo del piacere, sceglierà la virtù, si dirà « appartenente a Dio ». Solo allora i fratelli si riconcilieranno con lui. All’interpretazione immediata del testo si affianca la lettura dell’uomo politico interprete del sogno generale degli uomini : la vita stessa, che è apparenza e vanità. Il mondo è luogo di sogni, l’uomo politico dà loro spessore, li interpreta, detta regole e norme. Ha, però la necessità di soddisfare i desideri della folla, di guadagnarsene i favori. Per questo non segue una linea costante e una guida ferma, ma oscilla in relazione alla volontà dei suoi « compratori ». Ne derivano discordia e conflitto, variabilità e confusione23. 3. Diversamente dalle cose del cielo, eterne e immutabili, disposte secondo armonia che seguono il ritmo di sinfonie, immerse nella luce, le cose della terra sono intrise di disordine e cacofonia, avvolte nelle 21 

Somn. II, 96, trad. di C. Kraus Reggiani. Somn. II, 106, trad. di C. Kraus Reggiani. 23  La duplicità di Giuseppe, ancorato alla virtù, capace di autocontrollo e di visione e, ad un tempo, uomo politico legato al corpo e all’ambizione è esplicita a De somniis (II, 9) che tratta della natura del bene. La conflittualità delle sue pulsioni lo spinge ad una lotta continua : « E’ questa l’alternanza ciclica della guerra perpetua cui è soggetta l’anima dalle tendenze multiple : quando uno dei nemici viene distrutto, ne insorge un altro molto più potente, alla maniera dell’idra dalle molte teste » (Somn. II, 14-15, trad. di C. Kraus Reggiani). La duplicità del personaggio è stata ampiamente studiata dalla critica. Paticolarmente significativa l’analisi di V. Nikiprovetzky (Le commentaire de l’Écriture chez Philon d’Alexandrie, Leiden 1977 in partic, p. 218-219) che coglie il carattere « misto » della rappresentazione filoniana. Vedi anche F. Frazier, « Les visages de Joseph dans le De Iosepho », Studia Philonica Annual, 14 (2002), p. 1-30. Tentativi di conciliazione tra le immagini filoniane di Giuseppe sono stati dati da J. Bassler (« Philo on Joseph. The Basic Coherence of De Josepho and De Somniis II », Journal for the Study of Judaism, 16 (1985), p. 240-255). Il critico distingue le differenti prospettive dei passi. Ritiene, cioè, che le immagini cambino a seconda che si tratti di testi esegetici o allegorici. 22 

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tenebre (Ios. 145 sgg.). Le prime sono prive di deviazioni ed errori, le seconde vacillano, precipitano immerse nel sonno. Accecati dalle false opinioni, gli uomini, legati alla terra, si rifugiano nel sogno, incapaci di cogliere alcunché in maniera stabile e certa24. Le immagini che credono di vedere sono rappresentazioni fasulle, vane costruzioni della dianoia che dipinge cose inesistenti, prive di consistenza. Le vicende umane oscillano, avvolte da fitta tenebra (Ios. 140). Tutto è transitorio : bellezza, salute, forza, beni esteriori. Individui, città, popoli, regioni, civiltà sono soggetti a vicissitudini e mutamenti (Ios. 134 ; Gig. 51). I successi mutano in sconfitte, i beni in mali, le fortune in disgrazie (Deus 172-177). In tale instabilità e precarietà l’uomo politico interpreta i sogni dei viventi, ne analizza le visioni, spiega le immagini di coloro che sembrano svegli. Suo compito è spiegare cosa si debba fare, quali comportamenti seguire. Se si áncora a Dio può introdurre elementi di chiarezza e di discernimento. Dato il suo statuto intermedio, la sua condizione ambigua tra la confusione delle cose transeunti, soggette a opinione, e le cose secondo verità25, egli può restare succube delle passioni e della confusione, ma può anche porsi sul cammino della virtù e della verità, interpretare veridicamente le visioni ricevute. I sogni di Giuseppe, legati al mondo della contingenza dell’ambiguità, dell’apparenza richiedono un’interpretazione decisa e univoca, l’onirocritica : un’interpretazione – sia essa condotta da Giuseppe o dai fratelli – comunque decisa che porti l’apparenza alla verità. Diversi i sogni di Giacobbe, appartenente al mondo della verità e della virtù. Questi non richiedono un’interpretazione univoca, un passaggio dall’errore al vero, una determinazione univoca. L’interpretazione ne è, infatti, molteplice. Visto che si è nell’ambito della verità, molte spiegazioni sono ammissibili ed è il sognatore stesso a rintracciarle : non occorre un tecnico dell’interpretazione. Esempio ne sono le visioni avute da Giacobbe nel suo viaggio da Beer Sceva, il ‘Pozzo del giuramento’ ad Haran. Sono 24  Immediato il richiamo a Eraclito B34 : ἀξύνετοι ἀκούσαντες κωφοῖσιν ἐοίκασι. Sull’illusione dell’apparenza che non poggia su nulla di certo e di stabile vedi Spec. I, 26, sul fluire delle cose e la loro corsa incessante Spec. I, 27. L’instabilità della fortuna che gioca ai dadi con le cose degli uomini, eleva e abbatte è richiamata a Mos. I, 31. Vedi anche Legat. 1. Sulla fugacità della vita umana e la sua illusorietà vedi la lucida analisi di O. Munnich, « La fugacité de la vie humaine (De Josepho, § 127-147) : la place des motifs traditionnels dans l’élaboration de la pensée philonienne », dans Philon d’Alexandrie : un penseur à l’intersection des cultures gréco-romaine, orientale, juive, et chrétienne, éd. S. Inowlocki-Meister et B. Decharneux, Actes du colloque de Bruxelles, 26-28 juin 2007, Turnhout, 2009, p. 163-183. 25 Vedi Migrat. 158-163.

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dapprima descritti vari elementi che precedono il sogno e sembrano alludere alla necessità di un percorso presupposto al sogno : dal pozzo del giuramento che rappresenta l’episteme, profonda e difficile da raggiungere26, alla sensazione (Haran)27, al « luogo ». Questo può indicare il posto indicato da un corpo, ma anche il logos divino che contiene le potenze, o Dio stesso che contiene tutte le cose e non è contenuto da nulla. Guidato dal Signore, Giacobbe giunge in un primo tempo al logos, non può, però, vedere Dio nella sua essenza28. Il riferimento testuale di Gen. 22, 3-4 spiega come il patriarca, giunto al « luogo », realizzi come il luogo stesso sia lontano da Dio invisibile, inconoscibile, non nominabile. Raggiunta la conoscenza sensibile, Giacobbe incontra le parole di Dio, non, però, Dio. Sulla stessa scia, l’interpretazione dei passi che narrano come il sole fosse calato. Solo dopo questi antefatti si ha la lettura della visione della scala che giunge fino al cielo su cui salgono e scendono angeli. In cima, Dio che parla al patriarca e gli si rivela come kurios, theos di Abramo e di Isacco, gli promette una discendenza e la terra su cui egli giace29. Anche il sogno delle greggi pezzate introduce la presenza di un angelo, ma è Dio stesso che parla. In entrambi i sogni ruolo determinante hanno dei mediatori, servitori e interpreti di Dio. E’ esplicitata più volte la necessità di non fermarsi all’interpretazione letterale e vengono presentate varie letture dei singoli episodi. Plurime sono le esegesi del « luogo », del sole, della scala30, e tutte valide. Sono introdotte numerose spiegazioni coesistenti e parallele. La possibilità dell’esegesi multipla è legata alla ricchezza del testo biblico ma, nel caso specifico, riguarda i sogni di Giacobbe. Vengono espressi insegnamenti profondi diretti a chi è in grado di coglierne la verità. Si tratta di un invito a esaminare il senso profondo delle cose rivolto a chi già è avviato sulla strada della virtù e del sapere31. Ai ciechi di mente immersi nella nebbia e nell’oscurità, incapaci di vedere, sono contrapposti coloro che hanno colto la bellezza recondita delle parole sante, hanno visto lo spettacolo stupendo dispiegato dinnanzi ai loro occhi32 . Giacobbe, 26 Vedi

Somn. I, 6. Somn. I, 43 ; 55-56. 28 Vedi Somn. I, 66. 29 Vedi Somn. I, 133-145. 30  La scala ha vari possibili significati, rappresenta l’aria, luogo dell’anima, ma anche l’anima umana, oppure le potenze divine che si manifestano a Giacobbe. 31 Vedi Somn. I, 164. 32  Somn. I, 165 : « E voi anime che avete gustato gli amori divini, riscuotendovi come da un sonno profondo e sbarazzandovi del velo che vi copriva gli occhi, affrettatevi verso lo spettacolo stupendo che si dispiega dinnanzi a voi ; bandite l’esitazione, che comporta 27 Vedi

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l’asceta, riesce a vedere in piena luce ciò che prima vedeva confusamente nel sogno, sbarazzatosi del velo che copre gli occhi di chi dorme, riceve l’impronta di un carattere superiore e muta il nome in Israele, « colui che vede Dio33 ». Se nel sogno egli aveva colto Dio in maniera confusa, al momento della lotta con l’angelo, vede chiaramente. I sogni di Giacobbe avvengono nel sonno, esattamente come quelli di Giuseppe, in uno stato, dunque, per definizione incerto e confuso. Pure sono differenti : gli uni vengono interpretati direttamente, gli altri, definiti come oscuri, richiedono l’onirocritica. Ciò che differenzia i sogni è, cioè, il modo di leggerli. Il secondo tipo non richiede un interprete e la spiegazione resta aperta come si può notare nel caso delle molteplici letture della scala di Giacobbe. Il terzo tipo è legato all’onirocritica, richiede una spiegazione esplicita da parte di un interprete, è univoca e unica. Le spiegazioni plurime sono possibili laddove ci si muova sul piano della verità, l’interpretazione univoca è necessaria per contrastare l’ambiguità e la confusione del mondo dell’apparenza : la differenza sostanziale tra i due tipi di sogno è, dunque, legata al livello conoscitivo e di perfezione morale del sognatore. E’ proprio in relazione a tale livello che si chiarisce anche in che senso sogni apparentemente chiari siano detti oscuri e di difficile comprensione. I sogni di Giuseppe sono evidenti a un primo livello di conoscenza, per chi si ferma all’apparenza. Sono, però, oscuri rispetto alla verità, ad un piano di sapere che non si limita alla mera apparenza, ma coglie gli aspetti profondi del sogno/testo, la realtà celata oltre la superficie. BIBLIOGRAFIA Bassler , J., « Philo on Joseph. The Basic Coherence of ‘De Josepho’ and ‘De Somniis’ II », Journal for the Study of Judaism, 16 (1985), p. 240-255. B erchm a n , R. M., Arcana mundi : Magic and Divination in the ‘De somniis’ of Philo of Alexandria, in Id. (ed), Mediators of the Divine. Horizons of Prophecy, Divination, Dreams and Theurgy in Mediterranean Antiquity, Scholars Press, Atlanta Georgia, 1998, p. 115-154. C a la bi , F., « Gli occhi del sonno », MD, 13 (1984), p. 23-43. —, « Eraclito : il cammino della saggezza », Sandalion, 8-9 (1985-1986), p. 5-26. lentezza e indugio, e cercate a fondo ciò che l’Ordinatore delle gare ha preparato a beneficio della vostra vista e del vostro udito » (trad. di C. Kraus Reggiani). 33 Vedi Somn. I, 171.

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Gretchen R eydams -S chils

PHILAUTIA, SELF-KNOWLEDGE, AND OIKEIÔSIS IN PHILO OF ALEXANDRIA To Carlos Lévy, who led me to discover Philo

There can be little doubt that philautia, self-love, is a focal point, perhaps the focal point, for human vices and wrongheadedness in the writings of Philo of Alexandria1. Two figures in the scriptural narratives are the primary impersonations of this abomination, Cain and Onan. Cain as philautos stands for the human who sees himself as the ground of his being and as the sole agent of his accomplishments, in contrast to Abel, who refers everything he is and does to God, as the philotheos par excellence. The other main instantiation of self-love is Onan, whose focus on self, like Cain’s, is the source of all vices and leads to the death of the soul. Self-love acquires an ultimate ontological significance in the claim that the philautos ends up being mired in sensible reality, and never realizes the primacy of the intelligible realm and God. Just as Cain can be contrasted with Abel, a third instantiation of self-love, namely Pharaoh (and Egypt as the land of vices from where the Hebrews need to flee) can be contrasted with Moses. Philo’s strong negative stance on philautia, however, could create considerable tensions with two strands of thinking on the self that he also borrows from the Greek philosophical tradition. The one strand clearly derives from the Platonic-Socratic emphasis on self-examination, the famous Delphic injunction « Know Thyself » and the care of the self (epimeleia heautou, primarily in the Apology and the Alcibiades I) that is meant to guide the soul’s conversion to philosophy and truth. The other strand combines Aristotelian elements2 with the Stoic notion 1  F. Deutsch, « La philautie chez Philon d’Alexandrie », dans Philon d’Alexandrie et le langage de la philosophie, éd. C. Lévy, Turnhout, 1998, p. 87-97. The main texts are Sacr., Post., Deus, Det., and Leg. 2  As in NE, IX, 8, Magna Moralia, II, 13, 1 and 14, 1-3, Pol., II, 5 (cf. below).

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of appropriation (oikeiôsis) to address the issue of sociability, or the relation between self and others3. Both strands of thought lead to the divine, on the Platonic side as the ground of being, truth, and the good, on the other, this time with the Stoics, as the anchor of human sociability. And Philo’s God, in a striking combination of Platonic and Stoic features, fulfills both of these roles4. This viewpoint considerably complicates Philo’s attitude towards philautia, and permits us to gain a much more finely grained understanding of what he vehemently rejects in this attitude towards oneself and what he thought worth saving in a human being’s indispensable relationship to itself by transposing it onto a theocentric perspective. P hilautia

a nd

P latonic

self - k nowledge a nd car e of self

The locus classicus for Plato’s concern about self-love is in this passage from Book Five of the Laws : There is an evil, great above all others, which most humans have, implanted in their souls, and which each one of them excuses in himself and makes no effort to avoid. It is the evil indicated in the saying that every human being is by nature a lover of self (φίλος αὑτῷ), and that it is right that he should be such. But the truth is that the cause of all failings in every case lies in the person’s excessive love of self (διὰ τὴν σφόδρα ἑαυτοῦ φιλίαν). For the lover is blind in his view of the object loved, so that he is a bad judge4 of things just and good and noble, in that he deems himself bound always to value what is his own more than what is true ; for the man who is to attain the title of ‘Great’ must be devoted neither to himself nor to his own belongings, but to things just, whether they happen to be actions of his own or rather those of another. And it is from this same failing that every human being has derived the further notion that his own folly is wisdom ; whence it comes about that though we know practically nothing, we fancy that we know everything ; and since we will not entrust to others the doing of things we do not understand, we necessarily go wrong in doing them ourselves. Wherefore every human being must shun excessive selflove (τὸ σφόδρα φιλεῖν αὑτόν), and ever follow after him that is better than himself, allowing no shame to prevent him from so doing (Laws, 731d6-732b4, trans. Bury, slightly modified)5. 3  J. Annas,

The Morality of Happiness, New York, Oxford, 1993, p. 249-290. « ‘Unsociable sociability’ : Philo on the active and the contemplative life », dans Pouvoir et puissances chez Philon d’Alexandrie, éd. F. Calabi, O. Munnich, G. Reydams-Schils et E. Vimercati, Turnhout, 2015, p. 305-318. 5  Πάντων δὲ μέγιστον κακῶν ἀνθρώποις τοῖς πολλοῖς ἔμφυτον ἐν ταῖς ψυχαῖς ἐστιν, οὗ πᾶς αὑτῷ συγγνώμην ἔχων ἀποφυγὴν οὐδεμίαν μηχανᾶται· τοῦτο δ’ ἔστιν 4  G. Reydams-Schils,

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Two points merit our attention for my purpose here. First, it seems that Plato merely criticizes excessive self-love in this context (sphodra, beginning and end of passage), and this interpretation would leave room for some kind of positive, even if limited, role for self-love, as, one might argue, might also emerge from the claim that such a sentiment is natural to human beings (φίλος αὑτῷ πᾶς ἄνθρωπος φύσει τέ ἐστιν). But another interpretation, which I am inclined to follow, would point out that the contrast with what ‘they say’ (or the ‘saying’ in the translation above) does not turn on the distinction between selflove and an excessive form of it, but rather on the opposition between the claim that ‘ it is right’ that human beings be so disposed (ὀρθῶς ἔχει) and Plato’s statement that this disposition, on the contrary, is the source of all failings (τὸ δὲ ἀληθείᾳ γε πάντων ἁμαρτημάτων). Moreover, the phrase ‘it is the evil indicated’, as Bury translated it (much more succinct in Greek : τοῦτο δ’ἔστιν), does in all likelihood pick up on the ‘greatest of all evils’ from the opening of the passage (πάντων δὲ μέγιστον κακῶν), and thus would cast a pall also on the saying that ‘by nature every human being is a lover of self.’ This interpretation would explain why in the central part of the passage, Plato drops the ‘excessive’ designation, and addresses simply the dangers of self-love (ἑαυτὸν […] στέργειν). His point would then be, rather, that self-love is such that it is prone to excess, and thus leads human beings fundamentally astray6. ὃ λέγουσιν ὡς φίλος αὑτῷ πᾶς ἄνθρωπος φύσει τέ ἐστιν καὶ ὀρθῶς ἔχει τὸ δεῖν εἶναι τοιοῦτον. τὸ δὲ ἀληθείᾳ γε πάντων ἁμαρτημάτων διὰ τὴν σφόδρα ἑαυτοῦ φιλίαν αἴτιον ἑκάστῳ γίγνεται ἑκάστοτε. τυφλοῦται γὰρ περὶ τὸ φιλούμενον ὁ φιλῶν, ὥστε τὰ δίκαια καὶ τὰ ἀγαθὰ καὶ τὰ καλὰ κακῶς κρίνει, τὸ αὑτοῦ πρὸ τοῦ ἀληθοῦς ἀεὶ τιμᾶν δεῖν ἡγούμενος· οὔτε γὰρ ἑαυτὸν οὔτε τὰ ἑαυτοῦ χρὴ τόν γε μέγαν ἄνδρα ἐσόμενον στέργειν, ἀλλὰ τὰ δίκαια, ἐάντε παρ’ αὑτῷ ἐάντε παρ’ ἄλλῳ μᾶλλον πραττόμενα τυγχάνῃ. ἐκ ταὐτοῦ δὲ ἁμαρτήματος τούτου καὶ τὸ τὴν ἀμαθίαν τὴν παρ’ αὑτῷ δοκεῖν σοφίαν εἶναι γέγονε πᾶσιν· ὅθεν οὐκ εἰδότες ὡς ἔπος εἰπεῖν οὐδέν, οἰόμεθα τὰ πάντα εἰδέναι, οὐκ ἐπιτρέποντες δὲ ἄλλοις ἃ μὴ ἐπιστάμεθα πράττειν, ἀναγκαζόμεθα ἁμαρτάνειν αὐτοὶ πράττοντες. διὸ πάντα ἄνθρωπον χρὴ φεύγειν τὸ σφόδρα φιλεῖν αὑτόν, τὸν δ’ ἑαυτοῦ βελτίω διώκειν ἀεί, μηδεμίαν αἰσχύνην ἐπὶ τῷ τοιούτῳ πρόσθεν ποιούμενον. 6  Note that by contrast Aristotle in Pol., II, 5, 1263a-b (in a passage that bears many similarities with this one and in the context of a sustained criticism of Plato’s Republic) makes unambiguously clear the distinction between an acceptable, natural affective disposition to oneself (τὴν πρὸς αὑτὸν αὐτὸς ἔχει φιλίαν ἕκαστος […] φυσικόν/φιλεῖν ἑαυτόν), on the one hand, and being philautos (τὸ δὲ φίλαυτον εἶναι) as an excessive (τὸ μᾶλλον ἢ δεῖ φιλεῖν) and therefore detrimental attitude, on the other. I am grateful to Verity Harte, and, from the Workshop on Ancient Philosophy at Notre Dame, Joe Karbowski, Sean Kelsey, David O’Connor, and Allison Murphy for a very fruitful discussion of the complexities in the passage from Plato’s Laws.

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Second, as in Philo’s claims, for Plato self-love has both epistemological and ethical negative consequences : it blinds one to the truth, and as a result, turns one away from ‘the just and good and noble’ (τὰ δίκαια καὶ τὰ ἀγαθὰ καὶ τὰ καλὰ). In the immediate context of this passage, starting from the beginning of Book Five of the Laws (726a) Plato consistently renders the proper disposition towards oneself, for human beings, that is, to one’s soul, body, and possessions, not in terms pertaining to affection but to honor (τιμᾶν/τιμή) : one ‘honors’ oneself through devoting oneself to truth and virtuous behavior. But the intertextual plot thickens even more if we bring in another passage from Plato’s Laws that might also be relevant for Philo : That the human mind is the measure of all things, an opinion held, they tell us, by an ancient sophist named Protagoras, a descendant of Cain’s madness’ (Post., 35, trans. Colson, Whitaker, slightly modified)7.

As this passage from Philo indicates, one can discern a connection between the philautia of Cain, in its opposition to Abel as philotheos, and the position attributed to Protagoras that humans are the measure of all things. In an earlier passage from Plato’s Laws (715e-716d, which echoes the Theaetetus), it turns out, we find a strain of thought that is quite similar to Philo’s, especially in Plato’s statements, towards the end of that passage, that god is the measure of all things, not some human being (an allusion to the view of Protagoras), and that the moderate man would be dear (or a friend, philos) to god because he is like him (homoios), whereas the immoderate one would be unlike god, apart from him, and unjust. Thus one can cull from Plato too an opposition between being philos to oneself and philos to god (even if for Plato the status of being dear to god hinges on humans being like god, for more on this point, cf. below). The later passage from the Laws on loving oneself, which we quoted above, follows naturally from this one, as the beginning of Book Five indicates, when we turn from honoring the gods to the question of the proper disposition towards oneself, in soul, body, and external goods, also described in term of honor. The Platonic tradition, we can thus posit, needs to distinguish between the problematic aspects of self-love and a proper from of selfknowledge and care for (or honoring of) oneself that turns the soul towards truth and its concomitant moral disposition. For all his vehement objections to philautia, Philo too leaves room for a positive 7  μέτρον εἶναι πάντων χρημάτων τὸν ἀνθρώπινον νοῦν ᾗ· καὶ τῶν παλαιῶν τινα σοφιστῶν ὄνομα Πρωταγόραν φασὶ χρήσασθαι, τῆς Κάιν ἀπονοίας ἔκγονον.

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role of self-knowledge, but primarily in the sense of a human being’s awareness of his or her limitations8. And so, in the final analysis and paradoxically, for Philo the ultimate self-knowledge consists of realizing one’s own nothingness and one’s radical dependence on God : When will you not forget God ? Only when you do not forget yourself. For if you remember your own nothingness in all things, you will also remember the transcendence of God in all things (Sacr., 55-56, trans. Colson, Whitaker, slightly modified ; cf. also Mut., 54)9.

This passage belongs in the broader context (Sacr., 52-58) of a description of Cain, as lover of self who delays his offering to God (Gen., 4, 3). In this context Philo distinguishes between three kinds of failings in gratitude, of (1) those who forget the blessings they have received (and the passage quoted above about forgetfulness is addressed to this group) ; (2) those who in their pride think that these gifts have befallen them because of their own actions ; (3) and, finally, those who think that they have merited these gifts from God. With these three categories of people who have gone astray, Philo executes the first of the theocentric transpositions of the Greek philosophical tradition that are the topic of this paper. The second points to the Stoic tradition. P hilautia

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Stoic

appropr iation a nd sociabilit y

Like the Platonists, the Stoics also endorsed the importance of the proper relation to oneself. This stance is especially apparent in the Stoic theory of « appropriation » (oikeiôsis). According to the Stoics all animals and human beings are born with an awareness of and favorable disposition towards themselves that direct them towards selfpreservation. It is not the case, as is often assumed, that human beings, with the advent of reason, need to make a transition from self-directed appropriation to concern for others. Rather, a self-directed aspect of oikeiôsis always goes together with a social aspect, for animals as well as human beings, and for the latter starting in the pre-rational phase. Nevertheless, it is not hard to see how critics of the Stoics, ancient and contemporary alike, could raise the concern that the affective disposition towards oneself (cf. for instance Hierocles, Elements of Ethics, 9, 8 

As, for instance, in Somn., I, 53-60 : with an opposition between (a flawed) natural philosophy, including astronomy, and knowledge of self, cf. also Migr., 137, 184-196 ; Fug., 46 ; Spec., I, 44 ; 263. 9  Πότε οὖν οὐκ ἐπιλήσῃ θεοῦ ; ὅταν μὴ ἐπιλάθῃ σεαυτοῦ· μεμνημένος γὰρ τῆς ἰδίου περὶ πάντα οὐδενείας μεμνήσῃ καὶ τῆς τοῦ θεοῦ περὶ πάντα ὑπερβολῆς.

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1-10 Ramelli) which oikeiôsis presupposes, could get in the way of our relations with and obligations to others. In the fragments of Hierocles’ Elements of Ethics (7, 20-35 Ramelli), there is a potential positive use of philautia in the example that this disposition allows us to bear ourselves when we have a malodorous wound (an allusion to the story of Philoctetes), which presumably would be offensive to others. But apart from this case, it is the negative connotation of philautia that is attested for the later Stoics10. This negative connotation is also present in the following defense by Epictetus against the charge of egoism, which gives us a valuable glimpse of the debate : This is not mere self-love (φίλαυτον), for the animal is constituted so as to do all things for itself (αὑτοῦ ἕνεκα πάντα ποιεῖ). For even the sun does all things for itself ; even Zeus himself. But when he chooses to be the Giver of rain and the Giver of fruits, and the Father of gods and men, you see that he cannot obtain these functions and these names, if he is not useful to man ; and, universally, he has made the nature of the rational animal (τοῦ λογικοῦ ζῴου) such that it cannot obtain any one of its own proper interests, if it does not contribute something to the common interest (τι εἰς τὸ κοινὸν ὠφέλιμον). In this manner and sense it is not unsociable (ἀκοινώνητον) for a man to do every thing for the sake of himself. For what do you expect ? that a man should neglect himself and his own interest ? And how in that case can there be one and the same principle in all, appropriation to themselves (ἡ πρὸς αὐτὰ οἰκείωσις) ? (Diss., I, 19, 11-15, Trans. Higginson, modified)11.

In the lines preceding this passage, Epictetus has just staged an exchange between a tyrant and someone who refuses to be impressed and intimidated by such a display of power, in order to prove the point that it is not these displays that affect us but our own judgments. The in10  Hierocles on the relationship with a brother, Stob., IV, 660, 15 - 664, 18 Wachsmuth-Hense ; Musonius Rufus, 16 Lutz-Hense ; Marcus Aurelius, II, 5. 11  Τοῦτο οὐκ ἔστιν φίλαυτον· γέγονε γὰρ οὕτως τὸ ζῷον· αὑτοῦ ἕνεκα πάντα ποιεῖ. καὶ γὰρ ὁ ἥλιος αὑτοῦ ἕνεκα πάντα ποιεῖ καὶ τὸ λοιπὸν αὐτὸς ὁ Ζεύς. ἀλλ’ ὅταν θέλῃ εἶναι Ὑέτιος καὶ Ἐπικάρπιος καὶ πατὴρ ἀνδρῶν τε θεῶν τε, ὁρᾷς ὅτι τούτων τῶν ἔργων καὶ τῶν προσηγοριῶν οὐ δύναται τυχεῖν, ἂν μὴ εἰς τὸ κοινὸν ὠφέλιμος ᾖ. καθόλου τε τοιαύτην φύσιν τοῦ λογικοῦ ζῴου κατεσκεύασεν, ἵνα μηδενὸς τῶν ἰδίων ἀγαθῶν δύνηται τυγχάνειν, μή τι εἰς τὸ κοινὸν ὠφέλιμον προσφέρηται. οὕτως οὐκέτι ἀκοινώνητον γίνεται τὸ  πάντα αὑτοῦ ἕνεκα ποιεῖν. ἐπεὶ τί ἐκδέχῃ ; ἵνα τις ἀποστῇ αὑτοῦ καὶ τοῦ ἰδίου συμφέροντος ; καὶ πῶς ἔτι μία καὶ ἡ αὐτὴ ἀρχὴ πᾶσιν ἔσται ἡ πρὸς αὐτὰ οἰκείωσις ;

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terlocutor of the tyrant claims that the latter has no power of him, and that he has a kind of freedom bestowed by Zeus himself. In that sense the interlocutor pays attention only to himself, and the tyrant gets just about as much attention as the interlocutor would devote to a chamber pot. This focus on oneself, with apparent complete disregard for others, leads Epictetus to mount a defense against a possible objection that such an attitude would amount to philautia. The passage turns on a fundamental distinction, in Epictetus’ eyes, between mere philautia and the Stoic notion of « appropriation » (oikeiôsis). The self-interest which these two types of disposition towards oneself represent is fundamentally different. Like Philo Epictetus defines mere self-love as « doing everything for the sake of oneself » (for Philo, Deus, 16-19, QG, unassigned F11 Marcus, cf. below). It is true that in some sense animals and even Zeus do everything for the sake of themselves. But, the passage goes on to state, this feature is not all there is to the Zeus (as the Stoic divine principle) : he also has an all-important providential role. Otherwise he would not merit the names that refer to this role of bestowing benefits, such as « Giver of rain », « Giver of fruits », and « Father of gods and men ». Similarly, in rational animals, that is human beings (who share reason with the divine principle, the passage implies) self-interest properly construed always goes together with sociability. To be rational, for the Stoics, is to be social and to be oriented towards the common good (koinônia). So, we are meant to understand, even if the tyrant’s interlocutor does not care one fig about status markers that traditionally are meant to command our respect or to instill fear, such as absolute power, this attitude does not imply an indifference to the well-being of other human beings. For my purpose here, we need to retain the point, which Epictetus makes explicit, that the ground of sociability is in Zeus, and so oikeiôsis too leads us to the divine. Philo too draws on the connection between the divine and sociability, especially in the case of the divine’s beneficial function for which he reserves the name theos12 . In his rendering of Onan, Philo’s rejection of philautia focuses especially on the problems this disposition creates for our relationships with others and God. Onan’s self-love manifests itself as a self-pleasure that always pursues some advantage to himself, and thus undermines – and here Philo goes through a list of social relationships – love of parents, wife, children, and servants ; the management 12  G. Reydams-Schils, «‘Unsociable sociability’ ». Cf., for instance, in Virt., 168-169, Abr., 208.

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of one’s household and one’s political responsibility, all the way up to one’s general fellowship with other living beings (koinônia) and reverence for God (eusebeia). Philo makes an explicit connection here between sociability and piety towards God (Post., 180-181). In spite of this similarity with the Stoic approach, however, Philo’s attitude towards the notion of « appropriation » oikeiôsis is quite complex in its ambivalence, as Carlos Lévy has shown in a seminal article13. It appears that Philo either rejects the Stoic sense of oikeiôsis – as when he claims that alienation rather than appropriation defines the human condition of the presence of reason in the body (Conf., 82) and that infants start out in life having an affinity with falsehood (Spec., IV, 68) –, or he transposes « appropriation » onto a radically different level, namely a human being’s relationship with God. Here is a succinct example of that transposition, in a discussion of Lea (Gen., 29, 31) : The estrangement (ἀλλοτρίωσις) from the realm of becoming (τὸ γενητόν) brings about appropriation (οἰκείωσιν) to God (Post., 135)14.

Keeping the more literal sense of genêton, which Philo in the same passage goes on to parse as « mortal things » (thnêta), allows us to highlight the Platonic resonance of this statement. Contrary to the Stoics, and more in agreement with the Platonists, Philo draws a sharp line of demarcation between becoming (or the realm of sense-perception and mortal things) and the divine. The Stoics, for their part, posit a fundamental continuity in nature between sense-perception and reasoning, and between the starting point of appropriation in the prerational phase of human beings’ lives and its manifestation in adults with the capacity for reasoning. (The fact that reason is meant to alter radically one’s value system does not do away with this continuity.) Thus for Philo, in this passage, a turn towards transcendence implies a turn away, or an alienation from, lower reality. « Appropriation » to God points to an intimate rapport between human beings and the divine. But the expression also turns a human being away from him- or herself and shifts the emphasis from self to 13 C. Lévy, « Éthique de l’immanence, éthique de la transcendance : le problème de l’oikeiôsis chez Philon », dans Philon d’Alexandrie et le langage de la philosophie, éd. C. Lévy, Turnhout, 1998, p. 153-164. 14  τῇ δὲ ἡ πρὸς τὸ γενητὸν ἀλλοτρίωσις πρὸς θεὸν οἰκείωσιν εἰργάσατο, […] Cf. also Op., 145-146 ; Plant., 54 ; Cher., 11-20, as discussed in C. Lévy, « Éthique de l’immanence ». On this notion in the Christian tradition, cf. now I. Ramelli, « The Stoic doctrine of oikeiosis and its transformation in Christian Platonism », Apeiron, 47-1 (2014), p. 116-140.

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God, in a move that is analogous to the one we have already observed above in the case of self-knowledge and care of the self. Philo paradoxically transforms self-awareness, to use a broader term, whether along more Platonic or more Stoic lines, into a radical dependence on God. Even if the process of turning to the divine would obviously have to start at the level of human selves, who, after all, have to be the ones undergoing the turn, it seems to end in an abandonment of self. A final passage on philautia attributed to Philo’s Quaestiones in Genesin has very strong Stoic overtones (F11 Marcus)15. It does not explicitly mention oikeiôsis, but lest we be tempted to make too much of that fact, it is worth recalling that neither does the famous passage from Hierocles that describes our social relationships in terms of concentric circles (Stob., IV, 671, 3 - 673, 18 Wachsmuth and Hense). Yet it is safe to assume that the latter does presuppose the concept of « appropriation ». In the alleged fragment from the Quaestiones in Genesin people who care only for themselves (with a phrase that echoes Epictetus’ wording, cf. above) practice philautia, which Philo considers to be the greatest evil, leading to isolation, lack of social feeling, lack of love, injustice, and impiety. By nature human beings, he goes on to argue, are not solitary wild animals, but, rather like herds feeding together, are to a very high degree made for life in common (koinônikôtaton). Humans do not live for themselves alone, but for father and mother, siblings, wife and children, kin, communities from smaller to larger (such as the fatherland), all human beings, and for the kosmos as a whole, or rather its Father and Maker. To be truly rational logikos, this fragment concludes, one needs to be sociable (koinônikon), and have an attitude of affection towards the kosmos (philokosmos) and God (philotheos), so as to become god-loved (theophilês). The passage is framed by the opposition between being philautos and being philotheos, which, as we have seen, is central to Philo’s critique of self-love. But is it, perhaps, too Stoic to count among the genuine fragments of his work ? After all, the fragment does locate sociability on the level of nature, in human and animal nature. And it does mention 15  Οἱ ἑαυτῶν μόνον ἕνεκα πάντα πράττοντες φιλαυτίαν, τὸ μέγιστον κακόν, ἐπιτηδεύουσιν, ὃ ποιεῖ τὸ ἄμικτον, τὸ ἀκοινώνητον, τὸ ἄφιλον, τὸ ἄδικον, τὸ ἀσεβές. Τὸν γὰρ ἄνθρωπον ἡ φύσις κατεσκεύασεν οὐχ ὡς τὰ μονωτικὰ θηρία ἀλλ’ ὡς ἀγελαῖα καὶ σύννομα, κοινωνικώτατον· ἵνα μὴ μόνῳ ἑαυτῷ ζῇ ἀλλὰ καὶ πατρὶ καὶ μητρὶ καὶ ἀδελφοῖς καὶ γυναικὶ καὶ τέκνοις καὶ τοῖς ἄλλοις συγγενέσι καὶ φίλοις καὶ δημόταις καὶ φυλέταις καὶ πατρίδι καὶ ὁμοφύλοις καὶ πᾶσιν ἀνθρώποις, ἔτι μέντοι καὶ τοῖς μέρεσι τοῦ παντὸς καὶ τῷ ὅλῳ κόσμῳ, καὶ πολὺ πρότερον τῷ πατρὶ καὶ ποιητῇ· δεῖ γὰρ εἶναι, εἴγε ὄντως ἐστὶ λογικός, κοινωνικόν, φιλόκοσμον, φιλόθεον ἵνα γένηται καὶ θεοφιλής.

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gr etchen r ey da ms - schi l s

the Stoic position that to be rational is to be social, which implies that human beings, in their share of reason as received from the divine, have an even stronger motivation for social behavior than animals. Yet, whereas Hierocles’ image of concentric circles ends with the race of all human beings, Philo clearly points us beyond the kosmos, first, by moving on to a God who is its « father and maker » (in an echo of the famous phrase for the Demiurge in Plato’s Timaeus), and second, by widening the relation of affectivity towards the universe (of being philokosmos) to one of mutual affectivity with God (theophilostheophilês). I therefore see no reason to doubt the authenticity of this fragment based on its content. The fragment from Philo’s Quaestiones in Genesin shows a combination of Stoic and Platonic elements that is quite distinctive. His adaptation of the Platonic strand allows him to posit a highly transcendent aspect of the divine, but he uses elements of Stoicism to underscore the relational aspects of God, which include sociability. Philo’s God is very much a God of widows and orphans, in line with the Hebrew scriptural tradition. Thus both processes of developing the right kind of self-knowledge as well as the proper relations with one’s fellow human beings have their ground and find their fulfillment in the divine16. BIBLIOGRAPHY A nnas , J., The Morality of Happiness, New York, Oxford, 1993. D eutsch , F., «  La philautie chez Philon d’Alexandrie  », dans Philon d’Alexandrie et le langage de la philosophie, éd. C. Lévy, Turnhout, 1998, p. 87-97. L év y, C., « Éthique de l’immanence, éthique de la transcendance : le pro­ blè­me de l’oikeiôsis chez Philon », dans Philon d’Alexandrie et le langage de la philosophie, éd. C. Lévy, Turnhout, 1998, p. 153-164. R a melli , I., « The Stoic doctrine of oikeiosis and its transformation in Christian Platonism », Apeiron, 47-1 (2014), p. 116-140. R ey da ms -S chils , G., « ‘Unsociable sociability’ : Philo on the active and the contemplative life », dans Pouvoir et puissances chez Philon d’Alexandrie, éd. F. Calabi, O. Munnich, G. Reydams-Schils et E. Vimercati, Turnhout, 2015, p. 305-318. 16  A first version of this paper was presented at an international conference on Philo of Alexandria at Yale University on 30 March 2014. I am grateful to the conference organizers, and especially to Hindy Najman, for this opportunity.

Rita D egl’I nnocenti P ier ini

FUCATA OFFICIA (SEN., FR. 60 VOTTERO = 97 HAASE) SENECA E LE INSIDIE DELLE FALSE AMICIZIE in pectore amicus, non in atrio quaeritur Sen., ben., VI, 34, 5

Il tema dell’a micizia occupa largo spazio nella produzione senecana ed in particolare nello snodarsi pseudobiografico delle Epistulae ad Lucilium1, dove il destinatario-allievo-amico permette al filosofo di toccare molti temi che rimandano alla tradizione filosofica de amicitia2 , ma anche di improntarsi alle dialettiche della vita sociale contemporanea segnata dalla tradizione del mos maiorum e dalle complesse dinamiche della nuova realtà imperiale romana. Non si sottolinea abbastanza negli studi sull’amicizia romana3, anzi talvolta si dimentica, che Seneca aveva dedicato al tema della philía forse un’opera intera, della quale fortunatamente possediamo almeno alcuni non brevi estratti per 1  Cf. W. Brinckmann, Der Begriff der Freundschaft in Senecas Briefen, Köln, 1963 ; I. Lana, « L’amicizia secondo Seneca », in G. Garbarino, I. Lana (ed.), Incontri con Seneca, Bologna, 2001 (Atti della giornata di studio, Torino, 26 ottobre 1999), p. 19-27 ; W. Evenepoel, « Seneca’s Letters on Friendship : Notes on the Recent Scholarly Literature and Observations on Three Quaestiones », Antiquité Classique, 75 (2006), p. 177193 ; G. Allegri, « Diversus, dissimilis : a proposito di amor e amicitia nella Lettera 35 di Seneca », Paideia, 68 (2013), p. 437-451. 2  Un sintetico, ma utile elenco delle opere filosofiche sull’amicizia si legge in D. Vottero (ed.), Lucio Anneo Seneca. I frammenti, Bologna, 1998, p. 37-38. 3 Solo un cenno nei, pur importanti, studi di L. Pizzolato, L’idea di amicizia nel mondo antico classico e cristiano, Torino, 1993, p. 159 e di C. A. Williams, Reading Roman Friendship, Cambridge, 2012, p. 49 n. 116 : una più ampia analisi in A. Fürst, Streit unter Freunden. Ideal und Realität in der Freundschaftslehre der Antike, Stuttgart, 1996, p. 188-193. Non ne trattano L. Dugas, L’amitié antique d’après les mœurs populaires et les théories des philosophes, Paris, 1894 ; P. Fraisse, Philia, Paris, 1974 ; P. Gagliardi, Un legame per vivere. Sul concetto di « amicitia » nelle lettere di Seneca, Introduzione di G. Polara, Galatina, 1991 ; A. L. Motto, J. R. Clark, « Seneca on Friendship », Atene e Roma, 38 (1993), p. 91-98 ; A. Banateanu, La théorie stoïcienne de l’amitié. Essai de reconstruction, Fribourg, 2001.

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tradizione diretta in un frammento di codice palinsesto vaticano Vat. Pal. lat. 24 pubblicato per la prima volta dal Niebuhr nel 1820 e da lui intitolati appunto genericamente De amicitia, giusto per mettere in luce a grandi linee l’argomento trattato4. In séguito, nel 1888, grazie anche alla lettura più attenta del palinsesto vaticano, Studemund arrivò ad adottare un titolo più limitato, ma ben rispondente al contenuto dei frammenti, titolo che è ora comunemente accolto5 : omodo itia continenda sit. Il carattere non estensivo del titolo rende, a mio parere, molto probabile supporre che si possa trattare di frammenti sull’amicizia estratti da un’opera perduta di Seneca di carattere generale o protrettico, come, solo per fare un esempio, i Libri moralis philosophiae6 : del resto l’approccio tematico e lo stile, non particolarmente limato, appaiono abbastanza vicini a quello di un’opera come il De beneficiis, che, come sappiamo, tratta anche dell’amicizia7. Inoltre vale la pena osservare già fin da ora l’analogia del titolo8 e di alcuni temi dei nostri frammenti con un’opera greca, seppure tarda, come l’orazione XXII di Temistio Perì philías, sulla quale torneremo in conclusione. Il mio contributo non ha certo la pretesa di impegnarsi in una trattazione esaustiva sul tema dell’amicizia in Seneca, e nemmeno di analizzare tutti i frammenti dell’opera in questione, ma, coerentemente con la tematica della raccolta, vorrei dedicare a Carlos Lévy, che tanto ci ha donato sui temi filosofici classici nella sua ricchissima e variegata produzione, nella quale non manca anche l’amicizia9, una trattazione di alcune significative immagini presenti nell’ultimo dei frustuli, che qui riproduco per intero, per comodità del lettore, nel testo pubblicato dall’ultimo benemerito editore Dionigi Vottero10 : 4  M. Tullii Ciceronis Orationum pro M. Fonteio et pro C. Rabirio Fragmenta, T. Livii lib. XCI. Fragmentum plenius et emendatius, L. Senecae Fragmenta, ex membranis Bibliothecae Vaticanae edita a B. G. Niebuhrio, Romae, 1820, p. 99 n. 1. 5  G. Studemund, in O. Rossbach, De Senecae philosophi librorum recensione et emendatione, Vratislaviae, 1888, p. v. Cf. la documentazione fornita dall’ultimo editore, D. Vottero (ed.), Lucio Anneo Seneca. I frammenti, p. 38-39. 6  Cf. M. Lausberg, Untersuchungen zu Senecas Fragmenten, Berlin, 1970, p. 168-196. 7  Cf. infatti M. T. Griffin, Seneca on Society. A Guide to De beneficiis, Oxford, 2013, sull’amicizia cf. in particolare p. 31-38. 8  Cf. Them., or., 22, 20 (273d) : ‘Dobbiamo parlare ora del modo migliore per custodire le nostre prede’, cioè gli amici conquistati (trad. R. Maisano). 9  C. Lévy, « Plaisir et amitié dans les Lettres à Lucilius », Ítaca, 28-29 (2012-2013), p. 119-131. 10  La traduzione, che segue, è mia, come le altre quando non è indicato l’autore : 8 ‘*** deve, poiché l’espressione del volto non offre certezze. Grandi abissi si nascondono nel cuore umano : tutto ciò che attrae nella virtù, è usato per velare l’inganno, e un aspetto quanto mai affabile copre i peggiori pensieri ; se non hai esperienza, non ti accorgi facilmente che differenza passa tra l’animo dell’amico e la sua apparenza. 9 Questo ciascuno

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fr. 60 Vottero (= 96-97 Haase) ; § § 8-9 Studemund § 8 ***tior debet, quia vultus incertus est. Magnos humanum pectus recessus habet : quidquid est quo placet virtus, eo fraus adumbratur, et cogitationibus pessimis facies benignissima obducitur ; nec facile nisi peritus intellegas quid intersit inter animum amici et colorem. § 9 Hoc sibi quisque proponat, quo minus facile fucatis capiatur officiis : rara res est amicitia, vulgaris aut exposita, ut inplere totas domos possit : vulgo sibi homines persuasere. An aurum ingenti opera legi creditis, cuius ubique quaesiti vix sub aliquo monte vena deprehenditur, amicum autem ubique inveniri sine ullo labore, sine ulla investigatione ? Quid enim ? tam simplex apertumque est ? Atqui non tam in alto latet aurum argentumque***

Pur reso limitato nel ragionamento complessivo dalle lacune, il passo mi sembra interessante per la presenza di locuzioni metaforiche molto evocative, come i recessus dell’humanum pectus11, la maschera di finzione calata sul volto12 , le considerazioni relative alla rarità della vera amicizia13, la presenza del tema proverbiale ‘chi trova un amico trova

deve avere ben presente, per non farsi facilmente irretire da vincoli artefatti : l’amicizia è cosa rara, non è da tutti né può essere esibita così da poter affollare tutte le case, come invece di solito la gente è convinta che sia. Credete forse che venga estratto con grande dispendio di energie l’oro, del quale a mala pena, benché dovunque ricercato, si scorge una vena sotto qualche monte, mentre invece pensate che un amico si possa trovare dovunque senza alcuna fatica, senza alcuna ricerca ? Che dire ? è forse una questione così semplice e alla portata di tutti ? Eppure non si nascondono così nel profondo l’oro e l’argento’. 11  D. Vottero (ed.), Seneca. I frammenti, p. 293 cita solo Cic., Marc., 22 Sed tamen cum in animis hominum tantae latebrae sint et tanti recessus, augeamus sane suspicionem tuam (‘ma tuttavia dal momento che nell’animo umano tanto numerosi sono i nascondigli e gli anfratti, accresciamo pure i tuoi sospetti’), ma interessanti sono anche Pers., 2, 74-75 conpositum ius fasque animo sanctosque recessus / mentis, e soprattutto Plin., epist., III, 3, 6 Quantum eloquentia valeat, pluribus credere potes ; nam dicendi facultas aperta et exposita statim cernitur ; vita hominum altos recessus magnasque latebras habet (‘Su quanto valga la sua eloquenza, puoi affidarti al giudizio della gente, giacché la capacità di parlare si vede subito ed è sotto gli occhi di tutti ; la vita degli uomini ha profondità nascoste e grandi lati oscuri’). Nel passo di Plinio, che dipende chiaramente dal passo ciceroniano prima citato, traspare un’evidente affinità espressiva col nostro frammento del De amicitia, applicato qui all’eloquentia. 12  Sull’immagine del vultus benignus, cf. Hor., epist., I, 11, 20 Dum licet ac voltum servat Fortuna benignum ; Liv., IX, 6, 8 sociorum comitas voltusque benigni ; Mart., IV, 88, 9-10 Decipies alios verbis voltuque benigno, / nam mihi iam notus dissimulator eris. Per il superlativo, cf. Val. Max., VII, 6, 1 Siciliamque et Sardiniam, benignissimas urbis nostrae nutrices. 13  Cf. Them., or., 22, 14 (270a) : ‘Perciò non è facile scoprire un uomo così puro o per la sua virtù ancor più prezioso dell’oro, e desiderabile per quel raro individuo che riuscirà a riconoscerlo’ (trad. di R. Maisano).

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un tesoro’14 e soprattutto i fucata officia, che, per necessità di sintesi, ho tradotto con ‘vincoli artefatti’. In realtà l’aggettivo fucatus15, al pari del suo sinonimo leggermente più dispregiativo fucosus16, implica ‘imbellettato’, cioè inquinato da un trucco, fucus17, che offusca i lineamenti del volto quasi come una maschera, mentre gli officia18 sono ovviamente i doveri di reciprocità relativi all’amicizia, che accomunano gli amici alle parentele, secondo una ben consolidata e documentata tradizione, attestata a partire già da Plauto19. Si tratta quindi di una falsa amicizia20, travestita ‘da vera’ attraverso il ricorso all’immagine del trucco, che nasconde pessimae cogitationes e si presenta sotto un aspetto attraente e seduttivo, difficile da riconoscere se non si è avveduti, ma privo di valori, ed in particolare di virtus, come leggiamo per esempio nella Consolatio ad Helviam matrem, 5, 6 14  Cf. D. Vottero (ed.), Seneca. I frammenti, p. 294 ; R. Tosi, Dizionario delle sentenze latine e greche, Milano, 1991, p. 593, n. 1318 ; K. A. Neuhausen, « Hieronymus, Seneca und Theophrasts Schrift über die Freundschaft », in Vivarium. Festschrift T. Klauser zum 90. Geburtstag, Munster, 1984, p. 277-281. 15  Segnalo solo alcuni passi significativi sull’uso di fucatus : Cic., Mur., 26 ; Pis., frg., 16 ; Planc., 29 ; de orat., III, 100 ; Brut.,  37 ; orat.,  79 ; fam., X, 12, 5 atque haec omnia, quae habent speciem gloriae collectam inanissimis splendoris insignibus, contemne, brevia, fugacia, caduca existima. Verum decus in virtute positum est. In particolare rilevante Sen., vit. beat., 7, 2 Virtutem in templo convenies, in foro in curia, pro muris stantem, pulverulentam coloratam, callosas habentem manus : voluptatem latitantem saepius ac tenebras captantem circa balinea ac sudatoria ac loca aedilem metuentia, mollem enervem, mero atque unguento madentem, pallidam aut fucatam et medicamentis pollinctam. 16  Cf. in particolare il famoso frammento di Porcio Licino, tramandato dalla Vita di Terenzio, carm. poet. frg., 4, 1 Dum lasciviam nobilium et laudes fucosas petit ; cf. anche Cic., Rab. Post., 40 ; Planc., 22. 17 Il termine implica il trucco femminile, inteso anche come un modo di falsare l’aspetto o dissimulare l’età : cf. per es. Plaut., Most., 275 vetulae, edentulae, quae vitia corporis fuco occulunt ; Tert., cult. fem., 1, 2 medicamenta ex fuco, quibus genae colorantur, poi tout court la falsità, come in Ter., Eun., 589 ; Cic., Att., I, 1, 1. Sull’uso metaforico del trucco in Seneca, cf. M. Armisen Marchetti, Sapientiae facies. Étude sur les images de Sénèque, Paris, 1989, p. 167. 18  Cosa sia l’officium per Seneca è evidente da ben., 3, 18, 1 : Sunt enim, qui ita distinguant, quaedam beneficia esse, quaedam officia, quaedam ministeria ; beneficium esse, quod alienus det […] ; officium esse filii, uxoris, earum personarum, quas necessitudo suscitat et ferre opem iubet ; ministerium esse servi ‘Ci sono, infatti, alcuni che distinguono fra benefici, doveri e servizi : il beneficio è ciò che dà un estraneo […] ; il dovere è proprio del figlio, della moglie e di quelle persone che il legame di parentela induce a intervenire e spinge ad aiutarci ; il servizio è proprio dello schiavo.’ (trad. A. Marastoni). 19  Si vedano almeno P. J. Burton, « Amicitia in Plautus : a Study of Roman friendship processes », American Journal of Philology, 125 (2004), p. 209-243 ; J. Gruber-Miller, « Exploring Relationships : Amicitia and Familia in Cicero’s De amicitia », Classical World, 103 (2009), p. 88-92. Analisi interessante anche in R. Raccanelli, L’amicitia nelle commedie di Plauto : un’indagine antropologica, Bari, 1998, p. 26-40. 20  Sulla falsa amicizia, cf. Raccanelli, L’amicitia nelle commedie di Plauto, p. 47 sq.

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in riferimento autobiografico, con una sottolineatura coerente col nostro testo che critica l’opinione del volgo : Itaque ego in illis quae omnes optant existimavi semper nihil veri boni inesse, tum inania et specioso ac deceptorio fuco circumlita inveni21, intra nihil habentia fronti suae simile : nunc in his quae mala vocantur nihil tam terribile ac durum invenio quam opinio vulgi minabatur22 .

Seneca insiste spesso nella sua produzione filosofica sulla dicotomia tra l’essere e l’apparire, ricorrendo alla metafora del fucus anche in un passo importante del De tranquillitate animi, 1, 3 : Non ignoro etiam quae in speciem laborant, dignitatem dico et eloquentiae famam et quicquid ad alienum suffragium venit, mora convalescere : et quae veras vires parant et quae ad placendum fuco quodam subornantur exspectant annos donec paulatim colorem diuturnitas ducat23.

Qui è Sereno a insistere su questa tematica proprio nell’incipit del dialogo, svelando a Seneca i limiti del suo disagio esistenziale che coincide con il clima contemporaneo, viziato dalla falsità dei rapporti interpersonali, specialmente se sbilanciati dal ruolo sociale o dall’ambizione : il nostro frammento del De amicitia anche se non mi pare sviluppare esplicitamente la tematica dell’adulazione24, sembra che dalle premesse avrebbe potuto comunque approdarvi, e del resto l’adulazione è vitium del tempo, stando ad un noto luogo delle Naturales quaestiones, 4a, praef. 1-22, da dove si evince con chiarezza che anche l’amico Lucilio non ne era certo immune25. 21  Immagini come queste erano applicate da Cicerone all’attività oratoria, che deve pulsare di vita e non essere artefatta di trucco : cf. per es. De or., III, 199 His tribus figuris insidere quidam venustatis non fuco inlitus, sed sanguine diffusus debet color. 22  ‘Perciò io ho sempre ritenuto che nelle cose desiderate da tutti non c’è vero bene, poi ne ho scoperto la vanità e la belluria, ingannevole trucco, che nulla ha al suo interno simile alla sua facciata : e ora in questi cosiddetti mali non trovo nulla così terrificante e penoso come minacciava l’opinione comune’ (trad. A. Traina). 23 ‘Non ignoro nemmeno che anche quelle attività che indirizzano i loro sforzi a guadagnare immagine, intendo le cariche pubbliche o la fama legata all’abilità oratoria e tutto ciò che punta sul favore della gente, si rafforzano con il tempo – sia quelle attività che forniscono vere forze sia quelle che per guadagnare favore si danno una qualche verniciatura artificiosa aspettano anni, finché a poco a poco la durata faccia assumere colore’ (trad. C. Lazzarini). 24  D. Vottero (ed.), Seneca. I frammenti, p. 293 riferisce i fucata officia all’adulazione, tradotti infatti come ‘atti di omaggio truccati’ : come si evince dalla mia trattazione io intendo la ‘iunctura’ come ‘falsa amicizia’, che ovviamente può preludere o implicare anche forme di adulazione. 25  Cf. F. R. Berno, Lo specchio, il vizio e la virtù. Studio sulle « Naturales Quaestiones » di Seneca, Bologna, 2003, p. 111-132 ; S. Citroni Marchetti, « Cicerone, Seneca

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Il nostro frammento comunque rimane sul piano di un’enunciazione, che risente molto della sentenziosità della cosiddetta diatriba, che aveva già influenzato Orazio : in un contesto come questo viene alla mente una formulazione icastica e sintetica come i famosi versi di ispirazione favolistica di Orazio epist., I, 16, 44-45 Sed videt hunc omnis domus et vicinia tota / introrsum turpem, speciosum pelle decora26, in un contesto caratterizzato dalla tematica dell’inganno e della falsità, con la presenza dell’espressivo speciosus27 (ai vv. 38-40 compaiono mendax, e due volte falsus, accompagnandosi all’immagine dei colores). Se si vuole sostanziare di ulteriori riferimenti la nostra indagine credo che la ‘iunctura’ fucata officia sia molto importante, perché dal punto di vista delle immagini costituisce un ‘ponte’ significativo con Cicerone, ed in particolare non con il Cicerone filosofo, o se si vuole divulgatore di filosofia, ma con il Cicerone politico, come lo si conosce dalle lettere o da opere come il Laelius, che innestano la teoria filosofica nella complessità delle relazioni della vita romana. In particolare mi limito a citare Att., I, 18, 1 Nam illae ambitiosae nostrae fucosaeque amicitiae sunt in quodam splendore forensi, fructum domesticum non habent (‘Infatti quelle nostre amicizie ambiziose e appariscenti si collocano, per così dire, nella luce abbagliante del foro, non hanno ricadute

e il volto dell’amico. Affettività e simulazione nei rapporti di potere », in M. Citroni (ed.), Letteratura e civitas. Transizioni dalla repubblica all’impero, Pisa, 2012, p. 207210. 26 ‘Ma tutta la sua gente e tutto il vicinato lo vedono bene, ignobile all’interno e splendido di epidermica bellezza’ (trad. E. Mandruzzato). L’allusione è alla famosa favola esopica dell’asino con la pelle di leone, come sembra confermare sat., II, 1, 62-65 : ‘Quid ? Cum est Lucilius ausus / primus in hunc operis conponere carmina morem / detrahere et pellem, nitidus qua quisque per ora / cederet, introrsum turpis ‘E perché ? Quando Lucilio osò per primo comporre versi secondo le norme di questo genere letterario e strappare la maschera di cui ognuno si faceva bello e incedeva superbo agli occhi del mondo, mentre dentro nascondeva una coscienza sporca’ (trad. A. Ronconi). 27  Dei numerosi passi senecani basti citare Sen., Pol., 9, 5 : Omnia ista bona, quae nos speciosa sed fallaci voluptate delectant, pecunia, dignitas, potentia aliaque complura, ad quae generis humani caeca cupiditas obstupescit, cum labore possidentur, cum invidia conspiciuntur, eos denique ipsos, quos exornant, et premunt ; plus minantur quam prosunt ; lubrica et incerta sunt, numquam bene tenentur ; nam ut nihil de tempore futuro timeatur, ipsa tamen magnae felicitatis tutela sollicita est. ‘Tutti questi beni che ci allettano con un piacere appariscente, ma ingannevole, denaro posizione sociale potenza e tanti altri che abbagliano la cieca cupidigia dell’umanità, si posseggono con fatica, si guardano con invidia, finiscono per schiacciare quelli stessi che se ne fregiano ; sono più una minaccia che un vantaggio ; sono labili e incerti, e mai il loro possesso è tranquillo : anche a prescindere da ogni timore per l’avvenire, la stessa conservazione di una grande fortuna è fonte di ansia’ (trad. A. Traina).

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a livello privato’), che sembra essere presente a Seneca28, così come il fratello Quinto, se è lui l’autore del Commentariolum petitionis29, indica con chiarezza i confini delle amicizie pubbliche e private, nel realistico opportunismo che caratterizza il manualetto per la campagna elettorale ; mi limito a citare comm. pet., 35 : Sic homines saepe, cum obeunt pluris competitores et vident unum esse aliquem qui haec officia maxime animadvertat, ei se dedunt, deserunt ceteros, minutatim ex communibus proprii, ex fucosis firmi suffragatores evadunt. Iam illud teneto diligenter, si eum qui tibi promiserit audieris fucum, ut dicitur, facere aut senseris, ut te id audisse aut scire dissimules, si qui tibi se purgare volet quod suspectum esse arbitretur, adfirmes te de illius voluntate numquam dubitasse nec debere dubitare ; is enim qui se non putat satis facere amicus esse nullo modo potest. Scire autem oportet quo quisque animo sit, ut et quantum cuique confidas constituere possis30.

Emerge un uso quasi tecnico del termine fucus in ambito politico : infatti si legge fucum, ut dicitur, facere, che deve essere interpretato come ‘fare il doppio gioco’, cioè la strategia della simulatio, che nell’agone politico romano era ovviamente comune. Diverso e molto più articolato il quadro offerto da Cicerone nel Laelius, 95, dove non manca un significativo impiego anche della metafora del trucco in relazione alle insidie della falsa amicizia e dell’adulazione : Secerni autem blandus amicus a vero et internosci tam potest adhibita diligentia quam omnia fucata et simulata a sinceris atque veris. Contio, quae ex imperitissimis constat, tamen iudicare solet quid intersit inter popularem, id est assentatorem et levem civem, et inter constantem et severum et gravem31. 28  Lo afferma a ragione in una breve nota C. A. Williams, Reading Roman Friendship, p. 49 n. 116 ; cf. già A. Fürst, Streit unter Freunden, p. 242-244. 29  Cf. M. C. Alexander, « The ‘Commentariolum petitionis’ as an attack on election campaigns », Athenaeum, 97 (2009), p. 31-57, sull’amicizia in particolare p. 46-53. 30  ‘Così gli uomini spesso, quando incontrano più candidati e ne vedono uno che è particolarmente sensibile a queste manifestazioni d’omaggio, gli si dedicano, abbandonano gli altri, e, a poco a poco, da clienti di molti diventano esclusivi di uno, da votanti insinceri diventano votanti affidabili. Ora tieni presente con attenzione questo, se sentirai dire o ti accorgerai che chi ti ha promesso il voto fa il doppio gioco, fa’ finta di non averlo udito o di non esserne a conoscenza, se qualcuno ti si vorrà giustificare, perché pensa di essere sospettato, sosterrai che non hai mai dubitato della sua volontà e non devi dubitare ; infatti chi pensa che non si sia soddisfatti di lui non può essere in alcun modo un amico. Poi bisogna che tu conosca quello che ognuno pensa, per poter stabilire quanto fidarti di ciascuno’. 31  ‘Si può poi separare e riconoscere l’adulatore dal vero amico usando accortezze in modo analogo a quanto si fa con tutte le cose artefatte e false rispetto a quelle sincere e

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Detto questo, ci possiamo interrogare se, al di là dell’uso metaforico di fucus e derivati applicati alla falsa amicizia, sia possibile cercare di rintracciare una matrice concettuale, filosofica nel senso più ampio del termine, di questo uso. Io credo che nell’amicizia corrotta da secondi fini si debba individuare un vitium in senso lato, connesso infatti con tutte le degenerazioni provocate dall’ambizione e dall’avidità, o in ogni caso legata all’utilitas e come tale asservita alla voluptas32 ; la vera amicizia è prerogativa della virtus, tanto che Seneca arriva a considerarla una forma di esercizio necessario al sapiens in epist., 9, 8 : Sapiens etiam si contentus est se, tamen habere amicum vult, si nihil aliud, ut exerceat amicitiam, ne tam magna virtus iaceat, non ad hoc quod dicebat Epicurus in hac ipsa epistula, ‘ut habeat qui sibi aegro assideat, succurrat in vincula coniecto vel inopi’, sed ut habeat aliquem cui ipse aegro assideat, quem ipse circumventum hostili custodia liberet. Qui se spectat et propter hoc ad amicitiam venit male cogitat33.

Il tema del trucco, che costituisce il segnale esteriore di un vizio interno, e che si trasmette attraverso un volto artefatto, credo che si origini da un racconto paradigmatico molto famoso, di largo impatto nel mondo antico e di notevole diffusione soprattutto attraverso le arti figurative in tutta la civiltà occidentale, l’apologo di Ercole al bivio34 ; si tratta di un passo molto noto dei Memorabili di Socrate di Senofonte, II, 1, 21-34, che attribuisce al sofista Prodico di Ceo il logos, nel quale l’eroe incontra due donne, allegorie della Virtù e del Vizio, descritte in questi termini, § 22 : Gli apparvero due donne di grande statura, che si avvicinarono a lui, l’una era avvenente, di bell’aspetto e di indole nobile (τὴν μὲν ἑτέραν εὐπρεπῆ τε ἰδεῖν καὶ ἐλευθέριον φύσει), ornata di purezza nel corpo vere. L’assemblea del popolo, che è formata da uomini quanto mai sprovveduti, tuttavia sa di solito giudicare che differenza passa tra un demagogo, cioè un adulatore e cittadino inaffidabile, e un cittadino coerente, serio e riflessivo’. 32 Su questa tipologia di amicizia legata alla voluptas epicurea, cf. M. Bellincioni, Struttura e pensiero del Laelius ciceroniano, Brescia, 1970, p. 164-173. 33  ‘Il saggio, pur se contento di sé, vuol tuttavia avere un amico, non foss’altro per esercitare l’amicizia, per non lasciare inoperosa una virtù così grande ; non allo scopo indicato da Epicuro in quella lettera, ‘per avere uno che lo assista se si ammala, che lo soccorra se vien messo in prigione o se cade in miseria’, ma al contrario per avere uno da assistere quando si ammala, da liberare se vien fatto prigioniero dai nemici. Chi ha di mira se stesso e per questo cerca amicizie, fa male i suoi calcoli’ (trad. G. Scarpat). 34  Cf. il vecchio, ma ancora utile volume di J. Alpers, Hercules in bivio, Göttingen, 1912 ; E. Panofsky, Hercules am Scheidewege und andere antike Bildstoffe in der neueren Kunst, Leipzig, Berlin, 1930 (trad. it. M. Ferrando, Ercole al bivio, Macerata, 2010) ; G. Moretti, « Il mito di Eracle al Bivio fra letteratura e iconografia », in Il significato delle immagini : numismatica, arte, filologia, storia, ed. R. Pera, Roma, 2012, p. 411-434.

seneca e le i nsi di e delle fa l se a micizi e

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e di pudore nello sguardo, di discrezione nella postura e con una veste bianca ; l’altra, invece, ben sviluppata con una morbida carnalità, truccata nel colorito per apparire più bianca e rossa del reale, e nell’atteggiamento tale da sembrare più eretta del normale (τεθραμμένην μὲν εἰς πολυσαρκίαν τε καὶ ἁπαλότητα, κεκαλλωπισμένην δὲ τὸ μὲν χρῶμα ὥστε λευκοτέραν τε καὶ ἐρυθροτέραν τοῦ ὄντος δοκεῖν φαίνεσθαι).

Temistio nella sua orazione Sull’amicizia 279d-282c innesta il tema dell’amicizia sull’opposizione Virtù/Vizio sul modello di Prodico35 all’interno di una complessa descrizione allegorica, che non posso qui parafrasare in tutti i particolari, e descrive Amicizia, abbigliata in modo modesto, ma trasparente, per indicare con questo la possibilità di far vedere dentro la sua anima e non certo per allettare e sedurre36. Al contrario la sua antagonista l’Ipocrisia, circondata da un paesaggio orrido con precipizi e voragini (κρημνοὶ δὲ αὐτὸ καὶ φάραγγες), ostenta un volto truccato invece di una bellezza autentica e una smorfia ingannevole invece della serenità (ἀλλ’ ὅμως ἀντὶ μὲν ἀληθινοῦ κάλλους τὸ πρόσωπον ὑπεγέγραπτο, ἀντὶ δὲ γαληνοῦ μειδιάματος ὕπουλον ἐσεσήρει), e, non riuscendo ad ottenere amicizie con la Verità, si serve della Frode, dell’Invidia e dell’ignobile Inganno. Quindi, a mio parere, il confronto con Temistio dimostra che la tradizione risalente al racconto di Prodico di Ceo sembra affacciarsi anche nei frammenti del De amicitia senecano attraverso un’immagine complessa, ma sottilmente allusiva, come i fucata officia37. BIBLIOGRAFIA A lper s , J., Hercules in bivio, Göttingen, 1912. A r misen M archetti , M., Sapientiae facies. Étude sur les images de Sénèque, Paris, 1989. Ba natea nu, A., La théorie stoïcienne de l’amitié. Essai de reconstruction, Fribourg, 2001. 35 

Cf. Them., or., 280a. Cf., oltre al passo del De vita beata citato alla n. 15, dove sono opposte virtus e voluptas, Sen., epist., 26, 5 remotis strophis et fucis ; 79, 18 Nihil simulatio proficit ; paucis inponit leviter extrinsecus inducta facies : veritas in omnem partem sui eadem est. Quae decipiunt nihil habent solidi. Tenue est mendacium : perlucet si diligenter inspexeris. 37  Più ampie considerazioni sul riutilizzo senecano dell’apologo di Prodico di Ceo sto svolgendo in un lavoro dal titolo I volti della virtù, tra Cicerone e Seneca, dove mi sembra di poter dimostrare che Seneca ha spesso presente il motivo di Ercole al bivio, utilizzandolo in forma non esplicita, ma allusiva. 36 

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B ellincioni , M., Struttura e pensiero del Laelius ciceroniano, Brescia, 1970. Ev enepoel , W., « Seneca’s Letters on Friendship : Notes on the Recent Scholarly Literature and Observations on Three Quaestiones  », L’Antiquité Classique, 75 (2006), p. 177-193. —, « Cicero’s ‘Laelius’ and Seneca’s Letters on Friendship », L’Antiquité Classique, 76 (2007), p. 177-183. Für st, A., Streit unter Freunden. Ideal und Realität in der Freundshaftslehre der Antike, Stuttgart, 1996. G r iffin , M. T., Seneca on Society : a Guide to De Beneficiis, Oxford, 2013. L év y, C., « Plaisir et amitié dans les Lettres à Lucilius », Ítaca. Quaderns Catalans de Cultura Clàssica, 28-29 (2012-2013), p. 119-131. M aisa no , R. (ed.), Temistio. I discorsi, Torino, 1995. Mor etti , G., « Il mito di Eracle al Bivio fra letteratura e iconografia », in Il significato delle immagini : numismatica, arte, filologia, storia. Atti del secondo incontro internazionale di studio del Lexicon Iconographicum Numismaticae (Genova, 10-12 novembre 2005), ed. R. Pera, Roma, 2012, p. 411-434. Neuhausen , K. A., « Hieronymus, Seneca und Theophrasts Schrift über die Freundschaft », in Vivarium. Festschrift T. Klauser zum 90. Geburtstag, Münster, 1984, p. 257-286. Niebuhr , B. G. (ed.), M. Tullii Ciceronis Orationum pro M. Fonteio et pro C.  Rabirio Fragmenta, T. Livii lib. XCI. Fragmentum plenius et emendatius, L. Senecae Fragmenta, ex membranis Bibliothecae Vaticanae edita, Romae, 1820. P izzolato , L., L’idea di amicizia nel mondo antico classico e cristiano, Torino, 1993. Vottero , D. (ed.), Lucio Anneo Seneca. I frammenti, Bologna, 1998. Willi a ms , C. A., Reading Roman Friendship, Cambridge, 2012.

Giovanna G ar bar ino

MEUM OPUS ES IL PERSONAGGIO DI LUCILIO È UN ALTER EGO DI SENECA ?* Quelle di Seneca a Lucilio sono indubbiamente epistole letterarie : lo dichiara l’autore stesso in una delle prime lettere, quando così scrive all’amico, che gli rimprovera di aver trasgredito, con la scelta del ritiro, il precetto stoico che imponeva di essere attivi fino alla fine della vita : Ma come ? Ti sembra che io esorti all’inerzia ? Mi sono ritirato e ho chiuso le porte per poter giovare a un maggior numero di persone. […] Mi sono allontanato non solo dagli uomini ma dagli affari, e in primo luogo dai miei affari : curo gli interessi dei posteri. Per loro scrivo qualche cosa che possa giovare…1

Risulta chiaramente di qui che le epistole non sono state scritte, com’è proprio delle lettere private, per essere lette solo dal destinatario, ma che sono rivolte ad un pubblico ben più vasto, quello della posterità : il che corrisponde appunto all’intenzione propria di un’opera letteraria. Il medesimo proposito è espresso nella lettera 21, dove Seneca promette a Lucilio che otterrà la stessa gloria presso i posteri che Epicuro e Cicerone avevano assicurato ai loro corrispondenti epistolari Idomeneo e Attico2 . Questo passo, mentre ci conferma il carattere letterario delle epistole, ci dimostra anche che esse non sono del tutto fittizie (come si è talvolta supposto) : l’accostamento e il confronto con Idomeneo e con Attico indica inequivocabilmente che Lucilio era anch’egli un personaggio reale, ben conosciuto nell’ambiente in cui il filosofo viveva : si può infatti supporre ragionevolmente che Seneca, come Epicuro, e in una certa misura anche Cicerone (che aveva espresso l’intenzione * Questo lavoro deriva da un seminario tenuto alla Sorbonne e intende essere un segno non solo di profonda stima ed amicizia, ma anche di riconoscenza per la disponibilità e la generosità con cui Carlos Lévy ha favorito nel corso degli anni i contatti e la proficua collaborazione fra colleghi e studenti parigini e torinesi. 1  Epist., 8, 1. 2  Epist., 21, 3-5.

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di pubblicare una parte delle sue lettere, dopo averle selezionate e corrette3), scrivesse non solo per Lucilio e per la posterità, ma anche per un pubblico contemporaneo, sia pure ristretto e limitato ad una piccola cerchia di amici. Ricorderò molto rapidamente i dati che conosciamo a riguardo di questo personaggio, che non è citato da alcuna fonte all’infuori delle opere senecane e al quale il filosofo dedicò, oltre alle lettere, anche il De prouidentia, le Naturales quaestiones e un trattato di filosofia morale, non conservato4. Lucilius Iunior doveva essere originario della Campania : forse era nato a Napoli o a Pompei. Era più giovane di Seneca, ma la differenza non era grande5, tant’è vero che sovente, nelle lettere, il filosofo associa l’amico a se stesso in riferimento all’età avanzata di entrambi. Seneca fa più volte allusione alla condizione di nascita modesta dell’amico e al successo che egli ottenne grazie alle sue qualità intellettuali e morali, al vigore del suo talento, alla volontà e all’ambizione, ma anche ad amicizie potenti6, fra le quali avranno avuto certamente un posto importante quella di Seneca e anche quella di un Cornelius Lentulus Getulicus, console nel 26, poi governatore della Germania superiore, accusato nel 39 da Caligola di cospirazione e messo a morte. Nella praefatio del quarto libro delle Naturales quaestiones (praef., 1516) Seneca elogia la fedeltà e il coraggio dimostrati da Lucilio in quella circostanza : egli non si lasciò indurre a tradire l’amico ; la sua fermezza d’animo gli fece disprezzare la minaccia delle torture ; egli non fece niente – secondo la testimonianza di Seneca – che fosse indegno di un uomo onesto e forte. Essendosi elevato al rango di cavaliere, Lucilio seguì la carriera di funzionario imperiale ; quando Seneca gli dedicò le Naturales quaestiones e gli indirizzò le epistole, era, come risulta da svariati accenni, procuratore imperiale in Sicilia. Dunque non si può dubitare che Lucilio fosse una persona in carne ed ossa e si deve respingere l’ipotesi estrema di certi critici che, sottolineando eccessivamente il carattere artificiale delle lettere, si sono spinti fino a supporre che il destinatario fosse un personaggio inventato dall’autore. Tuttavia il fatto indubitabile che Lucilio fosse un personaggio storico non significa che egli non sia al tempo stesso un personaggio letterario, e non dimostra necessariamente che la corrispondenza sia reale, cioè che Seneca abbia effettivamente inviato le sue lettere a Lucilio e che le 3 

Cf. Cicerone, Epist. ad Atticum, XVI, 5, 5. Tutti i dati sono discussi e illustrati esaurientemente da L. Delatte, « Lucilius, l’ami de Sénèque », Les Études classiques, 4 (1935), p. 367-385 ; 546-590. 5  Cf. Epist., 35, 2, cit. più avanti, alla n. 32. 6  Epist., 19, 4 clarae et nobiles amicitiae. 4 

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lettere di quest’ultimo, alle quali il filosofo fa spesso allusione, siano veramente esistite. Molti studiosi hanno discusso questo problema7, e una buona parte di essi ha ricavato dai testi la conclusione che la raccolta sia totalmente o esclusivamente letteraria, ossia artificiale e fittizia. Questa ipotesi, che era già stata avanzata da Giusto Lipsio, è stata sostenuta in modo particolarmente vigoroso da A. Bourgery in un articolo pubblicato più di un secolo fa8. Un argomento a cui lo studioso attribuisce molta importanza è quello della cronologia delle lettere. Com’è noto, esse si succedono in ordine cronologico e sono tutte posteriori al ritiro di Seneca, cioè all’anno 62. L’unico avvenimento storico preciso a cui l’autore fa allusione, nell’epistola 91, è l’incendio di Lione, che una testimonianza di Tacito induce a situare dopo l’incendio di Roma del luglio del 649. La ricostruzione ipotetica della cronologia relativa basata sulle allusioni alla stagione o al mese disseminate qua e là (per esempio l’epistola 18 si apre con le parole December est mensis) induce Bourgery a propendere decisamente per il carattere fittizio della corrispondenza, perché la successione delle lettere presenterebbe in certe parti una rapidità straordinaria, mentre in altre ci sarebbe tra due o tre lettere consecutive un intervallo di parecchi mesi10. D’altra parte quelli che Mazzoli chiama « effetti di reale », ossia le frequenti allusioni autobiografiche e personali, gli aneddoti e gli episodi tratti dalla vita quotidiana, costituiscono argomenti a doppio taglio, che possono essere addotti sia a favore sia contro la tesi dell’autenticità, perché la loro presenza è un segno distintivo dell’epistolografia e dunque l’autore può averli inseriti in omaggio alle regole del genere letterario11. È importante notare che, a differenza di quanto avviene negli epistolari ciceroniani, questi episodi, questi piccoli racconti, talora assai vivi 7  Bibliografia essenziale in F. R. Berno (a cura di), L. Anneo Seneca, Lettere a Lucilio libro VI : le lettere 53-57, Bologna, 2006, p. 14 n. 10. Ai lavori ivi citati si può aggiungere J. Schafer, « Seneca’s Epistulae morales as dramatized education », Classical Philology, 106 (2011), p. 32-52. 8  A. Bourgery, « Les lettres à Lucilius sont-elles de vraies lettres ? », Revue de philo­ logie, de littérature et d’histoire anciennes, n.s. 35 (1911), p. 40-55. 9 Tacitus, Annales, XVI, 13. 10  A. Bourgery, « Les lettres à Lucilius », p. 42-45. Sulla cronologia si vedano specialmente P. Grimal, Sénèque ou la conscience de l’Empire, Paris, 19781, p. 220-233 ; 441456 (trad. ital., Milano, 1992, 2001, p. 130-137 ; 297-307) ; G. Mazzoli, « Le ‘Epistulae Morales ad Lucilium’ di Seneca. Valore letterario e filosofico », in Aufstieg und Niedergang der römischen Welt, II, 36, 3, Berlin-New York, 1989, p. 1846-1853. 11  Cf. G. Mazzoli, « Le ‘Epistulae Morales ad Lucilium’ di Seneca », p. 1849 : « nel definire la valenza epistolare delle ‘ad Luc.’ non c’è argomento che non possa essere usato in maniera reversibile a favore o contro la loro genuinità ».

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ed efficaci, non hanno mai un valore autonomo : sono sempre utilizzati da Seneca come punti di partenza per introdurre un tema filosofico, ed appaiono spesso occasioni o pretesti per sviluppare un topos. Fra gli innumerevoli esempi che si potrebbero addurre, mi limiterò ad uno solo. Si può ragionevolmente dubitare che un gran signore come Seneca abbia realmente soggiornato, a Baia, in un appartamento situato sopra un bagno pubblico, disturbato dai rumori di ogni genere che descrive in apertura della lettera 56. L’ampia descrizione che occupa i paragrafi 1 e 2 – e che è un pezzo di bravura letterariamente molto brillante – fornisce l’occasione per trattare, nei paragrafi successivi, il luogo comune stoico secondo cui il sapiente non è disturbato o turbato dalle circostanze esteriori. Ma la situazione di partenza è talmente poco verosimile che l’autore stesso, concludendo la lettera su un tono scherzoso e autoironico, si premura d’informare Lucilio che sta per lasciare quel luogo, dove ha voluto soltanto mettersi alla prova (par. 15). Gli elementi che suscitano dubbi ancora maggiori sull’autenticità della corrispondenza sono la fisionomia, la personalità e la funzione del destinatario, che è presentato come un amico ma anche come un discepolo, nei cui confronti il filosofo esercita quella che in tedesco si chiama « Seelenleitung », o « Seelenführung », una direzione spirituale che mira alla ‘conversione’ dell’allievo, al suo miglioramento e perfezionamento morale. Questo percorso sulla via della saggezza corrisponde a una graduale adesione alla filosofia stoica e al tempo stesso coincide, lungo tutto il corso della prima parte della raccolta, con la decisione di Lucilio di ritirarsi dalla carriera, di rinunciare agli incarichi pubblici e di abbandonare gli impegni con essi connessi. Risulta dalle lettere che Lucilio desidera fare la scelta dell’otium fin dall’inizio della corrispondenza, ma trova ancora degli ostacoli, delle difficoltà sia pratiche sia psicologiche che gli impediscono di realizzare il suo progetto, e proprio durante e grazie allo scambio epistolare con Seneca egli riesce a poco a poco a liberarsi dai negotia per consacrarsi interamente agli studi filosofici. Questo tema, del ritiro e della progressiva conquista dell’otium, è il solo filo conduttore, l’unico Leitmotiv che si possa individuare nella raccolta delle epistole, un’opera che non ha alcuna sistematicità dal punto di vista dottrinale. Ora la scelta dell’otium è proprio quella che Seneca ha appena fatto quando inizia la composizione delle lettere : una scelta obbligata, è vero, dato l’irrimediabile deterioramento dei suoi rapporti con Nerone, ma che corrisponde ad un’aspirazione che egli nutriva fin dagli anni della giovinezza e che ora si è finalmente realizzata : in questo senso si devono intendere le parole dell’epistola 8 rectum iter, quod sero co-

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gnoui et lassus errando, aliis monstro (par. 3). È evidente, dunque, che il tema dell’otium lega strettamente l’autore e il destinatario, e che il personaggio di Lucilio, almeno in una certa misura, è stato ‘costruito’ da Seneca in accordo con le sue esigenze filosofiche e letterarie. A questo proposito credo che non si debba sottovalutare l’importanza della letteratura per Seneca e per i suoi lettori contemporanei ; si può notare che nell’epistola 21, dopo i richiami ad Epicuro e a Cicerone che abbiamo già ricordati, è citato Virgilio, e precisamente l’esempio di Eurialo e Niso, i due amici ai quali il poeta ha promesso ed assicurato una gloria eterna12 : l’immortalità garantita dagli studia e dagli ingenia introduce un accostamento, a prima vista sorprendente, tra una persona in carne ed ossa come Lucilio e dei personaggi inventati dalla fantasia di un poeta. Non si potrà mai stabilire con certezza se Lucilio abbia abbandonato veramente la sua carica di procuratore in Sicilia negli anni 63-64 : in letteratura la confusione tra reale e immaginario è spesso inestricabile, ma questo non modifica la funzione che Seneca attribuisce all’amico e il ruolo che quest’ultimo assume nelle lettere. Lucilio appare in effetti sotto molti aspetti, come numerosi interpreti hanno rilevato, un alter ego di Seneca : egli percorre docilmente la strada che il suo maestro gli indica, ed è la medesima strada sulla quale Seneca si è incamminato e che i due amici hanno l’intenzione di percorrere insieme. Al tempo stesso Lucilio è un personaggio abbastanza discreto e modesto, sprovvisto di tratti personali troppo accentuati, il che permette più facilmente al lettore, contemporaneo o futuro, d’identificarsi con lui e di approfittare anch’egli dei consigli, delle lezioni, della direzione morale del filosofo. Francesca Romana Berno ha proposto, con una certa audacia ma non senza qualche fondamento, di vedere in Lucilio « una sorta di Seneca in piccolo »13 : a partire dal nome, che può sembrare una specie di diminutivo del prenome di Seneca, Lucio ; e andrebbero nella stessa direzione il cognomen, Iunior, la condizione sociale, di cavaliere, inferiore alla classe dei senatori alla quale apparteneva il filosofo, la carriera di procuratore, ben più modesta di quella dell’illustre precettore di Nerone, e le stesse simpatie per l’epicureismo attribuite a Lucilio e che permettono a Seneca di orientare nella giusta direzione l’interesse dell’amico per la filosofia, aprendogli gradualmente gli orizzonti delle verità stoiche. 12  Eneide, IX, vv. 446-449, versi citati espressamente da Seneca e introdotti dalle parole Vergilius noster duobus memoriam aeternam promisit et praestat (Epist., 21, 5). 13  F. R. Berno (a cura di), L. Anneo Seneca, Lettere a Lucilio libro VI : le lettere 5357, Introduzione, p. 14.

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Non si può negare che Lucilio fosse il personaggio che conveniva perfettamente all’autore delle lettere, il destinatario, l’interlocutore e il discepolo ideale. Per quanto riguarda le simpatie epicuree, si deve osservare che la presenza considerevole e assolutamente eccezionale di Epicuro nella prima parte della corrispondenza (si trovano nelle prime ventinove lettere ben ventitre citazioni di massime di Epicuro approvate e fatte proprie da Seneca, mentre nelle altre opere Epicuro è menzionato solo per respingere e confutare la sua dottrina), sembra da spiegare con ragioni eminentemente letterarie, perché risulta evidente dalle citazioni che Seneca, accingendosi a scrivere le epistole, leggeva o rileggeva le lettere del filosofo greco, che era stato, con Platone, il più importante e celebre rappresentante dell’epistolografia filosofica e che è menzionato esplicitamente a questo proposito, come si è già visto, nell’epistola 21. Lucilio interviene abitualmente all’inizio delle lettere per fare una domanda o per sollevare un’obiezione, ma spesso queste domande ed obiezioni sembrano pretesti, che servono a Seneca per sviluppare un tema più o meno topico. Per esempio, sarà da credere che Lucilio abbia veramente scritto a Seneca per manifestare il suo stupore perché un viaggio non aveva dissipato la sua tristezza e la sua inquietudine14 ? Questa allusione personale in apertura della lettera ha semplicemente la funzione d’introdurre lo sviluppo del luogo comune, frequente nei testi stoici, della inutilità dei viaggi dal punto di vista morale : un topos che Seneca, dopo Lucrezio e Orazio (del quale è citata qui una celebre massima) svolge più volte, nelle lettere e altrove. Per fare un altro esempio ben noto, l’epistola 47, sulla schiavitù, prende le mosse dalla constatazione che Lucilio tratta bene i suoi schiavi : circostanza che Seneca, suo amico intimo, avrebbe dovuto conoscere da gran tempo, mentre essa è presentata, all’inizio della lettera, come un’informazione che gli è appena arrivata15. A questo proposito Pierre Grimal osserva che Lucilio poteva comportarsi con gli schiavi più da amico che da padrone, invitandoli alla sua tavola, perché in Sicilia non era un governatore ma un procuratore, e la sua modestia e semplicità di costumi doveva essere gradita ai Siciliani16. Questo modo 14  Epist., 28, 1 hoc tibi soli putas accidisse et admiraris quasi rem nouam quod peregrinatione tam longa et tot locorum uarietatibus non discussisti tristitiam grauitatemque mentis ? 15  Epist., 47, 1 libenter ex iis qui a te ueniunt cognoui familiariter te cum seruis tuis uiuere. 16  P. Grimal, « Lucilius en Sicile », in Philias charin. Miscellanea di studi classici in onore di Eugenio Manni, t. 4, Roma, 1980, p. 1179 s.

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d’interpretare il testo non tiene sufficiente conto, a mio avviso, del suo carattere letterario e retorico, immaginando elementi di realtà storica non soltanto ipotetici ma del tutto esteriori e che non sono affatto necessari o utili per comprendere il discorso del filosofo. Lo stesso metodo è applicato da Grimal a un caso un po’ diverso nell’epistola 5, dove Seneca raccomanda a Lucilio di non ostentare le sue convinzioni filosofiche e la sua scelta di una vita orientata verso la saggezza17. Grimal commenta : « En Sicile, tout particulièrement, une ‘vie philosophique’, c’est-à-dire ostensiblement austère, ne pouvait passer inaperçue […] Plus qu’ailleurs, un procurateur impérial risquait de s’attirer l’ironie, voire le mépris de tous »18. In realtà Lucilio non si era ancora indotto, a questo punto dell’itinerario delineato nelle lettere, alla scelta della vita filosofica, mentre i consigli che il filosofo dà all’amico si comprendono perfettamente in riferimento alla situazione non del destinatario ma del mittente : il personaggio in vista che ha rinunciato agli affari pubblici e che ha tutto l’interesse a non farsi notare, ad evitare ciò che, nel suo modo di vivere, potrebbe attirare degli sguardi malevoli, non è Lucilio ma Seneca : Tacito c’informa sui pericoli che l’anziano precettore e consigliere di Nerone correva dopo il secessus e sulle precauzioni che fu costretto a prendere per evitarli, adducendo in particolare le sue cattive condizioni di salute19. È significativo il fatto che il filosofo, dando consigli analoghi a Lucilio nella lettera 68, includa proprio le condizioni di salute fra i pretesti che devono mascherare agli occhi altrui la scelta della filosofia20. Un altro studioso che ha considerato assolutamente reale la corrispondenza e che ha cercato sistematicamente di ricostruire un « tableau vivant » della personalità e della vita di Lucilio è Louis Delatte, in un articolo che ho già citato21. Anche in questo caso farò un unico esempio. Nella lettera 24 Seneca fa allusione a un processo intentato contro Lucilio da un avversario ; il filosofo gli consiglia, per rassicurarlo, di prospettarsi l’ipotesi di una condanna alle pene più severe : 17  Epist., 5, 2 satis ipsum nomen philosophiae, etiam si modeste tractetur, inuidiosum est ; quid si nos hominum consuetudini coeperimus excerpere ? Intus omnia dissimilia sint, frons populo nostra conueniat. 18  P. Grimal, « Lucilius en Sicile », p. 1178. 19 Tacitus, Annales, XIV, 56 Seneca […] instituta prioris potentiae commutat, prohibet coetus salutantium, uitat comitantis, rarus per urbem, quasi valetudine infensa aut sapientiae studiis domi attineretur. 20  Epist., 68, 1 consilio tuo accedo : absconde te in otio, sed et ipsum otium absconde […] (3) Non est quod inscribas tibi philosophiam ac quietem : aliud proposito tuo nomen inpone : ualetudinem et imbecillitatem uocato et desidiam. 21  L. Delatte, « Lucilius, l’ami de Sénèque », p. 367-385 ; 546-590.

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l’esilio, la prigione, la tortura, il patibolo22 . Delatte osserva che « dans les premiers temps de l’empire, la torture ne fut appliquée aux citoyens que devant les tribunaux suprêmes de l’empereur et du sénat, […] surtout à l’occasion des accusations de lèse majesté » ; e conclude che senza dubbio Lucilio era stato accusato di aver complottato contro Nerone23. In realtà è da escludere, perché del tutto inverosimile, che Seneca abbia introdotto un’allusione ad un processo intentato all’amico per una simile imputazione in un’opera, la raccolta delle epistole, in cui l’autore evita accuratamente ogni riferimento all’imperatore. Si deve piuttosto osservare che Seneca stesso fu accusato nel 62 da un liberto di aver complottato con Pisone contro Nerone24. Proprio nel 62, subito dopo il ritiro, il filosofo incominciava a scrivere le prime epistole, e noi possiamo, qui come altrove, intravedere dietro Lucilio Seneca, che attribuisce all’amico le preoccupazioni che in realtà sono le sue. D’altra parte il carattere topico e retorico del discorso è sottolineato nella stessa lettera, dopo gli esempi di celebri personaggi accusati ingiustamente (Rutilio, Metello, Socrate), dal commento che chi scrive immagina da parte di Lucilio : Questi racconti sono ripetuti a sazietà in tutte le scuole ; quando si arriverà al disprezzo della morte, mi narrerai di Catone25.

Più avanti, al par. 14, l’enumerazione dei supplizi corrisponde ad un topos svolto in altri due luoghi senecani : la lettera 14 (par. 4-6) e il capitolo 20 della Consolatio ad Marciam, all’interno dell’elogio della morte : questi passi, che contengono elenchi dettagliati e un po’ sadici di strumenti di tortura e di crudeli pene capitali, si trovano in entrambi i casi nel contesto del topos de contemnenda morte, che è appunto il tema della seconda parte dell’epistola 24. Talvolta le osservazioni attribuite a Lucilio appaiono sorprendenti e poco verosimili. Per esempio, nella lettera 75, sembra ben strano che egli si sia lamentato con Seneca per lo stile delle lettere che riceve26. In realtà questo preambolo è semplicemente l’occasione per illustrare la 22  Epist., 24, 1 sollicitum esse te scribis de iudici euentu quod tibi furor inimici denuntiat. […] (3) Numquid accidere tibi, si damnaris, potest durius quam ut mittaris in exilium, ut ducaris in carcerem ? Numquid ultra quicquam ulli timendum est quam ut uratur, quam ut pereat ? 23  L. Delatte, « Lucilius, l’ami de Sénèque », p. 378. 24 Tacitus, Annales, XIV, 65 Romanus secretis criminationibus incusauerat Senecam ut C. Pisonis socium, sed ualidius a Seneca eodem crimine perculsus est. 25  Epist., 24, 6 Decantatae, inquis, in omnibus scholis fabulae istae sunt ; iam mihi, cum ad contemnendam mortem uentum fuerit, Catonem narrabis. 26  Epist., 75, 1 Minus tibi accuratas a me epistulas mitti quereris.

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teoria sul sermo inlaboratus et facilis che è secondo Seneca il modo di esprimersi più conveniente al filosofo. Analogamente, all’inizio della lettera 27, quello che altrove è sempre presentato come un discepolo esemplare si rivolge al maestro in modo impertinente e polemico : Tu me, inquis, mones ? Iam enim te ipse monuisti, iam correxisti ? Ideo aliorum correctioni uacas ?27. Il filosofo risponde : Non sono tanto sfacciato da voler curare gli altri essendo malato, ma, come se fossi ricoverato nel medesimo ospedale, parlo con te della malattia che abbiamo in comune e condivido con te le medicine. Perciò ascoltami come se parlassi con me stesso. Ti ammetto nella mia intimità e mi esamino in tua presenza 28.

Maestro e discepolo dal punto di vista morale non hanno ancora raggiunto la sapienza, metaforicamente identificata con la buona salute, sono entrambi dei proficientes, e dunque le lezioni, i consigli, le esortazioni e i rimproveri che il maestro rivolge all’allievo li rivolge contemporaneamente anche a sé stesso. C’è fra i due amici una conversazione a distanza che è al tempo stesso per Seneca una conversazione con sé medesimo. In un altro passo, dopo una lunga meditazione sulla morte, il filosofo scrive : Haec mecum loquor, sed tecum quoque me locutum puta29 . La comunione di vita, che sarebbe la perfetta realizzazione dell’amicizia ma che è impedita dalla lontananza, è recuperata grazie all’unione spirituale30. Il mittente e il destinatario sono strettamente uniti dal medesimo scopo che si propongono e dalle medesime difficoltà che incontrano ; condividono i loro progressi e i loro successi nel comune cammino verso la saggezza31. Quando Seneca spera che Lucilio avanzi nei suoi studi, afferma che ciò è anche nel proprio interesse :

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Epist., 27, 1. Ibid. : Non sum tam improbus ut curationes aeger obeam, sed, tamquam in eodem ualetudinario iaceam, de communi tecum malo conloquor et remedia communico. Sic itaque me audi tamquam mecum loquar ; in secretum te meum admitto et te adhibito mecum exigo. 29  Epist., 26, 7. 30  Epist., 55, 11 Amicus animo possidendus est ; hic autem numquam abest ; quemcumque uult cotidie uidet. Itaque mecum stude, mecum cena, mecum ambula : in angusto uiuebamus si quicquam cogitationibus clusum. Video te, mi Lucili, cum maxime audio ; adeo tecum sum ut dubitem an incipiam non epistolas sed codicellos tibi scribere. 31  Cf. per esempio Epist., 6, 1-4. 28 

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quando ti esorto calorosamente ad impegnarti, perseguo il mio interesse : voglio avere un amico, e questo non mi può toccare in sorte se tu non continui a coltivare te stesso come hai cominciato32 .

Si rallegra per i progressi dell’amico rivendicandosene il merito e affermando esplicitamente che Lucilio gli appartiene, è un prodotto, un frutto della sua attività : adsero te mihi : meum opus es33. Questa espressione è evidentemente da intendere in riferimento ai risultati molto soddisfacenti che il maestro constata nel discepolo, ma è forte la tentazione di metterla in rapporto anche con la creazione di un personaggio che corrisponde perfettamente alle esigenze dello scrittore. Si può citare ancora Pierre Grimal il quale, pur considerando la corrispondenza reale ed effettiva, ciononostante scrive : « Lucilius est indispensable à Sénèque, comme la créature est indispensable au créateur »34. Com’è noto, tutte le opere filosofiche di Seneca – dialoghi e trattati, oltre alle lettere – hanno un dedicatario al quale lo scrittore si rivolge e che talvolta si trasforma inopinatamente nell’interlocutore fittizio tipico della diatriba. La raccolta delle epistole è caratterizzata dall’onnipresenza del pronome di seconda persona che quasi sempre, a differenza delle altre opere, s’identifica con il destinatario : la scelta del genere epistolare conferisce a Lucilio un rilievo particolare, instaura un rapporto più diretto, confidenziale e intimo tra l’autore e l’interlocutore ed esalta la funzione pedagogica e parenetica del discorso. Il tema dell’amicizia dà al personaggio del destinatario tratti più precisi e personali, e lo unisce ed associa strettamente al personaggio di Seneca. Le lettere sono meditazioni a vantaggio di Lucilio, ma sono al tempo stesso, per Seneca, una forma di quella che Michel Foucault ha chiamato « l’écriture de soi », esercizi spirituali, esercizi di auto-analisi e di auto-terapia. Si dovrà allora concludere, con Bourgery, che « le vrai correspondant de Sénèque, c’est lui-même »35 e che dunque le epistole sono un monologo più che un dialogo ? A mio avviso questa conclusione sarebbe errata. Il caso di Seneca è ben diverso da quello di Marco Aurelio, che scriverà meditazioni eis heauton, ad se ipsum, svolgendo un profondo e appassionato monologo interiore. Nell’autore delle lettere a 32  Epist., 35, 1 cum te tam ualde rogo ut studeas, meum negotium ago : habere amicum uolo, quod contingere mihi, nisi pergis ut coepisti excolere te, non potest. Cf. anche il par.  2 : festina ergo dum mihi proficis, ne istud alteri didiceris. Ego quidem percipio iam fructum, cum mihi fingo uno nos animo futuros et quidquid aetati meae uigoris abscessit, id ad me ex tua, quamquam non multum abest, rediturum. 33  Epist., 34, 2. 34  P. Grimal, Sénèque ou la conscience de l’Empire, p. 230. 35  A. Bourgery, « Les lettres à Lucilius », p. 55.

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Lucilio, invece, il ricorso a una sorta di alter ego non risponde solo a ragioni letterarie. Come si è già ricordato, sempre, nei dialoghi come nei trattati, c’è un ‘tu’ con il quale il filosofo conversa, discute, condivide dubbi, polemizza. Questa presenza è essenziale perché corrisponde al carattere dialogico, appunto, e dialettico della visione senecana della filosofia e di quello che secondo lui è il compito del filosofo. Quelli che a partire da Quintiliano sono sempre stati chiamati « dialoghi » non sono, com’è noto, veri dialoghi come quelli di Platone o di Cicerone, dove diversi interlocutori intervengono per esporre opinioni differenti, il confronto fra le quali mira a cercare quella che si avvicina di più alla verità. Seneca conosce già la verità : il suo scopo è di approfondirla con la riflessione, ma soprattutto di trasmetterla agli altri, di proclamarla a tutti, in quanto il filosofo è generis humani paedagogus36 . Dunque la presenza di un interlocutore è indispensabile ; i pronomi di seconda persona e gli imperativi diventano strumenti insostituibili di un dialogo che, secondo la tradizione socratica, è una conversazione fra amici, ma è anche e soprattutto, secondo l’esempio della diatriba, parenesi ed esortazione : a questo proposito l’incipit della raccolta è esemplare : ita fac, mi Lucili, uindica te tibi, etc. Dei due elementi che compongono il binomio alter ego si dovrà, in conclusione, sottolineare piuttosto il primo che il secondo37. È vero infatti che Lucilio è un alter in cui Seneca si riflette talvolta come in uno specchio, ma egli è innanzitutto il discepolo che il filosofo si propone di ‘convertire’ ; e appunto per persuaderlo e per convincerlo egli mette in opera tutti i mezzi più efficaci della retorica, quello stile che Alfonso Traina in un saggio magistrale ha chiamato « il linguaggio della predicazione »38. Quando Seneca parla a Lucilio, si rivolge al genere umano, agli uomini della posterità ai quali indirizza il suo messaggio di liberazione. E la conversione tanto a lungo desiderata e finalmente realizzata dall’amico è il simbolo non solo della conversione dell’autore, ma anche della conversione che egli si augura e si attende dai suoi lettori.

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Epist., 89, 13. « Plaisir et amitié dans les Lettres à Lucilius », Ítaca. Quaderns Catalans de Cultura Clàssica, 28-29 (2012-2013), p. 120, definisce le epistole « œuvre fascinante dans laquelle ‘je’ est constamment un autre, sans que pour autant il cesse de coïncider au moins partiellement avec lui-même ». 38 A. Traina, Lo stile ‘ drammatico’ del filosofo Seneca, Bologna, 19874 (rist. corr. 1995). 37  C. Lévy,

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SENECA : VERITATIS SIMPLEX OR ATIO EST Nella lettera 49, a margine di una serie di considerazioni di carattere etico (e, più precisamente, intorno alla brevità del tempo a disposizione di ciascun uomo, alla futilità di molte delle sue azioni e all’inesorabile arrivo della morte), Seneca esorta l’amico Lucilio a essere responsabile della propria vita e a interessarsi di questioni importanti quali la giustizia, la pietà, la sobrietà, il pudore nei confronti degli altri e di se medesimi. L’obiettivo è, ovviamente, il conseguimento della « virtù » : una virtù che potrà realizzarsi allorquando le tenebre dell’ignoranza saranno dissipate e ciascuno capirà qual è il sentiero migliore che deve imboccare. In sede di conclusione, in pieno rispetto della dottrina stoica dell’oikeiōsis e quindi della conciliatio tra il sentire interiore di ciascun essere razionale e la ragione della natura, Seneca aggiunge che veritatis simplex oratio est (12). Ma che significa esattamente questa annotazione ? Significa che è facile esprimere la verità o, piuttosto, che il modo in cui la verità si esprime è semplice ? E « semplice » significa « immediato », cioè che un certo qualcosa è in grado di esibirsi senza intromissioni o artifizi, e quindi che ha a che fare con l’intuizione piuttosto che con la logica ? Ma poi : che si deve intendere con « verità » ? Si cominci anzitutto a osservare che la ‘semplicità’ in questione è solo apparentemente semplice, a partire dal livello linguistico-retorico dell’annotazione : si è infatti di fronte alla traduzione senecana di un verso ricavato dalle Fenicie di Euripide : ἀπλοῦς ὁ μῦθος τῆς ἀληθείας ἔφυ semplice è il racconto di ciò che è vero (469).

Nel testo euripideo l’asserzione era quindi esemplificata nel modo seguente : κοὐ ποικίλων δεῖ τἄνδιχ᾽ ἑρμηνευμάτων e la giustizia (= ciò di cui in questo caso si dice la verità) non ha bisogno di argomentazioni sottili (470).

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La traduzione senecana è di fatto letterale1 e per questo rimane più autenticamente aperta all’interpretazione di quanto non lo sia un’altra ripresa del verso euripideo che si legge in ep., 40, 4 : Quae veritati operam dat oratio incomposita esse debet et simplex. In questo caso l’oratio incomposita rinvia al tratto che deve caratterizzare il linguaggio che mira alla verità, evocando nel contempo l’aspetto inlaboratus et facilis dello stile cui il filosofo ambisce2 . Seneca sembra infatti convinto dell’importanza di essere chiari ed espliciti quando si scrive ; non per nulla così pensa del suo linguaggio : qualis sermo esset si una desideremus aut ambuleremus, inlaboratus et facilis, tales esse epistulas meas volo, quae nihil habent accersitum nec fictum, « Voglio che le mie lettere rispecchino il linguaggio che uso quando siamo seduti insieme oppure passeggiamo : semplice e immediato ; non devono aver nulla di artificiale o di falso », ep., 75, 1. Ebbene : pare che la verità cui Seneca intende far riferimento non possa esprimersi (o essere espressa) se non attraverso un linguaggio trasparente perché semplice. Ovvia­mente non è per nulla detto che sia ‘facile’ esprimersi (o essere espressi) in modo ‘semplice’, perché non è detto che l’immediatezza che rinvia alla semplicità sia frutto della spontaneità, cioè della mancanza di mediazione tra pensiero e atto lin1  Cf. G. Mazzoli, Seneca e la poesia, Milano, 1970, p. 174 ; A. Setaioli, Seneca e i Greci. Citazioni e traduzioni nelle opere filosofiche, Bologna, 1988, p. 65 e 68. Quest’ultimo sottolinea che si tratta di una traduzione in prosa, priva di velleità stilistiche e tesa a privilegiare il contenuto più che la forma e la tecnica poetica. 2  In base a Suet., Calig., 53, 2, sappiamo che Caligola « disprezzava quello stile che fosse troppo moderato e troppo elegante, al punto da rimproverare Seneca, allora l’autore più in voga, di comporre dei puri e semplici lavori teatrali, simili a sabbia senza calce (commissiones meras componere et harenam sine calce). » In realtà la ricerca di Seneca per addivenire a una prosa apparentemente semplice è labo­riosissima. D’obbligo è il rinvio ad A. Traina, Lo stile ‘ drammatico’ del filosofo Seneca, Bologna, 1974, che elucida l’intreccio tra il linguaggio dell’interiorità e il linguaggio della predicazione : una proble­matica ora rivisitata da F. Citti, Cura sui : studi sul lessico filosofico di Seneca, Amsterdam, 2012, p. 11-24, in relazione all’affermarsi della concezione « individualista del sé ». A seguire l’indagine sullo stile di A. Setaioli, « Seneca e lo stile », Aufstieg und Niedergang der römischen Welt, II-32-2 (1985), p. 776-858. Quanto allo studio della tecnica artistica senecana, la ricerca ‘colometrica’ sul ritmo del periodo ha giocato un ruolo speciale ; iniziata sui Dialogi da C. Zander, Eurytmia vel compositio rytmica prosae antiquae, Leipzig, 1913, II, p. 95-121, essa è stata sviluppata in riferimento all’epistolario da B. L. Hijmans Jr., Inlaboratus et facilis. Aspects of structure in Some Letters of Seneca, Leiden, 1976. La classificazione e lo studio delle ‘immagini’ retoriche è stata intrapresa da M. ArmisenMarchetti, Sapientiae facies. Études sur les images de Sénèque, Paris, 1989 ; per il versante poetico, si vedano M. Billerbeck, Senecas Tragödie. Sprachliche und stilistische Untersuchungen, Leiden, 1988, e A. L. Motto, J. R. Clark, Senecan Tragedy, Amsterdam, 1988. Infine, sul lessico in generale si veda A. Setaioli, Facundus Seneca : aspetti della lingua e dell’ideologia senecana, Bologna, 2000.

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guistico, e non sia piuttosto il risultato di un’educazione mirata e di un esercizio costante. Resta però che il risultato non può non essere ‘chiaro’, e in questo sembra proprio leggersi il significato etimologico dell’ἀλήθεια greca, il luogo del ‘non nascondimento’ e dunque della ‘chiarezza’ e dell’evidentia3. C’è però un problema : il latino di Seneca non rinvia ad ἀλήθεια. Certo ne è la traduzione ; tuttavia ‘veritas’ non ha a che fare con il verbo λανθάνειν. Si suppone piuttosto il protoindoeuropeo *ueh1-ro- e il protoitalico *wēro-, da cui indubbiamente il vērāx (con il significato non solo di « esser vero » ma anche di « esprimere il vero », di essere « garante del vero ») che troviamo in Plauto4. Si può supporre anche una connessione con sevērus (nel senso di ‘austero’, ‘duro’, ‘severo’) e dunque con adsevērare / persevērare : vocaboli tutti che indicano l’impegno, la forza, la costanza, se il rinvio al protoindoeuropeo *seġhuēr e al protoitalico seχwēro- è accolto. La verità per i Latini potrebbe allora essere avvertita più come qualcosa che è frutto di un impegno e che esige conferma, che non qualcosa che vive di una sua autonomia. Ma non basta : credo che non sia da trascurare nemmeno una possibile relazione con il protoindoeuropeo *uiH-s (da cui vīs, la forza) e *uiH-rō- (l’uomo, il guerriero), e la prossimità tra i protoitalici *wēro(da cui verus) e *wiro- (da cui vir e virtus) lo suggerisce. In un certo senso allora ecco che la veritas sembra diventare il tratto esplicitante la virtus dell’uomo che costantemente ha la pienezza di sé : cioè del sapiens stoico. Non sarebbe perciò un caso il fatto che Seneca, evocando Socrate, sostenga che idem esse […] veritatem et virtutem ; tra l’altro, né l’una né l’altra possono variare e quindi aumentare oppure diminuire : entrambe hanno la caratteristica dell’assolutezza, per cui o sono presenti oppure

3  Come ricorda Carlos Lévy nell’introduzione a una ricca raccolta di saggi dedicati all’evidentia nella sua valenza filosofica e insieme retorica (C. Lévy, L. Pernot [éd.], Dire l’évidence. Philosophie et rhétorique antiques, Paris, Montréal, 1997), fu Cicerone per primo, in Acad., 2, 17, a proporre questo vocabolo quale traduzione latina del greco ἐνάργεια. Anche per evidentia/ἐνάργεια sembra valere un doppio livello : (a)  quello del raggiungimento della condizione di chiarezza/verità ; (b) quello del carattere che non può non accompagnare lo strumento che consente il raggiungimento della chiarezza/verità. 4 Pl., Captivi, v.  959-961 : Si eris verax, tua ex re facies : ex mala meliusculam. / Recte et vera loquere : sed neque vere neque recte adhuc / fecisti unquam. Cf. ibid., v. 968. Anche Poen., v.  374 : si ante quid mentitust, nunciam dehinc erit verax tibi. Per la ricostruzione dell’etimo dei vocaboli latini, oltre che al classico lavoro di A. Ernout e A. Meillet, rimando anzitutto a M. De Vaan, Etimological Dictionary of Latin and the other Italic Languages, Leiden, 2008, ad loc.

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non lo sono5. Entrambe inoltre sono collegate alla razionalità : solo l’uomo in quanto essere razionale può essere virtuoso, perché è dalla ragione che scaturiscono le virtù ; d’altra parte non ha alcun senso parlare di verità se non in riferi­mento alla ragione : ex qua (scil. ratione) virtutes sunt […] et quae (scil. veritas) sine ratione non est (ep., 76, 22). Si prospetta a questo punto un compito importante per l’uomo virtuoso : si tratta di veritati operam dare (ep., 40, 4) in modo serio e non demagogico, mettendo a punto un linguaggio che non tragga in inganno ma che aiuti a perspicere totam veritatem (ep., 92, 3) e che, più specificamente, ci spinga a colligere veritatem argumentis (ep., 95, 61). Non è detto infatti che tutto sia evidente : o meglio, si può essere convinti che nell’universo viga una legge razionale e che di questa legge la verità sia il connotato fondamentale in grado di assicurarne immediatamente la funzionalità ; tuttavia all’uomo spetta il compito di ‘dimostrare’ attraverso il ragionamento la validità dei princìpi su cui si fonda la verità medesima. Scrive Seneca : Si probationes , necessaria sunt et decreta quae veritatem argumentis colligunt. Quaedam aperta sunt, quaedam obscura : aperta quae sensu conprehenduntur, quae memoria ; obscura quae extra haec sunt. Ratio autem non impletur manifestis : maior eius pars pulchriorque in occultis est. Occulta probationem exigunt, probatio non sine decretis est ; necessaria ergo decreta sunt. Quae res communem sensum facit, eadem perfectum, certa rerum persuasio ; sine qua si omnia in animo natant, necessaria sunt decreta quae dant animis inflexibile iudicium (ep., 95, 61-62)6.

5  Ep., 71, 16 : Idem esse dicebat Socrates veritatem et virtutem. Quomodo illa non crescit, sic ne virtus quidem : habet numeros suos, plena est. In un passo delle Naturales quaestiones, VI, 8, 3, Seneca, adulando Nerone, dice che questi era amante di tutte le virtù e, in particolare, della verità : ovviamente di per sé la verità non è una virtù, ma è chiaro che l’uomo virtuoso non può non essere portatore di verità, cioè veritiero : Nero Caesar, ut aliarum virtutum ita veritatis in primis amantissimus, ad investigandum […] miserat. 6  « Se le prove sono necessarie, lo sono anche i princìpi che portano alla verità in base ad argomentazioni. Alcune cose sono evidenti, altre oscure ; sono evidenti quelle che si colgono coi sensi e quelle che si ritengono con la memoria ; oscure quelle che ne stanno al di là. Ora, la ragione non si appaga solo di verità evidenti : la sua parte maggiore e più bella sta in quelle oscure. Le verità oscure esigono una dimostrazione, che non si può dare senza princìpi ; e dunque i princìpi sono necessari. Ciò che dà origine al senso comune, dà origine anche al senso perfetto : è convinzione sicura riguardo alle cose. Se nell’animo che non la possiede tutto è fluttuante, sono allora necessari i princìpi, che all’animo conferiscono fermezza di giudizio ». Trad. M. Bellincioni (ed.), L. Anneo Seneca. Lettere a Lucilio. Libro XV : le lettere 94 e 95, Brescia, 1979, p. 117-119.

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Seneca sostiene da un lato che, se ci sono richieste delle prove, allora è necessario ammettere quei princìpi in base ai quali le organizziamo e quindi costruiamo l’argomentazione che ci fa guadagnare la verità ; dall’altro, che queste prove (e dunque le dimostrazioni) diventano irrinunciabili quando ci si trova di fronte a questioni poco chiare, nelle quali cioè la verità fatica ad apparire. In ogni caso, sulla necessità dei princìpi (e sul fatto che questi princìpi debbano esser validi) Seneca non transige : è grazie a essi che si guadagna una convinzione sicura (certa persuasio) rispetto all’oggetto dell’argomentazione ; sono essi che fanno sì che l’animo giunga a essere dotato di una sicura capacità di giudizio (inflexibile iudicium). La terminologia senecana (probatio, colligere, decreta) ci conduce senz’altro alla figura del sillogismo, di cui – in piena coerenza con la dottrina stoica – è confermata la validità procedurale7, sempre che ci si mantenga distanti da un uso capzioso e fine a se stesso8. Di particolare interesse è il vocabolo decreta che sembra riferito contemporaneamente a due aspetti : da un lato Seneca, sottintendendo l’abituale correlazione con i praecepta, non trascura le implicazioni di ordine etico e così riafferma quale sia la tensione primaria che deve pur sempre governare l’impegno scientifico e teoretico9 ; la traduzione con « princìpi » è, da questo punto di vista, ineccepibile. Dall’altro, sembra menzionare quelle che tecnicamente sono le premesse del sillogismo : i λήμματα del passo di Diogene Laerzio citato (ma cf. per esempio Arist., Top., 101a14 ; 156a21), o più abitualmente le προτάσεις (così Arist., Anal. pr., 1-3). Queste infatti non dipendono da una procedura, ma, se sono introdotte con intenzione dimostrativa, debbono esibire un’effettiva 7  Cf. D.L., VII, 45 : « Gli Stoici affermano che è straordinariamente utile lo studio della teoria dei sillogismi. Questa insegna il metodo dimostrativo (ἀποδεικτικὸν), che molto contribuisce alla formulazione corretta dei giudizi (δογμάτων), alla loro disposizione e al loro ricordo, ed insegna altresì a possedere con salda sicurezza le cognizioni scientifiche. Il ragionamento stesso consiste di premesse e conclusione (εἶναι δὲ τὸν λόγον αὐτὸν σύστημα ἐκ λημμάτων καὶ ἐπιϕορᾶς) : il sillogismo è un ragionamento conclusivo fondato su questi elementi. La dimostrazione è un ragionamento che per mezzo di nozioni più chiare spiega nozioni meno chiare su ogni argomento (τὴν δ’ ἀπόδειξιν λόγον διὰ τῶν μᾶλλον καταλαμβανομένων τὸ ἧττον καταλαμβανόμενον περαίνοντα). » Trad. M. Gigante, Diogene Laerzio. Vite dei filosofi, Bari, 1962. 8  Al riguardo si tengano presenti passi quali ep., 82, 19-20 ; 85, 1 ; 108, 12 ; 113, 1, dove sono criticate le discussioni puramente accademiche nelle quali i sillogismi sono usati come autentici cavilli e sottili espedienti retorici. 9  Cf. M. Bellincioni, Educazione alla sapientia in Seneca, Brescia, 1978, p. 87-116, e A. M. Ioppolo, « ‘Decreta’ e ‘praecepta’ in Seneca », in La filosofia in età imperiale. Le scuole e le tradizioni filosofiche, ed. A. Brancacci, Napoli, 2000, p. 13-36 ; quindi, più recentemente, J. Schafer, Ars didactica. Seneca’s 94th and 95th Letters, Göttingen, 2009, in particolare p. 85-105.

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necessità (al di là della contingenza della loro introduzione medesima : l’aristotelico τὸ ἐνδέχεσθαι) e quindi essere ritenute vere ; in quanto tali, sono il punto di partenza del procedimento sillogistico. In questo senso l’intero passo senecano assume una curvatura più tecnica e rinvia a una sorta di ‘meccanismo’ cui ci si deve riferire al fine di veritati operam dare. A dire il vero Seneca, nella sua opera, fa un uso parco del sillogismo ; vi è certamente qualche traccia del sillogismo aristotelico, ma più frequente è la struttura sillogistica di tipo proposizionale messa a punto dalla scuola stoica, nella quale l’eventualità della condizione reale è introdotta direttamente nelle premesse, in piena coerenza con la concezione innatistica10. In generale si può rilevare come spesso la dimostrazione per via sillogistica sia rafforzata da una continua attenzione all’exemplum, quasi che l’aspet­to scientifico dell’argomentazione logica esiga l’immediato riscontro nella dimensione della vita reale. Seneca comunque mostra di conoscere non solo la struttura del sillogismo in generale, ma anche alcuni aspetti particolari, quale, ad esempio, la raffinata arte dell’elenchos : un caso interessante è in ep., 95, 60, là dove a tema è posta la questione « se sia possibile fare a meno dei princìpi » ; colui che sostenesse tale tesi si contraddirebbe, perché nel farlo affermerebbe almeno un principio, appunto quello di rinunciare ai princìpi : Non intellegunt hi qui decreta tollunt eo ipso confirmari illa quo tolluntur. Quid enim dicunt ? praeceptis vitam satis explicari, supervacua esse decreta sapientiae [id est dogmata]. Atqui hoc ipsum quod dicunt decretum est tam mehercules quam si nunc ego dicerem recedendum a praeceptis velut supervacuis, utendum esse decretis, in haec sola studium conferendum ; hoc ipso quo negarem curanda esse praecepta praeciperem11.

10  Cf. ep., 59, 14 ; 67, 5 ; 70, 10-16 ; 76, 27. Per una generale esemplificazione di alcune delle strutture sillogistiche adoperate da Seneca, rinvio a J. Barnes, Logic and the Imperial Stoa, Leiden, 1997, p. 12-23, e al capitolo Le méchanisme de la vérité, in S. Maso, Le regard de la vérité. Cinq études sur Sénèque, Paris, 2006, p. 176-184. C’è accordo nel sottolineare la valenza strumentale della logica sillogistica nei confronti dell’etica e della fisica. 11  Ep., 95, 60-61 : « Coloro che eliminano i princìpi generali non capiscono che questi trovano conferma per il fatto che sono eliminati. Cosa sostengono di fatto ? Che i precetti sono sufficienti per vivere e che i princìpi generali della sapienza [cioè i dogmi] sono superflui. Eppure quello che essi affermano è per l’appunto un principio generale, proprio come se ora – per Ercole – io dicessi che bisogna abbandonare i precetti perché inutili e servirsi dei princìpi generali e concentrarsi solo su questi. Ebbene, darei dei precetti proprio nel momento in cui negassi che si debbano ascoltare i precetti. »

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L’utilità del sillogismo non è dunque messa in discussione, anche se in qualche caso i risultati sono vagliati e criticati con scrupolo : si prenda in considerazione, ad esempio, la catena sillogistica presentata in ep., 85, 2 : Qui prudens est et temperans est ; qui temperans est, et constans ; qui constans est inperturbatus est ; qui inperturbatus est sine tristitia est ; qui sine tristitia est beatus est ; ergo prudens beatus est, et prudentia ad beatam vitam satis est12 .

La situazione è particolare. In risposta all’insistenza di Lucilio, Seneca ha accettato di illustrare in modo ‘scolastico’ la tesi stoica secondo cui « la virtù da sola basta a rendere la vita felice ». L’intento rimane quello di mostrare l’utilità ma soprattutto i limiti di un’argomentazione che, a prima vista, poggia su di una logica ferrea ; questa logica, a ben guardare, maschera un carattere sofistico che di per sé non contribuisce a rafforzare la verità della tesi assunta. Infatti, a parte l’impossibilità di connettere direttamente il fatto di essere inperturbatus e quello di essere sine tristitia (la tristitia non sembra di per sé avere alcun legame con il ‘turbamento’ o il ‘disordine’), Seneca rimarca il modo particolare in cui, secondo i Peripatetici, devono essere intesi gli attributi inperturbatus, constans, sine tristitia : con essi non ci si riferisce a chi « non è mai turbato » o « mai soggetto alla tristezza », ma a chi lo è raramente : inperturbatus dicatur qui raro perturbatur et modice, non qui numquam. Item sine tristitia cum dici aiunt non est obnoxius tristitiae nec frequens nimiusve in hoc vitio (3). Purtroppo è evidente che, se si ammette questo tipo di limitazione ‘quantitativa’ per cui gli attributi acquisiscono un valore ‘occasionale’, l’intera catena sillogistica ne risente e di conseguenza solo ‘occasionalmente’ la prudentia può essere ritenuta sufficiente al raggiungimento della vita beata. Ciò consente a Seneca di affermare che, per i Peripatetici, il sapiente non è privo di passioni, ma le domina : non his tollunt adfectus sed temperant (3). Inoltre, prendendosi gioco della loro argomentazione, il filosofo insiste (4-5) : Quid si sanum voces leviter febricitantem ? non est bona valetudo mediocritas morbi. ‘Sic’ inquit ‘sapiens inperturbatus dicitur quomodo apyrina dicuntur non quibus nulla inest duritia granorum sed quibus minor’13. 12 

« Chi è saggio è anche moderato ; chi è moderato è anche coerente ; chi è coerente è imperturbabile ; chi è imperturbabile non è mai triste ; chi non è mai triste è felice. Dunque chi è saggio è felice e la saggezza basta a raggiungere la felicità. » 13  « Forse che definiresti sano chi è leggermente febbricitante ? non è salute il fatto di avere una malattia non grave. ‘Così – continua (il Peripatetico) – si dice che il sa-

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La conclusione è perentoria : falsum est. Infatti il saggio stoico dev’essere per definizione senza passioni : se concedesse spazio alla tristitia, alla paura o alla cupidigia, questi difetti non solo attecchirebbero, ma alla fine gli risulterebbero del tutto ingestibili. Il dominio delle passioni significa in realtà l’assenza delle passioni : significa quindi la felicità. Per quest’ultima, cioè per la vita beata, non esistono mezze misure : essa è l’esatto opposto delle passioni. O c’è oppure non c’è : Quemadmodum summum bonum adiectionem non recipit (quid enim supra summum erit ?), ita ne beata quidem vita, quae sine summo bono non est. Quod si aliquem ‘magis’ beatum induxeris, induces et ‘multo magis’ ; innumerabilia discrimina summi boni facies, cum summum bonum intellegam quod supra se gradum non habet. Si est aliquis minus beatus quam alius, sequitur ut hic alterius vitam beatioris magis concupiscat quam suam ; beatus autem nihil suae praefert (ep., 80, 20-21)14.

La felicità non ha misura, non ha limiti. Chi è « meno felice » in realtà « non è felice ». Il concetto è molto chiaro e Seneca vi ritorna spesso15 : a dominare la prospettiva è il concetto di completezza. Esso prevede l’eliminazione delle parti e della misura. Quid autem est in vita beata eximium ? quod plena est (ep., 85, 22). All’argomentazione sviluppata nella catena sillogistica peripatetica (dove vige la limitazione ‘quantitativa’) Seneca può allora contrapporre la sua rivisitazione in chiave stoica (dove il criterio della ‘completezza’ opera) : ‘Qui fortis est sine timore est ; qui sine timore est sine tristitia est ; qui sine tristitia est beatus est.’ Nostrorum haec interrogatio est (ep., 85, 24). piente è imperturbabile allo stesso modo in cui sono detti senza nocciolo non quei frutti in cui non c’è alcun seme, ma quelli in cui i semi sono meno consistenti’. » 14  « Come il sommo bene non ammette aumento (cosa ci potrebbe essere al di sopra di sommo ?), così anche la vita beata non ne ammette, perché senza il sommo bene non esiste. Ciò perché se ne ipotizzi uno di ‘più’ felice, ne potrai ipotizzare anche uno ‘molto più’ felice ; introdurrai per questa via molte distinzioni all’interno del concetto di sommo bene, mentre io intendo per sommo bene quello che non ha gradi al di sopra di sé. Se uno è meno felice di un altro, ne consegue che il primo preferisca alla sua la vita più felice dell’altro ; chi è felice invece non preferisce nulla alla sua vita. » 15 Il tema è affrontato anche in ep., 71, 18 : Academici veteres beatum quidem esse etiam inter hos cruciatus fatentur, sed non ad perfectum nec ad plenum, quod nullo modo potest recipi : nisi beatus est, in summo bono non est. Quod summum bonum est supra se gradum non habet, si modo illi virtus inest, si illam adversa non minuunt, si manet etiam comminuto corpore incolumis : manet autem. In questo caso Seneca prende le distanze dalla scuola academica per dire che la felicità è al culmine dei valori e non ha misura : c’è o non c’è anche in mezzo alle avversità, proprio come predicava l’Epicureismo. Non sfugga però la particolare nota senecana che coniuga senz’altro la felicità (summum bonum) con la virtù : si modo illi virtus inest.

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In questo caso la catena dimostrativa si sviluppa all’insegna di una struttura ellittica del modus ponens : l’assenza del timor implica l’assenza della tristitia e l’assenza della tristitia implica la presenza della beata vita. Ma si osservi : la possibilità di condurre in porto l’argomentazione sillogistica (e dunque di guadagnare la verità) è data proprio dall’evocazione e dall’impiego del criterio della completezza. Quella stessa completezza che è evocata nel concetto medesimo di verità. Tanto quanto occorre intendere la felicità senza riduzioni o con­testualizzazioni, altrettanto occorre fare con la verità. Tuttavia come tra il saggio stoico ideale e il proficiscens esiste una distanza che ciascun uomo nella sua individualità tenta di ridurre e di eliminare, altrettanto accade tra la felicità, che è avvertita come il sommo bene, e le condizioni da cui ci si muove per raggiungerla. Soprattutto sembra ineliminabile tra la verità intuita come semplice nella sua assolutezza e le ‘conferme’ che alla verità ciascun atto razionale condotto nel modo corretto contribuisce a fornire. Da un lato Seneca avvalora l’esistenza in assoluto della realtà dell’universo e dunque la ‘verità’ che esso costituisce ; dall’altro introduce il ruolo del soggetto che, in riferimento a ciascuna occasione o forma di attuazione della generale realtà fisica, deve riconoscerne l’autenticità, cioè la verità. Com’è noto, è questo il compito dell’hēgemonikon : e ciascun uomo deve sviluppare le potenzialità di questa sua « funzione » cosicché i meccanismi della percezione e del giudizio relativo alla validità o meno della percezione (e quindi il sillogismo medesimo) ne risentano positivamente. Il sillogismo è uno strumento utile, ma pensare che esso sia di per sé garanzia di verità è ingenuo ; per questo Seneca esprime il bisogno di non ridurre tutto a un sistema di regole logiche e si appella piuttosto all’azione e al coraggio di battersi per una « verità semplice » che poco alla volta, con il contributo inevitabile e indispensabile di ciascuno, si attua16. Così Seneca, sempre nella lettera 82 dove confrontava il sillogismo dei Peripatetici e quello degli Stoici, riassumeva il suo atteggiamento rispetto al da farsi :

16  L’impegno individuale è richiesto a tutti perché la ‘verità’ non si è ancora dispiegata del tutto nella sua dimensione temporale ; anzi, è disponibile a essere tradotta nella realtà nei modi che ciascuno vorrà e riuscirà a farlo : Quid ergo ? non ibo per priorum vestigia ? ego vero utar via vetere, sed si propiorem planioremque invenero, hanc muniam. Qui ante nos ista moverunt non domini nostri sed duces sunt. Patet omnibus veritas ; nondum est occupata ; multum ex illa etiam futuris relictum est (ep., 33, 11).

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Nostri quidem videri volunt Zenonis interrogationem veram esse, fallacem autem alteram et falsam quae illi opponitur. Ego non redigo ista ad legem dialecticam et ad illos artificii veternosissimi nodos : totum genus istuc exturbandum iudico quo circumscribi se qui interrogatur existimat et ad confessionem perductus aliud respondet, aliud putat. Pro veritate simplicius agendum est, contra metum fortius. Haec ipsa quae involvuntur ab illis solvere malim et expandere, ut persuadeam, non ut inponam17.

Come si vede, la funzionalità – e i limiti della funzionalità – della tecnica sillogistica e dell’argomentazione non sono sottovalutati ; anzi : l’esplicitazione medesima apre la strada a una più autorevole strategia ancora una volta caratterizzata dalla semplicità. Il quadro d’insieme comincia a trovare una soluzione ; è richiesta la semplicità nel percorso che conduce alla comprensione della verità, e – d’altra parte – è inevitabile pensare alla verità come ciò che, dando ‘ragione’ di tutto, si presenta come una regola massimamente semplice coessenziale all’esistenza dell’universo18. Nell’incrocio tra queste due dimensioni si colloca l’esperienza del vivere umano, poiché all’uomo spetta appunto di interpretare le caratteristiche stesse del suo agire all’interno del realizzarsi del tutto. È in questo senso che il manifestarsi della verità appartiene di diritto al realizzarsi dell’oikeiōsis. Seneca dedica in particolare l’intera lettera 121 a un’analisi dell’oikeiōsis19 e l’interpreta come la conciliatio di ciascun individuo alla propria natura ; per natura, vale a dire ‘istintivamente’, tutti gli esseri animati si adattano alle condizioni del vivere esterno in modo ben determinato. E lo fanno fin dal momento della nascita, quindi ben prima 17  Ep., 82, 19-20 : « I nostri Stoici vorrebbero che fosse presa per vera l’argomentazione di Zenone e ritenuta falsa e ingannevole quella che gli viene opposta. Ma io non intendo ridurre tutto alle regole della dialettica e ai soliti intrichi costruiti mediante una tecnica speciosa : penso che vada eliminato tutto questo apparato argomentativo che fa sì che l’interrogato si senta irretito e finisca, quando deve esprimere il proprio parere, a dire una cosa ma a pensarne un’altra. Se si vuole salvaguardare la verità si deve agire con più semplicità e combattere il timore con più coraggio. Tutto quello che costoro presentano in modo intricato, io vorrei poterlo sciogliere e dispiegare, con l’obiettivo di convincere e non per imporre qualcosa. » 18  Sembra quasi che la concezione parmenidea del rapporto tra verità ed essere possa ricevere per questa via una sorta di conferma, cf. fr. 1, 29-30 D.K. : all’ Ἀληθείης εὐκυκλέος ἀτρεμὲς ἦτορ si contrappone la βροτῶν δόξας, ταῖς οὐκ ἔνι πίστις ἀληθής. 19 Oltre alla lettera 121 si veda, in riferimento alla fisica e alla cosmologia, anche QN, I, 5, 9 ; I, 7, 3 ; I, 9, 7 ; II, 28, 1 ; VI, 1, 12 ; VII, 27, 5-6. Quanto alla dottrina stoica dell’oikeiōsis mi limito a rinviare al recente volume di R. Bees, Die Oikeiosislehre der Stoa, I : Rekonstruktion ihres Inhalts, Würzburg, 2004, che ne ricostruisce i tratti fondamentali. Vanno poi tenuti presenti gli Elementi di etica di Hierocle, cf. A. A. Long, Stoic Studies, Cambridge, 1996, p. 250-263.

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di aver sperimentato i vantaggi o i pericoli di un’azione. A maggior ragione ciò vale anche per l’uomo che dunque, come tutti gli esseri animati, ha una peculiare esperienza della propria natura20. La peculiarità che attiene all’uomo è quella di avere un’esperienza consapevole che va via via rafforzandosi e, passando dall’età infantile, giunge a quella adulta cosicché all’oscurità e alla confusione si sostituiscono logica e chiarezza21. Ma è interessante osservare che cosa replichi Seneca all’obiezione seguente : se, per definizione, l’uomo è razionale, « come può il neonato adattarsi alla sua costituzione se non è ancora in grado di ragionare ? », cum rationalis nondum sit ? (14)22 . Seneca precisa che « ogni età » ha la sua costituzione e che tutti si « adattano » alla costituzione tipica dell’età in cui si trovano. Come l’erba che diviene messe e poi grano, anche l’uomo in quamcumque costitutionem venit, eam tuetur, in eam componitur (15) : Alia est aetas infantis, pueri, adulescentis, senis ; ego tamen idem sum qui et infans fui et puer et adulescens. Sic, quamvis alia atque alia cuique constitutio sit, conciliatio constitutionis suae eadem est23.

L’identità di ciò che permane nell’adattamento (conciliatio), a fronte del variare delle età e dunque delle costituzioni, fa sì che il soggetto sia sempre il medesimo : la natura cioè non affida all’uomo il compito di essere un bambino e quindi un adolescente e infine un vecchio, ma di essere se stesso, cioè di essere un uomo che osserva e sperimenta il variare, nel corso del tempo, delle caratteristiche della propria costituzione24. In questo senso varia anche l’applicazione della razionalità e, da 20  Ep., 121, 5 : Quaerebamus an esset omnibus animalibus constitutionis suae sensus ; 13 : Sic infantibus quoque animalibusque principalis partis suae sensus est non satis dilucidus nec expressus. 21  L’acquisizione della coscienza del ruolo del proprio hēgemonikon è limitata sia negli animali che nel bambino, ep., 121, 13. Diverrà chiara e lucida solo nell’uomo adulto, soprattutto nel sapiente. 22  Cf. ep., 121, 14-15 : ‘Dicitis’ inquit ‘omne animal primum constitutioni suae conciliari, hominis autem constitutionem rationalem esse et ideo conciliari hominem sibi non tamquam animali sed tamquam rationali ; ea enim parte sibi carus est homo qua homo est. Quomodo ergo infans conciliari constitutioni rationali potest, cum rationalis nondum sit ?’ 23  Ep., 121, 16 : « Differenti età sono quelle del bambino, del fanciullo, del giovane, del vecchio : tuttavia io sono lo stesso che fui bambino, fanciullo e giovane. E quindi, benché ogni età abbia una diversa costi­tuzione, l’adattamento alla propria costituzione è identico. » 24  Ep., 121, 16-17 : Non enim puerum mihi aut iuvenem aut senem, sed me natura commendat. Ergo infans ei constitutioni suae conciliatur quae tunc infanti est, non quae

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una più istintiva forma di adattamento pur sempre conciliata alla natura universale, si passa a una più esplicita modalità d’uso della ragione. Il fatto di aver chiaro tutto questo non è cosa da poco, perché permette da un lato di mantenere salva la definizione abituale di ‘uomo’ inteso nella sua assoluta generalità, complessità e verità ; dall’altro di intravvedere la coerenza – nel susseguirsi delle età e nel realizzarsi di un processo evolutivo – delle puntuali ‘costituzioni’ che lo caratterizzano insieme alla non contraddittorietà (cioè alla verità) del modo in cui queste si determinano. Per usare una metafora, è come se nel corso del tempo trasparisse progressivamente e in modo sempre più evidente la verità che, peraltro, da sempre è ciò che traspare. Nell’accettare consapevolmente questa situazione si realizza una vera e propria forma di etica dell’adattamento, anch’essa di per sé logica, coerente e ‘semplice’ rispetto alla natura e ai decreta dello Stoicismo che l’esplicano ; estremamente più difficile da realizzare al punto che solo l’eroico saggio stoico sembra esserne in grado. Tanto quanto alla verità intuibile nella sua semplicità sta la tecnica che le consente di inverarsi, altrettanto alla proposta del logico agire secondo natura stanno i quotidiani sforzi per essere virtuosi, cioè per decidere e adattare le singole azioni alla legge di natura, traducendone la necessità e la giustizia esemplare : una giustizia che perciò (come aveva detto Euripide nelle Fenicie) non avrà bisogno di supporti di alcun tipo, κοὐ ποικίλων δεῖ τἄνδιχ᾽ ἑρμηνευμάτων. BIBLIOGRAFIA A rmisen-Marchetti, M., Sapientiae facies. Études sur les images de Sénèque, Paris, 1989. Bar nes , J., Logic and the Imperial Stoa, Leiden, 1997. B ees , R., Die Oikeiosislehre der Stoa, I : Rekonstruktion ihres Inhalts, Würzburg, 2004. B ellincioni , M., Educazione alla sapientia in Seneca, Brescia, 1978. — (ed.), L.  Anneo Seneca. Lettere a Lucilio. Libro XV : le lettere 94 e 95, Brescia, 1979.

futura iuveni est ; neque enim si aliquid illi maius in quod transeat restat, non hoc quoque in quo nascitur secundum naturam est.

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Giancarlo M azzoli

IL VERO E IL FALSO BENE LE PARTES DELLA RETORICA NEL DE BENEFICIIS DI SENECA Nell’occuparmi parecchi anni fa della trasmissione medievale del De beneficiis, ho avuto occasione di segnalare1 il singolare errore commesso ben quattro volte – nelle subscriptiones ai primi quattro libri – dal copista di N, il codice Nazarianus (Città del Vaticano, Bibl. Apost., Pal. Lat. 1547), archetypum exstans per l’intera tradizione manoscritta del trattato senecano (come pure del de clementia) : l’opera viene lì curiosamente intitolata Institutio oratoria (e solo nella subscriptio al. l. I la seconda mano interviene a correggere), alimentando il sospetto d’un retroterra, alle spalle di N, in cui fosse noto, ingenerando confusione, il trattato quintilianeo. È peraltro il caso di notare come l’inconscio copista non avesse poi tutti i torti, perché davvero sembra lecito rivisitare sub specie rhetoricae la dottrina professata nel de ben. ; ma si tratta d’una institutio così diversa da quella impartita da Quintiliano sulla scorta preminente di Cicerone da aiutarci a comprendere la scarsa simpatia dimostrata dal retore iberico al suo conterraneo in inst., X, 125131. L’animus di Quintiliano contro Seneca e i suoi estimatori emerge del resto già chiaro dalla prefazione al l. I, dove (9-17) – andando anche oltre Cic., de or., III, 16, 59-61 – si incolpano in generale del discidium dall’oratoria i filosofi, che, disprezzato il bene dicendi labor, hanno preteso con grande arroganza d’essere i soli a meritare il nome di studiosi sapientiae ; salvo poi aggiustare il tiro, scagionando gli antichi e puntando in realtà il dito sui pensatori più recenti, accusati di celare i loro vitia e pessimi mores sotto la maschera dell’austerità (una taccia che rinverrà ancora in ben altra stagione sul conto di Seneca) ; non dunque a costoro bisogna demandare la ratio rectae honestaeque vitae e l’insegnamento 1  « Ricerche sulla tradizione medievale del de beneficiis e del de clementia di Seneca. III – Storia della tradizione manoscritta », Bollettino dei Classici Lincei, III-3 (1982), p. 167.

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dei praecepta virtutis bensì a quel perfetto oratore che il trattato si propone di delineare, perché sarà lui, non quell’ipocrita risma, che ea et sciet optime et eloquetur. Siamo al polo opposto rispetto a Seneca, che notoriamente, in ep., 75, 1 sq., non solo si discosta, per l’espressione del suo pensiero, dalle pratiche enfatiche dell’oratoria, contentus sensus meos ad te pertulisse, quos nec exornassem nec abiecissem, ma si spinge a idealizzare un rapporto di comunicazione addirittura del tutto alieno dal medium verbale : si fieri posset, quid sentiam ostendere quam loqui mallem, facendo direttamente emergere alla superficie del visibile l’interiorità del proprio animus. La sapientia come oggetto di stupefatta contemplatio (ep., 64, 6) : mi sembra assai significativo il confronto con ep., 115, 1-4, dove questo stesso vagheggiamento della sapientiae facies (si nobis animum boni viri liceret inspicere) non solo suggella ancora l’invito a cercare quid scribas, non quemadmodum ; et hoc ipsum non ut scribas sed ut sentias, ma tiene immediatamente dietro alla più flagrante presa di posizione anticiceroniana che sia dato reperire nelle pagine senecane : non est ornamentum virile concinnitas. Si fieri posset […] si liceret : le protasi dell’irrealtà stanno a contrassegnare il paradosso della trasposizione in termini di enargheia visiva ipotizzata per una entità così impalpabilmente ‘pneumatica’ e riposta qual è l’animus umano, alla luce, meglio sarebbe dire all’ombra, della dottrina che Seneca fa sua : la famosa concezione, tesa da Pitagora allo stoicismo imperiale fino ai Cristiani, del deus internus, di quel sacer spiritus che intra nos sedet (ep., 41, 2), dove intra assolve la funzione di circoscrivere « uno spazio chiuso, segreto, interiore »2 . Eppure l’intero de ben., condotto a termine, a mio (e non solo mio)3 parere, a forte ridosso cronologico delle epistole a Lucilio, si lascia assumere come il vasto campo di definizione e sperimentazione inteso a mostrare che quel paradosso tale possa non essere, che quell’ipotesi sia davvero in grado di trasformarsi in palpitante realtà se solo si sappia virtuosamente instaurare e rendere compiutamente operativo il sistema di comunicazione interpersonale giocato da Seneca in feedback sulla coppia beneficium-gratia : un sistema semiotico che si offre fruttuosa-

2 

Cf. A. Traina, Lo stile drammatico del filosofo Seneca, Bologna, 19874, p. 73-76. Cf. G. Picone, « Ercole e il serpente. Figure di ricordo, modelli mitici, modelli etici nel de beneficiis di Seneca », in G. Picone, L. Beltrami, L. Ricottilli (ed.), Benefattori e beneficati. La relazione asimmetrica nel de beneficiis di Seneca, Palermo, 2009, p. 295 n. 20. 3 

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mente alle indagini della pragmatica4 e tutt’altro che sguernito, come appunto ora intendo mostrare, d’un codice normativo descrivibile nei termini d’una, sia pur molto speciale, retorica. Mi sembra utile in tal senso prendere le mosse da alcuni recenti rilievi, che ben sintetizzano i noti assunti incipitari dei primi due libri de ben. : i benefici comunicano a due livelli, quello della concessione concreta di oggetti o prestazioni (res) e quello dell’atteggiamento emotivo ed etico che la accompagna (animus) ; le res si possono considerare come l’enunciato (il « che cosa » si dona), mentre l’animus si può considerare come l’enunciazione (il « come » si dona) […] Se il beneficium è una forma di comunicazione, gli oggetti donati e le prestazioni offerte ne sono il significante, mentre l’animus (o la voluntas) ne è il significato, immateriale ma più importante da un punto di vista relazionale […] Nel dare occorre considerare non tanto il quid, ma il quemadmodum […], vale a dire gli effetti metacomunicativi, le risonanze e le reazioni suscitate nel destinatario […] Dal momento che il dono è comunicazione, occorre applicarne correttamente le regole semiotiche5.

A fronte del precetto retorico prima citato dell’ep., 115, le due valenze del quid e del quemadmodum si presentano à rebours, in quanto ora è la prima di segno negativo rispetto alla seconda ; e lo stesso accade per le res, che, da oggetto privilegiato nell’un caso, la comunicazione orale e scritta del pensiero (cf. ep., 108, 35 quae fuerunt verba, sint res), vengono nell’altro, che concerne la comunicazione d’un bene, a prendere il posto degli svalutati verba : una mera materia su cui si fenomenizza ciò che, pur nella sua impalpabilità, ‘realmente’ conta, l’animus dei due soggetti implicati nel rapporto comunicativo, il benefattore e il beneficato. Il vero e il falso bene, la verità e l’apparenza : la più profonda lezione del de beneficiis si situa nell’intersezione e nell’interazione del piano etico col piano cognitivo. Credo sia anche, più in generale, la lezione maggiore che ci viene dal pensiero senecano e che mi piace qui mettere a fronte di quella, scientifica e umanistica, di Carlos Lévy. Se dunque è la retorica a fornire pur sempre i termini di riferimento entro cui inquadrare anche la molto particolare modalità di comunicazione attivata dal beneficium, va da sé che, data la polare inversione 4  Cf. in partic. R. Raccanelli, « Cambiare il dono : per una pragmatica delle relazioni nel de beneficiis senecano », in G. Picone et al., Benefattori, p. 303-356. 5 A. De Caro, « Voluntas luceat. Riconoscimento e riconoscenza nel beneficium », ibid., p. 127-129.

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dei valori in campo, vi intervengano rispetto alla normativa quintilianea alcune drastiche modifiche che è opportuno rilevare eleggendo a primissimo banco di verifica lo strategico incipit del trattato senecano. Merita davvero di soffermarvisi, perché « qui sono riassunte per cenni sintetici le linee portanti dell’argomentazione svolta nell’intero trattato, come in un sommario articolato in cui gli snodi fondanti del pensiero sono non solo anticipati, ma soprattutto correlati in una limpida logica di sistema »6. Va anzitutto osservato che sia Seneca sia Quintiliano muovono da un’istanza preliminare che potremmo definire ‘grammaticale’, mirata nel retore, in senso proprio, a correggere i molteplici vitia dell’oratio (I, 5, 1), nel filosofo a sanare i multos ac varios errores, i plurima maximaque vitia commessi per imperizia dall’umanità, riconducibili tutti all’ingratitudine (I, 1, 1 sq. ; 10, 4). Ma ben presto è la retorica ad assumere in entrambi il ruolo principale : nell’institutio quintilianea a partire dal secondo libro, per quindi articolarsi dal terzo nelle canoniche quinque partes. Il loro elenco in III, 3, 2 sq. si preoccupa principalmente di mostrarne la reciproca interazione e perciò le colloca su un piano sostanzialmente paritario di dignità ; ma nella reale economia del trattato Quintiliano mostra chiaramente di conformarsi alla scala di valori della tradizione sugli officia oratoris7, come già ben indica la divisio della prefazione al primo libro (21 sq.). Vi appare evidente il primato, quantitativo e qualitativo, assegnato a due delle quinque partes, l’inventio e l’elocutio. Quattro, dal terzo al sesto, sono effettivamente i libri destinati alla prima, mentre la dispositio, considerata come una sua appendice, ne occupa solo uno, il settimo. A sua volta, l’esame dell’elocutio investe gli interi tre libri dall’ottavo al decimo, più il primo capitolo dell’undicesimo, mentre alle altre due partes, trattate anch’esse a mo’ di sue appendici, toccano solo i due restanti capitoli di quel libro : alla memoria il secondo, in appena 50 paragrafi, il terzo alla pronuntiatio, sia pure con un più ampio numero di paragrafi (184). Se ora ci portiamo dal piano comunicativo dell’oratio a quello del beneficium, così come lo delinea il primo capitolo del trattato senecano, vediamo anche lì delinearsi il medesimo quadro strutturale pentapartito, ma con alcune sintomatiche differenze di assetto. Nella vasta e varia gamma degli errori umani commessi per avventatezza e difetto di ratio, due sono quelli, polarmente opposti, contro 6  R. Raccanelli, Esercizi di dono. Pragmatica e paradossi delle relazioni nel de beneficiis di Seneca, Palermo, 2010, p. 103 sq. 7  Cf. A. Cavarzere, Gli arcani dell’oratore. Alcuni appunti sull’actio dei Romani, Roma, Padova, 2011, p. 18 n. 12.

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i quali Seneca ritiene particolarmente urgente appuntare le armi della ‘sua’ retorica : il non saper dare e il non saper accipere. Fintantoché li si assuma separatamente, non trova adeguata spiegazione la genesi dell’ingratitudine, che invece discende dalla loro perversa e reversibile interconnessione causale : sequitur enim, ut male conlocata male debeantur. E’ tutto e soltanto un problema di sbagliato investimento o più precisamente, se vogliamo evitare la metafora economica e mutuare il tecnicismo retorico inerente alla scelta del locus, di cattiva dispositio della materia benefica. E’ questa la pars cui Seneca ritiene di dover dare immediata precedenza : teniamo presente l’indicazione. Addentrandosi in quelle che la Raccanelli ha definito le « trappole dell’error »8, la disamina del capitolo tende poi a spostarsi sulla parte dell’inventio. Occorrerebbe procedere responsabilmente nel reperire i benefici da concedere, e invece, I, 1, 2 : beneficia sine ullo dilectu magis proicimus quam damus. Seguono ai § § 4-7 varie liste di cattivi comportamenti, scandite da opportune marche distintive. Ma, se guardiamo all’interno della casistica, scopriamo che non si limita all’inventio degli errores, ma li analizza anche sui versanti dell’actio/pronuntiatio e dell’elocutio. Dalla parte dell’elocutio registriamo un rilievo come longis sermonibus et de industria non invenientibus exitum, che conferma – ve ne fosse mai la necessità – l’avversione di Seneca per i verba vuoti di res ; dalla parte della pronuntiatio notazioni come queruli, malignis et vix exeuntibus verbis, e soprattutto nel dossier dell’actio un fitto tratteggio fisiognomico che mette certo a frutto la consumata sapienza teatrale dell’autore. E non basta. In questo identi-kit a tutto campo dell’ingratitudine, anche la memoria fa la sua, patologica, parte, in quanto, per natura, accade che altius iniuriae quam merita descendant et illa cito defluant, has tenax memoria custodiat (§ 8). Possiamo dunque confermare che il primo capitolo racchiuda, sia pur delineata in modo informale, la divisio dell’intero trattato. Rivisitato sulla scorta di questa dichiarazione d’intenti, il de ben. si lascia reinterpretare come l’opera in cui Seneca compie il vasto e variamente strutturato sforzo di risemantizzare nello spazio etico le quinque partes mutuate dalla dottrina retorica e riportarne dalla patologia alla fisiologia il funzionamento, agendo nei primi quattro libri sul più organico piano dell’institutio (faccio ovvio riferimento alle teorizzazioni delle epp. 94 e 95) ; mentre i restanti tre aggiungono, coi mezzi molto 8 

Cf. Esercizi, p. 103.

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‘mirati’ dell’admonitio per praecepta, una specie di ‘pronto soccorso’ che non esita talora a introdurre, in caso di necessità, ritocchi e correttivi al precedente quadro normativo relativizzando, come ho già avuto altrove occasione di dire9, l’applicabilità dei suoi decreta. La valenza propositiva dell’incipit è talmente forte da espandere ancora a lungo nella discussione i suoi effetti di senso, riconoscibili principalmente nel plesso inventio-dispositio fin dal distico anonimo10 citato all’inizio del secondo capitolo : beneficia in vulgus cum largiri institueris, / perdenda sunt multa, ut semel ponas bene. Se, com’era prevedibile, il primo verso viene criticato perché ammette una inventio indiscriminata dei benefici, l’apprezzamento espresso sul secondo induce subito ad avvalorare gli indizi già presenti nel cap. 1 : il bene ponere, la qualità ‘spirituale’ della dispositio, conta per Seneca assai più dell’entità e quantità materiale dei benefici, prodotta dall’inventio. Un exemplum e una digressione mitologica intervengono a conferire icastica evidenza a questa linea di pensiero. L’esempio è quello celebre del cap. 8 su Socrate ed Eschine, importante perché, nella prospettiva spostata dal benefattore al beneficato, affronta un’apparente aporia : come fare a sdebitarsi d’un beneficio ricevuto (nel caso di Eschine, l’insegnamento di Socrate) in difetto d’ogni risorsa materiale, cioè al grado zero dell’inventio ? Eppure il mezzo c’è (§ 9 : vides, quomodo animus inueniat liberalitatis materiam etiam inter angustias ?) : Eschine dona al maestro se stesso, come dire la buona ‘disposizione’ del proprio animo, e ciò è sufficiente. La digressione, ancor più celebre, mira a riscattare l’icona mitica delle tre Grazie (3, 2 - 4, 6) dallo sterile allegorismo ‘alla greca’ di marca crisippea : allegoria del circuito del dono, scandito nei tre momenti del donare, del ricevere e del contraccambiare, la danza delle tre dee sintetizza una consapevole riflessione sulla circolarità del processo interattivo, che non può essere spezzato nei suoi singoli elementi senza perdere significato11.

Abbiamo qui una visione davvero strutturale della pratica benefica, ove ‘tout se tient’, indirizzandoci recta via alla suggestiva immagine 9 «  Simplex ratio e admonitio : teoria e relativismo morale nel de beneficiis di Seneca », in G. Hinojo Andrés, J. C. Fernández Corte (ed.), Munus quaesitum meritis. Homenaje a C. Codoñer, Salamanca, 2007, p. 585-594. Pur partendo come me dal rapporto con le epp. 94 e 95, perviene a conclusioni in larga misura antitetiche M. T. Griffin, Seneca on Society. A Guide to De Beneficiiis, Oxford, 2013, p. 111-148 : ne discuto su « Athenaeum », 102 (2014), p. 000. 10  Probabilmente di palliata incerta : LXX R.3. 11 Raccanelli, Esercizi, p. 38.

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della società umana proposta in ep., 95, 53, assimilata alla lapidum fornicatio, la volta di pietre, quae, casura nisi in vicem obstarent, hoc ipso sustinetur, ulteriore figurativa (o meglio, architettonica) conferma che il funzionamento fisiologico della relazione benefica sia tutto e solo una questione di buona dispositio di reciproci investimenti morali, capace di generare non soltanto il loro gratuito valore per se (su cui indagherà a fondo il l. IV) ma anche le dinamiche del loro ordo : infatti ordinanda res, quae maxime humanam societatem adligat ; danda lex uitae (ben., I, 4, 2). Nei confronti di questa pars l’inventio della materia benefica sembra relegata nello statuto stoico dell’adiaphoron, proegmenon o apoproegmenon a seconda che sia al servizio d’un animus bene o mal ‘disposto’, qualunque locus occupi nel continuum della relazione. E per le tre altre partes, come stanno le cose ? L’elocutio, quanto meno dalla parte del benefattore, sembra espunta : opportunamente è stato sottolineato12 l’instaurarsi, nella pragmatica del dono, d’un « comportamento comunicativo non verbale ». Ben altro risalto acquista la gestualità. E qui non posso che rimandare alle pagine di Licinia Ricottilli13, che ne ha esaminato a fondo le descrizioni presenti nei primi due libri del trattato, con riguardo alla congruenza (o, viceversa, incongruenza) con le personae del donatore e del donatario, sottolineando in particolare i tratti gestuali che, nell’icona delle Grazie, maggiormente trascrivono gli essenziali concetti filosofici predicati nel trattato14. E non basta. Non può sfuggire che la circolarità di quel consertis manibus in se redeuntium chorus (3, 4) si pone in diretto rapporto col monito, rivolto al benefattore subito prima della digressione mitologica, di ‘accerchiare’ l’ingrato (3, 1 : beneficiis tuis illum cinge) fino a infondergli la riconoscenza nel durum et inmemor pectus. E’ così che viene ad aggiungersi a sua volta in primo piano la parte della memoria, deputata poi anche, con significativa simmetria, a fungere da suggello alla digressione, nella dialettica chiastica della relazione benefica : qui praestiterunt, obliuiscantur, pertinax sit memoria debentium. Solo in 11, 1 Seneca riterrà di poter disciplinare la trattazione con una prima formale divisio, che investe fino a tutto il l. II, 17 la prassi del benefattore : analizzata anzitutto, per riprendere il distinguo quintilianeo, sul piano del quid, l’inventio della materia benefica, e poi su quello del quomodo, potremmo dire lo ‘stile’ della beneficenza : sequitur, ut dicamus, quae beneficia danda sint et quemadmodum. 12 

Cf. Raccanelli, Cambiare il dono, p. 305. della rappresentazione gestuale nel de beneficiis », in Benefattori, p. 399-

13  « Aspetti

429.

14 

Ibid., p. 408-411.

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Cinque capitoli, fino al termine del libro primo, sono sufficienti a sbrigare la tassonomia dell’inventio, inquadrata con una certa freddezza notarile fin dall’elenco che in 11, 1 l’inaugura : prima demus necessaria, deinde utilia, deinde iocunda. Ciò che davvero conta, ed è ribadito in 12, 1, è che siano soprattutto mansura e duratura, il che li riguarda non sul piano dell’inventio ma della dispositio nello spazio e nel tempo. Ben altra la sensibilità di Seneca, dall’inizio del secondo libro, per la tastiera ‘stilistica’. Lo confermerà in modo perentorio il riepilogo della materia trattata che fornirà nel preambolo del quinto, cioè al trapasso dai decreta ai praecepta : in prioribus libris uidebar consummasse propositum, cum tractassem, quemadmodum dandum esset bene­ ficium, quemadmodum accipiendum ; hi enim sunt huius officii fines15 . La menzione del quid è del tutto omessa. Solo che, rispetto al quomodo quintilianeo questo quemadmodum si conferma sostanziato da pratiche soprattutto attinenti alla dispositio e all’actio del beneficium, mentre l’elocutio rimane relegata in una funzione puramente accessoria, conformemente alla tendenza senecana a considerare l’eloquenza velut umbram (ep., 100, 10), ben diversamente dalla rappresentazione che ne dà Cicerone in solidale binomio con la gloria (Brut., 15, 59 ; de or., III, 26, 101). Certo, in II, 6, 1 si afferma che in omni negotio […] non minima portio est quomodo quidque aut dicatur aut fiat ; ma tutto il contesto invita a ravvisare in questa portio i tratti non già dell’elocutio ma della pronuntiatio strettamente abbinata all’actio. Sul piano causale è tuttavia la dispositio a esercitare la funzione preminente all’interno della relazione donatore-donatario, secondo il precetto già impartito all’atto benefico in I, 12, 3 : tempus, locum obseruet, personas : quia momentis quaedam grata et ingrata sunt. I capitoli sul prepon del benefattore che chiudono la prima parte del l. II echeggiano chiaramente la dottrina delle personae che Seneca mutua da Panezio. Il successo della relazione benefica dipende non già dal valore assoluto del bene concesso ma da un gioco strategico e strutturale di aggiustamenti reciproci e calibrati tra le due personalità a fronte. E la metafora ludica ben s’addice, perché è Seneca stesso a proporre, sulla scorta di Crisippo, il paragone col gioco della palla (17, 3-5), destinata a fallire nel lancio o nel rilancio la sua conlocatio se non si stabilisce tra i due conlusores la giusta e reversibile mediazione di attitudini e di intenti.

15  « Nei libri precedenti credevo d’aver portato a pieno compimento il mio piano, avendo trattato come fare il bene, come riceverlo : fin qui s’estende infatti l’ambito di questo dovere sociale ».

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Si attua per questa via nel modo più congruo nel libro II, giusta l’annuncio di 18, 1, il trapasso alla trattazione che concerne, espandendosi anche nel III, il comportamento del beneficato : quomodo se gerere homines in accipiendis beneficiis debeant. L’institutio fornita in materia da Seneca non è che la metodica applicazione d’una par regula (18, 2) rispetto a quella che governa l’operato del benefattore. Vi ritroviamo rispecchiate le stesse cinque partes, ma, proprio come in uno specchio, con perfette simmetrie governate dall’ottica dell’inversione. Da 25, 3 però la riflessione sul comportamento del beneficato si porta preminentemente sulla dispositio e vi resterà a lungo. La inaugura un’altra immagine crisippea attinta al campo metaforico della competizione, non più ludica stavolta ma agonistica : la postura di chi, come l’atleta scattante al segnale dello starter, deve pensare già dum accipit a reddere, per non fallire il tempus della gara che ha per meta la gratia. L’ultima esortazione rivolta nel libro al beneficato, excipe beneficium, amplexare (35, 4), del tutto simmetrica a quella che già conosciamo impartita al benefattore (I, 3, 1 : beneficiis tuis illum cinge) introduce ai primi cinque capitoli del l. III, sul tema della memoria, la pars che ancora ci resta da guardare più da vicino. Siccome qui meminit, sine impendio gratus est (III, 2, 2), per Seneca gratia e memoria del beneficio sono praticamente sinonimi. Ciò comporta à rebours che la più nera forma d’ingratitudine sia l’avere del tutto rimosso il ricordo del bene ricevuto. Per evitare che ciò accada, bisogna continuamente riportare ad oculos (III, 2, 3) l’esatta ‘collocazione’ conferita nel proprio animo al beneficio ricevuto. Qui più che mai Seneca ricalca esplicitamente le procedure mnemotecniche prescritte dai manuali di retorica16. Ci vuol poco dunque a comprendere come anche in rapporto alla pars memoriae sia la dispositio del bene dato e ricevuto a esercitare il ruolo egemone. Come già detto, un beneficio è ben ‘disposto’ se, dalla parte del benefattore, il gaudium che procura rimane saldo nell’intimo della coscienza rinunciando a ostentare i meriti materiali acquisiti ; e se, per converso, dalla parte del beneficato, si effonde liberamente in tutte le manifestazioni di riconoscenza possibi l i, cioè senza nemmeno necessità, ove le circostanze non lo consentano, d’uno sdebitamento in re. In questa prospettiva ermeneutica, il l. III del trattato appare davvero strategico, perché è proprio la radiografia cui sottopone la dispositio benefica, operata attraverso i filtri procedurali della pars destruens, 16  Le elenca M. Armisen-Marchetti, « Mémoire et oubli dans la théorie des Bienfaits selon Sénèque », Paideia, 59 (2004), p. 13 n. 21.

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che consente l’approdo alla pars construens del IV, l’acquisizione in positivo del beneficium come atto puramente e autonomamente morale, per se expetendum e al riparo dalle ‘trappole’ dell’ingratitudine. Per tutto il corso del l. III si dice invece ciò che la beneficenza non è. Non è una categoria giuridica (capp. 6-11) perché, nella sua natura universale e nella stessa ‘adiafora’ difformità della materia in cui si esercita, è irriducibile alle codificazioni del diritto positivo : ne consegue che l’ingratitudine non possa essere perseguita legalmente. Non è una categoria economica (capp. 12-17) perché, nonostante le sovrapposizioni del linguaggio metaforico, non può lasciarsi confondere con la feneratio, con « quella sua oscura ombra disfunzionale che è il creditum17 ». Non è nemmeno una categoria sociologica. Contestando, a partire dal distinguo del cap. 18, 1, in nome del diritto naturale le assiologie vigenti nella società romana, Seneca ribalta il verso istituzionale della ‘relazione asimmetrica’ tra benefattore e beneficato, diretto dall’alto al basso della scala gerarchica, affermando, col conforto di precisi exempla, che, pur dal ‘basso’ del loro statuto, anche i servi possono beneficare i loro domini e anche i filii i loro parentes e, in particolare, i propri patres. Ben si vede come anche qui il versante privilegiato nella serrata analisi critica del beneficium, e percorso fino a raggiungere i limiti del paradosso antropologico, continui a essere la pars della dispositio. La beneficenza, last but not least, è men che meno una categoria politica. I capitoli che corrono da III, 18 alla fine del libro credo si possano, anzi si debbano leggere anche come una drastica retractatio della dottrina enunciata nel de clem., da tempo, del resto, amaramente sconfessata dal filosofo col lasciare, ritengo, interrotto il trattato. Ce ne offre d’altronde un preciso segnale esplicito lo stesso Seneca nell’exemplum attinto nel cap. 23 a Claudio Quadrigario, sulla domina di Grumentum che, sottratta all’ira del nemico dall’abile stratagemma di due suoi schiavi, poi perciò li affranca : nec indignata est ab his se uitam accepisse, in quos uitae necisque potestatem habuisset. Potuit sibi hoc uel magis gratulari ; aliter enim seruata munus nota e et uol g a r i s clementia e habuisset, sic seruata nobilis fabula et exemplum duarum urbium fuit18. 17  Cf. P. Li Causi, « Fra creditum e beneficium. La pratica difficile del ‘dono’ nel de beneficiis di Seneca », Quaderni del Ramo d’Oro On-line, 2 (2009), p. 249. 18  « Né s’indignò d’aver avuto salva la vita da coloro sui quali aveva esercitato potere di vita e di morte. Avrebbe potuto per questo ancor più rallegrarsi con se stessa ; infatti la salvezza ottenuta diversamente sarebbe stata un atto di scontata e banale clemenza, ottenuta così divenne insigne argomento di racconto ed esempio per due città. »

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Ecco il paradossale rovesciamento rispetto al trattato dedicato a Nerone, ove fa dire allo stesso principe che è lui, vicario degli dei, vitae necisque gentibus arbiter (I, 1, 2). Sarebbe stata lì inconcepibile la situazione prodottasi nell’esempio ; e comunque ogni altro modo per la donna di aver salva la vita sarebbe dipeso da un habitus, la clemenza, svalutato né degno di passare alla storia. Il connotato del pendio, dell’inclinazione, potremmo dire per legge fisica, dall’alto verso il basso, intrinseco alla semantica della clementia, risulta del tutto sovvertito dalla dispositio, invece naturaliter reversibile, del certamen benefico tra diseguali. Questa inedita ammissione di un punto di vista ‘basso’ che abilita anche i servi e i filii a far del bene viene completamente a spiazzare la prospettiva unidirezionale del trattato a Nerone, in cui gli uni e gli altri esistono solo come oggetti, mai come soggetti dell’iniziativa benefica. Più volte nel l. I de clem. ricorre il lessico del beneficium, ma (a immagine e somiglianza degli dei) riservato a senso unico al principe (3, 3 ; 5, 7 ; 13, 5 ; 19, 9), da dominus nei confronti dei servi (almeno a livello di paragone, servis imperare moderate laus est, 18, 1, perché Seneca si guarda bene dal riferire apertamente a Nerone questo rapporto coi sudditi) e da pater, addirittura Pater Patriae nei riguardi dei cives, in quanto detentore d’una potestas che è temperatissima liberis consulens (14, 2). E ovviamente quando il principe è definito benefattore in quanto servus (8, 2 sq.), gli si applica quella specialissima dottrina, di matrice ellenistica, che è l’endoxos douleia. Al tempo in cui Seneca scrive il de ben., e anche in cui scrive – a mio avviso non molto dopo – l’ep. 90, la concezione della beneficentia come virtù politica non è più per lui che un’utopia relegata all’età dell’oro, quando, a detta di Posidonio, il potere era in mano ai sapientes (ep. 90, 5). L’autore del de ben. è già quell’’ultimo’ Seneca che ci si mostra in fuga dalla non più vivibile civitas nella duplice opposta direzione dell’interiorità spirituale e della cosmopoli stoica ; ma è anche il Seneca raccontato da Tacito (ann., XIV, 52-56) che contratta a prezzo di non pochi compromessi con Nerone il diritto al secessus, e in questo permesso di fare a meno della vita politica identifica (ep., 73, 4), estremo paradosso, il solo beneficium di cui poter ancora essere grato al potere : magnam rem nescientibus debet. Il rovesciamento del de clementia ci appare poi totale se ci portiamo ai capp. 30-34 del l. VI, che possiamo davvero definire ‘l’altra faccia’ dello speculum principis : perché lì s’insegna che, a fronte del generale cortigianesco obsequium servile e adulandi certamen (30, 4 sq.), l’unico bene che si possa fare ai potenti sarebbe dir loro la verità, mostrando che (30, 6) in illa scaena (quella, a ben vedere, di tutta la drammaturgia

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senecana…) vanis et cito diffluentibus bonis refulgente ‘il re è nudo’ e in sempre imminente pericolo di cadere. E il fatto che il filosofo assommi al lontano ed esotico exemplum negativo di Serse (31) quello ben altrimenti vicino di Augusto (32) è il segno evidente di come la riflessione senecana sul vero e falso bene coinvolga ormai direttamente i fondamenti stessi del principato romano. BIBLIOGRAFIA A r misen -M archetti , M., « Mémoire et oubli dans la théorie des Bienfaits selon Sénèque », Paideia, 59 (2004), p. 7-23. C avar zer e , A., Gli arcani dell’oratore. Alcuni appunti sull’actio dei Romani, Roma, Padova, 2011. G r iffin , M. T., Seneca on Society. A Guide to De Beneficiiis, Oxford, 2013. L i C ausi , P., « Fra creditum e beneficium. La pratica difficile del ‘dono’ nel de beneficiis di Seneca », Quaderni del Ramo d’Oro On-line, 2 (2009), p. 226-252. M a zzoli , G., « Ricerche sulla tradizione medievale del de beneficiis e del de clementia di Seneca. III – Storia della tradizione manoscritta », Bollettino dei Classici Lincei, III-3 (1982), p. 165-223. M a zzoli , G., « Simplex ratio e admonitio : teoria e relativismo morale nel de beneficiis di Seneca », in G. Hinojo Andrés, J. C. Fernández Corte (ed.), Munus quaesitum meritis. Homenaje a Carmen Codoñer, Salamanca, 2007, p. 585-594. P icone , G., L. B eltr a mi et L. R icottilli (ed.), Benefattori e beneficati. La relazione asimmetrica nel de beneficiis di Seneca, Palermo, 2009. R acca nelli , R., Esercizi di dono. Pragmatica e paradossi delle relazioni nel de beneficiis di Seneca, Palermo, 2010. Tr aina , A., Lo stile drammatico del filosofo Seneca, Bologna, 1987.

Anne Vial L ogeay

LES SOURCES DU SAVOIR QUELQUES REMARQUES SUR SÉNÈQUE (Q.N., VI, 8) ET PLINE L’ANCIEN (H.N., VI, 181) Je crois que le principe des grandes eaux du Nil ne sera pas plus connu de la postérité qu’il ne l’a été jusqu’à ce jour ; les prêtres se contredisent dans leurs fictions comme les savants sur ce mystérieux phénomène (Ammien Marcellin, Histoires, XXII, 15)

À en croire Lucain, les guerres civiles qui ensanglantèrent Rome auraient pu ne pas se produire : à preuve, le désir prêté à César de renoncer à la guerre s’il était assuré de connaître les sources du Nil, comme il le déclare au sage Acorée : Sed cum tanta meo uiuat sub pectore uirtus/ tantus amor ueri, nihil est quod noscere malim/ quam fluuii causas per saecula tanta latentis/ ignotumque caput : spes sit mihi certa uidendi/ niliacos fontes, bellum ciuile relinquam1. Une telle déclaration au sage égyptien en dit long sur l’attrait exercé par le fleuve sur les chefs et conquérants dans l’Antiquité. Les dites sources ne devaient pourtant pas être découvertes du vivant de César ni même durant des siècles après sa mort : si le jésuite espagnol Pedro Paéz (15641622) le premier, se réjouit dans son Histoire de l’Éthiopie d’arriver le 21 avril 1618 à la source du Nil bleu sous la conduite du négus Sousnéyos (« J’avoue ma joie, à avoir devant les yeux ce que dans les temps anciens Cyrus et son fils Cambyse comme Alexandre le Grand et Jules César, ont tant désiré voir et connaître »), il faut attendre 1858 pour que le mystère soit véritablement levé par le Britannique John Speke. À Rome, la conquête stabilisée sous le Principat suscite encore 1 Lucain,

Pharsale, X, 188-192 « Mais, avec cette ardente passion qui vit dans mon âme, cet amour extrême du vrai, je n’ai rien de plus à cœur que de connaître le régime de ce fleuve, dont tant de siècles ont ignoré les causes, et son origine restée mystérieuse qu’on me donne l’assurance de voir les sources du Nil, et j’abandonnerai la guerre civile ».

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de nombreuses expéditions qui permettent d’établir des connaissances sur des terres où les Grecs n’avaient pas pénétré2 . Au-delà des besoins de la gestion de l’empire, ces expéditions renouvellent le sens de l’espace romain et contribuent probablement à la remise en question du rôle des vainqueurs au sein de l’oecumène, au moment même où certains, comme Juvénal, expriment leur dégoût de la présence pour eux envahissante du sistre égyptien et des Grecs dans l’Vrbs. Depuis la bataille d’Actium et l’intégration de l’Égypte au sein de l’empire, les realia égyptiennes jouissent d’une image ambigüe à Rome, souvent défavorable en dépit (ou peut-être en raison) du blé venu de la vallée du Nil et dont dépend la ville pour sa subsistance3 : Tacite s’en fait l’écho lorsqu’il rappelle, au début de ses Histoires, l’abondance des récoltes et le statut particulier de la province, ses mœurs réputées légères et sa propension à la superstition, sa supposée ignorance des lois enfin4. Dès son intégration dans l’empire, l’Égypte participe en effet d’une définition de l’identité romaine, entre intégration et altérité : c’est ainsi qu’Auguste fait promener la représentation d’un Nil enchaîné à travers Rome, sous forme statuaire ou picturale5, et qu’il exclut du pomerium les temples d’Isis6. Les interprétations «  littéraires  » demeurent relativement concises (mais dans ses Métamorphoses, Ovide fait du fleuve le pourvoyeur de monstres après du déluge primordial)7 tandis que les représentations picturales se multiplient en Italie, témoignant 2  C. Nicolet, L’Inventaire du monde. Géographie et politique aux origines de l’empire romain, Paris, 1988, ch. IV : « Les explorations et les voyages sous l’empire romain », p. 125-138. 3  D. Bonneau, Le Fisc et le Nil. Incidences des irrégularités de la crue du Nil sur la fiscalité foncière dans l’Égypte grecque et romaine, Paris, 1971, p. 148-171 sur la fiscalité foncière et les irrégularités du Nil à l’époque romaine, d’Auguste aux Flaviens. En 41, il ne restait plus que huit jours d’avance en vivres à Rome, cf. Sénèque, De breuitate uitae, XVIII, 5 ; or, les effets de la crue du Nil étaient perçus comme nécessaires à la continuation d’un bon état du genre humain, et, très tôt, l’abondance de la crue avait été liée en rapport avec les vertus du souverain. 4 Tacite, Histoires, I, 11 : Aegyptum copiasque quibus coerceretur, iam inde a diuo Augusto equites Romani obtinent loco regum : ita uisum expedire, prouinciam aditu difficilem, annonae fecundam, superstitione ac lasciuia discordem et mobilem, insciam legum, ignaram magistratuum. 5  On ne sait pas exactement ; sur le Nil « humilié » à Rome, cf. D. Bonneau, La Crue du Nil, divinité égyptienne à travers mille ans d’histoire, 332 av.-641 ap. J.-C., Paris, 1964, p. 329-330. 6 Sur cette marque, parmi d’autres, de la volonté d’Auguste de marquer les nouvelles limites de l’identité romaine en redéfinissant l’espace du pomerium, cf. les travaux d’E. Orlin, Foreign Cults in Rome : Creating a Roman Empire, Oxford, New York, 2010, ch. 7 : « The Challenges of the First Century ». 7  Métamorphoses, I, 422-429.

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peut-être d’une forme d’opposition à Rome comme dans le cas de la mosaïque de Préneste8. Depuis Hérodote, qui affirme que l’Égypte est un don du Nil9, le fleuve est en quelque sorte une synecdoque du pays. Son régime si particulier suscite les interrogations10, même si la question de ses sources reste relativement secondaire, au moins jusqu’aux Romains11. L’attitude de César témoigne que cette question apparaissait comme étroitement liée à celle du pouvoir : le Nil ne marque donc pas seulement une limite entre l’Asie et l’Afrique, il exerce un attrait symbolique. À l’époque néronienne, l’intérêt porté au fleuve se trouve renouvelé, probablement grâce au préfet T. Claudius Balbillus12 ainsi qu’aux expéditions dépêchées par l’empereur aux confins de l’empire13, celles-ci comportant un volet égyptien vers 61-63 apr. J.-C.14. Nous en avons deux témoignages, l’un de Sénèque dans ses Questions naturelles, l’autre de Pline dans son Histoire naturelle15. Tous deux ont été 8  Cf. P. H. Schrijvers, « A literary view on the Nile mosaic at Praeneste », in L. Bricault, M. G. Versluys, P. G. P. Meyboom, Nile into Tiber. Egypt in the Roman World, Leiden, Boston, 2006, p. 223-243. Selon P. Schrijvers, la mosaïque doit d’ailleurs être datée vers 20 apr. J.-C. 9  Histoires, II, 5 : δῆλα γὰρ δὴ καὶ μὴ προακούσαντι ἰδόντι δέ, ὅστις γε σύνεσιν ἔχει, ὅτι Αἴγυπτος, ἐς τὴν Ἕλληνες ναυτίλλονται, ἐστὶ Αἰγυπτίοισι ἐπίκτητός τε γῆ καὶ δῶρον τοῦ ποταμοῦ. 10 Hérodote, Histoires, II, 20 sq. 11  Cf. J. S. Romm, The Edges of the Earth in Ancient Thought, Princeton, 1994, p. 149-156 ; sur « l’apport » romain, cf. D. Bonneau, La Crue du Nil, p. 139 sq. 12 T. Claudius Balbillus, préfet d’Égypte de 55 à fin 59 apr. J.-C., auteur supposé d’un livre Sur les merveilles de l’Égypte, où il assimile le Nil à un dieu dans un texte vraisemblablement imprégné de religion égyptienne traditionnelle et présentant une parenté de pensée avec le stoïcisme – Sénèque le cite dans ses Questions naturelles en IV a, II, 13 ; peut-être Lucain a-t-il été influencé par Balbillus qui avait quitté l’Égypte en 59 apr. J.-C. (D. Bonneau, La Crue du Nil, p. 334-335). L’existence de l’ouvrage de Balbillus paraît confirmée par Pline l’Ancien, Histoire naturelle, VIII, 91-93, où Balbillus constitue une source commune à Sénèque et à Pline pour le combat entre crocodiles et dauphins. 13  Dans le Caucase, en Orient, et en Égypte, probablement à des fins politico-militaires ; sur toutes ces questions, cf. la mise au point F. De Romanis, « Viaggi ed esplorazioni oltre i confini dell’impero fra l’età di Plinio e quella di Tolomei », in Optima hereditas. Sapienza giuridica romana e conoscenza dell’ecumene, Milano, 1992, p. 225276. 14  Ou 56-58 apr. J.-C ? C’est la datation adoptée par E. Gozalbes Cravioto, « Seneca y la exploracion de las fuentes del Nilo », in Séneca, dos mil años después, Actas del Congreso Internacional del Bimilenario de su nacimiento (Córdoba, 24 a 27 de septiembre de 1996), éd. M. Rodriguez-Pantoja, Cordoba, 1997, p. 169-174), qui suggère l’existence d’un traité consacré à la question sous Néron. La majorité des critiques retiennent toutefois la datation « haute » de 61-63 apr. J.-C., cf. M. De Nardis, « Seneca, Plinio e la spedizione neroniana in Etiopia », Aegyptus, 69 (1989), p. 123-152. 15 Sénèque, Questions naturelles, VI, 8, 3-4 ; Pline l’Ancien, Histoire naturelle, VI, 181.

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fréquemment mis en regard, non seulement parce qu’ils sont quasi contemporains, mais aussi du fait qu’ils affichent une même finalité et s’inscrivent dans un même contexte historique : il s’agit de textes en prise sur l’actualité immédiate ou presque. L’objectif de cet article est donc simple : examiner les processus de structuration du savoir, à travers deux comptes-rendus de la même expédition, étudier comment deux auteurs, l’un et l’autre soucieux d’enquêter sur la nature, ont pris conscience des limites du monde et de celles de la connaissance, et s’en sont accommodés. S’intéresser aux sources du Nil, c’était, dans le cadre d’une réflexion sur la nature, tester les limites du monde connu, celles du visible et de l’invisible ; c’était aussi réfléchir, en creux, sur la place de l’homme au sein de celle-ci. Prendre le Nil comme indicateur de la constitution du savoir, de ses difficultés et de ses impasses, permet donc de mesurer la valeur accordée à un défi considéré comme insurmontable ou presque, puisqu’Alexandre lui-même n’avait pu percer ses secrets16. Le compte-rendu de l’expédition n’est de première main ni pour Sénèque, ni pour Pline, même si tous deux prétendent faire le point sur les connaissances acquises, et même si Sénèque, grâce à un séjour en Égypte durant sa jeunesse, possède sur celle-ci des compétences a priori étendues17. Les versions transmises par les deux hommes diffèrent pourtant pratiquement du tout au tout, au point que l’on a pu douter qu’il s’agisse de la même expédition18. Le récit de Sénèque est situé au début du livre VI des Questions naturelles, lors d’une réflexion sur les eaux souterraines. Ego quidem centuriones duos, quos Nero Caesar, ut aliarum uirtutum ita ueritatis in primis amantissimus, ad inuestigandum caput Nili miserat, audiui narrantes longum illos iter peregisse, cum a rege Aethiopiae instructi auxilio commendatique proximis regibus penetrassent ad ulteriorem. (VI, 8, 4) Inde, ut quidam aiebant, peruenimus ad immensas paludes, quarum exitum nec incolae nouerant nec sperare quisquam potest : ita implicatae aquis herbae sunt et aquae nec pediti eluctabiles nec nauigio, quod nisi paruum et unius capax limosa et obsita palus non fert. Ibi, inquit, uidimus duas petras, ex quibus ingens uis fluminis excidebat19. 16 Arrien,

Expédition d’Alexandre, VI, 1. Consolation à Helvie, passim ; Servius, ad Aen., VI, 154 : Seneca scripsit et de sacris Aegyptiorum. 18  Sur ce débat, cf. M. De Nardis, « Seneca, Plinio, e la spedizione neroniana », p. 125 n. 11 et 12. 19  Questions naturelles, VI, 8, 3 sq. : « Néron, un prince plein d’enthousiasme pour toutes les vertus, et particulièrement pour la recherche de la vérité, envoya deux centurions à la découverte des sources du Nil. J’ai entendu ces deux officiers raconter le long 17 Sénèque,

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Sénèque se présente comme témoin direct (audiui) du compterendu fait à Néron, commanditaire de l’expédition « par amour de la vérité », lui qui est ueritatis in primis amantissimus20. Pour autant, ce récit s’avère décevant : la narration, qui met l’accent sur les difficultés de l’entreprise, même avec l’aide des indigènes, débouche au final sur l’arrivée dans d’immenses marais dépeints comme infranchissables, et sur l’impossibilité de la connaissance. L’expédition s’arrête où l’homme ne peut plus avancer, face au spectacle impressionnant d’un corridor de pierres d’où le fleuve tombe avec vigueur. Le marécage où se brouillent les contours du monde connu et où la perte des repères nourrit chez les indigènes un sentiment de malaise et de peur diffuse, le cheminement jusqu’au dit marécage constitue pour les centurions anonymes une mission à remplir et dont ils doivent rendre compte : à défaut de parvenir avec certitude aux sources du fleuve, les soldats guidés par les auxiliaires du roi d’Éthiopie atteignent tout de même les lieux les plus reculés, et la narration, qui alterne styles direct et indirect, met l’accent sur la prouesse que représente l’entreprise. En effet, comme l’a analysé A. De Vivo21, la narration dramatique et dramatisée ressort à la figure de la topographie, caractéristique, selon Servius, d’une écriture fictionnelle, ou plus proprement épique : topothesia est, id est, fictus secundum poeticam licentiam locus22 . De même, l’emploi du terme obsita est-il tout à fait insolite ici : les procédés littéraires sont mis au service d’une « sémantique de l’inconnu »23. Sénèque fait de la quête des sources du Nil une entreprise héroïque, où l’étrange beauté du lieu auquel parviennent voyage qu’ils avaient fait. Aidés des secours du roi d’Éthiopie et recommandés par lui aux rois voisins, ils avaient pénétré plus loin que leurs prédécesseurs. 4. Après bien des jours, disaient-ils, nous sommes arrivés à d’immenses marais. Les indigènes ignorent où ils finissent, tellement les eaux y sont embarrassées de grandes herbes et impraticables aux piétons et aux barques. Ces marécages fangeux et obstrués ne sont navigables que pour une petite nacelle montée par un seul homme. ‘Nous avons vu là, racontait l’un d’eux, un fleuve considérable sortir de deux rochers’. 5. Que ce soit la source ou un affluent du Nil et que cette eau naisse réellement à cette place ou qu’elle revienne à la surface après un cours antérieur, ne crois-tu pas qu’elle monte en tout cas d’un vaste réservoir souterrain ? Il faut en effet que l’intérieur de la terre ait de l’eau éparse en bien des places et amassée dans ses profondeurs, pour pouvoir la vomir avec une pareille puissance » (trad. C.U.F.) 20  Sénèque, Questions naturelles, VI, 8, 3. 21  A. De Vivo, « Nerone e la ricerca delle fonti del Nilo (Sen., Nat., VI, 8, 3-5) », in Classicità, medioevo, e umanesimo. Studi in onore di S. Monti, ed. G. Germano, Napoli, 1996 (réédité in A. De Vivo, Costruire la memoria. Ricerche sugli storici latini, Napoli, 1998, p. 165-181), p. 171-187. Cf. aussi Id., « Seneca e i terremoti (QN, libro VI) », in Seneca e le scienze naturali, ed. M. Beretta, F. Citti, L. Pasetti, Firenze, 2012, p. 102-105. 22 Servius, ad Aen., I, 159. 23  A. De Vivo, « Nerone e la ricerca delle fonti », p. 178-179.

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les soldats pousse à la contemplation ; cette prise de conscience du mystère de la nature correspond à une énigme d’autant plus enveloppante que le Nil représente sans doute chez Sénèque une sorte de berceau symbolique de la civilisation24 ; aussi le récit prêté aux centurions ne relève-t-il aucunement d’une démarche scientifique. La discordance est extrême par rapport à une expédition attribuée au désir de vérité d’un empereur, et la déception au moins profonde : le mystère des sources reste entier, en dépit de l’atmosphère épique instaurée par l’écriture. D’un côté, donc, un récit laudatif ; de l’autre, une notation fort brève. Le texte plinien, encore plus concis que celui de Sénèque – il s’agit d’une mention incidente, au milieu du décompte des localités de la région – s’avère en effet d’une sécheresse presque éprouvante. L’expédition se trouve signalée comme en passant : certe solitudines nuper renuntiauere principi Neroni missi ab eo milites praetoriani cum tribuno ad explorandum, inter reliqua bella et Aethiopicum cogitanti25.

Tout se passe donc comme si Sénèque s’attachait à entretenir le mystère tandis que Pline en reste avec prudence au niveau des acquis, prolongeant toutefois nettement la connaissance sur les limites du monde : son récit porte le regard bien au-delà des bornes symboliques de Philae (au niveau de la première cataracte du Nil) confondues d’ailleurs par Sénèque avec celles de Méroé (entre la cinquième et la sixième cataracte). À partir d’une même expérience, on a donc là, somme toute assez curieusement chez un auteur auquel on a beaucoup reproché sa tendance au merveilleux26, un texte qui écarte avec vigueur tout envol de l’imagination, alors qu’un ouvrage réputé scientifique et rigoureux comme celui de Sénèque qui par ailleurs connaissait personnellement l’Égypte pour, en plus de son séjour, avoir probablement écrit un ouvrage sur la religion des Égyptiens, n’entretient guère de liens avec la vérité ni même avec la vraisemblance27. On peut donc s’interroger sur 24 G. D. Williams, The Cosmic Viewpoint. A Study of Seneca’s Natural Questions, Oxford, New York, 2012, p. 122. 25 Pline, Histoire naturelle, VI, 181 : « Telles sont les localités dont il a été fait mention jusqu’à Méroé ; parmi elles, à notre époque, aucune ou presque ne subsiste sur l’une et l’autre rive. En tout cas, ce sont des étendues désolées que signalèrent récemment, dans leur rapport à l’empereur Néron, les soldats du prétoire qu’il avait envoyés avec un tribun en reconnaissance, alors qu’il méditait, entre autres guerres, une campagne en Éthiopie ». 26  V. Naas, Le Projet encyclopédique de Pline l’Ancien, Rome, 2002, p. 243 et notes afférentes. 27  M. De Nardis, « Seneca, Plinio, et la spedizione neroniana », p. 129 sq.

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la sincérité de l’épithète flatteuse accordée à Néron par Sénèque, et sur ce qu’elle recouvre. Les nombreuses divergences entre les deux récits, sur le plan des informations géographiques, ayant été mises en valeur et analysées par M. De Nardis28, ce n’est donc pas tant sur l’exactitude de ces informations mais sur les intentions des deux auteurs que nous souhaitons faire porter les remarques qui vont suivre. Le récit de l’expédition rapporté par Sénèque présente plusieurs difficultés, la première venant de son insertion au début du livre VI des Questions naturelles : à la Sicile où se trouve Lucilius, terre de mirabilia, répond l’Égypte, lieu de miracula. L’anecdote peut en effet sembler déplacée29, tant elle est éloignée du développement scientifique sur le fleuve et son régime de crues analysé au livre IV 30. Cette apparente incohérence entraîne la question des intentions politiques sous-jacentes : la mention d’un Néron ardemment épris de la vérité peut en effet correspondre à un réflexe de prudence chez Sénèque qui vient de se mettre en retrait de la cour ; pour la plupart des critiques, il s’agit à la fois d’un réflexe politique et d’un discret système de renvoi à l’intérieur de l’œuvre, avec valeur d’avertissement31. Selon A. de Vivo, il y aurait là une allusion au modèle d’Alexandre le Grand32 , roi conquérant par excellence et lui aussi épris de vérité ; il s’agit pourtant d’une figure bien plus ambigüe que ne le laisserait croire un discours politique convenu33 ; au livre VI, Sénèque rappelle d’ailleurs le souvenir de Callisthène, symbole du philosophe scienti28 

Ibid.

29  G. D.

Williams, The Cosmic Viewpoint, p. 236. Vivo, « Nerone e la ricerca delle fonti », p. 170 ; A. Setaioli, Seneca e i Greci. Citazioni e traduzioni nelle opere filosofiche, Bologna, 1988. 31  M. De Nardis, « Seneca, Plinio e la spedizione neroniana », p. 123-152 ; A. De Vivo, « Nerone e la ricerca delle fonti », p. 171-187. 32  A. De Vivo, « Seneca e i terremoti », p. 104 : « Nerone […] nell’ambiguo elogio del trattato scientifico, ripropone il modello di Alessandro e questa aemulatio si carica certamente di tutte le implicazioni negative che caratterizzano il giudizio di Seneca sul re macedone nel complesso della sua opera e anche nelle NQ, giudizio condiviso successivamente da Lucano e proiettato con identico procedimento di analogia su Cesare ». 33 D. Lassandro, « La figura di Alessandro Magno nell’ opera di Seneca », in M. Sordi (ed.), Alessandro Magno. Tra storia e mito, Milano, 1984, p. 155-168 ; J.-M. André, « Alexandre le Grand. Modèle et repoussoir du prince (d’Auguste à Néron) », in AA.VV., Neronia IV. Alejandro Magno, modelo de los emperadores romanos, Actes du IV° Colloque International de la SIEN, éd. J.-M. Croisille, Bruxelles, 1990, p. 1124. Sur l’admiration de Néron pour Alexandre le Grand, dont Suétone se fait l’écho (cf. Vie de Néron, 19, 4, 4 : Parabat et ad Caspias portas expeditionem conscripta ex Italicis senum pedum tironibus noua legione, quam Magni Alexandri phalanga appellabat), cf. A. Aiardi, « Interessi neroniani in oriente e in Africa : l’idea di Alessandro Magno », Atti del Istituto veneto di Scienze, lettere ed arti, 138 (1978-1979), p. 563-572. 30 A. De

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fique et savant, tué par Alexandre34 ; le système d’échos et de renvois à l’intérieur de l’œuvre suggère une lecture plus sombre que ne porterait à le croire la seule expression ueritatis in primis amantissimus. Cette explication politique se double d’une dimension philosophique : la distinction stoïcienne entre vrai et vérité35. La composition « littéraire » du passage sert en effet, nous semble-t-il, l’étude du vrai et la recherche de la vérité en manifestant la confiance accordée au raisonnement. Le récit des centurions parvient à créer un effet de réel en produisant en quelque sorte une « représentation compréhensive »36 : le champ lexical de la vue l’inscrit en effet comme un visum, et la dramatisation contribue elle aussi à produire une impression d’adéquation avec le lieu décrit37 – or cette présentation « vraie » qui marque aussi les limites de la connaissance physique est la condition même d’un autre type de connaissance, produite par le « regard intérieur » du philosophe : nimis oculis permittit nec ultra illos scit producere animum, qui non credit esse in abdito terrae sinus maris uasti38 . En effet celui-ci se saisit de la représentation fidèle du paysage nilotique pour construire son rai-sonnement méthodique. Le Nil représente donc l’occasion d’une connaissance, sinon vraie, du moins vraisemblable de la nature, qui s’acquiert en plusieurs temps et, d’abord par l’observation exacte dont s’acquittent les centurions, parfaite et fidèle délégation du pouvoir, puis par l’exercice de la méthode inductive. C’est ainsi que du visible le philosophe passe à l’invisible, coopérant de façon toujours plus étroite avec cette nature dont il est membre. Encore cette connaissance inductive manifeste-t-elle l’exercice du talent élevé et noble qu’est la raison, spécifique au philosophe : dès lors, la source de la connaissance ne se trouve pas dans un paysage, fût-il celui du fleuve le plus bienveillant qui soit dans la nature, mais en l’homme ; il n’y a donc ni phénomène de croyance, ni sagesse ésotérique (comme celle dont le sage Acorée ne

34 Sén., Questions naturelles, VI, 23, 2-3 ; A. De Vivo, « Nerone e la ricerca delle fonti », p. 185. 35  C. Lévy, Les Philosophies hellénistiques, Paris, 1997, p. 117-119. 36 Sur la question de la représentation et ses enjeux, nous renvoyons à C. Lévy, Cicero Academicus. Recherches sur les Académiques et sur la philosophie cicéronienne, Rome, 1992, p. 223 sq. 37 Sextus Empiricus, Adv. Math., VII, 248 : « Cette présentation, déclaraient nos logiciens, provient du réel, et elle est en accord avec le réel ; c’est le réel qui l’a imprimée et scellée. » 38  Questions naturelles, VI, 7, 5 ; J. Dross, « Du bon usage de l’imagination : l’importance du regard intérieur dans l’œuvre philosophique de Sénèque », Pallas, 92 (2013), p. 225-235 ; G. D. Williams, The Cosmic Viewpoint, p. 235-237.

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faisait pas profiter César), mais tout au plus des savoirs en devenir et à conquérir. Fidèle à ses convictions stoïciennes, Sénèque suggère donc que la meilleure forme de connaissance n’est pas fondée sur la science positive et que le philosophe est capable de transcender les limites apparentes du savoir. L’incertitude des marais qui effraie tant les indigènes est pour le philosophe le point de départ de l’exercice de la raison, non dans l’intention de se rassurer mais afin d’intégrer cette image tout en la dépassant, l’exactitude du récit fonctionnant ici comme une représentation à partir de laquelle s’exerce le jugement : l’irruption du spectacle de la nature, le sentiment de rupture avec les frontières du monde connu représentent pour Sénèque l’image de ce que doit être la connaissance véritable et justifient l’application d’une méthode partant de ce qui relève du probable pour inférer des hypothèses vraisemblables. L’observation est la condition d’une démarche éthique et plus encore sociologique. L’anecdote théâtralisée par Sénèque marque une nette distribution des rôles entre plusieurs catégories, ceux qui disent des choses vraies sans en avoir conscience, à savoir les indigènes et les soldats, et le philosophe. Les indigènes qui connaissent les lieux n’en retirent pas autre chose qu’un sentiment irrationnel ; les soldats romains, fidèles à leur mission, et de ce fait observateurs méticuleux de l’inconnu, sont les intermédiaires nécessaires entre une humanité en proie aux passions et le philosophe. Celui-ci vient couronner cette hiérarchie implicite, car lui seul est capable de mettre en relation ce savoir non originel avec un raisonnement inductif 39. Le savoir des soldats est « vrai » en ce qu’il est exact et cette véracité s’enracine dans la conscience avec laquelle ils remplissent leur mission et en rendent compte ; la connaissance que l’on peut en retirer, elle, reste du domaine du probable. Dans ce drame en trois actes qu’est le récit des Questions naturelles (la quête, le récit en présence de l’empereur et de Sénèque, la déduction faite par le philosophe), ce que l’on relève au fond, c’est le relatif désintérêt de l’auteur pour la question même de l’emplacement des sources, quelque utile que puisse être cette connaissance pour prévoir les crues : l’amour de la vérité semble réservé au seul Néron et le

39  Cette

anecdote contribue donc, elle aussi, à enrichir l’image complexe du soldat chez Sénèque, analysée par C. Lévy, « Le philosophe et le légionnaire ; l’armée comme thème et métaphore dans la pensée romaine de Lucrèce à Marc Aurèle », in F. Bessone, E. Malaspina (ed.), Politica e cultura in Roma antica, Atti dell’incontro di studio in ricordo di I. Lana, Torino, 16-17 ottobre 2003, Bologna, 2005, p. 74-75.

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philosophe stoïcien concentre sa réflexion sur le vraisemblable40. Ce n’est pas tant l’emplacement des sources du fleuve qui importe (et peut-être y a-t-il là une critique larvée envers Néron)41, que la déduction que l’on peut tirer du spectacle raconté par les centurions, à propos de l’existence d’un océan souterrain : siue caput illa siue accessio est Nili, siue tunc nascitur siue in terras ex priore recepta cursu redit, nonne tu credis illam, quicquid est, ex magno terrarum lacu ascendere ? 42 S’agit-il pour autant ici d’un renoncement au vrai et à la vérité, réservée aux dieux, comme cela a pu être suggéré ?43 Rien de tel en tout cas chez Pline, dont l’Histoire naturelle paraît sous les Flaviens, et ne souffre pas d’une parole contrainte concernant Néron. Au contraire donc de Sénèque, qui qualifie le prince d’amoureux de la vérité en un éloge hyperbolique qui, à un moment où le philosophe vient d’obtenir le droit de se mettre en retrait de la cour, doit sans doute comme on l’a dit davantage à la prudence politique qu’à la conviction profonde mais n’en rejoint pas moins l’association traditionnelle connaissance/ pouvoir, Pline se tait : en déclarant que les connaissances acquises sur les itinéraires et les distances concernant les Arabica sont liées à des intentions guerrières chez Néron, il fait silence sur l’empereur comme entrepreneur de vérité. Il nous semble toutefois que l’interprétation de cette expression ne se réduit pas à la seule lecture politique, à la haine apparemment vouée par Pline à Néron. On 40 Sénèque, Ep., 65, 10 pronuntia quis tibi uideatur uerisimillimum dicere, non quis uerissimum dicat ; id enim tam supra nos est quam ipsa ueritas « Proclame celui qui te paraît dire le plus vraisemblable, non pas celui qui dit le plus vrai ; car le vrai est au-dessus de nous, tout autant que la vérité elle-même. » 41  F. R. Berno, Lo Specchio, il vizio e la virtù. Studio sulle Naturales Quaestiones di Seneca, Bologna, 2003, p. 332. 42  Questions naturelles, VI, 8, 5. 43  « Le vrai objet de la connaissance est de saisir la nature et les causes des phénomènes de l’univers, mais elles nous échappent, car le principe premier régissant l’univers, la cause de toutes les causes est inaccessible aux sens, il ne peut être appréhendé que par la pensée. Mais, s’il est pensable, il n’est pas connaissable et partant l’ensemble ordonné, qui est son œuvre, ne l’est pas non plus. L’expression de cette défiance envers le pouvoir de la raison humaine évoque impérieusement un passage de la lettre 65, qui paraît bien être inspiré directement du Timée. L’incertitude de Sénèque sur la capacité de l’esprit humain à atteindre une vérité, qui est l’apanage des dieux, n’exclut pas toutefois un espoir prudent en un progrès de la connaissance, au cours des générations futures. Ce qui est finalement perceptible, c’est moins un scepticisme désespéré qu’une dialectique entre défiance et confiance en la possibilité de la connaissance. » (F.-R. Chaumartin, « La nature dans les Questions naturelles de Sénèque », dans Le Concept de nature à Rome. La physique, éd. C. Lévy, Paris, 1996, p. 188). F.-R. Chaumartin a rapproché, à la suite d’autres, la lettre 65 du Timée de Platon, cf. Timée, 29c « moi qui vous parle et vous, les juges, nous ne sommes que des hommes (c’est-à-dire capables d’atteindre à la vraisemblance, et non au vrai) ».

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retient généralement la condamnation portée au livre VII, qui assimile l’empereur défunt à un ennemi du genre humain44, et, de fait, il est rare que la mention de ce dernier ne soit pas assortie de commentaires négatifs, mais tel n’est pas le cas ici : la phrase est d’une neutralité apparente45. La ligne d’interprétation d’A. De Vivo46, qui voudrait que soit ici reprochée à Néron une politique belliciste47, rentre en contradiction avec la suite du texte qui exalte les menées augustéennes : Intrauere autem et eo arma Romana Diui Augusti temporibus duce P. Petronio, et ipso equestris ordinis praefecto Aegypti48. Sans doute s’agit-il d’ôter à Néron le bénéfice de l’initiative, ainsi que de rappeler que les Flaviens s’inscrivent dans le cadre d’une res publica restituta, mais ici la mention d’Auguste ne fonctionne pas dans un rapport d’opposition avec Néron, adversaire-repoussoir idéal dans l’Histoire naturelle49. De manière générale, qu’il s’agisse de l’Éthiopie ou de peuples comme les Maures50, Pline prend soin de noter que ce ne sont pas les armes romaines qui contribuent le plus à dépeupler, quels que soient par ailleurs les ravages sur

44 Pline, Histoire naturelle, VII, 46 ; F. de Oliveira, Les Idées politiques et morales de Pline l’Ancien, Coimbra, 1992 (Estudos de Cultura Classica 5), p. 205-206 ; 310 ; M. Beagon, Roman Nature. The Thought of Pliny the Elder, Oxford, 1992, p. 17-18 ; Ead. (ed.), The Elder Pliny on the Human Animal. Natural History Book 7, Oxford, 2005, avec commentaire ad loc. ; F. Ripoll, « Aspects et fonction de Néron dans la propagande impériale flavienne », dans J.-M. Croisille, R. Martin, Y. Perrin (éd.), Neronia V. Néron : histoire et légende, Bruxelles, 1999 (Coll. Latomus 247), p. 137-151. 45  E. Ciaceri, « Claudio e Nerone nelle storie di Plinio », in Processi politici e relazione internazionali, Roma, 1918, p. 387-434, avait pu soutenir en son temps que la figure de Néron ne devenait franchement objet de critique qu’à partir du livre VII, et il considérait que les livres I à VI auraient pu être édités à part du vivant de Pline ; cette hypothèse, si séduisante soit-elle, semble pourtant valoir surtout pour la figure de Claude, tandis que la plupart des « occurrences néroniennes » sont de de fait moins neutres qu’elles pourraient en avoir l’air au premier abord. 46  A. De Vivo, « Nerone e la ricerca delle fonti », p. 185 : « Il differente punto di vista di Seneca e di Plinio dipende essenzialmente oltre che dal diverso interesse per i dati geografici (cf. De Nardis p. 135 ss.) dalla vicinanza-distanza di entrambi rispetto a Nerone. Ne consegue, pertanto, che dello stesso avvenimento venga tramandata la motivazione ideologica (l’obiettivo scientifico) dall’autore contemporaneo (il filosofo-politico Seneca, i cui rapporti con il principe erano in una fase di difficile equilibrio), la motivazione politica (obiettivo militare, quindi economico) da un autore come Plinio, legato alla dinastia flavia e fondamentalmente ostile a Nerone ». 47  Dion Cassius, LXIII, 8 évoque l’éventualité d’une guerre contre Méroé. 48  « Mais les armées romaines sont entrées aussi dans ce pays à l’époque du divin Auguste, sous le commandement de P. Petronius, lui-même préfet d’Égypte appartenant à l’ordre équestre ». 49  F. Ripoll, « Aspects et fonction de Néron ». 50  Histoire naturelle, V, 17, 2.

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les populations et les territoires51. Son texte suggère la nécessité pour les Romains de s’imposer à des populations déjà plus qu’à moitié décimées par leur propre faute : nous sommes là dans le topos de la pax Romana civilisatrice. De manière générale, Pline justifie l’impérialisme romain. Et ce, même si le Nil semble bien soumis à un statut d’exception, lui dont la connaissance s’obtient par la paix, et non, comme d’habitude, au prix de guerres, per deserta et ardentia et inmenso longitudinis spatio ambulans famaque tantum inermi quaesitus sine bellis, quae ceteras omnes terras inuenere52 . Comme chez Sénèque, à la question « que saiton ? » s’en juxtaposent donc d’autres, implicites ou non, sur ce qu’il est possible de savoir, ainsi que sur l’utilité même de ce savoir, questions qui rejaillissent sur le rapport à la vérité, à l’exactitude, à la connaissance : faut-il connaître, et que faut-il connaître ? On le sait, le cadre de la connaissance chez Pline est d’emblée limité au monde terrestre : furor est egredi ex eo, et, tanquam interna eius cuncta plane sunt notata, scrutari externa […] effigiem dei quaerere, imbecillitatis humanae est53 . Cette position fort générale, qui confère un caractère stoïcisant à sa cosmogonie, est justifiée par le souci qu’il a de l’être humain et de lui être utile. Or la relation au Nil est d’emblée placée sous le signe de l’incertum : Nilus incertis ortus fontibus, ut per deserta et ardentia et inmenso longitudinis spatio ambulans famaque tantum inermi quaesitus sine bellis, quae ceteras omnes terras inuenere, originem, ut Iuba rex potuit exquirere, in monte inferioris Mauretaniae non procul oceano habet lacu protinus stagnante, quem uocant Nilidem54.

Une telle déclaration semble s’accompagner d’une absence de curiosité : pas plus que Néron, dont l’expédition se serait organisée autour d’une ambition militaire55, Pline ne fait preuve d’appétit de savoir pour les sources du fleuve en dépit du long développement qu’il consacre à 51  Ainsi, le préfet d’Égypte P. Petronius qui mit notamment à sac Napata sous Auguste. Histoire naturelle, VI, 181-182 : Diripuit et Napata […] Nec tamen arma Romana ibi solitudinem fecerunt : Aegyptiorum bellis attrita est Aethiopia uicissim imperitando seruiendoque. 52  Histoire naturelle, V, 51. Sur les découvertes géographiques opérées par les armées romaines, cf. C. Nicolet, L’Inventaire du monde, p. 131. 53  Histoire naturelle, II, 1. Sur l’aspect polémique d’une telle remarque, et son caractère « socratique », cf. S. Citroni-Marchetti, Plinio il Vecchio e la tradizione del moralismo romano, Pisa, 1991, p. 26. 54  Histoire naturelle, V, 10, 51. 55 Suétone, Vie de Néron, 31, 4, donne une troisième version des buts de l’expédition : il se serait agi chez l’empereur d’un désir de richesses.

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son régime56. Comme chez Sénèque, quoique pour des motifs différents, l’expédition évoquée au livre VI revêt un caractère subsidiaire, dans la mesure où la mention qui en est faite se trouve insérée dans des passages où le Nil n’apparaît pas pour lui-même : un long développement lui a été consacré au livre V, à propos de l’Égypte. Au livre VI, c’est dans la partie sur l’Asie africaine, et à propos de terres mal voire pas connues que se trouve mentionnée l’expédition qui devait donner lieu ensuite à la rédaction d’une forma Aethiopiae57. Sur la question des sources du Nil, qu’il semble distinguer de l’expédition même58, Pline s’en tient donc aux apports de la période augustéenne et à Juba II de Maurétanie, auteur d’une compilation d’ouvrages hellénistiques sous le titre d’Arabica. Juba s’intéresse en effet davantage à la question des sources du fleuve qu’à celle de sa crue, et, se fiant aux observations des voyageurs, pose qu’il vient du mont Atlas et non, comme les Égyptiens et les Grecs l’affirmaient avec force, de l’Océan. Comme l’a suggéré D. Bonneau, une telle assertion pouvait correspondre à des motifs politiques, en ce qu’elle posait la continuité de l’Afrique et, liant étroitement occident et orient, était de nature à conforter l’emprise de l’empire ; c’est d’ailleurs Juba que suit Vitruve59. En dehors de Juba, Pline s’en tient aux deux sources collectives qu’il évoque, les Neronis exploratores ou les arma Romana Diui Augusti temporibus. À l’époque de Pline, cette explication était reçue depuis longtemps même si n’était pas la seule60. Ces distances et indications ne sont sans doute guère propres à faire rêver ; à une époque où l’inconnu forme l’horizon sur lesquels se constituent les sciences, elles manifestent pourtant la confiance de notre auteur dans les capacités de l’homme. Dans une certaine mesure, Pline rationalise en effet les connaissances sur l’Éthiopie, perçue comme appartenant aux confins du monde, et limite quelque peu la part de monstrueux traditionnellement prêtée à ces terres61 qui, pour 56 

Histoire naturelle, V, 10, 51-59. Histoire naturelle, XII, 19. 58  Évoquée en Histoire naturelle, VI, 182. 59  D. Bonneau, La Crue du Nil, p. 147 : « Une explication de l’origine du Nil qui affirmait la continuité de l’Afrique et liait étroitement l’Occident à l’Orient n’entraitelle pas dans les desseins d’Auguste qui tenait à faire l’unité de l’empire » ; dans le De architectura, VIII, 2, 7, Vitruve avance que les sources du Nil se trouvent sur le versant du mont Atlas du côté de l’Océan occidental. 60  Pomponius Méla, Chorographie, I, 9. 61  J. Desanges, commentaire à l’édition de Pline, Histoire naturelle, VI, 4 e partie, édition, traduction et commentaire, Paris, 2008, p. 143 sur le fondement rationnel reconnu par Pline à la légende d’Andromède, tout en maintenant son caractère fabuleux ; cf. également, sur les Nisicathae et Nisithae, guerriers « à quatre yeux » et « à trois yeux » (Histoire naturelle, VI, 194), p. 194 « peut-on admettre que ces peuples aient pu accepter 57 

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des lecteurs contemporains, étaient situées dans une zone où la chaleur torride empêchait toute autre forme de vie que celle des Antichtons, habitants fabuleux d’une « contre-terre »62 . Cet arrière-plan par excellence non-scientifique trouvait encore écho sous l’empire63, si bien que lorsque Pline s’attache à mesurer, quantifier cet espace, il restreint par là-même le champ de l’étrange et ouvre la voie à une réflexion en creux sur l’unité du genre humain. À la différence de Sénèque pour lequel il s’agit, à travers le constat d’une impasse, de montrer les bornes du savoir en validant l’audace humaine, tout en donnant acte d’un échec qui peut n’être que temporaire64, Pline s’attache aux acquis et, partant, à la constitution d’une science exacte et cumulative. Il s’agit pour lui de privilégier une narration prenant symboliquement possession de l’espace, d’où le refus d’une écriture qui sacrifierait au merveilleux, à l’irrationnel. La connaissance ne s’apparente donc pas à un quelconque « déchiffrement » du monde, ni à un dévoilement d’une vérité cachée, mais à une recension d’informations, et elle est, dans cette mesure, sans modèle. Il n’y a pas d’« instinct » de la connaissance, mais une volonté de conserver, au sujet du Nil, ce qui peut être considéré comme établi et partant, de débarrasser la narration de tout le merveilleux qui pourrait l’encombrer. Une telle attitude est d’autant plus surprenante que ne manquaient pas les occasions d’étonnement ou d’admiration, desquelles jaillit l’intérêt pour la connaissance65 : de ce point de vue, Pline paraît en retrait par rapport à Sénèque. Son texte ne reflète aucun des mirabilia prêtés au Nil, comme aux eaux en général dans l’Antiquité66, et lorsqu’il le fait en d’autres endroits de l’Histoire naturelle, il demeure plus circonspect que le philosophe67. La « question du Nil » n’est pas chez lui de proclamer par leur nom même l’affirmation d’une sorte de hiérarchie dans une habileté qui faisait leur valeur guerrière ? L’explication de Pline semble bien rationaliste ! ». 62  J. S. Romm, The Edges of the Earth, p. 131 sq. 63  Pomponius Méla, Chorographie, I, 53-54, établit ainsi un lien explicite entre le Nil et les Antichtons. 64  Epist., XXXIII, 10 : Qui ante nos ista mouerunt non domini nostri sed duces sunt. Patet omnibus ueritas, nondum est occupata ; multum ex illa etiam futuris relictum est. 65  Comme noté par M. Beagon, « The curious eye of Pliny the Elder », in Pliny the Elder : Themes and Contexts, ed. R. K. Gibson, R. Morello, Leiden, 2011, p. 86 : « To understand nature for Pliny is to understand that wonder and explanation can knit together in a never-ending circle of intellectual curiosity rather than presenting the inquirer with a simple and finite one-way journey from wonder to explanation. » 66 L. Callebat, « Science et irrationnel. Les mirabilia aquarum », Euphrosyne, 16 (1988), p. 155-167. 67  Cf. par exemple le traitement différent du combat des crocodiles et des dauphins (Sénèque, Questions naturelles, IV a, 2, 13 et Pline, Histoire naturelle, VIII, 91), et l’an-

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un discours de la méthode, comme elle peut l’être chez Sénèque, mais fonctionne comme réservoir d’informations, en relation probable avec l’aspect instrumental de la mémoire humaine défini au travers de l’Histoire naturelle. Or ceci engage d’autres enjeux. En effet, Pline recourt aux faits établis par d’anonymes recentiores qui sont aussi des humiles : ici des soldats, peut-être des prétoriens ; ailleurs, d’autres soldats mais aussi des marchands. Il s’agit là d’une posture inhabituelle : l’auctoritas de la connaissance repose généralement sur la position sociale de ceux qui contribuent à l’augmentation du savoir, et la « vérité » ne gagne en stabilité que par la garantie que lui apporte l’élite politique68. La position de Pline semble plus ambigüe : s’il se trouve bien dans l’Histoire naturelle des mentions qui semblent renvoyer de manière explicite l’auctoritas à une position sociale élevée, d’autres interdisent d’y voir un schéma monolithique69. Pour enrichir le savoir, Pline fait en effet appel aux témoignages récents de soldats et marchands, négligeant la réputation d’exagération prêtée à ces derniers par Strabon ou Marin de Tyr70. Un tel procédé est pour lui de tout temps : déjà, lors des expéditions d’Alexandre, il faut mettre au crédit de ses troupes et non de leur chef les connaissances sur la mangrove, de même que les soldats sont convoqués au même titre qu’Aristote en tant que garants de l’extraordinaire thropologisation des dauphins, plus importante chez Sénèque que chez Pline, analysé par G. D. Williams, The Cosmic Viewpoint, p. 123-124 et notes ad loc. Sur la portée littéraire et politique du texte de Sénèque, cf. aussi F. Le Blay, « Les crocodiles des bords du Nil : Sénèque, Questions sur la nature, IVa, II, 12-15 », Revue des Études Latines, 85 (2007), p. 114-130. 68 P. Arnaud, «  La géographie impériale, entre tradition et innovation », in La invención de una geografía de la Península Ibérica. II. La época imperial, ed. G. Cruz Andreotti, P. Le Roux, P. Moret, Madrid, 2007, p. 20 : « Le témoignage d’un rustre honnête valait en somme moins que la construction intellectuelle d’un érudit élaborée en conformité avec l’opinion établie garantie par l’accord des autorités. Cette posture intellectuelle s’inscrit dans le cadre global d’une société où la nouveauté était tout le contraire d’une qualité. » 69  Histoire naturelle, V, 11 et 14-15 ; VI, 49 (à propos de la découverte du fleuve Iaxarte) : quod Scythae Silim uocant, Alexander militesque erius Tanain putauere esse ; VI, 141 : arma Romana sequi placet nobis ; VI, 160 (expédition d’Aelius Gallus) ; XIII, 140 : qui nauigere Indo Alexandri milites frondem marinarum arborum tradidere in qua uiridem fuisse, exemptam sole protinus in salem arescentem, iuncos quoque lapideos perquam similes ueris per litora, et in alto quasdam arbusculas colore bubuli cornus ramosas et cacuminibus rubentes cum tractarentur, uitri modo fragiles, in igni autem ut ferrum inardescentes, restinctis colore suo redeunte. Sur les informations transmises par les marchands nostri negotiatores, cf. à titre d’exemple, et sans souci d’exhaustivité : Histoire naturelle, VI, 140 ; VI, 145-146 ; VI, 149. 70  Géogr., 1, 11 : « Ces marchands se soucient peu de trouver la vérité, occupés qu’ils sont par leurs affaires. Au contraire, ils exagèrent souvent les distances par fanfaronnade. »

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fécondité de la souris71. De telles notations « égalitaires » aboutissent, comme l’a aussi noté Rhiannon Ash, à une forme de démocratisation du savoir72 . En dépit de la modestie sociale de leurs auteurs, les informations collectées constituent donc des « sources » pour la connaissance, au même titre que les sources romaines auxquelles recourt l’Histoire naturelle 73, et elles sont à mettre en rapport avec l’aspect instrumental d’une memoria perçue comme cumulative, ainsi que Pline l’expose dans l’Histoire naturelle 74. Que conclure de ces quelques observations ? Les divergences entre les deux points de vue sont sans doute le symptôme d’une difficulté à définir l’attitude de l’homme face à l’inconnu. Ce que Sénèque met en évidence, c’est la nécessité d’une représentation grâce à laquelle puisse se produire le glissement vers la philosophie. Le mystère de ces confins du monde appelle à se projeter dans la nature grâce à l’intellect ; l’œil de l’esprit fait le lien entre le visible et l’invisible. Pline est évidemment en retrait dans la mesure où il soumet la connaissance à l’utile : c’est donc la fiabilité de l’information qui prime pour lui. Reste que pour l’un comme pour l’autre, ce qui est visé n’est pas une « vérité », encore moins « la » vérité, et chacun, à sa manière, laisse ouverte la possibilité du futur. Susceptibles par la suite d’être physiquement déplacées, reculées, les bornes du savoir n’ont pas pour autant disparu : la nature reste la force agissante qui dote l’Égypte du Nil, le fait apparaître ou disparaître, définit le cadre des connaissances possibles. La science ne peut que déboucher sur une forme de sagesse. Pline mène une réflexion sur les marges, et sur les contours du genre humain ; Sénèque fait partir du philosophe, seul être pleinement accompli aux yeux des Stoïciens, le chemin du savoir. Deux démarches, des autorités, des lecteurs différents : à la relation personnelle entretenue avec Lucilius par Sénèque, seul capable, en tant que stoïcien, d’interpréter avec rectitude le livre de la nature, Pline substitue un lectorat infiniment plus vaste. Pour autant, chacun souhaite convertir son lecteur ; les stratégies diffèrent, l’audience visée aussi, mais derrière la question des sources du Nil, c’est bien d’une sagesse que l’un et l’autre visent à entretenir leur public. Le philosophe, pour apprendre à se transformer soi-même ; le haut fonc71 

Histoire naturelle, X, 185 sub auctore Aristotele et Alexandri Magni militibus. « Pliny the Elder’s attitude to warfare », in R. K. Gibson, R. Morello (ed.), Pliny the Elder, p. 7-9. 73  G. Traina, « La géographie entre érudition et politique : Pline l’Ancien et les frontières de la connaissance du monde », in La invención de una geografía de la Península Ibérica. II, p. 95-114, « Des sources bien romaines », p. 105-109. 74  Histoire naturelle, VII, 88-90. 72 R. Ash,

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Mathieu Jacotot

UN MONDE D’APPARENCES L’HISTOIRE DU LYCANTHROPE DANS LE SATIRICON (§ 61-62) Lors de leur participation au banquet donné par Trimalcion, les personnages du Satiricon sont confrontés à un ensemble d’apparences qui perturbent, au moins temporairement, leur approche du monde réel parce qu’elles voilent ce dernier sous un aspect trompeur. On le constate notamment dans la nature des plats présentés aux convives. Ainsi, ce qui semble être initialement un œuf de paon est en réalité une coquille faite de farine dissimulant un becfigue (§ 33) ; un plat composé d’aliments sur le thème des signes du zodiaque dissimule un second niveau de mets, au premier abord invisible, composé de poulardes, de tétines de truie, d’un lièvre et de poissons (§ 36) ; un porc qui, en apparence, n’a pas été vidé, se révèle farci de saucisses et de boudins quand le cuisinier l’ouvre en deux (§ 49). À plusieurs reprises, les protagonistes du roman sont ainsi confrontés à des objets que l’on fait passer pour ce qu’ils ne sont pas avant que leur être ne soit correctement appréhendé dans un second temps. L’apparence dissimule donc l’être et diffère l’accès à la réalité authentique1. Ce procédé de travestissement temporaire du réel est aussi à l’œuvre dans l’un des récits enchâssés du Satiricon, l’histoire du lycanthrope2 racontée par Nicéros lors du banquet de Trimalcion : 1  Sur les techniques de faux-semblant utilisées pour la présentation des mets du festin, voir E. Courtney, A Companion to Petronius, Oxford, 2001, p. 97-100 ; ainsi que F. Dupont, Le plaisir et la loi. Du Banquet de Platon au Satiricon de Pétrone, Paris, 2002, p. 97 sqq. L’auteur note que l’esthétique du banquet donné par Trimalcion repose sur « l’inquiétant échange du réel et de l’apparence. » (p. 101). 2 Sur le thème du lycanthrope dans la littérature antique et notamment dans le Satiricon, voir M. Schuster, « Der Werwolf und die Hexen : Zwei Schauermärchen bei Petronius », Wiener Studien, 48 (1930), p. 149-178 ; R. Valenti Pagnini, « Lupus in fabula. Trasformazioni narrative di un mito », Bollettino di Studi Latini, 11 (1981), p. 3-22 ; J. Blänsdorf, « Die Werwolf-Geschichte des Niceros bei Petron als Beispiel literarischer Fiktion mündlichen Erzählens » in Strukturen der Mündlichkeit in der römischen Literatur, éd. G. Vogt-Spira, Tübingen, 1990, p. 193-217.

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LXI. (1) Postquam ergo omnes bonam mentem bonamque ualetudinem sibi optarunt, (2) Trimalchio ad Nicerotem respexit et : « Solebas, inquit suauius esse in conuictu ; nescio quid nunc taces nec muttis. Oro te, sic felicem me uideas, narra illud quod tibi usu uenit. » (3) Niceros delectatus affabilitate amici : « Omne me, inquit, lucrum transeat, nisi iam dudum gaudimonio dissilio, quod te talem uideo. (4) Itaque hilaria mera sint, etsi timeo istos scolasticos, ne me rideant. Viderint : narrabo tamen ; quid enim mihi aufert, qui ridet ? satius est rideri quam derideri’. (5) Haec ubi dicta dedit talem fabulam exorsus est : (6) « Cum adhuc seruirem, habitabamus in uico angusto ; nunc Gauillae domus est. lbi, quomodo dii uolunt, amare coepi uxorem Terentii coponis : noueratis Melissam Tarentinam, pulcherrimum bacciballum. (7) Sed ego non mehercules corporaliter aut propter res uenerias curaui, sed magis quod benemoria fuit. (8) Si quid ab illa petii, nunquam mihi negatum ; fecit assem, semissem habui ; in illius sinum demandaui, nec unquam fefellitus sum. (9) Huius contubernalis ad uillam supremum diem obiit. Itaque per scutum per ocream egi aginaui, quemadmodum ad iIlam peruenirem : aiunt, in angustiis amici apparent. LXII. (1) Forte dominus Capuae exierat ad scruta scita expedienda. (2) Nactus ego occasionem persuadeo hospitem nostrum, ut mecum ad quintum miliarium ueniat. Erat autem miles, fortis tanquam Orcus. (3) Apoculamus nos circa gallicinia ; luna lucebat tanquam meridie. (4) Venimus inter monimenta : homo meus coepit ad stelas facere ; sedeo ego cantabundus et stelas numero. (5) Deinde ut respexi ad comitem, ille exuit se et omnia uestimenta secundum uiam posuit. Mihi anima in naso esse ; stabam tanquam mortuus. (6) At ille circumminxit uestimenta sua, et subito lupus factus est. Nolite me iocari putare ; ut mentiar, nullius patrimonium tanti facio. (7) Sed, quod coeperam dicere, postquam lupus factus est, ululare coepit et in siluas fugit. (8) Ego primitus nesciebam ubi essem ; deinde accessi, ut uestimenta eius tollerem : illa autem lapidea facta sunt. Qui mori timore nisi ego ? (9) Gladium tamen strinxi et melanetatas umbras cecidi, donec ad uillam amicae peruenirem. In laruam intraui, paene animam ebulliui, sudor mihi per bifurcum uolabat, oculi mortui ; uix unquam refectus sum. Melissa mea mirari coepit, quod tam sero ambularem, et : ‘Si ante, inquit, uenisses, nobis adiutasses ; lupus enim uillam intrauit et omnia pecora tanquam lanius sanguinem illis misit. Nec tamen derisit, etiamsi fugit ; seruus enim noster lancea collum eius traiecit.’ Haec ut audiui, operire oculos amplius non potui, sed luce clara Gai nostri domum fugi tanquam copo compilatus ; et postquam ueni in illum locum, in quo lapidea uestimenta erant facta, nihil inueni nisi sanguinem. Vt uero do-

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mum ueni, iacebat miles meus in lecto tanquam bouis, et collum illius medicus curabat. Intellexi illum uersipellem esse, nec postea cum illo panem gustare potui non si me occidisses. Viderint quid de hoc alii exopinissent ; ego si mentior, genios uestros iratos habeam. » Après quoi, quand chacun se fut dûment souhaité tête solide et corps valide, Trimalcion se tourna vers Nicéros : « D’habitude tu es autrement agréable en société, je ne sais pas ce que tu as aujourd’hui à rester là sans un mot. Je t’en prie, tu me feras plaisir, narre-nous donc cette aventure qui t’arriva naguère. » Nicéros, charmé de la courtoisie de son ami, répondit : « Que je foire toutes mes affaires si ne voilà pas un bon moment que je crève de plaisir à te voir comme tu es. Rigolons donc un bon coup, malgré que j’ai bien peur que tes professeurs ne se marrent de moi. Je vais toujours raconter, ils verront bien. Qu’est-ce que ça me fiche bien de faire rigoler ? Le tout c’est que tout le monde rigole de la même chose. » Ainsi parla-t-il, et il entama son récit : « Dans le temps que j’étais encore ton esclave, nous habitions dans la rue du Petit-Passage. C’est maintenant la maison de Gavilla. Là les dieux voulurent que je devienne amant de la femme du cabaretier Térence. Vous l’avez sûrement connue, Melissa la Tarentine. Elle était superbement balancée, mais fichtre d’Hercule, ce n’était pas son physique qui m’intéressait, ni de lui faire l’amour. C’est seulement qu’elle avait une bonne menta­lité. Je lui demandais, elle ne me disait jamais non ; elle se faisait un as, il y en avait la moitié pour moi ; je planquais quelque chose dans sa poche, elle ne m’en faisait jamais tort. Aussi quand son bonhomme a claqué à la ferme, j’ai fait des pieds et des mains, tout un bataclan pour tâcher moyen de la rejoindre, puisque comme on dit c’est dans les ennuis qu’on connaît les amis. LXII. Justement, le maître était parti à Capoue pour brader un lot de fripes de premier choix. Je saute sur l’occasion et persuade un hôte à nous de faire les cinq milles avec moi. C’était un soldat, et costaud comme Orcus. Nous décarrons vers le chant du coq, la lune éclairait comme à midi. Au moment où on passe entre les tombeaux voilà mon gars qui s’en va faire ses besoins du côté des stèles. Moi je m’assois et je chantonne en comptant les stèles. Et puis je me retourne vers le type et je le vois qui ôte tous ses habits et qui les dépose au bord de la route. J’étais raide comme un cadavre, l’air ne passait plus dans mes narines. Alors il pisse autour de ses habits et d’un seul coup se transforme en loup. Ne croyez pas que je blague ! Pour me faire inventer ça, personne ne pourrait me payer assez cher. Je continue. Une fois changé en loup, il se met à hurler et s’enfuit dans les bois. Moi, sur le coup, je ne savais plus où j’étais. Après je me suis approché pour ramasser ses habits mais ils s’étaient changés en pierres. Impossible d’être plus mort de trouille que moi. J’ai quand même dégainé mon épée, et j’ai massacré

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les ombres les plus épaisses que je trouvais jusqu’à ce que je sois arrivé dans la ferme de mon amie. J’y suis entré comme un spectre, j’ai bien failli crever, la sueur me dégoulinant dans la raie des fesses, les yeux morts, c’est un miracle que je m’en sois remis. Ma Melissa s’étonne que j’aie voyagé si tard et me dit : « Si tu étais arrivé avant, au moins tu nous aurais aidés. Un loup est entré dans la ferme. Tout le troupeau, il les a saignés, un vrai boucher. Quand même qu’il a pu s’enfuir il ne doit pas guère s’en vanter parce qu’un esclave à nous lui a percé le cou avec sa lance. » Quand j’ai eu entendu ça, je n’ai pas pu fermer l’œil, et dès que le jour a été haut je me suis carapaté chez notre maître Gaïus, aussi vite que le bistrotier à qui on avait fauché ses fringues ». Arrivé à l’endroit où les vêtements s’étaient changés en pierres je n’y ai rien trouvé que du sang, et arrivé à la maison mon soldat était allongé dans un lit, assommé comme un bœuf, et un docteur lui soignait le cou. J’ai compris qu’il était loup-garou et après ça je n’ai jamais pu manger le pain avec lui, même si on m’aurait tué. Les autres verront bien ce qu’ils pensent de ça, moi, si je mens, que la colère de vos Génies m’étouffe ! » (Édition et traduction d’Olivier Sers)

Afin de distraire l’assistance, Nicéros, l’un des affranchis invités au banquet, raconte l’histoire d’un uersipellis, d’un homme capable de se changer en loup. L’apparence humaine du lycanthrope est trompeuse et dissimule la nature réelle de ce curieux personnage. La dialectique entre être et paraître se révèle cependant ici plus complexe que celle à l’œuvre dans les plats du festin : le lycanthrope a une nature foncièrement hybride et changeante et ce qu’il apparaît dans un second temps, une fois la métamorphose accomplie, n’est pas nécessairement son être définitif puisqu’il est à même de reprendre forme humaine. Le paraître n’est pas seulement ici ce qui voile l’être. Cette relation complexe entre aspect premier du monde et essence de ce dernier se rencontre à d’autres niveaux de cette histoire. Nous nous proposons de montrer, dans les modestes limites de cet article, que l’auditoire de Nicéros, tout comme le lecteur du Satiricon, se trouve, dans ce récit, conduit dans un monde d’apparences : d’abord parce que l’aventure narrée regorge de faux-semblants, qui touchent le lycanthrope, mais aussi les autres personnages ainsi que le narrateur lui-même et le style de son histoire. Ensuite parce que les apparences, en raison de leur abondance et de leur puissance, finissent par rendre problématique l’idée d’un « réel » qui se situerait au-delà d’elles et par devenir le seul être tangible dans un univers où règnent la métamorphose et l’hybridité.

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appar ences de l’histoir e

Avant même d’en venir à l’examen du lycanthrope, il est à noter que l’histoire racontée par Nicéros repose elle-même sur une dialectique de l’apparence et de l’être : le récit prend en effet, à plusieurs reprises, l’aspect d’un certain type d’histoire pour ensuite se dépouiller de cette apparence et changer. La métamorphose s’opère donc d’abord au niveau narratif : la narration provoque chez l’auditoire et chez le lecteur une attente qui est, dans un second temps, déjouée par la transmutation du récit. Au début de son récit, Nicéros donne un certain nombre d’indices qui laissent à penser que l’histoire racontée sera une histoire d’amour. Après avoir situé l’époque et le lieu des événements, Nicéros déclare amare coepi uxorem Terentii coponis (61, 6). L’auditeur est ainsi en droit d’attendre un récit de type amoureux, peut-être quelque peu sulfureux, ou au moins romanesque, puisqu’il y est question d’une relation adultère. Nicéros joue d’ailleurs de cette attente en se reposant sur ce que le public peut savoir d’un des protagonistes, à savoir la femme dont il s’est épris, et dont il précise l’identité : noueratis Melissam (61, 6). Cette très belle femme, connue, précise un peu plus l’image que le public se fait du récit à venir. Il se crée une première représentation de l’histoire, mais cette représentation tombe dans le domaine de l’apparence trompeuse et va être dissipée. Elle l’est d’ailleurs par Nicéros lui-même qui déclare juste après : Sed ego non mehercules corporaliter aut propter res uenerias curaui (61, 7). L’horizon d’attente est ainsi déjoué : il n’y aura pas de res uenerias et, à partir du paragraphe 62, le personnage de Melissa passe au second plan au profit de Nicéros lui-même et de son compagnon lycanthrope. Pour l’auditoire de Nicéros et le lecteur du Satiricon, la réalité de l’histoire offerte est donc différente de l’apparence première que le narrateur lui avait donnée : il ne s’agit pas d’une histoire d’amour mais d’un récit terrifiant. Et encore la dimension terrifiante de la mésaventure de Nicéros n’estelle pas, ici non plus, la première apparence de l’histoire. En effet, dans le préambule qu’il donne à son récit, Nicéros prévient l’assistance que son histoire sera source de rire, qu’elle soit en elle-même hilarante ou que lui-même se ridiculise en la racontant ; il déclare ainsi rechercher mera hilaria, la « pure rigolade » (61, 4). Nicéros prépare donc ici les convives à une histoire foncièrement drôle et insiste même très pesamment sur son caractère plaisant, comme l’atteste la fin de son préambule : quid enim mihi aufert, qui ridet ? Satius est rideri quam derideri

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(61, 4)3 . Et pourtant, c’est l’effet contraire que l’histoire produit. Nicéros, narrateur mais aussi protagoniste de l’histoire, ne cesse de décrire sa propre terreur au fur et à mesure que se déroulent les événements : il répète par trois fois qu’il est mort de peur (62, 5 : stabam tamquam mortuus ; 62, 8 ; qui mori timore nisi ego ? 62,  9 : oculi mortui). Au cours de sa narration, il en vient même à demander à l’assistance de le prendre au sérieux et de ne pas croire qu’il est en train de plaisanter (62, 6 : Nolite me iocari putare), ce qui est en flagrante contradiction avec ce qu’il avait initialement annoncé sur le caractère amusant de son histoire. Au terme du récit, les auditeurs restent bouche bée et Trimalcion souligne de façon imagée le caractère effrayant de ce qu’il vient d’entendre (63, 1 : pili inhorruerunt) avant de proposer à son tour une histoire qui sera, elle aussi, horrible (rem horribilem). Nicéros, après avoir donné à son récit l’apparence d’une histoire amusante, la fait donc basculer dans le domaine du terrifiant, comme il était passé de l’histoire d’amour à l’histoire de monstre. Il y a cependant ici une différence avec la première variation autour du genre de l’histoire : le personnage de Nicéros, par sa lâcheté, son propos hyperbolique, ses expressions amusantes, est de toute évidence comique aux yeux du lecteur, si ce n’est à ceux de l’auditoire du banquet4. Son récit se veut effrayant mais n’est pas, à la lecture, jugé exclusivement comme tel. Il y a donc ici une sorte de navigation au sein des apparences : un récit annoncé en premier lieu comme amusant se présente, dans un second temps, comme terrifiant mais finit par retomber, au troisième degré, dans le comique. Le récit en est donc revenu à l’apparence première après avoir fait miroiter une autre apparence prétendue. L es

appar ences des personnages

Cette omniprésence de l’apparence est également sensible quand on observe les personnages. Ils sont, eux aussi, conçus selon le procédé du faux-semblant qui occulte l’être, révélé seulement dans un second temps. L’intervention de Nicéros lui-même le montre. Avant de prendre la parole, Nicéros a l’air renfrogné et ne dit mot, ce qui surprend Trimalcion : nescio quid nunc taces nec muttis, lui demande-t-il (61, 2). Dès qu’il a été sollicité par Trimalcion, Nicéros s’anime et déclare que de3  Sur

le sens de ce préambule, par lequel Nicéros tâche de se prémunir des moqueries des scholastici du banquet, voir M. Plaza, « Derision and Conflict in Niceros’ Story (Petronius, Sat. 61, 3 - 62, 14), Latomus, 60 (2001), p. 81-86. 4  Sur le caractère ridicule du narrateur qu’est Nicéros, voir A. Perutelli, « Il narratore nel Satyricon », Materiali e discussioni per l’analisi dei testi classici, 25, (1990), p. 9-25.

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puis longtemps déjà il « crève de plaisir » (iam dudum gaudimonio dissilio ; 61, 3) : il y avait donc discordance entre son apparence extérieure, faite de mutisme peu amène, et son état intérieur, marqué par une joie intense ; la discordance est résorbée dans un second temps quand la volubilité du personnage s’accorde à sa joie : l’apparence première était trompeuse et cachait l’être. On peut aussi penser, naturellement, que le gaudimonium de Nicéros est seulement prétendu, peut-être parce que Nicéros jalouse Trimalcion et son ostentatoire réussite. Mais, dans cette hypothèse, on observe la même discordance entre être et paraître : la volubilité nouvelle de Nicéros et la bonne grâce avec laquelle il raconte son histoire ne s’accordent pas avec son état d’esprit sombre et jaloux. Quoi qu’il en soit exactement, l’apparence reste, temporairement, trompeuse. Le personnage de Melissa est construit selon cette même dialectique, quoique sur un mode mineur. C’est en effet, dit Nicéros, une très belle femme (pulcherrimum bacciballum ; 61, 6). Il ne faut pas cependant s’arrêter à ces apparences de séductrice car elle est, en réalité, surtout aimable par ses mœurs : c’est parce qu’elle est benemoria, de bonnes mœurs, et surtout très généreuse (61, 7) que Nicéros l’apprécie grandement. L’observation de l’apparence extérieure de l’individu ne suffit pas à donner accès à son caractère, qui n’est connu que dans un second temps. Mais c’est naturellement le personnage du lycanthrope qui présente le rapport entre apparence et être sous le jour le plus riche. En apparence, il s’agit d’un homme, et plus précisément d’un miles. Mais cet aspect est trompeur puisqu’une fois dans le cimetière son physique change radicalement : il se métamorphose rapidement en loup. Nicéros donne peu de détails sur cette transformation. L’auditoire apprend qu’après s’être déshabillé et avoir uriné sur ses vêtements, subito lupus factus est (62, 6) et qu’il s’enfuit ensuite en hurlant. L’apparence extérieure ne permet donc pas de donner d’emblée accès à son être réel. Il en va de même quand le lycanthrope, une fois qu’il a pris l’aspect du loup, attaque la ferme où se trouve Melissa : pour cette dernière, c’est un lupus qui a attaqué (62, 9) : la rencontre, fugace, de Melissa avec le lycanthrope ne lui a permis que d’en rester à l’apparence extérieure de cet être. La relation entre apparence et être dans le cas du lycanthrope est cependant plus complexe qu’il n’y paraît. Une comparaison de notre texte du Satiricon avec le passage des Métamorphoses d’Ovide consacré à la métamorphose de Lycaon en loup permet d’en prendre la mesure5. Chez Ovide, la transformation en loup est une punition infligée par Jupiter à Lycaon, tyran d’Arcadie, pour son impiété et pour avoir 5 Ovide,

Métamorphoses, I, 232-239.

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servi au souverain des dieux de la chair humaine en guise de repas. Il ne s’agit donc pas, comme pour le miles du Satiricon, d’une initiative volontaire et personnelle. En outre, et surtout, Lycaon ne change de forme qu’une seule fois et ne redevient pas homme après sa métamorphose alors que la forme du loup n’est pas définitive dans le Satiricon ; dans le récit de Nicéros, l’apparence extérieure peut changer de manière infinie sans que l’on ne sache exactement où se situe l’être véritable. Le rapport entre apparence et réalité chez Ovide est assez différent : l’essence véritable de Lycaon, homme cruel et sanguinaire, est révélée par la métamorphose ; sa nature profonde est dite par son apparence une fois que cette dernière est passée de celle d’un homme à celle d’un loup. Il y a adéquation de la sauvagerie des mœurs et de la sauvagerie de l’apparence. Dans le Satiricon, rien de tel ne se produit : la transformation en loup ne révèle rien sur l’être réel du miles. Il y a oscillation entre les deux formes sans que l’une ne soit plus conforme à l’être profond : on reste dans un monde d’apparences sans que l’une ait plus d’importance que l’autre. Chez Ovide enfin, Lycaon présente des traces de son apparence passée d’homme quand il revêt sa nouvelle apparence de loup : il conserve la même fureur dans le regard et les mêmes poils gris6. Dans le Satiricon, les deux apparences sont bien plus disjointes, et la nouvelle forme prise par le miles estompe la précédente. La seule trace qui permette de faire le lien entre les deux apparences est la blessure au cou, mais c’est un signe accidentel. En somme, le lupus n’est pas la vraie nature du personnage du miles ; ce dernier est un uersipellis, un personnage qui change de peau : son être est précisément un non-être, une instabilité foncière. Il n’est ni homme ni loup, mais protéiforme. Il est d’ailleurs significatif que ce personnage soit toujours nommé par des termes différents : quand il apparaît dans son récit, Nicéros le qualifie d’hospes (62, 2) miles (62, 2), homo (62, 4), comes (62, 5) ou encore lupus (62, 6). Il n’y a pas de stabilité dans la désignation du personnage qui, d’ailleurs, n’a pas de nom propre unifiant ses multiples aspects. Avec le personnage du lycanthrope, le lecteur est confronté à un être d’apparences changeantes derrière lesquelles rien de stable ne peut être cerné. À bien y regarder, les deux autres personnages possèdent d’ailleurs eux aussi une certaine hybridité, même si leurs apparences ne sont pas aussi changeantes que celles du lycanthrope : Mélissa est Tarentine et vient donc du monde de la Grande Grèce, territoire marqué à la fois par la culture grecque et la civilisation romaine ; en outre, elle est 6 Ovide,

Métamorphoses, I, 237 : fit lupus et ueteris seruat uestigia formae.

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femme mais porte un nom qui, en grec, désigne un animal, l’abeille7 ; Nicéros a également un statut intermédiaire : c’est un affranchi, donc un homme situé entre l’univers des esclaves et celui des hommes libres de naissance. Ces deux personnages ne connaissent pas de transformation physique mais ils sont, au moins symboliquement, des êtres de l’entre-deux. Les trois personnages principaux de l’histoire de Nicéros montrent donc la discordance qui peut exister entre apparence et être mais contribuent aussi et surtout à montrer la mutabilité des apparences et l’hybridité foncière qui peut habiter les êtres. De ce fait, le récit de Nicéros crée l’impression d’un monde en mouvement, instable, où les faux-semblants s’ajoutent les uns aux autres et où l’apparence ne cache plus l’être mais vient le supplanter8. Une

poétique de l’appar ence et de l’hy br idité

Cette difficulté à atteindre l’être est également véhiculée, au niveau stylistique, par une écriture qui multiplie le jeu sur les apparences, les images changeantes et l’hybridité. La poétique même du passage contribue à plonger le lecteur dans un univers d’apparences instables et de métamorphoses. C’est sensible en premier lieu du point de vue générique. Le passage, qui semble relever du récit romanesque, emprunte en réalité à d’autres genres ou les parodie : il prend ainsi temporairement l’apparence de différents genres littéraires, mais sans jamais en adopter l’être définitivement. Le récit fantastique fait par Nicéros aux convives du banquet peut ainsi parodier le genre du dialogue symposiaque, dans 7  Selon D. K. Raïos, Η μέλισσα και ο λυκάνθρωπος : μια αλληγορία της πολιτικής σύγκρουσης στα χρόνια του Νέρωνα, Athènes, 2001 (avec un résumé en français), on peut même aller beaucoup plus loin dans la compréhension analogique des personnages : l’histoire du lycanthrope serait une allégorie politique dans laquelle le loup symboliserait le tyran et où Melissa « l’abeille » représenterait la cité isonomique en proie aux attaques de la bête. 8 Le faux-semblant et la métamorphose se retrouvent partout dans le Satiricon : M. Cameron, « Myth and Meaning in Petronius », Latomus, 29 (1970), p. 397-425, remarque ainsi que, en dehors du banquet de Trimalcion, le faux suicide de Giton ou le revirement de la pieuse matrone d’Éphèse sont quelques-uns des épisodes où se montre ce constant travestissement de la réalité. J. Thomas, Le Dépassement du quotidien dans l’Énéide, les Métamorphoses d’Apulée et le Satiricon, Paris, Les Belles Lettres, 1986, note lui aussi que « le Satiricon […] privilégie cette idée que les choses ne sont pas ce qu’elles ont l’air d’être » (p. 51). Il nous paraît en revanche discutable d’affirmer, comme le fait J. Thomas, que « le surréel se cache derrière le réel, dont le visage uni n’est qu’une apparence » (p. 55) : il n’y a pas de « surréel » derrière les apparences, qui forment à elles seules la totalité de ce qui est.

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lequel se sont notamment illustrés Platon et Xénophon, et qui met en scène différents personnages tenant chacun un discours assez étendu sur un thème donné. Dans notre passage, Nicéros, à la demande de son hôte Trimalcion, prend la parole et raconte une histoire surprenante à l’assistance ; mais elle est ici bien plus légère que les propos tenus dans le Banquet de Platon ou de Xénophon et ne possède pas de visée morale ou philosophique ; son narrateur, par ailleurs, ne bénéficie d’aucune aura intellectuelle particulière. T. Adamik a pu avancer que le personnage de Nicéros parodiait plus précisément celui de Phèdre dans le Banquet9. Notre passage du Satiricon parodie également les Métamorphoses d’Ovide. Une comparaison de notre texte et de celui de la transformation en loup de Lycaon fait apparaître quelques points communs : les hurlements du loup et sa fuite vers un espace naturel sauvage (Satir. 62, 7 : ululare coepit et in siluas fugit ; Ov. Met. I, 232233 : ipse fugit nactusque silentia ruris / exululat), ainsi que la violence sanguinaire du loup envers les animaux domestiques (Satir. 62, 9 : omnia pecora tanquam lanius sanguinem illis misit ; Ov. Met. I, 234-235 : rabiem solitaeque cupidine caedis / uertitur in pecudes et nunc quoque sanguine gaudet). La transformation du miles, sans être un décalque exact de celle de Lycaon, raille aussi de façon générale la manière dont Ovide évoque les métamorphoses légendaires : il y a bien transformation d’un homme en animal, mais il s’agit ici d’un individu inconnu et non d’un personnage mythologique et le procès du changement de forme est pour le moins étrange et ridicule puisque c’est en urinant autour de ses vêtements que le miles devient loup10. Le récit de Nicéros, enfin, se pare parfois plaisamment des atours de l’épopée. On le perçoit textuellement quand le narrateur emploie une formule traditionnelle de

9 T. Adamik, « Rhetorical narration and the literary novella (Petronius’ Satyricon 61-62) », Acta Antiqua Academiae Scientiarum Hungaricae, 34 (1993), p. 151-157. Pour l’auteur, la conception de l’amour de Nicéros est similaire à celle de Phèdre, sur un mode plus léger naturellement : l’amour rend meilleurs ceux qui le partagent (cf. Platon, Banquet, 178c-180b). Sur la parodie du Banquet dans le Satiricon, voir aussi E. Courtney, « Parody and Literay Allusion in Menippean Satire », Philologus, 106 (1962), p. 86-100 et E. Courtney, A Companion to Petronius, Oxford, 2001, p. 104-105. 10  L’action d’uriner autour de ses vêtements peut être pour le lycanthrope un moyen de créer autour de ceux-ci un cercle magique pour que personne ne puisse les lui dérober tant qu’il a la forme d’un loup. Mais la mise en valeur de cette action dans la courte description de la métamorphose que fait Nicéros la rend comique. Voir sur ce point P. Perrochat, Pétrone, le festin de Trimalcion, Grenoble, 1962 (commentaire du § 62). Sur la parodie d’Ovide dans le Satiricon en dehors de notre épisode, voir J. P. Sullivan, The Satyricon of Petronius, a literary study, Londres, 1968, p. 189-190.

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l’épopée telle que Haec ubi dicta dedit (61, 5)11. Mais on retrouve aussi dans l’histoire de Nicéros des éléments qui semblent parodier la descente aux enfers d’Énée : la présence des morts, l’épée dégainée contre les ombres, la description de la réaction de la femme aimée ne sont pas sans rappeler le chant VI de l’Énéide12 . En second lieu, l’histoire de Nicéros multiplie les apparences et crée un monde mouvant et instable par une poétique de l’analogie, en recourant de manière massive à la comparaison et à la métaphore. Ces procédés stylistiques confèrent au comparé une apparence nouvelle, par le biais du comparant : l’analogie ajoute une facette, parfois inattendue, à l’objet ou au personnage dont il est question. C’est donc l’écriture elle-même qui vient apporter un aspect nouveau et ainsi multiplier les apparences. Il y a de ce fait harmonie entre le thème du texte, la métamorphose, et le style du texte, basé sur l’analogie qui transforme le réel et en fait voir une apparence inédite. En accord avec la transmutation du miles en loup et vice-versa, plusieurs comparaisons rapprochent l’animal de l’être humain, ou l’inverse. Quand Melissa raconte à Nicéros l’assaut du loup contre le bétail de la ferme, elle le compare à un boucher : lupus […] tamquam lanius sanguinem illis misit (62, 9). Le lycanthrope, devenu animal dans la ferme, prend, stylistiquement, l’aspect d’un être humain, ce qui est à nouveau une manière de changer de forme. À la fin de son récit, Nicéros décrit le lycanthrope redevenu homme qui est couché après avoir été blessé : il est étendu tanquam bouis, « comme un bœuf » (62, 9). C’est cette fois l’inverse qui se produit : le loup redevenu homme est comparé à un animal alors qu’il a quitté cette apparence. Les comparaisons créent ici une vertigineuse alternance de l’apparence humaine avec l’apparence animale, et le lycanthrope semble condamné à une constante transmutation, sans jamais connaître de stabilité ontologique. Les autres personnages ne sont pas en reste : Melissa est métaphoriquement désignée par l’expression pulcherrimum bacciballum ; le terme de bacciballum, qui semble formé sur bac(c)a, « la baie d’arbre » ou « la perle » ou plus largement tout objet rond, rapproche l’humain du végétal ou de l’objet, selon le sens

11  Voir par exemple Virgile, Énéide, II, 790. Sur ce point, E. Courtney, A Companion to Petronius, p. 104. 12 Comparer notre texte à Virgile, Énéide, VI, 290-294 ; 450-455 et 472-473. La couardise de Nicéros, elle, contraste naturellement avec l’héroïsme d’Énée. Sur la parodie de Virgile par le Satiricon, voir W. J. O’Neal, « Vergil and Petronius. The Under­ world », Classical Bulletin, 52 (1975), p. 33-34 ainsi que A. Collignon, Étude sur Pétrone, Paris, 1892, p. 117-132.

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exact qu’on confère au mot13. Quant à Nicéros, il passe métaphoriquement du monde des vivants à celui des morts quand il se compare à un cadavre pour dire l’intensité de la peur que la métamorphose du lycanthrope a provoquée chez lui : (62, 5 : stabam tamquam mortuus ; 62, 9 : in laruam intraui […] oculi mortui). Ailleurs, c’est à un aubergiste détroussé, dont la rapidité devait être proverbiale, qu’il se compare pour dire la vitesse avec laquelle il est rentré chez lui : fugi tanquam copo compilatus14. La comparaison pourrait être de peu de portée si l’on ne se souvenait que Melissa était la veuve d’un copo, précisément : Nicéros, qui était l’amant, change alors de statut, par le biais de la figure de style, et prend de façon imagée la profession de l’époux défunt, ce qui est un moyen de le remplacer. Ce régime stylistique de la comparaison est omniprésent dans le texte et opère à chaque fois une métamorphose de l’apparence des objets ou des individus : dès le début du texte, le soldat n’est-il pas fortis tanquam Orcus avant toute transformation animale ? Le Satiricon rapproche ainsi l’humain du divin en comparant le soldat au dieu des Enfers. Même la lune qui brille est comparée au soleil de midi (62, 3) : par la puissance de l’analogie, elle est transmuée en son exact contraire. L’omniprésence de ces métaphores et comparaisons nous incite à y voir autre chose qu’un simple procédé stylistique dont la fonction serait de donner du chatoiement à l’écriture. Cette matrice de l’analogie, dans un texte qui traite précisément d’une métamorphose, relève d’une conception du monde, voire d’une certaine forme d’ontologie : multiplier les métaphores et les images revient à multiplier les apparences des hommes et des choses et ainsi à précipiter les personnages du roman, et à travers eux le lecteur, dans un univers en mouvement constant, où l’être se dissimule et la vérité se cache. Dans l’histoire de Nicéros, l’apparence peut donc voiler temporairement l’accès à l’être : le récit se fait d’abord passer pour ce qu’il n’est pas avant de montrer sa vraie nature et les personnages se présentent sous un aspect qui n’est pas en accord avec leur identité réelle. Cependant, la singularité de ce texte nous paraît résider plutôt dans la manière dont il multiplie les apparences et met en doute l’existence-même d’un réel qui serait situé en dehors de celles-ci : la métamorphose du loup-garou n’est pas une transmutation vers une identité stable mais 13  A. Ernout, E. Meillet, Dictionnaire étymologique de la langue latine, 4 e éd., Paris, 2001, p. 62. Sur cet hapax, voir aussi G. Schmeling, A Commentary on the Satyrica of Petronius, Oxford, 2011, p. 254. 14  Sur l’origine de cette expression, voir ibid., p. 259.

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un changement temporaire qui fait alterner une apparence avec une autre sans jamais révéler un être solide. L’hybridité générique et l’écriture de l’analogie dessinent elles aussi un monde d’apparences dont la seule constante semble être le caractère labile et mouvant. Ce qui était alors, en apparence, une simple histoire amusante, se révèle, en réalité, la représentation singulière d’un monde instable et changeant. BIBLIOGRAPHIE A da mik , T., « Rhetorical Narration and the Literary Novella (Petronius’ Satyricon 61-62) », Acta Antiqua Academiae Scientiarum Hungaricae, 34 (1993), p. 151-157. B lä nsdor f, J., « Die Werwolf-Geschichte des Niceros bei Petron als Beispiel literarischer Fiktion mündlichen Erzählens  », in Strukturen der Mündlichkeit in der römischen Literatur, éd. G. Vogt-Spira, Tübingen, 1990, p. 193-217. C a meron , M., « Myth and Meaning in Petronius », Latomus, 29 (1970), p. 397-425. C ollignon , A., Étude sur Pétrone, Paris, 1892. C ourt ney, E., « Parody and Literay Allusion in Menippean Satire », Philologus, 106 (1962), p. 86-100. —, A Companion to Petronius, Oxford, 2001. Dupont, F., Le plaisir et la loi. Du Banquet de Platon au Satiricon de Pétrone, Paris, 2002. O’Nea l , W. J., « Vergil and Petronius. The Underworld », Classical Bulletin, 52 (1975), p. 33-34. P er rochat, P., Pétrone, le festin de Trimalcion, Grenoble, 1962. P erutelli , A., « Il narratore nel Satyricon », Materiali e discussioni per l’analisi dei testi classici, 25, (1990), p. 9-25. P la za , M., « Derision and Conflict in Niceros’ Story (Petronius, Sat. 61, 3 62, 14) », Latomus, 60 (2001), p. 81-86. R aïos , D. K., Η μέλισσα και ο λυκάνθρωπος : μια αλληγορία της πολιτικής σύγκρουσης στα χρόνια του Νέρωνα, Athènes, 2001. S chmeling , G., A Commentary on the Satyrica of Petronius, Oxford, 2011. S chuster , M., « Der Werwolf und die Hexen : Zwei Schauermärchen bei Petronius », Wiener Studien, 48 (1930), p. 149-178. S ulliva n , J. P., The Satyricon of Petronius, a literary study, Londres, 1968.

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QUÊTE PHILOSOPHIQUE DE LA VÉRITÉ ET SYMBOLISME ISIAQUE QUELQUES RÉFLEXIONS À PARTIR DU PRÉAMBULE DU DE ISIDE ET OSIRIDE DE PLUTARQUE À mesure que les cultes égyptiens se sont répandus dans le monde hellénistique et romain1, la figure d’Isis s’est peu à peu ménagé une place sur le terrain de la philosophie, même s’il faut d’emblée préciser que l’Isis des philosophes n’est justement pas l’Isis populaire des interventions miraculeuses, mais celle qui, par son mythe et ses mystères, apporte un contenu théologique auquel la rationalité peut se mesurer. Parmi les philosophes de la fin de l’époque hellénistique et des débuts de l’Empire qui se sont intéressés à cette théologie, on compte des représentants de courants aussi divers que le néopythagorisme romain, le stoïcisme ou encore le médioplatonisme : le point commun de ces spéculations, qui ne sont malheureusement pour un grand nombre d’entre elles connues que par des fragments, semble avoir été une tendance à la lecture allégorique du mythe d’Isis et d’Osiris et du culte égyptien. Par exemple, chez Varron, dont on connaît pourtant l’opposition au développement à Rome du culte des dieux alexandrins2 , on lit dans un développement du De lingua latina consacré au couple formé par le Ciel et la Terre, qu’il s’agit là de deux divinités primordiales qui peuvent être identifiées aux dieux égyptiens Sérapis et Isis3 ; par ailleurs, dans le De gente populi Romani, Varron donnait une explication évhémériste de la divinisation de ces deux dieux en indiquant qu’ils 1  Sur l’histoire de cette diffusion, voir par exemple, au sein d’une très vaste bibliographie, la synthèse de M. D. Donalson, The Cult of Isis in the Roman Empire : Isis Invicta, Lewiston, 2003. 2 Sur cette question, voir Y. Lehmann, Varron, théologien et philosophe romain, Bruxelles, 1997, p. 93-94 ; voir aussi p. 252-259 pour des analyses des textes cités ci-après. 3  L. L., V, 57 : Principes dei Caelum et Terra. Hi dei idem qui Aegypti Serapis et Isis, etsi Harpocrates digito significat, ut taceam.

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furent l’un et l’autre des hommes qui se virent accorder des honneurs divins en raison de leurs mérites exceptionnels4 : même si le caractère elliptique de ces témoignages ne nous permet pas d’apprécier à sa juste mesure la portée de telles analyses, tout semble se passer comme si l’exégèse tantôt physique tantôt évhémériste des figures d’Isis et de Sérapis avait permis à Varron de désamorcer la superstitio égyptienne et de l’intégrer à une vision rationnelle du monde5. Parmi les stoïciens de l’époque impériale, on voit Cornutus, dans un passage de son Abrégé des traditions de la théologie grecque, œuvre dont l’enjeu principal est de rechercher la sagesse des divers peuples en expliquant les symboles au moyen desquels les hommes primitifs exprimèrent leur conception de la nature6, affirmer que le mythe de l’enlèvement de Perséphone par Hadès puis de la quête douloureuse de Déméter fut forgé à cause de la disparition temporaire des semences sous la terre, avant d’indiquer que la quête isiaque d’Osiris possède à peu près la même signification7 : on retrouve donc ici une allégorie de type physique. Enfin, il convient de citer la figure de Chérémon d’Alexandrie, prêtre égyptien de la classe des hiérogrammates qui fut avant Sénèque le précepteur de Néron, et qui est donné par plusieurs sources comme un philosophe stoïcien8 : à partir du postulat selon lequel la sagesse des Égyptiens tient à un langage entièrement symbolique9, Chérémon pratiqua ici encore l’allégorèse physique, mais dans un système sans doute bien plus élaboré que les précédents, selon lequel les données du mythe d’Isis et d’Osiris renvoient aux mouvements des astres10, de même que les gestes des prêtres égyptiens à un discours sur la nature11. De toutes ces approches, il ressort une idée commune : celle que le mythe et/ou le culte d’Isis et 4 Voir

GPR, I, frgs. 12-14 éd. Fraccaro (= Aug., C. D., XVIII, 3-5). trouve également dans le De sphaera de Nigidius Figulus, à l’occasion d’un développement consacré à la divinisation du Capricorne, un récit qui met en jeu la figure de Typhon, l’ennemi juré d’Isis, récit assez obscur qui confirme en tout cas la présence du matériau égyptien dans les spéculations du néopythagorisme romain : voir frg. 98 Swoboda (= Schol. Germ., 98, 11 sq. et p. 156, 3 sq. ; Ampelius, II, 10).  6  On pourra consulter cette œuvre dans l’édition récente d’I. Ramelli, Anneo Cornuto, Compendio di teologia greca, Milan, 2003. 7  Cornutus, Ἐπιδρομή, 28. 8  L’étude fondamentale est l’édition commentée de P. W. van der Horst, Chaeremon. Egyptian Priest and Stoic Philosopher, Leyde, 1984, dans laquelle nous citerons les fragments suivants. 9  Voir frg. 2 (= Psellus, Πρὸς τοὺς ἐρωτήσαντας πόσα γένη τῶν φιλοσοφουμένων λόγων, p. 443-446) : σοφία δὲ Αἰγυπτίων τὸ πάντα λέγειν συμβολικῶς. 10  Voir Frg. 5 (= Porph., Epistula ad Anebonem, II, 12-13). 11  Frg. 10 (= Porph., De abstinentia, IV, 6-8) : ὧν ἕκακτον οὐ τῦφος ἦν, ἀλλά τινος ἔνδειξις φυσικοῦ λόγου. 5  On

  

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d’Osiris/Sérapis contiennent une vérité cachée qui peut être mise au jour moyennant un prisme allégorique. Cette idée, Plutarque la reprend et en fait même le cœur de son traité Sur Isis et Osiris12 , mais avec deux différences majeures intimement liées : d’une part, l’allégorisme physique pratiqué par ses prédécesseurs n’est exposé qu’à titre d’hypothèse avec les approches évhémériste et démonologique, et se trouve in fine supplanté par la seule exégèse allégorique pleinement satisfaisante à ses yeux, celle qui fait fond sur le dualisme platonicien ; d’autre part, moyennant une interprétation de la théologie isiaque comme un mode d’expression de l’Être même et de ses principes, celle-ci n’est plus seulement pensée comme le support d’une vérité, mais comme une forme religieuse de la quête même de la vérité. C’est ce dernier point que nous souhaitons ici interroger, en partant d’une analyse du préambule de l’œuvre, qui révèle comment Plutarque voit dans le mythe et dans le culte isiaques un réseau de symboles, qui, appréhendés avec un esprit philosophique, offrent un dépassement de l’apparence vers la vérité, un retournement d’un tesson de reconnaissance vers son autre moitié, c’est-à-dire une extraction d’un élément intelligible à partir d’un matériau sensible. Plutarque, dès les premières lignes de son traité et avant même de faire intervenir la figure d’Isis, commence par justifier la quête de la vérité et par en exprimer les modes : Πάντα μέν, ὦ Κλέα, δεῖ τἀγαθὰ τοὺς νοῦν ἔχοντας αἰτεῖσθαι παρὰ τῶν θεῶν, μάλιστα δὲ τῆς περὶ αὐτῶν ἐπιστήμης ὅσον ἐφικτόν ἐστιν ἀνθρώποις μετιόντες εὐχόμεθα τυγχάνειν παρʹ αὐτῶν ἐκείνων· ὡς οὐθὲν ἀνθρώπῳ λαβεῖν μεῖζον, οὐ χαρίσασθαι θεῷ σεμνότερον ἀληθείας. Τἄλλα μὲν γὰρ ἀνθρώποις ὁ θεὸς ὧν δέονται δίδωσιν, νοῦ δὲ καὶ φρονήσεως μεταδίδωσιν, οἰκεῖα κεκτημένος ταῦτα καὶ χρώμενος13. 12  Les deux ouvrages de base pour l’étude de ce texte sont les éditions commentées de Ch. Froidefond dans la CUF (Œuvres morales. Traité 23. Isis et Osiris, Paris, 2003), d’où seront tirés les extraits cités, et de J. G. Griffiths, Plutarch’s De Iside et Osiride, University of Wales Press, 1970) ; voir aussi l’édition plus récente de M. García Valdés, Plutarco, De Iside et Osiride, Pise/Rome, 1995. Sur l’allégorèse plutarchéenne dans cette œuvre, voir notamment L. Brisson, Introduction à la philosophie du mythe, t. I, Sauver les mythes, Paris, 1996, p. 92-99 ; F. E. Brenk, «“Isis is a Greek Word”. Plutarch’s Allegorization of Egyptian Religion  », in Plutarco, Platon, y Aristoteles, éd. A. Pérez Jimenez et al., Madrid, 1999, p. 227-238 ; J. Hani, La Religion égyptienne dans la pensée de Plutarque, Paris, 1976, p. 121-130. 13 Plut., De Is., 1, 351C-D (traduction Froidefond modifiée) : « Sans doute, Cléa, les gens sensés doivent-ils demander aux dieux tous les biens : mais par-dessus tout, nous les prions de recevoir directement d’eux, nous qui la cherchons, la connaissance de leur nature, autant que les hommes peuvent l’atteindre, car l’homme ne saurait rien recevoir de plus important, ni Dieu accorder rien de plus vénérable que la vérité. De fait, tout

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La spécificité par rapport aux autres biens de la vérité, envisagée par excellence comme le savoir sur les dieux (τῆς περὶ αὐτῶν ἐπιστήμης) est double : d’une part, elle constitue, dans la relation de prière et de don qui unit les hommes à Dieu, ce qui est le plus important et le plus vénérable, c’est-à-dire ce qui doit constituer, pour la droite intelligence (τοὺς νοῦν ἔχοντας) la chose la plus désirable et la plus précieuse (entendons, celle qui élève l’homme au-delà du monde matériel et réalise ainsi sa vocation à la transcendance) ; d’autre part, alors que les autres biens sont pleinement donnés (δίδωσιν) par Dieu aux hommes qui en deviennent ainsi les maîtres et possesseurs, l’intelligence et la pensée (νοῦ δὲ καὶ φρονήσεως) c’est-à-dire les facultés qui permettent d’appréhender la vérité, font l’objet d’une simple communication, d’un partage d’un bien (μεταδίδωσιν) dont Dieu reste le possesseur en propre (οἰκεῖα κεκτημένος)14, ce qui signifie que la connaissance de la vérité par l’homme reste dans tous les cas partielle du fait de la finitude qui le caractérise (ὅσον ἐφικτόν ἐστιν ἀνθρώποις). Un tel cadre pose évidemment le problème de la nature de l’accès de l’esprit humain à la vérité : la subtilité de la pensée de Plutarque sur ce point est qu’elle associe étroitement des déterminations de raison et de révélation. Le texte commence par dire qu’il est raisonnable d’adresser des demandes aux dieux, dans le domaine des choses matérielles comme dans celui de la vérité : il n’y a donc aucun antagonisme entre raison et révélation, puisque l’usage de la première est ce qui légitime la seconde. Mais cette révélation ne se donne pas à n’importe qui : elle présuppose en effet une recherche humaine (μετιόντες), laquelle, ne pouvant aboutir par ses propres moyens, implique que l’homme qui la mène se tourne vers Dieu dans l’espoir qu’il lui accordera un don, qu’il lui fera grâce (χαρίσασθαι) de la vérité. De plus, cette révélation reste dans son déploiement éminemment rationnelle, parce qu’elle ne relève ni d’une vision ni d’une inspiration, mais s’adresse aux facultés d’intelligence et de pensée. La révélation ne fait donc pas basculer ici l’esprit humain vers un autre ordre que celui de la raison, elle est au contraire ce qui donne – mais ce don est divin – à la raison le moyen d’étendre ses conquêtes compte tenu des limites inhérentes à l’homme. ce que les hommes demandent, Dieu le leur donne, mais l’intelligence et la pensée, il ne leur en donne qu’une partie, puisque la possession et l’usage de ces facultés lui reviennent en propre.  ». 14 On retrouve chez Plutarque cette même idée de communication par Dieu aux hommes de ses qualités dans le Ad. Princ. Inerud., 3, 781A : μεταδίδωσι τῆς περὶ αὐτὸν εὐνομίας καὶ δίκης καὶ ἀληθείας καὶ πραότητος (« Dieu communique l’ordre, la justice, la vérité et la douceur qui l’entourent.  »).

  

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Or comment cette quête de la vérité ainsi conçue va-t-elle parvenir à intégrer dans son champ l’expérience isiaque, dans laquelle la révélation n’emprunte pas a priori de telles voies rationnelles ? Reprenons pour répondre à cette question le préambule quelques lignes plus loin : Διὸ θειότητος ὄρεξίς ἐστιν ἡ τῆς ἀληθείας, μάλιστα δὲ τῆς περὶ θεῶν ἔφεσις, ὥσπερ ἀνάληψιν ἱερῶν τὴν μάθησιν ἔχουσα καὶ τὴν ζήτησιν, ἁγννείας τε πάσης καὶ νεωκορίας ἔργον ὁσιώτερον, οὐχ ἥκιστα δὲ τῇ θεῷ ταύτῃ κεχαρισμένον, ἣν σὺ θεραπεύεις, ἐξαιρέτως σοφὴν καὶ φιλόσοφον οὖσαν, ὡς τοὔνομά γε φράζειν ἔοικε παντὸς μᾶλλον αὐτῇ τὸ εἰδέναι καὶ τὴν ἐπιστήμην προσήκουσαν15.

Le début de ce passage, dans la continuité de l’extrait précédent, prépare l’articulation entre philosophie et théologie en assimilant l’aspiration à la vérité à une aspiration à la nature et à la condition divine (θειότητος ὄρεξίς ἐστιν ἡ τῆς ἀληθείας) Plutarque donne ici à penser la fameuse « assimilation à Dieu  » (ὁμοίωσις θεῷ) du platonisme sur le mode d’un transfert de propriété entre l’objet de la quête de la vérité et l’auteur de cette quête : les efforts menés par l’esprit humain, qui supposent toujours une base rationnelle d’apprentissage (μάθησιν) et de recherche (ζήτησιν) mènent à « une sorte d’acquisition du sacré  » (ὥσπερ ἀνάληψιν ἱερῶν)16 ; en d’autres termes, le savoir acquis sur le divin assure à l’homme, dans les limites de sa nature, sa propre participation au divin17. C’est dans ce contexte qu’intervient la première comparaison entre la démarche religieuse qui vient d’être définie, et qui est de nature philosophique, et la démarche religieuse qui, exigeant purification ou service cultuel, a une dimension rituelle (voire ritualiste) : Plutarque pose d’emblée la supériorité de la première sur la seconde, en la déclarant « plus sainte  » (ὁσιώτερον). Or, alors qu’une telle remarque est de nature à compromettre gravement le dialogue entre la philosophie et la religion isiaque qui repose justement sur de tels rites, Plutarque affirme que la quête philosophique du divin agrée 15 Plut., De Is., 2, 351E (traduction Froidefond modifiée) : « C’est pourquoi l’aspiration à la vérité, et en particulier l’élan vers celle qui concerne vers les dieux, est une aspiration à la nature divine, parce qu’elle implique un apprentissage et une recherche qui sont pour ainsi dire une acquisition des choses sacrées : c’est là une tâche plus sainte que toute purification et que tout service sacerdotal, et qui agrée tout particulièrement à cette déesse que tu sers, déesse sage et philosophe entre toutes, car son nom semble bien indiquer que le savoir et la science lui appartiennent plus qu’à quiconque.  ». 16  Nous nous refusons à traduire, comme le fait Froidefond, le terme ἀνάληψις par « Révélation  » (de surcroît avec une majuscule) qui surdétermine l’image de l’acquisition, de la saisie, même s’il est vrai, comme nous l’avons vu plus haut, que cette acquisition est un don de Dieu à l’intelligence humaine. 17  Sur ce thème platonicien, voir Phaedr., 247Csq., 249B-D ; Theaet., 173Csq. ; 176B.

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(κεχαρισμένον) tout particulièrement à Isis. Ce tour de force passe en fait, comme le montre la suite immédiate du texte, par une spectaculaire annexion de la déesse au champ de la raison, et par là même, car la raison est évidemment grecque, à celui de la grécité. En effet, Isis est proclamée « exceptionnellement sage et philosophe  » (ἐξαιρέτως σοφὴν καὶ φιλόσοφον οὖσαν), et détentrice « du savoir et de la science  » (τὸ εἰδέναι καὶ τὴν ἐπιστήμην) au nom de l’explication étymologique du mot Ἶσις par le verbe grec signifiant « savoir  » (*ἴσημι)18. Sur ce point, on pourra remarquer qu’Isis joue ici un rôle analogue à celui d’Apollon dans l’opuscule Sur l’E de Delphes, où Plutarque voit dans le dieu de Delphes celui qui aime tout particulièrement la vérité, et sert ainsi de patron à la recherche philosophique19, ce qui révèle la continuité de la démarche plutarchéenne dans son approche rationnelle du symbolisme religieux, mais laisse ouverte la question de l’articulation et de la rivalité éventuelle entre l’expérience isiaque et l’expérience apollinienne familière au prêtre de Delphes qu’a été Plutarque. Quoi qu’il en soit, c’est à partir de cet arrimage de la déesse égyptienne à la philosophie que peut commencer l’évaluation positive des mystères isiaques dans le mythe qui leur sert de support comme dans les rites qu’ils requièrent : Ἑλληνικὸν γὰρ ἡ Ἶσίς ἐστι καὶ ὁ Τυφών, πολέμιος ὢν τῇ θεῷ καὶ διʹ ἄγνοιαν καὶ ἀπάτην τετυφωμένος, καὶ διασπῶν καὶ ἀφανίζων τὸν ἱερὸν λόγον, ὃν ἡ θεὸς συνάγει καὶ συντίθησι καὶ παραδίδωσι τοῖς τελουμένοις, θειώσεως σώφρονι μὲν ἐνδελεχῶς διαίτῃ καὶ βρωμάτων πολλῶν καὶ ἀφροδισίων ἀποχαῖς κολουούσης τὸ ἀκόλαστον καὶ φιλήδονον, ἀθρύπτους δὲ καὶ στερρὰς ἐν ἱεροῖς λατρείας ἐθιζούσης ὑπομένειν, ὧν τέλος ἐστὶν ἡ τοῦ πρώτου καὶ κυρίου καὶ νοητοῦ γνῶσις, ὃν ἡ θεὸς παρακαλεῖ ζητεῖν παρʹ αὐτῇ καὶ μετ᾿ αὐτῆς ὄντα καὶ συνόντα. Τοῦ δʹ ἱεροῦ τοὔνομα καὶ σαφῶς ἐπαγγέλλεται καὶ γνῶσιν καὶ εἴδησιν τοῦ ὄντος· ὀνομάζεται γὰρ Ἰσεῖον ὡς εἰσόμενον τὸ ὄν, ἂν μετὰ λόγου καὶ ὁσίως εἰς τὰ ἱερὰ τῆς θεοῦ παρέλθωμεν20. 18 Sur les aspects linguistiques et historiques de cette étymologie irrecevable, voir J. G. Griffiths, Plutarch’s De Iside et Osiride, p. 257-258. Sur les aspects idéologiques de cette remarque, qui trahirait le chauvinisme culturel de Plutarque et son désir de montrer l’antériorité de la philosophie grecque sur la religion égyptienne, voir l’article de D. S. Richter, « Plutarch on Isis and Osiris : Text, Cult and Cultural Appropriation  », Transactions of the American Philological Association, 131 (2001), p. 191-216. 19 Voir De E Delphico, 6, 387A ; voir aussi l’exégèse des différents surnoms du dieu en 2, 385B-C. 20  De Isid., 2, 351E-352A (traduction Froidefond modifiée) : «  Isis, en effet, est un mot grec, ainsi que Typhon, l’ennemi de la déesse, qui, aveuglé par l’ignorance et l’illusion, démembre et dérobe aux regards la doctrine sacrée, que la déesse recompose, reconstitue et transmet aux fidèles lors de l’initiation ; une disposition divine, acquise

  

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Le mythe égyptien, en mettant en jeu l’opposition entre Isis, symbole du savoir, et Typhon, symbole de l’aveuglement par les fumées de l’orgueil (de τυφόω) –  ce dieu, correspondant à Seth, sera donné dans l’exégèse platonicienne dualiste comme une figuration du principe irrationnel dans l’âme du monde qui, face à Isis et Osiris, s’oppose à la ressemblance du sensible et de l’intelligible21 – devient lui-même une expression de la quête philosophique de la vérité et des obstacles que cette-ci rencontre ; quant aux rites, qui étaient pourtant quelques lignes plus haut désignés comme inférieurs à cette quête même, ils sont malgré tout un moyen de l’accomplir, parce qu’ils permettent d’acquérir une θείωσις, une disposition divine22 , qui prépare à un au-delà des rites, à savoir la connaissance de l’être et de l’intelligible en la personne du dieu suprême, Osiris : cette identification sera confirmée dans l’interprétation dualiste du mythe égyptien, tandis qu’Isis sera assimilée à la force de l’âme du monde qui, tout en participant du sensible, aspire à s’en extraire et à dominer l’âme malfaisante pour s’unir au Bien dont elle est éprise23. Ce qui se fait jour dans ce passage est donc en réalité une distinction entre deux approches de la religion isiaque : celle de la masse des fidèles qui reste prisonnière du formalisme religieux, et celle des philosophes, comme le suggère la dernière phrase, qui sont seuls capables d’unir l’exigence de raison avec la sainteté religieuse (μετὰ λόγου καὶ ὁσίως) et d’accéder par le truchement du culte isiaque à la connaissance de l’être.

par la pratique prolongée de la tempérance et par l’abstinence de plusieurs aliments et de l’acte d’amour, mortifie l’intempérance et la sensualité, et habitue à supporter l’austère rigueur des saintes pratiques, dont la fin est la connaissance de l’être premier, maître de toutes choses et de nature intelligible, que la déesse nous invite à rechercher comme celui qui est auprès d’elle, avec elle, et uni à elle. Le nom de son sanctuaire promet sans ambiguïté la connaissance et la science de l’être : on le nomme en effet Iseion, pour indiquer que nous connaîtrons l’être, si nous venons, pleins de raison et sanctifiés, prendre part au rituel de la déesse.  ». 21  Voir notamment De Is., 49, 371B. Sur cette figure de Typhon dans le traité de Plutarque, on pourra consulter : J. Boulogne, « Typhon, une figure du Mal chez Plutarque  », dans Imaginaires du mal, éd. M. Watthee-Delmotte, P.-A. Deproost, Paris/ Louvain-la-Neuve, 2000, p. 43-53 et N. Brout, « Au carrefour entre la philosophie grecque et les religions barbares : Typhon dans le De Iside de Plutarque  », Revue de philosophie ancienne, 22 (2004), p. 71-94. 22  On retrouve le motif des différents actes d’abstinence comme préparation de l’âme à la rencontre avec le divin dans le roman d’Apulée, où le héros Lucius se voit imposer une mortification de ses sens avant chacune de ses initiations aux mystères d’Isis et d’Osiris : voir Met., XI, 23, 2 ; 27, 5 ; 30, 1. 23  Sur ces différents aspects, voir notamment : De Is., 49, 371A-B ; 53, 372E-F ; 77, 382C-D ; 78, 382E-F.

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Cette distinction est justement formulée en des termes nets quelques lignes plus loin : Σοφὴν οὖσαν, ὥσπερ εἴρηται, καὶ δεικνύουσαν τὰ θεῖα τοῖς ἀληθῶς καὶ δικαίως ἱεραφόροις καὶ ἱεροστόλοις προσαγορευομένοις· οὗτοι δʹ εἰσὶν οἱ τὸν ἱερὸν λόγον περὶ θεῶν πάσης καθαρεύοντα δεισιδαιμονίας καὶ περιεργίας ἐν τῇ ψυχῇ φέροντες ὥσπερ ἐν κίστῃ καὶ περιστέλλοντες, τὰ μὲν μέλανα καὶ σκιώδη, τὰ δὲ φανερὰ καὶ λαμπρὰ τῆς περὶ θεῶν ὑποδηλοῦντες24 οἰήσεως, οἷα καὶ περὶ τὴν ἐσθῆτα τὴν ἱερὰν ἀποφαίνεται […] Ἀλλʹ Ἰσιακός ἐστιν ὡς ἀληθῶς ὁ τὰ δεικνύμενα καὶ δρώμενα περὶ τοὺς θεοὺς τούτους, ὅταν νόμῳ παραλάβῃ, λόγῳ ζητῶν καὶ φιλοσοφῶν περὶ τῆς ἐν αὐτοῖς ἀληθείας25.

Isis, par les images de ses mystères, est donc une déesse de la révélation du divin (δεικνύουσαν τὰ θεῖα), mais cette révélation ne peut être réellement comprise que par des prêtres-philosophes, les seuls à mériter les noms de « hiéraphores  » (porteurs des objets sacrés) et de « hiérostoles  » (habilleurs sacrés). Ainsi, le véritable hiéraphore ne se contentera pas de porter une ciste scellée contenant les objets cultuels, mais fera de son âme même une ciste contenant la vraie religion, opposée à ce rapport dégradé au divin que constituent la superstition (δεισιδαιμονία) et l’excès de scrupule (περιεργία), ou, si l’on veut, le « formalisme  ». La suite du traité revient d’ailleurs à plusieurs reprises sur la question de la superstition, en la définissant comme un rapport dévoyé au divin constituant l’écueil inverse de l’athéisme, notamment dans ce passage : Οὕτω δὴ τὰ περὶ θεῶν ἀκούσασα καὶ δεχομένη παρὰ τῶν ἐξηγουμένων τὸν μῦθον ὁσίως καὶ φιλοσόφως, καὶ δρῶσα μὲν ἀεὶ καὶ δια­ φυλάττουσα τῶν ἱερῶν τὰ νενομισμένα, τοῦ δʹ ἀληθῆ δόξαν ἔχειν περὶ θεῶν μηδὲν οἰομένη μᾶλλον αὐτοῖς μήτε θύσειν μήτε ποιήσειν

24  Pour la justification de cette leçon alors que la plupart des manuscrits présentent la lecture ὑποδηλοῦντα, et pour la traduction de ce verbe par « suggérer une vérité cachée  » ou « exprimer figurativement, par des symboles  », voir les commentaires de Froidefond, p. 254-255. 25  De Isid., 352B-C (traduction Froidefond modifiée) : « Isis possède la sagesse et montre les choses sacrées à ceux qui méritent en toute vérité et en toute justice le nom de “hiéraphores” et de “hiérostoles”, j’entends ceux qui portent dans leur âme, comme dans une ciste, la doctrine sacrée relative aux dieux, pure de toute superstition et de tout scrupule excessif, et ceux qui, chargés de l’habillement, usent de symboles tantôt obscurs et sombres, tantôt clairs et lumineux, qui composent les croyances relatives aux dieux, figures qu’on retrouve justement sur le vêtement sacré […] Le véritable Isiaque est celui qui, ayant reçu selon la tradition ce que l’on montre et accomplit dans le culte de ces divinités, cherche dans tous les cas, en faisant appel à la raison et à la philosophie, à dégager la vérité dont ce rituel est le porteur.  ».

  

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κεχαρισμένον, οὐδὲν ἂν ἔλαττον ἀποφεύγοιο κακὸν ἀθεότητος, δεισιδαιμονίαν26.

La pensée de Plutarque gagne à être ici comparée avec celle de Sénèque dans la célèbre lettre 95 à Lucilius. Les deux philosophes se rejoignent pour condamner la superstition et pour dire que le meilleur culte à rendre aux dieux est d’avoir à leur sujet des idées conformes à leur nature27 : mais, alors que cette précellence de la connaissance vraie du divin va de pair chez Sénèque avec un certain discrédit jeté sur les rites, en particulier sur ceux qui sont liés dans son esprit à une super­ stitio orientale comme le judaïsme et qui sont purement et simplement condamnés28, Plutarque établit dans son approche de la religion égyptienne une hiérarchie où le rite, certes second en valeur par rapport à l’idée vraie, est cependant porteur d’un sens que la raison peut appréhender et qui peut lui servir de médiation sensible vers la vérité qu’elle recherche. C’est ce que montre justement la définition du véritable hiérostole selon Plutarque : c’est celui qui, comme le suggère la syllepse sur le verbe περιστέλλειν (« habiller, envelopper  » au sens propre et au sens figuré, c’est-à-dire « recouvrir d’un vêtement  » et « cacher, dissimuler  »), ne se contente pas de parer les fidèles ou les effigies des dieux d’un vêtement aux teintes obscures ou lumineuses, mais sait aussi révéler la vérité divine en la drapant de symboles eux-mêmes obscurs ou lumineux29. Dans l’un et l’autre cas, le « véritable isiaque  » (Ἰσιακός 26  De Is., 11, 355C-D (traduction Froidefond modifiée) : « Eh bien ! si tu prêtes ainsi l’oreille à ce qu’on dit des dieux, si tu reçois des exégètes le mythe avec piété et philosophie, et si tu accomplis toujours et ne cesses d’observer les rites traditionnels, tout en te disant bien qu’avoir une opinion vraie sur les dieux leur agrée davantage que tout sacrifice ou tout acte que tu feras, tu pourras échapper à un mal aussi grave que l’athéisme, la superstition.  » ; voir aussi 67, 378A. L’idée selon laquelle la superstition et l’athéisme constituent deux formes inverses d’impiété est bien sûr au cœur du De superstitione. 27  Voir Sen., Ep., 95, 48 : audiat licet quem modum seruare in sacrificiis debeat, quam procul resilire a molestis superstitionibus, numquam satis profectum erit nisi qualem debet deum mente conceperit (« l’homme a beau apprendre quelle mesure il doit garder dans les sacrifices, combien il doit fuir d’un bond loin des fâcheuses superstitions, le progrès restera toujours insuffisant s’il ne conçoit pas en son âme Dieu comme il le doit  ») ; voir aussi 47 : deum colit qui nouit ; 50 : primus est deorum cultus deos credere. 28  Ibid., 47 : accendere aliquem lucernas sabbatis prohibeamus, quoniam nec lumine dii egent et ne homines quidem delectantur fuligine (« interdisons qu’on allume des lampes le jour du sabbat, parce que les dieux n’ont pas besoin de lumière et que la fumée est désagréable même aux hommes  »). 29 L’important chapitre 77 du traité revient sur la question des vêtements sacrés : Plutarque y lit la différence entre les vêtements multicolores d’Isis et le vêtement uniformément lumineux d’Osiris comme une figuration de l’opposition entre la multiplicité du sensible et la simplicité de l’intelligible, qui fait accéder l’esprit à une saisie totale et soudaine de la vérité à la manière de l’époptie des mystères.

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ἐστιν ὡς ἀληθῶς) est celui qui, opérant un travail philosophique de raison (λόγῳ ζητῶν καὶ φιλοσοφῶν) sur le substrat de la tradition religieuse (νόμῳ), parvient à remonter des pratiques rituelles dont il a la charge à la vérité, c’est-à-dire à l’élément proprement spirituel enfermé dans cette gangue symbolique. Notons que cette médiation vers l’ἀλήθεια offerte par le mythe et le rituel isiaques est figurée dans la suite du traité par des images empruntées au vocabulaire de la science optique, celle de la réflexion (ἔμφασις) et celle de transparence (διάφασις)30, tout d’abord dans ce passage qui assimile la religion égyptienne à une philosophie chiffrée de type mystérique31 : τῆς φιλοσοφίας ἐπικεκρυμμένης τὰ πολλὰ μύθοις καὶ λόγοις ἀμυδρὰς ἐμφάσεις τῆς ἀληθείας καὶ διαφάσεις ἔχουσιν, ὥσπερ ἀμέλει καὶ παραδηλοῦσιν αὐτοὶ πρὸ τῶν ἱερῶν τὰς σφίγγας ἐπιεικῶς ἱστάν­ τες, ὡς αἰνιγματώδη σοφίαν τῆς θεολογίας αὐτῶν ἐχούσης32 .

puis dans celui-ci qui affirme que le mythe d’Isis et Osiris, contrairement aux affabulations inconsistantes des poètes et des prosateurs33, renvoie à la vérité : Καὶ καθάπερ οἱ μαθηματικοὶ τὴν ἶριν ἔμφασιν εἶναι τοῦ ἡλίου λέγουσι ποικιλλομένην τῇ πρὸς τὸ νέφος ἀναχωρήσει τῆς ὄψεως,

30  Ces images se retrouvent dans un passage du De defectu oraculorum (14, 417B-C) consacré aux révélations des mystères, qui réfléchissent et laissent transparaître la vérité touchant aux démons : Περὶ μὲν οὖν τῶν μυστικῶν, ἐν οἷς τὰς μεγίστας ἐμφάσεις καὶ διαφάσεις λαβεῖν ἔστι τῆς περὶ δαιμόνων ἀληθείας. 31 Comme l’a souligné par exemple L. Brisson, Introduction, p. 97-99, une telle conception porte la marque du (néo)pythagorisme, qui joue un rôle important dans le De Iside : Pythagore est d’ailleurs présenté dans le chapitre suivant ce passage comme ayant imité la manière symbolique et mystérique des prêtres égyptiens (10, 354E). 32  De Is. 9, 354B-C (traduction Froidefond) : « leur philosophie, dont l’essentiel se dissimule sous des mythes et des récits qui reflètent et laissent transparaître obscurément la vérité, comme le suggèrent à coup sûr les Égyptiens eux-mêmes, en plaçant les sphinx à l’entrée des sanctuaires : place bien choisie, avec l’idée qu’ils ont que leur théologie contient une sagesse énigmatique.  » On pourrait se demander si l’adjectif ἀμυδράς, rendu par l’adverbe « obscurément  », ne porte pas uniquement sur ἐμφάσεις : il y aurait ainsi une opposition entre l’obscurité du reflet des mythoi et la transparence des logoi, même si le sens philosophique est caché dans les deux cas. 33  Voir le passage qui précède immédiatement l’extrait que nous citons, en 20, 358E-F. Cette distinction opérée par Plutarque peut être rapprochée de celle que fera Macrobe, trois siècles plus tard, entre les pures fictions ( fabulae), et celles qui, tout en reposant sur une narration fictive (narratio fabulosa), ont un fondement de vérité : in aliis argumentum quidem fundatur ueri soliditate, sed haec ipsa ueritas per quaedam composita et ficta profertur, et hoc iam uocatur narratio fabulosa, non fabula (In Somn. Scip., I, 2, 9).

  

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οὕτως ὁ μῦθος ἐνταῦθα λόγου τινὸς ἔμφασίς ἐστιν ἀνακλῶντος ἐπʹ ἄλλα τὴν διάνοιαν34.

Comme l’ont bien montré les analyses de Ch. Froidefond35, le logos dont il est question dans ces passages comme dans d’autres du De Iside n’est pas la rationalité philosophique qui s’oppose au mythos, mais seulement un récit, qui, à la différence du mythos, fiction symboliquement vraie, est effectivement vrai : il y a ainsi, dans le second passage, comme trois ordres de réalités hiérarchisées, celui du mythos, reflet (ἔμφασις) de celui du logos, qui à son tour renvoie, fait rebondir (ἀνακλῶντος) vers un niveau plus élevé, qu’on peut identifier à celui de l’Être lui-même. Si les logoi de la religion égyptienne opèrent ce rebond par simple transparence (διάφασις), parce qu’ils appartiennent déjà réellement au champ de la vérité – mais requièrent qu’on porte à travers eux son regard vers des principes ontologiques (on pourrait prendre l’exemple des exégètes chrétiens des premiers siècles, qui considérant les Évangiles comme des logoi vrais, ont « vu à travers  » eux et franchi une étape supplémentaire en formulant explicitement le principe théologique trinitaire) – les mythoi isiaques sont des reflets, avec leurs dangereuses séductions en même temps que leur pouvoir de dévoilement : on peut se laisser prendre au piège de l’apparence, oublier, notamment par superstition, que ces mythes ne sont que des images de statut ontologique inférieur ; on peut aussi, moyennant une interprétation allégorique guidée par la philosophie, y voir une première étape dans le cheminement vers la vérité. Ainsi le préambule du De Iside, après avoir assimilé la quête philosophique de la vérité à une théologie, assimile l’une à l’autre la théologie isiaque et la quête philosophique, d’une part au moyen de l’annexion de la figure d’Isis, de son mythe et de son culte, au champ grec de la raison et de la connaissance, d’autre part, au moyen d’une distinction entre deux états de l’isiacisme, l’un de nature purement formaliste que Plutarque laisse implicitement à la masse des fidèles, l’autre, qui s’adresse aux philosophes, capables d’opérer à partir du substrat du mythe et du rituel isiaques une extraction de la connaissance de l’être. Le De Iside apparaît de ce fait comme une œuvre particulièrement importante, non seulement dans l’histoire de la religion isiaque dans l’Empire romain et 34 

De Is., 20, 358F-359A (traduction Froidefond modifiée) : « Et de même que, selon les savants, l’arc-en-ciel est un reflet du soleil qui doit sa diaprure au retour du rayon visuel sur le nuage, de même le mythe est ici le reflet d’une tradition véridique qui fait rebondir la pensée vers d’autres réalités.  ». 35  Voir son édition p. 81 sq.

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de sa rencontre avec la rationalité grecque36, mais aussi, plus généralement, dans la tradition des entreprises philosophiques de sauvetage des mythes et des rites. BIBLIOGRAPHIE B r isson , L., Introduction à la philosophie du mythe, t. I, Sauver les mythes, Paris, 1996, 20052 . B r enk , F. E., « “Isis is a Greek Word”. Plutarch’s Allegorization of Egyptian Religion  », in Plutarco, Platon, y Aristoteles, éd. A. Pérez Jimenez, J. Garcia Lopez, R. Aguilar, Madrid, 1999, p. 227-238. —, « In the Image, Reflection and Reason of Osiris. Plutarch and the Egyptian Cults  », in Estudios sobre Plutarco : Misticismo y religiones mistéricas en la obra de Plutarco, dans éd. A. Pérez Jiménez et F. Casadesús Bordoy (dir.), Madrid, 2001, p. 83-98. D ona lson , M. D., The Cult of Isis in the Roman Empire : Isis Invicta, Lewiston, 2003. G r iffiths , J. G., Plutarch’s De Iside et Osiride, Cardiff, 1970. H a ni , J., La religion égyptienne dans la pensée de Plutarque, Paris, 1976. R ichter , D. S., « Plutarch on Isis and Osiris : Text, Cult and Cultural Appropriation  », Transactions and Proceedings of the American Philological Association, 131 (2001), p. 191-216.

36  Pour des figures ultérieures de cette rencontre (dans le néoplatonisme), voir P. Pépin « Utilisations philosophiques du mythe d’Isis et d’Osiris dans la tradition platonicienne  », dans Sagesse et religion. Colloque de Strasbourg (octobre 1976), Paris, 1977, p. 51-64.

Aldo S ETAIOLI

LA FILOSOFIA A BANCHETTO (PLUT. QUAEST. CONV. 1.1 ; MACR. SAT. 7.1)* 1. La prima delle Questioni conviviali, che apre l’opera di Plutarco (Συμποσιακά), dopo la dedica a Sosio Senecione, tratta un problema che le conferisce, al di là di ogni dubbio, un carattere programmatico in rapporto all’intera opera, come è peraltro confermato dalla posizione iniziale e sottolineato tanto dal titolo1 quanto dalle parole che aprono la trattazione2 : se la filosofia sia al suo posto nel banchetto, e in particolare nel simposio che seguiva il pasto vero e proprio. Plutarco si rivolge all’inizio al dedicatario Sosio Senecione, ricordandogli che in un banchetto svoltosi ad Atene sorse la questione dei discorsi filosofici durante il simposio e che Aristone, uno dei convitati, domandò incredulo se c’era qualcuno che non ammetteva la filosofia al banchetto. Plutarco stesso s’incarica di rispondere a questa domanda, ricordando che in effetti questa idea è sostenuta da molti e accennando alcuni dei loro argomenti : la filosofia non sarebbe al suo posto al banchetto, allo stesso modo delle spose legittime, che i Persiani tengono lontano dal simposio, al quale fanno invece partecipare le concubine3. Un’altra testimonianza addotta dagli avversari della filosofia al banchetto è quella di Isocrate, che, richiesto di fare un discorso durante il simposio, rifiutò, affermando che il banchetto non era l’occasione per ciò che sapeva dire e che non sapeva dire ciò che tale occasione richiedeva.

*  Dedico questo lavoro a Carlos Lévy, cui mi legano fin dal 1990 profondi vincoli di amicizia e di ammirazione. 1   Εἰ δεῖ φιλοσοφεῖν παρὰ πότον (« Se si deve parlare di filosofia bevendo »). 2 Plut. quaest. conv. 1.1, 612D πρῶτον δὲ πάντων τέτακται τὸ περὶ τοῦ φιλοσοφεῖν παρὰ πότον (« la prima questione che si pone riguarda i discorsi filosofici durante il simposio »). 3 Plut. quaest. conv. 1.1, 613A. In Macrobio, che, come vedremo, adattò questa e altre quaestiones convivales nel settimo libro dei Saturnalia, i Persiani vengono sostituiti dai Parti (Macr. Sat. 7.1.3), certo più familiari ai Romani, sebbene il loro regno fosse da tempo caduto.

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a ldo seta ioli

Interviene vivacemente un altro convitato, Cratone, affermando che, mentre la retorica isocratea era realmente fuori luogo al banchetto, non così è per la filosofia, che è l’arte della vita, e stabilisce tra l’altro anche il comportamento conveniente a chi partecipa al convito. Con il discorso di Cratone viene dunque risolta in senso affermativo la questione generale della legittimità di tenere discorsi filosofici durante il banchetto4. A questo punto Plutarco riporta in discorso indiretto la richiesta di Sosio Senecione di risolvere una questione subordinata : si tratta adesso di stabilire entro quali limiti la filosofia può intervenire al banchetto e quale carattere le è appropriato in questa circostanza5. Plutarco riprende quindi la parola e la mantiene sino alla fine, svolgendo in dettaglio il tema proposto da Sosio Senecione. Schenkeveld6 osserva giustamente che l’intera quaestio presenta la forma della thesis retorico-filosofica : il primo problema (se la filosofia deve aver parte al banchetto) ha in effetti carattere generale, non legato a circostanze particolari, e rientra indubbiamente nella tipologia della thesis (lat. propositum) ; ma anche il secondo – sebbene Plutarco prenda in considerazione i tipi di persone che partecipano al banchetto e i limiti e il carattere della discussione filosofica – non rientra secondo Schenkeveld nella tipologia della hypothesis (lat. causa), cioè nel genere di trattazione legato a determinate circostanze (περιστάσεις, circumstantiae) che gli conferiscono carattere di specificità, in quanto si tratta di riferimenti di tipo ancora generale. 2. Ammesso, quindi, che la filosofia deve aver parte al banchetto, si tratta di stabilire quale filosofia vi si trovi al suo posto. Che le questioni difficili e controverse sono da evitare al simposio è idea comune e diffusa7, e in Plutarco compare di frequente8. 4  Che questo è il pensiero di Plutarco è confermato ad es. da quaest. conv. 8 praef., 716D. 5 Plut. quaest. conv. 1.1, 613C ὅρον δέ τινα καὶ χαρακτῆρα τῶν παρὰ πότον φιλοσοφουμένων (« i limiti e il carattere dei discorsi filosofici durante il simposio »). 6 D. M. Schenkeveld, « Plutarch’s First Table Talk », in Plutarchea Lovaniensia. A Miscellany of Essays on Plutarch, ed. by L. van der Stockt, Lovanii 1996, p. 257-264. 7  Lo sostenevano, ad esempio, lo stoico Perseo (SVF I 451) e Arcesilao (T 1a, p. 48 Mette = Diog. L. 4.42). Anche a Roma l’opinione era diffusa : cf. p. es. Gell. 7.13.4 ; 1.2.3-4. Per Varrone vd. oltre, § 5. 8  P. es. Plut. de tu. san. 20, 133BC. Nella nostra quaestio è espressamente specificato che dal banchetto devono restar fuori le sottili discussioni dialettiche (quaest. conv. 1.1, 614F).

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Cratone aveva definito la filosofia « arte della vita » (τέχνην περὶ βίον)9. Neppure lui, dunque, aveva in mente le sottigliezze dialettiche, e pensava piuttosto alla filosofia etica. Si tratta di una definizione che trova le proprie corrispondenze più prossime nello stoicismo10 e che a Roma era stata fatta propria da Seneca, che non solo dichiara la sapientia un’arte11 – anzi la sola vera arte12 – ma scrive che è « l’arte della vita »13, aggiungendo che il sapiente è il solo « artista della vita » (artifex vitae)14. Ma il tipo di filosofia illustrato da Plutarco, nel suo secondo discorso, come adatto al banchetto non corrisponde precisamente a quello che ci si aspetterebbe in base alla definizione di Cratone, che non a caso, subito dopo, l’aveva presentata, secondo il modello paneziano, come guida suprema del corretto modo di comportarsi nella vita, e in particolare anche in rapporto alla circostanza di cui si discute –  il banchetto  –, dato che è lei a stabilire i συμποτικὰ καθήκοντα15, espressione che Macrobio, il quale, come vedremo, riprese e adattò, con varie altre, questa quaestio convivalis, rese in maniera corretta : officia convivalia16. Plutarco non sottovaluta certo l’aspetto etico-didattico e utilitaristico della conversazione adatta al banchetto17, e divide i convitati in « profani » e « persone colte » (ἰδιῶται e πεπαιδευμένοι)18 ; ma quando si tratta di definire con maggior precisione gli appartenenti al secondo gruppo, appare chiaro che esso non solo non è composto di filosofi di professione, ma che comprende persone che apprezzano una conversazione intelligente su questioni di varia cultura e umanità, non necessariamente legate a temi filosofici in senso stretto. 9 Plut.

quaest. conv. 1.1, 613B. SVF III 598 οἱ δὲ Στωϊκοὶ… φασὶ τὴν φρόνησιν… τέχνην ὑπάρχειν περὶ τὸν βίον (« gli Stoici affermano che la saggezza è l’arte della vita » ; Muson. 3, p. 10.6-7 Hense ἐπιστήμη δὲ περὶ βίον οὐχ ἑτέρα ἢ φιλοσοφία ἐστι (« la scienza della vita altro non è che la filosofia ») ; cf. Clem. Alex. paedag. 2.25.3 τελεία γὰρ ἡ σοφία… τέχνη γίνεται περὶ βίον (« la perfetta sapienza è l’arte della vita »). 11 Sen. ep. 29.3 ; cf. 90.44. 12  Si veda l’intera ep. 88 di Seneca. 13 Sen. ep. 95.7 haec (sapientia) ars vitae est. 14 Sen. vit. beat. 8.3 ; cf. ep. 90.27. Vd. G. Kuen, Die Philosophie als dux vitae. Die Verknüpfung von Gehalt, Intention und Darstellungsweise im philosophischen Werk Senecas am Beispiel des Dialogs De vita beata. Einleit., Wortkomm. u. systematische Darstellung, Heidelberg 1994, p. 136. 15  I « doveri dei convitati » : Plut. quaest. conv. 1.1, 613C. 16 Macr. Sat. 7.1.6. 17 Plut. quaest. conv. 1.1, 614B διαπαιδαγωγῇ (i discorsi del banchetto devono « istruire », anche se « senza farlo notare » : ἀνυπόπτως : cf. Macr. Sat. 7.1.22 non sentientes) ; 614E ὠφελίμως (« con utilità ») 18 Plut. quaest. conv. 1.1, 613E. 10 

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Come osserva giustamente Teodorsson19, in lui il concetto di « filosofia » e quello di « filologia » (nel senso antico) tendono a coincidere ; ciò appare evidente dallo stesso testo della nostra quaestio, che giustappone i due termini e dichiara caratteristica dei « filologi » il « filosofare »20. La conferma viene del resto non solo da altri testi plutarchei21, ma dal carattere stesso delle intere Questioni conviviali, che per lo più trattano appunto temi del tipo adesso indicato. Plutarco pensava senza dubbio di avere conciliato la filosofia con l’atmosfera distesa del convito, ma Seneca avrebbe osservato criticamente : quae philosophia fuit facta philologia est22 . Che peraltro questo fosse il senso in cui intendevano la filosofia anche alcuni di coloro che erano contrari alla sua introduzione al banchetto è dimostrato dall’aneddoto su Isocrate (non conosciuto da altre fonti) riportato da Plutarco nel suo primo discorso23. Non sarà un caso che egli connoti qui Isocrate con l’appellativo di « sofista » (un termine che in lui veicola sovente una valutazione negativa24), che è lo stesso che Isocrate impiegava per designare i propri avversari25, mentre dava il nome di « filosofia » al tipo di cultura da lui stesso propugnato26, che certo non coincideva con quella di Platone o Aristotele. E Cratone ribadisce subito dopo il giudizio su Isocrate già implicito nel discorso di Plutarco sottolineando, con valutazione chiaramente negativa, la sua semplice qualità di retore e stilista, allo scopo di escluderlo senza riserve dalle conversazioni adatte al banchetto27. 3. Come abbiamo accennato, Macrobio riprese e adattò la nostra quaestio plutarchea, che anche per lui rivestiva indubbiamente carattere programmatico, come è possibile ricavare non solo dal fatto che l’adattamento di essa apre il settimo libro dei suoi Saturnalia, ma anche dall’evidente richiamo che s’incontra proprio all’inizio della sua

19 S.-T. Teodorsson, A Commentary on Plutarch’s Table Talks, vol. I (Books 1-3), Göteborg, 1989, p. 38-39. 20 Plut. quaest. conv. 1, 1, 613D ἂν μὲν γὰρ πλέονας ἔχῃ φιλολόγους τὸ συμπόσιον… ἀφήσομεν αὐτοὺς φιλοσοφεῖν (« se i filologi saranno in maggioranza nel banchetto, li lasceremo filosofare »). 21  P. es. Plut. de tu. san. 20, 133BC παρὰ δεῖπνον φιλολογεῖν. 22 Sen. ep. 108.13 : « quella che era filosofia è diventata filologia ». 23 Plut. quaest. conv. 1.1, 613A. 24  Vd. Teodorsson, A Commentary, p. 41. 25  Cf. lo scritto isocrateo Κατὰ τῶν σοφιστῶν (« Contro i sofisti »). 26 Isocr. antid. 270 ; cf. soph. 1 ; paneg. 10. 27 Plut. quaest. conv. 1.1, 613B. Anche Macrobio (Sat. 7.1.4) sottolinea decisamente l’attività oratoria e retorica di Isocrate.

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opera28. Qui Macrobio riprende il concetto, sviluppato nella nostra quaestio29, secondo il quale i problemi discussi al banchetto non devono essere complessi e difficili, ma gradevoli e capaci d’intrattenere i partecipanti. Viene ripreso anche il riferimento di Plutarco al Simposio di Platone30, che manca nell’adattamento del settimo libro, dove compare invece un’altra allusione alla stessa opera platonica presente nella quaes­ tio plutarchea31. Nel passo dell’inizio dei Saturnalia la ripresa della quaestio si riferisce precisamente alla conversazione adatta al banchetto, distinta esplicitamente da Macrobio dalle discussioni serie e impegnate da tenere durante il giorno. È noto che il settimo libro dei Saturnalia è costituito da una serie di dibattiti del primo di questi due tipi, derivati in massima parte dalle Questioni conviviali di Plutarco32 , sebbene Macrobio non riconosca mai il proprio debito e si limiti a ricordare, nel bel mezzo delle proprie riprese, il nome di Plutarco come autore di quaestiones convivales – e neppure solo, ma tra Aristotele e Apuleio33. Dato che la tradizione manoscritta dell’opera plutarchea si fonda sostanzialmente su un testimone unico, il codice Vindobonensis gr. 148 (T), Macrobio può quindi costituire anche un utile testimone dal punto di vista testuale34. Per quanto riguarda specificamente la nostra quaestio, tuttavia, Macrobio non ci è di grande aiuto ; è soltanto possibile supporre che il testo da lui utilizzato contenesse già una corruttela che compare nel 28 Macr.

Sat. 1.1.2-3. quaest. conv. 1.1, 614D. 30 Compresa l’immagine della « presa salda » che, come nella lotta, si addice alle ricerche filosofiche impegnate, ma non all’atmosfera rilassata del banchetto. 31 Plut. quaest. conv. 1.1, 613D ; cf. Macr. Sat. 7.1.13. In entrambi gli scrittori compare un’allusione sia al Simposio platonico sia all’omonima opera di Senofonte, senza che venga menzionato il nome degli autori. 32 Oltre a quella tra la prima quaestio plutarchea e il primo capitolo del settimo libro dei Saturnalia, si possono stabilire le seguenti corrispondenze : Plut. quaest. conv. 1.9, 626F-627F ~ Macr. Sat. 7.13.18-27 ; 2.1, 629F-631C ~ 7.2.1-5 ; 2.1, 631C-634F ~ 7.3.2-7, 11-23 ; 2.3, 635E-638A ~ 7.16.1-14 ; 3.3, 654A-F ~ 7.6.15.21 ; 3.4, 450F-451F ~ 7.7.1-2 ; 3.5, 652A-653B ~ 7.6.2-13 ; 3.7, 655E-656B ~ 7.7.14-20 ; 3.10, 657F-659D ~ 7.16.15-34 ; 4.1, 661A-662A ~ 7.4.3-12 ; 4.1, 662D-663F ~ 7.5.7-32 ; 6.1, 686E-687B ~ 7.13.1-5 ; 6.3, 689A-690B ~ 7.12.18-19 ; 7.1, 697F-700B ~ 7.15.2-13, 16-24 ; 7.3, 701D702C ~ 7.12.13-16. La corrispondenza più stretta è quella fra Plut. quaest. conv. 3.10, 657F-659D e Macr. Sat. 7.16.15-34 ; per essa vd. A. Setaioli, « The Moon as Agent of Decay (Plut. quaest. conv. 3.10 ; Macr. Sat. 7.16.15-34) », in Natural Spectaculars. Aspects of Plutarch’s Philosophy of Nature, ed. by M. Meeusen and L. van der Stockt, Leuven, 2015, p. 99-111. 33 Macr. Sat. 7.3.23-24. 34  Si veda per questo K. Hubert, « Zur indirekten Überlieferung der Tischgespräche Plutarchs », Hermes, 73 (1938), p. 307-328. 29 Plut.

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Vindobonensis. In Plutarco si parla di danze cui partecipano i convitati (così va inteso il testo, con la correzione generalmente accolta di συμπόσια in σώματα)35 ; in Macrobio, invece, sembra che i danzatori non siano i convitati stessi, ma persone appositamente ingaggiate per intrattenere i partecipanti al banchetto36. Sorge quindi il dubbio che leggesse τὰ συμπόσια (…) σαλεύειν, come il manoscritto T, e intendesse queste parole nel senso di « movimentare i conviti » con le danze (in mediis saltare conviviis). È anche possibile che sia stato influenzato dalla descrizione del banchetto di Alcinoo nell’Odissea, del quale non è cenno in Plutarco, ma a cui l’autore latino ha alluso poco prima37, insieme con quello di Didone descritto nel primo libro dell’Éneide38. In quel testo omerico, infatti, dopo il canto dell’aedo Demodoco sugli amori di Ares e Afrodite, due danzatori intrattengono i convitati con le loro evoluzioni39. Non è neppure da escludere che Macrobio abbia contaminato il modello con un passo parallelo dello stesso Plutarco : dopo la danza menziona infatti, come esercizi che, al contrario di questa, non si addicono al banchetto, la corsa e il pugilato ; nella nostra quaestio plutarchea compaiono invece la scherma e il lancio del disco40, mentre in un altro testo assai vicino al nostro vengono menzionati la corsa e il pancrazio41 – uno sport violento non troppo dissimile dal pugilato, ma forse meno familiare di questo a lettori romani. 4. Abbiamo appena accennato ad una allusione omerica, accompagnata da una virgiliana, in Macrobio, che manca nel testo di Plutarco. Più frequente è il caso opposto. Manca in Macrobio una citazione platonica che compare in Plutarco42 ; non si trova nel latino neppure la seconda allusione plutarchea al Simposio di Platone43, che, come abbiamo visto, viene ripresa invece nel chiaro richiamo alla nostra quaes35 Plut. quaest. conv. 1.1, 614D ὥσπερ γὰρ τὰ σώματα (συμπόσια T) πινόντων δι᾿ὀρχήσεως καὶ χορείας νενόμισται σαλεύειν κτλ. (« come è uso far muovere i corpi dei bevitori con balli e con danze ». 36 Macr. Sat. 7.1.6 sicut inter illos qui exercitii genus habent in mediis saltare conviviis eqs. (« come tra coloro la cui occupazione è danzare nei banchetti etc. »). 37 Macr. Sat. 7.1.15. 38 Verg. Aen. 1.740-747. 39 Hom. Od. 8.370-384. Si tratta, dice il poeta, di danzatori di particolare abilità, che Ulisse dichiara di apprezzare in sommo grado. 40 Plut. quaest. conv. 1.1, 614D ὁπλομαχεῖν… δισκεύειν. 41 Plut. de tu. san. 20, 133DE δρόμοις… παγκρατίοις. 42 Plut. resp. 361a, citato in Plut. quaest. conv. 1.1, 613F-614A. 43 Plut. quaest. conv. 1.1, 614CD. Abbiamo visto, invece, che non manca in Macrobio la prima allusione plutarchea al Simposio di Platone, che appare insieme con una all’omonima opera di Senofonte, senza i nomi degli autori (Plut. quaest. conv. 1.1, 613D ~ Macr. Sat. 7.1.13).

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tio che si trova all’inizio dei Saturnalia44. Vengono omessi anche i riferimenti plutarchei a Democrito45 e ad Esopo46. Un verso omerico che in Plutarco compare nell’intervento riportato in discorso indiretto di Sosio Senecione47 viene trasposto da Macrobio alla fine del proprio capitolo48, accompagnato anch’esso da una parallela citazione virgiliana49. Un caso curioso è quello della citazione plutarchea di due versi dell’Odissea tratti dal racconto di un’impresa di Ulisse che Elena narra ai convitati dopo aver versato nel vino il nepente50. Macrobio51 tralascia il secondo verso ; ma poiché Plutarco aveva citato il primo omettendo due parole52 , egli, notando forse l’irregolarità metrica, intese sostituirlo col verso completo ; gli avvenne però di scambiare il verso citato da Plutarco con un altro simile e non troppo lontano, ma che in Omero è pronunciato non da Elena, ma da Menelao53. La svista non è, a dire il vero, troppo grave, ma è ben lungi dall’essere il solo « infortunio » occorso a Macrobio con le fonti greche nell’adattamento della nostra quaestio plutarchea. Nello stesso contesto notiamo un’altra svista : il nepente viene chiamato una droga indiana54, sebbene nel passo omerico cui viene fatto riferimento risulti senza possibilità di equivoco che proveniva invece dall’Egitto55. Nel riferimento al Simposio di Senofonte, che compare più avanti56, Macrobio scambia uno dei convitati che vi parteciparono – Carmide, correttamente menzionato da Plutarco – col molto più tardo Carmada, un filosofo accademico discepolo di Carneade.

44 Macr.

Sat. 1.1.2-3. Vd. sopra, § 3. quaest. conv. 1.1, 614D. 46 Plut. quaest. conv. 1.1, 614E : la favola della volpe e della cicogna, che non si trova nel nostro Esopo, ma ci è nota da Phaedr. 1.26. 47 Hom. Il. 2.381, citato in Plut. quaest. conv. 1.1, 613D. 48 Macr. Sat. 7.1.23. 49 Verg. Aen. 9.157-158. 50 Hom. Od. 4.242 e 244, citati in Plut. quaest. conv. 1.1, 614C. 51 Macr. Sat. 7.1.19. 52 Plut. quaest. conv. 1.1, 614C lo riporta nella forma οἷον ἔρεξε καὶ ἔτλη καρτερὸς ἀνήρ (il verso completo suona ἀλλ᾿οἷον τόδ᾿ἔρεξε καὶ ἔτλη καρτερὸς ἀνήρ : « ma quale fu quest’impresa che il forte eroe compì e sopportò »). 53 Hom. Od. 2.271 οἷον καὶ τόδ᾿ἔρεξε καὶ ἔτλη καρτερὸς ἀνήρ (« come anche questo compì e sopportò il forte eroe »). 54 Macr. Sat. 7.1.18 ex India sucus. 55 Hom. Od. 4.227-230. 56 Macr. Sat. 7.1.13. Cf. Plut. quaest. conv. 1.1, 613D. 45 Plut,

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Nel riferimento al banchetto di Alcinoo nell’Odissea, che come abbiamo visto manca in Plutarco, compare forse l’abbaglio più clamoroso. Secondo la lezione concorde dei codici di Macrobio, l’aedo che canta alla corte di Alcinoo porterebbe lo stesso nome del Ciclope : Polifemo57 ! Willis corresse Polyphemum in Phemium, il nome dell’aedo che canta nella reggia di Ulisse, il quale riceve una volta l’attributo di πολύφημος – « dai molti canti »58 ; ma anche se la correzione cogliesse nel segno, l’errore di Macrobio non sarebbe meno vistoso : Femio risiedeva ad Itaca, non certo a Scheria, alla corte di Alcinoo. Un ultimo errore s’incontra poco oltre59, allorché Macrobio scambia l’allusione di Plutarco al banchetto offerto ad Atene ad Oreste, che però dovette sedere in disparte e mangiare nel più assoluto silenzio60, col celebre giudizio del matricida da parte dell’Areopago, confondendo questo col Θεσμοθετεῖον di cui è parola in Plutarco61. Il silenzio del banchetto offerto ad Oreste viene quindi attribuito agli Areopagiti, che non si vede come avrebbero potuto pronunciare la loro sentenza restando muti62 . Negli ultimi due casi ora esaminati si sono voluti individuare dettagli, conservati da Macrobio, di un testo plutarcheo più ampio, del quale quello a noi pervenuto costituirebbe un’epitome. Come mi sembra di avere appena mostrato, tuttavia, si può essere ragionevolmente certi di trovarci in presenza di un fraintendimento nel secondo caso e di un’aggiunta di Macrobio contenente errori difficilmente attribuibili a Plutarco nel primo63. 57 Macr. Sat. 7.1.14 habuit haec Iopam, illa Polyphemum cithara canentes (« presso l’una – la mensa di Didone – c’era a sonare la cetra Iopa, presso l’altra – quella di Alcinoo – Polifemo »). 58 Hom. Od. 22.376. 59 Macr. Sat. 7.1.17 si, ut apud Athenas Atticas Aeropagitae tacentes iudicant, ita inter epulas oportet semper sileri eqs. (« se, come nell’attica Atene i membri dell’Areopago formulano il proprio giudizio in silenzio, così nel banchetto bisogna sempre tacere etc. »). 60  Cf. Eurip. Iph. Taur. 940-957. Su questo vd. F. Fuhrmann, Plutarque. Œuvres morales. Tome IX. Première Partie. Propos de Table. Livres I-III. Texte ét. et trad., Paris 1972, p. 149 n. 2 ; Teodorsson, A Commentary, p. 44-45. 61 Plut. quaest. conv. 1.1, 613B εἰ μὲν οὖν, ὥσπερ οἱ τὸν Ὀρέστην ἑστιῶντες ἐν Θεσμοθετείῳ, σιωπῇ τρώγειν καὶ πίνειν ἐμέλλομεν κτλ. (« se dunque, come coloro che accolsero a banchetto Oreste nel Thesmotheteion, dovessimo mangiare e bere in silenzio, etc. »). Credo, con Fuhrmann, ibid., che la virgola vada posta dopo ἐν Θεσμοθετείῳ, da riferire a ἑστιῶντες. 62  Hubert, « Zur indir. Überlief. », p. 313, ritiene che Macrobio possa avere ricavato il silenzio dell’Areopago da Aesch. Eum. 570-571 πληρουμένου δὲ τοῦδε βουλευτερίου / σιγᾶν ἀρήγει (« quando si riunisce questo consesso conviene tacere »). 63  Cf. anche Hubert, « Zur indir. Überlief. », p. 319.

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Nell’Ottocento la tesi che il testo di Plutarco ci fosse giunto abbreviato e che fosse possibile integrarlo attraverso gli adattamenti di Macrobio godette di discreta fortuna. Essa fu sostenuta da Linke e Wissowa in due dissertazioni di Breslavia uscite lo stesso anno64, e già in precedenza era stata avanzata da Volkmann65. Quest’ultimo riteneva66 che in un altro passo della nostra quaestio, quello su Isocrate, fossero caduti dal testo originale di Plutarco alcuni elementi conservatici da Macrobio ; ma, come ha mostrato Hubert67, ciò che Macrobio aggiunge sono soltanto dettagli scolastici, come l’introduzione del ritmo prosastico da parte di Isocrate. Si potrà aggiungere che l’ampliamento può forse essere stato suggerito da ciò che subito dopo Cratone dice sui « periodi » di Isocrate68, anche se in Macrobio manca l’atteggiamento ostile del testo greco verso l’oratore. Oggi, in ogni caso, la tesi che il nostro testo plutarcheo sia un’epitome non trova più sostenitori. 5. Esaminiamo adesso il capitolo macrobiano, allo scopo di valutare la maniera in cui l’autore latino utilizza e adatta ai suoi scopi il testo plutarcheo. Noteremo innanzi tutto che Macrobio ha con ogni probabilità tenuto presente, accanto al modello plutarcheo, anche una celebre satira menippea di Varrone, dal titolo Nescis quid vesper serus vehat69, che gli era sicuramente ben nota, dato che la cita espressamente in due passi dei Saturnalia70. Sappiamo che in essa Varrone trattava del banchetto71, e tra l’altro anche dei discorsi da tenere in quell’occasione. Certe parole usate da Macrobio sono molto vicine a quelle che vengono attribuite a Varrone. Penso in particolare a nec nodosas et anxias, sed utiles quidem, faciles tamen, quaestiones movebit 72 . Il termine anxias può certamente essere accostato a un’immagine che compare in Plutarco73, come

64 H. Linke, Quaestiones de Macrobii Saturnalium fontibus, Diss. Breslau 1880 ; G. Wissowa, De Macrobii Saturnalium fontibus capita tria, Diss. Breslau 1880. 65  R. Volkmann, « Observationes miscellae », Jauer Progr. 1872, p. 2-5. 66  Volkmann, « Observ. », p. 4. 67  Hubert, « Zur indir. Überlief. », p. 309. 68 Plut. quaest. conv. 1.1, 613B. 69  « Non sai quello che porta la sera ». 70 Macr. Sat. 1.7.2 ; 2.8.2-3. 71 Varr. Men. 333-341 Bücheler = Astbury (riportato da Gell. 13.11). 72 Macr. Sat. 7.1.15 : « (il ‘filosofo’ a banchetto) non solleverà questioni intricate e che provocano affanno, ma utili sì, tuttavia facili ». 73 Plut. quaest. conv. 1.1, 614D ἵνα μὴ πνίγωσι (« perché [i problemi sollevati] non soffochino [chi non è esperto di filosofia] »).

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pure utiles e faciles74 ; ma è certo che i primi due compaiono identici in quanto Gellio attribuisce a Varrone, mentre il terzo – faciles – vi trova corrispondenza concettuale precisa : sermones non super rebus anxiis et tortuosis sed iucundos atque invitabiles et cum quadam inlecebra et voluptate utiles75. Un altro aspetto che vale la pena di sottolineare è l’atteggiamento di Macrobio nei confronti dell’interpretazione allegorica di Omero. Plutarco riporta l’interpretazione del nepente mescolato al vino da Elena come un’allegoria di una conversazione adeguata agli stati d’animo, capace di calmare pene e tristezza, come una droga76. Si trattava di un’interpretazione corrente, che ci è nota anche da altre fonti77. Sappiamo però che Plutarco non credeva realmente alle allegorie78. Ben diverso è l’atteggiamento di Macrobio, che vive in un’epoca in cui il neoplatonismo ha imposto la fede nella sapienza riposta di Omero. Basta osservare il linguaggio che impiega : si Homeri latentem prudentiam scruteris altius79. È un’espressione che ricorda da vicino quelle che compaiono nel commento al Somnium Scipionis80, nel quale Macrobio ritrova nell’antico poeta le dottrine del neoplatonismo81. Molto interessante è anche la struttura conferita da Macrobio al proprio capitolo in rapporto alla quaestio plutarchea. Quello che nel testo greco è il primo discorso di Plutarco, nel quale vengono esposte le idee degli avversari della filosofia a banchetto, viene posto in bocca a

74 Plut. quaest. conv. 1.1, 614E τὰς ψυχὰς αἱ μὲν ἐλαφραὶ ζητήσεις ἐμμελῶς καὶ ὠφελίμως κινοῦσον (« le questioni facili muovono gli animi in maniera misurata e utile »). 75  Gell. 13.11.4 : « discorsi non su problemi che provocano affanno o troppo intricati, ma gradevoli e attraenti, e utili non senza qualche allettamento e piacevolezza ». L’idea di utilità ricompare anche poco oltre in Varrone, con termine greco (βιωφελῆ : Gell. 13.11.5). 76 Plut. quaest. conv. 1.1, 614C. Su questo passo vd. F. Buffière, Les mythes d’Homère et la pensée grecque, Paris, 1956, p. 327-328. 77  P. es. Athen. 5.17, 190F. 78 Plut. de aud. poet. 4, 19EF. 79 Macr. Sat. 7.1.8 : « se cerchi di penetrare più a fondo nella sapienza nascosta di Omero ». 80  P. es. Macr. in somn. Scip. 1.12.2 Homeri divina prudentia (« la sapienza divina di Omero » : in rapporto all’interpretazione allegorica dell’antro delle Ninfe dell’Odissea) ; 2.10.11 quod Homerus, divinarum omnium inventionum fons et origo, sub poetici nube figmenti verum sapientibus intellegi dedit (« la verità che Omero, fonte di tutte le scoperte relative al divino, dette a comprendere ai sapienti sotto il velo della finzione poetica »). 81  Vd. A. Setaioli, « L’esegesi omerica nel commento di Macrobio al ‘Somnium Scipionis’ », Studi Italiani di Filologia Classica, 38 (1966), p. 154-198.

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Simmaco82 , che fa propri i loro argomenti. Segue un primo discorso di Eustazio83, che corrisponde a quello di Cratone in Plutarco, col quale si stabilisce il diritto della filosofia ad aver parte al banchetto. Alla fine di questo primo discorso, però, Eustazio stesso si assegna il compito di trattare anche la questione subordinata : stabilire i limiti di questo diritto, mentre in Plutarco il tema è proposto da Sosio Senecione. La breve battuta di Rufio, che segue84, ha dunque soltanto il compito di separare i due discorsi di Eustazio nei quali vengono affrontati i due problemi ; Eustazio, infatti, riprende subito la parola e la mantiene sino alla fine85. Poiché dunque Eustazio riunisce in sé le funzioni di Cratone e di Plutarco nel suo secondo discorso, Macrobio si ritiene libero non solo di trasporre vari passi di questo discorso, ma anche di trasportare nel secondo di Eustazio un passo di quello di Cratone, che a rigore dovrebbe apparire nel primo86 ; inoltre, poiché Eustazio non riceve da altri, ma si assegna lui stesso il compito di trattare dei limiti della filosofia al banchetto, può riprendere nel suo secondo discorso anche un’idea ed una citazione omerica che in Plutarco erano assegnati al personaggio che propone quel tema : Sosio Senecione87. Ma le trasposizioni del testo plutarcheo sono numerose88. Macrobio ha comunque utilizzato la maggior parte della quaestio plutarchea. Ha però lasciato fuori la parte finale89, a partire dal riferimento a Democrito. La favola esopica che segue era forse giudicata 82 Macr.

Sat. 7.1.2-4. Sat. 7.1.5-7. 84 Macr. Sat. 7.1.8. 85 Macr. Sat. 7.1.9-25. 86 Macr. Sat. 7.1.17, che corrisponde a Plut. quaest. conv. 1.1, 613B, con l’errore che abbiamo rilevato. 87 Macr. Sat. 7.1.23, che corrisponde a Plut. quaest. conv. 1.1, 613CD. 88  Ecco in dettaglio le corrispondenze tra Plutarco e Macrobio : Plut. quaest. conv. 1.1, 613A (Persiani e Isocrate presi a modello dagli avversari della filosofia al banchetto) ~ Macr. Sat. 7.1.3-4 ; 613B (Oreste accolto nel Thesmotheteion) ~ 7.1.17 ; 613C (la filosofia, che stabilisce i καθήκοντα del banchetto, non ne va esclusa) ~ 7.1.6 ; 613CD (esortazione e citazione omerica di Sosio Senecione) ~ 7.1.23 ; 613D (allusione al Simposio di Platone e a quello di Senofonte) ~ 7.1.13 ; 613D (a Dioniso occorre accompagnare tanto le Muse quanto le Ninfe) ~ 7.1.16 ; 613E (aneddoto su Pisistrato) ~ 7.1.12 ; 613E (i retori sono tali solo se parlano, i filosofi anche se tacciono) ~ 7.1.10 ; 614A (il filosofo influisce su chi lo ascolta come le Menadi – Dioniso in Macrobio – colpiscono col tirso) ~ 7.1.22 ; 614B (esempi ed episodi edificanti sono adatti alle conversazioni del banchetto) ~ 7.1.21 ; 614BC (Elena e il nepente) ~ 7.1.18-19 ; 614D (le questioni da trattare al banchetto non devono essere difficili e intricate) ~ 7.1.15 ; 614D (danza e altri esercizi al banchetto) ~ 7.1.16. 89 Plut. quaest. conv. 1.1, 614E-615C. 83 Macr.

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da lui inadatta alla dignità dei personaggi dei Saturnalia, e la parte conclusiva, che tratta di questioni relative alla letteratura e alla cultura greca di un periodo molto lontano dal suo (le innovazioni tragiche di Frinico e di Eschilo e gli scolii che si cantavano al banchetto90) non era adatta ai suoi scopi. La discussione finale sugli scolii è considerata da Schenkeveld un esempio concreto delle questioni adatte ad essere dibattute nei banchetti91 – esterna quindi alla questione generale, che è la sola che interessa a Macrobio. Abbiamo visto che l’aspetto didattico e quello dell’utilità pratica delle conversazioni al banchetto sono tenuti ben presenti in Plutarco. Anche Macrobio li sottolinea con decisione nel suo adattamento. In lui compare però un ulteriore elemento : quello del ravvedimento morale92 – e quindi del progresso etico – che esse possono produrre. Che sia questo il compito della filosofia, in qualunque modo ci si accosti ad essa, costituisce la durevole eredità trasmessa alla cultura romana da Seneca. BIBLIOGRAFIA FUHRMANN, F., Plutarque. Œuvres morales. Tome IX. Première Partie. Propos de Table. Livres I-III. Texte ét. et trad., Les Belles Lettres, Paris, 1972. HUBERT, K., « Zur indirekten Überlieferung der Tischgespräche Plutarchs », Hermes, 73 (1938), p. 307-328. LINKE , H., Quaestiones de Macrobii Saturnalium fontibus, Diss. Breslau 1880. SCHENKEVELD, D. M., « Plutarch’s First Table Talk », in Plutarchea Lovaniensia. A Miscellany of Essays on Plutarch, ed. by L. van der Stockt, Louvain, 1996, p. 257-264. TEODORSSON, S.-T., A Commentary on Plutarch’s Table Talks, vol. I (Books 1-3), Göteborg, 1989. VOLKMANN, R., « Observationes miscellae », Jauer Progr. 1872, p. 2-5. WISSOWA , G., De Macrobii Saturnalium fontibus capita tria, Diss. Breslau 1880.

90  Per

essi e l’etimologia del termine vd. Teodorsson, A Commentary, p. 59-63. « Plut.’s First Table Talk », p. 262. 92 Macr. Sat. 7.1.21 ut et qui aliter agebant saepe auditis talibus ad emendationem venirent (« in modo che spesso, ascoltati questi discorsi, anche chi si comportava diversamente giunse ad emendarsi »). 91  Schenkeveld,

Sophie Aubert-Baillot

ACHILLE, MEILLEUR RHÉTEUR QU’ULYSSE SELON ÉPICTÈTE : VÉRITÉ OU APPARENCE ? Dans un passage des Entretiens adressé « à l’un des hommes dont il ne faisait point cas1  » du fait qu’il était ignorant, ne possédait pas la compétence pour écouter (ἐμπειρία (…) τοῦ ἀκούειν)2 et prétendait s’appuyer sur des qualités jugées accessoires par le Stoïcien pour éveiller l’intérêt de son interlocuteur, Épictète récuse ces dernières tout en les illustrant grâce à différents personnages homériques. Richesse d’Agamemnon, force d’Hector ou d’Ajax, beauté, chevelure soignée, noblesse et talent rhétorique d’Achille  : aucune de ces caractéristiques ne suffit à inciter le philosophe à échanger avec un disciple qui de toute façon ne les possède pas au même degré que des héros d’épopée. – Ἀλλὰ κἀγὼ πλούσιός εἰμι. – Μή τι οὖν τοῦ Ἀγαμέμνονος πλουσιώτερος ; – Ἀλλὰ καὶ καλός εἰμι. – Μή τι οὖν
τοῦ Ἀχιλλέως καλλίων ; – Ἀλλὰ καὶ κόμιον κομψὸν ἔχω. 
 – Ὁ δ’ Ἀχιλλεὺς οὐ κάλλιον καὶ ξανθόν ; Καὶ οὐκ ἐκτένιζεν αὐτὸ κομψῶς οὐδ’ ἔπλασσεν ; – Ἀλλὰ καὶ ἰσχυρός εἰμι. 
 – Μή τι οὖν δύνασαι λίθον ἆραι ἡλίκον ὁ Ἕκτωρ ἢ ὁ
Αἴας ; – Ἀλλὰ καὶ εὐγενής. – Μή τι ἐκ θεᾶς μητρός, μή τι
πατρὸς ἐγγόνου Διός  ; Τί οὖν ἐκεῖνον ὠφελεῖ ταῦτα,
ὅταν καθήμενος κλαίῃ διὰ τὸ κορασίδιον ; – Ἀλλὰ ῥήτωρ
εἰμί.

1 Épictète, Entr., II, 24 : Πρός τινα τῶν οὐκ ἠξιωμένων ὑπ’ αὐτοῦ (trad. J.  Souilhé, retouchée). 2 Épictète, Entr., II, 24, 5.

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– Ἐκεῖνος δ’ οὐκ ἦν ; Οὐ βλέπεις πῶς κέχρηται τοῖς
δεινοτάτοις τῶν Ἑλλήνων περὶ λόγους Ὀδυσσεῖ καὶ Φοίνικι, πῶς αὐτοὺς ἀστόμους πεποίηκε3 ;

Parmi les attributs héroïques traditionnels qui sont ici égrenés, l’aptitude oratoire figure de plein droit, comme l’indiquent Homère luimême4 mais également Platon qui, dans le Cratyle, rattache par la voix de Socrate le nom de « héros  » (ἥρως) au verbe « parler  »  (εἴρειν) au point de définir les héros comme « d’habiles rhéteurs et d’habiles dialecticiens  » (ῥήτορες [καὶ] δεινοὶ καὶ διαλεκτικοί), voire comme « une race de sophistes  » (σοφιστῶν γένος)5. Toutefois, la mention

3 Épictète,

Entr., II, 24, 24-26 : « – Mais je suis riche moi aussi. – Serais-tu plus riche qu’Agamemnon ? – Mais je suis beau également. – Serais-tu plus beau qu’Achille ? – Mais j’ai de plus une petite chevelure élégante (κόμιον κομψόν). – Achille n’en avait-il pas une plus belle encore, et une blonde ? Et il ne la peignait ni ne l’arrangeait avec élégance ? – Mais je suis fort aussi. – Peux-tu soulever un rocher comme Hector ou Ajax ? – Mais je suis encore de noble race. – As-tu une déesse pour mère, as-tu pour père un petit-fils de Zeus ? À quoi cela lui sert-il à lui, quand, assis, il pleure pour sa fillette ? – Mais je suis un rhéteur. – Et lui, ne l’était-il pas ? Ne vois-tu pas comme il en a usé avec les plus habiles des Grecs dans l’art de la parole, avec Ulysse et Phénix, comme il les a réduits au silence ?  » (trad. J. Souilhé, retouchée).
 4 Voir Homère, Od., VIII, 167-175 : « Beauté, raison, bien dire, on voit qu’en un même homme, les dieux presque jamais ne mettent tous les charmes. L’un n’a reçu du ciel que médiocre figure ; mais ses discours sont pleins d’une telle beauté qu’il charme tous les yeux : sa parole assurée, sa réserve polie le marquent dans la foule ; quand il va par les rues, c’est un dieu qu’on admire  » (Οὕτως οὐ πάντεσσι θεοὶ χαρίεντα διδοῦσιν  / ἀνδράσιν, οὔτε φυὴν οὔτ’ ἂρ φρένας οὔτ’ ἀγορητύν.  / Ἄλλος μὲν γὰρ εἶδος ἀκιδνότερος πέλει ἀνήρ, /
 ἀλλὰ θεὸς μορφὴν ἔπεσι στέφει· οἱ δέ τ’ ἐς αὐτὸν / τερπόμενοι λεύσσουσιν, ὁ δ’ ἀσφαλέως ἀγορεύει,  / αἰδοῖ μειλιχίῃ, μετὰ δὲ πρέπει ἀγρομένοισιν, / ἐρχόμενον δ’ ἀνὰ ἄστυ θεὸν ὣς εἰσορόωσιν : trad. V. Bérard). 5 Platon, Cratyle, 398 d-e : « Voilà ce que sont les héros pour Hésiode (i.e. des demidieux dont le nom est modelé sur celui de l’amour, ἔρως), ou bien il veut dire qu’ils étaient savants, habiles rhéteurs et habiles dialecticiens, capables d’interroger ; car εἴρειν signifie parler. Comme nous venons donc de le dire, dans la langue attique, ceux qu’on appelle héros se trouvent être des rhéteurs et des hommes adroits à interroger, si bien que la tribu des héros devient une race de rhéteurs et de sophistes  » (Καὶ  ἤτοι τοῦτο λέγει τοὺς ἥρωας, ἢ ὅτι σοφοὶ ἦσαν καὶ ῥήτορες [καὶ] δεινοὶ καὶ διαλεκτικοί, ἐρωτᾶν ἱκανοὶ ὄντες· τὸ γὰρ « εἴρειν  » λέγειν 
ἐστίν. Ὅπερ οὖν ἄρτι λέγομεν, ἐν τῇ Ἀττικῇ φωνῇ λεγόμενοι οἱ ἥρωες ῥήτορές τινες καὶ ἐρωτητικοὶ συμβαίνουσιν,
 ὥστε ῥητόρων καὶ σοφιστῶν γένος γίγνεται τὸ ἡρωικὸν φῦλον : trad. É. Chambry, modifiée).

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d’une « petite chevelure élégante  » (κόμιον κομψόν)6 laisse transparaître, jusque dans la paronomase, l’ironie d’Épictète à l’égard du talent rhétorique qui lui est associé dans l’énumération des qualités d’Achille. À plusieurs reprises dans les Entretiens, le soin apporté à la coiffure sert en effet de comparant à un raffinement stylistique excessif et, partant, condamnable7, ce qui n’est pas sans rappeler le Gorgias de Platon, où la rhétorique était ravalée au rang d’art de la parure (κομμωτική)8. En outre, il convient de noter que ce talent oratoire, déprécié par Épictète mais revendiqué avec hauteur par son mauvais disciple dans l’échange cité à l’instant, est ici attribué par excellence à Achille plutôt qu’à Ulysse, alors que ce dernier était considéré comme le parangon du bon orateur d’après une analyse rhétorique effectuée à partir des poèmes homériques et devenue canonique dès l’Antiquité : – Ἀλλὰ ῥήτωρ
εἰμί. – Ἐκεῖνος δ’ οὐκ ἦν ; Οὐ βλέπεις πῶς κέχρηται τοῖς
 δεινοτάτοις τῶν Ἑλλήνων περὶ λόγους Ὀδυσσεῖ καὶ Φοίνικι, πῶς αὐτοὺς ἀστόμους πεποίηκε9  ;

À partir d’une combinaison de deux passages de l’Iliade où le poète souligne la douceur des propos de Nestor et prête à Anténor une analyse comparative précise entre le laconisme de Ménélas et la vigueur persuasive d’Ulysse10 – preuve, selon Cicéron, que l’éloquence était dès cette 6 Épictète,

Entr., II, 24, 24. Entr., II, 23, 14 : « Et la parole elle-même, avec les enjolivements du langage, s’il y a toutefois une faculté spéciale, que fait-elle, quand le discours vient à tomber sur un sujet, sinon enjoliver les mots et les arranger comme le coiffeur la chevelure ?  » (Ἡ δὲ φραστικὴ αὕτη καὶ καλλωπιστικὴ τῶν ὀνομάτων, εἴ τις ἄρα ἰδία δύναμις, τί ἄλλο ποιεῖ ἤ, ὅταν ἐμπέσῃ λόγος περί τινος, καλλωπίζει τὰ ὀνομάτια καὶ συντίθησιν ὥσπερ οἱ κομμωταὶ τὴν κόμην ;). Épictète, Entr., III, 1, 1 : « Un jeune rhéteur en herbe vint un jour le trouver ; sa chevelure était beaucoup trop soignée et toute sa toilette sentait la recherche  » (Εἰσιόντος τινὸς πρὸς αὐτὸν νεανίσκου ῥητορικοῦ περιεργότερον ἡρμοσμένου τὴν κόμην καὶ τὴν ἄλλην περιβολὴν κατακοσμοῦντος : trad. J. Souilhé). 8 Platon, Gorgias, 463 b ; 465 b-c. 9 Épictète, Entr., II, 24, 25-26, loc. cit.  : « – Mais je suis un rhéteur (Ἀλλὰ ῥήτωρ
εἰμί).  – Et lui [i.e. Achille], ne l’était-il pas ? Ne vois-tu pas comme il en a usé avec les plus habiles des Grecs dans l’art de la parole (τοῖς δεινοτάτοις τῶν Ἑλλήνων περὶ λόγους), avec Ulysse et Phénix, comme il les a réduits au silence (ἀστόμους) ?  » (trad. J. Souilhé, retouchée). 10 Homère, Iliade, I, 247-249 : « Mais voici que Nestor se lève, Nestor au doux langage, l’orateur sonore de Pylos. De sa bouche ses accents coulent plus doux que le miel  » (Τοῖσι δὲ Νέστωρ /
ἡδυεπὴς ἀνόρουσε, λιγὺς Πυλίων ἀγορητής,  / τοῦ καὶ ἀπὸ γλώσσης μέλιτος γλυκίων ῥέεν αὐδή). Homère, Iliade, III, 212-224 : « Mais, l’heure venue d’ourdir pour le public les idées et les mots, Ménélas sans doute parlait aisément ; peu de paroles, mais sonnant bien ; il n’était ni prolixe certes, ni maladroit – il était moins âgé aussi. Mais quand l’industrieux Ulysse, à son tour, se dressait, il restait là, debout, sans 7 Épictète,

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époque à l’honneur et que l’auteur épique lui-même, dans son style, se montrait un brillant et parfait orateur11 –, Quintilien et Aulu-Gelle avaient soutenu qu’Homère avait été l’inventeur de la tripartition des genres oratoires (genera dicendi) en style noble, représenté par Ulysse, style intermédiaire, illustré par Nestor, et style simple, pratiqué par Ménélas12 . Socrate, dans le Phèdre, avait déjà célébré le talent oratoire lever les yeux, qu’il gardait fixés à terre ; il n’agitait le sceptre en avant ni en arrière, il le tenait immobile et semblait lui-même ne savoir que dire. Tu aurais cru voir un homme qui boude ou, tout bonnement, a perdu l’esprit. Mais à peine avait-il laissé sa grande voix sortir de sa poitrine, avec des mots tombant pareils à des tempêtes de neige, aucun mortel alors ne pouvait plus lutter avec Ulysse, et nous songions moins désormais à admirer sa beauté  » (ἀλλ’ ὅτε δὴ μύθους καὶ μήδεα πᾶσιν ὕφαινον  / ἤτοι μὲν Μενέλαος ἐπιτροχάδην ἀγόρευε, / παῦρα μὲν ἀλλὰ μάλα λιγέως, ἐπεὶ οὐ πολύμυθος / οὐδ’ ἀφαμαρτοεπής· ἦ καὶ γένει ὕστερος ἦεν.  / Ἀλλ’ ὅτε δὴ πολύμητις ἀναΐξειεν Ὀδυσσεὺς  / στάσκεν, ὑπαὶ δὲ ἴδεσκε κατὰ χθονὸς ὄμματα πήξας,  / σκῆπτρον δ’ οὔτ’ ὀπίσω οὔτε προπρηνὲς ἐνώμα,  / ἀλλ’ ἀστεμφὲς ἔχεσκεν ἀΐδρεϊ φωτὶ ἐοικώς·  / φαίης κε ζάκοτόν τέ τιν’ ἔμμεναι ἄφρονά τ’ αὔτως.  / Ἀλλ’ ὅτε δὴ ὄπα τε μεγάλην ἐκ στήθεος εἵη  / καὶ ἔπεα νιφάδεσσιν ἐοικότα χειμερίῃσιν, /
 οὐκ ἂν ἔπειτ’ Ὀδυσῆΐ γ’ ἐρίσσειε βροτὸς ἄλλος  / οὐ τότε γ’ ὧδ’ Ὀδυσῆος ἀγασσάμεθ’ εἶδος ἰδόντες : trad. P.  Mazon, retouchées). Les principaux témoignages figurent chez L. Radermacher, Artium Scriptores (Reste der voraristotelischen Rhetorik), Wien, 1951, p. 3-9. Il faut y ajouter Aristophane, Nuées, 1057-1058 (Nestor) ; Sénèque, Ep., 40, 2 (Ulysse et Nestor) ; Pline, Ep., 1, 20, 22 (Ulysse et Ménélas) ; Hermogène, Id., II, 9, 7-11 Patillon (Ulysse). Par ailleurs, il existe de très nombreuses études contemporaines sur la présence de codifications rhétoriques dans les poèmes homériques ainsi que sur les pratiques discursives de leurs personnages. Citons notamment G. A. Kennedy, The Art of Persuasion in Greece, Princeton, 1963, p. 35-39 ; R. P. Martin, The Language of Heroes : Speech and Performance in the Iliad, Ithaca-London, 1989 ; T. Cole, The Origins of Rhetoric in Ancient Greece, Baltimore-London, 1991, p. 33-46 ; P. Toohey, « Epic and Rhetoric  », in Persuasion. Greek Rhetoric in Action, éd. I. Worthington, London-New York, 1994, p. 153-162 ; H. A. Roisman, « Right Rhetoric in Homer  », in A Companion to Greek Rhetoric, éd. I. Worthington, Malden-Oxford-Carlton, 2007, p. 429-446 ; S. Dentice di Accadia Ammone, Omero e i suoi oratori : tecniche di persuasione nell’Iliade, Berlin-Boston, 2012 ; R. A. Knudsen, Homeric speech and the origins of rhetoric, Baltimore, 2014. 11 Cicéron, Brut., 40. 12 Quintilien, IO, XII, 10, 63-65 : « Si donc il y a nécessairement un choix à faire entre ces trois genres, comment douter qu’il ne faille préférer à tous le dernier, qui a par ailleurs le plus de force et qui est aussi de beaucoup le mieux approprié à toutes les causes les plus importantes ? Ainsi, Homère a donné à Ménélas une éloquence à vrai dire concise, agréable, juste (car c’est là ce que veut dire : ‘ne pas faire d’erreurs sur les mots’) et dépouillée de toute superfluité, ce qui constitue les qualités du premier genre, et de la bouche de Nestor, dit-il, ‘coulait un langage plus doux que le miel’, et, certes, on ne peut rien imaginer de plus délectable ; mais, quand il voulut montrer dans Ulysse l’éloquence à son degré suprême, il lui attribua une voix puissante et une vigueur oratoire comparable aux neiges, à la fois par l’abondance verbale et par l’impétuosité. Avec lui, donc, aucun mortel n’osera lutter ; il sera considéré par les hommes comme un dieu. Cette vigueur et cette rapidité, Eupolis les admire chez Périclès, Aristophane les compare aux traits de la foudre ; c’est ce qui définit vraiment le pouvoir de l’éloquence  » (Quare si ex tribus his generibus necessario sit eligendum unum, quis dubitet hoc praeferre omni-

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d’Ulysse et de Nestor, leur attribuant même avec malice des manuels techniques de rhétorique qu’ils auraient rédigés à Troie, durant leurs loisirs, tandis que Phèdre émettait l’hypothèse que derrière Ulysse pourraient se dissimuler les sophistes Thrasymaque ou Théodore et derrière Nestor, Gorgias13. Aussi est-il à première vue étonnant qu’Épictète s’appuie sur le texte homérique pour prêter à Achille un talent oratoire supérieur à celui d’Ulysse alors que le Péléide n’apparaît nullement dans la triade de héros évoquée à l’instant. Avant d’examiner plus attentivement sous l’angle oratoire les raisons pour lesquelles Épictète attribue à Achille cette prééminence sur Ulysse, il convient de rappeler que l’exégèse des poèmes homériques était l’un des domaines de prédilection de la sophistique. Dans l’Hippias Mineur de Platon, le sophiste éponyme soutient ainsi face à Socrate qu’Homère a voulu faire d’Achille l’homme le plus brave (ἄριστος) et d’Ulysse, l’homme le plus duplice (πολυτροπώτατος). À l’appui de son interprétation, il cite un extrait de la scène des Prières au chant IX de l’Iliade, correspondant au début de la réponse cinglante d’Achille à Ulysse et ses compagnons venus le prier de reprendre sa place parmi les guerriers achéens. Διογενὲς Λαερτιάδη, πολυμήχαν’ Ὀδυσσεῦ, χρὴ μὲν δὴ τὸν μῦθον ἀπηλεγέως ἀποειπεῖν, ᾗ περ δὴ κρανέω τε καὶ ὡς τετελεσμένον ἔσται, ὡς μή μοι τρύζητε παρήμενοι ἄλλοθεν ἄλλος·
 ἐχθρὸς γάρ μοι κεῖνος ὁμῶς Ἀίδαο πύλῃσιν

bus, et ualidissimum alioquin et maximis quibusque causis accommodatissimum ? Nam et Homerus breuem quidem cum iucunditate et propriam (id enim est non deerrare uerbis) et carentem superuacuis eloquentiam Menelao dedit, quae sunt uirtutes generis illius primi, et ex ore Nestoris dixit dulciorem melle profluere sermonem, qua certe delectatione nihil fingi maius potest ;
 sed summam expressurus [est] in Vlixe facundiam et magnitudinem illi uocis et uim orationis niuibus [et] copia uerborum atque impetu parem tribuit. Cum hoc igitur nemo mortalium contendet, hunc ut deum homines intuebuntur.
 Hanc uim et celeritatem in Pericle miratur Eupolis, hanc fulminibus Aristophanes comparat, haec est uere dicendi
 facultas : trad. J. Cousin) ; Aulu-Gelle, NA, VI, 14, 7 : « Mais déjà depuis des temps très reculés, Homère a présenté ces trois genres de style eux-mêmes dans trois personnages, le grand et abondant chez Ulysse, le précis et resserré chez Ménélas, le mélangé et tempéré chez Nestor  » (Sed ea ipsa genera dicendi iam antiquitus 
tradita ab Homero sunt tria in tribus : magnificum in Vlixe et ubertum, subtile in Menelao et cohibitum, mixtum moderatumque in Nestore : trad. R. Marache). 13 Platon, Phèdre, 261 b-c. Voir M. S. Celentano, « Archétypes oratoires et matrices culturelles : le cas de Ménélas (Cic., Brut. 50)  », dans Le Brutus de Cicéron. Rhétorique, politique et histoire culturelle, éd. S. Aubert-Baillot, Ch. Guérin, Leiden-Boston, 2014, p. 75-87.

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ὅς χ’ ἕτερον μὲν κεύθῃ ἐνὶ φρεσίν, ἄλλο δὲ εἴπῃ· αὐτὰρ ἐγὼν ἐρέω ὥς μοι δοκεῖ εἶναι ἄριστα14.

Or c’est précisément sur cette réponse que s’appuie Épictète pour faire d’Achille un rhéteur plus habile qu’Ulysse, capable de le réduire au silence. Le texte montre, selon Hippias, que le caractère d’Achille est « véridique et simple  » (ἀληθής τε καὶ ἁπλοῦς) et celui de son adversaire, « duplice et trompeur  » (πολύτροπός τε καὶ ψευδής)15. Étant donné la fonction éducative qui était traditionnellement reconnue aux poèmes homériques, le sophiste était soucieux de déterminer quel était le meilleur des héros et de cerner la qualité par laquelle chacun d’eux se distinguait des autres. Toutefois, il n’indique nullement qu’Achille aurait réduit au silence son interlocuteur dans cet épisode. Peu après Hippias, c’est au tour du philosophe socratique Antisthène de s’attacher à l’adjectif πολύτροπος afin de prouver, au contraire, qu’il n’offre pas le sens éthique péjoratif qu’on lui assigne traditionnellement, mais qu’il doit s’entendre en termes rhétoriques, comme la caractéristique de « celui qui, disposant de divers modes de discours (πολλοὶ τρόποι τῶν λόγων), se révèle maître dans l’art de discuter (διαλέγεσθαι) et de converser (συνεῖναι) avec les hommes, en se posant donc comme modèle de sophos et comme prototype de la figure du bon rhéteur16  ». Toutefois, comme chez Hippias, on ne relève aucune allusion chez Antisthène à une quelconque supériorité oratoire d’Achille qui lui aurait permis de réduire Ulysse à quia. En conclusion, Épictète ne semble tributaire d’aucun de ces deux penseurs dans son appréciation des personnages homériques : chez Hippias, Achille l’emporte sur Ulysse mais sur le seul plan éthique tandis que chez Antisthène, c’est sur le plan oratoire qu’Ulysse manifeste son 14 Homère, Iliade, IX, 308-314 : « Divin fils de Laërte, industrieux Ulysse, je dois vous signifier brutalement (ἀπηλεγέως) la chose, comme j’entends la faire, comme elle se fera. De la sorte vous n’aurez pas à roucouler l’un après l’autre, assis là, à mes côtés. Celui-là m’est en horreur à l’égal des portes d’Hadès, qui dans son cœur cache une chose et sur les lèvres en a une autre. Je dirai, moi, ce qu’il me semble qu’il faut dire  » (trad. P.  Mazon). On ne trouve par ailleurs qu’une seule occurrence de l’adverbe ἀπηλεγέως dans l’Odyssée, au chant I, v. 373, où il caractérise l’apostrophe lancée par Télémaque à l’adresse des prétendants de Pénélope. Le jeune homme leur enjoint brutalement (ἀπηλεγέως) de quitter les lieux et les menace de mourir sans vengeurs dans la demeure de son père, et son propos suscite l’étonnement parmi ses interlocuteurs, peu habitués à ce que Télémaque leur parle avec résolution (θαρσαλέως). 15 Platon, Hipp. Min., 365b (trad. M. Croiset). 16  A. Brancacci, Antisthène. Le discours propre, Paris, 2005 (trad. S. Aubert d’A. Brancacci, Oikeios logos. La filosofia del linguaggio in Antistene, Napoli, 1990), p. 50. Pour une analyse détaillée de l’épithète πολύτροπος chez le Socratique, voir p.  42-61.

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excellence. Chez le Stoïcien enfin, le débat est d’ordre rhétorique (comme chez Antisthène) mais c’est Achille qui a le dessus (comme chez Hippias). C’est donc ailleurs qu’il faut chercher l’origine d’une évaluation aussi surprenante. Le jugement d’ensemble que porte Épictète sur Achille au fil des Entretiens ne permet pas de déduire que la supériorité oratoire du Péléide sur Ulysse serait due à une estime particulière du Stoïcien à son égard17. Dans la plupart des occurrences, il est au contraire critiqué pour avoir laissé éclater sa colère à l’encontre d’Agamemnon, avoir refusé le départ de Briséis et pleuré la mort de Patrocle18. La perte de sa captive bien-aimée est d’ailleurs évoquée juste avant le passage où Épictète célèbre le talent oratoire d’Achille face à Ulysse. Le Stoïcien y condamne fermement, jusque dans le diminutif méprisant qui désigne la jeune femme, la conduite d’un homme en proie aux lamentations « pour sa fillette  » (διὰ τὸ κορασίδιον)19, alors que les pleurs d’Achille suscitaient le courroux de Platon, dans la République, non à l’endroit du héros épique, mais bien d’Homère, coupable d’avoir prêté au fils d’une déesse un comportement indigne de lui20. De façon intéressante, Épictète reprend l’argumentation platonicienne dans un autre Entretien mais au profit d’Ulysse cette fois, que le poète a eu tort, selon lui, de représenter en larmes, regrettant son épouse, car un homme de bien (καλός τε καὶ ἀγαθὸς) ne saurait être infortuné21. Quelques lignes plus haut, le Stoïcien avait associé ce personnage à Héraclès, l’un des modèles du sage pour les philosophes du Portique – tout comme Ulysse, dans une moindre mesure22 –, en soulignant que tous deux avaient compris que l’homme n’est pas fait pour s’attacher à une terre mais pour vivre dans un univers perçu comme la cité commune des hommes et des dieux23. Dans un dernier texte des Entretiens, l’auteur rapproche encore les deux héros car ils ne redoutent ni le manque, ni une vie 17  Sur le jugement que porte Épictète sur Achille mais aussi sur Ulysse et Agamemnon, voir A. Gangloff, « Les héros et les penseurs grecs des deux premiers siècles après J.-C. : mythologie et éducation  », Pallas, 78 (2008), p. 153-168. 18 Épictète, Entr., I, 11, 31 ; I, 22, 7-8 ; I, 28, 24 ; II, 24, 21. 19 Épictète, Entr., II, 24, 25. 20 Platon, Rép., III, 387 d-388 b. 21 Épictète, Entr., III, 24, 18-21. Voir Homère, Od., V, 82. 22  Voir Sénèque, Const., 2, 2 : « Ces derniers (sc. Ulysse et Hercule) en effet furent proclamés sages par nos Stoïciens pour leur invincible énergie, pour leur mépris de la volupté, pour leurs victoires sur toutes les terreurs de ce monde  » (Hos enim Stoici nostri sapientes pronuntiauerunt, inuictos laboribus et contemptores uoluptatis et uictores omnium terrorum : trad. R. Waltz). 23 Épictète, Entr., III, 24, 13-17.

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simple et frugale : sans doute Épictète se souvient-il là de son maître Musonius Rufus qui citait déjà l’épisode du naufrage d’Ulysse chez les Phéaciens, certes moins pour louer son dénuement, comme chez Épictète, que pour célébrer son talent à acquérir de grandes richesses malgré sa pauvreté initiale24. En résumé, rien ne laissait présager, à la lecture de l’ensemble des Entretiens, cette prééminence d’Achille sur Ulysse sur laquelle nous nous interrogeons depuis le début de cette étude. La promotion du premier au rang de rhéteur remarquable et la perte, pour le second, de la suprématie oratoire que lui avait conférée Homère se justifie donc non pas à l’échelle globale de l’œuvre du Stoïcien ni en termes généraux, mais sous un angle à la fois contextuel et rhétorique. Ce que récuse ici Épictète, c’est la supériorité du modèle oratoire dont est porteur Ulysse, qui est traditionnellement assimilé à une rhétorique « aux mille tours  » car telle est l’interprétation qu’Antisthène, nous l’avons dit, proposait de l’épithète πολύτροπος accolée au héros de l’Odyssée dès le premier vers du poème. Toutefois, quels sont les éléments que le Stoïcien aurait pu puiser chez Homère afin de justifier son analyse du discours d’Achille ? Certes, ce dernier est le seul à être qualifié dans l’Iliade de ῥητήρ, contrairement à Ulysse. Ce terme étant néanmoins un hapax dans le corpus homérique, il est difficile d’en circonscrire précisément la signification. Son contexte d’énonciation nous invite à ne pas lui prêter la signification technique de « rhéteur  » que privilégie Épictète dans le passage des Entretiens mentionné plus haut25, où Achille est bien appelé ῥήτωρ, mais plutôt à lui accorder le sens général d’« homme qui parle  » en s’adressant à d’autres hommes. Phénix déclare ainsi que Pélée l’avait chargé d’apprendre à son fils Achille « à être en même temps un bon diseur d’avis et un bon faiseur d’exploits  » (μύθων τε ῥητῆρ’ ἔμεναι πρηκτῆρά τε ἔργων)26. L’opposition entre les substantifs ῥητήρ et πρηκτήρ, respectivement issus des verbes εἴρω (« parler, dire  ») et πράττω 24 Épictète, Entr., III, 26, 31-33 (à propos d’Homère, Od., VI, 130) ; voir Musonius Rufus, IX, p. 46, 3-7 Hense. Il est vrai que les contextes argumentatifs dans lesquels s’inscrit l’exemple d’Ulysse sont différents chez les deux auteurs. Chez Musonius, il s’agit de montrer que l’exil n’est pas un mal et chez Épictète, qu’il convient de se fier non à la réputation, aux richesses ou aux honneurs, mais à notre jugement sur ce qui dépend de nous ou n’en dépend pas, ce qui permet d’accéder à la liberté véritable (Entr., III, 26, 34-35). 25 Épictète, Entr., II, 24, 25. Sur ce point, nous renvoyons à l’article de R. A. Prier, « Achilles Rheter ? Homer and Proto-rhetorical Truth  », in The rhetoric canon, éd. B. D. Schildgen, Detroit, 1997, p. 63-81. 26 Homère, Iliade, IX, 443 (trad. P. Mazon).

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(« faire  »), nous semble corroborer cette interprétation. La corrélation entre ces deux substantifs suggère également que la rhétorique d’Achille tire en partie sa force d’être immédiatement efficace, accompagnée d’actions ou validée par des faits vérifiables – du moins est-ce ce que l’orateur prétend27. À la simplicité et à la sincérité revendiquées par Achille s’opposerait le rattachement d’Ulysse au domaine du multiple, comme en témoigne le préfixe πολυ- commun à la plupart des épithètes le désignant (πολύτροπος, πολύμητις, πολυμήχανος, πολύφρων ou même πολύτλας). Or une telle caractéristique, qui n’empêche pas ce héros de dire bien souvent la vérité et d’être perçu comme tel, semble ici miner sa tentative de persuasion auprès d’Achille, comme si la vérité de sa parole ne pouvait être immédiatement reconnue par son interlocuteur28. Quoique de portée fort générale, le propos de Phénix intervient juste après les vers homériques dont Épictète s’est souvenu pour soutenir qu’Achille avait réduit au silence son professeur ainsi qu’Ulysse, quoiqu’ils fussent, de son propre aveu, « les plus habiles des Grecs dans l’art de la parole  » (τοῖς δεινοτάτοις τῶν Ἑλλήνων περὶ λόγους). En effet, au livre IX de l’Iliade, l’ambassade d’Ulysse, Phénix et Ajax auprès d’Achille ne parvient pas à persuader celui-ci de revenir parmi les Grecs, suite à sa dispute avec Agamemnon, afin de combattre les Troyens. Bien au contraire, la sécheresse de la réponse d’Achille au discours d’Ulysse plonge ses interlocuteurs dans la stupéfaction et le mutisme : Ὣς ἔφαθ’, οἳ δ’ ἄρα πάντες ἀκὴν ἐγένοντο σιωπῇ /
μῦθον ἀγασσάμενοι· μάλα γὰρ κρατερῶς ἀπέειπεν29.

Seule une parfaite connaissance du texte homérique pouvait conduire Épictète à établir une corrélation étroite, voire un lien de cause à effet, entre le portrait d’Achille en « bon diseur (ῥητῆρ[α]) d’avis et [e]n bon 27 Voir B. Heiden, « Hidden thougts, open speech : some reflections on discourse analysis in recent Homeric studies  », in Omero tremila anni dopo : atti del Congresso di Genova, 6-8 luglio 2000, éd. F. Montanari, Roma, 2002, p. 431-444 (p. 431). Voir encore M. D. Reeve, « The language of Achilles  », Classical Quarterly, 23 (1973), p. 193-195, en réaction à A. M. Parry, « The language of Achilles  », Transactions and Proceedings of the American Philological Association, 87 (1956), p. 1-7 (repris in A. M. Parry, The language of Achilles and other papers, with a foreword by P. H. J. Lloyd-Jones, Oxford, 1989). 28  Voir R. A. Prier, « Achilles Rheter ?  », p.  69-71. 29 Homère, Iliade, IX, 430-431 : « Il dit, et tous demeurèrent silencieux, sans voix (ἀκὴν ἐγένοντο σιωπῇ), étonnés de son langage (μῦθον ἀγασσάμενοι) : il a dit non avec une grande rudesse (μάλα (…) κρατερῶς)  » (trad. P. Mazon, retouchée).

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faiseur d’exploits  », selon les mots de Phénix, et l’efficace brusquerie de son discours, décrite quelque vers auparavant dans l’Iliade. À notre connaissance, une telle démarche est unique en son genre et invite à se demander quelle conception de l’art oratoire défend le Stoïcien pour estimer que le meilleur orateur est celui qui réduit au silence son interlocuteur plutôt que de le convaincre, par exemple. Si l’on examine attentivement les vers cités à l’instant, on y relève une progression allant du général au particulier. L’expression formulaire ἀκὴν ἐγένοντο σιωπῇ (« ils demeurèrent silencieux, sans voix  ») qui figure dans notre citation est fréquemment employée dans l’Iliade ou l’Odyssée pour désigner le silence où sont plongés les auditeurs suite à un discours grave, parfois empreint de virulence ou même de violence, proposant une alternative délicate, annonçant un danger, lançant un défi, invitant à un combat singulier, à l’espionnage du camp adverse ou même à la fuite30. L’étonnement à l’égard d’un propos (μῦθον 30 

Discours virulent :  Il., IX, 430 ; IX, 693 ; discours violent : Il., VIII, 28 ; XXIII, 676 ; alternative délicate : Il., VII, 398 ; XVI, 393 ; XX, 320 ; défi : Il., XXIII, 676 ; Od., VIII, 234 ; invitation à un combat singulier : Il., III, 95 ; VII, 92 ; à l’espionnage : Il., X, 218 ; X, 313 ; à la fuite : Il., IX, 29. Nous laissons de côté les trois dernières occurrences de cette expression, toutes présentes dans l’Odyssée, où elles expriment le ravissement des Phéaciens face à l’apparition (Od., VII, 154) ou aux récits d’Ulysse (Od., XI, 333 ; XIII, 1). Il est néanmoins remarquable que dans les deux derniers passages on relève une formule identique, que citait Musonius Rufus, le maître d’Épictète, pour illustrer le silence dans lequel l’enseignement d’un philosophe doit plonger son auditoire, silence qu’Épictète lui-même analysait en Entr., III, 23, 29. Voir Aulu-Gelle, NA, V, 1, 1-6 : « On nous a appris que le philosophe Musonius avait l’habitude de tenir le discours suivant : ‘Quand le philosophe, dit-il, exhorte, avertit, persuade, réprimande ou développe un autre point d’enseignement, si les auditeurs, sans réfléchir ni se contraindre, débitent les premiers éloges venus, s’ils vont jusqu’à crier, s’ils se laissent émouvoir, exciter et enthousiasmer par le charme des sons, la mélodie des mots et, pour ainsi dire, le rythme du discours, alors, sachez-le, orateur et auditeurs perdent leur temps et il n’y a pas là un philosophe qui parle, c’est un flûtiste qui joue. Quand on écoute un philosophe, l’esprit tendu n’a pas le loisir de louer abondamment et profusément quand ce qui est dit est utile et salutaire, et apporte des remèdes aux erreurs et aux vices. Quel que soit l’auditeur, s’il n’est complètement dépravé, il faut qu’il frissonne pendant le discours même du philosophe, qu’il ait honte en silence, se repente, se réjouisse, s’étonne, ait des visages variés et des sentiments différents, selon que l’examen du philosophe le concernant et éveillant la conscience porte sur des parties de son âme saines ou malades’. Il disait en outre qu’un grand éloge n’est pas très éloigné de l’admiration, et que l’admiration à son paroxysme ne produit pas des mots, mais le silence : ‘C’est pourquoi, dit-il, le plus sage des poètes, à propos des auditeurs d’Ulysse en train de faire le très brillant récit de ses travaux, n’en montre pas, quand le héros eut fini, les transports, bruits ou acclamations, mais dit qu’ils se turent tous, comme frappés d’étonnement et de stupéfaction, le charme qui avait atteint leurs oreilles se glissant jusqu’à l’origine de la voix : ‘Il dit ainsi : et tous gardèrent le silence, un charme les tenait dans la grande salle obscure’.  » (Musonium philosophum solitum accepimus. « Cum philosophus  », inquit, « hortatur, monet, suadet,

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ἀγασσάμενοι) est lui aussi plusieurs fois mentionné dans l’Iliade, qu’il s’apparente à de l’admiration – pour les discours courageux et galvanisants de Diomède face aux Grecs, qui tranchent sur la lâcheté d’Agamemnon – ou au contraire à de l’abattement, suite à la réponse cassante d’Achille au discours d’Ulysse31. Une dernière occurrence de cette formule nous semble particulièrement intéressante, d’autant qu’elle est la seule dans tout le corpus homérique à comporter aussi l’expression « avec une grande rudesse  » (μάλα (…) κρατερῶς), comme dans les vers mentionnés plus haut, auxquels renvoie implicitement Épictète en indiquant qu’Achille a rendu Ulysse et Phénix muets (ἀστόμους)32 . obiurgat aliudue quid disciplinarum disserit, tum, qui audiunt, si de summo et soluto pectore obuias uulgatasque laudes effutiunt, si clamitant etiam, si gestiunt, si uocum eius festiuitatibus, si modulis uerborum, si quibusdam quasi fritamentis orationis mouentur, exagitantur et gestiunt, tum scias et qui dicit et
qui audiunt frustra esse neque illi philosophum loqui, sed 
tibicinem canere. Animus  », inquit, « audientis philosophum,
, quae dicuntur, utilia ac salubria sunt et errorum 
atque uitiorum medicinas ferunt, laxamentum atque otium
 prolixe profuseque laudandi non habet. Quisquis ille est,
 qui audit, nisi ille est plane deperditus, inter ipsam philosophi orationem et perhorrescat necesse est et pudeat tacitus et paeniteat et gaudeat et admiretur, uarios adeo uultus 
disparilesque sensus gerat, proinde ut eum conscientiamque eius adfecerit utrarumque animi partium aut sincerarum aut aegrarum philosophi pertractatio  ».
 Praeterea dicebat magnam laudem non abesse ab admiratione, admirationem autem, quae maxima est, non uerba parere, sed silentium. « Idcirco  », inquit, « poetarum sapientissimus auditores illos Vlixi labores suos inlustrissime narrantis, ubi loquendi finis factus, non exsultare nec strepere nec uociferari facit, sed consiluisse uniuersos dicit quasi attonitos et obstupidos delenimentis aurium ad origines usque uocis permanantibus : ὣς φάτο τοὶ δ’ ἄρα πάντες ἀκὴν ἐγένοντο σιωπῇ,  /
κηληθμῷ δ’ ἔσχοντο κατὰ μέγαρα σκιόεντα  » : trad. R. Marache, retouchée). La citation homérique figure à la fois en Od., XI, 333-334 et en Od., XIII, 1-2. 31  Admiration : voir Homère, Il., VII, 404 ; IX, 51 ; IX, 711. Abattement : Il., IX, 431 ; IX, 694. Ce dernier passage jouit d’un statut ambigu, car la sèche réponse d’Achille déjà évoquée (IX, 430-431) provoque à nouveau le même effet lorsqu’elle est répétée textuellement par Ulysse à Agamemnon ainsi qu’aux Achéens, à l’issue de l’ambassade (Il., IX, 693-694). Dans cet exemple, l’impact du discours sur l’auditoire est donc indépendant de l’identité de l’orateur qui le prononce, ce qui avait surpris les scoliastes d’Homère : voir H. Erbse, éd., Scholia graeca in Homeri Iliadem, Berlin, 1971, vol. II, p. 543, ad Il., IX, v. 694b. 32 Épictète, Entr., II, 24, 26. L’adjectif ἄστομος lui-même est intéressant puisqu’il est rare et imagé. Désignant littéralement l’être ou l’animal qui n’a pas de bouche ou dont la bouche ne remplit pas son office (dans le cas d’un cheval rétif, par exemple, ou d’un chien incapable de saisir sa proie avec les dents), ou encore s’appliquant à une lame émoussée, il figure dans le fragment d’une tragédie perdue de Sophocle intitulée Akrisios (fgt 76 Radt) et qualifie, selon la glose qu’en offre Hésychius dans son Lexique, a 7874 Latte, « celui qui est incapable de parler  » (ἄστομος ὁ μὴ δυνάμενος λέγειν). C’est manifestement dans ce sens que l’entendent Épictète puis, quelques années plus tard, Lucien qui, dans le Lexiphanès, pastiche du Banquet de Platon, prête aux protagonistes « un atticisme tellement outrancier qu’il en devient ridicule, prétexte pour dénoncer la sottise des puritains du langage qui exhumaient les expressions les plus rares pour décorer leurs écrits souvent insipides et prétentieux  » (P. Renault, « Lucien de Samosate ou

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Ὣς ἔφαθ’, οἳ δ’ ἄρα πάντες ἀκὴν ἐγένοντο σιωπῇ, /
μῦθον ἀγασσάμενοι· μάλα γὰρ κρατερῶς ἀγόρευσεν33.

Il s’agit d’un passage où la violence des menaces de Zeus, qui défend aux dieux d’intervenir dans le conflit entre Troyens et Danaens, justifie le silence terrorisé des habitants de l’Olympe. Les mots employés dans ce texte tiré du chant VIII sont exactement les mêmes que dans l’extrait cité plus haut, la seule variation par rapport aux vers 430-431 du chant  IX résidant dans l’emploi du verbe ἀγόρευσεν (« il a parlé  ») à la place du mot ἀπέειπεν (« il a dit non  »). Faut-il donc lire l’intervention d’Achille à la lumière de celle de Zeus, au chant précédent de l’Iliade, et analyser le discours du héros comme la manifestation d’une éloquence sinon divine, du moins impérieuse, redoutable et vigoureuse ?34 À ce titre, on pourrait y déceler une influence cynique qui serait sous-jacente non dans le texte homérique, mais dans l’interprétation que livre Épictète du discours à la fois puissant (μάλα (…) κρατερῶς) et tranchant d’Achille. Ainsi, dans les Entretiens, Diogène de Sinope se voit-il assigner « une fonction royale de réprimande  » (τὴν βασιλικὴν καὶ ἐπιπληκτικήν)35 qui doit beaucoup, pour sa description, au dialogue pseudo-platonicien du Clitophon, dont Épictète avait parfaitement perçu la coloration cynicisante. Or l’adjectif ἐπιπληκτικήν est bâti sur la même racine que le verbe ἐξεπληττόμην36, qui traduit la réaction d’admiration de Clitophon devant le discours véhément par lequel Socrate admoneste le prince du gai savoir  », Folia Electronica Classica, 8 (2004)). Or Lucien se souvient sans doute du texte du Stoïcien et de son arrière-plan homérique puisqu’au § 15, le personnage éponyme fustige l’un de ses interlocuteurs, qui souhaite couper court au babillage atticiste de ses amis, au motif qu’il les condamne au silence, « comme [s’ils étaient] non dotés de bouche (ἀστόμοις) et non dotés de langue (ἀπεγλωττισμένοις)  », alors que lui-même brûle de « répandre sur [eux] tous la neige de [s]a langue  » (κατανίψων ἀπὸ γλώττης ἅπαντας : trad. A.-M. Ozanam). L’allusion à Ulysse est transparente, lui dont « [l]es mots tomba[ie]nt pareils aux flocons de neige en hiver  » (Homère, Iliade, III, 222 : καὶ ἔπεα νιφάδεσσιν ἐοικότα χειμερίῃσιν – trad. P. Mazon). 33 Homère, Iliade, VIII, 28-29 : « Il dit, et tous demeurèrent silencieux, sans voix (ἀκὴν ἐγένοντο σιωπῇ), étonnés de son langage (μῦθον ἀγασσάμενοι) : il a parlé avec une grande rudesse (μάλα (…) κρατερῶς)  » (trad. P. Mazon, retouchée). 34  R. P. Martin avait déjà avancé une telle hypothèse en suggérant que l’emploi du verbe φρονέω par Achille dans l’Iliade (IX, 310) évoquait le ton de Zeus (The Language of heroes, p. 187-191). En réalité, Platon évoque le verbe κρανέω en Hipp. Min., 365 a et telle est la leçon retenue par P. Mazon dans la C.U.F., mais Aristarque, dans ses scolies à Homère, défendait la lecture φρονέω, qu’il considérait comme un synonyme de l’autre verbe : voir H. Erbse, éd., Scholia graeca, vol. II, p. 461, ad Il., IX, v. 310a et b. 35 Épictète, Entr., III, 21, 19 (traduction personnelle). 36 Platon, Clit., 407 a.

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la foule. À chaque fois, il est question de frapper l’auditeur, au sens étymologique, et c’est à un terme de la même famille, le qualificatif καταπληκτικά, que recourt un scoliaste pour caractériser le discours d’Achille et expliquer le silence qu’il provoque chez ses auditeurs37. Une telle éloquence est à la fois frappante et souveraine : chez le Cynique, cette souveraineté est d’ordre éthique38 ; chez Zeus, elle provient de sa force et de sa position hiérarchique par rapport aux autres dieux39 ; chez Achille, elle tient non seulement à sa puissance de guerrier, sans laquelle les Danaens ne sauraient envisager de l’emporter sur leurs adversaires, mais aussi à la justesse de sa cause, puisqu’il estime avoir été floué par Agamemnon et agir à bon droit en se retirant du combat, ainsi qu’à la véracité revendiquée de ses propos. Ce mode d’expression véhément se caractérise également par le blâme et l’absence de circonlocutions. En témoigne l’adverbe ἀπηλεγέως (litt. « sans se soucier de rien, carrément, franchement  ») qui, employé au chant IX au début de la réponse tranchante d’Achille au discours d’Ulysse, n’intervient lui-même qu’en cet endroit dans l’Iliade : Διογενὲς Λαερτιάδη, πολυμήχαν’ Ὀδυσσεῦ, χρὴ μὲν δὴ τὸν μῦθον ἀπηλεγέως ἀποειπεῖν, ᾗ περ δὴ κρανέω τε καὶ ὡς τετελεσμένον ἔσται, ὡς μή μοι τρύζητε παρήμενοι ἄλλοθεν ἄλλος·
 ἐχθρὸς γάρ μοι κεῖνος ὁμῶς Ἀίδαο πύλῃσιν ὅς χ’ ἕτερον μὲν κεύθῃ ἐνὶ φρεσίν, ἄλλο δὲ εἴπῃ· αὐτὰρ ἐγὼν ἐρέω ὥς μοι δοκεῖ εἶναι ἄριστα40.

Les scoliastes semblent s’être interrogés sur la signification précise de ce terme ainsi que sur son origine étymologique, en le faisant dériver tantôt du verbe λῆξαι (« faire cesser  ») pour qualifier l’attitude de celui qui réduit au silence son interlocuteur (εἰπόντα παύσασθαι) de façon précise (διαρρήδην), tranchante (ἀποτόμως), coupante et brève (συντόμως), tantôt du verbe ἀλέγειν (« se préoccuper de, prendre soin de  ») précédé du préfixe d’éloignement ἀπό-, en rattachant ainsi l’adverbe  ἀπηλεγέως à la dureté (σκληρῶς), à l’insensibilité et

37  H. Erbse

(éd.), Scholia graeca, vol. II, p. 543, ad Il., IX, v. 694b. à ce propos tout l’Entretien III, 22 d’Épictète. 39  Voir en particulier Homère, Iliade, VIII, 17 et 27. 40 Homère, Iliade, IX, 308-314, loc. cit. : « Divin fils de Laërte, industrieux Ulysse, je dois vous signifier brutalement la chose, comme j’entends la faire, comme elle se fera. De la sorte vous n’aurez pas à roucouler l’un après l’autre, assis là, à mes côtés. Celui-là m’est en horreur à l’égal des portes d’Hadès, qui dans son cœur cache une chose et sur les lèvres en a une autre. Je dirai, moi, ce qu’il me semble qu’il faut dire  » (trad. P. Mazon). 38  Voir

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à l’absence de compassion (ἀσυμπαθῶς καὶ ἀπηλγημένως)41. Sous l’angle stylistique, il a pour équivalent, selon l’expression d’un scoliaste, « un franc-parler dépouillé  » (ἀκοσμήτου παρρησίας)42 : aussi n’est-il pas étonnant qu’Épictète ait pu livrer une interprétation cynicisante des propos d’Achille. Loin des artifices de langage  (τὴν ἐπιτέχνησιν τῶν λόγων) de son interlocuteur43, le Péléide assène un discours simple, direct et brutal, dénué d’ornement, semblable à un coup qui assomme ses auditeurs. Ce faisant il assume, pour reprendre le mot d’Épictète, un statut de « rhéteur  » original, ne cherchant apparemment pas à convaincre, mais tirant principalement gloire de ne pas se laisser convaincre par Ulysse et, indirectement, par Agamemnon, dont il présente les discours comme trompeurs et mensongers44. Est-ce à dire que cette rhétorique paradoxale, voire cette anti-rhétorique, qui n’est pas sans rappeler par son agressivité la nature agonistique de la concision laconienne dont Achille serait ici le héraut inattendu, comme s’il prenait la place du Spartiate Ménélas dans un affrontement oratoire avec Ulysse dont Épictète déciderait, contrairement à Homère, de faire sortir le Lacédémonien vainqueur sur son adversaire grimé en sophiste45, pourrait se parer d’un prestige philosophique, en préférant à la séduction de la parole une expression droite et vraie ? Il est permis d’en douter. Certes, le refus des circonlocutions entortillées (περιπλοκὰς (…) λόγων)46 employées par Ulysse pointe vers une image bien connue de la rhétorique stoïcienne, celle du raccourci, de la ligne courte et droite, présente en filigrane derrière les termes συντόμως (litt. « de façon concise  », « en adoptant le chemin le plus court  »), ἀποτόμως (« de façon abrupte, concise  », selon le sens de l’adjectif correspondant) ou φιλοσύντομος (« qui aime la brièveté  »), tous employés par un scoliaste dans sa glose de l’adverbe ἀπηλεγέως47. Parmi les cinq vertus du discours analysées par le Portique, la plus originale, la concision, 41  Voir

H. Erbse, éd., Scholia graeca, vol. II, p. 461, ad Il., IX, v. 309c. éd., Scholia graeca, vol. II, p. 460, ad Il., IX, v. 309a. 43  H. Erbse, éd., Scholia graeca, vol. II, p. 461, ad Il., IX, v. 311a. 44 Homère, Iliade, IX, 315 ; 344-345 ; 375-376. 45  Sur les connotations sophistiques charriées par l’adjectif δεινός qui figure dans le jugement d’Épictète sur Ulysse et Phénix, « les plus habiles des Grecs dans l’art de la parole  » (II, 24, 26 : τοῖς δεινοτάτοις τῶν Ἑλλήνων περὶ λόγους), voir S.  Aubert, Per dumeta. Recherches sur la rhétorique des Stoïciens à Rome, de ses origines grecques jusqu’à la fin de la République, thèse de doctorat sous la direction de M. le Professeur Carlos Lévy, Université Paris IV-Sorbonne, novembre 2006, p. 127-128. 46  H. Erbse, éd., Scholia graeca, vol. II, p. 460, ad Il., IX, v. 309a. 47  H. Erbse, éd., Scholia graeca, vol. II, p. 461, ad Il., IX, v. 309c. 42  H. Erbse,

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est en effet désignée sous le nom de συντομία, sans doute suite à sa réélaboration par le scolarque Diogène de Babylonie sous l’influence du laconisme48, et l’on sait qu’elle s’accompagnait d’une exigence éthique puisque cette prédilection des Stoïciens pour une parole brève, « consistant à n’employer que les mots nécessaires pour rendre manifeste l’objet du discours49  », se fondait sur la conviction qu’elle était la plus apte à exprimer la vérité. Toutefois, Achille n’a vraiment rien d’un Stoïcien mais tout d’un être de passions, s’exprimant ici sous l’empire de la colère et du dépit. De plus, la problématique de la vérité et du mensonge nous semble secondaire dans l’extrait d’Épictète par rapport à ce qu’Hippias mettait en exergue dans le dialogue éponyme de Platon. Socrate y pointait d’ailleurs déjà la fausseté d’Achille, qui juste après avoir soutenu que ni Ulysse ni Agamemnon ne le feraient changer de décision et qu’en aucun cas il ne resterait devant Troie, ne mettait pas son projet de départ à exécution50. De même, Zeus, au chant VIII de l’Iliade, aussitôt après son discours véhément que nous avons rapproché de celui du Péléide, dément la fermeté de sa résolution en expliquant à sa fille Athéna qu’il ne parlait pas « d’un cœur tout à fait franc (οὔ νύ τι θυμῷ πρόφρονι)51  ». Si Épictète accorde sa préférence à la rhétorique d’Achille, une préférence peut-être ironique, ce n’est donc pas parce qu’il l’estime conforme à la vérité mais parce qu’il reconnaît l’efficacité de cette parole brute, voire brutale, face à la séduction du style souple et ondoyant d’Ulysse dont il se défie. Juste avant l’Entretien où figure son jugement sur l’éloquence d’Achille (II, 24) figure en effet un texte intitulé « Du talent oratoire  » (II, 23 : Περὶ τῆς τοῦ λέγειν δυνάμεως) où le Stoïcien accorde certes une valeur au talent rhétorique mais une valeur relative, en le considérant comme un moyen, non comme une fin. Dans ce contexte, l’on comprend mieux qu’en II, 24, ce même talent qu’illustre la suprématie oratoire d’Achille sur Ulysse soit finalement déprécié par le Stoïcien car il ne saurait suffire à stimuler le philosophe, à lui donner envie de dispenser son enseignement à un disciple qui attribuerait une valeur absolue à sa maîtrise de la parole, dont Ulysse serait l’emblème, sans pour autant cultiver sa compétence à 48  Voir sur ce point S. Aubert, « La lecture stoïcienne du laconisme à travers le filtre de Platon  », in Platonic Stoicism – Stoic Platonism. The Dialogue between Platonism and Stoicism in Antiquity, éd. M. Bonazzi, Ch. Helmig, Leuven, 2007, p. 41-61.  49 DL, VII, 59 (= SVF, III Diog. 24) : (…) αὐτὰ τὰ ἀναγκαῖα περιέχουσα πρὸς δήλωσιν τοῦ πράγματος (traduction personnelle). 50 Platon, Hipp. Min., 370 b-d. 51 Homère, Iliade, VIII, 39-40.

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écouter. Malgré son admiration pour Antisthène52 , Épictète manifeste de la réserve à l’égard de la πολυτροπία oratoire d’Ulysse et semble renvoyer dos à dos les deux héros homériques, l’un pour n’avoir pas su convaincre son interlocuteur malgré toute son habileté oratoire, l’autre pour l’avoir emporté dans cet affrontement, mais en usant d’une rhétorique dénuée de véritable valeur. BIBLIOGRAPHIE Aubert, S., Per dumeta. Recherches sur la rhétorique des Stoïciens à Rome, de ses origines grecques jusqu’à la fin de la République, thèse de doctorat sous la direction de M. le Professeur Carlos Lévy, Université Paris IVSorbonne, novembre 2006. —, « La lecture stoïcienne du laconisme à travers le filtre de Platon  », in Platonic Stoicism – Stoic Platonism. The Dialogue between Platonism and Stoicism in Antiquity, éd. M. Bonazzi, Ch. Helmig, Leuven, 2007, p. 41-61. B r a ncacci , A., Antisthène. Le discours propre, Paris, 2005 (trad. par S. Aubert d’A. Brancacci, Oikeios logos. La filosofia del linguaggio in Antistene, Napoli, 1990). C elenta no , M. S., « Archétypes oratoires et matrices culturelles : le cas de Ménélas (Cic., Brut. 50)  », dans Le Brutus  de Cicéron. Rhétorique, politique et histoire culturelle, éd. S. Aubert-Baillot, Ch. Guérin, LeidenBoston, 2014, p. 75-87. C ole , T., The Origins of Rhetoric in Ancient Greece, Baltimore-London, 1991. D ecleva C aizzi , F., « La tradizione antistenico-cinica in Epitteto  », in Scuole socratiche minore e filosofia ellenistica, éd. G. Giannantoni, Bologna, 1977, p. 93-113. D entice di Acca di a A mmone , S., Omero e i suoi oratori : tecniche di persuasione nell’Iliade, Berlin-Boston, 2012. E r bse , H., éd., Scholia graeca in Homeri Iliadem, Berlin, 1971. G a ngloff, A., « Les héros et les penseurs grecs des deux premiers siècles après J.-C. : mythologie et éducation  », Pallas, 78 (2008), p. 153-168. H eiden , B., « Hidden thougts, open speech : some reflections on discourse analysis in recent Homeric studies  », in Omero tremila anni dopo : atti del Congresso di Genova, 6-8 luglio 2000, éd. F. Montanari, Roma, 2002, p. 431-444. 52  Voir F. Decleva Caizzi, « La tradizione antistenico-cinica in Epitteto  », in Scuole socratiche minore e filosofia ellenistica, éd. G. Giannantoni, Bologna, 1977, p. 93-113.

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Andrea Balbo

RIFLESSIONI SU VERITÀ, MENZOGNA (E APPARENZA) IN CALPURNIO FLACCO 1. I l

problema

È noto che le declamazioni sono il regno dell’oratoria fittizia, del mascheramento, della lontananza dalla realtà. La stessa denominazione di Sophistopolis per il mondo parallelo dei declamatori rivela il carattere astratto di questo universo, che vive secondo regole solo parzialmente sovrapponibili con il mondo comune, come d’altra parte è noto che i casi esaminati nelle controversiae e nelle suasoriae sono un vero e proprio elenco da manuale di situazioni incredibili e inverosimili trattate e discusse come se fossero assolutamente plausibili e verisimili1. Come è altresì noto, già gli antichi mostravano fastidio e insofferenza per questa situazione, come possiamo comprendere da vari esempi2 , tra i quali menziono solo il pesante giudizio di Messalla di dial., 35 : Sequitur autem, ut materiae abhorrenti a veritate declamatio quoque adhibeatur. Sic fit ut tyrannicidarum praemia aut vitiatarum electiones aut pestilentiae remedia aut incesta matrum aut quidquid in schola cotidie agitur, in foro vel raro vel numquam, ingentibus verbis persequantur3.

* Ringrazio gli amici Catherine Schneider, Alfredo Casamento e Biagio Santorelli per gli utili consigli datimi nella redazione di questo articolo. 1  Si vedano in proposito gli studi di E. Gunderson Declamation, Paternity, and Roman Identity. Authority and the Rhetorical Self, Cambridge, New York, 2003 ; W. Martin Bloomer, « Declamation according to Quintilian and Elder Seneca », in A Companion to the Roman Rhetoric, ed. W. Dominik, J. Hall, Oxford, 2006, p. 297-306 ; E. Berti, Scholastica materia. Seneca il Vecchio e la cultura retorica e letteraria della prima età imperiale, Pisa, 2007 ; D. Van Mal Maeder, La fiction des déclamations, Leiden, Boston, 2007 ; N. W. Bernstein, Ethics, Identity and Community in Later Roman Declamation, Oxford, 2013. 2  Un’ampia messe di osservazioni sulla poca veridicità delle declamazioni si trova in Quint., Inst. 2, 10 e 10, 5, 14-18. 3  « Ne consegue che si adopera un tono declamatorio, come è inevitabile quando i soggetti sono lontanissimi dalla verità. Avviene così che gli alunni discutano con gran paroloni o sulle ricompense per i tirannicidi o sull’alternativa concessa alle fanciulle ol-

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Se oggi la nostra valutazione prescinde dall’uso etico che il personaggio tacitiano fa del termine veritas, nondimeno la natura di casi limite delle declamazioni, « costruzioni mentali intese a esplorare le tensioni e le contraddizioni del sistema giuridico e a metterne alla prova, in condizioni estreme ed eccezionali, la consistenza »4, comporta la necessità di confrontarsi con situazioni di plausibilità e di veridicità, nell’ottica del principio oratorio della fides, la credibilità5. Parallelamente, nel corso del x x  secolo, le categorie di verità e di falsità sono state utilizzare per discutere sulla corrispondenza delle leggi applicate nelle declamazioni alla norma e alla prassi del diritto greco o romano6. Tuttavia, nonostante l’ampio panorama di studi dedicato al mondo delle declamazioni, il rapporto tra verità e menzogna, apparenza e realtà, finzione e verosimiglianza non pare aver ancora ricevuto l’attenzione che merita in relazione a tutto il corpus declamatorio né per quanto attiene alle singole raccolte. In questo contributo vorrei provare a delinearne alcune caratteristiche all’interno della raccolta declamatoria minore in lingua latina, quella dei frammenti di Calpurnio Flacco, dei quali sto preparando un’edizione critica per le Belles Lettres insieme con Catherine Schneider7. 2. A lcune

questioni pr epar ator ie

In via preliminare mi pare importante definire quale sia la consistenza del lessico pertinente ai campi semantici della verità e della falsità negli excerpta calpurniani. Un’analisi compiuta attraverso la ricerca con mezzi elettronici come il Classical Latin Texts (http : //latin.packhum. org) mette in rilievo come siano veramente rari i termini pertinenti alla sfera semantica della verità e appena più numerosi siano quelli che si collocano nell’ambito della menzogna. Al primo gruppo si possono ascrivere complessivamente due occorrenze del termine verum (Decl., 9 e 14), una dell’aggettivo verus al comparativo (Decl., 22) e una dell’avverbio vere (Decl., 48), mentre non ricorre l’astratto veritas, che è invece traggiate, sui rimedi contro la peste o sugli incesti con le madri o su qualunque altro degli argomenti che nella scuola si dibattono ogni giorno, mentre nel foro non capitano mai o molto di rado », trad. A. Arici, Torino (UTET), 1959. 4  E. Berti, Scholastica materia, p. 80. 5  J. Fairweather, Seneca the Elder, Cambridge, 1981, p. 215-216. 6  Si veda la bibliografia citata alla nota 11. 7  Le citazioni sono tratte da Calpurnii Flacci Declamationum excerpta, ed. L. Håkanson, Stuttgart, 1978. Si è tenuto conto anche di L. A. Sussman, The Declamations of Calpurnius Flaccus, Leiden, New York, Köln, 1994 e di P. Aizpurua, Calpurnius Flaccus, Les plaidoyers imaginaires (Extraits des déclamations), Paris, 2005. Ove non indicato diversamente, le traduzioni dei passi latini sono dell’autore del contributo.

   

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discretamente attestato sia nelle declamazioni maggiori sia in quelle minori pseudo-quintilianee8 ; inoltre non si incontrano nel testo calpurniano le voci rectum o iustum in relazione al concetto di verità. Appena più ricco è il panorama del lessico della menzogna e dell’inganno : tre occorrenze di mentior (Decl., 7 e due volte nella Decl., 9), due di mendacium (Decl., 35 e 52), una sola di decipio (Decl., 52) nessuna di circumscriptio, dolus, falsum, fallo / fallor, fraus, ludificatio. Altrettanto ridotte sono le espressioni di apparenza come i verbi videor (Decl., 6, 11, 18, 22, 23) e appareo (Decl., 2 e 32). Non è possibile dedurre conseguenze rilevanti sulla base di dati così limitati, anche perché la peculiare natura degli excerpta renderebbe molto arbitrarie queste valutazioni : l’uso di una terminologia esplicita nel testo calpurniano è comunque parca e mancano vocaboli che, in ogni caso, compaiono nel resto del corpus declamatorium9. L’analisi dello scarso materiale lessicale disponibile (che in realtà si rivelerà abbastanza utile, come vedremo nel paragrafo 3) si deve accompagnare nelle declamazioni a una riflessione concernente la struttura stessa degli excerpta. Gli estratti calpurniani presentano dal punto di vista tematico una notevole somiglianza con le altre raccolte declamatorie, che è già stata messa ampiamente in rilievo10 ; in particolare, come spero di mostrare in un prossimo contributo, questa vicinanza si rivela molto profonda sotto alcuni punti di vista con gli excerpta senecani. Esistono perciò alcune costanti che sono valide anche per Calpurnio e che è opportuno richiamare. La struttura degli excerpta distingue sezioni connotate da un livello di verità – o di verosimiglianza – differente, che mostrano come accanto alle corrispondenze individuabili con la normativa greca e romana esistano norme del tutto create ad hoc11. La parte normativa 8  Compare 27 volte. Da notare che veritas si trova molto poco anche in Seneca retore, soltanto in due casi, uno dei quali è all’interno della praefatio all’opera (1 praef., 6), mentre il secondo si ritrova in Suas., 1, 5. 9  Fraus e fraudari si trovano in 10 occorrenze in Seneca retore e in diciotto casi tra Minores e Maiores, mentior 67 volte nel corpus pseudoquintilianeo e 19 in Seneca retore. 10  H. Weber, Quaestiones Calpurnianae ad explorandam elocutionem et aetatem Calpurnii Flacci rhetoris collatae, Donauwörth, 1898, p. 25-26, L. A. Sussman, The Declamations, p. 12-13 con bibliografia. Sui temi declamatori cf. ancora l’utilissimo J. Dingel, Scholastica Materia. Untersuchungen zu den Declamationes Minores und der Institutio Oratoria Quintilians, Berlin, New York, 1988. 11  Rimando per questo a P. Lanfranchi, Il diritto nei retori romani. Contributo alla storia dello sviluppo del diritto romano, Milano, 1938 e S. F. Bonner, Roman Declamation in the Late Republic and Early Empire, Liverpool, 1969 e, più recentemente, alle messe a punto di M. Lentano, « La declamazione latina. Rassegna di studi e stato delle

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che introduce la declamazione può, come è noto, essere verisimile o inventata, ma, dal punto di vista interno della declamazione, essa è considerata giuridicamente valida e quindi vera e gli interventi degli oratori si fondano su di essa. Il caso specifico che viene discusso, per quanto inventato e astratto, è ritenuto un dato di fatto e costituisce il punto di partenza del dibattito. Totalmente legata alle leggi retoriche è invece la parte argomentativa, in cui, naturalmente, lo scopo è quello di proporre la via più efficace dal punto di vista delle sententiae, delle divisiones e dei colores per poter conseguire la vittoria. Proprio per la loro natura di excerpta, nelle declamazioni di Calpurnio Flacco manca un elemento fondamentale presente per esempio nelle parti conservate di Seneca Retore, vale a dire le osservazioni metatestuali sull’efficacia di una sententia o di un color o il giudizio sulla sua originalità12 . In questo modo, non esiste la possibilità di valutare dall’esterno con gli occhi dell’autore le argomentazioni dei retori. Quanto emerge comunque da una lettura dei frammenti delle declamazioni è la tendenza a intensificare il livello emotivo della trattazione, sia attraverso il ricorso a strumenti retorici legati alle figure di suono e all’iterazione di domande sia per mezzo di sententiae capaci di sorprendere il pubblico e di suscitare un interesse partecipativo, quasi drammatico. La conseguenza è che in queste sezioni argomentative i fatti vengono riletti e piegati con particolare intensità secondo prospettive partigiane che proverò ad approfondire nel prossimo paragrafo13. 3. Q ualche

esempio

Per semplicità di trattazione, procederò qui di seguito nell’ordine della raccolta, analizzando i casi in cui compaiono i termini legati alla verità e alla menzogna e cercando di identificarne il ruolo sotto il profilo argomentativo. Concluderò con un caso extravagante, in cui la relazione fra i due poli non è connotata a livello terminologico. questioni (1980-1998) », Bollettino di Studi Latini, 29 (1999), p. 618 e Id., « ’Un nome più grande di ogni legge’. Declamazione latina e patria potestas », Bollettino di Studi Latini, 35 (2005), p. 560-562. 12  Su questo aspetto rimando ad A. Stramaglia, « The hidden teacher. ‘metarhetoric’ in ps.-Quintilian’s major declamations », in corso di stampa in Reading roman declamation – the declamations ascribed to Quintilian, ed. M. Dinter, C. Guérin, M. Martinho dos Santos, Berlin, New York, 2015. 13  Sull’aspetto retorico delle argomentazioni calpurniane utili riflessioni si trovano in C. Ronning, « Deklamation als Diskursmachine. Leitbilder und gesellschaftliche Konflikte in den Controversiae des Calpurnius Flaccus », in Formen und Funktionen von Leitbildern, ed. J. Hahn, M. Vielberg, Stuttgart, 2007, p. 43-81.

   

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Un primo caso interessante è costituito dalla declamazione 7, nella quale sono contrapposte due figure tipiche della Sophistopolis, il povero e il ricco (in questo caso un generale), il cui scontro si fonda sulla sorte dei figli del primo, fatti torturare e uccidere dal secondo in quanto sospettati di alto tradimento14. L’accusa di omicidio contro il ricco viene sostenuta dal povero stesso, il quale dapprima mette in rilievo il proprio terribile dolore di padre che, con la morte dei figli, è stato privato di ogni bene15. Segue un’affermazione paradossale : soli omnium torti sunt donec mentirentur. In questo caso, come è stato già rilevato16, siamo di fronte a un’applicazione nuova della tortura, la quale, originariamente riservata agli schiavi, era stata progressivamente estesa a persone di condizione libera. L’associazione fra la tortura, utilizzata come metodo per scovare la verità e indurre presunti colpevoli a confessare le proprie colpe, e la pratica forense è del tutto tradizionale nelle declamazioni17 e, come ha messo recentemente in luce N. W. Bernstein sulla scorta di studi di S. Bartsch, la sua rappresentazione assume un ruolo importante anche nei procedimenti retorici che mirano a produrre enargeia e a rendere perciò particolarmente efficace dal punto di vista sensoriale la rappresentazione declamatoria18. Non sorprende perciò che la tortura risulti presente anche in Calpurnio Flacco. Tuttavia, qui, nelle parole del padre, il ricorso a questo mezzo risulta fallimentare : i figli hanno continuato a negare gli addebiti loro mossi anche tra sofferenze terribili19 ; anche se viene applicato il locus de tormentis20 osserviamo che la tortura viene completamente svuotata di senso e viene ancora una volta valutata come uno strumento puramente tirannico e crudele, privo di significato e incapace di portare all’acquisizione della verità, ma, anzi, suscettibile di creare menzogna per poter evitare un ulteriore 14  Il tema declamatorio è prossimo a [Quint.], Decl. maior, 11 : cf. L. A. Sussman, The Declamations, p. 114. 15  Numquam, iudices, contra istum tutior veni : quicquid auferri potuit, amisi. 16  Cf. R. Tabacco, Il tiranno nelle declamazioni di scuola in lingua latina, Torino, 1985, p. 101 e n. 272. Sulla tortura a Roma la bibliografia è molto ampia : da ultimo cf. la messa a punto di M. Brutti, « La tortura e il giudizio », Index, 38 (2010), p. 36-69. 17  R. Tabacco, Il tiranno, p. 101-102. 18  Cf. D. Van Mal Maeder, La fiction des déclamations, Leiden, Boston, 2007, p. 7482, N. W. Bernstein, « ‘Torture her until she lies’ : torture, testimony, and social status in Roman rhetorical education », Greece and Rome, 59 (2012), p. 165-177 ; Id., Ethics, Identity and Community in Later Roman Declamation, Oxford, 2013, p. 133-146. La tortura era già stata individuata da R. Tabacco, Il tiranno, p. 97-110 come uno degli elementi caratterizzanti la crudelitas del tiranno declamatorio. 19  Come si ricava dalle righe seguenti : Super eculeum corpus extenditur, et irato imperatori tortor non sufficit. 20  Su di esso cf. L. A. Sussman, The declamations, p. 115.

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incremento del dolore. La conquista della verità non può perciò passare attraverso mezzi cruenti, almeno in questa declamazione. Vi è però un altro aspetto che chiama in causa la dicotomia veritàmenzogna. Già il padre riconosce che gli ascoltatori potrebbero stupirsi del fatto che i nemici abbiano seppellito i morti una volta che costoro sono stati gettati fuori dalle mura ; a sua volta, il ricco, nel breve frammento di risposta, sottolinea come non possa esistere una prova maggiore del loro tradimento del fatto che il conflitto è cessato quando essi sono stati giustiziati21. L’impressione, quindi, è che i figli del povero possano aver effettivamente destato sospetti e, quindi, essere ragionevolmente ritenuti colpevoli di aver mentito nel negare il loro tradimento. La strategia argomentativa del ricco mira perciò a capovolgere quella del padre dei deceduti proprio sul piano della veridicità del loro comportamento, anche se accortamente non si esprime in modo diretto22 . Una certa concentrazione di termini delle sfere semantiche della verità e della menzogna si incontra nella declamazione 9, un caso abbastanza complesso e dai contorni poco chiari, che riguarda l’accecamento di un padre ad opera o di un figlio o di una madre, forse sorpresi in adulterio incestuoso23. Nel corso dell’intervento contro il figlio, il locutore si esprime nel modo seguente : non vis pro matre verum dicere, cum illa pro te mentiatur. E poco dopo : quam miser est pater, cui verum dicendum est, quam misera mater, cui mentiendum ! Al di là dell’evidente apparato retorico di natura patetica, basato su parallelismi, allitterazioni, omeoteleuti ed ellissi, che costruiscono anche un tessuto ritmico estremamente efficace, l’antitesi verum-falsum marca semanticamente la chiave interpretativa della causa ; l’accusatore nega che la madre possa essere la vera responsabile dell’accecamento del pater e accusa il figlio di aver ordito una macchinazione per recar danno anche a lei. Verità e menzogna vengono posti in antitesi e legati a una situazione drammatica che connota negativamente la madre, di21  Non possum tibi proditionis argumentum afferre praesentius : quamdiu vixere, pugnatum est. 22  Infine va rilevato che, come già appariva dalla declamazione 6, esiste una correlazione tra la ricchezza e l’aspirazione alla tirannide, che porta con sé l’inclinazione a una forte crudeltà e a un uso della tortura : « ricchi sono per lo più infatti gli indiziati di aspirazione al potere tirannico » (R. Tabacco, Il tiranno, p. 28 e, in generale, 27-33). In queste pagine la studiosa ricostruisce in modo molto esauriente questa caratteristica del tiranno ricollegandola con le fonti greche e con il pensiero filosofico sotteso. 23 L. A. Sussman, The declamations, p. 120. Sull’incesto nella declamazione cf. in generale G. Brescia, M. Lentano, Le ragioni del sangue. Storie di incesto e fratricidio nella declamazione latina, Napoli, 2009.

   

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sposta a mentire pur di salvare il figlio. In questo caso, la dimensione tragica del caso fa sì che neanche la definizione della verità possa consentire la conquista della serenità e della pace, come sottolineano i due aggettivi miser che connotano sia il padre sia la madre. Passiamo al caso della declamazione 22, in cui un figliastro tirannicida ha rinunciato in favore della propria matrigna alla ricompensa per aver assassinato il tiranno ; costei, come premio, chiede proprio di sposare l’assassino. La discussione si sviluppa tra il marito di lei e il tirannicida su chi abbia il diritto di opporsi alla richiesta. Il marito, nel suo discorso, si rivolge al tribunale nei seguenti termini : Quis, rogo, fructus est impetrare nuptias hominis inviti ? Uter [vos] vobis actor utilior vide[re]tur et verior, maritus an caelebs ? Filius familias an pater ? Senior an iuvenis ? Qui repudiatur an qui praeponitur ? Qui beneficium dedit an qui accepit iniuriam ? Mea uxor abducitur, tu quis es ? Meum cubile deseritur, ad te dolor iste quid pertinet ?24

Come si può vedere, il paradigma utilizzato in primo luogo è quello dell’utilitas, dell’efficacia processuale, ma compare anche il termine verior. L’accostamento fra utilitas e veritas compare solo qui in Calpurnio e il senso di verus, nel contesto, non è del tutto perspicuo, tanto che è stato reso in modi differenti dai traduttori, « more proper » da Sussman e « plus sincère » da Aizpurua. Anche se non mi sentirei di escludere eventuali reminiscenze culturali del tema della relazione fra honestum e utile, mi pare che un contributo per il chiarimento della situazione possa essere offerto da un confronto con de orat., 3, 214215, dove Crasso, parlando dell’actio, mette in rilievo la differenza fra histriones e oratores : Haec ideo dico pluribus, quod genus hoc totum oratores, qui sunt veritatis ipsius actores, reliquerunt ; imitatores autem veritatis, histriones, occupaverunt25.

24  « Io vi chiedo : Quale frutto vi può essere nell’ottenere le nozze di un uomo che non vi vuole sposare ? Quale tra i due vi sembra più utile o più affidabile come difensore ? Il marito o colui non è sposato ? Il figlio soggetto alla potestà paterna o il padre ? La persona più esperta o il giovane ? Chi viene rifiutato o chi viene preferito ? Colui che ha offerto il beneficio o colui che ha ricevuto l’offesa ? È mia moglie ad essere portata via, tu chi sei ? È il mio letto ad essere abbandonato, in che cosa ti riguarda un dolore di tal genere ? ». 25 « Mi sono dilungato su questo soggetto [l’actio], perché gli oratori, che rappresentano la realtà stessa, l’hanno abbandonato completamente, mentre se ne sono impadroniti gli attori, che si limitano a imitare la realtà », trad. E. Narducci, Milano (BUR), 1994.

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L’espressione ciceroniana actor veritatis è probabilmente presente all’oratore calpurniano che usa actor verior ; di conseguenza, mi pare che si possa istituire un parallelo anche dal punto di vista esegetico : se la verità coincide con la realtà in Cicerone26, anche in Calpurnio il padre sembra asserire che soltanto un oratore possa avvicinarsi alla realtà dei fatti e, quindi, alla loro veridicità, tenendosi lontano dalla semplice imitazione, che, platonicamente, è lontana dalla verità. Nell’argomentazione oratoria, quindi, la verità si accosta all’utilità e rimane un punto di riferimento importante, perché soltanto un oratore può esprimere la verità, mentre un semplice attore rimane ancorato al livello dell’imitazione. In questo caso, il locutore sembra condividere la prospettiva di un’oratoria di tipo etico già delineata da Catone e da Cicerone e ribadita da Quintiliano. Proporrei perciò come traduzione italiana di verior ‘più affidabile’, che mi pare contemperare le esigenze di tenere insieme l’idea della verità e dell’efficacia oratoria. Nella declamazione 23 siamo di fronte a una questione piuttosto complicata : un tale, apparentemente figlio legittimo di due cittadini e quindi di condizione libera, uccide in assenza del presunto padre colei che ritiene essere sua madre poiché l’ha sorpresa in adulterio, anche se ella nega che egli sia il proprio figlio. Sottoposto a giudizio, il suo status giuridico viene messo in dubbio, egli viene riconosciuto come straniero27 e acquistato dal padre della donna assassinata e crocifisso. Il padre supposto, ritornato, cita davanti ai tribuni della plebe lo suocero per aver messo illecitamente a morte il giovane. Fin dal tema, la situazione giuridica appare poco chiara, come dimostra l’insistenza sull’uso di videor : il contesto in cui i declamatori si muovono è all’insegna dell’apparenza e della congettura28. L’accusa del padre, secondo il quale lo suocero ha violato i vincoli di fiducia che egli aveva riposto in lui29, si fonda anche in questo caso sulla visione e, in particolare, su un aspetto peculiare di essa, tipico del mondo teatrale, al quale questa declamazione deve parecchio : il riconoscimento. Le sententiae chiave si trovano nella parte conclusiva :

26  Narducci

traduce l’espressione con « che rappresentano la realtà ». Sussman, The Declamations, p. 165-167, che mette in rilievo come proprio lo status legale di cittadinanza del figlio costituisca il punto cruciale della declamazione e l’elemento di incertezza. 28  Del giovane si dice qui videbatur de civibus natus, la madre presunta viene chiamata quae mater videbatur, il padre viene descritto come qui pater videbatur. 29  Sed cum me necessitas peregrinationis abduceret, commendavi avo filium meum. 27  L. A.

   

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Ipsa post tantum furorem iam sua non erat. Illa dixit « meus non est », at ego dico « meus est ». Mater armatum timuit, sed pater servientem, quod est maius, agnoscit30.

L. A. Sussman, The declamations, p. 165 osserva che « When the mother says non est meus […] she means that he is not her legal son (since he is not a citizen), not that he is not her biological son » ; il padre, invece, sottolinea la legittimità del figlio e la regolarità del matrimonio e del suo riconoscimento31, per cui ascrive alla follia della donna l’incapacità di riconoscere il figlio. La verità dovrebbe emergere attraverso la risposta paterna meus est, che conferma quanto da lui asserito sulla legittimità del giovane, ma soprattutto, dal riconoscimento del ragazzo, che riprende ancora una volta il tema della visione e collega il ristabilimento della verità – e il superamento del dominio dell’apparenza – a una normale relazione della persona con le percezioni sensoriali : solo una donna mentalmente disturbata, infatti, quindi non padrona delle proprie facoltà non avrebbe potuto avvalersi della forza dei sensi per comprendere la verità. Nella Decl., 35 la prima e la seconda moglie di un uomo si accusano vicendevolmente di aver perpetrato l’omicidio del giovane figlio della prima, che è stata ripudiata dal marito : Nonne hoc dicit : « sola dominabor, cum et hic veneno meo perierit et illa mendacio ? » Iudicasti, pater, qui et repudiatam non accusando absolvisti et uxorem novam non defendendo damnasti32 .

Si tratta di una causa de veneficiis che si sviluppa come una mutua accusatio, una forma processuale che fa parte del genus comparativum33. L’oratore sta difendendo la madre naturale contro la matrigna e immagina che costei si vanti di aver avuto la meglio grazie all’omicidio del fanciullo e alla propria menzogna, che le ha consentito di accusare 30  « Costei dopo una pazzia così grande non era padrona di sé. Ha detto ‘Non è mio figlio’, ma io affermo‘è mio figlio’. La madre ha avuto paura di una persona armata, ma il padre è in grado di riconoscere colui che è in condizione di schiavitù, cosa che è più importante ». 31  Huius ego legibus filiam duxi eamque praegnantem simul vidimus et uteri decem menses ambo numeravimus et natum ex ea pignus accepimus. 32  « Non è forse vero che afferma ciò : « Comanderò da sola quando costui sarà perito grazie al mio veleno e quella per la mia menzogna ? ». Tu, padre, tu che hai fatto assolvere colei che è stata ripudiata non accusandola e hai condannato la nuova moglie non difendendola, hai espresso il tuo giudizio ». 33  L. A. Sussman, The Declamations, p. 196. Sulle cause de veneficiis nelle declamazioni cf. L. Pasetti, « Poison Cases in Greek and Roman Declamation », in Law and Ethics in Greek and Roman Declamation, ed. E. Amato, F. Citti, B. Huelsenbeck, Berlin, New York, 2014, in corso di stampa.

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falsamente la prima moglie. La menzogna, in questo caso è presupposta come condizione essenziale per la tesi della colpevolezza della madre naturale e dell’innocenza della matrigna e quindi, anche in questo caso, il termine serve a identificare l’antinomia tra verità e falsità come strutturale per lo sviluppo dell’argomentazione. L’uso dell’area semantica di verum all’interno dell’antitesi si rileva anche nella Decl., 48, in cui si discute una causa di ripudio del figlio da parte del padre perché costui ha ucciso la moglie e il fratello sorpresi in adulterio34 : ignosce amantibus, si vere amasti. In questo caso, l’uso di vere è fortemente capzioso : si chiede di perdonare gli amanti in nome del vero amore, quando proprio questa passione amorosa ha provocato l’omicidio. L. A. Sussman, The Declamations, p. 228, sulla scorta di Weber, segnala il parallelo con Decl. min., 291 ribadendo il carattere sentenzioso del locus e il gioco di derivatio su amare. L’espressione calpurniana è invece fondata sull’idea che il vero amore è una forza del tutto travolgente e capace di spezzare ogni vincolo, una sorta di revisione declamatoria del tema dell’amor omnia vincit improbus virgiliano. In questo caso l’avverbio vere assume un valore quasi antifrastico : lungi dall’indicare la verità razionale, rappresenta il trionfo della irrazionalità. Veniamo all’ultimo caso di questa sezione. Nella Decl., 52 un eroe di guerra è caduto in mano ai pirati e, dopo aver inviato in patria una richiesta di riscatto, viene riscattato da un allenatore di gladiatori che lo porta a combattere nell’arena ; ricominciata la guerra il comandante lo richiama in servizio militare, trascurando il fatto che la persona divenuta infamis per aver svolto un’attività illecita non poteva svolgere il servizio militare35. Nel discorso in difesa l’eroe di guerra accusa la patria di averlo trasformato in un gladiatore non riscattandolo e asserisce che soltanto la sua virtus non l’ha ingannato : sed o virtus in adversis comes, sola tu me secuta in carcerem, tu in ludum, virum fortem tu sola non decipis36. 34  In realtà, la questione è ancora più complessa, perché l’assassino aveva dichiarato al padre di essersi innamorato della moglie del fratello e di patire talmente tanto da essersi ammalato. Il padre aveva chiesto al figlio di divorziare e di cedere la consorte al fratello. I due adulteri, quindi, erano in realtà i primitivi marito e moglie. 35  Cf. L. A. Sussman, The Declamations, p. 238 con bibliografia. Sul vir fortis nella declamazione cf. M. Lentano, L’eroe va a scuola. La figura del vir fortis nella declamazione latina, Napoli, 1998. 36 «  O virtù, compagna nelle avversità, sei l’unica ad avermi seguito in carcere, l’unica nella scuola di gladiatori, l’unica che non inganni il valoroso ».

   

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La personificazione della virtus, accompagnata da espressioni notevolmente solenni e ricercate, fondate sull’apostrofe, sull’iterazione del tu e sulle ellissi, come già in parte rilevato da L. A. Sussman, è completata dal suo carattere di consolatrice veritiera, unica a non tradire colui che la sorte ha voluto colpire. Subito dopo l’argomentazione continua : Scitis me, iudices, periculum contemnere, sed non contemno flagitium. Utrum igitur gladiatorem negat [negat] aliquis infamem, an negat gladiatorem ? Utrumque mendacium est : neque enim condicione gla­ diatoria quicquam est humilius in vulgo nec meo nomine quicquam nobilius in ludo37.

La formulazione non è del tutto chiara. Dopo una sententia di passaggio, in cui l’eroe asserisce di non poter disprezzare la condizione di sventura in cui la sorte lo ha gettato facendolo diventare gladiatore38, si incontra un periodo reso piuttosto complesso da una condizione non molto felice del testo tràdito39. Il senso comunque è ricostruibile : non è possibile negare che un infamis sia gladiator o che il vir fortis sia stato gladiator. Segue un’ulteriore sententia in forma negativa che connota come mendacium entrambe le asserzioni, aggiungendo che nulla sta a un livello più basso del gladiatore nell’opinione comune e nulla più in alto del vir fortis nella scuola gladiatoria40. Il termine mendacium fa riferimento sia all’esperienza concreta dell’eroe (secondo membro ella disgiuntiva) sia a una nozione di ordine generale (primo membro) e definisce un criterio di falsificazione dell’argomentazione che pone in una condizione di vantaggio l’oratore. Il riferimento alla menzogna, che sarebbe superfluo dal punto di vista semantico, diventa un’utile asseverazione dal punto di vista argomentativo e favorisce il rafforzamento delle asserzioni del locutore. 37  « O giudici, voi sapete che io non mi curo del pericolo, ma non disprezzo la vergogna. Quindi qualcuno nega che il gladiatore possa essere una persona caduta in disgrazia o nega che io possa essere un gladiatore ? In entrambi i casi si tratta di una menzogna : infatti agli occhi del popolo non vi è nulla di meno importante della condizione di gladiatore né nella scuola esiste qualcosa di più nobile della mia reputazione ». 38  Intendo in questo modo il termine flagitium, che, pur generico, è riferito qui precisamente alla vicenda sventurata del vir. 39 Gli editori sono concordi nel correggere il virum dei manoscritti in Utrum e nell’espungere il secondo negat. Le varie proposte di interpretazione sono presentate da Sussman, del quale accetto l’integrazione me, già proposta da Gronov, Schultingh e Lehnert, mentre Håkanson la pone in apparato ; resta la pesantezza dovuta alle ellissi del verbo nelle infinitive rette da negare, a meno che non si voglia considerare la presenza di un uso assoluto del verbo nego. 40  L. A. Sussman, The Declamations, p. 240-241 mette in luce la studiata composizione retorica di questa ultima sententia.

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4. Un

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caso particolar e

Veniamo ora a un esempio nel quale i concetti di verità e menzogna non sono richiamati in modo esplicito, ma presupposti sia dal tema sia dall’argomentazione. Nella declamazione 21 si parla dei premi destinati al vir fortis che ha ben meritato e le cui azioni devono essere dipinte o, comunque, in qualche modo rappresentate ; i viri fortes sono due fratelli, ma il minore ha ucciso il maggiore in battaglia e chiede come ricompensa che non venga realizzata una raffigurazione pittorica delle sue azioni, mentre il padre si oppone. L. A. Sussman, The Declamations, p. 158 sottolinea la prossimità della situazione a Sen., Contr., 10, 2 e a [Quint.], Decl. min., 258, ma anche il fatto, già osservato da Lanfranchi41, che si tratta dell’unico caso in cui si prevede la rappresentazione delle imprese compiute. Ora, è proprio quest’ ultima a costi­ tuire l’elemento chiave : la creazione di un’opera d’arte è l’unico elemento che possa confermare oggettivamente con la forza della sua evidentia che il figlio più giovane ha ucciso il fratello contro le richieste del padre, che invece lo aveva pregato di riconoscersi inferiore a lui. La rappresentazione assolve il compito di fornire una descrizione più ampia dei fatti, anche al di là di quanto detto dalle parole : secondo il padre, cetera iam non sunt narranda, pingenda sunt. Di conseguenza, la verità non coincide con la sua rappresentazione nel discorso, che può celare alcune parti o metterle in scarso rilievo, mentre la raffigurazione ottiene il risultato di donare chiarezza e precisione all’intero quadro. L’immagine diventa quindi rivelatrice di verità e il rifiuto di mettere in mostra di fronte a tutti e in modo durevole quanto avvenuto costituisce un mezzo per mascherare la realtà e celarla, nascondendo quindi anche la verità. Infatti il padre insiste con forza contro questa richiesta del figlio dichiarando che vana et inepta formido est videre non posse quod feceris et colorem timere peius quam sanguinem. La visualizzazione di un fatto in modo da dimostrarne la veridicità è un procedimento comune fra i declamatori, come ha mostrato N. W. Bernstein42 . Mette conto anche ricordare, in omaggio a Carlos Lévy, come sia proprio un volume da lui curato ad aver posto in modo poliedrico e completo il problema di esprimere ciò che è evidente alla vista per mezzo delle parole43. 41  Quest’ultimo,

per altro a p. 389 sottolinea l’irrilevanza giuridica delle norme che prescrivono la ricompensa riservata ai militari. 42  Cf. N. W. Bernstein, Ethics, p. 114-146. 43  Dire l’évidence (Philosophie et rhétorique antiques), Actes du colloque de Créteil et de Paris (24-25 mars 1995), éd. C. Lévy, L. Pernot, Paris, Montréal, 1997 (Cahiers

   

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5. C onclusione Come abbiamo visto, verità e menzogna sembrano poco presenti apparentemente nelle declamazioni calpurniane, ma in realtà, in molte di esse, giocano un ruolo chiave come coppia oppositiva che definisce lo sviluppo dell’argomentazione retorica. Anche se, terminologicamente, le due sfere semantiche appaiono poco rilevanti44 in molte delle declamazioni esaminate l’uso dei vocaboli relativi a questi due ambiti è estremamente importante per far emergere le dinamiche sottese alle argomentazioni contrapposte. Essi si oppongono in un gioco di antitesi che ha il compito di far emergere le diverse posizioni e di delinearle con maggiore chiarezza. Quando i vocaboli non sono espressi è la rappresentazione figurativa a richiamare i concetti ponendo il problema del rapporto fra la rappresentazione retorica e quella iconica. Le declamazioni di Calpurnio Flacco costituiscono inoltre una palestra molto efficace per misurare la lontananza che esiste tra la verità filosofica e la verità argomentativa, che costituisce il punto di partenza del dibattito e per comprendere come, comunque, l’utilità non possa essere l’unico elemento capace di definire efficacemente la scelta dei topoi retorici : barlumi di temi propri della riflessione filosofica si fanno strada anche all’interno di brevi e difficili frammenti quali sono quelli del nostro misterioso retore.

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de philosophie de l’Université de Paris XII-Val de Marne 2). Manca nel volume, però, un contributo sull’oratoria. Sull’uso degli elementi visuali nell’oratoria si può utilmente consultare G. Moretti, « Mezzi visuali per le passioni retoriche : le scenografie dell’oratoria », in Le passioni della retorica, ed. G. Petrone, Palermo, 2004, p. 63-96. 44 Anche una rapida analisi condotta con Textalayser (http ://textalyser.net/) non fornisce risultati apprezzabili dal punto di vista statistico.

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Studi B er nstein , N. W., « ‘Torture her until she lies’ : torture, testimony, and social status in Roman rhetorical education », Greece and Rome, 59 (2012), p. 165-177. —, Ethics, Identity and Community in Later Roman Declamation, Oxford, 2013. B erti , E., Scholastica materia. Seneca il Vecchio e la cultura retorica e lette­ raria della prima età imperiale, Pisa, 2007. B onner , S. F., Roman Declamation in the Late Republic and Early Empire, Liverpool, 1969. B r esci a , G. et M. L enta no , Le ragioni del sangue. Storie di incesto e fratricidio nella declamazione latina, Napoli, 2009. D ingel , J., Scholastica Materia. Untersuchungen zu den Declamationes Minores und der Institutio Oratoria Quintilians, Berlin, New York, 1988. Fairw eather , J., Seneca the Elder, Cambridge, 1981. G u nder son , E., Declamation, Paternity, and Roman Identity. Authority and the Rhetorical Self, Cambridge, New York, 2003. L a nfr a nchi , F., Il diritto nei retori romani. Contributo alla storia dello sviluppo del diritto romano, Milano, 1938. L enta no , M., L’eroe va a scuola. La figura del vir fortis nella declamazione latina, Napoli, 1998. —, « La declamazione latina. Rassegna di studi e stato delle questioni (19801998) », Bollettino di Studi Latini, 29 (1999), p. 571-621. —, « ’Un nome più grande di ogni legge’. Declamazione latina e patria potestas », Bollettino di Studi Latini, 35 (2005), p. 558-589. M artin B loomer , W., « Declamation according to Quintilian and Elder Seneca », in A Companion to the Roman Rhetoric, ed. W. Dominik, J. Hall, Oxford, 2006, p. 207-306. Mor etti , G., « Mezzi visuali per le passioni retoriche : le scenografie dell’oratoria », in Le passioni della retorica, ed. G. Petrone, Palermo, 2004, p. 63-96. Pasetti, L., « Poison Cases in Greek and Roman Declamation », in E. Amato, F. Citti, Law and Ethics in Greek and Roman Declamation, ed. B. Huelsenbeck, Berlin, New York, 2014. R onning , C., « Deklamation als Diskursmachine. Leitbilder und gesellschaftliche Konflikte in den Controversiae des Calpurnius Flaccus », in Formen und Funktionen von Leitbildern, ed. J. Hahn, M. Vielberg, Stuttgart, 2007, p. 43-81.

   

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Giovanna G alimberti B iffino

PRESENZA DI VIRGILIO IN GELLIO : ALLE R ADICI DELLA SUA FORTUNA LETTER ARIA Virgilio è uno degli autori dell’antichità classica che è stato maggiormente letto, studiato e chiosato nel corso dei secoli successivi, e che ha suscitato l’interesse di eruditi, grammatici e commentatori. Fra questi, noi ci occuperemo di Aulo Gellio che lo inserisce a pieno titolo nella categoria di quegli scrittori da lui definiti classici1, in quanto appartenenti alla cohors antiquior : in altre parole, gli scrittori classici sono sempre ‘quelli di prima’, riconosciuti come tali e valutati sul metro della correttezza linguistica2 . Ma l’elemento per noi più interessante sta nel fatto che per Gellio l’eccellenza di Virgilio è presentata sullo stesso piano di quella degli arcaici, atteggiamento, questo, che viene giustificato dal fatto che il poeta stesso è proposto come autorevole modello fra gli studiosi dell’antichità : Propterea Vergilium quoque aiunt, multae antiquitatis hominem sine ostentationis odio peritum (V, 12, 13)3. L’erudito latino sottolinea il fatto che Virgilio può essere considerato non solo elegantissimus poeta (XVII, 10, 6), ma anche un vero e proprio poeta doctus, anticipando, se così si può dire, quell’immagine di poeta totus plenus scientia, come verrà presentato dal grammatico e commentatore Servio4 nel suo Commentarius virgiliano. In queste brevi anno1  Gell., XIX, 8, 15, quaerite an ‘quadrigam’ et ‘ harenas’ dixerit e cohorte illa dumtaxat antiquiore vel oratorum aliquis vel poetarum, id est classicus adsiduusque aliquis scriptor, non proletarius. L’edizione di riferimento per le citazioni delle Noctes Atticae è Aulo Gellio, Le Notti Attiche, 2 vol., ed. G. Bernardi Perini, Torino, 1996. 2 E. R. Curtius, Letteratura europea e Medio Evo latino, trad. it. A. Luzzatto, M. Candela, Firenze, 1992 (Bern, 1948), p. 276 sq. 3  Si veda anche Gell., XVIII, 5, 10 in cui Virgilio è collocato, grazie al suo corretto uso del lessico, sullo stesso piano di due autorevoli autori del periodo arcaico, Ennio e Lucilio, quest’ultimo definito linguae Latinae sciens. 4  G. Brugnoli, « Servio », in Enciclopedia Virgiliana. Vol. IV, Roma, 1988, p. 805813.

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giova n na ga li m bert i biffi no

tazioni si cercherà di enucleare il peso e la portata della presenza di Virgilio in Gellio, e anche la motivazione per cui un autore non afferente all’epoca arcaica, quella su cui Gellio focalizza l’attenzione nelle sue osservazioni delle Noctes Atticae, possa ugualmente essere accostato ai veteres, nella categoria dei classici auctores, deprivando così della valenza cronologica il criterio di reclutamento degli scrittori considerati come autorità nell’ambito linguistico, e conferendo quel carattere di universalità, peculiare e tipica del concetto di ‘classico’. Secondo Gellio, infatti, uno scrittore può essere considerato classico a condizione che sia autorevole, così come lo sono i cittadini delle classi più elevate per censo5. La valutazione che Gellio dà di Virgilio, come vedremo, colloca l’autore delle Noctes Atticae in una posizione di estremo interesse6 : capofila, insieme a Frontone, dell’arcaismo, di quella che alcuni studiosi hanno, in modo forse un po’ troppo riduttivo, qualificato come una « révolution de palais »7, Gellio, in realtà, rivela sprazzi di originalità non più ripetuti, per quanto attiene il giudizio su Virgilio, soprattutto se lo confrontiamo con Macrobio, come vedremo più avanti. È indubbio che quest’ultimo8, di circa due secoli posteriore, riprenda nella prefazione dei Saturnalia, oltre che in numerosi altri passi, le medesime parole ed espressioni di Gellio : queste, però, spesso e volentieri, sono interpretate e utilizzate come se fossero cambiate di segno. In altri termini, se ci si limita al confronto fra le due prefazioni, quella disparili-

5  Gell., VI, 13, 1, ‘Classici’ dicebantur non omnes qui in quinque classibus erant sed primae tantum classis homines, qui centum et viginti quinque milia aeris ampliusve censi erant. Si vedano G. Maselli, Lingua e scuola in Gellio grammatico, Lecce, 1979, secondo il quale la definizione di veteres non ha valore strettamente cronologico, ma stilistico, per cui rientrano in questa categoria, come exempla di perfezione linguistica, anche autori di periodi più recenti ; M. Citroni, « I canoni di autori antichi : alle origini del concetto di classico », in Culture europee e tradizione latina, Atti del Convegno internazionale di studi, Cividale del Friuli, 16-17 novembre 2001, Trieste, 2003, particolarmente p. 2-7. 6  La bibliografia in proposito è vasta, per cui ci si limita a segnalare solo alcuni studi più pertinenti all’assunto proposto : S. Jannaccone, Studi gelliani, Milano, 1947 ; R. Marache, La critique littéraire de langue latine et le développement du goût archaïsant au ii  e siècle de notre ère, Rennes, 1952 ; B. Baldwin, Studies in Aulus Gellius, Lawrence, 1975 ; L.  A. Holford-Strevens, Aulus Gellius, London, 1988 (nuova edizione Aulus Gellius. An Antonine Scholar and his Achievement, con aggiornamento bibliografico, Oxford, 20032 , p. 396-407) ; L. A. Holford-Strevens, A. Vardi (ed.), The World of Aulus Gellius, Oxford, 2004. 7 R. Marache, La critique littéraire, p. 342 ; lo studioso dedica il capitolo Virgile (p. 303-310) alla presenza di Virgilio in Gellio. 8 N. Marinone, «  Macrobio », in Enciclopedia Virgiliana. Vol. III, Roma, 1987, p. 299-304.

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tas che Gellio9 sancisce essere un elemento caratterizzante della voluta asistematicità della sua opera, viene considerata da Macrobio10 come una caratteristica da superare, nel senso che egli mette ordine e cerca di distribuire secondo criteri tematici tutto il ricco materiale che intende prendere in considerazione. Ma questo discorso esula dal nucleo del tema : è tuttavia necessario tenere presente la metodologia di lavoro di Gellio per collocare in una giusta luce le sue valutazioni critiche che non sono esposte in modo organico ma piuttosto desultorio, e vengono spesso inserite in aneddoti o in episodi di vita vissuta. Ciò che preme evidenziare è il criterio in base al quale Gellio propone all’attenzione dei posteri Virgilio, che non deve essere valutato solo come sommo poeta, ma anche come erudito e poeta dotto. In tal senso si evidenzia l’importanza di un autore come Gellio, a torto considerato in modo limitante : egli infatti era conosciuto per i suoi scritti miscellanei11, come un raccoglitore di curiosità antiquarie e linguistiche, che costituiscono metaforicamente la dispensa, il penus12 , termine cui viene dedicato un commentario nelle Noctes Atticae, del patrimonio di conoscenze antiche. In realtà, Gellio svolge quasi una funzione di cerniera, di importantissimo raccordo fra antichi e tardoantichi, fra arcaici e classici, nella storia della fortuna di determinati autori, collegandoli mediante fili comuni. Fra questi fili comuni, Gellio recupera l’aderenza alla tradizione dei veteres, intesi come auctoritas irrinunciabile, attribuendo un valore particolare all’elegantia della forma e alla scelta delle parole in base al suono13, come vedremo in seguito. Riguardo alla presenza di Virgilio nelle Noctes Atticae, essa si manifesta con un panorama assai vasto di citazioni : ben cinquantacinque dall’Eneide, venti dalle Georgiche e tre dalle Bucoliche. In Gellio, potremmo dire, sono rappresentate, sia in positivo che in negativo, le tendenze della critica e dell’esegesi virgiliana tra i e ii secolo d.C. e, anche 9 Gell., praef., 3, Facta igitur est in his quoque commentariis eadem rerum disparilitas, quae fuit in illis annotationibus pristinis quas breviter et indigeste et incondite auditionibus lectionibusque variis feceramus. 10 La praefatio dei Saturnalia ricorda molto da vicino quella delle Noctes Atticae e, in alcuni casi, ne riprende gli stessi termini ma, come dicevamo sopra, il senso è assolutamente contrario, benché in entrambe siano sottesi lo stesso criterio di tipo enciclopedico e il metodo sincretico latino-greco adottato per la valutazione degli autori. 11 G. Anderson, « Aulus Gellius : a Miscellanist and his World », in Aufstieg und Niedergang der römischen Welt, II-34-2 (1994), p. 1834-1862. 12 Gell., IV, 1, 14 : fra l’altro questa parola è stata usata anche da Virgilio (Aen., I, 704). 13  Non per nulla, con un giudizio forse troppo benevolo, S. Agostino nel De civitate Dei, IX, 4, lo definisce vir elegantissimi eloquii et multae undecumque scientiae.

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per questo motivo, la testimonianza delle Noctes Atticae risulta essere preziosa per tracciare la storia della fortuna virgiliana, di cui sancisce radici e fondamenti. Per quanto riguarda il bagaglio di fonti e commenti su cui Gellio14 poteva contare, egli, operando a meno di due secoli di distanza dai tempi di Virgilio, aveva ancora accesso di prima mano, oltre a molti commentari virgiliani i cui autori non è possibile identificare con sicurezza, anche all’opera di Verrio Flacco, e agli studi virgiliani di Giulio Igino15 sulla critica testuale, su problemi lessicali e sintattici, su presunti anacronismi, su problemi di antiquaria. In sostanza si può tranquillamente sostenere che Gellio sembra non accettare incondizionatamente le critiche rivolte al poeta dagli obtrectatores a lui contemporanei, seguendo l’insegnamento del suo maestro Sulpicio Apollinare che lo aveva iniziato al culto di Virgilio (VII, 6, 12). I grammatici16 non perdono l’occasione di esprimere critiche negative che Gellio il più delle volte respinge, anche se è costretto ad ammettere in quei casi dove il poeta, a cui comunque è attribuita un’indiscussa auctoritas, sbaglia per negligenza e scarsa attenzione all’uso delle parole (I, 22, 12). L’atteggiamento di Gellio nei confronti di Virgilio è decisamente protettivo e difensivo, e lo dimostra fra gli altri, come abbiamo detto sopra, il già citato passo del commentario VII, 6, là dove si rimprovera a Giulio Igino di non aver considerato a fondo il valore e l’origine delle parole17 : Igino sostiene che Virgilio avrebbe usato impropriamente l’aggettivo ‘praepetes’ (Aen., VI, 14), termine della lingua sacrale, in quanto fuori contesto rispetto all’episodio di Dedalo in cui è inserito. In realtà, secondo Gellio, Igino dimostra di ignorare l’uso metaforico e figurato del termine : il grammatico non avrebbe dovuto azzardarsi a criticare Virgilio le cui parole, come d’altronde quelle degli altri poeti, andrebbero usate in senso analogico e traslato, anziché col significato proprio18. Giulio Igino si dimostra il critico più agguerrito nei riguardi del poeta mantovano a cui riserva tutta una serie di obiezioni che vengono regolarmente smentite da Gellio (V, 8, 1-5) : il grammatico, non 14 

L.  Gamberale, « Gellio », in Enciclopedia Virgiliana. Vol. II, Roma, 1985, p. 643. Corte, « Gaio Giulio Igino », ibid., p. 900-901. 16  F. Cavazza, « Gellio grammatico e i suoi rapporti con l’ars grammatica romana », in The History of Linguistic in the Classical Period, ed. D. J. Taylor, Amsterdam, Philadelphia, 1987, p. 85-105. 17 M. Geymonat, « I critici », in Lo spazio letterario di Roma antica. Vol. III, La ricezione del testo, ed. G. Cavallo, P. Fedeli, A. Giardina, Roma, 1999, in modo particolare p. 125-129. 18  Gell., VII, 6, 7, Sed si vim potius naturamque verbi considerasset […] veniam prorsus poetis daret similitudine et translatione verborum, non significatione propria utentibus. 15  F. Della

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essendosi accorto della lacuna implicita nelle parole ‘egli col lituo di Quirino’ (Aen., VII, 187), sostiene che Virgilio avrebbe commesso un errore, ma in realtà è proprio Igino a non accorgersi che l’espressione è ellittica, secondo un uso consueto. Gellio (II, 6, 1) difende la proprietà del lessico virgiliano contro le riserve pesanti espresse da alcuni grammatici della passata generazione, fra i quali Anneo Cornuto, e anche autori di commenti a Virgilio, stupendosi che uomini non privi né di dottrina né di fama abbiano potuto esprimere critiche di tal genere19. Egli, scagliandosi contro coloro che rimproverano Virgilio per avere usato il verbo ‘vexasse’ (ecl., VI, 75-77) ritenuto leve et tenuis ac parvi incommodi (II, 6, 2), prende dichiaratamente le distanze da questa posizione critica. Gellio sostiene infatti che tale parola non deve risentire della banalizzazione dovuta all’uso, ma al contrario, deve conservare il valore genuino attribuitogli dai veteres che si sono espressi con proprietà e con efficacia (II, 6, 6, proprie atque signate). Inoltre Anneo Cornuto (IX, 10, 5), con una critica inopportuna, si oppone a quei poeti che lodano la delicatezza e l’uso di parole non licenziose con cui Virgilio narra l’unione di Venere con Vulcano (Aen., VIII, 404-406). Gellio (VI, 17, 8-9), nel momento in cui vuole smentire le sciocche argomentazioni di un grammatico arrogante sul significato della parola ‘obnoxius’ usata da Virgilio (ge., I, 395 sq. e II, 438 sq.), propone Plauto come fonte autorevole in quanto homo linguae atque elegantiae in verbis Latinae princeps (VI, 17, 4), senza riuscire tuttavia a essere convincente. Egli allora riporta le varie accezioni attribuite a questa parola da Virgilio e da Ennio (Scenica, 300 sq. Vahlen)20, conferendo in tal modo al poeta mantovano un ruolo di primo piano. Come abbiamo potuto constatare, le critiche, le riserve e le obiezioni mosse a Virgilio riguardano, nella grande maggioranza dei casi, la scelta delle parole e la loro collocazione nella frase, anche se non mancano sporadiche eccezioni21. Ciò che a Gellio preme mettere in evidenza è la capacità che Virgilio dimostra quando si tratta di scegliere le parole adatte in un determi19  Gell. II, 6, 1, Nonnulli grammatici aetatis superioris, in quibus est Cornutus Annaeus, haud sane indocti neque ignobiles, qui commentaria in Vergilium composuerunt, reprehendunt quasi incuriose et abiecte verbum positum in his versibus. 20  Gellio (XX, 10, 2) sostiene che, per conoscere l’uso corretto di parole o frasi, occorre consultare, come fonti privilegiate, Virgilio, Plauto, Ennio. 21  Il grammatico Igino (X, 16) riscontra numerose discrepanze cronologiche di storia romana nel VI libro dell’Eneide e redige addirittura un elenco delle incongruenze, dovute al fatto che, a suo dire, Virgilio confonderebbe persone e tempi.

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nato contesto, in modo particolare nella traduzione di testi dal greco in latino : anche in questo caso Gellio si trova costretto a prendere le sue difese nei confronti di coloro che cercano in ogni modo di mettere in discussione la sua capacità di poeta e di traduttore. Gellio (IX, 9, 3) infatti, che sottolinea l’abilità del poeta nell’evitare con saggezza e accortezza la lettura di quei testi greci che non si dovevano né potevano tradurre, afferma che le sostituzioni effettuate da Virgilio sono eseguite a regola d’arte, addirittura iucundius lepidiusque (IX, 9, 5). Mi riferisco, qui, al passo in cui Gellio racconta che il poeta, durante la lettura in contemporanea delle Bucoliche di Teocrito e delle sue, tralasciava volutamente quei versi che egli non sarebbe stato in grado di rendere in modo adeguato22 . Riguardo, poi, la difficoltà per il reperimento delle parole idonee, sono paradigmatiche in tal senso le valutazioni di Marco Valerio Probo23 su Virgilio traduttore24, valutazioni che toccano aspetti vari e molteplici : critica testuale, problemi lessicali e grammaticali, capacità interpretativa del testo di riferimento25. Uno dei rari giudizi negativi a carico di Virgilio, è quello riportato dal filosofo Favorino, circa il confronto con Pindaro nella descrizione dell’eruzione dell’Etna (XVII, 10). Gli amici ricordano che Virgilio componeva ritu ursino (XVII, 10, 3) : in altre parole, rivedeva e correggeva i versi, conferendo loro una bellezza poetica, mentre quelli non perfettamente elaborati, non erano ritenuti all’altezza della fama e del gusto di quello che era considerato il più elegante fra tutti i poeti26. Virgilio, nel tentativo di avvicinarsi all’illustre modello, avrebbe ammucchiato espressioni e parole strane ed enfatiche, forse proprio per mancanza di labor limae, con un esito decisamente inferiore a quello ottenuto da Pindaro27 : con questa valutazione Favorino sembra essere più preoccupato di mettere in evidenza le inadeguatezze di Virgilio piuttosto che i meriti di Pindaro, 22  Gell.,

IX, 9, 3-5. « Marco Valerio Probo », in Enciclopedia Virgiliana. Vol. IV, Roma, 1988, p. 284-286. 24  Sui problemi della traduzione, vedi L. Gamberale, La traduzione in Gellio, Roma, 1969. 25  Gell. IX, 9, 12-13 : secondo la testimonianza di alcuni scolari di Valerio Probo, Virgilio non sarebbe mai stato così poco felice nel rendere i versi di Omero (Od., VI, 102 sq.) in Aen., I, 498 sq. 26 Gell. XVII, 10, 6, […] nequaquam poetarum elegantissimi nomine atque iudicio digna sunt. 27  Gell. XVII, 10, 8, Nam cum Pindari, veteris poetae, carmen quod de natura atque flagrantia montis eius compositum est aemulari vellet, eiusmodi sententias et verba molitus est ut Pindaro quoque ipso, qui nimis opima pinguique esse facundia existimatus est, insolentior hoc quidem in loco tumidiorque sit […] 10, 12, Vergilius autem, dum in strepitu sonituque verborum conquirendo laborat, utrumque tempus nulla discretione facta confudit. 23  L. Lehnus,

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fatto, questo che non dovrebbe stupire perché, nel confronto fra un autore latino e uno greco, la palma spetta generalmente al secondo28. Gellio, a più riprese, insiste sulla necessità di una corretta electio verborum29 : non per nulla attribuisce il primo posto in questa raffinata ars, per la prosa, a Cicerone che viene definito verborum homo diligentissimus (XIII, 25, 4). Per la poesia, invece, il primato spetta a Virgilio, poeta verborum diligentissimus (II, 26, 11) : siamo nell’ambito di una dotta disquisizione i cui relatori, Frontone, Favorino e alcuni eruditi, nell’affermare che le lingue greca e latina hanno uno scarso numero di vocaboli per esprimere la ricca tavolozza dei colori, tuttavia sono costretti a riconoscere l’inferiorità della seconda. Frontone, nonostante ciò, si schiera a favore della lingua latina in quanto in alcuni casi essa è più ricca di aggettivi, come testimonia autorevolmente Virgilio. In un altro caso (X, 11, 6), il poeta si esprime con finezza e sagacia sull’uso della parola ‘mature’ che viene usata in modo contrario rispetto alla sua etimologia (‘ciò che non è né presto né tardi, ma qualcosa di moderato fra i due’). Inoltre Virgilio con molta accortezza distingue ‘properare’ e ‘maturare’ (ge. I, 259-261) come concetti opposti : elegantissime duo verba ista divisit (X, 11, 7). Nella valutazione degli autori, uno dei fattori più importanti è, secondo Gellio, la capacità di cogliere la proprietas30 della parola, nella misura in cui questa dà l’impressione di non potere essere sostituita, pena la compromissione della sua bellezza ed efficacia. Questa capacità di scelta, frutto di un lavoro severo e di un’accorta ars, è detta elegantia31, termine che ricorre frequentemente nel lessico critico gelliano, attribuito non solo ad autori arcaici, ma anche a Virgilio, il quale viene 28  Atteggiamento simile si trova nella valutazione comparata fra il Plocion di Menandro e la corrispondente commedia di Cecilio Stazio che, se letta insieme al modello, risulta inevitabilmente poco raffinata e assolutamente inadeguata (II, 23). 29  Gell., IV, 1, 15 : Favorino si dimostra attento al corretto uso delle parole, anche nel genere e nel numero, convinto come in realtà è, che « per cittadini romani che parlino latino, non è meno vergognoso designare un oggetto con un termine improprio, che chiamare qualcuno non con il suo nome » (IV, 1, 18). A difesa di questa tesi Virgilio viene chiamato in causa, a proposito dell’uso del sostantivo penus (Aen., I, 704). 30  R. Marache, La critique littéraire, p. 218-225. 31  Sull’uso del termine elegantia in Gellio, la bibliografia è alquanto ridotta : si vedano R. Marache, La critique littéraire, p. 220-225 ; A. D. Leeman, Orationis ratio : teoria e pratica stilistica degli oratori, storici e filosofi latini, Bologna, 1974, p. 512 ; G. Galimberti Biffino, « Loquere verbis praesentibus (1, 10, 4) : il criterio dell’elegantia in Gellio », Latomus, 66 (2007), p. 929-941 ; Ead., « Élégance et euphonie comme moyens de critique littéraire chez Aulu-Gelle », dans Journée dédiée à Madame le professeur J. Dangel, samedi 10 janvier 2009, Paris-Sorbonne : Aulu-Gelle et la poétique : les Nuits attiques à travers les âges, organisée par P. Galand, École Pratique des Hautes Études – Université de Paris IV-Sorbonne (in corso di pubblicazione, Camenae 2014).

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pertanto considerato un punto di riferimento ineludibile. E, del resto, in base al criterio dell’elegantia32 , a cui Gellio dedica un intero commentario (XI, 2), sono valutati, non solo Virgilio, ma anche altri autori che si distinguono in questa raffinata arte di scegliere le parole e di saperle sapientemente collocare nel contesto33. Gellio, in nome dell’elegantia, si schiera in difesa di Virgilio, in quanto si esprime cum elegantia sine detrimento sententiae (V, 8, 7), confutando in tal modo il grammatico Igino che gli aveva addebitato un errore. A proposito del concetto di elegantia, senza incorrere nel rischio di sopravvalutazioni perché non ci sono nelle Noctes Atticae né sufficienti riscontri né organiche teorizzazioni, a noi sembra di poter ragionevolmente affermare che Gellio, oltre alla ricerca di un nuovo modo espressivo basato sull’autorevolezza insita nei prisca verba, ha attribuito a essa un peso notevolissimo. È evidente allora che Gellio, da erudito quale è, trasferisca la sua forma mentis antiquaria nell’ambito della critica letteraria, e palesi il suo interesse, non tanto per il quadro globale e per la valutazione dell’opera nel suo complesso, quanto per la singola parola, quasi decontestualizzata, e segnatamente per il suono di essa. Proprio per l’importanza accordata alla sonorità della parola, il commentario XIII, 21 è molto interessante ai fini della nostra analisi. Valerio Probo, col promuovere una corretta scelta delle parole, invita a seguire l’orecchio (XIII, 21, 1, sed aurem tuam interroga), piuttosto che la precettistica normativa dei grammatici. A tal proposito, si chiama in causa ancora una volta Virgilio che si dimostra fedele nell’aderire all’arbitrium et consilium auris (XIII, 21, 3), quando p. e. usa urbis (ge., I, 25) in alternativa a urbes (Aen., III, 106), per non turbare la consonantia vocum proximarum (XIII, 21, 5). In questo commentario34, infatti, viene sancito quello che si potrebbe definire il ‘criterio dell’eufonia’35, proposto come normativo per gli autori modellizzanti e adottato 32 Sulla valenza retorica di elegantia, si vedano, fra gli altri, H. Kliem, Elegantia. Ein römischer Kultur­und Stilbegriff, Marburg, 1952 ; H. Lausberg, Elementi di retorica, trad. L. Ritter Santini, Bologna, 1969, p. 97 ; Cornifici Rhetorica ad C. Herennium. Introduzione, testo critico, commento, ed. G. Calboli, Bologna, 1969, p. 166. 33  Un modello in tal senso è costituito dal poeta comico Plauto definito verborum Latinorum elegantissimus (I, 7, 17) e homo linguae atque elegantiae in verbis Latinae princeps (VI, 17, 4). 34 Gell., XIII, 21, lemma, Quod a scriptoribus elegantissimis maior ratio habita sit sonitus vocum atque verborum iucundioris, quae a Graecis εὐφωνία dicitur, quam regulae disciplinaeque quae a grammaticis reperta est. 35  Gell., XIII, 21, lemma : si ricordi che il termine ‘eufonia’ è indicato da Gellio con il corrispondente greco, mentre l’uso della parola greca traslitterato in caratteri latini, ‘euphonia’, è tipico della latinità tarda.

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da Gellio come metro di valutazione : il suono e l’armonia dell’insieme, per quanto riguarda sia la scelta delle parole che la loro collocazione all’interno della frase, occupano una posizione importante nella critica gelliana, senza tuttavia che venga ridimensionato o addirittura sminuito il ruolo della ratio grammaticale. Gellio (I, 21), fra l’altro, riporta il commento di Giulio Igino su ge., II, 246 sq., secondo cui mai Virgilio avrebbe usato l’espressione ‘sensu torquebit amaro’ perché giudicata, anche da altri dotti, viziata da insolentia e insuavitas (I, 21, 4), cioè ‘inusitata’ e ‘sgradevole’. Virgilio (II, 3), fedele alla tradizione dei veteres che inserivano la lettera ‘h’ affinché il suono risultasse più robusto e più efficace, si dimostra attento a rispettare la firmitas e il vigor vocis delle parole, e pertanto non esita a usare, dove possibile, questa lettera, come p.e. nella parola ‘ahena’ (ge., I, 296). Gellio (VI, 20) racconta che Virgilio avrebbe sostituito la parola ‘Nola’ con ‘ora’ (ge., II, 224 sq.) per vendicarsi degli abitanti di Nola i quali gli avevano negato l’acqua per un suo vicino podere, quasi che, cambiando il nome, si cancellasse la memoria degli uomini. L’erudito, pur dubitando della veridicità del fatto, dice che in ogni caso ‘ora’ suona meglio (melius suaviusque ad aures, VI, 20, 2), ed è pertanto preferibile. Egli prosegue affermando che il ricercare ad arte la sonorità della parola è comune fra l’altro presso altri poeti come Omero e Catullo a cui spetta il titolo di elegantissimus poetarum (VI, 20, 6), in virtù della sua abilità nel scegliere parole connotate da suavitas. In questo passo come anche in altri, Gellio sancisce che elegantia ed eufonia sono i principali indicatori di eccellenza. Dalle osservazioni formulate fino a questo punto, emerge il fatto che Gellio, nella valutazione di quegli autori da lui ritenuti esemplari, indipendentemente dalla loro altezza cronologica, attribuisce importanza all’abilità, alla competenza, all’ars e anche alla doctrina. Nel proposito di inquadrare con maggiore accuratezza e pertinenza la critica gelliana su Virgilio, anche se solo ci si limita alle valutazioni sintetiche ma spesso assai efficaci che Gellio formula su altri poeti decisamente meno autorevoli del Nostro, ci si rende conto che anch’essi sono segnalati per i requisiti accennati sopra, e che la qualità ritenuta più significativa è la loro straordinaria doctrina. Di Anniano si dice che non solo è dotato di ingegno, ma che si allinea alla posizione dei veteres (VI, 7, 1), di Giulio Paolo che è rerum litterarumque veterum inpense doctus (XIX, 7, 1), di Levio si tessono le lodi per la sua capacità di giocare con le parole (XIX, 7, 2). Lo stesso vale per Gneo Mazio, qualificato come homo impense doctus (X, 24, 10), vir eruditus (XV, 25, 1) per aver saputo coniare parole nuove con proprietà e

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finezza (non absurde neque absone). Il medesimo concetto, a proposito di Mazio, viene ribadito (VII, 6, 5, Vergilium autem et Cn. Matium, doctum virum) quando si prendono le difese di Virgilio, accusato ingiustamente di avere usato espressioni improprie ; di Elvio Cinna si dice che fu non ignobilis neque indoctus poeta (XIX, 13, 5). E da ultimo Gellio (XIX, 9) riferisce le lodi espresse dal retore Antonio Giuliano, fonte autorevole in quanto rerum litterarumque veterum peritus (XIX, 9, 2), a proposito dei poeti Valerio Edituo, Porcio Licino e Quinto Catulo che si sono espressi mundius, venustius, limatius, tersius (XIX, 9, 10), cioè con maggior purezza, grazia, cura della parola. È evidente che il possedere la scienza del linguaggio, la capacità di rielaborare il testo per evitare dissonanze o durezze, in pratica l’affidarsi all’ars, sono elementi preferenziali per giudicare un poeta, e nemmeno Virgilio può sfuggire a questa griglia valutativa. Dopo queste riflessioni concernenti la presenza di Virgilio in Gellio, potrebbe essere interessante fare qualche osservazione, anche se in modo succinto, sulla testimonianza di Macrobio che, alle soglie del Tardoantico, considera Virgilio non solo un poeta tout court, ma anche doctissimus vates (Sat., V, 22, 12)36, uno studiosissimus vates che si è dimostrato in grado di scegliere le singole parole usate dagli antichi per inserirle nella sua opera (Sat., VI, 4, 1). In altri termini, il poeta in virtù della sua doctrina ad ampio spettro – non per nulla è definito omnium disciplinarum peritus (Sat., I, 16, 12) e anche poeta tam scientia profundus quam amoenus ingenio (Sat., III, 2, 10) – è l’autore a cui viene dedicato il più ampio spazio nell’ambito del disegno programmatico dei Saturnalia : sarà proprio questo aspetto sapienziale di Virgilio ad arrivare, attraverso l’età medievale, alla Commedia di Dante che definisce il poeta ‘quel savio gentil, che tutto seppe’37. Se solo ci si limita a considerare i parametri di giudizio formulati nei riguardi di Virgilio nei Saturnalia, appare chiaro come questi si avvicinino a quelli espressi nelle Noctes Atticae, anche se, in confronto a Gellio38, Macrobio non dimostra di avere un interesse grammaticale spiccato : egli tuttavia promuove la lettura dei classici, desideroso di preservare 36 L’edizione di riferimento per le citazioni dei Saturnalia è Macrobio Teodosio, I Saturnali, ed. N. Marinone, Torino, 1967. 37 Dante, Inferno, VII, 3. Si veda anche come Beatrice riconosca affidabilità al discorso di Virgilio (Inferno, II, 112 sq.) : « Venni quaggiù del mio beato scanno / Fidandomi nel tuo parlare onesto / Ch’onora te e quei ch’udito l’hanno ». Dante stesso tiene a far sapere di conoscere tutto quanto il poema di Virgilio, il quale si rivolge a lui in questi termini (Inferno, XX, 110-112) : « e così canta / l’alta mia tragedia in alcun loco : / ben lo sai tu che la sai tutta quanta. » 38  E. Turk, « Macrobe et les Nuits Attiques », Latomus, 25 (1964), p. 381-406.

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la memoria veterum (Sat., VI, 1, 5), che iniziava a essere oggetto di incuria. Macrobio infatti, come precedentemente Gellio, si appella alla veterum auctoritas, né si stanca di ripetere che Virgilio, antiquae Latinitatis diligens (Sat., VI, 9, 12), è ammirevole per la sua venerazione dell’antico, sia nei versi che nelle singole parole. Egli si allinea alla veterum audacia (Sat., VI, 4, 17), nel caso in cui inserisce nelle sua opera parole greche. In ultima analisi, per Macrobio vale il principio in base al quale vetustas quidem nobis semper, si sapimus, adoranda est (Sat., III, 14, 2). Fra le qualità attribuite da Macrobio a Virgilio sono poste in primo piano la docta elegantia (Sat., III, 2, 12), la capacità di ricercare la dottrina nella sostanza e l’eleganza nella forma (Sat., III, 11, 9, poeta enim aeque in rebus doctrinae et in verbis sectator elegantiae), e il suo impegno nell’eguagliare il modello di riferimento, sempre cum elegantia (Sat., V, 16, 5)39, anche nel caso in cui il poeta cerchi di operare dei cambiamenti (Sat., VI, 6, 14, mutatio elegantissima). Macrobio, come del resto anche Gellio, sottolinea l’importanza che ebbero la letteratura e la lingua greche per Virgilio che vi attinse a piene mani : Teocrito, Esiodo, Arato, Eschilo, Sofocle, Euripide, Pindaro e anche altri autori, per non parlare, poi, della vicinanza con Omero40. Nell’ambito del bilinguismo di Macrobio e dell’ ineludibile necessità di confronto con il modello greco, il posto occupato da Virgilio corrisponde, in un certo senso, a quello di Omero per i Greci41. L’interesse per la scelta della parola da collocare nel contesto opportuno è al centro dell’universo virgiliano, proprio la parola di Virgilio che Dante, definisce ‘parola ornata’42 . Macrobio, così come prima Gellio, sostiene che i grammatici non abbiano indagato in maniera esauriente l’erudizione profonda del doctissimus vates (Sat., V, 22, 12) : infatti, per nascondere la loro sostanziale ignoranza, attribuiscono l’individuazione delle fonti all’ingegno di Virgilio più che alla sua erudizione (Sat., ibidem, ingenio magis quam doctrinae). 39 Macrobio, nell’analizzare le fonti greche da cui Virgilio attinge, nota come l’Eneide sia stata composta in maniera più brillante del suo modello (Sat., V, 17, 5, elegantius auctore digessit). Egli inoltre sottolinea che, all’insegna dell’elegantia, è anche il procedimento tramite il quale il poeta attinge da altri autori i passi cui si ispira : in altri termini le parole dei testi dei suoi predecessori antichi vengono inserite da Virgilio nella sua opera eleganter (Sat., VI, 4, 12). 40 G. Vogt-Spira, « La formazione del concetto di arcaico. Omero e Virgilio nel Rinascimento tra storia della letteratura e critica letteraria », in Atti e memorie della Accademia Petrarca di lettere, arti e scienze, 65 (2003), Arezzo, 2004, p. 423-448. 41  M. von Albrecht, Storia della Letteratura Latina. Da Livio Andronico a Boezio, trad. it. A. Setaioli, Torino, 1996 (Bern, München, 1992), vol. III, p. 1508. 42 Dante, Inferno, II, 67.

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Anche se nelle Noctes Atticae la critica a Virgilio non ha un ruolo preminente, giacché le osservazioni sono riportate in modo occasionale e inserite in un ricchissimo materiale eterogeneo, esposto programmaticamente senza un’organizzazione razionale, tuttavia sono emersi alcuni elementi su cui si è insistito, ai fini di una valutazione del poeta mantovano : l’aderenza ai veteres, l’importanza accordata all’elegantia e all’eufonia nella scelta delle parole, e in ultima analisi la sua doctrina. Da un certo punto di vista, oltre alla tendenza a rivalutare Virgilio in opposizione a critiche negative risalenti a studiosi collocati fra il i secolo e la prima metà del ii, Gellio legge e utilizza Virgilio, come se fosse, prima ancora che un poeta, un erudito da cui ricavare notizie e informazioni in campi disparati43. Si potrebbe affermare che è già in corso quel processo che farà di Virgilio il ‘mar di tutto il senno’44, per dirla con Dante, ovvero, un modello non solo in campo poetico, ma anche l’autorità ultima in ambito di conoscenza, di saggezza e sapienza, come è stato ben messo in evidenza dal Comparetti45, grande interprete virgiliano del xix secolo, che ha tracciato la storia della fortuna di Virgilio nel Medioevo. BIBLIOGRAFIA A nder son , G., « Aulus Gellius : a Miscellanist and his World », Aufstieg und Niedergang der römischen Welt (1994), II-34-2, p. 1834-1862. Ba ldw in , B., « Aulus Gellius on Vergil », Vergilius, 17 (1973), p. 22-27. —, Studies in Aulus Gellius, Lawrence, 1975. B rugnoli , G., « Servio », in Enciclopedia Virgiliana. Vol. IV, Roma, 1988, p. 805-813. C ava llo , G., Fedeli, P., Giardina, A. (ed.), Lo spazio letterario di Roma antica. Vol. III La ricezione del testo, Roma, 1999. C ava zza , F., « Gellio grammatico e i suoi rapporti con l’ars grammatica romana », in The History of Linguistic in the Classical Period, ed. D. J. Taylor, Amsterdam, Philadelphia, 1987, p. 85-105. C itroni , M., « I canoni di autori antichi : alle origini del concetto di classico », in Culture europee e tradizione latina. Atti del Convegno internazionale di studi, Cividale del Friuli, 16-17 novembre 2001, Trieste, 2003, p. 1-22. 43  R. Marache, La critique littéraire, p. 304 ; B. Baldwin, « Aulus Gellius on Vergil », Vergilius, 17 (1973), p. 22-27. 44 Dante, Inferno, VIII, 7. 45  D. Comparetti, Virgilio nel Medioevo, Firenze, 1981, I, p. 51-60.

pr esenz a di v irgi lio i n gellio

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Mélanie L ucciano

LA PLACE DE SOCR ATE ET DE SON DAIMONION DANS LE DE DEO SOCR ATIS D’APULÉE : UNE APPARENTE INSIGNIFIANCE ? R éfléchir sur la place accordée à la figure de Socrate dans le De deo Socratis, texte qui apparaît comme une conférence de vulgarisation sur la démonologie donnée par Apulée devant un public cultivé, sans être néanmoins au fait des subtilités d’une philosophie qualifiée aujourd’hui de médio-platonicienne1, dévoile un paradoxe. En effet, de prime abord, le philosophe athénien semble constituer la clé de voûte de l’œuvre ; son nom apparaît ainsi pour la première fois dans le titre d’une œuvre latine2 , révélant la pénétration de la figure socratique dans la société intellectuelle romaine. Pourtant, la place qui lui est accordée dans le texte est relativement ténue, du point de vue numérique3, mais aussi dans la composition du texte, puisque la première occurrence de 1 Sur la définition du concept de médioplatonisme, nous renvoyons à C. Lévy, « Cicéron et le moyen-platonisme : le problème du souverain bien selon Platon », Revue des Études Latines, 68 (1990), p. 50-65. Sur les liens d’Apulée avec ce courant, voir P. Donini, « Apuleio e il platonismo medio », in Apuleio letterato, filosofo, mago, éd. A. Pennacini, P. Donini, T. Alimoni, A. Monteduro Roccavini, Bologne, 1979, p. 103-111. 2  Augustin cite déjà l’œuvre sous ce titre dans la Cité de Dieu, VIII, 14 ; il analyse d’ailleurs le choix d’Apulée, en expliquant que son refus d’intituler l’ouvrage « de daemone Socratis », alors qu’il utilise ce terme dans le corps de son texte, tient à la nature équivoque des démons. 3 Une recherche, effectuée à l’aide de la base « Classical Latin Texts » du PHI, donne seize occurrences du nom de Socrate dans le texte, proportion qui est ainsi quasi équivalente à celle de Platon – qui apparaît lui treize fois –, le philosophe dont Apulée se réclame explicitement. Il se qualifie ainsi lui-même de « Platonicus philosophus » à diverses reprises (comme par exemple dans L’Apologie, 10, 8). De plus, lors de fouilles françaises à la fin du x i x e siècle sur le site de Madaure, a été découverte une statue dédiée à « un philosophe platonicien », qui est généralement rattachée à Apulée. Pour une transcription de l’inscription de la statue et une bibliographie sur la question, voir J. Tatum, Apuleius and the Golden Ass, Ithaca, London, 1979, chap. 4 : « An African Socrates », p. 105-108.

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Socrate n’arrive que très tard, presque à la moitié du développement4. Cette arrivée tardive de Socrate met alors en lumière l’argumentation menée dans le discours ; le plan suivi par Apulée va du général au particulier5 : il commence par donner une vision complète du système théologique, lequel se superpose à une cosmologie avant de se consacrer à la question des démons, c’est-à-dire à l’analyse d’une catégorie bien précise d’êtres divins. L’étude proprement dite du démon de Socrate n’intervient qu’à la fin du discours, comme l’application des théories précédemment développées à un cas particulier. En ce sens, Socrate n’apparaît que de façon secondaire dans l’œuvre : il ne devient un personnage éponyme – à un rang second, puisque le discours se centre sur le démon et non sur le philosophe lui-même – qu’à titre d’illustration, du fait de sa célébrité : l’expérience démonique dont rendent compte les Socratiques (Platon et Xénophon pour ne citer que les plus célèbres) apparaît en effet comme une caractéristique essentielle du philosophe athénien, ayant conduit d’une certaine manière à sa condamnation à mort6. Ainsi, la communis opinio sur le De deo Socratis affirme que la mention du daimonion de Socrate par Apulée ne serait qu’un prétexte, un cas particulier qui ne le détourne que peu de son objectif réel : la description plus générale des daimones qu’il entend donner. Pour certains critiques, le titre même de l’œuvre ne refléterait que de manière imparfaite son contenu7. Pourtant, la place du philosophe athénien et de son daimonion, au centre d’une œuvre dont la composition est jugée faible, nous conduit à nous interroger sur l’apparente insignifiance de la présence de Socrate dans le texte. Nous voudrions alors montrer que loin de n’être qu’un 4 Apulée,

De deo Socratis, XIV, 150. Opuscules philosophiques, Du dieu de Socrate, Platon et sa doctrine, Du monde, Fragments, éd. J. Beaujeu, Paris, 20022 , « Introduction », p. 5. Nous utilisons également cette édition et sa traduction pour les citations du texte d’Apulée. 6  Sur la question de l’identification des ἕτερα δαιμόνια καινά que Socrate, selon ses accusateurs, ferait entrer dans la cité, nous renvoyons à G. Donnay, « L’impiété de Socrate », Ktèma, 27 (2002), p. 155-160. Ce dernier les assimile aux démons psychopompes dans l’eschatologie pythagoricienne. 7  Ainsi J. Beaujeu, p. 8 : « En dépit de son titre trompeur, le De Deo Socratis constitue, comme l’a dit Andres (Real-Encl. Suppl. III, 307, 17) ‘l’exposé le plus approfondi de toute la démonologie’ que nous ait légué l’antiquité classique. » ; V. Hunink, « Apuleius, Qui Nobis Afris Afer Est Notior », Scholia, 12 (2003), p. 89 : « The small book, with its curious (only partly appropriate) name, deals with middle Platonic demonology. » ; S. J. Harrison, Apuleius, a Latin Sophist, Oxford, 2000, p. 144 : « the particuliar issue of Socrates’ daimonion, which provides the title of the work but takes up less than a sixth of its space, is evidently subordinate. » ; G. Sandy, The Greek World of Apuleius, Apuleius and the Second Sophistic, Leiden, 1997, p. 207-208. 5 Apulée,

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prétexte à tenir un discours sur la démonologie, la figure du philosophe athénien et de son daimonion permet de structurer le texte, en constituant le lien et l’articulation entre les deux objectifs du discours d’Apulée : l’objectif intellectuel et théorétique de la classification des différents types de daimones8, et l’objectif pratique de l’exhortation à la philosophie9. Le poids du daimonion, et par conséquent de Socrate lui-même, se verrait alors réévalué, comme cœur et justification de la démonstration d’Apulée. Nous verrons donc pourquoi la présence de Socrate reste indispensable au traité apuléen, puis analyserons la relation du philosophe athénien aux démons de premier et de troisième type. Un

effacement de

S ocr ate  ?

La démonologie dans « l’air du temps » En s’intéressant au thème du daimonion de Socrate, et plus généralement à la démonologie, Apulée se fait l’écho des réflexions contemporaines10, que développent tout particulièrement les auteurs de la Seconde Sophistique d’obédience médio-platonicienne11. Cette recrudescence d’intérêt pour la question peut sans doute trouver une explication de type pédagogique : en effet, on ne trouve nulle part chez Platon de théorie démonologique systématique ; ses successeurs auraient alors voulu pallier ce manque dans la doctrine du maître12 . En témoignent les premières tentatives de Xénocrate ou de Philippe d’Oponte, puis les Dialexeis 14 et 15 de Maxime de Tyr, mais surtout le De genio Socratis de Plutarque. Il convient de noter que, dans ces deux derniers cas, l’exposé de démonologie évoque le daimonion de Socrate, mais la figure du philosophe athénien joue un rôle plus ou moins important dans le texte. C’est sans doute dans le texte de Plutarque que la figure de Socrate est 8  Apulée,

I, 115 à XVI, 156. XVII, 157 à XXIV, 178. 10 Sur la démonologie comme réponse à la montée de l’irrationnel aux deux premiers siècles de notre ère, voir N. Fick, « La démonologie ou les délires de l’imaginaire au ii e siècle de notre ère », dans L’imaginaire religieux gréco-romain, éd. J. Thomas, Perpignan, 1994, p. 235-272 et plus particulièrement p. 239-242. Sur la reprise du thème de la démonologie dans les Métamorphoses d’Apulée, voir C. Moreschini, « La demonologia e le Metamorfosi di Apuleio, la curiositas », in Apuleio e il platonismo, Florence, 1978, p. 19-42. 11  R. Hirzel, Der Dialog, II, Stuttgart, 1895, p. 148. 12 G. Sandy, The Greek World of Apuleius, p. 198 ; A. Timotin, La démonologie platonicienne, Histoire de la notion de daimōn de Platon aux derniers néoplatoniciens, Leiden, Boston, 2012, p. 86-99. 9  Apulée,

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la plus présente, d’un point de vue à la fois structurel et thématique. Structurel, parce que le texte de Plutarque se veut, dans sa conception, une imitation des dialogues platoniciens, du Phédon plus particulièrement13 ; thématique, car, à la différence de celui d’Apulée ou de Maxime de Tyr, le texte de Plutarque comporte davantage de références au Socrate « historique » tel que nous le connaissons par nos sources grecques14. En revanche, chez Maxime de Tyr, la question des démons en général semble, comme chez Apulée, supplanter celle du daimonion socratique15. En harmonisant ses différentes sources sur la démonologie16, et en n’accordant apparemment que peu de place au philosophe athénien, l’œuvre d’Apulée prend donc place dans « l’air du temps ». L’originalité du projet apuléien se situe ailleurs, dans sa volonté de Latine dissertare17 – bien que la question du bilinguisme de l’œuvre soit posée18 –, de faire œuvre de traduction des œuvres du maître, Platon, dans une perspective qui se rattache au projet cicéronien19. Cette tra13 Voir

l’« Introduction » de J. Hani ; Plutarque, Traités 42-45, Œuvres morales. Tome VIII, éd. J. Hani, Paris, 1980, p. 60. 14  Dans le De genio Socratis (10-11), Théocritos relate ainsi une anecdote divertissante : le démon a conseillé à Socrate de changer de rue pour éviter un troupeau de pourceaux couverts de fange ; Polymnis, lui, évoque divers épisodes de la carrière de soldat de Socrate. A. Corlu, Plutarque, Le démon de Socrate, Paris, 1970, rappelle p. 50 que Plutarque a pu emprunter l’évocation du désastre de Sicile au dialogue considéré comme douteux du Théagès (129 c). La mention de la bataille de Délion est rapportée dans la première lettre socratique (Hercher, Epistolographi graeci, p. 610 sq.), mais aussi dans le De diuinatione de Cicéron (I, 123). Sans doute Plutarque utilise-t-il également la source xénophontique puisque l’avertissement démonique n’est alors plus uniquement personnel, comme chez Platon (Apologie de Socrate, 31d), mais il concerne aussi l’entourage de Socrate, comme dans les Mémorables, I, 1, 4. 15  J. Puiggali, Étude sur les dialexeis de Maxime de Tyr, Lille, 1983, p. 196. Il met également en évidence des différences doctrinales entre les deux auteurs, p. 207 : « Contrairement à Maxime, Apulée pense que le démon de Socrate n’a jamais habité le corps du philosophe […]. Et Apulée distingue les démons qui n’ont jamais habité un corps et les démons qui ne sont que des âmes délivrées ou non des entraves du corps ». 16  P. Habermehl, « Quaedam diuinae mediae potestates, Demonology in Apuleius’ De Deo Socratis », in Groningen on the Novel, Volume VII, éd. H. Hofmann, M. Zimmerman, Groningen, 1996, p. 117-142 et plus particulièrement p. 126-127. 17  Apulée, XIV, 150. 18  Parmi les fragments contestés, et donc rattachés aux Florides, du De deo Socratis, figurent les « fausses préfaces », ou prologue, de notre traité, dans lesquelles Apulée indique qu’après avoir tenu la première partie de son discours en grec, il poursuivra en latin. Sur la question : G. Sandy, The Greek World of Apuleius, p. 192-196 ; S. J. Harrison, Apuleius, a Latin Sophist, Oxford, 2000, p. 91-92 ; Apuleius, De deo Socratis, Über den Gott des Sokrates, ed. M. Baltes, M.-L. Lakmann, J. M. Dillon, P. Donini, R. Häfner, L. Karfíková, Darmstadt, 2004, p. 23-26. 19  S. J. Harrison, Apuleius, p. 140 ; Apuleius, Rhetorical Works, ed. S. Harrison, trad. et com. J. Hilton, V. Hunink, S. Harrison, Oxford, 2001, p. 189.

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duction s’effectue aussi bien d’un point de vue linguistique, c’est-à-dire en cherchant à donner des équivalents latins à des termes grecs, que d’un point de vue culturel, dans une véritable entreprise de transposition d’un concept grec, le daimonion, à la réalité religieuse romaine20. En ce sens, Apulée ajoute à la réflexion des penseurs médio-platoniciens de son époque la dimension d’un transfert culturel de la doctrine platonicienne en latin, mais il se distingue aussi des auteurs de la réception latine de Socrate, puisque seul Cicéron avant lui s’était intéressé au thème du daimonion socratique21. La multiplication du phénomène démonique : Socrate et les héros épiques Le poids de Socrate dans le traité semble se réduire de nouveau par la mise en parallèle de son expérience démonique avec celle d’autres personnages comme les héros homériques22 , Achille et Ulysse dans leur relation avec Athéna-Minerve, ou encore celle de Turnus avec sa sœur Juturne dans l’Énéide. Apulée utilise en effet le paradigme homérique et virgilien pour signifier que seul l’homme à qui est lié le démon peut le percevoir23, idée qu’il reprend plus loin, rapprochant les perceptions visuelles de l’épopée et celle, auditive, du philosophe athénien24. À la fin du discours, même si le raisonnement d’Apulée perd de sa rigueur25, la relation de Socrate et de son démon est comparée à celle d’Ulysse avec Minerve ; les deux hommes peuvent alors recevoir des éloges, leurs qualités étant révélées par la présence de ces « démons »26. Ainsi, la relation qui unit le philosophe athénien à son démon n’apparaît pas comme singulière, voire définitoire de Socrate ; elle devient l’indice et la caractéristique de l’homme de bien. Socrate n’est donc qu’un exemple 20  P. Habermehl, « Quaedam diuinae mediae potestates », indique ainsi, p. 130, qu’il est le premier auteur à employer le terme latinisé de daemon. 21 Cicéron, De diuinatione, I, 122-124. 22 Sur le rapprochement ancien entre les manifestations des dieux homériques et celles des daimones, voir A. Timotin, La démonologie platonicienne, p. 15-19 ; 283-284. 23  Apulée, XI, 145, avec une citation de l’Iliade, I, 198 et une, fautive, de l’Énéide, I, 440, se rapportant non à Juturne, mais à Énée lui-même. 24 Apulée, XX, 166 : Id signum potest et ipsius daemonis species fuisse, quam solus Socrates cerneret, ita ut Homericus Achilles Mineruam. « Il est possible que ce signe ait consisté dans une apparition du démon lui-même, visible pour Socrate seul, comme Minerve pour l’Achille d’Homère. » 25 Le flottement sur la caractérisation de Minerve, tantôt divinité invisible à l’homme, tantôt démon, tantôt allégorie de la prudentia a été mis en avant par les critiques : P. Habermehl, « Quaedam diuinae mediae potestates », p. 127-128 ; A. Timotin, La démonologie platonicienne, p. 283-284. 26  Apulée, XXIV, 176-177.

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parmi d’autres et sa présence dans le titre de l’œuvre pourrait n’être due qu’à sa notoriété. Une présence socratique implicite gommée Enfin, l’effacement de la présence du philosophe athénien s’effectue même à un niveau implicite, au profit du plus célèbre de ses disciples. En effet, Apulée adopte une posture qui peut apparaître comme éminemment socratique27, en la rattachant pourtant à Platon : soulignant le caractère ineffable de la catégorie la plus haute de divinités, les dieux invisibles, Apulée se propose d’abaisser son discours à une réalité inférieure : Missum igitur hunc locum faciam, in quo non mihi tantum, sed ne Platoni quidem meo quiuerunt ulla uerba pro amplitudine rei suppetere, ac iam rebus mediocritatem meam longe superantibus receptui canam tandemque orationem de caelo in terram deuocabo28.

Cette mention d’une réorientation du discours philosophique du ciel aux réalités terrestres correspond au témoignage aristotélicien sur Socrate29, témoignage dont se fait d’ailleurs l’écho Cicéron30, ainsi que des auteurs d’obédience philosophique différente31. Ainsi, malgré une présence implicite forte de Socrate, Apulée rattache cette position à celui qu’il présente comme son maître, Platon, et marche dans ses propres traces, en effectuant dans le cadre de son discours cette même translation entre les dieux invisibles (et donc inconnaissables aux hommes) et aux démons, possibles objets d’analyse. 27  E. Dupréel, La légende socratique et les sources de Platon, Bruxelles, 1922, p. 143159 (où se trouve redéfini, suivant le Charmide, le champ d’action du philosophe par rapport aux autres spécialistes). 28  Apulée, III, 125 : « Je laisserai donc ce sujet [la discussion sur les dieux invisibles], pour lequel ni moi, ni mon maître Platon lui-même n’avons pu disposer de mots à sa dimension ; la matière outrepassant de loin mes modestes moyens, je vais battre en retraite et ramener enfin mon discours du ciel sur la terre. » 29  Le passage le plus célèbre se retrouve dans Aristote, Métaphysique A, 987 b, mais nous trouvons d’autres témoignages dans les œuvres du Stagirite, mis en lumière par T. Deman, Le témoignage d’Aristote sur Socrate, Paris, 1942, comme Rhétorique, III, 16, 1417a 18-21 ; Métaphysique, M, 4, 1078b 17-32 ; Les parties des animaux, 642a. 30 Cicéron, Tusculanae disputationes, V, 10 ; Academici libri, I, 15. Le propos d’Apulée apparaît comme une démarque forte des textes cicéroniens (par les reprises textuelles de caelum ou deuocare). Voir Apuleius, Rhetorical Works, p. 198. 31  Cette image d’un Socrate faisant descendre la philosophie du ciel sur la terre se retrouve ainsi également dans le stoïcisme, comme par exemple chez Musonius Rufus, Diatribe III, mais encore chez Diogène Laërce, VI, 103 ou chez Eusèbe de Césarée, Préparation Évangélique, XV, 62, 10-11.

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Redéfinition du rôle de Socrate et de son daimonion Toutefois, cet effacement de la place accordée à la figure de Socrate et de son daimonion ne doit pas masquer l’orientation particulière que prend l’exposé démonologique d’Apulée lorsqu’il évoque la relation de Socrate à son démon32 . L’évocation finale du philosophe athénien n’obéit plus à des raisons extérieures et doctrinales : Apulée n’entend plus donner une image de l’organisation cosmologique du monde, mais il appelle ses lecteurs à suivre l’exemple de Socrate, c’est-à-dire pratiquer la sagesse, pour instaurer tout comme lui des relations privilégiées avec leurs démons personnels. La figure du philosophe prend donc une dimension protreptique : il est l’horizon à atteindre pour celui qui se propose d’avoir un comportement agréable aux dieux, c’est-à-dire de pratiquer la sagesse. Comme l’écrit Philippe Hoffmann : Aux yeux de Platon, le ‘démon’ était la singularité même qui constituait Socrate comme philosophe atopos, unique dans la Cité, et exclu par elle. Avec le développement de la démonologie et l’extension du thème de l’exemplum Socratis […], nous sommes invités à une imitation de cet exemplum, qui doit faire de chacun de nous, du moins en théorie, un philosophe semblable à Socrate, assisté d’un démon tel que le sien. Philosopher, c’est, d’un même mouvement, cultiver son âme (le soi, ce que l’on a en propre), et rendre un culte au démon dont on est le protégé. Le ‘démon’ de Socrate n’est plus alors une marque singulière : il n’est plus qu’un démon parmi la multitude de ceux que les hommes doivent honorer, chacun se plaçant sous la garde de celui qui lui est propre.33.

En ce sens, l’image que donne Apulée de Socrate à travers son démon est profondément modifiée par rapport aux sources grecques traitant du même sujet : la relation au démon n’est plus un élément singulier, définitoire du personnage de Socrate, mais un modèle à suivre. Cela suppose donc qu’elle n’est pas limitée à quelques hommes exceptionnels mais qu’elle est la norme. Si la relation entre Socrate et son démon est 32  P. Vallette, L’Apologie d’Apulée, Paris, 1908, p. 246 : « Mais pourquoi cette faveur spéciale et divine dont Socrate était l’objet ? Parce que Socrate, par la pratique de la sagesse et de la vertu, rendait un culte à ce gardien, à ce dieu attaché à sa personne […]. Car rien n’est plus semblable à la divinité et ne lui est plus agréable que l’homme qui s’est élevé à la perfection morale. Aussi chacun peut-il entretenir avec son démon des relations semblables ; il suffit pour cela de se consacrer à l’étude de la philosophie, qui n’est autre chose que l’art de bien vivre. […] Il semble qu’il y ait ici une inspiration un peu différente, où la morale pratique tiendrait plus de place que les spéculations religieuses. » 33  P. Hoffmann, « Le sage et son démon. La figure de Socrate dans la tradition philosophique et littéraire », Annuaire de l’École Pratique des Hautes Études. Section des Sciences Religieuses, 94 (1985-1986), p. 431.

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encore particulière, ce n’est pas à un niveau de nature, mais à un niveau de degré ; cette relation réalise la pleine potentialité, présente en chacun de nous, de l’union entre l’homme et son démon. Nous voudrions alors comprendre comment se construit le raisonnement d’Apulée, entre classification des démons et argument éthique. Le

démon de pr emier t y pe  : le démon incar né

Essai de classification La première apparition explicite de Socrate et de son daimonion dans le texte d’Apulée articule l’explication cosmologique de démonologie et l’exhortation à la conversion à la philosophie, qui prend appui sur l’exemplum Socratis, dans sa dimension de discours protreptique, point qui jusqu’ici n’a été réellement mis en avant par la critique34. Id potius praestiterit Latine dissertare, uarias species daemonum philosophis perhiberi, quo liquidius et plenius de praesagio Socratis deque eius amico numine cognoscatis. Nam quodam significatu et animus humanus etiam nunc in corpore situs daemon nuncupatur : …dine hunc ardorem mentibus addunt, Euryale, an sua cuique deus fit dira cupido ? Igitur et bona cupido animi bonus deus est. Vnde nonnulli arbitrantur, ut iam prius dictum est, eudaemonas dici beatos, quorum daemon bonus id est animus uirtute perfectus est35.

Apulée clarifie ici sa démarche auprès de son auditoire : donner à voir une classification exhaustive des démons n’est pas une fin en soi ; elle est orientée par un but, celui de connaître et comprendre ce qui fait la particularité de Socrate, sa préscience. C’est donc bien le cas particulier, le démon de Socrate, qui guide et oriente l’exposé général d’Apulée, 34  Ainsi, S. J. Harrison, Apuleius, p. 144-145 : « Its relation to the remainder of the subject matter of De Deo Socratis is somewhat tenuous ; Apuleius makes the link by presenting Socrates as the exemplar of philosophical virtue which all are urged to follow, but the section has not concern with daimon-theory, being largely a tissue of general and familiar topics of popular ethics. » 35  Apulée, XIV, 150 - XV, 151 : « Mieux vaut plutôt traiter en latin des différentes catégories de démons citées par les philosophes, pour que vous acquériez une connaissance plus claire et plus complète de la préscience de Socrate et de l’être divin qu’il avait pour ami. En effet, dans un sens particulier, l’âme humaine, même logée dans le corps, s’appelle ‘démon’ elle aussi : Sont-ce les dieux, Euryale, / Qui mettent cette ardeur en mon âme, ou chacun / Érige-t-il en dieu son funeste désir ? [Énéide, IX, v. 184-185]. Ainsi donc un bon désir de l’âme est un dieu bon. De là viendrait, à en croire certains – comme je l’ai déjà dit précédemment – que l’on nomme ‘eudaemones’ les gens heureux, qui ont un bon démon, c’est-à-dire une âme parfaitement vertueuse. »

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dont il constitue l’aboutissement naturel et logique. Cette démonstration s’appuie sur deux axiomes principaux pour justifier l’existence des démons : la plénitude du cosmos, puis l’organisation hiérarchique de ce cosmos. Si la terre est habitée par les hommes et l’éther par les dieux, le niveau intermédiaire, l’air, doit nécessairement être aussi habité36. À cette organisation géographique répond une organisation hiérarchique, selon un principe d’enchaînement progressif et logique dans l’ordre naturel37 ; les démons sont dans un μεταξύ : ils conservent certaines qualités des dieux, comme l’immortalité, mais, comme les hommes, sont soumis aux affections, aux passions38. Da emon - genius Aux trois classes de vivants répondent stylistiquement les trois classes de démons. Ainsi, au premier niveau de la classification d’Apulée, le démon est tout d’abord la partie « divine » de l’âme humaine, le genius (le daimonion de Socrate a, lui, été désigné par le terme de numen). Dans le transfert culturel qu’il entend établir entre la pensée platonicienne et la religion romaine39, la traduction d’Apulée du terme daemon par genius, qu’il affirme comme étant personnelle et innovatrice40, 36  A. Timotin, La démonologie platonicienne, p. 11-118 ; l’existence des démons est ainsi nécessaire pour les médioplatoniciens : chaque élément doit avoir son espèce propre d’êtres vivants, son « habitant naturel ». Or, en ce qui concerne l’air, on ne peut pas dire que ce sont les oiseaux qui habitent l’air (VIII, 139-140). Apulée s’appuie ici sur une réfutation déjà présente chez Aristote dans le De generatione animalium, dans l’Épinomis en 984b-985b, ainsi que chez Xénocrate (frag. 23 Heinze = fr. 222 Isnardi Parente). 37 Apulée, IV, 128. Sur cette classification, voir J. Dillon, The Middle Platonists, 80 B.C. to A.D. 220, Ithaca, New York, 19962 , p. 317-320. Il convient de noter que le raisonnement d’Apulée recouvre de nouveau une dimension géographique ; la place du démon par rapport à l’homme – et plus précisément par rapport au corps humain en traitant de la question de leur possible incarnation – est liée à une dimension de classification hiérarchique : plus une catégorie de démons est proche des hommes, plus elle est, nécessairement, éloignée des dieux, et donc de rang inférieur. 38  Apulée, XII, 146. 39  S. J. Harrison, Apuleius, p. 157 : « The quotation is used to introduce the important notion, present already in Plato’s Timaeus (90 d), that one form of daimon is the soul of man itself : daemon bonus ; id est animus uirtute perfectus (150). But this Platonic idea is at once given a Roman form : the idea of a ‘good daimon’ is identified with that of the traditional Roman genius, the spirit thought to accompany each human being. » 40 Apulée, XV, 151. A. Timotin, La démonologie platonicienne, discute ce point p. 260-261 : « l’association entre δαίμων et genius […] remonte au moins jusqu’à Varron selon lequel Genius ‘est l’âme raisonnable de chaque homme’ [Augustin, De ciuitate Dei, VII, 13]. Horace avait évoqué sa figure comme celle d’un compagnon (comes) de l’homme, un naturae deus humanae, un dieu mortel néanmoins et à visage changeant (mutabilis), tantôt albus tantôt ater [Épîtres, II, 2, 187-189]. »

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se fonde, comme dans le cas du grec41, sur un recours à l’étymologie et sur un rapport d’assonance entre les termes de genius, de gignitur et de genua42 . Nous laisserons de côté le rapprochement entre genius et gignitur43, en notant seulement, avec A. Timotin, que le rapprochement avec le thème de l’engendrement renvoie très probablement au fait que le genius est considéré dans la religion romaine traditionnelle comme un dieu particulier à chaque personne, veillant sur elle depuis sa naissance, ou ainsi que l’explique R. Broxton Onians, sur sa gens dans le cadre des rites des Parentalia44. Par extension, le genius peut en venir à symboliser la personne elle-même45, selon une extension métonymique. Plus intéressant pour nous est le rapprochement qui est effectué entre le genius et les genoux, genua, à travers l’image de la prière qui consiste à supplier quelqu’un par son génie et par ses genoux. Il s’agit d’un rituel que l’on retrouve à la fois dans la religion grecque et dans la religion romaine, ce qui permet à Apulée une translation facilitée d’un concept et d’une réalité grecs à un contexte latin46. Comme le rappelle 41  Chez Apulée, mais déjà aussi chez Xénocrate [fr. 81 H = fr. 236, 6-7 IP (Aristote, Topiques, II, 6, 112a 36-38)], les eudaemones sont ceux qui ont une âme vertueuse, une « bonne » âme et donc un « bon » daemon. Voir J. Dillon, The Middle Platonists, p. 319 ; A. Timotin, La démonologie platonicienne, p. 260 ; M. Detienne, La notion de daïmôn dans le pythagorisme ancien, Paris, 1963, p. 65, note 4. 42  Apulée, XV, 151-152 : Eum nostra lingua, ut ego interpretor, haud sciam an bono, certe quidem meo periculo poteris Genium uocare, quod is deus, qui est animus sui cuique, quamquam sit inmortalis, tamen quodam modo cum homine gignitur, ut eae preces, quibus Genium et genua precantur, coniunctionem nostram nexumque uideantur mihi obtestari, corpus atque animum duobus nominibus conprehendentes, quorum communio et copulatio sumus. « Dans notre langue, en usant d’une traduction personnelle, qui n’est peut-être pas heureuse, mais dont j’assume entièrement le risque, on peut donner à ce démon le nom de ‘Génie’ : car ce dieu, qui n’est autre que l’âme individuelle, bien qu’immortel, est d’une certaine manière en-gen-dré avec l’homme ; ainsi les prières au Génie et aux genoux attestent à mes yeux l’assemblage et l’entrelacement de notre nature, en embrassant dans ces deux vocables le corps et l’âme, dont l’union et l’accouplement constituent notre être. » 43 Voir A. Timotin, La démonologie platonicienne, p. 260-263 ; U. Rapallo, « Ginocchi e genitori : storia e preistoria delle lingue », Orpheus, 16-2 (1995), p. 251-277. 44  R. Broxton Onians, Les origines de la pensée européenne sur le corps, l’esprit, l’âme, le monde, le temps et le destin, trad. B. Cassin, A. Debru, M. Narcy, Paris, 1999, p. 160164. Il explique ainsi que le siège du genius se situe dans la tête, associant le caractère sacré de cette partie du corps, par laquelle on jure en Grèce comme à Rome, à son lien avec la fécondité, rappelant alors l’étymologie apuléenne. 45  Ce phénomène se retrouve couramment dans la littérature latine, et notamment dans le théâtre latin : Plaute, Persa, v. 263 ; Aulularia, v. 723-724 ; Truculentus, v. 182183 ; Térence, Phormion, v. 43-46, mais aussi chez le poète Perse, Satires, V, v. 151-153. 46 G. Freyburger, «  Supplication grecque et supplication romaine », Latomus, 47 (1988), p. 501-525, et plus particulièrement p. 523-524 : « Le point commun frappant [entre les pratiques grecque et romaine] est le rite des genoux touchés : les genoux sont

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Richard Broxton Onians, le genou, tout comme la tête, avait un caractère sacré en tant que source et siège du fluide vital47 : « En implorant de l’aide, on étreignait les genoux, ou l’on ‘implorait (adorare) explicitement le genius’ de quelqu’un »48. Dans ce cas, si l’on suit l’analyse de Richard Broxton Onians, la formule de supplication qui invoquerait le genius et les genua, dont rend compte Apulée lui-même49, ne mettrait en place qu’une redondance plaisante, basée sur l’étymologie et l’assonance entre les deux mots. Pourtant, nous pouvons penser que le choix du terme de genius, alors qu’Apulée vient d’évoquer le daimonion de Socrate comme fin de sa classification, n’est pas anodin. Comme le montre Andrei Timotin, Apulée donne une nouvelle signification à l’association entre le genius et les genoux, en renvoyant, en référence au Banquet platonicien, à deux types de génération : celle du corps, des genua, et celle de l’esprit, celle du genius, qui renverrait ici à l’animus50. Le philosophe de Madaure parle ainsi de l’entrelacement de l’âme et du corps – visible d’un point de vue lexical par l’assonance qui unit les deux termes de genius et de genua –, mais aussi de communio et de copulatio, termes qui peuvent figurer et désigner l’incarnation du démon dans l’homme. Dans ce cas, les genoux symbolisent le corps humain tout entier, alors que le genius est associé à l’âme humaine dont il fait partie. Cette division peut même faire sens d’un point de vue topologique, le corps, résumé aux genoux, se trouvant sous la partie supérieure, l’âme, dont le siège, comme celui du genius, est traditionnellement situé dans la tête51, en écho avec le daimon platonicien du Timée52 . réputés sacrés et leur prise à témoin donne à l’imploration une indiscutable résonance religieuse. » 47 Nous en trouvons un témoignage clair chez Pline l’Ancien, Histoire Naturelle, XI, 250 : Hominis genibus quaedam et religio inest obseruatione gentium. Haec supplices attingunt, ad haec manus tendunt, haec ut aras adorant, fortassis quia inest iis uita­ litas. « Dans la tradition populaire, certain caractère religieux s’attache aux genoux de l’homme. Les suppliants les touchent, tendent les mains vers eux, les adorent comme des autels, peut-être parce qu’ils renferment un élément vital. » Pline l’Ancien, Histoire Naturelle, XI, éd. A. Ernout et R. Pépin, Paris, 1947. 48  R. Broxton Onians, Les origines de la pensée européenne sur le corps, p. 222-223, et plus généralement pour l’analyse de l’importance des genoux dans les rites sacrés, p. 215229. 49  Apulée, XV, 151-152. 50 A. Timotin, La démonologie platonicienne, p. 263. Revoir aussi notre n° 43 sur l’idée d’engendrement liée au genius situé dans la tête. 51 R. Broxton Onians, Les origines de la pensée européenne, p. 185 : « Il est aussi naturel de parler de la tête ou du cerveau, au lieu de l’esprit qui y demeure, le genius, que de parler de la poitrine, du cœur ou des praecordia au lieu de l’esprit qui y réside, l’animus. »

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C’est dans la perspective de cet intertexte que l’on peut peut-être comprendre l’utilisation du terme numen pour désigner le démon de Socrate. En effet, numen désigne un signe de tête, c’est-à-dire donc l’endroit où se situe le genius, puis le genius lui-même53. Le rapprochement du terme désignant le daimonion de Socrate de celui qui décrit le démon, genius, partie divine de l’âme humaine, ne nous semble alors pas fortuit ; Apulée rapproche deux modes d’être de l’homme aux démons. Alors que le lien entre l’homme et le démon-genius est nécessaire du fait même de l’incarnation du démon de premier type dans le corps humain, son « siège naturel », le lien entre Socrate et son démon, tout en étant aussi puissant qu’un lien organique, est un lien de proximité, voire de communion, construit et choisi, qui repose sur l’amitié (amico numine, en XIV, 150)54. Ce lien se comprend alors non comme une transposition, mais comme une négation de la relation entre un homme 52

52 Platon, Timée, 44d ; 90a : Τὸ δὲ δὴ περὶ τοῦ κυριωτάτου παρ᾽ ἡμῖν ψυχῆς εἴδους διανοεῖσθαι δεῖ τῇδε, ὡς ἄρα αὐτὸ δαίμονα θεὸς ἑκάστῳ δέδωκεν, τοῦτο ὃ δή φαμεν οἰκεῖν μὲν ἡμῶν ἐπ᾽ ἄκρῳ τῷ σώματι, πρὸς δὲ τὴν ἐν οὐρανῷ συγγένειαν ἀπὸ γῆς ἡμᾶς αἴρειν ὡς ὄντας φυτὸν οὐκ ἔγγειον ἀλλὰ οὐράνιον, ὀρθότατα λέγοντες· « Au sujet de l’espèce d’âme qui est la principale en nous, il faut faire la remarque suivante. Le Dieu en a fait cadeau à chacun de nous comme d’un génie divin. C’est le principe dont nous avons dit qu’il demeure dans la partie la plus élevée de notre corps. Or, nous pouvons affirmer très véritablement que cette âme nous élève au-dessus de la terre, en raison de son affinité avec le ciel, car nous sommes une plante non point terrestre, mais céleste. » Trad. A. Rivaud, Paris (Collection des Universités de France), 19856. 53  A. Ernout, A. Meillet, dans le Dictionnaire Étymologique de la langue latine, Paris, 19854, p. 452, rapprochent en effet le terme numen, « puissance divine », dont ils soulignent la connotation religieuse, du verbe nuo, « faire un signe de tête ». De même, M. de Vaan, Etymological Dictionary of Latin and the other Italic Languages, Leiden, Boston, 2008, p. 419 : « nuo-ere ‘to nod’ ; derivatives : numen ‘motion of the head, nod ; divinity’ ». R. Broxton Onians, Les origines de la pensée européenne sur le corps, p. 175, s’appuie alors sur la pratique poétique romaine : Horace, Odes, IV, 5, 33-36 ; Épîtres, II, 1, 15-17 ; Ovide, Fastes, V, 145-146. 54 Cette conception amicale du lien entre Socrate et son démon est déjà présente dans le De genio Socratis de Plutarque, 24, 593a : θαυμάζω δ´ εἰ τοῖς ὑπὸ Σιμμίου λεγομένοις αὐτοῦ δυσπιστήσουσί τινες, κύκνους μὲν ἱεροὺς καὶ δράκοντας καὶ κύνας καὶ ἵππους ὀνομάζοντες, ἀνθρώπους δὲ θείους εἶναι καὶ θεοφιλεῖς ἀπιστοῦντες, καὶ ταῦτα τὸν θεὸν οὐ φίλορνιν ἀλλὰ φιλάνθρωπον ἡγούμενοι. « Je serais bien surpris qu’on refusât de croire ce que Simmias lui-même nous dit ; si, en effet, l’on donne l’épithète de sacrés à des cygnes, des serpents, des chiens, des chevaux, pourquoi refuserait-on de croire qu’il existe des hommes divins et aimés des dieux, et cela, quand on voit en Dieu, non l’ami des oiseaux, mais l’ami des hommes ? ». Le thème de la φιλανθρωπία divine se retrouve dans d’autres œuvres de Plutarque, et plus particulièrement dans la Vie de Numa (4, 4), où les échos textuels avec le De Genio Socratis sont particulièrement marqués. Cette relation amicale se fonde sur une forme de ressemblance entre l’homme et la divinité : à ce titre, l’homme sage peut être qualifié de divin. C’est l’idée que l’on trouve développée par Socrate dans le dialogue du Pseudo-Platon Minos ou sur la loi (319a).

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et le démon-genius : il n’est pas un lien organique, « assemblage et un entrelacement de notre nature »55, mais au contraire une non-incarnation, une déliaison entre l’âme et le corps, par la pratique de la philosophie. Le

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S ocr ate

L’ange gardien Proinde uos omnes, qui hanc Platonis diuinam sententiam me interprete auscultatis, ita animos uestros ad quaecumque agenda uel meditanda formate, ut sciatis nihil homini prae istis custodibus nec intra animum nec foris esse secreti, quin omnia curiose ille participet ; omnia uisitet, omnia intellegat, in ipsis penitissimis mentibus uice conscientiae deuersetur. Hic, quem dico, priuus custos, singularis praefectus, domesticus speculator, proprius curator, intimus cognitor, adsiduus obseruator, indiuiduus arbiter, inseparabilis testis, malorum inprobator, bonorum probator, si rite animaduertatur, sedulo cognoscatur, religiose colatur, ita ut a Socrate iustitia et innocentia cultus est, in rebus incertis prospector, dubiis praemonitor, periculosis tutator, egenis opitulator, qui tibi queat tum insomniis, tum signis, tum etiam fortasse coram, cum usus postulat, mala auerruncare, bona prosperare, humilia sublimare, nutantia fulcire, obscura clarare, secunda regere, aduersa corrigere. Igitur mirum, si Socrates, uir adprime perfectus et Apollinis quoque testimonio sapiens, hunc deum suum cognouit et coluit, ac propter­ea eius custos – prope dicam Lar contubernio familiaris – cuncta et arcenda arcuit et praecauenda praecauit et praemonenda praemonuit, sicubi tamen interfectis sapientiae officiis non consilio sed praesagio indigebat, ut ubi dubitatione clauderet, ibi diuinatione consisteret ? Multa sunt enim, multa de quibus etiam sapientes uiri ad hariolos et oracula cursitent56. 55  Apulée,

XV, 152. XVI, 156 - XVII, 158 : « Ainsi donc, vous tous qui écoutez par mon truchement cette divine théorie de Platon, sachez bien, en vous disposant à chacune de vos actions et de vos réflexions, qu’avec de tels gardiens l’homme ne peut avoir aucun secret ni dans son cœur ni au dehors : le démon s’immisce dans tout avec curiosité, inspecte tout, se rend compte de tout, descend au plus profond de nous, comme la conscience. Ce gardien privé dont je parle, gouverneur personnel, garde du corps familier, curateur particulier, enquêteur intime, observateur inlassable, spectateur inséparable, témoin inévitable, improbateur du mal, approbateur du bien, si on lui marque une attention scrupuleuse, un vif empressement à le connaître, une vénération pieuse, comme Socrate a vénéré le sien par sa justice et sa pureté, alors on trouve en lui un éclaireur dans les situations confuses, un guide prophétique dans les passes difficiles, un protecteur dans le danger, un secours dans la détresse, qui peut intervenir tantôt par des songes, tantôt par des signes, voire en personne si le besoin l’exige, pour détourner les maux et promouvoir le bien, relever l’âme abattue, soutenir les pas chancelants, éclaircir les zones d’ombre, diriger la bonne fortune et corriger la mauvaise. Faut-il donc s’étonner que 56  Apulée,

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Abordant la dernière classe de démons, ceux qui n’ont jamais connu l’incarnation, Apulée dessine deux types de démons : tout d’abord, dans le cadre strictement platonicien du Banquet, l’Amour et le Sommeil, puis les démons gardiens de l’âme des hommes. Il existerait donc des démons qui auraient en charge, de manière indistincte la totalité des hommes et d’autres démons qui s’occuperaient, eux, de manière spécifique d’un seul être humain, ici de Socrate. Ce type de démon particulier se rapproche de ce que nous pourrions appeler aujourd’hui un ange gardien. Comme l’écrit Jean Beaujeu : « Apulée a donc donné à ce démon-guide un relief et une importance exceptionnels : alors que chez Platon, il se distingue mal du démon-âme, parcelle du Νοῦς –  de même d’ailleurs que chez Plutarque, Épictète et Marc-Aurèle – ‘l’ange gardien’ est représenté ici, sans aucune équivoque, comme un deuxième démon personnel qui aide l’autre par une action indépendante de notre être et qui l’observe impartialement. »57. En effet, chaque homme se trouve avoir deux démons rattachés à sa personne : celui qui, incarné, fait partie de son âme – le démon de première classe – et un second, qui veille sur lui de son vivant et remplit une fonction psychagogique après sa mort : il conduit son âme aux Enfers et l’assiste lors de son jugement, alors assimilé à un procès58. L’allusion à Socrate articule ici encore le discours d’Apulée en deux parties se répondant en miroir : sont d’abord abordées les capacités du daemon de façon générale59, puis les bienfaits que le daemon rend à Socrate, soulignant ainsi que c’est bien parce que ce dernier est pieux qu’il bénéficie de l’aide d’un daemon. τὸ σκῆνος/ ἡ σκηνή La structuration du rapport entre Socrate et son daimonion se dessine par la métaphore de la tente, contenue dans l’expression du contuSocrate, homme parfait entre tous, dont Apollon même attesta la sagesse, ait connu et vénéré ce dieu attaché à sa personne ? Et qu’en récompense, son gardien – je dirai presque son ‘Lare familier’ puisqu’ils partageaient la même tente – ait écarté tous les obstacles à écarter, pris toutes les précautions à prendre et donné à l’avance tous les avertissements à donner ? Il se réservait d’ailleurs pour les cas où la sagesse cessant son office, Socrate avait besoin non d’un conseil mais d’un présage, et voulait s’appuyer sur la divination quand l’hésitation le faisait trébucher. Nombreux en effet, nombreux sont les cas où même les sages courent les devins et les oracles. » 57  J. Beaujeu dans son « Commentaire », p. 239. 58  Apulée, XVI, 155. 59  S. J. Harrison, Apuleius, p. 161. L’énumération rhétorique des différentes qualités du daemon, par la reprise de termes homéotéleutes en -or, permet une nouvelle romanisation du concept de daemon, grâce au vocabulaire technique juridique (curator, cognitor, arbiter, testis) ou militaire (custos, praefectus, speculator).

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bernium. Le philosophe athénien fait ainsi preuve de piété envers son daemon, laquelle repose sur la connaissance et la proximité qu’il a avec lui, dans une relation étroite entre l’homme et la divinité qui peut rappeler la religion juive60, ou encore dans la gnôsis hermétique61. En effet, l’image de la tente est utilisée pour décrire le corps humain dans les textes hermétiques ou bibliques. Le traité XIII du Corpus Hermeticum met ainsi en lumière une opposition entre la tente du corps matériel à laquelle s’oppose l’édifice du corps divin : Ἀκλινὴς γενόμενος ὑπὸ τοῦ θεοῦ, ὦ πάτερ, φαντάζομαι, οὐχ ὁράσει ὀφθαλμῶν ἀλλὰ τῇ διὰ δυνάμεων νοητικῇ ἐνεργείᾳ. […] Τὸ σκῆνος τοῦτο, ὃ καί, ὦ τέκνον, διεξεληλύθαμεν, ἐκ τοῦ ζῳοφόρου κύκλου συνέστη […] παντομόρφου ἰδέας, εἰς πλάνην τοῦ ἀνθρώπου 62 .

S’oppose alors le sujet, dans une stabilité qui le rapproche du divin, et la tente qui s’assimile au cercle du zodiaque, c’est-à-dire le corps humain, fragile, soumis au devenir et aux aléas du destin63. Dans le commentaire qu’il donne du même passage, Brian P. Copen­ haven explique que τὸ σκῆνος est utilisé de manière figurée pour décrire le corps en tant que « lieu d’habitation », à la différence du terme ἡ σκηνή, qui désigne, lui, la tente au sens propre du mot64. Cet usage

60 S. J. Harrison, Apuleius, p. 160, rapproche ce texte du Psaume 44, 21-22, qui exprime la connaissance complète que Dieu a du cœur des hommes : « Si nous avions oublié le nom de notre Dieu, / Et tendu les paumes vers un dieu étranger, / Dieu ne l’aurait-il pas découvert, / Lui qui connaît les secrets des cœurs ? ». Les Psaumes, Commentaire, Première Partie (1-50), éd. A. Maillot, A. Lelièvre, Genève, 1961. 61  G. Fowden, Hermès l’Égyptien, trad. J.-M. Mandosio, Paris, 2000, p. 160 : « Nous avons défini la gnôsis hermétique comme étant la connaissance de Dieu à laquelle aspire l’initié. […] La contemplation de Dieu par l’homme est, dans une certaine mesure, un double processus. L’homme souhaite connaître Dieu, mais Dieu, lui aussi, désire être connu par la plus glorieuse de ses créations : l’homme ; et pour ce faire il accorde libéralement à l’initié un peu de sa propre puissance, à travers la médiation d’un instructeur spirituel. » 62  Corpus Hermeticum, Traité XIII, 11-12 : « Devenu inébranlable de par Dieu, ô père, je me représente les choses, non par la vue des yeux, mais par l’énergie spirituelle que je tiens des Puissances. […] Cette tente, mon enfant, hors de laquelle nous sommes sortis, a été constituée par le cercle du zodiaque […] figure qui peut prendre toutes les formes pour l’égarement de l’homme ». Trad. A. J. Festugière, Paris, 19925. 63  G. Fowden, Hermès, p. 166 : « La ‘tente’ du corps terrestre, comme l’indique Hermès à Tat dans CH XIII, a été formée par le cercle du zodiaque : elle reste donc assujettie à la puissance du destin. » 64  The Theological Dictionary of the New Testament, Volume VII, éd. G. Kittel, G.  Friedrich, trad. G.  W. Bromiley, Stuttgart, 1995, p.  368-381 (ἡ σκηνή, qui signifie aussi la scène d’un théâtre) ; p.  381-383 (τὸ σκῆνος, rarement utilisé au sens propre, se traduit souvent, au sens figuré, par « le corps humain »).

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figuré se retrouve déjà chez les Présocratiques65, comme Démocrite, qui illustre le caractère transitoire de ἡ σκηνή en l’alliant à sa signification théâtrale : « Le monde est un théâtre, la vie une comédie : tu entres, tu vois, tu sors. »66. De même, il utilise également clairement le terme τὸ σκῆνος pour renvoyer aux réalités corporelles et humaines67 – tout comme le font également Hippocrate et Platon68 – en face de ce qui relève de la spiritualité et de la divinité. Nous retrouvons aussi le même type d’opposition chez Paul de Tarse, entre la tente qui symbolise l’existence terrestre de l’homme et l’édifice de pierre, symbole de son existence future auprès de Dieu69. Le contexte de la référence paulinienne comporte, comme dans le De deo 65  B. P.

Copenhaver, Hermetica, Cambridge, 1992, p. 190-191. Démocrite, B 115 (Diels, II, 165, 7) : ὁ κόσμος σκηνή, ὁ βίος πάροδος· ἦλθες, εἶδες, ἀπῆλθες. Die Fragmente der Vorsokratiker, éd. H. Diels, Zürich, 1992. Les Présocratiques, éd. J.-P. Dumont, D. Delattre, J.-L. Poirier, Paris, 1988. Le caractère transitoire du terme est renforcé par sa proximité avec la phrase suivante dans le fragment, qui est construit selon le même parallélisme des termes ὁ κόσμος et ὁ βίος : ὁ κόσμος ἀλλοίωσις, ὁ βίος ὑπόληψις « Le monde n’est que changement, la vie n’est qu’opinion. » 67  Démocrite, B 37 (Diels, II, 155,  2) : ὁ τὰ ψυχῆς ἀγαθὰ αἱρεόμενος τὰ θειότερα αἱρέεται · ὁ δὲ τὰ σκήνεος τὰ ἀνθρωπήϊα. « Celui qui préfère les biens de l’âme préfère les choses divines ; celui qui préfère ceux de la chair, préfère les choses humaines. » D’autres passages reprennent chez Démocrite le même usage de τὸ σκῆνος pour désigner le corps humain, en opposition à l’âme : B 187 (II, 183, 9) ; B 223 (II, 190, 4-7) ; B 270 (II, 201, 4) ; B 288 (II, 205, 13). 68 On trouve sept attestations du terme chez Hippocrate pour désigner le corps : De morbis popularibus, 5,  86,  2  ; De anatomia, 10 ; De septinomis, 52, 22 ; De corde, 7,  6 ; Epistulae, 18, 2 8 ; De septimestri partu, 122, 15 et 122, 18. Le terme est également utilisé dans un dialogue apocryphe de Platon, pour expliquer que le corps est une prison pour l’âme, dans l’A xiochos, en 366a. 69  Paul de Tarse, 2 Corinthiens, 5, 1-8 : Οἴδαμεν γὰρ ὅτι ἐὰν ἡ ἐπίγειος ἡμῶν οἰκία τοῦ σκήνους καταλυθῇ, οἰκοδομὴν ἐκ θεοῦ ἔχομεν, οἰκίαν ἀχειροποίητον, αἰώνιον ἐν τοῖς οὐρανοῖς. Καὶ γὰρ ἐν τούτῳ στενάζομεν, τὸ οἰκητήριον ἡμῶν τὸ ἐξ οὐρανοῦ ἐπενδύσασθαι ἐπιποθοῦντες […]. Καὶ γὰρ οἱ ὄντες ἐν τῷ σκήνει στενάζομεν βαρούμενοι, ἐφ’ ᾧ οὐ θέλομεν ἐκδύσασθαι, ἀλλ’ ἐπενδύσασθαι, ἵνα καταποθῇ τὸ θνητὸν ὑπὸ τῆς ζωῆς. […] Θαρροῦντες οὖν πάντοτε, καὶ εἰδότες ὅτι ἐνδημοῦντες ἐν τῷ σώματι ἐκδημοῦμεν ἀπὸ τοῦ κυρίου, διὰ πίστεως γὰρ περιπατοῦμεν, οὐ διὰ εἴδους – θαρροῦμεν δέ, καὶ εὐδοκοῦμεν μᾶλλον ἐκδημῆσαι ἐκ τοῦ σώματος, καὶ ἐνδημῆσαι πρὸς τὸν κύριον. « Nous savons, en effet, que, si cette tente où nous logeons sur la terre est détruite, nous avons dans les cieux un édifice qui vient de Dieu, une demeure éternelle, qui n’est pas faite de main d’homme. Nous soupirons même dans cette tente, désireux que nous sommes d’être revêtus de notre habitation céleste […]. En effet, nous qui sommes dans cette tente, nous soupirons, l’âme oppressée, parce que nous ne voulons pas être dépouillés, mais revêtus, afin que ce qu’il y a de mortel en nous, soit absorbé par la vie. […] Nous savons qu’en habitant dans ce corps, nous habitons loin du Seigneur (car c’est par la foi que nous marchons, non par la vue), mais nous sommes plein de courage, et nous préférons déloger de ce corps et habiter près du Seigneur. » Trad. H. Oltramare (Le Nouveau Testament), Paris, 20012 . 66 

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Socratis, la mention d’une exhortation à la nécessaire transformation du sujet, aisément symbolisée par la fragilité de la tente, instable, toujours prête à s’écrouler70, sans être pour autant un lieu délaissé par Dieu71. Ainsi, par analogie, le démon de Socrate, qui partage sa tente, partage donc d’une certaine manière un caractère corporel avec Socrate. Or, si le phénomène affectant Socrate est le fait d’un daemon de troisième type, il devrait n’avoir jamais connu l’incarnation si l’on suit la classification d’Apulée. L’image de la tente assimile donc, d’une certaine manière, le daimonion de Socrate aux daemones de première catégorie, la part rationnelle de l’âme humaine, mais aussi à ceux de deuxième catégorie, par la comparaison avec le Lare familier72 . Ainsi, le daimonion de Socrate semble non pas appartenir au dernier type de démons – et ainsi sortir de la classification d’Apulée –, mais subsumer toutes les catégories et exprimer peut-être par là son excellence. Amicitia et contubernium Ce démon exceptionnel partage donc avec Socrate une communauté de vie, comme le sous-entend la métaphore du terme contubernium, nouvelle tentative d’intégration d’un concept grec à une réalité latine73, qui suppose à la fois des relations d’amitié74, et une influence du démon sur le philosophe athénien. En effet, l’image fréquemment choisie par les philosophies hellénistiques pour décrire la relation d’amitié est 70  II Corinthians, Translated with Introduction, Notes and Commentary by Victor Paul Furnish, New York, 1986 4, p. 293. 71  R.  H. Gundry, Sōma in Biblical Theology with Emphasis on Pauline Anthropol­ ogy, Cambridge, 1976, explique, p. 149-156, qu’à la différence de la pensée gnostique ou de la philosophie hellénistique à entendre au sens large, les propos de Paul n’établissent pas forcément un dualisme entre l’âme et le corps, comme le prouve l’absence du terme ψυχή. On peut au contraire lire une unité entre les deux parties de l’être, visible au moment de la transformation, et non de la destruction, du corps physique – qui peut aussi représenter le corps de l’Église – en corps ressuscité. Il rappelle également des passages parallèles, dans l’Ancien Testament surtout, qui soulignent le rapprochement entre l’image de la tente et celle du temple sacré. Voir aussi M. E. Thrall, A Critical and Exegetical Commentary on The Second Epistle to Corinthians, Volume I, London, New York, 2005, p. 356-370. 72  Apulée, XV, 152-153. 73 Le contubernium est en effet un élément essentiel de la vie militaire romaine : un jeune officier est placé sous la direction d’un officier plus âgé dont il partage la tente pour tirer profit de ses connaissances militaires et de son influence morale. Cette pratique est rappelée dans les discours de Cicéron, où l’homme jugé bénéficie de la stature morale du militaire qui lui a servi de modèle (Pro Caelio, 73 ; Pro Plancio, 27). Tacite l’évoque aussi pour vanter les mérites d’Agricola (Vie d’Agricola, V). 74  Apulée, XIV, 150.

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l’unité transcendant le multiple, le corps par rapport à ses parties ou l’âme répartie en plusieurs corps75. Rapprochant le terme latin de contubernium du terme grec συνδιαγωγή, Norman  W. DeWitt met l’accent sur une pratique de mystic fellowship dont on retrouve des traces dans la latinité76, la vie en commun, qui conduit au perfectionnement philosophique77. L’acte de « partager sa tente » aurait donc une dimension de conversion par la transformation de la disposition d’esprit du disciple au contact de personnes plus avancées sur la voie de la sagesse78. Si nous revenons au texte d’Apulée, on peut alors penser que la relation qui s’établit entre Socrate et son démon est celle d’un apprentissage, le philosophe prenant modèle sur la divinité.

75  Pour l’image du corps et de ses parties : Sénèque, Lettres à Lucilius, 95, 52-53 ; pour celle de l’âme : Cicéron, Laelius de amicitia, 81 ; Plutarque, De la pluralité d’amis, 96e : τῆς δὲ φιλικῆς συμφωνίας ταύτης καὶ ἁρμονίας οὐδὲν ἀνόμοιον οὐδ´ ἀνώμαλον οὐδ´ ἄνισον εἶναι δεῖ μέρος, ἀλλ´ ἐξ ἁπάντων ὁμοίως ἐχόντων ὁμολογεῖν καὶ ὁμοβουλεῖν καὶ ὁμοδοξεῖν καὶ συνομοπαθεῖν, ὥσπερ μιᾶς ψυχῆς ἐν πλείοσι διῃρημένης σώμασι. « Mais dans cet accord et cette harmonie qu’est l’amitié, il ne doit y avoir aucun élément dissemblable, disparate, dissonant ; tout doit être semblable pour produire un accord dans les paroles, les desseins, les opinions, les sentiments, comme si une seule âme se trouvait partagée entre plusieurs corps », Trad. R. Klaerr, A. Philippon, J. Sirinelli, Paris, 1989. Sur la question, voir M. V. Lee, Paul, the Stoics, and the Body of Christ, Cambridge, 2006, p. 83-90 ; M. M. Mitchell, Paul and the Rhetoric of Reconciliation, Tübingen, 1992, p. 157-164 ; B. Fiore, « The Theory and Practice of Friendship in Cicero », in Greco-Roman Perspectives on Friendship, éd. J. T. Fitzgerald, Atlanta, 1997, p. 59-76. 76 Sénèque, Lettres à Lucilius, 6, 6 : Metrodorum et Hermarchum et Polyaenum magnos uiros non schola Epicuri, sed contubernium fecit. « Ce qui a fait d’un Métrodore, d’un Hermarque, d’un Polyénus de grands hommes, ce n’est pas d’avoir été de l’école d’Épicure, mais d’avoir vécu dans sa camaraderie. », Trad. H. Noblot, Paris (Collection des Universités de France), 19857. Il convient de noter ici que si le terme de contubernium désigne exclusivement l’école épicurienne, la pratique de l’influence du maître sur ses disciples caractérise aussi les Socratiques, puis les Stoïciens. 77  N. W. DeWitt, « Epicurean Contubernium », Transactions and Proceedings of the American Philological Association, 67 (1936), p. 57, à propos des disciples d’Épicure : « The prime requisite was a willingness to submit one self to the voluntary discipline of the brotherhood, the bond of union being mutual affection, φιλία, which Roman writers narrowed materially by rending it amicitia. The expectation was that the initiate would gain a new disposition, διάθεσις, amenable to correction by leaders and fellowdisciples. » 78 Sur la pratique de l’émulation dans la communauté épicurienne par l’amitié, et ses liens avec la psychagogie sénéquéenne ou paulinienne, voir C. E. Glad, Paul and Philodemus, Adaptability in Epicurean and Early Christian Psychology, Leiden, New York, Köln, 1995, Chap. 4 « Psychagogy and Friendship », p. 161-181 ; G. E. Sterling, « The Bond of Humanity : Friendship in Philo of Alexandria », in Greco-Roman Perspectives on Friendship, p. 203-223.

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Exemplum Socratis Toutefois, le raisonnement d’Apulée ne se réduit pas à une analyse de la relation de Socrate à son démon ; se met ainsi en place une lignée d’exempla selon laquelle si Socrate imite le caractère divin de son démon, le lecteur, lui, est invité à prendre exemple sur Socrate pour construire sa propre relation à son démon. En effet, la relation corporelle et nécessaire entre l’homme et le démon n’est pas suffisante ; pour être pleinement vécue à la manière de Socrate, elle doit être un choix, un mode de vie philosophique qui rapproche l’homme de la divinité. Quin potius nos quoque Socratis exemplo et commemoratione erigimur ac nos secundo studio philosophiae pari similitudini numinum cauentes permittimus ? De quo quidem nescio qua ratione detrahimur. Et nihil aeque miror quam, cum omnes et cupiant optime uiuere et sciant non alia re quam animo uiui nec fieri posse quin, ut optime uiuas, animus colendus sit, tamen animum suum non colant79.

Ici s’articulent la description du démon de Socrate et le dernier temps du discours d’Apulée, l’exhortation à la philosophie, qui passe par une invitation à suivre la figure de Socrate, passage que les critiques dénoncent pour sa dimension exogène80. En effet, si le démon lié à Socrate – du fait de son caractère de sapiens – lui permet d’accéder à une réalité suprasensible, inaccessible à la seule raison, il convient donc, comme le souligne le quin potius, de se diriger sur la voie de la 79  Apulée, XXI, 167-168 : « Pourquoi surtout ne profitons-nous pas à notre tour de l’exemple et du souvenir de Socrate pour nous redresser et pour nous adonner à la pratique bienfaisante de la philosophie, en prenant soin de ressembler autant à lui qu’à la divinité ? De fait je ne sais quelle raison nous en détourne ; une chose m’étonne pardessus tout : les hommes ont tous le désir de mener la vie la meilleure, ils savent tous qu’il n’y a pas d’autre organe de la vie que l’âme, et qu’il est impossible de mener la vie la meilleure sans cultiver son âme ; cependant, ils ne la cultivent pas. » 80  J. Beaujeu, « Commentaire », p. 244 : « On a constaté depuis longtemps que la dernière partie du traité ne s’accorde pas exactement avec les deux premières et qu’elle a tous les caractères d’une diatribe, agrafée tant bien que mal au corps de l’ouvrage. » ; S. J. Harrison, Apuleius, p. 165 : « Many have noted that this final section is rather different from the material which has preceded it. There is no mention of Socrates’ daimonion, and only one mention of the term daimon (170), though the personal virtues of Socrates are a running link in the section (167, 169, 174, 175), and its central theme of cultivating one’s own soul (i.e.  daimon) provides a degree of continuity with what has gone before. » Voir en revanche A. Timotin, La démonologie platonicienne, p. 259 pour une position plus nuancée, mais surtout p. 276-279, ainsi p. 278 : « En prenant Socrate comme exemple, Apulée entend faire, auprès des hommes cultivés, de la bonne propagande en faveur de la philosophie, en faisant valoir, par la référence au daemon personnel, son utilité à la fois pratique et spirituelle, les services qu’elle peut rendre aux moments difficiles, le réconfort moral qu’elle garantit. »

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sagesse et de la philosophie que nous indique le philosophe athénien pour bénéficier, nous aussi, de l’aide d’un démon. L’argumentation d’Apulée utilise ici la référence socratique de manière particulièrement subtile : la demande rhétorique – pourquoi ne pas suivre l’exemple de Socrate, alors que nous savons que sa conduite constitue le bien – correspond de manière implicite à une reprise d’une des plus célèbres thématiques socratiques, selon laquelle nul n’est méchant volontairement, c’est-à-dire que le choix d’un genre de vie erroné est la conséquence d’un déficit de connaissance. Or, Apulée dépasse l’opposition tranchée entre ceux qui ignorent la sagesse et ceux qui la pratiquent : il existe au contraire une troisième catégorie de personnes, qui rejettent donc conjointement l’étude et l’ignorance de la sagesse. Pour les convaincre, il recourt à une forme de syllogisme : les hommes veulent mener une vie meilleure, or le seul organe de la vie est l’âme et l’on ne peut pas mener une vie meilleure sans prendre soin de son âme ; donc, il faut « cultiver » son âme. En ce sens, on comprend l’importance de la figure socratique, qui, tout comme le démon qui permet d’appréhender une réalité inconnaissable, dirige l’homme encore incapable de raisonner de manière juste et complète sur la voie de la sagesse. En suivant l’exemple de Socrate, qui devient pour eux une sorte de démon qui les conduit non vers les Enfers mais vers la philosophie, ces hommes agissent donc dans leur intérêt et pourront, selon Apulée, eux aussi avoir un comportement qui sera agréable aux dieux et qui leur vaudra l’aide démonique. La vision qui se crée alors du philosophe athénien est certes empreinte d’un sentiment d’émulation (exemplo), mais aussi de révérence (commemoratione). En effet, Socrate doit être honoré au même titre que la divinité (pari similitudini numinum cauentes) et devient par là même à la fois le progrediens, qui définit l’horizon de sagesse à rejoindre pour celui s’engage sur le chemin de la philosophie, et le sapiens, dont la perfection réduit presque à néant la possibilité d’imitation ; il reste ainsi un être à part, qui se confond presque avec son daimonion. Ainsi, loin de n’être qu’un prétexte à un brillant discours, la figure du philosophe athénien apparaît comme essentielle au raisonnement d’Apulée, peut-être même avant celle de son daimonion. Les démons, qui partagent la sensibilité humaine, entrent en interaction avec les êtres auxquels ils sont liés, leur procurant, en fonction de la relation qu’ils construisent avec eux, une aide et un soutien de plus en conséquent. Nous sommes donc responsables de la qualité de nos rapports avec notre démon. L’homme de bien qui, à la manière de Socrate, pratique la philosophie et prend donc soin de son âme, à laquelle est

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indirectement associé son daimonion, pourra profiter, à l’instar du philosophe, des avantages retirés de la compagnie d’un démon et se rapprocher ainsi de la divinité. À ce titre, c’est alors Socrate qui revêt ici un caractère quasi-démonique, figure-relais entre les hommes et leurs daimones, et modèle du cheminement vers la sagesse, tel qu’il pouvait apparaître dans le Banquet platonicien, mais selon une nouvelle modalité, s’intégrant presque dans la démonologie médioplatonicienne et incarnant le principe de l’ὁμοίωσις τῷ θεῷ du Théétète81. BIBLIOGRAPHIE Textes et commentaires A pulée , Opuscules philosophiques, Du dieu de Socrate, Platon et sa doctrine, Du monde, Fragments, éd. J. Beaujeu, Paris, 20022 . Apuleius, Rhetorical Works, ed. S. Harrison, trad. et com. J. Hilton, V. Hunink, S. Harrison, Oxford, 2001. A puleius , De deo Socratis, Über den Gott des Sokrates, ed. M. Baltes, M.-L. Lakmann, J. M. Dillon, P. Donini, R. Häfner, L. Karfíková, Darmstadt, 2004. Études A puleio , Storia del testo e interpretazioni, éd. G. Magnaldi, G. F. Gianotti, Torino, 2000. D illon , J., The Middle Platonists, 80 B.C. to A.D. 220, Ithaca, New York, 19962 . H ar r ison , S. J., Apuleius, a Latin Sophist, Oxford, 2000. S a ndy, G., The Greek World of Apuleius, Apuleius and the Second Sophistic, Leiden, 1997. Timotin , A., La démonologie platonicienne, Histoire de la notion de daimōn de Platon aux derniers néoplatoniciens, Leiden, Boston, 2012.

81  Voir G. F. Gianotti, « Per una rilettura delle opere di Apuleio », in Apuleio, Storia del testo e interpretazioni, ed. G. Magnaldi, G. F. Gianotti, Turin, 2000, p. 156-157 ; G. M. A. Margagliotta, Il Demone di Socrate nelle interpretazioni di Plutarco e Apuleio, Nordhausen, 2012, p. 103-105.

Giuseppina M agnaldi

VERITÀ E APPARENZA NELLA TR ADIZIONE MANOSCRITTA DI APULEIO FILOSOFO 1. L’ecdotica moderna delle opere filosofiche di Apuleio incomincia a inizio Novecento con la stampa teubneriana di P. Thomas (Lipsiae, 1908). L’editore, infatti, fu il primo a collazionare integralmente il manoscritto più antico e più autorevole : Bruxelles, Bibliothèque Royale 10054-10056 = B. In precedenza, soltanto I. A. De Buxis (Romae, 1469) e B. Vulcanius (Lugduni Batavorum, 1594) avevano saltuariamente utilizzato questo insigne rappresentante della rinascenza caro­ lingia, esemplato con ogni probabilità nella terza decade del secolo ix da un modello tardo-antico in onciale e scriptio continua. De Buxis esaminò ed emendò di propria mano B tra il 1458 e il 1464 nella biblioteca romana di N. Cusanus, come ha dimostrato P. Arfé, ma lo impiegò poi scarsamente per la sua editio princeps, anteponendogli, a quanto pare, un codice contaminato. Dopo poco più di un secolo, Vulcanius accolse alcune lezioni di B nell’edizione leidense, senza però distinguere fra le scritture di prima mano e i molti interventi successivi, compresi quelli dell’editor princeps1. In seguito, B scomparve sino a fine Ottocento, quando E. Rohde lo riscoprì nella Bibliothèque Royale di Bruxelles, collazionò i ff. 2r-16v, contenenti il De deo Socratis, e ne mise in luce la straordinaria genuinità, aprendo così la strada al lavoro ecdotico di Thomas2 . 1  Per la descrizione e la storia di B, che contiene De deo Socratis (ff. 2r-16v), Asclepius (ff. 16v-38r), De Platone et eius dogmate (ff. 38v-60v) e De mundo (ff. 60v-75r), cf. il recente saggio di P. Arfé, Cusanus-Texte. III. Marginalien. 5. Apuleius. Hermes Trismegistus. Aus Codex Bruxellensis 10054-56, Heidelberg, 2004, p. 51-57. Ad Arfé si deve il riconoscimento della mano di De Buxis in correzioni precedentemente datate alla fine del secolo x i . Per gli scopi del presente lavoro basterà indicare con la sigla B2 tutte le correzioni apportate da diverse mani alla primitiva scrittura di B. 2 E. Rohde, « Zur handschriftlichen Überlieferung der philosophischen Schriften des Apulejus », Rheinisches Museum, 37 (1882), p. 146-151.

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La ricomparsa di un testimone tanto importante entro il centinaio di codici che trasmettono gli opuscoli filosofici apuleiani e pseudoapuleiani rimise in discussione lo stemma, definito pochi anni prima da A. Goldbacher nell’edizione viennese del 1876. Qui si ipotizzavano due distinti rami di tradizione, l’uno potior e l’altro deterior, grazie ai quali era possibile ricostruire l’archetipo, postulato dalla presenza in tutti i manoscritti di un gran numero di errori congiuntivi. Ora, però, la particolare fisionomia di B, che non soltanto condivideva le buone lezioni del primo gruppo (α), ma ne riportava molte fino allora esclusive del secondo (δ) e ne aggiungeva altre sue proprie, indusse Rohde a collocarlo in un terzo ramo a sé stante. Fu Thomas, grazie ai dati di collazione estesi anche a De Platone, De mundo e Asclepius, a rivendicare con forza l’appartenenza di B al primo ramo, rappresentato da altri quattro codici : M = München, Bayerische Staatsbibliothek, Clm 621, secolo xi -xii  ; V = Città del Vaticano, Biblioteca Apostolica Vaticana, Vat. Lat. 3385, secolo x-xi  ; A = Paris, Bibliothèque Nationale, Lat. 8624, secolo xii ex (contiene Socr. e Plat., 180-212, fino a mollesque perturbet) ; G = Wolfenbüttel, Gudianus Lat. 168, secolo xii ex (non contiene Plat.). Indizi paleografici suggerirebbero, secondo Thomas, che il modello  μ dei due codici fratelli MV discenda da un apografo di B emendato con un altro manoscritto (di qui la presenza in MV di lezioni esatte omesse o corrotte in B)3. Sulla collocazione di B entro il ramo  α consentirono i due editori successivi J. Beaujeu (Paris, 1973) e C. Moreschini (Stutgardiae et Lipsiae, 1991), che evitarono però di misurarsi con l’ipotesi della discendenza di MV da un apografo corretto di B e considerarono di fatto i due codici quale sottogruppo autonomo del ramo  α. Un terzo gruppo  (γ) dello stesso ramo sarebbe costituito, secondo Beaujeu, non soltanto da AG, ma anche da Pb = Paris, Bibliothèque Nationale, Lat. 6286, secolo xiiiex. Moreschini giudica invece AGPb frutto di contaminazione dotta del ramo  δ con il ramo  α, insieme con altri codici quali O = Città del Vaticano, Biblioteca Apostolica Vaticana, Ottobonianus Lat. 1935, secolo xiii (contiene soltanto Socr.) ; Pa = Paris, Bibliothèque Nationale, Lat. 15449, secolo xiii ; R = Città del Vaticano, Biblioteca Apostolica Vaticana, Reginensis Lat. 1572, secolo xiii (sopra 3 

P. Thomas, « Étude sur la tradition manuscrite des œuvres philosophiques d’Apulée », Bulletin de l’Académie royale de Belgique, 4 (1907), p. 120-121. Aggiorno la datazione dei codici sulla base dell’accurata rassegna di R. Klibansky, F. Regen, Die Handschriften der philosophischen Werken des Apuleius. Ein Beitrag zur Überlieferungsgeschichte, Göttingen, 1993.

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un codice affine a R si fonderebbe l’editio princeps)4. Quanto al ramo δ, Beaujeu lo bipartisce tra l’interpolato F (Firenze, Biblioteca Medicea Laurenziana, San Marco 284-I, secolo xi 2) e altri tre codici discendenti per vie diverse dallo stesso antigrafo (ν) : N  = Leiden, Bibliotheek der Rijksuniversiteit, Vossianus Lat. Q 10, secolo xi1 ; P = Paris, Bibliothèque Nationale, Lat. 6634, secolo xi m ; L = Firenze, Biblioteca Medicea Laurenziana, plut. 76, 36, secolo xii . Affine a NPL, e in particolare a L, secondo Moreschini, è U = Città del Vaticano, Biblioteca Apostolica Vaticana, Urbinas Lat. 1141, secolo xiii . Come risulta da questo pur rapido sunto, il lavoro svolto dai tre editori recenti sulla tradizione di Apuleio filosofo è di grande importanza. Ciononostante, il testo e l’apparato da loro allestiti lasciano trasparire ambiguità stemmatiche già puntualmente segnalate da L. D. Reynolds e da M. L. West. I due studiosi non disponevano ancora dell’edizione di Moreschini, ma i loro rilievi restano validi anche dopo la pubblicazione di quest’ultima. Secondo Reynolds, si può attualmente contare su « a general picture of the tradition, but some of the details have not been rigorously demonstrated » (come aveva del resto riconosciuto Beaujeu)5. A sua volta West disegna due possibili stemmi alternativi : in entrambi B compare quale unico testimone del primo ramo, ma cambia la collocazione di MV, che potrebbero discendere dallo stesso antigrafo di δ (in δ sarebbero però confluite anche lezioni da altra fonte) oppure essere frutto di contaminazione tra α e δ6. La nuova collazione da me intrapresa dei principali manoscritti del De deo Socratis e del De Platone parrebbe comprovare la seconda ipotesi di West. Anzitutto, a quanto risulta dai primi dati raccolti, MV non offrono mai da soli lezioni esatte significative (ovvero non limitate a facili ritocchi ortografici), ma le condividono ora con B ora con FNLPU ora con la docta recensio individuata da Moreschini. Su ciò, naturalmente, una risposta sicura potrà aversi soltanto al termine dell’esame diretto dei manoscritti, data l’inevitabile scarsità di attestazioni negli apparati moderni. Queste tuttavia bastano, insieme con i dati di collazione finora acquisiti, ad affrontare il problema da un altro punto di vista : come si spiega il fatto che spesso alla lezione esatta di 4  Cf. la Praefatio dell’edizione di Moreschini, p. v i - v ii . R è nettamenta rivalutato da J. A. Stover in due studi pubblicati quando il presente articolo era in bozze : « Apuleius and the Codex Reginensis », Exemplaria classica, 19 (2015), p. 5-21 ; A New work by Apuleius. The lost third book of the De Platone, Oxford, 2016. 5  L. D. Reynolds, « Apuleius. Opera philosophica », in Texts and transmission. A sur­vey of the Latin classics, ed. L. D. Reynolds, Oxford, 1983 (rist. 1998), p. 17. 6 M. L. West, Textual criticism and editorial technique, Stuttgart, 1973, trad. it. G. Di Maria, Critica del testo e tecnica dell’edizione, Palermo, 1991, p. 153-154.

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B corrisponda in tutti gli altri codici un identico errore o un’identica variante ? Poiché con ogni evidenza le rectae lectiones di B non sono frutto di congettura, ma risalgono all’archetipo, come è possibile che le conservi soltanto B e le modifichino in modo identico sia FNLPU, appartenenti al ramo  δ, sia MV, comunemente collocati, insieme con B, nel ramo α ? La questione non è stata trattata in modo esplicito dagli editori, che in base a criteri interni di grammatica, senso e stile si sono limitati a stampare alcune ottime lectiones singulares di B contro le rispettive varianti condivise da tutti gli altri testimoni, come esemplificherò qui di seguito per il De deo Socratis e il De Platone. Che la scarsa chiarezza stemmatica abbia indotto Thomas, Beaujeu e Moreschini a sottovalutare altri importanti contributi di B alla constitutio textus delle due opere apuleiane sarà argomento della seconda parte di questo lavoro. Preliminarmente, però, occorre presentare qualche indizio a conforto della tesi di West sulla natura contaminata di MV. 2. Thomas ha messo in luce, a p. viii della Praefatio, la sopravvivenza soltanto in B di grafie arcaizzanti del tutto consone allo stile di Apuleio, quali derectim, deversorium, formonsus, heiulare, thensaurus, optumus etc., normalizzate negli altri manoscritti in directim, diversorium, formosus, eiulare, thesaurus, optimus. Per spiegare queste e altre divergenze della paradosi, è utile soffermarsi sulle modalità di copia dei librarii di B che hanno vergato Socr. (due mani) e Plat. (un’unica terza mano). Il fitto numero di nonsensi presenti nel codice, e soprattutto i costanti errori di divisio, generalmente corretti da mani successive, suggeriscono che i copisti abbiano di fronte a sé un difficile esemplare in scriptio continua e lo trascrivano a fatica, lettera dopo lettera, senza misurarsi con il significato non soltanto del contesto, ma neppure delle singole parole. A questo atteggiamento umile e paziente si deve la conservazione di forme rare, mutate nelle corrispondenti più consuete da chi trascrisse il capostipite dei codici δ, meno scrupoloso e dotato di maggiore competenza linguistica. Che gli stessi interventi normalizzatori di δ siano stati eseguiti in piena autonomia anche dal copista di μ, padre di MV, non si può in teoria escludere, ma sembra poco probabile. Si vedano in particolare gli esempi seguenti : Socr., 133 daemonas B (daemones cett.) ; 149 effigiae B (effigies cett.) ; Plat., 189 Dionysi B (Dionysii cett.) ; 203 animalis deos B (animales deos cett.). La modalità di trascrizione lenta e scrupolosa dei copisti di B e, viceversa, l’abitudine alla lettura sintetica e l’interventismo del librarius di δ, che non si sofferma sulle singole lettere, guarda al contesto e riconduce i nonsensi o supposti tali ai vocaboli ‘ragionevoli’ più vicini per grafia e per suono, spiegano bene il meccanismo genetico di molte

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falsae lectiones di δ contro le rectae di B. Più difficili da giustificare sono i casi in cui anche μ si schiera in errore con  δ contro  B, che è il solo ad attestare, per esempio, la i in Plat., 184 Adimantus (adamantus vel adamantes cett.) ; la d in Plat., 238 redamat (reclamat cett.) ; l’indefinito giusto in Socr., 137 quaque (quacumque cett.) ; le desinenze esatte in Socr., 175 abit (pro stabit) in senectute (abit in senectutem cett.), Plat., 197 aëri (aëre cett.), 205 sint (sunt cett.) e 250 virtutem (virtutum vel virtutes cett.) ; un avverbio raro in Socr., 120 aeterno (aeternos cett. : cf. meatus) ; un verbo raro in Plat., 218 diditur (dividitur cett. : cf. cunctis partibus)7. All’elenco si possono aggiungere altri luoghi in cui la lezione esatta di B contro μδ è condivisa anche da R (collocato da Moreschini, come si è visto, nella docta recensio γ, contaminata fra α e δ, ma portatore qua e là di lezioni diverse dagli altri suoi esponenti) : Plat., 195 trigono BR (trigone cett.) ; 223 ac laudis BR (haec laudis cett.) ; 224 pudicitiam BR (prudentiam cett.) ; 233 imprudentium BR (imprudentiam cett.) ; 243 ipso BR (om. cett.) ; 257 ei negotio BR (et negotio cett.)8. Esempi come questi inducono a escludere che il padre di MV sia giunto per proprio conto alle stesse scritture erronee di δ, e possono invece suggerire che abbia contaminato con δ il testo-base α. Tale ipotesi sembra rafforzata dai numerosi luoghi in cui B, pur senza attestare la lezione esatta, ne conserva però tracce preziose, che vengono eliminate dalle identiche modifiche di MV e di NLPU (F sta talvolta per proprio conto, rielaborando ulteriormente la lezione δ insieme con qualche rappresentante di γ, primo fra tutti R). Cf. Plat., 206 caelestus (per caelitus : caelestis MVNPLU, caelestibus FR) ; 217 patio (per ratio : potio MVNPLU, portio FR) ; 244 ex co (per ex eo : ex quo cett.) ; 251 istut (per stultus : istud cett.). Un esempio particolarmente significativo ricorre in Plat., 213 nesculenta […] ne exhaustis B (per n esculenta […] [ne] exhaustis : così Thomas), ne esculenta […] ne exhaustis B2FPa, esculenta […] ne exhaustis cett. Qui B è il solo a riprodurre fedelmente la compresenza nell’archetipo dell’errore n(esculenta) e del successivo emendamento ne, una duplex lectio del tutto eclissata dai rimaneggiamenti degli altri codici9. 3. Anche in Socr., 157 un forte indizio di contaminazione fra μ e δ è costituito dalla loro comune interpolazione quae arcenda sunt contro la recta lectio di B et arcenda (argenda), unanimemente accolta dagli 7  A

torto Beaujeu accoglie dividitur. particolarmente stretta di R con B, soprattutto per il secondo libro del De Platone, cf. la Praefatio dell’edizione di Moreschini, p. v i . 9  G. Magnaldi, « Vsus di copisti ed emendatio nel De Platone di Apuleio », Materiali e discussioni per l’analisi dei testi classici, 68 (2012), p. 157-158. 8  Sull’affinità

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editori moderni. Più incerta è la configurazione del resto del passo, che costituirei così : Socr., 157 Igitur mirum si Socrates, vir adprime perfectus et Apollinis quoque tes­ timonio sapiens, hunc deum suum cognovit et coluit, ac propterea eius custos – prope dicam Lar contubernio familiaris – cuncta et arcenda arcuit [quae] cavenda praecavit et praemonenda praemonuit ?10. 157 et arcenda (argenda) B : quae arcenda sunt B2 cett. (Baehrens) // cavendaque scripsi : quae cavenda (cavenda sunt FR) codd., praecavenda Thomas (Beaujeu), quae cavenda Baehrens, praecavenda Moreschini.

Appare qui evidente che la scrittura quae arcenda sunt è stata abilmente escogitata in μδ allo scopo di sanare il successivo problematico quae (cavenda). Gli editori moderni si pongono lo stesso obiettivo, assumendo però giustamente quale punto di partenza la lezione di B et arcenda (argenda). Quanto al resto del passo, Thomas (seguito da Beaujeu) aggiunge et, mettendo così sullo stesso piano i tre membri della pericope cuncta […] praemonuit, e muta quae in prae(cavenda), per ragioni di simmetria con i prae­successivi (cuncta et arcenda arcuit praecavenda praecavit et praemonenda praemonuit). Moreschini consente con il mutamento di quae in prae­, ma non integra et, compattando fra loro i primi due membri e staccandoli dal terzo. In tal modo l’intervento divino a favore di Socrate risulta opportunamente distinto tra la vera e propria difesa (et arcenda arcuit, praecavenda praecavit) e il semplice avvertimento (et praemonenda praemonuit), in coerenza con i due differenti appellativi del deus Socratis al precedente § 156 in rebus […] dubiis praemonitor, periculosis tutator. Quanto al mutamento di quae in prae­, che Beaujeu e Moreschini ereditano da Thomas, esso viene rifiutato da W. A. Baehrens, che congettura quae 10  « C’è dunque da meravigliarsi se Socrate, uomo del tutto perfetto e sapiente per testimonianza anche di Apollo, conobbe e venerò questo suo dio, e se pertanto il suo custode – direi quasi il suo Lare familiare, considerando la loro convivenza – respinse tutti gli ostacoli e prese in tempo utile tutte le precauzioni e diede in anticipo tutti i necessari avvertimenti ? » (trad. mia). Qui, come sempre altrove, circoscrivo l’apparato alle lezioni più significative. Registro costantemente le scelte testuali di Thomas, Beaujeu e Moreschini (edd.), se diverse dalle mie. Le altre edizioni moderne del De deo Socratis si fondano generalmente sul testo costituito da Thomas (così G. Barra, U. Pannuti, « Il De deo Socratis di Apuleio. Traduzione e annotazione col testo a fronte ed una introduzione su L’esperienza filosofica e religiosa di Apuleio », Annali della Facoltà di Lettere e Filosofia di Napoli, 10 [1962-1963], p. 81-141) o da Moreschini (così S. Harrison, « On the God of Socrates », in Apuleius. Rhetorical Works. Translated and annotated by S. Harrison, J. Hilton, V. Hunink, ed. S. Harrison, Oxford, 2001, p. 185-216 ; così anche Apuleius, De deo Socratis, Über den Gott des Sokrates, ed. M. Baltes, M.-L. Lakmann, J. M. Dillon, P. Donini, R. Häfner, L. Karfíková, Darmstadt, 2004).

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cavenda11. Credo anch’io poco verisimile che quae cavenda nasca da praecavenda, ma eviterei di aggiungere a cavenda il preverbo prae­ (Apuleio ama la variatio tanto quanto la simmetria). Proporrei pertanto cuncta et arcenda arcuit [quae] cavenda praecavit, ipotizzando nell’archetipo, fedelmente riprodotto da B, l’erronea trasposizione dell’enclitica q­ue, con conseguente ritocco nel pronome quae. Ma ciò che più conta ai fini del presente lavoro è aver raccolto un altro indizio sulla natura contaminata di MV, il cui padre μ avrebbe potuto difficilmente giungere, per via autonoma da δ, a quae arcenda sunt per et arcenda. 4. Una traccia concreta del modo in cui il copista di μ lavorava sui testi α e δ è forse conservata in Socr., 119, dedicato agli dei astrali. Ho già argomentato in altra sede la superiorità in questo luogo della pur problematica lezione di B tunc progressus tunc vero amens tum autem regressus (postillata da Thomas in apparato « quod quid sibi velit, nescio » e sottaciuta sia da Beaujeu sia da Moreschini) rispetto all’agile variante degli altri codici tunc progressus tunc vero regressus, stampata in tutte le edizioni antiche e moderne (tranne quella di G. Barra e U. Pannuti, come risulta dall’apparato)12 . Ecco la constitutio da me proposta : Socr., 119-120 … tamen neque de luna neque de sole quisquam Graecus aut barbarus facile cunctaverit deos esse, nec modo istos, ut dixi, verum etiam quinque stellas quae vulgo vagae ab inperitis nuncupantur, 120 quae tamen indeflexo et certo et stato cursu meatus longe ordinatissimos divinis vicibus aeterno efficiunt. Varia quippe curriculi sui specie, sed una semper et aequabili pernicitate, tunc progressus [tunc vero] [amens], tum autem regressus mirabili vicissitudine adsimulant eqs.13. 120 aeterno B (prob. Thomas in app.) : aeternos cett. (Thomas in textu) // tunc vero progressus tum autem scripsi : tunc progressus tunc vero amens tum autem B (supplementum tunc vero ad tunc1 attinere videtur contumeliosaque adnotatio amens ad § 119), tunc progressus tunc vero cett. (edd.), at post vero spat. vac. rel. viginti

11  W. A. Baehrens, « Zu den philosophischen Schriften des Apuleius », Rheinisches Museum, 67 (1912), p. 118. 12  G. Magnaldi, « Antiche note di lettura in Apul. Plat. 193, 223, 242, 248, 253, 256 e Socr. 120 », Rivista di filologia e di istruzione classica, 139 (2011), p. 407-410. 13  « tuttavia nessuno, greco o barbaro, potrebbe facilmente dubitare che la luna e il sole siano dei, e non soltanto loro, come ho detto, ma anche le cinque stelle che volgarmente vengono chiamate erranti dagli indotti, benché esse con corso immutabile, fisso e costante descrivano in eterno orbite perfettamente regolari, seguendo avvicendamenti divini. Infatti, pur con l’apparenza variabile del loro cammino, ma con velocità sempre identica e uniforme, regolano in mirabile alternanza ora invero moti di progresso, poi invece moti di regresso ».

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fere litterarum M, tunc progressus tunc vero moras tum autem regressus Norreri (Barra-Pannuti).

Il codice B suggerisce che nel testo dell’archetipo fossero confluite fianco a fianco due distinte note marginali : tunc vero e amens. La prima è un’antica integrazione con parola-segnale, come ho definito questa particolare modalità correttiva, che consisteva nel trascrivere a margine la integrata lectio ripetendo la parola antecedente o seguente il termine omesso, allo scopo di correlare con precisione il supplemento al luogo di lacuna14. Qui, per rimediare alla caduta di vero davanti a pro(gressus), un correttore avrà scritto a margine tunc vero (parolasegnale tunc + parola integrata vero), ma chi veniva dopo si sarà limitato a trascinare in linea questa scrittura, senza comprenderne la finalità. Sulla superiorità sintattica e stilistica del testo derivante da tale interpretazione della paradosi rispetto a quello comunemente stampato rinvio all’articolo citato. Quanto ad amens, questa parola, anch’essa conservata soltanto da B, ha l’aspetto di una nota di biasimo (« pazzo » o « insensato ») vergata a margine da un lettore, presumibilmente cristiano, in riferimento alle precedenti affermazioni apuleiane sulla divinità di luna, sole e stelle erranti. Veniamo ora a M, il cui copista, come annota Thomas in apparato, trascrive al f. 4r tunc progressus tunc vero, poi lascia vuoto il resto del rigo (corrispondente a una ventina di lettere) e continua a capo con regressus eqs. Poiché egli non è uso a intervenire in proprio sul testo, è possibile che abbia ereditato questa lacuna da μ (V non la registra, ma la sua affidabilità è costantemente inferiore a M). Si potrebbe pertanto concludere così : il copista di μ sta esemplando il testo  α, ma di fronte alla lezione apparentemente priva di senso tunc progressus tunc vero amens tum autem regressus controlla il testo δ, dove non compaiono le parole amens tum autem. Si sente allora autorizzato a non trascriverle, ma segnala con scrupolo l’omissione lasciando in bianco lo spazio equivalente alle parole omesse. 5. Gli indizi fin qui raccolti sulla natura probabilmente contaminata di μ inducono a riesaminare tutti i luoghi in cui, di fronte a una lezione problematica di B, gli editori hanno scelto la corrispondente di μδ sulla base non soltanto della sua maggiore ragionevolezza, ma anche del criterio metodologico ‘due testimoni contro uno’, che si rivela ora difficilmente applicabile. Ho già rivendicato in altra sede per quattro passi del De Platone la verità del testo B contro l’insidiosa apparenza 14  G. Magnaldi, La forza dei segni. Parole-spia nella tradizione manoscritta dei prosatori latini, Amsterdam, 2000, p. 7-11.

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del testo μδ, così suggestiva che Beaujeu e Moreschini evitano addirittura di citare B in apparato. È utile riprendere brevemente quelle proposte, prima di avanzarne altre inedite15. Ecco la constitutio che risulta per ciascun luogo dalla scelta a favore di B : Plat., 189 Ceterum tres ad Siciliam adventus mali quidem carpunt diversis opinionibus disserentes. Sed ille primo historiae gratia, ut naturam Aetnae et incendia concavi montis intellegeret ; secundo ex petitu Dionysi, ut Syracusanis adsisteret, est profectus, et ut municipales leges eius provinciae disceret ; tertius eius adventus fugientem Dionem, inpetrata a Dionysio venia, patriae suae reddidit16. 189 dionysi B : dionysii cett. // secundo ex petitu scripsi : sedex petitu B, secundo petitu B2 cett. (edd.), post secundo comma posuit Ald. (Beaujeu).

Nel passo, riguardante i viaggi di Platone in Sicilia, sed di B (per scd~) è compendio di secundo, mentre ex, eraso da B2 ma tuttora visibile, è preposizione riferita a petitu. In secundo petitu di μδ, che hanno omesso ciò che non capivano della scrittura dell’archetipo, la natura avverbiale di secundo non risulta affatto evidente, tanto che dall’editio Aldina del 1521 in avanti gli editori più attenti segnano una virgola dopo secundo, per evitare che venga inteso quale aggettivo riferito a petitu17. Plat., 193-194 Et primae quidem substantiae vel essentiae [primum deum] deum esse et mentem formasque rerum et animam ; 194 secundae substantiae, omnia quae informantur quaeque gignuntur et quae ab substantiae superioris exemplo originem ducunt, quae mutari et converti possunt, labentia et ad instar fluminum profuga18. 15  G. Magnaldi, « Il De Platone di Apuleio : lezioni e correzioni tràdite », Bollettino di studi latini, 42 (2012), p. 572-575. Per Plat., 193 cf. Magnaldi, Antiche note di lettura, p. 403-405. 16  « Quanto ai suoi tre viaggi in Sicilia, i malevoli li contestano, discutendone con opinioni contrastanti. Ma egli partì la prima volta per uno scopo scientifico, ovvero per indagare la natura dell’Etna e i fuochi di questo monte cavo ; la seconda su richiesta di Dionisio, per aiutare i Siracusani e studiare le leggi municipali di quel paese ; il terzo viaggio di lui restituì alla sua patria Dione, per merito della grazia ottenuta da Dionisio ». 17  Secundo è aggettivo, ad esempio, in Socr., 167 secundo studio philosophiae. Il compendio scd~ vale anche per secundum, ma secundo sembra meglio conformarsi all’antecedente primo. 18  « Alla prima sostanza o essenza appartengono dio, la mente, le forme delle cose e l’anima ; alla seconda sostanza tutti gli esseri che ricevono una forma, che sono generati e che traggono la loro origine da un modello della prima sostanza, esseri che possono mutare e trasformarsi, scorrendo e fuggendo come acqua corrente ».

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193 primum deum ut glossema seclusi : primum deum deum B, primum deum B2 cett. (edd.), deum primum Hildebrand, [primum] deum Moreschini 1966 (primum frustra def. Beaujeu in app.).

I dubbi di carattere filosofico espressi su primum deum da Moreschini in un articolo del 196619, e confermati dal confronto con i § § 190-191 sulla concezione platonica di dio, trovano riscontro nella lezione dell’archetipo primum deum deum, che B ha fedelmente conservata, mentre i meno scrupolosi copisti di μδ l’hanno semplificata in primum deum (su questa scrittura ragionava Moreschini nell’articolo citato). La dittografia di deum è spia preziosa dell’antica glossa marginale primum deum, costruita iterando il termine di riferimento deum e successivamente inglobata in linea. Plat., 222-223 Hominem ab stirpe ipsa neque absolute malum nec bonum nasci, sed ad utrumque proclive ingenium eius esse ; 223 habere semina quidem quaedam utrarumque rerum cum nascendi origine copulata, quae educationis disciplina in partem alteram debeant emicare, doctoresque puerorum nihil antiquius curare oportet quam, ut amatores virtutum velint esse, moribus et institutis eos ad id prorsus inbuere, ut regere et regi discant magistra iustitia 20. 223 moribus et institutis B (ed. princeps) : moribus institutis cett. (edd., commate interposito).

Da G. F. Hildebrand (Lipsiae, 1842) in avanti, gli editori omettono con μδ la congiunzione et attestata da B (e stampata dall’editor princeps)21, ma frappongono una virgola fra moribus e institutis, onde evitare che institutis possa interpretarsi quale participio attributivo di moribus. Per forza di inerzia, i tre editori moderni seguono i loro predecessori ottocenteschi, che però non conoscevano B. Plat., 235 Bonorum autem quaedam sui gratia adserit adpetenda, ut beatitudinem, ut bonum gaudium ; alia non sui, ut medicinam ; alia et sui et alterius, ut providentiam ceterasque virtutes, quas et sui causa expeti19 C. Moreschini, « Note critiche al testo del De dogmate Platonis di Apuleio », Maia, 18 (1966), p. 163. 20  « L’uomo, a partire dalla sua stessa origine, non nasce né del tutto cattivo né del tutto buono, ma la sua natura è incline all’una e all’altra possibilità ; egli possiede invero, connessi con il momento della nascita, i semi, per così dire, di entrambe le possibilità, che debbono svilupparsi in uno dei due sensi grazie all’attività formativa dell’educazione ; e perché i ragazzi scelgano di essere amanti delle virtù, i maestri nulla di più importante devono proporsi se non infondere in loro costumi e principi grazie ai quali imparino a governare e a essere governati sotto la guida della giustizia ». 21  De Buxis aveva letto ed emendato B, come si è detto alla nota 1.

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mus, ut praestantes per se et honestas, et alterius, id est beatitudinis, quae virtutum exoptatissimus fructus est22 . 235 beatitudinis qu(a)e B (ed. princeps) : beatitudinis qui cett. (edd.).

In B, come nella maggior parte dei codici, il dittongo ae è spesso scritto semplicemente e. Tocca dunque all’editore decifrare di volta in volta que come pronome relativo o come enclitica. In questo passo bene ha fatto l’editor princeps a leggere e a stampare beatitudinis quae di B contro beatitudinis qui degli altri codici (un errore dovuto alle numerose i che si succedono nel contesto). Goldbacher invece, che non conosceva B, ha scelto qui contro quae, credendo così di anteporre la lezione tràdita alla scrittura vulgata. La variante qui è passata in eredità a Thomas, Beaujeu e Moreschini, forse perché la concordanza di qui con fructus sembra a prima vista difficilior, mentre in realtà sposta l’accento su fructus, attenuando il rilievo della parola-chiave beatitudo. 6. Anche le quattro nuove proposte che ora presenterò per Socr., 118 e 138 e per Plat., 180 e 215 si fondano sulla lezione di B, così gravemente sottovalutata, rispetto alla variante di μδ, che soltanto Thomas la ricorda sistematicamente in apparato, mentre Beaujeu e Moreschini si limitano a registrarla in Socr., 118 e la tralasciano negli altri tre passi. Eppure essa restituisce con ogni probabilità la vera lectio nei primi due luoghi e indica la strada giusta per reperirla negli ultimi due. Ecco la configurazione che assume Socr., 116-118, se si accoglie corporis et di B (gli altri manoscritti hanno corpori seu o corpore seu) : Socr., 116-118 Nec modo ista praecipua : diei opificem lunamque, solis aemulam, noctis decus, 117 seu corniculata seu dividua seu protumida seu plena sit, varia ignium face, quanto longius facessat a sole tanto largius conlustrata, pari incremento itineris et luminis, mensem suis auctibus ac dehinc paribus dispendiis aestimans ; sive illa proprio [seu] perpeti candore, ut Chaldaei arbitrantur, parte luminis compos, parte altera cassa fulgoris, pro circumversione oris discoloris multiiuga pollens speciem sui variat, seu tota proprii candoris expers, 118 alienae lucis indigua, denso corporis et levi ceu quodam speculo radiis solis obstitit vel adversi usurpat eqs. 23. 22  « Tra i beni, Platone sostiene che alcuni debbano essere ricercati per se stessi, come la felicità, come la gioia onesta ; altri non per se stessi, come la medicina ; altri sia per se stessi sia per altro, come la previdenza e le altre virtù, che perseguiamo sia per se stesse, in quanto eccellenti e oneste, sia per altro, ovvero per la felicità, che è il frutto più desiderabile delle virtù ». 23  « E non vediamo soltanto questi astri sovrani : l’autore del giorno e la luna, emula del sole, gloria della notte, ora falcata, ora divisa a metà, ora crescente, ora piena, mute-

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117 largius R (prob. Goldbacher) : longius cett. (Barra-Pannuti) // mensem Bδ mensis μ, menses M2, mensa R // proprio nec Donini-Gianotti : proprio seu codd. (Thomas ; varia lectio seu ad sive attinens eiecisse videtur nec), proprio [seu] Lipsius, proprio ceu Oudendorp, proprio sibi Rohde, proprio sibi et Lütjohann, proprio sed Beaujeu, alii alia // post candore transt. pollens Thomas in app. (Beaujeu) // multiiuga] multivaga B2R (ed. princeps). 118 indigua Hildebrand (coll. met., 9, 6) : indiga O (ed. princeps, Thomas), indicia cett. // corporis et B : corpori seu B2μ, corpore seu δ (ed. princeps, prob. Baehrens), corpore et Rohde, corpore sed Thomas (Beaujeu, Moreschini) // ceu M2A (ed. princeps) : seu cett. // radiis codd. (prob. Donini-Gianotti) : radios Wowerius (edd.) // obstitit αFNLP (prob. Donini-Gianotti) : extitit U, obsistit AR (ed. princeps), obstiti Scaliger, obstipi Ribbeck (Thomas, Beaujeu).

La constitutio del passo molto deve a P. L. Donini e G. F. Gianotti, che da un lato, in base alla teoria caldaica della luce della luna, emendarono in nec il tràdito seu (probabile variante di sive infiltrata in linea al posto di nec) e dall’altro difesero persuasivamente contro gli altrui emendamenti il tràdito radiis solis obstitit24. Il testo può essere ulteriormente migliorato se si confronta la congettura di Thomas denso corpore sed levi (così anche Beaujeu e Moreschini) con le diverse scelte di Rohde e di Baehrens, che conservano rispettivamente et di B (denso corpore et levi) e seu di μδ, considerato quale sinonimo di et (denso corpore seu levi ; così già l’editio princeps)25. Che nella similitudine apuleiana fra il corpo della luna e uno specchio non si possa opporre la densità alla levigatezza, tramite l’avversativo sed, è provato da apol., 15, 12-15, dove ciò che produce il rispecchiamento viene descritto dall’autore come un corpo « levigato… e solido » o « spesso… e levigato » : num, ut ait Epicurus, profectae a nobis imagines velut quaedam exuviae iugi fluore a corporibus manantes, cum leve aliquid et solidum offenderunt, illisae reflectantur et retro expressae contraversim respondeant… an… radii nostri…, ut Stoici rentur, cum alicui corpori inciderunt spisso et splendido et levi, paribus angulis quibus inciderant resultent ad faciem vole nello splendore delle luci, tanto più ampiamente illuminata quanto più si allontana dal sole, secondo un’eguale progressione di cammino e di luce misurando il mese con le sue fasi crescenti e le successive equivalenti fasi decrescenti ; sia che essa, fornita di luminosità propria e non continua, come ritengono i Caldei, lucente in un emisfero e nell’altro priva di splendore, secondo la rotazione multiforme del suo volto cangiante muti per propria forza il suo aspetto, sia che, priva interamente di luminosità propria, bisognosa di luce altrui, con la densità e la levigatezza del corpo si opponga, alla maniera di uno specchio, ai raggi del sole, oppure se ne appropri mentre quello le è di fronte ». 24  P. L. Donini, G. F. Gianotti, « La luce della luna in Apuleio, De deo Socratis 1, 117-119 Oud. », Rivista di filologia e di istruzione classica, 110 (1982), p. 292-296. 25 E. Rohde, recensione dell’edizione di Goldbacher, Jenaer Literaturzeitung, 3 (1876), p. 781 ; Baehrens, « Zu den philosophischen Schriften des Apuleius », p. 115. Erroneamente Moreschini in apparato attribuisce a Baehrens corporis seu.

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suam reduces atque ita, quod extra tangant ac visant, id intra speculum imaginentur 26. Si dovrà dunque respingere sed di Thomas e ritornare, con l’editio princeps e con Rohde, a et di B. Inoltre, la testimonianza di questo codice andrà valorizzata anche per la lezione corporis, mutata in corpori da μ e in corpore da δ. Verisimilmente, infatti, Apuleio ha usato gli aggettivi neutri densum e leve non quali attributi di corpore, ma quali aggettivi sostantivati equivalenti a densitas e levitas e accompagnati dal genitivo corporis, così come ha fatto per modicum ponderis (« un poco di peso ») in Socr., 141 habeant igitur haec daemonum corpora et modicum ponderis, ne ad superna inscendant, aliquid levitatis, ne ad inferna praecipitentur 27. Pertanto anche in Socr., 118 si dovrà stampare denso corporis et levi (« con la densità e la levigatezza del corpo »), tanto più che questa preziosa lectio singularis di B è corroborata da passi di altri autori, che impiegano in funzione sostantivata proprio gli aggettivi densum e leve. Cf. Aetna, 211 venti… vertice saevo in densum collecta rotant ; Cels., 8, 1, 21 neque… moveri posset (sc. os), nisi laevi inniteretur ; Pers., 1, 64 ut per leve severos effundat iunctura ungues. 7. Nel passo ora in discussione, il confronto con la fonte aristotelica suggerisce la superiorità di volutare di B rispetto a volitare di B2 e degli altri manoscritti : Socr., 137-138 Non est operae diis superis ad haec descendere : mediorum divorum ista sortitio est, qui in aëris plagis terrae conterminis nec minus confinibus caelo perinde versantur, ut in quaque parte naturae propria animalia, in aethere volventia, in terra gradientia. Nam cum quattuor sint elementa notissima, veluti quadrifariam natura magnis partibus disterminata, sint­ que propria animalia terrarum, , flammarum 138 – siquidem 26  « se, come dice Epicuro, le immagini che partono da noi, come una sorta di spoglie emananti dai corpi in uno scorrimento ininterrotto, alla maniera del subbio, quando incontrano qualcosa di levigato e solido vengono rimandate indietro dall’impatto e una volta retrocesse appaiono alla rovescia…, oppure… i nostri raggi oculari…, come pensano gli Stoici, quando si imbattono in un corpo spesso e brillante e levigato, rimbalzano all’indietro con angoli pari a quelli di incidenza, tornando all’immagine di partenza, e così riflettono all’interno dello specchio ciò che toccano e vedono al di fuori ». 27  « Abbiano, dunque, questi corpi dei demoni un poco di peso, per non ascendere verso l’alto, e una certa leggerezza, per non essere precipitati in basso ». Sulla base di questo passo, Thomas ha persuasivamente suggerito, in apparato, che anche in Socr., 164 si debba stampare, con B e tutti gli altri codici tranne F, ne prius transcenderet Ilissi amnis modicum fluenti quam eqs. (« che non attraversasse il poco di corrente del fiume Ilisso prima che ») anziché ne prius transcenderet Ilissi amnis modicum fluentum (« che non attraversasse la poca corrente del fiume Ilisso prima che » ; così FB2 e la generalità degli editori).

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Aristoteles auctor est in fornacibus flagrantibus quaedam [propria animalia] pennulis apta volutare totumque aevum suum in igni diversari, cum eo exoriri cumque eo extingui – eqs.28. 137 quaque B : quacumque cett. // volventia B (prob. Thomas) : volantia B2 cett. // aquarum suppl. Mercerus. 138 propria animalia ut glossema seclusi (serv. Barra-Pannuti, Moreschini ; cf. apol., 53, 2 quaedam sudariolo involuta) : [propria] animalia Ribbeck (Beaujeu), parva animalia Brakman, parvula animalia Thomas // volutare B : volitare B2 (per ras.) cett. (edd., at cf. Arist., HA, 5, 19, 552b10 Bekker γίγνεται θηρία ἐν τῷ πυρὶ τῶν μεγάλων μυιῶν μικρόν τι μείζονα ὑπόπτερα ἃ κατὰ τοῦ πυρὸς βαδίζει καὶ πηδᾷ ; de vi reflexiva participii volutans cf. Verg., Aen., 3, 607 genibusque volutans haerebat, Ov., am., 3, 6, 45 qui – sc. Anien – per cava saxa volutans Tiburis… arva rigas, Plin., nat., 8, 56 leone obvio suppliciter volutante etc.) // diversari B : deversari cett. (edd.).

Per l’espunzione di propria animalia, una delle numerose glosse marginali confluite nel testo tràdito, rinvio a un mio articolo precedente29. Interessa qui riflettere, invece, sulla genuinità delle lezioni quaque e volventia di B, già stampate dagli editori moderni contro le rispettive varianti di tutti gli altri manoscritti quacumque e volantia. Si veda in particolare la difesa di volventia svolta in apparato da Thomas : « volventia animalia sunt sidera (cf. infra v. 18 totiuga sidera) ; cum vis reflexiva participii volvens librarios falleret, volventia (quod rectum esse demonstrat adnominatio) in volantia mutatum est ». Si può partire di qui per discutere il successivo volutare di B (da voluto, frequentativo di volvo) contro volitare degli altri codici (da volito, frequentativo di volo). Se si considera che la forma attiva volvere e la forma media volvi si equivalgono spesso per significato (« volgersi »), si può pensare che Apuleio, incline alla mescolanza tra le diatesi tipica del sermo cotidianus, abbia qui usato l’attivo volutare nel significato medio o riflessivo di volutari30. Del resto, « aggirarsi » o « voltolarsi » si avvicina molto 28  « Non è compito degli dei superni abbassarsi a mansioni del genere ; questo è il campo delle divinità intermedie, che vivono negli spazi dell’aria vicini alla terra e confinanti con il cielo, così come vivono in ciascuna parte della natura gli esseri animati che le sono propri, nell’etere quelli che ruotano, sulla terra quelli che camminano. Infatti, poiché vi sono quattro elementi ben noti, come se la natura fosse suddivisa in quattro grandi parti, e vi sono esseri viventi propri delle terre, delle acque, delle fiamme – se è vero ciò che afferma Aristotele, che nelle fornaci ardenti si aggirano certi esseri forniti di alucce e trascorrono tutta la loro vita nel fuoco, nascono e muoiono con esso ». 29  G. Magnaldi, « Antiche glosse e correzioni nel De deo Socratis di Apuleio », Rivista di filologia e di istruzione classica, 139 (2011), p. 105. 30 L. Callebat, Sermo cotidianus dans les Métamorphoses d’Apulée, Caen, 1968, p. 294-297. Si dimostra qui che Apuleio sostituisce spesso le forme attive alle forme deponenti, non solo attingendo agli autori arcaici (adulare, altercare, fabricare, laetare, percontare), ma anche innovando lui stesso (aemulare, grassare, reluctare).

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più di « svolazzare » ai verbi βαδίζειν καὶ πηδᾶν (« camminare e saltel­lare ») del passo aristotelico di riferimento (Historia animalium, 5, 19, 552b10 Bekker)31. Analogo rispetto della lezione dell’archetipo traspare anche da diversari di B contro deversari degli altri codici. In genere, come si è detto, B presenta la forma deversor, deversorium, ma qui diversari rafforza efficacemente la trama fonica del contesto (oggetto costante dell’attenzione di Apuleio), che è imperniata sull’iterazione della vocale i. 8. Nel passo seguente, che segna l’incipit del De Platone, B riproduce scrupolosamente un’antica variante marginale intrusa nel testo dell’archetipo, permettendoci di riconoscerla come tale e di espungerla. Essa compare invece rimaneggiata negli altri codici, con cui consentono gli editori. Ecco la constitutio che risulta dalla mia interpretazione della paradosi : Plat., 180 Platoni habitudo corporis cognomentum dedit, namque Aristocles prius est nominatus. Ei Ariston fuisse pater dictus est ; ceterum Perictione, Glauci filia, mater fuit ; et de utroque nobilitas satis clara. Nam [ariston ei] pater per Codrum ab ipso Neptuno originem duxit ; a Solone sapientissimo, qui legum Atticarum fundator fuit, maternus derivatus est sanguis32 . 180 aristocles BF : aristodes μ, aristoteles (vel aristotiles) cett. // ariston ei (B) ut variam lectionem ad ei ariston attinentem seclusi : ariston B2 cett. (edd.) // per Codrum ed. Princeps : per coorum (peccorum M, per quorum L) codd.

La scrittura di B ariston ei, passata sotto silenzio da Beaujeu e da Moreschini, ha il chiaro aspetto di una variante relativa a ei ariston. Quest’ultima lezione è senza dubbio preferibile, perché la frapposizione di ei evita il rischio di correlare nominatus a Ariston. Con ogni probabilità, come si verifica spesso nella tradizione manoscritta di Apuleio filosofo, la varia lectio è stata dapprima vergata a margine ed è poi 31  In Varrone e in Plinio è frequente l’uso di volutari o di se volutare in riferimento agli animali : Varr., rust., 2, 4, 8 ut volutentur (sc. sues) in luto ; 3, 9, 7 in pulvere volutari (sc. gallinae) ; Plin., nat., 30, 98 pulverem in quo se accipiter volutaverit etc. Apuleio impiega volutari in due luoghi delle Metamorfosi, ma con diverso significato : met., 9, 5 Daphne vicina, quae cum suis adulteris volutatur ; 10, 13 talibus fatorum fluctibus volutabar. 32  « La conformazione corporea guadagnò a Platone il suo soprannome ; infatti egli fu prima chiamato Aristocle. Si dice che gli fu padre Aristone ; e la madre fu Perictione, figlia di Glauco ; da entrambi ereditò una nobiltà insigne. Infatti il padre ebbe origine tramite Codro dallo stesso Nettuno ; dal grande sapiente Solone, che fu il fondatore delle leggi attiche, derivò il sangue materno ».

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confluita in linea in un successivo stadio di tradizione33. Il librarius di B l’ha fedelmente custodita, mentre quello di δ, seguito da μ, l’ha adattata al contesto con l’eliminazione di ei. L’espunzione di ariston ei restituisce eleganza alla pericope nam […] sanguis, liberando il padre di Platone dall’inutile ripetizione del nome proprio, così come priva di nome proprio è in seconda sede la madre. 9. L’ultimo passo che presenterò è uno dei più tormentati del De Platone. Possono contribuire a sanarlo sia il riconoscimento e l’espunzione dell’antico lemma rursum (per cursum) venarum, inglobato in linea da tutti i codici, sia un emendamento congetturale fondato sulla lezione di B exhire contro exire degli altri manoscritti. Grazie a questi interventi il testo si configura così : Plat., 214-215 Sed e regione cordis venarum meatus oriuntur per pulmonum spiracula vivacitatem transferentes quam de corde susceperint, et rursus ex illo loco divisae per membra totum hominem iuvant spiritu[m]. 215 Hinc illae anhelandi vices haustae redditaeque alterno modo, ne mutuis inpediantur occursibus. Venarum diversae sunt qualitates quas ad procreandum e regione cervicum per medullas renum commeare et suscipi inguinum loco certum est et [rursum venarum] genitale seminium humanitatis exhire34. 214 spiritu Wowerius : spiritum codd. 215 illae F : ille R, illa cett. // rursum (ex cursum ortum) venarum ut lemma seclusi (venarum secl. Floridus in Notis ; desp. Thomas) : cursu venarum Hildebrand, pruritu venarum Goldbacher, pulsu venarum Thomas in app. (Beaujeu, Moreschini) // exhaurire scripsi (cf. 213 exhaustis et labentibus iis quae inferuntur) : exhire B, exire cett. (edd.), excire Colvius, (vel ) excire Oudendorp.

Alcuni passi sopra discussi comprovano l’intrusione nel testo tràdito di marginalia attinenti sia alla costituzione del testo, come la variante di Plat., 180 ariston ei, sia alla sua ricezione, come i lemmi di Socr., 138 propria animalia e di Plat., 193 primum deum. Un altro antico lemma (anch’esso all’accusativo come primum deum) è con ogni probabilità 33  G. Magnaldi, « Antiche tracce di ‘apparato’ nel testo tràdito di Apuleio filosofo », Lexis, 30 (2012), p. 478-492. 34  « Ma dalla regione del cuore nascono i canali delle vene, che attraverso i condotti respiratori dei polmoni trasferiscono l’energia vitale che hanno ricevuto dal cuore, e a partire di lì nuovamente dividendosi attraverso le membra corroborano con il soffio vitale l’intero corpo umano. Di qui quell’alternanza regolare di inspirazione ed espirazione, per evitare che si ostacolino con movimenti contrari. Diverse sono le qualità delle vene che ai fini della procreazione, come sappiamo, partendo dalla regione cervicale attraversano le midolla dei reni e sfociano nella zona inguinale ed emettono il seme generatore dell’umanità ».

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cursum venarum, corrottosi in rursum venarum (poco prima compare rursus). Già I. Floridus, nell’eccellente edizione ad usum Delphini del 1688, aveva suggerito in nota di espungere venarum, indicando così la via giusta per sanare la corruttela. Meno plausibili risultano i vari altri interventi successivamente proposti, tanto che lo stesso Thomas, pur autore della congettura pulsu venarum, preferisce apporre la crux desperationis. Per il seguito del passo, un prezioso contributo è offerto da P. Colvius, che nell’edizione leidense del 1588 muta l’intransitivo exire nel transitivo excire, avente per oggetto genitale seminium humanitatis. Ma più appropriato di exire (« far uscire »), fondato su exire di δ (e di μ), sembra exhire (« cavar fuori » o « svuotare »), che è suggerito da exhire di B. Il verbo exhaurio, infatti, ricorre con significato analogo in Plat., 213 exhaustis et labentibus iis quae inferuntur, sulla fuoriuscita degli alimenti ingeriti. Ancora una volta, dunque, contro la lezione in apparenza ragionevole di μδ sta la difficile verità di B, la cui strana minuscola h tenacemente rinvìa alla recta lectio. BIBLIOGRAFIA Testi Aldina editio, Apulei De philosophia libri, Venetiis, 1521. Ba ltes , M. et al. (ed.), Apuleius, De deo Socratis, Über den Gott des Sokrates, ed. M. Baltes, M.-L. Lakmann, J. M. Dillon, P. Donini, R. Häfner, L. Karfíková, Darmstadt, 2004. B eaujeu, J. (ed.), Apulée. Opuscules philosophiques et fragments, Paris, 1973. C olv ius , P. (ed.), Apulei De philosophia libri, Lugduni Batavorum, 1588. D e B uxis , J. A. (ed.), Apulei De philosophia libri, Romae, 1469. Flor idus , I. (ed.), Apulei Opera in usum Delphini, Parisiis, 1688. G oldbacher , A. (ed.), Apulei De philosophia libri, Vindobonae, 1876. H ildebr a nd , G. F. (ed.), Apulei De philosophia libri, Lipsiae, 1842 (rist. Hildesheim, 1968). L ütjoha nn , C. (ed.), Apulei De deo Socratis, Greifswald, 1878. L ipsius , I., congetture di Lipsius citate da Colvius. M ercerus , I. (ed.), Apulei De deo Socratis, Lutetiae, 1625. Moreschini, C. (ed.), Apulei De philosophia libri, Stutgardiae et Lipsiae, 1991. O udendor p, F. (ed.), Apulei De philosophia libri, Lugduni Batavorum, 1823. S ca liger , J. (ed.), Apulei De philosophia libri, Lugduni Batavorum, 1600.

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François P rost

APPARENCE ET VÉRITÉ DANS LA PREMIÈRE PARTIE DE L’APOLOGIE D’APULÉE (§ 1-25) L’A pologie est l’unique discours de genre judiciaire conservé dans la littérature latine d’époque impériale1. Dans ce genre, il est normal et attendu que les apparences soient examinées et rapportées à la vérité. Ici, il s’agit à la fois des apparences avancées par la partie adverse à l’appui de son accusation, et des apparences que l’orateur peut faire valoir comme signe de son innocence. Dans le premier cas, ce sont des apparences dont l’orateur dénonce l’écart, à un degré ou à un autre, avec la réalité. Dans le second, il s’agit d’apparences qui au contraire témoignent d’une réalité autre que celle alléguée par l’accusation, et favorables à l’accusé. Suivant ce principe très général, à partir du § 25 de son discours, Apulée développe successivement deux arguments principaux, qui répondent aux deux allégations majeures de l’accusation. Selon celle-ci, Apulée serait un magicien, adepte de diverses pratiques magiques (§ 25-65). Et en particulier, il aurait employé ces arts magiques pour séduire et épouser Pudentilla, afin d’accaparer ses biens (§ 66-101). Ce développement principal en deux parties est toutefois précédé d’un ensemble qui comprend, outre l’exorde (§ 1-3), l’examen de diverses charges qui avaient été avancées à titre de preuve ou de confirmation de soupçon dans le cours de la charge. La nature rhétorique précise de ce bloc des § 4-25, ainsi que sa contribution à la stratégie de défense du discours, ne sont pas aussi évidentes que pour les deux parties suivantes. Les interprètes ont en général estimé que les deux par1  Édition commentée de référence : Apuleius of Madauros. Pro se de magia (Apologia), edited with a commentary by V. Hunink, J. C. Gieben, Amsterdam, 1997, 2 vol. ; sur bien des points de détail, demeure précieuse l’annotation de H. E. Butler et A. S. Owen, Apulei Apologia sive pro se de magia liber, Oxford, 1914 ; étude d’ensemble : B. L. Hijmans Jr., « Apuleius orator : ‘Pro se de Magia’ and ‘Forida’ », in Aufstieg und Niedergang der römischen Welt, II, 34.2, 1994, p. 1708-1784.

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ties connexes du développement « principal » forment l’essentiel de la défense de l’accusé, alors que les considérations « mineures » de la première partie ne seraient que des préalables, en lien plus ou moins lâche avec la finalité proprement judiciaire du discours. Certaines de ces considérations préalables pourraient même constituer des ajouts au stade ultérieur de la mise en forme littéraire. Deux faits sont incontestables. D’une part, toute la pratique rhétorique ancienne témoigne d’une ré­élaboration des discours prononcés, lorsque l’orateur envisage une publication de son texte, et l’Apologie a évidemment subi un processus de ce genre, même s’il est impossible de déterminer le degré exact d’intervention2 . D’autre part, l’argumentation de l’Apologie dans son ensemble s’ordonne bien selon les deux points de l’accusation, l’état de magicien et (corrélativement) la séduction de Pudentilla : cela en toute logique, puisque ce sont les griefs auxquels il faut répondre, le second soutenant le premier3. Cependant, on aurait tort de marginaliser la première partie (§ 4-25), comme peu pertinente à l’argumentation elle-même, c’est-à-dire d’en dégrader les éléments comme « mineurs » au sens de décoratifs ou accessoires, notamment au titre de la conciliatio préparant seulement la réception du morceau principal, et a fortiori en niant que ces éléments contribuent réellement à la défense de l’accusé4. L’analyse 2  Voir G. Puccini-Delbey, De Magia d’Apulée, Atlande, Neuilly, 2004, p. 34-35 ; synthèse des diverses propositions concernant l’Apologie : V. Hunink, in Apuleius of Madauros. Pro se de magia (Apologia), vol. 1, p. 25-27. 3  Voir en ce sens le § 28, reposant sur la division entre l’accusation de magie en général, et son mariage avec Pudentilla. Rappelons qu’une autre accusation avait été lancée, « en l’air », avant le dépôt de la plainte : celle d’avoir assassiné son ami Pontianus (le fils aîné de Pudentilla, qui avait arrangé le mariage d’Apulée avec sa mère). Aux dires d’Apulée dans l’exorde, cette accusation, parce que trop absurde, avait été abandonnée lorsque ses calomniateurs s’étaient vus contraints de déposer une plainte en forme, réduits donc à se rabattre, en quelque sorte faute de mieux, sur l’accusation générale de magie, confirmée selon eux par la séduction de Pudentilla. 4  Sur les diverses interprétations proposées de la nature et de la fonction rhétorique de la première partie du discours, voir le découpage et les intertitres insérés dans la traduction de P. Vallette, édition C.U.F., 1924 ; G. Puccini-Delbey, De Magia d’Apulée, p. 41, nuancé par p. 49-59, suivant l’analyse d’A. Michel, « Sophistique et philosophie dans l’Apologie d’Apulée », Vita Latina, 77 (1980), p. 12-21 ; V. Hunink, Apuleius, vol. 2, p. 20-22 ; V. Hunink, « Introduction », in Apuleius. Rhetorical Works, Translated and annotated by S. Harrison, J. Hilton and V. Hunink, edited by S. J. Harrison, Oxford, 2001, p. 14-16 ; S. J. Harrison, Apuleius. A Latin Sophist, Oxford, 2000, p. 47-63. J’ai proposé une interprétation qui intègre davantage cette première partie à la logique argumentative du discours de défense, dans « Rhétorique et philosophie dans l’Apologie d’Apulée. Fonction et valeur de la première partie du discours (§ 4-25) et du développement sur le dentifrice (§ 6-8) », communication présentée au III Congresso Brasilieiro de Retorica, São Paulo, 15-19 septembre 2014, dont les Actes sont à paraître dans Giornale Italiano di Filologia, 67 (2015).

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proposée ici vise à montrer ceci : parmi d’autres objectifs et à travers la diversité de ses motifs, toute la première partie du discours crée le cadre conceptuel dans lequel se déploieront les arguments des deux parties suivantes, et, à cette fin, elle met en place un jeu délibéré sur les apparences en forme de piège sans issue pour l’accusation. Contre l’accusation et au bénéfice de la défense, ce jeu exploite conjointement les deux ressources offertes par le rapport de l’apparence à la réalité : tantôt l’apparence est trompeuse, tantôt elle est révélatrice. Et c’est précisément en mettant en lumière cette double nature de l’apparence qu’Apulée fixe les lignes directrices de toute son argumentation. En outre, au-delà de l’opportunité momentanée dans le contexte judiciaire du discours, ce rapport ambivalent à l’apparence exprime sans doute quelque chose de l’orientation philosophique de l’auteur, qui se revendique disciple de Platon, y compris dans ce débat judiciaire5. L’inclusion d’une thématique philosophique dans un discours de nature rhétorique se conforme du reste à une pratique caractéristique de la Seconde Sophistique, dont Apulée apparaît comme le représentant de langue latine6. Le

thème de l’appar ence da ns l’exor de

L’exorde (§ 1-3) définit une thématique spécifique de l’apparence, valable pour l’ensemble du discours : l’accusation n’avance que des apparences auxquelles on ne peut pas se fier, et en revanche, les apparences les plus évidentes et fiables accablent la partie adverse. D’emblée, par la 5  Études sur le platonisme d’Apulée : voir B. L. Hijmans Jr., « Apuleius, Philosophus Platonicus », in Aufstieg und Niedergang der römischen Welt, II, 36.1, 1987, p. 395-475 (en particulier, p. 416-425 : « The evidence from the ‘Apology’ and the ‘Florida’ ») ; et R. Fletcher, Apuleius’ Platonism. The Impersonation of Philosophy, Cambridge, 2014 (en particulier p. 173-261 : « Platonism on Trial and Philosophy on Stage (Apologia and Florida) ») ; adhésion rapportée au courant du moyen platonisme : voir J. Dillon, The Middle Platonists. 80 B.C. to A.D. 220, Revised edition with an afterword, Ithaca, New York, 1996, p. 306-338. 6  Outre S. J. Harrison, Apuleius. A Latin Sophist, déjà cité (et en particulier p. 39-88 : « A Sophist in Court : The Apologia ») : centré sur l’Apologie, voir R. Helm, « Apuleius’ Apologie – ein Meisterwerk der zweiten Sophistik », Das Altertum, 1 (1955), p. 86-108 ; sur l’Apologie comme exemple de « Sophistic self-presentation », dans le cadre plus général de la Seconde Sophistique, voir G. Anderson, The Second Sophistic. A Cultural Phenomenon in the Roman Empire, London-New York, 1993, p. 220-224 (et p. 133-141 sur la présence de la philosophie dans la Seconde Sophistique, en particulier la philosophie de Platon) ; plus spécifiquement, sur la posture socratique d’Apulée dans son Apologie en écho à celle de Socrate par Platon, voir W. Reiss, « Apuleius Socrates Africanus ? Apuleius’ Defensive Play », in Paideia at Play : Learning and Wit in Apuleius, éd. W. Reiss, Groningen, 2008, p. 51-73 ; sur la conception d’une « rhétorique philosophique » chez Apulée, en relation avec son adhésion au platonisme : voir M. O’Brien, « Apuleius and the Concept of a Philosophical Rhetoric », Hermathena, 151 (1991), p. 39-50.

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faute de l’accusation, l’affaire n’a ainsi que l’apparence trompeuse d’un véritable procès en bonne et due forme, apparence qui ne résiste pas à l’examen. En effet, l’instigateur réel de l’action, Aemilianus (frère du défunt mari de Pudentilla) s’est lâchement dissimulé derrière la pâle figure de son neveu (Pudens, fils cadet de Pudentilla), trop jeune pour assumer pleinement la responsabilité (auctoritas) d’une accusation. Il s’agit donc d’une accusation sans auctor à proprement parler (§ 2). En outre, l’accusation n’avait d’abord proféré que de pures calomnies jetées en l’air, avant que le consul ne contraigne Aemilianus à assumer ses propos en intentant une action en justice. Aemilianus, pris de court, s’était rabattu sur l’accusation de magie, faute de mieux, et pensant bénéficier d’apparences favorables. Mais cette accusation n’a que les apparences d’une action « de ueneficis et sicariis » (imputation certaine de l’affaire). Le crimen n’est qu’apparent, car la cible ultime de la partie adverse, c’est, à travers la personne d’Apulée, la philosophie, haïe des ignorants et des méchants, et que l’orateur se charge alors de défendre (§ 1, 3 ; 3, 5-6). En revanche, les apparences accablent d’emblée l’accusateur. En effet, dans une affaire antérieure, Aemilianus a déjà été convaincu de mensonge et de falsification de testament (§ 2-3). Or celui qui, de cette manière, a déjà révélé la perversité de son caractère, ne peut ensuite que « commettre ses méfaits plus ouvertement » (eo apertius delinquit, § 3, 2). Suivant une image par elle-même révélatrice, le pudor (ou son absence) est à ce point lié à l’apparence qu’Apulée le compare à un habit (uestis), qu’on traite avec d’autant moins de soin qu’il est plus défraîchi (§ 3, 3). L es trois thèmes de l’accusation  : d ’immor alité , d ’ar r iv isme

appar ences de magie ,

Passé l’exorde, les apparences évoquées tout au long de la première partie sont d’abord celles avancées par l’adversaire. Elles couvrent tout le champ de l’accusation en s’ordonnant autour de trois thèmes7. À l’appui de l’accusation de magie (premier thème), tout d’abord, la partie adverse avait cité un poème d’Apulée accompagnant l’envoi d’une pâte dentifrice de sa confection à un ami à la demande de celuici (§ 6-8). Elle avait également tiré argument de son usage des miroirs (§ 13-16). Dans les deux cas, elle exploitait des apparences qui trahissaient chez Apulée une familiarité avec des produits et objets couramment employés dans les pratiques magiques. De façon remarquable, 7  Le commentaire de V. Hunink, Apuleius, 1997, fournit l’essentiel des références sur les différents points évoqués.

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Apulée passe cette raison sous silence, alors même que son poème, qu’il cite, faisait état d’une « poudre tirée de plantes d’Arabie » (§ 6, 3). En témoignage extérieur, Scribonius Largus, médecin de Claude, donne dans sa pharmacopée une recette de dentifrice mêlant toute sorte de substances bien susceptibles d’un emploi magique8. Quant aux miroirs, Apulée évacue comme absurde l’idée de leur possible usage à cette fin, mais cet usage est bien attesté par ailleurs ; et il en va de même de l’usage des poissons, longuement évoqué dans la deuxième partie (§ 2941)9. Au moins à première vue, donc, les apparences plaidaient contre Apulée et l’accusation les avait mises en avant à bon escient. D’autre part, l’accusateur avait fait valoir d’autres apparences pour dénoncer l’immoralité de l’accusé (deuxième thème). Cela, à commencer par son apparence même. Le premier grief relevé par Apulée est précisément sa beauté alléguée (§ 4). L’idée peut surprendre et elle est présentée par Apulée de manière à tendre vers l’absurde également. En fait, ce grief est lié à celui d’être éloquent, mentionné dans le même mouvement initial (§ 5), et il est lié aussi à l’usage du dentifrice, traité aussitôt après. Apulée détaille ainsi les éléments d’un ensemble qui donnait l’image d’un personnage soucieux de son apparence physique, séducteur à la fois beau garçon et beau parleur, bien propre à tenir le rôle de coureur de dot potentiellement criminel auprès de Pudentilla. L’apparence physique, étendue à l’expression extérieure par l’aisance de la parole, avait donc été avancée par l’accusation pour former un portrait tout autant moral de l’accusé, et qui légitimait le soupçon. Dans le même sens, très certainement, l’accusation avait cité des poèmes érotiques adressés par Apulée à de jeunes garçons de son entourage, et c’est aussi bien ce grief qu’Apulée examine aussitôt après le point du dentifrice (§ 9-13). Détachant ces textes de la convention littéraire, l’accusation avait dû faire fond sur l’apparence d’une lascivité débridée propre à compléter le portrait moral de sa cible. Enfin (troisième thème), les dernières sections de la première partie relèvent un ensemble de griefs qui visaient la pauvreté d’Apulée à son arrivée dans la ville (§ 17-23) et ses origines mêlées (§ 24-25). Sans doute aucun, il s’agissait là de tirer argument d’apparences trahissant une médiocrité, voire une bassesse sociale, qui pouvaient alimenter le soupçon d’avoir affaire à un arriviste en quête d’enrichissement et de promotion par la séduction criminelle d’une riche veuve mal défen8  Scribonius Largus, Compositiones LX, éd. G. Helmreich, Teubner, Leipzig, 1887, p. 27. 9  Sur ces points, voir A. Abt, Die Apologie des Apuleius von Madaura und die antike Zauberei. Beiträge zur Erläuterung der Schrift de magia, Gieβen, 1908, p. 61-157.

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due. Ce troisième volet complétait les deux précédents, en recourant au même principe de manipulation des apparences : il s’agissait de faire « paraître » Apulée tout ensemble comme un magicien dangereux, un séducteur immoral et un parvenu sans scrupules. L’appar ence

de l’accusé

À ce jeu sur les apparences, Apulée répond par un jeu contraire. À l’occasion, il va même jusqu’à retourner contre l’accusation son propre procédé sur le même objet et selon la même lecture de l’apparence évoquée. Ainsi à propos du dentifrice : Apulée suggère d’emblée que si le grief de magie vaut contre lui, il vaut alors également contre Calpurnianus, qui lui avait commandé le produit, mais qui dans le procès avait rejoint la partie adverse : c’est-à-dire que, dans ce cas, l’accusation s’accuse elle-même (§ 6, 1). Mais le plus souvent, Apulée appuie l’affirmation de son innocence sur les deux traitements possibles de l’apparence en tant que telle : son rejet (comme fausse), ou son acceptation (comme révélatrice). Si l’apparence avancée par l’accusation est fausse, c’est que les choses ne paraissent pas même comme l’accusation les décrit ; si elle est vraie, le sens à lui donner n’est pas celui allégué par l’accusation. Le premier axe de la défense d’Apulée s’ordonne autour de l’apparence qu’il donne de lui-même. L’ambivalence du rapport à l’apparence est particulièrement illustrée par le cas du double grief de beauté et d’éloquence. Dans un premier temps, Apulée affecte de ne pas présenter une telle apparence, et d’en avoir le regret (§ 4, 3). Et s’il envisage de se reconnaître la qualité d’homme éloquent, ce n’est d’abord que sous la forme de l’irréel (§ 5, 1 : si qua mihi fuisset). Sur le point de la beauté physique, il est plus catégorique, et met en avant, sous les yeux du juge et du public, une coiffure hirsute et emmêlée. Celle-ci témoigne, contre l’affirmation mensongère et éhontée de l’accusation, d’un défaut de soin même élémentaire (§ 4, 11-13). Apulée met ici en avant un mépris philosophique de l’apparence physique, dégradée par la concentration exclusive sur l’effort intellectuel, qui épuise et enlaidit le corps (§ 4, 10). Apulée s’appuie donc sur une apparence contraire à celle alléguée par l’accusation, pour exalter ainsi la continuatio litterati laboris, lançant ainsi le thème, ensuite omniprésent, de son identité d’intellectuel et de philosophe. Mais cet argument est dans le même temps à rapporter à deux autres éléments, l’un explicite, l’autre implicite. Tout d’abord, ce rejet de l’apparence alléguée fait suite à un développement où, dans un premier temps, la possession de cette apparente beauté était envisagée sur le mode de l’irréel. Apulée proposait alors une défense alternative

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vraisemblable, fondée sur l’exemple d’autorité de grands philosophes réputés pour leur beauté, et qui « rehaussèrent leur grâce physique par l’honnêteté de leurs mœurs » (§ 4, 9). La beauté physique se voit ainsi offrir une défense, qui soit recevable par ceux qui voudraient voir les mêmes apparences que l’accusation. Ensuite, l’éloge en quelque sorte paradoxal de l’apparence laide du savant fait délibérément de cette apparence le révélateur d’autre chose que ce dont elle est en réalité le signe, et qui est passé sous silence. En effet, Apulée concentre son propos sur le désordre et la saleté de sa coiffure dont il affirme n’avoir jamais pris soin. Or, de toute évidence, cette apparence repoussante était l’un des aspects les plus visibles d’une mise en scène conventionnelle de l’accusé en endeuillé, de rigueur dans le « théâtre de la justice » romaine10. Apulée ne dit rien de cela, mais donne délibérément une tout autre signification à son apparence. D’emblée donc, aussitôt après l’exorde, Apulée joue, et sans doute s’amuse aussi (amusant son public avec lui11), à opposer deux choses à l’interprétation défavorable d’une apparence alléguée par l’accusation. D’une part, il propose une possible lecture contradictoire de cette même apparence, lecture valable si l’apparence était avérée (la beauté des philosophes) ; et, d’autre part, il fait valoir une apparence contraire, visible au moment du procès (sa laideur négligée), dont l’interprétation crée un effet de surprise : le deuil affecté de l’accusé devient le signe d’une profession de savant marqué dans sa personne même par son dévouement au savoir. Dès lors, et dès le début du discours (passé l’exorde), s’insinue une leçon sur le bon usage de l’apparence. C’est que l’apparence est variable au gré des circonstances – beauté ou laideur, soin de sa personne ou négligence, réelle ou feinte. Et qu’elle soit telle ou telle, l’apparence ne vaut que par le sens qu’on lui donne, la vérité à laquelle elle conduit. Loin de tout soupçon d’immoralité criminelle, l’apparence physique d’Apulée, même détachée du contexte judiciaire, ne doit être rapportée qu’à son état de philosophe : de beau philosophe comme d’autres illustres avant lui, ou bien de savant usé par l’étude, suivant en cela un type iconographique bien attesté, où la chevelure emmêlée et négligée 10  Voir J. Hall, Cicero’s Judicial Theater, University of Michigan Press, Ann Arbor, 2014, chap. 2 « Sordid business », p. 40-63. 11  Sur la pratique d’une « playful eloquence » dans l’Apologie, qui s’amuse des con­ ventions du genre judiciaire et des postures des acteurs, à commencer par celle de l’orateur lui-même, voir S. Tilg, « Eloquentia ludens – Apuleius’ Apology and the Cheerful Side of Standing Trial », in Paideia at Play, éd. W. Reiss, p. 105-132.

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est un trait typique du philosophe12 . Mais en aucun cas ce que prétendait faire voir l’accusation. L’appar ence

humaine et l’appar ence du philosophe

Cette ambivalence principielle d’une apparence en quelque sorte réversible, ainsi posée comme en préalable épistémologique ou méthodologique, autorise alors l’orateur à suivre l’une ou l’autre des voies ainsi ouvertes, selon le besoin de sa cause et au service de la construction de sa persona. De fait, aussitôt après la mise en avant de l’apparence laide et négligée de l’accusé, la suite de la première partie développe au contraire le thème de l’hygiène et du soin de la personne. Dans le morceau sur le dentifrice (§ 6-8), Apulée présente en effet le souci scrupuleux de la propreté comme une caractéristique du philosophe, qui ne doit tolérer sur lui et en lui aucune impureté. Il s’agit alors en particulier de la propreté de la bouche (assurée par l’usage du dentifrice), mais tout le passage joue, là encore, de façon délibérée, du double sens du terme latin os, à la fois bouche et visage. L’orateur fait valoir l’interdit de la souillure sur cet os qui est précisément la partie du corps le plus communément offerte à la vue d’autrui, donc la première apparence que l’on donne de soi (§ 7, 3 : os, cuius in propatulo et conspicuo usus homini creberrimus). Dans tout ce développement, l’éloge de l’os (bouche et visage), partie offerte à la vue (§ 7, 7 : uisu prompta), est lié à l’exaltation de la figure et de la posture humaines, qui distinguent notre espèce de celles des animaux sauvages et domestiques, « dont la face (os), tournée vers le sol et penchée vers les pieds, ne se voit que lorsqu’ils sont morts ou cherchent rageusement à mordre » (§ 7, 7). Apulée s’inscrit ici dans une tradition anthropologique bien attestée, par exemple, chez Cicéron, Salluste ou Ovide, selon qui la position redressée et l’orientation de sa figure forment un trait distinctif de l’humanité et manifestent son aspiration vers l’intellect et le supraterrestre13. En ce sens, l’apparence, c’est l’homme, et prendre soin de la sienne, c’est respecter en soi l’humain, refuser la souillure de tout ce qui est « immonde et fétide » (immundum […] ac fetulentum), et par là faire œuvre de philosophe (§ 7, 2).

12  Voir

P. Zanker, The Mask of Socrates. The Image of the Intellectual in Antiquity, tr. A. Shapiro, Berkeley-Los Angeles-Oxford, 1995, p. 233-242 : « Apuleius and the Case of the Uncombed Hair ». 13  Voir Salluste, Cat. 1, Ovide, Met. 1, 84, et autres références données par V. Hunink dans son commentaire ad loc.

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En écho à ce passage, vers la fin de la première partie (§ 22), Apulée revendique également avec fierté la besace et le bâton en quoi l’accusateur avait voulu faire constituer tout son patrimoine. Il s’agissait alors de dénoncer la pauvreté d’un quasi va-nu-pieds, tiré de la misère par un riche mariage. Mais ces attributs qui sont ceux du voyageur possiblement sans domicile propre, deviennent alors, sans peine aucune, les glorieux emblèmes du cynique. En cela, Apulée s’autorise d’Antisthène, de Diogène et de Cratès pour revendiquer une apparence tenant de l’uniforme de philosophe, même s’il reconnaît que ce n’est pas la tenue du platonicien (et même si, ultérieurement, au § 39, il critique les cyniques pour leur audace, leur mauvaises manières et leur ignorance, contraires aux mœurs qui conviennent à un disciple de Platon). En tout cas, dans la première partie, l’apparence du corps même, la tenue et l’accessoire participent ensemble de la construction d’une figure dont l’apparence donne à voir un mode de vie philosophique, lequel s’accorde avec ce qu’il y a en l’homme de plus humain. Le

bon usage de l’appar ence r év élatr ice

Les points évoqués jusqu’ici concernaient l’apparence d’Apulée, l’apparence de sa personne physique et ce que cette apparence révèle de lui : sa condition présente, son humanité, son état de philosophe. D’autre part, Apulée répond aussi aux allégations de l’accusation sur les points de la composition de poèmes érotiques et de l’usage de miroirs. Pour cela, suivant un autre axe d’argumentation, il valorise le bon usage que le philosophe sait faire des apparences qui s’offrent à lui dans son expérience du monde. Car c’est bien en cela qu’Apulée se montre philosophe, et non pas débauché ni magicien comme le prétend l’accusation d’après les apparences qu’elle fait valoir. Tout le développement concernant les poèmes dédiés à de jeunes garçons est ainsi placé sous le signe de la conception platonicienne de l’eros exposée notamment dans le Banquet. Apulée reprend alors à son compte l’opposition des deux Aphrodite, l’une vulgaire et attachée à la matière, l’autre céleste et donnant accès au divin. Apulée reconnaît donc son goût pour la beauté apparente des corps, mais comme médiation vers une beauté intelligible d’un ordre supérieur. Bien sûr, l’accusateur, dans son ignorance et sa bassesse, était incapable aussi bien de déceler le modèle platonicien évident dans les œuvres poétiques d’Apulée, que de reconnaître le mouvement de transcendance qui porte le poète-philosophe vers un ordre supérieur de réalité, auquel l’apparence donne accès chez les esprits éclairés, très éloignés de toute lubricité. D’une manière tout à fait complémentaire, l’usage des miroirs n’a

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rien à voir avec des pratiques magiques. Le philosophe se sert de ces objets comme d’instruments pour percevoir d’une façon dirions-nous aujourd’hui scientifique le réel dans toute sa mobilité, laquelle est caractéristique du monde du devenir où nous évoluons. Dans un cas comme dans l’autre, il faut bien que l’apparence ait une valeur en tant que telle, pour que le philosophe se reconnaisse justement à sa capacité à accéder, à travers elle, soit au domaine des idées qui se situe au-delà, soit à la nature elle-même fluctuante des choses composant le monde de l’expérience. Mais il en va dans le monde comme au tribunal. Les esprits faux et bas (comme ceux des accusateurs) peuvent bien percevoir les mêmes apparences que les esprits élevés, ils ne savent pas les interpréter correctement ni en faire bon usage. Incapables euxmêmes de rien voir au-delà d’un beau corps, ni de rien éprouver d’autre face à lui qu’un désir grossier, n’ayant même pas l’idée de ce en quoi peut consister la recherche scientifique, et ne connaissant pas davantage les belles lettres que la structure du réel, ces esprits bornés ne peuvent qu’attribuer à autrui leur propres limites et leurs propres vices. L’appar ence

de l’accusateur

Il y a donc un bon usage possible de l’apparence, voie d’accès à la vérité : ainsi par exemple comme médiation vers l’essence du beau, ou comme reflet véritable de la mobilité du sensible. Plus largement, ce bon usage ne s’applique pas seulement à l’apparence belle ou séduisante, il s’étend aussi à des apparences laides et repoussantes, mais pas moins révélatrices. Il s’agit de celles présentées par les personnes des accusateurs, apparences physiques révélatrices de la corruption morale des individus concernés. C’est tout particulièrement le cas d’Aemilianus, meneur de la partie adverse. Apulée évoque à plusieurs reprises l’apparence de son principal accusateur. Dans le développement sur le dentifrice, on l’a vu plus haut, Apulée oppose l’homme, en position redressée et offrant son visage de face, aux animaux penchés vers le sol, ne donnant à voir leur face que lorsqu’ils « cherchent rageusement à mordre » (§ 7, 7) – comme le fait l’accusateur. Plus avant dans le discours, cette position-là est encore celle qu’Apulée signale chez Aemilianus, paysan penché sur sa charrue, pour l’opposer à celle du savant, qui ne se penche vers le sol que pour dessiner des figures géométriques, comme Archimède (§ 16, 7). L’opposition est alors explicite entre l’activité agricole (rusticando) et la quête de la connaissance (discendo), opposition absolue de valeurs qui est représentée par l’opposition des ténèbres terrestres et la lumière céleste (§ 16, 12).

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L’animalisation de l’accusateur trouve son accomplissement dans le tableau naturaliste consacré au crocodile qui couronne le morceau sur le dentifrice (§ 8, 6-7). Le crocodile en effet est une évidente métaphore de l’adversaire, pareillement « bête monstrueuse » (belua immanis, § 8,  6)14. D’après les apparences mêmes qui s’offraient à lui, le public du procès pouvait apprécier la justesse de cette figuration assimilant à l’animal si dégoûtant et si terrifiant un accusateur dont l’Apologie clame l’impressionnante laideur physique. Apulée affirme en effet que son « visage épouvantable » (os teterrimum) ressemble au masque tragique de Thyeste (§ 16, 7), et qu’Aemilianus a reçu le surnom de Charon, du fait de sa « figure épouvantable » (ob istam teterrimam faciem, § 23, 7), « à cause de la férocité de son visage et de son âme » (ob oris et animi diritatem, § 56, 7) – le premier (os) miroir du second (animus). Mais pour être saisie comme il faut, toute la mesure de cette réalité nécessite la médiation des savoirs qui sont précisément sollicités dans la construction même du discours. Ce sont ainsi la tradition anthropologique et l’histoire des animaux qui, par le biais de la métaphore, permettent de faire dire à l’apparence affreuse de l’accusateur ce qu’elle a à exprimer sur la laideur morale et la bestialité profonde de l’accusateur ; et c’est la culture littéraire qui applique à la figure d’Aemilianus l’image d’un masque de théâtre incarnant la monstruosité tragique du personnage, coupable d’une violation abjecte de tous les liens familiaux sacrés. C onclusion Dans la première partie de l’Apologie, les apparences sont donc tantôt trompeuses, tantôt révélatrices. Ainsi, sont trompeuses les apparences avancées par l’accusation, apparences qui singeaient la réalité d’un procès régulier et faisaient de l’accusé un magicien et un aventurier sans scrupules. Inversement, sont bien révélatrices les apparences mises en avant par Apulée, qui portent au jour la pureté du philosophe Apulée, et a contrario la laideur morale et la perversité de l’accusateur. D’autre part, l’auditeur est invité à découvrir un mode positif et enrichissant de se rapporter à l’apparence en général, à travers les deux exemples d’usage philosophique de celle-ci : usage vertueux de l’apparence des beaux corps comme médiation vers les idées, et usage scientifique de l’apparence réfléchie sur les miroirs comme reflet véritable du monde mobile du devenir. 14  Il faut voir derrière le crocodile non seulement Aemilianus, mais également et en même temps Calpurnianus, qui avait trahi Apulée en communiquant à l’accusation le poème sur le dentifrice : en cela, Calpurnianus se révélait plus monstrueux encore que le crocodile, lequel respecte, lui, l’oiseau qui lui fait du bien en lui nettoyant les dents.

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L’accusation avait présenté ces deux cas comme trahissant une pratique magique criminelle. Apulée répond que tout dépend du sens que l’on donne à l’apparence perçue, de la vérité qu’on veut lui faire exprimer. Au fond, ainsi en va-t-il précisément de l’apparence physique de l’accusé et de celle de l’accusateur. Seul l’esprit éclairé, l’homme de lettres et de culture (comme Apulée ; comme aussi le gouverneur Maximus, juge du procès), sait déceler tout ce qui, dans l’apparence de l’accusé, témoigne d’une profession de philosophie portant à son point d’accomplissement la nature spirituelle caractéristique de l’espèce humaine. Inversement, l’esprit supérieur sait aussi comprendre que l’apparence de l’accusateur n’est pas seulement laideur physique de la figure (os), mais expression sensible d’une bassesse d’âme (animus) qui est de l’ordre de la bestialité, ou qui ne se rattache encore au genre humain que par une monstruosité d’ordre tragique, dont le masque de Thyeste est l’emblème. Le véritable esprit philosophique est ainsi celui qui sait aller audelà de l’apparence, pour accéder à une vérité essentielle. Mais il y parvient sans rompre avec l’apparence en tant que telle, qu’elle soit nette ou confuse, belle ou laide. Dans tous les cas, l’apparence est la matière première d’un travail qui doit être nourri par la maîtrise des belles lettres, de la science et de la tradition philosophique. Comme le montre la première partie du discours, ce sont ces savoirs qui permettent de reconnaître les traits véritables du platonicien à l’œuvre dans la cité, ou inversement de la bête ignare sous les traits de l’homme de la campagne, et du monstre de perversion sous le masque grimaçant de l’accusateur hypocrite. La première partie de l’Apologie offre ainsi un éventail d’exemples de ce bon usage des apparences, et cet éventail forme comme un épitomé de l’argumentation que développera la suite du discours. Ce bon usage est fondamentalement une affaire d’interprétation correcte de ce qui nous apparaît dans ce monde de la Caverne platonicienne : l’apparence n’y est certes que reflet d’une essence dont la vision directe nous est refusée, mais elle demeure la médiation nécessaire vers la vérité, à la portée de celui-là seul qui s’est mis en état de la saisir, par son savoir, sa culture et son entraînement philosophique. BIBLIOGRAPHIE A bt, A., Die Apologie des Apuleius von Madaura und die antike Zauberei. Beiträge zur Erläuterung der Schrift de magia, Gießen, 1908. A nder son , G., The Second Sophistic. A Cultural Phenomenon in the Roman Empire, London-New York, 1993.

a ppa r ence et v ér it é da ns l’a pologie d ’a pulée (§  1-25)

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Emidio S pinelli

« L’AME AUSSI EST INSAISISSABLE… » SEXTUS EMPIRICUS ET LA QUESTION PSYCHOLOGIQUE O bjet d’enquête

et pr émisse de méthode

Pouvons-nous imaginer que la polémique pyrrhonienne, représentée avec tant de détails par et dans les écrits de Sextus Empiricus1, ait porté ses efforts et son attention envers les thèmes les plus importants affrontés par les ennemis dogmatiques, plus ou moins importants, allant des thèmes logiques2 jusqu’aux thèmes concernant l’éthique3, en passant par les thèmes physiques4, et ait négligé en revanche un secteur 1  À propos de Sextus et de sa personnalité philosophique je voudrais rappeler le jugement de Carlos Lévy, l’ami et collègue auquel nous avons voulu à juste titre dédier ce beau volume : « Quant à Sextus, souvent décrit comme un compilateur sans [doute] assez terne, le moins qu’on puisse dire est que ce n’est pas de cette manière que lui-même perçoit sa position dans l’histoire du scepticisme. L’hommage assez discret qu’il rend à ses prédécesseurs, la vigueur avec laquelle il n’hésite pas à dénoncer leurs déviations, permet d’affirmer qu’il ne se considère pas comme un simple jalon dans l’expression de la σκεπτικὴ δύναμις, mais comme celui qui formule le σκεπτικὸς λόγος avec une rigueur dont il ne trouve aucun exemple dans le passé » (C. Lévy, « Pyrrhon, Enésidème et Sextus Empiricus : la question de la légitimation historique dans le scepticisme », in Antichi e moderni nella filosofia di età imperiale, ed. A. Brancacci, Napoli, 2001, p. 326). 2  Nous avons ici le critère (PH, II, 14-79 et M, VII, 25-37 ; 46-445) ; le signe (PH, II, 97-133 et M, VIII, 141-299) ; la démonstration (PH, II, 134-192 et M, VIII, 300481) ; le syllogisme (PH, II, 193-203) ; l’induction et la définition (PH, II, 204 et PH, II, 205-212) ; la division, le tout et les parties, le genre et les espèces, les accidents (PH, II, 213-228) ; le sophisme (PH, II, 229-259). 3  La critique dirigée contre la partie éthique de la philosophie dogmatique est tout aussi riche, avec la destruction du concept et de l’essence elle-même du bien et du mal absolu (PH, III 168-187 et M, XI, 1-167), l’élimination du soi-disant art de la vie (PH, III, 188-249 et M, XI, 168-215) et la négation de son enseignabilité, dans une sorte d’attaque exhaustive contre toute forme de pédagogie (PH, III, 250-279 ; M, XI, 216-257 et M, I, 8-40). 4  Et ici la cause (PH, III, 1 et 13-29 ; M, IX, 3-12 et 195-330) et en particulier la cause par excellence qui est représentée selon plusieurs philosophes dogmatiques par la divinité (PH, III, 2-12 et M, IX, 13-194) ; le corps (PH, III, 30-55 et M, IX, 359-440), la mixtion (PH, III, 56-62) ; le mouvement, le changement, le repos et leurs articulations

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aussi décisif et amplement traité que celui de la doctrine de l’âme, à savoir de la psychologie stricto sensu ? Au-delà de la position que l’on veut prendre par rapport à l’existence possible d’un écrit de Sextus spécifiquement consacré à ce thème et intitulé περὶ ψυχῆς5, il semble difficile, voire impossible, de dire un mot définitif sur sa position à l’égard des questions psychologiques. Les références à certains aspects concernant la structure, à la fonction ou même à la collocation ‘physiologique’ de l’âme, telles qu’elles ressortent des diverses positions dissonantes des philosophes dogmatiques, sont nombreuses, variées et répandues ; toutefois il est indéniable qu’il manque une section exclusivement consacrée à ces problèmes, dont la discussion est en revanche diluée et entremêlée à l’intérieur de dissertations de caractère logique, physique ou éthique. Dans l’espace restreint de cette contribution je n’ai aucunement la prétention d’épuiser le thème de l’attitude destructrice et antipsychologique sextienne, en retraçant tous les passages où la mention de l’âme – de même que celle de vocables ou de verbes qui en évoquent la présence – en justifierait l’analyse. J’essaierai donc de faire quelque chose de plus simple et de plus immédiat, en concentrant mon attention sur un seul passage sextien mais qui est à mon avis particulièrement représentatif de l’attention plus globale de Sextus à l’égard des fonctions que d’autres ‘collègues’ philosophes de Sextus reconnaissent à la ψυχή. L’homme

comme cr itèr e

Afin de comprendre à fond le texte sextien que je voudrais analyser, je crois qu’il est indispensable de l’insérer dans le contexte argu(PH, III, 63-97 ; 102-108 ; 115-118 et M, X, 37-168) ; la totalité et les parties (PH, III, 98-101 et M, IX, 331-358) ; la génération et la corruption (PH, III, 109-114 et M, X, 310-351) ; le lieu (PH, III, 119-135 et M, X, 6-36) ; le temps (PH, III, 136-150 et M, X, 169-247) ; le nombre (PH, III, 151-167 et M, X, 248-309). 5  À propos de son traité Sur l’âme (τὰ περὶ ψυχῆς ὑπομνήματα : M, VI, 55, ainsi que X, 284) des doutes ont été exprimés par Robin (L. Robin, Pyrrhon et le Scepticisme grec, Paris, 1944, p. 198) et récemment par P. Pellegrin (Sextus Empiricus. Esquisses pyrrhoniennes, éd. P. Pellegrin, Paris, 1997, p. 11) ; mais cf. aussi M. dal Pra, Lo scetticismo greco, Roma, Bari, 1989, p. 465-466 ; L. Floridi, Sextus Empiricus. The Transmission and Recovery of Pyrrhonism, Oxford, 2009, p. 10 ; Sextus Empiricus. Against the Physicists, ed. R. Bett, Cambridge, 2012, p. 132 n. 128. Pour une solution plus positive cf. toutefois V. Brochard, Les sceptiques grecs, Paris, 19232 , p. 320-321 et maintenant aussi A. Bailey, Sextus Empiricus and Pyrrhonean Scepticism, Oxford, 2002, p. 100 ; H. Thorsrud, Ancient Scepticism, Stocksfield, 2009, p. 125 ; D. E. Machuca, « Sextus Empiricus : His Outlook, Works, and Legacy », Freiburger Zeitschrift für Philosophie und Theologie, 55 (2008), p. 35 ; Sexto Empírico. Contra los dogmaticos, éd. J. F. Martos Montiel, Madrid, 2012, p. 611-612 n. 193.

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mentatif plus général qui le précède, l’entoure et le justifie. Nous nous trouvons dans la partie initiale du deuxième livre des Esquisses pyrrhoniennes, dans lequel Sextus essaie avec force de défendre la possibilité même de mener une enquête philosophique de la part du pyrrhonien6, pour ensuite commencer sa discussion en admettant la tripartition traditionnelle de la philosophie en logique/physique/éthique (PH, II, 1112). La première cible identifiée est la doctrine épistémologiquement plus caractéristique des philosophies hellénistes : celle du critère (PH, II, 14-17)7. Après s’être dressé contre la « précipitation » (προπέτεια) des dogmatiques, jusqu’à mettre immédiatement en échec la possibilité même de l’existence d’un critère de vérité (PH, II, 18-20), Sextus compte sur sa méthode d’attaque consolidée. Il concède par hypothèse et ad abundantiam ce qui vient d’être mis en doute et il semble donc donner pour acquis le fait qu’il existe un critère ou, mieux, que « le critère sur lequel nous menons notre recherche soit de trois sortes, celui ‘par lequel’, celui ‘au moyen duquel’, celui ‘selon lequel’ »8. Là, en procédant de manière ordonnée, Sextus commence par le premier type de critère, identifié, sans hésitations et en s’en tenant expressément à ce qu’affirment les dogmatiques (ὅσον ἐπὶ τοῖς λεγομένοις ὑπὸ τῶν δογματικῶν)9 avec l’agent par excellence : l’être humain ou ἄνθρωπος. Si l’on veut démolir un tel concept, auquel ont eu grandement recours les adversaires de Sextus, le premier point de départ, et le plus efficace, semble celui de mettre en échec, voire de ridiculiser, quelques affirmations très célèbres ou, même, de véritables définitions d’homme. Dans PH, II, 22, à travers « a willful misreading »10, on commence avec celle, hésitante et aporétique, du Socrate platonicien du Phèdre 6  PH, II, 1-11 : sur ce point, cf. au moins E. Spinelli, Questioni scettiche. Letture introduttive al pirronismo antico, Roma, 2005, p. 115-117 (maintenant aussi en ligne : http :// scholarlysource.daphnet.org/index.php/DDL/issue/view/18) ; K. M. Vogt, « Skeptische Suche und das Verstehen von Begriffen », in Wissen und Bildung in der antiken Philosophie, éd. C.  Rapp, T.  Wagner, Stuttgart, 2006, p.  325-339 ; F.  Grgić, « Sextus Empiricus on the Possibility of Inquiry », Pacific Philosophical Quarterly, 89 (2008), p. 436-459. 7  Sur cette question cf. surtout G. Striker, Κριτήριον τῆς ἀληθείας, in Ead., Essays on Hellenistic Epistemology and Ethics, Cambridge, 1996, p. 22-76, mais aussi A. A. Long, « Sextus Empiricus on the criterion of truth », Bulletin of the Institute of Classical Studies, 25 (1978), p. 35-49. 8  PH, II, 21 : pour toutes les traductions des Esquisses pyrrhoniennes j’utilise Sextus Empiricus. Esquisses pyrrhoniennes, éd. P. Pellegrin, Paris, 1997. 9  Cette formule n’est pas facile à interpréter : cf. au moins J. Brunschwig, « La formule ὅσον ἐπὶ τῷ λόγῳ chez Sextus Empiricus », dans Le scepticisme antique. Perspectives historiques et systématiques, éd. A.-J. Voelke, Genève, Lausanne, Neuchâtel, 1990, p. 107-122 (sur notre passage p. 111-113). 10  Sextus Empiricus : Outlines of Scepticism, ed. J. Annas, J. Barnes, Cambridge, 20002 , p. 74 n. 34.

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(229e-230a), lequel, en se regardant lui-même, semble ironiquement « reconnaître tout bonnement ne pas savoir s’il est un être humain ou quelque chose d’autre »11. En revanche, dans PH, II, 23-24 (= DK 68 B 165), on trouve au premier plan la définition apparemment grandiloquente de Démocrite, prêt à soutenir « qu’un être humain est ce que nous connaissons tous » (cf. aussi M, VII, 265-266), alors que dans PH, II, 25 apparaît une définition ‘ostensive’, toujours atomiste, mais cette fois d’Épicure, lequel « dit qu’un être humain est une figure de cette sorte avec la présence d’une âme »12 . Après avoir affronté, dans PH, II, 26-27, la position anonyme d’« autres », convaincus « que l’être humain était un animal raisonnable mortel, qui peut recevoir intellect et science »13, enfin, dans PH, II, 28, on trouve la doctrine de Platon qui affirme, sans doute sans une conviction absolue (bref, non pas διαβεβαιωτικῶς), se laissant conduire, en revanche, comme il en a l’habitude (ὥσπερ εἴωθεν), par ce qui lui paraît tout simplement plausible (c’est-à-dire κατὰ τὸ πιθανόν), « que l’être humain est un animal sans ailes, bipède, aux ongles larges, pouvant recevoir la science politique ». Avant de descendre ultérieurement dans le détail de la polémique sextienne, il vaut sans doute la peine d’ouvrir une brève parenthèse, justement au sujet de cette dernière définition platonicienne. Pour en compléter le sens et la portée, on devrait faire appel à d’autres textes : le renvoi le plus immédiat nous amène aux Définitions (415a) pseudo-platoniciennes, sans toutefois négliger un passage de Diogène Laërce (VI 40), ni, toujours chez Sextus, M, VII, 28114. Il faudrait en outre analyser et établir avec clarté la signification de la clausule ὥσπερ εἴωθεν accompagnant la formule κατὰ τὸ πιθανόν : la position platonicienne est-elle ici relue par Sextus à la lumière du filtre interprétatif ‘faible’ propre à l’Académie sceptique et, en particulier, aux positions exprimées par Carnéade ou par Philon ? Afin de répondre, il faudrait examiner de nouveau un passage particulièrement difficile et corrompu, à savoir le PH, I, 221-222, thème qui n’appartient pas à cette discussion et qui nous emmènerait sur le terrain difficile et herméneutiquement 11  Cf. aussi le Théétète de Platon (174b) et, dans le corpus de Sextus, M, VII, 264 ; sur le passage en question cf. aussi A. M. Ioppolo, La testimonianza di Sesto Empirico sull’Accademia scettica, Napoli, 2009, p. 225 sq. 12  Cf. aussi M, VII, 267-268 : les passages de Sextus sont le fr. 310 Usener. 13  Cf. Sextus Empiricus : Outlines of Scepticism, p. 74 n. 39 : « the ‘others’ include Peripatetics (e.g. Aristotle, Top 133b2) and probably Stoics (e.g. Seneca, ep. lxxvi 9-10) ». Cf. aussi M, VII, 269. 14  En revanche, la définition qu’on peut lire dans PH, II, 211 est différente et plus articulée. Cf., à ce propos, E. Spinelli, Questioni scettiche, p. 72-75.

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incertain de la détermination exacte et de l’application correcte d’une étiquette très discutée faisant de Platon un ‘aporétique’15. Du

cor ps , de l’a me …

Quoi qu’il en soit de cette ‘étrange’ attribution platonicienne, après avoir ‘joué’ avec différentes définitions dogmatiques de ἄνθρωπος, plus ou moins acceptables selon lui, Sextus décide de changer de tactique et de s’engager dans une stratégie d’attaque différente, plus articulée et sans doute mieux argumentée. Bien qu’étant probablement suffisante pour démolir la concevabilité même du concept d’homme, la batterie de critiques minutieusement apprêtée (et sans doute parfois avec quelques accents captieux) dans les § § 22-28 contre les diverses notions définitoires de ἄνθρωπος de provenance socratico-platonicienne, atomiste, vraisemblablement péripatético-stoïcienne, est donc dépassée et écartée. Pour apprécier pleinement cette nouvelle approche polémique sextienne, il vaut la peine de citer in extenso certains paragraphes (PH, II, 29-33 ; cf. aussi M, VII, 283-313), qui feront l’objet d’analyse dans la partie conclusive de cette contribution : (29) Pourtant, même si nous accordons par concession que l’on peut concevoir l’être humain, il se trouvera être insaisissable. En effet il est composé d’une âme et d’un corps, et on ne peut sans doute saisir ni le corps ni l’âme : et donc pas l’être humain non plus. (30) Et que le corps ne puisse être saisi, c’est clair à partir de ce qui suit. Les attributs de quelque chose sont autre chose que ce dont ils sont les attributs. Donc quand une couleur ou quelque chose de semblable nous tombe sous le sens, il est vraisemblable que les attributs du corps nous tombent sous le sens, mais non le corps lui-même. Du moins, dit-on, le corps a trois dimensions. Donc nous devrions, si nous saisissions le corps, saisir la longueur, la largeur et la profondeur. En effet, si cela nous tombait sous le sens, nous connaîtrions aussi l’intérieur en argent des objets plaqués or. (31) Donc nous ne saisissons pas non plus le corps. Mais si on laisse de côté la querelle à propos du corps, l’être humain se trouvera à nouveau insaisissable parce que l’âme est insaisissable. Qu’elle le soit, c’est clair à partir de ce qui suit. Parmi ceux qui ont traité de l’âme, pour résumer l’énorme et interminable controverse sur cette 15  Pour ma position à ce sujet cf. E. Spinelli, « Sextus Empiricus, The Neighbour­ ing Philosophies and the Sceptical Tradition (again on Pyr. I 220-225) », in Ancient Scepticism and the Sceptical Tradition, éd. J. Sihvola, Helsinki, 2000, p. 35-61 ; cf. aussi M. Bonazzi, « A Pyrrhonian Plato ? Again on Sextus on Aenesidemus on Plato », in New Essays in Ancient Pyrrhonism, éd. D. Machuca, Leiden, 2011, p. 11-26 ; pour une lecture différente, cf. A. M. Ioppolo, La testimonianza di Sesto Empirico, p. 52 sq.

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question, les uns ont dit que l’âme n’existe pas, comme les partisans de Dicéarque de Messène (fr. 8b Wehrli = 18 Mirhady), d’autres qu’elle existe, d’autres ont suspendu leur assentiment. (32) Si donc les dogmatiques affirment que ce désaccord est indécidable, ils accordent immédiatement le caractère insaisissable de l’âme ; mais s’ils soutiennent qu’il est décidable, qu’ils disent par quel moyen ils en décident. Car par la sensation ce n’est pas possible, puisqu’ils prétendent que l’âme est intelligible. Mais s’ils disent que c’est par la pensée, nous répondrons que, puisque la pensée est la chose de l’âme la plus obscure, comme le montrent ceux qui, tout en étant d’accord sur l’existence de l’âme, divergent à propos de la pensée, (33) s’ils veulent saisir l’âme par la pensée et décider du désaccord qui concerne la première, ils veulent décider en assurant quelque chose sur ce qui est moins sujet à investigation, ce qui est absurde. Le désaccord à propos de l’âme ne sera donc pas non plus décidé par la pensée. Et donc par rien. Or s’il en est ainsi, l’âme aussi est insaisissable. De là vient que l’être humain ne saurait lui non plus être saisi.

Dans les premières lignes de ce passage, on retrouve le procédé sextien typique de polémique ‘surabondante’, auquel on faisait allusion plus haut ; ou, mieux, comme cela a été souligné à juste titre, c’est là un des passages qui exemplifient le plus clairement la méthodologie argumentative de Sextus, étant donné qu’elle est « nowhere more in evidence than in the treatment of the criterion »16. Dans la perspective sextienne, on peut identifier un point de départ, qui permet de rendre immédiatement claire la réfutation antidogmatique visant à rendre inacceptable le critère « par lequel ». Dans ce sens, la proposition de départ (« même si nous accordons par concession que l’on peut concevoir l’être humain… ») apparaît déjà en soi évidemment contradictoire par rapport à la conclusion atteinte dans les paragraphes immédiatement précédents. L’intention est de montrer ‘en surplus’ que, bien qu’on puisse l’admettre (seulement disserendi causa, bien entendu), on devra dans tous les cas conclure à la ‘noncompréhensibilité’ de l’homme, ses composantes basilaires, à savoir à la fois le corps et l’âme, étant elles-mêmes tout aussi incompréhensibles17. 16  R. J. Hankinson, The Sceptics, London, 1995, p. 194 ; cf. aussi A. A. Long, Sextus Empiricus on the criterion of truth, p. 48 n. 31. 17  Remarquons toutefois la prudence exprimée à travers l’utilisation d’une ‘voix’ sceptique typique, τάχα, au § 29 (cf. PH, I, 194). Il faut aussi rappeler, avec Long, que le passage parallèle de M, VII, 283-313 ne peut pas être tout simplement considéré « an expansion of PH, 2 but a complex investigation of what it would be if the thesis were true » (A. A. Long, Sextus Empiricus on the criterion of truth, p. 40).

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L’objectif manifeste de Sextus, face à la question qui cherche à éclaircir ce qu’est le corps, est d’en nier tout type de compréhensibilité ou, mieux, si l’on veut reproposer la terminologie plus techniquement sceptique (et à l’origine sceptico-académique) à laquelle il recourt, d’en montrer la ἀκαταληψία. Très brièvement, nous pouvons rappeler que c’est à travers deux points cruciaux que Sextus construit sa polémique (cf. aussi M, VII, 294-295), fondée sur les considérations suivantes au sujet du corps même : (a) On n’en saisit que les accidents, comme par exemple la couleur, et non quelque chose qui en représente la marque distinctive ou, mieux, pour utiliser une expression ‘caméleontiquement’ aristotélicienne, qui nous en montre la vraie essence, si c’est la nuance que nous pouvons donner à la signification de l’expression αὐτὸ τὸ σῶμα du § 30 ; (b) On ne saisit pas [scil. avec les sens] les trois dimensions du corps, et donc pas le corps lui-même18 non plus. En revanche, afin de démolir tout appui en faveur de la compréhensibilité présumée de l’âme, l’argumentation de Sextus devient plus serrée, parcourt un chemin différent et mérite donc un examen plus précis. Du reste, la stratégie polémique de Sextus semble ici se mouvoir en reproposant un de ses modi operandi typiques et, surtout, deux éléments forts qui le caractérisent. En effet, d’une part il se révèle encore une fois, pour ceux qui décident de l’utiliser à la fois avec systématicité et prudence, comme une source doxographique précieuse, souvent même comme une véritable mine d’informations uniques, ‘inouïes’ dans le panorama de ce que nous a laissé la tradition antique. De l’autre, il confirme encore une fois la manière tout à fait singulière et unique avec laquelle il construit sa polémique, cherchant de façon originale, par rapport aux prédécesseurs de son mouvement philosophique, ce que Carlos Lévy a à juste titre indiqué comme une sorte de « légitimation historique »19, exploitant dans ce cas les armes les plus aiguisées de l’arsenal sceptico-pyrrhonien, en particulier les cinq modes d’Agrippa20.

18  Nous avons ici un argumentum ad hominem : cf. le λέγουσιν et encore une fois les observations de A. A. Long, Sextus Empiricus on the criterion of truth, p. 40. Cf. aussi PH, III, 38-49 et M, IX, 359-440. 19  C. Lévy, « Pyrrhon, Enésidème et Sextus Empiricus », p. 319. 20  Et plus exactement διαφωνία, régression, relativité, hypothèse, diallèle (cf. DL, IX, 88, mais surtout PH, I, 164-177), qui représentent une sorte de « filet sceptique » incontournable : cf. principalement J. Barnes, The Toils of Scepticism, Cambridge, 1990, ainsi que récemment H. Thorsrud, Ancient Scepticism, chap. 8, et P. Woodruff, « The

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L’enchevêtrement de ces caractéristiques différentes mais complémentaires saute immédiatement aux yeux dès le début du § 31. Avec une manœuvre très brusque, Sextus met d’abord au rebut la dispute contre la notion de corps. Après avoir déblayé le terrain de cette première cible polémique, il se tourne vers les problèmes liés à l’autre composante considérée comme essentielle dans la plupart des psychologies dogmatiques qu’il combat : à savoir, justement, l’âme, la ψυχή. Selon la perspective sextienne qui, nous l’avons déjà dit, est débitrice dans ce cas du premier des cinq tropes d’Agrippa (cf. PH, I, 170), un choix fort et philosophiquement contraignant pour briser dès le début toute velléité assertivement définitoire dans le domaine psychologique est celui d’établir la ‘dissonance’ la plus classique et la plus complète possible sur ce concept. Si cela est vrai, il est tout aussi vrai que, pour atteindre un tel objectif, Sextus agit ‘à tous les niveaux’, sans négliger aucune des positions possibles et réciproquement conflictuelles sur un objet déterminé parmi ceux qui sont soumis à l’enquête (et sur lesquels ses adversaires dogmatiques prétendent indûment avoir dit une parole définitive21) et en incluant donc dans la διαφωνία son ‘parti’ aussi. Ainsi, face aux questions liées à ce qu’est ou devrait être l’âme, Sextus expose à son lecteur trois grandes positions (apparemment exhaustives et réciproquement exclusives) : (a) Certains penseurs, comme le péripatéticien Dicéarque de Messène, en ont nié tout court l’existence22 ; Pyrrhonian Modes », in The Cambridge Companion to Ancient Scepticism, ed. R. Bett, Cambridge, 2010, p. 223-226. 21  Pour cette acception résolument négative de δόγμα, opposée à celle, ‘faible’, acceptée positivement par les pyrrhoniens, je me limite à renvoyer à PH, I, 13-15, sans d’aucune façon effleurer le conflit entre exégètes ‘rustiques’ ou ‘urbains’ (j’accorde toutefois ma préférence à ces derniers) de ce passage sextien difficile. 22 La citation de Dicéarque pourrait sembler surprenante et mérite donc qu’on la commente brièvement. Le passage sextien (= fr. 8b Wehrli = fr. 18 Mirhady) semble se situer dans le sillon d’« eliminativist reports » (l’expression appartient à R. W. Sharples, Dicaearchus on the Soul and Divination, in Dicaearchus of Messana : Texts, Translation, and Discussion, ed. W. W. Fortenbaugh, E. Schütrumpf, New Brunswick, London, 2001, p. 148 ; mais cf. déjà J. Annas, Hellenistic Philosophy of Mind, Berkeley, Los Angeles, 1992, p. 31 n. 43), typique de certaines expositions doxographiques, à partir de celles de Cicéron, dans les Tusculanae et dans le Lucullus, conservées dans les frr. de Dicéarque 19, 14-16 et 17 Mirhady, ainsi que, sans doute, dans un passage du De anima de Tertullien (= fr. 25 Mirhady). Il faut toutefois remarquer qu’un autre passage sextien (M, VII, 349 = fr. 24 Mirhady) attribue à Dicéarque l’idée non pas que l’âme n’existe absolument pas mais plutôt la conviction selon laquelle elle ne serait rien d’autre qu’un corps dans une condition/disposition bien déterminée (πῶς ἔχον σῶμα : la terminologie semble révéler une nuance stoïcisante, à moins qu’on ne veuille penser à l’influence de Straton,

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(b) D’autres, en revanche, l’ont admise (et il faudrait ici compléter, légitimement, en supposant que ces derniers ont fourni ensuite, à ce propos, des explications et des solutions différentes, même fort différentes, bref, sujettes à conflit ou μάχη) ; (c) D’autres encore, avec circonspection et sans aucune précipitation, ont eu recours à l’option d’une ἐποχή prudente, encore une fois, peuton à juste titre supposer, justement et surtout à cause de l’équivalence des thèses avancées sur ce thème complexe. Sextus ne fournit pas d’autres exemples ou d’autres noms à l’appui de la deuxième et de la troisième thèse23, comme si, s’estimant tellement satisfait de l’exposition d’un désaccord aussi radical, il n’avait pas besoin de citations de détail d’un ou d’un autre groupe ou penseur. Du reste, de quelle manière pourrait-être résolue la διαφωνία extrême que nous venons de présenter ? Elle se révèle plutôt insoluble (ἀνεπίκριτος), condamnant donc la notion même de ψυχή à une totale incompréhensibilité. Comme s’il voulait d’une certaine manière rendre son analyse plus complète, Sextus imagine à ce point une objection possible contre son attaque. En effet, quelque dogmatique pourrait tenter d’argumenter e contrario, en appuyant ses conclusions sur l’existence d’un instrument d’évaluation, c’est-à-dire, techniquement, sur la présence d’un critère, à travers lequel juger les thèses en lice et parvenir ainsi à en préférer une par rapport à une autre. Toutefois, si un penseur de ce genre existe, réplique Sextus, il ne pourrait avoir recours qu’à deux ‘instruments’ pour résoudre la διαφωνία : la sensation ; l’intellect. Mais cette tentative de contre-objection dogmatique paraît immédiatement destinée à se heurter à des problèmes. En effet, ce sont justement les dogmatiques qui placent l’âme parmi les choses intelligibles, rendant ainsi impraticable, de fait, la première hypothèse, car il y aurait une hétérogénéité radicale entre l’instrument jugeant présumé et l’objet à juger. À première vue, l’objection sextienne semble très forte. Toutefois, à mon avis, elle opère, il est vrai, sur le plan dialectique, en exploitant des notions dogmatiques pour miner les fondements d’une psychologie forte et assertive, mais sans doute se meut-elle à la manière d’un borgne, regardant d’un seul côté et non à l’ensemble de l’univers des positions dogmatiques. En effet, peut-être que l’objectif de Sextus comme le voudrait G. Movia, Anima e intelletto. Ricerche sulla psicologia peripatetica da Teofrasto a Cratippo, Padova, 1968, p. 73). 23  Remarquons toutefois qu’il s’agit ici, pour la troisième position, du résultat habituel de l’argumentation sceptico-pyrrhonienne, au point qu’il en représente le noyau, presque l’essence, comme le montre clairement la revendication de la méthode et du contenu exposée dans PH, I, 8-10.

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tient si et seulement si l’on se réfère à ces théories, qui avaient considéré la ψυχή comme un élément tout à fait spécial du réel, surtout comme une entité non corporelle et ontologiquement autre par rapport à tout agrégat matériel. La polémique pyrrhonienne, bien que menée suivant son attitude ‘parasitaire’ habituelle et donc disserendi causa, ne peut être considérée achevée et omni-compréhensive. Elle semble ignorer et consciemment passer sous silence d’autres positions dogmatiques, comme par exemple les positions explicitement matérialistes et plus spécifiquement épicuriennes qui, justement à partir de phénomènes liés à la perception, considéraient qu’il était légitime d’inférer la pleine existence de l’âme. Aux yeux de Sextus, la deuxième hypothèse, qui fait appel à la διάνοια comme instrument légitime pour résoudre les difficultés et dépasser la discordance des partis en présence, se révèle elle aussi malheureuse et infructueuse. Cette alternative ne tient pas à l’essai de la polémique sextienne, en premier lieu parce que l’intellect, présenté comme une partie de l’âme plus en général (cf. aussi PH, I, 128), ne peut être saisie d’une manière claire et immédiate : en effet, sur lui, sur sa nature, sur sa place et sur son fonctionnement, l’affrontement entre les différents dogmatiques s’est révélé encore plus serré et inextricable (à ce propos, cf. aussi M, VII, 303-313). Bref, si l’on décide de résoudre le problème  de la διαφωνία en s’en remettant à un tel instrument de diagnostic, les difficultés augmentent au lieu de diminuer ou de se dissiper. On ne voit donc aucune d’issue ; ou, pire, en portant le regard au-delà de la ψυχή et en concentrant l’attention sur la διάνοια, la fiabilité des thèses dogmatiques devient encore plus faible, car il parvient à embrasser une conclusion complètement absurde et prétend erronément expliquer obscurum per obscurius. Sur le plan des occurrences linguistiques et du lexique technique de Sextus, il faut remarquer qu’il a la main un peu lourde, se montrant particulièrement sévère avec ses adversaires dogmatiques (non pas matérialistes, je répète, mais plutôt ‘idéalistes’, c’est-à-dire liés à une considération spéciale et supérieure du rôle et de l’essence de l’âme) : en effet, leur solution présumée est étiquetée négativement par l’adjectif ἄτοπον, pour en souligner toute l’absurdité et l’étrangeté herméneutique24. Dans sa polémique, Sextus semble s’approprier – sans nécessairement le partager, mais seulement pour des raisons dialectiques – un processus d’enquête sain et heuris­ti­ que­ment productif dont s’était déjà servi Aristote : sur le plan argumen24  Du reste, ailleurs aussi Sextus souligne la violence extrême d’une telle option méthodologique dogmatique : cf. par exemple M, VIII, 286.

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tatif et dans la construction d’un raisonnement sain, il faut toujours se mouvoir à partir de ce que l’on connaît le plus vers ce qui est moins connu en soi25 . La force de ces paragraphes sextiens ne semble pas accorder d’issue aux dogmatiques. En effet, en en suivant les traces, on ne peut que concéder une conclusion à première vue radicalement négative : l’âme aussi est insaisissable. Il s’agit d’un résultat qui n’est pas dénué de conséquences ; étant donné que, sur la base des considérations de départ, justement la ψυχή avait été présentée, avec le corps, comme une partie constitutive de l’homme, sa démolition n’est pas un phénomène isolé mais se révèle une partie d’un dessein plus ample, qui entraîne vers la ruine et fait paraître tout aussi incompréhensible le concept plus général et omni-compréhensif de ἄνθρωπος. Bref, si l’on s’en tient aux bavardages des dogmatiques, nous ne pourrions nous faire une idée ou cultiver une notion même pas de nos semblables – ceux que nous rencontrons tous les jours et avec lesquels nous avons des relations de différents types et de différente nature – surtout si nous prétendons qu’elles ont une valeur absolue et épistémologiquement indiscutable. Mais, peut-être existe-il d’autres voies et d’autres manières pour approcher le ἄνθρωπος, qui ne sont pas nécessairement marquées par des formes fortes de fondationalisme ontologique ou logique. Bref, peut-être pouvons-nous nous laisser aller à la simple observation de ce que nous offre la vie quotidienne, à la βιωτικὴ τήρησις qui occupe tant de place dans le projet ‘positif ’ évoqué à plusieurs reprises par Sextus Empiricus ; mais c’est une autre histoire et, ici, aujourd’hui, οὐκ ἀναγκαῖον ‘αὖθις ἀριζήλως εἰρημένα μυθολογεύειν’26. BIBLIOGRAPHIE B rochar d , V., Les sceptiques grecs, Paris, 19232 . Da l P r a , M., Lo scetticismo greco, Roma-Bari, 1989. H a nk inson , R. J., The Sceptics, London, 1995. 25  Pour des passages importants à ce sujet, cf. E. Berti, Introduzione alla metafisica, Torino, 2006, p. 8-9. Sextus se sert plusieurs fois de cette objection (cf. par exemple PH, II, 120 ; III, 23 ; M, VIII, 66, 180, 285-286), « which may be considered an extra Formal Mode » (R. J. Hankinson, The Sceptics, p. 193). 26  C’est ainsi que s’exprime Sextus, en renvoyant à un célèbre texte homérique (Od., XII, 453 sq.), dans un des passages les plus connus qu’il consacre à l’explication de la légitimité de l’agir éthique de la part du pyrrhonien : cf. M, XI, 160-167 et surtout PH, I, 23-24, avec mes considérations dans E. Spinelli, Questioni scettiche, chap. 6. Je remercie enfin Tomaso Berni Canani pour la traduction en français de ce texte.

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L év y, C., « Pyrrhon, Enésidème et Sextus Empiricus : la question de la légitimation historique dans le scepticisme », dans Antichi e moderni nella filosofia di età imperiale, a cura di A. Brancacci, Napoli, 2001, p. 299329. L ong , A. A., « Sextus Empiricus on the criterion of truth », Bulletin of the Institute of Classical Studies, 25 (1978), p. 35-49. Sextus Empiricus. Esquisses pyrrhoniennes, éd. P. Pellegrin, Paris, 1997. Sextus Empiricus : Outlines of Scepticism, ed. J. Annas, J. Barnes, Cambridge, 20002 . S pinelli , E., Questioni scettiche. Letture introduttive al pirronismo antico, Roma, 2005 (maintenant aussi en ligne : http ://scholarlysource.daphnet.org/index.php/DDL/issue/view/18). Str ik er , G., Κριτήριον τῆς ἀληθείας, dans Ead., Essays on Hellenistic Epistemology and Ethics, Cambridge, 1996, p. 22-76. Thor srud , H., Ancient Scepticism, Stocksfield, 2009.

David Konstan

PERPETUA’S MISSING HUSBAND : THE PSYCHOLOGY OF A CHRISTIAN CONVERT In the editorial preface to Perpetua’s account of her last days in prison, we are informed that « two young catechumens, Revocatus and his fellow-slave Felicitas, were arrested, along with Saturninus and Secundulus ; among them was also Vibia Perpetua, of distinguished birth, liberally educated, and properly married [matronaliter nupta], who had a father, a mother, and two brothers, one of whom was also a catechumen, as well as infant son still at the breast. She herself was about twenty-two years old » (2, 1-2). However, although she is said to be married, there is no reference in Perpetua’s own diary to a husband, and the editor may have inferred her married status from the fact of her having a child. Her father, of course, plays an active role in trying to persuade Perpetua to take a less stubborn attitude and so avoid exe­ cution, and later he keeps and presumably raises her child ; but where is her husband in all this ? Some attempts have been made to explain the absence of Perpetua’s husband from the narrative. Peter Habermehl, for example, argues that he will not have converted to Christianity when Perpetua did, and this was the cause of the rift between them1. This is surely right, but perhaps not the whole story. In what follows, I attempt to flesh out the picture a little further, offering what I take to be a plausible scenario – for one cannot hope to attain greater accuracy than that. In particular, I suggest that the cause of the separation between husband and wife was not just Perpetua’s conversion, but her consequent decision to 1 P. Habermehl,

Perpetua und der Ägypter oder Bilder des Bösen im frühen afrikanischen Christentum, Berlin, 2004 ; the suggestion by C. Osiek, « Perpetua’s Husband », Journal of Early Christian Studies, 10 (2002), p. 287-290, that her husband is Saturus, who was arrested later and was martyred along with the others (4), is not convincing.

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abstain from sexual relations : the culprit, then, is precisely the asceticism that was prevalent in the early Christian church. The evidence for hostility to sex in the early church is abundant, and need not be documented here2 . In all of the so-called « Apocryphal Acts of the Apostles » that date to the third century, tension between a married couple as a result of the conversion of one of the partners is thematized3. These works betray a closer connection with encratite or similar movements within Christianity and Gnosticism than we can safely posit for the milieu in which the Passio Perpetuae et Felicitatis was composed, and cannot be used as secure evidence for Perpetua’s own convictions ; but they do provide a picture of the ideological climate of the early church, in which Montanism too may be included. Montanists strictly prohibited second marriages, but a condemnation of sex as such may well have been perceived as a natural corollary. Tertullian, who may have been the compiler of the various documents comprised in the Passio, was himself scarcely sympathetic to sex : he praised virginity as the highest state, and recommended abstinence even in marriage (cf. De monogamia, 17 ; Ad uxorem, 1, 3 ; De exhortatione castitatis, 1, 9). He held further that virgins, at least from the time of puberty, should go about veiled (De virginibus velandis). Having been reared in an upper-class pagan family, Perpetua will have been instilled with a positive attitude toward matrimony, and indeed seen marriage and the bearing of children as the goal of a young woman’s life. Nor is she likely to have come into contact with Christian proselytizers while a virgin in her parents’ house, at least not to the extent of becoming a fully catechized member of the sect, with the secret meetings that this clearly entailed, in which the participants were subject to exposure and arrest (Saturus escaped arrest initially only because he was away at the time [4, 5]). For regardless of Tertullian’s strictures about veiling virgins, respectable unwed girls did not circulate quite so freely in public. There is no reason, then, to suppose that she entered wedlock with anything less than the best of will – she was, after all, her father’s darling, as her own diary makes abundantly clear 2  Cf., for example, K. L. Gaca, The Making of Fornication : Eros, Ethics, and Political Reform in Greek Philosophy and Early Christianity, Berkeley, 2003 for an excellent discussion of the Greek roots of sexual abstinence, and its development within the Christian church ; Gaca distinguishes usefully between encratism or strict abstinence from sex, and procreationism, according to which sex is limited to purposes of reproduction. 3  Cf. D. Konstan, « Acts of Love : A Narrative Pattern in the Apocryphal Acts », Journal of Early Christian Studies, 6 (1998), p. 15-36 ; in this article I argue that mortal love, even between husband and wife, is in fact honored in the Apocryphal Acts, provided that both partners are Christian and that they agree to abstain from sex.

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(5,  2 : te praeposui omnibus fratribus tuis), and he is unlikely to have imposed an unwelcome partner on her – and very probably (though this is of course only a guess) she became pregnant soon after the marriage itself. Sometime after this, she converted to Christianity. We must allow some time for her to have met with Christians, which she could do more freely, now that she was a married woman and could move about on her own, accompanied no doubt by one or more slaves. For there was commonly a marked difference in the degree of independence allowed to a virgin daughter and a wedded matron, though precise information on the customs of Perpetua’s own milieu is lacking. A further period will have elapsed before she can have grown close enough to her Christian friends to be admitted fully into their circle, and to have been properly instructed in the faith (cf. 4, 5 : Saturus […] ipse nos aedificauerat), though she was baptized only after the initial inquisition and shortly before her incarceration (3, 5). How long did the process of her conversion take ? We do not know the age of Perpetua’s son, save that it was still unweaned. But from the fact that the child is in prison with her, and at the beginning faint with inanition (3, 8), we may infer that it was still quite young, probably no more than a few months old at the most. Between the conception of the child and Perpetua’s incarceration, it is a reasonable guess that not much more than a year will have passed, during which Perpetua had been sufficiently indoctrinated to declare herself a Christian (3, 2). We may hazard the guess – allowing for a large element of conjecture – that she was advanced enough to consider herself an adherent of the new faith before the birth of her baby. For were it otherwise, we should have expected that her son would have been remanded to his own father, that is, Perpetua’s husband, rather than to her natal family (3, 8 ; cf. 6, 7, in which her father refuses to give the child back into her care). That the child was still nursing is no obstacle to leaving it in her husband’s care : the practice of employing wetnurses was prevalent, and had Perpetua been unconverted at the time of childbirth, she would almost certainly have availed herself of one. Indeed, Perpetua’s choice to nurse her own child may conceivably be taken as a sign that she already considered herself a Christian when it was born4. If she converted prior to parturition, possibly as much as several months earlier, and if she had determined to abandon sexual relations with her husband at that time, he may well have found this reason enough to send her back to her father. Still in the realm 4  I

owed this (tentative) suggestion to Hanne Sigismund Nielsen.

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of speculation, we may even imagine that Perpetua’s husband was not yet aware that she was pregnant (nor may she have been aware of it, for that matter), in which case he will not have formed an attachment to the unborn child, nor would he have recognized it subsequently as his own or granted it a name on the dies lustricus, nine days after its birth. Who knows but that the father may have entertained suspicions that the child was not even his – a plausible enough notion, given the intimacy that prevailed among the band of Christians, and the view that outsiders might take of it. But it is not just the father who appears to have been relatively indifferent to the fate of the child. Perpetua herself seems to have little interest in its future, handing it over to the care of her pagan father, who would surely not take pains to give it a Christian education. She is not indifferent to its physical well-being or comfort : for this reason she is eager to nurse it in the jail, since it was accustomed to her. But once she finds that her own breasts cease to be swollen and the child no longer desires to suck, she is « no longer troubled either by worry about the infant or by pain in her breasts » (6, 8 : ne sollicitudine infantis et dolore mammarum macerarer). Granted, there were no self-declared Christians at liberty to take over the rearing of the infant, even had her father been willing to contemplate such an arrangement. Still, in rejecting her worldly family, including her parents and siblings (apart from the brother who was himself a catechumen), Perpetua seems to have had no particular maternal attachment to her own baby. Could it be that she herself, from the time she realized she was pregnant, had already conceived so extreme a distaste for sex and all that reminded her of it that she not only terminated relations with her husband but even began to think of the unborn fetus as somehow foreign and unwelcome ? The child, like its father and her own parents, belonged to another world – not that of her new Christian community. Such a psychological interpretation of Perpetua’s state of mind is of course hypothetical, and one might well regard it as inimical to sound philological or historical method. Motherly sensibilities vary from one society to another, and where high rates of infant mortality prevail, as in ancient Rome, it is plausible, though by no means demonstrated, that parental attachment to children develops more slowly, as a kind of coping mechanism ; Roman law imposed a briefer period of morning for children under two, for example, than for older children5. In any 5  Cf. Paulus, Opinions, I, 21, 2-5, 8-14, as cited in J.-A. Shelton, As the Romans Did : A Sourcebook in Roman Social History, New York, 19982 , p. 94. Shelton comments :

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case, Perpetua was not wholly insensitive, I believe, to maternal or to filial feelings – but they emerge in her narrative in a displaced form, mediated through the imagery of visions and dreams. I have suggested elsewhere that the figures of Saturus and Pomponius, who appear to Perpetua in visions and guide her to salvation, assume the role of surrogate father : in rejecting her natural parents, Perpetua recreates an ersatz family, composed of her fellow Christians6. But I also called attention to the two dreams she has about her youngest brother in the flesh, as she puts it ( frater meus carnalis, 7, 5), Dinocrates, who died at the age of seven of a cancer that had disfigured his face : Perpetua is astonished at the vision, because, as she says, she had never before given him any thought (7, 1 : et obstipui quod numquam mihi in mentem uenisset nisi tunc, et dolui commemorata casus eius). These dreams are sandwiched in between the visions involving Saturus and Pomponius, which frame her diary ; the first dream, moreover, occurs right after she has been separated from her own child. She hears the voice of Dinocrates from beyond the grave, and imagines that he is attempting unsuccessfully to drink from a pool. Upon waking, she prays for him, and there follows a second dream, in which his wound seems miraculously healed and he can now drink his fill from a golden jar. That Perpetua is able, by her petition, to rescue from punishment (poena, 8, 4) an unbaptized boy and to all appearances gain him entry to heaven has large theological implications, which worried Saint Augustine, since it opens up the possibility of the salvation of the damned – a doctrine associated with Origen and vehemently condemned by Augustine7. But the pair of dreams would seem to reveal « A mother’s grief for her child would undoubtedly extend well beyond a month […]. The social demand that they suppress their grief may well have caused hysterical symptoms in many women. » Ancient Hebrew law restricted the period of mourning to seven days (e.g., Genesis, 50, 10 ; 1 Samuel, 31, 13), or even a single day or less (2 Samuel, 1, 12) ; a thirty-day period is also mentioned (Numbers, 20, 29). Cf. P. C. Rosenblatt, « Grief in Small-Scale Societies », in C. Murray Parkes, P. Laungani, B. Young (ed.), Death and Bereavement Across Cultures, London, 1997, p. 41 : « A mother in the slums of Cairo, Egypt, locked for seven years in the depths of a deep depression over the death of a child is not behaving pathologically by the standards of her community. A bereaved Balinese who seemingly laughs off a death is also behaving appropriately by the standards of her culture. » 6  Cf. D. Konstan, « Perpetua’s Martyrdom and the Metamorphosis of Narrative », in J. Bremmer, M. Formisano (ed.), Perpetua’s Passions : Multidisciplinary Approaches to the Passio Perpetuae et Felicitatis, Oxford, 2011, p. 291-299. 7 On Origen’s doctrine of universal salvation, and the negative reaction especially among Latin church fathers, cf. the full discussion in I. Ramelli, Gregorio di Nissa : Sull’anima e la resurrezione, Milan, 2007 and especially Ead., The Christian Doctrine of Apokatastasis : A Critical Assessment from the New Testament to Eriugena, Leiden, 2013.

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also Perpetua’s unconscious desire to reconstitute her blood family in Christ, even if it can only occur posthumously. She does care about the fate of her young relations, even if they had never been exposed to Christianity. There may be a kind of psychological compensation mechanism at work here, in which Perpetua has transferred the love she felt for her child to the long forgotten brother. At the same time, however, the dreams also throw into relief Perpetua’s relative indifference to her own son. It is worth observing that when the martyrdom of Perpetua and her fellow sufferers was recast in the form of Acts a century or more later, the entire episode concerning Dinocrates was omitted, perhaps with the intention, in line with the tendency of the Acts generally, of reducing still further any sign of maternal feeling in Perpetua8. The Passio Perpetuae et Felicitas is organized, like Perpetua’s own journal, around the willing martyrdom of the Christian prisoners, and all other elements are subordinated to this theme. Thus, Perpetua’s failure to heed her father’s appeal to her to pity her baby (6, 2), repeated by the procurator Hilarianus (6, 3), like her refusal to spare her father’s white hairs (5, 2 ; 6, 3), functions within the larger narrative to highlight the strength of her commitment to her faith. In this context, her rejection of her husband’s marriage rights thanks to her new religious beliefs, and his consequent decision to send her back to the house of her father – if that is how he came to drop out of the picture of her final days – would be a distraction from the central argument, even if it might have illuminated another dimension of her conversion, namely a new asceticism that frowned on sex even in a legitimate marriage. The story of Felicitas confirms the indifference to offspring that informs Perpetua’s tale. She was eight months pregnant when thrown into prison (women were not thrown to the beasts when with child), and was upset only because she might not be able to be martyred with her fellow Christians, but would be slain among common criminals (15, 2). The others were equally unhappy not to have her company on the appointed day, and prayed to God for assistance ; apparently as a result of their petition, she gave birth at once (15, 5) to a girl, « which some sister or other raised as her own daughter » (15, 7 : quam sibi quaedam soror in filiam educauit). There is no reason to suppose that the woman was a Christian, since she evidently stood free of danger. For the redactor, the interest of the story lies principally in the didactic 8  On this point, cf. J. Weitbrecht, « Maternity and Sainthood in the Medieval Perpetua Legend », in J. Bremmer, M. Formisano (ed.), Perpetua’s Passions, p. 150-166.

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moral that he draws from her cries during childbirth : for this pain, as she explains to a scornful prison guard, she suffers on her own account, but when she is thrown to the beasts there will be another who suffers for her, as she will do for him (15, 6). I have been arguing that the theme of sexual abstinence, while it is not explicitly alluded to in the course of the Passio, may lurk behind the scenes, as it were, kept out of sight so as not to distract readers from the central message of the narrative, namely the example of heroic martyrdom on the part of Perpetua and her fellow Christians9. If Perpetua’s conversion did indeed commit her to refraining from sexual relations with her husband, as happens in a number of other Christian chronicles, it will explain the reason both for their separation and for his complete absence from the text, as well as both his and Perpetua’s apparent indifference to the fate of their son. He, in renouncing his wife, perhaps early in her pregnancy, will have washed his hands of her and her offspring ; she, in forsaking sex, will have given up along with it, at least to a certain extent, an interest in procreation as well, and so, secondarily, a maternal concern for the infant she had recently borne. The conditions under which Perpetua might plausibly have encountered devout Christians and been instructed by them in the faith were most likely to have occurred after her marriage, and help to support the picture of a recent conversion, perhaps soon after she conceived and before her husband even knew that she was with child. But old sentiments linger on, and Perpetua’s affection for her father and her infant son seem to manifest themselves indirectly, via the visions she has of being saved, in the end, by the surrogate paternal figures of Saturus and Pomponius, and her dreams of rescuing from suffering and damnation her long-forgotten young brother, who died in pain and misery. BIBLIOGRAPHY den

B oeft, J., « The Editor’s Prime Objective : haec in aedificationem Ecclesiae legere », in J. Bremmer, M. Formisano (ed.), Perpetua’s Passions, p. 169-179.

B r emmer , J. et M. F or misa no , Perpetua’s Passions  : Multidisciplinary Approaches to the Passio Perpetuae et Felicitatis, Oxford, 2011. 9 J. den Boeft, « The Editor’s Prime Objective : haec in aedificationem Ecclesiae legere », in J. Bremmer, M. Formisano (ed.), Perpetua’s Passions, p. 169-179, argues that it was the redactor’s intention precisely to canonize Perpetua’s and Felicitas’ story within the church.

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Jean-Baptiste Guillaumin

REPRÉSENTATIONS DE L’UNIVERS ET VÉRITÉ ASTRONOMIQUE DANS LES NOCES DE PHILOLOGIE ET DE MERCURE DE MARTIANUS CAPELLA L es Noces de Philologie et de Mercure de Martianus Capella sont généralement présentées comme un roman allégorique mettant en scène sept exposés scientifiques, correspondant aux sept arts libéraux. Dans la mesure où le récit qui sert de cadre aux exposés narre l’apothéose et l’ascension céleste de la mortelle Philologie vers la Voie Lactée, où elle retrouve son futur époux Mercure et assiste aux discours scientifiques des uirgines allégoriques qu’il lui a offertes, l’œuvre peut être lue comme une ascension de l’âme humaine vers la connaissance pure, selon un motif bien ancré dans l’esprit néoplatonicien qui paraît sous-tendre l’ensemble. De fait, le lecteur de Martianus Capella est constamment invité à adopter des niveaux d’interprétation différents : lecture divertissante d’un récit romanesque bigarré qualifié de senilis fabula dans le poème final (9, 997), étude sérieuse des principes élémentaires des sept arts libéraux, résolution des énigmes dont le récit1 est parsemé et interprétation philosophique de l’ensemble. Dans la mesure où le cadre du récit n’est autre que l’univers (de la Terre jusqu’à la Voie Lactée), qui fait également l’objet d’une présentation scientifique dans l’exposé d’Astronomie (au livre VIII), il peut être intéressant de rapprocher ces deux types de représentations et de comparer le traitement littéraire des apparences célestes avec la recherche d’une vérité scientifique destinée précisément à « sauver » ces apparences en leur fournissant une explication théorique. De prime abord, il semble toutefois que les 1  Le

récit proprement dit se trouve dans les livres I et II, ainsi que dans les passages qui ouvrent et ferment les livres III à IX, consacrés aux exposés scientifiques. Nous citons dans cet article le texte de J. Willis pour les livres II et VIII, celui de la CUF pour les autres livres utilisés. La parution récente du livre I dans CUF (par J.-F. Chevalier, 2014) ne nous a toutefois pas permis d’en intégrer les commentaires.

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représentations littéraires de l’univers entrent en contradiction, sur plusieurs points, avec le discours scientifique proprement dit : doit-on alors se résoudre à une lecture morcelée d’une œuvre qui répondrait à des attentes différentes selon les passages, ou peut-on dégager un niveau de lecture permettant d’unifier ces différentes approches ? R epr ésentations

de l’univ ers da ns le r écit allégor ique

Le ciel comme point de repère Dès le début du récit, le ciel est utilisé comme point de repère pour mentionner la date des événements narrés : Mercure est en effet représenté en train de saluer sa mère, Maia, pendant « sa pérégrination zodiacale annuelle » (annua peragratione zodiaca, 1, 5), ce qui peut être lu comme une allusion à la date printanière du mariage – la planète Mercure, nécessairement proche du soleil, étant dans la constellation du Taureau vers la fin du mois d’avril ou le début du mois de mai2 dans l’Antiquité. Dans le poème qui ouvre le livre II (2, 98), on trouve une mention de plusieurs constellations qui brillent à la tombée de la nuit : le Dragon, le Bouvier, Orion « qui traîne Sirius » (c’est-à-dire le Chien) et la Couronne Boréale ; si le Dragon est toujours visible et le Bouvier souvent, Orion et la Couronne ont pour particularité de se trouver respectivement du côté de l’orient et du côté de l’occident au crépuscule à cette période, sous les latitudes méditerranéennes. Enfin, au moment où elle s’apprête à quitter l’assemblée céleste pour reprendre sa fonction de luminaire, la Lune évoque le « chemin du Taureau et de la révolution de l’univers » (Tauri ac mundanae discursionis itiner, 9, 897) qu’elle va devoir suivre, insistant ainsi sur l’importance de cette constellation dans la date du mariage3. Les positions apparentes des constellations dans le ciel, souvent utilisées pour exprimer la date dans les textes antiques4, jouent donc un rôle important dans les Noces : les différentes modalités littéraires utilisées (récit en prose jouant sur l’ambiguïté entre la figure anthropomorphique de Mercure et la planète correspondante, passage en vers ouvrant un livre, discours direct d’une 2  Pour le détail, voir la note de L. Cristante, Martiani Capellae De Nuptiis Philologiae et Mercurii libri I-II, p. 108. 3  Sur l’interprétation de ce passage, voir J.-B. Guillaumin, Martianus Capella, Livre IX, p. 95-96. 4 Systématique dans les Travaux et les jours d’Hésiode, ce procédé de datation, entretenu par la pratique des parapegmes, est encore utilisé en contexte poétique, à l’époque de Martianus, par exemple par Rutilius Namatianus lorsqu’il évoque la période qui précède son départ en mentionnant l’entrée du Soleil dans les pinces du Scorpion (1, 183-184) et le coucher des Pléiades (1, 187-188).

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planète présente sous les traits d’une déesse dans l’assemblée céleste) constituent autant de manières d’intégrer cette insistance sur l’apparence des cieux dans le cadre même du récit. Les sphères célestes et leur description Plus fondamentalement, les péripéties qui caractérisent les livres I et II se déroulent dans l’espace qui s’étend de la Terre jusqu’à la sphère la plus extérieure, c’est-à-dire l’ensemble de l’univers. Le système représenté est des plus classiques : la Terre, fixe au milieu de l’univers, est entourée par sept sphères concentriques supportant chacune le mouvement d’une planète et disposées dans l’ordre dit « chaldéen » (Lune, Mercure, Vénus, Soleil, Mars, Jupiter, Saturne), presque unanimement utilisé à l’époque de Martianus5. Au-delà de la sphère de Saturne se trouve la sphère étoilée, qui porte les astres fixes (parfois appelée « sphère des fixes » ou « sphère aplane » –  ἀπλανής  – par opposition à celles qui portent les planètes). Cet ordre est exprimé à la fois par la disposition des neuf Muses, décrite de la sphère la plus extérieure à la Terre (1, 27-28), et par le récit de l’ascension de Philologie (2, 169199), qui procède selon l’ordre inverse. La description de l’univers correspond donc aux représentations communes de l’Antiquité et ne relève pas d’une approche scientifique qui chercherait à en expliquer les mécanismes. Le seul aspect original de cette disposition est la mention, en 2, 201, d’une sphère plus extérieure, sur laquelle nous reviendrons plus loin. La description des planètes développe parfois, de manière métaphorique, des caractéristiques liées à leur apparence (couleur et vitesse essentiellement), qui se doublent de considérations astrologiques sur leurs effets. Ainsi, lorsque Mercure et Vertu partent à la recherche d’Apollon pour obtenir son avis sur le mariage à venir, ils doivent traverser des fleuves célestes multicolores qui s’écoulent du ciel (1, 14), et dont la présentation rappelle les principales caractéristiques apparentes des planètes6 : le premier fleuve a un cours lent et livide (liuens), à l’image 5  La question de l’ordre des planètes, et en particulier de la divergence entre Platon – qui suit l’ordre « égyptien » avec le Soleil placé immédiatement après la Lune – et Cicéron – qui suit l’ordre « chaldéen » – est présentée dans le détail par Macrobe, Commentaire au Songe de Scipion, 1, 19. Sur cette question, voir M. Armisen-Marchetti, Macrobe, Commentaire au Songe de Scipion, Livre I, Paris (CUF 360) 2001, p. 187-188. 6  Pour l’analyse détaillée de ces descriptions et le rapprochement avec d’autres sources antiques (notamment Platon, Rep. X, 616 e-617 a et Pline, NH 2, 79), voir en particulier le commentaire de D. Shanzer, A Philosophical and Literary Commentary, p. 95-98, et celui de L. Cristante, I. Filip et L. Lenaz, Martiani Capellae…. libri I-II, p. 130-136.

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de Saturne. Le second roule tranquillement ses flots argentés, à l’image de Jupiter. Le troisième a l’éclat rougeâtre du feu et se caractérise par sa rapidité et sa violence : si cette mention ne peut pas désigner la durée de révolution de Mars, que l’on range parmi les planètes « lentes » (dont la révolution est supérieure à un an), elle semble pouvoir se justifier par des considérations astrologiques sur la violence liée à l’astre (et au dieu) ; d’un point de vue astronomique, une allusion à l’amplitude du mouvement de rétrogradation de cette planète n’est pas impossible. Le quatrième, resplendissant de l’éclat de l’or (auratus ac fulgidus ac flammis coruscantibus rutilans), tempère les autres fleuves : il s’agit bien entendu d’une allusion au soleil. Le cinquième, « plus pur que l’ambre » (electro purior), se caractérise par la douceur de ses flots, à l’image de Vénus. Enfin, les deux derniers fleuves tirent leur couleur des fleuves voisins : l’un est décrit comme très rapide (nimia celeritate festinus), à l’image de Mercure et de ses fréquentes rétrogradations ; l’autre apparaît comme « portant en quelque sorte l’origine des flots » (quandam undarum originem gestans), ce qui peut être une allusion au caractère fluide des éléments sublunaires, ou encore au rôle de la Lune dans le phénomène des marées7. Des indications de ce genre apparaissent, mais moins systématiquement, dans la description de l’ascension céleste de Philologie, mesurée en intervalles musicaux, qui occupe une partie du livre II (2, 169-199) et se caractérise davantage par des considérations astrologiques et hermétiques. On y retrouve toutefois l’idée que la sphère de Jupiter « brille d’une sorte de tranquille prospérité » (quadam prosperitatis tranquillitate rutilabat, 2, 196) et que la sphère de Saturne se trouve dans « le froid et les tempêtes de neige » (in algido… pruinisque niualibus, 2, 197). L’univers dépeint s’appuie donc sur une description du ciel imagée, mais conforme aux apparences et aux représentations communes. Ekphraseis d’objets représentant le monde Parallèlement à l’utilisation de descriptions du ciel pour marquer le cadre spatio-temporel des Noces, Martianus intègre au sein même du récit des objets rappelant et résumant l’apparence du monde. On trouve d’abord, en 1, 68, la mention d’un globe constitué de l’assemblage de l’ensemble des éléments (ex omnibus compacta fuerat elementis), où apparaissent « la totalité du ciel, l’air, les mers, la diversité de la Terre et les barrières du Tartare » (caelum omne, aer, freta diuersitasque tellu7  Les deux hypothèses sont mentionnées et étayées par Shanzer, A Philosophical and Literary Commentary, p. 98.

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ris claustraque fuere Tartarea), ainsi que « les villes, les carrefours et toute la série des êtres vivants » (urbes etiam, compita cunctarumque series animantium). Sur ce globe, Jupiter intervient en sculpteur, selon son bon vouloir ( fictor arbitrarius), pour déclencher les événements qu’il souhaite voir advenir dans le monde. L’objet est donc décrit à la fois comme l’image du monde sublunaire et comme son modèle : pour résumer ce statut d’ekphrasis platonisante, la formule imago… ideaque mundi insère dans une expression ovidienne qualifiant le bouclier d’Achille (Met. 13, 110) l’un des termes les plus caractéristiques du platonisme aux yeux des auteurs latins8. L’autre passage comparable est l’ekphrasis en distiques élégiaques du planétaire d’Archimède, qui apparaît au sein du récit ouvrant le livre VI (6, 583-585) pour décrire l’objet que Géométrie tient dans sa main gauche9. Cet objet est d’abord présenté de manière générale comme « une sphère magnifique imitant le monde et les étoiles » (sphaer…. honora, / assimilis mundo sideribusque, 6, 583). On aperçoit ensuite les détails : « globe, cercles, zones, signes brillants » (globus et circi zonaeque ac fulgida signa), puis « la terre qui, immobile, soutient le mouvement rapide de l’orbe » (tellus, quae rapidum consistens suscipit orbem, 6, 584) : « à l’image d’un point, elle était fixée au cœur et au centre » (puncti instar medio haeserat ima loco, ibid.). Les autres éléments sont mentionnés à la suite : air, eau (pluie ou océan), éther qui occupe la zone extérieure et recouvre les planètes, parmi lesquelles sont évoqués « Titan resplendissant » et la « Lune laiteuse » (nitidus… Titan… lactea Luna, 6, 585). L’ekphrasis se termine par une insistance sur l’étonnement qui frappa la Sicile lorsqu’elle découvrit cette imitation de l’univers (6, 585) et par une mention élogieuse d’Archimède, mis sur le même plan que Jupiter10. 8 Voir ThL VII 2 , 178, 82 - 179, 38. Il ne semble pas nécessaire, contrairement à ce que suggère l’article du ThL (179, 45-53) de supposer que l’occurrence de 1, 68 constitue simplement un synonyme de imago : comme l’écrit D. Shanzer, A Philosophical and Literary Commentary, p. 152, « The sphaera is an imago in that (from the human point of view) it imitates the form of the sensible world, but it is also its idea or Platonic form, and consequently prior. Quaedam alerts the reader to the reference to the Neoplatonic kosmos noetos ». 9  Voir B. Ferré, Martianus Capella, Les Noces de Philologie et de Mercure, livre VI, n. 47, p. 85-86. Sur la tradition antique concernant le planétaire d’Archimède, voir F. Garambois-Vasquez, « De la source à l’objet : le planétaire d’Archimède », Eruditio antiqua, 2 (2010), p. 47-60 (http  ://www.eruditio-antiqua.mom.fr/vol2/EA2c. Garambois.pdf, article consulté le 15 septembre 2014). 10 Comme le relève F. Garambois-Vasquez, « De la source à l’objet : le planétaire d’Archimède », p. 56-57, cette comparaison n’est pas sans rappeler la mise en scène

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L’apparence du monde est donc résumée, dans les deux cas, par l’ekphrasis : si la première se focalise essentiellement sur la Terre, la seconde présente l’ensemble de l’univers, avec la terre en son centre et au moins deux « planètes » (le Soleil et la Lune). Dans les deux cas figure une mention des éléments, ainsi qu’une insistance sur l’imitation (imago en 1, 68, assimilis en 6, 583 et 6, 585) et la création démiurgique. L’apparence générale du monde est ainsi développée à plusieurs reprises, et selon diverses modalités littéraires (récit ou pauses descriptives, prose ou vers). Il ne s’agit pourtant pas d’un discours scientifique, puisque ces passages, assumés par le narrateur, échappent aux propos des uirgines offertes par Mercure à Philologie. Quelle relation peut-on alors établir entre l’apparence du monde dans la fabula et la présentation scientifique qui en est faite dans les livres sur les disciplinae ? La

critique des r epr ésentations communes dans le discours

scientifique d ’A stronomie

Les « fictions des Grecs » Alors que certains auteurs de traités d’astronomie, tributaires en particulier de la tradition aratéenne, agrémentent leur présentation du Zodiaque de références mythologiques11, Astronomie rejette pour sa part, dès le début de son exposé (8, 817), les « fictions légendaires [dont] les Grecs ont empli le ciel » ( fabulosis commentis Grai compleuerunt caelum) pour leur substituer les préceptes de sa science. Par la suite, elle se contente d’énumérer les constellations, en négligeant d’ailleurs celles du Zodiaque, « bien connues » (uulgo nota sunt, 8, 83912), puis refuse (8, 840) de s’étendre sur les « détails aussi désagréables qu’ennuyeux » (non minus insuauia quam morosa) concernant la description des constellations. Ces deux remarques s’inscrivent clairement dans une conception de l’astronomie comme science mathématique : Platon déjà, définissant au livre VII de la République les sciences permettant de faire remonter l’âme « du jour ténébreux au vrai jour » humoristique d’une invective de Jupiter contre Archimède dans le poème de Claudien In sphaeram Archimedis (Carmina minora 51). 11  Hygin, par exemple, leur consacre les livres II et III de son Astronomie. 12  Une seule question est abordée dans ce paragraphe : le statut de la Balance, dont la zone était à l’origine assimilée aux pinces (Χηλαί, en latin Chelae) du Scorpion (voir par exemple Aratos, Phénomènes, 607-633 et, sur la substitution, Vitruve, De architectura, 9, 3, 2, avec la note de J. Soubiran, Vitruve, De l’architecture, Livre IX, Paris, CUF, 1969, n. 17, p. 138-139). Il s’agit précisément pour Astronomie d’insister sur le découpage « géométrique » en douze parties, malgré le statut incertain de l’une d’entre elles dans le cadre de la description.

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(ἐκ νυκτερινῆς τινος ἡμέρας εἰς ἀληθινήν, 521c), oppose l’astronomie sensible consistant à regarder « les ornements du plafond » (ἐν ὀροφῇ ποικίλματα, 529b) à la véritable astronomie, qui a pour objet « l’être et l’invisible » (περὶ τὸ ὄν τε… καὶ τὸ ἀόρατον, ibid.). Il est du reste possible qu’une réminiscence varronienne vienne renforcer dans les propos d’Astronomie ce point de vue platonicien13. Modalité poétique de rapport aux apparences célestes, la mythologie se trouve donc explicitement rejetée hors du cadre du discours scientifique. Si Astronomie consent à énumérer les constellations, c’est uniquement pour être précise et pour étayer un découpage mathématique du ciel : de fait, les paragraphes 8, 841-843 sont consacrés au synchronisme entre levers et couchers de constellations, et les paragraphes 8, 844-847 évoquent les durées des levers et couchers des différentes constellations zodiacales, en lien avec les saisons, ce qui permet une transition habile vers la question du cercle excentrique du soleil (8, 848-849). Approches de la matérialité de l’univers : astronomie, physique et mécanique Faut-il alors supposer qu’Astronomie retient la sphère armillaire de préférence à la sphère peinte comme outil permettant l’accès à la vérité scientifique ? L’ekphrasis enthousiaste du planétaire d’Archimède au livre VI pourrait le laisser croire. Il convient pourtant de ne pas oublier la situation d’énonciation : dans le passage en question (6, 583-585), c’est le narrateur de la fabula, et non une uirgo allégorique, qui assume cette ekphrasis en distiques élégiaques. Or, au début de son discours, Astronomie reprend la question de la sphère armillaire, comme si le lecteur attendait nécessairement ce type d’exposé de sa part : au terme d’un passage volontairement complexe – voire confus – où elle résume les représentations cosmologiques des physici14 (8, 814), qui par défini13 Dans un passage des Satires Ménippées, Varron évoque qui conscribillarunt pingentes caelum, « ceux qui ont griffonné en peignant le ciel » (Sat. Men., « Marcipor », frgt. 269 (280), éd. et trad. J.-P. Cèbe, Varron, Satires Ménippées, 7. Lex Maenia – Marcipor, Rome, 1985, p. 1215) ; le commentaire de J.-P. Cèbe, p. 1235-1236, nuance toutefois l’idée qu’il s’agisse ici d’une critique directe des astrologi. 14  Le passage en question développe une cosmologie fondée sur la notion de « flux » ( fluctus, cyma) appliquée à l’eau, à l’air, au feu et à l’éther. Les flux des éléments sont ainsi présentés sous forme d’une superposition du plus dense au moins dense. Nous avons cherché ailleurs à mettre en évidence les sources possibles des représentations et de la terminologie utilisées (J.-B. Guillaumin, « Une cosmologie de Martianus Capella : étude de l’entrée en matière du discours scientifique du livre VIII des Noces de Philologie et de Mercure (8, 814-816) », in V. Gysembergh, A. Schwab (éd.), Le travail du Savoir / Wissensbewältigung. Philosophie, sciences exactes et sciences appliquées dans l’Antiquité, Trêves, 2015, p. 77-103).

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tion ne relèvent pas de sa discipline, Astronomie tire la conclusion que la matière des cieux est nécessairement fluide et que les cercles, axes et autres pivots ne peuvent donc pas exister sous une forme matérielle :

Nos igitur circulos non ita dicemus, ut liquentis naturae discrimina corpulenta fingamus, sed ut ascensus descensusque ad nos errantium demonstremus. Neque enim uel axem polosque, quos in sphaera aenea, quae cricote dicitur, ad intellegentiae compendia affinxere mortales, ego robori mundanae rationis apponam, cum nihil solidius terra sit, quod eam ualeat sustinere ; deinde cum poli uelut perforatae exterioris sphaerae cauernis emineant, et hiatus quidam cardinesque fingantur, quod utique subtilibus aetheriisque accidere non potuisse compertum15.

Le fonctionnement de la sphère armillaire, nommée par son nom grec translittéré16 et décrite avec ses cercles (circuli), son axe (axis), ses pôles (poli) et même ses pivots (cardines) dépassant à l’extérieur, ne suffit pas, aux yeux d’Astronomie, à rendre compte des mouvements des astres. La distance est donc nette par rapport à l’ekphrasis du livre VI, qui évoquait précisément « le globe, les cercles, les zones et les signes brillants » (6, 583) ainsi que l’axe par lequel la terre est censée soutenir le ciel (le verbe suscipit, utilisé en 6, 584, introduisant l’idée d’un axe matériel17). Si le planétaire d’Archimède permet d’intégrer, dans le cadre du récit allégorique, une représentation mécanique du monde et de vanter la virtuosité d’un artisan de génie, il ne suffit pas à expliquer scientifiquement les mouvements des cieux, mesurés et consignés dans le livre qu’Astronomie tient à la main (8, 811), puis exposés dans son discours. Les sphères célestes et leurs mouvements : recherche d’une vérité mathématique De fait, le projet d’Astronomie n’est pas de l’ordre d’une représentation mécanique du monde : son utilisation de l’excursus cosmologique 15 «  Nous parlerons donc de cercles non pas pour représenter des démarcations matérielles au sein d’un élément naturel fluide, mais pour expliquer les montées et les descentes par rapport à nous des astres errants. En effet, pour ma part, je ne veux pas étayer l’organisation du monde en recourant ne serait ce qu’à l’axe ou aux pôles que les mortels ont représentés sur une sphère d’airain, appelée “cricotê”, pour en simplifier la compréhension : de fait, il n’existe rien de plus solide que la terre pour soutenir le monde ; par ailleurs, les pôles dépassent comme s’ils sortaient de cavités percées dans la sphère extérieure, et on y représente des sortes d’ouvertures et de pivots, ce dont on a démontré l’impossibilité absolue dans la subtilité de l’éther » (8, 815). 16 Seule occurrence dans un texte latin d’après le Thesaurus Linguae Latinae, 4, 1190, 25-26 ; on remarquera toutefois qu’Aulu-Gelle (3, 10, 3) utilise le terme en grec. 17 Cette image d’un axe qui traverserait la terre et lui permettrait de soutenir les cieux apparaît également en 2, 201 (voir ci-dessous, p. 584) et en 9, 912. On trouve un développement semblable chez Apulée, De mundo, 290, ainsi que chez Aviénus, Phénomènes d’Aratos, 86-92.

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des physici pour démontrer la fluidité subtile de la matière céleste lui permet en effet de récuser la conception naïve de cercles, axes ou pivots solides, et d’étendre ainsi les possibilités théoriques permettant d’expliquer les mouvements célestes. La clef de sa présentation réside dans une formule qui conclut ce développement : Sicubi igitur intellegentiae edissertandique proposito uel axem uel polos uel circulos perhibebo, ideali quadam prudentia, non diuersitate caeli discreta, sed spatiorum rationibus depensetur18.

Malgré une incertitude de texte19, il est clair que la notion d’idealis prudentia joue ici un rôle central : l’adjectif idealis, qui ne semble employé que par Martianus20, caractérise un processus intellectuel portant sur le monde des formes ; quant à la prudentia21, elle a déjà été utilisée à propos de Pallas dans l’hymne qui ouvre le livre VI, où la divinité est mise sur le même plan que l’hypostase néoplatonicienne de l’Intellect22 , ainsi que dans l’ekphrasis du planétaire d’Archimède, pour qualifier l’intelligence de cet artisan virtuose comparé à Jupiter23. Il convient donc, aux yeux d’Astronomie, d’appréhender les phénomènes célestes avec une intelligence travaillant sur les formes pures, et non avec les sens : les cercles célestes ne sont pas visibles (à l’exception de la

18  « Ainsi, si quelque part, pour la compréhension et la clarté de l’exposé, je parle d’axe, de pôles ou de cercles, il faudra l’envisager selon une sorte de connaissance formelle, les divisions étant liées, non pas à une composition hétérogène du ciel, mais au système théorique des espaces » (8, 816). 19 Dans son édition, J. Willis, retient la leçon depensetur, qui implique un hapax, contre dispensetur dans certains manuscrits et chez certains éditeurs. 20 On en trouve deux autres occurrences dans l’exposé d’Arithmétique, en 7, 731 (idealis illius intellectualisque speciei uis causatiua) à propos de la monade, et 7, 733 (ideales formae) à propos de la triade. 21  Macrobe, dans le Commentaire au Songe de Scipion 1, 8, 4, définit ainsi cette vertu philosophique : prudentiae esse mundum istum et omnia quae mundo insunt diuinorum contemplatione despicere omnemque animae cogitationem in sola diuina dirigere (« La prudence consiste à considérer de haut, grâce à la contemplation du divin, ce monde-ci et tout ce qui appartient au monde, et à concentrer toute la réflexion de l’âme sur le divin seul », trad. M. Armisen-Marchetti). 22  Pallas est en effet tour à tour appelée prudentia sacra Tonantis (6, 567) et sacra doctarum prudentia fontigenarum (6, 574) ; comme elle est par ailleurs qualifiée de mens, de rationis apex, de νοῦς et d’ingenium, on peut sans doute rapprocher aussi le terme prudentia de l’Intellect comme hypostase. Sur la seconde hypostase comme « pluralité d’intellects » dans les Noces de Philologie et de Mercure, voir Gersh, Middle Platonism and Neoplatonism. The Latin Tradition, Notre Dame, 1986, p. 615. 23  O felix cura et mentis prudentia maior / corpore sub nostro aequiperasse Iouem (« Ô bienheureuse attention et intelligence supérieurement avisée / qu’avoir réussi, soumis aux lois de notre corps, à égaler Jupiter ! », trad. B. Ferré).

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Voie Lactée24), mais théoriques. Astronomie rejoint ainsi pleinement la conception platonicienne, s’affranchissant à la fois de la représentation naïve du « plafond peint » et de la représentation pédagogique mais réductrice de la sphère armillaire. L’explication scientifique ne correspond donc pas nécessairement aux considérations générales sur l’agencement de l’univers qui forment les cadres du récit allégorique : le domaine de la science revendique une place autonome par rapport à celui de la fabula, même si cela peut amener à des contradictions apparentes. L’exposé d’Astronomie va ainsi jusqu’à remettre en cause la structure même des cercles planétaires qui a pourtant permis au livre II de jalonner l’ascension céleste de Philologie : le système présenté par Astronomie recourt en effet à la théorie des excentriques et épicycles25, qui s’accommode mal de la représentation sous forme de cercles concentriques (même si on peut encore envisager, au sens large, des zones dans lesquelles se font les mouvements des planètes). Plus fondamentalement, la théorie semi-héliocentrique faisant tourner Mercure et Vénus autour du Soleil, qui constitue l’une des originalités du traité de Martianus26, est directement contradictoire avec la représentation de cercles concentriques : cette théorie, reprise à Héraclide du Pont27 et exposée sans ambiguïté en 8, 854 et 857, puis 879-883, n’est pas compatible avec le récit de l’ascension de Philologie. Les apparences célestes sont donc abordées de plusieurs manières : d’une manière simplifiée, traditionnelle, poétique, dans la fabula ; d’une manière scientifique recherchant la vérité par un processus intellectuel – idealis prudentia – dans le traité d’Astronomie. La démarche d’Astronomie répond ainsi pleinement au fameux mot d’ordre de l’astronomie de tradition platonicienne, σῶζειν τὰ φαινόμενα28, en n’hésitant pas à multiplier les cercles théoriques même s’ils échappent à toute 24  Voir

Géminos, Isagoge 5, 11 ; Macrobe, Commentaire au Songe de Scipion 1, 15, 2. théorie, développée à la fin du iii e s. av. J.-C. par Apollonios de Pergé et perfectionnée ensuite par Hipparque, part de l’hypothèse que la planète parcourt un petit cercle dont le centre se déplace lui-même sur un cercle décentré par rapport à la Terre : le petit cercle est appelé « épicycle » (Martianus utilise le terme epicyclus en 8, 879) et le grand cercle, dont le centre est à quelque distance de la Terre, « excentrique » (le terme eccentros apparaît en 8, 849, 855, 873, 884 et 885). Voir Le Bœuffle, Astronomie, astrologie, lexique latin, Paris, 1987, p. 129-130 et, pour l’emploi chez Martianus, Le Bœuffle, Martianus Capella, Astronomie, p. 19-20. 26 Comme le souligne Le Bœuffle, Martianus Capella, Astronomie, p. 20-26, en rappelant (p. 25) la mention de Martianus par Copernic. 27  Voir Le Bœuffle, Astronomie, astrologie..., p. 177-178. 28 «  Sauver les apparences », selon la traduction traditionnelle. L’expression ellemême figure à plusieurs reprises dans le Commentaire au De caelo de Simplicius (32, 18 ; 492, 30 ou 497, 21 Heiberg). 25  Cette

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possibilité de représentation matérielle et font éclater la simplicité du modèle concentrique. Vér ité

scientifique ou v ér ité philosophique  ?

Faut-il alors rejeter les éléments du récit allégorique comme autant de « balivernes » — nugae29 — qui ne serviraient qu’à fournir un cadre agréable permettant, comme le miel sur la coupe d’absinthe, la transmission des savoirs scientifiques ? Martianus s’amuse-t-il à jouer avec des représentations simplistes mais propres à frapper l’imagination pour mieux les écarter par l’approche rationnelle de la science ? Ces questions sont directement liées au point de vue que l’on adopte sur les Noces de Philologie et de Mercure, et à l’importance respective que l’on accorde à la fabula et aux disciplinae. On peut alors envisager une lecture philosophique de certains éléments de la fabula qui semblent pourtant de prime abord contradictoires avec le discours scientifique sur l’univers. Traitement de l’harmonie des sphères Le premier aspect qui témoigne d’une contradiction entre la description du monde selon le modèle concentrique et l’approche scientifique est la théorie de l’harmonie des sphères, implicite dans l’attribution d’une Muse à chaque sphère (1, 27-28), et explicitée dans le récit de l’ascension de Philologie, dont les étapes sont mesurées en tons30. Bien entendu, à aucun moment Astronomie ne fait allusion à cette théorie, déjà récusée par Aristote (De caelo II, 9, 290 b 12 sq.), et que Pline écartait lui aussi comme une « subtilité plus divertissante qu’utile31 ». Si l’on en cherche les principes dans l’exposé d’Harmonie, au livre IX, on est vite déçu puisque cette dernière commence son discours en di29 Le terme figure dans le dernier vers de la sphragis, qui conclut l’ensemble de l’œuvre, en 9, 1000. 30  Le total « mesure » 6 tons, soit une octave, d’après l’affirmation de 2, 199 (qui ne correspond pas exactement au détail). Il y aurait ainsi un ton pour les 126 000 stades qui séparent la Terre de la Lune (2, 169), un demi-ton de la Lune à Mercure (2, 171), un demi-ton de Mercure à Vénus (2, 181), un ton et demi de Vénus au Soleil (2, 182), un demi-ton du Soleil à Mars (2, 194), un demi-ton de Mars à Jupiter (2, 196), un demiton de Jupiter à Saturne (2, 197) et un ton et demi de Saturne à la sphère des fixes (2, 198) — système cacophonique en raison d’un décalage probable entre le Soleil et Mars (problème de texte ou négligence de l’auteur ?), mais qui rappelle l’échelle proposée par Pline (NH 2, 83-84) : voir sur ce point M. Teeuwen, Harmony and the Music of the Spheres. The Ars Musica in ninth-century Commentaries on Martianus Capella, LeydeBoston-Cologne, 2002, p. 196-197. 31  NH 2, 84 : iucunda magis quam necessaria subtilitate (trad. J. Beaujeu).

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sant qu’elle n’en parlera pas (9, 921) car cela dépend directement de la vitesse du mécanisme céleste. Elle précise toutefois, immédiatement après (9, 922), qu’étant « sœur jumelle du ciel » (germanam gemellamque caelo), elle a inséré les nombres dans l’échelle musicale que forment les planètes32 : si la théorie de l’harmonie des sphères ne dépend pas directement de l’exposé scientifique d’Harmonie, elle semble en revanche liée à la place que celle-ci s’attribue dans l’univers, et plus fondamentalement dans le schéma émanatiste néoplatonicien, puisqu’elle prétend avoir été engendrée par l’« immensité de la puissance créatrice inconnaissable33 ». L’ekphrasis du « bouclier » d’Harmonie (9, 909910) évoque par ailleurs une ignota rotunditas qui témoigne du caractère inconnu de cet instrument dont les sons permettent aux dieux d’accéder à un niveau ontologique supérieur, l’« intellect hypercosmique » (extramundana intellegentia34). Considérée de manière naïve, l’harmonie des sphères est donc une belle légende dont les physiciens ont montré depuis Aristote l’impossibilité matérielle ; d’un point de vue philosophique, pourtant, elle témoigne métaphoriquement d’une conception du monde régie par le nombre, dont elle illustre la fonction ontologique. Structure ontologique du monde Cette conception de la structure ontologique du monde se manifeste à d’autres niveaux, en lien avec les représentations de l’univers, dans le récit allégorique. Ainsi, l’ascension de Philologie à travers un univers rempli de divinités35 hiérarchisées – qui ne constituent pas un objet de science – fait apparaître une continuité dans la chaîne des êtres, en laissant entendre que la pureté croît avec la hauteur, de la matière terrestre habitée par les âmes humaines jusqu’aux dieux supérieurs qui se trouvent dans la Voie Lactée, voire au-delà. La caractérisation précise de 32  9,  922 : sidereae reuolutionis excursus atque ipsa totius molis uolumina comitata superos incitosque fulgores modis associans numeros non reliqui : « j’ai accompagné le cours de la révolution des astres et les rotations mêmes de toute la masse de l’univers, et, en associant les rapides luminaires célestes à des intervalles, je n’ai pas délaissé les nombres » (trad. J.-B. Guillaumin). 33  Ibid., incogitabilis effigientiae immensitas, éd. et trad. J.-B. Guillaumin (avec la note p. 126-127). Sur le statut philosophique d’Harmonie, voir J.-B. Guillaumin, « La place et le statut de la musique dans l’encyclopédisme de Martianus Capella », Bulletin de l’Association Guillaume Budé, 2009, n° 1, p. 169-185 (en particulier p. 180-182). 34 Sur le commentaire de ce passage marqué par des allusions chaldaïques, voir J.-B. Guillaumin, Martianus Capella… L’Harmonie, p. 110-111. 35 Voir la démonologie présentée par Junon au livre II, 150-168, ainsi que l’étude précise de Ch. Tommasi, The Bee-Orchid, p. 123-139 (avec le schéma p. 148).

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chacune des sphères célestes traversées par Philologie, ainsi que les réactions de cette dernière (vénération face au Soleil, auquel elle adresse un hymne en 2, 184, ou encore peur devant Saturne, en 2, 197) peuvent être interprétées, à un premier niveau, comme des fantaisies romanesques fondées sur une vague conception astronomique de l’apparence des planètes doublée de remarques de nature astrologique ; mais si l’on essaie de dépasser ce premier niveau de lecture, cette individualisation d’un éthos de chaque sphère, complétée par la mention des fleuves célestes36 — qu’il faut peut-être rattacher à une conception remontant à Numénius37 — n’est pas sans rappeler la théorie des influences planétaires sur l’âme lors de sa descente sur la Terre et de sa remontée, telle qu’elle apparaît par exemple chez Servius38 ou chez Macrobe39 : même si les aspects développés chez ces deux auteurs comportent certaines divergences, l’idée fondamentale est celle d’une action physique de chaque sphère sur l’âme (par l’ajout d’« enveloppes » successives préparant l’union avec le corps), ce qui permet d’expliquer l’oubli de sa pureté originelle ainsi que les différents caractères humains. À l’issue de ce voyage où elle parcourt, en même temps que les sphères célestes, différents sentiments humains, Philologie, allégorie de l’âme, ou plutôt « de l’âme humaine dans son état idéal40 », peut vénérer les puissances supérieures, qualifiées en termes chaldaïques : il est en effet question des « béatitudes hypercosmiques » (extramundanae beatitudines, 2, 202), de la « profondeur du père » (patris profunditas, 2, 204), ou encore des « puissances une et deux fois transcendantes » (ἅπαξ καὶ δὶς ἐπέκεινα potestates, 2, 205), explicitement rattachées aux « mystères de Platon » (Platonis mysteria). La joie qu’elle éprouve au terme de cette ascension et de cette prière, résumée par l’adjectif laetabunda (2, 208), est parfois interprétée, à juste titre, comme une 36 Voir ci-dessus, p. 573-574. Le fleuve Pyr(i)phlegethon, mentionné à propos de Mars en 2, 195, établit un lien thématique entre les deux passages. 37 Voir L. Cristante, I. Filip, L. Lenaz, Martiani Capellae… libri I-II, p. 130-131, ainsi que Ch. Tommasi, p. 160-168. 38  Commentaire sur l’Énéide, 6, 714 (à propos de l’expression Lethaei ad fluminis undam). 39  Commentaire au Songe de Scipion, 1, 12. Il est possible que le développement de Macrobe se fonde sur plusieurs passages de Porphyre reflétant lui-même les conceptions de Numénius, ce qui confirmerait le rapprochement avec la description des fleuves célestes, analysée ci-dessus : sur la question des sources, voir M. Armisen-Marchetti, Macrobe, Commentaire au Songe de Scipion, Livre I, p. 167, n. 260 et p. 169, n. 275 (sa conclusion reste toutefois prudente en raison de l’absence de textes conservés). 40  D’après l’expression de I. Hadot, Arts libéraux et philosophie dans la pensée antique. Contribution à l’histoire de l’éducation et de la culture dans l’Antiquité, Paris, 20052 , p. 401.

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allusion au μακαρισμός qui termine les cérémonies d’initiation à certains mystères41. Elle peut également être lue comme une caractérisation de l’âme revenue dans sa patrie, désormais libérée de son « véhicule » (ὄχημα42) et hors du monde, qu’elle peut contempler d’en haut. Les descriptions cosmiques que l’on trouve dans ce passage méritent en effet qu’on s’y arrête : on relève d’abord un rappel de la représentation générale du monde puisque Philologie contemple les « globes éclatants des astres nombreux » ( fulgentes crebrorum siderum globos) ainsi que le « tissu des cercles qui s’entrecroisent » (circulorum alterna illigatione texturas, 2, 200) — réalité niée par Astronomie, mais utile pour l’effet visuel rendu par ce passage. La description est cependant complétée par une allusion à « la sphère même qui enserre la dernière circonférence » (ipsam quae ambitum coercet ultimum sphaeram, 2, 201) : il ne semble pas s’agir de la sphère des fixes, puisque Philologie, arrivée au terme de son voyage, s’y trouve, mais d’une sphère supplémentaire, extérieure, sans astres, qui constitue la limite ultime du monde. La description est précisée par des considérations relevant du modèle de la sphère armillaire : Philologie voit en effet « l’axe qui descend en vibrant depuis le sommet du ciel traverser les profondeurs de la terre » (polos et axem ex caeli summitate uibratum profundam transmeare terram) et « mettre en mouvement toute la masse et la machine du ciel » (ab ipso totam caeli molem machinamque torqueri, 2, 201). Alors qu’elle n’apparaît pas ailleurs dans le récit, cette sphère est également mentionnée au livre VIII par Astronomie, qui la qualifie d’anastros au début de son exposé (8, 814), dans le développement sur la nature éthérée des cieux qu’elle prête aux physici : si Astronomie ne détaille pas la fonction de cette sphère sans astres, la comparaison avec d’autres textes laisse supposer qu’elle permettait d’expliquer le phénomène de la précession des équinoxes43. Bien qu’elle ne soit que rarement mentionnée dans les textes, 41 Le rapprochement des étapes de l’ascension de Philologie avec des étapes des cérémonies d’initiation a été proposé par L. Lenaz, De Nuptiis Philologiae et Mercurii liber secundus, Padoue, 1975, p. 9-23 et repris par I. Hadot, Arts libéraux et philosophie, p. 142-145. 42  Sur l’interprétation de la litière de Philologie comme symbole de l’ὄχημα, voir S. Gersh, Middle Platonism and Neoplatonism, p. 643-644. On peut sans doute lire l’expression lectica desiliens (2, 200) comme une allusion à cet abandon de l’ὄχημα. 43  Cette théorie semble remonter au Livre des hypothèses de Ptolémée (J. L. Heiberg, Claudii Ptolemaei opera quae exstant omnia, Vol. II : Opera astronomica minora, Leipzig, 1907, p. 123 : il s’agit de la traduction allemande par J. Nix de la version arabe qui est la seule conservée pour ce passage). Voir P. Duhem, Le système du monde. Histoire des doctrines cosmologiques de Platon à Aristote, t. II, Paris, 1914, p. 185-204. Dans d’autres textes conservés, cette sphère « anastre » apparaît liée à l’harmonie cosmique : Aristide Quintilien (De musica, 3, 12) la rattache ainsi au rapport épogde (9/8), constitutif du

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cette sphère extrême relève donc à la fois du cadre descriptif de la fabula et du cadre scientifique du discours d’Astronomie. Pourtant, alors qu’il s’agit d’une simple allusion à la matière qui la constitue (l’éther) dans les propos qu’Astronomie prête aux physici, elle semble se caractériser, dans la description de l’arrivée de Philologie, par une double fonction de limite physique du monde et de passage à une réalité ontologique supérieure. C’est en effet à genoux devant ce « mur » (2, 203) que Philologie vénère « les dieux qui président au monde intelligible ainsi que leurs ministres, que doivent vénérer les puissances de la sphère sensible » (intellectualis mundi praesules deos eorumque ministros sensibilis sphaerae potestatibus uenerandos, 2, 203). Martianus ménage ainsi la possibilité de faire coexister l’approche scientifique et l’approche philosophique, voire mystique, de cette sphère : moteur du ciel et limite du monde sensible, cette sphère est également une limite ontologique que l’on peut qualifier de frontière de la transcendance ineffable, ce qui justifie l’accumulation de références chaldaïques44, et en particulier l’utilisation de la formule ἅπαξ καὶ δὶς ἐπέκεινα potestates (2, 205), qui insiste nettement sur ce passage à un « au-delà ». C’est en effet devant ce lieu ultime que Philologie adresse une prière à la « vérité qui tire son existence d’êtres non existants » (illam existentem ex non existentibus ueritatem, 2, 206) : limite du monde, la sphère extérieure est aussi limite de la connaissance ; au-delà, la vérité ne peut être que l’objet d’une révélation mystique. C onclusion  :

à quel niv eau lir e

M artia nus  ?

La fabula apparaît donc comme un moyen de transmettre au lecteur, de manière indirecte, des vérités philosophiques qui ne font pas l’objet d’un discours spécifique, mais encadrent l’ensemble des exposés. Il est certes facile de relever des contradictions entre la description « naïve » de l’univers comme cadre de la fiction et l’exposé scientifique d’Astronomie, mais il convient de dépasser ces apparentes incohérences pour accéder à leur portée véritable : si le discours scientifique sur l’univers s’efforce de développer une représentation purement théorique permetton dans l’harmonie mathématique, puisqu’elle se trouve en neuvième position alors que la sphère des fixes est la huitième. Quant à Servius (Commentaire à l’Énéide, 6, 645), dans un développement sur Orphée, découvreur de l’harmonie, il suggère qu’elle n’émet aucun son, de même que la Terre, ce qui permet d’obtenir en quelque sorte une symétrie dans le système céleste. Pour la comparaison avec les autres textes latins évoquant cette sphère, voir A. Setaioli, La vicenda dell’anima nel commento di Servio a Virgilio, Frankfurt am Main-Berlin-Paris, 1995, p. 75-77. 44  Voir Ch. Tommasi, The Bee-Orchid, p. 173-179.

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tant de « sauver les apparences », le récit littéraire se fonde en premier lieu sur une exploitation de points de vue courants sur ces mêmes apparences pour les charger d’une symbolique philosophique. Un premier niveau de lecture conduit donc à opposer la vérité des exposés scientifiques et la fausseté de la fabula, selon un rapprochement étymologique d’origine varronienne45 que l’on n’a pas oublié à l’époque de Martianus, puisqu’il figure encore chez Macrobe46. Cependant, le lecteur qui choisit de ne pas s’arrêter aux nugae du récit, mais de lire en profondeur –  lectitare, selon le dernier mot de l’œuvre –, découvre, derrière les détails bigarrés des Noces de Philologie et de Mercure, une conception du monde dans laquelle le savoir scientifique est indissociable de la remontée de l’âme vers sa patrie céleste : conformément au statut que les néoplatoniciens lui conféraient47, la fabula joue donc pleinement son rôle de dévoilement d’une vérité philosophique. BIBLIOGRAPHIE C r ista nte , L., Filip, I., L ena z , L., Martiani Capellae De nuptiis Philologiae et Mercurii libri I-II, Hildesheim, 2011. Fer r é , B., Martianus Capella, Les Noces de Philologie et de Mercure, Livre VI : la Géométrie, Paris (CUF, 389), 2007. G uillaumin , J.-B., Martianus Capella, Les Noces de Philologie et de Mercure, Livre IX : l’Harmonie, Paris (CUF, 401), 2011. L e B œuffle , A., Un précurseur de Copernic et Galilée, Martianus Capella, Astronomie (traduction et commentaire), Vannes, 1998. S ha nzer , D., A Philosophical and Literary Commentary on Martianus Capella’s De Nuptiis Philologiae et Mercurii Book 1, Berkeley-Los AngelesLondres, 1986. Tommasi , Ch. O., The Bee-Orchid. Religione e cultura in Marziano Capella, Naples, 2012. Willis , J., Martianus Capella, Leipzig, 1983. 45 

De la langue latine 6, 55. Commentaire au Songe de Scipion 1, 2, 7 : fabulae, quarum nomen indicat falsi professionem (« Les fabulae, dont le nom même signale qu’elles font profession de fausseté », trad. M. Armisen-Marchetti). Martianus se souvient peut-être de ce rapport étymologique lorsqu’il emploie, à propos de la gloire d’Orphée, la formule non fabula, sed ueritas (9, 927). 47  Comme cela apparaît dans l’exposé détaillé de Macrobe, Commentaire au Songe de Scipion 1, 2, d’après une source porphyrienne perdue (voir M. Armisen-Marchetti, Macrobe, Commentaire au Songe de Scipion, Livre I, p. 138, avec la bibliographie). 46 

Alice L amy

L’ONTOLOGIE DE LA COULEUR OU LA VÉRITÉ DE L’APPARENCE NOTE SUR L’HÉRITAGE OPTIQUE PLATONICIEN AU MOYEN ÂGE I ntroduction Le sens de la vue, comme l’ouïe et contrairement au toucher, appréhende les corps sans contact immédiat et constitue dans ce rapport désincarné au réel et au monde, un aspect fondamental de la perception des sensibles, voués à s’intégrer sans leur matière aux fonctions cognitives et intellectuelles de l’âme. Nous souhaiterions étudier ici l’ontologie de la couleur dans la vision et son lien à distance entre le corps et le regard, telle qu’elle a été envisagée d’abord dans le Timée de Platon puis reprise, complétée par Aristote, Ptolémée, Galien et les savants arabes1 jusqu’au Moyen Âge, pour mettre en évidence sa fonction centrale dans l’accès à la connaissance des objets, à la fois obstacles, densités compactes et images-simulacres projetées dans la conscience et conservées dans l’esprit. La couleur renvoie ainsi à un être pluriel révélateur de la sensation visuelle, aux prises avec le corps et sa transparence, ses attributs et son essence, sa vérité et son apparence. Nous montrerons tout d’abord que la couleur, être relatif à la fois au corps et à la lumière, doit sa nature corporelle et incorporelle à une conception platonicienne qui a profondément marqué la postérité médiévale, peut-être plus qu’on ne le croit habituellement, du fait de la diffusion de l’aristotélisme à partir de 1250 en Occident. La couleur présente, en effet, une ontologie complexe et des principes invariants, 1 D. Lindberg, Theories of vision from al-Kindi to Kepler, Chicago, London, University of Chicago Press, 1981 ; F. Sezgin, The optics of Ptolemy and its Arabic-Latin transmission, texts and studies, Frankfurt am Main, Institute for the History of ArabicIslamic Science at the Johann Wolfgang Goethe University, 2007.

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a lice l a m y

qui se maintiennent dans les théories de la vision au-delà des apports et des critiques venus du Stagirite. Dans un second temps, nous présenterons les conceptions médiévales de la couleur en évoquant quelques grandes figures de la pensée optique, Guillaume de Conches, mais aussi Robert Grosseteste, Roger Bacon et Jean Peckham, pour mettre en évidence la pérennité de la couleur platonicienne dans les procédés de la vision, visible en surface, active en profondeur, vraie donnée incontournable du réel, mais toujours provisoire, apparente seulement, illusoire dans ses possibilités d’évanescence et de mélanges. La

vérité de la couleur depuis

cor ps v isibles

P laton

ou la splendeur des

De Platon aux relectures aristotéliciennes, la couleur reste un élément fondateur de la vision, entre corps et lumière. Couleur et corps Les théories platonicienne et aristotélicienne de la vision s’opposent principalement sur la capacité de l’œil à émettre un flux propre à saisir les objets perceptibles : selon Calcidius, par lequel les médiévaux connaissent Platon2 , la vision du feu émane de l’œil : par les globes oculaires « coule un feu pur juste au milieu3 ». Ce flux issu du regard, pareil à une droite s’associe à la lumière du jour ; ces deux lumières 2  Les auteurs médiévaux, dès le i x e siècle, ont une connaissance indirecte de la philosophie platonicienne, principalement grâce au Timée, tel qu’il a été partiellement traduit et commenté par Calcidius (17A-54D). I. Caiazzo, Lectures médiévales de Macrobe. Les Glosae Colonienses super Macrobium, Paris, 2003 ; W. Beierwaltes, Platonismus in Christentum, Frankfurt-am-Main, V. Klostermann, 1998 ; M. Lemoine, « Innovations de Cicéron et Calcidius dans la tradition du Timée », dans The Medieval Translator. Traduire au Moyen Age, éd. R. Ellis et R. Tixier, Turnhout, 1998, t. 6, p. 72-81 ; « Le Timée latin en dehors de Calcidius », dans Langages et philosophie, Hommage à Jean Jolivet, éd. A. de Libera, A. Elamrani-Jamal et A. Galonnier, Paris, 1997, p. 6378 ; B. Bakhouche, « La transmission du Timée dans le monde latin », dans Les voies de la science grecque, études sur la transmission des textes de l’Antiquité au dix-neuvième siècle, éd. D. Jacquart, Genève, 1997, p. 1-31 ; M. Lemoine, « La tradition indirecte du Platon latin », dans The Medieval Translator. Traduire au Moyen Age, éd. R. Ellis et R. Tixier, Turnhout, 1996, t. 5, p. 337-346 ; L. Couloubaritsis, J.-J. Wunenburger (éd.), La couleur, Paris, 1993 ; C. Steel, « Plato Latinus », dans Rencontres de cultures dans la philosophie médiévale, traductions et traducteurs de l’antiquité tardive au x iv  e siècle, éd. J. Hamesse, C. Steel et M. Fattori, Louvain-la-Neuve, 1990, p. 301-316. 3  B. Bakhouche, Calcidius. Commentaire au ‘Timée’ de Platon, tomes i et ii , Paris, 2011. Seconde partie du ‘Timée’ de Platon, 45d-46c, p. 186-187. Voir aussi Seconde partie du commentaire, ccx lv iii , p. 479 : « quand la lumière du jour s’attache au flux issu des yeux, alors deux lumières semblables se rencontrent et se combinent en un seul corps, où converge le rayon visuel qui vient des yeux ».

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convergentes forment un corps homogène qui s’étire de l’œil et entre en contact avec le feu émanant des objets sensibles. Ce corps doublement lumineux constitue l’instrument du pouvoir visuel. Aristote, au contraire, rejette l’idée que la lumière puisse se manifester sous forme d’émanation corpusculaire4 dont une partie serait un rayon issu de l’œil. La lumière constitue un état incorporel du milieu entre l’œil et la chose, qui ne peut être par conséquent l’objet d’une émission ou d’un mouvement local. Cette opposition, bien connue des médiévaux, révèle cependant un fondement commun au Maître et à son disciple : l’importance du milieu optique5 entre le regard et le corps et les effets déterminants qu’exercent sur lui la couleur émanant des corps, reconnue par Platon comme par Aristote. Le Stagirite, et avant lui, Calcidius6, rétablissent une continuité nécessaire entre vision et couleur, que Platon traite séparément dans le Timée. Dans la seconde partie de son commentaire, après avoir passé en revue les différents positions d’Empédocle et des Stoïciens, Calcidius7 évoque, à propos des espèces sensibles, la conception platonicienne des corps émettant leur propre couleur comme des flammes, proches de celles des atomistes (67c5-7). Ces couleurs constituent des particules de différentes tailles appartenant au corps ; elles entrent en collision avec le rayon visuel et le corps-lumière, instrument 4  La position critique d’Aristote sur l’émanation évolue au fil de ses œuvres. Dans le De Generatione Animalium (5.1. 780b 36-781 a-8), De la génération des animaux, éd. P. Louis, Paris, 1961, son rejet reste modéré. Dans le De Sensu, Petits traités d’histoire naturelle, éd. P.-M. Morel, Paris, 2000, Aristote soutient une analyse très différente de celle du De Anima (2. 5. 417b28-418a6), De l’Âme, éd. A. Jannone et E. Barbotin, Paris, 1989, concernant la théorie des couleurs : dans la première œuvre, il considère la couleur dans ses possibilités de mélanges et sous forme de rapport numérique, dans la seconde, il soutient que la couleur actualise le diaphane présent dans tous les corps composés. La limite et la surface constituent la couleur. P. Kucharski, « Sur la théorie des couleurs et des saveurs dans le De Sensu aristotélicien », Revue des études grecques, 67 (1954), p. 355-390. 5  Dans le Timée, Platon insiste moins sur l’émission d’un double flux, de l’œil et de l’objet de vision que sur le corps formé par le rayon visuel et la lumière du jour comme un intermédiaire matériel entre l’objet visible et l’œil. L’émanation de l’objet apparaît nettement dans le Théétète 156d-e et va être développée par Aristote. H. Cherniss, Aristotle’s Criticism of Presocratic Philosophy, Baltimore, 1935. 6 Dans le Timée, alors que la vision est développée en 45d, l’importance des couleurs n’est soulignée qu’en 67c5-6 pour évoquer leurs mélanges. Dans la traduction et le commentaire de Calcidius, qui croise parfois confusément ses sources épicuriennes, stoïciennes et aristotéliciennes, repris par Galien et toute la postérité médiévale arabe comme occidentale, vision et couleur sont étroitement associées. B. Bakhouche, Calcidius. Commentaire au ‘Timée’, note 738, vol. II, p. 818. 7  B. Bakhouche, Calcidius. Commentaire au ‘Timée’, Seconde partie du commentaire, ccli v- cclv, p. 474-475.

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de la vue. De ce choc d’intensité variable, produit dans le milieu optique, entre les particules des corps et les particules du rayon visuel, plus ou moins importantes (créant une dilatation ou une contraction du rayon visuel), naît un effet plus ou moins éblouissant et la vision des couleurs. La vision réunit donc nécessairement trois éléments : la lumière du flux oculaire, la lumière du jour, la lumière ou couleur des corps sensibles. Qui peut ignorer que la couleur est ce que perçoit en propre la vue8 ? La couleur chez Platon, bien que traitée exclusivement pour ses mélanges, est en réalité à la fois dans les causes et les effets de la vision : à la surface du choc entre les corps et le rayon visuel, en profondeur dans les particules des corps et finalement objet premier de la vue.

Pour Aristote, la vision ne se produit pas par choc corpusculaire et mouvement local mais par altération. En effet, le Stagirite refuse que l’instrument de la vue, le milieu optique et plus généralement la lumière soient des corps, entrant en contact avec les objets visibles. La lumière incorporelle assure au milieu de la vue sa teneur diaphane ou transparente, une nature que l’on trouve dans les corps, et plus spécialement encore dans l’air et l’eau et certaines substances solides. Le transparent ne devient visible que parce que la couleur d’un corps se présente à lui. On ne voit pas le transparent mais l’œil perçoit tout à travers lui. La transparence s’actualise ainsi par la présence de corps lumineux, comme le feu, et provoque la vision des corps. Le milieu n’est pas heurté mais affecté par la couleur des corps. Ce changement produit la vue. La couleur de l’objet visible altère le milieu qui agit sur l’organe sensoriel. Chez Aristote puis chez Ptolémée, la vue ne prend sens, par conséquent, que dans la relation catégorielle de l’action et de la passion entre l’œil, la couleur puis la lumière. En effet, la vue subit la couleur et s’en imprègne. Ainsi, au-delà de leurs ontologies bien différentes, d’une conception des corps et du système hylémorphique presque opposés9, la vision résultant d’un choc chez Platon et d’un changement chez Aristote au sein du milieu optique (corps doublement lumineux pour l’un, incorporel transparent pour l’autre), la couleur des corps créé le consensus 8 

Ibid., ccli v, p. 475. Platon et dans le Timée en particulier, les corps sont formés des quatre éléments premiers, le feu, l’air, l’eau et la terre, eux-mêmes formés comme des volumes géométriques. Chez Aristote, les corps sont composés à partir d’une matière première en puissance, (très différente de la Chôra platonicienne ou matériau-réceptacle du devenir), et d’une forme substantielle qui s’actualise pour chaque être singulier. 9  Pour

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et provoque la rencontre décisive entre l’objet de vision et l’instrument de la vue. Couleur et lumière Bien plus, couleur, lumière, feu et flux présentent depuis le Timée, un usage synonymique dans la définition des principes de la vision. Pour Platon, la lumière est omniprésente dans la vision, externe et inhérente aux corps, à l’instrument de la vue, et aux mouvements des particules qui se rencontrent et s’entrechoquent pour frayer le passage entre corps et regard. […] le principe de la vision est triple : la lumière du feu intérieur qui passe par les yeux […], la lumière qui vient de l’extérieur […] et une autre lumière qui émane des corps des objets visibles, une flamme ou une couleur qui est la condition nécessaire sans laquelle cette activité ne peut se réaliser10.

Les principes platoniciens de la vision reposent sur la présence et l’émanation de flammes et de feu convergents. À la période médiévale, le terme lumen est peu fréquent11, les représentants des écoles chartraines mais aussi, à leur suite, les maîtres de la scolastique utilisent de façon plus unanime splendor, qui révèle à lui seul l’héritage platonicien, la représentation aristotélicienne d’une vision issue des corps plus que de l’œil, et leur expression unanime d’une lumière effective et intense dans l’ampleur de ses effets. Pour Aristote, la lumière et les couleurs sont des manifestations d’une même nature : la lumière est la couleur du diaphane avec lequel elle n’a qu’un rapport accidentel (439 a 18-19). La lumière se trouve dans le medium transparent, comme les couleurs, dans les corps. Les yeux sont ainsi composés d’eau pour pouvoir être sensibles au transparent et percevoir couleur et lumière. Bien plus, chez Aristote, ce qui constitue la lumière à l’intérieur du corps transparent traduit sa couleur à sa surface. La couleur constitue finalement au Moyen Âge, conformément à Aristote prolongeant la pensée de Platon, le premier ordre du sensible, immédiatement donné, connu, sans intermédiaire, par la fonction visuelle. La vue atteint l’objet par la couleur, puis parvient à identifier 10 

B. Bakhouche, Calcidius. Commentaire au ‘Timée’, Seconde partie du commentaire,

ccli v, p. 475. 11  À l’ère scolastique,

le terme utilisé est celui d’illuminatio, qui traduit le changement d’état aristotélicien, le traitement progressif des données du corps au regard, dans le processus de la vision.

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les sensibles communs, c’est-à-dire les autres données spatiales, que peut percevoir aussi le sens du toucher, comme la position, la grandeur, la distance, la forme, le mouvement. H ér itages

médiévaux  : v ér ité et appar ence de la couleur

da ns les théor ies de la v ision

Couleur, surface et profondeur Les médiévaux, outre l’héritage antique de la vision, prennent de plus en plus en compte les aspects physiologiques de la structure de l’œil, sous l’influence d’Alhazen, lecteur attentif de Galien. L’importance de la connaissance anatomique et du système nerveux vient progressivement étayer les nouveaux savoirs sur le système optique. Dès lors, le statut ontologique de la couleur s’ouvre à des approfondissements, du fait de l’attention accrue aux ressources physiologiques permettant d’expliquer la vue, sans toutefois faire disparaître les influences platoniciennes. Pour Guillaume de Conches au xii e siècle, fervent lecteur du Platon de Calcidius, le rayon intérieur de l’œil12 , la lumière du jour et l’objet opaque à voir concourent nécessairement tous trois à la possibilité de la vue13. Guillaume précise que le corps instrumental, issu des deux lumières oculaire et extérieure agrégées, vient rencontrer l’objet opaque dont il choque d’abord la surface et la couleur. Informé et coloré, le rayon corpusculaire vient transmettre à l’âme la forme et la couleur de l’objet, selon une représentation proche de celle d’Aristote14. Le maître chartrain entend ainsi réfuter que le rayon oculaire dans l’œil puisse recueillir la couleur et la forme de l’objet per se ou par l’intermédiaire du milieu seul15. 12  Guillaume de Conches s’inspire des apports de Galien pour développer de façon plus approfondie l’intérieur de l’œil. 13  Philosophia Guillelmi de Conchis, éd. M. Albertazzi, Lavis (Trento), 2010, x x iii , 41. 14  « Par la vision, nous discernons les figures des choses et leurs couleurs », Philosophia, x x iii , 40 (Qualiter fiat visus), Dragmaticon v i , 19.38-53, éd. I. Ronca (Corpus Christianorum, Continuatio Mediaevalis, 152), Turnhout, 1997, Glosae super Platonem ii , 34.34-35, Guillelmi de Conchis Glosae super Platonem, éd. É. Jeauneau (Corpus Christianorum, Continuatio Mediaevalis, 203), Turnhout, 2006. 15  Dans le Dragmaticon, écrit après la Philosophia, dialogue entre Geoffrey Plantagenet et son professeur de philosophie, Guillaume s’interroge sur la vision et le travail de l’œil posé sur les étoiles et l’infiniment grand. L’introduction des bases fondamentales de l’optique physiologique et le rôle du nerf optique dans l’œil, brise l’étroite synergie entre l’agent, le patient et l’objet de la vue, la sensation de couleur et sa cause physique. Une étape décisive est franchie dans l’évolution ontologique de la couleur avec la sensation de douleur. Alhazen affirme ainsi au livre I de son ouvrage Opticae Thesaurus libri septem,

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Au siècle suivant, à l’ère scolastique, où les enseignements aristotéliciens sont dominants, Roger Bacon et Jean Peckham préservent plus encore l’idée d’une couleur devenue surface mais aussi interface entre le regard et le corps. La couleur, intrinsèquement superficielle, laisse voir le corps avec tous ses prédicats, elle les circonscrit et les restitue à l’orée des volumes. La couleur limitante présente ainsi une position, une grandeur, une forme première, qui permet d’appréhender la corporéité des êtres16. Ainsi, la couleur permet une projection sensorielle, analogue à une main ou un bras, elle donne lieu à une sensibilité qui s’actualise hors des limites du corps, pour mieux les ressaisir. La couleur constitue donc le toucher corporel à distance, la possibilité d’une palpation optique, dans la droite lignée de Platon puis d’Aristote, au-delà de leur différend sur l’émission du rayon visuel17. La vue, en subissant l’effet de la couleur par choc local ou altération passive, exprime un processus qui pourrait se traduire jusqu’à la période médiévale par : « ça voit en moi » ou « ça se colore en moi et ça s’illumine », car la vue connaît la couleur par la coloration qui survient en elle, la vue se colore elle-même à son contact. Grâce à la place centrale de la couleur, le Timée de Calcidius reste présent dans la réflexion optique médiévale :

que la lumière directe et les couleurs illuminées blessent les yeux, et cet éblouissement, dont il mentionne les effets néfastes sur l’œil à maintes reprises, lui permet d’abandonner l’idée que la lumière, pas plus que la couleur, vont de l’œil vers l’objet, même s’il faut admettre que quelque chose va de l’objet à l’œil et que les couleurs illuminées produisent un effet sur l’œil, qui soulignent leurs distinctions. Jean Peckham, à sa suite, s’appuie sur l’éblouissement de l’œil pour montrer que la lumière et la couleur imprimées dans l’œil ne s’estompent que progressivement, car les rayons sont originaires du corps lumineux et entrent dans l’œil. A. Smith, Alhacen on the principles of reflection, a critical edition, with english translation and commentary, of the first three books of Alhacen’s De aspectibus, the medieval latin version of Ibn-al-Haytham’s Kitāb al-Manāẓir, Philadelphia, 2006. 16  Roger Bacon, De multiplicatione specierum, Pars I, ch. I, l, l. 128-146, p. 10, cap. 2, l. 225-230, p. 34. Roger Bacon and the Origins of Perspectiva in the Middle Ages, éd. D. Lindberg, Oxford, 1996. Jean Peckham, Perspectiva communis, Prima Pars, Propositio I. 53, l. 927-940, p. 134. Perspectiva communis, John Pecham and the science of optics, éd. D. Lindberg, Madison, Milwaukee, London, 1970. 17  Calcidius lui-même établit d’ailleurs un consensus fautif entre Platon et Aristote à ce sujet. B. Bakhouche, Calcidius. Commentaire au ‘Timée’, Seconde partie du commentaire, ccx x x v iii , p. 469 : « Les géomètres, d’accord avec les péripatéticiens, pensent que la vision dépend de l’émission d’un rayon : de fait, il y a vision quand, à travers la membrane lumineuse et brillante de la pupille, un rayon émis en ligne droite poursuit une trajectoire parfaite qui […] répand de toutes parts la lumière du regard ». Voir note 711 de B. Bakhouche, vol. II, p. 816.

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La vision se produit chaque fois que la lumière du feu intérieur, qui coule sans encombre par les yeux, tombe sur quelque objet visible, qu’il appelle ‘image sensible’, et qu’alors, ayant reçu une forme et une couleur en fonction de la matière en question, de lumière qu’elle était, elle devient sensation visuelle, laquelle, une fois réfléchie par la rencontre avec l’image sensible, et après être revenue vers ces ouvertures que sont les yeux, parvient à l’intérieur de l’esprit18.

Cependant, les scolastiques retiennent aussi des pensées antiques la profondeur de la couleur, son enfouissement au cœur de la lumière, cachée et révélatrice des corps dans ses possibilités de mélange avec le transparent. Dans l’histoire de l’optique, la lumière comme la couleur sont considérées comme appartenant aux objets en eux-mêmes. Ils transportent ainsi, imprégnés du corps, une forme jusqu’à l’œil. En réaction aux représentations épicuriennes et sceptiques selon lesquelles la couleur est un simple accident de la lumière ou de la vue, Aristote et Ptolémée considèrent que la lumière se communique à la couleur comme la forme à la matière. La passion que subit la vue est illumination et coloration. L’illumination se joint à la coloration pour les corps qui reçoivent d’ailleurs leur lumière. Lumière et couleur se modifient mutuellement parce qu’elles passent d’une espèce à l’autre, étant toutes deux du genre du lumineux : la couleur, quand elle est éclairée, devient lumineuse, et la lumière, quand elle se colore, se transforme manifestement19. Ce qui agit sur la vue et ce dont elle peut s’emparer, sont les corps suffisamment denses et éclairés, car tout corps retient une luminosité potentielle propre qui constitue sa couleur. Les corps plongés dans les ténèbres échappent à la perception, comme ceux pleinement transparents qui saturent et altèrent l’acuité visuelle. En ce sens, la couleur constitue l’équilibre entre lumière et ténèbres, elle régule les extrêmes que la lumière projette sur l’œil. Les couleurs se diversifient ainsi selon l’intensité de l’une ou l’autre et la part de leur mélange. La lumière se teinte en traversant un milieu coloré, le flux visuel s’imprègne de la couleur des choses qui le touchent, ou à l’inverse, la couleur, invisible dans les ténèbres, devient lumineuse quand elle est éclairée20. 18  B. Bakhouche,

Calcidius. Commentaire au ‘Timée’, ccx lv iii , p. 479. Bacon, De multiplicatione specierum, Pars I, cap. 2, l. 293-296, p. 38. La couleur est donc un être mixte et incomplet. Pars I, cap. 1, l. 258-265, p. 16 : color secundum esse completum non potest ibi esse […] sed tamen secundum esse incompletum : « la couleur ne peut exister sur un mode d’être complet […] mais seulement sur le mode de l’être incomplet. » 20  Jean Peckham, Perspectiva communis, Prima Pars, Part I, Propositio I.47. Sine luce nichil videri, p. 130, l. 860-864. Color igitur ad minus efficaciter radiare non potest nisi 19  Roger

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La force de la vision est ainsi générée de l’abondance conjointe de ces deux ressources, couleur et lumière, variables en surface, en profondeur, en intensité. ‘La couleur des corps est donc une espèce de flamme’, dit Platon, ‘qui émane de leur surface’. Quand cette flamme est une force égale à celle du rayon visuel, les objets vus sont et resteront très nets ; […] si, en revanche, la force de la couleur qui se dégage des corps est supérieure à celle du rayon visuel des yeux, la vision est voilée et brouillée, et ce que l’on voit peut être de couleur sombre21.

Sous l’influence des avancées anatomiques oculaires, Roger Bacon et Jean Peckham détaillent plus encore le concours optique de la couleur et de la lumière : la sensation de couleur est due à la réception par le cristallin d’une forme qui provient de la réalité des choses. La couleur devient figure, effigie, apparence, empreinte. La couleur mais aussi la lumière sont décelées par la vue dans les objets lumineux et colorés, comme des formes essentielles ou accidentelles, selon que la coloration et la luminosité adviennent à ces corps en propre, ou de façon externe. Dans cette théorie de la vue, la couleur se fait image sensorielle et à ce titre, permet la reconstitution d’un ensemble de points lumineux et colorés qui se transmettent à la mémoire et à l’intellect. La lumière et les couleurs des différents points de l’objet doivent se propager régulièrement le long de ces rayons, en conservant toujours leur ordre, même à travers la cornée et la pupille. Ils s’inscrivent sur la première surface du cristallin qui les reçoit. Cette image ordonnée pénètre dans l’œil et y apporte tous les éléments nécessaires pour réaliser la vision. Avec le concours distinct de la lumière et de la couleur, une forme première part de la source et va au corps illuminé, puis une forme seconde se sépare du corps pour entrer dans l’œil. De plus, les médiévaux, par leurs lectures d’Alhazen, mettent en évidence les liens de rivalité ontologique entre la couleur et la lumière, déjà présente à l’époque de Platon. Si la couleur existe per se, elle est visible seulement en puissance quand elle n’est pas illuminée, elle est rendue actuellement visible par luci admixtus : « La couleur ne peut pas efficacement rayonner si elle n’est pas mélangée à la lumière. » 21  B. Bakhouche, Calcidius. Commentaire au ‘Timée’, ccli v, p. 475. Jusqu’au xvii e siècle, Kepler affirme encore que la couleur est de la lumière en puissance, de la lumière enfouie dans la matière transparente, sans toutefois omettre que la couleur existe réellement dans les choses mêmes, y compris quand elles ne sont pas éclairées, et donc ni ne rayonnent, ni ne se font voir.

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l’action de la lumière extérieure. La lumière en soi devient l’hypostase de la couleur et de tout ce qui est visible. Ainsi, progressivement, la lumière bénéficie d’un statut ontologique premier par rapport à celui de la couleur, avec Robert Grosseteste (selon lequel la lumière est une forme platonicienne de corporéité), puis Roger Bacon et son De multiplicatione specierum. Pour Jean Peckham, dans la même lignée que son contemporain, tout corps naturel multiplie ses espèces ou formes en dehors de lui-même dans toutes les directions et produit des effets visuels. Les formes et les espèces sont diffusées à travers le milieu environnant par un processus d’auto-engendrement. Le rayon se constitue depuis l’espèce de l’objet visible, que la lumière permet d’abord de circonscrire, avant que la couleur, dotée d’un rayonnement propre et mue par la lumière, ne finisse de l’identifier dans toutes ses qualités accidentelles. En pleine ère scolastique, les écrits de Calcidius sur la parenté entre le Soleil et l’œil restent une référence culturelle majeure pour l’optique : Platon, dans la République [508 c 2-4], dit que le Soleil est l’image du dieu invisible, tandis que l’œil est l’image du Soleil […], il y a dans le monde sensible, ce globe enflammé et lumineux dont l’image est la lumière qui éclaire la vue des êtres vivants, c’est-à-dire l’œil22 .

L’être relatif et réaliste de la couleur depuis Platon, repris dans l’optique réaliste médiévale, présente ainsi un aspect insaisissable mais incontournable dans la connaissance des objets. En relation ontologique avec la vue qui ne peut voir sans elle, avec le corps, qui ne peut être perçu sans elle, avec la lumière qui ne peut être régulée sans elle, la couleur devient à la fois substance intrinsèque réifiée, matière de la lumière, forme première des corps. Couleurs et illusion L’erreur dans l’exercice des sens constitue le problème originaire et traditionnel à partir duquel est pensée la vue, de l’Antiquité au MoyenÂge. La vue est l’occasion d’éprouver l’acuité des sens et de ses limites face aux manifestations de la réalité apparente. La recherche de l’illusion porte uniquement sur la vue ou l’esprit, et ne confronte pas l’organe et la fonction. Étroitement associée à la vue, la couleur n’est pas toujours perçue telle qu’elle est, il suffit d’une couleur plus forte qui masquerait une plus faible. 22  B. Bakhouche,

Calcidius. Commentaire au ‘Timée’, ccx lv ii , p. 477.

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Dans la pensée de Platon23, la couleur est étroitement associée à la pluralité et au mélange sans qu’elle soit une source première d’erreur ou d’illusions, comme l’est le miroir24. Aristote en revanche, associe la problématique du mélange des différentes couleurs avec l’effet d’illusion, à l’occasion du phénomène de l’arc-en-ciel. Dans les tissus et les broderies, on ne saurait dire combien les nuances de certaines couleurs mises tout près d’autres couleurs diffèrent d’apparence. […] Aussi, les brodeurs disent-ils qu’ils se trompent bien souvent sur les nuances25.

Pour étudier le phénomène de l’arc-en-ciel qui manifeste la dispersion de la lumière du soleil sur un mur d’eau et dans lequel la lumière du soleil est réfléchie et réfractée à l’intérieur des gouttelettes, Aristote insiste surtout sur le phénomène de réfraction. Il fait de longues observations sur les couleurs et leurs manifestations changeantes, que seules les gouttelettes sont en mesure de restituer du soleil et par réfraction. Si nous ne nous sommes pas trompés en décrivant l’apparence des couleurs, il faut nécessairement que l’arc-en-ciel en ait trois et qu’il n’ait absolument que ces trois seules couleurs. Si le jaune se montre aussi, c’est-à-cause de la proximité même des couleurs. Ainsi, le rouge près du vert paraît blanc ; et ce qui le prouve bien, c’est que plus le nuage est noir, moins les couleurs de l’arc-en-ciel sont mêlées. Or c’est dans ce cas que le rouge paraît le plus jaune. […] quand l’arc-en-ciel s’efface et s’éteint, la couleur rouge se rapproche beaucoup du blanc, parce que le rouge se dissipe ; car la nuée, qui est blanche, tombant à côté du vert, passe au jaune26.

Le chartrain Guillaume de Conches, à sa suite27, aborde l’ontologie de la couleur au moment de son identification avec l’arc-en-ciel. Ce dernier pourrait être la substance des différentes couleurs et l’image du soleil, car les couleurs se font visibles à un endroit où, précisément, elles ne sont pas. Dès lors, l’arc-en-ciel pourrait constituer un nuage formé de quatre éléments dont sont issues les quatre couleurs principales : le rouge pour le feu, le pourpre pour l’air, le gris pour l’eau, le vert pour 23 Platon, Timée 67c 5-6. Aristote, De sensu, 439 b 26-30. Le mélange des couleurs répond dans cette œuvre à des rapports numériques de proportions. P. Kucharski, « Sur la théorie des couleurs ». 24  B. Bakhouche, Calcidius. Commentaire au ‘Timée’, ccx x x i x- ccx lii , p. 471-473. 25 Aristote, Météorologiques, iii , 29, éd. P. Louis, Paris, 1982. 26 Aristote, Météorologiques, iii , 25-26. 27  Guillaume de Conches, Dragmaticon, V, 3-4, 4, De arcu caeli, p. 145.

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la terre et la végétation. Guillaume de Conches conclut finalement que l’arc-en-ciel, image de la substance plutôt que substance, porte en lui les images des couleurs et non les couleurs elles-mêmes. Depuis Ptolémée jusqu’à la période médiévale, les spéculations sur l’arc-en-ciel sont relayées par les phénomènes relatifs aux miroirs. La couleur est alors intégrée à des calculs de plus en plus élaborés sur les calculs d’angles de réfraction. Pour Ptolémée, l’être reflété dans un miroir est vu en tant que tel, mais là où il n’est pas, doté d’une couleur qui n’est pas la bonne, sous une forme qui n’est pas la sienne. Un feu donne à voir sur l’eau une traînée lumineuse continue, due à la multitude d’images floues produites par les vaguelettes sur lesquelles se réfléchit le regard. Selon les médiévaux, les images réfléchies ou réfractées induisent en erreur sur la couleur et le reste des sensibles communs. Les rayons visuels tombent purs sur les choses directement et dans l’ordre où se correspondent les deux cônes visuels. À la suite d’une coloration en revanche, ces rayons cessent d’être purs. De plus, la lumière et la couleur réfléchies sont plus faibles que la lumière et la couleur émises directement. Cet affaiblissement est dû au mélange de la couleur noire du miroir avec la lumière et la couleur qui se réfléchissent à partir de lui. Cet affaiblissement s’explique aussi par la distance croissante du miroir. Pour qu’une vision soit véridique, qu’elle soit une chose réelle en ellemême, le milieu au travers duquel la forme parvient à l’œil doit être sans aucune couleur, de même que l’eau de la pupille. Autrement, les formes visibles se teinteraient de la couleur du milieu et de celle de la pupille. Roger Bacon et Jean Peckham cherchent ainsi à concilier la théorie de la vision d’Alhazen avec la théorie de Robert Grosseteste et développent les causes de la réfraction et la nature des rayons de la lumière et de la couleur. Selon Jean Peckham, la couleur illuminée produit une impression dans l’œil. Les rayons de lumière et de couleur se réfléchissent parce qu’ils se diffusent eux-mêmes à travers un milieu transparent. Quand les rayons de la lumière et de la couleur touchent des corps opaques, ils ne peuvent continuer leur rayonnement en ligne droite, et se diffusent à rebours dans le milieu transparent à angle égal aux angles d’incidence. La couleur qui apparaît par la lumière dispose de ses propres rayons, distincts du rayon de la lumière. Les objets vus dans les miroirs apparaissent toujours plus ternes que lorsqu’on les voit directement, premièrement, parce que les rayons, par

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leur courbe, s’affaiblissent et parce que, deuxièmement la couleur du miroir se mélange avec la lumière reflétée et l’obscurcit. C onclusion L’Antiquité, pas plus que la période médiévale, ne sont parvenues à identifier un statut ontologique à la couleur. Émule ontologique de la lumière, icône du mélange, elle circule, provisoire, aux marges de l’être lui-même. Témoin nécessaire de la consistance des corps, du choc à distance entre l’œil et l’obstacle à saisir, il ne reste d’elle qu’une image spéculaire, une irisation spectaculaire, qui donne à voir, dans sa vérité nue, les leurres de l’apparence. Intuitivement et sans défiance, l’histoire de l’optique l’accueille indéfiniment comme une ressource insaisissable, une donnée précaire de la connaissance humaine, présence futile et mystérieuse à l’espace du monde. BIBLIOGRAPHIE Ba k houche , B., « La théorie de la vision dans Timée (45b2-d2) et son commentaire par Calcidius (i v e s. de notre ère) », The Internet Journal of the International Plato Society, Plato 5, 2006. C her niss , H., « Galen and Posidonius’ Theory of Vision », American Journal of Philology, 54 (1933), p. 154-161. D ucos , J., « De la lumière à la couleur : variation et irisation », Clarté, Essais sur la lumière, xi x , 1-2 (2003), p. 77-93. M er k er , A., La vision chez Platon et Aristote, Sankt Augustin, 2003.

Laurence P r adelle

INGENS AENEAS OU L’OMBRE DE VIRGILE ENTRE DANTE ET GIOTTO* À l’orée d’une nouvelle, Boccace décrit deux compagnons de voyage dont l’un est ainsi présenté1 : et l’autre, qui eut pour nom Giotto, était doté d’un tel génie que, quoi que créât la nature, génitrice et animatrice de toutes choses par la révolution continue des cieux, il sut le reproduire au crayon, à la plume ou au pinceau, avec une fidélité ou plutôt un mimétisme tel que, dans nombre de ses œuvres, le regard des hommes finit par être abusé, confondant peinture et réalité. Pour avoir redécouvert cet art demeuré enfoui pendant des siècles sous les erreurs de ceux qui peignaient plus pour amuser les yeux des ignorants que pour satisfaire l’intellect des sages, Giotto mérite sans conteste de compter parmi les astres de la gloire florentine.

Au dire de l’auteur du Décaméron, chez Giotto, l’apparence est d’une vérité telle que le spectateur s’y trompe. Ainsi a-t-on pu affirmer à sa * Carlos Lévy m’invita un jour à venir parler dans son séminaire, consacré cette année-là à l’altérité. Je vins donc y faire quelques remarques sur l’imitation créative de Virgile par Dante, en essayant de repérer quelques procédés imitatifs expérimentés par l’auteur de la Divine Comédie. La présente étude part d’un détail qui avait été laissé de côté ce jour-là, à savoir : la barque dans laquelle le nocher Charon accepte de laisser monter Énée, lors du passage de l’Achéron… 1 Giovanni Boccaccio, Decameron, VI, 5, 5 (a cura di V. Branca), Milano, Mondadori, 1985, p. 524-525 : « e l’altro, il cui nome fu Giotto, ebbe un ingegno di tanta eccellenzia, che niuna cosa dà la natura, madre di tutte le cose e operatrice col continuo girar de’ cieli, che egli con lo stile e con la penna e col pennello non dipignesse sì simile a quella, che non simile, anzi più tosto dessa paresse, in tanto che molte volte nelle cose da lui fatte si truova che il visivo senso degli uomini vi prese errore, quello credendo esser vero che era dipinto. E per ciò, avendo egli quell’ arte ritornata in luce, che molti secoli sotto gli error d’alcuni, che più a dilettar gli occhi degl’ignoranti che a compiacere allo ‘ntelletto de’ savi dipignendo, era stata sepulta, meritamente una delle luci della fiorentina gloria dir si puote. » (trad. M. Dozon, C. Guimbard et M. Scialom, revue par C. Bec, dans Boccace, Le Décaméron, illustré par l’auteur et les peintres de son époque, Paris, 2010, p. 398-399).

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suite que, dans la chapelle de l’Arena, à Padoue, sur le mur de la façade est – qui représente L’Annonciation à la Vierge –, l’artiste renouvelle radicalement la peinture, en introduisant un effet illusionniste avec deux vues sur l’intérieur d’une sacristie, au-dessus des socles en marbre, de part et d’autre de l’arc triomphal2 : Une fois de plus, l’espace réel et l’espace peint se confondent. Ces deux peintures en trompe-l’œil, à perspective très concrète – avec le même point de fuite – semblent ouvrir sur deux espaces clos dont les volumes sont rendus tangibles par les lampes suspendues à chacune des deux voûtes d’arêtes.

Précédant Vasari3, et tant d’autres depuis, Boccace ouvre la longue tradition des auteurs qui insistent sur le fameux réalisme émanant des œuvres du peintre florentin. On ne soulignera jamais assez, en effet, la nouveauté radicale d’un artiste qui, d’une part, utilise la lumière de façon à produire l’ombre et à doter ainsi le paysage – urbain ou agreste – d’une présence inouïe à l’époque ; qui, par ailleurs, offre un traitement révolutionnaire des personnages humains, qu’il s’agisse de scènes de foule ou de groupe, ou de scènes plus intimistes, toutes caractérisées par l’intensité des gestes et des regards entre les individus : bref, qui démontre « l’importance de la figure humaine, actrice de son histoire » (Arasse). Selon Boccace, et comme l’écrira Vasari à sa suite, cette rupture picturale est rendue possible, sur le plan technique, par la prise de distance avec la maniera greca ou style byzantin4. Pour le présent propos, il est hors de question d’aborder l’analyse du style giottien du point de vue de l’histoire de l’art. On se contentera de remarquer que, lorsque Boccace et Vasari parlent de rupture avec le style byzantin, ils cherchent à cerner ce qui sera si bien explicité par Erwin Panofsky, à savoir « une approche visuelle directe de la réalité », défendue par les nominalistes, qui (…) ont ébranlé les fondations de la pensée médiévale en n’accordant d’existence « réelle » qu’aux choses extérieures directement connues de

2  A. Mueller

von der Haegen, Giotto, Köln, 1998, p. 69 et ill. 63. Vasari, Les vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes (traduction et édition commentée sous la direction d’A. Chastel), Arles, 2005, t. 1, Livre II, p. 102-121. 4  Ibid., p. 102 : « Après tant d’années de guerres et de malheurs, les règles de la bonne peinture et de ses différentes techniques avaient été oubliées. Giotto seul, bien que né parmi des artistes médiocres, les ressuscita et, par un don de Dieu, les ramena des erreurs où elles se perdaient vers une voie que l’on peut considérer comme la meilleure ». Et plus loin, p. 104 : « mieux encore, il sut si bien imiter la nature qu’il chassa complètement la ridicule manière grecque ». 3  Giorgio

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nous par la perception sensorielle et aux états intérieurs ou actes directement connus de nous par l’expérience psychologique5.

Dans le domaine artistique, cette notitia intuitiva va de pair avec « un style de peinture fondé sur [des] prémisses sensualistes et illusionnistes » qui, ayant vu le jour en Grèce vers la fin du v e siècle, « était pleinement développé aux époques hellénistique et romaine » et qui mettait le spectateur en face d’un « espace apparemment tridimensionnel qui semble s’étendre indéfiniment derrière la surface peinte objectivement bidimensionnelle »6. Toutefois, si les peintres antiques avaient réussi à mettre au point des techniques permettant une grande ressemblance avec la réalité, leurs œuvres, ajoute Panofsky7, donnent l’impression d’un monde instable et incohérent en lui-même. (…) En bref, l’espace présupposé et présenté dans les peintures hellénistiques et romaines manque des deux qualités qui caractérisent l’espace présupposé et présenté dans l’art moderne jusqu’à la venue de Picasso : la continuité (d’où la mesurabilité) et l’impression d’infini.

Giotto fut l’un de ceux qui contribuèrent à cet avènement. Avec Duccio di Buoninsegna, à Sienne, quoique d’une manière totalement différente, le peintre florentin fut en effet le premier, toujours selon E. Panofsky, à soulever véritablement « le problème de la création de ce que nous avons l’habitude d’appeler “l’espace d’un tableau” »8. Or, si l’on peut être d’accord avec Boccace et Vasari, voire avec Panofsky, et admirer le renversement perceptible opéré par ces deux peintres, qui ne travaillent plus « “d’après l’image idéale existant dans [leur] âme” comme l’avait dit Aristote et comme l’avaient maintenu Thomas d’Aquin et Maître Eckhart, mais d’après l’image optique de [leur] œil »9, on ne dira jamais assez non plus à quel point l’imitation de la réalité va prendre des voies complexes, dont l’une des caractéristiques n’est pas forcément une mimesis évidente au premier regard. Pour ce qui est de Giotto, par exemple, on ne peut pas ne pas souligner 5 E. Panofsky, La Renaissance et ses avant-courriers dans l’art d’occident, trad. fr. L. Verron, Flammarion, 1990, p. 129. 6  Ibid. Dans certaines œuvres antiques, « tous les phénomènes, quantitatifs aussi bien que qualitatifs, qui constituent le domaine de l’optique mathématique (…) se reconnaissent et sont exploités ». Pour ce qui est du quantitatif, il s’agit du principe du raccourci ; pour ce qui est du qualitatif, il s’agit d’effets comme l’aplatissement, l’estompement et la disparition de la forme solide causés par la diffusion et la diffraction de la lumière dans l’air ». 7  Ibid., p. 130. 8  Ibid., p. 128. 9  Ibid., p. 129.

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à quel point ses figures humaines sont massives, voire volumineuses : alors que l’on peut s’extasier sur la précision d’un détail, sur la finesse d’une fleur, sur la fougue d’un petit agneau ou sur la force persuasive d’un trompe-l’œil, on ne peut que s’étonner du contraste formé par la gravitas de l’être humain giottien, lourd, dense, pesant, qui, d’une certaine manière, contredit la volonté de copier la réalité jusqu’à tromper le spectateur, comme l’écrivait Boccace. Anne Mueller von der Haegen a souligné à quel point « c’est singulièrement leur poids qui semble caractériser ces figures en regard de l’arrière-plan du paysage et de l’architecture »10. Pour parvenir à ouvrir « une fenêtre par laquelle nous regardons une portion du monde visible »11, Giotto utilise un procédé qui ne paraît pas en accord total avec une imitation plus directe du réel, telle qu’on la rencontrera au cours du siècle suivant. On a souvent interprété cette caractéristique de son style comme une manifestation de l’incarnation de l’homme dans le monde, par opposition à l’apesanteur mystique qui régnait avant le Maître, notamment encore chez Cimabue12 . C’est une explication que l’on ne saurait mettre de côté ; toutefois, elle n’en exclut pas nécessairement une autre, qui, loin de l’infirmer d’ailleurs, aurait tendance à la confirmer et à en renforcer la portée. La peinture giottienne présente donc un aspect paradoxal : d’un côté, elle imite parfaitement le réel au point que le peintre semble maîtriser un art antique qu’il connaissait peut-être grâce à son expérience romaine et à son contact avec le peintre Cavallini13 ; de l’autre, elle ne semble pas rechercher exclusivement l’imitation du réel, ou du moins pas directement, notamment lorsqu’il s’agit de reproduire la silhouette humaine. On ne peut que s’interroger sur cette apparente contradiction. Tant a été écrit sur l’œuvre giottienne que l’on ne prétend pas ici apporter sur elle une vision nouvelle, mais plutôt approcher cette œuvre par un autre biais. La raison en est que, à bien y regarder, la gravitas des figures giottiennes n’est pas sans en rappeler une autre que l’on rencontre dans un tout autre domaine, celui de la littérature : il 10  A. Mueller

von der Haegen, Giotto, p. 12. La Renaissance, p. 128. Pour ce qui est de la « fenêtre ouverte », voir les nuances apportées par D. Arasse, dans L’Annonciation italienne, Paris, 1999, p. 12 : « (…) la ‘‘fenêtre” que Leon Battista Alberti ouvre dans le mur en 1435 pour y installer sa perspective régulière, cette fameuse fenêtre ne donne pas sur le monde extérieur, elle donne sur la peinture et sa composition ; elle pose un cadre à partir duquel on puisse contempler l’historia ». Dans l’optique de la présente étude, l’important reste la réflexion sur la mise en espace à l’intérieur du tableau. 12  A. Mueller von der Haegen, Giotto, p. 12-19. 13  E. Panofsky, La Renaissance, p. 128. 11  E. Panofsky,

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s’agit de la fameuse gravitas d’Énée montant dans la barque de Charon, sur laquelle insiste Virgile et que retravaillera Dante, précisément à l’époque de Giotto. Ainsi se propose-t-on, dans cette étude, de rapprocher une caractéristique du style pictural giottien avec ce que l’on peut considérer, à titre d’hypothèse, comme son équivalent littéraire, dans deux passages précis, tirés l’un de l’Énéide, l’autre de la Comédie. L’idée ici soutenue serait que ce rapprochement permet, d’une part, de confirmer l’éclairage réciproque que peuvent s’apporter les deux œuvres littéraires en question, mais aussi ces dernières et l’œuvre picturale de Giotto14 ; qu’il permet, d’autre part, d’affirmer que les recherches complexes et foisonnantes en matière d’« espace tridimensionnel » ne sont pas l’apanage des peintres mais font également partie des préoccupations littéraires, puisque « la puissance du volume » (Panofsky) se retrouve avec insistance dans des œuvres où la tridimensionalité est un problème en apparence moins préoccupant : dépassant le seul champ pictural, elles participeraient peut-être de l’élaboration d’une « forme », comme principe organisateur et interprétatif du visible, pour reprendre la définition de P. Francastel15. Pour ce faire, il faut d’abord revenir succinctement sur l’imitation de Virgile par Dante, afin d’émettre quelques hypothèses sur la signification de leurs textes respectifs. On tentera ensuite de caractériser la gravitas d’Énée et celle de Dante dans leurs deux « espaces » littéraires, avant d’en revenir à Giotto. Dans le chant VI de l’Énéide, aux vers 295-336 puis, après l’épisode intermédiaire de Palinure, aux vers 384-425, Énée, aidé de la Sibylle, passe l’Achéron dans la barque de Charon. La scène fut reprise par Dante, dans le chant III de l’Enfer, aux vers 70-136. Une étude comparative des deux textes (trop longs pour être rapportés ici in extenso) montre que le traitement de l’épisode est en effet très proche, puisque Dante reprend exactement – à une exception près – les mêmes éléments narratifs : l’évocation du fleuve ; la description de la 14 Sur le principe selon lequel «  les arts s’éclairent réciproquement », qui est ici convoqué, voir les deux points de vue très opposés de E. R. Curtius et de E. Panofsky. Pour le premier, ce principe crée « un dilettantisme qui obscurcit la nature des choses » (La littérature et le Moyen-Âge latin, p. 44), ce que conteste le second (La Renaissance, p. 17-22). Dans le cas de la présente étude, il ne saurait être question d’affirmer la validité d’une comparaison systématique et permanente entre les arts (qui obéissent à des problématiques spécifiques), mais plutôt de formuler ponctuellement un rapprochement signifiant entre deux éléments ressemblants, l’un appartenant à la peinture, l’autre à la littérature. 15 P. Francastel, « Signification et figuration » (1963), dans La Réalité figurative. Éléments structurels de sociologie de l’art, Paris, 1965, p. 109-110.

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foule des âmes pressées de monter dans la barque de Charon, avec le recours aux deux images frappantes des feuilles et des oiseaux ; l’attitude du nocher Charon qui invective Dante comme il avait, jadis, invectivé Énée ; le questionnement du héros – qui cherche à savoir qui sont ces âmes et pourquoi elles semblent si pressées de monter – et la réponse du guide. Or cette imitation assez littérale du passage de Virgile comporte des différences subtiles, qui ne tiennent pas tant aux événements rapportés dans les deux récits qu’à leur ordre de traitement : chez Virgile, on passe directement de l’apparition du fleuve à la description circonstanciée du nocher, puis à celle des âmes pressées de monter dans la barque, qui, à ce moment précis, sont comparées aux feuilles d’automne et aux oiseaux chassés par le froid ; c’est après cette description des âmes qu’Énée pose sa question sur leur étrange comportement et que la Sibylle lui répond aussitôt : les âmes qui attendent avec une sorte d’avidité sont celles qui n’ont pas reçu de sépulture ; vient ensuite le long intermède de Palinure, qui rappelle Énée à son devoir d’homme, sur terre ; alors seulement arrive l’invective de Charon et son refus de laisser monter un vivant dans sa barque ; la Sibylle est donc obligée d’expliquer à Charon le but de la visite d’Énée, et de lui présenter le rameau d’or, pour que le nocher accepte de laisser monter Enée : la traversée a enfin lieu. Chez Dante, on retrouve exactement les mêmes péripéties, mais avec deux différences majeures : d’une part, elles s’organisent autrement ; de l’autre, manque le moment crucial chez Virgile : la traversée. Pour ce qui est des péripéties, en effet, elles s’enchainent de la manière suivante : apercevant le fleuve, le narrateur demande d’emblée à son guide qui sont les âmes et pourquoi elles semblent si pressées de passer. Virgile ne répond pas immédiatement (contrairement à la Sibylle dans l’Énéide) mais suspend sa réponse ; c’est alors que le « vieillard d’antique poil », Charon, entre en scène : il invective les âmes mortes et refuse de prendre Dante dans sa barque ; il ne donne pas d’explication sur le danger que représentent les vivants, comme chez Virgile, mais il fait une prophétie qui s’avère être le moment crucial du nouveau texte ; Virgile n’intervient qu’alors auprès de Charon, reprenant le rôle de la Sibylle, et décrit ensuite longuement les « âmes mauvaises », avec la reprise de l’image des feuilles d’automne et des oiseaux ; enfin, arrive la réponse de Virgile à Dante, qui était restée en suspens depuis le début de la scène : les âmes présentes vont en enfer pour l’éternité. Dante s’évanouit. La traversée n’a pas lieu. Il y a donc dans chaque texte un passage particulier qui n’appartient pas à l’autre, alors que pour le reste on peut parler de correspondance parfaite, quoique non synchrone.

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Certes – et c’était l’objet de l’analyse précédente dans le séminaire de Carlos Lévy –, il s’avère que les deux épisodes, si ressemblants soient-ils en apparence, ont des sens profondément différents : chez Virgile, le but de la scène est justement la traversée du Styx (ou Achéron) par Énée, seul moyen de retrouver son père Anchise pour connaître l’avenir et pouvoir ainsi continuer l’aventure qui lui a été assignée. En outre, cette traversée donne lieu à deux révélations subsidiaires pour le héros : il apprend ce que les âmes deviennent après la mort et, par voie de conséquence, ce qui se passera pour lui après sa propre mort ; il apprend également pourquoi Charon rechigne à le transporter dans sa barque : c’est qu’il risque d’apporter le mal en enfer, comme l’ont fait avant lui Alcide, Thésée et Pirithoüs, comme si l’enfer était un monde extrêmement fragile qui devait être protégé des vivants. Chez Virgile, c’est l’enfer qui est en danger, pas Énée. Pour que ce dernier obtienne l’autorisation de passer, il faut d’abord que la Sibylle justifie sa venue (la mission) et qu’elle présente le sésame, à savoir le rameau d’or. Chez Dante, le but de la scène est tout autre, et ce sont les vers 9193 qui le font connaître au lecteur, à savoir la prophétie de Charon16 : Disse : « Per altra via, per altri porti Verrai a piaggia, non qui, per passare : Più lieve legno convien che ti porti. »

Dans ces trois vers, Charon révèle la nouvelle teneur du danger : celui-ci ne concerne pas l’enfer, mais le héros. C’est alors seulement que sont décrites les âmes qui apprennent, en même temps que Dante, le sens de cette traversée ; et c’est alors seulement que Virgile peut donner sa réponse : ne passent le fleuve que « ceux qui meurent dans la colère de Dieu », et si Charon ne l’a pas pris dans sa barque, c’est qu’il n’est pas destiné à aller en enfer après sa mort. À la différence de ce qui se passe pour Énée, l’Achéron est le fleuve « heureusement » interdit à Dante. Le but de la scène est donc l’exact opposé de celui de la scène virgilienne : ce n’est justement ou surtout pas la traversée qui doit avoir lieu. D’ailleurs il ne montera pas conscient dans la barque mais il se retrouvera de l’autre côté, une fois réveillé de son évanouissement. Dante vient de passer avec succès – et soulagement – sa première épreuve… Dans ces deux textes, la situation de départ est donc exactement la même : il s’agit, pour les deux héros des deux œuvres, d’entrer en enfer dont la frontière est marquée par un fleuve, l’Achéron. Tous deux ont 16 Dante, Inf. III, 91-93 : « il dit : “Par d’autres voies, par d’autres ports/tu viendras au rivage, non ici pour passer ;/il faudra que te porte un bateau plus léger.” » [Trad. J. Risset].

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un même dessein : visiter l’au-delà de la vie pour en retirer une connaissance qu’ils rapporteront dans le monde des vivants tout en apprenant ce qu’il adviendra d’eux après leur mort. Les expériences sont à la fois semblables – au point de justifier une reprise fidèle du texte ancien par le texte du xiv e siècle, et donc une imitation – et profondément différentes. Elles se distinguent par le fait que l’un des héros doit visiter l’enfer païen, c’est-à-dire le séjour de tous les morts, un lieu qui n’est pas lieu de perdition nécessaire : seul le Tartare l’est ; tandis que l’autre héros s’apprête à visiter l’enfer chrétien, c’est-à-dire le lieu de châtiment éternel pour les âmes damnées. Pour le premier, la traversée de l’Achéron n’est, au mieux, qu’une formalité nécessaire pour retrouver son père, au pire, qu’un passage dont il a l’expérience avant l’heure ; pour le second, franchir le fleuve est une expérience à la fois nécessaire pour visiter l’enfer et périlleuse, puisqu’elle l’expose à vivre un acte prémonitoire : si la traversée a lieu, cela signifie la damnation éternelle. En d’autres termes, pour l’un l’enjeu est la traversée, pour l’autre la non-traversée. Dante, écrivain, rend par l’imitation et par l’invention à la fois la similitude et la différence consubstantielles des deux expériences : il le fait en opérant un redéploiement ou une réorganisation des éléments virgiliens, qui, dès lors, sont détournés de leur sens originel et laissent place à une perspective tout à fait autre, porteuse de signification nouvelle. Même si, selon cette analyse, on comprend l’absence de la reprise par Dante des six vers par lesquels Virgile décrit précisément comment Énée passe le fleuve, il n’en reste pas moins qu’il faut y revenir, dans la mesure où ces vers sont essentiels et qu’ils sont repris plus loin, malgré tout, par le poète du Trecento, dans un autre passage de l’Enfer et où ils font franchir un tournant à l’œuvre. Virgile écrit17 : Inde alias animas, quae per iuga longa sedebant, Deturbat laxatque foros ; simul accipit alveo Ingentem Aenean. Gemuit sub pondere cumba Sutilis et multam accepit rimosa paludem. Tandem trans fluvium incolumes vatemque virumque Informi limo glaucaque exponit in ulva.

Dans le texte, des âmes (alias animas) sont déjà installées dans la barque (quae per iuga longa sedebant), et Charon les fait déguerpir sans ménagement (deturbat et laxat foros) ; exactement au même moment (ici, l’adverbe simul est essentiel), il reçoit dans la coque (accipit alveo) 17 Virgile,

Én. VI, 411-414.

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l’énorme Énée (ingentem Aeneam), fortement mis en évidence par sa place, grâce au rejet dans le vers suivant, et par la césure forte. Tout se passe au présent pendant lequel, dans une sorte de simultanéité défiant les lois de la temporalité et de la spatialité, peuvent circuler des morts en foule (deturbat) et un (unique) vivant en se côtoyant sans se gêner sous l’autorité du nocher tout-puissant, sujet et maître de l’action. Le lecteur doit adhérer à une fiction pure, celle d’un monde improbable où se croiseraient morts et vivant. Et soudain, un événement se produit. Également mis en évidence par le recours à une forte asyndète, le verbe gemuit, avec son impact sonore, fait basculer le texte dans la réalité et le temps du lecteur : un vivant de chair et d’os, qui monte dans une barque destinée à des âmes sans corps, l’a fait crisser sous son poids (pondere) et lui a fait prendre l’eau (multam paludem). Cela s’est bien produit, comme l’atteste le recours au parfait, forme verbale fortement déterminée, qui souligne à la fois l’écoulement événementiel par son appartenance au passé et l’inscription dans la réalité effective par sa valeur résultative appuyée : à l’éternel présent évanescent des morts se substitue la temporalité effective des vivants, située aux confins du passé et de l’avenir, bref, chargée d’histoire. C’est aussi et surtout, l’espace d’un instant, l’irruption du monde matériel, avec ses objets concrets qui se détachent et se mettent à occuper activement l’espace, puisque dans ce vers le poète répète le verbe accipere, dont le sujet n’est plus Charon, mais la barque (cumba… accepit). La Sibylle et le nocher ont disparu autant que les âmes ; seuls restent un homme lourd et une chaloupe en piteux état. En l’espace de six vers condensés, où s’enchaînent deux scènes par essence exclusives (puisque, il faut le répéter, l’une est située en dehors du temps et de l’espace, l’autre au contraire ancrée dans le temps et l’espace), le lecteur a pu accepter, comme véridique et avérée, l’invraisemblable rencontre du monde des morts avec celui des vivants. Pour finir, en effet, l’homme incarné qu’est Énée vient, avec son guide qui réapparaît, d’entrer sans encombre (incolumes vatemque virumque) dans le monde insaisissable des morts. La fusion de ces deux mondes se fait par l’évocation d’un lieu incertain, susceptible d’appartenir aux deux réalités – aérienne et souterraine (informi limo, glauca in ulva) – et le retour au présent hors temps des Enfers du verbe « exponit » dont le sujet reste, grammaticalement, la chaloupe (et non Charon), à moins que ne se soit glissée entre temps dans les interstices du texte (cumba sutilis et rimosa) la discrète présence du poète, vates. En tous les cas, le récit peut continuer et l’on entend le rugissement de Cerbère. Comment Virgile réussit-il ce miracle ? Par la simple présence, à un moment précis et en un lieu crucial, de l’accusatif Ingentem Aenean, qui fonctionne comme une force d’attraction. Dans ce passage, en

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effet, Énée, le héros dont on chante les exploits, n’est jamais sujet de l’action. Il est, en revanche et bien plus, centre de gravité autour duquel se déplacent des sujets (même les âmes désincarnées ont été le sujet d’une action : quae sedebant), qui apparaissent et disparaissent à tour de rôle (au point que, pour finir, il n’y ait plus de sujet clairement défini), et se le disputent en quelque sorte, pour l’accueillir (glissement de accipit à accepit) et le déposer mais aussi le décrire (exponit). Pour que soit garantie la vraisemblance dans la trame épique, comment faire entrer Énée dans un non-lieu et un non-temps, alors que, en tant que vivant, il appartient à un temps et à un lieu déterminés ? Par la mention appuyée de son poids qui, le temps de la lecture, remplit cet espace évanescent. Il est bien dit que l’on ne peut entrer en enfer si l’on n’a pas de tombeau sur la terre, preuve que le corps y est resté, qu’il est définitivement séparé de l’âme et que l’on est bien mort. Il faut attendre cent ans, c’est-à-dire le temps extrême d’une vie humaine, pour pouvoir passer. Énée ne peut être à la fois dans le temps et le non-temps, dans le lieu et le non-lieu, être à la fois vivant et mort. C’est pourtant bien ce qui se passe : le temps de son voyage en enfer, son poids (caractéristique de son appartenance aux vivants) est rendu sensible par son accentuation et, surtout, il est transmis, comme une onde qui se propage, aux éléments de l’enfer qui prennent forme et consistance sur son passage. Le mouvement s’installe. Quand il monte dans la barque, celle-ci s’anime et s’incarne pour la durée de la traversée, avant de s’évanouir de nouveau. L’espace et le temps entrent en enfer qui se matérialise autour de la force gravitationnelle d’Énée. L’impossible devient crédible. Chez Dante, lors du passage de l’Achéron, pour les raisons que l’on a vues, la barque a momentanément disparu. C’est que la situation d’énonciation est tout autre : poète narrateur et héros du récit ne font plus qu’un. Le voyage au pays des morts se donne pour un voyage effectivement accompli le vendredi saint de l’an de grâce 1300, qui plus est en compagnie de l’auteur de l’Énéide. En racontant l’enfer, Dante ne livre plus seulement le récit d’un poète, mais une expérience vécue. Il a été dit plus haut que Charon ne pouvait prendre Dante dans sa barque, à moins de lui asséner une vérité terrible : celle qu’il irait en enfer après sa mort. Aussi le narrateur est-il transporté au-delà de l’Achéron sans en être conscient et sans que le lecteur apprenne comment. Pourtant, le récit n’est pas perturbé, puisque Dante est, malgré tout, entré en enfer et peut le décrire, comme si la vraisemblance était de toutes façons assurée : c’est que l’œuvre virgilienne a déjà établi qu’un vivant pouvait voyager au pays des morts et s’y mouvoir spatialement et temporellement. Cet espace littéraire-là est fondé.

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Il reste que, comme on a tenté de le montrer, la traversée d’Énée est cruciale. Comment donc Dante peut-il rendre crédible sa propre expérience de l’enfer en occultant celle d’Énée, sans laquelle l’enfer ne saurait prendre forme et consistance ? Littéralement, par une métaphore. La barque réapparaît. Elle est décochée comme une flèche, un peu plus loin, au chant VIII, lorsqu’il s’agit de traverser un nouveau fleuve, le Styx (formant à lui seul le cinquième cercle, celui des Coléreux), pour arriver au pied de la Cité de Dité, « l’enfer de l’enfer ». Le fleuve des Coléreux va se franchir sur una nave piccioletta conduite par Phlégyas, déçu d’avoir à transporter un vivant et non un damné. Voici les vers18 :    Lo duca mio discese ne la barca, E poi mi fece intrare appresso lui ; E sol quand’io fui dentro parve carca.    Tosto che ‘l duca e io nel legno fui, segando se ne va l’antica prora de l’acqua più che non suol con altrui.    Mentre noi corravam la morta gora, dinanzi mi si fece un pien di fango, e disse : « chi se’ tu che vieni anzi ora ? »

À cet instant précis, Dante revient à la scène originelle de la traversée de l’Achéron par Énée et la Sibylle. Phlégyas (qui remplace Charon et qui conduit la barque) n’est pas plus décrit que ne l’était Charon : c’est Virgile qui fait monter Dante à bord, et dans la pensée du lecteur, il n’y a que Virgile et Dante, le poète de l’Énéide et celui de la Comédie. Et c’est alors que l’on perçoit le poids de Dante : la barque paraît chargée (parve carca). Dans la première tierce rime, le texte est au passé simple (discese, fece, parve, fui) : le narrateur rapporte une succession de micro-événements qui font écho à la trame fictive déjà établie par le récit virgilien. Dans la deuxième tierce rime, le présent l’emporte, mais auparavant le poète a pris soin de laisser entendre – par un latinisme qui fait s’accorder le verbe avec le sujet le plus proche, au singulier donc, et non au pluriel (il duca e io fui) – qu’il est seul dans la barque (comme le suggère d’autant plus la présence de sol), et alors se produit de nouveau le miracle : l’antique proue avance en fendant les flots, avec plus de force que d’habitude vu le poids de Dante qui l’enfonce plus profondément dans l’eau. Mais ce n’est plus une fragile chaloupe qui 18 Dante,

Inf. VIII, 25-3 : « Mon guide descendit dans la barque,/et me fit entrer après lui ;/et seulement quand j’y fus elle parut chargée./Dès que mon guide et moi fûmes à bord,/l’antique proue s’en va, fendant les flots, / plus qu’elle ne fait avec les autres./Comme nous voguions sur cette eau morte,/devant moi se dressa un être plein de fange, disant : “Qui es-tu, toi qui t’en viens avant le temps ?” » [Trad. J. Risset]

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s’est mise à gémir et qui prend l’eau, c’est une nef tranchante. Dans la troisième tierce rime, le présent est à son tour remplacé par un imparfait où il est question de voguer sur une eau morte, d’où surgit de nouveau le passé simple avec « un plein » de boue, qui va prendre forme par la seule parole en reconnaissant le vivant, et en lui demandant, au présent, qui il est pour venir avant l’heure. En quelques vers, Dante a imposé un schème temporel différent en vue d’une fondation nouvelle. Chez Virgile, le présent atemporel est celui du monde évanescent des morts au sein duquel s’introduit le monde concret des vivants ; et c’est le poids d’Énée qui déclenche le parfait événementiel, créant à la fois l’espace et le temps, bref les conditions de l’historia. Le poète du Trecento opère un renversement des perspectives : il existe déjà un temps (passé événementiel) et un lieu (enfer) préalables, issus du précédent virgilien, jusqu’au moment où le poids de Dante, l’espace d’un instant, lors de la traversée du Styx par les deux poètes, fait surgir, par sa gravitas, un moment d’éternité au présent, qui interrompt l’événementialité du récit précédent pour fonder un centre de gravité nouveau à partir duquel va commencer un récit inédit. L’enjeu de la scène est de fonder un nouvel espace littéraire, par la reprise sutilis et décalée du motif virgilien de l’ingens Aeneas : la masse volumineuse n’accompagne plus le mouvement qu’elle contribue à créer simultanément, mais elle devient un point fixe à partir duquel s’organise un espace au sein duquel se déploie l’historia – comme dans une fresque de Giotto. Il n’est pas difficile de montrer comment le poids de Dante (io, présent deux fois et entendu par écho dans mio et legno) pèse comme celui d’Énée : alors qu’il vient de nous décrire l’arrivée fulgurante de la nef, surgissant de nulle part et au-delà du temps, l’embarquement de Dante donne consistance à la nave piccioletta, qui va se comporter comme une vraie barque, c’est-à-dire fendre les flots « plus qu’elle ne fait avec les autres » (puisque d’habitude elle vole). Comme chez Virgile, le poids de l’être vivant va faire surgir la réalité d’un lieu et d’un temps qui n’existaient pas auparavant et que le poète doit rendre sensibles au lecteur dans leur contraste et leur étrangeté. Mais il s’agit maintenant du poids du moi dantesque, à savoir de son propre point de vue qui se fait jour pour la première fois dans l’œuvre. Dans l’enfer virgilien, Énée ne pénétrait pas lui-même dans le Tartare, il devait se contenter du récit de la Sibylle qui le lui décrivait19 ; dans le récit dantesque, le héros descend lui-même dans ce nouveau Tartare qu’est la Cité de Dité et voit de 19 Virgile,

Én. VI, 548-627.

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ses propres yeux. Par le rappel de la barque d’Énée à ce moment crucial, Dante suggère que désormais son propre point de vue va peser dans le récit et à partir de la matière informe (un pien di fango) faire œuvre de créateur grâce au surgissement de la forme. Jusqu’alors, il n’était qu’un alter ego d’Énée, sous la coupe de Virgile. Dorénavant, il va devenir celui de Virgile, en tant que créateur : en montant dans la barque aux côtés de Virgile, Dante prend place à côté du Maître et le devient. De la métaphore – à savoir, au sens strict, de la transposition de la scène originelle à un autre moment et en un autre lieu du récit infernal – naissent la signification et la fondation nouvelles, comme l’auteur le confirme plus loin dans l’œuvre. En effet, certes, tout au long de l’Enfer et du Purgatoire, Virgile reste le guide de Dante20. Mais peu à peu, selon une succession d’étapes initiatiques, le disciple se libère du Maître pour pouvoir continuer seul, au-delà, au Paradis, en ce lieu encore jamais décrit auparavant pour lequel il faudra trouver un nouveau langage difficile à comprendre pour le commun des mortels21 :    O voi che siete in piccioletta barca, desiderosi d’ascoltar, seguiti dietro al mio legno che cantando varca,    tornate a riveder li vostri liti : non vi mettete in pelago, ché forse, perdendo me, rimarreste smarriti.    L’acqua ch’io prendo già mai non si corse (…).

Où l’on retrouve la barque : la piccioletta barca pour les disciples du nouveau Maître qu’il est maintenant, à bord de sa propre nef de bois (legno). Pour parvenir à cette maîtrise, il fallut la première étape que fut le passage du Styx dans la barque de Phlégyas et le renouvellement de la rencontre du temps et du lieu (relevant du monde terrestre) avec le non-temps et le non-lieu (appartenant au monde de l’au-delà divin), c’est-à-dire de la rencontre de la tridimensionalité et de la profondeur temporelle avec le monde incorporel et atemporel, incommensurable de Dieu. 20  Pour plagier le titre d’un article consacré à ce sujet : A. Buck, « Vergil als Dantes Lehrer », Italia viva, Studien zur Sprache und Literatur Italiens (Festschrift für Hans Ludwig Sceel), hrsg. von W. Hirdt und R. Klescewski, Tübingen, 1983, p. 137-144. 21 Dante, Par. II, 1-7 : « O vous qui êtes en une petite barque, / désireux d’entendre, ayant suivi / mon navire qui vogue en chantant, / retournez revoir vos rivages / ne gagnez pas le large, car peut-être / en me perdant vous seriez égarés. / L’eau que je prends n’a jamais été parcourue (…) ».

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Il se trouve que, au moment où Dante élaborait une œuvre tentant de résoudre par l’écriture la formulation d’une expérience personnelle mettant en jeu la coïncidence invraisemblable de lieux et de temporalités exclusifs, un peintre était en train de s’acharner sur le problème de la création de « l’espace d’un tableau » et sur l’invraisemblable représentation de la profondeur du lieu et du temps sur un support dépourvu de profondeur. Pour ce faire22 , il comptait sur la puissance du volume ; c’est-à-dire qu’il concevait la tridimensionalité non comme une qualité inhérente à un milieu donné et communiquée par celui-ci aux différents objets mais comme une qualité inhérente aux différents objets en tant que tels. Giotto donc s’efforçait de conquérir la troisième dimension en manipulant le contenu plastique de l’espace plutôt que l’espace lui-même ; jusque dans ses compositions les plus tardives, comme la Naissance de Saint-Jean et la Résurrection de Drusienne de la chapelle Peruzzi à Santa Croce, l’espace est engendré par les solides au lieu de leur être antérieur. Comme l’écrit Daniel Arasse, « du début du xiv e siècle à la fin du x v i e siècle, la pensée de l’espace demeure globalement aristotélicienne et correspond donc plus à une théorie des lieux qu’à une théorie de l’espace »23 : en d’autres termes, « loin d’être un “espace” au sens moderne, il demeure la somme des lieux occupés par des corps »24. Ainsi, dans un monde où les éléments sont encore autonomes par rapport à un espace non préalable, l’invention de Giotto fut d’établir un lien entre eux à partir d’un centre de gravité donnant à la fois profondeur et mouvement unifié à l’espace du tableau : la figure humaine massive. Daniel Arasse a magistralement montré comment, à l’époque de Giotto, on passe du « lieu mnémonique » (où les figures ne se déplacent pas) à un espace pictural que les figures se mettent à parcourir, malgré leur invraisemblable disproportion par rapport à l’architecture25. Il n’est pas sûr que cette disproportion n’ait pas été voulue. En tous les cas, cette révolution picturale ne put se faire, commente encore Daniel Arasse, que grâce à la conjonction de deux données inséparables de l’époque : une perception profondément renouvelée et de la spiritualité – avec un lien personnel nouveau à l’égard du divin – et de l’espace – avec un nouveau désir d’appropriation du monde par l’homme26. Bref, il fallut 22  E. Panofsky,

La Renaissance, p. 128. L’Annonciation italienne, p. 13-14. 24  Ibid. p. 59, à propos de Lorenzetti, et a fortiori, de Giotto. 25  D. Arasse, L’homme en perspective. Les Primitifs d’Italie, Paris, 2008 (1978, première édition), p. 172-181. 26  Ibid., p. 15-17. 23  D. Arasse,

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affronter la coïncidence incontournable des mondes de l’au-delà et de l’ici-bas. Comment ne pas rapprocher les trois démarches créatrices ? Dans la trame de son récit épique, Virgile doit faire percevoir au lecteur la rencontre du monde des morts, dépourvu de dimension spatio-temporelle, et du monde spatio-temporel des vivants : en imposant la masse volumineuse d’Énée autour de laquelle viennent s’organiser l’espace et le temps qui ne le précédaient pas au pays des âmes, le poète décrit bien un espace « engendré par [un] solide au lieu de [lui] être antérieur » ; de la même façon, Dante reprend à son compte l’image de l’ingens Aeneas en prenant sa place, et peu à peu celle de Virgile, et en créant l’espace autour de lui à mesure qu’il progresse en enfer, puis au purgatoire, voire au paradis, ce qui lui donne toute légitimité pour rapporter comme vraie son expérience de l’au-delà, et en donner une trace qui a pris corps à partir de son propre point de vue. Giotto di Bondone ne connaissait pas le latin, encore moins Virgile – du moins « pas dans le texte ». Selon la légende, le petit berger de Vespignano passa directement des prairies de son enfance à l’atelier du maître Cimabue. Il n’y avait pas de place pour la grammatica dans l’éducation du futur peintre. Mais il fut l’ami de Dante27. L’ingens Aeneas fut-il parfois l’objet d’échanges passionnés sur la vérité et sur les apparences qu’elle peut prendre ? BIBLIOGRAPHIE Textes Da nte A lighier i , La Divine Comédie (éd. bilingue, trad. J. Risset), Paris, 2004. Virgile , Énéide (trad. J. Perret), Paris, 2002. Études A r asse , D., L’homme en perspective. Les Primitifs d’Italie, Paris, 2008 (1978, première édition). —, L’Annonciation italienne, Paris, 1999. B uck , A., « Vergil als Dantes Lehrer », Italia viva, Studien zur Sprache und Literatur Italiens (Festschrift für Hans Ludwig Sceel) [hrsg. von W. Hirdt und R. Klescewski], Tübingen, 1983. 27  A. Chastel, « Giotto coetaneo di Dante » (1964), repris dans Fables, Formes, Figures, Paris, 1978, p. 377 sq.

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C hastel , A., « Giotto coetaneo di Dante » (1964), repris dans I d ., Fables, Formes, Figures, Paris, 1978. Curtius , E. R., La littérature européenne et le Moyen-Âge latin (trad. J. Bréjoux), Paris, 1956 (réimpr. 1986), 2 vol. Fr a ncastel , P., « Signification et figuration », dans La Réalité figurative. Éléments structurels de sociologie de l’art, Paris, 1965, p. 109-110. Mueller von 1998.

der

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Pa nofsk y, E., La Renaissance et ses avant-courriers dans l’art d’occident, trad. fr. Laure Verron, Paris, 1990. Vasar i , G., Les vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes (trad. et éd. commentée sous la direction d’A. Chastel), Paris, 2005.

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NUDA VERITAS POÉTIQUES DE LA DÉCOUVERTE À LA RENAISSANCE À la R enaissance s’impose la représentation de la Vérité sous les traits d’une femme nue. La Calomnie d’Apelle de Sandro Botticelli, un sujet que Leon Battista Alberti avait proposé dans le traité De la peinture1 d’après l’ekphrasis de Lucien2 , en est sans doute l’exemple le plus emblématique. Erwin Panofsky, dans ses Essais d’iconologie, fait de la Nuda Veritas l’invention des humanistes, et plus précisément une élaboration du mouvement néoplatonicien qui a identifié la nudité à l’essence, simple et vraie, et la parure aux apparences, changeantes et trompeuses3. L’association entre vérité et nudité reposait néanmoins sur une longue tradition philosophique, théologique et rhétorique. Pierre Hadot a rappelé récemment dans le Voile d’Isis que les présocratiques, selon la formule d’Héraclite, pensaient que « la nature aime à se cacher4 ». Certains philosophes stoïciens comme Philon d’Alexandrie croyaient aussi que la Nature dévoilait elle-même aux hommes, selon son bon vouloir, ses mystères5. Sénèque concevait la révélation de la Nature comme une initiation progressive de l’humanité, de génération en génération, et encourageait à poursuivre l’effort des prédécesseurs pour dissiper les ténèbres dans lesquelles elle s’enveloppe6. La théorie stoïcienne de la connaissance induisait une théorie du langage et justi1  Il nuovo ‘De pictura’ di Leon Battista Alberti, éd. R. Sinisgalli, Roma, 2006, III, 53, p. 245 sq. 2 Lucien, De Calumnia, 5. Sur la Calomnie d’Apelle, voir D. Cast, The Calumny of Apelles. A Study in the Humanist Tradition, New Haven-London, 1981. 3  E. Panofsky, Essais d’iconologie. Les thèmes humanistes dans l’art de la Renaissance, trad. C. Herbette et B. Teyssèdre, Paris, 1967, p. 228-232. Voir aussi le commentaire de G. Didi Huberman, Ouvrir Vénus, Paris, 1999, p. 20. 4 P. Hadot, Le voile d’Isis, Paris, 2008. L’aphorisme d’Héraclite est repris par Macrobe (Commentaire du songe de Scipion, I, 2, 17-18 : « la nature n’aime pas s’exposer nue et sans voile »). 5  Philon d’Alexandrie, De specialibus legibus, IV, 51. 6 Sénèque, Quaestiones naturales, VII, 25, 3, 5 et 30, 6.

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fiait l’emploi, depuis Chrysippe, des deux méthodes de l’étymologie et de l’allégorie que Cicéron définit respectivement en latin comme une explicatio fabularum et une enodatio nominum7. Le sens vrai apparaît à l’issue de deux opérations qui consistent dans le dépliage des fables et le dénouement (anaptuxis)8 des mots qui le rendent obscurs. Mais l’allégorie physique, stoïcienne ou néo-platonicienne, n’est pas la seule théorie à postuler l’identification de la vérité à la nudité. Les cyniques opposaient la loi (nomos) à la nature (physis) et préconisaient un retour radical à cette dernière par le refus des interdits et le renversement des valeurs. Ils rejetaient en particulier le vêtement comme le reflet trompeur des conventions sociales et faisaient l’éloge de la nudité9. Épictète rapporte le mot célèbre de Diogène : « La nudité est préférable à toutes les robes de pourpre10 » ainsi que l’anecdote de Cratès, son disciple, arrêté par la police athénienne pour atteinte à la pudeur alors qu’il avait vendu ses biens et ses riches vêtements. La méthode cynique (kynikos tropos) vise pareillement à mettre à nu les vérités sous les artifices du discours établi. Les « aboiements » et les railleries des cyniques font jaillir les contradictions du discours et démasquent sous les apparences honorables la véritable nature de l’homme. A Rome, la satire poursuit l’entreprise de découverte des passions humaines illustrée par la célèbre formule de Perse : « je te connais de l’intérieur et dans la peau » (III, 30 : Ego te intus et in cute noui). Enfin, le christianisme prône la pauvreté et l’humilité comme la voie vers la vérité théologique. Les premiers chrétiens, comme l’ermite « Ibrahim le nu », étaient du reste, sous certains aspects, assez proches des cyniques. Le livre de Job fait de la nudité le propre de la condition humaine : « Nu je suis venu en ce monde et nu je repartirai »11. Jérôme pose la nudité comme la condition nécessaire pour suivre l’enseignement du Christ : on lui attribue le précepte « Suivre nu le Christ nu » (Nudus Christum nudum sequi)12 . 7 Cicéron, Natura deorum, III, 63. Voir L’allégorie de l’Antiquité à la Renaissance, éd. B. Perez-Jean et P. Eichez-Lojkine, Paris, 2004 et Allégorie des poètes. Allégories des philosophes. Etudes sur la poétique et l’herméneutique de l’allégorie de l’Antiquité à la Réforme, éd. G. Dahan et R. Goulet, Paris, 2005, en particulier J. B. Gourinat, « Explication fabularum : la place de l’allégorie dans l’interprétation stoïcienne de la mythologie », p. 9-34. 8  Sch. Dion. Thr., p. 14, 23 Hilgard (G.G. 1, III). 9  M. A. Descamps, Le nu et le vêtement, Paris, 1972, p. 112-113. 10 Epictète, Entretiens, I, 24, trad. J. Souilhé, Paris, t. 1, 1962 (C.U.F.), p. 48. 11  Livre de Job, I, 21 : Nudus in hunc ueni mundum nudusque recedam. 12 Jérôme, Lettres, CXXV, 20 éd. et trad. J. Labourt, Paris, t. VII, 1961, p. 134 : Si habes substantiam, uende, et da pauperibus. Si non habes, grandi onere liberatus es ; nudum Christum nudus sequere.

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Chez Jérôme, la quête du sens vrai a aussi des implications littéraires et dicte les règles d’une poétique. Dans la lettre LXX adressée à Magnus, il demande non de rejeter la poésie païenne mais de la purifier et de la soumettre à l’autorité du christianisme13. Il en donne pour image une ancienne captive que l’on dénuderait et épilerait intégralement, avant de l’épouser. La recherche de la vérité impose de purger la poésie païenne de ses fables et de ses ornements inconvenants et d’adopter le dépouillement du style. Les préceptes rhétoriques de l’atticisme et les idéaux de simplicitas et de sermo nudus horatiens pouvaient fournir les principes d’une telle poétique. Il a fallu cependant toute l’audace et toute l’ingéniosité des humanistes pour faire de la nudité le paradigme de la vérité, fût-elle théologique, et pour que la poésie, le discours voilé et orné par excellence, devienne elle-même écriture simple et nue. Je voudrais montrer comment quelques uns d’entre eux – philologues, philosophes, théologiens ou poètes – ont contribué à promouvoir le nu comme modalité d’expression de la vérité. Filippo B eroaldo  :

la

Vér ité

voilée

Pétrarque et Boccace, en ravivant la tradition bucolique chrétienne14, ont commencé à élaborer, l’un dans sa correspondance et l’autre dans la Généalogie des dieux païens, une théorie humaniste de l’allégorie15. Boccace a défini la fable comme une vérité chrétienne enveloppée dans le voile (velamen, tegumen) d’une fiction païenne et il a défendu ainsi la poésie profane de l’accusation d’impudeur lancée contre elle par la scolastique médiévale16. Cristoforo Landino, au siècle suivant, a exposé dans les Disputationes Camaldulenses17 une lecture allégorique 13 

Ibid., t. III, 1953. Bucolicum carmen, éd., trad. et com. M. François et P. Bachmann, Paris, 2001 et Francesco Petrarca. Bucolicum carmen, éd. L. Canali, San Cesario di Lecce, 2005 ; Boccace, Bucolicum carmen, dans Giovanni Boccaccio. Tutte le opere, éd. V. Branca, vol. V, t. II, Milan, 1994. 15  Sur l’allégorie chez Pétrarque et Boccace, voir J.-L. Charlet, « L’allégorie dans le Bucolicum carmen de Pétrarque », dans L’allégorie, éd. B. Pérez-Jean et P. Eichel-Lojkine, p. 367-380 ; E. Séris, « Profane et sacré dans la bucolique au Trecento : ut ethereo resonarent carmine ualles », dans Le profane et le sacré dans l’Europe latine (v  e-x v ii  e siècles), actes du 1er Congrès international de la SEMEN-L (Aix-en-Provence, 15-17 octobre 2007), éd. M. Deramaix, C. Heid et O. Pédeflous, Paris (à paraître) et H. Casanova-Robin, « La question des passions dans le Bucolicum Carmen », dans Boccace latin, actes du colloque international (Paris, Sorbonne, 14-16 octobre 2013), éd. H. Casanova-Robin, F. Labraska et S. Longo, Paris (à paraître). 16 Boccace, Genealogie deorum, XIV, 9 et 10, dans Giovanni Boccaccio, éd. V. Branca, vol. VII-VIII, t. II. 17  Cristoforo Landino. Disputationes Camaldulenses, éd. P. Lohe, Florence, 1980. 14  F. Pétrarque,

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de l’œuvre de Virgile, dont il donne les principes dans les préfaces de ses commentaires sur Virgile ou sur Horace18. Mais l’un des auteurs les plus précis concernant la méthode herméneutique est peut-être Filippo Beroaldo19, qui analyse dans la préface de son commentaire de Properce le travail respectif du poète et de l’interprète : Maxima est uel potius diuina uirtus poetarum […]. Magna etiam uis est ipsorum explanatorum qui a Cicerone grammatici, a Platone rhapsodi appellantur. Illi afflatu diuino concitati poemata preclara conficiunt. Hi poetico furore correpti preclare interpretantur. Illi deo pleni deo dignissima eloquuntur. Hi poetica inflammatione calentes diuinas interpretationes excudunt. […] Non est sine deo bonus poeta. Non est sine poetico afflatu bonus interpres. Ille tanquam oraculum. Hic tamquam oraculi explicator. Et cum poetae officium sit obliquis figurationibus poema uelare et sententias concinniter implicare, interpres inuolucra explicat, obscura illustrat, arcana reuelat et quod ille strictim et quasi transeunter attingit, hic copiose et diligenter enodat. Quo circa poetae primo in loco uenerandi sunt. Secundum poetas ipsi interpres honorandi, quorum lucubrationes etiam posteris prosunt, nec minus habent emolumenti quam ipsi poetae oblectamenti20.

18  D. Coppini, « Il commento a Orazio di Cristoforo Landino », dans Non omnis moriar. Wirkungen und Wandlungen des Horaz in der neulateinischen Literatur. Lectures et imitations d’Horace dans la littérature néolatine. Letture e riscritture di Orazio nella letteratura neolatina (1400-1700), éd. N. Dauvois, P. Galand, M. Laureys, à paraître. 19  A. Rose, Filippo Beroaldo der Ältere und sein Beitrag zur Properz-Überlieferung, München-Leipzig, 2001, en particulier « Beroaldos philologische Methode », p. 63-70. 20  Philippi Beroaldi Bononiensis Commentarii in Propertium, Bononiae, Benedetto di Ettore, 1487, Praefatio, p. 1 : « La puissance des poètes est très grande ou plutôt divine […]. Grande aussi est la force des commentateurs que Cicéron appelle grammairiens et Platon rhapsodes. Les uns, excités par un souffle divin, composent de brillants poèmes. Les autres, emportés par un délire poétique, les interprètent brillamment. Les uns pleins du dieu prononcent des paroles tout à fait dignes du dieu. Les autres, échauffés par le feu poétique, produisent des interprétations divines. […] Il n’y a pas de bon poète sans dieu. Il n’y a pas, sans souffle poétique, de bon herméneute. L’un est comme un oracle ; l’autre comme l’interprète de l’oracle. Et de même que l’office du poète est de voiler les poèmes par des figurations obliques et d’envelopper harmonieusement les pensées ; l’interprète développe les enchevêtrements, met en lumière les obscurités, dévoile les mystères et ce que l’un atteint sous une forme resserrée et pour ainsi dire en passant, l’autre le déploie copieusement et avec soin. C’est pourquoi les poètes doivent être vénérés en premier lieu ; mais après les poètes les interprètes eux-mêmes doivent être honorés, car leurs commentaires sont aussi utiles à la postérité et ils n’ont pas moins d’intérêt que les poètes eux-mêmes ont de charme. » (Je donne mes propres traductions des textes, à l’exception du Mythologicum de Jean Dorat que je cite à la fin de cet article dans la belle traduction de Philip Ford).

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Philippe Béroalde distingue clairement allégorie et allégorèse, faisant de la composition poétique un procédé d’enveloppement, d’habillage, et du commentaire des poètes le processus inverse de dévoilement et de développement. La poésie est la vérité voilée et la philologie, identifiée ici à la philosophie, est la vérité nue. Le sens littéral correspond au vêtu, tandis que le sens allégorique se confond avec le nu. Si Béroalde concède aux poètes la première place dans les honneurs, leurs interprètes les suivent de peu et l’opposition entre le profit (emolumentum) que les seconds apportent par leur enseignement et le seul plaisir (oblectamentum) dispensé par les poètes n’est pas loin de renverser la hiérarchie. Plus tard, dans son discours d’introduction à la lecture de Juvénal, le commentateur présente encore sa méthode philologique comme un dévoilement du corpus antique, se donnant pour but de mettre à nu chaque détail du texte (conabor ita singula enodare) et de révéler ce qui n’a encore jamais été ni dit, ni touché, ni vu (non uerebor dicere me quaedam esse enodaturum, quae hactenus indicta, intacta atque occulta fuerunt)21. Jua n L uis Viv es  :

la

Vér ité

far dée

Au début du x v i e siècle, le philosophe moral espagnol Juan Luis Vivès écrit en préface au Triomphe de Jésus Christ (Christi Iesu Triumphus, 1514), une lettre intitulée « La vérité fardée » (Veritas fucata) afin de dénoncer les poètes qui corrompent la vérité chrétienne par des ornements trop fréquents et excessivement flatteurs22 . A l’image neutre du voile se substitue celle du maquillage et du déguisement, artifice trompeur et satanique que les hommes interposent volontairement entre eux et la vérité. Vivès peint deux jeunes femmes, l’une monstrueuse et grimée (Veritas fucata), l’autre dans le plus simple appareil (simplex Veritas). La première est une allégorie de la vérité chrétienne travestie par la poésie païenne et revêtue des noms mensongers des dieux gréco-romains. Elle est comparée à ces courtisanes maquillées et couvertes de bijoux qui traquent dans leur miroir la moindre parcelle de peau laissée nue et sans apprêt :

21  MS Florence, Biblioteca Riccardiana 914, ff. 241a-246 a et Mülner (1899), p. 211213. Texte cité par A. Rose, Filippo Beroaldo, p. 68, n. 449. 22  Ioannis Lodovici Vivis Valentini in suum Christi triumphum praelectio, quae dicitur Veritas fucata, 1514. Voir aussi Juan Luis Vivès, Early writings 1 : « De initiis sectis et laudibus philosophiae », « Veritas fucata – Anima senis », « Pompeius fugiens », éd. et trad. C. Matheeussen, C. Fantazzi et E. George, Leiden-New York-Köln, 1987.

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Ad speculum sese quam frequentissime conferunt ibidemque contemplantur ut, si quid uel minimum natiuae cutis perspiciatur, fucent quam primum23.

Par opposition, l’allégorie de la Vérité et de la sagesse de Dieu est une jeune femme très belle, au teint éclatant de blancheur, immaculé et sans ride. Vivès cite le psaume 44 : « C’est l’éclat de la lumière éternelle et le miroir de la majesté de Dieu » (Vulg. Psalm. 44, 2 : Candor hic est lucis aeternae et speculum Dei maiestatis). Comme la Vérité pure est aussi le Verbe de Dieu, son langage est, comme elle, clair et lumineux. Vivès explique l’existence des deux Vérités par une fable : le diable aurait engendré un monstre nommé Simulation, Dissimulation, Fraude, Ruse ou Mensonge (Simulatio, dissimulatio, Fraus, Dolus, Mendacium). Certains hommes, séduits par cette créature diabolique ont cherché à grimer la vérité à son image et l’ont cachée car leurs yeux ne pouvaient soutenir la pureté de son éclat. Ils l’ont parée, enlaidie et recouverte d’un masque mensonger, mais qui lui ressemblait comme une sœur. Suit une prosopopée de la Vérité qui supplie les hommes de ne plus la travestir car le fard est non seulement inutile, mais pernicieux et impie. Elle demande à être regardée telle qu’elle est, en pleine lumière : Est enim in me non uanitatis, non iactantiae gratia, quae omnia ex diametro a me distant, tam uere tam simpliciter quam ipsa sum simplex Veritas24.

S’inspirant sans doute de Jérôme et de sa lettre LXX sur la poésie païenne, Juan Luis Vivès dénonce les limites de la théologie poétique et critique la poésie sacrée qui cultive les séduisantes obscurités des fables païennes. Il blâme les mauvais poètes (poetastri ou poetistae) qui souillent le gymnase où les philosophes antiques révéraient jadis la Vérité25. Comme Platon, il demande qu’on les bannisse des lieux publics ; toutefois comme lui aussi, il a recours ici à l’allégorie et à la fable, pour exposer ses arguments à ses détracteurs. C’est paradoxalement par une allégorie que Vivès présente l’idéal d’une parole claire, vraie et douce à la fois, le langage apte à exprimer la vérité divine. Ces deux images de la Vérité sont aussi l’illustration d’une doctrine oratoire. Quelques années plus tard, dans son traité de rhétorique, le 23  Juan Luis Vivès, Early writings 1, p. 68-70 : « Elle se mirent le plus souvent possible dans la glace et s’y contemplent, pour, au cas où l’on verrait le plus petit bout de peau naturelle, le farder aussitôt. » 24  Ibid., p. 76 : « Il n’y a en moi trace ni de vanité ni d’ostentation, vices qui me sont diamétralement opposés, tant je suis vraiment et simplement la pure et simple Vérité. » 25  Ibid., p. 80.

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De ratione dicendi (Bruges, 1532), Vivès définit le style nu, c’est-à-dire dénué de couleur et d’ornement, par opposition au style fardé26. Après avoir invoqué les exemples d’Aristote et de Suétone, il cite Cicéron décrivant le style attique : Est oratio coloris expers, ut Aristotelis et Tranquilli, nuda, et sine ornamentis, quemadmodum commentarios C. Caesaris ait Tullius nudos esse, rectos, uenustos, omni ornatu orationis, tamquam ueste, detracto. Est color quidam naturalis, et sicuti Cicero inquit, sanguine diffusus, non fuco illitus ; is constat uerbis propriis, dilucida oratione, figuris moderatis, honestis, nitidis, non arcessitis, sed tamquam cum re ipsa natis : talis fuit in aetate Demosthenis, in qua, ut Cicero scribit, succus ille, et sanguis incorruptus fuit, in quo naturalis, non fucatus inesset nitor ; huic contrarius est ascitius, et fucatus, picturatus, in quo ars apparet, et aliunde inuectus ornatus27.

Vivès se réfère au passage du De oratore où Cicéron, à propos de l’élocution, distingue le style naturel et le style fardé ( fucatus)28. Il reprend aussi le Brutus, dans lequel Cicéron avait employé le terme fucatus pour caractériser le style corrompu de Démétrios de Phalère et de ses successeurs par opposition à l’éclat naturel et à la noble simplicité de la génération de Lysias et de Démosthène29. L’expression de la vérité s’accorde, chez Vivès, avec un certain idéal cicéronien. E r asme  :

le

S ilène

Publiant pour la première fois, en 1515, ses Adages, Érasme propose avec « Les Silènes d’Alcibiade » un autre modèle herméneutique30. La découverte de la vérité prend aussi pour modèle le dépouillement du 26  Juan

Luis Vivès, El arte retorica, éd. A. I. Camacho, Barcelone, 1998. Vivès, De ratione dicendi, II, 1 ; ibidem, p. 100. « Il existe un discours ‘dénué de couleur’, comme celui d’Aristote ou de Suétone, ‘nu et sans ornement’, de la manière dont Tullius dit que les Commentaires de César sont nus, droits, charmants, débarrassés de tout ornement stylistique comme d’un vêtement. Il existe ‘une sorte de teint naturel’, et comme dit Cicéron, ‘irrigué par le sang, non badigeonné de fard’ ; il consiste dans la propriété des mots, dans la transparence du style, dans des figures d’un éclat modéré et convenable, non recherchées mais comme nées du sujet même : il était tel à l’époque de Démosthène, lorsque, comme dit Cicéron, ‘ce suc et ce sang n’étaient pas corrompus, dans lesquels il y avait un éclat naturel et non fardé’ ; son opposé est le style ‘trop emprunté, fardé et peinturluré’, dans lequel l’art est visible et l’ornement importé d’ailleurs. » 28 Cicéron, De oratore, III, LII : non fuco illitus, sed sanguine diffusus debet color. 29 Cicéron, Brutus, IX, 36 : sucus ille et sanguis incorruptus usque ad hanc aetatem oratorum fuit, in qua naturalis esset non fucatus nitor. 30 Érasme, Les Silènes d’Alcibiades, trad. J. C. Margolin, Paris, 1998 et Érasme de Rotterdam, Les Adages, éd. J. Saladin, Paris, 2011, vol. 3, III, 3, 2201, p. 106-129. 27  J. L.

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corps, mais la dialectique du dévoilement est bien différente. L’adage 2201 s’inspire du discours d’Alcibiade comparant son maître Socrate au Silène et au satyre Marsyas dans le Banquet de Platon (215a-215d). Comme les statuettes de Silène, ces petites boîtes contenant des figurines de dieux, Socrate cache sous une enveloppe trompeuse des vérités divines : Atqui si Silenum hunc tam ridiculum explicuisses, uidelicet numen inuenisses potius quam hominem, animum ingentem, sublime ac uere philosophicum, omnium rerum, pro quibus ceteri mortales currunt nauigant sudant litigant belligerantur contemptorem31…

L’exégèse est toujours un déploiement, une explication, mais dans le silène, c’est la nudité qui est le voile, la surface qui occulte l’intériorité. Le nu n’est plus la vérité à atteindre mais le donné manifeste, l’apparence à décrypter. Il ne s’agit plus de déshabiller un corps nu mais de l’ouvrir. D’autre part, cette nudité, pour monstrueuse qu’elle puisse être, n’est pas trompeuse. La laideur apparente du Silène n’est pas contradictoire avec la beauté qu’il recèle. Marsile Ficin avait commenté la nudité de Socrate dans son Commentaire du Banquet ou De Amore (1469) : Guido Cavalcanti y interprétait la description d’Alcibiade qui peignait Socrate nu, en disant que Socrate était vêtu pauvrement et marchait pieds nus32 . Signe d’endurance chez Platon, la nudité socratique s’accordait chez Ficin avec la modestie de sa condition et de son caractère, le philosophe professant son ignorance et sa pauvreté d’esprit. Néanmoins, comme l’a remarqué Jean-Claude Margolin, Ficin éludait la comparaison grotesque avec le Silène alors qu’Erasme la développe et n’hésite pas à récuser la théorie de la physiognomonie, qui veut que le corps soit en exacte correspondance avec l’âme33. De plus, le Silène est aussi un modèle linguistique. En effet, plus loin dans l’adage, Alcibiade compare les paroles mêmes de Socrate au Silène car elles ont une peau insolente : les mots et les phrases qui les enveloppent peuvent faire rire, mais en y pénétrant on les trouve pleines de sens et d’images de la vertu (221d-222a). Érasme réinterprète Platon 31 Érasme de Rotterdam, Les Adages, p. 107 : « Cependant, si on avait ouvert ce Silène si ridicule, c’est assurément un dieu que l’on aurait trouvé plutôt qu’un homme, une âme immense, sublime et véritablement philosophique, qui méprise tous les biens pour lesquels tous les autres mortels courent, naviguent, transpirent, se battent et font la guerre… ». 32  Marsile Ficin, Commentaire sur le Banquet de Platon. De l’amour/ Commentarium in conuiuium Platonis. De Amore, éd. et trad. P. Laurens, Paris, 2002, p. 210-211 : Nudum praeterea, id est simplici et ueteri opertum palliolo. Cf. Platon, Symp., 220 b. 33  J. C. Margolin, Érasme. Les Silènes d’Alcibiades, p. x x x ii -x x x v.

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à travers la rhétorique et fait du Silène le symbole du discours simple (sermo simplex, plebeius et humilis) par opposition au discours sublime de l’épopée, de la tragédie ou des orateurs d’apparat (sermo sublimis)34. L’éloge de la nudité se confond, comme chez Juan Luis Vivès, avec le goût pour la simplicité attique, mais aussi avec la prescription horacienne de l’humilitas35 : Quem si de summa, quod dici solet, cute qui aestimasset, non emisset asse. […] Cultus neglectus, sermo simplex ac plebeius et humilis […]36.

Le passage renvoie sûrement aux vers de l’Art poétique, dans lesquels Horace opposait à la gravité et à l’enflure de la tragédie, le style terre à terre (sermo pedestris) et humble (sermo humilis) de la comédie et du drame satyrique37. Ainsi, des fables grotesques peuvent-elles cacher des vérités profondes, des discours simples des beautés inouïes. Érasme sauve en partie les fables païennes, mais il reste critique à l’égard des poètes : comparant Socrate à Marsyas, le satyre poète qui jouait des airs divins, il précise que Marsyas charmait avec sa flûte, tandis que Socrate obtient les mêmes effets par de simples paroles. L’expression psilois logois désigne les paroles « dépouillées » de rythme et de musique, les « discours nus »38. À la fin de l’adage, le dévoilement du corps humain est donné pour paradigme tant de la physique que de la théologie. L’or et les gemmes sont cachés au plus profond de la terre comme les organes vitaux sont enfouis dans les plis secrets du corps. Mieux, les éléments de la nature sont imperceptibles à la vue autant que l’esprit, qui est la partie la plus immortelle et la plus divine de l’homme : In quouis rerum genere materia pars uilior maxime patet sensibus, formae uis et beneficium utilitate sentitur et tamen ipsa procul abest a sensibus. Rursum in corporis physici temperatura, cum phlegma et sanguis sensibus sit familiaris et pateat, id quod plurimum confert ad uitam minime patet, nempe spiritus. Demum in uniuerso quae maxime 34 

Ibid., p. x x i . Cf. P. Galand-Hallyn, « ‘Médiocrité’ éthico-stylistique et individualité littéraire », dans Éloge de la médiocrité, le juste milieu à la Renaissance, éd. E. Naya et A.-P. PoueyMounou, Paris, 2005, p. 103-112 et J. Lecointe, « Structure hiérarchique et théorie critique à la Renaissance », Bibliothèque d’Humanisme et Renaissance, 55 (1990), p. 536. 36  Érasme de Rotterdam, Les Adages, p. 106. « Quiconque l’aurait jugé superficiellement, comme on dit, à sa peau, n’en eût pas donné un sou […]. Négligé par la mise, simple, commun et humble par le discours… » 37 Horace, Ars poet., 95 et 229. 38  Trad. B. et R. Piettre, citée par J. C. Margolin dans Érasme. Les Silènes d’Alcibiades, p. x i x . 35 

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sunt, ea non uidentur, ueluti substantiae quas separatas uocant. Et quod in his summum est, id a sensibus quam maxime sepositum est, nempe deus, adeo ut nec intelligi nec cogitari possit, cum hic fons sit unicus omnium39.

Erasme établit un parallèle entre l’anatomie, la science qui dissèque et décrit l’intérieur du corps humain, et l’exégèse biblique. En effet, la méthode anatomique pratiquée par les médecins et chirurgiens depuis la première dissection de Mondino de’Liuzzi en 1315 se fondait sur l’accessus ad auctores, le commentaire des textes à partir des catégories aristotéliciennes40 que Jean d’Alexandrie avait appliqué au corps humain dans son commentaire du De sectis de Galien41. L’Histoire du corps, comme se nommait elle-même la première anatomie humaniste, découpait et analysait le corps humain selon une division en parties animales, naturelles et spirituelles (animalia, naturalia et spiritualia) qui correspondaient respectivement aux trois cavités du corps (ventres inférieur, intermédiaire et supérieur) suivant l’exemple des commentateurs lorqu’ils déployaient la signification des textes. Chez Érasme, la découverte du sens anagogique des Écritures est présentée comme l’énucléation de l’essence divine que cache le silène : Jam habent et suos Silenos arcanae litterae. Si consistas in superficie, ridicula nonnumquam res sit ; si penetres usque ad anagogen, diuinam adores sapientiam42 .

Derrière le décryptage symbolique du Silène opère le modèle de la dissection anatomique. La lecture allégorique néo-platonicienne se

39  Érasme de Rotterdam, Les Adages, p. 111. « Dans n’importe quel genre de choses, la matière qui est la partie la plus vile des deux est la plus découverte aux sens ; la puissance et le bienfait de la forme se sentent à son utilité, mais elle est elle-même éloignée des sens. De même, dans la complexion du corps, alors que le phlegme et le sang sont familiers et découverts aux sens, ce qui contribue le plus à la vie est le moins découvert, à savoir l’esprit. Enfin, les choses les plus universelles ne sont pas visibles, comme les substances qu’on appelle séparées. Et ce qui est le plus élevé en elles, est ce qui est le plus écarté des sens, à savoir Dieu, au point qu’il ne peut être compris ni pensé, alors qu’il est l’unique source de tout. » 40  J. Y. Tilliette, « Poesia e storia di fronte alla critica letteraria medievale : l’insegnamento degli accessus ad auctores », dans Storiografia e poesia nella cultura medioevale, éd. Istituto storico italiano per il Medioevo, Rome, 1999, p. 151-164. 41  R. Mandressi, Le regard de l’anatomiste. Dissections et invention du corps en Occident, Paris, 2003. 42  Érasme de Rotterdam, Les Adages, p. 111. « La littérature sacrée aussi a ses Silènes. Si l’on s’arrête en surface, le sens est parfois ridicule ; mais si l’on pénètre jusqu’au sens anagogique, on adore la sagesse divine. »

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confond avec la méthode du médecin qui fouille et scrute le corps humain pour en extirper la vérité cachée. M éla nchthon  :

la

Vér ité

dépecée

La Réforme, en ébranlant l’arsenal allégorique de la lecture biblique, repose le problème du dévoilement de la vérité et place une nouvelle fois la nudité au cœur de la question théologique. En 1531, dans les Elementa rhetorices, Philippe Mélanchthon s’attaque à la théorie scolastique des quatre sens (littéral, tropologique, allégorique et anagogique)43. Il accuse les exégètes d’avoir littéralement dépecé le texte de la Bible : « Le discours devient incertain quand il est déchiré en de si nombreuses significations » (Fit enim incerta oratio, discerpta in tot sententias)44. Il est intéressant de noter qu’il reprend l’image de la dissection du corps pour dénoncer ce charcutage. Pourtant, l’Écriture a un seul sens qui est simple, clair et qui contient toute la doctrine, c’est le sens littéral ou grammatical (sensus literalis ou grammaticus). Le sens allégorique aurait été inventé par des incultes qui, méconnaissant l’art du discours et voyant la Bible pleine de figures, ont inventé une nouvelle rhétorique. Mélanchthon réduit l’allégorie et l’anagogie à des figures de style. Il distingue la dialectique qui présente les choses nues et la rhétorique qui les revêt par le travail de l’élocution : Verum hoc interesse dicunt quod dialectica res nudas proponit. Rhetorica vero addit elocutionem quasi uestitum45.

En 1534, dans son traité de Dialectique, il distingue de même la dialectique de la rhétorique en faisant fonctionner l’opposition du nu et du vêtu : Dialectica nudam causam breuibus uerbis […] designat ; Rhetorica addit elocutionem inuentis a Dialectica, et uelut ornamentis uerborum et sententiarum uestit46… 43  P. Büttgen, « Doctrine et allégorie au début de la réforme. Mélanchton », dans Allégorie des poètes, éd. G. Dahan et R. Goulet, p. 189-322. 44  Philippus Melanchthon, Elementa rhetorices, éd. V. Wels, Berlin, 2001, II, « De quatuor sensibus sacrarum literarum », p. 192. Voir aussi Philipp Melanchthons ‘Rhetorik’, éd. J. Knape, Tübingen, 1998, p. 145 (Wittemberg, 1521, p. 466). 45  Ibid., I, « Discrimen dialecticae et rhetoricae », p. 26 (ou bien Knape, p. 122 et Wittemberg, 1521, p. 420) : « Mais la différence, selon eux, est que la dialectique présente les choses nues alors que la rhétorique ajoute l’élocution comme si c’était un vêtement. » 46  Dialectices libri IV, Lugduni, 1534 : « La dialectique désigne la cause nue en peu de mots […] ; la rhétorique ajoute l’élocution aux idées trouvées par la dialectique et les revêt pour ainsi dire des ornements des mots et des sentences. »

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Loin de dévoiler la vérité, les interprètes n’ont fait que l’obscurcir par de nouveaux voiles. Mélanchthon récuse la distinction qu’avait établie Béroalde entre les philosophes et les poètes au sein de la théologie poétique : les interprètes, croyant dénuder et expliquer les fictions poétiques, se sont faits eux-mêmes falsificateurs. L’opposition introduite par Filippo Beroaldo entre vérité nue et vérité revêtue glisse, avec Mélanchthon, de la division entre philosophie et poésie à une division entre dialectique et rhétorique. Il est vrai que Béroalde lui-même avait anticipé la dérive possible du dévoilement allégorique et que le philologue avait mis en garde les théologiens contre les dangers d’une enquête susceptible de se perdre dans les profondeurs du corps, si elle perdait le sens de la surface : Et quia dicunt ad pondera rerum penetrandum esse, non ad uerborum amoenitates diuersitandum et sanguinem et medullam sententiarum esse introspiciendam omissa cute corticeque uerborum, ego, hercle, non dispicio quomodo sanguis et medulla interior introspici possit, nisi cutis et cortex ante diligenter exploretur47.

Béroalde était conscient de la nécessité qu’il y avait à accorder la signification allégorique avec la signification littérale et à maintenir entre elles un lien étroit ; il avait du reste déjà employé, pour illustrer cette idée, la métaphore du corps en distinguant la chair et la peau. Quoi qu’il en soit, Mélanchthon replace la recherche de la vérité à la surface du texte. Il rejette le modèle de l’analyse anatomique et le nu redevient, de préférence à l’écorché, le paradigme de la parole vraie. La peau est désormais l’enveloppe qui contient en elle-même le corps entier de la vérité. Théodor e

de

B èze  : B ethsa bée

L’attitude de Luther et Calvin à l’égard de l’allégorie, comme l’a bien montré Max Engammare, est ambiguë48. Luther, qui disait qu’il haïssait les allégories, affirme en 1540, dans un propos de table, qu’il faut « traduire l’écriture par un sens simple » (tradere scripturam sim47 Filippo Beroaldo, Opuscula varia, Paris, 1533, f. 161r (cité par A. Rose, p. 68, n. 452). « Et parce qu’ils disent qu’il faut pénétrer au cœur des choses, non s’arrêter aux douceurs des mots et qu’il faut inspecter le sang et la moelle des pensées après avoir enlevé la peau et l’écorce des mots, moi, par Hercule, je ne vois pas comment l’on peut inspecter le sang et la moelle intérieurs, sans examiner avant avec soin la peau et l’écorce. » 48  M. Engammare, « L’allegoria in factis chez les exégètes protestants de l’Ancien testament de Luther à Théodore de Bèze », dans Le noyau et l’écorce : les arts de l’allégorie, x v  e-x v ii  e siècles, éd. C. Nativel, Rome-Paris, 2009, p. 95-103.

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plici sensu), mais il a aussi donné une lecture politique du Cantique des Cantiques qui relève de la méthode allégorique. Chez Calvin, le terme d’allégorie est souvent synonyme de « mauvaise interprétation » de l’Écriture ; pourtant, dans les leçons sur le livre de Daniel (1561), il conserve l’allégorie rhétorique définie comme une « métaphore continuelle » et il use, lui aussi, de l’allegoria in factis pour politiser le texte biblique. Quant à Théodore de Bèze, théologien et poète à la fois49, il avertit dans les Sermons sur les premiers chapitres du Cantique des Cantiques que c’est « un poème obscur et entièrement allégorique » et que « l’exposition des allégories est hasardeuse et même dangereuse »50. De même, il propose dans sa préface des Psaumes de David une fable qui dénonce les périls de l’allégorie51. A la demande de Calvin, Théodore de Bèze a poursuivi entre 1551 et 1562 les traductions du Psautier huguenot commencées par Marot et il a composé une sylve intitulée Praefatio poetica, qui fait office d’introduction à leur lecture. La description de Bethsabée au bain est une image à l’éclat trompeur : Jam celare sinum simulat, mammasque coercet, Et super objectat tenuis uelamina telae : Jam cunctas ostentat opes, colloque superba Nudato, pulchra mentitur imagine diuam. Interdum excultis illi qui stabat in hortis Marmoreo insignis labro, se fontis in unda Nuda lauat, celeresque oculis iaculatur amores52 . 49  A. Dufour,

Théodore de Bèze. Poète et théologien, Genève, 2009 (1e éd. 2006). « L’allegoria in factis » et « Licence poétique versus métrique sacrée. La polémique entre Bèze et Génébrard au sujet des Psaumes et du Cantique des Cantiques (1579-1586) », dans Théodore de Bèze (1519-1605), Actes du colloque de Genève (septembre 2005), éd. I. Backus (éd.), Genève, 2007, p. 479-499. 51 Sur la paraphrase des Psaumes de David, voir M. Jeanneret, Poésie et tradition biblique au x v i  e siècle. Recherches stylistiques sur les paraphrases des psaumes de Marot à Malherbe, Paris, 1969 et Psaumes mis en vers français (1551-1562), accompagnés de la version en prose de Loïs Budé, éd. P. Pidoux, Genève, 1984. George Buchanan a également édité en 1566 à Genève chez Henri Estienne une paraphrase des Psaumes accompagnée de quelques psaumes en vers de Bèze (Psalmorum Dauidis paraphrasis poetica nunc primum edita, authore Georgio Buchanano…, m . d . l x v i , apud Henricum Stephanum). 52  Théodore de Bèze, Juvenilia, Sylvae IV : Praefatio poetica in Dauidiscos Psalmos, quos paenitentiales uocant, (éd. A. Machard, Paris, 1879 ; rééd. Genève, 1970), p. 18 : Déjà elle feint de cacher son sein, serre sa poitrine, Et jette dessus le voile d’une fine étoffe : Déjà elle montre tous ses attraits, superbe avec son col Dénudé ; elle imite, par sa belle figure, une déesse. Puis, debout dans des jardins cultivés pour elle, Eclatante sur la vasque de marbre, dans l’onde de la source Elle se lave nue et lance de ses yeux de vifs charmes. 50 M. Engammare,

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Bethsabée est fallacieuse, d’abord parce qu’elle fait mine de se cacher sous un voile qui ne fait que révéler ses appâts, ensuite parce que sa beauté fait accroire qu’elle est d’essence divine. Pour la première fois, nous voyons la nudité présentée comme un leurre, une illusion, une fausse révélation. Le nu abuse par un éclat trompeur et la beauté de Bethsabée détourne David, l’homme pieux, de la Vérité. L’allégorie est captieuse, non parce qu’elle cache une vérité sous un voile, mais parce qu’elle révèle une pseudo-vérité. Du reste, à la fin de la préface, quand, ayant vaincu Cupidon, David se retire dans les montagnes pour se consacrer au culte divin, il revêt, lui, symboliquement, son corps de l’habit monacal (sago uelatus membra cucullo). Jea n D or at  :

nudus

Poeta

Tout autre est le sens de la nudité dans l’œuvre de Jean Dorat, poète théologien français presque contemporain de Théodore de Bèze. On sait qu’il se faisait appeler l’interprète du Roi et qu’il pensait avoir un don de divination. Les travaux de Geneviève Demerson et de Philip Ford ont bien montré comment il pratiquait l’allégorie et l’étymologie53 et comment il a développé en particulier une exégèse du texte homérique, dont il donne les principes dans le Mythologicum54. L’Odyssée contient à la fois des vérités morales, philosophiques, politiques et physiques. Circé représente la physique et Calypso est l’allégorie qui crypte, comme l’indique son étymologie, la métaphysique : Calypso est diuinatoria et prophetica ex aspectu coelestium et rerum occultarum cognitione. Itaque hae tales occultae scientiae uidentur per manus traditae. Per tergora et pelles libros in quibus sententiae et diuinationes continentur sicut in pellibus carnes latent55. 53 G. Demerson, Dorat en son temps : culture classique et présence au monde, Clermont-Ferrand, 1983, ch. IV, Interpretatio, p. 170-256. 54 Jean Dorat, Mythologicum ou interprétation allégorique de l’Odyssée X-XII et de l’Hymne à Aphrodite, trad. P. Ford, Genève, 2000. Voir aussi P. Ford, « Jean Dorat and the Reception of Homer in Renaissance France », International Journal of the Classical Tradition, 2 (1995), p. 265-274 ; « Jean Dorat et l’allégorie homérique : les sources », dans Jean Dorat, poète humaniste de la Renaissance : actes du colloque international (Limoges, 6-8 juin 2001), éd. C. de Buzon et J. E. Girot, Genève, 2007, p. 185-198. 55  Jean Dorat, Mythologicum, 18r, éd. et trad. P. Ford, p. 86-87 : « Calypso est l’art de deviner et de prophétiser par l’inspection des choses célestes et par la connaissance des choses cachées. Ainsi, il semble que de telles sciences occultes soient remises de mains en mains. Par les dépouilles et les peaux, le poète entend les livres qui contiennent des maximes et des prédictions, de même que la chair est cachée sous la peau » (Il s’agit de l’interprétation des troupeaux du Soleil). Voir aussi à ce propos L. Capodieci, « Circé, Calypso et Pénélope. Allégorèse homérique et parabole platonicienne dans la galerie d’Ulysse à Fontainebleau », dans Le noyau et l’écorce, p. 209-231.

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Dorat reprend à son compte la métaphore du corps humain pour illustrer sa méthode d’interprétation et prétend, comme Érasme, accéder à une vérité enfouie sous la peau des textes, dans la profondeur de leur chair. Plus loin, Jean Dorat affirme que les poètes anciens embrassent toute la connaissance scientifique mais en l’enveloppant sous le voile de personnages et d’actions : Poetae enim uariis inuolucris personarum et rerum scientiam omnem complexi sunt56.

Le voile poétique consiste moins ici dans les figures que dans le drame. Par ailleurs, dans ses Poemata, Dorat confesse être lui-même un « poète nu » et produire « des écrits nus »57. En effet, le sixième poème du second livre, Ad Valeranum medicum Delphini, est un remerciement au médecin qui a guéri sa maladie et lui a sauvé la vie. C’est l’occasion d’une méditation morale sur la vanité des biens de ce monde par opposition aux biens célestes et éternels. Le poète développe aussi un vibrant éloge de la pauvreté, identifiée à l’amour de la vérité face au mensonge et à l’illusion qu’entretiennent les richesses et les honneurs. Le vœu chrétien de pauvreté rejoint ici la revendication d’un style poétique nu, défini par la sobriété et la brièveté : Hanc licet exiguam pro tantis nunc tibi reddo, Mercedem meritis, ego nudus nuda poeta Scripta, nec inscriptae quicquam nisi pauca papyri58,

Le chiasme (nudus nuda poeta scripta) met en relief la profession de nudité. Jean Dorat fait le lien entre le dévoilement allégorique et l’éthique de l’humilité59. En tant qu’interprète, il dénude les vérités celées par les Anciens dans leurs vers et comme poète, il poursuit sa quête de la vérité en dénonçant les illusions mondaines dans des vers nus. Il n’y a plus, comme chez Béroalde ou plus encore chez Vivès, de contradiction

56  Ibid., 19v, p. 90-91 : « Les poètes en effet ont embrassé toute la connaissance scientifique en se servant des différents voiles que sont tant les personnages que les actions [des mythes] » (Il s’agit cette fois de l’interprétation de l’Hymne à Vénus). 57  Ioannis Aurati lemouicis poetae et interpretis Regii Poëmatia, Lutetiae, 1586, Poematum liber II, VI, p. 61. 58  Ibid. : « Qu’il me soit permis de t’offrir aujourd’hui cette modeste / Récompense pour tes si grands mérites, moi le poète nu / De t’offrir des écrits nus, rien que quelques vers inscrits sur du papier ». 59  P. Galand-Hallyn, « ’Mediocrité’ éthico-stylistique », p. 111-115.

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entre découverte de la vérité et ornementation poétique car la nudité du style est devenue l’apanage du poète lui-même. G iova nni A ntonio Viper a no  : l’âpr e

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L’opposition catégorielle du nu et du vêtu se retrouve encore sous la plume d’un autre auteur, à la fin du x v i e siècle, pour qualifier les méthodes respectives de la philosophie et de la poésie. Giovanni Antonio Viperano, dans la Poétique qu’il publie pour la première fois à Anvers en 1579 (De poetica libri tres), propose un système poétique destiné aussi bien aux poètes qu’aux lecteurs et aux critiques. Dans le chapitre IV du premier livre, définissant la matière du poète, il l’identifie à celle du philosophe moral, mais il précise que le philosophe expose des connaissances nues, tandis que le poète les représente dans des fictions : Atque ille nudis asperisque praeceptis rationem uitae docebit, hic iucundis ornatisque figmentis humanam felicitatem ostendet, non autem finiendo, partiendo, demonstrando, interrogando, respondendo, arguendo, refellendo : illeque animi affectiones et motus horridis atque exilibus uerbis declarabit ; hic uenusta, graui et apta naturarum humanarum imitatione spectatores ad iram, ad odium, ad tristitiam, ad hilaritatem, ad misericordiam, ad clementiam, ad spem, ad metum incitabit, aut reflectet ut uolet. Nec utetur his argumentis quibus Dialecticus, neque expolitionibus quibus orator, sed a peruulgata docendi uia et ratione declinans fingendo instituet auditorem. Sapienter igitur poëticam amoenam quandam ad uirtutem uiam esse, et commentis inuolutam adumbratamque philosophiam docti homines dixerunt60.

Viperano semble se couler une nouvelle fois dans le moule façonné par la théologie poétique selon lequel le philosophe exprime la vérité nue tandis que le poète la voile. Pourtant, le contenu des termes opposés a été profondément modifié depuis le commentaire de Properce 60  Giovanni Antonio Viperano, De poetica libri tres, Antverpiae, C. Plantinus, 1579, cap. IIII, « De materia poetae », p. 18 : « Celui-ci enseignera par des préceptes nus et âpres un mode de vie, celui-là montrera par des fictions agréables et ornées le bonheur humain, mais sans définition, classification, démonstration, interrogation, réponse, arguments et réfutation. Celui-ci exprimera les affections et émotions de l’âme avec des mots rugueux et grêles ; celui-là, par une imitation plaisante, profonde et conforme aux caractères humains excitera les spectateurs à la colère, à la haine, à la tristesse, au rire, à la pitié, à la clémence, à l’espoir et à la peur ou bien les retournera comme il voudra. Il n’usera pas des arguments dont use le Dialecticien, ni des raffinements dont use l’orateur, mais s’écartant de la voie et de la méthode habituelles de l’enseignement, il éduquera l’auditeur par la fiction. C’est donc avec sagesse que les hommes instruits ont affirmé que la poétique est une voie douce conduisant à la vertu et une philosophie enveloppée et voilée d’inventions. »

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par Béroalde précédemment cité. La poésie est comprise ici, conformément à la Poétique d’Aristote, comme imitation des actions humaines et la philosophie est réduite à la philosophie morale. Si la poésie voile la vérité de fables, le mot « fable » ne doit plus être entendu comme allégorie ou mythe mais comme fiction ou drame. Nouvel avatar du vêtement poétique, la mimésis s’est substituée au voile allégorique. La représentation dramatique est le vêtement des passions de l’âme, que la philosophie, elle, expose nues, c’est-à-dire crument, avec les outils de la logique. Mieux, la parole vraie et nue, qui était chez Béroalde un discours inspiré et sublime, est chez Viperano un langage âpre et rugueux. Ainsi, la vérité est elle présentée avec des moyens différents par la dialectique, la rhétorique et la poétique : la première use des arguments, la seconde use des ornements et la dernière d’imitations vraisemblables. Pour conclure, la plupart des humanistes font de la nudité un critère d’évaluation de la parole vraie. Parmi ceux que nous avons cités, seul Théodore de Bèze dénonce l’éclat illusoire de certaines révélations. Qu’ils soient philosophes, théologiens, philologues ou poètes, tous les autres revendiquent le privilège de pratiquer le discours nu, celui qui délivre la vérité, par distinction avec d’autres discours : les philosophes et interprètes par rapport aux poètes ou aux orateurs, les « poètes nus » eux-mêmes par rapport aux poètes païens antiques ou aux mauvais poètes. C’est finalement au lecteur, averti et formé par le commentaire critique, que revient le soin de trouver la « Vérité nue » en déchiffrant les différents discours en fonction de leurs méthodes respectives. BIBLIOGRAPHIE Textes A lberti , L. B., Il nuovo ‘De pictura’ di Leon Battista Alberti, éd. R. Sinisgalli, Roma, Kappa, 2006. B eroa ldo , F., Commentarii in Propertium, Bologne, Benedetto di Ettore, 1487 et Opuscula varia, Paris, 1533. B èze , T. de , Juvenilia, éd. A. Machard, Paris, 1879 (rééd. Genève, 1970). B occace , J., Bucolicum carmen, dans V. Branca (dir.), Giovanni Boccaccio. Tutte le opere, vol. V, t. II, Milano, 1994. D or at, J., Mythologicum ou interprétation allégorique de l’Odyssée X-XII et de l’Hymne à Aphrodite, trad. P. Ford, Genève, 2000. E r asme , D., Les Silènes d’Alcibiades, trad. J. C. Margolin, Paris, 1998 et Les Adages, éd. J. Saladin, Paris, 2011.

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Hélène C asanova-R obin

FALSA FICTA IVVANT PLAISIR DE LA FICTION ET QUÊTE DE LA VÉRITÉ DANS LA POÉSIE LATINE DU QUATTROCENTO, L’EXEMPLE DE CRISTOFORO LANDINO Nam uerae uoces tum demum pectore ab imo Eliciuntur, eripitur persona, manet res1.

Si la codification des genres poétiques antiques impose, comme on le sait, un cadre artificiel et convenu à l’expression de soi, elle n’en contrevient pas pour autant à l’analyse introspective d’un sujet mis en scène à la première personne2 . La tension entre fiction et vérité, ou plutôt le paradoxe de la quête d’une vérité intérieure procédant d’un langage fictif sont alors à l’œuvre. Un certain nombre d’Humanistes du Quattrocento trouvent ainsi une voie de renouvellement des genres poétiques antiques dans l’insertion, au sein de la situation conventionnelle d’un amant en souffrance inspirée des écrits de Catulle, de Properce et de Tibulle, d’outils de connaissance de soi, inspirés tout autant de la tradition stoïcienne, augustinienne et pétrarquiste que des récentes lectures de Platon. Cristoforo Landino, figure majeure de l’humanisme florentin du x v e siècle par sa fonction de Professeur sur la chaire de Poétique et de rhétorique au Studium autant que par ses écrits poétiques et philosophiques, offre diverses illustrations de cette conception du langage poé-

1 Lucrèce, De rerum natura, III, 57-58 : « alors seulement [dans l’adversité] la vérité jaillit du fond du cœur ; le masque s’arrache, la réalité demeure. », (texte établi et traduit par A. Ernout, Paris, 1962). 2  Sur la tradition de l’intériorité et les définitions de ce concept à travers l’Antiquité, on lira en particulier Le moi et l’intériorité, études réunies par G. Aubry et F. Ildefonse, Paris, 2008.

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tique3. Dans la lignée de Mussato, de Pétrarque et de Boccace, Landino considère la poésie comme un voile, ou un figmentum, suivant la métaphore favorite des exégètes de Virgile et d’Ovide, autrement dit comme l’instrument de choix pour exprimer une dialectique entre apparence et vérité4. La vérité est donc à décrypter, sous les images ou flores poétiques : vérité spirituelle, sagesse du monde mais également vérité de soi, terme d’une introspection fructueuse. Certes, les ficta ne constituent pas seulement un écran à disséquer : bien plus, ils réjouissent l’âme et, ce faisant, ils stimulent les sens qui, ainsi mis en branle, participent au premier chef à l’herméneutique de soi dotée d’une visée propédeutique, vers la construction d’une intériorité apaisée. Or, comme l’ont dénoncé Lucrèce et Sénèque, les ficta, produits condamnables de l’imagination, induisent en erreur5 Comment donc développer une herméneutique de soi à partir de fictions délectables ? Il semble toutefois que Landino goûte ce paradoxe, mettant à l’épreuve à la fois les théories philosophiques en débat dans l’Italie du Quattrocento et réévaluant le statut de l’imaginaire. 3 Sur Landino, on se réfèrera aux travaux majeurs de R. Cardini, de P. Lohe, de C. Kallendorf : notamment R. Cardini, La critica del Landino, Firenze, 1973 et Scritti critici e teorici, Cristoforo Landino, edizione, introduzione e commento, a cura di R. Cardini, Roma, 1974 ; celles également de C. W. Kallendorf, « Cristoforo Landino’s Aeneid and the Humanist Critical Tradition », Renaissance Quaterly, 36 (1983), p. 519-546, Id., In Praise of Aeneas, Virgil and Epideictic Rhetoric in the Early Italian Renaissance, HanoverLondon, 1989, et Id., The Virgilian Tradition. Book History and the History of Reading in Early Modern Europe, Aldershot, 2007 ; la thèse de doctorat d’État de F. La Brasca, Cristoforo Landino et la culture florentine de la Renaissance, soutenue le 29 juin 1989, imprimée par l’atelier national de reproduction des thèses de Lille, 3 vol. micr. Lille, ANRT, 1990 ainsi que l’étude « Scriptor in cathedra : les cours inauguraux de Cristoforo Landino au Studio de Florence (1458-1474) », dans L’écrivain face à son public en France et en Italie à la Renaissance, études réunies et présentées par C. A. Fiorato et J.-C. Margolin, Paris, 1989, p. 107-125 ; les différents travaux d’A. Field, « A Manuscript of Cristoforo Landino’s First Lectures on Virgil, 1462-63 », Renaissance Quarterly, 31 (1978), p. 17-20 ; Id., « An Inaugural Oration by Cristoforo Landino in Praise of Virgil (from Codex 2, Casa Cavalli, Ravenna) », Rinascimento, 2nd ser. 21 (1981), p. 235-245 ; M. A. di Cesare, « Cristoforo Landino on the Name and Nature of Poetry : the Critic as Hero », The Chaucer Review, 21 (1986), p. 155-181. 4  Voir, après l’épître métrique XVIII de Mussato, le livre XIV du De Genealogia deorum gentilium de Boccace, la Praefatio in Virgilio, les Disputationes Camaldulenses, de Landino, textes édités pour l’un par R. Cardini, dans C. Landino, Scritti critici e teorici, pour le second par P. Lohe ; également H. Casanova-Robin, « La lecture de l’Énéide par C. Landino : élaboration et aboutissement du genre du commentaire chez un humaniste du Quattrocento », dans Sur les Commentaires de l’Énéide, dir. C. Noille-Clauzade, à paraître Paris, 2014. 5 Lucrèce, De rerum natura, IV en particulier et Sénèque, Ep. 13, 2 ; 58, 15 ; 110, 5 etc. Pour une étude des images chez Sénèque on se reportera à l’ouvrage de M. ArmisenMarchetti, Sapientiae facies, étude sur les images de Sénèque, Paris, 1989.

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Deux poèmes du recueil Xandra, composé par Landino dès 1443, puis remanié à plusieurs reprises6 jusque dans les années 1460, offrent un premier exemple intéressant de cette dialectique entre apparence d’un ethos élégiaque et représentation d’une vérité intérieure : toutes deux, épigrammes plutôt qu’élégies, sont intitulées Ad se ipsum. Elles se succèdent, dans le livre I de la Xandra où elles prennent place au sein d’un livre composé de pièces apparemment disparates, qui partage avec le recueil de Properce, l’un des modèles poétiques prééminents retenus par Landino, cette alternance entre pièces personnelles, à thématique amoureuse et adresses aux amis, confidences, louanges, ou écrits de circonstance. Ces pièces « introspectives » se situent donc au cœur même du livre I, et cette position engage à considérer qu’elles peuvent être envisagées comme une métaphore de l’intimité même du poète, au gré de la fiction de l’intime par ailleurs exprimée sous des atours poétiques divers. La fragmentation dans la représentation du moi, ainsi disséminée tout au long de l’œuvre, recouvre une forme d’unité dans ces deux petites épigrammes centrales. L’encadrement du livre entier par deux poèmes portant l’adresse Ad librum, rappelle la teneur prioritairement poétique de l’ouvrage qu’il convient de distinguer bien entendu d’une autobiographie, tout en portant la revendication de l’héritage antique, catullien et élégiaque, dans lequel l’ouvrage s’inscrit ainsi que tout l’appareil métaphorique, métrique, thématique qu’il convoque. Certes, aux sources antiques, il convient d’ajouter, comme l’a rappelé Donatella Coppini7, les poèmes du Canzoniere de Pétrarque, celui numéroté 273 en particulier ainsi que, ajouterais-je, l’épître métrique I, 14, qui porte, comme les pièces landiniennes, le titre Ad se ipsum8. Ainsi s’établit la filiation, non seulement sur la thématique de la souffrance intérieure due à l’amour mais plus largement dans la manière de parler de soi. L’originalité de ce type de texte tient aussi dans la tension 6  L’auteur intervient à plusieurs reprises sur son recueil, le complète et en modifie la composition : la première version (1443-1444) comporte un seul livre de 53 poèmes en mètres variés, dédié à Léon Battista Alberti. Puis la seconde est organisée en trois livres, dédiés à Pierre de Médicis (1458-1459). Certaines pièces de la première version ont alors disparu, d’autres sont ajoutées, en des circonstances qu’il est souvent malaisé d’identifier. Landino qui s’est occupé de faire imprimer bon nombre de ses œuvres, n’a jamais donné d’édition publiée de ses poèmes, seule une tradition manuscrite s’est prolongée jusqu’au x v iii e siècle (in Carmina illustrium poetarum italorum, Florentiae, 1720). L’édition utilisée ici est celle d’A. Perosa : Christophori Landini Carmina omnia, Firenze, 1939. 7  D. Coppini, « I Canzonieri latini del Quattrocento. Petrarca e l’epigramma nella strutturazione dell’opera elegiaca », in Liber, fragmenta, libellus, prima e dopo Petrarca, Firenze, 2006, p. 209-238. 8  Voir F. Petrarca, Opera omnia, a cura di P. Stoppelli, Roma, 1997.

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instaurée entre la forme brève et close de l’épigramme et celle ouverte de l’élégie : elle participe indéniablement de la mise en scène d’un moi tiraillé entre diverses aspirations, celle du refuge et celle de l’expansion. On y découvre la superposition de deux strates d’un « moi » défini typologiquement par deux formes poétiques et l’esquisse d’une troisième, liée à la nouveauté du type de parole ici élaborée, qu’on ne peut détacher complètement de la parole intérieure du pénitent dont relève l’examen de conscience en filigrane dans le texte. Voici la pièce I, 16 : I, 16. Ad se ipsum Hactenus o lusi, satis est, lasciua Camenae Carmina, plusque satis me malus ussit amor ! Nunc meliore lyra, diuae, meliora canamus, Nam satis atque super me malus ussit amor. Dicamus coelum, coeli dicamus honores, Sitque mihi lacrimas promere posse pias. Et tandem pigeat tantos sumpsisse labores In cassum ; pigeat paeniteatque mei. Assez joué, cela suffit, Camènes, plus de lascifs Poèmes, l’amour mauvais m’a brûlé plus qu’il n’en faut ! À présent, avec une meilleure lyre, divines, chantons de meilleurs vers, Car l’amour mauvais m’a brûlé suffisamment et au-delà. Chantons le ciel, chantons la gloire du ciel Et qu’il me soit possible de verser des larmes pieuses. Et enfin, que je rougisse d’avoir accepté tant d’épreuves En vain ; que je rougisse et que je m’en repente.

Plusieurs thématiques s’entrecroisent, dans la forme brève de l’épigramme : – les sentiments du moi, exprimés selon la métaphore topique de la brûlure d’amour, que le poète oppose aux larmes (v. 6), grâce à la mise en scène du couple traditionnel feu/ eau qui introduit de surcroît le thème d’un cycle fécondant. On pourrait reconnaître dans ce court poème, une variation sur l’écriture de la création du monde telle que la rapporte Ovide dans les Métamorphoses : apparaissent successivement le feu, l’eau, l’air (et la terre), qu’un deus sépare afin que s’installe la vie terrestre. Le même ordre doit être imposé au chaos intérieur du « moi », de façon à permettre l’instauration d’un ordre et d’une création. – la notion de limite : fondamentale dans la régulation des passions, préconisée par tous les courants philosophiques. Satis est, plus, sont autant de termes répétés ici qui définissent le modus à trouver. L’énonciation injonctive, proche de celle choisie par Catulle, permet

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ici de créer un fil sonore signifiant qui associe les adverbes Hactenus, satis et le qualificatif lasciua ; le rythme appuie cela, par la place expressive des trois césures : une trihémimère après hactenus o, une penthémimère après lusi, une hephthémimère après le verbe est, marquant la dramatisation mais aussi l’effort déployé pour imposer un terme à ce feu intérieur. – se déploie en outre un jeu sur la nouvelle modulation : le poète développe l’assimilation métaphorique du moi et de sa propre poésie, place ensemble les lusi, les lasciua carmina selon une caractérisation qui rappelle celle attribuée à Ovide par Quintilien, tous inspirés par les Camènes et l’amour dévorant, tandis que de l’autre sont disposés la lyre, le ciel et la poésie théologique, appelant au renoncement à la passion. – Ainsi fusionnent le « moi » intérieur, objet d’introspection et le « moi » poétique, façonné par la codification élégiaque antique : le sujet de l’œuvre devient métaphore d’une intériorité, la dissension entre deux inspirations désigne l’aliénation du moi par la passion et l’aspiration au retour à la tranquillité d’âme. – Mais la démarche ne saurait progresser sans que soit ravivée l’émotion, ici inscrite dans l’écriture même des vers et mise à distance, grâce à la métaphore de l’écriture poétique : lusi/ ussit, par paronomase, associe vers amoureux à brûlure intérieure ; me malus amor, pose également un jeu allitératif empreint de sémantisme, qui ponctue la représentation du moi victime de sa passion et rend nécessaire le retour sur soi, par-delà le masque élégiaque9. Le choix de l’écriture épigrammatique permet de fournir un arsenal d’outils poétiques synthétiques, qui construisent cette densité émotive et créatrice définie comme l’essence même du vers, plus encore, comme le lieu de projection du moi voire de sa conversion. Le recours à la forme itérative de l’écriture épigrammatique, manifeste dans la répétition du pentamètre, en particulier, où l’on ne décèle qu’une minime variation, permet d’appuyer la recherche d’auto-persuasion, de mesurer l’efficience introspective d’une poésie à la puissance magique, telle que l’ont caractérisée les élégiaques antiques. – La contrition finale semble clore l’énoncé sur lui-même et révéler l’échec de la tentative d’opposer raison/ passion (in cassum, « en vain ») ; le dernier pentamètre dit la vanité des labores : l’ambiguïté de ce terme qui désigne autant les tourments amoureux endurés, les 9  Sur Landino et la code élégiaque on se reportera par exemple à N. Tonelli, « Landino, la Xandra e il codice elegiaco », Giornale storico della letteratura italiana, 179 (2002), p. 192-211.

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bouleversements de l’âme que les efforts entrepris pour surmonter la passion est éloquente. La vanité alors dénoncée s’achève dans une contrition appuyée par une répétition qui contribue à la rendre inefficace. Le « moi » semble enclos dans ses contradictions, le retour sur soi n’a pas abouti au dépassement escompté. La pièce suivante (I, XVII), dotée du même titre Ad se ipsum, suggère une variation sur le thème en même temps qu’est dessiné, par la réduplication, l’horizon l’attente d’une progression vers la connaissance de soi. L’écriture est ici plus clairement catullienne, en des accents qui rappellent de près la pièce 8 du poète véronais, également intitulée Ad se ipsum : le « moi » s’y trouve dissocié en « je »/ « tu », au gré d’une forme de dialogue intérieur qui fait endosser le rôle de la ratio à l’un et celui de la déraison (insania) à l’autre partie de soi. Ce procédé, caractéristique de l’épigramme latine10, est propre à exprimer la dissociation entre l’âme et l’esprit, il permet de surcroît cette dérivation entre les deux parties de soi, de façon à souligner la dichotomie de l’être, dans une dramatisation dialogique. De même, on retrouve ici le motif, éminemment épigrammatique, de la capture de l’âme, à travers l’image du lacet qui révèle aussi le saisissement de la part intime de l’être, au-delà de la persona littéraire. Enfin, l’aporie finale, autre trait remarquable, est figée dans cette image floue du repentir. La forme, avec sa symétrie appuyée et ses structures répétitives, manifeste une tension sur le moi plus appuyée que dans le poème de Catulle, dont est conservée la matrice lexicale et la démarche de remédiation aux passions : I, 17 Ad se ipsum Quid facis infelix ? Quidnam Landine miselle    Te iuuat ad flammas addere ligna tuas ? Quid laqueum texis quo mox capiaris et amens    Iam referas dextra uulnera facta tua ? Desine iam uanos tibimet nutrire dolores,    Desine iam gratis tanta subire mala. Pone modum lacrimis et quae deperdita cernis Perdita iam ducas, paeniteatque tui. Que fais-tu malheureux ? En quoi donc, petit misérable Landino,    Cela te plaît-il d’ajouter du bois à ton feu ? Quel lacet as-tu caché pour être bientôt capturé et, insensé,    D’où tu souffres déjà les blessures faites par ta main droite ? 10  La formulation rappelle celle des Remèdes aux deux Fortunes de Pétrarque. Sur l’épigramme, P. Laurens, L’abeille dans l’ambre, Paris, 2012 (édition de 1989 actualisée et augmentée).

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Cesse donc de nourrir tes vaines douleurs,    Cesse donc d’affronter pour rien de si grands maux. Mets un terme à tes larmes et ce que tu vois perdu,    Considère-le déjà perdu et repens-toi.

Derrière le masque catullien ou propertien, se dévoile la vérité d’un être qui, s’il ne renonce pas au langage élégiaque, en use comme d’un outil de progression vers la connaissance de soi et la vérité de l’être : en accord avec la leçon développée par Cicéron dans les Tusculanes, étudiée de près et préfacée par Landino lui-même11, Catulle incitait son être à affermir son âme, jusqu’à devenir indifférent à la douleur. Certes, il s’agit moins d’un « moi » intime, tel que l’envisagent les « modernes » depuis le xi x e siècle au moins, que d’une essence individuelle jamais déconnectée du monde extérieur, à laquelle le poète cherche à conférer une forme de tranquillité. Mais Landino apporte à la matrice catullienne quelques innovations autour des motifs caractéristiques du feu et du lacet : le premier, orienté vers un retour sur soi, n’est pas sans rappeler une action purificatrice parente de l’ekpyrosis stoïcienne ; quant au lacet qui se retourne contre le chasseur il confirme la réflexivité de la démarche. La forme circulaire ainsi conférée à la pièce révèle le retour sur soi et le dialogue intérieur, destiné à détruire la source de souffrance au profit de la renaissance de l’être : le rythme ternaire (Quid, quidnam, quid… / Desine, pone / paeniteat), ajouté aux reprises phoniques ( facis infelix / Landine miselle) contribuent à élaborer la représentation d’une auto-destruction volontaire et féconde (v. 2 Te iuuat ad flammas addere ligna tuas ?). L’acte évoque alors la figure tant prisée du phénix12 qui organise son propre bûcher pour renaître de ses cendres, mais n’oblitère pas pour autant la représentation d’une passion entretenue délibérément par l’écriture qui l’évoque. La permanence de l’ambivalence des images, l’unité sonore créée par la prépondérance des voyelles claires, soulignent la cohérence interne de la démarche qui allie écriture et introspection en même temps que sa dimension réflexive (Te / tuas encadrent le pentamètre). Les images concrètes (ligna, laqueum), courantes dans l’épigramme où l’objet concentre toute la signification de l’énoncé, comme un symbole figuré, précisément, cèdent la place, dans les distiques suivants, aux métaphores 11 

Voir C. Landino, Praefatio in Tusculanis, dans R. Cardini, C. Landino, Scritti teorici e critici, etc. 12  Le phénix et son autre, Rennes, 2013, dir. L. Gosserez, présente un riche panorama d’études sur la figure littéraire de l’oiseau de feu. L’ouvrage comporte également une bibliographie actualisée sur le sujet.

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plus abstraites (nutrire dolores). Enfin, dextra tua désignant la main droite qui écrit, ici placé au cœur du texte, porte la fusion de l’ethos du poète et celle d’un proficiens en quête de vérité intérieure. Certes, la posture est requise par le genre, mais elle bénéficie d’un supplément sémantique dans ce type de texte intitulé Ad se ipsum. Parler de soi suppose moins la confidence de souvenirs amoureux, que l’exposé du lien entre l’écriture, la création poétique et l’âme. Là interviennent les ficta, produits de l’imagination poétique, plus ou moins formatés par un code littéraire bien connus. L’une des illustrations les plus éloquentes de ce recours fructueux aux ficta pour opérer un retour sur soi et revenir à une forme de vérité intérieure est l’élégie II, 11 de la Xandra, intitulée De Insomnio. Le poète recourt ici à un thème favori des Humanistes, celui du rêve, souvent utilisé pour l’autoreprésentation, en plus de constituer une métaphore de choix pour dire la mémoire littéraire13. Dans ce poème, deux thèmes sont donc conjugués : celui du songe, hérité de l’épopée antique, avec sa dimension merveilleuse et toute la tradition philosophique qui a pu lui être associée, notamment par l’exemple de celui de Scipion, chez Cicéron, amplement commenté par Macrobe, mais aussi véhiculant la dénonciation des simulacres trompeurs chez Lucrèce, éléments auxquels s’ajoute l’analyse des rêves dans la médecine hippocratique, celles des songes d’Artémidore et bien d’autres tout au long de l’Antiquité et du Moyen Âge. L’intérêt suscité par ce sujet est très vif chez les Humanistes, qui en usent en tant que topos élégiaque, associé à la puella, mais sans négliger les réminiscences bibliques (rêve de Jacob, songe prémonitoire de Nabuchodonosor, visions de Daniel, notamment), que l’on trouve chez les auteurs chrétiens (Tertullien, de anima), chez les philosophes tardo-antiques ainsi que dans les œuvres littéraires médiévales (romans arthuriens) et, bien sûr, dans les analyses néoplatoniciennes. Le rêve, chez les poètes, s’il demeure lié à l’inspiration créatrice, n’en constitue pas moins un outil de choix pour opérer une plongée dans l’intériorité, devenant alors un outil d’herméneutique de soi. Dans l’élégie landinienne II, 11, c’est l’insomnie au premier degré qui est tout d’abord mise en scène, pour rendre compte du tourment dû au dépit amoureux, dans une pièce à coloration largement propertienne, état propice aux cauchemars, avant que ne se déploie une rêverie mythologique. 13  Voir

notamment P. Galand-Hallyn, Les yeux de l’éloquence, Orléans, 1995, chapitre II « Une rhétorique de l’onirisme » ; V. Leroux a composé de nombreux travaux sur le sujet, dont plusieurs sont à paraître. Signalons son introduction au numéro 5 de la revue en ligne Camenae, « Les visages contradictoires du sommeil » dont elle a dirigé la publication d’ensemble ainsi que ses travaux d’habilitation (E.P.H.E.).

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Le motif élégiaque du songe se trouve alors contaminé avec la tradition platonicienne et chrétienne du songe considéré soit comme révélateur du désir inconscient soit des tourments de l’âme. La mise en scène de l’intériorité, donc d’un retour en soi-même, de l’analyse des désirs et des affects, très présente chez Platon, apparaît ici revisitée au profit d’une fonction heuristique. La structure close du distique accentue le caractère permanent de ce tourment, souligné par les associations phoniques (tristia turbant), par la longueur du terme insomnia, par les césures qui détachent mi et misero, mots mis en relief encore par l’allitération de la première syllabe. Le pentamètre, avec sa formulation négative, présente en contrepoint ce qui pourrait être et qui n’est pas, le contraste étant appuyé par ce déni. L’importance accordée aux sens confirme l’effet dévastateur de la passion amoureuse, avec son corollaire la jalousie, qui ronge ego et ne lui laisse aucun repos. Voici le texte : Tristia mi misero, turbant insomnia pectus,    Nec secura uenit sensibus ulla quies. Cur nostram totiens iratam, somne, puellam    Obiectas oculis, uisa tremenda, meis ? Hanc modo riualis facis accepisse tabellas,    Me coram et placido reddere uerba sono ; Nunc illum nostra nimis exultare repulsa    Fingis et e lacrimis gaudia ferre meis. Non ipsis satis, ah, fuerat mea damna diebus    Sentire et quantum Xandra superba furit, Nunc etiam noctes nostro accessere dolori :    Sic lacrimis nullo tempore liber ero. Improbe, tu dulci mortalia corda sopore    Lenire et curas demere, somne, soles ; Nunc tua me horrendis uexant simulacra figuris    Et magis est ipso nox uigilanda die. Felix Endymion, uiridi quem mollis in herba    Pressit et euinxit lumina fessa sopor. Ah quotiens illi gelida sub rupe iacenti    Incubuit tepido Cynthia pulchra sinu, Et modo formosis puerum complexa lacertis    Carpebat niueis oscula grata genis, Et modo dissimili pingebat tempora flore    Puniceis nectens lilia cana rosis. His me, uel falsis, potuisses, perfide somne, –    Nam quoque falsa iuuant – ludere imaginibus. Verum alter tibi sum – sensi – Palinurus et in me    Non mare sed dominae tristia bella cies.

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De tristes cauchemars perturbent mon âme malheureuse,    Et aucun repos ne vient apaiser mes sens. Pourquoi, tant de fois, Sommeil, jettes-tu devant mes yeux    Ma maîtresse en colère, vision terrifiante ? Tantôt tu la représentes recevant les tablettes d’un rival,    En ma présence et lui disant en retour des mots doux ; Tantôt tu le peins qui exulte scandaleusement de mon échec,    Et qui se réjouit de mes larmes. Il n’a pas suffit, hélas, de sentir dans ces jours-là mes punitions    Et combien Sandra, la superbe, s’est déchaînée, Maintenant, même les nuits accentuent ma douleur :    Ainsi ne suis-je libéré de mes larmes à aucun moment. Cruel Sommeil, d’ordinaire tu apaises les cœurs des mortels    D’un doux repos et tu les affranchis de leurs soucis ; Maintenant, tes fantômes me tourmentent de leurs faces terrifiantes    Et je dois veiller davantage la nuit que le jour même. Heureux Endymion qu’une douce torpeur a, sur l’herbe verte,    Retenu et qui a terrassé ses yeux las. Ah, combien de fois, à ses côtés, tandis qu’il était étendu sous la roche glacée,    Cynthia la belle s’est allongée, le sein tiède, Et tantôt embrassant le jeune homme de ses bras splendides,    Elle cueillait sur ses joues couleur de neige de doux baisers, Tantôt elle décorait ses tempes de fleurs variées,    Tressant des lys blancs et des roses pourpres. Si tu avais pu, perfide Sommeil, me distraire avec ces visions,    Même illusoires – car l’illusion me plaît aussi –. Mais je suis pour toi, je l’ai compris, un autre Palinure et contre moi,    Tu soulèves, non la mer, mais les funestes guerres de ma maîtresse.

Le dialogue intérieur apparaît comme une variante des pièces ad se ipsum. Il est mis en scène ici par le truchement de la personnification du Sommeil, figure empruntée aux Métamorphoses d’Ovide14. Plus qu’un ornement, l’introduction de ce protagoniste situe les scènes obsessionnelles qui assiègent violemment et de façon récurrente l’âme du locuteur-poète (totiens) dans un espace-temps distancié : Somnus est l’artisan des épreuves morales de ego, mais il est aussi son interlocuteur et, plus encore, son alter ego, car il est doté des fonctions créatrices du poète (obiectas oculis, facis, fingis). La disjonction nostram/iratam/puellam appuie la représentation chaotique et morcelée de la bien-aimée, telle qu’elle peut apparaître en songe ou telle que la perçoit intimement le locuteur-poète, à l’instar de sa propre intériorité bouleversée. La violence soulignée à trois reprises (par iratam, obiectas – à l’initiale du 14 Ovide,

Métamorphoses, XI, 581-748.

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pentamètre – puis par tremenda, qui occupe également une place prépondérante dans le vers), déplace la mise en scène de la souffrance de l’âme du côté du spectaculaire, de sorte que celle-ci est posée comme un objet d’examen. Le « moi » est mis en présence (me coram) de ses tourments empreints de sentiments contradictoires, comme l’indique la juxtaposition oxymorique de lacrimis et gaudia, le locuteur superpose la sensation vécue à celle rêvée (sentire, à l’initiale du v. 10). Pourtant, l’importance accordée à la vision (oculis, uisa), pose, outre l’insistance sur le recours à la rhétorique de l’évidence destinée à renforcer la vraisemblance de la sensation, la question des sens et des simulacres capables de naître de l’esprit du poète-amant. C’est ici la théorie des simulacres telle que la développe Lucrèce qui paraît à l’œuvre15. Or, on sait quel débat se déploie chez les Humanistes dans ces années-là autour du poème de Lucrèce, qui a été récemment redécouvert dans son intégralité (1417). En 1457, à Florence, Ficin publie un texte doxographique restituant la pensée de Lucrèce (De Voluptate) que Landino, son maître et ami, n’a pas manqué de connaître dans ses étapes préparatoires. Le poème II, 11 s’est ouvert sur la mention des sens, il se poursuit sur les images produites par les sens, qui naissent du Sommeil, donc de l’imagination ( facis, fingis) de l’être soumis à la passion. Ici, Landino poète réélabore des motifs empruntés à Tibulle16 ou à Properce17 de façon à convertir la mise en scène en un monologue intérieur, plus propre à exprimer un retour de soi à soi, à une interrogation davantage destinée 15  « De tous les objets, il existe ce que nous appelons les simulacres : sortes de membranes légères détachées de la surface des corps, et qui voltigent en tous sens parmi les airs. Dans la veille comme dans le rêve, […] nous apercevons des figures étranges ou les ombres des mortels ravis à la lumière ; souvent elles nous arrachent du sommeil, tout frissonnants et glacés d’effroi. N’allons donc pas croire que des âmes puissent s’échapper de l’Achéron, ou des spectres voltiger parmi les vivants ; ne croyons pas davantage que quelque chose de nous puisse subsister après la mort : le corps et l’âme, simultanément anéantis, se sont dissociés l’un et l’autre en leurs éléments respectifs » (Lucrèce, IV, 3345, trad. A. Ernout, op. cit.) 16  On pense notamment à Tibulle, I, 2, 75-76 : Quid Tyrio recubare toro sine amore secundo/ Prodest, cum fletu nox vigilanda venit ? « À quoi bon se coucher sur un lit de pourpre sans bénéficier d’un amour favorable, / Quand vient une nuit de veille à cause des pleurs ? ». 17  Properce, III, 15, 1-2 : Sic ego non ullos iam norim in amore tumultus / nec veniat sine te nox vigilanda mihi, « Puissè-je ne plus connaître les bouleversements de l’amour / Et qu’il ne m’arrive plus de veiller durant la nuit sans toi » ; plus proche sans doute encore le souvenir de III, 20, 21-22 avec l’évocation d’une nox uigilanda accompagnée de dieux vengeurs lorsque le couple est lié par un foedus : Namque ubi non certo uincitur foedere lectus, / Non habet ultores nox uigilanda deos, « Car lorsqu’une union n’est liée par aucun pacte sûr, / La nuit de veille n’a pas de dieux pour la venger ». (trad. S. Viarre, Paris, 2005).

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au locuteur lui-même qu’à la bien-aimée, désormais mise à distance par la mise en scène du Sommeil. La seconde partie du poème (v. 17-28) comporte de nombreuses réminiscences propertiennes, tissée d’allusions mythologiques18. L’évocation d’Endymion permet d’offrir une cristallisation de la situation en une représentation esthétique, chargée d’élever le style et de relancer le processus créatif. Endymion, figure de l’amant endormi, est un personnage ambivalent : certes, il est dépourvu de tourment et il connaît un sommeil paisible, précisément parce qu’il a su échapper à la passion. Lorsque les poètes augustéens l’évoquent, c’est souvent pour justifier une relation amoureuse voluptueuse19 ; mais Endymion apparaît aussi chez Cicéron, dans les Tusculanes (I, 38), comme l’exemple d’un sommeil semblable à la mort, qui prive l’être de tout sentiment. Il incarne alors l’image de l’apathéia, sorte d’aboutissement escompté ici, en une subtile combinaison de la tradition poétique et celle philosophique. Landino choisit là de privilégier la notion de douceur, éminemment lucrétienne, qu’il diffuse de façon sensorielle entre mollis, qualifiant herba, puis euinxit, désignant l’absence de toute contrainte physique, le délassement ; le substantif est appuyé par fessa, et enfin sopor vient clore le distique, justifiant le parallèle avec Somnus. L’épisode érotique vient ensuite, dépeint par une exaltation des sensations, au gré de réminiscences de l’élégie I, 3 de Properce, déjà convoquée par la comparaison avec Endymion20. Le choix de ce modèle poétique ici confirme le processus de sublimation poétique de la passion. À plusieurs reprises, dans les élégies de Properce, le sommeil de la bien-aimée suscite chez le poète l’ouverture d’un état transitionnel, qui lui permet d’ouvrir la voie du rêve et de l’imagination créatrice : l’élégie 3 du livre I dépeint le poète-amant contemplant la puella endormie et élaborant un véritable langage pour convertir cette vision en objet poétique21. Le mythe devient chez Landino une digression du tourment, suscité par les cauchemars, lieu génératif du verbe poétique et de réévaluation du processus créatif, aboutissement inédit de l’introspection personnelle. Mais, au regard de Properce, on découvre une intéressante inver18 Sur Landino lecteur de Properce, voir D. Coppini, «  Properzio nella poesia d’amore degli umanisti », in Colloquium Propertianum Secundum, Assisi, 1981, p. 169201. 19  Properce II, 15 ; Ovide, Ars Amatoria, III, 80 et Héroïdes XVIII, 66. 20  Le qualificatif fessa, associé au sommeil, rappelle l’ouverture de l’élégie I, 3 de Properce : Qualis… assiduis Edonis fessa choreis… / talis uisa mihi mollem spirare quietem…). 21  Pour le développement de cette dimension, voir H. Casanova-Robin, « Présence de la mythologie dans les élégies de Properce : de la cristallisation à la diffraction de l’image », L’Information littéraire, 1, mars 2007, p. 3-10.

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sion des rôles : chez l’Ombrien, c’est l’amant-poète qui parait Cynthia endormie et qui composait un tableau ; ici c’est la déesse qui orne son amant, unissant volupté et création artistique, l’humaniste dessinant une image iconique de la création poétique où la primauté est donnée à la divinité, inspiratrice de toute œuvre d’art, en vertu d’une conception platonisante de l’inspiration. Au sein du poème, cette saynète offre plus qu’un contrepoint à la lamentation sur l’insomnie et l’invasion des cauchemars, elle permet de présenter le remède qui provient de la phantasia féconde, par l’innutrition de modèles antiques, leur réélaboration et l’investissement d’une figure mythique. Plusieurs sensations sont ici sollicitées : le toucher (gelida/tepido), la vue (niueis, puniceis, cana), tandis que l’agencement rythmique et sonore ajoute au tableau la délectation auditive22 . Les sensations négatives cèdent la place à celles positives et dynamiques, qui génèrent l’harmonie intérieure d’un sujet désormais en accord avec une nature délectable, par la médiation d’une production poétique d’exception. La scène illustre ainsi la conversion du tourment en mythe puis en poème-tableau, révélant le processus créatif dans toute sa richesse. Le poème s’achève sur la notion d’imago, posant à nouveau la dialectique du simulacre et de la vérité, seule demeure la délectation d’un réel sublimé. Le plaisir, bien qu’il affecte les sens, demeure celui de l’imagination stimulée par l’illusion : falsa iuuant souligne en effet le caractère illusoire des imagines ici placées à la clôture du distique, fin de la poésie et remède de l’âme. Des deux doctrines qui sous-tendent l’écriture, celle de l’épicurisme, comme déjà énoncé, et celle du platonisme avec la question des « idées », le poète offre une synthèse : l’artiste devient le peintre d’une intériorité à laquelle il donne forme, qui correspond à un idéal esthétique. Le dernier distique introduit une référence à Palinure, sympto­ matique de l’existence funeste du « moi » soumis à l’appetitus naturalis, comme l’expose Landino dans son grand commentaire à l’Énéide : l’écriture poétique a permis une conversion esthétique et les tourments sont désormais objets littéraires, le « moi » passé au crible de la mythologie trouve une vérité, à travers cette nouvelle persona23, qui achève le mouvement introspectif sur un constat de permanence des passions, 22  On admire la régularité des trisyllabes, accentuée par les reprises lexicales, échos sonores (iacenti/ incubuit), chiasmes pour donner à voir l’enlacement ( formosis… complexis ; niueis… genis), avec subtilité des homéotéleutes en is qui encadrent des mots où la voyelle a domine (complexa, puis oscula grata), motif sonore repris dans le dernier pentamètre : puniceis nectens lilia cana rosis. L’enlacement amoureux trouve ainsi un écho poétique et visuel dans le tressage des fleurs en une stylisation de l’acte amoureux. 23  Sur la théorie des personae chez Cicéron, dont on pourrait certainement étudier avec profit les réminiscences chez Landino, voir C. Lévy, « Y a-t-il quelqu’un derrière le

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mais dont le poète féconde son imaginaire. On relève ici la part prépondérante accordée à la phantasia dans la création, favorisée par l’état de semi-veille, lieu transitoire entre le réel et l’imaginaire. Comme Properce24, mais suivant aussi en cela les théories exposées par Marsile Ficin sur le conceptus phantasiae né de l’affectus25, Landino place au centre de son texte le cheminement créatif, né du pathos, où se joignent les réminiscences littéraires et l’expression de soi. Cette représentation du sujet constitue sans nul doute une nouveauté, voire un élément de modernité, sans autre précédent que celui de Properce, dans l’écriture élégiaque, que développera aussi son contemporain Pontano26. Le détour par les ficta falsa, s’il a permis d’exhiber l’intériorité par la médiation d’un langage codifié, constitue aussi une voie de plénitude, grâce au pouvoir parénétique de l’art qui explore le moi et le configure en objet idéal. Comme l’humaniste l’expose dans son dialogue Disputationes Camaldulenses27, la poésie contient en soi la vérité et les fictions inhérentes à son langage n’en sont pas moins les voies privilégiées de la quête de la connaissance du monde autant que de l’intériorité. Le paradoxe initialement apparu se trouve alors résolu. BIBLIOGRAPHIE Textes Ficin , Marsile, Marsile Ficin, Théologie platonicienne de l’immortalité de l’âme, éd. R. Marcel, Paris, 1964-1970. Landino, Christophori Landini Carmina omnia, a cura di A. Perosa, Firenze, 1939. masque ? À propos de la théorie des personae chez Cicéron », dans Vivre pour soi, vivre pour la cité, dir. P. Galand et C. Lévy, Paris, 2006, p. 45-58. 24  Dans les élégies I, 3 et II, 1 en particulier. Voir, notamment, H. Casanova-Robin, « Présence de la mythologie… ». 25  Marsile Ficin, Théologie platonicienne de l’immortalité de l’âme, éd. R. Marcel, Paris, 1964-1970, vol. I, p. 285‑286 ; sur ce sujet les études ne manquent pas. Je ne citerai ici que celle de E. Garin, « Phantasia et imaginatio », Giornale critico della filosofia italiana, LXIV, 1985, p. 349-361, ainsi que celle de T. Katinis, « Il ruolo della imaginatio-phantasia in alcuni contesti ficiniani », Les cahiers de l’humanisme, II (série), Marsile Ficin ou les mystères platoniciens, 2002, p. 217‑223. 26 Voir H. Casanova-Robin, « La notion de nouveauté dans l’élégie de Properce à Pontano : une revendication de modernité poétique ? », dans Au-delà de l’élégie d’amour, métamorphoses et renouvellement d’un genre latin dans l’Antiquité et à la Renaissance, sous la direction de L. Chappuis-Sandoz, Paris, 2011, p. 187-208. 27  Voir en particulier III, 111, 3-17 : la poésie apporte la connaissance du monde (et de soi) et inonde l’auditeur de plaisir.

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Laurence B oulègue

LE PRÉ-SCEPTICISME DE GIANFR ANCESCO PICO DELLA MIR ANDOLA DANS LA DIGRESSIO DE ANIMA III La Digressio sur le De anima III 1 de Jean-François Pic de la Mirandole, rédigée en 1514 et publiée en 15232 , ne laisse pas d’étonner tant cet opuscule est inattendu dans la bibliographie de son auteur. En effet, même dans le traité De imaginatione (1501) de ses jeunes années, encore fortement marqué par sa formation universitaire, Pic n’a jamais suivi fidèlement la tradition péripatéticienne et a toujours revendiqué une adhésion indéfectible aux valeurs et aux thèses de la religion chrétienne. Il s’est tôt montré critique envers la scolastique jusqu’à la condamnation exprimée dans l’Examen uanitatis3, en 1520, précisément étudié par Charles B. Schmitt4, montrant combien Pic, en s’appuyant sur la lecture de Sextus Empiricus, mettait en œuvre un scepticisme radical en renfort d’un fidéisme qui soutenait la vérité révélée contre la philosophie en général, et contre le péripatétisme de son temps en particulier. Or, rien ne saurait être plus caractéristique de la pratique philosophique universitaire péripatéticienne qu’un commentaire 1  De animae immortalitate digressio, Bononiae, Hieronymus de Benedictis, 1523. Nous citerons le texte dans l’édition de 1553 : Ioannis francisci Pici Mirandulae domini concordiaeque comitis In tertium Aristotelis de anima librum extracta digressio, de animae immortalitate, Padua, Ioannes Baptista Amycus, 1553. Nous donnons nos propres traductions. 2 La Digressio sur le troisième livre du De anima d’Aristote fut éditée en 1523, mais, d’après une lettre adressée à Giraldi, elle aurait été écrite en 1514, c’est-à-dire dans les années où Pic fréquente les milieux romains et entretient des liens assez étroits avec la papauté, sans pour autant fléchir le soutien qu’il apporte à Savonarole. Voir la lettre à Giraldi datée de 1514 dans C. B. Schmitt, Gianfrancesco Pico della Mirandola (14691533) and his critique of Aristotle, The Hague, 1967, p. 193. 3  Examen Vanitatis doctrinae gentium et ueritatis Christianae disciplinae distinctum in libros sex, Ioannes Mazochius, Mirandola, 1520. 4  C. B. Schmitt, Gianfrancesco Pico della Mirandola, p. 55-159.

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sur le De anima, particulièrement sur le livre III qui a suscité tant d’interprétations depuis le xiii e siècle et donné lieu à des thèses jugées impies, niant le dogme de l’immortalité de l’âme. La démarche de Pic, ici, s’inscrit explicitement dans la tradition des Pêri psychè autour de la question de l’immortalité de l’âme : il s’agit bien, à la suite d’une myriade de commentateurs, de déterminer quid Aristoteles de ea senserit et de « traiter de l’immortalité de l’âme en faisant une digression à partir de l’exposé du texte d’Aristote »5. Au sein d’une œuvre jusqu’alors caractérisée par son éclectisme avant la radicalisation sceptique de l’Examen, nous souhaitons examiner plus précisément ici le rapport de Pic à la vérité philosophique. La Digressio de anima III, à cet égard, pourrait nous renseigner sur cet espace sceptique, dont Miguel Granada a montré l’existence chez Savonarole et Pic6, et préciser cette étape de la pensée de Pic que nous qualifierons de pré-sceptique dans un texte où il se dispense même de recourir aux Academica de Cicéron, pourtant bien connus7, pour entrer dans le débat de anima et défendre la thèse de l’immortalité de l’âme en usant des disputes et arguments de la philosophie scolastique. La

v ér ité de la foi et la légitimité de la philosophie

Le contexte dans lequel s’inscrit la rédaction de la Digressio sur le De anima III est important pour saisir la raison d’une telle œuvre. En 1513, a été voté et diffusé, lors de la huitième session du cinquième Concile de Latran8, par la Bulla Apostolici Regiminis du 19 décembre, le décret sur l’immortalité et l’individualité de l’âme visant à res5  In tertium Aristotelis de anima librum extracta digressio, 1553, f. 5r : Locus ad quem peruentum est, nos admonere uidetur ut de immortalitate animae ab expositione Aristotelei contextus digredientes, disseramus ; et quid Aristoteles de ea senserit, eius discipulorum et interpretum maximeque graecorum authoritate, uestigemus. 6  M. Granada, « Apologétique platonicienne, apologétique sceptique : Ficin, Savonarole, Jean-François Pic de la Mirandole », dans Le scepticisme au x v i  e et au x v ii  e siècle. Le retour des philosophies antiques à l’âge classique, t. II, dir. P.-F. Moreau, Paris, 2001, p. 11-47. 7  Voir l’étude de C. B. Schmitt, Cicero Scepticus. A study of the Influence of the Academica in the Renaissance, La Haye, 1972. Sur l’anti-dogmatisme cicéronien des Academica, voir également C. Lévy, Cicero Academicus. Recherches sur les Académiques et sur la philosophie cicéronienne, Rome, 1992. 8  Une incertitude demeure sur sa présence lors de la huitième session du cinquième Concile de Latran, où fut approuvé le décret sur l’immortalité et l’individualité de l’âme : Pic dit avoir été présent, cependant, si ce fut le cas, il ne l’a pas été en tant que membre officiel puisque son nom n’apparaît pas dans les listes du concile. Voir N. H. Minnich, The fifth Lateran Council (1512-1517). Studies on its Membership, Diplomacy and Proposals for Reform, Aldershot-Brookfield, 1993, I, p. 167.

le pr é - scept icism e de gi a nfr a ncesco pico dell a mir a ndol a

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treindre la liberté de l’enseignement philosophique qui se devait désormais d’établir la vérité de la religion chrétienne en réfutant, s’il le fallait, les arguments contraires à la foi9. Étaient particulièrement ciblés les philosophes péripatéticiens des Universités du nord de l’Italie, en particulier Padoue, foyer des écoles averroïste – qui soutenait la thèse de l’intellect unique et niait le salut de l’âme individuelle – et alexandriste – qui niait plus radicalement encore l’immortalité de l’âme. Or, l’un des nœuds du débat était l’interprétation du passage 432a8-9 du livre III du De anima10 sur la question de savoir si la pensée pouvait se faire sans recourir à l’imagination, ce qui impliquait la séparabilité ou non de l’âme intellective et entraînait de façon consécutive l’affirmation ou la négation de l’immortalité de l’âme. Pic, dans ce contexte, défend la thèse de l’immortalité, bien évidemment, mais il est frappant de constater que son propos est plus complexe qu’il peut paraître au premier abord, en ne se limitant pas à une condamnation globale des deux courants accusés d’impiété par l’orthodoxie religieuse11. Il ne s’agit pas ici de revenir en détail sur les subtilités du débat entre averroïstes et alexandristes et sur la position étonnamment clémente de Pic à l’égard 9 Voir O. de La Brosse, J. Lecler, H. Holstein, Ch. Lefebvre, Latran V et Trente, 1512-1517 et 1545-1548. Histoire des conciles oecuméniques, t. X, Paris, 2007, p. 90-91. 10 Aristote, De anima III, 432a8-9 : « Et d’autre part, lorsque l’on pense, la pensée s’accompagne nécessairement d’une image » (trad. E. Barbotin, Paris, 1989). Aristote, en affirmant que la pensée, ou l’intellection, ne pouvait s’exercer sans recourir aux images (phantasmata), a provoqué un débat qui a traversé les siècles et mis en difficulté ses commentateurs chrétiens parce qu’il supposait alors que l’âme était intimement liée au corps, qu’elle n’avait pas d’opération propre et, par-là, qu’elle ne saurait être séparable du corps et donc immortelle. Les interprétations furent nombreuses, mais celle des partisans d’Alexandre et celle des partisans d’Averroès ont suscité la controverse de façon récurrente depuis le x iii e siècle à Paris et dans les universités du nord de l’Italie. Elles bouleversaient, chacune de façon différente, la thèse et le dogme de l’immortalité de l’âme : les premiers, en suivant Alexandre d’Aphrodise, soutenaient la mortalité de l’âme en même temps que le corps ; les seconds, les averroïstes, affirmaient que l’âme était multiple et que la partie la plus élevée, la partie spéculative, ou âme noétique ou intellective, ou intellect, était la seule immortelle, alors que l’âme dianoétique, c’est-à-dire l’âme végétative et l’âme sensitive, elle, puisqu’elle requiert, pour l’exercice de ses fonctions, un organisme corporel, est mortelle. L’âme intellective possède donc, selon les averroïstes, une opération qui lui est propre et elle est immortelle, mais, après la mort, elle cesse d’être une âme pour redevenir une intelligence, perdant ainsi son individualité. C’est la thèse de l’intellect unique. En réalité, au sein même de l’école averroïste, il existe des divergences : Albert le Grand, par exemple, rejette la thèse de l’intellect unique. Pour un point sur ces questions, voir notamment Alain de Libera, Albert Le Grand et la philosophie, Paris, 1990, p. 232-251. 11 La Digressio est souvent présentée comme un opuscule globalement anti-averroïste : voir, par exemple, C. B. Schmitt, Gianfrancesco Pico della Mirandola, 1967, p. 28. Cet aspect n’est certes pas au cœur de l’étude de Schmitt, cependant, en ce début du x v i e siècle, la distinction entre les courants n’est pas insignifiante.

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des premiers12 , mais d’étudier les ressorts de son argumentation et les critères qui sont les siens pour départager les auteurs. En effet, entre les différents auteurs, en particulier entre Averroès et Alexandre, Pic établit des nuances, des degrés dans l’erreur et dans la vérité, ce qui suppose une démarche épistémique. Tout d’abord, Pic précise de façon très nette, en ouverture de la digressio, la séparation des arguments qui relèvent de la foi et des arguments qui relèvent de la raison. Il se présente clairement aussi comme un apologiste de la vérité de la foi chrétienne qui va aller sur le terrain même de l’adversaire en démontant ses raisons et arguments : Nam rationes et communes, et proprias, quibus animae immortalitas adstrui solet, contraque illas, quibus a nonnullis consueuit asseri mortalitas, pro diuersa ingenii inclinatione, pro diuerso studio, diversoque usu interstinguendi uocabula, hinc inde et labefactare multi tentant, et communire. Ac unusquisque aduersariorum pro uirili satagit Aristotelem in suam sententiam trahere qq inuitum et reluctantem. Sed non hoc iter uere syncereque philosophandi, non modus requirendae tenendaeque ueritatis13.

Le critère de vérité qui motive la démonstration de Pic et justifie sa digressio est la recherche du sens du texte aristotélicien, mais lui-même part de la croyance ferme en l’immortalité de l’âme. Et s’il ne recourt pas aux preuves de la foi ici, ce n’est pas parce qu’elles ne sont pas valides, mais parce qu’il les a exposées ailleurs : Nec afferam rationes ex iustitia diuina explicatas alibi, nec item diuinorum eloquiorum testimonia, et eorum qui reuixere et post obitum tulere opem uiuis hominibus14. 12 Voir L. Boulègue, « La digression sur le De anima III de Jean-François Pic de la Mirandole. Une contribution paradoxale à la tradition péripatéticienne », dans Acta Conventus neo-latini Upsaliensis, éd. A. Steiner Weber, Leyde, 2012, p. 245-256. 13  Ioannis francisci Pici Mirandulae… In tertium Aristotelis de anima… digressio, 1553, f. 5r-v : « Nombreux sont ceux qui ont essayé de réfuter ou de fortifier les raisons communes et particulières par lesquelles on détruit habituellement l’immortalité de l’âme et celles contre lesquelles certains affirment habituellement la mortalité, selon la diversité de l’inclination de leur esprit, selon la diversité de leurs connaissances, selon la diversité de leurs nuances dans l’emploi des mots. Chacun des adversaires s’efforce pour sa part de tirer du côté de son opinion un Aristote réticent et réfractaire. Mais ce n’est pas le chemin d’une façon de philosopher vraie et authentique, ce n’est pas le moyen de rechercher et d’atteindre la vérité. » Retourner contre l’adversaire ses propres armes est un outil polémique souvent prisé de la scolastique, dont Savonarole faisait lui-même usage contre les philosophes. Voir M. Granada, « Apologétique », 2001, p. 33. 14  Ibid., f. 7v : « Et je ne rapporterai pas les raisons tirées de la justice divine que j’ai exposées ailleurs, non plus que les témoignages des paroles divines et de ceux qui ont ressuscité et qui, après leur mort, ont porté secours aux vivants. »

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Ponctuellement, il rappelle cependant les démonstrations selon la vérité de la foi en faisant allusion à des ouvrages antérieurs et en produisant d’autres preuves à l’appui de l’activité souveraine de l’esprit sans recours à aucun organe corporel, ce qui était le point principal du débat sur le livre III du De anima15. De plus, au cours de son analyse du passage d’Aristote et de l’examen de ses commentateurs, il s’excusera souvent, de façon ironique, d’employer le vocabulaire technique de la scolastique, reprenant ainsi à son compte la critique humaniste traditionnelle par ce type d’incises – loquar Parisiensium ritu16 ou encore liceat mihi eorum uti uerbis17 – qui lui permettent de marquer une distance et une certaine réserve à l’égard des raisonnements scolastiques. Mais, dans l’ensemble, la démonstration proprement dite se fondera uniquement sur l’analyse des textes philosophiques. Et la séparation claire des domaines de la foi et de la philosophie fait penser à la méthode même des alexandristes et des averroïstes renaissants qui prenaient soin d’opérer cette distinction, devenue une mesure de prudence (le début du De immortalitate animae de Pomponazzi en 1516 y recourt). En soi, la démarche de Pic, bien qu’elle soit polémique dans son intention affichée, ne respecte pas l’esprit de la Bulla de 1513 et accorde, de fait une certaine légitimité aux arguments philosophiques, du moins dans leur ordre. Iter

ver e et sy ncer e philosophandi

Car il existe apparemment, selon Pic, une voie philosophique, sincère et vraie, qui permettrait d’atteindre la vérité, même si les philosophes l’ont rarement observée : Sed non hoc iter uere syncereque philosophandi, non modus requirendae tenendaeque ueritatis a-t-il reproché dès le début de sa digressio. La vérité n’est donc pas soustraite, du moins pas totalement, aux démonstrations philosophiques. Les termes de syncere, uere, ueritas, que Pic applique par ailleurs à la vérité révélée, ne sont pas ici exclus du champ de la philosophie. Mais il faut tout d’abord débusquer ses errances et ses erreurs. Le court passage suivant précise davantage encore la méthode de Pic :

15 

Ibid., f. 6v : Haec a multis magnisque uiris pertractata, et a me ipso etiam non nihil cum in libris de morte Christi et propria cogitanda, tum alibi, nec ad praesens reuoluerim diligentius, neque prolixioribus argumentationibus insinuauerim. 16  Ibid., f. 25r. 17  Ibid., f. 25v.

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Verum enim uero falsae imaginationes multae, quae tamen non usque quaque et omnino improbabiles quibusdam uideantur, ueris iis possunt imaginationibus obiici, atque hinc rationes rationibus contra statui18.

Ce passage met en parallèle les images, produits de l’imagination, et les raisons, produits de la raison. Créer une analogie entre l’imagination et la raison, c’est certes dégrader le degré de fiabilité des raisons, mais elles ne sont pas privées de tout accès à la vérité. En effet, dans le De imaginatione, en 1501, encore empreint de la conception aristotélicienne de l’âme comme tabula rasa, Pic soutenait une sorte de pédagogie par l’image, qui se proposait de contrer les productions fausses de l’imagination en manipulant en quelque sorte d’autres représentations, qualifiées elles de vraies, même si elles ne correspondaient à aucune réalité : par exemple, des représentations des enfers peuvent utilement détourner un esprit (surtout l’esprit des enfants) de désirs coupables19. En revenant à ce court passage, le parallélisme entre les images et les raisons suggère le même processus : certaines raisons fausses peuvent être contrées par d’autres raisons, et non pas par des preuves relevant de la foi, ce qui leur confère une validité en tant que raisons. Mais il ressort aussi de ces quelques lignes que le champ de la vérité est désormais devenu celui du probable : les images fausses ne semblent pas « improbables » (improbabiles). La notion de probable a un statut dans l’investigation philosophique scolastique, notamment chez Thomas d’Aquin qui avait distingué la démonstration qui se rapporte à l’existence, qui établit le fait de l’existence de quelque chose, de la démonstration qui se rapporte à l’essence, qui s’attache à connaître ce qu’est une chose20. Ces deux types de démonstrations dessinent deux domaines distincts : le champ d’exercice du philosophe d’une part, qui doit s’arrêter où commence celui du métaphysicien d’autre part, le premier devant cesser tout raisonnement quand les réalités en question ne peuvent plus être connues à partir de l’expérience. Ainsi le philosophe peut-il se prononcer sur l’existence de Dieu, mais pas sur son essence, ni sur l’essence des intellects car rien 18  Ibid., f. 6v-7r : « Mais en vérité, de nombreuses images fausses, que certains, pourtant, n’ont pas du tout trouvées à un tel point improbables, peuvent être contrées par ces images vraies et, de là, j’ai établi des raisons contre des raisons. » 19  Sur ces questions dans le De imaginatione et le De imitatione de JF. Pic de la Mirandole, voir L. Boulègue, « La puissance de l’imagination et la théorie de l’inspiration chez Jean-François Pic de la Mirandole », dans Les théories artistiques et leur transmission à l’âge humaniste et classique, éd. P. Caye, F. Malhomme, Paris, à paraître. 20 Voir Thomas d’Aquin, Somme Théologique I, 2, 2, en s’appuyant sur Aristote, Analytiques postérieurs, I, 3.

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ne permet de les connaître à partir de l’expérience sensible21. Cette définition de la philosophie comme un savoir démontré était dominante depuis le xiv e siècle. Cependant, pour ce que la raison ne saurait démontrer, les philosophes n’avaient pas pour autant renoncé à développer des démonstrations fondées sur le probable, dans la mesure où elles étaient menées avec cohérence. Ainsi la philosophie pouvait-elle dépasser les limites de l’expérience sensible en renonçant à présenter pour définitives, c’est-à-dire pour vraies, des raisons probables, qui n’ont donc qu’un certain degré de vérité, quand celles-ci contredisent la foi, ce qui permettait de considérer jusqu’au bout les conséquences qui découlent de certaines prémisses22 . Cette distinction, tout en limitant la portée de leurs démonstrations, laissait finalement aux philosophes une certaine liberté de spéculation dans le domaine du probable dont ils ont su tirer profit. Pic suit les règles de la démonstration et se coule dans la tradition péripatéticienne du probabilisme philosophique sur les sujets qui ne peuvent être démontrés par des raisons définitives en raison des limites de la démonstration philosophique. Une telle distinction convient à son fidéisme : elle rabaisse les raisons philosophiques en face de la vérité de la foi, mais ne les annihile pas. On comprend aussi que la condamnation de 1513 et ses contraintes d’une extrême rigueur ne correspondent pas à son esprit et il applique une méthode pour évaluer les raisonnements des philosophes qu’il examine. Dans un premier temps, il veut exposer le texte d’Aristote lui-même et des authoritates, parmi les philosophes péripatéticiens les plus importants, en insistant sur le sens du texte grec. L’influence de la démarche philologique humaniste est nette ainsi que le soin apporté au texte original, de façon à se démarquer de la scolastique qui travaillait à partir des traductions latines transmises par la tradition arabe. Averroès et Alexandre sont en réalité au centre de l’examen puisqu’ils ont tous deux interprété le texte aristotélicien de façon incompatible avec le dogme chrétien23. Ensuite, après l’examen philologique, il entend réfuter ses adversaires – et il s’agit principalement d’Alexandre – en retour21  Sur ces questions, voir la présentation synthétique qu’en font Ruedi Imbach et Ide Fouche, dans Thomas d’Aquin, Boèce de Dacie, Sur le bonheur, Paris, 2005, p. 28-30. 22 Voir l’étude de L. Bianchi et E. Randi, Vérités dissonantes. Aristote à la fin du Moyen Âge, traduit de l’italien par C. Pottier, Fribourg-Paris, 1993 (La verità dissonanti. Aristotele alla fine del medioevo, Roma-Bari, 1990), p. 60 et sv. 23  Ioannis francisci Pici Mirandulae… In tertium Aristotelis de anima… digressio, 1553 : Deinde Aristotelis uerba et eorum rationes atque authoritates philosophorum, qui magni fuere in peripatetica familia nominis moliemur in medium adducere, ut clarum sit iis, qui graece nesciunt, et extra omnem controuersiam positam a ueteribus peripateticis,

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nant contre eux leurs propres arguments, qu’il désigne sous le terme de tela, montrant clairement l’enjeu idéologique de son propos24. Pic suit alors les règles de la disputatio et de la méthode dialectique de la quaestio. Un argument est particulièrement mis en valeur, c’est l’argument d’autorité qui, d’après Aristote (Topica I, 1, 100 b 21), permet d’établir le degré de probabilité d’un argument : ce qui est admis par le plus grand nombre de sages est probable. Le probable, même s’il ne fait que l’approcher, a un rapport à la vérité. C’est ainsi que Pic va isoler la thèse d’Alexandre d’Aphrodise qui apparaît rapidement comme l’ennemi dont on va retourner les arguments, alors qu’Averroès est rangé du côté de ceux qui ont soutenu l’immortalité, malgré ses interprétations qui ruinent totalement la possibilité d’un salut individuel. Si Pic est conscient de ce dernier point, il suit néanmoins cette partition et use de termes assez valorisants à l’endroit d’Averroès. Par exemple, alors même qu’il rallie la thèse thomiste sur la conception de l’âme qui est une25, et non pas, comme le voulait Averroès, divisée realiter en dianoétique et noétique, il ne manque pas de rapprocher Averroès et Thomas quand cela est possible, comme c’est le cas sur les réalités séparées : Nec absurdum etiam praeclarus quidam Arabs existimauit, quod et a sancto Thoma in Theologica summa relatum est, res a materia seiunctas quae nec pendeant inuicem, nec loco nec tempori obnoxiae sint esse posse infinitas26.

Le raisonnement d’Averroès est qualifié de non absurdus : même s’il reste très éloigné de la vérité de la foi chrétienne, il est logiquement et philosophiquement recevable et sa légitimité est donc maintenue dans la sphère du probable. S’il est vrai qu’Averroès, selon Pic, a commis des erreurs (le terme error revient trois fois dans la Digressio, dont deux fois pour caractériser Alexandre et Averroès ensemble), la condamnation finale est celle d’Alexandre seul, et elle est tôt prononcée : Solus existimatum Aristotelem de animae immortalitate sensisse secus ac Alexander et Auerroys censuerint. 24  Ibid. : Demum eorum qui uel Alexandrum uel seipsos in asserenda mortalitate secuti sunt, sententias afferam, et locos indicabo, quibus moti ad contendendum ita sensisse Aristotelem atque ex eisdem locis monstrabo, ualidissima trahi ad animae immortalitatem asserendam argumenta, ut ipsa eorum tela quibus immortalitatem oppugnant, in suam ipsorum mortalitatem retorqueantur. 25  Ibid., f. 19r. 26  Ibid., f. 6v : « Et encore ce qu’a pensé un brillant Arabe n’est pas absurde, ce que saint Thomas a rapporté dans la Somme théologique, à savoir que les choses séparées de la matière, qui n’en dépendent pas en retour et qui ne sont pas liées au lieu et au temps, peuvent être infinies. »

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Alexander Aphrodiseus et se et alios fefellit (« seul Alexandre d’Aphrodise s’est trompé et a trompé les autres »27). Ainsi, même l’erreur peut comporter un certain degré de vérité dans la catégorie du probable. L’error découle des limites de la raison. Pic distingue l’erreur et la faute ( falsitas/Fallo-fefell-/falsus) qui, elle, s’oppose à la vérité de la foi non pas en vertu des limites de la raison, mais, au contraire, à cause d’une forme d’arrogance de la raison qui dépasse ses propres limites jusqu’à négliger les règles même du raisonnement logique. La faute est entachée moralement et comporte une nocivité. Bien que Pic soit très ferme sur la condamnation de la thèse averroïste de l’intellect unique (de même qu’il rejette aussi la métempsychose pythagorico-platonicenne), cette erreur n’entraîne pas de condamnation et, à la fin de la Digressio, au moment de conclure, la seule thèse condamnée demeure celle d’Alexandre qui nie toute séparabilité de l’âme28 . L es

cr itèr es de v ér ité du discours philosophique

D’un point de vue épistémique, la Digressio de anima III permet de mieux cerner les critères de vérité dans la pensée picienne. Tout d’abord, chez lui, la hiérarchie entre preuves établies par la foi et preuves établies par le raisonnement est analogique à la hiérarchie entre vérité et probable, en suivant le cadre des distinctions médiévales : l’une est une vérité définitive, l’autre est susceptible d’erreur. Ensuite, à l’intérieur des raisons philosophiques, se trouvent à nouveau des degrés de vérité et d’erreur. Au plus bas, voire en dehors même de toute hiérarchie, se trouve la faute, condamnable philosophiquement et moralement. Ainsi la négation par Alexandre d’un des dogmes majeurs de la vérité chrétienne, l’immortalité de l’âme, qui repose sur une anthropologie matérialiste, est entièrement rejetée. Les autres raisons sont évaluées selon le critère du probable, qui contient des degrés. Le plus haut degré de probabilité est celui qui repose, conformément à la démarche aristotélicienne, sur l’authoritas des auteurs qui soutiennent une thèse, et Pic multiplie les points de vue et les références (principalement Alexandre, Thémistius, Philopon, Jamblique, Simplicius, Averroès, Albert le Grand, Thomas d’Aquin). Ces points de vue et références doivent être eux-mêmes consultés de façon 27 

Ibid., f. 7v. Ibid., f. 19v : Nam qui nulla animae separatione, qui nullo actu officioue, aut actione, quae propria esset animae, mortalitatem eius inuehere conabantur, ex iis quae digrediendo disseruimus facile uicti, separationem multiplicem, multiplexque ipsius opus maximeque proprium fatebuntur, nisi maxima teneantur peruicacia : ex quibus separationibus proprietatibusque, illa ipsa immortalitas et asseritur et celebratur. 28 

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juste ; et là, intervient au sein d’une logique démonstrative assez fidèle à celle des péripatéticiens, la critique humaniste contre cette tradition précisément : Pic veut s’en remettre aux textes originaux des auteurs. Aristote doit être lu et étudié en grec. Enfin, intervient l’argument logique, qui décèle et rejette l’absurdité ou l’aberration : une raison philosophique, à défaut d’atteindre un degré suffisant de probabilité, se doit au moins de ne pas être absurde. Averroès, par exemple, selon Pic, a mené jusqu’au bout des prémisses (lesquelles soutiennent l’immortalité) qui l’ont guidé ensuite jusqu’à spéculer sur l’essence de l’âme (ce qui n’était sans doute plus du domaine de la raison) et ainsi à soutenir l’unicité de l’intellect. Son raisonnement, bien qu’il le mène à soutenir sur ce dernier point une thèse erronée, n’est pas absurde. Cette erreur, fondée sur le vraisemblable, est même la conséquence d’une première thèse juste (l’immortalité). Pic reprend donc ici le cadre scolastique et ses outils démonstratifs, corrigés éventuellement par la philologie humaniste, pour entrer, en effet, sur le terrain même de l’adversaire et user des mêmes armes ; par-là même, il accorde aux arguments philosophiques une validité et une aptitude au moins à approcher la vérité, et pose ainsi des degrés de vérité. Il n’en demeure pas moins que la supériorité de la foi est affirmée, elle est même la raison d’être de la Digressio. De ce point de vue, la démarche de Pic est ouvertement apologétique. De la philosophie, il reprend les outils mais pas l’esprit. Mais, il ne s’accorde pas non plus avec les décisions des autorités de l’Église dans les années 1513-1514 selon lesquelles les philosophes devaient renoncer à leurs démonstrations quand celles-ci contreviennent à la vérité chrétienne. Ainsi, avant la révolution radicale de l’Examen uanitatis et l’emploi des sources sceptiques, il existe déjà dans la philosophie picienne un espace pour le scepticisme non seulement du point de vue des thèses (l’impossibilité pour la lumière naturelle d’atteindre la vérité), mais d’un point de vue épistémologique, en recourant à des critères existants dans la philosophie et en les réemployant29. Dans la Digressio de anima III, ce sont les outils même de la quaestio péripatéticienne que Pic de la Mirandole utilise pour ouvrir l’espace du doute non plus à l’égard des dogmes chrétiens, comme le faisaient les universitaires padouans, mais à l’égard des démonstrations philosophiques. 29  Cette façon de procéder est caractéristique du scepticisme humaniste qui veut articuler le doute et la foi en montrant les limites de la connaissance humaine : Jean Christophe Grellard a montré dans son étude sur Jean de Salisbury (le seul auteur médiéval à se revendiquer scepticus en s’appuyant sur Cicéron et Augustin) que c’est un ressort de la méthodologie de ce type de scepticisme chrétien. Voir J.-C. Grellard, Jean de Salisbury et la renaissance médiévale du scepticisme, Paris, 2013.

le pr é - scept icism e de gi a nfr a ncesco pico dell a mir a ndol a

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Anne R affar in

VERITATIS SIMPLEX OR ATIO VÉRITÉ ET APPARENCE AU REGARD DE LA « FOLIE » D’ÉR ASME (ÉLOGE DE LA FOLIE ET ADAGES) Dans la réponse qu’il adressa en 1515 à son ami Dorpius1, célèbre humaniste, professeur d’éloquence et de philosophie, qui s’était ému d’entendre la Folie2 faire la satire de maintes catégories de professions éminemment respectables, à commencer par celle des théologiens, Érasme rétorque que, depuis l’Antiquité, le dévoilement de la vérité emprunte des voies détournées et des masques, notamment lorsqu’il est placé dans la bouche du Fou ou de l’homme pris de boisson. Ainsi Platon invitait-il ses convives à boire plus que de raison, ainsi les rois se sont-ils, à toute époque, entourés de fous, et Socrate, figure partout présente dans les Adages3 et l’Éloge de la Folie, revêt-il un masque pour faire l’éloge de l’Amour au début du Phèdre4. Érasme se défend d’avoir voulu polémiquer et allègue un motif pour défendre son ouvrage : guérir les âmes en riant, s’appropriant ainsi la formule dont la postérité est bien connue : castigat ridendo mores. En effet, pour les humanistes en général, et pour Érasme sans doute au premier chef, la vérité offre une grande plasticité, au sens où elle peut revêtir des formes diverses et s’exprimer dans des registres extrêmement variés. C’est précisément pour cette raison qu’il refuse d’en abandonner la formulation aux scolastiques : ces derniers, selon lui, à cause de leur langue réductrice, qui réserve un mot à un concept, et de leur pensée étriquée, qui fonctionne sur l’articulation de deux 1 La lettre à Dorpius est publiée dans le volume Éloge de la Folie, traduction par Pierre de Nolhac, présentation et notes par Maurice Rat, Paris, 1964, p. 97-126. 2  Personnage principal de l’Éloge de la Folie, texte de 1509, imprimé en 1511. 3  Nous citerons des traductions extraites de l’édition traduite et commentée en 2011, parue aux Belles Lettres sous la direction de Jean-Christophe Saladin. 4  237a : Socrate : « Je vais parler voilé afin de courir ma carrière le plus vite possible et de n’être pas gêné ni confus d’affronter tes regards. »

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catégories, le vrai et le faux, ne peuvent qu’en appauvrir la richesse et la diversité. Par opposition avec la simplification caricaturale de la pensée qui en produit une formulation comme pétrifiée, la richesse et l’ambiguïté du langage de la Folie introduisent un questionnement permanent sur ce qui est réel ou illusoire, vrai ou faux, vérité ou apparence. Les conditions d’accès à la vérité sont clairement énoncées dans l’Éloge de la Folie : « Je vais démontrer qu’à cette Sagesse parfaite, qu’on dit citadelle de la félicité, il n’est d’accès que par la Folie5. » Quant aux Adages, ils présentent les chemins d’accès que constituent l’ivresse et la transe mystique dans des développements illustrés de nombreuses références aux philosophes antiques. Nous retiendrons les titres des plus éloquents sur le sujet : Vinum et veritas/ in vino veritas (617), Veritatis simplex oratio (288), Ex tripode (690), Folium Sibylleae (691), Aperte simpliciterque loqui (2871), Vero verius (3802), Vera fronte (3969), Oracula loqui (3980). Le problème est de savoir si le langage de la vérité est, peut être ou doit être simplex, comme semble l’affirmer le titre de l’adage dont le titre constitue le point de départ de cette réflexion. Faudrait-il alors considérer que le voile, le langage indirect, oblique, comme celui par exemple d’un Apollon dit loxias, compromet la vérité ? Le délai, l’effet retard qu’implique le temps de l’interprétation, voire du décodage, compromettent-ils l’accès à la vérité ? L es

conditions d ’énonciation de la v ér ité

La mise en scène orchestrée par Érasme dans le prologue de l’Éloge de la Folie donne un éclairage indispensable sur les conditions de profération de la vérité. Alors qu’il chevauche pour rentrer en Angleterre après son séjour à Venise de 1508 qui lui permit, grâce à la fréquentation des savants de l’académie aldine6, d’augmenter de façon significative sa collection d’adages par des références grecques, Érasme fait le constat qu’il s’ennuie. Son analyse est on ne peut plus lucide : il voyage avec des compagnons qu’il qualifie en grec d’amousoi, « privés des Muses ». Pour s’occuper l’esprit, Érasme pense donc à ses amis, et notamment à celui dont il a fait la connaissance à Londres dans les années 1499-1500, Thomas More, dont il songe à faire l’éloge. Le nom de son ami lui inspire un jeu de mots qui explique le titre de l’ouvrage en 5  P. 38.

6  Autour d’Alde Manuce, s’était établie à Venise une société savante qui travaillait sur les éditions des textes grecs de l’Antiquité dont des manuscrits étaient arrivés en Italie avec les savants grecs après la chute de Constantinople.

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même temps que l’importance qu’il confère à la folie. En effet, Érasme remarque que le nom de son ami signifie « folie » en grec (moria), tout en considérant qu’il n’est aucun savant plus éloigné de la folie que Thomas More. Si l’on s’en tient à la lettre du texte, faire l’éloge de Thomas More, c’est faire l’éloge de la folie. Le problème et toute l’ambiguïté de cette mise en scène viennent du fait que, donner la parole à la folie pour placer dans sa bouche une certaine forme de vérité sur la nature humaine et sur la société, c’est prendre le contre-pied de l’idée selon laquelle la folie, par définition, ne dit pas le vrai, mais le faux. Le raisonnement peut même prendre la forme d’un syllogisme, forme canonique du raisonnement scolastique : la vérité repose sur l’exercice de la raison, or, la folie déraisonne, donc la folie dit le faux. L’une des formes de folie assumée qui doit amener au dévoilement de la vérité est la transe qui inspire des paroles énigmatiques. Les deux adages, Ex tripode « Du haut du trépied. Se dit ordinairement de propos qu’on veut faire paraître très vrais et hors de doute » (690) et Folium Sibyllae « Une feuille de la Sibylle, c’est-à-dire, un propos qu’on ne peut mettre en doute » (691), permettent de cerner les conditions d’élaboration d’un discours conforme à la vérité : ils énoncent les garanties de la vérité en définissant les circonstances dans lesquelles la vérité est proférée, celles qui ont le plus de chances de la mettre à l’abri de tout soupçon. De même, l’adage 3980 Oracula loqui « Rendre des oracles » souligne le caractère surnaturel du processus aboutissant à la formulation de l’oracle ainsi que la dépossession que subit la Pythie, en introduisant un extrait tout à fait éloquent de la Géographie de Strabon7 : « La puissance sacrée du dieu faisait sortir un souffle… l’esprit du dieu s’emparait d’elle. » Mais Érasme ne se contente pas de ces évocations de la Pythie ou de la Sibylle de Cumes8, dépossédées d’elles-mêmes ; il glisse en effet vers une autre forme d’aliénation, ou du moins, de distance par rapport à l’état de parfaite lucidité, celle que créé l’ivresse9.

7  IX,

3, 5. qualifier l’état de transe de la Sibylle de Cumes, Érasme choisit Virgile (Énéide III, 343). 9 Dans le Banquet, juste avant de prononcer l’éloge de Socrate dont nous parlons plus bas, Alcibiade s’exclame (214c trad. CUF Léon Robin 1970) : « Un homme qui est ivre, des gens qui parlent ayant leur tête à eux, attention ! on ne peut pas les mettre en parallèle, à égalité ! » 8 Pour

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Ainsi, au livre 2 du Banquet des philosophes10, Athénée présente-t-il une explication dont l’ambiguïté est porteuse d’une richesse qui nourrit le raisonnement : Il rappelle que l’on offrait un trépied en récompense lors des jeux en l’honneur de Bacchus et que c’est la raison pour laquelle on disait couramment de ceux qui tenaient des propos véridiques qu’il parlaient du haut du trépied […] Il existait deux types de trépieds : le premier était lié à Apollon, parce que ses oracles étaient véridiques, le second, qui servait à mélanger le vin, était lié à Bacchus parce que les ivrognes disent la vérité, comme on l’a dit en expliquant le proverbe ‘La vérité est dans le vin’, In vino veritas (617)11.

Le thème de l’ivresse et l’interrogation sur l’autorité qu’il est légitime d’accorder aux propos de l’homme ivre, fait le lien avec la folie puisqu’Érasme poursuit : « La vérité sort seulement de trois sortes de bouches : celle de l’enfant, celle de l’homme ivre et celle du fou. »12 Cicéron, dans ses Topiques13, compte parmi les conditions qui garantissent la véracité d’un témoignage, l’enfance, le sommeil, l’imprudence, l’ivresse, la folie. Or, justement, Érasme se garde bien de trancher : il présente les transes dans lesquelles sont rendues les oracles et l’ivresse que procure la boisson, sans établir de hiérarchie entre ces deux états étrangers à la pleine possession de la raison. La caution divine que confère à la vérité proférée par l’oracle le délire surnaturel de la messagère chargée de la révélation, ne semble pas décisive pour Érasme. Il ne place pas la parole émanant de la divinité au-dessus de celle qui sort de la bouche de l’homme ivre14, comme si tout élément perturbateur susceptible de constituer un obstacle à la formulation de la vérité rationnellement énoncée devait être considéré, au même titre, comme une sorte de paravent des apparences derrière lequel se dissimule le langage simple de la vérité, veritatis simplex oratio. Le détour que nécessite le franchissement des apparences compromet-il pour autant l’accès à la vérité ? 10 37e-38a.

11  Ce n’est pas dans cet adage qu’Érasme choisit d’évoquer l’ivresse d’Alcibiade dans le Banquet, où il emploie pourtant la formule (217e) mais dans l’adage intitulé « Les silènes d’Alcibiade ». 12  Adage 617, vol I, p. 487. On se rappellera aussi la formule de Michel Foucault dans la préface à l’Histoire de la Folie à l’âge classique, Paris, 1964, p. 8 : « le vide instauré entre la raison et ce qui n’est pas elle. » 13  Topiques 75. 14  Sur l’ivresse et la folie en opposition avec la vertu, cf. T. Benatouïl, Faire usage, Paris, 2006, p. 163 sqq. Puis sur l’ivresse du sage, p. 279 sqq.

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Dans l’Éloge de la Folie, nous remarquons que le personnage principal, la Folie, se présente devant ses auditeurs revêtue « d’un accoutrement inusité »15, comme si une deuxième épaisseur d’apparence venait entraver le surgissement de la vérité, comme si la vérité que va proférer la Folie devait être rendue encore moins discernable, en un mot, encore plus folle. Pourtant, ce voile n’a rien de commun avec une tentative de dissimulation de sa propre identité, car la Folie déclare au chapitre V16 : « Partout je ressemble à ce que je suis ; je ne prends pas le déguisement de ceux qui tiennent à jouer un rôle de sagesse, et se promènent comme des singes sous la pourpre et des ânes sous une peau de lion. » Comme le fou du Neveu de Rameau, la Folie va dire la vérité, celle qui parfois blesse, celle qui n’est pas toujours bonne à dire, mais elle la dira sur le ton qui est le sien, celui du badinage, sans chercher à se faire passer pour sage. Si les apparences sont parfois, non seulement trompeuses, mais décevantes, comme le montre l’adage 611 simia simia est, etiam si aurea gestet insignia « Un singe est un singe, même sous des vêtements cousus d’or », les voiles derrière lesquels se dissimulent la sagesse et le discours clair et simple de la vérité, peuvent aussi révéler, en tombant, des trésors d’intelligence. Au - delà

des appar ences

Quel plus beau symbole de dissimulation du discours cheminant vers la vérité que le motif des Silènes d’Alcibiade ? Le thème est abordé dans l’Éloge de la Folie à propos d’un vers d’Homère17. Mais c’est surtout le titre de l’adage qui ouvre la deuxième centaine du troisième millier, véritable petit traité de 22 pages, qui, publié sur une plaquette autonome, a connu entre 1512 et 1518, dix rééditions chez Froben, l’imprimeur bâlois, fidèle ami d’Érasme18. Érasme cite ses sources antiques : tout d’abord Xénophon, qui écrit dans Le Banquet (IV 19) : Socrate : « Tu te rengorges comme si tu étais le plus beau. » Critobule : « Oui, par Zeus, sinon je serais le plus laid de tous les Silènes mêlés aux Satyres. »

Et bien sûr, Platon qui, dans Le Banquet (215a), consacre une tirade d’Alcibiade à l’éloge de Socrate : cette métaphore, bien connue des 15  Chap. II,

16  P. 19. 17 

p. 17 de l’édition citée.

Iliade XVII 32 Revue d’Études Rabelaisiennes, VII p. 134.

18  A. Lefranc,

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humanistes (Pic de la Mirandole, Budé) fut particulièrement illustrée par Rabelais dans le prologue de Gargantua. Ainsi, dans Le Banquet, Alcibiade est prié de faire l’éloge de Socrate alors qu’il est ivre. Or, précisément parce qu’il n’est pas dans un état de lucidité et de maîtrise de lui-même qui lui permettraient de faire, sans détour, l’éloge de Socrate, il emprunte le chemin de la métaphore19, celle des Silènes dans lesquels sont dissimulées les statues des Dieux. La condition de la sincérité d’Alcibiade sont-elles l’ivresse, à laquelle la figure du Silène ne cesse de renvoyer, et la perte de lucidité qui l’accompagne ? Pour quiconque se placerait du strict point de vue rationnel, il y a là semble-t-il un paradoxe, puisque les conditions sont doublement réunies pour que la vérité soit entravée. Deux catégories d’obstacles semblent s’y opposer en effet : le Fou, comme le dira Diderot, en l’occurrence, le personnage ivre, est précisément celui que l’on sollicite afin de connaître la vérité et la métaphore qu’il emploie est celle des Silènes qui eux aussi, ont une fonction de dissimulation, de voile de la vérité. Mais de la conjonction ou de l’addition de ces deux voiles qui promettaient un travestissement certain de la vérité, surgit un portrait propre à satisfaire les convives. Dans l’Adage, Érasme fait du silène la figure de l’apparence par excellence, présentant une silhouette grotesque abritant pourtant une figure divine. Antisthène et Diogène sont d’ailleurs cités juste après Socrate20 au rang des personnages dont l’apparence ne laisse entrevoir que la condition misérable. Cette idée est d’ailleurs exprimée par un fragment de Caecilius21, devenu proverbial et attesté par Cicéron dans les Tusculanes (III, 23, 56) : saepe est etiam sub palliolo sordido sapientia. Pour qualifier ces philosophes, loués pour leur sagesse et leur souci de la vérité, Érasme fait de « Silène » un nom commun, désignant une nature véritablement noble dissimulée sous des abords peu engageants. Quel rapport avec la Folie ? Au chapitre XXIX, la Folie présente le sage comme un individu timide, replié sur lui-même, pusillanime, qui, enfermé en compagnie de ses livres, se révèle incapable de voir la réalité et de faire l’expérience du monde. Le Fou, au contraire est celui ose, qui sort de lui-même et transgresse. C’est celui qui n’accepte ni les normes ni les codes, qui ne se conforme pas au consensus et qui interroge les valeurs les plus communément admises. C’est donc celui qui, au-delà de l’apparence du Silène, aura l’audace d’ouvrir 19  Non

sans préciser que l’image ne servira pas à masquer mais à dévoiler la vérité. Cf. P. Zanker, The mask of Socrates. The image of the intellectual in Antiquity, Berkeley, Oxford, 1995. 21  Cf. Renzo Tosi, Rebecca Lenoir, Dictionnaire des sentences latines et grecques, Grenoble, 2010, p. 1567. 20 

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le coffret pour y découvrir la vérité, la beauté derrière la laideur (ou l’inverse), la délicatesse derrière l’apparente grossièreté (à moins qu’une apparente délicatesse ne dissimule une vraie grossièreté), le savoir derrière l’ignorance (ou l’ignorance dissimulée sous l’apparence d’un savoir superficiel). « Il n’y a partout que du travesti et la comédie de la vie ne se joue pas différemment »22 déclare la Folie. Le Fou, comme l’homme pris de boisson, est celui qui a accès à ce qui se révèle, comme le dit l’adage, « plus vrai de la vérité »23, alors que pour le commun des mortels, anteponitur persona ueritati. Le thème du masque (persona) que revêt le personnage chargé d’énoncer la vérité est à l’origine même de la question de l’apparence du discours qui renferme la vérité : Pythie, Sibylle, Silène, Fou, tous portent un masque qui rend insoupçonnable leur capacité à accéder à la « vérité vraie ». Si l’on veut se pencher sur l’identification du locuteur qui se cache derrière la Folie comme persona, découvrira-t-on un fou ? Un humaniste ? Les deux en alternance ? Comment ne pas soulever le masque que revêt Érasme lui-même dans l’Éloge de la Folie ?24 Si la Folie elle-même range son « camarade Érasme » au nombre des fous, identifier systématiquement Érasme derrière le masque de la Folie reviendrait à procéder à une simplification réductrice de la polyphonie du texte. D’ailleurs, suffit-il que la Folie déclare d’emblée qu’elle va dire la vérité pour que nous en déduisions sans la moindre précaution qu’Érasme la charge de délivrer un discours vrai ? C’est souvent Érasme qui se dissimule derrière le masque de Folie, qui elle-même se dissimule, dans la deuxième partie du texte, derrière le Christ face aux théologiens, créant ainsi des situations d’énonciation complexes et ambiguës. Comme l’écrit Marc Fumaroli25, « ce n’est pas Érasme qui parle, c’est un masque porté et construit par Érasme, un masque de carnaval littéraire… » La mise en scène26 vaut bien celle qui accompagnait le dévoilement de la parole divine par la Pythie : la Folie est juchée sur des tréteaux de foire d’où elle harangue la foule, déguisée, et joue la comédie.

22  P. 37. 23 

Vero uerius, adage 3802. Sur le thème du masque, on consultera l’ouvrage de C. Guérin, Persona : l’élaboration d’une notion rhétorique au i  er siècle av. J.-C., vol. I : Antécédents, Paris, 2009, vol. II : Théorisation, Paris, 2011. 25 « L’éloquence de la Folie », 1536-1986. Dix conférences sur Érasme. Éloge de la Folie-Colloques, Études réunies par C. Blum, Paris-Genève, 1988, p. 15. 26  D. Ménager, Érasme, Paris, 2003, p. 69. 24 

672

R erum

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uer itas semper altissime latet 27

Mais comment expliquer cette fascination pour le voile qui masque la vérité, pour ce rideau qu’Érasme tente de lever tant dans l’Éloge de la Folie que dans certains adages ? Nous avons remarqué que la littérature antique constitue une source aussi inépuisable qu’indispensable pour cerner les mécanismes de dissimulation et de dévoilement de la vérité. Mais quelle est l’intention d’Érasme ? La Folie, personnage principal du traité d’Érasme, finit par mettre en lumière une vérité que les Adages élucident aussi à leur façon et que le contexte politique et religieux de l’époque permet de cerner sans ambiguïté. Et si la question des apparences permettait d’introduire le procès, non pas des masques en général, mais plus particulièrement, celui des masques que revêtent ceux dont les privilèges deviennent exorbitants, insupportables au point de faire naître le courant porté par Luther et nourri, avec tant d’ambiguïtés, par Érasme qui fut accusé par Rome d’avoir « pondu l’œuf que Luther allait couver ». Dans sa réponse à Dorpius28, Érasme avance un argument pour la défense de la folie : dans les Saintes Écritures, « une espèce de folie est attribuée au Christ et aux apôtres. » Cette folie, Érasme la définit plus bas comme une « insanité saine » ou une « démence sensée » bien distincte, par son essence, des délires décrits par Platon qui font du sujet en proie au délire un aliéné29, quelqu’un qui vit hors de lui-même, un fou, au sens pathologique du terme30. C’est à la vérité de l’apologue 27  Adage

2201, p. 112. Éloge de la Folie, p. 113. 29  Phèdre, 265a-b (trad. L. Robin) ; « Un délire : voilà en effet ce que nous avons affirmé qu’est l’amour […] Mais le délire sais-tu, comporte deux espèces, l’une qui est due à des maladies humaines, l’autre, à un état divin qui nous fait sortir des règles coutumières […] Quant au délire divin, nous l’avons divisé en quatre sections qui relèvent de quatre dieux, rapportant à Apollon l’inspiration divinatoire, à Dionysos l’inspiration mystique, aux Muses, l’inspiration poétique, la quatrième enfin à Aphrodite et à l’Amour. » Cf. L. Brisson, Introduction à la philosophie du mythe, vol I Sauver les mythes, Paris, 2005, p. 123. 30 La Folie elle-même, au chapitre XXXVII, établit une distinction entre « deux sortes de démence : la première est celle que les Furies vengeresses font surgir des Enfers toutes les fois que, déchaînant leurs serpents, elles introduisent dans le cœur des mortels l’ardeur pour la guerre ou la soif insatiable de l’or, un amour déshonorant et criminel, ou un parricide, un inceste, un sacrilège ou un fléau de ce genre, ou bien, quand elles poursuivent une âme coupable et en proie au remords avec leurs fureurs et les torches des épouvantes. La seconde est fort différente de celle-ci, parce qu’elle procède de moi, bien sûr, et qu’elle est ce qu’il y a de plus désirable au monde. Elle se produit quand une agréable illusion de l’esprit délivre l’âme de ses soucis angoissants et l’inonde d’un plaisir multiple. » 28 

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que se réfère Érasme : les rois se sont toujours entourés de fous pour connaître la vérité de leurs apologues et les paraboles du Christ sont rapprochées des apologues des anciens. L’allégorie quant à elle, autre figure de l’expression indirecte et voilée, constitue une figure féconde pour exprimer les modalités d’accès à la vérité dissimulée derrière les représentations de l’apologue ou les voiles du monde sensible31. Érasme s’approprie ce terme lorsqu’il définit le procédé qui l’a conduit à qualifier de silènes le Christ et les apôtres : « qu’un pieux et honnête lecteur lise ce que j’ai écrit, il approuvera l’allégorie32 . » Mais on relève surtout que l’Éloge de la Folie est riche en allusions implicites à la caverne de Platon (« Les philosophes, respectables par la barbe et par le manteau et qui se déclarent les seuls sages, voyant dans le reste de l’humanité des ombres flottantes »). En effet, la Folie est celle qui sait ce qu’il y a derrière les voiles, les illusions, et les reflets, mais elle est seule à posséder la sagesse qui consiste à ne pas les dissiper. Peut-on dès lors en déduire que le fou est celui qui sort de la caverne pour aller découvrir la véritable identité des ombres projetées face à lui ? La Folie elle-même raconte, à la fin du texte33, ce qu’elle appelle « la fiction platonicienne de ces prisonniers enchaînés dans la caverne, d’où ils n’aperçoivent que les ombres des objets. Un d’eux, qui s’est enfui, revient dans l’antre, leur conte qu’il a vu les objets réels, et démontre par quelle grave erreur ils croient qu’il n’existe rien au-delà de ces ombres misérables. Étant devenu sage, il a pitié de ses compagnons et déplore la folie qui les retient dans une telle illusion ; mais eux, à leur tour, rient de son délire et le chassent. » Pour ses anciens compagnons de captivité, le fou devenu sage n’a fait qu’accéder à autre statut de fou, car, du strict point de vue de la Folie, pour devenir vraiment sage, il aurait fallu qu’il acquière, en même temps que la perception des objets réels, la sagesse consistant à ne pas dissiper l’illusion. Lorsque la Folie aborde les personnages qui, s’ils n’étaient dotés d’un brin de folie, ne supporteraient pas leur condition, elle n’aborde pas le cas particulier des malades, des infirmes ou des déshérités ; ce sont en revanche, les souverains, les princes et les prélats, à commencer par les souverains pontifes, qui sont visés. Tout en prétendant ne pas vouloir faire la satire de ces importants personnages qui se drapent dans leur dignité pour dissimuler leurs excès, au lieu de faire son propre éloge, la 31  Cf. Ilaria Ramelli (ed.), Allegoristi dell’età classica : Opere e frammenti. Il pensiero occidentale, Milan, 2007.  32  Lettre à Dorpius, p. 115. 33  LXVI, p. 91.

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Folie, sous couvert d’un badinage plaisant, brosse un portrait à charge de ceux dont le pouvoir et le prestige ne se maintient que grâce aux apparences. L’Évangile de Saint Matthieu (VII 15) est évidemment présent à l’esprit d’Érasme : les loups dissimulés sous les vêtements des faux prophètes constituent un topos de la littérature chrétienne. Dans l’adage 610 « Un singe drapé de pourpre » (simia purpura) et dans l’adage 611 « Un singe est un singe, même sous des vêtements cousus d’or » (simia simia est, etiam si aurea gestet insignia), on revient toujours à la conclusion qu’Érasme sème dans ses textes au fil d’un inlassable parcours : la vérité finit toujours par éclater au grand jour dès lors que les masques tombent. « Combien voit-on de singes de cette sorte dans les cours de nos princes : si on leur ôtait leur pourpre, leur collier, leurs bijoux, on se trouverait face à de vrais boutiquiers. Cet adage sera encore plus plaisant si on l’applique à ceux, par exemple, qui imitent la sainteté au moyen d’une barbe et d’un manteau34 ». Si l’apparence de l’autorité qui conditionne la validité du discours véridique passe par le vêtement, elle passe aussi par le langage : la Folie s’amuse de la prétendue autorité que se donnent les hommes d’église en adoptant un langage incompréhensible. « Je ris souvent, à part moi, en constatant de quelle façon ils établissent leur supériorité théologique. C’est à qui emploiera le langage le plus barbare et le plus grossier. » Pour achever ce parcours qui nous a conduits dans des textes de ton et d’intentions si divers, la conclusion de l’adage 2201 intitulé les Silènes d’Alcibiade offre un éclairage nouveau : Mais où le flot de mon discours m’a-t-il porté ? M’étant affiché comme compilateur de proverbes, commencerais-je une carrière de prédicateur ? Assurément, c’est l’ivresse d’Alcibiade qui nous a entraînés, avec ses silènes, dans une discussion aussi sobre. Pourtant, je ne regretterai pas vraiment cette digression si ce qui ne permet pas une claire élucidation des proverbes permet à la vie de s’amender, et si ce qui n’ajoute rien à la science contribue à promouvoir la piété…

Après avoir nommé Socrate, Antisthène, Diogène, et Épictète dans la famille des Silènes de l’allégorie, Érasme introduit le thème du dénuement chrétien par la figure du Christ : « le Christ ne fut-il pas un merveilleux silène ? »35. La Vérité, c’est la simplicité du message christique porteur de la parole de Dieu qui s’impose à tous, comme le dit la Folie dans le texte que nous lisons en parallèle, la vérité, c’est le Verbe. Les 34  I, 35  I,

p. 481. p. 108.

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prophètes et les apôtres, qui portaient cette parole et avaient puisé leur sagesse à la source, sont eux aussi qualifiés de « silènes » d’apparence misérable et peu engageante mais dissimulant sous ces abords frustes la Parole, la Sagesse, la Vérité. On voit bien comment se construit le parallèle entre philosophes païens et prophètes chrétiens, comment l’habit est présenté comme symbole par excellence de l’apparence trompeuse (decipit frons prima multos, barba non facit philosophum). La condamnation qui fait l’objet d’un si long développement est finalement condensée en une formule imagée parfaitement explicite : celle du silène inversé praeposterum silenum, par laquelle Érasme désigne un personnage, et il en a sans doute d’innombrables présents à l’esprit lorsqu’il écrit cet adage, qui présente tous les dehors de la sagesse, du savoir et de la vertu mais qui, contrairement au silène Socrate, ne renferme finalement que vacuité et ignorance36. Le discours de Socrate est d’une désolante simplicité : « un langage simple et terre à terre, celui du peuple et d’un homme qui ne cessait de parler de cochers, de gagne-petit, de foulons, d’artisans. Car c’était également à partir de ces exemples qu’il introduisait ses eïsagõgas [arguments] qui lui servaient à presser ses détracteurs dans la discussion. » En opposition radicale, les sottes fadaises scolastiques des théologiens37 que dénonce la Folie d’Érasme, leurs syllogismes et autres élucubrations qui n’ont que l’apparence du discours logique et du cheminement vers la vérité. Ces procédés, non seulement, abusent la foule mais consacrent les théologiens comme des aveugles incapables de discerner la vérité. Ils sont d’ailleurs raillés dans l’adage 255 : « Plus aveugle qu’une taupe »38 dont le titre est repris dans l’Éloge de la Folie39 à propos du théologien qui a consacré ses jours et ses nuits à expliquer le mystère de la Sainte Trinité. Si les théologiens sont bien présentés comme des créatures que la folie habite, il eût été prévisible, sinon souhaitable, qu’ils fussent habités par la folie sacrée. Sinon, comment comprendre le message de Paul, comment cerner les contours de la folie que définit Paul dans l’Épître aux Corinthiens40 et comment comprendre la déclaration du roi Salomon dans le Livre des Proverbes41 : « je suis le plus fou des hommes » ? Or, selon Érasme, il n’en est rien. Les théologiens ne sont que les in36  I,

p. 110. Éloge de la Folie, p. 72. 38  Cf. également Adage 257 « Plus aveugle que Tirésias » dont Érasme commente ainsi le titre : « la métaphore est plus plaisante si on l’applique à l’esprit. » 39  P. 71. 40  I, 1, 17-31. 41  Chapitre XXX. 37 

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carnations du mensonge et de la dissimulation. Finalement ce qu’il reproche aux théologiens accaparés par d’interminables arguties, c’est de ne pas faire mieux que les philosophes païens, qui recourent à tous les artifices de la rhétorique pour défendre des thèses si peu vraisemblables. Érasme choisit les mêmes termes pour dénoncer la prétention qui caractérise les philosophes et les théologiens, ainsi que l’erreur qui aveugle chacune des deux corporations : pour ce qui concerne les philosophes « ils ont la prétention de bien voir les idées, universaux, formes séparées, éléments premiers, quiddités, eccéités, toutes choses si difficiles à percevoir qu’elles échappent à Lyncée lui-même » ; pour les théologiens, « innombrables sont leurs subtiles niaiseries, encore plus subtiles que les précédentes, au sujet des instants, notions, relations, formalités, quiddités, eccéités, toutes imaginations que seul l’œil de Lyncée pourrait percevoir. » Pour revenir à l’adage dont nous avons choisi le titre comme point de départ de notre réflexion, les théologiens échafaudent des théories à tous égards comparables à la chimère d’Horace, elle-même inspirée de la chimère42 homérique (Il. VI, 181) faites de bribes et de reconstructions aléatoires, pour tout dire invraisemblables, qui contrastent dramatiquement avec la simplicité du message christique. Ils intercalent entre leur discours et la vérité le paravent des apparences (« les faux simulacres43 »), condition et garantie de leur autorité sur la foule qui s’en tient à l’évidence et qui, semblable aux occupants de la caverne, ne souhaite pas voir ses illusions démenties. BIBLIOGRAPHIE Textes É r asme , Adages, texte latin, traduction annotée, Paris, 2011. —, Éloge de la Folie, Adages, Colloques, Réflexions sur l’art, l’éducation, la religion, la guerre, la philosophie, Correspondance, édition établie par C. Blum, A. Godin, J. C. Margolin et D. Ménager, Paris, 1992. —, Éloge de la Folie, traduction par Pierre de Nolhac, présentation et notes par M. Rat, Paris, 1964. 42  La

chimère est également une figure employée par Diogène Laërce pour qualifier un philosophe (IV, 33). Ariston de Chios dit d’Arcésilas : « Platon par devant, Pyrrhon par derrière, Diodore par le milieu ! » Cf. F. Prost, « Pyrrhon chez Cicéron », Vita Latina, 183-184 (2011), p. 37. 43  Adage 2201 p. 112.

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Études B enatouïl , T., Faire usage, Paris, 2006. Dix conférences sur Érasme. Éloge de la Folie-Colloques. Études réunies par C. Blum, Champion-Slatkine, Paris-Genève, 1988. G uér in , C., Persona : l’élaboration d’une notion rhétorique au i  er siècle av. J.-C., vol I : Antécédents, Paris, 2009, vol II : Théorisation, Paris, 2011. M énager , D., Érasme, Paris, 2003. Tosi , R. et R. Lenoir, Dictionnaire des sentences latines et grecques, Grenoble, 2010. Ta nk er , P., The mask of Socrates. The image of the intellectual in Antiquity, Berkeley, Oxford, 1995.

Anne R olet et Stéphane R olet

LA COUPE D’ANACRÉON RELUE PAR JEAN SECOND : VÉRITÉ DU VIN ET APPARENCES DE L’ART Poète néo-latin très doué mais mort prématurément, Jean Second (1511-1536), né aux Pays-Bas, s’était essayé à la traduction latine de pièces de l’Anthologie de Planude probablement sous l’influence d’un des professeurs chargés de sa formation, l’helléniste Rumbold SteenMeulen1. Ces essais prirent place au sein d’un recueil plus vaste d’épigrammes qui fut publié dans l’édition posthume des Opera omnia de Second (Utrecht, 1541) que réalisèrent ses frères Nicolaus (Grudius) et Hadrianus (Marius). La Bodleian Library à Oxford conserve un manuscrit préparatoire de ces Opera omnia (Rawl. G. 154) et la partie réservée aux épigrammes, partiellement autographe2 , montre clairement que, si les épigrammes traduites du grec constituent bien un ensemble à part, il n’y a toutefois aucune raison pour les réunir dans un second 1  Voir Jean Second, Epigrammatum liber unus / Le livre des épigrammes, texte établi par W. Gelderblom, introduit, traduit, annoté et commenté par Anne Rolet et Stéphane Rolet dans J. Second, Opera omnia / Œuvres complètes, dir. P. Galand, à paraître chez Droz. Voir également la traduction et l’annotation de ce texte procurées, avec celles des Épîtres, par D. Delas, R. Guillot et J.-C. Ternaux, dans J. Second, Œuvres complètes, dir. R. Guillot, t. III, Paris, 2007. Sur la vie et l’œuvre de Jean Second, voir G. Schoolfield, Janus Secundus, Boston, 1980 ; A. M. M. Dekker, Janus Secundus (1511-1536), Nieuwkoop, 1986 ; J.-P. Guépin, De Drie Dichtende Broers, Grudius, Marius, Secundus, in brieven, reisverslagen en gedichten, Groningen, 2000 [2 vol.] ; La Poétique de Jean Second et son influence au x v i  e siècle, dir. J. Balsamo, P. Galand-Hallyn, Paris, 2000. 2  Sur la genèse complexe de ce manuscrit, voir P. Tuynman, « De handschriften en overrige bronnen » in De Kunst van Janus Secundus, dir. J. P. Guépin, Amsterdam, 1991, p. 201-267 et Id., « The Legacy of Janus Secundus : The Bodleian Ms of his Collected Poems », Humanistica Lovaniensia, 43 (1994), p. 262-287. Voir également la thèse de W. Gelderblom, Varianten in de poëzie van Janus Secundus (1511-1536) : tekstgenetische studiën, Université Radboud de Nimègue / Université catholique de Louvain, soutenue en 2012. W. Gelderblom nous a très aimablement communiqué le résultat de ses investigations sur le manuscrit, et nous l’en remercions vivement.

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livre, comme l’a pourtant fait un brillant éditeur de Second au xi x e siècle, Pieter Bosscha3. Il n’est pas possible de savoir à quelle date précise Second a composé toutes ces traductions latines des épigrammes grecques et l’on s’accorde à y voir plutôt les débuts poétiques du jeune homme, entre 1522 et 1528. Mais rien n’empêche de supposer que leur rédaction ne soit venue scander régulièrement la carrière littéraire de Second. C’est sur l’un de ces exercices, et non des moindres, que se ferme le recueil épigrammatique (n° 92) : il s’agit de l’adaptation de deux poèmes grecs célèbres d’Anacréon, unis par leur thématique, puisque l’un célèbre l’univers du banquet et invite au carpe diem et que l’autre évoque la fabrication d’une coupe à boire et de son décor. Que ce soit Second lui-même ou seulement son frère Marius qui ait placé le poème à cette place stratégique importe finalement peu. Cette position de clôture signale une claire conscience des enjeux poétiques et métapoétiques sous-jacents et instaure le texte en sphragis du livre tout entier. Voici donc l’épigramme de Second et sa traduction rythmée française : [Sine titulo]4 Non est cura Gygis mihi, qui rex imperat agris Sardiniis, non me argentum, non gemma, nec aurum Detentat, non inuideo sua regna tyrannis. Cura est, unguento fluat ut mihi barba fragranti, Cura, ut odoriferis cingam mea tempora sertis, Curae sunt dubiae tantum praesentia uitae Tempora, curae hodierna mihi. Quis crastina namque Nouit ? Quisue sibi promittere crastina possit ? Heus ergo, heus agedum, calicem mihi cudito iam nunc Argento bene tornato, Vulcane, sed amplum Atque cauum et Bacchi, quantum potes, eia, capacem, Inque hoc non currus, non tristia sidera sculpe, Non hunc crudelis, non ambiat udus Orion, Sed uites mihi fac uirides ipsumque Lyaeum Et Charites, blandam et Venerem Venerisque puellum.

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[Sans titre] Je n’ai point souci de Gygès, le souverain qui règne À Sardes. Ni l’argent, ni l’or, ni les gemmes précieuses Ne m’attachent : je n’envie point leur royaume aux tyrans. J’ai souci que ma barbe d’onguent parfumé ruisselle, 3  Opera omnia cum notis adhuc ineditis Petri Burman secundi, denuo edita Petri Bosscha, Leyde, 1821, vol. 1, p. 289-377 [= Epigrammata]. 4  Texte établi par Werner Gelderblom.

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J’ai souci de mettre à mon front d’odorantes couronnes, Je me soucie, dans une existence si incertaine, Du présent, d’aujourd’hui je me soucie : car pour demain Qui sait ? Un lendemain, qui pourrait donc se le promettre ? Eh bien ! Allons ! Forge pour moi, maintenant, une coupe D’argent bien ouvragé, Vulcain ; fais-la grande et profonde, Pour qu’y loge autant de liqueur de Bacchus que tu peux. Et n’y sculpte point de Chariots ni d’astres maléfiques, Que l’humide et cruel Orion n’en fasse point le tour, Mais place de vertes vignes et Lyée à son tour, Les Charites, Vénus la douce et l’enfant de Vénus.

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La source du poème est à chercher dans deux pièces en dimètres iambiques catalectiques, attribuées à Anacréon, les Odes 8 et 4 (v. 1-10 et v. 11-21), mais qui figurent sans nom d’auteur dans l’Anthologie de Planude, IIa, 47, 17 et 18 (= A. P., 11, 47 et 48) où elles ne forment qu’un seul texte, séparé en deux postérieurement par les éditeurs modernes. Le poème anacréontique n’apparaît chez Johannes Soter qu’à partir de la seconde édition, en 1528 (Epigrammata Graeca ueterum elegantissima eademque Latina ab utriusque linguae uiris doctissimis uersa, atque in rem studiosorum e diuersis authoribus, Cologne, p. 188)5. Nous le transcrivons ici, en signalant dans un apparat critique les variantes par rapport à l’édition de Cornarius de 1529 et en indiquant les leçons des éditions modernes6 : Ἀνακρρέοντος

D’Anacréon

Οὔ μοι μέλει Γύγαο τοῦ Ζαρδίων ἄνακτος οὔθ’ αἱρέει με χρυσός, οὐδὲ φθονῶ τυράννοις ἐμοὶ μέλει μύροισι καταβρέχειν ὑπήνην· ἐμοὶ μέλει ῥόδοισι

Je n’ai point souci de Gygès Le souverain qui règne à Sardes ; L’or ne me tient pas prisonnier Et je n’envie point les tyrans. Mais j’ai souci d’oindre ma barbe Au moyen d’huiles parfumées, J’ai souci de ceindre ma tête

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1 Γύγαο Sot. Corn. : τὰ Γύγεω Aubr. Pat. West || 2 τοῦ Ζαρδίων ἄνακτος Sot. Corn. Aubr. Pat. : οὐδ’εἷλέ πώ με ζῆλος West  ||  4  οὐδὲ φθονῶ τυράννοις Sot. Corn. Aubr. West : οὐκ αἰνέω τυράννους Pat. || οὐδὲ Sot. Corn. Pat. West : οὐ δὲ Aubr.

5  Première édition : 1525. Le poème est également cité par Janus Cornarius dans ses Selecta Epigrammata Graeca Latine uersa, ex septem Epigrammatum Graecorum Libris, Bâle, Johannes Bebelius, août 1529, p. 219-220. 6  Nous avons consulté R. Aubreton, Anthologie grecque. Anthologie palatine, livre XI, tome X, Paris, 1971, p. 89-90 ; W. R. Paton, The Greek Anthology, Books 10-12, Cambridge (Mass.), 1979, p. 92-93 ; M. L. West, Carmina Anacreontea, Stuttgart / Leipzig, 19932 , p. 3 et 6.

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καταστρέφειν κάρηνα. Τὸ σήμερον μέλει μοι· τό δ’αὔριον τίς οἶδεν; Τὸν ἄργυρον τορεύσας, Ἡφαιστέ, μοι ποίησον ποτήριον δὲ κοῖλον ὅσον δύνῃ βάθυνον. Ποίει δέ μοι κατ’ αὐτοῦ μηδ’ ἄστρα μηδ’ ἁμάξας, μὴ στυγνὸν Ὠρίωνα, ἀλλ’ ἀμπέλους χλοώσας καὶ βότρυας γελῶντας σὺν τῷ καλῷ Λυαίῳ.

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De roses tressées en couronnes. C’est aujourd’hui qui me soucie ; De demain, qui a connaissance ? Ciselant au burin l’argent, Grave pour moi, Héphaïstos, Une coupe bien évidée, Aussi profonde que possible. Sur elle, figure pour moi Non les astres ni les Chariots, Pas plus que le sinistre Orion, Mais des vignes au vert intense, Et aussi de riantes grappes, Avec le beau Libérateur.

10  οἶδε Sot. Corn. : -δεν Aubr. Pat. West  ||  11  lemma deest in Corn. Sot. : Τοῦ αὐτοῦ Aubr. Pat. West || 12 πανοπλίαν μὲν οὐχί add. Aubr. Pat. West post uersum || 17 μήδ’ Sot. Corn. : μήτ’ Aubr. Pat. West.

La tradition textuelle de ces deux épigrammes grecques est particulièrement complexe. Dans le manuscrit grec P d’Heidelberg (Palatinus Heidelbergensis Gr. 23, xi e siècle), qui contient l’Anthologie Palatine, inconnue de Cornarius et Soter, les deux pièces sont attribuées à Anacréon et présentent d’importantes variantes par rapport à l’Anthologie de Planude citée supra, ne serait-ce qu’en termes de longueur (cinq vers de plus à la fin de la première épigramme, onze vers pour la seconde)7. Par ailleurs, la seconde de ces pièces grecques est citée, avec de notables variantes et un total de dix-sept vers, par Aulu Gelle, qui l’attribue explicitement à Anacréon (Nuits attiques, 19, 9, 5 : oblectati sumus praeter multa alia uersiculis lepidissimis Anacreontis senis). Conformément aux manuscrits planudéens8, ces deux épigrammes ne sont distinguées ni par Soter ni par Cornarius qui les présentent 7  Pour une confrontation de ces variantes, voir G. Lambin, Anacréon, fragments et imitations, Rennes, 2002, p. 163-170. Voir également M. L. West, Carmina Anacreontea, Stuttgart / Leipzig, 19932 , p. IX et 3. 8  Comme le rappelle R. Aubreton (édition citée, p. 1, 5 et l’apparat critique de A. P., 48, p. 89), dans la section IIa de l’Anthologie de Planude contenue dans le manuscrit Marcianus 481, ces deux épigrammes forment bloc et ne sont pas séparées par les copistes. Elles ne le seront pas non plus dans le manuscrit de l’Anthologie Palatine ni dans ceux des pièces anacréontiques. Elles ne le seront toujours pas dans le florilège de poésies anacréontiques accompagnées d’épigrammes inconnues de l’Anthologie de Planude, qu’Henri Étienne publia à Genève en 1566 et intitulé Florilegum diuersorum epigrammatum ueterum, in septem libris diuisum, magno epigrammatum numero & duobus indicibus auctum. Voir J. O’Brien, Anacreon rediuiuus. A Study of Anacreontic Translation in Mid-Sixteenth-Century France, Ann Arbor, 1995, p. 14. Leur distinction est le fait des commentateurs modernes.

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sous la forme d’une seule pièce que leurs traducteurs adaptent dans cet état. En se fondant probablement sur le témoignage d’Aulu Gelle, Soter estime, contre Alciat qui l’attribue à Automédon de Cyzique, qu’Anacréon en est l’auteur9. Ces deux pièces, qui sont anonymes dans l’Anthologie de Planude, constituent effectivement deux odes anacréontiques (Carmina Anacreontea n° 8 et n° 4, qui se suivent dans la plupart des manuscrits d’Anacréon)10. Rappelons toutefois que les poésies d’Anacréon ne seront éditées et commentées qu’en 1554 par Henri Étienne11. Leur association s’explique très bien par l’évidente parenté de leur tonalité symposiaque et de leur thématique hédoniste (jouir de l’instant présent). En outre, la seconde pièce, par l’évocation d’une coupe à boire, semble être une sorte d’application esthétique du programme de vie de la première. 9  Epigrammata Graeca ueterum, éd. Soter, p. 187 : Hactenus sine controuersia sequens epigramma Anacreontis fuisse existimatum est. Atque nuper Andreas Alciatus, iure consultorum facile doctissimus, Automedonti ueluti γνησίῳ autori asseruit, non alia, quam equidem sciam, ratione ductus, quam quod ἀνεπιγράφως Automedontis distichon sequitur. Quae mihi fragilis admodum uidetur ad id conuincendum ratio, cum multa sint eius generis in opere epigrammatum, « Jusqu’à présent on a jugé que l’épigramme suivante était sans conteste d’Anacréon. Et récemment André Alciat, manifestement le plus illustre des jurisconsultes, l’a attribuée à Automédon comme étant son auteur légitime ; pour autant que je sache, il n’a pas eu d’autre raison de le faire sinon le fait que la pièce qui suit est un distique sans titre d’Automédon. C’est là une raison qui me paraît bien fragile pour réussir à convaincre, puisque nombreuses sont les épigrammes du recueil à être dans ce cas ». 10  L’existence de poètes et de poèmes anacréontiques est évoquée pour la première fois par Aulu Gelle au ii e siècle dans le passage que nous avons déjà évoqué (19, 9, 7), et par Himéros au i v e siècle (Discours, XLVII). Toutefois, leur mention explicite n’apparaît qu’à l’époque byzantine, dans la notice « Anacréon » d’Hésychios de Milet, reprise chez Suidas, et sous la plume de l’érudit Constantin de Rhodes (vers le milieu du x e siècle), en marge de la Description du monde de Jean de Gaza. Sur ces questions, voir A. Cameron, The Greek Anthology from Meleager to Planudes, Oxford, 1993, p. 402-404 ; G. Lambin, Anacréon, p. 141. 11  Anacreontis Teij odae. Ab Henrico Stephano luce and a Latinitate nunc primum donatae. Cette édition d’Anacréon se fonde sur la copie qu’Étienne avait faite (désormais conservée sous la cote Vossianus Gr. Q 18 de la Bibliothèque universitaire de Leyde) à partir d’un manuscrit que son ami John Clement lui avait permis de voir à Louvain en 1551. Ce manuscrit s’avéra être l’actuel Parisinus suppl. Gr. 384 du x e siècle. Il contenait les livres 14 et 15 de l’Anthologie ainsi que les Anacreontea, et faisait partie intégrante de l’actuel Palatinus Heidelbergensis Gr. 23, le fameux manuscrit d’Heidelberg découvert par Saumaise en 1606 et base de l’Anthologie Palatine, dont il fut détaché ultérieurement (probablement en 1623). Conservé au Vatican entre 1623 et 1797, ce manuscrit d’Heidelberg fut à cette date donné à la France, qui en rendit la première partie à la bibliothèque d’Heidelberg en 1816. La seconde partie (le codex Parisinus suppl. Gr. 384), considérée comme perdue, fut retrouvée à la Bibliothèque Nationale de France en 1839. Voir J. O’Brien, Anacreon rediuiuus, p. 13-19 ; A. Cameron, The Greek Anthology, p. 178-201 ; G. Lambin, Anacréon, p. 143-155.

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De manière remarquable, Second se distingue des autres poètes néolatins qui ont traduit cette pièce à la Renaissance12 , car il n’adopte pas ici le dimètre iambique catalectique de sept syllabes13 des pièces originales grecques, mètre qu’il connaît pourtant bien, puisqu’il l’a utilisé dans le huitième de ses Basia. Il se rallie à l’hexamètre dactylique, sans doute pour rendre hommage à la troisième des Bucoliques de Virgile, qui lui-même se référait à la première des Idylles de Théocrite. Second souligne par ce biais la parenté thématique forte que tissent entre elles ces pièces. Comme le montre brillamment J. O’Brien14, ce transfert métrique est probablement autorisé par le rapprochement que les théoriciens antiques du style, en particulier Denys d’Halicarnasse (Lysias, 8, 4), mais surtout Hermogène le Rhéteur (Formae orationis, 2, 3), effectuent entre la tonalité des poèmes anacréontiques et l’univers de la poésie bucolique de Théocrite, en caractérisant cette parenté par le vocable d’ἀφέλεια, sorte d’esthétique du naturel et de la légèreté. Quintilien définit ce terme chez Anacréon comme une iucunditatem inaffectatam sed quam nulla affectatio consequi possit, « une grâce sans recherche mais qu’aucune recherche ne permet d’obtenir » (10, 1, 82), relayant Horace qui voyait en Anacréon le chantre qui fleuit amorem / Non elaboratum ad pedem, « qui pleura ses amours sur un mètre non travaillé » (Épodes, 14, 11-12). Autant de constats que reprend Henri Étienne dans son édition parisienne d’Anacréon de 1554, et, plus précisément, dans son commentaire de l’ode 11 (= Anacreontea, 7, 7)15. On ne saurait exclure l’hypothèse d’un emploi volontairement paradoxal du metrum heroicum par Second, dans un poème qui rejette les conventions épiques pour célébrer la grâce fugace du plaisir et du vin. Enfin, le sacrifice de la brièveté induit par le choix du mètre poétique permet 12  La seconde édition de l’Anthologie de Soter en 1528 contient les traductions de Thomas More, p. 188 (en glyconiques), d’un incertus interpres, p. 189 (en dimètres iambiques catalectiques, sauf le premier vers qui est acatalectique), et de Laberius, p. 190, qui est plutôt une adaptation libre qu’une traduction. L’Anthologie de Cornarius de 1529, aux versions de More, p. 220, de l’anonyme, p. 221, et de Laberius, p. 222, rajoute une traduction d’Alciat, p. 223 (en dimètres iambiques catalectiques). 13  On l’appelle aussi mètre anacréontique, comme le dimètre iambique acatalectique, qui comporte huit syllabes. Claudien se sert de cette alternance des deux formes du mètre anacréontique sous forme de strophe dans ses Fescennina, 2 (= Carm. Maior., 12). Sur cette pièce, voir les remarques de Jean-Louis Charlet dans Claudien, Œuvres, t. II, Poèmes politiques, Paris, 2000, p. 96-97. P. Laurens dans « Jean Second ou le désir de l’Anacréon perdu », dans La Poétique de Jean Second, p. 11-24, plus particulièrement p. 18, rappelle la rareté de ce mètre. 14  J. O’Brien, Anacreon rediuiuus, p. 35-38. 15   Anacreontis Teij odae. Ab Henrico Stephano luce and a Latinitate nunc primum donatae, p. 68.

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en revanche à Second l’usage d’un style plus orné et plus développé, marqué par les figures de répétition, d’accumulation et de renchérissement, associant aux délices du vin la délectation mimétique d’un verbe profus qui s’épanche sans restriction. Par fidélité aux modèles inspirateurs, parmi lesquels figure Virgile, l’épigramme traduite par Second ne vise pas forcément l’esthétique de la breuitas. Le travail poétique et métrique de traduction et d’adaptation effectué par Second est particulièrement virtuose. Dans les deux originaux grecs, le rythme bref et dynamique de la dipodie iambique catalectique (sept syllabes) est souligné par des effets de retours en anaphore (ἐμοὶ μέλει ; cf. aussi Ποίησον en fermeture et en ouverture, relayé par Ποίει) avec négation (Οὔ μοι μέλει) ou inversion (μέλει μοι), renforcé par des phénomènes d’harmoniques engendrés par les termes isorythmiques et homéotéleutes (μύροισι, ῥόδοισι). Second adapte ces effets en choisissant de traduire par Non est cura… mihi (v. 1), auquel répondent en écho trois anaphores à l’affirmative (la dernière comporte en outre un polyptote) dont la configuration est à chaque fois différente : Cura est (v.  4) ; cura ut (v. 5) ; curae sunt (v. 6), avec une ultime résurgence du terme au v. 7 (curae en seconde position). Mais il introduit également de subtiles innovations, jouant à merveille du point d’orgue grâce au rejet au vers suivant (avant la trihémimère : Sardiniis, v. 2 ; Detentat, v. 3 ; cf. aussi tempora, v. 7, qui joue avec son homonyme tempora du v. 5, et Nouit, v. 8), de l’effet cumulatif (argentum, gemma, aurum, v. 2, au lieu du simple χρύσος grec) prolongé par des effets d’assonances et d’allitérations. Des jeux de rimes apparaissent (agris, tyraniis, sertis). La jointure centrale entre les deux parties est articulée avec soin. En effet, l’unique interrogation qui clôt la première épigramme grecque (τίς οἶδεν) est développée par Second en deux questions successives : les termes répétés (quis crastina), les sifflantes et le recours à l’épanorthose en restituent le caractère obsessionnel. À cette lancinante question répondent, quasiment en forme de conclusion (ergo), les exclamations interjectives (Heus, eia) du poète qui change de stratégie et pousse Vulcain à l’action (agedum) immédiate (iam nunc) au début de ce qui correspond à la second épigramme grecque. La métrique des deux originaux grecs sert une poésie qui revendique une apparente légèreté comme mode vie, de pensée et d’écriture. Dans les deux pièces, le processus est identique : le narrateur procède à l’inventaire ouvert du monde épique qu’il récuse (cf. οὐ, οὔθ’, μή répétés en ouverture de vers) et auquel il oppose une stratégie cumulative (cf. répétition de καί, joint à σύν) qui énumère des plaisirs éphémères cristallisés autour de menus objets symposiaques (parfums, couronnes,

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coupe), bien dans l’esprit philosophique du carpe diem horatien et des litanies du vin. Le motif du décor de vigne, promesse végétale de croissance et de ramifications infinies, ou le thème de la coupe profonde où le vin peut se déverser sans mesure (cf. l’hyperbole ὅσον δύνῃ βάθυνον qui renchérit sur κοῖλον), en un geste indéfiniment répété, servent de support symbolique et autoréférentiel à l’imagination proliférante du poète-instance énonciative. Les renchérissements de la fin (καί… καί), qui semblent ne devoir jamais s’arrêter, miment le ventre immense de la coupe et du poème qui peuvent accueillir toutes les richesses du monde. Aux deux adjectifs grecs (βάθυνον, κοῖλον), Second en oppose trois latins (amplum, cauum, capacem) pour désigner la profondeur et la capacité du récipient. La substitution des couronnes florales parfumées aux insignes royaux faits de métaux précieux sertis de gemmes et, inversement, l’envahissement de l’espace de la coupe métallique sous des motifs végétaux traduisent, eux aussi, cette attention à restituer sans cesse le flux anodin, voire éphémère de la nature profuse et de ses dons, qui s’offre au poème. Rinceaux de vignes et fleurs suggèrent délicatement les paysages sacro-idylliques caractéristiques du genre bucolique et géorgique, mais aussi l’idéal pastoral de l’élégie et le rêve mélancolique de l’Âge d’or. On voit s’exprimer la volonté d’une poésie totale, englobant tous les arts et rivalisant avec la nature : ainsi par exemple, là où le métal ciselé de la coupe ne peut rendre ni la couleur des vignes ni les parfums, le verbe poétique s’attarde au contraire sur des spécifications chromatiques ou olfactives. Sous l’effet du vin et des divinités qui y président, naît la véritable inspiration poétique. Horace, qui suit un motif de l’épigramme hellénistique (cf. A. P. 13, 29, 1-216), rappelle d’ailleurs dans ses Épîtres, 1, 19, 1-2 que nulla placere diu nec uiuere carmina possunt / Quae scribuntur aquae potoribus, « les poèmes écrits par les buveurs d’eau ne peuvent ni plaire ni vivre longtemps ». Les Camènes, comme les poètes, doivent sentir le vin (ibid.,  5 : Vina fere dulces oluerunt mane Camenae, « les douces Camènes ont presque embaumé le vin dès le matin » ; et 10-11 : […] non cessauere poetae / Nocturno certare mero, putere diurno, « les poètes n’ont point cessé de rivaliser sur le vin, la nuit à qui en boirait le plus, le jour à qui l’empesterait le plus »)17. À la différence de l’épigramme grecque, non seulement Second ne diffère pas longuement l’identification de l’objet attendu, une coupe à boire (Ποτήριον) mais au contraire il l’évoque 16  Οἶνος τοι χαρίεντι πέλει ταχὺς ἵππος ἀοιδῷ  / ὕδωρ δὲ πίνων οὐδέν ἂν τέκοι σοφόν, « Le vin est un rapide coursier pour le poète plein de grâce ; en revanche, le buveur d’eau ne saurait rien engendrer de bon ». 17  Voir également Anthologie Palatine, 13, 29 (de Nicénète) et 11, 24 (d’Antipater).

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d’emblée (calicem), en mettant le terme en relief par sa place entre la penthémimère et l’hephthémimère. Car cette recusatio philosophico-éthique18 aboutit également à l’aban­don ou à la consécration de valeurs poétiques clairement établies dans les originaux grecs : on y perçoit le refus du carmen perpetuum19 qui célèbre l’univers épique, peuplé de rois et de guerriers, de palais et d’opulentes richesses, d’armes et de cuirasses, mais qui peut prendre également des allures de poésie savante, aux ambitions cosmogoniques et astrologiques dont le bouclier d’Achille constitue le paradigme. La coupe à boire se substitue ainsi à la panoplie guerrière, et son décor végétal minuscule vient remplacer les astres et constellations qui ouvrent l’évocation littéraire du bouclier forgé par Héphaïstos20, véritable monde en réduction. Au contraire, le poète revendique une poésie aux appa­ rences plus modestes, celle du carmen deductum21, qui associe le motif 18  À Rome, la recusatio / excusatio constitue souvent une sorte de préalable topique, en particulier chez les élégiaques désireux de chanter l’amour, ou chez les poètes qui célèbrent le calme de la vie bucolique, comme Horace et Virgile. Elle passe par un double refus (fondé essentiellement sur la reconnaissance d’une incapacité personnelle), celui de chanter la guerre épique (voir Tibulle, 2, 4, 16 : Non ego uos ut sint bella candenda colo ; Ovide, Amours, 1, 1, 1 : arma graui… uiolentaque bella ; voir aussi Horace, Odes, 4, 15, 1-2 : uolentem proelia me loqui / uictas et urbis ; Virgile, Bucoliques, 6, 3 : Cum canerem reges et proelia) et celui d’évoquer les secrets astrologiques du monde (voir Properce, 3, 5, 27-44 ; Virgile, Géorgiques, 2, 477-482 ; Horace, Épîtres, 1, 12, 17-18 ; Ovide, Fastes, 3, 105-110 ; Stace, Silves 5, 3, 19-23). Voir G. d’Anna, « La recusatio in Virgilio, Orazio e Properzio », Cultura e scuola, 73 (1980), p. 2-61 ; Id., « Alcune precisazioni sulla recusatio », Quaderni di Cultura e di Tradizione classica (1983), p. 33, 43 ; J. FabreSerris, Mythe et poésie dans les Métamorphoses d’Ovide. Fonctions et significations de la mythologie dans la Rome augustéenne, Paris, 1995, p. 22-24 ; A. Videau, « Le livre I des Amours d’Ovide », L’Information Littéraire, 57 (2005), p. 3-13. Le grand modèle était la Réponse aux Telchines de Callimaque, qui servait de prologue aux Aitia. Voir W. Wimmel, Kallimachos in Rom. Die Nachfolge seines apologestischen Dichtens in der Augusteerzeit, Wiesbaden, 1960 et R. Hunter, The Shadow of Callimachus : Studies in the Reception of Hellenistic Poetry at Rome (Roman Literature and its Contexts), Cambridge, 2006, p. 7-80. 19 Sur ce mot, ses sens et ses antonymes, voir A. Deremetz, Le Miroir des Muses. Poétiques de la réflexivité à Rome, Villeneuve-D’Ascq, 1995, p. 289-316 : « Le carmen deductum ou le fil du poème (Virgile, Bucolique 6) ». 20 Homère, Iliade, 18, 483-489 : « Il y figure la terre, le ciel et la mer, le soleil inépuisable et la lune pleine, ainsi que tous les astres dont se couronne le ciel, les Pléiades, les Hyades, la force d’Orion (σθένος Ὠρίωνος) et l’Ourse (Ἄρκτον) qui reçoit aussi le nom de Chariot (Ἄμαξαν), qui tourne sur elle-même en observant Orion et qui, seule, ne se baigne jamais dans les flots d’Océan ». Sur ce morceau d’anthologie, parmi l’immense bibliographie, voir Perrine Galand-Hallyn, Le reflet des fleurs, Genève, 1995, p. 90-91 ; Jackie Pigeaud, L’Art et le vivant, Paris, 1995, p. 21-28 : « La création du monde ou le bouclier d’Achille ». 21  Comme le rappelle A. Deremetz, Le Miroir des Muses, p. 298-301, le carmen deductum, héritier de la phonê leptaleê callimachéenne, désigne le caractère ténu du tissage

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de la fécondité végétale à la célébration des joies labiles de la table, du vin, de l’amour et de la saveur de l’instant présent. Poésie et mode de vie constituent une propédeutique à l’ataraxie, sous le patronage de Dionysos-Lyée, le dieu de l’âge d’or et des paradeisoi, celui qui « délie des soucis », comme l’indique son nom rattaché à λύω, « délivrer », dernier mot du texte. Tandis que l’épigramme grecque se contente de nommer Dionysos parmi les divinités figurant sur la coupe, Second évoque Vénus, les Charites et Éros, qui remplacent les divinités du champ de bataille, en particulier Mars. On notera que la version de l’épigramme donnée par Aulu Gelle mentionne Lyée, mais aussi Éros et Bathyllos, l’amant d’Anacréon22 . Lyée, les Grâces, Vénus et l’Amour sont des divinités traditionnelles du banquet23 et Horace les associe dans une ode célèbre consacrée à une amphore (Odes, 3, 21, 19-24) pour les opposer à la violence épique : [pauperi] post te neque iratos trementi / Regum apices neque militum arma. / Te Liber et si laeta aderit Venus / Segnesque nodum soluere Gratiae / uiuaeque producent lucernae / dum rediens fugat astra Phoebus24. Mais Vénus, les Grâces et l’Amour sont aussi des dieux qui président plus spécifiquement à l’inspiration amoureuse de la poésie de Second : la thématique de Dionysos, le vin inspirateur, se voit ici précisée et encadrée par l’adjonction programmatique de dieux-parèdres protecteurs des amants et du genre élégiaque. Comme le rappelle Bosscha (p. 377), d’autres descriptions fameuses de coupes pouvaient faire écho à la seconde partie de l’épigramme de Second (qui traduit la seconde épigramme grecque). Théocrite (Idylles, 1, 27-56) et Virgile (Bucoliques, 3, 36-47), qui lui rend hommage, évoquent chacun des coupes en bois qui doivent servir de prix lors d’une poétique bucolique qui se modèle sur le fil de laine que les bergers étirent en chantant jusqu’à lui donner la finesse voulue. Le terme, tout en suggérant la tenuitas, revendique cependant également la deductio ab origine, c’est-à-dire l’héritage poétique universel, depuis les origines de l’humanité, mais il le fait sur le mode spécifique de la brièveté allusive. 22  V.  20-21 : ὁμου καλῷ Λυαίῳ  / Ἔρωτα καὶ Βάθυλλον. C’est sans doute de cette version dont s’inspire la traduction d’Alciat (v. 22-23) donné par Soter : Fac, cum leui Lyaeo / Amoreque profundo. Dans les manuscrits anacréontiques, en particulier le Paris. Suppl. gr. 384, où le texte de cette épigramme présente de très nombreuses variantes, on notera l’apparition sur la coupe de ménades, de satyres, et, aux v. 19-20, aux côtés de Lyée, d’amours en or et d’Aphrodite : καὶ χρυσέους Ἔρωτας / καὶ Κυθέρεν γελῶσαν. 23 Il existe une ancienne étymologie de Venus qui l’associe à uinum. Voir Robert Schilling, La Religion romaine de Vénus, Paris, p. 135. 24  « (Le pauvre qui) après toi, ne redoute plus ni les tiares des rois irrités ni les armes des soldats. Liber, Vénus, si elle se présente, riante, à nous, les Grâces qui répugnent à dénouer leur lien et les torches vives te feront durer jusqu’à ce que Phébus, de retour, chasse les astres ».

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joute poétique et fonctionnent comme indices métapoétiques25. Dans le passage virgilien, la lutte poétique entre les deux pâtres trouve à s’exprimer symboliquement par l’ecphrasis des coupes ciselées par Alcimédon, que chacun propose pour récompense. Comme l’a montré Gilles Sauron, chacun des objets recouvre un programme artistique spécifique, et la préférence de Virgile va sans doute au deuxième26. La coupe de Ménalque présente en son pourtour une vigne qui se marie aux fruits du lierre27 et, au fond, la figure d’un astronome identifié, Conon, accompagnée de celle d’un second astronome dont Ménalque feint de ne pas se rappeler le nom28. Entre le décor de vigne et les fi­ gures d’astrologues, on note un hiatus thématique qui rend la composition hétéroclite et hasardeuse29. Au contraire, celle de Damète adopte l’acanthe comme végétal proliférant, organisé autour des deux anses, pour servir de frise extérieure30, tandis que le fond s’orne d’une image d’Orphée entraînant les forêts par son chant : entre le registre décoratif et le sujet principal, s’instaure au contraire une concordance des motifs propre à souligner l’unité, voire la symétrie de la composition, puisque le chant d’Orphée semble nourrir la croissance du végétal et régir son épanchement en volutes et rinceaux. La présence d’Orphée, figure par 25  Pour les coupes de Théocrite, voir F. Cairns, « Theocritus’ First Idyll : The Literary Programme », Wiener Studien, 18 (1984), 89-113 ; K. J. Gutzwiller, « The Plant Decoration in the First Idyll of Theocritus » The American Journal of Philology, 107 (1986), p. 253-255 ; F. Manakidou, Beschreibung von Kunstwerken in der hellenistischen Dichtung, Stuttgart, Teubner, 1993. Pour les coupes virgiliennes, voir C. P. Segal, « Vergil’s Caelatum opus : An Interpretation of the Third Eclogue », The American Journal of Philology, 88 (1967), p. 279-308 ; J. Veremans, Éléments symboliques dans la III e Bucolique de Virgile, essai d’interprétation, Bruxelles, 1969 ; R. F. Thomas, « Virgil’s Ecphrastic Centerpieces », Harvard Studies in Classical Philology, 87 (1983), p. 175-184 ; P. GalandHallyn, Le Reflet des fleurs. Description et métalangage poétique d’Homère à la Renaissance, Genève, 1994, p. 85-86 et 105-106 ; R. Faber, « Vergil Eclogue 3.37, Theocritus 1 and Hellenistic Ekphrasis », The American Journal of Philology, 116/3 (1995), p. 411-417. 26  Voir G. Sauron, L’Histoire végétalisée. Ornement et stratégie politique à Rome, Paris, p. 184-189. 27 Chez Théocrite, Idylles, 1, ‘Thyrsis ou le chant’, 29-31, le berger qui s’adresse à Thyrsis évoque le lierre et l’hélix qui courent sur le rebord extérieur de la coupe. La vigne couverte de grappes apparaît dans le décor intérieur (v. 45-46), gardée par un jeune garçon assis sur un mur de pierres sèches. 28  Sur le sens de cette mise en scène et le nom qu’il faut restituer, voir É. Prioux, « Deux jeux de mots sur le nom d’Aratos : notes sur Virgile B. III, 42 et Aratos Phaen.,  2 », Revue de philologie, de littérature et d’histoire anciennes, 79 (2005/2), p. 309-317. 29  G. Sauron, L’Histoire végétalisée, p. 188-189. 30  L’idée est empruntée à Théocrite, Idylles, 1, 55, où l’acanthe couvre tout le pourtour extérieur de la coupe.

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excellence du poète élégiaque, lui-même évoqué pour renvoyer à Gallus dans la quatrième Géorgique de Virgile, n’est pas anodine : le poème, en décrivant la coupe, la prend pour modèle en même temps qu’il entend la supplanter comme objet matériel. Sans plaquer des hypothèses modernes sur le texte secondien, il semble possible de suggérer qu’en traduisant en hexamètres dactyliques les épigrammes anacréontiques, Second s’est sans doute souvenu de l’émulation générique qui s’instaure chez Virgile, par l’entremise du décor artistique des coupes, entre le poète scientifique, représenté par l’astrologue Conon, et le poète élégiaque, malheureux et amoureux, symbolisé par Orphée. Dans la traduction de Second, l’exclusion du décor astrologique homérique au profit de la vigne trouve un écho harmonieux avec la présence du dieu du vin, Dionysos (et la fonction même de la coupe), et celui des autres divinités du banquet, Vénus, Amour et les Grâces. À l’instar de l’Orphée virgilien, toute la troupe au fond de la coupe patronne à la fois un idéal de vie et la conception d’une poésie légère qui trouve à s’exprimer au sein du symposium. A ppendice  : Notes

à la tr aduction latine de

S econd

– v. 1-4 : M. L. West (Carmina anacreontea, éd. citée, p. 6) rapelle que la source de ce groupe de vers de l’épigramme grecque est un passage d’Archiloque, 19, 1-3 : Οὔ μοι τὰ Γύγεω τοῦ πολυκρύσου μέλει, οὐδ’ εἶλέ πώ με ζῆλος […] μεγάλης δ’οὐκ ἐρέω τυρρανίδος. Gygès est l’emblème du roi qui a tous les pouvoirs, y compris celui d’accomplir les crimes qui lui profitent. Platon (Rép. 2, 360) rapporte que Gygès, qui fut souverain de Sardes en Lydie au v ii e siècle, était au départ un simple berger. Tombé dans une crevasse, il y aurait découvert un cheval de bronze dans lequel gisait le cadavre d’un géant, dont il déroba l’anneau d’or. En tournant le chaton de la bague dans un sens, il devenait invisible. En le tournant dans l’autre, il redevenait visible. Fort de ce pouvoir absolu, il séduisit la reine et chassa le roi pour prendre sa place. Aux yeux de Platon, cette omnipotence qui échappe aux regards des dieux et des hommes rend l’usage de la justice difficile. Cicéron rapporte également l’anecdote (Des Devoirs, 3, 9, 38 ; 3, 19, 78, à propos du proverbe Gygi non posse ueniam dari, « on ne peut pardonner à Gygès ») pour en déduire que l’objectif du sage est le bien, et non pas le secret, et qu’une action inique, même perpétrée dans le secret le plus complet, ne peut être absoute moralement. La fortune des souverains grecs d’Asie était également proverbiale, comme le montre l’extrait d’Archiloque. Parmi eux, on citera l’exemple de Crésus, dernier roi de Lydie, ou de Midas, roi de Phrygie. La Lydie était connue en particulier pour le sable aurifère qui servait de lit au mythique fleuve Pactole. Le mot tyrannos lui-même semble d’origine lydienne et désigne un monarque absolu qui s’est emparé du pouvoir par la force et règne sur ses sujets d’une main de fer.

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– v. 1-2 : Non est cura Gygis mihi, qui rex imperat agris / Sardiniis] Comparer avec la traduction de Th. More, v. 1-2 : Non est curae mihi Gygis / Qui rex Sardibus imperat. – v. 2 : Sardiniis] Il n’existe pas en latin d’adjectif Sardinius. En grec, les adjectifs Σαρδιανός et Σαρδιανιλός désignent l’habitant de Sardes (Σάρδεις), la capitale de la Lydie, en Asie Mineure, tandis que les adjectifs Σαρδόνιος, Σαρδάνιος, Σαρδονικός, Σαρδῶος et, au pluriel, οἱ Σαρδοῖ, renvoient à l’habitant de la Sardaigne (Σαρδώ). En latin, seul l’adjectif Sardianus (Σαρδιανός), qui permet aussi le rythme choriambique précédant la trihémimère à l’instar de Sardiniis choisi par Second, désigne non seulement l’habitant de Sardes (il existe par ailleurs un accusatif pluriel Sardis chez Plaute, Mil., 44) mais aussi l’habitant de Sardaigne, ce dernier recevant également les adjectifs Sardiniensis, Sardous (Σαρδῶος) ou Sardus. – v. 3 : non inuideo sua regna tyrannis] Second s’inspire ici peut-être de la traduction d’Alciat, v. 4 : Neque inuideo tyrannis, en ajoutant un accusatif de relation (sua regna) qui rappelle rex (c’est d’ailleurs le terme choisi par More dans sa traduction, v. 4 : Reges non miser aemulor). – v. 4 : Cura est unguento fluat ut mihi barba fragranti] Voir la traduction de More, v. 5-6 : Curae est, barba suauibus / Vngentis mihi perfluat, à laquelle Second emprunte spécifiquement les termes unguento et fluat. – v. 5-6 : –  odoriferis] More propose, avec la même quantité de syllabes, redolentibus (v. 7), tandis que l’‘incertus interpres’ choisit odoribusque (v. 6). L’idée du parfum reste la même dans les trois cas. –  cingam mea tempora sertis] More évoque spécifiquement les fleurs (v. 8) : Cingam tempora floribus ; l’‘incertus interpres’ (v. 7-8) précise la présence de roses, guidé par le grec (ῥόδοισι) et insiste sur l’idée de couronne (coronari, avec la tmèse en rejet), implicitement contenue dans sertis : Sertis roseis corona- / Ri tempora. – v. 7-8 : M. L. West (Carmina anacreontea, éd. citée, p. 6.) propose un riche intertexte pour les vers 9-10 de l’épigramme grecque adaptée ici, et renvoie en particulier à Euripide, Alceste, 783-788 : Κοὐκ ἔστι θνῆτον ὅστις ἐξεπίσταται τὴν αὔριον μέλλουσαν εἰ βιώσεται ; Callimaque, Épigrammes, 16, 1 [= A. P., 7, 519] : Δαίμονα τίς δ’εὖ οἶδε τὸν αὔριον ; à Horace, Odes, 1, 9, 13 : Quid sit futurum cras fuge quaerere ; et 4, 7, 17 ; à A. P., 11,  56 (Anonyme) : Πίνε καὶ εὐφραίνου·τί γὰρ αὔριον ἢ τὶ τὸ μέλλον οὐδεὶς γιγνώσκει ; et A. P., 5, 72, 4 (de Palladas) : Σήμερον ἐσθλὰ πάθω· τὸ γὰρ αὔριον οὐδενὶ δῆλον. – quis crastina namque / Nouit ?] Comparer avec More (v. 10) : Nam quis crastinal nouerit ? ; ‘incertus interpres’ (v. 8-9) : …crastinum sed / Quis nouerit probe… Alciat choisit une solution très différente mais très harmonieuse phonétiquement et rythmiquement (v. 10) : Cras nosse quisne possit ? – v. 9-10 : calicem] Le terme retenu par Second, par sa racine grecque (κύλιξ), insiste sur la forme ronde (κυλίω) et large du récipient, en parfait accord avec

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l’idée contenue dans le terme tornato au vers suivant. Il est mis en valeur entre la penthémimère et l’hephthémimère. More (v. 12) et l’‘incertus interpres’ choisissent poculum pour rendre ποτήριον, terme qu’emploie Virgile pour désigner les deux coupes d’Alcimédon (Buc. 3, 44). Alciat choisit le terme cadiscum, translittéré du grec (καδίσκος), qui est le diminutif de κάδος, ου (ὁ) désignant un vase ou une cruche. Alciat connaît bien le terme, probablement à cause de son acception juridique d’urne à scrutin (pour recevoir le vote des juges. Cf. Aristophane, Guêpes, 853). Labérius utilise le terme grec (argenteum) cymbium (v. 12), qui désigne un vase à boire en forme de barque (κύμβιον) souvent en argent ou en or (cf. Martial, 8, 6, 2). – cudito] Le terme employé par Second, comme celui d’Alciat (v. 12 : cude) et de Labérius (v. 12 : excude), renvoie explicitement au travail de ciselure sur métal qui permet de réaliser un décor figuré sur une surface. More (v. 13) utilise l’impératif effice et l’‘incertus interpres’ (v. 10) fac, termes qui se rapprochent du mot grec neutre de connotation (ποιήσον), mais précisé dans un sens technique par le participe τορεύσας, « qui travaille à la pointe du burin ». – Argento bene tornato] le terme renvoie au façonnage de l’objet sur le tour du potier. Pour l’argent fondu, il ne s’agit que d’une image comparative, mais qui restitue l’idée d’une forme arrondie et ventrue, conservée par More (v. 11-12) : tornato bene… / Argento, et Alciat (v. 11) : tornas faber metallum. – amplum / Atque cauum et… quantum potes… capacem] cf. More (v. 13), qui supprime l’hyperbole : concauum ; ‘incertus interpres’ (v. 11) : amplum quidem et profundum / Quantum potest ; Labérius (v. 12) : amplum insigne ; Alciat (v.  15-16) : concauum… / Quantum potes profundum. – v. 12-13 : L’évocation des astres et des constellations renvoie à la description du bouclier d’Achille par Homère, Iliade, 18, 483-489 (cité supra). Au banquet de Didon, dans l’Énéide (1-744-745), Iopas chante le Bouvier, les Hyades et les deux chariots. – currus] il s’agit de la Grande et de la Petite Ourse, appelées aussi « Chariots » : la première servait de point de repère aux navigateurs phéniciens, la seconde, aux marins grecs (cf. Ovide, Fastes, 3, 107 ; Sénèque, Médée, 697. Voir A. Le Boeuffle, Le Ciel des Romains, p. 26). –  tristia sidera] L’adjectif tristis est appliqué par Horace aux Hyades (Odes, 1, 3, 14), qualifiées également de pluvieuses par Virgile (Énéide, 1, 744 ; 3, 516). Cette constellation « amène la pluie à son coucher vespéral de la miavril et surtout à celui du matin en novembre » (A. Le Boeuffle, Le Ciel des Romains, p. 21). Toutefois, un passage de Pline range parmi les constellations malfaisantes (Horrida sidera, 18, 278) non seulement les Hyades, mais également Arcturus, Orion et les Chevreaux. L’évocation d’Orion au vers suivant constituerait une sorte de développement exemplaire de la formule. – crudelis… udus Orion] Il s’agit là d’épithètes traditionnelles pour désigner le géant Orion comme constellation. Comme le rappelle A. Le Boeuffle, Le

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Ciel des Romains, p. 21, Virgile qualifie Orion d’humide (aquosus, Aen., 4, 52) et de cruel (saeuus, Aen., 7, 119), car son coucher matinal de novembre annonce le mauvais temps et la survenue de violentes tempêtes hivernales. Cf. Horace, Épodes, 15, 7-8 : dum… naturis infestus Orion / turbaret hibernum mare. Pour caractériser Orion, More utilise le terme flebilis à la finale du vers 16, qui contraste avec le terme rideant, lui aussi en finale (v. 18) et qui renvoie aux grappes généreuses. L’‘incertus interpres’ choisit terribilem (v. 15) et Alciat durum (v. 19). – v. 13 : Sed uiteis mihi fac uirideis] cf. More (v. 17) : Vites fac uirides mihi. L’idée de verdure présente dans l’original grec (χλοώσας) est conservée par l’‘incertus interpres’ qui l’applique aux vignes (v. 15-16 : uirentes / Vitesque), tandis que Labérius en fait un attribut du lierre (v. 18 : uirides hederas). Alciat la supprime pour souligner la densité et l’abondance du feuillage (v. 20 : Vites sed et comatas).

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LES AUTEURS Sophie Aubert-Baillot est maître de conférences en langue et littérature latines à l’Université de Grenoble. Elle a publié de nombreux articles sur la philosophie hellénistique et romaine, la rhétorique ancienne et Cicéron, et sa thèse consacrée à la rhétorique stoïcienne en Grèce et à Rome paraîtra prochainement. Béatrice Ba k houche , professeur de langue et littérature latines à l’université Paul-Valéry Montpellier III et membre de l’EA 4424 CRISES, est spécialiste de la transmission des idées, des savoirs et des croyances dans la Rome impériale, à partir des informations contenues dans le Commentaire au Timée de Platon de Calcidius (i v e siècle de notre ère). Andrea Ba lbo est maître de conférences de latin à l’Université de Turin et professeur adjoint de langue, littérature et civilisation latines à l’Université de la Suisse italienne à Lugano (CH). Il étudie la rhétorique et l’éloquence romaines, Cicéron, Sénèque, les historiens romains, la littérature latine de l’antiquité tardive, les méthodes d’enseignement des langues classiques et l’héritage des auteurs anciens dans les littératures modernes. Il prépare actuellement le texte de l’édition critique de Calpurnius Flaccus (Belles Lettres) et l’édition des orateurs romains fragmentaires d’Auguste jusqu’à Symmaque (Teubner). Thomas B énatouïl est professeur d’histoire de la philosophie ancienne à l’Université Lille 3, membre de l’UMR Savoirs, Textes, Langage. Ses recherches portent sur la philosophie hellénistique et romaine, en particulier le stoïcisme, sur l’histoire de l’Académie de Platon à Cicéron et sur la philosophie française du x x e siècle. Jacques-Emmanuel B er nar d , Professeur à l’Université de Toulon, a publié Le portrait chez Tite-Live. Essai sur une écriture de l’histoire romaine (Bruxelles, Collection Latomus, 2000) et La sociabilité épistolaire chez Cicéron (Paris, Champion, 2013). Il a récemment collaboré au Companion to Livy édité en 2015. Mauro B ona zzi enseigne l’histoire de la philosophie antique à l’Università degli Studi di Milano. Parmi ses centres d’intérêts figurent l’histoire du platonisme dans tous ses aspects sceptiques et dogmatiques, et la pensée philosophique de l’époque classique. Pari ses publications : Il platonismo (Torino, Einaudi 2015), À la recherche des Idées. Platonisme et philosophie hellénistique d’Antiochus à Plotin (Paris, Vrin 2015), I sofisti (Roma, Carocci 2011).

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Francesca C a la bi est l’auteur de nombreuses études sur la tradition platonique et le judaïsme hellénistique. Elle dirige la collection « Philon d’Alexandrie » et fait partie du comité de réaction de la revue Adamantius. Parmi ses publications : Filone di Alessandria (Roma, 2013, trad. São Paulo, Brasil, 2014), Storia del pensiero giudaico ellenistico (Brescia, 2010, trad. São Paulo, Brasil, 2013), God’s Acting, Man’s Acting. Tradition and Philosophy in Philo of Alexandria (Leiden, 2008), The Language and the Law of God. Interpretation and Politics in Philo of Alexandria (Atlanta, Georgia, 1998). Elle a procuré une traduction commentée du Contre Apion de Flavius Josèphe (Venezia, 1993 ; 2e éd. Genova-Milano, 2007), de la Lettera di Aristea (Milano, 1995, 2e éd. 2006), du De Decalogo de Philon d’Alexandrie (Pisa, 2005). Gualtiero C a lboli est professeur ordinaire à l’Université de Bologne depuis 1970 et il a dirigé l’Istituto-Dipartimento di Filologia classica de 1973 à 2000. Il est docteur honoris causa de l’Université de Münster et professeur émérite depuis 2008. Hélène C asa nova-R obin est professeur de langue et de littérature latines et néo-latines à l’Université Paris-Sorbonne (Paris IV). Spécialiste de poésie latine, elle étudie l’héritage antique et sa fécondité dans l’humanisme des xi v ex v i e siècles, explorant ses implications esthétiques, culturelles et idéologiques. Pierre C hiron , professeur de langue et littérature grecques à l’Université Paris-Est, est membre de l’Institut Universitaire de France. Ses recherches portent sur l’histoire de la rhétorique grecque ancienne. Rita D egl’I nnocenti P ier ini est professeur ordinaire de littérature latine à l’Université de Florence, Département de Lettres et Philosophie ; elle a étudié la littérature archaïque latine en fragments (Accius, Lucilius) ainsi que Cicéron, Ovide, Sénèque le tragique et le philosophe. Évrard D elbey est professeur de langue et littérature latines à l’Université de Nice. Ses axes de recherche se rapportent à la poétique et à la rhétorique dans l’Antiquité gréco-latine et chez les auteurs néolatins. Il a publié Poétique de l’élégie romaine. Les âges cicéronien et augustéen (Paris, Les Belles Lettres, 2001), Les Amours d’Ovide (Paris, Atlande, 2004), Les Héroïdes d’Ovide (Paris, Atlande, 2005), Venance Fortunat ou l’enchantement du monde (Presses Universitaires de Rennes, 2009). Il prépare la publication d’un commentaire sur les Bucoliques de Calpurnius Siculus et les Bucoliques de Némésien ; il a participé à la rédaction d’une introduction pour le volume IV des Œuvres complètes de Jean Second à paraître chez Droz. Perrine G a la nd , normalienne, ancien membre junior de l’Institut Universitaire de France, est directeur d’études à l’École pratique des Hautes Études à la Sorbonne. Elle est l’auteur de nombreux livres et articles sur la poétique et la rhétorique antiques et humanistes. Elle poursuit, en collaboration avec Loris Petris (Université de Neuchâtel, Suisse), l’édition des Carmina de Michel

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de L’Hospital (volume I paru, Droz). Elle dirige également, avec V. Leroux, l’édition (Droz) des Œuvres complètes du poète humaniste Jean Second. Giovanna G a limberti B iffino était professeur de littérature latine à l’Université Catholique du Sacré-Cœur à Milan. Son domaine de recherche concerne Varron, Ovide, Virgile, Pline le jeune, Sénèque, Fronton, Aulu-Gelle ainsi que la réception de quelques-uns de ces auteurs (Virgile/Ungaretti ; Virgile/Caproni ; Sénèque/Alfieri). Giovanna G ar bar ino est professeur émérite de littérature latine à l’Université de Turin, membre de l’Académie des Sciences de Turin, membre du Centro di Studi Ciceroniani de Rome et du Conseil scientifique de la Société Internationale des Amis de Cicéron. Elle a publié les fragments des œuvres perdues de Cicéron, les fragments des philosophes latins mineurs, le Ad familiares de Cicéron (avec traduction et commentaire) ; ses études concernent, entre autres, les liens entre Rome et la philosophie grecque, la comédie latine, Properce, Homère chez Virgile, Sénèque le tragique et le philosophe. Alessandro G arcea est professeur de littérature latine et d’histoire des textes à l’Université de Paris-Sorbonne (Paris IV) et membre de l’équipe Rome et ses Renaissances (EA 4081). Il est notamment l’auteur de Cicerone in esilio. L’epistolario e le passioni (Hildesheim, 2005) et de Caesar, De Analogia. Edition, Translation, and Commentary (Oxford, 2012). Alain G iga ndet, ancien élève de l’École Normale Supérieure, est maître de conférences honoraire en histoire de la philosophie ancienne à l’Université Paris-Est Créteil. Ses recherches portent sur l’épicurisme antique grec et romain, ainsi que ses réinterprétations modernes et contemporaines (Montaigne, Diderot, Leopardi, Hegel, Leo Strauss, Foucault). Woldemar G ör ler , professeur ordinaire émérite de philologie classique à l’Université de la Sarre, est spécialiste de la philosophie hellénistique, de Cicéron, de la comédie romaine, de la narratologie, de la langue poétique latine. Jean-Baptiste G our inat est directeur de recherches au CNRS et directeur du Centre Léon Robin (UMR 8061 CNRS Paris-Sorbonne ENS). Il travaille plus particulièrement sur le stoïcisme antique et l’histoire de la logique antique. Charles G uér in est professeur de langue et littérature latines à l’Université Paris Est-Créteil. Il est membre de l’Institut universitaire de France, de l’équipe LIS (EA 4395) et du LabEx HaStec. Sa recherche porte sur l’histoire de la rhétorique, de l’éloquence et des pratiques judiciaires antiques. Jean-Baptiste G uillaumin est maître de conférences en langue et littérature latines à l’Université Paris-Sorbonne. Ses travaux portent en particulier sur l’encyclopédisme et la transmission des savoirs dans la latinité tardive. Terry Hu nt a étudié les lettres classiques à l’Université d’Exeter au RoyaumeUni et la linguistique à l’Université de Princeton (USA). Il est l’auteur de A Textual History of Cicero’s Academicus Primus, (Brill, Leiden, 1998).

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Mathieu Jacotot, docteur en études latines, est professeur agrégé de lettres classiques en classe préparatoire au lycée Henri-Poincaré (Nancy). Ses recherches portent sur la littérature, les pratiques sociales et l’histoire des idées dans le monde romain, plus spécialement à l’époque républicaine. David K onsta n est professeur de lettres classiques à l’Université de New York et professeur émérite de la Brown University. Parmi ses publications plus récentes figurent Friendship in the Classical World (1997) ; Pity Transformed (2001) ; The Emotions of the Ancient Greeks : Studies in Aristotle and Classical Literature (2006) ; ‘A Life Worthy of the Gods’ : The Materialist Psychology of Epicurus (2008) ; Before Forgiveness : The Origins of a Moral Idea (2010) et, plus récemment, Beauty : The Fortunes of an Ancient Greek Idea (2014). Il a été president de l’American Philological Association, Fellow de l’American Academy of Arts and Sciences et Honorary Fellow de l’Australian Academy of the Humanities. Alice L a my enseigne les lettres classiques au lycée Hélène Boucher à Paris et elle est médiéviste (philosophie), membre permanent du laboratoire « Rome et ses Renaissances » à l’Université de Paris-Sorbonne. Ses travaux portent sur la réception médiévale des écrits scientifiques d’Aristote et des cosmologies platoniciennes dans les universités de Paris, d’Oxford et Prague (1250-1420). Nicolas L év i est professeur en classe préparatoire au lycée Fénelon à Paris. Ses recherches portent principalement sur les liens entre littérature, philosophie et religion à Rome. Il a publié récemment La Révélation finale à Rome : Cicéron, Ovide, Apulée (Paris, PUPS, 2014). Francisco L isi est professeur de philologie grecque à l’Universidad Carlos III de Madrid, directeur de l’Instituto de Estudios sobre la Sociedad y la Política Clásicas « Lucio Anneo Séneca », coordinateur du Collegium Politicum et directeur du groupe de recherche Nomos. Research Group on Classical Thought and its reception. Il est aussi éditeur des collections Collegium Politicum (Academia Verlag, Sankt Augustin, Allemagne) et Perspectivas Séneca (Dykinson, Madrid). Il est aussi directeur des revues digitales Respublica Litterarum et Πηγή/Fons. Sa recherche est centrée sur la pensée politique et la philosophie anciennes et leur réception, en particulière l’histoire du platonisme. Mélanie L ucci a no a soutenu en 2013, sous la direction de Carlos Lévy et d’Ermanno Malaspina, une thèse de doctorat intitulée « Paene Socratico genere : figures de Socrate à Rome dans la littérature et la philosophie de Plaute à Sénèque ». Elle est maître de conférences de latin à l’Université de Rouen. Sabine L uci a ni est professeur de langue et littérature latines à l’Université d’Aix-Marseille et membre du Centre Paul-Albert Février-TDMAM (UMR 7297). Ses recherches portent sur l’histoire des idées et les relations entre littérature et philosophie à Rome. Giuseppina M agna ldi enseigne la philologie classique à l’Université de Turin. Elle a travaillé sur la tradition manuscrite et sur la constitution du texte

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de diverses œuvres grecques et latines (voir en particulier l’édition critique du Περὶ ψυχῆς παθῶν καὶ ἁμαρτημάτων de Galien (Roma, 1999) et celle des Philippiques de Cicéron (Alessandria, 2008). Ses études des anciens marginalia conservés dans les manuscrits médiévaux et humanistes sont diffusées dans de nombreux articles et dans l’essai méthodologique La forza dei segni. Parole-spia nella tradizione manoscritta dei prosatori latini (Amsterdam, 2000). Elle prépare actuellement l’édition critique des écrits philosophiques d’Apulée (De deo Socratis, De Platone, De mundo). Ermanno M a laspina est Academicus ordinarius de la Pontificia Academia Latinitatis, président du Conseil scientifique de la Société Internationale des Amis de Cicéron et professeur d’histoire de la langue latine à l’Université de Turin. Parmi ses pistes de recherche Cicéron (chronologie, idées politiques, plaidoyers fragmentaires, Somnium Scipionis, Academici libri), Sénèque (De clementia, De providentia, De ira, bibliographie), le paysage à Rome et le champ sémantique de silva, la didactique du latin et les humanités digitales. Stefano M aso enseigne la philosophie ancienne à l’Université Ca’ Foscari de Venise. Il s’occupe en particulier de la philosophie hellénistique et romaine. Avec Carlos Lévy il dirige la collection Lexis Ancient Philosophy (Adolf M. Hakkert, Las Palmas). Il vient de publier Cicerone, Il fato. Introduzione, edizione, traduzione e commento (Roma, Carocci, 2014). Giancarlo M a zzoli est professeur émérite de littérature latine au Dipartimento di Studi Umanistici de l’Université de Pavie. Au centre de ses intérêts se trouve Sénèque, dont il a étudié toutes les œuvres (prose ou théâtre) sous l’angle de la philosophie, de la philologie et de la littérature, mais ses recher­ ches s’étendent sur toute la latinité, des auteurs archaïques à la Spätantike. Brigitte P ér ez -Jea n , professeur de langue et littérature grecques à l’Université Paul-Valéry à Montpellier, est membre du laboratoire pluridisciplinaire C.R.I.S.E.S. E.A. 4424 (http ://crises.upv.univ-montp3.fr) au sein duquel elle a dirigé plusieurs éditions collectives. Elle a publié des ouvrages dans le domaine de la philosophie antique, en particulier sur le scepticisme. François P rost est maître de conférences habilité à diriger les recherches à l’université Paris Sorbonne. Ses travaux portent sur la philosophie hellénistique et romaine et sur les rapports entre littérature et philosophie à Rome. Il a publié Les théories hellénistiques de la douleur (Peeters, 2004). Géraldine P uccini est maître de conférences de latin HDR à l’Université Bordeaux Montaigne. Ses recherches portent sur l’écriture des « romans » latins, sur l’herméneutique des Métamorphoses d’Apulée, sur la relation entre écriture romanesque et médio-platonisme dans l’œuvre d’Apulée. Autre axe de recherche : la construction des identités à Rome, la représentation de l’amour, du corps et de la sexualité, des femmes dans la littérature latine. Anne R affar in est maître de conférences en littérature latine à l’université Paris-Sorbonne. Elle s’intéresse plus particulièrement à la redécouverte de la

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Rome antique par les humanistes du Quattrocento et a participé à la traduction des Adages d’Érasme sous la direction de J.-C. Saladin (Belles Lettres, 2011). Gretchen R ey da ms -S chils a la chaire de professeur du Program of Liberal Studies à l’University of Notre Dame, Indiana, et enseigne également la philosophie et la théologie. Elle est spécialiste des traditions platonicienne et stoïcienne et a publié Demiurge and Providence, Stoic and Platonist Readings of Plato’s Timaeus (Brepols, 1999) et The Roman Stoics : Self, Responsibility, and Affection (University of Chicago Press, 2005). Anne R olet est maître de conférences en langues et littératures latines et néo-latines à l’université de Nantes, habilitée à diriger des recherches et membre de l’Institut Universitaire de France. Elle a publié une édition critique, avec traduction et commentaire, des Symbolicae Quaestiones / Questions symboliques d’Achille Bocchi (Tours/Rennes, PUFR/PUR, 2015, « Renaissance »). Elle a dirigé deux ouvrages collectifs : Protée en trompe-l’œil. Genèse et survivances d’un mythe, d’Homère à Bouchardon (Rennes, PUR, 2010) ; et Allégorie et symbole : voies de dissidence ? (De l’Antiquité à la Renaissance), (Rennes, PUR, 2012). En collaboration avec Stéphane Rolet, elle a également publié André Alciat (1492-1550), un humaniste au confluent des savoirs dans l’Europe de la Renaissance (Turnhout, Brepols, 2014), ainsi que la traduction commentée des Epigrammata de Jean Second (Genève, Droz, sous presse). Elle prépare actuellement un autre ouvrage sur Achille Bocchi, Emblématique, politique et philosophie à Bologne au xvi  e siècle : autour d’Achille Bocchi et de l’Academia Bocchiana (à paraître dans la collection « Renaissance » aux Presses Universitaires François Rabelais). Stéphane R olet est maître de conférences en langue et littérature latines et néo-latines à l’université de Paris VIII. Après un doctorat consacré aux « Hieroglyphica (1556) de Pierio Valeriano : somme et source du langage symbolique de la Renaissance », il s’est intéressé à la réception de l’Antiquité et aux rapports texte/image à la Renaissance, et il a dirigé un volume sur Alciat (avec Anne Rolet). Il est également responsable du tome 145 de la revue Littérature (2007) consacré à « L’emblème : théorie et pratiques » ainsi que du volume Philostrate, Callistrate et les énigmes de l’image sophistique (Rennes, PUR), La Licorne, 75 (2006) (en collaboration avec Françoise Graziani et Michel Costantini) et de Composer, rassembler, penser les « œuvres complètes », de l’Antiquité au x xi  e siècle, (Paris, PUV, « Manuscrits modernes », 2012, en collaboration avec Béatrice Didier et Jacques Neefs). Dans le domaine des séries télévisées, il a aussi publié Le Trône de fer ou le pouvoir dans le sang (Tours, PUFR, 2014) et dirigé le volume Le pilote et la chute : commencer et finir dans les séries télévisées contemporaines (= TV/series, 7, 2015). Gilles S auron , professeur d’archéologie et d’histoire de l’art romain à l’Université de Paris-Sorbonne, ancien président de la Société française d’ar-

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chéologie classique (1997), de la Société des Études Latines (2002), de l’Association des professeurs d’archéologie et d’histoire de l’art des universités (2005), membre de la Section d’histoire des civilisations antiques du Comité « croyances d’outre-tombe », des Travaux Historiques et Scientifiques (depuis 2000), est cofondateur avec P. Galand et C. Lévy de l’Équipe « Rome et ses renaissances », dont il est actuellement directeur-adjoint. Emilie S ér is est maître de conférences de latin à l’Université de ParisSorbonne. Spécialiste de la littérature latine de la Renaissance, elle a traduit et commenté des œuvres d’Ange Politien et s’intéresse plus particulièrement aux rapports entre poésie et arts plastiques. Aldo S etaioli est professeur émérite de langue et littérature latines à l’Université de Pérouse. Parmi ses intérêts figurent Sénèque, Virgile et ses commentateurs, Horace, Pétrone, les croyances d’outre-tombe. Emidio S pinelli est professeur d’histoire de la philosophie ancienne à l’Université de Rome La Sapienza et collabore avec l’ILIESI-C.N.R. Il s’est occupé de plusieurs sujets de philosophie ancienne (penseurs pré-platoniciens, Socrate/socratiques/historiographie socratique contemporaine, Platon, les stoïciens, Epicure et son école, papyri littéraires et philosophiques), tout en se concentrant surtout sur le scepticisme néo-pyrrhonien : Sesto Empirico. Contro gli etici (Napoli, Bibliopolis, 1995) ; Sesto Empirico. Contro gli astrologi (Napoli, Bibliopolis, 2000) ; Questioni scettiche. Letture introduttive al pirronismo antico (Roma, Lithos, 2005). Au cours des dernières années il a procuré l’édition critique de quelques écrits inédits de Hans Jonas (Problemi di libertà, Torino, 2010). Anne Vi a l -L ogeay, maître de conférences à Rouen (Équipe de Recherches Interdisciplinaires sur les Aires Culturelles), travaille pour l’essentiel sur les rapports entre culture, représentations et politique de la fin de la République aux Flaviens.

TABULA GRATULATORIA Alexandre Júnior, Manuel, Lisboa Aubert-Baillot, Sophie, Lyon Bakhouche, Béatrice, Montpellier Balbo, Andrea, Pinerolo (TO) Beatrice, Pier Franco, Padova Bénatouïl, Thomas, Lille Bernard, Jacques-Emmanuel, Aix-enProvence Bonazzi, Mauro, Milano Bouton-Touboulic, Anne-Isabelle, Lille Boulègue, Laurence, Paris Calabi, Francesca, Milano Calboli, Gualtiero, Bologna Casanova-Robin, Hélène, Paris Cattaneo, Gianmario, Favria (TO) Chiaradonna, Riccardo, Roma Chiron, Pierre, Châtenay-Malabry Colot, Blandine, Villejuif Coppini, Donatella, Firenze Dan, Anca, Paris Degl’Innocenti Pierini, Rita, Firenze Delbey, Évrard, Bordeaux Dorival, Gilles, Marseille Fleury, Pascale, Laval (Qc), Canada Galand, Perrine, Rossendaal Galimberti-Biffino, Giovanna, Milano Garbarino, Giovanna, Torino Garcea, Alessandro, Paris Gauly, Bardo Maria, Eichstätt Gigandet, Alain, Paris Görler, Woldemar, Bammental Gonzalez-Vega, Felipe, Vitoria-Gasteiz Gourinat, Jean-Baptiste, Paris Grandjean, Thierry, Strasbourg Graver, Margaret, Hanover (NH), États-Unis

Guérin, Charles, Lyon Guillaumin, Jean-Baptiste, Paris Guillaumont, François, Issy-les-Moulineaux Hertz, Géraldine, Nantes Hoffmann, Philippe, Paris Hunt, Terence, Ealing London Ibarrola Muro, Jorge Claudio, Tlalnepantla (Mexique) Inwood, Brad, Toronto (Ont.), Canada Ioppolo, Anna Maria, Roma Jacotot, Mathieu, Nancy Jolivet-Lévy, Catherine, Bourg-laReine Konstan, David, Providence (RI), États-Unis Lamy, Alice, Paris Le Boulluec, Alain, Paris Lévi, Nicolas, Le Raincy Lisi, Francisco L., Getafe Lopez Cruces, Juan Luis, Almería Lucciano, Mélanie, Paris Luciani, Sabine, Saint-Martin-deCrau Magnaldi, Giuseppina, Torino Malaspina, Ermanno, Torino Maso, Stefano, Venezia Mazzanti, Angela Maria, Bologna Mazzoli, Giancarlo, Pavia Michelon, Francesca, Rubano Mitsis, Phillip, New York (ÉtatsUnis) Nicgorski, Walter, Notre Dame (IN) (États-Unis) Opsomer, Jan, Kessel-Lo Pérez-Jean, Brigitte, Montpellier

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Perrin, Hélène, Luxembourg Pià Comella, Jordi, Paris Poignault, Rémy, Clermont-Ferrand Pradelle, Laurence, Limoges Prost, François, Basel Puccini, Géraldine, Talence Raffarin, Anne, Vincennes Regoliosi, Mariangela, Firenze Reinhardt, Tobias, Oxford Reydams-Schils, Gretchen, South Bend (IN), États-Unis Rolet, Anne et Stéphane, Tours Santini, Carlo, Perugia Saudelli, Lucia, Paris Sauron, Gilles, Paris

Séris, Émilie, Paris Setaioli, Aldo, Scandicci Spinelli, Emidio, Roma Utard, Régine, Paris Vial Logeay, Anne, Paris Vidal, José Luis, Barcelona Corpus Christianorum Library & Knowledge Centre, Turnhout De Wulf Mansion, Centre for Ancient, Medieval and Renaissance Philosophy, Institute of Philosophy, KU Leuven Universidad de Murcia, Departa­mento de Filología Clásica, Murcia

TABLE DES MATIÈRES

Avant-propos par Perrine Galand et Ermanno Malaspina . . . . .    5 Bibliographie de Carlos Lévy par Gianmario Cattaneo . . . . . .    7

Mauro B onazzi Gualtiero C alboli Francisco L. L isi

Platonismo e gnosticismo . . .   25 Le Cratyle et la question de l’énigme .   39 La notion de justice dans la Grande morale et chez Aristote. Une étude com parative . . . . . . . .   59 Épicure, la philia et les philoi : un réAlain G igandet examen . . . . . . . .   89 Pierre C hiron Métalepse . . . . . . .  107 Géraldine P uccini Le miroir et ses reflets, de Plaute à Apulée : vérité ou illusion ? . . .  119 Testimonium et Parrhêsia : la véridic­ Charles G uérin tion testimoniale face à l’alèthurgie fou caldienne dans les tribunaux romains .  137 Thomas B énatouïl La libre recherche de la vérité : la nouvelle académie à la lumière de la digres sion du Théétète . . . . . .  151  Alessandro G arcea L’académicien Dion dans le De lingua latina de Varron : un témoignage négligé . . . . . . . .  165 Brigitte P érez -J ean Et pour Énésidème… le plaisir . . .  177 Antiochus d’Ascalon faisait-il de la poGilles S auron litique ? . . . . . . . .  193 Jacques-Emmanuel B ernard L’imitation de la persona oratoire de Cicéron dans les lettres de L. Muna tius Plancus . . . . . . .  211 Towards a stemma of the De finibus : Terence H unt ‘Melior interdum hic codex videtur quam esse credo’ . . . . . . . .  223 705 Latin8_46_Tdm 

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Woldemar G örler Erwünschtes Irren. Überlegungen zu einem provozierenden Bekenntnis Ci ceros . . . . . . . .  245 Jean-Baptiste G ourinat Cicéron fondateur du probabilisme ? : remarques sur l’emploi du terme pro babilis chez Cicéron . . . . .  257 Levatio aegritudinum : consolation et Sabine L uciani vérité chez Cicéron . . . . .  269 Béatrice B akhouche Le vocabulaire de l’âme : ἘΝΤΕΛΕΧΕΙΑ dans quelques textes latins . . . .  287 Rhétorique et poétique des «  couÉvrard D elbey leurs » de la vérité : vérité et fiction : Cicéron, Quintilien, Horace . . .  305 Tra verità e apparenza : i sogni di GiuFrancesca C alabi seppe in Filone di Alessandria . . .  321 Gretchen R eydams -S chils Philautia, self-knowledge, and oikeiôsis in Philo of Alexandria . . . .  333 Rita D egl ’I nnocenti P ierini Fucata officia (Sen., Fr. 60 Vottero = 97 Haase) : Seneca e le insidie delle false amicizie . . . . .   343 Giovanna Garbarino Meum opus es : il personaggio di Luci lio è un alter ego di Seneca ? . . .  353 Seneca : veritatis simplex oratio est . .  365 Stefano M aso Giancarlo M azzoli Il vero e il falso bene. Le partes della retorica nel De beneficiis di Seneca . .  379 Anne V ial L ogeay Les sources du savoir : quelques remarques sur Sénèque (Q.N., VI, 8) et Pline l’Ancien (H.N., VI, 181) . . . .  391 Un monde d’apparences : l’histoire du Mathieu J acotot lycanthrope dans le Satiricon (§ 61-62) .  409 Quête philosophique de la vérité et Nicolas L évi symbolisme isiaque : quelques réflexions à partir du préambule du De Iside et Osiride de Plutarque . . . .  423 La filosofia a banchetto (Plut., quaest. Aldo S etaioli conv. 1.1 ; Macr., Sat. 7.1) . . . .  435 Sophie A ubert -B aillot Achille meilleur rhéteur qu’Ulysse se lon Epictète : vérité ou apparence ? .  447

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Andrea B albo Riflessioni su verità, menzogna (e ap parenza) in Calpurnio Flacco . . .  465 Giovanna G alimberti B iffino Presenza di Virgilio in Gellio : alle ra dici della sua fortuna letteraria . .  481 Mélanie L ucciano La place de Socrate et de son Daimonion dans le De deo Socratis d’Apulée : une apparente insignifiance ? . . .  495 Giuseppina Magnaldi Verità e apparenza nella tradizione manoscritta di Apuleio filosofo . .  517 Apparence et vérité dans la première François P rost partie de l’Apologie d’Apulée (§ 1-25) .  537 ‘L’âme aussi est insaisissable…’ Sextus Emidio S pinelli Empiricus et la question psycholo gique . . . . . . . . .  551 Perpetua’s missing Husband : the PsyDavid K onstan chology of a Christian Convert . .  563 Jean-Baptiste G uillaumin Représentations de l’univers et vérité astronomique dans les Noces de Philo logie et Mercure de Martianus Capella .  571 L’ontologie de la couleur ou la vérité Alice L amy de l’apparence. Note sur l’héritage op tique platonicien au Moyen Âge . .  587 Laurence P radelle Ingens Aeneas ou l’ombre de Virgile entre Dante et Giotto . . . . .  601 Nuda veritas : poétiques de la découÉmilie S éris verte à la Renaissance . . . .  617 Hélène C asanova -R obin Falsa ficta iuvant. Plaisir de la fiction et quête de la vérité dans la poésie latine du Quattrocento, l’exemple de Cristo foro Landino . . . . . .  637 Laurence B oulègue Le pré-scepticisme de Gianfrancesco Pico della Mirandola dans la Digressio de anima III . . . . . . .  653 Veritatis simplex oratio : vérité et apAnne R affarin parence au regard de la ‘folie’ d’Érasme (Éloge de la Folie et Adages) . . .  665 Anne et Stéphane R olet La coupe d’Anacréon relue par Jean Se cond : vérité du vin et apparences de l’art  679 Les auteurs . . . . . . . . . .  695 Tabula Gratulatoria . . . . . . . . . .  703