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French Pages 501 [508] Year 1970
MÉLANGES MARCEL COHEN
JANUA LINGUARUM STUDIA M E M O R I A E N I C O L A I VAN WIJK DEDICATA
SERIES MAIOR 27
1970
MOUTON THE HAGUE • PARIS
MÉLANGES MARCEL COHEN ÉTUDES DE LINGUISTIQUE, ETHNOGRAPHIE ET SCIENCES CONNEXES OFFERTES PAR SES AMIS ET SES ÉLÈVES À L'OCCASION DE SON 80ÈME ANNIVERSAIRE AVEC DES ARTICLES ET ÉTUDES INÉDITS DE
MARCEL COHEN
RÉUNIS PAR
DAVID COHEN
1970
MOUTON T H E H A G U E • PARIS
© Copyright 1970 in The Netherlands. Mouton & Co. N.V., Publishers, The Hague. No part of this book may be translated or reprodaee Só-pun-néya, imitant la gémination dans les composés du type IIeA,ojiôvvT|aoç. L'allongement de voyelles initiales (d'où aussi des syllabes initiales) chez Homère, l'allongement de voyelles finales en védique, ont aussi été empruntés au sandhi interne de composés.
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Des phénomenès phonétiques limités dans la langue courante par des facteurs morphologiques ou syntaxiques ont été appliqués d'une façon mécanique dans le vers. La situation est en principe la même en latin et en sanscrit, bien qu'il y ait divergences de détail (p.ex. contraction et non élision en sanscrit). Pour le persan comparez p. ex. la règle qu'une syllabe lourde ( = finissant par une voyelle longue + consonne, ou par un groupe de consonnes) fait dans le vers office de - % p. ex. farzand = far-zan-dd; ïê — ï-ëa. Dans la langue courante l'insertion de a était réglée par des facteurs syntaxiques. La constellation -T (consonne finale) + E- (voyelle initiale) permet un choix: ou -TE- ou bien TE-, ainsi nabûd ïc farzand "il n'y avait pas d'enfant" > na-bû-dï-âd far-zan-dd) ; devant une consonne initiale la syllabation serait na-bü-da. Résumons les règles métriques principales du grec en quelques formules succinctes (T = consonne, E = voyelle): les mots en -Ë deviennent des mots en -(Ë) (c.-à-d. en -Ë ou en zéro) -Ë (en -E ou en -Ë) » -ë „ -(T) (-T détachable devant È- initial) -T (Ë)- (È- détachable après -T final) (Tj)TV (7i détachable après -È final). 99 T-yTç- ,, M
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La forme phonologique du mot, nettement arrêtée dans la langue courante, devient variable dans le mètre. Même une forme comme nópia se trouvant devant consonne initiale n'est pas identique à núpia de la prose puisque son -a final est conditionné. Mais ce qui importe, c'est la déformation du mot. En effet, par suite de la syllabation H^w-vá-EiSe la cohésion entre la finale -v de nflviv et le a du mot suivant devient plus forte que la cohésion entre -v et le i précédent appartenant au même mot. Nous arrivons à la conclusion essentielle: la déformation du mot soustrait la base à son accent. L'accent est une fonction du mot. Les oppositions pertinentes concernant l'accent sont établies par permutation, comme p. ex. xx (baryton): x i (oxyton), et non par commutation, comme p. ex. x (accentué): x (inaccentué), puisque dans le dernier cas il y aurait différence d'entourage (x:i). L'analyse phonologique d'un mot comme (lúpia n'est pas (iú+pi+a, mais (nu+pi+a) + accent superposé (sur la syllabe nu), accent représentant une relation hiérarchique entre les syllabes du mot. L'accent présuppose l'existence de syllabes déterminées qu'il doit organiser en une structure rythmique. Aussitôt privé de ce substrat phonologique, il cesse d'exister. La déformation phonologique du mot entraîne la suppression de son accent. Tandis que le mot liúpia a un accent, le mot déformé (xupi(a) en est privé. Une fois qu'on reconnaît le lien entre les modifications phonologiques du mot et l'abolition de coupes morphologiques d'une part, et la suppression de l'accent du mot de l'autre, on se trouve en face de deux nouvelles questions. (1) Quelle est la conséquence immédiate de l'élimination métrique de l'accent? Est-ce que celle-ci entraîne nécessairement l'adoption d'un mètre quantitatif?
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(2) Comment faut-il expliquer, au point de vue génétique, les modifications ou déformations de mots analysées plus haut? (1) L'accent du mot ayant été éliminé, les anciennes syllabes accentuées se trouvent désormais au pied d'égalité avec tout le reste. Le facteur principal du rythme ayant disparu, c'est l'isosyllabisme, consistant en un nombre fixe de syllabes, qui représente l'approche naturelle à une organisation métrique élémentaire. Mais dans une langue à quantité phonologique un mètre plus raffiné devient désormais possible. L'opposition de syllabes longues et brèves, dominée jusqu'ici par le contraste accentuée: atone, peut maintenant être exploitée comme facteur rythmique. La quantité longue est employée d'abord pour caractériser certaines places définies à l'intérieur du vers (p. ex. la clausule). Ensuite, tout le vers peut être organisé suivant des règles rigoureuses d'alternance de syllabes longues et brèves. Finalement, l'introduction d'équivalences métriques (responsiones), comme ^ ^ = — o u i = ¿x, contribue au triomphe du principe quantitatif, qui repousse l'isosyllabisme à l'arrière-plan. Ainsi p. ex. l'hexamètre est isosyllabique seulement en ce qui concerne son schéma fondamental (5 fois - w plus - y = 17 syllabes), tandis qu'en pratique sa longueur hésite entre 13 et 17 syllabes. C'est uniquement pour les deux derniers pieds (le dernier tiers) que le poids syllabique est à peu près prévisible puisque la substitution ^ ^ = - au 5e dactyle n'est qu'exceptionnelle. (2) Les changements qu'impose le mètre quantitatif à la forme du mot, remontent tous à un seul principe: la généralisation du sandhi propre aux composés ou à des groupes syntaxiques figés. Entraînant l'élimination de coupes morphologiques entre les mots le sandhi métrique a la fonction de délimiter le vers ou l'hémistiche d'avec les autres unités métriques du même rang. Le vers ou l'hémistiche est traité comme s'il représentait un seul mot ou une espèce de composé, d'où la suppression de coupes morphologiques entre les mots, une syllabation continue et la perte des accents. Parmi les syllabes une hiérarchie nouvelle, établie sur la quantité, devient désormais possible mais nullement obligatoire. L'opposition entre l'articulation morphologique, p. ex. xôv dvSpa, net' aÔTÔv, et l'articulation syllabique, opposition existant dans la langue parlée, devient productive dans le mètre tout en subissant un déplacement essentiel. L'articulation syllabique est appliquée à /'intérieur du vers (xo-váv-8pa, jie-Tau-ióv).' L'articulation morphologique (fin de mot) signale la pause métrique (cadence, césure). Aussi longtemps que les coupes morphologiques séparant les mots sont respectées, l'accent du mot continue de fonctionner comme le facteur rythmique par excellence. Mais une articulation syllabique du vers poussée à l'extrême l'élimine totalement. Dans quelle mesure les remarques d'en haut peuvent-elles s'appliquer au problème du mètre arabe? C'est un fait acquis que le vers arabe classique était bâti sur l'opposition de syllabes longues et brèves et ne respectait pas l'accent du mot, un accent probablement conditionné par la structure syllabique tout comme celui du latin. Mais on s'aperçoit vite que des règles de sandhi métrique, comparables à celles du grec, y manquent presque totalement. Puisque le mot arabe commence presque
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toujours par une consonne simple et qu'il finit toujours par une consonne simple ou par une voyelle, les conditions favorisant une syllabation anti-morphologique du mot y semblent à peine exister. Il y a un petit nombre de formes commençant par une voyelle d'appui, comme ibn(at)un, ismun, istun, formes verbales: impératif, le type infa'ala etc. (cf. aussi l'article). Elle est supprimée après une finale vocalique ou s'attache à la consonne finale du mot précédent. P.ex. qàla uskut 'il dit "tais-toi"' > qà-las-kut, qâlat uskut 'elle dit "tais-toi"' > qàla-tus-kut, naçru allâhi 'l'aide de Dieu' na$-rul-lâhi. Ces formes ont pu, elles aussi, contribuer à l'élimination de coupes morphologiques entre les mots, mais en même temps elles paraissent fournir une base trop étroite pour une explication générale du mètre quantitatif de l'arabe. Nous avons vu qu'en grec et dans plusieurs autres langues indo-européennes la métrique généralisait certains procédés sujets, dans la langue courante, à un conditionnement d'ordre syntaxique (comme p. ex. l'élision). On se demande si rapport pareil n'existe pas en ancien arabe, entre la langue courante d'une part, celle de la grande poésie et du Coran, de l'autre. Et il vient aussitôt à l'esprit le sort de voyelles finales brèves, qui jouent un rôle considérable dans la morphologie du nom et du verbe et caractérisent par conséquent la majorité des formes de la langue classique. La différence entre la langue parlée et la poésie recouvre probablement en partie une divergence d'ordre dialectal, entre les parlers de la population sédentaire et ceux des bédouins. D'après le témoignage du grammairien Jâhiz toutes les finales flexionnelles étaient encore vivantes chez les bédouins dans la l ère moitié du 9 e siècle. Cf. J. Fuck 'Arabïya (traduction française de C. Denizeau, 1955), p. 101. Dans l'index de cet ouvrage on trouve des renvois aux témoignages de la confusion des désinences des cas et des modes qui semblent avoir eu lieu de très bonne heure, même parmi les gens cultivés, chez la population sédentaire. Le facteur interne qui a déclenché la décadence de la flexion est défini par M. Fuck de la façon suivante (o.c. p. 91): "Les terminaisons flexionnelles n'apparaissent en arabe ancien — comme d'ailleurs en indo-européen — que dans le contexte syntaxique du discours, et manquent par contre avant toute pause de sens, notamment à la fin d'une phrase, de même que dans la parole lente, si elle est articulée mot par mot". — Entre parenthèses soit dit que le parallèle indo-européen n'es pas tout à fait exact. Les cas indo-européens ont en partie une fonction adverbiale (surtout locale), p. ex. l'ablatif ou le locatif, c.-à-d. sont employés librement, sans être régis. En arabe l'accusatif et le génitif sont toujours régis. Ils dépendent du contexte syntaxique, de sorte que la possibilité d'une commutation acc./gen. n'existe qu'après adjectifs, comme p. ex. "plein de" (elle n'y a probablement qu'une valeur stylistique). Pour ce qui est des modes, l'indicatif et le jussif sont commutables, p. ex. iaktubu et iaktub comme prédicat d'une proposition indépendante, tandis que le subjonctif, n'apparaissant que dans certaines clauses subordonnées, est une fonction d'entourage syntaxique. En indo-européen les modes sont en principe commutables. En tout cas les désinences arabes, dépendant du contexte syntaxique et partant noncommutables, prévisibles et redondantes, étaient de bonne heure menacées de syncope.
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Il est clair qu'il a dû y avoir une certaine gradation, dominée par les facteurs syntaxiques ou phonétiques. Un ordre de mots aberrant comme dans wa-'id ibtalâ 'Ibrâhïma rabbuhu (Sourate 2, 118) 'quand son seigneur éprouva Abraham', avec le régime direct précédant (au lieu de suivant) le sujet, implique la conservation de Va de l'accusatif et de 1'« du nominatif. Autres examples chez Cantineau dans l'introduction de l'ouvrage de Fiick p. 3. De l'autre côté, même après la chute des brèves finales, les désinences étaient conservées en position non-finale, ainsi à l'état construit du nom, p. ex. na?ru-Ilâh, ou devant les suffixes pronominaux attachés au nom ou au verbe, p. ex. daraba-m, kitâbi-hi, kitâba-hu. Même dans la poésie et dans la récitation du Coran les désinences (+nounation) tombent à la fin du vers. Cf. : qàlat lijiâ-nnafsu 'atâka-rradâ tazauuadi-ttaquâ faqultu-qçurï
ua 'anta fî dâri-lma'àfï muqïm là iuhmalu-zzàdu lidâri-lkarïm
'Mon âme me dit: "la mort est venu chez toi, tandis que tu séjournes dans la maison de la désobéissance. Aprovisionne-toi de piété"; je dis: "cesse (donc), on n'apporte pas de provisions dans la maison du Miséricordieux'". Les mots muqïm et karïm peuvent rimer justement grâce à la chute de -un dans muqïm et de -i dans (a)lkarim. Mais on notera la conservation de u dans (a)nnafsu, malgré la pause syntaxique suivante, et dans (a)zzàdu. C'est le statut précaire des désinences flexionnelles -u, -i, -a, qui semble rendre compte du phénomène le plus étrange auxquel on ait affaire dans la terminologie grammaticale de l'arabe. Chez Sîbawaih (2e moitié du 8 e siècle), le premier grammairien à décrire l'ensemble de l'arabe classique, on rencontre la nomenclature suivante: raf( = -«(«), désinence du nominatif ou de l'indicatif farr = -i(ri), désinence du génitif na$b = -a(n), désinence de l'accusatif ou du subjonctif, tandis que les voyelles breves M, Ï, à qui ne sont pas des désinences, sont appelées fath, kesr, et çlamm, respectivement. On a donc deux séries de termes. La dernière se rapporte aux phonèmes vocaliques ù, ï, â. La première ne vise pas les morphèmes, mais plutôt les morphs flexionnels M, ï, â. Le procédé consiste à subordonner la fonction à la forme phonique, à renverser en quelque sorte la hiérarchie courante des grammaires européennes (nom: -u, -a; verbe: -u, -a). Il serait évidemment absurde de grouper ensemble p. ex. le -asse- du subjonctif passé (parl-asse-) et celui de la dérivation: li-asse, paper-asse(s). Quel est donc le sens de cette terminologie? Quel est le lien fonctionnel qui unit le -ù, -â du verbe avec le -M, -â du nom; mais pas le -ù, -ï, -â de jiaktubù(na), ¡aktubï{na), ïaktubâ{ni) avec le -û(na), -ï(na), -â(ni) du pluriel et du duel du nom? Nous supposons que ce lien c'est l'alternance de -ù, -ï, -â avec zéro, leur présence ou absence conditionnée par le style (courant, vulgaire, élevé, poétique ...). Dans la
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grande poésie les syllabes brèves -ù, -ï, -â, et les syllabes longues -un, -In, -ân comptent partout excepté à la fin du vers. La forme de la pause, privée du vocalisme final, est au contraire celle qui est fondamentale dans la langue parlée. Le rapport entre les formes pleines et les formes syncopées y a été renversé; comparez: poésie: règle générale: conservation de -u(ri), -i(ri), -a(n); exception: fin du vers langue courante : règle générale : syncope de ces désinences ; exceptions : nom à l'état construit; nom et verbe devant suffixes pronominaux. Ce schéma peut donner une idée du contraste qui était en train de se développer et de devenir de plus en plus prononcé dès le commencement de l'époque historique de l'arabe et même avant. Une telle opposition expliquerait le statut de la poésie, dont le mètre consistait en grande mesure à déformer la syllabation courante des mots. P. ex. ra-Jul > ra-ju-lu ( - / / , -la), kalb > kal-bu (-bi, -ba), qa-tal > qa-ta-la, etc. Il y a aussi, à
cause de la confusion entre l'indicatif et le jussif (o.c. p. 94), la possibilité inverse: langue courante iak-tu-bu-hu (au sens jussif) en face de iak-tub-hu de la poésie. Les changements de la syllabation entraînés par l'addition de voyelles brèves qui n'existaient pas dans la langue parlée ou n'y existaient qu'en positions déterminées, ont certainement été perçus comme artificiels. Comme le vers offrait des traits qui dans la langue courante n'étaient propres qu'au sandhi de l'état construit et aux mots munis de suffixes pronominaux, il apparaissait comme une unité très serrée, organisée en syllabes et non pas en mots, dont les consonnes finales avaient été détachées par les voyelles brèves ajoutées. Par là-même l'accent du mot, la base du rythme naturel, s'est trouvé totalement éliminé, et le rythme quantitatif a pu se greffer sur une syllabation de base qui ne respectait pas les coupes morphologiques de la langue courante
RÉFLEXIONS SUR LES RENAISSANCES LINGUISTIQUES EN RELATION AVEC LA CARRIÈRE LITTÉRAIRE DE TAHA HUSSEIN JEAN LECERF
Depuis la magistrale étude de M. Marcel Cohen sur Le parler arabe des Juifs d'Alger1 beaucoup d'événements sont venus modifier la situation non seulement de l'Afrique du Nord, mais de tout le monde chamito-sémitique. Conformément aux prévisions de l'auteur ce dialecte disparaît devant le français.2 Mais les Juifs d'Alger ont assisté avec le même intérêt que ceux du monde entier à la rénovation d'une langue de civilisation qui fut jadis celle de leurs ancêtres venus d'Espagne et dans laquelle ils ont conservé quelques hymnes.3 C'est l'hébreu redevenu langue vivante et instauré comme langue officielle de l'Etat d'Israël. Parallèlement les dialectes arabes qui servent encore de langue vulgaire dans les milieux populaires sont aujourd'hui concurrencés par une nouvelle langue de communication devenue elle aussi langue officielle dans tous les Etats arabes, la langue littéraire néo-classique. C'est à ce dernier processus linguistique que nous voulons consacrer les développements qui suivent. On ne répétera jamais assez que la situation de la langue arabe classique, dite aussi arabe littéraire, était vers la fin du 18e siècle et au commencement du 19e comparable à celle de l'hébreu. C'était une langue morte, aussi morte que le latin d'église, encore employée dans des écrits scholastiques ou à prétention littéraire, mais que n'avait pas revivifiée l'usage familier dans les affaires courantes d'un peuple. Le coup le plus grave qui l'avait atteinte avait été son éviction des affaires administratives, juridiques et politiques. Elle avait été détrônée dans ces emplois par la langue turque, qui de plus en plus s'infiltrait comme langue commune entre tous les peuples de l'empire ottoman. Le même coup avait été porté en même temps à la langue grecque qui souffrait de la même décadence. L'une et l'autre langue, la grecque et 1' arabe, conservaient à vrai dire les usages religieux de langue liturgique. De même que l'église grecque fut le donjon de l'héllénisme dans cette longue période de barbarie, de même l'Islam et ses cérémonies ont conservé la langue arabe, toute prête à servir lorsque le moment serait venu. Mais il n'y avait là qu'une possibilité que les événements devaient développer. Pour le grec ce fut la guerre de l'indépendance et finalement 1
Paris, Champion, 1912 (Collection linguistique N° 4) Voir l'introduction p. 10-11. • Ibidem, p. 3-4.
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l'indépendance elle-même qui donna à cette langue la dignité d'une langue officielle. Il est piquant de remarquer que la langue arabe s'est émancipée de la tutelle turque à peu de chose près vers la même époque, sous l'impulsion du Khédive Méhémet Ali, dont les réalisations n'allèrent guère au delà d'une large autonomie de l'Egypte sous la suzeraineté de la Sublime Porte. S'inspirant des idées de la révolution française il voulut rendre à ce pays autonome une langue nationale et organisa véritablement la renaissance de la langue arabe. Les moyens qu'il employa pour faire revivre cette langue morte sont les mêmes qui ont servi dans toute l'Europe aux renaissances des langues nationales et qui se fondent surtout sur la traduction. Il envoya en Europe des missions d'étudiants pour s'informer des techniques modernes avec ordre de rapporter la traduction en arabe d'un ouvrage technique. Au premier rang des techniques figurait l'art militaire, et c'est ainsi que les règlements français des différentes armes ont été traduits en arabe. Mais l'œuvre la plus importante du Khédive fut de créer des écoles et surtout d'instituer une presse en langue arabe qui devait devenir l'instrument de diffusion de cette langue. Il fonda en effet un journal officiel, et ce modeste début donna le branle à toute une presse qui prit un grand essor par la suite. Le mouvement se continua dans tout l'Orient. En Syrie et en Irak des écoles se fondèrent et des journaux commencèrent à paraître. Mais la domination turque laissait trop peu de liberté à cette presse. La plupart des Syriens et des Libanais préféraient venir en Egypte où ils trouvaient des conditions plus libérales. C'est la raison pour laquelle pendant tout le 19è siècle l'Egypte devint le principal théâtre de la renaissance arabe moderne. Ce n'est pas à dire que les autres pays arabes aient manqué absolument de grands écrivains. Le Liban s'est illustré par les deux familles Boustâni et Yâzigi. Mais les principaux écrivains de Syrie vécurent surtout en Amérique où ils trouvaient naturellement une liberté inconnue ailleurs. Le pas décisif était franchi du moment que l'arabe était devenu en Egypte la langue officielle, celle des relations avec les administrations aussi bien que celle du prétoire, plus tard celle des assemblées délibérantes et des réunions publiques. Ce progrès ne fut accompli dans le reste de l'empire ottoman qu'après son démembrement en 1918. C'est pourquoi les voyageurs de passage en Asie Mineure vers cette époque constataient que le turc était encore la langue commune comprise par tout le monde. Cette situation était complètement renversée 20 ans plus tard au moment de la seconde guerre mondiale et de l'émancipation définitive des pays arabes. On peut donc dire que la création d'une langue arabe moderne s'est effectuée par les mêmes moyens que la renaissance de la langue hébraïque en Palestine, c'est à dire essentiellement par l'école et la presse. Tout au plus faut-il noter cette différence que la renaissance de l'hébreu a été poursuivie avec une farouche énergie par un petit groupe de fanatiques précurseurs, bientôt suivis par tout un peuple. Dans le cas de l'arabe au contraire les choses sont allées plus lentement comme si elles allaient de soi. Mais il ne faut pas considérer ces deux exemples comme différents au fond des choses. Dans les deux cas c'est une langue ancienne4 ayant été utilisée jusqu'au moyen âge et qui est tombée peu à peu en 4
Dans les deux cas il s'agissait de la langue religieuse d'un texte sacré.
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désuétude, qui a été reprise et rompue à tous les usages de l'expression de la civilisation moderne. Le cas du grec peut être rapproché de ces deux exemples. On a souvent discuté sur l'identité de cet arabe moderne avec l'arabe classique, ainsi que de l'hébreu moderne avec l'hébreu biblique. A la différence du grec qui présente des forme nouvelles héritées de l'époque byzantine, l'arabe moderne n'apporte aucune innovation grammaticale. Il en est de même en principe de l'hébreu moderne. Forts de cette constatation la plupart des arabisants ont cru pouvoir conclure que c'était toujours la même langue, avec d'autant plus de conviction que le public lettré des pays arabes opine dans le même sens. La réponse à cette question est surtout affaire de définition. Si l'on pose en principe, comme font généralement les linguistes, que l'essentiel d'une langue est constitué par sa grammaire et que le vocabulaire a beaucoup moins d'importance il faudra évidemment répondre que l'arabe moderne est bien identique à la langue du Coran, de même que l'hébreu moderne est identique à l'hébreu biblique. Mais il est un autre critérium auquel on fait généralement appel pour délimiter les communautés linguistiques: c'est celui de l'intercompréhension. Or en fait la connaissance de l'arabe du moyen âge ne permet pas immédiatement de déchiffrer l'arabe le plus courant de la vie quotidienne d'aujourd'hui, et il en est de même pour l'hébreu biblique et celui des journaux contemporains de l'Etat d'Israël. Sans doute l'apprentissage qui fera passer de l'un à l'autre peut être assez rapide, mais il n'y a pas immédiatement intercompréhension. C'est pourquoi nous préférons considérer l'arabe contemporain comme une forme nouvelle de cette langue. Les moyens par lesquels a été obtenue cette rénovation ne sont pas différents de ceux dont au 16è siècle dissertaient les écrivains français de la pleïade dans le but d'assouplir notre langue aux usages littéraires. Ils préconisaient déjà des emprunts à la langue latine, c'est à dire à une forme plus ancienne de la langue française, mais aussi à la langue grecque qui avait été celle de l'Eglise chrétienne au moins jusqu'au 4è siècle et qui était restée pour les Latins celle de la philosophie c'est à dire celle des notions abstraites. Ils avaient aussi pensé recourir, mais avec prudence, à des tournures provinciales. Pour les auteurs arabes à l'époque moderne les emprunts à la langue du moyen âge correspondent à ceux du français au latin. Mais d'autre part l'arabe du moyen âge avait fait lui-même d'assez nombreux emprunts à la langue grecque5 surtout dans les sciences, la philosophie, la politique et sans doute la grammaire. Les emprunts au grec sont donc parfaitement naturels en langue arabe; mais il s'en rencontre un bon nombre qui n'ont été pris au grec qu'indirectement, par le détour des langues européennes où ils constituent un fond de vocabulaire international commun. L'intérêt général serait plutôt de conserver ce vocabulaire international plutôt que de lui substituer des correspondants purement arabes. Il n'y a pas grand intérêt à remplacer le composé d'origine grec téléphone par un mot au radical purement arabe, car ce mot quel qu'il soit n'a évidemment pas été employé au Moyen-âge dans le sens moderne de téléphone. Pourtant la réaction des puristes contre des mots ' M. Marcel Cohen a lui-même avancé l'hypothèse que le nom de l'épée "sayf" représente le grec xiphos. Ce n'est là qu'un des nombreux exemples.
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d'origine étrangère est tout à fait normale et d'autant plus justifiée que la structure de la langue arabe se prête très mal à l'intégration des mots étrangers, pour peu qu'ils soient de quelque longueur. Ce qui réussit le mieux dans la langue actuelle comme d'ailleurs dans la plupart des langues modernes, c'est le calque d'une expression complexe. C'est ainsi que notre "chemin de fer" qui est lui-même un calque de l'anglais "railway", a fourni en allemand "eisenbahn", en turc "demiryol" et en arabe "sikkat-al-hadîd", en grec "siderodromos", et sans doute un calque dans le latin du Vatican. C'est là une deuxième espèce de mots internationaux qui le sont par traduction, mais qui n'offrent pas la commodité d'être compréhensibles à première vue. L'arabe se prête admirablement à ce genre de composé car il en possédait déjà dès l'époque ancienne. Il n'empêche que dans l'ensemble le vocabulaire arabe actuel reste assez éloigné du vocabulaire international. Toutefois les vocabulaires techniques comme celui de la médecine et plus modestement celui de l'automobile restent très largement tributaires d'emprunts au fond commun gréco-latin. C'est ainsi gué s'est constitué tant bien que mal au milieu des usages quotidiens dans la pratique des relations sociales administratives et politiques une langue courante qui est aujourd'hui largement répandue le long des grands courants commerciaux et des itinéraires de migration. Depuis la dissémination des techniques radiophoniques cette langue est aujourd'hui diffusée ad nauseam jusque dans les coins les plus reculés du monde arabe. La partie est donc entièrement gagnée, l'arabe du moyen âge a opéré sa renaissance. Mais il reste à voir comment cette langue nouvelle est devenue a son tour langue littéraire. La tâche qui incombait aux hommes de lettres était au fond de même nature. Il s'agissait encore d'adapter la langue littéraire ancienne aux besoins d'un public qui, longtemps réduit à un petit nombre de lettrés, devait croître jusqu'aux dimensions des masses. A ce stade dont on se rapproche aujourd'hui, il y a tout intérêt à ce que la langue littéraire coïncide en gros avec la langue de communication quotidienne; mais il peut néanmoins subsister des divergences. Presque toutes les grandes langues littéraires sont distinctes de la langue de la conversation mais les différences varient beaucoup d'un cas à l'autre, depuis les simples nuances stylistiques jusqu'aux divergences grammaticales. Dans le cas du français il commence à se produire un écart par la désuétude de l'imparfait du subjonctif et du passé simple, alors que notre langue littéraire continue théoriquement celle du 17è siècle ou tout au moins celle des 18è et 19è. Les situations de ce genre qui sont courantes en beaucoup de langues divisent presque toujours les écrivains en conservateurs, religieusement attachés aux formes anciennes même les plus surannées, et en modernistes plus ou moins partisans d'un style d'avant-garde. Dans le cas de l'arabe moderne les écrivains conservateurs et passéistes ont à leur actif des mérites non négligeables. Ce sont eux qui ont fait renaître dès le milieu du 19è siècle la poésie arabe qui semblait disparue, et un peu plus tard et presque en même temps la prose élégante et artistique8 dans laquelle ont 4
On connaît la remarquable étude du Professeur Henri Pérès sur Ahmed Fâres Shidyâq.
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été composés des chef-d'œuvres jusqu'au début de notre siècle. Cependant ce sont surtout les écrivains novateurs, modernistes ou révolutionnaires, qui nous intéressent en tant que promoteurs de l'évolution aboutissant au stade actuel. Leurs tentatives ont porté sur la création de genres nouveaux comme le théâtre, le roman et la nouvelle et même sur la modification de la prosodie classique: on a vu naître chez certains écrivains révolutionnaires une poésie en prose qui a connu un certain succès. Mais le grand résultat de tout ces efforts fut la création d'un style à la fois élégant et compréhensible par le public. Le travail du style consiste traditionnellement en un choix des mots. C'est précisément par le choix des mots que les innombrables auteurs de petits contes, de nouvelles ou d'essais ont forgé progressivement cette langue aisée dont les termes étaient à la portée du public. C'est d'ailleurs dans les grandes revues littéraires ou les grandes revues de vulgarisation que ces auteurs publiaient leurs œuvres. Beaucoup de livres qui ont été ensuite édités de façon indépendante ont commencé leur carrière dans la presse. C'est donc finalement la presse qui reflète le plus fidèlement l'évolution de la langue littéraire. Toute littérature exprime une époque en reflétant les préoccupations des écrivains et de leur public. Elle joue aussi un rôle éducatif par la critique des mœurs qui tient toujours une grande place et par la discussion des problèmes qui agitent le monde. Mais ce rôle est encore accentué dans les périodes comme celle où l'influence européenne s'est répandue de façon envahissante sur l'Orient et l'Extrême orient. La plupart des écrivains de la littérature arabe moderne ont pris conscience de cette fonction éducative et un certain nombre d'entre eux se sont crus investis d'une mission prophétique ou tout au moins réformatrice. Leur préoccupation principale à travers les bouleversements et les luttes politiques fut de permettre l'adaptation de leur civilisation traditionnelle au monde moderne de plus en plus unifié. C'est à cette immense tâche que se sont attelés des réformateurs religieux comme Mohammed Abdoh, des réformateurs sociaux comme Qâçim Amîn qui reçut de ses contemporains le titre de "libérateur de la femme",7 des hommes politiques comme Mustapha Kâmel et Saad Zaghloûl. Bien d'autres noms seraient à citer; on nous pardonnerait difficilement de nous limiter aux écrivains révolutionnaires Djabrân Khalîl et son émule Amîn Rihâni tous deux émigrés du Liban en Amérique,8 ainsi qu'au poète iraquien Djemil Sidqui Zahâwi. Il vaut mieux dire que l'Irak ne nous pardonnerait pas l'omission de son poète national Ma'roûf Rosâfi, ni l'Egypte celle de Shauki, à qui fut décerné le titre de "prince des poètes". Même en laissant de côté toute la poésie et la prose d'inspiration traditionnelle, on ne voit pas comment passer sous silence un homme aussi marqué par l'influence occidentale que le chef de l'école réaliste du 7
C'est à regret que nous renonçons à parler de la littérature féministe et des femmes écrivains comme Melek, Hifni, Nâssif et Mayy (Marie Ziyâdeh) dont nous avons analysé plusieurs ouvrages dans le Bulletin d'Etudes Orientales. 8 Le nom de Djabrân est presque inséparable de celui de son ami Mikhaïl Nu'almeh qui continue son œuvre. D'autre part dans la phalange des écrivains révolutionnaires il est difficile d'oublier l'égyptien Salâmah Moûssa, souvent persécuté pour ses opinions et qui représente un courant d'idées rationalistes.
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roman en Egypte Mahmoud Taymour9 qui se proclame disciple de Guy de Maupassant. La même occidentalisation imprègne toute la littérature narrative, souvent littérature de traduction comme chez Manfalouti.10 Mais une véritable entreprise consciente pour assimiler la culture européenne se révèle dès la fin du 19è siècle chez les créateurs des grandes revues de vulgarisation qui jouent le rôle d'universités populaires. L'écrivain qui à cette époque incarne le mieux cette tentative est le fondateur de la Revue Al-Hilâl11, le chrétien Girgy Zaydân, auteur de nombreux romans historiques et aussi d'une histoire de la littérature arabe, dont l'œuvre dépasse de beaucoup en étendue celle de ses contemporains. On peut dire que le vaste effort pour intégrer dans la littérature arabe toute la civilisation et la culture moderne y compris l'égyptologie, n'était pas dépourvu de ressemblance avec une entreprise semblable à l'âge d'or de la littérature sous le Khalife abbaside Ma'moun. Mais une œuvre qui plonge de si profondes racines dans l'histoire de la littérature arabe ne pouvait rester sans lendemain. Elle continue de nos jours et peut de nouveau s'incarner dans l'exemple d'un écrivain dont la carrière offre comme une synthèse de toute cette époque: l'universitaire, essayiste, romancier, homme politique, qui fut aussi taxé d'esprit révolutionnaire, l'écrivain Taha Hussein. Taha Hussein est de la génération qui a pu encore, peu après 1900, entendre les cours du grand réformateur religieux le cheikh Mohammed Abdoh. En effet, devenu aveugle dans sa petite enfance, il fut destiné à une carrière religieuse et quitta son village natal des bords du Nil pour venir étudier au Caire à la fameuse université d'Al-Azhar les sciences islamiques. Il fut tout de suite enrôlé par les grands réformistes, dans le parti des "libéraux constitutionnels", et écrivit dans leurs journaux. A la suite d'une polémique de presse où il avait violemment critiqué l'université d'AlAzhar et ses méthodes d'enseignement surannées, il fut avec plusieurs condisciples exclu de cette université. Plus tard il a toujours maintenu les mêmes critiques contre l'enseignement traditionnel et s'est ainsi acquis l'hostilité des milieux conservateurs. Al-Azhar le considère alors comme un transfuge car il est devenu étudiant de la nouvelle université égyptienne, fondée par les modernistes, dont il sera le premier à recevoir le grade de docteur. C'est pourtant avec un mémoire sur un sujet bien classique de littérature arabe ancienne qu'il conquiert ce titre: le poète aveugle Abû-l-'Alâ al-Ma'arri. Après un séjour en France comme boursier de la faculté pendant la première guerre mondiale il soutient en Sorbonne une thèse sur un autre sujet de littérature arabe: "La philosophie sociale d'Ibn Khaldûn". Mais pendant ses années d'études il a appris les langues étrangères ainsi que le grec et le latin, suffisamment pour passer un diplôme d'études supérieures à Paris sur un sujet d'histoire romaine. Quand il rentre en Egypte comme professeur à l'université égyptienne il s'est donné pour mission de faire connaître aux Egyptiens l'antiquité greco-latine. Il s'y est employé toute sa vie par de nombreuses publications, des traductions, des adaptations. Il •
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Ni d'ailleurs un autre adepte du roman réaliste 'Issa 'Obeid. Voir l'étude pénétrante d'E. Saussey dans le t.I du Bulletin d'Etudes orientales. Dont le nom signifie "Le croissant", symbole de l'Islam.
REFLEXIONS SUR LES RENAISSANCES LINGUISTIQUES
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cherche aussi à vulgariser des chefs-d'œuvres de la littérature dramatique française pensant donner avec le théâtre antique et le théâtre moderne des bases sérieuses à l'édification d'un art dramatique en langue arabe. Pourtant ce n'est pas dans la littérature dramatique mais dans le roman qu'il s'illustrera lui-même par la suite, car il est devenu un des romanciers les plus lus du moyen Orient. Entre temps sa carrière a été traversée par des orages nombreux. Devenu à la faculté des lettres professeur de littérature arabe ancienne il s'efforce de moderniser l'enseignement de cette matière traditionnelle en lui appliquant la méthode des sciences historiques et celle de la critique des textes. On cria au sacrilège et son livre "Sur la poésie anté-islamique" déchaîna une tempête d'imprécations. On écrivit des ouvrages pour le réfuter et le clan réactionnaire exigea sa destitution. Il ne l'obtint pas sur le champ, mais quelques années après Taha Hussein est quand même réduit à vivre de son travail de journaliste. Plus tard les vicissitudes de la politique l'ayant ramené au pouvoir il sera ministre de l'instruction publique et aura l'exceptionelle fortune de pouvoir appliquer lui-même les réformes dont il avait tracé le plan dans un ouvrage capital: "L'avenir de la culture en Egypte". Cette carrière montre les principaux éléments qui ont caractérisé la renaissance littéraire chez ses prédécesseurs. D'abord sa préoccupation constante d'intégrer la culture mondiale en partant de ses bases dans l'antiquité classique fait de lui l'égal des grands traducteurs, et son œuvre dans cette direction l'a fait surnommer "l'Erasme des lettres arabes". Ensuite son activité littéraire s'est manifestée dans tous les domaines, en particulier dans la presse, la littérature narrative et la critique. Enfin sa carrière porte la marque d'un indéniable esprit révolutionnaire qui le pousse à renouveler les méthodes d'enseignement de la littérature arabe et de l'histoire. Dans son ouvrage sur l'avenir de la culture en Egypte il va même plus loin et ose proclamer la nécessité d'une réforme de l'alphabet arabe ainsi que de l'enseignement de la grammaire. Quelles doivent être ces réformes? Taha Hussein ne l'indique pas, mais il déclare que si elles ne sont pas réalisées un double danger menace: l'adoption d'un alphabet latin et la substitution à l'arabe classique des parlers vulgaires. Toutefois les commissions instituées selon la procédure indiquée par lui n'ont pas fait beaucoup avancer la question. Entre temps l'arabe néo-classique influence les dialectes locaux et subit en retour la contagion de leurs systèmes phonologiques. La langue littéraire s'adapte donc quelque peu pour servir de langue de communication, et c'est peut être par là que la réforme s'opère d'elle-même. On voit en tout cas que sur ce sujet comme sur beaucoup d'autres Taha Hussein a bien exprimé les aspirations et les inquiétudes de ses contemporains. Les enseignements qui se dégagent de l'observation de ce processus linguistique semblent se classer sous trois rubriques principales. En premier lieu il semble nécessaire de souligner l'importance de l'adoption de l'arabe comme langue officielle en Egypte d'abord, puis dans le Proche Orient et en dernier lieu au Maghreb. C'est ce qui a permis à l'arabe de reconquérir les positions
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qu'il était en train de perdre lentement devant le turc. On remarque en effet que les dialectes de Syrie, d'Irak et d'Egypte sont bourrés d'emprunts turcs dont certains sont des mots grammaticaux. En Irak même certaines locutions gardent la syntaxe turque. Cette situation rappelle celle de certains dialectes d'Afrique du nord en recul devant les grandes langues de communication. En second lieu une abondante littérature de traduction semble la base indispensable à ces renaissances de langues littéraires. Il faut que la culture mise à la disposition des usagers leur apporte tous les grands courants de la vie mondiale. Mais ce renouvellement doit aboutir à une synthèse qui s'intègre dans la littérature nationale. Enfin les moyens pratiques de diffusion de la langue littéraire sont naturellement l'école et la presse. Depuis la réalisation des indépendances, les divers Etats emploient naturellement la radio-diffusion qui est une puissance infiniment plus considérable. La forme sous laquelle sont réalisées de plus en plus ces émissions tend naturellement à devenir la forme standard de la nouvelle langue de communication. Jusqu'alors il y avait surtout une forme écrite commune largement répandue par la presse. Aujourd'hui il y a en outre une forme parlée plus ou moins officielle, une nouvelle norme qui tend à s'établir entre les diverses régions du monde de langue arabe. Quelle sera la norme choisie? Y aura-t-il plusieurs normes régionales? comme il semble que ce fut le cas en Grèce ancienne? Même dans ce dernier cas une des normes régionales ne tendrait-elle pas à prédominer? Dans une certaine mesure l'adaptation de la langue commune aux systèmes phonologiques régionaux tend à reconstituer une certaine division dialectale. Ainsi l'existence d'une langue commune repose sur un équilibre instable entre une tendance unificatrice et des tendances opposées qui poussent à la diversification. Mais ces dernières paraissent surtout puissantes sur le plan phonologique, tandis que la forme écrite de la langue est très fortement unifiée. On voit que ces modestes remarques suggérées par l'observation des faits dans la situation linguistique de l'arabe moderne, ne permettent encore aucune conclusion sur une évolution future. Telles qu'elles sont nous croyons pouvoir les dédier au maître de la linguistique chamito-sémitique.
REMARQUES SUR LA NOTION DE SUJET JEAN PERROT
On s'accorde à reconnaître que le fonctionnement de la langue repose tout entier sur un principe simple: la combinaison d'unités significatives; ces unités, auxquelles il est commode d'appliquer la dénomination générale de monèmes, qu'a proposée Henri Frei et que vulgarise l'enseignement d'André Martinet, entrent donc dans des syntagmes, ce dernier terme se prêtant lui aussi à un emploi très général. La reconnaissance de ce principe conduit le linguiste à procéder à une analyse syntagmatique, qui apparaît comme la démarche fondamentale de la description linguistique si le classement des unités s'opère précisément d'après leurs modalités de combinaison, si, en d'autres termes, on veut substituer au vieux classement logico-grammatical des parties du discours un classement fondé sur la seule réalité linguistique. Mais il reste beaucoup à faire pour tirer de ce principe simple une méthode descriptive dont l'objectivité, c'est-à-dire l'adéquation à la réalité décrite, puisse être considérée comme incontestable. Le linguiste peut être tenté de faire table rase de tout l'héritage grammatical et de reconstruire entièrement une méthode en recourant à des notions et à des termes neufs. Il peut aussi s'efforcer de réutiliser au moins partiellement les termes de la grammaire traditionnelle en les chargeant d'un contenu rigoureusement défini selon les concepts avec lesquels il opère. Cette dernière attitude n'est pas sans danger; l'influence plus ou moins sournoise d'une pensée grammaticale périmée risque toujours de maintenir, avec les termes conservés, des catégories difficilement compatibles avec les principes d'une analyse nouvelle et objective. C'est dans le domaine des fonctions syntaxiques que ce danger se manifeste le plus clairement. On y observe en particulier une tendance à maintenir les termes de sujet et de prédicat qui, même appliqués à des réalités qu'on cherche à définir selon des critères de fonctionnement linguistique, restent dangereusement marqués par une tradition logique tenace. On atteint avec ces termes les structures fondamentales de l'énoncé; il peut être commode de conserver le terme de prédicat pour l'appliquer à ce qui constitue le noyau de l'énoncé, en définissant le prédicat (monème ou syntagme prédicatif), selon un critère linguistique, comme ce qui peut, à soi seul, constituer un énoncé, les autres éléments qui s'y associent pouvant disparaître sans que cet énoncé cesse d'en être un. On trouve une définition de ce type dans les Eléments de linguistique générale d'André Martinet (pp. 122-123) : dans il y avaitfête au village,
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il y avait constitue un syntagme prédicatif, c'est-à-dire un syntagme capable de fonctionner de façon indépendante comme énoncé. Dans un autre type d'énoncé, le plus fréquent en français, comme l'enfant joue au ballon dans la cour, c'est l'enfant joue qui a fonction prédicative, les autres termes au ballon et dans la cour pouvant disparaître sans que l'énoncé cesse d'en être un. En revanche, les deux termes du syntagme l'enfant joue sont indispensables à la constitution de l'énoncé comme tel: l'enfant, seul, ne peut constituer un énoncé, et joue, s'il apparaît comme le noyau du syntagme prédicatif, et comme représentant un type de lexèmes spécialisés dans l'emploi prédicatif (verbes), ne peut assumer cet emploi sans l'adjonction d'un élément qui peut être fourni par un lexème comme dans l'enfant joue, mais qui peut être aussi bien un monème grammatical : il joue, et qui constitue le "sujet". D'où la définition donnée par A. Martinet: "le sujet est l'élément qui, dans tout énoncé non injonctif et non mutilé, accompagne nécessairement le prédicat".1 Cet élément réalise dans ce type de syntagme prédicatif la même "actualisation" du prédicat que l'adjonction de il y avait à fête dans le type précédemment défini. On reconnaîtra là une tentative de définition du prédicat et du sujet en termes de comportement linguistique, c'est-à-dire sans recours au sens. Cependant la notion même de prédicat n'est pas claire: s'il est légitime, linguistiquement fondé, de considérer il y a des gens comme syntagme prédicatif dans il y a des gens sur la place (Eléments, p. 125), on ne voit pas nettement sur quel critère se fonder pour reconnaître gens comme prédicat "réel" et il y a comme "actualisateur" de ce prédicat, et on peut se demander si l'analyse ne consiste pas en réalité à chercher au sein du syntagme prédicatif l'élément qui désigne "un état de choses ou un événement sur lequel on attire l'attention" (Eléments, p. 124), le prédicat "réel" se trouvant ainsi défini sémantiquement. Quant au sujet, conçu comme l'actualisateur obligatoire du prédicat verbal dans une langue comme le français, il est permis de s'interroger sur le type de fonction linguistique auquel correspond la notion ainsi définie. Tout le raisonnement implique une équivalence entre le type l'enfant joue et le type il joue : le prédicat joue tire son actualisation d'un contexte qui est dans le premier cas un lexème avec son déterminant, dans le second cas un monème grammatical. Il y a équivalence en ce sens qu'i'/ joue peut être substitué à l'enfant joue et l'est normalement dans certaines conditions contextuelles; mais ce fait n'établit que l'égale aptitude des deux types à fournir un syntagme prédicatif et ne prouve pas que la structure de ce syntagme soit la même dans les deux cas. Les statuts respectifs de l'enfant et de il sont très différents, et il faut se demander si à cette différence de statut ne correspond pas nécessairement une différence de fonction. Le "pronom sujet" doit être considéré comme partie intégrante de la forme verbale. Les éléments je, tu, il (ils) n'assument pas d'autre fonction que celle d'indices de sujet; détachée de la forme verbale, la référence personnelle est exprimée par un autre élément: moi, toi, lui, eux. Cette observation ne semble pas valoir pour nous, 1
Dans un article du Bulletin de la Société de Linguistique de Paris, tome 57 (1962), p. 76.
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vous et elle {elles), qui se présentent dans les deux situations: nous, nous travaillons répond à moi, je travaille. Mais il ne faut voir là qu'une identité formelle entre des monèmes de nature différente, identité qui peut sans doute être mise en relation avec la présence d'une marque spécifique commune à ces monèmes de nature différente et les opposant un à un aux monèmes qui ne présentent pas cette identité formelle : elle(s) est marqué comme féminin par rapport à il(s) et nous, vous, s'opposent à je, tu par la présence d'une marque qui tient au fait que nous porte référence au groupe incluant le locuteur, vous au groupe incluant l'auditeur. Que, dans le cas de elle(s), nous, vous, il y ait identité formelle de monèmes de nature différente, c'est ce qui ressort de la coprésence possible de ces monèmes différents, malgré leur identité formelle: nous, nous travaillons. Si le "pronom sujet" n'a d'existence que lié à la forme verbale, de son côté la forme verbale le comporte obligatoirement quand le verbe qui constitue le prédicat est l'unique lexème de l'énoncé: il joue. La forme verbale sans "pronom sujet" (joue) est exclue, ou correspondrait à un type particulier d'énonciation (on obtient l'impératif, avec un système limité de personnes : joue, jouons, jouez). Ces deux faits complémentaires montrent bien que le "pronom sujet" doit être considéré comme partie intégrante de la forme verbale. Peut-on alors parler d'une relation syntaxique de sujet à prédicat? Si le morphème considéré, le "pronom sujet" il, est bien indicateur du sujet comme la désinence -it de la forme latine ludit correspondant à il joue, on ne peut définir ce sujet en termes syntaxiques comme on le fait pour Venfant: on est en présence d'un énoncé réduit à un prédicat (maintenons provisoirement ce terme, qui devrait faire l'objet d'une discussion particulière), lequel, représenté par un verbe, comporte des déterminations dont l'une est l'indication du sujet, fournie en partie par le "pronom" préposé, en partie par la désinence (-ons, -ez s'opposant à zéro dans le type verbal de l'exemple considéré). Il ne s'agit donc pas de nier la présence d'une indication de sujet, mais seulement de contester que cette indication soit à traiter comme une fonction syntaxique et privilégiée comme telle par opposition aux autres indications également nécessaires dont la forme verbale est porteuse. Le passage du niveau du lexème verbal au niveau du "mot" verbal tel qu'il figure dans un énoncé suppose une "actualisation"; cette "actualisation", qui affecte également, sous d'autres formes, un lexème nominal, n'est pas liée à la fonction prédicative: elle est liée purement et simplement à l'emploi dans un énoncé, dans une réalisation concrète de la langue, et elle a des aspects mutiples; la forme verbale exprime le "temps" (en réalité temps et aspect) aussi obligatoirement que la personne, et le morphème temporel peut être dit actualisateur au même titre que l'indicateur de sujet. En privilégiant ce dernier, on ne fait que céder aux pressions de la grammaire logique traditionnelle. Le seul argument linguistique qu'on puisse invoquer pour donner au "pronom sujet" une position privilégiée en lui attribuant une fonction syntaxique est celui qu'on tire du fait que dans l'équivalence l'enfant jouelil joue, il se présente comme le substitut du constituant fourni par un lexème nominal. L'énoncé minimum comporte-
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rait alors deux variantes, l'une avec nom sujet, l'autre avec un substitut du nom. Il n'est pas question de contester que le "pronom sujet" de 3ème personne serve pratiquement de substitut à un nom qui apparaît dans le contexte: dans on laisse sortir renfant pour qu'il joue, il peut être considéré comme substitué à l'enfant par un procédé d'économie. Le fait que dans la langue parlée relâchée le substitut apparaisse même quand le nom est présent (l'enfant il joue, sans pause devant il) peut s'interpréter comme un cas banal de redondance de la part de la langue parlée. Mais les deux éléments coprésents ne sont pas équivalents: //porte référence à un ensemble illimité qui correspond, dans le champ de la "3ème personne", à la totalité des noms masculins, et c'est la présence d'un de ces noms qui assure l'information nécessaire. L'économie représentée par l'enfant joue, sans il, consiste en ceci que là où un nom apparaît en fonction de sujet, la forme verbale figure sans référence redondante à une classe de sujets. On conclura de là que dans la langue non relâchée la forme verbale prédicative est toujours porteuse d'un indice de personne sujet, sauf si la présence d'un nom fonctionnant comme sujet rend inutile l'indice de 3ème personne — fait comparable à l'élimination de la marque de futur dans un énoncé où entre une détermination temporelle extérieure au verbe et indiquant un moment de l'avenir: demain je vais à la campagne —. La même situation peut se présenter pour les première et deuxième personnes du pluriel (mon frère et moi arriverons demain, ton ami et toi partirez ensuite), la présence de l'ensemble nom + pronom de 1ère ou 2ème personne rendant également inutile l'association aux formes verbales des indices nous et vous correspondant à ces groupes (auxquels correspondent d'ailleurs aussi des désinences spécifiques). Dans les cas où le contexte plus ou moins proche contient un nom et où l'ensemble des données est tel que la relation s'établit sans ambiguïté entre ce terme et le prédicat, il suffit que la forme verbale comporte un indice de sujet portant référence à la classe à laquelle appartient le nom: c'est en ce sens que l'indice est dit substitut.2 La fonction de substitut ainsi définie ne se présente d'ailleurs que pour l'indice de 3ème personne et occasionnellement pour nous, vous (correspondant à des groupes qui comprennent une 3ème personne) ;./e, tu, ne sont jamais proprement des substituts: ils ne sont commutables avec aucun nom et leur présence est constante.3 Cette situation correspond à la distinction qu'a clairement posée E. Benveniste4 entre la 1ère et la 2ème personne d'une part, véritables personnes, engagées 2
On pourrait ici reprendre la comparaison proposée précédemment et mettre en parallèle à cet emploi de il comme substitut l'emploi du futur "substitué" à demain, avec abandon d'une partie de l'information, dans un énoncé suivant demain je vais à la campagne : par ex., je me promènerai etc. 8 Jean Dubois, qui, dans sa Grammaire structurale du français. Nom et pronom (Paris, 1965), étudie le phénomène de substitution (p. 91 et suiv.) et voit dans la substitution "la fonction fondamentale de la classe des pronoms et des adjectifs dits pronominaux" (p. 99), traite les pronoms sujets comme substituts et s'efforce de montrer que même un élément comme je a bien "un rôle réel de substitution" (p. 104). Son argument est que je donne comme il une information incomplète, ce que montre la nécessité fréquente de "fixer plus précisément la référence" au téléphone (ici, un tel). Mais il ne s'agit pas là d'une substitution: le locuteur doit abandonner la 1ère personne pour se présenter. 4 E. Benveniste, Structure des relations de personne dans le verbe, dans B.S.L., tome 43, fasc. 1, p. 1-1?,
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dans la communication, et la 3ème personne d'autre part, qui peut être considérée comme la "non-personne" en ce qu'elle est extérieure au couple fondamental (locuteur-auditeur) engagé dans la communication. Ainsi, tandis que la 1ère et la 2ème personne correspondent l'une et l'autre à un sujet unique, la 3ème ne spécifie aucun sujet; d'où la possibilité de poser un sujet indéterminé (on) ou un sujet spécifique (nom sujet) ou un élément portant référence à un sujet connu (//, elle) ou même fonctionnant comme simple indice de "3ème personne", sans référence possible (il neigé); dans ce dernier cas, précisément, il n'est substitut de rien, aucune commutation n'est possible. On ne peut donc définir la classe à laquelle appartiennent les "pronoms sujets" comme une classe de substituts; ce n'est que pour des formes fortes du pronom personnel qu'on peut envisager de parler de substituts : lui, eux, elle(s), avec, pour ce dernier, cette coïncidence de signifiant déjà signalée avec le "pronom sujet"; on observera d'ailleurs que, dans le cas d'une absence de référence (il neige), le véritable substitut ne peut se présenter (lui, il court, est possible, non lui, il neige). Les "pronoms sujets" sont des morphèmes correspondant à une catégorie grammaticale qu'expriment aussi, mais de façon très incomplète, les désinences verbales, et dont le contenu peut être dit "personne-sujet". Ces éléments constituent un système tel que, dans certaines conditions contextuelles, l'expression de l'un des termes du système (en général la "3ème personne") peut être suspendue. Il faut donc rompre la symétrie trompeuse des deux types d'énoncé l'enfant joue et il joue, et considérer que le second type comporte un terme unique: il se réduit à un prédicat verbal où au lexème de base s'associent obligatoirement des déterminations dont l'une est la référence à la personne-sujet. L'élément porteur de cette référence ne peut, du fait même qu'il est intégré à la forme verbale, être traité comme un constituant de l'énoncé: ce n'est pas un terme chargé de la fonction syntaxique de sujet. Les fonctions syntaxiques se déterminent à un autre niveau de la hiérarchie syntagmatique. Passer du monème à l'énoncé sans reconnaître des niveaux successifs dans la combinaison des monèmes, c'est se condamner à une analyse linguistique inadéquate, qui ne peut pas rendre compte des processus de combinaison par lesquels la signification se trouve construite. Il semble qu'on puisse reconnaître au moins quatre niveaux, valables pour l'analyse du français, mais sans doute de portée plus générale, — ce qui ne signifie pas que la communication, en français même, exploite nécessairement la totalité des structures syntagmatiques possibles —: (1) le niveau de l'unité lexicale, qui peut se réduire à un monème (poire) ou se présenter sous l'aspect d'un syntagme (poir-ier); (2) le niveau du "mot", qui pourrait être défini comme le lexème actualisé, l'actualisation, liée à l'utilisation du lexème dans un énoncé, se manifestant par l'adjonction au lexème de certaines déterminations (la marche, lexème nominal + article, avec marque de genre et de nombre; il marche: lexème verbal + indice de personne-sujet, avec marque, ici négative, de temps et d'aspect);
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(3) le niveau du groupe, caractérisé par le fait que l'ensemble du groupe a même fonction par rapport au reste de l'énoncé qu'un mot actualisé que comporte le groupe et qui apparaît ainsi comme le "représentant" du groupe: la marche rapide de Venfant constitue un groupe, un syntagme nominal dont la marche est le noyau ou le représentant, l'ensemble du groupe étant commutable avec la marche sans que la fonction, c'est-à-dire la relation avec le reste de l'énoncé, change en aucune façon; (4) le niveau de l'énoncé, ordinairement syntagmatique, mais dont l'unité, caractérisée par une certaine courbe d'intonation, trouve sa vérification dans le fait qu'un monème peut tenir la place d'un énoncé complet ("mot-phrase" du type oui). Les fonctions syntaxiques se situent aux niveaux 3 et 4: elles se définissent comme les relations entre les éléments entrant dans un même groupe et entre les groupes entrant dans un même énoncé. Ici se présente une difficulté et un point de désaccord entre les linguistes : si avec l'énoncé apparaît bien, en tout état de cause, comme une unité d'un ordre nouveau,8 représentant le niveau supérieur, on peut se demander si cette unité doit être conçue comme produite par des relations exocentriques entre groupes ou si l'énoncé n'est lui-même qu'un groupe supérieur au sein duquel les groupes constituants sont engagés dans une construction endocentrique. Soit l'énoncé les petit enfants du voisinage jouent joyeusement, comportant une groupe nominal les petits enfants du voisinage et un groupe verbal jouent joyeusement: y a-t-il relation exocentrique entre le groupe nominal faisant fonction de sujet et le groupe verbal dont l'élément central a fonction prédicative, ou construction endocentrique d'un ensemble réductible à l'un de ses groupes? Si l'on s'en tient à la définition du groupe, l'ensemble de l'énoncé semble bien constituer un groupe supérieur dans lequel s'intègre le groupe nominal, puisqu'en ramenant chaque groupe à son représentant (les enfants jouent), on obtient un énoncé que le constituant verbal (ils jouent, ils apparaissant alors dans les conditions qui ont été décrites) est seul à pouvoir "représenter", l'élimination du groupe nominal laissant subsister l'énoncé comme tel. A cet égard, on rejoint la conception du "nœud verbal" exposée par L. Tesnière.® Quelle que soit la réponse donnée à cette question, c'est au niveau 4 que se situe la fonction syntaxique de sujet. Elle suppose l'existence d'un "mot" ; elle se présente comme une relation qui s'institue entre un constituant syntaxique et un autre constituant syntaxique, chacun étant représenté par un lexème actualisé réduit à luimême ou noyau d'un groupe, éventuellement par le substitut d'un lexème actualisé (par exemple un "pronom démonstratif" comme ceux-là substitué à les petits enfants du voisinage). En tant que fonction syntaxique, la fonction de sujet ne saurait sans confusion être reconnue à un morphème intégré à une forme verbale prédicative.
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Ce point a été précisé, postérieurement à la rédaction du texte ici, dans une communication au Xe Congrès International des linguistes (Bucarest 1967; Actes à paraître), où le problème des niveaux a été repris. • Lucien Tesnière, Eléments de syntaxe structurale, Paris, 1959; voir chap. 48, p. 102-103 (et chap. 49, avec une critique de "l'opposition logique entre le sujet et le prédicat").
LES SUCCESSIVITÉS HAIIM B. ROSÉN
Depuis que Saussure représentait de façon visuelle la "dualité interne" de la linguistique en tant que science de valeurs à l'aide de ses axes croisés, cette croix formée par l'"axe des simultanéités" et l'"axe des successivités" est restée l'image conceptuelle fondamentale pour la dichotomie nécessaire des linguistiques synchronique et diachronique. Certes il ne peut y avoir de doute que des rapports diachroniques ne peuvent être conçus que situés sur l'axe des successivités, mais néanmoins on aurait à examiner si l'on doit entendre sous "successivités" seules les successions dont la base est donnée par la progression du temps physique. De Saussure lui-même n'identifia point ses axes croisés avec les coordinnées du temps physique; les axes ne lui servent que de moyen pour rendre tangible, pour ainsi dire, la distinction logique qui est à la base de la différence de ce qui est du synchronique et de ce qui est du diachronique. Il s'agit pour Saussure d'une distinction entre les rapports orientés (quasi-vectoriels) et non-orientés des valeurs ("choses dont on ne peut jamais considérer qu'une seule à la fois" vis-à-vis de "choses coexistantes"); s'il dit des dernières qu'à leur égard "est exclue toute1 intervention du temps" (— et il faut y inclure l'intervention du temps impliquée dans la notion logique de l'arrangement en série —), cela ne signifie pas que, pour situer des faits de langage sur l'axe des successivités, il faille nécessairement s'appuyer sur une intervention du temps (dans le sens étroit et commun du mot). L'absence de "coexistance" est une condition suffisante pour les placer sur cet axe. La présentation la plus lucide de ce qui nous intéresse ici a été donnée par Halle:2 "Since ordered rules are all but unknown in present day synchronic descriptions,3 the impression has spread that the imposition of order on statements in a synchronic description is always due to an oversight, to an unjustifiable confusion of synchronic and diachronic." Il ajoute aussi que "Hockett confesses to being unable to conceive of ordered statements in terms other than historical." 1
Souligné par moi (H.R.). "Phonology in Generative Grammar", WordXVm (1962) 64. 8 Je me permettrais de remarquer que cela me semble un peu pessimiste. Il y a pas mal d'"écoles" qui soulignent dans leur enseignement (et j'oserais mentionner le mien propre, qui se reflète ci et là dans mes publications en hébreu) l'importance de l'ordre descriptif. s
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En fait, tout "ordre" en linguistique est automatiquement considéré par la plupart des linguistes contemporains comme une révélation d'une succession historique, c'est à dire chronologique. L'axe des simultanéités est non-orienté; dans la présentation saussurienne il est dépourvu de flèche, et les faits ou rapports situés sur lui coexistent dans le sens que le fait qu'une constatation à leur égard soit vraie ou fausse ne dépend pas du terme par lequel on en commence la description ou la formulation des faits ou des rapports: s'il est vrai (ou faux) que dans une langue les occlusives s'opposent aux fricatives, il est vrai (ou faux) au même degré que ses fricatives s'opposent à ses occlusives. L'axe des successivités, d'autre part, seul orienté, seul pourvu d'une flèche dans le diagramme saussurien, est le symbole des "choses" (— c'est bien probablement l'expression la plus large que Saussure pouvait choisir!), dont les rapports ne sont vrais (ou faux) que vu la direction qui définie la "voie" de l'axe, l'orientation déterminée par son "parcours", son "déroulement". "Successivité" est donc dans un certain sens analogue à une voie-de-parcours orientée. Si nous considérons comme "successivité" tout rapport dont les constatations ou formulations sont susceptibles de devenir fausses par un changement de direction de la "voie de parcours", il nous apparaît très clairement, que nous avons affaire, dans notre travail pratique d'analyse des langues, à toute une série de constatations, dont un élément indispensable est une telle "direction du parcours". Les relations qui existeraient alors entre ces types de constatations sont le sujet des délibérations qui suivent. Nous avons donc: (1) Changements successifs dans le cadre du temps physique: la "voie de parcours" de l'axe est définie au "départ" par une extrémité du passé et à 1' "arrivée" par une extrémité de l'avenir. (Successivité diachronique). (2) Réalisations successives des éléments de la langue: la "voie" se déroule en partant d'une extrémité abstraite de langue et en arrivant à une extrémité concrète de parole; on ne peut progresser de l'une à l'autre que pas à pas, dans n'importe quelle direction — nous avons là l'ordre descriptif à l'intérieur du système donné. (Successivité analytique). (3) Accumulations successives des segments de l'énoncé: le "départ": une liste incohérente et inordonnée des segments de l'énoncé (old, book, dealer, 's, shop); 1' "arrivée" : un des énoncés en résultants et comportant un sens (old book dealer's shop dans l'ordre de l'accumulation binaire qui conduit, dans chaque cas, au sens exprimé) — nous avons là l'analyse en constituants immédiats. (Successivité syntagmatique-sémantique). 4 4
L'existence de similarités entre les successions des états de langue et de la rélisation formatrice de parole est vérité banale, de même l'existence de similarités des successions mentionnées avec la succession syntagmatique; voir Jespersen, Language, 278 ss. ; Hävers, Handbuch der erklärenden Syntax, 66 ss., en particulier 74 ss. Théoriquement il est naturellement tout d'abord clair que les faits de langue et ceux de parole ne "coexistent" pas. L'ordre de leur succession est l'inverse au point de vue de 1' "émetteur" et du "récepteur" du message, ou au point de vue du mécanisme générateur et celui du mécanisme analytique.
LES SUCCESSIVITÉS
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(4) Appréhensions successives des "niveaux d'analyse": des plus petits "traits" saisissables aux plus grands qui se composent des premiers; la "voie de parcours" est pertinente: une voie où la morphophonologie se trouve en position intermédiaire entre la syntagmatique et la phonologie est "correcte", mais situer la syntagmatique entre la phonologie et la morphophonologie serait faux. (Successivité des niveaux). C'est dans les remarques fondamentales de Bloomfield sur la morphophonologie5 que nous possédons, je crois, l'exposé le plus clair et le mieux organisé des relations entre la succession de l'évolution historique, celle de l'ordre descriptif et celle qui existe entre la structure (de la langue) et l'actualité (de la parole). Pour cette raison, bien que Halle8 l'ait déjà souligné dans son étude approfondie et poussée sur l'importance des "ordres" dans la grammaire, peut-être convient-il de citer lencore une fois le texte intégral de Bloomfield: The process of description leads us to set up each morphological element in a theoretical basic form, and then to state the deviations from this basic form which appear when the element is combined with other elements. If one starts with the basic forms and applies our statements in the order in which we give them [c'est à dire, dans l'exposé de la morphophonologie ménominienne], one will arrive finally at the form of words as they are actually spoken. Our basic forms are not ancient forms, say of the Proto-Algonquian parent language, and our statements of internal sandhi are not historical, but descriptive, and appear in a purely descriptive order. However, our basic forms do bear some resemblance to those which would be set up for a description of Proto-Algonquian ..., and ... as to content and order, approximate the historical development from Proto-Algonquian to present-day Menomini. L'orientation obligatoire des constatations situées sur l'axe des successivités nous met en mesure de reconstruire les étapes de progression, qui doivent avoir été passées en partant d'un point situé plus près de l'une des extrémités de l'axe et arrivant à un point situé plus près de l'autre. Si nous savons que, dans un cas donné, the old book dealer's shop signifie "la vieille boutique de marchand de livres", ce point terminal de signification ne peut pas avoir été atteint qu'en passant par des points d'étape suivants: 1. book + dealer; 2. book dealer + 's shop-, 3. old + book dealer's shop; 4. the + old book dealer's shop. Pour la reconstruction des étapes on a besoin des extrémités initiale et terminale de la "voie" de l'axe, et la relation entre ces deux points, qui est définie par les extrémités, détermine la nature de l'étape reconstruite. Ce n'est que si le point initial donné se distingue du point terminal donné par le temps physique que nous avons affaire dans l'étape reconstruite à un état intermédiaire "historique" de l'évolution linguistique. Or, si p. ex. le point initial est une donnée du système des traits phonémiques et le point terminal en est une du système morphologique-paradigmatique, l'étape intermédiaire reconstruite ne possède de « "Menomini Morphophonemics", dans TCLP VIII (1939), 105-106. * Dans son article cité, Word XVm (1962), 66-67.
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vérité intrinsèque qu'en tant que constatation dans le domaine se trouvant entre l'analyse phonémique et la morphosyntaxe, et on ne peut rien en déduire quant à sa situation dans le déroulement du temps physique. C'est là que se trouvent enracinées quelques-unes des illusions de la procédure de travail connue comme "reconstruction interne". La "voie de parcours" déterminée par la constatation des points initial et terminal doit satisfaire au principe ceteris paribus: deux "choses" ne doivent être conçues comme situées sur un seul axe que si elles ne comportent rien de différent à part le facteur qui détermine l'orientation de cet axe; ces deux "choses" doivent être déterminées dans toutes les "dimensions" déterminatrices de la forme linguistique sauf une seule (celle de l'axe de cette propre successivité) par les mêmes "coordonnées". J'ai esquissé ce principe en 1953 déjà7 en soulignant qu'une forme de parole ne doit être considérée comme postérieure à une autre forme que si cette dernière est également une forme de parole. J'en avais fait état à l'égard de la présumée "naissance" des formes héb.-bibl. CéCeC etc. (séper, mélek) de *CaCC, *CiCC etc. (*sipr, *malk ou *milk). Si l'on reconstruit des formes telles que malk- en partant de la base commune du paradigme du singulier (malk'i, malk'o etc.), c'est alors un rapport morphophonémique qui a été découvert — ou même un rapport phonologique (car -lk# ne se trouve pas en hébreu biblique) — et malk est plus "abstrait" que mélek ([mélek] peut donc être retranscrit /malk/); les deux ne sont pas pares pour les buts de la comparaison diachronique, car l'une ([mélek]) est une forme que l'on a découverte dans la parole (le texte écrit) et l'autre dans le système morphologique (partie de la langue). Nous n'avons aucune raison de croire qu'à une époque quelconque de l'histoire de l'hébreu (ou même du sémitique) la forme singulier sans suffixe personnel aurait été énoncée simplement comme la forme suffixée ([malki]) moins le suffixe (-1) ; une telle supposition se trouverait même en contradiction avec les faits généraux observés dans les autres langues sémitiques et ne serait d'aucune utilité non plus pour la sémitologie comparative ni pour la comparaison stemmatique d'un arbre généalogique8. De même nous ne pouvons pas établir non plus qu' héb. -bibl. ho:li:d 'a engendré' serait une forme "postérieure chronologiquement" à un présumé *hawli: d. La forme ho:li:d se décompose en quatre morphèmes; Aa/i8- 'faire', yl-'/w—/—d'naître', -/:'parfait', -0 '3ème pers. m. sg.'. Si l'o: prend la place d'une séquence bimorphème /aw/, le prédécesseur d'un tel son [0:] ne serait qu'un son qui aurait pris antérieurement la place de la séquence bimorphème identique. Nous n'avons aucun témoignage d'un tel son. Étant donné que [-awC-] ne se trouve pas en héb.-bibl., il est parfaite7
Dans "Remarques au sujet de la phonologie de l'hébreu biblique", Revue Biblique LX (1953), 30 ss., en particulier 35 s. • "L'attribution des changements phonétiques à des lois spécifiques d'un groupe ethnique impliquait en fait, par sa logique interne, l'association de la notion de loi phonétique sans exception avec une conception stemmatique ..." (J. Fourquet dans "Pourquoi les lois phonétiques sont sans exception", Proceedings of the Ninth Intl. Congress of Linguists Cambridge 1962, 643.) • Sur cette alternation voir plus loin, p. 49.
LES SUCCESSWITÉS
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ment possible que le rapport orienté (sur l'axe de la successivité analytique) /hawlid/-• [ho : li : d] ait existé depuis toujours et soit resté constant à travers la plupart des époques de l'hébreu. J. W. Marchand10 considère comme une "prémisse" de la "reconstruction interne" que "if, in a paradigmatic set, one feature of a paradigmatic morpheme consists in the subtraction of a phoneme of the base morpheme ..., it is assumed that this phoneme originally occurred ... and has ... become lost". Sur cette base, et afin d'exemplifier cette proposition, il reconstruit des nom. sg. grecs tels que *thé:ts, *elpids. Rien ne nous montre que ces formes étaient théoriquement impossibles, mais rien ne nous indique non plus qu'elles auraient existé. Elles sont fortement invraisemblables. Si elles avaient existé, elles auraient représenté le seul cas en indoeuropéen pour le traitement identique des occlusives dentales avant s et avant voyelle. Normalement (sauf en hittite) les nominatifs sigmatiques des thèmes dentaux i.-e. ne se terminent pas par des groupes tels que -ts, -ds. En tout cas, les "reconstructions internes" de Marchand impliqueraient le maintien de l'opposition de "voix" avant s, tandis qu'un des caractères communs de l'i.-e. est justement de ne pas maintenir cette opposition en cet endroit. Nous arriverions à des invraisemblances du même genre, si nous considérions l'absence des occlusives finales en grec comme le résultat d'un processus diachronique, c'est à dire si nous supposions leur existence préhistorique11 selon le principe énoncé par Marchand (Spâjia, Spânaxoç présupposerait *drâmat). Aucune langue i.-e. ne maintient le système complet des occlusives en position finale (caractère commun de l'i.-e. ancien); si l'on rencontre des occlusives contrastées apparemment finales, ce n'est que dans des mots qui sont exclus de la position finale de l'énoncé, comme oôk, ëic; on a hoc, duc, uolup, mais g, b n'existent pas en position finale en latin; cf. les cas connus des Ausîautgesetze indiennes et germaniques. Il faudrait plutôt "reconstruire" la neutralisation (partielle, comme en latin, ou totale, comme en grec) des oppositions des occlusives pour l'i.-e., ou si l'on veut, pour le proto-i.-e. Toute reconstruction "interne" obscurcirait l'état de choses qui comporte la vraisemblance historique. C'est justement le caractère de l'i.-e. de posséder une telle alternation (morpho)phonémique.12 Tandis que la majorité des reconstructions "internes" basées sur les alternations morphophonémiques ne donnent que des relations qui sont, en fait, synchroniques13 10
Lg XXXII (1956) 249. "Les occlusives finales sont tombées" est considéré par Saussure, Cours', 130, comme une loi diachronique. 19 Cela est confirmé dans un autre contexte par Hoenigswald, Language Change and Linguistic Reconstruction 141 (ri. 17): "Note that the comparative reconstruction does not get rid of the allomorphic variation." 18 Bonfante dans "Reconstruction and Linguistic Method", Word I (1945). 84 s. s'exprime de la façon suivante: "I think that if a c o n t e m p o r a r y l i n g u i s t [souligné par moi] were ignorant of every other Indo-European language, and if he compared such forms as Greek Sjco, 6xa>, laxov, he would easily arrive at the conclusion that these three forms come from a root CSE%-: ox-, not from éX-; the latter would not explain o%-, which oejc- explains satisfactorily." 11
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et qui, si l'on les reflétait sur le plan diachronique, créeraient des quasi-absurdités historiques, il y a aussi des cas où les alternations morphophonémiques sont en effet les résultats de processus historiques (assez connus, d'ailleurs), et si on leur appliquait la méthode de la "reconstruction interne", on arriverait à des formes dont il est bien établi non seulement qu'elles sont improbables, mais qu'elles n'ont jamais existé. J'aimerais inviter le lecteur, sans trop insister ici sur les détails, à suivre la méthode envisagée par Marchand14 afin d'éclaircir, p. ex., l'histoire de paradigmes verbaux tels que spreche, sprichst, spricht, sprechen, sprechi, sprechen, sprich; on arriverait non seulement à la reconstruction d'une voyelle antérieurement existante dans sprechet (2ème pl.) (car la voyelle de base i ne se trouve que si le thème n'est pas suivi d'une voyelle), mais encore on "reconstruirait" les monstrosités *sprechst, *sprechi (3ème sg.), qui n'ont jamais existé, comme on le sait bien, en hautallemand. Il devient nécessaire de constater une "succession", lorsqu'on se trouve vis-à-vis de deux constatations "vraies" qui s'appliquent au même élément, mais sont en même temps en conflit. Dans un tel cas on a toujours deux domaines, dans l'un desquels aucune des deux constatations n'est valable et dans l'autre les deux le sont. Ces deux domaines représentent les points qui déterminent l'orientation de la "voie de parcours" de la succession et la nature de la successivité. À un point donné de l'axe une seule des constatations en question est valable, et il est toujours logiquement possible15 de déterminer quelle est cette constatation (application généralisée du principe de la chronologie relative).16 Exemples: (1) Hébreu biblique : 1. Si certains morphèmes prennent une position initiale, a à leur fin est exclu (en faveur de i). 2. Sauf certaines exceptions, une voyelle non-allongée suivie de CV est exclue (en faveur de la voyelle allongée correspondante). 3. awC est exclue (en fabeur de o:C, voir p. 47). Ces trois règles qui pourraient faire partie 11
Lg XXXH (1956), 251 ss. Bonfante ( Word I (1945) 132 s.) introduit la notion de la reconstruction "interne" comme ce qui suit: "This method, based on a simple play of logical deduction within the system of one given language, could be called internal reconstruction. It is, or can be strictly synchronic." [Souligné par moi; cf. aussi note 13 ci-dessus.] Pour l'origine du terme "reconstruction interne" il s'appuie sur une citation de Pisani, qu'il apporte ibid., p. 147: "La ricostruzione di stadi linguistici più antichi ha luogo attraverso due processi: uno, che io chiamo di 'ricostruzione interna' ...". 14 J'ai utilisé le principe des "validités" à l'un des points d'un succession en face des "non-validités" à un autre dans les définitions de base de mon étude sur les liaisons ("An Outline of a General Theory of Juncture", Studies in Egyptology and Linguistics in honour of H. J. Polotsky, voir p. 160-163), que je considère maintenant (voir ci-dessous, p. 125) comme une présentation des premières bases de la successivité des niveaux; j'ai introduit le terme "link" en le définissant comme "a dependence that exists between two parts ... if they occur in a segment not exceeding their arrangement, but which does not exist if they occur in separate utterances"; la notion inverse de la "delimitation" a été définie comme "a dependence that exists between two parts ... if they occur in two different utterances, but which does not exist if they occur in a segment not exceeding their arrangement". 14
LES SUCCESSIVITÉS
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d'une grammaire génératrice, peuvent entrer en conflit, car toutes touchent au phonème a. Leur validité peut être illustrée par des formes du thème causatif, dont la caractéristique est le préfixe ha-: 1. Ihamïv.k (/- 'inf.', -ml-k 'être roi') en face de himli:k 'a fait roi'; 2. lhamli:k en face de Ihâkùm (-k-m 'se lever') 'faire lever'; 3. lho:li:d (inf. de ho:li:d, voir p. 47). C'est sur le plan 'abstrait' de la langue qu'aucune de ces règles n'est valable: les trois infinitifs peuvent être conçus comme comportant les préfixes /1-ha-/ suivis des bases: /-mli:k/, /-wli:d/, /-ki:m/; les parfaits seraient de structure identique, mais dépourvus du préfixe /l-/. C'est sur le plan de la parole qu'elles sont toutes valables: infinitifs [lhamli:k], [lho:li:d], [lhàki:m], parfaits [himli : k], [ho:li:d], [hëki:m]. L'orientation de la successivité est donc déterminée par la direction suivie en progressant de l'abstrait au concret (successivité analytique, ordre descriptif). Selon un certain ordre, qui est le seul possible, les règles deviennent valables en suivant la "voie de parcours": 3 — 1 — 2. Tout autre ordre nous ferait arriver à des points terminaux (formes réelles) différents. P. ex. si l'on faisait précéder le no. 2 au no. 1, on aurait un parfait '[hâki:m]'. À une certaine étape intermédiaire que l'on peut reconstruire entre 1'"abstrait" et le "réel", on a /hiki:m/ à côté de /hawli:d/, mais jamais /hiwli:d/ ou /hâki:m/. (2) Sanskrit: Adoptons l'analyse donnée par Halle17 à propos de quatre règles du sandhi des voyelles, tirées de la grammaire de Whitney: 1. V+ Vdonnent V: (pour V=V); 2. i+a donne ya, u+a donne wa, f+a donne ra etc.; 3. a-\-i donne e, a-\-u donne o etc. 4. Fdonne ayV, o+Vdonne awVetc. À forte raison, Halle montre que les règles peuvent être simplifiées par l'adoption de l'ordre de succession, dans lequel nous les avons présentées ici. Il ajoute aussi qu'après l'adoption de cet ordre la règle no. 4 devient superflue. Il établie donc un ordre descriptif pour les règles 1, 2 et 3. Mais le cas est différent pour la quatrième règle que Halle considère comme superflue. À propos de cette règle Whitney (§ 131) remarque : "Examples can be given only for internal combination, since in external combination there are further changes: see the next paragraph." Le paragraphe suivant (132) dit: "In external combination, we have the important additional [souligné par moi] rule that the semivowel resulting from the conversion of the final element of a diphthong is in general dropped ; and the resulting hiatus is left without further change." Alors en sandhi externe, la règle 4, qui est en fait superflue pour le sandhi interne, devient nécessaire sous la forme e+ V donne aV, o+V donne aV etc. (ceci est en effet le § 133 de Whitney), mais doit être faite valable après les règles no. 1 et no. 3, qui font aussi partie du sandhi externe, comme d'ailleurs no. 2. Nous avons donc deux groupe de règles: A: 1-2-3 (dans cet ordre), B: 1-2-3-4 (dans cet ordre). Ces deux groupes sont clairement en conflit, car une séquence /aia/ ou /aua/ donne en sandhi interne (A) [aya], [awa], mais en sandhi externe (B) [aa]. Il faut donc leur attribuer une successivité. L'orientation de cette successivité est déterminée par le nature de ce que nous appelons les sandhis interne et externe: étant donné que les segments sur lesquels opère le "
Word XVin (1962) 57 s.
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HAIIM B. ROSÉN Étape I
Étape II
Étape n i
Étape IV
Étape V
Changement des voyelles ouvertes (sauf a) médiales
-un# > -ne# -rn# > -r# -or# > -r# -Vns# > - n s #
Changement des voyelles fermées (sauf a et triple ferméture)
-VCVn# > -VCn# -VCVr# > -VCr# -VCis# > -VCs# -VCel># >
Anaptyxe finale: assimilation des groupes finaux; -lp# > -lz#; dévoisement final
*huvp *slipa *gritn *brupi
Ihidl *slipen griten *bruper
*fidi
//«fer/ goltz ¡regen/
got. -bibl.
-vq>#
augotta haubip slepan gretan brôpar daurôns taihun niun kaurn barn sibutt fidwôr gulp rign mimz hails handus hallus hail *swalts silubr alpeis stôls *snus *hanô ahtau
"vigrna *hnvip *slipan *gritan *brupar *darons *tihun
*huvt Jj
*dums *tifnîe /«¡'ne/ kor Ibarl *sivne •fidur
"sevne *fidor •goip *regn *memz *hiels *hatidos *hallos ¡hiél/
•jwa/th *silove r?
*silobr"i *alpes *stuls *snos
*alps
/a/0/
121
LES SUCCESSIVITÉS
ipe VI
Étape VII
Étape VIII
Étape IX
Représentations graphiques :
rte des yelles interi ouvertes syllabe nontiale
Ouverture des groupes internes à deuxième élément liquide (avec "harmonie vocalique"). Simplification d'une géminée interne
-CVCs#
- o # > - a # (1) après groupe consonantique nasal, autrement -CVh-, -VhC> -ChV-, -VCh- (2) s > s en groupe consonantique sauf -ms#, -rs# (3) #d > # 0 (4) -VpV > -VdV- (5) #hiV- > #iV- (6)
/ # 3 t / par st (1) l-i-l par ii, y (optionnel) (2) lu/ par oe (3) /-a.-/ par aa (4) /0/ par t ou th (5) /VgV/ par gh (6) / # h V / optionnellement par V (7)
-cvc#
>
•ns# > -n# -VC(C) Vs# > -VC(C)V# -VVIs# > -VVlts # -CVls# > -CV1#
oeghene (3, 6) hoef (3)
lugene/ sch lipeti (3) *dura
bruder (5) IQurnl (4) /thine/ (2)
thurn (5) thune (2) nyne (!) baar (4)
sevene fyder (2) reghen (6)
*ha\os
*hiehs *hando *halo
ie/isch (3,6) handa (1) haie (1) i el (6) schwalth (3)
*dag
IQagl (4)
*stul
/Si«// (3) schnos (3)
a le (7)
silvir t ^ (5) ait (5) stul (1) anô (7) athe (1, 2)
Probablement fausse écriture ael. Fausse écriture eriten. Fausse écriture menus. Fausse écriture schuos.
Formes attestées du gotique de Crimée
oeghene hoef schlipen gritenb bruder thurn thiine nyne kor baar sevene fyder goltz reghen memsc ieltsch handa aie" iel schwalth siluir tag ait stul schnosA ane athe
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HAIIM B. ROSÉN
sandhi interne sont tous inclus dans ceux sur lesquels opère l'externe, il s'agit d'une successivité des niveaux.18 (3) Sanskrit : Un cas d'ordre descriptif à l'intérieur du sandhi externe (alors sans l'implication d'une successivité des niveaux) est le suivant, qui a été interprété antérieurement comme un cas de successivité diachronique. Whitney dit au § 177: "Final as before any sonant, whether vowel or consonant, loses its s, becoming simple â; and a hiatus thus occasioned remains." Il ajoute tout en tenant compte de la nature "successive" des règles concernant la perte de l'j et celles qui dirigent le traitement des hiatus: "The maintenance of the hiatus in these cases ... seems to indicate a recent loss of the intermediate sound", comme si la perte de l ' j était chronologiquement postérieure aux traitements de l'hiatus. Or, tout ce qui est nécessaire est d'amplifier la portée de la règle no. 4 de notre exemple qui précède, tout en lui laissant sa place dans l'ordre descriptif des règles du sandhi externe: "4. /aiV/ donne [aV], /auV/ donne [aV], /aaiV/ donne [aaV], /aauV/ donne [aaV], /aasV/ donne [aaY] etc." Les règles pour le traitement de l's final après a et avant une sonore non-vocalique formeraient un groupe séparé. D'ailleurs déjà Whitney remarque que "some of the native grammarians assimilate the case of ás to that of ai... — but probably only as a matter of formal convenience in rule-making." (4) Gotique: En gotique de Crimée les rapports suivants sont valables: 1. Considérant -en, -el, -er, -ir comme réalisations vocaliques, une syllabe finale d'un polysyllabique est soit ouverte soit fermée à ferméture multiple.19 2. Sauf dans les syllabes radicales, une sifflante finale présuppose une consonne précédante. 3. Les groupes consonantiques finaux ont comme premier élément une liquide ou s. 4. Pas de groupes finaux à / ou n suivis d'une siflante. 5. Les groupes consonantiques finaux à trois éléments se trouvent seulement dans les monosyllabes et comportent des éléments premiers et derniers qui ne forment pas ensemble un groupe final admissible à deux consonnes.20 Ces règles sont en conflit, car si nous voulions leur conformer p. ex. une séquence finale - Vrons, en écartant s o u « (selon no. 4) nous violons no. 1 (par -on) ou 1 et 2 (par -os), et en introduisant une consonne "d'appuie" t (-Vrontsch) selon no. 4, nous violons a règle no. 5 à raison de la polysyllabicité. Il faut donc trouver le système de langue qui possède un rapport aux formes transmises du gotique de Crimée et dans lequel ces règles ne sont pas valables; c'est le gotique biblique, qui détermine la nature de la successivité impliquée comme diachronique. Mettons, les unes à côté des autres, des formes g.-C. et g.-b. correspondantes, qui montrent la validité des règles formulées pour le g.-C. et leur non-validité pour le g.-b.: 1. hoef (< haubip) 'caput', infinitifs en -en (< -an), bruder (< bropar) 'frater', sevene (< siburi) 18
Voir aussi plus loin, p. 125 ss. Menus considéré comme faute d'écriture pour mems ('caro') ; laissés hors d'analyse : marzus 'nuptiae', kilemschkop 'ebibe calicem' (probablement plusieurs mots), hœmisclep (traduction nontransmise), schediit 'lux' (fausse écriture?), borrotsch 'voluntas' (règle 3), telich 'stultus'. 20 -ntch (ch considéré comme une sifflante), -Itsch, -Itz; nous considérons fisct 'piscis' comme une faute d'écriture pour fiscs (-ss n'est pas un "groupe"). 18
LES SUCCESSIVITÉS '7', fyder
(< fidwor) '4' etc.; 2. handa (< handus) ' m a n u s ' , ael (< hallus)
123 'lapis';
3. tag ( < ¿agi) 'dies'; 4. ieltsch ( < Aai/j) 'sanus', j?m/ ( < jîo/î) 'sedes', i/iurn ( < (¡aurons) 'porta'. Une fois établi que la successivité immanente est une progression chronologique véritable, nous pouvons constater des chronologies relatives et reconstruire des étapes intermédiaires. Naturellement, le passage des formes de départ g.-b. aux formes g.-C. s'est effectué par suite de processus divers qui ne se reflètent plus comme des rapports synchroniques en g.-C., et que l'on peut reconnaître des données g.-C. que je n'ai pas inclues ici. Nous pouvons dresser un tableau qui présente les étapes successives de changement; ce qui est important est que cette reconstruction s'est faite sans l'intervention d'aucune successivité non-diachronique, ni d'une successivité analytique ni d'une successivité des niveaux. Le tableau (pp. 120121) se borne en principe aux cas où les formes g.-b. et g.-C. sont attestées les deux. (5) Hébreu biblique: Les formes verbales à préfixe personnel se décrivent aisément lorsqu'on attribue au préfixe une voyelle â (rtà- etc.) et l'ajoute à l'impératif (nâ-qu:m), tout en les assujettissant à des règles phonologiques bien établies d'autrui : 1. perte de l'a sauf en syllabe ouverte qui précède une syllabe accentuée (lourde) (nà-qu:m en face de n-dab-ër); 2. introduction d'une voyelle dite d'appui (normalement) i aux groupes initiaux CCC (ni-smôr en face de n-dabêr); 3. "addurcissement" des occlusives non-emphatiques (b-, g• etc. pour b, g etc.) après VC, dont la V est brève21 (ni-lb-aS en face de ni-smôr). Les règles no. 2 et 3 sont clairement en conflit (car la deuxième consonne d'un impératif à CC- initial n'est jamais "addurcie", p. ex.IbaS), et il faut donc les appliquer dans un certain ordre, qui est justement celui de notre présentation. Or, cet ordre n'est point l'ordre descriptif qui existe dans le système entier. P. ex. pour la préfixation des prépositions casuelles et relationnelles aux formes nominales l'ordre est précisément 3-2 (b-i-lbu-J), ou plutôt, lorsque la règle no. 2 est la "seule source"22 des voyelles brèves aux préfixes, on peut aussi bien dire que cette règle n'est pas applicable aux prépositions. Quelle autre successivité domine donc la formation des verbes finis? Selon le principe esquissé à p. 49 pour l'identification des natures des successivités il faut trouver un domaine où les deux rapports (ou règles) en question sont les deux valables et un autre où aucun ne l'est. Le premier est le domain des bases et des thèmes, l'autre celui des groupes de formes libres (mots).23 Il s'agit donc d'une successivité de niveaux. Nous avons trouvé24 que les règles 1, 2, 3 sont valables dans les thèmes nominaux et verbaux et dans les formes verbales contenant un préfixe personnel ; seules nos. 1 et 2 sont valables dans les formes contenant une préposition et un thème nominal; seule no. 1 est valable dans celles qui contiennent en plus la conjonction w(d)-; aucune n'est plus valable dans les groupes de mots. Nous avons des étapes intermédiaires: I. Formation des " Les conditions qui restreignent l'opérativité de cette règle (JNES XX (1961) 124 ss.) ne touchent pas aux préfixes personnels. » Cf. la formulation de Halle, Word XVHI (1962) 58. a Voir mon étude des liaisons (citée à note 16), p. 171. " Ibid., pp. 166, 168,171.
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thèmes employant nos. 1, 2, 3; II. Formation des verbes finis (à préfixe personnel) employant nos. 1, 2, 3; III. Formation des groupes verbaux (verbe fini et substantif liés par une préposition) employant nos. 1, 2; IV. Élargissement des constituants des groupes à l'aide de w(á)- employant no. 1 ; V. Extension des groupes par l'addition de constituants libres. La "raisonnabilité" immanente de cette hiérarchie même au point de vue syntagmatique-sémantique est évidente (voir aussi plus-bas, p. 127). Si Kurylowicz dans son étude approfondie de la nature de la "reconstruction interne" 26 voit dans la constatation de la chronologie relative le but principal de la reconstruction interne, nous trouvons dans la remarque de Lehmann dans la discussion qui suivit le rapport de Kurylowicz26 un déplacement du point de vue dans le sens qu'il identifie la successivité diachronique avec la successivité des niveaux d'analyse : Internai reconstruction is applied when we find a clash between different levels of language. To the present it has been used primarily at the phonological level where a lack between phonological and morphological sets is in evidence.27 En passant en revue la litérature assez riche au sujet de la "reconstruction interne" nous voyons que les rapports dont on se sert pour la "reconstruction" se trouvent presque toujours sur des niveaux différents, on pourrait dire se trouvent même nécessairement à des niveaux différents; ils ne satisfont donc pas au principe de ceteris paribus.™
Je ne voudrais d'aucune façon qu'on m'impute la conception que les déplacements de rapports dans tous les types de successivité (morphologisation de rapport phonémiques; relevantisation de rapports entre alternantes conditionnées; coalescences; etc. etc.) ne sauraient se situer sur l'axe de l'écoulement du temps. Il est inutile de souligner qu'il m'est clair aussi bien qu'aux autres, de centaines de cas, comment les allophones peuvent d'une époque à l'autre devenir des membres de phonèmes différents et puis faire partie d'allomorphes qui se trouvent en alternation morphophonémique. Je crois même que lors que l'équilibre phonologique est une fois dérangé, c'est le destin inévitable des allophones d'aboutir à faire partie d'alternantes morphophonémiques, —mais cette relation n'est pas réversible, exactement comme les axes des successivités ne sont pas réversibles, mais orientés, et parce qu'une condition suffisante de causalité n'est pas aussi une condition nécessaire.29 as
Proc. Ninth Intl. Congr. of Linguists Cambridge 1962, p. 30., cp. aussi ma remarque dans la discussion (p. 33 s.) 28 Ibid., p. 33. " Lehmann s'exprime un peu différemment dans Historical Linguistics, 101 : "The method of internal reconstruction is based on the occurrence of sound change without regard to morphological classes." Mais Hoenigswald dit tout clairement {Lg XXII (1946) 141): "Phonemes which have developed ... through loss or merger of an outside conditioning factor will be found to be in noncompulsory alternation provided that paradigms have been affected." [Souligné par moi.] 28 P. ex. Hoenigswald, Language Change and Linguistic Reconstruction 100: "... morphophonemic alternation, provided that morph boundaries fall between the conditioning and the conditioned phoneme. ..." Cp. aussi les citations apportées dans la note précédante. " Cp. les deux citations suivantes de Hoenigswald, o.c. (note 28), p. 56 et p. 68 "Conditioned sound
LES SUCCESSIVITÉS
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C'est pour cela qu'il faut que nous fassions la plus grande attention à la valeur hypothétique que les créateurs de la "reconstruction interne" eux-mêmes30 reconnaissent aux résultats achevés. Si nous voulons retenir le signe d'astérisque en tant que symbole des formes qui ont été "erschlossen", nous n'avons le droit de nous en servir que s'il se rapporte à une étape intermédiaire entre des formes qui sont attestées à des époques différentes et qui établissent alors la nature de la successivité en question comme chronologique31. Un principe analogue doit être appliqué également pour l'emploi des symboles < et ). Nous avons parlé plus haut des quatre types de successivité, dont les trois ne sont pas situés dans la progression du temps physique. Il reste à examiner comment se présente le rapport mutuel entre les trois successivités non-diachroniques. Je vais aborder maintenant l'examen du support et de la fondation nécessaires d'une théorie selon laquelle les successivités des niveaux et de l'analyse ne sont en réalité qu'une seule et même chose32. L'identité intrinsèque et essentielle des rapports séquentiels conçus comme étant de 1' "ordre descriptif" et de 1' "ordre structurel" aussi bien que de ceux qui résultent de l'analyse en constituants immédiats et de l'hierarchie des niveaux d'analyse a été ébauchée, pour ainsi dire, par Bloomfield; nous pouvons nous en renseigner dans les quelques citations trouvés dans le lexique terminologique "américain" pour 1925-1950 de Hamp, où d'ailleurs Bloomfield reste le seul auteur qui semble s'être exprimé à cet égard : The terms "before, after, first, then", and so on, in such statements, tell the descriptive order. The actual sequence of constituents, and their structural order are a part of the language, but the descriptive order of grammatical features is a fiction and results simply from our method of describing the forms.88 The principle of immediate constituents leads us to observe the structural order of the constituents, which may differ from their actual sequence.84 Order is the succession in which the constituents of a complex form are spoken.36 change ... may [souligné par moi] create morphophonemically related allomorphs." —"Morphophonemically related morpheme alternants normally go back to sound change." Cela semble, en effet, devoir être compris comme "It is sound change that... alternants go back to"; il n'est pas du tout nécessaire que les alternantes morphophonémiques "remontent" à quelque chose quoi que se soit; il est vraisemblable que quelques-unes d'entre elles étaient là tout le temps, en tous cas un système linguistique sans de telles alternantes n'a pas encore été observé ni décrit et est, pour ainsi dire, inconcevable. Cf. aussi p. 117 à propos des principes axiomatiques de la "reconstruction interne" employés par J. W. Marchand. 80 Cf., p. ex., Hoenigswald, Language Change and Linguistic Reconstruction 134 ss. 81 Une certaine généralisation prudente est naturellement admissible, s'il nous manque par hasard la documentation pour les cas particuliers de phénomènes documentés en général, p. ex. *cambra > chambre, bien que (!) *camram justement n'est pas attesté (chronologie relative assurée par generum > gendre); ou bien *éstare > estre, bien que *stàre comme précurseur d'être (à titre commun avec *essere) n'est pas attesté. 88 Je crois avoir fourni la sous-structure d'une telle théorie dans mon étude citée à note 16. 88 Language, 213. 84 O.c., 210. 86 O.c., 163, en différenciant entre ce qui est "structurel" dans 1'"ordre" et ce qui ne l'est pas.
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Selon Bloomfield, les combinaisons d'une forme complexe sont "ranked",86 ce qui nous instruit sur le rapport avec les niveaux hiérarchisés de l'analyse. Or, cette interdépendance des hiérarchies de l'ordre structurel et des "niveaux" a été mise en relief le plus clairement par Hockett37 en terminant une illustration du principe de l'ordre descriptif en disant: "All the habits of internal sandhi [ce que l'on considérait comme appartenant au niveau phonologique] apply 'before' any of those of external sandhi." Or, il n'y a pas de "niveaux" discrets (ou disjoints) proprement dits dans la réalité. Pour qu'il y ait un "niveau" phonémique, par exemple, il faudrait que les dépendances phoniques soient valables en tout endroit où il se trouve des phonèmes. Je crois avoir démontré dans mon exposé de la théorie des "liaisons"38 (surtout phonémiques) qu'elles ne le sont pas. Elles sont plutôt valables jusqu'au point où une autre dépendance, opposée, prend leur place. Ce point peut être différent pour toute dépendance observée. Exemples: (1) Hébreu biblique?9-. La dépendance qui s'exprime par 1'"addurcissement" des occlusives non-emphatiques (sous certaines conditions) cesse d'être valable au delà du point de contact entre le thème nominal et le suffixe personnel (d-bar-kém), mais une autre dépendance, celle entre à et la place de l'accent ne perd pas sa validité à ce point (dâbar-kém est évité). Cette dernière dépendance ne cesse d'être valable qu'après un groupe substantival entier, qui peut inclure un substantif régissant avec tout ce qui en dépend en relation "génitivale", y compris les suffixes personnels (ddbârëyham-élek est évité). (2) Grec attigue: La dissimilation grassmannienne des aspirées est valable jusqu'au point où la base verbale rencontre le morphème passif ou encore où ce morphème rencontre un morphème modal, et non pas au delà; elle n'est pas valable en contact direct entre un thème verbal en une désinence (M>9r|Ti en face de L'homogénéité du groupe. Ses cheveux sont blonds -» La blondeur de ses cheveux. Le parc est beau —• La beauté du parc. Autrement dit la transformation se manifeste sur le plan morphologique par l'addition d'un suffixe, la présence de la marque du féminin et la modification éventuelle de la base. C'est cette dernière règle morphologique que nous voudrions ici envisager.
II. LES RÈGLES MORPHOLOGIQUES DE TRANSFORMATION
Ce passage de la phrase P (syntagme nominal + syntagme verbal) en un syntagme nominal seul se fait en français au moyen de suffixes et de règles morphologiques affectant la base. Les suffixes mis en jeu forment un système fermé ainsi composé : (a) -ité (variante combinatoire -té) La mer est immense -> Vimmensité de la mer. (b) -isme Cette construction est archaïque = L'archaïsme de cette construction. (c) -ise Pierre est gourmand -* La gourmandise de Pierre. (d) -tude (variante combinatoire -itude) Sa mère est inquiète -* L'inquiétude de sa mère. (e) -ie/-erie Ce discours est inepte -> L'ineptie de ce discours. L'histoire est drôle -» La drôlerie de l'histoire. (f) -tion (sion, xion ; utilisé aussi dans une autre règle de transformation). Je suis indécis -* Mon indécision. (g) -eur Ses joues sont pâles -» La pâleur de ses joues. (h) -ance/-ence Ses vêtements sont élégants -* L'élégance de ses vêtements. Son attitude est indécente -> L'indécence de son attitude. Il existe donc une cible de transformation de 8 suffixes. La combinatoire permet de constater la correspondance entre les adjectifs en -ant/-ent (langue parlée [â]) et le suffixe -ance/-ence, la répartition entre les deux formes graphiques étant secondaire. Les autres suffixes se distinguent par leur caractère de disponibilité : -eur et -ise et, à
RÈGLES D'UN TYPE DE TRANSFORMATION EN FRANÇAIS
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un moindre degré, -tude sont pratiquement limités à des séries finies; en revanche les suffixes -isme et -ité, -ie et -tion ont un coefficient de disponibilité élevé (V. J. Dubois, Essai sur la dérivation suffixaîe, Larousse, 1963). Mais de ces 4 suffixes, deux servent dans des structures distinctes correspondant à des règles de transformation différentes: le suffixe -tion est utilisé dans le passage d'une phrase formée avec un syntagme verbal autre que être (verbe suivi de complément), c'est-à-dire dans le système connu en grammaire traditionnelle sous le nom de suffixation de noms d'action, le suffixe -ie quant à lui est aussi un élément de suffixe complexe (-logie, -graphie, -tomie, etc.) A côté de doublets plus anciens jobarderie/jobardise la disponibilité de -ité et -isme a provoqué l'apparition de doublets morphologiques: inopportunité/inopportunisme. Le fonctionnement de ces allomorphes est identique, mais une exploitation sémantique secondaire a pu les différencier, créant l'impression chez les locuteurs que -ité désignait "une qualité" et -isme "un système". Cette répartition secondaire résulte d'un phénomène de lexicalisation qui n'est pas constant; l'existence de deux substantifs correspondant à l'adjectif peut aboutir ainsi à la formation de deux invariants comme idiotie/idiotisme. Mais les règles de transformation ne comportent pas seulement des règles syntaxiques et des règles d'addition de morphèmes ; il existe aussi des règles de modification morphologique de la base; autrement dit l'addition du suffixe s'accompagne d'une marque secondaire, redondante, qui est la transformation de la base selon certaines règles précises. Ces dernières sont manifestes dans la langue parlée, et elles ont la particularité de ne pas dépendre de la forme du suffixe lui-même; les règles dégagées pour -isme conviennent pour -ise, -ité, -eur, etc. On peut constater parfois seulement une relation préférentielle entre certains suffixes (-ise) et certaines règles de modification (alternance zéro¡d ou zéro/t). Quelles sont ces règles de modification du morphème radical? 1. Addition sans modification de la base Il est évident que le trait redondant peut être absent; dans ce cas on constate dans la langue parlée l'addition directe du suffixe à la base. En langue écrite l'existence d'un -e graphique masque le phénomène: immense¡immensité', [imSs] / [imâsite] agile¡agilité-, [ayl] / [a3ilite] incongru/incongruité; [ëkôgry] / [ëkgryite] fier/fierté; [fjer] / [fjerte] pauvre/pauvreté; [povr] / [povrete] raide/raideur ; [red] / [redœr] pâle¡pâleur-, [pal] / [palœr] indécis¡indécision; [ëdesi] / [êdesizjo] athéejathéisme; [ate] / [ateism]
154
JEAN DUBOIS
large/largeur •. [Iar3] / [larçœr] ample/amplitude; [Spi] / [àplityd] bête/bêtise; [bet] / [betiz]. Cette procédure est usuelle, d'une part, pour les adjectifs non suffixés et, d'autre part, s'applique en particulier, aux suffixes -ité et -eur: âcre/âcreté, acide/acidité-, atroce/ atrocité, hilare/hilarité-, volubile/volubilité; original/originalité-, rouge/rougeur, etc. Cette procédure est usuelle en ce qui concerne les adjectifs en -ant et -ent dont les formes transformées sont -ance et -enee; celles-ci apparaissent dans la description du fonctionnement synchronique comme des formes suffixées en -ce [s] : indulgent/indulgence [sdylgâ] [ëdylgâs] attirant/attirance [atirâ] [atirâs] arrogant/arrogance [arogâ] [arogâs] défiant/défiance [defjâ] [defjâs] On a ainsi: bienveillant/bienveillance: bienséant/bienséance-, défaillant¡défaillance-, luxuriant/luxuriance-, naissant/naissance, etc. cohérent/cohérence-, compétent¡compétence-, décent¡décence-, délinquant¡délinquance; colncident/coincidence, etc. La répartition graphique se faisant pour -ance sur la relation avec un paradigme verbal présent ou ancien (en général absent pour -enee). Les cas d'autres suffixes existent cependant: méchant¡méchanceté [mejâ] [mejâste]. 2. Addition d'un [f] à la base La modification du morphème radical se fait par l'addition d'un [t]; cette transformation se retrouve dans d'autres règles transformationnelles (noms d'action; verbes, etc.): sotjsottise [so] [stoiz] ingrati ingratitude [ègra] [êgratityd] bon/bonté [bô] [bote] expert/expertise [eksper] [ekspertiz] puant/puanteur [pyâ] [pyâtœr] Cette addition se produit évidemment sur des radicaux dont la structure syllabique est CV, CCV ou V: absolu/absolutisme pédant/pédantisme 3. Addition d'un [ gibet ; d'autre part de soe une forme dialectale signifiant 'corde', le mot suerie reprend son sens, à la fois dans le texte et dans le lexique de jobelin. Un deuxième exemple du mot suerie confirme cette interprétation, il s'agit de la troisième strophe de la ballade II. Gailleurs faitz en piperie Pour ruer les ninars au loing A la sault tost sans suerie Que les mignons ne soient au gaing
EN MARGE DES BALLADES EN JARGON
169
Farciz d'un plombis a coing Qui griffe au gart le duc Et de le dure si très loing Dont lemboureux luy rompt le suc.
Là encore il s'agit d'un conseil de fuir le bourreau (Yemboureux) qui est bien ici dans sa capacité de pendeur (luy rompt le suc, i.e., 'le cou'). Ziwès interprète suerie comme' meurtre' sur la base de la métaphore argotique faire suer (s.e. le sang) = 'tuer'. Mais ce sens est moderne et il faut supposer par ailleurs, que les deux attestations du mot suerie auraient deux sens aussi différents que "cordonnerie" d'une part et de l'autre "meurtre". Ceci est absolument étranger à la sémantique des argots dans lesquels la synonymie est très grande, mais la polysémie, en revanche, réduite. A la sault tost sans suerie est l'équivalent eschec à la soe, c'est à dire 'gardez-vous de
la corde'. C'est le leit-motiv du jobelin, le refrain de la ballade I: Eschec, eschec pour le fardis
que Ziwès traduit très justement par 'gare à la corde'. Suerie est donc, vraisemblablement, un dérivé de soe, 'corde', le mot désigne le gibet. C'est un doublet de harderie et de turterie que nous trouvons dans la deuxième strophe de cette même ballade VI. La gifle gardez de rurie Que vos corps nen aient du pis Et que point a la turterie En la hurme ne soies assis.
Ici, la plupart des traducteurs interprètent correctement par "gibet"; c'est que nous avons la chance d'avoir un texte explicite ; deux vers du Mistere du Vieil Testament (XVème). Allez fault a la torterie Cest a dire au jolly gibet
Et torterie, dans ce sens, est facilement rapproché de tortouse, tortouserie et tortousier qui dans l'argot du XVIIème siècle signifient 'corde', 'corderie', 'cordier'. Tortossiere, 'corde' est d'ailleurs attesté dès 1472. Le gibet c'est la 'corderie' et par conséquent la torterie, la arderie, la suerie-, série synonymique parfaitement conforme au génie lexical du jargon. Ceci nous permet de poser, ou tout au moins d'essayer de poser, et sous toutes réserves, car le texte est bien ambigu, le problème d'un autre hapax. Il s'agit de la forme evage ou zuaige de la première ballade. La sont blefleurs au plus hault bour assis Pour leuagie et bien hault mis au vent
170
P GUIRAUD
Très certainement le passage décrit des larrons suspendus au gibet. Mais le texte est particulièrement altéré et les différents manuscrits donnent: euaige (A), rinaige (C); zuaire (D); euage (E); euagie (F.G.H.I.J.), lauagie (K), louagie (N.O.). On a abondamment conjecturé sur la forme et le sens de ce mot. Schöne donne evaige = anglais avenge (vengeance). Vitu donne evaige = havage qui d'après lui désignerait 'une petite part de grain prélevée aux Halles sur chaque sac et, par métaphore, la part du bourreau prélevée sur les vêtements du condamné. Ziwès donne euagie = euagation c'est à dire 'balancement' (au bout de la corde). Toutefois c'est à regret que Ziwès rejette la leçon zuaige (D) ; "nous aurions (dit-il) été fort tentés, en revanche, d'adopter la variante D, le zuaige (suaige ou suagé) si nous avions rencontré le terme ailleurs, dans Villon et chez ses contemporains". Le suage, — si suage il y a 1 pourrait être un dérivé de notre soe "corde". Le texte est parfaitement clair. La les larrons sont placés au haut bout Par suite de la pendaison et mis haut dans le vent Suage ou souage sont parfaitement attestés par le F.E.W. D'abord en ancien français au sens de "tore" pour désigner un ornement en forme d'ourlet (de cordonnet) sur le bord des plats et des assiettes. Les patois jurassiens ont par ailleurs conservé, le mot souages, 'cordes dont on se sert pour contenir les fourrages sur les voitures'. En français la "pendaison" c'est la corde. Eschec a la soe (à la suerie, au suage) apparaît donc comme la traduction jargonnesque, immédiate de la locution commune "gare à la corde". Et je voudrais pour conclure saisir l'occasion de répéter ce qui constitue, à mes yeux, les principes fondamentaux de la recherche argotique. L'argot ne forge pas de mots; il cherche dans la langue des formes aberrantes, peu connues, peu employées et qui sont soit des archaïsmes; soit, le plus souvent des mots dialectaux. De ces racines il peut tirer des dérives spécifiques (hart > arderie; hef > evage ; soe > soage; torte > torterie etc...); mots qu'il affecte d'un sens spécial greffé sur un petit nombre de protosémantismes qui sont à l'origine de séries synonymiques. Ceci nous permet de postuler que toute forme argotique existe, mais qu'elle a toutes les chances d'être isolée et cachée. On doit la rechercher en résistant à la tentation de reconstructions intuitives, prématurées. L'argot, d'autre part, n'exploite que des métaphores figées et toujours très simples. Son mode de création le plus constant est la synonymie par emprunt dialectal. La présente conjecture satisfait précisément à cette double condition. Elle satisfait, par ailleurs, aux exigences sémantiques et syntaxiques des contextes. 1 Je dis "si suage il y a" car la forme attestée par la majorité des éditions est evage (avec une variante avagie). Or (h)avage ou (h)évage pourrait être un dérivé de hef, havet < germ. *haf au sens bien attesté de 'crochet' (cf. F.E.W. XVI, p. 111). Or le "crochet" pourrait désigner la "potence". Comme l'atteste une autre forme gargonnesque hallegrup (ballade II), 'gibet' ou grup représente une variante (attestée) de grip au sens de 'griffe', 'crochet'. Voyez de même: danger de grup en arderie, 'de crainte d'être accroché sur le gibet'.
LES TYPES D'UNITÉS NOMINALES COMPOSÉES D'APRÈS LE TÉMOIGNAGE DE J. PALSGRAVE HALINA LEWICKA
Les difficultés de définir et de délimiter l'unité lexicale du français contemporain sont bien connues.1 La tâche est encore plus ardue lorsqu'il s'agit d'une époque éloignée. Pour celle du moyen français on ne dispose guère d'indices formels qui pourraient signaler la lexicalisation du groupe syntaxique. En effet, les copistes et les premiers imprimeurs n'ont qu'une faible notion du "mot-graphique" 2 : ils coupent ou relient les éléments du texte au gré de leur fantaisie. L'emploi qu'ils font des signes du pluriel ou du féminin n'est pas toujours justifié (cf. des graphies comme "les forges latin").3 D'autre part, notre sens linguistique actuel, au lieu de nous aider, ne fait souvent que nous induire en erreur. D'où l'utilité des rares témoignages du temps. Celui de John Palsgrave ne semble pas avoir été jusqu'ici estimé à sa juste valeur. Si on reconnaît généralement les mérites du grammairien, son œuvre lexicographique apparaît négligeable.4 Or, dans ses listes des mots anglais, accompagnés de leur traduction française — précieuse ébauche d'un dictionnaire bilingue — Palsgrave fait preuve d'une connaissance intime du lexique français de la fin du XVe et du début du XVIe siècle. Qui plus est, la comparaison avec l'anglais le pousse à transgresser le niveau du "mot": il ne fait pas de différence entre vocables simples et unités lexicales complexes, correspondant à un même mot-rubrique. Le cas s'en présente constamment, vu le nombre des composés anglais que le français ne peut souvent traduire que par une périphrase. C'est d'ailleurs ce qui fait l'intérêt exceptionnel pour notre propos des listes de Palsgrave. Le "gradué de Paris", imbu de culture française, nous rend aussi service sans le 1
Cf. le Colloque sur le "mot" d'ATALA (8 décembre 1962), en particulier les communications de MM. B. Pottier et G. Gougenheim. ' Le trait d'union ou la graphie en un seul mot du français moderne, sans être d'un usage systématique (comparer p. ex. eau-de-vie et eau de roses, bonjour et bon mot), constituent cependant des indices positifs de la soudure des mots. 8 Pour les différents critères permettant de distinguer les composés des groupes syntaxiques voir nos "Réflexions théoriques sur la composition des mots en ancien et en moyen français" in Kwartalnik Neofilologiczny X (1963), p. 131 ss. ' Cf. la thèse de Sven G os ta Neumann sur Palsgrave, intitulée Recherches sur le français des XV et XVIe siècles et sur sa codification par les théoriciens de l'époque. Études romanes de Lund, 1959 et la jittérature qu'il indique dans son Introduction.
172
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vouloir. S'il part en principe de l'anglais, on dirait parfois qu'il pense en français. Beaucoup des "adresses" anglaises de son dictionnaire ne semblent y figurer qu'en fonction de leurs correspondants français.8 Ainsi lytell chese — fromaige d'engelon ( = angelot), hangyngfor a bedde — accoustrement de lit, maystry done by delyvernesse — tour de souplesse, phesycion named in derisy on— merdefin ( = meurt de faim?), etc. D'autres mots-rubriques sont des calques du français comme langdebefe ou procès verbal.8 Il se pourrait que Palsgrave ait réuni au début un certain nombre de fiches françaises et qu'il les ait distribuées ensuite d'après des mots-rubriques anglais. Quoi qu'il en soit, sa liste fournit des renseignements utiles sur les différents types de noms composés et, plus généralement, sur la structure du groupe nominal français de l'époque. Elle mériterait à ce titre une étude approfondie. Le cadre exigu de cet article ne nous permet que d'en donner un aperçu rapide, étayé de quelques chiffres. Voici d'abord comment Palsgrave lui-même formule la théorie des composés français. Selon le degré de lexicalisation, il distingue les substantifs formés: (a) de deux mots 'unparfyte' (dymanche); (b) de deux mots dont le premier seul est 'unparfyte' (licol); (c) de deux mots 'parfyte' (barbedieu, beau pere, sauf conduyt, monsieur, pie griache, quaresme pregnant, garde robbe, sursault; (d) de trois mots dont celui du milieu est une préposition (becq de faulcon, huche a pétrir)."1 Pour dresser ce catalogue à peu près complet des types de noms composés français, Palsgrave a pu être guidé par le fait que ceux-ci représentent une notion exprimée en anglais par un seul vocable, simple ou complexe. Mais il a eu aussi une conscience toute moderne de leur comportement syntaxique spécial. Ainsi pour le genre et le nombre des composés avec un complément déterminatif prépositionnel il renvoit au premier nom.8 Il va sans dire que les groupes nominaux qui figurent dans la liste de Palsgrave ne sont pas tous des composés au sens strict, mais présentent divers degrés de cohésion.9 Néanmoins leur nombre pour chaque construction donne une idée de la productivité relative du type des composés analogues. La comparaison numérique des noms élargis par détermination10 fait voie un 6
II y aurait lieu d'inverser mécaniquement les listes de Palsgrave comme cela a été fait pour le Vocabulaire flamand-français de Noël de Berlaimont (1536), voir B. Quemada, "L'inventaire des dictionnaires bilingues" in Cahiers de lexicologie, 2, 1960, p. 67 ss. et Bulletin d'information du Laboratoire d'analyse lexicologique de Besançon IV (1961), p. 9 ss. • Ce dernier selon F. Mackenzie (Les relations de l'Angleterre et de la France d'après le vocabulaire, T. Il: Gallicismes anglais, Paris, 1939, p. 134) n'apparaît pas avant 1635. Soit dit en passant F. Mackenzie a eu tort de ne pas avoir mis à profit les listes de Palsgrave. 7 Ed. Génin, Documents inédits sur l'histoire de France, IIe série (Paris, 1852), pp. 68-69 et 179 ss. 8 Ibid., p. 190 s. Il en est de même de tout groupe syntaxique: la valeur d'ensemble est celle du déterminé. Cf. J. Kurylowicz, "Les structures fondamentales de la langue: groupe et proposition" in Esquisses linguistiques, Wrociaw 1960, p. 35. • Allant de la "lexie complexe" à la "lexie composée", selon la terminologie utilisée par B. Pottier, voir son Introduction aux structures grammaticales fondamentales du français (Nancy, 1962), p. 2 et ss. 10 Ceux-ci recèlent des rapports syntaxiques divers pouvant être "transformés" différemment, cf. R. B. Lees, The Grammar of English nominalizations, 2 éd., 1963, p. 113 ss. Pour ces rapports voir aussi A. Granville-Hatcher, Word II (1946), p. 220.
LES TYPES D'UNITÉS NOMINALES COMPOSÉES
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tableau tout à fait significatif. On peut passer brièvement sur les unités lexicales formées par apposition (type PORC-EPIC), procédé peu employé en français avant le XIXe siècle. La liste de Palsgrave ne comporte que 6 syntagmes nominaux comme maistre varlet, chien terrier, porc espin, parmi lesquels un de formation douteuse : cornemuse qui pourrait être composé de deux radicaux de verbes (type CHANTEPLEURE, dont Palsgrave ne connaît que trois exemples). Pour les autres groupes nominaux formés par détermination qui traduisent souvent les composés anglais du type NOM déterminant NOM déterminé (GOLDMINE) — ce qui frappe d'abord c'est le très faible nombre des constructions avec le régime absolu. Sauf montjoy, entièrement lexicalisé et qui n'appartient à ce type que par attraction, les 10 exemples plus ou moins figés de ce genre ont pour déterminant le nom d'une personne divine, d'un saint, etc.: barbedieu (inconnu de Nicot et de Cotgrave) qui traduit 'floure of a tasyll that flyeth ail rounde', plante, dite aussi 'prestes crowne', maison Dieu, lait Nostre Dame ('honnysuckell'), quocquille sainct Jacques, etc. Dans ces exemples l'ancien rapport syntaxique exprimé par le déterminant est au temps de Palsgrave effacé; ce déterminant n'a plus qu'une valeur d'identification, analogue à celle de saint Michel dans boulevard saint Michel ou de Parmentier dans potage Parmentier du français moderne.11 A signaler encore deux exemples du type VERT-BOUTEILLE qui devait prendre une grande extension plus tard : jaune garance et jaune girofle, où il ne s'agît pas d'un rapport possessif.12 Comme on sait, le complément déterminatif est depuis le XIVe siècle exprimé surtout par le groupe prépositionnel avec DE ou avec A. A l'époque qui nous intéresse, c'est déjà DE qui prévaut nettement dans la plupart des fonctions. La liste de Palsgrave en témoigne: contre 465 syntagmes du type NOM DE NOM on en a 88 du type NOM À NOM.
La préposition DE indique plusieurs rapports plus ou moins sensibles tels que: appartenance — langue de chien (plante), becqde faulcon 'polaxe, a weapon' cf. Cotgrave), fleur de lis ; origine — satin de Brugis ; matière — charbon de terre, pierre de marbre; instrument — coup de fouet, coup de plat; destination — cheval de jouste accoustrement de lit ; lieu — poulie d'eau, garde de derriere (Palsgrave connaît également arriéré garde); temps — samedy de Pasques, violette de mars, etc. Un grand nombre de groupes nominaux avec DE sont formés d'un nom d'agent et de son complément, comme coupeur de bourses, diseur de fables et autres qui correspondent souvent au type anglais SHOEMAKER. Ainsi DE est déjà le moyen essentiel de "subordination à départ nominal". 18 11 M. E. Gamillscheg, Historische französische Syntax, p. 17 s., croit que ce changement de valeur a pu s'opérer dès le XIII e siècle, ce qui nous semble trop précoce. Cf. notre article "Survivances de l'ancien complément déterminatif sans préposition dans le français des XV e et XVI e siècles" in Mélanges Rosetti. 12 Cf. J. Marouzeau, "Substantifs agglutinés" in Notre Langue (Paris, 1955), p. 154. 18 B. Pottier, Systématique des éléments de relation (Paris, 1962), p. 195.
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Contrairement à ce qu'on en a dit parfois,14 il évince À même devant les complémentsnoms de personne pour marquer la parenté ou l'appartenance: frere de mon mary 'husbands brother' ; brand de Judas 'tâche de rousseur' ('frecken or freecles in ones face'); herbe de sainct Jean à côté de herbe à sainct Pierre. On hésite pour les noms d'animaux: la liste de Palsgrave comporte fient a brebis et fient de brebis sous deux adresses différentes (p. 266 et 281), mais de sens égal. De même on a collier a beuj (p. 291) et collier de beuf (p. 250), dans les deux cas il s'agit du joug. Dans ce dernier exemple le sens pourrait être celui de destination, plus typique pour À. DE se répand aussi au sens local, autre rapport exprimé d'habitude par À: Palsgrave donne arc du ciel (on relève au XVIe siècle les formes concurrentes avec À: — arc au ciel (cf. Cotgrave) et arc aux deux (Ronsard); plus rarement avec EN — arc en ciel (s) qui ne devait vaincre qu'au XVIIe siècle.18 Le complément avec À n'a plus ses fonctions anciennes. Parmi les groupes nominaux du type NOM À NOM qu'on trouve chez Palsgrave aucun n'atteste un rapport de parenté même oblitéré. Sauf les quelques exemples qu'on vient de citer, le rapport possessif n'est décelable que dans maison a tisseront. Meigret l'a bien vu lorsqu'il condamnait des expressions comme le bonnet a Jacques et qu'il disait: "lç prepoziçions a, ao, aoz sont plutôt aqizitives, qe possçssives".19 Les principaux rapports syntaxiques exprimés par le complément avec À sont ceux de: destination — pouldre a canons, casier a fromages; le complément est souvent un infinitif: pierre a aiguiser, broche a rostyr; caractérisation — beste a corne, soullier a poullaine; instrument — moulin a vent, moulin a cheval; le sens locatif n'apparaît pas {soufflet au feu!). Le type NOM EN NOM n'a jamais été bien productif en français.17 La liste de Palsgrave ne compte que 5 unités lexicales comme terre en friche, maistre en ars, etc. Des indications intéressantes peuvent être tirées des exemples des types ADJECTIF 18 NOM et NOM ADJECTIF. La place de l'adjectif n'est pas encore fixe, mais à travers les hésitations transparaît déjà l'usage moderne. Tout d'abord le nombre des exemples avec l'adjectif antéposé est nettement inférieur (59) à celui des exemples présentant la postposition (103), auxquels on peut ajouter 7 exemples avec un participe présent (type CHEVALIER ERRANT). Sauf petit et demy, toujours antéposés, et quelques cas comme amer breuvaige, gentilhomme, nouvelle mode, nouvelle lune (à côté de guise nouvelle) sauvaige arbre (de figues, d'olive), mais d'autre part plusieurs exemples avec sauvaige postposé (beste sauvaige, canne sauvaige, etc.), tenue peau, les adjectifs dans cette position sont des monosyllabes comme bas, beau, bon, chaud, faux, fin, franc, grand, gros, mal, mort, 14 R. Gardner et M. A. Greene, A Brief description ofthe Middle French Syntax (Chapel Hill, 1958), p. 5ss. et G. Gougenheim, Grammaire française du XVIe s., p. 211. 16 Cf. O. M. Svarc, "K voprosu o sootnoSenii frazeologii s leksikoj i grammatikoj", in Romanogermanskaja filologija (Leningrad, 1957), p. 339 s. " Le Tretté de grammçre françoçze, éd. Foerster, p. 161 s. 17 Cf. Brunot, Histoire de la langue, t. II, p. 482. 18 Cf. Nyrop, Grammaire historique, t. III, § 570, 3.
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preud, sain, sauf et quelques autres (46 exemples sur 59). Us ont tendance à faire corps avec le nom et forment de vrais composés: beau pere, preud'homme, sainct espirit. Certains sont même en train de devenir une sorte de préfixe: bon (bonhomme) et mal {maltalent), faux (faulx bourg).19 Parfois il y a hésitation, cf. grant pere et mere grant?0 basse chambre ('house of easment', synonyme français ortrait c.-à-d. 'retrait') et court basse ('outterwarde of a castell'), chaulde colle et chienne chaude ('bytche that gothe a saute', synonyme 'lice'), gros orteil et chefgros (composé non attesté avant Palsgrave), mais les exemples d'antéposition sont beaucoup plus nombreux. L'usage est flottant pour les adjectifs de couleur. Dans les exemples de Palsgrave la postposition prévaut déjà, en annonçant la situation qui s'établira un siècle plus tard. On y trouve 11 exemples de postposition contre 4 d'antéposition, dont rouge gorge qui pourrait être un composé ancien, bien que non attesté avant 1488 (Farce de la Pipée). Les noms composés par complémentation — groupe lequel nous comprenons les unités formées d'un morphème verbal et d'un nom ayant diverses fonctions syntaxiques — sont faiblement représentés dans la liste de Palsgrave. Nous n'y circonstanciel — sont faiblement représentés dans la liste de Palsgrave. Nous n'y avons trouvé que 13 mots du type PORTE ENSEIGNE et pas un seul du type PASSAVANT. Qui plus est presque tous ces composés sont de formation ancienne; ainsi couvrechej est du XII e siècle, couvrefeu du XIII e , de même que garderobe, chasse marée — du XIVe comme marchepied; passetemps de 1413; seuls grattecul 'heppe, bery of eglantyne' et portemors pas attestés avant Palsgrave. La formation semble donc très affaiblie au début du XVIe siècle ce qui fait ressortir le caractère artificiel des innombrables composés de ce type forgés par les poètes de la Pléiade. Parmi les autres types de composition à noter encore 14 vocables composés d'un mot invariable (adverbe ou préposition) et d'un nom: arrière garde, avant portail, contre maistre, etc. Ce type toujours vivant en français appartient plutôt à la formation par préfixes. La liste de Palsgrave comporte aussi 6 unités lexicales formées de phrases: merdefin ou plutôt meurt de faim, déjà vu; ver qui reluit la nuit ('globerde, a fly'); qui baille attendance traduisant l'anglais waiter, etc.21 Enfin quelques mots sont de formation peu claire: tunny mesley francisation de tanny medley 'mixture tannante'; tiretayne qui selon M. Gossen est un dérivé de tirer,22 tranchafon 'maladie de cheval' (angl. 'bottes, a sickenesse in a horse'), etc. Si l'on ajoute encore à cette liste un certain nombre de composés d'éléments savants — repris au latin ou au grec23 — que nous avons omis ici, on verra un tableau u
Déformation ancienne de forsbourg : le calque latin falsus burgus est attesté dès le XIVe siècle. Pour les idées de Palsgrave sur la forme grant voir S. G. Neumann, op. cit., p. 50ss. " Les composés formés d'une proposition relative servaient à former des sobriquets, cf. les noms de famille comme Qui ne fault, qui ne ment, etc. relevés par K. Michaëlsson dans les rôles de la taille de Paris. " Voir en dernier lieu son article dans RLIR XXIV, 1960, p. 106 ss. M La formation originale avec des éléments savants était encore rarement pratiquée à l'époque de Palsgrave, cf. Brunot, Histoire de la langue, t. II, p. 240. ao
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à quelques détails près tout moderne. Ce tableau se recouvre pour l'essentiel avec les résultats de nos recherches sur la composition des mots dans les textes du théâtre comique des XVe et XVIe siècles.24 Ceci autorise à penser que la structure du groupe nominal et les principaux types de noms composés étaient d'ores et déjà ceux du français classique. Les procédés de composition pratiqués par la Pléiade ne devaient avoir qu'une durée éphémère.
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Ceux-ci seront présentés dans le vol. II de notre travail La langue et le style du théâtre comique français, à paraître sous peu.
LA PRONONCIATION DU FRANÇAIS AU 18e SIÈCLE ET LES GRAPHIES RUSSES CONTEMPORAINES R. L'HERMITTE
A la fin du 18e siècle deux écrivains russes ont visité la France: Fonvizin, de la fin de 1777 à 1778, et Karamzin, de mars à juillet 1790. L'un et l'autre ont évoqué ces séjours; le premier dans ses lettres de France,1 le second dans ses "Lettres d'un voyageur russe".2 Dans ces textes un certain nombre de noms propres sont mentionnés — noms de personnes et noms de lieux. Il peut donc être intéressant d'étudier les rapports existant entre les graphies cyrilliques de ces noms et leur prononciation à l'époque considérée. Il convient toutefois de répondre au préalable à deux questions: dans quelle mesure est-on en droit d'admettre que ces graphies sont un reflet de la prononciation réelle? Dans quelle mesure est-on informé de la prononciation russe de l'époque, et, partant, de la correspondance, sur le plan phonique, des graphèmes russes de l'époque? Fonvizin et Karamzin connaissaient le français et l'écrivaient. Il leur arrive d'ailleurs, dans leur correspondance, d'écrire certains noms propres directement en français. On est donc en droit d'admettre que dès l'instant où leurs graphies cyrilliques s'écartent de la simple translitération, ou bien elles correspondent à des graphies traditionnelles, ou bien elles visent à rendre la prononciation des mots correspondants avec les moyens de l'alphabet russe. Graphies traditionnelles? Cela ne peut concerner qu'un nombre extrêmement réduit de noms universellement connus, comme par exemple, IlapuoK3 pour Paris. Pour l'immense majorité des autres mots il doit donc s'agir d'une adaptation de l'écriture à la prononciation. Une preuve en est d'ailleurs indirectement donnée par Karamzin lorsqu'il transcrit des noms anglais: c'est ainsi qu'il rend George par FLOKOPDOK, Richmond par PUHMOHÔ, Greenwich par rpxatm. Pour ce qui est du second point les ouvrages de l'époque — par exemple Les propos sur l'orthographe, de Tredjakovskij (1748), la Grammaire de Lomonosov (1755), celle 1
Reproduites dans La prose russe au 18' s., Tome 1 (Moscou, 1950). Publiées dès 1803, dans les Œuvres de Karamzin, et reproduites sans modification dans l'ouvrage précité La Prose russe au 18's., Tome 2, ce qui implique, en particulier, que le texte de Fonvizin est lui-aussi reproduit conformément à l'original. 8 Bien entendu le signe dur final qui n'avait aucune valeur phonétique a été négligé comme c'est le cas dans les éditions modernes. 2
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de l'Académie (1802), montrent que la prononciation du russe était déjà celle de nos jours. Quant aux transformations qu'a subies l'orthographe depuis cette époque, si elles consistent parfois dans la réintroduction de quelques graphies traditionnelles, elles ont le plus souvent tendu à rapprocher l'écriture de la prononciation. Dans certains cas, comme pour la réforme de 1917-1918, il s'est pour l'essentiel simplement agi de la suppression de lettres ou de signes inutiles. Dans tous les cas ces modifications n'ont pas de rapport avec les questions qui vont être étudiées maintenant. Au total on peut donc considérer que les graphies cyrilliques de mots français, rencontrées dans les œuvres en question de Fonvizin et de Karamzin, ont toute chance de refléter la prononciation réelle de ces mots à la fin du 18e siècle. Ceci dit, quelles sont les graphies susceptibles de retenir l'attention? En premier lieu viennent les groupes consonne + signe mou, celui-ci, depuis la réduction des jers, c'est-à-dire depuis le haut moyen-âge, indiquant la mouillure de la consonne précédente. Hb: Devant o cette graphie doit correspondre seulement à n mouillé (n): Mumo (Mignot). Devant e et u qui par eux-mêmes peuvent déjà indiquer la mouillure de la consonne précédente; on peut penser qu'il y a passage du simple n mouillé à nj (n + yod) : Taeepme (Taveraier), Menbe (Chénier), KoAumu (Coligny). On trouve toutefois la graphie HUOH pour la ville suisse (et non Hboti), ce qui correspond à deux syllabes. Enfin la ville de Suresnes est rendue une fois par Copen, une autre par CwpeHb. Si dans cette graphie w est la transcription habituelle du « français, le n mouillé final surprend. Peut-être indique-t-il une prononciation fermée du e, comme c'est le cas en russe actuel, mais ce qui ne correspond pas à la prononciation de ce nom en français aujourd'hui. 6b: Cette graphie se rencontre pour Dervieux: ffepebë; comme cela a été dit précédemment «& ici, c'est-à-dire devant ë (o avec mouillure de la consonne précédente) doit correspondre à vj. 3b: Compte-tenu de la voyelle qui suit, on a en fait zj dans JIaeya3be (Lavoisier). M : Cette graphie est ambiguë; en premier lieu elle peut rendre, comme dans l'usage moderne, le / français non mouillé mais opposé au / dur russe (/). Ce doit être le cas dans les exemples suivants: Ilane-Pon/ib (Palais-Royal), Faubourg fffo-maHruib (du Temple), H. &AaMeAb (N. Flamel). En second lieu elle peut également rendre le / mouillé. Si l'on examine quelle est la prononciation actuelle des mots qui présentent cette graphie chez Fonvizin et Karamzin, on constate qu'elle est tantôt l + j , tantôt yod (j). Pour le premier groupe on a Abe, ce qui devait correspondre à la prononciation -Yje, c'est-à-dire sensiblement à la prononciation actuelle. Par exemple Putue/ibe (Richelieu), JlaeaAbep (La Vallière), Mome/ibe (Montpellier). Pour le second groupe on devait donc avoir simplement / mouillé là où l'on a maintenant un yod: KpeôuAbOH (Crébillon), KopneAb (Corneille),4 fleauAb (Delille), * Bien entendu ces graphies se sont pour la plupart conservées jusqu'à maintenant et un Russe prononce pour Corneille un / mouillé là où le Français prononce un yod.
LA PRONONCIATION DU FRANÇAIS AU 18e SIÈCLE
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(Vaillant), OmëAb (Auteuil), UlaumuAbu (Chantilly), Mapcejib (Marseille), (Bailly), BepcaAb (Versailles), PaeaAbm (Ravaillac). Pour certains mots il est impossible d'établir si cette graphie rendait un / mouillé ou un simple / français s'opposant au / dur russe: OpMenomuAb (Ermenonville), CPoHmeneAb (Fontenelle). La graphie compliquée IlluAbûoH doit correspondre tout simplement à Fj, le yod étant rendu par le i consonne: ù. II convient enfin de noter que Collioure est transcrit KoAuypa, ce qui correspond à quatre syllabes. BaAbHH EaAbu
La transcription des consonnes suggère quelques remarques: En premier lieu on constate l'amuissement de consonnes finales dans des mots où elles sont prononcées actuellement; c'est le cas de Can (Sens), 3 (Aix); si l'on trouve KAapau pour Clarens, on a par contre Becmpuc (Vestris). Le t final est généralement maintenu: ffudpom (Diderot), ffopam (Dorât), d'AAOHÔepm (d'Alembert), HCyôepm (Joubert), Eomem (Bonnet), mais Mapo (Marot). Dans Saint il peut être présent: CeHm-ITpu (Saint-Prix) ou absent: Cen-KAy (Saint-Cloud). On trouve deux cas d'assourdissement de la consonne finale: 3OMOK Madpum (Le château de Madrid) et e Kapyuie (à Carouge), graphie surprenante puisqu'en russe si un î s'assourdit en S en position finale, il garde sa valeur devant voyelle. La transcription &epneû pour Ferney est peut-être le reflet d'une prononciation locale (mais Vevey est transcrit Beeé). Enfin la présence d'un g, transcription habituelle du h, permet de supposer que celui-ci était prononcé dans rydon (Houdon) et Jla-Fapn (La Harpe). En ce qui concerne les consonnes, signalons encore la graphie lOpa pour Jura, alors qu'on attendrait TKwpa ou TKypa. En fait elle correspond à la prononciation allemande, ce qui s'explique sans doute par le fait que Karamzin, à qui on doit cette graphie, est justement arrivé en France par la Suisse alemanique. Il en va certainement de même pour Jlaçfiamep (Lavater). La notation des voyelles ne suscite que peu d'observations. On notera la transcription Moumaub pour Montaigne. Quant aux voyelles nasalisées ti et ç sont distingués, le premier étant transcrit par WH, le second par em: Jleôpwn (Lebrun) mais CeH(m) )KepMeHb (Saint-Germain), Hlapèem (Chardin). Comme il a été dit précédemment, l'emploi du n mouillé peut s'expliquer par la nécessité de rendre le e fermé. On trouve toutefois chez Fonvizin: Cenm-)KepMeH pour Saint-Germain. Les quelques observations qui viennent d'être présentées confirment dans l'ensemble les conclusions des historiens du français, 5 notamment en ce qui concerne l'amuissement des consonnes finales et le passage de / mouillé à yod. On notera, sur ce dernier 5
Voir p.ex.: F. Brunot et Ch. Bruneau, Précis de Grammaire
historique de la langue française
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point, que la prononciation reproduite par les deux écrivains russes correspondait en principe à celles des gens qui se piquaient de distinction, c'est-à-dire de ceux avec qui ils étaient en relation constante. Quant à l'amuissement des consonnes finales on remarquera que la prononciation de la ville de Sens est identique à celle que Giles Vaudelin donnait pour le nom commun homonyme.
(Paris, 1937); M. Cohen, Histoire d'une langue: le français (Paris, 1947), et en particulier: M. Cohen, Le Français en 1700 d'après le témoignage de Giles Vaudelin (Paris, 1946).
RETOUR SUR L'ÉPITHÈTE ET L'APPOSITION EN FRANÇAIS HENRI MITTERAND
Si l'on veut résumer les débats qui se sont déroulés naguère sur cette question,1 on peut dire que deux doctrines se partagent la grammaire française contemporaine: (1) L'apposition est un fait de construction, pour l'adjectif comme pour le substantif. Son critère est la pause qui sépare déterminé et déterminant, dans l'expression orale, et qui est marquée dans la graphie par une virgule. Ex. : Le chat, immobile, guette la souris. Victor Hugo, grand poète français, est né à Besançon. A quoi certains ajoutent, sur la base d'une analyse logique qui tient compte d'éléments sous-entendus, que l'adjectif ou le nom apposés sont en fonction d'attribut implicite, ou d'apposition prédicative.2 C'est lier à la construction une fonction caractérisée, mais définie en termes de sens. Il en résulte que lorsque l'adjectif ou le nom déterminant ne sont pas séparés du mot ou du groupe déterminés, on les définit l'un et l'autre comme épithètes: Ex. : Le chat cruel guette la souris. Cicéron orateur est supérieur à Cicéron philosophe. (2) L'apposition est un fait de fonction, qui ne peut concerner que le substantif, et qui est indépendante de la prosodie de l'énoncé (et de la ponctuation, dans l'expression écrite)3 On ne dira pas d'un nom qu'il est "mis en apposition à", mais qu'il est 1
Voir : J. Pignon, "L'Apposition", Le Français moderne, octobre 1961, pp. 252 à 257; J. P. Mouchet, J. Pignon, J. Chaurand, H. Chevallier, M. Arrivé, H. Bonnard, J. C. Chevalier, "Discussion: l'apposition", Le Français moderne, juillet 1962, pp. 172 à 192; Bouet, Ch. Tilly, "L'apposition", Le Français Moderne, octobre 1963, pp. 283 à 291 ; I. Vildé-Lot, "L'apposition dans les grammaires françaises composées, par des auteurs soviétiques", Le Français moderne, avril 1964, pp. 101 à 110; M. Glatigny, "Remarques sur la détermination et la caractérisation dans quelques textes litétraires", Le Français moderne, octobre 1964, pp. 259 à 274, janvier 1965, pp. 12 à 20, avril 1965, pp. 10 à 16; Arrivé, "A propos de la construction La Ville de Paris: rapports sémantiques et rapports syntaxiques, Le Français Moderne, juillet 1964, pp. 179 à 184. Voir aussi A. Eskenazi, "Quelques remarques sur le type ce fripon de valet", Le Français moderne, juillet 1967, pp. 184 à 200. 2 Voir : P. Imbs, "Remarques sur la fonction épithète en français", Mélanges Dauzat (Paris, d'Astrey, 1961), pp. 146 à 156. ' Voir les articles de H. Bonnard, L'École libératrice, 13 février 1959; de G. Galichet, Le Français dans le Monde, février-mars 1962.
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"apposition de". L'emploi du terme est absolument exclu pour l'adjectif, qui ne peut être, par nature, qu" épithète. L'adjectif, épithète, désigne un caractère de l'être, tandis que le nom, apposition, dénomme une seconde fois l'être; le premier caractérise en qualité, tandis que le second caractérise en identité; deux fonctions — également définies en termes de logique — qui doivent se désigner différemment. Pour l'adjectif séparé par une pause du nom qu'il détermine, on parlera d'adjectif épithète détaché ou mis en relief. De là, deux schémas assez différents dans leur structure, tout en étant identiques dans leur matériel d'exemples, selon qu'on adpote la description (1) ou la description (2): EPITHÈTE
APPOSITION
ADJECTIF
Le chat cruel guette la souris
Le chat, cruel, guette la souris
EPITHETE ADJECTIF Le chat cruel guette la souris
NOM
Cicéron orateur est supérieur à Cicéron philosophe Absence de pause
Hugo, grand poète français, est né à Besançon
Le chat, immobile, guette la souris
APPOSITION NOM Cicéron orateur est supérieur à Cicéron philosophe Hugo, grand poète français, est né à Besançon
Pause
Qualité
Substance
Critères :
Il semble que chacune de ces deux descriptions, en apparence contradictoires, présente des insuffisances spécifiques, et que toutes les deux ont des insuffisances communes. (1) La première insiste à juste titre sur le mécanisme matériel de la construction. Mais, passant du plan de l'expression au plan de la fonction et du sens, elle se limite à des distinctions psychologiques. D'autre part, elle n'éclaircit pas le problème posé, en conservant les mêmes mots pour désigner la construction de deux classes de mots distinctes (nom et adjectif qualificatif). (2) La deuxième a le mérite apparent d'employer une terminologie qui tienne compte de cette distinction, et de reposer sur des critères simples: Substance ~ Qualité, Nom ~ Adjectif, Apposition ~ Epithète. Mais elle se limite à des considérations logiques; et surtout elle ne tient pas compte des conséquences syntaxiques et sémantiques des différences de construction entre adjectif épithète lié et adjectif épithète détaché, ainsi qu'entre nom apposition hé et nom apposition détaché. Elle dissimule sous une fausse cohérence la réelle hétérogénéité linguistique entre les deux types de construction, en feignant de les tenir pour de simples variations stylistiques. Elle va ainsi à l'encontre de ses propres présuppositions logico-sémantiques. (3) Ces deux descriptions ont en commun plusieurs défauts: (a) Croyant penser fonction, elles pensent en réalité sens, sinon réalité extralinguistique;
RETOUR SUR L'BPITHÈTE ET L'APPOSITION EN FRANÇAIS
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(b) elles considèrent le couple caractérisé-caractérisant plutôt que le couple déterminé-déterminant ; (c) par là même elles limitent leur analyse au rang de l'unité "groupe de mots" alors que cette analyse doit, pour rendre compte de tous les faits, s'étendre au rang de l'unité "proposition" ; (d) elles conservent la préoccupation caractéristique de la grammaire traditionnelle, de nommer les phénomènes plutôt que d'en décrire le fonctionnement; (e) elles négligent deux faits: d'un côté, l'apposition nominale peut déterminer autre chose qu'un nom (Ex. Il s'est tu, seul moyen de se faire pardonner) ; de l'autre, on peut trouver en construction "liée" ou "détachée"4 autre chose qu'un adjectif ou un nom: par exemple un groupe prépositionnel (surtout dans la langue parlée), ou une proposition — que deviennent alors les subtils raisonnement sur la substance et la qualité? Il vaudrait donc mieux, sans doute, se débarrasser des hypothèques de la terminologie, et décrire plus à fond les divers modèles de détermination du nom (ou du "nominal") dans la phrase, en les classant selon des caractéritiques étudiées sur tous les plans essentiels (Prosodie/Ponctuation, Syntaxe, Sémantique), et aux deux rangs du groupe de mots et de la proposition. Soit les deux phrases ; (1) Les enfants malades n'avaient pas faim. (2) (Les enfants, malades, n'avaient pas faim.6 Analyse prosodique. — Dans la phrase (1) le débit est continu. La mélodie passe par un sommet de hauteur qui se trouve sur la dernière syllabe prononcée de "malades". La phrase comporte deux accents "toniques", qui frappent, l'un la dernière syllabe prononcée de malades, l'autre la syllabe unique faim ; et par conséquent deux groupes rythmiques: les enfants malades, et n'avaient pas faim. Dans la phrase (2), le débit est coupé par deux pauses (marquées dans la graphie par deux virgules): entre enfants et malades, et entre malades et n'avaient. La mélodie comporte deux sommets de hauteur: sur la deuxième syllabe de enfants, et sur la dernière syllabe prononcée de malades. On trouve trois accents toniques: enfants, malades, faim, et par conséquent trois groupes rythmiques. Analyse sémantique. — Dans la phrase (1), l'adjectif qualificatif restreint l'extension du concept de enfants: seuls n'avaient pas faim ceux des enfants qui étaient malades. 4
"Epithétique" ou "apposée", dans l'emploi traditionnel de ces deux termes. On a pu faire remarquer que les deux mots ont étymologiquement le même sens: l'un est le mot grec, l'autre le mot latin, mais les deux verbes d'où ils sont issus signifient: poser à côté de 6 Nous limitons notre analyse à ces deux exemples, sans nous dissimuler leur insuffisance. Tous les types d'exemples qui suscitent le même problème devraient être analysés dans cet esprit. Encore faudrait-il que l'inventaire en fût dressé; et, pour certains, cela n'irait pas sans difficultés d'interprétation.
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Dans la phrase 2, au contraire, l'adjectif qualificatif ne modifie pas l'extension du concept, qui demeure totale dans les limites déterminées par la situation de communication : c'est l'ensemble des enfants présents qui, parce qu'ils étaient malades, n'avaient pas faim. On trouve là une différence de sens identique à celle qui sépare les deux types de proposition relatives traditionnellement distingués: les relatives "déterminatives" et les relatives "explicatives". De ce point de vue, et pour autant que cette terminologie soit utile, le premier emploi de "malades" serait "déterminatif " et le second "explicatif Analyse syntaxique. — Dans la phrase (1), l'adjectif constitue avec le substantif un syntagme nominal, cohérent et autonome. Il n'a de fonction syntaxique qu'à l'intérieur de ce syntagme, en qualité d'expansion du substantif. L'ensemble est à analyser au rang du groupe. — Dans la phrase (2), l'adjectif, s'il est en relations morphologiques et sémantiques avec le substantif (avec lequel il s'accorde en nombre et en genre), fonctionne au rang de l'unité proposition, en qualité d'expansion du verbe (à valeur de complément déterminatif circonstanciel de cause, équivalent à: "parce qu'ils étaient malades", "en raison de leur état de santé", etc.). Il est clair que, dans la phrase (2), la présence de la pause (et de la virgule) n'est pas seulement un trait stylistique (de "mise en relief", comme l'écrivent certains manuels), mais bien un trait fonctionnel. La réalisation matérielle, le sens, le fonctionnement syntaxique de la phrase varient du tout au tout. Le problème se pose même de savoir si, dans le code écrit, la virgule (ou son absence) ne devient pas une véritable marque grammaticale, un trait distinctif opposant deux mécanismes syntaxiques. Le problème le plus important, avec ces types de phrase, est d'examiner à quelle sorte d'expansion l'on a affaire, dans l'emploi de l'adjectif, du nom, du groupe prépositionnel: expansion du nom, ou expansion du verbe? Se contenter de batailler autour du contenu que l'on donnera à l'opposition fallacieuse épithète-apposition, c'est s'interdire toute description exacte des faits. — Il nous semble que l'on ne perdrait rien à se passer du mot épithète, qui ne signifie rien pour les usagers ignorant le grec, et à se contenter du mot apposition, pris dans son sens propre, parfaitement clair pour tous: placé à côté de, qu'on utilisait aussi bien pour l'adjectif que pour le nom. 11 faudrait préciser: apposition liée (les enfants malades), apposition détachée (les enfants, malades,)-, s'en tenir, du point de vue de la terminologie, à la simple désignation des constructions', puis, cela fait, décrire méthodiquement les différences prosodiques, sémantiques et syntaxiques qu'engendre la différence des constructions, plus importantes, en l'occurrence, que celles qui séparent, sur le plan logique, le substantif et l'adjectif. La linguistique et la pédagogie du français y gagneraient un commun bénéfice.
REMARQUES SUR LES ANTONYMES J. POHL
Les définitions que les dictionnaires donnent de l'antonyme ne diffèrent que par des nuances: "Terme de sens contraire à un autre terme (gr. antônymos): grand par rapport à petit, sortir par rapport à entrer."1 "Mot qui, par le sens, s'oppose directement à un autre. V. Contraire. Beauté est l'antonyme de Laideur"? Cette acception, nécessairement très large, permet d'inclure une espèce d'antonymie qui n'est guère qu'une antinomie, et dont l'inverse n'est pas la synonymie. Le Larousse Universel, par exemple, en proposant comme type d'antonymie un honnête fripon ne répond pas à l'intuition bien nette que nous avons d'une forme symétrique d'opposition entre des contraires, intuition qui nous fait refuser comme antonymes au sens strict obscure et clarté, tiède et glacial, fait (imperfectif) et faire (perfectif). Dans les pages qui suivent, et notamment dans l'essai de définition qui les termine, il ne sera question que des antonymes "symétriques", ceux qui peuvent former — condition nécessaire, mais non toujours suffisante — des couples unis par coordination (nuit et jour) ou par disjonction (riche ou pauvre). A plusieurs reprises, j'ai demandé à des groupes d'étudiants de dresser des listes d'antonymes, parfois sans autre condition que de trouver des couples de mots opposés par antonymie, parfois à partir d'une liste de mots isolés (avant, contre, vers; beau, grand, fort, bleu; homme, chien, meuble, force, maison, etc.), parfois encore en leur proposant des expressions situées dans un contexte.3 Renouvelée à un an d'intervalle, l'expérience montre, d'une façon qui semble convaincante, que chacun a un sens assez sûr de ce qu'est l'antonymie; elle paraît même montrer que l'instinct de l'antonyme, si on peut dire, est plus sûr que celui du synonyme et, bien entendu, que celui du paronyme. 1
J. Marouzeau, Lexique de la terminologie linguistique, 3ème édit. (1951). P. Robert, Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française (Paris, 1951 sv.). • Pour le détail de ces expériences voir "Les antonymes: économie et conscience linguistique", dans Recherches Linguistiques en Belgique (Universa Wetteren, 1966), pp. 99-111. Les réponses obtenues permettent de présumer que les antonymes jugés positifs ont en moyenne un nombre de phonèmes légèrement inférieur à celui des antonymes jugés négatifs opposés à des préfixes zéro (faire¡défaire, connu/ inconnu). !
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Les réponses sont souvent unanimes, qu'il s'agisse de couples antonymiques, de mots isolés ou de termes situés dans un contexte. Souvent aussi, on constate des divergences, en général avec une majorité accusée, quelques réponses seulement s'écartant de l'opposition dominante, mais il y a aussi un nombre non négligeable de cas où les opinions se répartissent en groupes d'importance voisine. Des mots (isolés) comme fort, lourd, petit, impair, convexe ont toujours attiré le même antonyme; en revanche, on peut s'étonner qu'il n'y ait pas eu la même unanimité pour refuser un antonyme à maison: en face de quelque quatre-vingts "refus", il y a treize réponses du genre de ruine, rue, cabane, ciel ouvert, etc. Réponses artificielles, évidemment rendues peu évitables par les conditions mêmes de l'expérience, qui incitaient à trouver un antonyme — malgré les mises en garde — même dans les cas où l'opposition créée ne serait jamais venue spontanément à la pensée. Pour le même mot, les réponses ont été très différentes selon qu'il était isolé (VERT : 45 0 [ = "pas d'anton."]; 35 rouge; 3 jaune", etc.) ou situé dans un contexte (UN FEU VERT: toujours un feu rouge, sauf dans six cas), voire selon la catégorie grammaticale (BRUN: 55 0 ; 17 blond-, etc.; BRUNE: 31 0 ; 55 blonde). Une autre constatation prévisible: sauf dans trois cas, où il s'agit visiblement d'inadvertances qu'effacerait une question subsidiaire ("employez dans un contexte..."; maison opposé à sans toit), les deux antonymes de chaque groupe ont toujours la même valeur grammaticale, et ils ont toujours la même base sémantique (couleur opposée à couleur; manière d'être à manière d'être; procès passif à procès passif, etc.). Les réponses obtenues, appuyant notre sentiment intime de l'antonymie, nous permettent de distinguer, du point de vue du locuteur, trois types d'oppositions antonymiques: 4 (1) Les antonymes que nous pourrions appeler "parfaits" (ou quasi parfaits): 5 ceux qui sont tels que l'énoncé de l'un s'associe à peu près immanquablement à celui de l'autre dans l'esprit ou dans la bouche de n'importe quel locuteur; et tels aussi qu'il est très difficile d'imaginer un contexte où l'un cesse d'être antonyme de l'autre: pair et impair (adjectifs); concave et convexe-, à main droite et à main gauche, etc. (2) Les antonymes "habituels" : l'un appelle presque infailliblement l'autre, quand ils sont isolés, mais il n'est pas difficile de leur donner des contextes qui brisent leur antonymie : fort et faible (du caféfort/du café léger), lourd et léger (même exemple). En opposant l'un à l'autre des antonymes — "habituels" ou non — dans des 4
Cette répartition, faut-il le dire, est schématique: les statistiques mêmes de l'expérience suffisent à montrer qu'il y a des cas intermédiaires. 5 L'économie de la langue implique l'existence d'antonymes "parfaits", alors qu'elle répugne à tolérer des couples de synonymes "parfaits", qui l'encombreraient inutilement. Sur la possibilité de tels synonymes, voir les opinions un peu divergentes de St. Ullmann (Précis de Sémantique française, Berne, Francke, 1952, p. 180) et de K. Baldinger ("Sémasiologie et onomasiologie", R. Li R., juilletdéc. 1964, n° 111-112, p. 256, p. 264).
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REMARQUES SUR LES ANTONYMES
contextes appropriés, on finirait par épuiser tous les mots de même nature d'un dictionnaire: 6 aiguë — (note) — grave — (maladie) — bénigne = (tumeur) (douleur) sourde
(ton)
(insinuation)
léger — (vent) — fort — (damé) — mince
(consonne)
(poids)
(constitution)
(planche)
sonore
lourd
faible
épais
(roi)
I (esprit)
I (plancher)
(plaisanterie)
= maligne
I innocente (femme) coupable
fin — (fil) — gros énergique spirituel insonorisé (3) Les antonymes "contextuels", ceux dont l'opposition ne se présente à la pensée que dans un contexte déterminé, qu'il s'agisse de l'environnement verbal ou de la situation: 7 le feu vert ¡le feu rouge; des fruits verts ¡des fruits mûrs; du vin blanc ¡du vin rouge. Il y aurait une étude intéressante à faire sur cette dernière antonymie, admise comme telle par la majorité des locuteurs, contestée ou discutée par d'autres. Le vin rosé étant plus rare que le blanc et le rouge, l'antonymie n'en est guère gênée, ce qui n'est pas le cas des deux mêmes couleurs si on songe au drapeau français. L'opposition vin rouge¡ vin blanc est la plus répandue, mais les Balkans connaissent une opposition vin noir ¡vin blanc qui est déjà attestée dans les poèmes homériques (le vin rouge, dans ces pays, répond plus ou moins à notre rosé). En Russie, le vin "blanc" est qualifié de vert. Remarquons que tous les Européens, sans doute, sont d'accord pour opposer raisin noir à raisin blanc, alors que jaune serait plus exactement descriptif (mais il était plus "économique" d'appliquer au fruit l'opposition "habituelle" noir/blanc, très solidement fixée partout, et très nettement suffisante pour distinguer les deux espèces principales de raisin), et alors que vert ne le serait pas moins, mais serait impossible, dans des langues comme le français, à cause de son opposition à mûr? 6
Les adjectifs sont donnés au masculin quand les substantifs auxquels ils se rapportent, et qui indiquent le contexte, sont de genre différent. Les antonymes "habituels" sont mis en évidence. ' Voir T. Slama-Cazacu, Langage et Contexte (La Haye, Mouton, 1961), p. 212 (contexte linguistique, explicite ou implicite). 8 Mis à part les cas qui sont dus à la polysémie de vert, on peut se demander si l'opposition entre les deux types d'antonymie (v. rouge/v. blanc; v. noir/v. blanc) ne remonte pas à deux foyers différents de l'art vinicole, l'un occidental, l'autre hellénique. Les noms des variétés de raisin confirment l'importance de l'opposition noir¡blanc, surtout quand il s'agit de raisins de cuve où, pourtant, on aurait pu attendre plus facilement le mot rouge, en vertu d'une association plus directe avec l'idée du vin. Voici les principales des espèces qui sont qualifiées
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Ces exemples nous montrent déjà que l'antonymie ne dépend pas seulement des signifiés, ou du moins des choses signifiées, mais qu'elle est aussi liée à la façon dont l'usage a fixé dans la langue des oppositions de signifiants. (4) On pourrait parler d'un quatrième groupe, celui des mots qui n'ont pas d'antonymes : dans le trésor d'une langue, ces termes, on le conçoit, sont de beaucoup les plus nombreux: maison, indigo, menuisier, respiratoire, Madrid, signer, ùue, douze, ah\ etc. Mais il serait imprudent d'affirmer que tel mot ne peut jamais avoir d'antonyme; un groupement binaire, une rencontre fortuite ou même une association toute subjective, rapprochant deux termes à l'exclusion des autres, peuvent suffire à déterminer une opposition antonymique: le corbeau et le renard, Tristan et don Juan, Racine et Corneille, la ville et la campagne, Castor et Pollux. A l'extrême limite — on s'en rend compte par ce dernier exemple — antonymie et synonymie ont une frontière commune. Plus exactement, les antonymes sont des synonymes dont la synonymie s'arrête au seuil d'une alternative. Au point de vue de la grammaire, la ressemblance est aussi parfaite que pour les synonymes. Dans les deux cas, on doit pouvoir substituer un terme à l'autre sans que le reste de la chaîne parlée en soit affecté, sauf en ce qui concerne les élisions ou les accords: la légitime fierté, l'illégitime fierté", un amour fou, une haine folle', des fiançailles, une rupture. Quand il s'agit de l'ordre des mots, le problème peut être un peu plus délicat. On admettra sans doute que l'antonymie reste intacte quand la succession des mots est modifiée pour une raison purement phonétique, euphonique: on ne substituera pas eau à feu dans cet abominable feu, mais rien rien n'empêche de le faire dans ce feu abominable. En revanche, quand la valeur sémantique du mot est liée à sa place par rapport à un mot "gouvernant", on peut hésiter à parler d'antonymie. Un joyeux personnage n'est pas l'antonyme d'un triste personnage, mais bien d'un personnage triste. L'antonyme de joyeux, en ce cas, n'est pas seulement triste, mais "triste postposé". Non peutêtre sans forcer un peu les choses, on pourrait dire que sacré préposé est l'antonyme de sacré postposé.9 Etablie sur une large base commune qui est à la fois grammaticale et sémantique, l'alternative, elle, est uniquement d'ordre sémantique. Jusqu'à ce point, les antonymes sont tout à fait synonymes, plus synonymes même, si on peut dire, que les vrais synonymes. Théoriquement, l'antonymie porte sur un seul point de dissemblance, le dernier d'une série dont les autres sont de ressemblance. de blanche ou de noire : pinot, muscat, robin, grenache, marsanne, corinthe, clairette, savagin, madeleine, pis de chèvre. Les variétés qui font appel à d'autres adjectifs de couleur sont beaucoup moins nombreuses: muscat rouge, chasselas doré, portugais bleu. * Voir St. Ullmann, Précis de Sémantique française (Berne, 1952, p. 207).
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L'alternative peut répondre à un fait objectif {pair, impair ; émigration, immigration), et c'est alors que les antonymes ont le plus de chances d'être "parfaits". Mais elle peut aussi n'être pas exclusive et imposer néanmoins à la pensée du locuteur deux dominantes qui estompent ou effacent de la conscience les autres possibilités (vin blanc ¡vin rouge; feu vert ¡feu rouge). Une langue peut très bien rester en deçà de l'alternative tandis qu'une autre s'y engage: on aura, selon le cas, un seul mot avec deux sens antonymiques (altus; hôte) ou bien une paire d'antonymes {hautIprofond', host/guest).10 Des restrictions d'acception, faites en sens inverse, rendent compte aussi du paradoxe qui fait qu'une même racine peut devenir, dans deux langues différentes, voire dans une même langue, des mots de sens opposé: la racine indo-européenne kel- a donné les deux mots lithuaniens sâltas, froid, et Siïtas, chaud. 11 Ce qui fait que deux espèces sont "dominantes" à l'exclusion des autres relève souvent de la psychologie plus que de la linguistique: blanc et noir, par exemple, ne dominent que parce qu'ils sont extrêmes; ils se présentent comme ce qu'il y a de plus clair et ce qu'il y a de plus sombre dans la gamme des couleurs. On peut douter de la qualité d'antonymes de ces deux mots (telle a été la réaction d'un petit nombre d'étudiants), mais ce qui prouve que leur opposition répond à un instinct extrêmement répandu, c'est l'abondance des métaphores qui en font des contraires : les jugements de cour vous rendront blanc ou noir ; l'un dit blanc, l'autre dit noir. Le même fait explique la fréquente substitution de l'opposition blanc ¡noir à des associations plus nuancées. Nous l'avons vu à propos du raisin. On peut considérer de la même façon les races humaines d'Europe et d'Afrique, alors que l'une a plutôt le teint rose, l'autre brun foncé. On peut présumer que c'est seulement quand ils ont vu des Africains que les Blancs ont songé à se donner cette qualification, l'opposition antonymique, bien ancrée dans les signifiants comme dans la psychologie, l'emportant sur la fidélité descriptive. Jaune et rouge ne se sont insérés que plus tard dans la série amorcée par les extrêmes. Mais ce mot d'"extrême" peut être fallacieux: on ne dira pas, devant une carte de France, que Dunkerque est l'antonyme de Bonifacio, pas plus que, nous l'avons vu, le bleu n'est l'antonyme du rouge de son drapeau. Pour que les extrêmes imposent l'antonymie, il faut, une fois de plus, soit qu'ils dominent par le degré (le plus clair, le moins clair), soit que l'entre - deux puisse être tenu pour négligeable. Si le "genre" exprime une qualité moyenne, il va de soi que les "extrêmes" seront moins distants, mais toujours symétriques; l'expression de la temprérature, par exemple, nous fournit trois paires d'antonymes: "genre" d'une température sensible: 10
"espèces" chaud, froid
V. St. Ullmann, The Principles ofSemantics (Oxford, Basil Blackwell, 3d. impr., 1963), p. 120. J. Pokorny, Indogermanisches etymologisches Wôrterbuch (Berne, Francke, 1949-1959), pp. 551552. 11
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d'une température sensible, mais modérée: d'une température sensible extrême :
tiède, frais brûlant, glacial
L'antonymie, nous l'avons vu, ne se limite pas à une opposition de signifiés; des mots peuvent être des antonymes dans une langue sans que leurs équivalents normaux le soient identiquement dans une autre : au lieu de vert et mûr, par exemple, l'allemand oppose reifet unreif, tandis que l'anglais offre les deux couples green / ripe et unripe ¡ripe. Outre des habitudes qui peuvent tenir à la structure générale du lexique (l'emploi de vert au sens de non mûr peut agir sur d'autres oppositions), le signifiant peut infléchir de diverses façons la notion d'antonymie. Les mots dominants ne doivent pas l'être seulement par leur signification, mais aussi par leur fréquence statistique. Les antonymes "habituels" sont d'une grande fréquence, celle de l'un n'atteignant presque jamais, semble-t-il, le triple de celle de l'autre:12 oui: 2.935, non: 1.435;13 petit: 863, grand: 428; plus (comparatif): 832, moins: 322; tout (pronom) : 608, rien : 541 ; beaucoup : 561, un peu ; 481 ; encore : 452, plus (temporel) : 355; toujours: 443, jamais: 325. Pour les mots de faible fréquence, les oppositions antonymiques sont généralement moins évidentes, du moins quand ces mots ne sont pas liés par une association nécessaire, comme c'est le cas dans les antonymies "parfaites" (convexe, concave: les deux seules "espèces" d'un "genre"). L'antonyme du mot rare vergogne peut être cynisme, effronterie ou pas mal d'autres synonymes. Un certain nombre de mots rares ou archaïques ne sont guère maintenus dans la langue que grâce à des expressions antonymiques : mort ou vif-, de gré ou de force (comparer de bon gré/de mauvais gré) ; par monts et par vaux (à rapprocher de l'antonymie "parfaite": en amont ¡en aval). D'autres expressions, qui sont souvent des titres connus, peuvent suggérer ou entretenir des antonymies que les seuls signifiés n'imposeraient pas: entre chien et loup; vivre comme chien et chat; Veau et le feu; poivre et sel; Le Loup et V Agneau; La Belle et la Bête; Phébus et Borée. A côté des oppositions qui se sont fixées pour diverses raisons dans la langue, la forme même des mots joue un rôle considérable dans l'antonymie. Elle peut aller jusqu'à imposer une opposition symétrique qui gauchit la réalité sémantique,14 comme c'est le cas dans coucher, découcher; comparable, incomparable; arriver, dériver; bienheureux, malheureux. 12
Les fréquences sont données d'après G. Gougenheim, R. Michea, P. Rivenc et A. Sauvageot, L'élaboration du français fondamental (Paris, Didier, 1964). 11 L'opposition entre oui et non (même en faisant abstraction de l'emploi de non comme préfixe négatif) est beaucoup moins "parfaite" que ne le sont les oppositions correspondantes dans la plupart des autres langues (yes/no; si/no; ja/nein/; da/niel; dal nu) ; le français (comme le suédois) offre en effet une opposition du type sijnon. Mais la fréquence relativement faible de si (146) ne gêne pas l'antonymie "habituelle" des deux autres adverbes. 14 Y. Malkiel parle de "polarisation lexicale" pour qualifier l'influence des antonymes l'un sur l'autre (Lexical Polarisation in Romance, Language, XXVII, 1451, 485-518).
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Cette antonymie morphologique, superposée plus ou moins exactement à l'antonymie des signifiés, elle se manifeste surtout de deux façons. Ou bien c'est le radical commun qui porte essentiellement l'idée du "genre", et les préfixes16 antonymiques précisent les deux "espèces" de l'alternative: bénédiction, malédiction; émigrant, immigrant (on notera que le mot migrant, désignant le "genre", est très postérieur aux deux antonymes); surestimer, sousestimer; bonheur, malheur. Ou bien l'opposition se manifeste par un préfixe négatif et un préfixe zéro : heureux, malheureux', faire, défaire', volontaire, involontaire. Un cas très rare — du moins en français — est celui de l'antonyme "positif" créé par aphérèse à partir d'un mot à préfixe négatif : angl. onymous (anonymous); résistible (calque de l'allemand aufhaltsam, dû à A. Jacob, traducteur de B. Brecht: La résistible ascension d'Arturo Ui);dicible, calque de l'allemand sâglich;16 caféiné (création fortuite: "Vous voulez du café décaféiné? — Non! caféiné!"). Moins exceptionnels, sans être très nombreux, sont les antonymes qui diffèrent à la fois par un élément du radical commun et par les préfixes: ascension, descente; soucieux, insouciant', facilis, difficilis; armatus, inermis. On constate quelquefois une sorte d'équilibre phonétique entre les antonymes de ce genre: digestif, indigeste11', significatif, insignifiant. De façon très schématique, le tableau ci-dessous esquisse un classement des principales formes d'antonymie qui viennent d'être examinées: Opposition semantique
Opposition morpho-sémantique
affirmativement, négativement
avec, sans, bon, mauvais nuit, jour entrer, sortir
pair, impair ascendance, descendance hypotension, hypertension
habillé, déshabillé faire, défaire induction, déduction
ant. "parfaits"
ant. "habituels"
Le Rouge et le Noir le cercueil ou la valise
6
ant. "contextuels"
15 Dans des limites beaucoup plus étroites, des suffixes peuvent jouer un rôle analogue: sulfite, sulfate-, officiel, officieux. " R. M. Rilke, Duineser Elegien'. ... also/lauter Unsägliches. (---) Hier ist des Säglichen Zeit, ... a été traduit: donc,¡rien que de l'Indicible. (---) Voici le temps des choses dicibles, ... (Rilke, Les Elégies de Duino, trad. J. F. Angelloz, Paris, Aubier, 1943, pp. 90-92 et 91-93). Melle L. Hergershausen, à qui je dois la double citation, cite les paroles d'un sous-officier disant à ses soldats qu'il les dresserait, qu'ils soient "telligent oder intelligent!". 17 On notera l'usage envahissant de digeste, que l'on pourrait ajouter à la liste des antonymes
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La case 6 semble devoir rester vide : si une ressemblance de forme devait s'ajouter aux ressemblances grammaticales et sémantiques postulées par l'antonymie, les termes de l'opposition ne seraient plus assez indépendants pour qu'on puisse considérer leur association comme dictée seulement par le contexte. Les antonymes "parfaits" se rencontrent surtout dans le vocabulaire technique, et, par conséquent, parmi des mots relativement peu fréquents et formés très souvent au moyen de préfixes: le préfixe négatif n'est-il pas, en effet, le moyen le plus certain d'éliminer le tiers terme? Les antonymes "habituels", au contraire, sont pour la plupart des mots courants et la forme de l'un, dans la majorité des cas, ne dépend pas de celle de l'autre. Les antonymes "contextuels" peuvent être des mots rares ou des mots courants, et ils n'offrent pas de ressemblance formelle. Dans un cas comme dans l'autre, il semble que les antonymes répondent à cet essai de définition: Deux expressions sont antonymes quand leurs signifiants peuvent se substituer l'un à l'autre, dans un énoncé, sans en modifier la structure, et quand leurs signifiés se présentent comme les deux espèces exclusives ou dominantes d'un même genre.
créés par soustraction, bien qu'ici le fait déterminant soit sans doute l'influence des antonymes "normaux" : digestif, digestible.
NOTES DE LECTURE MÉMOIRES COMPOSÉS PAR DES ÉMIGRÉS FRANÇAIS R.-L. WAGNER
Les émigrés, des hommes et des femmes que la naissance, l'état, l'ascendance régionale, la qualité d'esprit divisent autant que les intérêts et les préférences politiques. Unis seulement, en deçà de ce qui les porte ou vers l'héritier du trône ou vers son frère, le Comte d'Artois, par un attachement inconditionnel au principe de la légitimité. Ils ont beaucoup écrit: des lettres, des mémoires justificatifs quand, après la Terreur, ils sollicitèrent le droit de rentrer en France; toutes pièces conservées aux Archives. Nombreux, ceux qui repatriés, sous l'Empire ou à l'époque de la Restauration, relatèrent leurs souvenirs. Quelques-uns les publièrent de leur vivant; la plupart — prudence ou indifférence — les laissèrent inédits: c'est à la piété intelligente d'un descendant ou aux soins d'un érudit que nous devons de pouvoir les lire. Pour des écrivains d'occasion leur plume n'est pas maladroite. En général, ces hommes savaient observer, ils retenaient les traits saillants d'une physionomie, d'un paysage, d'une action, et les rendaient avec vivacité. On aimerait avoir plus de renseignements précis sur la manière dont chacun s'y est pris pour composer son œuvre. Racontaient-ils ces histoires et un secrétaire les prenait-il au vol ou à la dictée? Les rédigeaient-ils euxmêmes? Les éditeurs sont malheureusement muets sur ce point. Il faut dire encore que, pour des commodités de librairie, ces mémoriaux nous sont parfois parvenus tronqués: c'est le cas, par exemple, d'un des plus remarquables, celui de l'abbé Baston. L'intérêt de cette littérature n'a échappé ni aux historiens ni aux sociologues. Quelques-uns de ces écrits ont même une grande valeur psychologique.1 L'âme tortueuse du Jésuite Georgel se déplie lentement au long des six volumes où cet agent du Cardinal de Rohan a relaté ses missions et des errances qui le conduisirent jusqu'en Russie; ils ont fourni à Carlyle les éléments de la courte mais magistrale esquisse qu'il trace de cet inquiétant personnage.2 Mais ces ouvrages constituent aussi une source non négligeable pour l'histoire du français. L'émigré-type, si j'ose dire, a appris sa langue maternelle soit à Paris soit en province avant la convocation des Etats-Généraux. Son vocabulaire et sa syntaxe 1 Cf. F. Baldensperger, Le mouvement des idées dans l'émigration française (1789-1815), 2 vol. (Paris, Pion Nourrit, 1924). * Thomas Carlyle, The Diamond Necklace, publié en 1832 dans les nos. 85 et 86 du Frazer's Magazine.
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étaient donc formés au moment où il décida de quitter la France. Circulait-il sur le continent, il n'éprouvait aucune difficulté à se faire entendre tant qu'il s'adressait à des gens de la bonne société: presque tous s'exprimaient aisément en français. En revanche il devait apprendre des éléments d'allemand, d'italien ou de russe, pour assurer son gîte et sa subsistance entre les étapes. Pour avoir coupé ses amarres, l'émigré n'en suivait pas moins les événements qui se déroulaient en France. Les correspondances — sauf à quelques moments critiques — circulaient; les papiers publics aussi. Il était donc à même d'observer de loin les mouvements qui bouleversaient alors le lexique français. Mais une chose est de lire et une autre de parler ou d'écrire. De retour à Paris nombre d'émigrés furent surpris, en conversant, de ne plus se sentir de niveau avec leurs interlocuteurs. Ceux-ci étaient nés de bonne souche ou bien, d'origine humble, ils avaient d'un bond franchi l'étape entre 1789 et 1815; cette différence comptait à peine; le fait pour eux de n'avoir pas quitté la France l'annulait presque. Ainsi un émigré se considérait toujours comme sujet du Roi; un non-émigré — fût-il légitimiste — ne pouvait oublier qu'il était devenu un citoyen. En 1815, beaucoup des mots que la Révolution avait mis à la mode se trouvaient déjà emportés par un reflux que F. Brunot a étudié dans le détail.3 Ils demeuraient cependant fixés dans la mémoire de ceux qui les avaient prononcés et entendus. C'étaient des mots "disponibles" et ils restaient si actuels qu'on les réemploiera naturellement en 1830 et en 1848. Mais d'autres, du domaine de la vie pratique, étaient devenus courants. Madame de Genlis, dans une page connue, 4 raconte quel fut son étonnement lorsqu' elle entendit prononcer ceux de boudoir, de modiste, d'album. Des locutions du "langage révolutionnaire" telles que aborder la question, en dernière analyse, traverser la vie ne la choquaient pas moins, et elle supportait mal que des gens de bonne condition s'avilissent au point de dire cela coûte gros, une bonne trotte (pour une bonne course), flâner (pour muser), mortifié (pour fâché), prendre une glace, comme des rustres mal élèves. Il est peu de mémoires où l'on ne relève au courant de la lecture l'expression "ce qu'on appelle maintenant..." ou telle glose analogue qui traduit le scrupule d'un auteur à transcrire, sans s'en excuser, un terme qui n'est pas de son vocabulaire. Ex. Et quand ils auraient hérité des grandes qualités de leurs ancêtres, qu'auraient-ils pu faire dans le siècle où ce qu'on appelle les masses broie les hommes quelque grand (sic)qu'ils soient. (Vitrolles, I, 44). Dès le début de la Restauration, d'ailleurs, les émigrés revenus en place, appuyés par les aristocrates qui ne les avaient pas suivis, tentèrent de réinstaurer des termes de l'ancien régime. Comme on voyait aux Tuileries reparaître dans des uniformes surannés les "voltigeurs de Louis XIV", on réentendit aux Conseils et dans les Ministères quelques mots oubliés depuis longtemps. Qui en aurait le temps montrerait comment les souvenirs du Comte Ferrand illustrent d'une manière exemplaire certain style des 8 1
Cf. H.L.F., tome X, 2me partie. Mémoires de Madame de Genlis (Paris, Ladvocat, 1825), cf. t.V., p. 91-97.
NOTES DE LECTURE
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mémoires administratifs tels qu'on en rédigeait entre 1776 en 1789. La Révolution avait glissé sur ce parlementaire sans entamer d'un fil ses habitudes. Mais une anecdote est ici plus significative. Le Comte Beugnot relate non sans amertume comment il dut céder à l'abbé de Montesquiou la place que lui avait confiée Louis XVIII à la tête d'un Ministère. L'instigatrice de l'intrigue était Madame de Simiane, "Damas en son nom". Aux yeux de cette femme peu importait que le Ministre fût compétent, pourvu qu'il possédât un ton, des manières et une tradition de l'ancien régime; c'était aux sous-ordres de s'occuper des affaires en techniciens. Et quand on objectait à Madame de Simiane la capacité de Beugnot, cette femme, dont la langue retardait autant que les idées, répliquait: "Il ne s'agit pas de cela; c'était bon du temps de Bonaparte; aujourd'hui il faut mettre dans les ministères des gens de qualité qui ont à leurs ordres de bons travailleurs qui font les affaires, ce qu'on appelle des bouleux" (Beugnot, p. 282).5 En lisant ces mémoires, on ne manque pas d'être frappé, si l'on s'en tient au vocabulaire des institutions et de la politique, par le fait que les mots s'étagent sur deux registres. Mais ils fournissent matière à bien d'autres observations. Nos écrivains, s'ils sont originaires de la province, demeurent très attachés aux lieux et aux habitudes de leur enfance: des mots, des formes, des locutions de terroir viennent souvent animer et colorer leurs récits. Quelques-uns se montrent fort attentifs à la propriété des mots qu'ils emploient. Madame de Boigne est exemplaire sur ce point. Attribue-t-elle du panache à un personnage "c'est le mot technique", précise-t-elle. (II, 222). Elle observe les locutions qui se forment au hasard des circonstances ; on lui doit une bonne relation de l'épidémie de choléra qui ravagea Paris en 1832 : " Chaque grande catastrophe, dit-elle à ce propos, amène des expressions qui lui sont propres. Celle d'être pris "devint consacrée par l'usage. "Elle est prise, il est pris "se comprenait du reste sans autre explication" (IV, 29). Enfin les émigrés furent de persévérants voyageurs. Avant de se fixer en Westphalie, l'abbé Baston avait cherché refuge en Angleterre.5 6
Le mot n'a pas été enregistré par W. V. Wartburg dans le F.E. IV. Il y a dans Gamillscheg E. fV.F.S. un article bouleux 'beständig vorwärtsschreitend' 18 Jhdt, steht für bouleur mit erhaltener Aussprache des 16 Jhdts; ist Abi. von bouler 'zollen'. L'acception que Madame de Simiane donne au mot est signalée dans le supplément du Dictionnaire de Trévoux en 1752. "Bouleux C'est ainsi qu'on appelle un cheval trapu et propre à des services de fatigue ... on dit aussi au figuré, en parlant d'un homme d'un génie borné mais qui fait bien son devoir dans l'occasion que c'est un bon bouleux. Il est familier." On la retrouve dans l'édition de 1762 du Dictionnaire de l'Académie française. La 2ème éd. du D.U. de Boiste (1803) ne donne que le sens de cheval trapu; la Sème éd. (1819) fait état du sens figuré, ainsi que la 8ème (1834): "homme médiocre qui fait bien son devoir". Attestation, encore, du sens figuré chez Littré, Bescherelle (18 éd. 1882), dans le Dictionnaire Général et dans la 6ème éd. du Dictionnaire de l'Académie (celle de 1932 ne conserve plus que le sens de cheval de peine). De ces ouvrages le mot passe, à l'étranger, dans le Dictionnaire phraséologique royal de M. Tarver (Partie française-anglaise) publié à Londres, chez Dulau, en 1850. Si j'incline à interpréter l'emploi qu'en fait Mad. de Simiane comme un archaïsme, c'est que je n'ai pas rencontré d'autre exemple de bouleux dans la textes publiés au cours de la première moitié de XIX siècle. Il est notable que Balzac ne l'emploie pas dans les Employés. On sait de reste que tous les dictionnaires se pillent effrontément. Si bouleux se transmet par eux jusqu'à la fin du XIXème siècle, cela ne prouve pas que le mot soit effectivement resté dans l'usage.
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Le baron de Yitrolles a sillonné les routes d'Allemagne. Et il y eut tous ceux — l'abbé de Fabry, le comte de Rochechouart, l'abbé Georgel, le duc de Richelieu — qui poussèrent jusqu'aux confins de la Russie. Ils acquirent donc ainsi, activement ou passivement, des connaissances sur les langues parlées dans les régions qu'ils traversaient. Je dis "activement" pour certains d'entre eux qui trouvèrent un véritable dérivatif à cet apprentissage : le comte de Provence en est un exemple. Le baron de Vitrolles témoigne même d'une singulière clairvoyance sur la manière de décrire un idiome. Une société de linguistigue appliquée pourrait le prendre pour patron. Ce ne fut pas en émigration mais durant les Cent Jours qu'emprisonné à Vincennes il entreprit d'apprendre le russe. Mais aucune des grammaires qu'il avait sous la main ne le satisfaisait. Elles calquaient la grammaire du russe sur celles du latin et du grec. Il rêvait la-dessus d'une méthode qui, au lieu de multiplier à l'excès les cas d'espèce et les exceptions, intégrât les formes dans d'autres cadres où l'on discernerait mieux les relations réciproques. Fi du "labyrinthe de cette grammaire qui donne aux mots cent-vingt déclinaisons, chacune pleine d'exceptions, des conjugaisons sans nombre où pas un verbe n'est régulier ; une syntaxe obscure, et embarrassée des augmentatifs et des diminutifs ! Il me semblait que la faute était d'avoir tracé cette analyse et ces règles de la langue sur le modèle du grec et du latin. Un Court de Gébelin ou un Fabre d'Olivet s'y serait pris autrement. Il se serait placé à un point de vue plus élevé pour trouver le classement des mots et la syntaxe de la syntaxe de la langue" (III, 29) c'était pressentir le besoin d'une description "structurale". Ces mémoires mirent donc sous les yeux des Français sédentaires pas mal de mots étrangers dont la plupart d'eurent qu'une existence livresque éphémère. Le nom de ces gîtes d'étape polonais et russes tenus par des juifs (KartchmcP), dont l'inconfort passait tout ce qu'un Français pouvait imaginer, ne disait quelque chose qu'aux émigrés, parcequ'ils en conservaient un cuisant souvenir. Je n'ai pas encore arrêté la liste de ces mots étrangers, mais leur nombre compte moins, en l'espèce, que la manière dont nos auteurs se comportent à leur égard. Il arrive à l'abbé Baston, par exemple, au lieu de citer, en l'expliquant, un terme allemand, d'en donner un calque en français; l'effet est parfois surprenant. Ex. L'étoffe [des bonnets que portent les Westphaliennes] est ordinairement de soie, quelquefois de laine d'arbre (=Baumwolle, coton), II, 270. Ex. Les maisons de vin sont ouvertes au clergé séculier (= Weinstube, cabaret), II, 275. En général les mémorialiste, accompagnent d'une glose les signes étrangers (qu'ils n'écrivent pas toujours d'ailleurs en italique). C'est la pratique de l'abbé de Fabry quand il parle d'un kibick, sorte de voiture (p. 157), des émigrés qui font le métier d'outchitiel ou gouverneurs d'enfants en Russie (p. 157), d'un goroskoï-golova ou maire (p. 197). A côté de cela, on lit sous sa plume (p. 188) que "M. de Vioménil avait ' C'est ainsi que le transcrit le Comte de Rochechouart, p. 198. L'abbé Georgel l'orthographie karschmatt.
NOTES DE LECTURE
laissé à sa femme deux de ses dientschik pour raccompagner". traduit en note "serviteurs". 7
197 C'est l'éditeur, ici, qui
Ainsi, sans donner à cette littérature plus d'importance qu'elle n'en mérite, j'estime qu'il vaut la peine de la dépouiller d'assez près. Elle a ses caractères propres, et elle renseigne de surcroît sur certaines tendances du français entre les vingt dernières années du XVIIIème siècle et le premier tiers du XIXème. U n e dernière remarque. La publication de ces écrits n'est pas toujours correcte. En cas de bévue, je ne saurais dire — faute d'avoir pu encore me reporter aux manuscrits — si une erreur est imputable à l'écrivain ou à l'éditeur. En voici un exemple amusant. Michelot Moulin, agent du Comte d'Artois pour la chouannerie normande, se rend un jour à Londres où, démuni d'argent, il lui faut gagner sa subsistance. Il y rencontre un Français avec lequel il se lie "Je m'associai, dit-il, avec un Français qui faisait du jason [en italique] ; j'achetai quatre onces d'or.. et dans le cours de la semaine je fis avec nos quatre onces d'or vingt pieds de chaîne." Il faut lire évidemment jaseron (a. fr. jazeran), mot qui est encore en usage dans le vocabulaire technique des orfèvres. Mais si le manuscrit porte bien jason, cette forme était peut-être celle que pronçait Michelot Moulin. Elle résulterait alors d'une simplification, très admissible phonétiquement, du groupe [z/-] en [z]. Les notes qui suivent sont extraites d'un premier dépouillement qui porte sur dixneuf ouvrages. 8 Je les ai disposées de manière à faire voir dans quels domaines 7
De même, le Comte de Rochechouart, relatant ses mésaventures à Exeter, en compagnie de M. de Gand, écrit sans même user de l'italique : "Le souper était mangé, il fallait le payer; je priai le conducteur du stedge de nous prêter quatre guinées sur sur la montre en or de mon compagnon". En revanche si un mot étranger, anglais en l'espèce, présente la même forme qu'un mot français équivalent, l'auteur l'écrit en italique. C'est l'usage que suit Mad. de Boigne pour le terme poursuite dans l'exemple suivant: "Les Anglais s'éloignent sans regret du lieu que leurs parents ou eux-mêmes ont habité longuement pour aller chercher une résidence qui s'accorde avec leurs goûts du moment, soit pour la chasse, la pêche .. ou tout autre fantaisie qu'ils nomment poursuite, et qui les absorbe tant qu'elle dure" (I, 27). 8 J'y ai inclus, en raison de l'intérêt qu'ils présentent, les souvenirs de Théodore Anne et les mémoires de madame de Chastenay, bien que leurs auteurs n'aient pas émigré. Voici la liste de ces ouvrages; je l'adresse en suivant l'ordre alphabétique des noms d'auteur. Theodore Anne, Mémoires, souvenirs et anecdotes sur l'intérieur du palais de Charles X et les événements de 1815 à 1840 (Paris, Werdet, 1831), 2 vol. (abrév. Anne). — Abbé Baston, Mémoires, p.p. la Société d'Hist. Contemporaine par M. l'Abbé Julien Loth et H. Ch. Verger (Paris, A. Picard, 1897), 3 vol. (abrév. Baston). — Comte Beugnot, Mémoires, p.p. Robert Lacour-Gayet (Paris, Hachette, [1959]), 1 vol. Ce volume est un extrait des mémoires de Beugnot que je n'ai pas encore achevé de dépouiller. — Comtesse de Boigne, née d'Osmond, Mémoires, p.p. M. Charles Nicoullaud, Paris, Pion, 1907. 4 vol. (abrév. Boigne). — Marquis de Bouillé (1769-1812), Souvenirs et Fragments pour servir aux Mémoires de ma vie et de mon temps, p.p. la société d'Hist. de France par P. L. de Kermaingant (Paris, Picard, 1906-1911), 3 vol. (abrév. Bouillé). — Mad. de Chastenay, Mémoires (1771.1825), p.p. Alphonse Roselot (Paris, Pion, 1896), 2 vol. (Abrév. Chastenay). — Abbé de Fabry, Mémoires de mon émigration, p. par Ernest d'Hauterive pour la Sté de l'Histoire de France après 1789 (Paris, H. Champion, 1933), 1 vol., XIV, 240 p. (Abrév. Fabry). — Comte Ferrand, Mémoires, p.p. le vicomte de Broc pour la Sté de l'Histoire de France (Paris, A. Picard, 1897), 1 vol., XV-313 p. (abrév. Ferrand). — Abbé Georgel, Mémoires pour servir à l'histoire des évènemens de la fin du XVIIIème siècle, depuis 1760 jusqu'en 1806-1810par un contemporain impartial (Paris, Alexis Eymery Delaunay, 1818), six volumes. (Abrév. Georgel). — Comte de Montbel, Souvenirs, p.p. son petit-fils Guy de Montbel (Paris, Pion, 1913), 1 vol., XXX-436 p. (abrév. Montbel). — Marquise de Montcalm, Mon Journal (1815-1822) p.p.
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(morphologie — vocabulaire) l'enquête devrait être poursuivie. Elles ne représentent évidemment qu'un choix. Puissiez-vous, cher Monsieur et ami y trouver, avec le témoignage de mon affectueux respect, la justification du plaisir et de l'intérêt que j'ai pris à ces lectures. Morphologie.9 — Dans ce domaine le fait le plus notable est la liberté avec laquelle nos écrivains tirent parti de la dérivation et de la composition. Ce faisant, ils n'appliquent pas une doctrine : je n'ai trouvé sous leur plume aucune réflexion qui permît de considérer l'un ou l'autre comme des théoriciens de néologisme. Au reste leur pratique consiste parfois à réinstaurer simplement des emplois dont la langue classique offre de nombreux exemple. C'est ainsi que, sans tenir compte des prescriptions de l'Académie, ils traitent presque tous volontiers comme adjectifs les participes présents. En 1799 le duc de Fleury écrivait au père du Marquis de Bouillé : Je te dirai seulement que je ne suis pas aussi esperant que bien d'autres le sont. (Bouillé, II, 397) Dans le journal qu'elle rédige sous la Restauration, la Marquise de Montcalm caractérise une jeune fille en disant d'elle "Elle est si jolie, si gaie, si parlante, si coquette" (p. 235) et la même peint Madame de Duras "dominante et passionnée" (p. 249). C'est l'usage que suivait La Fontaine lorsqu'il faisait dire à Momus dans Daphné, II, 5. Que vous êtes reprenante, Gouvernantel Laissez nous causer en paix. Laissez la jeunesse rire. Elle inspire. Toujours d'innocents secrets. S. Charlety,Paris,Grasset,[1936], 1 vol.368p.— Comte de Moré, Mémoires, p.p. G. deGrandmaison et le Comte de Pontgibaud, pour la société d'Histoire Contemporaine (Paris, Picard, 1898), 1 vol., 343 p. (Abrév. Moré). — Comte de Moriolles, Mémoires (1789-1833) (Paris, Sté. d'éditions littéraires et artistiques, Librairie Paul Ollendorff, 2ème éd. 1902), 1 vol., XX-401 p. (Abrév. Moriolles). — Michelot Moulin, Mémoires sur la chouannerie normande, p. pour la Sté. d'Histoire contemporaine (Paris, A. Picard, 1893), 1 vol., XV-403 p. (abrév. Moulin). — Comte A. de Puymaigre, Souvenirs sur l'Emigration, l'Empire et la Restauration p.p. le fils de l'auteur (Paris, Pion, 1884), 1 vol., VII-448 p. (Abrév. Puymaigre). — Duc de Richelieu, Lettres du — au Marquis d'Osmond (1816-1818), p.p. Sébastien Charlety (Paris, Gallimard, [1939]), 1 vol., VIII-240 p. (abrév. Richelieu). — Comte de Rouchechouart, Souvenirs sur la Révolution, l'Empire et la Restauration. Mémoires inédits p.p. son fils (Paris, Pion, 1889), 1 vol., XI-539 p. (Abrév. Rochechouart). — Comte de Salaberry, Souvenirs politiques sur la Restauration (1821-1830), p.p. la Sté. d'Histoire contemporaine (Paris, Picard, 1900), 2 vol. (Abrév. Salaberry). — Baron de Vitrolles, Mémoires et relations politiques du —, p. selon le vœu de l'auteur par Eugène Forges (Paris, G. Charpentier, 1884), 3 vol. (abrév. Vitrolles). 9 Références et abréviations: Boiste est cité sous son nom ou au moyen de D.U. (Dictionnaire Universel) suivi du n°. de l'édition et de sa date. J'ai consulté la 2ème éd. de l'An XI-1803, la 5ème, de 1819 et enfin la 8ème, de 1834, revue, corrigée et augmentée par Ch. Nodier; celle-là porte aussi le nom de Pan-lexique. Littré est cité sous son nom ou au moyen sigle D.L.F. — D.A.A.L.F. renvoie au Dictionnaire alphabétique et analogique de M. P. Robert. D.E.L.F. à la 3ème éd., 1960, du Dictionnaire étymologique de la langue française de Bloch-Wartburg. F.E.W. au Französisches Etymologisches Wörterbuch de M. W. v. Wartburg.
NOTES DE LECTURE
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L'ambiguité de cette forme en-ant participiale de nature mais propre à fournir presqu'autant de substantifs que d'adjectifs, permet à l'abbé Baston de faire une sorte d'à-peu-près assez bien dans sa manière. "Mon départ [de Westphalie], écrit-il, fut fixé à la mi-mai 1803. Je me composai une petite société de revenants qui devaient m''accompagner jusqu'à Anvers" (III, 9). Ces émigrés sur le chemin du retour étaient bien, en effet, à double titre des revenants (gens qui revenaient) et des revenants pour les non-émigrés qui les virent rejoindre leurs foyers. Les participes passés se prêtent à des emplois non moins agréables. Madame de Boigne n'innove pas à proprement parler lorsqu'elle décrit un personage "lacé, colleretté, falbalassé, emplumé" (III, 25) ou qu'elle dit "nous en étions coiffées, bouquetées, guirlandées [de lys]" (I, 342). Pour trois de ces mots (bouqueté, falbalassé, guirlandé) l'exemple est simplement à joindre à ceux que cite Litté. Ni le D.L.F. en revanche, ni le D.A.A.L.F. ne mentionnent colleretté manifestement dérivé d'un infinitif *colleretter, virtuel. Il est dommage que le D.L.F. et le D.A.A.L.F. ignorent les nombreuses dérivations en - iser qui ont cours au début du XIXème siècle. Baroniser "La Restauration là baronisé" (Anne, I, 147) Nobiliser " Vint Vempereur avec ses titres, et ce fut à qui serait nobilisé" .10 (Anne, I, 350) ainsi que les formations parasynthétiques dans lesquelles dé-/dés- se combine avec -iser. Littré n'enregistre que se dépopulariser et observe que l'actif n'apparaît pas avant 1835 dans le dictionnaire de l'Académie. Dépopulariser est d'un emploi courant au début du XIX siècle: "Ils la dépopularisèrent", écrit Anne (II. 58) en parlant de Marie-Antoinette. Mais il conviendrait d'ajouter à la liste désignorantiser qq.un sur qq.chose dont les mémoires de Comte de Moré (p. 216-217) offrent un exemple. A côté de cette dérivation en -iser, il en existe une autre en -ifier. Si je le rappelle, c'est qu'une base peut, éventuellement, se prêter à la seconde autant qu'à la première. Nous employons terroriser mais en III, 26, le Marquis de Bouillé évoque "des hommes terrorifiés, ne pensant qu'à fuir". 11 Pour en terminer avec les verbes, on observera dans ces textes avec quelle indépendance nos écrivains exploitent, morphologiquement et sémantiquement, leurs virtualités d'emploi. Le plus hardi est l'abbé Baston. Non content de substantiver la forme adjective du verbe homicider ("Vhomicidé était père, époux, écrit-il en I, 295), il instaure sans le moindre scrupule des valeurs d'emploi "parallèles" si j'ôse dire. Au début de ses mémoires, exposant ses vues sur le danger qu'il y a à traiter trop tôt les enfants en adultes, il écrit: "Si au lieu de batifoler, de gambader, ils [les enfants] marchaient réellement à grands pas, leur course serait finie à l'âge où la raison voudrait qu'elle commençât. Il faudrait leur accorder le repos, les invalider à l'âge de la pleine 10
Ces mots ne figurent pas non plus dans la série D.U. Terrorifier a été recueilli dans la 8ème éd. (1834) de D. U. de Boiste. Le D.L.F. l'ignore ainsi que le D.A.A.L.F. 11
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activité" (I, 31). Invalider bien entendu, doit être entendu ici au sens de "mettre aux invalides". Avec moins d'audace, le Duc de Richelieu emploie absolument le verbe révolutionner: "Ce qui les guérira [Joseph Bonaparte, Grouchy et Clausel] de la rage de révolutionner". Et le Comte Ferrand tire du même verbe une forme adjective à valeur passive que je relève, Littré ne connaissant ce verbe que sous son état actif : "La position du territoire révolutionné [l'Espagne] était bien différente" (p. 260). Voici d'autre part quelques observations au sujet de la dérivation suffixale. -ment, l'extension de ce suffixe est grande. Quand, pour former un nom d'action, il s'offre un choix entre un déverbal et un mot construit au moyen de -ment, c'est le second que nos écrivains emploient presque toujours. Bouillé, Fabry utilisent ainsi cahotement à la place de cahots. Sur deux mots de cette série, Mad. de Chastenay, érudite mais un peu "femmesavante", fournit des indications qui méritent d'être relevées. En II, 394 elle écrit: "Le grand mal eut pour cause l'ameutement d'une foule de gentilshommes." Mais après ameutement elle glisse entre parenthèses : je prie qu'on me pardonne cette expression. Le seul exemple qu'allègue Littré est tiré de Saint-Simon, dans un emploi figuré: mais pour Mad. de Chastenay, qui n'agit pas au reste autrement que Saint-Simon, c'était devenu sans doute une audace que de détourner le mot de son emploi technique dans la langue de la chasse. La même, en II, 385, qualifie dépenaillement d'expression commune" ; elle écrit le mot, cependant, et je le cite car si dépenaillement est enregistré dans le D.U. dans le D.L.F. (mais non dans le D.A.A.L.F.), Littré ne l'a pas illustré d'un exemple. -erie, est très vivant lui aussi. Je relève par acquit de conscience parlasserie que dédaignent le D.L.F. et le D.A.A.L.F. ex. Ils [les nobles] ne concevaient rien au gouvernement constitutionnel, aux parlasseries des Chambres. Anne, I, 323. Le même Th. Anne, qui semble avoir lu Retz, lui emprunte girouetterie cité dans le D.L.F. Le peuple a bien aussi, depuis 1789, sa large part de girouetterie (ital.), mot charmant qui, soit dit en passant, nous vient du Cardinal de Retz qui s'y connaissait. (II, 117). En veine de création, il en tire un dérivé second girouettier/ère que je n'ai trouvé que sous sa plume: La jeune Chambre de 1831 ...va payer à ces notabilités girouettières (ital.) les dettes de la vieille royauté. II, 123.12 Je passe sur nombre de jaseries, puisque ce mot est enregistré et documenté dans le D.L.F., mais il serait dommage d'ignorer hommerie. Ce néologisme est propre, semble-t-il, au Comte de Salaberry (I, 152); il symbolise 12
A notes que le D.U. de Boiste, 8ème éd. (1834) enregistre girouetteux qu'il glose, flottant, inconstant', volage ; étourdi, irrésolu.
NOTES DE LECTURE
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pour lui ce "zèle trop indiscret des intérêts humains" que d'autres qualifieraient d'utopies humanitaires. — eux. F. Brunot a signalé dans l'H.L.F. le discrédit où sont tombés à plusieurs reprises les adjectifs ainsi dérivés. On peut donc considérer comme des archaïsmes croustilleux (au sens de croustillant) que je relève chez l'abbé Baston: Je touche là un des articles les plus croustilleux de ces établissements capitulaires. (II 341),
et morgueux chez le marquis de Bouillé : La morgueuse somptuosité de ce qu'on appelait jadis la finance (II, 497). sur lesquels le D.L.F. et le D.A. A.L.F. fournissent d'ailleurs une bonne documentation. Toutefois c'est à ce suffixe que recourt le comte de Montbel quand il forge un néologisme dont l'emploi me semble lui être propre: "Melle Volnais trop lacrymonieuse dans [ses rôles], (p. 55). Il ne figure ni dans le dictionnaire de Littré ni dans celui de M.P. Robert; c'est en effet, une fantaisie. — esse. Très curieux des coûtumes qui règlent en Westphalie la vie du clergé séculier et celle des ordres, l'abbé Baston signale (II, 319, III, 724) l'existence de religieuses qui vivent dans le monde, y observant les vœux de leur profession. Il les appelle des dévotesses. Ce mot, à ce que je sais, ne calque pas ici, plus ou moins adroitement, celui sous lequel on désignait ces pieuses femmes en allemand. Il a dû le former sur le modèle que lui fournissaient en français abbesse, chanoinesse et diaconesse. En ce qui concerne la composition, nos textes montrent le rôle très vivant de certains préfixes. Les dictionnaires du français moderne sont loin de nous renseigner convenablement sur ce que Darmesteter appelait les composés au moyen de particules. C'est que nombre d'entre eux, en effet, sont des mots occasionnels qu'un lexicologue hésite à enregistrer. Ils ont vécu, néanmoins, ils ont été compris, ils ne méritent pas d'être oubliés. Ceux que je relève ou bien attestent l'emploi de mots absents des dictionnaires de français moderne ou bien illustrent d'un exemple la simple mention du signe dans le D.L.F. Co- covictime "Emigré ...il était comme ses co-victimes étranger à son pays (Chastenay, II, 479). cotrucheur L'abbé Baston voyageait en Allemagne avec un ecclésiastique l'abbé Deschamps, émigré comme lui, qui partageait son infortune. A bout de ressources, tous deux sollicitèrent un jour la charité de moines qui résidaient dans un riche couvent. Ils sonnent, on leur ouvre, ou les accueille: " M o n co-trucheur, écrit Baston, se hâte de commencer une belle période" (II. 139). Le mot est intéressant à un double titre. D'abord à cause du préfixe, mais surtout parcequ'il documente d'un exemple non-littéraire l'article trucheur de Littré et ceux du D.U. de Boiste. La première remarque qu'on puisse faire est que trucheur ne
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figure pas dans la carte 833 (Mendiant) de l'A.L.F. Quelle que soit son étymologie, c'est sûrement un mot d'emprunt et, au début, d'extension réduite: n'appartiendrait-il pas au jargon des étudiants? L'unique exemple qu'en cite Littré est extrait d'un proverbe de Carmontelle. Carmontelle était parisien. Or, dans son Dictionnaire du jargon parisien, 1878, Lucien Rigaud cite trucher, mendier, trucheux, trucheuse et la locution la faire à la truche. Mais Rigaud est une autorité suspecte. L'abbé Baston est normand. Or les seuls glossaires dialectaux où je relève ce mot sont ceux du N.O. et de l'Ouest. Il est enrégistré par Haigneré, Le patois boulonnais, 1903, par référence il est vrai, à J. Henry et à Corblet, Glossaire du patois picard, 1851 [ Trucher : mendier, signifie "bavarder" à Béthune. Trucheux, mendiant]. H. Moisy, Dictionnaire de patois normand, 1887, glose trucher par "écornifler, se faire donner de l'argent, un dîner., en usant de trucs" et trucheux par" écornifleur, fainéant, mendiant". J. Fleury, Essai sur le patois normand de la Hague, 1886, cite truchiei, tromper, et renvoie à allemand trügen. H. Coulabin, Dictionnaire des locutions populaires du bon pays de Rennes en Bretagne, 1891, enregistre trucher "vieux mot toujours usité dans nos villages" et truchoux, truchouse "qui mendie". Trucheur, sous la plume de l'abbé Baston, est-il donc un normandisme? Peut-être. Il me faut ajouter toutefois qu'Edelestang-Duméril, Dictionnaire du patois normand, 1849 ignorent le mot et que je n'en ai pas trouvé trace dans la thèse de M. Fr. Deloffre sur la langue de Marivaux. com-/con. Compatriotisme. Des sentiments de compatriotisme (Puymaigre, p. 30). Littré le cite comme un néologisme mais n'en donne pas d'exemple. Conspergé. "Mal peignés et conspergés de cette poussière qui, au mois d'août, tourbillonne sur les grands routes à la moindre haleine de vent" (Baston, ç, 163). Le terme n'est enregistré ni dans le D.L.F. ni dans le D.A.A.L.F. Je le connais pour l'avoir entendu à Caen, avant 1939, dans la bouche d'unne femme de service originaire des environs de Caen. Dé- Décrédité "Le Roi, prisonnier dans son palais, décrédité aux yeux du peuple". (Bouillé). Le mot se trouve dans le D.L.F. Si je le cite c'est que le Marquis de Bouillé l'emploie toujours et que non moins constamment il use du substantif discrédit. Dés- Désheuré. "M. Agier ne paraît même pas s'être désheuré dans les quarante-huit heures qui ont suivi ce jour critique" (Salaberry, II, 24). Le D.L.F. n'illustre l'article que d'un exemple tiré du Cal. de Retz. Mais sous la plume de Salaberry ce mot n'est pas un archaïsme. Désheurer reste vivant dans le français régional et correspond à un Heurer qui, en Brie par exemple, désigne le régime des repas d'un enfant: un enfant heuré. Im-/In- Jmprobation. Bouillé II, 114 et 287. Enregistré par Boiste, D.U. 2 éd. 5 éd. Littré l'illustre par un seul exemple de Mad. de Genlis. Incontenance. " Vous y verrez à nu les deux sexes [dans les bains publics de Russie]. C'est le théâtre de la plus indécente lubricité. Sous Catherine II l'incon-
NOTES OB LECTURE
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tenance des femmes était une affaire de mode." (Georgel IV. 270). Le mot n'est enregistré nulle part à ma connaissance. On pourrait penser à une faute d'impression pour incontinence. Toutefois je penche pour voir en lui un composé forgé sur contenance. Inconvenable. Bouillé II, 24. Boigne I. 37, qui forme dessus inconvenablement. Le D.L.F. cite un unique exemple tiré d'une lettre de Joseph II à MarieAntoinette. Le D.U. de Boiste, 8 éd. 1834 note "moins dur qu'inconvenant". Inéclairable "Charles X était inéclairable" (Boigne, III, 170) ni les D.U. de Boiste, ni le D.L.F. ni le D.A.A.L.F. ni l'enregistrent. Inhospitalité. Moriolles, p. 61. Littré l'enregistre, mais sans exemple. Inlisible. Cette forme prévant dans tous nos textes sur illisible. C'est elle qu'on lit encore chez Mad. de Boigne en I. 294. On se rappelle qu'en 1834 la 8ème éd. du D.U. renvoie d'illisible à inlisible et Th. Anne écrivait en 1831 : "l'opinion du pavillon Marsan était tout à-fait illibérale." Sur- Surcomplet. "[L'armée autrichienne] est complète, surcomplète" écrivait, le 14, 4-1813, le duc de Richelieu au Comte de Rochechouart qui cite la lettre dans ses souvenirs, p. 381. Vocabulaire. — Ces textes, bien entendu, devraient être systématiquement dépouillés par qui étudiera un jour l'évolution du vocabulaire de la politique, des institutions et du jargon parlementaire entre 1789 et 1830. A la Chambre, certaines expressions ont la vie dure. Un exemple : sans sa relation des événements qui précédèrent la Révolution de 1848 Ch. de Remusat désigne sous l'appellation de "les pointus" un parti siégeant au confins du bord extrême gauche de l'Assemblée (Mémoires de ma Vie IV, 195), or elle remonte assez hani puisque le comte de Salaberry l'emploie déjà cette coterie s'appelle l'extrême droite, les pointus, les trente car ils sont bien quinze pelés et autant de tondus. Mais ils fournissent bien d'autres renseignements utiles; sur la survie de certains archaïsmes comme sur la naissance de quelques modernismes. On trouve chez eux de quoi illustrer des mots que les Boiste et le D.L.F. enregistrent sans les documenter, et de quoi aussi compléter ces dictionnaires. Ils permettent parfois de corriger telle ou telle observation inexacte de Littré; ils jettent des jours sur des dialectalismes comme sur l'extension d'emploi d'un mot technique. L'amateur de français se réjouit enfin quand ils mettent sous les yeux une de ces créations spirituelles, heureuses, qui, pour être des mots de fantaisie fugitifs, n'en méritent pas moins d'être sauvés de l'oubli. Les termes que je groupe ici sont un bref échantillonnage, suffisant néanmoins, je l'espère, pour inciter d'autres que moi à poursuivre cette enquête. Altercat. "Il y eut là un aJtercat assez vif entre nos conducteurs et le juif qui avait la ferme du passage. (Georgel, VI, 138). Donné comme "burlesque" par les D.U. jusqu'à la 8ème éd. Qualifié de "vieux" par Littré qui l'illustre d'un exemple de la Fontaine.
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Amis. "C'est à Neufchâtel que je retrouvai des connaissances et, comme on dit vulgairement, des amis (ital.) (Baston, III, 21). Avancé pour son âge. "On me trouva un peu jeune, mais comme on dit vulgairement, j'étais très avancé pour mon âge" (Rochechouart, p. 38). Je n'ai rencontré l'expression, dans le D.L.F., ni sous Age ni sous Avancé. Batonner "H. Hubert [secrétaire de la Commission de Censure], arrive tout essoufflé au bureau de rédaction du Drapeau blanc, afin de vérifier si par hasard il n'a pas mis au bas de l'épreuve la griffe de la censure au lieu de la bâtonner suivant l'usage: point ; l'épreuve porte bien le signe fatal" (Anne, I. 385). Enregistré et glosé par rayer, biffer dans les D.U. jusqu'en 1834, puis dans le D.L.F. et le D.A.A.L.F. mais sans exemple. Bayeuse [Ma mère] lui avait procuré une banquette pour voir en bayeuse le bal de la Reine... ...La Reine lui demande quelle était cette belle personne. — C'est ma sœur, Madame. — A-t-elle vu les salles? — Non, Madame, elle est en bayeuse, elle n'est pas présentée. (Boigne, I, 25). Le D.U. enregistre bayeur "qui regarde avec avidité", et le déclare inusité. "Celui-qui bayer, qui regarde en bayant" glose Littré avant de citer deux exemples tirés de Saint-Simon. Je cite l'extrait de Madame de Boigne dont la dernière réplique fournit une définition correcte de bayeuse. Bout-de-manche "On était couvert de tabliers, de bouts-de-manche" (Baston I, 150). L'abbé évoque ses souvenirs de séminariste à St. Sulpice et les vacances qu'il passait à Issy; la vaisselle se faisait gaiement en plein air. Ni les D.U. ni le D.L.F. ni le D.A.A.L.F. n'enrégistrent ce mot familier que j'ai entendu et employé pour ma part, au Mans, du temps que j'étais élève au Collège des Jésuites de cette ville. Brun {faire —) "Il commençait à faire brun; on apporte une lumière" (Moré, p. 72). Littré emploie cette expression pour gloser la brune. Caler doux "Je calai doux, représentant que je n'avais péché que par ignorance (Baston, I 183). A joindre à l'article caler du D.L.F. qui n'enregistre pas cette locution. Elle est encore vivante dans le vocabulaire des marins. Carabiné "Le vent, bien carabiné sur la falaise élevée de Brighton" (Boigne, II, 335). L'auteur emploie ici carabiné dans l'acception qu'indique Littré : terme de marine, vent bien carabiné, vent très violent, mais sans la documenter. Toutefois ce mot avait déjà près une valeur plus étendue, car en II, 347 Mad. de Boigne l'applique à une circonstance : "M. deMarcellusfut tout ébahi d'une scène si bien carabinée." Croupier "Robespierre fut d'abord le croupier de Barnave" (Georgel, II, 357. Le D.L.F. ne cite que deux exemples de Saint-Simon. Entendre ici l'associé, le second de Barnave. C'est une extension du sens donné par le Dictionnaire de l'Académie en 1694 "celui-qui est de part au jeu avec quelqu'un, qui tient la carte ou le dé", et que reprennent, seul, les D.U.
NOTES DE LECTURE
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Doublier "... un magnifique doublier ( ce mot n'est peut-être pas très français, il désigne dans ma province une nappe à très grandes dimensions et en quelque sorte double des nappes ordinaires)" (Baston, II, 100). Le D.A.A.L.F. l'enregistre mais ne le documente pas. Les D.U. et le D.L.F. l'ignorent, car pour Littré doublier ne signifie qu'un râtelier double au centre d'une bergerie. Mais le mot est ancien, attesté dans un inventaire au début du XlVième siècle; et Moisy le mentionne dans son Dictionnaire de patois normands. Epoudrer "Le sage maître... époudrait ses tablettes quand on m'introduisit" (Baston I. 185). Littré l'enregistre sans exemples, à la suite des D.U. et ajoûte "on dit plutôt épousseter". Epoussette "A cette exclamation le docteur Sépher dépose son époussette sur une table" (Baston I. 184). Les D.U. ne donnent le mot qu'au pluriel et Littré ne l'illustre que par un exemple tiré de Scarron. Ginguer "Je me rappelle qu'il [H. Gautier] me disait en corrigeant mon style: cela gingue (ital.) pour exprimer l'incohérence et le peu de liaison d'une phrase (Puymaigre, p. 13). Enregistré par la 2ème, la 5ème et la 8ème éd. du D.U. au sens de "donner des coups de pied". Littré le donne comme un "terme des campagnes" et le glose par "ruer". Le D.A.A.L.F., comme "régional" avec les sens de "folâtrer, sauter, ruer". Aucun exemple dans ces dictionnaires. Pour l'étymologie et l'extension du terme, cf. F.E.W. XVI, 37, sous Gîga. Impie "Par un froid impie" (Moré, p. 65) Ni les D.U., ni le D.L.F. n ile D.A.A.L.F. ne mentionnent cette valeur d'emploi qui m'est personnellement familière. Jour (de beau-) "L'aspect de Maestricht, où j'arrivai de beau jour, m'en apprit plus en un clin d'œil que les gravures et les explications n'auraient pu faire en une semaine" (Baston II, 152). Locution absente du D.L.F. et de D.A.A.L.F. Maillot "Un grand M. de Boreth, de six pieds de haut, en était le maillot; il portait sa nourrice" (Boigne, III, 23). L'exemple est extrait de la description d'une mascarade où des nobles représentent un baptême au village. L'acception d' "enfant au maillot" n'est pas signalée à ma connaissance dans le Dictionnaire de Trévoux. Littré se borne à des exemples tirés de Mad. de Sévigné, de Mad. de Coulanges et de Saint-Simon. P. Larousse en ajoute d'autres, de Châteaubriand et d'A. Karr. Monocule "Ce fut bien autre chose quand je vis des conserves sur des nez de vingt ans ou de jeunes yeux lorgnant avec un monocule" (Moré, p. 187). L'article de Littré est très incomplet. La 5ème éd. du D.U. enregistre le sens de "loupe" et de "lorgnette"; la 8ème, de 1834, précise "lorgnette; mieux monocle". Trévoux expliquait déjà: "Lunette à un seul verre, qui ne sert que pour un œil, et qui est plus connue sous les noms de loupe et de lorgnette... toute lunette, quelle qu'elle soit, à l'usage de laquelle on n'emploie qu'un œil, est appelée monocle dans la nouvelle édition du Dictionnaire des Arts." Omniloquacité "De l'omniloquacité et pas la moindre aptitude aux affaires". C'est en ces termes que le baron d'Haussez (I, 254) dépeint M. de la Borde.
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Peigne (coup de —) " Vous savez que V avant-garde de M. de La Fayette a reçu un fameux coup de peigne. M. Gourion a été tué". (Bouillé, II, 32). Littré qualifie l'expression de "populaire". C'est, en fait, un terme technique de la langue militaire. Plumon "J'avais une couverture deflanellequi, avec une grande redingote et mes habits m'ont servi de draps et de plumon." (Georgel, VI, 94). La carte 430 de l'A.L.F. : le duvet du lit, atteste la vitalité de plumon dans les Ardennes, la Meuse, la Haute-Saône, le Doubs. On notera que Georgel était originaire de Bruyère dans les Vosges. Or plumon figure dans la carte 262 (le duvet du lit) du Lexique Français-Patois des Vosges Méridionales, par O. Bloch, 1917. Spadrilles "Elle [ma grand mère, âgée de 92 ans] s'unissait à M. et Mme. de Gauran pour gagner leur vie et la nôtre en confectionnant des souliers de chanvre tressé nommés spadrilles" (Montbel, p. 11). Bloch-Wartburg, dans ses trois éditions, ne cite qu'espadrille. La forme qu'emploie le comte de Montbel à toute chances d'être authentique. Montbel était originaire de Toulouse et le souvenir qu'il évoque ici remonte à l'époque de la Terreur durant laquelle il a vécu dans cette ville avec ses grands-parents. Station "La station qui précède Tver se fait toute dans les sables" (Fabry, p. 153). Cela veut dire "la distance entre deux relais". La 5ème éd. du D.U. enrégistre le mot et le glose "étendue de mer que parcourt un vaisseau en croisière". Virgulé "C'était une petite femme d'environ 36 ans, la taille un peu vurgulée, au total fort agréable" (Moriollet, 104). A entendre ici, je pense, au sens de "cambrée". Heureux hasard, que l'ordre alphabétique me fasse clore cette liste par une création spirituelle tout à l'honneur de celui qui l'a inventée.
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Le petit complément-aux-dictionnaires qui suit se présente comme un échantillon du travail du séminaire de lexicologie de Manchester.1 En hommage au scrupuleux observateur du langage spontané qu'est Marcel Cohen nous avons choisi dans nos fichiers quelques documents tirés d'une trentaine de vaudevilles joués a Paris entre 1839 et 1844. Les résultats de ce modeste sondage2 permettront peut-être de juger de l'intérêt que présenterait un dépouillement plus systématique et mieux contrôlé. Il est certain qu'une telle enquête confirmerait la valeur documentaire de ces textes, parfois contestée et sans doute inégale: il suffit d'écarter les mots occasionnels, le patois de convention, la morphologie populaire schématique. C'est ainsi du moins que j'interprète la remarque de Théophile Gautier, critique infatigable et auteur impénitent de vaudevilles : "Les vaudevillistes, avec leur style de rencontre, leurs idiotismes, leur charabia, sont beaucoup plus près qu'on ne pense de la vérité."3 Même pour le langage tout à fait populaire on trouve d'ailleurs des notations d'une valeur indiscutable, ainsi qu'en témoigne la page suivante des Cuisines parisiennes de Dupeuty et Cormon (1843); c'est une scène qui n'a aucun rapport avec le reste de la pièce, dont les personnages ne paraissent que là, et qui vraiment ne semble pas avoir d'autre raison d'être que son authenticité: Un carrefour. Marchandes, peuple. Hercule, jeune moutard populaire, s'approche de la friteuse. Il est suivi d'un second gamin beaucoup plus grand que lui. La Friteuse. Qu'est-c' qui t' faut, moutard? Hercule. Des bien frites pour un sou. Deuxième gamin. Tu m'en donneras, pas vrai, Hercule? Hercule. Oui, tâche! grande asperge! La Friteuse. Tiens, mon homme, tends ta casquette. Hercule. Et du sel?.. (La friteuse en jette dessus avec une petite boîte en fer blanc.) Merci, ma jolie marchande! 1
Ont été mis a contribution, dans ce qui suit, les diplômes de fin d'études de Mlles M. Pater et E. Scarratt, de MM. P. Swithenbank, B. Watson et T. Wooldridge, années 1962 et 1963. 8 Qui porte sur une très faible proportion des titres relevés par Wicks et Schweitzer, The Parisian stage, 1831-50. » Feuilleton de 1846, Histoire de l'art dramatique, III, 222.
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Deuxième gamin. Ah! donne-moi-z-en, Hercule... rien qu'une. Hercule. A toi?.. De quoi? de quoi?., des navets!.. Mais à l'envisager d'un peu plus près, la notion même de l'authenticité d'un texte parlé soulève des difficultés qui vont loin. N'est-elle pas compatible, après tout, avec la présence, indéniable, de sources littéraires? L'ironie de Nerval est aussi un aveu: "L'éducation [de la société moderne] se renouvelle dans le roman-feuilleton, dans le vaudeville, et dans la langue plus pure de l'estaminet et de l'atelier". 4 Certes, les renseignements fournis par les vaudevilles sont, par la nature même du genre, un peu ambigus: un emploi amusant n'est-il pas par définition ni tout à fait "vrai" ni tout à fait "faux"? Mais les équations à plusieurs variables ne sont pas a priori insolubles, même en lexicologie. Des deux côtés le résultat sera d'ailleurs également intéressant pour le lexicologue : il n'oublie pas que les conventions ont aussi leur histoire, et qui fait partie de leur sens. A telle époque telle expression relève sans doute du langage conventionnel du grognard, mais aussi : L'a-t-on utilisée d'abord à des fins de pittoresque dramatique, mise ensuite dans la bouche de personnages non-militaires, reléguée au pittoresque amusant, à la parodie, à la convention consciente, e t c . . . . Il faut cependant avouer que ces réflexions sont plutôt le résultat que l'inspiration du travail résumé plus loin; elles n'ont été suggérées qu'à la suite d'une relecture des textes, entreprise en principe pour les besoins d'une simple vérification, mais qui a laissé apparaître (comme toujours) les insuffisances du premier dépouillement. Mais a-t-on jamais fini d'avancer dans la compréhension d'un texte, de mesurer la multiplicité des dimensions de la signification, d'apprécier la nécessité de noter tant d'emplois "sans intérêt" qui seuls situent et donnent son plein sens à la variante minoritaire? Nous avons à l'occasion noté un juron (voir acré), mais uniquement pour corriger un détail ou une date dans les dictionnaires; comment ne pas nous être aperçus que les jurons forment une structure significative, et qu'il est indispensable d'en relever systématiquement les conditions d'emploi? Ce n'est pas tous les jours qu'un auteur acceptera de nous aider explicitement: "Sauriez-vous jurer? — Comme un charretier ... Ah! fichtre! ah! chien! nom d'une pipe! sacrelotte! cré coquin!... Ou bien encore à la marinière... par la Sainte-Barbe! mille sabords! par le mât d'artimon! mille caronades!" (Roche et de Revel, Le Chevalier de Kerkaradeck, 1840). Ainsi interprété, le travail du lexicographe deviendra (pourquoi pas?) plus encyclopédique, plus varié. Le lecteur sera en droit de demander au dictionnaire la réponse à toutes sortes de problèmes d'interprétation, et surtout les faits invisibles aux contemporains à force de familiarité. C'est un domaine où les vaudevilles sont extrêmement précieux. Où trouver, si ce n'est là, des textes qui donnent le vocabulaire du loto (voir ci-dessous, les deux bossus), du billard (ci-dessous, bloc), des jeux de société : "J'ordonne au gage touché, si c'est un homme, il fera le pont d'amour", dit un personnage des 4
Feuilleton de La Presse, 19 août 1850, reproduit dans La Vie du théâtre, p. 734.
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Jeux innocens, de Paul de Kock et Varin (1842), et un autre: "A moi d'ordonner. ... Si c'est une dame, elle fera le voyage à Cythère ... si c'est un homme, trois petits pâtés ma chemise brûle!" De même, le sociologue trouvera ici une riche moisson de ce que j'appellerais les allusions-réflexes, celles qui pendant un mois ou un an suffisent par elles-mêmes à provoquer le sourire: aux environs de 1840 l'auteur à court d'invention n'a littéralement qu'à prononcer le mot de pavé de bois, de système métrique, de chemin de fer. On en arrive a intéresser même l'historien des gestes: Barbaroux. Ah ça! insolent drôle! Raphaël. Drôle, c'est possible, je l'ai été quelquefois, du reste, ne vous craignant point, rugisseur à tous crins... Tiens, vois-tu? chemin de fer pour vous. (Il allonge son bras en se moquant de lui.) (Rochefort et Carmouche, La Mére Saint-Martin, 1840). Pour la présentation des fiches qui suivent nous avons adopté à peu près le modèle utilisé dans les Matériaux pour l'histoire du vocabulaire français qu'édite notre ami B. Quemada. 5 Les ouvrages cités dans la partie historique de chaque article — Littré, Bloch-Wartburg, FEW, Dauzat, Robert, le Dictionnaire général, Larousse (Grand dictionnaire universel), Sainéan (Le langage parisien), Dagneaud (Eléments populaires dans le lexique de la Comédie humaine) — seront facilement identifiés sans référence bibliographique complète. A noter seulement que l'absence d'une mention signifie en principe que le mot manque dans l'ouvrage en question. acré. "Akré. On s'en sert à Paris", dit Hécart, Dict. du rouchi (1834); Sainéan cite aussi J. Rictus (1914). 1842 — Loulou (montrant sa jupe). Quand je vois mes inférieurs... si parfaitement culottés, qu'on dirait la pipe du garde champêtre... Ah! cré!.. ah! cré... oh! crrré!.. Marc-Michel et Fontaine, Le Nourrisson, viii. Cf: "Loute (voyant approcher madame des Echauguettes). Acrai, v'ia ton bec de gaz." P. Veber, Loute, II, xiv (1902); "Acré, v'ia les flics! Alice ne riait jamais lorsque son mari plaisantait d'une certaine manière lourde, à mots prévus." Colette, Duo, 13 (1934); "Tout à coup une porte s'ouvre. Bruits divers. Tous se ruent vers l'inspecteur Lorieux. La Presse. Acré!.. en voila un! Alors, il y a du nouveau?" Quai des Orfèvres (Avant-scène cinéma, No. 29, p. 47) (1947). ardoise. Rien dans les dictionnaires pour ce sens, sauf Dict. gén. (sans exemple). 1843 — Le Garçon. Maintenant, Messieurs et Mesdames les banquistes, il s'agit de payer la dépense. Fagottina [danseuse de corde]. Tu mettras mes œufs sur mon ardoise. (Carmouche et Brisebarre, La Mère Gigogne, I, i) arlequins "rogatons". Texte de Vidocq (1829) in Fr. mod., 11, 206 (au singulier); "ce mot est passé dans la langue populaire," dit encore Vidocq en 1837 (cité par Sainéan); fréquent dans les vaudevilles de 1842-43, c'est-à-dire postérieurs aux Mystères de Paris. * Datations et documents lexicographiques, fasc. 1, A (1959) et fasc. 2, B (1960); Annales littéraires de l'Université de Besançon, vols. 29 et 41.
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1842 — La Marchande. Des bons arlequins! Cupidon [chiffonnier]. Ah! v'ià ce qui me faut... un arlequin!., on voit ce qu'on achète... on sait ce qui'on mange. Mère Pitance, soignez-moi-z-en un... Je ne regarde pas au prix... j'irai jusqu'à trois sous. (Dupeuty et Cormon, Les Cuisines parisiennes, III, iii) 1843 — Cancan. On dit que, rue aux Fèves, Chez la mère Ponisse, en ce lieu souterrain, On l'a vu, l'autre nuit, souper d'un arlequin. (Dupeuty et Langlois, Les Buses graves, parodie, I, iii) arrive qui plante "advienne que pourra". Enregistré par les dictionnaires depuis 1718 (FEW), mais sans exemple. 1842 — Gringalet. Qu'est-ce que vous disiez la? Julien [vieux domestique]. Ah! je disais: Arrive qui plante. (Dumersan et Dupeuty, Gringaletfilsde famille, II, vii) asperge (fig.) Relevé par Bescherelle (1845), Dict. gén. (asperge montée, F. Brunot in Robert, mais sans exemple. 1843 — Voir plus haut, p. 000 atout "gifle". Relevé chez d'Hautel (Sainéan), Balzac (Larchey et Dagneaud), Soulié (Larousse); "tout à fait populaire" (Littré); "fin 19e s." (Dauzat). 1840 — Almanzor [fils d'un marchand de liqueurs]. Je m'attendais à un atout; mais papa a eu un accès de douceur. (A. L. Bayard et J. F. A. Bayard, La Marchande à la toilette, I, ii) attifage. Rien dans les dictionnaires. 1841 — Eustache (en paysan). Allons, allons, vite et tôt, quitte-moi cet attifage qui t'embarlificotte... (Delaporte, Un Premier ténor, xvi) baignoire (de théâtre). Robert cite Proust; sans exemple dans Larousse, Littré, Dict. gén. 1839 — Le Naufragé de la Renaissance. Des flots de spectateurs inondaient la salle, et débordaient dans les baignoires. On était en nage... (Cogniard frères et Th. Muret, Les Bamboches de Vannée, ix). 1841 — Volange. A vous, mère Michel, l'ouvreuse des baignoires; c'est le poste le plus délicat du théâtre, poste de confiance, où il ne faut pas dire tout ce qu'on voit... (J. F. A. Bayard et Lurieu, Mlle Montansier, i) balançoire "mystification". Attesté chez Labiche (Larousse et Robert), De Jallais (1854, Larchey), Hugo (1862, Sainéan); sens un peu différent (argot des acteurs) relevé par Dagneaud dans Modeste Mignon. 1844 — Est-ce que vous prétendez continuer longtemps cette balançoire? Lefranc et Labiche, Deux Papas très-bien, I, xiv. Cf: "Ah ça! monsieur, c'est une gageure, une scie, une balançoire!" Labiche et Marc-Michel, Otez votre fille s'il vous
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plaît, I, xi (1854); "Comment, une semaine où nous faisons des envois en province, vous laissez passer une balançoire sur les provinciaux?" (Goncourt, Charles Demailly, 28 (1860). baldaquin. Rien dans les dictionnaires. 1843 — Eglantine. Quoi! tu refuserais de me conduire au bal? Virgile. Elle appelle ça un bal... elle!.. mais ce n'est qu'une petite guinguette... un pur baldaquin... où l'on chuchotte des propos vilains... où l'on fume..." Brisebarre, L'Etudiant marié, x. (Il s'agit d'aller à la Grande-Chaumière, "où l'on se permet des avant-deux!") bamboche. Sans exemple dans les dictionnaires; mais Dagneaud cite plusieurs textes à partir de 1803. 1839 — De Fiers, Bamboche, ou l'Auberge des trois bécasses-, Cogniard frères et Muret, Les Bamboches de Vannée, revue. 1843 — Madeleine [modiste]. Me laisser languir huit jours sans m'adresser un mot... un regard! César [militaire]. Des raisons supérieures... le service... la nopce et festin... et quelques bamboches distinguées. (Dupeuty, Cormon et Saint-Amand, Le Trombonne du régiment, I,v) bambocheur. Bloch-Wartburg et Dauzat renvoient au Petit Dictionnaire du peuple, de Desgranges (1821); relevé chez Balzac (Dagneaud), G. Sand et Th. Gautier (Larousse); sans exemple dans les autres dictionnaires. 1839 — Je ne suis qu'un ouvrier, un malheureux; dissipé, c'est possible! bambocheur, je ne dis pas non. (Dupeuty et Vanderburch, Balochard, III, x; cf. Laloue et Carmouche, Le Bambocheur, même année) 1843 — César. Voyez-vous, on a beau être un bambocheur, un sans chagrin, on a de ça... et l'argent mal acquis, ça salit les menottes. (Dupeuty, Cormon et Saint-Amand, Le Trombonne du régiment, III, viii) barbes (se lécher les —). 1842 — On m'a trouvé un père, je l'adopte ; une future, je l'épouse ; une bonne table, je m'en liche les barbes. (Dumersan et Dupeuty, Gringalet fils de famille, II, vi) 1842 — Ratartine. Il neigera du vin... il pleuvra des poulets, Et du ciel tomberont des canards aux navets... Mme Ratapon [portière]. Nom d'un cceur!.. je m'en liche les barbes d'avance. (Langlois, Vanderburch et de Forges, Les Fables de La Fontaine, III, ii) 1843 — Cupidon. Via vos trois monacos... gardez-moi ça à l'abri des mouches... j'vas chercher mon épouse... Dieu! mame Cupidon va-t-elle se lécher les barbes! (Dupeuty et Cormon, Les Cuisines parisiennes, III, iii)
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Littré, Dict. géri. et FEW ne connaissent que le sens "voir échapper ce sur quoi on comptait". barbillonner. Rien dans les dictionnaires. 1840 — Mme Godot [cabaretière], s'embrouillant. Comment donc! mais j'ai toujours dit que Jean-Marie était u n . . . et je regrettais que... n'est-ce pas, Denise? Jean-Marie [ouvrier]. Allons! allons! inutile de barbillonner... embrassons-nous! (Carmouche et Laloue, Les Invalides, xxviii) barbouillée (se moquer delà —). Locution relevée par les dictionnaires depuis Trévoux (1771), Leroux (Dict. comique, 1786), Boiste (1823), Acad. (1835); seul Larousse cite un texte, de Balzac. 1839 — Et les grasses n'en seraient pas... vous vous moquez pas mal de la barbouillée. (Dumersan, Duvert et Lauzanne, Les Belles femmes de Paris, II, vii) bassiner "embêter". Les Matériaux renvoient à Delvau (1866); Littré (suivi par Robert) cite Daudet (1874). 1844 — Il me bassine, cet avoué! Il me bassine! Lefranc et Labiche, Deux Papas très-bien, I, xiv; c'est l'exemple donné, sans références, par Larousse et par Larchey. bassinoire "montre". Larousse et Larchey citent Champfleury; Littré, un texte de 1872; sans exemple dans Robert. 1843 — César. Pour commencer, voyez l'heure à votre bassinoire. (Dupeuty, Cormon et Saint-Amand, Le Trombonne du régiment, III, viii). battre la breloque. Pour le sens figuré, Dagneaud cite Balzac (1830); les Matériaux renvoient aussi aux dictionnaires de Boiste (1834) et Delvau (1866); sans exemple dans Littré et Dict. gén. ; Robert cite Martin du Gard. 1840 — Poupinel. Je m'y perds, je m'embrouille, je bats la breloque... (Brisebarre et Jemma, L'Homme qui tue sa femme, II, xi) 1841 — Edouard. Passez donc par ici, c'est plus court. Déboursot. Je finirai par battre la breloque. (Chardon, Un jeu de dominos, xiv) bazar "maison". Larousse (suivi par Robert) cite Féval. 1844 — A brocanter, joli petit bazar entre cour et jardin. Lefranc et Labiche, Deux papas très-bien, I, i; c'est l'exemple donné, sans références, par Larchey. bébête. Rien dans les dictionnaires pour ce sens, sauf d'Hautel : "Nom que les petits enfants donnent aux animaux" (voir Matériaux). 1840 — Le même village nous a donné le jour. Nous avons gardé ensemble les grosses bébêtes. (Dumanoir et Brisebarre, Souvenirs et regrets, iii) bêtaud. Enregistré, sans exemple, par Larousse (et FEW). 1840 — Margot [paysanne]. Eh non! c'est une ânesse, gros bêtau. (Rochefort et Carmouche, La Mère Saint-Martin, vi).
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bêtifier. Robert cite Beaumarchais pour l'emploi transitif, Duhamel pour l'intransitif; sans exemple dans Larousse. 1840 — Jean-Marie. J'ai pensé que vous accepteriez peut-être un rentier de l'état... et sur le grand-livre encore. Mme Godot. Qu'est-ce qu'il bêtifie?.. Un rentier, je lui donnerais ma fille tout de suite. (Carmouche et Laloue, Les Invalides, xxviii) beurre "argent". Larchey cite une chanson de 1813; sans exemple dans Robert (sauf pour assiette au beurre). 1842 — Lariolle. Nous n' devons pas laisser un camarade dans la peine. Mandar, prenant sa casquette. Allons, la main à la poche... j' ramasse... Goussepin. Et chacun ira de son beurre. (Anicet-Bourgois et Brisebarre, Les Maçons, vi) bibacier. Larousse cite L. Pollet; cf. haut-manceau bibacer "boire sans cesse" (FEW). 1839 — Le Naufragé de la Renaissance. Ah! les noceurs, les bibassiers! faut faire comme eux... (Cogniard frères et Muret, Les Bamboches de Vannée, ix) bibiche. Raybaud (1845), cité par les Matériaux et par Larousse (textes différents). 1840 — Labrador [commis voyageur]. Quel petit bijou d'épouse !.. mais j'entrevois dans le lointain un avenir d'homme de couleur. Oh! patience, ma Bibiche. (Anicet-Bourgeois et Brisebarre, 86 moins un!, v) biche (ma). Larousse et Dagneaud citent des textes (différents) de La Cousine Bette (1846); enregistré sans exemple par Littré ("terme d'amitié qui se dit entre jeunes filles"), Dict. gén., Robert. 1842 — Mme Lariolle [femme de maçon]. Amour de mari! va... t'es mon trésor... toi... le trésor à sa petite biche! (Anicet-Bourgeois et Brisebarre, Les Maçons, xvii) 1843 — Paméla [modiste]. Est-ce que par hasard vous en aureriez vous [un cavalier], Mesdemoiselles? Toutes. Hélas, non. Paméla. Et toi, Madeleine? Madeleine [modiste]. Pas l'ombre d'un, ma biche... ça me chiffonne assez, vu que j'en avais un dimanche dernière. (Dupeuty, Cormon et Saint-Amand, Le Trombonne du régiment, I, i). bicher. FEW renvoie à Bauche (1920); sans exemple dans Robert. 1844 — Eh bien, mais ça biche! il paraît que ça biche! Lefranc et Labiche, Deux papas très-bien, I, xiv; cf. "Seulement, quand elle est là Monsieur Charlet sort de l'autre côté. Ça ne biche plus." Berton et Simon, Zaza, V, 1 (1904). billard (décoller le -). 1843 — Cupidon. Allons, oh! l'enlèvement des Sabines! (Il prend le chat et le met dans un sac qu'il jette dans son mannequin.) A c't' heure, décollons le billard! Dupeuty et Cormon, Les Cuisines parisiennes, I, xv. D'après Larousse (et FEW)
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aurait le sens de "mourir", qui ne parait pas convenir ici (confondu avec dévisser son billard, voir Larchey et Sainéan?) binette "tête". Dict. d'argot (1848) et texte de Vallès (1879) cités par les Matériaux-, Sainéan renvoie à un Glossaire de 1849; sans exemple dans Robert. 1843 — Philoge [ouvrière]. Ah! ce nez! quelle binette! (Brisebarre, L'Etudiant marié, ix) bitumer. Sans exemple dans Larousse, FEW, Robert. Fin 19e s., d'après BlochWartburg, Dauzat. 1840 — Eugène. Que tu es heureux... tu vas visiter Rome, Florence, Venise... les contempler... les admirer... Bozonet [qui "voyage dans les bitumes"]. Et les bitumer, si c'est possible. (Lefranc, Labiche et Monnier, Le Lierre et VOrmeau, i) bloc (t. de billard). Matoré cite Nerval (1855); sans exemple dans Littré, Larousse, Robert. 1840 — Labrador. Ces messieurs font-ils la poule? — A outrance! En avant, la badine! un tour de blanc, la bille en dessous... bloc fumant... zing! mort, bien mort, très mort, des capucins de cartes... un vrai choléra... à deux de jeu... collé sous bande... pas de mal! la posture de l'officier, et dans le sac, la bille blanche! La galerie tape des mains, je place la mienne sur le magot... Gravatier. Ah! ah! il les a brossés! il est de première force... (Anicet et Bourgeois, 86 moins uni, iii) 1840 — Rifolard. Je suis trompé... je suis berné... je suis fait au bloc. (Marc-Michel et Fontaine, Rifolard, I, ix) bondon. Les Matériaux renvoient à un dictionnaire de 1836 et citent Flaubert (1876)1843 — Je fournis le désert... (Il tire de sa poche un fromage enveloppé dans du papier.) un délicieux bondon!.. (Dupeuty et Cormon, Les Cuisines parisiennes, I, iv) bossus (les deux —). 1839 — Aldegonde. Aldegonde Taupin, rue de la Montagne-Sainte-Geneviève, No 33, les deux bossus, comme on dit au loto. (Cogniard frères et Muret, Les Bamboches de Vannée, viii). Larousse, s.u. loto, donne d'autres expressions semblables: 11, "les deux jambes"; 22, "les deux cocottes"; 69, "bout-ci, bout-là"; 89, "les immortels principes". botter "convenir". Relevé chez Flaubert (1856, Matériaux), Gavarni (Larousse et Larchey), Rosny (1909, Sainéan); sans exemple dans Littré, Dict. gén., Robert. 1839 — Si j'avais encore ma montre d'argent... mon petit cheval blanc... comme ça me botterait. (Dupeuty et Vanderburch, Balochard, II, viii) 1844 — Voyons... ce mariage... — Il vous bottera. (Lefranc et Labiche, Deux Papas très-bien, I, iii) boulette "sottise". Connu par un dictionnaire de 1836 {Matériaux) et par des textes de
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Mérimée (1850, ibid.), Frémy (Larousse), Alhoy (Larchey); sans exemple dans Littré, Dict. gén., Robert. 1842 — Ducantal. Allez donc!.. Gringalet. C'est que j'ai peur de faire encore une boulette... Dumersan et Dupeuty, Gringaletfilsde famille, II, iv; cf. "Pour toi comme moi ça serait une boulette. ... Marseille offre mille francs de plus qu'ici." Berton et Simon, Zaza, I, iv (1904). boulot, -otte. FEW renvoie à Bescherelle 1858, mais le mot s'y trouve dès 1845; Larousse cite R. Perrin et Cormon; sans exemple dans Littré, Dict. gén. 1843 — Chopinard [aubergiste]. Justement le voici. Mme Gigogne [directrice de marionnettes]. Ah! le joli petit boulot! (Carmouche et Brisebarre, La Mère Gigogne, I, x) boulotter "aller assez bien". Relevé chez Balzac (1837, Dagneaud) et dans un vaudeville de fin 1839 (Matériaux); sans exemple dans Littré, Dict. gén., Robert. 1840 — Bergerette. Comment ça va-t-il, ma grosse perruche? Perruchon [son mari]. Ça boulote, ça boulote... (Dumanoir et Brisebarre, Souvenirs et regrets, iii) 1840 — Et comment vont les amours, lieutenant? — Ça boulotte, ça boulotte... (Lefranc et Marville, Si nos femmes savaient !, vii) 1844 — Dans le commencement, il y a eu du tirage... mais, maintenant, ça boulotte) (Lefranc et Labiche, Deux papas très-bien, I, v. bourgeron. Attesté chez Sue (1842, Fr. mod., 13, 16), Balzac (1845, ibid.), Dumas (Larousse), Martin du Gard (Robert); FEW renvoie à Bescherelle, 1858, mais le mot se trouve déjà dans l'édition de 1845, avec renvoi à la forme préférée de bergeron. 1841 — Charlemagne, seul, en bourgeron, brossant sa veste. (Pierron et d'Almbert) C'est ma chambre, i. boustifaille. Relevé par Sainéan dans une comédie poissarde de l'an 8 (boutifaille), puis chez Desgranges (1821) et Gavarni (1840); Larousse et Robert citent Hugo Les Misérables, IV, 189 (ed. I. N. Ollendorff); sans exemple dans Littré. 1843 — Chœur [d'ouvriers]. Vive la mangeaille / Et la boustifaille! / Bourgeois ou canaille, / C'est pour ça qu'on travaille. (Dupeuty et Cormon, Les Cuisines parisiennes, III, v) bouteille d'/à l'encre (fig.). Robert cite J. Romains; sans exemple dans Littré et Dict. gén. 1840 — Poupinel. Oh! ceci est louche, fort louche, il y a des bouteilles d'encre qui sont plus claires que ça. (Brisebarre et Jemma, L'homme qui tue sa femme, I, ii) 1843 — Juliette. M'expliquerez-vous, Monsieur, ce que cela signifie?
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Godefroy [son mari]. C'est une vraie bouteille d'encre de chez Manon. (Brisebarre et Desroziers, L'Amour à l'aveuglette, xi) boutonner (t. d'escrime). Sans exemple dans Robert. 1843 — Proserpine [professeur d'escrime]. J'ai boutonné Grisier, le fait est clair; j'ai fait assaut avec des vieux d'la vieille! J'manie très bien le bancal et la latte. Carmouche et Brisebarre, La Mère Gigogne, I, i (Grisier, 1791-1865, est aussi le héros du Maître d'armes de Dumas). brosser "vaincre". Enregistré par les dictionnaires, mais sans exemple, depuis Bescherelle (1845). 1840 — Voir ci-dessus, bloc.
4. ÉTUDES CHAMITO-SÉMITIQUES
HÉBREU fiyyim, GREC Aithiopes ANDRÉ CAQUOT
Le mot fiyyîm a posé aux anciens traducteurs de la Bible une difficulté que les modernes n'ont pas toujours résolue. La question est de savoir si les êtres ainsi désignés sont des démons ou des bêtes fauves, çiyyïm est un nom dérivé de fiyyâ 'désert', une traduction "habitants du désert" permet toujours de rendre l'hébreu, quitte à préciser d'après le contexte s'il s'agit d'hommes ou d'animaux; l'interprétation démoniaque avancée par certains commentaires ne s'impose à mon avis en aucun cas. A Isaïe XIII, 21, XXIII, 13, XXXIV, 14 et Jérémie L, 39, le mot s'applique à des animaux peuplant des lieux désertiques, dans des annonces imagées de dévastations. Les deux passages des psaumes qui constituent l'objet principal de cette note offrent chacun une acception différente de çiyyïm. Le psaume LXXII assure au roi d'Israël qu'il obtiendra la victoire sur tous ses ennemis. On lit au verset 9 : "Devant lui s'agenouilleront les çiyyïm, et ses ennemis lécheront la poussière". Le parallèle oblige à voir dans les ?iyyïm des êtres humains, plutôt qui des animaux ou des démons. Ce sont les habitants des déserts, représentant les confins de la terre, dont on annonce la soumission à "Salomon". 1 Il n'est pas nécessaire de "corriger" $iyyïm en fârlm ou ?àrâw '(ses) ennemis', pour obtenir un banal parallèle à 'ôydbâw, comme le font la plupart des commentateurs du psautier depuis Olshausen (1853). Au psaume LXXIV, 14, les fiyyim sont probablement des bêtes du désert, tout comme dans les passages prophétiques qui viennent d'être cités. On lit dans un rappel des exploits divins : "C'est toi qui as fracassé les têtes du Léviathan, tu l'as donné en nourriture à une engeance (fe'am), à des çiyyïm". L'image suggérée est celle du cadavre du monstre marin abandonné sur une plage désertique en pâture aux bêtes fauves, 'am peut se rendre ici par "engeance (animale)", comme à Proverbes XXX, 25. Un regard sur les versions et les commentaires anciens des passages considérés suffit à montrer que le mot fiyyïm n'a plus sa place dans le vocabulaire hébraïque des 1
Interprétation de F. Baethgen (Handkommentar zum A.T., Göttingen, 1892), suivi par A. F. Kirkpatrick (Cambridge Bible, 1902), E. König (Die Psalmen, Gütersloh, 1927, p. 481), F. M. Böhl (Text en uitleg, Groningen, 1947) et F. Nötscher (Echter Bibel, Würzburg, 1953).
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ANDRÉ CAQUOT
traducteurs et des commentateurs. Au mieux, ceux-ci s'efforcent d'en découvrir le sens d'après les parallèles et l'étymologie. Le tableau suivant résume les solutions adoptées pour rendre fiyyim, d'abord en dehors des psaumes :
Septante Aquila Theodotion Symmaque Vulgate Peshitta Targoum Rashi D. Qimhi
haïe XIII, 21 thêria
haïe XXIII, 13 non traduit
haïe XXXIV, 14 daimonia
siein
seeim
sieim
bestiae haywâtâ tamwâne 'martres'8
non traduit rûh5c nagwân1 'vaisseaux'11
daemonia rûhçc tamwân 'martres'
'bêtes du désert' 'habitants du (martres) désert'
'bêtes du désert'
Jérémie L, 39 indalmata* sieim seirenes" dracones sïrinûsa tamwân 'bêtes hantant les ruines' 'bêtes du désert' (martres)
Observations a "fantômes" ; ce terme n'est attesté dans la Bible qu'à Sagesse XVII, 3 où il s'applique à des visions d'épouvante. b Dans les versions grecques, ce mot rend ordinairement tannim que les modernes traduisent, sans raison contraignante, par "chacals". Sur l'évolution du sens de "sirène", voir H. J. Schoeps, Aus frühchristlicher Zeit (Tubingen, 1950), p. 95-97. c Telle est la vocalisation de la Polyglotte de Walton. Le singulier de XXIII, 13 revient à dire: "(Assur n'en a-t-il pas fait) du vent?" ; ce peut-être une adaptation de ruhë, pluriel que nous lisons à XXXIV, 14, et qui a le sens de "esprits, démons". d Le mot est très rare dans la Peshitta, il l'est moins dans la syro-hexaplaire et dans les textes traduits directement du grec (ainsi IV Maccabées XV, 20 et II Baruch X, 8) pour rendre seirênes. e Ce terme semble particulier à l'araméen du targoum dit de Jonathan. Le Chaldäisches Wörterbuch de J. Levy le rattache à tamâh "craindre", ce serait un animal craintif; M. Jastrow propose de l'expliquer par teymâh "désolation". Ne pourrait-on envisager une parenté entre ce nom et l'éthiopien taman "dragon"? Un tel rapprochement est au moins aussi admissible que celui de taman et hébreu tannin, opéré par Dillmann. f "pays ou peuples du bord de la mer" . fiyyïm est ici confondu avec 'iyyim auquel il est parfois accouplé {Isaïe XXXIV, 14 et Jérémie L, 39). 'iyyim signifie sans doute "chacals", mais ici il est faussement rattaché à 'iy "'île', ou plutôt "côte" (sur le sens de ce mot, voir R. Dussaud, dans Anatolian Studies, VI, 1956, p. 63-65). g Ecrit en roman "marterines". h D'après fi "navire".
Voici maintenant comment fiyyïm de psaume LXXII, 9 et te'am hf iyyim de psaume LXXIV, 14 ont été traduits ou interprétés:
Septante Aquila
Psaume LXXII, 9 Aithiopes Aithiopes
Psaume LXXIV, 14 laois tois Aithiopsin laois tois exeleusomenoisa
HÉBREU
Theodotion Symmaque Versio quinta Jérôme Peshitta Targoum
Rashi Ibn Ezra
fiyyïm,
GREC
Aithiopes
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laôi toi eschatôib Aithiopes laôi toi exelêluthoti* populo Aethiopum fo'ammâ la$ïnà 'au peuple fort' a tu les as donnés à achever au peuple d'Israël, et tu as donné leurs corps aux dragons (yârôdé) 'les démons'' au peuple d'Israël et à ses troupes habitants du désert ou marins« les marins vivant au bord de la mer«
Aethiopes gazarâtà, 'les îles'® 'eparkayyS 'les chefs' e
Observations a "Le peuple d'Israël qui va quitter l'Égypte", ou "qui vient de la quitter"; cette interprétation est commandée par l'identification classique du monstre mythique à l'Égypte, et favorisée par un jeu de mots fiyyim/yô$a'ïm "sortant". b "Le peuple des derniers temps" (?), car eschatos a ordinairement le sens temporel. Theodotion fait peut-être allusion au banquet eschatologique, où la chair du Léviathan sera servie aux fidèles (voir Hénoch éth. LX, 24, II Baruch XXIX, 4, IVEsdras VI, 49-52, Talmud de Babylone, Baba bathra 74 b). c A nouveau la confusion fiyyim/'iyyim. d hfiyyim paraît avoir été entendu I f f ï m "hardis, braves". e Du grec eparchos (S. Krauss, Griechische und lateinische Lehnwörter im Talmud, Midrasch und Targum, II, 1899, p. 115). Selon F. Baethgen (H.K.A.T., 1892) et C. A. Briggs (I.C.C., 1907), le mot devrait être vocalisé 'aprikayyà et traduit les "Africains", mais ce terme n'est pas attesté, "africain" se dit 'apriqi. f Rappelle le motif légendaire de la domination de Salomon sur les démons, g fiyyim est ici traité comme un dérivé de fi "navire".
L'interprétation des Septante, suivis au moins pour le psaume LXXII par Aquila, Symmaque et Jérôme, est de toutes la plus déconcertante. Il est peu probable que le traducteur ait été influencé par Isaïe XLIII, 3, comme le suppose le commentaire de Briggs, au point de substituer mentalement küS à fiyyîm, ou qu'il ait voulu exprimer son mépris des Éthiopiens en les assimilant aux $iyyïm, ainsi que le suggère H. J. Schoeps.2 Il s'agit bien plutôt d'une de ces "actualisations" dont la version des Septante offre plus d'un exemple.3 On a interprété étymologiquement le vocable mystérieux: "ceux du désert", et adapté cette désignation à l'horizon géographique des Grecs d'Alexandrie. "Ëthiopie" s'entendant alors des territoires limitrophes de l'Égypte (voir Judith I, 10) a pu devenir synonyme de "désert", et les déserticoles bibliques, en qui psaume LXXII, 9 invite à voir des humains, ont été assimilés aux "Éthiopiens". Ces deux versets de psaumes ne pouvaient manquer d'intéresser tout particulièrement les traducteurs de la Bible en guèze, qui ont voulu reconnaître dans l'Ëthiopie biblique l'Abyssinie devenue chrétienne. Psaume LXXII (Septante LXXI), 9 ne fait pas difficuls
Aus frühchristlicher Zeit, p. 96, note 2. Voir J. L. Seeligman, Problemen en perspectieven in het moderne Septuaginta-onderzoek, dans Jaarbericht "Ex oriente lux", VII, (1940), p. 390 c et s. 8
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ANDRÉ CAQUOT
té : "c'est devant (le roi) que se prosterneront les Éthiopiens" se comprend tout seul dans l'interprétation messianique qui s'est imposée pour ce psaume. Il ne semble pas en être allé de même pour psaume LXXIV (Septante LXXIII), 14, et il faut tenter de rendre compte de la particularité de la version guèze comparée aux autres traductions faites à partir du grec. Les voici : Septante: "Tu as brisé les têtes du dragon et tu l'as donné en nourriture à des peuples, aux Éthiopiens". Vulgate: "Tu as brisé les têtes du dragon et tu l'as donné en nourriture aux peuples des Éthiopiens". Arménien 4 : "Tu as brisé la tête du dragon et tu l'as donné en nourriture aux peuples des Éthiopiens". §acidique8 : "Tu as brisé les têtes du dragon et tu l'as donné en nourriture aux peuples des Éthiopiens". Bohairique8: "Tu as brisé les têtes du dragon et tu l'as donné en nourriture au peuple des Éthiopiens". Versions arabes.7 (a) Parisina et Beroeensis : "Tu as brisé la tête du dragon et tu l'as donné en nourriture au peuple des Abyssins". (b) Quzhayensis: "Tu as brisé la tête du Léviathan et tu as fait de lui une nourriture pour le peuple nombreux".* (c) Romana: "Tu as brisé la tête du dragon et tu as fait de lui une nourriture pour le peuple du négus (lisa'b ilnagàSi).b Observations a La version quzhayensis imprimée en 1610 à l'usage des Maronites est faite sur une recension de la Peshitta, mais corrigée d'après le grec. C'est ainsi qu'à psaume LXXI, 9 "les naêàSV de la quzhayensis traduit Aithiopes des Septante et non "les îles" de la Peshitta. En revanche, "le peuple nombreux" (lilSa'b ilkafir) de psaume LXXIII, 14 repose sur h'ammâ 'aSinâ du syriaque. b Aithiopes est de même rendu par alna§âSi à psaume LXXI, 9 dans cette version maronite imprimée à Rome en 1614. En traduisant "Éthiopiens" par "négus", elle procède à une actualisation du texte biblique, également perceptible dans la version quzhayensis de psaume LXXI, 9. A l'époque, le monde chrétien d'obédience romaine ne peut ignorer les progrès du catholicisme à la cour du négus Susenyos.
On lit en regard, dans la version guèze du psaume: "Tu as brisé les têtes du dragon et tu as donné leur nourriture au peuple d'Éthiopie". Comme elle est indépendante de la version arabe usuelle en Égypte connue par le Parisinus, cette leçon doit remonter à la traduction du grec en guèze faite à l'époque 4
Communication dont je remercie Dom J. Leloir. D'après E. A. Wallis Budge, The Earliest Known Coptic Psalter (Londres, 1898). Je dois cette référence et les suivantes à l'amabilité de M. R. Coquin. 9 Texte donné par R. Tuki {Pigôm snte pipsalterion ante Dauid, Rome, 1744) et O. H. E. Burmester et E. Dévaud (Psalterii versio memphitica e recognitione Pauli de Lagarde, Louvain, 1925). ' D'après P. de Lagarde, Psalterium, Job, Proverbia arabice (Gôttingen, 1876). 5
HÉBREU
çiyyïm,
GREC
Aithiopes
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axoumite, mais elle s'écarte de l'original. Dans la seconde proposition, en gueze wawahabkomu sisâyomu lahazba 'ityopyâ, le suffixe de troisième personne du pluriel attaché au verbe anticipe le complément d'attribution, le collectif fazba-, exactement comme à psaume CX, S wawahabomu sisâyomu ¡dalla yafrahawo "et il a donné leur nourriture à ceux qui le craignent". Pour traduire rigoureusement le grec, le guèze aurait dû écrire wawahabko "et tu l'as donné", il aurait ainsi rejoint les autres versions. Il est probable qu'une telle modification a été introduite de propos délibéré, pour ne pas suggérer que les Éthiopiens se soient jamais nourris du cadavre d'un dragon. Le commentaire de Saint Augustin sur ce verset montre bien quelle interprétation désobligeante pour les "Éthiopiens" pouvait en être donnée.8 En outre, la forme prise par psaume LXXIII, 14 dans la Bible éthiopienne n'est pas incompatible avec la célèbre légende du dragon d'Axoum, à laquelle notre verset sert de justification scripturaire, car ce n'est pas le corps même du dragon tué par Angabos (ou Gabgabos) qui est consommé par les Éthiopiens, mais le (ëf poussé après coup sur sa tête.9
8
Voir Enarrationes in psalmos (dans Corpus christianorum, XXXIX, Turnhout, 1956, p. 1014):
"quid est hoc, nisi quia adoratores diaboli corpus ipsius facti erant?**. ' Voir les références dans Annales d'Ethiopie, I (1955), p. 141.
LES FORMES DU PRÉDICAT EN ARABE ET LA THÉORIE DE LA PHRASE CHEZ LES ANCIENS GRAMMAIRIENS DAVID COHEN
En arabe, tout syntagme nominal ou verbal est susceptible en principe de former le terme dépendant (ou "déterminant") dans une relation prédicative. Cependant il est possible, du point de vue précisément de l'emploi prédicatif, de différencier les syntagmes en deuxlasses, celle des noms et celle des verbes. Cette dernière comprend les formes qui par elles-mêmes assument toujours la totalité de la relation, et sont donc toujours prédicatives. Les noms, dont une caractéristique en tant que classe, est fournie par leur aptitude à la combinaison avec la modalité de possession,1 peuvent être, eux, soit terme sujet soit terme prédicat de la relation. C'est-à-dire que leur emploi en l'une ou l'autre des fonctions est soumis à une condition nécessaire: la présence d'une autre forme assumant la fonction complémentaire. Le verbe est donc le seul syntagme susceptible de fournir à lui seul un énoncé complet. Mais par ailleurs, il ne peut fonctionner en tant que tel comme terme sujet dans le cadre d'une proposition unique. C'est qu'en fait, il pose lui-même par sa simple actualisation, pleinement et entièrement, la relation prédicative. Des formes comme katabtu 'j'ai écrit', yahrugu 'il sort, sortira' suffisent par elles-mêmes à constituer des assertions prédicatives finies. Cette autonomie prédicative du verbe n'est que la conséquence de la dualité morphématique fondamentale de toute forme verbale arabe, qui porte obligatoirement un indice de personne, c'est-à-dire un substitut anaphorique d'un autre terme implicite ou explicite de l'énoncé, katabtu par exemple se réfère par sa désinence suffixée -tu au locuteur, et lui réfère du même coup toutes les déterminations manifestées par la forme verbale. De la même façon yahrugu se réfère explicitement par les éléments préet post-fixés ya- ... -M, à un élément de la situation défini par ailleurs, extérieur aux protagonistes de l'acte de parole. L'autonomie prédicative de la forme verbale n'est donc qu'une apparence, et la subordination à une terme de référence, une réalité constante. Ceci est le point essentiel: la forme verbale, en tant que forme complexe, contient bien, en même temps que le morphème prédicatif, un morphème sujet; mais celui-ci, par son appartenance à la classe des substituts, implique la dépendance par rapport à un autre terme de 1
Voir André Martinet, Eléments de linguistique générale (Paris, 1967), p. 141
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l'énoncé. Il n'en est pas de même de la forme nominale qui peut constituer elle-même le terme de référence, c'est-à-dire le terme sujet réel, substitué ou non, dans la relation de prédication. Il en résulte que la prédication verbale est toujours hétérocatégorielle et manifeste une relation syntaxique dans laquelle une des catégories (le nom) apparaît toujours comme dominante, et l'autre (le verbe) comme dominée. La prédication nominale par contre est homocatégorielle et ne manifeste donc pas cette sorte de hiérarchie. On sait que la tradition grammaticale arabe fonde, non pas sur la nature du terme prédicatif, mais sur celle du premier terme de la phrase, la distinction entre les types de prédication. Elle reconnaît de façon générale une phrase comme verbale gumlatun fiUiyyatun) ou nominale (gumlatun ,ismiyyatun) selon que le prmier terme est ou n'est pas une forme verbale. Ainsi la phrase: nâma al-waladu 'l'enfant a dormi' est définie comme verbale parce qu'elle commence par le verbe nâma, tandis que al-waladu nâma est une phrase nominale au même titre par exemple que ar-ragulu martyun 'l'homme (est) malade' qui commence, comme elle, par une forme nominale, mais qui a en outre une forme nominale pour prédicat. Cette théorie caractéristique des tendances remarquablement formalisatrices de la méthode des grammairiens arabes a été dans l'ensemble, rejeté par les grammairiens occidentaux. Brockelmann2 et Reckendorf 3 après lui, ne voient dans la construction al-waladu nâma qu'une proposition verbale à ordre des termes inversé. Gaudefroy-Demombynes et Blachère4 montrent bien de leur côté que, dans la mesure où la théorie implique pour une phrase comme Zaydun yamûtu 'Zayd mourra', l'analyse proposée: "Zayd-sera-il mourra" qui n'est fondée sur aucune réalité linguistique, la conception traditionnelle ne peut pas être retenue. Il n'est cependant peut-être pas inutile d'essayer de discerner la part d'intuition linguistique qui peut motiver dans une certaine mesure une telle conception. Celle-ci apparaît comme constituée de deux partie, le mubtada' (bihi) ou 'incohatif" et le habar ou "attribut" ou encore "énonciatif". Un type particulier de ces propositions est celui qu'on décrit comme "à double face" (gumlatun ââtu waghaynï) et dans lequel à un "incohatif" nominal s'adjoint un "attribut" constitué lui-même par une proposition entière. Ainsi Zaydun g f f a et Zaydun gâ'a 'abuhu apparaissent comme des constructions superposables: incohatif' Zaydun Zaydun
"attribut" ëâ'a gâ'a 'abûhu
Il est bien évident que dans la seconde contraction, la relation entre Zaydun et gâ'a 'abûhu n'est pas celle d'un sujet à un prédicat verbal. La seule présence d'ime 1
Grundriss Vergleichenden Grammatik des semitischen Sprachen (Berlin 1908-1913), II, p. 171. Arabische Syntax (Heidelberg 1921), p. 367; mais voir la discussion dans Die syntaxische Verhältnisse des Arabischen (Leiden 1895-1898), p. 2 et p. 808 sq. La plupart des exemples cités ici sont puisés dans le premier de ces ouvrages. * Grammaire de l'arabe classique, 3ème éd. (Paris 1952), p. 387 et n. 1. 8
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DAVID COHEN
forme verbale dans une unité complexe ne suffit pas à lui en conférer les propriétés syntaxique, et en particulier celle d'entrer dans un rapport de subordination prédicative avec un terme nominal sujet. Les phrases Muhammadun 'arsalahu bi-l-hudâ 'Muhammad, Il l'a envoyé avec la Bonne Voie' ou Zaydun ¿Va Ulayhi bi-kitâbin 'On a apporté une lettre à Zayd (litt. Zayd, on est venu à lui avec une lettre)' ne diffèrent en rien dans leur construction globale, de phrases dont 1' "attribut" ne comporte aucune forme verbale, comme al-bagyu martcfuhu wahîmun 'la violence, son pâturage est malsain' ou Zaydun baytuhu wâsi'un 'Zayd, sa maison est spacieuse' ou simplement Hindun hasanatu-l-waghi 'Hind est belle de visage'. Selon l'analyse traditionnelle, dans chaque cas, on a affaire à une construction où 1' "incohatif" est constitué par une forme nominale et P'attribut" soit également par une forme nominale soit par un groupe de formes intégrées en une proposition particulière. La relation est alors entre tout le groupe en tant qu'il constitue une unité fonctionnelle et le nom "incohatif". La forme verbale intérieure à 1' "attribut" est, quant à elle, référée directement à un autre terme de la phrase, lequel est véritablement son sujet. Il y donc deux niveaux d'analyse: Zaydun î
"Incohatif"
gâ'a 'abûhu t î Pred. Sujet î "attribut"
al-bagyu î
"incohatif"
marta'uhu wahîmun î î Sujet Pred. î "attribut"
Mais du point de vue des fonctions syntaxiques, si au premier niveau de l'analyse, dans gâ'a 'abûhu ou martd'uhu wahîmun, on peut poser une véritable relation prédicative, en est-il de même, et sous quelle forme, au second niveau? Faut-il poser généralement une double équivalence "incohatif'-sujet, "attribut"-prédicat?6 En fait, P "incohatif" apparaît ici comme une explicitation par anticipation de la référence portée par un membre de la proposition attributive, le -hu de 'abûhu par exemple dans gâ'a 'abûhu. La construction syntaxique est donc exactement parallèle à celle de al-bagyu marta'uhu wahîmun où al-bagyu explicite également par anticipation le -hu de marta'uhu. Manifestement, ou ne peut parler de sujet dans cas, comme le fait Reckendorf par exemple, qui définit Zaydun comme un "isolierte Subjekt", que dans le sens logique du mot, c'est-à-dire de propos de l'énoncé. Le sujet grammatical ne peut avoir qu'une définition grammaticale : c'est le terme dominant, celui qui impose ses déterminations grammaticales au terme prédicatif dominé. En est-il ainsi dans le cas de Zaydun? En fait, on peut, en gardant Zaydun comme "incohatif", faire varier indépendamment l'attribut. Zaydun rcCaynâ 'abâhu 'Zayd, nous avons vu son père', Zaydun sallamnâ l alayhi 'Zayd, nous Pavons salué' etc. La seule constante en relation avec Zaydun demeure la forme pronominale substitutive, mais celle-ci ne constitue pas elle-même, 5
Comme l'a montré le P. H. Fleisch dans Mélanges Louis Massignon (Damas, 1957), II, p. 154-5, la tradition grammaticale arabe n'a pas su dégager la notion de sujet grammatical, et elle a fondé l'analyse soit sur une base sémantique pour aboutir à la notion d'agent, soit sur une base purement positionnelle pour aboutir à la notion d'"incohatif ".
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dans les exemples cités ici, un élément dominant, mais une simple expansion de de 1' "attribut" dont la fonction est elle-même déterminée par un autre élément dominant. Dans az-zâniyatu lâ yunkihuhâ 'illâ zânin "La fornicatrice, ne l'épousera qu'un fornicateur" (Coran 24, 3), le substitut est complément direct du verbe; dans 'al-qawsu fthâ watarun 'L'arc possède (m. à m. "en lui) une corde' (Kâmil 216, 5), il est complément prépositionnel. En fait, l'ensemble se présente comme une construction dont l'un des termes apparaît simultanément sous deux formes dissociées, l'une portant la valeur lexicale, l'autre remplissant la fonction syntaxique. Cette dernière forme est un substitut pronominal dont le seul rôle est de représentation générale de la classe à laquelle appartient le terme substitué, tandis que celui-ci, détaché de l'ensemble de la construction apparaît proprement comme un exposant sémantique, le signifié référentiel, sans aucune sorte de fonction grammaticale. La raison de cette dissociation est claire: c'est la mise en valeur d'un des termes de l'énoncé, lequel se trouve ainsi érigé en exposant général de la phrase. Par là même il apparaît comme neutre syntaxiquement par rapport aux autres termes de la phrase. Aussi revêt-il le plus souvent, quelle que soit la fonction de son substitut dans la phrase, la forme du cas sujet qui est aussi le cas proprement "nominatif". C'est en fonction d'une telle analyse qu'on peut apercevoir l'analogie sous-jacente à la théorie des grammairiens arabes opposant la proposition gâ'a Zaydun comme verbale à une proposition qui serait nominale Zaydun gâ'a. En effet si le substitut fonctionnel dont il vient d'être question peut avoir des fonctions de complément dans la partie de la phrase que les grammairiens arabes appellent "attribut", il peut avoir également une fonction de sujet, par exemple dans Zaydun huwa maritfun. Or dans une forme verbale, c'est la marque personnelle, obligatoirement présente qui remplit la fonction de sujet. Lorsqu'elle est précédée d'un autre nom auquel se réfère cette marque, celle-ci apparaît comme le substitut fonctionnel, et le nom comme l'exposant sémantique dans la phrase complexe. Le schéma structural peut sembler rigoureusement parallèle, ainsi que le montrent les commutations suivantes: tfarabta Zaydan 'tu as frappé Zayd'
l 1 Zaydun ô au contact des emphatiques y compris r, après les vélaires: g, h, après hamza venant de q: bô4 'pondre', rôd 'vouloir', ?ôb 'viser (avec un arme à feu)'; gôb 'être absent', hôlaf ( h ô l â f ) 'transgresser (une prescription)'; 2 '0/ 'dire', 'ôm 'se mettre debout'. Mais les pharyngales et les glottales n'ont pas d'effet: hël 'état', /¡/w^/'j'ai fini', byen(ar > byenfor' il garde' ; par ailleurs : maswôr > mwivvôr'promenade'. Cette voyelle a, au contact des articulations de la région dentale et prépalatale, subit facilement aussi une autre réalisation: on a alors un a entre a et e, ou presque e; mais la notation en est bien plus difficile à effectuer et à reproduire en typographie. Le système de pause Les voyelles brèves sont soumises au régime de la pause. On pourra comparer ce système à celui de Kfar Çghâb (BEOD, XVIII, p. 96-97) et à celui de Bismizzin du caza voisin du Koûra (Michel Jiha, Der arabische Dialekt von BiSmizzïn, Beyrouth, 1964, p. 120, § 3). J'ai dégagé ce système en étudiant la prononciation enregistrée sur la bande du magnétophone et ai complété avec des données reçues de l'informateur. Celui-ci ignorait totalement qu'il observait la pause dans son langage. D'ailleurs chaque fois que j'ai eu à relever des usages de pause, il en a toujours été ainsi: les usagers les pratiquent mécaniquement, inconsciemment, et manifestent de l'étonnement, quand on les leur fait remarquer. A Zgharta les voyelles brèves sont soumises au régime de la pause. Il faut alors distinguer les syllabes finales ouvertes et les syllabes finales fermées. (1) En syllabe finale ouverte. Comme à Kfar Çghâb, -a final est traité différemment, selon son origine: -a venant du tâ' marbûfa était passé à -i en contexte; cet -i devient ç (très ouvert) Entre parenthèses est donnée ici et plus loin la forme de pause.
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H. FLEISCH
à la pause: kalbi > kalbç 'une chienne'. Ce traitement de -i à la pause est appliqué également à tous les anciens -i: 'mon chien' se dit: kalbi, à la pause: kalbç; la distinction sémantique se fait par le contexte ou la situation. Pour le nisba: badwi, à la pause: badwç. -à ancien Çalif maqfùra) ou 'alif mamdùda réduit à -à sont restés -v en contexte; à la pause cet -a devient -â ou même e au contact d'une dentale ou d'une prépalatale: hawa 'vent' > hawâ, rza^na 'nous sommes revenus' > ria'ne, sama 'ciel' > samâ3. Par expressivité on peut aussi avoir -e, ainsi: sawe 'ensemble' (comme dans le texte transcrit). Mais, quand la consonne qui précède immédiatement la voyelle finale est l'une de celles qui font passer â ko, il n'est plus question d'origine, le traitement est uniforme : -a (> -â), resté en contexte, devient -Q à la pause: bâffâ 'dehors' > bàfro, hâ4rà 'verte' > hàdfç (par lapsus, il fut prononcé hàdra). -y > -Q (très ouvert): hënu 'il l'a injurié' ou 'ils ont injurié', à la pause: hëriQ-, l ëunu 'il l'a aidé "ou" ils ont aidé', à la pause: â (ou e): kamas (kamàs) 'il a saisi', nakaz (nakâz) 'il a piqué', nataf (natef)'il a plumé (une volaille)', nafab (nat'àb) 'nous sommes fatigués „ 'aftah Çafteh) 'j'ouvre'. Mais au contact des emphatiques et de r, â passe à q à la pause 4 : 'âbàdÇâbçd) byéb&4 (bye'bQçl) 'toucher (de l'argent)', mafâ' (mare') byemrâ' (byemrç') 'passer', saêâf (saSor) 'arbres' (collectif). i et u passés à a en syllabe fermée finale en contexte, reparaissent à la pause. 9 > w, byèkal (byëkul) 'il mange', bye'tal (bye'tul) 'il tue', byekmaS (byekmuS) 'il saisit'; avec réalisation de a en o: byenfor (byenfur) 'il garde', byedrob (byedfub) 'il frappe'. a > i: fôhan (fôhin) 'malade', wëhad(wëhid) 'un', cô'alÇô'il) 'sage', bi'âyyaf (bi'âyyif) 'il appelle', biffôlaf (bihôlif) 'transgresser (une prescription)'. La pause provoque un allongement de la voyelle brève. Celle-ci devient habituellement une voyelle moyenne; cette quantité a été indiquée par le petit trait inférieur, quand la typographie le permettait. Une vraie voyelle longue peut se rencontrer, mais par expressivité, sous l'effet de l'état affectif. Remarques au sujet des verbes (1) Les verbes à accompli fa1 al, qui ne rentraient pas dans la catégorie dite des verbes à "laryngale", ont donné pour l'inaccompli : byefal (byef'ul). Il en a été ainsi du moins dans tous les verbes de ce genre que j'ai pu examiner. Ce type semble bien avoir acquis de la généralité. (2) Pour les verbes à 3 e cons. radicale y, le parler introduit une distinction nette dans * La formule de souhait de bienvenue, dans les salutations, a ses voyelles finales traitées comme -â
ancien: 'Ma y-sahla.
* Il doit en être ainsi après les vélaires g et h et hamza venant de q, mais je n'en ai pas d'exemple dans mon matériel.
UN TEXTE ARABE, DIALECTAL, DE ZGHARTA (LIBAN NORD)
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la conjugaison de ces verbes, à savoir une opposition fa'al/fa'el: sawa(-â) bye$wi(-ç) 'rôtir', nasi(-ç) byensa(-e) 'oublier', à côté d'un petit nombre de verbes comme maSi(-ç) byemSi(-ç) 'marcher'. Tripoli conserve aussi cette opposition pour ces verbes à 3e radicale faible (el-Hajjé, p. 66-68), de même Sîr Çinniyyé (Maronites), Beït Mellât, (d'après mes enquêtes); mais non Kfar Çghâb (BEOD, XVIII, p. 105), ni Bismizzïn (M. Jiha, p. 140, § 21), lesquels font une unification comme dans le Centre-Nord. Le texte de Zgharta: muSwôf 1an-natfr ba'd 'd-dah'r tamêm si 'anni hlu${ gade, mâ Vît 'alla l-bëb bido" rah3t ta 'afteh, ma sma't 'alla wêhad bi'3yyi(, man bârrp: sû! ba'dak (am tëkul, fânnûs (ânnûs wô-(ânnuwwas?5 ftaht al-bëb-deh,6 (aie* rfî'i l-badwq: wlô! 'oltallo, 'addâs ?âr-rna ma safnêk! ma cadna sma'na'annak si, wân kant? w3n kant'mhabbâ? 'M! man hâk s'ait cannç wâUâ $âr-li zam3 ctSn çôhin, zëini bal-'âwwâl ras3h, w-ba'dên sa' 'â( la ?âdrç, w-m5 'edfiyyi 'atnaffes, wu-mbërah 'om't mnalfarsç; mà catt fiyyi fi' si 'abaden. bâ'â 'oit hallâ' manpih f3b {annûs, wu-mnacmallna si maswôr sawe, $3b n-nah'r, hâk mansamm alhawâ, w-manSûf natfi wiiz 'âUd, Sii bat'ùl? — îayyib, manrùh w-barke7 t'abt b-hal-muswôr — là wa-lau, su nahna lah narkud8 mnamSi ha$li 1an'ûd,9 w-bass nafâb mna'od-3lna10 tahit Si sazfâ bal-fay* — mnih, w-Sû 'aulëk? mnëhad macne si bifut1 $âd? 'addannu11fi'fôfir — btëhud, hôd, bass 'azêal-li swây, yerham mautëk. nzalt 'ana vfl-badwi 'an-nah'r, w-dallaina haunik Si sël 't3n, mâ l'ina u-lë *a\ihdd > *a/ihD
idd > > (Gd Atlas oriental) ahd (Ahaggar) *ihD > >
idd (Kabylie)
iD (pays chleuh; sud du Moyen Atlas)
p. 166) et au chleuh aD "presser, abaisser"; cf. imz, irf, etc. qui sont dans le Maroc central les noms verbaux de am? 'prendre', arf 'griller', etc. Mais le rapprochement n'est pas satisfaisant pour le sens, à moins qu'on ne considère add (aD) lui-même comme un ancien doublet de bdd (bD) 'se tenir debout' : pour la correspondance b/a, v. ci-dessus, et pour l'évolution sémantique, cf. l'indo-européen step-, stemp-, etc. (ail. stampfen 'presser avec le pied') dont le rapport avec stâ- 'se tenir debout' est possible (J. Pokorny, IEW, pp. 1011-1012) ou le latin stô 'se tenir debout' et instô 'être debout sur; presser*. 84 Seule au contraire la réalisation des deux dentales comme une occlusive unique, tendue, est attestée pour tiDi et ses variantes, peut-être parce que la présence d'une voyelle finale influe sur le groupement des consonnes. a5 V. plus haut. M Le P. de Foucauld, ouvr. cité, II, p. 508. Il ne peut s'agir de l'arabe hêt 'fil' : le touareg ahaggar aurait normalement conservé la fricative vélaire et l'emphase. " Autres exemples dans W. Vycichl, Der Umlaut in den Berbersprachen Nordafrikas, WZKM, 52 (1955), pp. 304-325. Je ne sais si la voyelle de idd s'explique par l'inflexion, mais la présence d'une laryngale dans ahd a pu favoriser le timbre a. 88 V. Ch. Pellat, Les emprunts arabes dans le parler ahaggar, Etudes d'Orientalisme dédiées à la mémoire de Lévi-Provençal, 1962, pp. 247-248.
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LIONEL OALAND
Etude sémantique: A l'origine, le nom idd a dû avoir un sens assez général ("ce qui est debout") pour se prêter à des emplois divers. Aussi le voit-on désigner en kabyle "le muscle" ou "le tendon". 39 Mais c'est surtout dans le vocabulaire de la laine qu'il devait s'imposer et survivre, libéré du verbe bdd. L'occasion lui en fut donnée, comme à stâmen, par le tissage. Il est vrai que le filage, lui aussi, oppose la chaine à la trame: le fuseau à chaîne tire de tout son poids sur le fil, tandis que le fuseau à trame peut prendre une légère inclinaison si son extrémité repose sur le sol ou sur une assiette. Mais la tenue du fil n'en est pas gravement affectée et, tout comme le fuseau à chaîne (tiédit), le fuseau à trame (i?dO reste essentiellement un "poids" tournant.40 Par là se trouve confirmée l'opinion soutenue plus haut à propos de stâmen : c'est l'agencement du métier de haute lice qui rend pertinente la verticalité du fil de chaîne et qui justifie l'appellation idd. Mais ce nom a subi le même glissement de sens que stâmen et pour les mêmes raisons : la préparation de la chaîne exige des soins particuliers pendant le filage et dès le choix de la laine, qui n'est pas la laine de trame, idd et ses variantes peuvent donc désigner la "chaîne" avant même qu'elle soit montée sur les ensouples: tfuh tBvi ifGagn, trn(a) idd, fuhnt adgrnt a?T qa?r), le k grec (KàXanoç > qalam), le q syriaque (qanfirä > qin{är) sont rendus par qâf ce qui suppose que cette lettre répondait à une sourde. Les emprunts faits à l'arabe ne seraient pas moins à étudier. En feuilletant le répertoire des emprunts de Lokotsch, on a l'impression que les qâf sont en général rendus par k et rarement par g (par exemple qâlib qui a donné en espagnol gálibo "modèle de navire" mais aussi le vieil espagnol calibo, plus tard calibre "calibre").38 Cela devrait être repris méthodiquement et en tenant le plus grand compte des lieux et des temps.39 Le travail limité dans son ampleur que j'ai accompli me semble pourtant déjà montrer que les déductions de J. Cantineau sont à réviser. Si sa thèse était juste, il paraît impossible qu'on n'eût trouvé que si peu de transcriptions de mots arabes avec q rendu par une sonore pendant le millénaire et demi qui a précédé l'Islam et dans les débuts de l'Empire musulman. La situation semble avoir déjà été proche de celle d'aujourd'hui en ce sens que l'ancien q sémitique était tantôt sourd, tantôt sonore selon les dialectes. Si nous nous fions aux proportions indiquées par mes dépouillements, on serait même amené à penser que la réalisation sonore était moins répandue que de nos jours, car enfin la vie sédentaire occupait moins de place relative dans le monde arabe d'alors que dans celui d'aujourd'hui. La prédominance de la transcription du q par une sourde pourrait suggérer que des tribus pastorales, elles aussi, avant l'Islam, prononçaient ainsi, que la prononciation en g n'était pas aussi généralement un trait des nomades qu'actuellement. L'attestation la plus sûre que cependant certaines tribus avaient déjà ce trait est le Zadagatta de la table de Peutinger en Arabie Pétrée dans la seconde moitié du IVème siècle. Sauf erreur de copiste, le g dans ce nom de forme araméenne ne me paraît pouvoir s'expliquer que par une influence du dialecte arabe local. L'objection que les transcriptions étudiées obéiraient à des règles d'orthographe traditionnelles, objection que me fait par lettre C. Rabin me paraît difficile à retenir malgré l'aisance avec laquelle elle permettrait de résoudre des problèmes difficiles. " W. Eichner, "Die Nachrichten über den Islam bei den Byzantinern" (Der Islam, 23,1936,133-162). Toutes les transcriptions citées de mots arabes qui contiennent un käf le rendent par kappa. Il s'agit d'auteurs du 12ème au 14ème siècle. De même, en feuilletant les textes latins médiévaux sur l'Islam cités par E. Cernili, Il "Libro della Scala" e la questione delle fonti arabo-spagnole della Divina Commedia (Citta del Vaticano, 1949) ( = Studi e Testi, 150), il semble bien que la transcription de k par eh soit rare. A l'inverse c'est q qui est parfois rendu par ch. Mais je n'ai pas fait de dépouillement systématique. 88 K. Lokotsch, Etymologisches Wörterbuch der europäischen... Wörter orientalischen Ursprungs (Heidelberg, Winter, 1927), p. 83, n° 1030; J. Coraminas, Diccionario critico etimológico de la lengua castellana, I (Bern, Francke, 1954), p. 595. 3Î Cf. par exemple E. K. Neuvonen, Los arabismos del español en el siglo XIII (Helsinki, 1941) (= Studia Orientalia, X, 1), p. 288-9.
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MAXIME R O D I N S O N
L'arabe n'était pas alors une langue écrite pour les Grecs et les Latins qui n'avaient aucun accès aux graffiti thamoudéens, safaltiques ou lihyanites. Ils ont transcrit les noms arabes d'après leur impression auditive. Les sources de Ptolémée devaient être, directement ou indirectement, des caravaniers ou des marins arabes, ou encore des commerçants grecs comme l'auteur anonyme du Périple de la Mer Erythrée qui rendaient tant bien que mal ce qu'ils avaient entendu. De même les sources ultimes d'Ouranios, de Glaukos, du roi Juba et des autres auteurs que compilèrent Pline ou Etienne de Byzance. Certes, parmi ces multiples informateurs arabes auxquels remontent en dernière analyse les transcriptions préservées, les diverses composantes de la population de l'Arabie devaient être inégalement réparties. Les originaires des ports et des cités commerçantes devaient dominer. Mais il serait extraordinaire que les nomades qui formaient certainement une bonne part des contingents militaires (équités Thamudeni, dromedarii, etc) en contact direct avec les Romains, dont les marchands traversaient le territoire, avec qui ils commerçaient n'aient pas été représentés dans une proportion appréciable. On peut donc poser que le q arabe était réalisé anciennement, le plus généralement, comme une sourde. Des réalisations sonores pourtant devaient exister dans certaines tribus. Elles se sont étendues plus tard à une très grande partie du monde nomade. Il se pourrait que cette extension ne se soit produite qu'après les conquêtes musulmanes. L'opposition au k dans les transcriptions pose des problèmes difficiles que je ne puis qu'effleurer ici. On sait que très anciennement, à l'époque où les Grecs empruntèrent l'alphabet sémitique, vers 900 avant J.-C., ils adoptèrent le kaph sémitique pour rendre leur occlusive dorsale sourde. C'est le signe kappa. En regard, le qôph donna le koppa qui servit à rendre k en particulier devant les voyelles postérieures, u, o, distinction qui correspond à la différence de point d'articulation en sémitique.40 Pourtant, peu de siècles après ces adaptations, les Grecs rendent en général le k hébréo-phénicien, araméen, akkadien, non par kappa, mais par l'aspirée khi de même que, nous l'avons vu, le k arabe. Cela correspond sans doute, ainsi que l'a indiqué A. Martinet, au fait que ce phonème sémitique était prononcé (désormais?) à glotte ouverte.41 En opposition le q prononcé à glotte fermée était rendu par kappa. L'oppo40
Cf. G. Bergsträsser, Hebräische Grammatik, I. Teil (Leipzig, F. C. W. Vogel, 1918), p. 42, § 6 p; J. G. Février, Histoire de l'écriture* (Paris, Payot, 1959), p. 392 s. 41 Cf. G. Bergsträsser, ibd., p. 38 s., § 6 i. Pour l'akkadien, cf. R. Labat, Comptes rendus du G.L.E.C.S. t. 4,1945-8, p. 10 s.; A. Martinet, ibd., p. 12. Pour l'hébreu, cf. A. Sperber, Hebrew basedupon Greek and Latin translitérations (Hebrew Union College Animal, 12-13, 1937-8, p. 103-274), p. 130 s. Pour le phénicien, cf. J. Friedrich, Phönizisch-punische Grammatik (Roma, Pontificium Institutum Biblicum, 1951), § 37, p. 17 qui donne aussi des exemples araméens. Que le fait n'ait pas été général en araméen, cela nous est montré au moins par l'exemple célèbre de KTJCP&Ç = IléTpoç, qui est évidemment l'araméen kêphâ. Il est pourtant curieux que le christo-palestinien retranscrive Qyps. La prédominance de la correspondance qjkappa confirmerait par ailleurs l'interprétation du nom de Caïphe Kaïàcpaç par qayyâpâ selon Delitzch, Schürer, Derenbourg, etc, se fondant sur le grand prêtre 'Elyô'énay bén haq-qayyâ(y)p de la Mishna (Parah, III 5) contre ceux qui y voient un doublet de Kr|(p6ç ou encore d'autres mots en k. Dans ce cas, il s'agirait encore peut-être d'un mot arabe aramaïsé à ajouter aux exemples cités çi-deçsus, On ne voit guère d'autre étymologie en effet que celle que suggère G.-H.
SUR LA PRONONCIATION ANCIENNE DU qäf ARABE
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sition sémitique entre "emphatique" et sourde non emphatique était transposée en une opposition entre occlusives sourdes non aspirée et aspirée du fait que la non-emphatique était prononcée à glotte ouverte comme l'aspirée grecque. L'évolution phonétique grecque faisait bientôt de cette dernière opposition une opposition d'occlusive à spirante. En corrélation, il faut noter la transcription fréquente de ff par %. Je laisse à d'autres le soin d'expliquer pourquoi la transcription de k par % s'est maintenue si longtemps apparemment après la transformation du phonème grec d'occlusif en spirant. Quelques siècles après l'hégire, il semble que l'impression auditive produite par l'opposition q\k ne soit plus notée ou soit notée d'une autre façon, du moins d'après les minces indications retenues ci-dessus. Mais ce n'était plus là l'objet de mon travail et je n'ai pas voulu pousser l'enquête sur ce point ici. Il semble vraisemblable que le fait (s'il est vérifié) soit dû à l'évolution de la phonétique grecque plus qu'à celle de la phonétique arabe. Je voudrais souligner en conclusion une règle de méthode qui se dégageait, je crois, de l'enseignement de Marcel Cohen. Tout raisonnement théorique, si solidement construit qu'il paraisse, doit tenir compte du garde-fou des faits empiriquement constatés. L'exactitude des calculs de Leverrier ne fut établie que quand la planète se trouva présente dans la visée du télescope.
Dalman, Aramäisch-neuhebräisches Handwörterbuch* (Göttingen, E. Pfeiffer, 1938), p. 377 a (Wahrsager?), c'est-à-dire par l'arabe qffif (=*qayyäf) "devin, spécialement par l'étude des traces et signes extérieurs" (cf. D. B. Macdonald, art. Ißyäfa dans Encyclopédie de l'Islamt. II),
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Le langage des femmes dans la société arabe est comme dans les autres sociétés en relation avec le genre d'occupation du groupement humain où il est observé, ainsi qu'avec la nature des contacts entre les locuteurs des deux sexes. Il apparaît avec plus de netteté dans les villes que dans les communautés rurales, ou bédouines, les contacts masculins et féminins étant plus nombreux et plus prolongés dans ces deux derniers groupes sociaux. Les locuteurs n'ont pas conscience de cette différence bien qu'aucun homme ne s'avisera d'employer le langage des femmes, la suprême injure dans cette société étant pour un homme de paraître efféminé;1 seuls les domestiques, hommes, dans les grandes familles bourgeoises ont un langage efféminé.2 Dans les poésies amoureuses et mystiques, les motifs pudiques et symboliques ordinairement mis en avant, ne suffisent pas à expliquer l'emploi complexe de la catégorie du genre,3 Les significations que cet emploi actualise, dépassent le cadre d'une analyse philologique,4 il s'agit et "de la situation économique et morale de la femme", 6 et d'une contrainte sociale pesante sur les éléments d'un type particulier ou marginal que sont les poètes et les mystiques, celle la même qui pèse sur les femmes.8 Si le droit musulman a réservé une place de choix aux droits, de la femme, ces dispositions ont de très bonne heure, été rognées, "puis détournées de leur but primitif" voire violées.7 Dans une société asservie aux mythes et à l'élément mâle, quand, la femme citadine 1
l'expression klâm neswâni "langage efféminé" existe; celle de: klâm mrâwi a été relevée par W. Marçais, Glossaire de Takruna (Paris, 1968), VII, 3799. 2 Ils vivent en contact étroit avec les femmes et ne vont pas à lécole. 8 Aucun nom de femmes ne figure dans le Coran à l'exception de celui de la vierge Marie; Voir dans Institut d'Etudes Orientales, XXI, 209, l'art de W. Marçais", la femme dans les Milles et une nuits". * Sur l'instabilité du genre en arabe voir Traite de philologie de H. Fleish, I., (Beyrouth, 1966), 311338, ainsi que l'abondante bibliographie à laquelle il faut ajouter celle de Blachère, Grammaire de l'arabe classique, Paris 1952. * B.S.L., 1956, art. de Martinet, le genre féminin en Indo-européen. * Elle peut-être aisément dégagée du travail de L. Milliot; Etude sur la condition de la femme arabe au Magreb (Paris, 1909). 7 La conclusion du travail de Milliot est confirmé par les recherches juridiques comparatives les plus modernes.
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qui entretient avec l'homme des relations que les sociologues ont qualifiés à juste titre de "monstrueuses", rencontre-t-elle l'homme? Jamais! ni à table où les mets sont servis séparémment8 ni dans les activités journalières, ni dans les activités intimes qui baignent dans ce même climat. La majorité d'entre elles ont vécues à l'ombre d'une entité qui a nom, autorité, n'apportant rien de positif à la femme qui ne se construit et n'acquiert une espèce de majorité sociale quà partir de la 1ère maternité à condition que cette dernière ait été menée à bonne fin.9 Le sort des esclaves très cultivées de la société kairouannaise à l'âge d'or de la civilisation arabe à qui l'on apprenait chants vocaux et instrumentaux poésie et autres arts pour les réceptions dans les grandes familles ou les femmes calligraphes de l'andalousie médiévale qui avaient la charge d'éduquer les jeunes seigneurs était-il plus enviable?10 C'est le langage masculin qui a servi de norme aux Arabes lorsqu'ils ont bati la science de leur langage ils l'ont dit explicitement. Qu'ont-ils trouvé dans le langage féminin de spécifiquement gênant? La mutation physiologique qui fait de la femme d'un âge certain, "une vieille femme" dans cette société, lui apporte en compensation, un contact plus direct avec les hommes, car désormais elle est considérée "comme un homme"; elle peut se livrer aux obligations culturelles, prendre part au pèlerinage, elle peut surtout converser avec les hommes. A quel moment l'enfant mâle abandonne-t-il le langage de sa mère ou de sa nourrice pour apprendre le langage masculin? cet événement coïncide avec son entrée à l'école coranique où il apprendra globalement et mémoriellement à lire à compter à connaître sa morale et sa religion et ceci au moyen des instruments les plus rudimentaires, une planche de bois et un roseau11 fendu trempée dans une encre à base de matières fécales d'animaux brûlés et séchées et au contact d'un maître.12 A partir de ce moment il est complètement pris en charge par son père qui l'inscrit à l'école, surveille son travail, corrige son parler et le soustrait de plus en plus à la présence féminine. Mais le jeune garçon sert encore à transmettre les messages entre hommes et femmes dans les circonstances au rythme desquelles il ne faut pas l'oublier vivent les tuni8
D'une façon constante à Djerba musulman, d'une façon épisodique dans les villages du Sahel, et régulière ces même villages en présence de l'invité mâle ou étranger. • Une progéniture masculine lui assure encore un plus grand prestige; dans l'Andalousie médiévale, "la femme ayant donné le jour à un fils" omm walad jouit d'avantages spéciaux. 10 Voir H. H. eabd 'al Wahhab, Al 'aMahiràt 'attunusiyyât (Tunis, 1353) (H). 11 En Andalousie l'encre était à base de laine brûlée, Lévi Provençal, Histoire de l'Espagne Musulmane (Paris, 1950), 1,149, voir le rituel de cet enseignement dans Etudes d'Orientalismes (Paris, 1962), 2 Vol., art. de Paye. 12 Voir M. Cohen, La grande invention de l'écriture et son évolution (Paris, 1958), 72, 325, 339 (civilisation grecque, libyco- berbère et égyptienne) dans cette dernière cet instrument est utilisé par les calligraphes égyptiens dans les cours et les écoles de calligraphie de nos jours. Ibn JJaldun avait attiré l'attention sur cet art égyptien Muqaddima, De Slane, trad. p. 392.
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siennes: mariage, circoncision; fêtes religieuses, et au cours desquelles le mari se voit littéralement enlever son épouse (les festivités familiales ont lieu soit après la récolte pour des raisons économiques, soit en été comme le mariage dans la société musulmane de Djerba pour des raisons inhérentes aux rites de cette institution.) Lorsque le garçon grandira cette fonction sera assumée par des noirs ou par une vieille femme (cela se place à la quinzième année environ, d'ailleurs il refuse désormais d'entrer en contact linguistique avec des locuteurs du sexe opposé). A cette époque il a en général depuis très longtemps appris le Coran par cœur13 ce lui confère une sorte de majorité morale, et si c'est un bon élément il aura déjà disparu depuis ce moment de la société féminine pour aller vivre en tàlab (ce qui signifie en "mendiant de la science" dans une ville où il n'est en contact qu'avec des camarades du sexe masculin, soit dans une famille, soit dans une zaouia; tout cela était vrai il y a encore quelques années. Actuellement le discrédit jeté sur cet enseignement traditionnel et la dévalorisation d'une culture aboutissent à bien des licences et à des faits qui peuvent paraître à peine croyables même à des esprits ouverts, ainsi le discours de clôture du jeûne de Ramadan, a été prononcé en 1964, par un ancien potentat enseignant, bourgeois et savant, au théâtre municipal de Tunis, c'est à dire dans un lieu de réjouissances profanes sinon licencieuses, en présence d'un public masculin et féminin bien entendu!14 Toute réunion de ce genre peut conduire à un nivellement des langages des deux sexes. En attendant, le résultat de cet ensemble de circonstances aboutit à un langage masculin différent du langage féminin, et par voie de conséquense à un langage féminin à la fois plus innovateur puisqu'il n'est soumis à aucune contrainte linguistique et plus conservateur pour des raisons d'organisation sociale. D'une manière plus concrète il favorise des observations sur le langage entre hommes et entre femmes : voici deux exemples pris dans la société masculine, celui d'un adulte originaire de Djerba, de parents musulmans djerbiens; le père corrigeait constamment un emploi de la 1ère personne de l'innacompli, employé couramment par l'enfant à l'imitation du langage maternel; celui d'un étudiant tunisien, originaire d'un village du Sahel possédant dans son parler une particularité dialectale, qui au 18
II arrive que dans des familles un garçon soit destiné au kuttâb, jusqu'à ce qu'il ait appris le Coran par cœur, on dit; ommu tus du lal kuttâb ce qui introduit dans ce milieu des enfants d'âge très divers; cette promiscuité et l'écart d'âge parfois considérable entre les élèves favorise pour les plus jeunes, un apprentissage sexuel parfois précoce. Quelques filles vont au kuttâb surtout dans les campagnes, mais quittent cet établissement très rapidement (à huit ans environ) ; en Basse Egypte les petites filles mutilées restent au kuttâb jusqu'à l'âge de 14 à 15 ans et cela surtout hors des villes; l'apprentissage du Livre Sacré constituant pour ces diminuées physiques un métier (lectures pour les morts). Voir Etudes d'orientalisme (Paris, 1962), 2 vol, l'art, de Paye, "Physionomie de l'enseignement marocain", contenant une abondante bibliographie et dans Encyclopaedia of Religion and Ethics, vol. V, p. 204, l'art, éducation (muslim) concernant les filles, de Goldziher. Voir dans la Muqaddima d'Ibn Haldoun trad. p. 286, 287, 288, l'opinion du sociologue concernant la façon plus soignée que partout ailleurs d'étudier en Ifriqiya le Coran et son apprentissage repris à l'âge adulte, indication qui n'est peut-être pas sans rapport avec le fait que "les habitants de ce pays ne possèdent pas bien la langue arabe". 14 Cette année il a eut lieu dans une salle de cinéma.
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bout de quelques années de faculté à Paris et en contact de compatriotes citadins (tunisois) s'est rallié à cette koïné tunisoise qui règne, au point que des étudiants de "l'intérieur" se disent presque toujours de la capitale, (il m'a fallu un an pour m'apercevoir qu'un étudiant que je cotoyais fréquemment n'était pas de Tunis mais du Kef; comme si tout langage différent du tunisois était synonyme de langage défectueux ce complexe n'existe pas chez les femmes; l'origine du chef de l'état actuel, celle de son poète, et de la majorité de son équipe politique n'a pas modifié cette préférence pour le parler de la 3â$mâ "capitale". Donc les hommes corrigent les hommes; les femmes qui font entre elles le même genre d'observation n'ont pas les préoccupations puristes que leurs congénères du sexe opposé, elles auraient tendances à apprécier, voire à trouver agréable tout autre langage quel que soit le degré d'intercompréhension auquel elles parviennent, elles sont plus tolérantes. Il serait intéressant de savoir comment les femmes caractérisent le langage masculin. On croit en général que le langage des femmes est plus conservateur parce qu 'elles ont moins de contact avec les hommes et l'extérieur, mais le fait que leur observation du langage masculin est dépouillée de toute critique parce qu'elles privilégient l'homme, les rend également plus attentives aux nouveautés.16 Mais il est temps de préciser en quoi consiste cette différence : 1. Le parler féminin est d'un débit plus abondant, d'un rythme plus rapide, d'une intonation plus mélodieuse, d'un vocabulaire plus imagé, plus savoureux que celui des hommes (observations qui n'ont aucun caractère scientifique); il est rempli d'exclamations provoquées par la frayeur, l'angoisse, la femme évoquera à ce propos sa sœur, sa mère, son saint ou sa propre douleur), rempli aussi d'injures (chez les femmes du peuple) mais à tous les niveaux sociaux le langage féminin s'accompagne de gestes parfois théâtraux, de mimiques nombreuses; ce sont ces traits qui sont empruntés par les hommes lorsqu'ils désirent l'imiter dans un but caritatif; car autrement l'homme croirait déchoir; pour marquer son effroi ou son étonnement il invoquera plutôt Dieu. 2. D'une façon plus précise elle consiste chez les femmes citadines, en une diphtongaison généralisée en une abondante désemphatisation: ex. fàq "étage" chez les hommes et tâq chez les femmes, et un emploi plus fréquent des diminutifs et des hypocoristiques,des proverbes et des brocards et ceci quel que soit le niveau social des locuteurs. L'emploi des sous-entendus existe d'homme à femme et chez les locuteurs du même sexe, jamais de femme à homme. 3. Il serait intéressant d'observer le sort réservé aux mots empruntés chez les deux catégories de locuteurs, ainsi que les deux syntaxes. 4. Enfin le parler féminin exposé à la surveillance masculine à la curiosité enfantine, ls M. Cohen nous a cité l'exemple de cette paysanne de Fressines très peu instruite et disant tout naturellement: "les près sont verts, les pluies en sont la cause", Cinquante années de recherches (Paris, 1955), p. 325.
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on à celle des adolescentes ainsi qu'à la malveillance des étrangers est riche en langages euphémistiques et secrets18 sur lesquels il va sans dire il est très difficile d'avoir des renseignements précis. Dans ce milieu où la solidarité des sexes est d'une extrême force, une femme prévient par des moyens variés allant de l'allusion à "l'altération expresse "et expressive, sa consoeur d'un danger ou d'une aubaine. Les événements tabous sont soustraits aux enfants par ces mêmes procédés, enfin lorsqu'une matrone veut parler librement devant des adolescentes elle utilise un charabia parfaitement arabe mais incompréhensible, et sans aucun rapport avec la conversation qui le précède immédiatement, lesquelles adolescentes comprennent alors, qu'elles doivent faire place nette et partent confuses et intriguées ; elles ne perceront le mystère de ce langage que quelques années plus tard, lorsque mariées, à leur tour, elles seront admises dans ces cercles; mais ici encore l'initiation n'est pas immédiate (telle jeune mariée reste songeuse devant une conversation qu'elle n'entend pas), elle se fait progressivement ou à la faveur d'une indiscrétion. Dans la société tunisienne qui est une mosaïque de musulmans, de juifs de chrétiens (français, maltais, italiens, espagnols, grecs) je n'ai observé que la société judéomusulmane; la société juive ne connait pas la différence 2., elle fait un usage beaucoup plus diversifié et beaucoup plus abondant de la différence 4. ce qui inciterait à croire que ses préoccupations vis à vis de ses anciens protecteurs avait un caractère permanent, mais la différence de langage en connexion avec une différence d'âge m'est pratiquement inconnue. Sans doute une enquête minutieuse pourrait-elle étoffer ce squelette d'observations, sur une question somme toute très ignorée, et déterminer par exemple d'autres aires sociales d'extension du français qui a littéralement envahit le langage masculin et féminin d'un groupe tunisien, l'intelligensia.17 Même à travers cette maigre exploration on peut dire que le langage féminin est essentiellement et peut-être exclusivement un problème social axé sur deux critères statiques permutables: niveau de vie ou accès à la culture, et un critère dynamique; la place de la tunisienne dans la société et très exactement sa vie hors du foyer.18 Parmi les langages possibles: écrits (romans, théâtres, poésie) ou écoutés: (radio) exprimés dans une langue "littéraire" qui réduit à très peu de chose les différences de langages de sexes, on s'est cantonné dans le langage ordinaire parlé (émotionnel et 16
Mélanges Isidore Lévy (Bruxelles, 1955) art. W. Marçais; G.L.E.C.S., t. VII, 61, art. L. Saada. Un mouvement d'hommes (non organisé) se dessine contre ce que ses membres appellent une manie, qui n'est qu'une impossibilité réelle d'exprimer en arabe ce que les usagers de l'arabe pensent en français, mouvement allant jusqu'à refuser de s'exprimer dans cette dernière langue. 18 Sur 350.000 filles tunisiennes en âge scolaire (8 à 15 ans) un quart est scolarisé, tandis que la scolarisation atteind la moitié des éléments masculins, Montéty, (H), Femmes de Tunisie (Paris, 1958). Si la structure de l'arabe n'était trop forte pour aboutir à des formes évoluées méconnaissables, les générations à venir se demanderaient pourquoi dans un état de langue défini par d'autres coordonnées sociales, géographiques et chronologiques, "analphabète" et "maternel" ont été exprimés par le même vocable d'ummiyyun; (voir J. Berque, Les Arabes d'hier à demain, p. 173;). Le champ morpho-sémantique de cette racine pourrait évoquer malgré son étroitesse, d'autres contradictions. 17
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non émotionnel et le langage de circonstances : litturgique, secret, magique, adressé aux enfants en bas âge,19 qui peut être articulé et non articulé). Dans ces sociétés à fortes teintures religieuses, les nombreux gestes de femmes sont des langages avec le visible et l'invisible; depuis les rites de passage (luttes contre les éléments), les rites sexuels (menstrues, accouchements, naissances, morts) les rites d'expulsion, les offrandes cérémonielles, jusqu' aux serments, un geste c'est une croyance matérialisée et une parole informulée ou informulable.20 Voici tracé en quelques lignes l'essentiel de ce qui a en gendré le langage féminin et qui le maintient comme une partie d'une anthropologie sociale; l'un des effets de la profonde restructuration de la révolution récente ne sera-t-il pas d'estomper aussi brutalement la différence entre langage de sexe? Car on est passé d'un shème relationnel à un autre shème relationnel, on est parti d'une image de femme ne s'adressant que rarement à son frère et à son père par pudeur et n'observant devant son mari qu'une attitude passive, et on a abouti à une femme douée d'existence qui, dans le peuple effectue sa cueillette d'olives avec un transistor accroché à l'olivier, et ailleurs à la secrétaire ou à l'étudiante21 qui commente le travail qu'elle partage désormais hors de son foyer avec l'homme de sa société ;22 et le deuxième shéma est un éclatement heureux du premier; à "protestation virile", langage viril?
w
Ici comme pour les langages secrets les femmes créent des mots, mais seuls les éléments de langage adressé aux enfants sont adoptés par les locuteurs de l'autre sexe. 80 D e nombreuses informations ont été consignées par l'auteur de cet article dans un ouvrage sous forme de textes vivants et annotés (non édité); d'autres composent un fichier abondant à grande extension géographique.. 81 II y en a 90 environ en France dont 80 à Paris et 25 dans un seul foyer, contre 4000 hommes dont 2000 à Paris. 82 Cet événement est mal accepté par l'homme tunisien et lui pose des problèmes d'une telle ampleur que même en dehors de son cadre géographique il continue à ignorer dans une certaine mesure sa compatriote.
NOIE SUR LES NOMS DE LA VARIOLE ET DE QUELQUES AUTRES MALADIES ÉRUPTTVES EN AMHARIQUE suivie d'uue Note sur la variolisation en Éthîopie STEFAN STRELCYN
I
1. Le tenne communément employé pour désigner la variole est, dans le Choa, ¿3iqai « fmtata. Isenberg1195 note: Shoa: small-pox. Al. "bÇ^t. Tigr. syphilis. Amh. ^t». D'Abbadie 1009 donne: «A"}"]«! i et Ç" petite véroleXX. f h ^ A « « D 1396, N 152. J'ai vu ailleurs $ H i i t i l ^ t variole des Ad'al pour pîÇï syphilis. M A i i W i = ilf&t B 754, &}Sl*i = Typhus, 1
Les abréviations employées dans cet article, non expliquées ailleurs dans le texte, sont les suivantes : d'Abbadie - A. d'Abbadie, Dictionnaire de la langue amariMa (Paris, 1881) (Pour les abréviations employées par d'Abbadie et citées dans l'article, voir à la fin de cette note). — AYoh- h Q i t ' A "îft » l i l t — MH.hiïJbC » 0»1i1fl —pli* * — f c i M i f f ? K h/»aoi. i XBSdS—9fi119°1 (Asmara, 1948-49 style éth.). — ArmbruSter - C. H. Armbruster, Initia Amharica, Part II: English-Amharic Vocabulary v/ith Phrases (Cambridge, 1910). —Baeteman-J. Baeteman, Dictionaire amarigna-français (Diré-Daoua, 1929).—da Bas sano - F . da Bassano, Vocabolario tigray-italiano e repertorio italiano-tigray (Roma, 1918). — Grébaut, Supplément-S. Grébaut, Supplément au «Lexicon linguae aethiopicaei de August Dillmann (1865) et Edition du Lexique de Juste d'Urbain-(1850-1855) (Paris, 1952). — Gankin et Kabbada Dasta- E. B. Gankin i Kabbada Dasta, Russko-amcharskij slovar" (Moskva, 1965). — Guidi—I. Guidi, Vocabolario amarico-italiano (Roma, 1935). — Guidi, Supplemento - 1 . Guidi, Supplemento al vocabolario amarico-italiano (Roma, 1940). — Isenberg - Ch. W. Isenberg, Dictionnary òf the Amharic Language (London, 1841). — KBTt u-at » «TLtih.A » , ìff f P^afl j -flA t f t KBT donne: h-Ç 5 * I flAÎÇ* i WlA » JtÇ 5 ? a «kuffdfi - [maladie] qui apparaît sous forme d'éruption sur le corps des enfants», ce qui peut signifier aussi bien la rougeole que la varicelle, la scarlatine ou la rubéole. TWA 175 traduit, lui: h - Ç ^ I t (ITi^ s MhA.fl « «kuffdfi maladie yagudchf, ankalis», ce qui correspond, selon toute probabilité, comme on le verra par la suite, à la rougeole. 3. Passons maintenant à l'analyse du terme }vJhA«fl t ankalis. Ludolf 60 l'explique ainsi :«Pustulae, Papulae infantum. Ital. Broffole di Fanciulli». Le vocabulaire arabeamharique du ms. d'Abbadie 116 explique par ce terme l'ar. hasba «rougeole». Les 7
Voir: S. Strelcyn, Les traités médicaux éthiopiens, «Cahiers d'Etudes Africaines» n° 5 (1961), pp. 148-;159; Les écrits médicaux éthiopiens, «Journal ofEthiopian Studies», Vol. III, N o l , p. 82-103.
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dictionnaires européens (d'Abbadie 528, Isenberg 126, Guidi 468, Armbruster 179) confirment cette traduction. Le docteur Bevilacqua ( Vocabolario 222) traduit aussi ankalis par «morbillo». La table des matières du «Traité de Thérapeutique» glose: MhA.fi » IhÇ'Ç » } »«La maladie nommée ankalis est une maladie dangereuse qui, comme le fantata, produit une éruption et des plaies». Les avis de mes informateurs sont partagés quant à la valeur de ce terme. AR donne «measles (?)», KD indique «maladie appelée à Gondar fantata», donc aussi «rougeole», semble-t-il, mais Trzos explique: «forme plus bénine de fantata» et Trzos-Liste:«This disease is of a family of chicken-pox, but his dispersion in the body is not widely observed. The wounds (spots) are very little in range and magnitude.» Il me faut aussi signaler que quelques autres informateurs (l'un originaire du Tigré, mais élevé à Addis Ababa et deux autres originaires du Manz, tous les trois âgés d'environ 25 ans) ne connaissaient pas du tout le terme ankalis. On peut donc conclure que le terme ankalis désigne avant tout la rougeole, mais qu'il est aussi attribué à d'autres maladies éruptives. 4. Le terme fbRÇ i yaguddaf désigne dans toutes les sources accessibles la rougeole. Il est ainsi traduit par Baeteman (369), par Afevork (Guide 25), par Bevilacqua (Vocabolario 292) et sur une fiche manuscrite de Marcel Cohen. Trzos-Doc. confirme cette traduction: «This disease is measles... mostly found on children.» Notons toutefois que dans un autre travail (Note di patologia 86, cité dans Guidi, Supplemento 228), le docteur Bevilacqua traduit le même terme par «vaioloide» (fr. «varicelle»). Il semble aussi intéressant de signaler que ce terme ne se trouve pas dans le dictionnaire de Ludolf, ni cans ceux de d'Abbadie, d'Armbruster et de Guidi. On ne le rencontre pas, non plus, dans le «Traité de Thérapeutique». On serait tenté de croire qu'il s'agit là d'un -terme plus récent que le terme ankalis, mais la chose n'est point sûre. 5. La situation semble donc assez compliquée. Deux des termes analysés plus haut ont un sens assez précis: fantata désigne, spécialement dans le Choa, la variole, yagudddf est généralement compris comme désignant la rougeole (quoique Bevilacqua hésite entre la rougeole et la varicelle). La situation du terme kuffan est beaucoup plus complexe. Il fonctionne, tout d'abord, comme terme non choanais (et spéciale8
Unefichede la MDD, établie à Gondar, explique ankalis par «forte variole».
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ment comme terme gondarien) désignant la variole. Dans le Choa, il désigne la rougeole. On le trouve traduit aussi par «scarlatine» (Gankin et Kabbada Dasta). De nos jours, il prend pourtant de plus en plus le sens de «varicelle». Le terme amklis enfin, semble désigner avant tout la rougeole, mais peut également être compris comme«scarlatine» (Afevork, Gankin et Kabbada Dasta), comme «variole» (Baeteman et, fiche de la MDD n° 5) ou comme une forme bénine de cette dernière maladie (Trzos). Ce terme est également compris par certains (Trzos-Liste) comme signifiant une maladie éruptive du genre de la varicelle. Dans le sens de «rougeole», ce terme est aujourd'hui fortement concurrencé par le terme yagudddf. H est intéressant de noter, à ce sujet, les hésitation de mes informateurs. On relève quelques différences entre les informations du Docteur Trzos et les données de Trzos-Liste, document par lui contrôlé. On relève aussi des différences entre les informations d'Ato Kabbada Dasta et celles fournies par le dictionnaire dont il est l'un des auteurs. Cette situation confuse ne doit pas nous étonner, car lesfièvreséruptives (scarlatine, rougeole, rubéole, variole et varicelle) étaient confondues partout depuis l'antiquité et c'est seulement dans la seconde moitié du XVIIe s. qu'elles ont été bien étudiées en Europe, surtout par Sydenham.9 L'enquête concernant les noms amhariques de ces maladies devra être continuée. D'une part, elle pourra mieux éclairer les faits dialectaux, d'autre part, elle pourra suivre le processus de spécialisation de ces termes conformément à l'état de la médecine moderne. Il y a des chances pour que le terme fantata l'emporte dans tout le pays pour désigner la variole, le terme kuffan - pour désigner la varicelle et yaguddaf - pour désigner la rougeole. Mais en sera-t-il ainsi? Comment va-t-on appeler la scarlatine et la rubéole? De toute façon, il est à prévoir que, tout comme ce fut le cas ailleurs, en Ethiopie aussi les noms des maladies seront fixées avec précision au fur et à mesure de l'extension des' connaissance médicales modernes, surtout en matière de pathologie.
n La variolisation en Ethiopie a été maintes fois signalée et décrite.10 Le but de cette note est de verser un document nouveau au dossier de cette technique médicale. Les manuscrits D et E du «Traité de Thérapeutique» contiennent deux recettes pouf la variolisation. Séparées dans le ms. D, elles sont confondues en une seule dans le ms. E. Autant que je sache, elles constituent les premiers documents amhariques écrits concernant cette opération. Voici ces textes et leur traduction: » F. J. Collet, Précis de pathologie interne9, tome II, Paris 1926, pp. 648-687. Voir: M. Griaule, Note sur la variolisation au Godjam et en Choa (Abyssinie), ^Journal de la Société des AfricanistesD, Paris, t. XII, 1942, p. 117-121. R. Pankhurst, The History of Traditional Treatment of Smallpox in Ethiopia, «Médical History», London, 1965, vol, 9, No 4, p. 343- 355. 10
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JOSEPH TUBIÀNA
1° Après le premier mot indépendant de la phrase qu'il s'agit d'opposer à une phrase précédente... 2° . . .augmenté d'un mot qui le précède, occupant la tête de la phrase; l'expression habituelle est ilG » "Ih1 nagar gan «chose-mais»... 3° . . . en tête de proposition... Mais lorsque nagargan est désigné comme «l'expression habituelle» ce n'est pas pour l'opposer à gan tout seul; l'auteur songe à une autre expression (moins fréquente) où gan est précédé d'un autre mot que nagar. Cette expression n'est malheureusement pas indiquée à la suite (sinon dans les notes bibliographiques qui clôturent le chapitre, par lesquelles on est renvoyé aux Nouvelles Etudes d'Ethiopien Méridional). Il s'agit de daru gan. Laissons parler Marcel Cohen: Dans l'usage de cette province [le Choa], je ne connais pas d'autre composé (employé en tête de phrase) que \lG « Ti « [nager gan], mais W « llr » [daru gan] est attesté par ex. dans Eadie Reader p. 9, 1.5; la forme lourde > *7Ç * [daru gana] se trouve dans Af. Rom. p. 89,1.1 (dans un vers). D'autre part W « [daru] peut être employé seul au sens de «mais», voir Af. Gram. p. 233 bas, ce qui donne raison à Praetorius qui y voyait un équivalent de T î « [gan] (AS. p. 263 et 444).a Quant à gan tout seul (c'est-à-dire non précédé de nagar ou de daru), lorsqu'il est le «second mot» on l'entend «prononcé, semble-t-il, avec un ton plutôt bas.» Lorsque la même particule se trouve être le «premier mot» elle est «relevée d'une prononciation assez énergique.»3 Il y a aussi une différence dans l'usage: une autre recherche statistique pourrait tenter de vérifier si gan «premier mot» est effectivement moins fréquent dans la langue écrite que gan «second mot» (abstraction faite des composés nager gan et daru gan), et si la fréquence de gan «premier mot» n'est pas plus grande dans la langue parlée que dans la langue écrite. Pour ma part j'ai eu l'impression que, dans la langue parlée, en style non pas recherché, mais tenu, on évitait gan «premier mot», tandis qu'en style détendu, sinon familier, on y avait plus facilement recours. Avec la pause «suspensive» qui le précède et l'accent d'intensité qui le frappe, il produit un effet de style vif qui brise un certain «ronron» de la phrase régulière. Est-ce à dire que l'emploi de gan «premier mot» serait irrégulier? 11 faut bien que quelques puristes l'aient pensé — et dans ce cas, ils devaient avoir leurs raisons. De toute façon, cet emploi a toujours le caractère exceptionnel que je me suis efforcé de décrire. Mais le fait même de l'usage ne saurait être mis en question: 2
Nouvelles Etudes, p. 322. * Traité, p. 313.
A. propos de l'àmharique nagar gdtl
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Malgré ce qu'on en a dit dans divers ouvrages, ce mot [gan] est souvent employé en tête de phrase ou de proposition... ; mais il est vrai qu'il se trouve souvent en position d'enclitique vers le début ou même au milieu d'une proposition.4 D'autre part gan, seul ou comme deuxième membre d'une forme composée, peut recevoir le suffixe -a d'insistance. Tandis que deux des sawasaw utilisés par Antoine d'Abbadie pour compiler son Dictionnaire traduisent le guèze Qrh'P s bàbtu par i l C 8 "Th! nagar gan, un troisième le rend par Î7C '• * nagar gana (Abb. 858). Guidi (Voc. 753) donne, à côté de l'exemple hlf" i "Vh : anta gan «mais toi», un parallèle h j f ' i l ' ï s anta gana, formé par l'adjonction du suffixe -a «interrogatif» (sic). Marcel Cohen, qui a relevé, comme nous l'avons vu, une forme «lourde» daru gana dans le Roman d'Afevork, note (Nouvelles Etudes, p. 322) que La variante T T » [gana] signalée par Guidi Voc. c. 753 se trouve, enclitique, dans Af. Gram. p. 304, 1. 7 (dans le même passage "lit « [gan] est employé 1. 3 et 1. 8); comme début d'une phrase non énoncée:«mais...», je ne l'ai pas recueillie dans l'usage du Choa. Cette dernière phrase est éclairée par la correction de la p. XXIX: i [gana] comme début d'une phrase non énoncée se trouve dans Af. Gram. p. 89 1. 6; au Choa • [gan] est souvent employé de cette manière. Pour conclure ce rapide examen des faits nous dirons, sans attendre l'établissement des statistiques qui nous manquent (et sous réserve du démenti qu'elles risquent de nous infliger), que les deux formes les plus usitées semblent bien être nagar gan d'une part, qui marque une opposition assez ferme, et gan placé après le premier mot de la phrase d'autre part, qui indique une opposition plus faible. Ceci dans la langue littéraire et dans la langue parlée «moyenne», sans recherche d'effets de style. On l'a dit, nagar gan se trouve normalement en tête de la phrase (de sorte que gan considéré isolément apparaisse comme le second mot). Cependant Marcel Cohen a relevé dans le Roman d'Afevork un exemple de nagar gan se trouvant au milieu d'une phrase, après des subordonnées, en tête d'une principale... dans ce cas il équivaut à «pourtant» (Nouvelles Etudes p. 322). Il a également relevé dans la Grammatica du même auteur, un exemple de forte opposition marquée par la succession de anifi à la fin de la première phrase et de nager gan au début de la suivante (Nouvelles Etudes, p. 320). Antoine d'Abbadie, dans son Dictionnaire (858) avait tenu à noter la différence de force entre nagar gan et gan seul (après un mot); il décrit ce dernier comme «une particule légèrement disjonctive, comme le Se grec.» * Nouvelles Eludes, p. 321.
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JOSEPH TUBIANA
Quelquefois le «premier mot indépendant» qui doit précéder gan est assez long. Témoin la phrase, irréprochable au point de vue de la grammaire comme à celui du style, que je relève sous la plume du grammairien Blatta Marse Hazan : JlA s «7ÔUÇ s ftA « halGtî 1 't'yVQ't i l l t sala gaaz-anna sala amarmna tamhart gan ... « . . . mais en ce qui concerne l'étude du guèze et celle de l'amharique . . . » (Faamarmna sawasaw, p. 3). L'emploi de gan seul, en tête de phrase, dans la langue parlée comme dans la langue écrite, s'il n'a pas une valeur stylistique (style vif, ou style familier, désinvolte) me parait la marque d'une certaine gaucherie. Il est tout de même moins fréquent, surtout dans la langue écrite, que l'emploi après un mot. On entend ou on lit moins souvent daru gan que nagar gan. Cela est apparu nettement précédemment. Cependant je puis témoigner avoir assez souvent entendu daru gan dans la région de Gondar (en 1949-50), davantage à la campagne qu'en ville, et en particulier chez les Kemant. Nous verrons que ceci n'est pas sans intérêt lorsque nous citerons l'expression kemant équivalente. D'autre part un lettré comme le Blatta Mârse Hazan, dans la même Préface de sa Grammaire citée précédemment, ne dédaigne pas d'employer daru gan. Est-ce par souci de variété? ou pour montrer sa connaissance de toutes les ressources de la langue? L'expression, plus rare que nagar gan, marque-t-elle de ce fait une opposition pius forte? Il écrit: . . . «Ih'^C i gooCib » : I l t ï°llh-l'9"C(Vl:(D*i 0»?lrh Ç i " i tiig, s fotlah s mastamar gammarhu. daru gan yammastamarabbaëaw masahaft enda lellaw....... je commençai à enseigner. Mais comme les livres dont j'aurais pu me servir pour enseigner n'existaient pas ...» (Ibid., p. 3). Seul en tête, daru n'est pas fréquent. C'est un cas un peu spécial, qui m'a toujours fait l'effet d'une sorte d'abréviation familière de daru gan. Il m'a semblé saisir une légère pause après daru seul, qui le sépare de la phrase qu'il annonce. Abbadie (Dictionnaire; 755) indique daru et daru gan, sans commentaire. Isenberg a même une forme daro. Guidi ( Voc. 654) indique nettement daru gan comme préférable à daru. Cela traduit-il l'opinion de YAlaqa Kdfla Giyorgisl Baeteman est neutre. Quoi qu'il en soit, je ne crois pas que Praetorius ait eu raison de voir dans daru un équivalent de gan. Leur association s'expliquerait mal dans ce cas-là. J'y verrai plutôt un équivalent de nagar, au point de vue du sens (bien que daru fasse penser à l'amharique dar, «frontière, limite» suivi de l'article- H) comme au point de vue de la valeur grammaticale. L'étymologie que je serai amené à proposer pour gan nous éclairera accessoirement sur daru. C'est l'ensemble des formes nagar gan, daru gan et gan (précédé d'un mot ou en tête) qui peut nous permettre d'avancer une hypothèse étymologique. J'aurai une fois de plus recours au substrat agaw occidental de l'amharique gondarien. Il existe, en agaw occidental, un mot gan, qui est décrit par Conti Rossini comme un «verbe substantif»:
A PROPOS DE L'AMHÀRIQUE
nagar gan
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H est invariable dans tous les temps, modes et personnes. Il exprime simplement l'existence, l'état en général. P. ex. Menilek y-aUnâ gen, Menllek est mon roi (La langue des Kemant, p. 95). A l'évidence, il s'agit d'une particule d'insistance, qu'on pourrait traduire par «certes». L'exemple kemant aurait pour mot à mot:«Ménélik de moi-roi certes». Dans le même ouvrage, p. 198, on lit ceci: «gan excl. exoptative = amh. h&U»>. Mais si l'on se reporte au manuscrit d'Antoine d'Abbadie, on est amené à corriger, car on y trouve simplement l'équivalence: kemant «kalog gan», amharique hlrbi t h PU* i [ankwa ayyahu], que je traduirais volontiers «oui, j'ai vu», «certes, j'ai vu» (en me référant au Dictionnaire d'Abbadie lui-même). Les deux gan devraient figurer dans le même article, de même que l'interjection ga««allons!» (?) de la p. 147. Au chapitre des conjonctions, il n'y a rien qui nous intéresse parmi les équivalents de «mais». Il faut se reporter au lexique, à une hypothétique racine DRGN pour y trouver ceci (p. 187): adargan [en un seul mot] mais; cfr amh. dam et gen». Le rapprochement fait par Conti Rossini nous met sur la bonne voie. Mais ce qui lui a échappé, c'est qu'il a affaire en kemant à une expression à deux termes: dar gan, qui équivaut très exactement à nagar gan. Le mot à mot est «chose-certes», ou «vérité-certes». Nous voilà donc ramenés d'un coup aux trois expressions amhariques comportant le terme gan. Les rapprochements: agaw occidental gan et amharique gan, agaw occidental dara ou dara (?) avec amharique daru (éventuellement daro, qui pourrait être plus ancien) soulèvent des problèmes de phonétique historique (de phonétique de substrat, si j'ose dire). Mais nous en avons déjà entrevus un certain nombre d'analogues, lorsque nous avons proposé d'expliquer aksum par aku samb, gwandar par gway dar, (Comptes-rendus du GLECS, VIII, p. 25-26), mandar par wi dara (Ibid IX, p. 15-17; dara est une faute d'impression), et bantalë, maníale par bantar (Ibid., IX, p. 101-103). La coexistence actuelle des toponymes kemant kskar et amharique karkar, est un élément dont on est obligé de tenir comple dans cet ensemble de variantes vocaliques. Il faudrait encore parler de l'amharique 7Ç « gana, et d'expressions comportant ce mot (telle ara gana), mais cela nous entraînerait assez loin, et l'espace nous est mesuré. Souhaitons que notre essai, tel qu'il est, ne soit pas trouvé indigne de celui en hommage à qui il est publié.
RlSSABU
VERSUS
RASSCQALLAHU*
EDWARD ULLENDORFF
"When, some time ago, I met an Ethiopian friend whom I had not seen for a number of years, he noted with concern the disixnprovement that had taken place in my Amharic. I ruefully conceded the justice of his reproof and added: bdzu rassahu; he at once corrected me and said: bdzu rasdcSallahu. Having for long been interested in the use of the simple versus the compound "perfect" I immediately made a note of the conversation and its precise contextual framework. In 19641 encountered the same friend once again, and to his reproach of the continued worsening of my Amharic I proudly offered the rejoinder: bdzu rdsaicallahu. "Oh no", he said, "bdzu rassahu". I felt dejected and at my wits' end, for the two conversations — separated by a couple of years—had been identical in every respect. I was tempted to dismiss any distinction between the two "tenses" or "aspects" (or whatever terminological quibble one might attach to it) as purely imaginary—as indeed one of the latest Amharic grammatical works has done.1 The following observations (offered to Marcel Cohen, the Nestor of Ethiopian Studies, in deference and regard) make no claim to solve this problem; they are intended to add some aspects to the available material, to survey the approach and methods hitherto pursued, and to eliminate some unprofitable and barren tracts. For the present, I am excluding the relevant usage in spoken Amharic (with which I hope to deal in a later paper) and confine myself to written sources. Ludolf, in his Grammatica Linguae Amharicae (1698), reveals no knowledge of the function of the compound perfect as such, although he is well acquainted with the compound prefix-conjugation. Among the verba impersonalia (p. 31) he lists forms like i'4'90eaiii'\'i 'ich setze mich', "t^fVPA"! (sic) 'sie setzen sich',etc.:"Aliud * Note: Since this paper was.submitted, in June 1965, G. Goldenberg's The Amharic Tense-System (in Hebrew, Jerusalem, 1966) has appeared. His important observations can, unhappily, not be evaluated within the context of this article. 1 "The Present Perfect in Amharic is virtually interchangeable with the Perfect; there is no significant difference in meaning, e.g. [heda] 'he went' or 'he has gone', as well as [hedowal].'he went' or 'he has gone'" (Obolensky and others, Amharic Basic Course, Foreign Service Institute, Washington 1964, p. 127).
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"RÂSSAHU" VERSUS "RASHCCALLAHU"
verbùm impersonale Gregorius quidem mihi descripsit, usum vero non docuit", but Ludolf guesses that it must be some sort of reciprocal verb. Isenberg (Grammar of the Amharic Language, 1842) enumerates the forms of the compound perfect (pp. 70-1) which he calls "second or augmented form of the constructive mood" or "constructive aorist (present and perfect)". He translates il-flCPA« 'he is (was) honourable', but in discussing the tenses of the Amharic verb, in the syntactical part of his book (pp. 174-5), this form does not figure in his scheme at all, nor does it occur in his exercises (pp. 180-4). Even Rôdiger, in his perceptive characterization of the Amharic language in the Hallesche Allgemeine Literaturzeitung for May 1842 (esp. cols. 108-9), could not recognize the function of nâgroal, since his essay was based on Isenberg's material. An early instance2 of the compound perfect occurs in the Treaty of Friendship and Commerce concluded in 1841 between King Sahela Sellassie of Shoa and Queen Victoria.3 The English version And whereas the conclusion of a treaty of perpetual Amity and Commerce betwixt Shoa and Great Britain which has already been desired by their respective Sovereigns would tend to the mutual advantage of both nations: And whereas tokens of amity and good will have been mutually exchanged between His Majesty of Shoa and Her Britannic Majesty . . . . has been rendered into Amharic as flîfPÇ KìWì 4
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Praetorius was the first to give a coherent account of the situation: he describes the purely morphological position on pp. 254-5 of his Amharische Sprache, while the use of the simple and compound perfect is set out on pp. 362 and 369 fF. According to Praetorius, the simple perfect serves primarily to indicate an action completed in the past, but it may also express a past action which persists into the present : thus tl"}* i ï i l / " " } « 5 'how many years have we reigned?' Praetorius explains (p. 362) that instead of il/* 1 '}! we might have found M w Ç A a. It would appear, therefore, that he considers the simple perfect an acceptable form both in completed and persisting or enduring action, whereas the compound perfect seems to be possible in the latter case only. 2
It would be interesting to assemble earlier literary occurrences of these forms and to analyse their function. 3 Cf. Ullendorff and Beckingham, "The First Anglo-Ethiopian Treaty" in Ethiopian Studies, JSS, Spring 1964, pp. 187-99. 1 The frequency with which the compound perfect is followed by causal — i (especially in older texts) has already been pointed out by Praetorius, Amh. Spr., p. 370, and Cohen, Traité, pp. 187-8. « This example is taken from the poRdìé. * ^ ¿ h « VP A ' ( 0 * 7 ¿ « ^ {Amh. Spr., p. 503,526).
350
EDWARD UÏXENDORFF
Praetorius' views on the form and function of the compound perfect deserve to be quoted in their original form: Das präsentische h à verbunden mit dem auf einen vergangenen Zustand deutenden tatw. Infinitiv, ergibt ein Perfektum welches hinsichtlich seiner Zusammensetzung ziemlich genau, hinsichtlich seiner Bedeutung aber ganz genau mit modernen romanischen und germanischen Zeitformen wie io ho trovato, j'ai trouvé, ich habe gefunden übereinstimmt. Der zusammengesetzte tatwörtliche Infinitiv ist nicht schlechthin ein Präteritum, sondern ganz entsprechend seiner Zusammensetzung drückt er eine Beziehung der Gegenwart auf die Vergangenheit aus, und zwar die Dauer entwederdes vergangenen Zustandes selbst oder seiner Wirkungen bis in die Gegenwart hinein. (Amh. Sprp. 369). This would imply a very neat distinction between the two tenses, but reality is somewhat less clear-cut; and at times Praetorius experiences no little difficulty in explaining away some recalcitrant examples: SVh t ¿YjÇ s " Ï C h f l M l ? A s8 "they have captured my son" (to which Praetorius adds : "und er befindet sich noch in Gefangenschaft"). Much harder to justify is ¿ . ¿ h i rtT'f'Ti'f A ¡ 7 'you have given me a horse* (to which JPraetorius adds — rather feebly: "und Rückgabe oder Gegenleistung liegt mir ob"), especially as Praetorius himself recognizes (p. 371) that in the same sense, the same situation, and in the same passage we also meet rtflTfi^ k 8 . Even more difficult (at least in the terms of Praetorius' reasoning) is tnt « ' s xf"} « tiaoj t -aw * & -a « m « hcaï t hitäll iiiao&p&q «9 'at the time of the Emperor cAmda S'syon there was a great famine, for the Etchege Philip has (sic) cursed our country'. Despite Praetorius' earlier confidence in a fairly neat division of function between the two forms, he is driven to the conclusion that the compound suffix-conjugation "für ein perfektisches Zeitverhältnis neu (my italics) eingetreten ist, das früher nur (my italics) durch das Perfektum ausdrückbar war" (p. 371). I do not know a sufficient number of early Amharic texts to enable me to confirm Praetorius' nur (though on purely impressionistic grounds he is likely to be right), but I have no doubt that the scope of the compound form has greatly expanded during the past century or two. While Praetorius thinks that the simple perfect can generally be employed instead of the compound one, he is emphatic that the latter darf natürlich nicht umgekehrt überall für das Perfektum eintretèn; der zus. tatwörtl. Infinitiv [compound suffix-conjugation] ist absolut nicht das Tempus für die lebendig fortschreitende in keine Beziehung zur Gegenwart gebrachte historische Erzählung (ibidem). 6
This example also derives from the work cited in footnote (5) — Praetorius, Amh. Spr., p. 369. This instance was taken by Praetorius from the (then still unpublished) Chronicle of King Theodore ( = Littmann edition, p. 15, col. 2, lines 25 and 15, respectively). 8 See note 7,- above. • From the work quoted in footnote 5 — Praetorius, op. cit., p. 370. 7
"râssahu" versus "râshîSallâhu"
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We shall see presently whether this assertion holds true for present-day literary Amharic. Guidi10 broadly confirms Praetorius' analysis: il perfetto composto esprime generalmente una azione avvenuta in tempo passato, ma che dura ancora, o essa stessa o i suoi effetti (continuativo). Mondon Vidailhet11 cites instances (pp. 209-10) where the simple perfect 'corresponds' either to the French passé défini ou parfait (YA s "kiPRGh t h l M i H d ^ a 'Atse Théodoros ravagea le pays') or to the French passé indéfini i cotti 'un étranger est arrivé'). Yet at the same time he finds (p. 215) that "le constructif composé ou aoriste répond assez exactement à notre passé indéfini" (rt,iMs,ilH*ï'f*ÉEbaKfcAs 'il a beaucoup parlé pendant qu'il mangeait'). It is not easy to discern any real distinction between the last two examples in the terms of Mondón's definition and rendering — and yet there appears to be a pregnant difference between them. G. J. Afevork12 (Afâ Wârq) arrives at the conclusion (pp. 101-2) that tanto il passato semplice che il passato composto (che nella maggior parte dei casi si sostituiscono a vicenda) hanno una impercettibile differenza di senso fra di loro; tale differenza, che non è del caso esaminare, risalterà dalla pratica continuata e dal senso del discorso. It is undoubtedly true that in a large number of cases the two tenses tend to be interchangeable, but it is precisely that subtle difference to which Afevork refers that seems to elude closer definition and which is the hub of the problem. It is easy to see why we have the simple perfect in flÇ'tt&ï
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h a f i t m ^ -.i (p. 116), but a>'}£9 Vtï9 C-P'}t£a.dAi (p. 117) could be equally well ÉftCO.A ss In (ÌU.U ifi'P'i ¡1119°hli* s /T-C » OO'ììi't (p. 118) the river is presumably still full, while f M s would no doubt have suggested that the water level had meanwhile fallen. Armbruster13 explains the position in brief and clear-cut terms: "The simple perfect expresses both our past indefinite and our present perfect; the compound perfect the latter only: aofi\ s 'he came' or 'he has come' ; «n»TÎ A s 'he has come' ". As a rough guide this definition has a high degree of plausibility, but it fails to take account of the full complexity of the situation. In Mârs'e Hazân Waldâ K'irk'os' fh^C? t AVftflM the past tenses ( M i l iHp-T i) are termed (p. 102) f ? ¿WPtw- » « Amh.Spr., p. 371. »« Traité, p. 189.
I
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* ¿Au Netze Place name: Kalisia > Kalisz Place name: Tharandt The existence of close kinship between Illyrian and Baltic-Slavic was also assumed by N. Jokl, W. Hensel, V. Potek and others. This supposition was based on the premise that Venetic is identical with Illyrian. But now, after the study of the newly found Venetic inscriptions by the American linguist Beeler (1949), we know that Venetic is not Illyrian, that it is closely related to Latin. On the other hand, H. Kronasser (1962) has shown that the Illyrians are found only between the frontiers of the western part of the Balkan peninsula, and not outside it. Krahe's formerly dominant theory that Illyrians are to be found in the whole of Western Europe, and also between Germans and Balto-Slavs, has definitively collapsed. The consequences of the new situation are: 1. The vowel a from IE o in certain place names of the region between Germans and Balto-Slavs cannot be explained either as Venetic, or as Celtic, because these languages have preserved the original o. The place names in question belong to German or Balto-Slavic dialects. 2. There were no other IE languages, but only intermediate transitional dialects between the Germans and the Balto-Slavs. This is in fact the old conception of Grimm, Zeuss, Fick, Schleicher, Lottner, Curtius, etc. Therefore, the two tribal names Veneti in the Adriatic region and Veneti in the territory between the Carpathians and the Baltic Sea are those of two different IE peoples. Jordanes (6th century A.D.) is right when he informs us that in the fourth century A.D. a Slavic people called Venet(h)i (or Vethi) dwelt in the region between the Carpathians and the Baltic Sea. And when Tacitus in the first century A.D. hesitates whether the Veneti in the area mentioned belong to the Germans or to the Sarmatians (i.e. Iranians), his remarks concern the same Slav people, but Tacitus did not know them well and his hesitation is due to the fact that at this time Common Slavic very much resembled the Germanic language and was also near to Iranian. The Slavs were called at that time by the name of Vend (= Vqti) which is preserved in the German denomination of the Slavs Wenden. This in itself is hidden in the tribal name Vjatidi that comes from * Vqt-itj-. The old chronicles inform us that the VjatiSi came from the territory of Poland. One of the last gains in IE linguistics is the establishment of Dacian (or DacoMysian) as a language different from Thracian. Dacian has now become very important for the study of Common Slavic, since the Dacians were always the southern neighbors of the Slavs. Dacian is important not only as a substratum in certain Slavic languages, but also as a mediator in cultural borrowings from Greek (and Latin). Thus, it was not clear hitherto how the Slavic word korabVb had been borrowed
VLADIMIR GEORGIEV
371
from Greek, since in Greek b passed into v before the third century A.D., and the Slavs had no connections with the Greeks at that time. But this difficulty is overcome, if one admits Dacian mediation. Another question here is the name of the Danube in Slavic and Rumanian. In Slavic there are two old names Dunavb and Dunaj: in Rumanian the river is called Dun&re. Slavic Dunavb is supposed to be borrowed from Gothic: this supposition is made only to explain the change a > o, this being impossible from the standpoint of Slavic phonology. But this assertion gives no explanation of the two Slavic forms and the Rumanian name Dunare remains an enigma. This difficulty is removed, if one admits that Slavs and Rumanians borrowed the name from Dacian. In Dacian long a passed into o, and the intervocalic v disappeared between the fifth and the sixth centuries A.D. Thus Dacian (*Dandvis >) *Dondvi(s) and later *D5nai(s) explains the Slavic forms quite well, and Rumanian Dundre comes from Dacian *Donare < < *Dana-varl, i.e. Dunaj-reka "Danube-river" as this river is named in Ukrainian folklore. The study of the Balkan substratum languages affords us new chances for the explanation of South-Slavic words. Thus the word Bulg. griv, MGreek grivos, and Rum. griv 'grey' is explained as a loan-word from Thracian, since only a Thracian origin can explain the change of long e into i with g and v from IE *gWhrewo-s 'grey'. IV The study of the IE p h o n e m i c system has led to big changes in the last three decades. The study of Hittite and Tocharian has shown that the Brugmannian pseudophonemes k'p, g'hd do not exist: it now appears that they represent special ancient phonetic changes of clusters. Nevertheless these ghosts (fictitious "phonemes") appear in all new publications on Common Slavic (cf. H. Brauer, ib, p. 163; G. Shevelov, ib., p.21f.). Establishing the "laryngeals" has fundamentally changed the picture of the phonemic system of PIE and its word structure. Although the laryngeal theory has recently been severely attacked by the American linguist W. F. Wyatt (Language, 40, 1964, p. 138ff.), it undoubtedly gives us a new chance of explaining various problems of Common Slavic. Here is only one example. The neo-grammarian reconstruction of the OCS1 verbs Smb (jamb) and damb as *ed-mi and *ddd-mi does not enable us to understand their formation. This is a so-called near or short reconstruction, which covers about 5 or 6 millenia, but IE has had an evolution of many tens of thousands of years. The so called long reconstruction by means of the laryngeals, which covers more than ten thousand years, enables us to grasp the formation of the verbs mentioned: PIE *H1e-H1d-mi > IE *edmi PIE *deH9-dH9-mi > IE *dddmi
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COMMON SLAVIC AND INDO-EUROPEAN
These new formulae contain more data as to our act of cognition. They represent this formation as reduplication, and reduplication is one of the commonest, the most usual modes of grammatical expression. The erroneous but still authoritative neo-grammarian tripartition of the gutturals, which is shared by the most modern authors of Common Slavic handbooks and etymological dictionnaries (as e.g. Vasmer, Holub-KopeSny, Hordlek, Slawski, Brauer, Shevelov, etc.), continue to hamper Slavic phonology and etymology. This tripartition gives no satisfactory explanation of the so called "confusion of velar series", i.e. instances in which k apparently alternates with s, and g with z in Slavic, as in the following cases: OCS brigh 'shore' and av. barazah- 'mountain' russ. brokat' 'throw' and brosit', brosat' 'throw' OCS c£vb 'pipe, tube' and Lit. Seivk 'spool' OCS cvetb 'flower' and svbtSti 'shine', svitb 'light' russ. gdrod 'town' and zordd 'stack' OCS kloniti 'bend' and sloniti 'lean' OCS slusati 'listen' and Lit. klausyti 'hear', etc. If one compares the attempts at explaining such cases in most of the Slavic etymological dictionaries and other handbooks, one finds a diversity and a hesitation which are due to the impossibility of explaining the facts in terms of the tripartite theory. Statistics made on the basis of the Indogermanisches etymologisches Worterbuch by J. Pokorny yield the following results. There are 748 IE roots or stems that contain a velar, and in 133 of them one finds the above mentioned "confusion of velar series". This means that out of six roots (or stems) with a velar there is one exhibiting this "confusion". In fact, Brugmann's authority prevents many Slavists from adopting the correct view, but the tripartition leaves a very large number of unexplained cases: which goes to show that this theory is wrong. The fact that there are 380 IE roots with velars before the vowels a, o, u or consonants, and 186 roots with assibilated velars before e or i, makes it obvious that in this respect the situation in IE, and the changes in the so called Satam languages was the same as in Latin and the Romance languages. Therefore the bipartition and the palatalization are corroborated not only by the pattern of the Romance languages, but also phonologically and statistically, i.e. by the principle of distribution. There has recently been a very interesting controversy in the field of Slavic phonology: Did the IE short vowels a and o yield CS o or a? The neo-grammarian answer to this question was that CS possessed the vowel o, and this is the dominant conception today. This view is based on the fact that, as a rule, the individual Slavic languages have o in such instances as voda 'water' etc. But each day we see the sun rising in the East and setting in the West, and for thousands of years everybody
VLADIMIR GEORGIEV
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believed this to reflect the actual state of affairs, although the truth is that the Earth moves from West to East. As a matter of fact there are very many solid arguments that CS could not have the vowel short o. First of all it is a known fact in the history of Slavic that at the end of the eighth century A.D. a short a was changed into o, and, on the other hand, there are many data that CS had the vowel short a. Thus it is easy to explain e.g. Pol. lód¿ 'boat' and gród 'city' from the attested CS *aldbji and gardb, but it has so far been impossible to explain how the fictitious CS *oldbji and *gordb have produced OCS1 aldi(i) > ladi(i) 'boat' and gradb 'city'. But this interesting problem requires special examination. The Danish linguist H. Pedersen supposed that IE initial short vowels have been lengthened in CS. His supposition has always been neglected or rejected. It should, in fact be corrected. Indeed, IE initial short vowels have been lengthened in CS only with acute intonation (under stress), e.g.: IE *ágn-ent > CS *agnq > SCR j&gne, cfr. lat. agnus, gr. amnós 'lamb', but IE *awiká > CS ovbcá 'ewe'. IE *údrá > Lit. údra, CS *(v)-ydm > SCR vidra 'otter', cfr. Greek hydra, Engl. otter, Skr. udrá- etc. V Slavic morphology has ever been vexed with the difficulty of explaining various flexional endings. An extremely interesting problem from the standpoint of IE linguistics is the Slavic ending of the instrumental singular of the ¿-stems, e.g. OCS1 zenojg, tojg where -ojbelongs to the stem. There is no explanation for this form. The attempt to explain it as due to the influence of the pronominal declension does not solve the problem, since the origin of the same pronominal forms also remain obscure. The OCS1 instr. zenojg derives from IE *gwenay-am, and one finds the same -&yin the a-stems in different IE languages, e.g.: Lit. loc. galvoj-e from galvá 'head' Skr. instr. sénay-á from séná 'army', voc. séne Lat. nom. quae from *kwüy 'which' Greek voc. gynai from gyné 'wife', etc. This problem has often been examined, but not solved so far. In my opinion, we have here a remainder of a PIE class (or category) which ended in -eH¿y with the sandhi form -eH2 before consonant: this yielded in late IE -a or &y. The single IE languages generalized one or the other of these two sandhi forms preserving the second only as an archaism in some cases. It thus becomes clear why the so called a-stems do not appear in Hittite. In fact Hittite did preserve them in the ai- declension, e.g. hastai (n. after the /-stems) 'bone' and zahhais c. (-$ after the i-
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stems) 'battle, fight'. The Hittite ai-stems are a moribund category passing to the i-stems. The old controversy whether the ending of the nominative-accusative singular of the o-stems should be explained phonologically (as a reduction from IE -os, -om) or morphologically (as due to the influence of the «-stems), has probably better to be solved in terms of the second alternative. VI The problem of the interdependence of single components of the language system faces the linguistics with many new tasks. Thus, the question of structurally conditioned changes opens up a new field for linguistics. For instance, the declension in Russian is well preserved, but the verbal system is very simplified. On the contrary, in Bulgarian the declension has disappeared, but the verbal system is well preserved. The question is: How is the interdependence between verbal and nominal systems to be explained? It seems as if the loss of differentiation marks on one side had been balanced by enrichment on the other. Such interdependences are observed in all periods of the development of the Slavic languages. But here explanations may be expected to be given in the future. VII In this short paper I have not been able to touch upon all problems, nor to expose and prove my conceptions in detail. This simple information is intended to show that the explanations of numerous problems of Common Slavic stand in the closest connection with the development of IE linguistics. The latter always remains the basis of Common Slavic which, without it, remains incomprehensible.
LE SUFFIXE ROUMAIN (I)TATE IORGU IORDAN
Le roumain a hérité du latin un nombre, assez réduit, de substantifs formés à l'aide du suffixe -{i)tate : bunûtate < bonitate, greutate < grevitate (=gravitate, cf. gravis > grevis), sànàtate < sanitate. A ces mots, qui apparaissent chez Meyer-Liibke, REW, les dictionnaires étymologiques de la langue roumaine (Candrea-Densusianu, Puçcariu) et G. Pascu, Sufixele române$ti (Bucureçti 1916), p. 19-201 ajoutent encore crestinàtate < christiantiate, (anc. roum.) crudàtate < cruditate, noutate < novitate, pâgînâtate < paganitate, vecinâtate < vicinitate. On peut exprimer des doutes en ce qui concerne la plupart de ces étymologies quant à leur authenticité. Mais dans l'hypothèse même où l'on serait d'accord avec leurs auteurs, il faut reconnaître que la récolte des mots roumains en -àtate hérités du latin est assez pauvre. Très intéressant pour la nature de ce suffixe et de sa position dans le système dérivatif du roumain jusqu'au début du XIXe siècle c'est qu'il a été peu productif. L'ouvrage déjà cité de Pascu, dont la qualité presque exclusive consiste dans la richesse des matériaux, contient seulement 18 mots en -âtate formés d'après le modèle de ceux qui ont été transmis directement du latin. (Dans ce nombre entrent quelques dérivés qui appartiennent seulement aux dialectes roumains de la Péninsule Balkanique.) Une situation en général pareille existe dans les autres idiomes romans, à l'exception du français et du sursylvain, dont l'époque ancienne se caractérise par une très grande productivité du suffixe -{i)tate (v. Meyer - Liibke, Grammatik der Romanischen Sprachen II, p. 536 et suiv.). Ce fait s'explique, selon moi, par le caractère abstrait des formations en -(i)tate : le latin vulgaire proprement dit, c'est-à-dire de l'époque impériale tardive, était la langue des masses populaires analphabètes ou très peu instruites, plus ou moins incapables de penser abstraitement. L'affirmation de Meyer-Lubke, op. cit., p. 536, que les formations en -tas sont nombreuses dans le latin plus tardif, correspond, bien entendu, à la réalité, mais je crois qu'il s'agit, du moins en partie, de la langue écrite, et notamment des textes religieux (traductions de la Bible, avec les commentaires respectifs, et les ouvrages des "pères de l'Eglise"). En tout cas, les langues romanes 1
Celui-ci en augmente la liste d'une manière qui ne peut pas être acceptée (et qui d'ailleurs ne présente pas d'intérêt pour notre discussion).
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IORGU IORDAN
possèdent deux formes du suffixe -itate: l'une "populaire", dans des mots hérités du latin ou anciens, dérivés d'après le modèle des premiers, peu nombreux tous les deux, l'autre "savante", dans des mots empruntés au latin ou formés d'après ceux-ci, en général nombreux et très nombreux, surtout dans l'époque moderne des langues romanes. Cette situation, qui plaide éloquemment pour le point de vue exprimé ci-dessus, constitue un trait caractéristique avant tout du roumain, qui, on le sait, a perdu assez tôt après son apparition comme unité linguistique autonome le contact avec le latin, à cause des conditions historiques dans lesquelles il s'est développé, pour le reprendre très tard, vers la fin du XVIIIe et le début du XIXe siècle. La nécessité d'exprimer des notions inconnues jusqu'alors a provoqué une véritable avalanche d'emprunts latinoromans, qui a duré sans interruption, avec des flux et des reflux comme d'habitude dans ce domaine d'activité, jusqu'à présent. Parmi les mots empruntés par le roumain notamment au français, mais adaptés à son système morpho-phonologique, qui est très proche du latin, il y a une quantité énorme de substantifs abstraits, dont beaucoup sont dérivés à l'aide des suffixes, y compris -itate. Le résultat en fut que la langue roumaine possède ce suffixe sous deux formes : -âtate, hérité, et -itate, emprunté.2 L'aspect le plus intéressant du problème quant à l'état actuel du roumain est la productivité on pourrait dire inépuisable de -itate. En principe il n'y a pas de limite en ce qui concerne la formation de substantifs avec ce suffixe. Bien que je n'aie pas examiné la situation du français — d'ailleurs un tel examen est presque impossible — je suis convaincu que le roumain dépasse de beaucoup la langue qui, plus qu'aucune autre, lui a fourni ce moyen d'enrichir son vocabulaire. La constatation n'est pas pour surprendre: la norme littéraire du français date depuis longtemps, c'est pour cela qu'elle est assez strictement respectée, lorsqu'il s'agit de "créations" linguistiques en général, tandis que le roumain ne possède pas une tradition littéraire trop forte, ce qui veut dire que la liberté de "créer" ne connaît presque pas d'obstacles. Etant donné le grand nombre d'emprunts français dérivés avec -itate et l'existence d'une immense quantité d'adjectifs d'origine française qui peuvent servir comme point de départ pour de telles formations, il est très difficile et souvent même impossible de décider avec une certitude du moins relative si un mot roumain en -itate provient tel quel du français (dans l'hypothèse où celui-ci connaît lui aussi le substantif respectif) ou s'il s'agit d'une formation roumaine. En me basant sur mon sens linguistique, j'incline avec plus ou moins de doute pour la première solution dans des cas comme conspirativitate, discursivitate,functionalitate, imprevizibilitate, istoricitate, lapidaritate, limpiditate, materialitate, perfectibilitate, perisabilitate, primordialitate, temporalitate, venerabilitate, vulnerabilitate, etc. Les exemples suivants semblent être des "créations" roumaines: absconzitate, artificiozitate, atractivitate, compartitale, concesivitate, condifionalitate, constiinciozitate, contagiozitate, economicitate, efemeritate, epicitate, flotabilitate,frontalitate, gramaticalitate, imperativitate, inoperabilitate, instantaneitate, intuitivitate, judiciozitate, justifiabilitate, langurozitate, magistralitate, melodiozitate, 9
Les autres langues romanes présentent, en général, une situation pareille.
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metodicitate, modernitate, multiformitate, oblicitate, orizontalitate, pasionalitate, patriarhalitate, picturalitate, planturozitate, poeticitate,3 pozitivitate, proiectivitate, prozaicitate, reflexivitate, retractilitate, sensorialitate, sfericitate, similaritate, structuralitate, substanfialitate, succesivitate, superfluitate, teatralitate, tendenfiozitate, tipicitate, tradifionalitate, transluciditate, unilateralitate, verticalitate, voluntarietate. Il n'est pas du tout exclu que quelques uns, peut-être même beaucoup des exemples qui précèdent existent aussi dans le français actuel, notamment dans les langages techniques, parmi lesquels une place importante revient, en jugeant d'après le roumain, dont la situation ne diffère guère du français, au langage de la critique littéraire. Un sondage, d'ailleurs superficiel, car je me suis servi du Quillet en trois volumes, confirme cette hypothèse. J'y ai trouvé 18 substantifs en -ité, qui ont des correspondants dans mes listes: I. historicité, limpidité, matérialité,perfectibilité,primordialité, vulnérabilité-, II. compacité {