Études de linguistique et de sémiologie générales

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Luis J. Prieto

E"' tudes de linguistique e't de sémiologie généralea

libr,alrie Dro2, Genive.- Paria

Etu des de linguistique etde sémiologie générales

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librairie Droz 11, rue Massot

1975

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A V ANT-PROPOS

© Copyright 1975 par Libraírie Droz S.A., Geneve (Suísse) . . · b 00 k be re roduced or translated in any forrn, by pnnt, photopnnt, Al! rights reserved. ~ P3;'1 of this hmay p ithout written pennission from the publisher. microfilm, m1crof1che or any ot er means w Imprimé en Suisse

Je n'entends pas nier a priori la possibilité que des articles publiés par un auteur au cours de vingt années constituent un tout synchronique. Ce recueil, en tout cas, qui réunit des textes paros entre 1954 et 1974, ne I'est pas. Pour qu'il le devienne il aurait fallu entreprendre la refonte d'une bonne partie de ces textes, et, je dois l'avouer, il m'a été difficile de saisir le sens qu'aurait eu une telle tache. Ce n'est done pas l'état ou se trouvent, pour un auteur, certains problemes, mais plutot l'évolution que, chez lui, ils ont subie, que l'on trouvera dans ce livre. Les articles reproduits n'ont done pas été modifiés sur le fond. J'ai essayé, par contre, d'en améliorer la forme, surtout pour les plus anciens, qui ont été généralement rédigés d'abord en espagnol et traduits ensuite en frarn;ais, dans des conditions difficiles, pour publication. A part les tout récents, j'ajoute achaque article une «postface», soit pour signaler ma position actuelle a propos d'un probleme Iorsqu'elle differe beaucoup de celle que je prends dans le texte reproduit, soit pour répondre a des critiques ou a des commentaires qu'ont suscités mes travaux, soit, enfin, pour poursuivre simplement la discussion des problemes traités. Je voudrais pour finir remercier, au nom de la Librairie Droz et en mon nom, les Directeurs de revues et les Maisons d'édition qui, en autorisant la reproduction des textes qui le composent, ont rendu possible la publication de ce livre. L. J. P. Geneve, juin 1974.

TRAITS OPPOSITIONNELS ET TRAITS CONTRASTIFS * I

Dans ses Príncipes, Troubetzkoy appelle « phonemes » les « unités phonologiques qui, au point de vue de la langue en question, ne se laissent pas analyser en unités phonologiques encore plus petites et successives ». 1 La différence fondamentale entre cette définition du phoneme et celle du Projet du Cercle linguistique de Prague, qui le définit comme une « unité phonologique non susceptible d'étre dissociée en unités phonologiques plus petites et plus simples», 2 résíde dans la notion de « non-successivité » des traits composant un phoneme qui figure dans la définition de Troubetzkoy. Le phoneme, en effet, est susceptible d'étre dissocié en unités phonologiques plus petites et plus simples, celles qu'on appelle les «traits pertinents », et ceci rend inutilisable la définition du Projet pour la distinction entre les phonemes et les groupes de phonemes. En ce qui concerne la définition de Troubetzkoy, il faut remarquer cependant que le caractere « non successif » des traits composant un phoneme 3 permet bien de faire la distinction entre un phoneme et un groupe de phonemes, mais ne nf':1rm,""t pas de distinguer entre un phoneme d'une part et un trait pertinent ou un groupe quelconque de traits pertinents non successifs de l'autre. Un trait * Publié pour la premiere fois dans Word, Journal of the Linguistic Cercle of New York, 10, pp. 43-59. 1 N.S. Troubetzkoy, Príncipes de phonologie traduits par J. Cantineau, París, Librairie Klincksiek, 1949, p. 37. 2 « Projet de terminologie phonologique standardisée », Travaux du Cercle linguistique de Prague, vol. 4, p. 311. 3 Qui a été mis en relief, peut-étre pour la premiere fois, par J. Vachek dans ses articles « Phonemes and Phonological Units», Travaux du Cercle linguistique de Prague, vol. 6, pp. 235-240, et « Can the Phoneme be Defined in Termes of Time?», Mélanges ... offerts a J. van Ginneken, Paris, Librairie Klincksieck, 1937, pp. 101-104. VOL

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>ertinent, lui aussi, est bien une utité phonologique non susceptible d'etre lissociée en unités plus petites et successives, et il en va de meme pour :ertains groupes de traits, comme, par exemple, dans beaucoup de langues, ( sonorité + occlusivité », dont on sait bien qu'ils ne sont pas des phonemes. fa outre, nous verrons plus loin que la définition de phoneme, telle qu'elle igure dans les Principes, est également applicable au prosodeme. t Supposons que des points de couleurs différentes soient disposés en igne droite formant certaines combinaisons, et que ces combinaisons soient >ourvues d'une signification. Deux de ces combinaisons ne se différencient >as nécessairement entre elles par l'opposition de particularités chromaiques. En effet, une combinaison « point ble u - point rouge» différerait l'une autre combinaison « point rouge - point bleu » par une disposition lifférente sur la ligne droite des memes particularités chromatiques plutót 1ue par l'opposition de celles-ci. Mais entre deux points, seule est possible, ivídemment, une opposition fondée sur des particularités chromatiques, oute opposition fondée sur une disposition différente des particularités :hromatiques de ces points étant exclue. On peut dire que dans ce cas le acteur espace est réduit a zéro. Nos points étant disposés sur une ligne droite, les oppositions possibles ondées sur la disposition différente des memes particularités chromatiques + et O) sur cette ligne droite seraient les suivantes:

1) une succession s'oppose a une simultanéité: O+ / EB; 2) une succession dans un ordre s'oppose a une succession dans l'ordre nverse: o+/ +o. II est par contre évident que l'unique opposition possible entre deux >oints serait celle qui résulte de la différence chromatique de ces points, :'est-a-dire: +/o. 1. Un phénomene analogue se manifeste dans la langue, la ligne droite ¡ue nous avons supposée pour les points étant le temps. 4 S'il est possible de listinguer deux mots tels que l'espagnol sé « je sais » et es « il est », ce n'est 4 Le temps de la phonologie n'est certainement pas le temps concret. Ce qui y importe :'est: 1) qu'il n'y ait qu'une unique dimension, et 2) qu'il soit possible d'y distinguer un sens ,osítif et un autre négatif. ·Cf J. Vachek, Mélanges ... van Ginneken, pp. 103-104.

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grace a l'opposition de particularités phoniques, puisque !'ensemble des traits phoniques pertinents est le meme dans les deux cas, mais bien par le fait que ces traits phoniques sont différemment disposés sur la ligne du temps, c'est-a-dire par le fait que /s/ et /e/ sont deux «points», deux moments, dont la distinction et l'ordre de succession sont pertinents. Or, en analysant la chaine parlée, on aboutit a des sections de cette chaíne entre lesquelles toute opposition de ce type est impossible. Ces sections sont les «points» phoniques, ou, pour mieux dire, les moments ou le temps, quelle que soit la réalité physique, est réduit azéro du point de vue fonctionnel. Ce sont les phonemes, tels qu'ils sont définis dans les Príncipes: quand on dit que les unités phonologiques composant un phoneme ne sont pas successives, on veut dire qu'entre deux phonemes on ne peut établir qu'une opposition du type « +/O», et que dans ce cas sont done exclues les oppositions des types « +O/©» et« +010+ ». 4. Nous avons vu que la définition de phoneme proposée par Troubetzkoy nous permet de faire la distinction entre un phoneme et un groupe de phonemes, mais qu'elle n'est pas utilisable pour établir la distinction entre, d'une part, le phoneme et, de l'autre, les unités plus petites qui le composent. Ceci n'est cependant pas l'essentiel: « l'essentiel - dit André Martinet- est de donner une représentation [dela langue adécrireJ qui rende pleine justice a tous les éléments différenciatifs », 5 et ceux-ci ne sont que les traits pertinents et leur disposition dans le temps. L'analyse en termes de phonemes est,donc admissible pour autant qu'elle rend compte de toutes les oppositions possibles fondées sur la disposition dans le temps des particularités phoniques pertinentes. Une fois ceci acquis, ce sont des raisons d'ordre pratique qui décident de la forme définitive adonner acette analyse. Par exemple, dans beaucoup de langues il est phonologiquement indifférent que l'on considere le complexe phonique [b] comme formé d'un seul phoneme caractérisé par les traits « occlusion labiale » et« sonorité», ou comme un groupe de deux phonemes dont l'un est caractérisé par l' « occlusion labiale » ( ce phoneme serait alors identifié comme /p/), et l'autre parla« sonorité». Des raisons d'ordre pratique feront choisir, selon le cas, l'une ou l'autre solution. En tout cas, si les deux solutions sont 5

A. Martinet, « Ou en est la phonologie? », Lingua, vol. 1, p. 48.

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également acceptables, c'est que /p/ et «sonorité» n'entrent dans aucun schemeoppositionnel des types « +OJ@» ou «+OJO+». Parcontre, dans une langue ou un complexe phonique [da] est en opposition phonologique avec un autre [na}, il faut reconnaitre dans l'un ou daos l'autre ou dans l'un et rautre deux moments; c'est-a-dire qu'on est obligé de reconnaitre les phonemes /di, !al et /na/, ou bien /da/, /n/ et /a/, ou bien /d/, la!, In! et la/, car autrement il devient impossible d'expliquer ce qui oppose entre eux les complexes phoniques en question. La définition de phoneme proposée par Troubetzkoy est done valable, mais avec cette remarque: il faut distinguer entre les complexes phoniques ou l'on ne peut pas découvrir d'éléments successifs du point de vue fonctionnel et ceux oir cela est possible. Tenant compte de cette lirnitation, tout ce qui est compris entre le « complexe maximum » a temps zéro et le trait pet:tinent a le droit d'étre appelé « phoneme ». Daos la description d'une langue, le choix, parmi les complexes phoniques qui ont le droit d'étre considérés comme des phonemes, de ceux qui seront finalement admis comme les phonemes de la langue en question, sera déterminé par des considérations purement pragmatiques. Par conséquent, il est possible d'avoir plusieurs descriptions phonologiques d'une méme langue qui seraient toutes également bonnes ou, du moins, également justifiables. 5. Dans les Principes, Troubetzkoy définit le « prosodeme » comme « la plus petite unité prosodique de la langue en question, autrement dit, la syllabe dans les langues qui comptent les syllabes et les mores dans les tangues qui comptent les mores». 6 Pour Troubetzkoy, done, le prosodeme semble étre, non pas }'ensemble des traits prosodiques qui caractérisent une syllabe ou une more, mais cette syllabe ou cette more elles-mémes. Aínsi les prosodemes que comporte un mot comme l'espagnol miro «je regarde» seraient les syllabes mi- et -ro, tandis que l'intensité et son absence qui caractérisent respectivement ces syllabes restent sans désignation propre. Aussi nous semble-t-il plus pratique d'employer le terme « prosodeme » pour une unité formée par des traits prosodiques, comme nous le ferons dans la suite. Que l'on adopte cependant cette terminologie ou que l'on continue a se servir de celle de Troubetzkoy, et quels que soient d'ailleurs les criteres 6

Pp. 212-213.

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Iesquels on se fon de pour considérer comme « prosodiques» certains pertínents, 7 íI semble en tout cas qu'un prosodeme est, en ce qui .· -00ncerne les traits pertinents qui le constituent ou le caractérisent, une unité . indécomposable en unités plus petites et successives, et cela du fait du type des oppositions dont ces traits sont le terme. Ainsi, si l'on compte deme prosodemes daos un mot comme l'espagnol miro, c'est parce qu'il y a en espagnol un mot miró «il a regardé», auquel le premier s'oppose par ses traits prosodiques seulement, et que cette opposition est du type «+OJO+» et suppose par conséquent deux «points» successifs. On ne t:rouve jamais, par contre, a coté d'un mot monosyllabique comme l'espagnol sí «oui» un autre mot auquel celui-la s'opposerait par ses traits prosodiques de telle fa9on qu'il fallait luí reconnaitre deux « points » successifs. Le « prosodeme » est done luí aussi une unité phonologique a temps zéro et, par conséquent, il entre aussi dans la définition de «phoneme» proposée par Troubetzkoy. Il y a enfin des cas oir l'on pourrait interpréter l'opposition de deux complexes phoniques comme une opposition du type « +OJ@» ou « +OJO+ » aussi bien que comme une opposition du type « +JO». Nous avons considéré dans le paragraphe précédent l'opposition entre miro et miró comme une opposition du type « +OJO+». Nous y considérons done, comme pertinents, l'intensité et le manque d'intensité, et l'on identifie l'intensité de la premiere syllabe de miro avec l'intensité de la seconde syllabe de miró, et le manque d'intensité de la seconde syUabe de miro avec le manque d'intensité de la premiere syllabe de miró. Mais il serait possible aussi de considérer comme pertinentes non l'intensité et son absence, mais la variation d'intensité, qui est descendante dans miro et ascendante dans miró. Il y aurait dans ce cas une opposition de « varíation d'intensité », opposant l'intensité montante a l'intensité descendante, lesquelles, bien qu'elles impliquent le temps pour se réaliser, seraient a temps zéro au point de vue fonctionnel. L'opposition de miro et miró correspondrait ainsi au type « +JO». 7 Nous essaierons d'exposer ci-dessous (v. p. 21, § 18) les raisons qui exigent anotre avis un traitement séparé des traits prosodíques et des traits non prosodiques, raisons qui n'appa· raissent pas clairement dans les Principes.

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De meme les sons géminés peuvent etre considérés comme formant avec les sons simples correspondants une opposition du type « ++/+»,ce qui n'est qu'un cas particulier du type « +0/$». Cette interprétation implique l'identification du son simple avec chaque élément entrant dans la composition du son géminé. Mais on pourrait considérer comme pertinente la gémination elle-meme, qui serait alors une espece d'intensité, et alors l'opposition « son géminé/ son simple» appartiendrait au type «+/O». Dans la plupart des cas il est probable que la premiere interprétation soit pratiquement préférable, mais dans la « variation tonique », qui permet de discerner deux accents ou davantage, ainsi que dans la gémination des voyelles, la seconde interprétation peut parfois- s'imposer. Elle est d'ailleurs, dans certains cas, la seule qui s'accorde avec l'explication d'autres faits. 8 II 7. Nous avons caractérisé le phoneme comme l'unité phonologique a temps zéro. Nous allons voir maintenant si les phonemes ( et aussi les 8 La premiere partie de cet essai m'a été suggérée surtout par l'article fondamental d'André Martinet « Un ou deux phonemes? », Acta Linguistica (Copenhague), vol. 1, pp. 94- ~ 03. Je me permets pourtant de faire une observatíon apropos de cet article. On y base la solut1on du probleme « Un ou deux phonemes? » sur la possibilité de procéder a la commutation des s~ns ou d:s traits articulatoir~s qui constituent, les groupes de sons (p. 95): deux sons successifs representeront avec certitude deux phonemes s'ils sont tous deux commutables (p. 96). A notre avis, pourtant, s'il n'existe dans un groupe de sons successifs aucune raison qui exige de considérer leur « successivité » comme fonctionnelle et non comme purement phonétique il n'est pas nécessaire d'y voir deux phonemes, meme si les composants du groupe en question sont commutables indépendamment les uns des autres. Soit, par exemple, une langue ou il n'y a d'autres groupes de consonnes qu 'occlusive plus r, ces gro upes pouvant occuper dans la chaí'ne les memes positions qu'occupent les consonnes simples. Du moment que les oppositions telles que, par exemple, /prl-/rp/ sont, dans cette langue, impossibles, il n'est pas nécessaire de considérer les groupes d'occlusive plus r comme composés de deux phonemes, c'est-a-dire qu'ils peuvent etre consídérés comme monophonématíques. La possibilité de commuter ses composants indépendamment les uns des autres ne serait pas dífférente de la possíbilité qui existe dans lb/, par exemple, de commuter la localisation «labiale» indépendamment de la «sonorité» (/b/-/d/, /bi-/p{). Certes, on peut ª':1 ,meme titre considérer lb/ co1;1~e biphonématique, c'est-a-dire comme /pi plus «so~oyi.te». pans cette langue hypothetJque, en effet, tout ce qu'on peut dire quant a la poss1b1bté d analyse de /brl-/dr/-/bl-/d/ sera1t valable pour /bl-ld/-/p/-/t/ et inversement. La nécessité (et non pas la simple possibilité) de considérer dans un groupe de sons successifs deux phonemes ou davantage n'existe qu'en tant que la «successivité» de ces sons est fonctionnelle, c'est-a-dire en tant qu'elle est en opposition phonologique avec la « non succe_ssivité » ou avec la« successivité en sens inverse » des memes son s. I1 semble d'ailleurs que M~rtmet, dans ses travaux ultérieurs, suggere, dans une certaine mesure, la meme fa\!on de vo1r. Cf., par exemple, Lingua, vol. 1, p. 48, a propos de ñ.

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prosodemes) sont susceptibles, en se succédant dans le temps, de former des plus grandes. Nous savons que, d'apres les Príncipes, on appelle «unité phonologique » chaque terme d'une opposition phonique distinctive: 9 de l'opposition tausend ITischler il ressort, par exemple, que -ausend et-ischler sont de telles unités. Il est évident que, dans ce sens, toutes les langues ont des unités phonologiques formées par la succession des phonemes dans le temps. Mais nous voulons donner au terme « unité phonologique » un sens plus étroit. Ce qui nous íntéresse ici c'est de déterminer si, dans une langue donnée, les phonemes forment des groupes tels qu'il soit nécessaire de les considérer comme un tout au point de vue fonctionnel, de sorte que les phonemes n'auraient pas d'existence propre en dehors de ces groupes.1° Or, puisque le phoneme n'existe pasen dehors de la phrase, 11 ce qui nous permettra de découvrir l'existence d'une unité formée par la combinaison de phonemes successifs sera le fait que des groupes de phonemes ayant une forme phonique caractéristique remplissent dans la phrase un role particulier, de sorte qu'on ne peut pas considérer la phrase comme composée d'un ou de plusieurs phonemes, mais comme composée d'un ou plusieurs de ces groupes. Dans une langue ou la phrase pourrait consister phoniquement en « un ou plusieurs phonemes quelconques », il n'y aurait pas lieu de considérer une autre unité que le phoneme, parce qu'on ne pourrait pas signaler de groupes de phonemes jouant un role particulier. La, au contraire, ou l' on peut constater l'existence de gro upes de phonemes tels que la phrase serait toujours formée d'un ou de plusieurs de ces groupes, le phoneme serait a considérer non comme l'élément composant directement la phrase, mais comme faisant partie de ces groupes, qui deviendraient ainsi des réalités phonologiques en tant que groupes, c'est-a-dire qu'ils entreraient dans la catégorie des« unités phonologiques » au sens étroit du terme. De plus, il est possible qu'apres avoir déterminé les unités dont se eompose la phrase, on constate que ces unités ne se composent pas de phonemes, mais d'autres unités qui, a leur tour, sont décomposables en P. 36. On est tenté de dire que les phonemesforment les« mots » dans le sens courant et qu'ils n'existent pas en dehors des mots. Mais pour cela il faudrait démontrer que le mot est une unité phonologique. 11 Nous employons le mot « phrase » dans le sens de « ce qui peut réellement etre dit ». 9

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phonemes, et cela pour les memes raisons qui nous ont runenés reconnaítre les unités composant la phrase. Théoriquement, la décomposition des unités peut se répéter plusieurs fois avant d' arriver aux phonemes. fait, nous ne connaissons pas de langue ou il y ait plus de trois unités phonologiques au-dessus du phoneme, a savoir la syllabe, la« racine» 12 et le mot phonologiques. Quoi qu'il en soit, les unités formées par la combinaison de phonemes successifs se composent de plusieurs unités inférieures (qui peuvent etre des phonemes), et ce n'est qu'un cas particulier quand elles ne s'en composent que d'une. En conséquence, nous les appellerons « unités (phonologiques) syntagmatiques», les opposant ainsi aux phonemes, lesquels, en tant qu'appartenant a un paradigme de particularités phoniques distinctives, seront appelés «unités (phonologiques) paradigmatiques». Généralement la phonologie s'est occupée jusqu'a présent des unités paradigmatiques, laissant de cóté la détermination et l'étude des unités syntagmatiques, bien qu'il existe, comme nous le verrons, une étroite relation entre les unes et les autres. 8. Ce qui permet le plus souvent de caractériser phoniquement une unité syntagmatique est l'existence de ce que Troubetzkoy appelle un trait a «fonction culminative». Le fait que certains groupes de phonemes comportent un et un seul de ces traits caractérise ces groupes du point de vue phonique; mais l'élément essentíel, sans lequel le trait en questíon ne serait pas culminatif ni les groupes de phonemes qu'il caractérise des unités syntagmatiques, c'est le róle joué par ces groupes, celui d'etre l'unité qui entre dans la composition de la phrase ou d'une autre unité syntagmatique. En espagnol, par exemple, ainsí qu'en tcheque, il y a un trait pertinent «intense», 13 qui, d'apres ce que nous avons dit ci-dessus, nous considérerons comme constituant un phoneme. En espagnol done, de meme qu'en tcheque, on peut trouver des groupes de phonemes caractérisés du fait que, parmi leurs composants, figure une et une seule fois ce phoneme «intense». Mais, tandis qu' en espagnol toute phrase doit etre composée d'un ou plusieurs de ces groupes, en tcheque, ou il existe des mots comme lopata Voir ci-dessous, § 11. Peu importe ici que l'intensité rer;oive en espagnol une réalisation toute différente de cene qu'elle rer;oit en tcheque. Cf. Príncipes, p. 208.

«pelle», 14 qui ne comportent pas le phoneme «intense» et peuvent cependant constituer a eux seuls une phrase, aucun róle particulier ne saurait leur etre attribué. En espagnol, done, le phoneme «intense» posune fonction culminati ve, et il y a par conséquent dans cette langue des unités syntagmatiques caractérisées du fait de le comporter une et une seule fois, ce qui n'est pas le casen tcheque. Dans bien des langues ce n'est pas un seul phoneme qui exerce la fonction culminative permettant de caractériser une unité syntagmatique déterminée, mais deux ou davantage, de sorte que l'unité syntagmatique y est caractérisée par la présence d'un et d'un seul de ces phonemes. exemple bien connu est celui des langues qui ont deux ou plusieurs types d'accent culminatif. Chacune des unités qui composent la phrase y est caractérisée par la présence d'un et d'un seul de ces accents. Dans ce qui suit, nous appellerons « phoneme central» ou «centre» d'une unité syntagmatique le phoneme culminatif qui permet de la caracphoniquement. 9. Nous ne croyons pas qu'il existe une langue, comme celle que nous avons supposée cí-dessus, ou la phrase se composeraít directement de phonemes. Dans les langues qui possedent un ou plusieurs accents a fonction culminative, les unités entrant dans la composition de la phrase sont, comme nous venons de le voir, celles qui sont caractérisées par la présence d'un accent et d'un seul. Par contre, dans les langues qui n'ont pas d'accent a fonction culminative, le róle d'unité composant la phrase est joué par les unités que caractérise la présence d'un et d'un seul des phonemes appelés «syllabiques», auxquels revient ainsi la fonction culminative. Nous avons vu que, dans les langues a accent culminatif, une phrase non mínima (c'est-a-dire, formée par plusieurs unités), est analysable en autant d'unités qu'elle contient d'accénts, chacune de ces unités pouvant a son tour constituer une phrase. De meme, dans les langues qui n'ont pas d'accent culminatif, la phrase non mínima est décomposable en un nombre d'unités égal au nombre des phonemes syllabiques qu'elle contient, chacune de ces unités étant susceptible, du poínt de vue phonique - qui est, bien entendu, le seul qui nous intéresse ici 15 - , de constituer a elle seule une phrase.

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Príncipes, p. 213. Voir ci-dessous, § 10 et surtout § 20.

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·Mais méme dans les Iangues qui ont un ou plusieurs types d'accent · culminatif, il existe des unités syntagmatiques caractérisées par la fonction culminative des phonemes syllabiques. Il est en effet fort probable qu'il n'y ait aucune tangue dans laquelle les unités caractérisées par la fonction culminative de l'accent se composent directement des phonemes. Si une telle langue existait, l'unité caractérisée par l'accent serait formée par « un ou plusieurs phonemes quekonques ». Le cas le plus fréquent est pourtant .celui ou l'unité caractérisée par l'accent est composée d'une ou plusieurs unités caractérisées par la fonction culminative des phonemes syllabiques, lesquelles se composent a leur tour de phonemes. Mais il y a des langues ou, a coté des unités caractérisées par l'accent et les unités caractérisées par les phonemes syllabiques, il y a un troisieme type d'unité syntagmatique. Nous y reviendrons au § 11. En tout cas, dans chacune des unités qui composent l'unité caractérisée par l'accent, celui-ci ne peut se trouver qu'en une seule position. A l'intérieur de ces unités on ne peut done contraster deux points successifs au moyen de l'accent et de son absence. Ainsi on peut dire que, quelle que soit la réalité phonétique, l'accent ou le manque d'accent sont associés a ces unités tout entieres, et non a un des éléments qui les composent (par exemple, a un phoneme ). 10. On admet en général que, dans la mesure ou l'accent a une fonction culminative, les phrases telles que l'espagnol él mismo « lui-meme » et el mismo «le meme» 16 se distinguent, non par l'opposition des phonemes «intense» et« non intense» associés respectivement aél etel, ou par l'opposition des phonemes /é/ et /e/, mais par le fait que él mismo comporte deux « unités », tandis que el mismo n'en a qu'une seule. Par contre, on admet en meme temps que deux phrases comme l' espagnol veo « je vois » et ven «ils voient», «viens» se distinguent par l'opposition des phonemes /o/ et /n/ et non par le fait que ven ne comporte qu'une unité d'un certain ordre tandis que veo en comporte deux. Nous croyons cependant que l'opposition que forment él mismo et el mismo et celle que forment veo et ven sont foncierement analogues. 16 D'autres exemples: él vino « íl est ven u», el vino « le vin »; quién es? « qui est-ce? », quiénes? «qui?» (pluriel).

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Ce qui complique sans doute les choses e' est la relation du plan de l'expression avec le plan du contenu. Il existe dans celui-ci aussi une fonction culminative exercée par certains éléments, de sorte que chaque phrase sur ce plan ou bien est formée d'une unité, ou bien est analysable en autant d'unités qu'il y a d'éléments a fonction culminative, chacune de ces unités (les mots) étant a son tour capable de constituer a elle seule une phrase. Ces unités de contenu correspondent dans bien des Iangues, sur le plan l'expression, aux unités syntagmatiques qui composent la phrase. .L,orsque ceci est le cas, les unités qui composent la phrase sur le plan de }'expression, et qui peuvent, du point de vue phonique, étre des phrases a elles seules, peuvent l'etre aussi du point de vue du contenu. Tel est le cas de l'espagnol ou, achaque unité syntagmatique caractérisée par l'accent, correspond toujours une des unités qui composent la phrase sur le plan du contenu, et inversement. Nous donnons, a des unités syntagmatiques qui composent la phrase sur le plan de l'expression, et qui correspondent, sur le plan du contenu, a des unités qui y composent aussi la phrase, le nom de «mot phonologique». Une unité caractérisée par l'accent semble étre toujours un mot phonologique. En outre, dans les langues ou tous les «mots» sont monosyllabiques on trouve nécessairement le mot phonologique. Il y a des langues ou les unités syntagmatiques qui composent le mot ont toujours un signifié, c'est-a-dire qu'elles correspondent toujours a des unités du contenu. Ce sont les langues a accent secondaire pertinent que nous discuterons dans le paragraphe qui suit. Dans les langues comme l'espagnol, qui ont un mot phonologique caractérisé par l'accent culminatif et n'ont pas d'accent secondaire pertinent, les unités composant le mot sont celles que caractérise la présence d'un et d'un seul phoneme syllabique. Ces unités ayant parfois un signifié, parfois n'en ayant pas, aucune correspondance systématique n'existe, pour elles, entre le plan du contenu et le plan de l'expression. Enfin, il y a des langues ou l'on ne peut signaler aucun parallélisme entre les deux plans: ce sont les langues qui n'ont pas d'accent a fonction culminative, 1 1 dans lesquelles les unités composant la phrase sur le plan du 17

A l'exclusion de celles « a mot monosyllabique ».

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contenu correspondent a une ou plusieurs des unités qui composent la phrase sur le plan de l'expression, c'est-a-dire, a une ou plusieurs des unités caractérisées par la fonction culminative des phonemes syllabiques. Les unités syntagmatiques caractérisées par les phonemes syllabíques sont toujours composées de phonemes et jamais d'autres unités syntagmatíques. Elles sont done les unités syntagmatiques les plus petites. Nous les appellerons « syllabes phonologiques ». Dans bien des langues la syllabe est l'unique unité syntagmatique, le mot phonologique n'existant pas. Dans les langues comme le hirman, 111 ou tous les mots sont monosyllabiques, le mot phonologíque et la syllabe phonologique coincident. En ce qui concerne la distinction entre l'espagnol veo et ven, que nous avons considérée comme analogue a celle qu'il y a entre él mismo et el mismo, on pourra nous objecter que ce qui fait la différence entre l'analyse de la phrase en mots et celle du moten syllabes, c'est que la premiere se fait parallelement sur le plan du contenu et sur le plan de l'expression, de sorte qu'elle nous livre des unités qui, sur un plan aussi bien que sur l'autre, peuvent étre elles aussi des phrases, alors que ceci n'est pas le cas pour l'analyse du mot en syllabes. En fait, on ne parle, en général, de fonction culminative, que lorsque celle-ci permet de caractériser des unités de I'expression qui correspondent a des unités du contenu. 19 Ce faisant on introduit cependant, pour délímiter l'extension d'un phénomene phonologique, des criteres extra-phonologiques. Dans la mesure ou un « groupe de sons caractérisé par la présence d'un et d'un seul son d'un certain type» joue, dans le plan de l'expression d'une langue déterminée, un role particulíer, il a une existence phonologique en tant que gro upe et esta considérer done comme constituant une unité syntagmatique. Selon la langue dont il s'agit une telle uníté sera toujours le signifiant d'un signe, ou elle ne le sera jamais, ou elle le sera parfois. Ceci cependant n'est pasa strictement parler un fait d'expression, mais dépend plutot de l'usage que le contenu fait des 18

D'apres Troubetzkoy, Príncipes, p. 264. Ainsi, par exemple, lorsque Martinet écrit: « the permanent fonction of accent is what Trubetzkoy has called culmination. It shows how many full words the text is composed of » (Phonology as Functional Phonetics, Londres, Universíty of Oxford Press, 1949, p. 12; c'est nous qui soulignons). Il nous semble que «full words » ne peut désigner ici qu'une unité de contenu. 19

Opposition et contraste 'Y"'"'"''"'u•-~ qui

e ríen

15

luí offre le SySteme phonologique ZO et, paf COnSéqUellt, lle

a l'interprétation de ce systeme lui-méme.

On sait que dans les Iangues qui ont un accent secondaire, comme l'allemand, seuls les mots composés peuvent différer entre eux par la vc,stt:mn de l'accent principal. Les mots composés ont toujours dans ces outre l'accent principal, un ou plusieurs accents secondaires. ,L'opposition entre deux mots par la position de l'accent s'établit toujours pár le fait que l'un a un accent principal a l'endroit ou l'autre a un accent secondaire et inversement. Ainsi s'opposent, par exemple, l'allemand über[yberzécen] « traduire » et übersetzen [yberzecen1« passer de l'autre Par contre, une opposition decettenaturenesauraits'établirentreun «simple» et un autre mot quel qu'il soit. Par exemple, setzen « mettre » saurait jamais s'opposer a un autre mot par la position de l'accent. On done admettre que, méme lorsqu'une voyelle porte l'accent principal, porte aussi, du point de vue fonctionnel, un accent secondaire coinciavec celui-la, de sorte que l'accent principal se trouve toujours superposé a un accent secondaire et que l'accent principal peut par conséquent occuper dans le mot autant de positions qu'il y a d'accents secondaires. Il en résulte que, dans ces langues, les unités syntagmatiques qui composent le mot ne sont pas les syllabes, mais les unités caractérisées phoniquement par la présence d'un et d'un seul accent secondaire . ( éventuellement « noyé » par un accent principal coincidant avec luí). Nous , appellerons ces unités « racine phonologique ». Dans les Iangues ou ces · •·.· unités ont une existence phonologique, un mot, ou bien est composé d'une unique racine, ou bien est analysable en deux ou plusieurs radnes dont chacune pourrait, du point de vue phonologique, constituer a elle seule un mot, c'est-a-dire recevoir l'accent principal. La racine, a son tour, est composée de syllabes, c'est-a-díre qu'elle comporte un unique phoneme syllabique, ou bien en comporte plusieurs et est alors analysable en autant partíes que de phonemes syllabiques qu'elle comporte, chacune de ces parties pouvant aelle seule constituer une racine, e' est-a-dire etre porteuse d'un accent secondaire. Puisque l'accent principal ne peut occuper dans la racine qu'une seule 20

Voir ci-dessous, § 20.

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Opposition et contraste

Luis J. Prieto

position, on peut appliquer a la racine ce que nous avons dit pour la syllabe au § 9 ín fine. L'accent principal est associé aune racine tout entiere, et une racine est par conséquent « accentuée » ou « non accentuée » comme l'est une syllabe dans les langues qui n'ont d'autres unités syntagmatiques que la syllabe et le mot. III 12. Nous croyons avoir démontré l'existence des unités syntagmatiques. Nous essaierons, dans la suite, d'en tirer les conséquences. · De la fonction culminative qui revient a certains phonemes s'ensuit évidemment que le phoneme central et les phonemes non centraux d'une unité syntagmatique (c'est-a-dire le phoneme auquel revient la fonction culminative définissant l'unité en question et les autres phonemes qu'elle comporte) peuvent commuter, dans cette unité, uniquement avec des phonemes du méme type: le phoneme central, done, uniquement avec un autre phoneme central, les phonemes non centraux uniquement avec des phonemes non centraux. Considérons, par exemple, en espagnol, la syllabe el. Son phoneme central /e/ peut commuter avec un autre phoneme central, /a/, fil, etc.: le résultat en sera toujours une syllabe. De méme, /l/ peut commuter avec un autre phoneme non central: /n/, /r/, etc., et aussi avec zéro, sans que l'unité en question cesse d'étre une syllabe. Or, si nous opposons deux syllabes, le phoneme central de l'une peut commuter selon ce que nous venons de voir seulement avec le phoneme central de l'autre, et de méme les phonemes non centraux de l'une placés avant ou apres le centre ne peuvent commuter qu'avec les.phonemes de l'autre qui se trouvent dans le méme cas. Par exemple, en opposant les syllabes de l'espagnol el et si, /e/ peut commuter avec fil, et inversement. On en a la preuve dans le fait que il etse sont bien possibles, comme syllabes, en espagnol. En ce qui concerne les phonemes non centraux, on peut remplacer, par exemple, le zéro qui précede le centre de el par le /s/ de si et inversement, puisque sel et i sont possibles en espagnol comme syllabes. Par contre, en commutant, par exemple, le phoneme central de el avec le phoneme non central de si, on obtient si et ei (phonétiquement [ei]), qui ne sont certainement pas des syllabes de l'espagnol. La conclusion qui s'ensuit c'est que deux syllabes se distinguent par l'opposition de leurs phonemes centraux d'une part et celle de leurs pho-

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non centraux de l'autre. Les syllabes de notre exemple se distinguent par les oppositions: zéro-/s/ /el-li/ li/-zéro

I1 en va de méme pour le phoneme central et les phonemes non cenqui constituent le mot phonologique, c'est-a-dire pour l'accent ou les accents a fonction culminative et le manque d'accent. Dans un mot phono... logique, l'accent peut commuter avec un autre accent, mais non avec le manque d'accent. Et puisque l'accent et le manque d'accent sont associés a des syllabes, 21 on peut dire que la syllabe accentuée d'un mot peut .commuter avec une autre syllabe, quelle que soit la forme phonématique de ·.•.· celle-ci, a condition qu'elle soit également une syllabe accentuée. Et la ¿¡ méme chose vaut pour les syllabes non accentuées. Deux mots comme, par exemple, en espagnol, veo et ven se distinguent done par les oppositions: syllabe centrale 2 2

syllabe non centrale

/b/-/b/ /el-le/ zéro-lnl /o/-zéro

Autre exemple: asa «anse» et asta «hampe»: syllabe centrale syllabe non centrale

/a/-/a/ zéro--/s/ ls/-/t/ /al-la/

Feliz « heureux » et alto « haut »: syllabe non centrale

/fe/-zéro

syllabe centrale

fll-zéro li/-/a/ /01-fll

syllabe non centrale

zéro--/to/

Et deux mots comme miro et miró, qui sont deux mots opposés «par la position de l'accent»: 21 22

Voir ci-dessus, § 9. C'est-a-dire, associée au phoneme central du mot.

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Luis J. Prieto

Opposition et contraste

syllabe non centrale

zéro-/mi/

syllabe centrale

lm/-/r/ li/-lo/

syllabe non centrale

/rol-zéro

On peut enfin appliquer ces mémes criteres aux langues ou il y a l'accent secondaire pertinent et dans lesquelles on trouve done la racine phonologique. Deux mots comme, en allemand, übersetzen « traduire » et übersetzen « passer de l'autre coté» se distinguent ainsi par les oppositions: racine non centrale

/yber/-zéro syllabe centrale

lzl-zéro /el-ly/

syllabe non centrale

/el-lb/ /el-le/ /n/-/r/

racine centrale

racine non centrale

zéro-/zecen/

13. Les particularités phoniques qui distinguent les phonemes centraux des phonemes non centraux ne sont done jamais celles qui opposent entre elles deux unités syntagmatiques. Meme dans les cas comme celui de veo et ven ou celui de él mismo et el mismo on est obligé de reconnaitre que la distinction ne résulte pas de l'opposition entre /o/ et In!, ou entre /é/ et /e/ mais de l'opposition entre des unités phonologiques d'une part et le zéro de l'autre. Il s'ensuit, puisque deux phonemes ne sont a considérer comme opposés que pour autant qu'ils déterminent l'opposition entre deux unités synta~atiques, que les particularités phoniques qui distinguent les phonemes centraux des phonemes non centraux ne sont jamais non plus celles par lesquelles s'établit une opposition entre phonemes. Les particularités phoniques qui distinguent les phonemes centraux des phonemes non c~~traux ~ppartiennent done seulement au syntagme: seules les particulantes phomques par lesquelles se distinguent entre eux les phonemes centraux ou les phonemes non centraux d'un méme type d'unités syntagmatiques sont les :e:mes des oppositíons distinctives et, par conséquent, seules ces particulantes forment les paradigmes d' oppositions phoniques distinctives. Nous appellerons les particularités phoniques qui distinguent les phonemes centraux des phonemes non centraux, traits pertinents « contras-

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et les particularité phoniques qui dístinguent entre eux les phonemes traux ou les phonemes non centraux, traíts pertinents « oppositionnels ». traíts oppositionnels déterminent la définítion paradigmatique du neme, les traíts contrastifs sa définition syntagmatique. Les traits 'tionnels établissent des rapports entre eux sur un axe distinct de ou s'établissent les rapports entre les traíts contrastifs. Ces rapports , pourraít-on dire en des termes saussuriens, de type assocíatif dans un de type syntagmatique dans l'autre. Dans ses Principes Troubetzkoy nous dit qu'au point de vue phono.Jogique, l'essentiel dans l'accentuation culminative est seulement « la mise en relief générale du prosodeme culminant [ ...] tandis que les moyens par iesquels cette mise en relíef est obtenue appartiennent au domaíne de la phonétique)}. 24 Cette appartenance a la phonétique pourraít s'étendre, a bon droit, a tous les traits contrastifs. De meme, il n'est pas nécessaíre que le meme emploi syntagmatique toujours caractérisé par les memes traíts contrastifs: je doute par ex:emple qu'il soit possible de trouver un traít commun a tous les phonemes ,syllabiques d'une langue et un trait commun a tous ses phonemes non · syllabiques. Le fait essentiel est que, s'il existe deux phonemes de définition syntagmatique différente maís de définitíon paradigmatique identique, J'ensemble des traits oppositionnels communs est associé, dans chacun des phonemes en question, a des traíts contrastifs différents. En outre, les traits . oppositionnels peuvent, en meme temps, jouer le role de traíts contrastifs. L'accent et le manque d'accent, dans les langues qui n'ont qu'un seul type d'accent, illustrent ce qu'on peut entendre par deux phonemes de définition oppositionnelle identique et de nature contrastive différente: le contenu oppositionnel du phoneme central du mot, c'est-a-dire de l'accent, dans ces langues, nul, et il en va de méme pour le contenu oppositionnel du phoneme non central du mot, c'est-a-dire du manque d'accent. intensité et le « manque d'intensité » n'y sont que des traits contrastifs. Dans les langues qui ont deux types d'accent culminatif ou davantage, les phonemes que constituent ces accents ont chacun un contenu opposi23 On peut appeler aussi les traits contrastifs « traits constitutífs » en tant qu'ils constituent les unités syntagmatiques que les traits oppositionnels opposent entre elles. 24 P. 214.

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Opposition et contraste

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tionnel, celuí qui Iui permet de s'opposer a l'autre; mais, dans ces tangues aussí, le phoneme constitué par le manque d'accent a un contenu oppositionnel nul. 15. Le contenu oppositionnel d'un phoneme est done déterminé par ropposition de ces phonemes aux autres phonemes ayant la meme déñnition syntagmatique. En espagnol, par exemple, le contenu oppositionnel de la! est déterminé par l'opposition de /a/ aux autres phonemes centraux de syllabe, c'est-a-dire /e/, /i/, etc.; de meme, le conten u oppositionnel de lb/ est déterminé par l'opposition de ce phoneme aux autres phonemes non centraux de syllabe, c'est-a-dire /di, lgl, /pi, /ti, etc. Or le contenu oppositionnel du phoneme réalisé généralement comme [i] et celui du phoneme réalisé comme [jJ sont bien différents, puisque ce contenu est déterminé · dans le premier cas par l'opposition a /a/, /e/, etc., tandis que dans le second cas il est déterminé par l'opposition a lb/, lg/, /pi, etc. La ressemblance des deux phonemes en question est done purement phonétique: il s'agit d'une ressemblance entre les réalisations et non pas des phonemes eux-memes. Des considérations analogues peuvent etre faites, me semble-t-il, pour, dans certaines langues, le r « syllabique » et le r « non syllabique », etc. 16. · Un phoneme central est done distinct d'un phoneme non central, mais non opposé a lui. Puisqu'un paradigme est formé par un phoneme déterminé et tous les autres auxquels il s'oppose, iI faut condure que les phonemes centraux et les phonemes non centraux des différentes unités syntagmatiques forment toujours des paradigmes différents. Cela n'est pas bien loin de ce qui se passe pour les archiphonemes résultant de la neutralisation de l'opposition entre deux ou plusieurs phonemes et pour ces phonemes eux-memes. Les archiphonemes sont évidemment des entités phonologiques distinctes des phonemes correspondants, mais non opposées. Or si cela est possible c'est parce qu'un archiphoneme et les phonemes correspondants n'appartiennent jamais au meme paradigme. 17. Les phonemes centraux et les phonemes non centraux de syllabe forment done deux paradigmes: l'un se compose des phonemes qu'on appelle « vocaliques » et comprend parfois aussi d'autres phonemes comme les «consonnes faisant syllabe»; l'autre se compose des phonemes qu'on appelle de l'objet sur laquelle se manifeste ce trait, et que, par exemple, le trait par lequel le phoneme /y/ du fran9ais s'oppose au phoneme /i/, dont la composante oppositionnelle est « arrondi», se manifeste sur la dimension «position deslevres», Iaquelle constitue par conséquent sa composante contrastive. Bien entendu, le probleme de bien déterminer ce qui est contrastif et ce qui est oppositionnel n'est pas le seul que je ne reprendrais plus aujourd'hui de la méme maniere que je l'aborde dans l'article. A la base de la premiere partie de celui-ci se trouvent, par exemple, I'idée de Martinet selon laquelle « ce n'est pas le phoneme, mais le trait pertinent qui est l'unité de base de la phonologie [ ... et] la seule unité pour laquelle nous postulíons une existence réelle », 32 et son corollaíre, qui veut que 29 Je renonce déja a le faire en 1964, dans Príncipes de noologie, Fondements de la théorie fonctionnelle du signifié, La Haye, Mouton & Co. 30 o. c., pp. 75-78. 31 Voir F. de Saussure, Cours de linguistique générale, édition critique par R. Engler, Wiesbaden, Otto Harrassowitz, 1968 et ss., vol. 1, p. 26, colonne 3. 32 « Ou en est la phonologie? », Lingua, vol. 1, pp. 34-58. Je cite d'apres la version de cet article publiée dans A. Martinet, La Linguistique synchronique, Paris, Presses Universitaires de France, 1965, p. 69.

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le phoneme n'est qu'une entité fictive que le pbonologue définit de fagon conventionnelle pour les besoins pratiques de la description. Or cette idée et son corollaire, que, je crois pouvoir l'affirmer, Martinet lui-méme ne soutient plus aujourd'bui, du moins sous une forme sí trancbante, me semblent devoir étre revus. Le su jet parlant «sent» le phoneme, c'est-a-dire que celui-ci a pour lui une réalité, et cela ne peut s'expliquer que par un role particulier qui revienne, dans l'acte de communication, a un ensemble de traits pertinents constituant un phoneme et seulement a un tel ensemble. J'ai essayé de déterminer ce role en caractérísant le phoneme comme l'unité d'identification de la phonie: 3 zbis le récepteur de l'acte de parole, pour «comprendre» ce que veut dire l'émetteur, doit d'abord reconnaitre le signifiant auquel appartient la phonie, c'est-a-dire l'identifier. Or, cette identification de la phonie peut étre faite a travers l'identification de segments dans lesquels elle est susceptible d'étre dívisée (comme l'on identifie, par exemple, un numéro de téléphone en identifiant chacun des chiffres qu'il comporte). Les sons que comporte une phonie seraient les segments les plus petits dont l'identífication, faite a travers les phonemes qu'ils « réalisent », constitue une identification partielle de cette phonie. Mais c'est surtout avec les notions, corrélatives entre elles, d'«objet composé » et d' « objet composant », 33 que doit étre mis en rapport, a notre avis, le probleme du phoneme. Il faut en effet distinguer entre I'analyse d'une classe en facteurs logiques et l'analyse d'un objet composé en objets composants. Certes, l'analyse d'un objet compasé en objets composants suppose toujours l'analyse en facteurs logiques de la classe a travers laquelle on connait le premier, mais l'analyse en facteurs logiques de la classe a travers laquelle on connait un objet ne suppose pas toujoursl'analyse de cet objeten objets composants. Or, tandis que le probleme du trait pertinent se rapporte a l'analyse en facteurs Iogiques des classes que sont le signifiant et le phoneme, le probleme du phoneme a plutót affaire a l'analyse de la phonie (objet compasé) en sons (objet composants). Une derniere remarque a propos de cet article: son derniere paragraphe explicite quelque chose qui, de fagon plus ou moins implicite, se trouve dans la théorie phonologique des ses débuts, savoir, que la description phonologique d'une langue doit certes se fonder sur la considération d'un «corpus», qui est forcément limité, ntais son but n'est pas celui de rendre compte des textes réels que forment c~ corpus, mais celui de calculer, a partir d'eux, tout texte possible dans la langue en question. L'abandon du positivisme a outrance qui prétend réduire la langue au corpus a pu done constituer une nouveauté, dans les années '50, pour la Iinguistique nord-américaine, mais non pour la phonologie ni, en général, pour la línguistique d'inspiration saussurienne.

Dans Príncipes de noologie, pp. 99-103. Voir aussi ci-dessus, p. 55. Voir ci-dessous, p. 147, et Enciclopedia del Novecento, Roma, Istituto Enciclopedia Italiana, 1974 et ss., s. v. « Semiología ». 32bis 33

SIGNE ARTICULÉ ET SIGNE PROPORTIONNEL

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1. Le signe étant une en tité a deux faces, 34 la face signifiante et la face signifiée, et la langue étant un systeme de signes, elle setrouve « entre deux substances, dont l'une luí sert de contenu et l'autre d'expression». 35 Dans la langue, la substance du contenu est la substance psychique; la substance de l'expression, comme on l'admet a peu pres partout, serait la substance phonique. 36 Ces deux substances sont, quant a leur nature, indépendantes de la relation de signification qui les unit, et se présentent l'une vis-a-vis de I'autre comme deux continua. Par conséquent, pour qu'une telle relation puisse s'établir, il est nécessaire que les deux substances qui en sont les termes soient soumises a une organisation préalable. On distinguera done: 1º) l'organisation de la substance du contenu, 2°) l'organisation de la substance de l'expression, et 3º) la relation de signification elle-meme. La distinction nette de ces trois aspects de la langue, qui se retrouvent dans les systemes de signes meme les plus rudimentaires, est une exigence méthodo~ logique fondamentale.

L'instrument a l'aide duquel on peut arriver a connaitre l'organisation de la substance de l'expression d'une langue - ou d'un systeme de signes quelconque - nous a été donné par Troubetzkoy avec sa définition

* Publié pour la premiere fois dans Bulletin de la Société de linguistique de Paris, vol. 50 (1954), fase. 1, pp. 134-143. 34 F. de Saussure, Cours de linguistique générale, Paris, Librairie Payot, 4• éd., 1949, p. 99. 35 L. Hjelmslev, Actes du ¡v• Congres international des linguistes, Copenhague, Einar Munksgaard, 1938, p. 140. 36 Cf A. Martinet, Travaux du Cercle linguistique de Copenhague, vol. 5, p. 37.

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Signe articulé et signe proportionnel

d'«opposition phonologique». 37 Une opposition phonologique est une différence phonique qui, dans la langue en question, sert a distinguer les signifiés. Les termes d'une telle opposition sont les traits phoniques «pertinents». Les oppositíons phonologiques d'une l~ngue' form~nt .un systeme, appelé « systeme phonologique », lequel constitue l orgamsat1on de la substance de l'expression propre de cette langue. Or l'organisation de la substance du contenu peut etre établie au moyen d'un instrument analogue a celui créé par Troub~tzkoy pour substance de l'expression. On appellera, faute d'un terme m1eux appropn~, « opposition plérologique » une différence de la substance du contenu qui, dans la langue en question, est exprimée par les signifiants. Les termes des oppositions plérologiques sont les traits pertinents su~ _le plan du _co~ten~. En fran9ais, par exemple, le signifiant /puvwar/ est utthsable auss1 bien s 11 s'agit de possibilité matérielle que s'il s'agit de possibilité morale. En allemand, par contre, on a /konen/ konnen pour la possibilité matérielle et /dyrfen/ dürfen pour la possibilité morale. En allemand l'opposition ~n.tre « possibilité matérielle » et « possibilité moral e» est done une oppos1t10n plérologique, et ses termes, c'est-a-dire, «matérielle» et «~orale», des traits pertinents, tandis que ceci n'est pas le cas en fran9ais. On peut considérer que les oppositions plérologiques d'une langue forment. un systeme, que nous appellerons le « systeme plérologique », lequel constltue l'organisation de la substance du contenu propre de cette langue.

-~ª

3. On peut, pour étudier le systeme plérologique, utiliser des méthodes analogues a celle dont se sert la phonologie pour étudier le systeme phonologique. Dans la mesure, par exemple, ou l'on peut reconnaitre, sur le plan du con ten u, des unités composées par plusieurs traits pertinents, on peut se servir, pour classer les oppositions qui s'établiraient entre ces entités, des différents classements proposés par Troubetzkoy pour les oppositions qui s'établissent entre les phonemes. 38 L'essentiel est que, tout comme la phonologie, nous aurions affaire, ce faisant, a des entités a une seule face. Príncipes de phonologie traduits par J. Cantineau, París, Librairie Klincksieck, 1949, p. 33. Js Troubetzkoy, o. c., pp. 68 et ss. 37

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4. La seule raison d'etre des systemes phonologique et plérologique est de servir a I'établissement de la relation de signification, c'est-a-dire, pour le systeme phonologique, de différencier les signifiés, pour le systeme plérologique, d'etre différencié par les signifiants. Cela nous explique pourquoi on ne peut connaitre le systeme phonologique et le systeme plérologique sans tenir compte de la relation de signification et pourquoi il faut recourir a celle-ci pour définir l'opposition phonologique et l'opposition plérologíque. On ne peut pas plus imaginer une différence phonique qui, tout en appartenant au systeme phonologique, ne différencíerait jamais les signifiés, qu'on ne saurait concevoir une différence de la substance du contenu qui appartiendrait au systeme plérologique mais ne se manifesterait jamais dans les signifiants. Nous insistons pourtant sur la nécessité de distinguer clairement entre les organisations des substances de l'expression et du contenu d'une part et la relation de signification de l'autre. Il faut, de meme, reconnaitre l'exigence méthodologique fondamentale qui en découle de bien se garder de confondre les problemes particuliers a ces trois niveaux. Que tels traits pertinents du contenu soient associés a tels traits pertinents de l' expression, formant avec eux un signe, e' est un f ait qui se trouve en dehors des systemes plérologique et phonologique eux-mémes. Ríen ne changerait, par exemple, dans les systemes plérologique et phonologique du fran9ais si l'on appelait /tabl/ la« chaise » et /sez/ la« table». On peut méme admettre que le systeme plérologique du fran9ais n'est pas affecté, ni bien entendu son systeme phonologique, du fait qu'on appelle la « jument » non plus /zyma/ mais /sval fmel/. C'est la relation de signification, ce sont les signes, entités adeux faces, qui sont, dans ces cas, affectés. 39 5. Les réflexions qui suivent et qui ont été suscitées par la lecture d'un important article de J. Cantineau 40 se réferent précisément a un probleme relevant du domaine du signe. La fa9on dont s'établit la relation entre certains traits pertinents de 39 A ce domaine du signe appartient aussi la morphonologie, dans le sens que la ':°~~it Troubetzkoy. Cf J. Cantineau Cahiers Ferdinand de Saussure, vol. 10, p. 12. La statlst1que phonologique ne releve pas no~ plus de l'étude du systeme phonologique, mais bien de l'étude des signes. 40 «Les Oppositions signíficatives», Cahiers Ferdinand de Saussure, vol. 10, p. 11-40.

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Signe articulé et signe proportionnel

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l'expression et certains traits pertinents du contenu, c'est-a-dire la fa~on dont se constituent les signes de la langue, est une de ses caractéristiques les plus saillantes et peut-etre le facteur le plus important de son économie. Les signes de la langue, en effet, sont dessignes articulés. Cela veut dire qu'avec des signes en nombre limité, la langue est en état de former, en les combinant, un nombre indéfiniment plus grand de nouveaux signes, applicables aux situations les plus variées. Dans la phrase j' ai un horrible mal de tete, « chacun des sept éléments successifs, que la graphie se trouve id parfaitement isoler par une apostrophe ou des espaces, peut se retrouver dans d'autres contextes qui serviront a l'expression de situations toutes différentes».41 La face sígnifiante et la face signifíée du signe constitué par la phrase en question sont le résultat de la combinaison des signifiants et des signifiés des sept éléments qui la composent. Ces éléments, qui sont done des entités bifaciales, sont eux aussi des signes, qui se retrouvent, identiques, dans des combinaisons différentes. Cette articulation, qui suffírait arendre articulés le plan del' expression et le plan du con ten u de la langue, est appelée par Martinet l' « articulation linguistique sur le plan du contenu ». 42 Nous préférerions l'appeler l' « articulation du signe».

6. On sait qu'il y a dans la langue une autre articulation. En effet, la face signifiante ( c'est-a-dire /oribl/, /mal/, /tet/, etc.) des signes non articulés auxquels aboutit l'analyse de la phrase mentionnée ci-dessus ou de n'importe quel autre signe de la langue est, elle aussi, articulée, c'est-a-dire qu'elle est a son tour une combinaison d'éléments qui peuvent, en se combinant différemment, former le signifiant d'un autre signe. 43 Mais cette articulation du signifiant est indépendante de l'articulation du signe dont il était question dans le paragraphe précédent. L'alphabet Morse, par exemple, est un systeme de signes asignifiant articulé, puísqu'il compase ses Martinet, Travaux du Cercle linguistique de Copenhague, vol. 5, p. 33. [bid. 43 Cette articulation du signifiant permet l'existence de deux types de variantes sur le plan de l'expression, les variantes des phonemes et les variantes des morphe:111es. Dans un systeme de signes a signifiant non articulé il n'y au_rait qu'un seul type de v~nantes. ~our parler de variantes d'un morpheme (ou d'un lexeme) 11 faut, en effet, que ces vanantes s01ent d1fférentes du point de vue phonologique, c'est-a-dire qu'il faut éliminer les traits phonologiquement non pertinents et ne pas tenir compte done des variantes des phonemes.

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signifíants en se servant de points et de tirets, mais U n'est pas un systeme de signes articulés. Dans l'article mentionné, Cantineau essaie d'appliquer aux rapports entre les signes de la langue les príncipes de classement que Troubetzkoy emploie pour les oppositions phonologiques. On peut, dans une certaine mesure, trouver critiquable cette application de príncipes de classement convus pour des oppositions s' établissant entre des enti tés aune seule face a des rapports unissant des entités bifaciales, mais cela n'amoindrit nullement la valeur de l'article en question, qui contient des choses fondamentales. Particulierement intéressante nous parait la définition qu'y propase Cantineau d' « opposition significatí ve proportionnelle ». Une « opposition significative » est définie comme « celle que forment deux signes de la tangue dont les signifiants sont différents ». 44 Or « on appellera opposition proportionnelle toute opposition significative telle que le rapport formel et sémantique existant entre ses termes se retrouve entre les termes d'au moins une autre opposition significative de la meme langue». 45 On peut affirmer que l'existence des rapports proportionnels entre les signes de la langue, dans le sens de la définition de Cantineau, est le fondement de l'articulation du signe linguistique. Les signes de la tangue sont en effet articulés, c'est-a-dire analysables en signes plus petits dans la mesure ou ils se trouvent en rapport proportionnel avec d' autres signes. Si, par exemple, on peut analyser le signe la table en deux signes plus petits, la et table, c'est seulement parce que la table est en rapport proportionnel avec, par exemple, une table, ce qui ressort de la comparaison avec le rapport existant, par exemple, entre la chaise et une chaise: la table

la chaise

une table

une chaise

De meme la proportion 46 dans laquelle entre, en anglais, le signe take:

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take (/tejkl « prendre, présent »)

shake (/sejk/ « secouer, présent »)

taok (/tuk/ « prendre, passé »)

shook (/suk/ « secouer, passé »)

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Art. cité, p. 16. p. 27. 46 Dans ce qui suít nous appellerons « proportion » deux ou plusieurs couples de signes se trouvant dans le méme rapport proportionnel entre eux. 45 lbid.,

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Signe articulé et signe proportionnel

Luis J. Prieto

pennet de l'analyser en deux signes plus petits, l'un a signifiant /t-k/ et signifié « prendre» et l'autre a signifíant /ej/ et signifié «présent ». Dans tous ces cas, les signes résultant de l'analyse d'autres signes se retrouvent dans des combinaisons distinctes tout en conservant identiques leurs signifiants et leurs signifiés. C'est-a-dire que sans perdre leur identité ni, bien entendu, leur nature de signes, ils fonctionnent comme les articuli de signes plus grands. 8. Quand les signifiants de deux signes se trouvant en rapport proportionnel entre eux sont tous deux caractérisés positivement, c'est-a-dire par la présence de particularités différentes, ils forment a peu pres ce que Cantineau appelle une« opposition significative équipollente ». 47 Quand les signifiants de deux signes se trouvant en rapport proportionnel entre eux sont distincts parce que l'un présente une particularité qui manque a l'autre, ils forment a peu pres ce que Cantineau appelle une « opposition significative privative ». 4 s Bien que toutes les oppositions privatives et équipollentes mentionnées par Cantineau comme exemples soient en meme temps des oppositions proportionnelles, il n'inclut pas cette condition dans ses définitions. Mais, du moment que la « marque formelle » dont la présence ou l'absence caractérise les termes d'une opposition privative doit etre un élément significatif, c'est-a-dire, doit constituer elle aussi un signe, l'opposition privative doit étre nécessairement une opposition proportionnelle. L'opposition significative qu'il y a entre /o/ « eau » et /otrer/ « auteur», par exemple, qui n'est certainement pas proportionnelle, ne saurait évidemment étre non plus une opposition privative. 49 De meme, on 47

« On appellera opposition équipollente toute opposition significative dont les signifiants

des deux termes sont équivalents, c'est-a-dire caractérisés tous deux d'une fas:on positive, et ne comportent ni l'absence, ni la présence d'une marque formelle», art. cité, p. 31. 48 « On appel!era privative toute opposition significative dans laquelle le signifiant d'un des termes est caractérisé par la présence d'un élément significatif (ou marque formelle) qui manque au signifiant de l'autre », art. cité, p. 28. 49 Les signes en rapport isolé caractérisés, quant a leurs signifiants, l'un positivement et l'autre négativement semblent constituer un cas limite, dans la mesure ou il y a entre les signifiés respectifs une « base de comparaison ». En frans:ais, par exemple, amer et amertume soi:t en ;~PP?rt isolé, mais il parai! possible de considérer -tume comme un élément significatif et! mex1stence d'une autre pairexlx-tume comme un fait fortuit. Cf. R. Godel, Cahiers Ferdínand de Saussure, vol. 11, p. 35, note 18.

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voit mal comment l'opposition significative qu'il y a entre /da/ «dent» et Iba/ « banc », par exemple, n' étant pas une opposition proportionnelle, pourrait étre une opposition équipollente dans le sens ou Cantineau définit ce type d'oppositions. La distinction entre les oppositions privatives et équipollentes ne se posant done que pour les oppositions proportionnelles, il s'ensuit qu'au moins l'un des termes d'une opposition privative ou équipollente doit etre articulé. Dans le cas des oppositions équipollentes il y a toujours l'articulation des deux termes. Quant aux oppositions privatives, il faut distinguer deux possibilités. Si le signifiant non marqué a le meme signifié que le signifiant marqué privé de sa marque, on ne peut analyser que le terme marqué. C'est le cas, par exemple, de l'opposition significative qu'il y a en fram;ais entre petit arbre et arbre. Il s'agit bien la d'une opposition proportionnelle, comme le montre, par exemple, la proportion: petit arbre

petit homme

arbre

homme

Mais de cette proportion résulte seulement le caractere articulé de petit arbre (et, bien entendu, de petit homme). Si, par contre, le signifié du signifiant non marqué n'est pas identique a celui du signifiant marqué privé de sa marque, il faut alors analyser aussi le terme non marqué en le décomposant en deux signes, dont l'un serait commun aux termes marqué et non marqué et l'autre un signe a signifiant zéro ou « signe zéro » tout court. Un exemple en est le pluriel des substantifs en espagnol. Du moment, par exemple, que le signe rosas «roses» entre dans la proportion: rosas ( « roses»)

violetas ( « violettes »)

rosa («rose»)

violeta ( « violette »)

il est analysable en deux signes, l'un a signifiant /rosa-/ et signifié «rose» (sans spécification, évidemment, de nombre) et l'autre a signifiant /-s/ et signifié « pluriel ». Mais, le terme non marqué de l'opposition rosas / rosa, c'est-a-direrosa «rose» (singulier) n'étant égal a aucun des deux signes qui résultent de l'analyse du terme marqué, il faut condure qu'il s'articule aussi en deux signes: l'un a signifiant /rosa-/ et signifié «rose» (sans spécification

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de nombre), qui apparaít également dans le terme marqué, et l'autre a signifiant zéro et signifié « singulier ». Ou bien, done, l'un des termes d'une opposition du type que Cantineau appelle «privatives» comporte deux signes, dont l'un constitue a luí seul l'autre terme (petit arbre!arbre), ou bien l'un des termes comporte deux signes dont l'un se retrouve dans l'autre terme combiné avec un signe zéro (rosas I rosa). Dans le premier cas on a sans doute affaire a une opposition privative sur le plan du signe: ses termes, en effet, se caractérisent, l'un a l'égard de l'autre, par la présence et l'absence d'un élément signíficatif. Mais, dans le second cas, puisque les termes de l'opposition se caractérisent, l'un al'égard de l'autre, par la présence d'un signe a signifiant positif et la présence d'un signe a signifiant zéro, le caractere privatif de l'opposition se situe, nous semble-t-il, non pas au niveau du signe, mais au niveau purement phonologique. 50 50 A la page 31 de son article Cantineau propose une autre classification des opposítions dístinctives. D'apres l'étendue de leur pouvoir différenciatif ces opposítions se diviseraient en constantes et neutralisables. « On appellera constantes les opposítions de signifiés qui, d'une fayon ou d'une autre, ont toujours des sígnifiants différents » (p. 31 ); « par contre on appellera supprimablesou neutralisables lesoppositions de signifiés qui n'ont pas toujours des signifiants différents, de sorte que les deux termes peuvent etre parfois identíques au point de vue forme!» (p. 32). On voit mal comment les opposítíons constantes et neutralisables ainsi définies pourraient etre des oppositions significatives constantes ou neutralisables si on s'en tient aux termes de la définitíon qu'on trouve ala page 16 de l'article de Cantíneau: « On appellera [...} opposition significative celle que forment deux signes de la langue dont les signifíants sont différents». De meme, nous ne voyons pas pourquoi, du fait qu'en franyais, dans les verbes commefinir, on a des signifiants différents pour la 3• personne sing. et la 3• pers. pi. du présent de l'indicatif (/i fini/, /i finisl), on pourrait tirer la conséquence que l'opposítion entre la 3° pers. sing. et la 3• pers. pi. se trouve neutralisée dans le présent de l'indícatif de verbes comme manger. Puísque li miiz/ est toujours le signifiant et de« il mange » et de« ils mangent », il n'y a pas lieu a notre avis de parler de neutralisation. Le faire serait comme si l'on disait que, du fait qu'en franyaís il y a opposition entre un /ti sourd et un Id/ sonore, le phoneme In/ est l'archiphoneme résultant de la neutralísation d'un * /n/ ( sourd) et un * In! ( sonore ). Or, l'opposítion significative définie a la page 16 de l'article de Cantineau est l'analogue de l'opposítion ou différence phonique en phonologie: dans un cas comme dans l'autre il s'agit du type de différences dont il faudra déterminer quand elles sont pertinentes et quand elles ne le sont pas. En posant, aux pages 17 et 21, la dístinction entre les morphemes ou lexemes d'un coté, les variantes (combinatoires ou facultatives) de l'autre, Cantineau établit une distínction analogue a celle que fait la phonologie entre les opposítions phoniques pertinentes et les opposítions phoniques non pertinentes. Il serait done justifié de parler de neutralisatíon quand la différence entre deux signifiants est pertinente dans des conditions déterminées, parce qu'elle permet de distinguer deux morphemes ou deux lexemes, mais non dans d'autres conditions. En franyais, par exemple, /pti/ et /ptit/ forment une opposition significative pertinente devant une consonne ou unh aspiré, ou devant la pause, puísqu'ils permettent, dans

Signe articulé et signe proportionnel

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10. L'analyse des signes de la langue doit aboutir a des signes non analysables en signes encore plus petits. Nous appellerons ces signes «signes minimaux». Deux signes minimaux ne peuvent se trouver qu'en · rapport isolé entre eux. Si, en effet, ils se trouvaient en rapport proportionnel entre eux, l'un, au moins, en serait analysable en signes plus petits et ne serait par conséquent pas un signe minimal.

11. Seuls les signes minimaux sont arbítraires. Le signe articulé est relativement motivé. 51 On comprend alors le role fondamental que joue l'articulation du signe dans l'économie de la langue: une langue sera d'autant plus économique que I'arbitraire y sera plus restreint, 52 c'est-a-dire que ses signes seront plus articulés. Ainsi le caractere proportionnel des oppositions significatives dont dépend, comme nous l'avons vu, l'articulation des signes, joue, sur le plan du signe, un role pareil acelui de la corrélation sur le plan de la phonologie. En effet, si l'on considere le signe arbitraire, c'est-a-dire le signe minimal, et le trait pertinent comme les unités a inscrire au solde débiteur dans l'économie des systemes respectifs, la proportion et la corrélatíon apparaissent comme un moyen de réduire le nombre de ces unités qui figurent dans le hilan. On peut en effet formuler, pour les proportíons que forment les signes, des lois semblables acelles qu' énonce Martinet pour les corrélations qui s'établissent entre les phonemes: 53

ces posítions, de distinguer le morpheme « masculin » et le morpheme « féminin »; mais devant une voyelle ~m un h n