Descartes et ses fables
 9782130556145

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PERSPECTIVES CRITIQUES Collection dirigée par Ro/.and Jaccard

Nicolas Grimaldi

Descartes et ses fables

Presses Universitaires de France

ortivsrsldad d'e Navarra servicio de Biblioteces

Avertissement

QuEL est le role

ISBN 978-2-13-055614-5 Dépót !égal - l"' édition : 20?6, octobre 2' tirage : 2007, ma1

© Presses Universitaires de France, 2006 6, avenue Reille, 75014 Paris

de l'imagination dans la constitution d'une philosophie ? Je n' ai cherché, en écrivant cet essai, qu'a apporter une contribution a l' examen de cette question. La philosophie de Descartes n'est done ici qu'un exemple, le plus simple, le mieux arresté et le mieux caractérisé que j'aie pu rencontrer. Le choix m' en a été suggéré par trois raisons. La premiere est que nul n' a relaté aussi minutieusement que lui comment il avait imaginé son projet. La deuxieme est que nous trouvons dans ses notes de jeunesse de simples métaphores qui suffisent a faire imaginer tour ce que le systeme s' emploiera ensuite a justifier. La troisieme est que l' ordre des raisons y est si clairement articulé qu'il laisse d' autant mieux appara1tre l'irrationalité des postulations qui le fondent. Descartes s' est souvent plu a évoquer sa physique comme une fable. « La fable de mon Monde me plaít

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trop pour manquera la parachever », écrit-il en 1630 a Mersenne. C'est aussi comme "l'invention d'une fable » que son traité du Monde expose la fiction d'un univers que les principes de sa physique rendraient tout semblable au n6tre 1• Aussi voyons-nous Descartes présenter la plupart de ses explications comme de simples hypotheses. " Pour ce qui est de la lumiere, prévient-il, je n' en parlerai que par hypothese. » 2 S' agit-il de savoir si la Terre est ou non en mouvement ? Il ne prétend proposer la-dessus que 3 « l'hypothese la plus simple et la plus commode » • Et concernant ses explications des divers phénomenes de la nature, «je désire que ce que j' écrirai soit seulement pris pour une hypothese » 4 , déclare-t-il plus généralement encare. Il n'y a rien toutefois qui paraisse a Descartes si semblable a la vérité que d' aussi vraisemblables hypotheses. Car rien ne ressemble l. Cf. Le Monde, chap. V (AT, Xl, 31) et Vil (p. 48) : «Je me contenterai de poursuivre la description que j'ai commencée, comme n'ayant d'autre dessein que de vous raconter une fable. » 2. Au P. Vatier, 22 février 1638, AT, J, 562.

autant au monde ou nous vivons que la fable qu'il décrit 1• Mais n'y a-t-il pas bien d'autres fables chez Descartes que celles qu'il avoue? Ce qu'il tient pour le plus assuré n' est-il pas en fait le plus problématique ? N' a-t-il pas toujours imaginé comme allant de soi des fables qui servent de fondement a tout son édifice ? Man unique propos en cet essai est done de montrer comment tout le rationalisme cartésien est dominé, si ce n' est meme régi, par une logique de l'imaginaire. Je vais tenter d' en établir le fait, avant de montrer comment s' exerce cette logique sourde qui sert d' armature a toute la philosophie cartésienne de la connaissance. Qu'une logique précede et fonde en droit toute !' entreprise cartésienne, le fait en est patent. Cette logique, e' est !'entendement qui la cons;oit. Son ordre se borne d'ailleurs a n'etre qu'une l. Cf. Príncipes,

N,

204-205. Cf. aussi

A Mesland, mai 1645, AT,

obligé de retenir encere la meme hypothese pour expliquer ce qui est sur la terre ... Feignons done que cette terre ... »

IV, 216: ; ou dans la QuatriWe, p. 44 : ); p. 48: «Je me contenterai de poursuivre la description que j' ai commencée, comme n'ayanr d'autre dessein que de vous raconter une fable. » Cf. aussi A Mersenne, 25 novembre 1630, AT, I, 179: . La 5e partie débute par la mf:me métaphore : «Je serais bien aise de poursuivre, et de faire

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de la connaissance humaine » 1• Nettement caractérisé des 1628, c'est ce méme but que son Discours annonce en 1637 comme l'infaillible résultat de sa méthode, et que la véracité divine promet a ses Méditations d' obtenir en 1641 2 • S'il y a une « chaíne des sciences », la diversité de leurs objets cache l'unité de leur démarche et la continuité des démonstrations qui les fondent. N' est-ce pas ce qui avait pu suggérer a Descartes qu' elles étaient masquées ? Parce qu' elles ont des objets différents, elles paraissent en effet différentes. Seraientelles pourtant semblablement des sciences si une méme démarche ne leur permettait d' accéder a la vérité? 11 n'y a done en fait qu'une seule véritable

connais [Dieu], j'ai le moyen d'acquérir une science parfaite touchant une infinité de choses (... ) qui appartiennent a la natwe corporelle, en tant qu' elle peut servir d' ohjet aux démonstrations des géometres, lesquels n'ont point d' égard a son existence. ))

science. C' est celle qui rend toute science capable de vérité. Indépendante des objets particuliers sur lesquels elle s' exerce, une telle science doit étre universelle. Indifférente a leur matérialité, elle est strictement forme/le. Aussi Descartes la nommera-t-il une mathesis universa/is. Tant qu' on ne !'a pas découverte, on ne sait encore rien de ce qui nous fait connaltre toutes choses. Aussi ne peut-on aller qu'a tatons, a !'aveuglette. C' est done elle qu'il faut commencer par connaítre, cette science des conditions de possibilité de toute science possible. Or il existe un seul exemple de sciences si absolument certaines que tous s' accordent sans discuter sur leurs démonstrations : ce sont !' arithmétique et la géométrie. Portant sur de pures essences, indépendamment de !'existence ou de la matérialité de leur objet, elles ont tout le caractere forme! qu' on doit attendre de cette mathesis universa/is. Mais en se bornant aux nombres et aux figures, elles manquent en extension de son indispensable universalité. Tout se passe done comme si les mathématiques étaient !'application la plus spontanée de cette « science universelle » a des objets aussi simples qu' abstraits. Comme la logique est la science selon

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j' ai déduites de ces premieres. >> l. Cf. Regulae, 11, AT, x, 364. Dans la quatrieme (p. 372), Descartes

voir ici to ute la chaíne des au tres vérités que

se promet de méme d'accroí:tre «son savoir par un progrCs concinu et de parvenir ala connaissance vraie de tout ce qu'on est capable de

connaitre >). Si infaillibles sont ces regles que la huitiC:me assure qu' on pourra « se satisfaire soi-méme en quelque science que ce soit, au point de ne plus rien désirer l> pour peu qu' on suive l'ordre des enchainements (p. 393). 2. Cf. Cinquüme Méditation, AT, IX-!, 56: 'A présent que je le

laquelle un discours peut étre sensé, on pourrait dire que cette mathesis universa/is est la logique naturelle selon laquelle toute science est fondée en vérité. n devrait done suffire d' observer la maniere dont elle s' exerce en arithmétique ou en géométrie pour en caractériser la nature et découvrir les conditions de la certitude en quelque science que ce soit. Car la force des mathématiques ne vient pas des objets sur lesquels elles raisonnent, mais de la nature de leur raisonnement. Comme les figures et les nombres ne sont done pour cette logique primordiale qu'une occasion de s' exercer, elle pourrait s' exercer semblablement sur de tout autres objets, les mathématiques n'étant qu'un des travestís qu'elle a revétus 1 pour , s exercer. Telle que nous la voyons s' exercer dans les mathématiques, qu' est-ce qui caractérise cette logique universelle ? Deux choses. La premiere est qu' elle « n' admet absolument ríen que !' expérience ait rendu incertain ». S' exen;ant par conséquent sans autre fondement que celui qu' elle trouve en elle-méme, et sans se soumettre a d' autres exigences qu'a celles de sa l. Cf. Regulae, X, AT, X, 374: ¡¡Je traite ici d'un autre type de science, dont les mathématiques sont le revCtement (tegumentum) plutót que les parties constituantes. ))

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nature, la certitude qu' elle obtient se résume tout entiere en un accord de la pensée avec elle-méme. Par !' exercice de cette logique, la pensée s' explore et se reconnait elle-méme en se réfléchissant. La certitude consisterait alors dans ce sentiment d'identité qu' éprouve la pensée (res cogitans) en se reconnaissant dans ce q u' elle pens e (cogitatio). Ne procédant que par déductions, le deuxieme caractere de cette logique est la simplicité de ses opérations. Il va de soi toutefois qu' aucune déduction ne pourrait s' exercer s'il n'y avait d' abord quelques axiomes dont elle s' appliquil.t a tirer les conséquences. Ces axiomes, ríen qu' une intuition peut en manifester originairement !' évidence. Quant a la déduction, qu'est-elle méme d'autre que l'intuition d'un rapport entre deux intuitions ? (Ayant vu que A = B, puis que B = C, elle voit que B leur est commun, et par , conséquent que A = C). Que! que puisse étre !'objet de quelque science que ce soit, Descartes découvrait que les vérités s'y doivent done enchainer les unes aux autres de la méme fac;:on que des théoremes en géométrie. De méme que taus les anneaux d' une chaine sont reliés entre eux de la méme fac;:on, de méme toutes les vérités

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s' encha1nent d' une méme et tres simple fai;:on. Leur enchainement, e' est la déduction. La solidité d'une chaine ne vaut toutefois que ce que vaut le métal dont est forgé chacun de ses maillons. Or nous venons de voir que le métal du savoir, e' est l'intuition. La définition qu' en donne Descartes ne fait d' ailleurs que ratifier cette autonomie de la pensée que nous avions évoquée. « J' entends par intuition, dit-il, la conception ferme d'un esprit pur et attentif, conception si facile et si distincte qu' aucun doute ne reste sur ce que nous concevons. » Cette définition en expose a la fois les conditions et le résultat. Son résultat, e' est la certitude. Elle est indubitable. Pas plus que la vue ne peut douter de la lumiere sans laquelle elle ne verrait ríen, pas plus l' esprit ne peut-il douter de l' évidence quand il la voit. Si on en ose l'image, e' est ce qui saute aux yeux. « Ferme », une telle conception est en outre inébranlable. Ce métal, rien ne peut done le rompre ni méme l'entamer. Mais l' esprit n' est capable d'une telle évidence que sous deux conditions. La premiere est qu'il soit « pur ». Aucun élément extérieur qu'il ait pu recevoir ne doit s'étre melé a ce qu'il coni;:oit. L'esprit n'y doit avoir affaire qu'a lui-méme. C' est pourquoi, aussi peu

que mon attention, je con1tois une infinité de particularités touchant les nombres, les figures, les mouvements, et autres choses semblables, done la vérité se fait paraítre avec tant d'évidence et s'accorde si bien

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redevable a la sensibilité qu'a l'imagination, l'intuition est une « conception » (a savoir ce que saisit l'entendement). Mais comment !'esprit serait-il jamais résumé a sa pureté originaire ? A condition de se purifier, c'est-a-dire d'éliminer de ce qu'il pense tour ce que les sens lui en ont suggéré ou que l'imagination a pu lui représenter. Pour cela, il n'y a pas de plus simple mayen que le doute. Au bout de l' entreprise, cet infracassable noyau de certitudes que notre pensée ne peut pas nier sans se nier, ce sont ces intuitions originaires, constitutives de notre entendement, et a partir desquelles peut se dérouler sans risque d' aucune erreur la chaine des déductions. Aussi voit-on qu'en étant fondée sur l'intuition, la vérité n' est que le systeme des cohérences par lesquelles l' esprit s' explicite a lui-méme ce qu'il pensait a son insu des le commencement. Comme si la découverte de la vérité n'était chez lui aussi qu'une réminiscence, e' est a juste raison qu' elle parait done a Descartes « ne rien lui apprendre de nouveau, mais seulement le faire souvenir de ce qu'il savait déja » 1• Purement l. Cf. Cinquíeme méditation, AT, "fX-1, 51 : (( Pour peu que j'y appli-

s:ois des choses qui étaient déja dans mon esprit, quoique je n'y eusse pas enoore été attentif. >)

d' elle-meme par toutes ces pensées qui lui viennent de notre corps et l' obsedent, au point de ne pouvoir quasiment rien se représenter durant toutes les premieres années de notre vie qui ne soit corporel. Pour donner une consistance logique a la métaphore d' une « chaíne des sciences », nous avo ns vu Descartes postuler un meme formalisme logique s' appliquant uniformément a toutes les connaissances. Le module indéfiniment réitéré par lequel toutes lesvéfíi:es se decouvrent en s' enchaínant, c' est la deduction. Mais c' est. l'intuition qui constítíié le iñét:al lnentamable de chaque chaínon. A l' existen~e él'une telle chaíne, il manque cepel1dant encore une condítion. C' est qu'il y ait un premier chaínoµ, auquel tous ceux qui suivent sont enchaínés, mais qui, n' étant enchaíné a aucun, doit etre originairement scellé. Requises par l'image meme de la chaíne, telles sont ces idées innées et ces premiers principes, si constitutifs de -notre entendement qu'ils en sont inséparables. Parce que toutes les autres idées leur sont relatives, Descartes nomme « absolues » ces idées dont tout savoir s'ensuit mais que ríen ne précede. Et, en effet, a quelles autres idées pourrait-on recourir pour expliquer a quelqu'un ce que c' est qu' exister, penser, vou-

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réflexive, la science ne doit etre a ce compte que le systeme des pensées (c' est-a-dire des propositions, des théoremes et de leurs corollaires) par lequel la pensée se découvre a elle-meme et se reconnaít dans ce qu' elle pense. L'intuition consistant dans la toute simple évidence a l' esprit des idées les plus simples et les plus inséparables de lui-meme, on peut s' étonner de ce qu' une seconde condition soit nécessaire a sa découverte : que l' esprit se rende en outre « attentif ». Car, étant une tension de l' esprit pour s' arracher aux diverses sollicitations qui le détournent de son objet, l' attention est un effort pour se soustraire a l' attraction de ce qui nous distrait. Mais qu'y a-t-il qui puisse détourner la pensée de ce qu' elle pense ? Il va de soi, en effet, que rien ne pourrait distraire l' esprit de lui-meme, s'il n' était aussi originairement désuni de soi qu'il est uni a son corps. S'il faut, pour se rendre capable d' intuition, un effort de la volonté, c' est parce ce que notre pensée est originairement détournée

a

avec ma nature, que lorsque je commence les découvrir, il ne me semble pas que j'apprenne rien de nouveau, mais plutót que je me

ressouviens de ce que je savais déja auparavant, c'est-3.-dire que j'aper-

loir, l'étendue, le temps ou le mouvement, s'il avait jamais été possible qu'il n' en eí'tt pas déja l'idée ? Ces conditions remplies, quelques autres sont encare requises pour qu' on puisse imaginer toutes les sciences unies entre elles par d' uniformes chaínons. Ces conditions ne sont plus seulement logiques, mais cette fois ontologiques. Elles ne portent plus, comme auparavant, sur le statut de nos certitudes, mais sur celui de la réalité. Car quelle assurance avons-nous, en une telle autarcie logique, que la réalité soit conforme a!' ordre de nos déductions ? Pour étre pertinente, !' image de « la chaíne des sciences » doit done s' en remettre a cette logique de !' imaginaire que nous avions décrite. Ainsi qu' en une fable, il lui faut postuler la fable d'un Dieu créateur dont la bontéaurait orígiiiaireí:ñeiifcoiiforménos iclé~s a la réalité, et dont Ja veradl:éaurait garanti a toutes no~ idées claires et distinctes d'étre viaies.Vraies: il n'y a done rien dans la réalité qtÚ ne solt conforme ace qu' elles en conc;oivent. Amoins de cette fable, en effet, comment pourrait-on croire a celle d'une matiere si réductible a !' espace géométrique qu' elle fUt aussi homogene que lui ? Comment croirait-on que les phénomenes de la vie fussent si réductibles a ceux du mécanisme qu'il n'y eút rien de plus a chercher en un corps vivant

l. Cf. Princípes, IV, 203 : > sont des particules de« matiCre subtile )>, si minuscules qu'on ne les voit pas, et agirées de mouvements si rapides qu'elles ébranlent les corps qu' elles rencontrent. Parfois nommés >

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qu' elle nous promet ne consiste pas, cette fois, dans le pouvoir qu' elle nous donne sur la nature. Il ne consiste pas davantage dans la capacité de nous soustraire a l' affliction ou a la douleur. Il ne consiste pas meme dans notre aptitude a soulager la souffrance des autres ou a combler leur attente. De la meme fa.;:on que la béatitude surnaturelle consiste dans la jouissance que nous procure la contemplation des perfections de Dieu, de meme la béatitude naturelle est la jouissance que nous retirons de découvrir en nous une liberté si absolue que la nature tour entiere ne la peut ni entamer ni réduire. Trois expériences concourent done a la produire. La premiere est la mise a l' épreuve de notre liberté par l'ordre du monde : un défi. La seconde est la domination par notre volonté de nos inclinations les plus spontanées ou de nos sentiments les plus naturels : !'ame plus forte que son corps. Véritable cause du parfait contentement, la troisieme est « le témoignage » que nous nous donnons ainsi a nous-memes de ce qu'il y a en notre esprit quelque chose d'absolument invincible par ríen de naturel : un émerveillement. Voila done les trois expériences qu'il nous faut maintenant décrire.

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1) S'« il n'y a aucun mal dont on ne puisse tirer . que1que avantage » 1, e, est donc umquement au sens ou il n'y a que la souffrance, la douleur ou la privation pour mettre a l'épreuve notre volonté, et lui donner ainsi l'occasion de prouver ce qu' elle peut par rapport a ce que nous subissons. Comment sentirions-nous en effet jamais notre force, si ce n' était au moment ou nous pourrions faiblir ? C' est done lorsque nous pourrions etre vaincus par la fortune qu' en étant capables de nous vaincre, nous découvrons etre maltres de nos pensées. Comme le dit Descartes, e' est a quoi servent les afflictions 2 • 2) Aussi n'y a-t-il situation «si facheuse ni si insupportable )) dont les grandes ames ne tirent quelque satisfaction. Souffrent-elles ? En s' exerc;:ant a supporter la douleur, e' est en exer\:ant leur patience qu' elles éprouvent la force de leur volonté. Meme si l'occasion leur est désagréable, rien ne leur est cependant plus l. !bid 2. Cf. p. ex.

A Élisabeth,

!" septembre 1645, AT, IV, 282-283:

« Pour les indispositions qui altCrent seulement les humeurs, et font qu' on se trouve extraordinairement enclin la tristesse, la cole re, ou quelque autre passion, elles donnent sans doute de la peine, mais

a

a

a

elles peuvent étre surmontées, et méme donnent matiere

a l'ame

d'une satisfaction d'autant plus grande qu'elles ont été plus difficiles vaincre.))

a

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agréable que l' expérience qu' elles en font 1• Leurs amis sont-ils en quelque péril? Leur désarroi, leurs appréhensions, leurs craintes sont les leurs. Elles en partagent les angoisses. Pour les en délivrer, elles (( font tout leur possible », n'hésitant pas meme a s' exposer a la mort pour les sauver. Mais, que/ que puísse etre le résultat, la conscience d' avoir fait ce qu' elles devaient « les rend plus heureuses que toute la tristesse d' avoir échoué ne les afflige » 2. 3) Car tout leur contentement ne vient que du « témoígnage que leur donne leur conscience » 3 d' avoir agi sans plus se soucier de leur peur que de leur intéret. Non seulement un te! contentement est indépendant de toure forme de succes ou d' échec, mais il ne luí importe pas meme que cet échec soit imputable a l' une de nos erreurs, pourvu que cette erreur ne soit pas imputable a notre volonté. Il ne luí faut qu' une condition : « que notre conscience nous témoígne que nous n' avons jarnais manqué de résolution » 4 . Tour comme la satisfaction qu' on en retire l. Cf. A Élisabeth, 18 mai 1645, AT, N, 203: « Ainsi, ressentant de la douleur en leurs corps, elles s'exercent ala supporter patiemment, et cette épreuve qu'elles font de leur force leur est agréable.

2. !bid. 3. !bid. 4. Cf. A Élisabeth, 4 aoút 1645,

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AT, N,

266.

ne consiste par conséquent qu'a etre satisfait de soi, ce souverain contentement se résume a etre content de soí. La-dessus, il n'y a aucune ambigu'ité. « Tour notre contentement ne consiste qu' au témoígnage íntéríeur que nous avons d' avoir quelque perfec1 tion. » Aussi Descartes aurait-il pu dire avant La Bruyere qu'« il n'y a pour l'homme qu'un vrai malheur, qui est de se trouver en faute, et d' avoir quelque chose a se reprocher )) 2. Mais s'il n'y a pire malheur que d'éprouver la défaillance ou la faillibilité de notre volonté, en que! sens et pour quelle raison pourrait-il n'y avoir plus grande félicité que d' en observer l'irréductibilité ou l'invincibilité ? Car si nous ne sommes jamais parfaitement heureux de ce que nous obtenons ou de ce qui nous arrive, de quoi sommes-nous heureux en ne !' obtenant pas ? Quelque rétraction, ou quelque dissidence, ou quelque sécession que nous manifestions par rapport a tour ce qui nous est extérieur, que! type de satisfaction en pouvons-nous retirer ? Comment serait-il possible que nous fussions plus comblés par le dédain que nous opposons a tout ce

»

l. A Élisabeth, 1" septembre 1645, AT, IV, 284. 2. La BruyCre, Les Caracteres, De l'Homme, fr. 136.

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que nous n' avons pas, que nous ne le sommes par le plaisir que nous recevons de ce que nous avons? Tout ce qui précede ne peut guere se comprendre, me semble-t-il, si on ne se rappelle deux choses. La premiere est que le plaisir pris par les grandes ames a observer !' exercice et le pouvoir de leur liberté est en tout semblable a celui qu' éprouvent les spectateurs au théatre. La deuxieme concerne ce spectacle lui-meme, et !' émerveillement que suscite le fait meme ou rexistence meme de notre liberté. A!' occasion de quelque désappointement ou de quelque affliction que ce soit, elle se manifeste en nous les faisant dominer. Elle éclate alors. On la constate, on se la représente, on la voit, et on n' en revient pas. Or, nous allons le voir, la béatitude n' a pas d' autre cause que cet émerveillement ou cette admiration memes.

nimité, il semble a Descartes que nous y assistons. Aussi Descartes répete-t-il que les grandes ames ne sont ni plus ni moins affectées par ce qui leur arrive que les spectateurs par ce qu' ils voient représenté au 1 théatre • De meme que les spectateurs, sans doute en sont-elles émues. Mais puisque les spectateurs sont émus au théatre sans que rien n' arrive en fait a personne, ce n' est done pas la matérialité ou l' effectivité de ce qui arrive qui les émeut, mais l'imagination de ce qu'ils voient représenté. De meme, par conséquent, les grandes ames cartésiennes sont-elles moins émues par la réalité de ce qui les tourmente que par le spectacle de leur liberté triomphante. Qu'on nomme comme on voudra - granl. Cf. AÉlisabeth, 18 mai 1645, AT, rv, 202-203: les grandes ames font bien tout ce qui est en leur pouvoir pour se rendre la fortune favorable. Néanmoins elles l'estiment si peu qu'elles n'en considf:rent quasi les événements que comme nous faisons ceux des comédies. Et comme les histoires tristes et lamentables que nous voyons représenter sur un théátre nous donnent souvent autant de récréation que les «

gaies, bien qu'elles tirent des larmes de nos yeux, ainsi ces plus grandes

En meme temps que le malheur et la souffrance mettent a !' épreuve notre patience, notre endurance, notre abnégation, notre force d'ame et notre magna-

3.mes ont de la satisfaction en elles-mémes de toutes les choses qui leur arrivent, méme des plus facheuses et insupportables )), Cf. aussi la lettre de janvier 1646 (AT, IV, 355), oll Descartes explique «le peu d' état que nous devons faire de toutes les choses qui sont hors de nous », de serte que i< tous les maux qui viennent d'ailleurs, tant grands qu'ils puissent ~tre, n'entrent pas plus avant en notre fune que la tristesse qu'y excitent les comédiens, quand ils représentent devant nous quelques actions fort funestes )).

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Le spectacle de la liberté

deur, noblesse, générosité -, !'exercice par lequel notre liberté nous soustrait a la nature, e' est la vue d' un te! prodige qui les émeut, comme si elles voyaient Persée délivrant Andromede. Le prodige suscite la surprise ; la surprise suscite !' admiration ; !' admiration nous émeut ; et Descartes nomme « béatitude » la bouleversante émotion que nous recevons du spectacle de notre liberté. Au sens le plus littéral, cette « béatitude » serait done la passion de notre liberté, moins d' ailleurs comme désir que comme admiration. Aussi la derniere question est-elle de comprendre ce qu' a de si merveilleux, de si prodigieux, ou de si admirable le spectacle de notre liberté. Il faut pour cela nous rappeler deux expériences antagonistes. Redevable a la compréhension que la science nous donne de la nature, !'une consiste a y etre délivré de toute passion 1 dans la mesure ou nous n'y pouvons l. En faisant de l'admiration la premiere de toutes les passions, Descartes avait fait de la surprise - que ce soit celle de l' émerveillement ou celle de l' effroi -, la condition sans laquelle aucune passion ne serait jamais possible. En nous expliquant comment tout se produit toujours dans la nature par les mémes moyens, tout doit don~ n~us

y apparaitre si banal que rien ne puisse nous y sembler extraordinatre. N'y étant plus étonnés par rien, nous sommes done délivrés de tous les effarements, de toutes les peurs et de toutes les stupeurs qu' elle pouvait susciter.

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plus étre surpris ni émerveillés par rien. Tout a !'opposé, !'autre consiste dans !' éblouissement émerveillé 1 suscité par l'idée de Dieu. Or !' admiration que suscite notre liberté est a l'image de celle que suscite l'idée de Dieu, comme le contentement que nous retirons de la premiere est a l'image de celui que nous fait éprouver la seconde. En tant que nous faisons partie de la nature, nous sommes certes aussi différents de Dieu qu'une créature de son créateur, et que toute chose finie de l'étre absolument infini. Mais en tant que nous sommes libres, nous sommes aussi semblables a Dieu qu'il est possible de l'étre. Parce que « notre liberté nous rend pareils a Dieu » 2, 1. Cf. Troisieme méditation,

AT,

IX-1, 41-42 : ~( 11 me semble

tres a

propos de m' arréter quelque temps ala contemplation de ce Die u tout parfait, de peser tout 3. loisir ses merveilleux attributs, de considérer, d'admirer et d'adorer !'incomparable beauté de cette incomparable lumiCre, au moins autant que la force de mon esprit, qui en demeure ébloui, me le pourra permettre. Car, comme la foi nous apprend que la souveraine félicité de notre vie ne consiste que dans cette contemplation de la Majesté divine, ainsi expérimentons-nous des maintenant qu'une semblable méditation, quoique incomparablement moins parfaite, nous fait jouir du plus grand contentement que nous soyons capables de ressentir en cette vie. >) C' est nous qui soulignons. 2. Cf. A Christine de Suede, 20 novembre 1647, AT. v, 85 : "Le libre arbitre est de soi la chose la plus noble qui puisse étre en nous, d'autant qu'il nous rend de quelque Ía(fon pareils Dieu et semble nous exempter de lui étre sujets. )) Et, a l'article 152 des Passions de l'ame: « Notre libre arbitre [... ] nous renden quelque fa(fon semblables Dieu en nous rendant maitres de nous-mémes. ))

a

a

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on comprend done que nous pu1ss10ns etre aussi émerveillés par !' exercice de !'une que par la contemplation de !'autre. Nous avons souvent vu Descartes organiser et développer dans son systeme des intuitions ou des expériences qu' il avait notées bien avant d' en amorcer l' entreprise. Qu'il n'y ait ríen ni de plus prodigieux, ni de plus admirable, ni de plus fascinant que !'existence de Dieu et celle de notre liberté, cette intuition précede toute mise en ordre de ses pensées. Quoiqu'il s' agisse de faits purement métaphysiques, Descartes les tient néanmoins pour plus certains qu' aucun de ceux que la science nous explique. Mais parce qu' aucune science n' en peut rendre raison, ces faits paraissent anotre raison si prodigieux qu' on ne peut les observer sans en etre émerveillé. Ces effarants prodiges, Descartes les avait recensés des 1619, dans une note de jeunesse. Elles sont trois, ces choses impossibles a concevoir mais qu'il fut possible a Dieu de faire : quelque chose a partir de ríen, l'Homme-Dieu, et la liberté humaine 1• Car il est tout aussi inconcevable d'incarner l'infini dans un etre fini (le Christ), ou d'imprimer

un mode infini (notre volonté) dans une substance finie, que de tirer aucune existence de l' inexistence. A cet égard, le statut de notre liberté n' est en effet guere moins prodigieux que celui du Verbe incarné. Mais alors qu' en s'incarnant dans le Christ l'infini s'assujettit a une nature finie, a l'inverse notre liberté est comme le pouvoir donné a notre volonté de nous délivrer de notre nature finie. Ainsi vient-on a comprendre que le spectacle de leur liberté puisse procurer aux grandes ámes une béatitude semblable a celle que les élus retirent de la vue meme de Dieu. Car il y a peut-etre plus bouleversant encore que de voir Dieu face a face, e' est de découvrir !'effort de tout homme pour se rendre semblable a luí 1• Seule notre liberté rend possible cette folie. Ríen que cette folie pourtant est le propre de l'homme.

*

* * l. Cf. A Chanut, !" février 1647, AT, IY, 608 : «A cause que notre

l. Cf. Cogítationes privatae, AT,X, 218: «Tria mirabilia fecit Deus: aliquid ex nihilo, Hominem Deum, et liberum arbitrium. J>

connaissance semble se pouvoir accroitre par degrés jusques al'infini, et que, la nature de Dieu étant infinie, elle est au bue oU vise la nótre, si nous ne considérons rien davantage, nous pouvons venir jusqu'a l'extravagance de souhaiter d\~tre dieux... ))

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Cette « béatitude naturelle » dont les grandes ames jouissent d' autant plus qu' elles sont plus capables d' abnégation, e' est en suivant Descartes pas apas que nous en avons caractérisé les conditions et vu se constituer !' expérience. Nous voici done en mesure de répondre maintenant aux deux seules questions qui importent. 1) Aquoi aboutit une aussi rigoureuse ascese ? En quoi peut bien consister cet empire sur soi qu' on ne conquiert que par le détachement ?2) La « plénitude » et la « parfaite félicité » ainsi obtenues ont-elles la moindre réalité, ou, comme les histoires de chevalerie, ne sont-elles que des febles ? La premiere condition d' une telle expérience est que nous puissions etre si détachés de nous-memes que nous puissions nous en rendre quasiment les spectateurs. De meme, par conséquent, que nous assistons au jeu des acteurs au théatre, de meme nous donnons-nous a nous-memes le spectacle de nos sentiments et de nos passions. Un te! détachement serait done impossible sans cette dualité qui me rend juge et spectateur de moi-meme. Descartes attribue cette dualité anotre volonté. En tendant vers l'infini, notre volonté excede toute chose finie. Par ce seul mouvement de transcendance, elle creuse !' originaire hiatus

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qui nous tient a distance de nous-memes. Faute que nous ne puissions jarnais colncider avec nous-memes, non seulement nous pouvons done assister a tour ce qui nous arrive comme s' il arrivait a un autre, mais nous pouvons meme assister a nos réactions, a nos sentiments et a nos passions, comme a la déclamation ou ala gesticulation d' un acteur. Si je puis done toujours, comme nous y engage Descartes, dépasser ma souffrance en me félicitant de la supporter noblement, il me semblera toujours, comme a Sartre, que « la souffrance que je ressens n' est jarnais assez souffrance ».

Alchimie de l'abnégation Puisque !' écart, la distance, la séparation, sont les conditions du spectacle que je me donne amoi-meme des mouvements de ma propre volonté, il va de soi que le spectacle en est d' autant plus vivant que ma volonté a plus d' occasions de se mettre en scene. Or quand notre volonté pourrait-elle s' exercer davantage que lorsqu' elle est confrontée par !' adversité a ce qu' elle ne veut pas ? Car toute privation comme toute déception sont une mise en échec de notre volonté.

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Or que reste+il a notre volonté pour n'étre pas vaincue par ce qu' elle ne veut pas, si ce n' est a se vaincre elle-méme 1 en le voulant ? Sans doute un te! dédoublement suppose-t-il la distinction d'une volonté qui se détermine et de volontés déterminées, ou d'une volonté qui dispose d' elle-méme par rapport a des volontés dont nos passions disposent. Mais il suppose tout autant !'exercice de notre volonté comme négativité puisqu' elle exerce d' autant plus la positivité de sa liberté qu' elle refoule davantage les plus naturelles et les plus spontanées de ses inclinations. Ainsi Descartes fait-il de notre capacité d' ab-négation la principale attestation de notre liberté. Car l'ab-négation est !' opération alchimique la plus ordinaire de la conscience malheureuse pour transmuer sa passivité en activité, son échec en triomphe, et sa servitude en liberté. Ce que notre volonté n' a pas pu empécher et qu' elle subit dans la douleur et la mélancolie, elle feint en effet d' en avoir pris l'initiative en décidant de !' assumer comme une épreuve qu' elle s'imposerait a elle-méme. Au lieu de subir la privation comme !' expérience négative d' un manque, l. Cf. Discours, 3• partie, AT, VI, 25 : (( Tacher toujours plutót ame vaincre que la fortune, et a changer mes désirs plutót que l' ordre du monde ... »

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elle la transmue en l'expérience positive d'un défi. Elle transforme de la sorte la preuve de sa servitude en épreuve de sa liberté. Ainsi avons-nous vu Descartes transmuer les afflictions que nous subissons en autant d' occasions offertes a notre liberté de s' exercer en les niant. Ce qui nous est refusé, elle le refuse. Ce qui nous est dénié, elle le nie. Comme on retourne un gant, notre liberté retourne ainsi l'impuissance objective éprouvée dans !' échec en une puissance subjective s' exer~ant dans l' abnégation. Mais en quoi consiste cette puissance subjective dont !' abnégation témoigne ? En se détachant de tout ce qu' elle pouvait attendre de la nature, la conscience s'isole de tout ce qui !'y apparentait. Ainsi résumée ala pure et vide solitude d'une intériorité retranchée de tout ce qui luí est extérieur, elle jouit de cette sécession comme d'une identité restaurée. Identifiée a son pur vouloir, elle s' émerveille de se reconnaí:tre comme pur esprit. Mais faute de ríen pouvoir conquérir, ce pur vouloir ne peut s' exercer que comme le pouvoir de nier. Ainsi va+il se contraindre a ne plus vouloir ces biens (comme la san té, la liberté, le succes, etc.) qu'il est pourtant naturel de vouloir. En niant qu'ils soient possibles, il tente de nier qu' on puisse les vouloir, et qu'ils soient désirables. Les gran-

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des ames cartésiennes peuvent bien admirer a cette occasion l' empire absolu qu' elles ont sur leurs volontés ; ces volontés se bornent toutefois a retourner contre soi le pouvoir qu' elles ne peuvent exercer sur le monde. Puisque je ne puis obtenir ce que je veux, je veux ne plus le vouloir. En se manifestant supérieure ala fortune, en paraissant dominer la force des choses par celle de sa vertu, la sagesse cartésienne se donne done a elle-méme le spectacle de son insoumission a tout ce qui est naturel. Mais cette éthique du défi n' est-elle pas qu'une esthétique du dépit? En refusant de se plaindre d'un mal qu' elle affecte d' accueillir comme un bien, peut-elle éprouver d' autre satisfaction ou d' autre contentement que ceux qu' elle retire de la beauté de son geste ? De cette éthique chevaleresque ou l' esprit jouit plus des sacrifices qu'il s'inflige que des succes qu'il obtient, le Cid avait donné un mémorable exemple en déclarant se bannir pour quatre ans au roí de Castille qui l' éloignait pour un. En transmuant par son geste le chátiment qu'on luí imposait en loisir qu'il se donnait, luí aussi affectait done d' accueillir son impuissance objective comme une simple occasion de manifester l'inentamable puissance de sa subjectivité. Ala maniere dont le Cid s'exile pour se donner le spectacle de n'étre pas

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exilé, les grandes ámes cartésiennes elles aussi s' admirent done de refuser ce qu' elles ne pourraient d' aucune fa