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French Pages 437 [445] Year 1878
TROIS SIÈCLES DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE ILLUSTRÉS -
PAR DES MORCEAUX CHOISIS DE LEURS MEILLEURS AUTEURS, ACCOMPAGNÉS
D ' I N T R O D U C T I O N S L I T T É R A I R E S E T DE N O T I C E S B I O G R A P H I Q U E S .
ANTHOLOGIE FRANÇAISE » DESTINÉE
A L'USAGE DES CLASSES SUPÉRIEURES DE NOS ÉCOLES SECONDAIRES PAR
F.
KREYSSIG.
T O M E II.
DEUXIÈME ÉDITION.
BERLIN, CHEZ G. REIMER, LIBRAIRE-ÉDITEUR. 1877.
TROIS SIÈCLES DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE ILLUSTRÉS
PAR DES MORCEAUX CHOISIS DE LEURS MEILLEURS AUTEURS, ACCOMPAGNÉS
D'INTRODUCTIONS L I T T É R A I R E S ET DE N O T I C E S BIOGRAPHIQUES.
ANTHOLOGIE FRANÇAISE i DESTINÉE
A L'USAGE DES CLASSES SUPÉRIEURES DE NOS ÉCOLES SECONDAIRES PAR
P.
K R E Y S S I G .
TOME
II.
DEUXIÈME ÉDITION.
BERLIN, CHEZ G. REIMER, LIBRAIRE-ÉDITEUR. 1877.
Table des auteurs et des matières,
Noms des auteurs
Victor Joseph Etienne de Jouy. ( 1 7 6 9 - 1 8 5 0 . ) François René de Chateaubriand. (1768 — 1848.)
Anne Louise Germaine Necker. (1766 — 1817.)
André Chénier. (1762—1794.)
Paul Louis Courier. (1773-1825.)
Livres et matières
Page
Classe
avec indication des classes (d'une „École réale" de premier ordre) auxquelles la lecture des divers morceaux pourrait être recommandée.
L e d i x - n e u v i è m e s i è c l e . Introduction p. F. Kreyssig. Notice p. F. Kreyssig. Distribution de prix. — L'égoiste. Notice p. F. Kreyssig. Fragment de la préface testamentaire des „Mémoires d'outretombe". Scènes de la campagne de 1792. La France et la société française en 1800, après la révolution. Journée du 7 août 1830. Discours prononcé dans la chambre des pairs. Fragment du „Génie du christianisme." Fragments d'„Atala." Caractère des Français. Sophonisbe. Notice p. F. Kreyssig. Le Panthéon de Rome. Saint-Pierre de Rome. De la poésie classique et de la poésie romantique. Pourquoi les Français ne rendent pas justice a la littérature allemande. Notice p. F. Kreyssig. La liberté. Élégie XXIV et XXVII. Ode XI. Notice p. F. Kreyssig. Lettres particulières.
1—5
I
5—6 6 — 10 11 — 13 13 — 16
II I
16 — 21 21 — 24
II II
24 — 31
I
31 — 37
II
37 — 42 42 43 — 44 44 — 46 46 — 48 48 — 53 53 - 5 5
II II II I I ou I I I ou I I
55 — 58
I
58 — 59 59 — 63 63 — 64 64 - 66 66 — 67 68 - 8 3
I I I U oui
IV «
Noms des auteurs
Livres et matières
Charles Nodier. (1783—1844.)
Notice p. F. Kreyssig. La Napoléone. (1802.) A propos de Charlotte Corday. Épisode de la „Terreur" en Alsace Notice p. F. Kreyssig. Le tailleur et la fée. 1822. Les gueux. L'habit de cour ou visite à une altesse. Le vilain. 1815. Le vieux ménétrier. Ma vocation. Le grenier. Mon habit. Le Dieu des bonnes gens. La cocarde blanche. Le marquis de Carabas. Les deux grenadiers. Le vieux drapeau. Le violon brisé. Le vieux sergent. Les souvenirs du peuple. La sainte alliance des peuples. Adieux à la campagne. A mes amis devenus ministres. Les étoiles qui filent. La fille du peuple. Les feux follets. Le suicide. Les grands projets. Souvenirs d'enfance. Adieu, chansons! Notice p. F. Kreyssig. L'isoletnent. Le crucifix. La liberté, ou une nuit à Rome. L'idée de Dieu. L'abbaye de Vallombrose dans les Appenins. Hymne de la Nuit. La prière. Histoire des Girondins. (Fuite du roi. Notice p. F. Kreyssig. Data fata secutus. (Feuilles d'automne.)
Jean Pierre de Béranger. (1780-1867.)
Alphonse de Lamartine. (1790—1869.)
Victor Hugo. (1802— .)
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I o
83 — 84 85—86 I 86 — 92 III ou II 92 — 96 m ou h 96 — 98 93 —100 II 100 — 101 11 101 —102 n ou i 102 — 103 11 o u i 103 — 104 II on I 104 — 105 I 105 — 106 I 106 n ou i 106 —107 i 107 —108 i 108 —109 i 110 — 111 i 111 — 112 i 112 — 113 i 113 — 114 i 114 — 116 Il o u i 116 — 117 Il o u i 117 — 119 I 119 — 120 II ou I 120 — 121 n ou i 121 — 122 I I 122 — 123 I 123 — 125 I 125 126 — 127 I 127 — 128 I 128 — 130 130 — 131 I 132 — 134 I 134—137 I 137 — 138 I 139 —140 I 140 —142 142 — 144 145 — 152
I I II
152 — 154 154—156
I
Noms des auteurs
Alfred de Vigny. (1797 — 1863.)
George Sand. (1804—1876.)
Casimir Delavigne. (1793 — 1843.)
Augustin Eugène Scribe. (1791 — 1861.) Alfred de Musset. (1810 — 1857.)
Charles Augustin SainteBeuve. (1804—1875.)
Livres et matières L'histoire. (Odes, livre 2.) Les deux îles. I—VIII. Feuilles d'automne. 4. Pour les pauvres. Dicté après juillet 1830. Le grand homme vaincu. Nouvelle chanson sur un vieil air. Au bord de la mer. Réponse à un acte d'accusation. L'enfance. La statue. La nature. Première rencontre du Christ avec le tombeau. Les misérables. (Fragment.) Euy Blas, drame. Notice p. F. Kreyssig. Le cor. I—IV. La neige. I—II. Le dialogue inconnu. Notice p. F. Kreyssig. Une partie de plaisir. Bonheur de l'isolement. Poésie des fleurs. Un mot sur la mission humanitaire de l'art. Notice p. F. Kreyssig. Lord Byron. Épilogue. La Parisienne. (1830.) La brigantine. Notice p. F. Kreyssig. Avant, pendant et après. Notice p. F. Kreyssig. A Alfred Tattet. (Sonnet.) 1838. Impromptu. Rappelle-toi. (Vergiss mein nicht.) Paroles faites sur la musique de Mozart. A M. Victor Hugo. (Sonnet.) 1843. Avant-propos des comédies et proverbes. On ne saurait penser à tout. Notice p. F. Kreyssig. Promenade.
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Classe
V
1 5 6 - 157 157 — 161 161 — 162 162 — 164 164 — 165 165 165 — 166 166 — 167 167 — 171 171 171 — 172 172 — 173 173 — 175
I I I 11 I I I I I I I I II
1 7 5 - 189 189 — 198 198 — 199 199 — 202 202 — 204 204 — 209 209 — 210 211 — 217 217 — 218 218 — 220 220 — 223
II II
223 — 224 224 — 228 228 — 229 229 229 — 230 230 231 — 243 243 244 244 244 — 245
II 11 II 11 I I I
I I II II II I I I
245 245 — 247
I I
247 - 254 254 — 255 255 — 256
I I
VI
Noms des auteurs
Barthélémy (1796 — 1867.) et Méry. (1798 — 1866.) Edgar Quinet. (1803 — 1875.)
Emile Souvestre. (1806— 1854.)
Prosper Mérimée. (1803 - 1870.) François Pierre Guillaume Guizot. (1787 — 1874.) -
Jules Michelet. (1798 — 1874.)
François Auguste Alexis Mignet. Louis Adolphe Thiers.
Jacques-Nicolas-Augustin Thierry. (1795 - 1856.)
Prosper de Barante. (1782 — 1866.)
Livres et matières
Page
« 5
Sonnet. Le vers français sous l'influence du romantisme. Notice p. F . Kreyssig. Napoléon en Egypte, poème. Notice p. F . Kreyssig. De la vocation religieuse de l'art. La Prusse et l'Autriche vers l'an 1840. La cathédrale de Milan. L'épopée Allemande. Notice p. F. Kreyssig. Les boisiers. Un philosophe sous les toits. (Fragment.) Notice p. F. Kreyssig. Scènes de la chronique de CharlesIX. Notice p. F. Kreyssig. Charlemagne. La chevalerie. Sur le mouvement des idées au quinzième siècle. Notice p. F. Kreyssig. Celtes et Ibères. Luther et la réforme. Frédéric le grand. Campagne de Rossbach et de Leuthen.
256 — 257 257 — 259
I I
Notice p. F. Kreyssig. Situation de la France à l'avénement du directoire. (1795.) Notice p. F. Kreyssig. L'organisation de la terreur. 1793. Passage du grand St. Bernard. Notice p. F. Kreyssig. Caractère et effets de la révolution de 1830. — Problèmes qu'elle a posés à l'historiographie française. — Vue analythique des grandes révolutions du moyen âge. — La conquête et ses suites.
259 — 260 260 - 2 6 5 265 — 267 267 — 270 270 — 272
II I I
272 273 - 2 7 7 277 — 278 279 — 292 I I I 292 — 294 II 294 — 295 295 — 309 309 — 311 311 - 315 315 — 318 319 — 322
I I ou II ou I
II ou I II ou I II ou I I
322 - 3 2 3 323 - 3 2 5 325 - 3 2 8 328 — 329 329 — 332
I I II ou I II ou 1
332 — 333 333 — 337
II ou I
337 — 339 — 343 — 349 — 350 —
339 343 II ou I 349 III ou II 350 353 I
Moeurs des Franks et situation de 353 - 3 5 5 la Gaule au sixième siècle. Notice p. F. Kreyssig. 355 — 356 État des lettres sous Louis XI. 357 — 360
II ou I
I
Noms des auteurs
Livres et matières
Les réalistes et les nominaux. Établissement de l'imprimerie en France. Tournois au quinzième siècle. Guerre de Charles le Téméraire contre les Suisses. (Bataille de Granson. 1476.) Jean Léonard Simonde Notice p. F. Kreyssig. de Sismondi. (1773—1842.) Bataille de Crécy. Alexis de Tocqueville. Notice p. F. Kreyssig. ( 1 8 0 5 - 1859.) Du pouvoir qu'exerce la majorité en Amérique sur la pensée. De l'esprit de cour aux États-Unis. De ce qui tempère, aux ÉtatsUnis, la tyrannie de la majorité. Comment la révolution française a été une révolution politique qui a procédé il la manière des révolutions religieuses, et pourquoi. Jean Jacques Ampère. Notice p. F. Kreyssig. (1800—1864.) L'empire romain à Rome. Pierre Lanfrey. Notice p. F. Kreyssig. (1828— .) Trafalgar. Abel-François -Villemain. Notice p. F. Kreyssig. (1790— .) Un historien français au quatorzième siècle. Hippolyte Adolphe Taine. Notice p. F. Kreyssig. (1828— .) Normands et Saxons. Cuvier. (1769—1822.) Notice p. F. Kreyssig. Utilité des sciences. Dominique François Arago. Notice p. F. Kreyssig. (1786 — 1856.) La pile voltaique.
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Classe
vn
360 - 3 6 3 I I I ou II 363 — 372 III ou II
372 — 373 — 377 378 —
373 377 I I I ou I I 378 380 I
380 — 381 381 — 382
I I
382 — 384
I
384 — 385 385 — 388 388 — 389 389 — 397 397 - 3 9 8 398 — 402 403 403 415 416 423 424
— 415 -416 -423 — 424 — 430
II ou I II ou I II o u ï
II o u i I II o u ï
LE DIX-NEUVIÈME SIÈCLE. INTRODUCTION. ( c f . ®efôid)te je. p. 3 0 8 — 3 1 4 . )
! L a révolution qui, à la fin du dix-huitième siècle, bouleversa la société française, sembla s'arrêter devant les doctrines littéraires que l'époque de Louis X I V avait léguées au siècle „philosophique". On détruisit la royauté, l'église, la noblesse de l'ancienne France, mais on respecta la loi „des trois unités"; „l'art poétique" de Boileau parut presque quelque chose de plus sacré que les lois fondamentales de la monarchie.
Les hommes qui se faisaient forts de
dicter une religion nouvelle aux Français, n'eurent garde d'innover quoi que ce fût aux convenances et aux préjugés „classiques", où Voltaire et son école n'avaient osé toucher.
Ce ne furent que quel-
ques orateurs, hommes de la circonstance, puissants par la passion et la volonté plutôt que par l'art de la parole, qui succédèrent, pendant la première époque de la révolution, aux grandes illustrations littéraires de l'ancien régime.
La réaction qui, dépuis 1794,
suivit les paroxysmes de la „terreur", sembla ramener la France littéraire aux autels du classicisme voltairien, restés debout au milieu des ruines qui couvraient le sol de la république.
On continuait
à rimer des descriptions „poétiques" en alexandrins monotones, à composer des tragédies dans les règles ; on admirait les hymnes de Lebrun, on lisait Delille, Fonîanes et Legouvé, dies des M. J. Chénier, des Arnault,
on allait aux tragé-
des Jouy, on s'amusait, comme
au bon vieux temps, aux comédies des Colin cFHarleville, des Andrieux, des Picard, et même la vieille „gaîté gauloise" paraissaitt survivre au déluge dans les chansons de Désaugiers et dans les poésies Trois siècles de la littérature française. II™« Éd.
Tom. II.
1
2 de Parny. Le système de Napoléon, qui réglementait les gens de lettres comme ses sojdats et ses employés, n'était guère fait pour encourager la pensée; il n'y avait pas de place non plus pour le libre élan de l'imagination et pour les ivresses du sentiment qui font les poètes. La restauration de 1814 et 1815 ne semblait pas d'abord plus favorable que l'empire à une régénération des lettres françaises. La victoire des alliés, en blessant la vanité nationale des Français, ne put guère les disposer à prendre pour modèles les peuples qu'on venait d'apprendre à haïr et à redouter, après s'être longtemps permis de les mépriser comme des barbares. Tandis que les „Ultra" royalistes se réfugiaient dans les souvenirs de Louis XIV, le parti libéral recourut aux traditions de Voltaire et de J. J. Rousseau. Il y eut un moment où l'on eût dit que la gigantesque action militaire et politique de l'époque napoléonienne eût brisé la vie intellectuelle de la France, comme elle en avait épuisé les ressources matérielles. Mais ce ne fut qu'un moment de halte, qui précéda de près le réveil d'une activité féconde et glorieuse. Déjà sous l'empire, deux grands écrivains, Chateaubriand et Madame de Staël, avaient jeté dans le vieux sol de la France les sémences de nouvelles récoltes littéraires et poétiques. Le premier, dans son Génie du christianisme (1802) avait ressuscité et rajeuni, immédiatement après la grande secousse révolutionnaire, les éléments poétiques du catholicisme et de l'esprit chevaleresque, joignant le respect formel des traditions classiques à des hardiesses de langage et à des profondeurs de sentiment qui rappelaient, en la surpassant, l'école de J. J. Rousseau. L'autre, dans son livre „de l'Allemagne^ (1808) avait fait brèche dans les préjugés qui séparaient les Français du mouvement d'idées qui, pendant la seconde moitié du dix-huitième siècle, s'était opéré dans le monde germanique. La réaction violente qui suivit la chute de Napoléon s'étant bientôt épuisée, ces impulsions ne tardèrent pas à produire leur effets. Un élan spontané des esprits tel qu'il n'accompagne que les grandes révélations du génie des peuples, rassemblait, depuis 1820, la jeunesse française dans les auditoires des Cousin, des Guizol, des Villemain, pour se faire initier aux secrets d'études philosophiques, historiques et littéraires qui, sans renier les traditions nationales de la France, s'élevaient au niveau de la pensée européenne. La poésie trouva des accents tout nouveaux dans les premiers chants de Lamartine. La voix d'André Chénier
3 s'éleva de la tombe ') pour protester contre les entraves des règles classiques, et bientôt une phalange serrée de jeunes poètes d'un talent supérieur s'élança dans l'arène, se promettant de conquérir enfin pour les lettres françaises ce mouvement libre, ces nouveaux horizons larges et resplendissants qui, depuis la révolution, s'étaient ouverts au progrès social de la nation. Les Romantiques (tel fut le nom que l'on donna à cette nouvelle école poétique) firent la guerre en même temps aux formes et au génie du classicisme. Ils ne voulaient plus de la froide monotonie que le respect outré des convenances avait introduite dans les genres sérieux de la poésie française. Ils déclarèrent la guerre à la „périphrase," aux lois sévères de l'alexandrin de Boileau, aux „trois unités." Ils réclamèrent pour le poète la liberté de tout dire, d'exprimer tous les sentiments, pourvu que son langage allât au coeur, que ses sensations fussent vraies et profondes, et de nommer et de décrire toutes les choses, à condition qu'il les eût bien observées et que les couleurs de ses tableaux fussent chaudes et vraies. Ce furent là les principes qui triomphèrent dans les écrits des Victor Hugo, des Alfred de Musset, des Alfred de Vigny, des Nodier et des Alexandre Dumas, s'il est permis de nommer cet auteur avec les coryphées du romantisme. Les „classiques", en possession du Parnasse officiel de la France, ne se firent pas faute de décrier la secte nouvelle. Ils furent jusqu'à lui opposer les lois et la police; les Baour-Lormian, les Jouy, les Etienne, les Arnault implorèrent l'autorité pour exclure du moins de la scène sacrée du Théâtre français ces innovations téméraires ' et „antifrançaises". Mais le mouvement spontané des esprits l'emporta sur les traditions. L a représentation, en 1829, du „Hernani" de Victor Hugo marqua la victoire définitive du romantisme, «'està-dire de la liberté littéraire, des passions fortes, des hardiesses de langage, de l'imitation de Shakspeare, sur le système classique. — La révolution de Juillet, en 1830, fit diversion à cet élan littéraire, et l'affaiblit un peu, sans lui opposer des principes nouveaux. On continua à écrire des drames, des romans, des poësies dans le goût romantique. Seulement, les sympathies du public se partagèrent plus que sous la restauration entre la littérature, la politique et surtout les intérêts matériels. Le progrès prodigieux de l'industrie l'accroissement des richesses dans les classes aisées, l'influence do*
') cf. la notice de ce poète.
1*
4 minatrice que la constitution de Juillet avait accordée à la riche bourgeoisie: tout cela donna à l'esprit public une impulsion dont la littérature ne se ressentit que trop. Pour avoir leur part dans les avantages séduisants de cette société industrielle, les écrivains commencèrent à se faire industriels à leur tour. Scribe, le premier, sut appliquer sur une grande échelle le système de la fabrication en masse à la production poétique. . Alexandre Dumas, Balzac et d'autres l'imitèrent. On apprit à satisfaire à la consommation prodigieuse du feuilleton et des théâtres, et le succès matériel ne fit pas défaut à cette méthode qui caractérisait, on ne peut mieux, l'ère industrielle inaugurée par Louis Philippe. Cependant tout n'était pas de l'or pur dans la parure dont s'entourait cette époque „de paix et de bien-être universel." Le progrès de la richesse nationale ne put empêcher que la cupidité et les besoins des masses ne s'accrussent beaucoup plus vite que les moyens de les satisfaire. La large part que la constitution de Juillet faisait aux intérêts du capital ne manqua pas d'exaspérer une partie de ceux qui n'avaient pas réussi à saisir cette clef d'or de toutes les jouissances. L'esprit de système, toujours puissant dans les races latines, s'empara du vague malaise qui résultait de tant d'ambitions éconduites, de tant d'espérances deçues, et les malheurs réels d'une partie des classes ouvrières offrirent des prétextes spécieux et des alliés formidables aux doctrines dangereuses qui ressortirent bientôt de cette fermentation des esprits. Les théories des St. Simon, des Fourier et d'autres prophètes d'utopies séduisantes trouvèrent des partisans zélés ; les idées socialistes et communistes étaient dans l'air. On s'en tenait au gouvernement et aux lois de tous les maux de la vie individuelle. On en voulait à la propriété, parcequ'il y a des pauvres, au mariage, parcequ'il y a des ménages malheureux, au gouvernement et à la constitution, parcequ'ils ne pouvaient toujours empêcher que le riche n'exploitât le malheureux, à Dieu et à la religion même, parceque la pensée humaine rencontre des doutes qu'il n'est donné ni au prêtre ni au philosophe de dissoudre. Tous ces cris de la passion, de l'angoisse, du délire retentissaient dans les ouvrages des poètes, et ce fut surtout dans les premiers romans de G. Sand qu'ils se confondaient en une harmonie sauvage, mais pleine du charme qui est le don du vrai artiste. La révolution de février (1848) mit à une terrible épreuve toutes ces théories, et cette épreuve ayant mal réussi, l'esprit français dut bien
5 se résigner pour un moment au régime de „l'Idée napoléonienne." Napoléon III, durant l'apogée de ses succès, semblait représenter presqu'à lui seul la pensée de la France, comme il en avait concentré entre ses mains les forces matérielles. La vieille France, la France glorieuse, celle qui peut-être sans trop de vanité avait pu se croire l'âme de l'Europe, elle sommeillait comme engourdie. La parole était aux poètes de cour, aux libellistes prôneurs du gouvernement, aux faiseurs de drames et de romans du „demi-monde." Il est vrai que, vers la fin de second empire, un mouvement de convalescence morale et intellectuelle semblait s'annoncer. La pensée sérieuse et scientifique, si dignement représentée dans toute la littérature française de ce siècle, se réveillait évidemment; on se recueillait, on s'ouvrait au cours d'idées qui agitait si puissamment les nations germaniques; et, si la haute poésie n'était guère représentée que par quelques vétérans glorieux du romantisme, du moins les genres faciles, la comédie de moeurs et le roman gardaient leur ancienne attraction pour une certaine partie du public européen. Faut-il '"répéter ici la plainte que ces espérances aient été définitivement démenties? que cette dernière lueur d'un si beau jour se soit éteinte à jamais sous les ruines de la terrible catastrophe de 1870, et sous la réaction qui a suivi les surexcitations de la guerre civile? Nous ne voudrions pas prendre la responsabilité de si sinistres présages. Bien que l'alliance des ressentiments nationaux avec l'ultramontanisme rappelle en ce moment les pires égarements de l'esprit public dont l'histoire de France fasse mention: il n'est pas permis d'admettre seulement la pensée, qu'un travail aussi immense et aussi glorieux que celui de la littérature française, n'ait pas légué à la nation des ressources intellectuelles qui la feront, à son heure, triompher du malaise de cette époque de malentendus et de transition.
JOUY.
(1769—1850.)
(cf. Oefôic&tesc. p. 325. 26.)
Victor Joseph Etienne de Jouy servit avec distinction dans sa jeunesse, d'abord le roi Louis XYI, ensuite la république. Il fit ses premières campagnes aux Indes (jusqu'en 1790); après son retour
6 en France il obtint, dans les armées de la république, le grade de capitaine. Pendant la terreur il se réfugia en Suisse; en 1794 il combattit, comme chef d'état-major de l'armée de Paris, les restes du parti de Robespierre. En 1797, brouillé avec le directoire, il quitta le service militaire pour suivre la carrière des lettres où l'appelait son talent. Secondé par le génie de Spontini, il célébra la gloire militaire de l'empire dans ses fameux opéras „la Vestale" (1807) et Cortes (1809). Pour Rossini, il écrivit le livret de „Guillaume Tell" (1829). Les peintures des moeurs parisiennes qu'il publia depuis 1812—1814 dans la Gazette de France, sous le titre de „l'Hermite de la chaussée d'Antin, ou observations sur les moeurs françaises au commencement du 19iéme siècle," sont un riche recueil d'observations fines et justes sur la société du premier empire. Parmi les nombreuses continuations de ce recueil, ce ne sont que „les Hermites en prison, ou consolations en ste. Pélagie," 1823, écrites pendant une captivité qu'il eut à souffrir en punition de quelques saillies libérales de ses „Biographies des contemporains," qui égalent leur modèle. Sous la restauration, Jouy combattait en première ligne pour le système du classicisme, contre l'école romantique. Il eut des succès personnels et littéraires. L'académie française lui ouvrit ses rangs en 1815, sa tragédie Sully (1821) eut longtemps la vogue, aussi quelques-unes de ses comédies ne déplurent pas aux Parisiens, (p. e. „l'Avide héritier" et „le Mariage par imprudence.") Parmi les adversaires du romantisme, il se distingue par une certaine originalité de son talent, bien qu'il essayât en vain d'opposer les traditions de l'école Yoltairienne à un élan des esprits dont il ne soupçonnait guère ni la force ni la portée. Nous ne reproduisons ici que deux morceaux tirés de VHermite de la Chaussée d'Antin, jugeant qu'il suffira aux lecteurs que nous avons en vue d'avoir étudié le drame classique des Français dans quelques chefs-d'oeuvre de ses maîtres reconnus.
MAISON
D'ÉDUCATION.
DISTRIBUTION DE PRIX. Grandia saepe quibus mandavimus hordea solcis: Infelix lolium, et steriles dominantur avenae. V i r g . E c l . 3.
Si jamais je fais un traité d'éducation (envie qui peut me prendre comme à un autre), je poserai en principe que les garçons doivent recevoir- ime édu-
1 cation publique, et les filles une éducation privée; et j'en déduirai cette conséquence immédiate, que le ressort de l'émulation, d'un effet sûr, d'une utilité si incontestable pour les uns, a nécessairement de grands inconvénients pour les autres. Ainsi, je blâmerai et j'approuverai tour-à-tour les exercices publics, ces distributions de prix solennelles qui terminent avec tant d'éclat l'année scolastique, suivant que j'envisagerai cet usage dans l'application qu'on en fait aux écoles de l'un et de l'autre sexes. Quand je me reporte aux premières années de ma jeunesse, ce n'est pas sans une bien vive émotion que je me rappelle toutes les circonstances dont ces fêtes de collège étaient jadis accompagnées; l'appareil de ces quatre facultés en robe, la gravité des échevins, la joie bruyante des élèves lauréats, la satisfaction plus douce, mais non moins vive, de leurs parents, cette proclamation des vainqueurs au bruit des applaudissements et des fanfares, ces larmes des mères, en pressant contre leur coeur l'enfant couronné qui venait se jeter dans leurs bras. Ce tableau touchant, que je retrouve dans mes souvenirs, à quelques changements près, est encore sous mes yeux; et si les objets se retracent un peu moins agréablement à ma vue qu'à ma mémoire, c'est que j'ai quinze ans dans un cas, et soixante-dix dans l'autre; c'est que je me souviens d'avoir été jeune acteur dans ces fêtes dont je ne suis plus qu'un vieil amateur aujourd'hui. Un souvenir en réveille un autre: je ne me retrouve pas plûtot au collège de Plessis, que je revois ma soeur au couvent de l'Assomption, d'où elle ne sortit que trois mois avant son mariage. Peut-être l'éducation des filles, dans ces maisons religieuses, était-elle par trop somptuaire '); elle se bornait à quelques principes de grammaire et d'arithmétique, à la connaissance de l'histoire sacrée, et aux éléments de l'histoire profane: les talents agréables étaient plus négligés encore que les études sérieuses; mais en revanche, les jeunes personnes, au sortir du couvent, auraient pu, comme Arachné, défier Minerve elle-même dans tous les ouvrages à l'aiguille. C'était dans l'intérieur du cloître, sans faste et sans éclat, que l'on distribuait aux pensionnaires, à la fin de l'année, des prix aussi modestes que les travaux dont ils étaient la récompense. Les choses se passent bien différemment aujourd'hui; je viens de recueillir, à ce sujet, quelques observations dont je veux faire part à mes lecteurs. J'étais, il y a quelques jours, en visite chez madame la comtesse de V., où je vais assez souvent depuis la naissance de ce fils dont j'ai l'honneur d'être parrain 2 ). „Vous arrivez à propos, dit-elle, et vous m'accompagnerez ; je vais à une distribution de prix chez la maîtresse de pension de ma fille. — De votre fille, Madame . . . . Je ne croyais pas . . . . Comment ! je ne vous ai pas encore parlé de ma fille, de ma petite Laure? Elle a près de douze ans; c'est un petit prodige: elle aura je ne sais combien de prix; je veux que vous l'interrogiez." Tout en parlant, Mme. de V. me conduisait à sa voiture: nous y montons, et nous arrivons dans un des faubourgs de Paris, à l'Institution de mademoiselle P. Le péristyle intérieur d'un très-bel hôtel avait été transformé en théâtre, et la cour était couverte de gradins sur lesquels étaient rangées deux ou trois cents personnes; on eût dit une première représentation d'opéra. Une des institutrices, faisant fonction de maîtresse de cérémonies, vint au-devant ') Allusion aux lois somptuaires qui défendaient autrefois certaines dépenses de luxe. ') Le 31 août 1811 Jouy avait donné dans ,,1'Hermite de la Chaussée d'Antin" un récit fort plaisant de ce que cet honneur lui avait coûté. En se bornant au „stricte nécessaire", il y avait dû dépenser 2375 francs 20 centimes.
8 de nous, et nous conduisit à la place qui nous était réservée. Bientôt après, cinquante ou soixante jeunes filles se montrèrent en public sur un théâtre, dont la plupart d'enlr'elles semblaient avoir l'habitude. Mme. de V. crut devoir me faire remarquer que toutes les élèves portaient l'habit de la maison; c'est à dire, une robe de couleur bleu tendre, garnie de rubans blancs. Cet usage, ajouta-t-elle, a pour but de faire disparaître l'inégalité des fortunes. Je ne pus m'empêcher de sourire en remarquant que la fille de cette dame portait une robe de levantine bleu-tendre, d'une forme très-élégante; qu'un peigne en corail relevait ses cheveux; qu'un rang de perles ornait son cou, et qu'un schall de cachemire était jeté sur le dossier de sa chaise; tandis que celle de ses compagnes qui se trouvait assise auprès d'elle, était vêtue d'une simple robe île toile, de la couleur uniforme, avec un ruban bleu dans les cheveux. Je demandai le nom de cette jeune personne, dont la grâce et la figure paraient singulièrement la toilette; j'appris qu'elle se nommait Amélie R., qu'elle était fille d'un brave militaire tué à Jéna, qu'elle devait entrer à Écouen '), et qu'en attendant, elle était reçu à demi-pension dans la maison de mademoiselle P. Les exercices tardaient à commencer, et pour mettre le temps à profit, je m'amusai du manège des maîtres, qui passaient et repassaient entre les rangs des spectateurs pour recevoir quelque à compte sur le tribut d'é,loges qu'ils croyaient mériter. Je suivis des yeux la maîtresse de la pension : je la voyais accabler de révérences et de compliments les mères dont les équipages étaient à la porte, mêler quelques mots de reproches aux éloges des enfants dont les parents étaient venus en remises ! ) ; saluer à peine ceux qu'elle avait vu descendre du fiacre, ce qui me fit conjecturer que ceux à qui elle ne disait rien devaient être arrivés à pied. Une symphonie annonça l'ouverture de la séance. Des harpes, des pianos, des solfèges, des cartons de dessins étaient rangés sur les bords du théâtre; la planche noire destinée aux démonstrations mathématiques occupait le fond; le milieu était reservé pour la danse. L'honneur d'être venu avec madame de V. me valut, de la part de la maîtresse, celui de commencer les examens. Je fus invité à interroger les élèves: la fille du militaire fut la première sur qui je jetai les yeux, et j'ouvrais la bouche pour lui adresser la parole, lorsqu'une maîtresse de quartier me fit observer que cette jeune personne n'étant pas destinée à continuer ses études dans le pensionnat, se trouvait par cela même exclue du concours: je fus obligé de me contenter de cette raison, qui n'était probablement pas la véritable. Mme. de V. m'avait prié d'examiner sa fille, et l'un des professeurs, s'avançant sur l'avant-scène, avait eu soin d'avertir l'auditoire que ces demoiselles répondraient sur la grammaire, les mathématiques, la physique, la botanique et Y histoire ; en conséquence, et croyant même la jeune élève bien à son aise, je l'interrogeai sur les parties du discours; malheureusement ce n'était pas son commencement qu'elle savait le mieux; elle balbutia quelques mots inintelligibles, et pour mettre fin à son embarras, je passai à l'histoire de France: je la priai de me dire quels étaient les événements principaux du régne de Henri IV; elle me parla de la bataille de Pavie et du siège de la Rochelle. Bien convaincu que je ne l'avais pas encore placée sur son terrain, je hasardai quelques questions sur la physique et la botanique, et cette fois, grâce à certains mots techniques de calice, de pistil, ') Maison d'éducation entretenue aux frais de l'état. ) Voitures de louage qui ne stationnent pas sur les places publiques.
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9 de corolle, de fluide, de gaz et A'électricité, qu'elle entremêla dans ses r é ponses, de manière à me prouver qu'elle n'en avait pas une idée bien nette, elle excita dans l'assemblée un murmure d'admiration, un concert d'applaudissements qui l'accompagnèrent jusqu'à sa place. Les arts d'agrément eurent enfin leur tour, et l'amour-propre des élèves et des maîtres y trouva un ample dédommagement: les dessins furent trouvés charmants; ils l'étaient en effet; il ne s'agissait plus que de savoir la part qui devait en rester à l'écolière. Le pas du schall, le boléro, la gavotte furent dansés avec une perfection qu'on croirait ne devoir trouver qu'à l'opéra. La petite Laure enleva tous les suffrages dans l'air: roi que sapete'), de Mozart, et tout le monde convint qu'elle y mettait une expression dont la comparaison n'était pas à l'avantage de madame Borelli"). La maîtresse de pension ne manqua pas de profiter de ces moments d'enthousiasme pour procéder à la distribution des prix. On apporta sur l'avant-scènc deux coffres pleins de livres et trois grandes corbeilles remplies de couronnes. Personne ne pleura, il y en eut pour tout le monde; et Laure eut, pour sa part, trois grands prix, deux seconds et cinq accessit. La seule Amélie avait été oubliée dans cette distribution générale. On se rappela cependant qu'elle avait obtenu le prix de sagesse: elle s'avança, les yeux baissés; on lui remit un simple noeud de rubans, et l'air de décence et de satisfaction avec lequel cette aimable enfant reçut un prix si modeste, me confirma dans l'idée que ce prix-là, du moins, n'avais pas été donné à la faveur.
L'ÉGOÏSTE. Je ferais un livre au lieu d'un discours, si j'essayais de tracer, même en quelques lignes, les différents portraits d'égoïsme dont la société, dans toutes les classes, pourrait m'offrir les modèles : je me borne à un seul, que j'ai bien observé, et qui me paraît avoir atteint la perfection, ou, pour mieux dire, la laideur idéale d'un défaut auquel je connais peu de vices qui ne soient préférables. Saint-Cbaumont est parvenu à l'âge de quarante ans, sans avoir eu une idée, un sentiment étranger à sa personne. Pour qu'il soit exactement vrai de dire que le MOI dans sa bouche a plus d'une syllabe, il a soin, en parlant, de le faire suivre immédiatement du pronom je; moi je commence toutes ses phrases: il ne connaît de maux que ceux qu'il sent, de jouissances que celles qu'il éprouve: s'il est à la promenade et qu'il pleuve, il est convaincu que l'eau ne tombe que sur lui; va-t-il à pied dans les rues, il ne conçoit pas que la police laisse subsister les cabriolets; est-il en cabriolet, il se plaint de la rigueur des ordonnances qui ne permettent pas d'écraser impunément les gens à pied; toutes ses actions, toutes ses pensées, tous ses jugements, sont autant de réponses à ces questions qu'il s'adresse sans cesse: „quel avantage en résultera-t-il pour moi? Quel dérangement cela peut-il me causer? A quoi cela peut-il me servir?" Saint-Chaumont a dans le monde la réputation d'un honnête homme: quelle est donc la valeur de ce mot? Un de ses amis vient le prévenir, un soir, qu'il aura besoin de lui le lendemain matin, à sept heures, pour une af') Air de Chérubin, dans „la Noce de Figaro." *) Cantatrice de l'opéra, alors célèbre dans cette partie.
10 faire au succès de laquelle sa fortune entière, son bonheur et celui de sa famille sont attachés. Le rendez-vous est précis; un quart d'heure de retard anéantirait toutes ses espérances. Saint-Chaumont promet d'être exact ! mais il ne se lève jamais qu'à neuf heures; il court risque d'être mal à son aise tout le reste du jour, quand il s'écarte de ses habitudes. A huit heures il est encore dans son lit; son ami vient, le presse, le supplie; il se lève: mais jamais il ne sort à jeûn; son médecin le lui recommande sous peine de maux de tête affreux. Neuf heures vont sonner: il s'est vêtu bien chaudement; il a mis ses claques, sa pièce d'estomac, du coton dans ses oreilles; il part, monte en voiture, arrive; depuis deux heures l'affaire est terminée; la ruine de son ami est complète. „C'était bien la peine de le faire lever si matinI" L'année dernière nous nous trouvions ensemble à la campagne; un soir, le fils du maître de la maison, qui se promenait dans le parc, tombe dans un puisard dont on avait négligé de fermer l'ouverture, et se demet le pied. Un jardinier vient annoncer cet accident; les uns volent au secours du jeune homme; les autres préparent des matelas dans le salon pour y déposer le blessé. SaintChauraont y tombe sans reconnaissance, on s'empresse autour de lui, on lui fait respirer des sels, ses esprits se raniment, et quelqu'un qui se méprend sur la cause de son évanouissement croit le tranquilliser en l'assurant que le mal est moins grand qu'on ne le craignait; que le jeune homme n'a pas la jambe cassée. „A la bonne heure" dit-il; „mais je n'en frémis pas moins du danger que j'ai couru, quand je songe que je me suis promené hier seul dans cet endroit, et que la même chose pouvait m'arriver." Ces deux traits de caractère d'un parfait égoïste, me dispensent de le présenter dans des situations moins importantes: à table, chez lui comme chez les autres, se servant toujours le meilleur morceau; au spectacle, dans une loge louée, s'emparant de la meilleure place, sans égard à l'âge, au rang, ni même au sexe; dans un salon, debout, en face de la cheminée, profitant du feu, et s'embarassant fort peu d'en priver les autres. Dans quelque moment qu'on le prenne, dans quelque attitude qu'on l'observe, on le verra toujours occupé de lui quand il veille, et songeant à lui quand il dort. Mes les lecteurs désirent-ils une peinture achevée de l'égoïsme, ils la trouveront dans cette fable de M. Arnault, où le rapprochement le plus ingénieux se combine avec la plus énergique et la plus élégante concision: Le C o l i m a ç o n . Sans amis, comme sans famille, Ici-bas vivre en étranger; Se retirer dans sa coquille Au signal du moindre danger; S'aimer d'une amitié sans bornes, De soi seul emplir sa maison; En sortir suivant la saison, Pour faire à son prochain les cornes ; Signaler ses pas destructeurs Par les traces les plus impures: Outrager les plus tendres fleurs Par ses baisers ou ses morsures; Enfin chez soi, comme en prison, Vieillir, de jour en jour plus triste: C'est l'histoire de l'I'égoïste, Et celle du colimaçon.
11 CHATEAUBRIAND.
(1768—1848.)
(cf. @ef» teler les chevaux à la voiture du r o i , et pressa les postillons de pa»-"'1'Le sang de son roi ne tacha pas cet homme, parmi tout ce peupleLa voiture roula hors des portes de Châlons. Le roi, la reine, madame Élisabeth dirent à la fois: „Nous sommes sauvésI" Bu effet, après Châlons, le salut du roi n'appartenait plus au hasard, mais & la prudence et à la force. Le premier relais était à Pont-Sommeville. En vertu des dispositions de M. de Bouillé, M. de Choiseul et M. de Guoguelas, à la tête d'un détachement de cinquante hussards, devaient s'y trouver pour protéger le roi, au besoin, et se replier derrière lui; ils devaient, en outre, aussitôt qu'ils apercevraient la voiture du roi, envoyer un hussard avertir le poste de Sainte-Menehomld, et de là celui de Clermont, du prochain passage de la famille royale. Le roi se croyait sûr de trouver là des amis dévoués et armés; il ne trouva personne. M. de Choiseul, M. de Guoguelas et les cinquante hussards étaient partis depuis une demi-heure. Le peuple semblait inquiet et agité; il rôdait en murmurant autour des voitures; il examinait d'un regard soupçonnant les voyageurs. Néanmoins, personne n'osa s'opposer au départ, et le roi arriva à sept heures et demie à Sainte-Menehould. Dans celte saison de l'année il faisait encore grand jour. Inquiet d'avoir passé deux des relais assignés, sans y trouver les escortes convenues, le roi, par un mouvement naturel, mit la tête à la portière p o u r chercher dans la foule un regard d'intelligence ou un officier affidé qui lui révélât le motif de cette absence des détachements. Ce mouvement le perdit. Le fils du maître de poste, Drouet, reconnut le roi, qu'il n'avait jamais vti, à sa ressemblance avec l'effigie de Louis XVI sur les pièces de monnaie. Néanmoins, comme les voitures étaient déjà attelées, les postillons à cheval, et la ville occupée par un détachement de dragons qui pouvait forcer le passage, ce jeune homme n'osa pas entreprendre d'arrêter seul les voitures dans cet endroit. Le commandant du détachement de dragons posté, qui épiait en se p r o menant sur la place, avait reconnu également les voitures royales au signalement qu'on lui en avait remis. 11 voulut faire monter la troupe à cheval; pour suivre le roi : mais les gardes nationales de Sainte-Menehould, rapidement instruites par une rumeur sourde de la ressemblance des voyageurs avec les portraits de la famille royale, enveloppèrent la caserne, fermèrent la porte des écuries et s'opposèrent au départ des dragons. Pendant ce mouvement rapide et instinctif du peuple, le fils du maître de poste sellait son meilleur cheval et partait à toute bride pour devancer à Varennes l'arrivée des voitures, d é noncer ses soupçons à la municipalité de cette ville, et provoquer les patriotes à l'arrestation du monarque. Pendant que cet homme galopait sur la route de Varennes, le roi, dont il portait la destinée, poursuivait, sans défiance, sa course vers cette même ville. Drouet était sûr de devancer le roi, car la route de Sainte-Menehould à Varennes décrit un angle considérable et va passer par Clermont, où se trouve un relais intermédiaire, tandisque le chemin direct, tracé seulement pour les piétons et les cavaliers, évite Clermont, aboutit directe-
149 ment à Varennes et accourcit ainsi de quatre lieues la distance entre cette ville çt Menehould. Drouet donc avait des heures devant lui, et la perte courait plus vite que le salut. Cependant, par un étrange enchevêtrement du sort, la mort courait aussi derrière Drouet et menaçait à son insu les jours de cet homme pendant que l u i - m ê m e menaçait, à l'insu du roi, les jours de son souverain. Un maréchal-des-logis des dragons enfermés dans la caserne de SainteMenehould avait seul trouvé moyen de monter à cheval et d'échapper à la surveillance du peuple. Instruit par son commandant du départ précipité de Drouet, et en soupçonnant le motif, il s'était lancé à sa poursuite sur la route de Varennes, sûr de l'atteindre et résolu de le tuer. Il le suivait en effet à vue, - mais toujours en distance pour ne pas exciter ses soupçons et pour l'approcher insensiblement et le joindre enfin dans un moment favorable et dans un endroit isolé de la route. Drouet, qui s'était retourné plusieurs fois pour voir s'il n'était pas poursuivi, avait aperçu ce cavalier et compris ce manège; né dans le pays et en connaissant tous les sentiers, il se jette t o u t - à - c o u p hors de la route à travers champs, et à la faveur d'un bois où il s'enfonce avec son cheval, il échappe à la vue du maréchal-des-logis et poursuit à toute bride sa course sur Varennes. Arrivé à Clermont, le roi est reconnu par le comte Charles de Damas qui l'attendait à la tête de deux escadrons. Sans mettre obstacle au départ des voitures, la municipalité de Clermont, en proie à de vagues soupçons par le séjour prolongé de ces troupes, ordonne aux dragons de ne pas marcher. Ils obéissent au peuple. Le comte de Damas, abandonné de ses escadrons, trouve moyen de s'évader avec un sous-officier et trois dragons seulement, et galope vers Varennes à quelque distance du roi, trop faible ou trop tardif secours. La famille royale, enfermée dans la berline et voyant que rien ne mettait obstacle à sa marche, ignorait ces sinistres incidents. Il était onze heures et demie du soir, quand les voitures arrivèrent aux premières maisons de la petite ville de Varennes. Tout dormait ou semblait dormir, tout était désert et silencieux. On se rappelle que Varennes n'étant pas sur la ligne de poste de Ch&lons à Montmédy, le roi ne devait pas y trouver des chevaux. Il avait été convenu entre lui et M. de Bouillé, que les chevaux de M. de Choiseul se trouveraient placés d'avance en un lieu désigné dans Varennes, et relayeraient les voitures pour les conduire à Dun et à Stenay où M. de Bouillé attendait le roi. On a vu aussi que, d'après les instructions de M. de Bouillé, M. de Choiseul et M. de Guoguelas qui, avec le détachement de cinquante hussards, devaient attendre le roi à Pont-Sommeville et se replier ensuite derrière lui, ne l'avaient pas attendu et ne l'avaient pas suivi. Au lieu de se trouver en même temps que ce prince à Varennes, ces officiers, en quittant Pont-Sommeville, avaient pris avec leur détachement un chemin qui évite Sainte-Menehould et qui allonge de plusieurs lieues la distance entre Pont-Sommeville et Varennes. Ce changement de route avait pour objet d'éviter Sainte-Menehould, où le passage des hussards avait excité, l'avant-veille, quelque agitation. Il en résultait que ni M. de Guoguelas ni M. de Choiseul, ces deux confidents et ces deux guides de la fuite, n'étaient à Varennes au moment de l'arrivée du roi. Ils n'y arrivèrent qu'une heure après lui. Les voitures s'étaient arrêtées à l'entrée de Varennes. Le roi, étonné de n'apercevoir ni M. de Choiseul, ni M. de Guoguelas,
160 ni escorte, ai relais, attendait avec anxiété que le bruit des fouets des postifllons fit approcher enfin les chevaux qui lui étaient nécessaires pour continuer sa roule. Les trois gardes du corps descendent et vont de porte en porte s'informer du lieu où les chevaux auraient été placés. Personne ne peut leur répondre. La petite ville de Varennes est formée de deux quartiers distincts, Mlle haute et ville basse, séparés par une rivière et un pont. M. de Guogiuelas avait placé le relais dans la ville basse, de l'autre côté du pont. La mesure en elle-même était prudente, puisqu'elle faisait traverser aux voitures le défilé du pont avec les chevaux lancés de Clermont, et qu'en cas d'émotion populaire le changement des chevaux et le départ étaient plus faciles une fois le pont franchi. Mais il fallut que le roi en fût averti; il ne l'était pas. Le roi et la reine, vivement agités, descendent eux-mêmes de la voiture et errent une demi-heure dans les rues désertes de la ville haute, cherchant à découvrir les relais. Ils frappent aux portes des maisons où ils voient des lumières , ils interrogent: on ne les comprend pas. Ils reviennent enfin découragés rejoindre les voitures que les postillons impatientés menacent de dételer et d'abandonner. A force d'instances, d'or et de promesses, ils décident ces hommes à remonter à cheval et à passer outre. Les voitures repartent. Les voyageurs se rassurent: ils attribuent cet accident à un malentendu et se voient en espoir dans quelques minutes au milieu du camp de M. de Bouillé. La ville haute est traversée sans obstacle. Les maisons fermées reposent dans le calme le plus trompeur. Quelques hommes seulement veillent, et ces hommes sont cachés et silencieux. Entre la ville haute et la ville basse s'élève une tour à l'entrée du pont qui les sépare. Cette tour pose sur une voûte massive, sombre et étroite, que les voitures sont obligées de franchir au pas et où le moindre obstacle peut entraver le passage. Reste de la féodalité, piège sinistre où la noblesse prenait jadis les peuples, et où, par un' retour étrange, le peuple devait prendre un jour toute une monarchie. Les voitures sont à peine engagées dans l'obscurité de cette voûte, que les chevaux, effrayés par une charrette renversée et par des obstacles jetés devant leurs pas, s'arrêtent, et que cinq ou six hommes, sortant de l'ombre, les armes à la main, s'élancent à la tête des chevaux, aux sièges et aux portières des voitures, et ordonnent aux voyageurs de descendre et de venir à la municipalité, faire vérifier leurs passe-ports. L'homme qui commandait ainsi à son roi, c'était Drouet. A peine arrivé de Sainte-Men'ehould, il était allé arracher à leur premier sommeil quelques jeunes patriotes de ses amis, leur faire part de ses conjectures et leur souffler l'inquiétude dont il était dévoré. Peu sûrs encore de la réalité de leurs soupçons ou voulant réserver pour eui-seuls la gloire d'arrêter le roi de France, ils n'avaient pas averti la municipalité, ni éveillé la ville, ni ameuté le peuple. L'apparence d'un complot flattait plus leur patriotisme; ils se sentaient à eux seuls toute la nation. A celte apparition soudaine, à ces cris, à la lueur de ces sabres et de ces baïonnettes, les gardes du corps se lèvent de leurs sièges, portent la main à leurs armes cachées et demandent d'un coup d'oeil les ordres du roi. Le roi défend d'employer la force pour lui ouvrir un passage. On retourne les chevaux et on ramène les voitures, escortées par Drouet et ses amis, devant la maison d'un épicier nommé Sausse, qui était en même temps procureursyndic de la commune de Varennes. Là on fait descendre le roi et sa famille pour examiner les passe-ports et constater la réalité des soupçons du peuple. Au même moment les affîdés de Drouet se répandent, en poussant des
151 cris, par toute la ville, frappent aux portes, montent au clocher, sonnent le tocsin. Les habitants, effrayés, s'éveillent; lés gardes nationaux de la ville et des Campagnes voisines arrivent, un à un, à la porte de M. Sausse; d'autres se portent aft quartier du détachement pour séduire les troupes ou pour les désarmer. En Vain le roi commence par nier sa qualité; ses traits, ceux de la reine le trahissent : il se nomme alors au maire et aux officiers municipaux ; il prend les mains de M. Sausse: „Oui, je suis votre roi, d i t - i l , et je confie mon sort et celui de ma femme, de ma soeur, de mes enfants à votre fidélité. Nos vies, le sort de l'empire, la paix du royaume, le salut même de la constitution sont entre vos mains 1 Laissez-moi partir, je ne fuis pas vers l'étranger, je ne sors pas du royaume, je vais au milieu d'une partie de mon armée et dans une ville française recouvrer une liberté réelle que les factieux ne me laissent pas à Paris, et traiter de là avec l'Assemblée, dominée comme moi par la tefreur de la populace. Je ùe vais pas détruire, je vais garantir et abriter la constitution; si vous me retenez, c'en est fait d'elle, de moi, de la Francs peut-être! Je vous conjure, comme homme, comme mari, comme père, comme citoyen! Ouvrez-nous la route! Dans une heure nous sommes sauvés! La France est sauvée avec nous. Et si vous gardez dans le coeur cette fidélité que vbus professez dans les paroles pour celui qui fut votre maître, je vous ordonne coma« r o i . " Ces hommes, attendris, respectueux dans leur silence, hésitent et semblent vaincus; on voit, à leur physiognomie, à leurs larmes, qu'ils sont combattus entre leur pitié naturelle pour un si soudain renversement du sort et leUi conscience de patriotes. Le spectacle de leur roi suppliant qui presse leurs mains dins les siennes, de cette reine tour-à-tour majestueuse et agenouillée, qui s'efforce, ou par le désespoir ou par la prière, d'arracher de leur bouche le consetfement au départ, les bouleverse. Ils céderaient s'ils n'écoutaient que leur â a e : mais ils commencent à craindre pour eux-taêmes la responsabilité de leur indulgence. Le peuple leur demandera compte de son roi, la nation de s u chef. L'égoïsme les endurcit. La femme de M. Sausse, que son mari consulte souvent du regard, et dans le coeur de laquelle la reine espère trouver plus d'accès, reste elle-même la plus insensible. Pendant que le roi harangue les officiers municipaux, la princesse éplorée, ses enfants sur ses genoux, assise dans la boutique entre deux ballots de marchandises montre ses enfants à maoïme Sausse. „Vous êtes mère, madame, lui dit la reine; vous êtes femme! le sort d'une femme et d'une mère est entre vos mains! Songez à ce que je dois éprouver pour ces enfants, pour mon mari ! D'un mot je vous les devrai! la reine de France vous devra plus que son royaume, plus que la vie. „Madame." répond sèchement la femme de l'épicier avec ce bon sens trivial des coeurs i ù le calcul éteint la générosité, „je voudrais vous être utile. Vous pensez au ni, moi je pense à M. Sausse. Une femme doit penser pour son mari." Tout espoir est détruf, puisqu'il n'y a plus de pitié dans le coeur même des femmes. La reine, indicée et furieuse, se retire, avec madame Élisabeth et les enfants, dans deux peites chambres hautes de la maison de madame Sausse; elle fond en larmes. Le roi, entouré en bas d'officiers municipaux et de gardes nationaux, a renoncé aussi à les fléchir; il monte et redescend sans cesse l'escalier de bois de la misérable échoppe; il va de la reine à sa soeur, de sa soeur à ses enfants. Ce qi'il n'a pu obtenir de la commisération, il l'espère du temps et de la force. Il ne croit pas que ces hommes, qui lui
152 témoignent encore de la sensibilité et une sorte de culte, persistent réellement à le retenir et à attendre les ordres de l'Assemblée. Dans tous les cas, il est convaincu qu'il sera délivré, avant le retour des courriers envoyés à Paris, par les forces de M. de Bouillé, dont il se sait entouré à l'insu du peuple; il s'étonne seulement que le secours soit si lent à paraître. Les heures cependant sonnaient, la nuit s'écoulait, et le secours n'arrivait pas ').
VICTOR HUGO.
(1802—18**.)
(cf. ®efie „©djläge", tvetdje nad) franjöfiföem ®9|iem, fobalb fie reif jinb, an bil £ol$änbtet im Oanjen Bettauft werben.
285 — Les gens baptisés croient ce qui frappe leurs oreilles, fit observer un vieillard; tous ceux qui sont ici ont ouï la trompe de l ' a v e r t i s s e u r de t r i s t e s s e , et vos gens eux-mêmes peuvent en rendre témoignage. Les gardes avouèrent, avec un peu d'hésitation, que c'était la vérité. — Ainsi, vous avez entendu le cor dans la forêt sans chercher les chasseurs? demanda l'Alsacien. — Par la raison qu'ils seraient allés au-devant de la mort, reprit l e b o i s i e r qui avait déjà parlé: la venue du m a u - p i q u e u r est toujours un méchant signe; mais quiconque rencontre la chasse n'a qu'à faire préparer sa bière, car ses heures sont comptées. — Eh bien! j'en courrai la chance, dit Moser, et que le diable me brûle si je ne force pas vos damnés à me montrer leurs ports-d'armes I Tous les assistants se récrièrent; le vieillard secoua la tête. — Il ne faut pas jouer avec les morts, dit-il, Dieu a fait les parts; il a donné le jour aux hommes, et la nuit aux mauvais esprits. C'est d'un coeur trop fier d'aller contre sa volonté, et, si vous avez un bon patron dans le ciel, il vous épargnera cette épreuve. — J'attends au contraire qu'il me l'accorde, dit Moser. Depuis quinze ans que je marche sous le c o u v e r t , je n'y ai trouvé que des braconniers de ce monde-ci: j'aurais plaisir à en rencontrer quelques-uns de l'autre; mais vous verrez que la chasse aura été remise, et que le diable nous trouvera trop à jeun et trop éveillés pour faire retentir la trompe du m a u - p i q u e u r . Nul ne répondit, il y eut une pause. La hutte était enveloppée de ce grand silence de la solitude, à peine entrecoupé par le bruit du vent et la rumeur des eaux. Tout à coup un son de cor s'éleva, grandit, courut le long des r a v i n e s , et vint éclater à la porte de la cabane. .L'effet fut terrible et soudain. Hommes et femmes se levèrent d'un seul mouvement. Moser me regarda avec surprise; il y eut un court silence, puis l'appel de la trompe se répéta plus vif et plus rapproché. — C'est luil c'est luil murmurèrent toutes les voix. Le forestier s'était levé. — Il est clair que quelqu'un s'amuse à nos dépens, dit-il, avec une impatience irritée; reste à savoir qui rira le dernier. Et se tournant vers ses deux compagnons: — En routel ajouta-t-il; le m a u - p i q u e u r me semble un peu enroué, nous allons tâcher de lui éclaircir la voix. Les gardes qui s'étaient levés, se regardaient d'un air inquiet, et le son du cor continuait à retentir avec une force toujours croissante; tous les b o i s i e r s s'étaient rassemblés autour de la cheminée, où ils parlaient à voix basse. Moser attendait près de la porte en examinant la batterie de son fusil. Enfin ses compagnons le rejoignirent, mais d'un air qui trahissait leur trouble. L'Alsacien leur demanda s'ils avaient peur. — On peut craindre sans honte ce qu'on ne comprend pas, dit le plus Âgé avec humeur, et, pour mon compte, je me demande ce que nous allons faire â cette heure dans la forêt. — Votre devoir I réplique Moser durement; savez-vous ce que cache cette mauvaise plaisanterie dont on veut nous effrayer? êtes-vous sûrs qu'elle ne gerve point à quelque maraudeur pour ravager l e s v e n t e s ? Le bois nous est confié, nous devons le surveiller comme notre enfant. Voulez-vous donc qu'on bous prenne pour des lâches? Allons, en avant, vous dis-je, et veillez à vos fusils.
286 Les gardes ne dirent mot et nous prîmes notre chemin vers la futaie. Moser se dirigeait sur le son du cor, qui devenait à chaque instant plus distinct. Ses h a l a l i s ne ressemblaient en rien aux airs de chasse contemporains: c'étaient des appels prolongés et plaintifs, entrecoupés de fanfares furieuses, mais dont le rhythme antique rappelait les airs de la vieille France. Le m a u p i q u e u r paraissait venir à notre rencontre par un sentier parallèle à celui que nous suivions. Bientôt le cor éclata à notre droite et de si près, que nous en paraissions à peine séparés par quelques buissons. Moser tourna brusquement de son côté; mais à l'instant même nous l'entendîmes retentir à notre gauche. Le forestier surpris s'élança dans la nouvelle direction; l ' h a l a l i passa aussitôt à droite, plus éclatant que jamais. Cette fois, Moser lui-même s'arrêta désorienté et demanda aux gardes s'il y avait dans la forêt des échos: tous deux répondirent négativement; ils nous firent même remarquer que le son du cor avait de nouveau changé de place et se faisait entendre derrière nous. L'Alsacien allait rebrousser chemin, quand nous le distinguâmes en avant. Le son se maintint dans cette direction que nous suivîmes quelque temps, mais avec des intermittences qui continuaient à nous égarer. Les deux gardes nous suivaient dans un saisissement que trahissait leur haleine haletante. Quand nous nous arrêtâmes enfin au milieu d'un carrefour sauvage, ils se mirent à regarder autour d'eux avec une épouvante qu'ils ne cherchaient plus à dissimuler. — C'est aller volontairement à l'encontre du malheur! dit le plus vieux d'une voix altérée; le forestier doit savoir à cette heure que nous n'avons pas affaire à des hommes, et la raison nous dit de retourner aux huttes, Moser ne répliqua rien. Le corps penché et l'oreille ouverte à toutes les brises de la nuit, il semblait étudier depuis quelque temps avec une attention particulière les h a l a l i s du m a u - p i q u e u r ; il se redressa enfin et se tourna de notre côté. — J'ai le mot de l'énigme, d i t - i l vivement; les sons éloignés sont plus nets et plus forts que ceux qui retentissent à quelques pas: ce n'est ni le même musicien ni le même instrument, il y a évidemment deux trompes, et voilà une heure qu'on se moque de nousl Quelque vraisemblable que fût l'explication, elle ne put persuader nos compagnons, qui se réfusèrent positivement à explorer l'un des côtés de la forêt, tandisque Moser et moi aurions parcouru l'autre. L'Alsacien dut se résigner à les conduire dans une des directions, en me laissant prendre seul la route opposée. Un des gardes me donna son fusil, et j'entrai dans une étroite f o u l é e , qui me conduisit à la partie la plus solitaire de la forêt. Le cor avait cessé de retentir; mais depuis quelque temps il me semblait entendre, au milieu des murmures de la nuit, un bruit de pas que trahissait de plus en plus le craquement des branches mortes et des glands desséchés. Enfin, à l'entrée d'un p l a c i s , j'aperçus distinctement une ombre tenant à la main une trompe de chasse. Au léger cri que je laissai échapper, elle se retourna de mon côté, puis s'élança vers le centre du placis, où elle disparut derrière an obstacle que je pris d'abord pour un rocher; mais en approchant, je reconnus un chêne gigantesque, dont le tronc vermoulu avait fait jaillir, à quelques pieds de terre, un taillis de rameaux. Après avoir vainement tourné autour du colosse sans pouvoir atteindre l'ombre fuyante, je revins brusquement sur mes pas, et je me trouvai en face du porteur de trompe, qui n'était autre que Bruno. En me reconnaissant, il parut plus surpris qu'effrayé; mais j'étais un peu
287 en colère de l'émotion que la plaisanterie m'avait causée, et je lui mis la main au collet. — Parbleu! je tiens cette fois le m a u - p i q u e u r l m'écriai-je, et je veux le faire connaître aux gens de la c o u p e . — Au nom du Christ! ne le faites pas, Monsieur, interrompit le chercheur de miel d'une voix troublée, ce serait me perdre à jamais. . . et d'autres avec moi. — Qui cela? demandai-je. Il hésita. — Notre mnsique ne porte dommage à personne, reprit-il en évitant de répondre, nous avons seulement voulu faire causer les gens. Un coup de feu l'interrompit, il s'arrêta court d'un air déconcerté. — Voici qui vous donne un démenti, maître Bruno, répliquai-je. — Ce sont les gardes qui tirent a i rentrant, balbutia le jeune garçon. — Les gardes suivent une direction opposée, repris-je, et je gage que les gens qui ont entendu parler les fusils de la forêt reconnaîtraient plutôt la voix de celui de B o n - A f f û t . Bruno me regarda. — Ah! faut-il que quelqu'un ait averti Monsieur, s'écria-t-il; il n'aurait pu avoir tout seul une pareille idée. Mais Monsieur ne voudrait point faire de peine à un pauvre homme. . . . — D'autant que je sais à qui il destine la chasse, répliquai-je. Et je lui racontai comment j'avais entendu la promesse faite à la Louison par le braconnier; je lui annonçai en même temps que Moser était dans la forêt avec ses gardes. Un peu effrayé pour B o n - A f f û t , Bruno voulut aller l'avertir; j'avais perdu mon orientation à travers les marais, et, dans la crainte de m'égarer de plus en plus, je me décidai à le suivre. Le chasseur d'abeilles ne prit ni par les avenues, ni par les sentiers; il coupa droit vers le lit d'un ruisseau desséché que nous longeâmes quelque temps sans bruit sur une jonchée de feuilles humides et cachées par les touffes de coudriers. Nous atteignîmes ainsi un gîte très fourré où le braconnier venait également d'arriver avec un chevreuil. Bruno lui expliqua rapidement notre rencontre et la présence de forestiers dans le bois. J'indiquai le plus exactement qu'il me fut possible la direction que je leur avais vu prendre et le carrefour où ils m'avaient donné rendez-vous. Le chercheur de miel fit observer que leur route devait les éloigner de nous. — S'ils la suivent! objecta B o n - A f f û t ; mais ils auront entendu, comme Monsieur, ma canardière chanter sous le c o u v e r t : en se dirigeant sur le son, ils vont arriver par la r a b i n e de la Hubiais, et avant dix minutes nous les aurons sur nos talons. Le plus sage est de tourner vers la brande et de filer par la clairière de la p e t i t e F o u g e a c e . A ces mots, sans attendre notre réponse, il reprit le chevreuil dont Bruno avait lié les pieds, le jeta sur son épaule et se mit en marche. Au sortir du fourré s'ouvrait une vaste bruyère sans ombrages, dans laquelle il fallut s'engager. Toutes les étoiles avaient disparu du ciel; un vent froid s'était élevé; on apercevait à travers la brume nocturne les lisières de la forêt. . . . B o n - A f f û t rentra enfin sous le c o u v e r t , et, après avoir traversé une jeune v e n t e , tourna vers la clairière de la F o u g e a c e . Nous commencions à cotoyer le long étang qui la ferme à gauche, quand une grande clarté nous apparut de l'autre côté dans les arbres. Des vapeurs lumineuses montaient sous
288 les voûtes de verdure, puis disparaissaient derrière les tourbillons d'une fumée blanchâtre que pailletaient des étincelles. — Le feul s'écria B o n - A f f û t , le feu est à la futaie! Et il courut avec nous vers la clairière. Nous vîmes alors que l'incendie n'avait encore gagné que les lisières. Le feu allait de buisson en buisson jusqu'au pied v des grands arbres, dont il efleurait les troncs noueux. BonA f f ù t s'était arrêté les deux mains appuyées sur son fusil. — Encore quelque vacher du diable qui aura allumée une bourrée au bord des traînes! d i t - i l . Si on ne débarasse point la forêt de ces fainéans, nous n'aurons bientôt plus que de bois brûlés. — Sans compter que c'est nous autres qu'on accuse de tous les dégâts, fit observer Bruno. — Le garçon dit pourtant vrai, reprit le braconnier en me regardant. Demain les gardes assureront que le feu a été mis par les coureurs de bois, comme si le monde avait coutume de brûler son champ et sa maison. Je déclarai que le forestier alsacien ne manquerait point en effet de regarder l'accident comme une nouvelle malice du m a u - p i q u e u r , et que celuici ferait sagement d'éviter sa rencontre, s'il ne voulait s'exposer à quelques semaines de retraite forcée dans la prison de Savenay. . . Nous retournâmes vers l'entrée de la clairière; mais près d'y arriver, Bruno, qui marchait en avant, revint vivement sur ses pas. — Qu' y a - t - i l ? demanda le braconnier en s'arrêtant. — J'ai vu quelqu'un dans la f o u l é e l répliqua le jeune homme à voix basse. Nous reculâmes jusqu'à l'ombre projectée par une touffe de saules qui bordaient l'étang; mais trop lard pour échapper aux regards de Moser et des deux gardes, qui venaient de déboucher dans la clairière. — Nous sommes prisl dit le chasseur d'abeilles en voyant l'Alsacien nous montrer du doigt. — Pas encorel murmura B o n - A f f û t caché derrière le buisson, et dont j'entendis eraquer la batterie. Les forestiers continuaient à marcher sur nous avec précaution; ils ne pouvaient avoir aperçu le braconnier qui, dès le premier instant, s'était accroupi dans l'ombre. Je fis comprendre rapidement à Bruno que le seul moyen de dérober la présence de B o n - A f f û t et d'éviter une lutte dangereuse, était de marcher à leur rencontre. Il se débarassa à l'instant de sa corne de chasse qu'il laissa glisser sur l'herbe, et il s'avança avec moi vers Moser. Celui-ci m'eut à peine reconnu que, sans prendre le temps de nous interroger, il courut examiner l'incendie. Bien que les flammes ne parussent point devoir s'étendre, il envoya les deux gardes pour réclamer en toute hâte du recours au campement des b o i s i e r s . Ce fut seulement après leur départ que nous pûmes échanger quelques explications. Ainsi que le braconnier l'avait prévu, Moser était venu au coup de fusil. Les taillis en feu le confirmèrent dans ses premiers soupçons. — Les braconniers sont à l'ouvrage, me dit-il, et, afin d'avoir le c o u v e r t à eux, ils ont voulu effrayer. Heureusement que je suis sevré depuis trop longtemps pour croire aux contes de nourrice. Dès ma première tournée, ce matin, j'ai reconnu que la forêt était au pillage; tout le monde en use comme de son bien. Les troupeaux du Gavre broutent, en guise d'herbe, les chênes naissants; l ' é t r è p e des paysans fauche le reste pour litières; les marchands de glu, en écorchant les houx, font chaque année pour cent louis de bois mort.
289 Il ne reste déjà plus de cerfs sous le c o u v e r t ; bientôt on cherchera en vain des chevreuils. Il est temps d'en finir avec les vagabonds qui moissonnent effrontément dans le champ du roi. . . . Notre conversation fut interrompue par le retour des gardes, qu' accompagnait une troupe nombreuse de boisiers. Le premier effort les rendit maîtres de l'incendie: la lisière de buissons qui brûlait encore fut abattue, le terrain nettoyé, et le brasier éteint. Le dommage avait été peu de chose ; mais les boisiers, nourris par l'exploitation de la forêt, qu'ils regardent comme leur champ, restèrent émus et irrités de l'inquiétude qu'ils venaient d'éprouver. Tout le monde demandait à la fois comment le feu avait pris. — Comment? répéta le forestier; demandez aux vauriens que vous laissez maîtres du c o u v e r t , et qui tôt ou lard vous en feront un las de cendres! Voilà où conduisent vos histoires de veillée! On vous fait trembler comme de vieilles femmes avec une fanfare, et pendant ce temps les braconniers tuent le gibier et mettent le feu aux futaies. Il y eut parmi les boisiers un mouvement et un échange de réflexions rapides. Quelques-uns des plus jeunes penchaient évidemment vers l'opinion de Moser; mais la plupart ne pouvaient échapper ainsi à l'empire de la tradition. — Bruno a vu le m a u - p i q u e u r , disait une femme. — Nous avons entendu la trompe maudite, ajoutait un vieillard. — Demain, on trouvera par les, foulées la trace de la meute avec les plumes ou le poil du gibier. — Et puisque le forestier est sorti pendant la chasse, il en aura sa part. — Dieu me damne 1 ceci est une chose que je voudrais voir! s'écria en riant Moser, qui alla reprendre son fusil posé contre un chêne. Il s'interrompit tout-à-coup. Une patte de chevreuil était plantée dans le canon même de la carabine! Le saisissement fut d'abord général. Les boisiers se montrèrent avec une surprise effrayée l'envoi du chasseur maudit qui devait être, selon la tradition, un talisman de malheur; après avoir réfléchi un instant, l'Alsacien se frappa le front, et se tournant de mon côté: — C'est un tour du jeune drôle que vous avez rencontré près du c h ê n e a u d u c , s ' é c r i a - t - i l ; il était là tout-à-1'heure; qu' est-il devenu? Je cherchai Bruno autour de moi; il avait disparu. Le forestier s'informait à tout le monde du chemin qu'il avait pu prendre, quand des femmes qui puisaient de l'eau à l'étang pour éteindre les derniers brasiers; accoururent avec lâ trompe .de chasse cachée par le chercheur de miel derrière les touffes de saule. Les b o i s i e r s la reconnurent aussitôt pour l'avoir vue aux mains de B o n - A f f û t . A ce n o m , Moser fut frappé d'un trait de lumière. Les renseignements recueillis depuis son arrivée sur le braconnier ne lui permettaient point de douter que tout ce qui venait d'arriver ne fût son ouvrage. Le chasseur d'abeilles lui servait évidemment pour compère. . . . 11 s'éleva un cri de r é probation générale. Honteux d'avoir été pris pour dupes et irrités d'un essai d'incendie qui les exposait à perdre leur gagne-pain, les b o i s i e r s s'écrièrent qu'il fallait arrêter les deux maraudeurs. D'après le rapport de Michelle qui les avait vus, ils avaient pris le chemin de la Madeleine: on se partagea en plusieurs bandes qui devaient occuper tous les passages et se rabattre ensemble sur la ferme. La troupe que Moser
conduisait
prit par le
sentier
où B o n - A f f û t
et
Bruno avaient été aperçus; mais ceux-ci avaient sans doute trojp d'avance pour Trois siècles de la littérature française. I I m e E d .
Tom. II.
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290 qu'on pût les alteindre; car nous arrivâmes à la Madeleine sans avoir rien r e n contré. Bien que la ferme fût close et silencieuse, une raie de lumière dessinée sur le seuil prouvait suffisamment que tout le monde n'y était point endormi; un chien ayant aboyé à notre approche, la lumière disparut. Moser nous arrêta d'un geste en pressant le pas. Presqu' au même instant la porte s'ouvrit, le père Louroux avança la tête pour voir qui venait, et le forestier se trouva brusquement devant lui. A l'exclamation poussée par le fermier, nous nous rapprochâmes tous ensemble, ce qui le fit reculer et nous permit d'entrer; mais, déconcerté un instant, il se remit vite et demanda ce qui nous amenait. — D'abord ce vaurien, dit Moser en montrant Bruno assis sur la pierre du foyer, puis un autre qui doit être à la ferme avec lui. — Qui cela? demanda Louroux d'un air étonné. — Le braconnier de la M a r e - a u x - A s p i c s . — B o n - A f f û t ? il n'est point ici, comme vous pouvez voir; mais je lui ai parlé pas plus tard qu' hier, même que Monsieur était témoin. Le forestier ne perdit point son temps à contester; il se mit à fouiller tous les coins de la ferme sans rien découvrir. . . . Les b o i s i e r s arrivèrent sur ces entrefaites ; ils avaient exploré les chemins sans rien rencontrer. Le forestier ne put cacher son dépit. . . . Après avoir ordonné de fouiller encore les environs de Madeleine, il s'assit à la porte de l^i ferme et alluma sa pipe allemande, comme s'il eût voulu attendre là le résultat des nouvelles recherches. Cependant je m'étais aperçu qu'il suivait de l'oeil tous les mouvements de la Louison; le jour s'était levé; la pastoure fit sortir les bestiaux des étables et se dirigea avec eux vers les pâtures. Moser la laissa partir sans avoir l'air d'y prendre garde; mais à peine fut-elle engagée dans le sentier qui conduisait aux friches, que je le vis éteindre vivement sa pipe, reprendre son fusil et se glisser dans le champ qu'elle côtoyait. Je le joignis sans trop comprendre son projet, et nous suivîmes la Louison de l'antre côté de la haie. La bergerette marchait en chantant, sans se presser ni regarder derrière elle, uniquement occupée en apparence des pailles qu'elle tressait. Elle arriva au p â t i s , grimpa sur un petit monticule qui le dominait et s'assit sous un bouquet de frênes. Presque à ses pieds était un champ de blés mûrs dont les épis ondulaient à la brise du malin. A droite s'ouvrait la forêt, à gauche s'étendait la culture où nous nous tenions cachés. Louison continuait à chanter; mais sa voix s'élevait insensiblement et jetait au loin les modulations de la complainte champêtre. — Dans quelle langue de sauvage nous cliante-t-elle là? demanda Moser, qui s'efforçait en vain de comprendre les paroles. Je lui fis signe de se taire, car j'avais reconnu le rude accent celtique. La pastoure chantait le vieux g u e r z d e J e a n D e v e r e u x , mais en l'entrecoupant d'avertissements à un auditeur invisible. „Bretons, soyez tous sur vos gardes, c'est là que demeure Jean la P r i s e ; il est avec ses soldats dans la citadelle, comme un bigorneau dans sa coquille." A cet endroit, la voix changeait légèrement d'inflexion et substituait aux paroles traditionnelles ce rapide avertissement: „Toute la troupe des coupeurs de bois est ici; le plus sûr pour vous est de retourner à cette heure dans la forêt, vers le gîte de la M a r e - a u x - A s p i c s . Puis le chant primitif reprenait: „Ils ont pillé dans ce pays tout ce qui était vieux et tout ce qui était neuf, — les croix d'argent des églises, les hanaps dorés des bourgeois."
291 Et l'accent s'élevait encore pour ajouter: „11 n'y a personne à droite; suivez les blés sans lever la tête, vous arriverez à la petite bouée de houx." Mon oeil se retourna vers le champ de blé, et, au bout de quelques secondes, je vis la mer d'epis s'entr'ouvrir légèrement et dessiner un sillon qui semblait se diriger vers la forêt. Je me levai pour mieux distinguer; Moser, qui suivait tous mes mouvements, surprit mon regard, aperçut l'agitation des épis et poussa une exclamation joyeuse: il avait tout deviné. Écartant les buissons derrière lesquels nous étions abrités, il traversa en courant la friche, arriva à la clôture du champ de blé, trop élevée en cet endroit pour être franchie, la côtoya un instant, et, apercevant enfin une ouverture garnie de ramées, s'y élança ; mais je l'entendis jeter un cri de douleur et je le vis s'abattre : il avait rencontré une faulx cachée sous les feuilles pour la p a s s é e des sangliers. Les deux gardes, qui arrivaient et qui avaient vu comme moi l'accident, accoururent pour m'aider à relever l'Alsacien. Moser était couvert de sang, mais il ne parut point s'en préoccuper. — Vite, vile, au braconnier! balbulia-t-il en montrant la direction dans laquelle fuyait B o n - A f f û t . Après un moment d'hésitation, les gardes se précipitèrent à la poursuite d'Antoine, taudisque Moser s'aidait du talus pour se redresser et les suivre du regard. Je voulu en vain savoir s'il était dangereusement atteint; étanchant machinalement avec son mouchoir le sang qui coulait de ses mains et de sa poitrine, il ne semblait s'occuper que du braconnier. Dès que celui-ci s'était vu découvert, il n'avait plus songé à se cacher dans les blés et courait à travers les sillons; il s'efforçait de gagner le bois, poursuivi p a r l e s forestiers. L'intervalle qui le séparait d'eux s'agrandissait de plus en plus, et il était évident qu'il allait leur échapper, lorsqu'à la dernière clôture il se trouva inopinément en face d'une troupe de b o i s i e r s qui l'entourèrent et le saisirent. Aux cris qui l'avertissaient de cette capture, Moser fit un geste de triomphe, et, à bout de ses forces, se laissa glisser au pied du fossé. Un quart d'heure après, tout le monde était réuni devant la ferme du père L.ouroux. On attelait une charrette pour le forestier, dont on avait passé les blessures. A quelques pas, au milieu d'un cercle formé par l e s b o i s i e r s , se tenaient B o n - A f f û t et Bruno. Ils avaient les mains liées et étaient a p puyés à un petit inur d'enclos Les gardes firent signe aux prisonniers, qui allèrent se placer derrière la charrette, et la petite escorte se mit en marche. En passant, Moser me salua. II avait sur son visage défait et dans ses yeux enfiévrés une expression de joie farrouche. Les b o i s i e r s regardaient, groupés à l'entrée de l'aire et Louison, debout sur le petit mur, adressait de loin des signes d'adieu aux prisonniers; mais tout-à-coup elle poussa une exclamation, se retourna vers moi et se rassit en pleurant. La charrette et ceux qui la suivaient venaient de disparaître sous l'ombre de la forêt. Je ne pus arriver à Savenay que le surlendemain; mais je me rendis aussitôt chez le magistrat chargé d'instruire l'affaire de Bruno et du braconnier. Mes explications suffirent pour dissiper tous les soupçons d'incendie, et pour faire rendre la liberté au jeune coureur de bois. Quant à son compagnon, il avait trop de vieux comptes à régler avec les forestiers pour que je pusse obtenir son élargissement avant mon départ; mais j'avais heureusement retrouvé
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292 à Savenay un ancien condisciple, devenu avoué, qui me promit de surveiller son affaire et de l'assister au besoin. J'appris effectivement, assez longtemps après mon excursion chez les b o i s i e r s , que l'avoué de Savenay avait réussi à tirer B o n - A f f û t de prison au bout de quelques semaines, et qu'il l'avait placé sur le domaine de Carheil, où l'ancien braconnier était devenu le modèle des gardes-chasse. On m'assura même que ce dernier allait se trouver de nouveau réuni au c h e r c h e u r de m i e l , récemment gagé comme terrassier-planteur, et qui devait le rejoindre, après la m i - a o û t , avec la pastoure de la Magdeleine que les gens du c o u v e r t appelaient par avance Louison Bruno.
UN PHILOSOPHE SOUS LES TOITS. Ce que coûte la puissance, et ce que rapporte la célébrité. (Fragment.)
Je suis allé, ce matin rendre visite à un compatriote, premier huissier d'un de nos ministres. Je lui apportais des lettres de sa famille, remises par un voyageur arrivant de Bretagne. Il a voulu me retenir. — Le ministre, m'a-t-il dit, n'a point aujourd'hui d'audience; il consacre cette journée au repos et à la famille. Ses jeunes soeurs sont arrivées; il les conduit ce malin à Saint-Cloud, et ce soir il a invité ses amis à un bal nonofficiel. Je vais etre tout-à-l'heure congédié pour le reste du jour; nous pourrons dîner ensemble; attendez-moi en lisant les nouvelles. Je me suis assis près d'une table couverte de journaux que j'ai successivement parcourus. La plupart renformaient de poignantes critiques des derniers actes politiques du ministère; quelques-uns y joignaient des soupçons flétrissants pour le ministre lui-même. Comme j'achevais, un secrétaire est venu les demander pour ce dernier I Il va donc lire ces accusations, subir silencieusement les injures de toutes ces voix qui le dénoncent à l'indignation ou à la risée! Comme le triomphateur romain, il faut qu'il supporte l'insulteur qui suit son char en racontant à la foule ses ridicules, ses ignorances ou ses vices! Mais parmi les traits lancés de toutes parts, ne s'en trouvera-t-il aucun d'empoisonné? Aucun n'atteindra-t-il un de ces points du coeur où. les blessures ne guérissent plus? que deviendra une vie livrée à toutes les attaques de la haine envieuse ou de la conviction passionnée? Les chrétiens n'abandonnaient que les lambeaux de leur chair aux animaux de l'arène; l'homme puissant livre aux morsures de la plume son repos, ses affections, son honneur! Pendant qus je rêvais à ces dangers de la grandeur , l'huissier est rentré vivement: — de graves nouvelles ont été reçues, le ministre vient d'être mandé au conseil; il ne pourra conduire ses soeurs à St. Cloud. J'ai vu, à travers les vitres, les jeunes filles, qui attendaient sur le perron, remonter tristement, tandisque leur frère se rendait au conseil. La voiture q u i devait partir, emportant tant de joies de famille, vient de disparaître, n'emportant que les soucis de l'homme d'État. L'huissier est revenu mécontent et désappointé. Le plus ou moins de liberté dont il peut jouir, est pour lui le baromètre de l'horizon politique. S'il a congé, tont va bien; s'il est retenu, la patrie est en péril. Son opinion sur les affaires publiques n'est que le calcul de ses intérêts! Mon compatriote est presque un homme d'État.
293 Je l'ai fait causer, et il m'a confié plusieurs particularités singulières. Le nouveau ministre a d'anciens amis d o n t - i l combat les idées, tout en continuant à aimer leurs sentiments. Séparé d'eux par les drapeaux, il leur est resté uni par les souvenirs; mais les exigences de parti lui défendent de les voir. La continuation de leurs rapports éveillerait les soupçons; on y devinerait quelque transaction honteuse : ses amis seraient des traîtres qui songent à se vendre; lui, un corrupteur, qui veut les acheter; aussi a-t-il fallu renoncer à des attachements de vingt années, rompre des habitudes de coeur qui étaient devenues des besoins I Parfois pourtant le ministre cède encore à d'anciennes faiblesses; il reçoit ou visite ses amis à la dérobée; il se renferme avec eux pour parler du temps où ils avaient le droit de s'aimer publiquement. A force de précautions, ils ont réussi à cacher jusqu'ici ce complot d'amitié contre la politique; mais tôt ou tard les journaux seront avertis et le dénonceront à la défiance du pays. Car la haine, qu'elle soit déloyale ou de bonne foi, ne recule devant aucune accusation. Quelquefois même elle accepte le crime! L'huissier m'a avoué que des avertissements avaient été donnés au ministre, qu'on lui avait fait craindre des vengeances meurtrières, et qu'il n'osait plus sortir à pied. Puis, de confidence en confidence, j'ai su quelles sollicitations venaient égarer ou violenter son jugement; comment il se trouvait fatalement conduit à des iniquités qu'il devait déplorer en lui-même. Trompé par la passion, séduit par les prières, ou forcé par le crédit, il laissait bien des fois vaciller la balance! Triste condition de l'autorité qui lui impose non-seulement les misères du pouvoir, mais ses vices, et qui, non contente de torturer le maître, réussit à le corrompre ! Cet entretien s'est prolongé, et n'a été interrompu que par le retour du ministre. Il s'est élancé de sa voiture des papiers à la main; il a regagné son cabinet d'un air soucieux. Un instant après, sa sonnette s'est fait entendre; on appelle le secrétaire pour expédier des avertissements à tous les invités du soir; le bal n'aura point lieu; on parle sourdement de fâcheuses nouvelles transmises par le télégraphe, et dans de pareilles circonstances une fête semblerait insulter au deuil public. J'ai pris congé des mon compatriote et me voici de retour. Ce que je viens de voir répond à mes doutes de l'autre jour. Maintenant je sais quelles angoisses font expier aux hommes leurs grandeurs; je comprends . que la fortune vend. ce. qu'on, croit. qu!elle donne. Ceci m'explique Charles-Quint aspirant au repos du cloître. Et cependant je n'ai entrevu que quelques-unes des souffrances attachées au commandement. Que dire des grandes disgrâces qui précipitent les puissants du plus haut du ciel au plus profond de la terre? de cette voie douloureuse par laquelle ils doivent porter éternellement leur responsabilité? de cette chaîne de contenances et d'ennuis qui enferme tous les actes de leur vie, et y laisse si peu de place à la liberté? Les partisans du pouvoir absolu ont défendu, avec raison, l'étiquette. Pour que des hommes conservent à leur semblable un pouvoir sans bornes, il faut qu'ils le tiennent séparé de l'humanité, qu'ils l'entourent d'un culte de tous les instants, qu'ils lui conservent, par un continuel cérémonial, ce rôle surhumain qu'ils lui ont accordé. Les maîtres ne peuvent rester souverains qu'à la condition d'être traités en idoles. Mais après tout, ces idoles sont des hommes, et si la vie exceptionnelle
294 qu'on leur fait est une insulte pour la dignité des autres, elle est aussi un supplice pour euxl Tout le monde connaît la loi de la cour d'Espagne, qui réglait, heure par heure, les actions du roi et de la reine, „ d e telle façon", dit Voltaire, „qu'en la lisant on peut savoir tout ce que les souverains de la Péninsule ont fait ou feront depuis Philippe II jusqu'au jour du Jugement." Ce fut elle qui obligea Philippe III malade à supporter un excès de chaleur dont il mourut, parceque le duc d'Uzède, qui avait seul le droit d'éteindre le feu dans la chambre royale, était absent. La femme de Charles II, emporté par un cheval fougueux, allait périr sans que personne osât la sauver, parceque l'étiquette défendait de t o u c h e r à la r e i n e : deux jeunes cavaliers se sacrifièrent en arrêtant le cheval. 11 fallut les prières et les pleurs de celle qu'ils venaient d'arracher à la mort pour faire pardonner leur c r i m e . Tout le monde connaît l'anecdote racontée par madame de Campan, au sujet de Marie-Antoinette, femme de Louis XVI. Un jour qu'elle était à sa toilette, et que la chemise allait lui être présentée par une des assistantes, une dame de très-ancienne noblesse entra et réclama cet honneur, comme l'étiquette lui en donnait le droit; mais, au moment où elle allait remplir son office, une femme de plus grande qualité survint, et prit à son tour le vêtement qu'elle était près d'offrir à la reine, lorsqu'une troisième dame, encore plus titrée, parut à son tour, et fut suivie d'une quatrième qui n'était autre que la soeur du roi. La chemise fut ainsi passée de mains en mains, avec force révérences et compliments, avant d'arriver à la reine qui, demi-nue et toute honteuse, grelottait pour la plus grande gloire de l'étiquette.
PROSPER MÉRIMÉE. Prosper l a littérature hardies,
Mérimée, de
n é à P a r i s l e 2 8 s e p t e m b r e 1803, d é b u t a d a n s
son temps par deux
qui l e mirent d ' e m b l é e a u
mantisme.
(1803—1870.)
S o n „Théâtre
1825, et s a „Guzla,
de
recueil
Clara
mystifications
nombre des Garni,
comédienne
de chants illyriens,"
moment même les connaisseurs.
heureuses
et
célébrités du roespagnole,"
1 8 2 7 , trompèrent u n
L'auteur y fit p r e u v e d'une imagi-
nation ardente et fertile et d'une
souplesse
de style merveilleuse.
S u i v a n t l'impulsion g é n é r a l e qui p o u s s a i t l e s r o m a n t i q u e s a u x é t u d e s h i s t o r i q u e s , il d o n n a , e n 1 8 2 8 , „la e n 1 8 2 9 „la Chronique
du règne
Jacquerie,
de Charles
IX,"
scènes
féodales,"
et,
d e u x c h e f s d'oeuvre
d e récits, où l'art d u p o è t e s'allie au s a v o i r de l'historien pour mettre e n é v i d e n c e l e s m o e u r s et la p h y s i o g n o m i e m o r a l e d ' é p o q u e s r e c u l é e s . Ce n e fut qu'en j u s t e r e c o n n a i s s a n c e d e s o n m é r i t e que l e g o u v e r n e m e n t d e L o u i s P h i l i p p e lui confia, en 1 8 3 1 , l ' e m p l o i é m i n e n t specteur
des monuments
s u c c é d a à Yitet.
antiques
et historiques
L e s e x c e l l e n t e s „Relations
qu'il d o n n a d e p u i s 1 8 3 5 j u s q u ' e n
de la France",
de voyages
1840, justifièrent
„^inoù il
archéologiquessl amplement
le
295 choix du ministre qui avait préféré le jeune poète romantique à tant de savants de profession. Mérimée se fit un nom très estimé parmi les archéologues de son pays, et ne cessa pas, toutefois, de rejouir, de temps en temps, les hommes de goût par les nouvelles délicieuses qu'il publiait dans la Revue de Paris et dans la Eevue des deux Mondes. Nous en nommons „Tamango," „la Peste de Tolède „Mattéo Falcone," „Colomba," „Carmen," „les deux Héritages," „Lokis." Aussi ses études historiques ne cessèrent-elles pas d'être productives en récits excellents, comme „VHistoire de don Pèdre 1er, roi de Castille" (1843) et „les Faux Démétrius, épisode de l'histoire de Russie" (1854). Mérimée était, avec Sainte-Beuve, du petit nombre de célébrités littéraires qui ne dédaignaient pas d'accepter les faveurs du second empire. Il fut nommé sénateur en 1853, et, bien que libre et intègre de sentiments et de caractère, et très éloigné de donner dans les idées du parti ultramontain, il resta attaché à la cause de l'empereur à laquelle il eut le chagrin de survivre. Il mourut à Cannes, en octobre 1870, un mois après la catastrophe de Sédan. — Pour là délicatesse du style, la finesse de l'analyse psychologique, la hardiesse de l'invention et la critique fine et approfondie des événements et des caractères historiques, Mérimée est au nombre des meilleurs talents dont le romantisme français puisse faire gloire. Les „Lettres à une inconnue," écrites de 1841 —1872, et qui ne furent publiées qu'après sa mort, en 1873, sont un recueil de la plus haute importance pour l'étude de la vie intellectuelle et morale de notre époque. Elles le montrent tel que ses autres écrits et sa vie, doué de toutes les qualités et imbu de quelques défauts du génie de sa nation, mais toujours aimable, distingué et homme de goût et de tact.
SCÈNES DE LA CHRONIQUE DE CHARLES
IX.
L'AUDIENCE PARTICULIÈRE. Macbeth. Do you find Your patience so predominant in your nature That you can let this go?
Le capitaine George ') se rendit au Louvre à l'heure indiquée. Aussitôt qu'il se fut nommé, l'huissier, soulevant une portière en tapisserie, l'introduisit dans le cabinet du roi. Le prince, qui était assis auprès d'une petite table, ') George de Mergy, fils d'un gentilhomme calviniste, mais converti au catholi' cisme et entré au service du roi Charles IX.
296 en disposition d'écrire, lui fit signe de la main de rester tranquille, comme s'il eût craint de perdre en parlant le fil des idées qui l'occupaient alors. Le capitaine, dans une attitude respectueuse, resta debout à six pas de la table, et il eut le temps de promener ses regards sur la chambre et d'en observer en détail la décoration. Elle était fort simple, car elle ne consistait guère qu'en instruments de chasse suspendus sans ordre à la muraille. Un assez bon tableau représentant une Vierge, avec un grand rameau de buis au-dessus, était accroché entre une longue arquebuse et un cor de chasse. La table sur laquelle le monarque écrivait était couverte de papiers et de livres. Sur le plancher, un chapelet et un petit livre d'heures gisaient pêle-mêle avec des filets et des sonnettes de faucon. Un grand lévrier dormait sur son coussin tout auprès. Tout d'un coup le roi jeta sa plume à terre avec un mouvement de fureur et uu gros juron entre les dents. La tête baissée, il parcourut deux ou trois fois d'un pas irrégulier la longueur du cabinet; puis, s'arrêtant soudain devant le capitaine, il jeta sur lui un coup d'oeil eilaré, comme s'il l'apercevait pour la première fois. — Ahl c'est vous! dit-il en reculant d'un pas. Le capitaine s'inclina jusqu'à terre. — Je suis bien aise de vous voir. J'avais à vous parler. . . . mais. . . . Je s'arrêta. La bouche entr'ouverte, le cou allongé, le pied gauche de six pouces en avant du droit, enfin dans la position qu'un peintre donnerait, ce me semble, à une figure représentant l'attention, tel était George, attendant la fin de la phrase commencée. Mais le roi avait laissé retomber sa lête sur son sein, et semblait préoccupé d'idées distantes de mille lieues de celles qu'il avait été sur le point d'exprimer tout à l'heure. Il y eut un silence de quelques minutes. Le roi s'assit et porta la main à son front comme une personne fatiguée. — Diable de rime I s'écria-t-il en frappant du pied, et faisant retentir les longs épérons dont ses bottes étaient armées. Le grand lévrier, s'éveillant en sursaut, prit ce coup de pied pour un appel qui s'adressait à lui: il se leva, s'approcha du fauteuil du roi, mit ses deux pattes sur ses genoux et levant sa tête effilée, qui surpassait de beaucoup celle de Charles, il ouvrit une large gueule et bâilla sans la moindre cérémonie, tant il est difficile de donner à un chien des manières de cour. Le roi chassa le chien, qui alla se coucher en soupirant. Et ses yeux ayant encore rencontré le capitaine comme par hasard, il lui dit: — Excusezmoi George; c'est une . . . rime qui me fait suer sang et eau. — J'importune p e u t - ê t r e Votre Majesté, dit le capitaine avec une grande révérence. — Point, point, dit le roi. Il se leva et mit la main sur l'épaule du capitaine d'un air familier. En même temps il souriait, mais son sourire n'était que des lèvres, et ses yeux distraits n'y prenaient aucune part. — Êtes-vous encore fatigué de la chasse de l'autre j o u r ? dit le roi, évidemment embarrassé pour entrer en matière. Le cerf s'est fait battre longtemps. — Sire, je serais indigne de commander une compagnie de chevau-légers de Votre Majesté, si une course comme celle d'avant-hier me fatiguait. Lors des dernières guerres, M. de Guise, me voyant toujours en selle, m'avait surnommé l ' A l b a n a i s ,
297 — Oui, on m'a dit en effet que tu es un bon cavalier. Mais, dis-moi, saistu bien tirer de l'arquebuse? — Mais, Sire, je m'en sers assez bien; cependant je suis loin d'avoir l'adresse de Votre Majesté. Mais elle n'est pas donnée à tout le monde. — Tiens, vois - tu cette longue arquebuse-là, charge-la de douze chevrotines. Que je sois damné si à soixante pas il s'en trouve une seule hors de la poitrine du païen que tu prendras pour but! — Soixante pas, c'est une assez grande distance; mais je ne m'en soucierais guère de faire une épreuve sur moi-même avec un tireur tel que Votre Majesté. — Et à deux cents pas elle enverrait une balle dans le corps d'un homme, pourvu que la balle fût de calibre. Le roi mit l'arquebuse entre les mains du capitaine. — Elle paraît aussi bonne qu'elle est riche, dit George après l'avoir examinée soigneusement et en avoir fait jouer la détente. — Je vois que tu te connais ^n armes, mon brave. Mets-la en joue, que je voie comme tu t'y prends. Le capitaine obéit. — C'est une belle chose qu'une arquebuse, continua Charles en parlant avec lenteur. A cent pas de distance, et avec un mouvement de doigt, comme cela, on peut sûrement se débarasser d'un ennemi, et ni cotte de mailles ni cuirasse ne tiennent devant une bonne balle! Charles IX, soit par l'effet d'une habitude d'enfance, soit par timidité naturelle, ne regardait presque jamais en face la personne à laquelle il parlait. Celte fois cependant il regarda fixement le capitaine avec une expression extraordinaire. George baissa les yeux involontairement, et le roi en fit de même presque aussitôt. Il y eut encore un instant de silence; George le rompit le premier. •—• Quelque adresse que l'on ait à se servir des armes à feu, l'épée et la lance sont cependant plus sûres . . . — Oui ; mais l'arquebuse . . . Charles sourit étrangement. Il reprit tout de suite: — On dit, George, que tu as été grièvement offensée par l'Amiral? ') — Sire . . . — Je le sais, j'en suis sûr. Mais je serais bien aise . . . je veux que tu me contes la chose toi-même. — Il est vrai, Sire; je lui parlais d'une malheureuse affaire à laquelle je prenais le plus grand intérêt -— Le duel de ton frère. Parbleu! c'est un joli garçon qui vous embroche bien son homme; je l'estime. Mais, mort de ma vie! comment diable cette vieille barbe grise a-t-cllç pu trouver la matière à te quereller? — Je crains que de malheureuses différences de croyance, et ma conversion que je croyais oubliée. . . . — Oubliée? — Votre Majesté ayant donné l'exemple de l'oubli des dissentiments religieux, et sa rare et impartiale justice . . . — Apprends, mon camarade, que l'Amiral n'oublie rien. — Je m'en suis aperçu, Sire. Et l'expression de George se rembrunit. — Dis-moi, George, que comptes-tu faire? — Moi, Sire? ') Coligny.
298 — Oui; parle franchement. — Sire, je suis un trop pauvre gentilhomme, et l'Amiral est trop vieux pour que je le fasse appeler; et d'ailleurs, Sire, dit-il en s'inclinant, comme s'il lâchait de réparer par une phrase de courtisan l'impression que ce qu'il croyait une hardiesse avait produite sur le roi, si je le pouvais, je craindrais, en le faisant, de perdre les bonnes grâces de Votre Majesté. — Bah! s'écria le roi. Et il appuya sa main droite sur l'épaule de George. — Heureusement, poursuivit le capitaine, mon honneur n'est pas entre les mains de l'Amiral; e t , si quelqu'un de ma qualité osait élever des doutes sur mon honneur, alors je supplierais Votre Majesté qu'elle me permît. . . . — Si bien que tu ne te vengeras pas de l'Amiral? Cependant le . . . devient furieusement insolent. George ouvrit de grands yeux étonnés. — Pourtant, continua le r o i , il t'a offensé. Oui, le diable m'emporte! il t'a grièvement offensé, m ' a - t - o n dit . . . Un gentilhomme n'est pas un laquais, et il y a des choses que l'on ne peut endurer, même d'un prince. — Comment pourrais-je me venger de lui! il trouverait au dessous de sa naissance de se battre avec moi. — P e u t - ê t r e . Mais . . . le roi reprit l'arquebuse et la remit en joue. — Me comprends-tu? Le capitaine recoula deux pas. Le geste du monarque était assez clair, et l'expression diabolique de sa physiognomie ne l'expliquait que t r o p . — Quoi! Sire, vous me conseilleriez? . . . Le roi frappa le plancher avec force de la crosse de l'arquebuse, et s'écria, en regardant le capitaine avec des yeux furieux: — Te conseiller! ventre de Dieu! je ne te conseille rien! Le capitaine ne savait que r é p o n d r e ; il fit ce que bien des gens auraient fait à sa place; il s'inclina et baissa les yeux. Charles reprit bientôt d'un ton plus doux. — Ce n'est pas que si tu lui tirais une bonne arquebusade pour venger ton honneur . . . cela me serait fort égal. Par les boyaux du Pape! un gentilhomme n'a pas de plus précieux bien que son h o n n e u r , et, pour le réparer, il n'est chose qu'il ne puisse faire. Et puis ces Châtillons sont fiers et insolents, comme des valets de bourreau; les coquins voudraient bien me tordre le cou, je le sais, et prendre ma place . . . Quand je vois l'Amiral, il me prend envie quelquefois de lui arracher tous les poils de la barbe! A ce torrent de paroles d'un homme qui n'en était pas prodigue d ' o r dinaire, le capitaine ne répondit pas un mot. — Eh bien! par le sang et par la tête! qu'est ce que lu veux faire? Tiens, à la place, j e l'attendrais au sortir de son . . . prêche, el de quelque fenêtre je lui lâcherais une bonne arquebusade dans les reins. Parbleu! mon cousin de Guise t'en saurait gré, et tu aurais fait beaucoup pour la paix du royaume. Sais-tu que ce parpaillot ') est plus roi en France que m o i - m ê m e ? Cela me lasse à la fin. . . . Je te dis tout net ce que je pense; il faut apprendre à ce . . . là à ne pas faire d'accroc à l'honneur d'un gentilhomme. Un accroc à l'honneur, un accroc à la peau, l'un paie l'autre. — L'honneur assassinat.
d'un
gentilhomme se
déchire au lieu de se
recoudre
') Sobriquet dont les catholiques injuriaient alors les huguenots.
par un
299 Cette réponse fut comme un coup de foudre pour le prince. Immobile, les mains étendues vers le capitaine, il tenait encore l'arquebuse qu'il semblait lui offrir comme l'instrument de sa vengeance. Sa bouche était pâle et à demi ouverte, et l'on eût dit que ses yeux bagards fixés sur ceux de George leur lançaient et en recevaient à la fois une horrible fascination. L'arquebuse enfin échappa des mains tremblantes du roi, et fit retentir le plancher de sa chute : le capitaine se précipita sur le champ pour la ramasser, et le roi s'assit alors dans son fauteuil, et baissa la tête d'un air sombre. Les mouvements précipités de sa bouche et de ses sourcils annonçaient les combats qui se livraient au fond de son coeur. — Capitaine, dit-il après un long silence, où est ta compagnie de chevaulégers? — A Meaux, sire. — Dans peu de jours tu iras la rejoindre, et tu la conduiras t o i - m ê m e à Paris. Dans . . . quelques jours lu en recevras l'ordre . . . Adieu! 11 y avait dans sa voix un accent dur et colère. Le capitaine le salua profondément, et Charles, lui montrant de la main la porte du cabinet, lui annonça que son audience était terminée. Le capitaine sortait à reculons avec les révérences d'usage, quand le roi, se levant avec impétuosité, lui saisit le bras. — Bouche cousue, au moins! Tu m'entends! George s'inclina, et mit sa main sur sa poitrine. Comme il quittait l ' a p partement, il entendit le roi qui appelait son lévrier d'une voix d u r e , et en faisant claquer son fouet de chasse, comme s'il était disposé à décharger sa mauvaise humeur sur l'animal innocent. De retour chez lui, George écrivit le billet suivant, qu'il fit tenir à l'Amiral : „Quelqu'un qui* ne vous aime pas, mais qui aime l'honneur, vous engage à vous défier du duc de Guise, et même peut-être de quelqu'un encore plus puissant. Votre vie est menacée." Cette lettre ne produisit aucun effet sur l'âme intrépide de Coligny. On sait que peu de temps après, le 2 2 août 1 5 2 2 , il fut blessé d'un coup d ' a r quebuse par un scélérat nommé Maurevel, qui reçut, à cette occasion, le s u r nom de t u e u r d u r o i . CHAPITRE XXII. Le vingt-quatre Août. Après avoir quitté sa compagnie, le capitaine George courut à sa maison, espérant y trouver son f r è r e ; mais il l'avait déjà quittée après avoir dit aux domestiques qu'il s'absentait pour toute la nuit. George s'était empressé de le chercher. Mais déjà le massacre avait commencé; le tumulte, la presse des assassins, et les chaînes tendues au milieu des rues l'arrêtaient à chaque pas. 11 fut forcé de passer auprès du Louvre, et c'était là que le fanatisme d é ployait tontes ses fureurs. Un grand nombre de protestants habitaient ce quartier, envahi en ce moment par les bourgeois catholiques et les soldats des gardes, le fer et la flamme à la main. Là, selon l'expression énergique d'un écrivain contemporain, l e s a n g c o u r a i t d e t o u s c ô t é s c h e r c h a n t l a r i v i è r e , et l'on ne pouvait traverser les rues sans courir le risque d'être écrasé à tout moment par les cadavres que l'on précipitait des fenêtres.
300 Par une prévoyance infernale, la plupart des bateaux qui d'ordinaire étaient amarrés le long du Louvre, étaient été conduits sur l'autre rive; de sorte que beaucoup de fugitifs qui couraient au bord de la Seine, espérant s'y embarquer et se dérober aux coups de leurs ennemis, se trouvaient n'avoir à choisir q u ' entre les flots ou les hallebards des soldats qui les poursuivaient. Cependant, à l'une des fenêtres de son palais on voyait, d i t - o n , Charles IX armé d'une longue arquebuse, qui g i b o y a i t aux pauvres passants. Le capitaine, enjambant des corps morts, et s'éclaboussant avec du sang, poursuivait son chemin, exposé à chaque pas à tomber victime de la méprise d'un massacreur. Il avait remarqué que les soldats et les bourgeois armés portaient tous une écharpe blanche au bras et une croix blanche au chapeau. Il aurait pu facilement prendre ce signe de reconnaissance; mais l'horreur que lui inspiraient les assassins s'étendait jusqu'aux marques qui leur servaient à se faire reconnaître. Sur le bord de la rivière, près du Châtelet, il s'entendit appeler. Il tourna la tête, et vit un homme armé jusqu'aux dents, mais qui ne paraissait pas faire usage de ses armes, portant d'ailleurs la croix blanche i son chapeau, et roulant un morceau de papier entre ses doigts d'un air tout à fait dégagé. C'était Béville. ' ) Il regardait froidement les cadavres et les hommes vivantsque l'on jetait dans la Seine par-dessus le pont au Meunier. — Que diable fais-tu ici, George? Est-ce un miracle, ou bien est-ce la grâce, qui te donne ce beau zèle, car tu m'as l'air d'aller à la chasse aux huguenots? — Et toi-même, que fais-tu au milieu de ces misérables? — Moi? parbleu, je regarde; c'est un spectacle. Et sais-tu le bon tour que j'ai fait? Tu connais bien le vieux Michel Cornabon, cet usurier huguenot qui m'a tant rançonné? — Tu l'as tué, malheureux 1 — Moi? fi donc! Je ne me mêle point d'affaires de religion. Loin de le tuer, je l'ai caché dans ma cave, et lui, m'a donné quittance de tout ce que je lui dois. Ainsi j'ai fait une bonne action, et j'en suis récompensé. Il est vrai que, pour qu'il signât plus facilement la quittance, je lui ai mis deux fois le pistolet à la tête, mais le diable m'emporte si j'aurais tiré . . . — Tiens, regarde donc cette femme arrêtée par ses jupons à l'une des poutres du pont. Elle tombera . . . non, elle ne tombera pas! Peste! Ceci est curieux, et mérite qu'on le voie de plus près. George le quitta, et il se disait en se frappant la tête: — Et voilà un des plus honnêtes gentilshommes que je connaisse aujourd'hui dans cette ville! Il entra dans la rue Saint-Josse, qui était déserte et sans lumière; sans doute pas un seul réformé ne l'habitait. Cependant on y entendait distinctement le tumulte qui partait des rues voisines. Tout à coup les murs blancs sont éclairés par la lumière rouge des torches. Il entend des cris perçants, et il voit une femme à demi-nue, les cheveux épars, tenant un enfant dans ses bras. Elle fuyait avec une vitesse surnaturelle. Deux hommes la poursuivaient, s'animant l'un l'autre par des cris sauvages, comme des chasseurs qui suivent une bêle fauve. La femme allait se jeter dans une allée ouverte, quand un des poursuivants fit feu sur elle d'une arquebuse dont il était armé. Le coup l'atteignit dans le dos et la renversa. Elle se releva aussitôt, fit un pas ') Jeune seigneur de la connaissance du capitaine George.
301 vers G e o r g e , et retomba s u r les g e n o u x ; p u i s , faisant un dernier effort, elle souleva son enfant vers le capitaine, comme si elle le confiait à sa générosité. Elle expira sans p r o f é r e r une parole. — Encore u n e de ces chiennes d'hérétiques à b a s ! s'écria l ' h o m m e qui avait tiré le coup d'arquebuse. Je ne me reposerai q u e l o r s q u e j'en aurai expédié douze ! — Misérable, s'écria le c a p i t a i n e , et il lui lâcha à b o u t p o r t a n t un coup de pistolet. La tête du scélérat f r a p p a la muraille opposée. 11 ouvrit les yeux d ' u n e manière effrayante; et glissant sur les talons tout d'une p i è c e , ainsi q u ' u n e planche mal appuyée, il tomba à t e r r e roide m o r t . — Comment! tuer u n catholique! s'écria le compagnon du m o r t , qui tenait une torche d'une main et une épée sanglante de l ' a u t r e . Qui donc ê t e s - v o u s ? Par la messe! mais vous êtes des c h e v a u - l é g e r s d u roi. Mordieu! il y a méprise, mon officier. Le capitaine prit à sa ceinture son second pistolet et l ' a r m a . Ce m o u v e ment et le léger b r u i t du ressort f u r e n t parfaitement compris. Le massacreur jeta sa torche et prit la fuite à toutes jambes. George ne daigna pas tirer sur lui. 11 se baissa, examina la f e m m e étendue p a r terre, et reconnut qu'elle était m o r t e . La balle l'avait percée de p a r t en p a r t ; son e n f a n t , les bras passés autour de son c o u , criait et p l e u r a i t ; il était couvert de s a n g , mais par m i r a c l e , il n'avait pas été blessé. Le capitaine eut quelque p e i n e à l ' a r racher de sa m è r e , puis il l'enveloppa dans son m a n t e a u ; e t , rendu p r u d e n t par la r e n c o n t r e qu'il venait de faire, il ramassa le chapeau du m o r t , en ôta la croix blanche et la mit au sien. De la s o r t e , il p a r v i n t , sans être a r r ê t é , jusqu'à la maison de la comtesse. ' ) Les deux frères t o m b è r e n t dans les b r a s l'un de l ' a u t r e , et pendant quelque temps se tinrent étroitement embrassés sans pouvoir p r o f é r e r u n e p a role. Enfin le capitaine rendit compte en peu de mots de l'état où se trouvait la ville. Bernard maudissait le roi, les Guises et les p r ê t r e s ; il voulait sortir et chercher à se réunir à ses f r è r e s , s'ils essayaient quelque p a r t de résister à leurs ennemis. La comtesse p l e u r a i t et le r e t e n a i t , et l'enfant criait et d e mandait sa mère. Après beaucoup de temps p e r d u à crier, g é m i r et p l e u r e r , il fallut enfin p r e n d r e u n p a r t i : Quant à l ' e n f a n t , l'écuyer de la comtesse se chargea de trouver u n e femme qui en prit soin. P o u r Mergy, il ne pouvait fuir dans ce moment. D'ailleurs où se r e n d r e ? s a v a i t - o n si le massacre ne s'étendait pas d'un b o u t à l'autre de la F r a n c e ? Des corps de garde n o m b r e u x occupaient les ponts par lesquels les réformés auraient pu passer dans l e f a u b o u r g S a i n t Germain, d'où ils pouvaient plus facilement s'échapper de la ville et gagner les provinces du Midi, de tout temps affectionnées à leur cause. D'un a u t r e côté, il paraissait peu p r o b a b l e et m ê m e i m p r u d e n t , d'implorer la pitié du monarque dans u n m o m e n t où, échauffé p a r le carnage, il ne pensait qu'à faire de nouvelles victimes. La maison de la comtesse, à cause de sa réputation de dévotion, n'était pas exposée à des recherches sérieuses de la p a r t des meurtriers, et Diane croyait être sûre de ses gens. Ainsi Mergy ne pouvait nulle p a r t trouver une retraite où il courût moins de risques. Il f u t résolu qu'il s'y tiendrait caché en a t t e n d a n t l'événement. ') Où il comptiiU trouver son frères Bernard de Mergy, gentilhomme huguenot.
302 Le jour, au lieu de faire cesser les massacres, sembla plutôt les accroître et les régulariser. Il n'y eut catholique qui, sous peine d'être suspect d'hérisie, ne prît la croix blanche, et ne s'armât ou ne dénonçât les huguenots qui vivaient encore. Cependant le roi, renfermé dans son palais, était inaccessible pour tous autres que les chefs des massacreurs. La populace, attirée par l'espoir du pillage, s'était jointe à la garde bourgeoise et aux soldats, et les prédicateurs exhortaient les fidèles dans les églises à redoubler de cruauté. — Écrasons en une fois, disaient-ils, toutes les tètes de l'hydre, et mettons fin pour toujours aux guerres civiles. Et pour persuader à ce peuple avide de sang et de miracles que le ciel approuvait ses fureurs et qu'il avait voulu les encourager par un prodige éclatant: — Allez au cimetière des Innocents, criaient-ils, allez voir cette aubépine qui vient de refleurir, comme rajeunie et fortifiée pour être arrosée d'un sang hérétique I Des processions nombreuses de massacreurs en armes allaient en grande cérémonie adorer la sainte épine, et sortaient du cimetière animées d'un n o u veau zèle pour découvrir et mettre à mort ceux que le ciel condamnait ainsi manifestement. Un mot de Catherine (de Médicis) était dans toutes les bouches; on se répétait en égorgeant les enfants et les femmes: Che pietà lor ser crudele, che crudeltà lor ser pietoso; aujourd'hui il y a de l'humanité à être cruel, de la cruauté à être humain. Chose étrange! parmi tous les protestants, il y en avait peu qui n'eussent fait la guerre et n'eussent assisté à des batailles acharnées, où ils avaient essayé, souvent avec succès, de balancer l'avantage du nombre par la valeur; et pourtant, durant cette tuerie, d e u x seulement opposèrent quelque résistance à leurs assassins, et de ces deux hommes un seul avait fait la guerre. Peut-être l'habitude de combattre en troupe et d'une manière régulière les avait-elle privés de cette énergie individuelle qui pouvait exciter chaque protestant à se défendre dans sa maison comme dans une forteresse. On voyait, tels que des victimes dévouées, de vieux guerriers tendre leur gorge à des misérables qui, la veille, auraient tremblé devant eux. Ils passaient leur résignation pour du courage, et préféraient la gloire des martyrs celle des soldats. Quand la première soif de sang fut apaisée, on vit les plus cléments des massacreurs offrir la vie à leurs victimes pour prix de leur abjuration. Un bien petit nombre (le calvinistes profita de celte oll'ie, et consentit à se racheter de la mort et même des tourments par un mensonge peut-être excusable. Des femmes, des enfants répétaient leur symbole au milieu des épées levées sur leur tête, et mouraient sans proférer une plainte. Après deux j o u r s , le roi essaya d'arrêter le carnage; mais, quand on a lâché la bride aux passions de la multitude, il n'est plus possible de l'arrêter. Non-seulement les poignards ne cessèrent point de frapper, mais le monarque l u i - m ê m e , accusé d'une compassion impie, fut obligé de révoquer ses paroles de clémence et d'exagérer jusqu'à la méchanceté, qui faisait cependant un des traits principaux de son caractère. Pendant les premiers jours qui suivirent la Saint-Barthélémy, Mergy fut visité régulièrement dans sa retraite par son f r è r e , qui lui apprenait chaque fois de nouveaux détails sur les scènes horribles dont il était témoin. — Ah! quand pourrai-je quitter ce pays de meurtres et de crimes? s'écriait George. J'aimerais mieux vivre au milieu des bêtes sauvages que de vivre parmi les Français. —• Viens avec moi à La Rochelle, disait Mergy; j'espère que les massacreurs
303 ne l'ont point encore. Viens mourir avec moi, et faire oublier ton apostasie en défendant ce dernier boulevard de notre religion. — Eh! que deviendrai-je? disait Diane. — Allons plutôt en Allemagne ou en Angleterre, répondait George. Là, du moins, nous ne serons pas égorgés, et nous n'égorgerons pas. Ces projets n'eurent pas de suite. George fut mis en prison pour avoir désobéi aux ordres du roi, et la comtesse, tremblant que son amant ne fût découvert, ne songea plus qu'à lui faire quitter Paris. CHAPITRE XXIII. Les deux moines. Dans un cabaret, sur les bords de la Loire, à peu de distance d'Orléans, en descendant vers Beaugency, un jeune moine en robe brune garnie d'un grand capuchon qu'il tenait à demi baissé était assis devant une table, les yeux a t tachés sur son bréviaire avec une attention tout-à-fait édifiante, bien qu'il eût choisi un coin un peu sombre pour lire . . . Quand il levait la tête pour r e garder du côté de la porte, on remarquait une bouche bien faite, ornée d'une moustache retroussée en forme d ' a r c t o i r q u o i s , et si galante qu'elle eût fait honneur à un capitaine de gendarmes. Ses mains étaient fort blanches, ses ongles longs et taillés avec soin; et rien n'annonçait que le jeune frère, suivant la coutume de son ordre, eût jamais manié la bêche ou le rateau. Une grosse paysanne joufflue, qui remplissait les fractions de servante et de cuisinière dans le cabaret, dont elle était de plus la maîtresse, s'approcha du jeune moine, et, après lui avoir fait une révérence assez gauche, lui dit: — Eh bien! mon père, n'ordonnerez-vous rien pour votre dîner? Il est plus de midi, savez-vous? — Est-ce que le bateau de Beaugency doit encore tarder longtemps? — Qui sait? L'eau est basse, et l'on ne va pas comme on veut. Et puis, quand même, il n'est pas l'heure. Tenez, à votre place, moi, je dînerais ici. — Eh bien! j'y dînerai; mais n'y a-t-il pas une autre salle que celle-ci où je pourrais manger? Je sens ici une odeur qui ne m'est pas agréable. — Vous êtes bien délicat, mon père. Quant à moi, je ne sens rien du tout. •—• Est-ce qu'on flambe des cochons près de cette auberge? — Des cochons? Ah! voilà qui est plaisant! Des cochons? Oui, à peu près; ce sont bien des cochons, car, comme dit l'autre, de leur vivant ils étaient habillés de soie; mais ces cochons-là, ça n'est pas pour manger. Ce sont des huguenots, révérence parler, mon père, que l'on brûle au bord de l'eau, à Cent pas d'ici, et c'est leur fumet que vous sente?. -— Des huguenots! -— Oui, des huguenots. E s t - c e que ça vous fait quelque chose? Il ne faut pas que cela vous ôte l'appétit. Quant à changer de salle pour dîner, je n'en bi qu'une ; ainsi vous serez bien obligé de vous en contenter. Bah ! le huguenot, pela ne sent déjà si mauvais. Au reste, si on ne les brûlait pas, p e u t - ê t r e qu'ils pueraient bien davantage. Il y en avait un tas ce matin sur le sable, un tas aussi haut . . . quoi ! aussi haut que voilà cette cheminée. — Et vous allez voir ces cadavres? — Ah! vous me dites cela parcequ'ils étaient nus. Mais des morts, mon r é rérend, ça ne compte pas! ça ne me faisait pas plus d'effet que si j'avais vu in tas de grenouilles mortes. 11 paraît tout de même qu'ils ont joliment
304 travaillé hier à Orléans, car la Loire nous en a furieusement apporté de ce poisson hérétique-là; e t , comme les eaux sont basses, on en trouve tous les jours sur le sable qui restent à sec. Même hier, comme le garçon meunier regardait s'il y avait des tanches dans son filet, voilà—l—il pas qu'il trouve dedans une femme morte qui avait un fier coup de hallebarde dans l'estomac. 11 aurait mieux aimé ainsi trouver une belle carpe, tout de même. . . . Mais qu'avczvous donc, mon révérend? . . . Est-ce que vous voulez tomber en pâmoison? Voulez-vous que je vous donne, en attendant votre dîner, un coup de vin île Beaugency? ça vous remettra le coeur au ventre — Je vous remercie. — Eh bienl que voulez-vous pour votre dîner? — La première chose venue. . . peu m'importe. — Quoi, encore? J'ai un garde-manger qui est bien garni, voyez-vous. — Eh bien! donnez-moi un poulet, et laissez-moi lire mon bréviaire. — Un poulet! un poulet, mon révérend! ah bien! en voici d'une bonne! Oe n'est pas sur vos dents que les araignées feront leurs toiles en temps de jeûne. Vous avez donc une dispense du pape pour manger du poulet le vendredi? — Ah! que je suis distrait! — Oui, sans doute, c'est aujourd'hui vendredi. . . Vendredi c h a i r ne mangeras. Donnez-moi des oeufs. Je vous remercie bien de m'avoir averti à temps pour éviter un si grand péché. -— Voyez donc! dit la cabaretière à demi-voix, ces messieurs, si on ne les avertissait pas, ils vous mangeraient des poulets un jour maigre, e t , pour un mauvais morceau de lard qu' ils trouveront dans la soupe d'une pauvre femme, ils feront un bruit à vous faire tourner le sang. Cela dit, elle s'occupa de préparer ses oeufs, et le moine se remit à lire son bréviaire. — A v e , M a r i a ! ma soeur, dit un autre moine en entrant dans le cabaret, au moment où dame Marguerite tenait la queue de sa poêle et s'apprêtait à retourner une volumineuse omelette. Le nouveau venu était un beau vieillard à barbe grise, grand, fort cl r e plet; il avait la figure très-enluminée; mais ce qui attirait d'abord la vue, c'était une énorme emplâtre qui lui cachait un oeil et lui couvrait la moitié de la joue. Il parlait français facilement, mais on distinguait dans son langage un léger accent étranger. Au moment où il entra, le jeune moine baissa encore davantage son capuchon, de manière à ne pouvoir pas être vu; et ce qui surprit plus encore dame Marguerite, c'est que le moine survenant, qui avait son capuchon levé à cause de la chaleur, se hâta de le baisser aussitôt qu'il eut aperçu son confrère en religion. — Ma foi! mon père, dit la cabaretière, vous arrivez à propos pour dîner; vous n'attendrez pas, et vous allez vous trouver en pays de reconnaissance. Puis s'adressant au jeune moine: — N'est-ce pas, mon révérend, que vous êtes enchanté de dîner avec sa révérence que voilà? L'odeur de mon omelette vient de l'attirer. Dame, aussi, c'est que je n'y épargne pas le b e u r r e ! Le jeune moine répondit avec timidité et en balbutiant: Je craindrais de gêner monsieur. Le vieux moine dit de son côté en baissant fort la tête: — Je suis un pauvre moine alsacien . . . je parle mal français . . . et je crains que ma compagnie ne soit pas agréable à mon confrère. — Allons donc! dit dame Marguerite, vous feriez des façons? Entre moines,
305 Bt moines du même ordre, il ne doit y avoir qu'une seule table et un seul lit. Et, prenant un escabeau, elle le plaça auprès de la table, précisément en face du jeune moine. Le vieux s'y assit de côté, évidemment fort empêché de sa personne; il semblait combattu entre le désir de dîner et une certaine répugnance à se trouver face à face avec un confrère. L'omelette fut servie. — Allons, mes pères, dépêchez bien vite votre bénédicité, et ensuite vous me dire? si mon omelette est bonne. A ce mot de bénédicité, les deux moines parurent encore plus mal à leur aise. Le plus jeune dit au plus vieux: C'est à vous à le dire; vous êtes mon ancien, et cet honneur vous est dû. — Non, pas du tout. Vous étiez ici avant moi, c'est à vous à le dire. — Non, je vous en prie. — Je ne le ferai pas certainement. — Vous allez voir, dit dame Marguerite, qu'ils laisseront refroidir mon omelette. A-t-on jamais vu deux franciscains aussi cérémonieux ? Que le plus vieux dise le bénédicité, et le plus jeune dira les grâces. — Je ne sais dire le bénédicité que dans ma langue, dit le vieux moine. Le jeune parut surpris, et jeta un coup d'oeil à la dérobée sur son compagnon. Cependant le dernier, joignant les mains d'une façon fort dévote, commença à marmotter sous son capuchon quelques paroles que personne n'entendit. Puis il se rassit, et en moins de rien, et sans dire une parole, il eut englouti les trois quarts de l'omelette et vidé la bouteille placée en face de lui. Son compagnon, le nez sur son assiette, n'ouvrit la bouche que pour manger. L'omelette achevée, il se leva, joignit les mains et prononça fort vite et en bredouillant quelques mots latins dont les derniers étaient: E t b e a t a v i s c e r a v i r g i n i s M a r i a e . . . . Ce furent les seuls que Marguerite entendit. — Quelles drôles de grâces, révérence parler, nous dites vous là, mon pèrel 11 nie semble que ce n'est pas comme celles que dit notre curé! — Ce sont les grâces de notre couvent, dit le jeune franciscain. — Le bateau va-l-il bientôt venir? demanda l'autre moine. - - Patience! 11 s'en faut qu'il soit près d'arriver, répondit dame Marguerite. Le jeune frère parut contrarié, du moins à en juger par un mouvement de tête qu'il fit. Cependant il ne hasarda pas la moindre observation; et, prenant son breviaire, il se mit à lire avec un redoublement d'attention. De son côté, l'Alsacien, tournant le dos à son compagnon, faisait rouler les grains de son chapelet entre son index et son pouce, tandisqu'il remuait les lèvres-, sans qu'il en sortît le moindre son. — Voici les deux plus étranges moines que j'aie jamais vus, et les plus silencieux, pensa dame Marguerite, en se plaçant à côté de son rouet, qu'elle mit bientôt en mouvement. Depuis un quart d'heure le silence n'avait été interrompu que par le bruit du rouet, lorsque quatre hommes armés et de fort mauvaise mine entrèrent dans l'auberge. Ils touchèrent légèrement le bord de leur chapeau à la vue des deux moines, et l'un d'eux, saluant Marguerite du nom familier de „ma petite Margot," lui demanda du vin d'abord, et à dîner bien vite, car, disaitil, la mousse m'est crue au gosier, faute de remuer les mâchoires. — Du vin, du vinl murmura dame Marguerite, voilà qui est bientôt dit, monsieur Bois-Dauphin. Mais e s t - c e vous qui paierez l'écot? Vous savez que Jérôme Crédit est mort; et d'ailleurs vous me devez, tant en vin qu'en dîners et soupers, plus de six écus, aussi vrai que je suis une honnête femme 1 Trois siècles de la littérature française. l l m e Ed.
Tom. II.
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306 — Aussi vrai l'un que l ' a u t r e , répondit en riant Bois-Dauphin; c'est à dire que je ne vous dois que deux écus, la mère Margot, et pas un denier de plus. — Ali! JésusI Mariai Peut-on dire? . . . — Allons, allons, ne braillez p a s , notre ancienne. Va pour six écus. Je te les paierai, Margolon, avec ce que nous dépenserons ici ; car j'en ai du sonnant a u j o u r d ' h u i , quoique nous ne gagnions guère au métier que nous faisons. Je ne sais ce que ces gredins-là font de leur argent. •— Comme elle criait, la fille de ce ministre de ce matin! dit le troisième. •— Et le gros ministre! ajouta le dernier; comme j'ai r i ! Il était si gros qu'il ne pouvait enfoncer dans l'eau. — Vous avez donc bien travaillé ce matin? demanda Marguerite, qui revenait de la cave avec des bouteilles pleines. — Comme cela, dit Bois-Dauphin. Hommes, femmes et petits enfants, c'est douze en tout que nous avons jetés à l'eau ou dans le feu. Mais le malheur, Margot, c'est qu'ils n'avaient ni sou ni maille . . . Oui, mon père, continua-til en s'adressant au plus jeune des moines, nous avons bien gagné nos indulgences, ce matin, en tuant ces chiens d'hérétiques, vos ennemis. Le moine le regarda un instant, et se remit à lire; mais son bréviaire tremblait visiblement dans sa main gauche, et il serrait son poing droit comme un homme agité par une émotion concentrée. — A propos d'indulgences, dit Bois-Dauphin en se tournant vers ses camarades, savez-vous que je voudrais bien en avoir pour faire gras aujourd'hui? Je vois dans la basse-cour de dame Margot des poulets qui me tentent furieusement. — Parbleu! dit un des scélérats, m a n g e o n s - e u , nous ne serons pas damnés pour cela. Nous irons demain à confesse, voilà tout. — Écoutez, compères, dit un autre, il me vient une idée. Demandons à ces gros frocards-là de nous donner la permission de faire gras. — Oui, comme s'ils le pouvaient! répondit son camarade. — Par les tripes de N o t r e - D a m e ! s'écria B o i s - D a u p h i n , je sais un meilleur moyen que tout cela, et je vais vous le dire à l'oreille. Les quatre coquins s'approchèrent aussitôt tête contre tête, et Bois-Dauphin leur expliqua tout bas son projet, qui fut accueilli par de grands éclats de rire. Un seul des bandits montra quelque scrupule. -— C'est une méchante idée que lu a s - l à , Bois-Dauphin, et cela peut porter m a l h e u r ; moi je n'en suis pas. — Tais-toi donc, Guillemain. Comme si c'était un gros péché que de faire flairer à quelqu'un la lame d'un poignard. — Oui, mais un tonsuré! . . . Ils parlaient à voix basse, et les deux moines semblaient chercher à deviner leurs projets p a r quelques mots qu'ils saisissaient dans leur conversation. — Bah ! il n'y a guère de différence, repartit Bois-Dauphin d'un ton plus haut. Et puis, comme cela, c'est lui qui fera le péché, et ce ne sera pas moi. — Oui, oui! Bois-Dauphin a raison! s'écrièrent les deux autres. Aussitôt Bois-Dauphin se leva et sortit de la salle. Un moment après, on entendit des poules crier, et le brigand reparut bientôt, tenant une poule m o r t e de chaque main. — A h ! le maudit! s'écriait dame Marguerite. Tuer mes poulets ! et un vendredi ! Qu'en veux-tu faire, brigand? — Silence, dame Marguerite, et ne m'échauffez pas les oreilles; vous savez que je suis un méchant garçon. Préparez mes broches et me laissez faire.
307 Puis s'approcliant du moine alsacien : — Cù, mon père, dit-il, vous voyez bien ces deux bêles-ci? eh liienl j e voudrais que vous me fissiez la grâce de les baptiser. Le moine recula de surprise; l'autre ferma son commença à dire des injures à Bois-Dauphin. — Que je les baptise? dit le moine. Moi j e serai le parrain, et — Oui, mon père. marraine. Or, voici les noms que j e donne à mes mera C a r p e , et celle-là P e r c h e . Voilà deux jolis
livre, et dame Marguerite
Margot que voici sera la filleules: c e l l e - c i se n o m noms.
— Baptiser des poules! s'écria le moine en riant. — Et oui, morbleu! mon père: allons, vite en besogne! — A h ! scélérat! s'écria Marguerite; lu crois que j e te laisserai faire ce merce-là dans ma maison? C r o i s - l u être chez des juifs ou au sabbatt, baptiser des bêtes?
compour
— Délivrez-moi donc de cette braillarde, dit Bois-Dauphin à ses camarades ; et vous, mon père, ne sauriez-vous lire le nom du coutelier qui a fait cette l a m e - c i ? En parlant ainsi, il passait son poignard nu sous le nez du vieux moine. Le jeune se leva de son banc; mais presque aussitôt, comme par l'effet d'une réflexion prudente, il se rassit déterminé à prendre patience. — Comment voulez-vous que j e baptise des volailles, mon enfant? — P a r b l e u ! c'est bien facile; comme vous nous baptisez, nous autres enfants de femmes. Jetez leur un peu d'eau sur la tête, et dites: B a p t i z o l e C a r p a m e t P e r c h a m : seulement dites cela dans votre baragouin. Allons, P e t i t - J e a n , apporte-nous ce verre d'eau, et vous tous, à bas les chapeaux, et du recueillement, noble Dieu! A la surprise générale le vieux cordelicr prit un peu d'eau, la répandit sur la tête des poules, et prononça t r è s - v i t e et très-indistinctement quelque chose qui avait l'air d'une prière. Il finit par: B a p t i z o t e C a r p a m e t Percham. Puis il se rassit, et reprit son chapelet avec beaucoup de calme, et comme s'il n'avait fait qu'une chose ordinaire. L'étonnement avait rendu muette dame Marguerite. Bois-Dauphin triomphait. — Allons, Margot, d i t - i l en lui jetant les deux poulets, apprête-nous cette carpe et cette perche; c'est un très-bon manger maigre. Mais, malgré leur baptême, Marguerite se refusait encore à les regarder comme un manger de chrétiens. 11 fallut que les bandits la menaçassent de mauvais traitements pour qu'elle pût se décider à mettre à la broche ces poissons improvisés. Cependant Bois-Dauphin et ses compagnons buvaient largement; taient des santés et menaient grand bruit.
ils p o r -
— Écoutez! cria Bois-Dauphin en frappant un grand coup de poing sur la table pour obtenir du silence, j e propose de boire à la santé de notre saintpère le pape, et à la mort de tous les huguenots; il faut que nos deux frocards et dame Margot boivent avec nous. La proposition fut accueillie par acclamation de ses trois camarades. Il se leva en chancelant un peu, car il était déjà plus qu'à moitié ivre, et, avec une bouteille qu'il avait à la main, il emplit le verre du jeune moine. — Allons, mon père, dit-il, à la sainteté de sa santé! — . . . J e me trompe. A la santé de sa Sainteté! et à la mort . . . — —
J e ne bois jamais entre mes repas, répondit froidement le jeune homme. O h ! parbleu! vous boirez, ou le diable m'emporte, si vous ne dites pourquoi!
20*
308 A ces mots, il posa la bouteille sur la table, e t , prenant le verre, il s'approcha des livres du moine, qui se penchait sur son bréviaire avec un grand calme en apparence. Quelques gouttes de vin tombèrent sur le livre. Aussitôt le moine se leva, saisit le verre; mais, au lieu de le boire, il en jeta le contenu au visage de Bois-Dauphin. Tout le monde se prit à rire. Le frère, adossé contre la muraille et les bras croisés, regardait fixement le scélérat. — Savez-vous bien, mon petit père, que celle plaisanterie-là ne me plaît point? Jour de Dieu, si nous n'étiez pas un frocard, pour tout potage, je vous apprendrais bien à connaître votre monde. En parlant ainsi, il étendit la main jusqu'à la iigure du jeune homme, et de l'extrémité de ses doigts il effleura sa moustache. La figure du moine devint d'un pourpre éclatant. D'une main il prit au • collet l'insolent bandit, et de l'autre, s'armant de la bouteille, il la lui cassa sur la tête si violemment, que Bois-Dauphin tomba saus connaissance sur le carreau, inondé à la fois de sang et de vin. — A merveille, mon brave ! s'écria le vieux moine, et pour un calotin vous faites rage — Bois-Dauphin est mortl s écrièrent les trois brigands, voyant que leui camarade ne remuait pas. Ah! coquin 1 nous allons vous étriller d'importance Ils saisirent leurs épées; mais le jeune moine, avec une agilité surprenante retroussa les longues manches de sa robe, s'empara de l'épée de Bois-Dauphin et se mit en garde de la manière du monde la plus resolue. En même temps son confrère tira de dessous sa robe un poignard dont la lame avait bien dixhuit pouces de long, et se mit à ses côtés d'un air tout aussi martial. — Ah! canaille! s'écriait-il, nous allons vous apprendre à vivre, et vous montrer votre métier! En un tour de main, les trois coquins, blessés ou désarmés, furent obligé» de sauter par la fenêtre. — Jésus! Maria! s'écria dame Marguerite, quels champions êtes-vous, mes bons pèresI Vous faites honneur à la religion. Avec tout cela, voilà un homme mort, et cela est désagréable pour la réputation de celte auberge. — Oh ! que nenni, il n'est pas mort, dit le vieux moine; je le vois qui grouille; mais je m'en vais lui donner l'extrême onction. Et il s'approcha du blessé, .qu'il prit par les cheveux, et lui posant son poignard tranchant sur la gorge, il se mettait en devoir de lui couper la tête si la dame Marguerite et son compagnon ne l'eussent retenu. — Que faites vous, bon Dieu! disait Marguerite; tuer un hommeI et un homme qui passe pour bon catholique encore, quoiqu'il n'en soit rien, comme il paraît assez — Je suppose, dit le jeune moine à son confrère, que des affaires p r e s s a n t e vous appellent, ainsi que moi, à Beaugency. Voici le bateau. Hâtons-nous. — Vous avez raison, et je vous suis. Il essuya son poignard, et le remit sous sa robe. Alors, les deux vaillants moines, ayant payé leur écot, s'acheminèrent de compagnie vers la Loire, laissant Bois-Dauphin entre les mains de Marguerite, qui commença par se payer en fouillant dans ses poches; puis elle s'occupa d'ôter les morceaux de verre dont sa ligure était hérissée, enfin de le panser suivant toutes les règles usitées par les commères en cas semblables. Je me trompe fort ou je vous ai vu quelque part, dit le jeune homme au vieux cordelier. — Le diable m'emporte si votre figure m'est inconnue! Mais. . . . — Quand je vous ai vu pour la première fois, il me semble que vous no portiez pas cette robe.
309 — Et vous-même? — Vous êtes le capitaine . . . — Dietrich Homstein, pour vous servir; et vous êtes le jeune gentilhomme avec qui j'ai dîné près d'Étampes. — Lui-même. — Vous vous nommez Mergy? — Oui; mais ce n'est pas mon nom maintenant. Je suis le frère Ambroise. — Et moi, le frère Antoine d'Alsace. — Bien, et vous allez? — A la Rochelle, si je puis. — Et moi de même. — Je suis charmé de vous rencontrer . . . Mais, diable ! vous m'avez furieusement embarrassé avec notre bénédicité. C'est que je n'en savais pas un mot; et moi, je vous prenais d'abord pour un moine, s'il en fut. — Je vous en présente autant. — D'où vous êtes-vous échappé? — De Paris. Et vous? — D'Orléans. J'ai été contraint de me cacher pendant plus de huit jours. Mes pauvres reîires . . . mon cornette . . . sont dans la Loire. — Et mon cheval, capitaine? ') — Ah! votre cheval? J'ai fait passer par les verges le coquin de trompette qui vous l'avait dérobé . . . Mais, ne sachant où vous demeuriez, je n'ai pu vous le faire rendre . . . Et je le gardais en attendant l'honneur de vous rencontrer. Maintenant il appartient sans doute à quelque coquin de papiste. — Chut! ne prononcez pas ce mot si haut. Allons, capitaine, unissons nos fortunes, et entr'aidons-nous comme nous venons de faire tout à l'heure. — Je le veux; et, tant que Dietrich Hornstein aura une goutte de sang dans les veines, il sera prêt à jouer des couteaux à vos côtés. Ils se serrèrent la main avec joie. — Ah ça! dites-moi donc quelle diable d'histoire me s o n t - i l s venus conter avec leurs poules et leur C a r p a m , P e r c h a m ? 11 faut convenir que ces papaux sont une bien sotte espèce. •— Chut! encore une fois; voici le bateau. En devisant de la sorte, ils arrivèrent au bateau, où ils s'embarquèrent. Ils parvinrent à Beaugency sans autre accident que celui de rencontrer plusieurs cadavres de leurs coréligionnaires flottant sur la Loire. Un batelier remarqua que la plupart étaient couchés sur le dos. — Ils demandent vengeance au ciel, dit tout bas Mergy au capitaine des reîtres. Dietrich lui serra la main sans répondre.
GUIZOT.
(1787—1874.)
François Pierre Guillaume Guizot naquit à Nîmes le 4 octobre 1787, de parents protestants. Après la mort de son père guillotiné en 1794, ') Les reîtres allemands de Dietrich Hornstein, bons calvinistes et braves soldats, mais amateurs peu scrupuleux de bons chevaux, avaient grisé le jeune de Mergy, leur coreligionnaire, dans une rencontre fortuite, et avaient emmené son magnifique alezan, en lui laissant en échange une mauvaise rosse.
310 sa mère le fit élever à Genève, où il s'imbut des principes sévères du calvinisme et se munit de bonne heure d'une érudition solide. En 1808 il se fixa à Paris pour suivre la carrière des lettres. Il publia, en 1809, un bon „Dictionnaire sur les synonymes de la langue française," et en 1813 „les Vies des poètes français du siècle de Louis X I V . " En 1812 il fut nommé professeur à la Sorbonne. L a restauration l'appela, en 1814, aux affaires politiques. Il fut sécrétaire général, puis conseiller d'état (1819—1820). La réaction ultraroyaliste ayant triomphé après l'assassinat du duc de Berri, il passa à l'opposition modérée, et prit, dans sa retraite studieuse, une large part aux glorieux travaux littéraires qui ont illustré les dernières années de la restauration. Son „Histoire du gouvernement représentatif" (1821—1822), sa „Collection de mémoires rélatifs à la révolution d'Angleterre" (1823), et surtout sa célèbre „Histoire de la révolution d'Angleterre (1826) lui assignèrent un rang élevé parmi les historiens français. Le ministère Martignac lui rendit, en 1828, sa chaire, autour de laquelle Guizot sut rassembler l'élite de la jeunesse studieuse. Son „Histoire générale de la civilisation en Europe depuis la chute de l'empire romain jusqu'à la révolution française" (1828), et l'Histoire de la civilisation en France (1829—30) sont les précieux résultats de ces nobles travaux auxquels Guizot est redevable de ses meilleurs titres à la gloire. Ces ouvrages se distinguent par une érudition approfondie, jointe à une grande sagacité politique, guidée par les principes d'un libéralisme modéré et humanitaire. Ce sont des qualités qui rachètent pleinement l'absence de ce coloris éblouissant qu'on s'est habitué à admirer dans la plupart des tableaux des historiens français. Dans la „Collection de mémoires rélatifs à l'histoire de France depuis la fondation de Ut monarchie jusqu'au treizième siècle", Guizot a rassemblé les matériaux dont il s'est servi pour la composition de ce grand ouvrage. — La révolution de juillet, 1830, vint interrompre ces études fertiles. Guizot, député de l'opposition libérale depuis 1828, fut ministre en 1830 et en 1832—1836, période qu'il a rendue mémorable par son organisation de l'instruction publique. En 1840 Louis Philippe lui confia l'ambassade de Londres, et depuis 1840—1848 il fut, comme ministre des affaires étrangères, le principal instrument de la malheureuse politique de ce roi, qui tendait à se servir des formes constitutionelles pour couvrir le retour à l'absolutisme et au gouvernement personnel. C'est que les excès des partis extrêmes avaient effrayé Guizot, jusqu'à
311 Lui faire méconnaître les principes libéraux qui régnent dans ses propres ouvrages. Depuis 1848 il a employé ses loisirs involontaires ï plaider avec une vivacité passionnée la cause du parti conservateur 3t orthodoxe. Il a publié en ce sens „De la démocratie en France", '1849), „Histoire de Washington et de la fondation de la république les États-Unis," 1850, ^Pourquoi la révolution d'Angleterre a-t-elle réussi"? 1850, „Monk, chute de la république et rétablissement de la monarchie en 1660," 1851, „Histoire de la république d'Angleterre et d'Oliver Cromwell," 1856, „la Belgique en 1857," „Méditations sur l'essence de la religion chrétienne," 1864. En même temps il donna les ouvrages littéraires „Shakespeare et son temps," 1852, „Corneille et son temps," 1852, „Mélanges biographiques et littéraires," 1868. Les „Mémoires pour servir à l'histoire de mon temps depuis 1814 jusqu'au 22 février 1848, publiés depuis 1858 — 1867, en 8 tomes, contiennent de riches matériaux rélatifs à l'histoire le la restauration et de la monarchie de Juillet." Les derniers loisirs de cette vieillesse merveilleusement fraîche et féconde furent consacrés à „l'Histoire de France, racontée à mes petits enfants," 1870—1875, 5 tomes dont le dernier tome ne parut qu'après la mort de l'auteur. Guizot mourut le 12 septembre 1874, dans sa terre de Val Eicher en Normandie.
CHARLEMAGNE. (Histoire de la civilisation en France t. II.) Charlemagne n'a été ni le premier de sa race, ni l'auteur de son élévation. Il reçut de Pépin, son père, un pouvoir tout fondé. C'est lui cependant qui a donné son nom à la seconde dynastie; et dès qu'on en parle, dès qu'on y pense, c'est Charlemagne qui se présente à l'esprit comme son fondateur et son chef; Glorieux privilège d'un grand hommeI Nul ne s'en étonne, nul ne conteste à Charlemagne le droit de nommer sa race et son siècle. On lui rend même souvent des hommages aveugles; on lui prodigue, pour ainsi dire au hasard, le génie et la gloire: et en même temps on répète qu'il n'a rien fait, rien fondé, que son empire, ses lois, toutes ses oeuvres ont péri - avec lui. Et ce lieu commun historique amène une foule de lieux communs moraux sur l'impuissance des grands hommes, leur inutilité, la vanité de leurs desseins, et le peu de traces réelles qu'ils laissent dans le monde, après l'avoir sillonné en tout sens. Tout cela serait-il vrai? La destinée des grands hommes ne serait-elle en effet que de peser sur le genre humain et de l'étonner ? Leur activité, si forte, si brillante, n'aurait-elle aucun résultat durable? Il en coûte fort cher d'assister à ce spectacle; la toile baissée, n'en resterait-il rien? Faudra-t-il ne regarder ces chefs puissants et glorieux d'un siècle et d'un peuple que comme un fléau
312 stérile, tout au moins comme un luxe onéreux? Charlemagne, en particulier, ne serait-il rien de plus? Au premier aspect, il semble qu'il en soit ainsi, et que le lieu commun ait raison. Ces victoires, ces conquêtes, ces institutions, ces réformes, ces desseins, toute cette grandeur, toute cette gloire de Charlemagne se sont évanouies avec lui; on dirait un météore sorti t o u t - à - c o u p des ténèbres de la barbarie, pour s'aller perdre et éteindre aussitôt dans les ténèbres de la féodalité. Et l'exemple n'est pas unique dans l'histoire; le monde a vu plus d'une fois, nous avons vu nous-mêmes un empire semblable, un empire qui prenait plaisir à se comparer à celui de Charlemagne, et en avait le droit, nous l'avons vu tomber également avec un homme. Gardez-vous cependant d'en croire ici les apparences: pour comprendre le sens des grands événements et mesurer l'action des grands hommes, il faut pénétrer plus avant. Il y a dans l'activité d'un grand homme deux parts; il joue deux rôles; on peut marquer deux époques dans sa carrière. Il comprend mieux que tout autre les besoins de son temps, les besoins réels, actuels, ce qu'il faut à la société contemporaine pour vivre et se développer régulièrement. Il le comprend, dis-je, mieux que tout autre, et il sait aussi mieux que tout autre s'emparer de toutes les forces sociales et les diriger vers ce but. De là son pouvoir et sa gloire: c'est là ce qui fait que, dès qu'il paraît, il est compris, accepté, suivi, que tous se prêtent et concourent à l'action qu'il exerce au profit de tous. Il ne s'en tient point l à ; les besoins réels et généraux de son temps à peu près satisfaits, la pensée et la volonté du grand homme vont plus loin. 11 s'élance hors des faits actuels; il se livre à des vues qui lui sont personnelles; il se complaît à des combinaisons plus ou moins vastes, plus ou moins spécieuses, mais qui ne se fondent point, comme ses premiers travaux, sur l'état positif, les instincts communs, les voeux déterminés de la société; il s'épuise en combinaisons lointaines et arbitraires; il veut, en un m o t , étendre indéfiniment son action, posséder l'avenir comme il a possédé le présent. Ici commencent l'égoïsme et le rêve: pendant quelque temps, et sur la foi de ce qu'il a déjà fait, on suit le grand homme dans cette nouvelle carrière; on croit en lui, on lui obéit; on se prête, pour ainsi dire, à ses fantaisies, que ses flatteurs et ses dupes admirent même et vantent comme ses plus sublimes conceptions. Cependant le public, qui ne saurait demeurer longtemps hors du vrai, s'aperçoit bientôt qu'on l'entraîne où il n'a nulle envie d'al er, qu'on l'abuse et qu'on abuse de lui. Tout à l'heure le grand homme avait mis sa haute intelligence, sa puissante volonté au service de la pensée générale, du voeu commun; maintenant il veut employer la force publique au service de sa propre pensée, de son propre désir; lui seul sait et veut ce qu'il fait. On s'en inquiète d'abord; bientôt on s'en lasse; on le suit quelque temps mollement, à contre-coeur; puis on se récrie, on se plaint; puis enfin on se sépare; et le grand homme reste seul, et il tombe; et tout ce qu'il avait pensé et voulu seul, toute la partie purement personnelle et arbitraire de ses oeuvres tombe avec lui. J e ne me refuserai point à emprunter de notre temps le flambeau qu'il nous offre en cette occasion pour en éclairer un temps éloigné et obscur. La destinée et le nom de Napoléon sont maintenant de l'histoire ; je ne ressens pas le moindre embarras à en parler, et à en parler avec liberté.
313 Personne n'ignore qu'au moment où il s'est saisi du pouvoir en France, le besoin dominant, impérieux de notre patrie était la sécurité, au dehors, de l'indépendance Qationale, au dedans, de la vie civile. Dans la tourmente révolutionnaire, la destinée extérieure et intérieure, l'État et la société, avaient été également compromis. Replacer la France nouvelle dans la confédération européenne, la faire avouer, accueillir des autres États, et la constituer au dedans d'une manière paisible, régulière; la mettre, en un mot, en possession de l'indépendance et de l'ordre, seuls gages d'un long avenir, c'était là le voeu, la pensée générale du pays. Napoléon la comprit et l'accomplit; le gouvernement consulaire fut dévoué à cette tache. Celle-là terminée ou à peu près, Napoléon s'en proposa mille autres; puissant en combinaisons et d'une imagination ardente, égoïste et rêveur, machinateur et poète, il épancha pour ainsi dire son activité en projets arbitraires, gigantesques, enfants de sa seule pensée, étrangers aux besoins réels de notre temps et de notre France. Elle l'a suivi quelque temps et à grands frais dans cette voie qu'elle n'avait point choisie; un jour est venu où elle n'a pas voulu l'y suivre plus loin, et l'empereur s'est trouvé seul, et l'Empire a disparu, et toutes choses sont retournées à leur propre état, à leur tendance naturelle. C'est 'jn spectacle analogue que nous offre, au neuvième siècle, le règne de Charlemagne. Malgré d'immenses différences de temps, de situation, de forme, de fond même, le phénomène général est semblable: ces deux rôles d'un grand homme, ces deux époques de sa carrière se retrouvent dans Charlemagne comme dans Napoléon. Essayons de les démêler . . . Trois caractères essentiels paraissent dans Charlemagne: on peut le considérer sous trois points de vue principaux: comme guerrier et conquérant; comme administrateur et législateur; comme protecteur des sciences, des lettres, des arts, du développement intellectuel en général. J'essaierai de le faire connaître sous ces trois aspects. Les guerres de Charlemagne ne ressemblent point à celles de la première race: ce ne sont point des dissensions de tribu à tribu, de chef à chef, des expéditions entreprises dans un but d'établissement ou de pillage; ce sont des guerres systématiques, politiques, inspirées par une intention de gouvernement, commandées par une certaine nécessité. Quel est ce système? quel est le sens de ces expéditions? Vous avez vu divers peuples germaniques, Golhs, Bourguignons, Francs, Lombards, etc., s'établir sur le territoire de l'Empire romain. De toutes ces tribus ou confédérations, les Francs étaient la plus forte, et celle qui, dans le nouvel établissement, occupait la position centrale. Elles n'étaient unies entre elles par aucun lien politique; elles se faisaient sans cesse la guerre. Cependant, à certains égards, et qu'elles le connussent ou non, leur situation était semblable et leur intérêt commun. Vous avez vu que, dès le commencement du huitième siècle, ces nouveaux maîtres de l'Europe occidentale, les Germains-Romains, étaient pressés au nordest, le long du Rhin et du Danube, par de nouvelles peuplades germaniques, slaves, etc., qui se portaient sur le même territoire; au midi, par les Arabes répandus sur toutes les côtes de la Méditerranée, en sorte qu'un double mouvement d'invasion menaçait d'une chute prochaine les États naissants à peine sur les ruines de l'Empire romain. Voici quelle f u t , dans cette situation, l'oeuvre de Charlemagne: il rallia
314 contre cette double invasion, contre les nouveaux assaillants qui se pressaient sur les diverses frontières de l'Empire, tous les habitants de son territoire, anciens ou nouveaux, Romains ou Germains, récemment établis. Suivez la marche de ses guerres. Il commence par soumettre définitivement, d'une part les populations romaines qui essayaient encore de s'affranchir du joug des Barbares, comme les Aquitains dans le midi de la Gaule; d'autre part, les populations germaniques arrivées les dernières, et dont l'établissement n'était pas encore bien consommé, comme les Lombards en Italie. Il les arrache, pour ainsi dire, aux impulsions diverses qui les animaient encore, les réunit toutes sous la domination des Francs, et les tourne contre la double invasion qui, au nord-est comme au midi, les menaçait toutes également. Cherchez un fait dominant qui soit commun à toutes- les guerres de Charlemagne; r é duisez-les toutes à leur plus simple expression: vous verrez que c'est là leur sens véritable, qu'elles sont la lutte des habitants de l'ancien Empire, conquérants ou conquis, Germains ou Romains, contre les nouveaux envahisseurs. Ce sont donc des guerres essentiellement défensives, amenées par un triple intérêt de territoire, de race et de religion. C'est l'intérêt de territoire qui éclate surtout dans les expéditions contre les peuples de la rive droite du Rhin, car les Saxons et les Danois étaient des Germains, comme les Francs et les Lombards: il y avait même parmi eux des tribus franques, et quelques savants pensent que beaucoup de prétendus Saxons pourraient bien n'avoir été que des Francs encore établis en Germanie. Il n'y avait donc là aucune diversité de race; c'était uniquement pour défendre le territoire que la guerre avait lieu. Contre les peuples errants au delà de l'Elbe ou sur le Danube, contre les Slaves et les Avares, l'intérêt de territoire et l'intérêt de race sont réunis. Contre les Arabes qui inondent le midi de la Gaule, il y a intérêt de territoire, de race et de religion, tout ensemble. Ainsi se combinent diversement les diverses causes de guerre; mais, quelles que soient les combinaisons, ce sont toujours les Germains chrétiens et romains qui défendent leur nationalité, leur territoire et leur religion contre des. peuples d'autre origine ou d'autre croyance, qui cherchent un sol à conquérir. Leurs guerres ont toutes ce caractère, dérivent toutes de cette triple nécessité. Charlemagne n'avait point réduit cette nécessité en idée générale, en théorie; mais il la comprenait et y faisait face: les grands hommes ne p r o cèdent guère autrement. Il y fit face par la conquête; la guerre défensive prit la forme offensive; il transporta la lutte sur le territoire des peuples qui voulaient envahir le sien; il travailla à asservir les races étrangères, à extirper les croyances ennemies. De là son mode de gouvernement et la fondation de son empire: la guerre offensive et la conquête voulaient cette vaste et redoutable unité. A la mort de Charlemagne, la conquête cesse, l'unité s'évanouit; l'Empire se démembre et tombe en tout sens; mais est-il vrai que rien n'en reste, que toute l'oeuvre guerrière de Charlemagne disparaisse, qu'il n'ait rien f a i t , rien fondé? Il n'y a qu'un moyen de répondre à cette question: il faut se demander si, après Charlemagne, les peuples qu'il avait gouvernés se sont trouvés dans le même état; si cette double invasion qui, au nord et au midi, menaçait leur territoire, leur religion et leur race, a repris son cours; si les Saxons, les Slaves, les Arabes, ont continué dans un état d'ébranlement et d'angoisse les possesseurs du sol romain. Évidemment il n'en est rien. Sans doute
315 l'empire de Charlemagne se dissout; mais il se dissout en États particuliers qui s'élèvent comme autant de barrières sur tous les points où subsiste encore le danger. Avant Charlemagne, les frontières de Germanie, d'Italie, d'Espagne, étaient dans une fluctuation continuelle; aucune force politique, constituée, n'y était en permanence: aussi était-il contraint de se transporter sans cesse d'une frontière à l'autre, pour opposer aux envahisseurs la force mobile et passagère de ses armées. Après l u i , de vraies barrières politiques, des États plus ou moins bien organisés, mais réels et durables, s'élèvent: les royaumes de Lorraine, d'Allemagne, d'Italie, des deux Bourgognes, de Navarre, datent de cette époque; et, malgré les vicissitudes de leur destinée, ils subsistent, et suffisent pour opposer au mouvement d'invasion une résistance efficace. Aussi ce mouvement cesse, ou ne se reproduit plus que par la voie des expéditions maritimes, désolantes pour les points qu'elles atteignent, mais qui ne peuvent se faire avec de grandes masses d'hommes, ni amener de grands résultais. Quoique la vaste domination de Charlemagne ait disparu avec lui, il n'est donc pas vrai de dire qu'il n'ait rien fondé: il a fondé tous les États qui sont nés du démembrement de son empire. Ses conquêtes sont entrées dans des combinaisons nouvelles, mais ses guerres ont atteint leur but. La forme a changé, mais au fond l'oeuvre est restée. Ainsi s'exerce en général l'action des grands hommes.
LA CHEVALERIE. (Histoire de la civilisation en France, t. 3.) Avant l'invasion, au delà du Danube et du Rhin, quand les jeunes Germains arrivaient à l'âge d'hommes, ils recevaient solennellement, dans l'assemblée de la tribu, le rang et les armes des guerriers ' ) . On voit ce fait se perpétuer, après l'invasion, sur le territoire GalloBomain. Sans citer un grand nombre d'exemples obscurs, en 7 9 1 , à Ratisbonne, Charlemagne ceint solennellement l'épée (c'est l'expression des chroniqueurs) à son fils Louis le Débonnaire. En 8 3 8 , Louis le Débonnaire confère le même honneur, avec la même solennité, à son fils Charles le Chauve. La vieille coutume germanique subsiste toujours; seulement quelques cérémonies religieuses y sont déjà jointes: „ A u nom du P è r e , du Fils, du Saint-Esprit," le jeune guerrier reçoit une sorte -de consécration.. Au 1 l i è m e siècle, dans le ch&teau féodal, quand le fils du seigneur p a r vient à l'âge d'homme, la même cérémonie s'accomplit: on lui ceint l'épée, on le déclare admis au rang des guerriers. Et ce n'est pas à son fils seul, c'est aussi aux jeunes vassaux élevés dans l'intérieur de sa maison que le seigneur confère cette dignité; ils tiennent à honneur de la recevoir de la main de leur suzerain, au milieu de leurs compagnons ; la cour du château a remplacé l'assemblée de la tribu : les cérémonies ont changé; au fond, c'est le même fait. Voilà la chevalerie; elle consiste essentiellement dans l'admission au rang et aux honneurs des guerriers, dans la remise solennelle des armes et des titres de la vie guerrière. C'est par là qu'elle a commencé; on y voit d'abord une prolongation simple et non interrompue des vieilles moeurs germaniques. ') Tacit. de moribus Germanise c. 13.
316 Elle est en même temps une conséquence naturelle des relations féodales... Le suzerain, en armant un jeune homme chevalier, l'acceptait, en quelque sorte, pour son homme et déclarait qu'il serait un jour son vassal. C'était comme une investiture donnée d'avance, un engagement réciproque et anticipé, de la part du suzerain à recevoir, de la part du jeune homme à faire un jour l'hommage féodal . . . Mais à mesure que la chevalerie se développait, quand une fois la société féodale eut acquis quelque fixité, quelque confiance en elle-même, les usages, les sentiments, les faits de tout genre qui accompagnaient l'admission du jeune homme au rang des guerriers vassaux, tombèrent sous l'empire de deux influences qui ne tardèrent pas à leur imprimer un nouveau tour, un autre caractère. La religion et l'imagination, l'Église et la poésie, s'emparèrent de la chevalerie, et s'en firent un puissant moyen d'atteindre au but qu'elles poursuivaient, de répondre aux besoins moraux qu'elles avaient mission de satisfaire. Déjà vous avez vu, au neuvième siècle, quelques cérémonies religieuses s'associer aux pratiques germaines. Je vais vous faire assister à la réception d'un chevalier, telle qu'elle avait lieu au douzième siècle : vous verrez quels progrès avait faits l'alliance, et avec quel empire l'Église avait pénétré dans tous les détails de ce grand acte de la vie féodale. Le jeune homme, l'écuyer qui aspirait au titre de chevalier, était d'abord dépouillé de ses vêtements et mis au bain, symbole de purification. Au sortir du bain, on le revêtait d'une tunique blanche, symbole de pureté; d'une robe rouge, symbole du sang qu'il était tenu de répandre pour le service de la foi ; d'une saie ou juste-au-corps noir, symbole de la mort qui l'attendait, ainsi que tous les hommes. Ainsi purifié et vêtu, le récipiendaire observait, pendant vingt-quatre heures, un jeûne rigoureux. Le soir venu, il entrait dans l'Église et y passait la nuit en prières, quelquefois seul, quelquefois avec un prêtre et des parrains qui priaient avec lui. Le lendemain, son premier acte était la confession; après la confession, le prêtre lui donnait la communion; après la communion, il assistait à une inesse du Saint-Esprit, et ordinairement à un sermon sur les devoirs des chevaliers et de la vie nouvelle où il allait entrer. Le sermon fini, le récipiendaire s'avançait vers l'autel, l'épée de chevalier suspendue à son cou; le prêtre la détachait, la bénissait, et la lui remettait au cou. Le récipiendaire allait alors s'agenouiller devant le seigneur qui devait l'armer chevalier. „A quel „dessein, lui demandait le seigneur, désirez-vous entrer dans l'ordre? Si c'est „pour être riche, pour vous reposer et être honoré sans faire honneur i la „chevalerie, vous en êtes indigne, et seriez à l'ordre de chevalerie que vons „recevriez, ce que le clerc simoniaque est à la prélature." Et sur la réponse du jeune homme qui promettait de se bien acquitter des devoirs de chevalier, le seigneur lui accordait sa demande. Alors s'approchaient des chevaliers, et quelquefois des dames, pour revêtir le récipiendaire de tout son nouvel équipement; on lui mettait les éperons, le haubert ou la cotte de mailles, la cuirasse, les brassards et les gantelets; enfin on lui ceignait l'épée. Il était alors ce qu'on appelait adoubé, c'est à dire adopté. Le seigneur se levait, allait à lui, et lui donnait l'accolade ou accolée ou colée, trois coups du plat de son épée sur l'épaule ou sur la nuque, et quelquefois un coup de la paume de la main sur la joue, en disant: „Au nom de Dieu, de
317 saint Michel et de saint George, je te fais chevalier." Et il ajoutait quelquefois: „Sois preux, hardi et loyal." Le jeune homme ainsi nommé chevalier, on lui apportait son casque, on lui amenait un cheval; il sautait dessus, ordinairement sans le secours des étriers, et caracolait en brandissant sa lance et faisant flamboyer son épée. Il sortait enfin de l'église, et allait caracoler sar la place, au pied du château, devant le peuple, avide de prendre sa part du spectacle . . . Voici la série des serments que le chevalier avait à prêter. Les vingtsix articles qu'on va lire ne forment point un acte unique, rédigé en une fois et d'ensemble: c'est le recueil des divers serments exigés des chevaliers à diverses époques, et d'une façon plus ou moins complète, du onzième au quatorzième siècle. On reconnaîtra sans peine que plusieurs de ces serments appartiennent à des temps et à des états de société assez différents; mais ils n'en indiquent pas moins le caractère moral qu'on s'efforçait d'imprimer à la chevalerie. Les récipiendaires juraient: 1°. De craindre, révérer et servir Dieu religieusement, de combattre pour la foi de toutes leurs forces, et de mourir plutôt de mille morts que de renoncer jamais au chris lianisme; 2°. De servir leur prince souverain fidèlement, et de combattre pour lui et la patrie très-valeureusement; 3°. De soutenir le bon droit des plus faibles, comme des veuves, des orphelins et des demoiselles en bonne querelle, en s'exposant pour eux selon que la nécessité le requerrait, pourvu que ce ne fût contre leur honneur propre, ou contre leur roi ou prince naturel; 4°. Qu'ils n'offenseraient jamais aucune personne malicieusement, ni n'usurperaient le bien d'autrui, mais plutôt qu'ils combattraient contre ceux qui le feraient; 5°. Que l'avarice, la récompense, le gain et le profit ne les obligeraient à faire aucune action, mais la seule gloire et vertu ; 6°. Qu'ils combattraient pour le bien et le profit de la chose publique; 7°. Qu'ils tiendraient et obéiraient aux ordres de leurs généraux et capitaines qui auraient droit de leur commander; 8°. Qu'ils garderaient l'honneur, le rang et l'ordre de leurs compagnons, et qu'ils n'empiéteraient rien par orgueil ni par force sur aucun d'iceulx; 9°. Qu'ils ne combattraient jamais accompagnés contre un seul, et qu'ils fuicraient toutes fraudes et supercheries; 10°. Qu'ils ne porteraient qu'une épée, à moins qu'ils ne fussent obligés de combattre contre deux ou plusieurs; 11°. Que dans un tournoi, ou autre combat à plaisance, ils ne se serviraient jamais de la pointe de leurs épées; 12°. Qu'étant pris en un tournoi prisonniers, ils seraient obligés, par leur foi et leur honneur, d'exécuter de point en point les conditions de l'entreprise; outre qu'ils seraient obligés de rendre aux vainqueurs leurs armes et leurs chevaux, s'ils les voulaient avoir, et ne pourraient combattre en guerre ni ailleurs sans leur congé; 13°. Qu'ils garderaient la foi inviolablement à tout le monde, et particulièrement à leurs compagnons, soutenant leur honneur et profit entièrement en leur absence; 14°. Qu'ils s'aimeraient et s'honoreraient les uns les autres, et se porteraient aide et secours toutes les fois que l'occasion se présenterait;
318 15°. Qu'ayant fait voeu ou promesse d'aller en quelque quête ou aventure étrange, ils ne quitteraient jamais les armes, si ce n'est pour le repos de la nuit. 1 6 ° . Qu'en la poursuite de leur quête ou aventure, ils n'éviteraient point les mauvais et périlleux passages, ni ne se détourneraient du droit chemin, de peur de rencontrer des chevalier puissants, ou des monstres, bêtes sauvages ou autre empêchement que le corps et le courage d'un seul homme peut mener à chef. 17°. Qu'ils ne prendraient jamais aucun gage ni pension d'un prince étranger ; 1 8 ° . Que, commandant des troupes de gendarmerie, ils vivraient' avec le plus d'ordre et de discipline qui leur serait possible, et notamment en leur propre pays, où ils ne souffriraient jamais aucun dommage ni violence être faits; 1 9 ° . Que s'ils éta'ient obligés à conduire une dame ou demoiselle, ils la serviraient, la protégeraient, et la sauveraient de tout danger et de toute offense, ou ils mourraient à la peine; 2 0 ° . Qu'ils ne feraient jamais violence à dames ou à demoiselles, encore qu'ils les eussent gagnées par armes, sans leur volonté et consentement; 21 Qu'étant recherchés de combat pareil, ils ne le refuseraient point, sans plaie, maladie ou autre empêchement raisonnable; 2 2 ° . Qu'ayant entrepris de mettre à chef une emprise, ils y vaqueraient an et jour, s'ils n'en étaient rappelés pour le service du roi et de leur patrie; 2 3 ° . Que s'ils faisaient un voeu pour acquérir quelque honneur, ils ne s'en retireraient point qu'ils ne l'eussent accompli, ou l'équivalent; 2 4 ° . Qu'ils seraient fidèles observateurs de leur parole et de leur foi donnée, et qu'étant pris prisonniers en bonne guerre, ils paieraient exactement la rançon promise, ou se remettraient en prison au jour et temps convenu, selon leur promesse, à peine d'être déclarés infâmes et parjures; 2 5 ° . Que, retournés à la cour de leur souverain, ils rendraient un véritable compte de leurs aventures, encore même qu'elles fussent quelquefois à leur désavantage, au roi et au greffier de l'ordre, sous peine d'être privés de l'ordre de chevalerie; 2 6 ° . Que, sur toutes choses, ils seraient fidèles, courtois, humbles, et ne failliraient jamais à leur parole, pour mal ou perte qui leur en pût advenir. Certes il y a dans cette série de serments, dans les obligations imposées aux chevaliers, un développement moral bien étranger à la société laïque de cette époque. Des notions morales si élevées, souvent si délicates, si scrupuleuses, surtout si humaines, et toujours empreintes du caractère religieux émanent évidemment du clergé. Le clergé seul alors pensait ainsi des devoirs et des relations des hommes. Son influence fut constamment employee à diriger vers l'accomplissement de ces devoirs, vers l'amélioration de ces relations, les idées et les coutumes qui avaient enfanté la chevalerie. Elle n'a point été instituée dans ce dessein, pour la protection des faibles, le rétablissement de la justice, la réforme des moeurs; elle est née simplement, sans dessein, comme une conséquence naturelle des traditions germaniques et des relations féodales. Mais le clergé s'en est aussitôt emparé, et s'en est fait un moyen pour travailler à établir dans la société la paix, dans la conduite individuelle une moralité plus étendue et plus rigoureuse, c'est à dire pour avancer dans l'oeuvre générale qu'il poursuivait.
319 SUR L E MOUVEMENT DES IDÉES AU QUINZIÈME S I È C L E . Histoire générale de la civilisation en Europe.
Onzième leçon.
(Leçons du cours de 1828.) —
Sous quelque point de vue que se présente à nous l'histoire politique de l'Europe à cette époque, soit que nos regards se portent sur l'état intérieur des pays, ou sur les relations des pays entre eux, soit que nous considérions l'administration de la guerre, de la justice, des impôts, partout nous trouvons le même caractère; partout, nous voyons la même tendance à la centralisation, à l'unité, à la formation et à la prépondérance des intérêts généraux, des pouvoirs publics. C'est là le travail caché du X V e siècle, travail qui n'amène encore aucun résultat très-apparent, aucune révolution proprement dite dans la société, mais qui les prépare toutes. J e vais mettre sous vos yeux des faits d'une autre nature, les faits moraux, les faits qui se rapportent au développement de l'esprit humain, des idées générales. Là aussi nous reconnaîtrons le même phénomène, nous arriverons au même résultat. J e commencerai par un ordre de faits qui, sous les formes les plus diverses, a toujours tenu une grande place dans l'histoire de l'Europe, par les faits relatifs à l'Église. Jusqu'au XVe siècle, nous n'avons vu en Europe d'idées générales, puissantes, agissant vraiment sur Jes masses, que les idées religieuses. Nous avons vu l'Église seule investie du pouvoir de les régler, de les promulguer, de les prescrire. Souvent, il est vrai, des tentatives d'indépendance, de séparation même ont été formées, et l'Église a eu beaucoup à faire pour les vaincre. Cependant jusqu'ici elle les a vaincues; les croyances repoussées par l'Église n'ont pas pris possession générale et permanente de l'esprit des peuples ; les Albigeois e u x - m ê m e ont, été écrasés. Le dissentiment et la lutte ont été continuels dans le sein de l'Église, mais sans résultat décisif et éclatant. A l'ouverture du X V e siècle, un fait bien différent s'annonce; des idées nouvelles, un besoin public, avoué, de changement et de réforme agitent l'Église ellemême. La fin du XIV e et le commencement du XV e siècle ont été marqués par le grand schisme d'Occident, résultat de la translation du saint-siége à Avignon, et de la création des deux papes, l'un à Avignon, l'autre à Rome. La lutte de ces deux papautés est ce qu'on appelle le grand schisme d'Occident. Il commença en 1 3 7 8 . En 1 4 0 9 , le concile de Pise veut y mettre fin, dépose les deux papes, et en nomme un troisième, Alexandre V. Loin de s'apaiser, le schisme s'échauffe: il y a trois papes, au lieu de deux. Le désordre et les abus vont croissant. En 1 4 1 4 , le concile de Constance se rassemble, sur la provocation de l'empereur Sigismund. Il se propose tout autre chose, que de nommer un nouveau pape, il entreprend la réforme de l'Église. Il proclame d'abord l'indissolubilité du concile universel, sa supériorité sur le pouvoir papal; il entreprend de faire prévaloir ces principes dans l'Église, et de réformer les abus qui s'y sont introduits, surtout les exactions par lesquelles la cour de Rome se procurait de l'argent. Pour atteindre ce but, le concile nomme ce que nous appellerions une commission d'enquête, c'est à dire un c o l l è g e r é f o r m a t e u r , composé de députés au concile pris dans les différentes nations; ce collège est chargé de rechercher quels sont les abus qui souillent l'Église, comment on y doit porter remède, et de faire un rapport au concile qui avisera aux moyens d'exécution. Mais pendant que le concile est occupé de ce travail, on lui pose la question de savoir s'il peut procéder à la réforme des abus sans la participation visible du chef de l'Église, sans la sanction du pape. La négative passe par l'influence du parti
320 romain soutenu des honnêtes gens timides; le concile élit un nouveau pape, Martin V, en 1 4 1 7 . Le pape est chargé de présenter de son côté un plan de réforme dans l'Église. Ce plan n'est pas agréé, le concile se sépare. En 1 4 3 1 , Il reprend nouveau concile qui se rassemble à Bâle dans le même dessein. et continue le travail réformateur du concile de Constance; j l n'y réussit pas mieux. Le schisme éclate dans l'intérieur de l'assemblée comme dans la chrétienté. Le pape transporte le concile de Bâle à Ferrare, et ensuite à Florence. Une portion des prélats refuse d'obéir au pape, et reste à Bâle; et de même qu'il y avait naguère deux papes, il y a deux conciles. Celui de Bâle continue ses projets de réforme, nomme son pape, Félix V ; au bout d'un certain temps il se transporte à Lausanne, et se dissont en 1 4 4 9 sans avoir rien fait. Ainsi la papauté l'emporte ; c'est elle qui reste en possession du champ de bataille et du gouvernement de l'Église: le concile n'a pu accomplir ce qu'il a entrepris; mais il avait fait des choses qu'il n'avait pas entreprises et qui lui survivent. Au moment où le concile de Bâle échoue dans sas essais de réforme, des souverains s'emparent des idées qu'il a proclamées, des institutions qu'il a indiquées. En France, et avec les décrets du concile de Bâle, Charles VII fait la pragmatique sanction qu'il proclame À Bourges en 1 4 3 8 , elle consacre l'élection des évêques, la suppression des annates et la réforme d%s principaux abus introduits dans l'Église. La pragmatique sanction est déclarée en France loi de l'État, t n Allemagne, la diète de Mayence l'adopte en 1 4 3 9 , et en fait également une loi de l'empire germanique. Ce que le pouvoir spirituel a tenté sans succès, le pouvoir temporel semble décidé à l'accomplir. Nouveaux revers des projets réformateurs. Comme le concile avait échoué, de même la pragmatique échoue: elle périt très-promptement en Allemagne; la diète l'abandonne en 1 4 4 8 , eu vertu d'une négociation avec Nicolas V. En 1 5 1 6 , François 1er l'abandonne également et y substitue son concordat avec Léon X . La réforme des princes ne réussit pas mieux que celle du clergé. Mais ne croyez pas qu'elle périsse tout à fait. De même que le concile avait fait des choses qui lui ont survécu, de même la pragmatique sanction a des effets qui lui survivent et joueront un grand rôle dans l'histoire moderne. Les principes du concile de Bâle étaient puissants et féconds. Des hommes supérieurs et d'un caractère énergique les avaient adoptés et soutenus. Jean de Paris. d'Ailly, Gerson et un grand nombre d'hommes distingués du XV e siècle se vouent à leur défense. En vain le concile se dissout; en vain la pragmatique sanction est abandonnée; ses doctrines générales sur le gouvernement de l'Église, sur les réformes nécessaires à opérer, ont pris racine en France ; elles s'y sent perpétuées ; elles ont passé dans les parlements ; elles sont devenues une opùuan puissante; elles ont enfanté d'abord les jansénistes, ensuite les gallicans . Les conciles avaient raison de poursuivre une réforme légale, car elle pouvait seule prévenir une révolution. A peu près au même moment où le concile de Pise entreprenait de faire cesser le grand schisme d'Occident^ et le concile de Constance de réformer l'Église, éclatèrent avec violence, en Bohème, les premiers essais de réforme religieuse populaire. Les prédications et les progrès de Jean Huss datent de 1 4 0 4 , époque où il a commencé à enseigner à Prague. Voilà donc deux réformes qui marchent côte à côte; l'une dans le sein même de l'Église, tentée par l'aristocratie ecclesiastique elle-même, réforme sage, embarrassée, timide ; l'autre, hors de l'Église, contre elle, réforme violente, passionnée. La lutte s'engage entre ces deux puissances, ces deux desseins.
321 Le concile fait venir Jean Huss et Jérôme de Prague à Constance, et les condamne au feu comme hérétiques et révolutionnaires. Ces événements nous sont parfaitement intelligibles aujourd'hui. . . . La réforme populaire de Jean Huss a été momentanément étouffée; la guerre des hussites a éclaté trois ou quatre ans après la mort de leur maître; elle a duré longtemps, elle a été violente; enfin l'empire a triomphé. Mais comme la réforme des conciles avait échoué, comme le but qu'ils poursuivaient n'avait pas été atteint, la réforme populaire n'a pas cessé de fermenter; elle a attendu la première occasion, elle l'a trouvée au commencement du XVIe siècle. Si la réforme entreprise par les conciles avait été conduite à bien, p e u t - ê t r e la réforme populaire aurait-elle été prévenue. Mais l'une ou l'autre devait réussir, car leur coïncidence révèle une nécessité. Mais ce n'était pas dans la sphère des croyances religieuses que se renfermait à cette époque la fermentation de l'esprit humain. C'est dans le cours du XIVe siècle, vous le savez tous, que l'antiquité grecque et romaine a été, pour ainsi dire, restaurée en Europe. Vous savez avec quelle ardeur les Dante, Pétrarque, Boccace et tous les contemporains, recherchaient les manuscrits grecs, latins, les publiaient, les répandaient, et quelle rumeur, quels transports excitait la moindre découverte en ce genre. C'est au milieu de ce mouvement qu'a commencé en Europe une école qui a joué, dans le développement de l'esprit humain, un bien plus grand rôle qu'on ne lui attribue ordinairement, l'école classique. L'école classique de cette époque s'enflamma d'admiration nonseulement pour les écrits des anciens, pour Virgile et pour Homère, mais pour la société ancienne tout entière, pour ses institutions, ses opinions, sa philosophie, comme pour sa littérature. L'antiquité était, il en faut convenir, sous les rapports politique, philosophique, littéraire, très-supérieure à l'Europe des XIV e et XV e siècles. Il n'est donc pas étonnant qu'elle ait exercé un si grand empire; que la plupart des esprits élevés, actifs, élégants, difficiles, aient pris en dégoût les moeurs grossières, les idées confuses, les formes barbares de leur temps, et se soient voués avec passion à l'étude et presque au culte d'une société à la fois bien plus régulière et plus développée. Ainsi se formait cette école de libres penseurs qui apparaît dès le commencement du XV e siècle, et dans laquelle se réunissent des prélats, des jurisconsultes, des érudits. Au milieu de ce mouvement arrivent la prise de Constantinople par les Turcs, la chute de l'empire d'Orient, l'invasion des Grecs fugitifs en Italie. Ils y apportent une nouvelle connaissance de l'antiquité, de nombreux manuscrits, mille nouveaux moyens d'étudier l'ancienne civilisation. Vous comprenez sans peine quel redoublement d'admiration et d'ardeur anima l'école classique. C'étaîl alors pour la haute Église, surtout en Italie, le temps du plus brillant développement, non pas en fait de puissance politique proprement dite, mais en fait de luxe, de richesse; elle se livrait avec orgueil à tous les,plaisirs d'une civilisation molle, oisive, élégante, licensieuse, au goût des lettres, des arts, des jouissances sociales et matérielles. Regardez le genre de vie des hommes qui ont joué un grand rôle politique et littéraire à cette époque, du cardinal Bembo, par exemple, vous serez surpris de ce mélange de sybaritisme et de développe^ ment intellectuel, de moeurs énervées et de hardiesse, d'esprit. On croit, en vérité, quand on parcourt cette époque, quand on assiste au spectacle de ses idées, à l'état des relations sociales, on croit vivre au milieu du XVIII e siècle français. C'est le même goût pour le mouvement de l'intelligence, pour les idées nouvelles, pour une vie douce, agréable; c'est la même mollesse, la même Trois siècles de la littérature française. I I m e Ed.
Tom. II,
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322 licence, c'est le même défaut, soit d'énergie-politique, soit de croyances morales, avec une sincérité, une activité d'esprit singulières. Les lettres du XVe siècle sont, vis-à-vis des prélats de la haute Église, dans la même relation que les gens de lettres et les philosophes du XVIIle siècle avec les grands seigneurs; ils ont tous les mêmes opinions, les mêmes moeurs, vivent doucement ensemble, et ne s'inquiètent pas des bouleversements qui se préparent autour d'eux. Les prélats du XVe siècle, à commencer par le cardinal Bembo, ne prévoyaient certainement pas plus Luther et Calvin que les gens de cour ne prévoyaient la révolution française. La situation était pourtant analogue. . . . Ce n'est pas tout; ce temps est aussi celui de la plus grande activité extérieure des hommes; c'est un temps de voyages, d'entreprises, de découvertes, d'inventions de tous les genres. C'est le temps des grandes expéditions des Portugais le long des côtes d'Afrique, de la découverte du passage du cap de Bonne Espérance par Vasco de Gama, de la découverte de l'Amérique par Christophe Colomb, de la merveilleuse extension du commerce européen. Mille inventions nouvelles éclatent; d'autres, déjà connues, mais dans une sphère étroite, deviennent populaires et d'un fréquent usage. La poudre à canon change le système de la guerre; la boussole change le système de la navigation. La peinture à l'huile se développe, et couvre l'Europe de chefs d'oeuvre de l'art. La gravure sur cuivre, inventée en 1 4 6 0 , les multiplie et les répand. Le papier de linge devient commun. Enfin, de. 1436 à 1452, l'imprimerie est inventée, l'imprimerie, texte de tant de déclamations, de tant de lieux communs, et, dont aucun lieu commun, aucune déclamation, n'épuiseront jamais le mérite et les effets. Vous voyez quelles sont la grandeur et l'activité de ce siècle; grandeur encore peu apparente, activité dont les résultats ne tombent pas encore sous la main des hommes. Les réformes orageuses semblent échouer. Les gouvernements s'affermissent. Les peuples s'apaisent. On dirait que la société ne se prépare qu'à jouir d'un meilleur ordre au sein d'un plus rapide progrès. Mais les puissantes révolutions du XVI e siècle sont à la porte.
J U L E S MICHELET. Jules Michelet,
(1798-1874).
n é à P a r i s l e 2 1 août 1798, entra d a n s l a carrière
d e s lettres c o m m e professeur a u Collège Rollin. de la
Il fut ensuite chef
section historique a u x archives du royaume, 1830, maître de
conférences à l'École N o r m a l e et professeur au Collège de France, 1838.
D é f e n s e u r ardent et convaincu d e s principes libéraux, il n e
voulut pas, en 1851, faire s a p a i x a v e c l a réaction bonapartiste qui venait d e s'emparer de l a France.
S e s cours furent fermés, il r é f u s a
d e prêter serment à Louis N a p o l é o n , perdit s e s places,
et a
vécu
depuis ce temps dans u n e n o b l e i n d é p e n d a n c e , continuant d e travailler et de produire a v e c u n e ardeur toute j u v é n i l e .
S e s écrits
historiques s e distinguent par d e s aperçus i n g é n i e u x , d e s t a b l e a u x
323. magnifiques, par un élan généreux et impétueux vers la liberté et le progrès humanitaire. Mais il arrive à l'auteur que son imagination ardente et ses prédilections de démocrate et d'admirateur dé la race et du génie celtiques, dont il est un des représentants les plus caractéristiques, troublent sa critique et brouillent ses récits. Il est plus propre à donner l'éveil, à faire réfléchir, à émouvoir le coeur qu'à instruire solidement. C'est justement le contraire de Guizot. — La grande oeuvre de sa vie c'est son „Histoire de France/' depuis les temps les plus réculés jusqu'à Louis XV, 16 tt., 1837—1867. Parmi ses autres ouvrages historiques nous distinguons le „Précis de l'Histoire moderne," 1833, „l'Histoire romaine," 1831, et „l'Histoire de la révolution française," 1847—53. Son antagonisme contre les tendances du parti ultramontain se manifesta vivement dans les ouvrages „des Jésuites", 1843, „du Prêtre, de la Femme et de la Famille", 1844, „du Peuple", 1846. Les oeuvres de sa vieillesse, „l'Oiseau", 1856, „la Mer," 1861, „La Sorcière", 1862, „la Montagne", 1868, sont plus d'un penseur poétique et rêveur que d'un homme de science. Cependant, au milieu d'étranges paradoxes, elles renferment des morceaux délicats et sublimes. Les sympathies libérales et patriotiques avec lesquelles il continua, dans sa retraite, à suivre les événements politiques de son temps, lui arrachèrent les pamphlets „la Pologne martyre", 1863, et „la Bible de l'humanité", 1864. — Michelet mourut en 1874, aux îles d'Hyéres dans un voyage.
1. CELTES ET IBÈRES. (Histoire de France I.) „Le caractère commun de toute la race gallique, dit Strabon d'après le philosophe Posidonius, c'est qu'elle est irritable et folle de guerre, prompte au combat; du reste, simple et sans malignité. Si on les irrite, ils marchent ensemble droit à l'ennemi, et l'attaquent de f r o n t , sans se souçier d'autre chos,e. Aussi, par la ruse, on en vient aisément à bout; on les attire au combat quand on veut, où l'on veut, peu importent les motifs; ils sont t o u jours prêts, n'eussent-ils d'autre arme que leur force et leur audace. Toutefois, par la persuasion, ils se laissent amener sans peine aux choses utiles; ils sont susceptibles de culture et d'instruction littéraire. Forts de leur haute taille et de leur nombre, ils s'assemblent aisément en grande foule, simples qu'ils sont et spontanés, prenant volontiers en main la cause de celui qu'on opprime." Tel est le premier regard de la philosophie sur la plus sympathique et la plus perfectible des races humaines. Le génie de ces Galls ou Celtes n'est d'abord autre chose que mouvement, attaque et conquête; c'est par la guerre que se mêlent et rapprochent les
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324 nations antiques. Peuple de guerre et de bruit, ils courent le monde l'épée à la main, moins, ce semble, par avidité que par un vague et vain désir de voir, de savoir, d'agir; brisant, détruisant, faute de pouvoir produire encore. Ce sont les enfants du monde naissant; de grands corps mous, blancs et blonds; de l'élan, peu de force et d'haleine; jovialité féroce, espoir immense; vains, n'ayant rien encore rencontré qui tînt devant eux. Ils voulurent aller voir ce que c'était que cet Alexandre, ce conquérant de l'Asie, devant la face duquel les rois s'évanouissaient d'effroi. Que craignez-vous? leur demanda l'homme terrible. Que le ciel ne tombe, dirent-ils; il n'en eut pas d'autre réponse. Le ciel lui-même ne les effrayait guère; ils lui lançaient des flèches quand il tonnait. Si l'Océan même se débordait et venait à eux, ils ne refusaient pas le combat, et marchaient à lui l'épée à la main. C'était leur point d'honneur de ne jamais reculer; ils s'obstinaient souvent à rester sous un toit embrasé. Aucune nation ne faisait meilleur marché de leur vie. On en voyait qui, pour quelque argent, pour un peu de vin, s'engageaient à mourir; ils montaient sur une estrade, distribuaient à leurs amis le vin ou l'argent, se couchaient sur leur bouclier et tendaient la gorge. Leurs banquets ne se terminaient guère sans bataille. La cuisse de la bête appartenait au plus brave, et chacun voulait être le plus brave. Leur plus grand plaisir, après celui de se battre, c'était d'entourer l'étranger, de le faire asseoir, bon gré, mal gré, avec eux, de lui faire dire les histoires des terres lointaines. Ces barbares étaient insatiablement avides et curieux; ils faisaient la presse des étrangers, les enlevaient des marchés et des routes, et les forçaient de parler. Eux-mêmes parlëurs terribles, infatigables, abondants en figures, solennels et burlesqueinent graves dans leur prononciation gutturale, c'était une affaire dans leurs assemblées que de maintenir la parole à l'orateur au mjlieu des interruptions. 11 fallait qu'un homme chargé de commander le silence marchât l'épée à la main sur l'interrupteur ; à la troisième sommation, il lui coupait un bon morceau de son vêtement, de façon qu'il ne pût porter le reste. Une autre race, les Ibères, paraît de bonne heure dans le midi de la Gaule; à côté des Galls, et même avant eux. Ces Ibères, dont le type et la langue se sont conservés dans les montagnes des Basques, étaient un peuple d'un génie médiocre, laborieux, agriculteur, mineur, attaché à la terre, pour en tirer les métaux et le blé. Rien n'indique qu'ils aient été primitivement aussi belliqueux qu'ils ont pu le devenir, lorsque, foulés dans les Pyrénées par les conquérants du Midi et du Nord, se trouvant malgré eux gardiens des défilés, ils ont été tant de fois traversés, froissés, durcis par la guerre. La tyrannie des Romains a pu une fois les pousser dans un désespoir héroïque; mais généralement leur courage a été celui de la résistance, comme le courage des Gaulois celui de l'attaque. Les Ibères ne semblent pas avoir eu, comme eux, le goût des expéditions lointaines, des guerres aventureuses. Des tribus ibériennes émigrèrent, mais malgré elles, poussées par des peuples plus puissants. Les Galls et les Ibères formaient un parfait contraste. Ceux-ci, avec leurs vêtements de poil noir et leurs bottes tissues de cheveux; les Galls, couverts de tissus éclatants, avec des couleurs voyantes et variées, comme le plaid des modernes Gaëls de l'Écosse, ou bien à peu près nus, chargeant leurs blanches poitrines et leurs membres gigantesques de massives chaînes d'or. Les Ibères étaient divisés en petites tribus montagnardes, qui, dit Strabon, ne se liguent guère entre elles, par un excès de confiance dans leurs forces. Les Galls, au
325 contraire, s'associaient volontiers en grandes hordes, campant en grands villages dans de grandes plaines tout ouvertes, se liant volontiers avec ; les^ étrangers, familiers avec les inconnus, parleurs, rieurs, orateurs; se mêlant avec tous et en tout, dissolus par légéreté, se roulant i l'aveugle, au hasard, dans des plaisirs infâmes, (la brutalité de l'ivrognerie appartient plutôt aux Germains); toutes les qualités, tous les vices d'une sympathie rapide. 11 ne fallait pas trop se fier à ces joyeux compagnons. Ils ont aimé de bonne heure à gaber, comme on disait au moyen âge, La parole n'avait pour eux rien de sérieux. Ils promettaient, puis riaient, et tout était dit.
LUTHER ET LA RÉFORME. (Histoire de France t. 8 )
La bénédiction de Dieu qui était en Luther apparut en ceci surtout que, le premier des hommes depuis l'Antiquité, il eut la Joie et le rire héroïque. Elle brilla, rayonna en lui, sous toutes les formes. Il eut ce grand don au complet. La joie de l'inventeur, heureux d'avoir trouvé, et heureux de donner, celle qui sourit dans les dialogues de Galilée, qui éclate d'un naïf orgueil dans Linné, dans Kepler. La joie du combattant au moment des batailles, sa colère magnifique, d'un rire vainqueur, plus forte que les trompettes dont Josué brisa Jéricho. La joie du vrai fort, du héros, ferme sur le roc de la conscience, serein contre tous les périls et tous les maux du monde. Tel le grand Beethoven, quand, vieux, isolé, sourd, d'un colossal effort, il fit l'Hymne à la Joie. Et, par dessus ces joies de la force, Luther eut celles du coeur, celles de l'homme, le bonheur innocent de la famille et du foyer. Quelle famille plus sainte et quel foyer plus pur? . . . Table sacrée, hospitalière, où moi-même, si longtemps admis, j'ai trouvé tant de fruits divins dont mon coeur vit encore ')! . . . Avec son petit Jean Luther, je m'en allais suivant le bon docteur au verger où, tendrement, gravement, il prêchait les oiseaux, ou bien encore dans les blés mûrs qui le faisaient pleurer de reconnaissance et d'amour de Dieu. Voilà l'homme moderne, et votre père, à tous. Reconnaissez-le à ceci. La joie était absurde- au moyen âge, qui bâtit tant de choses vaines, qui, savant architecte, édifia aux nues ces tours et ces châteaux qu'apporte et que remporte le vent. La joie est raisonnable au temps moderne, dont la main sûre construit de vérités l'immuable édifice dont le pied est assis en Dieu, dans le calcul et la nature. Si le vrai n'est plus vrai, si la géométrie est fausse, alors cette maison, tombera. La raison seule et la révolution, la science, ont seules droit à la Joie. Mais, à quelque dégré de sérieux, de fermeté virile qu'arrive notre âge en sa f i a sacra, reconnaissons et bénissons le point de départ, vraiment touchant, humain, d'où nous prîmes l'essor, la bonne et forte main du grand Luther qui, dans son verre gothique, nous versa le vin du voyage. Ce vin fut l'assurance que celui-ci donna à l'homme, qui le releva et le mit en chemin. Cent fois on avait dit au pauvre peuple, qui avait tant souffert, ') L'auteur parle ici des fameux „Entretiens de table" de Luther, qu'il a étudiés.
m qu'il était pardonné. Luther le jura, se fit croire, et le monde, raffermi des vaines terreurs, s'élança dans l'action. Comment le peuple ne croirait-il cette voix pure et forte, loyale, qui est celle du peuple? Tous croient, tous sont joyeux. On s'embrasse sur les places, comme on fit plus tard par toute l'Europe pour la prise de la Bastille. Un chant commence, d'une incroyable joie, la Marseillaise de Luther: „Ma forteresse, c'est mon Dieu." Il fit les airs et les paroles. Et il allait de ville en ville, de place en place, et d'auberge en auberge, avec sa flûte ou son luth. Tout le monde le suivait. Ses ennemis le lui reprochent, ils disent en dérision : „11 allait par toute l'Allemagne, nouvel Orphée, menant les bêtes." Cet homme était si fort, qu'il eût fait chanter la mort même. L'Allemagne, déchirée, mutilée, sciée, comme Isaïe, l'Allemagne se mit à chanter. La misérable France, écrasée sous la meule, où elle ne rendait que du sang, chante aussi comme l'Allemagne. Le poète ouvrier Hans Sachs salue ce puissant „rossignol, dont le chant remplit la chrétienté." . . . Pour lui, qui a changé le monde, le grand Luther ne réclame rien que son titre de noblesse: chanteur et mendiant. „Que personne ne s'avise de mépriser devant moi les pauvres compagnons qui vont chantant et disant de porte en porte: Panem propter Deum! Vous savez comme dit le psaume: „Les princes et les rois ont chanté." . . . Et moi aussi, j'ai été un pauvre mendiant. J'ai reçu du pain aux portes des maisons, particulièrement à Eisenach, dans ma chère ville. Luther a eu le succès inouï de changer ce qui ne change pas, la famille. C'est la révolution la plus profonde, la plus victorieuse qui fût jamais. Celle-ei atteignait toutes les habitudes, tout le système de la vie, le fond du fond de l'existence. . . . Sans vouloir toucher au christianisme (au contraire, faisant effort pour le replacer sur le dogme qui en est l'essence), Luther l'a transformé. Employons le langage de l'art qu'il préférait, de la musique: il n'a pas changé l'air, il a même épuré, restauré la partition : mais il l'a transposée d'une clef à l'autre, l'a' 'complétée des parties légitimes. Et ce changement a fait d'une mélodie maigre, d'un chant monastique et stérile, l'ouverture harmonique du grand concert des nations. Il a transposé la religion du miracle à la nature, du fictif à la vérité. Le miracle, c'était le célibat ecclésiastique, le mariage gouverné par un Célibataire, et la famille à trois. De son gouvernement paterne Où il trônait, le prêtre est descendu à la fraternité. C'est un frère, c'est un homme, un des nôtres. Tels nous pouvons être demain. Ainsi le mot de la Renaissance: „Revenez à la nature," s'est trouvé accompli par l'homme qui ne voulait que rappeler le christianisme «t le salut surnaturel. Luther, fervent chrétien, a , sans le savoir, sérvi l'esprit nouveau. Son coeur, profondément humain, riche et complet, a chanté les deux chants, donné en partie double le concert harmonique de la Réforme et de la Renaissance. Quand il entra au cloître, dit-il lui-même, il n'apporta que son Virgile. Il y trouva les Psaumes. David et la Sibylle s'emparèrent du grand musicien. Personne ne fut plus lettré, plus écrivain, plus^harmoniste par la langue
327 et le style. II n'y a rien à comparer aux symphonies immenses de MichelAnge et de Rubens que certaines pages de Luther, comme son récit de là diète de Worms, plusieurs de ses préfaces. Toutes choses au niveau de Bossuet, mais avec des accents poignants, profonds, intimes, humains, que n'eut pas l'orateur officiel de l'Église de Louis XIV. Son magnifique récitatif est bien peu entraînant-, devant la trombe de Luther. De tant de choses fortes et puissantes, émues, passionnées, de toute cette superbe tempête, de ce grand coeur et de cette grande vie, cent choses sont restées très-fécondes, une surtout, qui fut l'homme même et qui est au-dessus de toute dispute. Là est la victoire de Luther. Cette chose, nous l'avons dit, c'est la famille, la vraie et naturelle famille, le triomphe de la moralité et de la nature, la reconstruction du foyer. Or la pierre du foyer, c'est la base de tout. Toute la vie est bâtie dessus. Où le foyer branle, tout branle. Où la famille est faible et désunie, l'État n'a pas d'assiette; il la cherche, et comme un malade, se tourne et se retourne dans son lit, sans en être mieux. La longue mort de l'Italie et de l'Espagne, la fébrile agitation de la France, l'anéantissement de l'Irlande comme race et de la Pologne comme nation, ont là leur cause principale. La famille, dans ces pays, est rarement sérieuse. La maison n'y est pas fermée; elle est ouverte aux quatre vents. Dans cette vie quasi communiste où chacun regarde toujours hors de chez soi, le travail est minime, et l'agitation grande, la mobilité et l'ennui, l'esprit aléatoire, là curiosité, l'aventure. Les peuples ainsi doués porteront ce goût de loterie dans les choses de l'État. . . . Et pour directeur à la famille, c'est la Bible qu'il donne. Il vous met dans les mains un livre au lieu d'un homme. „ N e me croyez pas, dit-il. Qui est Luther? Que m'importe Luther? Périsse Luther, et que Dieu vive! . . . Prenez ceci, lisez." Lisez! Quoil* en voici un qui veut qu'on sache lirel Mais est une grande révolution. Lire un livre imprimé! Révolution plus grande. Ceci donne à la Presse. En sorte que tous liront, sauront, verront, auront des C'est la révolution de la lumière. Quel livre? Infiniment multiple, de vingt esprits divers, donc exciter l'examen, la critique, la recherche d'un esprit libre.
cela seul des ailes yeux . . . propre à
De sorte que ce bonhomme, chaleureux défenseur de l'autorité primitive, s'en remet à la liberté. Coéur loyal, âme purel je le vois bien ici. Le vrai nom de ton oeuvre est celui-ti: C'est la révolution de la loyauté. Point d'àrrière-pensée en ce rude homme. Il marche fort et ferme, de ses souliers de fer, dans la droite et loyale voie . . . Ahl il ne vous énervera pas. I) vous forge d'abord une Bible allemande dans la langue vibrante des Nibelungen, la langue des vieux héros du Rhin.. . . Qu'il est puissant, celui qui ne veut rien pour lui, qui va droit devant lui et sans tourner la tête I . . . Je voudrais bien savoir seulement comment, dans ce grand désert d'hommes, où tous agonisaient, il y eut un homme encore; comment, tous étant pâles, délicats, pulmoniques il y eut cet honitne fort, „au coeur rouge»" pour dire comme la vieille Allemagne. Il y a là un miracle que je ne comprends pas.
328 Il ne descendit pas du ciel. 11 passa par l'école, l'église et le couvent, trois dégrés du suicide. Et il eut en perfection, ce héros, l'éducation du temps, celle de la bassesse et de la peur. C'était une sorte de bagne où l'on n'entendait que le fouet. Luther l'avait cinq fois par jour. Cela fit des enfants si heureux, qu'un jour, avec ses camarades, ayant mendié à la porte d'une ferme, le paysan, homme charitable, mais d'une voix rude leur dit: J'y vais." Et leur peur fut si grande, qu'ils s'enfuirent à toutes jambes et n'osèrent jamais revenir. Voilà la triste école d'où sortit l'homme le plus hardi de l'Allemagne. Autre miracle. Converti un jour par la peur d'avoir vu luer un ami par la foudre, il se fait moine, et le voilà entre des écueils auxquels personne n'échappait. . . . Dieu le portait. Il entre au cloître, mais comment? Avec sa musique d'une part, de l'autre son Virgile et les comédies de Plaute. Ris, bon jeune homme, cela te soutiendra. Mais il y ajoute Platon. La sereine, l'héroïque antiquité l'entoure et le garde. La musique lui prête des ailes, pour l'enlever au besoin sur les endroits fangeux et les basses tentations. Fils d'un Saxon, il l'est peu lui-même. Ce n'est point un buveur de bière. Il est du pays de la vigne, du pays de sa mère, née sur les coteaux de Wiirtzbourg. Il eut dans le sang l'esprit gai et aimable des plus salubres vins du Rhin. Rien d'épais, rien d'alourdissant. Seulement des chaleurs subites à la tête et au coeur, de superbes colères. Mais le meilleur homme du monde. . . .
F R É D É R I C LE
GRAND.
(Histoire de France t. XVI.)
Cette année-là (1740) est grande. En mai, Frédéric devient roi. En octobre, meurt l'Empereur. La guerre arrive, et le héros. Le voici donc, le grand acteur du temps. Personne ne l'avait prévu. On ne supposait pas qu'un artiste, musicien, poète, qui, longtemps prisonnier êt longtemps solitaire, n'aimait que les arts de la paix, qui déjà à trente ans avait l'embonpoint d'un autre âge, déployât tout à coup l'activité du militaire, qu'instruit par ses succès, instruit par ses revers, il serait peu à peu le plus grand général du siècle. Étonnant caractère qui, parmi ses défauts, ses fautes, n'en donne pas moins à son temps la plus haute leçon: le triomphe de la volonté. . . . Il était un des nôtres, constamment inspiré et imbu de la France. Jusqu'à quinze ans, il est fils du Refuge, élevé par nos protestants. Excellente influence, austère, qui, plus que tout le reste, créa en lui le nerf de l'indomptable volonté. De quinze à vingt, il copia Versailles. Sa grand'mère, la spirituelle Sophie Charlotte qui y avait été, lui laissa trop sans doute l'admiration de cette cour. Sa charmante soeur Wilhelmine, plus âgée, qui put tout sur lui, fut élevée par une Italienne, et l'aurait fait plus que Français. La prison, la persécution du barbare Allemand, son père, le changèrent, mais toujours dans le sens de la France. 11 fut, dans sa longue retraite (de dix années), le disciple de nos philosophes. Les lourds convertisseurs que son père avait mis dans sa prison pour l'aplatir chrétiennement, le firent solidement anti-chrétien. Français signifiait pour lui libre penseur. Être un roi tout
329 français, cela lui paraissait être roi des esprits et de l'opinion, grande puissance qu'il cultiva toujours et qui n'aida pas peu au beau succès de ses affaires. Ce qui est grand en lui bien plus qu'aucun succès, c'est cette suprême victoire d'avoir plus qu'aucun homme prouvé, réalisé, la profonde pensée de ce siècle: L'homme est son créateur. Toute puissante est la volonté pour se faire, en dépit du monde. Deux choses auraient pu l'annuler,' les deux énervations de vices et de misère. Ce prisonnier, ce vicieux, ce misérable, ce mendiant, par-dessus tout cela, fut de bonne heure marqué d'un signe qui promet peu l'activité. Dès vingt ans, il fut gras. Ses ennemis pouvaient le croire brisé. Mais c'était le contraire: le cerveau fut doublé. La volonté terrible qui fut en lui, domptant l'inertie naturelle, en fit un type unique, extraordinaire d'activité, jusqu'à vouloir supprimer le sommeil. Solitaire dix ans à Rheinsberg, et n'ayant nulle affaire encore, il se levait déjà en pleine nuit. A quatre heures, on le réveillait, et durement, en lui appliquant une serviette mouillée. Il travaillait huit heures, portes closes, jusqu'à midi. Il lisait, pensait, écrivait. Il se trempait d'un fatalisme dur (que Voltaire eu vain combattit). Il écrivait des lettres, des histoires, des mémoires, un entre autres: Comment faire la guerre à VAutriche! Devenu roi (mai 1740) il se trouva recevoir de son père une bonne armée disciplinée, qui ne s'était jamais battue, de très-bons généraux, mais qui avaient peu guerroyé. Fort ridiculement on le compare à Bonaparte. L'heureux Corse eut la chance unique d'hériter de Masséna, d'Hoche, d'avoir à commander les vainqueurs des vainqueurs. Favori du destin, il reçut tout d'abord de la Révolution l'épée enchantée, infallible, qui permet toute audace, toute faute même. L'armée de Frédéric, qui n'avait fait la guerre que sur les places de Berlin, était dressée sans doute (et sur les idées excellentes du vieux Anhalt). Mais tout cela n'est rien. Une armée ne se forme qu'en guerre et sous le feu. Son roi, non moins qu'elle novice, l'y conduisit, l'y dirigea, lui apprit plus que la victoire, la patience, la résolution invincible, et en réalité c'est lui qui la forma. Ce que ne fut pas Bonaparte, Frédéric le fut: Créateur. Bonaparte eut en main l'instrument admirable, homogène, harmonique, de la France si anciennement centralisée. Frédéric eut en main un damier ridicule, fait d'hier et de vingt morceaux, une armée composée et de recrues forcées, et d'hommes de toute nation. Il eut un pays sans frontière, bigarré, bref un monstre. C'est la création d'un besoin. Contre le monstre Autriche, il a fallu le monstre Prusse. Comment eût-il agi, ce corps dégingaudé, s'il n'eût en Frédéric trouvé le moteur, l'unité? Cet homme fait un frappant contraste avec son temps. La violente Angleterre de Georges, l'Autriche colérique, rancuneuse, de Marie Thérèse, la ftirie de Madrid, l'ineptie de Versailles, bref l'aliénation de tous, ne laisse voir qu'un homme en Europe. Un seul a son bon sens. Il a l'air du gardien des fous pour empêcher à chaque instant qu'eux-mêmes ne se blessent et se brisent.
CAMPAGNE DE ROSSBACH ET DE LEUTHEN. Quel eût été le deuil de tous les penseurs en ce monde, si l'on eût perdu Frédéric? Berlin n'était-il pas l'asile de la libre pensée, de la plus précieuse
330 des libertés, la liberté religieuse? Frédéric le sentait. Il se sentait gardien et des droits de l'Empire et des droits de la conscience, nécessaire à la fois à la patrie, au monde. J e ne trouve pas ridicule (quoi qu'on ait dit) qu'en sa pensée suprême il invoque l'ombre de Gaton. Jamais personne ne brava tant la mort. Il le fallait. Ses soldats, si dociles en bataille, étaient exigeants, regardaient s'il était avec eux au danger. Le soir d'une bataille, le voyant à leurs feux, ils disent dans leur liberté rude: E h ! Sire! où étiez-vous? On ne vous a pas vu . . . Il ne répondit rien. Mais ils virent son habit troué de balles et il en tomba une. Les voilà bien honteux. „Sire, nous mourrons pour vous." Sa gaîté héroïque était inaltérable. Dans cetle année terrible, un peu avant Rossbach, on lui amène un de ses Français, un grenadier qui désertait. „Pourquoi nous quittes-tu? — Sire, vos affaires vont mal. — C'est vrai . . . Eh! bien, écoute: encore une bataille! si cela ne va mieux, nous déserterons tous les deux." . . . Soubise, de Vienne et de Versailles, recevait des lettres pressantes qui revenaient à dire: „ A l l o n s , sois un h é r o s . " Le destin l'accabla. Un autre, Richelieu, eût été battu tout de même. La décadence pitoyable de l'armée (comme de toute chose) arrivait au dernier dégré. Nos Français sont terribles aux premières guerres de Louis XV., à Guastalla, au combat de Plélo. ( 1 7 3 1 . ) A Fontenay, l'infanterie mollit, percée par la colonne anglaise. ( 1 7 4 5 . ) Ici tout se dissout. ( 1 7 5 7 . ) Personne ne se soucie de guerre. „Nos paysans en ont horreur," dit Quesnay, dans l'Encyclopédie. L'âme est morte? Non pas. Avant Mahon, quand on dit qu'on n'embarquerait que les gens de bonne volonté, ils voulurent tous en être. Mais dans cette misérable guerre d'Allemagne, se traînant, embourbées dans la boue, le vol, et le pillage, et les jambons de Westphalie, ils se moquaient d'euxmêmes, méprisaient cette guerre qu'on faisait pour trois femmes, et, sans nul doute usant déjà du mot rude de 9 2 , „ p o u r ces cochons de Kaiserlicks." L'armée française, chaque matin, à dix heures, offrait un grand spectacle. Devant les lentes, en ligne, on coiffait tous les officiers. Les coiffeurs, l'épée au côté, les tenaient sous le fer., frisaient, poudraient à blanc. Cérémonie essentielle. Comment se montrer décoiffé? Défrisé, on n'était plus homme. Nul besoin du service, nul danger n'aurait ajourné. Cela " prenait du temps, bien plus que sous Louis XIV. Car la vaste perruque du dix-septième siècle était frisée la nuit, toute préparée pour le matin. L'artiste, au dix-huitième, vous tenait par la tête une heure et plus. Aussi, les perruquiers avaient-ils pris un grand vol. Ils devinrent innombrables. En 8 9 , à Paris, il étaient vingt ou trente mille. Ces officiers coquets, quoique assez vifs au feu, de moeurs, d'habitudes, étaient femmes. Aux salons, ils brodaiènt, découpaient des estampes.: P l u sieurs étaient très-jeunes. Tel colonel avait quinze ans. A l'assaut de Mahon, on en vit un de douze qui ne savait marcher; ses petits pieds s e froissaient aux décombres; un grenadier le prit, lui servit de nourrice. . . . L e 5 novembre 1 7 5 7 , Frédéric, n'ayant que 2 0 0 0 0 hommes, des hauteurs de Rossbach, contemplait l'armée de Soubise et du prince de Hildbourghausen, augmentée d'un renfort qu'avait envoyé Richelieu. Soubise hésitait à combattre, disait à son collègue l'attitude réelle du Prussien, caché par ses tentes, et qui derrière s'était mis en bataille. A ce moment critique, vient un billet de Vienne pour Soubise, billet de
331 Choiseul. Il lui conseille, le presse de se battre. Conseil impérieux! Soubise y sent l'impératrice, l'ordre absolu. Que faire? S'il ne combat, c'est fait de sa fortune. „Je le tiens, disait le sot prince allemand, je vais l'envelopper." Opération très-simple. Il fallait pousser notre armée à droite, cerner leur aile gauche, leur couper la retraite; et pour cela d'abord faire un long défilé, passer devant le Prussien, sous son artillerie. On n'est pas à moitié que ses tentes ont tombé. 11 apparaît. . . . Sa cavalerie se démasque et s'élance. La nôtre lutte un peu. Mais l'infanterie ne soutient rien; on travaillait à la mettre en bataille; dans ces mouvements commencés, trois volées de boulets la troublent, elle fuit à toutes jambes. Soubise amène ses réserves; trop tard: on les culbute aussi. L'affaire n'était que ridicule. Peu de blessés, t r è s - p e u de morts, mais d'innombrables prisonniers. La suite aurait été terrible, si la nuit, venue de bonne heure, n'eût charitablement couvert le camp des femmes, ce grand troupeau de faibles créatures, des dames qui s'évanouissaient, des filles éperdues, qui criaient. Les marchands lâchèrent tout, n'eurent le temps d'emballer. Les cuisiniers laissèrent leurs batteries. Loin devant, vrais zéphirs, volaient les perruquiers, jetant l'épée qui leur battait les jambes. Ce tourbillon eût été loin, si l'Unstrutt, un méchant torrent, n'eût tout arrêté court. Un seul pont ! Un long défilé! . . . Deux jours, trois jours on fuit de différents côtés. A jeuu. On n'a rien emporté. Si par bonheur on trouve, à peine on veut dîner, qu'un cri part: Voici l'ennemi. Le camp abandonné fut pour la sombre armée du roi de Prusse un surprenant spectacle. Ces moines du drapeau, dans leur vie dure, n'avaient aucune connaissance d'un tel monde de bagatelles, de frivolités parisiennes ; que faire d'un tel butin? Par l'ordre exprès du Roi, les blessés furent soigneusement recueillis et soignés. Lui-même il fit manger les officiers avec lui, à sa table, leur en fit les honneurs, s'excusant de n'avoir pas mieux. „Mais messieurs, je ne vous attendais pas sitôt, en si grand nombre." 11 dit encore: „ J e ne m'accoutume pas à regarder les Français comme ennemis." Et en effet, entre nos officiers, tous enthousiastes de lui, il avait l'air du Roi de France. Un cri d'admiration partit de l'Angleterre et de la France même. Vingt chansons célébrèrent Soubise. Cependant Vienne avait repris la Silésie, l'occupait avec cent mille hommes. Frédéric y court. Il en a trente mille, mais si sûrs qu'au mo,ment il dit: „Si quelqu'un flotte, hésite, je lui donne congé; il petit se retirer, sans blâme et sans reproche." Pas un ne s'en alla. Le sot démon d'orgueil qui possédait Marie Thérèse, avait gagné les siens; ils déliraient d'avoir repris la Silésie. Ils raillaient Frédéric. La terrible boucherie dë Lissa {Leuthen) les fit sérieux. Ils payèrent de leur sang. C'était la septième bataille de Frédéric en cette année ( 5 . déc. 1 7 5 7 ) et son chef-d'oeuvre militaire. Napoléon lui-même en parle avec admiration. Dès ce jour-là, son sort était changé. Il pouvait désormais largement réparèr ses pertes. Pitt, depuis juin, gouvernait l'Angleterre. Frédéric reçut à la fois de l'argent, une armée. L'armée hanovrienne, après Rossbach, déchire sa convention, et elle est mise aux mains des généraux de Frédéric. Quinze millions par an lui sont données de Londres. Il peut nourrir, payer lés nombreux déserteurs qui de tous côtés lui arrivent, veulent servir le grand Roi de Prusse.
332 Véritablement grand! Les Autrichiens eux-mêmes, regrettant de lui faire la guerre, dans le Prussien, ressentirent l'Allemand.- L'admiration d'un homme rouvrit la source vive de la fraternité. Le culte du héros leur refit la Germania. Dans les nobles et simples récits que Frédéric nous donne de cette guerre unique, il n'a daigné rien faire pour en relever la grandeur. Loin d'en marquer l'effet, les résultats moraux, immenses, qu'on entrevoit ici, il s'en tient au technique, dit seulement pourquoi et comment il fit cette manoeuvre, livra, gagna cette bataille, très-attentif surtout à bien marquer ses fautes, pour ne pas tromper l'avenir. Nulle excuse pour ses défaites. Une véracité héroïque. Les succès plutôt amoindris. Sur le nombre des morts, des prisonniers, si les narrations diffèrent, c'est dans celle de Frédéric que le nombre est le plus petit. On sent en lui une chose très-belle, c'est que ses faits de guerre il les a Vus d'en haut. Derrière le capitaine et au-dessus est le Frédéric roi, dont l'autre Frédéric n'est que le général. S'il n'eût été ni roi, ni général, il resterait encore un des premiers hommes du siècle. En parcourant la colossale édition de ses oeuvres on reconnaît avec tous les critiques, les Villemain et les Sainte-Beuve, ce que le libre esprit des Diderot et des d'Alemhert disait sans (laiterie: C'est un grand écrivain, excellent prosateur, net, simple, mâle, d'étonnant sérieux, qui, même en face de Voltaire, dans ses très-belles lettres, se soutient avec dignité. Quelques formes bizarres, imprudemment cyniques, dont on abusa contre lui, n'empêcheront pas de déclarer : Qu'il fut le caractère le plus complet du dix-huitième siècle, ayant seul réuni à la force l'idée.
FRANÇOIS A U G U S T E A L E X I S MIGNET. François
Auguste
Alexis
Mignet, né en 1796 à Aix en Provence,
1815 étudiant à la faculté de droit de sa ville natale,
1818 reçu
avocat au barreau d'Aix, se fit remarquer en 1821 par un mémoire „Sur l'état du gouvernement et de la législation en France à l'époque de Saint-Louis," qui fut couronné par l'académie des inscriptions et belles lettres.
Ce succès l'encouragea à quitter le barreau et la pro-
vince pour courir, à Paris, les chances d'une activité littéraire.
Il
entra à la rédaction du Courrier-Français, donna des cours d'histoire, publia, en 1824, son „Histoire
de la révolution
française,"
qui l'a
rendu célèbre, et se lia en 1829 avec Adolphe Thiers, son aimi d e jeunesse, et avec le républicain Armand Carrel pour faire, dans le „National," une opposition acharnée au gouvernement de Charles X . Après la révolution de Juillet (1830) il eut la prudence de préférer la place honorable et sûre de directeur aux archives du ministère des affaires étrangères à l'éclat équivoque et aux dangers dea luttes
333 politiques. Il profita des loisirs et des ressources de cette position pour faire d'excellentes études d'histoire, dont il publia les résultats lans ses „Négociations rélatives à la succession d'Espagne"(1836—42), 3on „Antonio Pérez et Philippe II." ( 1 8 4 5 ) et son „Histoire de Marie Stuart" (1851). L'académie des sciences morales et politiques le reçut parmi ses membres en 1832, et l'élut sécrétaire. perpétuel en 1837. En 1836 il fut aussi admis aux honneurs de l'académie française. La révolution de février (1848) lui ôta son emploi aux archives et le rendit tout entier à son activité littéraire. Puisse le gort assez prolonger sa vie pour lui permettre d'achever le grand ouvrage sur l'histoire de la réforme religieuse qu'il prépare depuis nombre d'années! — Les écrits de Mignet se distinguent par une admirable lucidité de composition et par un style pur, concis et animé. Son „Histoire de la révolution française" (1824) est quasi un compte rendu du parti libéral de la restauration, sur la position à occuper vis à vis des problèmes que la république et l'empire avaient légués à la France. Elle passe rapidement sur les événements militaires pour se concentrer dans l'étude de l'action politique et du mouvement social. Comme son ami Thiers, Mignet regarde un peu d'en haut le côté humain et moral de la question. A l'entendre, les pires excès des révolutionnaires ne seraient guère que des symptômes inévitables d'une crise aussi naturelle que salutaire. Mais ce point dë vue „fataliste" ne l'empêche pas de voir très-clair dans l'enchaînement des péripéties du grand drame, et d'en démêler la portée et les causes avec une sagacité admirable. Ce petit volume est, sinon une „histoire de la révolution," mais certes une excellente introduction à l'étude de cette histoire. —
SITUATION DE LA FRANCE A L'AYÉNEMENT DU DIRECTOIRE. (1795.) (Histoire de la révolution française chap. XII ) • La révolution française, qui avait détruit l'ancien gouvernement et b o u l e versé de fond en comble l'ancienne s o c i é t é , avait deux buts bien distincts, celui d'une constitution libre, et celui d'une civilisation plus perfectionnée. Les six années que nous venons de parcourir ( 1 7 8 9 — 1 7 9 5 ) furent la recherche du gouvernement, de la part de chacune des classes qui composaient la nation française. Les privilégiés voulurent établir leur régime contre la cour et contre la bourgeoisie, par le maintien des ordres et des états-généraux ; la bourgeoisiè voulut établir le sien contre les privilégiés :et contre la multitude, par le codé
334 de 1 7 9 1 ; et la multitude voulut établir le sien contre tout le monde, par ld constitution de 1 7 9 3 . Aucun de ces gouvernements ne put se consolider,, parceque tous furent exclusifs. Mais, pendant leurs essais, chaque classe momentanément dominatrice, détruisit dans les classes plus élevées ce qu'il y avait d'intolérant et ce qui devait s'opposer à la marche de la nouvelle civilisation. Au moment où le directoire succéda à la convention, les luttes de classes se trouvèrent extrêmement ralenties. Le haut de chacune d'elles formait un parti qui combattait encore pour la possession et pour la forme du gouvernement; mais la masse de la nation, qui avait été si profondément ébranléq depuis 1 7 8 9 jusqu'à 1795, aspirait à s'asseoir et à s'arranger d'après le nouvel ordre des choses. Cette époque vit finir le mouvement vers la liberté, et commencer celui vers la civilisation. La révolution prit son second caractère d'ordre, de fondation et de repos, après l'agitation, l'immense travail et la démolition complète de ses premières années. Cette seconde période fut remarquable, en ce qu'elle parut une sorte d'abandon de la liberté. Les partis ne pouvant plus la posséder d'une manière exclusive et durable, se découragèrent, et se jetèrent de la vie publique dansla vie privée. Celte seconde période se divisa elle-même en deux époques: elle fut libérale sous le directoire et au commencement du consulat, et militaire à la fin du consulat et sous l'empire. La révolution alla en se matérialisant chaque jour davantage; après avoir fait un peuple de sectaires, elle fit un peuple de travailleurs, et puis un peuple de soldats. Déjà beaucoup d'illusions s'étaient perdues; on avait passé par tant d'états différents, et vécu si vite en si peu d'années, que toutes les idées étaient confondues et toutes les croyances ébranlées. Le règne de la classe moyenne et celui de la multitude avaient passé comme une rapide fantasmagorie. O11 était loin de cette France du 14. Juillet, avec sa profonde conviction, sa grande moralité, son assemblée exerçant la toute-puissance de la raison et de la liberté, ses magistratures populaires, ses gardes bourgeoises, ses dehors animés, brillants, paisibles, et portant le sceau de l'ordre et de l'indépendance. On était loin de la France plus rembrunie et plus orageuse du 10. Août, où une seule classe avait occupé le gouvernement et la société, et y avait porté son langage, ses manières, son costume, l'agitation de ses craintes, le fanatisme de ses idées, les défiances et le régime de sa position. Alors on avait vu la vie publique remplacer entièrement la vie privée, la république offrir tour à tour l'aspect d'une assemblée et d'un camp, les riches soumis aux pauvres, et les croyances de la démocratie à côté de l'administration sombre et déguenillée du peuple. A chacune de ces époques, on avait été fortement attaché à quelque idée: d'abord à la liberté et à la monarchie constitutionnelle; en dernier lieu, à l'égalité, à la fraternité, à la république. Mais au commencement du directoire, on ne croyait plus à rien, et, pendant le grand naufrage des partis, tout s'était perdu, et la vertu de la bourgeoisie et la vertu du peuple. On sortait affaibli et froissé de cette affreuse tourmente; et chacun, se rappelant l'existence politique avec épouvante, se jeta d'une manière effrénée vers les plaisirs et les rapprochements de l'existence privée, si longtemps suspendue. Les bals, les festins, les débauches, les equipages somptueux, revinrent avec plus de vogue que jamais; ce fut la réaction des habitudes de l'ancien régime. Le règne des sansculottes ramena la domination des riches, les clubs, le retour des salons. Du reste, il n'était guère possible que ce
335 premier symptôme de la reprise de la civilisation nouvelle ne f&t point aussi désordonné. Les moeurs directoriales étaient le produit d'une autre société, qui devait reparaître avant que la société nouvelle eût réglé ses rapports et fait ses propres moeurs. Dans cette transition, le luxe devait faire naître le travail; l'agiotage, le commerce; les salons, le rapprochement des partis, qui ne pouvaient se souffrir que par la vie privée; enfin, la civilisation recommencer la liberté. La situation de la république était décourageante au moment de l'in^ stallation du directoire. Il n'existait aucun élément d'ordre et d'administration. Il n'y avait point d'argent dans le trésor public: les courriers étaient souvent retardés, faute de la somme modique nécessaire pour les faire partir. Au dedans, l'anarchie et le malaise étaient partout; le papier-monnaie, parvenu au dernier dégré de ses émissions et de son discrédit, détruisait toute confiance et tout commerce; la famine se prolongeait, chacun refusant de vendre ses denrées, car c'eût été les donner; les arsénaux étaient épuisés ou vides. Au dehors, les armées étaient sans caissons, sans chevaux, sans approvisionnements; les soldats étaient nus, et les généraux manquaient souvent de leur solde de huit francs numéraire par mois, supplément indispensable, quoique bien modique, de leur solde en assignats. Enfin, les troupes, mécontents et sans discipline, à cause de leurs besoins, étaient de nouveau battues ou sur la défensive. Cette crise s'était déclarée après la chute du comité de salut public. Celui-ci avait prévenu la disette, tant à l'armée que dans l'intérieur, par les réquisitions et le maximum. Personne n'avait osé se soustraire à ce régime financier, qui rendait les riches et les commerçants tributaires des soldats et de la multitude, et, pendant cette époque, les denrées n'avaient pas été enfouis. Mais depuis, la violence et la confiscation n'existant plus, le peuple, la convention, les armées, avaient été à la merci des propriétaires et des spéculateurs, et il était survenu une effroyable pénurie, réaction contre le maximum. Le système de la convention avait consisté en économie politique dans la consommation d'un immense capital, représenté par les assignats. Cette assemblée avait été un gouvernement riche, qui s'était ruiné à défendre la révolution. Près de la moitié du territoire français, consistant en domaines de la couronne, en biens du haut clergé, du clergé régulier et de la noblesse émigrée, avait été vendu, et J e produit avait servi à l'entretien du peuple, qui travaillait peu, et à la défense extérieure de la république par les armées. Plus de huit milliards d'assignats avaient été émis avant le 9 Thermidor, et depuis cette époque, on avait ajouté trente milliards à cette somme déjà si énorme. On ne pouvait plus continuer un tel système; il fallait recommencer le travail et revenir à la monnaie réelle. Les hommes chargés de remédier à une aussi grande désorganisation étaient la plupart ordinaires; mais ils se mirent à l'oeuvre avec ardeur, courage et bon sens. „Lorsque les directeurs, dit Mr. Bailleul ' ) , entrèrent dans le Luxembourg, il n'y avait pas un meuble. Dans un cabinet, autour d'une petite table boiteuse, l'un des pieds étant rongé de vétusté, sur laquelle table ils déposèrent un cahier de papier aux lettres et une écritoire à calumet, qu'heu-
') Examen critique des Considérations de madame de Staël sur la Révolution française, par M. J. Ch. Bailleul, ancien député. — Note de l'auteur.
336 reusement ils avaient eu la précaution de p r e n d r e au comité de salut public, assis sur q u a t r e chaises de paille, en face de quelques bûches m a l allumées, le t o u t e m p r u n t é au concierge Dupont; qui croirait que c'est dans cet équipage q u e les membres du nouveau gouvernement, après avoir examiné toutes les difficultés, je dirai p l u s , toute l ' h o r r e u r de leur situation, arrêtèrent qu'ils feraient face à tous les obstacles, qu'ils périraient, ou qu'ils sortiraient la France de l'abîme où elle était plongée . . . Ils r é d i g è r e n t s u r une feuille de papier à lettres l'acte p a r lequel ils osèrent se déclarer constitués; acte qu'ils adressèrent aussitôt aux chambres législatives. Les directeurs se distribuèrent ensuite le travail. Ils consultèrent les motifs qui les avaient fait choisir p a r le parti conventionnel. R e w b e l l , d o u é d'une activité t r è s - g r a n d e , h o m m e le loi, versé dans l'administration et la diplomatie, eut dans son département la j u s t i c e , les finances et les relations extérieures. 11 devint bientôt, à cause de son habileté, ou de son caractère impérieux, le faiseur général du directoire. Barras n'avait aucune connaissance spéciale: son esprit était médiocre et de peu de ressources; ses habitudes, paresseuses. Dans u n m o m e n t de danger, il était p r o p r e , p a r sa résolution, à un coup de main semblable à celui de T h e r m i d o r ou de Vendémiaire ' ) . Uniquement capable, dans u n temps ordinaire, de surveiller les p a r t i s , dont il pouvait mieux qu'un autre surveiller les intrigues, il fut chargé de la police. Cet emploi lui c o n venait d ' a u t a n t plus, q u ' i l était souple, insinuant, sans attachement p o u r aucune secte politique, et qu'il avait des liaisons de révolutionnaires p a r sa conduite, tandisque sa naissance l'abouchait avec les aristocrates. Barras se chargea aussi de la représentation du directoire, et il établit au Luxembourg u n e sorte de régence républicaine. Le p u r , le m o d é r é La Reveillère, que sa douceur, mêlée de courage, q u e ses sincères attachements p o u r la r é p u b l i q u e et p o u r les m é sures légales, avaient fait p o r t e r au directoire d ' u n élan commun de l'assemblée et de l ' o p i n i o n , eut dans ses attributions la partie m o r a l e , l'éducation, les sciences, les arts, les manufactures etc. L e t o u r n e u r , ancien officier d'artillerie, m e m b r e du comité de salut public dans les derniers temps de la convention, avait été n o m m é p o u r diriger la g u e r r e . Mais dès que Carnot eut été choisi, il prit la conduite des opérations militaires, et laissa à son collègue Letourneur la marine et les colonies. L e t o u r n e u r s'attacha à l u i , c o m m e La Reveillère à Rewbell, et Barras f u t entre deux. Dans ce moment, les directeurs s'occupèrent avec le plus grand accord de la réparation et du b i e n - ê t r e de l'État. . . . Dans peu de temps, la conduite ferme et sage du nouveau gouvernement rétablit la confiance, le travail, le commerce, l'abondance. La circulation des subsistances fut assurée; et, au bout d ' u n mois, le directoire se déchargea de l'approvisionnement de Paris, qui se fit tout seul. L'immense activité, créée p a r la révolution, commença à se p o r t e r vers l'industrie et l'agriculture. Une partie de la population quitta les clubs et les places publiques, p o u r les ateliers et les c h a m p s : alors se ressentit le bienfait d ' u n e révolution qui, ayant détruit les corporations, morcelé la p r o p r i é t é , aboli les privilèges, q u a d r u p l é les moyens de civilisation, devait r a p i d e m e n t p r o d u i r e un b i e n - ê t r e prodigieux en France. Le directoire favorisa ce mouvement de travail p a r des institutions salutaires. Il r é t a b l i t les expositions publiques de l'industrie et perfectionna le système
') On sait que le 9 Thermidor t794 amena la catastrophe de Robespierre et la fin de la Terreur. Le 13. Vendémiaire 1795, Barras, aidé par le jeune Bonaparte, défendit victorieusement la Convention contre les royalistes insurgés de Paris.
337 d'instruction décrété sous la convention. L'institut national, les écoles primaires, centrales et normales, formèrent un ensemble d'institutions républicaines. Le directeur La Reveillère, chargé de la partie morale du gouvernement, voulut alors fonder, sous le nom de Théopkilanthropie, le culte déiste, que le comité de salut public avait inutilement essayé d'établir par la fête à l'Être suprême. 11 lui donna des temples, des chants, des formules et une sorte de liturgie: mais une pareille croyance ne pouvait être qu'individuelle, et ne pouvait pas longtemps rester publique. On se moqua heaucoup des théophilanthropes, dont le culte contrariait les opinions politiques et l'incrédulité des révolutionnaires. Aussi, dans le passage des institutions publiques aux croyances individuelles, tout ce qui avait été liberté devint civilisation, et tout ce qui avait été culte opinion. Il resta des déistes; mais il n'y eut plus de théophilanthropes. Le directoire, pressé par le besoin d'argent et par le désastreux état des finances, recourut à des moyens encore un peu extraordinaires. Il avait vendu ou engagé les effets les plus precieux du Garde-Meuble ') pour subvenir aux nécessités les plus urgentes. Il restait encore des biens nationaux; mais ils se vendaient mal et en assignats. Le directoire proposa un emprunt forcé, que les conseils décrétèrent: c'était un reste de mesure révolutionnaire à l'égard des riches; mais, ayant été accordée en tâtonnant, et conduite sans autorité, cette mesure ne réussit pas. Le directoire essaya alors de rajeunir le papiermonnaie; il proposa des mandats territoriaux, qui devaient être employés à retirer les assignats en circulation, sur le pied de trente pour un, et de faire fonction de monnaie. Les mandats territoriaux furent décrétés par les conseils jusqu'à la valeur de deux milliards quatre cents millions. Ils eurent l'avantage de pouvoir être échangés sur le champ, et par l'effet de leur présentation, avec les domaines nationaux qu'ils représentaient. Ils en firent vendre beaucoup ; et, de cette manière, ils achevèrent la mission révolutionnaire des assignats, dont ils furent la seconde période. Ils procurèrent au directoire une ressource momentanée; mais ils se décréditèrent aussi, et conduisirent insensiblement à la banqueroute, qui fut le passage du papier à la monnaie.
LOUIS ADOLPHE THIERS. Louis Adolphe Thiers, né à Marseille le 16. avril 1797, de parents
très-pauvres, dut son éducation au bénéfice d'une „bourse" au lycée impérial de sa ville natale, que des protecteurs, parents de sa mère lui firent avoir. En 1815, il alla à Aix faire son droit. Il y fut reçu avocat en 1818, en même temps que son ami Mignet. Mais son ambition et ses penchants littéraires, encouragés par le succès d'un éloge du moraliste Vauvenargues 2) qu'il avait écrit, le dégoûtèrent bientôt de la vie de province. Il alla chercher fortune à ') Palais o ù l'on garde le mobiliaire et les b i j o u x de la Couronne. 2
) L e marquis de Vauvernagues, n é à A i x 1715, mourut en 1747. Il doit sa renommée à son „Introduction à la connaissance de tesprit humain," qu'il publia en 1746. Trois siècle» de la littérature française. I I m e Ed.
Tom, II.
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338 Paris où Mignet l'avait devancé. A force de travail, de courage et dte talent les deax amis réussirent bientôt à se faire remarquer. Thiers «ntra à la rédaction du „Constitutionnel, " et sut gagner les sympathies du parti libéral par sa fameuse „Histoire de la Révolution française," publiée de 1823 jusqu'à 1827. Son activité au „National," qu'il fonda en 1829, avec Mignet et Armand Carrel, vint augmenter encore l'ascendant qu'il exerçait sur l'opinion. Après la révolution de Juillet 1830, l'habileté avec laquelle il sut profiter de cette position pour se rendre utile à Louis Philippe, lui ouvrit la route des honneurs. Le nouveau roi le nomma Conseiller d'État et Secrétaire général au ministère des finances, l'Académie Française s'ouvrit à lui en 1834, et trois foie il fut appelé au ministère. Ce fut dans la dernière de ces périodes de pouvoir (Mars—Octobre 1840) que Thiers, ministre des affaires étrangères, faillit brouiller la France avec les autres grandes puissances et allumer la guerre européenne. Remplacé au ministère par Guizot, il rentra dans les rangs de l'opposition modérée, dont il était un des chefs les plus habiles. La révolution de Février (1848) lui fit embrasser la défense des principes conservateurs. Il combattit les „Socialistes" dans le pamphlet „Du droit dé propriété" (1848) et favorisa l'élection de Bonaparte, service qui plus tard n'empêcha pas celui-ci de le faire arrêter et exiler avec les autres „chefs des vieux partis," après le coup d'état de 1851. Bientôt amnistié, Thiers rentra à Paris. Il n'y put endurer la retraite paisible et studieuse où il semblait s'être résigné. Depuis 1863, il se mit encore à la tête de l'opposition parlementaire, soutenant à l'intérieur le drapeau des idées constitutionnelles, et représentant vis-à-vis de l'Allemagne et de l'Italie régénérées le vieux système des jalousies nationales qui ne voit la force de la patrie que dans la faiblesse et les divisions de ses voisins. Ainsi la guerre de 1870 fut désapprouvée de Thiers, non parcequ'elle était injuste, mais parcequ'il appréciait mieux que les autres la force de l'adversaire et l'insuffisance des préparatifs que l'empire avait faits. La catastrophe de Sédan n'ayant que trop justifié ses prévisions sinistres, il se trouva tout d'un coup l'homme de la situation nouvelle. Il est vrai que les efforts diplomatiques qu'il fit pour soulever l'Europe contre l'Allemagne victorieuse, n'eurent aucun succès. Mais la nation française ne lui en sut pas moins gré; l'assemblée nationale qui était sortie des élections de 1871, le mit bientôt à la tête des affaires. Il s'acquitta avec adresse de la tâche difficile de pourvoir
339 au paiement de l'indemnité de guerre, de réorganiser l'administration et l'armée et de rétablir dans les esprits la confiance qui est l'âme du travail et de la prospérité publique. Comme il ne se prêtait pas aux intrigues des factions monarchistes et du parti ultramontain, la majorité réactionnaire de l'assemblée le remplaça, en 1873, par le maréchal Mac Mahon. Mais Thiers n'en conserva que mieux la confiance de tous les républicains modérés. Il continue depuis à soutenir par son autorité et ses conseils la cause de la liberté et de l'ordre, et en même temps, l'élasticité merveilleuse de son génie lui permet de consacrer une bonne partie des loisirs de sa verte vieillesse à des études sérieuses. On nous promet encore de sa main un grand ouvrage philosophique où il dira le dernier mot de ses convictions. — Comme historien Thiers s'est inscrit dans les annales littéraires de notre époque par „VHistoire de la Révolution française", 1823 — 27, 10 vol., et „THistoire du Consulat et de l'Empire1845—62, 20 vol. Sa manière d'écrire l'histoire se distingue de celle de Mignet par la richesse du détail et une prédilection pour les tableaux d'action et les scènes à effet. Peut-être le grand succès des beaux monuments d'historiographie nationale que M. Thiers a donnés à son pays, aurait-il mieux profité à l'éducation politique de la génération actuelle, en France et à l'étranger, si „l'impartialité" de l'auteur ne ressemblait quelquefois à une adoration „fataliste" du succès, qui n'est que trop dans les penchants et les moeurs de notre époque. Sa critique ne tient pas contre le prestige de la gloire militaire et des conquêtes, et" malgré ses bonnes intentions de libéralisme, d'impartialité et de justice, il a peut-être autant que Béranger lui-même contribué à développer la „légende Napoléonienne", qui a coûté si cher à la France et à nous.
L'ORGANISATION DE LA TERREUR.
1793.
(Hist, de la Révol. livre 18.)
Dans tous les lieux où le danger plus imminent avait exigé la présence des commissaires de la Convention, les mesures révolutionnaires étaient devenues plus rigoureuses. Près des frontières et dans tous les départements suspects de royalisme ou de fédéralisme ] ), ces commissaires avaient fait lever la population en masse; ils avaient mis toutes choses en réquisition, frappés les riches de taxes révolutionnaires, en outre de la taxe générale résultant de ') Qn nommait „fédéralistes" le parti qui, avec l'unité et l'indivisibilité de la République ne croyait pas incompatible une certaine indépendance des provinces*
22*
l'emprunt forcé; ils avaient accéléré l'emprisonnement des suspects, et quelquefois enfin il les avaient fait juger par des commissions révolutionnaires instituées par eux. Laplanche, envoyé dans le département du Cher, disait, le 2 9 . Vendémiaire, aux Jacobins: „Partout j'ai mis la terreur à l'ordre du jour; partout Orléans m'a j'ai imposé des contributions sur les riches et les aristocrates. fourni cinquante mille livres, et deux jours m'ont suffi à Bourges pour une levée de deux millions. Ne pouvant être partout, mes délégués m'ont suppléé: un individu nommé Mamon, riche de sept millions, et taxé par l'un d'eux à quarante mille livres, s'est plaint à la Convention, qui a applaudi à ma conduite; et s'il eût été imposé par moi-même, il eût payé deux millions. J'ai fait rendre, à Orléans, un compte public à mes délégués; c'est au sein de la société populaire qu'ils l'ont rendu, et ce compte a été sanctionné par le peuple. Partout j'ai fait fondre les cloches, et réuni plusieurs paroisses. J'ai déstitué tous les fédéralistes, renfermé les gens suspects, mis les sansculottes en force. Des prêtres avaient toutes leurs commodités dans les maisons de réclusion; les sansculottes couchaient sur la paille dans les prisons; les premiers m'ont fourni des matelas pour les derniers. Partout j'ai lait marier les préires. Partout j'ai électrisé les coeurs et les esprits. J'ai organisé des manufactures d'armes, visité les ateliers, les hôpitaux, les prisons. J'ai fait partir plusieurs bataillons de la levée en masse. J'ai passé en revue quantité de gardes nationales pour les républicaniser, et j'ai fait guillotiner plusieurs royalistes. Enfin, j'ai suivi mon mandat impératif. J'ai agi partout en chaud montagnard, en représentant révolutionnaire." C'est surtout dans les trois principales villes fédéralistes, Lyon, Marseille et Bordeaux, que les représentants venaient d'imprimer une profonde terreur. Le formidable déGret rendu contre Lyon portait que les rebelles et leurs complices seraient militairement jugés par une commission, que les sansculottes seraient nourris aux dépens des aristocrates, que les maisons des riches seraient détruites, et que la ville changerait de nom. L'exécution de ce décret fut confiée à Collot d'Herbois, Marihon-Montant et Fouché de Nantes. Ils s'étaient rendus à „Commune affranchie," emmenant avec eux quarante jacobins, pour organiser un nouveau club et propager les principes de la société mère. Ronsin les avait suivis avec deux mille hommes de l'armée révolutionnaire, et ils avaient aussi déployé leurs fureurs. Les représentants donnèrent le premier coup de marteau sur l'une des maisons destinées à être démolies, et huit cçnts ouvriers se mirent sur-le-champ à l'ouvrage pour détruire les plus belles rues. Les proscriptions avaient commencé en même temps. Les Lyonnais soupçonnés d'avoir pris les armes étaient guillotinés ou fusillés au nombre de cinquante et soixante par jour. La terreur régnait dans cette malheureuse cité: les commissaires envoyés pour la punir, entraînés, énivrés par l'effusion du sang, croyant, à chaque cri de douleur, voir renaître la révolte, écrivaient à la Convention que les aristocrates n'étaient pas réduits encore, qu'ils n'attendaient qu'une occasion pour réagir, et qu'il fallait, pour n'avoir plus rien à craindre, déplacer une partie de la population et détruire l'autre. Comme les moyens mis en usage ne paraissaient pas assez rapides, Collot d'Herbois imagina d'employer la mine pour détruire les édifices, la mitraille pour immoler les proscrits; et il écrivit à la Convention que bientôt il allait se servir de moyens plus prompts et plus efficaces pour punir la ville rebelle. . . . Ainsi, toutes les grandes villes de France subissaient les vengeances de la Montagne. Mais Paris, tout plein des plus illustres victimes, allait devenir le théâtre de jjien plus grandes cruautés.
341 Tandis qu'on préparait le procès de Marie - Antoinette, des Girondins, du duc d'Orléans, de Bailly, d'une foule de généraux et de ministres, on remplissait les prisons de suspects. La commune de Paris s'était arrogé, avonsnous dit, une espèce d'autorité législative sur tous les objets de police, de subsistance, de commerce, de culte, et, à chaque décret, elle rendait un arrêt explicatif pour étendre ou limiter les volontés de la Convention. Sur les réquisitions de Chaumette, elle avait singulièrement étendu la définition des suspects, donnée par la loi du 17. septembre. Chaumette avait, dans une instruction municipale, énuméré les caractères auxquels il fallait les reconnaître. Cette instruction, adressée aux sections de Paris, et bientôt à toutes celles de la république, était conçue en ces termes : „Doivent être considérés comme suspects: 1° ceux qui, dans les assemblées du peuple, arrêtent son énergie par des discours astucieux, des cris turbulents f t des menaces ; 2° ceux qui, plus prudents, parlent mystérieusement des malheurs de la république, s'apitoient sur le sort du peuple, et sont toujours prêts à répandre de mauvaises nouvelles avec une douleur affectée; 3° ceux qui ont changé de conduite et de langage. selon les événements ; qui, muets sur les crimes des royalistes et des fédéralistes, déclament avec emphase contre les fautes légères des patriotes, et affectent, pour paraître républicains, une austérité, une sévérité étudiée, et qui cèdent aussitôt qu'il s'agit d'un modéré ou d'un aristocrate; 4° ceux qui plaignent les fermiers, les marchands avides, contre lesquels la loi est obligée de prendre des mesures; 5° ceux qui, ayant toujours les mots liberté, république et patrie sur les lèvres, fréquentent les ci-devant nobles, les prêtres, les contre-révolutionnaires, les aristocrates, les modérés, et s'intéressent à leur sort; 6° ceux qui n'ont pris aucune part active dans tout ce qui intéresse la révolution, et qui, pour s'en disculper, font valoir le paiement de leurs contributions, leurs dons patriotiques, leurs services dans la garde nationale par remplacement ou autrement; 7° ceux qui ont reçu avec indifférence la constitution républicaine, et ont fait paraître de fausses craintes sur son établissement et sa durée; 8° ceux qui, n'ayant rien fait contre la liberté, n'ont aussi rien fait pour elle; 9° ceux qui ne fréquentent pas leurs sections, et donnent pour excuse qu'ils ne savent pas parler, ou que leurs affaires les en empêchent; 10° ceux qui parlent avec mépris des autorités constituées, des sociétés populaires, des défenseurs de la liberté; 11° ceux qui ont signé des pétitions contre-révolutionnaires, ou fréquenté des sociétés et clubs anticiviques; 12° ceux qui sont reconnus pour avoir été de mauvaise foi, partisans de la Fayette, et ceux qui ont marché au pas de charge au Champ-de-Mars ')." Avec une telle définition, le nombre des suspects devait être illimité, et bientôt il s'éleva, dans les prisons de Paris, de quelques cents à trois mille. D'abord on les avait placés à la Mairie, à la Force, à la conciergerie, à l'Abbaye, à Sainte Pélagie, aux Madelonnettes, dans toutes les prisons d'État; mais ces vastes dépôts' devenant insuffisants, on songea à établir de nouvelles maisons d'arrêt, spécialement consacrées aux détenus politiques. Les frais de garde étant à la charge des prisonniers, on loua des maisons à leurs dépens. On en choisit ') Dans la soirée du dimanche 27. juillet 1791, Bailly, maire de Paris, et la Fayette, commandant en chef de la garde nationale, avaient fait agir la force armée contre une émeute républicaine dont le Champs-de-Mars était le théâtre. Les Jacobins en conçurent une haine irréconciliable contre ces deux hommes de bien, et contre tous ceux qui les avaient assistés.
342 une dans la rue d'Enfer, qui fut connue sous le nom de maison de PortLé collège Libre, une autre dans la rue de Sèvres, appellé maison Lazare. Duplessis devint un lieu de détention; enfin le palais du Luxembourg, d'abord destiné à recevoir lés vingt-deux girondins, fut rempli d'un grand nombre de prisonniers, et renferma pêle-mêle tout ce qui restait de la brillante société du faubourg Saint-Germain. Ces arrestations subites ayant amené un encombrement dans les prisons, les détenus furent d'abord mal logés. Confondus avec les malfaiteurs et jetés sur la paille, les premiers moments de leur détention furent cruels. Bientôt, cependant, le temps amena l'ordre et les adoucissements. Les communications avec le dehors leur étant permises, ils eurent la consolation d'embrasser leurs proches, et la faculté de se procurer de l'argent. Alors ils louèrent des lits ou s'en firent apporter; ils ne couchèrent plus sur la paille, et furent séparés des malfaiteurs. On leur accorda même toutes les commodités qui pouvaient rendre leur sort plus supportable: car le décret permettait de transporter dans les maisons d'arrêt tous les objets dont les détenus auraient besoin. Dès cet instant, la société parut devenir plus intime entre ces malheureux, condamnés à exister exclusivement ensemble. Chacun se rapprocha suivant ses goûts, et de petites sociétés se formèrent. Des régléments furent établis; on se partagea les soins domestiques, et chacun en eut la charge à son tour. Une souscription fut ouverte pour les frais de logement et de nourriture, et les riches payèrent ainsi pour les pauvres. Après avoir vaqué aux soins de leur ménage, les différentes chambrées se réunissaient dans des salles communes. Autour d'une table, d'un poêle, d'une cheminée, se formaient des groupes. On se livrait au travail, à la lecture, à la conversation. Des poètes, jetés dans les fers avec tout ce qui avait excité la défiance par une supériorité quelconque, lisaient des vers. Des musiciens donnaient des concerts, et l'on entendait chaque jour d'excellente musique dans ces lieux de proscription. Bientôt le luxe accompagna les plaisirs. Les femmes se parèrent, les liaisons d'amitié et d'amour s'établirent, et l'on vit se reproduire, jusqu'à la veille de l'échafaud, toutes les scènes ordinaires de la société. Singulier exemple du caractère français, de son insouciance, de sa gaité, de son aptitude aux plaisirs dans toutes les situations de la vie! Des vers charmants, des aventures romanesques, des actes de bienfaisance, une confusion singulière de rangs, de fortunes et d'opinions, signalèrent ces trois premiers mois de la détention des suspects. Une sorte d'égalité volontaire réalisa dans ces lieux cette égalité chimérique que des sectaires opiniâtres voulaient faire régner partout, et qu'ils ne réussirent à établir que dans les prisons. Il est vrai que l'orgueil de quelques prisonniers résista à cette égalité de malheur. Tandis qu'on voyait des hommes, fort inégaux d'ailleurs en fortune, en éducation, vivre très-bien entre eux, et se réjouir, avec un admirable désintéressement, des victoires de cette république qui les persécutait, quelques ci-devant nobles et leurs femmes, trouvés par hasard dans les hôtels déserts du faubourg Saint-Germain, vivaient i part, ^s'appelaient encore des noms proscrits de comte et de marquis, et laissaient voir leur dépit, quand on venait dire que les Autrichiens avaient fui devant Wattignies, ou que les Prussiens n'avaient pu franchir les Vosges. Cependant la douleur ramena tous les coeurs à la nature et à l'humanité: bientôt, lorsque Fouquier-Tinville, frappant chaque jour i la porte de ces demeures désolées, demanda sans cesse de nouvelles têtes; quand les amis. Les parents, furent chaque jour séparés par la mort, ceux qui restaient gémirent, se consolèrent ensemble, et n'eurent plus qu'un même sentiment au milieu des mêmes malheurs.
343 Cependant les prisons n'offraient pas toutes les mêmes scènes, t a Conciergerie, tenant au palais de Justice, et renfermant, à cause de cette proximité, les prisonniers destinés au tribunal révolutionnaire, présentait le douloureHs spectacle de quelques cents malheureux n'ayant jamais plus de trois, ou qiuaAne jours à vivre. On les y transférait la veille de leur jugement, et ils n'y passaient que le court intervalle qui séparait leur jugement de leur exécution*. Là se trouvaient les girondins qu'on avait tirés du Luxembourg, leur première prison; madame Roland, .qui, après avoir fait évader soa mari, s'était laissé enfermer sans songer à fuir; les jeunes Riouffe, Girey-Dupré, Rois-Guio«, attachés à la cause des députés proscrits, et traduits de Bordeaux à Pasis, pour y être jugés conjointement avec eux; Barnave* extrait des prisons de Grenoble, où il était resté enfermé pendant quinze mois; Bailly, qu'on avait arrêté è| Mehui; l'ex-ministre des finances Clavières, qui n'avait pas réussi à. s'enfuir comme Lebrun ; le duc d'Orléans, transféré des prisons de Marseille dans çetyfs de Paris ; les généraux Bouchard, Brunet, tous réservés au même* sort ; et epfjft l'infortunée Marie Antoinette, qui était destinée h devancer à l'échafrud QÇS illustre« victimes. Là ou ne songeait pas même à se procqrer tas comn>odil4§ qui adoucissaient le sort des détenus dans les autres prisons. On habitait de sombres et tristes réduits, où ne pénétraient ni la luAi^set f i les ni les plaisirs. A peine les prisonniers jouissaient du privilège d'être couchés sur des lits, au lieu de l'être sur la paille. Ne pouvant se distraire du tacle de la mort çonpne les simples suspects, qui espéraient n'être flue détenu jusqu'à la paix, ils tâchaient de s'en amuser, et faisaient du t?ifrunaj| r^voiM-tiowuùre et de la guillotine les plus étranges parodie». Les girondin, leur prison, improvisaient et jouaient des drames singuliers et terribles, dont leur destinée et la révolution étaient le sujet, (l'est à çi>nuit, lorsque tous les geôliers reposaient, qu'ils conaDpençaient ces divertissements lugubres. Voiçi l'un de ceux qu'ils avaient imaginés. Assis chacun, sur un lit, ils $gur?ient et les juges et les jurés du tribunal révolutionnaire, eVFoJiqwer-TipYille lui-pême. Deux d'entre eux, placés vis-à-vis, représentaient l'accusé av^c sop défenseur. Suivant l'usage du sanglant tribunal, l'accusé était toujours condamné, Étwdn aussitôt sur une planche de lit qu'on renversait, il subissait le siumlaçre c\u supplice jusque dans ses moindres détails. Après beaucoup d'^çc^satipns, ViPçtySAtçur devenait accusé, et succombait à son touf. R e v e n d alors coijyçty d'im drap de lit, il peignait les tortyres qu'il endurait w x enfers, p c o p ^ é ^ i t leur destinée à tous ces juges iniques, et, s'epftpara»t d'w* çspis lamentables, il les entraînait dans les abîmes,
PASSAGE DU GRAND St. BERNARD. (Histoire du Consolât et de l'Empiie, 1.1.) C'est le moment de faire connaître les motifs qui dépidèjreqt Bpnaparte à choisir le Saint-Bernard l ). Les Saint-Gothard était réservé aux troupes
') On sait que le pton de Bonaparte était, en 18QO, de d^sçgndte en fur lw derrières de l'armée autrichienne et de la forçer iiinsi à, iieqw, sur buse d'opérations même, uqe bataille dont la perte dçvtùt eflfraîftçr une capitulation la Qpi>q\iête de l'Italie. Il était çi sûr de son fait qu'il désigna le lieu même de la bataille. Un jour, avant de partir, pptic^é sitf sas cfjrtçj, y, pftSftçi
344 venant d'Allemagne, et conduites par le général Môncey. Ce passage était situé sur leur route, et pouvait tout au plus nourrir 1 5 mille hommes, car les vallées de la haute Suisse étaient entièrement ruinées par la présence des armées belligérantes. Restaient les passages du Simplon, du grand SaintBernard, du mont Cenis. Ils n'étaient pas comme aujourd'hui traversées par de grandes routes. Il fallait démonter les voitures au pied du col, les'transporter sur des traîneaux, pour les remonter de l'autre côté des monts. Ces passages offraient tous les trois à peu près les mêmes difficultés. Cependant le mont Cenis, fréquenté plus souvent, était plus frayé que les autres, et présentait peut-être à cause de cela moins d'obstacles matériels; mais il débouchait sur-Turin, c'est à dire au milieu des Autrichiens, trop près d'eux, et ne se prêtait pas assez au projet de les envelopper. Le Simplon, au contraire, le plus éloigné des trois, par rapport au point de départ, offrait les inconvénients opposés. Il débouchait, il est vrai, aux environs de Milan, dans un beau pays, assez loin des Autrichiens, tout à fait sur leurs derrières; mais il présentait une difficulté fort grande, c'était cellc des distances. Il fallait, en effet, pour y parvenir, remonter avec le matériel de l'armée toute la longueur du Valais, ce qui eût exigé des moyens de transport que nous n'avions pas à notre disposition. Au milieu des vallées arides et couvertes de glaces qu'on allait traverser, on était réduit à tout porter avec soi, et ce n'était pas une chose indifférente que d'avoir une vingtaine de lieues de plus à parcourir. Dans le cas, au contraire, du passage par le Saint-Bernard, on n'avait à faire que le chemin de Villeneuve à Martigny, c'est à dire de l'extrémité du lac de Genève, point où cessait le moyen de la navigation, jusqu'au pied du col. C'était une très-petite distance à franchir. Le Saint-Bernard débouchait ensuite dans la vallée d'Aoste, sur Ivrée, entre les deux routes de Turin et de Milan, dans une très-bonne direction pour envelopper les Autrichiens. Bien que plus difficile, peut-être plus périlleux, il méritait la préférence, à cause de la brièveté du trajet. Le Premier Consul se décida donc à conduire la masse principale de ses forces par le Saint-Bernard même. Il emmenait avec lui ce qu'il y avait de meilleur dans l'armée de réserve, environ 4 0 mille hommes, 3 5 mille d'infanterie et d'artillerie, 5 mille de cavalerie. Cependant, voulant diviser l'attention des Autrichiens, il imagina de faire descendre par d'autres passages quelques détachements qu'on n'avait pas pu réunir au gros de l'armée. Pas loin du grand Saint-Bernard se trouve le petit Saint-Bernard, qui, des hauteurs de la Savoie, débouche aussi dans la vallée d'Aoste. Le Premier Consul dirigea sur ce passage le général Chabran avec la 7 0 ° demi-brigade et quelques bataillons d'Orient remplis de conscrits. C'était une division de 5 à 6 mille hommes, qui devait rejoindre sur Ivrée la colonne principale. Enfin le général Thurreau, qui avec 4 mille hommes de troupes de Ligurie défendait le mont Cenis, avait ordre de se présenter à ce passage, et d'essayer de pénétrer sur Turin. Ainsi l'armée française devait descendre des Alpes par quatre passages à la fois, le Saint-Gothard, le grand et le petit Saint - Bernard, le mont Cenis. La masse principale, forte de 4 0 mille hommes, agissant au centre de ce demi-cercle, des signes de différentes couleurs, pour figurer la position des corps français et autrichiens, il disait devant son secrétaire qui l'écoutait avec surprise et curiosité: Ce pauvre M. de Mêlas passera par Turin, se repliera vers Alexandrie. J e passerai le Pô, je le joindrai sur la roitte de Plaisance, dans les plaines de la Scriria, et je le battrai là, là . . . et, en disant ces mots, il posait un de ses signes a SanGiuliano (tout près de Marengo).
345 avait la certitude de rallier les 15 mille hommes venus d'Allemagne, ainsi que les troupes du général Chabran, peut-être celles du général Thurreau, ce qui devait composer une force totale d'environ 6 5 mille soldats et troubler l'esprit de l'ennemi, ne sachant, à l'aspect de tous ces corps, vers quel point diriger sa résistance. Le choix des points de passage arrêté, il fallait s'occuper de l'opération elle-même, consistant à jeter 6 0 mille hommes, avec leur matériel, de l'autre côté des Alpes, sans routes frayées, à travers des rochers, des glaciers, et à l'époque la plus redoutable de l'année, celle de la fonte des neiges. C'est une chose déjà fort malaisée que de traîner avec soi un parc d'artillerie, car chaque pièce de canon exige après elle plusieurs voitures, et, pour 6 0 bouches à feu, il fallait en amener environ trois cents; mais, dans ces hautes vallées, les unes frappées de stérilité par un hiver éternel, les autres à peine assez larges pour nourrir leurs rares habitants, on ne pouvait trouver aucun moyen de vivre. Il fallait porter le pain pour les hommes, et jusqu'au fourrage pour les chevaux. La difficulté était donc immense. De Genève jusqu'à Villeneuve tout était facile, grâce au lac Léman et à une navigation de dix-huit lieues, aussi commode que rapide. Mais de Villeneuve, point extrême du lac, jusqu'à Ivrée, débouché par lequel on entre dans la riche plaine du Piémont, on avait quarante-cinq lieues à parcourir, dont dix sur les rochers et les glaciers de la grande chaîne. La route de Villeneuve à Martigny, et de Martigny à St. Pierre, était bonne pour les voitures. Là, on commençait à gravir des sentiers c o u verts de neiges, bordés de précipices, larges à peine de deux ou trois pieds, exposés, quand la chaleur du jour se faisait sentir, au choc d'affreuses avalanches. On avait à peu près dix lieues à faire dans ces sentiers, pour arriver de l'autre côté du Saint - Bernard, au village de St. Remy, dans la vallée d'Aoste. Là, on retrouvait une route praticable pour les voitures, qui conduisait par Aoste, Ghitillon, Bard, Ivrée, à la plaine du Piémont. De tous ces points on en signalait un seul comme pouvant oifrir quelque difficulté, c'était celui de Bard, où existait, disait-on,* un fort, dont quelques officiers italiens avaient ouï parler, mais qui ne semblait pas devoir présenter un obstacle sérieux. C'étaient donc, comme nous venons de le dire, quarante-cinq lieues à franchir en portant tout avec soi, du lac de Genève aux plaines du Piémont, et, dans ces quarantecinq lieues, dix sans routes praticables aux voitures. Voici les dispositions imaginées par le Premier Consul pour le transport du matériel, et exécutées sous la direction des généraux Marescot, Marmont et Gassendi. D'immenses approvisonnements en grain,-biscuit, avoine, avaient été faits par le lac de Genève à Villeneuve. Le général Bonaparte, sachant qu'avec de l'argent, on se procurerait facilement le concours des robustes montagnards des Alpes, avait envoyé sur les lieux des fonds considérables, sous forme de numéraire. On avait donc, mais dans les derniers jours seulement, attiré, à grand prix, sur ce point, tous les chars-à-banc du pays, tous les mulets, tous les paysans. On avait fait transporter par ce moyen, de Villeneuve à Martigny, et de Martigny jusqu'à Saint-Pierre, au pied du col, du pain, du biscuit, des fourrages, du vin, de l'eau de vie. On y avait conduit une suffisante quantité de bestiaux vivants. L'artillerie avec ses caissons y avait été amenée. Une compagnie d'ouvriers, au pied du col, à Saint-Pierre, était chargée de démonter les pièces, de diviser les effàts en fragments numérotés, afin de pouvoir les transporter à dos de mulets. Les canons eux-mêmes, séparés des affûts, devaient être disposés sur des traîneaux à roulettes, préparés à Auxonne.
346 Osant aux munitions de l'infanterie et de l'artillerie, on avait préparé une multitude de petites caisses, faciles à placer sur des mulets, pour les transporter, comme tout le reste, au moyen des bêtes de somme du pays. Une seconde compagnie d'ouvriers, pourvue de forges de campagne, devait passer la montagne avec la première division, s'établir au village de Saint-Remy, où la route frayée recommençait, pour y remonter les voitures de l'artillerie, et remettre les pièces sur leurs affûts. Telle était l'énorme tâche qu'on s'était imposée. On avait joint à l'armée une compagnie de pontonniers, dépourvue du matériel propre à jeter des ponts, mais destinée à employer celui qu'on ne manquerait pas de conquérir en Italie. Le Premier Consul avait songé en outre i s'aider du secours des religieux établis à l'hospice du grand Saint-Bernard. Le monde entier sait que de pieux cénobites, établis là depuis des siècles, vivent dans ces affreuses solitudes, au dessous des régions habitées, pour y secourir Les voyageurs que le mauvais temps a surpris, et quelquefois ensevelis sous les neiges. Le Premier Consul leur avait envoyé au dernier moment une somme d'argent, afin qu'ils pussent réunir une grande quantité de pain, de fromage et de vin. Un hôpital était préparé à Saint-Pierre, au pied du col; un autre au revers des monts, à SaintRemy. Ces deux hôpitaux devaient évacuer les blessés et les malades, s'il y en avait, sur des hôpitaux plus vastes établis à Martigny et à Villeneuve. Toutes ces dispositions étaient achevées; les troupes commençaient à paraître; le général Bonaparte, établi à Lausanne, les inspectait toutes, leur parlait, les animait du feu dont il était plein, et les préparait à l'immortelle entreprise qui devait prendre place dans l'histoire à côté de la grande expédition d'Annibal. 11 avait eu soin d'ordonner deux inspections, une première à Lausanne, une seconde à Villeneuve. Là, on passait en revue chaque fantassin, chaque cavalier; et, au moyen de magazins improvisés dans chacun de ces lieux, on fournissait aux hommes les souliers, les vêtements, les armes qui leur manquaient. La précaution était bonne, car, malgré toutes les peines qu'il s'était données, le Premier Consul voyait souvent arriver de vieux soldats, dont les vêtements étaient usés, dont les armes étaient hors de service. 11 s'en plaignait vivement, et faisait réparer les omissions dont la précipitation ou la négligence des agents, toujours inévitable à un certain dégré, était la cause. Il avait poussé la prévoyance jusqu'à faire placer au pied du col des ateliers de bourreliers, pour réparer les harnais de l'artillerie. Il avait écrit lui-même plusieurs lettres sur ce sujet, en apparence si vulgaire; et nous citons cette circonstance pour l'instruction des généraux et des gouvernements à qui la vie des hommes est confiée, et qui ont souvent la paresse ou la vanité de négliger de tels détails. Rien, en effet, de ce qui peut contribuer au succès des opérations, à la sûreté des soldats, n'est au-dessous du génie ou du rang des chefs qui commandent. Les divisions étaient échelonnées depuis le Jura jusqu'au- pied du SaintBernard, pour éviter l'encombrement. Le Premier Consul était à Martigny, dans un couvent de Bernardins. De là il ordonnait tout, et ne çe&ait de correspondre avec Paris, et avec les autres armées de la République. M avait des nouvelles de la Ligurie qui lui apprenaient que M. de Hélas, toujours sous l'empire des plus grandes illusions, mettait tout son zèle à prendre Gènes et à. forcer le pont du Var. Rassuré sur oet objet important, il lit donner enfin l'ordre du passage. Quant à lui, il resta de ce côté-ci du Saint-Bernard, pour correspondre 1« plus longtemps possible avec le gouvernement, et pour
347 tout expédier lui-même au-delà des monts. Berthier, au contraire, devait se transporter de l'autre côté du Saint-Bernard, pour recevoir les divisions et le matériel que le Premier Consul allait lui envoyer. Lannes passa le premier, à la tête de l'avant-garde, dans la nuit du 14 au 15 mai ( 2 4 — 2 5 floréal). )1 commandait six regiments de troupes d'élite, parfaitement armés, et qui sous ce chef bouillant, quelquefois insubordonné, mais toujours si habile et si vaillant, allaient tenter gaiement cette marche aventureuse. On se mit en route, entre minuit et deux heures du matin, pour devancer l'instant où la chaleur du soleil, faisant fondre les neiges, précipitait des montagnes de glace sur la tétc des voyageurs téméraires qui s'engageaient dans ces gorges affreuses. Il fallait huit heures pour parvenir au sommet du col, à l'hospice même du Saint-Bernard, et deux heures seulement pour redescendre à Saint-Remy. On avait donc le temps de passer avant le moment du plus grand danger. Les soldats surmontèrent avec ardeur les difficultés de cette route. Ils étaient fort chargés, car on les avait obligés i prendre du biscuit pour plusieurs jours, et avec du biscuit une grande quantité de cartouches. Ils gravissaient ces sentiers escarpés, chantant au milieu des précipices, rêvant la conquête de cette Italie où ils avaient goûté tant de fois les jouissances de la victoire, et ayant le noble pressentiment de la gloire immortelle qu'ils allaient acquérir. Pour les fantassins la peine était moins grande que pour les cavaliers. Ceux-ci faisaient la route à pied, conduisant leur monture par la bride. C'était sans danger à la montée, mais à la descente, le sentier fort étroit les obligeant de marcher devant le cheval, ils étaient exposés, si l'animal faisait un faux pas, à être entraînés avec lui dans les précipices. Il arriva, en effet, quelques accidents de ce genre, mais en petit nombre, et il périt quelques chevaux, mais presque point de cavaliers. Vers le matin, on parvint i l'hospice, et là, une surprise ménagée par le Premier Consul, ranima les forces et la bonne humeur de ces braves troupes. Les religieux, munis d'avance des provisions nécessaires, avaient préparé des tables, et servirent à chaque soldat une ration de pain, de vin et de fromage. Après un moment de repos on se remit en route, et on descendit à SaintRemy sans événement fâcheux. Lannes s'établit immédiatement sur le revers de la montagne, et fit toutes les dispositions nécessaires pour recevoir les autres divisions, et particulièrement le matériel. Chaque jour devait passer une des divisions de l'armée. L'opération devait donc durer plusieurs jours, surtout à cause du matériel qu'il fallait faire passer avec lés divisions. On se mit à l'oeuvre pendant que les troupes se succédaient. On fit d'abord voyager les vivres et les munitions. Pour cette partie du matériel, qu'on pouvait diviser, placer sur le dos des mulets, dans de petites caisses, la difficulté ne fut pas aussi grande que pour le reste. Elle ne consista que dans l'insuffisance des moyens de transport, car, malgré l'argent prodigué à pleines mains, on n'avait pas autant de mulets qu'il en aurait fallu pour l'énorme poids qu'on avait à transporter de l'autre côté du SaintBernard. Cependant les vivres et les munitions ayant passé à la suite des divisions de l'armée, et avec le secours des soldats, on s'occupa - enfin de l'artillerie. Les affûts et les caissons avaient été démontés, comme nous l'avons dit, $t placés sur des mulets. Restaient les pièces de canon elles-mêmes, dont on ne pouvait réduire le poids par la division du fardeau. Pour les pièces de douze surtout, et pour les obusiers, la difficulté était plus grande qu'on ne l'avait d'abord imaginé. Les traîneaux à roulettes construits dans les ar->
348 senaux ne purent servir. On imagina un moyen qui fut essayé sur le champ, et qui réussit: ce fût de partager par le milieu des troncs de sapins, de les creuser, d'envelopper avec deux de ces demi-troncs une pièce d'artillerie, et de la traîner ainsi enveloppée le long des ravins. Grâce à ces précautions, aucun choc ne pouvait l'endommager. Des mulets furent attelés à ce singulier fardeau, et servirent à élever quelques pièces jusqu'au sommet du col. Mais la descente était plus difficile: on ne pouvait l'opérer qu'à force de bras, et en courant des dangers infinis, parcequ'il fallait retenir la pièce, et l'empêcher en la retenant de rouler dans les précipices. Malheureusement les mulets commençaient à manquer. ' Les muletiers surtout, dont il fallait un grand On songea dès lors à recourir à d'autres moyens. nombre, étaient épuisés. On offrit aux paysans des environs jusqu'à mille francs par pièce de canon 11 fallait cent qu'ils consentiraient à traîner de Saint-Pierre à Saint-Remy. hommes pour en traîner une seule, un jour pour la monter, un jour pour la descendre. Quelques centaines de paysans se présentèrent, et transportèrent en effet quelques pièces de canon, conduits par les artilleurs qui les dirigeaient. Mais l'appât même du gain ne put pas les décider à renouveler cet effort. Ils disparurent tous, et malgré les officiers envoyés à leur recherche, et prodiguant l'argent pour les ramener, il fallut y renoncer, et demander aux soldats des divisions de traîner eux-mêmes leur artillerie. On pouvait tout obtenir de ces soldats dévoués. Pour les encourager, on leur promit l'argent que les paysans épuisés ne voulaient plus gagner, mais ils le refusèrent, disant que c'était un devoir d'honneur pour une troupe de sauver ses canons, et ils se saisirent des pièces abandonnées. Des troupes de cent hommes, sorties successivement des rangs, les traînaient chacune à son tour. La musique jouait des airs animés dans les passages difficiles, et les encourageait à surmonter ces obstacles d'une nature si nouvelle. Arrivé au faîte des monts, on trouvait les raffraîchissements préparés par les religieux du Saint-Bernard, on prenait quelque repos, pour recommencer à la descente de plus grands et de plus périlleux efforts. On vit ainsi les divisions Chambarlhac et Monnier traîner elles-mêmes leur artillerie; et, l'heure avancée ne permettant pas de descendre dans la même journée, elles aimèrent mieux bivouaquer dans la neige que de se séparer de leurs canons. Heureusement le ciel était serein, et on n'eut pas à braver, outre les difficultés des lieux, les rigueurs du temps. . . . Avant de partir de sa personne, le Premier Consul reçut des nouvelles du Var qui lui apprenaient que le 1 4 mai ( 2 4 floréal) le baron de Mêlas était encore à Nice. Comme on était en ce moment au 2 0 mai, on ne pouvait pas supposer que le général autrichien fût accouru, dans l'espace de six jours, de Nice à Ivrée. Il se mit donc en marche pour traverser le col le 20, avant le jour. L'aide (le camp Duroc, et son secrétaire de Bourrienne l'accompagnaient. Les arts l'ont dépeint franchissant les neiges des Alpes sur un cheval fougueux. Voici la simple vérité: Il gravit le Saint-Bernard, monté sur un mulet, revêtu de cette enveloppe grise qu'il a toujours portée, conduit par un guide du pays, montrant dans les passages difficiles la distraction d'un esprit occupé ailleurs, entretenant les officiers répandus sur la route, et puis, par intervalles, interrogeant le conducteur qui l'accompagnait, se faisant conter sa vie, ses plaisirs, ses peines, comme un voyageur oisif qui n'a pas mieux à faire. Ce conducteur, qui était tout jeune, lui exposa naïvement les particularités de son obscure existence, et surtout le chagrin qu'il éprouvait de ne pouvoir, faute d'un peu d'aisance, épouser l'une des filles de cette vallée. Le Premier Consul,
349 tantôt l'écoutant, tantôt questionnant les passants dont la montagne était remplie, parvint à l'hospice, où les bons religieux le reçurent avec empressement. A peine descendu de sa monture, il écrivit un billet qu'il confia à son guide, en lui recommandant de le remettre exactement à l'administrateur de l'armée, resté de l'autre côté du Saint-Bernard. Le soir, le jeune homme, retourné à SaintPierre, apprit avec surprise quel puissant voyageur il avait conduit le matin, et sut que le général Bonaparte lui faisait donner un champ, une maison, les moyens de se marier enfin, et de réaliser tous les rêves de sa modeste ambition. Ce montagnard vient de mourir de nos jours dans son pays, propriétaire du champ que le dominateur du monde lui avait donné. Cet acte singulier de bienfaisance, dans un moment de si grande préoccupation, est digne d'attention. Si ce n'est là qu'un pur caprice de conquérant, jetant au hasard le bien ou le mal, tour i tour renversant des empires ou édifiant une chaumière, de tels caprices sont bons à raconter, ne serait-ce que pour tenter les maîtres de la terre; mais un pareil acte révèle autre chose. L'âme humaine, dans ces moments où elle éprouve des désirs ardents, est portée à la bonté: elle fait le bien comme une manière de mériter celui qu'elle sollicite de la Providence.
AUGUSTIN THIERRY.
(1795—1856.)
Jacques-Nicolas-Augustin Thierry, né à Blois en 1795, élève de l'École Normale en 1811, ensuite professeur de lycée, quitta la carrièrè de l'enseignement public pour celle de journaliste, entraîné par le grand mouvement des intelligences qui, après la réaction violente de 1820, marqua le divorce définitif de la jeune France avec les Bourbons et l'ancien régime, donna une impulsion inouie aux études sérieuses, et prépara de longue main le triomphe de la révolution de Juillet et du système constitutionnel. Ses „Lettres sur l'histoire de France," publiées en 1825 dans le „Courrier français," le signalèrent à l'attention publique comme connaisseur judicieux de l'histoire de son pays et comme défenseur convaincu et intelligent de la cause nationale. En 1827, son „Histoire de la conquête de F Angleterre pat les Normands, de ses causes et de ses suites, jusqu'à nos jours en Angleterre, en Écosse et en Irlande", lui assigna une place élevée parmi les meilleurs historiens de son pays. A. Thierry y surpasse Guizot en érudition et en sagacité politique, et il sait raconter comme Thiers et Lamartine. L'acharnement qu'il avait mis à ces études lui coûta la vue, sans que ce malheur cruel pût arrêter ses travaux. Il a depuis publié, en 1840, ses célèbres „Récits des temps Mérovingiens," précédés de „Considérations sur l'histoire de France" qui, pour la critique de la philosophie de l'histoire sont
350 »usai importantes que les „Lettres" le furent pour la critique des livres d'histoire narrative. Thierry y fait la part des trois éléments qui ont concouru à former la nation française, et dont l'action et la réaction ont déterminé la marche de l'histoire de France, c'eBt à dire l'élément romain, l'élément celtique et l'élément germanique, et ses recherches aboutissent à établir la prééminence de la tradition romaine, représentée dans l'unité nationale et dans les tendances de centralisation et d'égalité dont la grande révolution du dernier siècle a décidé la victoire. „L'Essai sur l'histoire de la formation et des progrès du tiers état," 1853, fondé sur le grand „Recueil des monuments inédits de l'histoire du tiers état" que M. Thierry a publié depuis 1835, a dignement couronné cette longue série de travaux glorieux. A. Thierry sera toujours compté parmi les écrivains de cette époque qui ont le plus contribué à remplacer les théories arbitraires des partis politiques par une appréciation judicieuse de l'histoire nationale. — Il mourut à Paris en 1856.
C A R A C T È R E E T E F F E T S D E L A R É V O L U T I O N D E 1830. — PROBLÈMES QU'ELLE A POSÉS A L'IJISTORIOGRAPHIE FRANÇAISE. — VUE .ANALYTIQUE DES GRANDES RÉVOLUT I O N S DU MOYEN AGE. — LA CONQUÊTE E T SES SUITES. (Considérations sur l'histoire de France. — Chap. V . )
La révolution de 1 8 3 0 , merveilleuse par sa rapidité et plus encore par ce qu'elle n'a pas, un seul instant, dépassé son but, a rattaché, sans retour, notre ordre social au grand mouvement de 1789. Aujourd'hui tout dérive de là, le principe de la constitution, la source du pouvoir, la souveraineté, les couleurs du drapeau national. La fusion des anciennes classes et des ancien^, partis a repris son cours; elle se poursuit sous nos yeux, et se précipite par la lutte même de ces partis nés d'hier qui ont remplacé, en la fractionnant de diverses manières, la profonde et fatale division du pays en deux camps, celui de la vieille France et celui de la France nouvelle. De tous les pouvoirs antérieurs à notre grande révolution, un seul subsiste 1 ), la royauté rajeunie et confirmée par l'adoption populaire. Si l'on regarde ce fait comme l'oeuvre de la seule raison politique, on se trompe; il a de plus sa raison historique. Notre histoire témoignait auprès de nous, société renouvelée, en faveur de la royauté; car son développement durant six siècles a marché avec celui du tiers-État; la révolution a voulu et n'a pu l'abolir, elle n'a pu que lui faire subir une interruption de douze ans, si l'on compte jusqu'à l'empire, et de huit ans, si l'on s'arrête au consulat à vie, sorte d'ébauche du pouvoir royal. Elle durera sans doute, liée invariablement aux garanties de nos libertés politiques, mais c'est à des conditions expresses; la .révolution des trois jours ') Qu'on se rappelle que M. Thierry écrivit ces considérations en 1840.
351 a inscrit en regard du voeu national le fameux sinon, non des cortez aragonaiees. Cette révolution, que l'avenir jugera dans ses conséquences sociales, a fait faire un pas au développement logique de notre histoire; elle a rendu à la première révolution et à l'empire la place qui leur était contestée pqrmi les grands faits légitimes, et, en terminant les années de la restauration, elle a commencé pour celle-ci l'ère du jugement historique. Vue de ce point extrême, la série de nos changements sociaux prend un sens plus fixe et plus complet. . . . De tant de destructions, de créations, de transformations successives, sont résultées à la fin trois choses: la nation une et souveraine; la loi une, égale pour tous, faite par les représentants de la nation ; le pouvoir royal s'appliquant, sous le contrôle du pays, aux nouvelles conditions de la société. . . . Mais il faut le dire, la fin de cette grande lutte où la France entière, divisée en deux partis, combattait d'un côté et de l'autre avec toutes les forces de l'opinion, cet événement si -heureux dans l'ordre politique a produit dans l'ordre moral et intellectuel le relâchement et la désunion des volontés et des efforts. Par cela même qu'elle a été profondément nationale, qu'elle a appelé à la vie politique tous les enfants du pays capables d'y entrer à quelque titre que ce fût, la dernière révolution a été fatale au recueillement des études et au perfectionnement du sens littéraire La discipline de l'exemple, la tradition des règles s'est affaiblie. Dans une science qui a pour objet les faits réels et les témoignages positifs, on a vu s'introduire et dominer des méthodes empruntées à la métaphysique, celle de Vico, par laquelle toutes les histoires nationales sont créées à l'image d'une seule, l'histoire romaine, et cette méthode venue d'Allemagne qui voit dans chaque fait le signe d'une idée, et dans le cours des événements humains une perpétuelle psychomachie. L'histoire a été ainsi jetée hors des voies qui lui sont propres, elle a passé du domaine de l'analyse et de l'observation exacte dans celui des hardiesses synthétiques. . . . „11 faut que l'histoire soit ce qu'elle doit être et qu'elle s'arrête dans ses propres limites, dit M. Victor Cousin: ces limites sont les limites mêmes qui séparent les événements et les faits du monde extérieur et réel et 'va conter à sa mère ce-grand triotnphe: „Ma mère, dit-il, j'ai terminé le combat t " Alors la déesse et son fils voient à travers les airs ¡jusqu'à la cité de Metz, entrent dans le palais, et vont orner de fleurs la chanibre nuptiale. Là, mne dispute s'engage entre eux sur le mérite des deux époux; l'Amour tierit pour Sighebert, qu'il appelle un nouvel Achille; mais Vénus préfère Brunebîlde dont elle fait ainsi le .portrait : „ 0 Vierge que j'admire et qu'adorera .ton'époux, flrunéhilde, plus brillante, plus radieuse que la lampe éthérée, le feu des pierreries cède .à l'éolat ide ton visage; tu es une autre Vénus, et ta dot est l'empire de la beautéI Partmi les Néréides qui nagent dans les mers d'Hibérie, aux sources de l'Océan, aucune ne peut se dire ton égale; aucune Napée 1 ) n'est plus belle, ,et les Nymphes des fleuves s'inclinent devant 'toi I La blancheur du lait et le rouge le ,original et mesuré entre le style gothique dont il annonçait la richesse,,et j e : style: roman dont il rappelait la solidité.". nue.
Avec le goût, aussi naturellement et aussi vile, la curiosité leur était veLes peuples sont comme les enfants; chez les uns, la langue se délie
aisément, et ils comprennent d'abord; chez les autres, la langue se délie péniblement, et ils comprennent tard. Ceux-ci avaient fait lestement leur éducation, à la française. Les premiers en France, ils avaient débrouillé le français, le fixant, l'écrivant, si bien qu'aujourd'hui nous entendons encore leurs codes et leurs poèmes. En un siècle et demi, ils s'étaient cultivés au point de trouver les Saxons „illettrés et grossiers." Ce fut là leur prétexte pour les chasser des abbayes et de toutes les bonnes places ecclésiastiques.. Et, en vérité, ce prétexte était aussi une raison, car ils haïssaient d!instinet la lourdeur stupide. Entre la conquête et la mort du roi Jean, ils établirent cinq cent cinquantesept écoles en Angleterre. Henri Beauclerc, fils du conquérant, fut instruit dans les sciences; Henri II et ses trois fils l'étaient aussi; l'aîné Richard Coeur de Lion, fut poète. Lanfrand, premier archevêque normand de Contorbéry, logicien subtil, discuta habilement sur la présence réelle; saint Anselme, son successeur, le premier penseur du siècle, crut découvrir une nouvelle preuve de l'existence de Dieu, et tenta de rendre la religion philosophiqne en faisant de la raison le chemin de la foi ; certainement l'idée était grande, surtout au douzième siècle, et on ne pouvait aller plus vite en besogne Parmi ces abbés du continent qui s'installent en Angleterre, tel établit une bibliothèque; un autre, fondateur d'une école, fait représenter i ses écoliers „le jeu de sainte Cathérine"; un autre écrit 911 latin poli des épigrammes „aiguisées comme celles de Martial." Ce sont là les plaisirs d'une race intelligente, avide d'idées, d'esprit dispos et flexible, dont la pensée nette n'est point offusquée comme celte des têtes saxonnes par les hallucinations de l'ivresse et par les fumées de l'estomac vorace et rempli. Ils aiment les entretiens, les récits d'aventures. A côté de leurs chroniqueurs latins, Henri de Huntingdon, Guillaume de Malmesbury, hommes réfléchis déjà, et qui savent non-seulement conter, mais juger parfois, ils ont des chroniques rimées, en langue vulgaire, celle de Geoffroy Galmar, île Beurist de Sainte-Maure, de Robert IVace. Et croyez que leurs faiseurs de vers ne seront pas stériles de paroles, et ne les feront pas chômer de détails. Ils sont causeurs, conteurs, diseurs par excellence, agiles de langue et jamais à court. Chanteurs, point du tout; ils parlent, c'est là leur fort, dans leurs poèmes comme dans leurs chroniques. Ils ont écrit les premiers la chanson de Roland; par-dessus celle-là, ils en accumulent une multitude sur Charlemagne et ses pairs, sur Arthur et Merlin, sur les Grecs et les Romains, sur le roi Horn, sur Guy de Warwick, sur tout prince et tout peuple. Leurs trouvères, comme leurs chevaliers, prennent des deux mains chez les Gallois, chez les Franks, chez les Latins, et se lancent en Orient, en Occident, dans le large champ des aventures. Il parlent à la curiosité comme les Saxons parlaient à l'enthousiasme, et détrempent dans leurs longues narrations claires et coulantes les vives couleurs des traditions germaines et bretonnes: des batailles, des surprises des combats singuliers, des ambassades, des discours, des processions, des cérémonies, des chasses, une variété d'événements amusants, voilà ce que demande leur imagination agile et voyageuse Avec les poèmes de chevalerie, ils ont la chevalerie; d'abord, il est vrai, parcequ'ils sont robustes, et qu'un homme fort aime à se prouver sa force en assommant ses voisins, mais aussi par désir de renommée et par point d'honneur. Par ce seul mot, l'honneur, tout l'esprit de la guerre est changé. Les poètes saxons la peignaient comme une fureur meurtrière, comme une folie aveugle qui ébranlait la chair et le sang et éveillait les instincts de la bête de proie; les poètes normands la décrivent comme un tournoi. La nouvelle pas-
406 sion qu'ils y font entrer, c'est la vanité et la galanterie; Guy de Warwick désarçonne tous les chevaliers de l'Europe pour mériter la main de la sévère et dédaigneuse Félice. Le tournoi lui-même n'est qu'une cérémonie, un peu brutale, à la vérité, puisqu'il s'agit de casser des bras et des jambes, mais brillante et française; faire parade d'adresse et de courage, étaler la magnificence de ses habits et de ses armes, être applaudi et plaire aux dames, de tels sentiments indiquent des hommes plus sociables, plus soumis à l'opinion, moins concentrés dans la passion personnelle, exempts de l'inspiration lyrique et de l'exaltation sauvage, doués d'un autre génie, puisqu'ils sont inclins à d'autres plaisirs. Ce sont là les hommes qui, en ce moment, débarquaient en Angleterre pour y importer de nouvelles moeurs et y importer un nouvel esprit, Français de fond, d'esprit et de langue, quoique avec des traits propres et provinciaux ; entre tous, les plus positifs, attentifs au gain, calculateurs, ayant les nerfs et l'élan de nos soldats, mais avec des ruses et des précautions de procureurs; coureurs héroïques d'aventures profitables; ayant voyagé en Sicile, à Naples, et prêts à voyager à Constantinople, à Antioche, mais pour prendre le pays ou rapporter de l'argent; politiques déliés, habitués, en Sicile, à louer leur valeur au plus offrant, et capables, au plus fort de la croisade, de faire des affaires, à l'exemple de leur Bohémond qui, devant Antioche, spéculait sur la disette de ses alliés chrétiens et ne leur ouvrait la ville qu'à condition de la garder pour lui ; conquérants méthodiques et persévérants, experts dans l'administration et féconds en paperasses, comme ce Guillaume qui avait su organiser une telle expédition et une telle armée, qui en tenait le rôle écrit, et qui allait cadastrer sur son Domesdaybook toute l'Angleterre: seize jours après le débarquement on vit à Hastings, par des elTels sensibles, le contraste des deux nations. Les Saxons „toute la nuit mangèrent et burent. Vous les eussiez vus „moult se démener, et saillir et chanter, avec les éclats d'une grosse joie „bruyante". Au matin, ils serrèrent derrière leurs palissades les masses compactes de leur lourde infanterie; et, la hache pendue au col, ils attendirent l'assaut. Les Normands, hommes avisés, calculèrent les chances du paradis et de l'enfer et voulurent mettre Dieu dans leurs intérêts. Robert Wace, leur historien et leur compatriote, n'est pas plus troublé par l'inspiration poétique qu'ils ne le sont par l'inspiration guerrière; et, la veille de la bataille, il a l l'esprit aussi prosaïque et aussi lucide qu'eux. Cet esprit parut aussi dans la bataille. Ils étaient pour la plupart archers et cavaliers, bons manoeuvriers, adroits et agiles. Taillefer le jongleur, qui demanda l'honneur de frapper le premier coup, allait chantant, en vrai volontaire français, et faisant des tours d'adresse. Arrivé devant les Anglais, il jeta trois fois sa lance, puis son épée en l'air, les recevant toujours par la poignée; et les pesants fantassins d'Harold, qui ne savaient que pourfendre les armures à coup de hache, „s'émerveillèrent, l'un disant à l'autre que c'était enchantement." Pour Guillaume, entre vingt actions prudentes ou matoises, il fit deux bons calculs qui, dans ce grand embarras, le tirèrent d'affaire. Il ordonna à ses archers de tirer en l'air; ses flèches blessèrent beaucoup de Saxons au visage, et crevèrent l'oeil d'Harold. Après cela, il feignit de fuir; les Saxons, ivres de joie et de colère, quittèrent leurs retranchements et se livrèrent au lances de ses cavaliers. Pendant le resté de la guerre, ils ne surent que se lever par petites bandes, combattre furieusement et se faire massacrer. La race forte, fougueuse et bruUle, se jette sur l'ennemi à la façon d'iin taureau sauvage;
407 les habiles chasseurs de Normandie la blessent avec dextérité, l'abattent et lui mettent le joug. SORT DES SAXONS SOUS LA DOMINATION NORMANDE. Considérez donc ce Français, Normand, Angevin ou Manceau, qui, dans sa cotte de maille bien fermée, avec son épée et sa lance, est venu chercher f o r tune en Angleterre. . 11 a pris le manoir de quelque Saxon tué, et s'y est établi avec ses soldats et ses camarades, leur donnant des terres, des maisons, des péages, à charge de combattre sous lui et pour lui, comme hommes d'armes, comme maréchaux, comme porte-bannières; c'est une ligue en vue du danger. En effet, ils sont en pays ennemi et conquis, et il faut bien qu'ils se soutiennent. Chacun s'est hité de se bâtir une place de refuge, un château ou forteresse, bien barricadée, en solides pierres, avec des fenêtres étroites, munie de créneaux, garnie de soldats, percée de meurtrières. Puis ils sont allés à Salisbury, au nombre de soixante mille, tous possesseurs de terres, ayant au moins de quoi entretenir un cheval ou une armure complète; là, mettant leur main dans celle de Guillaume, ils lui ont promis foi et assistance, et l'édit du roi a déclaré qu'ils doivent être tous unis et conjurés comme des frères d'armes" pour se prêter défense et secours. Ils sont une colonie armée et campée à demeure, comme les Spartiates parmi les Ilotes, et font des lois en conséquence. Quand un Français est trouvé mort dans un canton, les habitants doivent livrer le meurtrier, sinon ils paient quarante-sept marcs d'amende; si le mort est Anglais, c'est aux gens du lieu d'en faire la preuve par le serment de quatre proches parents du mort. Qu'ils se gardent de tuer un cerf, un sanglier 011 une biche : pour un délit de chasse, ils auront les yeux crevés. De tous leurs biens ils n'ont rien conservé qu'à „titre d'aumône" ou à condition de tribut, ou sous serment d'hommage. Tel Saxon libre et propriétaire et devenu „serf de corps" sur la glèbe de son propre champ. Telle Saxonne noble et riche sent peser sur ses épaules la main d'un valet normand devenu par force son mari. Il y a des bourgeois saxons de deux sous, d'un sou, selon la somme qu'ils rapportent à leur maître; on les vend, on les engage, on les exploite de compte à demi, comme d'un boeuf ou d'un âne. Un abbé normand fait déterrer ses prédécesseurs saxons et jeter leurs ossements hors des portes, Un autre a des hommes d'armes qui, à coups d'épée, mettent à raison ses moines récalcitrants. Imaginez, si vous pouvez, l'orgueil de ces nouveaux seigneurs, orgueil de vainqueurs, orgueil d'étrangers, orgueil de maîtres, nourri par les habitudes de l'action violente, et par la sauvagerie, l'ignorance et l'emportement de la vie féodale. „Tout ce „qu'ils voulaient, disent les vieux chroniqueurs, ils se le croyaient permis. Ils „versaient le sang au hasard, arrachaient le morceau de pain de la bouche des „malheureux et prenaient tout, l'argent, les biens, la terre. Par exemple, tous „les gens du pays bas avaient grand soin de paraître humbles devant Ives Taille„bois, et de ne lui adresser la parole qu'un genou en terre; mais quoiqu'ils „s'empressassent de lui rendre tous les honneurs possibles et de payer tout ce „qu'ils lui devaient et au delà, en redevances et services, il les vexait, les tour„mentait, les torturait, les emprisonnait, lançait ses chiens à la poursuite du „bétail, cassait les jambes et l'échiné des bêtes de somme, et faisait assaillir „leurs serviteurs sur les routes à coups de bâton ou d'épée." Ce n'était pas à de pareils malheureux ') que les Normands pouvaient ou voulaient emprunter ') „Dès l'an 652, dit Warton, l'usage commun des Anglo-Saxons était d'envoyer „leurs enfants dans les monastères de France pour y être élevés; et l'on regardait
408 quelque idée ou quelque coutume; ils les méprisaient comme brutaux et stupides. Ils étaient parmi eux, comme les Espagnols au seizième siècle parmi leurs sujets d'Amérique, supérieurs par la force, supérieurs par la culture, plus instruits dans les lettres, plus experts dans les arts de luxe. Ils gardèrent leurs moeurs et leur langue. Toute l'Angleterre apparente, la cour du roi, les châteaux des nobles, les palais des évêques, les maisons des riches, fut française, et les peuples scandinàves, dont soixante ans auparavant les rois saxons se faisaient chanter les poèmes, crurent que la nation avait oublié sa langue, et la traitèrent dans leurs lois comme si elle n'était plus leur soeur. . . . Après tout cependant, ni la race ni la langue n'ont péri. Il faut bien que le Normand apprenne l'anglais pour commander à ses tenanciers; sa femme, la Saxonne, le lui parle, et ses fils le reçoivent des lèvres de leur nourrice; la eonUgion est bien forte, puisqu'il est obligé de les envoyer en France pour les préserver du jargon qui, Sur son domaine, menace de les envahir et de les gâter. De génération en génération, la contagion gagne; on la respire dans l'air, à la chasse avec les forestiers, dans les champs avec les fermiers, sur les navires avec les matelots; car ce ne sont pas ces gens grossiers, tout enfoncés dans la vie corporelle, qui peuvent apprendre un langage étranger; par le simple poids de leur lourdeur, ils imposent leur idiome, au moins pour ce qui est des mots vivants. Que les termes savants, la langue du droit, les expressions abstraites et philosophiques, bref tous les mots qui tiennent à la réflexion et à la culture, soient français, rien ne s'y oppose, et c'est ce qui arrive; ces sortes d'idées et cette langue restent au dessus du gros public, qui, ne pouvant les loucher, ne peut les changer; cela fait du français, du français colonial sâns doute, avarié, prononcé les dents serrées, avec une contorsion de gosier „à la mode non de Paris, mais de Stratford-at-Bow ; " néanmoins c'est encore du français. Au contraire, pour ce qui est des actions usuelles et des objets sensibles, c'est le peuple, c'est le Saxon qui les dénomme; ces noms vivants sont trop enfoncés et enracinés dans son expérience pour qu'il s'en déprenne, et toute la substance de la langue vient ainsi de lui. Voilà donc le Normand qui, lentement et par force, parle et entend l'anglais, un anglais déformé, francisé, mais pourtant anglais de sève et de souche; il y a mis du temps, deux cents ans: c'est sous Henri III seulement que la nouvelle langue s'achève en même temps que la nouvelle constitution, et de la même façon, par alliance et mélange; les bourgeois viennent siéger dans le parlement avec les nobles, en même temps que les mots saxons viennent s'asseoir dans la langue côte à côte avec les mots français. APPARITION DE L'ANGLAIS — COMMENCEMENTS DE LITTÉRATURE NATIONALE. Qu'est devenu cependant le peuple vaincu? Ë s t - c e que la vieille souche sur laquelle sont venues se greffer les brillantes fleurs continentales n'a produit aucune pousse littéraire qui lui soit propre? Est-ce que pendant tout ce temps elle est demeurée stérile sous la hache normande qui a tranché tous ses bourgeons? Elle a végété bien peu, mais elle a végété pourtant. La race subjuguée n'est pas une nation démembrée, disloquée, déracinée, inerte comme les populations du continent qui, au sortir de la longue exploitation romaine,, ont „non-seulement la langue, mais encore les manières françaises, comme un mérite et „comme, le signe d'une bonne éducation."
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été livrées à l'invasion désordonnée des barbares; elle fait masse, elle est restée attachée à son sol, elle est pleine de sève. . . . Même les dures et raides ligatures dans lesquelles le conquérant l'a serrée, ajoutent dorénavant à sa fixité et à sa force. La terre a été cadastrée, chaque titre vérifié, défini et écrit, chaque droit ou redevance chiffré, chaque homme enregistré à sa place, avec sa condition, ses devoirs, sa provenance et sa valeur, en sorte que la nation est comme enveloppée dans un réseau dont nulle maille ne se rompt. . . . Ainsi se façonne et s'achève, ici comme à Rome, le caractère national par l'habitude d'agir en corps, par le respect du droit écrit, par l'aptitude politique et pratique, par le développement de l'énergie militante et patiente. C'est le doomsday-book qui, enserrant cette jeune société dans une discipline rigide, a fait du Saxon l'Anglais que nous voyons ici. Lentement, par dégrés, à travers les douloureuses plaintes des chroniqueurs, on voit ce neuf homme se former en s'agitant, comme un enfant qui crie pareequ'une machine d'acier en le blessant lui fortifie la taille. Si réduits et rabaissés que soient les Saxons, ils ne sont pas tous tombés dans la populace. Quelquesuns, presque dans chaque comté, sont demeurés seigneurs de leurs terres, à condition d'en faire hommage au roi. Un grand nombre sont devenus vassaux de barons normands, et, à ce titre, demeurent propriétaires. Un plus grand nombre deviennent socagers, c'est à dire possesseurs libres, grevés d'une redevance, mais pourvus du droit d'aliéner leur bien, et les vilains saxons trouvent en tous ces hommes des patrons, comme jadis la plèbe romaine rencontra des chefs dans les nobles italiens transplantés à Rome. . . . Après tout, il faut bien que les nouveaux-venus tiennent compte de leurs sujets: car ces sujets ont un coeur et un courage d'hommes; les Saxons, comme les plébéiens de Rome, se souviennent de leur rang natal et de leur indépendance première. On s'en aperçoit aux plaintes et à l'indignation des chroniqueurs, aux grondements et aux menaces de révolte populaire, aux longues amertumes avec lesquelles ils se remettent incessamment sous les yeux la liberté antique, à la faveur dont ils accueillent les audaces et la rébellion des outlaws. Il y avait des familles saxonnes à la fin du douzième siècle qui, par un voeu perpétuel, s'étaient engagées à porter la barbe longue, de père en fils, en mémoire des coutumes nationales et de la vieille patrie. De pareils hommes, même tombés à l'état de socagers, même déchus à la condition de vilains, ont le cou plus roide que les misérables colons du continent, foulés et façonnés par les quatre siècles de fiscalité romaine. Par leurs sentiments comme par leur condition, ils sont les débris rompus, mais aussi les rudiments vivants d'un peuple libre. On ne va pas avec eux jusqu'au bout de l'oppression. Ils font le corps de la nation, le corps laborieux, courageux, qui fournit la force. Les grands barons sentent que pour résister au roi, c'est là qu'il faut s'appuyer. Rientôt en stipulant pour eux-mêmes, ils stipulent aussi pour tous les hommes libres, même pour les marchands, même pour les vilains. Dorénavant „nul marchand ') ne sera privé de sa marchandise, nul vilain de ses instruments de travail; nul homme libre, marchand ou vilain, ne sera taxé déraisonnablement pour un petit délit. Nul homme libre ne sera arrêté ou emprisonné, ou dépossédé de sa terre, ,ou poursuivi en aucune façon, si ce n'est par le jugement légal de ses pairs et selon la loi du pays." Ainsi' protégés, ils se relèvent et ils agissent.^ II y a une cour dans chaque comté où tous les francs tenanciers, petits ou ') Grande charte, 1215.
410 grands, se réunissent pour délibérer des affaires municipales, rendre la justice, et nommer ceux qui repartiront l'impôt. Le Saxon à la barbe rouge, au teint clair, aux grandes dents blanches, vient s'y asseoir à côté du Normand; on y voit des franklins, pareils à celui que décrit Chancer, „sanguin de complexion, libéral „et grand mangeur comme ses ancêtres, amateur de repues franches, chez qui „le pain, la bière sont toujours sur la table, dont la maison n'est jamais sans „viande cuite au four, chez qui la mangeaille est si plantureuse, que chair et „poisson neigent dans son logis, qui a maintes grasses perdrix en cage, qui a „maintes brèmes et maints brochets dans son étang, qui tempête contre son „cuisinier si la sauce n'est pas piquante et forte, et dont la table reste à de„meure, prête et garnie toute la journée." C'est un homme important; il a été shérif, chevalier du comté; il figure aux sessions. A côté de lui, parfois dans l'assemblée, le plus souvent dans l'assistance, sont les yeomen, fermiers, forestiers, gens de métiers, ses compatriotes, hommes musculeux et décidés; bien disposés à défendre leur propriété, à soutenir de leurs acclamations, avec leurs poings, et aussi avec leurs armes, celui qui prendra en main leurs intérêts. Croyez-vous qu'on néglige le mécontentement de gens comme celui que voici? ') „Un vigoureux rustre, par la messe! gros de charnure et d'os, court, large d'épaules, épais comme un arbre noué, capable de gagner partout le bélier i la lutte: point de portes dont il ne pût faire sauter la barre, ou qu'il ne pût en courant enfoncer avec la tête. Sa barbe était rousse comme le poil d'une truie ou d'un renard, et large comme une pelle. Sur l'aile droite du nez, il avait une verrue et sur elle une toufle de poils roux comme les soies d'une oreille de truie. Ses narines étaient larges et noires, et sa bouche large comme une fournaise. 11 portail à son côté une épée et un bouclier; c'était un querelleur et un gaillard." Voilà les ligures athlétiques, les façons de taureau joyeux, qu'on trouve encore là-bas, entretenues par le porter et la viande, soutenues par l'habitude des exercices du corps et des coups de poing. Ce sont ces hommes qu'il faut se représenter, quand on veut comprendre comment s'est établie en ce pays la liberté politique. Peu à peu ils voient se rapprocher d'eux les simples chevaliers, leurs collègues à la cour du comté, trop pauvres pour assister avec les grands barons aux assemblées royales. Ils font corps avec eux par la communauté des intérêts, par la ressemblance des moeurs, par le voisinage des conditions; ils les prennent pour représentants; ils les élisent. A présent, ils sont entrés dans la vie publique, et voici une recrue qui, en les renforçant, les y assiéra pour toujours. Les villes dévastées par la conquête se sont repeuplées peu à peu. Elles ont obtenu ou arraché des chartes; les bourgeois se sont rachetés des tributs arbitraires qu'on levait sur eux, ils ont acquis le sol de leurs maisons, ils sont unis sous des maires et des aldermen; chaque ville maintenant, sous les liens du grand rets féodal, est une puissance; Leicester, révolté contre le roi, appelle au Parlement, pour s'autoriser et se soutenir, deux bourgeois de chacune d'elles (1264). Dorénavant, les anciens vaincus, campagnards ou citadins, se sont redressés jusqu'à la vie politique. S'ils se taxent, c'est volontairement; ils ne paient rien qu'ils n'accordent; au commencement du quatorzième siècle, leurs députés réunis font la Chambre des *) Chaucer, Canterbury-Tales v. 547 sqq.: „The Miller was a stout carl for the nones, Ful bigge he was of braun, and eke of bones; That proved well; for all there he came, A t wrastling he wold bere alway the ram etc.
communes, et, à la fin du siècle précédent, l'archevêque de Cantorbéry, parlant au nom du roi, disait déjà au pape: „C'est la coutume du royaume d'Angleterre que, dans toutes les affaires relatives à l'état de ce royaume, on prenne l'avis de tous ceux qui y sont intéressés.'1 S'ils ont acquis des libertés, c'est qu'ils les ont acquises; les circonstances y ont aidé, mais le caractère a fait davantage. La protection des grands barons et l'alliance des simples chevaliers les a fortifiés; mais c'est par leur rudesse et leur énergie native qu'il se sont tenus debout. Car, regardez le contraste qu'ils font en ce momeilt avec leurs voisins. Qu'est ce qui amuse le peuple en France? Les fabliaux, les malins tours du renard, l'art de duper le seigneur Ysengrin, de lui prendre sa femme, de lui escroquer son diner, de le faire rqsser sans danger pour soi et par autrni, bref le triomphe de la pauvreté jointe à l'esprit sur la puissance jointe à la sottise; le héros populaire est déjà le plébéien rusé, gouailleur et gai, qui s'achèvera plus tard dans Panurge et Figàro, assez peu disposé à résister en face, trop fin pour aimer les grosses victoires et les façons de lutteur, enclin, par agilité d'esprit, à tourner autour des obstacles, et n'ayant qu'à toucher les gens du bout du doigt pour les faire tomber dans le panneau. Jci il a d'autres moeurs: c'est Robin Hood, un vaillant outlaw, qui vit librement et audacieusement dans la forêt verte, et fait en franc coeur la guerre au shérif et à la loi. Si jamais un homme en un pays fut populaire c'est celui-là. „C'est lui, dit un vieil historien, que „le bas peuple aime tant à fêter par des jeux et des comédies, et dont l'hi„stoire chantée par des ménétriers l'intéresse plus qu'aucune autre." Au seizième siècle, il avait encore son jour de fête, chômé par tous les gens des petites villes et des campagnes. L'évêque Lalimer, faisant sa tournée pastorale, avertit un jour qu'il prêcherait. Le lendemain, allant à l'église, il trouva les portes closes el attendit plus d'une heure avant qu'on apportât la clef. Enfin un homme vint el lui dit : Messire, ce jour est un jour de grande occupation pour nous; nous ne pouvons vous entendre, c'est le jour de Robin Hood; tous les gens de la paroisse sont au loin à couper des branches pour Robin Hood; ce n'est pas la peine de les attendre." — L'évêque fut obligé de quitter son costume ecclésiastique, et de continuer sa route, laissant la place aux archers habillés de vert, qui jouaient sur un théâtre de feuillée les rôles de Robin Hood, de Petit-Jean et de sa bande. En effet, c'est le héros national : Saxon d'abord, et armé en guerre contre les gens de loi, „contre les évêques et archévêques", dont les jurisdictions sont si pesantes ; généreux de plus, et donnant à un pauvre chevalier ruiné des habits, un cheval, de l'argent pour racheter sa terre engagée à un abbé rapace; compatissant d'ailleurs et bon envers le pauvre monde, recommandant à ses gens de ne pas faire de mal aux yeomen ni aux laboureurs; mais par-dessus tout hasardeux, hardi, fier, allant tirer de l'arc sous les yeux du shérif et à sa barbe; et prompt aux coups, soit pour les embourser, soit pour les rendre. Il a; tué quatorze forestiers sur quinze qui voulaient le prendre; il tue le shérif, le juge, le portier de la ville; il en tuera bien d'autres; tout cela joyeusement, gaillardement, en brave garçon qui mange bien, qui a la peau dure, qui vit en plein air, et en qui surabonde la vie animale. „Quand le taillis est brillant et que; l'herbe est belle — et les feuilles larges et longues, — il est gai1 en se promenant dans la belle forêt — d'entendre les petits oiseaux chanter." ') Ainsi commencent quantité de ballades, et ce ') In somer when the shawes be sheyne, And leves' be large And longe,
412 beau temps qui donne aux cerfs et aux taureaux l'envie de foncer en avant avec leurs cornes, donne à ceux-ci l'idée d'aller échanger des coups d'épée ou de bâton. Robin a rêvé que deux yeomen le rossaient, il veut aller les chercher, et repousse avec colère Petit-Jean, qui s'offre pour aller en avant: „Combien de fois m'est, il arrivé d'envoyer mes hommes en avant — et rester moi-même en arrière! — N'était la peur de faire éclater mon arc, — Jean, je te casserais la tête." 11 va donc seul, et rencontre le robuste yeoman Guy de Gisborne. „Quiconque n'eût été ni leur allié ni leur parent, — eût eu un bien beau spectacle, — de voir comment les deux yeomen arrivèrent l'un contra l'autre — avec leur lames brunes et brillantes — de voir comment les deu* yeomen se combattirent — deux heures d'un jour d'été. — Et tout ce temps, ni Robin Hood, ni messire Guy — ne songèrent à fuir." Vous voyez que Guy le yeoman est aussi brave que Robin Hood; il est venu le chercher dans le bois, et tire de l'arc presque aussi- bien que lui. C'est que eette vieille poésie populaire n'est pas l'éloge d'un bandit isolé, mais de toute une classe, la yeomanry. „Dieu fasse miséricorde à l'âme de Robin Hood, — et sauve tous les bons yeomen I" Ainsi finissent beaucoup de ballades. Le yeoman vaillant, dur aux coups, bon tireur, expert au jeu de l'épée et du bâton, est le favori. 11 y a là une redoutable bourgeoisie armée et habituée à se servir de ses armes. Regardez-les à l'oeuvre! „Ce serait une honte de t'attaquer, dit le joyeux Robin au garde, nous sommes trois et lu es seul." L'autre n'a pas peur. „11 fait en arrière un saut de trente pieds — même un saut de trente et un pieds, — s'appuie le dos contre une broussaille, — et le pied contre une pierre — il combat ainsi toute une longue journée, — toute une longue journée d'été, — jusqu'à ce que leurs épées se soient brisées entre leurs mains sur leurs larges boucliers." — Souvent même Robin n'a pas l'avantage. Arthur, le hardi tanneur, „avec son bâton de huit pieds et demi, qui aurait abattu un veau, combat contre Robin deux heures durant; le sang coule, il se sont fendu la tête, ils sont comme des sangliers à la chasse". Robin enchanté lui dit que dorénavant il peut passer sans payer dans la forêt. „Grand merci pour rien, répond l'autre, j'ai gagné mon passage — et j'en rends grâce à mon bâton, non à toi." Qui e s - t u donc? demande Robin. — „Je suis un tanneur, r é plique le vaillant Arthur; — j'ai travaillé longtemps à Nottingham — et si tu veux y venir, je jure et fais voeu — que je tannerai ta peau pour rien." — „Grand merci mon brave, dit le joyeux Robin, puisque tu es si bon et si libéral ; — et si tu veux tanner ma peau pour rien — j'en ferai autant pour la tienne." Sur ces offres gracieuses ils s'embrassent; un franc échange de loyales gourmades les prépare toujours à l'amitié. — C'est ainsi que Robin a essayé Petit-Jean, qu'il aima depuis toute sa vie. Petit-Jean avait sept pieds de haut, et se trouvant sur un pont, refusait de céder la place. L'honnête Robin ne voulut pas se servir contre lui de son arc, alla couper un bâton long de sept pieds, et il convinrent amicalement de combattre sur le pont jusqu'à ce qu£ l'un d'eux tombât à l'eau. Ils frappent et cognent tellement „que leurs os résonnent;" à la fin c'est Robin qui tombe, et il n'en a que plus d'estime pour Petit-Jean. Une autre fois, ayant une épée, il est rossé par un chaudronnier qui n'a qu'un bâton; plein d'admiration, il lui donne cent livres. Une fois c'est par un potier qui refuse le péage, une autre fois c'est par un Hit is fully merry in feyre foreste To here the foulya song eta-.
418 berger, lis se battent ainsi par passe-temps; leurs boxeurs encore aujourd'hui, avant chaque assaut, se donnent amicalement la main; on s'assomme en ce pays honorablement, sans rancune ni fureur, ni honte. Les dents cassées, les yeux pochés, les côtes enfoncées n'exigent pas de vengeance meurtrière; il parait que les os sont plus solides et les nerfs moins sensibles ici qu'ailleurs. Les meurtrissures une fois données et reçues, ils se prennent par la main et dansent ensemble sur l'herbe verte ' ) . Trois hommes joyeux, trois hommes joyeux, nous étions trois hommes joyeux. Comptez de plus, que Ces gens-là, dans chaque paroisse, s'exercent tous les dimanches à l'arc, et sont les premiers archers du monde, que, dès la fin du quatorzième siècle, l'ailranchissement universel des vilains multiplie'énormément leur nombre, et vous comprendrez comment, à travers tous les tiraillements et tous les changements des grands pouvoirs du centre, la liberté du sujet subsiste. Après tout, la seule garantie permanente et invincible, en tout pays et sous toute constitution, c'est ce discours intérieur que beaucoup d'hommes se font, et qu' on sait qu'ils se font : „Si quelqu'un touche „mon bien, entre dans ma maison, se met sur mon chemin et me moleste, „qu'il prenne garde; j'ai de la patience, mais j'ai aussi de bons bras, de bons „camarades, une bonne lame, et, à certains moments, la résolution ferme, coûte „ q u e coûte, de lui planter ma lame jusqu'au manche dans le gosier," Ainsi pensait sir John Fortescue, chancelier d'Angleterre sous Henri VI, exilé en France pendant la guerre des deux Roses, un des plus anciens prosateurs,' et le premier qui ait jugé et expliqué la constitution de son pays. „C'est la lâcheté, dit-il, et le manque de coeur et de courage qui empêche les Français de se soulever, et non la pauvreté. Aucun Français n'a ce courage comme un Anglais. On a souvent vu en Angleterre trois ou quatre bandits, par pauvreté, je jeter sur sept ou huit hommes honnêtes, et les voler tous; mais on n'a point vu en France sept ou huit bandits assez hardis pour voler trois ou quatre hommes honnêtes. C'est pourquoi il est tout à fait rare que des Français soient pendus pour vol à main armée, car ils n'ont point le coeur de' faire une action si terrible. Aussi y a - t - i l plus d'hommes. pendus en Angleterre en un an pour vol à main armée et pour meurtre, qu'il n'y en a ,de pendus en France pour la même espèce de crime en sept ans - C'est cet excès de vigueur et cette promptitude aux coups qui, après leurs victoires en France, a poussé les Anglais l'un contre l'autre en Angleterre, dans les boucheries des deux Roses. Les étrangers qui les voient sont étonnés de leur force de corps et de coeur, „des grandes pièces de boeuf" qui alimentent leurs muscles, de leurs habitudes militaires, dé leur farouche obstination „ d e bêtes sauvages". : ,,lls ressemblent i leurs bouledogues, race indomptable, q u i , dans: la folie de leur courage „vont les yeux f e r m é s ' s e jeter dans la gueule d'un ours ,,de Russie et se font écraser la tête comme une pomme pourrie." Cet étrange état d'une société militante, si plein de dangers et qui exige tant d'efforts, ne les effraie pas. Le roi Édouard ayant ordonné de mettre les perturbateurs en prison sans procédure, et de ne point les relâcher sous caution ni autrement, les communes déclarent l'ordonnance „horriblement vexatoire", réclament, r e f u sent d'être trop protégées. Moins de paix, mais plus d'indépendance. Ils maintiennent les garanties des sujets aux dépens de la sécurité du public, et ') Then Robin took And danc'd round „For three merry „And three merry
tliem both by the handa, about the oke tree. men and three merry men, men we be."
414 préfèrent la liberté turbulente à l'ordre arbitraire: mieux vaut souffrir des maraudeurs qu'on peut combattre que des prévôts sous lesquels il faudrait plier. C'est cette fière et persistante pensée qui produit et conduit tout le livre de Fortescue '). „11 y a deux sortes de royautés, dit-il, desquelles l'une est le gouvernement royal et absolu, l'autre est le gouvernement royal et constitutionel." Le premier est établi en France, le second en Angleterre. „Et i|s diffèrent en cela que le premier peut gouverner ses peuples par des lois qu'il fera lui-même, et ainsi mettre sur eux des tailles et autres impositions, telles qu'il voudra, sans leur consentement. Le second ne peut pas gouverner ses peuples par d'autres lois que par celles qu'ils ont consenties; et ainsi ne peut mettre sur eux des impositions sans leur consentement." . . . Fortescue va plus loin: il oppose, pied à pied, la loi romaine, héritage des peuples latins, à la loi anglaise, héritage des peuples teutoniques: l'une, oeuvre de princes absolus, et toute portée à sacrifier l'individu; l'autre, oeuvre de la volonté commune, et toute portée à proléger la personne. Il oppose les maximes des jurisconsultes impériaux qui „accordent force de loi à tout ce qu'a décidé le prince", aux statuts d'Angleterre qui, bien loin d'être établis par la volonté du prince, sont décrétés du consentement de tout le royaume, par la sagesse de plus de trois cents hommes élus, en sorte qu'ils ne peuvent nuire au peuple ni manquer de lui être avantageux. Il oppose la nomination arbitraire des fonctionnaires impériaux à l'élection du shérif qui, chaque année, pour chaque comté, est choisi par le roi parmi trois chevaliers ou écuyers du comté désignés p a r l e Conseil des Lords spirituels et temporels, des justices, des barons de l'Échiquier et d'autres grands officiers. Il oppose la procédure romaine, qui se contente de deux témoignages pour condamner un homme, au jury, aux trois récusations permises, aux admirables garanties d'équité dont l'honnêteté, le nombre, la réputation et la condition des jurés entourent la sentence. Ainsi protégées, les communes d'Angleterre ne peuvent manquer d'être florissantes. . , . Tout habitant de ce royaume jouit des fruits que lui produit sa terre, ou que lui rapportent ses bêtes, et aussi de tous les profits qu'il peut faire par son industrie propre ou par celle d'autrui, sur terre et sur mer; il en use à son gré, et personne ne l'en empêche, par rapine ou injustice, sans lui faire une juste compensation. . . . „C'est pourquoi les gens de ce pays sont bien fournis d'or et d'argent et de toutes les choses nécessaires à la vie. Ils ne boivent point d'eau, si ce n'est par pénitence; ils mangent abondamment de toutes les sortes de chairs et de poissons. Ils ont des étoffes de bonne laine pour tous leurs vêtements; même ils ont quantité de couvertures dans leurs maisons, et de toutes les choses qu'on fait en laine; ils sont riches en mobiliers, en instruments de culture, et en toutes les choses qui servent à mener une vie tranquille et heureuse, chacun selon son état." „Tout cela vient de la constitution du pays, et de la disttir bution de la terre. Tandisque dans les autres contrées on ne trouve qu'àpe populace de pauvres et ça et là quelques seigneurs, l'Angleterre est si cottvferte et remplie de possesseurs de terres et de champs, „qu'il n'y, a point de domaine si petit qu'il ne renferme un chevalier, un écuyer ou quelque propriétaire, comme ceux qu'on appelle franklins, enrichi de grandes possédions, et aussi d'autres francs tenanciers, et beaucoup de yeomen capables, par leurs revenus,
' ) „ T h e difference between a n absolute and limited monarchy". — C f . Äretjfftg, „Botlefungen übet ©fjafefpeave, feine 3 « ' u n b feine äBerfe." 3. 21ufl. ®t>. I p. 3. Sinniert.
415 de faire un jury. Car il y a dans ce pays plusieurs yeomen qui peuvent dépenser plus de six cents écus par an. „Ce sont eux qui sont la substance du pays". „Ils sont très-supérieurs, dit un autre auteur au siècle suivant, aux simples laboureurs et aux journaliers. Ils ont de bonnes maisons où ils vivent à l'aise et travaillent pour s'enrichir. La plupart sont des fermiers qui entretiennent eux-mêmes plusieurs domestiques. C'est cette classe d'hommes qui s'est rendue jadis si redoutable aux Français, et, bien qu'ils ne soient appelés ni maîtres ni messires, comme les gentilshommes et les chevaliers, mais simplement Jean et Thomas, ils ont rendu de grands services dans nos guerres. Nos rois ont livré avec eux huit batailles, et se tenaient dans leurs rangs qui formaient l'infanterie de nos armées, tandisque les rois de France se tenaient au milieu de leur cavalerie; le prince montrait ainsi des deux parts où était la principale force. . . . Telle est la classe obscure encore, mais chaque siècle plus riche et plus florissante, qui, fondée par l'aristocratie saxonne rabaissée et soutenue par le caractère saxon conservé, a fini, sous la conduite de la petite noblesse normande et sous le patronage de la grande noblesse normande, par établir et asseoir une constitution libre et une nation digne de la liberté.
CUVIER.
(25. août 1769—13. mai 1832.)
Georges Léopold Chrétien Frédéric Dagobert, comte de Cuvier, fila d'un officier suisse, protestant, naquit le 25. août 1769 à Montbéliard (Mômpelgard) ville qui appartenait alors au duc de Wurtemberg. Son éducation, commencéè au collège de sa Tille natale, fut achevée au lycée du duc Charles ( Karlsschule) de Stuttgart où Cuvier fut le camarade de Schiller. Cuvier y devait étudier le droit; mais son génie le portait aux sciences naturelles qu'il devait un jour tant illustrer. Il continua ces études dans les loisirs que lui laissait son emploi d'instituteur chez le comte d'Héricy à Fiquainville près de Valmont en Normandie. Les années heureuses que Cuvier y passa, furent remplies de recherches sur la zoologie qui éveillèrent l'attention des savants de Paris. Cuvier, remarqué et distingué par le célèbre Geoffroy Saint-Hilaire, fut nommé, en 1795, professeur à l'École Centrale, et dés lors il parcourut d'un pas rapide une haute et brillante carrière, s'élevant successivement aux places et dignités de professeur d'anatomie comparée au musée d'histoire naturelle, de professeur de la même science au collège de France, de membre et de l'académie des sciences et de l'académie française, de maître de requêtes au conseil d'état et de conseiller d'état. Napoléon I. le nomma comte. Il mourut
416 le 13. mai 1832. — Les découvertes scientifiques qui ont immortalisé son nom se trouvent déposées dans ses „Recherches sur les ossements fossiles des quadrupèdes," ( 1 8 1 2 ) et dans son grand ouvrage „le Règne animal distribué d'après son organisation pour servir de base à l'histoire naturelle des animaux et d'introduction à l'anatomie comparée" ( 1 8 1 6 , 4 t. 8. Nouvelle édition 1 8 2 9 — 3 0 5 t. 8.). Les „Recherches" ont jeté les fondements de l'histoire primitive de notre globe, en déterminant par les ossements fossiles l'âge relatif des couches dont s'en compose l'écorce. Dans „le Règne animal" „la „série zoologique tout entière se trouve comprise pour la première „fois dans une classification méthodique, fondée sur les principes les „plus philosophiques, en même temps que sur la connaissance la „plus parfaite de l'ensemble et des détails de l'organisation." (Paroles prononcées par Geoffroy Saint-Hilaire aux obsèques de Cuvier). — Après ces oeuvres monumentales de Cuvier il faut nommer son „Histoire des progrès des sciences naturelles, depuis 1789," (1826—28) et son „Cours de l'histoire des sciences naturelles," professé au collège de France. P. 1830—32. Enfin, les Eloges historiques, lus dans les séances publiques de l'Institut, assurent à Cuvier une place éminente parmi les stylistes classiques de sa nation.
UTILITÉ DES SCIENCES. Jeté faible et nu à la surface du globe, l'homme paraissait créé pour une destruction inévitable; les maux l'assaillaient de toute p a r t : les remèdes lui restaient cachés; niais il avait reçu le génie pour les découvrir. Les premiers sauvages cueillirent dans les forêts quelques fruits nourriciers, quelques racines salutaires, et subvinrent ainsi à leurs plus pressants besoins; les premiers pâtres aperçurent que les astres suivent une marche r é g l é e , et s'en servirent pour diriger leurs courses à travers les plaines du désert; telle fut l'origine des sciences mathématiques, et celle des sciences physiques. Une fois assuré qu'il pouvait combattre la nature par elle-même, le génie ne se reposa plus; il l'épia sans relâche: sans cesse il fit s u r elle de nouvelles conquêtes, toutes marquées par quelque amélioration dans l'état des peuples. Se succédant dès-lors sans interruption, des esprits méditatifs, dépositaires fidèles des doctrines acquises, constamment occupés de les l i e r , de les vivifier les unes par les autres, nous ont conduits, en moins de quarante siècles, des premiers essais de ces observateurs agrestes, aux profonds calculs des Newton et d e s ' L a p l a c e , aux énumérations savantes des Linnaeus et des Jussieu. Ce précieux héritage, toujours accru, porté de la Chaldée en Égypte, de l'Égypte dans la Grèce, caché pendant des siècles de malheur et de t é n è b r e s , recouvré à des époqnes plus heureuses, inégalement répandu parmi les peuples de
417 l'Europe* a ¿té suivi partout de la richesse et du pouvoir : les oatiops qui l'pnt recueilli sont devenues les maîtresses du monde; celles qui l'ont négligé sont tombées dans la faiblesse et dans l'obscurité. il est vrai que, longtemps, ceux même qui eurent le bonheur de révéler quelques vérités importantes, n'aperçurent pas dans leur entier les grands rapports qui les unissent toutes, ni les conséquences infinies qui peuvent découler de chacune. Il n'aurait pas été naturel, que ces matelots phéniciens qui virent le sable des rivages de la Bétique se transformer au feu en un verre transparent, pressentissent aussitôt que cette matière nouvelle pourrait prolonger pour les vieillards les jouissances de la vue; qu'elle aiderait l'astronome à pénétrer dans la profondeur des cieux, et à nombrer les étoiles de la voie lactée; qu'elle découvrirait au naturaliste un petit monde aussi peuplé, aussi riche en merveilles que celui qui semblait seul avoir été offert à ses sens et à son étude; qu'enfin son usage le plus simple, le plus immédiat, procurerait un jour aux riverains de la mer Baltique la possibilité de se construire des palais plus magnifiques que ceux de Tyr et de Memphis, et de cultiver, presque sous les glaces du cercle polaire, les fruits les plus délicieux de la zone torride. Lorsqu'un bon religieux, dans le fond d'un cloître d'Allemagne, enflamma pour .la première fois un mélange de soufre et de salpêtre, quel mortel aurait pu lui prédire tout ce qui allait liaitre de son expérience? Changer l'art de la guerre, soustraire le courage à la supériorité de la force physique; rétablir en Occident l'autorité des rois ; empêcher que jamais les pays civilisés ne puissent de nouveau être la proie des nations barbares; devenir enfin l'une des grandes causes de la propagation des lumières, en contraignant à s'instruire les peuples conquérants qui jusqu'alors avaient été presque partout les fléaux de l'instruction : telle était la destination d'une des plus simples compositions de la chimie. Ces conséquences frappent maintenant tous les yeux; mais la vue la plus perçante n'aurait pu les saisir dans ces commencements où chacun se bornait à suivre le sentier que le hasard lui avait ouvert; c'était presque sans le savoir que les premiers observateurs devenaient les bienfaiteurs de leurs semblables. Le principal et l'immense avantage de la marche actuelle des sciences consiste dans la cessation de cet isolement. Les divers chemins se sont rencontrés; ceux qui les parcouraient se sont créé un langage commun; leurs doctrines particulières, à force de s'étendre, sont parvenues à se toucher; et, se prêtant un mutuel appui, marchant sur une grande ligne, elles embrassent les existences dans toute leur généralité. En s'élevant ainsi au-dessus de tout, la science a tout atteint de ses reg,ards; tous les arts lui ont été soumis; l'industrie l'a reconnue pour sa régulatrice; elle a servi et protégé l'homme dans tous ses états, et elle s'est entrelacée, de la manière la plus intime et la plus sensible à tous les rapports de la société. Déjà avant qu'elle fût parvenue à cette hauteur de généralité, il n'avait pas été difficile de s'apercevoir que ses observations en apparence les plus humbles, les plus indifférentes, pouvaient faire naître des changements aussi importants qu'inattendus dans les usages, dans le commerce, dans la fortune publique. Un botaniste, dont i peine on sait le nom, apporta le tabac du NouveauTrois Blèoles de la littérature française. lime Eá.
Tom. IL
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418 Monde en Europe, vers le temps de la ligue: aujourd'hui ' ) cette plante donne à la France seule la matière d'un impôt de cinquante millions; les autres pays de l'Europe en tirent des ressources proportionnées; jusque dans le fond de la Turquie et de la Perse elle est devenue un grand article de commerce et d'agriculture. Un autre botaniste, à l'époque de la régence, fit passer A la Martinique un pied de café, de cet arbuste d'Arabie qui lui-même n'avait commencé d'être connu en Europe que dans les premières années de Louis XIV. Ce pied unique a donné tous ceux de nos îles; il a enrichi les colons. L'usage de cette plante est devenu vulgaire, et certainement elle a été plus efficace que toute l'éloquence des moralistes pour détruire l'abus du vin dans les classes supérieures de la société. Qui pourrait répondre qu'aujourd'hui même nos jardins de botanique ne recèlent pas quelque herbe méprisée, destinée à produire, dans nos moeurs ou dans notre économie politique, de tout aussi grandes révolutions? Et ce qui place dans une catégorie bien distincte les révolutions que les sciences occasionnent, c'est qu'elles sont toujours heureuses. Elles combattent les autres: c'est l'opposition des deux principes, la guerre d'Ormuzd contre Arimane. Quand une funeste insouciance livrait nos forêts à la destruction, la physique améliorait nos foyers. Quand la jalousie des peuples nous privait des produits étrangers, la chimie les faisait éclore de notre sol. Les nations de l'Europe n'ont jamais paru travailler avec plus d'ardeur que depuis vingt ans *) pour anéantir leurs subsistances. Combien de famines n'eussent pas produites autrefois les dévastations dont nous avons été les témoins I La botanique y avait pourvu: elle était allée chercher au delà des mers quelques nouvelles plantes nourricières; elle avait profité de chaque mauvaise année pour en recommander la propagation, et elle était parvenue à rendre toute famine impossible. Il y a plus: c'est qu'à voir comme les inventions heureuses arrivent à point nommé quand les maux de l'humanité les réclament, ou dirait que la Providence tient en réserve Jes découvertes bienfaisantes des sciences, pour contrebalancer les découvertes désastreuses de l'ambition. L'inoculation se répandit peu après le fléau des armées permanentes; et c'est à l'époque plus funeste de la conscription que les miracles si peu attendus de la vaccine semblèrent vouloir consoler la terre. Aussi, nous prenons plaisir à le répéter, des bienfaits si grands, si nombreux, ont trouvé des appréciateurs équitables; ils ont été proclamés avec éclat; et sous ce rapport les sciences et ceux qui les cultivent n'ont qu'à se louer dé nos contemporains. Mais les hommes qui leur rendent justice ne se font pas tous des idjSfp exactes des causes de leurs progrès, ni des moyens de les encourager. t Quelques-uns', confondant les temps, se figurent que l'on pourrait ejiçore s'en tenir à la partie immédiatement utile de leur étude; d'autres, ne;Voyant dans leurs théories élevées que des jeux stériles de l'esprit, craignent qu'en refroidissant l'imagination elles ne rétrécissent l'intelligence, et voudraient les reléguer parmi les hommes pour qui leur profession en fait un besoin direct. ') Au commeucement du dix-neuvième siècle. *) Dans les guerres 4 e révolution.
419 Le fait lui-seul prouverait déjà que, si dans son principe la science a dû quelque chose au hasard, et si les hommes vulgaires lui ont fait faire des progrès utiles, ce n'est plus désormais que par les méditations des esprits supérieurs qu'elle peut répandre de nouveaux bienfaits: toutes les grandes découvertes pratiques de nos derniers temps ont précisément ce caractère, qu'elles ont tiré leur source de la généralité et de la rigueur, données aux recherches scientifiques; et ces profondeurs, ces difficultés que des esprits orgueilleux dédaignaient comme inutiles, sont justement ce qui a produit l'utilité la plus surprenante. Ce que l'expérience démontre, un raisonnement bien simple l'explique. Les hommes avaient saisi de bonne heure ce qu'une attention superficielle pouvait indiquer, ce que des épreuves faciles pouvaient apprendre, et il en était résulté les arts vulgaires. Mais dans cette première revue des ressources de la nature, on avait dû négliger celles dont le produit ne devait prendre de valeur qu'en multipliant ses usages ou celles qu'accompagnaient des difficultés insurmontables pour la science. Des conceptions profondes pouvaient donc seules ouvrir de nouvelles routes; mais aussi à chaque pas elles devaient voir se déployer un horizon plus vaste. Chaque usage nouveau d'une chose appelle et multiplie ceux d'une infinité d'autres choses; et chaque propriété nouvelle qui se découvre aide à vaincre les obstacles qui arrêtaient l'emploi d'une multitude d'autres propriétés; c'est une progression croissante à l'infini, où les nouveaux termes sont toujours multiples des précédents, et où les chances, pour que les termes qui doivent suivre arrivent promptement, croissent dans la même proportion que les termes eux-mêmes. Voilà pourquoi la science, et l'industrie qu'elle produit, ont, parmi tous les autres enfants du génie de l'homme, ce privilège particulier, que leur vol non-seulement ne peut pas s'interrompre, mais qu'il s'accélère sans cesse. Pendant que la nature intime du coeur humain, le ramenant éternellement dans le cercle étroit des mêmes sentiments et des mêmes passions, donne à l'art de conduire les hommes, comme à celui de les charmer, des bornes qu'ils ne peuvent franchir, la science voit chaque jour de plus loin et de plus haut; le champ de cette nature extérieure qui est son empire s'agrandit pour elle à mesure qu'elle le domine davantage, et dans toute cette immensité il lui est impossible d'apercevoir des limites à ses succès et à ses espérances. Les exemples qui rendraient ce raisonnement sensible se présentent en foule à quiconque a suivi l'histoire des découvertes modernes. Obligé de faire un choix parmi de si nombreux efforts de génie, je me détermine pour ceux qu'il est le plus aisé de faire entendre en peu de mots: mais bien que je ne puisse les indiquer tous à la reconnaissance publique, ils sont tous compris dans ce que je dois dire; car j'ai moins pour but de faire valoir chaque découverte en particulier, que de bien faire connaître l'esprit qui les a inspirées toutes. Nous commencerons par cette géométrie transcendante, que la hauteur de ses abstractions semble éloigner le plus de tout ce qu'il y a dans les arts de terrestre et de pratique. Le cours des astres a , dès les premiers siècles, dirigé grossièrement les courses des navigateurs; plus recemment la boussole leur a permis de quitter les côtes de vue: mais aujourd'hui le pilote poursuit son chemin sur l'océan avec autant de sûreté que si des ingénieurs le lui eussent tracé; les tables astronomiques lui apprennent à chaque instant sur quel point du globe il se
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420 trouve, et avec tamt de rigueur qu'il ne peut pas se tromper sur sa position d'un intervalle aussi étendu que celui où sa vue se porte. Aussi l'antiquité ne voulut pas croiire que les vaisseaux de Pharaon Nechao eussent fait le tour de l'Afrique; et lai Rrussiie envoie des escadres d'un de ses ports à l'autre en faisant le tour de trois parties du monde, sans que personne le remarque. Les Anglais possèdent nme coionie florissante aux antipodes de l'Europe, et ils s'y rendent sans comparaisoni plus facilement que les Phéniciens n'allaient à Carthage ou à Cadix. Lies premiers colons viennent d'y franchir une chaîne de montagnes qui leuir «cachait des contrées immenses d'une fertilité prodigieuse. Dans quelques générations ce pays sera couvert d'un peuple d'origine européenne, étudiant lai natturie, révérant son auteur, observant les lois de l'humanité. Mais, tout cela, C'est la précision de l'astronomie qui l'a rendu possible; et cette précision, ce sont lies formules de nos géomètres qui la lui ont donnée. Les Gook, les Bougainvill«, les Vancouver n'eussent pu affronter les glaces du pèle ni les éoueils des miers des Indes, et des hommes civilisés n'habiteraient pas la Nouvelle-Iftillaiïde, si les Euler, les Lagrange, les Làplace n'eussent pas résolu, au fond de leurs «abinets, quelques problèmes bien abstraits de calcul intégral; si les Meyer, les Delambrc, les Burgkhardt, les Bury n'en eussent, avec une patience admiirable, dérivé ces longues séries de chiffres qui semblent aujourd'hui commander aui ciel même. La physique ni'a suivi que de loin l'exemple de la géométrie; mais, i mesure qu'elle s'en est approchée, elle a enfanté un plus grand nombre d'applications journalières est populaires. Si Rumford a diminué de moitié la dépense des arts qui emploient le feu, s'il est parvenu à nourrir le pauvre pour dix-huit deniers par repas, c'est au moyen d'une étude délicate des lois de la communication de la chaleur. Si les filtres de charboins assurent maintenant partout la salubrité des eaux, c'est parceque des ohimisltes hollandais ont examiné avec détail les lois de l'alràorption des substances (gazeuses: si Parts n'a pas été décimé en 1 8 1 4 par la fièvre pestilentielle que la guerre avait amenée dans ses hôpitaux, c'est parceque le Suédois Scheele avaiit découvert, trente ans auparavant, un acide qui retient les contagions prisomnières, et bientôt en détruit le germe. Rien n'égale surtout les merveilles de la machine à vapeur. Depuis que la théorie approfondie et mathématique de l'action de la chaleur en a fait, dans les mains de Ml. W a t t , le moteur à la fois le plus puissant et le plus mesuré, il n'est rieni dont elle ne soit capable: on dirait de la géométrie et de la mécanique viviifiées. Elle file, elle tisse, et plus également qu'aucun ouvrier, car elle n'.'a ni distraction ni fatigue. En trois coups elle fait des souliers; un premier cylindre garni d'un emporte-pièce découpe la semelle et l'empeigne; un secomd y fait les trous dans lesquels un troisième enfonce les petits clous qu'il rivœ aussitôt, et le soulier est fait. Elle tire de la cuve des feuilles de papier quie l'on prolongerait de plusieurs lieues s'il était nécessaire. Elle imprime. Quellle admiration n'éprouverait pas Guttemberg, cet heureux inventeur des caractèires mobiles, s'il voyait sortir par milliers, dans une nuit, d'entre deux cylindres, sans interruption, presque sans intervention de la main, ces longues pages dts journaux qui courent ensuite jusque dans le centre des forêts de l'Amérique', porter les leçons de l'expérience morale et la lumière des arts! Une machiine i vapeur sur une voiture dont les roues s'engrèvent dans un chetnin préparé, traîne une file d'autres voitures: on les chaire; on allume, et elles voint seules et en touite hâte se faire décharger à l'autre .bout
421 de la route. Le voyageur qui les voit ainsi traverser la campagne en croit à peine ses yeux. Hais qu'y a-t-il de plus surprenant, et d'où puissent naître un jour des conséquences plus fécondes, que ce dont nous venons d'être les témoins? Un vaisseau a franchi les mers sans voile, sans rames, sans matelots. Un homme pour entretenir le foyer, un autre pour diriger le gouvernail, c'est tout son équipage. Il est poussé par une force intérieure, comme un être animé, comme un oiseau de mer voguant sur les flots : c'est l'expression du capitaine. Chacun voit comme cette invention simplifiera la navigation de nos fleuves et tout ce que l'agriculture gagnera d'hommes et de chevaux, qui reflueront vers les champs; mais ce qu'il est permis aussi d'apercevoir dans l'éloignement et qui Sera peut-être encore plus important, c'est le changement qui en résultera dans la guerre maritime et dans le pouvoir des nations. Il est extrêmement probable que nous aurons encore là une des expériences que l'on peut placer dans la liste de celles qui ont changé la face du monde. C'était aussi une découverte purement théorique, que celle de l'existence de la matière sucrée dans les végétaux différents de la canne; et Margraf, son auteur, était loin de s'attendre qu'elle pourrait un jour saper par ses bases le monopole colonial, et ôter tout prétexte à l'indigne trafic des esclaves. C'est cependant ce qu'elle produira très-probablement, et dans peu d'années. On a ri d'abord des fabrications de sucre indigène, parce qu'elles paraissaient ne tenir qu'à une politique justement odieuse. Les fabricants ont laissé rire; mais, s'aidant des lumières de la science, ils ont perfectionné leurs procédés; ils nous ont vendu beaucoup de leur sucre sans nous le dire, et si, comme tout parait l'annoncer, leurs profits sont assurés toutes les fois que la fabrication et la culture seront réunies sur le même point, leur industrie aura bientôt donné pour cinquante millions de produits nouveaux; elle fournira chaque hiver de l'occupation à quarante mille personnes, et les seuls déchets engraisseront cent mille boeufs: le tout sans diminuer d'un atome ce que notre sol produisait auparavant. Et toute cette énorme augmentation de richesse, ces énormes changements dans le commerce, la navigation, les rapports des états, ne tiendront qu'à l'idée qu'eut, il y a cinquante ans, un chimiste de Berlin, d'analyser par l'alcohol les sucs de la betterave. Mais cette découverte, qui peut un jour devenir si féconde, n'est qu'un problème très-particulier, appartenant à une doctrine beaucoup plus élevée et déjà beaucoup plus productive: je veux parler de la théorie des éléments des substances Organiques et de la facilité de leurs métamorphoses, qui a été surtout développée par Lavoisier. Comme les principes immédiats des corps organisés sont à la fois et peu différents entre eux, et cependant identiques de nature dans chaque espèce où on les trouve, quand une de ces espèces manque, une autre y supplée; et, s'il le faut, on crée le principe dont on a besoin, en faisant légèrement varier les proportions des éléments d'un autre principe. On fait du vinaigre avec des bois, du blanc de baleine avec la chair des chevaux, du savon avec celle des poissons, de l'ammoniaque avec des rognures de drap, du sel d'oseille avec du sucre, du sucre avec de l'amidon; on extrait des vieux os une corne artificielle qui s'étend et se moule comme l'on veut, ou qui s'amincit en un papier à calquer transparent comme le verre; un peu d'sicide sulphurique rend l'huile la plus impure inodore et blanche comme de l'eau ; déjà depuis plusieurs années les lampes à courant d'air illuminent les
422 moindres demeures à dix fois moins de frais qu'autrefois. Mais la chimie a vu qu'on pouvait faire mieux encore; elle a tiré l'air inflammable de la houille, et éclaire des fabriques, des ateliers, des maisons entières, avec la même matière qui ne servait qu'à les chauffer. La source est à la cave, et l'on a dans chaque pièce un robinet de lumière, comme on en aurait un de fontaine. C'est, ainsi que beaucoup d'autres, une invention française, négligée chez nous et accueillie i l'étranger. Si les rues de Londres ne sont pas encore toutes éclairées ainsi, c'est dans la crainte de nuire à la navigation, en faisant trop baisser le prix de l'huile de baleine. . . . L'abolition des jachères, qui, tout incomplète qu'elle est, met déjà en valeur dix mille kilomètres de plus qu'autrefois (ce qui en d'autres termes signifie qu'elle équivaut pour la France à l'acquisition d'une grande province) est due aux hommes qui se sont aperçus que le terrain épuisé pour une plante ne l'est pas pour une autre, et que la rotation des cultures, tenant à la manière diverse dont les plantes se nourrissent, est profitable dans tous les sols et dans tous les climats. Or ce ne sont pas les laboureurs qui ont trouvé cela: ce sont les botanistes . . . Il est à croire que nos contribuables, loin d'avoir à se plaindre, seraient et plus riches et plus heureux, si l'on eût employé à de pareilles conquêtes seulement la dix-millième partie de ce qu'on leur a arraché pour dévaster la moitié de l'Europe, pour nous y faire abhorrer, et pour la perdre. Encore est-ce le peu qu'on a fait qui explique comment la propriété et l'industrie ont pu supporter sans périr tant de gênes et d'extorsions. Plus le gouvernement les opprimait, plus il semblait que la science redoublât d'efforts pour les secourir. Aussi, tant que nous ne verrons pas ralentir l'impulsion qu'elle a reçue, nous n'aurons point à désespérer de la fortune de l'état. Un peu de tranquillité d'âme, aux uns pour méditer et pour découvrir, aux autres pour s'instruire et pour mettre en pratique, et bientôt de nouveaux prodiges auront montré ce que la ' science peut pour réparer nos maux. Malheureusement, cette condition si nécessaire à ses progrès, ce n'est pas à elle qu'il est donné de se la procurer. Elle poursuit les comètes à travers l'espace; mais le coeur humain lui échappe: elle se rit des flots de la mer; mais elle n'a point de secret pour calmer l'inquiétude de l'ambitieux I Et toutefois ce serait se tromper beaucoup, que de la croire entièrement indifférente au repos des peuples. Au milieu de cette opposition universelle des pauvres et des riches, de cette jalousie des particuliers, cause principale des troubles des états, de cette jalousie des nations, source presque unique de leurs guerres, l'industrie et la science qui la produit sont les médiateurs naturels. Elles égalisent les nations en surmontant les obstacles des climats; elles rapprochent les fortunes, en rendant les jouissances plus faciles à atteindre: elles forment la seule loi agraire efficace, parceque c'est la seule qui s'accorde avec la justice naturelle, et que, par un avantage unique, ceux même que cette loi tend à faire descendre, trouvent un bonheur réel à en accélérer l'exécution. Aussi qu'il serait intéressant le tableau qu'une plume éloquente pourrait tracer de l'influence de la science sur la civilisation! • Remontant à des siècles reculés, ou se transportant dans des pays barbares, elle nous montrerait le prétendu homme de nature dominant en tyran sa propre famille, traitant son semblable, quand il le rencontre, aussi cruellement que les animaux des bois. Peu à peu les premières remarques d'une physique
423 naissante adoucissent cet être féroce, en lui suggérant les moyens de tirer quelque parti d'un ennemi vaincu. L'esclave, à son tour, cherche dans l'observation un soulagement à ses chagrins, et bientôt il se rapproche de son maître, en lui montrant à admirer les oeuvres de Dieu ou les découvertes du génie. La force, cette magistrature primitive des peuples grossiers, se désarme d'elle-même, quand la science, en développant les arts, donne aux tributs d'un travail paisible plus de valeur qu'à des avanies arbitraires. La propriété s'affranchit; la classe industrieuse s'élève; des rois habiles s'en appuient pour renverser des pouvoirs anarchiques: la magistrature véritable, celle qui fait régner les lois éternelles de la justice, contraint tous les rangs i la soumission : laissée alors à sa marche naturelle, la fortune se répartit entre les familles, selon la part dont chacune d'elles contribue au b i e n - ê t r e des autres; et, devenue ainsi la mesure de leurs services, comme de leur considération, elle établit naturellement cette stabilité vers laquelle la société gravite. Douce, mais infaillible perspective, époque heureuse que les erreurs des gouvernements et les imprudences des peuples peuvent éloigner sans doute, mais qu'elles n'empêcheront point d'arriver; où la science, la richesse et l'industrie, n'ayant plus qu'à s'aider mutuellement, qu'à s'accroître les unes par les autres, porteront le bien-être des hommes au point qu'il lui est accordé d'atteindre sur la terre 1
DOMINIQUE FRANÇOIS ARAGO.
(1786—1853.)
Dominique François Arago naquit le 26. février 1786, à Estagel près de Perpignan, d'une famille de bonne bourgeoisie. (Son père était caissier de la monnaie à Perpignan.) Après avoir fait ses humanités au collège de sa ville natale, il fut admis, en 1803, à l'école polytechnique. Au sortir de cette école il fut attaché à l'observatoire, comme secrétaire du bureau des longitudes. En 1806 le gouvernement l'envoya en Espagne, avec Biot, pour des travaux de géodésie qui devaient donner une mesure plus exacte de l'arc du méridien terrestre. En avril 1807 la guerre éclata entre l'Espagne et la France. Arago, par la loyauté d'un capitaine de vaisseau espagnol, fut à grande peine soustrait aux fureurs de la populace ameutée de Majorque. Après avoir couru les aventures les plus romanesques et les plus périlleuses, par terre et par mer, en Espagne et à Alger, il revit sa patrie en 1809. Il y trouva la récompense de ses labeurs. L'académie des sciences le reçut dans son sein, quoiqu'il n'eût que l'âge de 23 ans, et l'empereur le nomma professeur à l'école polytechnique. Il y enseigna l'analyse et la géodésie, jusqu'en 1830. Dans cette année il entra dans la chambre des députés, comme représentant des Pyrénées-Orientales. Il y soutint, aussi après la
424 révolution de juillet, la cause de la démocratie. En 1848 il fut membre du gouvernement provisoire, ministre de la guerre et de la marine. La réaction qui suivit les excès du parti socialiste, le rendit à ses loisirs savants, mais il y retourna fatigué, rompu, désillusionné. Le gouvernement de Napoléon eut assez de tact pour le dispenser du serment qu'il devait prêter à l'empereur comme directeur de l'Observatoire. Arago mourut en 1853. L'édition posthume de ses oeuvres, rédigée par J. A. Barrai, avec une préface d'Alexandre de Humboldt, ami intime du défunt, réunit les mémoires où Arago a déposé les résultats de ses recherches savantes en matière d'optique et d'électromagnétisme, et les célèbres éloges et notices biographiques qui font admirer l'écrivain autant que le savant qui, avec un admirable talent, a su populariser la science. Parmi ses écrits historiques on remarque les éloges de Fourier, de James Watt, de Young, de Gambey, de Carnot, d'Ampère, de Condorcet, de Fresnel, de Volta, et l'intéressante „histoire de ma jeunesse," oeuvre posthume. On ne saurait mieux caractériser les tendances et le mérite particulier de cet homme d'un génie aussi sympathique que puissant, que par les paroles de son ami Alexandre de Humboldt: „Je rappellerai quelle vaste étendue ont embrassée les travaux de ce seul homme dans les différentes branches des connaissances humaines, Comment, au milieu de cette variété d'objets, il tendait toujours vers un mêmè but: à savoir de généraliser les aperçus, d'enchaîner les phénomènes qui avaient pâru longtemps isolés, d'élever la pensée vers les régions les moins accessibles de la philosophie naturelle. En même témps qu'il reculait pour les savants les bornes de la science, il avait un art merveilleux de répandre les connaissances acquises. Ainsi aucun genre d'influencé ne lui échappait, et l'autorité de son nom égalait sa popularité."
L A P I L E V O L T A I Q U E . ') J'arrive maintenant à l'une de ces rares époques dans lesquelles un fait capital et inattendu, fruit ordinaire de quelque heureux hasard, est fécondé par le génie, et devient la source d'une révolution scientifique. Le tableau détaillé des grands résultats qui ont été amenés par de trèspetites causes ne serait pas moins piquant, peut-être, dans l'histoire des sciencés que dans celle des nations. Si quelque érudit entreprend jamais de le tracer, ') Fragment de l'éloge d'Alexandre Volta, célèbre physicien italien, né à Come le 18. février 1745, mort le 5. mars 1827.
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la branche de la physique actuellement connue sous le nom. de galvanisme y occupera une des premières places. On peut prouver, en effet, que l'immortelle découverte de la pile se rattache, de la manière la plus directe, à un léger rhume dont une dame bolonaise fut attaquée en 1790, et au bouillon aux grenouilles que le médecin préscrivit comme remède. Quelques-uns de ces animaux, déjà dépouillés par la cuisinière de madame Galvani, gisaient sur une table, lorsque, par hasard, on déchargea au loin une machine électrique. Les muscles, quoiqu'ils n'eussent pas été frappés par l'étincelle, éprouvèrent, au moment de sa sortie, de vives contractions. L'expérience renouvelée réussit également bien avec toute espèce d'animaux, avec l'éctricité artificielle ou naturelle, positive ou négative. Ce phénomène était très-simple. S'il se fût offert à quelque physicien habile, familiarisé avec les propriétés du fluide électrique, il eût à peine excité son attention. L'extrême sensibilité de la grenouille, considérée comme électroscope, aurait été l'objet de remarques plus ou moins étendues; mais, sans aucun doute, on se serait arrêté là. Heureusement, et par une bien rare exception, le défaut de lumières devint profitable. Galvani, très-savant anatomiste, était peu au fait de l'électricité. Les mouvements musculaires qu'il avait observés lui paraissant inexplicables, il se crut transporté dans un nouveau monde. Il s'attacha donc à varier ses expériences de mille manières. C'est ainsi qu'il découvrit un fait vraiment étrange, ce fait, que les membres d'une grenouille décapitée même depuis fort longtemps éprouvent des contractions très-intenses, sans l'intervention d'ancune électricité étrangère, quand on interpose une lame métallique, ou, mieux encore, deux lames de métaux dissemblables entre un muscle et un nerf. L'étonnement du professeur de Bologne fut alors parfaitement légitime, et l'Europe entière s'y associa. Une expérience dans laquelle des jambes, des cuisses, des troncs d'animaux dépecés depuis plusieurs heures, éprouvent les plus fortes convulsions, s'élancent au loin, partissent enfin revenir à la vie, ne pouvait pas rester longtemps isolée. En l'analysant dans tous ses détails, Galvani crut y trouver les effets d'une bouteille de Leyde. Suivant lui, les animaux étaient comme des réservoirs du fluide électrique. L'électricité positive avait son siège dans les nerfs, l'électricité négative dans les muscles. Quant à la lame métallique interposée entre ces organes, c'était simplement le conducteur par lequel s'opérait la décharge. Ces vues séduisirent le public; les physiologistes s'en emparèrent; l'électricité détrôna le fluide nerveux, qui alors occupait tant de place dans l'explication des phénomènes de la vie, quoique, par une étrange distraction, personne n'eût cherché à prouver son existence. On se flatta, en un mot, d'avoir saisi l'agent physique qui porte au sensorium les expressions extérieures; qui place chez les animaux la plupart des organes aux ordres de leur intelligence; qui engendre les mouvements des bras, des jambes, de la tête, dès que la volonté a prononcé. Hélas! ces illusions ne furent pas de longue durée; tout ce beau roman disparut devant les expériences sévères de Volta. Cet ingénieux physicien engendra d'abord des convulsions non plus, comme Galvani, en interposant deux métaux dissemblables entre un muscle et un nerf, mais en leur faisant seulement toucher un muscle. Dès ce moment, la bouteille de Leyde se trouvait hors de cause; elle ne fournissait plys aucun terme de comparaison possible. L'électricité négative des muscles, l'électricité positive des nerfs, étaient de pures hypothèses sans
426 base solide; les phénomènes ne se rattachaient plus i rien de connu; ils venaient, en un mot, de se couvrir d'un voile épais. Volta, toutefois, ne se découragea point. II prétendit que, dans sa propre expérience, l'électricité était le principe des convulsions; que le muscle y jouait un rôle tout à fait passif, et qu'il fallait le considérer simplement comme un conducteur par lequel s'opérait la décharge. Quant au fluide électrique, Volta eut la hardiesse de supposer qu'il était le produit inévitable de l'attouchement des deux métaux entre lesquels le muscle se trouvait compris : je dis des deux métaux, et non pas des deux lames, car, suivant Volta, sans une différence dans la nature des deux corps en contact, aucun développement électrique ne saurait avoir lieu. Les physiciens de tous les pays de l'Europe, et Volta lui-même, adoptèrent, à l'origine du galvanisme, les vues de l'inventeur. Ils s'accordèrent à regarder les convulsions spasmodiques des animaux morts comme l'une des plus grandes découvertes des temps modernes. Pour peu qu'on connaisse le coeur humain, on a déjà deviné qu'une théorie destinée à rattacher ces curieux phénomènes aux lois ordinaires de l'électricité, ne pouvait être admise par Galvani et par ses disciples qu'avec une extrême répugnance. En effet, l'école bolonaise en corps défendit pied à pied l'immense terrain que la prétendue électricité animale avait d'abord envahi sans obstacle. Parmi les faits nombreux que cette célèbre école opposa au physicien de Gome, il en est un qui, par sa singularité, tint un moment les esprits en suspens. Je veux parler des convulsions que Galvani lui-même engendra en touchant les muscles de la grenouille avec deux lames, non pas dissemblables comme Volta le croyait nécessaire, mais tirées toutes deux d'une seule et même plaque métallique. Cet effet, quoiqu'il ne fût pas constant, présentait en apparence une objection insurmontable contre la nouvelle théorie. Voila répondit que les lames employées par ses adversaires pouvaient être identiques quant au nom qu'elles portaient, quant à leur nature chimique, et différer cependant entre elles par d'autres circonstances, de manière à jouir de propriétés entièrement distinctes. Dans ses mains, en effet, des couples inactifs, composés de deux portions contiguës d'une même lame métallique, acquirent une certaine puissance dès qu'il eut changé la température, le dégré de recuit ou le poli d'un seul des éléments. Ainsi, ce débat n'ébranla point la théorie du célèbre professeur. 11 prouva seulement que le mot dissemblable, appliqué à deux éléments métalliques superposés, avait été compris, quant aux phénomènes électriques, dans uns sens beaucoup trop restreint. Volta eut à soutenir un dernier et rude assaut. Cette fois, ses amis euxmêmes le crurent vaincu sans retour. Le docteur Valli, son antagoniste, avait engendré des convulsions par le simple attouchement de deux parties de la grenouille, sans aucune intervention de ces armures métalliques qui, dans toutes les expériences analogues, avaient été, suivant Volta, le principe générateur de l'électricité. Les lettres de Volta laissent deviner, dans plus d'un passage, combien il fut blessé du ton d'assurance avec lequel (je rapporte ses propres expressions) les galvanistes, vieux et jeunes, se vantaient de l'avoir conduit au silence. Ce silence, en tout cas, ne fut pas de longue durée. Un examen attentif des expériences de Valli prouva bientôt à Volta qu'il fallait, pour leur réussite, cette double condition: hétérogénéité aussi grande que possible entre les organes
427 de l'animal amenés au contact: interposition entre ces mêmes organes d'une troisième substance. Le principe fondamental de la théorie voltaïque, loin d'être ébranlé, acquérait ainsi une plus grande généralité. Les métaux ne formaient plus une classe à part. L'analogie conduisait à admettre que deux substances dissemblables, quelle qu'en fût la nature, donnaient lieu, par leur simple attouchement, à un développement d'électricité. A partir de cette époque, les attaques des galvanistes n'eurent rien de sérieux. Leurs expériences ne se restreignirent plus aux très-petits animaux. Ils engendrèrent dans les naseaux, dans la langue, dans les yeux d'un boeuf tué depuis longtemps, d'étranges mouvements nerveux, fortifiant ainsi plus ou moins les espérances de ceux auxquels le galvanisme était apparu comme un moyen de ressusciter les morts. Quant à la théorie, ils n'apportaient aucune nouvelle lumière. En empruntant des arguments, non à la nature, mais à la grandeur des effets, les adeptes de l'école bolonaise ressemblaient fort à ce physicien qui, pour prouver que l'atmosphère n'est pas la cause de l'ascension du mercure dans le baromètre, imagina de substituer un large cylindre au tube étroit de cet instrument, et présenta ensuite, comme une difficulté formidable, le nombre exact de quintaux de liquide soulevés. Volta avait frappé à mort l'électricité animale. Ses conceptions s'étaient constamment adaptées aux expériences, mal comprises, à l'aide desquelles on espérait les saper. Cependant elles n'avaient pas, disons plus, elles ne pouvaient pas avoir encore l'entier assentiment des physiciens sans prévention. Le contact de deux métaux, de deux substances dissemblables, donnait naissance à un certain agent qui comme l'électricité, produisait des mouvements spasmodiques. Sur ce fait, point de doute; mais l'agent en question était-il véritablement électrique? Les preuves qu'on donnait pouvaient-elles suffire? Lorsqu'on dépose sur la langue, dans un certain ordre, deux métaux dissemblables, on éprouve au moment de leur contact une saveur acide. Si l'on change ces métaux respectivement de place, la saveur devient alcaline. Or, en appliquant simplement la langue au conducteur d'une machine électrique ordinaire, on eut aussi un goût acide ou alcalin, suivant que le conducteur est électrisé en plus ou en moins. Dans ce cas-ci, le phénomène est incontestablement dû à l'électricité. N'est-il pas naturel, disait Volta, de déduire l'identité des causes de la ressemblance des effets, d'assimiler la première expérience à la seconde; de ne voir entre elles qu'une seule différence, savoir, le mode de production du fluide qui va exciter l'organe du goût? Personne ne contestait l'importance de ce rapprochement. Le génie pénétrant de Volta pouvait y apercevoir les bases d'une entière conviction; le commun des physiciens devait lui demander des preuves plus explicites. Ces preuves, ces démonstrations incontestables, devant lesquelles toute opposition s'évanouit, Volta les trouva dans une expérience capitale que je puis expliquer en peu de lignes. On explique exactement face à face, et sans intermédiaire, deux disques polis de cuivre et de zinc attachés à des manches isolants. A l'aide de ces mêmes manches, on sépare ensuite les disques d'une manière brusqne; finalement on les présente, l'un après l'autre, au condensateur ordinaire armé d'un électromètre: eh bien! les pailles divergent à l'instant. Les moyens connus montrent d'ailleurs que les deux métaux sont dans des états électriques contraires; que le zinc est positif et le cuivre négatif. En renouvelant plusieurs fois le contact des. deux disques, leur séparation et l'attouchement de l'un d'eux
428 avec le condensateur, Volta arriva, comme avec une machine ordinaire, à produire de vives étincelles. Après ces expériences, tout était dit quant à la théorie des phénomènes galvaniques. La production de l'électricité par le simple contact de métaux dissemblables, venait de prendre place parmi les faits les plus importants et les mieux établis des sciences physiques. Si alors on pouvait encore émettre un voeu, c'était qu'on découvrît des moyens faciles d'augmenter ce genre d'électricité. De tels moyens sont aujourd'hui dans les mains de tous les expérimentateurs, et c'est au génie de Volta qu'on en est aussi redevable. Au commencement de l'année 1 8 0 0 (la date d'une aussi grande découverte ne peut être passée sous silence), à la suite de quelques vues théoriques, l'illustre professeur imagina de former une longue colonne, en superposant successivement une rondelle de cuivre, une rondelle de zinc et une rondelle de drap mouillé, avec la scrupuleuse attention de ne jamais intervertir cet ordre. Qu'attendre à priori d'une telle combinaison? Eh bien! je n'hésite pas à le dire, cette masse en apparence inerte, cet assemblage bizarre, cette pile de tant de couples de métaux dissemblables séparés par un peu de liquide, est, quant à la singularité des effets, le plus merveilleux instrument que les hommes aient jamais inventé, sans en excepter le télescope et la machine à vapeur. J'échapperai ici, j'en ai la certitude, à tout reproche d'exagération, si, dans 1'énumération que je vais faire des propriétés de l'appareil de Volta, on me permet de citer à la fois et les propriétés que ce savant avait reconnues, et celles dont la découverte est due à ses successeurs. A la suite du peu de mots que j'ai dits sur la composition de la pile, tout le monde aura remarqué que ses deux extrémités sont nécessairement dissemblables; que s'il y a du zinc à la base, il se trouvera du cuivre au sommet, et réciproquement. Ces deux extrémités ont pris le nom de pèles. Supposons maintenant que deux fils métalliques soient attachés aux pôles opposés, cuivre et zinc, d'une pile voltaïque. L'appareil, dans cette forme, se prêtera aux diverses expériences que je vais signaler. Celui qui tient l'un des fils seulement n'éprouve rien, tandisqu'au moment même où il les touche tous deux, il ressent une violente commotion. C'est comme on voit, le phénomène de la fameuse bouteille de Leyde, qui, en 1746, excita à un si haut dégré l'admiration de l'Europe. Hais la bouteille servait seulement une fois. Après chaque commotion, il fallait la recharger pour répéter l'expérience. La pile, au contraire, fournit à mille commotions successives. On peut donc, quant à ce genre d'effets, la comparer à la bouteille de Leyde, sous la condition d'ajouter qu'après chaque décharge elle reprend subitement d'elle-même son premier état. Si le fil qui part du pôle zinc est appuyé sur le bout de la langue, et le fil du pôle cuivre sur un autre point, on sent une saveur acide très-prononcée. Pour que cette saveur varie de nature, pour qu'elle devienne alcaline, il suffit de changer de place les deux fils. Le sens de la vue n'échappe pas à l'action de cet instrument protée. Ici le phénomène paraîtra d'autant plus intéressant que la sensation lumineuse est excitée sans qu'il soit nécessaire de toucher l'oeiL Qu'on applique le bout de l'un des fils sur le front, sur les joues, sur le nez, sur le menton et même sur la gorge; à l'instant même où l'observateur saisit l'autre fil avec la main, il aperçoit, les yeux fermés, un éclair dont la vivacité et la forme varient suivant la partie de la face1 que le fluide électrique vient attaquer.
429 Dos combinaisons analogues engendrent dans l'oreille des sons ou plutôt des bruts particuliers. Ce n'est pas seulement sur les organes sains que la .pile agit: die excita, elle parait ranimer ceux dans lesquels la vie semble tout à fait éteinte. Ici, sous l'action combinée des deux fils, les muscles d'une tête de supplicié éprouvaient de si effroyables contractions, que les spectateurs fuyaient épouvantés. Là, le tronc de la victime se soulevait en partie; ses mains s'agitaient, elles frappaient les objets voisins, elles soulevaient des poids de quelques livres. Les muscles pectoraux imitaieut les mouvements respiratoires; tous les actes de la vie enfin se reproduisaient avec tant d'exactitude, qu'il fallait se demander si l'expérimentateur ne commettait pas un acte coupable, s'il n'ajoutait pas de cruelles souffrances i celles que la loi avait infligées au criminel qu'elle venait de frapper. Les insectes, eux-mêmes, soumis à ces épreuves, donnent d'intéressants résultats. Les fils de la pile, par exemple, accroissent beaucoup la lumière des vers laisants; ils restituent le mouvement i une cigale morte, ils la font chanter. Si, laissant de côté les propriétés physiologiques de la pile, nous l'envisageons comme machine électrique, nous nous trouverons transportés dans cette région de la science que Nicholson et Carlisle, Hésinger et Berzelius, Davy, Oersted et Ampère, ont cultivée d'une manière si brillante. D'abord, chacun des fils, considéré isolément, se montrera à la température ordinaire, à celle de l'air qui l'entoure. Au moment où ces fils se loucheront, ils acquerront une forte chaleur; suffisamment fins, ils deviendront incand«scents; plus fins encore, ils se fondront tout à fait, ils couleront comme un liquide, fussent-ils de platine, c'est à dire du plus infusible des métaux connus. Ajoutons que, avec une pile très-forte, deux minces fils d'or ou de platine éprouvent au moment de leur contact une Vaporisation complète, qu'ils disparaissent comme une vapeur légère. Des charbons adaptés aux deux extrémités de ces mêmes fils s'allument aussi dès qu'on les amène à se toucher. La lumière qu'ils répandent à la ronde est si pure, si éblouissante, si remarquable par sa blancheur, qu'on n'a pas dépassé les limites du vrai en l'appelant de la lumière solaire. Qui sait même si l'analogie ne doit pas être poussée plus loin; si cette expérience ne résout pas un des plus grands problèmes de la philosophie naturelle: si elle ne donne pas le secret de ce genre particulier de combustion que le soleil éprouve depuis tant de siècles, sans aucune perte sensible de matière ni d'éclat? Les charbons attachés aux deux fils de la pile deviennent, en effet, incandescents, même dans le vide le plus parfait. Rien alors ne s'incorpore à leur substance, rien ne paraît en sortir. A la fin d'une expérience de ce genre, quelque durée qu'on lui ait donnée, les charbons se retrouvent, quant i leur nature intime et à leurs poids, dans l'état primitif. Tout le monde sait que le platine, l'or, le cuivre etc. n'agissent pas d'une manière sensible sur l'aiguille aimantée^ Des fils de ces divers métaux attachés aux deux pôles de la pile sont dans le même cas si on les prend isolément. Au contraire, dès le moment qu'ils se touchent, une action magnétique trèsintense se développe. Il y a plus, pendant toute la durée de leur contact, ces fils sont eux-mêmes de véritables aimants, car ils se chargent de limaille de fer, car ils communiquent une aimantation permanente aux lames d'acier qu'on place dans leur voisinage. Lorsque la pile est très-forte et que les fils au lieu de se toucher sont
430 à quelque distance, une vive lumière unit leurs extrémités. Eh bien, cette lumière est magnétique; un aimant peut l'attirer ou la repousser . . . Les: mêmes fils, légèrement éloignés, plongeons-les tous les deux dans un liquide, dans de l'eau pure, par exemple. Dès ce moment l'eau sera décomposée; les deux éléments gazeux qui la forment se désuniront; l'oxygène se dégagera surla pointe même du fil aboutissant au pôle zinc; l'hydrogène, assez loin de là, à la pointe du fil partant du pôle cuivre. En s'élevant, les huiles ne quittent pas les fils sur lesquels leur développement s'opère; les deux gaz constituants pourront donc être recueillis dans deux vases séparés. Substituons à l'eau pure un liquide tenant en dissolution des matières salines, et ce seront alors ces matières que la pile analysera. Les acides se porteront vers le pôle aine; les alcalis iront incruster le fil du pôle cuivre. Ce moyen d'analyse est le plus puissant que l'on connaisse. Il a récemment enrichi la science d'une multitude d'importants résultats. C'est à la pile, par exemple, qu'on est redevable de la première décomposition d'un grand nombre d'alcalis et de terres qui jusqu'alors étaient considérés comme des substances simples; c'est par la pile que tous ces corps sont devenus des oxydes; que la chimie possède aujourd'hui des métaux, tels que le potassium, qui se pétrissent sous les doigte comme de la cire; qui flottent à la surface de l'eau, car ils sont plus légers qu'elle; qui s'y allument spontanément en répandant la plus vive lumière . . . Les étonnants effets que les physiciens obtiennent avec les piles voltaïques dépendent, sans doute, en partie, des améliorations notables qu'ils ont apportées dans la construction de ces appareils; mais il faut en chercher la principale cause dans les énormes dimensions qu'ils sont parvenus à leur donner. Les couples métalliques, dans les premières piles de Volta, n'étaient guère plus larges qu'une pièce de cinq francs. Dans la pile de M. Children, chacun des éléments avait une surface de trente-deux pieds anglais carrés I Volta, ainsi qu'on a pu le reconnaître dans l'analyse que j'ai donnée de ses idées, voyait la cause du développement d'électricité dans le simple attouchement des deux métaux de nature différente qui composent chaque couple. Quant au liquide interposé entre eux, il remplissait seulement l'office de conducteur. Cette théorie, qui porte le nom de théorie du contact, fut attaquée, de bonne heure, par un des compatriotes de Volta, par Fabroni. Celui-ci crut entrevoir que l'oxydation des faces métalliques des couples, opérée par le liquide qui les touche, était la cause principale des phénomènes de la pile. Wollaston, quelque temps après, développa cette même opinion avec sa sagacité ordinaire. Davy l'appuya, à son tour, d'ingénieuses expériences. Aujourd'hui, enfin, cette théorie chimique de la pile règne presque sans partage parmi les physiciens. Je disais tout-à-l'heure avec quelque timidité, que la pile est le plus merveilleux instrument qu'ait jamais créé l'intelligence humaine. Si dans l'énumération que vous venez d'entendre de ses diverses propriétés, ma voix n'avait pas été impuissante, je pourrais maintenant revenir sans scrupule sur mon assertion, et la regarder comme parfaitement établie.
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