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French Pages 856 [869] Year 1869
TROIS SIÈCLES DE LA LITTÉRATURE FRANÇAISE ILLUSTRÉS
PAR DES MORCEAUX-CHOISIS DE LEURS MEILLEURS AUTEURS, ACCOMPAGNÉS
D'INTRODUCTIONS L I T T É R A I R E S E T DE NOTICES BIOGRAPHIQUES.
ANTHOLOGIE FRANÇAISE i
DESTINÉE
A L'USAGE DES CLASSES SUPÉRIEURES DE NOS ÉCOLES SECONDAIRES l'An
F.
KREYSSIG.
BERLIN, CHEZ G. REIMER, LIBRAIRE-ÉDITEUR. 1869.
AVANT-PROPOS. Encore une anthologie française! Répondrait-elle à un besoin de nos écoles? Aurait-elle même un prétexte plausible pour prétendre à partager encore l'attention d'un public qui n'est que trop fatigué par l'industrie et la réclame littéraires? Il serait peut-être téméraire d'affirmer la première de ces questions, en présence des excellents travaux qui, depuis une dizaine d'années, ont enrichi en Allemagne cette branche de la littérature pédagogique. P o u r l'autre, il sera permis de rappeler qu'après tout, une anthologie sera toujours une affaire de tact et de goût, de tact pédagogique et de goût, littéraire, que l'individualité de l'auteur y entre pour beaucoup, et qu'il est donc de l'intérêt de ceux qui en veulent faire usage, d'avoir le choix entre un assez grand nombre de ces collections, où tous les principes que l'objet admet se trouvent représentés. L'essentiel, c'est que l'auteur ait des vues et un goût à lui, et. qu'il ait suivi un principe légitime. Peut-être que sous ce point de vue la collection que voici ne sera pas t o u t - à - f a i t indigne de l'indulgence des connaisseurs. L'auteur est d'avis qu'une bonne anthologie destinée à l'usage des classes supérieures de nos écoles secondaires, a la tâche assez difficile de concilier l'intérêt littéraire avec l'intérêt, pédagogique, qu'elle doit initier les élèves à l'étude de l'histoire littéraire en leur présentant une série de morceaux qui soient propres à les intéresser, à les instruire, à former leur style, et qui caractérisent en même temps les écrivains. Quant au choix à faire entre ces derniers, il va sans dire, d'abord, qu'une anthologie destinée à des écoliers ne doit pas viser à être tant soit peu complète. Il ne s'agit pas, pour elle, de nommer un grand nombre d'auteurs, de distraire l'attention des élèves *
IV
par une multiplicité de petits morceaux insignifiants, mais de leur montrer les auteurs éminents dans qui le génie des diverses époques s'est concentré, et de les encourager à en chercher une connaissance plus approfondie dans les livres que la bibliothèque de leur collège leur fournira à cet usage. Il faut donc que l'anthologie ne contienne que des morceaux assez étendus pour intéresser sérieusement les écoliers d'élite, et qu'elle fasse le sacrifice d'une richesse apparente pour concentrer l'attention sur l'essentiel. C'est surtout dans les parties dramatique et historique de cette collection que ce principe nous a imposé de grands sacrifices. Cependant nous croyons avoir bien mérité des élèves qui pourront se servir de ce recueil, en ne leur présentant que des analyses complètes de drames d'un petit nombre d'auteurs éminents ou caractéristiques, et des morceaux assez étendus et instructifs de quelques historiens de premier rang. Pour le drame moderne, les éditions à bon marché sont à portée de tout le monde et pourvoient abondamment aux besoins de l'enseignement. L'omission de certains écrivains „philosophiques" bien illustres s'excusera encore plus facilement. L'auteur, pendant sa longue activité de professeur, a connu bon nombre d'écoliers pleins de talent et de zèle; mais il serait embarrassé d'en nommer un seul qui se soit intéressé à la lecture de fragments p. e. de Joseph de Maistre ou de Lamennais, tels qu'ils se trouvent dans beaucoup d'anthologies. A ces restrictions près que le but spécial de ce recueil semblait prescrire, les lecteurs bénévolents que, malgré ses nombreuses imperfections, a trouvés notre Histoire de la littérature française (®ef Pylade. Et quel était le fruit de cet emportement? Oreste.. E t quelle âme, dis - moi, ne serait éperdue Du coup dont ma raison vient d'être confondue? Il épouse, dit-il, Hermione demain: Il veut, pour m'honorer, la tenir de ma main. A h ! plutôt cette main dans le sang du barbare . . . . Pylade. Vous l'accusez, seigneur, de ce destin bizarre: Cependant, tourmenté de ses propres desseins, Il est peut-être à plaindre autant que je vous plains. Oreste. Non, non, je le connais, mon désespoir le flatte; Sans moi, sans mon amour, il dédaignait l'ingrate. Ses charmes, jusques-là n'avaient pu le toucher, Le cruel ne la prend que pour me l'arracher. Ah dieux! c'en était fait: Hermione gagnée, Pour jamais de sa vue allait être éloignée; Son coeur, entre l'amour et le dépit confus, Pour se donner à moi n'attendait qu'un refus: Ses yeux s'ouvraient, Pylade, elle écoutait Oreste, Lui parlait, le plaignait. Un mot eût fait le reste. Pylade. Vous le croyez? Oreste. Hé quoi! ce courroux enflammé Contre un ingrat . . .
94 P y lade. J a m a i s il ne fut plus aimé. Pensez - vous, quand Pyrrhus vous l'aurait accordée, Qu'un prétexte tout prêt ne l'eût pas retardée? M'en c r o i r e z - v o u s ? L a s s é de ses trompeurs attraits, A u lieu de l'enlever, f u y e z - l a pour jamais. Quoi ! votre amour se veut charger d'une furie Qui vous détestera, qui, toute votre vie, E e g r e t t a n t un hymen tout prêt à s'achever, Voudra . . . 0 reste. C'est pour cela que j e veux l'enlever. T o u t lui rirait, P y l a d e , et moi, pour mon partage, J e n'emporterais donc qu'une inutile r a g e ? J ' i r a i s loin d'elle encor tâcher de l'oublier? Non, non: à mes tourments j e veux l'associer; C'est trop gémir tout seul. J e suis las qu'on me plaigne: J e prétends qu'à mon tour l'inhumaine me craigne, E t que ses yeux cruels, à pleurer condamnés, Me rendent tous les noms que j e leur ai donnés. Pylade. V o i l à donc le succès qu'aura votre ambassade! Oreste ravisseur! Oreste. E t qu'importe, P y l a d e ? Quand nos états vengés jouiront de mes soins, L'ingrate de mes pleurs j o u i r a - 1 - e l l e moins? E t que me servira que la Grèce m'admire, Tandis que j e serai la fable de l ' E p i r e ? Que v e u x - t u ? Mais s'il faut ne te rien déguiser, Mon innocence enfin commence à me peser. J e ne sais de tout temps quelle injuste puissance L a i s s e le crime en paix et poursuit l'innocence. D e quelque part sur moi que j e tourne le.s yeux, J e ne vois que malheurs qui condamnent les dieux. Méritons leur courroux, justifions leur haine, E t que le fruit du crime en précède la peine. Mais toi, par quelle erreur v e u x - t u toujours sur toi Détourner un courroux qui ne cherche que moi? A s s e z et trop longtemps mon amitié t'accable: E v i t e un malheureux, abandonne un coupable. Cher P y l a d e , crois moi, ta pitié te séduit: Laisse-moi des périls dont j'attends tout le fruit. Porte aux Grecs cet enfant que P y r r h u s m'abandonne. V a - t'en. Pylade. Allons, seigneur, enlevons Hermione: A u travers des périls 1111 grand coeur se fait jour. Que ne peut l'amitié conduite par l'amour! Allons de tous vos G r e c s encourager le zèle:
95 Nos vaisseaux sont tout prêts, et le vent nous appelle. J e sais de ce palais tous les détours obscurs: Vous voyez que la mer en vient battre les murs; Et cette nuit, sans peine, une secrète voie Jusqu'en votre vaisseau conduira votre proie. 0 reste. J'abuse, cher ami, de ton trop d'amitié: Mais pardonne à des maux dont toi seul as pitié. Excuse un malheureux qui perd tout ce qu'il aime, Que tout le monde hait et qui se hait lui-même. Que ne puis-je à mon tour, dans un sort plus heureux . . . Pylade. Dissimulez, seigneur; c'est tout ce que je veux. Gardez qu'avant le coup votre dessein n'éclate: Oubliez jusques-là qu'Hermione est ingrate; Oubliez votre amour. Elle vient, je la vois. Oreste. Va-t'en. Réponds-moi d'elle, et je réponds de moi. SCÈNE II.
Hermioue, Oreste,
Cléone.
Oreste. Hé bien, mes soins vous ont rendu votre conquête: J'ai vu Pyrrhus, madame, et votre hymen s'apprête. Hermione. On le dit; et de plus on vient de m'assurer Que vous ne me cherchiez que pour m'y préparer. Oreste. Et votre âme à ses voeux ne sera pas rebelle? Hermione. Qui l'eût cru que Pyrrhus ne fût pas infidèle? Que sa flamme attendrait si tard pour éclater? Qu'il reviendrait à moi quand je l'allais quitter? J e veux croire avec vous qu'il redoute la Grèce; Qu'il suit son intérêt plutôt que sa tendresse; Que mes yeux sur votre âme étaient plus absolus. Oreste. Non, madame; il vous aime, et je n'en doute plus. Vos yeux ne font-ils pas tout ce qu'ils veulent faire? Et vous ne vouliez pas, sans doute, lui déplaire. Hermione. Mais que puis-je, seigneur? on a promis ma foi: Lui ravirai-je un bien qu'il ne tient pas de moi? L'amour ne règle pas le sort d'une princesse: La gloire d'obéir est tout ce qu'on nous laisse. Cependant je partais; et vous avez pu voir Combien je relâchais pour vous de mon devoir. Oreste. Ah que vous saviez bien cruelle . . . Mais madame,
96 Chacun peut à son choix disposer de son âme. La votre était à vous, j'espérais: mais enfin Vous l'avez pu donner sans me faire un larcin. J e vous accuse aussi bien moins que la fortune, E t pourquoi vous lasser d'une plainte importune? Tel est votre devoir; je l'avoue, et le mien Est de vous épargner un si triste entretien. Tandis qu'Hermione, se souciant fort peu du désespoir d'Oreste, est toute glorieuse d'avoir ramené Pyrrhus sous ses loix, Andromaque en proie à des angoisses mortelles, fait un dernier effort pour vaincre la passion farouche et emportée du fils d'Achille. SCÈNE VI.
Pyrrhus, Andromaque,
Phoenix,
Céphise.
P y r r h u s (à Phoenix). Où donc est la princesse? Ne m'avais-tu pas dit qu'elle était en ces lieux? Phoenix. J e le croyais. A n d r o m a q u e (à Céphise). Tu vois le pouvoir de mes yeux. Pyrrhus. Que dit-elle, Phoenix? Andromaque. Hélas! tout m'abandonne! Phoenix. Allons, seigneur, marchons sur les pas d'Hermione. Céphise. Qu'attendez-vous? Rompez ce silence obstiné. Andromaque. 11 a promis mon fils. Céphise. Il ne l'a pas donné. Andromaque. Non, non, j'ai beau pleurer, sa mort est résolue. Pyrrhus. Daigne-t-elle sur nous tourner au moins la vue? Quel orgueil! Andromaque. J e ne fais que l'irriter encor. Sortons. Pyrrhus. Allons aux Grecs livrer le fils d'Hector. A n d r o m a q u e (se jetant aux pieds de Pyrrhus). Ah seigneur! arrêtez! que prétendez-vous faire? Si vous livrez le fils, livrez leur donc la mère ! Vos serments m'ont tantôt juré tant d'amitié ! Dieux, ne pourrai-je au moins toucher votre pitié? Sans espoir de pardon m'avez vous condamnée?
97 Pyrrhus. Phoenix vous le dira, ma parole est donnée. Andromaque. Vous qui braviez pour moi tant de périls divers! Pyrrhus. J'étais aveugle alors; mes yeux se sont ouverts. Sa grâce à vos désirs pouvait être accordée; Mais vous ne l'avez pas sealement demandée. C'en est fait. Andromaque. Ah seigneur! vous entendiez assez Des soupirs qui craignaient de se voir repoussés. Pardonnez à l'éclat d'une illustre fortune Ce reste de fierté qui craint d'être importune. Vous ne l'ignorez pas; Andromaque, sans vous, N'aurait jamais d'un maître embrassé les genoux. Pyrrhus. Non, vous me haïssez, et dans le fond de l'âme Vous craignez de devoir quelque chose à ma flamme. Ce fils même, ce fils, l'objet de tant de soins, Si je l'avais sauvé, vous l'en aimeriez moins. La haine, le mépris, contre moi tout s'assemble; Yous me haïssez plus que tous les Grecs ensemble. Jouissez à loisir d'un si noble courroux. Allons Phoenix. Andromaque. Allons, rejoindre mon époux. Céphise. Madame . . . . A n d r o m a q u e (à Céphise). E t que veux-tu que je lui dise encore? Auteur de tous mes maux, crois-tu qu'il les ignore? (à Pyrrhus'; Seigneur, voyez l'état où vous me réduisez: J'ai vu mon père mort, et nos murs embrasés; J'ai vu trancher les jours de ma famille entière, E t mon époux sanglant traîné sur la poussière, Son fils, seul avec moi, réservé pour les fers; Mais que ne peut un fils! je respire, je sers. J'ai fait plus; je me suis quelquefois consolée, Qu'ici plutôt qu'ailleurs le sort m'«ût exilée; Qu'heureux dans son malheur le fils de tant de rois, Puisqu'il devait servir, fût tombé sous vos lois: J'ai cru que sa prison deviendrait son asyle. Jadis Priam soumis fut respecté d'Achille: J'attendais de son fils encor plus de bonté. Pardonne, cher Hector! à ma crédulité: J e n'ai pu soupçonner ton ennemi d'un crime; Malgré lui-même enfin je l'ai cru magnanime. Ah, s'il l'était assez pour nous laisser du moins Trois siècles de la littérature française.
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98 Au-tombeau qu'à ta cendre ont élevé mes soins; E t que, finissant-là sa haine et nos misères, Il ne séparât point des dépouilles si chères! Pyrrhus. V a m'attendre, Phoenix. SCENE VII.
Pyrrhus, Andromaque, Céphise. Pyrrhus. Madame, demeurez, On peut vous rendre encor ce fils que vous pleurez. Oui, j e sens à regret qu'en excitant vos larmes, J e ne fais contre moi que vous donner des armes, .Te croyais apporter plus de haine en ces lieux. Mais, madame, du moins tournez vers moi les yeux; Voyez si mes regards sont d'un juge sévère, S'ils sont d'un ennemi qui cherche à vous déplaire. Pourquoi me forcez-vous vous-même à vous trahir? Au nom de votre fils, cessons de nous liaïr. A le sauver enfin c'est moi qui vous convie, F a u t - i l que mes soupirs vous demandent sa vie? F a u t - i l qu'en sa faveur j'embrasse vos genoux? Pour la dernière fois, sauvez-le, sauvez-vous. J e sais de quels serments j e romps pour vous les chaînes, Combien j e vais sur moi faire éclater de haines. J e renvoie Hermione et j e mets sur son front, Au lieu de ma couronne, un éternel affront. J e vous conduis au temple où son hymen s'apprête, J e vous ceins du bandeau préparé pour sa tête. Mais ce n'est plus, madame, une offre à dédaigner, J e vous le dis; il faut ou périr, ou régner. Mon coeur désespéré d'un an d'ingratitude, Ne peut plus de son sort souffrir l'incertitude. C'est craindre, menacer, et gémir trop longtemps. J e meurs si j e vous perds; mais je meurs si j'attends. Songez - y ; j e vous laisse et j e viendrai vous prendre Pour vous mener au temple où ce fils doit m'attendre; E t là vous me verriez, soumis ou furieux, Vous couronner, madame, ou le perdre à vos yeux.
SCÈNE VIII.
Andromaque, Céphise. Céphise. J e vous l'avais prédit, qu'en dépit de la Grèce De votre sort encor vous seriez la maîtresse. Andromaque. Hélas! de quel effet tes discours sont suivis! Il ne me restait plus qu'à condamner mon fils.
99 Céphise. Madame, à votre époux c'est être assez fidèle: Trop de vertu pourrait vous rendre criminelle. Lui-même il porterait votre âme à la douceur. Andromaque. Quoi ! je lui donnerais Pyrrhus pour successeur? Céphise. Ainsi le veut son fils que les Grecs vous ravissent. Pensez-vons qu'après tout ses mânes en rougissent; Qu'il méprisât, madame, un roi victorieux Qui vous fait remonter au rang de vos aieux, Qui foule aux pieds pour vous vos vainqueurs en colère, Qui ne se souvient plus qu'Achille était son père, Qui dément ses exploits et les rend superflus? Andromaque. Dois-je les oublier, s'il ne s'en souvient plus? Dois-je oublier Hector privé de funérailles, Et traîné sans honneur autour de nos murailles? Dois-je oublier son pèïe à mes pieds renversé, Ensanglantant l'autel qu'il tenait embrassé? Songe, songe, Céphise, à cette nuit cruelle Qui fut pour tout un peuple une nuit éternelle ; Figure-toi Pyrrhus, les yeux étincelants, Entrant à la lueur de nos palais brûlants, Sur tous mes frères morts se faisant un passage, Et, de sang tout couvert, échauffant le carnage; Songe aux crix des vainqueurs, songe aux crix des mourants Dans la flamme étouffés, sous le fer expirants; Peins - toi dans ces horreurs Andromaque éperdue : Voilà comme Pyrrhus vint s'offrir à ma vue; Voilà par quels exploits il sut se couronner; Enfin, voilà l'époux que tu me veux donner. Non, je ne serai point complice de ces crimes. Qu'il nous prenne, s'il veut, pour dernières victimes. Tous mes ressentiments lui seraient asservis! Céphise. Hé bien, allons donc voir expirer votre fils : On n'attend plus que vous . . . Vous frémissez, madame? A n d r o m a q u e. Ah ! de quel souvenir viens - tu frapper mon âme ! Quoi! Céphise, j'irai voir expirer encor Ce fils, ma seule joie, et l'image d'Hector? Ce fils, que de sa flamme il me laissa pour gage? Hélas! je m'en souviens: le jour que son courage Lui fit chercher Achille, ou plutôt le trépas, Il demanda son fils, et le prit dans ses bras: „Chère épouse," dit-il, „en essuyant mes larmes, „J'ignore quel succès le sort garde à mes armes; „Je te laisse mon fils pour gage de ma foi: „S'il me perd, je prétends qu'il me retrouve en toi.
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100 „Si d'un heureux hymen la mémoire t'est chère, „Montre au fils à quel point tu chérissais le père.® E t je puis voir répandre un sang si précieux? E t j e laisse avec lui périr tous ses aïeux? Roi barbare, f a u t - i l que mon crime l'entraîne? Si je te hais, est - il coupable de ma haine ? T ' a - t - i l de tous les siens reproché le trépas? S'est-il plaint à tes yeux des maux qu'il ne sent pas? Mais cependant, mon fils, tu meurs si je n'arrête Le fer que le cruel tient levé sur sa tête. J e l'en puis détourner et je t'y vais offrir? Non, tu ne mourras point, je ne le puis souffrir . . . Allons trouver Pyrrhus. Mais non, chère Céphise, V a le trouver pour moi. Céphise. Que faut-il que je dise? Andromaque. Dis-lui que de mon fils l'amour est assez fort . . . Crois-tu que dans son coeur il ait juré sa mort? L'amour peut-il si loin pousser sa barbarie? Céphise. Madame, il va bientôt revenir en furie. Andromaque. Hé bien, va l'assurez . . . C é p h i s e. De quoi? de votre foi? Andromaque. Hélas! pour la promettre est-elle encore à moi? 0 cendres d'un époux! ô Troyens! ô mon père, 0 mon fils, que tes jours coûtent cher à ta mère ; Allons. Céphise. Où donc, madame? et que résolvez vous? Andromaque. Allons sur son tombeau consulter mon époux.
Le résultat de cette consultation, Andromaque l'explique & Céphise, dans la scène que voici.
ACTE QUATRIÈME. SCÈNE I. Androm aque. 0 , ma chère Céphise, Ce n'est point avec toi que mon coeur se déguise. Ta foi dans mon malheur s'est montrée à mes yeux, Mais j'ai cru qu'à mon tour tu me connaissais mieux. Quoi donc ! as - tu pensé qu'Andromaque infidèle P û t trahir un époux qui croit revivre en elle ;
101 Et que, de tant de morts réveillant la douleur, Le soin de mon repos me f î t troubler le leur? Est-ce là cette ardeur tant promise à sa cendre? Mais son fils périssait, il l'a fallu défendre. Pyrrhus en m'épousant s'en déclare l'appui; Il suffit: je veux bien m'en reposer sur lui. J e sais quel est Pyrrhus ; violent, mais sincère, Céphise, il fera plus qu'il n'a promis de faire. Sur le courroux des Grecs je m'en repose encor; Leur haine va donner un père au fils d'Hector. J e vais donc, puis-qu'il faut que je me sacrifie, Assurer à Pyrrhus le reste de ma vie; Je vais, en recevant sa foi sur les autels, L'engager à mon fils par des noeuds immortels. Mais aussitôt ma main, à moi seule funeste, D'une infidèle vie abrégera le reste; Et, sauvant ma vertu, rendra ce que j e dois A Pyrrhus, à mon fils, à mon époux, à moi. Voilà de mon amour l'innocent stratagème; Voilà ce qu'un époux m'a commandé lui-même. J'irai seule rejoindre Hector et mes aïeux. Céphise, c'est à toi de me fermer les yeux. C é p h i s e. Ah! ne prétendez pas que je puisse survivre . . . . Andromaque. Non, non, je te défends, Céphise, de me suivre; J e confie à tes soins mon unique trésor: Si tu vivais pour moi, vis pour le fils d'Hector. De l'espoir des Troyens seule dépositaire, Songe à combien de rois tu deviens nécessaire. Veille auprès de Pyrrhus; fais lui garder sa foi: S'il le faut, je consens qu'on lui parle de moi. Pais-lui valoir l'hymen où j e . me suis rangée: Dis-lui qu'avant ma mort je lui fus engagée; Que ses ressentiments doivent être effacés; Qu'en lui laissant mon fils, c'est l'estimer assez. Fais connaître à mon fils les héros de sa race: Autant que tu pourras, conduis - le sur leur trace ; Dis-lui par quels exploits leurs noms ont éclaté, Plutôt ce qu'ils ont fait que ce qu'ils ont été. Parle-lui tous les jours des vertus de son père; Et quelquefois aussi parle-lui de sa mère. Mais qu'il ne songe plus, Céphise, à noiis venger; Nous lui laissons un maître, il le doit ménager. Qu'il ait de ses aïeux un souvenir modeste: Il est du sang d'Hector, mais il en est le reste; Et pour ce reste enfin j'ai moi-même, en un jour, Sacrifié mon sang, ma haine, et mon amour.
102 Hermione, furieuse de voir Pyrrhus s'abandonner avec transport à ses nouvelles espérances de bonheur et d'amour en vient à une résolution extrême. Elle appelle à son secours le malheureux Oreste et pense en faire l'instrument de sa vengeance SCENE III.
Oreste, Hermione,
Cléone.
Oreste. Ah, madame! est-il vrai qu'une fois Oreste, en vous cherchant, obéisse â vos loixî Ne m'a-1-on point flatté d'une fausse espérance? Avez-vous en effet souhaité ma présence? Croirai-je que vos yeux, à la fin désarmés, Veulent . . . . Hermione. J e veux, seigneur, savoir si vous m'aimez. 0 reste. Si j e vous aime! oh dieux! mes serments, mes parjures, Ma fuite, mon retour, mes respects, mes injures, Mon désespoir, mes yeux, de pleurs toujours noyés; Quels témoins croirez vous, si vous ne les croyez? Hermione. Vengez-moi, je crois tout. Oreste. E h bien, allons, madame: Mettons encore un coup toute ( la Grèce en flamme; Prenons, en signalant mon bras et votre nom, Vous, la place d'Hélène, et moi, d'Agamemnon; De Troie en ce pays réveillons les misères; E t qu'on parle de nous ainsi que de nos pères. Partons, je suis tout prêt. Hermione. Non, seigneur; demeurons: J e ne veux pas si loin porter de tels affronts. Quoi! de mes ennemis couronnant l'insolence, J'irai attendre ailleurs une lente vengeance? E t je m'en remettrais au destin des combats, Qui p e u t - ê t r e à la fin ne me vengerait pas? J e veux qu'à mon départ toute l'Epire pleure. Mais, si vous me vengez, vengez-moi dans une heure. Tous vos retardements sont pour moi des refus. Courez au temple. Il faut immoler . . . . Oreste. Qui? Hermione. Pyrrhus. Oreste. Pyrrhus, madame! Hermione. Hé quoi! votre haine chancelle?
103 Ah! courez, et craignez, que je ne vous rappelle. N'alléguez point des droits que j e veux oublier; Et ce n'est pas à vous à le justifier. O r es t e . Moi, je l'excuserais! A h ! vos bontés, madame, Ont gravé trop avant ses crimes dans mon âme. Vengeons-nous, j ' y consens, mais par d'autres chemins. Soyons ses ennemis et non ses assassins; Faisons de sa ruine une juste conquête. Quoi! pour réponse aux Grecs porterai-je sa tête? Et n'ai-je pris sur moi le soin de tout l'état, Que pour m'en acquitter par un assassinat? Souffrez au nom des dieux! que la Grèce s'explique, Et qu'il meure chargé de la haine publique. Souvenez-vous qu'il règne et qu'un front couronné . . . H ermione. Ne vous suffit-il pas que j e l'ai condamné? Ne vous suffit-il pas que ma gloire offensée Demande une victime à moi seule adressée; Qu'Hermione est le prix d'un tyran opprimé; Que je le hais; enfin, seigneur, que je l'aimai? J e ne m'en cache point; l'ingrat m'avait su plaire, Soit qu'ainsi l'ordonnât mon amour ou mou père, N'importe: mais enfin réglez-vous là-dessus. Malgré mes voeux, seigneur, honteusement déçus, Malgré la juste horreur que son crime me donne, Tant qu'il vivra, craignez que j e ne lui pardonne. Doutez jusqu'à sa mort d'un courroux incertain; S'il ne meurt aujourd'hui, je puis l'aimer demain. Oreste. Eh bien, il faut le perdre, et prévenir sa grâce. Il faut . . . Mais cependant que faut-il que je fasse? Comment puis-je sitôt servir votre courroux? Quel chemin jusqu'à lui peut conduire mes' coups? A peine suis-je encore arrivé dans l'Epire, Vous voulez par mes mains renverser un empire; Vous voulez qu'un roi meure, et pour son châtiment Vous ne donnez qu'un jour, qu'une heure, qu'un moment: Aux yeux de tout son peuple il faut que je l'opprime. Laissez-moi vers l'autel conduire ma victime, Je ne m'en défends plus; et j e ne veux qu'aller Reconnaître la place où je dois l'immoler: Cette nuit je vous sers, cette nuit je l'attaque. Hermione. Mais cependant, ce jour, il épouse Andromaque. Dans le temple déjà le trône est élevé, Ma honte est confirmée, et son crime achevé. Enfin qu'attendez-vous? il vous offre sa tête: Sans gardes, sans défense, il marche à cette fête; Autour du fils d'Hector il les fait tous ranger;
104 Il s'abandonne au bras qui me voudra venger. Voulez-vous, malgré-lui, prendre soin de sa vie? Armez, avec vos Grecs, tous ceux qui m'ont suivie; Soulevez vos amis; tous les miens sont à vous. Il me trahit, vous trompe et nous méprise tous: Mais quoi ! déjà leur haine est égale à la mienne ; Elle épargne à regret l'époux d'une Troyenne. Parlez; mon ennemi ne vous peut échapper; Ou plutôt il ne faut que les laisser frapper. Conduisez ou suivez une fureur si belle; Revenez tout couvert du sang de l'infidèle; Allez: en cet état soyez sûr de mon coeur. Oreste. Mais, madame, songez . . . Hermione. A h ! c'en est trop, seigneur. Tant de raisonnements offensent ma colère. J'ai voulu vous donner les moyens de me plaire, Rendre Oreste content: mais enfin je vois bien Qu'il veut toujours se plaindre et ne mériter rien. Parlez: allez ailleurs vanter votre constance, È t me laissez ici le soin de ma vengeance. De mes lâches bontés mon courage est confus; E t c'est trop en un jour essuyer de refus. J e m'en vais seule au temple où leur hymen s'apprête, Où vous n'osez aller mériter ma conquête: Là, de mon ennemi je saurai m'approcher; J e percerai le coeur que j e n'ai pu toucher; E t mes sanglantes mains sur moi-même tournées, Aussitôt, malgré lui, joindront nos destinées: Et, tout ingrat qu'il est, il me sera plus doux De mourir avec lui, que de vivre avec vous. Oreste. Non, je vous priverai de ce plaisir funeste. Madame; il ne mourra que de la main d'Oreste. Vos ennemis par moi vont être immolés, Et vous reconnaîtrez mes soins, si vous voulez. Hermione. Allez. De votre sort laissez-moi la conduite, E t que tous nos vaisseaux soient prêts pour notre fuite. Pyrrhus est trop franc et trop fier pour déguiser la résolution qu'il a prise d'épouser Andromaque et de défendre Astyanax contre les Grecs. Il l'annonce lui-même à Hermione qui par cet excès d'audace et de mépris est poussée à bout. N'écoutant plus que la rage de sa passion outragée elle presse Oreste d'accomplir au plus vite sa promesse. La catastrophe qui en résulte, dictée au poëte par une profonde connaissance du coeur humain, est un des plus beaux morceaux du théâtre français. Qu'on en juge par les dernières scènes du cinquième acte que nous jugeons à propos de citer tout entières.
105 ACTE CINQUIÈME. SCÈNE XII.
Oreste, Hermione,
Cléone.
Oreste. Madame, c'en est fait, et vous êtes servie: Pyrrhus rend à l'autel son infidèle vie. Hermione. Il est mort! Oreste. Il expire, et nos Grecs irrités Ont lavé dans son sang ses infidélités. J e vous l'avais promis! et quoique mon courage Se f î t de ce complot une funeste image, J'ai couru vers le temple, où nos Grecs dispersés Se sont jusqu'à l'autel dans la foule glissés: Pyrrhus m'a reconnu, mais sans changer de face: Il semblait que ma vue excitât son audace; Que tous les Grecs, bravés en leur ambassadeur, Dussent de son hymen relever la splendeur,. Enfin, avec transport prenant son diadème, Sur le front d'Andromaque il l'a posé lui-même: „ J e vous donne, a - t - i l dit, ma couronne et ma foi; „Andromaque, regnez sur l'Epire et sur moi. „ J e voue à votre fils une amitié de père; „J'en atteste les dieux, j e le jure à sa mère: „Pour tous mes ennemis je déclare les siens, „Et je le reconnais pour le roi des Troyens." A ces mots, qui du peuple attiraient le suffrage, Nos Grecs n'ont répondu que par un cri de rage; L'infidèle s'est vu partout envelopper, Et je n'ai pu trouver de place pour frapper: Chacun se disputait la gloire de l'abattre: J e l'ai vu dans leurs mains quelque temps se débattre, Tout sanglant à leurs coups vouloir se dérober ; Mais enfin à l'autel il est allé tomber. Du peuple épouvanté j'ai traversé la presse, Pour venir de ces lieux enlever ma princesse, Et regagner le port, où bientôt nos amis Viendront couverts du sang que je vous ai promis. Hermione. Qu'ont-ils fait! Oreste. Pardonnez à leur impatience: Ils ont, je le vois bien, trahi votre vengeance; Vous vouliez que ma main portât les premiers coups; Qu'il sentît en mourant qu'il expirait par vous. Mais c'est moi dont l'ardeur leur a servi d'exemple : J e les ai pour vous seule entraînés dans le temple,
106 Madame; et vous pouvez justement vous flatter D'une mort que leurs bras n'ont fait qu'éxecuter. Vous seule avez poussé les coups . . . Hermione. Tais-tois, perfide, E t n'impute qu'à toi ton lâche parricide. Va faire chez tes Grecs admirer ta fureur, V a ; je la désavoue, et tu me fais horreur. Barbare, qu'as-tu fait? avec quelle furie A s - t u tranché le cours d'une si belle vie? Avez-vous pu, cruels, l'immoler aujourd'hui, Sans que tout votre sang se soulevât pour lui? Mais parle; de son sort qui t'a rendu l'arbitre? Pourquoi l'assassiner? q u ' a - t - i l fait? à quel titre? Qui te l'a d i t ? Oreste. Oh dieux! quoi! ne m'avez-vous pas Vous-même, ici, tantôt ordonné son trépas? Hermione. A h ! fallait-il en croire une amante insensée? Ne devais-tu pas lire au fond de ma pensée? E t ne voyais - tu pas, dans mes emportements, Que mon coeur démentait ma bouche à tous moments? Quand je l'aurais voulu, fallait-il y souscrire? N ' a s - t u pas dû cent fois te le faire redire? Toi-même avant le coup me venir consulter? Y revenir encore, ou plutôt m'éviter? Que ne me laissais-tu le soin de ma vengeance? Qui t'amène en des lieux où l'on fuit ta présence? Voilà de ton amour le détestable fruit: Tu m'apportais, cruel, le malheur qui te suit. C'est toi, dont l'ambassade, à tous les deux fatale, L'a fait pour son malheur pencher vers ma rivale. Nous le verrions encor nous partager les soins : 11 m'aimerait peut-être; il le feindrait du moins. Adieu. Tu veux partir. J e demeure en Epire; J e renonce à la Grèce, à Sparte, à son empire, A toute ma famille; et c'est assez pour moi, Traître, qu'elle ait produit un monstre comme toi.
SCÈNE IV. O r e s t e (seul). Que vois-je? est-ce Hermione? et que viens-je d'entendre? Pour qui coule le sang que je viens de répandre? J e suis, si je l'en crois, un traître, un assassin. E s t - c e Pyrrhus qui meurt? et suis-je Oreste enfin? Quoi ! j'étouffe en mon coeur la raison qui m'éclaire : J'assassine à regret un roi que j e révère; J e viole en un jour les droits des souverains,
107 Ceux des ambassadeurs et tous ceux des humains, Ceux même des autels où ma fureur l'assiège ; Je deviens parricide, assassin, sacrilège ; Pour qui? pour une ingrate à qui je le promets, Qui même, s'il ne meurt, ne me verra jamais, Dont j'épouse la rage: et quand je l'ai servie, Elle me redemande et son sang et sa vie! Elle l'aime, et je suis un monstre furieux ! Je la vois pour jamais s'éloigner de mes yeux ! Et l'ingrate en fuyant me laisse pour salaire. Tous les noms odieux que j'ai pris pour lui plaire!
SCÈNE V. Oreste,
Pylade,
soldats
d'Or este.
Pylade. 11 faut partir, seigneur. Sortons de ce palais, Ou bien résolvons-nous de n en sortir jamais. Nos Grecs pour un moment en défendent la porte; Tout le peuple assemblé nous poursuit à main forte. Aux ordres d'Andromaque ici tout est soumis; Ils la traitent en reine et nous comme ennemis. Andromaque elle-même à Pyrrhus si rebelle, Lui rend tous les devoirs d'une veuve fidèle, Commande qu'on le venge ; et peut - être sur nous Veut venger Troie encore et son premier époux. Allons! n'attendons pas que l'on nous environne; Nos Grecs nous rejoindront: et tandis qu'Hermione Tient encore le peuple autour d'elle arrêté, Voilà notre chemin, sortons en sûreté. . Oreste. Non, non c'est Hermione, amis, que je veux suivre, A son dernier arrêt je ne puis plus survivre. Partez, j'ai fait le crime, et je vais l'expier. Pylade. Hermione, seigneur? il la faut oublier. Quoi! toujours l'instrument et l'objet de sa rage, Cherchez vous chez les morts quelque nouvel outrage? Et parcequ'elle meurt, faut-il que vous mouriez? Oreste. Elle meurt! dieux! qu'entends-je ! Pylade. Hé quoi! vous l'ignoriez? En rentrant dans ces lieux nous l'avons rencontrée Qui courait vers le temple, inquiète, égarée. Elle a trouvé Pyrrhus porté sur des soldats Que son sang excitait à venger son trépas: Sans doute à cet objet sa rage s'est émue. Mais du haut de la porte entin nous l'avons vue
108 Un poignard à la main sur Pyrrhus se courber, Lever les yeux au ciel, se frapper et tomber. 0 r e s t e. Grâce aux dieux, mon malheur passe mon espérance ! Oui, j e te loue, 6 ciel, de ta persévérance : Appliqué sans relâche au soin de me punir, Au comble des douleurs tu m'as fait parvenir; Ta haine a pris plaisir à former ma misère ; J'étais né pour servir d'exemple à ta colère, Pour être du malheur un modèle accompli: Hé bien ! je meurs content, et mon sort est rempli. Où sont ces deux amants? Pour couronner ma joie, Dans leur sang, dans le mien, il faut que je me noie; L'un et l'autre en mourant je les veux regarder: Réunissons trois coeurs qui n'ont pu s'accorder. Mais quelle épaisse nuit tout-à-coup m'environne? De quel côté sortir? D'où vient que je frissonne? Quelle horreur me saisit? Grâce au ciel, j'entrevois . . . Dieux! quels ruisseaux de sang coulent autour de moi. Pylade. Ah seigneur! Oreste. Quoi! Pyrrhus; je te rencontre encore! Trouverai-je partout un rival que j'abhorre? Percé de tant de coups, comment t'es-tu sauvé? Tiens, tiens, voilà le coup que je t'ai réservé. Mais que vois-je? A mes yeux Hermione l'embrasse! Elle vient l'arracher au coup qui le menace! Dieux! quels affreux regards elle jette sur moi! Quels démons, quels serpents traîne-1-elle après-soi! Hé bien! filles d'enfer, vos mains sont-elles prêtes? Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur vos têtes? A qui destinez vous l'appareil qui vous suit? Venez-vous m'enlever dans l'éternelle nuit? Venez, à vos fureurs Oreste s'abandonne, Mais non, retirez-vous, laissez faire Hermione: L'ingrate mieux que vous saura me déchirer; E t je lui porte enfin mon coeur ù dévorer. Pylade. Il perd le sentiment. Amis, le temps nous presse; Ménageons les moments que ce transport nous laisse. Sauvons-le. Nos efforts deviendraient, impuissants, S'il reprenait ici sa rage avec ses sens.
109
IL
M I T H E 1 D A T E. P R É F A C E DE L'AUTEUR.
Il n ' y a g u è r e de nom plus connu que celui de M i t h r i d a t e : sa vie et sa m o r t font une partie considérable de l'histoire r o m a i n e ; e t , s a n s compter les victoires qu'il a r e m p o r t é e s , on peut dire que ses seules défaites ont fait presque toute l a gloire de trois des plus grands capitaines de la r é p u b l i q u e , c'est à s a v o i r , de Sylla, de L u c u l l u s , et de Pompée. Ainsi je ne pense p a s qu'il soit besoin de citer ici mes a u t e u r s : c a r , excepté quelques événements que j ' a i u n peu rapprochés par le droit que donne la p o é s i e , tout le monde reconnaîtra aisément que j ' a i s u i v i l'histoire avec beaucoup de fidélité. En effet, il n'y a g u è r e d'actions éclat a n t e s dans la vie de Mithridate qui n'aient trouvé place dans ma tragédie. J ' y ai i n s é r é tout ce qui pouvait mettre en j o u r li's moeurs et les sentiments de ce prince, j e veux dire sa haine violente contre les R o m a i n s , son g r a n d c o u r a g e , sa finesse, sa d i s s i m u l a t i o n , et enfin cette jalousie qui lui était si n a t u r e l l e , et qui a t a n t de fois coûté la vie à ses maîtresses. L a seule chose qui pourrait n'être pas aussi connue que le reste, c'est le dessein que j e lui fais prendre de passer dans l'Italie. Comme ce dessein m ' a fourni u n e des scènes qui ont le plus réussi dans ma tragédie, j e crois que le plaisir du lect e u r p o u r r a redoubler, quand il verra que presque tous les historiens ont dit ce que j e fais dire ici à Mithridate. F l o r u s , Plutarque, et Dion Cassius, nomment les pays par où il devait passer. Appien d'Alexandrie entre plus dans le détail; e t , après avoir m a r q u é les facilités et les secours que Mithridate espérait trouver dans sa m a r c h e , il a j o u t e que ce projet f u t le prétexte dont P h a r n a c e se servit pour faire révolter toute l ' a r m é e , et que les soldats, effrayés de l'entreprise de son p è r e , la regardèrent comme le désespoir d'un prince qui ne cherchait qu'à périr avec éclat. Ainsi elle f u t en partie cause de sa mort, qui est l'action de ma tragédie. J ' a i encore lié ce dessein de plus près à mou s u j e t ; j e m'en suis servi pour faire connaître k Mithridate les secrets sentiments de ses deux fils. On ne peut prendre trop de précaution pour ne rien mettre sur le t h é â t r e qui n e soit t r è s nécessaire ; et les plus belles scènes sont en danger d'ennuyer, du moment qu'on peut les séparer de l'action, et qu'elles l'interrompent au lieu de la conduire vers la fin. Voici la réflexion que fait D i o n Cassius sur ce dessein de Mithridate. Cet homme, dit-il, était v é r i t a b l e m e n t né pour entreprendre de grandes choses. Comme il a v a i t souvent éprouvé la bonne et la m a u v a i s e f o r t u n e , il ne croyait rien audessus de ses espérances et de son audace, et mesurait ses desseins bien plus à la g r a n d e u r de son courage qu'au m a u v a i s état de ses affaires; bien r é s o l u , si son entreprise ne réussissait point, de faire une fin digne d'un g r a n d roi, et de s'ensevelir l u i - m ê m e sous les r u i n e s de son empire, plutôt que de vivre dans l ' o b s c u r i t é et d a n s la bassesse. J ' a i choisi M o n i m e entre les femmes que Mithridate a aimées. Il p a r a î t que c'est celle de toutes qui a été la plus vertueuse, et qu'il a aimée le p l u s tendrement. P l u t a r q u e semble avoir pris plaisir à décrire le malheur et les sentimens de cette princesse C'est lui qui m'a donné l'idée de Monime; et c'est en partie sur l a p e i n t u r e qu'il en a faite que j'ai fondé un caractère que je puis dire q u i n ' a point déplu. Le lecteur t r o u v e r a bon que je rapporte ses paroles telles q u ' A m y o t les a t r a d u i t e s ; car elles ont une grâce dans le vieux style de ce t r a d u c t e u r , que j e n e crois point pouvoir égaler dans notre langue moderne. „Cette-ci estoit fort renommée entre les Grecs, pour ce que quelques sollicitat i o n s que lui sceust faire le roi en estant a m o u r e u x , j a m a i s n e v o u l u t entendre
110 „k toutes ses poursuites jusqu'à ce qu'il y eust accord de mariage passé entre eux, „et qu'il lui eust envoyé le diadème ou bandeau royal, et appellée royne. La „pauvre dame, depuis que ce roi l'eut espousée, avoit vécu en grande desplaisance, „ne faisant continuellement autre chose que de plorer la malheureuse beauté de „son corps, laquelle, au lieu de lui donner un mari, lui avoit donné un maistre, „et, au lieu de compaignie conjugale, et que doibt avoir une dame d'honneur, lui „avoit baillé une garde et garnison d'hommes barbares qui la tenoient comme pris o n n i è r e loin du doulx pays de la Grèce, en lieu où elle n'avoit qu'un songe et „une ombre de biens; et au contraire avoit réellement perdu les véritables, dont „elle jouissoit au pays de sa naissance. Et quand l'eunuque f u t arrivé devers elle, „et lui eut faict commandement de par le roi qu'elle eust à mourir, adonc elle „s'arracha d'alentour de la teste son bandeau royal, et se le nouant alentour du col, „s'en pendit. Mais le bandeau ne fut pas assez fort, et se rompit incontinent. Et „lors elle se prit à dire: O maudit et malheureux tissu, ne me serviras-tu point „au moins à ce triste service? E n disant ces paroles, elle le jeta contre terre, crac h a n t dessus, et tendit la gorge à l'eunugue." Xipharès était fils de Mithridate et d'une de ses femmes qui se nommait Stratonice. Elle livra aux Eomains une place de grande importance, où. étaient les trésors de Mithridate, pour mettre son fils Xipharès dans les bonnes grâces de Pompée. Il y a des historiens qui prétendent que Mithridate fit mourir ce jeune prince pour se venger de la perfidie de sa mère. J e ne dis rien de Pharnace; car qui ne sait pas que ce fut lui qui souleva contre Mithridate ce qui lui restait de troupes, et qui força ce prince à se vouloir empoisonner, et à se passer son épée au travers du corps pour ne pas tomber entre les mains de ses ennemis? C'est ce même Pharnace qui fut vaincu depuis par Jules César, et qui fut tué ensuite dans une autre bataille.
ACTEURS. M i t h r i d a t e , roi de Pont et de quantité d'autres royaumes. M o n i m e , accordée avec Mithridate et déjà déclarée reine. . " n a P e ' ! fils de Mithridate, mais de différentes mères. -YX - i p h a r e s , ) A r b a t e , confident de Mithridate et gouverneur de la place de Nymphée. P h o e d i m e , 'confidente de Monime. A r c a s , domestique de Mithridate. Gardes. La scène est à Nymphée, port de mer sur le Bosphore Cimmérieu, dans la Chersonèse Taurique. -
Mithridate, vaincu par Pompée, a fait répandre le bruit de sa mort. Sur cette nouvelle qui leur vient d'arriver les fils du roi, Xipharès et Pharnace, se disputent l'héritage et l'amour de Monime, jeune et belle fille Grecque, accordée avec Mithridate , mais que jusque là la guerre l'a empêché d'épouser. C'est à Nymphée capitale de la Taurique et séjour de Monime, que les deux rivaux se rencontrent et que Xipharès en vient avec la princesse et avec son frère aux explications qu'on va lire.
ACTE PREMIER S C È N E II.
Monime,
Xipharès.
Monime. Seigneur, j e viens à v o u s : car enfin, aujourd'hui, Si vous m'abandonner, quel sera mon a p p u i ?
111 Sans parens, sans amis, désolée et craintive, Reine longtemps de nom, mais en effet captive, Et veuve maintenant sans avoir en d'époux, Seigneur, de mes malheurs ce sont là les plus doux. Je tremble à vous nommer l'ennemi qui m'opprime: J'espère toutefois qu'un coeur si magnanime Ne sacrifiera point les pleurs des malheureux Aux intérêts du sang, qui vous unit tous deux. Vous devez à ces mots reconnaître Pharnace. C'est lui, Seigneur c'est lui dont la coupable audace Veut, la force à la main, m'attacher à son sort Par un hymen pour moi plus cruel que la mort. Sous quel astre ennemi faut-il que je sois née! Au joug d'un autre hymen sans amour destinée A peine je suis libre et goûte quelque paix, Qu'il faut que je me livre à tout ce que hais. Peut-être je devrais, plus humble en ma misère, Me souvenir du moins que je parle à son frère: Mais, soit raison, destin, soit que ma haine en lui Confonde les Romains dont il cherche l'appui, Jamais hymen formé sous le plus noir auspice De l'hymen que je crains n'égala le supplice. E t si Monime en pleurs ne vous peut émouvoir, Si je n'ai plus pour moi que mon seul désespoir; Au pied du même autel où je suis attendue, Seigneur, vous me verrez, à moi-même rendue, Percer ce triste coeur qu'on veut tyranniser; Et dont jamais encore je n'ai pu disposer. Xipharès. Madame, assurez-vous de mon obéissance; Vous avez dans ces lieux une entière puissance: Pharnace ira, s'il veut, se faire craindre ailleurs. Mais vous ne savez pas encore tous vos malheurs. Monime. Hé! quel nouveau malheur peut affliger Monime, Seigneur? Xipharès. Si vous aimer c'est faire un si grand crime, Pharnace n'en est pas seul coupable aujourd'hui; Et je suis mille fois plus criminel que lui. Monime. Vous! Xipharès. Mettez ce malheur au rang des plus funestes; Attestez, s'il le faut, les puissances célestes Contre un sang malheureux, né pour vous tourmenter, Père, enfants, unis à vous persécuter: Mais, avec quelque ennui que vous puissiez apprendre Cet amour criminel qui vient de vous surprendre, Jamais tous vos malheurs ne sauraient approcher
112 Des maux que j'ai soufferts en le voulant cacher. Ne croyez point pourtant que, semblable à Pharnace, J e vous serve aujourd'hui pour me mettre en sa place : Vous voulez être à vous, j'en ai donné ma foi, E t vous ne dépendrez ni de lui ni de moi. Mais quand je vous aurai pleinement satisfaite, En quels lieux avez-vous choisi votre retraite? Sera-ce loin, madame, ou près de mes états? Me s e r a - t - i l permis d'y conduire vos pas? Verrez-vous d'un même oeil le crime et l'innocence? E n fuyant mon rival, fuirez-vous ma présence? Pour prix d'avoir si bien secondé vos souhaits, F a u d r a - t - i l me résoudre à ne vous voir jamais? Monime. Ah! que m'apprenez - vous ! Xipharès. Hé quoi! belle Monime; Si le temps peut donner quelque droit légitime, F a u t - i l vous dire ici que le premier de tous J e vous vis, je formai le dessein d'être à vous, Quand vos charmes naissants, inconnus à mon père, N'avaient encore paru qu'aux yeux de votre mère. A h ! si par mon devoir forcé de vous quitter, Tout mon amour alors 11e put pas éclater, Ne vous souvient-il plus, sans compter tout le reste, Combien je me plaignis de ce devoir funeste? Ne vous souvient-il plus, en quittant vos beaux yeux, Quelle vive douleur attendrit mes adieux? J e m'en souviens tout seul: avouez-le, madame, J e vous rappelle un songe effacé de votre âme. Tandis que, loin de vous, sans espoir de retour, J e nourissais encore un malheureux amour, Contente, et résolue à l'hymen de mon père, Tous les malheurs du fils ne vous affligeaient guère. Monime. Hélas! Xipharès. Avez-vous plaint un moment mes ennuis? Monime. Prince . . . n'abusez point de l'état on je suis. Xipharès. En abuser, oh ciel! quand je cours vous défendre, Sans vous demander rien, sans oser rien prétendre; Que vous dirai-je enfin? lorsque je vous promets De vous mettre en état de ne me voir jamais! Monime. C'est me promettre plus que vous ne sauriez faire. Xipharès. Quoi! malgré mes serments, vous croyez le contraire? Vous croyez qu'abusant de mon autorité
113 J e prétends attenter à votre liberté? On vient, madame, on vient: expliquez - vous, de g r â c e ; Un mot. Mon ime. Défendez-moi des fureurs de P h a r n a c e : Pour me faire, seigneur, consentir à. vous voir, Vous n'aurez pas besoin d'un injuste pouvoir. Xipharès. A h , madame! M o nime. Seigneur, vous voyez votre frère. SCÈNE III.
Monime, Pharnace,
Xipharès.
F h a r n a c e. Jusques à quand, madame, attendrez-vous mon p è r e ? De» témoins de sa mort viennent à tous moments Condamner votre doute et vos retardements. Venez, fuyez l'aspect de ce climat sauvage, Qui ne parle à vos yeux que d'un triste esclavage. Un peuple obéissant vous attend à genoux Sous un ciel plus heureux et plus digne de v o u s ; Le P o n t vous reconnaît dès l o n g - t e m p s pour sa reine; Vous en portez encor la marque souveraine, E t ce bandeau royal fut mis sur votre front Comme un gage assuré de l'empire de Pont. Maître de cet état que mon père me laisse, Madame, c'est à moi d'accomplir sa promesse. Mais il faut, croyez-moi, sans attendre plus tard, Ainsi que notre hymen presser notre départ; Nos intérêts communs et mon coeur le demandent. P r ê t s à nous recevoir mes vaisseaux vous attendent; E t du pied de l'autel vous y pouvez monter, Souveraine des mers qui vous doivent porter. Monime. Seigneur, tant de bontés ont lieu de me confondre. Mais, puisque le temps presse, et qu'il faut vous répondre, P u i s - j e , laissant la feinte et les déguisements, Vous découvrir ici mes secrets sentiments? P h arnace. Vous pouvez tout. Monime. J e crois que j e vous suis connue. E p h è s e est mon p a y s : mais j e suis descendue D'aïeux, ou rois, seigneur, ou héros qu autrefois L e u r vertu, chez les Grecs, mit au dessus des rois. Mithridate me vit: Ephèse et l'Jonie, A son heureux empire était alors unie: I l daigna m'envoyer ce gage de sa foi. Trois siècles «le la lilléialure française. 8
114 Ce fut pour, ma famille une suprême loi: Il fallut obéir. Esclave couronnée. J e partis pour l'hymen où j'étais destinée. L e roi, qui m'attendait au sein de ses états, Vit emporter ailleurs ses desseins et ses pas, E t tandis que la guerre occupait son courage, M'envoya dans ces lieux éloignés de l'orage. J ' y vins; j'y suis encore. Mais cependant, seigneur, Mon père paya cher ce dangereux honneur; E t les Romains vainqueurs, pour première victime, Prirent Philopoemen, le père de Monime. Sous ce titre funeste, il se vit immoler! E t c'est de quoi, seigneur, j'ai voulu vous parler. Quelque juste fureur dont j e sois animée, J e ne puis point à Rome''opposer une armée; Inutile témoin de tous ses attentats, J e n'ai pour me venger ni sceptre ni soldats: Enfin, j e n'ai qu'un coeur. Tout ce que je puis faire, C'est de garder la foi que j e dois à mon père, De ne point dans son sang aller tremper mes mains En épousant en vous l'allié des Romains. Pharnace. Que parlez-vous de Rome et de son alliance? Pourquoi tout ce discours et cette défiance? Qui vous dit qu'avez eux j e prétends m'allier? Monime. Mais vous-même, seigneur, pouvez-vous le nier? Comment m'offririez - vous l'entrée et la couronne D'un pays que par-tout leur armée environne, Si le traité secret qui vous lie aux Romains Ne vous en assurait l'empire et les chemins? Pharnace. De mes intentions j e pourrais vous instruire, E t j e sais les raisons que j'aurais à vous dire, Si, laissant en effet les vains déguisements, Vous m'aviez etpliqué vos secrets sentiments! Mais enfin j e commence, après tant de traverses, Madame, à rassembler vos excuses diverses; J e crois voir l'intérêt que vous voulez céler, E t qu'un autre qu'un père ici vous fait parler. Xipharès. Quelque soit l'intérêt qui fait parler la reine, L a réponse, seigneur, doit-elle être incertaine? E t contre les Romains votre ressentiment D o i t - i l pour éclater balancer un moment? Quoi! nous aurons d'un père entendu la disgrâce; E t , lents à le venger, prompts à remplir sa place, Nous mettrons notre honneur et son sang en oubli! Il est mort, savons-nous s'il est enseveli? Qui sait si, dans le temps que votre âme empressée
115 Forme d'un doux hymen l'agréable pensée, Ce roi, que l'Orient tout plein de ses exploits Peut nommer justement le dernier de ses rois, Dans ses propres états privé de sépulture, Ou couché sans honneur dans une foule obscure, N'accuse point le ciel qui le laisse outrager, E t deux indignes fils qui n'osent le venger? A h ! ne languissons plus dans un coin du Bosphore: Si dans tout l'univers quelque roi libre encore, Parthe, scythe, ou sarmate, aime sa liberté, V o i l à nos alliés; marchons de ce côté. Vivons, ou périssons dignes de Mithridate; E t songeons bien plutôt, quelque amour qui nous flatte, A défendre du joug et nous et nos états, Qu'à contraindre des coeurs qui ne se donnent pas. Pharnace. I l sait vos sentiments. Me trompais-je, madame? Voilà cet intérêt si puissant sur votre âme, Ce père, ces Romains que vous me reprochez. Xi phar J'ignore de son coeur les sentiments Mais j e m'y soumettrais sans vouloir Si, comme vous, seigneur, j e croyais
ès. cachés; rien prétendre, les entendre.
Pharnace. Vous feriez bien, et moi, j e fais ce que j e dois. V o t r e exemple n'est pas une règle pour moi. Xipharès. Toutefois en ces lieux je ne connais personne Qui ne doive imiter l'exemple que j e donne. Pharnace. Vous pourriez à Colchos vous expliquer ainsi. Xipharès. J e le puis à Colchos, et j e le puis ici. Pharnace. Ici vous y pourriez rencontrer votre perte. SCÈNE IV.
Monime, Pharnace, Xipharès,
Phoedime.
Ph oedime. Princes, toute la mer est de vaisseaux couverte; E t bientôt, démentant le faux bruit de sa mort, Mithridate lui-même arrive dans le port. Monime. Mithridate ! Xi p harès. Mon père! Pharnace. A h ! que v i e n s - j e
d'entendre!
8*
116 P h o e d i m e. Quelques vaisseaux légers sont venus nous l'apprendre; C'est lui-même: et déjà, pressé de son devoir, Arbate loin du bord l'est allé recevoir X i p h a r è s (à Monime). Qu'avons nous fait! M o n i m e (à Xipharès). Adieu, prince. Quelle nouvelle! Pharnace, à la nouvelle du retour de Mithridate, propose à son frère de s'allier avec lui contre leur père commun. Mais Xipharès, bien que menacé dans ce qu'il a de plus cher au monde, ne songe pas un moment à manquer aux devoirs de l'obéissance filiale. Mithridate ayant confié Monime à sa protection, cette princesse met son courage 1 à une épreuve cruelle. Elle lui fait sentir qu'elle l'aime passionnément, mais seulement pour lui faire en même temps comprendre la nécessité de l'éviter à jamais. Xipharès s'y rend avec une résignation héroïque. C'est tel que nous le montre la fameuse première scène du troisième acte.
ACTE TROISIÈME. SCÈNE I.
Mithridate,
Pharnace,
Xipharès.
Mithridate. Approchez, mes enfans. Enfin l'heure est venue Qu'il faut que mon secret éclate à votre vue: A mes nobles projets je vois tout conspirer; Il ne me reste plus qu'à vous le déclarer. J e fuis, ainsi le veut la fortune ennemie. Mais vous savez trop bien l'histoire de ma vie, Pour croire que longtemps, soigneux de me cacher, J'attende en ces déserts qu'on me vienne chercher. La guerre a ses faveurs, ainsi que ses disgrâces: Déjà plus d'une fois, retournant sur mes traces, Tandisque l'ennemi, par ma fuite trompé, Tenait après son char un vain peuple occupé, Et, gravant en airain ses frêles avantages, De mes états conquis enchaînait les images, Le Bosphore m'a vu, par de nouveaux apprêts, Ramener la terreur du fond de ses marais, Et, chassant les Romains de l'Asie étonnée, Renverser en un jour l'ouvrage d'une année. D'autres temps, d'autres soins. L'Orient accablé Ne peut plus soutenir leur effort redoublé: Il voit plus que jamais ses campagnes couvertes De Romains que la guerre enrichit de nos pertes. Des biens des nations ravisseurs altérés, Le bruit de nos trésors les a tous attirés; Ils y courent en foule, et, jaloux l'un de l'autre, Désertent leur pays pour inonder le nôtre.
117 Moi seul je leur résiste: ou lassés, ou soumis, Ma funeste amitié pèse à tous mes amis; Chacun à ce fardeau veut dérober sa tête. Le grand nom de Pompée assure sa conquête; C'est l'effroi de l'Asie; et, loin de l'y chercher, C'est à Rome, mes fils, que je prétends marcher. Ce dessein vous surprend; et vous croyez peut-être Que le seul désespoir aujourd'hui le fait naître. J'excuse votre erreur ; et pour être approuvés, De semblables projets veulent être achevés. Ne vous figurez point que de cette contrée Par d'éternels remparts Rome soit séparée: Je sais tous les chemins par où je dois passer; Et, si la mort bientôt ne me vient traverser, Sans reculer plus loin l'effet de ma parole, Je vous rends dans trois mois au pied du Capitole. Doutez-vous que l'Euxin ne me porte en deux jours Aux lieux où le Danube y vient finir son cours? Que du Scythe avec moi l'alliance jurée De l'Europe en ces lieux ne me livre l'entrée? Recueilli dans leurs ports, accru de leurs soldats, Nous verrons notre camp grossir à chaque pas. Daces, Pannoniens, la fière Germanie, Tous n'attendent qu'un chef contre la tyrannie : Vous avez vu l'Espagne, et surtout les Gaulois, Contre ces mêmes murs qu'ils ont pris autrefois Exciter ma vengeance, et, jusque dans la Grèce, Par des ambassadeurs accuser ma paresse: Ils savent que, sur eux prêt à se déborder, Ce torrent, s'il m'entraîne, ira tout inonder; Et vous les verrez tous,, prévenant son ravage, Guider dans l'Italie et suivre mon passage. C'est là qu'en arrivant, plus qu'en tout le chemin, Vous trouverez partout l'horreur du nom romain, Et la triste Italie encor toute fumante Des feux qu'à rallumés sa liberté mourante. Non, princes, ce n'est point au bout de l'univers Que Rome fait sentir tout le poids de ses fers: Et, de près inspirant les haines les plus fortes, Tes plus grands ennemis, Rome, sont à tes portes. A h ! s'ils ont pu choisir pour leur libérateur Spartacus, un esclave, un vil gladiateur; S'ils suivent au combat des brigands qui les vengent; De quelle noble ardeur pensez-vous qu'ils se rangent Sous les drapeaux d'un roi longtemps victorieux, Qui voit jusqu'à Cyrus remonter ses aïeux? Que dis-je? en quel état croyez-vous la surprendre? Vide de légions qui la puissent défendre, Tandis que tout s'occupe à me persécuter, Leurs femmes, leurs enfants pourront-ils m'arrêter?
118 Marchons, et dans son sein rejetons cette guerre Que sa fureur envoie aux deux bouts de la terre; Attaquons dans leurs murs ces conquérants si fiers; Qu'ils tremblent à leur tour pour leurs propres foyers . Annibal l'a prédit, croyons-en ce grand homme: Jamais on ne vaincra les Romains que dans Rome. Noyons-la dans son sang justement répandu: Brûlons ce Capitole où j'étais attendu: Détruisons ses honneurs, et faisons disparaître La honte de cent rois, et la mienne peut-être; Et, la flamme à la main, effaçons tous ces noms Que Rome y consacrait à d'éternels affronts. Voilà l'ambition dont mon âme est saisie. Ne croyez point pourtant qu'éloigné de l'Asie J'en laisse les Romains tranquilles possesseurs: Je sais où je lui dois trouver des défenseurs; Je veux que, d'ennemis partout enveloppée, Rome rappelle en vain le secours de Pompée. Le Parthe, des Romains comme moi la terreur, Consent à succéder à ma juste fureur; Prêt d'unir avec moi sa haine et sa famille, Il me demande un fils pour époux à sa fille. Cet honneur vous regarde, et j'ai fait choix de vous, Pharnace; allez, soyez ce bienheureux époux. Demain, sans différer, je prétends que l'aurore Découvre mes vaisseaux déjà loin du Bosphore: Vous, que rien n'y retient, partez dès ce moment, Et méritez mon choix par votre empressement; Achevez cet hymen; et, repassant l'Euphrate, Faites voir à l'Asie un autre Mithridate. Que nos tyrans communs en pâlissent d'effroi; Et que le bruit à Rome en vienne jusqu'à moi. Pharnace. Seigneur, je ne vous puis déguiser ma surprise. J'écoute avec transport cette grande entreprise ; Je l'admire; et jamais un plus hardi dessein Ne mit à des vaincus les armes à la main: Surtout j'admire en vous ce coeur infatigable Qui semble s'affermir sous le faix qui l'accable. Mais, si j'ose parler avec sincérité, En êtes-vous réduit à cette extrémité? Pourquoi tenter si loin des courses inutiles Quand vos états encor vous offrent tant d'asyles? Et vouloir affronter des travaux infinis, Dignes plutôt d'un chef de malheureux bannis, Que d'un roi qui naguère avec quelque apparence De l'aurore au couchant portait son espérance, Fondait sur trente états son trône florissant, Dont le débris est même un empire puissant? Vous seul, seigneur, vous seul, après quarante années,
119 Pouvez encor lutter contre les destinées. Implacable ennemi de Rome et du repos, Comptez-vous vos soldats pour autant de héros? Pensez-vous que ces coeurs, tremblants de leur défaite, Fatigués d'une longue et pénible retraite, Cherchent avidement sous un ciel étranger La mort, et le travail pire que le danger? Vaincus plus d'une fois aux yeux de la patrie, Soutiendront - ils ailleurs un vainqueur en furie? S e r a - t - i l moins terrible, et le vaincront - ils mieux, Dans le sein de sa ville, à l'aspect de ses dieux? La Parthe vous recherche, et vous demande un gendre. Mais ce Parthe, seigneur, ardent à nous défendre Lorsque tout l'univers semblait nous protéger, D'un gendre sans appui voudra-1-il se charger? M'en irai-je, moi seul, rebut de la fortune, Essuyer l'inconstance au Parthe si commune, Et peut-être pour fruit d'un téméraire amour, Exposer votre nom au mépris de sa cour? Du moins s'il faut céder, si, contre notre usage, Il faut d'un suppliant emprunter le visage, Sans m'envoyer du Parthe embrasser les genoux, Sans vous-même implorer des rois moindres que voug, Ne pourrions-nous pas prendre une plus sûre voie? Jetons nous dans les bras qu'on nous tend avec joie: Rome en votre faveur facile à s'apaiser . . . Xipharès. Roine, mon frère! oh ciel! qu'osez-vous proposer? Vous voulez que le roi s'abaisse et s'humilie? Qu'il démente en un jour tout le cours de sa vie? Qu'il se fie aux Romains, et subisse des lois Dont il a quarante ans défendu tous les rois? Continuez, seigneur. Tout vaincu que vous êtes, La guerre, les périls sont v o s seules retraites. Rome poursuit en vous un ennemi fatal Plus conjuré contre elle et plus craint qu'Annibal. Tout couvert de son sang, quoi que vous puissiez faire, N'en attendez jamais qu'une paix sanguinaire, Telle qu'en un seul jour un ordre de vos mains La donna dans l'Asie à cent mille Romains. Toutefois épargnez votre tête sacrée: Vous même n'allez point de contrée en contrée Montrer aux nations Mithridate détruit, E t de votre grand nom diminuer le bruit. Votre vengeance est juste; il la faut entreprendre; Brûlez le Capitole, et mettez Rome en cendre. Mais c'est assez pour vous d'en ouvrir les chemins: Faites porter ce feu par de plus jeunes mains; E t tandis que l'Asie occupera Pharnace, De cette autre entreprise honorez mon audace.
120 Commandez: laissez nous, de votre nom suivis, Justifier partout que nous sommes vos fils. Embrassez par nos mains le couchant et l'aurore, Remplissez l'univers, sans sortir du Bosphore: Que les Romains, pressés de l'un à l'autre bout, Doutent où vous serez, et vous trouvent partout. Dès ce même moment ordonnez que je parte. Ici tout vous retient; et moi, tout m'en écarte; E t si ce grand dessein surpasse ma valeur, Du moins ce désespoir convient à mon malheur. Trop heureux d'avancer la fin de ma misère, J'irai . . . . J'effacerai le crime de ma mère: Seigneur, vous m'en voyez rougir à vos genoux; J'ai honte de me voir si peu digne de vous; Tout mon sang doit laver une tache si noire. Mais j e cherche un trépas utile à votre gloire; E t Rome, unique objet d'un désespoir si beau, Du fils de Mithridate est le digne tombeau. Mithridate. Mon fils, ne parlons plus d'une mère infidèle. Votre père est content, il connaît votre zèle, E t ne vous verra point affronter de danger Qu'avec vous son amour ne veuille partager : Vous me suivrez; je veux que rien ne nous sépare. E t vous, à m'obéir, prince, qu'on se prépare; Les vaisseaux sont tout prêts: j'ai moi-même ordonné L a suite et l'appareil qui vous est destiné. Arbate, à cet hymen chargé de vous conduire, De votre obéissance aura soin de m'instruire. Allez; et soutenant l'honneur de vos aïeux, Dans cet embrassement recevez mes adieux. Pharnace. Seignenr . . . Mithridate. Ma volonté, prince, vous doit suffire. Obéissez. C'est trop vous le faire redire. Pharnace. Seigneur, si, pour vous plaire, il ne faut que périr, Plus ardent qu'aucun autre on m'y verra courir: Combattant à vos yeux permettez que je meure. Mithridate. J e vous ai commandé de partir tout à l'heure. Mais après ce moment . . . Prince, vous m'entendez, E t vous êtes perdu si vous me répondez. P h a r n a c e. Dussiez-vous présenter mille morts à ma vue, J e ne saurais chercher une fille inconnue. Ma vie est en vos mains. Mithridate. A h ! c'est où je t'attends:
121 T u ne saurais partir,
perfide! et j e
t'entends.
Je sais pourquoi tu fuis l'hymen où j e t'envoie : I l te fâche en ces lieux d'abandonner ta Monime te retient; ton amour
proie;
criminel
Prétendait l'arracher à l'hymen
paternel.
N i l'ardeur dont tu sais que j e l'ai
recherchée,
N i déjà sur son front ma couronne
attachée,
N i cet asile même où j e la fais garder, Ni mon juste courroux, n'ont pu Traître!
t'intimider.
pour les Romains tes lâches
complaisances
N'étaient pas à mes y e u x d'assez noires offenses; Il te manquait encor ces perfides amours, P o u r être le supplice et l'horreur de mes jours. L o i n de t'en repentir, j e vois sur ton
visage
Que ta confusion ne part que de ta rage: Il te tarde déjà qu'échappé de mes mains T u ne coures me perdre, et me vendre aux
Romains.
Mais, a v a n t que partir, j e me, ferai j u s t i c e : J e te l'ai dit —
Holà,
gardes!
A u moment d'être saisi par les gardes, Phariiace fait tomber sa vengeance sur son père et sur son frère en dénonçant l'amour de Xipharès et de Monime. Le malheureux Mithridate, en proie aux transports de la jalousie et de l'orgueil offensé, tire de Monime le secret de son amour en feignant de vouloir la marier & Xipharès. F u r i e u x contre Pharnace qui l'a trahi aux Romains, contre Xipharès que la femme de son choix ose lui préférer, et contre Monime qui rejette avec dédain les offres de la faveur royale, il se sent cruellement balancé entre les conseils de sa raison et les attaques d'une pas«ior aveugle et violente,
ACTE QUATRIÈME. SCÈNE V. Mithridate. E l l e me quitte!
E t moi, dans un lâche
J e semble de sa fuite approuver
silence,
l'insolence!
P e u t s'en faut que mon coeur, penchant de son côté, N e me condamne encor de trop de Q u i suis-je?
cruauté!
E s t ce Monime? et suis-je
Mithridate?
Non, non, plus de pardon, plus d'amour pour l'ingrate. M a colère revient, et j e me reconnois: Immolons en partant, trois ingrats à la fois. J e vais à R o m e ; et c'est par de tels sacrifices Qu'il faut à m a fureur rendre les dieux propices. J e le dois, j e le p u i s ; ils n'ont plus de
support;
L e s plus séditieux sont déjà loin du bord. Sans distinguer entre eux qui j e hais ou qui j'aime, A l l o n s , et commençons
par X i p h a r è s
lui-même.
Mais quelle est ma fureur! et qu'est ce que j e T u vas sacrifier . . . q u i , m a l h e u r e u x ?
T o n fils!
dis!
122 Un fils que Rome craint! qui peut venger son père. Pourquoi répandre un sang qui m'est si nécessaire? A h ! dans l'état funeste où ma chute m'a mis, ; E s t - c e que mon malheur m'a laissé trop d'amis? Songeons plutôt, songeons à gagner sa tendresse: J'ai besoin d'un vengeur, et non d'une maîtresse. Quoi! ne v a u t - i l pas mieux, puisqu'il faut m'en priver, L a céder à ce fils que j e veux conserver? Cédons-la. Vains efforts qui ne font que m'instruire Des faiblesse d'un coeur qui cherche à se séduire! J e brûle, j e l'adore; et, loin de la bannir . . . Ah! c'est un crime encor dont j e la veux punir. Quelle pitié retient mes sentiments timides? N'en a i - j e pas déjà puni de moins perfides? 0 Monime, o mon fils ! inutile courroux ! E t vous, heureux Romains, quel triomphe pour vous, Si vous saviez ma honte et qu'un avis fidèle De mes lâches combats vous portât la nouvelle. Quoi! des plus chères mains craignant les trahisons, J ' a i p r i s soin de m'armer contre tous les poisons; J ' a i su, par une longue et pénible industrie, Des plus mortels venins p a r v e n i r . l a furie: A h ! qu'il eût mieux valu, plus sage et plus heureux, E t repoussant les traits d'un amour dangereux, Ne pas laisser remplir d'ardeurs empoissonnées Un coeur déjà glacé par le froid des années! De ce trouble fatal par où dois-je sortir? Pendant ce temps les troupes de Mithridate, séduites par Pharnace, se sont révoltées ; des troupes romaines viennent d'arriver, Mithridate, se croyant trahi de tous ceux sur qui il avait compté, ne songe plus qu'à vendre sa vie le plus cher possible. Mais avant d'aller à la rencontre de ses ennemis il ordonne la mort de Monime. Arcas chargé d'exécuter cet arrêt, trouve la princesse prête à se donner elle-même la mort.
ACTE CINQUIÈME. SCENE U.
Monime, Phoedime,
Arcas.
Monime.' En e s t - c e fait, A r c a s ? et le cruel Pharnace . . . . Arcas. Ne me demandez rien de tout ce qui se passe, Madame: on m'a chargé d'un plus funeste emploi; E t ce poison vous dit la volonté du roi. Phoedime. Malheureuse princesse ! Monime. A h ! quel comble de joie! Donnez. Dites, Areas, au roi qui me l'envoie,
123 Que de tous les présents que m'a fait sa bonté J e reçois le plus cher et le plus souhaité. A la fin je respire; et le ciel me délivre Des secours importuns qui me forçaient de vivre. Maîresse de moi-même, il veut bien qu'une fois J e puisse de mon sort disposer à mon choix. Ph o edime. Hélas ! Mo ni me. Retiens tes cris, et par d'indignes larmes De cet heureux moment ne trouble point les charmes. Si tu m'aimais, Phoedime, il fallait me pleurer Quand d un titre funeste on me vint honorer, Et lorsque, m'arrachant du doux sein de la Grèce, Dans ce climat barbare on traîna ta maîtresse. Retourne maintenant chez ces peuples heureux; E t si mon nom encor s'est conservé chez eux, Dis-leur ce que tu vois, et de toute ma gloire, Phoedime, conte-leur la malheureuse histoire. Et toi, qui de ce coeur, dont tu fus adoré, Par un jaloux destin fus toujours séparé, Héros, avec qui même en terminant ma vie J e n'ose en un tombeau demander d'être unie, Reçois ce sacrifice; et puisse en ce moment, Ce poison expier le sang de mon amant! SCÈNE III. Monime,
Arbate,
Phoedime,
Arcas.
Arbate. Arrêtez ! Arrêtez ! Arcas. Que faites-vous, Arbate? Arbate. Arrêtez! .J'accomplis l'ordre de Mithridate. Monime. Ah! laissez-moi . . . A r b a t e (jetant le poison). Cessez, vous dis-je, et laissez-moi, Madame, excécuter les volontés du roi: Vivez. Et vous, Arcas, du succès de mon zèle Courez à Mithridate apprendre la nouvelle. C'est que Xipharès à la tête de ses fidèles a vaincu Pharnace et les Romains et convaincu Mithridate de sa probité', au moment même où ce vieux héros, après un combat désespéré, venait de se frapper d'un coup mortel. Mithridate use de ses derniers moments pour réparer ses torts envers Xipharès et Monime dont il bénit l'alliance.
124
III.
A
T
H
(TRAGÉDIE.
A
L
I
E.
1691.)
E X T R A I T DE LA P R É F A C E D E L'AUTEUR. J o r a m , roi de J u d a , fils de Josaphat, et le septième roi de la race de David épousa Athalie, fille d'Achab et de J é s a b e l , qui régnaient en iBraël, fameux l'un et l'autre, mais principalement Jésabel, par leurs sanglantes persécutions contre les prophètes. Athalie, non moins impie que sa mère, entraîna bientôt le roi son mari dans l'idolâtrie, et fit même construire dans Jérusalem un temple à Baal, qui était le dieu du pays de T y r et de Sidon, où Jésabel avait pris naissance. Joram, après avoir vu périr par les mains des Arabes et des Philistins tous les princes ses enfans, à la réserve d'Ochozias, mourut l u i - m ê m e misérablement d'une longue maladie qui lui consuma les entrailles. Sa mort funeste n'empêcha pas Ochozias d'imiter son impiété et celle d'Athalie sa mère. Mais ce prince, après avoir régné seulement un a n , étant allé rendre visite au roi d'Israël, frère d'Athalie, fut enveloppé dans la ruine de la maison d'Achab et tué par l'ordre de J é h u , que dieu avait fait sacrer par ses prophètes, pour régner sur Israël et pour être le ministre de ses vengeances. Je'hu extermina toute la postérité d'Achab, et fit jeter par les fenêtres Jésabel, qui, selon la prédiction d'Elie, fut mangée des chiens dans la vigne de ce même Naboth qu'elle avait fait mourir autrefois pour s'emparer de son héritage. Athalie, ayant appris à Jérusalem tous ces massacres, entreprit de son côté d'éteindre entièrement la maison royale de David, en faisant mourir tous les enfans d'Ochozias, ses petits fils. Mais heureusement Josabet, soeur d'Ochozias et fille de Joram, mais d'une autre mère qu'Athalie, étant arrivée lorsqu'on égorgeait les princes ses n e v e u x , trouva moyen de dérober du milieu des morts le petit J o a s , encore à la mamelle, et le confia avec sa nourrice au grand-prêtre son m a r i , qui les cacha tous deux dans le temple, où l'enfant fut élevé secrètement jusqu'au jour qu'il fut proclamé roi de Juda.
ACTEURS. J o a s , roi de J u d a , fils d'Ochozias. A t h a l i e , veuve de Joram, aïeule de Joas. J o a d , a u t r e m e n t J o j a d a , grand-prètre. J o s a b e t , tante de Joas, femme du grand-prêtre. Z a c h a r i e , fils de Joad et de Josabet. S a l o m i t h , soeur de Zacharie. A b n e r , l'un des principaux officiers des rois de J u d a . A z a r i a s , I s m a ë l , et les trois autres chefs des prêtres et des lévites. M a t h a n , prêtre apostat, sacrificateur de Baal. N a b a l , confident de Mathan. A g a r , femme de la suite d'Athalie. Troupe de prêtres et de lévites. Suite d'Athalie. La nourrice de Joas. Choeur de jeunes filles de la tribu de Lévi. La scène est dans le temple de Jérusalem , dans un vestibule de l'appartement du grand-prêtre.
125 C'est le jour 3e la Pentecôte, consacré à la mémoire de la publication de la loi sur le mont Sinaï. Abner vient avertir le grand-prêtre Joas des dangers qui le menacent de la part de la reine Athalie. Mais le prêtre, plein de confiance en son dieu et en sa sainte cause, relève le courage effrayé d'Abner, dont du reste il connaît la fidélité. Il lui dit de revenir à la troisième heure: alors dieu lui accordera une occasion de faire preuve de son zèle. Joad a résolu de proclamer à l'heure indiquée le jeune roi Joas, que sa femme a soustrait aux persécutions d'Athalie sa grand'mère et qui, dernier rejeton de la race de David, a grandi dans le temple sans connaître son origine. Joad vient de communiquer son dessein à sa femme, lorsque l'entrée de Zacharie et de Salomith à la tête du choeur des jeunes lévites interrompt leur entretien. Le choeur entonne un chant sacré k la louange de dieu.
ACTE PREMIER. SCENE IV.
Le choeur. T o u t l e c h o e u r chante. Tout l'univers est plein de sa magnificence; Qu'on adore ce Dieu; qu'on l'invoque à jamais, Son empire a des temps précédé la naissance; Chantons, publions ses bienfaits. U n e v o i x seuleEn vain l'injuste violence Au peuple qui le loue imposerait silence; Son nom ne périra jamais. Le jour annonce au jour sa gloire et sa puissance, Tout l'univers est plein de sa magnificence: Chantons, publions ses bienfaits. T o u t l e c h o e u r répète. Tout l'univers est plein de sa magnificence: Chantons, publions ses bienfaits U n e v o i x seule. Il donne aux fleurs leur aimable peinture; Il fait naître et mûrir les fruits; Il leur dispense avec mesure Et la chaleur des jours et la fraîcheur des nuits. Le champ qui les reçut les rend avec usure. Une autre. Il commande au soleil d'animer la nature, Et la lumière est un don de ses mains: Mais sa loi sainte, sa loi pure Est le plus riche don, qu'il ait fait aux humains. Une autre. 0 mont de Sinaï, conserve la mémoire De ce jour à jamais auguste et renommé, Quand, sur ton sommet enflammé, Dans un nuage épais le Seigneur enfermé Fit luire aux yeux mortels un rayon de sa gloire. Dis-nous pourquoi ces feux et ces éclairs, Ces torrents de fumée, et ce bruit dans les airs,
126 Ces trompettes et ce tonnerre: Venait-il renverser l'ordre des éléments? Sur ses antiques fondements Venait-il ébranler la terre? Une autre. Il venait révéler aux enfants des Hébreux De ces préceptes saints la lumière immortelle; Il venait à ce peuple heureux Ordonner de l'aimer d'une amour éternelle T o u t le c h o e u r . O divine, 6 charmante loi! 0 justice, 6 bonté suprême! Que de raisons, quelle douceur extrême D'engager à ce Dieu son amour et sa foi! U n e v o i x seule. D'un joug cruel il sauva nos aïeux, Les nourrit au désert d'un pain délicieux: 11 nous donne ses lois, il se donne lui-même: Pour tant de biens, il commande qu'on l'aime. Le choeur. O justice, ô bonté suprême! La même voix. Des mers pour eux il entre' ouvrit les eaux, D'un aride rocher fit sortir des ruisseaux; Il nous donne ses lois, il se donne lui-même: Pour tant de biens, il commande qu'on l'aime. Le choeur. O divine, ô charmante loi! Que de raisons, quelle douceur extrême D'engager à ce Dieu son amour et sa foi! U n e ' a u t r e v o i x seule Vous qui ne conaissez qu'une crainte servile, Ingrats, un Dieu si bon ne p e u t - i l vous charmer? E s t - i l donc à vos coeurs, est-il si difficile E t si pénible de l'aimer? L'esclave craint le tyran qui l'outrage: Mais des enfants l'amour est le partage : Vous voulez que ce Dieu vous comble de bienfaits, E t ne l'aimer jamais ! T o u t le c h o e u r . O divine, ô charmante loi! O justice, ô bonté suprême! Que de raisons, quelle douceur extrême D'engager à ce Dieu son amour et sa foi! Cependant Athalie poussée«par une vague crainte est venue, contre son habitude, se présenter au temple dont elle a même osé profaner le sanctuaire. Elle explique la cause de cette démarche à Mathan prêtre de Baal, et k Abner.
127 ACTE DEUXIÈME. SCÈNE V. Athalie,
Mathan,
Abner.
—
Suite
d'Athalie.
Mathan. Grande reine, est-ce ici votre place? Quel trouble vous agite, et quel effroi vous glace? Parmi vos ennemis que venez-vous chercher? D e ce temple profane osez-vous approcher? A v e z - v o u s dépouillé cette haine si vive? Athalie. Prêtez-moi l'un et l'autre une oreille attentive. J e ne veux point ici rappeler le passé, Ni vous rendre raison du sang que j'ai versé: Ce que j'ai fait, Abner, j'ai cru le devoir faire. J e ne prends point pour juge un peuple téméraire : Quoi que son insolence ait osé publier, L e ciel même a pris soin de me justifier. Sur d'éclatants succès ma puissance établie A fait jusqu'aux deux mers respecter Athalie: P a r moi Jérusalem goûte un calme profond; Le Jourdain ne voit plus l'Arabe vagabond Ni l'alticr Philistin par d'éternels ravages, Comme au temps de vos rois, désoler ses rivages; Le Syrien me traite et de reine et de soeur; Enfin de ma maison le perfide oppresseur, Qui devait jusqu'à moi pousser sa barbarie, J é h u , le fier J é h u , tremble dans Samarie; De toutes parts pressé par un puissant voisin, Que j'ai su soulever contre cet assassin, Il me laisse en ces lieux souveraine maîtresse. J e jouissais en paix du fruit de ma sagesse: Mais un trouble importun vient depuis quelques jours D e mes prospérités interrompre le cours. Un songe (me devrais - je inquiéter d'un songe !) Entretient dans mon coeur un chagrin qui le ronge: J e l'évite partout; partout il me poursuit. C'était pendant l'horreur d'une profonde nuit; Ma mère Jézabel devant moi s'est montrée, Comme au jour de sa mort, pompeusement parée : Ses malheurs n'avaient point abattu sa fierté; Même elle avait encor cet éclat emprunté Dont elle eut soin de peindre et d'orner son visage, Pour réparer des ans l'irréparable outrage: »Tremble, m ' a - t - e l l e dit, fille digne de moi; „ L e cruel Dieu des Juifs l'emporte aussi sur toi. „ J e te plains de tomber dans ses mains redoutables, „Ma fille." E n achevant ces mots épouvantables, Son ombre vers mon lit a paru se baisser:
128 E t moi, j e lui tendais les mains pour 1 embrasser; Mais j e n'ai plus trouvé qu'un horrible mélange D'os et de chair meurtris et traînés dans la fange, Des lambeaux pleins de sang, et des membres affreux Que des chiens dévorants se disputaient entre eux. Abner. Grand Dieu! Athalie, Dans ce désordre à mes yeux se présente Un jeune enfant couvert d'une robe éclatante, Tel qu'on voit des Hébreux les prêtres revêtus. Sa vue a ranimé mes esprits abattus: Mais lorsque, revenant de mon trouble funeste, J'admirais sa douceur, son air noble et modeste, J ' a i senti tout à coup un homicide acier Que le traître en mon sein a plongé tout entier. De tant d'objets divers le bizarre assemblage Peut-être du hasard vous paraît un ouvrage: Moi-même quelque temps, honteuse de ma peur, J e l'ai pris pour l'effet d'une sombre vapeur. Mais de ce souvenir mon âme possédée A deux fois en dormant revu la même idée; Deux fois mes tristes yeux se sont vu retracer Ce même enfant toujours tout prêt à me percer. Lasse enfin des horreurs dont j'étais poursuivie, J'allais prier Baal de veiller sur ma vie, E t chercher du repos au pied de ses autels: Que ne peut la frayeur sur l'esprit des mortels! Dans le temple des Juifs un instinct m'a poussée, E t d'apaiser leur Dieu j'ai conçu la pensée; J ' a i cru que des présents calmeraient son courroux, Que ce Dieu, quel qu'il soit, en deviendrait plus doux. Pontife de Baal, excusez ma faiblesse, J entre. Le peuple fuit, le sacrifice cesse, L e grand-prêtre vers moi s'élance avec fureur: Pendant qu'il me parlait, ô surprise! 6 terreur! J ' a i vu ce même enfant dont j e suis menacée, Tel qu'un songe effrayant l'a peint à ma pensée. J e l'ai vu; son même air, son même habit de lin, S a démarche, ses yeux; et tous ses traits enfin: C est lui-même. Il marchait à côté du grand-prêtre: Mais bientôt à ma vue on l'a fait disparaître. Voilà quel trouble ici m'oblige à m'arrêter, E t sur quoi j'ai voulu tous deux vous consulter. Que présage, Mathan, ce prodige incroyable? Mathan. Ce songe et ce rapport, tout me semble effroyable . . . . Athalie. Mais cet enfant fatal, Abner, vous l'avez vu : Quel e s t - i l ? de quel sang? et de quelle tribu?
129 Abner. Deux enfants à l'autel prêtaient leur ministère: L'un est fils de Joad, Josabet est sa mère; L'autre m'est inconnu. M athan. Pourquoi délibérer? De tous les deux, madame, il se faut assurer. Vous savez pour Joad mes égards, mes mesures; Que je ne cherche point à venger mes injures; Que la seule équité règne en tous mes avis : Mais lui-même, après tout, fut-ce son propre fils, Voudrait-il un moment laisser vivre un coupable? Abner. De quel crime un enfant peut-il être capable? Mathan. Le ciel nous le fait voir un poignard à la main: Le ciel est juste et sage, et ne fait rien en vain. Que cherchez-vous de plus? Abner. Mais sur la foi d'un songe, Dans le sang d'un enfant voulez-vous qu'on se plonge? Vous ne savez encore de quel père il est né, Quel il est. Mathan. On le craint; tout est examiné. A d'illustres parents s'il doit son origine, Lu splendeur de son sort doit hâter sa ruine: Dans le vulgaire obscur si le sort l'a placé, Qu'importe qu'au hasard un sang vil soit versé? E s t - c e aux rois à garder cette lente justice? Leur sûreté souvent dépend d'un prompt supplice. N'allons point les gêner d'un soin embarrassant: Dès qu'on leur est suspect, on n'est plus innocent. Abner. Hé quoi, Mathan! d'un prêtre est-ce là le langage? Moi, nourri dans la guerre aux horreurs du carnage, Des vengeances des rois ministre rigoureux, C'est moi qui prête ici ma voix au malheureux! E t vous, qui lui devez des entrailles de père, Vous, ministre de paix dans les temps de colère, Couvrant d'un zèle faux votre ressentiment, L e sang à votre gré coule trop lentement! Vous m'avez commandé de vous parler sans feinte, Madame: quel est donc ce grand sujet de crainte? U n songe, un faible enfant, que votre oeil prévenu Peut-être sans raison croit avoir reconnu. A thalie. Je le veux croire, Abner, je puis m'être trompée: Peut - être un songe vain m'a trop préoccupée. E h bien, il faut revoir cet enfant de plus près; T r o i s s i è c l e s de la l i t t é r a t u r e f r a n ç a i s e .
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130 11 en faut à loisir examiner les traits. Qu'on les fasse tous deux paraître en ma présence. Abner. J e crains . . . . Athalie. Manquerait - on pour moi de complaisance? De ce refus bizarre où seraient les raisons? Il pourrait me jeter en d'étranges soupçons. Que Josabet, vous dis-je, ou Joad les amène, J e puis, quand je voudrai, parler en souveraine. Vos prêtres, je veux bien, Abner, vous l'avouer, Des pontés d'Athalie ont lieu de se louer. J e sais sur ma conduite et contre ma puissance Jusqu'où de leurs discours ils portent la licence: Ils vivent cependant, et leur temple est debout. Mais je sens que bientôt ma douceur est à bout. Que Joad mette un frein à son zèle sauvage, E t ne m'irrite point par un second outrage. Allez. Pour se rassurer Athalie fait venir Joas et l'interroge sur sa naissance et sa jeunesse.
ACTE DEUXIÈME. SCÈNE VII. Joas,
Josabet,
Athalie, Zacharie, Abner, Salomith, le choeur, suite tf Athalie.
J o s a b e t (aux deux lévites). O vous, sur ces enfans, si chers, si précieux, Ministres du seigneur, ayez toujours les yeux. A b n e r (à Josabet). Princesse, assurez - vous, je les prends sous ma garde. Athalie. Oh ciel! plus j'examine, et plus je le regarde . . . C'est lui! D'horreur encor tous mes sens tout saisis. (montrant Joas). Épouse de Joad, est-ce là votre fils? Josabet. Qui? lui, madame? Athalie. Lui. Josabet. J e ne suis point sa mère, (montrant Zacharie). Voilà mon fils. A t h a l i e (à Joas). E t vous, quel est donc votre père? Jeune enfant, répondez.
deux
lévites,
131 Josabet. Le
ciel jusqu'aujourd'hui . . .
Athalie
(à Josabet).
Pourquoi vous pressez-vous de répondre pour
lui?
C'est à lui de parler. Josabet. Dans un âge si tendre Quel éclaircissement en p o u v e z - v o u s
attendre?
Athalie. Cet âge est innocent: N'altère
son
ingénuité
point encor la simple
vérité.
L a i s s e z - l e s'eipliquer sur tout ce qui le touche. •Jo s a b e t
(à part).
Daigne mettre, grand Dieu, ta sagesse en sa bouche! Athalie. Comment vous
nommez-vous? Joas. J'ai nom Eliacin. Athalie.
Votre
père? Joas. J e suis, d i t - o n , un orphelin
Entre les bras de Dieu j e t é dès ma naissance, E t qui de mes parents n'eus jamais
connaissance.
Athalie. V o u s êtes sans parents? Joas. Ils m'ont abandonné. Athalie. Comment? et depuis quand? J oas. Depuis que j e suis né. Athalie Ne
sait-on pas au moins quel pays est le
vôtre?
Joas. Ce temple est mon p a y s : j e n'en connais point
d'autre.
Athalie. Où dit-on que le sort vous a fait rencontrer? Joas. Parmi des loups cruels, prêts à me
dévorer.
Athalie, Qui vous mit dans ce
temple? Joas. Une femme
inconnue.
Qui ne dit point son nom, et qu'on n'a point revue, Athalie. Mais de vos premiers ans quelles mains ont pris soin? Joas. Dieu l a i s s a - t - i l jamais ses enfants au besoin? A u x petits des oiseaux il donne leur pâture,
9*
132 Et sa bonté s'étend sur toute la nature. Tous les jours je l'invoque; et d'un soin paternel Il me nourrit des dons offerts sur son autel. Athalie. Quel prodige nouveau me trouble et m'embarrasse! La douceur de sa voix, son enfance, sa grâce, Font insensiblement à mon inimitié Succéder . . . J e serais sensible à la pitié! Abner. Madame, voilà donc cet ennemi terrible? De vos songes menteurs l'imposture est visible; A moins que la pitié, qui semble vous troubler, Ne soit ce coup fatal qui vous faisait trembler. A t h a l i e (à Joas et k. Josabet). Vous sortez? Josabet Vous avez entendu sa fortune: Sa présence à la lin pourrait être importune. Athalie. Non: revenez. Quel est tous les jours votre emploi? Joas. J'adore le Seigneur; on m'explique sa loi! Dans son livre divin on m'apprend à la lire; Et déjà de ma main je commence à l'écrire. A thalie. Qus vous dit cette loi? Joas. Que Dieu veut être aimé; Qu'il venge tôt ou tard son saint nom blasphémé; Qu'il est le défenseur de l'orphelin timide; Qu'il résiste au superbe, et punit l'homicide. Athalie J'entends. Mais tout ce peuple enfermé dans ce lieu, A quoi s'occupe-t-il? Joas. Il loue, il bénit Dieu. Athalie. Dieu veut-il qu'à toute heure on prie, on le contemple? Joas. Tout profane exercice est banni de son temple. Athalie. Quels sont donc vos plaisirs? Joas. Quelquefois à l'autel J e présente au grand-prêtre ou l'encens ou le sel: J'entends chanter de Dieu les grandeurs infinies. J e vois l'ordre pompeux de ses cérémonies. Athalie. Hé quoi! vous n'avez point de passe-temps plus doux?
133 Je plains le triste sort d'un enfant tel que vous. Venez dans mon palais, vous y verrez ma gloire. Joas. Moi! des bienfaits de Dieu je perdrais la mémoire! Athalie. Non, je ne vous veux pas contraindre à l'oublier. J oas. Vous ne le priez point. Athalie. Vous pourrez le prier. Joas. Je verrais cependant en invoquer un autre. Athalie. J'ai mon Dieu que je sers; vous servirez le vôtre: Ce sont deux puissants Dieux. Joas. Il faut craindre le mien: Lui seul est Dieu, madame ; et le vôtre n'est rien. Athalie. Les plaisirs près de moi vous chercheront en foule. Joas. Le bonheur des méchants comme un torrent s'écoule. Athalie. Ces méchants, qui sont-ils? Josabet. Hé madame! excusez Un enfant . . . A t h a l i e (à Josabet.) J'aime à voir comme vous l'instruisez. Enfin, Eliacin, vous avez su me plaire; Vous n'êtes point sans doute un enfant ordinaire. Vous voyez, je suis reine, et n'ai point d'héritier; Laissez là cet habit, quittez ce vil métier: J e veux vous faire part de toutes mes richesses. Essayez dès ce jour l'effet de mes promesses. A ma table, partout, à mes côtés assis, J e prétends vous traiter comme mon propre fils. Joas. Comme votre fils! Athalie. Oui . . . Vous vous taisez? Joas. Quel père Je quitterais! et pour . . . Athalie. Eh bien? J o as. Pour quelle mère! A t h a l i e (à. Josabet). Sa mémoire est fidèle, et dans tout ce qu'il dit,
134 De vous et de Joad j e reconnais l'esprit. Voilà comme, infectant cette simple jeunesse, Vous employez tous deux le calme où je vous laisse. Vous cultivez déjà leur haine et leur fureur. Vous ne leur prononcez mon nom qu'avec horreur. Josabet. Peut-on de nos malheurs leur dérober l'histoire? Tout l'univers les sait; vous-même en faites gloire. Athalie. Oui, ma juste fureur, et j'en fais vanité, A vengé mes parents sur ma postérité. J'aurais vu massacrer et mon père et mon frère, D u haut de son palais précipiter ma mére, E t dans un même jour égorger à la fois (Quel spectacle d'horreur!) quatre-vingts fils de rois; E t pourquoi? pour venger je ne sais quels prophètes Dont elle avait puni les fureurs indiscrètes: E t moi, reine sang coeur, fille sans amitié, Esclave d'une lâche et frivole pitié, Je n'aurais pas du moins à cette aveugle rage Rendu meurtre pour meurtre, outrage pour outrage, E t de votre David traité tous les neveux, Comme on traitait d'Achab les restes malheureux! Où serais-je aujourd'hui, si, domptant ma faiblesse, Je n'eusse d'une mère étouffé la tendresse J Si de mon propre sang ma main versant des flots N'eût par ce coup hardi réprimé vos complots? Enfin de votre Dieu l'implacable vengeance Entre nos deux maisons rompit toute alliance: David m'est en horreur; et les fils de ce roi, Quoique nés de mon sang, sont étrangers pour moi. Josabet. Tout vous a réussi.
Que Dieu voie, et nous juge. Athalie. Ce Dieu, depuis longtemps votre unique refuge, Que deviendra l'effet de ses prédictions? Qu'il vous donne ce roi promis aux nations, Cet enfant de David, votre espoir, votre attente . . . Mais nous nous reverrons. Adieu. Je sors contente. J'ai voulu voir, j'ai vu. A b n e r (à Josabet). Je vous l'avais promis; Je vous rends le dépôt que vous m'avez commis. Matban, au nom d'Athalie, vient sommer le grand-prêtre de livrer Joas en otage à la reine. A cette seule condition, doit-il annoncer, la reine consentira à tolérer plus long-temps le culte de Jehovah. Joad y répond par un fier refus. Même, jetant au loin toute idée de crainte et de dissimulation, il résout de procéder hardiment à la proclamation du jeune roi, et de vaincre ou de mourir en défendant la cause de Dieu.
136 ACTE TROISIÈME. SCÈNE vn. Joad,
Josabet,
Atarías,
suivi du choeur
et de plusieurs lévites.
Joad. Eh bien, Azarias, le temple est-il fermé? Azarias. J'en ai fait devant moi fermer toutes les portes. Joad. N'y reste-il que vous et vos saintes cohortes? Azarias. De ses parvis sacrés j'ai deux fois fait le tour. Tout a fui; tous se sont séparés sans retour, Misérable troupeau qu'a dispersé la crainte: E t Dieu n'est plus servi que dans la tribu sainte. Depuis qu'à Pharaon ce peuple est échappé, Une égale terreur ne l'avait point frappé. Joad. Peuple lâche en effet et né pour l'esclavage, Hardi contre Dieu seul! Poursuivons notre ouvrage. Mais qui retient encore ces enfans parmi nous? U n e d e s f i l l e s du c h o e u r . Hé! pourrions-nous, seigneur, nous séparer de vous? Dans le temple de Dieu sommes-nous étrangères? Vous avez près de vous nos pères et nos frères. Une autre. Hélas! si, pour venger l'opprobre d'Israël, Nos mains ne peuvent pas, comme autrefois Jaël, Des ennemis de Dieu percer la tête impie, Nous lui pouvons du moins immoler notre vie. Quand vos bras combattront pour son temple attaqué, Par nos larmes du moins il peut être invoqué. Joad. Voilà donc quels vengeurs s'arment pour la querelle, Des prêtres, des enfans, ô Sagesse éternelle! Mais, si tu les soutiens, qui peut les ébranler? Du tombeau, quand tu veux, tu sais nous rappeler : Tu frappes et guéris, tu perds et ressuscites. Ils ne s'assurent point en leurs propres mérites; Mais en ton nom sur eux invoqué tant de fois, En tes serments jurés au plus saint de leurs rois, En ce temple où tu fais ta demeure sacrée, Et qui doit du soleil égaler la durée. Mais d'oîi vient que mon coeur frémit d'un saint effroi? Est-ce l'esprit divin qui s'empare de moi? C'est lui-même: il m'échauffe; il parle; mes yeux s'ouvrent, Et les siècles obscurs devant moi se découvrent. Lévites, de vos sons prêtez-moi les accords, Et de ses mouvements secondez les transports.
136 L e c h o e u r (chante an son de tonte la symphonie des instrumente). Que du seigneur la voix se fasse entendre, Et qu'à nos coeurs son oracle divin Soit ce qu'à l'herbe tendre Est, au printemps, la fraîcheur du matin. Joad. Cieuz, écoutez ma voix. Terre, prête l'oreille. Ne dis plus, ô Jacob, que ton seigneur sommeille, Pêcheurs, disparaissez; le seigneur se réveille. (Ici recommence la symphonie, et Joad aussitôt reprend la parole. Comment en un plomb vil l'or pur s'est-il changé? Quel est dans le lieu saint ce pontife égorgé? . . . Pleure, Jérusalem, pleure, cité perfide, Des prophètes divins malheureuse homicide; De son amour pour toi ton Dieu s'est dépouillé; Ton encens à ses yeux est un encens souillé . . . Où menez-vous ces enfants et ces femmes? Le seigneur a détruit la reine des cités: Les prêtres sont captifs, ses rois sont rejetés, Dieu ne veut plus qu'on vienne à ses solemnités. Temple, renverse-toi. Cèdres, jetez des flammes. Jérusalem, objet de ma douleur, Quelle main en un jour t'a ravi tous tes charmes? Qui changera mes yeux en deux sources de larmes, Pour pleurer ton malheur? Âzarias. O saint temple! Josabet. O David! L]e c h o e u r . Dieu de Sion, rappelle, Rappelle en sa faveur tes antiques bontés! Joad. (La symphonie recommence encore, et Joad, un moment après, l'interrompt). Quelle Jérusalem uouvelle Sort du fond du désert brillante de clartés, Et porte sur le front une marque immortelle? Peuples de la terre, chantez. Jérusalem renaît plus charmante et plus belle. D'où lui viennent de tous côtés Ces enfants qu'en son sein elle n'a point portés? Lève, Jerusalem, lève ta tête altière ; Regarde tous ces rois de ta gloire étonnés: Les rois des nations, devant toi prosternés, De tes pieds baissent la poussière: Les peuples à l'envoi marchent à ta lumière. Heureux qui pour Sion d'une sainte ferveur Sentira son âme embrasée! Cieirx, répandez votre rosée, E t que la terre enfante son sauveur!
136 L e c h o e u r (chante an son de tonte la symphonie des instruments). Que du seigneur la voix se fasse entendre, Et qu'à nos coeurs son oracle divin Soit ce qu'à l'herbe tendre Est, au printemps, la fraîcheur du matin. Joad. Cieux, écoutez ma voix. Terre, prête l'oreille. Ne dis plus, ô Jacob, que ton seigneur sommeille, Pêcheurs, disparaissez ; le seigneur se réveille. (Ici recommence la symphonie, et Joad aussitôt reprend la parole). Comment en un plomb vil l'or pur s'est-il changé? Quel est dans le lieu saint ce pontife égorgé? . . . Pleure, Jérusalem, pleure, cité perfide, Des prophètes divins malheureuse homicide; De son amour pour toi ton Dieu s'est dépouillé; Ton encens à ses yeux est un encens souillé . . . Où menez-vous ces enfants et ces femmes? Le seigneur a détruit la reine des cités: Les prêtres sont captifs, ses rois sont rejetés, Dieu ne veut plus qu'on vienne à ses solemnités. Temple, renverse-toi. Cèdres, jetez des flammes. Jérusalem, objet de ma douleur, Quelle main en un jour t'a ravi tous tes charmes? Qui changera mes yeux en deux sources de larmes, Pour pleurer ton malheur? Azarias. 0 saint temple! Josabet. O David! L]e c h o e u r . Dieu de Sion, rappelle, Rappelle en sa faveur tes antiques bontés! Joad. (La symphonie recommence encore, et Joad, un moment après, l'interrompt). Quelle Jérusalem uouvelle Sort du fond du désert brillante de clartés, Et porte sur le front une marque immortelle? Peuples de la terre, chantez. Jérusalem renaît plus charmante et plus belle. D'où lui viennent de tous côtés Ces enfants qu'en son sein elle n'a point portés? Lève, Jerusalem, lève ta tête altière; Regarde tous ces rois de ta gloire étonnés: Les rois des nations, devant toi prosternés, De tes pieds baissent la poussière: Les peuples à l'envoi marchent à ta lumière. Heureux qui pour Sion d'une sainte ferveur Sentira son âme embrasée! Cieux, répandez votre rosée, Et que la terre enfante son sauveur!
138 Joad. Gardez pour d'autres temps cette reconnaissance. Voilà donc votre roi, votre unique espérance: J'ai pris soin jusqu'ici de vous le conserver; Ministres du Seigneur, c'est à vous d'achever. Bientôt de Jézabel la fille meurtrière, .Instruite que Joas voit encor la lumière, Dans L'horreur du tombeau viendra le replonger; Déjà, sans le connaître, elle veut l'égorger. Prêtres saints, c'est à vous de prévenir sa rage: Il faut finir des Juifs le honteux esclavage, Venger vos princes morts, relever votre loi, Et faire aux deux tribus reconnaître leur roi. L'entreprise, sans doute, est grande et périlleuse; J'attaque sur son trône une reine orgueilleuse, Qui voit sous ses drapeaux marcher un camp nombreux De hardis étrangers, d'infidèles Hébreux: Mais ma force est au Dieu dont l'intérêt me guide. Songez qu'en cet enfant tout Israël réside. Déjà ce Dieu vengeur commence à la troubler; Déjà, trompant ses soins, j'ai su vous rassembler: Elle nous croit ici sans armes, sans défense. Couronnons, proclamons Joas en diligence: De là, du nouveau prince intrépides soldats, Marchons, et invoquant l'arbitre des combats; Et réveillant la foi dans les coeurs endormie, Jusque dans son palais cherchons notre ennemie Et quels coeurs si plongés dans un lâche sommeil, Nous voyant avancer dans ce saint appareil, Ne s'empresseront pas à suivre notre exemple! Un roi, que Dieu lui-même a nourri dans son temple; Le successeur d'Aron, de ses prêtres suivi, Conduisant au combat les enfants de Lévi; Et dans ces mêmes mains 4es peuples révérées, Les armes au Seigneur par David consacrées! Dieu sur ses ennemis répandra sa terreur. Dans l'infidèle sang baignez-vous sans horreur; Frappez et Tyriens et même Israélites. Ne descendez-vous pas de ces fameux lévites Qui, lorsqu'au dieu du Nil le volage Israél Rendit dans le désert un culte criminel, De leurs plus chers parents saintement homicides, Cohsacrèrent leurs mains dans le sang des perfides, Et par ce noble exploit vous acquirent l'honneur D'être seuls employés aux autels du Seigneur? Mais je vois que déjà vous brûlez de me suivre. Jurez donc avant tout sur cet auguste livre, A ce roi que le ciel vous redonne aujourd'hui, De vivre, de combattre et de mourir pour lui.
139 A z a r i a s (au bout de la table, ayant la main sur le livre saint). Oui, nous jurons ici pour nous, pour tous nos frères, De rétablir Joas au trône de ses pères, De ne poser le fer entre nos mains remis, Qu'après l'avoir vengé de tous ses ennemis. Si quelque transgresseur enfreint cette promesse, Qu'il éprouve, grand Dieu, ta fureur vengeresse; Qu'avec lui ses enfants, de ton partage exclus, Soient au rang de ces morts que tu ne connais plus! Joad. E t vous, à cette loi, votre règle éternelle, Roi, ne jurez-vous pas d'être toujours fidèle? Joas. Pourrais-je à cette loi ne me pas conformer? Joad. O mon fils, de ce nom j'ose encor vous nommer, Souffrez cette tendresse, et pardonnez aux larmes Que m'arrachent pour vous de trop justes alarmes ; Loin du trône nourri, de se fatal honneur, Hélas! vous ignorez le charme empoisonneur; De l'absolu pouvoir vous ignorez l'ivresse, E t des lâches flatteurs la voix enchanteresse. Bientôt ils vous diront que les plus saintes lois, Maîtresses du vil peuple, obéissent aux rois; Qu'un roi n'a d'autre frein que sa volonté même; Qu'il doit immoler tout à sa grandeur suprême; Qu'aux larmes, au travail le peuple est condamné, E t d'un sceptre de fer veut être gouverné; Que s'il n'est opprimé, tôt ou tard il opprime, Ainsi de piège en piège et d'abîme en abîme, Corrompant de vos moeurs l'aimable pureté, Ils vous feront enfin haïr la vérité, Vous peindront la vertu sous une affreuse image. Hélas! ils ont des rois égaré le plus sage. Promettez sur ce livre, et devant ces témoins, Que dieu fera toujours le premier de vos soins; Que, sévère aux méchants et des bons le refuge, Entre le pauvre et vous vous prendrez Dieu pour j u g e ; Vous souvenant, mon fils, que, caché sous ce lin, Comme eux vous fûtes pauvre, et comme eux orphelin. J o a s (au milieu de la table, ayaut la main sur le livre 6aint). J e promets d'observer ce que la loi m'ordonne. Mon Dieu, punissez - moi, si j e vous abandonne! Joad. Venez; de l'huile sainte il faut vous consacrer. Paraissez, Josabet; vous pouvez vous montrer. Enfin Athalie reparaît à la tête des Tyriens pour s'emparer à force ouverte de cet enfant que son songe terrible lui a appris à craindre. Mais on s'est préparé à la recevoir. Les lévites, instruits par le grand-prêtre, renferment sur elle les portes du temple et sa destinée s'accomplit telle qu'elle l'a pressentie.
140
ACTE CINQUIÈME. SCÈNE V.
Athalie,
Joas, Joad, Josabet, Abner, suite
d'Athalie.
(Joas est caché derrière un rideau au fond de la scène). A t h a l i e (à Joad). Te voilà, séducteur! De ligues, de complots, pernicieux auteur, Qui dans le trouble seul as rais tes espérances, Eternel ennemi des suprêmes puissances! En l'appui de ton Dieu tu t'étais reposé: D e ton espoir frivole es-tu désabusé? Il laisse à mon pouvoir et son temple et ta vie. Je devrais, sur l'autel où ta main sacrifie, T e . . . Mais du prix qu'on m'offre il faut me contenter, Ce que tu m'as promis, songe à l'exécuter. Cet enfant, ce trésor qu'il faut qu'on me remette, Où sont-ils? Joad. Sur le champ tu seras satisfaite; Je te les vais montrer l'un et l'autre à la fois. (Le rideau se tire. On voit Joas sur son trône; sa nourrice est à genoux à sa droite. Azarias, l'épée à la main est debout à sa gauohe, et près de lui Zacharie et Salomith sont H genoux sur les dégrés du trône; plusieurs lévites, l'épée à la main sont rangés sur les côtés). Paraissez, cher enfant, digne sang de nos rois. Connais-tu l'héritier du plus saint des monarques, Reine? de ton poignard connais du moins ces marques. Voilà ton roi, ton fils, le fils d'Ochozias. Peuples, et vous, Abner, reconnaissez Joas. Abner. Ciel! A t h a l i e . (h. Joad.) Perfide! Joad. Vois-tu cette Juive fidèle Dont tu sais bien qu'alors il suçait la mamelle? Il fut par Josabet à ta rage enlevé. Ce temple le reçut, et Dieu l'a conservé. Des trésors de David voilà ce qui me reste. Athalie. T a fourbe à cet enfant, traître, sera funeste. D'un fantôme odieux, soldats, délivrez moi! Joad. Soldats du Dieu vivant, défendez votre roi! (Ici le fond du théâtre s'ouvre. On voit le dedans du temple, et les lévites armés entrent de tous côtés sur la scène). Athalie. Où suis-je? 0 trahison! ô reine infortunée! D'armes et d'ennemis j e suis environnée!
141 Joad. Tes yeux cherchent en vain, tu ne peux échapper, Et Dieu de toutes parts a su t'envelopper. Ce Dieu que tu bravais en nos mains t'a livrée. Rends - lui compte du sang dont tu t'es enivrée. Athalie. Quoi! la peur a glacé mes indignes soldats! Lâche Abner, dans quel piège as-tu conduit mes pas! Abner. Keine, Dieu m'est témoin . . . Athalie. Laisse là ton Dieu, traître, Et venge moi. A b n e r (se jetant aux pieds de Joas.) Sur qui? sur Joas! sur mon maître! Athalie. Lui Joas? lui ton roi? Songez, méchants, songez Que mes armes encore vous tiennent assiégés. J'entends à haute voix tout mon camp qui m'appelle. On vient à mon secours. Tremblez, troupe rebelle.
SCÈNE VI. Ismaël,
Joas, Joad, Athalie,
et tous les acteurs
de la scène
I s m a ë l (à Joad). Seigneur, le temple est libre et n'a plus d'ennemis. L'étranger est en fuite, et le Juif est soumis. Comme le vent dans l'air dissipe la fumée, La voix du Tout-puissant a chassé cette armée. Nos lévites, du haut de nos sacrés parvis, D'Ochozias au peuple ont annoncé le fils, Ont conté son enfance au glaive dérobée, E t la fille d'Achab dans le piège tombée. Partout en même temps la trompette a sonné: E t ses sons et leurs cris dans son camp étonné Ont répandu le trouble et la terreur subite Dont Gédéon frappa le fier Madianite. Les Tyriens, jetant armes et boucliers, Ont, par divers chemins, disparu les premiers: Quelques Juifs éperdus ont aussi pris la fuite: Mais, de Dieu sur Joas admirant la conduite, Le reste à haute voix s'est pour lui déclaré. Enfin, d'un même esprit tout le peuple inspiré, Femmes, veillards, enfants s'embrassant avec joie, Bénissent le Seigneur et celui qu'il envoie. Tous chantent de David le fils ressuscité. Baal est en horreur dans la sainte cité-, De son temple profane on a brisé les portes: Mathan est égorgé.
précédente.
142 Athalie. Dieu des Juifs, tu l'emportes! Oui, c'est Joas, je cherche en vain à me tromper: Je reconnais l'endroit où je le fis frapper; Je vois d'Ochozias et le port et le geste; Tout me retrace enfin un sang que je déteste. David, David triomphe; Achab seul est détruit. Impitoyable Dieu, toi seul as tout conduit! C'est toi qui, me flattant d'une vengeance aisée, M'as vingt fois en un jour à moi - même opposée ; Tantôt pour un enfant excitant mes remords, Tantôt m'éblouissant de tes riches trésors, Que j'ai craint de livrer aux flammes, au pillage. Qu'il règne donc, ce fils, ton soin et ton ouvrage; Et que, pour signaler son empire nouveau, On lui fasse en mon sein enfoncer le couteau! Voici ce qu'en mourant lui souhaite sa mère: Que dis-je, souhaiter! je me flatte, j'espère Qu'indocile à ton joug, fatigué de ta loi, * Fidèle au sang d'Achab qu'il a reçu de moi, Conforme à son aïeul, à son père semblable, On verra de David l'héritier détestable Abolir tes honneurs, profaner ton autel, Et venger Athalie, Achab, et Jézabel. (Athalie sort, les lévites la suivent). Joad. Qu'à l'instant hors du temple elle soit emmenée, Et que la sainteté n'en soit point profanée. Allez, sacrés vengeurs de vos princes meurtris, De leur sang par sa mort faire cesser les cris. Si quelque audacieux embrasse sa querelle, Qu'à la fureur du glaive on le livre avec elle. SCÈNE VII. Joas, Joad, Josabeth, Abner, et tous les acteurs de la scène J o a s (descendu du trône). Dieu, qui voyez mon trouble et mon affliction, Détournez loin de moi sa malédiction, Et ne souffrez jamais qu'elle soit accomplie: Faites que Joas meure avant qu'il vous oublie. J o a d (aux lévites). Appelez tout le peuple et montrons-lui son roi: Qu'il lui vienne en ses mains renouveler sa foi. Koi, prêtres, peuple allons, pleins de reconnaissance, De Jacob avec Dieu confirmer l'alliance, Et, saintement confus de nos égaremens, Nous rengager à lui par de nouveaux serments. Abner, auprès du roi reprenez votre place.
précédente.
143 SCENE VIII.
Un lévite, Joas, Joad, et tous les acteurs de la scène précédente. .Joad (au lévite). Eh bien, de cette impie a - t - o n puni l'audace? Le lévite. Le fer a de sa vie expié les horreurs. Jérusalem, longtemps en proie à ses fureurs, De son joug odieux à la fin soulagée, Avec joie en son sang la regarde plongée.
Joad. Par cette fin terrible, et due à ses forfaits, Apprenez, roi des Juifs, et n'oubliez jamais, Que les rois dans le ciel ont un juge sévère, L'innocence un vengeur, et l'orphelin un père.
MOLIÈRE.
(1620 -
( c f . ©efc&icÇte JC. p. 1 7 9 -
1673.) 188.)
Jean Baptiste Poquelin („Molière" n'est que son nom d'acteur et d'écrivain) nacquit à Paris 1620. Jusqu'à l'âge de quatorze ans il jouit de l'éducation modeste qui devait le mettre en état de continuer le métier de son père, fripier et valet de chambre tapissier du roi. Plus tard on accorda à ses instances quelques années d'études libérales au collège Clermont où il s'inspira des principes du célèbre mathématicien et philosophe épicurien Gassendi. La nécessité de remplir les fonctions de son père, affaibli par l'âge, pendant un voyage de la cour au midi de la France, interrompit ces études en 1641. De retour à Paris on le voit essayer son talent de comédien parmi les jeunes gens de la troupe de „l'illustre théâtre". Il résolut alors de se livrer tout entier à l'art dramatique, et suivant la coutume des acteurs de son temps il changea de nom, et s'appela „Molière". Douze ans de courses à travers les provinces de la France, faites à la tête d'une troupe de comédiens, achevèrent son éducation et donnèrent à son génie, naturellement bon et naïf, la finesse d'observation et d'expérience qu'il fallait au peintre futur des moeurs de son temps. Comme ¡auteur, il commença pendant cette époque de sa vie par imiter les farces italiennes dans des pièces comme „le Médecin volant" et „la jalousie de Barbouillé" premiers crayons du „Médecin malgré lui" et de „George Dandin". Parmi ses pièces
144 imprimées „l'Étourdi" (1657) et „Le dépit amoureux" sont de ce genre et de ce temps. En 1658, une représentation donnée au Louvre (24 Octobre 1658) lui valut la permission du réi de s'établir avec sa troupe à Paris, au centre de la société française, et un peu plus tard (1659) le succès immense des „Précieuses ridicules", (pièce composée à quelques ans de là, en province), lui révéla sa vocation d'être le peintre et le censeur des moeurs de son temps. L a vivante reproduction de la société française, vue de l'oeil du critique bienveillant, mais libre et franc, voilà désormais la tâche qu'il se propose. Subissant comme Racine l'impulsion de son époque il fit de la cour un sujet principal de ses études. Ce qu'il y avait de plus intéressant et de plus fécond pour lui c'étaient les femmes. Les „Précieuses ridicules" (1659) et plus tard „les femmes savantes" (1672) s'attaquent à une certaine teinte pédantesque qui vers le milieu du 17 ,èlne siècle menaçait d'en gâter les grâces naturelles. Le „Misanthrope" (1666) leur dit leurs vérités sur leur coquetterie. E n revanche, „l'Ecole des maris" (1661) et „l'Ecole des femmes" (1662) en défendent la dignité et le droit vis-à-vis de l'égoïsme et de la vanité ridicule des hommes. Un type non moins fécond que lui offrait la cour, c'étaient ceux des grands seigneurs qui n'avaient de noble que leur naissance. Il en saisit et peint impitoyablement les ridicules en nous montrant ces marquis „qui arrivent à la chambre du roi avec cet air qu'on nomme le bel air, peignant leur perruque et grommelant une petite chanson entre les dents ; la la la etc. Rangez-vous donc, vous autres, car il faut du terrain à deux marquis, et ils ne sont pas gens à tenir leur personne en petit espace." (cf. L'Impromptu de Versailles, 1663.) Les „Fâcheux", (1660), varient le même air, et en général il y a peu de comédies de Molière où le „marquis ridicule" n'occupe son coin. Au reste, pour se faire pardonner ces hardiesses plébéiennes, Molière a toujours soin de faire ses réserves en faveur des „vrais nobles", et de consoler la cour par les coups qu'il frappe sur les ridicules de la province et sur l'insolence des parvenus. La „Comtesse d'Escarbagnas" (1671), faisait pardonner „l'Impromptu de Versailles", et „le Bourgeois gentilhomme" (1670) et George Dandin, (1668) guérissaient les blessures faites par les „Fâcheux". Enfin, le „grand siècle" était aussi une époque de classicisme et de dévotion, et Molière ne l'a pas oublié. Les Vadius, les Trissotin de ses „Femmes savantes", les médecins „doctissimes" de tant de ses comédies (cf. Msr. de Pourceaugnac, (1669), le Malade imaginaire
145 (1673), divertissaient le public aux frais du pédantisme sot et frivole. Et, bien que Molière respectât sincèrement la religiosité véritable, il n'en a pas moins lancé son trait le plus acéré contre le pédantisme qui défigure la religion, et contre l'hypocrisie qui l'outrage dans son „Tartuffé" (1667), la plus puissante de ses oeuvres et celle qui s'est acquise la popularité la plus sérieuse et la plus durable. Pour la forme les pièces de Molière sont en partie imitées des imbroglios espagnols (p. e. l'Etourdi, 1653, le dépit amoureux, 1656), des „lazzi" des Italiens (p. e. les fourberies de Scapin, Mnsr. de Pourceaugnac), ou des comédies de Plaute et de Térence (p. e. Amphitryon, l'Avare, l'Ecole des maris, l'Ecole des femmes). Mais la méthode de ses „pièces de caractères 8 est de son pays et de Bon époque, et il la partage avec Corneille et Racine. Au contraire de Shakspeare et des maîtres du drame allemand ce n'est pas de la réalité des hommes et des choses qu'il fait ressortir les idées générales, mais il saisit une qualité d'un individu, en anéantit par la pensée toutes les autres, et la met ensuite en action et quelquefois en plaidoirie et en procès avec les qualités opposées. Tellement ses personnages, comme ceux de Corneille et de Racine, ne sont pas des individus vivans dont le poète nous fait pénétrer les sentimens et les idées les plus intimes, et qui se ne distinguent des hommes ordinaires que par leur nature plus riche et plus puissante et par leurs traits plus finement dessinés; ce sont plutôt des abstractions vivifiées par le génie, mais qui vivent en effet de cette vie toute artificielle, pareeque l'observation du poète est fine et juste, que la verve en est brillante et chaude, la gaîté intarissable, et que les conceptions en sont piquantes et hardies. Le sort de Molière aurait été des plus heureux, si la sensibilité et l'imagination vive et étendue qui font le charme de ses comédies ne s'étaient tournées contre lui dans les relations de sa vie intime. Il était protégé par le roi qu'il savait amuser, et par les grands qui s'empressaient d'imiter leur maître. Son théâtre avait la vogue, ses acteurs, (rare bonheur pour un principal de théâtre), le révéraient comme un père et l'aimaient comme un ami, et Boileau, le critique souverain du temps, lui était attaché d'une amitié inaltérable, et soutenait sa renommée contre les envieux. Mais Molière, le grand connaisseur du coeur humain, le censeur impitoyable du ridicule, ne sut pas éviter une faiblesse fatale dont personne peut-être ne s'était plus cruellement moqué que lui. A l'âge de 40 ans il épousa une jeune actrice Trois siècles de la littérature française.
JO
146 de 16 ans, Mlle Béjart, qui lui fit jouer chez lui les rôles des Arholpbe et des George Dandin de ses comédies. On prétend que Molière s'est peint en partie lui-même dans le rôle de son misanthrope „Alceste", que souvent son coeur saignait, quand son génie prodiguait les trésors de sa gaîté sympathique. Il mourut, comme un brave soldat qui meurt sur le champ de bataille, en faisant son métier et fidèle à son drapeau. L a représentation du „Malade imaginaire", une des plus gaies de ses pièces, épuisa ses forces. Un spasme dangereux lui prit sur la scène même. On l'emporta chez lui où peu d'heures après un coup de sang mit fin à sa vie, 17 févier 1672.
LE
MISANTHROPE. COMÉDIE.
(1666.)
PERSONNAGES. A l c e s t e , amant de Célimène. P h i l i n t e , ami d'Aloeste. O r o n t e , amant de Célimène. C é l i m b n e , amante d'Alceste. E l i a n t e , cousine de Célimène. A r s i n e , amie de Célimfene. Arcaste | _ Clitandrej mar9U18' B a s q u e , valet de Célimëne. Un g a r d e d e l a m a r é c h a u s s é e d e D u b o i s , valet d'Alceste. L a scène est à Paris, dans la maison de CiSHmène.
France.
ACTE PREMIER. 8 C È N E PREMIÈRE.
'
Philinte,
Alceste.
Philinte. qu'avez-vous? A l c e s t e assis. Laissez-moi, j e vous prie. Philinte. Mais encore, dites-moi, quelle bizarrerie . . . Alceste. Laissez-moi là, vous d i s - j e , et courez-vous cacher. Q u ' e s t - c e donc?
147 Philinte. Mais on entend les gens au moins sans se fâcher. Alceste. Moi, je veux me fâcher, et ne veux point entendre. Philinte. Dans vos brusques chagrins je ne puis vous comprendre, Et, quoique amis, enfin, je suis tout des premiers . . . A l c e s t e , se levant brusquement. Moi, votre ami? Rayez cela de vos papiers. J'ai fait jusques ici profession de l'être; Mais après ce qu'en vous je viens de voir paraître, J e vous déclare net que je ne le suis plus, Et ne veux nulle place en des coeurs corrompus. Philinte. J e suis donc bien coupable, Alceste, à votre compte? Alceste. Allez, vous devriez mourir de pure honte, Une telle action ne saurait s'excuser, E t tout homme d'honneur s'en doit scandaliser. J e vous vois accabler un homme de caresses, E t témoigner pour lui les dernières tendresses; De protestations, d'offres et de sermens. Vous chargez la fureur de vos embrassemens: E t quand j e vous demande après quel est cet homme, A peine pouvez-vous dire comme il se nomme; 'Votre chaleur pour lui tombe en vous séparant, Et vous me le traitez, à moi, d'indifférent. Morbleu! c'est une chose indigne, lâche, infâme, De s'abaisser ainsi jusqu'à trahir son âme; E t si, par un malheur, j'en avais fait autant, J e m'irais, de regret, pendre tout à l'instant. Philinte. J e ne vois pas, pour moi, que le cas soit pendable, E t je vous supplierai d'avoir pour agréable Que je me fasse un peu gïâee sur votre arrêt, E t ne me pende pas pour cela, s'il vous plaît. Alceste. Que la plaisanterie est de mauvaise grâce! Philinte. Mais sérieusement, que voulez-vous qu'on fasse? Alceste. J e veux qu'on soit sincère, et qu'en homme d'honneur On ne lâche aucun mot qui ne parte du coeur. Philinte. Lorsqu'un homme vous vient embrasser avec joie, Il faut bien le payer de la même monnoie, Répondre comme on peut à ses empressements E t rendre offre pour offre, et sermens pour sermens. Alceste. Non, je ne puis souffrir cette lâche méthode
10*
148 Qu'affectent la plupart de vos gens à la mode; Et je ne hais rien tant que les contorsions De tous ces grands faiseurs de protestations, Ces affables donneurs d'embraasades frivoles, Ces obligeans diseurs d'inutiles paroles, Qui de civilités avec tous font combat, Et traitent du même air l'honnête homme et le fat. Quel avantage a -1 - on qu'un homme vous caresse, Vous jure amitié, foi, zèle, estime, tendresse, Et vous fasse de vous un éloge éclatant, Lorsqu'au premier faquin il court en faire autant? Non, non, il n'est point d'âme un peu bien située Qui veuille d'une estime ainsi prostituée; Et la plus glorieuse a des régals peu chers, Dès qu'on voit qu'on nous mêle avec tout l'univers: Sur quelque préférence une estime se fonde, Et c'est n'estimer rien qu'estimer tout le monde. Puisque vous y donnez dans ces vices du temps, Morbleu! vous n'êtes pas pour être de mes gens; J e refuse d'un coeur la vaste complaisance Qui ne fait de mérite aucune différence; J e veux qu'on me distingue; et, pour le trancher net, L'ami du genre humain n'est point du tout mon fait. Philinte. Mais, quand on est du monde, il faut bien que l'on rende Quelques dehors civils que l'usage demande. Alceste. Non, vous dis-je; on devrait châtier sans pitié Ce commerce honteux de semblant d'amitié. J e veux que l'on soit homme, et qu'en toute rencontre Le fond de notre coeur dans nos discours se montre, Que ce soit lui qui parle, et que nos sentimens Ne se masquent jamais sous de vains complimens. Philinte. Il est bien des endroits où la pleine franchise Deviendrait ridicule, et serait peu permise; Et parfois, n'en déplaise à votre austère honneur, Il est bon de cacher ce qu'on a dans le coeur. Serait-il à propos, et de la bienséance, De dire à mille gens tout ce que d'eux l'on pense? E t quand on a quelqu'un qu'on hait ou qui déplaît, Lui doit-on déclarer la chose comme elle est? Alceste. Oui. Philinte. Quoi! Vous iriez dire à la vieille Emilie Qu'à son âge il sied mal de faire la jolie, Et que le blanc qu'elle a scandalise chacun? Alceste. Sans doute.
149 Philinte. A Dorilas, qu'il est trop importun; E t qu'il n'est, à la cour, oreille qu'il ne lasse A conter sa bravoure et l'éclat de sa race? Alceste. Fort bien. Philinte. Vous vous moquez. Alceste. J e ne me moque point, E t j e vais n'épargner personne sur ce point Mes yeux sont trop blessés, et la cour et la ville Ne m'offrent rien qu'objets à m'échauffer la bile; J'entre en une humeur noire, en un chagrin profond, Quand j e vois vivre entre eux les hommes comme ils font. J e ne trouve partout que lâche flatterie, Qu'injustice, intérêt, trahison, fourberie: J e n'y puis plus tenir, j'enrage; et mon dessein E s t de rompre en visière à tout le genre humain. Philinte. Ce chagrin philosophe est un peu trop sauvage. J e ris des noirs accès où j e vous envisage, E t crois voir en nous deux, sous mêmes soins nourris, Ces deux frères que peint l ' É c o l e des m a r i s , Dont . . . Alceste. Mon Dieu! laissons-là vos comparaisons fades! Philinte. Non, tout de bon, quittez toutes ces incartades. L e monde par vos soins ne se changera pas: E t , puisque la franchise a pour vous tant d'appas, J e vous dirai tout franc que cette maladie, Partout où vous allez, donne la comédie. E t qu'un si grand courroux contre les moeurs du temps Vous tourne en ridicule auprès de bien des gens. Alcesie. Tant mieux, morbleu! tant mieux, c'est ce que j e demande. Ce m'est un fort bon signe, et ma joie en est grande. Tous les hommes me sont à tel point odieux, Que j e serais fâché d'être sage à leurs yeux. Philinte. Vous voulez un grand mal à la nature humaine. Alceste. Oui, j'ai conçu pour elle une effroyable haine. Philinte. Tous les pauvres mortels, sans nulle exception, Seront enveloppés dans cette aversion? Encore en est-il bien, dans le siècle où nous sommes . . . Alceste. Non, elle est générale, et j e hais tous les hommes;
150 Les uns parcequ'ils sont méchants et malfaisants, E t les autres, pour être aux méchants complaisants, E t n'avoir pas pour eux ces haines vigoureuses Que doit donner le vice aux âmes vertueuses. De cette complaisance on voit l'injuste excès Pour le franc scélérat avec qui j'ai procès. Au travers de son masque on voit à plein le traître; Partout il est connu pour tout ce qu'il peut être; E t ses roulements d'yeux, et son ton radouci, N'imposent qu'à des gens qui ne sont pas d'ici. On sait que ce pied-plat, digne qu'on le confonde, Par de sales emplois s'est poussé dans le monde, E t que par eux son sort de splendeur revêtu, Fait gronder le mérite et rougir la vertu. Quelques titres honteux qu'en tous lieux on lui donne, Son misérable honneur ne voit pour lui personne: Nommez-le fourbe, infâme et scélérat maudit, Tout le monde en convient, et nul n'y contredit. Cependant sa grimace est partout bien venue; On l'accueille, on lui rit, partout il s'insinue; E t s'il est, par la brigue, un rang à disputer, Sur le plus honnête homme on le voit l'emporter. Tête-bleue! ce me sont de mortelles blessures, De voir qu'avec le vice on garde des mesures; E t parfois il me prend des mouvements soudains, De fuir dans un désert l'approche des humains. Philinte. Mon dieul des moeurs du temps mettons-nous moins en peine, E t faisons un peu grâce à la nature humaine; Ne l'examinons point dans la grande rigueur, Et voyons ses défauts avec quelque douceur. Il faut, parmi le monde, une vertu traitable : A force de sagesse on peut être blâmable. La parfaite raison fuit toute extrémité, E t veut que l'on soit sage avec sobriété. Cette grande roideur des vertus des vieux âges Heurte trop notre siècle et les communs usages; Elle veut aux mortels trop de perfection: H faut fléchir au temps sans obstination; Et c'est une folie à nulle autre seconde De vouloir se mêler de corriger le monde. J'observe, comme vous, cent choses tous les jours Qui pourraient mieux aller prenant un autre cours ; Mais quoi qu'à chaque pas j e puisse voir paraître, En courroux, comme vous, on ne me voit point être; J e prends tout doucement les hommes comme ils sont, J'accoutume mon âme à souffrir ce qu'ils font; Et je crois qu'à la cour, de même qu'à la ville, Mon flegme est philosophe autant que votre bile.
151 Alceste. Mais ce flègme, monsieur, qui raisonne si bien, Ce flègme pourra-1-il ne s'échauffer de rien? Et s'il faut, par hazard, qu'un ami vous trahisse, Que pour avoir vos biens on dresse un artifice, Ou qu'on tâche à semer de méchants bruits de vous, Verrez-vous tout cela sans vous mettre en courroux? Philinte. Oui, je vois ces défauts dont votre âme murmure, Comme vices unis à l'humaine nature; E t mon esprit enfin n'est pas plus offensé De voir un homme fourbe, injuste, intéressé, Que de voir des vautours affamés de carnage, Des singes malfaisants et des loups pleins de rage. Alceste. J e me verrai trahir, mettre en pièces, voler, Sans que je sois . . . . Morbleu! je ne veux point parler, Tant ce raisonnement est plein d'impertinence! Philinte. Ma foi, vous feriez bien de garder le silence. Contre votre partie éclatez un peu moins, E t donnez au procès une part de vos soins. Alceste. J e n'en donnerai point, c'est une chose dite. Philinte. Mais qui voulez-vous donc qui pour vous sollicite? Alceste. Qui je veux? La raison, mon bon droit, l'équité. Philinte. Aucun juge par vous ne sera visité? Alceste. Nos. Est-ce que ma cause est injuste ou douteuse? Philinte. J'en demeure d'accord; mais la brigue est fâcheuse, Et . . Alceste. Non. J'ai résolu de n'en pas faire ' un pas. J'ai tort, ou j'ai raison. Philinte. Ne vous y fiez pas: Alceste. J e ne remuerai point. Philinte. Votre partie est forte, E t peut, par sa cabale, entraîner . . . . Alceste. Il n'importe. Philinte. Vous vous tromperez.
152 Alceste. Soit. J'en veux voir le succès. Philinte. Mais
....
Alceste. J'aurai le plaisir de perdre mon procès. Philinte. Mais enfin . . . Alceste. Je verrai dans cette plaiderie, Si les hommes auront assez d'effronterie, Seront assez méchants, scélérats, et pervers, Pour me faire injustice aux yeux de l'univers. Philinte. Quel homme! Alceste. Je voudrais, m'en coûtât-il grand'chose, Pour la beauté du fait avoir perdu ma cause. Philinte. On se rirait de vous, Alceste, tout de bon, Si l'on vous entendait parler de la façon. Alceste. Tant pis pour qui rirait. Philinte. Mais cette rectitude Que vous voulez en tout avec exactitude, Cette pleine droiture où vous vous renfermez, L a trouvez-vous ici dans ce que vous aimez? Je m'étonne, pour moi, qu'étant, comme il le semble, Vous et le genre humain, si fort brouillés ensemble, Malgré tout ce qui peut vous le rendre odieux, Vous ayez pris chez lui ce qui charme vos yeux; Et ce qui me surprend encore davantage, C'est cet étrange choix où votre coeur s'engage. L a sincère Eliante a du penchant pour vous, La prude Arsinoé vous voit d'un oeil fort doux: Cependant à leurs voeux votre âme se refuse, Tandisqu'en ses liens Célimène l'amuse, De qui l'humeur coquette et l'esprit médisant Semblent si fort donner dans les moeurs d'à présent. D'où vient que, leur portant une haine mortelle, Vous pouvez bien souffrir ce qu'en tient cette belle? Ne sont-ce pluB défauts dans un objet si doux? Ne les voyez-vous pas, ou les excusez-vous? Alceste. Non. L'amour que je Bens pour cette jeune veuve Ne ferme point mes yeux au défauts qu'on lui treuve; Et je suis, quelque ardeur qu'elle m'ait pu donner, Le premier à les voir, comme à les condamner. Mais avec tout cela, quoi que je puisse faire,
153 J e confesse mon faible; elle a l'art de me plaire: J'ai beau voir ses défauts, et j'ai beau l'en blâmer, E n dépit qu'on en ait, elle se fait aimer; Sa grâce est la plus forte; et sans doute ma flamme De ces vices du temps pourra purger son âme. Philinte. Si vous faites cela, vous ne ferez pas peu. Vous croyez être donc aimé d'elle? Alceste. Oui, parbleu! J e ne l'aimerais pas, si je ne croyais l'être. Philinte. Mais si son amitié pour vous se fait paraître, D'où vient que vos rivaux vous causent de l'ennui? Alceste. C'est qu'un coeur bien atteint veut qu'on soit tout à lui, E t j e ne viens ici qu'à dessein de lui dire Tout ce que là-dessus ma passion m'inspire. Philinte. Pour moi, si je n'avais qu'à former des désirs, Sa cousine Eliante aurait tous mes soupirs; Son coeur, qui vous estime, est solide et sincère, E t ce choix plus conforme était mieux votre affaire. Alceste. Il est vrai: ma raison me le dit chaque jour. Mais la raison n'est pas ce qui règle l'amour. Philinte. J e crains fort pour vos feux, et l'espoir où vous êtes Pourrait . . . . SCENE II.
Oronte, Alceste, Philinte. Oronte, grand seigneur de la cour, offre k Alceste ion amitié et lni demande a sienne. Comme Alceste parle de la nécessité de se bien connaître avant de serrer in noeud si sacré, il l'approuve, se déclare enchanté de la sincérité de cet aven, et lonr commencer le commerce intima et franc qu'il prétend vouloir lier avec son nterlocntenr, il lui demande son avis sur un sonnet de sa façon. Alceste s'y reùse encore Alceste. Monsieur, j e suis mal propre à décider la chose. Veuillez m'en dispenser. Oronte. Pourquoi? Alceste. J'ai le défaut D'être un peu plus sincère en cela qu'il ne faut. ; Oronte. | C'est ce que j e demande; et j'aurais lieu de plainte, Si m'exposant à vous pour me parler sans feinte | Vous alliez me trahir, et me déguiser rien.
154 Alceste. Puisqu'il vous plaît ainsi, monsieur, je le veux bien. Oronte. S o n n e t . C'est un sonnet. L ' E s p o i r . . . c'est une dame, Qui de quelque espérance avait flatté ma flamme. L'espoir . . . Ce ne sont point de ces grands vers pompeux, Mais de petits vers doux, tendres et langoureux. Alceste. Nous verrons bien. Oronte. L'espoir . . . Je ne sais si le style Pourra vous en paraître assez net et facile, Et si du choix des mots vous vous contenterez. Alceste. Nous allons voir, monsieur. Oronte. Au reste, vous saurez Que je n'ai demeuré qu'un quart d'heure à le faire. Alceste. Voyons, monsieur, le temps ne fait rien à l'affaire. O r o n t e (lit). L'espoir, il est vrai, nous soulage, Et nous berce un temps notre ennui; Mais, Philis, le triste avantage, Lorsque rien ne marche après lui! Philinte. Je suis déjà charmé de ce petit morceau. A l c e s t e (bas à Philinte). Quoi? vous avez le front de trouver cela beau? Oronte. Vous eûtes de la complaisance; Mais vous en deviez moins avoir E t ne vous pas mettre en dépense Pour ne me donner quë l'espoir. Philinte. Ah! qu'en termes galants ces choses là sont mises! A l c e s t e (bas à Philinte). Morbleu! vil complaisant, vous louez des sottises! Oronte. S'il faut qu'une attente éternelle Pousse à bout l'ardeur de mon zèle, Le trépas sera mon recours. Vos soins ne m'en peuvent distraire: Belle Philis, on désespère Alors qu'on espère toujours. Philinte. La chute en est jolie, amoureuse, admirable. A l c e s t e . (bas, à part). La peste de ta chute, empoisonneur, au diable! En eusses-tu fait une à te casser le nez!
155 Philinte. Je n'ai jamais ouï des vers si bien tournés. Alceste
(bas, à. part).
Morbleu ! O r o n t e (à Philinte). Vous me flattez; et vous croyez peut-être . . . Philinte. Non, j e ne flatte point. Alceste Eh!
(bas, à part).
que fais-tu donc, traître?
Oronte
(à Alceste).
Mais pour vous, vous savez, quel est notre traité. Parlez-moi, j e vous prie, avec sincérité. Alceste. Monsieur, cette matière est toujours délicate. E t sur le bel esprit nous aimons qu'on nous flatte. Mais un jour, à quelqu'un dont je tairai le nom. Je disais en voyant des vers de sa façon, Qu'il faut qu'un galant homme ait toujours grand empire Sur les démangeaisons qui nous prennent d'écrire; Qu'il doit tenir la bride aux grands empressements. Qu'on a de faire éclat de tels amusements; E t que, par la chaleur de montrer ses ouvrages, On s'expose à jouer de mauvais personnages. Oronte. E s t - c e que vous voulez me déclarer par là Que j'ai tort de vouloir . . . . Alceste. Je ne dis pas cela. Mais j e lui disais, moi, qu'un froid écrit assomme; Qu'il ne faut que ce faible à décrier un homme; Et qu'eût-on d'autre part cent belles qualités, On regarde les gens par leurs méchants côtés. Oronte. EBt-ce qu'à mon sonnet vous trouvez à redire? Alceste. Je ne dis pas cela. Mais pour ne point écrire, Je lui mettais aux yeux comme, dans notre temps, Cette soif a gâté de fort honnêtes gens. Oronte. Est-ce que j'écris mal? et leur ressemblerais-je? Alceste. Je ne dis pas cela. Mais enfin lui disais-je, Quel besoin si pressant avez-vous de rimer? E t qui diantre vous pousse à vous faire imprimer? Si l'on peut pardonner l'essor d'un mauvais livre, Ce n'est qu'aux malheureux qui composent pour vivre. Croyez-moi, résistez à vos tentations, Dérobez au public ces occupations,
156 Et n'allez point quitter, de quoi que l'on vous somme, Le nom que dans la cour vous avez d'honnête homme, ( Pour prendre, de la main d'un avide imprimeur, Celui de ridicule et misérable auteur. C'est ce que je tâchai de lui faire comprendre. Oronte. Voilà qui va fort bien et je crois vous entendre. Mais ne puis-je savoir ce que dans mon sonnet . . . Alceste. Franchement, il est bon à mettre au cabinet '). Vous vous êtes réglé sur de méchants modèles. Et vos expressions ne sont point naturelles. Qu'est ce que: N o u s b e r c e un t e m p s n o t r e e n n u i ? Et que: R i e n ne m a r c h e a p r è s l u i ? Que: Ne v o u s p a s m e t t r e en d é p e n s e , P o u r ne me d o n n e r q u e l ' e s p o i r ? Et que: P h i l i s , on d é s e s p è r e , Alors qu'on espère toujours? Ce style figuré, dont on fait vanité, Sort du bon caractère et de la vérité; Ce n'est que jeu de mots, qu'affectation pure, Et ce n'est point ainsi que parle la nature. Le méchant goût du siècle en cela me fait peur; Nos pères, tout grossiers, l'avaient beaucoup meilleur; Et je prise bien moins tout ce que l'on admire, Qu'une vieille chanson que je m'en vais vous dire. Si le roi m'avait donné Paris, sa grand' ville, E t qu'il me fallût quitter L'amour de ma mie, Je dirais au roi Henri: Reprenez votre Paris; J'aime mieux ma mie, ô gai! J'aime mieux ma mie. La rime n'est pas riche et le style en est vieux: Mais ne voyez - vous pas que cela vaut bien mieux Que ces colifichets dont le bon sens murmure, Et que la passion parle là toute pure? Si le roi m'avait donné Paris sa grand' ville Et qu'il me fallût quitter L'amour de ma mie,
') Un grand nombre de termes ont vieilli depuis Molière, et leur signification a été considérablement altérée. A cette époque le mot de „ c a b i n e t " exclusivement consacré à un lieu de recueillement et d'étude, n'avait point encore été détournée à l'acception qu'il a reçue des utiles et commodes innovations de l'architecture moderne. Du temps de Molière des vers bons à m e t t r e au c a b i n e t ne signifiaient autre chose que des vers indignes de voir le jour et de recevoir les honneurs de l'impression.
157 Je dirais au roi Henri : Reprenez votre Paris ; J'aime mieux ma mie, ô gai! J'aime mieux ma mie. Voilà ce que peut dire un coeur vraiment épris. (à Philinte qui rit) Oui, monsieur le rieur, malgré vos beaux esprits, J'estime plus cela que la pompe fleurie De tous ces faux brillants où chacun se récrie.
Comme on le pense bien Oronte n'est guère édifié de cette sincérité. IL s'y récrie en termes peu obligeans et s'en va, décidé à eu prendre sa revanche à la première occasion. Sans se rebuter à cause de ce succès médiocre de sa méthode, Âlceste procède à l'essayer sur Célimène dont il veut guérir la coquetterie et la médisance. Pendant qu'il y travaille de son mieux, l'arrivée de quelques visiteurs le rend témoin de la conversation à la mode que voici:
ACTE DEUXIÈME. SCÈNE y . Eliante,
Philinte,
Acaste,
Clitandre,
Alceste
Célimène,
Clitandre. Parbleu! Je viens du Louvre, où Cléonte, au levé, Madame, a bien paru ridicule achevé. N ' a - t - i l point quelque ami qui pût, sur ses manières, D'un charitable avis lui prêter les lumières? Célimène. Dans le monde, à vrai dire, il se barbouille fort; Partout il porte un air qui santé aux yeux d'abord; Et lorsqu'on le revoit après un peu d'absence, On le retrouve encor plus plein d'extravagance. Acaste. Parbleu! s'il faut parler de gens extravagants, Je viens d'en essuyer un des plus fatigants; Damon le raisonneur, qui m'a, ne vous déplaise, Une heure, au grand soleil, tenu hors de ma chaise. Célimène. C'e3t un parleur étrange, et qui trouve toujours L'art de ne vous rien dire avec de grands discours; Dans les propos qu'il tient on ne voit jamais goutte, Et ce n'est que du bruit que tout ce qu'on écoute. E l i a n t e (à Philinte). Ce début n'est pas mal: et contre le prochain, La conservation prend un assez bon train. Clitandre. Timante encore, Madame, est un bon caractère.
Basque.
158 Célimène. C'est de la tête aux pieds un homme tout mystère, Qui vous jette, en passant, un coup d'oeil égaré, E t sans aucune affaire, est toujours affairé. Tout ce qu'il vous débite en grimaces abonde; A force de façons, il assomme le monde; Sans cesse il a tout bas, pour rompre l'entretien, Un secret à vous dire, et ce secret n'est rien; De la moindre vétille il fait une merveille, Et jusques au bon jour, il dit tout à l'oreille. E t Géralde, madame?
Acaste.
Célimène. O l'ennuyeux conteur! Jamais on ne le voit sortir du grand seigneur; Dans le brillant commerce il se mêle sans cesse, E t ne cite jamais que duc, prince ou princesse. La qualité l'entête, et tous ses entretiens Ne sont que de chevaux, d'équipages et de chiens, Il tutoie en parlant, ceux du plus haut étage, E t le nom de monsieur est chez lui hors d'usage. Clitandre. On dit qu'avec Belise il est du dernier bien. Célimène. Le pauvre esprit de femme, et le sec entretien! Lorsqu'elle vient me voir, je souffre le martyre; Il faut suer sans cesse à chercher que lui dire; E t la stérilité de son expression Fait 'mourir à tous coups la conversation. En vain, pour attaquer son stupide silence, De tous les lieux communs vous prenez l'assistance, Le beau temps et la pluie, et le froid et le chaud, Sont des fonds qu'avec elle on épuise bientôt. Cependant sa visite, assez insupportable, Traine en une longueur encore épouvantable; Et l'on demande l'heure et l'on bâille vingt fois, Qu'elle grouille aussi peu qu'une pièce de bois. Que vous semble d'Adraste?
Acaste.
Célimène. Ah, quel orgueil extrême ! C'est un homme gonflé de l'amour de soi-même. Son mérite jamais n'est content de la cour; Contre elle il fait métier de pester chaque jour, E t l'on ne donne emploi, charge ni bénéfice, Qu'à tout ce qu'il se croit on ne fasse injustice. Clitandre. Mais le jeune Cléon, chez qui vont aujourd'hui Nos plus honnêtes gens, que dites-vous de lui?
159 Célimène. Que de son cuisinier il s'est fait un mérite, Et que c'est à sa table à qui l'on rend visite. Eliante. Il prend soin d'y servir des mets forts délicats. Célimène. Oui; mais je voudrais bien qu'il ne s'y servît pas: C'est un fort méchant plat que sa sotte personne, Et qui gâte, à mon goût, tous les repas qu'il donne.
Célimène semble disposée à continuer encore longtemps sur ce ton. Hais Alceste, li ne peut plus se retenir, coupe la parole aux deux marquis galants qui applaaBsent à ces prouesses „d'esprit" de la belle veuve. Alceste. Allons, ferme, poussez, mes bons amis de cour; Vous n'en épargnez point, et chacun à son tour; Cependant aucun d'eux à vos yeux ne se montre, Qu'on ne vous voie en hâte aller à sa rencontre, Lui présenter la main, et d'un baiser flatteur Appuyer les serments d'être son serviteur. Clitandre. Pourquoi s'en prendre à nous? Si ce qu'on dit vous blesse, 11 faut que le reproche à madame s'adresse. Alceste. Non, morbleu! C'est à vous; et vos ris complaisants Tirent de son esprit tous ces traits médisants. Son humeur satirique est sans cesse nourrie Par le coupable encens de votre flatterie; Et son coeur à railler trouverait moins d'appas, S'il avait observé qu'on ne l'applaudît pas. C'est ainsi qu'aux flatteurs qu'il faut partout se prendre Des vices où l'on voit les humains se répandre. La dispute qui s'engage là - dessus entre Alceste et le reste de la compagnie est errompue d'une manière fort fflcheuse pour cet ami de la sincérité, par un exempt i vient lui annoncer que la maréchaussée de France lui demande raiBOn de sa querelle 5C Oronte. Bientôt il trouve de plus graves raisons encore de refléchir sur le rite de sa méthode de traiter le monde. On lui annonce la perte de son procès, le poSte profite de cette occasion pour nous faire voir au fond de la pièce et de pensée morale.
ACTE CINQUIÈME. SCÈNE I. Alceste,
Philinte.
Alceste. La résolution en est prise, vous dis-je.
160 Philinte. Mais, quel que soit ce coup, faut-il qu'il vous oblige . . . Alceste. Non, vous avez beau faire et beau me raisonner; Rien de ce que je dis ne peut me détourner. Trop de perversité règne au siècle où nous sommes, Et je veux me tirer du commerce des hommes. Quoi! contre ma partie on voit tout à la fois L'honneur, la probité, la pudeur et les lois; On publie en tous lieux l'équité de ma cause; Sur la foi de mon droit mon âme se repose: Cependant je me vois trompé par le succès. J'ai pour moi la justice et je perds mon procès! Un traître, dont ont sait la scandaleuse histoire, Est sorti triomphant d'une fausseté noire! Toute la bonne foi cède à sa trahison! Il trouve en m'égorgeant, moyen d'avoir raison! Le poids de sa grimace où brille l'artifice, Renverse le bon droit et tourne la justice! 11 fait par un arrêt couronner son forfait! Et, non content encore du tort que l'on me fait, Il court parmi le monde un livre abominable, Et de qui la lecture est même condamnable; Un livre à mériter la dernière rigueur, Dont le fourbe a le front de me faire l'auteur! Et là dessus on voit Oronte qui murmure, Et tâche méchamment d'appuyer l'imposture! Lui qui d'un honnête homme à la cour tient le rang, A qui je n'ai rien fait qu'être sincère et franc, Qui me vient malgré moi d'une ardeur empresséé, Sur des vers qu'il a faits demander ma pensée; Et parce que j'en use avec honnêteté, E t ne le veux trahir, lui, ni la vérité, Il aide â m'accabler d'un crime imaginaire! Le voilà devenu mon plus grand adversaire! Et jamais de son coeur je n'aurai de pardon, Pour n'avoir pas trouvé que son sonnet fût bon! Et leB hommes, morbleu! sont faits de cette sorte! C'est à ces actions que la gloire les porte! Voilà la bonne foi, le zèle vertueux, La justice et l'honneur que l'on trouve chez eux! Allons, c'est trop souffrir les chagrins qu'on nous forge. Tirons-nous de ce bois et de ce coupe-gorge. Puisque entre humains ainsi vous vivez en vrais loups, Traîtres, vous ne m'aurez de ma vie avec vous. Philnte. Je trouve un peu bien prompt le dessein où vous êtes; Et tout le mal n'est pas si grand que vous le faites: Ce que votre partie ose vous imputer N'a point eu le crédit de vous faire arrêter;
161 On voit son faux rapport lui-même se détruire, Et c'est une action qui pourrait bien lui nuire. Alceste. Lui? de semblables tours il ne craint point l'éclat: Il a permission d'être franc scélérat; E t loin qu'à son crédit nuise son aventure, On l'enverra demain en meilleure posture. Philinte. Enfin, il est constant qu'on n'a point trop donné Au bruit que contre vous sa malice à tourné; De ce côté déjà vous n'avez rien à craindre: Et pour votre procès, dont vous pouvez vous plaindre, Il vous est en justice aisé d'y revenir, Et contre cet arrêt . . . Alceste. Non, je veux m'y tenir. Quelque sensible tort qu'un tel arrêt me fasse, Je me garderai bien de vouloir qu'on le casse; On y voit trop à plein le bon droit maltraité, Et je veux qu'il demeure à la postérité Comme une marque insigne, un fameux témoignage De la méchanceté des hommes de notre âge. Ce sont vingt mille francs qu'il m'en pourra coûter; Mais pour vingt mille francs j'aurai droit de pester Contre l'iniquité de la nature humaine, Et de nourrir pour elle une immortelle haine. Philinte. Mais enfin . . . Alceste. Mais enfin vos soins sont superflus. Que pouvez-vous, monsieur, me dire là-dessus? Aurez-vous bien le front de me vouloir, en face, Excuser les horreurs de tout ce qui se passe? Philinte. Non, je tombe d'accord de tout ce qu'il vous plaît. Tout marche par cabale et par pur intérêt; Ce n'est plus que la ruse aujourd'hui qui l'emporte, Et les hommes devraient être faits d'autre sorte. Mais est-ce une raison que leur peu d'équité, Pour vouloir se tirer de leur société? Tous ces défauts humains nous donnent, dans la vie, Des moyens d'exercer notre philosophie; C'est le plus bel emploi que trouve la vertu; Et si de probité tout était revêtu Si tous les coeurs étaient francs, justes et dociles, La plupart des vertus nous seraient inutiles, Puisqu'on en met l'usage à pouvoir, sans ennui, Supporter dans nos droits l'injustice d'autrui; Et de même qu'un coeur d'une vertu profonde . . . T r o i s s i è c l e s d e la l i t t é r a t u r e
français?.
162 Alceste. Je sais que vous parlez, monsieur, le mieux du monde; En beaux raisonnements vous abondez toujours; Mais vous perdez le temps et tous vos beaux discours. La raison, pour mon bien, veut que je me retire: Je n'ai point sur ma langue un assez grand empire; De ce que j e dirais, je ne répondrais pas, Et j e me jetterais cent choses sur les bras. Laissez-moi, sans dispute, attendre Célimène. Il faut qu'elle consente an dessein qui m'amène ; Je vais voir si son coeur a de l'amour pour moi; Et c'est ce m o m e n t - c i qui doit m'en faire foi. Philinte. Montons chez Eliante, attendant sa venue. Alceste. Non, de trop de souci je me sens l'âme émue, A l l e z - v o u s - e n la voir, et ine laissez enfin Dans ce petit coin sombre avec mon noir chagrin. Philinte. C'est une compagnie étrange pour attendre; E t je vais obliger Eliante à descendre. Cette attente tourne mal ¡iour les voeux d'Aleeste. Elle le fait témoin d'un entr tien d'amour et de jalousie entre Oronte et Célimène. Comme il en demande rais) à cette femme qu'il aime toujours malgré lui, le malin hasard le met à une épreu' encore plus cruelle. Les marquis galana Aeaste et Clitandre, suivis de la prui Arsinoë, ennemie de Célimène, viennent as.saillir de leurs reproches cette coquett et Alceste ne voit que trop qu'on s'est moquée de lui comme de tout le monde.
SCÈNE IV.
Arsinoë, Célimène, Eliante, Alceste, Philinte, Acaste, Clitandre, A c a s t e (h Célimène. Madame, nous venons tous deux, sans vous déplaire, Eclaircir avec vous une petite affaire. Clitandre Oronte et à Alceste.) Fort à propos, messieurs, vous vous trouvez ici; E t vous êtes mêlés dans cette affaire aussi. A r s i n o ë (à Célimène.) Madame, vous serez surprise de ma vue; Mais ce sont ces messieurs qui causent ma venue: Tous deux ils m'ont trouvée, et se sont plaints à moi D'un trait à qui mon coeur ne saurait prêter foi. J'ai du fond de votre âme une trop haute estime Pour vous croire jamais capable d'un tel crime; Mes yeux ont démenti leurs témoins les plus forts, Et, l'amitié passant sur de petits discords, J'ai bien voulu chez vous leur faire compagnie, Pour vous voir vous laver de cette calomnie.
Oronte
163 Acaste. Oui, madame, voyons d'un esprit adouci, Comment vous vous prendrez à soutenir ceci: Cette lettre, par vous, est écrite à Clitandre. Clitandre. Vous avez pour Acaste écrit ce billet tendre. A c a s t e (à Oronte et à Alceste). Messieurs, ces traits pour vous n'ont point d'obscurité, E t j e ne doute pas que sa civilité A connaître sa main n'ait trop su vous instruire. Mais ceci vaut assez la peine de le lire: „ V o u s êtes un étrange homme, de condamner mon enjouement et de „ m e reprocher que j e n'ai jamais tant de joie que lorsque j e ne suis pas avec „vous. Il n'y a rien de-plus injuste; et si vous ne venez bien vite me dem a n d e r pardon de cette offense j e ne vous la pardonnerai de ma vie. Notre „grand flandrin de vicomte . . . Il devrait être ici: „Notre grand flandrin de vicomte, par qui vous commencez vos plaintes, „ e s t un homme qui ne saurait me revenir; et, depuis que j e l'ai vu, trois quarts „d'heure durant, cracher dans un puits pour faire des ronds, j e n'ai pu jamais „prendre bonne opinion de lui. Pour le petit marquis . . . C'est moi-même, messieurs, sans nulle vanité. „Pour le petit marquis qui me tint hier longtemps la main, j e trouve „qu'il n'y a rien de si mince que toute sa personne, et ce sont de ces mérites „qui n'ont que la cape et l'épée. Pour l'homme aux rubans verts . . . (à Alceste) A vous le dé, monsieur. „Pour l'homme aux rubans verts il me divertit quelquefois avec ses „brusqueries et son chagrin bourru ; mais il est cent moments où j e le trouve „le plus fâcheux du monde. E t poyr l'homme à la veste . . . (h Oronte) Voici votre paquet. „ E t pour l'homme à la veste qui s'est j e t é dans le bel esprit et veut „être auteur malgré tout le monde, je ne puis me donner la peine d'écouter „ce qu'il dit; et sa prose me fatigue autant que ses vers. Mettez-vous donc „en tête que j e ne me divertis pas toujours si bien que vous pensez; que j e „vous trouve à dire plus que je ne voudrais dans toutes les parties où l'on „m'entraîne; et que c'est un merveilleux asaissonnement aux plaisirs qu'on goûte, „ q u e la présence des gens qu'on aime. C litandre. Me voici maintenant, moi. „Votre Clitandre, dont vous me parlez, et qui fait tant le doucereux, „est le dernier des hommes pour qui j'aurais de l'amitié. Il est extravagant „ d e se persuader qu'on l'aime; et vous l'êtes de croire qu'on ne vous aime pas. „Changez, pour être raisonnable, vos sentiments contre les siens; et voyez-moi » l e plus que vous pourriez, pour m'aider à porter le chagrin d'en être obsédée." D'un fort beau caractère on voit là le modèle, Madame ; et vous savez comment cela s'appelle. Il suffit. Nous allons, l'un et l'autre, en tous lieux Montrer de votre coeur le portrait glorieux.
11 *
164 Acaste. J'aurais de quoi v o u s dire, et belle est la Mais j e ne vous tiens pas digne de ma E t j e vous ferai voir que les petits
matière,
colère;
marquis
Ont, pour se consoler, des coeurs du plus h a u t
prix.
Tandisque tout le monde abandonne maintenant la perfide C é l i m è n e , la constance d'Alceste, pour le malheur de ce brave homme, n'est point ébranlée. I l promet de tout oublier, à la seule condition que Célimène le suive dans la retraite où il veut se consoler, par son amour et sa philosophie, de tous les outrages que le monde a fait subir à, sa probité. Mais voici comme Célimène l'en récompense et comme Molière, (dont, du reste, les rapports domestiques n'avaient que trop de ressemblance avec ceux d'Alceste et de Célimène), fait justice, au nom de l'opinion de son époque, des plaintes de son brave et malheureux „ m i s a n t h r o p e " .
S C È N E VII.
Célimène, Eliante, Alceste
Alceste,
Philinte.
(à Célimène).
E h b i e n ! j e me suis tu, malgré ce que j e
vois,
E t j ' a i laissé parler tout le monde a v a n t moi. A i - j e pris sur m o i - m ê m e
un assez long
empire?
E t p u i s - j e maintenant . . . Célimène. Oui, vous p o u v e z tout Vous
en êtes en droit, lorsque v o u s vous
E t de me reprocher tout ce que v o u s J ' a i tort, j e le c o n f e s s e ;
voudrez.
et mon âme
confuse
N e cherche à v o u s p a y e r d'aucune vaine J ' a i des autres ici méprisé le
dire;
plaindrez,
excuse.
courroux;
Mais j e tombe d'accord de mon crime envers vous : V o t r e ressentiment sans doute est raisonnable; J e sais combien j e dois vous paraître
coupable,
Q u e toute chose dit que j ' a i pu vous
trahir,
E t qu'enfin v o u s a v e z sujet de me Faites-le, j'y
haïr.
consens. Alceste. Eh!
le p u i s - j e ,
P u i s - j e ainsi triompher de toute m a Et
traîtresse?
tendresse?
quoique a v e c ardeur j e veuille vous
haïr,
T r o u v é - j e un coeur en moi tout prêt à m ' o b é i r ? (à Eliante et à Philinte) Vous
voyez
ce que peut une indigne
tendresse,
E t j e v o u s fais tous deux témoins de ma faiblesse. Mais, à v o u s dire v r a i , ce n'est pas encore Et
v o u s allez me voir la pousser j u s q u ' a u
tout, bout,
M o n t r e r que c'est à tort que sages on nous nomme, Et
que dans tous les coeurs il est toujours de
Oui, j e
veux
(à Célimène.) bien, perfide oublier vos f o r f a i t s ;
l'homme.
165 J'en saurai, dans mon âme, excuser tous les traits, Et me les couvrirai du nom d'une faiblesse Où le vice du temps porte votre jeunesse, Pourvu que votre coeur veuille donner les mains Au dessein que j'ai fait de fuir tous les humains, Et que dans mon désert, où j'ai fait voeu de vivre, Vous soyez, sans tarder, résolue à me suivre. C'est par là seulement que, dans tous les esprits, Vous pouvez réparer le mal de vos écrits, Et qu'après cet éclat qu'un noble coeur abhorre, Il peut m'être permis de vous aimer encore. Célimène. Moi, renoncer au monde avant que de vieillir, Et dans votre désert aller m'ensevelir! Alceste. Et s'il faut qu'à mes feux votre flamme réponde, Que vous doit importer tout le reste du monde? Vos désirs avec moi ne sont-ils pas contents? Célimène. La solitude effraie une âme de vingt ans. Je ne sens point la mienne assez grande, assez forte, Pour me résoudre à prendre un dessein de la sorte. Si le don de ma main peut contenter vos voeux, Je pourrai me résoudre à serrer de tels noeuds; Et l'hymen . . . Alceste. Non. Mon coeur à présent vous déteste, Et ce refus lui seul fait plus que tout le reste. Puisque vous n'êtes point, en des liens si doux, Pour trouver tout en moi, comme moi tout en vous, Allez, je vous refuse; et ce sensible outrage De vos indignes fers pour jamais me dégage. SCÈNE v i n . Eliante,
Alceste,
Philinte.
A l c e s t e (à Eliante). Madame, cent vertus ornent votre beauté, Et je n'ai vu qu'en vous de la sincérité; De vous depuis longtemps je fais un cas extrême. Mais laissez-moi toujours vous estimer de même, Et souffrez que mon coeur, dans ses troubles divers, Ne se présente point à l'honneur de vos fers; Je m'en sens trop indigne, et commence à connaître Que le ciel pour ce noeud ne m'avait point fait naître; Que ce serait pour vous un hommage trop bas Que le rebut d'un coeur qui ne vous valait pas; Et qu'enfin . . . Eliante. Vous pouvez suivre cette pensée;
166 Ma main de se donner n'est pas embarrassée; E t voilà votre ami, sans trop m'inquiéter, Qui, si je l'en priais, la pourrait accepter. Philinte. A h ! cet honneur, madame, est toute mon envie, E t j'y sacrifierais et mon sang et ma vie. Alceste. Puissiez-vous, pour goûter de vrais contentements, L'un pour l'autre à jamais garder ses sentiments! Trahi de toutes parts, accablé d'injustices, J e vais sortir d'un gouffre où triomphent les vices, E t chercher sur la terre un endroit écarté Où d'être homme d'honneur on ait la liberté. Philinte. Allons, madame, allons employer toute chose Pour rompre le dessein que son coeur se propose. FIN.
LE BOURGEOIS
GENTILHOMME.
COMÉDIE-BALLET.
(1670).
PERSONNAGES DE LA COMÉDIE. M. J o u r d a i n , bourgeois. Mme. J o u r d a i n , sa femme. L u c i l e , fille de Mnsr. Jourdain. C l é o n t e , amoureux de Lucile. D o r i m e n e , marquise. N i c o l e , servante de Mnsr. Jourdain. C o r i e l l e , valet de Cléonte. Un m a î t r e de m u s i q u e . Un é l è v e du m a î t r e de m u s i q u e . Un m a î t r e à d a n s e r . Un m a î t r e d ' a r m e s . Un m a î t r e de p h i l o s o p h i e . Un m a î t r e t a i l l e u r Un g a r ç o n t a i l l e u r . Deux l a q u a i s .
M. Jourdain, bourgeois enrichi, s'entoure de toute sorte de luxe pour se donner des airs de noblesse. Le maître à danser et le maître de musique dont il paie splendidement les services s'entretiennent sur les qualités excellentes d'un tel Mécène: „qui loue avec les mains, dont les lumières, il est vrai, sont petites, mais qui a du discernement dans la bourse et dont les louanges sont monnayées". Alors Mnsr. Jourdain lui-même fait son entrée.
167
ACTE PREMIER. SCÈNE II. M. Jourdain
en robe de chambre et en bonnet de nuit; le maître
le maître à danser, l'élève du maître de musique, une deux musiciens, danseurs, deux laquais.
de
musique,
musicienne,
M. J o u r d a i n . Eh bien, messieurs! Qu'est ce? Le
Me ferez-vous voir votre petite drôlerie? maître
à
danser.
Comment! Quelle petite drôlerie? M. J o u r d a i n . Hé! la . . . Comment appelez-vous cela? Votre prologue ou dialogue de chansons et de danse. L e maître à danser. Ah! ah! L e m a î t r e de m u s i q u e . Vous nous y voyez préparés. M. J o u r d a i n . Je vous ai fait un peu attendre; mais c'est que j e me fais aujourd'hui comme les gens de qualité ; et mon tailleur m a envoyé des bas de soie que j'ai pensé ne mettre jamais. L e m a î t r e de m u s i q u e . Nous ne sommes ici que pour attendre votre loisir. M. J o u r d a i n . Je vous prie tous deux de ne vous point en aller qu'on ne m'ait apporté mon habit, afin que vous me puissiez voir. L e maître à danser. Tout ce qu'il vous plaira. M. J o u r d a i n . Vous me verrez équipé comme il faut, depuis les pieds jusqu'à la tête. L e m a î t r e de m u s i q u e . Nous n'en doutons point. M. J o u r d a i n . Je me suis fait faire cette indienne-ci. Le maître à danser. Elle est fort belle. M. J o u r d a i n Mon tailleur m'a dit que les gens de qualité étaient comme cela la matin. L e m a î t r e de m u s i q u e . Cela vous sied à merveille. M. J o u r d a i n . Laquais! holà, mes deux laquais! Premier laquais. Que voulez-vous, monsieur? M. J o u r d a i n . Rien. C'est pour voir si vous m'entendez bien. (Au maitre de musique et au maître à danser). Que dites-vous de mes livrées? L e maître à danser. Elles sont magnifiques.
168 M. J o u r d a i n (entr'ouvrant sa robe, et faisant voir son haut-de-chausses étroit, de velours rouge, et sa camisole de velours vert). ^ Voici encore un petit déshabillé pour faire le matin mes exercices. L e m a î t r e de m u s i q u e . Il est galant. M. J o u r d a i n . Laquais ! Premier laquais. Monsieur? M. J o u r d a i n . L'autre laquais! Second laquais. Monsieur ? M. J o u r d a i n (ôtant sa robe de chambre). Tenez ma robe. (Au maître de musique et au maître à danser.) Me trouvezvous bien comme cela? Le m a î t r e à d a n s e r . Port bien; on ne peut pas mieux. M. J o u r d a i n . Voyons un peu votre affaire. L e m a î t r e de m u s i q u e . J e voudrais bien auparavant vous faire entendre un air (montrant son élfeve) qu'il vient de composer pour la sérénade que vous m'avez demandée. C'est un de mes écoliers, qui a pour ces sortes de choses un talent admirable. M. J o u r d a i n . Oui, mais il ne fallait pas faire faire cela par un écolier; et vous n'étiez pas trop bon vous-même pour cette besogne-là. Le m a î t r e de m u s i q u e . Il ne faut pas, monsieur, que le nom d'écolier vous abuse. Ces sortes d'écoliers en savent autant que les plus grands maîtres; et l'air est aussi beau qu'il s'en puisse faire. Ecoutez seulement. M. J o u r d a i n (à ses laquais). Donnez-moi ma robe pour mieux entendre. Attendez, je crois que je serai mieux sans robe. Non, redonnez-la-moi; cela ira mieux. La musicienne. J e languis nuit et jour, et mon mal est extrême, Depuis qu'à vos rigueurs vos beaux yeux m'ont soumis. Si vous traitez ainsi, belle Iris, qui vous aime, Hélas! que pourriez - vous faire à vos ennemis? M. J o u r d a i n . Cette chanson me semble un peu lugubre, elle endort, et je voudrais que vous la puissiez un peu ragaillardir par-ci, par-là. L e m a î t r e de m u s i q u e . Il faut, monsieur, que l'air soit accommodé aux paroles. M. J o u r d a i n . On m'en apprit un t o u t - à - f a i t joli, il y a quelque temps. Attendez . là . . . Comment est-ce qu'il dit? Le maître à danser. Par ma foi, je ne sais.
169 M.
Jourdain.
Il y a du mouton dedans. Le
maître
à
danser.
Du mouton? M. J o u r d a i n . Ah! (il chante). J e croyais Jeanneton Aussi douce que belle. J e croyais Jeanneton Plus douce qu'un mouton. Hélas, Hélas! elle est cent fois Mille fois plus cruelle Que n'est le tigre aux bois. N'est-il pas joli? L e m a î t r e de m u s i q u e . Le plus joli du monde. Le maître à danser. Et vous le chantez bien. M. J o u r d a i n . C'est sans avoir appris la musique. L e m a î t r e de m u s i q u e . Vous devriez l'apprendre, monsieur, comme vous faites la danse. Ce sont deux arts qui ont une étroite liaison ensemble. Le maître à danser. Et qui ouvrent l'esprit d'un homme aux belles choses. M. J o u r d a i n . Est-ce que les gens de qualité apprennent aussi la musique? Le m a î t r e de m u s i q u e . Oui, monsieur. M. J o u r d a i n . Je l'apprendrai donc. Mais je ne sais quel temps je pourrai prendre ; car, outre le maître d'armes qui me montre, j'ai arrêté encore un maître de philosophie qui doit commencer ce matin. L e m a î t r e de m u s i q u e . La philosophie est quelque chose; mais la musique, monsieur, la musique . . . Le maître à danser. La musique et la danse . . . La musique et la danse, c'est là tout ce qu'il faut. L e m a î t r e de m u s i q u e . Il n'y a rien qui soit si utile dans un Etat que la musique. Le m a î t r e à danser. Il n'y a rien qui soit si nécessaire aux hommes que la danse. L e m a î t r e de m u s i q u e . Sans la musique un Etat ne peut subsister. Le maître à danser. Sans la danse un homme ne saurait rien faire. L e m a î t r e de m u s i q u e . Tous les désordres, toutes les guerres qu'on voit dans le monde n'arrivent que pour n'apprendre pas la musique. Le maître à danser. Tous les malheurs des hommes, tous les revers funestes dontr les histoires sont Oui.
170 remplies, les bévues des politiques et les manquements des grands capitaines, tout cela n'est venu que faute de savoir danser. M. J o u r d a i n Comment c e l a ? Le m a î t r e de m u s i q u e . L a g u e r r e ne v i e n t - e l l e pas d'un manque d'union entre les hommes? M. J o u r d a i n . Cela est vrai. L e m a î t r e de m u s i q u e . E t si tous les hommes apprenaient la musique, ne serait-ce pas le moyen de s'accorder ensemble, e t de voir clans le monde la paix universelle? M. J o u r d a i n . Vous avez raison. Le m a î t r e à d a n s e r . Lorsqu'un homme à commis un manquement dans sa conduite, soit aux affaires de sa famille, ou au gouvernement d'un Etat, ou au commandement d'une armée, ne d i t - o n pas toujours: Un tel a fait un mauvais pas dans une telle affaire? M. J o u r d a i n . Oui, on dit cela. * Le m a î t r e à d a n s e r . E t faire un mauvais pas, peut-il procéder d'autre chose que de ne savoir pas danser? M. J o u r d a i n . Cela est vrai, et vous avez raison tous deux. Le maître à danser. C'est pour vous faire voir l'excellence et l'utilité de la danse et de la musique. M. J o u r d a i n . J e comprends cela à cette heure. Le m a î t r e de m u s i q u e . V o u l e z - v o u s voir n o s deux affaires? M. J o u r d a i n .
Oui. Le. m a î t r e d e m u s i q u e . J e vous l'ai dit déjà, c'est un petit essai que j'ai fait autrefois des diverses passions que peut exjtfiiiiêr lâ mUsiilUê. M. J o u r d a i n . Fort bien. Allons, avancez, bergers.
L e m a î t r e d e m u s i q u e (aux musiciens). (à M. Jourdain. Il faut vous figurer qu'ils sont habillés en
M. J o u r d a i n . Pourquoi toujours des bergers? on ne voit que cela partout. Le m a î t r e à d a n s e r . Lorsqu'on a des personnes à faire parler en musique, il faut bien que, pour la vraisemblance, on donne dans la bergerie. Le chant a été de tout temps affecté aux bergers; et il n'est guère naturel, en dialogue, que des princes ou des bourgeois chantent leurs passions. M. J o u r d a i n . Passe, passe. Voyons.
171 Les musiciens exécutent la sérénado, au grand contentement de Mnsr. Jourdain. Ensuite le maître à danser lui fait danser un menuet et ,,Iui apprend à saluer une marquise." Une dispute, qui s'engage entre le maître de musique, le maître à danser et le maître d'armes, sur l'importance de leurs professions, et que Mnsr. Jourdain veut faire taire par l'intervention de son maître de philosophie, donne lieu à la scfene suivante.
ACTE DEUXIÈME. SCENE IV. Un maître
de philosophie, à danser,
M. Jourdain, le maître le maître d'armes, un
de musique, laquais.
le
maître
M. J o u r d a i n . Hola! monsieur le philosophe, vous arrivez tout à propos avec votre philosophie. Venez un peu mettre la paix entre ces personnes-ci. Le m a î t r e de p h i l o s o p h i e . Qu'eBt ce donc, qu'y a-t-il, messieurs? M. J o u r d a i n . Ils se sont mis en colère pour la préférence de leurs professions, jusqu'à se dire des injures, et en vouloir venir aux mains. Le m a î t r e de p h i l o s o p h i e . Eh quoi! messieurs, faut-il s'emporter de la sorte? et n'avez-vous point lu le docte traité que Sénèque. a composé de la colère? Y a - t - i l rien de plus bas et de plus honteux que cette passion, qui fait d'un homme une bête féroce? et la raison ne doit-elle pas être maîtresse de tous nos mouvemens? Le maître à danser. Comment! monsieur, il vient nous dire des injures à tous deux, en méprisant la danse que j'exerce et la musique dont il fait profession! Le m a î t r e de p h i l o s o p h i e . Un homme sage est au-dessus de toutes les injures qu'on lui peut dire; et la grande réponse qu'on doit faire aux outrages, c'est la modération et la patience. Le m a î t r e d'armes. Ils ont tous deux l'audace de vouloir comparer leurs professions à la mienne! L e m a î t r e de p h i l o s o p h i e . Faut-il que cela vous émeuve! ce n'est pas de vaine gloire et de condition que les hommes doivent disputer entre eux; et ce qui nous distingue parfaitement les uns des autres, c'est la sagesse et la vertu. Le maître à danser. J e lui soutiens que la danse est une science à laquelle on ne peut faire assez d'honneur. L e m a î t r e de m u s i q u e . Et moi que la musique en est une que tous les siècles ont révérée. Le maître d'armes. Et moi, je leur soutiens à tous deux que la science de tirer des armes est la plus belle et la plus nécessaire de toutes les sciences. L e m a î t r e de p h i l o s o p h i e . Et que sera donc la philosophie? Je vous trouve tous trois bien impertinents de parler devant moi avec cette arrogance, et de donner impudemment le nom de science à des choses que l'on ne doit pas même honorer du nom d'art, et
172 qui ne peuvent être comprises que sous le nom de métier misérabb de gladiateur, de chanteur et de baladin! Le maître d ' a r m e s . Allez, philosophe de chien. L e m a î t r e de m u s i q u e . Allez, bélître de pédant. Le m a î t r e à d a n s e r . Allez, cuistre fieffé L e m a î t r e de p h i l o s o p h i e . Comment! marauds que vous êtes . . . (Le philosophe se jette sur eux et tous trois le chargent de coupt). M. J o u r d a i n . Monsienr le philosophe! L e m a î t r e de p h i l o s o p h i e . Infâmes, coquins, insolents! M. J o u r d a i n . Monsieur le philosophe! Le maître d'armes. La peste de l'animal! M. J o u r d a i n . Messieurs! L e m a î t r e de p h i l o s o p h i e . Impudents ! M. J o u r d a i n . Monsieur le philosophe! Le m a î t r e à danser. Diantre soit de l'âne bâté! M. J o u r d a i n . Messieurs! L e m a î t r e de p h i l o s o p h i e . Scélérate! M. J o u r d a i n . Monsieur le philosophe! L e m a î t r e de m u s i q u e . Au diable l'impertinent! M. J o u r d a i n . Messieurs ! L e m a î t r e de p h i l o s o p h i e . Fripons, gueux, traîtres, imposteurs ! M. J o u r d a i n . Monsieur le philosophe ! Messieurs! Monsieur le philosophe! Messieurs! Monsieur le philosophe! (Ils sortent eu si battant.) SCÈNE V. M. Jourdain,
un
laquais.
M. J o u r d a i n . Oh! battez-vous tant qu'il vous plaira: je n'y saurais que faire, et je n'irai pas gâter ma robe pour vous séparer. Je serais bien fou de m'allir fourrer parmi eux pour recevoir quelque coup qui me ferait mal.
173 SCÈNE VI. M. Jourdain, Le m a î t r e Venons à notre leçon.
le maître
de philosophie,
un
laquais.
de p h i l o s o p h i e (raccommodant son collet).
M. J o u r d a i n . Ah! monsieur, je suis fâché des coups qu'ils vous ont donnés. Le m a î t r e de p h i l o s o p h i e . Cela n'est rien. Un philosophe sait recevoir comme il faut les choses; et je vais composer contre eux une satyre au style de Juvénal, qui les déchirera de la belle façon. Laissons cela. Que voulez-vous apprendre? M. J o u r d a i n . Tout ce que je pourrai; car j'ai toutes les envies du monde d'être savant; et j'enrage que mon père et ma mère ne m'aient pas fait bien étudier dans toutes les sciences, quand j'étais jeune. Le m a î t r e de p h i l o s o p h i e . Ce sentiment est raisonnable; nam sine doctrina cita est q< asi mortis imago. Vous entendez cela, et vous savez le latin, sans doute? M. J o u r d a i n . Oui; mais faites si je ne le savais pas. Expliquez-moi, ce que cela veut dire. L e m a î t r e de p h i l o s o p h i e . Cela veut dire que, sans la science, la vie est presque une image de la mort. M. J o u r d a i n . Ce latin-là a raison. L e m a î t r e de p h i l o s o p h i e . N'avez-vous point quelques principes, quelques commencements des sciences? M. J o u r d a i n . Oh! oui, je sais lire et écrire. L e m a î t r e de p h i l o s o p h i e . Par où vous plaît-il que nous commencions? Voulez-vous que je vous apprenne la logique? M. J o u r d a i n . Qu'est ce que c'est que cette logique? Le m a î t r e de p h i l o s o p h i e . C'est elle qui enseigne les trois opérations de l'esprit M. J o u r d a i n . Qui sont elles, ces trois opérations de l'esprit? L e m a î t r e de p h i l o s o p h i e . La première, la seconde et la troisième. La première est de bien concevoir, par le moyen des univevsaux; la seconde de bien juger, par le moyens des catégories, et la troisième de bien tirer une conséquence, par le moyen des figures: Barbara, Celarcnt, Darii, Ferio, Baralipton. M. J o u r d a i n . Voilà des mots qui sont trop rébarbatifs. Cette logique-là ne me revient point. Apprenons autre chose qui soit plus jolie. L e m a î t r e de p h i l o s o p h i e . Voulez-vous apprendre la morale? M. J o u r d a i n . La morale?
174 Le maître
de
philosophie.
Oui. M. J o u r d a i n . Qu'est ce qu'elle dit, cette morale? L e m a î t r e de p h i l o s o p h i e . Elle traite de la félicité, enseigne aux hommes à modérer leurs passions, et . . . M. J o u r d a i n . Non; laissons cela. J e suis bilieux comme tous les diables, et il n'y a morale qui tienne: je me veux mettre en colère tout mon soûl quand il m'en prend envie. L e m a î t r e de p h i l o s o p h i e . E s t - c e la physique que vous voulez apprendre? M. J o u r d a i n . Qu'est ce qu'elle chante, cette physique? L e m a î t r e de p h i l o s o p h i e . La physique est celle qui explique les principes des choses naturelles et les propriétés des corps, qui discourt de la nature des éléments, des métaux, des minéraux, des pierres, des plantes et des animaux, et nous enseigne les causes de tous les météores, l'arc - en - ciel, les feux volants, les comètes, les éclairs, le tonnerre, la foudre, la pluie, la neige, la grêle, les vents et les tourbillons. M. J o u r d a i n . Il y a trop de tintamarre là dedans, trop de brouillamini. L e m a î t r e de p h i l o s o p h i e . Que voulez-vous donc que je vous apprenne? M. J o u r d a i n . Apprenez - moi l'orthographe. L e m a î t r e de p h i l o s o p h i e . Très-volontiers. M. J o u r d a i n . Après vous m'apprendrez l'almanach, pour savoir quand il y a de la lune, et quand il n'y en a point. L e m a î t r e de p h i l o s o p h i e . Soit. Pour bien suivre votre pensée et traiter cette matière en philosophe, il faut commencer, selon l'ordre des choses, par une exacte connaissance de la nature des lettres et de la différente manière de les prononcer toutes. E t là-dessus j'ai à vous dire que les lettres sont divisées en voyelles parcequ'elles expriment les voix; et en consonnes, ainsi appelées consonnes parcequ'elles sonnent avec les voyelles et ne font que marquer les diverses articulations des voix. 11 y a cinq voyelles ou voix: A, E, I, 0 , U. M. J o u r d a i n . J'entends tout cela. Le philosophe achève sa leçon sur la nature des voyelles et des consonnes, au grand contentement de son bourgeois qui finit par lui demander sou secours pour la composition d'un billet doux à l'adresse d'une marquise dont il se dit amoureux, croyant la galanterie essentielle au rôle d'homme de qualité qu'il s'est proposé de jouer à tout prix. M. J o u r d a i n . Au reste, il faut que je vous fasse une confidence. J e suis amoureux d'une personne de grande qualité, et je souhaiterais que vous m'aidassiez à lui écrire quelquechose dans un petit billet que je veux laisser tomber à ses pieds. 1
175 Le
maître
de
philosophie.
Port bien! M.
Jourdain.
Ce sera g a l a n t , o u i ? L e m a î t r e de p h i l o s o p h i e . S o n t - c e des vers que vous lui voulez é c r i r e ? M. J o u r d a i n . Non, non, p o i n t de vers. Le m a î t r e de p h i l o s o p h i e . V o u s ne voulez que de la p r o s e ? M Jourdain. N o n , j e ne veux ni prose ni vers. Le m a î t r e de p h i l o s o p h i e . Il faut bien q u e ce soit l'un ou l'autre. M. J o u r d a i n . Sans doute.
Pourquoi? Le m a î t r e de p h i l o s o p h i e . P o u r la raison, monsieur, qu'il n'y a, pour s'exprimer, q u e la prose ou les vers. M. J o u r d a i n . I l n ' y a q u e la prose ou les v e r s ? L e m a î t r e de p h i l o s o p h i e . N o n , monsieur. T o u t ce qui n'est point prose est v e r s , et t o u t ce q u i n ' e s t p o i n t v e r s est prose. M. J o u r d a i n . E t comme l'on parle, qu'est ce que c'est donc que cela? L e m a î t r e de p h i l o s o p h i e . D e la prose. M. J o u r d a i n . Q u o i ! q u a n d j e dis: Nicole, a p p o r t e z - m o i mes pantoufles, et m e donnez mon b o n n e t de nuit, c'est de la p r o s e ? Le m a î t r e de p h i l o s o p h i e . Oui, monsieur. M. J o u r d a i n . P a r m a foi, il y a plus de q u a r a n t e ans que j e dis de la p r o s e , sans q u e j ' e n Busse r i e n ; et. j e vous suis 1e plus obligé du monde de m'avoir a p p r i s cela. J e voudrais donc mettre dans un billet: Belle marquise, vos beaux y e u x m e f o n t mourir d ' a m o u r ; mais j e voudrais que cela f û t mis d'une manière galante, q u e cela f û t tourné gentiment. L e m a î t r e de p h i l o s o p h i e . M e t t r e q u e les feux de ses yeux réduisent votre coeur en cendres ; q u e v o u s souffrez n u i t et j o u r les violences d'un . . . M. J o u r d a i n . N o n , non, n o n ; j e ne veux point tout cela. 11 ne veux q u e ce que j e vous ai' d i t : „Belle marquise, vos beaux yeux me font mourir d'amour." Le m a î t r e de p l i i l o s o p h i e . Il f a u t bien étendre un peu la chose. M. J o u r d a i n . N o n , vous d i s - j e . J e ne veux que ces seules paroles dans le billet, mais t o u r n é e s à la m o d e , bien arrangées comme il faut. J e vous prie de m e dire un p e u , p o u ï voir, les diverses manières dont on les peut mettre.
176 L e m a î t r e de p h i l o s o p h i e . On les peut premièrement mettre comme vous avez dit: „Belle marquise, vos beaux yeux me font mourir d'amour." Ou bien: „D'amour mouijir me font, belle marquise, vos beaux yeux." Ou bien : „ Vos beaux yeux d'amour me font, belle marquise, mourir." Ou bien: „Mourir vos beaux yeux, belle marquise, d'amour me font." Ou bien: Me font vos beaux yeux mourir, bell. marquise, d'amour." M. J o u r d a i n . Mais de toutes ces façons-là, laquelle est la meilleure? L e m a î t r e de p h i l o s o p h i e . mourir Celle que vous avez dite: „Belle marquise, vos beaux yeux me font d'amour." M. J o u r d a i n . Cependant je n'ai point étudié, et j'ai fait cela tout du premier coup. J e vous remercie de tout mon coeur, et je vous prie de venir demain de bonne heure. L e m a î t r e de p h i l o s o p h i e . Il n'y manquerai pas. Après avoir fait une magnifique toilette de grand seigneur M. Jourdain est au point de sortir pour la promener dans les rues, quand sa femme et sa servante viennent lui dire ses véritées sur le train qu'il mène.
ACTE TROISIÈME. SCÈNE III.
Madame Jourdain,
M. Jourdain, Nicole, deux laquais.
Madame J o u r d a i n . Ah! ah! voici une nouvelle histoire! qu'est ce que c'est donc, mon mari, que cet équipage-là? Vous moquez-vous du monde, de vous être fait enharnacher de la sorte? et avez-vous envie qu'on se raille partout de vous? M. J o u r d a i n . Il n'y a que des sots et des sottes, ma femme, qui se railleront de moi. Madame J o u r d a i n . Vraiment, on n'a pas attendu jusqu'à cette heure; et il y a longtemps que vos façons de faire donnent à rire à tout le monde. M. J o u r d a i n . Qui est donc tout ce monde-là, s'il vous plaît? Madame J o u r d a i n . Tout ce monde-là est un monde qui a raison et qui est plus sage que vous. Pour moi, je suis scandalisée de la vie que vous menez. J e ne sais plus ce que c'est que notre maison. On dirait qu'il est céans carême - prenant tous les jours; et dès le matin de peur d'y manquer on y entend des vacarmes de violons et de chanteurs dont tout le voisinage se trouve incommodé. Nicole. Madame parle bien. J e ne saurais plus voir mon ménage propre avec cet attirail de gens que vous faites venir chez vous. Ils ont des pieds qui vont chercher de la boue dans tous les quartiers de la ville pour l'apporter ici, et la pauvre
177 Françoise est presque sur les dents à frotter les planchers que vos beaux maîtres viennent erotter régulièrement tous les jours. M. J o u r d a i n . Ouais! notre servante Nicole, vous avez le caquet bien affilé pour une paysanne! Madame Jourdain. Nicole a raion; et son sens est meilleur que le vôtre. J e voudrais bien savoir ce que vous pensez faire d'un maître à danser, à l'âge que vous avez. Nicole. Et d'un grand maître tireur d'armes, qui vient, avec ces battements de pied, ébranler toute la maison, et nous déraciner tous les carreaux de notre salle. M. J o u r d a i n . Taisez-vous, ma servante et ma femme. Madame Jourdain. Est-ce que vous voulez apprendre à danser pour quand vous n'aurez plus de jambes? Nicole. Est-ce que vous avez envie de tuer quelqu'un? M. J o u r d a i n . Taisez-vous, dis-je: vous êtes des ignorantes l'une et l'autre, et vous ne savez pas les prérogatives de tout cela. Madame Jourdain. Vous devriez bien plutôt songer à marier votre fille qui est en âge d'être pourvue. M. J o u r d a i n . J e songerai à marier ma fille, quand il se présentera un parti pour elle; mais je veux songer aussi à apprendre les belles choses. Nicole. J'ai encore ouï dire, madame, qu'il a pris aujourd'hui pour renfort de potage un maître de philosophie. M. J o u r d a i n . Fort bien. J e veux avoir de l'esprit et savoir raisonner des choses parmi les honnêtes gens. Madame Jourdain. N'irez vous point l'un de ces jours au collège vous faire donner le fouet, à votre âge? M. J o u r d a i n . Pourquoi non? Plût à Dieu l'avoir tout à l'heure, le fouet devant tout le monde, et savoir ce qu'on apprend au collège! Nicole. Oui, ma foi! cela vous rendrait la jambe bien mieux faite. M. J o u r d a i n . Sans doute. Madame Jourdain. Tout cela est fort nécessaire pour conduire votre maison! M. J o u r d a i n . Assurément. Vous parlez toutes deux comme des bêtes, et j'ai honte de votre ignorance, (à madame Jourdain.) Par exemple, savez-vous, vous, ce que c'est que vous dites à cette heure? Madame Jourdain. Oui. J e sais que ce que je dis est fort bien dit, et que vous devriez songer à vivre d'autre sorte. Trois siècles de la littérature f r a n ç a i s e .
12
178 J e ne parle pas de cela. vous dites ici.
M. J o u r d a i n . J e vous demande ce que c'est que les paroles que
Madame Jourdain. Ce sont des paroles bien sensées et votre conduite ne l'est guère. M. J o u r d a i n . J e ne parle pas de cela, vous dis-je. J e vous demande ce que j e parle avec vous, ce que j e vous dis à cette heure, qu'est-ce que c'est? Madame
Jourdain.
Des chansons.
M. J o u r d a i n . E h ! non, ce n'est pas cela. Ce que nous disons tous deux, le langage que nous parlons à cette heure. Madame Jourdain. E h bien? M. J o u r d a i n . Comment est-ce que cela s'appelle? Madame Jourdain. Cela s'appelle comme on veut l'appeler. M. C'est de la prose, ignorante.
Jourdain.
Madame
Jourdain.
De la prose?
M. J o u r d a i n Oui, de la prose. Tout ce qui est prose n'est point vers, et tout ce qui n'est point vers est prose. Hé! voilà ce que c'est que d'étudier, (à Nicole.) E t toi, sais-tu bien comme il faut faire pour dire un U ? Nicole. Comment? M. J o u r d a i n . Oui. Qu'est ce que tu fais quand tu dis U ? Nicole. Quoi? M.
Jourdain.
Dis un peu D, pour voir. Nicole. E h bien! U. M.
Jourdain.
Qu'est-ce que tu fais? Nicole. J e dis U. M. J o u r d a i n . Oui, mais quand tu dis U qu'est-ce que tu fais? Nicole. J e fais ce que vous me dites. M. J o u r d a i n . Oh! l'étrange chose que d'avoir affaire à des -bêtes! Tu allonges les lèvres en dehors et approches la mâchoire d'en haut de celle d'en bas: U , vois-tu? J e fais la moue: U.
179 Nicole. Oui, cela est beau. Madame
Jourdain.
Voilà qui est admirable! M. J o u r d a i n . C'est bien autre chose, si vous aviez vu O : et Da, D a et F a , P a ! Madame Jourdain. Q u ' e s t - c e que c'est que tout ce galimatias - là? Nicole. D e quoi e s t - c e que tout cela g u é r i t ? M. J o u r d a i n . J'enrage, quand j e vois des femmes ignorantes. Madame Jourdain. Allez, vous devriez envoyer promener tous ces g e n s - l à avec leurs fariboles. Nicole. E t surtout ce grand escogriffe de maître d'armes, qui remplit de poudre tout mon ménage. M. J o u r d a i n . Ouais! ce maître d'armes vous tient au coeur! J e te veux faire voir ton impertinence tout à l'heure. (Après avoir fait apporter des fleurets et en avoir donné un à Nicole.) Tiens; raison démonstrative; la ligne du corps. Quand on pousse en q u a r t e , on n'a qu'à faire cela; et quand on pousse en tierce, on n'a qu'à faire cela. Voilà le moyen de n'être jamais tué; et cela n'est;-il pas beau, d'être assuré de son fait quand on se bat contre q u e l q u ' u n ? L à , pousse-moi un peu, pour voir. Nicole. E h bien! quoi? (Nicole pousse plusieurs bottes à M. Jourdain.) M. J o u r d a i n . T o u t beau! H o l à ! h o ! Doucement. Diantre soit la coquine! Nicole. Vous me dites de pousser. M. J o u r d a i n . Oui ; mais tu me pousses en tierce avant que de pousser en quarte, et tu n'as pas la patience que j e pare. Madame Jourdain. V o u s êtes f o u , mon mari, avec toutes vos fantaisies, et cela vous est venu depuis que vous vous mêlez de hanter la noblesse. M. J o u r d a i n . Lorsque j e hante la noblesse, j e fais paraître mon j u g e m e n t ; et cela est plus beau que de hanter votre bourgeoisie. Madame Jourdain. Çamon ') vraiment! il y a fort à gagner à fréquenter vos nobles, et vous avez bien opéré avec ce beau monsieur le comte dont vous vous êtes embéguiné! M. J o u r d a i n . P a i x ; songez à ce que vous dites. S a v e z - v o u s bien, m a femme, que vous n e savez pas de qui vous parlez quand vous parlez de lui? C'est une personne d'importance plus que vous ne pensez, un seigneur que l'on considère à la cour *) Çamon est une corruption de c'est mon, ancienne expression qui signifiait cela est vraiment certain; c'était une affirmation très-forte.
12 *
180 et qui parle au roi tout comme je vous parle. N'est ce pas une chose qui m'est t o u t - à - f a i t honorable, que l'on voie venir chez moi si souvent une personne de cette qualité qui m'appelle mon cher ami, et me traite comme si j'étais son égal? Il a pour moi des bontés qu'on ne devinerait jamais, et devant tout le monde il me fait des caresses dont je suis moi-même confus. Madame Jourdain. Oui, il a des bontés pour vous et vous fait des caresses, mais il vous emprunte votre argent. M. J o u r d a i n . E h bien! ne m'est-ce pas de l'honneur de prêter de l'argent à un homme de cette condition-là? et puis-je faire moins pour un seigneur qui m'appelle son cher ami? Madame Jourdain. E t ce seigneur, que fait-il pour vous? M. J o u r d a i n . Des choses dont on serait étonné, si on les savait. Madame Jourdain. E t quoi? M. J o u r d a i n . Baste! je ne puis pas m'expliquer. Il suffit que, si je lui ai prêté de l'argent, il me le rendra bien et avant qu'il soit peu. Madame Jourdain. Oui; attendez-vous à cela. M. J o u r d a i n . Assurément. Ne me l'a-1-il pas dit? Madame Jourdain. Oui, Oui; il ne manquera pas d'y faillir. M. J o u r d a i n . Il m'a juré sa foi de gentilhomme. Madame Jourdain. Chansons! M. J o u r d a i n . Ouais ; vous êtes bien obstinée, ma femme ! J e vous dis qu'il me tiendra sa parole; j'en suis sûr.
Matlamo J o u r d a i n .
E t moi, j e suis sûre que non, et que toutes les caresses qu'il vous fait ne sont que pour vous enjôler. M. J o u r d a i n . Taisez-vous. L e voici. Madame Jourdain. Il ne nous faut plus que cela. Il vient peut-être encore vous faire quelque emprunt; et il me semble que j'ai diné quand je le vois. M. J o u r d a i n . Taisez-vous, vous dis-je. Madame Jourdain n'a eu que. trop de raisons pour avertir son mari de prendre garde à lui. Tout à l'heure elle est témoin de la sotte manière dont ce „bourgeois gentilhomme" se laisse emprunter son argent par Dorante, marquis ruiné, qui fait de lui, „sa vache à lait." En outre la sotte vanité de M. Jourdain le pousse-t-elle à s'opposer à un mariage très convenable que sa femme a en vue pour sa fille Lucile.
181 SCÈNE XII. Cléonte, monsieur
Jourdain,
madame
Jourdain,
Lucile,
Covielle,
Nicole.
Cléonte. Monsieur, je n'ai voulu prendre personne pour vous faire une demande que je médite il y a longtemps. » Elle me touche assez pour m'en charger moi-même; et, sans détour, je vous dirai que l'honneur d'être votre gendre est une faveur glorieuse que je vous prie de m'accorder. M. J o u r d a i n . Avant que de vous rendre réponse, monsieur, je vous prie de me dire si vous êtes gentilhomme. Cléonte. Monsieur, la plupart des gens, sur cette question, n'hésitent pas beaucoup; on tranche le mot aisément. Ce nom ne fait aucun scrupule à prendre, et l'usage aujourd'hui semble en autoriser le vol. Pour moi, je vous l'avoue, j'ai les sentimens, sur cette matière, un peu plus délicats. J e trouve que toute imposture est indigne d'un honnête homme, et qu'il y a de la lâcheté à déguiser ce que le ciel nous a fait naître, à se parer aux yeux du monde d'un titre dérobé, à se vouloir donner pour ce qu'on n'est pas. J e suis né de parents, sans doute, qui ont tenu des charges honorables; je me suis acquis, dans les armes, l'honneur de six ans de service, et je me trouve assez de bien pour tenir dans le monde un rang assez passable : mais, avec tout cela, je ne veux point me donner un nom où d'autres en ma place, croiraient pouvoir prétendre ; et je vous dirai franchement que je ne suis point gentilhomme. M. J o u r d a i n . Touchez-là monsieur: ma fille n'est pas pour vous. Cléonte. Comment? M. J o u r d a i n . Vous n'êtes point gentilhomme: vous n'aurez pas ma fille. Madame Jourdain. Que voulez-vous donc dire avec votre gentilhomme? est-ce que nous sommes, nous autres, de la côte de Saint-Louis? M. J o u r d a i n . Taisez-vous, ma femme; je vous vois venir. Madame Jourdain. Descendons-nous tous deux que de bonne bourgeoisie? M. J o u r d a i n . Voilà pas le coup de langue? Madame Jourdain. Et votre père, n'était-il pas marchand aussi bien que le mien? M. J o u r d a i n . Peste soit de la femme! elle n'y a jamais manqué. Si votre père a été marchand, tant pis pour lui; mais pour le mien, ce sont des malavisés qui disent cela. Tout ce que j'ai à vous dire, moi, c'est que je veux avoir un gendre gentilhomme. Madame Jourdain. Il faut à votre fille un mari qui lui soit propre; et il vaut mieux pour elle un honnête homme riche et bien fait, qu'un gentilhomme gueux et mal bâti.
182 Nicole. Cela est vrai. Nous avons le fils du gentilhomme de notre village, qui est le plus grand malitorne ') et le plus sot dadais que j'aie jamais ,vu. M. J o u r d a i n (à Nicole). T a i s e z - v o u s , i m p e r t i n e n t e ; vous vous fourrez toujours dans la conversation. J ' a i d u bien assez pour m a fille; j e n'ai besoin que d'honneurs, et j e la veux faire marquise. Madame Jourdain. Marquise ? M. J o u r d a i n . Oui, marquise. Madame Jourdain. H é l a s ! Dieu m'en garde! M. J o u r d a i n . C'est une chose que j'ai résolue. Madame Jourdain. C'est une chose, moi, où j e ne consentirai point. L e s alliances avec plus grand que soi sont sujettes toujours à de fâcheux inconvénients. J e ne veux point qu'un gendre puisse à m a fille reprocher ses parents et qu'elle ait des enfants, qui aient honte de m'appeler leur grand' maman. S'il fallait qu'elle me vînt visiter en équipage de grande dame et qu'elle manquât, p a r mégarde, à saluer quelqu'un du q u a r t i e r , on ne manquerait pas aussitôt de dire cent sottises. Voyez-vous, d i r a i t - o n , cette madame la marquise qui fait t a n t la glorieuse? c'est la fille de M. Jourdain, qui était trop heureuse, étant petite, de jouer à la madame avec nous. Elle n'a pas toujours été si relevée que la voilà, et ses deux grands - pères vendaient du drap auprès de la porte S a i n t - I n n o c e n t . Ils ont amassé du bien à leurs e n f a n t s , qu'ils paient maintenant p e u t - ê t r e bien cher en l'autre monde; et l'on ne devient guère si riche à être honnêtes gens. Je ne veux point tous ses caquets et j e veux un h o m m e , en un m o t , qui m'ait obligation de ma fille et à qui j e puisse dire: Mettez-vous là, mon gendre, et dinez avec moi. M. J o u r d a i n . Voilà bien les sentiments d'un petit esprit de vouloir demeurer toujours dans la bassesse. N e me répliquez pas d a v a n t a g e : ma fille sera marquise, en dépit de tout le monde, et si vous me mettez en colère, j e la ferai duchesse.
En attendant, le marquis Dorante qui, avec des cadeaux payés par M. Jourdain, a su gager pour l u i - m ê m e les bonnes grâces d e l à marquise Dorimène, arrive avec cette grande dame, à qui il a dit que son ami Jourdain lui a prêté sa maison pour y arranger un diner que Dorante aurait commandé. M. Jourdain, tout ravi de la gloire de recevoir une marquise, e'tale à son aise les airs de noblesse qu'il croit posséder, grâce à ses études de danse, de musique, d'armes et de philosophie. Mais, au beau milieu de son triomphe, il est fort désagréablement arrêté par l'intervention de sa femme, et, pour achever sa défaite, Covielle, valet de Cléonte, lui arrache son assentiment au mariage de Cléonte et de Lucile par le plaisant stratagème qu'on va voir.
') Malitorne de maie tornatus, de bien ni à propos.
signifie maladroit, inepte, qui ne peut rien faire
183 ACTE QUATRIÈME. SCÈNE V. M. Jourdain,
Cornette
déguisé.
Covielle. Monsieur, je ne sais pas si j'ai l'honneur d'être connu de vous. M. J o u r d a i n . Non, monsieur. C o v i e l l e (étendant la main à un pied de terre). Je vous ai vu que vous n'étiez pas plus grand que cela. M. J o u r d a i n . Moi? Covielle. Oui. Vous étiez le plus bel enfant du monde, et toutes les dames vous prenaient dans leurs bras pour vous baiser. M. J o u r d a i n . Pour me baiser? Covielle. Oui. J'étais grand ami de feu monsieur votre père. M. J o u r d a i n . De feu monsieur mon père? Covielle. Oui, c'était un fort honnête gentilhomme M. J o u r d a i n . Comment dites-vous? Covielle. Je dis que c'était un fort-honnête gentilhomme. M. J o u r d a i n . Mon père? Oui. Vous l'avez fort connu?
Covielle. M.
Jourdain.
Covielle.
Assurément. M. J o u r d a i n . Et vous l'avez connu pour gentilhomme? Covielle. Sans doute. M. J o u r d a i n . Je ne sais donc pas comment le monde est fait! Covielle. Comment? M. J o u r d a i n . Il y a de sottes gens qui me veulent dire qu'il a été marchand. Covielle. Lui, marchand? C'est pure médisance, il ne l'a jamais été. Tout ce qu'il faisait c'est qu'il était fort obligeant, fort officieux; et comme il se connaissait fort bien en étoffes, il en allait choisir de tous les côtés, les faisait apporter chez lui et en donnait à ses amis pour de l'argent.
184 M. J o u r d a i n . J e suis ravi de vous connaître, afin que vous rendiez ce témoignage-là, que mon père était gentilhomme. Covielle. J e le soutiendrai devant tout le monde. M. J o u r d a i n . Vous m'obligerez. Quel sujet vous amène? Co v i e l l e . Depuis avoir connu feu monsieur votre père, honnête gentilhomme comme je vous ai dit, j'ai voyagé par tout le monde. M. J o u r d a i n . Par tout le monde? Covielle. Oui. M. J o u r d a i n . J e pense qu'il y a bien loin en ce pays-là. Cov iellc. Assurément. J e ne suis revenu de tous mes longs voyages que depuis quatre jours; et par l'intérêt que je prends à tout ce qui vous touche, je viens vous annoncer la meilleure nouvelle du monde. M. J o u r d a i n . Quelle? Covielle. Vous savez que le fils du Grand Turc est ici. M. J o u r d a i ' n . Mais? non. Covielle Comment! il a un train tout à fait magnifique; tout le monde le va voir, et il a été reçu en ce pays comme un seigneur d'importance. M. J o u r d a i n . Par ma foi! J e ne savais pas cela. Covielle. Ce qu'il y a d'avantageux pour vous c'est qu'il est amoureux de votre fille. M. J o u r d a i n . Le fils du Grand Turc? Covielle. Oui; et il veut être votre gendre. M. J o u r d a i n . Mon gendre,- le fils du Grand Turc? Covielle. Le fils du Grand Turc votre gendre. Comme j e le sus voir et que j'entends parfaitement sa langue, il s'entretint avec moi; et après quelques autres discours il me dit: Acciarn croc soler onch alla moustaph gidelum amanahem varahini oussere carbulath. C'est-à-dire: N ' a s - t u point vu une jeune belle personne qui est la fille de M. Jourdain, gentilhomme parisien? M. J o u r d a i n . Le fils du Grand Turc dit cela de moi? Oui.
Covielle. Comme je lui eus répondu que j e vous connaissais particulièrement et que
185 j'avais vu votre fille: Ah! je suis amoureux d'elle!
me dit-il marabàba sahem!
Maràbaba sahem veut dire:
c'est-à-dire:
Ah!
que
M. J o u r d a i n . A h ! je suis amoureux d'elle? Co v i e l l e .
Oui. M. J o u r d a i n . Par ma foi, vous faites bien de me le dire; car pour moi, je n'aurais jamais cru que marabàba sahem eût voulu dire: A h ! que je suis amoureux d'elle! Voilà une langue admirable que ce turc! Covielle. Plus admirable qu'on ne peut croire. Savez-vous bien ce que veut dire cacaracamouchent M. J o u r d a i n . Cacaracamouchent Non. Covielle. C'est-à-dire: Ma chère âme. M. J o u r d a i n . Cacaraeamouchen veut dire: Ma chère âme? C o v i e l l e. Oui. M. J o u r d a i n . Voilà qui est merveilleux! Cacaracamouchen ma chère âme! Dirait-on jamais cela? Voilà qui me confond. Covielle. Enfin pour achever mon ambassade, il vient vous demander votre fille en mariage; et pour avoir un beau-père qui soit digne de lui, il veut vous faire mamamoucki, qui est une certaine grande dignité de son pays. M. J o u r d a i n . Màmamouchif Covielle. Oui, mamamouchi; c'est-à-dire, en notre langue, paladin, ce sont de ses anciens . . . Paladin enfin. Il n'y a rien de plus noble que cela dans le monde, et vous irez de pair avec les plus grands seigneurs de la terre. M. J o u r d a i n . Le fils du Grand Turc m'honore beaucoup, et je vous prie de me mener chez lui pour lui en faire mes remercîments. Covielle. Comment! le voilà qui va venir ici. M. J o u r d a i n . Il va venir ici? Covielle. Oui ; et il amène toutes choses pour la cérémonie de votre dignité. M. J o u r d a i n . Voilà qui est bien prompt. Covielle. Son amour ne peut souffrir aucun retardement. M. J o u r d a i n . Tout ce qui m'embarrasse ici, c'est que ma fille est une opiniâtre qui s'est allée mettre dans la tête un certain Cléonte, et elle jure de n'épouser personne que celui-là.
186 Covielle. E l l e changera de sentiment quand elle verra le fils du Grand T u r c ; et puis il se rencontre ici une aventure merveilleuse, c'est que le fils du G r a n d T u r c ressemble à ce Cléonte, à peu de chose près. J e viens de le voir; on me l'a m o n t r é ; et l'amour qu'elle a pour l'un pourra passer aisément à l'autre et . . . J e l'entends venir; le voilà. On devine que Cléonte va se déguiser eD „fils du Grand Turc.* Il arrive avec un cortège de masques habillés à la turque. Un ballet grotesque représente la promotion de M. Jourdain au rang de „ M a m a m o u c h i t o u t le monde s'entend pour aider au stratagème innocent de Cléonte et de Covielle qui finissent par se marier l'un à Lucile, l'autre à Nicole.
LES
FEMMES COMÉDIE.
SAVANTES. (1672.)
PERSONNAGES. C h r y s a l e , bon bourgeois. P h i l a m i n t e , femme de Chrysale. A r m a n d e ) fiU J e c h a l e e t d e Philaminte. Henriette) ' A r i s t e , frère de Chrysale. B é l i s e , soeur de Chrysale. C l i t a n d r e , amant d'Henriette. T r i s s o t i n , bel esprit. V a d i u s , savant. M a r t i n e , servante de cuisine. L é p i n e , laquais. J u l i e n , valet de Vadins. Un notaire, La scène est & Paris dans la maison de Chrysale.
Clitandre, autrefois épris d'amour de la savante et spirituelle Armande, mais dédaigné par cette prude, en est venu à changer d'inclination. Il s'est tourné du côté d'Henriette, soeur d'Armande, fille d'une humeur modeste et agréable. Se souciant assez peu du dépit qu'Armande en a pu concevoir, il vient de s'expliquer Bur ses intentions avec une franchise entière.
ACTE PREMIER. SCÈNE III.
Clitandre,
Henriette.
Henriette. Votre sincère aveu ne l'a pas peu surprise.
187 Clitandre. Elle mérite assez une telle franchise; E t toutes les hauteurs de sa folle fierté Sont dignes tout au moins de ma sincérité. Mais, puis qu'il m'est permis, je vais à votre père, Madame . . . Henriette. Le plus sûr est de gagner ma mère. Mon père est d'une humeur à consentir à tout, Mais il met peu de choix aux choses qu'il résout. Il a reçu du ciel certaine bonté d'âme, Qui le soumet d'abord à ce que veut sa femme. C'est elle qui gouverne; et d'un ton absolu Elle dicte pour lui ce qu'elle a résolu. J e voudrais bien vous voir pour elle et pour ma tante Une âme, je l'avoue, un peu plus complaisante, Un esprit qui, flattant les visions du leur, Vous p û t de leur estime attirer la chaleur. Clitandre. Mon coeur n'a jamais pu, tant il est né sincère, Même dans votre soeur flatter leur caractère; E t les femmes docteurs ne sont point de mon goût. J e consens qu'une femme ait des clartés de tout: Mais j e ne lui veux point la passion choquante D e se rendre savante afin d'être savante; E t j'aime que souvent, aux questions qu'on fait, Elle sache ignorer les choses qu'elle sait: D e son étude enfin je veux qu'elle se cache, E t qu'elle ait du savoir sans vouloir qu'on le sache, Sans citer les auteurs, sans dire de grands mots, E t clouer de l'esprit à ses moindres propos. J e iespecte beaucoup madame votre mère; Mais j e ne puis du tout approuver sa chimère, E t me rendre l'écho des choses qu'elle dit, A u x encens qu'elle donne à son héros d'esprit. Son monsieur Trissotin me chagrine, m'assomme, E t j'enrage de voir qu'elle estime un tel homme, Qu'elle vous mette au rang des grands et beaux esprits Un benêt dont partout on siffle les écrits, U n pédant dont on voit la plume libérale D'officieux papiers fournir toute la halle. Henriette. Ses écrits, ses discours, tout m'en semble ennuyeux, E t j e me trouve assez votre goût et vos yeux; Mais comme sur ma mère il a grande puissance, V o u s devez vous forcer à quelque complaisance. Un amant fait sa cour où s'attache son coeur; Il veut de tout le monde y gagner la faveur; E t , pour n'avoir personne à sa flamme contraire, J u s q u ' a u chien du logis il s'efforce de plaire.
188 Clitandre. Oui, vous avez raison; mais monsieur Trissotin M'inspire au fond de l'âme un dominant chagrin. J e ne puis consentir pour gagner ses suffrages, A me déshonorer en prisant ses ouvrages; C'est par eux qu'à mes yeux il a d'abord paru, Et je le connaissais avant que l'avoir vu. Je vis, dans le fatras des écrits qu'il nous donne, Ce qu'étale en tous lieux sa pédante personne, La constante hauteur de sa présomption, Cette intrépidité de bonne opinion, Cet insolent état de confiance extrême Qui le rend en tout temps si content de soi - même, Qui fait qu'à son mérite incessamment il rit, Qu'il se sait si bon gré de tout ce qu'il écrit, Et qu'il ne voudrait pas changer sa renommée Contre tous les honneurs d'un général d'armée. Henriette. C'est avoir de bons yeux que de voir tout cela. Clitandre. Jusques à sa figure encor la chose alla; Et je vis, par les vers qu'à la tête il nous jette, Et j'en avais si bien deviné tous les traits, Que, rencontrant un homme un jour dans le Palais, Je gageai que c'était Trissotin en personne, Et je vis qu'en effet la gageure était bonne. Henriette. Quel conte! Clitandre. Non; je dis la chose comme elle est. Mais je vois votre tante. Agréez, s'il vous plaît, Que mon coeur lui déclare ici notre mystère, Et gagne sa faveur auprès de votre mère. Clitandre n'est guère heureux flans aon début de prétendant à la main d'Henriette. Bélise, à qui il s'adresse d'abord, vieille fille prude et coquette, et possédée par l'idée que tout homme l'adore, s'imngine que c'est à elle-même que Clitandre en veut et que sôn amour pour Henriette n'est qu'un subterfuge subtil de sa passion, rebutée par »les rigeurs" de Bélise. Le père d'Henriette, le bon Chrysale, il est vrai, conseillé par son digne frère Ariste, ami de Clitandre, se montre favorable aux voeux des deux amans; mais nous ne restons pas longtemps dans le doute au sujet du peu d'importance que l'avis du mari a dans ce ménage de „femmes savantes".
ACTE DEUXIÈME. SCÈNE V. Chrysale,
Martine.
Martine. Me voilà bien chanceuse! Hélas! l'on dit bien vrai,
189 Qui veut noyer son chien l'accuse de la rage; Et service d'autrui n'est pas un héritage. Chrysale. Qu'est ce donc? Qu'avez - vous, Martine? M a r t i n e. Ce que j ' a i ? Chry sale. Oui. Martine. •J'ai que l'on me donne aujourd'hui mon congé, Monsieur. Chrysale. Votre congé? Martine. Oui. Madame me chasse. Chrysale. J e n'entends pas cela. Comment? Martine. On me menace, Si je ne sors d'ici, de me bailler cent coups. Chrysale. Non, vous demeurerez, j e suis content de vous. Ma femme bien souvent a la tête un peu chaude; E t je ne veux pas, moi . . . SCÈNE VI. Philaminte,
Bélise,
Chrysale,
Martine.
P h i l a m i n t e (apercevant Martine). Quoi! j e vous vois, maraude, Vite, sortez, friponne; allons, quittez ces lieux; E t ne vous présentez jamais devant mes yeux. Chrysale. Tout doux. Philaminte. Non, c'en est fait. Chrysale. fié! Philaminte. J e veux qu'elle sorte. Chrysale. Mais qu'a-t-elle commis, pour vouloir de la sorte . . . Philaminte. Quoi ! vous la soutenez ? Chrysale. En aucune façon. Philaminte. Prenez-vous son parti contre moi? Chrysale. Mon Dieu! non;
190 J e ne fais seulement que demander son crime. Philaminte. Suis-je pour la chasser sans cause légitime? Chry sale. J e ne dis pas cela; mais il faut de nos gens . . . Philaminte. Non-, elle sortira, vous dis-je, de céans. Chrysale. Eh bien! oui. Vous dit-on quelque chose là-contre? Philaminte. J e ne veux point d'obstacle aux désirs que j e montre. Chrysale. D'accord. Philaminte. E t vous devez en raisonnable époux, Être pour moi contre elle, et prendre mon courroux. C h r y s a l e (se tournant vers Martine). Aussi fais-je. Oui, ma femme avec raison vous chasse, Coquine; et votre crime est indigne de grâce. Martine. Qu'est ce donc que j'ai fait? C h r y s a l e (bas). Ma foi, j e ne sais pas. Philaminte. Elle est d'humeur encore à n'en faire aucun cas. Chrysale. A - t - e l l e , pour donner matière à votre haine, Cassé quelque miroir ou quelque porcelaine? Philaminte. Voudrais-je la chasser? et vous figurez-vous Que pour si peu de chose on se mette en courroux? C h r y s a l e (à Martine). Qu'est-ce à dire? (à Philaminte) L'aiïaire est donc considérable? P hi l a m i n te. Sans doute. Me voit-on femme déraisonnable? Chrysale. E s t - c e qu'elle a laissé, d'un esprit négligent, Dérober quelque aiguière ou quelque plat d'argent? Philaminte. Cela ne serait rien. C h r y s a l e (à Martine). Oh, oh, peste, la belle! (à Philaminte) Quoi, l'avez-vous surprise à n'être pas fidèle? Philaminte. C'est pis que tout cela. Chrysale. Pis que tout cela? Philaminte. Pis.
191 C h r y s a i e (à Martine). Comment diantre! friponne! (à Philaminte) Euh! a - t - e l l e commis? P hi 1 am in te. Elle a d'une insolence à nulle autre pareille, Après trente leçons, insulté mon oreille Par l'impropriété d'un mot sauvage et bas, Qu'en termes décisifs condamne Vaugelas. Cli r y s a l e . E s t - c e là . . . Pkilaminte. Quoi! toujours, malgré nos remontrances, Heurter le fondement de toutes les sciences, La grammaire, qui sait régenter jusqu'aux rois, E t les fait, la main haute, obéir à ses lois! C h r y sale. Du plus grand des forfaits je la croyais coupable. Philaminte. Quoi! vous ne trouvez pas ce crime impardonnable? C h r y sale. Si fait. Philaminte. J e voudrais bien que vous l'excusassiez! C h r y sale. J e n'ai garde. Bélise. Il est vrai que ce sont des pitiés. Toute construction est par elle détruite; E t des lois du langage on l'a cent fois instruite. Martine. Tout ce que vous prêchez est, je crois, bel et bon; Mais je ne saurais, moi, parler votre jargon. Philaminte. L'impudente! appeler un jargon le langage Fondé sur la raison et sur le bel usage! Martine. Quand on se fait entendre, on parle toujours bien; E t tous vos biaux dictions ne servent pas de rien. Philaminte. E h bien! ne voilà pas encore de son style? Ne servent pas de rien! Bélise. 0 cervelle indocile! F a u t - i l qu'avec les soins qu'on prend incessamment; On ne te puisse apprendre à parler congrûment? De pas mis avec rien tu fais la récidive ; E t c est, comme on t'a dit, trop d'une négative. Martine. Mon Dieu! je n'avons pas étugué comme vous, E t je parlons tout droit comme on parle cheux nous.
192 Philaminte. A h ! p e u t - o n y tenir? Bélise. Quel solécisme horrible! Philaminte. E n voilà pour tuer une oreille sensible. Bélise. Ton esprit, j e l'avoue, est bien matériel! Je n'est qu un singulier, avons est pluriel. Veux tu toute ta vie offenser la grammaire? Martine. Qui parle d'offenser grand'-mère ni g r a n d - p è r e ? Ph ilaminte. 0 ciel! Bélise. Grammaire est prise à contre-sens par toi, E t j e t'ai déjà dit d'où vient ce mot. Martine. Ma foi! Qu'il vienne de Chaillot, d'Auteuil ou de Pontoise, Cela ne me fait rien. Bélise. Quelle âme villageoise! L a grammaire, du verbe et du nominatif, Comme de l'adjectif avec le substantif, Nous enseigne les lois. Martine. J'ai, madame, à vous dire Que j e ne connais point ces gens-là. Philaminte. Quel martyre! Bélise. Ce sont les noms des mots; et l'on doit regarder E n quoi c'est qu'il les faut faire ensemble accorder. Martine. Qu'ils s accordent entre eux ou se gourment, qu'importe? P h i l a m i n t e (à Be'lise.) H é ! mori dieu! finissez un discours de la sorte. (à Chrysalo) Vous ne voulez pas, vous, me la faire sortir? C h r y s a l e (à part). Si fait. A son caprice il me faut consentir. Va, ne l'irrite point, retire-toi, Martine. Philaminte. Comment! vous avez peur d'offenser la coquine? Vous lui parlez encore t o u t - à - f a i t obligeant! C h r y s a l e (d'un ton ferme). Moi? point. Allons, sortez. (D'un ton plus doux) Va-t-en ma pauvre enfant.
193 Comme on le pense, la protection d'un tel tomme n'est pas tonte-puissante. Sa femme lui coupe tout court la parole en l'avertissant que c'est Trissotin qu'elle a choisi pour gendre, et Chrysale ne croit pas prudent de la contredire. Voyons quelles excuses il en fait à son frère. SCÈNE IX. Ariste,
Chrysale.
Ariste. E h bien! la femme sort, mon frère, et j e vois bien Que vous venez d'avoir ensemble un entretien. Chrysale. Oui. Ariste. Quel est le succès? Aurons-nous Henriette? A - t - e l l e consenti? l'affaire est-elle faite? Chrysale. Pas t o u t - à - f a i t encor. Ariste. Refuse-t-elle? Chrysale. Non. Ariste. E s t - c e qu'elle balance? Chrysale. En aucune façon. Ariste. Quoi donc? Chrysale. C'est que pour gendre elle m'offre un autre homme. Ariste. Un autre homme pour gendre? Chrysale. Un autre. Ariste. Qui se nomme? Chrysale. Monsieur Trissotin. A riste. Quoi! ce monsieur Trissotin . . . Chrysale. Oui, qui parle toujours de vers et de latin. Ariste. Vous l'avez accepté? Chrysale. Moi point: à Dieu ne plaise! Ariste. Qu'avez-vous répondu? Chrysale. R i e n ; et je suis bien aise D e n'avoir point parlé, pour ne m'engager pas. T r o i s siècles de la l i t t é r a t u r e f r a n ç a i s e .
2 3
194 Ariste. L a raison est fort belle; et c'est faire un grand pas! A v e z - v o u s su du moins lui proposer Clitandre? Chrysale. N o n ; car, comme j'ai vu qu'on parlait d'autre gendre, J ' a i cru qu'il était mieux de ne m'avancer point. Ariste. Certes, votre prudence est rare au dernier point. N ' a v e z - v o u s point de honte, avec votre mollesse? E t se p e u t - i l qu'un homme ait assez de faiblesse. Pour laisser à sa femme un pouvoir absolu, E t n'oser attaquer ce qu'elle a résolu? Chrysale. Mon D i e u ! vous en parlez, mon frère, bien à l'aise, E t vous ne savez pas comme le bruit me pèse. J'aime fort le repos, la paix et la douceur, E t ma femme est terrible avecque son humeur. D u nom de philosophe elle fait grand mystère, Mais elle n'en est pas pour cela moins colère. E t sa morale, faite à mépriser le bien, Sur l'aigreur de sa bile opère comme rien. Pour peu que l'on s'oppose à ce que veut sa tête, On en a pour huit jours d'effroyable tempête. Elle me fait trembler dès qu'elle prend son ton; J e ne sais oiï me mettre, et c'est un vrai dragon; E t cependant, avec toute sa diablerie, Il faut que je l'appelle et mon coeur et m'atnie. Ariste. Allez, c'est se moquer. Votre femme, entre nous, Est, par vos lâchetés, souveraine sur vous. Son pouvoir n'est fondé que sur votre faiblesse; C'est de vous qu'elle prend le titre de maîtresse; Vous même à ses hauteurs vous vous abandonnez, E t vous faites mener, en bête, par le nez. Quoi! vous ne pouvez pas, voyant comme on vous noramo, Vous résoudre une fois à vouloir être un homme, A faire condescendre une femme à vos voeux, E t prendre assez de coeur pour dire un: J e le veux! Vous laisserez sans honte immoler votre fille Aux folles visions qui tiennent la famille, E t de tout votre bien revêtir un nigaud, Pour six mots de latin qu'il leur fait sonner haut; Un pédant qu'à tout coup votre femme apostrophe D u nom de bel esprit et de grand philosophe, D'homme qu'en vers galants jamais on n'égala, E t qui n'est comme on sait, rien moins que tout cela! Allez, encore un coup, c'est une moquerie, E t votre lâcheté mérite qu'on en rie. Chrysale. Oui, vous avez raison, et je vois que j'ai tort.
195 Allons, il faut enfin montrer un coeur plus fort, Mon frère. Ariste. C'est bien dit Chrysale. C'est une chose infâme Que d'être si soumis au pouvoir d'une femme. Ariste. Fort bien. Chrysale. De ma douceur elle a trop profité. Ariste. Il est vrai. Chrysale. Trop joui de ma facilité. Ariste. Sans doute. Chrysale. E t j e lui veux faire aujourd'hui connaître Que ma fille est ma fille et que j'en suis le maître, Pour lui prendre un mari qui soit selon mes voeui. Ariste. Vous voilà raisonnable et comme j e vous veux. Chrysale. Vous êtes pour Clitandre, et savez sa demeure; F a i t e s - l e - m o i venir, mon frère, tout à l'heure. Ariste. J ' y cours tout de ce pas. Chrysale. C'est souffrir trop longtemps, E t j e m'en vais être homme à la barbe des gens. Pendant que ce vaillant homme se prépare & faire assaut d'hardiesse sur sa femme opiniâtre, c e l l e - c i , avec Bélise, Armande et son Triasotin chéri tient une conférence savante.
ACTE TROISIÈME. SCÈNE I.
Philaminte, Armande,
Bélise, Trissotin,
Lépine,
Philaminte. A h ! mettons-nous ici pour écouter à l'aise Ces vers que mot à mot il est besoin qu'on pèse. Armande. J e brûle de les voir. Bélise. E t l'on s'en meurt chez nous.
13*
196 P h i l a m i n t e (à Trissotin). Ce sont charmes pour moi que ce qui part de vous. Armande. Ce m'est une douceur à nulle autre pareille. Bélise. Ce sont repas friands qu'on donne à mon oreille. Philaminte. Ne faites point languir de si pressans désirs. Armande. Dépêchez. Bélise. Faites tôt, et hâtez nos plaisirs. Philaminte. A notre impatience offrez votre épigramme. T r i s s o t i n (à Philaminte). Hélas! c'est un enfant tout nouveau-né, madame. Son sort assurément a lieu de vous toucher; E t c'est dans votre cour que j'en viens d'accoucher. Philaminte. Pour me le rendre cher, il suffit de son père. Trissotin. Votre approbation lui peut servir de mère. Bélise. Q u ' i l . a d'esprit! SCÈNE II.
Henriette, Philaminte, Bélise, Armande, Trissotin, P h i l a m i n t e (k Henriette qui veut se retirer). Holà! pourquoi donc f u y e z - v o u s ? Henriette. C'est de peur de troubler un entretien si doux. Philaminte. Approchez et venez de toutes vos oreilles Prendre part au plaisir d'entendre des merveilles. Henriette. Je sais peu les beautés de tout ce qu'on écrit, E t ce n'est pas mon fait que les choses d'esprit. Philaminte. Il n'importe. Aussi bien a i - j e à vous dire ensuite Un secret dont il faut que vous soyez instruite. T r i s s o t i n (à Henriette). Les sciences n'ont rien qui vous puisse enflammer, E t vous ne vous piquez que de savoir charmer. Henriette. Aussi peu l'un que l'autre; et j e n'ai nulle envie . . . Bélise. A h ! songeons à l'enfant nouveau né je vous prie. P h i l a m i n t e (à Lépine). Allons, petit garçon, vite de quoi s'asseoir.
Lépine.
197 (Lépine se laisse tomber). Voyez l'impertinent! Est-ce que l'on doit choir Après avoir appris l'équilibre des choses? Bélise. De ta chute, ignorant, ne vois - tu pas les causes E t qu'elle vient d'avoir, du point fixe, écarté, Ce que nous appelons centre de gravité? Lépine. J e m'en suis aperçu, madame, étant par terre. P h i l a m i n t e (à Lépine qui sort). Le lourdaud! Trissotin. Bien lui prend de n'être pas de verre. Armande. A h ! de l'esprit partout! Bélise. Cela ne tarit pas. (¡i s s'asseyent). Philaminte. Servez-nous promptement votre aimable repas. Trissotin. Pour cette grande faim qu'à mes yeux on expose, Un plat Söul de huit vers nu semble peu de chose; E t je pense qu'ici je ne ferai pas mal, De joindre à l'épigramme ou bien au madrigal L e ragoût d'un sonnet qui chez une princesse A passé pour avoir quelque délicatesse, II est de sel attique assaisonné partout, E t vous le trouverez, je crois, d'assez bon goût. Armande. Ah, je n'en doute point. Philaminte. Donnons vite audience. Bélise (interrompant Trissotin chaque fois qu'il se dispose à lire). J e sens d'aise mon coeur tressaillir par avance. J'aime la poésie avec entêtement, E t surtout quand les vers sont tournés galamment. Philaminte. Si nous parlons toujours, il ne pourra rien dire. Trissotin. Soit. B é l i s e (à Henriette). Silence ma nièce. Armande. A h ! laissez-le donc lire. T r i s s o t i n Sonnet à la princesse Uranie, sur sa fièvre. Votre prudence est endormie De traiter magnifiquement E t de loger superbement Votre plus cruelle ennemie.
198 Bélise. A h ! le joli début! Armande. Qu'il a le tour galant! Philaminte. Lui seul des vers aisés possède le talent. Armande. A prudence endormie il faut rendre les armes, Bélise. Loger son ennemie est pour moi plein de charmes. Philaminte. J'aime superbement et magnifiquement: Ces deux adverbes joints sont admirablement! Bélise. Prêtons l'oreille au reste. Trissotin. Votre prudence est endormie De traiter magnifiquement E t de loger superbement Votre plus cruelle ennemie. Armande. Prudence endormie! Bélise. Loger son ennemie! Philaminte. Superbement et magnifiquement! Trissotin. Faites-la sortir, quoi qu'on die, De votre riche appartement, Où cette ingrate insolemment Attaque votre belle vie. Bélise. A h ! tout doux; laissez-moi, de grâce respirer. Armande. Donnez-nous, s'il vous plaît, le loisir d'admirer. Philaminte. On se sent, à ses vers, jusques au fond de l'âme Couler, j e ne sais quoi, qui fait que l'on se pâme. Armande. Faites-la sortir quoi qu'on die. De votre riche appartement. Que riche appartement est là joliment dit! Et que la métaphore est mise avec esprit! Philaminte. Faites-la sortir quoi qu'on die. A h ! que ce quoi qu'on die est d'un goût admirable! C'est, à mon sentiment, un endroit impayable. Armande. De quoi quon
die aussi mon coeur est amoureux.
199 Bélise. J e suis de votre avis, quoi qu'on die est heureux. Armande. J e voudrais l'avoir fait. Bélise. Il vaut toute une pièce. Philaminte. Mais en comprend-on bien, comme moi, la finesse? A r m a n d e et B é l i s e . Oh, Oh! Philaminte. Faites-la sortir quoi qu'on die. Que de la fièvre on prenne ici les intérêts, N'ayez aucun égard, moquez-vous des caquets; Faites-la sortir, quoi qu'on die, Quoi qu'on die, quoi qu'on die. Ce quoi qu'on die, en dit beaucoup plus qu'il ne semble. J e ne sais pas, pour moi, si chacun me ressemble; Mais j'entends là-dessous un million de mots. Bélise. Il est vrai qu'il dit plus de choses qu'il n'est gros. P h i l a m i n t e (à Trissotin). Mais quand vous avez fait ce charmant quoi quon die, Avez-vous compris, vous, toute son énergie? Songiez-vous bien vous-même à tout ce qu'il nous dit? E t pensiez-vous alors y mettre tant d'esprit? Trissotin. Hai! hai! Armande. J'ai fort aussi l'ingrate dans la tête, Cette ingrate de fièvre, injuste, malhonnête, Qui traite mal les gens qui la logent chez eux. Philaminte. Enfin les quatrains sont admirables tous deux. Venons en promptement aux tiercets, je vous prie. Armande. A h ! s'il vous plaît encore une fois quoi qu'on die. Trissotin. Faites-la sortir, quoi qu'on die; P h i l a m i n t e , A r m a n d e et B é l i s e . Quoi quon die. Trissotin. De votre riche appartement, et
Bélise.
P h i l a m i n t e , A r m a n d e et Cette ingrate de fièvre!
Bélise.
Riche
Philaminte, appartement!
Armande
Trissotin. Où cette ingrate insolemment.
200 TrÍ8S0tin. Attaque votre belle vie. Philaminte. Votre belle vie! A r m a n d e et B é l i s e . Ah! Trissotin. Quoi! sans respecter votre rang Elle se prend à votre sang. P h i l a m i n t e , A r m a n d e et B é l i s e . Ah! Trissotin. Et nuit et jour vous fait outrage! Si vous la conduisez aux bains, Sans la marchander davantage Noyez-la de vos propres mains. Philaminte. On n'en peut plus. Bélise. On pâme. Armande. On se meurt de plaisir. Philaminte. De mille doux frissons vous vous sentez saisir. Armande. Si vous la conduisez aux bains Bélise. Sans la marchander d'avantage, Philaminte. Noyez-la de vos propres mains. De vos propres mains, là, noyez-la dans les bains. Armande. Chaque pas dans vos vers rencontre un trait charmant. Bélise. Partout on s'y promène avec ravissement. Philaminte, On n'y saurait marcher que sur de belles choses. Armande. Ce sont petits chemins tout parsemés de roses. Trissotin. Le sonnet donc vous semble . . . Philaminte. Admirable, nouveau; Et personne jamais n'a rien fait de si beau. B é l i s e (à Henriette). Quoi! sans émotion pendant cette lecture! Vous faites-là, ma nièce; une étrange figure! Henriette. Chacun fait ici bas la figure qu'il peut, Ma tante; et bel esprit, il ne l'est pas qui veut.
201 Trissotin. Peut-être que mes vers importunent madame. Henriette Point. J e n'écoute pas. Philaminte. A h ! voyons l'épigramme. Trissotin. Sur un carrosse de couleur amarante donné à une dame de ses amies. Philaminte. Ses titres ont toujours quelque chose de rare. Ar mande. A cent beaux traits d'esprit leur nouveauté prépare. Trissotin. L'amour si chèrement m'a vendu son lien, P h i l a m i n t e , A r m a n d e et B é l i s e . Ah! Trissotin. Qu'il m'en coûte déjà la moitié de mon bien; Et quand tu vois ce beau carrosse, Où tant d'or s'élève en bosse Qu'il étonne tout le pays, E t fait pompeusement triompher ma Laïs . . . Philaminte. A h ! ma Laïs! voilà de l'érudition. Bélise. L'enveloppe est jolie, et vaut un million, Trissotin. Et quand tu vois ce beau carrosse Où tant d'or se relève en bosse Qu'il étonne tout le pays, Et fait pompeusement triompher ma Laïs, Ne dis plus qu'il est amarante, Dis plutôt qu'il est de ma rente. Armande. Oh! oh! oh! celui-là ne s'attend point du tout. Philaminte. On n'a que lui qui puisse écrire de ce goût. Bélise. Ne dis plus qu'il est amarante Dis plutôt qu'il est de ma rente. Voilll qui se décline ma rente, de ma rente, à ma rente. Philaminte. J e ne sais, du moment que je vous ai connu, Si, sur votre sujet, j'eus l'esprit prévenu; Mais j'admire partout vos vers et votre prose. T r i s s o t i n (b Philaminte). Si vous vouliez de vous nous montrer quelque chose, A notre tour aussi nous pourrions admirer. Philaminte. J e n'ai rien fait en vers; mais j'ai lieu d'espérer,
202 Que je pourrai bientôt vous montrer, en amie, Huit chapitres du plan de notre académie. Platon s'est au projet simplement arrêté, Quand de sa république il a fait le traité; Mais à l'effet entier je veux pousser l'idée, Que j'ai sur le papier en prose accommodée. Car enfin je me sens un étrange dépit Du tort que l'on nous fait du côté de l'esprit; E t je veux nous venger, toutes tant que nous sommes, De cette indigne classe où nous rangent les hommes, De borner nos talents à des futilités, Et nous fermer la porte aux sublimes clartés. A r m an de. C'est faire à notre sexe une trop grande offense, De n'étendre l'effort de notre intelligence Qu'à juger d'une jupe, ou de l'air d'un manteau, Ou des beautés d'un point, ou d'un brocart nouveau. Bélise. Il faut se relever de ce honteux partage, Et mettre hautement notre esprit hors de page '). Trissotin. Pour les dames on sait mon respect en tous lieux: Et, si je rends hommage aux brillants de leurs yeux, De leur esprit aussi j'honore les lumières. Philaminte. Le sexe aussi vous rend justice en ces matières; Mais nous voulons montrer à de certains esprits, Dont l'orgueilleux savoir nous traite avec mépris, Que de science aussi les femmes sont meublées; Qu'on peut faire, comme eux, de doctes assemblées, Conduites en cela par des ordres meilleurs; Qu'on y veut réunir ce qu'on sépare ailleurs, Mêler le beau langage et les hautes sciences, Découvrir la nature en mille expériences; Et, sur les questions qu'on pourra proposer Faire entrer chaque secte, et n'en point épouser. Trissotin. J e m'attache pour l'ordre au péripatétisme. Philaminte. Pour les abstractions, j'aime le platonisme. Armande. Epicure ,me plaît, et ses dogmes sont forts. Bélise. J e m'accommode assez, pour moi, des petits corps; Mais le vide à souffrir me semble difficile, E t je goûte bien mieux la matière subtile. Trissotin. Descartes, pour l'aimant, donne fort dans mon sens. ') C'est-à-dire hors de la dépendance d'autrui.
203 Armande. J'aime ses tourbillons. Philaminte. Moi, ses mondes tombants. Armande. Il me tarde de voir notre assemblée ouverte, E t de nous signaler par quelque découverte. Trissotin. On en attend beaucoup de vos vives clartés; E t pour vous la nature a peu d'obscurités. Philaminte. Pour moi, sans me flatter, j'en ai déjà fait une; E t j'ai vu clairement des hommes dans la lune. Bélise. J e n'ai point encor vu d'hommes, comme je crois; Mais j'ai vu des clochers tout comme je vous vois. Armande. Nous approfondirons, ainsi que la physique, Grammaire, histoire, vers, morale et politique. Philaminte. L a morale a des traits dont mon coeur est épris, E t c'était autrefois l'amour des grands esprits; Mais aux stoïciens je donne l'avantage, E t j e ne trouve rien de si beau que leur sage. Armande. Pour la langue, on verra dans peu nos règlements, E t nous y prétendons faire des remuements. Par une sympathie, ou juste ou naturelle, Nous avons pris chacune une haine mortelle Pour un nombre de mots, soit verbes, ou noms, Que mutuellement nous nous abandonnons: Contre eux nous préparons de mortelles sentences, E t nous devons ouvrir nos doctes conférences Par les proscriptions de tous ces mots divers, Dont nous voulons purger et la prose et les vers. Philaminte. Mais le plus beau projet de notre académie, Une entreprise noble et dont je suis ravie, Un dessein plein de gloire et qui sera vanté Chez tous les beaux esprits de la postérité, C'est le retranchement de ces syllabes sales Qui dans les plus beaux mots produisent des scandales, Ces jouets éternels des sots de tous les temps, Ces fades lieux communs de nos méchants plaisants, Ces sources d'un amas d'équivoques infâmes, Dont on vient faire insulte à la pudeur des femmes. Trissotin. Voilà certainement d'admirables projets. Bélise. Vous verrez nos statuts quand ils seront tous faits.
204 Trissotin. Ils ne sauraient manquer d'être tous beaux et sages. Armande. Nous serons, par nos lois, les juges des ouvrages; Par nos lois, prose et vers, tout nous sera soumis: Nul n'aura de l'esprit, hors nous et nos amis. Nous chercherons partout à trouver à redire, Et ne verrons que nous qui sachent bien écrire. Trissotin présente à ses amies Vadius, homme de lettres, savant, et son »ami intime1'. C'est cette „amitié de savants et d'artistes" qui ne tarde pas à éclater dans la conversation qui s'engage entre eux dès qu'on a échangé quelques complimenB. SCÈNE V.
Trissotin,
Vadius, Philaminte, Bélise, Armande, Henriette.
Vadius. L e défaut des auteurs, dans leurs productions, C'est d'en tyranniser les conversations, D'être au Palais, au cours, aux ruelles, aux tables, De leurs vers fatigans lecteurs infatigables. Pour moi, je ne vois rien de plus sot, à mon sens, Qu'un auteur qui partout va gueuser des encens; Qui, des premiers venus saisissant les oreilles, En fait le plus souvent les martyrs de ses veilles. On ne m'a jamais vu ce fol entêtement, Et d'un Grec là-dessus je suis le sentiment, Qui, par un dogme exprès, défend à tous ses sages L'indigne empressement de lire leurs ouvrages. Voici de petits vers pour de jeunes amants, Sur quoi j e voudrais bien avoir vos sentimens. Trissotin. Vos vers ont des beautés que n'ont point tous les autres. Vadius. Les grâces et Vénus régnent dans tous les vôtres. Trissotin. Vous avez le tour libre et le beau choix des mots. Vadius. On voit partout chez vous l'éthos et le pathos. Trissotin. Nous avons vu de vous des églogues d'un style Qui passe en doux attraits Théocrite et Virgile. Vadius. V o s odes ont un air noble, galant et doux, Qui laisse de bien loin votre Horace après vous. Trissotin. E s t - i l rien d'amoureux comme vos chansonnettes? Vadius. Peut-on rien voir d'égal aux sonnets que vous faites? Trissotin. Kien qui soit plus charmant que vos petits rondeaux?
205 Vadius. Rien de si plein d'esprit que tous vos madrigaux? Trissotin. Aux ballades surtout vous êtes admirable. V a d i u s. E t dans les bouts -rimés je vous trouve adorable. Trissotin. Si la France pouvait connaître votre prix, Y ad i us. Si le siècle rendait justice aux beaux esprits, Trissotin. En carrosse doré vous iriez par les rues. Vadius. On verrait le public vous dresser des statues. ;à Trissotin) Hom ! c'est une ballade, et je veux que tout net Vous m'en . . . T r i s s o t i n (à Vadius). Avez-vous vu certain petit sonnet Sur la fièvre qui tient la princesse Uranie? Vadius. Oui, hier il me fut lu dans une compagnie. Trissotin. Vous en savez l'auteur? Vadius. Non, mais je sais fort bien Qu'à ne le point flatter, son sonnet ne vaut rien. Trissotin. Beaucoup de gens pourtant le trouvent admirable. Vadius. Cela n'empêche pas qu'il ne soit misérable; Et, si vous l'avez vu, vous serez de mon goût. Trissotin. J e sais que là-dessus je n'en suis point du tout, E t que d'un tel sonnet peu de gens sont capables. Vadius. Me préserve le ciel d'en faire de semblables! Trissotin. J e soutiens qu'on ne peut en faire de meilleur; E t ma grande raison, c'est que j'en suis l'auteur. Vadius. Vous? Trissotin Moi. Vadius. J e ne sais donc comment se fit l'affaire. Trissotin. C'est qu'on fut malheureux de ne pouvoir vous plaire. Vadius. Il faut qu'en écoutant j'aie eu l'esprit distrait,
206 Ou bien que le lecteur m'ait gâté le sonnet. Mais laissons ce discours, et voyons ma ballade. Trissotin. La ballade, à mon goût, est une chose fade: Ce n'en est plus la mode; elle sent son vieux temps. Vadius. La ballade pourtant charme beaucoup de gens. Trissotin. Cela n'empêche pas qu'elle ne me déplaise. Vadius. Elle n'en reste pas pour cela plus mauvaise. Trissotin. Elle a pour les pédants de merveilleux appas. Vadius. Cependant nous voyons qu'elle ne vous plaît pas. Trissotin. Vous donnez sottement vos qualités aux autres. (Ils se lèvent tous). Vadius. Fort impertinemment vous me jetez les vôtres. Trissotin. Allez, petit grimaud, barbouiller de papier. Vadius. Allez, rimeur de halle, opprobre du métier. Trissotin. Allez, fripier d'écrits, impudent plagiaire. Vadius. Allez, cuistre . . . Philaminte. Hé! messieurs, que prétendez - vous faire? T r i s s o t i n (à Vadius). Va, va restituer tous les honteux larcins Que réclament sur toi les Grecs et les Latins. Vadius. Va, v a - t - e n faire amende honorable au Parnasse, D'avoir fait à tes vers estropier Horace. Trissotin. Souviens-toi de ton livre et de son peu de bruit. Vadius. E t toi de ton libraire à l'hôpital réduit. Trissotin. Ma gloire est établie; en vain tu la déchires. Vadius. Oui, oui je te renvoie à l'auteur des Satires. Trissotin. J e t'y renvoie aussi. Vadius. J'ai le contentement Qu'on voit qu'il m'a traité plus honorablement. Il me donne en passant une atteinte légère
207 Parmi plusieurs auteurs qu'au Palais on r é v è r e ; Mais jamais dans ses vers il ne te laisse en paix, E t l'on t'y voit partout être en butte à ses traits. Trissotin. C'est par là que j'y tiens un rang plus honorable. Il te met dans la foule ainsi qu'un misérable; Il croit que c'est assez d'un coup pour t'accabler, E t ne t'a jamais fait l'honneur de redoubler. Mais il m'attaque à part comme un noble adversaire, Sur qui tout son effort lui semble nécessaire; E t ses coups, contre moi redoublés en tous lieux, Montrent qu'il ne se croit jamais victorieux. Vadius. Ma plume t'apprendra quel homme je puis être. Trissotin. E t la mienne saura te faire voir ton maître. Vadius. J e te défie en vers, prose, grec et latin. Trissotin. E h bien! nous nous verrons seul à seul chez Barbin. Philaminte offre à Trissotin la main d'Henriette. Henriette s'y refuse; son père, encore plein de ses courageux projets d'émancipation vient à son aide en lui „ordonnant" d'épouser Clitandre, ordre qui trouve Henriette dans une parfaite humenr d'obéissance passive. Mais Philaminte ne s'obstine que davantage h faire valoir sa volonté, disposition où Armande a soin de la confirmer en lui apprenant que Clitandre a méprisé et ses vers et sa prose. En vain Clitandre essaie-1-il de démentir cette calomnie, en vain fait-il son possible pour faire sentir à Trissotin la bassesse de sa conduite et la sottise de sa vanité. Avec une impudence à toutes épreuves Trissotin se prévaut de l'avantage qu'il doit à ia faiblesse de Philaminte, et ce n'est qn'nn habile stratagème d'Ariste qui enfin parvient à le démasquer et à couronner les désirs d'Henriette et de Clitandre.
ACTE CINQUIÈME. SCÈNE IV. Ariste,
Chrysale,
Philaminte, un notaire,
Bélise, Henriette, Armande, Clitandre, Martine.
Ariste. J'ai regret de troubler un mystère joyeux, P a r le chagrin qu'il faut que j'apporte en ces lieux. Ces deux lettres me font porteur de deux nouvelles Dont j'ai senti pour vous les atteintes cruelles. (h Philaminte) L'une, pour vous, me vient de votre procureur; (k Chrysale) L'autre, pour vous, me vient de Lyon. Philaminte. Quel malheur, Digne de nous troubler, pourrait-on nous écrire?
Trissotin,
208 Ariste. Cette lettre en contient lin que vous pouvez lire. Philaminte. „Madame, j'ai prié monsieur votre frère de vous rendre cette lettre, „qui vous dira ce qui je n'ai osé vous aller dire. La grande négligence „que vous avez pour vos affaires a été cause que le clerc de votre rapport e u r ne m'a point averti, et vous avez perdu absolument votre procès, „que vous deviez gagner." C h r y s a l e (à Philaminte). Votre procès perdu! P h i l a m i n t e (à Chrysale). Vous vous troublez beaucoup! Mon coeur n'est point du tout ébranlé de ce coup. Faites, faites paraître une âme moins commune, A braver, comme moi, les traits de la fortune. „Le peu de soin que vous avez vous coûte quarante mille écufl; et „c'est à payer cette somme, avec les dépens, que vous êtes condamnée „par arrêt de la cour." Condamnée? Ah! ce mot est choquant, et n'est fait Que pour les criminels. Ariste. T1 a tort, en effet; E t vous vous êtes là justement récriée. Il devait avoir mis que vous êteB priée, P a r arrêt de la cour, de payer au plus tôt Quarante mille écus et les dépens qu'il faut. Philaminte. Voyons l'autre. Chrysale. „Monsieur, l'amitié qui me lie à monsieur votre frère me fait prendre „intérêt à tout ce qui vous touche. J e sais que vous avez mis votre "„bien entre les mains d'Argante et de Damon; et je vous donne avis „qu'en même jour ils ont fait tous deux banqueroute". 0 ciel! tout à la fois perdre ainsi tout son bien! P h i l a m i n t e (à Chrysale). A h ! quel honteux transport! F i ! tout cela n'est rien. Il n'est, pour le vrai sage, aucun revers funeste; Et, perdant toute chose, à soi-même il se reste. Achevons notre affaire, et quittez votre ennui. (montrant Trissotin)
Son bien nous peut suffire et pour nous et pour lui. Trissotin. Non, madame, cessez de presser cette affaire. J e vois qu'à cet hymen tout le monde est contraire; E t mon dessein n'est point de contraindre les gens. Philaminte. Cette réflexion vous vient en peu de temps. Elle suit de bien près, monsieur, notre disgrâce. Trissotin. De tant de résistance à la fin je me lasse.
209 J'aime mieux renoncer à tout cet embarras E t ne veux point d'un coeur qui ne se donne pas. Philaminte. J e vois, j e vois de vous, non pas pour votre gloire, Ce que jusques ici j'ai refusé de croire. Trissotin. Vous pouvez voir de moi tout ce que vous voudrez, E t j e regarde peu comment vous le prendrez: Mais j e ne suis pas homme à souffrir l'infamie Des refus offensants qu'il faut qu'ici j'essuie. J e vaux bien que de moi l'on fasse plus de cas; E t j e baise les mains à qui ne me veut pas. SCENE V.
Ariste, Chrysale, Philaminte, Bélise, Armande, un Notaire, Martine.
Henriette,
Philaminte. Qu'il a bien découvert son âme mercenaire! E t que peu philosophe est ce qu'il vient de faire! Clitandre. J e ne me vante point de l'être; mais enfin, J e m'attache, madame, à tout votre destin; E t j'ose vous offrir, avecque ma personne, Ce qu'on sait que de bien la fortune me donne. Philaminte. Vous me charmez, monsieur, par ce trait généreux, E t j e veux couronner vos désirs amoureux. Oui, j'accorde Henriette à l'ardeur empressée . . . Henriette. Non, ma mère, je change à présent de pensée. Souffrez que j e résiste à votre volonté. Clitandre. Quoi! vous vous opposez à ma félicité? E t lorsqu'à mon amour j e vois chacun se rendre . . . Henriette. J e sais le peu de bien que vous avez, Clitandre; E t j e vous ai toujours souhaité pour époux, Lorsqu'en satisfaisant à mes voeux les plus doux J ' a i vu que mon hymen ajustait vos affaires. Mais lorsque nous avons les destins si contraires, J e vous chéris assez, dans cette extrémité, Pour ne vous charger point de notre adversité. Clitandre. Tout destin avec vous me peut être agréable; Tout destin me serait sans vous insupportable. Henriette. L'amour, dans son transport, parle toujours ainsi. Des retours importuns évitons le souci. Eien n'use tant l'ardeur de ce noeud qui nous lie, T r o i s siècles de la littérature française.
14
Clitandre,
210 Que les fâcheux besoins des choses de la vie; E t l'on en vient souvent à s'accuser tous deux De tous les noirs chagrins qui suivent de tels feux. A r i s t e (à Henriette). N'est-ce que le motif que nous venons d'entendre Qui vous fait résister à l'hymen de Clitandre? Henriette. Sans cela vous verriez tout mon coeur y courir ; E t je ne suis sa femme que pour le trop chérir. Ariste. Laissez-vous donc lier par des chaînes si belles: J e ne vous ai porté que de fausses nouvelles; E t c'est un stratagème, un surprenant secours, Que j'ai voulu tenter pour servir vos amours, Pour détromper ma soeur et lui faire connaître Ce que son philosophe à l'essai pouvait être. Chry sale. Le ciel en soit loué ! Philaminte. J'en ai la joie au coeur, Par le chagrin qu'aura ce lâche déserteur. Voilà le ehâtiment de sa basse avarice, De voir qu'avec éclat cet hymen s'accomplisse. C h r y s a l e (à Clitandre). J e le savais bien, moi, que vous l'épouseriez. A r m a n d e (à Philaminte). Ainsi donc à leurs voeux vous me sacrifiez? Philaminte. Ce ne sera point vous que je leur sacrifie; E t vous avez l'appui de la philosophie, Pour voir d'un oeil content couronner leur ardeur. Bélise. Qu'il prenne garde au moins que je suis dans son coeur: Par un prompt désespoir souvent on se marie, Qu'on s'en repent après tout le temps de la vie. C h r y s a l e (au notaire). Allons, monsieur, suivez l'ordre que j'ai prescrit, E t faites le contrat ainsi que je l'ai dit. Fin des femmes savantes.
211 REGNARD.
(1655—1709.)
Regnard, né à Paris le 8. février 1655, fils unique d'un père aisé, et j o i m s a n t à la fleur de l'âge d'une heureuse indépendance, en profita pour satisfaire son goût pour les voyages et les aventures. Il passa deux fois en Italie. L'ayant quittée, en 1678, à la suite d'une femme mariée dont il était tombé amoureux, il fut pris, avec ses compagnons de voyage, par des corsaires d'Alger, vendu comme esclave et retenu quelque temps dans une captivité assez dure, dont il ne fut délivré qu'en sacrifiant une partie considérable de sa fortune. D e retour à P a r i s il pensait épouser la femme qu'il aimait et qui lui devait sa délivrance, lorsque l'arrivée de son époux qu'on croyait mort à Alger le détermina à quitter encore une fois la F r a n c e . II voyagea en Flandre, en Hollande, en Danemark, en Suède, alla voir la Laponie, passa ensuite à Dantzig, parcourut la Pologne, la Hongrie, l'Allemagne et finit par s'établir à Paris, entièrement guéri de son amour et du goût des voyages et ne se souciant plus que de jouir en paix les plaisirs de la bonne chère, des lettres, et d'un commerce agréable avec des amis de son choix. Sa maison, au pied du Montm a r t r e , devint le rendez-vous des gens du monde et des gens de lettres, et les succès littéraires ne tardèrent pas à ajouter aux charmes de cette retraite philosophique. De tous les auteurs de ce temps Regnard approcha de plus de Molière sans toutefois en atteindre ni la grâce ni la verve. Il fit 19 comédies (p. e. le Joueur, le Légataire, le Distrait, Démocrite), des épîtres, des satires, des poésies fugitives, le roman biographique „la Provençale" et le récit de ses voyages.
E P I T R E
6.
A. M. . . . Si tu peux te résoudre à quitter ton logis, Où l'or et l'outremer brillent sur les lambris, Et laisser cette table avec ordre servie, Viens, pourvuque l'amour ailleurs ne te convie, Prendre un repas chez moi, demain, dernier janvier, Dont le seul appétit sera le cuisinier. Je te garde avec soin, mieux que mon patrimoine, D'un vin exquis, sorti des pressoirs de ce moine Fameux dans Ovilé, plus que ce ne fut jamais Le défenseur des clos vanté par Rabelais. Trois convives connus, sans amour, sans affaires,
14*
212 Discrets, qui n'iront point révéler nos mystères, Seront par moi choisis pour orner ce festin, Si, par cent mots piquants, enfans nés dans le vin, Nous donnerons l'essor à cette noble audace Qui fait sortir la joie, et qu'avouerait Horace. Peut-être ignores-tu dans quel coin reculé J'habite dans Paris, citoyen exilé, E t me cache aux regards du profane vulgaire? Si tu le veux savoir, je vais te satisfaire. A u bout de cette rue où ce grand cardinal, Ce prêtre conquérant, ce prélat amiral, Laissa pour monument une triste fontaine, Qui fait dire au passant que cet homme, en sa haine, Qui du trône ébranlé soutint tout le fardeau, Sut répandre le sang plus largement que l'eau, S'elève une maison modeste et retirée, Dont le chagrin surtout ne connaît point l'entrée: L'oeil voit d'abord ce mont dont les autres profonds Fournissent à Paris l'honneur de ses plafonds, Où de trente moulins les ailes étendues M'apprennent chaque jour quel vent chasse les rues. L e jardin est étroit; mais les yeux satisfaits S'y promènent au loin sur des vastes marais. C'est là qu'en mille endroits laissant errer ma vue J e vois croître à plaisir l'oreille et la laitue: C'est là que, dans son temps, les moissons d'artichauts Du jardinier actif secondent les travaux, E t que de champignons une couche voisine Ne fait, quand il me plaît, qu'un saut dans ma cuisine. Là, de Vertumne enfin les trésors précieux Charment également et le goût et les yeux. Dans le sein fortuné de cc réduit tranquille, J e ne veux point savoir cc qu'on fait dans la ville. Dans ce logis pourtant, humble, et dont les tentures Dans l'eau des Gobelins n'ont point pris leurs teintures, Où Mansard de son art ne donne point les lois, Sais-tu, quel hôte, ami, j'ai reçu quelquefois? Enguien, qui, ne suivant que la gloire pour guide, Vers l'immortalité prend uu vol si rapide, E t que Neervinde a vu, par des faits inouis, Enchaîner la victoire aux drapeaux de Louis; Ce prince, respecté, moins par son rang suprême Que par tant de vertus qu'il ne doit qu'à lui-même, A fait plus d'une fois, fatigué de Marly, De ce simple séjour un autre Chantilly. Conti, le grand Conti, que la gloire environne, Plus orné par son nom que par une couronne, Qui voit, de tous côtés, du peuple et des soldats E t les coeurs et les yeux voler devant ses pas;
213 A qui Mars et l'Amour donnent, quand il commande, De myrte et de laurier une double guirlande: Dont l'esprit pénétrant, vif, et plein de clarté, Est un rayon sorti de la divinité, A daigné quelquefois, sans bruit, dans le silence, Honorer ce réduit de sa noble présence. Ces héros méprisant tout l'or de leurs buffets, Contents d'un linge blanc, et de verres bien nets, Qui ne recevaient point la liqueur infidèle Que Rousseau *) fit chez lui d'une main criminelle, Ont souffert un repas simple et non préparé, Où l'art des cuisiniers, sainement ignoré, N'étalait point au goût la funeste élégance De cent ragoûts divers que produit l'abondance; Mais où le sel attique, à propos répandu, Dédommageait assez d'un entremets perdu. C'est à de tels repas que je te sollicite; C'est dans cette maison que ma lettre t'invite. Ma servante déjà, dans ses nobles transports, A fait à deux chapons passer les sombres bords. Ami, viens donc demain, avant qu'il soit une heure. Si le hasard te fait oublier ma demeure, Ne va pas t'aviser, pour trouver ma maison, Aux gens des environs d'aller nommer mon nom; Depuis trois ans et plus, dans tout le voisinage, On ne sait, grâce au ciel, mon nom ni mon visage; Mais demande d'abord où loge dans ces lieux Un homme qui, poussé d'un désir curieux, Dès ses jeunes ans sut percer où l'Aurore Voit de ses premiers feux les peuples du Bosphore; Qui, parcourant le sein des infidèles mers, Par le fier Ottoman si vit chargé de fers: Qui prit, rompant sa chaîne, une nouvelle course Vers les tristes Lappons que gèle et transit l'Ourse, Et s'ouvrit un chemin jusqu'aux bords retirés Où les feux du soleil sont six mois ignorés. Mes voisins ont appris l'histoire de ma vie, Dont mon valet causeur souvent les désennuie. Demande-leur encore où loge, en ce marais, Un magistrat 4) qu'on voit rarement au palais; Qui, revenant chez lui lorsque chacun sommeille, Du bruit de ses chevaux bien souvent les réveille; Chez qui l'on voit entrer, pour orner ses celliers, Force quartants de vins, et point de créanciers. Si tu veux, cher ami, leur parler de la sorte, Aucun ne manquera de te montrer ma porte. Marchand de vin. ') Regnard avait acheté la charge de trésorier de France au bureau des finances de Paris,
214 C'est là qu'au premier coup tu verras accourir Un valet diligent qui viendra pour t'ouvrir: Tu seras aussitôt conduit dans une chambre Ofi l'on brave à loisir les fureurs du décembre. Déjà le feu, dressé d'une prodigue main, S'allume en pétillant. Adieu, jusqu'à demain.
L E
J
O
U
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R
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COMÉDIE EN CINQ ACTES ET EN VERS. Représentée, pour la première fois, le 19. décembre 1696.
Valère, fils de famille, mais brouillé avec ses païens, mène une vie dissipée. Il joue les nuits entières, fait des emprunts usuriers et néglige Angélique, sa fiancée, & tel point qu'elle est près de perdre patieuce et de se donner à Dorante, oncle de Valère, homme mûr, riche et rangé Pour empêcher ce mariage, Géronte, père de Valère, résout de faire un dernier effort en faveur de son fils dissolu. Valère, découragé pour le moment par les pertes qu'il vient de faire au jeu, entre dans les desseins de son père et essaie de rattrapper les bonnes grâces d'Angélique. Il la trouve avec sa soeur la comtesse, veuve d'un âge mûr mais qui ne renonce pas pour cela aux hommages des hommes.
ACTE DEUXIÈME. SCÈNE IX. Valère,
la Comtesse,
Angélique,
Nérine,
(suivante d'Angélique).
Nérine. Je crois Voir Valère. La Comtesse. L'amour auprôs de moi le guide. Nérine. Il tremble en approchant. Le comtesse. J'aime un amant timide, (ji Valère) Cela marque un bon fonds. Approchez, approchez; Ouvrez de votre coeur les sentimens cachés. ^à Angélique) Vous allez voir, ma soeur. V a l è r e (à la Comtesse). Ah quel bonheur, madame, Que vous me permettiez d'ouvrir toute mon âme! (à Angélique) Et quel plaisir de dire en des transports si doux, Que mon coeur vous adore et n'adore que vous!
215 L'amour le trouble.
La Comtesse. E h quoi, que faites-vous, Valère.
Valère?
Ce que vous môme ici m'avez permis de faire. N é r i n e (à parti. V o i c i du qui pro quo. V a l è r e ^à Angélique). Que j e serais heureux S'il vous plaisait encor de recevoir mes voeux! L a C o m t e s s e (à Valère). V o u s vous méprenez. V a l è r e (à la Comtesse). Non. Enfin, belle A n g é l i q u e , Entre mon oncle et moi que votre coeur s'explique. L e mien est tout à vous, et jamais dans un coeur . . . La Comtesse. Angélique ! Valère. On ne vit une plus noble ardeur. La Comtesse. Ce n'est donc pas pour moi que votre coeur soupire? Valère. Madame, en ce moment j e n ai rien à vous dire. Regardez votre soeur; et j u g e z si ses 3-eux Ont laissé dans mon coeur de place à d'autres feux. La Comtesse. Quoi! d'aucun feu pour moi votre âme n'est éprise? V a l ère. Quelques civilités que l'usage autorise . . . L a Comtesse. Comment? Angélique. Il ne faut pas avec sévérité E x i g e r des amants trop de sincérité. M a soeur, tout doucement avalez la pilule. La Comtesse. T a i s e z - v o u s , s'il vous plaît, petite ridicule. V a l è r e .à la Comtesse). V o u s avez cent vertus, de l'esprit, de l'éclat; V o u s êtes belle, riche et . . . L a Comtesse. Vous êtes un fat. Angélique. L a modération, qui fut votre partage, V o u s ne la mettez pas, ma soeur, trop en usage. La Comtesse. Monsieur v a u t - i l le soin qu'on se mette en courroux? C'est un extravagant; il est tout fait pour vous.
(Elle sort).
216 SCENE XI.
Valère, Angélique,
Nérine.
N é r i n e (à part). Elle connaît ses gens. Valère. Oui, pour vous je soupire, E t j e voudrais avoir cent bouches pour le dire. N é r i n e (bas, à Angélique). Allons, Madame, allons, ferme, voici le choc. Point de faiblesse, au moins, ayez un coeur de roc. A n g é l i q u e (bas, à Nérine). Ne m'abandonne point. N é r i n e (bas, à Angélique) Non, non, laissez-moi faire. Valère. Mais que me sert, hélas! que mon coeur vous préfère? Que sert à mon amour un si sincère aveu? Vous ne m'écoutez point, vous dédaignez mon feu; De vos beaux yeux pourtant, cruelle, il est l'ouvrage. J e sais qu'à vos beautés c'est faire un dur outrage De nourrir dans mon coeur des désirs partagés, Que la fureur du jeu se mêle où vous régnez. Mais . . . Angélique. Cette passion est trop forte en votre âme, Pour croire que l'amour d'aucun feu vous enflamme. Suivez, suivez l'ardeur de vos emportements; Mon coeur n'en aura point de jaloux sentiments. N é r i n e (bas, à Angélique). Optime. Valère. Désormais, plein de votre tendresse, Nulle autre passion n'a rien qui m'intéresse: Tout ce qui n'est point vous me paraît odieux. A n g é l i q u e (d'un ton plus tendre). Non, ne vous présentez jamais devant mes yeux. N é r i n e bas, à Angélique. Vous mollissez. Valère. Jamais! Quelle rigueur extrême! Jamais! A h ! que ce mot est cruel quand on aime! E h quoi! rien ne pourra fléchir votre courroux? Vous voulez donc me voir mourir à vos genoux? Angélique. J e prends peu d'intérêt, monsieur, à votre vie. N é r i n e (bas, à Angélique). Nous allons bientôt voir jouer la comédie . . . Valère. Ma mort sera l'effet de mon cruel dépit.
217 N é r i n e (bas, à Angélique). Qu'un amant mort pour nous nous mettrait en crédit! Y alère. Vous le voulez? Eh bien! il faut vous satisfaire, Cruelle! il faut mourir. (Il veut tirer son épée). A n g é l i q u e (l'arrêtant). Que faites-vous, Yalère? N é r i n e (bas, à Angélique.) Eh bien! ne voilà pas votre tendre maudit Qui vous prend à la gorge! Euh! A n g é l i q u e (bas, à Nérine). Tu ne m'as pas dit, Nérine, qu'il viendrait se percer à ma vue; Et je tremble de peur, quand une épée est nue. N é r i n e (!i part). Que les amants sont sots! Valère. Puisqu'un soin généreux Vous intéresse encore aux jours d'un malheureux, Non, ce n'est point assez de me rendre la vie; Il faut que par l'amour désarmée, attendrie, Vous me rendiez encor ce coeur si précieux, Ce coeur sans qui le jour me devient odieux. A n g é l i q u e (bas, à Ne'rime). Nérine, qu'en dis-tu? N é r i n e (bas, & Angélique). Je dis qu'en la mêlée Vous avez moins de coeur qu'une poule mouillée. Valère. Madame, au nom des dieux, au nom de vos attraits . . . Angélique. Si vous me promettiez . . . Valère. Oui, je vous le promets Que la fureur du jeu sortira de mon âme, E t que j'aurai pour vous la plus ardente flamme . . . N é r i n e (à part). Pour faire des serments il est toujours tout prêt. Angélique. Il faut encore, ingrat, vouloir ce qu'il vous plaît. Oui, je vous rends mon coeur. V a l è r e (baisant la main d'Angélique). Ah, quelle joie extrême! Angélique. E t pour vous faire voir à quel point je vous aime, J e joins à ce présent celui de mon portrait. (Elle lui donne son portrait enrichi de diamants.) N é r i n e (à part). Hélas, de mes sermons voilà quel est l'effet!
218 Valère. Quel excès de faveurs! Angélique. Gardez-le, je vous prie. V a l è r e ;le baisant). Que je le garde, ô ciel! le reste de ma vie, Que dis-je? je prétends que ce portrait si beau Soit mis avec moi dans le même tombeau, Et que même la mort jamais ne nous sépare. N é r i n e (à part). Que l'esprit d'une fille est changeant et bizarre. Angélique. Ne me trompez donc plus, Valère; et que mon coeur Ne se repente point de sa facile ardeur. Valère. Fiez - vous aux serments de mon âme amoureuse. N é r i n e (à part). Ah! que voilà pour l'oncle une époque lâcheuse! Peu de moments après Valère met en gages ce portrait précieux, pour la somme de mille écus dont il a besoin pour continuer à jouer.
ACTE TROISIÈME. SCÈNE VI. Valère,
Hector
(valet de Valère).
Valère entre en comptant beaucoup d'argent dans son chapeau. H e c t o r (à part). Mais le voici qui vient poussé d'un heureux vent: 11 a les yeux sereins et l'accueil avenant. (haut) Par votre ordre, monsieur, j'ai vu moiisielit' Gei'Onté, Qui de notre mémoire *) a fait fort peu de compte; Sa monnaie est frappée avec un vilain coin ; E t de pareil argent nous n'avons pas besoin. J'ai vu, chemin faisant, aussi monsieur Dorante : Morbleu, qu'il est fâché! V a l è r e (comptant toujours). Mille deux cent cinquante. H e c t o r (à, part). La flotte est arrivée avec les galions: Cela va diablement hausser nos actions. (haut) J'ai vu pareillement, par votre ordre, Angélique; Elle m'a dit . . . ') Hector ayant présenté à Géronte le mémoire des dettes de son fils et ne s'y étant pas oublié lui-même avait attrapé un bon soufflet au lieu de l'argent qu'il avait espéré de tirer du vieillard économe.
219 V a l è r e (frappant du pied). Morbleu! ce dernier coup me pique; Sans les cruels revers de deux coups mouis, " J'aurais encore gagné plus de deux cents louis. Hector. Cette fille, monsieur, de votre amour est folle. Valère. Damon m'en doit encor deux cents sur la parole. H e c t o r (le tirant par la manche), Monsieur, écoutez-moi, calmez un peu vos sens: Je parle d'Angélique, et depuis fort long-temps. V a l è r e (avec distraction). Ah! d'Angélique. Eh bien! comment suis-je avec elle? Hector. On n'y peut être mieux. Ah! monsieur! qu'elle est belle! Et que j'ai de plaisir à vous voir raccroché! V a l è r e (avec distraction). A te dire le vrai, je n'en suis pas fâché. Hector. Comment! quelle froideur s'empare de votre âme! Quelle glace ! tantôt vous étiez tout de flamme. Ai-je tort, quand je dis que l'argent de retour Vous fait faire toujours banqueroute à l'amour? Vous vous sentez en fonds, ergo plus de maîtresse. Valère. Ah! juge mieux, Hector, de l'amour qui me presse. J'aime autant que jamais, mais sur ma passion J'ai fait, en te quittant, quelque réflexion. Je ne suis point du tout né pour le mariage: Des parens, des enfans, une femme, un ménage; Tout cela me fait peur. J'aime la liberté. Hector. Et le libertinage. Valère. Hector, en vérité, Il n'est pas dans le monde un état plus aimable Que celui d'un joueur; sa vie est agréable; Ses jours sont enchaînés par des plaisirs nouveaux! Comédie, opéra, bonne chère, cadeaux; Il traîne en tous les lieux la joie et l'abondance; On voit régner sur lui l'air de magnificence, Tabatières, bijoux: sa poche est un trésor; Sous ses heureuses mains le cuivre devient or. Hector, Et l'or devient à rien. Valère. Chaque jour mille belles Lui font la cour par lettre, et l'invitent chez elles: La porte, à son aspect, s'ouvre à deux grands battants; Là, vous trouvez toujours des gens divertissans,
220 Des femmes qui jamais n'ont pu fermer le bouche, E t qui sur le prochain vous tirent à cartouche, Des oisifs de métier, e't qui toujours sur eux Portent de tout Paris le lardon scandaleux, De vieux seigneurs toujours prêts à vous cajoler, Des plaisans qui font rire avant que de parler. Plus agréablement peut-on passer la vie? D'accord.
Hector. Mais quand on perd, tout cela vous ennuie.
Valère. L e jeu rassemble tout; il unit à la fois L e turbulent marquis, le paisible bourgeois: LÎJ femme du banquier, dorée et triomphante, Coupe orgueilleusement la duchesse indigente. Là, sans distinction, on voit aller de pair L e laquais d'un commis avec un duc et pair; E t , quoi qu'un sort jaloux nous ait fait d'injustices, De sa naissance ainsi l'on venge les caprices. Hector. A ce qu'on peut juger de ce discours charmant, Vous voilà donc en grâce avec l'argent comptant, Tant mieux. Pour se conduire en bonne politique, Il faudrait retirer le portrait d'Angélique. Valère. Nous verrons. -
Hector. Vous savez . . . Valère. J e dois jouer tantôt. Hector.
Tirez-en mille écus.
Valère. Oh! non: c'est un dépôt . . . Hector. Pour mettre quelque chose à l'abri des orages, S'il vous plaisait du moins de me payer mes gages? Valère. Quoi! j e te dois? Hector. Depuis que j e suis avec vous, J e n'ai pas, en cinq ans, encor reçu cinq sous. Valère. Mon père te paiera; l'article est au mémoire. Hector. Votre père? A h ! monsieur, c'est une mer à boire; Son argent n'a point cours quoiqu'il soit bien de poids. Valère. V a , j'examinerai ton compte une autre fois. J'entends venir quelqu'un.
221 Hector. J e vois votre sellière. E l l e a flairé l'argent. V a l è r e (mettant promptement son argent dans sa poche). Il faut nous en défaire. Hector. E t monsieur G-alonier, votre honnête tailleur. Valère. Quel contre - temps !
SCÈNE VII.
Madame Adam, M. Galonier,
Valère,
Hector.
Valére. •Te suis votre humble serviteur. Bonjour, madame Adam. Quelle joie est la mienne! Vous voir! c'est du plus loin, parbleu, qu'il me souvienne. Madame Adam. J e viens pourtant ici souvent faire ma cour; Mais vous jouez la nuit, et vous donnez le jourValère. C'est pour cette calèche à velours à ramage? Madame Adam. Oui, s'il vous plaît. Valère. J e suis fort content de l'ouvrage, (bas, à Hector) Il faut vous le payer . . . Songe par quel moyen T u pourras me tirer de ce triste entretien. (haut) Vous, monsieur Galonier, quel sujet vous amène? M. G a l o n i e r . J e viens vous demander . . . H e c t o r (à M. Galonier). Vous prenez trop de peine. M. G a l o n i e r Valère). Vous . . . H e c t o r (à M Galonier). Vous faites toujours mes habits trop étroits. M. G a l o n i e r (à Valère). Si . . . H e c t o r (à M. Galonier). Ma culotte s'use en deux ou trois endroits. M. G a l o n i e r (à Valère). Je
. . . Hector. Vous cousez si mal . . . Madame Adam. Nous marions ma
fille.
222 Valére. Quoi! vous la mariez? Elle est vive et gentille; E t son époux futur doit en être content. Madame Adam. Nous aurions grand besoin d'un peu d'argent comptant. Valére. J e veux, madame Adam, mourir à votre vue, Si j'ai . . . Madame Adam. Depuis long-temps cette somme m'est due. V alère. Que j e sois un maraud, déshonoré cent fois, Si l'on m'a vu toucher un sou depuis six mois. Hector. Oui, nous avons tous deux, par pitié profonde, Fait voeu de pauvreté: nous renonçons au monde. M. G a l o n i e r . Que votre coeur pour moi se laisse un peu toucher! Notre femme est, monsieur, sur le point d'accoucher. Donnez-moi cent écus sur et tant moins de dettes. H e c t o r {k M- Galonier). E t de quoi, diable aussi, du métier dont vous êtes, Vous avisez-vous là de faire des enfants? Faites-moi des habits. M. G a l o n i e r . Seulement deux cents francs. Valere. Eh, mais . . . si j'en avais . . . comptez que dans la vie Personne de payer n'eut jamais tant d'envie. Demandez . . . Hector. S'il avait quelques derniers comptants, Ne me paierait-il pas mes gages de cinq ans? Votre dette n'est pas meilleure que la mienne. Madame Adam. Mais quand faudra-t-il donc monsieur, que je revienne? Valére. Mais . . . quand il vous plaira, dès demain; que sait-on? Hector. J e vous avertirai, quand il y fera bon. M. G a l o n i e r . Pour moi, je ne sors pas d'ici, qu'on ne m'en chasse. H e c t o r (à part). Non, je ne vis jamais d'animal si tenace. Valére. Ecoutez, je vous dis un secret, qui, je crois, Vous plaira dans la suite autant et plus qu'à moi: J e vais me marier t o u t - à - f a i t ; et mon père Avec mes créanciers doit me tirer d'affaire.
223 Hector. Pour le coup . . . Madame Adam. Il me faut de l'argent cependant. Hector. Cette raison vaut mieux que de l'argent comptant. Montrez-nous les talons. M. G a l o n i e r . Monsieur, ce mariage Se f e r a - t - i l bientôt? Hector. Tout au plutôt. J'enrage. Madame Adam. Sera-ce dans ce j o u r ? Hector. Nous l'espérons. Adieu ! Sortez, nous attendons la future en ce lieu! Si l'on vous trouve ici, vous gâterez l'affaire. Madame Adam. Vous me promettez donc . . . Hector. Allez, laissez-moi faire. M a d a m e A d a m et M. G a l o n i e r (ensemble). Mais, Monsieur . . . H e c t o r (les mettant dehors). Que de bruit! Oh! parbleu, détalez.
SCÈNE VIII. Valère,
Hector.
H e c t o r (riant). Voilà des créanciers assez bien régalés! Vous devriez pourtant, en fonds comme vous êtes . . . Valère: Rien ne porte malheur comme payer ses dettes. Hector. Ah! je ne dois donc plus m'étonner désormais, Si tant d'honnêtes gens ne les paient jamais. Valère joue de nouveau, perd tout son argent et pense s'en dédommager aux frais d'Angélique. Mais par un heureux hasard sa fiancée a vu le portrait qu'elle vient de lui donner, entre les mains d'une usurière. Cette cruelle expérience l'a guérie de son aveugle amour. Elle donne sa main à Dorante, Valère est ignominieusement congédié, son père le maudit, et le joueur s'éloigne, formant le dessein de se consoler au plutôt par le jeu des pertes de l'amour.
224 NICOLAS BOILEAU DESPRÉAUX.
(1636—1711.)
(cf. ©efôic&te 2C. p. 191 — 196.)
Nicolas Boileau Despréaux naquit le 1. novembre 1636 à Paris, (ou selon d'autres à Crosne, près de Paris), au vrai coeur de cette bourgeoisie respectable qui alors, en France formait déjà „le lest du navire", et dont il représente l'énergie, la droiture et l'esprit juste, mais un peu froid et étroit. Il était „fils, frère, oncle, cousin, beaufrère de greffier". Pendant ses jeunes années des circonstances particulières vinrent aggraver pour lui les austérités qui étaient alors dans les contumes de cette basse magistrature modeste et honorable. Il perdit sa mère, et longtemps les ressources très-médiocres de son père lui imposèrent les privations avec le travail. Reçu avocat à l'âge de 21 ans, il sentit bientôt son peu d'aptitude aux affaires, et résolut, à tout risque et malgré ses parens, de suivre sa vocation littéraire et poétique. Ses coups-d'essai dans la tragédie, le sonnet et l'ode ne furent pas heureux. Il réussit mieux, sans toutefois s'élever à la hauteur de son talent, dans ses „Satires", imitées d'Horace, dont les neuf premières furent composées de 1660—68. Ensuite il écrivit douze „Epitresde 1669—Í695, développemens poétiques de préceptes moraux ou d'observations psychologiques. Son „Art poétiquecomposé de 16G9 —1674, établit sur des bases inébranlées son autorité de législateur et de critique souverain du classicisme français. Enfin il donna l'épopée comique „le Lutrinsatire assez hardie des petites faiblesses d'une partie du clergé, composée de 1672 — 74 et, (pour les deux derniers chants), de 1681—83. L'élégance de son langage et la justesse de ses vues, jointes à un remarquable „esprit de conduite" lui valurent le respect du public et des écrivains, l'amitié des grands et la protection du roi qui le nomma, avec Racine, son historiographe, et lui donna une pension, faveur que Boileau crut devoir payer de quelques éloges dans le style du temps, sans déroger toutefois à la droiture et à la franchise qui étaient dans son caractère. Parmi ses écrits en prose il faut remarquer la traduction du „Traité de sublimepar Longin, suivie de remarques critiques, le dialogue „sur les héros de roman", le „discours sur la satireet le recueil de ses lettres, surtout de celles à Racine, son ami intime. Boileau a aussi composé des odes (p. e. „Ode sur la prise de Namur"), et quelques épigrammes. Il ne fut pas grand poëte, mais il continua, pour la langue poétique et pour la versification, l'oeuvre de Malherbe, et il posa à tout jamais
225 les principes du goût un peu froid et borné, il est vrai, mais sobre, pur et raisonnable qui distingue les chefs d'oeuvre du classicisme français. Consulter sur Boileau: la Notice de Daunou et le chapitre consacré à Boileau, dans le cinquième volume de „Port Royal" p. SainteBeuvei. — Oeuvres complètes publiées par Daunou, Paris, Sanglois, l&O—33. 4 vol. 8 vo .
SATIRE 2. A. M. DE MOLIÈRE. Rare et fameux esprit, dont la fertile veine Tgnore en écrivant le travail et la peine, Pour qui tient Apollon tous ses trésors ouverts, Et qui sais à quel coin se marquent les bons vers; Dans les combats d'esprit savant maître d'escrime, Enseigne-moi, Molière, où tu trouves la rime. On dirait, quand tu veux, qu'elle te vient chercher. Jamais au bout du vers on ne te voit broncher, E t sans qu'un long détour t'arrête, ou t'embarasse, A peine as-tu parlé, qu'elle même s'y place. Mais moi, qu'un vain caprice, une bizarre humeur Pour mes péchés, j e crois, fit devenir rimeur: Dans ce rude métier, où mon esprit se tuë, En vain, pour la trouver, je travaille et j e sue. Souvent j'ai beau rêver du matin jusqu'au soir: Quand j e veux dire blanc, la quinteuse dit noir, Si je veux d'un galant dépeindre la figure, Ma plume pour rimer trouve l'abbé de P u r e '); Si je pense exprimer un auteur sans défaut, La raison dit Virgile, et la rime Q u i n a u t 2 ) . Enfin quoi que j e fasse, ou que j e veuille faire, La bizarre toujours vient m'offrir le contraire. De rage quelquefois, ne pouvant la trouver, Triste, las, et confus, j e cesse d'y rêver: Et maudissant vingt fois le démon qui m'inspire, Je fais mille sermens de ne jamais écrire.
') Michel de Pure de Lyon, mauvais écrivain du temps de Boileau, avait publié des traductions d'écrits latins et un roman qui avait pour titre „les Précieuses". ') Philippe Quinault, (1634—1688) écrivit des tragédies et des comédies d'un ordre inférieur et des opéras (p. e. Alceste, Thésée, Atys etc.). Il n'y prétend qu'à donner les élémcns d'un spectacle dont son poëme n'est que le canevas, et Boileau a raison de blâmer la laxe morale de la plupart de ses sujets. Mais les vers de Quinault, adaptés à merveille à la musique de Lulli, l'emportent en suavité et en douceur harmonieuse sur tout ce que le dixseptième siècle a produit dans ce genre. — cf. ®ef$idjte 3C. p. 190. Trois siècles de la littérature française.
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226 Mais quand j ' a i bien maudit et Muses et Phébus, J e le vois qui paraît, quand je n'y pense plus. Aussitôt, malgré moi, tout mon l'eu se rallume: J e reprends sur le champ le papier et la plume, E t de mes vains sermens perdant le suuveiiir, J ' a t t e n d s de vers en vers qu'elle daigne venir. Encore si pour rimer, dans sa verve indiscrète, Ma Muse ail moins souffrait une froide épitliète: J e ferais comme un autre, et sans chercher si loin, J ' a u r a i s toujours des mots pour les coudre au besoin. Si j e louais Philis, En miracles feeonilc, J e trouverais bientôt, A nulle H titre sert,mie 'j. Si j e voulais vanter un objet Xonj/areil, J e mettrais à l'instant, Plus heteu que lu soleil. Enfin parlant toujours d'Astre* et de Merveilles, D e Chefs-d'oeuvre des Cieu.c, de Beautés sans pareilles, A v e c tous ces beaux mots souvent mis au hasard, J e pourrais aisément, sans génie et sans art, E t transposant cent fois et le nom et le verbe, D a n s mes verbes recousus mettre en pièces Malherbe '). Mais mon esprit, tremblant sur le choix des mots, N'en dira jamais un, s'il ne tombe à propos, E t ne saurait souffrir qu'une phrase insipide Vienne à la fin du vers remplir la place vide. Ainsi recommençant un ouvrage vingt fois, Si j'écris quatre mots, j'en effacerai trois. Maudit soit le premier dont la verve insensée Dans les bornes d'un vers renferma sa pensée, E t donnant à ses mots une étroite prison. Voulut avec la rime enchaîner la raison. Sans ce métier, fatal au repos de ma vie, Mes jours pleins de loisir couleraient sans envie, J e n'aurais qu'à chanter, rire, boire d aidant, E t comme un gras chanoine, à mon aise et content, Passer tranquillement, sans souci, sans affaire, L a nuit à bien dormir, et le jour à ne rien faire. Mon coeur exempt de soins, libre de passion, Sait donner une borne à son ambition; E t fuyant des grandeurs la présence importune, J e ne vais point au Louvre adorer la fortune, E t j e serais heureux, si, pour me consumer, Un destin envieux ne m'avait fait rimer. Mais depuis le moment que cette frénésie D e ses noires vapeurs troubla ma fantaisie, ') Allusion aux froides épitbètes dont les poësies de l'abbé Menage sont remplie ) Boileau chercha longtemps cette riinc. Quand il la lut à Lafontaine, cela ci s'écria: Je donnerais le plus beau de mes contes pour avoir trouvé cela. Boilel faisait ordinairement le second vers avant le premier et conseilla à Racine de SUÎTS cette méthode pour „lui apprendre à rimer difficilement". 2
227 E t qu'un démon, jaloux de mon contentement, M'inspira le dessein d'écrire poliment: Tous les jours malgré moi, cloué sur un ouvrage, Retouchant un endroit, effaçant une page, Enfin passant ma vie en ce triste métier, .l'envie en écrivant le sort de Pelletier '). Bienheureux Scudéri 2 ), dont la fertile plume Peut tous les mois sans peine enfanter un volume, Tes écrits, il est vrai, sans art et languissans, Semblent être formés en dépit du bon sens: Mais ils trouvent pourtant, quoi qu'on en puisse dire, Un marchand pour les vendre, et des sots pour les lire. E t quand la rime enfin se trouve au bout des vers, Qu'importe que le reste y soit mis de travers? Malheureux mille fois celui dont la manie Veut aux règles de l'art asservir son génie! Un sot en écrivant fait tout avec plaisir: Il n'a point en ses vers l'embarras de choisir, E t toujours amoureux de ce qu'il vient d'écrire, Ravi d'étonnement, en soi-même il s'admire. Mais un esprit sublime en vain veut s'élever A ce dégré parfait qu'il tâche de trouver: E t toujours mécontent de ce qu'il vient de faire, Il plaît à tout le monde, et ne saurait se plaire, E t tel, dont en tous lieux chacun vante l'esprit, Voudrait pour son repos n'avoir jamais écrit. Toi donc, qui vois les maux où ma muse s'abîme, De grâce, enseigne-moi l'art de trouver la rime: Ou, puisqu'enfin tes soins y seraient superflus, Molière, enseigne-moi l'art de ne rimer plus.
E P I T R E 1. AU ROI 3 ).
Grand roi, c'est vainement qu'abjurant la satire, Pour toi seul désormais j'avais fait voeu d'écrire. ') Pelletier, poète du dernier ordre, faisait tous les jours un sonnet. Il prit ce vers pour une louange et fit imprimer cette satire dans un recueil de poésies qu'il publia. '} George de Scudéri, auteur de la mauvaise épopée „Alaric", de nombre de romans et de nombreuses pièces de théâtre. Sa soeur, la fameuse Madeleine de Scudéri, composa les romans Cyrus et Clélie, modèles de galanterie guindée, qui, en Allemagne, furent imitées par les poètes de la seconde école de Silésie. (cf. ©efôi^te JC. p 208). s ) Cette épitre fut écrite en 10(39, l'an après la paix glorieuse d'Aix la Chapelle. Boileau, entrant dans les vues de Colbert, ministre des finances, y adressait, avec une franchise peu commune, l'éloge de la paix et le blâme des conquérans à un jeune roi qui ne faisait déjà que trop percer la manie des conquêtes qui, plus tard,, devint si fatale au bonheur de la France.
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228 Dès que j e prends la plume, Apollon éperdu Semble me dire: Arrête, insensé, que fais-tu? Sais-tu dans quels périls aujourd'hui tu t'engages? Cette mer où tu cours est célèbre en naufrages. Ce n'est pas qu'aisément, comme un autre, à ton char J e ne puisse attacher Alexandre et César; Qu'aisément je ne puisse, en quelque ode insipide, T'exalter aux dépens et de Mars et d'Alcide: T e livrer le Bosphore, et d'un vers incivil Proposer au Sultan de te céder le Nil. Mais pour te bien louer, une raison sévère Me dit qu'il faut sortir de la route vulgaire: Qu'après avoir joué tant d'auteurs différens, Phébus même aurait peur, s'il entrait sur les rangs '): Que par des vers tout neufs, avoués du Parnasse, Il faut de mes dégoûts justifier l'audace; Et, si ma muse enfin n'est égale à mon roi, Que j e prête à des Cotins 2) des armes contre moi. Est-ce là cet auteur, l'effroi de la Pucelle 3 ), Qui devait des bons vers nous tracer le modèle, Ce censeur, diront-ils, qui nous réformait tous? Quoi? ce critique affreux n'en sait pas plus que nous? N'avons-nous pas cent fois, en faveur de la France, Comme lui, dans nos vers, pris Mempkis et Byzance; Sur les bords de l'Euphrate abattu le turban, E t coupé, pour rimer, les cèdres du Liban? De quel front aujourd'hui vient-il sur nos brisées, Se revêtir encore de nos phrases usées? Que répondrais-je alors? Honteux et rébuté, J'aurais beau me complaire en ma propre beauté, E t de mes tristes vers admirateur unique, Plaindre, en les relisant, l'ignorance publique. Quelque orgueil en secret dont 4) s'aveugla un auteur, Il est fâcheux, grand roi, de se voir sans lecteur, E t d'aller du récit de ta gloire immortelle, Habiller chez Francoeur s ) le sucre et la cannelle. Ainsi, craignant toujours un funeste accident, J'imite de Courart 6 ) le silence prudent: J e laisse aux plus hardis l'honneur de la carrière, E t regarde le champ, assis sur la barrière. ') Boileau dit qu'après avoir tourné en ridicule tant d'auteurs qui s'étaient hasardés à vanter le roi, si Apollon lui-même entrait sur les rangs pour louer ce prince, il aurait peur de s'exposer à la censure en tombant dans les mêmes défauts. *) Mauvais auteur dont Boileau fait souvent la satire. *) Allusion & la critique dont Boileau avait poursuivi la „Pucelle*, épopée de Chapelain, *) Pour: de quelque orgueil . . . que s'aveugle un auteur. s ) Claude Julienne, dit Francoeur, fameux épicier qui demeurait rue St. Honoré, à l'enseigne du Franc-coeur. ') Courart (1603 —1675), sécrétaire du roi et académicien célèbre, qui n'a jamais rien écrit.
229 Malgré moi toutefois, un mouvement secret Vient flatter mon esprit qui se tait à regret. Quoi, dis-je tout chagrin, dans ma verve infertile, Des vertus de mon roi spectateur inutile, F a u d r a - t - i l sur sa gloire attendre à m'exercer, Que ma tremblante voii commence à se glacer? Dans un si beau projet, si ma muse rebelle N'ose le suivre aux champs de Lille et de Bruxelle, Sans le chercher aux bords de l'Escaut et du Rhin, La paix l'offre à mes yeux plus calme et plus serein. Oui, grand roi, laissons-là les sièges, les batailles. Qu'un autre aille en rimant renverser des murailles, E t souvent sur tes pas marchant sans ton aveu, S'aille couvrir de sang, de poussière et de feu. A quoi bon d'une muse au carnage animée, Echauffer t a valeur déjà trop allumée? Jouissons à loisir du fruit de tes bienfaits, E t ne nous lassons point des douceurs de la paix. Pourquoi ces éléphans, ces armes, ce bagage, E t ces vaisseaux tout prêts à quitter le rivage? Disait au roi Pyrrhus un sage confident, Conseiller très sensé d'un roi très imprudent. J e vais, lui dit ce prince, à Rome où on m'appelle. Quoi faire? L'assiéger. L'entreprise est fort belle, E t digne seulement d'Alexandre ou de vous: Mais, Rome prise enfin, Seigneur, oîi courrons nous? Du reste des Latins la conquête est facile. Sans doute on les peut vaincre: Est-ce tout? L a Sicile De là nous tend les bras, et bientôt sans effort Syracuse reçoit nos vaisseaux dans son port. Bornez-vous là vos pas? Dès que nous l'aurons prise, Il ne faut qu'un bon vent, et Carthage est conquise. Les chemins sont ouverts: qui peut nous arrêter? J e vous entends, Seigneur, nous allons tout dompter. Nous allons traverser les sables de Libye, Asservir en passant l'Egypte, l'Arabie, Courir delà le Gange en de nouveaux pays, Paire trembler le Scythe aux bords du Tanaïs: E t ranger sous nos loix tout ce vaste hémisphère. Mais de retour enfin, que prétendez - vous faire? Alors, cher Cinéas, victorieux, contents, Nous pourrons rire à l'aise, et prendre du bon temps. Hé,- Seigneur, dès ce jour, sans sortir de l'Epire, Du matin jusqu'au soir qui vous défend de rire? Le conseil était sage, et facile à goûter. Pyrrhus vivait heureux, s'il eût pu l'écouter: Mais à l'ambition d'opposer la prudence, C'est aux prélats de cour prêcher la résidence. Ce n'est pas que mon coeur du travail ennemi, Approuve un fainéant sur le trône endormi.
230 Mais quelques vains lauriers que promette la guerre, On peut être héros sans ravager la terre. Il est plus d'une gloire. E n vain aux conquérans L'erreur parmi les rois donne les premiers rangs. E n t r e les grands héros ce s o i t les plus vulgaires. Chaque siècle est fécond en heureux téméraires. Chaque climat produit des favoris de Mars. L a Seine a des Bourbons, le Tibre a des Césars. On a vu mille fois des fanges Méotides Sortir des conquérans, Gothes, Vandales, Gépides. Mais un roi vraiment roi, qui, sage en ses projets, Sache en un calme heureux maintenir ses sujets, Qui du bonheur public ait cimenté sa gloire, Il faut, pour le trouver, courir toute l'histoire. L a terre compte peu de ces rois bienfaisans. L e ciel à les former-se prépare longtemps. Tel fut cet empereur, sous qui Rome adorée V i t renaître les jours de Saturne et de Rhée: Qui rendit de son joug l'univers amoureux: Qu'on n'alla jamais voir sans revenir heureux: Qui soupirait le soir, si sa main fortunée N'avait par ses bienfaits signalé la journée '). Le cours ne fut pas long d'un empire si doux. Mais où cherché-je ailleurs ce qu'on trouve chez nous? Grand roi, sans recourir aux histoires antiques, Ne t'avons-nous pas vu dans les plaines belgiques, Quand l'ennemi vaincu, désertant ses remparts, Au devant de ton j o u g courait de toutes parts, T o i - m ê m e te borner au fort de ta victoire, E t chercher dans la paix une plus juste gloire? Ce sont là les exploits que tu dois avouer. E t c'est par là, grand roi, que j e te veux louer. Assez d'autres sans moi, d'un stile moins timide, Suivront aux champs de Mars ton courage rapide: Tront de ta valeur effrayer l'univers, E t camper devant Dole au milieu des hivers a ). Pour moi, loin des combats, sur un ton moins terrible. J e dirai les exploits de ton règne paisible. Le peindrai les plaisirs en foule renaissans: Les oppresseurs du peuple à leur tour gémissans s ). On verra par quels soins ta sage prévoyance
') Titus, empereur de Rome, surnomme' „l'amour et les délices du genre humain", se ressouvenant un soir qu'il n'avait fait du bien à personne ce j o u r - l à : Mes amis, dit-il, j'ai perdu cette journée. (Amici, diem perdidi). 2 ) Allusion à la campagne de la Franche — Comté, de 1668. Louis XIV. partit de St. Germain en Laye, le 2 Février et revint le 28, après avoir conquis cette province. a ) La chambre de justice, établie au mois de décembre, 1661, pour reconnaître les malversations commises par les traitans, dans le recouvrement et clans l'administration des deniers publics.
231 A u fort de la famine entretint, l'abondance *). On v e r r a les abus par ta main réformés, L a licence et l'orgueil en tous lieux r é p r i m é s , D u débris des trailans ton é p a r g n e grossie, D e s subsides affreux la rigueur adoucie, L e soldat dans la paix sage et laborieux, Nos artisans grossiers rendus industrieux: E t nos voisins frustrés de ces tributs serviles Que payait à leur art le luxe de nos villes. T a n t ô t j e tracerai tes pompeux bâtimens, D u loisir d'un héros nobles amusemens. J ' e n t e n d s déjà frémir les deux mers étonnées D e voir leurs flots nuis au pied des P y r é n é e s ' ) . D é j à de tous côlés la chicane aux abois S'enfuit au seul aspect do tes nouvelles loix. 0 , que ta main p a r là va sauver de pupilles! Q u e de savans plaideurs désormais inutiles! Qui ne sent point l'effet de tes soins g é n é r e u x ? L ' u n i v e r s sous ton règne a - t - i l des m a l h e u r e u x ? E s t - i l quelque vertu dans les glaces de l'ourse, Ni dans ces lieux brûlés où le j o u r prend sa source, D o n t la triste indigence ose encore a p p r o c h e r 3 ) E t qu'en foule tes dons d'abord n'aillent c h e r c h e r ? C'est p a r toi qu'on va voir les muses enrichies, D e leur longue disette à jamais affranchies. G-rarjd roi, poursuis toujours, assure leur r e p o s . Sans elles un héros n'est pas longtemps héros. Bientôt, quoiqu'il ait fait, la mort d'une o m b r e noire E n v e l o p p e avec lui son nom et son histoire. E n vain, pour s'exempter do l'oubli du cercueil, Achille mit vingt fois tout Ilion en deuil. E n vain, malgré les vents, aux bords de l ' H e s p é r i e E n é e enfin porta ses dieux et sa patrie. S a n s le secours des vers leurs noms tant p u b l i é s Seraient depuis mille ans avec eux oubliés. N o n , à quelques h a u t s faits que ton destin t'appelle, S a n s le secours soigneux d'une muse fidèle, P o u r t'immortaliser tu fais de vains efforts. Apollon te la doit: o u v r e - l u i tes trésors. E n poetes fameux rends nos climats fertiles. U n A n g u s t e aisément p e u t faire des Virgiles.
'} E n 1 Ci02, la ville de Paris étant menacée d'une grande famine, causée par une stérilité de deux années, Louis XIV. fit venir de Prusse et de Pologne une grande quanité de blé. On fit construire des fours dans le Louvre, et le pain fut distribué au peuple à un prix modique. 2 ) C'est le canal de Languedoc, qui joint la Méditerranée à la Garonne. Le dessein de ce canal fut proposé en 1664 par Paul Riquet, de Béziers, et l'on commença à y travailler en 1665. 3 ) En 1(165 Louis XIV. donna des pensions à un grand nombre de gens de lettres, dans tonte l'Europe.
232 Que d'illnstres témoins de ta vaste bonté Vont pour toi déposer à la postérité! Pour moi, qui sur ton nom déjà brûlant d'écrire Sens au bout de ma plume expirer la satire, J e n'ose de mes vers vanter ici le prix. Toutefois, si quelqu'un de mes faibles écrits Des ans injurieux peut éviter l'outrage, P e u t - ê t r e pour ta gloire aura-t-il son usage. E t comme tes exploits, étonnant les lecteurs, Seront à peine crus sur la foi des auteurs, Si quelque esprit malin les veut traiter de fables, On dira quelque jour pour les rendre croyables: Boileau qui, dans ses vers pleins de sincérité, Jadis à tout son siècle a dit la vérité, Qui mit à tout blâmer son étude et sa gloire, A pourtant de ce roi parlé comme l'histoire.
EPITRE 7. A. M. RACINE »). Que tu sais bien, Racine, à l'aide d'un acteur, Emouvoir, étonner, ravir un spectateur! Jamais Iphigénie, en Aulide immolée, N'a coûté tant de pleurs à la Grèce assemblée, Que dans l'heureux spectacle à nos yeux étalé, En a fait sous son nom verser la Chaumeslé *). Ne crois pas toutefois, par tes savans ouvrages, Entraînant tous les coeurs, gagner tous les suffrages. Sitôt que d'Apollon un génie inspiré Trouve loin du vulgaire un chemin ignoré, E n cent lieux contre lui les cabales s'amassent. -Les rivaux obscurcis autour de lui croassent; E t son trop de lumière importunant les yeux, D e ses propres amis lui fait des envieux. L a mort seule ici-bas, en terminant sa vie, Peut calmer sur son nom l'injustice et l'envie; Faire au poids du bon sens peser tous ses écrits, E t donner à Bes vers leur légitime prix. Avant qu'un peu de terre, obtenu par prière, ') Cette épitre fut composée à l'occasion de la tragédie de Phèdre, que Racine fit représenter pour la première fois le premier jour de l'an 1677. Quelques personnes de la première distinction, ennemis de Racine, avaient poussé Pradon, poète médiocre, il faire une tragédie sur le même sujet, et cette pièce, quelque mauvaise qu'elle fût, ne laissa pas d'être applaudie par ceux qui enviaient la gloire de Racine et par une partie du public abusé. Aujourd'hui la Phèdre de Pradon est oubliée, tandisque celle de Racine brillera toujours parmi les chefs d'oeuvre de la scène française. *) Célèbre actrice, formée par Racine lui-même.
233 Pour jamais sous la tombe eût enfermé Molière ' ) , Mille de ces beaux traits, aujourd'hui si vantés, Purent des sots esprits à nos yeux rebutés. L'ignorance et l'erreur à ses naissantes pièces, En habits de marquis, en robes de comtesses, Venaient pour diffamer son chef d'oeuvre nouveau, E t secouaient la tête à l'endroit le plus beau. Le commandeur voulait la scène plus exacte, Le vicomte indigné sortait au second acte. L'un, défenseur zélé des bigots mis en jeu, Pour prix de ses bon mots, le condamnait au feu. L'autre, fougueux marquis, lui déclarant la guerre, Voulait venger la cour immolée au parterre. Mais sitôt que d'un trait de ses fatales mains La parque l'eut rayé du nombre des humains, On reconnut le prix de sa muse eclipsée. L'aimable comédie, avec lui terrassée, En vain d'un coup si rude espéra revenir, E t sur les brodequins ') ne put plus se tenir. Tel fut chez nous le sort du théâtre comique. Toi donc, qui t'élevant sur la scène tragique, Suis les pas de Sophocle, et seul de tant d'esprits, De Corneille vieilli sais consoler Paris; Cesse de t'étonner, si l'envie animée, Attachant à ton nom sa rouille envenimée, La calomnie en main, quelquefois te poursuit. E n cela, comme en tout, le ciel qui nous conduit, Racine, fait briller sa profonde sagesse: Le mérite en repos s'endort dans la paresse: Mais par les envieux un génie excité Au comble de son art est mille fois monté. Plus on veut l'affaiblir, plus il croît et s'élance. Au Cid persécuté Cinna doit sa naissance; E t peut-être ta plume aux censeurs de Pyrrhus Doit les plus nobles traits dont tu peignis Burrhus 3). Moi-même, dont la gloire ici moins répandue Des pâles envieux ne blesse point la vue, Mais qu'une humeur trop libre, un esprit peu soumis, ') Molière étant mort, les comédiens se disposèrent à lui faire un convoi magnifique; mais M. de Harlai, archevêque de Paris, ne voulut pas permettre qu'on l'inhum&t en terre sacrée. La veuve de Molière s'en plaignit au roi, et celui-ci, bien que renvoyant l'affaire à la décision de l'archevêque, fit dire à ce prélat d'éviter l'éclat et le scandale. M. de Harlai révoqua donc sa défense à condition que l'enterrement serait fait sans pompe et sans bruit. l ) „Brodequin" remplace ici le latin „socces", habillement de pied des comédiens et symbole de la comédie, comme „le cothurne" l'est de la tragédie. *) Une partie des connaisseurs ayant blâmé le caractère de PyrThus, dans FAndromaque de Racine, comme trop violent et trop rude, Bacine prouva par le caractère de burrhus, dans son Britannicus qu'il savait très bien peindre un homme sage et honnête.
234 De bonne heure a pourvu d'utiles ennemis: Je dois plus à leur haine, il faut que je l'avoue, Qu'au faible et vain talent dont la France me loue. Leur venin, qui sur moi brûle de s'épancher, Tous les jours en marchant m'empêche de broncher. Je songe à chaque trait que ma plume hasarde, Que d'un oeil dangereux leur troupe me regarde. J e sais sur leurs avis corriger mes erreurs, Et je mets à profit leurs malignes fureurs. Sitôt que sur un vice ils pensent me confondre, C'est en me guérissant que je sais leur répondre; Et plus en criminel ils pensent m'ériger, Plus croissant en vertu je songe à me venger. Imite mon exemple; et lorsqu'une cabale, Un flot de vains auteurs follement te ravale, Profite de leur haine et de leur mauvais sens: Ris du bruit passager de leurs cris impuissans. Que peut contre tes vers une ignorance vaine? Le parnasse français, ennobli par ta veine, Contre tous ces complots saura te maintenir, Et soulever pour toi 1 équitable avenir. Et qui, voyant un jour la douleur vertueuse De Phèdre malgré soi perfide, incestueuse, D'un si noble travail justement étonné, Ne bénira d'abord le siècle fortuné Qui, rendu plus fameux par tes illustres veilles, Vit naître sous ta main ces pompeuses merveilles? Cependant laisse ici gronder quelques censeurs, Qu'aigrissent de tes vers les charmantes douceurs. Et qu'importe à nos vers que Perrin ') les admire, Qu'ils charment de Senlis le poëte idiot 2 ), Ou le. sec traducteur du français d'Amyot 3 ). Pourvu qu'avec éclat leurs rimes débitées Soient du peuple, des grands, des provinces goûtées; Pourvu qu'ils puissent plaire au plus puissant des rois; Qu'à Chantilly Condé les souffre quelquefois: Qu'Enguien en soit touché, que Colbert et Vivonne, Que L a Rochefoucault, Marsillac et Pomponne, E t mille autres qu'ici je ne puis faire entrer, A leurs traits délicats se laissent pénétrer;
') L'abbé Perrin, poëte médiocre, traduisit en vers français l'Enéide de Virgile. En 1669 il obtint, le premier en France, le privilège de faire jouer des opéras à l'imitation de Venise, mais en 1(!72 il fut obligé de le céder au célèbre Lulli qui l'exploita avec un grand succès, aidé par la coopération du poëte Quinault. 2 ) Linier, surnommé l'athée de Senlis, ne réussissait qu'il faire des chansons impies. 3 ) L'abbé Taillemant osa en 1665 ,,mettre en meilleur langage" la célèbre traduction de Plutarque, chef d'oeuvre de goût et de style, par laquelle Amyot au 16ième siècle avait enrichie la littérature française.
235 E t plût au ciel encore, pour couronner l'ouvrage, Que Montausier ') voulût lui donner son suffrage ! C'est à de tels lecteurs que j'offre mes écrits. Mais pour un tas grossier de frivoles esprits, Admirateurs zélés de toute oeuvre insipide, Que non loin de la place où Brioche 2) réside, Sans chercher dans les vers ni cadence ni son, Il s'en aille admirer le savoir de Pradon.
L'ART POÉTIQUE. CHANT
PREMIER.
C'est en vain qu'au Parnasse un téméraire auteur Pense de l'art des vers atteindre la hauteur. S'il ne sent point du ciel l'influence secrète, Si son astre en naissant ne l'a formé poëte, Dans son génie étroit il est toujours captif. Pour lui Phébus est sourd, et l'égase est rétif. 0 vous donc qui, brûlant d'une ardeur périlleuse, Courez du bel esprit la carrière épineuse, N'allez pas sur des vers sans fruit vous consumer, Ni prendre pour génie un amour de rimer. Craignez d'un vain plaisir les trompeuses amorces, Et consultez longtemps votre esprit et vos forces. Quelque sujet qu'on traite, ou plaisant, ou sublime, Que toujours le bon sens s'accorde avec la rime. L'un l'autre vainement ils semblent se haïr; La rime est une esclave et ne doit qu'obéir. Lorsqu'à la bien chercher d'abord on s'évertuë, L'esprit à la trouver aisément s'habitue. Au joug de la raison sans peine elle fléchit, Et loin de la gêner, la sert et l'enrichit. Mais lorsqu'on la néglige, elle devient rebelle, Et pour la rattraper, le sens court après elle. Aimez donc la raison. Que toujours vos écrits Empruntent d'elle seule et leur lustre et leur prix. La plupart emportés d'une fougue insensée, Toujours loin du droit sens vont chercher leur pensée. Ils croiraient s'abaisser dans leurs vers monstrueux, S'ils pensaient ce qu'un autre a pu penser comme eux.
') Le duc de Montausier était célèbre parmi les courtisans de Louis XIV. à cause de l'extrême franchise de ses propos et du la justesse de son esprit. Le vers qu'on vient de lire valut k Boileau l'amitié de ce censeur redouté. 2 ) Brioche, joueur de marionettes, logeait non loin du théâtre où les comédiens du roi jouèrent la Phèdre de l'radon.
236 Evitons ces excès. Laissons à l'Italie De tous ces faux brillans l'éclatante folie. Tout doit tendre au bon sens: mais pour y parvenir, Le chemin est glissant et pénible à tenir. Pour peu qu'on s'en écarte, aussitôt on se noie. L a raison, pour marcher, n'a souvent qu'une voie. Poursuivant cette pensée B. fait remarquer plusieurs défauta capitaux qu'il faut éviter en écrivant. Il ne faut être ni prolixe ni obscur, ni trop orné ni trop nu. Une élégance soutenue, mais animée par la variété des tons empêchera que l'attention du lecteur ne languisse. Puis le poëte pose les loix fondamentales de la versification française, et fait une critique rapide des auteurs qui avaient contribué à la former. N'offrez rien au lecteur que ce qui peut lui plaire. Ayez pour la cadence une oreille sévère. Que toujours dans vos vers, le sens cor.pant les mots, Suspende l'hémistiche, en marque le repos. Gardez qu'une voyelle, à courir trop hâtée, Ne soit d'une voyelle en son chemin heurtée. Il est un heureux choix de mots harmonieux. Fuyez de mauvais sons le concours odieux. Le vers le mieux rempli, la plus noble pensée Ne peut plaire à l'esprit, quand l'oreille est blessée. Durant les premiers ans du Parnasse françois, L e caprice tout seul faisait toutes les loix. L a rime, au bout des mots assemblés sans mesure, Tenait lieux d'ornemens,, de nombre et de césure '). Villon sut le premier, dans ces siècles grossiers, Debrouiller l'art confus de nos vieux Romanciers '). Marot 3 ) bientôt après fit fleurir les ballades, Tourna des triolets, rima des mascarades, A des refrains réglés asservit les rondeaux, E t montra pour rimer des chemins tout nouveaux. Ronsard 4 ) qui le suivit, par une autro méthode, Réglant tout, brouilla tout, fit un art à sa mode: E t toutefois longtemps eut un heureux destin. Mais sa muse, en français parlant grec et latin, V i t dans l'âge suivant, par un retour grotesque, Tomber de ses grands mots le faste pédantesque. Enfin Malherbe vint; et le premier en France Fit sentir dans les vers une juste cadence, D'un mot mis en sa place enseigna le pouvoir, E t réduisit la muse aux règles du devoir. ') B. est injuste envers la vieille poésie française dont l'esprit libre et hardi contrastait par trop avec le génie du siècle classique. V. ®efd)idjte iC. p. 19—SI. s ) V. sur Villon, poëte lyrique et satirique du temps de Louis XI., ,,®ef($i($te"'JC. p. 67 — 72. 8
)
V . ,,®ef($t il« I» l i l l i - r a l u i r Iï;h!'.;iîm'. 28 1
surtout 1701).
434 Dans son „Histoire de Gil Blas de Santillanepubliée successivement en 1715, 1724, 1735, Lesage s'éleva audessus de ses modèles, pour peindre en vrai poète les moeurs de son temps. Gil Blas a mérité son succès extraordinaire et par la richesse et la vérité des tableaux qu'il déroule â nos yeux, et par les attraits d'un style aussi élégant et pur, qu'énergique et original. Dans les romans, Gonsalez ou le garçon de bonne fortune (1724) et le Bachelier de Salamartque, (1738) Lesage n'égala pas ce chef d'oeuvre de son génie. — Parmi les comédies qu'il écrivit pour le théâtre français il faut distinguer Turcaret (1709), satire vraie et spirituelle des financiers qui alors exploitaient par leurs spéculations les malheurs de la France. Lesage y marchait avec succès sur les traces de Molière. Les nombreuses pièces qu'il composait pour les „théâtres de la foire 8 ont beaucoup contribué à fixer les formes de „l'opéra comique," genre qui fut illustré plus tard par les Piron, les Favart, les Sedaine, et les Marmontel. — Lesage mourut en 1747, pauvre, mais honoré, non moins pour son caractère noble et désintéressé, qu'à cause de ses succès littéraires.
U N E A V E N T U R E D E G I L CLAS. Gil Blas de Santillane, neveu du chanoine Gil Perez à Oviédo, dut à ce bon parent une éducation qui le devait préparer à faire ses études à l'université de Salamanquc. Arrivé l'âge de dix-sept ans, il se mit en route pour s'y rendre, muni d'un peu de l a t i n , des bénédictions de son oncle, d'une mauvaise mule, de quarante bons ducats et de beaucoup de courage. Chemin faisant, son manque absolu d'expérience lui fit encourir nombre d'aventures qui pour la plupart n'étaient pas des plus agréables. Il fut rançonné par les gueux, les voleurs et les parasites qui exploitaient sa vanité crédule. Des brigands le firent prisonnier et le forcèrent à se faire pour quelque temps leur complice. Une grande dame, comme lui prisonnière de ces brigands, et avec qui il parvint à se sauver, l'ayant richement récompensé, il pense continuer enfin son voyage. Mais son peu de prudence lo livre encore à des escrocs qui le remettent sur le p a v é , dénué de tout. Fabrice, un de ses camarades d'école, lui persuade alors de se faire domestique. Il sert successivement tonte sorte de gens et court force aventures, ce qui donne au poète l'occasion de peindre les moeurs des divers rangs de la société. Lesage y procède avec une telle finesse d'observation et avec tant de connaissance du coeur humain que ses Espagnols de la première moitié du 17ième siècle ne laissent pas de nous donner à penser, comme «i c'étaient des gens de notre époque et de notre nation. Enfin Gil Blas, ayant eu la bonne chance de rendre service à un grand seigneur, Don Fernand de Leyva, est recommandé par c e l u i - c i à son parent, l'archevêque de Grenade. Or voici les expériences que sa liaison avec ce grande personnage lui fait faire: D è s la première fois que nous nous revîmes, il (c'est Ferdinand de Leyva) me dit: Monsieur l'archevêque de Grenade, mon parent et mon ami, voudrait avoir un j e u n e homme qui ait de la littérature, et une bonne main (line écriture),
pour mettre au net ses écrits; car c'est un grand auteur.
bonne
Il a com-
posé se r,e sais combien d'homélies, et il en fait encore tous les j o u r s , qu'il
435 prononce avec applandissements.
Comme j e vous crois son fait, j e vous ai
proposé,
et il m'a promis de vous prendre.
ma part.
Vous jugerez, par la réception qu'il vous fera, si j e lui ai parlé de
Allez vous présenter à lui de
vous avantageusement. La condition me sembla telle que j e la pouvais désirer.
Ainsi, m'étant
préparé de mon mieux à paraître devant le prélat, j e me rendis un matin à l'archevêché.
Si j'imitais les faiseurs de romans, se ferais une pompeuse de-
scription du palais épiscopal de Grenade; j e m'étendrais sur le stracture du b/itiment; j e vanterais la richesse des meubles; j e parlerais des statues et des tableaux qui y étaient; j e ne ferais pas grâce au lecteur de la moindre des histoires qu'ils représentaient: mais j e me contenterai de dire qu'il égalait en magnificence le palais de nos rois. J e trouvai dans les appartemens un peuple d'ecclésiastiques et de gens d'épée, dont la plupart étaient des officiers de monseigneur, ses gentilshommes, ses écuyers ou ses valets de chambre.
ses aumôniers,
Les laïques avaient
presque tous des habits superbes; on les aurait plutôt pris pour des seigneurs que pour des domestiques. séquence.
Je
ne pus
moquer en moi-même.
Ils étaient fiers, et faisaient les hommes de con-
m'empécher de rire en les considérant,
et de m'en
Parbleu! d i s a i s - j e , ces g e n s - c i sont bien heureux de
porter le j o u g de la servitude sans le sentir;
car enfin, s'ils le sentaient, il
me semble qu'ils auraient des manières moins orgueilleuses.
J e m'adressai à
un grave et gros personnage qui se tenait à la porte du cabinet de l'archevêque, pour l'ouvrir et la fermer quand il le fallait.
J e lui demandai civile-
ment, s'il n'y avait pas moyen de parler à monseigneur. d'un air sec:
Attendez, me d i t - i l
sa Grandeur va sortir pour aller entendre la messe;
donnera en passant un moment d'audience.
elle vous
J e ne répondis pas un mot.
Je
m'armai de patience, et j e m'avisai de vouloir lier conversation avec quelquesuns
des
officiers ;
mais
ils
commencèrent
à m'examiner depuis
jusqu'à la tète, sans daigner me dire une syllabe.
les
pieds
Après quoi ils se regardè-
rent les uns les autres, en souriant avec orgueil de la liberté que j'avais prise de me mêler à leur entretien. J e demeurai, je l'avoue, tout déconcerté de me voir traiter ainsi par des valets. J e n'étais pas encore bien remis de ma confusion, quand la porte du cabinet s'ouvrit.
L'archevêque parut.
Il se fit aussitôt un profond
silence
parmi ses officiers, qui quittèrent tout-a-coup leur maintien insolent, pour en prendre un respectueux devant leur maître.
Ce prélat était dans sa soixante-
neuvième année, fait à peu près comme mon oncle le chanoine Gil Perez, c'est a dire gros et court. en dedans;
Il avait pardessus le marché les jambes fort tournées
et il était si chauve qu'il ne lui restait qu'un toupet de cheveux
par derrière,
ce qui l'obligeait d'emboîter sa tête dans un bonnet de laine
fine à longues oreilles.
Malgré tout cela, j e lui trouvais l'air d'un homme de
qualité, sans doute pareeque j e savais qu'il en était un.
Nous autres per-
sonnes du commun nous regardons les grands seigneurs avec une prévention qui leur prête souvent un air de grandeur que la nature leur a refusé. L'archevêque s'avança d'abord vers m o i ,
et me demanda,
2«*
d'un ton de
436 voix pleine de d o u c e u r , ce que je souhaitais. J e lui dis que j'étais le jeune homme dont le seigneur Fernand de Leyva lui avait parlé. Il ne me donna p a s le temps de lui en dire davantage. A h ! c'est vous, s'écria-1.-il, c'est vous dont il m'a fait un si bel éloge! J e vous retiens à mon service. Vous êtes une bonne acquisition pour m o i : vous n'avez qu'à démeurer ici. A ces mots, il s'appuya sur deux éeuyers et sortit, après avoir écouté des ecclésiastiques qui avaient quelque chose à lui communiquer. A peine fut.-il hors de la chambre oîi nous étions, que les mêmes officiers qui avaient dédaigné ma conversation la recherchèrent. Les voilà qui m'environnent, qui me gracieusent, et me témoignent de la joie de me voir devenir commensal de l'archevêché. Ils avaient entendu les paroles que leur maître m'avait dites, et ils mouraient d'envie de savoir sur quel pied j'allais être auprès de lui ; mais j'eus la malice de ne pas contenter leur curiosité, pour me venger de leur mépris. Monseigneur ne tarda guère à revenir. Il me fit. entrer dans son cabinet pour m'entretenir en particulier. J e jugeai bien qu'il avait dessein de tâter mon esprit. J e me tins sur mes gardes, et me préparai à mésurer tous mes mots. Il m'interrogea d'abord sur les humanités. J e ne répondis point mal à ses questions: il vit que je connaissais assez les auteurs grecs et latins. Il me mit ensuite sur la dialectique: c'est oii je l'attendais: il me trouva là-dessus ferré à glace. Votre éducation, me dit-il avec quelque sorte de surprise, n'a point été négligée. Voyons présentement votre écriture. J'en tirai de ma poche une feuille que j'avais apportée exprès, Mon prélat n'en fut pas mal satisfait. Je suis content de votre main, s'écria-t-il, et plus encore de votre esprit. J e remercierai mon neveu Don Fernand de m'avoir donné un si joli garçon: c'est un vrai présent qu'il ma fait. J'avais é t é , dans-l'aprés dinée, chercher mes bardes et. mon cheval à l'hôtellerie oîi j'étais logé: après quoi j'étais revenu souper à l'archevêché, oîi l'on m'avait préparé une chambre fort propre et un lit de duvet. L a jour suivant, monseigneur me fit appeler de bon matin. C'était pouf- me donner une homélie à transcrire. Mais il me recommanda de la copier avec toute l'exactitude possible. J e n'y manquai pas: je n'oubliai ni accent, ni point, ni virgule. Aussi la joie qu'il en témoigea fut mêlée de surprise. Père éternel, s'éria-t-il avec transport, lorsqu'il eut parcouru des yeux tous les feuillets de ma copie, vit-on jamais rien de si correct? Vous êtes trop bon copiste pour n'être pas grammairien. Parlez-moi confidemment, mon ami: n'avez-vous rien trouvé, en écrivant, qui vous ait choqué? quelque négligence dans le style, ou quelque terme impropre? — O h ! monseigneur, lui répondis-je d'un air modeste, j e ne suis point assez éclairé pour faire des observations critiques: et quand j e le serais, je suis persuadé que les ouvrages de Votre Grandeur échapperaient à ma censure. Le prélat sourit de ma réponse. Il ne répliqua point; mais il me laissa voir, au travers de toute sa p i é t é , qu'il n'était pas auteur impunément. J'achevai de gagner ses bonnes grâces par cette flatterie. J e lui devins plus cher de j o u r en j o u r ; et j'appris enfin de Don F e r n a n d , qui le venait voir très souvent, que j'en étais aimé de manière que je pouvais compter ma fortune faite. Cela me fut confirmé peu de temps après par ri;on maître
437 même, et voici à quelle occasion. siasme,
dans son cabinet,
dans la cathédrale. sais en général; frappé.
Un soir il répéta devant moi avec enthou-
une homélie qu'il devait prononcer le lendemain
Il ne se contenta pas de me demander ce que j'en pen-
il m'obligea de lui dire quels endroits m'avaient le plus
J'eus le bonheur de lui citer ceux
morceaux favoris.
qu'il estimait
davantage,
ses
Par là j e passai dans son esprit pour un homme qui avait
une connaissance délicate des vraies beautés d'un ouvrage. ce qu'on appelle avoir du goût et du sentiment! j e t'assure, l'oreille béotienne.
Voilà, s'écria-t-il,
Va, mon ami, tu n'as pas,
En un mot, il fut si content de moi, qu'il me
dit avec vivacité: S o i s , Gil B l a s , sois désormais sans inquiétude sur ton sort; j e me charge de t'en faire un des plus agréables.
J e t'aime;
et pour te le
prouver, j e te fais mon confident. J e n'eus pas sitôt entendu ces paroles, que j e tombai aux pieds de sa Grandeur,
tout pénétré
de reconnaissance.
J'embrassai de bon coeur ses
jambes cagneuses, et j e me regardai comme un homme qui était en train de j'enrichir.
Oui, mon enfant, reprit l'archevêque, dont mon action avait inter-
rompu le discours, j e veux te rendre dépositaire de mes plus secrètes pensées. Ecoute avec attention
ce que j e vais te dire.
Seigneur bénit mes homélies.
J e me plais à prêcher.
Le
Elles touchent les pécheurs, les font rentrer
en e u x - m ê m e s , et recourir à la pénitence.
J ' a i la satisfaction
de voir un
avare, effrayé des images que j e présente à sa cupidité, ouvrir ses trésors et les répandre d'une prodigue main; d'arracher un voluptueux aux plaisirs, et de remplir d'ambitieux les hermitages.
Ces conversions, qui sont fréquentes,
devraient toutes seules m'exciter au travail.
Néammoins, j e t'avouerai
ma
faiblesse, j e me propose encore un autre p r i x , un prix que la délicatesse de ma vertu me reproche inutilement: c'est l'estime que le monde a pour les écrits fins et limés. charmes pour moi.
L'honneur
de passer pour
un
parfait orateur a des
On trouve mes ouvrages également forts et délicats; mais
j e voudrais bien éviter le défaut des bons auteurs, qui écrivent trop longtemps, et me sauver avec toute ma réputation. Ainsi, mon cher Gil Blas, continua le p r é l a t , j'exige une chose de ton zèle.
Quand tu apercevras que ma plume sentira la vieillesse, lorsque tu me
verras baisser, ne manque pas de m'en avertir.
Je
là-dessus: mon amour-propre pourrait me séduire.
ne me fie poiht à moi Cette remarque demande
un esprit désintéressé: j e fais choix du tien, que j e connais b o n : j e m'en rapporterai à ton jugement. — Grâce au ciel, lui d i s - j e , monseigneur, vous êtes encore fort éloigné de ce t e m p s - l a .
De plus, un esprit de la trempe
de celui de Votre Grandeur se conservera beaucoup mieux qu'un autre, ou, pour parler plus juste, vous serez toujours le même.
J e vous regarde comme
un autre cardinal Ximenès, dont le génie supérieur, au lieu de s'affaiblir par les années, semblait en recevoir de nouvelles forces. — Point de flatterie, interrompit-il, mon ami. J e sais que je puis tomber tout d'un coup. A mon Age on commence à sentir les infirmités, et les infirmités du corps altèrent l'esprit. J e te le répète, Gil Blas, dès que tu jugeras que ma tète s'affaiblira, donne m'en aussitôt avis.
Ne crainds pas d'être frauc et sincère.
J e recevrai cet avertissement
438 comme une marque d'affection pour moi. Si par malheur pour
D'ailleurs, il y va de ton intérêt.
toi il me revenait qu'on dit dans la ville que mes dis-
cours n'ont plus leur force ordinaire, et que j e devrais me reposer, j e te le déclare tout net, tu perdrais avec mon amitié la fortune que j e t'ai promise. T e l serait le fruit de ta sotte discrétion. Don Fernand
de Leyva se disposait à quitter Grenade.
J'allai voir ce
seigneur avant son départ, pour le remercier de nouveau de l'excellent poste qu'il m'avait procuré.
J e lui parus si satisfait qu'il me dit: Mon cher Gil
Blas, j e suis ravi que vous soyez content de mon oncle l'archevêque. — J'en suis charmé, lui r é p o n d i s - j e . reconnaître.
Il a pour moi des bontés que j e ne puis assez
Il ne m'en fallait pas moins pour me consoler de n'être plus
auprès du seigneur Don César et son sont aussi tous
p e u t - ê t r e séparés pour jamais. bler.
fils.
J e suis persuadé, reprit-il, qu'ils
deux mortifiés de vous avoir perdu.
Mais vous n'êtes pas
L a fortune pourra quelque j o u r vous rassem-
J e n'entendis pas ces paroles sans m'attendrir.
J ' e n soupirai et j e sentis
dans ce m o m e n t - l a que j'aimais tant don Alphonse, que j'aurais
volontiers
abandonné l'archevêque et les belles espérances qu'il m'avait données, pour m'en retourner au château de Leyva, si l'on eût levé l'obstacle qui m'en avait éloigné.
Don Fernand s'aperçut des mouvements qui m'agitaient, et m'en sut
si bon gré qu'il m'embrassa, en me disant que toute sa famille prendrait toujours part à ma destinée. Deux mois après que ce cavalier fut parti, dans le temps de ma plus grande faveur, nous eûmes une chaude alarme au palais episcopal. vêque tomba en apoplexie. de si bons remèdes,
L'arche-
On le secourut si promptement, et on lui donna
que quelques jours après il n'y paraissait plus.
son esprit en reçut une rude atteinte. discours qu'il composa.
Je
Mais
J e le remarquai bien dès le premier
ne trouvais pas toutefois la différence qu'il y
avait de c e l u i - l à aux autres assez sensible pour conclure que l'orateur commençait à baisser. m'en tenir.
J'attendis encore une homélie, pour mieux savoir à quoi
Oh ! pour celle-là, elle fut décisive.
Tantôt le bon prélat se ra-
battait, tantôt il s'élevait trop haut, ou descendait trop bas.
C'était un dis-
cours diffus, une rhétorique de régent usé, une capucinade. J e ne fus pas le seul qui y prit garde. L a plupart des auditeurs, quand il la prononça,
comme s'ils eussent été aussi gagés pour l'examiner, se di-
saient tout bas les uns aux autres :
Voilà un sermon qui sent
l'apoplexie.
Allons, monsieur l'arbitre des homélies, me dis-je alors à moi-même, préparezvous a faire votre office.
Vous voyez que monseigneur tombe, vous devez l'en
avertir, non seulement comme dépositaire de ses pensées, mais encore de peur que quelqu'un de ses amis ne fût assez franc pour vous prévenir. E n ce casl à , vous savez ce qu'il en arriverait: vous seriez biffé de son testament, où il y a sans doute pour vous un meilleur legs que la bibliothèque du licencié Sédillo. Après ces reflexions, j'en faisais d'autres toutes contraires.
L'avertisse-
ment dont il s'agissait me paraissait délicat à donner. J e jugeais qu'un auteur entêté de ses ouvrages pourrait le recevoir mal;
mais, rejetant cette pensée,
439 j e me représentais qu'il était impossible qu'il le prît en mauvaise part, après l'avoir exigé de moi d'une manière si pressante. comptais bien (de)
Ajoutons à cela, que j e
lui parler avec adresse, et (de) lui faire avaler la pilule
tout doucement. Enfin, trouvant que j e risquais davantage it garder le silence qu'à le rompre, j e me déterminai à parler. J e n'étais plus embarassé que d'une chose.
J e ne savais de quelle façon
entamer la parole. Heureusement l'orateur lui-même me tira de cet embarras, en me demandant ce qu'on disait de lui dans le monde, et si l'on était satisfait de son dernier discours.
J e répondis qu'on admirait toujours ses homé-
lies, mais qu'il me semblait que la dernière n'avait pas si bien que les autres affecté l'auditoire. — Comment donc, mon ami, répliqua-t-il avec étonnement, aurait-elle trouvé quelque Aristarque? — N o n , monseigneur, lui repartis-je, non: ce ne sont pas des ouvrages tels que les vôtres que l'on ose critiquer. Il n'y a personne
qui n'en soit charmé.
Néanmoins, puisque vous m'avez
recommandé d'être franc et sincère, j e prendrai la liberté de vous dire que votre dernier discours ne me paraît pas tout-à-fait de la force des précédents. Ne pensez-vous pas cela comme moi? Ces paroles firent pâlir mon maître, qui me dit avec un souris forcé: Monsieur Gil B l a s , cette pièce n'est donc pas de votre goût? — J e ne dis pas cela, monseigneur, interrompis-je tout déconcerté.
J e la trouve excellente,
quoiqu'un peu au dessons de vos autres ouvrages. — J e vous entends, répliqua - t - i l .
J e vous parais baisser,
n ' e s t - c e pas?
Tranchez le mot.
Vous
croyez qu'il est temps que j e songe à la retraite. — J e n'aurais pas été assez hardi, lui d i s - j e , pour voua parler si librement, si Votre Grandeur ne me l'eût ordonné.
Je
ne fais donc que lui obéir, et j e la supplie très-humblement
de ne me point savoir mauvais gré de ma hardiesse. — A Dieu ne plaise, interrompit-il avec précipitation,
a Dieu ne plaise que j e vous la reproche!
Il faudrait que j e fusse bien injuste. que vous me disiez votre sentiment. mauvais.
J e ne trouve point du tout mauvais C'est votre sentiment seul que j e trouve
J ' a i été furieusement la dupe de votre intelligence bornée.
Quoique démonté, j e voulus chercher quelque modification pour rajuster les choses;
mais le moyen d'apaiser un auteur irrité, et de plus un auteur
accoûtumé à s'entendre louer! — N'en parlons plus, dit-il, mon enfant. êtes encore trop jeune pour démêler le vrai du faux.
Vous
Apprenez que j e n'ai
jamais composé de meilleure homélie que celle qui n'a pas votre approbation. Mon esprit, grâce au ciel, n'a encore rien perdu de sa vigueur. j e choisirai mieux mes confidents. décider.
Allez, poursuivit-il,
Désormais
J ' e n veux de plus capables que vous de
en me poussant par les épaules hors de son
cabinet, allez dire à mon trésorier qu'il vous compte cent ducats; et que le ciel vous conduise avec cette somme.
Adieu, monsieur Gil Blas, j e vous sou-
haite toute sorte de prospérités avec un peu plus de goût.
440 BEAUMARCHAIS.
( 1732 - 99.)
(cf. ®efôi