Musae reduces: anthologie de la poésie latine dans l'Europe de la Renaissance: textes choisis [1]


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Musae reduces: anthologie de la poésie latine dans l'Europe de la Renaissance: textes choisis [1]

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MVSAE REDVCES Anthologie de la poésie latine dans l'Europe de la Renaissance Textes choisis, présentés et traduits par

PIERRE LAURENS chargé d'enseignement à la Faculté des Lettres de Poitiers,

avec la collaboration de CLAUDIE BALAVOINB

maître-assistant à la Faculté des Lettres de Poitiers.

Tome I

E.J. BRILL

LEIDEN

© E. J. Brill, Leidcn 1975. Tous droits réservés

AVANT-PROPOS

Depuis quelques années, grâce aux efforts de mieux en mieux coordonnés de nombreux chercheurs, une « Atlantide oubliée > resurgit : la littérature néo-latine. Par son existence seule, elle confirme l'extraordinaire vitalité de la tradition antique au siècle de l'humanisme; par le foisonnement des œuvres produites, elle impose une vision nouvelle, plus complète et plus juste, du paysage littéraire de la Renaissance ; par la beauté ou la portée universelles de quelques œuvres qui sont parmi les plus grandes de l'époque, elle enrichit d'authentiques trésors le patrimoine culturel et spirituel de fEurope. Dans le domaine poétique en particulier, guidés par les grandes synthèses de la première moitié du siècle, celles de Sainati pour fltalie, de Manacorda et d'Ellinger pour l'Allemagne et les PaysBas, de Mann et de Bradner pour l'Anglete"e, et, pour l'Europe entière, par celle de Van Tieghem, les érudits ont eu pour tâche urgente de fournir des inventaires toujours plus précis, de rendre accessibles le plus possible de textes imprimés ou inédits, publiés soit à part, soit dans les nombreuses revues et collections dont on trouvera la liste plus loin. Cependant, le besoin d'une vision panoramique a déjà inspiré les Anthologies de F. Arnaldi (Quattrocento italien) et de H. C. Schnur (Allemagne). En élargissant la formule à rEurope, nous avons voulu restituer au phénomène ses véritables dimensions et par là mime son sens : « le latin, ciment de r Europe >, cette expression employée récemment par une éminente personnalité n'a jamais été aussi vraie qu'à fépoque que nous considérons. L'important, à nos yeux, étant de préserver le relief des œuvres et des personnalités, on ne s'étonnera pas que nous ayons délibérément donné aux textes les plus beaux ou les plus significatifs, même quand ils étaient connus, toute r étendue qu'ils méritent, quitte parfois à réduire ou même à sacrifier des textes moins riches, mime quand ils étaient inédits. Nous nous sommes fait une règle de suivre la meilleure édition de r époque toutes les fois qu'elle nous ltait accessible, sans négliger pour autant d'en confronter les leçons avec d'autres éditions ancien-

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AVANT-PROPOS

nes ou avec les éditions modernes quand il y avait lieu. Le texte que nous avons suivi apparaîtra dans nos articles bibliographiques marqué de trois astériques (* • • ), les textes confrontés, de deux (* • ). L'orthographe reproduit fidèlement les hésitations et aussi la fantaisie de l'époque (amanteis, lachryma, etc.),· en revanche, nous avons généralisé dans la graphie le i et le u minuscules, ainsi que le I et le V majuscules, solution la plus fréquente, d'après notre expérience, dans l'édition des textes humanistiques jusqu'au début du XVIt siècle. Pourquoi avoir traduit ? Avant tout parce que la traduction nous a paru être l'épreuve du texte : la médiocrité n'y résiste pas. Quant à la méthode suivie, je me bornerai à dire, en ce qui me concerne, qu'à la translatio ad verbum j'ai toujours pré/ éré le transferre ad sententiam préconisé déjà par les humanistes eux-mêmes. Le parti adopté par Mlle Claudie Balavoine pour les pays dont elle Ir'est chargée (Pays-Bas, Portugal, Espagne) a, en outre, le mérite de reposer concrètement le problème de r équivalence entre les formes rythmiques. Cette différence de méthode est la seule qu'on se soit permise,· pour le reste, les objectifs du livre ont été définis d'un commun accord. Nous avons réduit au strict nécessaire les notes explicatives, qu'on trouvera rejetées à la fin de chaque volume. En revanche, dans l'espoir que le lecteur ne s'arrêtera pas à ce livre, mais pou"a être incité à poursuivre sa découverte, nous avons cru utile de joindre à notre Introduction générale, ainsi qu'aux introductions particulières, des éléments de bibliographie. Il nous reste à exprimer notre gratitude, d'abord au personnel de la Bibliothèque Nationa.le, dont le constant dévouement nous a ouvert l'accès aux collections humanistiques; ensuite au professeur Benoit Jeanneau, président de l'Université de Poitiers, au Conseil scientifique de l'Université, à la Commission des subventions de la Faculté des Lettres et à son président, le professeur Maurer, pour l'aide généreuse par laquelle ils ont favorisé la publication de ce livre, et pour l'encouragement qu'ils ont tenu à donner par là à la recherche qui se poursuit, dans le domaine encore neuf de la littérature néo-latine, au sein de notre Université.

INTRODUCTION

Tout le monde connaît les paroles de Dante à la fin du Conuiuio : le latin, explique-t-il, touche à son crépuscule parce qu'il y a une grande masse de gens, le peuple, qui ne le comprend pas, et vit dans l'ignorance. Certes, il est encore le soleil en usage (lo usato sole), alors que le vulgaire, peut-on dire, est encore à son aurore, mais la nécessité où l'on est de donner un aliment spirituel au peuple le réserve à un grand avenir : c Il sera l'italien - cette lumière nouvelle, ce soleil nouveau qui se lèvera là où l'autre se couchera, et il donnera sa lumière à ceux qui sont dans les ténèbres et dans l'obscurité, parce que le soleil en usage ne leur donne point part à la lumière. > Cette analyse prophétique, qui détermine le projet du poète et la forme de son œuvre, est aussi, on le sait, le grand pari gagné sur l'avenir. Moins d'un demi-siècle plus tard paraît Pétrarque. L'influence du Canzoniere sur la naissance de l'italien moderne a peut-être été encore plus déterminante que celle de la Divine Comédie. Et pourtant, par son œuvre latine, de loin la plus importante, et celle dont il osait se promettre l'immortalité, Pétrarque exerce une action non moins considérable et de sens contraire, puisqu'elle rengage vers le latin l'histoire littéraire des trois siècles à venir. Il se peut, comme on l'a dit, que l'ambition latine de Pétrarque soit née de l'impossibilité où il se voyait de surclasser en wlgaire son illustre prédécesseur (ille nostri eloquii dux uulgaris, Senil. V, 2). Il est certain qu'elle est liée au grand projet - ou au grand rêve-, à la fois littéraire et politique, né à Rome en 1337 devant les ruines de la cité antique. C'est, fondée sur la critique du latin du Moyen Age (et de Dante lui-même), la prise de conscience que tout est encore à faire dans ce domaine, à condition de reprendre ex nouo, comme un second Ennius, pour donner naissance à un nouveau style latin, en même temps qu'à une ère nouvelle, symbolisée par le retour à Rome de la Papauté. Il faut croire que le rêve de Pétrarque n'était pas inconsistant, puisque, Rome rendue aux Papes, l'Europe entière, après -l'Italie, va opérer, en même temps que naissent les langues modernes, ce grand

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renouvellement de la littérature latine à son coucher, renouvellement qui aujourd'hui encore nous surprend par sa durée, son ampleur, la qualité des œuvres qu'il a produites.

I

L'ampleur et la durée du phénomène, la qualité des œuvres produites, mérite considération. Au lieu donc d'écarter cette production comme anti-historique, il convient d'en discerner les causes profondes, le triple enracinement : culturel, politique, linguistique. La cause première est l'élan reçu du grand mouvement de l'humanisme, véritable « révolution culturelle » selon les termes d'un des meilleurs spécialistes, Eugenio Garin. Certes, depuis Burckardt et Voigt, notre vision de l'humanisme et de ses relations avec le Moyen Age s'est sensiblement nuancée. On parle aujourd'hui de pré-renaissances (du xi-, du x111•siècle), on sait bien que le Moyen-Age a connu l'Antiquité, latine et même grecque, et s'est nourri d'elle, contrairement à la thèse polémique accréditée par les humanistes eux-mêmes. Mais toutes ces réserves ne sauraient masquer la réalité d'un changement profond. La clé du changement est peut-être donnée par le mot lui-même : humanista, création de la Renaissance, à la fin du x1v• siècle, d'après l'expression studia humanitatis qu'on trouve chez Cicéron et chez Aulu-Gelle. C'est l'accent mis sur l'acquisition de la culture générale indispensable à la formation de l'homme selon le nouvel idéal. C'est en même temps la conviction que la littérature antique, et d'abord surtout latine, et pas seulement la philosophie, mais aussi la poésie, est dépositaire d'une sagesse, d'une éthique, « révélation mineure », complétant la révélation chrétienne et indispensable à la formation de l'homme total, éthique et esthétique. Ces Anciens, maîtres de beauté et de vérité - et c'est aussi le sens du mot auctores -, on veut donc les retrouver. D'abord au sens matériel: d'où une véritable chasse aux manuscrits, qui, en un siècle, conduit à des progrès considérables. On connaissait de Cicéron le De lnuentione et le De Officiis, on découvre le Brutus, la Co"espondance, les Discours, etc., et ainsi pour la plupart des auteurs on parvient aux limites des connaissances actuelles. Aussi important d'ailleurs que le fait de la découverte, le climat de ferveur dans lequel elle s'accomplit, la publicité faite à la découverte, considérée comme un événement (cf. la lettre fameuse de Boccace); enfin sa diffusion : par l'imprimerie, qui va bientôt révolutionner les conditions de lecture, mais d'abord par la copie, dans cette belle écriture claire, la littera antiqua, l'élégante cursive humanistique que Picco-

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lomini oppose aux « chiures de mouches » de la gothique, et qui répond justement au désir d'être lue aisément par tous. On veut les retrouver, davantage, en un sens plus profond : leur rendre leur vrai visage, les nettoyer de toute altération, portant soit sur le texte lui-même, soit sur son interprétation. D'où le retour au texte original, par-delà les gloses et les commentaires, et ceci est vrai aussi bien pour le droit, pour les textes sacrés. On connaît le mot d'Erasme à propos des collations de Valla sur l'Ancien Testament : nugas agitai, sed quae seria ducant. Sous-tendant tout cela, une relation nouvelle à l'antique: le Moyen-Age a vécu si familièrement avec les auteurs anciens qu'il ne les distingue pas de lui, et, par suite, il les déforme, fait d'Ovide un moralisateur, de Virgile un prophète du Christianisme. Les Renaissants, au contraire, les posent comme différents d'eux : un des changements fondamentaux dans l'approche des Anciens réside dans l'acquisition de ce sens historique. Les retrouver, c'est, par suite, les imiter : c'est bien parce qu'ils sont reconnus différents qu'ils peuvent servir de modèles ; la conscience de la rupture fonde la possibilité et d'un colloque où chacun garde son visage et d'une imitation ou émulation. En même temps, le fait même de restaurer le modèle dans sa perfection, de le vivre dans une admiration religieuse, ne laisse pas d'autre attitude que celle de l'imitation et de l'émulation. L'histoire est ainsi orientée vers une sorte de conclusion, qui est l' Antiquité retrouvée et dépassée, vers une fin du chemin de l'humanité que l'on appelle plenitudo temporum. La courbe dessinée par Scaliger pour l'histoire de la poésie coïncide avec celle dont Vasari résume l'histoire de la peinture. Cette attitude conduira évidemment à l'imitation des formes poétiques, des modèles, parfois jusqu'à la superstition. Mais d'abord il est urgent que la langue elle-même retrouve sa pureté et son éclat. Pour un des penseurs les plus représentatifs de cette époque, le langage est la clé de l'âme, et la langue latine dépositaire de la sagesse la plus haute : salus orbis... uiam ad omnem sapientiam muniuit (Lorenzo Valla). Une langue barbare est le signe d'une âme barbare, la corruption du langage signifie l'obscurcissement de l'homme qui le prononce et qui perd la valeur de la réalité qu'il exprime et de luimême. A la limite on aboutit à la thèse selon laquelle le Moyen-Age a périclité par méconnaissance de la langue, et non l'inverse. Le verbum acquiert ainsi une valeur religieuse : Lorenzo V alla, parlant de la langue latine, ose employer le mot de sacramentum. On comprend que la première exigence soit de retrouver, au-delà de la barbaries médiévale, la pureté de la langue latine, c fruit parfait > (optimam frugem et uere diuinam, nec corporis, sed animi cibum). Par suite, l'étude du langage devient la base de la compréhension de la vie spirituelle : à la place des squelettes vides de la logique et de la

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dialectique, c'est la grammaire qui, précédant la rhétorique et la poétique, devient, selon l'expression de Salutati, la portière, ostiaria, de toutes les branches du savoir et de la création. 2. Il est normal que le désir d'identification au modèle soit d'autant plus stimulant pour l'héritier direct du peuple qui a détenu la sagesse. Nous touchons ici à la raison politique, à l'impérialisme linguistique des Italiens, pour qui le latin s'appelle c nostra lingua ». Son expression la plus éclatante se trouve dans les Elegantiae Linguae Latinae de Lorenzo Valla : c Les nôtres, dans le monde entier, peut-on dire, rendirent en peu de temps la langue latine souveraine et quasi reine, et l'offrirent à l'humanité comme un fruit parfait, pour qu'ils en fissent semence : œuvre véritablement plus glorieuse et admirable que d'élargir l'empire lui-même... Les peuples, depuis longtemps, ont secoué celui-ci O'empire des armes) comme un fardeau gênant, mais cet autre O'empire linguistique), ils le jugèrent plus doux que le nectar, plus brillant que la soie, plus précieux que l'or et les gemmes, et ils le gardèrent près d'eux comme un dieu envoyé du ciel. Si bien que nous, Italiens, devons, non point nous affliger, mais nous réjouir et enorgueillir de notre pays : car nous avons perdu la souveraineté du monde par la faute des temps et toutefois, grâce à cette royauté supérieure, nous régnons encore sur une grande partie du monde. Car l'empire romain est partout où règne la langue romaine : ibi namque Romanum imperium est, ubicumque Romana lingua dominatur. » La Roma Triumphans de Flavio Biondo (1459) est le « poème en prose de cet idéalisme » (Toffanin) : la première Rome avait unifié le monde avec ses armes et ses institutions, la seconde l'a uni pour toujours avec le Verbe. Il y a longtemps qu'on a souligné l'ascendance patristique de cette thèse. Déjà Augustin interprétait la venue à Rome de saint Paul, ut inde se praedicatio eius ueluti a capite orbis diffunderet ; et Ambroise (ln Psalmos 45, 21) donnait cette explication providentialiste de la conquête romaine: c Pour que la foi se répandît d'autant plus largement sur la terre, aux commencements de l'Eglise il agrandit l'empire romain aux dimensions du monde entier, et, par la paix romaine, réunit les esprits divisés et les nations séparées ; en sorte que tous les hommes apprirent, en vivant sous un unique empire terrestre, à confesser en un langage fidèle, fideli eloquio, l'empire du Dieu unique. > Il était donc inévitable que la Papauté reprît à son compte cet idéalisme : elle le fera en effet au xvi- siècle, quand, après le sac de Rome par _les lmpé~aux ~~5~7), ~ ~ui faut c?~rcher une compensation spirituelle à 1humihation civile et politique. Le cicéronianisme intransigeant de Bembo et de Sadolet, l'expulsion du

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malheureux Longueil, le discours politico-linguistique de Romolo Amaseo, De Linguae Latinae usu retinendo, prononcé devant Clément VII et Charles Quint faussement repentant, sont des manifestations anecdotiques exacerbées de ce sentiment nationaliste et impérialiste qui mobilise autour de la Papauté non seulement les lettrés, mais aussi les foules incultes. Plus profonde et durable l'action du Concile de Trente, puis le programme d'éducation de la Compagnie de Jésus, qui étendra pour plusieurs siècles dans toute l'Europe catholique le primat de la langue latine. Dans cette perspective, la plenitudo temporum ne peut signifier, comme le rêve Sadolet, que la réalisation du monde entier romain catholique. Ce que nous venons de dire explique d'ailleurs en partie les résistances au latin en dehors d'Italie : résistances religieuses en Allemagne protestante, où l'un des gestes les plus significatifs de Luther est la traduction de la Bible en allemand ; politiques en France, où François rr, par l'édit de Villers-Cotteret (1537), impose le français comme langue de l'administration; en Espagne, où, dès 1492 (année de la découverte de l'Amérique et de la prise de Grenade, qui engage la reconquête de la péninsule par les rois catholiques), l'humaniste Antonio Nebrija compose son « Arte della lengua castellana >, et, dans sa dédicace à la reine Isabelle, écrit : « Siempre la lengua fue compaflera del imperio. > Mais même dans ces pays la situation est complexe. Une grande partie de l'Allemagne est restée catholique ; et pour Charles Quint, héritier du Saint-Empire romain germanique, et qui, avec le titre de Caesar règne à la fois sur l'Allemagne, les Pays-Bas et l'Espagne, le latin, au moins comme langue administrative, est instrument politique d'unification. Même pour un allemand nationaliste et protestant comme Ulrich von Hutten, que l'on considère à juste titre comme un des forgeurs de l'unité allemande, et qui toute sa vie s'est opposé à Rome, l'emploi du latin se justifie doublement : et par le désir d'imposer l'Allemagne en tant qu'entité politique dans l'Europe latine, et par le désir de prendre la langue du vainqueur pour s'égaler à lui. D'autre part, à côté du mythe de l'imperium, il y a celui de la respublica. Dans tous les pays touchés par l'humanisme, bien avant que se manifeste l'action de la Compagnie de Jésus, s'affirme, lié à la conscience de l'universalité de la langue latine, le credo en une république humaniste et chrétienne, fraternité fondée sur la possession des mêmes pères, sur la communauté de langue et de patrimoine, sur la pratique commune de la vertu. Comme Cicéron (Nat. Deor. I, 44) écrivait : sapientes sapientibus etiam ignotis amicos, Pic de la Mirandole affirme : « Tra noi c'è una parentela piu forte che quella del sangue. » De cette respublica en effet les humanistes, sacerdotes

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INTRODUCTION

Musarum sont, selon l'heureuse expression de Toffanin, les grands artisans laïques. 3. Enfin l'argument linguistique : si l'on considère la situation respective du latin et des langues vulgaires au cours des XV- et xvi- siècles, force est de conclure à la supériorité au moins provisoire du latin. Il la doit d'abord à son rayonnement dans l'espace: Pétrarque sait que sur les ailes de son vulgaire le nom de Laure volera seulement sur les places italiennes ; en latin il se sait citoyen du monde : nec Galli nostri inscii, nec Rhodanus. C'est ce que lui dit Boccace, en lui envoyant la Divine Comédie, en 1358 : c Accueille favorablement notre compatriote qui, permets-moi de le dire, est aussi grand que toi, à ceci près que toi, avec ton latin, tu es universel, et lui, avec son vulgaire, ne l'est pas. » C'est peu même de dire que le latin est la langue internationale en Europe : il l'est en Allemagne, où il pallie l'extrême morcellement linguistique, en Italie, où Dante a identifié quatorze dialectes, et il est loin du compte ! A vrai dire la situation est similaire aujourd'hui : on ne se comprend pas à quelques lieues de distance, mais c'est l'italien, appris aussi à l'école, qui joue le rôle tenu alors par le 1 latin. Rayonnement aussi dans le temps : il faut se représenter la rapidité de transformation des langues vulgaires, en constante évolution. « Gallicum uersipellem », écrit Nicolas Barthélemy. Il suffit pour en juger de comparer la langue de Rabelais et celle de Montaigne, de voir avec quel soin Ronsard, rééditant ses œuvres, en retouche la langue, pour les préserver de l'usure, déjà sensible, du temps. Par suite, celui qui écrit aujourd'hui n'est pas sûr d'être compris, ou tout au moins goûté dix ans plus tard. Les changements dans l'accentuation rendent inaudibles les mélodies des générations précédentes. Un sentiment de précarité s'attache donc aux productions en vulgaire, utilisables, comme dit Philelphe, in iis rebus quarum memoriam nolumus trans/erre ad posteros. Au contraire le latin est la langue qui défie le temps, il l'a prouvé : langue non seulement vivante, comme dit Muret, mais éternelle : non uiuunt tantum (se. les langues dites mortes) sed immortalitatem quodam modo et immutabilitatem adeptae sunt (Orationes, 2, 17). Ainsi à l'universalité s'ajoute l'éternité. Et aussi la dignité. Non seulement parce que latin est la langue dans laquelle se traitent traditionnellement les grandes questions, de philosophie ou théologie, non seulement parce qu'il est illustré par des œuvres que tout le monde admire et enrichi par le travail de générations de grands écrivains, mais parce qu'à la différence des langues vivantes qui sont encore des dialectes variables et n'ont qu'une existence pour

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ainsi dire empirique, il est fixé et en même temps ennobli par un considérable travail de théorisation, régi dans son lexique, sa morphologie, sa syntaxe. Il est signüicatif que lorsque les langues modernes voudront accéder à leur tour à l'existence littéraire, elles commenceront par se fixer, par se donner des règles, sur le modèle latin : c'est le sens de l'œuvre de Nebrija pour la langue castillane, ou, beaucoup plus tard, pour le Toscan, du Vocabulario degli Accademici della Crusca (1612). Ce n'est pas un des moindres services rendus par le latin que d'avoir permis, en jouant ce rôle de modèle, non pas la naissance des langues modernes, mais leur accession à la dignité de langues littéraires, de langues écrites. En attendant, à ces avantages considérables du latin, qu'opposentelJes? L'argument de Dante, qu'il faut toucher le peuple? C'est bien l'idée d' Alberti, qui, contre l'aristocratisme hautain de beaucoup d'écrivains latins, entend « fare carità di sapienza agli idioti >. Mais cette « vulgarisation > procède de la carità. L'argument, moderne déjà, de la langue naturelle ? Comme si le « volgare illustre > ou le Toscan de la grande bourgeoisie florentine étaient compris du peuple des faubourgs ! Reste l'intuition des extraordinaires possibilités offertes au vulgaire si on consentait, comme un Rabelais et d'autres grands ouvriers de la langue, à le pratiquer et à l'enrichir. L'histoire devait montrer bientôt que cette vue était juste : à l'époque que nous envisageons, le choix semblait encore ouvert.

Il A supposer que nous ayons réussi à imposer l'idée que d'écrire en latin sous la Renaissance est autre chose qu'une fantaisie de pédant, une question se présente : est-ce que le fait d'utiliser une langue d'emprunt et de proclamer la nécessité de l'imitation n'empêche pas ces poètes d'être eux-mêmes? Notons que Pétrarque a répondu d'avance : d'abord par le topique Platonicien de l'abeille, qu'on retrouve chez Politien, Pic de la Mirandole, et encore chez Erasme ; puis, quand il oppose à la relation du portrait et du modèle celle du fils et du père : image parfaitement adéquate, puisqu'il s'agit des patres, laïques et chrétiens - et juste, puisqu'elle rend compte de l'ambiguïté de l'attitude, volonté à la fois de conformation au modèle, et de confrontation. Mais d'autres déclarations ne sont pas moins nettes : le mot de Marsile Ficin : Per litteras prouocati pariunt in se ipsis; celui de Politien: Non enim sum Cicero, me tamen, ut opinor, exprimo. · Ce serait une grave erreur, en effet, de ne vouloir considérer que la relation des œuvres au modèle, en oubliant leur relation à l'auteur et leur relation au monde.

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Dans la plupart d'entre elles, en effet, s'affirme une extraordinaire présence du monde réel, et d'abord des choses. On est frappé de la curiosité de ces hommes, qui sont tout, sauf des hommes de cabinet Ce sont des voyageurs : comme Pétrarque, faisant l'ascension du Mont Ventoux ; comme Celtis, qui visite les quatre coins de l' Allemagne, descend dans les mines de sel de Silésie, voit chasser le bison en Pologne, s'embarque pour les ües Shetland ; non seulement ses expériences sont consignées dans ses élégies-reportages, mais une pièce du livre quatre des Amours esquisse une philosophie du voyage où la figure d'Ulysse et la passion des Grecs et aussi des Romains pour l'historia, la théôria, enracinent dans la tradition culturelle antique la soif de connaissances, l'appétit de découvertes qui est celui de tout ce siècle. Il est certain que cette curiosité s'approfondit par le sentiment national : les Elégies de Celtis sont la version poétique de cette « Allemagne illustrée • pour laquelle le poète avait amassé une énorme documentation et qui ne fut jamais achevée. C'est encore le patriotisme qui inspire le grand poème du Polonais Hussanovius sur la chasse au bison, ou la Roxolania, poème de la terre Russe, de Klonowitz, etc. Mais il s'agit aussi, plus largement, d'un regard ouvert sur le monde : impressions d'art chez Jean Second, qui décrit les tombeaux royaux de l'abbaye de Saint-Denis, chez Baudius, qui, dans une lettre à Rubens, évoque avec précision deux tableaux du maître; sensibilité au corps féminin, enfin amoureusement exploré ; les événements ne sont pas oubliés : cortèges et fêtes, comme sur les fresques des palais florentins ; guerres ou massacres : un poème de Bultel sur la prise d'Ypres, tableau circonstancié d'un épisode de la guerre des Flandres, est le plus précieux document historique que nous possédions sur la question. Autant que les choses, les idées - politiques et religieuses, bien sûr. Un siècle des plus batailleurs prépare le dur accouchement du monde moderne. Des intérêts considérables sont en jeu : outre les rivalités des grandes puissances (du Pape, du roi de France et de l'Empereur sur le Nord de l'Italie), on voit la naissance des nationalismes et aussi des nations, comme la Hollande ; et surtout il y a la scission du monde chrétien après le défi de Luther et la prédication de Calvin. Le poète est dans l'arène, qu'il y soit appelé par ses hautes fonctions, politiques ou ecclésiastiques (c'est le cas de Michel de J'Hospital), ou par son appartenance à une classe, comme le chevalier Ulrich von Huttai, ou par ses convictions personnelles comme Théodore de Bèze. N'étant pas innocent, il n'est pas épargné : Dolet est

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brfilé en place Maubert, Buchanan emprisonné par l'inquisition au Portugal pour avoir écrit sa satire du Franciscain. D'où l'immense floraison d'une littérature engagée, polémique, dont les poètes prennent largement leur part. Un des exemples les plus caractéristiques de cette poésie d'actualité est le développement des pasquils, courtes épigrammes, en italien ou plus souvent en latin, accrochés à Rome sur la statue de même nom, par l'intelligentsia frondeuse, hostile à la politique de la cour pontificale : renaissance en sol romain de la tradition populaire des lazzis et des uersus ludicri de la Rome républicaine. Mais la passion politique inspirait aussi des pamphlets d'une tout autre ampleur, tel le Triomphe de Reuchlin, d'Ulrich von Hutten, auteur aussi de quelques-unes des Lettres des Hommes obscurs : cri de victoire contre l'inquisition monastique provisoirement terrassée, œuvre si explosive que le poète, sur les conseils d'Erasme, la garda deux ans sous le boisseau avant de la publier. Même des œuvres qui restent pures de la violence polémique ou partisane témoignent aussi de la volonté des hommes de cette époque d'élever l'humanisme, loin de toute étroitesse pédantesque, au contact avec les réalités du temps. Le magnifique éloge de l'Ecosse composé par Buchanan pour les noces de Marie Stuart et du Dauphin de France confère au poème de circonstance une dignité et une chaleur qui l'élèvent à la hauteur d'une grande page d'histoire; les épigrammes de Thomas More contiennent de graves leçons sur les devoirs des rois ; un des esprits les plus nobles de ce temps, le Chancelier Michel de l'Hospital, élève dans ses épîtres latines la voix de la tolérance ; enfin innombrables sont les voix qui s'élèvent pour dire leur foi en l'idéal humaniste. En dehors du domaine de la pensée engagée, la poésie latine témoigne du foisonnement des idées, scientifiques, morales, philosophiques. Dans une des œuvres les plus hardies de l'époque, admirée par Copernic, l'italien Palingène, qui ne veut pour maître que la raison, au besoin contre Aristote et contre la Révélation, établit que le monde est éternel et infini ; Fracastor, qui est le médecin officiel du Concile de Trente, expose dans un poème en trois chants les moyens de guérir la syphilis ; autant que les Adages d'Erasme, les Emblèmes d' Alciat vont devenir le bréviaire de la pensée humaniste ; au début du xv1i- siècle, les épigrammes d'Owen répondent au gotît nouveau pour l'analyse conceptuelle et la réflexion morale. - Même des œuvres qui ne se proposent pas d'exprimer une philosophie personnelle sont fortement marquées par la pensée du temps : si les Baisers de Jean Second sont évidemment une œuvre de la Renaissance, et comme telle irréductible à la poésie amoureuse antique, ils le doivent pour un bonne part à l'influence de l'idéalisme Ficinien.

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INTRODUCTION

Et comme le monde moderne, dans tous ses aspects, réel et idéal, se reflète dans cette poésie latine, de même s'y affirme la présence du poète lui-même. Equivalent en littérature de la vogue de l'autoportrait, se développe toute une poésie autobiographique : des figures se dessinent : Marulle exilé, Lotichius, le poète sous les armes, Celtis déjà marqué par la vieillesse... ; à côté, une poésie de la famille dont le modèle est sans doute le De Amore Coniugali de Pontano; une poésie de l'amitié, qui s'exprime à travers d'ardentes épîtres, souvent plus exaltées que les vers d'amour ; enfin une poésie de la vie spirituelle, qui prend la forme de la méditation ou de la prière, et dont le premier exemple est la longue et émouvante épître de Pétrarque Ad se ipsum. Mais il n'est pas nécessaire que je soit le sujet pour que le poète soit fondé à dire : me exprima. A travers des formes qui sont les mêmes pour tous s'expriment des sensibilités très différentes : voce dell'anima, pour reprendre un titre de Croce, et, par suite, voix inconfondables. Il y a une qualité de mélancolie que l'on perçoit chez Marulle même en dehors de l'admirable poème Aux brises; la sensualité de Pontano s'exprime dans la Lepidina autant que dans les vers d'amour. Hutten n'est jamais autant lui-même que lorsqu'il identifie son combat à celui de la nation allemande ; le Zodiacus Vitae de Palingène est bien autre chose qu'un froid poème philosophique : si grande est la passion qui pousse l'auteur à rabaisser violemment ce qu'il y a d'impur en l'homme, pour mieux exalter sa partie divine. 2. Si on a parfois l'impression qu'une personnalité d'exception entre de force dans le moule latin, qu'elle fait tant soit peu éclater (comme Celtis, élargissant le cadre de l'élégie au reportage, à l'humour, à la satire, aux idées philosophiques), plus souvent on est frappé de la facilité avec laquelle les formes antiques non seulement autorisent, mais même favorisent l'expression d'une pensée moderne. C'est le lieu de rappeler la formule de Ficin pour en accentuer la première partie : per litteras prouocati (pariunt in se). Comme Pétrarque pouvait sans paradoxe insister sur le rôle libérateur de la culture (les artes liberales sont ainsi appelés parce qu'ils rendent libre ; il y a en chaque homme quelque chose d'unique, et c'est la fonction des litterae humaniores, non de l'offusquer, mais de le cultiver et de le mettre au jour), de même les formes héritées de l'antique, telles qu'elles sont cataloguées dans la Poétique de J. C. Scaliger, s'offrent comme autant de schémas organisateurs de l'expérience, sans comparaison plus nombreux et plus finement différenciés que les fofD;1esde la poésie en vulgaire, portés déjà à un haut degré d'élaboration par des poètes fameux.

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Sans doute cette fonction de libération de la forme et du modèle antique est-elle plus perceptible en ce qui concerne la poésie légère et licencieuse : ici, à l'emploi du latin qui, à lui seul, crée l'écran nécessaire, s'ajoute l'excuse de la convention et l'alibi du modèle. Ainsi le Panormite dédiant !'Hermaphrodite à Cosme de Médicis : Hac quoque parte sequor doctos ueteresque poetas, quos etiam lusus composuisse liquet. Mais de la même façon, et plus largement, il n'est pas de poésie personnelle qui ne soit tributaire ou de !'Horace des Epîtres ou de l'Ovide des Tristes et des Pontiques ou de l'Elégie autobiographique. L'épître horatienne, par sa seule existence, légitime l'intérêt porté à l'individu et par suite à une conception de la poésie comme kalon anthrôpinou biou katoptron ; en même temps que le sermo horatianus fournit un modèle parfait du mètre et du style approprié à cette sorte de confidence. - Et ainsi dans tous les domaines : celui de la poésie officielle, avec le panégyrique, l'épithalame, celui de la satire, avec la satire proprement dite, la fable satirique, l'épigramme. L'épigramme par exemple, par sa brièveté, sa force de concentration (minimum de masse pour le maximum d'énergie), s'offrait comme une arme privilégiée dans les luttes partisanes de l'époque; les mêmes qualités le destinaient inversement à enfermer la forme la plus concentrée de la gloire, selon l'expression de Burckard. La vogue des pasquils et des icones illustre cette double vocation, laudative et satirique. Toutefois l'application la plus brillante est fournie, au début du siècle suivant, par l'anglais Owen. La place originale que ce poète occupe dans l'histoire de l'épigramme résulte d'une double spécification : de la matière, exclusivement l'analyse morale; de l'instrument, presque exclusivement le distique épigrammatique ou monodistique. Par suite, jamais l'épigramme n'a approché d'aussi près la maxime, au sens de La Rochefoucault : c Il faut poser le pied droit pour lever le gauche : ainsi va le monde : l'abaissement de l'un fait l'élévation de l'autre. » c L'athée est mort sans espoir de revivre : il a vécu comme s'il ne devait pas mourir. » Brièveté, brillant, netteté : un dialecticien de premier ordre excelle à saisir les aspects antinomiques de la réalité morale, un écrivain de grand talent procède à cette mise en formules par laquelle le réel se soumet aux lois de l'esprit. Mais qui ne voit que cette mise en formules est servie par une intelligence parfaite des propriétés d'une forme métrique : opposition et tension entre hexamètre et pentamètre, netteté des coupes penthémimères, égalité possible de trois hémistiches sur quatre : cette structure, d'ailleurs déjà parfaitement dégagée par Martial, était riche en puissance de ces antithèses, de ces parallélismes, de ces chiasmes, de ces symétries; à elle seule elle crée exigence de rigueur, mieux : elle est instrument d'investigation, d'analyse.

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Et cette conclusion qui porte sur les mètres est confirmée par l'étude des formes au sens le plus large : structures mentales, schèmes d'expression de la pensée. Il serait aisé de montrer comment l'arsenal rhétorique de l' Antiquité est mis au service des causes modernes : on écrit des laudes Germaniae ou Scandiae comme Virgile ses laudes ltaliae. Dans un poème de circonstance, Ulrich von Hutten, recourant à la transposition allégorique, introduit le Fleuve Rhin (V a ter Rhein) et décrit les scènes de l'histoire allemande qui décorent son manteau : nouveau Bouclier d'Enée, ce morceau assume la même fonction politique : il insère l'événement dans la perspective de l'histoire. Le même Hutten, on l'a w, pour célébrer l'échec momentané de l'inquisition monastique, compose son Triomphe de Reuchlin : même si la référence s'impose à des pompes contemporaines (cf. làdessus l'ouvrage de Françoise Joukovski sur la gloire) le thème est repris, à travers Pétrarque, à la grande tradition politique et littéraire latine. Même chose pour le mythe, autre élément de cette culture héritée. Certes, bien souvent, la mythologie n'est qu'une élégance de langage, algèbre décorative : rien pourtant, même alors, d'une convention glacée, au contraire : on vit dans la familiarité du mythe, cela se voit au naturel avec lequel Vénus et Cupidons animent une multiplicité de scènes, d'un goftt anacréontique, où ils sont évoqués avec un plaisir visuel sensible. A plus forte raison quand le poète retrouve à sa source le processus créateur, que le mythe, revivifié par l'imagination, n'a plus seulement une fonction ornementale, mais architecturale, qu'il devient vision du monde, forma mentis. Ainsi dans la plus belle des églogues de Pontano, la Lepidina, quand apparaissent, dans le décor prestigieux de la baie de Naples, la lumineuse théorie des nymphes du rivage (Mergillina, Pausilippé, Résina, Capri ...), puis les nymphes de la banlieue, puis les dieux des montagnes voisjnes, les Oréarques, à leur tête le Vésuve : le mythe est ici procédé de transfiguration poétique de la réalité, moyen d'exalter, en leur donnant figure - et figure splendide-, des impressions de beauté, de lumière, d'amoureuse ivresse... Comme le montre excellemment le livre de Guy Demerson, sans cesser d'être art d'intelligence et signe de haute culture, il se confond avec l'expression lyrique la plus haute. 3. Notons bien que les formes latines ne s'adapteraient pas si parfaitement à leur contenu nouveau s'il y avait contradiction d'esprit entre ces œuvres et les œuvres antiques. Mais dans tous les cas envisagés, non seulement il n'y a pas contradiction, mais même cette utilisation des formes est indissociable de celle des contenus : esthétique, comme dans le paganisme sensuel de Pontano ; éthique, comme dans les Imagines, fondés sur une phi-

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losophie et une rhétorique romaines de la gloire ; historique dam; les évocations par Hutten du passé national, dont la matière est prise à César, à Tite-Live et à Tacite, dont le fil conducteur est l'affrontement à Rome, l'adversaire de toujours. C'est même, soit dit en passant, le paradoxe de cet humanisme allemand : il puise dans la culture latine le sentiment et les moyens d'expression de son identité propre, de son irréductibilité ; il assimile la tradition littéraire latine, mais c'est pour la retourner contre Rome, la tradition historiographique latine, mais c'est pour en renverser les perspectives : c'est la même histoire, vue cette fois du côté des barbares. Capitale à ce point de vue a été la découverte par Conrad Celtis, le grand poète de la génération précédente et le premier pionnier de l'unité spirituelle allemande, du manuscrit de la Germania de Tacite. Car nommer l'Allemagne « Germania >, c'est déjà la rattacher à un passé historique glorieux, c'est lui donner une existence historique et politique. En résumé, si les formes antiques servent si bien, c'est parce que la pensée antique alimente la réflexion, le rêve spirituel de ces hommes de la Renaissance, parce qu'elle modèle les idéaux de la vie civile Oa gloire), parce qu'elle structure l'analyse et l'action politiques. Mais n'y a-t-il pas au moins un domaine, d'ailleurs essentiel, celui de la nouvelle spiritualité chrétienne, où la conciliation risque d'être malaisée avec des formes qui sont celles du paganisme ? Le problème a été vu et largement débattu : Ciceronianus, Virgilianus es, non Christianus. C'est Erasme qui lui a consacré la thèse la mieux argumentée ; mais même son adversaire, Scaliger, s'indigne qu'on puisse désigner le Dieu des chrétiens par le titre de lupiter Tonans ou de Jupiter Optimus Maximus (ce qui, il est vrai, n'est pas une innovation de la Renaissance, car ces formules ne sont pas rares durant le Moyen-Age). Notons cependant que ce qui est en jeu ici, c'est seulement la prétention des plus puristes des écrivains romains (Bembo, Sadolet) à réduire le maniement de la langue au classicisme de l'usage cicéronien ou virgilien. A aucun moment n'est remis en question l'emploi du latin, qui est la langue du Christianisme autant que la langue du paganisme. Qu'en est-il des genres poétiques eux-mêmes? Il est classique, lorsqu'on aborde ce problème, de mettre l'accent sur l'échec relatif de certaines formules : de constater, en dépit d'indéniables beautés, la froideur de l'épopée chrétienne de Vida, l'étrangeté et peu s'en faut le caractère profanatoire des Héroïdes chrétiennes d'Eoban Hesse. Cet échec, on peut même le comprendre : voilà des genres classiques trop typés : l'épopée relate les exploits héroïques : il est fâcheux de réduire le Christ aux dimensions héroï-

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ques, le miracle aux dimensions de l'exploit; sans compter le décalage de style, aux antipodes de la simplicité biblique. De même l'héroïde est la lettre amoureuse : le chrétien est gêné par cette assimilation de l'amour divin à l'amour humain ; trop marqué le distique élégiaque lui-même, et le lexique qui en est inséparable : les Mea Lux, Mea Vita peuvent-ils se dire sans gêne, non plus de la femme aimée, mais du Christ sauveur ? Or ces rapprochements s'imposent, du fait que ces œuvres, comme toutes les autres, sont lues de deux façons, directement, pour elles-mêmes, et indirectement, par référence. Avant de condamner, essayons cependant de comprendre : et d'abord la ferveur de l'attente qui, du De Partu Virginis de Sannazar à la Christiade de Vida et au Paradis Perdu de Milton ou à la Jérusalem délivrée du Tasse, appelle la venue d'un Virgile chrétien. Pour l'utilisation des formes païennes, n'oublions pas qu'elle remonte aux fondateurs de la poésie latine chrétienne. Quid Horatius cum psalterio? demande Jérôme. Mais relisons Ambroise, Hilaire, Prudence : et l'éloge d'Epicure par Lucrèce converti en éloge du Christ, et l'assimilation des martyrs aux héros antiques, et la Descente du Christ aux Enfers, retractatio sur le thème des grandes catabases antiques : un thème que la Renaissance reprendra avec ferveur car on le trouve chez Eoban Hesse et chez Erasme lui-même. Et si l'on passe condamnation sur l'épopée ou l'héroïde, combien de formes restent possibles : l'ode, qui est simplement chant, phrase musicale, d'ailleurs depuis longtemps christianisée sous la forme de l'hymne ; l'épigramme, qui devient le support d'une réussite incontestable. Une tradition qui remonte aux Disticha d'Ambroise et aux Tituli Historiarum de Prudence s'accomplit véritablement sous l'influence des écrivains jésuites, dans les Epigrammata sacra de Richard Crashaw: longue série de quatrains, où l'auteur médite avec émotion sur les incidents de la vie du Christ et de la passion, dans une rhétorique éclatante, avec une ingéniosité parfois excessive - mais cette fois il y a accord parfait entre le sujet et la forme et le style, rien ne pouvant mieux qu'une esthétique de l'antithèse et de la surprise exprimer le paradoxe perpétuel qu'est la vie du Christ et la vie du chrétien selon la foi. Est-ce trop brillant? Rappelons avec Jacques Fontaine qu'à la question de Jérôme l'abbé de Saint-Denis répond en demandant le luxe pour Dieu.

m Sur des pensers nouveaux faisons des vers antiques > : jusqu'ici le vers d'André Chénier pourrait résumer assez fidèlement le programme po~tique de ces hommes de la Renaissance. Mais serait-il «

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juste de le réduire à cette formule ? Il est vrai que même dans ce cas ils joueraient un rôle important dans l'histoire des formes littéraires, rôle de médiation, de relai : mais ce serait un rôle passif, alors que je suis convaincu au contraire que, s'ils ont pu exercer une telle influence sur le développement des formes du vulgaire, c'est d'abord en raison de leur rôle créateur et actif. Il est fondamental à ce sujet de rappeler quelle est leur position sur le problème de la langue elle-même. Ce qui est stoppé, par réaction contre l'évolution médiévale, c'est le foisonnement anarchique des formes barbares. Mais, en même temps qu'on prône le retour à l' elegantia, des voix autorisées affirment la légitimité d'un travail d'enrichissement conforme au génie de la langue. Ermolao Barbaro enseigne à forger des mots « latinis auribus >. C'était déjà la méthode de Boèce, celle de saint Thomas, c'est celle de Leonardo Bruni : c Là où la langue est en défaut, il convient de te faire une âme antique : tu peux créer des mots nouveaux, mais de telle façon qu'ils ne semblent pas inventés par toi, mais remonter en toi du fond des ténèbres de /'Antiquité. > En effet, bien que nous soyons à l'époque des grands inventaires lexicographiques, à aucun moment il ne faut imaginer ces auteurs limités comme des étudiants de thème latin au stock des mots effectivement recensés. Le travail de création vivante continue, souvent efficace : les mots nostalgie, syphilis, interlocuteur, sont des traductions françaises de créations latines de cette époque. Des catégories morphologiques montrent une particulière vitalité : les poètes y contribuent par d'innombrables innovations, heureuses, indiscutables, autorisées par une intelligence profonde des mécanismes, du génie créateur de la langue. De là vient qu'on a souvent l'impression d'entendre une musique inédite : comme celle que nous offre Pontano, dans ses admirables Berceuses latines, ces appels au sommeil, où la caresse des diminutifs et des super-diminutifs (somnule blandule, somnicule blandicule) se combine avec l'effet incantatoire des répétitions (ueni, uenias) et des allitérations; rappelons que le mot même est de lui, allitteratio, créé sur le modèle adnominatio, et il en a défini dans un dialogue les valeurs esthétiques, le caractère apaisant : suauitas, mulcere aures, titillatio auribus. Tout comme il invente ici le mot latin de la berceuse, nae-naenia, transposition de l'italien ninna-nanna, sur le modèle de susurrus et de mur mur. Or ce qui est vrai du lexique l'est également des formes métriques. Ici encore une intuition sûre des possibilités des formes héritées permet de les ordonner aux exigences de la nouvelle sensibilité. L'hendécasyllabe de Pontano procède d'une excellente analyse des possibilités de ce mètre : vers délié et facile, il convient admirablement à une poésie légère dont Catulle est le modèle. Pontano en fait

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le véhicule d'une poésie ultra-légère, sensuelle, voluptueuse, érotique, comme nos Blasons - en même temps qu'il porte à la limite ses qualités de mobilité : vers allégé par les diminutifs, rythmé par les doublets et les chiasmes, animé, relancé par les reprises parallèles et les renversements, et finalement structuré par ces subtils effets de miroirs et de reflets. Un style se crée ici, un des grands styles de la Renaissance latine, en référence certes à Catulle, comme en témoigne le poème dédicace, en fait, hyper-catullianisme, qui fera école chez les néo-latins, car on peut le suivre chez Jean Second, Théodore de Bèze, Jean Bonnefons - et chez les poètes en langue vulgaire, puisqu'il modèle l'heptasyllabe de Ronsard. A l'opposé de l'hendécasyllabe, vers dynamique, support idéal d'un lyrisme de mouvement, le distique élégiaque. Depuis Ovide et Martial, cette forme métrique, qui a servi longtemps l'expression du sentiment, est mise au service de l'esprit. Pourtant c'est à la Renaissance qu'il était réservé de pousser cette évolution naturelle jusqu'à ses dernières conséquences : d'abord lorsque des logiciens du sentiment l'utilisent, dans le cadre de l'épigramme moyenne, pour poser et résoudre en pointe, au terme d'un raisonnement structuré, les illogismes du cœur selon la casuistique précieuse (et il serait intéressant d'étudier, comme nous y invite Sébillet, l'action de l'épigramme sur les formes contemporaines du dizain et surtout du sonnet) ; plus tard, lorsque, avec leur rhétorique éclatante, les écrivains baroques feront de l'épigramme le lieu privilégié des surprises et des paradoxes, et, comme ils disent, le « plein théâtre des merveilles >. J'ai dit : préciosité, goût baroque. Est-il si hasardeux de soutenir que jusqu'en matière d'esthétique le destin de la Renaissance a consisté à donner leur plein développement à des tendances esquissées seulement, mais parfaitement discernables, de la poésie latine ancienne ou tardive ? En ce qui concerne la préciosité, il est probable que l'influence des quelques pièces qui restent de la première épigramme érotique latine a été sans commune mesure avec leur nombre et même avec leur qualité. Et pour le baroque, il suffit, pour établir la dette, de constater la place que font à Martial ou à Claudien un Balthazar Gracian ou un Tesauro, théoriciens de l'agudezza ou de l'arguzia et du concettisme. De Martial, célébré comme le prince de l'ingenium, Gracian commente avec admiration l'épigramme sur l'enfant poignardé par la chute d'un glaçon, avec son trait final : « Où la mort ne nous guette-t-elle pas, si même l'eau peut égorger ? » : Aut ubi mors non est, si iugulatis aquae ? Tesauro cite avec enthousiasme le vers de Claudien sur le « fabuleux miracle du Mont Etna > : « la flamme lèche la neige qu'elle touche sans la fondre > : Lambit contiguas innoxia flamma pruinas.

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C'est donc au moins avec la caution de ces modèles antiques que se définit, que s'affirme, vers le tournant du siècle, l'esthétique moderne, esthétique de la merveille, de l'excès, triomphe de la rhétorique - et l'on sait à quel point elle est latine - dont les Grotius, les Eyndius et les écrivains jésuites comme Rémondi, Sarbiewski, Bidermann, Van der Sandt, Cabillau, Crashaw, sont les ouvriers, au même titre que le chevalier Marin. Mais on commence seulement, après les études de Mario Praz, à soupçonner l'importance de la contribution de la poésie néo-latine à la formation de l'idéal baroque. Pour finir, un mot de l'évolution des genres poétiques hérités de l'Antiquité. La poursuite du mouvement commencé avec Ennius conduit à la latinisation de nouvelles formes grecques : comme l'ode pindarique ou anacréontique, comme le dithyrambe, le vœu rustique ... D'autre part, à l'intérieur des anciens genres littéraires s'accomplit un important travail de différenciation. W. L. Grant a étudié ainsi les métamorphoses de l'églogue néo-latine : selon qu'on change de milieu ou d'intention, on a une églogue de pêcheurs ou de marins, une églogue religieuse, commémorative, didactique, satirique... Ce qu'on voudrait suggérer ici, c'est que l'églogue virgilienne était riche de la plupart de ces possibilités. On pouvait en effet, soit, comme Pétrarque, mettre l'accent sur la simplicité pastorale, l'errance au sein de la nature, l'otium nécessaire à l'inspiration, et investir ainsi l'églogue des valeurs de dépouillement et de vie contemplative qui sont au cœur de la nouvelle spiritualité. Ou encore, comme Sannazar, retenir la tonalité mélancolique et, plus profondément, l'idée d'un certain rapport sentimental entre le cœur de l'homme et la nature, qui n'est plus d'ailleurs, chez lui, la campagne des environs de Mantoue, mais le paysage marin de la baie de Naples (par où il rejoint plutôt Théocrite). Ou bien on pouvait développer les implications sociales et même politiques aisément discernables dans l'églogue virgilienne : c'est ce que fera Euricius Cordus, poète allemand engagé dans les luttes luthériennes et auteur d'une bucolique satirique. Ainsi l'histoire des genres s'enrichit-elle de chapitres nouveaux et originaux. Grâce à ce processus de différenciation, des variétés accèdent à la dignité de genres : la description de villes se détache, avec ses lois propres, comme une catégorie indépendante du genre descriptif; l'hodoeporique, comme une catégorie du genre narratif; les Icones ou Imagines, comme une catégorie de l'épigramme. Mais c'est l'Emblème qui est peut-être le plus propre à conclure cette démonstration. A y regarder de près, rien ici d'absolument neuf : la forme est celle de l'épigramme; l'association de l'épigramme et de la pensée

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symbolique se rencontre parfois dans l'épigramme épidictique grecque ; quant à l'union du poème et de l'image, elle nous ramène aux origines mêmes du genre épigrammatique, à l'inscription et à sa fonction d' ecphrasis. Cela est si vrai qu'un certain nombre d'emblèmes d' Alciat, le créateur du genre, sont des traductions pures et simples d'épigrammes de l'Anthologie. Et pourtant, quelque chose a radicalement changé. C'est d'abord la systématisation : il y a eu généralisation de la pensée figurative ; non par hasard, car il est facile d'en discerner les raisons profondes, philosophiques, avec la théorie Ficinienne et Plotinienne de la supériorité de la connaissance contemplative ; pédagogique, avec la théorie, bientôt adoptée par les jésuites, de l'enseignement par la délectation : « Or, il n'y a rien, écrit Uon Richeome, qui délecte plus et fasse glisser plus suavement une chose dans l'âme que la peinture, ni qui plus profondément la grave en la mémoire. > D'autre part, le fait de l'imprimerie, en conférant à la reproduction de l'image une fidélité égale à celle du texte, établit pour la première fois entre le poème et l'image un rapport inaltérable. La meilleure preuve de la naissance d'un genre poétique est l'apparition d'un mot nouveau dans le vocabulaire de la critique littéraire. Le mot imposé par Alciat, l'emblème, a bénéficié d'une fortune considérable, étant aussitôt repris pour caractériser les trois mille recueils de même nature recensés pour les seuls xvf et xvu• siècles par Mario Praz dans ses Studies in seventeenth century imagery (2• éd., 1964, p. 265-376). Mais qu'il nous soit permis d'essayer à notre tour de résumer cette analyse par une brève image. Je me souviens, lors de mes premières visites au Louvre, quand la grande galerie n'avait pas encore été refaite, et qu'e11econtenait toujours les chefs-d'œuvre des collections italiennes, avoir beaucoup admiré le Martyre de Sébastien de Mantegna, l'une des premières grandes toiles accrochées sur le mur de droite. A y regarder de près, tous les éléments constituants de ce tableau sont repris de l'antique : aussi bien le décor, avec ses rots de colonnes, que le corps nu du Saint, qui a la perfection glacée et grisâtre des statues de marbre. Et pourtant dans le regard levé de l'adolescent passe quelque chose qui doit s'appeler la grâce : cela suffit, apparemment, à en faire une œuvre d'esprit irréductiblement moderne et comme l'emblème, si on peut risquer la comparaison, de notre poésie latine de la Renaissance. Pierre Laurens

ORIENTATION

BIBLIOGRAPHIQUE

: collection c Peuples et Civilisations >, HISTOIRE ET CMLISATION t. VII, 2, L'annonce des temps nouveaux (PIRENNE,RENAUDET,PElUlOY, HANDELSMANN, IIALPHEN), Paris, 1931 ; t. VIII, Les débuts de l'IJge moderne (HAUSER,RENAUDET),Paris, 4• éd. 1956 (nouvelle édition refondue sous la direction de J. C. MARGOLIN,en préparation); t. IX, La prépondérance espagnole, 1559-1660 (HAUSER), 3• éd. Paris, 1948. J. DELUMEAU,La civilisation de la Renaissance, Paris, 1967. HUMANISME : aux travaux fondamentaux de BURCKARDT, V0IOT, GARIN, KlusTBLLER, etc., cités dans nos articles sur l'Italie et les autres pays, ajouter M. P. GILMORB,Le monde de rhumanisme (1453-1517), 1952, trad. frse, Paris, 1955 ; A. RENAUDET,Humanisme et Renaissance, Genève, 1958; S. DRBSDEN,L'humanisme et la Renaissance, 1967. : P. A. BUDDC,Leben und Werken der Vorzüglichsten Lateinischen Dichter des XV-XVIII Jahr., Vienne, 1928.

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ORIENTATION BIBLIOGRAPHIQUE

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PRINCIPALBS RBVUBS : Humanistica Lovaniensia, Louvain, à partir de 1928; Humanisme et Renaissance, 1934-1940; devient à partir de 1941 Biblioth~que d'Humanisme et Renaissance, Travaux et Documents, Paris, puis Genève, Droz; Latomus, Bruxelles, à partir de 1937; Rinascimento, Florence, à partir de 1950 (fait suite à La Rinascita, 1938-1944); Studies in the Renaissance, New York, à partir de 1954; Renaissance News, New York, à partir de 1957. UTILIA : Orbis Latinus, oder Verzeichnis der wichtigsten lateinischen Ortsund Uindernamen, von J.O. Th. GRAESSE,2. Auflage, mit besonderen Berücksichtigung der mittelalterichen u. neueren Latinitat, neu arbeitet von Fr. BENEDICT,Berlin, 1909, 348 p. - Un lexique est en préparation : cf. J. IJSJEWIJN, De lexico linguae Latinae recentioris nuper inchoato, Handelingen van het 25 ste Vlaems Filologenkongres, Anvers, 1963. Du même auteur, un Manuel des études néo-latines, à paraître (North-Holland Publishing Cy, fin 1976).

OllIENTATION BIBLIOGllAPHIQUE

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SUPPLEMENTS BIBLIOGRAPHIQUES : Bibliographie des articles relatifs d l'histoire de l'Humanlsme et de la Renaissance, Genève, Droz, à partir de 1956 ; A. GER.LOet F. I..AuP,Bibliographie de l'humanisme belge, précédée d'une Bibliographie générale concernant l'humanisme européen, Bruxelles, 1965 ; pour les éditions récentes d'auteurs ne figurant pas dans notre anthologie, voir Cl. BALAVOINB, La poésie latine de la Renaissance : éléments de bibliographie, in c Bull. Ass. Guillaume Budé >. mars 1975, p. 131-145.

L'ITALIE DU QUATTROCENTO ET DU CINQUECENTO

Annoncée par Pétrarque et Boccace, la Renaissance s'épanouit en Italie avec un siècle d'avance sur le reste de l'Europe : la péninsule est alors le point lumineux vers lequel les autres nations tournent les yeux. Pourtant, cette période de l'histoire italienne est une des plus tragiques : le pays est divisé par ies rivalités des Etats, ensanglanté par les factions, livré aux ambitions des chefs de bande ou condottiere, qui fondent de véritables dynasties, comme les Visconti et les Sforza à Milan. Au lieu de l'unité, un équilibre territorial fragile, instauré par la paix de Lodi (1454) et difficilement préservé pendant trois décennies. Cette instabilité fait de l'Italie une proie offerte aux convoitises étrangères, du roi de France, de !'Empereur : l'histoire de la première moitié du xvi8 siècle est celle des succès et des échecs alternés des expéditions françaises qui se succèdent de Charles VIII à Henri Il, pour aboutir à l'échec final et à l'hégémonie de l'Espagne sur la péninsule, consacrée par la paix de CateauCambrésis (1559). Mais cet état de faits a favorisé l'essor de fortes personnalités, et avec elles le culte de la virtù. D'autre part, l'Italie bénéficie d'une nette avance économique, tout au moins dans le Nord, où l'essor de la banque fait la richesse des grandes familles de Florence. Le faste des princes, l'enrichissement de la bourgeoisie favorisent l'avènement de nouveaux modes de vie et de pensée, dans un monde où les prédications évangéliques des Franciscains, le mysticisme d'un Savonarole, les mortüications des flagellants semblent désormais anachroniques. A la place, une curiosité passionnée pour l' Antiquité grecque et latine, ravivée à la fois par le souvenir de la grandeur passée de Rome et, après 1453, par l'arrivée des émigrés byzantins, dont le futur poète Marulle. La chasse aux manuscrits se poursuit dans une atmosphère enthousiaste dont une lettre fameuse du Pogge peut donner une idée. Des savants, des mécènes ouvrent les premières bibliothèques publiques : pour recevoir le legs de Niccolo Niccoli, Cosme de Médicis demande à Michelozzo de construire la bibliothèque de San Marco ; Sixte IV crée la Vaticane; les collections léguées par le cardinal Bessarion à la Seigneurie constituent le fonds principal de l'actuelle

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Marciana de Venise. De grands professeurs, Guarino da Verona à Ferrare, Vittorino da Peltre à Mantoue, forment l'élite de la jeunesse selon le nouvel idéal. Autant de villes et de cours princières, autant de foyers de la nouvelle culture. Au xv' siècle, la capitale intellectuelle est sans conteste Florence, surtout dans la deuxième moitié du siècle, quand les Médicis, Cosme, puis Laurent réunissent autour d'eux poètes, savants et artistes, quand fleurit l'Académie platonicienne, que le Studio fiorentino entend Marsile Ficin commenter Platon et Politien commenter Homère et Virgile. Mais il faut compter aussi avec Naples, où les rois d'Aragon, Alphonse et Ferrant, reprennent la tradition des rois souabes et angevins, et encouragent Pontano à fonder sa fameuse Académie, fréquentée par Sannazar et Marolle ; avec la richissime Venise, qui a développé le Studio Padouan, où Ermolao Barbaro dispense son prestigieux enseignement; tandis qu'à Ferrare les ducs d'Este s'entourent d'un cénacle brillant, dont les étoiles sont !'Arioste et le néo-latin Titus Vespasianus Strozzi. Les mêmes centres fleurissent au cours de la première moitié du siècle suivant : l'œuvre de Sannazar, disciple et ami de Pontano, celle d' Angériano, à Naples, celle d'Hercule Strozzi (fils de Titus Vespasianus), de Palingène, à Ferrare, touchée par les idées réformistes, attestent cette continuité. Il faut noter l'importance grandissante de Venise, où Alde Manuce a créé son imprimerie (1493) et avec Marcus Musurus fondé l'Académie des Philhellènes; Marc-Antoine Flaminio, Navagero, Joannes Cotta, représentent brillamment la contribution de la Vénétie au domaine de la poésie. Cependant le grand fait spirituel nouveau est le prestige de Rome en Italie, ou plutôt, comme on l'a dit, la réconciliation de la Renaissance avec Rome. Le premier artisan en est sans doute Jules II, fondateur du pouvoir temporel des Papes. Mais c'est Uon X, un Médicis, qui en fait mûrir les fruits. L'éclat de l'Académie romaine, dominée par les cicéroniens Bembo et Sadolet, l'afflux des artistes et des écrivains de génie qui de toutes les régions de l'Italie sont attirés par la cour pontificale, paraissent justifier alors l'orgueil de la romanitas, le sentiment, presque mystique chez quelques-uns, de la mission impériale de la Rome papale, héritière de Pierre mais aussi de César. Ce sentiment est si bien partagé par les contemporains que, lorsque se répand la nouvelle du sac de la ville par les impériaux en 1527, c'est l'Italie tout entière qui prend le deuil. Ce transfert de la suprématie spirituelle s'accompagne de changements sensibles dans la poésie en langue latine. Même si les préoccupations éthiques et religieuses n'en sont pas absentes pendant le Quattrocento, comme le prouvent les œuvres de Spagnoli et de Maru1Ie, il faut bien reconnaître que la très brilJante production poé-

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tique latine de ce siècle est essentiellement profane et par suite prête le flanc à l'accusation de paganisme. La poésie d'inspiration amoureuse en particulier connaît un exceptionnel épanouissement. Le lyrisme personnel ne disparaît pas au siècle suivant, mais il cède la première place ou à la poésie pastorale (Navagero, Flaminio), ou à la poésie didactique (Fracastor) ou philosophique (Palingène), ou, bien •avant le Concile de Trente, religieuse (Sannazar et surtout Vida). En matière de style, on peut regretter la savante et vivante variété du siècle précédent. Certes une œuvre comme celle de Palingène tranche par son écriture comme par son inspiration sur la production de toute son époque. Le virgilianisme des autres est la traduction naturelle du cicéronianisme triomphant. Mais la recherche toujours plus exclusive de la pureté classique ouvre inévitablement la voie à l'académisme. ORIENTATION BIBLIOGRAPHIQUE 1.

ETUDES GÉNÉRALES

Biographies : Mario COSENZA, Biobibliographical index of ltalian humanists (micro-film), Renaissance Soc. of America, New York 1954. Histoire et civilisation : E. R. LABANDE,L'Italie de la Renaissance, Paris 1954. Humanisme italien : en premier lieu les thèses célèbres de J. BURCICARDT, Die Kultur der Renaissance in Italien, Bâle 1860, 2• éd. Leipzig 18771878, trad. fr. par M. ScHMITT,Paris 1885, 1958; et de G. VomT, Die Wiederbelebung des klassischen Altertums, Berlin 1859. - Parmi les modernes, les travaux de G. TOFFANIN,Che cosa fu l'umanesimo, Florence 1929; Storia delfumanesimo, Rome 1940 1 ; L'umanesimo al Conci/io di Trento, Bologne 1955; et de E. GARIN, Der italienische Humanismus, Berne 1947, trad. fr. : La Renaissance, histoire d'une révolution culturelle, Paris 1970; L'éducation de l'homme moderne (14001600), Paris 1968; Umanesimo e Rinascimento, in c Questioni e Correnti di storia letteraria >, 1963, p. 349-404 (bibliographie critique, 394-404); voir aussi P. O. KluSTELLER,Studies in Renaissance thought and letters, Rome 1956; The classics and Renaissance thought, Cambridge, Mass. 1955; Der italienische Humanismus und seine Bedeutung, Bâle-Stuttgart 1969; B. L. ULLMANN, Studies in the Italian Renaissance, Rome 195S; G. MAZZACURATI, La crisi della retorica umanistica nel Cinquecento, Naples 1961 ; F. TATEO,Tradizione e realta nell'umanesimo italiano, Bari 1967. L'umanesimo nel meuogiorno cfltalia, Humanisme à Naples : A. ALTAMURA, Florence 1941 ; A. SoRIA, Los humanistas de la corte de Alfonso el Magnanimo, Grenade 1956. Humanisme à Florence : A. della TORRE, Storia delf Academia platonica di Firenze, Florence 1902; A. CHASTEL,Art et humanisme à Florence au temps de Laurent le Magnifique, Paris 1961. Histoire littéraire : V. Rossi, Il Quattrocento, 1" éd. 1900, 1• éd., avec supplément bibliographique 1932-1960 par A. VALLONE,Milan 1960; G. ToFFANIN,Il Cinquecento, 1" éd. 1927, 6• éd., avec supplément bibliographique 1949-1959, Milan 1960. Poésie latine : G. BornouoNI, La lirka latina in Firenze nella seconda meta .2

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del secolo XV, in c Ann. della Sc. norm. sup. di Pisa >, 1913 ; A. SAINATI, La lirica latina nel Rinascimento, Pise 1919; B. C.oce, Poesia popolare e poesia d'arte, Bari 1930; id., Poeti e scrittorl del primo e del tardo Rinascimento, Bari 1945.

2. IŒCUBILS DE TEXTES Carmina quinque illustrium poetarum, Venise 1548, Florence 1549 (Bembo, Navagero, Castiglione, Cotta, Flaminio); Doctissimoru.m nostra aetate poetarum ltalorum epigrammata, Paris s.d. (Flam.inio, Molza, Cotta, Lampridius, Sadolet, Navagero ...); G. M. ToscANo, Carmina illustrlum poetarum Italoru.m, Paris 1576-1577 (2 vol.); Jan GRUTER (Ranutius Gherus), Delitiae CC poetarum ltalorum, Francfort 1608 (2 vol. in 4°); G. BoTTARI (attribué aussi à T. BuoNAVENTUlU), Carmina illustrium poetaru.m ltalorum, Florence 1719-1726 (11 vol.); B. CosTA, Antologia della lirica latina in ltalia nei sec. XV e XVI, Citta di Castello 1888 ; U. B. PAOLI, Prose e p0esie di scrittori italiani, 6• éd., Florence 1927; rééd. 1963; F. AltNALDI, L. GUALDO ROSA, L. MoNTI-SABIA, Poeti Latini del Quattrocento, Milan-Naples 1964; C. D10NISOTT1, Poeti Lirici, bu.rleschi e didascali del Cinquecento, (à paraître chez Riccardo Riccardi).

FRANCESCO PETRARCA (1304-1374)

Pira.ulQUB est né à Arezzo d'un père banni de Florence; en 1311, celui-ci l'emmmie en Avignon ; le jeune homme suit des cours de droit à Montpellier et à Bologne, tout en découvrant les humanités, puis il entre dans les ordres mineurs, se met au service du cardinal Giovanni Colonna. En 1327, il a rencontré Laure, inspiratrice du Can:r.oniere;au début de 1337, l'émotion ressentie devant les ruines de R.ome décide de sa vocation latine : de retour en Provence, dans la solitude du Vaucluse, il commence l'Africa et le De Viris lllustribll8. Quand, en 1341, on lui offre la couronne poétique, il choisit de la recevoir à R.ome, sur le Capitole, et il la dépose ensuite sur la tombe de Saint-Pierre. L'entrée de son frère dans les ordres n'est sans doute pas étrangère à la crise spirituelle qui lui inspire le De Vila Solitaria, le De Otio Religioso, le Secretum. En 1348, année de la grande peste, il perd Laure et de nombreux amis ; mais il fait la rencontre de Boccace. Ses vingt-cinq dernières années sont remplies par une grande activité : voyages, missions diplomatiques, recherches d'érudition. On le voit de nouveau en Avignon, dans le Vaucluse, où il écrit les Rerum familiarum libri, également à Milan (où il compose les Triomphes), à Venise, où on lui a fait don d'une maison sur la Via degli Schiavoni, à Padoue, enfin, où il meurt, dans sa maison de !'Arqua, le front, dit la légende, sur un manuscrit de Virgile.

La figure de Pétrarque se dresse à l'entrée de toutes les avenues du monde moderne. Tandis qu'avec le Canzoniere il joue un rôle plus déterminant peut-être que Dante lui-même dans la naissance de l'italien moderne, avec son œuvre latine, il prélude au splendide épanouissement de la poésie humanistique. On connaît le passage de la célèbre lettre à Boccace (F am. XXI, 15) où, après avoir exalté le génie de son prédécesseur, il ajoute : c ln uulgari eloquio assurgit clarior et altior quam carminibus et prosa. > Tout en lui reconnaissant la prééminence dans le maniement de la langue vulgaire, il la lui retire donc en latin. Il n'est pas douteux que ce jugement ne soit lié à la propre ambition de Pétrarque: née, comme on le sait, de l'émotion reçue à Rome en 1337 au spectacle des ruines antiques, elle associait au rêve politique et spirituel d'une résurrection de la Ville éternelle le projet de créer, en rupture avec le latin du Moyen Age, un style latin nouveau, d'être celui qui retiendrait les Muses fuyantes dans le Latium et redonnerait une nouvelle grandeur à la poésie et à la prose latine. Le De Viris lllustribus, les Rerum Memorabilium, l'A/rica, sont nés de ce projet, mais aussi les Eglogues, les Epîtres métriques, le Secretum. Il ne nous appartient pas d'étudier ici la prose latine de Pétrarque :

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rapide, riche, variée, pour correspondre à la variété des contenus et des tons, à l'immédiateté du sentiment, au besoin d'exprimer rhomme tout entier ; puisant un peu à tous les lexiques, à Sénèque, Salluste, Live, Virgile, Augustin, mais redevable à Cicéron de sa dignité et de sa chaleur oratoire. On est loin, déjà, du latin scolastique, même si ce n'est pas encore l'unité de Pontano ou la perfection de Bembo. Les vers non plus ne sont pas toujours d'une élaboration parfaite : mais, en dépit de quelque approximation encore, lexicale, syntaxique et même prosodique, quel charme dans l'ensemble, et parfois quelle splendeur! Les plus proches sans doute de l'expérience des Rime sont les Epîtres métriques, liées à l'élan de l'inspiration quotidienne, d'où des pages claires et détendues, à côté de méditations d'une grande intensité lyrique et dramatique (Ad se ipsum). Le cadre de l'églogue était également propice à l'auto-analyse. Sous les figures antagonistes des bergers, le poète poursuit son dialogue avec lui-même : comme dans la plus célèbre de ces bucoliques modernes, la Parthenias, où ne s'opposent pas seulement les deux idéaux, de la vie active et de la vie contemplative, mais deux conceptions, sacrée et profane, de la poésie : on y trouve l'affirmation, capitale pour Pétrarque lui-m!me et pour ses successeurs, de la valeur inaliénable de la poésie sous toutes ses formes, qu'elle ait pour héros le Christ ou Scipion. Même inachevée, l'Africa occupe une place centrale dans la poésie latine de Pétrarque. On y trouve en effet et la fascination exercée par Rome et l'idée (augustinienne) de sa mission providentielle, et le goftt de la vertu et des grandes actions et l'orchestration du thème de la gloire qui va devenir un des grands thèmes de la Renaissance. C'était déjà le sujet du De Viris, des Rerum Memorabilium, du Triomphe de la Gloire, 6videmment antithétique de celui de la Mort (v. 8-9 : vidi da l'altra parte giunger quella che trae l'uom del sepolcro). Le poète y voit défiler, en une vision grandiose, le cortège des héros, et au premier rang ceux de l'histoire romaine, à la suite de César et de Scipion (v. 26-29) :

... e poi mi fu mostrata Dopo si glorioso e bel principio Gente dl ferro e di valore armata, Siccome in Campidoglio al tempo antico... Centrée autour de la figure de Scipion, le héros de la deuxième guerre punique, l'Afrlca est le poème de cet idéalisme. Il est d'autant plus remarquable qu'au seuil de son épopée Pétrarque ait voulu placer une longue et noble méditation qui est la plus complète dénonciation du néant de la gloire humaine : avertissement qui en modifie singulièrement la perspective et la portée, et par lequel l'écrivain satisfait sa conscience chrétienne. Mais - et ceci montre le nœud indissoluble qui lie huma,;. nlsmo et christiunlsme aux yeux de Pétrarque - cette critique radicale

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de l'id&l de gloire profane est empruntée, comme on le verra, à l'une des pagesles plus prophétiques de Cicéron déjà commentée par Macrobe (ln Somnium Sdpionis) et par Boèce (De consolatione, II, 7), à ce Somnium Scipionis c che, avulso dal De Republica, gallegio sui no·tumo mare del paganesimo come un messagio di Dio > (Toffanin) : c'est le recours à l'une des expressions les plus élevées de la sagesse antique qui permet de remettre les choses à leur vraie place. Sur ce point comme sur beaucoup d'autres, le poète réussit la conciliation au sein de la complexité - complexité vivante, puisque c'est au cœur de ce développe• ment qu'il définit son propre projet de gloire :

... et nobis ueniat uelut Ennius alter. TEXTE : Pr. Petrarcae, Opera lat/na•••, Venise, 1501; importants extraits dans la collection c Storia e testi >, voL VI (Rime, Triomphe e poesie latine•• : ces dernières par E. BIANCHI et o. MilTBLLOTII), vol. VII (Prose) ; pour l'Africa, 6dition critique de N. FESTA ••, Florence, 1926; pour le Bucolicum carmen : Fr. Petrarca, Laurea occiden1, Buc. carm. X, tcsto trad. e comm. a cura di G. MAllTBLLOTl1, Rome, 1968. ETUDES. Vie : U. Bosco, Fr. Petrarca, 2• éd. 1961. - Problèmes généraux : C. CALCATBRRA, Il Petrarca e il Petrarchismo, in c Questioni e Corrcnti di Stor. lett. >, Milan, 1963, p. 167-273. - Sur l'humanisme : P. DB NoHI..AC, P. et l'humanisme, Paria, 18921, 1907' ; 0. TOFFANIN, Storia dell' Umanesimo, 1939, 1952, vol. Il, p. 83-154 ; G. MARTELLOTII, Linee di Sviluppo delfumanesimo petrarchesco, in c Studi petrarcbcschi >, Il, 1949; A. MICHEL, Pétrarque et la pensée latine, c Bibliothcca Vitae Latinac >, S. Il, 3, 1974. - Poésies latines : G. A.LBINI,La poesia latina del Petrarca, in c Ann. della Catt. Petr. >, Arezzo, I, 1930; O. MAZZONI, Le Egloghe, le Epistole e altrl componimenti poetici in latino di F. P., ibid. V, 1934. - Sur l'Africa : O. PIAZZA, Il poema dell'umanesimo, Studio critico sull' c A.frlca > di F. P., Rome, 1906 ; N. FBSTA, Sagglo sull' c Africa > del P., Palerme, 1926. O. MAllTELLOTII, Sulla composizione del De Viru e delr Afrlca del P., in c Ann. Sc. o. sup. di Pisa >, s. 2•, X (1941), p. 247-262. - Sur les Epitres métriques : E. BIANCHI,Le Epistole metriche del P., in c Ann. Sc. Norm. Sup. di Pisa >, s. Il, IX, 1940; E. H. WII..EINS, The epistolae metricu of Petrarch, Rome, 19S6.

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... c Mortalia quorsum Vota ruunt ? Amplam cupiunt diffundere famam ; Septa sed arcta uetant. Angusto carcere clausos Somnia magna iuuant ; at cum lux ultima somnum Excutit ac tenebras adimit, tum cemere uerum Heu miseri sero incipiunt, et tempora retro Nequicquam aspiciunt, abeuntque amissa gementes. Illa quoque in uobis ridenda insania mentes Occupat : etemum cupitis producere nomen, Secula demulcent animos numerosa, uenitque Posteritas longa ante oculos ; libet ire per ora Doctorum extinctos bominum, clausosque sepulcro Liberiore uia per mundi extrema uagari. Viuere post mortem, uiolentas spemere Parcas Dulcia sunt, fateor, sed nomine uiuere nil est. Viuite sed melius, sed certius : ardua celi Scandite felices, miserasque relinquite terras. Hic uos uita manet, quam secula nulla mouebunt, Quam nec tristis byems, nec noxia torqueat estas, Anxia sollicitam quam non opulentia reddet, Querula non mestam paupertas, palida non mors Obruet, baud nocuo uexabunt sidere morbi Corporis et animi. Sine tempore uiuite ; nam uos Et magno partum delebunt tempora nomen, Transibuntque cito que uos mansura putatis. Vna manere potest occasus nescia uirtus. Illa uiam facit ad superos. Hac pergite fortes, Nec defessa graui succumbant terga labori. Quod si falsa uagam delectat gloria mentem, Aspice quid cupias : transibunt tempora, corpus Hoc cadet et cedent indigno membra sepulchro ; Mox ruet et bustum, titulusque in marmore sectus Occidet : bine mortem patieris, nate, secundam. Oara quidem libris felicibus insita uiuet Fama diu, tamen ipsa suas passura tenebras. Ipsa tuas laudes etas uentura loquetur : Immemor ipsa eadem, seu tempore fessa, tacebit Immemoresque dabit post secula longa nepotes. Magna geris, maiora geres, imm.ensaque uictor Conficies tu bella manu et dignissima fama : 407 uobis FeJta : nobis A.Id. IS. ne-Y..s,.:;-:le breuem prœa..--ere '!..:~ Co::::e::~t ; uero:n r::!:.:::orr::::ri ~'iùr ;::e cs.t Q;;j pro..-:JJ,.1 nos.:n;zn ref.e-..::etl~-;-;,a :e:::::-us... In G"Code"Jill s:u.:::un DC'Q uis p~iu:.n;;c ~'---œ~t. Son me:us aut ociam. non s:-ies . au! -rra:ia n...~:ri · .\fag::ia."11:Il sed sola quide:n aè.m:...-ra:io reru:n.

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S,J.:.15 amor ueri. Sed quid ta.men o::r::üa. prosu.,t ? la:n sua mors libris adent ; mor..aE.1nJ.lD~:JC

Es.se decet quecumque labor m0na!is in:mi E{fè:t ingenio. Quos si tamen i!la nepo:um P:cge::ies seruare uelit. senioque nocenti Vi:n facere ac ra~do uigilans obsistere scclo. Son ualeat. tam multa uetant ; fata!ia terris Diluuia et populos uiolentior estus adurens, Et pestes rerum uarie celique marisque. Bellorumque furor toto nihil orbe quietum St.are sinens. Libris autem morientibus ipse Occumbes etiam ; sic mors tibi tertia restat. Quot modo in extremo claros Oriente uel Austro Esse uiros reris? Tamen ad uos mittere nomen r.;on potuere suum. Quot prima etate fuisse Illustres famamque ausos sperare perenncm, Su ne tamen ignotos ? Annorum, nate, locorumque Estis in angusto positi. Que cuncta uidentem Huc decet, bue animos attollere. Vulgus inane Viderit in terris quo te sermone loquatur. Despice quisquis is est, et si mea iussa merentur Te docilem, humanum, iubeo, contemne fauorem. Neue ibi tantarum rerum spem pone tuarum. J)Jecebris trahat ipsa suis pulcerrima uirtus. Gloria si fuerit studiorum meta tuorum, Peruenies equidem, sed non mansurus, ad illam. Premia sin autem celo tua, nate, reponis, Quo semper potiaris habes sine fine beatus Et sine mensura... > Jocorumque (cum elisione) Festa 470 uel rvmi:Jm Ald. /501.

locorum et Ald. 1501.

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guerreimmense et mémorable : entreprise que salueront d'innombrables louanges amplement méritées. Déjà il me semble voir un jeune homme •, né bien des siècles plus tard en terre étrusque, qui racontera à son tour tes exploits, mon fils, et viendra à nous comme un second Ennius •. L'un et l'autre sont chers à mon cœur, tous deux sont dignes d'être rappelés avec amour : l'un avec une harmonie encore rude, a introduit les Muses inexpertes dans le Latium ; l'autre les retiendra, sur le point de s'enfuir, par le charme de ses vers ; et tous deux, d'un style différent, chanteront nos travaux, cherchant à prolonger notre éphémère existence. Pourtant, le plus cher à mon cœur est celui des deux qui de plus loin tournera ses regards vers notre époque : car il se sera mis à cette étude, non par ordre, ni avec l'espoir d'une récompense, ni par haine ou par peur de nous, ni par intérêt ou reconnaissance, mais poussé seulement par son admiration pour les gestes grandioses, et par amour de la vérité. Et pourtant, à quoi sert tout cela ? Les livres eux-mêmes mourront : parce qu'il est juste que meure tout ce que le labeur des hommes a produit par un vain effort de l'esprit. Et même si les générations à venir voulaient à tout prix les préserver, les disputer de vive force aux assauts destructeurs de la vieillesse, dans un combat acharné contre le temps qui emporte tout, - elles n'y parviendraient pas, tant il y a de forces qui s'y opposent : déluges engloutissant les continents entiers, sécheresses torrides décimant les populations, et tous les fléaux du ciel et de la mer, et les fureurs de la guerre, qui ne laisse rien subsister de stable nulle part. Donc, quand, à leur tour, mourront les livres, tu disparaîtras avec eux, et ainsi une troisième mort t'attend. Combien d'hommes penses-tu, qui jouissent de la gloire dans les contrées les plus lointaines de l'Orient ou du Midi? Pourtant ils n'ont pas réussi à faire parvenir leur nom jusqu'à vous. Et combien, crois-tu, se sont illustrés au cours des siècles passés, qui ont osé espérer une gloire immortelle, et qui sont pourtant aujourd'hui ensevelis dans l'oubli 1 Vous êtes logés, mon fils, dans un étroit canton du temps et de l'espace. Voyant cela, c'est vers ici, vers le ciel, qu'il faut tourner votre âme. Libre au vain peuple de la terre de parler de toi comme bon lui semble. Quel que soit son jugement, tiens-le en dédain, et si mes recommandations méritent de te trouver docile, voici ce que je t'ordonne : méprise la faveur des hommes, ne place pas en eux les espérances d'une si grande ambition. Que la Vertu, divinement belle, t'attire par sa seule séduction. Si la gloire est la fm de tes ambitions, tu l'atteindras, certes, mais elle te quittera ; si au contraire, mon fils, tu places dans le ciel la récompense de tes actes, tu t'assures un bien que tu posséderas toujours, tu connaîtras un bonheur sans fin et sans Jimite... >

TITO VESPASIANO STROZZI (1424-1505)

Né en 1424 à Ferrare, TITo VBSPASIAN0 Snozzi a fréquenté la cour d'Bate, cour féminine, chevaleresque et lettrée, au moment de sa plus brillante activité, littéraire et artistique. Une belle lign6e de princes humanistes et mécènes y attire ou retient des peintres comme Cosime Tura, le génial et versatile Pisanello, Mantegna ; des écrivains comme Boiardo et Basinio di Parma ; le célèbre Guarino de Vérone, un des plus grands professeurs de l'époque, y donne ses leçons. Tito Vespasiano a été son élève, comme ses frères et le prince Lionel lui-mame. Appelé à plusieurs reprises par les ducs Borso et Hercule à des charaes délicates et à des ambassades importantes, il est porté en 1497 aux fonctions de juge des c Dodici Savi >, dignité à laquelle il associe par la suite son ftls Hercule et qu'il conserve jusqu'à sa mort, survenue le 30 ao~t 1505. Une première édition de son Eroticon, comprenant seulement les sept premières élégies, date de 1443, alors que le poète était encore un tout jeune homme. Son œuvre complète, comprenant les six livres de l'Eroticon et les quatre livres de l'Aeolostichon, ainsi que les Epigrammes, fut publiée en 1514, avec l'œuvre de son fils Hercule.

On a voulu réserver une modeste place, au seuil de cette Anthologie, à celui que Carducci appelait c le plus beau versificateur néo-latin >. Le compliment met parfaitement en valeur et ce qui manque à Strozzi, par comparaison avec de plus grands : la force d'un tempérament poétique, - et ce qui fait son charme : une facilité élégante, une pureté mélodique, alliée à une délicatesse de sentiment allant jusqu'à la préciosité. Ainsi dans l'élégie sur le lièvre de sa maîtresse, où Strozzi reprend et renouvelle à sa façon le thème catullien et ovidien du petit animal chéri, et où la joliesse un peu mièvre du sujet se fait accepter grâce à la finesse de la broderie. Les épigrammes, peu nombreuses, ont elles aussi une séduction indéniable : aussi bien les madrigaux, où l'influence des sonnets de Pétrarque est sensible, que les épitaphes, où, sans la connaître, il semble avoir retrouvé spontanément la grâce mélancolique des poèmes de l' Anthologie. TEXTE : Stror.ii poetae pater et fllius •••, ed. Aldus Manutius, Venise, 1513; A. DELLA GUARDIA, Tito Vespa.sianoStroui, Poesie latine traite dall'Aldina • confrontate con i codici, Modène, 1916 ••; Titi Vespasiani Strozzae Borsia.r; Leipzig, 1933. Bucolicon Liber, ed. J. F6oEL et L JUHASZ,

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Dicite io, nymphae nemorum secreta colentes, Candidus effugiens qua lepus egit iter ; Perfidus auratae subduxit colla catenae, lpsaque cum sancta uincula rupta fide. Dicite, sic uestro faueat Dictynna labori, Praebeat innumeras sic locus iste feras. Florida semper humus Zephyro syluaeque uirescant Nec liquidam turbet cum grege pastor aquam. Cynthia sic penitus uestros ignoret amores, Nec placidum furtis antra cubile negent. Quid tacitae spectatis et ingens pectora uobis Occupat apposita risus ad ora manu ? Ne lachrymas gemitusque meos, ne uerba puellae Temnite, consilium ferte et opem misero. mum equidem reor boa saltus, haec lustra petisse ; Signa canum late turba secuta dedit. VJlane de comitum numero quae retia tendunt, Fallaces timidum compulit in laqueos ? Reddite, Hamadryades, nostrumque leuate dolorem, Nec miserum tristi sollicitate mora. Reddite, uosque mihi me restituisse putabo : 1 usus erat dominae delitiaeque meae. Hune ego per uirideis umbras cum matre uagantem Ad ripam excepi, Sandale amoene, tuam. Paruus erat totoque nitens in corpore candor: Maeandri niueas exuperabat aueis. c Hic > ego c quam primum > dixi c mittatur amicae, Nulla quidem tali munere digna magis >. Paulatim positoque metu, mitescere coepit, Et dominae teneros accubat ante pedes. Et modo protenta uirideis ceruice corollas Accipit, ac tergum molliter aure premit, Et modo formosae lambens fert oscula dextrae, Porrectas auido nunc capit ore dapes. Dia puellari studio depectere sueta, Securum nitidis saepe lauabat aquis. Gratus erat nimium dominae, nunc luget ademptum Et cupit, insano uicta dolore, mori. 1

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LE LIVRE

D'AMOUR

Il I SUR LE LIÈVRB DB SA MAÎTRESSE, QUI S'EST ÉCHAPPÉ

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Nymphes, qui hantez les profondeurs de ces bois, dites-moi où est passé le fugitif, le petit lièvre blanc de mon amie. Le perfide, il a libéré son cou de la chaînette d'or, et brisé, avec sa laisse, les liens sacrés de la fidélité. Dites-le-moi et puisse en échange Dietynne • récompenser vos efforts et ces forêts vous offrir mille prises, puissent les prés émaillés de fleurs et les bois verdir éternellement au souffle du zéphyr, et le pâtre ne venir point troubler avec son troupeau vos sources limpides ; puisse la Cynthienne ignorer tout de vos amours et les grottes ne point refuser une couche tranquille à vos rencontres furtives. Pourquoi me regardez-vous, sans mot dire, la poitrine secouée d'un fou rire, que vous cherchez à étouffer en tenant la main devant votre bouche? Ne vous raillez pas de mes larmes et de mes plaintes, ne méprisez pas ma prière, mes toutes belles, conseillez plutôt un malheureux, aidez-le. Je suis convaincu qu'il a cherché refuge en ces bois, en ces repaires, la meute des chiens lancés à sa suite l'a signalé de loin. Est-ce que l'une de vos compagnes, chargée de tendre les collets, aurait poussé la craintive bestiole qans les pièges de ses filets ? Rendez-le-moi, Hamadryades, calmez mon chagrin, ne me torturez pas en prolongeant cruellement mon angoisse. Rendez-le-moi, et du même coup vous me rendrez à moi-même. Mon amie en faisait ses jeux et ses délices. C'est moi-même qui l'avais capturé, un jour qu'il vagabondait avec sa mère, à travers les ombres vertes, tout près de ta charmante rive, charmant Sandalus • ; il était minuscule, et l'éclat de son pelage, d'un blanc immaculé, l'emportait sur les oiseaux couleur de neige des bords du Méandre •. c Vite, me dis-je, offrons-le à mon amie : nul n'est plus digne qu'elle d'un aussi joli cadeau. > Et voilà que peu à peu, oubliant sa peur, il commence à s'apprivoiser, se couche aux pieds de ma gracieuse maîtresse ; ou bien, allongeant le cou et couchant mollement les oreilles, il se laisse passer des colliers de fleurs ; ou bien il lèche et baise sa belle main, ou d'une bouche avide prend la nourriture qu'elle lui tend. Elle, avec une passion enfantine, s'amusait à le peigner, et souvent le baignait, sans qu'il ait peur, dans une eau claire. Mon Dieu ! Comme ma maîtresse a pu l'adorer ! A présent elle pleure de l'avoir perdu et, accablée par un chagrin fou, elle voudrait mourir. Par les dieux du ciel, nymphes, et par la chaste Diane, je vous

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Per superos oro, Nymphae, castamque Dianam, Reddite, si uestros incidit in laqucos. Aut uobis saltu si se tulit obuius isto, Dicite, quo celerem corripit ille fugam. Ah, quam ne trucibus timeo sit praeda molossis, Et uiridem lacero corpore tingat humum ! Ah, demens, in aperta ruis discrimina uitae : lmprobe, quid dominam notaque tecta fugis ? Humano cultu assuetus, pasceris amaro Gramine, nec semper copia fontis erit. Sed, qua tarda graues agitabunt plaustra iuuenci, Sordida uix auidam leniet unda sitim. Saepe leui strepitu folii labentis ab ulmo Anxius in duro cespite somnus erit. Huc ades, et ueniam supplex pete, pone timorem ; Si redeas, parcet protinus illa tibi. Noui animum, noui ingenium, quod molle piumque Nesciat irasci, nesciat esse ferum. Sed quid uerba iuuat questusque effundere inaneis ? Nec prece, nec lachrymis perfidus ille redit. Forsitan aut uiridi ludit lasciuus in herba, Aut nouus inuenta coniuge gaudet amans. 0 nimium felix, generoso pectore digna Libertas, cunctis antef erenda bonis. Non te solliciti congestum diuitis aurum Torquet et immensas, candida, temnis opes. Te propter ferus hic illectus spreuit herileis Blanditias, gratum quicquid et ante fuit. Non tamen usque adeo nobis optanda uideris, Ouin malim dominam seruitiumque pati.

LIBER

IV

Ill AD AMICAM

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Si leuior foliis auraque incertior essem Et flueret modico tempore nostra fides, Non ego tam longo constans in amore fuissem, Ire nec assiduas cogerer in lacrymas. Nec gracileis adeo macies consumeret artus, Nec mea mutaret pallidus ora color. 41 uobis : nobis, A.Id.

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en prie, rendez-le-moi, s'il est tombé dans vos filets; ou si vous l'avez croisé dans ces bocages, dites-moi dans quelle direction il a pris la fuite. Ah ! Comme j'ai peur qu'il ne soit devenu la proie des chiens féroces et qu'il n'ait teint le gazon vert du sang de ses blessures! Ah! Fou que tu es, tu te précipites vers une mort certaine ! Méchant, pourquoi fuis-tu ta maîtresse et son toit familier ? Habitué au luxe des hommes, tu vas brouter une herbe amère, et tu n'auras pas toujours l'eau d'une source pour te désaltérer ; mais, là où passent les chariots, lentement tirés par les bœufs massifs, l'eau sale des ornières à peine étanchera ta soif ; souvent, couché sur l'herbe rude, tu t'affoleras du frémissement léger d'une feuille tombant d'un orme. Reviens et demande pardon, n'aie pas peur. Si tu reviens, elle te fera grâce aussitôt. Je la connais bien, je connais son cœur : douce et aimante, elle ignore la colère, elle est incapable de cruauté. Mais à quoi bon me répandre en discours et en plaintes inutiles ? Ni prières ni larmes ne font revenir le perfide. Peut-être est-il en train de folâtrer joyeusement sur l'herbe verte ; ou bien il a trouvé une compagne et découvre les joies de l'amour. Ah ! Bienheureuse liberté, digne d'un cœur généreux et préférable à tous les biens! Point ne te trouble l'or qu'amasse un riche dévoré de soucis, ta pureté méprise les grandes richesses. Séduit par toi, ce petit sauvage a dédaigné les caresses de sa maîtresse et tous les plaisirs dont il jouissait. A mes yeux pourtant tu n'es pas si désirable que je ne te préfère mon doux esclavage.

IV III À SA MAÎTRESSB

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Si j'étais plus léger que 1a feuille et plus instable que la brise, si ma foi pouvait se défaire en un moment, assurément je n'aurais pas montré tant d'amoureuse constance, je n'en serais pas réduit à pleurer sans cesse, mon corps ne serait pas miné à ce point par la douleur, mon visage pâli n'aurait pas perdu sa couleur.

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Sed uos decipere incautos didicistis amanteis, Et queritur laedi, fallere siqua parat. Tu me infelicem formosam Lotida narras Et Mareotinidem praeposuisse tibi. Has ego dispeream si praeter nomina noui, Tardaque et infido sit mihi dura Venus. Tene ego deserta potuissem ducere uitam, Haec Iope quamuis, Inachis illa foret ? Non sum quem ualeant aliae mutare puellae, Nec meus incertis passibus errat amor. Huc cursum tenui, tu portus es, anchora nostra hic Haereat, bine nullis fluctibus eüciar. EPITAPHIA II PRO DIVA PHYLLOROE

Qui legis haec, legito submissius, et caue quaeso Nympham ullo turbes quae cubat hic strepitu. Viuere credibile est, placidoque quiescere somno Phylloroen, quae non digna mori fuerat. EPIGRAMMATA XV AD LVCRETIAM

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Cui non conspecta es, miser est ; qui te aspicit, hic se Addictum innumeris mortibus esse sciat. O rem incredibilem, quam perditus ipse tot annos Experior, sortem banc nec tolerare piget. Et uiuo et morior ; nec mortes ipse recusem Mille pati, ut possim te semel aspicere.

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Mais vous savez l'art d'abuser vos amants trop confiants

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on se plaint d'une offense, c'est qu'on médite une trahison. Donc, à t'en croire, je t'aurais, malheureux, préféré la belle Lotis et la fille de Maréotis ? Que je meure si je les connais autrement que de nom! Que Vénus me boude et m'abandonne si je te suis infidèle. Voyons, pourrais-je vivre loin de toi, quand tu aurais pour rivales en l'une lopè en personne et en l'autre lnachis ? Je n'ai pas le cœur à me laisser toucher par aucune autre; mon amour ne s'égare pas à l'aventure. Vers toi j'ai mis le cap, tu es mon port, c'est là que je désire jeter l'ancre; nulle houle ne saurait m'en arracher.

ÉPITAPHES Il

POUR PHYLLOROÉ

Toi qui lis cette inscription, lis-la à voix basse, et ne fais, je t'en prie, aucun bruit qui puisse troubler celle qui dort ici. Car elle vit, à n'en pas douter, et repose dans un sommeil paisible, Phylloroé, que la mort n'aurait jamais dQ pouvoir toucher.

ÉPIGRAMMES XV

À LUCRÈCE BORGIA

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Qui ne t'a pas vue, est malheureux; qui te contemple, doit s'attendre à souffrir mille morts. 0 prodige! C'est la condition où je suis réduit depuis tant d'années, et je n'en ai pas honte. En toi je vis et je meurs et suis prêt à mourir mille fois pour avoir une fois l'occasion de te contempler.

CRISTOFORO LANDINO (1424-1498)

Né à Pratovecchio en 1424, CRISTOPORO Dl BARTOLOMEO LANDINO étudie le droit à Volterra; l'Arétin est son maître en poésie latine à Florence. En 1444, à vingt ans, il publie un premier livre de 53 élégies latines intitulé Xandra, et dédié au grand architecte Uon Battista Alberti ; une deuxième éditon, remaniée, paraîtra treize ans plus tard, dédiée au peintre Piero di Cosimo. A partir de 1448 et jusqu'à la veille de sa mort, Landino est professeur à l'Académie florentine, où il explique Horace et Virgile, mais aussi Dante et Pétrarque. Il a épousé la mame année Lucrezia degli Alberti, entrant ainsi dans la famille de cet homme qu'il a admiré et honoré particulièrement : puisqu'il fait de lui l'un des principaux interlocuteurs de ses Disputationes Camalduenses (1475), dialogue philosophique où il traite du grand débat de la vie active et de la vie contemplative et tlche de concilier platonisme et christianisme. Il meurt à l'âge de soixante-quatorze ans.

Landino représente avec une grande distinction la première génération des humanistes florentins. Moins complet et moins brillant que le Politien, son illustre élève, il l'annonce par une conscience approfondie des valeurs culturelles et spirituelles de l'Antiquité, par le sentiment de continuité indissoluble entre Antiquité et Renaissance, littérature et vie civile, langue latine et langue toscane, réunies dans la même ferveur, sous le signe d'une spiritualité supérieure : comme il apparaît dans l'élégie en l'honneur du Pogge, ouvert sur un magnifique éloge des gloires de Florence. Poète, Landino est l'auteur d'un seul et mince recueil, d'une rare élégance. L'inspiration amoureuse y domine, non exclusivement. Le distique élégiaque est l'instrument privilégié, bien qu'à l'occasion on puisse admirer une maîtrise consommée dans le maniement de l'hendécasyllabe ou de la strophe saphique. L'élégie à Francia, que nous avons retenue, donnera une idée de la pedection formelle dont l'auteur est capable. Peu d'originalité dans le thème : rien de plus conventionnel que ces c Plaintes de l'amant devant la porte fermée >. Même l'idée du refrain est reprise d'Ovide. Mais là où Ovide cède à la prolixité et n'évite pas le défaut de la rhétorique, Landino resserre : la succession rapide des sentiments, le retournement final donnent à l'élégie la vivacité dramatique des meilleures épigrammes de l'Anthologie. De plus, Landino réussit à surpasser son modèle en fluidité : c Jamais paraclausithuron antique ne s'est résolu plus complètement en musique. > (Amaldi.)

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CRISTOFORO LANDINO

TEXTE : C. LANDINI Carmina omnia, ed. A. Perosa, Florence, 1939 •••. ETUDES : O. BornGLIONJ, La lirica latina in Firenze nella seconda mcta del secolo XY, Pise, 1913, p. 9-33 ; E. GAIUN,Testi inediti e rari dl F. Filelfo e C. Landino, Florence, 1949, p. 24-33.

XANDRA II XX

AD PllANCIAM

Septimaiam. gelidae noctis deuoluitur bora :

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Nunc optata diu dulcia fructa feram. 0 nox purpureis nunquam cessura diebus, Sis mihi perpetua, sis sine luce, precor ! Quos ego nunc referam, mea nox, te teste, triumphos, Tu modo secreta contege cuncta fide. Sed fluit, heu, tempus : satis est, mea Francia, surge ! Surge, suam foribus, Francia, pelle seram ! En iam purpureum prono labentia cursu Oceano mergent sidera pulchra caput, lpsaque lux aderit Veneris contraria furtis. Surge, suam foribus, Francia, pelle seram ! Me miserum ! Quotiens miseri falluntur amantes ! His quotiens ridens fregit arnica fidem ! En iam stridenti Borea mihi membra rigescunt, 1am uitream fecit cana pruina togam, Dum promissa mihi reserari limina demens Auguror, at molli nunc iacet illa toro Immemor et nostri geminas obdormit in aures, Aut in nos fictos ridet, amara, dolos. Sed satis atque super lusisti, Francia, surge ! Surge, suam foribus, Francia, pelle seram ! 0 mihi si magicae parerent carmina uocis Saeuaque Medeae gramina nota forent, His ego te inuitam duxissem, perfida, sacris, Quandoquidem sana mente uenire negas. Sed satis atque super lusisti, Francia, surge ! Surge, suam foribus, Francia, pelle seram ! At tu crudeli domina iam durior ipsa, lanua, debueras sponte patere mihi. Quam fuit exiguum uerso me admittere furtim Cardine : sic falli nostra puella cupit. Illa quidem per se nostro indulgere furori Denegat, inuitam se cupit usque rapi. Vah, minimo poteras binos obstringere amantes Ipsa tibi obsequio, sed nihil ipsa sapis. Hem, cui frondentes uolui legisse coronas, Hem, cui tot demens florea serta tuli !

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À FRANCIA

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Déjà s'écoule la septième heure • de la nuit glacée : dans un instant je vais cueillir les doux fruits longuement désirés. 0 nuit qui jamais ne le céderas à la splendeur du jour, sois pour moi éternelle, je t'en prie, n'aie point de matin. Et ces triomphes que je vais remporter et dont tu seras témoin, chère nuit, couvre-les de ton silence complice. Mais, hélas! le temps passe : assez tardé, ma Francia, lève-toi ! Lève-toi et tire le verrou qui me ferme ta porte ! Déjà, glissant dans le ciel, les astres qui déclinent vont plonger dans l'Océan leur tête resplendissante, et s'approche le jour contraire aux larcins amoureux. Lève-toi, Francia, et tire le verrou qui me ferme ta porte ! Malheureux Landino ! Malheureux amants, combien de déceptions les attendent ! Combien de fois, en riant, leur amie a trahi son serment ! Déjà mes membres se glacent sous le souffle strident de Borée, déjà la gelée blanche emperle mon manteau; et j'attends, insensé, que s'ouvre la porte, comme promis, tandis qu'elle repose dans son lit bien chaud. Elle m'a oublié et dort sur ses deux oreilles, ou bien elle rit, la cruelle, du tour qu'elle m'a joué. Tu t'es assez moqué, Francia: lève-toi! Lève-toi et tire le verrou qui me ferme ta porte. Oh ! Si je disposais d'incantations magiques, si je connaissais les terribles herbes de Médée, j'emploierais ces sortilèges à t'attirer ici malgré toi, puisque, maîtresse de ta raison, tu refuses de venir. Mais tu t'es assez moqué, Francia : lève-toi! Lève-toi et tire le verrou qui me ferme ta porte ! Mais toi, porte, plus cruelle encore que ta maîtresse, tu aurais dft t'ouvrir de toimême pour moi. C'eût été peu de chose, que de tourner sur tes gonds pour me laisser entrer à la dérobée. Mon amie adore se voir ainsi jouée. Elle ne veut pas flatter spontanément ma passion, mais désire toujours être un peu forcée. Eh oui ! Avec un peu de complaisance tu aurais pu te concilier la reconnaissance de deux amants. Mais tu n'y comprends rien! Et moi qui voulais cueillir pour toi des couronnes de feuillage ! Moi qui, dans ma folie, t'ai offert si souvent des guirlandes de fleurs! Ah! Je veux bien mourir, ingrate,

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CRISTOFORO

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Sed peream si me posthac, ingra~ uidebis

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Ad tua purpureas limina ferre rosas. Te caries rodat, tibi di... sed dum queror, ecce Rimula perfulgens lumen aperta dedit. Nonne pedum strepitum ? Falsa uel imagine ducor ? 0 me felicem ! Francia nostra uenit !

III XVII AD PETllVM MEDICEM DE LAVDIBVS POGGI

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Hinc Dantes terras et clari sidera coeli Dixit et infemos tertia regna lacus ; Hinc tu diuino, Petrarca, incensus amore Cantasti Laurac cycnea colla tuae. Cantasti patrio Tyrrhena poemata uersu, Cantasti Latio Punica bella pede. Nam quid Boccaci lusus, quid docta Colucci Dicta Salutati nunc numerare iuuat ?...

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si, à l'avenir, je dépose sur ton seuil le moindre bouquet de roses pourpres. Que la moisissure te ronge, que les dieux te ... Mais tandis que je me lamente, voici qu'un mince interstice a laissé filtrer un rai de lumière. N'est-ce pas un bruit de pas? Ou suis-je le jouet de mon imagination? 0 bonheur! C'est elle, voici ma Francia 1

III XVII

À PIERO DE MEDICIS, EN L'HONNEUR DU POGGE •

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... Sur cette rive Dante a célébré la terre, les étoiles lumineuses du ciel et le troisième royaume, celui des marais infernaux. Sur cette rive, enflammé d'un amour sublime, Pétrarque, tu as chanté le cou de cygne de ta Laure adorée. Tu as chanté en rimes modernes tes chansons toscanes et en vers antiques les guerres puniques. Et faut-il citer encore les contes joyeux de Boccace et les écrits savants de Coluccio Salutati • ?...

ANGELO POLIZIANO (1454-1494)

ANoELo AMBROOINI,n6 à Montepulciano (Mons Politianus) le 14 juillet 1454, a suivi à Florence les leçons de l'helléniste Calcondila, de l'humaniste Landino, du philosophe Marsile Ficin. Lorenzo de Medicis, qui s'est pris d'amitié pour le Jeune homme, lui confie l'éducation de son fils aîné Piero, puis celle de Giovanni, le futur Léon X. Il lui donnera en 1477 le prieur6 de la collégiale de San Paolo à Florence, et en 1480, après un exil de quelques mois pendant lesquels il rédige le récit de La Conjuration des Paui, la chaire d'éloquence à l'Académie florentine. Politien, qui a déjà écrit ses Epigrammes, ses Odes et ses Elégies en langue latine (1470-1480), ainsi que ses Ballate et ses Stam:.e (son chef-d'œuvre), en langue toscane, compose alors, une à une, ses Silves, préludes en vers latins à ses cours sur les Bucoliques, les Géorgiques, Homère, la Poétique (1482-1486); il publiera le fruit de ses recherches philologiques et grammaticales dans les Miscellanea (1489). De vives polémiques l'opposent notamment à George Merula, à Bartolomeo Scala et à son ex-ami Marolle : ombre 16gère à une brillante réputation à laquelle la mort l'enlève, le 24 septembre 1494 : il est âgé seulement de quarante ans.

Philologue, professeur et poète C trilingue > : on risque de méconnaître la stature de Politien en ne le jugeant que sur son œuvre latine. Pourtant, même ainsi, il domine aisément les autres Florentins, ses devanciers et ses maîtres. Florence trouve en lui son Callimaque, et il rappelle celui-ci, en effet, non seulement parce qu'il l'a traduit, mais parce qu'il réalise, comme lui, un accord, rare et raffiné, entre l'érudition et l'art, entre la poésie et la mondanité. Déjà les Epigrammes le désignent comme un poète de culture : distiques amoureux plus exquis qu'ardents ou jeux d'esprit d'une intellectualité un peu sèche, gentillesses de courtisan ou invectives, poussées jusqu'à un humour grotesque, - nul mieux que lui n'a su donner un cachet littéraire à des œuvrettes de circonstances : sans parler de ces joyaux que sont les éloges de Giotto et de Philippo Lippi, et l'épitaphe de Michele Verino. Inversement, les Sylves, écrites comme des préfaces poétiques à ses cours du Studio Fiorentino, demandent à l'Ecole un motif original d'inspiration. La poétique, et même la philologie deviennent la matière même de la poésie : tout à la fois célébration et réévocation des œuvres antiques, senties et aimées comme un monde d'images splendides et de formes raffinées. Mais ici la sincérité exclut tout pédantisme ; le titre, emprunté à Stace, n'a pas d'autre objet que de souligner le caractère de savante improvisation. Il est vrai que ce n'est pas à Stace qu'on pense, mais à

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Callimaque, comme on l'a dit, ou encore à l'Horace des meilleures épîtres. Si Homère et Virgile, génies souverains, l'aident à définir son idéal de poésie aristocratique, s'il dédie une ode, d'une grlce lumineuse, à Horace, nouvellement édité par Landino, et compose un chant plaintif à la gloire d'Ovide, poète exilé (déjà la fameuse pièce ln uiolas avait révélé sa parfaite maîtrise de la rhétorique et des musiques de l'élégie), en revanche, son goOt raffiné, son esthétique de la curiosa uarietas, lui permettent de rendre justice aux poètes de la c décadence > : son imagination, sa langue poétique elle-même en sortent singulièrement enrichies. On le voit dans l'Epicède d'Albiera degU Albizzi, quand, entre les tableaux gracieux de l'arrivée de la jeune fiancée, et du bal donn6 en son honneur, et la fresque des funérailles dans les rues de Florence, au point culminant du drame, il introduit l'allégorie de Febris : vision, non d'un réalisme macabre, mais d'une surréalité hautement littéraire, et qui rappelle les créations d'un Stace, d'un Lucain, d'un Silius Italicus, d'un Oaudien. De même l'ode ln puellam suam se distingue de la sensualité d'un Pontano, d'abord certes par la profondeur inattendue que la souffrance de l'adieu donne soudain à l'éloge précieux et fervent; par l'élan lyrique aussi, ce souffle poétique qui lie puissamment, d'une strophe à l'autre, en un mouvement ascendant, ces fragiles kyrielles ; mais surtout le mètre, inspiré de Sénèque, de Prudence, de Boèce, et le lexique, riche de réminiscences plautiniennes ,catulliennes, apuléennes, lui donnent le précieux et le brillant d'une composition d' Antiquité tardive. La Trénodie sur la mort de Laurent de Médicis, dernier et émouvant hommage du plus grand savant de la Renaissance au plus grand politique de la Renaissance, occupe une place encore plus singulière dans la production de Politien : plus rien, ou presque, de classique : le thème est biblique (Jérémie, 8, 23), l'image du laurier, pétrarquesque, la strophe rappelle autant la lyrique médiévale que les formes chorales de la tragédie grecque. On sait que le poème fut mis en musique par Heinrich Isaac. Deux ans plus tard, Politien mourut à son tour ; un poème de Bembo l'imagine expirant au moment où il récitait cette ode en s'accompagnant sur sa lyre aux funérailles de Laurent (Politiani tumulus). TEXTE : ANosu PoUTIANI Opera, Blle, 1553 ••• ; Prose volgare inedite e pouie latine e greche edite e inedite dl A. Ambrogini Poliziano, raccolte e illustrate da ISIDORO DEL LuNoo ••, Florence, 1867 ; A. PoLmANI Sylva ln scabiem, testo inedito a cura di A. Perosa, Rome, 1954; A. PmtoSA, Studi sulla tradidone delle poesie latine del Poliziano, in c Studi in onore di U. E. Paoli >, Florence 1956, p. 539-562 ; m., Contributi e proposte per la pubblicazione delle opere latine del Poliziano, in c Atti del IV Convegno intem. di studi sui Rinaacimento >, Florence, 1957, p. 89-100; I. MAÏER,Les manuscrits d'Ange Polltier,, catalogue descriptif, c Trav. d'Hum. et Ren. >, LXX, 1965. ETUDES GENERALES : E. GARIN, L'Ambiente del Politlano, in c La c:ultura filosofica del Rinascimento >, Florence, 1966, p. 335-358; I. MAIBR, Ange

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Politien, la formation d'un ~te luunaniste, 1469-1480, Gen~ve Droz, c Trav. Hum. et Ren. >, LXXXI, 1966 ; E. B101, La cultura del Polldano e altrl studi umanistiche, Pise, 1967.

ETUDES PARTICULIERES : U. E. PAOU,La trenodia del Poliz.iano ln Laurentium Medicem, in c Studi it. di fil. clas. >, XVI (1939), p. 165-176; A. PEROSA, Febris, a poetic myth created by Poliz.iano, in c Journal of the Warbourg and Courtault Institute :t, IX (1946), p. 14-95 ; O. SEMERANO, La lirica greca e latina del Poliz.iano : c Epigrammata •• in c Convivium >, 1951, p. 234-258; J. HILL COJTON,The marnage of Isabella of Aragon and PoUtian'.sode, ln puellam and ln amun, c Bibl. Hum. et Ren. •• 1963, p. 57-68.

ODAE VIII IN PVBLLAM SYAM

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Puella delicatior Lepusculo et cuniculo, Coaque tela mollior Anserculique plumula; Puella qua lasciuior Nec uemus est passerculus, Nec uirginis blande sinu Sciurus usque lusitans ; Puella longe dulcior Quam mel sit Hyblae aut saccarum Ceu lac coactum candida Vel lilium uel prima nix ; Puella, cuius non comas Lyaeus aequaret puer, Non pastor ille Amphrysius Amore mercenarius, Comas decenter pendulas Vtroque frontis margine, Nodis decenter aureis Nexas, decenter pinnulis Ludentium Cupidinum Subuentilantibus uagas, Quas mille crispant annuli, Quas ros odorque myrrbeus Commendat atque recreat ; Puella, ettlus duplices Sub fronte amica fulgurant Amoris arcani faces, Quas contueri non queo Nec stare contra uel procul, Quin occuper flamma graui, Misermiser t quae mollibus Furtim medullis adsilit : Non, non ocellus, hospites, me est et ille, sed faces, Faces Amoris igneae, Quas laeta suscitat Venus, Quas blanda pascit Gratia ; Quid narium dulcem modum, Vel quid genarum leuium

ODES VIII

À SA MAh'J.ESSE

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Fille plus tendre qu'un petit lièvre ou qu'un petit lapin, plus douce qu'une soie de Cos ou que le fin duvet de l'oie, plus folâtre que le moineau au printemps ou l'écureuil qui s'ébat gentiment sur le sein d'une enfant ; fille mille fois plus délectable que miel de l'Hybla et que sucre, aussi blanche que lait caillé, ou lys, ou neige non foulée ; fille dont les cheveux rendraient jaloux Bacchus éternellement jeune et le berger des bords de l' Amphryse •, devenu esclave par amour, s'ils les voyaient, encadrant gracieusement ton visage ou gracieusement relevés en un chignon doré, ou flottant abandonnés non moins gracieusement au vent léger des ailes des Amours joueurs, entremêlés en mille boucles, dont l'essence parfumée de la myrrhe avive le charme et l'éclat ; fille, qui as sous un front serein deux flambeaux, étincelants d'un feu secret, que je ne puis contempler, ni soutenir de près ou de loin sans être aussitôt embrasé tout entier, sans qu'une flamme secrète, ô douleur, douleur ! ne me morde les entrailles : car ce ne sont pas là des yeux mais deux flambeaux, les flambeaux ardents d'Amour, qu'allume Vénus joyeuse, qu'alimentent les Grâces charmantes. Et que dire du dessin délicat de ton nez et de tes joues lisses,

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Dicam niuem cum purpura Fusam, rosam cum lilio? Labella quid coraliis Rubore praenitentia, Tam saepe tam longum mihi Mordente pressa basio ? Quid margaritas dentium Praecandidorum proloquar ? Linguamque perplexabilem, Vtcumque iuncto anhelitu, Amanti amantem copulans Festinat ad calcem Venus, Cum suaue olentem spiritum Semiulca sugunt oscula, Lenocinante gaudio Subinde murmurantia ? Mentumue quid tomatile Oulamque teretem et lacteam Et quae lacertis millies, Vt arbor hedera incingitur, Incincta ceruix est meis ? Nam quae tibi mamillulae Stant floridae et protuberant Sororiantes primulum, Ceu mala Punica arduae, Quas ore toto presseram Manuque contrectaueram, Quem non amore allexerint ? Cui non asilum immiserint ? Quem non furore incenderint ? 0 qui lacerti, quae manus ! Quos luno, quas Aurora habet. 0 quale pectus et latus ! 0 uenter, o crus, o femur ! 0 qui Thetin decent pedes ! Pedes choreis nobiles, Saltatibus mirabiles Statu, gradu spectabiles. 0 uerba iucundissima, Tam nequiter ludentia, Arguta, plena aculeis, Decore, suauitudine, Dicacitate, gratia ! 0 carminum dulces notae, Quas ore pulchra melleo

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neige mêlée de pourpre, roses de lys mêlées ? de tes lèvres, d'un rouge plus vif que le corail, que j'aime tant baiser et mordre tout à loisir ? Dois-je vanter les perles éclatantes de tes dents, l'agilité de ta langue, chaque fois que, mêlant nos souffles, Vénus impatiente entraîne les amants enlacés jusqu'à l'extrême du plaisir, quand mes lèvres entrouvertes boivent ton haleine parfumée, au milieu de doux soupirs arrachés par la volupté ? Et ton menton fait au tour, et ton cou, laiteux et lisse, et ta nuque, que j'ai mille fois enlacée de mes bras comme le lierre s'enlace à l'arbre ? Quant à tes jeunes seins arrogants, qui gonflent depuis peu leurs rondeurs jumelles, aussi fermes que des grenades, ces seins que j'ai couverts de mes baisers, caressés et cajolés, à qui n'inspireraient-ils pas de l'amour ? Qui n'époindraient-ils pas de l'aiguillon du désir ? Qui est-ce qu'ils n'embraseraient pas d'une folle passion ? Oh I ces bras, ces mains ! dignes de Junon, ou d'Aurore ! Ce buste, ces hanches ! 0 ventre, ô jambes, ô cuisses ! 0 pieds dignes de Thétis, élégants, merveilleusement légers, admirables, que vous dansiez et sautiez, ou soyez immobiles ou marchiez. 0 propos charmants, si hardiment badins, pleins d'esprit, de traits, d'élégance, de gentillesse, de mordant, de grâce! O douce mélodie des chansons que d'une voix de miel tu lances

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Fundis lyraeque succinis, Vt non Thalia blandius Non ipse Apollo doctius Feras canendo mulceant, Fluenta uertant in caput Et saxa cum syluis trahant. 0 cuncta salsa et dulcia, Festiua, laeta et mollia, Amoribus lubentia, Referta amoenitatibus, Proteruitate, lusibus, Risu, ioco, leporibus ! 0 quicquid est pulcbrum et decet Puella sola continens ; 0 praepotens cultu nimis Nimisque non cuita placens ; Quis te deus mihi inuidet ? Quae te mihi fors eripit ? Quo te repente proripis ? Quo, quo fugis, bellissima, Risu serenans aethera ? Heu mea uoluptas, mel meum, Meum puella corculum Mihique longe charior Lapillis, auro, purpura ; Ac nec lapillis cbarior Auroque solum et purpura, Sed spiritu mi cbarior, Sed cbarior mi sanguine. Memento tu tamen, precor, Memento, formosissima, Amoris atque compedum, Quas a tenellis unguibus Mecum tibi circumdedit, Heu, lacbrymis amantium, heu Suspiriis ridens, Venus. (dlm. lamb.).

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sic no:r : 95-94

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en t'accompagnant sur la lyre ; moins caressant est le chant de 90

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Thalie, moins savant celui d'Apollon quand ils apaisent les bêtes sauvages, font remonter les rivières vers leur source et attirent rochers et forêts. Oh ! comme tout en toi est piquant et doux, gai et joyeux, sans cesser d'être tendre, bien fait pour plaire aux Amours, rempli de séductions, agaceries, jeux, rires, grâces, plaisanteries. 0 fille qui seule réunis toute beauté et toute grâce, beauté souveraine quand tu es parée, et non moins quand tu es négligée, quel dieu t'envie à moi, quel sort t'arrache à mes bras, où te précipites-tu soudain? où fuis-tu, ma toute belle, éclaircissant le ciel de ton rire ? Hélas I mon doux plaisir, mon miel, mon petit cœur, toi qui m'es plus chère que les pierres précieuses l'or et la pourpre, et pas seulement plus chère que les pierres précieuses, l'or et la pourpre, mais plus chère que ma vie et plus chère que mon sang, Au moins souviens-toi, je t'en prie, souviens-toi, ma toute belle, de l'amour et des chaînes dont Vénus, depuis notre plus tendre enfance, nous a liés, Vénus qui se rit, hélas! des larmes et des soupirs de ce~ qui aiment.

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XI IN LAVllENTIYM MEDICEM

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Quis dabit capiti meo Aquam, quia oculis meis Fontem lachrymarum dabit, Vt nocte fleam, Vt luce fleam ? Sic turtur uiduus solet, Sic cycnus moriens solet, Sic luscinia conqueri. Heu miser, miser 1 0 dolor, dolor 1 Laurus impetu fulminis IIla illa iacet subito, Laurus omnium celebris Musarum choris, Nympharum choris; Sub cuius patula coma Et Phoebi lyra blandius Et uox dulcius insonat ; Nunc muta omnia, Nunc surda omnia. Quis dabit capiti meo Aquam, quis oculis meis Fontem lachrymarum dabit, Vt nocte fleam, Vt luce fleam ? Sic turtur uiduus solet, Sic cycnus moriens solet, Sic luscinia conqueri. Heu miser, miser ! 0 dolor, dolor ! (metrum incertum ; sed uide Paoli, op. cit.)

ELEGIAE VII

IN ALBIERAM ALBITIAM PVELLAM FORMOSISSIMAM MORIENTEM AD SISMVNDVM STVPHAM EIVS SPONSVM EPICEDION

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Annua pelliti referentem sacra Ioannis Extulerat roseo Cynthius ore diem,

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XI SUR LA MORT DE LAURENT DB MÉDICIS •

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Oui changera ma tête en fontaine et mes yeux en source de larmes, pour que la nuit je pleure, que le jour je pleure ? comme se lamente la tourterelle en son veuvage, comme le cygne en son agonie ou le rossignol en deuil. Ah ! malheur ! malheur ! Ah ! douleur ! douleur ! Voici que frappé par la foudre notre beau laurier gît soudain. Autour de lui se donnaient rendez-vous les chœurs des Muses et les chœurs des Nymphes ; sous son épaisse feuillée la lyre de Phoebus sonnait encore plus harmonieuse et sa voix encore plus mélodieuse. A présent toute musique s'est tue ; à présent tout le monde est sourd. Qui changera ma tête en fontaine et mes yeux en source de larmes, pour que la nuit je pleure, que le jour je pleure ? comme se lamente la tourterelle en son veuvage, le cygne en son agonie et le rossignol en deuil. Ah ! malheur ! malheur ! Ah ! douleur ! douleur !

ÉLÉGIES VII SUR LA MORT D' ALBIBRA DBGLI ALBIZZI

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LA PLUS BELLE DES JEUNES FILLES,

À SIGISMOND DELLA STUFA, SON FIANCÉ

Le Soleil, montrant son visage rose, avait ramené le jour consacré aux fêtes annuelles de Saint-Jean-vêtu-de-peaux, quand, aban-

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Cum, celebres linquens Sirenum nomine muros Herculeumque petens regia nata torum, Candida Syllanae uestigia protinus urbi Intulerat, longae fessa labore uiae. Pro se quisque igitur pueri iuuenesque senesque Matresque et tenerae splendida turba nurus Illius aduentum celebrant ; atque unicus urbis Est uultus, festo murmure cuncta fremunt. Est uia, Panthagiam Syllani nomine dicunt ; Omnibus hic superis templa dicata micant. Hic domus aethereas perrumpens Lentia nubes, Prouehit ad rutilos culmina celsa polos ; Quam prope ridentes submittunt prata colores, Pictaque florifero germine uemat humus. Hic, dum comipedes primi sub carceris oras Tyrrhenae expectant signa canora tubae, Regia nata leues gaudet celebrare choreas Iamque nurus certa brachia lege mouent. Emicat ante alias uultu pulcherrima nymphas Albiera et tremulum spargit ab ore iubar. Aura quatit fusos in candida terga capillos, Irradiant dulci lumina nigra face. Tamque suas uincit comites, quam Lucifer ore Purpureo rutilans astra minora premit. Attoniti Albieram spectant iuuenesque senesque, Ferreus est quem non forma pudorue mouet. Mentibus Albieram laetis plausuque secundo, Albieram nutu, lumine, uoce probant. Vertit in banc toruos Rhamnusia luminis orbes, Exiguoque mouet murmura parua sono. Tum miserae letale fauens, oculisque nitorem Adiicit et solito celsius ora leuat, Tantaque perturbans extemplo gaudia, tristem Qua pereat uirgo quaerit acerba uiam. Hic Febrim aethereas carpentem prospicit auras, Exerere Icarius dum parat ora Canis, lliam Erebo Nocteque satam comitantur euntem Luctusque et tenebris Mors adoperta caput, Et Gemitus grauis et Gemitu commixta Querela Singultusque frequens Anxietasque ferox, Et Tremor et Macies, pauidoque Insania uultu, Semper et ardenti pectore anhela Sitis, Horridus atque Rigor trepidaeque lnsomnia mentis, Inconstansque Rubor terrificusque Pauor ; Marmaricique trahunt dominae iuga curua leones,

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donnant les remparts de la ville au nom de Sirène *, la princesse royale promise au lit d'Hercule *, en chemin, arrêta son pied blanc dans la cité de Sylla •, pour se reposer des fatigues d'un long trajet. Et tous les Florentins, enfants, jeunes gens et vieillards, mères de famille, et la foule splendide des jeunes filles, de célébrer à l'envi son entrée. Toute la ville a le même visage, partout résonnent les cris de la fête. Et notamment sur la route qu'on appelle ici route de la Toussaint•, où resplendissent les chapelles dédiées à tous les saints ; c'est là que la demeure des Lenzi •, perçant les nuées, élève jusqu'au ciel lumineux son toit élancé. A deux pas de là les prés se parent de riantes couleurs, et mille fleurs émaillent la terre printanière. Là, tandis que les chevaux piaffent sur la ligne de départ, attendant le signal clair de la trompette toscane, la princesse prend plaisir à participer aux danses légères, mêlée aux jeunes filles qui enlacent et délacent leurs bras en cadence. On remarque entre toutes ces nymphes la beauté rayonnante d' Albiera : de son visage émane une douce lumière ; la brise agite ses cheveux dénoués sur ses épaules éclatantes, ses yeux noirs brillent d'une douce flamme ; elle éclipse ses compagnes autant que Lucifer à l'éclat pourpre fait pâlir les astres plus petits; éblouis, jeunes et vieux la contemplent ; il faudrait être de fer pour ne pas être ému par sa beauté et sa modestie ; le cœur en joie, tous applaudissent Albiera, tous lui témoignent leur admiration par des signes de tête, des œillades, des appels. Mais voici que la déesse de Rhamnonte • pose sur elle son regard haineux et murmure tout bas de brèves menaces. Et au moment où elle accorde à la malheureuse sa mortelle faveur elle met encore plus d'éclat dans son regard et lui fait lever la tête plus haut que de coutume ; mais pour troubler sans tarder une pareille joie, la cruelle cherche quelque atroce moyen de la faire mourir. C'est alors qu'elle voit s'avancer à travers le ciel, à l'heure où la constellation du Chien s'apprête à montrer son visage, la Fièvre, fille de l'Erèbe et de la Nuit. Le Deuil et la Mort, à la tête enveloppée de ténèbres, lui font escorte, ainsi que les douloureux Gémissements, et les Plaintes mêlées aux Gémissements, les Sanglots redoublés, !'Angoisse atroce, le Tremblement et la Maigreur, !'Affolement devant un visage qui fait peur, la Soif haletante dans la poitrine brOlante, le Frisson glacé, l'insomnie qui tient l'esprit agité, les Rougeurs soudaines et la Peur affreuse. Des lions de Marmane • tirent le char incurvé de leur maîtresse,

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Ignea queis rabido murmure corda fremunt. Vertice diua feras ardenti attollit echidnas, Quae saniem Stygio semper ab ore uomunt ; Sanguinei flagrant oculi, caua tempora frigent ; Colla madens sudor, pectora pallor obit; Atque animi interpres liuenti lingua ueneno Manat et atra quatit feruidus ora uapor, Spiritus unde grauis tetrum deuoluit odorem ; Letifera strident guttura plena face, Sputa cadunt rictu croceo contacta colore, Perpetua naris laxa fluore madet ; Nulla quies nullique premunt membra arida somni, Faucibus in saisis tussis acerba sonat ; Risus abest, rari squallent rubigine dentes, Sordida lunato prominet ungue manus ; Dextera fumiferam praefulgens lampada quassat Sithoniasque gerit frigida laeua niues. Olli templa olim posuit Romana propago, Abstinuit saeuas nec tamen inde manus ; Sacra illam Actiaco tenuere Palatia Pboebo Quique olim uicus nomine Longus erat ; Area quin etiam dirae templa ardua Febris Ostendit, Marli quae monument& tenet. Hoc ubi crudelis uidit Rhamnusia monstrum, Exacuit saeuo lurida corda sono : - Aspicis banc, - inquit - uirgo sata Nocte, pucllam, Cuius et bine radiis ora serena micant, Quae gaudet, fati sortisque ignara futurae, Quam digito atque oculis densa caterua notat ? Hanc niue tu gelida ,rapidis banc infice flammis : Sic opus est uires sentiat illa tuas. Dixerat, et pariter gressumque auertit et ora ; Non oculos poterat iam tolerare truces. Continuo ardentes stimulis citat illa leones Saepius et ducto uersat in orbe facem. lnterea bumentem noctis uariantia pallam Hesperus in rutilo sparserat astra polo Albiera in patrios iam candida membra penates Intulerat, molli constiteratque toro ; Jam tenero placidum spirabat pectore somnum, Venit ad obstrusos cum dea saeua lares. Quo dea, quo tendis ? non te lachrymabilis aetas, Non te forma mouet, non pudor aut probitas ? Nonne mouent lachrymaeque uiri lachrymaeque parentum? mortalem potes ah perdere, saeua, deam ?

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tandis que leur poitrine gronde rageusement. Sur la tête ardente

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de la déesse se dressent de sauvages vipères dont la gueule infernale vomit sans relâche une immonde bave. Ses yeux brillants sont injectés de sang et ses tempes creusées, froides comme glace. Elle a le cou inondé de sueur, la poitrine d'une pâleur cadavérique ; un venin livide coule de sa langue, interprète de son âme, un souffle brulant fait trembler ses lèvres bleuies d'où s'échappe une haleine chargée de puanteur. Son gosier sifflant est parcouru d'un feu mortel, sa bouche expulse des crachats colorés d'un pus jaunâtre et son nez est constamment mouillé de morve ; jamais repos ni sommeil ne touchent ses membres desséchés. Une toux caverneuse résonne dans ses bronches irritées ; jamais elle ne rit. Elle n'a que quelques dents noires et tachées de caries ; au bout de ses mains décharnées s'allongent des ongles sales ; sa main droite rayonne des feux de la torche fumeuse qu'elle secoue devant elle ; dans sa main gauche, glacée, elle tient les neiges de Sithonie •. Jadis les Romains lui construisaient des temples, mais elle ne leur fit pas moins sentir ses mains cruelles. On l'honorait sur le Palatin consacré à Apollon d'Actium • et dans le quartier appelé Vicus Longus, et même on peut voir une chapelle de la Fièvre cruelle sur Ja place où se dresse le monument de Marius. Quand l'impitoyable déesse de Rhamnonte vit ce monstre, elle excita sa bile par des paroles haineuses : c Tu vois, dit-elle, fille de la Nuit, cette jeune fille dont le pur visage resplendit jusqu'ici, et qui s'amuse, inconsciente du malheur qui l'attend, tandis qu'une foule d'admirateurs la montre du doigt et ne la quitte pas des yeux. Allons, approche d'elle ta froide neige et ta flamme dévorante. Je veux qu'elle éprouve ton pouvoir. > Elle dit et aussitôt s'éloigneen détournant la tête, car elle ne peut supporter davantage son horrible regard. L'autre, sans perdre un instant, aiguiltonne ses lions et anime sa torche d'un tournoiement plus rapide. Cependant Hespérus avait semé dans le ciel lumineux les étoiles qui constellent le manteau humide de la nuit. Déjà Albiera avait regagné la demeure de son père et étendu sur un lit moelleux son corps blanc; déjà un sommeil paisible soulevait sa tendre poitrine, quand la terrible déesse se présente devant la chambre fermée. Où vas-tu, déesse, que vas-tu faire ? Tu n'es donc pas touchée par sa jeunesse pathétique, par sa beauté, sa pudeur, son honnêteté ? Les larmes de son époux ne te touchent pas, ni les larmes de ses parents ? Tu serais capable, cruelle, de faire périr une déesse mortelle ?

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Limina contigerat ; tremuerunt limina, pallor Infecit postes et patuere fores. Virgineum petit illa torum pauidaeque puellae Pectore ab obscoeno talla uerba refert : - Quae placidam carpis secura mente quietem, Et fati et sortis nescia uirgo tuae, Nondum saeua meae sensisti uulnera dextrae, Quae tibi ego et mecum quae tibi fata parant. Stat uacua tua Parca colo, moritura puella ; Ne geme, cum dulce est uiuere, dulce mori est. Sic ait ; aestiferamque excussit lampada et acres Virginis iniecit dura sub ossa faces. Tum letale gelu inuergens guttasque ueneni, Inserta heu uenis effugit inde nece.

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geminis ergo arduus alis Fugit bumo, celsumque altis caput intulit astris, Par superis ipsique Ioui, quo nulla rebellis Spicula liuor agat, quo nulla aspiret iniquae Tempestas foeda inuidiae : sic eminet extra Liber et innocuus, toto sic ille sereno Perfruiturgaudens ; magni ceu purus Olympi Supra imbres uertex et rauca tonitrua surgit, Despectatque procul uentorum proelia tutus ...

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Qualis adhuc breuibus quae uix bene fidere pinnis Coepit auis, matrem primo nidosque loquaces Circumit et crebrum patula super arbore sidit ; Colligit inde animos sensim et uicina uolatu Stagna legit terrasque capit captasque relinquit Lasciuitque fuga; tandem et sublimia tranat Nubila et iratis audens se credere uentis In spatia excurrit iustisque eremigat alis...

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Elle a touché le seuil ; celui-ci en a tremblé, les battants ont pâli et la porte s'est grande ouverte. Elle avance vers le lit virginal et, s'adressant à l'enfant effrayée, tire ces paroles de son horrible poitrine : « Vierge qui dors tranquille, inconsciente du destin qui t'attend, tu n'as pas encore senti les traits cruels de ma main, ces traits que je te prépare, d'accord avec les detins. La Parque a dévidé pour toi tout son fuseau, jeune fille promise à la mort ; ne pleure pas : il est doux de mourir au moment où la vie est douce. > Elle dit, et, secouant sa torche brûlante, sans pitié elle plonge au fond de ses os la flamme dévorante. Puis elle y ajoute le gel mortel et des gouttes de venin : et, ayant distillé la mort dans ses veines, hélas, elle s'enfuit.

SILVES AMBRA LE GÉNIE D'HOMfillE

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... D'un puissant coup d'aile, il s'arrache à la terre, monte et jusqu'aux sphères étoilées hausse sa tête sublime, aussi haut que les dieux et que Jupiter lui-même, hors de portée des traits méprisables de l'envie, hors d'atteinte des souffles et des tempêtes de la jalousie : là, il domine tout, libre, inaccessible ; là il jouit de l'immensité de l'éther sans nuages : ainsi le sommet serein de !'Olympe s'élève-t-il au-dessus des pluies et des grondements de l'orage, tranquille, sans souci des vents qui se livrent bataille, loin, très loin en dessous de lui...

MANTOUE VIRGILE, TEL UN OISEAU...

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Tel un oiseau, qui, n'osant pas encore se fier à ses ailes naissantes, volette d'abord non loin de sa mère, autour du nid pépiant, et à maintes reprises reprend appui sur l'arbre épais; puis peu à peu s'enhardit et d'un coup d'aile survole l'étang voisin, touche terre et aussitôt repart, déjà ivre de sa fuite ; et enfin s'envole à travers les nuages et osant se confier à la colère des vents, s'élance dans l'espace vierge, qu'il parcourt d'une brasse puissante, à tire-d'aile ...

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Iamque uolans superas Alecto impune pcr auras

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Tartareum canit et resides stridentibus bvdris Instimulat ; dux ipsa manu Saturnia sae;a Claustra quatit belli postesque irata refringit. 1am Latiae coiere maous ; domat aspera duris Ora lupis sonipes facilesque in puluere gyros Aectit eques ; ipsae alpino de uenice syluae Praecipitant, auidae Phrygios haurire cruores ; 1am rastri pondus rigidum diffingit in ensem Caedis amor uersique abeunt in pila ligones Attritusque caua mutatur casside uomis ; lamque aurem horrisono rumpunt fera classica bombo Armorumque minax perstringit lumina fulgor. Dumque alacres secum in Manem Cythereius heros Arcadas et missum auspicio Pallanta sinistro, Audacem puerum, melioraque fata secutos Tyrrhenos rapit et tantis accingitur ausis, Ecce furens Rutulus saeuoque instinctus amore, Nequiquam in Phrygiam iaculatus lampada classem, Miratur subitas pelago consurgere nymphas ; Nec minus irrumpit castris altamque cruentus Dat stragem fluuioque euadit laetus amico. Vltor adest sociosque exponens littore tuto, Auspicium belli, matemis fulgurat arrois Dardanides totasque in pugnam exsuscitat iras. O qui sudor equis ! Qui se alto in puluere reges Turpabunt ! Quanto exsurget rubra sanguine tellus ! Nec tuus hasta deus nec te tua dextera forti, Mezenti, leto eripiet uisque effera mentis, Sed consors nato accedes tumulique necisque. At tu quo nimio spoliorum et laudis amore Inconsulta rois ? Ouin saeuas, bellica uirgo, Insidias prius et uenientem respicis hastam ? Tuque, miser, pone o rapti mala gaudia baltei Et caesi exuuias pueri inuidiamque deorum, Turne, caue ; dabis heu ! poenas, dabis, improbe, et istam Euandro debes animam atque ultricibus umbris. Sic tandem Iliacas properans pensare ruinas, Ad Teucros fessis reuolat uictoria pennis. Grande tamen uobis leti solamen honesti, Magnanimi heroes nati felicibus astris, Aff eret Aonius iuucnis, cui dia canenti

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UN ABUGÉ ÉPIQUE DES DERNIERS CHANTS DE L'ÉNtIDE

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Déjà la terrible Alecto •, volant impunément à travers les airs, entonne son chant de mort et du sifflement de ses hydres excite les hésitants. C'est Junon elle-même qui conduit les hostilités, qui, de sa main cruelle, ébranle les portes de la guerre et en fait sauter les verrous. Déjà se rassemblent les escadrons latins ; les coursiers aux sabots retentissants mordent leur frein, les cavaliers les font caracoler sur le sol poussiéreux. Même les forêts sont descendues des montagnes, avides de s'abreuver de sang troyen. Déjà l'amour du carnage a redressé les lourds hoyaux pour en faire des épées ; les bêches, remises sur l'enclume, sont devenues des javelots; on a forgé des casques dans le soc usé des charrues. Déjà l'oreille est déchirée par les sonneries effrayantes des clairons, les yeux sont éblouis par l'éclat menaçant des armes. Le fils de Vénus• entraîne à sa suite les vaillants Arcadiens et Pallas, jeune intrépide, parti sous une mauvaise étoile, et les Etrusques, promis à un meilleur destin : tous le suivront dans la mêlée glorieuse. Voici que le féroce Rotule, excité par un amour furieux, lance des torches sur les vaisseaux troyens : vains efforts, car à leur place il voit, stupéfait, des nymphes apparaître tout à coup à la surface de la mer. Il n'en force pas moins l'entrée du camp, où il fait un sanglant massacre, et tout heureux de cette victoire, s'enfuit en plongeant dans le fleuve ami. Mais le vengeur est là : le Dardanien dispose ses compagnons à l'abri, sur le rivage, prêts à la bataille ; étincelant dans les armes de sa mère, il réveille leur colère pour les lancer au combat. Oh quelle sueur va mouiller le flanc des chevaux ! Oh combien de rois vont mordre la poussière ! De quels flots de sang la terre sera rougie ! Tu périras, Mézence, sans que ni ta lance, unique objet de ton culte, ni la vaillance de ton bras, ni ta sauvage impétuosité puissent t'arracher au trépas : bientôt tu iras rejoindre ton fils, uni à lui dans la mort et dans la tombe. Et toi, insensée, quel amour de butin et de gloire te jette dans la mêlée ? Pourquoi, vierge guerrière •, ne te gardes-tu pas des embOches mortelles et de la lance qui vole vers toi ? Et toi, malheureux, ne peux-tu renoncer au plaisir funeste de t'emparer d'un baudrier sur la dépouille d'un enfant? Tu expieras, hélas ! toi aussi, tu expieras ce geste ; déjà Evandre et l'ombre vengeresse de Pallas réclament ta vie. Car pour finir, impatiente de compenser la ruine d'Illion, la Victoire, les ailes fatiguées, vole à nouveau vers le camp troyen. Qu'importe? Une consolation sublime est promise à votre mort glorieuse : héros magnanimes, nés sous une heureuse étoile, un

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Facta uirum totis pariter praeconia linguis Soluet fama loquax, cui dulci semper ab ore Rosida mella fluent cuiusque Acheloia Siren Gestiet innocuo diuina poemata cantu Flectere, cui blandis insidet Suada labellis, Cui decus omne suum cedet stupefacta uetustas. lpsa illi, quem uix ducibus largiris, honorem Sponte feres, totoque assurges, Roma, theatro ...

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jeune poète d' Aonie • chantera un jour vos exploits, poète dont la renommée aux cent langues redira à son tour les louanges ; dont la bouche distillera la douce rosée du miel, dont la Sirène, fille d' Achélous •, voudra chanter elle-même les vers divins, sur les lèvres duquel siégera la Persuasion, devant lequel s'inclinera l' Antiquité stupéfaite. Et toi, Rome, tu lui rendras spontanément un honneur que tu n'accordas pas à tes généraux, le jour où tout un théâtre, à son entrée, se lèvera pour l'applaudir...

BATIISTA SPAGNOLI Le Mantouan (1447-1516)

Fils d'un noble espagnol, BATllSTA SPAONOU, dit LE MANTOUAN, du nom de .. patrie, a acquis une solide culture d'humanités, de philosophie et de ~logie, lorsqu'il entre au Carmel en 1464, à l'âge de dix-sept ans. Il ne le quittera plus, s'élevant peu à peu jusqu'aux plus hauts degrés de la hiérarchie de son ordre : vicaire général en 1483, prieur général en 1513. En 1515, il est nommé légat apostolique avec mission de réconcilier la France et le duché de Milan, mais la mon l'emp6che de mener à bien cette négociation délicate (1S16). Sa vocation et ses charges successives ne l'ont pas empêché d'avoir une intense activité littéraire. Sa célébrité est fondée essentiellement sur le mince recueil des Bucoliques, dix poèmes, œuvre de jeunesse, complétée et publiée plus tard (1498), vingt-deux fois rééditée, traduite en plusieurs langues et commentée aussi pieusement que l'œuvre de Virgile. Mais avec SS000 vers à son actif, Spagnoli est l'un des auteurs les plus prolifiques de l'époque. Parmi ses autres œuvres poétiques il faut mentionner notamment le Discours sur les Calamités du temps (1489), les Sylves (en huit livres), des poèmes religieux comme les deux Parthénices, ou courtisans, comme l'Alphonsus, en l'honneur d'Alphonse 1•• d'Aragon, et le Troplraeum, où Francesco Gonzaga, prince de Mantoue, se voit attribuer la gloire d'avoir chassé les Français d'Italie. S'ajoutent enfin les traités de morale en prose : De la vie heureuse (1474), De la patience (1494).

c Christianus Maro > : la pensée d'un homme du Moyen Age pa~e des prestiges d'une forme classique. Ainsi apparaît le Mantouan dès la première et la plus fameuse de ses œuvres. On est loin, en effet, dans ces nouvelles Bucoliques, de la campagne enchantée, de la mélancolie, des musiques virgiliennes. Certes, la première églogue (Faustus, de l'amour honnête) contient-elle les éléments d'une fraîche idylle rustique : la scène de la moisson, où la jeune paysanne se tient trop près du moissonneur, la cour maladroite du fiancé, les noces campagnardes, sont rendues avec une fidélité pittoresque, de l'humour, et une couleur, une 6paisseurqu'on retrouvera bientôt chez les meilleurs peintres de genre. Encore faut-il oublier, comme nous l'avons fait, au risque de fausser l'esprit de l'œuvre, que le récit idyllique est à chaque instant coupé de commentaires didactiques lourdement sentencieux et moralisants. L'intention moralisatrice, indiscrète déjà dans la première églogue, s'afflflDe exclusivement dans la quatrième, composée pour l'essentiel d'une formidable sortie contre les femmes, peintes en noir et chargées de tous les péchés. Défoulement de moine misogyne ? Rappelons que le sujet est ancien, qu'il s'enracine dans une solide tradition latine, attestée dès Caton, et culminant dans la terrible satire VI de Juvénal ; que la

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tradition chrétienne, inaugurée par les Pères de l'Eglise, n'est pas tendre non plus pour les filles d'Eve. Sans parler des farces et fabliaux et de l'œuvrebien connue de Jean de Meung, l'antiféminisme médiéval se déchaîne à travers centons, proverbes populaires, poèmes contre le mariage, catalogues d'exemples fameux de femmes perverses. Mulier habet omnes artes Dyaboli : c'est l'esprit de la plupart des compositions latines sur le sujet, et par exemple de ce poème De proprietate feminarum, publié par C. Pascal (Poes. Lat. Med., p. 147-184), suite fort ennuyeuse de quarante-huit vers, dont chacun commence par le mot Femina et contient une nouvelle accusation. Evidente est la parenté d'esprit et de style qui unit l'églogue IV à ces sortes de compositions. Cependant, la verve du poète ne s'est pas toujours exercée sur des sujets aussi conventionnels. D'autres églogues contiennent des attaques contre la ladrerie des riches, contre les vices du clergé. La satire d'actualité se donne libre carrière dans le Discours sur les calamités de ce temps, tableau pessimiste des malheurs de l'Italie autour des années 1580: ravages de la peste, de la guerre civile, menace des Turcs et, plus triste encore, la corruption des mœurs installée jusqu'au cœur de la Curie romaine. Du sein même de l'Eglise catholique s'élève une voix indignée qui anticipe de près de cinquante ans sur la révolte de Luther. Spagnoli a de la force dans la description, de l'éloquence dans l'invective. Tandis que le sujet s'agrandit et trouve sa dimension chrétienne grâce aux visions eschatologiques inspirées de la Bible, les réalités morales s'incarnent en de naïves mais impressionnantes allégories qui rappellent moins Virgile et Ovide que Prudence et une fois encore la symbolique médiévale. On verra plus loin le parti que le pamphlétaire Ulrich von Hutten saura tirer du même procédé. TEXTE: B. Mantuani Operum tomi duo•••, Paris, 1513; The Eglogues of Baptista Mantuanus, éd. et comm. de W. P. MuSTARD••, Baltimore, 1911 ; Baptistae Mantuani ... De Calamitatibus temporum, éd. de G. WESSELS, O. Carm., Rome, 1960. - E. COCCIA, O. CARM., Le edi;.ioni delle opere del Mantovano, Rome, 1960. ETUDES : V. ZABUGHIN, Un beato poeta : Battista Spag11oli, il Mantovano, in c L'arcadia >, 1, 1917, p. 61-90. - Sur les églogues, notamment W. P. MusTARD,On the eglogues of Baptista Mantuanus, in c Trans. of the Am. philol. Ass. >, XL (1910) ; W. L. GRANT, Later Neo-latin Pastoral, l, in c Studies in Philo)ogy >, Lill, 1956, p. 435-436: du même, Neo-latin Literature and the Pastoral, Cbapel Hill, Univ. of North Carolina Press, 1965 ; également F. J. NICHOLS, The development of neo-latin theory of the pastoral in the sixteenth century, in c Humanistica Lovaniensia >, XIX, 1969, p. 95-115.

ECLOGAE I FAVSTVS, DE HONESTO AMORE ET DE FELICI

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... Tempus erat curua segetes incidere falce Et Iate albebant flauentibus hordea culmis. Affuit (ut mos est) natis comitata duabus Collectura parens quae praeterit hordea messor. lgnorabat enim, uel dissimulabat amorem ; Dissimulasse puto, quoniam data munera natae Nouerat, exiguum leporem geminasque palumbes ... ... Farra legens ibat mea per uestigia uirgo Nuda pedem, discincta sinum, spoliata lacertos, Vt decet aestatem, quae solibus ardet iniquis, Tecta caput fronde intorta, quia sole perusta Fusca fit et uoto facies non seruit amantum. Jam tergo uicina meo laterique propinqua Sponte mea delapsa manu frumenta legebat... Continuo aspiciens, aegre tulit aspera mater Et clamans c Quo > dixit c abis ? Cur deseris agmen ? Galla, ueni, namque hic alnos prope mitior umbra, Hic tremulas inter frondes immurmurat aura. > ••• Illa mihi uox uisa louis uiolentior ira Cum tonat et pluuius terris irascitur aër. Non potui (et uolui) frontem non flectere uirgo Demissi in cilium de sub uelaminis ora Me aspiciens motis blande subrisit ocellis. Id cemens iterum natam uocat improba mater ; Galla, operi magis intendens, audire recusat. Vt pede, sic animo sequitur. Tum prouidus ipse (Namque dolos inspirat Amor fraudesque ministrat) Nunc cantu, nunc sollicitans clamore metentes, Velamenta dabam sceleri, quo credere possent Et soror et mater non audiuisse puellam. Falce repellebam sentes, ne crura sequentis Leuia, ne teneras ausint offendere plantas. Ante Quam brumale gelu Borealibus arua pruinis Spargeret, agnati unanimes cum patre puellam Despondere mihi. Nec adhuc sine testibus illi Congrediebar : eram medio sitibundus in amne Tantalus. 0 quoties, misso cum bobus aratro, Vt uacuis aliquando esset sola aedibus, ibam !

BUCOLIQUES 1 FAUSTUS, OU UN HONNêTE AMOUR ET SON HEUREUSE CONCLUSION

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... La saison était venue de s'armer de faucilles pour faire la moisson ; à perte de vue, sur leur chaume jauni, les orges blancbissaient. La mère était venue, selon l'usage, accompagnée de ses deux filles, pour glaner ce que laisse tomber le moissonneur. Elle ignorait ou feignait d'ignorer notre amour ; mais je crois plutôt qu'elle feignait, car elle était au courant des cadeaux que j'avais faits à sa fille : un petit lièvre et un couple de pigeons [...] La jeune fille, tout en ramassant les épis, s'attachait à mes pas, les pieds nus, le corsage ouvert, les manches relevées, comme il sied en plein été, quand le soleil darde cruellement ses rayons, la tête protégée par un chapeau de feuillage, car un visage brOlé par le soleil devient brun et ne flatte pas le désir amoureux. Elle était à présent derrière moi, presque à mes côtés, et ramassait les épis que je laissais tomber de ma main, tout exprès [...] Son dragon de mère s'en aperçoit bientôt et s'en irrite : c Où t'en vas-tu ? lui crie-t-elle, et pourquoi quittes-tu notre groupe ? Reviens, Galla l Ici, près des aulnes, l'ombre est plus douce, et à travers les feuilles qui tremblent on entend chanter la brise [...] Cette voix me parut plus brutale que le courroux de Jupiter, quand il tonne et que la pluie se déchaîne sur la terre. Je ne pus m'empêcher, malgré mon désir, de tourner la tête, et la jeune fille, me jetant un regard sous la frange du voile qui lui tombait sur les yeux, me sourit tendrement en battant des paupières. L'autre surprend son manège et l'appelle une seconde fois. Galla, s'absorbant davantage dans son travail, refuse d'entendre. Ses désirs, comme ses pas, s'accordent aux miens. Je m'avise alors d'une ruse (car l'amour inspire des stratagèmes et suggère des roueries) : et tantôt par mes chansons, tantôt par mes cris d'encouragement aux moissonneurs, je donne le change, de sorte que la mère et la sœur pussent croire qu'elle n'avait pas entendu. Cependant, à l'aide de ma faucille, je repoussais les ronces, afin qu'elles n'aillent pas blesser les jambes lisses de ma compagne, et ses pieds délicats.

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Avant même que les froids de l'hiver ne couvrent les champs

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de leurs frimas et de leur neige, les parents, d'accord avec mon ~e, nous fiancèrent. Mais je ne la voyais pas encore sans t6moins. J'étais un Tantale assoiffé au milieu de la rivière. Oh combien de fois, abandonnant ma charrue et mes bœufs, j'allais

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Omnia causabar : stiuam, dentale, iugumque, Lora iugi, rullam ; deerant quaecumque, petebam E soceri lare ; sola tamen deerat mihi uirgo. Non deeram mihi : piscator, uenator et auceps Factus eram et solers studia intermissa resumpsi. Quicquid erat praedae, quicquid fortuna tulisset, Ad soceros ibat : gener officiosus babebar. Nocte semel media subeuntem limina furtim (Sic enim pactus fueram cum uirgine), furem &se rati, inuasere canes; ego protinus altam Transiliens sepem, uix ora latrantia fugi. Ecce dies genialis adest, mihi ducitur uxor ... Tom boue mactato gemina conuiuia luce Sub patula instructis celebrauimus arbore mensis. Affuit Oenophilus multoque solutus laccho Tempestiua dedit toti spectacula uico ; Et cum multifori Tonius cui tibia buxo Tandem post epulas et pocula, multicolorem Ventriculum sumpsit, buccasque inflare rubentes Incipiens, oculos aperit ciliisque leuatis Multotiesque altis flatu a pulmonibus hausto, Vtrem implet, cubito uocem dat tibia presso; Nunc bue, nunc illuc digito saliente uocauit Pinguibus a mensis iuuenes ad compita cantu Saltidico dulcique diem certamine clausit...

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... Foemineum seruile genus, crudele, superbum, Lege, modo, ratione caret, confinia recti Negligit, extremis gaudet, facit omnia uoto Praecipiti, uel lenta iacet, uel concita currit Foemina, semper hiems atque intractabile frigus Aut canis ardentes contristat sidere terras, Temperiem numquam, numquam mediocra curat. Vel te ardenter amat, uel te capitaliter odit. Si grauis est, maeret toruo nimis bemica uultu. Si studeat comis fieri grauitate remissa, Fit leuis, erumpit blando lasciuia cursu, Et lepor in molli radiat meretricius ore.

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chez elle, quand je pensais l'y trouver seule I Tout était prétexte : un mancheron de charrue, un sep, un joug, des courroies, un racloir, tout ce qui me manquait, j'allais le chercher chez mon futur beau-père, mais c'était elle seule en fait qui me manquait. Moi, je ne manquais pas d'idées : j'étais devenu pêcheur, chasseur, oiseleur, et m'étais remis avec ardeur à ces activités interrompues. Tout ce que je prenais, tout ce que la chance m'apportait, allait chez mes beaux-parents. Je passais pour un gendre plein d'attentions. Une fois, au milieu de la nuit, alors que je franchis.,ais le seuil en cachette (c'était convenu avec elle), les chiens se jetèrent sur moi en me prenant pour un voleur; c'est tout juste si je réussis à échapper à leurs gueules hurlantes en sautant par-dessus la haie. Mais le jour des noces est arrivé, on nous marie... On tue un bœuf, on banquette pendant deux jours autour des tables dressées à l'ombre d'un arbre. Boticello était des nôtres et dans l'euphorie du vin il offrit à tout le bourg un spectacle de circonstance. Tonio en était aussi, avec sa cornemuse au tuyau percé de trous. Quand on eut bien mangé et bien bu, le voilà qui saisit la bourse en peau multicolore, qui enfle ses joues rubicondes, ouvre les yeux, arque les sourcils, puis, tirant sans relâche le souffle du fond de ses poumons, il gonfle l'outre, qu'il presse sous son bras pour faire résonner le chalumeau, tandis que ses doigts sautent agilement d'un trou à l'autre : le rythme invite les jeunes à quitter les tables chargées de mets pour venir danser sur la place ; c'est sur cette joute amicale qu'on termine la journée ..•

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... « Le sexe féminin est servile, cruel, orgueilleux ; il n'a pas de loi, de mesure, de raison : il méconnaît les limites du bien et du mal, se complaît aux extrêmes, n'obéit qu'à son impulsion. Ou la femme languit dans l'apathie ou elle se démène dans l'excitation. La femme est un perpétuel hiver à l'indomptable froideur ou une canicule dont l'astre livre la terre aux supplices du feu. Elle ne garde jamais un équilibre, un juste milieu jamais. Ou elle t'aime avec passion, ou elle te hait avec acharnement. Si elle est grave, son visage, revêche à force de tension, a un air lugubre. Si elle veut se montrer gentille et abandonne sa gravité, elle devient frivole, la lasciveté éclate dans son allure provocante et un charme de courtisane rayonne sur son visage trop enjôleur. Elle pleure et rit, elle est sage et folle, peureuse et effrontée.

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Flet, ridet, sapit, insanit, f ormidat, et audet. Vult, non uult, secumque sibi contraria pugnat. Mobilis, inconstans, uaga, garrula, uana, bilinguis, lmperiosa, minax, indignabunda, cruenta, lmproba, auara, rapax, querula, inuida, credula, mendax, Impatiens, onerosa, bibax, temeraria, mordax, Ambitiosa, leuis, maga, lena, superstitiosa, Desidiosa, uorax, ganeae studiosa, palatum Docta, salax, petulans, et dedita molliciei, Dedita blanditiis, curandae dedita formae. Irae odüque tenax in idonea tempora differt Vlciscendi animos, infida, ingrata, maligna, lmpetuosa, audax, fera, litigiosa, rebellis, Exprobat, excusat tragica sua crimina uoce, Murmurat, accendit rixas, nil foedera pendit, Ridet amicitias, curat sua commoda tantum. Ludit, adulatur, defert, sale mordet amaro. Seminat in uulgus nugas, auditaque lingua Auget, et ex humili tumulo producet Olympum. Dissimulat, simulat doctissima fingere causas, Ordirique dolos, fraudique accommodat ora, Ora omnes facili casus imitantia motu. Non potes insidias euadere, non potes astum Vincere, tantac artes, solertia tanta nocendi. Et quanquam uideas oculis praesentibus, audet Excusare nephas, potis est eludere sensus Sedulitatc animi, nihil est quod credere possis, Et nihil est quod non, si uult, te credere cogat. His facient exempta fidem : quae cri.mina non sunt Foeminea tentata manu ? dedit hostibus arcem Decepta ornatu brachi Tarpeia sinistri. Saeuüt in natos manibus Medea cruentis. Tindaris Aegaeas onerauit nauibus undas. Scylla bostem sequitur patri furata capillum. Fratrem Biblis amat, subiicit se Myrrha parenti, Concubitus nati longaeua Semiramis ardet. Causa necis uati coniunx fuit Amphiarao. Occidere uiros nocturnis Belides armis. Orphea membratirn Cicones secuere poetam. Cognita luxuriae petulantia Pasiphaeae. Phaedra pudicitiam contra crudeliter ausa est. Decepit Iudaea uirum Rebecca, suamque Progeniem uelans hircino guttura tergo. Porrigit Alcidae coniunx fatale uenenum. Decipit Hippodame patrem. Lauinia Troes

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Elle veut, elle ne veut pas : elle se combat elle-mame et se contredit. Changeante, inconstante, volage, babillarde, fourbe, hypocrite, dominatrice, menaçante, emportée, cruelle, malhonnete, cupide, rapace, geignarde, envieuse, crédule, menteuse, impatiente, insupportable, buveuse, irréfléchie, agressive, prétentieuse, légère, sorcière, entremetteuse, superstitieuse, paresseuse, vorace, toujours prête pour l'orgie, experte en gourmandise, lubrique, impudique, livrée au plaisir, livrée aux caresses, livrée à ses soins de beauté, telle est la femme. Implacable dans sa colère et dans sa haine, elle reporte à un moment opportun ses désirs de vengeance. Elle est déloyale, ingrate, perfide, violente, audacieuse, sauvage, querelleuse, insoumise. Elle fait des reproches mais excuse ses propres fautes d'une voix pathétique. Elle grommelle, elle attise les disputes, ne fait nul cas de la parole donnée, se moque de l'amitié et se préoccupe seulement de ses intérêts. Elle s'amuse, flatte, dénonce, et le sel de son esprit est mordant et caustique. Elle répand des sornettes et, tout ce qu'elle entend, sa langue l'exagère : d'une pauvre colline elle fait un Olympe. C'est une cachottière, une simulatrice très habile à imaginer des prétextes, à ourdir des ruses ; pour soutenir ses mensonges, elle compose son visage, ce visage capable par sa mobilité de s'adapter à toutes les circonstances. Tu ne peux échapper à ses pièges, tu ne peux vaincre son astuce, si grands sont ses talents et son habileté pour faire du mal. Et même quand on la prend sur le fait elle a l'audace de justifier ses actes criminels. Elle est capable de te donner le change par ses soins empressés. Il n'y a rien en elle que tu puisses croire, et rien pourtant, si elle le veut, qu'elle ne te fasse croire. Voici des exemples qui t'en convaincront. Est-il quelque méfait que n'ait pas commis une main féminine ? Tarpeia • a livré à ses ennemis la citadelle de Rome après s'être laissé prendre à la parure de leur bras gauche. Médée s'est acharnée sur ses enfants de ses mains sanguinaires. La fille de Tyndare • a couvert de vaisseaux les flots égéens. Scylla• s'enfuit avec un ennemi après avoir arraché à son père son cheveu de pourpre. Biblis • est amoureuse de son frère. Myrrha • s'abandonne à son père, la vieille Sémiramis• brfile de coucher avec son fils. C'est son épouse• qui a causé la mort du devin Amphiaros. Les filles de Bélos • ont tué leur mari la nuit de leurs noces. Les Bacchantes ont démembré le poète Orphée. On connaît la folle passion de la voluptueuse Pasiphaé. Phèdre eut l'audace et la cruauté de s'en prendre à la pureté. Rebecca • la Juive a trompé son mari et son fils aîn6 grâce au stratagème d'une peau de bouc. C'est son épouse• qui a offert à Alcide un poison fatal. Hippodamie • a trompé son

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lmplicat ancipiti hello. Briseis Achillem Depulit e castris ; demens Chryseide factus Fulminat Atrides, et sentit Apollinis iras. Eua genus nostrum f oelicibus expulit aruis. Credite, pastores, per rustica nomina iuro, Pascua si gregibus uestris innoxia uultis, Si uobis ouium cura est, si denique uobis Grata quies, pax, uita, leues prohibete puellas, Pellanturque procul uestris ab ouilibus omnes, Thestylis, et Phyllis, Galathea, Neaera, Lycoris. Dicite quae tristem mulier descendit ad orcum Et rediit ? potuit si non male sana fuisset Euridice reuehi per quas descenderat umbras. Rapta sequi renuit f essam Proserpina matrem. At pius Aeneas rediit, remeauit et Orpheus, Maximus Alcides et Theseus, et duo fratres Vnus equis, alter pugnis bonus, atque palaestra, Et noster deus, unde salus et uita resurgit. Haec sunt, pastores, haec sunt mysteria uobis Aduertenda. Animi fugiunt obscoena uiriles, Foemineas loca delectant infamia mentes. Vt semel in scopulos uento contortus et unda Nauta scit incautis monstrare pericula nautis, Sic senior longo factus prudentior usu Praeteritos meminit casus, aperitque futuri Temporis euentus, uitaeque pericula monstrat. Si fugiunt aquilam fulicae, si retia cerui, Si agna lupum, si damma canem, muliebra cur non Blandimenta fugis tantum tibi noxia pastor? Est in eis pietas Crocodili, Astutia Hyenae. Cum flet et appellat te blandius, insidiatur. Foemineos, pastor, fugito {sunt relia) uultus. Non animis, non uirtuti, non uiribus ullis Fidito, non clipeo, cuius munimine Perseus Vidit saxificae colubros impune Medusae. Monstra peremerunt multi, domuere gigantes, Euertere urbes, legem imposuere marinis Fluctibus, impetui fluuiorum, et montibus aspris, Sacra coronarunt multos certamina, sed qui Cuncta subegerunt, sunt a muliere subacti. Rex qui pastor erat, funda, spolioque leonis Inclytus, et natus, qui templa Sionia fecit Primus, et excellens inuicto robore Sanson, Foemineum subiere iugwn, minus officit ignis, 167 Briseis nos : Chryseis 1513 (Sed cf. uer.rum ttqu.).

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père. Lavinie • engage les Troyens dans une dangereuse guerre. Briséis a détourné Achille de son camp. Devenu fou de Chryséis, le fils d' Atrée fulmine et subit la colère d'Apollon. Eve a chassé notre race du Paradis. Croyez-moi, bergers, je vous le jure par les dieux de nos campagnes, si vous voulez que les pâturages profitent à vos troupeaux, si vous avez souci de vos brebis, si enfin vous aimez la tranquillité, la paix et la vie, écartez-vous des filles et de leur frivolité l Chassez-les toutes loin de vos bergeries, les Thestylis, les Phyllis, les Galathée, les Néère, les Lycoris l Dites-moi quelle femme est descendue chez le triste Orcus et en est revenue ? Si Eurydice n'avait pas commis de folie, elle aurait pu revenir à travers les ténèbres où elle était descendue. Proserpine refusa de suivre sa mère qui s'était épuisée à l'aller délivrer. Mais le pieux Enée en revint ; en retournèrent aussi Orphée, le grand Alcide et Thésée, les deux frères • dont l'un était excellent cavalier, l'autre excellent lutteur à la palestre, et notre Christ qui en ressuscitant nous rendit le salut et la vie. Voilà, bergers, voilà les mystères que vous devez considérer! L'âme de l'homme fuit l'obscénité; les endroits mal famés attirent l'esprit de la femme. Le matelot que le vent et le courant ont jeté un jour sur les écueils sait avertir du danger les marins imprudents : ainsi le vieillard rendu plus avisé par une longue expérience se souvient des malheurs passés, dévoile les événements à venir et avertit des dangers de la vie. Si les foulques fuient l'aigle, si les cerfs fuient les filets, si l'agneau fuit le loup, si le daim fuit le chien, pourquoi toi, berger, ne fuis-tu pas les caresses des femmes qui te sont tellement nuisibles ? Il y a chez les femmes une tendresse de crocodile, une ruse de hyène. Lorsqu'elles pleurent et parlent avec douceur, c'est pour te tendre un piège. Désormais, berger, fuis leurs visages (ce sont des filets l). Ne te fie ni à ton courage, ni à ta vertu, ni à aucune arme ! Pas même au bouclier sous la protection duquel Persée a vu sans danger les serpents de la pétrifiante Méduse ! Des monstres, beaucoup en ont tué ; beaucoup ont dompté des géants, détruit des villes, imposé leur loi aux flots de la mer, à l'impétuosité des fleuves, aux montagnes abruptes ; beaucoup ont été couronnés dans des combats sacrés ; mais ceux qui ont tout soumis, c'est une femme qui les a soumis. Le roiberger •, célèbre par sa fronde et sa peau de lion, et son fils • qui bâtit le premier les temples de Sion, et Samson, à la force prodigieuse et invincible, sont tombés sous le joug d'une femme.

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Saxa minus, romphaea minus, minus hasta, minus mors. Nec formae contenta suae splendore, decorem Auget mille moclis mulier, frontem Jigat auro, Purpurat arte genas, et collocat arte capillos. Arte regit gressus, et lumina temperat arte. Currit ut in latebras ludens perducat amantem. Vult dare, sed cupiens simplex et honesta uideri, Denegat, et pugnat, sed uult super omnia uinci. Foemina caeciaco (res mira) simillima uento est, Qui trahit expellens mendaci nubila flatu. Quisquis es, expertus moneo, tentare recusa, Oum licet, hic fragilis quod habet fastidia sexus. Immundum natura animal, sed quaeritur arte Mundicies, id luce opus est, ea somnia nocte. Deglabrat, lauat, et pingit, striat, ungit, et omat. Tota dolus, tota ars, tota histrio, tota uenenum. Consilio speculi gerit omnia, labra mouere Discit, et inspecto uultum componere uitro. Discit blandiri, discit ridere, iocari. Incedens humeros discit uibrare, natesque. Quid sibi uult nudum pectus 'l quid aperta supeme Rimula, quae bifidam deducit in ubera uallem 'l Nempe nihil, nisi quo uirus penetrabile sensum Plus premat, et stygiae rapiant praecordia flammae. Hi iuuenum scopuli, Syrtes, Scyllae, atque Charybdes, Hae immundae Phinei uolucres quae uentre soluto Proluuie foeda thalamos, coenacula, mensas, Compita, templa, uias, agros, mare, flumina, montes, Incestaresoient, hae sunt Phorcynides ore Monstrifico, extremis Libyae quae in finibus olim Aspectu mutare homines in saxa solebant. Carmina doctiloqui cursim recitauimus Vmbri. Quae si uisa tibi nimium prolixa memento Ipsius id rei uitium, non carminis esse. Non longum est carmen, mulierum amentia longa est ... DE CALAMITATIBVS TEMPORVM LIBER I SBPTIMVM MONSTRVM: ACIDIA

Haec est curarum genitrix, exercita nullis Artibus, officii nullo laudabilis usu, Segnicies, inter socias nutrita Megaerae,

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Moins grande est l'hostilité du feu, de la roche, de la framée, de la lance et de la mort. La femme ne se contente pas de l'éclat de sa beauté, elle accroît son charme de mille manières : elle s'entoure la tête d'une chaînette d'or, elle a l'art de maquiller ses joues, l'art d'arranger ses cheveux, l'art de régler son pas, l'art de maîtriser son regard. Elle s'échappe, pour attirer en jouant son amoureux à l'écart. Elle veut se donner mais dans son désir de paraître ingénue et sage, elle se refuse, lutte, mais veut surtout être vaincue. La femme est bien comme le vent du Nord qui (chose étonnante) entraîne de son souffle trompeur les nuages mêmes qu'il chasse. Qui que tu sois, j'en parle par expérience, évite de t'exposer aux dédains du sexe faible. Créature naturellement sale, la femme cherche la propreté dans l'artifice : le jour elle s'y consacre, la nuit elle y rêve. Elle s'épile, se lave, se farde, se peigne, se parfume et se pare. Elle n'est qu'adresse, artifice, elle n'est que comédie, elle n'est que poison. Elle fait tout en consultant son miroir : elle étudie le mouvement de ses lèvres et se compose un visage devant la glace, elle étudie son charme, elle étudie son rire et son badinage. En marchant elle étudie son balancement de hanches et d'épaules. Que signifie cette façon de découvrir sa poitrine ? de montrer le sillon qui se creuse entre ses seins? Rien d'autre que le désir que ce poison pénétrant excite davantage les sens et embrase le cœur des flammes de l'Enfer. Voilà les récifs, les écueils, les Charybde et les Scylla de la jeunesse. Voilà les sales oiseaux de Phinée • qui, en dégageant leurs entrailles, souillent de leurs repoussantes déjections les chambres, les salles à manger, les tables, les carrefours, les temples, les rues, les campagnes, la mer, les fleuves, les montagnes. Voilà les ftlles de Phorcus • à la tête monstrueuse qui jadis, au fin fond de la Libye, changeaient du regard les hommes en rochers. Ce sont des vers de l'Ombrien, l'éloquent poète, que nous venons de réciter rapidement. Et s'ils t'ont paru trop prolixes, souviens-toi que la faute en est au sujet lui-même, non à la poésie. Ce n'est pas le poème qui est long, mais la folie des femmes qui est infinie...

DISCOURS SUR LES CALAMITÉS DE CE TEMPS LIVRE I SEPTIÈME MONSTRE : LA PARESSE

Et voici la mère des soucis, incapable de la moindre activité, inapte à remplir le moindre office : Paresse, nourrie parmi les

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BATTISTA SPAGNOLI

Doctaque languores animi luctusque magistra. Sola sedens oculosque solo defixa, malignum Crispa supercilium, pallens, impexa capillos, Phthiriasim patiens scalpit caput unguibus uncis, Os immunda, manus illota, cadente saliua Barba madet, pluit imbriferis de naribus humor. Debilis et longo pendens in pectora dorso, Fauce tumet, leuat angusto sub pectore uentrem Vtris ad exemplum morbique intercutis instar. Crus exile, genu surgens, pes pinguis et amplus Tardat iter grauibusque dolet iunctura podagris. Haec fera seruilis sanctae fastidia uitae lngerit et tardos ad clara negocia sensus Somnifero languore premit, frigentia corda Inuoluit gelido densae uelamine nubis. Nil nisi terrenis haustum de faecibus unquam Cogitat; annales ueterum dubiamque futuri Temporis ignorat sortem ; non ul1a latentes Cemere naturas rerum causasque tueri Cura subit ; subiecta oculis uix aspicit, aegre Palpebras leuat haerentes, humore tenaci Lumen hebet, surdent aures, uox languida, sermo Barbarus, obscuro uerba interclusa palato. Seminat infelix lolium frigensque papauer, Letheisque rigat steriles humoribus hortos. Plumbea liuenti gestat connexa metallo Vincula, captiuos hominum quibus alliget artus.

LIBER Ill XYSTVM IV PAPAM COHORTATVR AD COËRCENDA VITIA

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Xyste pater, fidei custos ouiumque magister, Quas bonus effuso moriens in sanguine pastor Abluit, aetatis damnosa licentia nostrae, Quam ueterum semper crescens incuria patrum, Et sceleri pandens aditum moresque seueros Auersata parit, tua sentiat arma, coërce Hanc uitem, ancipiti ramos preme falce uagantes ; Namque feros fructus et tristem frugibus umbram Pert inculta, iacens Cererem necat, occupat agrum.

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compagnes de Mégère *, savante en apathie et maitresse de neurasthénie. Assise à l'écart, les yeux rivés au sol, le sourcil froncé d'un air mauvais, blême, échevelée, elle gratte d'un ongle crochu sa tête pleine de poux ; son visage est souillé, ses mains crasseuses, sa barbe humide dégoutte de bave, de son nez s'écoule une sempiternelle roupie. Elle est rachitique : dos voftté et poitrine creuse ; sous un torse étroit, une panse qui ressemble à une outre, comme si elle souffrait d'hydropisie ; des jambes grêles, des genoux saillants, mais des pieds gonfl& qui ralentissent sa marche, des articulations travaillées par une maligne goutte. Cette bête servile inspire le goftt d'une vie pure, accable les sens d'une lourde torpeur qui les détourne des glorieuses entreprises, entoure les cœurs refroidis du voile glacé d'une épaisse nuée. Elle n'a pas d'autre ambition que de se repaître des plaisirs bas et vulgaires, ne s'intéresse ni aux annales du passé, ni aux énigmes du futur, n'a pas le moindre d&ir de découvrir les causes cachées des choses et leur nature : à peine voit-elle ce qui lui tombe sous les yeux, lorsque, péniblement, elle soulève ses paupières collées par une sanie tenace qui lui brouille la vue. Elle est sourde d'oreille, sa voix est faible, son langage inintelligible, les mots restent enferm& au fond de son gosier. Semant l'ivraie inutile et le pavot engourdissant, elle arrose son jardin de l'eau du Uthé. A sa main, les chaînes de plomb livide dont elle enchaîne les hommes qu'elle tient prisonniers.

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0 Sixte, o Saint-Père, gardien de la foi et guide du troupeau que le bon pasteur en mourant a purifié de son sang, fais sentir le poids de tes armes à cette criminelle licence de notre temps ; attaque-la à sa source : l'indifférence toujours croissante à l'égard de la tradition des Pères, qui ouvre la voie au vice autant qu'elle détourne de la vertu ; réprime les progrès de cette vigne, émonde de ta serpe à deux tranchants les rameaux qui se propagent anarchiquement : car à croître ainsi, sans discipline, elle produit des fruits sauvages et répand une ombre funeste sur les moissons ; rampant sur le sol elle étouffe le bon grain et envahit les

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Mille sub bis latebrae foliis et mille rapaces Hac habitant sub fronde ferae, uulpesque lupique Mitiaque inuadunt, laniantque animalia passim ; Sic cicurum genus omne perit, per ouilla regnant Saeuus aper, tygres rapidae, truculenta leonum Semina, multicolor pardus, griphs naribus uncis, Et uariae panthera cutis, grauis unguibus ursa. In genus hoc, pater, arma moue, sua pascua redde Foecundis ouibus, stent ad praesepia tauri, Qui signataiugis longoque attrita labore Colla gerunt ; postquam rerum te Roma potentem Fecit et obscuro iubar hoc resplenduit orbi, Exanimis uirtus scelerum sub mole sepulta Respirare parum uisa est et tollere frontem. Et nisi tot uitiis haec saecula nostra fuissent Deprauata, boni poterant rectoris habenae Errantes fraenare rotas, sed tantus equorum Impetus aurigam superat, frustraque retrectans Lora gubemator, sine lege per inuia fertur. Propterea sortem doleo, mitissime patrum Syxte, tuam : fueras annis melioribus aptus. Est tibi quae tanto satis est in principe uirtus, Sed uelut obscuris Phoebi sub nubibus ardor Languet et umbra diem piceae caliginis aufert, Sic tua corrupti uitio clementia saecli Obscuratur, eunt pessum pietasque fidesque...

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sillons ; mille tanières se creusent sous ses feuilles, mille bêtes sauvages se tapissent sous ses frondaisons : renards et loups attaquent un peu partout les animaux sans défense et les déchirent à belles dents : ainsi périt le cheptel, tandis que règnent dans les enclos le sanglier féroce, les tigres ravisseurs, la tribu redoutable des lions, le léopard tacheté, le griffon au bec crochu, la panthère au pelage marbré, l'ourse armée de ses terribles griffes. 0 Saint-Père, engage le fer contre cette engeance, rends aux brebis fécondes leurs pâturages et leurs étables aux taureaux dont le cou est usé par le joug et les longs labeurs. Depuis que Rome t'a élevé au pouvoir suprême, que cette lumière a brillé dans le monde en proie aux ténèbres, la vertu expirante, la vertu ensevelie sous le poids des péchés, a paru respirer à nouveau et relever la tête. Et si notre siècle n'était pas gâté par tant de vices, nul doute que les rênes d'un bon cocher eussent pu maîtriser le char qui s'emballait : mais la force impétueuse des chevaux dépasse celle de l'aurige ; cherchant en vain à retenir les guides, le cocher est emporté hors de la route, à l'aventure. C'est pourquoi, ô Sixte, ô le plus doux des Pères, je pleure sur ta destinée : tu étais fait pour des temps meilleurs. Tu as certes autant de vertus qu'il en faut pour remplir un si grand office, mais comme l'ardeur de Phébus languit derrière les noires nuées, comme l'ombre épaisse des brouillards offusque la lumière du jour, ainsi ta clémence est obscurcie par les vices d'un siècle corrompu, et c'en est fait de la Piété et de la Foi ...

MICHELE MARULLO (1453-1500)

MilULLE est né à Constantinople, d'un Manilius qui se vantait de descendre des rois de Dimè en Achaïe, et d'Euphrosine Tarchaniota, vers 1453, l'année de la prise de la ville par les Turcs. Prenant le chemin de l'exil, sa famille, après un bref séjour à Raguse, en Dalmatie, se fixe à Ancône, où l'enfant reçoit une bonne éducation littéraire. A dix-sept ans il s'engage comme mercenaire et pour plusieurs années il n'est pas possible de reconstituer l'itinéraire de ses expéditions militaires. On le retrouve à Naples, où il fait un séjour prolongé, achevant sa formation humaniste et se liant d'amitié avec Pontano et Sannazar. Mais il n'entretient pas comme ses amis de bons rapports avec les rois de Naples : ses protecteurs déclarés sont des nobles de l'opposition : Antonello Petrucci et Antonello Sanseverino, prince de Salerne, le premier mis à mort après la conjuration des barons, tandis que le second doit s'exiler en France. Marolle lui-même quitte Naples vers 1486. En 1488 il vit assez misérablement à Rome, d'où il écrit à Pic de la Mirandole. En 1489, il gagne Florence, où il est accueilli par Lorenzo et Giovanni di Pierfrancesco, membres de la branche cadette et frondeuse de la famille des Médicis. En cette ann6e 1489 paraît la première édition de ses Epigrammes, deux livres seulement, dédiés à Lorenzo. Son arrivée à Florence est marquée par une violente polémique avec le Politien. Mais c'est l'époque où Charles VIIl prépare son expédition en Italie : Marulle, qui espère qu'elle aboutira à une reconquête de la Grœe sur les Turcs, s'enrôle et rejoint à Lyon son ancien protecteur le prince de Salerne. Son navire est jeté sur la côte corse ; pourtant, il participe à l'entreprise qui se solde par un échec. Peu après 1494, il épouse Alessandra Scala, fille de Bartholomeo, Chancelier de Florence, très jeune et très lettrée - ce n'est pas la Néère des Epigrammes. Jusqu'à la fm de sa vie, Marolle exercera le métier de soldat : il participe en janvier 1500 à la défense de Forli aux côtés de Catherine Riario Sforza, veuve de Giovanni di Pierfrancesco et mère de Giovanni des Bandes Noires ; le 11 avril de cette même année, il se noie à cheval dans le fleuve Cecina, ayant sur lui un exemplaire de Lucrœe. Quelques années auparavant, en 1497, 'il avait publié ses œuvres : quatre livres d'Epigrammea et quatre livres d'Hymni naturales; les Neniae sont posthumes.

Attachant visage que celui de ce nouvel Alcée, soldat, poète et exilé. Dans un bel article écrit voici une trentaine d'années, Benedetto Croce a mis en lumière les lignes de force de son caractère : profondeur et intensité de l'attachement à la patrie perdue, robustesse du sens civique, souffrance personnelle jamais apaisée, aisément ravivée, mais qui s'approfondit avec le temps en la conscience vécue d'un destin malheureux commun à l'humanité ... Pourtant, c'est quand la tension douloureuse, exceptionnellement, se relâche que le poète trouve ses accents les plus émouvants, les plus inspirés : comme dans cette merveil1euse nénie, que nous citons en grande partie : le poète, sur les bords de l'Adriatique, tourne les yeux vers la terre natale; à la mobilité

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des ondes et des brises qui vont et viennent, chargées, croit-il, d'un message subtil, il oppose, comme malgré lui, la pesanteur de son propre destin - en dépit de l'incessant vagabondage qui ne l'approche jamais de la terre de son désir. Ugèreté impalpable des impressions, douceur sentimentale, mélancolie qui s'enchante de son propre chant : rompant cette fois le cercle magique de la tristesse, l'imagination poétique a si bien pris son envol que cette poésie de l'exil devient, peu s'en faut, poésie de l'aventure et du voyage : les strophes enjambent l'une sur l'autre, comme les idées, qui s'enchaînent selon les caprices de la rêverie. Ni Ovide ni Charles d'Orléans n'avaient exprimé avec une douceur aussi envo0tante ce mal du retour pour lequel les auteurs de langue latine créeront bientôt le nom de nostalgie. On pense davantage à la prose de Milosz : c Venez, je vous conduirai en esprit vers une contrée étrange, vaporeuse, voilée, murmurante. Un coup d'aile, et nous survolerons un pays où toutes choses ont la couleur éteinte du souvenir... > Est-ce le malheur qui donne à ses poésies à Néère, toutes claires et légères qu'elles sont, leur qualité de tendresse et de mélancolie 1 L'absence de l'aimée est un autre visage de l'exil ; sa mort accentue chez le poète le sentiment qu'il a d'une malédiction. Le refus de la sensualité, qui caractérise pourtant la poésie érotique de l'époque, s'enracine peutêtre en ces profondes motivations. Formellement, chacun de ces petits poèmes est une merveille de délicatesse et de mesure. Peu d'ornements : Vénus et Cupidon animent quelques scènes gracieuses, écrites dans le goftt de !'Anthologie grecque; quelques légères allégories sentimentales rappellent la psychologie par figures des poètes du xve siècle. En général, sur la trame syntaxique la plus simple, les mots s'enchaînent, les plus clairs. Mais l'énoncé le plus nu est valorisé esthétiquement par une rhétorique aussi discrète que subtile, par un sens exquis, et qui n'appartient qu'à lui, de l'équilibre et des proportions. Il y a loin, de ces compositions sans mystère, au lyrisme philosophique des Hymnes (à Jupiter, à Pallas, à Pan, au Ciel, à Amour, au Soleil, à l'Eternité .•.), où les contemporains discernaient les signes d'une pensée et d'une foi hétérodoxe, révolutionnaire, rebelle, et où Marulle renoue en effet, par-delà le Christianisme ignoré, avec la tradition, néoplatonicienne et néopythagoricienne de ses ancêtres. Mais ici encore le poète s'engage et se retrouve tout entier, fervent et grave, comme dans cet Hymne à l'Eternité, bref mais intense, avec son invocation libératrice finale, où le sens de la condition humaine et de l'exil terrestre donne son élan à l'aspiration de l'âme vers l'infini. TEXTE : Hymni et Epigrammata Marulli ***, Florence 1497 ; M. TarchaDiotae Marulli Neniae ••, eiusdem Epigrammata nunquam alias fmpressa, Fani_ tSlS; Michaelis Marulli Carmina, ed. A. PEROSA **, Zurich 19Sl. ETUDES : G. BOTnoLIONJ, La lirica latina in Firenze nella secunda meta 4el

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tte. XY, Pise, 1913, p .. 126-136; A. SAINATI, La lirica latina del Rinascimento, Pise, 1919, 1, p. 69-161 ; B. CROCE, Mich. Mar. Tarchaniota, Bari, 1938, rlimpr. dans c Poeti e scrittori del pieno e tardo Rinascimento •• Bari, 1945,

Il, p. 269-380 c Oiom. stor. malione delle p. 125-156 et

; P. L CICERI, M. Mar. e i suoi c Hymni naturales •• dans d. Lett. ital. •• 1914, p. 289-JSS; A. PEROSA, Studi sulla /or-

roccolte di poesia del Mar., c Rinascimento •• I, 19S0-19Sl, 257-279.

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Haec certe pa.triae dulcia liaora Contra saxa iacent. haec pelage impete Huc propulsa graui Bosphorici freti Plangunt Hesperium latus. lpsae nonne uiJes mitius auroolae Vt spirant memores unde uidelicet. Tantum innata potest rebus in ('lffinibus Natura et patrium solum ? Qu.id, tantis spatiis m0nstrif eri aequo ris~ Tanto tempore JX."'lSt lassulae. adhuc tamen Halant nescio quid. quod patrium et nouis Mulcet aëra odoribus ? Felices nimium, uespere quae dümo Egressae redeunt mane Aquilonibus Versis, nec peregre perpetuo exigunt Aetatem exilio grauem ; Felices sed enim multo etiam magis, Si tantum patriae fluminibus suae Et primi solita littoris algula Contentae lateant domi, Nec longinqua uelint flumina uisere Et terrae uarios et pelagi sinus, Quae multum ref erant deinde rogantibus Vergentem usque sororibus Ad noctem - quis enim suauia nesciat Auditu et uacuis apposita auribus. Quae diuersa locis alter et hic refert Mille exhausta laboribus ? Inter quae memorant mutua dum inuicem Quaeruntque, admonitae forsitan et mei, Narrant nunc Boreae sedibus intimis Visum, qua uagus alluit Rhodos Mesta suos, nunc Bice lintea Dantem plena, modo littora Dacica Scrutantem et ueterum saepe etiam patrum Curae imperuia plurima, Interdum Galatas siue Britannias 2 pelage impete Perosa (M) : pelagi impetu 1515 11 quod patrium Perosa (quid patrium M) : quod patriam 1515 quo patriam Croctt 12 mulcet Perosa (M) : mulcent 1515 27 lods alter et hic refen Puosa (M) : hae referant domi 1515. 33 Me-.ta Perosa : Most~ 1515. 11

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Bien loin, à l'opposé de ces récifs, s'étendent les douces plages de ma patrie, et les flots que voici, c'est la forte houle du détroit de Bosphore qui les envoie battre les bords de l'Italie. Ne vois-tu pas comme les brises elles-mêmes se sont mises à souffler plus doucement - on dirait qu'elles se souviennent tant ont de pouvoir sur toutes choses les impressions originelles et le sol natal ? Ne sens-tu pas qu'après avoir couvert d'immenses distances sur la mer où pullulent les monstres, bien lasses, au terme d'un si long voyage, elles exhalent encore un parfum indéfinissable, qui parle du pays et adoucit l'air de senteurs inconnues d'ici ? Heureuses brises, qui ne s'éloignent au soir que pour rentrer au matin, dès que les vents ont tourné, et ne traînent pas leur triste vie à l'étranger, victimes d'un interminable exil ; Mais bien plus heureuses, si elles savaient se contenter des rivières de leur patrie, de l'algue familière à la première plage qu'elles connurent, et si elles restaient chez elles, bien à l'abri, au lieu de vouloir visiter les fleuves lointains, et tous les coins et recoins de la terre et de la mer, pour le plaisir, ensuite, de raconter tout cela à leurs sœurs qui les questionnent, interminablement, jusqu'au petit matin - qui ne sait, en effet, le charme de ces récits écoutés d'une oreille avide, que l'un ou l'autre rapporte des pays les plus divers, et qu'il a recueillis au prix de mille peines? Or, parmi ces récits et ces questions qu'elles se font tour à tour, peut-être arrive-t-il qu'elles parlent de moi, et qu'elles racontent, tantôt qu'on m'a vu dans les régions les plus avancées du Nord, là où le Mesta •, de son cours méandreux, baigne les Rhodiens •, tantôt voguant à pleines voiles sur le lac Bicè •, d'autres fois explorant la côte de Dacie et, bien souvent, plus d'une contrée laissée vierge par la curiosité de nos ancêtres, ou encore la Gaule •, ln Bretagne •, ou les vastes plaines à

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Seu quae lata serunt aequora Theutoncs, Interdum Buduae moenia nobilis Et nondum domitam Bragam : Sed nec ruricolam messe recondita Tam laetum aut patrio denique nauitam Portu nec teneram flaui ita coniugis Gaudentem gremio nurum, Quantum haec terra meis grata laboribus, Extremos cupiam condere ubi dies, 1am nec militiae nec satis amplius Viae erroribus utilis ; Quamuis nescio quae coelicolum impia Arcent fata procul : nam totiens quia Victores cadimus rursus et inuicem Parta linquere cogimur ? Cemis qui populos uexat agens furor, Quae nomen rabies publica Belgicum Contra tot superos suppliciter piis Orantum precibus modo. Non haec, non temere insania gentibus Nimirum populos magnae agitant minae Ccelestum et Stygiam Thesiphone ferox Saeuit concutiens facem, Ex quo terra potens ubere agri, potens Armorum atque uirum, pars merito optima Terrarum, studio partis, et improba Inter se inuidia ducum, Implorauit opes primitus exteras, Nec Normanna modo, nec iuga Bethica Nec fastus domini ferre Sueuici Turpe credidit ltaliae. Heu heu, quae uideo bella resurgere ! Quanto sanguine, quis funeribus lues Infelix geminae perfidiae nefas, 1am non Parthenope amplius, Olim quae totiens maluit emori Quam seruare minus fortiter ac decet Vrbem tot meritis egregiam patrum, Inconcussam animo fidem ! Est in gente nocens culpa - quis hoc neget? -, Sunt exempta feris commoda belluis, Sed non propterea regi ita protinus

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ubi Perosa (M) : ibi 1515.

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labours de l'Allemagne, ou encore les murs de la noble Buda•, et Brazza• encore invaincue : mais ni le paysan n'est si heureux d'avoir engrangé son blé, ni le marin d'avoir enfin touché le port de la patrie, ni la jeune fiancée d'être enfin blottie dans les bras de son blond mari, que n'est douce à mes épreuves cette terre, où je voudrais finir mes jours, quand je ne serai plus bon pour la guerre et les courses vagabondes ; mais les dieux, par je ne sais quelle malédiction fatale, m'en éloignent sans cesse : tant de fois, en effet, après avoir vaincu, nous tombons de nouveau, et nous voyons contraints d'abandonner ce que nous avions conquis. Vois-tu quelle fureur agite les peuples, quelle haine publique s'élève contre le nom français, chez ceux-là même qui adressaient naguère aux dieux des prières d'actions de grâces ? Mais ce n'est pas par hasard que cette folie s'est emparée des nations : les peuples sont poursuivis par les menaces redoutables des êtres célestes, la farouche Tisiphone se déchaîne en brandissant sa torche stygienne, depuis qu'une terre, puissante par la fertilité du sol, puissante par ses guerriers et par ses armes, et regardée à juste titre comme la région privilégiée de l'univers, cédant au goût des factions et entraînée par les haines réciproques des chefs, implora pour la première fois l'aide étrangère et ne crut pas déshonorant pour l'Italie de subir le joug normand ou espagnol, ou l'orgueil d'un maître suève. Hélas ! Quelles guerres je vois ressurgir encore ! Au prix de combien de sang, de combien de deuils tu paieras le crime funeste de ta double trahison •, ô toi, qui n'est plus cette Parthénopé * qui efit préféré cent fois mourir, plutôt que d'entacher seulement sa foi - comme il sied à une cité qu'ont illustrée les exploits de tant d'ancêtres. Certes le peuple a commis une faute grave - qui peut le nier ? - et l'on a vu se perpétrer des actes dignes de bêtes sau-

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MA.Rt:LLO

Succensendum erat optimo. Verum nos, soliti monstra pati diu, Culpamus facilem principis in suos Naturam et uitio uertimus improbe Quae miranda opibus magis In tantis : neque enim est sanguine cetea Humano et uolucres pascere regium Nec punire statim pleraque pulchrius, Quam ferendo retundere. (3 asclepiadei

+ glyconeru) EPIGRAMMATVM LIBER I Il

AD NEAERAM

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Salue, nequitiae meae, Neaera, Mi passercule, mi albe turturille, Meum mel, mea suauitas, meum cor, Meum suauiolum, mei lepores : Tene uiuere ego queam relicta ? Tene ego sine regna, te sine aurum Aut messes Arabum uclim beatas ? 0 prius peream ipse, regna et aurum ! III DE

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NEAERA

Inuenta nuper, neruum cum tenderet acrem, Obstupuit uisa uictus Amor domina. Sensit laeta suas uircs oculosque retorsit, Dum fugiat, uentis ocior ille fugit. Sed dum forte fugit, plenae cecidere pharetrae, Deuicti spolium quas tulit illa dei, Induiturque humerum pariterque hominesque deosque Una ferit : uictus errat inermis Amor. VI

MORTUI PRO PATRIA

Tu, quicumque uirum uacuo tot millia in aruo Cernis ab hirsutis dilaceranda feris, Desine mirari : patrii est hoc moris, honestam Pugnando mortem quaerere, non tumulum.

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vages. Pourtant le meilleur des rois n'aurait pas dO. s'abandonner à une pareille colère. Mais nous, qui sommes habitués depuis longtemps à supporter des horreurs, accusons un autre prince d'être trop débonnaire envers ses sujets, et lui faisons grief, bien à tort, d'une indulgence qui, chez un personnage si puissant, mériterait davantage notre admiration. Car il n'est pas digne d'un roi de nourrir de sang humain les poissons et les oiseaux, et il n'est pas plus beau pour lui de punir sans délai la plupart des rebelles, que de les vaincre par la tolérance. :aPIGRAMMES

LIVRE I Il

A NÉÈRB

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Bonjour, Néère, mon caprice, mon gentil moineau, ma blanche tourterelle, mon miel, ma douceur, mon cœur, mon doux baiser, ma beauté : vivre séparé de toi, comment le pourrais-je? Voudraisje sans toi des royaumes, des trésors et des riches moissons de l'Arabie? Ah! Plutôt mourir, avec les royaumes et les trésors! III SUR NÉÈRE

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Avisant l'autre jour ma maîtresse, Amour tendait son arc quand, subjugué par cette vision, il resta pantois. Elle, consciente de son pouvoir, lui décoche en retour une œillade pour le mettre en fuite et il fuit en effet, plus vite que le vent. Dans sa fuite, il perd son carquois rempli de flèches : elle s'empare de ces dépouilles du dieu vaincu, les passe à son épaule, et, depuis, c'est elle seule qui blesse hommes et dieux; Amour, défait, erre, les mains vides. VI MORTS POUR LA PATRIE

Anonyme passant, qui vois dans ces campagnes désertes tant de milliers de braves laissés en pâture aux charognards hideux, cesse de t'étonner : l'usage, chez eux, est de chercher au combat une belle mort, et non un beau tombeau.

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MICHELE MARULLO

m AD ANTONIVM, PRINCIPEM SALEllNITANVII

Das gemmas aurumque, ego do tibi carmina tantum : Sed bona si fuerint carmina, plus ego do. XIII

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Sic me, blanda, tui, Neaera, ocelli, Sic candentia colla, sic patens frons, Sic pares minio genae perurunt, Ex quo uisa mihi et simul cupita es, Ut, ni me lacrymae rigent perennes. Totus in tenues eam fauillas. Sic rursum lacrymae rigant perennes, Ex quo uisa mihi et simul cupita es, Ut, ni, blanda, tui, Neaera, ocelli, Ni candentia colla, ni patens frons, Ni pares minio genae perurant, Totus in riguos eam liquores. 0 uitam miseram et cito caducam 1 XVIII AD NEAERAM

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Sic istos oculos tuos, Neaera, Auertis, quotiens perire me uis, Tanquam perdere non queas tuendo : Sed tu ne peream times beatus. Ne time : ah miser ah miser peribo ! Sed hoc tam miserum - ut putas - perire, Tuo seruitio magis beatum est. XX

EPITAPHIVM FRANCISCI SFORTIAE

Si genus audieris, spernes : mirabere gesta. Illud Fortunae est, hoc opus ingenii. XXII DE MORTE IANI FRATRIS

Per Scythiam Bessosque feros, per tela, per hostes, Rhiphaeo uenio tristis ab usque gelu,

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ÉPIGRAMMES

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À ANTONELLO, PRINCE DE SALEllNE

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Tu me donnes des pierres, de l'or, moi, seulement des poèmes : pourtant, si les poèmes sont bons, c'est toi mon débiteur. XIII

À NÉÈRE

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Oui, tes jolis yeux, charmante Néère, et ton cou éblouissant, ton front haut, l'incarnat de tes joues, me brfilent tant et tant, depuis le jour où je t'ai vue et aussitôt désirée, que, sans les larmes dont je suis inondé constamment, je m'en irais tout entier en cendres légères! Par contre, je suis si constamment baigné de larmes, depuis le jour où je t'ai vue et aussitôt désirée, que, si tes jolis yeux charmante Néère, si ton cou éblouissant et ton front haut, et l'incarnat de tes joues cessaient de brOler, je me fondrais tout entier en eau fuyante ! 0 vie malheureuse et toujours menacée! XVIII

À NÉÈIU!

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Tu me dérobes tes yeux, Néère, chaque fois que tu veux me faire mourir : comme si un regard de toi était impuissant à me donner la mort ! Mais tu crains peut-être que je meure comblé. Rassure-toi : je mourrai malheureux et désespéré. Et pourtant cette mort, malheureuse, comme tu le penses bien, est encore un bonheur auprès de l'esclavage où tu me tiens ! XX ÉPITAPHE DE FRANCESCO SFORZA*

Si on te dit sa naissance, tu n'auras que mépris ; mais tu seras émerveillé par ses exploits. La première est le fait de la Fortune ; le reste, l'œuvre de son génie. XXII SUR. LA MORT DE SON FIŒRE JEAN

A travers la Scythie • et le pays des Besses • farouches, sous les flèches ennemies, je viens, accablé par ce deuil, depuis les glaces du

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Scilicet exsequias tibi producturus inanes, Fraternis unus ne careas lacrymis, Teque peregrina, frater, tellure iacentem Et tua spârsurus fletibus ossa meis, Quandoquidem post tot casus patriaeque domusque, Tanquam hoc exempto nil nocuisset adhuc -, Te quoque sors inuisa mihi, dulcissime frater, Abstulit, Elysium misit et ante diem, Ne foret aut fletus qui solaretur acerbos Iungeret aut lacrymis fratris et ipse suas. Heu miserande puer, quae te mihi fata tulerunt, Cui miseram linquis, frater adempte, domum ? Tu mea post patriam turbasti pectora solus, Omnia sunt tecum uota sepulta mea, Omnia tecum una tumulo conduntur in isto : Frater abest, fratrem quaeso uenire iube ! Cur sine me Elysia felix spatiare sub umbra, Inter honoratos nobilis umbra patres ? Occurrunt Graiique ataui, proauique Latini : Frater abest, fratrem quaeso uenire iube ! Hic tibi pallentis uiolas legit, alter amomum, Narcissum hic, uemas porrigit ille rosas, Attolluntque solo carisque amplexibus haerent : Frater abest, fratrem quaeso uenire iube ! Interea, quoniam sic fata inimica tulerunt, Nec mihi te licuit posse cadente mori, Accipe, quos habeo lugubria munera, fletus, Aeternumque, meae, frater, aue, lacrimae ! XXV

AD ACCIVM SINCERVM

Acci, non ego tela, non ego enses,

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Non incendia pestilentiasue, Non minas uereor ferociorum, Non hymbres, mare, turbines, procellas, Non quaecumque aliis soient nocere, Quae cuncta unius aestimamus assis : Verum tristius bis malum puella est, Quae me, cum libuit, potest necare.

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Rhiphée •, rendre à ta dépouille un honneur inutile, hélas, afin que tu ne sois pas le seul que son frère n'ait pas pleuré; malheureux frère, étendu en terre étrangère, je viens, sur ton corps, sur tes cendres, verser mes pleurs : puisque, après tant de coups portés à notre patrie et à notre maison - comme si, même sans cette dernière épreuve, je n'eusse pas assez souffert 1 - puisque toi aussi, mon frère bien-aimé, le sort qui s'acharne contre moi t'a ravi prématurément et envoyé aux plaines élyséennes, ne me laissant plus personne pour sécher mes larmes amères ou pour pleurer avec moi. Hélas, malheureux enfant, quel cruel destin t'a arraché à mon affection I Quelle malheureuse maison tu laisses, en disparaissant, mon frère, entre mes mains ! Après ma patrie, tu étais le seul à avoir bouleversé mon cœur : avec toi gisent tous mes espoirs, tous, avec toi, sont ensevelis dans ce tombeau. Ton frère n'est pas là : je t'en prie, appelle ton frère auprès de toi. Pourquoi, sans moi, erres-tu dans l'ombre élyséenne, heureux, ombre honorée parmi nos ancêtres d'une noble lignée ? Aïeux et trisaïeux, grecs et latins, viennent à ta rencontre : ton frère n'est pas là, je t'en prie, appelle ton frère auprès de toi. L'un cueille pour toi de pâles violettes et l'autre l'amôme ; un troisième t'offre la fleur du narcisse, un autre encore des roses printanières. Ils te soulèvent de terre pour te serrer tendrement dans leurs bras : ton frère n'est pas là : appelle, je t'en prie, ton frère auprès de toi. En attendant, puisque le destin hostile t'a ainsi enlevé et qu'il ne m'a pas été accordé de mourir en même temps que toi, reçois mes pleurs, en guise de présents funèbres, reçois, mon frère, objet de mes larmes, ces paroles d'éternel adieu. XXV À SANNAZAR

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Accius •, je ne redoute ni les traits, ni les épées, ni les incendies, ni les épidémies, ni les menaces des furieux, ni pluie, ni mer, tourbillons et tempêtes, ni rien de ce qui touche le vulgaire ; de tout cela je n'ai nul souci : mais je connais un mal pire, une femme, qui peut me faire mourir à sa guise.

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MICHELE

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XXVIII

AD NEAEllAM

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Rogas quae mea uita sit, Neaera. Qualem scilicet ipsa das amanti, est lnfelix, misera, inquies, molesta, Aut si triste magis potest quid esse. Haec est, quam mihi das, Neaera, uitam. Qui - dicis - comites ? Dolor, Querelae, Lamentatio, Lacrimae perennes, Langor, Anxietas, Amaritudo, Aut si triste magis potest quid esse. Hos tu das comites, Neaera, uitae. XXX DB XYSTO

Senserat Ausoniam uix dum bene foedere iungi, Cum c Perii ! > Xystus dixit, et interiit t XLIX

AD NEAE'RAM

Non tot Attica mella, litus algas, Montes robora, uer habet colores, Non tot tristis hyems riget pruinis, Automnus grauidis tumet racemis, 5 Non tot spicula Medicis pharetris, Non tot signa micant tacente nocte, Non tot aequora piscibus natantur, Non aer tot aues habet serenus, Non tot Oceano mouentur undae, 1O Non tantus numerus Libyssae arenae, Quot suspiria, quot, Neaera, pro te Vaesanos patior die dolores. Llll DE NEAERA

Viderat intactam nuper Venus alma Neaeram, Et puero c Cessant quid tua spicula ? > ait. Cui deus humentes lacrymis deiectus ocellos, c Spicula > ait, c mater, quae tenet illa, refers ! >

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À NBÈllE

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Tu demandes quelle est ma vie, Néère 'l Elle est, tu le sais bien, ce que tu la fais pour ton amant : stérile, chagrine, inquiète, douloureuse, ou plus triste encore, s'il est possible. Voilà, Néère, la vie que tu me fais. Mes compagnons, demandes-tu 'l Chagrins, Plaintes, Soupirs, Larmes sans fin, Langueur, Angoisse, Amertume, ou plus tristes encore, s'il est possible voilà, N éère, les compagnons que tu donnes à ma vie. XXX SUR LB PAPE SIXTE *

A peine vit-il l'Italie s'unir par un bon et solide traité : « C'est fait de moi ! >, dit Sixte, et i! expira ! XLIX

À NÉÈRB

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L'Attique n'a pas tant de miel, le rivage d'algues, les montagnes de chênes, le printemps, de couleurs; le rude hiver n'a pas tant de givre et de glace, et l'automne de belles grappes gonflées, les Mèdes n'ont pas tant de flèches dans leur carquois ; les nuits silencieuses ne scintillent pas de tant d'étoiles, les mers ne sont sillonnées de tant de poissons et le ciel pur de tant d'oiseaux, l'Océan ne se soulève en tant de vagues, on ne compte pas tant de grains de sable en Libye - que tu m'arraches de soupirs, ma Néère, et que je sens en un jour d'affolantes douleurs. LIii

À PROPOS DE NÉÈRE

L'autre jour, la belle Vénus, apercevant Néère encore indemne, dit à son fils : « Qu'attends-tu pour la percer de tes traits 'l > Mais le petit dieu baisse les yeux et fond en larmes : « Les traits en question, ma mère, c'est e1le qui les tient ! >

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MICHELE MARULLO LVIII

AD NE.ABRAM

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Iuraui fore me tuum perenne, Per me, per caput hoc, per hos ocellos, Qui te disperiere contuendo, Per quod plurima cor tulit dolenda. c Haec > inquis c mea sunt 1 >. Tua ista sunto At certe lacrymae meae, Neaera, Quas iuro fore me tuum perenne. LXIII AD MANILIVM RHALLVM

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Non uides uemo uariata flore Tecta, non postes uiola reuinctos? Stat coronatis uiridis iuuentus Mixta puellis. Concinunt Maïas pueri Kalendas, Concinunt senes bene feriati : Omnis exultat locus, omnis aetas Laeta renidet. Ipse, reiectis humero capillis, Candet in palla crocea Cupido, Acer et plena iaculis pharetra, Acer et arcu. Et modo hue circumuolitans et illuc, Nectit optatas iuuenum choreas, Artibus notis alimenta primo Dum parat igni ; Nunc puellaris medius cateruae IDius flauum caput illiusue Comit et uultus oculisque Iaetum Addit honorem. Mitte uaesanos, bone Rhalle, questus 1am sat indultum patriae ruinae est ; Nunc uocat lusus positisque curis Blanda uoluptas. Quid dies omnis miseri querendo Perdimus dati breue tempus aeui ? Sat mala laeti quoque sorte, coelum hoc Hausimus olim. Profer hue cadum, puer Hylle, trimum, Cedat et moeror procul et dolores Tota nimirum Genio mihique Fulserit baec lux ! (str. sapph.) sic interpunxi

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: c haec • inquis

c mca sunt, tua ista 5unto !

~ Perosa

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À NÉÈRE

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J'ai juré d'être à toi à jamais, sur moi, sur ma tête, sur ces yeux, perdus de trop te regarder, sur ce cœur, meurtri de mille maux. c Mais, dis-tu, tout cela est à moi ! > Soit, cela est à toi ; mais du moins elles sont bien à moi, Néère, ces larmes par lesquelles je jure d'être à toi à jamais. LXIII À RHALLUS *

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Ne vois-tu pas comme toutes les demeures sont enguirlandées de fleurs printanières, comme à chaque porte sont attachés des bouquets de violettes ? Les garçons en leur verte jeunesse se mêlent aux filles couronnées. Les ~nfants à l'unisson chantent le premier mai ; et chantent à l'unisson les vieux, heureux de la fête. Point de lieu où n'éclate l'allégresse, point d'âge qui ne rayonne de joie. Amour en personne, les cheveux dénoués sur les épaules, brille dans son manteau couleur de safran. Gare à son carquois rempli de flèches, et gare à son arc ! Voletant, tantôt ici, tantôt là, il noue les danses plaisantes des jeunes gens, et par des ruses éprouvées, prépare un aliment aux premières brfilures de l'amour. Tantôt il se promène au milieu des groupes des filles, arrange le blond chignon de l'une ou le visage de l'autre, et fait briller des regards heureux. Oublie, mon cher Rhallus, les chagrins insensés. C'est bien assez pleuré sur la ruine de notre patrie. Ecoutons à présent l'appel des jeux, oublions nos soucis dans la douceur des plaisirs. Pourquoi, malheureux, consumer dans les plaintes quotidiennes le bref espace de vie qui nous est accordé? Nous sommes encore favorisés dans notre disgrâce puisque nous respirons l'air de ce ciel. Apporte, jeune Hyllus, une jarre d'un vin vieux de trois ans, et au diable les tristesses et les chagrins : je veux m'offrir, ainsi qu'à mon génie, le plaisir sans mélange de ce beau jour.

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LIBER II VII EPITAPHIVM AVllAE

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Quaenam haec pompa?

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Aurac. -

Quis circum planetus ? - Amorum. - Quae tam lugubri ueste adoperta ? - Charis. - Unde rogus? - Fracti struxere Cupidinis arcus. - Quis simul indigno qui iacet igne ? - Decor. - Heu sortem miserandam hominum ! Quo fastus inanis ? Delitias aeui tam breuis bora tulit. XIX

AD AMOREM

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- Cum tot tela die proterue spargas, Tot figas sine fine et hic et illic lnfensus pariter uiris deisque, Nec unquam manus impotens quiescat, Quis tot spicula, tot, puer, furenti Lethales tibi sufficit sagittas ? - Cum tot aethera questibus fatiges, Tot spargas lacrymas et hic et illic Inf ensus pari ter uiris deisque, Nec unquam madidae genae serescant, Quis suspiria crebra, quis dolenti Tam longas tibi sufficit querelas ? At tu nec mihi tela, dum Neaera est, Nec curas tibi crede defuturas.

HYMNORVM NATURALIVM

LIBER I V

AETERNITATI

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lpsa mihi uocem atque adamantina suffice plectra, Dum caneris, propiorque ausis ingentibus adsis, Immensi regina aeui, quae lucida templa Aetheris augustosque tenes, augusta, recessus, Pace tua late pollens teque ipsa beata, Quam pariter flauos crines intonsa Iuuenta Ambit et indomitum nitens Virtus pede aeneo,

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LIVRE II VII ÉPITAPHE DE BRISE

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Quel est ce cortège funèbre? - C'est celui de Brise. - Et ceux qui gémissent tout autour ? - Les Amours. - Qui donc est vêtue d'une robe si lugubre ? - Une Grâce. - Et ce bûcher ? - On l'a construit avec les arcs brisés de Cupidon. - Qui gît là, auprès de la morte, pour être consumée avec elle ? - La Beauté. - Hélas 1 pitoyable destinée humaine I A quoi bon nourrir un vain orgueil ? Les délices de notre siècle, en moins d'une heure, les voilà anéanties ..• XIX AU DIEU AMOUR

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- Toi qui tires en un jour tant de traits, audacieux enfant, qui fais tant de victimes sans cesse, ici et là, harcelant à la fois hommes et dieux, sans que jamais se lasse l'ardeur de ton bras, qui fournit à ta fureur tant de dards, tant de flèches mortelles ? - Et toi, qui fatigues les airs de tant de plaintes, qui répands tant de larmes ici et là, harcelant à la fois hommes et dieux, sans que sèchent jamais tes joues mouillées de pleurs, qui fournit à ta douleur ces innombrables soupirs, ces interminables gémissements ? Crois-moi, tant qu'il y aura une Néère, ni les traits ne me feront défaut, ni à toi les tourments.

HYMNES

DE LA NATURE LIVRE

I

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À L'ÉTERNITÉ

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Donne-moi une voix et un plectre de diamant, tandis que je te chante, tiens-toi à mes côtés, assiste-moi dans mon audacieuse entreprise, ô reine de l'infini, qui habites les demeures éclatantes de l'éther et, auguste, remplis l'infinité auguste de l'espace de ta propre essence ; autour de toi se meuvent au même rang la Jeunesse aux longs cheveux blonds et la Vertu indomptable, appuyée sur son pied de bronze : l'une, mieux faite pour assister aux festins

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Altera diuinis epulis assistere mensae Purpureaque manu iuuenile infundere nectar, Haec largas defendere opes et pectore firmo Tutari melior fixos in saecula fines Hostilesque minas regno propellere herili ; Pone tamen, quamuis longo, pone, interuallo, Omniferens Natura subit curuaque uerendus Falce senex spaciisque breues aequalibus Horae Atque idem totiens Annus remeansque meansque, Lubrica seruato relegens uestigia gressu. Ipsa autem, diuum circumstipante caterua, Regales illusa sinus auro atque argento, Celsa sedes solioque alte subnixa perenni Das leges et iura polo coelestiaque aegris Diuidis et certa firmas aetema quiete, Aerumnis priuata malis, priuata periclis. Tum senium totis excludis prouida regnis Perpetuoque adamante ligas fugientia saecla, Amfractus aeui uarios uenturaque lapsis Intermixta legens praesenti inclusa fideli, Diuersosque dies obtutu colligis uno : lpsa eadem pars, totum eadem ; sine fine, sine ortu, Tota ortus finisque aeque; discrimine nullo Tota teres, nullaque tui non consona parte. Salue, magna parens late radiantis Olympi, Magna deum, precibusque piis non dura rogari, Aspice nos - hoc tantum ! - et, si baud indigna precamur Coelestique olim sancta de stirpe creati, Adsis o, propior, cognatoque adiice coelo.

HYMNESDE LA NATURE

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des dieux et verser de sa main pourpre le nectar de la jeunesse ; l'autre, capable, en revanche, de défendre ton vaste empire, d'en maintenir, d'un cœur inébranlable, les frontières, délimitées pour la suite des siècles, repoussant loin du royaume de sa maîtresse les attaques ennemies. Derrière, à bonne distance, suit la Nature, mère de toutes choses, et le terrible Vieillard à la faux recourbée, et les Heures éphémères, disposées à intervalles réguliers, et l' Année, qui revient sur elle-même, toujours égale, posant, à pas comptés, son pied sur sa propre trace glissante. Toi, entourée d'une foule de divinités, ta robe royale brodée d'or et d'argent, tu sièges au firmament et du haut de ton trône éternel tu donnes tes lois au ciel et distribues aux mortels les volontés célestes, et fixes tout dans une paix éternelle, inaccessible aux tempêtes, inaccessible aux périls. Prévoyante, tu exclus la vieillesse de ton règne et lies en un chemin de diamant la fuite des siècles et la variété des temps ; et le futur mêlé au passé, tu les recueilles et les composes dans le fidèle présent, et tu embrasses et revois d'un seul regard les jours divers. Partie et tout à la fois, sans fin, sans principe, principe et fin tout ensemble ; sans irrégularité, tout égale, toute harmonie dans la moindre de tes parties. Salut, grande mère de l'Olympe étincelant, grande mère des dieux ; et ne ferme pas l'oreille à nos prières, tourne vers nous tes yeux - rien que cela - et, si nous n'en sommes pas indignes, s'il est vrai qu'un jour nous naquîmes d'une semence céleste, viens à nous et reconduis-nous au ciel, d'où nous venons.

GIOVANNI GIOVIANO PONT ANO (1429-1503)

GIOVANNI GIOVIANO PONTANO est né à Cerreto, près de Spoleto, le 7 mai 1429; après une jeunesse passée à Pérouse il se présente à Alfonse r• d'Aragon, alors en guerre contre Florence, et le suit à Naples, où il se fixe. Il servira désormais la famille royale, comme soldat, puis comme diplomate et enfin comme conseiller habile et énergique. Ferdinand 1.. lui confie l'éducation de son fils, duc de Calabre, le futur Alfonse II, roi de 1494 à 1495. De 1486 à 1494, année de l'invasion française, il est secrétaire d'Etat. Mais à l'entrée des troupes de Charles VIII il a la faiblesse de célébrer l'envahisseur : cela lui vaut une semi-disgrâce au retour des princes aragonais. Sa mort, en 1503, survint deux ans après la chute définitive de cette famille. La littérature a été l'occupation de toute sa vie, même au moment où il assume des charges politiques importantes; âme de l'Académie napolitaine, à laquelle il donna son nom, il a exercé une grande influence sur des écrivains plus jeunes, comme Sannazar et Marulle, qui furent ses amis. Son œuvre, prose et vers, tout ent~re écrite en latin, est considérable. Pour nous en tenir à l'œuvre poétique citons : - Urania, slue de stellis, poème astronomique en cinq livres. - Meteora, sur divers phénomènes naturels. - De hortis Hesperidum, deux livres sur la culture des fruits, élégant pœme didactique. - Eclogae, six églogues en hexamètres (1 Lepidina, Il Melisaeus, III Macon, IV Acon, V Coryle, VI Quinquennius). - Parthenopeus slue Amores, deux livres de vers lyriques, d'inspiration amoureuse, en mètres variés. - De amore coniugali, trois livres dans le mètre élégiaque, poésie de la famille. - De laudibus diuinis, un livre en distiques élégiaques. - Hendecasyllabi seu Baiae, deux livres de poésie amoureuse dans le mètre de Catulle. - Lyra, seize odes saphiques. - Eridanus, deux livres en distiques, œuvre de la vieillesse et journal du dernier amour du poète.

Nous ne saurions prétendre, dans les extraits qui suivent, rendre justice à l'un des poètes les plus complets et en même temps les plus originaux de la Renaissance : du moins y trouvera-t-on quelques échantillons, aussi différents que possible, de son vaste talent. Les premiers poèmes cités sont empruntés au recueil intitulé H endécassyllabes ou Baies. C'est la chronique, à la fois indulgente et très caustique, de la vie voluptueuse de la station à la mode, où le Tout-Naples se retrouve, où se nouent et se dénouent les intrigues et les idylles, où éclatent les orgies. De ces amours sans complication ni mystère, qui nous transportent

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GIOVANSI

GIOVIANO

PONTANO

bien loin de Pétrarque, Ponta no é, oque en des vers d'une chaude sen• sualité les ébats et les joutes, les brouilles et les éphémères bonheurs. Tout un monde féminin, Bathylla, Ermione, Focilla, Lucilla, y revit avec une grâce provocante, ici inspirant au poète la préciosité d'un madrigal, là suscitant la brûlure du désir, déchaînant les délires de l'imagination. Ces audaces sont d'ailleurs tempérées d'humour et de mélancolie : le poète amoureux, mais vieillissant, sait se contenter des joies limitées de son âge : plaisir des yeux et quelques menues privautés, contemplation des amours et des plaisirs des autres, vin, amitié, souvenirs ... De plus, indulgence n'est pas toujours complicité. Avec un don réel d'ironiste, quoique sans cruauté, il raille aussi bien le peu de vertu des femmes que leur pruderie, la luxure de la vieillesse que son impuissance ; don Juans impénitents, vieillards libidineux et ivrognes fournissent à sa verve une cible privilégiée. Ironique, sensuel, indiscret, insistant, l'hendécasyllabe pontanien se glisse dans le secret de chaque fontaine, de chaque alcôve ; mais parfois il cesse d'être simplement charmant ou piquant, il est délicieux et, autant que peut l'être la volupté, profond. Si la poésie des Hendécasyllabes avait néanmoins, comme les Nugae catullienoes dont elJe s'inspire, ses limites dans le mètre et dans le lexique qui lui est lié, le genre plus complexe de l'églogue offrait de tout autres possibilités. Témoin la Lepidina, la plus belle des six Eglogues de Pontano, long poème dialogué de près de mille vers chantant les noces du fleuve Sébéthos et de la nymphe éponyme de Naples, la Sirène Partbénopé. La mise en scène est conforme aux traditions de la bucolique : un jeune couple de paysans napolitains, Upidina et Macron, assis sur les pentes de la colline, voient arriver les cortèges successifs des habitants et des divinités de la Campanie, apportant aux fiancés leurs hommages et leurs cadeaux : hommes et femmes, Néréides, Tritons, Nymphes de la banlieue, Oréarques (ou héros des montagnes), Dryades et Oréades. L'ensemble s'achève sur un chant de prédiction : l'épithalame (cf. Catulle) renouvelle ici la tradition de l'églogue. L'originalité et le charme poétique de la composition viennent du mélange très heureux des réalités géographiques locales et du mythe : chaque nymphe, ou héros, qui apparaît dans le cadre prestigieux de la baie étant - par son nom, son allure et son vêtement, quelques traits de son histoire ou la nature des cadeaux qu'il apporte - l'allégorie d'une réalité géographique de la région. A la lumineuse théorie des Néréides, Pausilippé, Mergillia, Résina, Capri, succède ainsi le cortège des nymphes de la banlieue : nymphes maraîchères, charcutières, pâtissières, bien potelées bien en chair. Au milieu du vacarme des tonneaux qui déferlent, le Vésuve s'avance sur son âne, nouveau Silène, distribuant à la foule de menus cadeaux, vision héroï-comique, à la fois grotesque et épique d'un

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homme-volcan, homme-paysage, avec son crâne dénudé et sa poitrine hérissée de buissons. La variété des registres, l'exubérance de l'imagination poétique correspondent à la vie foisonnante de la région. La transposition poétique de la réalité inspire quelques scènes d'une extraordinaire animation et pittoresque : spectaculaire arrivée du vieillard Misène, précédé d'un groupe de jeunes gens qui soulèvent, encore vivant et animé de terribles soubresauts, au milieu du son des trompettes et des cris d'effroi de la foule, un monstre de la mer, hydre elle-même, dangereuse et puissante, avec ses tempêtes, ses écueils et ses remous. Ailleurs (l'arbre de Gaurus et de Campé, la robe de Prochytéia), ce sont des morceaux descriptifs d'un étonnant baroquisme et d'une extraordinaire richesse décorative. Des données sentimentales, romanesques, d'une rare justesse, donnent un air d'authenticité aux figures allégoriques ; avec des notations plus fabuleuses (courses de nymphes désirées par les satyres) elles contribuent à entretenir l'atmosphère d'amoureuse ivresse qui convient au thème des noces mais qui est aussi, aux yeux de Pontano, le caractère du pays qu'il a passionnément aimé et auquel il rend ici un hommage inspiré et fervent. Nos derniers extraits sont empruntés aux célèbres N eniae ou berceuses de Pontano, douze pièces éditées quelquefois dans le De amore coniugali qui est le poème de la vie de la famille : transposition des ninne-nanne italiennes, elles témoignent d'une délicate entente du monde enfantin : évocation de la douce nuit qui enveloppe le berceau de Luciolus, de la chienne Luscula qui dort aussi, des seins de la nourrice Lisa qui ne donnera son lait qu'à lui ; éloge de Luciolus qui est un bon garçon, tandis que les autres sont des polissons, menace de l'ogre (Orcus) qui est prêt à dévorer les méchants enfants... Un effet tendrement berceur est obtenu par la fréquence des diminutifs (c'est une tendance de la langue italienne, mais il y a des précédents latins) et par le nombre des répétitions ; le niveau stylistique est déterminé par la simplicité du vocabulaire accessible à l'enfant. Mais Pontano élève le genre. L'ancienne mythologie prend la place du « bambino Jésu > ; la première berceuse est une incantation au dieu Sommeil, père du repos, calmant de toute peine : formule quasi phiJosophique, peut-être souvenir de Stace et d'Ovide : la berceuse italienne est ainsi élevée à une hauteur classique 1 • TEXTE : Pour les poésies lyriques, fondamentale est l'édition de P. Summonte, Naples, 1507 ***; également Pontani Opera, Venise, Alde, 1505 ***, 1513 ••• (contient les églogues) ; pour les modernes : J. J. Pontani Carmina, ed. B. SoLDATI,Florence, 1902; Carmina, ed. J. OESHGER••, Bari, 1948; larges extraits, traduction

italienne et notes de S. MONTI dans l'Anthologie Naples, 1964, p. 305-783.

de FR. ARNALDI,

Poeti l.Atini del Quattrocento••,

: E. PEllCOPO, Vira di G. Pontano, Naples, 1938. - S. SANTANGELO, Alcune fonte delle « Baiae > di G. Pomano, in c Rasscgna antica della letteratura italiana >, X-XII (1904-1905), p. 193-217; C. R. ORSINI, Un grande

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GIOVANNI GIOVIANO PONTANO

poeta dei sensi, Treviso, 1911 ; A. SAINATI,La lirica latina del Ri111UCimento, Pise, 1919, p. 1-68; E. SANTORO, La bucolica di Virgilio e i maggiori imitatorl napoletani, Nuova Antol., 1926, p. 347 ss; O. ToFPANIN,G. Pontano tra ruom e la natura, Bologne, 1938; O. SENATORE, G.P., poeta delle famiglia, c Arch. stor. per le provincie napol. >, n.s. XXV (1939), p. 15-24; A. ALTA.MURA,L'umanesimo nel Mezzogiorno d'Italia, Naples, 1941 ; FR. ARNAi.Di, Rileggendo i carml del Pontano, in c Alti dell' Accademia Pontaniana >, n. a., I (1948), p. 55 ss ; W. L. GRANT,New form.s of neo latin pastoral, in c Stud. in the Renaissance >, IV (1957), p. 75-76 et 80; id., An eglogue of G. Pontano, in c Philol. Quart. >, XXXVI (1957), p. 76-84; F. TATEO,La poetica di G. Pontano, in c Filologia Romanza >, VI (1959), p. 277-303; l'article de C. VASOU, dans l Minorl della letteratura italiana, Milan, 1961, p. 619 11; MAZZONI,Giovanni Gioviano Pontano, La vitd e carmi, saggio umanistico L'expression des sentiments familiaux letterario, Milan, 1967; P. NESPOULOUS, dans la poésie de G. Pontano, in c Pallas > XIX (1972), p. 97-117; ID., La poésie élégiaque de Pontano, ibid. XXI (1974), p. 77-98. - Une place à pan doit être faite au précieux commentaire de P. SUMMONTE, Notae in loca dilficiliora poëmaton 1.1. Pontani..., Naples, 1795.

1. Cf. rexcelknte analy~ de SPARROW, Latin rerse of the ltigh Renaissance, in c ~talian Renaiss. Studies ", éd. pir E. f. Jacobs, Londres, 1960, p. 62.

HENDECASYLLABORVM SEV BAIARVM LIBER PRIMVS 1 MVSAM ALLOQUITVR

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Nigris, Pieri, quae places ocellis Et cantum colis et colis choreas, Nigris, Pieri, grata dis capillis, Formosae quibus inuident Napaeae, Dum gratos prope Sirmionis amnes Et crinem lauis et comam repectis, Ne tu, Pieri, ne benigna desis, Dum laetis salibus sonante plectro Altemo et pede balneas adimus. Huc hue, Hendecasyllabi, frequentes, Huc uos quicquid habetis et leporum, Iocorum simul et facetiarum, Huc deferte, minutuli citique. Quod uos en pretium aut manet uoluptas ? Inter lacteolas simul puellas, Inter molliculos simul maritos Ludetis simul atque prurietis. Dum tractat tumidas puer papillas, Contrectat tenerum femur puella, Tractat delicias suas maritus, Temptat delicium suum puella, Et ludunt simul et simul fouentur Lassi languidulique fessulique, Tune uos, Hendecasyllabi beati, Quot, quot oscula morsiunculasque, Quot, quot enumerabitis duella ? Quot suspiria, murmura et cachinnos, Cum furtim liceat sopore in ipso Contrectare papillulas sinumque, Occultam et femori admouere dextram ? Hos tu sed comites, Marine, uita, Baianis quotiens aguis lauaris, Tuas ne ueneres libidinesque Et lusus referant salaciores, Sis et fabula, quod senex salaxque, Hendec. Tit. : Baiarum liber I ad Marinum Tomacellum Summ, Hendecasyllahorum liber I Ald. 1505, 1513. 1 Tit. : Mus:im Catulli inuocat, tum hendecasyllabos alloquitur et Marinum monet ne eos comites in balneas secum ferat Ald. 1505, 1513.

HENDÉCASYLLABES LIVRE

OU BAÏES

PREMIER I

A LA MUSE

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3S

Piéride aux sombres yeux charmeurs, passionnée de chansons et passionnée de danses, Piéride à la sombre chevelure admirée des dieux mais jalousée par les gracieuses nymphes, quand sur les bords charmants des eaux de Sirmione • tu baignes ta chevelure, quand tu la coiffes et recoiffes, sois-moi clémente, ô Muse, ne m'abandonne pas lorsqu'au milieu des rires et des plaisanteries, au son du plectre, d'un pied léger, je vais aux bains. Venez, Hendécasyllabes •, venez-y, venez nombreux : toute votre grâce, tout votre esprit, tout votre humour, appelez-les ici ; soyez brefs et rapides. Quelle récompense, quel plaisir en retirerez-vous ? Parmi les jouvencelles au teint laiteux, parmi les tendres fiancés, vous irez, rieurs, excités. Un enfant pétrit une poitrine gonflée ? Une adolescente palpe une cuisse délicate ? Un jeune époux étreint l'objet de ses délices ? Une jeune fille caresse l'objet de son plaisir? ensemble ils jouent et ensemble s'excitent, les voilà fatigués, lassés, épuisés? Alors vous, hendécasyllabes fortunés, de combien, oh oui, de combien de baisers, de mordillements, de joutes amoureuses ferez-vous le compte ? De combien de soupirs, de murmures, de fous rires, au cœur même du repos, quand on peut, aux tétins, à une gorge, voler une caresse et approcher d'une cuisse une main furtive ? Quant à toi, Marinus •, ne prends pas pour compagnons ces hendécasyllabes, quand tu te baignes dans les eaux de Baies • : qu'ils ne puissent raconter tes aventures ni tes frasques, ni tes trop bonnes fortunes - ne sois pas la fable de la ville, vieux vicieux qui déshonorerait les thermes eux-mêmes, à force de

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Et thermas quoque balocas et ipsas Infames nimio supinus usu. Hanc laudem potius tuo rclinque Compatri. Chorus hune puellularum lncanum sequitur ; colunt sed illae Non annos uetuli senis, sed aurum. III DE BATHYLLA

S

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PVELLA

IN BALNfüS

Baianas petiit Bathylla thermas ; Dumque illi tener it comes Cupido Atque una lauat et fouetur una, Dum molli simul in toro quiescit Ac ludos facit improbasque rixas, Sopito pueroque lassuloque Arcum surripuit Bathylla ridens ; Mox picta Iatus instruit pharetra Et molles iacit hue et hue sagittas. Nil o oil reliquum, miselli amantes, Nil bis impenetrabile est sagittis : Heu cladem iuuenum senumque Baias ! IV AD HERMIONEM, VT PAPILLAS

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1S

CONTEGAT

Praedico, tege candidas papillas, Nec quaeras rabiem ciere amantum. Me, quem frigida congelat senecta, Irritas male calf acisque : quare, Praedico, tege candidas papillas, Et pectus strophio tegente uinci. Nam quid lacteolos sinus et ipsas Prae te fers sine linteo papillas ? An uis dicere : - Basia papillas Et pectus nitidum suauiare - ? Vis num dicere : - Tange, tange, tracta Tene incedere nudulis papillis ? Nudo pectore tene deambulare? Hoc est dicere : - Posce, posce, trado -, Hoc est ad uenerem uocare amantes. Quare aut contege candidas papillas Et pectus strophio decente uinci Aut, senex licet, inuolabo in illas,

?

6 uinci : uela Ald. 1505, 15/J. 14 11ersus dttst deest in Ald. 17 uinci : uesti Ald. IV

in Ald.

16 aut

HENDÉCASYLLABES OU BAÏES

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l'avoir en l'air; laisse plutôt ce genre de louange à ton ami Compater • : une ribambelle de jeunes filles poursuit ce vielllard : mais ce qu'elles aiment en lui, chez ce vieux, ce ne sont pas ses années, ce sont ses espèces !

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III

BATHYLLAAUX BAINS

Bathylla est venue faire sa cure à Baies. Le charmant Cupidon l'accompagne, se baigne avec elle, nage dans l'eau tiède avec elle, fait la sieste à ses côtés sur une couche moelleuse, se livre à mille jeux et joutes espiègles. Quand le voilà bien fatigué et assoupi, Bathylla en riant, subtilise son arc, passe à son épaule le carquois décoré, et décoche à tous vents de douces flèches. Point de refuge, ô malheureux amants, point de cuirasse contre ces traits ! Las, Baies, quel massacre, tu fais de vieillards et de jeunes gens!

S

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IV A HERMIONE, POUR QU'ELLE CACHE SES SEINS

Je t'avertis, cache tes seins éblouissants, et ne cherche pas à affoler tes amants. Moi-même, qu'une vieillesse glacée engourdit, tu irrites mon désir et m'enflammes dangereusement. Aussi, je t'en avertis, cache ces seins éblouissants, noue autour de ta poitrine un bandeau pudique. En voilà une façon d'exhiber ta gorge laiteuse et même tes seins. sans le moindre voile! Voudraistu dire : Baise mes seins, embrasse ma gorge épanouie ? > Ou bien encore : c Touche, touche donc, caresse? > Voyons, est-ce qu'on va ainsi, les seins nus? Est-ce qu'on se promène ainsi, la gorge offerte ? Cela revient à dire : c demande, demande, je te les livre >, c'est inviter les amants à l'amour. Donc, une dernière fois, cache tes seins éblouissants et noue autour de ta poitrine un bandeau pudique, ou bien, tout vieux que je suis, je fondrai

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Vt possim iuuenis tibi uideri. Tithonum, Hermione, tuae papillae Possunt ad iuuenis uocare munus. XIV

AD BATHYLLAMDE AMARACOCOLENDA

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Et mollem cole amaracon, Bathylla, Et multo madidam foue liquore, Et sparsas digitis comas repone Atque illas patulam reflecte in umbram, Lusum et delicias tuae fenestrae Et rarum cupidi senis leuamen. Dum te prospicit hortulos colentem Tondentemque comas, simulque ramos In conum docili manu prementem, Miratur digitos stupetque ocellos Et totus miser haeret in papillis Frigensque aestuat aestuansque friget Inf elix simul et simul beatus. Felices sed apes, nemus beatum Quae circumuolitant leguntque flores Et rorem simul et tuos labores In tectis relinunt liquantque nectar. 0 qui Mopsopii liquoris auram Hyblae et quaeritis, et ualere Hymettum Hyblam et dicite, mel Bathyllianum Ipsi quaerite. Sordet Hybla, sordet Vertex Atticus et liquor Panhormi : Ite, et quaerite mel Bathyllianum. XV

AD BATHYLLAM

Cum rides, mihi basium negasti, Cum ploras, mihi basium dedisti ;

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Vna in tristitia libens benigna es, Vna in laetitia uolens seuera es. N ata est de lacrimis mihi uoluptas, De risu dolor. 0 miselli amantes, Sperate simul omnia et timete ! XIV

xv

1 amaracum A.Id. 1505, 1513. S lacrymis A.Id. 1505, 151J.

21 ipsi : ite et A.Id.

HENDÉCASYLLABES OU BAÏES

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sur eux de telle façon que je te ferai bien oublier mon âge l Hermione, devant ces seins-là, même le vieux Tithon retrouverait la force de ses vingt ans l XIV A BATHYLLA, QUI CULTIVE

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LA MARJOLAINE

Cultive, Bathylla, tes tendres marjolaines, arrose-les souvent pour entretenir leur fraîcheur, arrange, du bout des doigts, leurs touffes échevelées, coubes-en les rameaux pour donner un peu plus d'ombre; elles sont la joie et les délices de ta fenêtre, et un précieux réconfort pour ton vieil amoureux. Te regardant cultiver ton jardinet, tailler la chevelure des branches que tu serres dans ta main gracieuse en bouquet, il admire tes doigts, contemple émerveillé tes yeux, et ne peut détacher son regard de ta gorge, le malheureux, transi et brO.lant tout ensemble, brO.lant de fièvre et pourtant glacé, infortuné et comblé. Heureuses abeilles ! Elles volettent autour du bosquet fortuné, butinent les fleurs dont elles vont déposer sous leur toit la rosée, fruit de ton travail, pour en faire leur nectar. 0 vous, amateurs des miels parfumés de !'Attique et de l'Hybla, envoyez donc promener Hymette et Hybla, et demandez plutôt le miel de Bathylla ! Foin de l'Hybla, foin des monts attiques et de la liqueur de Palerme ! Allons, venez plutôt réclamer le miel de Bathylla !

XV A BATHYLLA

S

Quand tu ris, tu me refuses un baiser. Quand tu pleures, tu me donnes un baiser. Aisément indulgente si tu es triste, facilement sévère si tu es gaie : de tes larmes est né mon plaisir, de ton rire ma peine. Pauvres amants, vous avez tout à espérer et tout à craindre.

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XVI

AD ALFONSVMDVCEMCALABIUAE

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Carae mollia Drusulae labella Cum, dux magne, tuis premis labellis, Vno cum geminas in ore linguas lncludis simul et simul recludis Educisque animae beatus auram, Quam fiat Drusula pectore ex anhelo, Cui cedunt Arabes Syrique odores, Et quas Idaliae deae capilli Spirant ambrosiae, cum amantis ipsa ln molleis thalamos parat uenire, Die, dux maxime, die beate amator, Non felix tibi, non beatus esse, Non uel sorte frui deum uideris? Idem cum tenero in sinu recumbis Componisque genas genis manusque Haeret altera collo et altera illas, Quas parteis pudor abdidit, retractas, Mox, post murmura mutuosque questus, Post suspiria et osculationes, Imis ·cum resolutus a medullis Defluxit calor et iacetis ambo Lassi languidulique f essulique, lgnorasque tuone Drusulaene Tuus pectore spiritus pererret, Tuo an spiritus illius recurset, Uterque an simut erret bic et illic, Die, dux maxime, die, beate amator, Non sordent tibi regna, sordet aurum, Non unus tibi coelitum uideris? [...] XIX

DE FANNIAE LABBLLIS

Si quaeris Venerem Cupidinemque, Dulcis Fanniolae labella quaeras; Hic sedem posuit suam Cupido, Hic laetas agitat Venus choreas.

15-16 sic prae/Ht Aldina 1505, 1513 componis genas, manuque levi ... XIX 3 sedes ... suas A.Id. 1505, 1513.

XVI

et iungis lateri latus, genisque/

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XVI A ALPHONSE•, DUC DE CALABRE

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Lorsque tu presses de tes lèvres les douces lèvres de Drusula •, ton amie, lorsque, dans une seule bouche vos deux langues se mêlent et se démêlent et qu'avec délice tu bois l'haleine qui s'exhale de sa poitrine en émoi, haleine qui efface les parfums d'Arabie et de Syrie, et l'ambroisie de la chevelure de Vénus sur le point de rejoindre la couche voluptueuse de son amant, dis-moi, prince superbe, dis-moi, heureux amant, ne penses-tu pas être au faîte de la joie et du bonheur, ne crois-tu pas jouir du sort des dieux ? Et quand, appuyé sur son sein délicat, ta joue contre sa joue, d'une main tu enlaces son cou, tandis que l'autre s'ébat sur ces replis secrets de la pudeur - murmures, plaintes réciproques, soupirs et baisers ; le feu de vos entrailles apaisé, vous gisez, harassés, alanguis, presque épuisés ; tu ne sais plus si ton souffle erre encore dans ta poitrine ou dans celle de Drusula; si c'est toi qui retiens son baleine, ou si vos deux souffles, l'un en l'autre, se sont envolés - dis-moi, prince superbe, dis-moi, heureux amant, est-ce qu'alors tu ne te ris pas des royaumes et des trésors ? Est-ce qu'alors tu ne te sens pas devenir immortel? [...]

XIX LES LÈVRES DE F ANNIE

Cherches-tu Vénus et Cupidon ? Eh bien I Recherche les lèvres de la douce Fannie. C'est là que Cupidon a établi son séjour; c'est là que Vénus mène gaiement ses danses.

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XX LOQUITVR PVELLA FVSCVLA

S

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Ouod sim fuscula, quod nigella, et ipsae Fusco in pectore nigricent papillae, Ouid tum 1 Nox nigra, fusculae tenebrae, Nocturnis colitur Venus tenebris, Optat nox Venerem, Venus tenebras, Et noctes Venerem tenebricosae Delectant, pueri in sinu locata Lusus dum facit improbasque rixas. Ergo bis in tenebris latebricosis, His nos in latebris tenebricosis, Lecto compositi, quiete in una Ductemus uenerem, toroque uincti Condamus tenebras, sopore ab ipso Dum solis Venus excitet sub ortum.

XXVIII AD STELLAM PVELLAM

S

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1S

Dum furtim mihi das negasque ocellos Opponisque manum simulque rides, Post bine et uariat color per ora Et suspiria lassa sentiuntur, Stillatim mihi corda deliquescunt, Sudor tempora frigidus perrerrat Et passim tremor ossibus uagatur, Vt sensus animum repente linquant, Vt fiam miser et beatus una. Sed iam plus solito nitescit aër, 1am lux candidior diem serenat : Cur ab, cur tenebrae repente nobis, Cur nox exoritur, nigrescit aura? An sentis, miser, an miselle sentis 1 Stella est ad speculam, refulsit in te : Solem lumina uicta pertimescunt. 0 claras medio die tenebras, 0 lucem sine nube nigricantem ! uincti : iuncti Ald. 1505, 1513. sic leg1m1u, in Ald. 1505, 1513 : Dum furtim mihi conniues oceUo,/ flectis mox aciem, simulque rides. 15 speculam : an speculum (cf. nfulsit)?

XX

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xxvm 1-2

HENDÉCASYLLABES OU BAÏES

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CONFIDENCES D'UNE JEUNE BRUNETTE

5 10

J'ai la peau ambrée, voire sombre; mes seins eux-mêmes ressortent plus bruns sur mon buste hâlé. Et alors ? Brune est la nuit, sombres les ténèbres. C'est dans l'ombre des nuits que s'accomplissent les rites de Vénus. La nuit appelle Vénus, et Vénus l'ombre de la nuit. Les nuits au noir mystère charment Vénus, tandis qu'elle se livre, abandonnée sur la poitrine d'un adolescent, à des jeux et joutes passionnées. Eh bien ! dans l'ombre complice, dans l'intimité sombre du lit qui nous réunit, unis dans le repos, faisons l'amour, et, tous deux enlacés, passons la nuit ténébreuse jusqu'à ce que Vénus nous tire de la torpeur du sommeil au jour naissant.

XXVIII

A STELLA

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Malicieuse, tu me donnes tes yeux et les refuses, ta main cache ton visage et en même temps tu ris, puis tu rougis et laisses échapper des soupirs languissants : goutte à goutte mon cœur se fond, une sueur glacée perle à mes tempes, mon corps tout entier est parcouru de frissons, au point que soudain je défaille, heureux et malheureux tout à la fois. Mais voici que l'air se fait extraordinaiment lumineux, qu'une clarté plus vive rend le jour plus serein. Pourquoi, alors, pourquoi suis-je soudain environné de t6nèbres ? Pourquoi la nuit descend-elle, et le jour s'assombrit-il ? Malheureux, ah ! pauvre malheureux, sais-tu bien ce qui t'arrive ? Stella est à sa fenêtre, Stella t'éblouit de ses rayons : tes yeux offusqués redoutent l'éclat de ce soleil. Caires ténèbres, vous naissez en plein jour! Jour, tu t'obscurcis, sans un nuage!

NAENIAE NAENIA PRIMA AD SOMNVM PllOVOCANDVM

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Somne ueni ; tibi Luciolus blanditur ocellis ; Somne ueni, uenias, blandule somne ueni. Luciolus tibi dulce canit, somnc, optime somne, Somne ueni, uenias, blandule somne ueni. Luciolus uocat in thalamos te, blandulc somne, Somnule dulcicule, blandule somniculc. Ad cunas te Luciolus uocat ; hue age somne Somne ueni ad cunas, somne age, somne ucni. Accubitum te Luciolus uocat, eia age somne Eia age somne ucni, noctis amice ueni. Luciolus te ad puluinum uocat, instat ocellis ; Somne ueni, uenias, eia age somne ueni. Luciolus te in comp1exum uocat, innuit ipse, Innuit ; en uenias, en modo somne ueni. Venisti bone somne, boni pater aime soporis, Qui curas hominum corporaque aegra leuas.

NAENIA SEXTA NVGATORIA MATER LVDIT

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Quis puer hic ? Age, Lisa, tuas absconde papillas ; Hic puer en illas subripuisse parat. Lisa, tege, en tege, Lisa, tuas. Tune improbe, tune Lucioli mammas subripuisse paras ? Luciole, hue propera, propera nunc, candide Luci ; Ille malus properat ; tu prior ante ueni. Vicisti atque banc ore premas, banc corripe dextra ; I, puer, bine alias, i, male, quaere alias.

NAENIA SEPTIMA NVGATORIA AD INDVCBNDVM SOPOREM MATER LOQUITUR

Fuscula nox, Orcus quoque fusculus ; aspice, ut alis Per noctem uolitet fusculus ille nigris. Hic uigileis captat pueros uigileisque puellas. : Nutrix somnum inuitat A.Id. 1505, 1513. S blandule : somnule 9 ad cubitum A.Id 10 noctis amice : somnule blande A.ld. 13 in : ad A.Id. VI Tit. om. A.Id. 1505, 1513 (ubi hoc carmm ut naenia nona intercedlt). 8 i pue A.Id.

r Tlt. A.Id.

BERCEUSES PREMIÈRE BERCEUSE POUR APPELER LB SOMMEIL

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Sommeil, viens, le petit Lucio • te fait les yeux doux. Viens, Sommeil, allons, doux Sommeil, viens plus près. Le petit Lucio chantonne doucement pour toi : o Sommeil, bon Sommeil, allons, doux Sommeil, viens, Sommeil, plus près. Le petit Lucio te convie dans sa chambre, ô doux Sommeil, Sommeil bienheureux, Sommeil délicieux. Lucio te convie sur son berceau : allons, viens, Sommeil, viens donc, viens sur son berceau, allons, viens. Lucio t'invite sur sa couche : allons, Sommeil, allons doux Sommeil, viens donc plus près. Lucio t'appelle sur son oreiller : le vois-tu qui bat des paupières ? Il t'appelle, il faut venir, allons, Sommeil, maintenant, viens. Lucio t'appelle dans ses bras, il t'invite, il t'invite : viens à présent, allons, à présent consens à venir. - Tu es venu, bon Sommeil, père nourricier du bienfaisant Repos, toi qui allèges les hommes de leurs soucis et les purifies de leurs fatigues ! SIXIÈME BERCEUSE, POUR RIRE LA MAMAN JOUE

S

Mais qui est ce petit garçon ? Vite, Lisa, cache tes seins ! Le vois-tu, qui se prépare à te les voler ? Vite, Lisa, vite, cache-les ! Hein, Coquin, tu voulais les voler, ces tétins qui appartiennent au petit Lucio ? Dépêche-toi, Lucio, viens vite, viens tout de suite, Lucio, mon trésor ! Ce vilain garnement se dépêche, lui ! Cours et arrive le premier. Ça y est, tu as gagné : tiens celui-là avec la bouche, et l'autre, enferme-le dans ta petite main. Et toi, petit garnement, passe ton chemin, et mets-toi en quête d'autres tétins! SEPTIÈME BERCEUSE, POUR ENDORMIR BÉBÉ C'EST LA MAMAN QUI FREDONNE

Noire est la nuit, et noir aussi le méchant ogre. Vois, comme il vole, tout noir, avec ses ailes sombres, dans la nuit. C'est lui qui emporte les petits garçons et les petites filles qui ne veulent pas

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Nate, oculos cohibe, ne capiare uigil. Hic captat seu quas sensit uagire puellas Seu pueros. V oces comprime, nate, tuas. Ecce uolat nigraque caput caligine densat Et quaerit natum fusculus ille meum, Ore fremit dentemque ferus iam dente lacessit, Ipse uorat querulos peruigileisque uorat, Et niger est, nigrisque comis nigroque galero. Tu puerum clauso, Lisa, reconde sinu, Luciolum tege, Lisa. Ferox, qui pandit hiatus, Quasque aperit f au ces, ut quatit usque cap ut ! Me miseram, an ferulas gestat quoque ? Parce, quiescit Lucius, et sunt qui rus abiisse putent ; Rura meus Luciolus habet, nil ipse molestus, Nec uigilat noctu conqueriturue die. Ne saeui, hirsutasque maous tibi comprime, saeue; Et tacet et dormit Lucius ipse meus Et matri blanditur et oscula dulcia figit Bellaque cum bella uerba sorore canit. NAENIA DECIMA MATER BLANDITVR CATELLAE

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AC SOMNVM INVITAT

Ne latra, ne pelle bonum, bona Luscula, somnum ; Et tibi iam somnus, Luscula, gratus erit. lngredere, o bone somne ; nihil bona Luscula latrat ; Luscula Luciolo, Luscula blanda tibi est ; Innuit ipsa oculis tibi Luscula, Lucius ipse Innuit, et dicunt : - Somnule lenis, ades. Luscula iam dormit, stertit quoque bella catella, Et sua Luciolo lumina fessa cadunt. Dormi, Luciole, Luci dilecte, quiesce ; En canit ad cunas garrula Lisa tibi : - Mulcet languidulos, saturat quoque somnus ocellos ; Somnus alit uenas, corpora somnus alit Et sedat curas requiemque laboribus affert, Odit tristitiam, gaudia semper amat [...]

vn Til. om. Ald. 1505, 1513 (ubi hoc carmen decimum intercedit). 2 fusculus : Fusculus Ald. (id. v. 8). 9 dentem : dentes Ald. 17 rura LucilJus habet, nil Lucius ipse molestus Ald. 1505 (sed co". p. 241) rura meus Lucillus habet, nil ipse molestus Ald. 1513. x Ttt om. Ald. 1505, 1513 (ubi hoc carmen sexlum intercedit). 2 jam : nam Ald. 9 tibi : tuas Ald. 13 tristitias, grandia (!) A.Id.

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BERCEUSES

S

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dormir. Ferme bien tes yeux, mon petit, pour qu'il ne t'emporte pas toi aussi. Il emporte les petits garçons et les petites filles qu'il entend pleurer. Ferme bien ta bouche mon petit. Le voici qui rôde, la tête emmitouflée d'un noir brouillard, il cherche mon petit, ce vilain noiraud, il fait claquer sa mâchoire et grincer ses dents; c'est lui qui mange les petits enfants qui pleurent et qui ne veulent pas dormir ; il est tout noir, avec ses cheveux noirs et son béret noir. Toi, Lisa, cache bien mon petit dans tes bras, protège mon petit Lucio, Lisa. Quelle grande bouche il ouvre, le cruel, quel gosier, comme il secoue la tête ! Pauvre de moi ! Est-ce qu'il n'a pas un martinet aussi? Epargne-nous : mon petit Lucio fait dodo ; on dit même qu'il est parti à la campagne. Il est à la campagne, mon petit Lucio, et il ne fait pas de caprices, il dort la nuit et ne pleure pas le jour. Ne lui fais pas de mal, n'approche pas de lui tes mains velues, méchant homme ! Il est tranquille, il dort, il fait câlin avec sa maman et lui donne plein de doux baisers et il gazouille gentiment avec sa petite sœur • adorée.

DIXIÈME BERCEUSE : LA MAMAN CARESSE LA PETITE

CHIENNE

ET APPELLE LE SOMMEIL ·

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N'aboie pas, ne chasse pas le bon sommeil, ma gentille Louchette, toi aussi, ma Louchette, tu vas faire un petit somme. Approche, bon Sommeil, la petite Louchette n'aboie pas, elle est gentille avec le petit Lucio, elle est gentille avec toi. La petite Louchette te fait les yeux doux et le petit Lucio aussi ; tous les deux ils t'appellent : viens, Sommeil délicieux. Louchette dort déjà, elle ronfle, la belle petite chienne, et les yeux fatigués de Lucio se ferment. Dors, mon petit Lucio, mon trésor, repose-toi; c'est Lisa à la douce voix qui chante auprès de ton berceau : - Le sommeil caresse les yeux fatigués et les remplit de sa douceur, grâce à lui le sang est tout rafraîchi et le corps ragaillardi, il apaise les soucis et délasse des fatigues, il déteste la tristesse et il est ami de toute joie ..•

ECLOGAE

I LEPIDINA POMPA SECVNDA NEREIDVM

Collocutores Macron et Lepidina

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Lepidina. Eia agedum, coniux, quaenam procul aequore pompa ? Haud capiunt virides sinuantia littora nymphaa ; Nereidum chorus omnis adest. En coerula prima est Pausilipe impie.xis edera frondente capillis, Pausilipe mihi nota, uides, procul innuit ; haec me Saepe manu sua ad antra, suos deduxit in hortos Donauitque apio et odorifero serpillo Et dixit : « Tibi mite pirum, tibi praecoqua seruo >, Pausilipe nigro sub candida guttura naeuo. Macron. Quam molli incedit passu et sese exerit ore Quae sequitur, praecincta sinum et pede candida nudo. An fortasse tibi, coniux nitidissima, nota est ? Lepidina. Ut sese ad choreas, Macron mihi care, resoluit, Vt lepida est, ueneres ut toto spirat ab ore, (An peto est oculo ?) memini, narrare solebat Crambane mater, (eane est?) ea Mergilline. lnuideant tibi uel digitos Prochyte Capriteque, Nerine o formosa, o Nereis heroine ; 0 si sim iuuenis, tecum ut coniungere dextram, Ut tecum banc libeat choreas flexisse per actam. Macron. ma illa; baud aliam uidi gestare puellam Aptius aut pharetram aut intendere fortius arcum. Atque alio hos arcus, alio tua spicula tende ; Me meus ignis habet et habent mea pectora uulnus. Lepidina. Me miseram, meus est, alios pete, nympha, iuuencos ; Mi Macron, tege me, collo et tua brachia necte ; Ne saeui, Samiti dea, et tua tela retracta. Macron. Te teneo, auertit telum dea, fixit et Aulum.

Tit : Pompa secunda Ald. 1505.

ÉGLOGUES

I LEPIDINA DEUXIÈME CORTÈGE : LES NÉRÉIDES

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Lepidina. Regarde, regarde, mon chéri, quel est donc ce cortège, là-bas, sur la mer ? Les anses du rivage ne suffisent pas à contenir toutes ces nymphes éclatantes de jeunesse. La troupe des Néréides est là, au complet : en tête, couleur d'azur, c'est Pausilippe *, les cheveux entrelacés de feuilles de lierre. Je la connais bien, Pausilippe : tiens, la vois-tu, qui de loin me fait signe ? Souvent, me prenant par la main, elle m'a conduite jusqu'à la grotte ou dans ses jardins, et m'a offert le persil et le serpolet parfumés, en me disant : c Je te garde cette délicieuse poire et ces abricots >, Pausilippe, qui à la naissance de son cou blanc a un grain de beauté noir. Macron. Et celle qui la suit : quelle souplesse dans sa démarche et quel port de tête, tandis qu'elle retrousse sa robe et laisse voir la blancheur d'un pied nu. Peut-être la connais-tu aussi, mon épouse jolie ? Lepidina. A voir comme elle s'abandonne au rythme de la danse, Macron chéri, à voir sa grâce et le charme qui émane de son visage (n'a-t-elle pas l'œil enjôleur?), ce doit être, mais est-ce bien elle? Oui, je m'en souviens, ainsi me la décrivait ma mère Crambanè *, c'est Mergillina *. 0 ravissante fille de Nérée, Néréide divine, il n'est pas jusqu'à tes doigts que ne jalouseraient Prochyta * et Capri *. Ah ! si j'étais un garçon, que j'aimerais unir ma main à la tienne et mener avec toi des farandoles sur la plage! Macron. Oh! regarde, regarde celle-là! de ma vie je n'ai vu fille porter plus gracieusement le carquois, ni bander l'arc avec plus d'énergie. Holà ! pointe ton arme vers une autre cible, dirige ailleurs tes flèches : j'ai déjà un feu qui me brftle, et mon cœur a déjà sa blessure. Lepidina. A voir comme elle s'abandonne au rythme de la danse, jeunes mâles ; et toi, mon Macron, serre-moi bien fort, enlace tes bras autour de mon cou. Allons, ne sois pas cruelle, divine Samite •, et range tes flèches dans ton carquois. Macron. Je te tiens bien ; la déesse a détourné sa flèche et trans-

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Ah miser, ut madidis uultum demisit ocellis !

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Fallor, an aduentat Caprei maris heroine ? Praeceditque chorus Tritonum et littora clangunt, Non capiunt undante salo caua littora puppes. Haec ipsa est, coniux, Caprei maris heroine ; Circumstant Aequana bine, illinc innuba Amalphis, Et fidae comites et littoris altera cura. Illam ego, dum Capreas peterem cum matre, sedentem Ad scopulum vidi. Famulae properare legentes Ostrea et euulsas lapidoso e margine conchas ; Accepit dea me gremio et donauit echinis.

POMPA QUARTA MACRON ET LEPIDINA

COLLOQVVNTUR DE NYMPHIS

VRBANIS ET SVBVRBANIS

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Lepidina. Ecce uenit Resina auiae iunctissima nostrae, Tristior illa quidem patris de clade Veseui. Nam teneo (sic lenis anus referebat) amasse Hanc numquam, spreuisse procos, at littore solo Maerentem casus exustaque regna parentis Tritonis cupidam uix effugisse rapinam. Ter sese dea surripuit, tria feruidus beros Oscula compressis liquit signala labellis. Nunc quoque Iiuor adest ; at sunt sine labe papillae, Queis superat nymphas : uideas si forte lauantem, Non tibi candidiora poli sint lactea texta, Non tibi sit planta crystallus purior alba. Ex illo, infidum littus fontemque relinquens, Rura colit dumisque suas studiosa capellas Pascit et errantes seruat cum matribus hedos Quadruplici insignes hirsuta ad tempora cornu.

Lepidina. Ecce suburbanis longe praelata puellis, Ecce uenit pingui multum saturata sagina Butine sociis mecum consueta choreis, Butine diues hedis, sed ditior agnis, Et cui sunt primae farcimina pinguia curae. Vt rubicunda nitet plenisque intentat canistris Nobilis et libis et cognita buccellatis Ulmia et intortis tantum laudata torallis ! Quae mihi cuita placet minus, at de polline uultum

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percé Aulus. Ah ! le pauvre, comme il baisse la tête, les yeux remplis de larmes. [...] 4S Lepidina. [...] Mais voici venir Résine•, que ma grand-mère a très bien connue. Elle a été très affectée par le désastre de son père le Vésuve. Il paraît - c'est ce que racontait la douce vieille qu'elle s'est toujours refusée à l'amour, qu'elle a repoussé tous ses prétendants; mais un jour, sur la plage solitaire où elle pleurait le malheur qui avait ravagé le royaume de son père, c'est d'extrême 50 justesse qu'elle a pu échapper à l'étreinte amoureuse d'un Triton. Trois fois la déesse réussit à se défaire de lui, trois fois le héros brtllant de désir laissa la marque de son baiser sur ses lèvres serrées. Elle en garde encore la trace, mais immaculé est son sein, dont la beauté efface celui des nymphes : si d'aventure tu SS la voyais se baigner, l'écharpe laiteuse du ciel ne te semblerait pas plus lumineuse, ni le cristal plus pur que son pied blanc. Depuis ce jour, elle a quitté le rivage et la source perfides, et habite la campagne : elle aime y mener paître ses chèvres parmi les halliers et garde, avec leurs mères, les chevreaux qui s'égaillent, de-ci, de-là, gracieux, avec leurs quatre petites cornes au niveau des 60 tempes frisées. [...] Me trompé-je? n'est-ce pas l'héroïne de la mer de Capri• 75 qui arrive, précédée d'une troupe de Tritons qui font retentir le rivage ? La baie est trop petite pour accueillir toutes les barques qui dansent sur l'eau. Oui, c'est bien elle, mon cher mari, c'est l'héroïne de la mer de Capri. A ses côtés se tiennent Aequana • et Amalfi •, encore vierge, ses fidèles compagnes, elles aussi, source de bien des tourments pour toute la côte. Je l'ai vue, elle, 80 un jour que j'accompagnais ma mère à Capri, elle était assise sur un rocher, ses servantes s'activaient à ramasser des huîtres et des coquillages qu'elles arrachaient à la rive rocailleuse. La déesse me prit ce jour-là dans ses bras et me donna des oursins [...]. QUATRIÈME CORTÈGE : LES NYMPHES DE LA VILLE ET DES FAUBOURGS

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- Voici que s'avance la plus belle, et de loin, de toutes les jeunes filles de la banlieue : voici, bien potelée et bien nourrie, Butine •, avec laquelle je suis allée danser plus d'une fois, Butine, riche en chevreaux et plus encore en agneaux, et pour qui la préparation de saucisses bien grasses est le premier souci. Derrière elle, les joues roses, brille de tout son éclat Ulmia •, attentive à ne pas renverser ses corbeilles pleines, Ulmia, réputée pour ses gâteaux, célébrée pour ses galettes, et portée aux nues pour ses tarallis arrondis. C'est quand elle est pomponnée qu'elle me

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Non nihil alba placet, tamen est ferus ardor amantum. Hanc, Macron mihi care, (tulit sors) aspice nymphen Ad cliuum Pistasis adest, en intuba purgat Rasilibusque onerat calathis et stringit anethum. Non cliuus, non fons, non longi haec littoris acta Vidit ea pictos melius contexere qualos; [••.] Forma illi damno est ; nulli connubia amantes, Nulli etiam thalamos nymphae petiere iugaleis, Quod timeant cupidae simul aspirare rapinae Hinc Faunos, illinc Laestrygonas, et Cyclopas Correptos facie et candentis honore papillae Et naeuo nigrante nigroque ad tempora cirro Coniurasse tori iura et uiolare mariti [...] Pistasis, siqua est, digna est heroe marito, Cultorem tamen et uitis suspirat et horti Et cui sit cucumis, sit et unca cucurbita curae ; Est quoque spes agiles sciat ut tomare catinos.

POMPA QUINT A COLLOQVVNTVR MACRON ET LEPIDINA ; PLANVRIS SVPERVENIT, QVAE POMPAM HEROVM AD NVPTIAS CONVENIENTIVMDESCRIBIT

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Planuris. Descendunt, soror, et nemora et caua flumina currunt Ad thalamos, mille antra deos uomuere, et ab altis Montibus indigenae Fauni proteruntque ruuntque Ad portas [...] Primus agit pompam Gaurus cum coniuge Campe, Ingentemque manu pinum fert ; pendet ab alta Hinc leporum grex, inde anatum, post ordine longo et damae capreaeque et aper Leboride sylva Et perdix nemore e Clanii et Vulturnius anser Ardeaque fuliceque et grus Lucrinide ab alga. Ipse ebulo pinxitque genas et pectora gypso. At Campe asparago crines redimita uirago Frondentem a radice alnum fert strenua, ubi omnis Pendet et autumnus matura et f ructibus aestas Pomaque praecoquaque et auro certantia mala Et uiridi cum fronde pyra atque cydonia cana ; Per medios uolitant ramos merulaeque ululaeque, Pippilat et passer et dulce canit philomele. Ursulon insequitur frontem insignitus echino, Ipse humeris pedibusque ingens et cornibus ingens ;

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plaît le moins, mais, poudrée d'un peu de fleur de farine... En tous cas, ses amoureux sont fous d'elle [...]. Oh! regarde, Macron, mon chéri, puisque l'occasion t'est offerte, regarde cette nymphe. C'est Pistasis •, là, au flanc de la colline, qui trie la chicorée sauvage, l'entasse dans une corbeille bien lisse, et cueille l'aneth. Pas une colline, pas une source, ni une place de cette vaste baie n'a jamais vu ouvrière plus habile à tresser les corbeilles décorées [...]. Sa beauté lui fait du tort : car aucun amoureux n'a encore demandé sa main, aucun ne l'a demandée en mariage : on a peur que d'un commun accord les Faunes ici, là les Lestrygons ne désirent l'enlever, et que les Cyclopes, séduits par son beau visage, par la blancheur de sa gorge splendide, par son noir grain de beauté et par une bouclette brune sur la tempe, ne se soient alliés pour violer les droits du lit conjugal et les privilèges de l'époux. [...] Et pourtant s'il en est une qui soit digne d'avoir pour mari un héros,. c'est bien Pistasis ; mais elle ne rêve, quant à elle, que d'un homme qui saurait cultiver la vigne et les jardins, aurait soin des concombres et des courgettes recourbées, et elle espère qu'il saura bien encore façonner au tour des plats d'une belle venue...

CINQUIÈME CORTÈGE : MACRON BT LBPIDINA; ARRIVB PLANURIS, QUI DÉCRIT LB CORTÈGE DES HÉROS QUI VIENNENT SE JOINDRE AUX NOCES

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Planuris. Ils descendent, ma sœur, impatients de se joindre à la noce, bois et fleuves profonds ; par milliers les antres ont vomi des dieux, et des hautes montagnes les faunes indigènes, à pas pesants, se précipitent vers les portes de la cité [...]. En tête du cortège marche Gaurus • suivi de son épouse Campé • ; il tient dans la main un pin gigantesque : de la cime pendent, ici, une portée de lièvres, là de canards, puis en longue file, daims et chèvres, un sanglier de la forêt de Uboride •, une perdrix du bois de Lagno •, une oie du Volturne •, un héron, une foulque et une grue capturée parmi les algues de Lucrin •. D s'est peint les joues avec l'hièble et la poitrine avec le gypse. La robuste Campé, les cheveux couronnés d'asperges, porte bravement un aulne feuillu arraché avec toutes ses racines, d'où pendent l'automne tout entier et l'été aux fruits mOrs, pommes, abricots, oranges rivalisant avec l'or, poires encore ornées de leur feuillage vert, coin~ pâles ; au milieu des branches volettent les merles et les chouettes, gazouille le moineau et chante mélodieusement le rossignol. Suit Ursulon •, le front hérissé de châtaignes, les épaules larges, les pieds immenses et les cornes énormes. Suspendues

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Comibus ingenteis nutanti pondere cistas Castanea e molli sorbisque uirentibus, idem Fert umero crumeram nucis et mulctralia lactis, Fert lateri geminas immani uentre lagenas Sorbino e bimo atque ex anniculo uiridi.sco, Et dextra hinnuleos querula cum matte gemellos. A leua coniux felici proie Marana Laeta canit ; sociae plaudunt ad carmina nymphae. Ipsa fauos ac mella simul macerumque lupinum Plurimaque in nitidis fert oua recentia qualis. Haec illo est f elix et coniuge digna Marana, Docta et acu, docta et lino, doctissima Jana. Dos illi ingentes tercentum ad sydera quercus, Tercentumque nuces, quarum tria iugera campi Brachia protendunt, mille et cum uitibus alni Tercentumque suum armentum et nemus undique cinctum Arbuteisque comis et nucliferis pinetis, Et quae se multa circumtegit esculus umbra. Hune post incedit lentis Misenius heros Passibus, ipse senex, iuuenum sed uiribus usus. Vectibus hi sublatum alte per brachia cetum Attollunt, caudaque iter et uestigia uerrit Immanis fera et informi riget horrida dorso, Tum quassat caput et minitanti tergore nutat ; Faucibus at tenebras simul et uomere et simul ipsa Visa lues pelagusque haurire atque hiscere caelum, Occurrunt trepidoque sinu sua pignora celant Attonitae matres : pauor hinc, hinc plausus euntum. Ipsa uiam sibi, qua gressum fert, belua pandit, At tubicen uocat urgentem ad spectacula turbam, Cantantis longe ingeminant nemora ardua murmur : c Pastores tellure sati gensque eruta sulcis, Monstra cauete maris scopuloso et tergore cetum : Vulnerat et cauda insidians et deuorat ore. Vos, iuuenes, celerate iter et uim afferte lacertis. > Haec tubicen, turba ingenti clamore salutat Sebethon : c Noue nupte, nuces para et indue uestem, Quam tibi Acerranae musco flauente Napaeae Neuerunt, quam pinxit acu Pomelia, ut imo Fronderet limbo patulis satureia ramis, Sibilet ut tenui de fronde locusta susurro ; Indue et intextum buxo frondente galerum. In medio telas operosa obseruat Arachne 99

fronderent ... saturneia ramis Ald. (sed corr. p. 240 1505, p. 255 151J).

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à ses cornes, il porte, en les balançant, de vastes corbeilles de tendres châtaignes et de sorbiers encore verts ; sur une épaule, une gibecière de noix et des pots de lait ; sur le côté, deux cruches au ventre gonflé, l'une de vin de sorbiers de deux ans et l'autre de vin vert de l'année ; sa main droite tient un couple de chevreaux et leur mère bêlant. A sa gauche, son épouse Marana • à l'heureuse lignée, chante joyeusement ; ses compagnes les nymphes applaudissent à ses chants. Elle porte des gâteaux de miel, des lupins gorgés d'eau, des douzaines d'œufs frais, dans des paniers luisants. Elle est heureuse et digne de son illustre époux, Marana, habile à l'aiguille et au fuseau et bien plus encore à la quenouille. Comme dot elle a apporté à son mari trois cents chênes qui s'élèvent jusqu'aux astres, trois cents noyers qui, de leurs bras recouvrent trois arpents de terre, mille aulnes enlacés de leurs vignes, un troupeau de trois cents porcs et un bois, couronné d'une abondante chevelure d'arbousiers et de pins riches en pignes; ainsi qu'un chêne qui s'enveloppe d'une vaste zone d'ombre. Derrière Ursulon s'avance à pas lents le héros Misène• : c'est un vieillard, mais il se fait aider par des jeunes gens vigoureux. Ceux-ci soutiennent avec des perches, un monstre marin, qu'ils soulèvent à la force de leurs bras. La bête effrayante balaie de sa queue les traces du chemin ; hideuse, elle contracte son dos démesuré, puis secoue la tête et ondule de toute la masse de son corps menaçant ; à peine a-t-on vu ce fléau ouvrir la gueule pour vomir les ténèbres, engloutir la mer, avaler dans un bâillement les cieux, que les mères accourent, épouvantées, cachant leurs enfants sùr leurs seins frémissants. Ici on a peur, là retentissent les applaudissements du cortège. Partout où il passe, on s'écarte pour lui faire place, et le joueur de trompette appelle au spectacle la foule qui se presse et les bois des montagnes encaissées répercutent au loin la mélodie de son chant : c Bergers, nés de la terre, race sortie du sillon, prenez garde au monstre marin, au dragon à l'échine d'écueil, car, traîtreusement, avec sa queue il blesse et avec sa gueule il dévore ; et vous, jeunes gens, pressez le pas et raffermissez vos muscles. > Tel est le chant de la trompette, et la foule, d'une immense clameur salue Sébéthos • : c Jeune époux, prépare les noix et passe la robe qu'avec le musc ambré ont tissée pour toi les nymphes d' Acerra •, la robe que t'a brodée Pomélia • : dans le bas, la sarriette déploie ses tiges feuillues, et sur la feuille, la sauterelle fait entendre son chant ténu ; mets aussi le bonnet de buis touffu. Au centre, l'active Arachné surveille sa toile, l'arrange de ses pattes, surveillant le taon qui va et vient ; celui-ci veut fuir, mais pris dans les rets de la toile légère il s'entrave

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Disponitquc manu uolitantem et captat asilum ; Die fugam parat, ast tenui intcrceptus amictu Implicitatquc pedes et passis instrepit alis, Lydaque de tacito prodit tum turgida nido. > Hune iuxta coniux Prochyteia incedit et ore Et gestu spectanda et pistae tegmine pallae ; Nexilibus cochleis limbus sonat, horrida echinis Zona riget uiridique sinus frondescit in alga In manicis querulae ludunt per flumina ranae, Cum subito extremas interstrepit anser ad uluas Tum linquunt mediis conuitia rauca sub undis Attonitae, inde cauos referunt ad carmina rictus Raucaque limosae meditantur murmura ripae. Auribus bine oriens radiat sol, splendet at illinc Luna pruinosis incedens candida bigis. lpsa manu speculum dextra fert, cuius in orbe, Cum sese gemino inclusit Latonia cornu, Nocte quidem insidias Satyrorum artesque procaces Detegit et cautis aperit noua furta N apaeis : Dlae iter occulto rapiunt per deuia passu ; Luce autem, cum sol speculo diffulsit, ibi omnis Cemere erit curas et facta infida uirorum, Quique paret thalamo fraudem litemque maritus. Hoc fertur dominae rarum ac memorabile donum, Quo secura sui tueatur foedera lecti. Oaudicat bine heros Capimontius et de summo Colle ruunt misti iuuenes mistaeque puellae. Omnis amat chorus et iuncti glomerantur amantes ; Is lento incedit passu baculoque tuetur Infirmum femur et choreis dat signa mouendis Assuetus choreae ludisque assuetus amantum. lpse autem monte e summo sua dona Veseuus Deuectat triuium ad uetus Artusique macellum Inuectusque asino spargit sua munera plebi Delicias ruris, post et digitalia et aptos Verticulos fuso et tinnuleas uolsellas. Plebs plaudit uarioque asinum clamore salutant Brasiculisque apioque ferum nucibusque coronant. Mox uecti grauibusque rotant uinalia contis Piena homo, plena et bimo, nitrata quadrimo ; Illa ruunt, ipse ex asino sua munera laudat, Laudantem plausu sequitur Vesuina iuuentus, Dissultantque cauae, f auet et de uallibus echo.

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les pattes et bourdonne, les ailes ouvertes ; alors l'araignée gonflée sort de son antre, silencieuse. > Aux côtés de Misène avance sa femme, Prochytéia •, qui attire les regards par son beau visage, son allure et son manteau brodé : le bas est ourlé d'un collier de coquillages sonores, la ceinture rugueuse est hérissée d'oursins et sur la poitrine le pli s'orne d'une frondaison d'algues vertes. Sur les manches, dans un fleuve, jouent les grenouilles plaintives : soudain, une oie bat des ailes au milieu des ulves de la rive ; alors, effrayées, interrompant leurs criaillements enroués, elles plongent sous l'eau, puis, la bouche grande ouverte, elles reprennent leurs chants et composent une rauque mélodie pour la rive marécageuse. - Sur l'une des oreilles de Prochyteia rayonne le soleil levant, sur l'autre resplendit la lune toute blanche, qui s'avance sur son bige couvert de givre. Elle porte, dans sa main droite, un miroir ovale dans lequel, au moment où l'astre de Diane s'arrondit, elle fait voir, la nuit, les traquenards et les pièges hardis des Satyres, et dévoile leurs dernières ruses aux prudentes Napées, qui s'enfuient d'un pas furtif par les sentiers écartés ; mais le jour, quand le soleil se reflète dans le miroir, l'on y peut voir tous les tourments amoureux, les trahisons des hommes, et l'époux qui prépare tromperies et chamailleries à son épouse. Ce miroir, don précieux et en tous points remarquables, elle l'apporte à sa maîtresse pour lui permettre de veiller en toute sérénité sur ses droits d'épouse. Ensuite s'avance en boitillant le héros Capodimonte •, et du haut de la colline s'élancent, en bandes joyeuses, jeunes gens et jeunes filles. Tous sont amoureux, et les couples enlacés se serrent autour de lui. Capodimonte marche à pas lents et s'appuie sur une canne pour soulager sa jambe invalide ; il donne le signal des danses, lui qui est habitué aux rondes et aux jeux des amants [ ...]. Descendant du haut de la montagne, le Vésuve en personne transporte ses dons au vieux carrefour où se tient le marché d' Artuse • ; à califourchon sur son âne, il distribue de menus cadeaux à la foule : les délicieux fruits de la campagne, des doigtiers, des bobines pour le fuseau, des pincettes au son argentin. La foule applaudit, salue l'âne à grands cris et couronne l'animal de petits choux, de persil et de noix. Puis, à l'aide de lourds leviers, ils font rouler des tonneaux emplis de vin de l'année, de vin de deux ans, et des barils traités au salpêtre, emplis d'un vin de quatre ans. Ceux-ci déferlent, et lui, juché sur sa monture, vante ses présents. La jeunesse de la région du Vésuve Je suit avec des applaudissements ; les antres tressaillent, et du fond des vallées, l'écho applaudit.

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Lepidina. Qua facie, mea Planuri, quo est ore Veseuus? Planuris. Porticia hoc mihi fida cornes narrare solebat, Carmeli simul ad fontem dum rapa lauamus : Ventre quidem modico, at medio de pectore gibbum Protendit, quanta est Bauiae cretatilis olla, Qua miscet suibus pultes farcitque catinum ; Quodque pudet, nullas res hic habet et caret illis, Pro quibus intumuit cucumis niger ; inde Napaeae Hune rident, rident et Oreades ; ille superbum Nutat et inflexo quassat nigra tempora cornu, Quod longe horrescit setis bine inde reflexis. At caluum caput, et nullo uestitur amictu ; Stant mento sentes horrentque ad pectora dumi ...

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Lepidina - Quelle est la silhouette, ma chère Planuris, quel est l'aspect du Vésuve ? Planuris - Porticia •, ma fidèle compagne, me le décrivait quand, ensemble, nous lavions des raves à la fontaine du Carmel• : son ventre n'est pas gros, mais au milieu de sa poitrine fait saillie une bosse aussi grande que la marmite d'argile dans laquelle Bavia prépare la pâtée des porcs, pour en remplir leur auge. Et, sauf votre respect, il n'a rien du tout là où je pense, il est privé de virilité, et à la place, se gonfle un noir concombre ; c'est pour cela que les Napées se moquent de lui, et les Oréades aussi. Lui, secoue sa tête d'un air superbe, et agite ses tempes noires, ornées d'une longue corne recourbée et hérissée tout le long de soies qui retombent. Sa tête est chauve, et n'a rien qui la couvre; des ronces se dressent sur son menton et des buissons hérissent sa poitrine.

JACOPO SANNAZARO (1456-1530)

JACOPO SANNAZARO

est né à Naples le 28 juillet 1456, d'une flQlille d'origine

espagnolequi prit son nom du château de San Nazaro, près de Pavie, où elle s'était

fixée. Un de ses membres, aïeul du poète, avait émigré ensuite à Naples dans la suite de Charles III de Durazzo. Laissé aux soins de sa mère et élevé à la campagne après la mort de son père en 1462, le jeune homme revient à Naples vers 1474, étudie la rhétorique avec Giunianus Maius, la poésie avec Lucius Crassus. A partir de 1481, il fait partie de la maison du duc de Calabre, recommandé peut&tre par Pontano, qui l'a déjà accueilli dans son académie sous le nom d'Actius Sinccrus. En 1486, il participe avec Pontano à la guerre contre Innocent VIII, allié aux barons rebelles; en 1501, il suit en France, dans un exil volontaire, le roi F~éric d'Aragon. Revenu à Naples après sa mort, en 1504, il se retire dans sa villa de Mergillina, don des rois aragonais, y fait édifier la petite chapelle de S. Maria del Parto. La tendre affection de Cassandra Marchesi sera le réconfort de ses dernières années. Des œuvres italiennes de Sannazar, la plus importante et la plus connue est l'Arcadie, long roman pastoral en prose et en vers, qui a eu une influence profonde sur la sensibilité de l'Europe de la Renaissance. Retenons parmi les œuvres latines : - Le De Partu Yirginis, poème en trois livres, sur la Nativit6 du Christ. - Eclogae piscatoriae (Eglogues de pêcheurs), cinq pièces en hexamètres. - Salices, poème mythologique en hexamètres. - E/egiarum libri tres, en distiques élégiaques. - Epigrammaton libri Ires, en mètres variés.

Voici assurément l'un des plus distingués parmi les poètes en langue latine, le plus classique peut-être de forme et d'éducation. Mais ce classicisme de la forme ne doit faire oublier ni l'actualité des thèmes, ni la modernité du sentiment, ni l'étrange complexité d'un tempérament poétique original. Les épigrammes, en leur diversité, donnent une idée de la richesse de ses dons : densité et éclat des distiques où il renouvelle le thème lyrique de la fête et de la fuite du temps (son fa/le diem est une heureuse variation sur le conseil d'Horace), transparence lumineuse et tout boratienne encore des saphiques dédiés à la source Mergillina ; vigueur des fulgurantes épigrammes lancées contre les Borgia ou contre les Papes ; le paignion catullien s'est enrichi dans le deuxième baiser à Nina, écrit quarante ans avant Jean Second, et d'une sensualité, d'une sève vigoureuses ; les épigrammatistes de l'époque hellénistique avaient traité maintes fois le thème, riche en méditations philosophiques, de l'anéantissement de villes autrefois célèbres, aujourd'hui ensevelies ou englouties : Sanna-

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zar le reprend, mais avec une sensibilité préromantique, créant, avant J. du Bellay et bien longtemps avant J.-M. de Hérédia, la poésie des ruines. Il y a quelque artifice, et plus de c littérature > dans le poème des Saules, morceau de pure décoration, écrit en marge des Métamorphoses d'Ovide, mais d'un maniérisme qui rappelle Stace ; - et même dans la Phyllis, la première de ses Eglogues de pêcheurs. Le lecteur trouvera les plaintes de Lycidas bien arrangées et un peu conventionnelles. Mais le cadre de l'églogue, indiqué en quelques touches d'ailleurs fort discrètes, est plein de vérité et de charme : avec ces rochers battus des flots, ces cris des mouettes, ces monstres et fonds marins, ces barques qui sortent de la baie ou qui cabotent autour des nes, ces filets qui sèchent : éléments d'une bucolique plus théocritéenne que latine. Et surtout le poète a rendu avec bonheur le mystérieux accord entre la nature environnante et les pressentiments du oœur endeuillé : ce paysage radieux est voilé de tristesse, le romantisme du cadre s'allie à la dramatisation des sentiments et à la poésie du sépulcre dont la pierre blanche se dresse sur le rocher, au-dessus de la mer. Avec la sensibilité vibrante et frémissante de quelques épigrammes et élégies et des Eglogues contraste la sérénité du poème de la Virginité de la Vierge, oratorio en trois livres, inspiré par le récit évangélique. Sannazar a passé trente-six ans à polir ces hexamètres d'une musicalité et d'une pureté virgiliennes. Le sujet a été traité avec sensibilité, grâce et ferveur. Dans les épisodes les plus délicats Oa conception du Christ, la mise au monde), la profondeur de la théologie est soutenue par le bonheur de l'imagination poétique. Aucune fresque contemporaine ne vaut la délicieuse annonciation, sorte de Vierge au vaisseau (Arnaldi), où, à la place des architectures traditionnelles, on voit une plage où une jeune fille ramasse des coquillages, inconsciente de l'arrivée silensilencieuse d'un navire dans le paysage de la baie. TEXTE : première édition complète : Actii Sinceri Sannazari Opera omnia latine scripta, ed. P. Manutius, Venise, 1535 •••; Opera latine scripta, Amsterdam, 1728; The piscatory eglogues of J. Sannazar, éd. et comm. de W. P. MusTARD••, Baltimore, 1914 (suit la première édition imprimée, Naples, 1526, mais compare dans les notes les principales variantes de Paris, 1527, et Alde, 1535); De Partu Yirginis, éd. crit. par A. A.LTAMURA **, Naples, 1948. ETUDES: A. A.LTAMURA, /. Sannazar, Naples, 1951; I. DBLLA LUNGA, Le Egloghe piscatorie di /.S., Milan, 1909; O. CALISTI, Il « De Partu Yirginis > di /.S., Saggio sul poema sacro del Rinascimento, Cità di Castello, 1926 ; M. ScHBRlLLO, Un poeta romantico del '400, in c Nuova Ant >, février 1925; B. CAllRARA, /.S. nel IV centenario della sua morte, in c Atti della R. Ace. degli Arcadi >, V-VI (1930); W. L GRANT, New forms of neo-latin pastoral, in c Stud. in the Renaissance >, IV (1957), p. 71-72; C. D10NISOTTI, A.ppunti sulle rime del Sannazaro, in c Giom. stor. d. lett. it. >, 1963, p. 188 ss.

EPIGRAMMATUM

LIBER I VI

AD NINAM

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Sexcentas, Nina, da, precor, roganti Sed tantum mihi basiationes ; Non quas dent bene filiae parenti, Nec quas dent bene fratribus sorores ; Sed quas nupta rogata det marito Et quas det iuueni puella caro. luuat me mora longa basiorum Ne me tam cito deserat uoluptas. Nolo marmora muta, nolo pictos Dearum, Nina, basiare uultus ; Sed totam cupio tenere linguam Insertam humidulis meis labellis, Hanc et sugere morsiunculasque Molles adiicere et, columbulorum In morem, teneros inire lusus Ac blandum simul excitare murmur. Haec sunt suauia dulciora melle Hyblaeo et Siculae liquore cannae. Haec sola ambrosiaeque nectarisque Succos fundere, sola habere possunt. Quae si contigerint mihi tuisque Admouere sinas manum papillis, Quis tune diuitias. quis aurum et omneis Assis me putet aestimare reges ? 1am non maluerim mihi beatas Aurorae Venerisque habere nocteis ; Non Hebes thalamos beatiores, Non, si deserat haec suum maritum, Non, si me roget usquequaque, non si Aeternam mihi spondeat iuuentam. XX DE POGGIO FLORENTINO,

HISTORICO

Dum patriam laudat, damnat dum Poggius hostem, Nec malus est ciuis, nec bonus historicus.

VI

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ÉPIGRAMMES LIVRE

I

VI À NINA

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De grâce, donne-moi, Nina, six cents baisers, mais à cette condition : que ce ne soient pas de ces baisers honnêtes que les filles donnent à leur père ou les sœurs à leurs frères, mais de ceux qu'une jeune épousée accorde aux instances de son mari, ou une jeune fille au jeune homme dont elle est éprise. Où je trouve plaisir, c'est aux longs baisers que l'on peut savourer tout à loisir. Je n'ai pas envie, Nina, de baiser une froide statue de marbre, ni le portrait figé d'une déesse, mais plutôt de tenir, bien enserrée entre mes lèvres humides, une langue tout entière et la sucer, la mordiller doucement, et, à la façon des pigeons, engager de tendres jeux et faire naître de doux soupirs. Ces baisers-là sont plus doux que le miel de l'Hybla et le sucre de canne de Sicile ; eux seuls contiennent et dispensent le nectar et l'ambroisie. Si tu veux bien m'en donner, et me laisser poser la main sur ton sein, alors, richesses, trésors, royaumes, qui peut croire que je m'en soucie plus que d'une guigne! Non, je n'échangerais pas ce bonheur contre les nuits d'Aurore et de Vénus ou la couche, plus désirable encore, d'Hébé •, dtît celle-ci abandonner pour moi son mari, dtît-elle me pourchasser en tous lieux, et me promettre une jeunesse éternelle.

SUR LE POGGE •,

XX HISTORIEN FLORENTIN

Quand il loue sa patrie, et donne tort à l'ennemi, le Pogge agit en bon citoyen, sans doute, mais pas en bon historien.

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XXVII DE MERCVRIO ET AMOR.E

Dum comes aligero Cyllenius iret Amori Aliger, incauto subripuit faculas. Deprenso tum fure, manum referebat ad arcum, Sed non inuenta risit Am.or pharetra. XXXVI DE MIRABILI VRBE VENETIIS

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Viderat Hadriacis Venetam Neptunus in undis Stare Urbem, et toto ponere iura mari. Nunc mihi Tarpeias quantumuis, Jupiter, arceis Obiice, et illa tui moenia Martis >, ait. Si pelago Tybrim praefers, Urbem aspice utranque, Illam homines dices, banc posuisse Deos ! > XXVIII DE INNOCENTIO VIII, PONTIFICE MAX.

lnnocuo priscos aequum est debere Quirites Progenie exhaustam restituit patriam. XL

DE GALLA

Omnes, quos scripsi, uersus uult Galla uidere : Mittam ego, pro libris si mihi labra dabit. LVIII DE CAES. BORGIA

Aut nihil, aut Caesar uult dici Borgia : quid ni ? Cum simul et Caesar possit, et esse nihil.

LIBER II XLI IN THEATRVM CAMPANVM

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Dicite, semidei, syluarum numina, Panes, Et si qua aduentu es, nympha, fugata meo, Cui licuit tantas saxorum euertere moles, Quas iam disiectas uix nemora alta tegunt ? Hisne olim sueta est cuneis Campana iuuentus Amphitheatrales 1aeta uidere iocos?

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:éPIGRAMMES XXVII MERCURE ET AMOUR

Mercure, faisant conduite à Amour -

un dieu ailé, à un autre dieu ailé - voulut, à son insu, lui dérober ses torches. Amour le surprend, met la main à son arc... mais éclate de rire : son carquois aussi s'était envolé ! XXXVI LA MERVEILLEUSE CITÉ DE VENISE

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Neptune, voyant Venise se dresser au milieu des flots de l'Adriatique et imposer sa loi à toute l'étendue de la mer : c A présent, Jupiter, dit-il, vante-moi la roche Tarpéienne et les remparts de Mars, ton fils bien-aimé ! Tu préfères le Tibre à la mer ? Eh bien, considère ces deux villes : tu conviendras que l'une est l'œuvre des hommes, l'autre celle des dieux•. > :XXXVIII SUR LE PAPE INNOCENT VIII*

Rome éternelle doit une fière reconnaissance à Innocent ; c'est justice : elle était épuisée, il lui a fait des enfants ! XL SUR GALLA

Tous les vers que j'écris, Galla veut les voir à tout prix. Soit : mes livres... contre ses lèvres ! LVIII SUR C:ésAR BORGIA

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Borgia veut qu'on l'appelle César, ou rien. Eh bien ? Ne peut-il être à la fois César et... rien ?

LIVRE II XLI SUR LES RUINES D'uN THÉÂTRE CAMPANIEN

Dites-moi, demi-dieux, protecteurs des forêts, Pans, et vous, nymphes qui avez pris la fuite à mon approche, qui a pu jeter bas de pareilles masses de pierres? c'est à peine si les débris disparaissent, aujourd'hui encore, sous les épaisses futaies. Jadis sur ces gradins, la jeunesse campanienne assistait, en liesse, aux jeux de l'amphithéâtre : où sont aujourd'hui tous ces applau-

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Nunc ubi tot plaususque hominum uocesque canorae, Tot risus, tot iam gaudia, tot facies? Scilicet, heu fati leges, rapit omnia tcmpus Et, quae sustulerat, deprimit ipsa dies. LIBER III VIII IN LEONEM X PONT. MAX.

Sacra sub extrema, si forte requiritis, bora Cur Leo non potuit sumere : uendiderat. ECLOGAE PISCATORIAE I PHYLLIS

Lycidas -

Mycon

Lycidas. Mirabar, uicina, Mycon, per litora nuper

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Dum uagor exspectoque Ieues ad pabula thynnos, Quid tantum insuetus streperet mihi coruus et udae Per scopulos passim fulicae perque antra repostae Tristia flebilibus complerent saxa querelis ; Cum iam nec curuus resiliret ab aequore delphin, Nec solitos de more choros induceret undis. Ecce dies aderat, caram qua Phyllida terrae Condidimus tumuloque pias defleuimus umbras, Ah, miseri I et posthac nec tristes linquimus auras, Nec dubitat saeuus solatia ferre Pylemon ? Mycon. Scilicet id fuerat, tota quod nocte uaganti Huc illuc, dum Pausilypi latus omne pererro Piscosamque lego celeri Nesida phaselo, Nescio quid queruli gemerent lacrimabile mergi. Phyllis ad inferias, Phyllis (si credimus) illos Ad gemitum, o Lycida, tumulique ad sacra uocabat. Lycidas. Eheu, care Mycon, qualis spectacula pompae, (Nunc recolo), quas ipse manus, quaeve ora notaui His oculis ! His, inquam, oculis, quae funera uidi, Infelix ! nec me tandem dolor improbus egit In scopulos, in saxa, rogoue absumpsit eodem

ÉPIGRAMMES

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dissements et ces cris, tous ces éclats de rire, cette gaieté, tous ces visages ? Voilà bien, hélas ! la loi de la destinée : le temps emporte tout dans sa fuite, et cela même qu'il avait 6difié, il l'abat.

LIVRE III VIII CONTRE LB PAPE LéON X •

Vous voulez savoir pourquoi le Pape Léon, au moment de mourir, n'a pu recevoir les sacrements? Il les avait vendus!

ÉGLOGUES DE P~CHEURS 1 PHYLLIS

Lycidas-Mycon Lycidas. L'autre jour, comme je longeais le rivage, en attendant que les thons légers viennent mordre à l'appât, je me demandais, intrigué, pourquoi un corbeau croassait de façon si étrange, et pourquoi les foulques ruisselantes, blotties un peu partout au creux des rochers et des grottes, emplissaient tristement les rocailles de leurs plaintes déchirantes ; tandis que le chœur des dauphins au dos arqué ne bondissait plus hors de l'eau, et ne menait plus sur les vagues, comme à l'accoutumée, ses danses : c'était l'anniversaire du jour où je portai en terre ma Phyllis bien-aimée, et pleurai sur sa tombe son ombre adorée. Hélas ! et je n'ai pas, après ce jour, dit adieu à ce triste ciel, et le cruel Pylémon ose encore m'offrir ses consolations ! Mycon. C'était donc pour cela que toute la nuit, pendant que de course en course je suivais sur toute sa longueur le flanc du Pausilippe et côtoyais sur une barque rapide la poissonneuse Nésida •, les plongeons plaintifs pleuraient je ne sais quel deuil mystérieux : c'était Phyllis qui les conviait aux obsèques, oui, à n'en pas douter, Phyllis qui les invitait à pleurer, cher Lycidas, et à venir célébrer sur sa tombe les rites sacrés. Lycidas. Hélas! mon cher Mycon, de quelle cérémonie ai-je été le témoin (je la revois encore), quelles mains, quel visage ai-je contemplés de mes yeux ; de mes yeux, dis-je, infortuné que je suis, quelles funérailles ai-je vues ! Et mon affreux chagrin ne m'a pas précipité sur les falaises et les rochers, le feu ne m'a pas

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lgnea uis, uel saltem aliquis deus aequore mersit ? Mycon. 0 Lycida, Lycida, nonne hoc felicius illi Euenisse putas, quam si fumosa Lycotae Antra, uel hirsuti tegetem subiisset Amyntae, Et nunc, heu, uiles hamo sibi quaereret escas, Aut tenui laceras sarciret uimine nassas ? Sed tu, siquid habes ueteres quod lugeat ignes, Quod manes cineresque diu testetur amatos, Incipe, quandoquidem molles tibi litus arenas Sternit et insani posuerunt murmura Ductus. Lycidas. Immo haec quae cineri nuper properata parabam Carmina, ab extremo cum iam caua litora portu Prospicerem et niuei uenerarer sacra sepulcri, Incipiam. Tu coniferas ad busta cupressus Sparge manu et uiridi tumulum superintege myrto. Mycon. En tibi caerulei muscum aequoris, en tibi conchas Purpureas, nec non toto quaesita profundo Et uix ex imis euulsa corallia saxis Afferimus. Tu sollemnes nunc incipe cantus ; Incipe, dum ad solem Baianus retia Milcon Explicat et madidos componit in orbe rudentes. Lycidas. Quos mihi nunc, diuae, scopulos, quae panditis antra, Nereides ? quas tu secreti litoris herbas, Glauce pater ? quae monstriferis mihi gramina succis Ostendes nunc, Glauce, quibus, tellure relicta, Ah miser, et liquida factus nouus incola ponti, Te sequar in medios mutato corpore Ductus Et feriam bifida spumantia marmora cauda ? Nam, quid ego, heu, solis uitam sine Phyllide terris Exoptem miser ? aut quidnam rapta mihi luce Dulce putem, quidue hic sperem ? quid iam morer ultra, lnfelix ? an ut bac uili proiectus in alga Arentes tantum fructices desertaque cemam Litora et ingrato iactem mea uerba sepulcro ? Scilicet hos thalamos, hos felices hymenaeos Concelebrem ? sic speratae mihi gaudia taedae Dat Venus ? ambiguos sic dat Lucina timores ? Quis mihi, quis tete rapuit, dulcissima Phylli ? Phylli, meae quondam requies spesque unica uitae, Nunc dolor aetemusque imo sub pectore luctus ! Non licuit tecum optatos coniungere somnos, Dulcia nec primae decerpere dona iuuentae, Aut simul extremos uitam producere in annos.

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consumé sur le même bftcher, un dieu, à tout le moins, ne m'a pas englouti au fond de la mer ! Mycon. Lycidas, Lycidas, ne crois-tu pas qu'elle est plus heureuse ainsi, que si elle avait dft entrer dans la grotte enfumée de Lycotas ou dans la cabane de l'hirsute Amyntas ? En ce moment, la pauvre chercherait au bout d'un hameçon une maigre pitance, ou ravauderait avec les brins d'osier les nasses trouées. Mais toi, si tu sais des vers pour pleurer ta passion ancienne, pour attester le long amour voué à ses mânes et à ses cendres, dis-les. Vois : le rivage étend pour toi son sable doux, et l'on n'entend plus tout à coup le grondement des vagues en folie. Lycidas. Eh bien ! je vais dire les vers que j'improvisai en l'honneur de ses cendres, il y a quelques jours, quand, sur le point de sortir du port, je tournai mes regards vers la baie, avec une pensée pieuse pour la dalle blanche de sa tombe. Toi, pendant ce temps, répands autour de la pierre tombale les rameaux de cyprès aux fruits coniques, et couvre-la de myrte verdoyant. Mycon. Tiens, voici des mousses de la mer azurée, voici des pourpres et voici même des coraux, que nous avons cherchés sur toute l'étendue des fonds marins et arrachés avec peine aux rochers des profondeurs pour te les offrir. Toi, maintenant, commence ton chant solennel, pendant que Milcon de Baies étend ses filets au soleil et enroule ses cordages mouillés. Lycidas. Quels écueils, quelles grottes m'ouvrez-vous désormais, divines Néréides ? Et toi, vénérable Olaucus •, quelles herbes iras-tu cueillir pour moi sur un rivage écarté? Quelles plantes miraculeuses m'enseigneras-tu, Olaucus, pour que j'abandonne la terre ferme, malheureux, et, nouvel habitant des eaux, te suive, métamorphosé, au milieu des flots et frappe de ma queue fourchue l'écume marbrée ? Car pourquoi, hélas ! désireraisje encore vivre sur la terre dépeuplée, sans Phyllis ? Où trouverais-je de la douceur, à présent que ma lumière m'est ravie? Que puis-je espérer ici-bas? Pourquoi, las! m'attarder davantage ? Pour rester ici, prostré, au milieu des algues inutiles, à contempler uniquement ces buissons desséchés et ces rivages déserts, et à répéter sans cesse les mêmes paroles à un tombeau insensible ? Voilà donc les noces, voilà l'heureux hymen qu'il me faut célébrer! C'est ainsi que Vénus m'accorde les joies tant espérées de la torche nuptiale ! Et que Lucine me fait éprouver ses craintes mêlées de joie I Qui t'a ravie à moi, Phyllis, ma très douce amie? Phyllis, mon repos et l'unique espoir de ma vie, autrefois, et, aujourd'hui, éternité de douleur et de chagrin au fond de mon cœur. Il ne m'a pas été donné de dormir à tes côtés comme je le désirais, ni de recevoir le don charmant de ta jeunesse en fleur,

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Nunc te (quis credat ?) lapis hic habet et mihi nusquam es; Nusquam terrarum Phyllis, sed fabula et umbrae Frustrantur miseras per dira insomnia noctes. Me miserum ! qua te tandem regione requiram ? Quaue sequar ? Per te quondam mihi terra placebat Et populi, laetaeque suis cum moenibus urbes ; Nunc iuuat immensi fines lustrare profundi, Perque procellosas errare licentius undas Tritonum immistum turbis scopulosaque cete Inter et informes horrenti corpore phocas, Quo numquam terras videam. 1am, iam illa tot annis Cuita mihi tellus populique urbesque, ualete. Litora cara ualete, uale simul, optima Phylli. Nos tibi, nos liquidis septem pro fluctibus aras Ponemus septemque tibi de more quotannis Monstra maris magni uitulos mactabimus hirtos ; Et tibi septenis pendebunt ostrea sertis, Ostrea, muricibus uariata albisque lapillis. Hic tibi Nisaee et flauos resoluta capillos Cymodoce mitisque pia cum matre Palaemon Et Panope, et Siculi custos Galatea profundi, Sollemnes nectent choreas et carmina dicent, Quae Proteus quondam diuino pectore uates Edocuit, magni cum funera fleret Achillis Et Thetidis luctus consolaretur amaros. At tu, siue altum felix colis aethera, seu iam Elysios inter manes coetusque uerendos Lethaeos sequeris per stagna liquentia pisces, Seu legis aetemos formoso pollice flores Narcissumque crocumque et uiuaces amaranthos, Et uiolis teneras misces pallentibus algas, Aspice nos mitisque ueni. Tu numen aquarum Semper eris, semper laetum piscantibus omen. Vt nymphis Nereoque, ut flauicomae Amphitritae, Sic tibi uictrices fondent libamina cymbae. Intera tumulo supremum hoc accipe carmen, Carmen, quod tenui dum nectit arundine linum, Piscator legat et scopulo suspiret ab alto : c In gremio Phyllis recubat Sirenis amatae : Consurgis gemino, felix Sebethe, sepulcro. > Mycon. Dulce sonant, Lycidia, tua carmina, nec m.ihi malim Alcyonum lamenta, aut udo in gramine ripae Propter aquam dulces cycnorum audire querelas. Sed tu - sic faciles uicina Megaria semper

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ni de passer toute mon existence près de toi jusqu'au dernier jour. A présent - qui le croirait? - c'est à cette pierre que tu appartiens, et pour moi tu n'es plus nulle part ; Phyllis n'existe plus nulle part au monde : plus rien, qu'un souvenir, et une ombre, qui vient abuser mes nuits malheureuses par des songes cruels. Malheur! En quelle région de l'univers dois-je te chercher désormais ? Comment te rejoindre ? Grâce à toi, jadis, la terre me plaisait, avec ses peuples et ses villes joyeuses entourées de murs ; aujourd'hui j'ai plaisir à parcourir les étendues de la mer immense et à errer librement à travers les eaux soulevées par les tempêtes, mêlé aux troupes des Tritons, au milieu des baleines semblables à des écueils et des phoques difformes au corps hideux - pour ne plus jamais revoir la terre. Adieu désormais, terre que j'ai habitée si longtemps, adieu, peuples et cités ; adieu, plages que j'ai aimées ; à toi aussi, chère Phyllis, adieu ! En ton honneur, j'élèverai sept autels face à la mer transparente ; chaque année, selon le rite, j'immolerai pour toi sept veaux marins, au poil hérissé, monstres de l'océan; et je t'offrirai aussi sept guirlandes de coquillages - de coquillages mêlés à des murex et à des galets blancs. Là, en ton honneur, Nisée et Cymodocée, ses blancs cheveux dénoués, et le bon Palémon •, aux côtés de sa pieuse mère, et Panopée •, et Galatée, gardienne de la mer de Sicile, mèneront les rondes rituelles et chanteront les vers que Protée, le devin au cœur inspiré, leur enseigna jadis, quand il pleurait la mort du grand Achille et tentait d'adoucir l'amer chagrin de Thétis. Mais toi, que tu aies le bonheur d'habiter les hauteurs de ]'Empyrée, ou que, mêlée aux âmes et aux troupes saintes de l'Elysée, tu poursuives à travers des flots limpides les poissons du Uthé ou cueilles d'un pouce gracieux les fleurs de l'éternité, le narcisse, le crocus, la vivace amarante, et tresses de tendres algues à de pâles violettes, tourne tes regards vers nous et soisnous propice. Tu seras toujours une divinité des eaux, toujours tu seras un présage heureux pour les pêcheurs. Pour toi, comme pour les nymphes, pour Nérée, ou la blonde Amphitrite, les barques chargées de butin répandant des libations. En attendant, sur ta tombe, accepte en suprême hommage cette inscription - cette inscription que le pêcheur, attachant le fil à sa mince gaule, pourra lire et relire, avec un soupir, au sommet du rocher : c Ci-gît Phyllis, endormie sur le sein de la Sirène • bien-aimée. Heureux Sébéthos •, tu t'enorgueillis de ce double tombeau. > Mycon. 0 Lycidas, que la mélodie de ton chant est douce : je ne lui préférerais pas les plaintes des alcyons ni, sur l'herbe humide de la rive, au bord de l'eau, les doux gémissements des cygnes. Mais sois gentil - et qu'en récompense l'ile voisine de

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Sufficiat conchas, sic proxima Mergilline Ostrea saxosaeque ferat tibi rupis echinos Quandoquidem nox obscuras iam distulit umbras Necdum permensus coelum sol, incipe rursus Atque itera mihi carmen ; habent iterata leporem. Lycidas. Ne miserum, ne coge, Mycon : sat lumina, sat iam Exhaustae maduere genae; dolor (aspice) siccas Obduxit fauces, quatit et singultibus imum Pectus anhelantemque animam uox aegra relinquit. Et tamen haec alias tibi nos et plura canemus Fortasse et meliora, aderit si Musa canenti. Ouin et ueliferis olim haec spectanda carinis Seu Prochytae, seu Miseni sub rupe patenti, lnscribam grandesque notas ferrugine ducam, Praeteriens quas nauta mari percurret ab alto Et dicat : - Lycidas, Lycidas haec carmina fecit. Sed quoniam socü passim per litus ouantes Exspectant poscuntque tuas ad retia uires, Eia, age, iam surgamus ; ego haec ad busta sedebo. Tu socios inuise, escas nam quaerere tempus Et tibi nunc uacuae fluitant sine pondere nassae.

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... Dixerat. Ille altum Zephyris per inane uocatis Carpit iter, scindit nebulas, atque aëra tranat lma petens, pronusque leueis uix commouet alas. Qualis, ubi ex alto notis Maeandria ripis Prospexit uada, seu placidi stagna ampla Caystri, Praecipitem sese candenti corpore cycnus Mittit agens, iamque implumis, segnisque uidetur Ipse sibi, donec tandem potiatur amatis Victor aquis ; sic ille auras nubeisque secabat. Ast ubi palmiferae tractu stetit altus ldumes, Reginam baud humileis uoluentem pectore curas Adspicit ; atque illi ueteres de more Sibyllae In manibus, tum si qua aeuo reseranda nepotum Fatidici casto cecinerunt pectore uates. Ipsam autem securam animi laetamque uideres

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Mégare te donne toujours en abondance ses coquillages et Mergillina • toute proche les huîtres et les oursins de ses parois rocheuses - puisque la nuit, en cette saison, retient plus longtemps ses ombres noires et que le soleil n'a pas encore achevé sa course dans le ciel, recommence, dis-moi à nouveau ton poème : il y a du charme à entendre répéter. Lycidas. Ne force pas un malheureux, Mycon : assez déjà ont pleuré mes yeux, assez creusées sont mes joues ; vois : la douleur a enroué ma gorge, le fond de ma poitrine est secoué de sanglots, et ma voix fatiguée me laisse tout haletant. Mais une autre fois, si tu veux, je redirai ce chant, et d'autres, plus longs, et peut-être meilleurs, si la Muse veut bien m'assister. Et même un jour, je les graveraisur un large pan de rocher, à Procida •, ou à Misène, en grandes lettres couleur de rouille, de façon qu'on les aperçoive, des barques aux voiles gonflées, et que le marin, revenant de la haute mer, en passant devant, s'écrie : c Lycidas, c'est Lycidas qui a composé ces vers. > Mais voici que tes compagnons égaillés sur la plage t'appellent à grands cris et réclament ton aide pour tenir les filets : levons-nous donc. Je vais aller m'asseoir près de cette tombe; toi, va-t'en rejoindre tes compagnons, car il est grand temps de chercher sa pitance, et tes nasses vides flottent sur l'eau, délestées.

LA MATERNITÉ LIVRE

DE LA VIERGE PREMIER

LA MISSION DE GABRIEL

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... Il dit; et l'Ange, appelant à lui les zéphirs, s'élance à travers les espaces célestes, fend les nuages et semble nager à travers les airs ; descendant droit sur la terre, c'est à peine s'il agite ses ailes légères. Lorsque, d'en haut, il a vu les eaux du Méandre • aux rives familières, ou les vastes nappes paisibles du Caistre •, le cygne au plumage immaculé fond, tête la première, et il lui semble pourtant qu'il n'a pas d'ailes et n'avance pas, jusqu'à ce qu'enfin, triomphant, il s'abatte dans les parages désirés : ainsi l'Ange fendait les airs et les nuages. Et quand il s'arrêta au-dessus de la région d'ldumée • porteuse de palmiers, il aperçut la reine absorbée en des pensées non terrestres ; elle tenait entre ses mains, comme à l'accoutumée, les antiques oracles, et tous ces livres que des prophètes à l'âme pure avaient rédigés pour l'édification des générations à venir. L'air tranquille et joyeux, elle paraissait

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JACOPO SANNAZARO

Authorem sperare suum ; nanque adfore tempus, Quo sacer aethereis delapsus Spiritus astris lncorrupta piae compleret uiscera matris, Audierat. Proh quanta alti reuerentia Caeli Virgineo in uultu est ! oculos deiecta modestos Suspirat, matremque Dei uenientis adorat, Felicemque illam, humana nec lege creatam Saepe uocat, necdum ipsa suos iam sentit honores ...

... Non secus ac conchis si quando intenta legendis Seu Micone parua scopulis seu forte Seriphi Nuda pedem uirgo, laetae gloria noua matris, Veliferam aduertit uicina ad littora puppim Aduentare, timet, nec iam subducere uestem Audet, nec tuto ad socias se reddere cursu ; Sed trepidans silet obtutuque immobili haeret : Il)a Arabum merceis et fortunata Canopi Dona fcrens, nullis belJum mortalibus infert, Sed pelago innocuis circumnitet annamentis ...

... Tantum effata, repente noua micuisse Penates Luce uidet, nitor ecce domum complerat : ibi illa, Ardentum baud patiens radiorum ignisque corusci, Extimuit magis. At uenter (mirabile dictu ! Non ignota cano) sine ui, sine labe pudoris, Arcano intumuit Verbo : Vigor actus ab alto Irradians, Vigor omnipotens, Vigor omnia complens Descendit, Deus ille, Deus, totosque per artus Dat sese miscetque utero : quo tacta, repente Viscera contremuere ; silet natura pauetque Adtonitae similis confusaque turbine rerum Insolito occultas conatur quaerere causas...

LIBER II

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... 1am laeta laborum Tarn non tacta metu, secli regina futuri Stabat adhuc, nihil ipsa suo cum corde caducum, Nil mortale putans : illam Natusque Paterque

LA MATERNITÉ DE LA VIERGE

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attendre la venue de son Créateur. Car elle avait entendu dire qu'un jour l'Esprit-Saint descendrait du ciel étoilé pour féconder le sein d'une mère bénie entre toutes. Ah ! quel respect pour le Ciel peut se lire sur ce visage de jeune fille I Les yeux modestement baissés, elle soupire et adore la mère du Dieu qui va venir ; à plusieurs reprises elle la dit heureuse et délivrée de l'humaine condition ; elle ne sait pas encore que cette gloire est pour elle... APPARITION DE L'ANGE

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... Il arrive parfois qu'occupée à ramasser des coquillages, sur l'étroite Miconos • ou sur les rochers de Sériphos •, une toute jeune fille aux pieds nus, depuis peu orgueil et joie de sa mère, en levant les yeux, voie un vaisseau bien mâté faire force de voiles vers la plage : elle est saisie de peur, et n'ose ramasser son vêtement, ni courir rejoindre ses camarades ; toute tremblante, et muette, frappée d'effroi, elle reste clouée sur place : mais le vaisseau, chargé des produits d'Arabie et des riches présents de Canope, ne vient pas armé d'intentions belliqueuses ; il resplendit sur la mer avec tout son armement d'agrès inoffensifs... LE MIRACLE DE LA CONCEPTION

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... A peine a-t-elle parlé que soudain, elle voit la demeure resplendir d'une lumière surnaturelle, la maison tout entière en était remplie : ne pouvant supporter la flamme des rayons et les éclairs étincelants de ce feu, elle prend peur. Mais son ventre (c'est étrange à dire, mais l'événement que je célèbre est bien connu), sans souffrir la moindre violence, ni la moindre atteinte à sa pudeur, fut fécondé par le Verbe mystérieux. Une force venue d'en haut, rayonnante, une force toute-puissante, une force envahissante descend en elle, c'est Dieu, Dieu en personne qui s'unit à tout son être et se mêle à son ventre, ses entrailles frémissent à ce contact, la nature se tait et s'épouvante, comme frappée de la foudre, et, troublée par cet étrange bouleversement de ses lois, tâche d'en comprendre la cause cachée...

LIVRE DEUXIÈME NAISSANCE DE L'ENFANT

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... A présent, heureuse de son travail, délivrée de toute crainte, la reine des siècles à venir était encore debout, n'accueillant en son cœur aucune pensée profane, aucune pensée mortelle. Autour d'elle se tiennent le Fils, le Père, et l'Esprit qui, avant que

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JACOPO

SANNAZARO

Quique prius quam sol caelo, quam luna niteret Spiritus obscuras ibat super igneus undas, Stant circum et magnis permulcent pectora curis. Praeterea redeunt animo quaecumque uerendus Dixerat interpres, acti sine pondere menses Seruatusque pudor ; clausa cum protinus aluo (0 noctem superis laetam et mortalibus aegris !), Sicut erat folüs stipulaque innixa rigenti, Diuinum, spectante polo, spectantibus astris, Edit onus. Qualis rorem, cum uere tepenti Per tacitum matutinus desudat Eous Et passim teretes lucent per gramina guttae, Terra madet, madet adspersa sub ueste uiator Horridus et, pluuiae uim non sensisse cadentis Admirans, gelidas hudo pede proterit herbas. Mira fides : puer aethereas iam lucis in auras Prodierat foenoque latus male fultus agresti Impulerat primis resonum uagitibus antrum ; Alma parens nullos intra praecordia motus Aut incursanteis deuexi ponderis ictus Senserat ; haerebant immotis uiscera claustris. Haud aliter quam cum purum specularia solem Admittunt : lux ipsa quidem pertransit et omneis lrrumpens laxat tenebras et discutit umbras ; Ilia manent illaesa, baud ulli peruia uento, Non hyemi, radiis sed tantum obnoxia Phoebi...

LA MATERNITÉ DE LA VIER.GE

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le soleil et la lune se missent à briller dans le ciel, volait déjà, flamme ardente, au-dessus des eaux : et ils lui inspirent de graves pens6es. Et puis lui revenaient à l'esprit toutes les prédictions du messager divin, et les mois traversés sans lourdeur, sa virginité intacte - quand soudain (ô nuit bénie pour les hauts des cieux et pour les malheureux mortels), là, comme elle était appuyée sur les feuilles et la paille raide, de son ventre fermé, à la face du ciel et des astres qui la contemplaient, elle mit au monde son divin fardeau. Comme la rosée que l'Aurore répand silencieusement en un tiède matin de printemps ; on voit briller un peu partout sur l'herbe les gouttelettes rondes ; la terre en est toute mouillée, mouillé dans ses vêtements raidis de gel, le voyageur qui, tout étonné de n'avoir pas senti tomber la pluie, de son pied humide foule l'herbe fraîche. Miracle! l'enfant était déjà venu aux rives de la lumière et mal à l'aise sur le foin rustique, il faisait résonner la grotte de ses premiers vagissements. Sa mère n'avait senti en son ventre aucune agitation, aucune poussée du corps qui lutte pour sortir. Son ventre était resté immobile et clos. Exactement comme quand nos vitres laissent passer sans l'altérer la lumière du soleil : celle-ci les traverse et, inondant la pièce, dissipe les ténèbres, disperse les ombres ; mais le verre reste intact, impénétrable au vent et aux intempéries, et ouvert seulement aux rayons du soleil...

GIOVANNI COIT A ( ? -1510)

G1ovANNICOTIA est né à Legnano, village sur l'Adige, près de V~rone. Après un bref séjour à Lodi, A~ d•un peu plus de vingt ans, il se fixe à Naples, où la fréquentation de l'Académie pontaniennc donne à sa vocation poétique une impulsion décisive. En 1507, cependant, il est de nouveau en Vénétie, dans la suite de Bartolomeo d' Alviano, auquel il se lie pour la bonne et la mauvaise fortune. Contraint de le quitter après la défaite de la Ghiara d'Adda (1509), pour des raisons mal précisées, il se rend auprès du pape Jules Il à Viterbe, où il meurt peu de temps après, en 151O.

Le peu qui reste de l'œuvre mutilée de Cotta laisse deviner un pœte de tempérament, un poète né. Cela est sensible même dans les courtes pièces de circonstances, hendécasyllabes adressés à ses amis, à Vérone, dont la simplicité, la vivacité, la tendresse passionnée, évoquent irrésistiblement Catulle, qui fut plus pour lui qu'un compatriote : une âme fraternelle - et dont le bref destin semble préfigurer le sien. Les poèmes amoureux à Lycoris offrent un mélange original et plus moderne d'effusions ardentes, d'un lyrisme de mouvement et d'hyperboles précieuses dont l'excès même fait oublier le caractère conventionnel : comme dans l'élégie que nous donnons, où les images qui traduisent l'exaspération du désir sensuel sont emportées dans une succession de brusques touches dramatiques. TEXTE: Actii Sannazari, Giovanni Cottae Carmina, Alde, 1527; Carmina quinque illustrium poetarum ••, Florence, 1549, 1552; Doctissimorum nostra aetate ltalorum Epigrammata •••, Paris, s.d. Nicolas Le Riche; Ioannis Cottae Ligniacensis Carmina, recognita et aucta, ed. J. MoRELLIUS, Bassan, 1802 ••. ETUDES : V. MISTRUZZI, in Giorn. stor. d. lett. it., suppl. n. 22-23, 1924 (donne une biographie du poète, une étude de l'œuvre et de sa fortune, et procure en outre en Appendice une édition des Carmina); G. B. G1uuAJU, G. Cotta, umanista veronese del sec. XVI, in c Arch. Stor. It. >, S. Sa, m (1889) ; C. CRISTOFORI,G. Cotta, umanista, Sassari, 1890; voir également les pages consacrées au pœte par BOITIOLIONI, SAINATI,CROCE, op. clt.

LIBER

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AD SODALES

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1am ualete boni mei sodales, Naugeri optime tuque, amice Turri, Vere candidi et optimi sodales, Quos nunquam sat amauerim, licet uos Quam fratres mage, quamque meipsum amarim : Quibus perpetuum frui per aeuum, Vota si mea Dii audiant benigni, Sit una ampla animi mei uoluptas ; Verum. dura necessitas repugnat, Inuitumque alias adire terras Cogit, atque alios parare amicos. Vos ergo memores mei este, uestri Fixam in pectore imaginem bonamque Vobis partem animae meae reliqui. 1am ualete boni mei sodales. Dulces, candiduli et boni sodales.

AD VERONAM

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Verona, qui te uiderit Et non amarit protinus Amore perditissimo, ls, credo, seipsum non amat, Caretque amandi sensibus Et odit omnes gratias. (dim. Lamb.)

AD LYCORIDEM

Ne tua, ne mea mi cane carmina, chara Lycori, Mi uox ista auida haurit ab aure animam. Et uela faciem, memet liquat ipsa uidendo, Et trahit intentis ex oculis animam. AD SODALES Til. Ad Naugerium, et Io. Baptistam Turrianum 1549. JS52. 9-11 sic praeb. 1549, 1552 : Quod quanto cumulatius futurum est/ Vna si licoat mihi beatis/ Vestri colloquiis adesse Bembi ! AD VERONAM Hoc carmen deest in 1549, 1552. AD LYCOJUDEM Til. Ad Lycorim 1549, 1552 3 memet : me me 1549, 1SS2.

LIVRE UNIQUE À SBS AMIS

Allons, adieu, mes bons amis, mon délicieux Navagero • et toi, mon cher Turrio •, ô les plus purs et les plus charmants des amis, que je n'aimerais jamais assez, même si je vous aimais plus que 5 mes frères et plus que moi-même : jouir de vous tous les jours de ma vie, si les dieux voulaient exaucer ma prière, voilà ce qui me comblerait de bonheur. Hélas ! La fatalité s'y oppose et me force 10 à partir, à contrecœur, vers d'autres pays, à m'y faire d'autres amis. Aussi souvenez-vous de moi ; je garde votre image gravée au fond de mon cœur et vous laisse le meilleur de mon âme. 15 Allons, adieu, mes bons amis, mes délicieux, mes sincères, mes fidèles amis.

À VÉRONE

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Vérone, qui peut te voir sans tomber aussitôt éperdument amoureux de toi, celui-là, je crois qu'il ne s'aime pas lui-même, qu'il ne sait pas ce que c'est que d'aimer, et qu'il est étranger à tout sentiment de beauté.

À LYCORIS

Ne chante plus ni tes vers ni les miens, Lycoris, ma bien-aimée : ton chant, par l'oreille captivée, me dérobe mon âme. Et voile ton visage : sa vue, qui me fait défaillir, par les yeux fascinés, me

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GIOVANNI COTTA

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Et mihi conde sinum, istis dum paro pressa papillis Basia, mi rapiunt ore ab anhelo animam. Nec mi ostende manum, illa mihi potis est aperire Pectus, et e medio euellere corde animam. At mi ostende aliquid, moribundo abit aegra mihi mens 10 Nil uideo, cum te, lux mea, non uideo. Quid tamen optarim ostendi mihi, quid tibi in isto est Corpore, quo uiso non subito peream ? Toile, precor, tunicam tantillum, et pascere ocellos In pede languentes me sine candidulo. 15 Sed quid ego optaui ? Mihi paulo ante iste tuus pes Me incessu tenero dimidium abstulerat. Quod si tune imis e uestibus exemisset Unum uel minimum forte aliqua digitum, Linquere me cupide uidisses, me simul omnem 20 Affusum dulci dulce mori digito. Vemm age, iam cane, lux mea, iam mihi, lux mea, totam Te retege, atque omnes mi face delicias. Nam si mors obeunda, inhians in te, mea, malim Vita, mori : quod uita est mihi amabilius, 25 Quam tristis desiderio tabescere amati Corporis, unde miser sim, et decuplo peream.

9 At : et 1549, 1552 linquere : liqucre (contra

15 scd quid ego optavi mihi? 1549, 1552 1549, 155:!, etia111 1802.

111et1w11)

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LIVRE UNIQUE

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vole mon âme. Et cache ta gorge : à peine veux-je couvrir tes seins de baisers, que leur douceur, sous mes lèvres frémissantes, me ravit mon âme. Et ne me montre plus ta main : elle est capable de m'ouvrir la poitrine, elle peut, du fond de mon oœur, m'arracher mon âme. Cependant, laisse-moi entrevoir quelque chose : ou mon esprit 10 malade me quitte et je me meurs ; je ne vois plus rien, ma lumière, si je ne te vois pas. Mais que puis-je souhaiter que tu me montres, qu'y a-t-il en ton corps, dont la we aussitôt ne me tue? Relève, je t'en prie, oh ! rien qu'un peu, le bas de ta robe, et laisse mes yeux languides se rassasier de la vue de ton pied blanc. 15 Mais qu'ai-je souhaité ? Déjà tout à l'heure, la mollesse de ta démarche m'avait à moitié ravi à moi-même; et si le hasard eO.t voulu que la frange du vêtement laissât paraître ne rot-ce que le bout de l'orteil, tu m'aurais vu, sous l'excès du désir, me quitter 20 tout entier pour venir m'y prosterner et mourir doucement de trop de douceur. Tant pis, je veux t'entendre chanter, ma lumière, je veux te contempler sans voiles, ma lumière, je veux que tu me donnes tous les plaisirs. Car s'il me faut mourir, autant mourir, ô ma vie, pâmé 25 entre tes bras : sort plus désirable, ma vie, que de me fondre tristement du désir de ton corps aimé - tourment qui me fait périr dix fois. 5

FRANCESCO MARIA MOLZA (1489-1544)

Né le 18 juin 1489, d'une famille noble de Modène, FRANCESCO MAJUAMoLZA fait des études de droit à Bologne, va compléter ses humanités à Rome. Alarmé par son goQt excessif pour les plaisirs, son père le rappelle et le marie en 1512. Mais lassé de la vie conjugale il revient à Rome, où quelques-unes de ses intrigues eurent un éclat scandaleux. Son père cesse de lui envoyer de l'argent, puis le déshérite. Dès lors ni le succès de ses poésies, ni la protection d'illustres personnages, le cardinal Hippolyte de Médicis, le cardinal Farnèse, ne l'empêchent de connaître de graves problèmes d'argent. A la gêne s'ajoutent bientôt les souffrances d'une maladie contractée dans sa vie de plaisirs et qui finit par l'emporter le 28 février 1544 à l'âge de quarante-cinq ans. Les vers latins de Molza ne sont qu'une petite partie de son œuvre, qui comprend aussi des Rime, des Capitoli, des Nove/le en langue italienne, son œuvre la plus célèbre étant l'idylle de la Nimfa Tiberina, écrite en 1537 en l'honneur de la belle Faustina Mancini.

Si l'on admire un plus grand raffinement artistique dans les poésies italiennes de Molza, paradoxalement, c'est dans ses poésies latines, hélas! trop peu nombreuses, qu'il se livre le plus spontanément. Et nulle part sans doute avec plus d'abandon que dans l'élégie A ses amis, écrite par le poète gravement malade, et où la résignation à la fin toute proche s'adoucit de la consolation apportée par la présence de ses amis et s'enchante de la douce atmosphère d'idylle qu'il imagine autour de sa tombe. Chemin faisant, confidence et confession affleurent : allusion pudique à l'absence de sa femme et à l'échec de son mariage, et plus loin, fournissant les thèmes de l'éloge funèbre, rappel de son amour précoce pour la poésie, de son choix conscient de la pauvreté, et, déclaration précieuse de la part de ce c débauché >, revendication d'une vie passée dans la pureté. Les contemporains ont aimé ce poème, qui n'est pas indigne de figurer aux côtés de compositions analogues de Tibulle, de Pétrarque, et du Ronsard de l'ode Sur l'élection dè son sépulcre. Bembo en admirait la perfection musicale et l'on comprend qu'un Lotichius, un Jean Second, aient reconnu et salué en Molza un génie frère en mélancolie.

TEXTE : Marli Molsae Epigrammatum Liber 1, in Doctissimorum nostra aetate ltalorum epigrammata •••, Paris, s.d., fol. 31-40 ; Delle poesie volgare 11 latine di F.M. Molza, a cura di P. SERASSI, Bergame, 1747-1750. Cf. aussi

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FRANCESCO MARIA MOLZA

M. VATASSO, 1 codici Molr.iani della Biblioteca Vaticana, con un'appendice di carmi inediti o rarl, in c Misccllanca Ccriani >, Milan, 1910. ETUDES : F. BAIOCCHI, Sulle poesie latine di F.M. Molr.a, in c Ami. d. se. norm. sup. di Pisa >, XVID (1905) ; W. SôDBRHIELM, F.M. Molr.a en renausenspoeu le/verne och dichung, Helsingfon, 1911.

CARMINA AD SODALES

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Ultima iam properant, uideo, mea fata, sodales, Meque aeui metas iam tetigisse monent. Si foret hic certis morbus sanabilis herbis, Sensissem medicae iam miser artis opem. Si lacrymis, uestrum quis non me hlXit, et ultro Languentem toties non miseratus abit ? Obstruxere aures nostris contraria uotis Numina et haec uentos irrita ferre iubent. Vos mihi, quos olim colui dum fata sinebant, Vltima iam cineri dona parate meo. Vobiscum labor hic fuerit, quando bis procul oris Ignara heu nostri funeris uxor abest. Uxor abest, nostrique diu studiosa uidendi, Pro reditu patriis dona uouet Laribus. Haec potuit praesens nato comitata feretrum F1oribus et multa composuisse rosa, Et niuei lactis fontes libasse merique, Coniugis ut manes spargere moesta queat. At qui me extremum compellet uoce sodalem, Et claudat tenera lumina nostra manu, Et fugientem animam suprema exceperit bora, Hoc uos communi pro pietate rogo. Non operosa peto titulos mihi marmora ponant, Nostra sed accipiat fictilis ossa cadus ; Exceptet gremio quae mox placidissima tellus, Immites possint ne nocuisse ferae. Riuulus haec circum dissectus obambulet unda, Cliuoso qualis tramite ducta sonat. Exiguis stet caesa notis super ossa sepulta, Nomen et bis seruet parua tabella meum c Hic iacet ante annos crudeli tabe peremptus Moisa; ter iniecto puluere, pastor, abi. > Forsitan in putrem longo post tempore glebam Vertar, et haec flores induet urna nouos. Populus aut potius abruptis artubus alba Formosa exurgam conspicienda coma. Quicquid ero uestra haec pariter descendet in imam Tellurem pietas, Elysiumque nemus. Quod mihi si tumulo uobis curantibus arbor Ingruat et uirides exp1icet alta comas, 19 At qui : Atqui Doel. n. a. lt.

POÈMES À SES AMIS

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0 mes amis, déjà je vois s'approcher mon heure dernière; elle m'avertit que j'ai désormais touché les bornes de ma vie. S'il existait des herbes capables de guérir mon mal, il y a longtemps, hélas ! que j'en aurais senti les bienfaits ; et si les larmes pouvaient le guérir, qui de vous ne m'a pas pleuré, ne s'est pas désolé cent fois en quittant le chevet de son ami affaibli ? Non, les dieux hostiles ont fermé l'oreille à nos prières et laissent le vent les emporter dans l'oubli. Vous, mes compagnons, que j'ai bien aimés naguère, tant que le sort me l'a permis, préparez donc pour ma cendre les présents funèbres. Ce devoir vous revient, puisque ma femme est loin de ce pays, et ignore même, hélas ! que je suis en train de mourir. Loin de ce pays, impatiente de me revoir, elle fait peut-être des vœux aux dieux Lares pour mon retour. Si elle était ici, c'est elle qui, accompagnée de notre fils, e0t fleuri mon cercueil d'une profusion de roses, et répandu à flots le lait neigeux et le vin pur, pour honorer tristement les Mânes de son époux. A défaut, que l'un de vous m'encourage au dernier moment, me ferme les yeux d'une main amie, recueille mon dernier soupir quand viendra l'heure fatale : je vous le demande au nom de notre commune amitié. Et je ne souhaite pas de prétentieuse inscription sur un marbre luxueux : qu'on recueille mes os dans une urne d'argile ; puis, que la terre paisible la reçoive en son sein, pour la tenir à l'abri des bêtes sauvages ; qu'un ruisseau, en se divisant, l'entoure de ses bras, un ruisseau murmurant comme ceux qui descendent des montagnes ; que sur le tertre où je serai enseveli une petite plaque conserve mon nom avec cette courte inscription : c Ci-gît, emporté avant le terme par une crueIIe maladie, Moisa : jette sur lui trois poignées de terre, berger, puis, poursuis ton chemin. > Peut-être qu'après bien des années, je deviendrai terre moimême, si bien que mon urne se couvrira de fleurs nouvelles. Ou plutôt, renaissant de mes membres défaits, je surgirai sous la forme d'un blanc peuplier à la belle chevelure. Quoi qu'il en soit, vos témoignages de piété descendront jusqu'à moi, au fond de la terre et dans le bois élyséen. Et si par vos soins un arbre pousse sur ma tombe, s'il grandit et déploie sa verte chevelure, dont le feuil-

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Quae circum nitidis aestus dum saeuit obumbret Frondibus, et scissam tegmine opacet humum : iam mihi Pyramides regum monumenta ualete, Et quicquid miri barbara Memphis habet. Scilicet hue diti pecoris comitata magistro Conueniet f esto pulchra puella die : Ouae molles ductet choreas, et ueste recincta Ad certos norit membra mouere modos. Ouin erit illa dies, frigus cum captet opacum Hic aliquis flauo cum Corydone Mycon : Et cantare pares, et respondere parati, Alternis certent uincere carminibus. Quorum aliquis forsan crudeli funere raptum Me gemat et lacrymis polluat ora piis. Ac misero instauret funus, stematque sepulchrum Floribus, et nomen tollat in astra meum ; Et dulci referat Musarum ut captus amore Sustinui patriae linquere tecta puer ; Mollibus utque olim dum uitam degimus hortis Regales potui deseruisse domos ; Vtque sub umbrosae quercus platanique uirentis Maluerim densa delituisse coma, Quam Tyria pictum chlamyde auroque intertextum Captatis uulgi plausibus urbe uehi. Tum faciles memoret mores, ut puriter acta Percurrat uitae tempora quaeque meae. Non ego Lutheri uoluens monumenta nephandis Germanum populos ritibus implicui. Non mea mortiferos porxit tibi dextera succos Hippolyte, Ausonii flenda ruina soli, Auspicio externas cuius tandem ltala tellus Abiectas medica cuspide sensit opes. Te rigidi stupuere Getae, Rhenusque bicornis, Et tremuit famulis frigidus Ister aquis. Miles ab Eoo ueniens cum litore Nili Ingemuit Jatebras tam procul esse tibi. Ultorem nobis talem tete assore pensa Ferrea quae ducunt praemonuere deae. Sed tantum terris quis te ostensura putasset Numina, tamque breui tot pcritura bona? ltala res tecum periit, tecum ltala uirtus, Ominis immiti stamina rupta manu. Cuncta ego quae Latii dulces uulgare per auras v

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humum : hamum Doct. n. a. lt.

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lage brillant fera de l'ombre tout autour à la saison chaude, protégeant la terre craquelée, alors, fi des royales constructions des Pyramides, et des merveilles de la barbare Memphis. Car, j'en suis sOr, se donneront rendez-vous ici aux jours de fête la belle jeune fille et le riche berger qu'elle a choisi pour cavalier : elle conduira gracieusement le bal et, relevant le bas de sa robe, dansera en mesure. Et même un jour viendra où quelque Mycon, joint à quelque blond Corydon, cherchera ici la fraîcheur de l'ombre : chanteurs d'égale force, également prêts à la réplique, ils s'affronteront dans une joute poétique. L'un d'eux, qui sait ? plaindra la mort cruelle qui m'a emporté, le visage baigné de larmes inspirées par la piété. Renouvelant mes tristes obsèques, et couronnant ma tombe de fleurs, il portera mon nom jusqu'aux astres : il dira comment, ravi par la douce passion des Muses, j'ai eu la force de quitter les toits de ma patrie, encore enfant ; comment, habitué à vivre dans des jardins délicieux, j'ai pu abandonner un palais princier; et comment j'ai choisi de vivre caché sous l'épaisse chevelure des chênes touffus et des verts platanes, plutôt que d'arborer un pourpoint écarlate rehaussé d'or et de mendier à la ville les applaudissements du public. Puis, qu'il rappelle mon caractère enjoué ; qu'il évoque, l'une après l'autre, les périodes d'une vie passée dans la pureté. Je n'ai pas pratiqué les écrits de Luther, ni infecté le peuple des rites sacrilèges venus d'Allemagne. Ce n'est pas ma main qui t'a tendu le poison mortel, Hippolyte •, dont le trépas est un déplorable désastre pour l'Ausonie. Car sous ta conduite l'Italie avait vu enfin les puissances étrangères réduites par le glaive salvateur. Ton apparition a surpris les Gètes farouches et le Rhin au front cornu ; elle a fait trembler le Danube glacé et ses eaux asservies. Le soldat d'Orient et celui des bords du Nil ont gémi de voir tes garnisons s'installer jusqu'en ces confins éloignés. Les déesses qui filent la laine inexorable nous avaient bien prédit que tu serais ce Vengeur. Mais qui e1lt pensé que les dieux ne feraient que te montrer à la terre, que tant de vertu périrait en si peu de temps? Avec toi s'effondre l'Italie tout entière, avec toi s'écroule toute la valeur de l'Italie : une main cruelle a rompu la trame d'un grand destin. Je m'apprêtais à chanter tout cela à travers le doux pays du

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FRANCESCOMARIAMOLZA

Dum propero, et laudes dicere, Magne, tuas, Ante diem Elysios cogor cognoscere campos, lmplet odoratum qua pia turba nemus. Illic ne incerta ludar regione uiarum, Occurras uati nobilis umbra tuo, Et myrto cinctum caput aut Daphneide fronde In tibi uicino me uelis esse sinu. lnterea, dulces coetus, ualeatis amici, 1am uocat in nigros mors tenebrosa lacus ; Increpitatque moras Lethaeae portitor undae, Et remi auditus per loca senta fragor. Dii tamen in melius uertant baec omnia, si quem Humanis precibus non pudet esse locum.

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Latium, et à célébrer les louanges de ta Grandeur. Mais voilà qu'avant le terme il me faut aller voir les Champs élyséens, où la troupe des âmes pieuses se presse dans le bois odorant. Ne me lame pas chercher mon chemin au hasard, mais viens, ombre illustre, à la rencontre de ton poète, place-moi à tes côtés, couronné de myrte ou de laurier. Cependant, ô mes doux compagnons, adieu, mes amis : déjà la noire Mort m'appelle vers les lacs sombres, le nocher du Uthé me reproche de le faire attendre ; derrière les taillis de la rive j'entends les battements de sa rame. Mais puissent les dieux changer le cours de tout ceci : du moins s'ils ne rougissent pas de se laisser toucher par les prières humaines.

ANDREA NAVAGERO (1483-1529)

Né en 1483 d'une famille patricienne de Venise, ANDREANAVAOERO, d'abord élève de Sabellico, suit à Padoue les leçons de Marc Musurus et de Pomponazzi ; il se passionne pour le grec. Un peu plus tard il fréquente le cercle littéraire formé par Bartolomeo d'Alviano à Pordenone, dans le Frioul. Il devient après la mort de Sabellico conservateur de la Bibliothèque de Saint-Marc et historiographe de la République. Venise lui confie aussi d'importantes missions diplomatiques : auprès de Charles Quint en Espagne de 1525 à 1527; auprès de François 1er en France; c'est au cours de cette négociation qu'il meurt à Blois, le 8 mai 1529. Humaniste et poète, Navagero a édité chez les Alde de nombreux auteurs latins ; il a publié aussi des commentaires sur Ovide et sur les discours de Cicéron. Ses poésies latines comprennent des épigrammes et des églogues, ainsi que deux discours funèbres, en l'honneur d'Alviano et du doge Lorédan.

Admirateur déclaré de Virgile, contempteur de Martial, dont il brftlait chaque année un exemplaire symbolique, Navagero a enrichi la poésie latine d'un mince recueil, d'une veine poétique très pure. Quelques églogues, surtout des épigrammes, parmi lesquelles brillent les épigrammes c à la grecque >, offrandes et occasionnellement épitaphes rustiques. Un authentique sentiment de la nature s'exprime à travers ces délicats chefs-d'œuvre que sont les offrandes rustiques, où Navagero semble avoir retrouvé miraculeusement plus que les sujets et la manière : l'esprit des meilleures épigrammes de l'Anthologie. Indice sOr de la séduction exercée par le thème sur les imaginations de l'époque : Navagero lance la mode du c vœu >, à laquelle sacrifieront de nombreux poètes, et non des moindres : Ronsard, dans son Bocage de 1554, du Bellay, dans ses Jeux rustiques, Magny dans ses Odes, Baïf dans ses Passe-temps ... Les épigrammes amoureuses de Navagero ont dO.influencer également les productions de l'époque. On y reconnaît des souvenirs d'Anacréon et de Catulle, mais la marque distinctive est l'extrême élégance avec laquelle Navagero maîtrise la rhétorique précieuse, qu'on retrouve affadie chez Angeriano, compliquée à l'excès chez Jules César Scaliger. Mais ici Navagero n'est pas véritablement l'initiateur : Marolle et surtout le dernier Pontano, le dialecticien de l'Eridanus, avaient donné quelques excellents échantillons de ce style. TEXTE : Andreae Naugerii patricü Veneti Lusus, in Carmina Y illu.rtrium poetarum, Florence, 1549, 1552 •• ; Bergomi, 1753 •• (avec titres); aussi dans

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ANDREA NAVAGERO

Doctissimorum nostra aetate ltalorum epigrammata ... , Paris, s.d., fol. 40-S3 (avec titres); Opera omnia, Padoue, 1718 (titres et numéros des pi~); Andreae Navagero Lusus, Teri and translation, edited with an introduction and with a critical commentary by ALICE E. WILSON, in c Bibl. Humanist. et Reform. >, IX, 1973. ETUDES : E. A. CicooNA, lscrizione Veneziane, Venise, 1843 (biographie); E. LAMMA, A. Navagero poeta, in c Rassegna nazionale >, Cl.X (1908), p. 280296; M. CERMENATI, A. Navagero, in c La Rassegna >, 1911 ; m., Un diplomatico natura/ista, in c Nuov. Arch. Ven. >, XXIV (1912), p. 164 ss; W. L. GRANT, Later neo-latin pastoral, I, in c Stud. in Philol. >, Lill (1956), Tombeaux et offrandes rustiques chez. p. 446-448; E. JouKOWSKY-MICHA, les poètes français et néo-latins du XVI• siècle, in c Bibl. Hum. et Ren. >, XXVII (1965), p. 226-247.

EPIGRA\.L¼\ TA 1 VOTA

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10

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CERERI

PRO TERR..\E

FRVGIBVS

Aspice, magna Ceres, tibi quos semeote peracta Ducimus agrestes, rustica turba, choros. Tu face, ne nimio semen putrescat ab imbre ; Neu sulcos rapido frigore rumpat byems ; Neu sterilis surgat sylua infelicis aueoae, Et quaecumque bonis frugibus herba nocet; Neu terrae prostrata animosi flatibus Euri Dccidat, aut densa grandine laesa seges ; Neu direpta auidae rapiant frumenta uolucres, Monstraue, quae terrae plurima saepe feront. Sed quae credidimus bene cultis semina campis, Uberius largo foenore reddat ager. Sic erit. Interea niuei carchesia lactis Fundite, et annoso mella liquata mero. Terque satas circum foelix eat bostia fruges, Caesaque mox sanctos corruat ante focos. Nunc satis haec. Post messem alii reddentur honores Et sacras cingent spicea serta comas. Il

VOTA AD AVRAS

Aurae, quae leuibus percurritis aëra pennis, Et strepitis blando per nemora alta sono ; Serta dat baec uobis, uobis baec rusticus Idmon Spargit odorato plena canistra croco. Vos lenite aestum, et paleas seiungite inanes, Oum medio fruges uentilat ille die.

5

VI THYRSIDIS VOTA VENERI

5 c

Quod tulit optata tandem de Leucade Thyrsis Fructum aliquem, has uiolas dat tibi, sancta Venus. Post sepem banc sensim obrepens, tria basia sumpsi Nil ultra potui : nam prope mater erat. Nunc uiolas, sed plena feram si uota, dicabo lnscriptam hoc myrtum carmine, Diua, tibi : Hanc Veneri myrtum Thyrsis, quod amore potitus, Dedicat, atque una seque suosque greges. > 1

14 fundite doct. n. a. it., 1552 : fundito 1753.

ÉPIGRAMMES I

vœu

À

cfuœs POUR

LA MOISSON

Vois, grande Cérès, les danses villageoises que le bourg mène en ton honneur, à la clôture des semailles. En échange fais que le grain ne pourrisse pas d'un excès de pluie, que l'âpre gel hivernal ne craquèle pas les sillons, que la folle avoine ne les envahisse pas de ses pousses stériles, ni aucune autre mauvaise herbe, nuisible au bon grain ; que la moisson ne jonche pas la terre, couchée par le vent soufflant en tempête ou endommagée par une forte grêle ; que les oiseaux gourmands ne pillent ni ne saccagent les tendres épis : écarte tous ces fléaux dont la terre a souvent à souffrir. Les grains que nous avons confiés à la glèbe bien ameublie, qu'elle nous les rende au centuple. Notre vœu sera exaucé. En attendant, versez des coupes de lait neigeux et de vin vieux mêlé de miel, que la victime soit promenée trois fois selon le rite autour des sillons, puis conduite à l'autel et immolée. C'est assez pour le moment; après la moisson, tu recevras d'autres hommages et nous ceindrons ta chevelure d'une guirlande de beaux épis.

5

10

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II

vœu

AUX BRISES

Brises, qui d'un léger coup d'aile à travers airs volez, agitant les futaies d'un doux murmure, le villageois Idmon vous offre ces couronnes ; pour vous il répand ces corbeilles pleines de safran parfumé : vous en retour, adoucissez la chaleur de la canicule, et dispersez les balles de pailles vides, pendant que sur l'aire, en plein midi, il battra le blé.

5

VI

vœu

5

DE THYRSIS À VÉNUS

Sainte Vénus, puisque Thyrsis a pu enfin ravir un gage à sa Leucas tant désirée, accepte ces violettes. En effet, me glissant derrière la haie sans être vu, je lui ai pris trois baisers ; je n'ai pu en faire plus : sa mère était là. Voici donc des violettes ; mais si je puis accomplir tous mes vœux, c'est un rameau de myrte, déesse, que je te dédierai, avec l'inscription suivante : c Thyrsis, amant heureux, consacre à Vénus cette branche de myrte et avec elle sa personne et son troupeau. >

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LX L'""\.ITATIO AD AMOE~"\"lf FO~TDf

Et geli~us fons est et nu.I:a sa'.u:-rior un~ Et molli circu:n g;:am:!le terra uiret ;

S

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Et ramis arc.ent soles fro::den:.:!,u.s a>,j Et leuis in ntLlo grd!ior aura l°'-"'Oest ; Et medio Tî~an Dll!lC ardentis.s::nus 8...'J,:Cest, Exus:usq:ie graui sidere feruet ager. S:.ste, uiator, iter : nimio iarn torridus aesru es ; 1am nequeu:it la.ssi long.:us ire pedes_ Accubitu langorem, aestum aura, umbraque uirenti., Perspicuo poteris fonte leuare sitim. ,c,,.-v111 IS lMAGISEM SVI, STRES.U.\"lil

S

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LOCO HYELL..U: IOSSAM

Quam tibi nunc lani donamus, Hye!!a, calen&, Exprimit baec uultus parua tabella meos : 1'ulla fuit cuiquam similis mage. Pallet imago : Adsiduus nostro pallor in ore sedet. Est excors : sine corde et ego, quod pectore nostro Ipse Amor ereptum sub tua iura dedit. Non loquitur : mihi sic tua cum datur ora tueri, Torpet nescio quo lingua retenta metu. Vnum dissimile est nobis : felicior uno est, Tarn saeua quod non uritur illa face. Ouod si etiam uretur, tuo enim sub lumine quidquam Illaesum flammis non licet ire tuis, Non, ut ego, assiduo infelix torrebitur igne In cinerem primo corruet illa foco. XXXVIII

QVOD VNA SIBI PRO DIE ET NOCTE SIT HYELLA

S

lO

Nil tecum mihi iam, Phoebe, est, nil, Nox, mihi tecum : A uobis non est noxue diesue mihi. Quantum ad me, ut libet, auricomo Sol igneus axe Exeat Eoae Tethyos e gremio ; Vt libet, inducat tacitas Nox atra tenebras : Fert mihi noctem oculis, fert mihi Hyella diem. Nam quoties a me nitidos auertit ocellos, Ipsa in luce etiam nox tenebrosa premit ; At quoties in me nitidos conuertit ocellos, Candida et in media fit mihi nocte dies.

xxvm Til. : Imaginem sui Hyellae mittit 1753.

ÉPIGRAMMES

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IX INVITATION À LA SOURCE

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La source est glacée, son eau est incomparablement pure ; autour, un tendre gazon verdit le sol, les branches feuillues d'un aulne écartent les rayons du soleil ; nulle part ailleurs la brise n'est plus délicieuse, plus légère ; c'est l'heure où le soleil au zénith est le plus ardent, la campagne embrasée grille sous l'astre impitoyable. Fais une halte, voyageur : tu es accablé par la chaleur ; tes pieds, recrus de fatigue, refusent d'aller plus loin ; tu peux t'allonger pour reprendre des forces, te rafraîchir au souffle de la brise, à l'ombre du feuillage, et dans l'eau limpide étancher ta soif. XXVIII SUR SON PORTRAIT, ENVOYÉ À HYBLLA POUR SES ÉTRENNES

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Cette aquarelle que je t'offre, Hyella, pour les étrennes du nouvel an, représente mon visage : jamais portrait ne fut plus ressemblant. L'image en est-elle pâle ? Sans cesse la pâleur habite mon visage. Il n'a point de cœur? Ni moi non plus, depuis qu'Amour en personne me l'a arraché de la poitrine pour le remettre à ta discrétion. Il est sans voix ? De même moi, si j'ai le bonheur de contempler ton visage, je sens ma langue paralysée par je ne sais quel effroi. Un seul point nous oppose : il est plus heureux que moi en ce seul point, qu'il n'est pas brfilé par une torche aussi cruelle. Et même à supposer qu'il vienne à brfiler - car il n'est chose au monde qui puisse, sans péril pour elle, soutenir ton éclat - il tombera en cendres dès la première morsure de la flamme, au lieu de brfiler, comme ton malheureux poète, d'un feu sans cesse renaissant. XXXVIII HYELLA FAIT POUR LUI LA NUIT ET LB JOUR

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Je n'ai que faire de toi, Phébus, ni de toi, la Nuit : ce n'est pas vous qui faites pour moi la nuit et le jour. L'astre de feu peut bien, quand il lui plaît, sur son char à la chevelure dorée, surgir du sein de Thétis, à l'orient; et la sombre Nuit, quand il lui plaît, ramener les ténèbres silencieuses : c'est Hyella qui apporte la nuit à mes yeux, et aussi le jour. Car chaque fois qu'elle détourne de moi ses yeux brillants, même en plein jour, je suis couvert d'une ténébreuse nuit ; mais chaque fois qu'elle tourne vers moi ses yeux brillants, au cœur de la nuit, je vois briller un jour éclatant.

MARCANTONIO FLAMINIO (1498-1550)

Pils de Giovanni Antonio Zarrabini da Imola. lui aussi iligant écrivain et poète en langue latine, et le premier de la famille à adopter le nom de FL.UONio,Marcantonio est ni à Serravalle (Vittorio Veneto) en 1498 ; à sei7.c ans il se rend à Rome à la cour de Uon X; il séjourne par la suite à Urbino, où il est l'hôte de Balthasar Castiglione, et à Bologne, puis revient, en 1519, à Rome, et entre successivement au service du protonotaire Sauli, puis de Gilberti, qu'il accompagne à Virone. Un assez long séjour à Naples, de 1538 à 1542, le met en relations avec Sannazar et surtout avec Jean de Valdès, qui le convertit aux idées de la Réforme. Mais il revient à l'orthodoxie sous l'influence du cardinal Polo, qui se l'attache et l'emmène au concile de Trente en 1545. Il meurt à Rome le 18 février 1550. Les Carmina, divisés plus tard en huit livres, comprennent des poèmes lyriques (1), des élégies et épigrammes (Il), de brèves poésies de sujet bucolique, le Lusus pastoralis (Dl-IV), des épitres en vers phaléciens (V-VI), enfin des poèmes religieux écrits après son retour au catholicisme (VII-Vlll).

Autant qu'exquise, l'œuvre de F1aminio est riche et variée. Cela est dft à l'itinéraire spirituel qui porte le poète de l'inspiration profane à l'inspiration religieuse, mais surtout à l'exceptionnelle réceptivité - et versatilité - d'un artiste nourri d'impressions littéraires : Pétrarque est le modèle de l'Ode à la source du Meliolo, transposition élégante et légèrement paganisante du célèbre Canzone, Chiara, fresche e dolci acqua ; mais ailleurs cette influence cède la place aux classiques chèrement aimés : au premier rang Virgile, et avec lui, Tibulle, Properce, Martial, les poètes de l'Anthologie. Malgré cette diversité, une inspiration domine : comme ses contemporains Navagero et Bembo, Flaminio a subi la fascination du thème bucolique. Celui-ci fournit à l'occasion le cadre à une satire du meilleur humour; plus souvent, il est lié - c'est l'esprit même de la pastorale au thème érotique et élégiaque : comme dans le Lusus pastoralis, sorte de Bergerie latine où l'histoire de l'amour malheureux du berger Iotas pour la belle et infortunée Hyella Oe nom est déjà chez Navagero), transposition poétique d'une aventure personnelle de l'auteur, est traitée avec une grâce mélancolique. C'est peut-être, en dernière analyse, la mélancolie qui fut la véritable Muse de Flaminio, et la marque de son génie propre, avec un sens de la beauté fonnelle et, pour mieux dire, un classicisme de la forme, hérité des poètes antiques, qui se retrouve, malgré l'influence indéniable exercée

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MARCANTONIO FLAMINIO

par les textes sacrés, jusque dans les poèmes religieux des dernières années. TEXTE : M. Antonii Flaminii carminum libri 1111,e/usdem Uber quintus, e/usdem Paraphrasis in XXX Psalmos, ejusdem sacrorum carminum libellus, in Carmina quinque illustrium poetarum, Florence, 1552 ••• ; M. A. Flaminii libri li, in Doctissimorum nostra aetate ltalorum epigrammata ••, Paris, s.d. ; M.A. Flaminü Forocornoliensis poetae celeberrimi Carminum libri VIII, Padoue, 1727. ETUDES: E. Cuccou, M.A.F., Bologne, 1897; P. Rossi, M.A.F., Vittorio Veneto, 1931; C. MADDISON, Marcantonio Flaminio, Poet, humanist and reformer, Chapel Hill Univ. of North Carol. Pr., 1965, VIIl et 216 p.; également W. L. GRANT, The neo-latin Lusus pastoralis in ltaly, in c Mediev. et Humanist. >, XI (1957).

CAR.\ 1L"-.-\ DE DELL.\

0 fe:1s ~f e:.:oli s.a~r. Ly:r:p:ia sp~end:èe uitre~ In qt.:.o u..U-{::ieum mea Lauit O.:lia corpus ;

5

T-:que Iet.::bus ecite!lS Arbor florida ra;nul:5. Qua Iatus niueum et caçut F ulsit ffia dxoru.ïl ;

Et uos prata recentia., 10

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Quae ues:em nitidam et sinum Fouistis tenerum uuida Laeti grarninis herba ;

V osque aurae Iiquidi ae~heris., ~ os tri consciae a.ïloris, ad - Este, durn queror, atque uos Suprema ailoquor bora. Si sic fata uolunt fera, Si sic est placitum deis, Vt nobis amor impia ~fone Jumina condat, Saltem pro pietate mea Hoc concedite, f rigidum Vt corpus !iceat mihi Vestra ponere terra.

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Sic satis moriar libens, Si spes haec ueniat simul ; Quod nullo melius loco hos Linquet spiritus artus.

0 si tempus erit modo, 30

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Cum suetum hue aditum ferat. Quae nos ante diem nieros Cogit uisere Manes,

Et locum aspiciens, ubi Illo purpureo die Me uidit, miserum suis Multum quaerat ocellis ! DE DEUA

5 lcvibus 1551 : 1cnibus Doct. n. a. lt.

POÈMES EN SOUVENIR DE DELIE

0 source sacrée de Meliolo, onde pure et cristalline, où ma Délie a baigné son corps virginal, 5

Et toi, dont les rameaux lisses se couvrent de fleurs éclatantes, arbre, contre lequel elle a appuyé son flanc de neige et sa tête

gracieuse, 10

Et vous, prairies nouvelles, qui en votre lit de gazon humide reç0tes l'empreinte de son sein délicat et de sa robe aux vives couleurs,

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Et vous, souffles invisibles de la brise, confidents de mon amour, prêtez l'oreille à ma plainte, écoutez la prière que je vous adresse à mon heure dernière : Si telle est la volonté d'un destin cruel, si telle est la décision des dieux, qu' Amour, me vouant à une mort inexorable, me ferme les yeux, c

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Du moins, par égard pour ma piété, accordez-moi de laisser reposer en cet endroit mon corps glacé.

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Je consens volontiers à mourir si cet espoir m'est donné en échange, car en nul autre lieu il ne me sera plus doux de rendre l'âme; Et peut-être qu'un jour viendra où, portant ici ses pas, comme à l'accoutumée, celle qui me fait descendre chez les ombres avant le jour fixé, Revoyant les lieux où elle m'apparut en ce jour resplendissant, en vain cherchera des yeux son malheureux amant;

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MARCANTONIO FLAMINIO

Sed iam frigida puluerem Inter saxa uidens, statim Pectore ardeat intimo et Me sic fata reposcat, Ut uitae ueniam impetret, Et cogat Superos suum In uotum, umida candido Tergens lumina uelo.

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Pulchris undique ramulis Instar imbris in aureum Manabant dominae sinum Flores suaue rubentes. Talis Idalia Venus Silua, sub uiridi iacet Myrto, puniceo hinc et hinc Nimbo tccta rosarum. Hic flos purpureas super Vestes, hic super aureos Crines, hic rosei super Oris labra cadebat ; Ille gramine rosido Insterni, hic uitrea super Lympha nare, alius cito in Gyrum turbine uerti. Leni murmure candidum Audisses Zephyrum tibi Palam dicere : regnat hic Blandi mater Amoris.

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Tum mecum ter, et amplius Dixi : aut uenit ab aethere Haec alto, uel Oreadum Certe sanguinis una est. Sic et blanda proteruitas, Sic et uirgineum decus Oris uerbaque dulcia Memet abstulerant mihi, Ut suspiria ab intimo Fundens pectore, saepius 57

rosido 1551 : roscido Doct. n. a. lt.

POÈMES

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Peut-être, voyant mes cendres encloses sous la pierre froide, sentira-t-elle son cœur s'embraser, et me réclamera-t-elle si passionnément aux destins qu'elle obtiendra que je sois rendu à la vie, que les dieux seront contraints d'accéder à sa prière, quand ils la verront essuyer de son voile brillant ses yeux pleins de larmes. >

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De toutes parts les rameaux gracieux épandaient sur sa gorge adorable une pluie de fleurs délicatement rougissantes :

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Telle Vénus dans la forêt d'ldalie •, couchée au pied d'un myrte vert, voit neiger sur elle un voile de pétales de roses écarlates.

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L'une se posait sur sa robe de pourpre, une autre sur ses cheveux dorés, une autre sur ses lèvres roses ;

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Celle-ci venait s'abattre sur l'herbe mouillée de rosée, celle-là nageait à la surface de l'eau cristalline, une autre était entraînée dans un tourbillon rapide ; Cependant qu'on pouvait entendre le beau Zéphyr chuchoter doucement : c Ici règne la mère du tendre Amour. >

65

Alors, trois fois et plus, je me dis en moi-même : c Ou cette créature est descendue du ciel, ou c'est une nymphe des montagnes. >

70

Son assurance pleine de douceur, sa grâce virginale, la mélodie de sa voix, m'avaient à ce point ravi à moi-même

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MARCANTONIO FLAMINIO

Dicerem : hue ego qua uia, Quoue temporeueni ? Nam super nitidum aethera Euectus uolucri pede, et Magni concilio louis lnteresse uidebar. IDo ex tempore frigerans Fons, et prata recentia, et Arbor florida sic mihi Mentem amore reuinxit, Ut seu nox tenebris diem Pellit, seu rapidum fugit Solem, non alia miser Vnquam sede quiescam. (Stroph. : 3 glyc., 1 phencr.)

AD CAPRVM

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Caper capellis ire dux ad pascua Suetus, quid aegros ultimus trahis pedes ? Tu primus alta montium cacumina, Cum sol quadrigis aureis portat diem, Primus reposta uallium cubilia, Quo fons loquace limpidus lympha uocat, Primus petebas nocte cum prima domum Magnis capellas antecedens passibus : Nunc moestus, aeger, ultimus prodis domo. Caper miselle, num requiris candidam Hyellam ? et illa absente nec thyma dulcia, Nec umbra dulcis, nec tibi est dulcis liquor ? Caper miselle, bella Hyella est mortua : Luge, miselle, bella Hyella est mortua, Aliumque ualle pascit Elysia gregem, Videtque puro Jacte fontes currere, Auraque longe dulciore uescitur. Neque amplius redire, si uelit, hue queat Nec, si queat, redire iam amplius uelit. At tu morere, dominamque uise trans Styga, Aut uiue posthac omnium miserrimus, Caper miselle omnium miserrime. (Sin. lamb.)

79 concilio 1552 : consilio Doct. n. a. lt. AD CAP&VM 18 Nec, ai velit, redire ad baec loca iam queat Doct. n. a. lt.

POÈMES

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que, poussant de profonds soupirs, je me prenais à dire: c Quand et comment suis-je venu ici 1 > Car il me semblait que j'avais pris mon vol au-dessus du ciel splendide et que je siégeais au milieu des bienheureux. Depuis ce jour, cette source fraîche et ces prairies nouvelles et cet arbre en fleur ont enchaîné mon cœur d'un amour si fort,

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que plus jamais, ni quand la nuit chasse le jour de ses ténèbres, ni quand elle fuit devant le char rapide du Soleil, en aucun lieu, hélas ! je ne puis trouver le repos.

AU BOUC D'HYELLA

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Bouc, accoutumé à conduire les chèvres au pâturage, pourquoi, restant en arrière, traînes-tu la patte lamentablement 1 Tu étais jadis le premier à gagner les pentes de la montagne, à l'heure où le soleil, sur son quadrige d'or, apporte le jour; le premier aussi à gagner le creux de la vallée, où la source transparente fait entendre l'appel d'une eau jasarde ; le premier encore tu regagnais le logis à la tombée de la nuit, précédant les chevrettes à grandes enjambées. Maintenant, triste, malade, le dernier tu quittes la maison. Malheureux bouc, tu cherches, n'est-ce pas, la blanche Hyella? Sans elle tu ne trouves plus de douceur au thym, et l'ombre et la source ont perdu leur douceur ? Malheureux bouc, elle est morte, la jolie Hyella. Pleure, malheureux : la jolie Hyella est morte, elle fait paître un autre troupeau dans la vallée élyséenne, elle voit courir des sources de lait pur, elle respire un air bien plus doux. Le voulftt-elle, qu'elle ne pourrait revenir en ces lieux ; et le pûtelle, qu'elle ne voudrait plus revenir. Mais toi, plutôt, meurs, va-t'en rejoindre ta maîtresse de l'autre côté du Styx, ou alors résigne-toi à vivre comme le plus infortuné des êtres, malheureux bouc, de tous les êtres le plus infortuné 1

SACRORVM CARMINVM LIBER COMPARAT ANIMVM SVVM FLORI

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Vt flos tenellus in sinu Telluris almae lucidam Fonnosus explicat comam, Si ros et imber educat Illum ; tenella mens mea Sic floret, almi Spiritus Oum rore dulci pascitur. Hoc illa si caret, statim Languescit, ut flos arida Tellure natus, eum nisi Et ros et imber educat. (dim. lamb.)

CHRISTVM INVOCAT MAGNITVDINE MORBI SE 1AM OPPRIMI SENTIENS

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Jam quinta lunae comua Se luce complent, horrida Cum febre membra tabida Depascor ; ossa frigore Tremor furente concutit, Dein aestus acer intimas Vrit medullas, ut faces Absumit ignis aridas. Jam corpus amisi, mei Vix umbra iam superat. Leuis Vt flos grauatus imbribus Caput tenellum deiicit, Sic mens misella perdita Cedit malorum ponderi. Jesu benigne, respice Meos labores, dextera Tua cadentem subleua. Non illud ipse iam precor, Meo recedat corpore Haec pestis ; unum id omnibus Votis requiro et obsecro, Vt robur et constantiam Mihi ministres, languidos Artus, medullas, omnia

POÈMES SACRÉS SON ÂMEEST SEMBLABLE À UNE FLEUR

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Comme une fleur fragile, au giron de la terre nourricière, déploie la beauté éclatante de sa chevelure, bien abreuvée de rosée et de pluie, ainsi mon âme encore tendre s'épanouit, vivifiée et nourrie par la douce rosée de l'Esprit Saint. Mais s'il vient à lui manquer, aussitôt elle languit - comme se fane, sur un sol aride, la fleur privée de la rosée et de la pluie.

ACCABLÉ PAR LA MALADIE IL INVOQUE LE CHRIST

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Pour la cinquième fois déjà le disque de la lune se remplit de lumière, depuis qu'une affreuse fièvre dévore mes membres affaiblis. Un froid glacial me fait frissonner et me secoue jusqu'aux os, puis un souffle brûlant m'embrase au plus profond de mes moelles, comme l'incendie quand il ravage une moisson d'épis secs. Mon corps est anéanti, je ne suis plus que l'ombre de moi-même; et comme la fleur fragile, battue par les pluies, incline languissamment sa tête, ma pauvre âme désemparée plie sous le poids de la maladie. Jésus plein de miséricorde, jette les yeux sur mes souffrances, tends-moi, dans ce péril, une main secourable. Je ne te demande pas de délivrer mon corps du mal qui le ronge ; tout ce dont je t'implore à genoux, c'est de me donner la force de l'endurer. Je

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MARCANTONIO FLAM!NIO

Hic ignis ossa deuoret, Dum mens refecta uiuida Tuoque fortis spiritu Resistat, et semper tibi iocunda laudes concinat. lesus benignus, optimus, Horrenda passus uulnera, Dolentibus succurrere Est promptus. Aegrimoniam, Metus, querelas abiice Fidenter, o anima mea : Quiesce, nomen inuoca Dulcissimum regis tui ; Est ille munitissima Arx inuocantibus eum. (dim. iamb.)

PObfES SACRÉS

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consens que ce feu dévore mes membres languissants et me consume jusqu'à la moelle de mes os, pourvu que mon âme, revivifiée et revigorée par le souffle de ton Esprit, ait la force de résister et continue à chanter joyeusement tes louanges. Mais Jésus miséricordieux, Jésus plein de bonté, lui qui a tant souffert dans sa chair, est disposé à secourir ceux qui souffrent. Confiance, mon âme, chasse les chagrins, les terreurs, les plaintes. Sois calme ; invoque le nom béni de ton Seigneur : Il est la forteresse de tous ceux qui l'invoquent.

JACOPO SADOLETO (1477-1552)

Après une ~ucation classique, grecque et latine, d'abord tt l'école de Nicolo Leoniceno à Ferrare, puis à celle de Carteromaco à Rome, SADOLET devient, comme son ami Bembo, secrétaire de Léon X et vit, honoré, à Rome jusqu'au sac de la ville par les Impériaux (1527). Il connaîtra l'oubli pendant le bref pontificat de Léon VI, pape transalpin peu lettré et qui partage la méfiance d'Erasme à l'égard des c cicéroniens >. Elevé ensuite à l'épiscopat à Carpentras, il y réside longtemps, se consacrant à son sacerdoce, m8me après avoir reçu la pourpre (1536), et faisant ainsi preuve d'une vertu rare en son temps. Son œuvre, toute latine, comprend dix-sept volumes de Lettres, dont quelques-unes sont de véritables traités ; le Phaedrus ; un ouvrage de pédagogie justement célèbre, le De liberis instituendis ; des vers latins; et parallèlement un commentaire du Miserere, d'autres Psaumes, et de l'Epître de Paul Aux Romaim.

C'est essentiellement par son œuvre en prose que Sadolet (comme Bembo, comme Lazaro Bonamico) occupe une place significative dans l'histoire du latin de la Renaissance. Il représente en effet la romanitas, le pur classicisme romain, ce c cicéronianisme > si vivement critiqué par Erasme, qui ne veut pas comprendre ce que Toffanin appelle les c raisons vitales > de ce classicisme : rêve, poussé jusqu'au mysticisme, de l'avènement d'une humanitas chrétienne, célébration, dans l'universalité de la langue, du suprême accord entre sagesse antique et révélation, continuation, en quelque sorte, de l'œuvre de conciliation déjà réalisée par Cicéron entre monde grec et monde latin. Les cicéroniens, quand, exceptionnellement, ils écrivent en vers, prennent pour modèle Virgile : rien ne le montre mieux que le poème de Sadolet sur le groupe du Laocoon. Découvert le 14 janvier 1506 dans les ruines des Termes de Titus et identifié comme la sculpture décrite par Pline dans son Histoire naturelle (XXXVI, 37), le groupe prodigieux, offert au pape Jules Il, subjugue la Rome humaniste: le peuple accourt en pèlerinage pour le voir, MichelAnge, Raphaël l'admirent ; il inspirera longtemps les artistes, et les poètes jusqu'à William Blake ; Lessing en fera le support de ses réflexions sur les c frontières de la peinture et de la poésie >. C'est qu'à la beauté puissante de l'œuvre s'ajoutait sa valeur symbolique : c Il semblait > écrit le critique italien Venturi c que dans ce marbre l'esprit de l' Antiquité sortait de sa prison pour reconquérir le monde. > Ce n'est pas un des moindres mérites du poème de Sadolet, qui par

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ailleurs joint la beauté harmonieuse à la force et n'est indigne ni du modèle sculpté, ni du modèle littéraire (Virgile, Enéide Il, 199-227), que d'avoir préservé en quelque sorte l'expression vibrante de ces sentiments de fervent enthousiasme. TEXTE : Carmina V illustrium poetarum (P. Bembo, A. Navagero, B. Castiglione, J. Casa, A. Politien), additis J. Sadoletl s.r.e. cardinalis carminibus, Bergomi, 1753, p. 318-336 •• ; LÉGJER DU ClœsNE,Farrago poematum ••• (t. 11,p. 64 ss) ; J. GRUTER, Del. poet. lt. (t. Il, p. 582). ETUDES : S. RrrrER, Un umanista teologo, J.S., Rome, 1912; G. PuouA, G. Sadoleto, Valle di Pompei, 1923; R. M. Douous, Jacopo Sadoleto, Humanist and Reformer, Harv. Univ. Pr., 1959. - Egalement G. Sadoleto, Elogio della Sapienza, trad. e note di A. ALTAIWllA, intr. di G. ToPFANJN, Naples, 1950.

POEMATA DE LAOCOONTIS STATVA

Ecce alto terrae e cumulo, ingentisque ruinae

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Visceribus, iterum reducem longinqua reduxit Laocoonta dies ; aulis regalibus olim Qui stetit, atque tuos omabat, Tite, penates, Diuinae simulacrum artis, nec docta uetustas Nobilius spectabat opus, nunc celsa reuisit Exemptum tenebris rediuiuae moenia Romae. Quid primum summumue loquar ? Miserumne parentem Et prolem geminam ? An sinuatos flexibus angues Terribili aspectu ? caudasque irasque draconum Vulneraque et ueros, saxo moriente, dolores? Horret ad haec animus, mutaque ab imagine pulsat Pectora non paruo pietas commixta tremori. Prolixum bini spiris glomerantur in orbem Ardentes colubri, et sinuosis orbibus errant, Temaque multiplici constringunt corpora nexu. Vix oculi sufferre ualent crudele tuendo Exitiwn, casusque feros : micat alter, et ipsum Laocoonta petit, totumque infraque supraque Implicat et rabido tandem ferit ilia morsu. Connexum refugit corpus torquentia sese Membra, latusque retro sinuatum a uulnere cernas. Ille dolore acri et laniatu impulsus acerbo, Dat gemitum ingentem, crudosque euellere dentes Connixus, laeuam impatiens ad terga Chelidri Obiicit : intendunt nerui, collectaque ab omni Corpore uis frustra summis conatibus instat. Ferre nequit rabiem, et de uulnere murmur anhelum est. At serpens lapsu crebro redeunte subintrat, Lubricus, intortoque ligat genua infima nodo. Absistunt surae, spirisque prementibus arctum Crus tumet, obsepto turgent uitalia pulsu, Liuentesque atro distendunt sanguine uenas. Nec minus in natos eadem uis effera saeuit lmplexuque angit rapido, miserandaque membra Dilacerat : iamque alterius depasta cruentum Pectus, suprema genitorem uoce cientis, Circumiectu orbis ualidoque uolumine fulcit. Alter adhuc nullo uiolatus corpora morsu, 14 bini : vivi 1753 deest hic versw 1753

tS errant : ora 1 1753 23 avellere 1753 34 amplexu... rabido 1753.

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Voici que d'un gigantesque amas de terre, des décombres d'un immense écroulement, la suite des temps a ramené à la lumière Laocoon. Dressé jadis dans les palais royaux, puisqu'il ornait, Titus, tes pénates, cet ouvrage d'un ciseau divin, le plus noble qu'ait pu admirer l'Antiquité si raffinée, aujourd'hui, arraché aux ténèbres, revient voir les superbes remparts de Rome ressuscitée. Qu'en évoquerai-je d'abord et surtout ? Le malheureux père et ses fils jumeaux ? Ou les serpents déroulant leurs anneaux - vision effrayante -, leurs queues, leur colère monstrueuse, les blessures qu'ils infligent, et, exprimée au vrai, la douleur de la pierre en train d'expirer? L'âme frissonne à cette vue; devant cette image muette, le cœur est saisi d'une immense terreur, à laquelle se mêle de la pitié. Bouillants de colère, les deux dragons s'enroulent en vastes spires et, déployant leurs anneaux torves, étreignent les trois corps de leurs multiples nœuds. Le regard peut à peine supporter le spectacle de cette mort affreuse, de ce destin horrible. L'un fait vibrer sa langue et vise Laocoon lui-même, enlacé tout entier, du haut jusqu'en bas; il lui plante dans le flanc sa dent enragée. Le corps garrotté cherche à repousser son bourreau. Sous la douleur aiguë, sous l'effet de la cruelle morsure, il pousse un cri déchirant et s'efforce d'arracher de sa chair les dents ensanglantées ; n'en pouvant plus, il repousse de la main gauche l'échine du monstre : ses muscles se tendent et la force rassemblée de tout son corps résiste avec l'énergie du désespoir. Mais il ne peut soutenir la rage du reptile, sa blessure le fait gémir et haleter. Et le serpent, lisse, revient, s'insinue par des glissements répétés et d'un nœud serré le lie au-dessous des genoux. Le mollet est immobilisé, la jambe garrottée enfle sous la pression des nœuds, le sang ne circule plus, les organes se congestionnent, les veines bleuâtres saillent, gonflées par un sang noir. Cependant, les enfants ne sont pas épargnés : la même violence forcenée se déchaîne contre eux, les étrangle d'une étreinte impitoyable et déchire leurs pauvres membres. Le monstre a déjà dévoré la poitrine sanglante du premier qui meurt en appelant son père, enfermé, écrasé par les replis puissants. L'autre, encore

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Dum parat adducta caudam diuellere planta, Horret ad adspectum miseri patris, haeret in illo, Et iam iam ingentes fletus lacrimasque cadentes Anceps in dubio retinet timor. Ergo perenni Qui tantum statuistis opus iam laude nitentes, Artifices magni (quanquam et melioribus actis Quaeritur aetemum nomen, multoque licebat Oarius ingenium uenturae tradere famae, Attamen ad laudem quaecumque oblata facultas Egregium banc rapere, et summa ad fastigia niti) Vos rigidum lapidem uiuis animare figuris Eximii et uiuos spiranti in marmore sensus lnserere : aspicimus motumque iramque doloremque, Et pene audimus gemitus ; uos extulit olim Oara Rhodos, uestrae iacuerunt artis honores Tempore ab immenso, quos rursum in luce secunda Roma uidet, celebratque frequens : operisque uetusti Gratia parta recens. Quanto praestantius ergo est Ingenio, aut quouis extendere fata labore, Quam fastus et opes et inanem extendere luxum.

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extulit : obtulit 1753.

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intact, essaie d'écarter du pied la queue de l'animal, il frissonne d'horreur à la vue de son malheureux père, dont il ne peut détacher ses yeux; la terreur et l'angoisse immobilisent au bord de ses paupières des flots de larmes. Bravo, artistes prodigieux dont le ciseau a produit ce chefd'œuvre, désormais une gloire éternelle vous est réservée. Car, même si l'immortalité se conquiert aussi par d'autres actions plus méritoires, et si le génie peut se faire connaître à la postérité avec plus d'éclat, il est beau de saisir toute occasion d'atteindre à la gloire et de s'élever jusqu'aux sommets. Votre génie à vous, c'est d'extraire des formes vivantes de la pierre rigide, c'est d'insuffler la vie au marbre doué par vous de sensibilité : nous voyons le mouvement, la colère, la souffrance; peu s'en faut que nous entendions les gémissements. La lumineuse Rhodes vous a fait naître jadis ; puis le cbef-d'œuvre dft à votre art est resté enseveli durant des siècles ; Rome le voit miraculeusement rendu au jour et, le célébrant en foule, honore un ouvrage ancien d'une faveur actuelle. Combien donc il vaut mieux reculer les limites de sa vie par son génie ou par toute autre activité créatrice, plutôt que d'accroître son luxe, ses richesses, ou une vaine spJendeur !

MARCO GIROLAMO VIDA (1485-1556)

Né à Crémone en 1485 d'une famille patricienne déchue et qui s'éteint avec lui, MARCOGllloLAMoVmA fait ses études dans sa ville natale, puis à Mantoue ; à la fin de 1510 il se fixe à Rome, avec l'intention de se consacrer à l'étude de la théologie et à la carrière ecclésiastique. Deux poèmes latins, l'un sur le Jeu d'échecs, l'autre sur le Yer d soie, le désignent à l'attention de Léon X, qui lui confie le riche bénéfice du prieuré de San Silvestro in Monte Cormo, près de Frascati, et lui propose de composer en latin un poème sur la vie du Christ. Le pape, mort en 1521, ne verra pas la Christiade, achevée seulement en 1527 ; devenu le dédicataire de l'œuvre, Clément VII le récompense par l'évêché d'Albe. Vida se consacre dès lors aux soins de son diocèse et à la réforme de l'Eglise. Il est en relation avec le cardinal Gaspar Contarini, participe au concile de Trente ; il collaborera plus tard activement avec Charles Borromée et écrit dans un latin facile, accessible aux pr&tres les moins instruits, les Constitutions du Synode, fruit d'une longue expérience de pasteur d'âmes et témoignage d'un solide sens pratique. D mourut à Albe en 1566, laissant, outre les œuvres citées, les trois livres de sa Poétique, des hymnes, églogues et poèmes en mètres lyriques, ainsi qu'une abondante correspondance et le traité en prose latine du De dignitate rei publicae.

La Christiade est, dans l'œuvre poétique de Vida, la composition à la fois la plus importante et la plus significative. Construite selon le précepte horatien qui veut qu'on débute in medias res, le poème commence au moment où Jésus se rend à Jérusalem avec ses disciples, et s'achève aux livres V et VI avec le supplice de la croix, l'Ascension et l'annonce des temps nouveaux ; tandis qu'au centre, au livre III, par la bouche de Joseph, et au livre IV, par celle de Jean, sont rappelés les épisodes précédents de la vie du Christ. Autant que dans sa structure, Vida s'est conformé aux modèles antiques dans sa langue et ses images. On sait qu'Erasme taxait déjà de paganisme ce travestissement classique d'une histoire sacrée ; le lecteur moderne lui-même ne voit pas sans surprise le conteur s'éloigner de la simplicité biblique pour revêtir son récit d'ornements littéraires empruntés à un autre monde de pensée. C'est que le récit évangélique lui fournit seulement la trame d'une histoire où l'humain et le divin se parent des couleurs qu'ils auraient eues dans la poésie classique. D'où l'ampleur donnée au drame de Judas, traité comme un personnage de la tragédie antique ; même l'histoire de Marie est racontée comme la passion, terrestre et chamelle, de l'amour maternel, avec des mots qui rappellent la douleur de la mère d'Euryale dans l'Enéide. Et dans les parties où domine le merveilleux, Virgile est encore utilisé abondam-

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ment, comme suffit à le démontrer la célèbre description du sabbat démoniaque, au début du poème. Dans cette « Enéide chrétienne >, donc, la décoration poétique prend souvent le pas sur la poésie. C'est un excellent exemple de ce classicisme d'école dont l'auteur a fait lui-même la théorie dans sa Poétiq,M. L'œuvre, telle qu'elle est, a exercé une influence notable sur la poésie classicisante, à commencer par le Tasse, qui s'est souvenu expressément de Vida dans le livre IV de sa Jérusalem Délivrée. TEXTE: Opera quae ertant omnia, Bi.le, 1537 •••; Poemata omnia, Padoue, 1731 ••.

Lyon (Grypbe), 1541, 1554 ••;

: française par J.-P. SoUQUBT DB LA TOUil (1826); anglaise par E. GIWIAN (1771); espagnole par J. MARTINCouao (1554); italienne par C. ER.COLANI (1792).

TRADUCTIONS DE LA CHRIST/ADE

ETUDES : V. LANcE.rn, Della vita e degli scritti di M. G. Vida, Milan, 1856; V. CICHITELLI, Suife opere poetische di M. G. Vida, Naples, 1904; o. MORON• CINI, Sulla Christiade del Vida, Trani, 1896; m., Poeti latini alla corte di Leone X e la c Christias > del Vida, in c Annuario del R. Liceo Vitt. Em. >, Naples, 1907; Ezro LOPEZ CE.LLY, La Crlstiade di M. G. Vida, poema tklla riforma cattolica, Alatri, 1917 ; M. A. Dl CE.SARE., Vidds Christiad and Vergilian Epic, New York et Londres, Columbia Univ. Pr., 1964; ID., Bibliotheca Vidiana : a bibliography of M. G. Vida, Florence, 1974, 348 p. - A signaler 6galement G. TOPPANIN, L'umanesimo al Concilio di Trento, Bologne, 1955, p. 33 SS.

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Hune igitur postquam morientem accepit, et acri Vix morbo correptum auras haurire supremas, Et quasi iam leti portas luctarier ante, Demisit lacrymas sociisque haec edidit ore : « Cedamus : leto actutum reuocandus amicus In lucem, modo me summus pater audiat ipse, Atque suas uelit bic, ut saepe, ostendere uires. Haec ait, et gressum Bethanae tendit ad urbem. Prosequitur comitum manus ingens, atque uidendi Innumeri studio socios se protinus addunt. Interea longe mundi regnator opaci, Infelix monstrum, penitus non inscius illam 1am prope adesse diem, superi qua maximus ultor Imperio patris infemis succederet oris Manibus auxilio, ac sedes uastaret opertas, Sollicitus parteis animum uersabat in omnes, Si qua forte potis regno banc auertere cladem, Molirique deo letum meditatur : ea una Denique cura animo sedet, haec saepe una resurgit. Demens, qui id propter tantum non uiderat ipsum Demissum caelo iuuenem, quo sponte piaret Morte obita ueterum culpam et scelus omne parentum. Protinus acciri diros ad regia fratres Limina, concilium borrendum et genus omne suorum Imperat. Ecce igitur dedit ingens buccina signum, Quo subito intonuit caecis domus alta cauemis Vndique opaca, ingens antra intonuere profunda, Atque procul grauido tremefacta est corpore tellus. Continuo ruit ad portas gens omnis : et adsunt Lucifugi coetus, uaria atque bicorpora monstra, Pube tenus hominum facies, uerum hispida in anguem Desinit ingenti sinuata uolumine cauda. Gorgonas hi, Sphyngasque obscoeno corpore reddunt, Centaurosque, Hydrasque illi igniuomasque Chimaeras, Centum alii Scyllas, ac foedificas Harpyias, Et quae multa bomines simulacra horrentia fmgunt. At centumgeminus flammanti uertice supra est Arbiter ipse Erebi, centenaque bracchia iactat Centimanus, totidemque eructat faucibus aestus. Omnes luctificum fumumque atrosque procaci

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... Quand il apprit que Lazare était mourant, qu'en proie à un terrible mal il ne respirait plus qu'à grand-peine, qu'il se débattait déjà aux portes de la mort, alors, versant des larmes, Jésus dit à ses disciples : c Allons, car je dois sans délai ramener notre ami de la mort à la vie, si seulement mon père tout-puissant daigne m'entendre et manüester son pouvoir en cette nouvelle occasion, comme il l'a fait souvent. > Il dit, et dirige ses pas vers la ville de Béthanie•. Toute une foule l'accompagne, que viennent bientôt grossir d'innombrables curieux. Cependant, bien loin de là, !'Empereur des ténèbres, le Maudit, savait fort bien que le jour approchait où, selon la volonté de son Père, le Vengeur céleste descendrait au royaume infernal pour sauver les âmes et qu'il en dépeuplerait les demeures souterraines. L'inquiétude tourmentait son esprit, et il cherchait un moyen de détourner ce désastre, et voilà qu'il médite la mort du F'tls de Dieu : il ne nourrit plus que cette pensée obsédante, elle seule revient sans cesse à son esprit. L'insensé ! Il n'avait pas compris que Jésus n'était précisément descendu du ciel que pour cela : pour racheter par sa mort volontaire toutes les fautes, tous les péchés des générations passées. Sans tarder, il ordonne qu'on convoque à son palais, pour un effroyable sabbat, ses terribles frères et toute la race des démons. Et voici que la trompette a lancé son appel formidable : la haute demeure en a résonné dans ses cavernes ténébreuses, les abîmes profonds en ont résonné formidablement ; et au loin, la terre a tremblé dans ses vastes entrailles. Aussitôt, tout ce peuple se rue aux portes du palais : voici qu'accourent les habitants des ténèbres, toutes sortes de créatures monstrueuses, hommes jusqu'à mi-corps, mais au-delà serpents, dont la queue écailleuse s'enroule en d'énormes anneaux. Certains ont l'apparence des Gorgones, d'autres ont le corps hideux des Sphynx, d'autres encore rappellent les Centaures, les Hydres, les Chimères qui vomissent du feu, cent autres les Scyllas et les répugnantes Harpyes, et tous ces monstres épouvantables enfantés par l'imagination des hommes. Les dominant tous de ses cent têtes, du haut d'une cime embrasée, le maître de l'Erèbe en personne agite ses cent bras, ses cent mains, et par autant de gueules il crache des tourbillons de feu. Tous, par leurs bouches

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Ore, oculisque ignes, et uastis naribus efflant. Omnibus intorti pendent pro crinibus angues Nexantes nodis sese, ac per colla plicantes : In manibus rutilaeque faces, uncique tridentes, Queis sontes animas subigunt atque ignibus urgent.

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Parte alia regem qui foede prodidit hosti Mutatm scelus agnoscit periurus Judas : Ah miser, infectum quam uellet posse reuerti ! Nulla quies animo, saeuire in pectore dirae Ultrices, caecasque ob noxam sumere poenas. Nec capit insanos curarum pectore fluctus, Hinc secum aera manu sceleris causam attulit amens, Quae Solymi magno dederant in munere pacta, Atque sacerdotum sacrata ad limina uenit Vociferans : c Vestrum hoc argentum, haec munera uestra Accipite : en scelerum pretium exitiale repono. Heu heu quid demens uolui mihi ? Quo scelus ingens Inductus pretio admisi? Vera Dei ille Progenies, uerusque Deus, nunc deniquc cemo, Discussaeque abeunt tenebrae, et mihi reddita mens est. > Sic fatus, simul argentum coniecit in ipsos. Olli autem flentem risere ac sera uidentem. Infelix abit bine amens, caecusque furore Multa putat, curae ingeminant, saeuitque sub imo Corde dolor, caelique piget conuexa tueri. Tum secum hue illuc flammantia lumina torquens : c Hem quid agam infelix ? Quaenam, quae saecula porro Sera adeo tantum scelus unquam oblita silebunt ? Accedamne iterum supplex, crimenque fatebor, Atque ausim ueniam sceleri sperare nefando ? Quo uero aspiciam uultu, quoue alloquar ore, Quem semel indignum dccepimus, inque merentem ? Hinc igitur longe fugiam, quantum ire licebit, lgnotusque aliis agitabo in finibus aeuum ? Hinc me praecipites me me bine auferte, procellae, Quo fugit usque dies a nobis luce peracta. At quis erit tutus tandem locus ? Omnia praesens Aspicit, ac terras deus und.igue fulmine terret : Et me conscia mens, atque addita cura sequetur, Siue iter arripiam pedibus, seu puppe per undas.

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grimaçantes, par leurs yeux, par leurs larges narines, exhalent, avec une fumée suffocante, de sombres flammes. Tous ont, en guise de cheveux, des serpents emmêlés qui se tordent sur leur cou ; dans leurs mains, ils brandissent les torches rougeoyantes et les tridents aux pointes crochues avec lesquels ils malmènent et brO.Ient les âmes damnées ... LIVRE

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... De son côté, celui dont l'infâme trahison avait livré le Roi des Juifs à ses ennemis, Judas Je parjure, pris de remords, connaît son crime. Comme il voudrait, le malheureux, pouvoir revenir en arrière ! Son esprit ne connaît plus le repos, les terribles Vengeresses se déchaînent dans son oœur et tourmentent sa conscience coupable ; son cœur est submergé par le flot des pensées qui le torturent. Hors de lui, il tient dans ses mains la cause de son crime, les deniers, dont les Juifs, aux termes du contrat, l'ont gratifié ... Il vient jusqu'au seuil du temple, hurlant : c Reprenez votre argent, reprenez vos présents, je vous restitue le salaire funeste de mon crime. Hélas, hélas ! quel projet insensé ai-je conçu? A quel prix ai-je consenti à commettre un si grand crime ? Il est le vrai fils de Dieu, il est le vrai Dieu, je le vois maintenant, les ténèbres qui m'aveuglaient se dissipent, j'ai retrouvé la raison. > A ces mots, il leur jette l'argent au visage. Mais eux ne font que rire de ses pleurs et de son tardif repentir. Il s'éloigne alors, désespéré, aveuglé par la folie ; il roule mille pensées, et son tourment redouble, son repentir le ronge, au point qu'il n'ose plus lever les yeux vers la voûte du ciel. Alors, tournant de tous côtés ses regards enflammés, il s'écrie : c Hélas ! que faire, infortuné ? Quels siècles, oui, quels siècles jetteront jamais sur pareil crime le voile du silence et de l'oubli ? Irai-je le trouver en suppliant pour confesser ma faute ? Oserai-je, pour un acte aussi abominable, espérer un pardon ? Comment regarder, comment implorer celui que j'ai si injustement et si indignement trahi? M'enfuirai-je donc loin d'ici, aussi loin que je pourrai aller, pour vivre inconnu de tous sur une terre étrangère ? Déchaînez-vous, tempêtes, emportez-moi loin d'ici, du côté ota le soleil disparaît au terme de sa course. Mais où serai-je en stlreté ? Dieu omniprésent voit tout et menace la terre entière de sa foudre. Et ma conscience, et le remords attaché à moi me suivront partout, que je m'engage à pied sur les chemins, ou que je prenne un bateau pour traverser la mer.

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Quos ? Quibus ? At moror, et ludunt insomnia mentem. Vos precor o mihi uos magnae nunc biscite terrae. Quid dubito ? Nunc te tangunt scelera impia luda lnfelix : tune debueras, tune ista decebant, Cum revocare pedem, cum fas occurrere pesti. Nunc morere, atque nefas tu tantum ulciscere dextra Sponte tua, lucemque uolens, bominesque relinque. > Tatia iactabat certus iam abrumpere uitam lnuisam, et saeuum leto finire dolorem, Curarum banc unam metam ratus, atque laborum. Fluctuat atque sibi semper tellure uidetur Absumi, aut rapido de caelo afflarier igni. Usque adeo ante oculos capti obseruatur imago. Pallor in ore, acies circumlita sanguine, et artus Algentes tremit instantis uestigia leti, Et nox multa caua faciem circumuolat umbra. Omnia nigrescrunt tenebris caliginis atrae. Demens, qui potius ueniam sperare fatendo Non ausus, neque enim precibus non flectitur ull~ Rex Superum, et iustae bonus obliuiscitur irae. Ergo ille inceptis perstans et sedibus baerens Isdem abiit, syluaeque tremens successit opacae, Regia quae propter frondebat plurima tecta, Atque ibi dum trepidat, qua tandem morte quiescat Incertus, latebrasne animae scrutetur acuto Fortiter et pectus procumbens induat ense, An se praecipiti iaciat de culmine saltu, lpsae quae attonitum mortisque cupidine captum Ducebant semper furiae, inf ensaeque praeibant, lnformem prona nectentes arbore nodum Ostendere uiam : collo nanque inde pependit, Ut meritus, laqueoque infami extrema sequutus Spiramenta animae eliso gutture rupit, Et totos subito pendens extabuit artus.

Ecce autem uidet infando iam proxima monti Erectamque trabem et scalas defixaque signa. Quamuis nescit adhuc quae sint ea robora porro, Horruit illa tamen metuens, et pectus bonestum Terque quaterque manu tundens pectusque caputque c Hei mihi nescio quid moles atque illa minatur Machina triste c inquit > gentis scio acerba furentis Circunfusa odia, et genus undique ludaeorum

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Qui implorer ? Que faire ? Mais je perds du temps, mon esprit se dupe d'illusions. Toi, plutôt, vaste sein de la terre, ouvre-toi pour m'engloutir ! Qu'est-ce que j'attends ? Maintenant, malheureux Judas, tu mesures ton sacrilège? Mais tu aurais dft le mesurer, oui, cela eftt mieux valu, quand tu pouvais encore retourner en arrière, quand tu pouvais encore conjurer ce malheur. A présent, meurs, et, de ta main, expie volontairement un si grand crime, de toi-même, soustrais-toi à la société des hommes et à la lumière du jour 1 > Voilà ce qu'il disait, déjà résolu à se délivrer d'une vie insupportable, à mettre fin par la mort aux tortures qu'il endurait, persuadé que c'était là l'unique solution à ses souffrances et à ses tourments. Dans son délire, tantôt il lui semble que la terre s'ouvre sans cesse sous ses pas, tantôt qu'il est consumé par une langue de feu tombant du ciel. A ses yeux hallucinés s'offre l'image du prisonnier : le visage livide, les yeux ensanglantés, les membres glacés et tremblants, il foule déjà le seuil de la mort, une épaisse nuit entoure son visage d'un sombre halo, tout s'obscurcit alentour des ténèbres d'un noir brouillard. L'insensé ! D n'a pas osé espérer son pardon de l'aveu de sa faute, alors qu'il n'est pas de prière qui ne puisse fléchir le Roi des cieux, pas de mouvement de sa juste colère auquel il ne puisse renoncer dans sa bonté. Donc, persévérant dans sa décision, il s'entête. Tout frissonnant, il s'enfonce dans un bois obscur qui étendait ses frondaisons au pied du palais. Et tandis qu'il s'affole, et se demande anxieusement quelle mort lui apportera le repos (doit-il aller chercher la vie au fond de sa poitrine en y plongeant hardiment un glaive acéré, ou se jeter du haut d'un précipice ?), voilà que les Furies qui le menaient depuis le début dans son délire et sa folie suicidaire, et qui le précédaient pour le perdre, lui en indiquent le moyen : c'est un bout de corde attaché à un arbre incliné : il y passe la tête, comme il le méritait ; le garrot d'infâmie, l'étranglant, étouffe ses derniers râles ; au bout de la corde, son corps se balance, devenu flasque soudain ... MARIE AU CALVAIRE

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... Et voici qu'approchant de la montagne funeste elle voit la poutre dressée et les échelles, et les enseignes des soldats. Elle ignore encore ce que signifient ces potences, pourtant elle frissonne de peur et frappe sa chaste poitrine, sa poitrine et sa tête à coups redoublés : c Hélas, dit-elle, ces énormes échafauds contiennent la menace de je ne sais quel malheur. Ce que je sais, c'est que nous sommes entourés par la rage meurtrière d'une race insensée, c'est que le peuple des Juifs, depuis longtemps

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iamdudum nobis infensum exposcere poenas. Hoc erat, hoc tota in somnis quod nocte uidebar Cemere signum, olim Isacidae quo summa notarunt Limina quisque suum, fuso agni rite per aedes Sanguinepost longa exilia, indignosque labores Niliacis moniti furtim decedere terris. > Haec memorans simul ibat. Eam sine more ruentem Rumpentemque aditus per tela, per agmina densa Reiiciunt clypeorum obiectu et longius arcent. 1am.magis atque magis non uani signa timoris Clarescunt, propiusque in uertice conspicitur Crux, Ingens, infabricata et iniquis aspera nodis. Vt uero informi mulctatum funere natum Affixumque trahi media iam in morte teneri Aspexit coram infelix, ut uidit ahena Cuspide traiectas palmas, palmasque pedesque, Vulnificisque genas foedataque tempora sertis, Squalentem ut barbam, turpatum ut sanguine crinem Deiectosque oculos dura iam in morte natantes, lnque humerum lapsos uultus, morientiaque ora, Alpino stetit ut cautes in uertice surgens, Quam neque concutiunt uenti, neque saeua trisulco Fulmine uis caeli, assiduus neque diluit imber, Hispida, cana gelu, longoque immobilis aeuo ; lpsi illam montes, ipsa illam flumina longe Videre ingentem fessae miserata dolorem, Eque sacro aëreae lachrymarunt uertice cedri. Filius at postquam pinu conspexit ab alta Dilectam genitricem, animi miseratus in illa, Vt potuit, subito morientia lumina fixit Semanimis, dulcemque oculis respondit amorem.

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Hic demum matri rediit uox faucibus aegrae, Ingentemque dedit gemitum, tum robora largo Tristis inexpletum lacrymans lauit humida fletu, Et tales amplexa trabem dabat ore querelas : c Nam quem te miserae matri pulcherrime rerum Nate refers? Talin uoluisti occumbere leto? Nec tibi noster amor subiit, ne funera adires Talla, ne culpam alterius bac morte piares, Et letale dares miserae sub pectore uulnus ? Heu quem te nate aspicio ? Tuane illa serena Luce magis facies aspectu grata ? Tuine Illi oculi ? Quae tam scelerata insania tantum

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notre ennemi, est unanime à vouloir assouvir sur nous sa vengeance. Voilà donc, oui, voilà ce que voulait dire le signe qui m'est apparu dans mon sommeil, le signe dont jadis les Hébreux marquèrent le haut de leur porte avec le sang d'un agneau consacré au Seigneur, quand, au terme d'un long exil, et d'un indigne esclavage, ils reçurent l'ordre de quitter secrètement les bords du Nil. > Tout en rappelant cela, elle allait, courant comme une folle, s'ouvrant un passage à travers les armes, à travers les bataillons serrés des soldats qui la repoussaient de leurs boucliers et la rejetaient en arrière. Mais de plus en plus clairs apparaissent les signes qui confirment ses craintes ; de plus près, au sommet du mont, elle voit se dresser la Croix, immense, grossièrement équarrie, toute hérissée de nœuds. Et quand elle vit face à face, la malheureuse, son fils, condamné à cette mort ignominieuse, et cloué sur la poutre, déjà agonisant, quand elle vit ses paumes transpercées par les clous de fer, ses paumes et ses pieds, et ses joues, et ses tempes déchirées par la couronne d'épines, qu'elle vit sa barbe sale, sa chevelure souillée de sang et ses yeux baissés, chavirant déjà dans les affres de la mort, et sa tête inclinée sur l'épaule, et son visage moribond, alors elle se figea, comme le glacier, qui se dresse au sommet des Alpes, que n'ébranlent ni les vents, ni Ja foudre à trois dards que lance le ciel dans sa terrible colère, que n'atteignent pas les pluies incessantes, hérissé, blanc de glace, figé dans une éternelle immobilité. En voyant cette mère accablée, les monts et les fleuves lointains eux-mêmes prirent en pitié son immense douleur, et des larmes tombèrent de la tête sacrée des cèdres aériens. Et quand, du haut de la croix, le fils aperçut sa mère chérie, il la plaignit du fond du cœur, et avec les forces qui lui restaient, déjà expirant, il posa sur elle ses yeux moribonds et par un doux regard, répondit à son amour ... ... Alors, enfin, la mère infortunée retrouva la voix : elle exhala un long sanglot, puis, inondant d'un flot de larmes douloureuses, de larmes inextinguibles, le bois de la croix qu'elle tenait embrassé, elle fit entendre cette plainte : c Dans quel état t'offres-tu à ta malheureuse mère, mon enfant bien-aimé ? Tu as donc voulu affronter une mort si cruelle ? Et la pensée de mon amour ne t'a pas empêché de t'offrir à un tel destin, de vouloir expier par ta mort les fautes d'autrui, en m'infligeant au cœur, malheureuse, cette blessure mortelle? En quel état te vois-je, mon enfant? C'est donc là ton visage, plus cher à mes yeux, que la pureté du jour ? Sont-ce là les yeux que j'aimais ? Quelle folie criminelle a osé pareil

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Ausa nefas ? Heu quam nato mutatus ab illo Cui nuper manus impubis, omnisque iuuentus Occurrit festam uenienti laeta per urbem, Perque uiam ut regi uelamina picturata, Arboreasque solo frondis et olentia serta Sub pedibus strauere, Deum omnes uoce fatentes ? His exomatum gemmis, hoc murice cemo ? At non certe olim praepes demissus Olympo Nuntius haec pauidae dederat promissa puellae ! Sic una ante alias felix ego? Sic ego caeli Incedo regina ? mea est haec gloria magna ? Hic meus altus honos ? Quo reges munera opima Obtulerunt mihi post partus? Quo carmina laeta Caelestes cecinere chori, si me ista manebat Sors tamen, et uitam cladem banc uisura trahebam ? Felices illae natos quibus impius hausit lnsontes regis furor ipso in limine uitae, Dum tibi uana timens funus molitur acerbum. Vt cuperem te diluuio cecidisse sub illo ! Hos hos horribili monitu trepidantia corda Terrificans senior luctus sperare iubebat, Et cecinit fore, cum pectus mihi figeret ensis. Nunc alte mucro, nunc alte uulnus adactum. Saltem hue ferte oculos uos o quicumque tenetis Hac iter, et comitem dulci me reddite nato, Quando nulla mihi superant solatia uitae, Atque meo maior nusquam dolor, addite me me Huic etiam, si qua est pietas, et figite trunco. Aut uos, o montesque feri quaeque ardu a cemo Me supra frondere cacumina, parcite quaeso Vos saltem, uos o nostro exaturata dolore Respicite, et miserae tandem succurrite matri : Nunc nunc praecipiti casu conuulsa repente In me unam ruite, et tantos finite labores. > Hos uirgo, atque alios dabat ore miserrima fletus, Nec comites possunt flentem illam abducere fidae, Attamen armati morienti illudere pergunt. ..

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Hic aliud maius Phoebo grauiusque do]endum Obiicitur. Nam comipedem Cyllenius atrum Huc mue agitans campo insultabat aperto.

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sacrilège ? Hélas ! que tu ressembles peu à ce fils au-devant duquel, naguère, en groupes pressés, toute la jeunesse accourait, à travers la ville en liesse, jonchant le sol, sur ton passage, comme pour un roi, de voiles brodés, de feuillage et de couronnes de fleurs, et te saluant unanimement du nom de Dieu ? Voilà donc les gemmes, voilà donc la pourpre dont je te vois orné ? Ce n'est pas là assurément ce qu'avait promis l'ange descendu du ciel à la vierge tremblante que j'étais. Est-ce ainsi que je suis heureuse entre toutes les femmes ? Est-ce ainsi que je suis la reine du ciel ? Est-ce là la gloire immense qui m'attendait ? L'honneur insigne qui m'était promis ? Pourquoi des rois, à ta naissance, m'ontils offert leurs plus riches présents ? Pourquoi les chœurs des anges ont-ils entonné des hymnes d'allégresse, si c'est là le sort qui m'était réservé, si je ne vivais que pour contempler ce désastre? Heureuses les mères dont un roi, dans un acte démentiel, immola les enfants innocents au seuil de leur exis~nce, lorsque, pour conjurer une vaine crainte, il méditait de te livrer à la mort 1 Comme j'aimerais mieux que tu aies péri dans ce déluge! Voilà donc les douleurs qu'annonçait à mon cœur épouvanté le terrible avertissement de l'effrayant vieillard, voilà ce qu'il me prédisait, quand l'épée transperçait ma poitrine : c'est aujourd'hui que la lame, plongée dans la plaie, me perce au plus profond du cœur. Au moins, tournez les yeux vers moi, soldats qui allez et venez, unissez-moi dans la mort à mon doux fils, puisqu'il ne me reste aucune consolation dans ma vie et que ma douleur passe toutes les autres. Si vous avez quelque respect pour ma souffrance, prenez-moi, moi aussi, et clouez-moi auprès de lui sur l'arbre de la croix. Ou bien toi, montagne sauvage, vous, rochers escarpés que je vois couronnés de forêts, vous du moins, ayez pitié de moi, et, puisque vous êtes témoins de l'excès de mon chagrin, prenez-le en considération et délivrez enfin une une mère désespérée : à l'instant même, éboulez-vous, croulez sur moi en avalanche et, en m'écrasant toute seule, mettez un terme à une épreuve aussi affreuse. >

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... Alors s'exécute un nouveau coup, qui va infliger à Phébus une douleur plus grande et plus cruelle : Mercure presse son noir destrier de tous côtés et saute sur le terrain découvert. Le cheval

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Ardet equus, saltuque furit. Nec destitit ausis Doncc reginae pariter regique minatus Optatam tenuit scdem, exitioque futurus Aut huic aut illi nigrantibus obstitit armis. Vt uidit, tristi turbatus pectus Apollo lngemuit, largusque genis non defuit bumor. Et iam iam labi, atque retro sublapsa referri Spes omnis, fluxae uires, auersa deum mens. Arcas successu exultans, ac munere diuum Laetus, ouansque animum uocemque ad sidera tollit. Vt tandem rediit uigor in praecordia uicto, Protinus inclusam feriens sub Tartara mittit Rcginam et spoliis potitur non segnis opimis. Tantum olli bellator equus cadit ilia fossus Vltoris ferro regis. Nondum tamen expes Phoebus abit, sed pugnat adhuc, atque agminis albi Relliquiae pedites duo et arcu insignis ebumo Martis amor iuuenis nequicquam bella lacessunt. Audentes facit amissae spes lapsa salutis, Succurruntque duci labenti in funera. Sed non Talibus auxiliis nec defensoribus istis Tempus eget. Toto Maïa satus aequore saeuit. Instat ui multa nigra uirgo, septaque regis Circuit, excidium intentans, bac perfurit atque bac. Nec requieuit enim, donec certamine iniquo Relliquias gentis candentis et ultima hello Auxilia absumpsit. Medio rex aequore inermis Constitit amissis socüs, uelut aethere in alto Expulit ardentes flammas ubi lutea bigis Luciferis Aurora, tuus pulcherrimus ignis Lucet adhuc, Venus, et caelo mox ultimus exit. Nulla salus illi superat, spes nulla salutis, Non tamen excedit uictus, sed claudere sese Hostiles inter cuneos impune per enses Actus auet, donec nusquam spatia ulla supersint Effugiis. Nam si nemo illi fata minetur, Nec superet sedes quam impune capessere possit, Nil tantorum operum impensis foret omnibus actum ; Sed labor effusus frustra, uiresque fuissent, Nec titulos quisquam aut uictoris nomen baberet. Ergo per uacuas sedes desertaque castra Nunc bue, rursum illuc incertos implicat orbes Diffugiens. Niger insequitur rex aequore toto, Atque fugae semper spatiumque abitumque relinquit. Post ubi suprcmo tendentem limite gressum

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ardent fait des bonds furieux ; et il n'a de cesse qu'il n'ait menacé à la fois la reine et le roi en rejoignant la position souhaitée; et pour mettre en échec l'une ou l'autre, il les accule avec ses armes noires. Lorsque Apollon le voit, la mine sombre, le cœur troublé, il gémit et des larmes ruissellent sur ses joues. Et déjà, déjà tout espoir s'écroule, anéanti, perdu ; les forces lui manquent et les dieux se détournent de lui. L'arcadien •, heureux de son succès et tout fier de la faveur des dieux, él~ve dans son triomphe son âme et sa voix jusqu'aux cieux. Enfin, quand le courage renaît dans le cœur du vaincu, sans attendre, il frappe la reine encerclée, l'envoie au Tartare, puis se précipite sur ses riches dépouilles. Seul son cheval fougueux s'écroule, le flanc percé par le fer du roi vengeur. Cependant Phébus, qui n'a pas encore perdu tout espoir, n'abandonne pas la lutte; et le reste de la blanche armée - deux fantassins et le jeune homme aimé de Mars, au remarquable arc d'ivoire - livre un vain combat. Le désespoir les rend audacieux et ils viennent à l'aide de leur chef en péril de mort. Mais ce ne sont pas de tels secours et de tels défenseurs qu'exigent les circonstances. Le fils de Maïa fait rage sur le terrain tout entier. La dame noire menace l'adversaire avec impétuosité, cerne la citadelle du roi, le menace de mort, se livre à sa fureur çà et là. Et elle ne prit pas de repos avant d'avoir massacré, au cours de cette lutte inégale, le reste de la blanche armée et anéanti les derniers secours du combat. Au milieu du champ de bataille, le roi reste seul, sans défense, privé de ses alliés : de même, dans les hauteurs de l'éther, lorsque !'Aurore couleur de safran sur son char à deux chevaux porteurs de lumière chasse les astres étincelants, tu brilles encore, Vénus, d'un éclat magnifique, et quittes le ciel la dernière. Il ne lui reste plus d'espoir, plus d'espoir de salut, et pourtant il ne s'avoue pas vaincu, mais cherche à se faire enserrer sans danger entre les coins ennemis en s'y faisant acculer par les glaives. Car si personne ne le menaçait de mort, et qu'il n'y ait plus cependant d'autre endroit qu'il puisse impunément gagner, l'engagement de tant de réserves n'aurait servi à rien, toute cette énergie, toutes ces forces auraient été dépensées en vain, et nul n'obtiendrait le titre et les honneurs du vainqueur. Donc, à travers les places vides du champ de bataille désert, tantôt ici, tantôt là, il tourne en rond au hasard, en fuyant. Le roi noir le suit sur tout le terrain et lui laisse toujours une issue pour la fuite. Puis, quand il le voit diriger ses pas vers la dernière ligne, il ordonne

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Vidit, reginam sedes seruare secundas Iussit, ab angustis ne se ille abducere posset Ordinibus, tantumque fugae misero ultima restat Linea. Tum sese contra niger aemuJus infert Dux gentis propiore gradu, sedes tamen una Alterum ab alterius contactu summouet usque. Vt uero contra exultantem uictus et expes Constitit inuitus, fortunam nacta uirago Extremam insiliit sedem, totoque minatur Limite, nec misero restat locus amplius usquam. Tandem illwn surgens uirgo crudelis in ensem lmmolat et finem imposuit fors aspera pugnae lngenti superum plausu et clamore secundo.••

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à la reine de garder les positions de la seconde ligne afin qu'il

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ne puisse pas sortir de cette rangée étroite, et qu'il ne reste plus au malheureux que la dernière ligne pour s'enfuir. Alors son noir adversaire, chef de l'armée, se jette contre lui et s'en rapproche au point de ne laisser qu'une seule case entre eux. Et lorsque, vaincu, désespéré, il est bloqué, malgré lui, contre l'autre tout triomphant, la reine saute sur l'occasion. bondit sur la dernière case et menace toute la rangée, si bien qu'il ne reste plus au misérable d'espace où se cacher. Enfin, la cruelle reine surgit et l'immole sur son épée ; le sort impitoyable met fin au combat au milieu des applaudissements nourris des dieux et de leurs clameurs enthousiastes...

GIROLAMO FRACASTORO (1483-1553)

JÉ.llÔME FRACASTOR est né à Vérone en 1483. Après des études de philosophie et d'astronomie (il est l'ami de Copernic), il se consacre à la médecine sous la direction de Pietro Pomponazzi et devient l'un des praticiens les plus renommés de l'époque. Paul III le nomme médecin du concile de Trente. D a vécu en relation avec la plupart des lettrés de son temps, notamment Bembo, auquel il d6die son œuvre principale. Il mourut en 1553. Fracastor est connu avant tout par ses pœmes didactiques : le De morbo Gallica ou Syphilis (1530), en trois livres, sur la maladie qu'on désignera désormais du nom de son malheureux berger ; A/con, siue de cura canum uenaticorum, court traité en vers sur l'élevage des chiens de chasse. Outre ces deux poèmes inspirés par sa science de médecin et de vétérinaire, il a composé un poème biblique en deux livres, interrompu par la mort : Joseph ; quelques odes, épigrammes et épitres. On lui doit aussi d'importants traités scientifiques : De contagione et contagiosis morbis (1546), Homocentrlca slue de stellis (1538), De intellectione, etc, - et dialogues en prose : De anima: Naugerlus, siue de arte poetica.

Le poème sur le mal français se compose de trois livres : le premier étudie les manifestations de la maladie ; le second, les remèdes ; le troisième est consacré au plus efficace de ces remèdes, la résine extraite du hyacus, le gaïac, essence d'arbre qui ne pousse qu'en Amérique. Homme de science, Fracastor traite le poème didactique tout autrement que Vida, indifférent, au fond, à l'importance positive des faits. Le souci de précision réaliste dans la description des symptômes de la maladie, la sûreté de l'information, le sérieux des discussions techniques, distinguent également cet ouvrage des nombreuses compositions de l'époque inspirées par le même sujet 1. Mais, conformément aux conventions du genre didactique, telles qu'elles sont fixées depuis les Géorgiques, des digressions, empruntées au mythe ou à l'actualité, viennent étoffer et élargir l'exposé scientifique : le livre II, qui s'ouvre sur la longue plainte arrachée au poète par les malheurs présents de l'Italie, fait ensuite une large place à la fable du berger Ilcée qui, après avoir cherché vainement sur terre un remède à la maladie, le découvre sous terre, avec l'aide d'une nymphe, sous la forme du vif-argent ; de la même façon, le livre III narre longuement le mythe du berger Syphilis, puni par le Soleil pour avoir rendu à son roi Alcitoos les honneurs dus au dieu, et frappé dans sa descendance par le terrible mal. Certes Fracastor n'est pas Virgile, ni Lucrèce. Son tableau des ravages

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de la maladie, quoique vibrant d'une émotion sincère, n'atteint pas à la force des tableaux de la peste d'Athènes ou de la Norique. L'éclat po6tique de l'œuvre ressortit plutôt à la décoration poétique qu'il ne montre le coup d'aile de la grande inspiration. Mais, si le souffle est un peu court, Fra.castor est capable de faire surgir, chemin faisant, des visions sombres et des visions lumineuses ; et dans les pages, colorées et pittoresques, dédiées à l'arrivée des premiers navires europ6ens sur la côte américaine, déjà popularisée par l'ouvrage de Pietro Martire d'Anghiera, De Rebus Oceanicis (Bâle, 1533), il y a au moins le pressentiment de la riche matière que la découverte du Nouveau Monde pouvait offrir à un grand poète moderne. TEXTE : Hieronymi Fracastori Veronensis Opera omnia, Venise, 1.SSS•••, 1574 (contient prose et vers, mais manque l'.Alcon); H. Fncutori et M. A Flaminü Carmina, Vérone, 1740 (contient l'.Alcon et d'autres poànes) ; G. Fracastoro, Carmina, testo latino, introduzione, versione c note, a cura di PL Pm.LEGUNI, Vérone, 1954, 88 p. ; G. Fracastoro, Sifilide, ouia del mal /rt,nuse, Libri Ul, intr., trad. e note di F. WINSPEARE, Florence, 19SS. ETUDES : E. BARBARINI, G. Fracastoro e le sue opere, V&one, 1897; A. CAS'llGLIONI, Il poema c Morbus gallicus > di G. Fracastoro, Turin, 1930; G. R.osm_ G. Fracastoro in relazione all'aristotelismo e aile scienie nel Rina.sicilnento, Pise, 1893 ; E. DI LEo, Scienr.a e Umanesimo in G. Fracrutoro. Palerme. 1953.

t. Par exemple C. Celtis, Epigr., V, 4; J. Rbagius, ad 1. Wimphellum tk lntegrilat• libellus; J. Locher, lnuectiva contra malum Veneri.s; en prose U. von Hutten, De 6"""1d medicina et morbo Gallico (Opera, v, 399), etc.

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... Vt saepe in stipulas cecidit quum forte fauilla De face, neglectam pastor quam liquit in aruo, Ilia quidem tenuis primum, similisque moranti lncedit : mox, ut paulatim inereuit eundo, Tollitur, et uietrix messem populatur et agros, Vicinumque nemus, flammasque sub aethera iactat. Dat sonitum longe erepitans louis auia sylua, Et coelum late cireum campique relucent. ... Paulatim uer id nitidum, flos ille iuuentae Disperiit, uis illa animi : tum squallida tabes Artus (horrendum) miseros obduxit, et alte Grandia turgebant foedis abcessibus ossa. Vlcera (proh diuum pietatem) inf ormia pulchros Pascebant oculos, et diae lucis amorem, Pascebantque acri corrosas uulnere nares.

Di patrii, quorum Ausonia est sub numine, tuque, Tu Latii Saturne pater, quid gens tua tantum Est merita ? An quiequam superest dirique grauisque, Quod sit inexbaustum nobis ? Ecquod genus usquam Auersum usque adeo caelum tulit ? Ipsa labores Parthenope die prima tuos, die funera regum, Et spolia et praedas eaptiuaque colla tuorum. An stragem infandam memorem, sparsumque eruorcm Gallorumque Italumque pari discrimine, quum iam Sanguineum et defuncta uirum, defunctaque equorum Corpora uoluentem. cristasque atque arma trahentem Eridanus pater acciperet rapido agmine Tarrum ? Te quoque spumantem, et nostrorum caede tumentem, Abdua, non multo post tempore, te pater idem Eridanus gremio infoelix suscepit, et altum lndoluit tecum, et fluuio solatus amico est... ... 0 patria, o longum feli~ longumque quieta Ante alias, patria o diuum sanctissirna tellus, Diues opum, foecunda uiris, laetissima campis Vberibus. rapidoque Athesi. et Benacide lympha. Aerumnas mernorare tuas. summamque m~l0rum Quis que:lt. et dktis nostros aequare d0l0res.

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... Ainsi, une étincelle tombant sur des épis secs, jaillie d'une braise qu'un berger imprudent a négligé d'éteindre en quittant son champ : faible d'abord, elle paraît s'attarder, puis, gagnant en force à mesure qu'elle progresse, elle s'élève et éclate avec fureur, dévorant les moissons et dans sa marche victorieuse ravageant les champs et la forêt voisine ; le ciel tout entier commence à s'embraser ; on entend de loin le crépitement de la forêt qui flambe, le ciel tout autour et la campagne brillent d'un éclat funeste... Peu à peu on vit s'évanouir le printemps de son âge, l'éclat de sa jeunesse, la vivacité de son esprit. Une lèpre hideuse se répandit sur tout son corps, ses membres, squelettiques, furent couverts d'abcès dégofttants. Une pourriture rongeait ses beaux yeux, réceptacles de la lumière, elle s'attaquait aux narines, d'où suintait une âcre humeur ... LES MALHEURS DE L'ITALIE

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Dieux de nos ancêtres, dieux protecteurs de l' Ausonie, et toi, Saturne, père du Latium, quel crime poursuis-tu sur ta nation infortunée? Est-il quelque malheur, quelque fléau que nous n'ayons pas encore essuyé ? Eh ! quel peuple jamais éprouva davantage la vengeance du ciel ennemi ? Parthénopé •, racontenous la première les maux que tu as soufferts, le massacre de tes rois •, le ravage et le pillage de tes états, la captivité de ton peuple. Décrirai-je l'atroce carnage, les flots de sang répandu également par les Français et les Italiens, en cette journée • où on vit les eaux rougies du Tar charrier les corps des hommes et des chevaux, entraîner les armes et les aigrettes flottantes, que son cours torrentueux emportait dans le fleuve du Pô. Peu de temps après, ô rivière d'Adda •, ce même fleuve te reçut dans son sein, écumante et gonflée du carnage des nôtres : il gémit affreusement avec toi et tâcha de te consoler en unissant ses eaux aux tiennes. ... 0 ma patrie, qui fus si longtemps la terre d'élection du bonheur, la terre de la paix ! 0 ma patrie, terre entre toutes bénie des dieux, privilégiée par tes richesses naturelles, féconde en héros, et dont les campagnes, arrosées par l' Adige rapide et par le Mincio, né du lac de Garde, offraient le spectacle enchanteur des plus riches moissons, hélas ! qui pourrait compter tous

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Et turpes ignominias et barbara iussa ? Abele caput, Benace, tuo et te conde sub amne, Victrices nec iam deus interlabere lauros ... ... Et totum luctus Latium maerorque tenebat. ..

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III

Vnde aliquis forsan nouitatis imagine mira Captus, et heroas et grandia dicere facta Assuetus, canat auspiciis maioribus ausas Oceani intacti tentare pericula puppes. Nec non et terras uarias, et flumina, et urbes, Et uarias memoret gentes, et monstra reperta : Dimensasque plagas, altoque orientia coelo Sydera ; et insignem stellis maioribus Arcton, Nec taceat noua bella, omnemque illata per orbem Signa nouum, et positas leges, et nomina nostra. Et canat (auditum quod uix uenientia credant Secula) quodcumque Oceani complectitur aequor lngens, omne, una obitum mensumque carina ... Quas circum innumerae properantes gurgite ab omni Ignoti noua monstra maris Nereides udae Adnabant, celsas miratae currere puppes, Salsa super pictis uolitantes aequora uelis ... Nox erat, et puro fulgebat ab aethere Luna, Lumina diffundens tremuli per marmora ponti ...

Forte per umbrosos syluarum plurima ramos Assidue uolitabat auis, quae picta nitentes Caerulco pennas, rostro uariata rubenti, lbat natiuo secura per auia luco. Has iuuenum manus ut syluas uidere per altas, Continuo caua terrüicis horrentia bombis Aera, et flammiferum tormenta imitantia fulmen Corripiunt, Vulcane, tuum, dum Theutonas armas, Inuentum, dum tel a louis mortalibus aff ers. Nec mora, signantes certam sibi quisque uolucrem, Inclusam, salicum cineres, sulphurque, nitrumque,

SYPHILIS OU LE MAL FRANÇAIS

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tes maux, qui pourrait, égalant ses expressions à tes douleurs, décrire les ignominies, les cruels traitements que tu as soufferts ? Benaco, cache ta tête au fond de tes eaux : ce n'est plus ton destin de couler au milieu des lauriers vainqueurs ... •.. Toute l'Italie était dans le deuil et la tristesse.

LIVRE III LES NOUVEAUX HÉROS DES TEMPS MODERNES

Vienne alors un poète, séduit par le charme merveilleux de 1S

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la nouveauté et déjà accoutumé à célébrer les héros et les actions grandioses : il chantera avec plus de bonheur encore l'audace de cesvaisseaux qui affrontèrent les périls de rOcéan où nul encore ne s'était risqué. Qu'il dise la découverte de tant de terres, de fleuves, de villes, de nations et de tant d'étranges merveilles ; qu'il décrive les plages visitées et les astres qui se lèvent au firmament, le ciel constellé d'étoiles plus brillantes ; qu'il n'omette pas les batailles livrées aux indigènes, les campagnes menées à travers le nouveau continent pour imposer nos lois et nos mœurs ; et surtout qu'il dise (mais la postérité le croira-t-elle ?) comment ce vaste espace qu'enferme l'Océan dans son contour immense, un frêle vaisseau a eu l'audace de le parcourir tout entier ... ENTRE DEUX CONTINENTS

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... Par troupes les Néréides accouraient du fond de leurs antres et nageaient autour des pouppes, fascinées par ces monstres nouveaux de la mer, admirant ces vastes machines qui volaient sur les eaux avec leurs voiles ornées de banderoles de couleur ••• ... Il était nuit, la lune brillait dans le ciel serein, répandant sur les flots agités sa lumière tremblotante ... DANS LA FOdT

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D'AMÉRIQUE

De branche en branche, dans l'épais feuillage, une myriade d'oiseaux au plumage azuré, au bec d'un rouge éclatant, voltigeaient sans crainte dans la forêt millénaire. Les jeunes gens, les ayant aperçus dans les hautes futaies, se saisissent aussitôt de ces bruyantes arquebuses, émules du tonnerre que tu inventas, dieu du feu, quand tu voulus armer les Teutons et offrir aux mortels la foudre de Jupiter. Sans tarder, chacun suit des yeux une victime ; ils allument, à l'aide d'une mèche enflammée, la poudre meurtrière, mélange de cen, '•e. de soufre et de salpêtre. Celle-ci

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GIROLAMO FRACASTORO

Materiam accendunt seruata in reste fauilla. Fomitc correpto diffusa repente furit uis lgnca circumsepta, simulque cita obice rupto Intrusam impellit glandem : uolat illa pcr auras Stridula: et exanimes passim per prata iacebant Deiectae uolucres ...

Ergo, ubi amicitiae securos f oedere utrinque Firmauere animos, habita et commercia gentis, lpsi inter sese reges in littore laeti Complexu iungunt dextras, et f oedera firmant : Alter gossipio tenui pcctusque femurque Praccinctus, uiridi limbum pingente smaragdo, Ora niger : iaculo armatur cui dextera acuto, Squamosi spolium sustentat laeua draconis. Alter at intexto laenam circundatus auro, Quam subter rutila arma micant, capiti aerea cassis Insidet, et pictae uolitant in uenice cristae Fulgenti ex auro torques cui candida colla Cingunt, atque ensis lateri dependet lberus. Et iam commixti populi, hospitioque rccepti, Hi tectis domibusque, altis in nauibus illi, Laetitia ludisque dies per pocula ducunt.

SYPHILISOU LE MAL FRANÇAIS

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prend feu avec rapidité, sa force augmente par la résistance, elle éclate avec fureur et en même temps, forçant les barrières, elle pousse dans le canon la balle qui part dans les airs en sifflant. L'air brille de mille feux accompagnés d'un bruit effroyable ; forêt, rivage et mer en sont ébranlés jusqu'au fond de leurs abîmes. L'herbe est jonchée d'un grand nombre d'oiseaux... RENCONTREAVEC LES SAUVAGES

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Quand les promesses d'amitié et de bonnes relations réciproques ont rassuré les esprits de part et d'autre, les deux chefs s'avancent sur le rivage, joyeux ; ils confirment l'alliance par leurs embrassements et leurs poignées de mains ; l'indien est remarquable par son teint basané ; il a autour de la poitrine et de la ceinture un voile léger dont le bord est orné d'émeraudes. Sa main droite est armée d'un javelot acéré, dans la gauche, il tient la dépouille d'un dragon couvert d'écailles. L'Espagnol porte un manteau de guerre relevé d'une broderie d'or; dessous, on voit briller son armure ; sa tête est coiffée d'un casque d'airain surmonté d'une aigrette de couleur; un collier d'or éclatant rehausse la blancheur de son cou, une épée pend à son côté. Mais déjà les deux peuples se mêlent et s'invitent mutuellement, ceux-ci dans leurs maisons, les autres sur leurs vaisseaux ; les jours suivants se passent sans l'allégresse des jeux et des festins.

ANDRÉ ALCIAT (1492-1550)

Descendant d'une famille ancienne alliée aux Visconti de Milan, ANDRÉA.LCIAT est né le 8 mai 1492 à Alzate, dans le Milanais. Il étudie à Milan sous Jean Parrhasius (peut-atre aussi sous Jean Lascaris), puis à Pavie et à Bologne, où il obtient son doctorat en droit en 1514, à vingt-deux ans. Il exerce la profession de juriste pendant quatre ans à Milan; puis, de 1518 à 1521, il est professeur de droit à Avignon. Ses cours sont appréciés, mais son salaire est payé irrégulièrement : il retourne à Milan, où il entretient des relations étroites avec les Visconti, et conçoit alors les Emblèmes. Mais l'Italie vit une époque troublée : Alciat voit sa maison brOlée en 1523; de nouveaux tumultes éclatent en 1529. Invité en France par son ami Salbucius, il enseigne le droit à Bourges de 1529 à 1533. A sa réputation de professeur s'ajoute la renommée d'écrivain, avec la première publication des Emblèmes, qui date de 1531. En 1533, il obtient une chaire à Pavie ; il partagera ses dernières années d'enseignement entre Bologne (1541-1543), Ferrare (15431547) et Pavie (1533-1537 ; 1541-1543 ; 1547-1550). Il meurt en 1550, laissant une œuvrc estimée de juriste et déjà assuré du succès populaire et durable de ses Emblèmes.

Que la publication des Emblèmes d' Alciat ait été un grand événement culturel, sinon poétique, c'est ce qu'attestent non seulement la fortune du livre (huit éditions de son vivant, 178 rééditions jusqu'en 1872, nombreuses traductions en langue vulgaire, dont trois en français, trois commentaires), mais la vogue prodigieuse de la littérature emblématique dont il est à la fois le père et le représentant le plus illustre : qu'on se reporte au catalogue de 248 pages dressé par Mario Praz dans son beau livre Studies in seventeenth century imagery, p. 235-576. Comment s'explique le succès de cette forme poétique ? Le caractère distinctif de l'emblème réside dans l'association du poème (l'épigramme) et de l'image, de l'écriture et de la gravure : picta poesis, selon le titre adopté plus tard par Claude Aneau. Indéniable est la valeur pédagogique d'une formule qui parle à la fois à l'entendement et à l'imagination, où l'enseignement se fait par le moyen de la délectation. A la différence d'autres livres gravés, la pensée elle-même ici est symbolique : les événements de l'histoire, de la fable, de la nature, de l'art, y sont utilisés pour représenter quelque chose dans l'ordre moral. Le monde est ·considéré comme un répertoire de signes, un c labyrinthe poétique >, comme dira un théoricien jésuite espagnol. Cette démarche intellectuelle n'est pas nouvelle : elle rejoint l'interprétation allégorique des anciens (Plutarque, Mor. 416 D), la fable, l'épigramme épidictique,

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ANDRÉ ALCIAT

la symbolique des bestiaires médiévaux, les hiéroglyphes, ou plutôt l'idée qu'on s'en faisait à l'époque. Sous la forme de l'emblème, elle triomphera à l'âge baroque. Comme la conception même de l'emblème chez Alciat résulte d'une synthèse particulièrement heureuse de traditions diverses, ainsi, dans le choix du sujet et dans le traitement du détail relève-t-on l'abondance des sources antiques : emprunts aux poètes et aux philosophes, aux mythographes, aux historiens, aux naturalistes, à l'archéologie, à la numismatique... Cette somme érudite qui a suscité la floraison des commentaires explique que le recueil d'Alciat ait joué un rôle essentiel de transmission d'un immense capital culturel. D'un héritage spirituel aussi, par intégration harmonieuse des apports successüs de la sagesse grecque et de sa réflexion sur la place de l'homme dans le monde (cf. Némésis), des valeurs politiques forgées par Rome (Concordia, Libertas) et aussi chrétiennes, telles qu'elles sont transmises par les Pères de l'Eglise (sainteté du mariage chrétien, humiliation de la sagesse humaine devant la révélation). On y reconnaît aussi les grandes orientations morales de l'humanisme : amour de l'étude assimilée à la vertu, affirmation des droits du savant et de l'homme de mérite, condamnation sévère de la volupté, avantage donné à l'éloquence sur la force (Hercule gaulois), pacifisme. A partir de l'édition de 1548, les 221 pièces du recueil définitif sont distribuées suivant un plan d'ensemble embrassant les principaux secteurs de la morale : Dieu, les vertus, les vices, etc. Ce classement fait apparaître, si besoin était, que, sous la forme discontinue qui impose la comparaison avec cette autre somme que sont les Adages d'Erasme, et comme dans les Adages, nous nous trouvons en présence d'un véritable discours sur l'homme. Par tous ces caractères : association de la pensée et de l'image dans le livre gravé, pensée allégorique, érudition, intention didactique - et jusque dans la structure discontinue donnée à cet enseignement moral -, les Emblèmes sont un des livres les plus représentatüs de la pensée et du mode de pensée et d'écriture humanistes.

TEXTE : Andr. Alciati Emblematum fontes quattuor (analyse du recueil original de 1522 et fac-similés des éditions d'Augsbourg, 1531, Paris, 1534, et Venise, 1546), ed. H. GREEN, Manchester et Londres, 1870. - Andr. Alciati Emblematum flumen abundans (fac-similé de l'édition de Lyon, M. Bonhomme, 1551 ... ), ed. H. GREEN, ibid., 1871.

TRADUCTIONS FRANÇAISES : par LEMY ANEAU, Lyon, 1549; CLAUDE

JACQUES LE FÈVRE, MIGNAUl.T, Paris,

Paris, 1536; 1583, 1587.

BARTHÉ-

COMMENTAIRES: FRANCISCO SANCHEZ (Sanctius). Lyon, 1573: CLAUDE MIGNAULT (Minos), Anvers, Plantin, 1574, réirnpr. Paris, 1583 ; JOA1'NES THutuus, Padoue, 1621.

ANDRÉ ALCIAT

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ETUDES : sur l'auteur des Emblim•.s : H. GREEN, Andr. Alciati and his book of Emblem.s, New York, 1872; P. B. VIAIU>, André Alciat (1492-1550), Paris; 1926 ; - aur la litt~rature embl~matique : L Vol..DWIN, Bild.schrlften d•r Renaissance, Leipzig, 1923; M. PRAZ,Studies in seventeenth century imagery, Londres, 1939 (c St. of the Warburg Inst. •• ID), vol. I; A. HENllL et A. ScuoNE, Emblemata, Handbuch zur Sinnbildkunst des XVI u. XVll Jahrh., Stuttgart, 1967 ; O. C. ALLEN, Mysteriou.sly meant. The redi.scovery of pagan symbolism and allegorical interpretation in the Renal.rsance,Baltimore, John Hopkins Pr., 1970 ; H. HoMANN, Studien zum Emblematlk du XVI Jahrh., Utrecht, 1971.

EMBLEMATA IV

IN DEO LAETANDVM

5

Aspice ut egregius puerum louis alite pictor Fecerit Iliacum summa per astra uebi. Quisne Iouem tactum puerili credat amore ? Die, baec Maeonius finxerit unde senex. Consilium, mens atque Dei cui gaudia praestant, Creditur is summo raptus adesse Ioui. VII

NON TIBI, SED RELIGIONI

5

lsidis effigiem tardus gestabat asellus, Pando uerenda dorso habens mysteria. Obuius ergo Deam quisquis reuerenter adorat, Piasque genibus concipit flexis preces. Ast asinus tantum praestari credit honorem Sibi, et intumescit, admodum superbiens ; Donec eum flagris compescens dixit agaso : « Non es Deus tu, aselle, sed Deum uehis.

>

XIV CONSILIO ET VIRTVTE CHIMAERAM SVPERARI, ID EST FORTIORES ET DECEPTORES

Belleropbon ut fortis eques superare Cbimaeram Et Lycii potuit stemere monstra soli, Sic tu Pegaseis uectus petis aethera pennis, Concilioque animi monstra superba domas. XX

MATVRANDVM

Maturare iubent propere et cunctarier omnes, Ne nimium praeceps, neu mora longa nimis. Hoc tibi declaret connexum echeneide telum : Haec tarda est, uolitant spicula missa manu. XXVII

NEC VERBO NEC FACTO QUEMQVAMLAEDENDVM

Continet et cubitum duraQue frena manu : Assequitur Nemesisque uirum uestigia seruat,

EMBLÈMES IV IL PAUT SE RÉ.JOUIR EN DIEU

5

Regarde comme un artiste éminent a représenté l'enfant d'Ilion • emporté au plus haut du ciel par l'oiseau de Jupiter. Mais qui croirait que Jupiter se soit épris d'un adolescent? Dis-moi, cette fiction du vieillard de Méonie, quelle raison a-t-elle ? - Celui en qui prévaut la sagesse, l'esprit et la joie de Dieu, celui-là, croiton, Jupiter l'enlève pour le placer auprès de lui. VII

NON À TOI, MAIS À LA RELIGION

5

Un baudet, à pas lents, portait l'image d'Isis, l'échine ployant sous le poids des saints mystères. Tous ceux qu'il rencontre adorent avec respect la déesse, et s'agenouillent pour lui adresser de pieuses prières. L'âne s'imagine que c'est à lui que tant d'honneurs sont dévolus, et il se gonfle, rempli d'orgueil, - jusqu'à ce que son maître lui dise, le calmant d'un coup de fouet c Le Dieu, ce n'est pas toi, petit âne, c'est celui que tu portes ! > XIV INTELLIGENCE ET COURAGE TRIOMPHENT DE LA CHIMÈRE, À SAVOIR. DE CEUX QUI DISPOSENT D'UNE FORCE SUPÉRIEURE, AINSI QUE DE LA RUSE

De même que Bellérophon, valeureux cavalier, a pu dompter

la Chimère, terrasser le monstre de Lycie, toi aussi, enlevé sur les ailes de Pégase, tu gagnes le ciel et triomphes des monstres orgueilleux par les conseils de la raison. XX

IL FAUT VENIR À POINT

Venir à point rapidement, et néanmoins prendre son temps, sans excessive précipitation ni retard excessif : c'est le conseil de tous, et c'est la leçon à tirer de l'alliance de la flèche et du rémora : du rémora qui est lent, et de la flèche qui vole. XXVII IL NE FAUT OFFENSER PERSONNE, NI EN PAROLES, NI EN ACTION

Némésis • s'attache aux pas des mortels et les suit à la trace, en se tenant le coude, un mors sévère à la main : elle nous avertit

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ANDRÉ ALCIAT

Ne male quid facias, neue improba uerba loquaris, Et iubet in cunctis rebus adesse modum. LIii IN ADVLATORES

5

Semper hiat, semper tenuem, qua uescitur, auram Reciprocat Chamaeleon ; Et mutat faciem, uarios sumitque colores, Praeter rubrum uel candidum. Sic et adulator populari uescitur aura, Hiansque cuncta deuorat, Et solum mores imitatur Principis atros, Albi et pudici nescius. LXXIV TVMVLVS MERETRICIS

Quis tumulus ? Cuia urna ? -

S

Ephyraeae est Laidos. Erubuit tantum perdere Parca decus ? - Nulla fuit tum forma : illam iam carpserat aetas, iam speculum Veneri cauta dicarat anus. - Quid scalptus sibi uult aries, quem parte leaena Vngwous apprehensum posteriore tenet ? - Non aliter captos quod et ipsa teneret amantes Vir gregis est aries, clune tenetur amans.

LXXVI CAVENDVM A MERETRICIBVS

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Sole satae Circes tam magna potentia fertur, Verterit ut multos in noua monstra uiros. Testis equum domitor Picus, tum Scylla biformis, Atque Ithaci postquam uina bibere sucs. lndicat illustri meretricem nomine Circe, Et rationem animi perdere, quisquis amat. LXXXIV

AVAIUTIA

Heu miser in mediis sitiens stat Tantalus undis, Et poma esuriens proxima habere nequit. Nomine mutato de te id dicetur, auare, Qui. quasi non habeas, non frueris quod habes.

Ah ! non

BMBLÈMES

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par là de ne rien faire ou dire de malhonnête, et de garder la mesure en toutes choses. Lill CONTRE LES COURTISANS

S

La bouche ouverte, aspirant et expirant l'air dont il se nourrit, le caméléon change d'apparence et prend les couleurs les plus variées, rouge et blanc exceptés. Ainsi, le courtisan se nourrit des souffles populaires ; la bouche grande ouverte, il dévore tout et imite du prince ce qu'il a de plus noir, ignorant la candeur de la vertu et le rouge de la honte.

LXXIV

LE TOMBEAUDE LA COURTISANE

5

Quel est ce tombeau? En quel pays se trouve-t-il? - C'est celui de Lais, l'éphyréenne. - Ah ! La Parque n'a pas rougi de détruire une si grande beauté ? - Elle l'avait déjà perdue : voilà longtemps que l'âge l'avait rongée et que, devenue vieille, elle avait eu la sagesse de consacrer son miroir à Vénus. - Que signifie le bélier sculpté en bas-relief, et dans les reins duquel une lionne plante ses griffes? - C'est ainsi qu'elle tenait ses amants, car le bélier est le mâle du troupeau, et c'est par les reins qu'on tient un amant. LXXVI ON DOIT SB GARDER DES COURTISANES

S

Si grand était le pouvoir de Circé, la fille du Soleil, que par elle bien des hommes furent changés en bêtes : témoin Picus, dompteur de chevaux, et Scylla à la double forme, et les pourceaux d'lthaque, après qu'ils eurent bu le vin. Circé, sous un nom illustre, figure la courtisane : tout amour ravale l'homme au rang de la bête. LXXXIV L'AVARICE

Tantale meurt de soif, le malheureux, au milieu des eaux, et, mourant de faim, il ne peut atteindre les fruits tout proches. Change le nom : ceci te concerne, avare, qui ne jouis pas plus de ce que tu possèdes, que si tu ne le possédais pas.

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ANDRÉ ALCIAT

LXXXVIII IN DIVITES PVBLICO MALO

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Anguillas quisquis captat, si limpida uerrat Flumina, si illimes ausit adire lacus, Cassus erit ludetque operam ; multum excitet ergo Si cretae, et uitreas palmula turbet aquas, Diues erit : sic ils res publica turbida lucro est, Qui pace, arctati legibus, esuriunt. CIX

'A vtÉpcoc:;,ID

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EST AMOll VlllTVTIS

Die, ubi sunt incurui arcus ? Vbi tela, Cupido, Mollia queis iuuenum figere corda soles ? Fax ubi tristis ? Vbi pennae ? Tres unde corollas Fert maous? Vnde aliam tempora cincta gerunt? - Haud mihi uulgari est, hospes, cum Cypride quicquam, Vila uoluptatis nos neque forma tulit. Sed puris hominum succendo mentibus ignes Disciplinae, animos astraque ad alta traho. Quatuor eque ipsa texo uirtute coro1las, Quarum, quae Sophiae est, tempora prima tegit. CXVIII VlllTVTI

FORTVNA COMES

Anguibus implicitis, geminis caducem alis Inter Amaltheae comua rectus adest. Pollentes sic mente uiros, fandique peritos Indicat, ut rerum copia multa beet. CXX

PAVPERTATEM SVMMIS INGENIIS OBESSB NE PROVBHANTVR

Dextra tenet lapidem, maous altera sustinet alas : Vt me pluma leuat, sic graue mergit onus. Ingenio poteram superas uolitare per arecs, Me nisi paupertas inuida deprimeret. CLVII

TERMINVS

Quadratum infoditur firmissima tessera saxum, Stat cirrhata super pectore imago tenus,

EMBLDIES

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LXXXVIII CONTRE CEUX QUI S'ENRICHISSENT SUR LE MALHEUR PUBLIC

5

Le pêcheur d'anguilles, s'il fouille une rivière limpide, s'il poursuit sa proie dans les lacs d'eau vive, perd sa peine et revient bredouille. Mais s'il remue beaucoup de vase, en troublant de sa rame les eaux glauques, il s'enrichira : de même les troubles de l'Etat profitent à ceux que la faim tenaille dans la paix publique, quand ils ont les mains liées par les lois. CIX ANTÉROS, OU L'AMOUR DE LA VERTU

S

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Où est, dis-moi, ton arc recourbé ? Où sont, Cupidon, les flèches dont tu transperces les cœurs trop tendres des adolescents ? Où est ta torche funeste? Et tes ailes? D'où vient que ta main porte trois couronnes, et qu'une quatrième ceint tes tempes ? - Passant, je n'ai rien de commun avec la Cypris vulgaire, je ne suis le fils d'aucune forme de plaisir, mais j'allume dans le cœur purifié des mortels l'ardent désir de la science et je tourne les âmes vers le ciel. Ces quatre couronnes, je les tresse des fleurs mêmes des quatre vertus, mais je pare mon front de la plus belle, celle de la sagesse. CXVIII LA FORTUNE COMPAGNE DE LA VERTU

Un caducée, avec deux ailes et des serpents entrelacés, dressé entre deux cornes d'abondance : ceci est le symbole de l'aisance dont jouissent ceux qui joignent l'art de la parole à une intelligence transcendante. CXX

LA PAUVRETÉ EST UN OBSTACLE À LA RÉUSSITE DES ESPRITS SUPÉRIEURS

Dans ma main droite, une pierre, à la gauche, des ailes : si la plume me soulève, le poids me fait retomber sur le sol. De même, mon esprit m'eût enlevé jusqu'au ciel si la pauvreté envieuse ne m'eOt rivé à la terre. CLVII

LE DIEU TERME

Une pierre quadrangulaire est fichée en terre, reposant sur un socle inébranlab!e ; dessus se dresse un buste et une tête bouclée,

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5

ANDRÉ ALCIAT

Et sese nulli profitetur cedere : talis Terminus est, homines qui scopus unus agit. Est immota dies, praefixaque tempora fatis, Deque feront primis ultima iudicium. CLXXX ELOQVBNTIA FORTITVDINE PRABSTANTIOll

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Arcum laeua tenet, rigidam fert dextera clauam, Contegit et Nemees corpora nuda leo. Herculis haec igitur facies ? Non conuenit illud Quod uetus, et senio tempora cana gerit. Quid quod lingua illi leuibus traiecta catenis Queis fissa facileis allicit aure uiros ? Anne quod Alciden lingua, non robore, Galli Praestantem populis iura dedisse feront? Cedunt arma togae, et quamuis durissima corda Eloquio pollens ad sua uota trahit.

EMBLÈMES

5

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proclamant qu'elle ne le cède à personne : c'est le Terme •, but unique de tous les hommes ; c'est le jour immuable, l'instant fixé d'avance par les destins, la dernière heure, celle qui juge toutes les autres. CLXXX L'ÉLOQUENCE L'EMPORTE SUR LB COURAGE

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Cet homme tient un arc dans sa main gauche, une lourde massue dans sa main droite, son corps nu est couvert de la peau du lion de Némée. C'est donc le portrait d'Hercule? Pas tout à fait, car il est vieux, et l'âge lui a blanchi les tempes. Et pourquoi partent de sa langue ces fils ténus, par lesquels il attire à lui par l'oreille d'autres hommes consentants? La raison n'est-elle pas dans la tradition gauloise d'un Alcide • plus puissant par la langue que par la force et donnant des lois aux nations ? Les armes le cèdent à la toge, la puissance de la parole est capable de fléchir à son gré les cœurs les plus endurcis.

PALINGÈNE (1500 ou 1503 ?-1543)

On ne possède que peu d'éléments sur la vie de PIBR ANGELOMANZ0LLI(ou PALINGENIUS STBLLATUS, MARZOLLIselon certains), nom véritable de MARCELLUS l'auteur du Zodiacus Vitae. Il serait né à la Stellata ou Stellada, près de Ferrare, dont l'université et la cour, sous la princesse Renée de France, sont un foyer et un refuge pour les idées nouvelles. Peut-être exerça-t-il la médecine. Dédié à Hercule d'Este, son livre aurait été écrit entre 1520 et 1534, date vraisemblable de sa publication à Venise. Il meurt à Venise en 1543. En 1549 le Saint-Office mettra le livre à l'index, le corps de l'auteur sera exhumé par rinquisition, brûlé et ses cendres dispersées au vent.

Il ne reste plus rien de l'être réel de Pier Angelo Manzolli. Mais déjà, en substituant au nom et au lien de nature le pseudonyme, signe d'une filiation spirituelle et quasi initiatique, l'humaniste s'était renoncé comme être de chair pour se retrouver, à un plan supérieur, celui de de l'esprit : véritable re-naissance, que traduit pleinement le nom même de Palin-genius - tandis que le surnom (Stellatus), par son ambiguïté, renvoie à la fois au village natal, au sujet du livre et plus mystérieusement sans doute à une promesse d'éternité. Il a un lien évident avec le sujet, le titre et la métaphore organisatrice du livre, le Zodiaque de la vie, en douze livres, correspondant à chacun des douze signes. Ce grand poème, étrange, inégal, où, à des mouvements lyriques puissants, à une éloquence passionnée de grand prédicateur, à des audaces de visionnaire, succèdent des développements incolores, didactiques et prosaïques appartenant au registre stylistique de la satire, témoigne de la virilité spirituelle et morale de la Renaissance. Avec une énergie héroïque, l'auteur y appelle à la libération par la sagesse, d'ailleurs soigneusement distinguée de la science. Confiance exclusive dans la raison, dans la rationalité pure, contre l'opinion, l'autorité et, au besoin, contre le dogme, constance dans la pratique de la vertu qui seule nous élève au-dessus des passions, de la Fortune et de la mort elle-même, et en nous dépouillant nous permet d'accéder à la vie spirituelle : tels sont les deux fondements de la liberté philosophique. Tandis qu'un idéalisme stoïcien renouvelle la condamnation des richesses, de la volupté, de la puissance, de la gloire, que s'exaspère le dualisme platonicien entre la vie selon les sens et la vie selon l'esprit, le grand thème pessimiste, ascétique et chrétien, de l'Ecclésiaste trouve

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PALINGÈNE

des accents d'une intensité et d'une ampleur tragiques dans la satire impitoyable de nos vices, la dénonciation sarcastique de nos misères et de nos limites, dans la proclamation du néant de toute vie terrestre, dans la glorification de la mort libératrice. Mais cette entreprise d'humiliation de l'homme prend son véritable sens et son relief de la certitude de la grandeur infinie de Dieu, créateur et âme unique de l'univers, et de l'univers, éternel et infini comme lui. D'un côté, affirmation de l'incommensurabilité du fini à l'infini, répudiation indignée de tout anthropocentrisme, acharnement féroce à ôter tout à l'homme pour donner tout à Dieu; de l'autre, pourtant, exhortation à développer le c quiddam divinum in nobis >, afin de s'élever par l'ascèse à la sphère de l'éternel : le poème, comme la vie de l'esprit selon Palingène, est fait de cette tension. La religion est l'expression la plus haute de cette spiritualité, non la religion officielle, mais une religion libre de tout compromis mondain et utilitaire. Réaction d'une âme profondément offensée, les violentes attaques contre le ritualisme et le matérialisme hypocrite de l'Eglise romaine ne furent certainement pas étrangères à la condamnation posthume. Mais ses abus avaient été maintes fois dénoncés, et du sein de l'Eglise ellemême. Autrement subversive dut paraître l'hétérodoxie de certaines thèses : la vision éléatique d'une nature éternelle et immuable, soumise aux lois d'un rigoureux déterminisme qui fonde la science humaine ; l'audacieuse conception, exposée au douzième livre, d'un univers en trois parties, sub-céleste, céleste, supra-céleste, cette dernière étant la lumière infinie émanant de Dieu ; l'idée que Dieu, être parfait et bienheureux, n'a nul souci des créatures et ne saurait en particulier être offensé par leurs péchés ; inversement la croyance en la magie et en la possibilité de commercer avec les esprits inférieurs... Par certaines de ces vues, Palingène se rattache, malgré son moralisme fondamental, aux courants les plus constructifs de la pensée théorique de la Renaissance : au nouveau naturalisme et aux filons platonicien et néo-platonicien; et l'on comprend l'admiration qu'un Giordano Bruno a pu nourrir pour cet ouvrage ; plus largement, il participe à l'ambitieux dessein auquel paraissent concourir tous les travaux de l'époque : réaliser la synthèse de tous les systèmes philosophiques, mystiques, hermétiques, de toutes les traditions, occultes ou non. Enfin, autant que les idées exprimées, la méthode devait apparaître comme une provocation, avec ses appels constants au libre examen ; sans compter le caractère ésotérique, initiatique, d'un enseignement qui, rejoignant la confiance humaniste dans l'écriture (et dans l'Ecriture) prétendait permettre au lecteur, à celui qui sait lire, au-delà de toute institution, une accession personnelle à la connaissance des choses sacrées. Un tel livre ne pouvait qu'être condamné par ~me institution dont le pouvoir se fondait justement sur l'exercice monopolistique de la vérité.

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TEXTE : Marcelli Palingeni Stellati Zodiacu.s Vitae, hoc ut de homini., vita, studiis ac moribus optime instituendls, ed. C. H. Weise •••, Leipzia, 1832. TRADUcnONS : anglaise par BARNABY Goooos, 1560 Oes trois premiers livres), 1565 (les douze livres) ; françaises, par ScÉVOLE DB SAINTE-MARTHE, Paris, 1569 (le troisième livre, qu'il intitule Contre la gourmandise) ; surtout, par LA MONNERIE, La Haye, 1731-1732, en 2 vol., avec notes; allemande, par FRANZScwSLING,Leipzig, 1788. OUVRAGES CRITIQUES : G. BoRolANI,M.P. St. e il suo poema, lo c Z.V. >, Citta del Castello, 1912; E. TR01Lo, Un poeta filosofo del' 500, M.P.St., Rome, 1912; B. CROCE,Lo Z.V. del Palingenio, in c Poeti e Scrittori del pieno e del tardo Rinascimento >, Bari, 1952, chap. 9 ; G. SAITTA, li poeta filosofo P. St., in c Il pensiero italiano nell'Umanesimo e nel Rinascimento >, Florence, 1960-1961, Il, c. 8. - Egalement : E. GARIN,La cultura filosofica del Rinascimento italiano, Ricerche e documenti, Florence, 1961, c. 6; A. KOYRÉ, Du monde c/01 d l'univers Infini, P.U.F., 1962, chap. 1 ; A. M. ScllMIDT,La poésie scientifique au XVI" siècle, Paris, 1939 (et l'article de L. FÈVRB,Cosmologie, occultisme et poésie au XVI• siècle, in c Ann. Hist. soc. >, 1, 1939.)

ZODIACVS VITAE Namque elementorum certe est uilissima tellus, Et quasi faex quaedam : idcirco faber optimus illam Inferiore loco fixit, multumque remoto, Vt quantum posset distaret ab aethere puro : Densauitque globum, ut minor et contractior esset, Caelicolumque minus turbaret lumina, quando lmmensi spectare uelint penetralia mundi 1• Quum caelum sit tam immensum, tantique decoris, Conspicuum tot sideribus, tam nobile corpus, Desertum et uacuum et solum incultumque manebit ? Terra autem innumeris gaudebit et unda colonis ? An mare uel tellus locus est iucundior atque Pulchrior et melior, uel toto maior Olympo? Propter quod potius, quam aether, mereantur habere Tot ciues, et tam uarüs animalia formis ? An regis prudentis erit, fabricare palati lngentem molem, peregrino marmore et auro Egregiam, et mire speciosam intus forisque, Nolle tamen (stabulo excepto) permittere quenquam Tam pulchras habitare aedes, uacuasque tenere ? Nempe est totius mundi stabulum terra, in qua Sunt omnes sordes, puluis, coenumque, fimumque, Ossa, putres cames, uaria excrementa animantum. Quis memorare unquam tot foeda immundaque posset, Quae tellus et pontus habent ac semper habebunt ? Quis nescit pluuias, nehulas, nubesque niuesque, Proelia uentorum, tempestatumque furores, Quae mare pertubant, quatiunt terram, aera uersant? Terra tamen pontusque tenent animalia multa : At caelum uacuum, uacuum caelum esse putatur ? 0 uacuae potius mentes, quae creditis istud ! Quippe suos etiam ciues habet aether, et astra Singula, sunt urbes caeli, sedesque deorum. Illic et reges, populi inueniuntur et illic : Sed ueri reges, populi ueri, omnia uera ; Non, uelut hic, umbrae simulacraque inania rerum, Quas cito mors rapit, et tempus terit, inquinat, aufert. Illic felices, immortales, sapientes : Hic habitant miseri, mortales, insipientes. Illic pax et lux regnant, et summa uoluptas 1. VII, 198-204.

LE ZODIAQUE DE LA VIE LA TBRllE ET LE CIEL

Car la Terre est le plus vil des éléments, et pour ainsi dire leur lie : c'est pourquoi le grand Ouvrier l'a mise à l'endroit le plus bas, pour la séparer autant qu'il était possible de l'élément pur, l'éther. Et il l'a rassemblée en un globe rond, pour qu'ainsi resserrée et réduite elle ne risquât pas d'offusquer les regards des dieux, désireux de contempler l'univers infini jusque dans ses abîmes. Quoi ? Quand le ciel est si vaste, d'une beauté si sublime, étincelant

de tant d'astres, doué d'un si noble corps, il restera désert, vide, abandonné, inhabité? Et la terre et l'onde, elles, se prévaudront d'un peument innombrable ? La terre et la mer seraient-elles un lieu d'habitation plus agréable, plus beau, plus parfait, plus grandiose, que !'Olympe tout entier ? A quel titre mériteraient-elles, plutôt que l'éther, d'abriter tant de populations, tant de variétés d'êtres vivants ? Est-ce la politique d'un roi sage d'édifier l'architecture imposante d'un palais, éblouissant de marbres exotiques et d'or, merveilleusement décoré, en façade comme à l'intérieur, et de refuser de loger personne dans une si belle demeure, et de la garder vide, l'étable exceptée? Car la terre n'est autre que l'étable de l'univers tout entier, elle qui est le réceptacle de toutes les ordures, poussière, fange, fumier, os, chair pourrie, excréments divers des êtres vivants - qui pourrait énumérer toutes les saletés et immondices que la terre et la mer renferment et renfermeront toujours dans leur sein? Qui ignore les pluies, les brouillards, les nuées et les neiges, les combats des vents, les fureurs des tempêtes, qui bouleversent la mer, ébranlent la terre, brassent les airs ? Malgré cela, terre et mer sont peuplées d'espèces innombrables, et on voudrait que le ciel soit vide ? Vide, le ciel ? Vides plutôt les esprits qui entretiennent de telles bévues! Car l'éther a bel et bien ses citoyens, les astres sont autant de villes célestes, autant de demeures divines. Il y a là-haut des rois, il y a là-haut des peuples, mais les vrais rois, les vrais peuples, tout y est véritable, au contraire des ombres et vains fantômes des choses d'ici-bas, que la mort emporte en un instant, que le Temps use, souille, et finalement anéantit. Là-haut siègent les Bienheureux, les Immortels, les Sages : ici-bas les misérables, les mortels, les insensés. Là-haut règnent la Paix, la Lumière et la Volupté

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Hic bellum assiduum et tenebrae et pnus omne doloris. I nunc, et lauda terram banc, banc dilige uitam ! lmo aude, o demens stabulum hoc praeponere caelo 1 ! Extra ipsum uero caelum et supra omnia corpora Esse alium mundum meliorem incorporeumque, Qui non percipitur sensu, sed mente uidetur, Nonnulli credunt, nec res est dissona uero. Nam si nobilior sensu et praestantior est mens, Cur habeat proprium mundum, propria entia sensus, Quae uere existant, quae percipiantur ab ipso : At mens, sola manens, proprio non gaudeat orbe, Nilque habeat per se existens, sed somnia tantum Apprendat, tunuesque umbras, et inania spectra, Quae non existunt per se, uera entia non sunt ? Aut igitur mens est nihil, aut natura creauit Menti consimilem mundum, qui continet in se Res ueras, stabiles, puras, immateriales, Quae per se existunt melius, quam sensibiles res. Hic ille archetypus mundus, pedectior isto Sensibili, quanto sensu pedectior est mens : In quo sol deus est summus, diique astra minores. Ergo plura etiam, quum sit pedectior, in se Continet, ac diuersa magis, quam materialis Corporeusque orbis : sed nil corrumpitur illi, Nil motum, nil tempus habet : sunt omnia fixa, Aeterna, absque loco, et nullis obnoxia damnis. Illic sunt causae, et cunctarum semina rerum. Sensibilis mundus mundo refluxit ab illo Mentali archetypo, et quaedam est illius imago. Omnia sed pedecta illic, atque undique tota : Hic sunt particulae rerum, quae multiplicantur Materiae uitio : sic plures efficiuntur Cerui : namque illic uirtus est una creatrix Ceruorum : uulpes facit haec, facit illa leones. Sic de aliis dico, quae noster continet orbis, Quae numero plura, at specie clauduntur in una. Omnia proueniunt suntque a uirtutibus illis. Haud aliter fabri magna exercentur in urbe ; Quisque, suo incumbens operi, diuersa laborat. Quare ex particulis hic mundus constat : at ille Ex totis, uiuis per se, distantibus a se•. 1. XI, 588-623.

2.

VII,

'458-496.

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souveraines : ici-bas, la guerre perpétuelle, les ténèbres, et toutes les formes de la souffrance~Continuez, après cela, à louer notre terre et notre vie mortelle ! Osez, fous que vous êtes, préférer cette étable au Ciel ! Qu'il existe, hors de ce ciel lui-même et au-delà de tous les corps, un autre monde, meilleur et incorporel, non perceptible par les sens, mais saisissable par l'esprit, c'est ce que croient quelques-uns, non sans apparence de vérité. Car si l'esprit est plus noble et plus éminent que les sens, pourquoi ceux-ci auraient-ils un monde à eux, des êtres à eux, doués d'une existence véritable et susceptibles d'être perçus par eux ; tandis que l'esprit, réduit à lui-même, ne jouirait pas d'un monde à lui, n'aurait point d'êtres doués d'une existence propre, il n'embrasserait que chimères, qu'ombres inconsistantes, que vains fantômes, sans existence propre, sans réalité véritable? Par suite, ou l'esprit lui-même n'est rien, ou la Nature lui a créé un monde qui lui est propre, et qui contient des choses vraies, stables, pures, immatérielles, qui existent par elles-mêmes et d'une façon plus parfaite que les choses sensibles. C'est le monde archétype, qui l'emporte d'autant plus en perfection sur le monde sensible que l'esprit est plus parfait que les sens. La divinité suprême en est le Soleil et les dieux de second ordre en sont les astres. Donc ce monde, étant plus parfait, renferme plus de choses, et plus diversifiées, que le monde matériel et corporel ; mais en outre il est absolument exempt de corruption, soustrait au mouvement et au temps : tout y subsiste, fixe, éternel, non limité par l'espace, non sujet à l'altération. U sont les Causes et les Semences de toutes choses. Le monde sensible découle de ce spirituel Archétype, dont il offre en quelque sorte une imitation. Mais là ne se rencontrent que des entités parfaites, des totalités : ici des réalités partielles, multipliées par la faute de la matière : c'est celle-ci qui, à partir d'un modèle créateur unique, multiplie le nombre des cerfs, des renards, des lions, et ainsi de tous les autres êtres que contient le monde que nous habitons. Toutes les choses qui sont multiples par leur nombre et uniques par leur espèce en procèdent, et ils ne doivent leur être qu'aux vertus de ces Archétypes : de la même façon que dans une grande ville les divers artisans produisent des objets différents, chacun dans sa spécialité. Ainsi donc le monde que nous habitons n'est composé que de parties, le monde original est composé de Touts, vivant chacun par lui-même et d'une nature différente les uns des autres.

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. .. Sunt qui extra caelum credant nihil esse putentque Aetheris in summo dorso consistere fines Rerum, quos ultra natura extendere uires Non queat ipsa suas ac debilitata quiescat. Quod falsum ratione mihi suadente uidetur. Nam si illic finis rerum est, ubi desinit aether, Cur nihil ulterius fecit Deus ? An quia sciuit Nil facere ulterius, propria defectus ab arte ? An quia non potuit 1 Sed iure negatur utrumque. Quippe Dei nullis est clausa scientia metis, Et nullum patitur diuina potentia finem. Non etenim res ulla Deum concludere certis Limitibus potuit, nec se ipse coercuit ultro. Magna loquor : tamen haec ratio quoque magna probabit. Si res ulla Deum finit uel terminat, ergo Fortior res est illa Deo, nam quomodo posset Efficere id, si non ipsum superaret agenda, Quem finire cupit, quem circumscribere quaerit ? At res nulla Deum superat, neque fortior ipso est. Quare nec finire potest, nec se Deus ultro Limitibus cinxit : quis enim sibi ponere fmem Vellet, cum posset liberrimus esse, suasque Quantumcumque sibi libeat diffundere uires ? ... His ita praepositis concludimus : infinitum Esse Dei omnipotentis opus, ne uana potestas lllius dici, et ne uana scientia possit. Nam si extra caelum sciuit potuitque creare Piura quoque et maiora Deus, sed noluit : ergo Scire ac posse suum frustra est, et prorsus inane . ... Atqui infinitum corpus posse esse negauit Doctus Aristoteles : ego in hoc assentior illi. Quippe extra caeli fines non ponimus ullum Corpus, sed puram, immensam et sine corpore lucem Lucem qua nostri Solis longe minor est lux ; Lucem quam terreni oculi non cemere passent ; Lucem quam ex sese effundit Deus infinitam ; In qua habitant cum rege suo dii nobiliores : Caetera turba minor uersatur in aethere semper. Ergo triplex regnum est ac mundi portio triplex, Caelestis, subcaelestis, quarum utraque fine Clausa suo est, reliquam non ullus terminus ambit, Quae supra caelum splendescit lumine miro. Forte aliquis dicet, nullam sine corpore lucem Posse dari, unde extra caelum lucem esse negabit

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Il y a des gens pour croire que, hors l'enceinte du ciel, il n'y a rien, qui s'imaginent qu'en la voOte du firmament sont les confins de l'Univers; que par-delà ces bornes, la Nature est impuissante à agir et qu'elle s'y arrête, languissante. Mais la raison nous persuade du contraire. Car si la matière finit là où s'achève l'éther, pourquoi Dieu n'aurait-il rien fait au-delà ? Serait-ce parce qu'il n'aurait rien su faire de plus, trahi par son propre savoir, ou parce qu'il ne l'aurait pas pu ? Aucune de ces deux hypothèses n'est admissible. Car la Sagesse divine ne connaît point de bornes, et la Puissance divine ne souffre point de limites. II n'existe en effet aucun être susceptible de le borner et il n'a pu décider de s'imposer des bornes à lui-même. J'avance là de grandes choses, mais je vais les prouver par des arguments très forts. Si quelque chose est capable de limiter et de borner Dieu, cette chose est plus forte que Dieu lui-même : car comment pourrait-elle y parvenir, si son action ne surpasse pas en puissance celui qu'elle entend limiter, celui qu'elle s'efforce de contenir? Mais il n'y a rien qui l'emporte sur Dieu, qui soit plus puissant que lui. Donc rien ne peut limiter Dieu et d'autre part Dieu ne s'est pas donné des bornes à lui-même : quel est en effet l'être qui voudrait se limiter lui-même, alors qu'il pourrait être parfaitement libre et étendre sa puissance aussi loin qu'il le voudrait ? Après cela, nous devons conc1ure que l'ouvrage du Tout-Puissant est infini : sans quoi sa puissance et sa science pourraient être regardées comme également illusoires. Car s'il a su et pu créer quelque chose de plus beau et de plus grand que les Cieux, et qu'il ne l'ait pas voulu, alors sa science et sa puissance deviennent inutiles. Pourtant, le savant Aristote se refusait à admettre l'existence d'une matière infinie : je suis d'accord avec lui sur ce poiftt. Car au-delà des frontières du Ciel je ne pose point l'existence d'un être corporel. Mais une lumière pure, infinie et immatérielle ; une lumière qui éclipse de loin la lumière de notre Soleil ; une lumière que les yeux mortels ne sauraient percevoir ; une lumière infinie, émanée de Dieu lui-même, et où habitent, avec leur roi, les dieux du rang supérieur. Les autres, les dieux inférieurs, vivent éternellement dans l'éther. Il y a donc trois régions dans le royaume, le monde se divise en trois parties : céleste, subcéleste, dont chacune est limitée ; quant à la dernière, aucune frontière ne la borne : au-dessus du ciel, elle resplendit d'une merveilleuse lumière. Peut-être m'objectera-t-on qu'il ne peut y avoir de lumière incorporelle, et à partir de là affirmera-t-on qu'il ne saurait y avoir de lumière au-delà

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Sed frustra oblatrat nobis frustraque resistit. Nam ratio mea dicta probat, uerumque tuetur

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Verum aliquis nunc me dubitans fortasse rogabit, An praeter lucem quam diximus infinitam, Quicquam aliud quoque sit, magni extra moenia mundi. Sit licet indignum atque impar mortalibus ausis, Ire tamen tentabo uiam, qua nulla priorum Hactenus apparent nobis uestigia uatum, Thesaurosque Dei conabor pandere terris, Si Deus ipse uolet solitoque fauore iuuabit. Principio patrem rerum auctoremque fatendum est Esse Deum, aque ipso omne bonum pulchrumque creari. Quin summum pulchrum atque bonum uere ipse uocatur. Ergo ubicumque manet Deus, illic gloria secum Stat sua et omne bonum ac pulchrum reperitur ibidem. Quocirca quicquid tellus et pontus et aether Pulchri habet atque boni totum illud cemitur extra Caelestes orbes, ubi summi est regia patris. Et quanquam rebus non ulla in talibus insit Materia, baud ideo tamen entia falsa putato. Nam sunt uera magis, magis et perfecta magisque Pulchra bis, materiae quibus est data portio, rebus. Forma etenim. quaecumque ipsam se sustinet, absque Materiae auxilio, longe est perfectior illa Quae sine materia per se consistere non quit. Ergo illic formae rerum sine materia sunt Perfectae ac purae, quas nec longaeua uetustas Laedere,nec uis ulla pot est dissoluere fati. Plurima sunt illic etiam pulcherrima, quae non Corporeo in mundo omnipotens natura creauit. Ex quibus emanant felicia gaudia diuis, Gaudia quae nequeunt humana uoce referri ; Gaudia quae nullo possunt amittier aeuo. Has formas incorporeas diuina Platonis Mens olim agnouit : quamuis turba inuida tanti Scripta uiri carpat, risuque illudat amaro. Sed cunctis non nosse datum est mysteria diuum; Pauci haec percipiunt, mundi quibus annuit auctor, Datque suum, ut possint speculari talia, lumen. Postremo diuum sunt illic millia tot, quot t. xn, 20-42; 53-58; 71-87.

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du ciel : c'est en vain que mon contradicteur aboie contre moi, en vain qu'il cherche à me réfuter. Car la raison prouve la vérité de mes paroles, et la vérité les assure. Mais peut-être quelque sceptique me demandera-t-il si, outre la lumière infinie dont nous venons de parler, il y a encore quelque chose au-delà des remparts du monde. Bien que le sujet ne soit guère à la mesure et à la portée des esprits mortels, j'essaierai de m'avancer encore sur cette voie où l'on ne discerne les traces d'aucun poète qui m'ait précédé. Je tâcherai de révéler à la terre les trésors de Dieu, si Dieu le veut et s'il m'accorde sa faveur, comme il l'a toujours fait. Tout d'abord, il faut confesser que Dieu est le Père et le Créateur de toutes choses, et l'auteur de tout ce qui est bien et beau. Mieux : il porte lui-même le nom de Souverain Bien et d' Absolue Perfection. Donc, partout où il se trouve, sa gloire l'accompagne et on trouve là tout ce qui est bien et beau. Aussi, tout ce que la terre, la mer, l'éther, ont de beau et de bon, tout cela se voit au-delà des cercles des sphères célestes, où se trouve le palais de ce Père souverain. Et quoique ces êtres soient absolument immatériels, tu ne dois pas les regarder comme inexistants : car ils sont plus vrais et plus parfaits et plus beaux que les choses qui participent de la matière. En effet, toute forme qui se soutient par ellemême et sans le secours de la matière est de loin plus parfaite que celle qui ne peut exister en soi et sans la matière. Donc, les formes qui sont là-haut immatérielles, sont parfaites et pures : le temps ne peut pas plus les altérer que les coups du destin les défaire. Il y a en outre là-haut quantité de choses très belles, que la Nature toute puissante n'a pas créées dans le monde corporel, et d'où émanent pour les dieux des joies sublimes, ineffables, inentamables et éternelles. Ces formes immatérielles, le divin esprit de Platon les a reconnues jadis. En vain, la foule des envieux déchire à plaisir les écrits de ce philosophe de génie et ricane à son sujet : il n'est pas donné à tout le monde de connaître les divins mystères, peu d'hommes les peuvent concevoir : ceux auxquels le Créateur a donné cette grâce, auxquels il a prêté sa lumière pour qu'ils puissent se livrer à de telJes spéculations. Et enfin il y a là-haut les dieux, autant de milliers qu'il y a de feuilJes

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Vel frondes habet omne nemus, uel littus arenas, Vel pisces Nereus, uel stellas maximus aether. lmmo horum numerus numero non clauditur ullo : Nam cur finitos fecit Deus infinitos, Si potuit facere ut sua gloria latior esset ? Praesertim quum sit prorsus sine limite mundus, Vt supra ostensum et stabili ratione probatum est. Verum incorporei quum sint omnique carentes Materia, idcirco mutantur tempore nullo, Non senio aegrescunt et nil patiuntur amari ; Non somno aut esca utuntur, nullumque laborem Norunt, perpetua est illis et laeta iuuentus, Summaque libertas : nulli seruitur ab ullo, Nec quisquam cogit, nec quisquam cogitur, unum Dumtaxat Dominum agnoscunt Regemque Patremque Communem cunctis : ilium uenerantur amantque, Vitro illi adsistunt, parent ultro atque ministrant, Gaudentes, eius laudes et facta canentes, Quisque illi studet obsequio ac pietate placere. Bella absunt, odio nullo inuidiaue Jaborant ; Pax aetema uiget, concordia maxima, amorque Mutuus est illis semper, nuJia insidiarum Suspicio, nullusue dolus sentitur ab illis. Denique totius pars illa est optima mundi 1• Est quiddam in nobis diuinum, mensque uocatur, Ac ratio : id capite in summo natura locauit, Atque illi uoluit famulos assistere sensus, Quorum opera caelum, terras, mare, et omnia posset Percipere, immenso quae comprenduntur ab orbe. Est aliud quiddam mortale in pectore clausum, Cuius ope augemur, uegetamurque, igne ministro : (Sic placitum est superis) hoc mentem hostiliter urget, Detrahit, infestat, turbat : multusque satelles Huic etiam parti non deest, ignaua uoluptas, Ira, dolor, metus, atque timor, simul ardor habendi Improbus, ambitioque nocens, caput obsita fumo 1 • Ebria sic mens affectu fit, nec minus, ac si Ascendat temeti vapor, inuertatque cerebrum, Turbatur misera, et nebulis inuoluitur atris •. Namque caro aduersus mentem consurgit et illam 1. XII, 158-219. 2. VIII, 448-459.

3. Vlll, 501-503,

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LB ZODIAQUEDB LA VIE

dans la forêt, de grains de sable sur le rivage, de poissons dans le royaume de Nérée, d'astres dans le ciel immense. Ou plutôt leur nombre n'est contenu par aucun nombre, car pourquoi Dieu aurait-il imposé une fin à l'infini, s'il avait le pouvoir de faire que sa gloire rot plus grande encore ? D'autant plus que le monde lui-même est sans limites, comme on l'a montré plus haut et prouvé par un raisonnement irréfutable. Mais comme ils sont incorporels et absolument immatériels, pour cette même raison ils sont inaltérables, éternellement ; ils ne souffrent pas de la vieillesse, ne connaissent aucun chagrin, n'ont besoin ni de sommeil ni de nourriture, ne se livrent à aucun travail, mais jouissent d'une perpétuelle jeunesse joyeuse, d'une liberté absolue ; point de domination : nul n'exerce ni ne subit de contrainte, à ceci près : tous ne reconnaissent qu'un Maître, qu'un Roi, qu'un Père, commun à tous : ils l'adorent et l'aiment et spontanément lui font cortège et lui obéissent et le servent spontanément, joyeusement, en chantant ses louanges et ses hauts faits. Chacun désire lui plaire par sa soumission et par sa piété. La guerre y est inconnue ; nulle haine ni jalousie ne les travaille. Il règne là une paix éternelle, une concorde absolue, un amour mutuel les unit à jamais ; pas le moindre soupçon d'embücbes, pas la moindre intention de tromperie. Bref, là se trouve la région privilégiée de l'univers.

MISÈRE DB L'HOMME

Il y a en nous quelque chose de divin, qu'on appelle esprit ou raison; la Nature l'a placé dans la tête comme au lieu le plus élevé, et elle a ordonné que les sens en fussent les serviteurs, par le secours desquels l'homme pût percevoir le ciel, les terres, la mer, et toutes les choses qui sont comprises dans l'univers. Il y a aussi quelque chose de mortel, renfermé dans notre sein, grâce à quoi nous croissons et vivons, par le ministère du feu. Cet autre élément est l'ennemi juré de l'esprit (les dieux l'ont voulu ainsi), il le débilite, l'altère, le trouble. Lui non plus ne manque pas d'alliés tout dévoués : la Volupté paresseuse, la Colère, la Douleur, !'Appréhension et la Crainte, la détestable Cupidité, la funeste Ambition, à la tête pleine de fumée.

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Les passions n'enivrent pas moins, ni autrement, l'esprit que la vapeur du vin quand elle monte à la tête et dérange le cerveau. Elles le troublent, le malheureux, et l'enveloppent dans de noires nuées.

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La chair se dresse contre l'esprit et lui fait une guerre perpétuelle.

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Continuo exercet bello. Leuis astra petit mens At grauis astra caro refugit, terrcnaque tantum Appetit. Est etenim terra, in terramque redibit. Sic duo tam diuersa Deus compegit in unum 1•

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Esse malae per se nequeunt, nec sponte suapte ln uitium tendunt animae, quarum aethere ab alto Est genus, et quarum diuino e semine origo est : Nec praua esse potest per se natura animarum, Quas Deus ipse creat, quo nil auctore mali fit : Sed sunt quaedam aliae causae, quae in Tartara caeca Detrudunt miseras, et multo crim.ine foedant In primis uero corpus : nam carceris instar Est animae, quam dum membrorum nexibus arcte Implicat, aethereae mentis suffocat acumen, Haud secus ac intus positam uas fictile Dammam, Et nebulae nitidum obducunt Hyperionis orbem •.

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Prima igitur labes animae, et contagio prima, Praecipuumque malum, quod culpa corporis illi Euenit, est ueri atque boni ignorantia, de qua Iudicium falsum exoritur : quae maxima pestis Humano est generi, de qua duo monstra creantur, Stultitia atque scelus : sed ab bis mala cuncta duobus Proueniunt, quaecumque homines patiuntur aguntue •.

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0 uiles crassasque animas, et ab aethere prorsus Auersas, nil egregium et sublime putantes, Sed pecudum more in terras tantum aspicientes ' t

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Post haec i1lecebras omnes fuge corporis, atque Frena uoluptati durissima pone : uoluptas Improba pemiciem ingentem mortalibus affert, Nil magis aduersum est uirtuti. Tendere sursum Nititur assidue cognata ad sidera uirtus : Contra, inimica polo, semper petit ima uoluptas, Et pecudum in morem despectat cernua terram, Suffocans animi uires et corporis : unde lgnauos facit, et morbos inducit amaros. Haec illa est Circe, haec Siren, hic hamus m1qui Daemonis, hoc laqueo innumeros capit, et prohibet ne Post mortem patrii redeant ad limina caeli 1 •

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Quam multae pecudes humano in corpore uiuunt • ! 1. VIII, 516-S20.

3. IX, 254-260.

2. IX, 217-228. 4. IX, 288-290. 5. IX, 788-799.

6. IX, 920.

LE ZODIAQUE DE LA VIE

273

L'esprit, par sa légèreté, tend vers les astres, mais la chair, par sa lourdeur, refuse de s'élever et ne désire que les choses de la terre, parce qu'elle est terre elle-même, et doit retourner à la terre. C'est ainsi que Dieu a rassemblé deux choses si opposées en un même sujet.

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Les âmes ne peuvent être mauvaises par elles-mêmes, elles ne se livrent pas au vice de leur propre mouvement, puisqu'elles sont émanées de l'éther et tirent leur origine d'une semence divine; la nature des âmes ne peut être vicieuse par elle-même, puisque c'est Dieu lui-même qui les a créées, et qu'il n'est l'auteur d'aucun mal. Mais il y a d'autres causes qui les précipitent, les malheureuses, dans le noir Tartare, et les souillent de bien des crimes : et d'abord le corps, qui est la prison de l'âme et qui, pendant qu'elle est étroitement unie aux membres, émousse la pointe délicate de l'esprit que nous avons reçu des cieux : ainsi la flamme, enfermée dans un vase d'argile, s'éteint, ainsi les nuages offusquent le disque brillant du soleil. La première tache, la première maladie contagieuse, et le principal des maux que l'âme contracte par sa liaison avec le corps, est l'ignorance du vrai et du bien ; d'où il s'ensuit un jugement faux, qui est la pire peste du genre humain, et d'où proviennent deux monstres, la folie et le crime. Ces derniers à leur tour engendrent tous les maux que les hommes peuvent ou subir ou commettre. 0 viles et grossières âmes, que vous êtes éloignées de l'éther! Vous n'êtes capables de rien concevoir de beau et de sublime : vos regards sont rivés à la terre, comme ceux des bêtes les plus stupides. Ensuite, fuyez tous les plaisirs du corps, mettez le frein le plus sévère à la volupté : la volupté vicieuse est pour les mortels une grande source de ruine, rien n'est plus contraire à la vertu. Celle-ci veut sans cesse s'élever vers les astres, dont elle est née, la volupté, ennemie du ciel, rampe vers les lieux les plus bas ; courbant l'échine, elle regarde la terre à la façon des bêtes, et, suffoquant les forces de l'âme et celles du corps, elle rend les hommes lâches et les expose aux cruelles maladies. Voilà la Circé, les Sirènes et l'hameçon dont se sert le Démon du mal. C'est dans ce filet qu'il capture les âmes en quantité innombrable, qu'il les empêche, après leur mort, de retourner au ciel, leur patrie. Que de bêtes, hélas, vivent dans un corps humain !

274

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PALINGÈNB

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Et qui diuitiis uirtute aut fraude parandis lnuigilat nimis, et totum cor fixit in illis, Talpa bipes, alta semper tellure sepultus, Aspiciens nunquam sublato lumine caelum

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Stultitiae fons est et origo philautia uestrae, Caligoque ingens, quae uos cognoscere uerum Posse uetat : tolle banc, oculi meliora uidebunt • : Degeneres animi, procerum quid quaeritis aulas ? Dedecus ut uobis, illis tribuatis honorem ? V ae uobis, qui ceu pecudes pastoris egetis, Tarn uiles, ut non ualeatis uiuere per uos : Qui seruus quocumque modo est, nulla esse beatus Parte pot est. Asini est, clitellam ferre liben ter •. Quid te iactas natalibus ortum Egregiis ? Te praecipui genuere parentes : Quid tum, si nihili es ? Si turpis, turpiter omnem Incestas maculasque domum ? Tibi dedecus est hoc, Non honor : ac ueluti stolidum si gignat asellum Magnanimus fortisque leo, si simia barro Nascatur, monstrum es, claraeque iniuria genti '. Mundus domus ampla malorum Ac scelerum patria est : probitas hic exulat 1 • At dices : probitas defendi legibus atque Principibus solet. 0 utinam fieret ! Sed ubique Vincuntur nummis leges, magnoque fauore. Placantur donis reges, et uoce precantum : Damnant iura illos, quibus aut exhausta crumena, Aut nullus fauor est : alli, quocumque premantur Iudicio, insontes abeunt, ut paruula musca In tenui tela, quam pendens texit arachne, Voluitur ac remanet : grandior horridiorque Impulerit, frangit casses et tuta recedit. Sic leges (ueluti Scythica de gente canebat Barbarus ille sophus) miseras nectuntque tenentque, Transmittunt laxis foribus renuuntque patentes •. Doctrina scelesti 1. X, 668-671. 3. V, 457-462.

2. VI, 191-193. 4. VI, 330-336.

5. VI, 485-486.

6. VI, 506-518.

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LE ZODIAQUE DE LA VIE

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Qui fait son unique éude d'acquérir des richesses indifféremment par son talent ou par des moyens frauduleux, et qui place en ces biens toute son inclination, celui-là est une taupe à deux pieds, toujours ensevelie dans les entrailles de la terre, aveugle, incapable de voir le ciel.

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L'amour-propre est l'origine de cette folie, c'est le nuage épais qui nous empêche de connaître la vérité. Défaites-vous de l'amour-propre, vos yeux verront plus clair.

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Que cherchez-vous, âmes viles, dans les cours des Grands ? Sinon de vous déshonorer en leur faisant honneur ? Malheur à vous, qui, semblables à des animaux, avez besoin d'un berger, si nuls, que vous n'êtes pas capables de vivre par vous-mêmes. Celui qui s'asservit, de quelque façon que ce soit, ne peut être heureux en aucune façon. C'est un âne, qui s'accommode du licou.

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Pourquoi te glorifier d'être issu de parents nobles? Soit, de prestigieux ancêtres t'ont donné le jour : qu'est-ce à dire, si toi-même tu ne vaux rien ? Si, par une vie honteuse, tu salis et tu souilles honteusement toute ta famille? Etre c né > est pour toi un déshonneur, non un honneur. C'est comme si un lion donnait naissance à un âne, comme si un singe naissait d'un éléphant. Tu es un monstre, une insulte à la gloire de ta maison. Le monde est une maison remplie de maux et la patrie des crimes. La probité en est exilée. Mais, diras-tu, la probité est protégée par les lois et par les princes. Plftt au ciel que cela rot ! Mais les lois partout se taisent devant les richesses et la faveur. Les rois s'apaisent par des présents et par les prières de leurs courtisans. Les lois condamnent ceux dont le coffre est vide, ou qui n'ont pas la faveur : d'autres, quelque accusation qui pèse sur eux, sortent innocents des mains de la justice. Un pauvre moucheron, accroché à la toile légère tissée en l'air par l'araignée, est aussitôt enveloppé et pris ; mais si c'est une grosse mouche affreuse qui s'y jette, elle brise les mailles du filet et se retire saine et sauve. Ainsi les lois, disait ce barbare et philosophe Scythe, Anacharsis, n'enveloppent et ne tiennent que les misérables, mais pour les puissants, elles leur fournissent de larges issues.

La connaissance est chez le méchant ce que l'épée est entre les mains d'un furieux.

276

PALINGF.NE

Est gladio insani similis 1 •

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Arma amens amat ; arma cupit, quicumque laborem Odit iners et inops, qui uiuere luxuriose Vult, quamuis nequeat, non respondente crumena. Proinde animam uendit pretio, seseque periclis Obiicit, ut raptis alienis uictor ouansque Ad proprios referat praedam et spolia ampla penates ... ... At, dices, etiam magni regesque ducesque Saepe annis delectantur, Martemque sequuntur. Quid tum ? Nonne etiam magni regesque ducesque Delirant saepe, et uitiorum peste laborant ? Stultitiisque suis saepe urbes exitio dant ? Et quum multa habeant, cupiunt plura ? Omnis auarus, Etsi possideat quantum Tagus excipit auri, Pauper, inops et egens tamen est. Hoc ergo furore Reges atque duces dira impelluntur in arma Imperiumque sibi miserorum caede lucrantur •. Sed multi nolunt uxorem ducere, multas Vt passim incestent, diuersaque pabula carpant : Quoque magis fallant uulgus, se addicere sacris Haud dubitant, et templa colunt, diuumque ministri Censentur : uarias leges, habitusque capessunt Insuetos, raso sperantes uertice caelum : Insani fugiunt mundum, immundumque sequuntur •. Hi sunt Faex hominum, fons stultitiae, sentina malorum, Agnorum sub pelle lupi, mercede colentes Non pietate deum ; falsa sub imagine recti Decipiunt stolidos, ac relligionis in umbra Mille actus uetitos, et mille piacula condunt ; Raptores, moechi, puerorum corruptores, Luxuriae atque gulae famuli : caelestia uendunt, Heu, quas non nugas, quae non miracula fingunt, Vt uulgus fallant, optataque praemia carpant ! Inde superstitio, et ludibria plurima manant : Quae dii, si sapiunt, rident, renuuntque uidere. Non pretio, sed amore, Deum uir iustus adorat. Deme autem lucrum, superos et sacra negabunt. Ergo sibi, non caelicolis, haec turba ministrat ; Vtilitas facit esse deos : qua nempe remota, 1. VIII, 874-875. 2, X, 280-285 ; 290-298.

3, IV, 284-290.

LE ZODIAQUEDE LA VIE

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. . . . . . . . . . . . . L'insens6 aime les armes, l'armée attire à elles les fainéants, à qui le travail fait horreur, ainsi que les gueux désireux de mener une vie luxueuse, sans en avoir les moyens. Ils vendent donc leur vie et s'exposent aux plus grands périls pour pouvoir, au jour de la. victoire et du triomphe, rapporter chez eux le butin et les dépouilles prises à autrui ... Mais, dira-t-on, les grands rois et les grands capitaines se plaisent souvent aux armes et se consacrent aux travaux de Mars. Eh bien ! est-ce que les rois et les capitaines ne sont pas sujets à la folie? Ne sont-ils pas infectés par la contagion du vice ? :Est-ce que la possession d'immenses domaines ne leur en fait pas souhaiter davantage ? L'avarice, quand bien même elle posséderait tout l'or du Tage, se croirait pauvre, démunie, indigente. C'est cette folie furieuse qui fait prendre les armes aux rois et aux capitaines, et ils achètent leur empire au prix du carnage des misérables. Ces hommes, ou pour mieux dire, ces ombres d'hommes, Dieu les envoie à la guerre, à intervalles réguliers, pour y subir une mort affreuse. C'est ainsi qu'il purge le genre humain. Et ceux qui restent au monde vivent contents d'être délivrés de cette peste, au moins pour un certain nombre d'années. Mais beaucoup refusent d'épouser une femme pour pouvoir abuser d'un grand nombre d'autres et fourrager librement dans les pâturages d'amour : et pour mieux tromper le public, ils n'hésitent pas à entrer en religion, à se faire les ministres des temples et du culte divin. Ils se soumettent à diverses règles et revêtent des habits extraordinaires, dans l'espérance de gagner le ciel grâce à une tonsure. Insensés, qui fuient le monde pour suivre l'immonde ! Ils sont la lie des hommes, la source de la folie, et l'égout de tous les maux : ce sont des loups sous des peaux d'agneaux, et c'est l'intérêt, non la piété, qui les fait se vouer à Dieu. Ils trompent les insensés sous une fausse apparence de vérité et, sous le voile de la religion, couvrent mille actions défendues et mille crimes inexpiables : ravisseurs, adultères, corrupteurs d'enfants, esclaves de la luxure et de leur gourmandise, ils bradent le ciel : hélas, quelles sottises, quels miracles n'inventent-ils pas afin de tromper le peuple et de toucher le prix de leurs tromperies ? C'est de là que procèdent la superstition et la plupart de ces mômeries dont les dieux, s'ils sont sages, doivent rire et se détourner avec aversion. Le juste n'adore pas Dieu par intérêt, mais par amour. Or, ôtez aux moines le gain, ils deviendront athées et sacrilèges. Cette troupe ne sert donc pas la divinité, elle se sert elle-même. Seul leur avantage donne aux dieux

278

PALINGÈNE

Templa ruent, nec erunt arae, nec Iuppiter ullus

1



Proh pudor ! hos tolerare potest ecclesia porcos, Dumtaxat uentri, Veneri, somnoque uacantes 1 ?

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Cur ad nostra magis mittuntur limina ? Vel cur rue meus frater, qui possidet aethera, saltem Presbyteros, fratres, monachos, non accipit intra Septa poli, sedesque suas, et continet illic ? Non pudet, hos homines, qui in templis tam bene cantant Quaque die, et sacris in turribus aera fatigant, Qui tot thura adolent, tot scortorum miserentur, Qui soluunt alios, sua crimina soluere nolunt, Qui uespillonum funguntur munere, et ornant Templa deum statuis, picturis atque sepulchris, Mittere ad infemas sedes, et plectere poenis, Millia quot non fert sitiens Apulia muscas ? Pontifices etiam summos nihil ille ueretur, Immo iubet cunctis alüs peiora subire Supplicia : unde Erebo miseri clauduntur in imo Atque illic miris cruciatibus afficiuntur 1 •

Atqui hominem fecit : nimirum maxima laus haec ! Nimirum satis hoc. Ohe, fieri melius nil Debuit aut potuit ? lamiam perf ectior orbis Esse nequit ? Fuit haec louis infinita potestas ? Sed uideamus, utrum sit fas hoc credere. Non est, Non est hoc, inquam, fas credere, nec ratio uult. Nam quid homo est? Animal certe stultum atque malignum, Praeque aliis miserum, si se cognoscat ad unguem. Quis non sponte malus ? Vitiorum lubrica et ampla Est uia, qua properant omnes, ultroque feruntur ; Nec prohibere ualent monitor, lex, poena metusue Contra uirtutis salebrosa, angusta, nimisque Ardua, qua pauci tendunt, iidemque coacti '. Quis contemplari ualet ? Aut unde otia nobis Sunt, ut possimus latitans inquirere uerum ? Distrahimur uariis curis ; pars plurima uitae Conteritur somno ; reliquum morbi atque labores Assidui impediunt, paupertasue improba turbat, Desidia interdum, interdum furiosa uoluptas. Hinc stulti sumus, bine nobis sapientia defit. t. v, 588-604. 4.

VII,

309-321.

2.

IX,

1004-1005.

3. x, 37-52.

LB ZODIAQUE OB LA VIE

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une existence. Supprimez-le, les temples seront bientôt renversés, on verra disparaître les autels et jusqu'à Dieu lui-même. 0 honte ! Comment l'Eglise peut-elle tolérer ces porcs, qui ne sont occupés que de leur ventre, de Vénus et de dormir? Pourquoi les envoie-t-on justement chez moi •, aux enfers ? Et pourquoi mon frère, qui possède l'éther, ne reçoit-il pas et ne loge-t-il pas dans l'enceinte du ciel, son royaume, à tout le moins les prêtres, les moines et les frères laïcs ? N'a-t-il pas honte, de refuser sa porte à ces hommes qui chantent si bien dans les temples chaque jour ? Qui fatiguent l'air par les sons de leurs saintes cloches ? Qui font brOler tant d'encens ? Qui sont si pitoyables pour les femmes de mauvaise vie ? Qui absolvent les autres, sans vouloir absoudre leurs propres péchés ? Qui se chargent des enterrements ? Qui ornent les temples des dieux de statues, de peintures et de tombeaux? - et qu'on envoie en Enfer, pour les tourmenter, par tant de milliers, qu'ils sont plus nombreux qu'en été les mouches de la Pouille ! Il n'a même aucun égard pour les Souverains Pontifes, à qui il fait subir des supplices plus cruels qu'aux autres hommes, ce qui fait que ces misérables sont renfermés tout au fond de l'Erèbe, où ils sont livrés aux tourments les plus affreux.

VANITÉ

Mais, dira-t-on, il a créé l'homme. Assurément, voilà un grand titre de gloire ! Assurément, voilà un titre amplement suffisant ! Holà : il n'a donc pu ou dû rien faire de meilleur ? L'univers ne peut donc rien montrer de plus parfait? C'est donc là qu'on voit éclater sa puissance infinie? Voyons si cette croyance n'est pas sacrilège. Elle l'est, dis-je, elle est sacrilège, et la raison la réfute. Car qu'est-ce que l'homme, sinon un animal fol et malin, et plus misérable que tous les autres, s'il se connaissait bien. Hélas ! quel homme n'est pas spontanément porté vers le mal ? Large et glissant est le chemin des vices, où tous se hâtent et se précipitent de leur plein gré, sans que rien ne les retienne : ni les conseils, ni la loi, ni la crainte du châtiment. Au contraire, le chemin de la vertu est rocailleux, raide, étroit : peu de gens l'empruntent, et encore, contraints et forcés. Qui est capable de contemplation ? Avons-nous assez de loisir pour chercher la vérité cachée ? Distraits par mi1Ie soins, nous employons la meilleure partie de notre vie à dormir ; le reste est sans cesse empoisonné par les maladies, les épreuves, troublé par la déshonorante pauvreté ; tantôt la paresse, tantôt la volupté furieuse nous dérobent à nous-mêmes.

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PALINGÈNB

Namque ea continuo studio longoque paratur, Pacatumque animum poscit, mentemque quietam

1



Principio postquam e latebris male olentibus alui Eductus tandem est, matemo sanguine foedus Vagit, et auspicio lacrymarum nascitur infans. Vt puto, quam mala sit uita haec, quam plena periclis, Natura monstrante uidet. Sic per mare longum Mercator facturas iter terretur, et alto Pectore dat gemitus, metuens scopulos, freta, uentos, Naufragium, occursus piratarum, omnia demum, Terribilis quaecumque tenet discrimina pontus. Vix natus, iam uincla subit, tenerosque coercet Fascia longa artus : praesagia dira futuri Seruitii. Quis enim liber ? Sunt legibus omnes Subiecti : nec non et regibus, et uitiis, et Iudicüs hominum : seruit quoque quilibet ultro Spe pretü, faciendo aliquid, uel forte coactus 1 • Quare Si recte aspicias, uita haec est fabula quaedam : Scaena autem mundus uersatilis, histrio et actor Quilibet est hominum. Mortales nam prope cuncti Sunt personati, et falsa sub imagine, uulgi Praestringunt oculos : ita diis risumque iocumque Stultitiis nugisque suis per saecula praebent. Ergo honor et fama, et mortalis gloria, lausque Somnia sunt, prorsus nil conducentia : quando Sorte magis quam uirtute acquiruntur •... Forsitan hoc facis, ut tibi sint mortalia ludo Facta, et habes hominem pro scurra. Nempe uidetur Vita hominum nihil esse aliud, quam fabula quaedam. Vtque mouet nobis imitatrix simia risum, Sic nos caelicolis, quoties ceruice superba Ventosi gradimur, quoties titubante cerebro Diuitias nimium, nimium affectamus honores, Spiramusque acres piperosis naribus auras, Grandia iactantes, et grandia multa minantes ? Qui mimus, quae scaena datur, quum sceptra tenentem Atque coronatum bubonem, asinumque uercndum · Aspiciunt alto in solio sublime sedentem, Spernentemque alios omnes, sit caetera tanquam 1. VII, 327-325. 2. ·vr, 670-684.

3. vr, 646-655.

LE ZODIAQUE DE LA VIE

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Par suite, l'idiotie est notre lot, nous n'avons point part à la sagesse, qui demande une étude longue et assidue, r6clame un esprit en paix et une âme tranquille.

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Tout d'abord, l'homme est à peine sorti d'un lieu fétide, je veux dire le sein de sa mère, qu'encore souillé du sang des couches il gémit et naît sous les auspices des larmes. La Nature semble lui désigner par là combien la vie est mauvaise, de combien de dangers il va devenir la proie. C'est ainsi qu'un marchand, qui s'apprête à faire par mer un long voyage, est d'avance épouvanté; il tire du fond de son cœur des gémissements, il appréhende déjà les écueils, les détroits, les vents, le naufrage, la rencontre des pirates, en un mot tous les périls que renferme la terrible mer. A peine l'enfant est-il né, qu'il est déjà enchaîné : on emmaillote ses membres délicats dans de longues bandes, fâcheux présages de la dure servitude qui l'attend. Qui est vraiment libre en effet 'l Tous les hommes sont sujets aux lois, aux rois, aux vices, aux jugements des hommes. Chacun d'eux est esclave, ou de son plein gré, en œuvrant dans l'espoir de la récompense, ou de force. C'est pourquoi, si vous y prenez garde, la vie n'est qu'une fable, et le monde une scène au décor changeant, et chaque homme un comédien, un acteur. Chaque mortel, peut-on dire, joue un personnage et en impose par de faux semblants au peuple hébété : c'est ainsi que dans tous les siècles, nous apprêtons à rire aux dieux par notre sottise et par notre vanité. Ainsi donc, l'honneur, la réputation, la gloire, la louange terrestres, ne sont que des songes, aboutissant au néant : puisqu'ils sont acquis par le hasard et non par la vertu. Mais peut-être fais-tu cela pour te divertir au spectacle de nos vanités et l'homme n'est-il à tes yeux qu'un vulgaire bouffon : car la vie humaine paraît n'être rien d'autre qu'une scène de farce. Comme un singe excite notre rire en contrefaisant nos gestes, à notre tour nous divertissons les dieux, toutes les fois que, remplis de vent, nous nous pavanons la tête haute, toutes les fois que, le cerveau éméché, nous convoitons ardemment les richesses et les honneurs, ou respirons à pleines narines l'odeur poivrée de la puissance, et faisons sonner orgueilleusement nos vanteries et nos menaces. Quelle pantomime, quelle comédie nous leur donnons quand ils voient un hibou couronné • et armé du sceptre, un âne chargé de reliques, assis au sommet de l'estrade, sur un trône, n'ayant que mépris pour tous ses semblables, comme si le reste de l'humanité n'était que des bêtes privées de jugement, et exigeant de ses courtisans

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PALINGÈNE

Turba hominum sine mente pecus : dominumque uolentem Dici et adorari, et pedibus sibi basia figi : Nec uidet insanus quid sit, quam friuolus et quam Turgenti bullae similis, pappoque uolanti 1 ! Ergo stultitia et spes sunt duo pharmaca nobis, Tradita prudentis naturae consilio, ne Tot tantisque malis affecti deficiamus 1 • Ecquis non uidet, ecquis Non adeo sentit quantum sit fellis ubique ?

Singula si excutias, sincerum comperies nil. Omnibus infudit rebus natura uenenum. Plurima habent geminas facies : foris alba, sed intus Nigra, suo fallunt oculos spectata colore. Si tamen est quicquam in uita bac pulchrumque bonumque, Fumi instar, nebulaeque fugit : reuolubile tempus Nil sinit esse diu in terris : uana omnia reddit Atropos, et fastus hominum conculcat inanes. Heu quam cuncta abeunt celeri mortalia cursu ! Quam fluxa atque fugax humana est gloria, bullae Persimilis, quae olim summa turgescit in unda, Mox perit, et uento exiguo dispulsa fatiscit. Hora breuis bona cuncta rapit, tune fabula restat : Hic fuit, hic fecit, pugnauit, uicit, amauit, Regnauit, gentes domuit, populosque subegit, Composuit libros : at nunc ubi talia ? Nusquam. lpse ubi nunc ? Nusquam : Quid nunc ? Nihil. Aut abiit quo ? In uentos. Heu heu nugae, et mera somnia sunt haec, Quaecumque in terris pulchra et miranda uidentur. Quid mihi cum Fuit, aut Fecit ? Nempe Est ualet unum Plus, quam mille Fuit. Verum hoc Est utitur alis, Transuolat, et secum nostros abducit honores. Haec igitur meditari, et pertractare frequenter Qui solet, ille huius mundi deponit amorem, Et facile exosus terram, suspirat Olympum. Praesertim si etiam secum bene cogitet idem, Corporis bumani quam sit miserabilis et quam Sordida conditio : fragili quod came coactum, Contextum duris ex ossibus, et cute tectum, Faecibus immundis plenum est, et sanguine foedo, Semper sordescens, nisi semper proluat ipsum Abstergatque frequens cura, instaurando nitorem. 1,

V,

23-39.

2.

VIT,

353-355.

LE ZODIAQUE DE LA VIE

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qu'ils l'appellent Seigneur et qu'ils lui baisent les pieds en signe d'adoration. Et il ne voit pas, l'insensé, combien son état est frivole, et combien il ressemble à une bulle boursouflée, à un flocon papillonnant en l'air.

La folie et l'espérance sont les deux remèdes que la Nature, dans sa prévoyance, nous a donnés, pour résister à tant de maux affreux auxquels nous sommes exposés. Qui ne voit pas, qui ne ressent pas l'amertume dont notre vie est de toutes parts accompagnée? Si on l'examine dans le détail, on n'y trouve rien de pur ; la nature a jeté un poison sur toutes choses ; elles ont presque toutes une double face : blanche à l'extérieur, noire au-dedans, mais nos yeux sont fascinés par ces fausses couleurs. Et s'il y a quelque chose de beau et de bien dans cette vie, cela passe aussi vite qu'une fumée ou qu'un nuage. Les vicissitudes du temps, ne laissent rien subsister de durable ici-bas : la Mort anéantit tous les projets des hommes et foule aux pieds leur vain orgueil. Hélas ! avec quelle rapidité se dissipent tous les prestiges de la terre ! Qu'elle est précaire et fugitive, la gloire humaine, pareille à une bulle qui s'élève à la surface de l'eau : elle s'enfle et crève au même instant, dissoute et défaite au moindre souffle de vent. Un instant suffit pour tout emporter, il n'en reste que le souvenir : Un tel a existé, Un tel a fait quelque chose, a combattu, a vaincu, a aimé, a régné, a soumis des nations, a subjugué des peuples entiers, a composé des ouvrages : où sont à présent toutes ces choses ? Nulle part. Où est-il à présent lui-même ? Nulle part. Qu'est-il à présent ? Rien. Où est-il allé ? Il s'est dissipé dans les airs. Hélas ! tout ce qu'il y a de plus beau et de plus merveilleux sur la terre n'est qu'un amusement puéril, un pur songe. Qu'ai-je à faire de ces « Il a existé >, « Il a fait ceci ou cela >? Une seule chose existante nest-elle pas préférable à mille choses qui ont existé ? Mais, hélas ! le présent s'envole sur des ailes fugitives et entraîne avec lui les hommes qui lui étaient attachés. Celui qui s'est fait une habitude de méditer sur de tels sujets, de se remémorer à tous moments de telles vérités, celui-là n'est pas long à dépouiller l'amour du monde : plein d'horreur pour la terre, il élève ses désirs vers l'Olympe, surtout s'il récapitule en lui-même à combien de misères et de bassesses son corps est asservi, tissu qu'il est de chair périssable, charpenté d'os endurcis, couvert de peau, rempli d'humeurs immondes et de sang corrompu, toujours malpropre, si des soins quotidiens, des bains et des ablutions ne lui rendent toute sa netteté. 0 vase affreux, ô séjour peu

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PALINGÈNE

0 uas hospitiumque animi illaetabile, per quod Tot morbos patimur, per quod tot rebus egemus ! 0 uestis grauis, o carcer, uiuumque sepulchrum 1 ! Longe igitur melior mors est, quam mortis imago. Nam quicumque fretum uitae gaudente carina Tranauit semel, et tutum tenet anchora portum, IDe hilaris uentos ridet tumidasque procellas, Leucotheamque caput sertis redimitus adorat, Atque Athamanteum donis onerat Melicertam, Securus celebrans uarios in littore Judos 1 • Cum tam.en ingenio excellat, mentisque uigore, Vt credi possit diuino ex semine natus, Nescit adhuc, nec scire studet (res mira, nefasque) [...] Viuere quo pacto, uel quid uitare sequiue Debeat. 0 caecis mortalia plena tenebris Pectora, et o mentes caligine circumseptas Stultitiae ! Incedunt deserta per auia : uix heu, VIX paucis nouisse datum, quo tendere tutum, Qua sit iter, per quod uera et bona summa petantur. Non docet hoc gemini nodosa scientia iuris, Non quae Paeonio sanat medicamine morbos, Non rhetor, non grammaticus. Sapientia sola Hoc aperit : fida haec hominum dux atque magistra est•.

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Nam uita est duplex, (ne tu sis nescius). Vna Corporis : banc sequitur stultorum maxima turba, Vulgus iners, plebs insipiens, quae nit sapit altum Egregiumque, ignaua colens pro numine uentrem : Haec pecudum propria est, propria est haec uita ferarum. Altera uero animi, diis conuenit, atque deorum Nobilibus pueris, qui ob facta ingentia possunt Vere bomines, et semidei, beroesque uocari •. Vnde aduertendum, quod liber soins baberi Debet, qui recta regitur ratione, nec ullo Vmcitur affectu, nec uentorum impete uasto Fertur in undifragos scopulos, sed fortiter obstat, Intrepidusque haeret clauo, portumque capessit •.

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Hos, inquam, motus ualidis moderatur habenis, 1. X, 710-746. 2. Vt, 814-820. 3. n, 54-67. 4. x, 546-553.

5. vm, 404-408.

LE ZODIAQUE DE LA VIE

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supportable de l'âme, par qui nous souffrons tant de maladies, sommes travaillés par tant de besoins ! 0 vêtement insupportable, ô prison, ô tombeau vivant ! La mort est donc mille fois préférable au sommeil qui en est l'image. Car quiconque a réussi à passer le détroit de la vie et voit enfin son navire bien ancré au port, celui-là, l'âme en liesse, se rit des vents et des tourbillons des tem~tes ; la tête couronnée de fleurs, il adore les dieux marins, rend grâces à Leucothéa, offre des présents à Mélicerte, fils d' Athamas, célèbre des jeux sur le rivage où il a trouvé le salut.

L'ASCÈSE

Malgré cette supériorité de son esprit, malgré des capacités intellectuelles qui conduisent à penser qu'il est né d'une semence divine, il ne sait pas encore, ni ne se soucie de savoir (ô prodige, ô sacrilège inexpiable) ... quelle règle de vie il doit suivre, quelles fautes il doit éviter, quels buts poursuivre. 0 cœurs mortels remplis d'aveugles ténèbres ! Intelligences obscurcies par les brumes de la sottise! Ils s'aventurent loin de toute piste, au milieu du désert; à peine si une poignée d'entre eux a reçu ce privilège de connaître le but où se diriger en sécurité, la route qui mène à la vérité et au souverain bien. Cette révélation, on ne la reçoit ni de la science abstruse des deux parties du droit, ni de la médecine inventée par Péan pour guérir les malades, ni des rhéteurs, ni des grammairiens : seule la Sagesse nous la révèle, elle seule est pour les hommes un guide sftr et infaillible. Il faut que vous sachiez qu'il y a deux vies, une, qui regarde le corps, qui est celle de la plupart des insensés et du peuple imbécile, tourbe inepte qui n'a aucune noblesse, aucune élévation dans les idées, qui fait de son ventre une idole infâme ; cette vie est celle des animaux et des bêtes sauvages; mais l'autre vie au contraire, qui est selon l'esprit, convient aux dieux et à leur noble descendance, à ceux-là mêmes qui, en récompense de leurs grandes actions, ont mérité pleinement le nom d'hommes, de demi-dieux et de héros.

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Il faut prendre garde qu'on ne doit regarder comme libre que la personne qui se conduit par la raison, qui sait résister à ses passions et ne se laisse pas jeter par l'impétuosité des vents sur les écueils briseurs de lames, mais qui au contraire leur résiste de toutes ses forces, tient le gouvernail avec intrépidité, et ainsi parvient à gagner le port.

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Celui qui sait, comme un écuyer habile, dompter et gouverner ses

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PALISGeiE

Et regit, ut praeclarus eques, nec uincitur illis h, cuicumque dedit uerum sapientia nomen 1• Prudentum rectrix ratio est, at opinio uulgi. Nos igitur rationis iter, qua possumus, omni Conatu et studio quaeramus et ingrediamur. Ipsa etenim ratio sol est, qui tramite certo It semper, per quam a brutis distare putamur : Obscuram, incertamque imitatur opinio lunam 1 • Esse leuem et uacuum terrenae faecis oportet Ilium, qui aethereas animo uult tendere ad arecs s. Si sapis, haec memori, quae dicam, mente teneto : Praeter uirtutem non est durabile quicquam. Diuitiae pereunt, species quoque, robur, honores, Cuncta cadunt : uirtus aetema in tempora durat, Quam Fortuna nequit nec tollere longa uetustas '. Esto tamen : iustus morbos patiatur, agatque Despectam in tenebris et paupertate pudenda, Eiectus patria, uel clausus carcere, uitam, Atque aliis etiam uexetur casibus, esto : Proptereane malum patitur ? Non, quippe ferendo Talia fit melior, fit clarior : omnia iusto In melius cedunt, iussu louis. Vtque medentes Saepe aloen aegris adhibent, succosque molestos, Quo fiant ualidi, et pulso languore resurgant : Sic plerumque Deus iustos exercet, ut ipsos Excitet, atque magis uirtuti incumbere cogat. Vtque homines reddit stultos prauosque uoluptas, Sic dolor ad mentem reuocat, uitiumque coercet, Criminibus frenum, calcar uirtutibus addit. Nonne uides, igni fieri pretiosius aurum ? Vberiusque solum praeduri dente ligonis ? Et putrescere aquam, quae non fluit ? Aspice ferrum Pulchrius est usu, cessans rubigine sordet. Multa igitur sunt, quae aduersis agitata nitescunt Praesertim uirtus, quae in rebus clarior atris Perspicitur, uelut in tenebris magis enitet ignis •. Spiritus ille Dei Sanctus, qui pectora purgat, Sublimatque animas moribunda in came sepultas. t. Jll, 496-498. 2. Vil, 289-294.

3. IX, 887-888.

4. tt, 34S-349.

S. vm, 9S6-97S.

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LE ZODIAQUEDE LA VIE

passions, et qui tient fermement les rênes, sans se laisser emporter par leur ardeur, celui-là mérite bien le nom de sage.

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La raison est la conductrice des gens prudents, mais le peuple n'est entraîné que par l'opinion. Cherchons donc de toute notre ardeur, de toutes nos forces, le chemin de la raison, pour nous y engager résolument. La raison qui nous distingue des bêtes est en effet comme le Soleil, qui suit toujours une route certaine ; l'opinion ressemble au contraire à la lune, corps obscur, et qui suit un cours capricieux.

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Il faut s'alléger et se débarrasser de toute la crasse terrestre, quand on veut s'élever par l'esprit jusqu'aux astres.

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Si tu es sage, garde bien en mémoire ce que je vais te dire : en dehors de la vertu, il n'y a rien de durable. Les richesses périssent, la beauté aussi, la force, les honneurs, tous ces biens sont caducs. Seule la vertu dure éternellement, soustraite aux atteintes de la Fortune et à la consomption des siècles.

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Quand bien même le juste serait affligé de maladies, quand il passerait sa vie dans les ténèbres humiliantes de la pauvreté, quand il serait exilé de sa patrie, jeté en prison ou assailli de mille autres malheurs : souffret-il pour cela de véritables maux? Non point, car ces épreuves le rendent meilleur et plus illustre. Toutes ces calamités tournent au profit du juste par l'ordre de Jupiter. De même que les médecins emploient souvent l'aloès et les sucs les plus amers pour fortifier leurs malades et leur rendre l'énergie perdue, de même Dieu éprouve volontiers les justes, pour les exciter et les fortifier davantage dans la pratique de la vertu. Car si la volupté abêtit et accouardit notre âme, inversement la douleur nous invite à la réflexion et nous détourne du vice : c'est un frein contre le péché, et l'épreuve de la vertu. Ne voit-on pas l'or se raffiner au feu, et la terre devenir plus fertile sous le soc tranchant de la charrue ? L'eau qui n'a point d'agitation se croupit ; voyez encore le fer : plus on s'en sert, plus il est brillant et beau ; il se rouille au contraire quand on n'en fait pas d'usage. Il y a ainsi une infinité de choses qui brillent à l'épreuve de la contrariété. La Vertu surtout, dont l'éclat est plus vif dans les sombres traverses, comme le feu lui-même est plus resplendissant dans les ténèbres.

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C'est !'Esprit-Saint qui épure les oœurs, qui élève les âmes ensevelies dans une chair mortelle : comme le mercure se sublime par la vertu du

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PALINGÈNE

Ceu suQlimatur subiecti uiribus ignis Mercurius, niueumque capit purgando colorem, . Spiritus hic mentem illustrat, cor dirigit, aufert Terrenas curas, caelestem inducit amorem : Quo flagrans animus nil non tolerabile ducit, Nil non ferre potest. Leuis est tabor omnis amanti, Praesertim spem aliquam magnae mercedis babenti 1• Prima est mundicies animique et corporis, ob quam Diis homo fit gratus, diuumque meretur amorem, Quippe omne immundum odere, et uaementer abhorrent ; Vsque adeo ipsorum pulcherrima et optimauita est. Quare danda opera inprimis, ut simus ad unguem Purgati, nitidi, puri, et sine sordibus ullis, Veste atra exuti, et niueo candore decori. Candida conueniunt Superis, at Manibus atra •. Est aliud tamen addendum, niueoque colori lungendus roseus. Facies pulcberrima tune est, Quum porphyriaco uariatur candida rubro. Quid color hic roseus sibi uult ? Designat amorem ; Quippe amor est igni similis, flammasque rubentes Ignis haberesolet : color et calor exit ab illo. Ergo opus est praeter iam dicta, ut numina amemus Vaementer : nam quisquis amat, fit dignus amari. Quisquis amat Superos et pure uiuit, ab illis Non poterit sperni, et fructu potietur amoris ; Quodque petet, tandem accipiet, fietque beatus•. Postremo reliquum est, ut crebris supplicibusque Insistat precibus, qui uult commercia diuum. Non satis est petiisse semel : multumque diuque Orandum est, donec longo post tempore uictor Ac uoti compos diuina luce fruatur '. Talibus auditis, facie manibusque supinis, Et genibus flexis, effudi bas pectore uoces : c Magne pater diuum, mundi suprema potestas, Quo nihil esse potest nec fingi maius, ab omni Corporea stans mole procul, tamen omnia fingens Corpora, uel prorsus mutari nescia, uel quae Temporis anfractu longo labefacta fatiscunt : Principium sine principio, fons, unde bonorum 1. X, 524-528.

2.

XII,

378-385.

3. xu, 410-420.

4. xn, 454-458.

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LE ZODIAQUEDE LA VIE

feu sur lequel on l'a posé, et où il acquiert, par sa purification, une blancheur plus éclatante que la neige : cet &prit Saint. de la môme manière, embellit notre âme, dirige notre cœur, nous revêt de l'amour céleste après nous avoir débarrassé des désirs des choses terrestres. L'esprit embrasé de ce feu divin ne trouve rien d'insupportable, il n'est rien qu'il ne puisse affronter. Les plus rudes épreuves lui paraissent légères, parce que l'amour le conduit et qu'il est au surplus gagné par l'espoir d'une récompense sans bornes.

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,,

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Il faut d'abord avoir l'esprit et le cœur purs : ainsi l'homme devient agréable aux dieux et mérite leur amour, car ils détestent, que dis-je, ils abhorrent d'autant plus l'impureté que leur nature est plus belle et plus parfaite. Par suite, on mettra tout son soin à s'omer des pieds à la tête d'une propreté, d'une netteté, d'une pureté impeccable, immaculée, à dépouiller le vêtement noir du péché, à se parer de la robe blanche. Le blanc est l'apanage des dieux, le noir celui des Mânes. A cette purification, il faut ajouter quelque chose et joindre la couleur rose à la blanche •. Les plus beaux visages sont faits de ce mélange heureux du blanc avec la pourpre. Que signifie cette couleur de rose ? Elle désigne l'amour : car l'amour est semblable au feu et le feu exhale des flammes rouges, il produit à la fois couleur et chaleur. Il est donc nécessaire, outre ce que j'ai dit, d'aimer passionnément la divinité. Car celui qui aime mérite d'être aimé à son tour. Celui qui aime les dieux et vit dans la pureté, celui-là ne sera pas dédaigné par eux et il jouira du fruit de leur amour : il finira par obtenir l'objet de son désir et cette possession le comblera. Enfin, qui veut jouir du commerce des dieux, il lui reste à faire de fréquentes· et pieuses oraisons. Il ne suffit pas de prier une fois, il faut les implorer souvent et longtemps, jusqu'à ce que, au terme d'une longue attente, victorieux et enfin comblé, on jouisse de la lumière divine.

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A ces mots, levant le visage et les mains vers le ciel, et tombant à genoux, je tirai de mon cœur cette prière : c Père souverain des dieux, maître suprême du monde, Toi qui passes toute réalité et toute imagination, toi qui es allégé du poids de la matière, bien que tu donnes forme à tous les corps matériels, aussi bien ceux qui ne connaissent pas le changement, que ceux qui se délabrent et s'usent à la longue, emportés dans la course incurvée du Temps ; Commencement sans commencement, Source, d'où découlent tous les biens, Créateur et Régulateur de la nature, qui contiens tout et n'es contenu

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PALINGÈNB

Effluit omne genus, naturae rector et auctor, Omnia comprendens, at non comprensus ab ullo, Maiestas immensa, bonum, sapientia, uita, Ordo, decus, finis, mens, uerum, lux, uia, uirtus ; Nusquam habitans, et ubique habitans ; immobilis, et dans Assidue motum cunctis ; a quo omnia, et in quem Omnia, per quem etiam sunt omnia ; semper eadem Conditione manens, nullo mutabilis aeuo : Maximacausarum, quae certa lege reuoluens Sideream molem, fatorum iura gubemas ; Rex regum, cui mille adstant, et mille ministrant Agmina diuorum laetantum hym.nosque canentum, Lucis in immensae campis, extra extim.a mundi Moenia, ubi est ueris sedes aptissima rebus : Te colo, te ueneror, te nunc reuerenter adoro, Atque precor supplex, ut me spectare benigno Digneris uultu, uocemque audire precantis. Mitte tuae lucis radios mihi, pelle tenebras Oppressae (heu) nimium moribundo in corpore mentis. Da rectam reperire uiam, ne noxius error, V anaque credulitas, et opinio caeca trahat me Praecipitem in salebras rerum et contagia uitae. Nam sine te ingenium mortale, humanaque uirtus, Dom se tollere humo sperat, uelut lcarus olim Disiuncta compage ruit, pennisque solutis ; Nec potis est sine te occulti penetralia ueri Cemere, nec qua parte salus aut arte petatur. Largire ergo mihi, Rex o dignissime regum, Vt te cognoscam, et placeam tibi ; deinde sciam me, Quid sim, qua in terris causa productus, et unde Huc ueni, ac tandem quo uita functus abibo ; Quid mihi dum uiuo sit agendum, sitque cauendum Vt quum finierit Lacbesis mea fila, diesque Vltim.us abdiderit membra haec exhausta sepulcro, Mors fiat mihi grata quies, portusque salutis 1 • >

1. IX, 36-78.

LB ZODIAQUEDE

LA VIB

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par rien; Toi qui es la Majesté sans limite, le Bien, la Sagesse, la Vie,

l'Ordre, la Gloire, la Fm, l'Esprit, la Lumière, la Voie, la Vertu; qui n'habites nulle part et habites partout, immobile, et moteur de toutes choses ; de qui tout vient et à qui tout aboutit ; par qui tout existe ; qui demeures toujours dans le même état, à jamais inaltérable. Cause des causes, qui, faisant mouvoir régulièrement la sphère céleste, gouvernes les lois des destins ; Roi des rois, entouré et servi par mille et mille bataillons de dieux qui se réjouissent et te célèbrent dans leurs hymnes, dans les plaines de la Lumière infinie, au-delà des murs extrêmes de notre monde, là où est le siège qui convient aux vraies entités. Je te vénère, je t'adore humblement et pieusement, et je te prie et te supplie de daigner abaisser sur moi un regard bienveillant et entendre ma prière. Envoie-moi les rayons de ta lumière, chasse les ténèbres de mon âme qui étouffe, hélas ! dans mon corps mortel. Accorde-moi de trouver la voie véritable, pour que l'erreur funeste, la vaine crédulité et l'opinion aveugle ne m'entraînent pas la tête la première vers les bourbiers des choses matérielles et les pestilences de la vie. Car sans Toi, l'esprit mortel, l'humaine vertu, alors qu'elle espère s'arracher à la terre, comme jadis Icare •, s'effondre, sa machine disloquée, ses ailes défaites. Sans toi, il n'est pas possible de voir les arcanes du vrai, de savoir où et comment on peut trouver le salut. Donc, accorde-moi, ô Roi, le plus majestueux de tous les rois, de te connaître et de te plaire ; ensuite, de connaître ma nature, ma fonction sur la terre, mon origine, mon but, une fois cette vie achevée ; dis-moi ce que je dois faire ici-bas, et ce que je dois éviter, afin que, lorsque Lachésis coupera le fil de ma vie, et que le jour suprême enfouira mes membres épuisés dans le tombeau, la mort m'apporte la paix bienvenue et m'offre le port du salut. >

L'ALLEMAGNE

L'Allemagne de la fin du xv• et du xvi- siècle vit intensément de grandes transformations politiques, économiques, sociales, en même temps que religieuses et culturelles. Si la mystique impériale, héritée du Moyen Age, reste vive dans les masses populaires, le rêve d'unité politique incarné par les Habsbourg a échoué complètement devant les progrès de la féodalité des princes, laïcs et ecclésiastiques. Les villes sont en plein essor, et concentrent la puissance financière (les Fugger). La petite noblesse au contraire est en déclin, et la paysannerie réduite à la misère. Deux grands courants de pensée, profonds, complexes, et difficilement dissociables, !'Humanisme et la Réforme, contribuent puissamment à l'avènement d'une nouvelle mentalit6. On peut faire remonter au Concile de Blle les promesses d'une prochaine diffusion de l'humanisme; mais c'est surtout à partir du dernier quart du xv• siècle que le mouvement s'affirme avec force. Les voyages d'études se multiplient en Italie; à peine de retour, les « humanistes errants > vont, avec une foi de missionnaire, d'Université en Université et fondent partout des académies. Les princes, !'Empereur lui•même encouragent cette renaissance, et Conrad Celtis est le premier poète allemand à recevoir des mains de Frédéric m la couronne de laurier. Les principaux centres sont les villes d'imprimerie et les Universités, nouvelles, ou rénovées : Bâle, dont la puissante maison d'édition est dirigée d'abord par Jean Amerbach, puis par Frohen, et d'où rayonne pendant plusieurs années l'influence d'Erasme ; Strasbourg, où, autour du prédicateur Jean Geiler de Keisenberg, formé à l'école voisine de Sélestat, se groupent le théologien Jacob Wimpfeling, le poète Sébastien Brant, le professeur Matthias Ringmann ; mais aussi Heidelberg, où enseigne Rudolph Agricola, Stuttgart, où Reuchlin rénove les lettres hébraïques, Nuremberg, illustrée par le riche patricien Willibald Pirckheimer, Vienne, où Conrad Celtis fonde, avec l'appui de !'Empereur, le collegium poetarum et mathematicorum, en même temps qu'il ouvre la sodalitas litteraria Danubiana, sur le modèle de son académie rhénane ; Erfurt, où, autour de Conrad Muth, installé à Gotha, se forme un cercle littéraire brillant, avec Eoban Hesse, Euricius Cor•

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L'ALLEMAGNE

dus, Crotus Rubeanus, et plus tard Jacob Micyllus et Joachim Camerarius ; à Wittenberg, un autre cercle réunit autour de Mélanchton les poètes George Sabinus, Johann Stigel, Simon Lemnius... Face à ces Universités où souffle l'esprit nouveau, Cologne reste la citadelle de la scolastique. Quand ils ne sont pas eux-mêmes les principaux artisans de la révolution intellectuelle, les poètes sont du moins étroitement mêlés au mouvement des esprits. Par suite, ils en représentent fidèlement les tendances prof ondes, parfois divergentes, en tous cas originales, car en franchissant les Alpes, l'humanisme a pris une coloration nouvelle. Dans une première période qui s'achève avec le règne de Maximilien (1493-1519), on peut distinguer, à la suite de Manacorda, deux écoles : l'une bourgeoise, austère, influencée par la devotio moderna, privilégiant par suite l'inspiration gnomique, satirique ou religieuse, et dont le type est fourni par les poètes humanistes alsaciens et rhénans, comme Wimpfeling, le praeceptor Germaniae, ou Sébastien Brant. L'autre, -aristocratique dans son essence, italianisante, faisant leur place aux sens, à la nature, à la beauté, et qui est représentée brillamment par Conrad Celtis. Les deux tendances se mêlent d'ailleurs étroitement chez un Bebel. Et tous ont en commun le plus vif sentiment patriotique. C'est peut-être même un des apports fondamentaux de l'humanisme que cette conscience neuve de l'identité nationale, qui, encouragée par la découverte récente de la Germania de Tacite, anime le Discours de Celtis à l'Université d'Ingolstadt (1492), avant de fournir aux Amours du même poète et leur cadre géographique et quelques-uns de leurs thèmes majeurs. La deuxième période, qui correspond à peu près au règne de Charles Quint (1519-1555), est dominée par la figure de Luther. On connaît les principaux événements : le 31 octobre 1517 Luther affiche à Wittenberg les 95 thèses contre les Indulgences; le 10 décembre 1520, il brule solennellement la Bulle pontificale; le 6 mars 1521 la Diète de Worms le met au ban de l'Empire. De religieuse, la révolte devient rapidement politique. Chevaliers, villes, princes se rallient en nombre. La Ligue de Smalkade est constituée en 1531. Malgré l'échec militaire de la petite noblesse conduite par Franz von Sickingen, l'écrasement de la révolte paysanne, et plus tard, à Mühlberg, la défaite de l'électeur Frédéric de Saxe (1547), la paix d'Augsbourg (3 octobre 1555) reconnaîtra officiellement l'existence du protestantisme en Allemagne selon la formule : cuius regio, huius religio. Les humanistes dans leur majorité ont pris ardemment parti pour la Réforme, même lorsqu'ils ne suivent pas Luther jusqu'au bout. L'affaire Reuchlin, par le nombre d'interventions qu'elle a suscitées,

L'ALLEMAGNE

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individuelles ou collectives (les fameuses Lettres des hommes obscurs) a déjà permis de mesurer leur solidarité. On peut dire que les poètes en langue latine incarnent alors la conscience nationale, avec fougue, comme le chevalier Ulrich von Hutten, dont Herder et Goethe exalteront plus tard la figure de -hérosromantique ; avec une énergie corrosive, comme l'épigrammatiste Euricius Cordus ; avec une spiritualité plus profonde chez Eoban Hesse. Hommes d'action ou hommes d'étude et de contemplation, les écrivains de cette génération n'ont pas le loisir d'être des esthètes : mais l'engagement politique et religieux donne à leur œuvre force, sincérité, cohérence. Il faut attendre la génération suivante pour voir, non la fin des combats armés, mais du moins une accalmie dans la lutte des idées, et par suite, dans la poésie latine, un moment d'harmonie et de classicisme. L'œuvre de Lotichius représente cet équilibre fragile et d'ailleurs de courte durée. Après lui s'ouvre une troisième période de la poésie latine en Allemagne, marquée par des contributions non négligeables, comme celle de Gaspar Barth ; mais les préoccupations formelles l'emportent désormais, ainsi que la tentation du maniérisme. Cette dernière production intéresse l'histoire du goût, mais non plus celle des idées et des hommes. Signe des temps : en 1625, c'est Martin Opitz, poète de langue allemande, qui se voit récompensé par la couronne de laurier. ORIENTATION BIBLIOGRAPHIQUE 1.

ETUDES GÉNÉRALES

Biographies : P. A. BUD1K,Leben und Wirken der vorzüglichsten lateinischen Dichter des XV-XVIII Jahrh., Vienne 1828; W. PôKEL, Philologisches Schriftsteller-Lexikon, Leipzig 1882; Allgemeine deutsche Biographie (1875-1921), 56 vol. Histoire de l'Allemagne : G. STRAUSS, Sixteenth century Germany, Maddison 1959; F. HARTUNG, Deutsche Geschichte im Zeitalter der Reformation, Gegenreformation und des dreissigjlirigen Krieges, 2• éd., Berlin, 19511963. Humanisme et Réforme : L. GEIGER, Renaissance and Humanismus in Italien und Deutschland, Berlin 1882 ; A. HYMA, The Christian Renaissance, a history of the c devotio moderna •• New-York 1924; P. KALKOFF, Die Stellung der deutschen Humanisten zur Reformation, in c Zeitschr. für Kirchengesch. •• 46 (1928); E. RIEss, Motive des patriotischen Stolzes bei den deutschen Humanisten, Berlin 1934 ; H. RUPPRICH, H umanismus und Renaissance in den deutschen Stlidten und an den Universitoten, Leipzig 1935 ; id., Die Frühzeit des Humanismus und der Renaissance in Deutschland, Leipzig 1938; W. STAMMLER, Von der Mystik zur Barok, 1400-1600, 2• éd., Stuttgart 1950; G. KAUFMANN, Geschichte der deutschen Universitaten, Graz 1958; R. NEWALD, Elslissische CharaJcterkopfeaus dem Zeitalter des Humanismus, Cologne, s.d. ; id., Problem und Gestalten des deutschen Humanismus, Studien, Berlin

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L'ALLEMAGNE

1963; W. Lewis SPITZ, The religious renaissance of the German humanists, Cambridge, MUJ. 1963 ; J. DELUt.lEAU, Naissance et affirmation de la Réforme, Paris 1964; F, RAJ"r,L'ffumanisme rhénan et la redécouverte de l'Antiqulté classique, in c Rev. des Bt. Lat. > 46 (1968), p. 28-35. Poésie néo-latine : O. MANACORDA, Della poesia latina in Germania durante il Rinascimento, Rome 1906 ; A. Sc:HROETBll, Beitriige iur Geschichte der ersten Hal/te des 1echunten Jahrhunderts, Berlin-Leipzig 1929; id., G. ELLINGEll, Geschichte der neulateinischen Literatur Deutschlands im sechr.enten Jahrhundert: /, Italien und der deutschen Humanismus in der neulateinischen LyrlJc. - 11, Die neulateinische Lyrik Deutschlands in der ersten Hiil/te des sechunten Jahrhundert,, Berlin-Leipzig 1929 ; id., et B. RJSTOW, Neulateinischen Dichtung Deutschlands im 16 Jahrh., in c Reallexicon der deutsches Literaturgeschichte >, Bd. 2, Berlin 1 1965, p. 620-645; K. O. KoNllADY, Lateinische Dlchtungstradition und deutsche Lyrllc des 17 Jahrh., Bonn 1961. 2.

llBCUEU.S DB TEXTES

G., A.F.G., Delltlae poetarum germanorum, Francfort 1612 (6 vol.); M. HERMANN et S. 82:AMATOLSJCJ, Latelnische Litteraturdenkmaler des XV und XVI Jahrh. (En particulier le tome VII : Deutsche Lyrlker des sechzehnten Jahrh., ed. G. ELLINOER, Berlin 1893); H. C. Sc:HNUll, Lateinische Gedichte deutschen Humanisten Oatin und deutscb), Stuttgart, 1966.

SÉBASTIEN BRANT (1458-1521)

SÉBASTIEN BRANT, né à Strasbourg en 1458 (1454 selon d'autres), fit ses études de droit à Bâle, où il devint ensuite professeur. Sa compétence lui attira la confiance de plusieurs princes, celle notamment de l'empereur Maximilien, qui lui donna le titre de conseiller impérial. Brant fut plus tard syndic et chancelier dans sa patrie. Occupé de littérature classique, il donna la première édition illustrée de Virgile (cf. Th. K. Rabb, S.B. and the first illustrated edition of Virgile, Princeton, 1960) et une traduction allemande des Disticlia Catonis ; en m&me temps, il composait ses Varia Carmina (Bâle, 1498), un De moribus et facetiis mensae, latine-germanice (Bâle, 1490); son ouvrage le plus connu est un poème satirique en allemand, Das Narrenschiff (La Nef des Fous), Bâle, s.d., traduit bientôt en latin par son disciple Jacob Locher (Navis stultifera mortalium, Lyon, 1488 ; Paris, 1498) et aussi par Josse Bade (1496, 1505). Brant était également auteur de comédies, représentées de son vivant à Ingolstadt. Il mourut à Bâle en 1520.

Avec son compatriote et ami Jacob Wimpfeling, mais avec un talent plus vigoureux, quoique encore bien rude, Sébastien Brant est une des figures représentatives de ce premier humanisme allemand, plus précisément alsacien, encore profondément marqué par la tradition bourgeoise médiévale. L'œuvre à laquelle il doit sa notoriété, La Nef des Fous, en langue allemande, appartient encore au passé, autant par son sujet (le péché, contre lequel tonne en chaire le prédicateur Geiler de Kaiserberg), que par le procédé de l'allégorie satirique ; elle inspirera la Conjuration des Fous de Thomas Mümer. Deux veines d'inspiration se partagent les poésies latines : un lyrisme religieux, qui trouve son expression la plus pure dans les prières en distiques, parfois en sapphiques, à la Vierge (cette ferveur, qui met la douceur d'un sourire dans son catholicisme sévère, prend valeur d'actualité en raison du combat qui oppose alors immaculistes et maculistes) ; - un lyrisme patriotique : la foi dans la mission de la nation allemande à assumer la souveraineté dans l'Europe du Saint-Empire, lui dicte des appels à Maximilien, dont l'enthousiasme messianique prélude à celui de Locher et de Hutten. Une forme encore maladroite, des fautes de goftt, la maîtrise imparfaite de la rhétorique, se font excuser par la sincérité exaltée, par la fougue du sentiment : on en jugera par son lnvectÏl1e contre les délices du monde, longue malédiction, c. dont la ferveur augustinienne se mêle

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de traits de satire populaire > (Manacorda), et qui, n'épargnant ni les joies de la famille, ni la piété des rites funèbres, fustige sans exception toute passion humaine de vie et de gloire. TEXTE : Carmina, Bâle, 1498 •••. ETUDES : R. NEWALD, Elsiissische Charakterkopfe aus dem Zeitalter des Humanismus (G. Geiler von Kaiserberg, J. Wirnpfeling, S. Brant. Tb. Mumer, M. Ringmann), Colmar, s.d.; E. ZEIDEL, Johan Reuchlin and Sebastian Brant, a study in early german humanism, in c Stud. in Phil. >, 1970, p. 117-139 ; RAœwsu (Sœur Mary Alvarita), S. Brant, Studies in religious aspects of his li/e and works, with special reference to the c Varia Carmina >, diss. Wash. Cath. Univ. of Am. Pr. 1944.

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Munde, tuis nunquam cultoribus esse fidelis Mortalesque iugi. fallere fraude solens, Munde, nihil mundi, casti quoque nil uel honesti Semper habens, cunctis perfide amice, uale. Te tuus hospes ego linquam, ferus hostis ab omni Parte mihi fueras insidiator atrox. NuIJa mihi hospicii seruasti iura, nec usquam Praestiteras, spondes quam mihi saepe fidem. Nec potis es : nam tu, periturus tempore, firmi Etemique nihil perpetuiue tenes. Omnia promittis, uitam quoque saepe perhennem, Omnia uana facis et caritura statu [...] 0 quotiens a te mihi gloria, uita, salusque Diuiciaeque leues pollicitae atque decus ! Omnia mentiris, fingis, fallisque ueneno Atque linis fuco cuncta creata tuo ! Plurima quae sub sole patent uidi atque rcuidi, Et stabile inueni prorsus in orbe nihil. Omnia cognoui uana, irrita, stulta, caduca, Et labi in terras protinus instar aquae. Nil solidum firmumque nihil, durabile paruo est Tempore quicquid habes ; hoc breuis bora rapit. Praestes multa licet, pecora, aurum, iugera, natos, Coniugium et quicquid stulta libido cupit : Plus tamen in cunctis aloe quam melle redundas, lngeris et laetis tristia multa tuis. Esto : etiam extremam faueas licet usque sub horam, Prosequere in cunctis, desque cupita licet : Num cras( siue hodie, seu iam cicius uel abibo Cum uolet ille mihi qui dedit esse deus ? Esto ; etiam uiuam, uideam quoque Nestoris annos Aut uatis stygium quo duce pandis iter : Vna tamen cunctis lex, esse bomini moriendum; Tardius aut citius morsque statuta uenit. ldcirco, quam refert modicum, moriar uel in anno, Vel post mille etiam, mors quia semper adest ! Quodque diu nobis tempus uixisse putamus, Instar momenti praeteritatque Duit. Quid uero prodest oculi exultasse subictum, Dchinc capere in poenis tempora longa malis 1 Quantula pro tantis cruciatibus, oro, rependis

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Monde, qui déçois toujours tes adorateurs, qui amuses et abuses les mortels pour mieux les réduire à ton joug, monde qui ne renfermes rien que d'immonde et d'impur et d'injuste, faux ami, adieu, je prends congé de toi. J'étais ton hôte, mail, comme le pire de mes ennemis, tu n'as cessé de me tendre tea pièges; tu n'as respecté aucune des lois de l'hospitalité, jamais tu n'as tenu les promesses que tu m'avais faites. D'ailleurs, tu n'en as point le pouvoir : soumis à l'érosion du Temps, tu ne possMes rien de solide, de stable, d'éternel. Tu promets tout, même l'immortalité, mais tu réduis tout au néant, tout ce que tu touches est éphémère [...]. Combien de fois m'as-tu promis la gloire, la vie, le salut, les richesses, les honneurs ? Mensonges, fausseté que tout cela ; lP création tout entière est viciée par ton poison, altérée par ton fard. J'ai vu et revu bien des choses sous le soleil, mais je n'ai trouvé en ce monde rien de durable : tout s'est révélé inconsistant, inexistant, incohérent, caduc. Rien de solide, de stable, toute possession est de courte durée, un instant suffit à l'emporter. Tu aurais beau m'offrir quantité de biens, troupeaux, or, terres, enfants, femme, et tout ce que peut souhaiter un esprit insensé : en tout cela il y a plus de fiel que de miel. Le plaisir se complique de bien des peines. Mais soit 1 Admettons que jusqu'à ma dernière heure tu me favorises, que tu me combles en toutes choses, que tu accèdes à tous mes désirs : est-ce que je ne partirai pu demain, ou aujourd'hui, ou plus tôt encore, selon la volonté de celui à qui je dois l'existence? Mais soit! Admettons encore que je vive, que je compte autant d'ann6es que Nestor, ou que le devin qui sut ouvrir les portes des Enfers : nul n'échappe à la loi universelle: l'homme est condamné à mourir. Tl>t ou tard, la mort vient tout de même. Dès lors, qu'importe, que je meure cette année ou dans mille ans, puisque la mort est toujours présente! Et puisque ce que nous regardons comme une longue vie n'est qu'un instant, qui passe et qui s'enfuit ! A quoi sert d'avoir joui le temps d'un clin d'œil, si l'on doit passer ensuite un temps infini dans les supplices ? Que valent, dis-moi, les plaisirs que

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iucunda ? Haec pereunt, perpetuo illa manent. Cumque abeam, t quam t posco, diu tamen ulla sequetur Mentio de nobis ? Quis mea fata gemet ? Nimirum fratres, cognataque turba nepotes, Lugebitque uxor : ne redamque timcnt. Atque ideo imponent saxum mihi grande sepulto, Ne facile exurgat putre cadauer bumo. Proque meis facicnt periuria multa relictis, lurgia, cum furtis caedibus atque probris. Vix mihi uilc etiam lacerumque et inane relinquent lndusium, quocum corpora nuda tegam. Purpureo ex capulo imponarque beatulus urna, Quae casiam et myrrbam, balsama, stacten, olet, Punicei flores, rosa, lilia rubra, sepulto Spargantur, crocus et rosmaris atque thymum, Hos propter ne graues allectus noster odores Spiritus ex Erebi sede redire queat, Apponant mihi cuncta licet, scythicoque sepulchro Contumulent, fletu Memnonidumque gemant, Effundant lacrymas, quales Phaethontia turba, Inoo asciscant seu sibi more necem, Pyramidi imponant si me, uel Mausoleo, Dent pompas, quales Marcia prata dabant, Proderit hoc quid enim mihi, si male uita peracta Forsitan ad Stygios fecerit ire lares ? Tum mihi cuncta, puto, quae nunc preciosa, nocebunt, Pauperis ah uellem tum tenuisse statum : Tum uellem in uita rebus caruisse iocundis Et laetis mundi fortuitisque bonis. Nemo redire dabit, flagris me dira fateri Vera iubet, quatiens Tisipbone angue graui. Portitor atque uehens per non redeunda fluenta Quaestori sistet, mox scelera illc leget, Ille etiam furiis, tortoribus et Stygis eheu ! Me miserum tradens soluere cuncta iubet. Verbera ferte, inquit, sibi tot plagasque cruentas, Quotquot delicias laetaque uana tulit. 0 munde infelix Erebo miserandior ! Ah tum Quod dabis auxilium ? Quod mihi praesidium ? Quid tua tum promissa ualent? Tua dulcia uerba? Et spes, qua cunctos decipis atque tenes ? An non egregia haec tua munera, munde, cupiscam? Proque itlis paciar perpetuo esse miser ? Heu pereat quisquis mundi tibi nomen ineptum Indidit ! Immunda sorde lutoque scates !

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tu achètes au prix de pareils tourments ? Les plaisirs passent, les tourments demeurent. - Et quand je partirai, combien de temps se souviendra-t-on de moi ? Qui pleurera sur mon sort ? Certes, mes frères, mes enfants et petits-enfants, ma femme, verseront une larme : mais ils auront si peur que je revienne qu'ils poseront sur ma tombe une lourde dalle pour empêcher mon cadavre décomposé de sortir de terre. Et pour mettre la main sur mon héritage, on n'épargnera ni faux serments, ni querelles, on ne reculera ni devant le vol ni devant le meurtre. Pour moi, c'est à peine si on me laissera un drap grossier et déchiré pour en envelopper mon corps nu. En admettant que je sois richement enseveli, dans une bière drapée de pourpre, ou une urne parfumée de canelle, de myrrhe, de baume, de résine odorante ; qu'on répande sur mon corps le safran, la rose, le lys, le crocus, le romarin et le thym, pour empêcher que mon âme, enivrée par ces fortes odeurs, ne puisse s'arracher du fond de l'Erèbe ; en admettant qu'on ait tous les égards pour moi, qu'on m'enterre dans un sépulcre des plus luxueux, qu'on me pleure comme pleurèrent jadis les Memnonides •, qu'on verse des larmes comme jadis la troupe des sœurs de Phaétbon •, qu'on se tue de désespoir, comme firent les compagnes d'Ino • ; qu'on me couche dans les Pyramides ou dans le Mausolée ou qu'on me décerne des honneurs tels qu'on en rendait jadis sur le Champ-de-Mars qu'ai-je à faire de tout cela, si une vie de péchés m'a précipité dans les demeures de l'Enfer ? Alors, il me semble, tout ce qui m'est aujourd'hui précieux me sera une gêne ; alors, peut-être bien, voudrai-je avoir vécu dans la pauvreté ! Alors voudrai-je avoir été privé des joies de la vie, du bonheur passager de -ce monde. Personne ne me permettra de revenir en arrière ; Tisiphone aux hideux serpents me forcera à coups de fouet à confesser la vérité, et le nocher, le passeur des eaux qu'on ne repasse pas, se tiendra à ses côtés : bientôt, il proclamera mes crimes, puis, me livrant aux furies et autres bourreaux du Styx, me mettra en demeure d'expier : « Portez-lui, dira-t-il, autant de coups, infligez-lui autant de plaies sanglantes qu'il a goûté de délices et de vains plaisirs ! > O monde infortuné, plus misérable que l'Erèbe ! Quel secours m'offriras-tu alors? Quelle aide me fourniras-tu? Que valent à ce moment tes promesses ? Tes discours séduisants ? Les espoirs dont tu bernes et captives toutes tes victimes ? Dois-je donc convoiter, monde, tes présents sans valeur, et, pour eux, accepter une souffrance éternelle ? Hélas ! Périsse le fou qui t'a appelé monde : car tu es rempli de saleté et de boue immonde. Arrière,

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Appage, cede, uale, fugiu, pergasque abeasque, I procul, illecebras horreo nempe tuas. Te fugiam, linquam, dimittam et deseram ab omni Parte, ita me superi, me deus ipse iuuet 1 Ouin potius semperque uelim, pater optime, solum Te colere et solum te, bone Christe, sequi. Adsis, o deus aime fauem, moriar quoque mundo, Vt soli uiuam tempus in omne tibi !

89 cede : caede (!) 1498.

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au large, adieu, va-t-en, disparais, loin de moi r J'ai horreur de tes séductions. Je te fuirai, te quitterai, me séparerai, me délivrerai de toi, totalement. A la place et pour toujours, c'est Toi, Père Tout-puissant, que je veux adorer, exclusivement, Toi, Christ sauveur que je veux suivre, exclusivement.Assiste-moi, Dieu souverain, de ta miséricorde, fais que je meure au monde pour renaitre à toi seul, pour l'éternité.

HEINRICH BEBEL (1475- ? )

Heinrich Bebel (ou Bebelius) naquit en 147.Spres de Justingen, dans le Wurtemberg. d'un père fermier. Il commença ses études dans sa ~gion d'origine, les continua dans les universit& de Cracovie et de Bâle, où il fut, comme Locher, l'élève de Sébastien BranL Vera 1496 (ou 1497), âgé de moins de vingt-deux ans, il est nommé professeur de rhétorique et de poétique à Tubingen. Il n'y resta qu'un an ou deux, assez cependant pour établir sa réputation d'humaniste. Selon Ellinger ses premières œuvres poétiques remontent à son premier séjour à Cracovie en 1492. Il s'exerça dès lors dans de nombreux genres poétiques : odes, élégies, épîtres, satires, églogues, et le Triumphus Veneris en six livres. Il recevra en 1501 la couronne de poète des mains de l'empereur Maximilien i-• à Innsbrück. Il a laissé en outre un nombre considérable de traités et opuscules en prose, dont plusieurs se rapportent à la géographie, aux antiquités, à l'histoire et au droit public de l'Allemagne. Enfin, contrastant avec ces sujets sérieux, sous le titre de Facetiae, un recueil de bons mots et de contes assez lestes qui provoqua un certain BCaDdale. Bebel mourut en 1537 à l'ige de soixante-deux ans, selon Van Tiegbem; mais pour Michaut et Gocdeke la date de sa mort est inconnue.

C'est une physionomie complexe que celle de Bebel. Quoique de seize ans plus jeune que Celtis et d'environ autant l'aîné de Hutten, il est encore, en effet, par certains côtés, très proche de son maître Sébastien Brant. Certes, bien des traits le rangent parmi les représentants de la nouvelle génération humaniste : l'épicurisme facile des vers amoureux, l'impertinence du conteur des Facéties, imitées du Pogge, la foi dans la culture gréco-latine, qui lui inspire un pamphlet contre l'enseignement de la scolastique (149S) et plus tard un bel éloge de la musique (Laus Musicae, 1509); enfm la ferveur patriotique qui anime aussi bien l'éloge de Maximilien i-r que les plaintes de la Germanie à ses enfants divisés : si l'on rappelle la place que la nation allemande occupe dans ses opuscules en prose, Bebel apparaît comme un des principaux ouvriers de ces générations qui ont fait l'Allemagne nouvelle. Pourtant son ouvrage le plus fort et aussi le plus connu est encore, d'une certaine façon, une composition d'esprit et de style médiéval. C'est une allégorie en six livres : à Vénus, qui craint pour son empire, Amour annonce qu'il va lever une armée victorieuse : après les animaux O.I), défilent en ranp serrés les classes de la société : frères mendiants, qui constituent la garde d'honneur (II), clergé séculier, papes et cardinaux en tete,et le reste des réguliers ainsi que les clercs (Ill), puis la grande

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foule de la société civile, depuis les l'ois jusqu'aux artisans (IV) ; enfin les femmes (VI); la Vertu n'ayant pu réunir qu'une toute petite armée, l'autre la met rapidement en fuite (VI). L'analogie est grande, on l'a souvent rappelé, avec deux autres œuvres contemporaines : la Nef des Fous de Sébastien Brant (1494), l'Eloge de la Folie d'Erasme (1514). Dans les trois cas, le procédé allégorique est mis au service d'une critique globale de la société tout entière. Quant à l'image de la procession, elle servira encore la polémique antipapiste chez Ulrich von Hutten ; Manacorda cite également un pamphlet anonyme de la moitié du xv1•siècle, intitulé la Polymachie des marmitons ou la Gendarmerie du Papes (Lyon, 1563). Particulièrement caractéristiques du ton moralisateur de l'œuvro nous ont paru les pages consacrées à la corruption des filles de la ville par les modes venues de l'étranger. On y verra notamment comment l'idéali· sation des vertus primitives du passé national, justifiée par la lecture de la Germania de Tacite, nourrit un anti-italianisme qui s'exprime sur le plan moral chez Bebel comme chez Celtis, avant de prendre une dimen• aion religieuse et politique chez leur cadet à tous deux, Ulrich von Hutten. TEXTE : Poemata uarla (se. Elegiae, Satyra, Epigrammala, Epltaphia, Hymni, Panegyrici), Phorce, 1504; Op,ra BebeU1111t1 (se. Triumpluu Yeneru, etc.), Phorce, 1509; Triumphus Venem, Argentinae, 1515 •••. ETIJDES : G. W. Z.U.P, H. Bebel nach seinem Leben und seinem Schriften, Augsbourg, 1801; A. Hol.AWITZ,Analekten Vir Geschichte der Reformation und flumanùmus in Schwoben (Wiener SB. 1878, Bd. 80, 95-186), Vienne, 1878.

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Oulles dominae duo uixdum lustra uidentes Verba dedisse soient et cunctos fallere doctae Omnibus arrident nec fi.do pectore cuiquam Fucatae faciem, peregrino et odore superbae. Quod si pigmentum, si serica pallia demas, Nil ibi formosum, nihil est tibi conspiciendum. Immoderatus item Bacchus, peregrina gulaeque Condimenta negant dulcem consurgere prolem Virgineumque decus deformant atque decorem. Oh ubi Sueuorum mores, ubi sanctus auorum Consensus, mercatorum qui nulla ferebant Nomina, nec uinum gustauerat aegra senectus ! Tune pudor et probitas, ius, fas, pietasque uigebat, Tune maturus erat foetus, robustaque proies Et roseo malas pinxit natura colore, Tune flos miliciae nostris exiuerat oris Atque per immensum uictores gessimus orbem Proelia, uicinos late pulsauimus hostes ; Diues inopsque simul tantum Rhenonibus usi. Nunc contra in luxum sunt omnia prona pudendum, Nam sordet patriae, cuius modo copia, uinum, Vndique luxuriat, quod nesciuere priores Atque accersitur foelici palmite Creta Atque Faliscorum montes pucinaque uitis ; Vellera nunc ferunt, uillosaque purpura passim Et pelles Martis uel quas modo Sarmata crudus Mittit, et insolito coeli de frigore Moschus [...] Quid memorem merces extemas cum cynamomo Rugosumque piper uel quos dat Tmolus odores, Zinziber atque Arabum situas uel balsama ludae ? Haec patrios mores, haec rnentem, corpora, prolem Corrumpunt et fucatis cum dotibus ora. Contineas ueteres, precor, o Gerrnania, mores, Atque peregrinum peltas sanctissima luxum Et uitium ignotum nostris maioribus olim Quod sequitur luxum, quod mores ltalicorum Irrepsere breui nec dum caput hactenus audent 90 insolito nos : insolido 1515.

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... Les filles de la ville n'ont pas dix ans qu'elles pratiquent le mensonge ; déjà expertes à berner les hommes, elles font des sourires à tous sans être fidèles à aucun ; se maquillent, se parfument ; mais ôté le fard, les robes de soie, nulle beauté chez elles, rien du tout de remarquable. D'ailleurs, l'abus des vins, des plats épicés venus de l'étranger les empêche de mettre au monde de beaux enfants, en même temps qu'il flétrit leur jeunesse et ternit leur beauté. Où sont donc les mœurs des antiques Suèves, les saintes lois acceptées par nos aïeux, quand on ignorait jusqu'au nom des marchands et qu'on atteignait le seuil de la vieillesse sans avoir bu une goutte de vin. Alors régnait la pudeur, l'honnêteté, la justice, la sainteté, la piété ; alors naissait à terme une progéniture robuste, un fard naturel colorait les joues ; alors l'élite de nos guerriers, se répandant hors de nos frontières, parcourait victorieusement le monde immense, repoussait au loin l'ennemi qui se faisait trop pressant ; mais c'était le temps où tous, riches et pauvres, étaient vêtus d'une grossière peau de renne. Aujourd'hui au contraire, tout tend à un luxe éhonté : la boisson nationale, naguère abondante, est dédaignée ; en revanche on en consomme partout que ne connaissaient pas nos pères : on fait venir des vins de Crète, grand pays de vignobles, des coteaux d'Etrurie et d'Illyrie. On porte couramment d'épaisses fourrures, des manteaux au long poil, des martres, que nous envoient les peuples de la Moscovie et des bords de la mer Noire (...) A quoi bon rappeler toutes les marchandises importées, cannelle, poivre, parfums de Lydie, gingembre, bois d'Arabie, baume de Judée? Ces nouveautés ruinent les mœurs de nos ancêtres, détruisent, par leurs séductions artificielles, nos esprits, nos corps, notre progéniture, notre goût. Reste fidèle, sainte AUemagne, aux mœurs de ton passé, chasse ce luxe étranger et le vice, inconnu de nos pères, qui n'est que la séquelle du luxe; pendant que les mœurs italiennes sont encore d'importation récente et que la Vénus déshonnête, effroyable venin, n'ose pas encore dresser trop

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Exerere, improbiorque Venus dirumque uenenum. Tu tamen occurras restringens uindice lege Ne serpant. Mirum quid causae saepe puellas Heu steriles uideo dum sint ludendo solutae, Sed mox legitimas flammas adhibendo tumescunt, Gestantes utero charissima pignora matris : Linquitis unde mihi non paruam suspitionem Ventre resoluatis grauido quod pondus amandum Viribus herbarum, per nigra uenena parentis Nomina uitantes, ut non uiolata geratis Crinibus effusis mentiti iura pudoris Positisque habitu uel uirginitatis abuti. Ah male quotidie pereat uel quicquid auemus Poenarum exercet miserando corpore lugens Sustineat, qui tam medicamina dira parauit Primus, et innocuas herbas ad plena ueneni Pocula praedocuit misceri, et perdere uitas. At uos fonnosae, placidissima turba, puellae, Quae rabies tam dira potest tam mitia corda Pellere sub tantum facinus ? Quod dulcia matris Nomina spermentes pueros in uentre necatis, Fingite uirgineae mentes quam posset habere Formam, quam faciem tam pulchra matre creatus Filius, aut dulci quam murmure saepe uocaret Matrem, nunc ridens, nunc uultu matris inhaerens. Sed quid blanditias pueri uel murmura blaesa Eloquar ? lnuentae plures quae uiua trucidant

Pignora...

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haut la tête, affronte cette invasion, réprime-la par des lois vengeresses, empêche-la de se propager. Bien souvent j'observe avec stupeur que nos filles, tant qu'elles s'abandonnent à la vie de plaisirs, demeurent stériles; qu'à peine au contraire elles ont convolé en justes noces elles s'arrondissent et portent dans leur ventre le précieux gage de la maternité : ce qui me donne de solides raisons de vous soupçonner, n'est-il pas vrai, de vous délivrer d'un fardeau que vous devriez chérir, et d'utiliser les vertus des herbes et des pires poisons pour éviter de mettre au monde un enfant de vous. Ab ! qu'il périsse cent fois, qu'il subisse dans sa chair misérable tout ce que l'Enfer a de tourments, l'inventeur de ces drogues criminelles, le premier qui enseigna l'art de supprimer la vie en mêlant des herbes inoffensives à des coupes empoisonnées ! Mais vous, jeunes beautés, troupe pacifique, quelle rage peut engager des cœurs sensibles comme les vôtres à un crime aussi abominable ? Représentez-vous lorsque, refusant le doux nom de mère, vous tuez votre enfant dans votre sein, représentez-vous quelle grâce il aurait eu peutêtre, imaginez les traits d'un enfant qui naîtrait d'une mère aussi belle, le doux murmure dont il appellerait sa maman, son sourire, son regard attaché sur votre visage. Mais à quoi bon évoquer les câlineries et les doux gazouillis d'un enfant, quand il s'est trouvé des mères pour les assassiner vivants ?...

CONRAD CELTIS (1459-1508)

Né en 14S9 à Wipfeld, sur le Main, en Franconie, Celtis (nom latinisé de Bickel, burin de graveur) était destiné par son père au travail de la vigne. Mais à dix-huit ans il quitte la maison paternelle pour Cologne, où il étudie la théologie et les belles-lettres et devient bachelier en 1479; puis pour Heidelberg, où il suit les leçons de Rudolf Agricola qui l'initie au monde de l'humanisme. Il est magister artium en 148S. A la mort d'Agricola survenue cette même année, il voyage : Erfurt, Rostock, Leipzig, où il publie ses premières œuvres latines : Ars versificandi et une édition de deux tragédies de Sénèque. En 1487 il est couronné poète-lauréat par l'empereur Frédéric m à Nuremberg. Il est même le premier Allemand à recevoir cette distinction. L'Italie l'appelle : à Padoue, à Ferrare, à Florence, à Venise, à Rome, il rend visite aux plus célèbres humanistes. Avant de rentrer en Allemagne, il s•arrate environ deux ans à Cracovie, où il se perfectionne en mathématiques et en astrologie. Une fois de retour, il fonde, suivant l'exemple italien, des académies dans les villes les plus importantes : sodalitas Rhenana à Heidelberg en 1493, sodalita.r Danubiana en 1497. Passionné par la recherche des textes anciens, en 1497 il publie et commente la Germanie de Tacite; peu après, en lSOO il découvre une carte représentant les routes militaires de l'Empire romain d'Occident sous Théodoric, appelée depuis Carte de Peutinger parce qu'il la légua à cet archéologue humaniste. S'inspirant de l'Italie illustrée de Flavio Biondo, il projette d'écrire une Allemagne illustrée, décrivant les paysages, les villes, l'histoire, les usages, les beautés artistiques des diverses régions de son pays, mais il n'en compose que la première partie. D'un caractère inquiet, aimant voyager, il ne demeura jamais longtemps dans la même ville. Professeur à Ingolstadt en 149S, à Heidelberg en 1496, il est en 1497 à Vienne, où le fixe la faveur de Maximilien. C'est en lSOl que paraît à Nuremberg son meilleur ouvrage, les Amours. Les quatre livres d'Odes sont posthumes : ravagé par la syphilis, le poète était mort en février 1S08.

Des deux œuvres maîtresses de Celtis, ses Amours et ses Odes, c'est la première qui nous a paru à la fois la plus riche et la plus attachante. Composés à partir de 1480 et publiés seulement en 1502, ces quatre livres (environ quatre mille vers) offrent le miroir le plus fidèle de la vie du poète et de son univers matériel et spirituel : relation de ses amours, description des régions et des villes qu'il a traversées, mais aussi carnet des réflexions, des inquiétudes, des préoccupations d'un des esprits les plus curieux, hardis et ouverts aux problèmes de son temps. Chacun des quatre livres lie le nom d'une partie de l'Allemagne à celui d'une femme qu'il a aimée : Hasilina à Cracovie, Elsula à Nuremberg, à Mayence Ursula et à Lubeck Barbara. A leur intention Celtis reprend les thèmes classiques de l'élégie, mais il les renouvelle par la force exceptionnelle de son tempérament. Les premiers désespoirs et la tentation du suicide dans le décor grandiose des Carpathes s'exprime

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avec une rhétorique éclatante dont les excès baroques font une synthèse originale avec la vigueur de la description. Une autre tendance de son tempérament de poète et certainement du tempérament national le pousse vers le réalisme. Rompant hardiment avec l'un des poncifs du genre élégiaque, l'idéalisation de la femme aimée, Celtis passe de la supplication à l'invective, ne recule pas devant la trivialité ; il brosse de ses liaisons orageuses un journal souvent pittoresque, parfois cru : journal de ses mésaventures autant que de ses aventures, mêlé d'observations satiriques et assaisonné d'humour : comme dans cet épisode héroïcomique, digne du Miller's Tale de Chaucer et du conte du Rossignol de Boccace, où lé poète, surpris dans la chambre d'Ursula, doit sauter par la fenêtre et s'enfuir, nu comme un ver, par les rues et les places désertes, sous l'assemblée majestueuse des astres qui brillent au firmament J Plus tard, le poète vieillissant (comme ses amoureuses), le regret de la jeunesse s'allie à une peinture sana indulgence de la décrépitude : seul Ronsard, dans ses derniers vers, trouvera des accents aussi vrais et aussi poignants. En amère-fond à cette poésie autobiographique, soit associée à elle, soit traitée à part, de nombreuses pages ont la saveur du reportage. La descente dans les mines de sel de Silésie est une relation pittoresque et pleine d'humour. La description de la chasse au bison dans la forêt germanique est d'une force singulière et révèle un grand talent de peintre animalier. Virgile, Ovide avaient déjà tir~ un magnifique parti du thème du voyage et de la tempête en mer : ils y avaient pourtant mis moins de force et de vérité dramatique que Celtis dans son récit du voyage en l'île de Thulé. Atlas en couleurs de l'Allemagne du xve siècle par le nombre et la richesse des notations géographiques - dans son ardent patriotisme Celtis considérait ses Amours comme une introduction à cette Allemagne illustrée qu'il ne put jamais achever -, le livre est également une somme poétique des curiosités et des spéculations scientifiques, morales et philosophiques de son temps. Tandis que certains vers sur la présence de Dieu dans les œuvres de la Nature ont par avance une résonance rousseauiste, la place donnée à l'astrologie, l'intérêt porté aux croyances occultistes font de lui un des principaux témoins de l'inquiétude philosophique de la pré-renaissance. Plus librement que les précédents, le quatrième et dernier livre exprime, avec les sentiments du poèto vieillissant, sa conception générale de la vie. Caractéristique à cet égardest la première élégie, adressée à Plumulus, l'homme-plume qui n'a jamais quitté la maison paternelle. C'est une magnifique profession de foi du voyageur-philosophe que la curiosité inlassable et le désir de connaissance a poussE à travers le monde. Celtis retrouve, avec le culte romain et stoïcien de la virtus, la passion des Grecs pour l'historia, la theorià, il renoue ici avec la grande tradition antique, illustrée aussi bien par le voyage d'Alexandre dans l'Inde que par celui de César en Egypte, mais avant eux par la figure d'Ulysse, dans lequel Dante voyait justement le prototype de

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l'homme qui sacrifie sa vie à c l'ardore ch'i'ebbi a divenir del mondo 1 esperto >. Mais cette passion, toute l'Europe de la Renaissance, en sa neuve exaltation, l'a faite sienne : que l'on songe au c sentier inconnu > où prétend s'avancer un Ronsard, à la quête de Pantagruel - pour ne pas parler de l'aventure qui conduit à la découverte du Nouveau Monde! On retrouve dans les Odes l'enthousiasme humaniste pour la poésie, la vertu et la science. Dans une des pièces les plus fortes du recueil, et qui a une valeur programmatique, Celtis demande à Apollon de consentir à venir visiter son pays, l'Allemagne, pour l'affranchir du joug de la Barbarie. L'orgueil national du poète s'exalte à l'idée que l'Allemagne a enrichi la culture humaine d'une invention comme l'imprimerie : cette pièce, il est vrai, trouve sa contrepartie dans celle où il maudit l'invention de la bombarde. Nulle part l'aspiration (faustienne) à la connaissance encyclopédique n'est aussi ardemment exprimée que dans l'ode, écrite trente ans avant la lettre de Gargantua à Pantagruel, intitulée c Ce qu'un philosophe doit savoir. > Aussi Celtis n'est-il pas seulement le premier écrivain allemand à fournir à la poésie latine une contribution originale d'envergure, il est en outre, par maint aspect et surtout par l'orientation de son œuvre, un des pionniers les plus passionnément dévoués à l'idéal nouveau de l' Allemagne à l'aube de la Renaissance. TEXTE : Conradi Celtis Protucii ... IV libri Amorum secundum IV latera Germaniae, Nuremberg, 1502 • •• ; K. Celtes, Fünf Bücher Epigramme, hrg. von K. HART• FELDBR, Berlin, 1881; Conradi Ccltis Protucü IV libri Amorum secundum IV latera Germaniae; ejusdem Germaniae Generalis, cd. F. PINI7TER••, Leipzig, 1934, in c Bibl. scr. med. et rec. aet. >, t. VI ; ejusdem libri Odarum IV, liber Epodon, Carmen saeculare, cd. F. P1NDTBR,Leipzig, 1937, ibid., t. m; ejusdem Ludi scaenici, cd. F. PlNDTER, Budapest, 1945, ibid., t. IV; L. FosTBR, Selections from Conrad Celtis (quelques poèmes, avec traductions et commentaires), Londres, Cambr. Univ. Pr., 1948 ; Conrad Celtls quae Vindobonae prelo subicienda curavit opuscula, ed. K. .ADBL, in c Bibl. scr. graec. et Rom. Teubner. >, Leipzig, 1966 ; Opera omnla, Latin and German (la première &!ilion complète, historique et critique, en huit volumes), ed. Dieter WVT'ID (en préparation).

ETUDES : Cl. Engelb. KLüPFBL, De vita et scriptis Conradi Celtis Protucii, Fribourg, 1827 ; F. V. BEZOLD,Conrad Celtis, der deutsche Ersthumanist, in c Hist. Zeitschr. >, t. XLIX, 1883 ; réédité dans c Aus Mittelalter und Renaissance >, Munich, 1918; O. MANACORDA, Celtis Gedichte in ihrer Beziehungen zum Kla.ssizjsmus und italienischen Humanismus >, St. zu vgl. Litg. >, t. V, 1905 ; J. A. BRADISCH,Der Erzhumanlst Celtis und das Wiener Dichterkollegium (Monatshcfte für deutschen Unterricht, New York, t. XXVIll, 1936; Celtis und der deutsches Nationalbewuutseln, Heidelberg, 1939 ; L. SPONAGEL, SPITZ Lewis, The philosophy of Konrad Celtis, in c Studies in the Renaissance >, 1954, p. 22-38 ; ID., Conrad Celtl.r, The german arch-humanist, Cambridge, Mass., 1957.

t. Considerate la vostra semenza :/fatti non foste a viver come bruti,/ma per seguir virtute e conoscenza (ln/. 26, 118-20).

AMORVM LŒER

I

QVI HASILINA, VEL PVBERTAS, VEL VISTULA ET LATVS GERMANIAE ORIENTALE INSCRIBITVR V AD HASILINAM,

CVM DESCRIPTIONE

CARPATHI

SEV SVEVI

5 ... Ecce iterum in mea membra ruit blandissimus hostis

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Et premit assueto subdita colla iugo ; Fluctuat in uariis iterum mens aegra procellis Praecipitemque parat mergere saeuus Amor. Qualiter incertam fragili cum cortice cymbam Ventus agit, tumidis tollitur illa uadis Et rapitur, quo flabra uocant, furientibus undis Et tandem refluis naufraga fertur aquis, Pallidus ipse sedet mortis formidine nauta Et mouet attonitas in sua fata manus : Sic dubio suspensa metu mea pectora flammis Exagitas animam discruciando leuem. Quam melius fuerat patriis latuisse sub agris Et uitem palo consociasse suo, Quam tot sollicitos uitae tolerasse dolores Et semper dominum mentis habere ferum ! Saepius exosus uitales corporis auras Corripui ferrum te fugiente manu Et pressisse uolens in saucia pectora, tandem Curarum finis mors ut acerba foret. Saepe calens flammis animam extinxisse sub undis Mens erat aut laqueo plectere triste caput. Optaui totiens rapido me turbine ferri, Quo nitidum Phoebus ducit ab orbe diem. Ah, quotiens dixi, rutilo dum luppiter orbem Fulmine concuteret : c Me, pater aime, petas Nostraque de grauibus soluentur pectora curis, Linquere quae mentem nocte dieque negant. Vel me constituas gelidi sub cardine caeli, 0 dea, quae tanti uulneris auctor eras, Vt mihi feruentes extinguat pectoris aestus Frigida nymbosi Menalis Ursa poli. > Sed, uideo, nullo flectuntur carmine diui, I pse mihi inueniam per mea fata necem.

MONTIS

AMOURS LIVRE PREMIER HASILINA OU LA PUBERTÉ OU LA VISTULE ET L'EST DB L'ALLEMAGNE

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À HASILINA, AVEC UN TABLEAU DES MONTS DES CARPATHES •, OU DE SUÉVIE

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..• A nouveau mon tendre ennemi se rue contre moi et plie ma nuque sous un joug que je connais bien ; à nouveau mon esprit affolé est livré aux tempêtes, Amour impitoyable lui prépare des naufrages. Comme la barque désemparée, écorce bien légère, est le jouet des vents, qui l'enlèvent au-dessus des gouffres sans fond, l'emportent, au gré de leur souffle, sur les vagues en fureur, et enfin la laissent, épave livrée à la houle ; blême, le matelot s'assied, redoutant la mort, et tend à son destin ses mains épouvantées : mon cœur ressent les mêmes angoisses, les mêmes affres, quand tu le harcèles de ta flamme et que tu martyrises mon âme chétive. Que j'eusse mieux fait de rester dans les champs paternels et d'attacher la vigne• à son tuteur, au lieu de m'exposer à toutes ces souffrances et de soumettre mon esprit à un maître aussi sauvage. Souvent déjà, prenant l'existence en horreur parce que tu me fuyais, j'ai saisi une arme pour la plonger dans mon cœur déjà blessé et j'ai résolu d'en finir d'un seul coup avec mes tourments. Souvent, quand ma brQlure était trop vive, j'ai médité de me jeter à l'eau pour noyer mon chagrin ou encore de me passer la corde au cou [...] Combien de fois, quand Jupiter abattait sur la terre sa foudre rougeoyante, me suis-je écrié : c Père souverain, frappe-moi, délivre mon cœur des souffrances qui l'accablent et l'assiègent jour et nuit. Ou bien installe-moi dans un coin de la voftte glacée, toi, déesse, auteur d'une blessure si cruelle, afin que dans le ciel polaire la froide Ourse ménalienne • éteigne le feu qui consume ma poitrine. > Mais, je le vois, mes plaintes sont sans pouvoir sur les dieux ; je trouverai donc moimême un moyen d'en finir avec la vie.

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Est mons aethereum pulsam cum uertice caelum, Qui iuga cum scopulis aspera durus habet : Huius Hyperboreos dorsum copsurgit in axes, Brachia Ripheis continuata iugîs : Gentibus hune medium posuit natura duabus, Sarmaticos inter Pannoniosque duces. Sarmata de prisco Carpathum nomine dicit : Hune pergo infirmo tristis adire gradu, Vt mea ab aerio demittam pectora saxo, Pectora luminibus non bene capta tuis. Et posuit maesti titulum mea Musa sepulchri, Musa canens laceris in mea fata comis : Hic iacet extinctus per saxa rigentia Celtis, Saxea dum fuerat saeua puella sibi, Carmina quam Phoebi poterant nec longa mouere Obsequia, ut noster mutuus esset amor. Quam bene nunc nostrum primum es experta calorem, Cum pretium mortis, saeua puella, uides ! > VI AD IANVM TBR.INVMDB SALIFODINIS SAB.MATIAB,QVAS PBR FVNBII IMMISSVS LVSTRAVBR.AT

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Jane, canens gelidis repetebam saepe sub antris, Cur nullo nobis tempore scripta dares. Forte tuum reris uatem mersum esse profundo, Pandit ubi tristes Sarmatis ora specus Multaque de umbrosis caeduntur saxa cauernis, Quae niueum tribuunt igne soluta salem. Vel saltem poteras mandasse : c V aleto, Celtis, et infemas i, rediture, domos t > Sed redii superas dextro loue uiuus ad auras, Lustraui et Stygîi tristia regna canis, Alcide, ut similem dicar subiisse laborem Et socia, Theseu, qui rapis arma manu, Illaque iam rigido uolui tibi scribere uersu, Quo noster solidum pignus haberet amor. Est specus immensis pandens cum faucibus ora Suppositumque uident lumina nulla solum, Sed face candenti distantia longa notatur, Fax ubi inexbausta luce fatiscit humo. Ora specus circum latissima machina surgît, Quam rota cum rapidis turbine uersat equis. Robora transpositum per rnulta uolumina funern

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Je connais une montagne • dont la cime toucho lo ciel, rude, hérissée de sommets escarpés; son arête s'étend jusqu'au pôle Nord et sa chaîne se prolonge par les monts Riphées •. La nature l'a dresséoentre deux pays, la Pologne et la Hongrie. En Pologne, on lui donne le nom ancien de chaîne des Carpathes. C'est là que, la mort dans l'âme, je dirigo mes pas affaiblis, là que je me jetterai dans un précipice, et rendrai l'âme, mon âme que pour sa perte ont séduit tes beaux yeux. Et voici l'épitaphe qu'a composée ma Muse, ma Muse qui pleure son poète en lacérant ses cheveux : c Au milieu de ces rocs escarpés gît Celtis, désespéré par une jeune fille au oœur de pierre, que ni les chants de Phébus ni une cour assidue ne purent émouvoir et engager à lui rendre son amour. Fille cruelle, tu peux mesurer l'ardeur de ma première pasaion, en voyant que je l'ai payée de ma vie. >

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À JANUS TÉRINUS •, LE POÈTE RELATE SA VISITE AUX MINES DE SEL DE POLOGNE, OÙ IL ÉTAIT DESCENDU AU BOUT D'UN CÂBLE

Maintes fois, en chantant mes vers dans les fraîches retraites des Muses, je me suis demandé, Jean, pourquoi tu ne m'écrivais plus jamais. Peut-être as-tu cru ton poète englouti, en ce pays de Pologne où s'ouvrent d'affreuses cavernes, où les quartiers de roche qu'on taille sans relâche dans la sombre paroi sont fondus au feu en un sel plus blanc que neige. Tu aurais pu écrire au moins quelques mots : c Adieu, Celtis, descends aux enfers... et reviens. > Mais grâce au Ciel je suis rendu bien vivant à la lumière, et j'ai visité le sombre royaume de Cerbère. On dira, Hercule, que j'ai accompli le même exploit que toi, ou que toi, Thésée, qui offris à ton ami la force de ton bras. Or, je veux te décrire ce que j'ai vu, sans en adoucir les couleurs, en gage solide de notre amitié. Une grotte, ouvrant immensément sa gueule béante ; les yeux ne distinguent pas le sol en dessous. Mais si l'on y jette une torche enflammée, on en peut sonder la profondeur : car la torche encore enflammée finit de brOler au fond. Au bord du gouffre se dresse une machine : un cabestan, mu par des chevaux, l'entraîne en un mouvement rapide ; le treuil déroule un câble qui passe de poulie en poulie et retient à son extrémité un

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Plectuntur curuo pondera dente trahens ; Lubricus hic caecum mortales mittit in antrum Aereum praebens inrequietus iter. Huic ego sum tremulus toto cum corpore uinctus, Vt fueram tristes ausus inire domos, Quas neque lucifluus conlustrat lumine Phoebus, Nec radiis penetrat lucida fratre soror [...] Sed uolitant caeco tenebrosa ibi sydera mundo, Sydera quae nullum sunt paritura diem. 0, mihi quam magno trepidabant corda pauore, Pendula lictores dum mea membra ligant, Et mea Tartarea condunt ubi corpora ueste, Nullus erat toto uiuus in ore color. Dumque inter uitam medius mortemque uolarem, Daedalii timui fata subire fabri, Et mea signassent fatalem nomina terram, Celtica quae fuerat, lane, canenda tibi. Sed modo, cum superas rediissem sospes in auras, Oblectat tales saepe subisse specus, Quippe ea, quae uidi, statui mortalibus olim Pandere, quot poenas Tartarus ater habet. XV DE VISONTIBVS ET EORVM VENATIONIBVS

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Belua uasta micans oculis et comibus uncis Et nigrum hirsutam corpus habet faciem. Pendula promissis gestat palearia uillis, Quis strumae in morem guttura crassa tument. Comibus elatis uenientem occursat in hostem Et iacit in caelum corpora prensa uagum. Arboreos truncos annosaque robora quercum Ventilat, ut uibrat per uaga rura caput. Quam cum uenator rigidis prostemere siluis Apparat, banc pulcro decipit ingenio : Nam primum banc iaculis, tento uel prouocat arcu, Vt furiat lesis belua cruda toris. Inde citus capit ille fugam se robore tutans, Quod petit impactis comibus illa suis. Se praensisse putans fugitiuum comibus hostem Saeuit et in gyrum robora uasta terens. Ille feram trunco se tutans saepe lacessit, Figit et in tetram spicula saeua cutem. 18 vibras 1 1502.

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crochet où pend la charge. C'est par ce moyen hasardeux qu'on descend dans les entrailles de la terre ; des hommes, continuellement, empruntent ainsi la voie des airs. Je m'y laissai attacher, frissonnant de tout mon corps, lorsque j'osai m'aventurer dans ce lugubre séjour. Ici, ne pénètre ni la lumière de Phébus étincelant, ni les rayons de sa sœur, qui brille d'un éclat emprunté [...]. Dans ce monde de ténèbres volent seulement des astres noirs, des astres qui n'engendrent aucune espèce de jour. Oh! Que mon cœur tremblait d'une grande épouvante, tandis qu'on m'encordait au-dessus du vide I J'étais plus pâle qu'un cadavre quand glissa sur moi ce vêtement de nuit ; et tout le temps que je volai, suspendu entre la vie et la mort, j'appréhendais de subir le même sort que le fils de Dédale • et de donner tragiquement mon nom à cette terre, que tu aurais chantée, Jean, comme la terre Celtique I Mais à présent que je suis revenu sain et sauf à la lumière du jour, il me plaît assez d'être descendu dans ces profondeurs : tout ce que j'ai vu m'apparaît comme un symbole, destiné aux mortels, de tous les châtiments que leur réservent les enfers ...

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LA CHASSE AUX BISONS

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... C'est une bête monstrueuse, avec des yeux étincelants et des cornes recourbées; un corps tout noir, un aspect hirsute; elle balance des fanons couverts de longs poils, dont son cou énorme est boursouflé comme par une tumeur. Les cornes hautes, elle charge droit sur son adversaire, le bouscule et le projette dans les airs ; elle ébranle au passage souches et troncs épais des chênes en fonçant tête baissée au hasard des fourrés. Quand le chasseur a décidé de l'abattre dans la forêt sauvage, il utilise pour la tromper une ruse ingénieuse : d'abord, il la provoque avec ses javelots ou en lui décochant des flèches : blessée dans sa chair, la bête devient enragée ; alors, lestement, il prend la fuite et cherche protection derrière un chêne ; elle, se rue sur l'arbre, dans lequel elle plante ses cornes ; pensant tenir le fuyard à sa merci, elle s'acharne sur l'ennemi à coups de cornes, fait le tour de l'arbre, qu'elle entame un peu partout; lui, à l'abri du tronc, la harcèle sans répit, plante dans le cuir hideux ses traits acérés ; à bout de forces, mourante, elle met bientôt fin

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Sic ubi iam toto lassatae corpore uires, Cessit et exauimis impetus ille ferus. Mox alii circum iam stantes more coronae Conficiunt iaculis corpora uasta suis•••

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QVI RHBNVS VEL VltSVLA RHBNANA AVT IVVENTVS BT LATVS OBRMANIABOCCIDENTALE INSCR.IBITVll

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QVODPVGAELAPSVSPENE CVMURSVLADEPRENSVS FVEllAT

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Nemo uelit uetitos bene sanus tangere lectos Et ueque legitimas sollicitare faces. Quam prope concussa fueram deprensus in aede, Oaudia sperato dum dedit Ursa toro, Vrsa, cui fulmen magni louis eruat auras, Plutoque sub Stygias banc uehat ater aquas ! Quippe suis gestat uomen par fraudibus : omnes Exuperat rigidas iusidiosa feras. Nulla per humanas res est siucera uoluptas, Sollicitum laetis semper adesse solet. Inter complexus et basia grata iacebam Et quicquid lecto feruidus audet amans ; Cum.que pene mediam superassent sydera noctem, Dum uertit currum clara Calisto suum, Mox fragor iutonuit rigidis resouantibus armis, Quale solet Martis conglomerata cohors. Iamque propiuquabat nostro fera turba cubili, Coeperat et temera rumpere claustra manu, Moliri et nostros conuulso cardine postes Concutiens claua, fuste, bipenne, manu. Siue maritus erat seu conriualis adulter Seu cui pollitica est Ursa dolosa torum, Exclamat uasto mox barbarus ille boatu Et dederat tales in mea fata minas : c Pape, cave > (papum ratus ille latere cubili) c 1am tibi praeripiam, perfide, testiculos ! Lex fuit haec priscis et sanctio sacra sub annis Desectare sacris membra pudenda uiris. Et modo Rhenanas lex haec est coepta per oras, 8 exuperans Pindter.

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à cet assaut forcené : alors, les autres chasseursaccourent et, se tenant en cercle, ils achèvent le monstre tout trampercéde leurs traits ...

LIVRE TROISIÈME LE RHIN OU URSULA LA RHÉNANE, OU LA JEUNESSE, OU L'OUEST DB L' ALLBMAONB V

SA FUITE APRÈS AVOill FAILLI !TRE SUllPllIS AVEC tJllSULA

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Jamais, à moins d'être fou à lier, -on ne devrait approcher d'une couche défendue, ni porter atteinte à une union légitime. Qu'il s'en est fallu de peu que je ne fusse surpris avec Ursula 1 Au moment précis où elle m'accordait sur son lit le plaisir que j'attendais d'elle, voilà la maison ébranlée de coups - que la foudre du ciel lui arrache la vie, que le sombre Pluton l'emporte sur les eaux du Styx ! Ah ! que son nom répond bien à ses trahisons, elle est plus dangereuse que toutes les ourses sauvages I Bah ! il n'y a pas au monde de plaisir pur, toujours la joie est troublée de quelque inquiétude. J'étais donc étendu, me livrant au plaisir des étreintes et des baisers, bref, à toutes les audaces que le lit inspire à un amant enflammé ; les étoiles en leur course avaient à peine dépassé le milieu du ciel, l'Ourse brillante ramenait son char en arrière : tout à coup éclate un grand fracas, un cliquetis d'armes effrayantes, tel qu'on l'entend sur les champs de bataille ; déjà une troupe menaçante s'approchait de la chambre, se mettait en devoir d'en faire sauter les verrous, de forcer les gonds, d'arracher les battants, elle ébranlait la porte à coups de poings, de bâtons, de gourdins, de haches. Etait-ce le mari, un rival, quelque autre, à qui la rouée s'était promise? Ce sauvage se met à hurler d'une voie de stentor, à proférer contre moi des menaces de mort : c Attends un peu, curé 1 > (il croyait qu'un curé se cachait dans notre chambre) c Ah 1 scélérat, je m'en vais t'arracher les couilles I N'était-ce pas l'usage autrefois, de châtrer les prêtres en signe de consécration ? Eh bien, on l'a rétabli en Rhénanie, où la loi autorise à amputer de leur

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Oum sacra testipremis membra secare licet. > Dixit et insonuit iam cardine ianua fracto Deciderantque suis fortia claustra seris ; Mox ego per bifores deflecto crura fenestras Corpore iam nudus praecipitandus humo. « 0 mihi Daedaleas, Venus, insere, candida, pennas, Molliter ut terris iam mea membra cadant ! > Forte domus fuerat nostro coniuncta cubili, Imbrice sed paries dissociatus erat. Hac ego praecipiti dederam mea corpora saltu, Crure parum leso terra petita fuit. Irrupit nostrum sed iam fera turba cubile Meque stupet celsa desiluisse domo, Et iam saxa uolant, saxum praeteruolat aurem, Et resonant lotio testea uasa suo. Ast ego per medias nudus discurro plateas Testatus nitido numina cuncta polo ; Nomina iam stabant toto rutilantia caelo, Sex in signifero sydera clara polo ; Laniger in medio caeli, Leo stabat in ortu, Vrniger Herculeas forte petebat aquas, Clauiger et Cepheus, Eniochus, Cassiopeia, Perseus, Arctophilax, Anguis et Ursa ferox, At parte ex alla pluuioso sydere Orion, Stabat uterque Canis, Cetus et Eridanus Et Lepus ad tantos uisus mihi currere motus, Qui dederat nostrae maxima signa fugae, Andromedeque meas derisit amoris erumnas, Viderat ut nudum currere nuda uirum. Ilia mihi tandem uox est audita per auras Seu Veneris fuerat seu louis omniproci : « Difficiles aditu fugias in amore puellas, Si te secura ludere mente iuuat t Vtque solet charam uenator ducere praedam, Quae sibi cum magno capta labore fuit, Sic in lasciuo Veneris contingit amore, Vt facilem spernas difficilemque petas. >

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membre sacré tous vos collègues pris sur le fait. > Comme il achevait ce discours, la porte craqua, les gonds brisés avaient volé en éclats, les solides verrous étaient sortis de leurs gâches. Alors, je repousse les volets, passe mes jambes par l'ouverture, pour sauter à terre, nu comme un ver : c O blanche Vénus, donne-moi les ailes de Dédale, et fais que j'atterrisse en douceur J > Par bonheur, la maison d'en face était tout près de la chambre, elle n'en était séparée que de la largeur d'une tuile faîtière : je touchai donc le sol sans trop me faire mal. Mais déjà, cette bande furieuse se rue dans la chambre, stupéfaite de voir que j'aie pu sauter de si haut. Et déjà, les pierres volent, l'une d'elles me frôle l'oreille, des vases de nuit se brisent en répandant tout leur contenu. Et moi, nu comme un ver, je traverse les places au pas de course, prenant à témoin toutes les divinités du ciel étoilé : leur assemblée divine illuminait le firmament tout entier. Six d'entre elles brillaient au zodiaque : le Bélier, au milieu du ciel, le Lion, du côté de l'Orient, le Verseau non loin des eaux de l'Atlantique ; et je voyais Céphée •, armé de la massue, et le Cocher, et Cassiopée •, Persée, le Bouvier, le Serpent, l'Ourse farouche; et d'un autre côté Orion, qui amène les pluies, les deux Chiens, la Baleine, l'Eridan, et le Lièvre, qui me parut accourir, attiré par toute cette agitation, et qui m'avait donné le premier le signal de la fuite ; Andromède • rit de ma mésaventure amoureuse en me voyant courir aussi nu qu'elle. Alors une voix, traversant les airs, frappa mes oreilles, celle de Vénus, ou celle de Jupiter, grand coureur de jupons : c Fuis en amour les femmes d'accès difficile, si tu veux batifoler sans arrière-pensée ! Mais comme le chasseur ne prise vraiment que la proie dont la capture a été difficile, de même dans le jeu amoureux, il arrive qu'on dédaigne la facilité et qu'on recherche la difficulté. >

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QVI CODONVS VBL SENECTVS AUT BARBARACIMBIUCA ET LA TVS GBRMANIAB SBPTBNTIUONALE INSClllBITVll

1 IN LAVDBM PEREGRINATIONIS ET QVOD AD COONITIONEM SAPIENTIAE ET PHILOSOPHIAE NECESSARIA SIT, AD IANVM PLVMVLVM, NVNQVAM PATRIVM AGRVM EGRBSSVM

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Plumule, quid plumas semper mihi, marcide, laudas, Quis stertis cunctos in tua damna dies ? Non facit hoc, pullos nido qui concitat, ales, Et fera, quae catulis monstrat in arua uias, Educens natos campos et flumina monstrat Et uaria praedas prendere in arte docet. Te iuuat in patrio semper requiescere nido Et pigrum noto caespite fata trahi. Linque focum patrium peregrinaque sydera caeli Conspice, caelestes si petis ire uiu 1 Nam ueluti uariis mercator quaerit in oris Diuitias et opes in sua tecta ferens, Sic tacitas cupiens naturae noscere causas Ipse petas uarias in tua lucra plagas. Nec te uaniloqui moueant uaga murmura uulgi Te dicens nullo sistere posse loco. Nam cui propositum est naturae cemere uultum, Hic mare sub uariis cemet et astra locis. Sic tibi multiplices patefient ordine causae, Quu uulgus stolido pectore saepe atupet. Quis maris undiuagi naturam credere possit, Ni uideat rauci murmura saeua sali ? Quisue hominum mores uarios, tot et ore loquelas Crediderit, causas qui nisi doctus habet ? Quis rapidos uentos, hybemae et sydera noctis Et breuis aestiuae tempora nosse queat ? Vtque allis alla nascantur sydera terra Hisque cadant, illis semper in axe manent, Ni sua qui uariis pressit uestigia terris Atque illam teretis senserat esse globi Et circumduci rapida uertigine caelum Et septem uariis ire per astra rotis. Sic primi fuerant peregrini, ut fertur, in orbe, Scripta quibus Grais pulchra sophia libris. Summus Aristoteles Pellei castra sequutus

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LIVRE QUATRIÈME LE GOLFE DB CODAN *, OU LA VIEILLBSSE, OU BARBARA, FILLE DES CIMBRES, OU L' ALLBMAGNBDU NORD

1 ÉLOGE DES VOYAGES, SI UTILES À L'ACQUISITION DE LA SAGESSE ET DB LA PHILOSOPHIE, À JEAN PLUMULUS, QUI N'A JAMAIS QUITTÉ LB DOMAINE PATERNEL

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Plumulus •, pourquoi des plumes de ton édredon me chanter toujours la louange ? Tu t'y prélasses douillettement à longueur de journée - à ton grand dam. Ce n'est pas ainsi qu'agit l'oiseau, -qui boute ses oisillons hors du nid, ni la bête sauvage, qui montre à ses petits les pistes dans les champs et les conduit à travers plaines et rivières pour leur apprendre les mille façons de traquer la proie. Ton bonheur, à toi, c'est de te blottir dans le nid paternel, c'est de paresser toute ta vie dans l'enclos où tu es né. Quitte donc ta maison et va-t-en découvrir des cieux étrangers, si tu veux t'ouvrir le chemin de l'immortalité. Regarde le négociant : il explore les rivages les plus divers, pour rapporter chez lui de riches cargaisons ; de même, si tu veux t'approprier les secrets de la nature, il te faudra gagner maint pays et mettre à profit ton expérience. Ne te laisse pas impressionner par les vains propos du vulgaire, qui ne manquera pas d'accuser ton instabilité : qui a résolu de voir la vraie face des choses, il découvrira plus d'une mer et plus d'une constellation. Ainsi t'apparaîtront les m6canismes multiples sur lesquels s'ébaubit la foule à l'esprit grossier. Pourrait-on concevoir l'agitation de la mer sans avoir vu de ses yeux les vagues qui déferlent avec des grondements sauvages ? Pourrait-on imaginer la variété des coutumes et des langues humaines sans l'expérience de cette diversité? Et comment rendre compte de l'orientation des vents, des mouvements des astres qui illuminent les nuits d'hiver ou celles, plus brèves, de l'été - tantôt se levant sur une autre terre, tantôt s'y couchant, tantôt brillant toute la nuit dans le ciel -, à moins d'avoir promené sa semelle un peu partout et compns que la terre a la forme d'un globe bien arrondi et que le ciel tourne, animé d'un mouvement rapide, tandis que sept planètes se meuvent chacune sur son orbite ? De fait, les premiers grands voyageurs, ce furent, dit-on, les auteurs des plus fameux ouvrages de philosophie grecque. Le plus illustre, Aristote, avait suivi Alexandre dans ses campagnes :

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Naturam uarias prendit babere uices Platoque Niliacas peregrinus uenit in oras Accipiens animo dogmata sacra suo, Pytagoras etiam Latias migrabat in urbes, Instituens Graiae nomina clara scolae. A Scyticis ueniens Anacharsis barbarus oris Palladia didicit quicquid in urbe fuit, Atque al.il multi quorum modo nomina clara Oraecia cum titulis gaudet habere suis. Reges quin etiam, totum perquirere mundum Dum cupiunt, uariis bella tulere plagis : Magnus Alexander nigros peruenit ad Indos Sicque Asiam hello protulit ille suo. Quid memorem Alciden et fatum experientis Ulixis Iactatus dubia per freta cruda rate ? Aetemos loquitur celebris quos fama per orbem et Mirantur tales secula cuncta uiros. Semper enim dubiis uirtus se credere rebus Gaudet et insueta pergere ad astra uia. Rhomanis etiam, qui tot regionibus acti, Gratia sit, similes qui genuere uiros, Qui si pertaesi fuerint tot adisse labores, Non foret in tantis scripta sophia libris, Et quae naturae facies hominumque propago, Qui terram uariis excoluere plagis. Quos inter nitido Caesar fulgore coruscat Qui dederat Nilus sydera nosse uagus. Diuersos caeli dum pergit uisere tractus, Doctior est Latiis Ausonis ora libris. Ipse quoque ut patriis latuissem Celtis in oris Nec peregrina foret terra petita mihi, Non Hasilina foret nostris cantata libellis, Vistula quam tumidis pulcher alebat aquis, Elsula nec tantam meruisset carmine famam, Vrsula nec Rheno saepe legenda meo, Nec modo sydereo mea Cymbrica Barbara uultu Mouisset gelidi membra sopita senis, Cuique ego nunc tremulae committo uela senectae : Illa mihi quarti finis amoris erit. Ergo age, iam patrium linquas, rogo, Plumule, nidum, Vt uideas uarias in tua tuera plagas ! Expergiscere et aude aliquid, quod secla loquantur ! 42 Palladia / 502 : Palladio I Plndter. 49-50 Ulixis/jactatus : sic saepe apud poetam nostrum. 16 loquantur 1501 : loquuntur Pindttr.

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il y surprit la nature en sa diversité. Platon visita les sources du Nil : c'est là qu'il reçut son enseignement ésotérique. Pythagore émigra dans les villes du Latium, où il jeta les fondements de l'école grecque. Venu du fin fond de la Scythie, un barbare, Anacharsis •, apprit tout ce qu'on savait dans la ville de Pallas. Et mille autres, dont les noms enrichissent le patrimoine culturel de la Grèce. Mieux encore : les princes eux-mêmes, dans leur désir de conquérir le monde, portèrent la guerre dans les régions les plus diverses. Alexandre le Grand parvint jusque chez les Indiens basanés et c'est grâce à son expédition militaire que l'on découvrit le continent asiatique. Est-il besoin de rappeler Hercule, et le curieux Ulysse, dont le destin fut d'errer au hasard de la mer dangereuse 'l La renommée les célèbre dans le monde entier, ces héros de l'esprit font l'admiration des siècles. C'est que la vertu se plaît aux entreprises risquées, c'est par des sentiers inconnus qu'elle se hisse jusqu'à l'immortalité. Gloire aussi aux Romains, qui se sont avancés en tant de régions et ont engendré des hommes de cette trempe. S'ils avaient redouté d'affronter tant de fatigues, aurions-nous ces beaux livres de philosophie où ils ont décrit les aspects de la nature et étudié les races qui peuplent les diverses régions de notre planète 'l Parmi eux brille l'astre lumineux de César, à qui le Nil vagabond a fait connaître les constellations. Cette soif de découvertes, qui a poussé les Romains à voyager sous tous les cieux, a enrichi l' Ausonie d'une foule de connaissances qu'elle nous a transmises dans ses livres. Moi-même, Celtis, si j'étais resté tranquillement chez moi, au lieu de m'expatrier et de voyager, il n'y aurait pas eu de place dans mes livres pour Hasilina, qui a grandi sur les rives de la Vistule •, superbe en la saison des crues ; mes poèmes n'auraient illustré ni Elsula ni Ursula, dont le nom revient si souvent dans mon livre sur le Rhin ; et récemment, au pays des Cimbres •, Barbara, belle comme un astre, n'aurait pas tiré de son engourdissement le vieillard glacé que je suis, elle à qui je confie à présent le cours de ma vieillesse chancelante, elle qui sera mon quatrième et dernier amour. Donc, Plumulus, je t'en prie, quitte le nid paternel et va-t'en explorer les routes du vastes monde : quel profit pour toi ! Allons, réveille-toi et ose une entreprise

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Sic tua sub caelo nomina clara uolent. Quo moriare loco, nil refert : ad louis aulam A terra spacium semper habebis idem. III DEPLORATIO SENECTVTIS

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Terdenoe Phoebi mihi iam facit orbita cursus Et super hos decimus cardo uolutus adest. Et totiens iam bruma niues demisit et imbres Et totiens crustis terra gelata fuit ; Falceque decubuit totiens Ceres alma sub agris Et totiens Zephyrus pinxerat arua rosis ; Pomaque iam totiens automnus protullt hortis Et· totiens Bacchus munera grata dedit. Bis mihi uigenus bine currit lubricus annus, Prima mihi Phoebi uisa ubi lampas erat Vitalesque uias et respiramina coepi Infans matemis pastus ab uberibus. Ora debinc rigidi cogebar ferre magistri Et ferulam rigidam nocte dieque pati. Inde per arcanam deductus philosophiam Sudabam studio nocte dieque meo. Inde situm terrac didici cum Tethios undis Et triplicis linguae per rudimenta feror. Verba lyre sociare fuit mihi summa uoluptas Astrorumque uias Pyeridumque choros. Nulla meam flexit damnosa pecunia mentem ; Dli ego non seruus, sed mihi seruus erat. Hinc subü uarias peregrinus Teutonis oras, Quatuor ad partes quas Alemanus habet. Iamque ego depilis glabraque in fronte notatus Et cani mentum corripuere meum, Qualc in Gorycio feriunt uaga sydera caeli Et stant cum caluis saxa niuosa iugis ; Et mihi iam facies, faueat cui nulla puella, Cum turpes rugas undique uultus habet. Inuida quae cunctis formam cum tempore tollis, Languida cur properas, curua senecta, gradu? Tu facis annosis putrescere robora siluis Et spolias patulis arbuta grata comis. Aeripedes ceruos et equos pemicibus alis 77 volent 1502 : volant Pln4ter. 13 coaebat 1 1502. 27 Coricils (Goricio co"·

ln mari.)

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dont on parlera dans les siècles à venir. Qu'à ce prix ton nom vole, illustre, dans les cieux. Qu'importe l'endroit où tu mourras : de la terre au ciel, la distance est toujours la même. III PLEURS SUR LA VIEILLESSE

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Trente fois déjà j'avais vu le soleil accomplir ta course, dix solstices nouveaux viennent de s'ajouter à ma vie. Autant de fois l'hiver a déversé sa neige et sa pluie et la terre s'est couverte d'une croûte glacée ; autant de fois Cérès, posant sa faux brillante, s'est couchée dans les champs, autant de fois le Zéphyr a semé les halliers de roses ; et autant de fois l'automne a prodigué ses fruits dans les jardins et Bacchus offert ses dons généreux. Deux fois vingt ans ont couru, si vite, depuis le jour où j'ouvris les yeux à la lumière et commençai à respirer, petit enfant accroché au sein de ma mère. Puis, j'ai dQ affronter le regard d'un maître sévère et trembler sous la férule, du matin au soir; plus tard, l'on m'initia aux secrets de la philosophie, et c'est par goût et vocation que je consacrai à l'étude mes jours et mes nuits ; j'appris la figure de la terre et de la mer, empire de Thétis, et m'initiai aux rudiments des trois langues. Mon plus grand bonheur fut de marier les mots avec la lyre et les révolutions des astres avec les danses des Piérides. J BJDais le vil souci du gain n'entama mon esprit. L'argent ne fut pas mon maître, c'est lui qui fut mon esclave. J'ai voyagé : j'ai vu toutes les parties de l'Allemagne, séjournant aux quatre coins de ce pays. Aujourd'hui mes cheveux se font rares, mon front est dégarni et marqué, la neige est descendue sur mon menton, comme sur les pentes dénudées du Corycius *, dont les aiguilles vont toucher les astres ; mon visage ne trouve plus grâceauprès des belles, tout sillonné qu'il est de rides qui l'enlaidissent. Envieuse vieillesse, qui anéantis à la longue toute beauté, pourquoi te hâtes-tu ainsi, de ton pas traînant, toute cassée? C'est toi qui pourris le cœur des chênes dans la forêt millénaire et qui dépouilles les arbres de la splendeur de leur frondaison ; à cause de toi cerfs et chevaux aux durs sabots perdent leurs ailes, et tombe la fougue des

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Exuis et celeres comprimis atra canes. Te ueniente cadunt in pratis gramina laeta Et pereunt ortis lilia odora suis. Hei mihi, quo fugiunt lasso de corpore uires Et coma, quae denso uertice flaua fuit ? Nec uigor in tremulis manibus, mihi uix pedis usus, Nec color in uultu talis, ut ante fuit. Per faciem totam frons sese exasperat atra Et pallent oris lu.rida labra mei. Rarescunt dentes citrini et in ore coloris Decidui et septum deseruere suum. Emoriturque suo mens deficiente calore, Quale solet tepido lenta fauilla rogo. Dissideo mecum, probo nec mea tempora Celtis ; Qualis sum, nolo ; nescio, qualis eram. Et me iam fugiunt releuantes maesta sodales, Quique dabant olim gaudia grata iocis. Non animus talis, qualis iuuenilibus annis Quondam erat, et uires perdidit ille suas. Nec me somnus alit per longae taedia noctis Humectans requie corpora fessa sua. Sed uariae surgunt curae cum pectoris aestu Et ueniunt miris somnia dira modis : Venturae mortis terrent simulacra sopitum, Auribus instillant : c Cras moriturus abi ; Iturus nigras terrae, moriture, sub oras, Quis Rhadamanthus atrox crimina cuncta rogat, Eumenides ubi triste sonant, truculenta tyranni Aula sonat diris percita uerberibus, Cerberei flatus ardenti ubi sulphure fumant Fatalesque deae tempora maesta rotant. > Hinc me circumstat uitiorum turba meorum Oum feruet saeua pectus auaricia, Parte alia me affligit Amor stimulatque Cupido Et mouet exigua corpora pigra face. XIV NAVIGATIONBM AB OSTIIS ALBIS AD TYLBN INSVLAM ABORTA TEMPESTATB DESCRIBIT

Collige sarcinulas, mea Barbara, collige, quicquid Ituros rigidum per mare ferre decet ! Nam tuba ter sonuit, sonuerunt classica ponti, 61 terrae

1501 : terras 1502. bostiis 1 1502

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moriture

Pindtn

: moritune 1 1S02.

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1502 : turba I Plndter.

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lévriers ; à ton approche, le gazon se flétrit dans les prés et les lys des jardins voient s'évanouir leur odeur. Hélas! où mes forces s'enfuient-elles, où est la blonde toison dont ma tête était couronnée? Ma main tremblante a perdu toute sa vigueur, mes jambes me soutiennent à peine ; mon teint n'a plus la fraîcheur d'autrefois, tout mon visage est tendu d'une peau rude et terne, mes lèvres sont livides et sans couleur ; les dents qui me restent ont pris une couleur jaunâtre, ou bien elles se déchaussent et tombent ; mon esprit se meurt, privé de la chaleur qui l'animait, comme achève de mourir la cendre dans le foyer encore tiède. Je suis désaccordé d'avec moi-même, n'étant plus en harmonie avec mon Age.Ce que je suis devenu, je refuse de l'être, et je ne sais plus être ce que j'étais. Déjà mes compagnons me délaissent, eux qui dissipaient ma tristesse et dont les plaisanteries donnaient du charme à ma vie. Je n'ai plus l'humeur de mes années de jeunesse, ni mon entrain d'autrefois. Même le sommeil, au long des nuits ennuyeuses, ne me recrée plus comme avant, irriguant mes membres fatigués de son repos bienfaisant. Au lieu de cela, mille soucis se lèvent dans mon cœur oppressé, j'ai l'esprit visité par toutes sortes de cauchemars effrayants, des images de ma mort prochaine m'épouvantent dans mon sommeil, fantômes qui me murmurent à l'oreille : Demain, tu mourras, demain tu seras mort et descendras au pays des ombres : Rhadamanthe inflexible y fait le compte de tous les crimes, les Euménides y poussent leurs cris affreux, l'horrible demeure du tyran y retentit du bruit des supplices, Cerbère exhale son haleine chargée de soufre et les déesses de la Destinée • y dévident le triste fil de la vie. D'un côté m'entoure la foule de mes vices, j'ai le cœur qui bouillonne, en proie à l'avidité ; de l'autre, Amour me terrasse et Cupidon me harcèle et à petits coups de torche réveille ma chair endormie ...

XIV RÉCIT D'UNE CROISIÈRE COMMENCÉE À L'EMBOUCHURE DB L'ELBB ET ACHEVÉE, APRÈS UNE TEMPtTE,

EN L'ÎLE DE THULÉ •

Rassemble tous les ballots, ma chère Barbara, rassemble tout ce qui est nécessaire pour un dur voyage en mer. La sirène a déjà retenti trois fois, la cloche du navire nous a appelés, les vents

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Prosper in Oceano uentus in alta uocat. Funde cadis uinum Cererisque impleto liquore Vasa, age et bas corbes pane repleto leues. lngere fumatas bouis et suis impigra cames Et farsa et butynun cum sale conde tuum ! Nec tibi defuerint stomachos firmantia nostros, Zinciber et quicquid cor recreare potest ... ... Nauticus exoritur clamor, mea Barbara, curre, Ingredere, ad nostnun consideasque latus ! Ponticulum attraxit nauta, anchora fune soluta est, Iamque aestus uenicns tollit in alta ratem ... Illi abigunt tonsis curuo de littore nauem, Applicat hic remos concutiendo uagos, Flammiuomam incendit bombardam hic ; uastus in aequor lt fragor et fumus sydera clara tegit. Hic celer ascendit constringens fune rudentes Antemnasque suis comibus exinuat. Turgida uela tument : prosper uolat Affricus alis Et Zephyrum socium iussit adesse suum. Et iam sub septem spectant uaga rostra triones, Qua cincta est rigidis insula Tyle uadis. Incipimus laeti concinno carmine cantum, Quod canit altitono nautica turba deo : c Nomine nunc Domini uehimur, qui cuncta gubemat, Nobiscum cuius gratia semper eat... > ... ... Iamque bis octonis uehimur foeliciter horis, Donec Sol tepidos sub mare flexit equos. Ecce nigra a madido nubes se sustulit austro Et tenebris totum texit aquosa polum. Tum mare per tumidos coepit crudescere fluctua Albescitque fero candida spuma freto, Delphinusque maris sua terga in margine uoluit Et canis aequoreus tollit in alta caput, Et monicus piscis, qui tectus pelle cuculli, Emicat : undosi signa futura maris, A cuius uisu sumunt prouerbia naute : c Enatat ut monicus, mox freta turbat hyems. > Mox ruit Arctois Boreas demissus ab antris, Proelia quem contra fueruidus Eurus agit : Hinc uomuit furiens fabulosas pontus arenas Et Stige Tartarea nigrior unda furit. Iamque propinquabat nostro stans uertice nubes

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favorables nous invitent à prendre le large. Remplis les cruches de vin, et les jarres de la liqueur de Cérès, entasse le pain dans ces corbeilles légères, mets-y aussi, dépeche-toi, de la viande fumée, de bœuf et de porc, du confit et du beurre sa16. N'oublie pas ce qu'il faut pour soutenir l'estomac, gingembre et autres

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.•. Les matelots ont poussé leurs c Hourrahs ! >, vite, Barbara, cours, embarque, viens t'asseoir à mes côtés. On a retiré la passerelle, l'ancre est détachée de son amarre, le flux qui s'est avancé soulève le navire et l'emporte vers la haute mer ... Les marins font force de rames pour le faire sortir de la baie. L'un frappe les flots en cadence ; cet autre enflamme la bombarde : un vacarme assourdissant se répercute sur la mer et, un instant, la fumée cache le ciel ; un autre grimpe agilement le long des haubans et déploie la voile de la grand'vergue. Les voiles se gonflent et se tendent ; L' Africus s'y engouffre à tire d'aile, secondé par le zéphyr. Déjà, la proue h&itante pointe en direction du Septentrion, où rne de Thulé se dresse, entourée par de redoutables fonds marins. Dans l'allégresse, nous entonnons en chœur le chant que les marins adressent au maître des tempêtes : « Nous naviguons à la grâce de Dieu, le pilote tout-puissant : que sa protection nous accompagne ... > •.• Déjà seize heures d'un voyage sans histoires. Sous la mer, le soleil attiédi a fait descendre ses chevaux. Voilà qu'une noire nuée s'est formée du côté des brumes du sud : chargée de pluie, elle a déjà couvert le ciel de ténèbres. La mer commence à s'agiter et à grossir ses flots, une écume blanche danse à la crête des vagues déchaînées ; des dauphins virevoltent à la surface et des chiens de mer lèvent la tête hors de l'eau; le phoque, avec son capuchon de moine, montre son museau : signes annonciateurs d'un grain ; les marins ont un proverbe à son sujet : c Quand le phoque montre sa tête, il faut s'attendre à la tempête. > Bientôt, l'Aquilon fond sur nous depuis les antres du Nord; l'Eurus bouillant lui livre bataille; la mer, devenue sauvage, vomit des gerbes de sable et brise des paquets d'une eau plus noire que celle du Tartare. Cependant, l'ouragan ne cessait d'approcher, il est juste sur nous; des

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Crebraque fulmineis ignibus emicuit Et uasto sonitu concussus inhorruit aether, Ceu loue iam rueret fractus uterque polus. Plurimus inde ruit resolutis nubibus imber Et madefacta suas carbasa per pluuias. Iamque salo coepit spirare ualentior Eurus, Occupat et totum marmoris imperium. Tollitur ad caelum ualidis ratis acta procellis, Mergitur infemum bine ceu subitura specum [...] [...] lpse ratis rector demittere comua clamat Et uela antemnis mox religare iubet ; Hinc a1ii remos ducunt malumque rescindunt, Coepimus et medio sic fluitare salo. Exoritur uastus cunctorum ad sydera clamor lncertusque suae quisque salutis erat [...] [...] Vestibus expedior, spes si foret ulla natando, Et tabulam aut remum prendere puppe uolens ; Barbara tum nostros amplexa fideliter artus Cum gemitu et lacrimis haec mihi uerba dedit : « Si tua committes, Celtis, modo corpora ponto, Te comitem intrepide mox peritura sequar Ipsaque desiliens; una iactabimur unda Aequorea, donec terra petita simul. Vel si non dabitur placidas contingere terras, Nec nostra ad littus corpora fluctus aget, Hoc mare letiferum nobis commune sepulchrum 1am detur ; [...] Dixit : ego trepido concepi pectore uota Neptuno, ut nostris uellet adesse malis : c Eripe me hoc, Neptune, mari. Tibi uota quotannis Persoluam et placido carmina mulla dabo, Adiiciens nunquam tua me super aequora ferri Velle, peregrinas nec penetrare plagas. Nam nostro tota est Alemanea uisa labore, Scripta et limitibus quatuor ipsa suis. Quod superest uitae, Superi, concedite Celti, Illud ut exiguo sub Lare tutus agat ! > [ •••] [...] Interea nubes iam rarescebat et actis Tempestas coepit mitior esse salo : Anchora tum iacitur, sed non peruenit ad imum, Herebat solida nec suus uncus humo ; Tum subito iactu bolidem demittimus alto, Vt terram referat quaeque profunda forent. 131 concoepi 1 1502.

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éclairs ininterrompus zèbrent le ciel qui retentit d'un fracas épouvantable : on croirait assister à la fin du monde. Alors les nuages crèvent et déversent des tonnes de pluie, les voiles en sont toutes trempées. L'Eurus prend l'avantage et commence à souffler plus fort : à lui tout seul il se rend maître de la mer. Entre les mains puissantes de la tempête, le vaisseau tantôt monte à l'escalade du ciel, tantôt plonge aux abîmes infernaux ... ... Le capitaine crie des ordres : c Amenez les vergues! >, c Carguez les voiles ! > Les marins rentrent les rames et couchent le mât : nous nous mettons à flotter au milieu de la mer. Alors s'élève vers les cieux une grande clameur, chacun craint pour sa vie... Je me débarrasse de mes vêtements pour chercher mon salut dans la nage, pensant me saisir d'une planche ou d'une rame sur la poupe. Barbara, me tenant étroitement enlacé, s'écrie, au milieu de ses gémissements et de ses larmes : c Celtis, si tu te jettes à la mer, je te suivrai sans trembler, dussé-je mourir, moi aussi je sauterai : la même vague nous ballottera jusqu'à ce que nous touchions terre tous les deux ; ou bien, si la chance nous est refusée d'aborder une rive tranquille, si le flot ne nous pousse pas jusqu'au rivage, cette mer meurtrière sera notre commun tombeau! > [ ...] Elle dit. Et moi, tout tremblant, j'adressai une prière à Neptune pour implorer son assistance dans notre malheur : c Arrache-moi à ces flots, Neptune, et chaque année je te rendrai grâces par des chants qui célébreront ta bonté ; j'ajoute que jamais plus je ne m'embarquerai sur les mers ni ne m'aventurerai en terre étrangère : déjà, au prix d'assez de fatigues, j'ai visité toute l'Allemagne, dont j'ai décrit les quatre coins. Accordez à Celtis, pour ses derniers jours, de mener sous un toit modeste une vie tranquille... > ... Cependant, les nuages se dissipaient, la tempête s'apaisait sur la mer ; on tente de jeter l'ancre, mais elle ne touche pas le fond, son crochet ne parvient pas à aggripper un sol ferme : on envoie donc une sonde pour en explorer la profondeur.

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Bat locus, Arctoo quo se Gcrmania tractu Oaudit et in rigidis Tyle ubi surgit aquia, Quam iuxta infames scopuli et petrosa uorago Asperat undisonis saxa pudenda uadis. Orcades hos memorant dictos a nomine Greco Atque bas periuris exilia esse deis, Accola mutato quos dicit nomine Drollos, Aere quod crasso corpora habere soient. Nec mihi uana fides : uarüs errare figuris Eibca>.aad hos scopulos uidimus horrisonos. Dia ministeriis hominum se iungere gaudent Officiisque suis tecta marina petunt; Sed postquam uerbis factisue iniuria lesit, Aufugiunt, homini et saepe nocere soient : Nunc adimunt remos, mergunt nunc aequorenaues, Anchora humi fixa est saepe soluta mari Tempestasque ferox bis saepe atrociter orta est, Egit et in scopulos et fera saxa maris. Huc nos tempestas ualidus iactauit et Eurus Hosque inter scopulos nox breuis acta fuit. Nam tenuia nubes facta est et rarior aer, Coepit uentura et luce rubere polus, Visaque iam claro longe et late omnia Pboebo Non procul et nabis cognita Tyle fuit. Erigitur malus, tolluntur in alta ceruci Tendunturque suo uela reducta sinu, lngredimurque salum laeti statione relicta Intrantes portum, Tyle petita, tuum ...

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Il y a une région, limitrophe de l'Allemagne, à l'extrême Nord ; l'île de Thulé y apparaît au milieu de l'océan en furie. Devant elle, des écueils redoutés, un gouffre hérissé de rochers battus par les vagues sonores. On les appelle, d'un terme grec, les Orcades, et l'on disait que c'était le séjour des dieux qui s'étaient parjurés ; les habitants du pays appellent ceux-ci d'un autre nom, les Trolls, parce que leur corps est fait d'une épaisse nuée. Et je n'ai pas été victime d'une illusion : j'ai vu, autour de ces rochers retentissants, s'agiter ça et là des esprits follets : ils aiment se mêler aux travaux des hommes et souvent viennent sur leurs bateaux pour les aider ; mais si un mot ou un geste les a blessés, alors ils s'enfuient et il n'est pas rare qu'ils cherchent à se venger : ou ils dérobent les rames, ou ils font sombrer le navire ; tantôt ils détachent le bateau amarré à terre et le laissent dériver, tantôt ils déchaînent une terrible tempête qui pousse le navire sur les écueils et les récifs meurtriers. C'est là que nous jeta l'Eurus, soufflant en bourrasque; au milieu de ces récifs nous passâmes une courte nuit. Bientôt en effet la nuée se dissipa, l'air s'éclaircit, le ciel se mit à rosir avec le retour du jour. Puis, quand le soleil éclatant découvrit largement l'horizon, nous reconnOmes, à faible distance, l'île de Thulé. On redresse le mât, on hisse la vergue, les voiles à nouveau se tendent et se gonflent ; nous fendons les flots, heureux de reprendre la route et nous entrons dans ton port, Thulé tant

désirée...

ULRICH VON HUTTEN (1488-1523)

Résumer, même à grands traits, l'existence tumultueuse d'ULRiœ VON HUTTEN, c'est faire revivre toute une époque, cruciale, de l'histoire de l'Allemagne. Né le 22 avril 1488 au château de Steckelberg, sur les bords du Main, descendant d'une vieille famille de hobereaux franconiens, Hutten était destiné à la carrière ecclésiastique. Mais à seize ans, il s'échappe du séminaire, se rend à l'WlÎversité d'Erfurt où il devient le disciple de Crotus Rubianus et se lie avec Eoban Hesse. La peste le chasse à Cologne, citadelle de la scolastique, mais où il fréquente Heinrich Bebel et suit les leçons de Rhagius Aesticampianus. Il suit ce dernier à Francfort où Albert, électeur de Brandebourg, vient de fonder une UllÎversité (1506) ; il y publie ses premiers essais poétiques, puis il écoute à nouveau l'appel du voyage et de l'aventure. Jeté un peu plus tard sur la côte de Poméranie, il est accueilli à Greifwald par la fa mille des Loetz, bourgmestres de la ville ; mais bientôt brouillé avec ses protecteurs et dévalisé en chemin, peut-être à leur instigation, il rédige son premier écrit polémique, deux livres de Plaintes contre les Loetr. (1510). Par Wittenberg, puis Vienne, il se rend en Italie : à Padoue, où il se fait lapider du haut des remparts ; à Pavie, où il est battu et dépouillé par les soldats suisses ; à Bologne, où il doit s'enrôler comme simple soldat dans la milice impériale. Avant de franchir la frontière, il avait écrit un pamphlet nationaliste, Quod nondum degeneraverint nostrates. Mais à présent il s'intéresse avec passion aux luttes que se livrent l'empereur Maximilien, Louis XIl, Jules Il et la République de Venise, pour la domination du Nord de l'Italie. Sa haine des Vénitiens lui inspire deux pièces, Saint Marc et La pêche vénitienne; il rédige aussi des imprécations contre Jules II et des épigrammes contre les Français. De retour en Allemagne, comme sa famille lui reproche de n'être pas au moins docteur, il répond par la satire intitulée Nemo ou Nihil. Quand son cousin, Jean de Hutten, est assassiné par le duc de Wurtemberg, il proteste par une Harangue à Maximilien et un Chant de deuil où il appelle la caste des chevaliers à se faire vengeance. Le Panégyrique pour l'entrée du nouvel archevêque de Mayence, daté à peu près de la même époque (1514), contient un éloge de l'Allemagne qui est peut-être le plus beau tribut payé à ce pays par un humaniste. Mais c'est l'affaire Reuchlin qui l'engage décidément dans les luttes de la maturité. On en connaît l'occasion : en 1510, sur la dénonciation d'un certain Pfefferkom, juif converti, le prieur des Dominicains, Jacques Hochstraten, demande au Conseil impérial l'autorisation de poursuivre et de faire brOler le Talmud et autres livres juifs, accusés de contenir des propositions contraires à la foi. Le Conseil s'en remet à la compétence d'un laïc, Reuchlin, qui décourage les pounuites. Dès lors, l'Allemagne et l'Europe tout entière se divise en deux camps. En 1514, Hogstratten cite Reuchlin et condamne ses livres au feu comme hérétiques. L'année suivante paraissent les Epistulae obscurorum virorum, Lettres des hommes obscurs à Ortvin Gratius, allié des Dominicains, où, sous le ton d'une feinte admiration, court une ironie corrosive. Hutten a pris une grande part à leur composition, et deux ans plus tard, retournant d'un second voyage en Italie où les lendemains de Marignan lui ont inspiré deux livres d'épigrammes contre la France, passant outre aux conseils d'Erasme, il se décide à publier son plus violent pamphlet, le Triomphe de Reuchlin (1517). Cette année 1517 est celle de la consécration : Maximilien le nomme c poètelauréat de l'Empire >; Albert, électeur de Mayence, l'attache à sa cour, l'emmène à Paris où il rencontre Budé et Lefèvre d'Etaples, puis à la Diète d' Augsbourg, où il intervient par des libelles sur la question des décimes.

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Mais il n'est pas homme de cour. En 1519, lau6 par la prudence d'Albert, indign6 par les intrigues nouées autour de la succession de Maximilien, il se retire dans son château de Steckelberg pour polémiquer en toute indépendance. A Febris prima, pamphlet contre les menées du légat pontifical Caiétano, succède bientôt Febris secundo, contre le célibat apparent des prêtres; mais le point culminant de ses attaques est marqué par la publication de la Triade romaine, où Hutten dénonce la triple tyrannie, religieuse, politique et intellectuelle, de la papauté. Le rapprochement avec les thèses de Luther s'impose, même si les deux hommes diffèrent sur le problème de la grâce, et bien que l'œuvre de Hutten soit d'abord politique, celle de Luther théologique et divine. La réaction de Rome est significative : en même temps que le pape délivre à J. Beck la bulle déclarant Luther hérétique et schismatique, l'archevêque de Mayence fait saisir les libelles de Hutten, qui rompt avec éclat : c Vivat libertas ! Alea est jacta! Nunc perrumpendum, perrumpendum ! > Lorsque, en 1520, l'Allemagne commence à brûler les écrits de Luther, Hutten compose son Exclamatio in incendium Lutherianum. Et lorsque Luther à son tour fait brûler la bulle, il lance son dialogue intitulé Bulla. Puis, pour mobiliser les forces vives de l'Allemagne, en prose vuiaaire, trois opuscules sur les rapports de l'Empire et du sacerdoce. Mais il ne réussit pas à approcher en Brabant Charles Quint prévenu contre lui : celui-ci, comme chef du Saint-Empire, ne peut souffrir un mouvement politique et religieux qui, en ruinant l'autorité pontificale, ébranle les fondements mêmes de son pouvoir. La puissance politique de certaines maisons princières est liée aussi à l'établissement ecclésiastique. La Diète de Worms n'a amené qu'un compromis provisoire et la nouvelle alliance avec Léon X est suivie de l'édit de proscription contre Luther. Ayant trouvé asile auprès de Seckinaen dont le château fort d'Ebemberg sert de point de ralliement à beaucoup de persécutés, Hutten se déchaîne et en plusieurs Dialogues s'adresse aux chevaliers, puis aux villes, enfin aux paysans. Mais la défaite et la mort de Seckinaen, écrasé par les troupes de l'archevêque de Trèves, l'oblige à s'enfuir et à se défendre (c Défeuse d'Ulrich von Hutten contre la fausse accusation qu'il est ennemi de toute clergie et prêtrise >). Bâle l'accueille d'abord généreusement, mais il doit la quitter bientôt pour Mulhouse. Erasme n'a pas voulu recevoir un homme ausai compromis et Hutten reproche au philosophe ses attaques contre Luther : la querelle qui s'envenime entre les deux hommes marque la rupture entre évangéliame humaniste et luthérianisme. Accueilli à Zurich par Zwinale, il y meurt peu après son arrivée, le 23 aoOt 1523, en promettant encore à son ami Eoban Hesse un dernier livre, ln Tyrannos, pour faire la postérité juge entre ses ennemis et lui.

Est-il surprenant qu'une carrière aussi mouvementée, un engagement si total et si profond dans les luttes d'un siècle qui au-delà du présent engageait l'avenir - aient suscité, même après sa mort des jugements et des polémiques passionnés ? Le xvin• siècle le découvre avec enthousiasme. Herder, qui lui consacre un article fameux dans le Teutsche Merkur (1776-1777), Gœthe, David Fr. Strauss, saluent en lui un esprit frère, et créent l' c h6roïque Hutten >, champion et martyr de l'idée nationale et de la liberté de l'esprit, victime de la bigoterie cléricale. Leur contemporain, E. Bocking, consacre plusieurs années de sa vie à sa grande édition, encore fondamentale. L'attaque vient après l'ère hégélienne, vers 1917. L'iconoclaste : Paul Kal.koff,professeur à Breslau. Luther est son grand homme, Hutten sa tête de turc. Reprenant les arguments de ses ennemis, il dénonce les faiblesses d'un tempérament ambitieux, intolérant, violent, vindicatif. Avant tout, c'est un amateur, auquel on devrait refuser toute portée politique véritable.

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Paradoxalement, les études hutténienne., ont bén6ficié de cette pol6mique, puisque les années suivantes ne voient pas paraître moins de quatre biographies, sur lesquelles on peut s'appuyer pour dégager, en la nuançant davantage, la signüication véritable de l'œuvre. Les humanistes de cette époque ne sont ni des naïfs, ni des dilettantel. Chez tous on discerne la volonté d'élever la science et la culture, loin de toute étroitesse pédantesque, au contact avec les réalités du temps. De Celtis était venue l'impulsion pour l'étude de l'histoire allemande, l'appel à la nation allemande pour qu'elle reconnaisse son unité spirituelle et culturelle. Hutten met cette idée nationale en relation avec la scène contemporaine et la tourne dans une direction politique. Ainsi, bien que les deux hommes ne se soient jamais rencontrés, bien que leurs générations les séparent - le vieux poète meurt pendant que Hutten complète son apprentissageen Allemagne du Nord - le second prolonge l'œuvre du premier ; avec toutefois des différences essentielles que n'expliquent qu'en partie les caractères des deux générations. Celtis sentait que sa mission était d'éveiller l'Allemagne à son propre génie, il n'était révolutionnaire ni en religion, ni en morale, et il restait fidèle à la Papauté. Hutten est possédé par l'énergie réformatrice des années luthériennes, renforcée chez lui par la tradition belliqueuse de la caste des chevaliers, politiquement très affaiblie, mais nourrie de la nostalgie d'un passé héroïque et n'ayant rien perdu de l'impétuosité des années médiévales. De l'œuvre polémique de Hutten nous citons quelques épigrammes politiques, les unes véritables fables satiriques, les autres coups de boutoir dans la tradition de la pasquinade; pour les luttes spirituelles, la courte mais puissante explosion de colère inspirée par la condamnation des écrits de Luther ; mais nous avons tenu surtout à donner de larges extraits du Triomphe de Reuchlin : cette œuvrc de 1500 vers écrits visiblement d'un seul jet, gardée sous le boisseau sur les conseils d'Erasme, dont on comprend aisément les appréhensions, montre Hutten au paroxysme de sa violence pamphlétaire. A l'ironie voltairienne des Lettres des hommes obscurs succède une sauvage impétuosité, un acharnement digne des Philippiques. Dans ce chant de triomphe, autant et plus que l'exaltation de la vertu victorieuse, on entend l'invective la plus passionnée contre l'adversaire momentanément terrassé. Pour le cadre, même si la référence s'impose à des pompes contemporaines (que l'on songe à ces entrées solennelles immortalisées par les peintres et graveurs de l'ige baroque), il est fourni par la grande tradition littéraire latine : P6trarquc, après Ovide, avait déjà tiré un parti grandiose de la transposition dans l'ordre spirituel de la pompa trumphalis de l'imperator romain. Comme sur la fresque de l'arc de Titus célébrant la prise de J6rusalem, Hutten fait déffler d'abord le butin, puis les prisonniers et les figures géantes figurant allégoriquement les divinités ennemies, puis les soldats, accompagnant de leurs ovations le char du triomphateur. Mais ici, le symbolisme allégorique offre avant tout au poète l'occasion de déchaîner

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sa terrible verve satirique ; la haine de la superstition, de l'obscurantisme, la dénonciation du fanatisme éclatent en cris de vengeance à propos du défilé des chefs vaincus. Mais chez Hutten, la fougue du pamphlétaire est nourrie par l'enthousiasme du prophète et du visionnaire : on le verra par les fragments de l'Eloge de l'Allemagne que nous extrayons d'un ample poème célébrant l'entrée triomphale d'Albert à Mayence : vaste fresque insérée au cœur du panégyrique par un procédé caractéristique de l'épopée, ce développement donne à un poème de circonstance sa portée historique et nationale, il rattache l'événement à !'Histoire. Le rappel de l'histoire de la nation allemande, guerrière, valeureuse, invincible, n'a rien de gratuit ici : il s'agit de rendre à un peuple le sens de sa vocation, de sa mission, de son identité, de son orgueil, afin de le tourner vers de grandes espérances; c'est donc un appel aussi, et une injonction, Hutten apparaît bien ici comme le forgeur de l'âme allemande. Certes, la trame chronologique engendre parfois une inévitable monotonie ; mais un souffle enthousiaste, une exaltation parcourt le récit, l'oriente, le fausse, en fait une histoire passionnée et patriotique ; et, correspondant aux temps forts de l'histoire, des morceaux brillants font surgir du passé de grandes figures d'épopée. Un leit-motive : Rome, l'adversaire de toujours, dans !'Antiquité comme dans les temps modernes. C'est même le paradoxe de cet humanisme allemand : il puise dans la connaissance de la littérature romaine (la Germanie de Tacite!) le sentiment de son identité propre, de son irréductibilité, assimile la culture latine, mais pour la retourner contre Rome, adopte la tradition historique latine (César, Live, Tacite), mais pour en renverser la perspective : c'est la même histoire, mais vue cette fois du côté des barbares. De ce point de vue, l'engagement des troupes d' Arminius contre les légions romaines préfigure l'affrontement actuel de Luther contre Léon X, l'affrontement passionnément souhaité du Saint-Empire contre la Papauté. TBXTB : Ulrichi Hutteni equitis germani Opera poetica er diversis illius monumentls in unum collecta, s.l. 1538 ••• (contient : Triumphus Reuchlini, ln erceptionem Moguntinam Alberti, Epigrammata, Nemo ...); U. H. Triumphus Doc. Reuchlini, s.l.n.d. ••; Opera omnia, éd. par E. BOCJCINo •• (1659-1670), 5 volumes; operum supplementum (1864-1869), 2 volumes. ETUDES : J. ZELLER, H. de Hutten, sa vie, son œuvre, son époque, Paris, 1849 ; P. KAuoFF, H. und die Reformation, 1920; m., U.'s Yaganten:.eit und Untergang, 1925 ; F. WALSER,Die politische Entwicklung U.v.H. wahrend der Entscheidungsjahre der Reformation, Munich-Oldenbourg, 1928 ; Hajo Hoi.,. BORN, U.v.H. Leipzig, 1929, trad. en anglais sous le titre U.v.H. and the German Reformation (Yale Univ. Press, 1937); H. RôHll, H. und das Werden des Nationalbewutzsein, 1936; H. GRIM, U.v.H.'s Lebenslahre... und seine Jugenddichtungen, Francfort, 1938 ; K. BÜCHNER., Die Freundschaft swischen H. und Erasmus, 1948; R. H. FIFE, U.v.H. as literary problem, in c Tho Germanie review > 23 (1948), n° 1, p. 18-29; H. ScHEVBR, Ulrich von Hutten : Kaisertum und deutsche Nation, in c Daphnis >, 2 (1973), p. 133-157 ;

Th. W. BEST, The Humanist U. von H., a Reappraisal of his humor, Univ. of North Car. Pr., 1968.

NEMO NBMO LOQUITUR

Ille ego sum Nemo, de quo monimenta loquuntur, Ipse sibi uitae munera Nemo dedit. Nemo fuit semper, Nemo isto tempore uixit, Quo male dispositum dii secuere chaos. Ante ortum Nemo est aliquis, post funera Nemo; Nemo quid inuito fertue facitue Deo. Omnia Nemo potest. Nemo sapit omnia per se. Nemo manet semper. Crimine Nemo caret, Nemo fugit mortem. Nemo est a fine superstes, N emo excors certi nascitur interitus. Nemo animos nouit superum, sensusque latenteis, Nemo quod est, quod erat, Nemo futura tenet. Nemo salutiferas praeter seruabitur undas, Nemo fidem Christo non habet et bonus est. Nemo sorte sua uiuit contentus et intra Fortunam didicit Nemo manere suam. Nemo sacerdotum luxus, uitamque supinam, Nemo audet Latium carpere Pontificem. Nemo in amore sapit, Nemo est in amore fidelis, Nemo alii propior quam studet esse sibi. N emo uagas numerat stellas, ipso ordine nouit Nemo quid in terra, quidque feratur aqua. Nemo potest dominis simul inseruire duobus, Nemo quod, et quoties expedit illud, babet. Nemo bonus. Nemo est ex omni parte beatus, Nemo simul potis est omnibus esse locis. Nemo omnes posita Germanos lege coercet. Nemo iugum Rheni gentibus imposuit. Nemo per innocuos mores emergit et aulae Sontica prosequitur munera Nemo pius. Nemo Quirinalem dominatu liberat urbem, Nemo laboranti subuenit ltaliae.

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Tu demandes qui je suis ? Personne, héros d'illustre mémoire. Qui est-ce qui s'est donné à lui-même la vie ? Personne. Qui a toujours existé, qui a vécu en ces temps immémoriaux où les dieux séparèrent et organisèrent le Chaos ? Personne. Qui existe avant sa naissance ou après sa mort ? Personne. Qui subit ou agit contre la volonté de Dieu ? Personne. Qui peut tout ? Personne. Qui sait tout par lui-même ? Personne. Qui demeure éternellement ? Personne. Qui est totalement innocent ? Personne. Qui échappe à la mort ? Personne. Qui survit à son trépas ? Personne. Qui, en naissant, ne sait qu'il doit mourir? Personne. Qui connaît la volonté, les desseins cachés des dieux? Personne. Qui sait le présent, le passé, l'avenir ? Personne. Qui sera sauvé sans le secours de l'eau bénite? Personne. Qui est juste, s'il n'a foi dans le Christ? Personne. Qui vit satisfait de son sort, qui a appris à rester dans les limites de son destin ? Personne. Qui ose critiquer le luxe des prêtres et leur vie de débauche, qui ose critiquer le Pape latin ? Personne. Qui est sage en amour, qui est fidèle en amour ? Personne. Qui aime son prochain plus que lui-même ? Personne. Qui peut dénombrer les étoiles du ciel, connaître et classer les productions de la terre et de la mer ? Personne. Qui peut servir deux maîtres à la fois ? Personne. Qui a sous la main tout ce dont il a besoin, quand il en a besoin ? Personne. Qui est juste ? Personne.Qui est entièrement heureux ? Personne. Qui peut être partout à la fois ? Personne. Qui fera une loi capable de s'imposer à tous les Allemands ? Personne. Qui a réussi à imposer son joug aux peuples du Rhin ? Personne. Qui a réussi à s'élever par la pureté de ses mœurs? Personne. A qui sa piété a-t-elle valu de hautes dignités à la cour ? A personne. Qui délivre la ville de Quirinus de la tyrannie ? Personne. Qui se porte au secours de l'Italie souffrante? Personne.

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Nemo feros hello Turcas adit et bona curat Publica privato munere Nemo magis. Nemo certa sequi, sibi conscius optima legit, Nemo audet subitis rebus habere fidem. Nemo errore uacat, Nemo sibi cauit ubique, Nemo placet cunctis, inuidiaque caret. Nemo quae placeant stupido facit omnia uulgo, Nemo refert studüs praemia cligna bonis ..•

AD CAESAREM IMPERATOREM MAXIMILIANVM EPIGRAMMATA XXII DE CAESARE ET VENETIS

Rana procax nuper Venetas egressa paludes

Ausa est, quam tetigit dicere : c Terra mea est >. Quam procul ut uidit specula louis ales ab alta, Conuulsam ad luteas ungue retrusit aquas. CXIII DB GALLO FVGIENTE

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Ille ardens animi feroxque Gallus, Gallinarum aliquot salax maritus, Nuper purpurea nimis superbus Crista multicoloribus plumis, Torta quam caput altiore cauda, Collo splendidus aureo monili, Flagrans undique lilio uirenti, Qui gentes ltalas nouum stupentes Ad raptum impete terruit citato, - Nunc, languens animi, albicante crista, Plumis deficientibus, trahensque Caudam pone, suas fugit relinquens Gallinas, sua lilia et sua arma. Die, Fortuna, uel ipse rectius die, Quid te, Galle, tibi abstulit repente, aut Quo tandem ille animi uigor resedit ? An qui somnia dormiebat alta Per te est excitus irruitque Caesar ?

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Qui va faire la guerre aux Turcs barbares, qui fait passer le bien public avant son intérêt privé ? Personne. Qui, délibérément, choisit la voie la plus si1re, la conduite la plus sage ? Personne. Qui ose se fier au hasard ? Personne. Qui ne commet jamais d'erreur, se tient toujours sur ses gardes ? Personne. Qui saurait plaire à tous, qui est à l'abri de l'envie ? Personne. Qui peut se vanter de plaire toujours à la multitude stupide? Personne. Qui reçoit la juste récompense de ses études ? Personne ...

J;:PIGRAMMES À L'EMPEREUR MAXIMILIEN XXII L'EMPEREUR ET LES VÉNITIENS

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Un jour la grenouille effrontée, sortant du marais vénitien, osa prendre pied à terre et dire : c Ce pays est à moi ! > Mais la voyant de loin, du haut de son aire, l'oiseau de Jupiter fondit sur elle, l'enleva dans ses serres et la rejeta dans l'eau du bourbier. CXIII LA DÉROUTE DU COQ GAULOIS

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Ce coq bouillant, ce coq batailleur, époux gaillard de son petit harem de poules, qui se pavanait hier encore avec sa crête rutilante et ses plumes aux vives couleurs, la queue dressée en panache au-dessus de sa tête, superbe, la gorge rehaussée d'un collier d'or, le pourpoint semé de fleurs de lys, qui naguère, dans une attaque éclair, terrorisa les cités italiennes paralysées par cette agression sans précédent, à présent, languissant, la crête toute pâle, à moitié déplumé, la queue basse, s'enfuit, abandonnant lâchement ses poules, ses lys et ses armes. Dis-moi, Fortune, ou toi plutôt, coq, dis-moi : qu'est-ce qui t'a changé si soudain, où donc est partie toute cette arrogance ? Aurais-tu réveillé quelqu'un de son profond sommeil et attiré sur toi l'ire foudroyante de ... César•?

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Iulius est Romae. Quis abest ? Date, numina, Brutum ! Nam quotiens Romae est Iulius, illa perit. AD CROTVM RVBIANVM, DE STATV ROMAE EPIGRAMMATA I

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Vidimus Ausoniae semieruta moenia Romae, Hic ubi cum sacris uenditur ipse Deus ; Ingentem, Crote, Pontificem, sacrumque Senatum, Et longo proceres or uigilesque per urbem Disponit, maiore metu quam contigit unquam, Hune uocat c Augustum > sua Roma c patremque receptae > Appellat c patriae >. Qui sparsi in montibus errant Ausonias populati urbes praedamque ferentes, Noriciae Rhaetaeque maous, durique uocantur Algiones ; qui deinde ruunt terrore supremo Et flammis ferroque uiam per regna, per urbes Efficiunt, Germanae acies, exercitus Hunnus, Attila dux, ingens bellum : quo tempore primum

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la guerre s'est prolongée pendant tant d'années ! Ici, c'est Arioviste •, vainqueur des armées gauloises : quelle allure magnifique sur son cheval! L'hostilité de Rome ne lui fait pas peur; cependant il ne d6daigne pas son amitié. Tu vois, en ordre dispersé ou rassemblés, ces escadrons de cavaliers germains : César se les adjoint dans toutes ses campagnes, il s'en remet à leur valeur, en eux seuls il place son espoir et sa confiance : la Gaule, qui ne rougit pas d'une défaite, doit alors rougir• ; nos troupes auxiliaires terrorisent les Bretons, repoussent les Espagnols •, et c'est grâce à l'appui de leurs armes qu'est remportée l'éclatante victoire de Pharsale• ( ...) Moins bien inspiré, et moins chanceux, Varus •, tu penses être assez fort pour t'opposer à la valeur nordique et déclarer la guerre aux Teutons. Tu te voyais entouré de tes auxiliaires et de tes légions. Mais voici qu'enflammés d'amour pour la liberté qui leur est ravie, nos peuples se rassemblent et prennent les armes sous la conduite du Brutus germain : on dirait qu' Arminius est vivant, et A var aussi, qui commande les bataillons macédoniens. Le ciel multiplie les signes annonciateurs d'un désastre, l'haruspice romain lit dans les entrailles des victimes la colère des dieux et le massacre imminent. Mais les trompettes retentissent au milieu de la plaine de Lippe, les armées courent l'une contre l'autre. 0 ma patrie ! 0 gloire universelle ! Toutes les guerres victorieuses menées jusque-là par la fortune romaine, tous ses triomphes ne pourront compenser les pertes de cette seule et unique catastrophe : les légions, taillées en pièces, les soldats du Latium, tués par milliers ; les rois alliés tombent sous le glaive vindélice : nous abattîmes au cours de cette journée vengeresse plus de rois que dans tous les siècles passés. Si les autres combattent au hasard de la mêlée, le chef, lui, néglige les adversaires les plus faibles ; son audace lui fait rechercher les plus braves ; Arminius se réjouit de présider à ce massacre où coule le sang italien, et en même temps, à la libération de son royaume, à l'affranchissement de sa patrie. - Celui qui s'arrache les cheveux, se griffe les joues et se frappe le front et la tête contre les murs en gémissant : c Varus, rends-moi mes légions massacrées, ramène-moi mes enseignes • ! >, qui dispose des gardes à travers la ville en proie à la plus grande peur qu'on ait jamais connue, Rome l'appelle c Auguste > et aussi c Père de la patrie recouvrée >. Ceux qui se répandent sur les collines, ravageant les villes d'Italie • et poussant leur butin devant eux, ce sont les troupes noriques, les Rhètes et les rudes Algions. Quant à ceux-là, qui déferlent, semant la panique, et s'avancent, incendiant et massacrant à travers royaumes et cités, ce sont les armées germaines et la horde des Huns *, leur chef Attila •, grande guerre où, pour

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Coniuncta est Scythicae pugnax Gennania genti. Non procul bine autem Gotus instat et optimus annis V andalus, bis Heruli iungunt socia agmina, mittit Sueuus opem : tu, Roma, nouis populatibus urbi, aausa, times... ... Die nunc, Gennania, quis te Altius extulerit ? longam fert Carolus hastam Horrentemque notis clypeum, fert cominus ensem Terribilemque implet galeam ; procerius illo Corpore non aliud, toto non agmine maius Viribus aut bello melius; Gallosque, Britannosque Italiamque domat, Siculos rapit, hoste fugato Liberat Hispanos, totum mare puppibus ambit ; Mirantur Graiorum urbes, te, Turca, pauentem Attonitae uidere Asiae; dant ampla tyranni, Dat spolia Aegytus, Pharios dare munera reges Cogit Franca maous ; tota Aphrica, totus adorat Victores Oriens ; Solymam qui presserat urbem, Deserit, augetur pietas ; pro crimine poenas Saxones expendunt ; tu perdis, Gallia, nomen, Francia uis dici, tantum concedis honori Virtutique ducis... •.. Quos surgere motus Hac a parte uides, quae moenia feruere flammis ? Quos cadere hic populos ? Quos ire in funera reges ? Quis penetrat pauidas confestim exercitus Alpes ? Quem fugit ille senex ? certe baud iactantius ullum Fert in ueste pater Rhenus, primumque uideri Laudarique uolet : Sueuorum e gente superba Marte putes genitum ; causam cognominis affert Aenea barba uiro ; maiorem animoque fideque Se Rhenus uidisse negat. Quid si ltala ploret Clades terra suas, omnique hune oderit aeuo? Oderit, et seruare fidem discat : tu, age, uelles Hoc Turcis praebere caput, secludere tantum Christi a gente decus Petrique in sede uocari Maximus antistes ? sed enim maiore repertus, Quam tu, Turca fide, ruit hic ultricibus annis In Latium ardenti similis similisque minanti Quoslibet interitus : Veneti dant munera, poscit lpse fidem, fugit Adriacos trepidante recessus Pulsus Alexander Latio, Romana iuuentus Contra audere parat, Trebiam Cannasque silere Spoletina iubet clades, sociasque per urbes Ambulat interitus : iurati foedera pacti

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la première fois, la belliqueuse Germanie s'allia à la nation scythe. Non loin de là le Gotb • se fait menaçant, ainsi que le Vandale •, guerrier de premier ordre, les Hérules • engagent leurs forces à leurs côtés, le Suève • envoie des renforts. Et toi, Rome, derrière tes murailles, tu assistes terrorisée à des ravages inouïs ..• Dis-nous à présent, Allemagne, qui a porté ta gloire encore plus haut ? Charles •. Il est armé de la longue lance et du bouclier hérissé de pointes, il brandit l'épée, sa tête est coiffée du casque redoutable ; aucun de ses hommes ne le dépasse par la taille, dans toute l'armée il n'y a pas un soldat plus fort ni plus vaillant. Il dompte la Gaule, la Bretagne, l'Italie, s'empare de la Sicile, bouscule l'ennemi et libère l'Espagne, lance ses bateaux sur toute l'étendue de la mer : les villes grecques s'étonnent, l'Asie frappée de stupeur vous a vu trembler, Turcs. Les tyrans donnent leurs trésors, l'Egypte donne ses richesses, la main franque oblige les rois de Pharos à donner leur or. L'Aûique tout entière, l'Orient tout entier adorent leur vainqueur.L'homme qui tenait la ville de Solyme • l'abandonne : grand profit pour la Chrétienté. Les Saxons expient leurs crimes et toi, Gaule, tu abandonnes ton nom et veux être appelée France, pour rendre hommage à la grandeur et à la valeur de ton chef ..• Mais d'où vient, de ce côté, ce branle-bas de combat? Quels sont ces remparts qu'on voit brO.ler, ces peuples qui se font massacrer, ces rois qui périssent? Quelle est cette armée• qui, à marches forcées, traverse les Alpes épouvantées ? Ce vieillard •, devant qui fuit-il ? Certes, il n'y a pas de figure que notre père le Rhin soit plus fier de porter sur son manteau, c'est lui qu'il veut faire voir et louer en premier. Il est né de la fière race des Suèves, mais on le prendrait pour le fils de Mars. Son surnom, il le tire de sa barbe rousse. De plus grand par le courage ou par la foi, le Rhin affirme n'en avoir jamais vu. Sans doute l'Italie qui pleure sur ses désastres le haïra-t-elle jusqu'à la fin des siècles : qu'elle le haïsse donc, mais apprenne à respecter la parole donnée. Et toi •, tu aurais voulu livrer sa tête aux Turcs, excommunier la plus grande gloire de l'Eglise et rester assis sur le siège de Saint-Pierre avec le titre de Grand Pontife ? Le Turc lui-même s'est révélé moins déloyal que toi. Mais le voici, à la tête de ses armées vengeresses, qui envahit le Latium, bouillant de colère et menaçant de tout massacrer sur son chemin. Les Vénitiens lui font des présents, il reçoit leur soumission ; chassé du Latium où règne la panique, Alexandre cherche refuge sur les bords de l'Adriatique; la jeunesse romaine s'apprête à résister : le désastre de Spolète • efface par le carnage ceux de Cannes et de La Trébie. La destruction s'étend aux

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Huic frangunt toties Itali, ferro ipsc rogisque Vltor adest acquatque solo, fomenta malorum, Te, Mediolanum, tota hinc uicinia flammis, Inde pcrit gladiis ; sese expcriuntur in armis Et perdunt Ligures, una constrata ruina Concidit ltaliae summa a radice potestas. Vltimus est Asiae bellum labor ; occidit undis : Non poterat ferro, at uoluit; fortuna negauit Tantum hoc inuicto : simul bac res publica Christi Spes summas morte amisit fleuitque iacentem Qui quondam exitio stantem deuouerat omni.. .

... Tu qui praeclara tuorum 1080

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Facta legis, quae te maneant, Alberte, sequentem Tanta exempla, uides : urge et uestigia prende, Nec sine te uinci... ... Tu fungere honorem « Quem dii, quem fortuna fauet, memorique reconde Pectore quo uenias, neue ulla oblimet inertis Segnicies luxus ! tibi nuDC a Caesare primo Tradita magnarum curanda negocia rerum. Nec tibi foemineos populos luxuue supinos Commisit fortuna regi, sed fortibus armis Assuetos Rheni populos Albimque ferocem, Hinc atque bine rerum dominos, atrocia regna Vesterichos alacres et nobilitate uetusta Elatos Francorum equites, praestantia hello Pectora, Vettranamque aciem, ditesque Doringos, Assuetumque malis Hessum, tibi Marchis paret, Si regnare scies, seruitum Saxones ibunt, Nescia corda iugi. Sentis instare periclum, Si non aequalem dederis te accessibus istis. Portio terrarum melior tibi cessit, habebis Arma, uiros et opes regnique ingentis habenas. Tu ciuem patremque geras, unumque memento, Non tam bis imperium populis quam exempta requiri 1am tua uita palam intentoque exponitur orbi, Nec quicquam secretus ages, cunctisque uidendus Summa tenes, nullusque tuum uelare recessus Errorem poterit, manifesta per omnia pergis, In primisquc sedes ; iterum hoc meminisse iubebo, Exemplo statura tuo quae regna capessis. > t 080 vfnci Bocking : vince ! / jJ8.

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villes alliées, car sans cesse les Italiens rompent le traité qu'ils ont conclu avec lui. Il en tire vengeance par le fer et par le feu. Et toi, Milan •, instigatrice de la rébellion, tes murs sont rasés, ta population décimée, le pays alentour livré au glaive ou à la flamme. Les Ligures courent aux armes et en même temps à leur perte. Entraînée dans un seul et total écroulement, la puissance italienne est ruinée jusqu'en ses fondements. Ses derniers exploits guerriers l'entraînent en Asie • : il y succombe à la noyade. Il n'avait pu être tué au combat quoiqu'il l'e0t désiré. C'est la seule faveur que le sort ait refusée à cet homme invincible. La Chrétienté, qui perdait par cette mort ses plus grandes espérances, pleura défunt celui qu'elle avait exécré de son vivant ... APOSTROPHE DU RHIN À ALBERT

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Toi qui contemples les hauts faits de tes ancêtres, Albert, tu vois l'ampleur des exemples à suivre : marche dans leur pas, ne te laisse pas distancer ( ...) Sache remplir cette charge sur laquelle s'étend la protection des dieux et de la Fortune. Garde au fond de ton cœur le souvenir du rang où tu accèdes et ne permets pas à l'indolence ou à la débauche de l'entacher. Tu es à présent le premier après César : montre-toi digne de la grande tâche qui t'est confiée. Ce ne sont point des peuples efféminés ou affalés dans la volupté que te lègue la fortune : tu gouverneras les peuplades du Rhin accoutumées au dur métier des armes, !'Elbe impétueux, partout des races de maîtres, de farouches royaumes, les vifs Mosellans, les cavaliers de Franconie• orgueilleux de leur antique noblesse, des cœurs qui excellent au combat, l'armée de Vetteranie et l'opulente Thuringe, la Hesse endurcie dans les épreuves ; la Marche t'obéit et, si tu sais régner, ils viendront te servir, ces Saxons dont le cœur n'a jamais toléré le joug. Quel péril te guette, tu le vois, si tu ne te montres pas à la hauteur de la confiance placée en toi. La meilleure partie de la terre est venue se placer sous tes ordres, tu posséderas armes, hommes, richesses, et les rênes de cet immense royaume. Que ton attitude soit celle d'un citoyen et d'un père et souviens-toi d'une chose : ce que veulent ces peuples, ce n'est pas tant une grande autorité que de grands exemples. A présent ta vie est exposée à l'attention de toute la terre ; aucune de tes actions ne saurait demeurer cachée ; tu es placé au sommet, exposé aux yeux de tous ; nulle retraite pour dissimuler tes fautes ; tu sièges au premier rang. la moindre de tes démarches est publique. Et à nouveau souviens-toi de ceci, je t'y invite : c'est de l'exemple que tu donnes que dépendra la solidité du royaume qui t'est confié!

IN TRIVMPHVM IOANNIS REVCHLIN ALIAS CAPNIONIS

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Dicat Io, si se nouit Germania, dicat Virtutemque suam dignis concentibus aequet : Ecce triumphantem excisos Capniona sophistas Et debellatos recipit sua patria fratres ; ... Huc, iuuenes, bue ite, senes, celebrate triumphum, Turba ruat matrumque uirumque et laeta puellae Agmina, compti omnes et festis cantibus omnes Serta gerant, floresque uiis et olentia spargant Gramina...

Jam celebri pompa spoliis curruque propinquum. Prima uehunt iuuenes tabulasque et signa colossosque Armaque deuictorum imbellia sumptaque furtim Instrumenta uiris... Et spolia et fracto figenda ex hoste trophaea, Mille argumenta hic, et mille feruntur elenchi, Et multis nocuum murmur, linguaeque prophanae, Sacrilegaeque manus, promptique inuadere rictus, Exertique labris dentes, nasique recurui, Luminaque obliquum deflexa, superciliisque Contractae frontes, oculique horrenda tuentes, Liuidulaeque genae, et rabiosa silentia pressis Intercepta labris, plenique errore cuculli ; Et saeui simulacra ignis, quo perdere sueti Insonteis animas atque utiliora docenteis ; Prandiaque et luxus, uentresque, unctique catini, Et lances sapidae et pandi nidore palati ; Tum scelera et labes et morum monstra suorum... ... Et rapti precio tituli, nullisque negata Nomina docticulis et opinio uilis honorum, Sanguineique styli, et multis funesta papyrus, Et plutei infames, graphiumque, et inutile tempus Consumptum studio, et citra ullum industria fructum, Quaeque capax scelerum est, in pingui mantica tergo ... Prima Superstitio est, contemptu ignauior omni, Tota pusillanimis, digna atque indigna ferendo t ùmma

in margine : Invitatio ad celebritatem .r.l.n.d. margine : Fercula in triumpho Capnionis s.l.n.d. 425 ùmma in margine : Numina Theologistarum s.l.n.d.

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LE TRIOMPHE

DE REUCHLIN •

ANNONCE DU SUJET

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Que l'Allemagne, si elle reconnaît son génie, lance ses vivats; qu'elle salue son valeureux fils avec les acclamations qu'il mérite : voici qu'ayant défait les sophistes et mis en déroute les ordres monastiques, Reuchlin rentre en triomphateur dans les murs de sa patrie. (...) Accourez, jeunes gens et vieillards, venez célébrer le triomphe. Hommes et femmes, ruez-vous en foule, avec la troupe joyeuse des jeunes filles ; tous en habits de fête, entonnez vos chansons les plus gaies, couronnez vos têtes, jonchez les pavés de fleurs et de rameaux parfumés. DESCRIPTION DU BUTIN

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Mais déjà s'avance le cortège, en rangs pressés, les dépouilles précédant le char du vainqueur. En tête, les jeunes gens chargés du butin : tableaux, statues, quelques-unes d'une taille colossale, ainsi que les armes des vaincus désormais impuissantes et le matériel conquis sur l'ennemi [...] : dépouilles et trophées qu'on dressera en signe de victoire. Voici par milliers les arguments théologiques, les sophismes, la calomnie malfaisante, les langues empoisonnées, les mains sacrilèges, les ricanements agressifs, la dent sortie, prête à mordre, les nez crochus, les regards sournois, les froncements de sourcils, les yeux furibonds, les joues blêmes, le silence rageur, les lèvres serrées, les capuchons fourmillant d'erreurs ; y figurent aussi les bàchers affreux où ils font périr les innocents défenseurs d'une morale plus pure ; ainsi que leurs ripailles et leurs débauches : panses rebondies, plats luisants de graisse, écuelles appétissantes, palais grands ouverts aux bonnes odeurs ; item leurs crimes, leurs souillures, leurs dépravations abominables (...) item les distinctions usurpées en payant, les titres flatteurs décernés aux plus crottés de leurs régents, leur misérable ambition des honneurs ; item leurs stylets trempés de sang et leurs parchemins funestes, leurs encriers maudits ; et leurs plumes, le temps consumé en d'inutiles études, toute cette énergie dépensée pour rien, toute cette malice criminelle, qu'ils cachent dans leur sac, derrière leur dos patelin ... DÉ.FILÉ. DES IDOLES CAPTIVES

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En tête, la Superstition, lâche à décourager le mépris, frayeur des pieds à la tête, alarmée par tout et par rien, absorbœ en

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Anxia, tristls, iners, manibusque ad sydera passis, Omnia credenti similis similisque sequenti, Saepeque respiciens, timido abiectissima uultu, Multa putans, puerile loquens, alta omnia sperans, At nihil inquirens, uersata in sorde lutoque. Hanc primo posuere loco ; sedet arec secunda Rustica Barbaries, tota aspera, tota rebellis, Horrida, uilis, atrox, contempto sordidacultu, Omnis munditiae fugiens fugiensque nitoris, Lauta nihil, nihil urbanis se moribus aptans, Neglectae rationis egens stat pectore crasso, Fert sublime caput, perplexae in uertice uepres impexique rubi, totoque in corpore sentes, In toto stimuli : manuum sunt arma pedumque Extantes solidique et acutae cuspidis ungues, Et mucronatae circum fera pectora spinae ; Ora situ squallent, in olenti est squama palato, Plumbea lingua iacens ; ea diua inamabilis ultro Nec quenquam uocat et nulli se adiungere certat Sacra deae primi faciles fecere Sophistae. Tertia in extructo sedet lgnorantia lecto, Languida, deses, iners, et obeso ingloria ucntre, Impetuosa, uorax, semper lcuis, ebria semper, Digna odio, deformis, bebes, rudis, omnia iactans ; Non aures, non illa oculos babet, utitur una Plus nimio lingua, sinit ora explere ferinam Vtilia ingluuiem, nullum est in fronte cerebrum, Nullus inest sensus, manibus pedibusque uagatur Incertum, tenebris gaudet, nutritque profunda Obscuros in nocte uiros, gerit ordine nullo Res nulloque modo, saepe haec sibi displicet ipsi, Miraturque uiros, qui, quod sua numina adorent, Accipiunt titulos doctique in plebe putantur. Quarta loco misera Inuidia est, turpissima rerum, Non despecta tamen, sed cuita frequentibus aris, Domminici primo dignantur honore sodales ; Ipsa ascendenti similis summumque petenti Torua, minax, truculenta, furens, nisi pelle tegatur Ossea, macra genas, neglecto pallida somno, Tristis, inops, sine ui semper, moestissima semper, Prompta nocere bonis, alieno laeta dolore, Laeta malo, cumque baud possit quos perdere ueltet, Quassatos acuit tacito sub murmure dentes Sanguinis huic nihil est, nihil intra uiscera succi, Felle viget solo, piceique alimenta ueneni

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de sombres pensées, incapable d'agir, levant les mains au ciel, prête à croire n'importe quoi,. à épouser n'importe quelle opinion, se retournant sans cesse, attachant à terre son regard apeuré, supputant sans cesse, tenant des discours d'enfant, nourrissant les plus grandes espérances, sans rien vérifier, empêtrée dans sa crasse et dans sa fange. Celle-là était la première ; en second lieu venait la Barbarie grossière, toute rudesse, toute brutalité, repoussante, misérable, farouche, sale, déguenillée, ennemie de toute propreté et de toute élégance, sans soin, sans la moindre urbanité dans ses manières ; point une once de raison dans ce cerveau épais : elle s'en moque et porte haut la tête; sur son cri.ne s'emmêlent les broussailles et les ronces, son corps tout entier est hérissé d'épines et de piquants, mains et pieds sont armés de griffes qui saillent, dures et acérées, sa poitrine bestiale est bardée de pointes aiguës, son visage est une pourriture, une croftte tapisse son gosier puant, sa langue de plomb pend à sa bouche ; cette horrible divinité n'attire personne ni n'offre son aide à personne : ce sont les sophistes qui lui ont les premiers voué un cule. En troisième lieu l'ignorance est assise sur le lit qu'on lui a dressé, languissante, paresseuse, indolente, ignoble avec son ventre obèse, effrontée, goulue, tête vide, toujours ivre, odieuse, affreuse, hébétée, pataude, bourrée de prétentions, elle n'a ni yeux ni oreilles, mais fait marcher sans mesure sa langue, hûsse sa bouche active rassasier sa goinfrerie bestiale ; aucune cervelle sous son front, aucun bon sens, elle va au hasard en tltonnant des mains et des pieds, se plaît dans les ténèbres et dans la nuit profonde où elle nourrit les hommes obscurs, elle agit sans ordre ni mesure, souvent se déplaît à elle-même et admire les hommes qui, adonnés à son culte, reçoivent des titres et se font traiter de savants par le vulgaire. En quatrième place vient la misérable Envie, la plus laide de toutes, non méprisée pour autant, adorée au contraire sur plus d'un autel ; et les frères dominicains lui donnent la place d'honneur; ambitieuse, elle vise les sommets, l'œil farouche et menaçant, furieuse, haineuse, elle n'a que la peau sur les os ; son visage émacié est blême à force d'insomnies ; chagrine, démunie, toujours impuissante, toujours affligée, prompte à nuire à la vertu, ravie de la douleur d'autrui, du malheur d'autrui ; et quand elle ne parvient pas à causer la ruine de ses victimes, on l'entend gronder et grincer des dents ; elle est exsangue; pas de sève dans ses entrailles, seulement du fiel ; elle apaise sa faim en dévorant un noir venin et alors que les trois autres

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Esuriem uincunt, sed cum sine tegmine tres sint . Haec ferrugineo sola est uelamine cincta...

Ite, deis inimica cohors, tamen ite, Sophistae, Obscuri, proctite, uiri, turba indiga lucis, SOS In nullo uersata die, proctite, Sophistae, Lustrales animae scelerisque piacula tanti.; lte, graues Monachi : nam quae mora 1 conuolat omnis, Vt uideat, populus : uos nunc miracula recte Facti estis, parta est nunc primum gratia uobis. 510 Verum inter socios Sapientum octauus et alto Terti.us e coelo lapsus Cato nomine gaudet Diues Hogostrattus peregrina ab origine sumpto : Vel Cato uel Cacus dicetur, sed puto Cacum Ore exhalantem furiales dicere flammas 5 l S Praestiterit, sanctis inimica incendia Muais, Mandentem cruda et libros ipsosque uorantem Librorum autores. Vome, perdite, et egere sumptos Assueta plus parte cibos ; confundite succos, 0 medici, miscete herbas, absorbeat aeger 520 Bis duo ueratri pondo : nisi uiscera purget, Vix equidem speres isti superesse triumpho : Vt fremit, ut ferus est, ut se indignatur in istis Spectari choreis ferroque et fune ligari, Excomi iam fronte minax : da cornua fronti, 52S Da digitis ungues, uaecordem, Iuppi.ter, arma, Vt, quantum est irae, tantum sit roboris, ibit Saeuior excitis Bemorum e montibus ursis Tigrideque Hyrcana, si quando amiserit absens Imbelles catulos; Poenos superare leones 530 Qui possit, furor est, Afroque ferocior angue Et morsu petere et iaculari e fauce uenenum. Die aliquid sacra de relligione deoque, Die, hospes, magna de re, clamabit c ad ignem >, Et subito damnare uolet, si scripseris, idem 535 Et te scribentem et scriptos abolere libellos Igne uolet; poscet flammas, clamabit c ad ignem >, Si uerum est, c ignem >, si falsum scribitur, c ignem >, Si iustum est, c ignem >, si iniustum quod facis, c ignem > : Igneus est totus, uorat ignem, uescitur igni, 540 lgneus est pulmo spiratque e gutture flammam, 503

ümma ln ,,,.,,,,..

: Oblcuri Yid, Hocllltrateaad

fanem1J.n.d.

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sont sans vêtement elle seule est enveloppée d'un voile de

rouille..• LBS CHEFS PRISONNIERS/ LE JésUITE

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HOCHSTRATEN

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Avancez, cohorte ennemie du ciel, avancez, sophistes, paraissez, hommes obscurs, tourbe privée de lumière, vous qui vivez dans la nuit, paraissez, sophistes, en victimes expiatoires d'un si grand crime; avancez, moines pleins de gravité : qu'attendezvous ? Le peuple tout entier est accouru pour voir : à présent vous voilà pour de bon objet d'émerveillement, à présent vous voilà enfin touchés par la grâce. Au milieu de ses compagnons, le huitième sage, le troisième Caton • envoyé du ciel, le riche Hochstraten s'enorgueillit de ces noms empruntés à un monde étranger. On le nommera Caton ou Cacus •, mais il vaudrait mieux dire un Cacus • vomissant par la gueule des flammes furieuses, dont il menaçait la sainteté des Muses, un Cacus dévorant tout crus les ouvrages de l'esprit et leurs auteurs. Allons, vomis, âme perdue, recrache les nourritures dont ton estomac est chargé à l'excès; médecins, préparez des sucs, mêlez des herbes purgatives, faites absorber au malade quatre livres d'ellébore : si on ne purge pas son estomac, il y a fort peu de chances qu'il survive à ce triomphe. Voyez comme il enrage, comme il fait éclater sa haine, comme il se courrouce d'avoir à paraitre dans ce cortège, enchainé et ligoté, comme il donne des coups de tête, de son front désormais sans cornes. Mais rends seulement les cornes à son front, fais repousser les griffes à ses doigts, bref redonne ses armes à ce fou, et qu'il ait autant de moyens de nuire qu'il en a le désir, tu le verras s'élancer, plus cruel que les ours descendus des montagnes de Bohème et que la tigresse d'Hyrcanie à qui on vient de prendre ses petits sans défense ; sa violence déchaînée l'emportera sur celle des lions d'Afrique, moins mauvaise sera la vipère du désert quand elle mord et darde sa langue venimeuse. Emets seulement à table d'hôte une opinion sur la religion ou sur Dieu, ose aborder un problème grave, il se mettra à crier : c Au bO.cher! > Si tu oses écrire, il te fera condamner ; auteur et livre, il voudra les anéantir par le feu : il réclamera des torches, il hurlera : « Au bâcher ! > Que tes écrits soient vrais ou faux, peu importe : c Au bâcher ! > Que tes actes soient justes ou injustes, qu'est-ce que cela fait ? c Au bO.cher! > Il est feu des pieds à la tête, dévore du feu, se nourrit de feu, ses poumons

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lgne iecur, stomachus calet igne, ipse omnia adurit ; Quod loquitur flamma est, flamma est quod scribit ; c ad ignem > Semper in ore gerit, prima haec atque ultima uox est ; lgneus est nasus, durae sunt lumina frontis Ignea, candenti cor e carbone coactum est; Ipse etiam in uinclis aegre se continet, c ignem > Quo minus exclamet,uolet hune ardere triwnphum.••

... Huc mihi (namque meum est hune instaurare triwnphwn), Carnifices clamate duos ; uos omnibus armis, Vos cruce, uos laqueis et adacto funibus unco Hanc mihi, carnifices, operam date, ponite primum Vt facie in terram uersa genibusque supinis Nec coelum aspiciat, nec nos contaminet istis Attactos oculis, quoniamque impura locutus, Mordeat ore solum et quiddam de puluere mandat. Quae mora, carnifices ? quin uos huic ore retorto Excipitis linguam, magnorum prima malorum Semina, ne medio possit non fanda triumpho Dicere ! quin nasum atque ambas auellitis aures, lnseritisque uncum pedibus, trahitisque supino Poplite uerrentem facieque et pectore terram ! Proderit excussos etiam disperdere denteis, Ne maneat labris, quo quenquam laedat, in istis. Interea, quanquam trahitur post terga redactis In ferrum manibus, digitos truncate supremis Vnguibus. c lmmane est > dicit mihi Tungarus c istud > • Immane est ; at uos tormento immanius omni Ausi estis facinus. c Laeto committe triumpho Hune saltem integrum, ne moestum haec gaudia monstrum Turbet > at hic nemo est cui sit miserabile quicquid Contigerit uobis ; uestri miseratio nullos Hic mouet affectus, rident puerique uirique, Et faciles doluisse nurus facilesque puellae Vna omnes rident, plausuque fauente sequuntur Hune Iudam appensis pedibus, tractumque supino Occipiti, et scabros reuomentem in sanguine denteis, Confossumque unco, lingua nasoque carentem, Atque exarmatum digitis, auresque uidentem Ante suas nunquam uisas... 704 Lemma in margine s.l.n.d.

Pepercornus

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in Triumpbo

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sont en feu et son gosier exhale des flammes ; son foie est en feu, son estomac brtllant est en feu, il consume tout ce qu'il approche. Sa parole ? Du feu. Ses écrits ? Du feu. c Au bftcher ! > criet-il sans cesse, et son vocabulaire se limite à ce mot. Son nez souffle du feu, sous son front méchant luisent deux yeux flamboyants, son cœur est un bloc de charbon incandescent. Même à présent, chargé de châmes, c'est à peine s'il se retient de crier : c Au bftcher ! >, il voudrait pouvoir réduire en cendres tout ce triomphe... LE SUPPLICE DE PPEPPERKORN*

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A présent - puisque je suis l'ordonnateur de ce triomphe, faites-moi venir deux bourreaux. Et vous, bourreaux, au travail, avec tous vos outils, croix, lacets, cordes et crocs ; d'abord, renversez-le, à genoux, face contre terre, qu'il ne voie pas le ciel et ne nous souille pas de ses regards ; et que sa bouche impure morde le sol et mâche la poussière. Qu'attendez-vous, bourreaux ? pour retourner son visage et lui arracher la langue, source des pires malheurs ? pour l'empêcher de souiller ce triomphe par ses blasphèmes ? Allons, arrachez-lui le nez et les deux oreilles, passez-lui le croc aux chevilles et traînez-le genoux contre terre, que son visage et sa poitrine balaient le sol ! Il serait bon également de lui faire sauter les dents dans la gueule, afin qu'il n'ait plus de quoi mordre person~. Et quoiqu'on le traîne avec les mains enchaînées derrière le dos, sectionnez-lui le bout des doigts et les griffes. c Ces mutilations sont trop horribles >, me dit Tungar •. J'en conviens, mais vous-mêmes vous n'avez pas reculé devant un crime qui dépasse toutes les tortures. - c: Epargnez-le au moins pour ne pas troubler par tant d'horreur la joie de la fête. > Mais ici personne ne s'émeut de ce qui vous arrive. Aucune pitié ici, aucun mouvement en votre faveur : garçons et jeunes gens rient aux éclats, femmes et jeunes filles, pourtant sensibles par nature, rient ensemble aux éclats et accompagnent de leurs applaudissements ce Judas qu'on traîne par les pieds, face contre terre, crachant ses dents de sa bouche ensanglantée, transpercé par le croc, langue et nez coupés, mains mutilées, et voyant porter devant lui ses oreilles, qu'il n'avait jamais pu voir jusque-là...

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Omnibus unicolor tunica est et candida uestis, Serta gerunt capite et nexas e fronde coronas Populea, tenduntque manu frondentia palmae Victricis folia... Pars cithara, pars uoce canunt, pars cornua rauco Implent curua sono... ... dantque ingentem percussa boatum Tergora tensa boum ; feriuntur sydera cantu, Accipiunt montes acceptaque carmina reddunt, Percussae reboant ualles, syluaeque uicissim Exaudita canunt... Hic uir, hic est, ciues, quem uos paulo ante petitum Mille dolis, mille insidiis atque arte maligna, Promissa doluistis ope, haec uenerabilis illa est Canicies sancti capitis, cui debet honorem Et cui semper habet plenis Germania uotis, Virtute illustrata uiri; hic est ille ferorum Intrepidus domitor monstrorum inuictaque mastix, Qui temere Fratres ausos temereque Sophistas, Laudis opus plenum et memorandum in secula factum Contudit, et multa trepidos formidine stemens Intactam asseruit ab iniquo iudice famam. ... Dicat Io, si se nouit Germania, dicat, Inque inculpatos referat clarissima fastos Facta uiri, memorique omneis aeternet in annos Decreto titulisque, et quos decemit honores Victori populorum et qui se in sanguine mersit Hostili, quique armorum praecelluit usu, In magnum Capniona ferat, qui sanguine nullo, Nulla hominum strage et nullo foelicia ferro Proelia confecit, quibus baud sua nomina tantum Extulit, atque a se feralem propulit iram Liuentis populi, uerum communia multis Verbera sustinuit, clypeoque excepit acerbam Inuidae plagam et pro multis irruit unus : ... Hic uir, hic est, ciues, qui non torporis inerti Segnicie secordis agens quaesiuit honores, Verum acri studio atque opera multoque labore; Qui grauibus rebus quaesitus Caesaris egit Et patris et nati caussas... 863 Lemma in margine : Musici Capnioni canentes, laetitia in triumpho Capnionis s.1.n.d. 890 Lemma ln margine : Victoria Capnionis ; Germania Capnioni loquitur ; 917 propulit Plndter : protulit s.l.n.d. Capnion triumphans s.J.n.d.

LE TRIOMPHE DE REUCHLIN

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LES MUSICIENS

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Tous sont vêtus de la même tunique blanche, leur tête est couronnée de feuilles de peuplier, ils tiennent dans leurs mains des rameaux toujours verts de l'arbre de la victoire ... Les uns jouent de la lyre, d'autres chantent, d'autres tirent des sons rauques des cornes recourbées... Les tambours font entendre leur formidable roulement, les hymnes vont frapper les étoiles, les montagnes les répercutent, les vallées répondent en écho et les forêts à leur tour entonnent les chants de grâce ...

2LOGEDE REUCHLIN

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Le voici, citoyens, le voici, le héros que vous aviez naguère la douleur de voir en butte à mille ruses, à mille pièges et aux manœuvres les plus sournoises ..., la voici, la tête vénérable, la blanche toison que l'Allemagne doit vénérer, qu'elle vénère et accompagne de ses vœux, elle qu'il a illustrée par sa vertu. Le voici, l'intrépide dompteur de monstres féroces, le Fouet invincible qui a terrassé la téméraire audace des moines et des Sophistes, œuvre admirable et mémorable, et en les terrassant et terrorisant a pu, malgré un juge inique, garder intactes sa réputation et sa gloire. ... Quelle lance ses Vivats, l'Allemagne, si elle reconnaît son génie et qu'elle inscrive dans ses fastes sacrés les exploits de cet homme, qu'elle les immortalise à jamais par un décret et des inscriptions; et les honneurs qu'elle décerne aux vainqueurs et aux chefs de guerre, qui se sont baignés dans le sang des ennemis et ont excellé dans la pratique des armes, qu'elle les offre au grand Reuchlin, qui, sans verser une goutte de sang, sans carnage, sans tirer l'épée, a livré et gagné une bataille par laquelle il n'a pas seulement exalté son nom et mis en déroute la colère meurtrière d'une horde jalouse, mais a détourné sur lui les coups destinés à beaucoup, a reçu sur son bouclier les flèches acérées de l'envie et s'est battu, seul, pour tous . ... Le voici, le voici, citoyens, le héros qui chercha à s'illustrer, non par la paresse et la fainéantise, mais par un zèle ardent et par un travail acharné, qui, investi de lourdes responsabilités, servit la cause de nos deux princes, le père, puis le fils.

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ULRICH VON HUTTEN

... Hic uir, hic est, ciues, cui si Germania posset . lpsa loqui, tota in uocem consurgeret unam : c Macte graui uirtute senex, tu moribus istis c Atque isto ingenio paris immortalia laudi 965 c Omamenta meae, per te, ne barbara dicar c Aut rudis, effectum est ; te nunc ego grata saluto, c Te grata amplector, te grata remunero pro tot c In patriam meritis. .. > 990

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•.. Hos inter cantus, haec inter carmina et inter Plaudentis populi strepitum pulcherrimus alto Inuehitur curru Capnion et lumina pascit Spectantis turbae, pulchras agit ipse quadriges, Non tamen ex auro, solido non ex argento; Quo uehitur, quo uictor ouat, qua mole triumpbat, Cedrinae iunxere trabes et uiuida buxi Robora, iuniperique leues et uimina Daphnes: At folium teretes hederae complectitur axes, V estit idem radios : at curuatura supemae Cincta rotae uiolis et rore innexa marino ; In totoque rosae, in toto sunt lilia curru, ... Floridior sedet ipse super, cui prima uenustas Et primus decor est albentia tempora canis, Quae mixtim nexae lauroque hederaque coronae Circundant, capitique instat uictoria duplex ; Dextra Oculare manus Speculum tenet ...

IN INCENDIVM LVTHERIANVM EXCLAMATIO

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Ergo tot insomnes rapient incendia noctes Sanctaque ueriloqui morientur scripta Lutheri ? Hoc flammae dederint scelus ? hoc peccabitis, ignes ? Auxilium ferat unda piis, cadat imber ab alto Extinctum ferale malum I Da, Christe, tuorum Hoc uotis precibusque pils, si scribere dignum est Et seruare diu nunquam mutabile uerum, Testamenta tui si recte adsumimus oris. En pereunt tua uerba, pater, tua dogmata triste Dantur in exitium ; mundo quam tu ipse dedisti, Pessum it libertas ; inmiti oppressa tyranno Seruit et indignum tua fert Ecclesia regnum : Non licet ingenua uerum depromere lingua,

LE TRIOMPHE DE llEUCHLIN

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... Le voiC4 citoyens, notre héros : si l'Allemagne en personne pouvait prendre la parole, elle ne ferait entendre qu'une seule voix : c Courage, valeureux vieillard ! Par tes vertus et par ton génie tu procures à ma gloire des titres immortels ; grâce à toi, on ne pourra plus me dire barbare et grossière ; je te salue et te remercie ; je t'embrasse et te remercie ; je te remercie et je te récompensepour tant de bienfaits prodigués à ta patrie. > LE CHAR DU TRIOMPHATEUR

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Au milieu de ces chants, de ces hymnes, au milieu du fracas des applaudissements de tout le peuple, Reuchlin, dans toute sa gloire, s'avance, assis sur son char, et repaît les yeux de la foule qui le contemple. Il conduit en personne le quadrige magnifique, non point fait d'or ni d'argent : le char qui le porte, d'où il reçoit les ovations, du haut duquel il triomphe, est fait de planches de cèdre et d'ais de buis résistant, de souples genévriers et de tiges de laurier ; des feuilles de lierre enserrent l'essieu luisant ainsi que les rayons, tandis que sur l'orbe de la roue court un entrelacs de violettes et de romarins ; le char tout entier est couvert de lys et de roses ... Assis au milieu des fleurs, fleur Iui-meme, il a pour plus bel ornement ses tempes garnies de cheveux blancs, ceintes de branches de laurier et de lierre mêlées ; sur sa tête se tient une double Victoire ; dans sa main droite il montre le Miroir Oculaire •.

INVECTIVE CONTRE CEUX QUI BRÛLENT LUTHER •

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Ainsi on va livrer au bt1cher le fruit de tant de veilles, on va anéantir les saints écrits du véridique Luther ? Et la flamme sera coupable de ce crime ? Ce sacrilège, c'est toi, feu, qui le commettras 'l Que l'onde vienne au secours de la Foi, que le ciel envoie ses pluies pour éteindre cette œuvre de mort. Accorde, Christ, ce miracle, aux pieuses prières, aux supplications de ton peuple, si du moins c'est bien agir que d'écrire pour faire vivre dans les siècles la vérité inaltérable, si du moins nous avons correctement interprété le message de ton Evangile. Car c'est ta parole qu'on assassine, mon Dieu, ce sont tes préceptes qu'on livre à la destruction, c'est la liberté que tu as donnée au monde qui est traquée. Opprimée par un maître féroce, ton Eglise gît dans les fers, elle plie sous le joug d'une odieuse

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Aut leges mandate tuas ; humana iubemur Credere, diuinae decreta silentia legi ; lmpius Ausonia dominatur ab urbe sacerdos Regna super mundi, sublimem uulgus adorat Pontificem, lubet t ille deum se intendere ritu t Deposcitque coll uice numinis, idque rcuinctus Purpurea mollis chlamyde, et squallentibus auro Induitur tunicis, triplici diademate uertex Cingitur. Huic autem, quoties se ostendere uulgo Atque palam proferre libet, sua terga repente Subiciunt bis sex iuuenes : ea libera turba est Et, puto, Germana est : ruit innumerabile circum Scribarum uulgus et turba ignobilis oci, Quique notant, quique inueniunt, fraudumque magistri Et technarum omnisque doli scelerumque satores Sartoresque mali : tua nunc Ecclesia, Christe, (Namque hoc praetextum est, quo toti illuditur orbi) Haec persona boni est tantum complexa malorum : Quod tu, Christe, uidens statues sine fine ferendum ? Tandem intentatam, uindex iustissime, fraudem Et factum toties tibi fucum ulciscere tandem ! Ecce tui adsertor uerbi, qui multa docebat Multaque scribebat, quo uindice pulsa redibat Lex tua, pro leuibus reuigebant uera fabellis, Nominis ille tui praeco, quem uera docentem Dilexere pli, turba auersata malorum est, Dat nuoquam meritam sub iniquo iudice poenam. Quo tu oculos, pie Christe, tuos frontisque seuerae Tende supercilium, teque esse ostende neganti : Namque haec baud quisquam faceret qui te esse putaret : Qui te contemnunt igitur mediumque tonanti Ostendunt digitum, tandem iis te ostende potentem. Te uideat ferus ille Leo, te tota malorum Sentiat inluuies, scelerataque Roma tremiscat Vltorem scelerum; discant te uiuere saltem Qui regnare negant, sit quo terrere nocentes Solariue pios licet ; compesce superbe Grassantem in leges et libera iura furorem ; Audaces cohibe mentes, obsiste tyrannis, Insontes qui fraude necant uique omnibus instant; Et nunc ardentes, tua fortia uerba, libellos Respice, magne pater, dirumque ulciscere fatum. Te petit haec rabies, tua sunt opprobria, legi

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tyrannie. Il n'est plus permis à une bouche sincère de révéler ta vérité ou de transmettre tes commandements : tandis qu'on nous force à croire à des doctrines humaines, on impose silence à la loi de Dieu. Depuis sa capitale italienne, un prêtre impie étend sa domination sur les royaumes de la terre, le Pontife, du haut de son trône, reçoit l'adoration des foules, il lui plaît d'être regardé comme un dieu, il exige qu'on lui en rende le culte : aussi voyez-le se draper superbement dans son surplis de pourpre, le manteau sacerdotal ruisselant de la souillure de l'or, le chef couronné de la mitre à triple étage ; veut-il apparaître à la foule et se produire en public, aussitôt douze jeunes gens se précipitent et courbent le dos pour lui faire un pavois : ce sont pourtant des hommes libres, et aussi bien des Allemands ; et se précipitent tout autour une armée de scribes, une foule d'oisifs méprisables, notaires, protonotaires, maîtres ès fraudes et fourberies, semeurs de pièges et de crimes, sarcleurs de vilenies. Hélas, ton Eglise, Christ - car c'est en son nom qu'on berne tout l'univers - n'est plus que ce masque de piété destiné à couvrir les pires forfaits. Toi qui vois cela, Christ, es-tu résigné à le supporter toujours ? Châtie enfin, toi, le Justicier incorruptible, la fourberie triomphante, venge-toi de cette mascarade répétée qui insulte à ton nom. Voici que l'apôtre de ta parole, celui dont l'autorité, par maint sermon et maint écrit, rétablissait parmi nous ta loi bafouée, redonnait à la vérité le pas sur les fables creuses, voici que le héraut de ta gloire, celui dont les croyants chérissaient l'enseignement véridique, celui que la cabale des méchants avait pris en horreur - condamné par un juge inique •, va subir un supplice immérité. Tourne les yeux vers cette injustice, Christ juste, fronce tes sourcils sévères, et à ceux qui nient ton existence, fais voir que tu existes. Car on n'agirait pas ainsi si on croyait tant soit peu que tu existes. Mais à ceux qui se moquent de toi et, quand tu tonnes, te tendent le médius par dérision, montre enfin ta puissance. Montre-toi à ce Léon • féroce, appesantis ta main sur toute cette tourbe de méchants, devant ton bras justicier, fais trembler Rome criminelle. Apprends au moins ton existence à qui ose nier ton règne, fais quelque geste qui terrifie les méchants et console les bons. Mets à la raison l'orgueil insensé qui viole effrontément justice et liberté ; réprime l'audace, dresse-toi contre la tyrannie qui assassine traîtreusement l'innocence et menace le monde de sa violence. Aujourd'hui encore, Père souverain, regarde ces livres, ta propre parole, jetés aux flammes, et venge ce sacrilège inouï. C'est toi que vise cette rage insensée, toi qu'on couvre d'opprobre, c'est à ta loi qu'on fait violence, c'est contre toi

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Vis fit ista tuae. Contra scelus omne probatur Laudaturque nefas. Tandem expergiscere, tandem, Vt se quisque gerit, meritae sint praemia uitae; Diuinum superet uerum, seruetur honestum : At pereat flammis Aleander Apella sub istis, Authores scelerum pereant saeuumque Leonem Emissae repetant furiae, conflagret ab igni, Quo nunc innocuum petit impia Roma Lutherum !

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qu'on acquiesce à tous les crimes, qu'on applaudit à tous les sacrilèges. Réveille-toi enfin, qu'enfin chacun ici-bas soit récompensé selon ses mérites, que l'innocence triomphe, que le règne de la vérité arrive ; qu'inversement Aléandre • périsse dans ce bdcher, que périssent avec lui les responsables de ces crimes, que les Furies, lâchées sur lui, se saisissent de l'effroyable Léon•; que Rome à son tour, devienne la proie des flammes, Rome, assez sacrilège pour s'en prendre aujourd'hui à l'innocent Luther!

EVRICIVS CORDVS (1486-1535)

Fila d'un fermier de Simtshausen. petit village de la Hesse, CoRDvsreçut, comme son ami Eobanus, sa premi~re éducation à Frankenberg ; étudiant à Erfurt, il se lie de vive amitié avec Camerarius. Apr~ avoir enseigné les lettres à Kassel, puis à Erfurt, il se tourne vers la médecine, va recevoir à Ferrare le bonnet de docteur des mains de Lonicer (1522), écrit des traités de médecine et de botanique, traduit les Thlriaques et les Alexipharmaques de Nicandre (1532); il jouit, comme praticien et comme professeur de médecine, d'une grande réputation à Brame. Partisan actif de Luther, il rompt avec Erasme en 1525; il meurt le 24 décembre 1535, laissant, outre ses travaux scientifiques et divers pœmes de circonstances, comme la Palinodie sur la fausse nouvelle de la mort d'Erasme (1519) ou l'A.ntiluthlromastyx (1525), les Bucolicorum eglogae X (Leipzig, 1518) insérées plus tard dans les Bucolicorum auctores XXXVIII (Bâle, 1546), et surtout les Epigrammes (1517, 1520, 1529).

Contemporain et ami d'Eoban Hesse, Euricius Cordus est une figure puissamment originale de cette génération d'humanistes qui devait prendre ardemment parti pour les idées de Luther. Son latin est avant tout une· arme de combat ; sa forme préférée est l'épigramme, où triomphe son esprit aigu et caustique. Aisance, brièveté, efficacité, sens de la surprise : la facture est héritée de Martial, mais l'inspiration complètement renouvelée par l'actualité. Cordus se déchaîne contre les Papes, les bulles, les indulgences, la crédulité des fidèles, les supercheries, la corruption des mœurs du clergé, avec la même alacrité, la même saine énergie que le poète romain mettait à dénoncer les abus des riches de son temps. Sous-tendant cette critique, une foi exigeante, une pitié sincère pour les souffrances des exploités : alors, la malice érasmienne, la verve voltairienne se transforme en invective, l'épigramme se développe en courte satire, l'ironie cède la place à l'indignation, à l'éloquence passionnée. Quoique appartenant à la jeunesse de l'auteur, la sixième bucolique, de loin la plus remarquable du recueil, se rattache à la même veine sociale et politique. La pièce commence comme une bonne imitation, un c à la manière de > Virgile : la rencontre des deux bergers sonne d'abord joli et faux; mais prend bien vite un poids de réalité avec l'énumération des travaux à faire le dimanche, ce qui nous fait déjà passer aux Géorgiques ; et surtout à partir du moment oà le premier berger a commencé à décharger son cœur, et malgré les timides remontrances du second, qui

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EURICIUS CORDUS

finit par tomber d'accord avec lui, le ton s'élève jusqu'à une extrêmevirulence, qui n'est plus du registre des plaintes de l'églogue, mais du réquisitoire de la satire. Ce n'est ni la première ni la dernière fois que le cadre bucolique, soit directement, comme ici, soit sous le voile de l'allégorie, est appelé à servir un propos politique : les allusions de Virgile dans les première et neuvième églogues étaient une invitation à développer cette pos.,ibilité. Toutefois, le procédé apparaît particulièrement bien jusfifié chez Cordus par l'image des bergers et des brebis : les deux bergers qu'on nous montre, dans les premiers vers du poème, soucieux de tenir leur troupeau à l'abri de la chaleur, des mauvaises herbes, selon les clichés de la bucolique, se découvrent vite eux-mêmes brebis garrottées et tondues. Cest ce glissement du vrai cadre bucolique et des vrais moutons, à la représentation symbolique et polémique, qui donne son mouvement à la pièce, en même temps qu'il en constitue la forte armature interne et pour ainsi dire la nécessité poétique. TEXTE : Epigrammatum libri Il, Erfurt, 1517; libri Ill, Erfurt, 1520; Ubrl IX, Marbourg, 1529 ; Epigrammatum libri III, 1520 •••, hrsg. von K. ICL\un in c Lat Litt. Denkm. des XV und XVI Jahrh. >, 5, Berlin, 1892; Bucolicwn ludicrum, Leipzig, 1518, inséré plus tard dans les Bucolicorum auctores XXXVIII, Bâle, 1546 ; l'églogue VI est donnœ par G. ELLINGER., Deutsche Lyriker •• ; Opera poetica, Francfort, 1564; Helmstadt, 1614 ••• (contieot : Silva, Eclogae X, Nic. Theriaca et Alexipharmaca, epicedion, paHnodia, expiatorium, defensio contra Thiloninum, Epigrammatum libri Xlll ; Id., ibid., 1616; J. GRUTBR, Delitiae Poet. Germ., 2, p. 638-932. ETUDES: W. KAHLER, Vita E. Cordi, Rinteln, 1744; K. ICRAUSB, B. Cord111,Eine biographische Skiue aus der Reformationszeit, Hanau, 1863 ; sur les Bucoliques, cf. W. L. GRANT, Late, neo-latin pastoral, 11, in c Stud. in Phil. > LIV (1957), p. 481-483; du marne, New forms of neo-latin pastoral, in c Stud. in the Renaissance > IV (1957), p. 96.

EPIGRAMMATA IN ENCOMIVMSOMNI

Oblatum. caueas hune ceperis, Arge, libellum, Si uaccae custos uis uigil esse tuae. Tam bona laudati sunt hic encomia Somni, Vt dormituriat, qui semel ista legit. IN VMBR.VM

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Multa tibi ridens dicit ludibria uulgus, Quod flaccum bine iacias, Vmber, et inde caput. lgnorat quanta sit onustum mole cerebrum ; Quam graue, nos scimus, sustinet illud onus ! Tot siquidem dubiis, tot item farcitur elenchis Vt queat una salis non bene mica capi. DB VIGESIA

Jam scio, mentitur Vigesia - Qui potes illud Scire absens ? - Video - Qui ? - Quoniam loquitur. DB PVGNA DVOR.VMGR.AMMATICOR.VM

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Certarunt duo grammatici Probus et Polydorus, Vnus dicendum num sit, an una dies. Acris utrinque fuit magna contentio uoce, Armatas donec conseruere manus. Vnam dumque defendit uindice dextra, Tres Probus in laeua perdidit hebdomadas. DB PHILLIDB

Nullus ubi Mariae quem ferret cereus esset Ad celebrem Februi, lucida festa, diem. Tres se prostituit noctes pia Phillis et emit. Quam timet ultores religiosa deos. DE NBABR.A

Tam graue miraris nanam funale Neaeram Ferre ? tulit grauius, ferret ut illud, onus.

DE

VIOESIA

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Video quî ? Quoniam loquitur

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ÉPIGRAMMES SUR UN ÉLOGE DU SOMMEIL

Argus, garde-toi de toucher à ce livre, si tu veux conserver un œil vigilant : c'est un éloge du Sommeil, et il est si bien réussi qu'à la première lecture on s'endort.

CONTRE UMBER

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On rit de toi en public, on te crible de quolibets, Umber, parce que ta tête dodeline sans cesse à droite et à gauche. C'est qu'on ignore quelle masse de doctrine il y a dans ta cervelle. Moi, je sais quel bagage il lui faut supporter ! farcie comme elle est de tant de doutes, de tant de preuves sophistiques, que c'est à peine si elle pourrait loger encore un grain ... d'esprit! SUR VIGÉSIA

Ça y est, Vigésia vient de dire un mensonge. - Comment peux-tu le savoir de si loin 'l - Je le vois. - A quoi ? - Elle parle! BATAILLE DE GRAMMAIRIENS

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Dispute entre deux grammairiens, Probus et Polydorus, pour savoir s'il faut dire c un jour > ou c une journée >. L'acharnement est vif des deux côtés, on donne de la voix, puis on en vient carrément aux mains. De sa droite vengeresse, Probus défend c une journée > : pendant ce temps, de l'autre, il perd bien trois semaines ! SUR PHYLLIS

La pieuse Phyllis n'avait pas de cierge à offrir à la Vierge Marie pour la procession de la Chandeleur, en février• : alors elle s'est prostituée pendant trois nuits et a pu l'acheter. 0 la bonne dévote ! Comme elle craint la colère du ciel ! SUR NÉÈRE

Cela t'étonne, que Néère, cette gringalette, puisse porter un cierge aussi lourd ? Pour pouvoir porter ce fardeau-là, elle a dd en supporter un bien plus lourd !

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EVRICIVS CORDVS

IN STATUAM MARIAE CEllEOLOS VENDENTIS

Hoc mihi qui sacrum transis altare, uiator. Siste measque dolens commiserare uices. ma ego, quae caeli domina et regina salutor, Atque eadem summi sponsa parensque dei, In miseras abiecta, uide, mensaria sordes Expositos cogor uendere cereolos Et turpi qualis seruire propola lucello. Vae mihi, si natus resciet illa meus ! Ne nexis timeo me pellat ab aede flagellis, Quando, uidet, sua quod facta taberna domus.

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IN EANDEM

Quid tot adoratam, Lupe, me sestertia poscis ? Nonne uides, obolos uener ut ipsa tuos ? Quid dabit exponens gracilem paupercula ceram ? Illos, qui uendunt astra deumque, pete. AD EOBANVM HESSVM

Mene putas unquam pastorem credere Cbristum Ad sua custodem septa ligasse Lupum ? Quam multas hic oues, quam multas prendidit agnas, Quot, qui lasciui prosiliere, capros ! Sic tamen in placidos coepit mansuescere mores, Vt subigat tantum, non ferus ille necet.

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DE LVPO

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Quando tribus nouies Lupus arrexisset in horis Et decimum lassus non bene posset opus, Nunc > ait c heu canos nonagenarius annos Sentio ; me miserum terque quaterque senem ! > IN GT.VTIVM

Quotquot habes, Gluti, cognoscere diceris agnas. 1am bonus ex Christi dogmate pastor eris. AD AEMILIANVM

Nil de Phillide turpe, nil probrosum, Ntl quod dedeceat probam puellam, IN STA1VAt,« Mil.JAE. AD EOBANVM HESSVM

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atque : ac 1614. 7 utque inhians turpi seruire 3 prendidit : occupat 1614.

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BPIGllAMMES

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SUR UNE STATUE DE MAI.IB, PllâPOSÉE À LA VENTE DES CIERGES

Fidèle, qui passes devant mon saint autel, arrête-toi et compatis à mon infortune. Moi que tu vénères comme la reine et la maîtresse du ciel, comme la fiancée et la mère de Dieu, vois : on m'a installée derrière ce comptoir, on m'abaisse à ce métier sordide : je vends des cierges à l'étalage, je fais ma petite recette de vendeuse au détail ! Hélas ! Si mon Fils le savait ! J'ai bien peur qu'en voyant sa maison transformée en échoppe, il ne me chasse du temple à coups de fouet !

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SUR LA

MAYE

Pourquoi, Lupus, dans tes prières, me demandes-tu toujours de l'argent? Ne vois-tu pas qu'à mon tour je quête tes subsides? Qu'attends-tu de la pauvresse, préposée à la vente des cierges ? Demande plutôt à ceux qui bradent le Ciel et le Créateur. À EOBAN HESSE

Comment veux-tu que je croie que Jésus, notre berger, ait voulu attacher Lupus à la garde de son troupeau ? Vois combien de brebis il a déjà dévorées, combien d'agnelles, et de chevreaux, qui gambadaient gentiment ! Il est vrai que ses mœurs se sont adoucies et humanisées : il ne les tue pas, et se contente de les embrocher!

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SUR. LUPUS

Après l'avoir fait neuf fois en trois heures, ayant de la peine à bander à la dixième : c Hélas ! gémit Lupus, voici venue la décrépitude. Pauvre de moi : désormais, je suis vieux et archivieux ! > CONTRE GLUTIUS

On chuchotte, Glutius, que tu t'emploies à connaître toutes tes brebis : tu seras donc un bon pasteur, selon la parabole. À ÉMILIBN

Rien à redire à la conduite de Phyllis, rien à blâmer, non, rien dont une honnête femme doive rougir : tes soupçons, Emilien,

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EVRICIVS CORDVS

Debes, Aemiliane, suspicari. Quod seri monachi domum frequentant, Sancti sunt Mariae plique fratres, Seruatoris auunculique Christi ; Nec soli insuper exeunt nec intrant Graues nanque soient habere testes ! IN CONCVBINARIOS SACERDOTES

Exiit a summo mandatum Praesule, ne cui Vila sacerdoti serua sit aut famula. Non transgressus adhuc sacer ille paruit ordo : Nulla sacerdodi est serua, sed est domina. AD HENRICVM ORTVM

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Pulsa diu toto Pietas errauit in orbe, Nec potuit certam tristis habere domum. Ad Carthusiacos confugit fessa sociales : Hic quoque munitae non patuere fores, Vt quae foemineum soleant recludere sexum, Tantus apud sanctos relligionis amor. Quo tamen Inuidia hue, quoque lgnorantia iure Quoque Superstitio uenit et Ira, roges, Et reliquae, Ambitio, Vindicta, Cupido sorores, Quas etiam primas hic colit ordo deas '1 Forsitan exhibito magnae diplomate Romae Hoc ostendenti quodlibet omne licet. DE R.VSTICORVM INFELICITATE

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0 infelices nimium, mala si sua norint, Agricolas, uenia nunc, Maro, dico tua. F1ebilius nil est isto quam rusticus aeuo Qui sua ceu seruus non sibi rura colit. Cum riguit totum miser et sudauit in annum, Milleque sollicito dura labore tulit, Ex tot uix quantum rursum serat accipit agris ; Quod superest deses uendicat ara suum. AD ATTALVM

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Scribentis rabiem quereris dentesque Lutheri Et nimis in summos libera uerba patres. Dum resupinus agit secura Pastor in umbra Delicias sectans mollis inersque suas, Intereaque ruens non est qui curet ouile, 4D RENUCVM

1614.

ORTVM

S excludere 1614.

DB JlVST. INPELICIT.l'IB

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et tot

ÉPIGRAMMES

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sont injustifiés. Elle reçoit, dis-tu, des moines, à la nuit tombée? Eh bien, ce sont de pieux religieux, des frères de Marie, et par conséquent oncles du Christ notre Sauveur. De plus, ils n'entrent jamais seuls, mais toujours accompagnés d'un membre... important! CONTRE LE CONCUBINAGE DES Pd.TRES

Le souverain pontife a lancé un décret interdisant aux prêtres d'avoir bonne ou soubrette. Jusqu'ici, le saint ordre a obéi sans broncher. Ils n'ont plus de servante : ils n'ont que des maîtresses! À HENRI ORTUS •

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Chassée de partout, la piété errait sur terre, misérable, sans pouvoir trouver une demeure où se fixer. A bout de forces, elle alla sonner chez les Chartreux : mais là aussi, porte de bois : c'est la règle, on n'ouvre pas aux personnes du sexe. Tant ces saints hommes sont pénétrés de l'amour de la religion 1 - De quel droit, alors, demandes-tu, fréquentent ici l'Envie, l'ignorance, la Superstition, la Colère, et leurs sœurs, Ambition, Vengeance, Cupidité, que cet ordre vénère comme ses plus grandes divinités ? Peut-être ont-elles montré une dispense de la Cour de Rome qui peut en exciper, il n'est rien qui ne lui soit permis.

LA MISÈRE DES PAYSANS

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Infortunés laboureurs, s'ils connaissaient toute leur misère, dis-je aujourd'hui (Virgile, ne m'en veuille pas). Rien de plus triste en effet en ce siècle que la condition du paysan, véritable esclave, qui retourne pour d'autres une terre qui est à lui. Le malheureux, quand il a gelé et sué toute une année, endurant les mille peines d'un labeur acharné, de toute sa récolte, c'est tout juste s'il recueille de quoi réensemencer : le reste, un clergé fainéant le réclame comme son dit À ATTALE

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Tu déplores la rage et la dent des écrits de Luther, son excessive liberté de langage à l'égard de la hiérarchie. Alors, quand le berger, couché, à l'abri de l'ombre, paresseusement, voluptueusement, ne pense qu'à son plaisir, quand personne, pendant ce temps, ne se soucie de la bergerie qui s'effondre, et que les

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Et miserum populat furque latroque gregem, Vis placidum, uideo, blande obgannire Molossum ? Vae qui tanta uidet ferreque damna potest ! Vt taceant homines, aliquando saxa loquentur : Amplius haec nequeunt, Attale, monstra tegi.

IN MORIAMERASMI, IMITATIO MARTIALIS

Moria dicta fuit, quater octo Leonibus emi. Redde mihi nummos, bibliopola : sapit l (ep.

111 49; li 10; III 5; II 6$: III 8, 11, 14, 15, 68, 5J; 11 42; I J6 [34); 11

50; 111 4, 3, 63, 35)

BVCOLICORVM ECLOGA VI

Syluius ~t Polyphemus

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Syluius Huc, Polypbeme, ueni ; quid in isto sole uagaris Et tua nequicquam solo tegis ora galero ? Mollior hic requies et opaca sub ilice tellus Et tremulas inter gratissima murmura frondes. Hic etiam, si uis (fuit baec tua saepe libido) 1am potes altemo mecum contendere uersu. Non magis exultans toiles mea pignora victor Est noua disparibus tandem mihi fistula cannis. Quem tuleras nuper cogam te reddere caprum, Hune tu pone, duos haedos ego pono uicissim. Polyphemus Nil modo de tali dicas certamine, Sylui, Non idem est animus semper, non una uoluntas; Maxima succensam rapit indignatio mentem, Nec memini quod eram qua nunc ego concitus ira. Est propior cantu fletus ; non unica gutta Sanguinis, incisum si quis me pungeret, iret. Syluius Mirabar quid oues tanta iam uoce fugares Totque precareris multae contagia pestis. 14 -1uod : quam 1614.

ÉPIGRAMMES

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voleurs et les brigands mettent au pillage le malheureux troupeau, tu voudrais, je le vois, que le molosse aboie tout doucement ? Malheur à qui peut contempler sans broncher pareil saccage. A supposer que les hommes se taisent, les pierres se mettront à parler : un tel scandale, Attale, ne peut rester caché plus longtemps. SUR L'ÉLOGE DE LA FOLIE, IMITATION DE MARTIAL

c La Folie > : c'est bien sous ce nom que je l'ai achetée, pour trente-deux francs. Libraire, rends-moi mon argent : elle a toute sa raison!

BUCOLIQUES ÉGLOGUEVI

Sylvius-Polyphème

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Sylvius Polyphème, viens par ici : pourquoi déambuler sous ce soleil, avec un méchant chapeau de rien du tout pour protéger ta tête ? C'est ici qu'il fait bon se reposer : il y a un coin d'ombre sous l'yeuse où les feuilles agitées bruissent agréablement. Tu pourras même si tu veux (tu aimais bien cela dans le temps) engager avec moi un concours de chant. Mais tu n'auras pas le plaisir d'emporter encore une fois l'enjeu de la victoire. J'ai enfin une nouvelle flftte aux tuyaux inégaux et je saurai te forcer à me rendre le bouc que tu m'as gagné. Mets-le là, et moi, de mon côté, je t'engage deux chevreaux. Polyphème Ne me parle plus de ces joutes, Sylvius, on n'a pas toujours la même humeur ni les mêmes dispositions. A présent, mon cœur déborde d'indignation, je ne me souviens pas avoir jamais ressenti une colère aussi grande. J'ai plus envie de pleurer que de chanter, et qui me piquerait ferait jaillir de mon corps un flot de sang. Sylvius Je me demandais pourquoi tu chassais à grands cris tes brebis et appelais sur elles toutes les épidémies. Bon sang, ai-je dit,

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EVlllCIVS CORDVS

Dii melius, dixi, quae te uesania uexat ? Sed nec adhuc cur sic irasceris audio causam. Polyphemus Si potes expectare, uagas dum uertero foetas, Accipies : habet iste gregi mala gramina campus.

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Sylvius Hoc meus ut faciat pro me consueuit Hylactor, Qui simul ac monstrata pecus, uelocior Euro Aduolat et claro fugientem pone latratu Insequitur, donec repetitum cogat in agmen.

Polypltemus Nunc audi, iustum scio te non dicere factum. Multa licet festis opera exercere diebus, Quae differre nocet nec fas nec iura resistunt Vt madidum dubio faenum subspergere soli, Aegrotum curare pecus, siccare nouales, Claudere migrantis fugitiuam examinis uuam, Et ueniente aestu rumpens arcere fluentum, Sicque uel ad sanctum crates transponere pascha, Si modo sat pingues putrent uligine glebae. Quod tamen hoc sacro Mariac sub uespere feci, Exiguoque meos perones unguine leui, Non aliter quam si diuos Erebumque negassem, Ad fora resciscens nuper me Naso citauit, Naso, sacerdotum nequissimus, unus agrestum Hoc in rure metus, nil curans nomina iudex, Et, nisi quinque darem gallos et quatuor agnos, Me uoluit uetiti prohibere a limine templi. Nil me flere meum, mea nil querimonia iuuit, Quin hodie banc monitus cogebar soluere mulctam. Quod male dii uertant, ut primae morsus ofellae Mors sit, et occlusas suffocet buccea fauces ! Syluius Quid iuuat iste furor, quid tanto accenderis aestu ? Talibus adde modum (pariunt incommoda) uerbis, Ne tacuisse uelis : non est reuocabile dictum. Polyphemus Quae loquor hic, fido soli tibi credo sodali.

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quelle folie te prend ? Mais je ne sais pas pour autant les raisons de ton emportement. Polyphème

Tu les sauras si tu peux attendre que je rabatte mes bêtes qui s'égaillent : je redoute les herbes nocives qu'il y a dans ton pré. Sylvius

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C'est mon Hylactor qui me rend ce service. A peine lui ai-je montré la fautive, qu'il vole aussi vite que le vent et harcèle la fuyarde de ses aboiements, jusqu'à ce qu'il l'ait rattrapée et ramenée dans le rang. Polyphème

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A présent, écoute, je sais que tu diras que ce n'est pas juste. Il est permis, n'est-ce pas, de faire, les jours de fête, maints travaux qu'on ne peut différer sans dommage ; cela, ni la loi, ni la religion ne l'interdisent : comme d'étaler le foin mouillé devant un soleil hésitant, de panser une bête malade, de faire sécher les cordes, d'enfermer la grappe bourdonnante de l'essaim en migration, de contenir, l'été venu, le ruisseau qui déborde, et même, à Pâques, de changer les claies si la terre est trop humide et molle. Or, pour avoir fait cela le jour de Marie, et pour avoir mis un peu de graisse sur mes bottes, on eftt dit que j'avais nié l'existence du Ciel et de l'Enfer : Nason me convoque à son tribunal, me cite à comparaître - oh 1 la peste des prêtres, terreur des paysans de cette contrée, le juge qui ne respecte ni Dieu ni diable - et, si je ne lui donnais pas cinq poulets et quatre agneaux, il voulait m'interdire l'accès de l'Eglise. Ni mes larmes, ni mes plaintes n'y firent rien : aujourd'hui j'ai été obligé de payer l'amende. Que cette action lui porte malheur, que le premier coup de dent qu'il y donnera lui soit fatal, que la première bouchée l'étouffe !

Sylvius A quoi bon cette fureur ? Oui, pourquoi t'emporter ainsi ? N'abuse pas de propos de ce genre : ils n'attirent que des ennuis et tu pourrais les regretter ensuite. Or, ce qui a été dit reste dit. PolypWme

Tout cela je ne le dis qu'à toi, en qui j'ai confiance.

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Syluius Esse scias magnum sacris malcdicere crimen, Quale sacerdotum genus est, electa deorum Turba quidem et tincti diuino chrismate patres, Quos omni obnixe debemus honore uereri, Et quibus omnipotens iussit parere uoluntas. Polyphemus Quis tamen insipiens adeo deus eligat istos ? Sed taceo, uolui peruersos dicere nequam. Et quid, si dicam ? Stygias num trudar in undas ?

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Syluius Insanis, Polypheme, tace, uel parcius illa Fare, nec in iustos mala die conuicia diuos, Et quod paucorum scelus est, non obiice cunctis. Polyphemus Una omnes semper uexantur febre capellae.

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Syluius Non minus a summo concessa tonante potestas Vt libet aethereum reserare et claudere limen. Polyphemus Non nisi furtiuos habeant pro clauibus uncos Stertentemue queant postico fallere Petrum.

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Syluius Sunt etenim, nosti, qui nostra piacula soluunt Et qui, quod magis est, inuictum et cuncta potentem Quinque deum uerbis (o si quis talla norit !) In sacra ab excelsis delabi altaria cogunt. Candidus angelicam panis mutatur in escam, Quod mistum fuit ante merum, dicentibus illis Fit cruor e fixo qui Christi pectore fluxit. Haec utique in nostram peraguntur sacra salutem, Vt pia respiciant humanam numina sortem, Ne tenera occidant gelidae uineta pruinae, Ne pulsata graui denutet grandine messis, Ne lupus incurrat, mata ne pecus ulcera tentent. Polyphemus Nostra sacerdotes curare negotia credis ? Annua ni caperent parientis faenora nummi,

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Sylvius Tu devrais savoir que c'est un grave péché de médire de ce qui est sacré, comme des prêtres qui sont les élus de Dieu, et nos pères, par la grâce des Saintes Huiles. Nous devons les respecter et les honorer avec une parfaite soumission. C'est la volonté du Tout-Puissant qui nous a ordonné de leur obéir. Polyphème

Mais quel Dieu serait assez fou pour élire cette sorte de... - je me tais, car j'allais dire c d'infâmes coquins >. Et même si je le disais ? Irais-je pour cela tout droit en enfer ? 60

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Sylvius Tu déraisonnes, Polyphème, tais-toi, ou mesure tes paroles ; n'outrage pas la justice divine, et le crime de quelques--uns, ne l'impute pas à tous. Polyphème C'est tout le troupeau qui est contaminé quand une brebis est malade. Sylvius N'empêche que le Tout-Puissant leur a donné d'ouvrir et de fermer à leur gré les portesdu ciel. Polyphème

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Sftrement pas. A moins qu'ils n'aient des passe-partout en guise de clés ou qu'ils ne profitent de l'assoupissement de Saint-Pierre. Sylvius C'est eux, tu le sais, qui nous délivrent de nos péchés. Mieux que cela, par la vertu de quelques mots (ah ! si on les connaissait !) ils font descendre l'invaincu et le Tout-Puissant du haut du ciel sur les autels. Ils changent le pain blanc en nourriture céleste ; le simple vin, par la force de leur parole, devient le sang qui a coulé du flanc transpercé de Notre-Seigneur. C'est pour notre salut à tous, qu'ils célèbrent le culte : pour que les dieux prennent en pitié notre misérable condition, pour que les gelées ne gâtent pas nos jeunes vignes, que la moisson ne soit pas fauchée brutalement par la grale, pour que le loup ne s'attaque pas à nos bergeries, que les maladies épargnent nos troupeaux. Polyphème

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Tu t'imagines que les prêtres se soucient de nos travaux ? Si chaque année ils ne ramassaient pas les intérêts de l'argent qui

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Quasque gemens trabibus uix sustinet exedra fruges, Nullus in aede foret cantus nullusque precatus, Et nudae starent sine luce et honoribus arae. Nostra salus minime est illis, et commoda, curae, Immo, dolent, grauidis si campus flauet aristis, Villa ne uendat diues frumenta colonus. Praeterea multo quicquid sudore paramus, Esuriunt et hiant ieiuni more leonis, Siue lupi, e saltu qui uisis imminet agnis. Qui pecudes umquam caprimulgi quique rediui Acrius esugunt ? Quod eis est splendida uita, Fuluaque congeries plena seruatur in arca, Nos uacuos querimur loculos tenuemque culinam. Omne quod in rure est, ad eos sic confluit aurum, Qualis in effossas ab agro pluuia unda lacunas. Siue obeat, seu uitales homo detur in auras, Quicquid agunt, etiam sit quantumcumque pusillum, Maxima semper habent sine duro praemia callo. Quoque magis capiunt, minus exsatiantur auari. Credo, si qua pecus rasam inter comua frontem Ferret, ut ex densis faceret glabreta salictis. Syluius Nulla suis uoluit deus esse negotia seruis, Qua sacra non mundo temerarent membra labore. Sunt quos casta decet puro mysteria cultu Attrectare, nec in nostra se uoluere sorde, Pastores nostri, quibus omnes subdimur agni ; Aequo animo si nos tondent mulgentque feramus, Turpe suo aduersum pecus insultare magistro. Polyphemus Non adeo patiens ouis est, placidissima quamuis, Cui sua tondenti non subdere crura ligentur, Quae non, si pungas subtercus forpice uiuum, Calcitret et contra, ui, nisu, uoce laboret. Omnia quae memoras melius te nouimus ipsi : Non ego sum solis uersatus semper in agris, Me quoque uiderunt aliquando moenia ciuem, Et mihi sunt uisae plures quam quattor urbes. Hic didici, ut nequeas meus ista docere magister. Magnos (ut fateamur) eis debemus honores, Et merito nuda simul omnes fronte daremus, Quando bona regerent et nos ratione praeirent. Non sunt quae fuerant in priscis tempora saeclis,

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fait des petits et assez de nos récoltes pour faire craquer les planchers de leurs greniers, tu n'entendrais dans l'église ni prière ni cantique, et les autels seraient délaissés sans le moindre cierge ni le moindre ornement. Notre salut, notre bien-être ? Ils s'en moquent bien; que dis-je? Si nos champs blondissent et se couvrent d'une moisson d'épis bien lourds, ils s'affligent, à l'idée que le riche propriétaire soit obligé de vendre à perte. Et puis, tout ce que nous acquérons à la sueur de notre front aiguise leur appétit ; ils ouvrent la gueule comme des lions affamés ou comme le loup à l'orée d'un bois, qui a repéré des agneaux et s'apprête à bondir. Vit-on jamais berger traire ses chèvres avec plus d'avarice? C'est parce qu'ils mènent la grande vie et ont des pièces d'or plein leurs caisses que nous gémissons, la bourse plate et l'écuelle vide. Toute la richesse de nos campagnes est drainée par eux comme l'eau des pluies par les rigoles qui courent dans les champs. On meurt ? Un enfant vient au monde? Dès qu'ils interviennent, et pour le moindre geste, c'est toujours pour un gros salaire, et sans s'être abîmé les mains. Et plus ils prennent, moins leur cupidité est rassasiée. On croirait voir ces bêtes qui ont le crâne pelé entre les deux cornes, capables de transformer en lande la plus épaisse futaie. Sylvius Dieu a voulu dispenser ses serviteurs de tout travail impropre dont la grossièreté eOt souillé leurs mains consacrées. Leur vocation est de célébrer les mystères selon la pureté rituelle, et non de se rouler dans notre fange ; ils sont nos pasteurs, nous sommes leurs brebis ; nous devons supporter sans broncher qu'ils nous tondent et qu'ils nous trayent ; il sied mal que le troupeau se révolte contre son maître. Polyphème Il n'est pas de brebis si soumise, rot-elle la plus placide, à qui on ne lie les pattes avant de la tondre, et qui, si on la pique au vif avec la pointe des ciseaux, ne se cabre, ne se débatte, en donnant de l'épaule, de l'échine ou de la voix. Tout ce que tu racontes, je le sais mieux que toi ; je n'ai pas toujours vécu aux champs : il fut un temps où j'étais citadin, et j'ai même connu plus de quatre villes. J'y ai étudié tout cela, en sorte que tu ne saurais rien m'apprendre. Nous leur devons, c'est vrai, la plus grande révérence et nous la leur témoignerions tous, sans arrière-pensée (ce ne serait que justice), s'ils nous gouvernaient et nous guidaient selon des principes vertueux. Mais notre époque est bien éloignée du temps jadis où vivaient les premiers

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Cum ueteres uixerc patre$ sanctique prophetae Totque pio Christi passi pro nomine diui, Quorum multa uides depictam gesta per acdem, Et quam duxerunt omni sine crimine uitam ..•

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pères de l'Eglise et les saints prophètes, ceux qui ont tant souffert au nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ, et dont tu peux voir les actions peintes sur les fresques de l'église : la vie de ceux-là était innocente et pure...

EOBAN HESSB (1488-1540)

Né à Bockendorf en Hesse (d'où son surnom), le 6 (ou 9) janvier 1488, EoBAN HEsss fait ses premières études à Gemünd ; et, à quatorze ans, va suivre à Frankenbourg les leçons du savant Jacques Horlaeus. Trois ans plus tard il est à l'université d'Erfurt, puis décide de voyager. L'évêque de Reisenbourg, voulant se l'attacher comme secrétaire, l'envoie étudier le droit à Leipzig : il s'y rend en 1513, mais néglige le droit pour les lettres, et obtient la permission de revenir à Erfurt pour y enseigner la littérature classique (1516). Ses leçons sont très suivies. Groupés autour de lui, Joachim Camerarius (père), Euricius Cordus, Jacob Micyllus vont faire du cercle humaniste d'Erfurt un des grands foyers littéraires de la Réforme. En 1518 Eoban s'est rendu aux Pays-Bas pour voir Erasme, qui l'a reçu pourtant très froidement. Mais en raison des troubles du temps l'Université doit fermer temporairement ses portes : Eoban se tourne un moment vers la médecine; puis, sur les conseils de Mélanchton, la ville de Nuremberg l'invite à enseigner les lettres pendant sept ans. Il reviendra encore quatre ans à Erfurt, avant d'accepter l'invitation du landgrave de Hesse à donner ses leçons à Marbourg : c'est là qu'il meurt le 5 octobre 1540 - laissant, outre des traductions et une volumineuse correspondance, un grand nombre de poésies d'inspiration religieuse, comme les Héroïdes chrltiennes (1514), la Victoria Christi ab lnferis, un Psautier en vers élégiaques; également la Norimberga illustrata (1532) ; enfin des Epicedia, A.enigmi, Epigrammata in efligies.

Ardent partisan de Luther, figure centrale du cercle des humanistes réformistes d'Erfurt, Eoban Hesse a consacré à la religion le meilleur de sa production littéraire. Les poèmes de circonstance, publiés à partir de 1520, et où le poète prend parti, d'abord passionnément, puis avec plus d'inquiétude, en faveur du champion de la Réforme, reflètent directement les sentiments qui animent l'Allemagne d'alors. Mais Eoban n'est pas comme son ami Cordus un lutteur, bien plutôt une âme portée à la méditation et à la contemplation. On le voit par son œuvre la plus célèbre, les Héroïdes chrétiennes : c'est l'Evangile transposé, selon la technique et dans le mètre ovidien, en roman épistolaire : Dieu annonce à Marie la prochaine naissance du Christ, et elle le remercie de cet honneur ; sainte Catherine, écrivant à Jésus, retrace les circonstances de ses fiançailles avec le Christ enfant ; Monique écrit à Augustin, embarqué secrètement pour Rome, afin de le mettre en garde contre les séductions mondaines, etc. Après la Bible, les vies des saints et les légendes chrétiennes du Moyen Age revivent dans les distiques latins à la place des légendes antiques. Certains modernes ont jugé profanatoire ce mariage du paganisme et du christianisme, cette transposition des ardeurs d'Ariane et de Phèdre en

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flammes ascétiques. Mais le succès du genre montre bien que telle n'était pas l'opinion des contemporains. La lettre de Marie-Madeleine au Christ nous a semblé offrir le meilleur exemple et de l'artifice, des difficultés de la formule, et de ses possibilités. Car si on est gêné assurément par la convention de la lettre, par les jeux de mots repris d'Ovide (v. 1 : c Je t'adresse le salut que tu nous as donné > !), intéressante déjà est l'intériorisation du récit biblique de la montée au Calvaire : au récit objectif des événements est substitué leur retentissement dans l'âme du témoin oculaire (est-ce autrement qu'Ignace de Loyola, dans ses Exercices spirituels, conseille à l'âme dévote de revivre dramatiquement les épisodes de la passion ?) ; il y a également beaucoup de naturel et de fraîcheur dans le récit de la visite au Saint-Sépulcre. L'essentiel cependant est l'ardeur de l'amour qui s'exprime ici : amour spirituel, certes, mais qui ne se console pas de l'idée et même de la certitude que le Christ est ressuscité : il lui manque la présence tangible, corporelle ; au point que l'allégresse ne réussit pas à l'emporter vraiment sur le désespoir de l'absence et sur le sentiment de déréliction dans cette âme chrétienne assoiffée de présence réelle. L'ambivalence du langage elle-même est ici riche de sens : et la reprise des termes et des images, des Mea Lux, Mea Vita, qui en tant de textes profanes saluent l'objet aimé, l'accent de ferveur des déclarations amoureuses ( c je languis comme un lys desséché, une heure me paraît plus longue qu'un jour >, etc.), plutôt que d'être condamn& comme une maladroite transposition, devraient nous inviter à approfondir ]es relations de l'amour profane et de l'amour mystique. Nous citons presque entièrement cette héroïde, à l'exception d'un développement qui en rompt un peu l'unité : c'est le récit de la descente du Christ aux Enfers et de son triomphe sur Satan et sur la Mort : Eoban devait le reprendre (après bien d'autres, et avant Erasme, dont nous donnons plus loin le texte) dans la petite épopée chrétienne, Victoria Christi ab lnferis (1517). Quant à la Norimberga Illustrata, le chef-d'œuvre d'Eoban Hesse au jugement de Manacorda, nous ne pouvons y voir qu'un excellent échantillon de cette poésie descriptive des villes dont il serait facile de réunir, à la suite de ce savant (op. cit., p. 283 et n. 1), un riche catalogue, tant en Italie qu'en Allemagne; le lecteur curieux la trouvera, avec d'autres pièces du même genre, dans l'édition commode procurée par les soins d'I. Neff.

TEXTE : Helii Eobani Hessi Operum Farragi11esduae, Hane, 1539 •••; id., ex novissima auctorls recognitione, Francfort, 1564; également J. 0RU1'ER. Delitiae poetarum germanorum ••, 2, p. 1283-1456 (Heroïdes, Epicedia); H. B. H. Norimberga illustrata (1532) und andere Sradtgedichte hrsg. von J. NEFF Berlin, 1896 in c Lat. Litt. Denkm. ,, fasc. 12; ELLINGER, Deutsche Lyriker, p. 91 SS.

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ETUDP.8 : K. F. Losws, H. Eoban Hesse und seine Zeitgenosse, Gotha, 1797; C. IùtAUSB,H. Eoban Hessus, Sein Leben u. sein Werke, Ein Beitrag z.ur Kultur- und Gelehrtengeschichte des 16 lahrh., Gotha, 1879 (Reprint Nieuwkoop, 1963, 2 vol. ; Anhang : Verr.eicluaùder Schriften und Vtroff entlichungen Eobalu).

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Mittere quam nequeo, largitus es ipse salutem, Nomen ut a uicta morte Redemptor habes. Regna iacent certe mortis, te, Vita, perempto ; Vix aliquis, tanti qui peteretur, erat. Qualis apud Manes fueris, quem uiceris hostem, Audet apud Superos garrula fama loqui. Vicisti, Mors uicta iacet, uictorque redisti, Plurimaque est reditus turba sequuta tuos. Iamque aliquis longa tecum de morte reuersus Talia barbatos praedicat ante patres [...] [...] Praedicat haee aliquis, sentit contraria uulgus Sunt tamen et Solymae credula turba nurus. IDae etiam durae, cum iam loca mortis adires, Flebant, impositam pondus habere erucem. 1am subit illius tristissima lucis imago, Qua Iudaea tuo est sanguine facta nocens. Hei mihi, qualis eras I Quam tum crudele luisti Supplicium, quod te non meruisse liquet 1 Qualis erat quae te propere maestissima mater Est uinctum in medüs hostibus ausa sequi 1 Flebat et, in terram quoties defecta eadebat, Vix qui semianimen tolleret unus erat. Vnus loannes custos fidissimus illi Semper erat, nullo defuit ille loco. Tune ego, si qua mori moerendo femina posset, Mortua funesto fracta dolore fui. Nanque quis ista uidens dirae noua nomina mortis, Plorantes rigido non secet ungue genas ? Territa neglexit leges natura suetas, Morte tua quando est nostra redempta salus. Sol rubuit faciemque atro uelavit amictu, Informis medio nox erat orta die. Omnia tune stabili stupuerunt sydera coelo. Vix etiam, misere quassa, resedit humus. Per sua demissi cecidcrunt culmina montes, Saxa procul querulo dissiluere sono. Multaque quae trepidum sunt uisa horrenda per orbem J

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35 quam tum nos : quantum 1539, Gruter. sue tas nos : suentas J 539, Gmter.

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CHRÉTIENNES

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Le salut que je ne puis t'adresser, c'est toi qui nous l'as donné, toi qui par ta victoire sur la mort as mérité le nom de Rédempteur. L'empire de la mort est jeté à bas depuis que tu as péri, toi qui es la Vie. Qui méritait d'être racheté à ce prix? Ce que fut ta descente aux Enfers, quel adversaire tu as vaincu, la renommée à l'envi ose le dire dans les cieux. Tu as remporté la victoire : la mort gît vaincue ; tu es revenu vainqueur et une foule innombrable t'a accompagné sur le chemin du retour. Déjà une de ces âmes ramenée par toi d'une longue mort le raconte devant un auditoire de sages ( ...) Elle le raconte et la foule est agitée de sentiments contraires. Mais il y a des femmes de Jérusalem qui ajoutent foi à ce récit. Les plus insensibles d'entre elles, lorsque tu gagnais l'endroit du supplice, pleuraient en te voyant écrasé sous le poids de la croix. Et se présentent à ma pensée les funestes images de ce jour où la Judée se souilla de ton sang. Hélas! quel visage tu avais ! Quel odieux supplice tu as subi, alors que ton innocence était éclatante ! Oh ! le visage de ta mère désespérée, n'hésitant pas à suivre au mi1ieu des ennemis son fils enchaîné. Elle pleurait, et chaque fois qu'à bout de forces elle tombait à terre, à demi morte, à peine trouvait-elle un ami pour la relever. Un seul ami fidèle, Jean, fut à ses côtés à tous les instants, l'assista tout le long du chemin. Si une femme pouvait d'amertume mourir, je crois que je serais morte alors, brisée par tant de tragique douleur. Qui en effet, voyant cette agonie d'une cruauté inouïe, n'e0t déchiré de ses ongles son visage baigné de larmes ? La nature, effrayée, cessa d'obéir à ses propres lois à cette minute où notre salut fut racheté par ta mort : le soleil rougit et cacha sa face d'un voile noir, une nuit affreuse était tombée au beau milieu du jour; le ciel s'arrêta et les étoiles s'immobilisèrent, frappées d'effroi ; la terre effroyablement secouée eut bien du mal à retrouver son assiette ; les pentes des montagnes glissèrent et s'écroulèrent, des quartiers de rocs bondirent au loin en gémissant. Le monde épouvanté vit encore bien d'autres signes terrifiants, que ma lettre,

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Non tulit imparibus littera nostra modis. Condoluit natura tuae, rex optime, morti, Et merito, quia tu conditor huius eras. Sed mihi quo maesta scripturae gaudia uersu, 60 Tristia cum fuerint uicta, referre iuuat ? Tristia uicisti, uictorem mundus adorat, Et soluit meritas terra redempta uices. Non satis Boos Aurora reduxerat ignes, Vixque nouum tremulo lumine mane fuit 65 Nobilibus sumpsi preciosa alabastra uenenis, Exanimes artus unguere cura fuit. Forte duae mecum (cognominis utraque nostri est) Gaudebant comites illius esse uiae. Venimus ad clausi nuper loca nota sepulchri, 70 Deiectum grandi pondere marmor erat. Ecce sed a dextris, dubitantibus omnia nobis lgnoti uisa est forma stupenda uiri. Candidior niuibus uestis, coma purior auro, Plurimus in pulchro lumine fulgor erat. 75 Constitimus subitaque retro formidine lapsas Talibus impauidas uocibus esse iubet : « Lugentes Mariac, nihil hic timeatis, Iesum Quaeritis, est isto uisus abire loco. Rura prior Galilaea petet : sic ante monebat. 80 Dicite ut haec Petrus discipulique sciant. > Haec ita laetifico de te sermone locutum, Nescio, sed stupidas deseruisse puto. Ipsa quidem nimio confusa timore resedi, Praebuerant maestum frigida saxa thorum. 85 Nanque, ut erant longo noua gaudia maesta dolori, Laeticia hinc lacrymas edidit, inde dolor. Certe ibi dum comites fugientes assequor, aut te Vidimus, aut oculos lusit imago tui. Vidimus at certe : nec enim tetigisse, nec ante 90 Somnus erat sacros procubuisse pedes. Gratulor applaudoque tuae super omnia palmae, At dolor a uultu peior abesse tuo est. Oum licuit dulci obsequio te, Christe, colebam, Vnaque te requies posse uidere fuit. 95 Testis Martha soror quam te constanter amarim, Quo se desertam tempore questa tibi. Dicebas, memini, nil te res ista moretur, 59 macsta... vcrsu nos : macsti... versus nostra 1539, Gruter.

1539, Gr1111r.

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dans son rythme inégal, est incapable de retracer. La nature prit ton deuil, roi de bonté, à juste titre, puisque tu étais son Créateur. Mais pourquoi rappeler ces tristes souvenirs, quand je m'apprêtais à dire ma joie, maintenant que le malheur est vaincu ? Car tu as vaincu le malheur, le monde adore le vainqueur, la terre rachetée te témoigne sa reconnaissance. L'aurore n'avait pas encore ramené les feux de l'Orient, l'aube à peine naissante jetait sa tremblante lumière, quand je pris un flacon précieux contenant de riches aromates, avec l'intention pieuse d'oindre tes membres privés de vie. Deux autres femmes - qui toutes deux portaient le même nom que moi - m'avaient rejointe, heureuses de m'accompagner. En approchant du lieu du sépulcre, dont l'entrée avait été bouchée la veille, nous vîmes que la lourde pierre avait été roulée sur le côté. Et voici qu'à droite, à nos yeux incrédules, apparut un inconnu d'une beauté stupéfiante. Sa robe était plus blanche que la neige, ses cheveux plus purs que l'or, ses yeux brillaient d'un merveilleux éclat. Nous nous arrêtâmes, à moitié évanouies sous le coup de la soudaine frayeur, mais l'apparition nous rassura par ces mots : « Maries affligées, ne craignez rien : vous cherchez Jésus, on l'a vu quitter ce lieu. Il gagnera d'abord les campagnes de Galilée, comme il l'avait annoncé. Faites-le savoir à Pierre ainsi qu'aux autres disciples. > Quand il nous eut délivré à ton sujet cette heureuse nouvelle, je ne sais plus ce qui s'est passé, mais je crois qu'il nous laissa là, toutes décontenancées. L'esprit encore troublé par la terreur, je m'assis : le marbre froid m'offrait un bien triste appui. Car la joie toute récente était encore mêlée à la longue souffrance, et les larmes que je répandis étaient à la fois de tristesse et de bonheur. Puis, au moment où je rejoignais mes compagnes qui s'étaient enfuies, je te vis! - à moins que mes yeux n'aient été victimes d'une illusion? Mais je t'ai bien vu, je n'ai pas rêvé que je te touchais et me prosternais pieusement à tes pieds adorés. Je suis heureuse de ta victoire, Christ, j'y applaudis, et pourtant ma douleur n'en est que plus grande, de ne plus voir ton visage. Tant que cela me fut permis, je t'entourais, Christ, de ma pieuse tendresse, mon unique repos était d'être admise à te voir. Ma sœur Marthe peut dire quelle fut la constance de mon amour, à l'époque où elle se plaignait d'être abandonnée de toi. Tu disais, je m'en souviens encore : « Que cela ne t'arrête pas :

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Electa foelix est tua parte soror. Iesu, noster amor, iam non moriture redemptor, 1am non mortali came uidende, ueni. Langueo ut aestiuis exustum solibus aruum, Areo ut in sicco quae sitit herba solo. Nunc mihi quot soles abeunt, tot metior annos, Mensis habet spacium quaelibet bora mihi. Nunc desyderio iustisque doloribus angi, Nunc didici uero quid sit amore capi. lbimus, est animus, Galileaque rura petemus Sed tamen hic nobis ante uidendus eras. Arua patent oculis uigilantibus obuia, coelum Metior, at nulla, spes mea, parte uenis. lamque abiere decem, tantum non secula, luces, Quas quia sunt, potui dicere paene cruces. Nec tamen appares, et nos te, Christe, uolentes Quaerere, nemo uiam quae sit eunda docet. Reddita testatur mundus tua signa renascens, Gaudet et in reditu quicquid ubique tuo. Nunc iterum spondent Solymi sua balsama colles, Hierichus uemas exhibet alta rosas, Verna Cupressiferae praetexunt pallia syluae, Ornat Idumaeum florida palma nemus, Nubifer aestiuos aperit Carmelus honores, Botrifera Engaddi uitis opacat humum : Cuncta tibi redeunt, tecum simul omnia surgunt, Nos sine laeticia, nos sine honore sumus. Auctor ubi es rerumque potens reparator Iesu ? In melius uersi temporis autor ubi es ? Vicisti, mors uicta iacet, uictamque fatetur, Iamque triumphatas porrigit illa manus. Victor ubi es? Nec enim miserae te inuenimus usquam. Quaesitus longo tempore uictor ubi es ? Oum queror ac mecum doleant, nisi falsa notaui, Flexerunt tremulum lilia maesta caput. Frigida pendentes commouerat aura capillos. Respicio, nullus post mea terga fuit. Vidi aliquid? Species amor obtulit? Inter eundum Constiteram et mixto laeta timore fui. Aspicio loca nobiscum tibi cuita frequenter, Heu ! loca non oculis dulcia ut ante meis, Grata tamen, quia te referont, quia grata fuerunt, 120 ldumaeum 1539 : Dumaeum 1539 - uitis Gruter : uites 1539.

Gruter.

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ta sœur est heureuse en sa part d'élection. > Jésus, mon amour, mon sauveur, qui ne mourras plus jamais, qui n'apparaîtras plus dans ton être de chair, viens cependant à moi. Je languis comme le champ desséché par les soleils d'été, comme l'herbe altérée qui pousse sur un sol aride. Désormais les jours qui passent sont pour moi autant d'années, une heure me paraît aussi longue qu'un jour. Désormais je sais ce que c'est, d'avoir le cœur serré de regret et de vraie douleur, ce que c'est, que d'être enflammé d'un véritable amour. Allons, j'y suis résolue : gagnons les champs de Galilée. Hélas ! naguère, c'est ici même que je pouvais te voir. Les champs s'étendent devant mes yeux anxieux, mon regard parcourt le ciel, mais je ne te vois, ô mon espérance, venir d'aucun côté. Et déjà dix jours ont passé, peut s'en faut dix siècles - que je pourrais dire autant de croix : et tu ne m'apparais pas; et quand je veux m'enquérir de toi, Christ, personne ne me montre la route. Le monde renaissant manifeste partout les signes de ton passage, il n'est pas de lieu sur la terre qui ne célèbre dans l'allégresse ton retour. A nouveau les collines de Jérusalem répandent leurs parfums; la haute Jéricho se pare de roses printanières; la montagne aux cyprès tisse son manteau printanier ; des branches chargées de fleurs ornent le bois d'Idumée ; le Carmel qui touche les nuages déploie les richesses de l'été ; et les vignes chargées de grappes couvrent de leur ombre les sillons d'Engadine : tout renaît en ton honneur, en même temps que toi tout ressuscite - moi seule suis 'Sans joie, moi seule suis délaissée. Jésus, Créateur et Réparateur tout-puissant du monde, où es-tu, Jésus ? Où es-tu, Initiateur des temps nouveaux? Tu es vainqueur, la mort gît, vaincue, elle s'avoue vaincue et tend ses mains soumises. Mais toi, le Vainqueur, où es-tu? Malheureuse, je ne t'ai trouvé nulle part! Toi que je cherche depuis si longtemps, Christ vainqueur, où es-tu? Tandis que je m'affligeais, et que les lys partageaient ma peine, voici (mais n'était-ce pas une illusion ?) qu'ils ont courbé leur tête tremblante, qu'une brise fraîche vient d'effleurer mes cheveux dénoués. Je me retourne, mais derrière moi, personne. Ai-je vu quelque chose ? L'amour a-t-il suscité un fantôme ? Je m'arrêtai brusquement, partagée entre la joie et la peur. Je revois les lieux que nous fréquentions souvent : hélas ! ces lieux ne charment plus mes yeux comme avant. Ils me sont chers pourtant, parce qu'ils me parlent de toi, parce qu'ils me furent

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Sic etiam ex ista parte dolore iuuat. Nunc tua quae possum pro te uestigia tango Et lacrymas propior combibit herba meas. Aspicis haec oculis sed non quibus ante solebas, Nec lacrymae, nec te nostra querela mouet. An quia mortalis iam desinis esse, recedis ? Et mihi non ultra conspiciendus abes ? An quia peccatrix non sum te digna uidere ? Heu ! Cur illa timet crimina noster amor ? Digna licet non sim, potui tamen esse uideri. Da ueniam, pictas nunc ubi tanta tua est 'l Quid meruere alii, si te mihi, Christe, negabis ? Quid reliquus maesta cum genetrice chorus 'l Restat ut accedat nostro tua gratia uoto, Cura alias maestam nulla leuare potest. Hoc te Martha soror, rogat hoc qui lumine cassus Lumina quae uideant te duce frater habet ; Te genitrix, te noster amor duodenaque turba, Te bonus hoc anima supplice quisque rogat.

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nos : videat 1539, Gruter.

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chers : ainsi, venant de toi, même la souffrance n'est pas sans douceur. A présent, au lieu de toi, je touche tes traces, puisque c'est tout ce qui me reste, et je mouille de mes larmes l'herbe alentour. Tu vois mes larmes, mais non avec les yeux de jadis, et ni mes larmes ni mes plaintes ne t'émeuvent. Est-ce à cause de ton nouvel être immortel que tu te détournes de moi ? Ou bien mes péchés me rendent-ils indigne de te voir ? Hélas, pourquoi mon amour craint-il de telles accusations ? Si je suis indigne, je ne l'ai pas toujours été à tes yeux. Pardonne mon audace, mais où donc est aujourd'hui ta charité infinie? Qu'ont mérité les autres, si tu te refuses à moi, mon Christ ? Qu'ont mérité et le reste de tes fidèles, et ta mère affligée ? Mon seul espoir est que ta Grâce exauce ma prière : sinon nulle pensée ne saurait adoucir mon chagrin. Cette prière, ma sœur Marthe te l'adresse avec moi, ainsi que mon frère aveugle, auquel tu as rendu la vue, ta mère aussi te l'adresse, et mon amour, et tes douze disciples, et tous les justes te l'adressent à genoux.

PETRVS LOTICHIVS SECVNDVS (1528-1560)

Né Je 2 novembre 1528 à Schlucbtern en Vétéravie, PIERRELonca ou Loncmvs, dit Secundus pour Je distinguer de son oncle, abbé dans cette ville, fait ses premières études à Francfort sous la direction de Micyllus, étudie ensuite la médecine à Marbourg, la philosophie et la rhétorique classique à Wittenberg avec Camerarius et Mélanchton. A dix-huit ans, il s'engage dans la ligue protestante de Smalkade contre Charles Quint et est entraîné dans la défaite de l'électeur JeanFrédéric de Saxe (avril 1547). Gouverneur des neveux de Daniel Stibar, doyen du chapitre de Wurtzbourg, il entreprend avec eux un voyage en France, à Paris et à Montpellier, où il demeure trois ans; ainsi qu'en Italie, d'abord à Padoue, où il devient docteur en médecine, puis à Bologne. De retour en Allemagne, il occupe une chaire de médecine et de botanique à Heidelberg, où il meurt prématurément, le 7 novembre 1560, âgé à peine de trente-deux ans, laissant un nombre important de poésies : six livres d'Elégiea, deux de Carmina, un d'Egloguea.

Il est bien regrettable que la mort ait enlevé si jeune un des plus authentiques poètes d'Allemagne, et certainement le plus pur. Au moment où il commence à écrire, la guerre continue en Allemagne, mais sur le terrain ; la grande bataille d'idées commencées par Luther commence à se calmer. Sdr de sa foi protestante, Lotichius n'écrit pas cependant comme son maître Mélancbton et les poètes de la génération précédente sous l'injonction d'une liberté à conquérir, d'une vérité à défendre. Sa poésie est essentiellement chant du moi, effusion lyrique. Ecrit à dix-huit ans, le premier livre d'Elégies, journal poétique de sa courte campagne, contient des tableaux vivants de sa vie de garnison et surtout les réactions d'une âme fine et délicate devant les rudesses du métier militaire et les horreurs de la guerre : par cette malédiction lancée contre les armes, par cet antimilitarisme, le poète renoue avec un des thèmes les plus anciens de la poésie populaire et notamment de l'élégie. D'autres thèmes s'entrelacent, qu'on retrouvera comme des constantes dans toute l'œuvre : l'amour de la patrie, de la terre natale, de la famille ; une sensibilité à la nature, à l'herbe, au ruisseau, à la saison, exacerbée par la maladie et la convalescence ; une foi ardente, adoucissant la mélancolie née du pressentiment de la mort proche ; enfin, dominant et unifiant tout cela, l'amour passionné de la poésie. - Les thèmes amoureux ne s'introduiront qu'avec le deuxième livre. Lotichius ne chante pas la volupté des sens : désirs vagues et langueurs tibulliennes, songes et plaintes sont la matière de son chant; même la jalousie reste sans fureur, la sensualité n'a rien de vulgaire ou même presque de corporel. Sa sensibilité

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s'est encore affinée au cours des voyages en Italie et dans le Midi de la France, dont les paysages riants apparaissent, formant le cadre moins plastique que vaporeux et lumineux aux douces émotions de l'amour. Le vers lui-même est d'une harmonie très douce, la phrase court, facile, élégante, sans artifice ni préciosité. Le lexique est pur, presque pauvre. La leçon des anciens poètes latins et aussi des néo-latins d'Italie a été si intimement assimilée qu'on ne trouve pas la moindre trace d'affectation : mais une simplicité chantante, accordée au dicté de l'âme de sa Muse touchée par la mélancolie. TEXTE : P. Lotichii secundi Elegiarum Libt!r st!cundus.. , eiusdem Yenator, Lyon, 1553; Lotichü Poemata, cum praefatione J. CAMARAlUI,Leipzig, 1561, etc.; Poemata omnia, rec., notis et pracf. instr. P. BVRMANNVS secundus ••, Amsterdam, 1754; Lotichii Poemata..., sclectis P. BVRMANNI et C. F. QVELut notis illustrata, ed. KRBTSCHMER, Drcsdcn, 1773 ; Poemata omnia, pars prima, ed. F. T. FluEDEMANN •••, Leipzig, 1840 in c Bibl. script. ac poct. latin. rcc. aet.

selecta >, t. I. ETUDES : A. EBRARD, Peter Lotich der Jünger, sein Leben und eine A.uswahl seine, Gedichte, Gütcrsloh, 1883.

ELEGIARVM

LIBER I

IV AD CHRIST.

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FRATREM, DE OBITV

PATRIS

Nunc etiam tristi consumtum morte parentem N unciat a patrio fama relata solo. Occidit infelix, dum me fera bella sequentem Albis ad indomitas castra morantur aquas. At mihi felicem reditum, patre sospite, demens Fingebam, niueos pace ferente dies. Pax erit, et graue Martis opus perpessa iuuentus Cingemus rigidas fronde uirente comas. Laetitiaque frement alacres plausuque cohortes, Signaque puluerea scissa trahentur humo. Et patrias pede quisque uago tendemus ad oras ; Ipse petam ripas, Cynthi uadose, tuas. Hic pater occurret nato, galeamque resoluet, Loricamque humeris exuet ipse meis Famaque cum fuerit paruam uulgata per urbem, Confluet ad nostras undique turba fores. Cum sene tune, uitreis quae perfluit Alera lympbis, Rura, uel humectat quae meus Aura, colam. Duraque suspendens nigris e postibus arma, Erroris statuam militiaeque modum. Haec mihi fingebam, rapientibus irrita uentis ; Solamen cunctis spes erat illa malis. Aspera seu dubii certamina Martis adirem, Armataque foret uita tucnda manu ; Tormentisue leues muralibus acta per auras, Fulminco quaterent saxa fragore solum ; Seu ra pidos calidi perf errem sideris aestus, Horrida seu brumae frigora, siue famem Tu, pater, aerumnas omnes casusque leuabas; Fortis erat monitis nostra iuuenta tuis. Te propter, nec enim me dicere uera pudebit, Cautior in saeui turbine Martis eram. Nunc, miserande, iaces, nec dextras iungere saltem Extremum licuit funeris ante diem. Ignes castrorum, uosque hostibus undique cincti Hercynii montes Hercyniaeque niues : Vos eritis testes, casum me sortis acerbae Scire sub hiberno non potuisse polo. Non mille excubiac, non fulmina Martis Iberi,

LE PREMIER LIVRE D'ÉLÉGIES IV

À SON FRÈRE CHRISTIAN •, SUR. LA MORT DE SON PÈRE

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..• Et maintenant une rumeur venue de mon pays m'apprend que mon père a succombé à une mort cruelle. Il est mort, le malheureux, tandis que cette guerre qui continue me retient au camp, près de l'Elbe aux eaux furieuses. Et moi, insensé, qui me forgeais l'idée d'un heureux retour auprès de mon père en bonne santé, dès que la paix aurait ramené des jours aussi purs que la neige : c La paix viendra, me disais-je, et nous, jeunes soldats qui avons patiemment enduré les travaux de la guerre, nous ceindrons de rameaux verdoyants nos cheveux collés par la sueur ; les bataillons joyeux éclateront en cris d'allégresse et en vivats ; on traînera dans la poussière les drapeaux déchirés; chacun s'en ira de son côté, pour rentrer dans sa patrie. Pour moi, je gagnerai ta rive, Cynthius • aux eaux dormantes ; mon père viendra au-devant de son fils et lui ôtera son casque ; c'est lui-même qui débarrassera mes épaules de la cuirasse. Quand la nouvelle aura fait le tour de notre petit bourg, la foule viendra se masser sur notre seuil. Avec mon père alors je cultiverai les champs que l'Aller • arrose de son onde cristalline, ou que baigne l' Aura • qui m'est si chère. Je suspendrai les armes cruelles aux montants noircis de la porte et j'assignerai un terme aux marches et aux campagnes guerrières. > Voilà les idées que je me forgeais, vains songes que le vent emporte ; voilà la pensée qui me consolait dans toutes mes épreuves. Quand j'affrontais de durs combats, d'issue incertaine, qu'il fallait défendre ma vie l'arme au poing ; quand les balistes lançaient à travers les airs d'énormes boulets de pierre qui ébranlaient le sol dans un fracas de tonnerre; quand je devais endurer l'ardeur dévorante de la canicule ou au contraire les âpres frimas de l'hiver, ou la faim, c'est ta pensée, mon père, qui allégeait toutes mes peines et mes souffrances. Ma jeunesse trouvait courage en tes conseils ; c'est à cause de toi, je peux bien l'avouer, que j'étais plus prudent dans les sauvages mêlées de Mars. Infortuné, maintenant tu es étendu dans la mort, et nos mains n'ont même pas pu se joindre avant le jour suprême de ton trépas. Feux du camp et vous, monts d'Hercynie •, que l'ennemi cerne de toutes parts, et vous, neiges hercyniennes : soyez témoins que la nouvelle de ce coup cruel m'est parvenue trop tard sous ce ciel glacé. (...) Sinon, ni les cordons de sentinelles, ni les foudres du

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Non iuga fecissent, nubibus aequa, moram ; Nec glacialis hiem.s, illudque uolatile telum, Barbarus auerso quod iacit Hunnus equo. Per medios pietas gladios mediosque per ignes Monstrasset tutas praeuia duxque uias. Si tamen et lacrimis cineres placantur et umbrae ; Placata es lacrimis, umbra patema, meis. Carminibus lacrimas addo lacrimisque dolorem, Et galea madidas occulo saepe genas...

VI AL> AUCH. BEVTHERVM D!

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1am tepet a Zephyris iterum spirantibus aër, Blandaque purpurei tempora ueris eunt. Fugit hiem.s adoperta gelu, Boreaeque furentis Frigore concretas Sol liquefecit aquas. Alma parens laeto se uestit cespite tellus, Arbor et umbrosas induit alta comas. Et, nemorum solamen, auis sub fronde latentem Vnguibus et docili construit ore larem. Agricolamque seges molli delectat in herba, Heu, seges hic domino non resecanda suo 1 Sed trucis hoc belli uitium est, frugesque recentes Praedator celeri proterit Hunnus equo. Ergo erat, ut patriam, reditum si fata dedissent, Hiberno peterem non remorante gelu. Aut doctis uiridi Musis operatus in aeuo, Niterer ingenio nomen habere meo. Forsitan et nitidos olim pro casside crines Ambiret foliis laurus odora suis. Nunc iaceo cunctis defectus uiribus aeger, Solus, in ignotis, miles inopsque, locis. Omne perit iuuenile decus, totumque perurit Immensus lateris, non sine febre, dolor. Deficit et ducens uitales spiritus auras, Oraque uix praestant arida uocis iter. Scilicet haec mortis dantur mihi signa propinquae. Viximus : exacto tempore fata uocant. Non mihi iam patriae superest spes ulla uidendae ; Manibus haec tellus est habitanda meis. Ergo nec in nota saltem regione quiescam,

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Mars espagnol •, ni les montagnes aussi hautes que les nuages ne m'eussent arrêté, ni les glaces de l'hiver, ni les traits rapides déco-chés par le Hun barbare qui s'enfuit à toutes brides. Au travers des épées, au travers des fleuves, une pieuse affection aurait su m'ouvrir la voie la plus sûre et m'eüt guidé vers toi. Si pourtant les larmes aussi ont le pouvoir d'apaiser les ombres des morts, alors, mon père, ton ombre est déjà apaisée par les miennes : car mes poèmes sont mouillés de larmes, de larmes qui traduisent ma tendresse, et souvent je dissimule sous mon casque un visage noyé de pleurs ..•

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Voici que de nouveau l'air s'attiédit au souffle des 7.6phirs; voici venir, empourprant la campagne, la douce saison du printemps. L'hiver poudré de frimas s'est enfui et le soleil, vainqueur des fureurs de Borée, a délivré les eaux de l'emprise du gel. La terre nourricière se couvre d'un riant gazon, l'arbre revêt sa cime d'une chevelure ombreuse, l'oiseau, consolation des bois, de ses pattes et de son bec, construit adroitement son nid caché sous les feuilles. L'herbe tendre de la moisson future emplit d'aise l'homme des champs, cette moisson qu'ici, hélas! il ne sera pas donné à son maître de couper, puisque, par la faute d'une guerre sans merci, le Hun pillard écrase la récolte nouvelle sous le sabot de son cheval rapide ( ...) C'est à présent que j'aurais dà revoir ma patrie, si les destins avaient voulu que je revinsse; les glaces de l'hiver ne m'auraient pas retardé. Alors, disciple des doctes Muses en mes vertes années, j'aurais tâché de me faire un nom par mon talent et peut-être qu'un jour le laurier odorant, au lieu d'un casque, aurait ceint de ses rameaux mes cheveux brillants. Ores me voilà gisant, malade et vidé de forces, isolé en des lieux inconnus, soldat privé de tout secours; je vois s'évanouir le charme de ma jeunesse ; une terrible douleur dans ma poitrine me brfile tout entier et la fièvre me consume ; j'ai du mal à respirer ; l'air qui dispense la vie me manque ; ma gorge desséchée laisse à peine passer ma voix. Ce sont là, j'en suis sür, les symptômes d'une mort prochaine. J'ai vécu : mon temps est accompli et mon destin m'appelle ( ...) Je n'ai plus aucun espoir de revoir ma patrie ; il faudra que mes mânes habitent cette terre. Ainsi donc je n'aurai pas même la consolation de reposer en pays connu et le tombeau

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Nec monumenta meum corpus auita tegent? Qua pater ilicibus ripam praetexit et alnis Cynthius, et leni murmurat unda sono. 0 mihi si gelidae, rigui de fonte petitus Acidis, bas fauces faustus inundet aquae 1 Quam iuuat, herboso uersare in cespite corpus ! 0 ripae medio dulce cubile die ! Frigida, Pegasides, uestro date pocula uati, Vtilis et rapido me leuet igne liquor. Ferte salutiferas herbas, et si qua per orbem Gramina Paeoniis usibus apta uirent. Me miserum, quanto succensus torqueor aestu ! Quam rapidos ictus sentit utrumque latus ! Nec cibus ora iuuat, nec mulcet lumina somnus, Astra Iicet prono fessa Boote cadant. Cuncta silent, carpunt hominesque feraeque soporem, Densaque compositas occulit arbor aues. Sola dolet mecum, nostras imitata querelas, Et plenum gemitus dat Philomela sonum ...

VIII AD SILVAS PR.OPE ALBIM FLVVIVM, QVERITVR. DE DIVTVRNITATE

BELLI

ET HOSTIVM CRVDELITATE

•.. Qua merui culpa tam saeuam numinis iram ? 10 Quae coniurarunt in caput astra meum ? Cultor Apollineae modo qui placidissimus artis, Aspera cum lituis bella perosus eram ; Nunc agor insanis uiolenti Martis in armis, Vix numerans uitae bis duo lustra meae. 1S Ingrediorque fero tenerum latus ense reuinctus : Ense lacessitas instruo saepe manus. Asperitasque mihi simulatur, et opto timeri, Et meditor rigidis moribus esse ferox. Scilicet idcirco fessos aetate parentes 20 Infelix patruum deseruique senem : Ne mihi cum sacris essent commercia Musis Amplius, et uulgi pars ru dis una forem 1

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Quanta sitis nostri stricto semel ense cruoris ? Quantus in immani pectore caedis amor ? Morte piae grauiora timent fugiuntque puellae, Inque sinu matres pignora cara gerunt.

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de mes aïeux ne couvrira point mon corps, là où le Cynthius • ombrage sa rive d'yeuses et d'aulnes et où l'onde court avec un léger murmure. Ah ! si un peu d'eau glacée, puisée à la source de l' Acis •, pouvait rafraîchir ma gorge! Que j'aimerais me rouler dans l'herbe des prés! Qu'il serait doux de m'allonger sur ces bords à l'heure de midi ! Naïades, donnez à votre poète une coupe fraîche ; que ce breuvage salutaire me délivre d'un feu dévorant. Apportez-moi les herbes qui guérissent et toutes les plantes que la nature fournit à l'art des médecins. 0 ciel, quelle brftlante flamme m'embrase et me torture I Quels élancements aigus percent mes flancs ! Les mets ne tentent plus ma bouche, le sommeil ne repose plus mes yeux, même à l'heure où les étoiles fatiguées se couchent et où le Bouvier penche sur l'horizon. Tout se tait, hommes et bêtes goûtent la paix du repos; cachés dans l'épaisseur de l'arbre, les oiseaux se blottissent ; seule compagne de ma douleur, modulant sa plainte sur la mienne, Philomèle •, à plein gosier, lance son chant douloureux ..• VIII AUX FOR~TS PRÈS DE L'ELBE,

PLAINTES SUR LA LONGUEUR DE LA GUERRE ET SUR LA CRUAUTÉ DE L'ENNEMI

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Par quel crime ai-je attiré sur moi la colère céleste ? Par quelle conjuration les astres ont-ils décidé ma perte 1 Moi, naguère le serviteur pacifique d'Apollon, qui ne haïssais rien tant que les guerres cruelles et le bruit du clairon, voici qu'on m'enrôle dans la mêlée furieuse de Mars l'impétueux, et je n'ai pas vingt ans. Je m'avance, une cruelle épée battant à mon flanc délicat; à chaque instant je dois tirer le glaive pour me défendre ; je feins la brutalité et souhaite inspirer de la crainte et tâche, par mon rude abord, à paraître un farouche guerrier. Malheureux, c'est donc pour cela que j'ai délaissé mon père et ma mère, malgré leur grand âge, et mon vieil oncle ? Pour n'avoir plus jamais commerce avec les saintes Muses ? Pour n'être plus, dans la foule inculte, qu'un fantassin anonyme? ... Quelle soif de sang s'empare des hommes dès qu'ils ont tiré l'épée! Quel amour du carnage habite leur cœur féroce! Les vierges fuient, terrorisées, des sévices pires que la mort, tandis que les mères serrent sur leur poitrine leurs enfants adorés. Combien de fois, lorsque je m'avançais pas à pas, à travers champs, le moindre souffle dans mon dos m'a-t-il fait trembler ! Combien

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Ah quoties, dum lustra ferunt per deuia grenus, Incitat a tergo quaelibet aura metum 1 Ah quoties, strepitum ramis facientibus altis, Hostiles aliquis credit adesse pedes ! Interea Scythicis equitum de finibus alae Squalida funestis caedibus arua replent Ignibus intonsi montes campique relucent. Ferreus est, eheu ! quem nihil ista mouent. At simul e specula turmalis buccina signum Edidit, et litui raucaque terga sonant : Ilicet arma fremunt omnes, arma, arma frequentant, Vnaque per muras uox sonat, Hostis adest. Hostis adest, uox una sonat, simul aerea late Pondera, tormentis grandibus acta, uolant. Inde ruit miles, ueluti de montibus altis me canum. saeuis morsibus actus aper. Nam dolor ardentes iustissimus incitat iras; Conscia mens animos adiuuat, ira manus. Sed pauidus uiso dat inertia milite terga Hunnus, et admissos calce fatigat equos. Tollitur ad coelum densa caligine puluis, Ictaque quadrupedum cursibus arua tremunt. Mox redeunt matres fessae pauidaeque puellae, Siue nemus latebras, seu dedit alta seges. Adspiciuntque suae fumantia culmina uillae, Nec quisquam flammis addere eu.rat aquas. Sed, ueluti lacrimae sedare incendia possint, Ex oculis, tamquam fonte, perenne fluunt. Haec miseris superest, post omnia, sola uoluptas, Hostis inbumana de feritate queri. Hinc artus laceri uacuosque inuenta per agros Corpora natali defodiuntur humo. Felices animae, parta iam pace quiescunt In patria, pro qua non timuere mori. Nos spes ambiguae, tumulique ante ora recentes, Discruciant uariis, et labor ipse, modis. Nec minus interea fugit, heu! fugit utilis aetas, Quodque semel periit, fata redire negant. Ergo nec Aoniae cingent mea tempora lauri, Carmina nec doctis uatibus aequa canam...

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de fois, au bruissement du vent dans les hautes frondaisons, ai-je cru déceler l'approche de l'ennemi! Cependant, déferlant des confins de la Scythie •, des escadrons de cavaliers sèment le massacre dans nos campagnes désolées. Les monts chevelus et les plaines voient monter la lueur des incendies. Il faut un cœur de pierre pour n'être pas ému par ces visions. Dès que, depuis la tour de guet, la trompette guerrière a lancé son appel, dès que les rauques tambours et les clairons retentissent, aussitôt un bruit sourd monte de tout le camp, aux armes on se rue, aux armes on se jette ; d'un bout à l'autre des remparts, un seul cri : c L'ennemi! > c L'ennemi! > On n'entend que ce cri, et déjà les boulets lancés par les lourdes bombardes volent de toutes parts ; le soldat s'élance, comme déboule des hauteurs le sanglier débusqué par la dent cruelle des chiens. Une juste douleur allume dans les cœurs une ardente colère ; le ressentiment arme le courage et la fureur les bras. A la vue de nos soldats, le Hun prend peur, tourne bride et éperonne son cheval lancé au galop ; la poussière monte en un nuage épais et la terre frémit sous le sabot des coursiers. Bientôt reviennent la mère épuisée et la vierge tremblante, qui avaient trouvé refuge dans les forêts ou dans les hautes moissons. Elles regardent la fumée qui monte de leurs fermes incendiées et personne ne songe à verser de l'eau sur le brasier : mais comme si les larmes pouvaient éteindre les flammes, de leurs yeux, ainsi qu'une source, elles s'écoulent, intarissables. Une seule volupté demeure, après ces tourments, à ces malheureuses : se lamenter sur l'inhumaine férocité de l'ennemi. Puis, dans le sol natal, elles ensevelissent les membres mutilés et les corps qu'elles vont chercher dans les champs désolés. Les âmes bienheureuses des morts, en paix désormais, reposent dans la patrie pour laquelle ils n'ont pas craint de mourir. Mais moi, l'incertitude du lendemain, le spectacle de ces tombes fraîchement creusées, mes épreuves elles-mêmes me torturent de mille façons. Et pendant ce temps-là, je sens fuir, fuir, hélas! les fécondes années. Ce qui a péri une fois, le destin se refuse à jamais à le rendre. Ainsi donc les lauriers d' Aonie ne ceindront jamais mon front, jamais je ne composerai les chants qui m'égaleraient aux grands poètes du passé...

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Quid mihi uobiscum est, inconstans turba, puellae ? Improbe, iam fesso quid mihi flet, Amor ? Scilicet aetemum si non ego uulnus haberem, lmperii fierent iura minora tui ? Parce, precor, saeuo resolutis igne medullis ! Nuda quid immites condis in ossa faces ? Sic ego saepe leues infoelix alloquor auras, Irrita sed nubes uerba, Renate, feront. Parrhasiae (memini) sub sydere uirginis arsi, Multaque, quod uellem posse negare, tuli. Forsan et hybemo cinis ater in orbe iacerem, At cito sum longas iussus inire uias. Littus ad Hesperium ueni dominamque reliqui, Dum feror hue illuc, sexta recurrit hyems. Omnia, quae possent flammas exstinguere, f eci. Quaeris, prof uerit quid mihi ? Pei us amo ! llla meis oculis, quamuis procul absit, inhaeret, Nec memorem Phoebi nec sinit esse mei. Iamque sub hoc ipso terrarum fine reperta est Vna, recens nobis ecce puella malum. Haec est, quam toties laudare soletis, amici, Dum niueum choreis fert tunicata pedem. Nec, quia formosa est, capior, sed imagine tangor. Nec quod amo uidco, cogor amare tamen. Namque (fatebor enim) gelida, mea uita, sub Arcto Huic similes uultus, si modo uiuit, habet : Sic formosa genis, sic est astricta papillis, Sic pede, sic oculis, sic operosa comis. Vtraque blaesa fere est, annis crescentibus ambae, Nec magis haec longa est nec magis illa fuit, Nec pudor aut casti faciunt discrimina mores, Vt credas partus unius esse duas. Quid mihi nunc prodest, quod nos mare separat ingens, Mens bona quod tantis exagitata malis ? Quid iuuat effigiem tenerae confiasse puellae, IX Carmen decimum 1553 S resolutis : liquefactis 1553. 14 1exta tertia 1553. 15 possunt 1553. 16 profuerim 1553. 27 formosa elata 1553.

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À RENÉ HENER, MÉDECIN

« Que me voulez-vous, femmes, créatures volages ? Et toi, per-

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fide Amour, qui m'épuises, que vas-tu faire de moi? Quoi, si ma blessure n'était pas inguérissable, ton empire en serait-il tellement amoindri? Epargne, je t'en prie, mes moelles dévastées par ta flamme cruelle. Pourquoi plonges-tu tes torches dévorantes dans mes os desséchés ? > Combien de fois ai-je confié ces plaintes aux brises légères ! Mais, René, mes paroles s'enfuient sur les nuages. Jadis, sous le ciel de la Grande Ourse, j'ai brulé, je m'en souviens - et souffert, je voudrais pouvoir le nier. Et peut-être ne serais-je plus aujourd'hui qu'un petit tas de cendres, dans ce pays du Nord, si l'on ne m'avait ordonné de partir au plus vite, et bien loin. J'ai donc fui ma maîtresse et suis parti vers l'occident, au hasard des routes, depuis bientôt six hivers. J'ai tout fait pour éteindre le feu de ma passion. Le résultat ? demandes-tu. Mon amour n'a fait qu'empirer. Malgré la distance, elle est toujours là, devant mes yeux, m'ôtant tout loisir de me consacrer à Phébus ou à moi. Et ici même, au bout du monde, voilà que j'en rencontre une autre, qui a ravivé mon mal. Celle-là même dont vous ne cessez de louer la beauté, mes amis, quand elle s'avance en robe légère et danse en découvrant son pied blanc. Pourtant, ce n'est pas tant sa beauté qui me séduit, qu'un souvenir : je n'ai pas sous les yeux l'objet de mon amour, et pourtant je ne puis pas ne pas l'aimer. Pour tout dire, là-bas, sous la Grande Ourse, mon amour, si elle est encore de ce monde, a le même visage qu'elle; même éclat aux joues, même fermeté des seins, et la cheville, l'œil, Ja coiffure... Elle a le même parler enfantin, elles sont toutes deux dans la fleur de la jeunesse ; quant à la taille, il n'y a pas un pouce de différence de l'une à l'autre ; leur pudeur et leur chasteté sont égales : on croirait voir deux sœurs jumelles. A quoi me sert, dans ces conditions, d'avoir mis entre nous la mer immense, d'avoir souffert à en perdre la ra~on? A quoi bon avoir détruit l'image

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Quam manus in digito lacua minore tulit ? Num minus haec praebet tellus, quod amare necesse est. Num minus haec cogunt me simulachra mori? Colle sub herboso (nil te celabimus) ibam, Vnde maris uirides conspiciuntur aquae [... ] Illic, sicut erat, uiridantibus abdita ramis In gelida uiolas mane legebat humo. Vt uidi, obstupui saxoque simillimus haesi Et dominam uere sum ratus esse meam. Hune etiam gestum flores carpentis habebat, Sic etiam casu candida uestis erat. Non uirides referont magis uda sisymbria menthas, Non magis in speculo se uidet ulla parem. Sed tamen extremas cur illa ueniret in oras, Vnde pedem ferret quoue teneret iter ? Ouin etiam timui, miseram si fata tulissent, Mortua ne sensus luderet ombra meos. Mox patuit dubiae iucundus imaginis error, Vocis ut argutae detulit aura sonum. Forte sedens patula sua uerba canebat in umbra, Haec mihi fecerunt auribus hausta fidem. Cumque meos horror subito percurreret artus, Frigidus in toto corpore sudor erat. Ex illo flammis semper discordidus uror, Excruciatque recens et rediuiuus amor. Ergo fere portum cum iam mea uela tenerent, In scopulos facies haec mihi fecit iter. Luna quater plenis reparauit comibus orbem, Cura nec ex animo defluit illa meo. Nec libet in patriam facta iam pace reuerti, Puppe nec in Latium per freta longa uehi. Durus et ingenii uafer experientis Vlixes Audaci bas quondam remige torsit aquas ; Non Ithace tanti, non Neritos ardua tanti, Penelope tanti sed tamen una fuit. Sit mihi spes dominae, mediis uel Syrtibus ausim Vel Scyllae scopulis applicuisse ratem ; lpse traham fortes innixus in ordine remos Vinctaque nauali compede crura geram. Lentus es an sentis nec adhuc misereris amici Et mea littoribus uerba, Renate, cadunt ? Aff er opem, quoniam medicas tibi tradidit artes Phoebus et Aonidum te chorus omnis amat. Obstupui penitus nec lumina flexi 1553. St extremas : ignotas 1553. 66 exanimo 1553 61 facta iam pace : quamuis sit amata 1553.

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de la belle que je portais au petit doigt de la main gauche ? Est-ce que ce pays ne continue pas à m'offrir ce que je ne puis m'empêcher d'aimer ? Est-ce que cette image de mon amour me fait moins mourir ? Mais je ne veux rien te cacher. t.Jn jour, je me promenais sur la pente herbeuse de la colline, d'où la vue s'étend sur les eaux vertes de la mer ( ...) A travers l'écran de verdure, je l'aperçois, qui cueillait, comme ça, des violettes sur la terre encore humide de la rosée du matin. Sa vue me frappa de stupeur, je restai aussi immobile qu'une pierre, persuadé que c'était Jà ma maîtresse. Elle avait même son geste pour cueillir des fleurs, et il se trouvait justement que sa robe était blanche comme la sienne. Le serpolet humide ne ressemble pas plus à la menthe verte, une belle ne se voit pas plus ressemblante dans son miroir. Et cependant, pourquoi serait-elle venue sur cette terre lointaine, d'où pouvait-elle bien venir, où pouvait-elle aller? J'ai même eu peur que la mort ne l'eût prise, la malheureuse, et que ce fût l'ombre d'une morte qui trompait mes yeux. Mais bientôt je fus tiré de la douce erreur où m'avait jeté cette ressemblance, quand la brise m'apporta le son clair de sa voix : assise sous le couvert d'un arbre elle fredonnait une chanson. C'est sa voix qui, frappant mes oreilles, dissipa mon illusion. Un frisson soudain parcourait mes membres, tout mon corps était couvert d'une sueur froide. Et depuis, je brûle sans cesse de deux flammes qui se combattent, je suis écartelé entre mon nouvel amour et l'amour ancien ressuscité. C'est ainsi qu'au moment précis où mon navire entrait dans le port, ce visage entrevu me rejeta sur les récifs. Quatre fois, depuis, le disque de la lune s'est rempli, sans que mon cœur soit délivré du souci amoureux. Je n'ai plus envie de retourner dans ma patrie, bien que la paix soit revenue, ni de m'embarquer pour un long voyage vers l'Italie. Le héros d'endurance, l'ingénieux, l'entreprenant Ulysse, avec quelques marins hardis, fouetta jadis les flots de cette mer : ce n'est pas pour !taque, ce n'est pas pour la montagne de Néritos qu'il se donna tant de peine : c'est pour la seule Pénélope qu'il endurait tout cela. Que j'aie l'espoir de revoir ma maîtresse, je n'hésiterai pas à diriger ma barque même au milieu des Syrtes ou entre les écueils de Scylla. Je veux bien, dans ce cas, être assis moi-même au banc des rameurs, et porter à mes chevilles l'anneau des galériens. Es-tu sourd ou insensible à la souffrance d'un ami ? Mes paroles, René, iront-elles échouer sur la grève ? Viens à mon aide, toi à qui Phébus a enseigné l'art de guérir, toi que le chœur des Muses

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Non tamen hic ullas morbus desiderat herbas, Est opus eloquio, dulcis amice, tuo. Tu potes ingenuam uerbis mollire puellam, (Tu mulcere aliqua callidus arte potes.) Nec precor, ut contra solum me diligat ista : Dummodo sit penitus non aliena, sat est. lpse uelim patrios tantum comes ire per hortos Ludere et in uiridi, si patiatur, bumo, Solarique meos, quos illa resuscitat, ignes Et gerere in casto regna pudica sinu Illius et niueis componere carmen in ulnis : Hic ego sum uates, hic mea Musa ualet. Quod si pauca mihi dederit semel oscula, uiuet, Dum notum terris nomen Amoris erit.

desunt hl uersus 1553, prlmum habet 1840, 84 suppl. Burmannus. et fessam placido saepe tenere sinu 1553. 93 iuuet 1553.

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a pris en amitié. Il est vrai que mon mal ne se guérit pas avec des herbes : ce dont j'ai besoin, mon doux ami, c'est de ton éloquence ; par quelques mots tu peux attendrir le cœur d'une noble demoiselle, ton adresse trouvera bien quelque moyen pour l'adoucir. Et je ne demande pas qu'en retour elle n'aime que moi: pourvu qu'elle ne me soit pas tout à fait hostile, je serai content. Je voudrais seulement l'accompagner dans ses promenades à travers nos jardins, jouer avec elle dans les prés, si elle y consent, adoucir ainsi les feux qu'elle allume sans cesse en moi, lui vouer dans mon chaste cœur un culte pudique, composer des vers, blotti au creux de ses bras blancs. Alors je me fais fon d'être poète, alors je suis stlr d'être inspiré. Et si elle consent une seule fois à m'accorder quelques baisers, elle vivra, aussi longtemps que l'on connaîtra ici-bas le nom de l'Amour!

NO'l'PS

L'ITALIE

DU QUATTROCENTO

ET DU CINQUECENTO

FRANCESCO PETRARCA

L'Afrka v. 432 mon fils : Publius Scipio~ mort en 212 avec son Fr~re Gneus, s'adresse ici au premier Africain, alors que c'est le second qui est le héros du Songe de Scipion de Cicéron, dont s'inspire Pétrarque. v. 442 un jeune homme : Pétrarque lui-même. v. 443 : Ennius, le premier grand poète latin, auteur des Annales. TITO WSPASIANO STROZZI

Le Livre d' Amour, Il, 1 : v. 5 Dictynne (cf. v. 9 la Cynthienne) : Artémis. v. 24 Sandalus : fleuve qui se jette dans le delta du Pô, près de Ferrare. v. 26 Méandre : fleuve de Phrygie. IV, 3 : v. 14 Iopè : beauté célèbre (Prop. II, 28, St) ; Inachis : Io, fille d'lnachos, roi d'Argos, aimée de Jupiter. CHRISTOFORO LANDINO

Xandra, Livre II, 20 : v. 1 : La nuit comme le jour était divisée dans l'Antiquité et au Moyen-Age en douze heures de longueur variable selon les saisons. Livre III, 17 : Titre : Poggio Bracciolini, dit Le Pogge (1380-1459), chancelier de la République florentine, et humaniste célèbre, auteur des Facetiae. v. 30 : Coluccio Salutati (1331-1406), chancelier de la République florentine, auteur de nombreux traités et lettres et, avec les trois précédents, un des fondateurs de l'humanisme de Florence. ANGELO POLIZIANO

Ode à sa maitresse v. lS : Apollon (cf. Virg. Georg. III, 2). Sur la mort de Laurent Titre : le 8 avril 1492. Sur la mort d' Albiera Titre : Albiera degli Albizzi, fiancé~ à Sigismondo Lattheringhi della Stufa, était morte en 1473, à quinze ans, pleurée par toua (cf. F. Paletta,

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NOTES

Una raccolta manoscritta di versi e prose in morte di Â, degli A., in c Atti della R. Ace. di Torino >, LIii (1917-1918) p. 290-294; 310328. v. 61 : Naples, ou Parthénopé. v. 62 : Hercule 1er d'Este, seigneur de Ferrare, fianc6 à Eléonore d'Aragon, fille de Ferdinand rr roi de Naples. Le cortège de la princesse, qui se dirigeait vers Ferrare, s'arrêta à Florence en ces jours de 1473 et fut reçu brillamment par Laurent le Magnifique. v. 63 La cité de Sylla : Florence, considérée comme une colonie Syllanienne. v. 69 Panthagiam : Borgognissanti. v. 89 La déesse de Rhamnonte. Némésis, qui avait un temple et une statue célèbres dans cette ville du nord de l'Attique. v. 10S Marmarie : Lybie. v. 122 Sithonie : de Sithon, ,roi de Chersonnèse de Thrace. v. 12S. : Apollon d'Actium, à cause du temple élevé en son honneur dans cette ville, qui avait vu la victoire d'Octave sur Antoine. Silves : Mantoue. v. 261 Alecto : une des furies. v. 274 le fils de Vénus : Enée. v. 292 la vierge guerrière : Camille. v. 302 Un jeune poète d'Aonie : Virgile, né à Mantoue, fondée par Ocnus, originaire de Béotie (Aonie), mais aussi pan:e que les Muses sont traditionnellement attachées à cette région. v. 30S Les sirffles étaient filles du fleuve Achélous et d'une Muse. BATTISTA SPAONOLI

A lphus ou le sexe f émlnin

v. 1S2 Tarpéia : cf. Prop. IV, 1, 7 ; Liv,re, I, 11, 6. v. 1S4 La Tyndaride : Hélène, fille de Léda et de Tyndare. v. lSS Scylla, fille de Nisos, roi de Mégare, amoureuse de Minos. v. 156 Biblis, fille de Milétos et de Cyanée, sœur de Caunos, pour qui elle conçut une passion criminelle ; elle fut changée en source. Myrrha, fille de Cinyre, roi de Chypre et sœur d'Adonis; elle fut changée en myrrhe (Ov. Mét. X, 278). v. 157 Sémiramis, reine légendaire d'Assyrie et de Babylonie, fit assassiner le roi Ninus et céda son trône à son fils Ninios ; elle fut changée en colombe (Ov. Mét. IV, S8). v. 158 : Eriphyle, femme du devin Amphiaraos le trahit pour un collier que lui donna Polynice (Virg. En. VI, 44S). v. 1S9 : Les Danaïdes, filles de Danaos, petites-filles de Bélus. v. 163 Rebecca, épouse d'Isaac, usa d'un stratagème pour faire donner à Jacob la bénédiction destinée à Esaü son frère ainé. v. 164 : Déjanire (Ov. Mét. IX, 9). v. 165 Hippodamie, fille d'Œnomaos, roi de Pise, épousa Pélops, le seul de ses prétendants qui eût sur.passé Œnomaos dans la course de chars (Virg. Géorg. III, 7). v. 166 Lavinia, fille de Latinus, promise à Tumus, devint l'épouse d'Enée (Virg. En. VI, 764 ss). v. 182 : Castor et Pollux. v. 207 : David, deuxième roi d'Israé1. v. 208 : Salomon, fils et successeur de David.

NOTES

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v. 236 : Phinée, roi légendaire de Salmydessos en Thrace, ayant maltraité ses fils, fut privé de la vue et livré aux Harpies, monstres ailés, dont il fut délivré par les Argonautes, Zétès et Calais. v. 239 Les filles du Phorcus: les Gorgones (Méduse, Euryale et Sthéno) avaient le pouvoir de changer en pierre tous ceux qui les regardaient (Ov. Mét. IV, 6SS ss. ). Discours v. 1209 Mégère : une des Furies. MICHELE MARULLO

Complaintes v. 33 Les Rhodiens, peuple de Thrace, autour du mont Rhodope; Mesta, Bicè : fleuve, lac de Thrace. v. 37 Les Galates sont identifiés par Perosa aux français (Galli), et la Bretagne désignerait ici la région de la France. v. 39 Budua : ville aux confins de la Dalmatie; comme Braga (aujourd'hui Brazza) : île de la côte dalmate : cf. Benedetto Croce, Nomi geographici in carmi di Marullo, c Quaderni della critica >, 7, (1947), p. 87-88. Le même Croce, dans son article sur Marolle, Bari, 194S, II, p. 272, avait d'abord vu en Buda la ville hongroise et en Braga la déformation de Praga. v. 71 : La double trahison est celle des Napolitains qui, après avoir trahi Ferdinand Il (Ferrandino) pour Charles VIII, abandonnent la cause française à son retour. Les vers suivants opposent la clémence de ce prince à la cruauté de Ferdinand rr envers les barons rebelles. v. 72 Parthénopé : Naples, du nom de la nymphe éponyme. Epigrammes, Livre I ép. 12 Titre : fils de Roberto Sanseverino, premier prince de Salerne. ép. 20 Titre : fils du condottiere Muzio Attendolo, Francesco Sforza est mort le 8 mars 1466. ép. 22, 1-2 La Scythie : région au nord de la mer Noire et de la Caspienne ; les Besses : peuple de Thrace, mais selon Croce confusion avec la Bessarabie ; les monts Riphées étaient placés par les anciens aux confins de la Sarmatie et de la Scythie. ép. 2S Titre et v. 1 : Accius Sincerus Sannazar. ép. 30 Titre : Sixte IV de la Rovère, mort le 12 août 1484 : cette même année voit la fin de la guerre de Ferrare qui durait depuis 1482 et le renouvellement de la ligue entre les princes italiens. ép. 63 Titre poète d'origine grecque, comme Marolle (cf. Croce, p. 323-32S). GIOVANNI GIOVIANO PONTANO

Hendécasyllabes 1, v. S : Sirmione, presqu'Ue sur le lac de Garde, où se trouvait la villa de CatulJe. v. 10 hendécasyllabes : vers éolien de onze pieds, mètre favori de Catulle. v. 31 Mario Tomacelli ou Tomacello (1429-1S15), conseiller et secrétaire de Ferdinand, membre de l'Académie Pontanienne et ami intime du poète. v. 32 Baies : station balnéaire et thermale sur le golfe de Naples, en vogue depuis l'époque romaine et jusqu'au tremblement de terre de

432

NOTES

1538 qui ruina les thermes ; elle est fréquentée au Moyen Age par la cour Angevine et par la cour Angonnaise. v. 38 Compater : Pietro Giolino, dit Il Compare (1431-1501), humaniste et poète ami de Pontano, membre de l'Acad6mie Pontanienne; les rois d'Aragon le firent président de la Sommaria. 16. Titre : Alphonse II d'Aragon (1448-1495), disciple de Ponta.no, duc de Calabre depuis 1458 et roi de Naples de 1494 à 1495. v. 1 Drusula : pseudonyme. Berceuses 1, 1 : Lucio Francesco, fils de Pantano, né le 21 man 1469. 7, 22 : Lucia Marzia, la troisième fille de Pantano. Lepidina, deuxième cortège v. 4 Pausilippe : personnification du promontoire qui sépare le aolfe de Naples et Pouzzoles. v. 16 Cambrane : personnification de l'antique village de Cambranum, aujourd'hui San Giorgio a Cremano, au sud-est de Naples, sur les pentes extrêmes du Vésuve. - Mergillina : anse au pied du Pausilippe. v. 17 Prochite Capriteque : deux Néréides, dont les noms rappellent les deux îles de Procida et Capri. v. 34 nymphe dont le nom est dérivé du fleuve Samo, au sud-est de Naples. v. 45 Résina : petit bourg au pied du Vésuve. v. 74 : l'île de Capri v. 78 Aequana : aujourd'hui Vico Equense, près de Sorrente. Amalfi : la république maritime sur la côte du même nom, dans le golfe de Salerne. Quatrième cortège v. 3 Butine : faubourg de Naples. v. 8 Ulmia : il y avait une place de l'Olmo, au débouché d'une route qui conduisait du Castel Nuovo à l'église de San Pietro Martire. v. 18 : selon P. Summonte, une fontaine en bas de la ville. Cinquième cortège v. 44 Gaurus : ancien volcan éteint des champs Phlégréens, au nord-est de Pouzzoles ; son cratère, planté de vignes, portait le nom de Campiglione, où survit l'antique nom de Campè. v. 47 Leboride silva: aujourd'hui Terra di Lavoro, au nord des champs

Phlégréens. v. 48 Le bois de Lagno, rivière qui naît près de Nola et se jette d'abord dans le lac de Patria, puis, après déviation, dans la mer. - Voltume : le fleuve de Campanie qui baigne Capoue. v. 49 Lucrin : lac au bord de la route de Pouzzoles à Baies. v. 58 Une forêt de châtaigners, non loin d'Antignano, était appelée vulgairement c Croce di Ursulone > (P. di Summonte). v. 66 : Marana, personnification de Marano, commune agricole à une dizaine de kilomètres au nord-ouest de Naples. v. 78 Le héros de Misène : personnification du cap, à l'extrémité des champs Phlégréens ; selon la légende, tombe du héros, trompette d'Enée (Virg. En. VI, 231 ~). v. 96 Sébétbos : le fleuve napolitain, né de la source de la Bolla, se jette dans la mer à Naples après une course d'à peine dix kilomètres. v. 97 : Acerra, antique cité osque, à quatorze kilomètres au nord-est de Naples. v. 98 : Pomélia, personnification de l'actue1le Pomigliano d'Arco, corn-

NOTES

mune à quinze kilomètres au nord-est de Naples, Vésuve. v. 107 : Personnification de l'"tle de Procida. v. 128 Capodimonte : personnüication de la colline v. 232 : lieux non identifiés. v. 244 Porticia : personnification de Portici, petite kilomètres au sud-est de Naples. v. 245 : fontaine qu'on voit encore aujourd'hui sur au flanc de l'Eglise du Carmine.

433 dans la région du au nord de Naples. cité côtière à huit la Piazza Mercato,

JACOPO SANNAZARO

Epigrammes, Livre I ép. 6, v. 27 : Hébé, déesse de la jeunesse ; son mari : Héraklès. 20, titre : Poggio Braociolini (cf. supra) était né à Terranova (Florence) et avait écrit, entre autres choses, une Histoire de Florence à laquelle il est fait allusion ici. ép. 36, v. 6 : la ville de Venise paya six cents ducats d'honoraires à Sannazar pour ces trois distiques. ép. 38, titre : Innocent VII, pape de 1484 à 1492. ép. 58, titre : l'épée de César Borgia était gravée de scènes de la vie de César, et portait deux devises, - d'un côté : alea jacta est, de l'autre aut Caesar aut nu/lus. Livre III ép. 8, titre : Giovanni de' Médici, fils de Laurent, était devenu pape sous le nom de Léon X. Phyllis v. 14 Nésida : île au large de Naples. v. 46 Glaucus : sur la légende de ce dieu marin, Ov. Mét. XIII, 920 SS. v. 85 Palémon et sa mère Leucothéa : divinités marines favorables aux marins, en lesquelles avaient été changées lno et Mélicerte après leur suicide (Ov. Mét. IV, 538 ss.). v. 86 Panopée : nymphe personnifiant une antique cité de Phocide, sur le fleuve Céphise. v. 104 la sirène : Parthénopé, nymphe éponyme de Naples. v. 105 : petit cours d'eau qui entre dans la mer à Naples. v. 110 Mergillina : le site de la villa de Sannazar à l'extrémité e.st du Pausilippe. v. 122 Prochyta : l'île de Procida.

La Maternité de la Vierge, Livre premier v. 85-86 Méandre, Caïstre : fleuves d'Ionie, fameux par leurs cygnes. v. 91 Idumée : région de la Palestine et, par métonymie, le pays tout entier. v. 126 : Myconos, Sériphos : deux des iles Cyclades. OJOV ANNI COIT A

A ses amis v. 2 Navagero ami du poète.

le poète (cf. notre notice) ; Gianbattista Turriano,

434

NOTBS FRANCBSCO MARIA MOLZA

A ses amis v. 70 : le cardinal Hipplyte de Médicis, son protecteur. MARCANTONIO FLAMINIO

En souveni, de Délie v. 49 Forêt d'ldalie : dans l'île de Chypre. JACOPO SADOLETO

Sur le groupe du Laocoon Titre : voir notre introduction. MARCO GlllOLAMO VIDA

Christiade, Livre I v. 118 Béthanie : ville de Judée, près du Mont des Oliviers. Le jeu d'échecs v. 586 L'Acardien : Mercure, né de Maïa sur le Mont Cyllène en Arcadie ; cf. plus loin : le fils de Maia. OlllOLAMO FllACASTORO

Syphilis, Livre I 426 Parthénopé : Naples; 1493 : mort de Ferdinand 1... ; 1494 : abdication d'Alphonse II; 1495 : mort de Ferdinand II. 428 : En 1495 la bataille de Fornovo, dans la vallée du Tar, oppose Je roi de France Charles VIII à une coalition d'états italiens. 434 Près de l'Adda eut lieu la bataille d'Agnadello, entre les Vénitiens et les membres de la ligue de Cambrai. ANDRÉ ALCJAT

Emblèmes 4, 1-2 L'enfant d'ilion : Ganymède, dont le nom même signifie pour Xénophon, qui suit le scoliaste d'Homère : ravi dans la pensée divine. 27, 1 Némésis : déesse de la justice distributive, qui châtie l'excès de bonheur ou l'orgueil. 157, 4 : L'origine de cette interprétation se trouve chez Erasme, (Lettre à Valdès du 1•• août 1528). 180, 7 La source de cette représentation de l'Hercule Gaulois se trouve chez Lucien (Héraklès). PALINOtNB

Le Zodiaque de la vie c Misère de l'homme > Pourquoi les envoie-t-on chez moi? C'est Satan qui parle. c Vanité > Un hibou couronné : le Pape. c Ascèse >

NOTES

435

Le blanc, le rouge. Note de La Monnerie à ce passage : c Cet endroit regarde le grand œuvre. C'est la jonction du lys blanc avec la rose

rouge.> Icare : fils de Dédale, s'enfuit avec son père au moyen d'ailes collées avec de la cire ; précipité dans la mer pour s'être trop approché du soleil (Ov. Mét. 8, 195). AILEMAGNB SÉIASTŒN BRANT

Contre les délices mondains v. 62 Les Memnonides : oiseaux nés des cendres de Memnon, fils de l'Aurore (Ov. Mét. 13, 576 ss.). v. 63 Les sœurs de Phaéton : les Héliades, inconsolables de la mort de leur frère et métamorphosées en peupliers ou en aulnes (Ov. Mét. 11, 333 SS.). v. 64 Les Sidonniennes, que Junon punit de leur haine en les changeant en rochers et en oiseaux (Ov. Mét. IV, 543 ss.). CONllAD CEL 11S

Amours, Livre I BI. 5, titre. Carpathes : voir note au v. 39. v. 18 Le père de Celtis était vigneron. v. 36 Lycon, roi d'Arcadie, où se trouve le mont Ménale, est Je ~ de Callisto, métamorphosée en ourse par Junon et transformée en astre par Jupiter. v. 39 Une montagne : les Carpathes, qui s'étendent en arc do cercle des rives du Danube en aval de Vienne jusqu'aux portes de fer en aval de Belgrade. v. 42 Les Monts Riphées : en Scythie (Russie actuelle). El 6, titre. Janus Térinus : personnagenon identifié. Bllinger situe cet épisode dans les carrières souterraines de Wielicka. Même curiosité à l'égard de l'extraction du sel gemme chez Bncelius de Saalfeld, disciple de Valerius Cordus, auteur d'un De re metallica (1551), ainsi que chez Palissy et Agricola (Georg Bauer, né en 1494 près de Misnie) qui fut le premier minéralogiste moderne et le précurseur de la médecine du travail. v. 42 : Icare. Livre III BI. 5, v. St et 57 : Céphée, roi d'Ethiopie, mari de Cassiopée et ~re d'Andromède, changé comme elles en constellation. Livre IV. Titre : c'est le golfe de Kategak ou de Codan, partie sudouest de la Baltique, entre le Jutland et les côtes de Norvège et de Suède. El. I, titre et v. I. Plumulus : personnage non identifié; sans doute nom fictif à partir du jeu de mots sur les plumes de l'édredon. v. 41 Anacharsis : philosophe Scythe de race royale, vint à Athènes vers 592. v. 68 La Vistule : principal fleuve de l'actuelle Pologne. v. 70 Les Cimbres : peuples de l'Allemagne du Nord. El. 3, v. 27 Le Gorycius : s'agit-il du Parnasse (ainsi nommé d'aprà la grotte de Corykos : Corycinus nemus, Stace, Théb. 3, 347)? ou

436

NOTES du Corycus ou Corycos, montagne de Crête (Pline, 4, 60) ou de Cilicie (Pline 5, 92) ? v. 66 Les déesses de la destinée : les Parques. El. 14, titre : l'île de Thulé, voisine des Orcades, à l'extrême limite septentrionale du monde connu des anciens (Tacite, Yit. Agr. 10) : sans doute l'une des Shetland. v. 179 Orcades : jeu étymologique avec le mot grec 6pxoc; serment. v. 181 Les Trolls : il semble que Celtis ait confondu deux légendes de la mythologie scandinave, celle relative aux âmes des morts, qui, pour certaines peuplades germaniques, selon l'historien P.rocope, se présentaient sous la forme d'un épais brouillard, et les Trolls, géants personnifiant les grands phénomènes naturels et considérés tantôt comme secourables, tantôt comme hostiles : on croyait les voir dans les lourdes nuées chassées par l'orage (cf. F. Guiraud, Mythologie générale, p. 247 ss.). ULRICH VON HUTTEN

Epigrammes A Crotus Rubianus, titre : membre du cercle humaniste d'Erfurt, auteur des premières Lettres des hommes obscurs. v. 8 : paraphrase d'un vers de Juvénal (Sat. 2, 3); M. Curius Dentatus, vainqueur des Samnites et de Pyrrhus, célèbre par sa frugalité, symbole des antiques vertus romaines. v. 17 : Caecilius Metellus, ponti/ex maximus, perdit la vue en sauvant le Palladium lors de l'incendie du temple de Vesta en 241 av. J.-C. (cf. Juvénal, Sat. 6, 265). L'empereur et les Vénitiens, titre : écrit en 1519. Cette épigramme et les suivantes font allusion aux luttes que se livrent l'empereur Maximilien, Louis XII, le pape Jules II et la république de Venise pour la domination du nord de l'Italie. La déroute du coq gaulois, titre : il s'agit du roi de France Louis XII, qui, en 1500-1501, s'est emparé du Milanais, puis du royaume de Naples, mais a perdu le second en 1504 par la défaite de Garigliano. et, malgré la sanglante victoire de Gaston de Foix à Ravenne (avril 1512), doit renoncer aussi au Milanais. v. 18 : l'empereur Maximilien. Jeu sur le nom de Jules: Jules Il, pape de 1503 à 1513. v. 1 et 2 : allusion à Marcus Brutus, meurtrier de Jules César. Panégyrique pour l'entrée d'Albert : « Eloge der Allemagne >. Titre : Albert de Brandebourg, né en 1489, fils de Jean le Cicéron et petit-fils d'Albert l'Achille, entre dans l'Eglise et fut nommé en 1S13 archevêque de Magdebourg et administrateur de l'évêché d'Halberstadt. En 1514 il devient électeur et archevêque de Mayence. v. 702 Mars : sans doute le dieu Tiwaz. v. 706 Hercule : l'un des trois grands dieux guerriers, aux dires de Tacite ; Tuisco : dieu né de la terre et du ciel ; son fils Mannus eut lui-même trois fils, dont chacun donna son nom à un peuple de Germanie : Ingaevones, lsthaevones (v. 745) et Hermiones (v. 746). v. 708 Teutatès : nom donné à Mercure; on lui immolait des victimes humaines. v. 721 Cimbres : peuple germanique, qui occupait à l'origine la région du Jutland, le golfe de Hambourg et l'estuaire de l'Elbe. Ils se pré~entent aux portes de l'Italie en 113.

NOTES

437

v. 723 Carbon : Cn. Papirius Carbo, consul en 113, défait par les Cimbres à Noréia (Neumarkt) ; Scaurus : cf. note au v. 725 ; Syllanus : M. Junius Sullanus, battu près de Lyon en 109. v. 724 Cassius : L Cassius Longinus, défait par Divico, chef des Helvètes, qu'il avait poursuivi jusque dans !'Agenais. v. 725 Bolus, ou Boius : Boiori.x, chef de l'armée des Cimbres, tua de sa main le légat Marcus Aurelius Scaurus en 105 et rencontra l'armée de Marius et de Catulus en 101 dans les Campi Raudii près de Verceil, où il fut écrasé avec tous les Germains. v. 728-729 Manlius et Caepio sont écrasés le 6 octobre 105 dans la plaine d'Orange. v. 733 : allusion aux campagnes victorieuses de Marius contre les Cimbres et les Teutons en 102 (vallée de l'Arc) et 101 (plaine de Verceil); après le premier de ces désastres, trois cents Germaines s'égorgèrent pour ne pas tomber en servitude. v. 739 : Arioviste, chef des Suèves, défait les Séquanes et les Héduens en 61 et 60; César lui fait décerner en 59 le titre d' c ami du peuple romain >. v. 745 : lors de la prise de Noviodunum par César en 52. v. 746 : lors de l'engagement avec Afranius sur les bords de la Sègre. v. 747 : ils sont en tout cas à Dyrrachium, le 6 juillet 48, donc peu avant Pharsale (9 aofü). v. 758 ss. : allusion au désastre de Varus et de ses trois légions anéanties par Arminius en 9 ap. J.-C. dans le bois de Teutobourg. v. 781-782 : rapporté par Suétone, Vit. Aug. 23. v. 786 : allusion sans doute à l'invasion de 165 ap. J.-C., par les Quades et les Marcomans, qui en 169 atteignent Aquilée sur l'Adriatique; les Quades seront défaits par Marc-Aurèle en 172-173 dans la vallée de la Morava et les Marcomans peu après en Bohême. v. 790-791 : les Huns envahissent l'Italie en 452 sous la conduite d'Attila. Aquilée fut détruite, Milan et Pavie mises à sac, mais Rome fut épargnée. v. 793 : les Goths envahirent souvent l'Italie : en 408 et 410 ils prirent Rome sous la conduite d'Alaric; en 537 ils assiègent de nouveau la ville, prise par Totila en 546 et en 550. v. 794 : les Vandales apparurent devant Rome sous la conduite de Genséric en 4SS; les Hérules détruisirent l'Empire d'Occident en 476, sous la conduite d'Odoacre. v. 795 : les Suèves furent souvent associés aux luttes de cette époque : tel Flavius Ricimer qui en 461 fit décapiter l'empereur Majorius et devint le véritable maître de l'Italie. v. 806 : Charlemagne. v. 817 : en 807, le calife (abasside) de Bagdad, Haroun Al Raschid, cède à Charlemagne un droit de protection sur les Lieux Saints. v. 888 : l'armée de Frédéric Barberousse. v. 889 : le pape Alexandre Ill, forcé à fuir en 1162 après la prise de Milan, puis en 1166. v. 896 : le même. v. 906 : le ravage de la ville de Spolète, le 28 juillet 1155. v. 910 : Milan, qui avait été à l'origine du soulèvement des villes après la Diète de Roncaglia, fut pillée et incendiée après un siège de trois ans (avril 1159-février 1162). v. 914 : allusion à la croisade du printemps 1189 : Frédéric se noya dans les eaux du Saleph en Cilicie.

438

NOTES

v. 1078 : cf. note au titre. v. 1115 : Mayence et Magdebourg étant situées sur le Rhin et l'Elbe, Hutten énumère les territoires compris entre ces deux fleuves et dépendant de près ou de loin de l'électeur Albert, sans oublier de louer au passage sa propre patrie, la Franconie.

Le triomphe de Reuchlin Titres : sur Reuchlin, Hochstraten, Pfefferkom, et toute l'affaire, voir notre introduction. v. 511 Le troisième Caton : après Caton l'Ancien et Caton d'Utique, deux figures incarnant la vertu romaine intransigeante. v. 513 Cacus : géant qui vomissait des flammes, tué par Hercule. v. 722 Tungar : un des théologiens de la Faculté de Cologne. v. 1013 Le Miroir oculaire : titre du livre de Reuchlin, écrit en ré-ponse au Miroir de la main, de Pfefferkom. Invective Titre : à la suite de la Bulle Exsurge Domine (15 juin 1520), le nouvel empereur Charles Quint préside à Louvain un autodafé des ouvrages de Luther. v. 40 et 61 : Jérôme Aléandre, cardinal italien (1480-1542), membre de la commission qui rédigea la bulle d'excommunication contre Luther. - Apella : nom d'un juif chez Horace, Sat. I, 5, 100. v. 46 et 62 : Léon X (Jean de Médicis), fils de Laurent le Magni .. fique, pape de 1513 à 1521. PETR.VS LOTICHIVS SECVNDVS

Le premier livre d'élégies I, 4, Titre : Christian, frère puîné de Lotichius, fut également poète et mourut en 1568. v. 22 Cynthius : cours d'eau non identifié. v. 27 Aller : rivière d'Allemagne, en Bas.se-Saxe, affluent de la Weser. v. 28 Aura : affluent de la Sinn. v. 46 : montagnes hercyniennes : aujourd'hui Erz Gebürge ou Mont des métaux (au nord du plateau de Bohême). v. 51 Mars ibérique : Charles Quint est aussi roi d'Espagne. I, 6, Titre : Michel Beutler (1522-1587), poète et ami de Lotichius. v. 48 Cynthius : cf. note à El. I, 4, 22. v. 50 Acis : fleuve légendaire de Sicile. v. 64 Philomèle : sœur de Procné, changée en rossignol. I, 8, v. 57 Scythie : en géographie ancienne, contrée de l'Europe au nord du Pont-Euxin.

TABLE DES MATIÈRES du premier volume

Avant-propos

7

Introduction

9

Orientation bibliographique

27

L'ITALIE DU QUATTROCENTO ET DU CINQUECENTr,

31

Introduction

31

et orientation bibliographique

Francesco PETRARCA Introduction Africa Liber Il, v. 400-482

35 35

Tito Vespasiano STROZZI Introduction Eroticon Liber Il, I De Jepore dorninae fugitiuo Liber IV, III Ad amie am Epitaphia, II Pro diua Phylloroe Epigrammata, XV Ad Lucretiarn

43 43

Cristoforo LANDINO Introduction Xandra Liber II, XX Ad Franciarn Liber III, XVII Ad Petrum v. 23-30

51

38

44 46 48 4S 51

54 Medicem,

de Jaudibus Poggi,

Angelo POLITIANO Introduction Odae, VIII In puellarn suam XI In Laurentium Medicern Elegiae, VII In Albieram Albitiam epicct;,id est amor uirtutis CXVIII Virtuti Fortuna comes CXX Paupertatem summis ingPuiis obesse ne prouehantur CLVIl Terminus CLXXX Eloquentia fortitudine praestantior

247 247

PALINGÈNE

259 259

Introduction

214

222 224 230

240 242

250 250 250 250 250 252 252 252 252 254 254 254 254 254 256

TABLE DES MATIÈRES

Zodiacus Vitae [La terre et le ciel] [Misère de l'homme] [Vanité] [L'ascèse] L'ALLEMAGNE

Introduction et orientation bibliographique

443

262 270 278 284 293 293

Sebastien BRANT Introduction Carmina uaria Inuectiua contra mundi delicias

297 297

Heinrich BEBEL Introduction Triumphus Y eneris Liber V. Femineus sexus

307 307

Conrad CEL TIS Introduction Quattuor libri Amorum Liber 1, V Ad Hasilinam, cum descriptione Carpathi seu Sueui montis VI Ad Ianum Terinum de salifodinis Sarmatiae XV De uisontibus et eorum uenationibus Liber m, V Quod fuga elapsus pene cum Vrsula deprensus fuerat Liber IV, I In laudem perigrinationis III Deploratio senectutis XIV Nauigationem ab ostiis Albis ad Tylen insulam aborta tempestate describit

315 315

300

310

318 320 322 324 328 332 334

Ulrich von HUTTEN Introduction Nemo Ad Caesarem imperatorem Ma.ximilianum epigrammata XXII De Caesare et Venetis CXIII De Gallo fugiente CXL De Julio allusio Ad Crotum Rubianum, de statu Romae epigrammata, I

343 343 348

Iulii II epitaphium ln exceptionem Moguntinam Alberti panegyricu'I V. 626-640; 702-821; 885-918; 1077-1080 ~ 1106-1131

352

350 350 352 352

352

444

TABLE DES MATiàRBS

ln triumphum loannis Reuchlin alias Capnionis v. 1-4; 40-44; 382-399 ; 409-414; 425-473 ; 503-547; 704735; 863-866; 867-868; 877-881 ; 890-900; 908-920; 932936; 961-968; 900-1001 ; 1009-1013. ln incendium Lutherianum exclamatio Euricius CoRDvs Introduction Epigrammata In encomium Somni In Vmbrum De Vigesia De pugna duorum grammaticorum De Phyllide De Neaera In statuam Mariae cereolos uendentis In eandem Ad Eobanum Hessum De Lupo In Glutium Ad Aemilianum In concubinarios sacerdotes Ad Henricum Ortum De rusticorum infelicitate Ad Attalum In Moriam Erasmi, imitatio Martialis Bucolicorum Ecloga VI v. 1-126 Eoban HBssE Introduction Heroidum Liber I Maria Magdalena Iesu Christo

362 372 379 379

379 382 382 382 382 382 384 384 384 384 384 384 386 386 386 386 388 388

399 399 402

Petrus LoTICHIVS 411 Introduction 411 Elegiarum Liber I, N Ad Christ. Lotichium fratrem, de obitu patris v. 1148, 51-60 414 VI Ad Mich. Beutherum de se aegrotante v. 1-12, 23-

36, 43-64 VIII Ad siluas prope Albim fluuium queritur de diuturnitate belli et hostium crudelitate v. 9-22, 49-92 Liber II, IX Ad Renatum Henerum medicum Notes du premier volume

416 418 422 429

ACHEVÉ

D'IMPRIMEll

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SUR. U!S PRml!S

L'IMPRIMERIE AUBIN 86 LIGUGÉ, LE 1.S SEPTEMBR.B1975

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D. L., J• trim. 1975. - Impr., 8492. Imprimé en France