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French Pages [136] Year 1987
EMMANUËÈLE
BAUMGARTNER
Tristan et
Iseut ÉTUDES
LITTÉRAIRES
Westfield College Library
rer Queen Mary University of London
The Library
Library
DATE
DUE
FOR
RETURN
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https://archive.org/details/tristanetiseutde0000emma
PLU D ES UNE
TRISTAN
T TIR
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ISEUT
De la légende aux récits en vers
PAR
PRESSES
EMMANUËLE
BAUMGARTNER
UNIVERSITAIRES
DE
FRANCE
ÉTUDES
LITTÉRAIRES
Collection dirigée par Jean-Pierre de Beaumarchais et Daniel Couty
ISBN 2 13 039847 2 ISSN 0764-1621
Dépôt légal —
1'° édition : 1987, février
© Presses Universitaires de France, 1987 108, boulevard Saint-Germain, 75006 Paris
Sommaire
S
Introduction
7
Formes de la légende de Tristan XTIII® siècles
et d’Iseut aux
XII° et
Les récits français, 7 ; Les adaptations courtoises et la Saga de Frère Robert, 9 ; Récits perdus, allusions littéraires, iconographie, 11
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Formation
et diffusion de la légende
Le problème de l’archétype ou « premier roman » de Tristan, 14; Sources et élaboration de l’histoire de Tristan, 16
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Contextes Datation des récits français et contexte historique, 20 ; Le contexte littéraire : matière antique et matière de Bretagne, 23 ; Courtoisie et fin amor, 25
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Analyse de l’histoire de Tristan et Iseut
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Textes
BÉROUL ET LE BOIVRE, 38 Poétique du fragment, 39; Paroles, 43 ; La cour, la forêt, la lande, 47 ; Le contexte féodal, 51 ; « Trop ert Tristran preuz et cortois », 60 ; Le philtre, la lèpre, 66
LA PASSION SELON THOMAS, 76 « Seignurs, cest cunte est mult divers », 76; « Tumas fine ci sun escrit », 82; Le verger, la mer, 88; « El
beivre fud la nostre mort », 93.
RÉCITS BREFS, 113 Chievrefoil, 114 ; Les Folies de Berne et d'Oxford, 116
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La fortune des Tristan
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Bibliographie
Introduction Si je devais choisir une inscription funéraire pour ces deux-là, je sais bien ce que je mettrais : ni avec toi ni sans toi.
François Truffaut, La femme d’à côté.
Il serait illusoire de vouloir traiter en quelques pages l’ensemble des problèmes posés par le Tristan. L’embarras même que l’on éprouve à nommer cette « matière » — romans, récits, poèmes ? —, à associer ou non dans un (titre » Tristan et Iseut, en marque d’emblée le caractère multiple comme la multiplicité des approches possibles. Le Tristan est d’abord un récit légendaire dont la genèse nous est bien mal connue et qui a donné naissance dès le xn° siècle à l’un des mythes fondateurs de l’Occident, le mythe de l’amour fatal menant à la mort, Eros et Thanatos indissolublement mêlés. C’est aussi un ensemble de textes très divers qui comprend aussi bien les récits en vers du xu° siècle français, les adaptations courtoises d’Eilhart d’Oberg et de Gottfried de Strasbourg, l’immense roman en prose du xuI° siècle français, que les très nombreuses traductions et adaptations que l’on peut lire dans toutes les langues ou presque de l’Europe, du Moyen Age à nos jours. Le Tristan, c’est encore un réseau dense d’allusions littéraires, de témoignages iconographiques et autres qui montre combien, à côté des récits constitués, l’histoire des amants de Cornouailles est, dès le xr1° siècle, la trame sur laquelle l’art, la littérature, l’imaginaire du Moyen Age ont inlassablement rebrodé les motifs légendaires sans jamais pouvoir définitivement nouer les nœuds de la passion d’amour.
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| Tristan et Iseut
Devant cette abondance et cette diversité, il faut choisir. A l'étude de la légende et du mythe, nous avons préféré ici celle des récits français du xn° siècle. Sans éluder totalement le problème de la genèse du Tristan, nous avons privilégié l’examen des textes conservés en nous interdisant de trop solliciter les « reconstitutions » qui en ont été faites. L'objectif essentiel de ces pages est en effet de renvoyer le lecteur aux textes, de l’inviter à les lire tels qu’ils nous sont parvenus, c’est-à-dire pour Béroul et plus encore pour Thomas, à l’état de fragments. On trouvera dans la bibliographie la liste des différentes éditions critiques. Mais le lecteur peut fort bien leur substituer le livre de Jean-Charles Payen, Tristan et Iseut (Paris, Garnier, 2° éd., 1980), qui réunit l’ensemble des récits du x11° siècle français, en donne une traduction et présente un utile dossier de textes annexes et de documents iconographiques. Nos éditions de référence sont pour Thomas l'édition Payen, et pour Béroul l'édition Muret-Defourques des CFMA. Dans l'édition Payen du texte de Béroul, la numération des vers est malheureusement très différente de la numérotation reproduite par l’ensemble des éditeurs.
Formes de la légende de Tristan et d'Iseut aux XII° et XIII° siècles
Les récits français Les témoins qui nous restent sont, pour le xn° siècle français, trois récits brefs, le lai de Chievrefoil de Marie de France, les deux Folies de Berne et d'Oxford et des fragments des récits composés par Thomas et Béroul. Tous ces textes sont écrits dans la forme commune, au xu° siècle, à l’ensemble du genre narratif, le couplet d’octosyllabes à rimes plates. Cinq manuscrits nous ont conservé 3 146 vers (dans l’édition J.-Ch. Payen), répartis en huit fragments de longueur très inégale du récit beaucoup plus ample de Thomas. Les plus importants sont les fragments Sneyd 1 (Oxford) qui donne l’épisode du mariage et Douce (Oxford) qui commence au vers 1268 et va jusqu’à la fin ou presque du récit (v. 3087). Ces manuscrits, relativement anciens, marqués de traits anglo-normands qui semblent avoir été introduits par les copistes plutôt qu’appartenir à la langue de Thomas, sont déparés par un nombre élevé d’incorrections, d’altérations et de vers faux. Persuadé que Thomas écrivait en octosyllabes réguliers, J. Bédier a pratiqué dans son édition de nombreuses corrections pour rétablir une versification conforme aux règles observées sur le continent. L'édition de B. Wind en revanche reproduit autant que possible le texte des manuscrits. Dans son édition, qui sera notre édition de référence, J.-Ch. Payen se range plutôt du côté de Bédier sans adopter cependant toutes les corrections de son prédécesseur.
Lui aussi très lacunaire, le récit de Béroul (4485 v.)
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/
Tristan et Iseut
est conservé dans le seul manuscrit BN fr. 2171 (seconde moitié du xu1° s.). Le début et la fin du texte manquent. Le manuscrit présente quelques traits dialectaux caractéristiques du normand continental. C’est une copie peu soignée, souvent fautive, déparée par des lacunes, des vers illisibles et des passages irrémédiablement corrompus. En dépit des multiples éditions, corrections et commentaires dont il a fait l’objet, le texte de Béroul pose encore de nombreux problèmes d'établissement et de compréhension. La Folie de Berne, Fb (572 v.), conservée dans le manuscrit Bibl. de Berne 354, suit la version représentée par Béroul et Eilhart. La Folie d'Oxford, Fo (998 v.), a été copiée dans le manuscrit Douce à la suite du fragment de Thomas. Dans la mesure où Fo se rattache à la version de Thomas, la mise en contact des deux textes dans le même manuscrit ne peut être pur hasard. E. Hoepffner situe Fb vers la fin du xr1° siècle ou le début du x. Fo est nécessairement postérieure à Thomas. La tradition manuscrite est plus abondante et plus sûre pour le lai de Chievrefoil dans lequel Marie de France évoque en 118 vers un retour de Tristan en Cornouailles et une brève rencontre entre les deux amants. Enfin, deux textes, le Donnei des Amanz, poème anglo-normand de la fin du xrn° siècle, et la Continuation de Perceval de Gerbert de Montreuil, composée vers 1230, enchâssent dans leurs récits deux épisodes par ailleurs inconnus de l’histoire de Tristan mais fondés sur le thème inépuisable des « retours » du héros auprès d’Iseut. Dans le Donnei, l’amant conte à sa dame (éd. G. Paris, v. 453-674) comment Tristan a su, en imitant le chant du rossignol, attirer de nuit Iseut dans le verger royal tandis que la dame rappelle qu’il a accepté de se déguiser en fou pour l’amour de la reine. Dans la Continuation de Perceval, Gerbert de Montreuil raconte (éd. M. Williams, v. 3309-4832) comment le héros entraîne à la cour de Marc Arthur et les
Formes de la légende
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chevaliers de la Table ronde et, déguisé en ménestrel, parvient à se ménager une nuit d’amour avec la reine. L'état des rares manuscrits dans lesquels nous sont parvenus les récits de Thomas et de Béroul pose le problème de la réception du Tristan au Moyen Age. Ces versions ont eu, semble-t-il, à partir du xin° siècle, une diffusion limitée aux domaines normand et anglo-normand (à en juger par la langue des manuscrits) avant de tomber dans l’oubli; et ce, alors que la légende et ses héros ne cessaient de hanter l’imaginaire et les œuvres médiévales. Il se peut au reste que cet oubli soit la conséquence de l'intérêt et de la faveur qu’a connus le Tristan en prose, cet énorme roman qui, dès les années 1230-1240, tout en gardant l’essentiel des données traditionnelles, réécrit et remodèle l’histoire des amants sur celle du couple Lancelot - Guenièvre et l’ancre définitivement dans l’espacetemps arthurien.
Les adaptations
courtoises
et la Saga de Frère Robert
Entre 1170 et 1190, Eïlhart d’Oberg a composé en moyen-haut-allemand un Tristrant, ample récit de 9 524 vers qui est la seule version complète de la légende qui nous soit parvenue pour le xn° siècle. Eïlhart déclare dans son prologue qu’il conte la véritable histoire du héros telle
qu’il l’a trouvée dans le « livre de Tristan » (éd. D. Buschinger, v. 35). Les vers 3523-5020 d’Eïilhart, de l’épisode du rendez-vous épié au retour des amants de la forêt, suivent la même trame narrative que les vers 1-3027 de Béroul. Les divergences s’accentuent cependant à partir du vers 2754 de Béroul. On relève également de nombreuses correspondances entre Eïilhart et les autres récits français (Thomas, les Folies, certains passages du Tristan en prose). On a donc généralement admis, à la suite de
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/ Tristan et Iseut
G. Schoepperle et de M. Delbouille, que le texte d’Eilhart était le témoin à la fois fidèle et complet d’un « premier roman » français (perdu) de Tristan, et son texte a été largement sollicité chaque fois qu’on a tenté de reconstruire l’archétype du Tristan, ce « premier roman » d’où dériveraient toutes les versions conservées. Il semble cependant établi, depuis les travaux de D. Buschinger, qu’Eilhart n’a pas traduit, au sens moderne du terme, son modèle français mais qu’il lui a appliqué les procédures de réécriture que l’on retrouve chez les autres adaptateurs allemands, traducteurs des romans courtois français; là où il diverge des récits français, le texte d’Eilhart n’est donc pas forcément le représentant autorisé d’un « premier roman » dont l’existence, sous la forme que lui donnaient Bédier et G. Schoepperle, a été de plus en plus remise en question. Quoi qu’il en soit, le récit d’Eïlhart permet de saisir d’une seule coulée comment, dès la seconde moitié du x11° siècle, la matière du Tristan avait pris la forme d’un récit biographique racontant l’histoire des parents de Tristan avant de suivre le héros de sa naïssance à sa mort et configurant une « longue durée » romanesque, ancrée dans le passé — la génération des pères — et clôturée par la mort des amants. En prenant comme modèle la version de Thomas, un autre écrivain allemand, Gottfried de Strasbourg, a entrepris vers 1200-1210 une adaptation du texte français qui est restée inachevée. Les 19 552 vers conservés conduisent l’histoire jusqu’au début ou presque des fragments de Thomas. Ce n’est pas le lieu d’étudier un texte qui, tant au plan de l'écriture et de l’esthétique romanesques que de la méditation passionnée sur l’amour et de la réflexion sur l'éthique courtoise, est sans doute la plus belle, la plus intéressante des versions du Tristan. Précisons seulement que, là où la comparaison est possible, Gottfried
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suit fidèlement la trame de son modèle. Il est donc un témoin précieux pour reconstituer les parties perdues du récit de Thomas et mesurer les transformations apportées par l'écrivain français à la matière du Tristan. Un autre témoin précieux du contenu du Zristan de Thomas est la version en prose norroise rédigée en 1226 par Frère Robert, à la demande du roi de Norvège Hakon Hakonarson, sous le titre de Tristrams Saga ok fsôndar. Le texte, complet, de Frère Robert, n’est bien souvent
qu’un résumé rapide et sec de son modèle. Tel quel, cependant, il a joué un rôle important dans la diffusion de la légende dans le monde scandinave.
Récits perdus, allusions littéraires, iconographie Nous savons, par des allusions souvent énigmatiques, qu’il a existé au xn° siècle d’autres versions écrites. Chrétien de Troyes rappelle dans le prologue de Cligés qu’il a précédemment conté del roi Marc et d’Ysalt la blonde (éd. A. Micha, v. 5). Récit perdu, sur lequel on ne peut faire que des hypothèses, mais dont le titre évacue curieusement le nom de Tristan. La Branche II du Roman de Renart rédigée vers 1174-1177 fait peut-être allusion (éd. Dufournet, v. 4-5) à un conteur du nom de La Chievre qui aurait écrit un récit sur Tristan Enfin Thomas fait mention aux vers 2119-2123 d’un certain Bréri qu’il présente comme le garant de la « bonne version » de l’histoire. Dès 1879, G. Paris rapprochait ce Bréri d’un conteur gallois, Bledhericus, nommé dans la Descriptio Cambriae de Giraldus Cambresis. A la suite de G. Paris, on a parfois pensé que ce Bréri/Bledhericus a joué un rôle dans la diffusion de la légende. 1. Sur La Chievre, voir D. Shirt, Bibl. cit., p. 138-140, et pour le dossier sur Bréri, ibid., p. 140-143.
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/ Tristan et Deus
A côté des renvois à des récits perdus, à des conteurs réels ou fictifs, on relève dans la littérature médiévale de nombreuses allusions à l’histoire des amants. La plus ancienne se lit sans doute dans la chanson IV, v. 38 du troubadour Cercamon (vers 1135-1145?). Elle serait ainsi la première référence, et en milieu occitan, à la légende de Tristan. À partir de 1150 environ les allusions se multiplient chez les troubadours puis chez les trouvères qui font de Tristan l’incarnation de l’amant martyr et du fin amant. La littérature romanesque fait elle aussi référence à l’histoire tragique du couple et au caractère incontrôlé de leur passion. Dans une chanson, mais aussi dans Cligés, Chrétien dénonce l’amour fatal dont Tristan est la victime, comme le caractère scandaleux de la conduite d’Iseut. A la protestation du trouvère, onques del bevrage ne bui | don Tristans fu anpoisonez, répond le cri indigné de Fénice dans Cligés : Ja ne mi porroie acorder | a la vie qu’Isolz mena. | Amors en li trop vilena (éd. Micha, v. 3110-3112). Dans l’Escoufle, Jean Renart décrit (éd. Sweetser, v. 579618) une coupe sur laquelle sont ciselés des épisodes clés de l’histoire des amants tandis que, dans le Roman de la Poire, Tristan évoque pour Iseut le souvenir du jour où Marc les a découverts endormis dans le Morois (éd. Ch. Marchello-Nizia, v. 101-160). Aux allusions écrites, il faut enfin ajouter les témoignages très divers de l’iconographie. A partir de la seconde moitié du xu° siècle, les nombreux manuscrits du Tristan en prose ont fixé par l’image les grandes scènes de l’histoire des amants. Nous avons en outre conservé toute une série d'objets, coffrets sculptés, tapisseries, fresques, etc., représentant des scènes qui diffèrent parfois dans le détail de toutes les versions connues!. 1. Sur le coffret de Vannes, qui est sans doute le plus ancien témoin non littéraire, voir G.-J. Brault, Le coffret de Vannes et la
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Cette revue très incomplète des allusions èt des témoignages iconographiques permet de voir comment, à côté des textes qui nous sont parvenus, eux-mêmes très différents dans le détail de la narration et dans l’esprit, s’est instaurée une circulation plus diffuse de la légende. Preuve manifeste de la séduction qu’elle a exercée sur des générations d'écrivains et d’artistes et qui correspond, selon toute vraisemblance, à une demande constante du public. Dès la seconde moitié du xnu° siècle, le Tristan apparaît ainsi comme une histoire que des écrivains coulent dans la forme de récits organisés et comme un mythe de référence à travers lequel se projette une interrogation multiple sur la passion d’amour, ses merveilles, ses mystères.
légende de Tristan au xn° siècle (Mélanges R. Lejeune, 1, 653-668), et sur l’ensemble de l’iconographie du Tristan, R. S. Loomis et 1_H_ Loomis. Arthurian Legends in Medieval Art, Londres, 1938.
Formation et diffusion de la légende
Le problème de l’archétype ou « premier roman » de Tristan Au début du xx° siècle les travaux de Bédier sur Thomas, ceux de W. Golther puis de G. Schoepperle ont établi que les écrits conservés se répartissent en deux groupes. L'un, dénommé « version commune », est représenté par Eilhart, Béroul et Fb. L'autre, appelé « version courtoise » (nous reviendrons sur la pertinence de cette dénomination), regroupe Thomas et les récits qui en dérivent. Le récit de Thomas, même s’il reproduit la même trame narrative, est en effet très sensiblement remanié par rapport à la version commune, en fonction de nouvelles exigences esthétiques et d’une nouvelle conception de l’amour. Après avoir établi les concordances entre les différents témoins, Bédier et Golther sont arrivés à la conclusion que tous ces récits dérivaient séparément d’un ancêtre commun, l’archétype ou « premier roman » de Tristan que Bédier caractérisait comme « un poème régulier, composé à haute époque, dès le début du xn° siècle, par un homme de génie » (II, p. 186). G. Schoepperle, dans son livre sur Tristan and Isolt, À study of the sources of the Romance, reste fidèle à la thèse du « premier roman » qu’elle appelle l’estoire (terme repris aux v. 1267 et 1789 de Béroul). Mais pour elle l’estoire n’est pas la source de tous les récits conservés mais seulement d’Eilhart, de Béroul (du v. 1 au v. 3027), de Thomas et de Fb, Eïlhart étant le témoin le plus fidèle de ce « premier roman ». Elle montre enfin comment cette estoire s’est
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constituée progressivement, par l’apport d’éléments divers, d’origine celte, folklorique, courtoise, etc. L’archétype a été très différemment daté : Bédier le situait avant 1154, Golther entre 1140 et 1150, G. Schoepperle estimait que l’estoire n’avait pas été composée avant les dernières décades du x11° siècle tandis que J. Frappier, nuançant à son tour la théorie de l’archétype!, le plaçait au milieu du xu° siècle. Selon J. Carney enfin, il aurait existé dès l’an 800 un Tristan primitif, d’origine britannique, prototype de tous les récits ultérieurs?. L’arbre généalogique des versions du Tristan se ramifiant à partir d’un ancêtre commun (mais absent) que Bédier déploie au tome IL (p. 192) de son livre sur le Tristan de Thomas est à l’heure actuelle considéré plus comme une vue de l’esprit que comme une réalité. Si, en effet, plutôt que de vouloir à tout prix reconstituer le contenu #e varietur d’un « premier roman », on relit les textes, on s’aperçoit que les auteurs eux-mêmes font état de la diversité de la légende, de l’existence de traditions écrites ef orales. Ainsi Thomas aux vers 2112-2118, ou Béroul aux vers 1265-1270 de leurs récits. Chievrefoil, le Donnei des Amanz, Gerbert de Montreuil, Jean Renart racontent des épisodes inconnus par ailleurs ou différemment. présentés. Cette diversité ne met pas fondamentalement en cause l’existence d’un premier récit organisé sur Tristan, mais elle incite à s’interroger sur la nature de ce récit, son mode de diffusion, sa relative plasticité. Il y a tout lieu de penser en effet que la légende de Tristan ne s’est pas fixée/figée en une seule fois, et sous la plume d’un écrivain unique, en une forme définitive que les
1. Structure et sens..., art. cit., 258-259. 2. Voir Studies in Irish Literature and History,
Dublin,
1955,
p. 189-242, et S. Eisner, The Tristan Legend : À Study in Sources, Evanston,
1969.
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/ Tristan et Iseut
écrivains ultérieurs auraient reprise/remodelée/déformée : elle a circulé, oralement et par écrit; et les versions écrites du xur° siècle, les seules que nous atteignons et qui se sont succédé dans un laps de temps assez court, évoquent davantage l’image d’une floraison multiple que d’une filiation strictement ordonnée à partir d’un modèle uniquet.
Sources et élaboration de l’histoire de Tristan
On admet généralement que Tristan est un héros d’origine picte (un peuple du Nord de l’Ecosse), mais que les difrérents peuples celtes (irlandais, gallois, cornouaillais, bretons) ont contribué, directement ou non, à la constitution de sa légende. Dans les triades galloises, courtes listes de trois événements, personnages, objets liés aux traditions légendaires des celtes, Tristan est cité comme l’un des trois plus illustres guerriers, des trois plus puissants gardiens de porcs et des trois plus célèbres amants de la Grande-Bretagne. La triade 26 raconte comment Tristan, gardant les porcs de Marc, envoie un messager auprès d’Iseut et mentionne également Arthur tandis que la triade 80 cite la reine Essylt comme l’une des trois femmes infidèles de l’île?. Les conteurs gallois n’ont sans doute pas inventé ex nihilo l’histoire d’amour de Tristan et Iseut, mais on peut penser qu’ils ont transposé et adapté au couple l’histoire d’amour la plus célèbre sans doute de la littérature celtique, la fuite (aithed) de Diarmaid et de Grainne. Ce récit, qui fait partie du cycle héroïque des Fiana (des grands guer1. La théorie de Bédier a été discutée notamment par A. Vàrvaro, La teoria dell’archetipo tristaniano, Romania, 88, 1967, 13-58 ; A. Ewert, éd. cit., II, et A. Fourrier, Le courant réaliste, ouvr. cit. 2. Voir aussi les triades 19, 21 et 71 de l’éd. R. Bromwich, The Welsh Triads, Cardiff, 1961.
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riers irlandais compagnons du roi Finn) et qui est attesté depuis le x° siècle au moins, peut être ainsi résumé Grainne, donnée en mariage au vieux roi Finn, lui préfère le jeune Diarmaid dont les exploits sportifs l’ont éblouie. Elle lui jette un sort (geis) qui oblige le jeune homme à s’enfuir avec elle. Pourchassé par Finn, le couple se réfugie dans la forêt et reste d’abord chaste, Diarmaid refusant de trahir Finn. Comme signe de sa réserve à l'égard de Grainne, Diarmaid laisse un morceau de viande crue là où il a passé la nuit. Et ce jusqu’au jour où de l’eau, giclant sur la cuisse de Grainne, provoque les moqueries de la jeune femme qui triomphe alors de la réserve de son compagnon. Cette histoire présente ainsi un certain nombre de motifs également repérables dans les récits français : le motif de la geis, qui lie les héros comme le fera le philtre; le motif de la fuite et de la vie dans la forêt, que l’on retrouve dans l’épisode du Morois; le motif de la viande crue, que l’on a pu mettre en parallèle avec le motif de l’épée nue qui sépare les corps des amants et que Marc interprète comme signe de chasteté; le motif de l’eau hardie, & attribué » dans les récits français à la seconde Iseut, etc. Ni la saga de Diarmaid et de Grainne ni celle de Deirdre et de Neisu, qu’on a également rapprochée du Tristan! n’en sont cependant la source directe et on a à juste titre insisté sur les différences qui séparent à tous les niveaux les récits irlandais et français. Mais les sagas permettent d’entrevoir comment Îles conteurs gallois ont utilisé des schèmes narratifs préexistants et une image essentielle-
1. Pour une analyse détaillée des sagas irlandaises, voir T. P. Cross et C. H. Slover, Ancient Irish Tales, New York, nouv. éd., 1969, et la présentation plus rapide de M. Dillon, Early Irish Literature,
Chicago, 1948. 2. Voir R. J. Cormier, Open Contrast : Tristan Speculum,
51, 1976,
589-601.
and
Diarmaid,
CAP PREEON LENREE
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| Tristan et Iseut
ment tragique de la passion pour donner corps à l’histoire de Tristan, donner une histoire commune à des personnages que rien, à l’origine, ne reliait. Le roi Marc est lié aussi bien aux traditions galloises que cornouaillaises. Mais c’est sans doute lorsque l’histoire s’est diffusée en Cornouailles que son histoire a été associée à un haut lieu du 7ristan, la forteresse de Tintagel. Marc signifie « cheval » dans l’ensemble des langues celtes. Cette « équivalence » pourrait bien être la source de l’épisode rapporté par le seul Béroul, dans lequel le roi tue le nain Frocin qui a révélé le secret des oreilles de cheval de son maître. On peut enfin penser que l’épisode du mariage de Tristan avec la seconde Iseut, fille du roi Hoël de Carhaix, mais aussi l’histoire des parents du héros ont été intégrés à la légende lorsqu'elle a atteint la Bretagne continentale. La « filiation » picte, galloise, cornouaillaise, bretonne du Tristan telle que la jalonnent les travaux des « celtisants »! a été récemment remise en question par ©. J. Padel et E. M. R. Ditmas selon qui l’histoire de Tristan, très précisément située en Cornouailles, s’y serait également constituée’. Dans une tout autre perspective enfin, P. Gallais, dans son étude sur Tristan et Iseut et son modèle persan, a développé l’hypothèse de l’origine orientale du premier roman de Tristan en s'appuyant sur les analogies que l’on peut trouver entre le récit français et le récit persan de Wis et Ramin.
Cette hypothèse
a le mérite
1. Exposé de synthèse par H. Newstead,
de souligner
dans Arthurian Litera-
ture.., Ouvr. Cit., 122-133. Sur les motifs populaires du Tristan voir A. Vàrvaro, L’utilizzazione letteraria di motivi della narrativa popolare nei romanzi di Tristano, Mélanges J. Frappier, I, 1057-1075. 2. O. J. Padel, The Cornish Background of the Tristan Stories, Cambridge Medieval Celtic Studies, 1, 1981, 53-81, et E. M. R. Ditmas, Beroul the Minstrel, Reading Medieval Studies, 8, 1982, 34-74.
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Formation et diffusion de la légende
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l'importance de l’apport de l’Orient à la littérature médiévale, mais elle fait trop bon marché, semble-t-il, de l’ancrage celte indéniable de la matière du Tristan et de ses liens avec l’ensemble de la matière de Bretagne. Elle ne tient pas assez compte non plus du contexte culturel et littéraire dans lequel s’est élaborée cette histoire et qui est précisément marqué par l’avènement de la courtoisie et la naissance d’une éthique profane de l’amour.
Contextes
Datation des récits français et contexte historique
L'absence quasi totale de données biographiques sur Thomas, Béroul, Marie de France, nos incertitudes concernant la date de leurs récits rendent difficile toute appréciation un peu précise du milieu dans lequel et pour lequel ils ont écrit. Thomas était vraisemblablement un clerc vivant dans l'Angleterre d'Henri II Plantagenêt et d’Aliénor d’Aquitaine et c’est pour le public de cette cour anglo-normande qu’il a dû composer son Tristan. Il a écrit après le Brut de Wace (vers 1155) car il a emprunté à cette chronique des premiers rois bretons et du règne d’Arthur plusieurs motifs et schèmes descriptifs. Les allusions qu’il fait à Arthur (725) ou au lai de Guiron (835) montrent à l’évidence qu’il connaissait, comme son public, la « matière » de Bretagne. Comme Marie de France, Thomas a écrit après la vogue des romans antiques, romans de Thèbes, vers 1150, de l’Enéas vers 1160 et Roman de Troie de Benoît de Sainte-Maure vers 1165. A. Fourrier a tenté de préciser davantage la date de cette version du Tristan en mettant notamment en relation les épisodes qui concernent l’Irlande avec la politique menée par Henri IT et dont l’apogée est la mainmise sur le royaume d’Irlande en 1172. Le critique estime en conséquence que Thomas a commencé son récit vers 1172 au plus tôt!. Il paraît d’autre part certain que le Tristan de Thomas est antérieur au Cligés de Chrétien, daté de 1176-1177, et généralement considéré comme une réplique à la représentation 1. Ouvr. cit., passim et conclusion,
108-109.
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de l’amour donnée par le Tristan et plus spécialement par la version de Thomas. Si l’on admet avec A. Fourrier que le Tristan de Thomas a bien été écrit dans le milieu Plantagenêt vers 1172-1175, il ne peut avoir été composé, comme l’ont pensé R. Lejeune et B. Wind, pour Aliénor d'Aquitaine, emprisonnée par son mari, Henri IL, de 1173 à 1189... Béroul, à en juger par les caractéristiques linguistiques de son texte, était d’origine normande. Mais l’importance dans son récit des toponymes de la Cornouailles anglaise, la connaissance qu’il montre de cette région ont conduit J. Loth et plus récemment ©. Padel et E. M. R. Ditmas à penser qu’il était peut-être au service d’un seigneur de cette contrée et qu’il avait de toute manière écrit pour un public anglais que ne pouvait par exemple surprendre le nom de /ovendranc (love-drink) donné au philtre (2138 et 2159). Il est très difficile de dater le récit de Béroul. L’allusion au vers 4285 à Malpertuis, la demeure de Renard dans la Branche I du récit, composée vers 1179-1180, est à l’heure actuelle le seul élément de datation à peu près sûr. Il est peu probable en effet que le vers 3849 fasse allusion. comme on l’a longtemps cru, à l’épidémie qui a ravagé en 1190-1191, au siège de Saint-Jean-d’Acre, les combattants de la troisième croisade’. Reprenant d’autre part une hypothèse d’abord émise par E. Muret dans les premières éditions de Béroul, G. Raynaud de Lage a plus récemment soutenu que le fragment de Béroul résultait de la soudure, assez maladroite, des récits de deux auteurs,
1. Voir B. Wind, éd. cit., et R. Lejeune, Rôle d’Aliénor d’Aqui-
taine et de sa famille, Cultura Neolatina, 14, 1954, 1-57. 2. Mise au point par M. R. Blakeslee, Mal d’Acre, Malpertuis and the Date of Béroul’s
Tristan, Romania,
1985.
3. Articles repris dans Les premiers romans français (Genève, Droz, 1976) et bibliographie d’ensemble dans D. Shirt, 51-4.
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Béroul 1 (1 à 2765) et Béroul 2, responsable de la fin du fragment. Cette hypothèse s’appuie principalement sur le fait qu’il existe un certain nombre d’incohérences entre les deux parties, parmi icsquelles on peut citer la répétition de la scène des adieux (2681-2732 et 2777-2844) et la présence des trois barons hostiles à Tristan dans la fin du récit alors que l’un d’eux a été tué par Gouvernal aux vers 1656-1728. D'autre part, les divergences entre Béroul 1 et Béroul 2 ze manifestent à partir du moment où la version de Béroul s’écarte de la version suivie par Eilhart. Constatant que Béroul 1 donne l’impression d’un récit d’une tonalité plus archaïque, G. Raynaud de Lage propose de dater Béroul 1 des alentours de 1170 tout en maintenant pour Béroul 2 une date plus tardive! Reste que, quelles que soient la date et l’origine de s2s différentes strates, cette version du Tristan a été transcrite par un copiste et reçue par un public comme une version d’un seul tenant, possédant une cohérence propre et présentant un dénouement peut-être différent de celui des autres versions. Cest donc comme telle que nous devons la considérer. Le lai de Chievrefoil de Marie de France nous renvoie au même milieu que le récit de Thomas. Composés après lé Brut et l’Enéas et avant 1189 puisqu'ils sont dédiés à Henri IL, écrits par une femme qui précise ailleurs son origine continentale — Marie ai nun, si sui de France (Fables, éd. Edwert-Johnston, v. 4), les Lais sont généralement datés du dernier tiers du xu° siècle.
1. Voir aussi F. Lecoy, L'épisode du harpeur d’Irlande et la date des Tristan de Béroul et Thomas, Romania, 86, 1965, 538-545. 2. Selon A. Adams et T. D. Hemming (La fin du Tristan de Béroul, Le Moyen Age, 79, 1973, 449-468), Tristan mourait dans cette
version tué par Marc.
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Le contexte littéraire : matière antique et matière de Bretagne Un trait commun aux récits de Thomas et de Béroul et au lai de Marie est le public auquel ils s’adressent, l’aristocratie des cours normandes et anglo-normandes de l’Angleterre. Depuis la bataille d’Hastings (1066), l’Angleterre est sous la domination d’une dynastie et d’une noblesse d’origine normande et, à partir de 1154, les liens entre l’ouest, le sud-ouest de la France et l’Angleterre n’ont pu que se renforcer avec l’accession au trône d'Henri II Plantagenêt, duc de Normandie, comte d’Anjou, et d’Aliénor, duchesse d'Aquitaine, comtesse de Poitou. A la cour anglaise comme dans les cours continentales, le français (le normand) est donc la langue de communication, mais aussi la langue dans laquelle se développe une littérature destinée à un public de laïcs, ignorant le latin. C’est dans les domaines continentaux d’Aliénor que furent composés, de 1150 à 1165 environ, les romans antiques, Thèbes, Enéas, Troie et une version du Roman d’ Alexandre. Par sa situation géographique déjà, le milieu anglonormand est aussi le lieu où se sont produits les premiers contacts avec les légendes celtes, où s’est diffusée, par l'intermédiaire de conteurs bilingues, voire trilingues, la matière de Bretagne à laquelle les écrivains anglo-normands, à en juger par le témoignage déjà cité de Thomas sur Bréri, les allusions de Marie de France, etc., ont dû prêter une vive attention. Mais le mécénat d’Aliénor d'Aquitaine s’est également étendu aux troubadours Bernard de Ventadour, pour ne citer que cet exemple, lui a dédié plusieurs cansos. Que Thomas ait été ou non protégé par Aliénor, c’est sans doute dans le milieu des Plantagenêts qu’il a également connu la lyrique d’oc et la nouvelle éthique de l’amour, la fin’amor, qu’elle propose. Les liens semblent a priori assez lâches entre les romans
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Tristan et Iseut
antiques et le Tristan!. On peut cependant se demander si les romans antiques, qui font une place de plus en plus large à l’amour et le représentent comme une force non maîtrisable, qui ne connaît d’autre issue que l’assouvissement immédiat, la mort ou le suicide, n’ont pas préparé le public du xn° siècle à admettre cette donnée essentielle qu'est la toute-puissance du philtre/du désir dans le Tristan. Le roman antique fait également une large place à la description de la passion. Description menée le plus souvent par le narrateur mais parfois, dans l’Enéas notamment, puis dans Zroie, par le personnage lui-même. Il se peut là encore que cette technique de l’introspection, du questionnement sur la nature et les effets de l’amour, ait incité Thomas à multiplier dans son récit débats et monologues intérieurs. Enfin, et sur un tout autre plan, une même ambition paraît sous-tendre les romans antiques et le Tristan, celle de configurer dans sa totalité le parcours exceptionnel d’un peuple (Troie), d’une famille ( Thèbes), d’un héros (Enée, Alexandre, mais aussi Tristan). Cette hypothèse ne saurait rendre intégralement compte de la formation de l’histoire de Tristan. Elle permet cependant de mieux saisir peut-être dans quel contexte et d’après quels modèles solidement établis — les auteurs de romans antiques «€ héritent » de la structure biographique qu’ils reproduisent — des récits épisodiques sur Tristan, d’origine diverse, ont été réunis, disposés « logiquement » sur un axe chronologique qui s’invente son origine (provisoire), l’histoire des parents du héros, son sens, narratif et thématique, avec le jeu de mots fondateur sur Tristan/triste?, et sa clôture, avec la mort des amants. Que l’on admette ou non l’hypothèse d’une influence possible du roman antique 1. Sur l'influence des romans antiques sur Thomas, voir A. Roncaglia, La statua d'Isotta, Cultura neolatina, 31, 1971, 41-67.
2. Jeu de mots qui n’a pu être inventé et ne fait sens qu’en français.
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sur le mode de structuration du Tristan, un fait est sûr : en se donnant une structure biographique, le Tristan s’insère dans le vaste mouvement littéraire qu’est, à partir de 1150, la « mise en roman », c’est-à-dire l’apparition de récits qui tendent par des moyens divers — structure biographique, amples descriptions, longs débats, monologues, etc. — à se créer une durée propre et à configurer le temps du récit sur le modèle du temps humain.
Courtoisie
et « fin amor
»
L'opposition retenue par l’ensemble de la critique entre la version commune de Béroul et d’Eilhart et la version courtoise de Thomas suppose que cette dernière version au moins a été influencée en profondeur par le nouvel idéal de civilisation que définit en occitan le terme de cortezia et son équivalent français courtoisie. Bien attesté dans le roman antique, l’adjectif courtois, appliqué aux héros (et aux héroïnes), y est le plus souvent lié à preux. En effet, à la différence du héros de la chanson de geste dont la fonction se résume à l’activité guerrière, le héros de roman est preux ef courtois. Ce qui revient à dire qu’en plus de sa fonction guerrière, qui reste sa fonction première, il doit également acquérir et posséder l’ensemble des qualités physiques, morales, intellectuelles requises par la vie de cour et qui le rendent & aimable » à tous les sens du mot. La courtoisie est sans doute liée à un fait de civilisation, le développement dans les cours méridionales, dès le début du xn° siècle, d’une vie de cour plus brillante, plus raffnée, où la femme aurait joué un rôle plus important. Elle témoigne peut-être, comme l’a pensé E. Kôhler!, de la 1. Voir par exemple Observations historiques et sociologiques sur la poésie des troubadours, Cahiers de Civilisation médiévale, 7, 1964.
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volonté plus ou moins concertée de la classe chevaleresque de se donner des règles de vie propres et de se différencier ainsi aussi bien du monde des clercs que de celui des « vilains ». Elle est plus sûrement un idéal que propose le roman à un public dont il exprime et met en forme les aspirations latentes. En ce sens, Tristan, héros de roman et non plus de chanson de geste, se doit d’être, comme le rappelle au reste Béroul (1269), preux et courtois. En ce sens, tous ceux qui content de Tristan à partir de 1150 sont plus ou moins obligés de prendre en compte ce nouvel idéal. Par rapport à la version commune, la version de Thomas semble cependant porter davantage la marque de l'effort systématique (mais inabouti) de son auteur pour plier l’histoire aux exigences du nouveau modèle de héros et de comportement qu’implique à cette date l’écriture romanesque. L'expression fin'amor dans laquelle l’adjectif fin (fine) qualifie un amour (amor est féminin en occitan et en ancien français) porté à son plus haut point de perfection est reprise à la lyrique occitane. C’est en effet dans les cours méridionales qu’apparaît au début du xn° siècle, avec Guillaume IX d’Aquitaine, puis que se développe chez les troubadours une représentation de l’amour qui chante les joies/les tourments du désir, l’attente du jor. Le terme joi, que transpose imparfaitement le terme trop polysémique de joie, désigne dans l’ensemble de cette poésie l’expérience extatique de l’amour, la jouissance qu’il procure. Mais cette jouissance est toujours à venir et c’est précisément dans l’espace ainsi ménagé entre désir et joi que s’énonce et se « trouve »! cette écriture d’un désir
1. Rappelons que cette lyrique se définit elle-même comme #robar, trouvaille, invention de l'écriture.
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demeuré désir qu’est la canso (la chanson d’amour occitane) à l’époque du Tristan. La différence est donc manifeste entre une poésie qui ordonne et discipline le désir sexuel à la plus grande gloire de l’écriture et une histoire comme le Tristan qui met au contraire en scène l’impossible maîtrise du désir et la quête de la jouissance. Conter de Tristan aux environs de 1170 est ainsi, à bien des égards, une gageure sinon une provocation. Certes, la matière du Tristan est a priori romanesque. Par la place qu’elle réserve à l’amour, par l’interrogation qu’elle pose sur la nature et les effets de la passion d’amour, par la structure narrative qu’elle se donne, cette matière répond à l’attente d’un public que la chanson de geste, vouée à la célébration de la prouesse guerrière, ne suffit plus à satisfaire. Elle rencontre l’attente d’une société qui cherche sans doute, comme toute société, comment et à quel prix intégrer l’amour charnel à son système de valeurs. Mais il est évident que la réponse que donne le Tristan, réponse que ne modifient en profondeur ni la version de Béroul ni la version « courtoise » de Thomas, est en total désaccord avec le culte du désir que propose la lyrique occitane, puis avec l’image positive et optimiste de l’amour qu’à partir de 1160 Chrétien de Troyes met en place, d’un roman l’autre.
Analyse de l'histoire de Tristan et Iseut
Cette analyse détaillée du Tristan d’Eïilhart, faite d’après la traduction de D. Buschinger, permettra de situer les fragments de Béroul et de Thomas par rapport à la seule
version complète que nous possédons pour le x11° siècle et de mettre en évidence les principales divergences entre Béroul et Eïlhart d’une part, entre la version commune et Thomas d’autre part.
1 / De la naissance du héros à la scène du philtre (1-2724) e Naissance et enfance de Tristan (1-350) Prologue d’Eilhart. Rivalen, roi de Léonois, vient aider Marc, roi de Cornouailles, dans sa guerre contre le roi d’Ecosse, par amour pour Blancheñfleur, sœur de Marc. La guerre finie, Rivalen part avec Blanchefleur qui meurt en mer en accouchant. Rivalen nomme « Tristan » l’enfant né en de si tristes circonstances. Tristan reçoit la meilleure éducation de son « maître », Gouvernal, qui l’incite à aller la parachever à la cour de Marc, à Tintagel. A la cour, Tristan, qui ne révèle pas son identité, est confié par le roi à son sénéchal (Dinas) et fait bientôt l’admiration de tous.
e Le combat contre le Morhout (351-1050) Un chevalier redoutable, le Morhout, frère de la reine d'Irlande, vient réclamer à la Cornouailles le tribut humain
Analyse
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que Marc n’a pas payé depuis quinze ans. Apprenant que le Morhout a proposé un combat singulier, Tristan relève le défi. Marc adoube le jeune homme qui doit révéler son nom avant de se battre. Le combat a lieu dans une île. Tristan blesse mortellement son adversaire, mais il reçoit lui-même une blessure empoisonnée. Le Morhout meurt en mer avant qu'iseut, la fille du roi d’Irlande, experte en médecine, ait pu le soigner; mais elle retrouve dans sa blessure le fragment de l’épée de Tristan. L’Irlande est désormais interdite aux Cornouaillais. e La navigation à l’aventure (1051-1356) Tristan ne peut guérir. Il s’embarque sur une nacelle sans gouvernail en n’emportant que sa harpe et son épée et échoue sur la côte d’Irlande. Il se fait passer pour un jongleur et il est soigné — mais sans qu’elle le voie jamais — par Iseut. Tristan revient en Cornouailles où Marc décide de ne pas se marier et de lui léguer son royaume. Projet qui provoque l’hostilité des barons de Cornouailles. e La quête d’Iseut et le combat (1357-2299)
contre le dragon
Pressé par ses barons de se marier, Marc déclare qu’il n’épousera que la jeune fille à qui appartient le cheveu d’or qui vient d'échapper à deux hirondelles. Tristan s’engage à partir à sa recherche. La tempête le jette avec ses compagnons sur la côte d’Irlande. Le héros se fait passer pour un marchand nommé Tantris. Apprenant qu’un dragon dévaste le pays et que la princesse sera donnée à qui le tuera, Tristan affronte le monstre et le met à mort. Mais il est empoisonné par la langue du dragon et tombe inanimé non loin du lieu du combat. Le sénéchal du roi prétend avoir tué le monstre et réclame la main d’Iseut.
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Tristan et Iseut
La jeune fille, prise de doute, part à la recherche du véritable vainqueur. Elle découvre Tristan, le ramène au palais et le guérit. Tristan « reconnaît » en elle la princesse aux cheveux d’or. En essuyant l’épée du héros, Iseut découvre la brèche et veut le tuer. Brangien l’en dissuade. A la cour du roi, Tristan démasque le sénéchal puis, révélant son identité, demande la main d’Iseut pour son oncle. La mère d’Iseut prépare un philtre d’amour qui doit lier pendant quatre ans ceux qui le boivent. Ils risquent de mourir si, durant cette période, ils sont trop longtemps séparés.
e Le philtre (2300-2724) Au cours de la traversée (Eiïlhart situe la scène dans un port où Tristan a abordé pour qu’'Iseut se repose des fatigues de la mer!), Tristan boit le philtre que lui donne par mégarde une jeune fille et le partage avec Iseut. Dans un long monologue (2398-2597), Iseut s’avoue un amour qu’à ses yeux tout justifie. Après quatre jours de souffrance les deux jeunes gens (avec l’aide discrète de Gouvernal et de Brengain, qui s’est aperçu de la méprise) deviennent amants.
2 | Du mariage de Marc au retour de la forêt du Morois
(2724-5020)
eo Le mariage de Marc (2724-2862) Brengain accepte de prendre la place d’Iseut dans le lit royal. Nommé chambellan du roi, Tristan demande à Marc d’éteindre les flambeaux (selon la coutume d’Irlande) et le roi ne s’aperçoit pas de la substitution. Tristan reste un an entier à la cour.
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qu
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Analyse Li 31 |
e Iseut tente de tuer Brengain (2863-3080) Craignant qu’elle ne révèle son secret au roi, Iseut demande à deux chevaliers de tuer Brengain. Mais la jeune femme les apitoie par le conte des deux chemises (son seul crime est d’avoir donné sa chemise, intacte, à sa maîtresse qui avait déchiré la sienne). Les chevaliers rapportent à la reine le foie d’un chien. Puis, comme Iseut regrette déjà son geste, ils avouent la substitution et ramènent Brengain. Les deux femmes se réconcilient.
e Première surprise des amants
(3081-3276)
Sept barons de la cour, dont le chef est Andret, autre neveu de Marc, et qui haïssent et envient Tristan, le dénoncent à Marc. Le roi refuse d’abord de les croire mais, surprenant les amants enlacés au pied du lit royal, il chasse Tristan de la cour.
e Le rendez-vous sous l’arbre (3277-3791) Tristan convient avec Brengain d’un signal : Iseut doit se rendre dans le verger (sous le tilleul près de la fontaine), lorsqu'elle verra flotter sur le ruisseau qui traverse sa chambre des feuilles, puis un copeau peint d’une croix à cinq branches. Les barons envieux apprennent, cependant, d’un nain expert à lire dans les étoiles (Frocin ou Frocine chez Béroul) que les amants continuent à se voir et ils les dénoncent au roi. A l’instigation du nain, le roi fait semblant de partir à la chasse, mais vient se poster avec lui dans le tilleul. Tristan voit l’ombre des deux hommes dans la fontaine et prévient Iseut par signes. Les propos qu’échangent alors les deux amants rassurent le roi qui, au matin, rapporte la scène à Iseut et demande à Brengain de le reconcilier avec Tristan. Tristan revient à la cour.
VONT,
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Tr
Am
/ Tristan et Iseut
e Le flagrant délit (3792-3990) Les barons n’ont pas désarmé et le nain imagine une nouvelle ruse : Marc envoie Tristan porter un message. La nuit précédant son départ, le nain répand de la farine entre le lit de la reine et celui de Tristan, mais le héros s’en aperçoit et saute d’un bond dans le lit. Cependant sa blessure (Eïlhart n’en précise pas l’origine) se rouvre et ensanglante le lit. Le nain donne l’alerte. En tentant de regagner son propre lit, le héros laisse l’empreinte de son pas sur la farine. Les barons se saisissent alors de lui. Au matin, le roi fait crier le ban et ordonne au peuple d’assister au jugement.
e La fuite dans la forêt (3991-4367) Dinas essaie en vain d’intervenir auprès de Marc, mais rencontrant Tristan qu’on emmène pour le juger, il ordonne de le libérer de ses liens. Tristan demande la permission d’aller prier dans une chapelle qui domine la mer. Il saute par la fenêtre et regagne le rivage où il retrouve Gouvernal qui a le destrier et l’épée du héros. Le roi, dont la colère redouble en apprenant l’évasion de Tristan, condamne d’abord Iseut au bûcher, puis la livre au chef d’une tribu de lépreux. Mais Gouvernal aperçoit la reine qu’emmènent déjà les lépreux. Tristan tue leur chef et s'enfuit avec Iseut et son maître dans la forêt. Marc ordonne à ses chevaliers de chercher Tristan, de le tuer ou de le lui livrer. e La vie dans la forêt (4368-4729) L’écuyer chargé de tuer Husdent, le braque de Tristan, le laisse s’enfuir. Le chien rejoint d’abord Gouvernal, resté en arrière pour protéger la fuite des amants, puis le remet sur la trace de Tristan.
!
_ Analyse
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Durant deux ans environ, les amants, mais aussi Gouvernal, se nourrissent d’herbes et du gibier que Tristan chasse avec son arc. Leurs vêtements tombent en lambeaux. Leur amour les rend cependant insensibles aux souffrances et aux privations. Tristan a pour habitude, lorsqu'il s’endort, de poser son épée nue entre son corps et celui d’Iseut. Un jour, le veneur du roi surprend les amants endormis et vient prévenir Marc qu’il conduit jusqu’à la hutte de feuillage. Sans réveiller le couple, Marc substitue son épée à celle de Tristan et dépose son gant sur Iseut. Lorsqu'ils se réveillent, les amants, pris de peur, s’enfoncent plus avant dans la forêt. Un jour, Tristan va trouver l’ermite Ogrin pour demander l’absolution. L’ermite l’exhorte en vain à rendre Iseut à Marc.
e Tristan rend Iseut à Marc (4730-5020) Quatre ans s'étant écoulés, le pouvoir du philtre cesse. Leur mode de vie devient insupportable aux amants. Tristan, avec Iseut cette fois, retourne chez Ogrin et accepte de rendre la reine. Il porte lui-même au roi la lettre qu'Ogrin (qui est aussi le confesseur de Marc) a rédigée. Marc reconnaît la voix de son.neveu, mais ne parvient pas à le retenir. Dans sa réponse, Marc fait savoir à Tristan qu’il accepte de reprendre la reine maïs qu’il exige le départ de son neveu de la Cornouailles. Tristan rend Iseut après avoir une dernière fois tenté de fléchir Marc. Il donne à la reine son chien en lui demandant,
au nom
de leur amour,
d’en
prendre le plus grand soin. Puis il se rend auprès du roi de Ganoie. Il accomplit là de nombreux exploits (qu’il serait trop long, dit Eilhart, de raconter), avant de se rendre avec Gouvernal à la cour d’Arthur. E, BAUMGARTNER
134 | Tristan et Iseut
3 / Des & retours » de Tristan à la mort des amants (5021-9524) e Tristan à la cour d’Arthur
(5021-5486)
À la cour d’Arthur, Tristan multiplie les exploits. Gauvain, le neveu d’Arthur, décide d’aider le héros à revoir
Iseut et persuade Arthur d’aller chasser près du domaine de Marc.
La chasse se prolongeant (grâce à une ruse de Gauvain), Arthur demande l'hospitalité à Marc pour luimême et ses compagnons (Gauvain, Keu, Tristan, etc.). La nuit, à cette occasion, tout le monde couche dans la grande salle du palais et Tristan tente de rejoindre Iseut, mais il se blesse à des fers à loup qui ont été exprès disposés. Avertis, Arthur et ses chevaliers se blessent à leur tour et Tristan peut passer avec la reine le reste de la nuit. Tristan quitte peu après la cour d’Arthur.
e Tristan chez le roi Hoël de Carhaïx ; mariage du héros (5487-6263)
Tristan arrive dans le royaume, dévasté par la guerre, de Hoël de Carhaix, père de Kaherdin et d’Iseut aux Blanches Mains. Tristan aide le roi contre son adversaire, le comte Riole de Nantes, et Eilhart raconte longuement ses exploits (5729-6105). Pour retenir Tristan, Kaherdin lui propose d’épouser sa sœur. D’abord séduit par l’identité des noms, Tristan accepte, mais ne consomme pas le mariage. La vérité est découverte le jour où, de l’eau écla‘ boussant la cuisse de la jeune femme, celle-ci apostrophe cette eau assez audacieuse pour oser aller plus haut que ne le fit jamais main de chevalier. Pressé par Kaherdin, Tristan déclare qu’une autre femme, pour l’amour de lui, traite mieux son chien qu’Iseut ne traite son mari et invite x son beau-frère à venir avec lui en Cornouailles.
Analyse
e Tristan et Kaherdin en Cornouailles
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(6264-7444)
Les deux chevaliers arrivent chez Dinas qui prévient la reine. Iseut décide le roi à aller chasser à la Blanche Lande. Kaherdin assiste, ébloui, au double cortège du roi puis de la reine. Il reconnaît qu’Iseut est plus belle que sa sœur et traite mieux le chien de Tristan qu’Iseut ne traite son époux... À la Blanche Lande, Tristan rejoint de nuit la reine qui confie Kaherdin à sa suivante Camille, mais Camille endort le chevalier avec le coussin magique d’Iseut. Au matin, les amants se séparent, mais un chevalier de Marc vient rapporter à la cour qu’il a en vain conjuré Tristan de se battre au nom d’Iseut. Il s’agit en fait d’un des écuyers du héros... Irritée, la reine chasse son amant : lorsqu'il revient à la cour, déguisé en lépreux, pour se disculper. De retour à Carhaïx, Tristan, de dépit, consomme son mariage. Cependant Iseut se repent de sa dureté, revêt pour se punir une chemise de crin et envoie un messager à Tristan pour l’en informer et lui demander de revenir en Cornouailles. Tristan promet de revenir dès qu’il aura accompli la promesse faite à Gouvernal de rester un an sans revoir la reine. e Tristan pèlerin (7445-7865) L'année accomplie, Tristan et Gouvernal, déguisés cette fois en pèlerins, retournent en Cornouailles. Brengain est morte. Iseut de nouveau demande au roi d’organiser une chasse et rejoint Tristan à la Blanche Lande. Au matin, le héros participe brillamment à des jeux sportifs (lancer du javelot, dé la pierre, saut par-dessus un fossé) mais, reconnu (ses vêtements de pèlerin se déchirent dans l’effort), il doit repartir pour Carhaïx.
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Tristan et Iseut
e Les amours de Kaherdin; Tristan jongleur; Tristan blessé dans un siège (7866-8654) Kaherdin aime Gargeolain, la femme du très jaloux Bédénis, et Tristan l’aide à s’introduire dans le château de sa maîtresse. Sur ce, Rivalen meurt et Tristan décide _ de remettre son royaume de Léonois à Gouvernal mais il souhaite auparavant retourner une dernière fois avec son maître en Cornouaïilles, en se déguisant cette fois en jongleur. Tristan rejoint la reine dans le verger mais, au matin, les deux hommes sont reconnus par Andret qui se lance à leur poursuite. Iseut parvient à les sauver en soudoyant deux jongleurs qui se font passer pour Tristan et Gouvernal. Tristan demeure ensuite deux ans en Léonois, confie le royaume à Gouvernal et, de retour à Carhaix, aide Kaherdin dans une nouvelle guerre contre Riole. Il est grièvement blessé en assiégeant une tour. Au bout d’un an, il est guéri mais méconnaissable. e Tristan fou (8655-9032)
Sur le conseil de son neveu — un nouveau venu dans le récit — Tristan se déguise en fou et retourne en Cornouailles où il convainc le roi et la cour de sa folie, en dépit des propos ambigus qu’il tient. Il se fait reconnaître d’Iseut mais, au bout de trois semaines, il est démasaué. Avant de s'enfuir, il demande à Iseut de faire à l’avenir ce que lui demandera tout messager porteur de son anneau. e Tristan blessé (9033-9255) Bédénis surprend les amours de sa femme et de Kaherdin
(en découvrant sur le mur d’une chambre les brindilles qu’a lancées avec une incomparable adresse Tristan en attendant son compagnon). Bédénis tue Kaherdin et blesse
grièvement Tristan.
Analyse
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e Mort des amants (9255-9524) Personne ne peut guérir le héros qui envoie à Iseut un messager muni de son anneau. S’il revient avec Iseut, le messager doit hisser la voile blanche. La fille du messager est chargée de guetter l’arrivée de la nef. Iseut accepte sans hésitation de partir mais lorsque la nef arrive en vue du rivage, Iseut aux Blanches Mains, qui connaît le signai convenu, annonce à son mari, par étourderie selon Eïlhart, que la voile est noire. Tristan meurt aussitôt. Iseut arrive au moment où l’on célèbre ses funérailles et meurt à son tour sur le corps de son amant. Lorsqu'il apprend la mort des amants, mais aussi l’existence du philtre, Marc regrette de les avoir séparés et d’avoir exilé son neveu. Il ordonne de les ensevelir dans une même tombe et fait planter un rosier sur le corps d’Iseut, un cep de vigne sur celui de Tristan. Les deux arbres, en poussant, entrecroisent leurs rameaux, et plus rien ne peut les séparer.
Les textes
Il serait logique, si l’on tient compte de la chronologie proposée, vers 1172-1175 pour Thomas, vers 1180 pour Béroul, d’étudier la version de Thomas avant celle de Béroul. Cependant, dans la mesure où le récit de Thomas s’écarte délibérément de la version dite &«commune », il a paru plus judicieux de suivre l’ordre traditionnel et d'examiner d’abord le récit de Béroul, sans doute plus fidèle à la « vulgate ».
BÉROUL
ET LE ( BOIVRE
D’AMOR
}
Gent dechacie, a com grant paine
Amors par force vos demeine
(2295-2296)
Aux vers 1268 et 1790! du manuscrit BN fr. 2171 un conteur qui se désigne sous le nom de Berox (Béroul) signe un texte d’environ 4 500 vers, fragment d’une version sans doute complète du Tristan. Le contexte dans lequel se situent ces deux signatures, dont la fonction est d’abord de faire de Béroul le narrateur autorisé de la « bonne » version — les autres conteurs n’en sevent mie bien l’estoire | Berox l’a mex en sen memoire —, n’est pas indifférent. L'une et l’autre viennent en effet souligner les données contradictoires sur lesquelles joue l’ensemble du récit un amour exemplaire, mais involontairement scellé par le pouvoir d’un philtre; un amour absolu, mais qu’il faut payer très cher; un héros (une héroïne) qui incarnent a priori l'idéal courtois, unissant prouesse, beauté et cour1. L'édition de référence est ici celle d’E. Muret-L.-M. Defourques
citée dans la bibliographie.
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toisie, mais qui sont confrontés, à cause de leur amour, à un univers dominé par le mal absolu, la lèpre, des corps et des cœurs.
Poétique du fragment
Incomplet, le récit de Béroul commence et s’achève au milieu d’une phrase. Il s’agit là d’un accident purement matériel. Reste que cet état de fait reflète très justement le mode d’écriture de Béroul : une narration discontinue, de type essentiellement paratactique. Cette caractéristique se manifeste déjà dans la chronologie du récit et le mode de représentation du temps. Globalement, l’histoire contée se situe dans un passé révolu, coupé du présent du narrateur et de son public, mais convoqué pour sa valeur exemplaire (1787-1792). Ce passé est aussi le passé légendaire arthurien : Marc est, chez Béroul comme chez Eïlhart, contemporain d'Arthur. La chronologie d’ensemble du récit reste cependant assez vague voire incohérente. Le temps de répit accordé aux amants après le rendez-vous épié est-il d’un an ou de deux (574)? Combien de temps s’écoule-t-il entre l’épisode du serment ambigu et la dernière tentative des barons contre le couple (4266-4267)? Et le nombre de trois ans, dont la valeur est sans doute symbolique, est. aussi bien le temps du séjour dans le Morois (2131) que le temps durant lequel, chez Béroul, le philtre garde toute son effcacité (2140). De fait une seule date, elle aussi symbolique?, importe au récit et en fait basculer le cours : la nuit de la Saint-Jean, celle qui marque à la fois l’apogée 1. Sur Béroul narrateur, voir A. Vàrvaro, ouvr. cit., chap. I; E. Vinaver, La Forêt de Morois, À la recherche d’une poétique médiévale, Paris, Nizet, 1970. 2. Voir D. Poirion, art. cit., 200-201.
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Tristan et Iseut
de l’été et son déclin, et au lendemain de laquelle les amants se « réveillent » et prennent conscience de leur déchéance et de leur misère sinon de leur faute (2147 et s.). A l’intérieur de chaque épisode se recrée en revanche une chronologie assez précise tandis que toute une série de procédés assure une configuration originale du temps. Le récit peut en suivre le déroulement linéaire, comme dans l'épisode du flagrant délit ou du serment ambigu; prévaut alors l’alternance jour/nuit!. L’un des procédés les plus caractéristiques consiste cependant à inscrire une scène unique, dont la durée est alors dilatée par rapport au reste de la narration, dans un temps placé sous le signe de la répétition. Les trois ans de l’épisode du Morois sont ainsi scandés par des vers du type Seignors, eisi font longuement | En la forest parfondement | Longuement sont en cel desert? et c’est sur ce fonds répétitif que se détachent les scènes « singulières » du dressage d’Husdent, de la mise à mort du nain.par Marc, de la découverte des amants, etc. Le procédé est parfois repris à l’intérieur même d’une séquence : les deux monologues des amants aux vers 2196 et 2201 sont réitérés par l’adverbe sovent tout comme les admonestations de l’ermite, aux vers 1395-1398. Dans l'épisode du Morois, l'écoulement du temps est enfin rendu sensible non par des précisions chiffrées mais par la reprise des motifs de la nourriture, du vêtement, du logement, du sommeil, tous éléments constitutifs de l’aspre vie et Gont la dégradation progressive annonce la prise de conscience du couple*. L’isolement de l’épisode au sein de la narration est encore souligné par une pratique fréquente qui consiste 1. Voir M. de Combarieu,
Le jour et la nuit dans le roman
de
Béroul, Tristania, II, 1, 1976, 12-31. 2. Vers 1303-1305, 1637, 1648, 2132, etc. 3. Voir E. Baumgartner, Du Tristan de Béroul au roman en prose de Tristan, Der Altfranzôsische Prosaroman..., Munich, 1979, 1-45.
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à résumer en quelques vers adressés au public les événements antérieurs. Pratique au reste ambivalente puisqu’elle insiste sur l’autonomie de l’épisode dans le temps même où elle le réintègre dans l’histoire. Ainsi des vers 13511361 qui résument le passé immédiat, évoquent la vie dans la forêt tout en introduisant la première rencontre avec l’ermite, ou des vers 1303-1306 qui lient l’épisode de la mort du nain à ce même temps de l’exil. Mais plus souvent encore le & résumé » embrasse tout le passé en en répétant les scènes majeures, le combat contre le Morhout, la quête d’Iseut, le philtre, le mariage de Marc. On peut ainsi citer les paroles échangées par les amants
lors du rendez-vous
épié mais aussi le rappel que fait Ogrin du passé des amants (et le futur qu’il projette) lorsqu'il imagine la lettre destinée à Marc (2376-2410). Lettre dont le texte définitif, celui qui est lu à Marc, est très sensiblement modifié, chronologiquement mieux organisé, et pris en charge par le héros (2556-2620). Sans doute ces scènes figuraient-elles au début du récit de Béroul. Leur retour en force dans le fragment pourrait alors s’expliquer par le mode de performance d’un texte fait pour être entendu, destiné à un public dont l’inattention, le caractère mouvant nécessitent ce type de rappel. Mais la fonction de communication n’est pas seule en cause. Les scènes ainsi rappelées sont aussi les scènes où se nouent les liens d’amour qui unissent Tristan et Iseut comme les liens de reconnaissance de Marc et des Cornouaillais vis-à-vis de Tristan, et de Tristan vis-à-vis d’Iseut la guérisseuse. En faisant insister le passé dans le présent du récit, ces rappels surimposent au temps discontinu et insaisissable du fragment, un temps linéaire, représenté dans son enchaînement logique et qui vient ainsi informer, expliquer, justifier le présent. La (dis)continuité du récit est également assurée par la pratique des « annonces ». Le début des séquences narra-
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tives — mais aussi le début des étapes importantes à l’intérieur des séquences — est signalé par un ou deux vers qui sont le plus souvent un appel au public mais qui peuvent être aussi description brève d’un personnage, d’une action, d’une attitude, fixant d’emblée la tonalité du passage. Le premier effet des annonces est d’assurer un découpage du texte, de cerner les contours d’une
scène; mais le réseau qu’elles tissent est aussi facteur de cohésion, grâce, d’une part, au commentaire continu qu’elles proposent à travers la voix du narrateur et, d’autre part, à la communication qu’elles ne cessent de maintenir entre ce narrateur et son public. On peut sans doute discerner dans le fragment de Béroul une structure d’ensemble binaire, opposant une première période, dominée par le pouvoir du philtre et s’achevant au lendemain de la Saint-Jean, au vers 2132, au terme des trois ans d’épreuves, à une seconde période où les amants se vengent progressivement de leurs ennemis, où le bel cellier d’Orri le forestier se substitue à la loge de feuillage du Morois, où, à l’amour impossible, succède un nouveau type de relations vécues sur le mode du déguisement, de la ruse, des rencontres furtives dans la chambre de la reine!. Le tempo caractéristique du récit de Béroul n’en reste pas moins la juxtaposition de scènes laissant subsister entre elles de larges zones d’ombre. Dans la trame d’une histoire préexistante et supposée bien connue du public, Béroul découpe comme à l’emporte-pièce des séquences essentielles; et c’est par le jeu des rappels, des annonces, des résumés qui offrent au public convoqué une saisie simultanée du passé, du présent et du devenir de l’histoire des amants que s’établit d’abord la cohésion du récit.
1. Voir D. Poirion, art. cit., 200-201.
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Paroles
Une autre constante de la technique narrative de Béroul est l’importance donnée à la représentation de la parole, qu’il s’agisse des commentaires du narrateur ou des diverses prises de parole des personnages. Dans son ensemble, la narration est prise en charge par un narrateur omniscient, Béroul, qui commente l’histoire à l’intention de son public’. Ses interventions sont le plus souvent énoncées à l’impératif et/ou à l’exclamatif (Dex! Porgoi fist? Or escoutez!, 728), etc. Mais il faut également tenir compte de l’ensemble des procédés syntaxiques, rythmiques, etc., par lesquels Béroul modalise constamment son récit. Le premier effet de ces interventions est de capter l’intérêt du public; elles sont aussi le moyen le plus efficace de fournir un commentaire orienté de l’action. L’épisode du flagrant délit (581-1270) est ainsi jalonné par une dizaine d'interventions explicites dans lesquelles les condamnations des opposants aux amants alternent avec des remarques apitoyées sur le sort qui les menace, mais qui insistent aussi sur la bienveillance que Dieu témoigne à Tristan (Oez, seignors, de Damledé | Comment il est plains de pité, 909-910) puis s’achèvent sur un éloge du narrateur, garant de la bonne version du récit (1265-1268). S’interposer entre le texte et le public n’est pas un trait isolé dans la littérature du xu° siècle. Benoît de SainteMaure, par exemple, prend bien souvent fait et cause dans son Roman de Troie pour les Troyens et leur triste destinée. Mais à cette époque du moins, ce n’est que dans le texte de Béroul que la voix du narrateur développe une présence aussi insistante. 1. Voir E.-J. Bik, Les interventions d’auteur dans le Tristan de Béroul, Neophilologus, LVI, 1972, 31-42.
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Dans l'épisode du flagrant délit, la parole du narrateur est redoublée en texte par la triple intervention du peuple de Cornouailles, déplorant le sort de Tristan et d’Iseut (832-859 et 1077-1082) ou commentant l'attitude et l’attachement du chien Husdent (1454-1466). Intéressante par les liens qu’elle suppose entre les amants et le peuple de Cornouailles, l’intervention de ce public intra-textuel vise aussi le véritable public à qui elle dicte en somme la réaction qu’il doit avoir. Le récit de Béroul fait enfin une très large place à la représentation de la parole des personnages sous la forme du discours organisé, du dialogue et du monologue. L'effet manifeste de la multiplication des passages parlés est une dramatisation constante de la narration. Dramatisation qu’il faut peut-être lier au mode de performance d’un récit d’abord destiné à être écouté. Mais la place prise dans le texte par la parole au détriment de la narration et surtout de la description, comme l’alternance des différents types de discours, permet d’abord au narrateur de multiplier les points de vue à l’intérieur d’une même séquence. L'exemple classique est ici la scène du rendez-vous épié, redite, c’est-à-dire réinterprétée, par Marc seul (265284 et 298-319), par Iseut à Brangain (345-369) puis à Marc (400-458) et par Tristan à Gouvernal, mais au style indirect cette fois (381-384)!. Mais on peut aussi citer la scène du sommeil des amants longuement décrite pär le narrateur (1801-1902), déformée (abrégée) dans le discours du forestier (1901-1902), réinterprétée par Marc dans un monologue intérieur (2001-2038) sans qu'aucun des points de vue énoncés tant par la description que par la parole ne parvienne au reste à en dissiper l’ambiguité. La caractéristique la plus évidente de la parole chez 1. Voir R. H. Bloch, Tristan, the Myth of the State and the Language of the Self,-Yale French Studies, LI, 1974, 61-81.
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Béroul est en effet qu’il s’agit le plus souvent d’une parole mensongère, délibérément truquée. Discours et monologues ne sont pas ici comme dans les romans antiques ou, au xu1° siècle, dans les romans en prose l’occasion d’exposer ou de découvrir une vérité, d’expliciter les sentiments des personnages, mais de mettre en question l’évidence des choses. Certes, il est dans le texte des dialogues, ceux de l’ermite et des amants par exemple, des monologues, ceux de Tristan et d’Iseut dans le Morois, qui relèvent d’une parole sincère, ou, dans le cas du discours de Dinas à Marc (1088-1120), d’une rhétorique, parfaitement licite, de la persuasion. On remarquera, de ce point de vue, que l’espace du Morois est le seul lieu où les amants peuvent parler vrai, révéler par exemple à l’ermite la vérité du philtre, en dénoncer le pouvoir, (s’)avouer leur lassitude. Ailleurs, dans l’univers de Marc, dans un monde envahi par les « losengiers », par ces êtres qui précisément ne prétendent se fonder que sur les signes sensibles, le blanc des draps, de la fieur de farine tachés de sang, la parole truquée, mensongère ou ambiguë, devient la seule arme des amants ; et c’est d’ailleurs sur une parole à double entente, un premier serment ambigu que s’ouvre le récit!. Dans l’état actuel du fragment, c’est Iseut qui prend l'initiative de cette parole truquée mais aussi Béroul, puisque rien de tel n’apparaît dans la scène correspondante d’Eilhart. Quant à la technique, elle consiste, comme plus loin dans la scène du serment ambigu, à jouer habilement de la marge de flou, de l’inadéquation qui persiste, dans le langage humain, entre signifiant et signifié. Il suffit d’une périphrase cil qui m’ot pucele (24) au lieu d’un nom propre, d’une restriction mentale (le talent (31) de Tristan, le corage (33) d’Iseut sont en fait manipulés par le philtre), 1; Voie F. Bar, Le premier serment ambigu d’Iseut dans le Tristan de Béroul, dans BBSIA, 1977.
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d’une polysémie toujours possible — qui est le véritable seigneur, époux et maître d’Iseut ?! — pour que soit brisé, si tant est qu’il ait jamais existé, le lien univoque entre les mots et les choses. Mais une telle pratique est éminemment subversive puisqu'elle met en cause les fondements mêmes de l’univers mental du xnr° siècle, d’un univers qui croit, ou feint encore de croire, que les mots, et surtout ces mots essentiels que sont les serments, sont les signes des choses. L’étendue du pouvoir accordé au langage ressort d’ailleurs, par contraste, de l’attitude de Tristan. Jusqu’à l’épisode du serment ambigu, Tristan n’a pas, comme Iseut, l’art des formules restrictives. C’est toujours à l’évidence de la force et des armes qu’il fait appel. A plusieurs reprises, il propose de se justifier de l’accusation d’adultère par un combat judiciaire en champ clos et l’offre de la deraisne revient avec insistance dans le récit. L’échec constant de cette demande, le silence qu’elle impose aux adversaires du couple s’expliquent sans doute assez facilement : personne n’ose, en Cornouailles, affronter le vainqueur du Morhout. Des raisons d’ordre dramatique et/ou moral ont pu également jouer : il est difficile d’imaginer un combat dont Tristan ne sortirait pas vainqueur. Il est tout aussi difficile d’imaginer un combat dans lequel l’amant adultère triompherait, devant Dieu, d’un éventuel champion du droit?. Le jeu que Tristan joue avec le langage est en fait d’une nature autre que celui où excelle Iseut. Ce que Tristan invente, dans l'épisode du serment ambigu, ce que les Folies développeront, c’est davantage l’usage d’une parole vraie, renvoyant à un signifié authentique — on relira de ce point de vue les vers 3760-3776, le dialogue du 1. Voir J. Subrenat, Sur le climat social, moral et religieux du Tristan de Béroul, Le Moyen Age, 1976, 219-261. 2. Voir cependant l’artifice imaginé par Chrétien de Troyes dans le Chevalier de la Charrette…
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pseudo-lépreux avec Marc — mais dont la vérité est voilée, désamorcée par des signes extérieurs qui, eux, sont truqués : le déguisement du héros et les stigmates de la lèpre. Le texte de Béroul non seulement réserve une large place à la représentation de la parole, mais il met en évidence les liens complexes qu’elle entretient avec la vérité. Dans l’univers béroulien, tout le monde ment, jusques et y compris Ogrin : por honte oster et mal covrir | doit on un poi par bel mentir (2353-2354)... Toute parole humaine est peut-être mensongère, à la différence de celle de Dieu, qui ne menti (372); il n’y a surtout aucune possibilité de distinguer le mensonge du voir dit comme le montre nettement le commentaire que fait Béroul du rendez-vous épié et des « certitudes » de Marc : Li rois sout bien qu’el ot voir dit : | les paroles totes oit (459-460). Et cette discordance, Dieu lui-même l’autorise finalement par son silence, comme par les miracles qu’il semble faire. en faveur des amants. Plus encore, l’impossibilité où est Tristan de se défendre par les armes, le succès contrasté de la deraisne d’Iseut, l’aide efficace que lui apporte le héros lorsqu'il consent à son tour à s’avancer masqué, prouvent à l’évidence que, chez Béroul, la maîtrise du langage importe davantage que celle des armes et que seule la parole peut fournir la parade décisive. Ce qui revient peut-être à dire que la parole, parole des amants, parole du narrateur, est le seul espace, mais il est infini, que le Dieu de Béroul laisse à l'initiative et à la liberté des personnages et à l'invention du conteur!. La cour, la forêt, la lande
Alors que la mer joue un rôle important dans l’histoire de Tristan et Iseut, elle ne fait guère l’objet chez Béroul 1. Voir également M.-L. Ollier, Vérité et ambivalence dans le Tristan de Béroul, dans Tristan, mythe européen et mondial, ouvr. cit.
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— cela tient bien entendu à la situation du fragment dans l’ensemble du récit — que de rapides évocations. Elle n'apparaît que lorsque est rappelé le passé déjà légendaire du héros, sa venue en Cornouailles (161), le combat contre le Morhout, la quête d’Iseut, la bataille contre le grant serpent cresté (2556 et s. par exemple) ou lorsque est évoqué son départ pour l’exil : Vers la mer vet Tristan sa voie | Yseut o les euz le convoie (2929-2930). Départ qui au reste n’aura pas lieu : c’est deçà mer (2630) de ce côté de la mer qui désigne dans ce texte la Cornouailles anglaise que se déroule et s’enclôt le fragment de Béroul. Deux cours, deux rois y sont en présence : Marc, roi de Cornouailles, qui réside tantôt à Lancien tantôt à Tintagel, Arthur, dont la cour se déplace mais reste assez proche, semble-t-il, de la terre de Marc. Les deux rois vivent en harmonie : le fragment de Béroul ignore les guerres féodales longuement décrites par Eïlhart, même si l'Irlande y reste une menace potentielle. L’atmosphère des deux cours est cependant très différente. A la cour de Marc, qui se limite ou presque aux amants, aux trois félons et au nain, la vie se déroule entre la salle du palais, la chambre royale et le jardin du rendez-vous épié. La chambre, interdite à Tristan au début du fragment, lui est rouverte par le roi après le rendez-vous épié; mais là se trame dans l’obscurité totale le piège du flagrant délit. C’est finalement en dehors de la résidence de Marc qu’apparaissent quelques manifestations de faste, dans les rues de Lancien notamment, pour le retour d’Iseut de la forêt du Morois (2967 et s.). En contraste, la cour d’Arthur brille par le nombre de ses chevaliers, chevaliers confirmés comme les compagnons de la Table ronde mais aussi jeunes nobles qui attendent d’être adoubés. Arthur comme ses chevaliers rivalisent en paroles et en vœux téméraires pour l’amour de la belle Iseut. Gauvain, Gerflet et Ivain jurent de la
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venger des attaques des losengiers (menaces qui resteront d’ailleurs sans effet). Enfin, dans l’épisode du serment ambigu, Béroul décrit longuement le riche spectacle qu’offre cette cour dont le faste gagne progressivement, en cette partie du texte, la cour de Marc. C’est dans l’espace clos de la chambre que s’achève le fragment et sur les meurtres barbares de Donoalen et de Godoïne. Mieux que l’atmosphère courtoise un moment suggérée par l’intrusion de l’espace arthurien, cette dernière scène s’accorde plus profondément à la tonalité sauvage d’un récit dont l’espace essentiel reste d’abord la forêt puis la lande. Lieu privilégié de l’aventure dans le roman arthurien, la forêt (du Morois) est chez Béroul le lieu de l’exil, de la peur, de l’aspre vie. Sans doute, cel desert — ainsi Béroul qualifie-t-il le Morois au vers 1305 — est bien l’espace où les amants peuvent s’aimer dans une liberté au reste très menacée. Le texte insiste à trois reprises, mais dans un descrescendo sensible!, sur le fait que la force de leur amour les rend insensibles à la précarité de leur mode de vie. Mais cette affirmation contraste en fait avec la description que donne Béroul, par vagues successives, d’un espace où les amants perdent peu à peu tous les acquis de la civilisation et risquent de revenir à l’état sauvage. Régression qui s’accentue d’une reprise à l’autre à travers une série de motifs récurrents : la nourriture, dans laquelle font défaut le pain et le sel et qui pourrait même se réduire, comme l’admet Tristan, à une nourriture primitive, faite d’herbe et de glands (1405); le logement, de plus en plus précaire; les vêtements, qui deviennent haïllons; l’apparence extérieure (/eur char pali et devient vaine, 2132) qui devient de plus en plus misérable; le sommeil enfin, temps 1. On comparera 2130-2132.
les vers 1274, 1364-1367, 1649-1655, 1784-1792,
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l Tristan et Iseut
de l’apaisement et de l’oubli des souffrances (1299-1302, 1673-1676, 1799-1800) qui devient pour Iseut, dans la scène de la découverte des amants, le temps du cauchemar
et de l’effroi. L'espace du Morois est sans aucun doute l’espace essentiel du récit dans la mesure où il est emblématique à la fois de la force d’un amour capable de briser les conventions sociales et de transcender les contraintes physiques et du caractère intenable, à terme, d’un amour vécu en dehors des pratiques et des rituels de la société. Il est d’ailleurs très significatif que la réintégration d’Iseut dans la société (sinon de Tristan) passe d’abord par le rituel des lettres échangées, s’incarne dans la splendeur des habits et de la monture que lui procure Ogrin!, s’achève au mostier Saint Sanson en présence de tout le peuple de Cornouailles, des quatre mille habitants de la cité, mais aussi de l’ensemble du clergé et de la noblesse. Entre la cour de Marc et la forêt s'étend la lande, terre de chasse et de chevauchée, où les trois barons traquent impitoyablement Marc et où se déroule le serment ambigu d’Iseut. Dans cet épisode, trois lieux se détachent : le Gué aventureux, le Mal Pas et la Blanche Lande. Comme la cour d’Arthur, à laquelle il est ici lié, cet espace évoque d’abord l’univers du roman et du lai bretons. La lande et le gué, l’eau qui la traverse y sont en effet lieu de la rencontre avec la fée, et plus généralement, lieu de passage vers l’Autre Monde. La couleur spécifique, le blanc, s'en retrouve dans la Blanche Lande sur laquelle se découpe la silhouette de Tristan, Noir cheval a et noire enseigne, | Ce est li Noirs de la Montaigne (4015-4016). C’est dans cet espace frontière, qui est peut-être déjà espace de l’autre monde, relevant d’autres critères, d’une morale autre 1. Voir F. Rigolot, Valeur figurative du vêtement dans le Tristan de Béroul, Cahiers de Civilisation médiévale, X, 1967, 447.
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(d’une absence de morale?) que pénètre Iseut et que s’énonce le serment ambigu, qu’Iseut la reine, l’amante, devient aussi l’amie d’Arthur auquel la lie un passé mystérieux (3546-3548) et que, sous le masque du lépreux, se révèle sans transition le chevalier faé. Certes, lieux de l’illusion et de la métamorphose, le Gué Aventureux et la Blanche Lande sont aussi et de manière insistante Mal Pas, marais, boue et fange. Cependant, la souillure, décrite de façon fort réaliste, n’atteint ici que les ennemis des amants. La souillure ancienne de la reine (j’i sollai ja un poi mes dras, 3296) s’y efface devant l’image resplendissante d’une beauté souveraine qui s’adrece sans hésiter vers la planche du Mal Pas et le lépreux. Le Gué aventureux et la Blanche Lande sont bien l’espace du triomphe d’Iseut et de la vengeance des amants que confirmera l’épisode suivant, la fin du fragment. Il est clair cependant que triomphe et vengeance ne sont obtenus qu’à travers le mensonge du serment et le déguisement de Tristan en lépreux. La présence d’Arthur et de sa cour impose un temps une atmosphère courtoise, une vision aimable de l’amour et de la chevalerie — /a Blanche Lande fu vestue | maint chevalier i out sa drue (4085-4086). Mais le masque de lépreux que prend Tristan, mais la crudité des paroles et de la conduite d’Iseut, sa ruse, son attitude vis-à-vis de son amant dénoncent tout aussi bien l'illusion courtoise que l’impossibilité d’intégrer jamais la passion d’amour à l’univers de Marc et des barons de Cornouailles.
Le contexte féodal Reprenant, comme Eïlhart, une tradition sans doute bien établie, Béroul situe dans l’espace-temps arthurien l’histoire exemplaire de Tristan et d’Iseut. Cependant la
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« vérité » de cette histoire comme son insistance dans le présent commun du narrateur et de son public sont à plusieurs reprises soulignées : le paile offert par Iseut à son retour du Morois est encore visible dans le mostier Saint Sanson (2991 et s.); la pierre sur laquelle a atterri Tristan en s’échappant par la verrière de la chapelle est ençore appelée par les Cornouaillais le Saut Tristan (953954) et c’est d’une source parée du prestige de l’écrit que Béroul tire son propre récit (1789-1790). Reliques, détails topographiques, existence d’une source écrite assurent ainsi l’authenticité de l’histoire tout en créant autour d’elle une aura de légende. Il est également remarquable que Béroul utilise fort peu le merveilleux de type féerique, pourtant lié à la matière de Bretagne. Le conteur reprend à sa source des éléments merveilleux comme la navigation à l’aventure, le combat contre le serpent cresté et surtout le philtre. Il y ajoute l'étrange épisode des oreilles de cheval du roi Marc et la mention énigmatique de la Table ronde qui tornoie comme le monde (3380). Mais, d’une manière générale, Béroul a tendance à minimiser le rôle du merveilleux féerique ou à le dénaturer : le vin herbé, qui est déjà une première rationalisation du motif de la geis, a été fabriqué, « bouilli » par la reine d’Irlande, mère d’Iseut; la merveille de l’Arc qui ne faut et du dressage d'Husdent est attribuée au génie inventif de Tristan. Enfin, si Dieu luimême semble bien intervenir dans l'épisode du Saut Tristan, le miracle qu’il fait en faveur de Tristan reçoit une explication rationnelle (le vent gonfle les vêtements du héros et amortit sa chute) et est « doublé » (minimisé) par le saut extraordinaire du chien!.
1. Voir J. Frappier, Structure et sens., 448-449, et J.-Ch. Payen, Ordre moral et subversion politique dans le Tristan de Béroul, Mélanges J. Lods, I, 473-484,
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Comme l'ont souligné, selon des perspectives au reste assez différentes, les études de Pierre Jonin et de JeanCharles Payen!, le récit de Béroul est très fortement inscrit dans la réalité contemporaine et dans le contexte féodal de la deuxième moitié du xu° siècle. P. Jonin a ainsi montré comment le procès d’Iseut et de Tristan, après le flagrant délit, puis le serment ambigu de la reine se conformaient aux règles du droit médiéval même si « l’ancien droit français, suivi par la littérature contemporaine, ignore le feu comme punition spécifique de l’adultère » (p. 71). Le même critique (mais aussi Paul Remy)? a insisté sur le caractère très réaliste de la description de la lèpre tant dans l’épisode des lépreux que dans celui où le héros se déguise en lépreux. P. Jonin a montré comment l'évocation d’Yvain et de ses compagnons s’accorde avec ce que l’on sait du mode de vie imposé aux malades, confinés dans des léproseries ou organisés, comme dans le texte, en villages libres à proximité des villes. D'une manière plus générale, Jean-Charles Payen a rappelé que « la légende de Tristan n’est pas seulement une histoire d’amour et de mort » mais que « la liaison adultère des amants s’insère dans un cadre féodal qui lui confère une dimension politique »° et que l’on peut ainsi retrouver dans le récit de Béroul tous les éléments d’une réflexion sur les rapports entre le pouvoir royal et les représentants de la féodalité, ici incarnés par les trois barons hostiles aux amants. L'originalité de Béroul est d’abord de représenter en texte non seulement la noblesse, comme le fait le roman 1. P. Jonin, Les personnages féminins.…., ouvr. cit.,et J.-Ch.Payen, ArtACIT: D.192: 2. La lèpre, thème littéraire au Moyen Age, Le Moyen Age, 1946, 195-242 ; J. Dufournet (Présence et fonction de la lèpre dans le Tristan de Béroul, Mélanges J. R. Smeets, Leyde, 1982, 87-103) insiste davantage sur les aspects symboliques.
S'rArt-cit, D:1473:
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arthurien, mais les différentes couches de la société et les liens qu’elles entretiennent. Apparaissent ainsi, dans l’entourage immédiat du couple royal : Tristan, le neveu de Marc, lui-même fils de roi, mais qui ne voit dans son royaume du Loenois qu’un éventuel refuge et qui a été et reste le soutien majeur du roi; un autre neveu de Marc, Andret, dont le statut en texte est indécis! : il intercède en faveur de Tristan aux vers 2869 et s., mais il est l’objet de la vengeance du héros dans l’épisode du serment ambigu; le sénéchal du roi, Dinas, dont Béroul souligne plusieurs fois les mérites et le rôle de sage conseiller de Marc, mais qui est aussi l’ami fidèle voire le complice des amants et qui intervient longuement en faveur d’Iseut dans l’épisode du jugement (1088 et s.); les trois barons enfin, dont les noms — Guenelon, Godoïne, Denoalen — évoquent déjà la félonie et la trahison, qui vivent à la cour de Marc et qui sont désignés par le roi comme ses fidèles vassaux mais qui, en fait, menacent sans cesse Marc de se retirer dans leurs châteaux et de se rebeller contre lui. Avec eux a partie liée Frocin (ou Frocine), le nain de Tintagel expert à déchiffrer dans les astres le secret des destinées mais qui disparaît du récit après l’épisode des oreilles de cheval’. Enfin et surtout, Béroul donne à plusieurs reprises la parole au menu peuple de Cornouailles qui affirme nettement sa sympathie pour les amants; sympathie née de la reconnaissance qu’il éprouve envers le vainqueur du Morhout, le libérateur du royaume, mais aussi de la fascination qu’exercent sur lui la beauté, la noblesse et le sort misérable d’Iseut livrée au bûcher puis aux lépreuxÿ. Quant au clergé séculier, il n’apparaît qu’incidemment, 1. Voir A. Ewert, éd. cit., II, note au v. 2869. 2. Sur le nain Frocin, voir J.-Ch. Huchet, Les masques du clerc,
Médiévales, 5, 1983, 108-115. 3. J.-Ch. Payen, Le peuple dans les romans français de Tristan, Cahiers de Civilisation médiévale, 23, 1980, 187-198.
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et c’est l’ermite Ogrin qui est ici le représentant de Dieu dans le monde des hommes. Or, à la différence de la cour d’Arthur où, sous l’autorité du roi, vivent en harmonie les compagnons de la Table ronde mais aussi les fi/z a contors | et filz a riches vavasors (3385-3386), le royaume de Cornouailles est le lieu d’un affrontement entre le roi et ses vassaux dont le prétexte est la relation adultère de la reine et de Tristan. Traquer les amants, les dénoncer, les surprendre en flagrant délit est en effet l’occasion inespérée pour les barons (terme qui désigne ici les vassaux fieffés de Marc) d’écarter de la cour Tristan qu’ils détestent pour sa prouesse, pour la réputation qu’il a acquise auprès du peuple, pour la honte qu’il leur a infligée en triomphant du Morhout, et d’assurer par contrecoup leur autorité et leur pouvoir en privant le roi de son plus fidèle soutien. A travers les péripéties d’une liaison adultère, ce que met en scène le fragment, en les nouant l’une à l’autre, c’est aussi les étapes de la lutte menée par les barons pour atteindre, à travers Tristan, l’autorité royale, remettre en question la cohésion, l’unité qu’elle impose au royaume, et revenir, par la force s’il le faut, au système féodal, au morcellement du pouvoir qu’il entraîne. Dans cette perspective, la faute des amants n'’atteint pas seulement Marc dans ses sentiments vis-à-vis du couple ou dans son honneur de mari; elle risque de compromettre gravement, à partir du moment où elle devient publique, le pouvoir du roi comme le sort de la Cornouailles. Faire périr Iseut (ou la répudier), c’est en effet courir le risque de renouveler la guerre avec l’Irlande ou de voir Iseut devenir la reine et l’unique héritière d’un royaume dont l'hostilité n’a pas été désarmée par le mariage de Marc.
1. Cf. les vers
1115-1118 et surtout 2615-2618.
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Faire périr ou exiler Tristan, c’est se priver et priver la Cornouailles du plus efficace de ses guerriers. Il se peut que la situation ainsi décrite par Béroul offre quelque ressemblance avec ce qui se passe dans la France capétienne de la seconde moitié du xn° siècle où Louis VII, mais surtout Philippe Auguste, s’efforcent de limiter l’influence des grands seigneurs du royaume et dans laquelle Philippe Auguste est en conflit permanent ou presque avec son très puissant vassal, Henri II, puis avec ses fils, Richard Cœur de Lion et Jean sans Terre. Plus sûrement, l’interférence, chez Béroul, de la dimension politique et du drame privé rend compte de l’image que donne le conteur du roi Marc. Dans le texte de Béroul, le trait dominant de Marc est sa versatilité, son inconstance. Comme le dit Périnis à Arthur, li rois n’a pas coraïige entier, | sempres est ci et sempres la (3432-3433). A cette indécision du personnage, Béroul semble d’abord donner une explication psychologique, faisant alterner le vocabulaire de la colère, de l'émotion, de la tendresse, de la joie dans ses évocations du roi. Marc apparaît ainsi comme un être qui veut se persuader de l’innocence des amants parce qu'il les aime, parce qu’il estime de surcroît son neveu, et qui cède à des accès de colère d’autant plus violents que sa tendresse et sa confiance ont été trahies. Pourtant, dans la majeure partie du texte, ce roi est entièrement manipulé par les barons et par le naïn. Il n’agit pas vraiment en fonction de ce qu’il voit ou de ce qu’il ressent, mais en fonction des scènes et des signes que disposent pour lui/malgré lui les barons losengiers et le nain Frocin. Scènes et signes dont la signification apparemment évidente et univoque — l'innocence des amants dans le rendez-vous épié et, en contraste, leur culpabilité dans l’épisode du flagrant délit — ne lui permet d’autre réaction que tranchée, l’obligeant à passer de la joie intense, des pleurs, sur lesquelles
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s’achève le rendez-vous épié, à la colère violente et chargée de haine du flagrant délit. De ce point de vue, la scène de la découverte des amants dans le Morois (1804-1830) est capitale!. Les signes, cette fois, ont été disposés par les amants, même si c’est par hasard que l’épée est posée entre leurs deux corps, qu’ils sont vêtus et si leur attitude évoque aussi bien l’amour partagé que l’innocence charnelle : Lor amistié ne fu pas fainte : | les bouches furent pres asises, | et neporquant si ot devises, | que n’asenbloient pas ensenble (1822-1825). Marc est seul dans la forêt. A l’ancienne conduite dictée par les vassaux et leur âme damnée, le nain, par le code moral qu’ils prétendent incarner et qui réapparaît en force dans la réaction initiale de Marc, tuer, châtier les coupables comme il en a le droit sinon le devoir, succèdent réflexion et interrogation sur les signes : « Dex! dist li rois, ce que puet estre? | Or ai veü tant de lor estre, | Dex! je ne sai que doie faire, | ou de l’ocire ou du retraire » (2001-2004). Certes, comme dans le rendez-vous épié, le roi est encore une fois trompé par les signes mais il est librement trompé, par l'interprétation qu’il choisit de donner, par ce qu’il veut lire et non par ce qu’on lui donne à lire. Il n’est pas sûr, comme l’a dit C. A. Van Coolput?, que dans cette scène Marc ait à la fois découvert et admis la passion des amants et que « l’évidence de son infortune a apaisé le roi qui ne souhaite plus jouer le rôle de justicier » (p. 46). Mais il est évident qu’il rompt ici avec la conduite dictée qui était la sienne pour agir selon sa 1. Sur cette scène, voir notamment P. Le Gentil, L'épisode du Morois et la signification du Tristan de Béroul, Mélanges L. Spitzer, Berne, 1958, 267-274 ; J. Dufournet, Etude de l’épisode du roi Marc dans la hutte des amants, L'Information littéraire, mars-avril 1975, 79-87, et l’art. de H. Bloch cité supra. 2. Le roi Marc dans le Tristan de Béroul, Le Moyen Age, 1978,
35-51.
Se
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conscience et qu’il apprend surtout à substituer et à préférer à l’évidence trompeuse des choses l’ambiguïté des signes!. L'interprétation que l’on peut donner de l’échange des anneaux, des épées et des gants avec lesquels Marc protège du soleil le visage d’Iseut est multiple. On peut y voir, avec Jean Marx?, un rite d’investiture, replaçant les amants sous l’autorité symbolique du roi; mais il s’agit alors d’un contrat unilatéralement reconduit, qui précisément ne respecte pas les modalités du contrat vassalique (et du contrat de mariage), de l’engagement réciproque des deux parties. On peut insister, avec A. Vàrvaroÿ, sur l’aspect affectif de cet échange, destiné à signifier au couple la pitié et la compassion du roi. Il est possible que ces deux explications se superposent.
L’épée, l’anneau, les gants sont à la fois, dans l’univers féodal, des objets symboliques mais aussi, dans ce contexte précis, des objets chargés d’affectivité, évoquant pour Marc les temps forts de son passé, son mariage avec Iseut, le combat de son neveu contre le Morhout, et d’abord destinés à rappeler aux amants cette période heureuse. Mais le plus important est, semble-t-il, que dans cette scène Marc apprend à son tour à lire les signes dans leur polysémie, à percevoir intuitivement la relation à la fois innocente et coupable de Tristan et d’Iseut, à travers le jeu des corps unis et séparés. Il apprend surtout à substituer des signes à d’autres signes; il accède en somme à la maîtrise du langage symbolique, qui ne se confond pas avec le langage mensonger des amants, mais qui n’est pas non plus ce voir dir, ce voir vu également décevants qu’il a jusqu'alors recherchés avec acharnement. 1. Voir J.-L. Grisby, L'empire des signes chez Béroul et Thomas, Mélanges Ch. Foulon, II, 1980, 115-125. 2. La surprise des amants par Marc, dans Nouvelles recherches sur la littérature arthurienne, Klincksieck, 1965, 289-297. 3. Ouvr. cit., 160-168.
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Dans son premier essai pour manier le symbole, Marc échoue : les amants ne lisent pas les signes comme il les a à son tour déployés et, dans leur peur, encore accrue par le rêve d’Iseut, ils s’enfoncent plus loin encore vers Gales et dans l’aspre vie. Cependant, dans l’espace de la forêt, le roi a acquis pour un moment son autonomie face aux barons. Il a acquis son indépendance de jugement. Il a découvert une vérité que, tout comme les amants face à la vérité du philtre, il va à son tour préserver, de retour dans l’espace de la cour, par le silence et le mensonge (2057-2062). En conflit avec l’ordre moral que représentent en texte les trois barons, la relation adultère de Tristan et d’Iseut signale ainsi les contradictions et l’imposture de cet ordre. Les protestations des barons ne visent qu’à rétablir leur crédit auprès du roi, qu’à affaiblir l’autorité de Marc et à réduire Tristan à l’exil au risque de déchaîner la guerre à l’intérieur du royaume comme avec d’autres pays. Les loial conseil qu’ils se targuent de donner (3118) et dont les chevaliers d’Arthur mais aussi Marc dénoncent la fausseté! ne sont que paroles mensongères. Dans cette lutte de Marc contre la féodalité, lutte dans laquelle l’adultère des amants n’est qu’un prétexte facile, le seul allié du roi reste donc Tristan son neveu. Alliance dont, à la fin du texte, le roi prend conscience, en même temps que de la trahison des barons (3191-3199) et que le récit luimême confirme en faisant tuer les ennemis communs du roi et de Tristan par Gouvernal et par le héros lui-même. C’est en effet sur le double meurtre de Donoalan et de Godoïne, qui signe la vengeance des amants, restaure l’autorité de Marc mais le laisse définitivement face à face avec son neveu que s’interrompt le fragment.
1. Voir par exemple les vers 3186-3200 et 3457 et s. ou 3494.
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Nous
ne savons
pas comment
s’achevait le récit de
Béroul. Compte tenu de la force de la tradition, il ne pouvait guère se terminer que par la mort des amants. Mais on a parfois soutenu! que, chez Béroul comme dans
le Tristan en prose, Marc devait une dernière fois surprendre le couple et mettre Tristan à mort de sa propre main. Un dénouement de ce type concorde assez mal avec le personnage de Marc, avec l’estime qu’il porte à son neveu, et surtout avec la maîtrise de lui-même qu’il semble avoir acquise après l'épisode du Morois. Au plan symbolique, il serait cependant tout à fait dans la ligne d’un récit qui montre comment le chevalier, dépendant du roi, fixé à la cour par l’amour qu’il voue à la reine est, à l'encontre des barons fieffés, ayant donc les moyens de se révolter, le seul appui du roi et du peuple, le seul médiateur entre le pouvoir royal et les grands vassaux. En se montrant jaloux, c’est-à-dire en refusant à Tristan la possibilité d’aimer la reine, en l’exilant, en le tuant, en causant sa perte d’une manière ou d’une autre, Marc signifierait déjà dans le récit de Béroul l’impossible alliance, dans la société du xn° siècle, du roi et du chevalier, du pouvoir royalet de la classe chevaleresque.
€ Trop ert Tristran preuz et cortois….
» (1269)
En définissant Tristan par sa prouesse et sa courtoisie et en garantissant cette définition de sa signature, Béroul semble d’abord reprendre à son compte une image du héros romanesque déjà bien présente dans le roman antique et à laquelle le roman arthurien, avec Chrétien de Troyes, donne sa forme définitive. Or il est clair que chez Béroul le personnage de Tristan, ses actes, ses relations. avec 1. A. Adams et T. D. Hemming,
art. cit.
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Iseut, avec Marc, etc., apparaissent bien souvent en contradiction avec cette présentation déjà traditionnelle. Alors qu’il est l’héritier potentiel du royaume de Léonois, Tristan, au début du fragment, est présenté comme
un chevalier venu se mettre au service du roi Marc son oncle, dont il est devenu l’homme, le vassal, et dont il dépend matériellement. 11 se définit lui-même comme un soudoyer, un chevalier à la solde de Marc mais, le cas échéant, d’un autre roi (207 et s.). Sort précaire donc, qui renvoie davantage au sort des cadets de familles nobles dans la France et l’Angleterre du xn° siècle qu’au mode de vie idéalisé des chevaliers arthuriens qui, sauf exception, ignorent les problèmes matériels. Lien très insistant tout au long du récit entre Tristan et Marc, l’argent l’est aussi, d’une manière plus surprenante, entre les amants. A la demande de Tristan à Iseut, au début du fragment, d’acquitter ce qu’il doit pour son ostel et son équipement de chevalier (204-206) fait écho, dans l’épisode du serment ambigu, l’ordre que donne Iseut à Tristan de lui faire parvenir l’argent qu’il a gagné en faisant le mendiant, qu’il a en somme gagné à son service, et qui est ici la manifestation très concrète de l’amour qu’il lui voue (3311-3312). Quant à la prouesse de Tristan, elle ne correspond pas, elle non plus, aux normes du roman arthurien. Certes, Tristan a accompli des exploits qui l’ont qualifié comme héros. Mais le combat contre le Morhout tout comme le combat contre le serpent cresté n’ont pas été livrés pour l’amour d’Iseut et il s’agit au reste d’exploits passés. Dans le présent du récit, Tristan, comme il le constate dans la forêt du Morois, ne remplit pas ses devoirs de chevalier : former les jeunes gens de la cour de Marc; et le départ en aventure, toujours évoqué, ne se produit jamais. La passion d’amour, chez Béroul, confine le chevalier dans l’espace de la cour ou le rejette dans'l’exil de la forêt.
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Les seuls actes héroïques de Tristan consistent à sauver Iseut des lépreux, d’adversaires indignes de lui, qu’il ne veut pas toucher de son épée, à exécuter Andret, à tuer sauvagement deux des trois barons, voire à distribuer des coups sous son déguisement de lépreux et à faire tomber ses ennemis dans la boue du Mal Pas. De fait, les « exploits » de Tristan, chez Béroul, préfigurent davantage les prouesses du héros de western, apte à survivre en toutes circonstances, qu’ils n’évoquent les combats chevaleresques que représente le roman arthurien. Le texte insiste ainsi sur les qualités sportives du héros, capable d’accomplir des sauts prodigieux, de s’adonner à des chasses aussi fructueuses qu’épuisantes. Il montre aussi, et longuement, son ingéniosité, qu’il s'agisse de l’invention de l’Arc qui ne faut, du patient dressage d’Husdent ou de la construction de la hutte dans le Morois (1290-1292). Il se peut que ces talents, auxquels le Domnei des Amanz ajoute l’habileté à imiter le chant des oiseaux et Chievrefoil, l’habileté à graver le bois, viennent, comme l’a pensé G. Schoepperle, des origines celtes du personnage. Il n’en reste pas moins que ces traits, qui tirent davantage Tristan vers « l’homme sauvage » que vers le chevalier courtois, sont pour beaucoup dans l’impression que laisse le texte de Béroul d’un héros, d’un monde encore barbares, archaïques, ignorant ou dédaignant les raffinements et les exclusions de l’univers courtois. Le côté le plus inattendu du personnage de Tristan est cependant sa métamorphose en lépreux dans l’épisode du serment ambigu. Le motif du déguisement de Tristan, lié au motif des retours du héros n’est pas de l’invention de Béroul. Eïlhart en use et en abuse dans la dernière partie de son récit et connaît, comme Thomas, le déguisement en lépreux. Mais cet épisode se situe dans un tout autre contexte et est traité en quelques vers, sans aucun détail. Le « bon tour » que joue ici Tristan à ses ennemis,
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le type de vengeance qu’il en tire, annoncent déjà la tonalité de certains fabliaux, y compris par sa cruauté; et l’épisode est sans doute destiné à susciter le rire du public comme il provoque le rire vengeur de Tristan (3674), la joie d’Iseut (3696), voire le rire de Marc (3777), le premier berné. Mais, au-delà de l’aspect comique, la facilité avec laquelle Tristan maîtrise son rôle, la jubilation avec laquelle il le joue et abuse son public, comme l’assimilation que suggère le déguisement entre le héros et les lépreux auxquels naguère Iseut a été livrée, invitent à se demander si le masque du lépreux, masque au reste choisi et imposé par Iseut, ne révèle pas, à la fin du fragment ou presque, une image essentielle du héros et de la passion qui le mine. Il est impossible de savoir quelle image d’Iseut donnait la source de Béroul mais, à en juger par le texte d’Eilhart et la représentation assez schématique qu’il propose!, la reine, chez Béroul, doit sans doute beaucoup à l’invention du conteur français. Béroul reprend bien entendu les données traditionnelles : Iseut est, dans le fragment, la fille unique du roi d’Irlande et la nièce du redoutable Morhout; elle possède, de surcroît, des talents de guérisseuse. Cet aspect, qui l’apparente aussi bien aux magiciennes de l’Antiquité classique qu’aux fées des légendes celtes, est rappelé dès le début du fragment. La guérison de Tristan par Iseut est le premier des liens qui ont uni les amants et qui peut légitimer aux yeux du monde leur amitié sinon leur amour (50 et 485). Quant à l’enjeu politique que représente Iseut, unique héritière du royaume d'Irlande, il est, comme on l’a vu, plusieurs fois souligné par Béroul. Cependant, tout comme Tristan, Iseut est essentiellement un personnage qui, à cause de sa passion adultère, 1. Voir P. Jonin, ouvr. cit., 18-34.
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est en constant porte à faux entre son statut de roïne franche et honoree » (837) et sa représentation en texte. Deux sortes d’image s’opposent déjà au plan physique. La figure rayonnante de la reine à la beauté éclatante, somptueusement parée grâce aux bons soins de l’ermite Ogrin que Tristan rend à Marc — Riche ert la robe et gent le cors; | les eulz out vers, les cheveus sors (28872888) —, celle de la femme vêtue d’hermine, de soie de Bagdad et de ses longs cheveux bendé a ligne sor or fin (3908) qui, color rosine, fresche et blanche, se dirige vers le Mal Pas (3911-3912) ne peuvent faire oublier celle de la prisonnière aux poignets ensanglantés de l’épisode du flagrant délit — l’eve li file aval le vis; | en un bliaut de paille bis | estoit la dame estroit vestue | et d’un fil d’or menu cosue; | si chevel hurtent a ses piez, | d’un filet d’or les ot trechiez (1145-1150) ou de la fugitive au visage noirci par le hâle, aux doigts amaigris, qui éveille la compassion de Marc dans le Morois. Tout comme pour Tristan, la passion d'amour empêche également Iseut de remplir ses devoirs de reine, d’éduquer à la cour de Marc les jeunes filles nobles et de les marier. Ce n’est que dans un passé mystérieux, qu’essaient de ressusciter un instant l’épisode du serment ambigu et les joutes livrées en son honneur par les compagnons de la Table ronde, qu’iseut a été, peut-être, l’inspiratrice de la prouesse d’Arthur (3540 et s.), sa dame et très courtoise amie, celle que le roi célèbre comme /a plus bele | qui soit de ci jusq’en Tudele (3410-3411). Dans l’ensemble du fragment en revanche, Iseut est bien plus souvent que la reine ou la dame, une femme traquée, toujours menacée, toujours sur le qui-vive et dont la seule arme est, comme nous l’avons vu, la ruse et une parfaite maîtrise des ressources du langage. Maîtrise que manifestent d'emblée l’épisode du flagrant délit, l’argumentation nourrie qu’invente sur-le-champ la reine pour désarmer
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la méfiance de Marc et l’innocence feinte avec laquelle elle l’accueille ensuite dans sa chambre! Mais l’habileté d’Iseut se déploie d’une manière plus surprenante encore dans l’épisode du serment ambigu. Mis au point avec une précision souveraine, ce serment est sans doute une nécessaire parade. Relèvent en revanche davantage de la prouesse gratuite, du plaisir enivrant de manipuler les mots et les êtres, et, peut-être, de rivaliser avec le discours de Tristan déguisé en lépreux, les paroles à double entente qu’elle échange avec son amant avant de traverser le Mal Pas et surtout le discours très équivoque qu’elle tient au très courtois Arthur sur les ressources multiples et bien cachées de Tristan (3962 et s.). Dans l’article qu’il a consacré à La reine Iseut dans le Tristan de Béroul?, Jean Frappier a longuement insisté sur la « discontinuité psychologique » et les « contradictions apparentes » du personnage. Il a également montré comment ces contradictions se justifiaient par la permanence, chez Iseut, d’un conflit en partie inconscient entre deux forces opposées : son amour pour Tristan et ce qui, en elle, la pousse à se révolter contre cette passion fatale, aliénante et dangereuse. De ce point de vue, le moment le plus important du texte est celui du rêve d’Iseut dans la forêt du Morois. Que la reine s’y voie, s’y sente déchirée par deux lions, deux forces antagonistes de même « valeur », révèle combien elle ressent inconsciemment comme poids et déchirement son union avec Marc mais aussi son amour pour Tristanÿ. Le rêve d’Iseut, l’effroi 1. Béroul insiste cependant sur l'instabilité du personnage (cf. v. 340-343, 462, 527) et la crainte que lui inspire Marc (388 et surtout 3154-3179). 2. Romançe Phylology, XXVI, 1972-1973, 215-218. 3. Voir P. Jonin, Le songe d’Iseut dans la forêt du Morois, Le Moyen Age, 1958, 103-113, l’art. de J. Frappier cité supra, et H. Braet, Les amants dans la forêt..., Mélanges Teruo Sato, Nayoga,
1974,
1-7.
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3
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et la panique qu’il suscite en elle abolissent d’abord les efforts déployés par Marc pour dire à Iseut la pitié qu’il a eue d’elle; mais il prépare aussi la scène (qui dans le texte suit presque immédiatement) de l’affaiblissement du philtre. Il explique la facilité, la hâte et peut-être le soulagement avec lesquels Iseut accepte de suivre Tristan chez l’ermite et de se séparer de son amant. On pourrait aussi voir dans la violence, dans la crudité physique, morale, langagière et gestuelle dont fait montre Iseut dans l’épisode du serment comme une espèce de jubilation libératoire, comme l’expression débridée de la revanche qu’elle prend, momentanément, aussi bien sur la peur que lui inspirent Marc et les barons de Cornouailles que sur l’hostilité inconsciente qu’elle éprouve à l’égard de Tristan, à l'égard d’un amour pour lequel elle n’a déjà que trop
donné.
Le philtre, la lèpre Sire, por Deu omnipotent, il ne m'aime pas, ne je lui, fors par un herbé dont je bui, et il en but; ce fu pechiez. (1412-1415)
La version de l’histoire des amants que propose le fragment de Béroul est fondée sur une donnée essentielle et contradictoire : le pouvoir absolu du philtre ef son affaiblissement au bout de trois ans. Comme chez Eilhart en effet, c’est le philtre que Brengain a donné par erreur à Tristan et qu’il a partagé avec Iseut qui est seul responsable de l’amour qui lie les amants. Si la scène même du philtre telle que la contait peut-être Béroul est perdue, elle est évoquée par les Folies de Berne (430 et s.) et d'Oxford (465 et s.) et le texte de Béroul y revient à plusieurs reprises, à travers les réflexions des amants, leur
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dialogue avec Ogrin, et au cours d’une intervention du narrateur qui nous en apprend tout à la fois l’origine, les effets et les limites : Seignors, du vin de goi il burent avez oi, por goi il furent en si grant paine lonctens mis; mais ne savez, ce m'est avis, a conbien fu determinez li lovendrins, li vin herbez :
la mere Yseut, qui le bolli, a trois anz d’amistié le fist. Por Marc le fist et por sa fille; autre en pruva, qui s’en essille. (2133-2142)
Tel que le décrivent aussi bien le narrateur que les amants, le philtre provoque un désir réciproque si violent et si peu maîtrisable qu’il ne laisse à ses victimes d’autre choix que la jouissance ou la mort. Et la violence de ce désir charnel est dénoncée par les amants eux-mêmes comme une force contraignante, extérieure, qui ne rencontre pas ladhésion de leur volonté et qui est ressentie comme catastrophe et comme fatalité. Tel est au reste le sens du mot « péché » au vers 1415. Jamais, même dans la forêt du Morois, les amants ne cherchent ni ne donnent d’autre justification que le philtre à la passion qui les lie. Entre eux, point ou presque de gestes ni de paroles de tendresse. Le cri d’Iseut apprenant que Tristan a échappé au bûcher est appel à la vengeance et non cri d’amour (1055-1064). Ce n’est guère que dans le dialogue truqué du rendez-vous sous le pin ou dans la bouche d’un tiers (Dinas le sénéchal) que s’énoncent les motifs qui pourraient justifier une amitié entre les deux jeunes gens sinon un amour, bien que Béroul (comme la langue du xn° siècle en général) ne fasse pas la distinction entre amor et amistié.
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L'amour ici représenté n’a donc rien à voir avec l’éthique courtoise de la finamor. En effet, si l’amour naît bien, chez les troubadours, de la vision enivrante de la beauté de la dame, s’il envahit et rapte sans recours possible le cœur de l’amant — mais la dame reste le plus souvent insensible —, la chanson donne aussitôt des raisons d’aimer, pare la dame de toutes les qualités physiques et morales, fait surtout du désir la source vive d’un melhurar, d’une amélioration de l’amant. Rien de tel chez Béroul où ce que les amants et le narrateur nomment amour et ce que concrétise le vin herbé n’est en fait que le désir toujours renouvelé, toujours insatisfait de la jouissance du corps de l’autre. Désir au reste également partagé, parfaitement réciproque. L'image que suggère un instant la Folie de Berne d’un Tristan a doble traveillié (344), qui serait deux fois plus qu’Iseut soumis au pouvoir torturant de l’amour n’apparaît jamais chez Béroul. Ce désir enfin est si profondément ancré dans la chair des amants qu’il abolit toute souffrance physique : Tristan, bondissant dans le lit d’Iseut, ne sent pas sa blessure se rouvrir et le sang couler. Dans le Morois, parce qu’ils ont leur aaisement (1786), parce qu’ils peuvent jouir librement l'un de l’autre, les amants sont d’abord indifférents aux tourments de l’aspre vie. Il est cependant manifeste — et la
différence est sur ce point essentielle aussi bien avec la lyrique occitane qu’avec ce que dit par exemple Chrétien de Troyes de la nuit d’amour entre Lancelot et Guenièvre — que la jouissance, chez Béroul, n’est jamais liée à la joie. Plus exactement, elle n’est envisagée, dans l’épisode du Morois, que d’une manière négative, comme ce qui annihile la souffrance physique, la paine, mot clé de l’univers béroulien, tout en laissant le champ libre à une souffrance morale de plus en plus envahissante. Certes, au début de l’épisode, aux vers 1364-1366, la bone amor suffit encore à dissiper toute douleur :
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Aspre vie meinent et dure; tant s’entraiment de bone amor, l’un por l’autre ne sent dolor.
(les amants s’aiment d’un la présence de l’autre, ni douleur). Les vers 1649-1655, au cependant l’irruption de
amour si parfait que, grâce à l’un ni l’autre n’éprouvent de reste très ambigus!, marquent la souffrance morale dans les
rapports des amants : Chascuns d’eus soffre paine elgal, gar l’un por l’autre ne sent mal : grant poor a Yseut la gente Tristan por lié ne se repente;
et a Tristan repoise fort que Yseut a por lui descort, qu’el repente de la folie.
(chacun d’eux souffre également : grâce à la présence de l’autre, ni l’un ni l’autre ne souffrent (mais) Iseut a très peur que Tristan ne se repente à cause d’elle (à cause de la vie qu’il lui impose?) et Tristan est très peiné de la rupture qu’il a provoquée (entre Iseut et Marc) et a peur qu’elle ne se repente de cette folie (qu’est leur amour).) S’il annihile au cœur des amants toute volonté de lutter contre le désir, s’il signifie même, sans doute, l’impossibilité où peut se trouver tout être humain de dominer, au moins pendant un certain temps, les pulsions du désir, le philtre ne supprime donc ni chez Tristan ni chez Iseut tout jugement moral et surtout toute angoisse. Les amants ont pleinement conscience, alors que le philtre est à l’apogée de son pouvoir, de la folie que représente leur conduite
1. Sur ces vers souvent commentés, voir en dernier ressort H. Braet, Béroul et l’amour tristanien, Mélanges E. Kôhler, 1984, 59-66.
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et, s’ils sont sûrs d’eux-mêmes, ils redoutent le changement, toujours possible, de l’autre. Le vin herbé laisse subsister
comme
peine
et tourment
au
cœur
du
couple
la peur de perdre la jouissance du corps de l’autre alors que le temps, les trois ans d’amistié du philtre, n’est pas encore venu de pouvoir s’en passer. Dès le début ou presque de l’épisode du Morois s’annonce ainsi la prise de conscience qui s’opère en eux au lendemain de la Saint-Jean et les amène à retourner chez l’ermite et à renoncer librement à la vie commune. L’affaiblissement du pouvoir du philtre, problème sur lequel nous reviendrons, entraîne donc bien un changement, au reste provisoire, dans l’attitude des amants qui découvrent subitement le coût de leur passion. Cette découverte s’exprime dans les deux monologues parallèles dans lesquels Tristan regrette de ne plus remplir ses devoirs de chevalier et reconnaît à deux reprises qu’il a causé un tort à Marc tandis qu’en écho Iseut regrette d’avoir perdu son statut et sa fonction de reine.,Il entraîne un acte décisif, au plan narratif du moins, la seconde visite à l’ermite au cours de laquelle les amants affirment — et il n’y a pas lieu de douter de leur sincérité — leur ferme volonté de renoncer à l’adultère, de reprendre leur place dans la société. Mais on s’accordera avec l’analyse qu’a faite de cette scène J.-Ch. Payen selon qui rien ne permet de déceler dans les propos des amants la volonté de se repentir de leurs actions passées et de renier cette bone amor, cette passion aussi sincère qu'involontaire!. L’alibi qu’est le philtre évacue donc, et ce, dans toutes les versions de l’histoire, le problème de la culpabilité des amants, innocents en intention sinon en fait et celui de leur sincérité. Comme le dit fort justement J. Frappier, «les amants sont certains d’avoir failli malgré eux, sous 1. Le motif du repentir, ouvr. cit., 340-352.
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l'empire du philtre, et ils savent aussi que Dieu le sait »1, qu’ils peuvent donc à bon droit implorer sa miséricorde ou faire appel à sa justice, qu’il s’agisse du serment ambigu ou des demandes réitérées de Tristan de se soumettre au combat judiciaire. En revanche, à travers le cas exemplaire de Tristan et Iseut, le philtre permet au conteur de poser le problème central de la place du désir dans une société résolue à l’ignorer ou à le canaliser par et dans le mariage. Le premier opposant, dans cette société, est bien entendu Ogrin. Lui, pourtant, sait. À défaut d’une confession et d’un repentir qu’il n’obtient pas, il a entendu de la bouche des amants le secret du philtre. Il ne peut pourtant, en raison même de son statut de représentant de Dieu, admettre cet amour qui est pour lui aussi bien péché (au sens théologique du terme cette fois) que folie, mort de l’âme et dérèglement du corps et de l’esprit. Certes, Ogrin aide les amants. Il leur donne les moyens de renoncer à leur vie pécheresse sans exiger une confession et un repentir dont il leur a pourtant longuement rappelé la nécessité. En fait, cette intervention de l’ermite, décisive au plan narratif, reste très équivoque dans la mesure où elle joue essentiellement des apparences et de l’art du bel mentir. La lettre qu’il compose pour Tristan et la solution qu’il propose, les parures qu’il achète pour Iseut couvrent le mal et dissimulent la honte (2353). Mais la beauté des vêtements comme les couleurs de rhétorique dont se pare la lettre sont aussi moyens efficaces d’occulter la dimension tragique de la passion d’amour et d’évacuer le scandale du désir. On peut sans doute admettre qu’Ogrin agit ainsi parce qu’il est persuadé de la bonne foi des amants, sinon de leur innocence, et parce qu’il laisse finalement Dieu seul juge de leur conduite et de leurs intentions. Il n’en reste pas moins qu'Ogrin se range objectivement du côté de 1. Sens et structure..., p. 442.
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l’ordre moral, de ceux qui veulent coûte que coûte maintenir les apparences et nier la force de la passion à défaut d’en triompher. Si Ogrin connaît le secret du philtre et agit finalement en conséquence, jamais ce secret n’est révélé, chez Béroul, ni au roi, ni à plus forte raison à la société qui l’entoure. On peut sans doute expliquer ce silence par d’évidentes raisons d’ordre dramatique. On peut cependant se demander si ce secret bien gardé — Iseut a même tenté de tuer Brangain pour que disparaissent la responsable et le principal témoin de cette erreur — ne signifierait pas le refus, pour la société qu’évoque Béroul, d'admettre l’amour humain et de devoir excuser les désordres qu'il cause. Dire à Marc le secret du philtre, ce serait en effet obliger le roi, le garant de la norme sociale, à définir la place de l’amour dans la société féodale, à choisir entre l’ordre et le désordre. Et il semble bien que, dans le texte de Béroul comme dans l’ensemble du roman courtois, où revient sans cesse le motif du secret en amour, le temps n’est pas encore venu d’un tel choix et que l’obligation de s’y soumettre, lorsqu'elle est posée, entraîne en fait la mort même de la société. Chez Eïlhart (et sans doute chez Béroul) Tristan et Iseut — et eux seuls — meurent d’avoir tu le secret du philtre mais à la fin de la Mort
le roi Artu, c’est la société arthurienne tout entière qui meurt parce qu’Agravain et Morgain ont osé révéler à Arthur l’amour adultère de Lancelot et de Guenièvre et qu’ils ont obligé le roi à choisir entre la passion d’amour et les instances de la loi. L’un des problèmes les plus insistants que pose cependant la version de Béroul reste celui de l’affaiblissement du philtre. L'effet le plus évident de cet affaiblissément est, comme on l’a vu, de susciter une certaine lassitude chez les amants et de les inciter à reprendre une vie « normale » dans la société. Mais il est clair qu’il ne
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met nullement terme à leur passion, comme l’exigerait une logique un peu simpliste. De surcroît, dans le texte de Béroul, et à la différence de ce qui se passe chez Eilhart, il n’a même pas pour conséquence une séparation durable du couple : au lieu de partir en exil puis d’épouser Iseut aux Blanches Mains, Tristan reste finalement en Cornouailles, caché dans le cellier d’Orri le forestier, et, à la fin du fragment, les amants semblent avoir trouvé maintes occasions de se revoir et de s’aimer. Comme le dit fort justement E. Vinaver, tout se passe comme si « les amants avaient recouvré l’usage de leur liberté sans que rien d’autre eût changé entre eux »1. Plusieurs tentatives ont donc été faites pour expliquer la fonction de cette donnée que J. Bédier jugeait si maladroite qu’il en faisait remonter l'invention non pas à « l’archétype » mais à une version intermédiaire, y, source commune de Béroul et d’Eilhart. On a ainsi avancé, comme justification, des raisons d’ordre psychologique : l’affaiblissement marquerait le moment où toute passion est atteinte par l’usure du temps, où s’émousse la violence du désir. Jean Frappier a plutôt insisté sur des considérations d’ordre narratif : affaiblir le pouvoir du philtre aurait été, selon lui, le moyen le plus efficace qu’aurait imaginé le premier romancier du Tristan pour faire sortir les amants de la forêt et relancer le récit. Plus récemment, dans une étude qui met en relation les idées morales de Béroul avec la morale de l’intention d’Abélard, T. Hunt a montré comment, en substituant à une passion fatale un amour enfin librement consenti, l’affaiblissement du philtre permettait à Béroul de poser sans équivoque le problème de la responsabilité des amants et de défendre la cause de leur amour contre celle de la société féodale. 1. La forêt de Morois, art. cit., 99-100. 2. Abelardian Ethics and Béroul’s Tristan, 501-540.
Romania,
98, 1977,
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Quoi qu’il en soit de ces explications, qui se superposent plus qu’elles ne s’annulent, le fait essentiel reste le changement qui se produit alors dans la vie des amants et dans la nature même de leur amour. Dans le renversement qu’instaure l’affaiblissement du philtre, D. Poirion reconnaît « la structure caractéristique du roman démonstratif (contenu inversé / contenu posé) présent aussi bien dans les récits mythologiques que dans les grandes œuvres allégoriques ». Il insiste avec raison sur le fait que toute la première partie du texte est marquée d’un signe négatif, que la vie dans le Morois surtout n’a rien d’un « séjour paradisiaque » et explique amplement le revirement psychologique des amants, la & nostalgie » qu’ils éprouvent « de la vie sociale, de sa gloire, de son confort ». Il souligne enfin l’orientation nouvelle que prend la passion des amants au retour du Morois qui n’est plus (un amour contraint et subi, mais un amour volontaire et construit ». Cependant, poursuit-il, en l’absence d’un dénouement qui en orienterait peut-être plus nettement le sens, il est bien difficile de saisir quelles sont exactement les intentions
du narrateur dans cette seconde partie, que ce narrateur soit le même que celui de la première partie ou que la différence constatée dans la représentation de la passion coïncide avec l’intervention possible d’un remanieur!. Il est manifeste que la seconde partie est marquée par un retour à l’ordre, au niveau du moins des apparences. Les amants continuent à se voir, mais le secret semble bien gardé, et ceux qui essaient encore de les dénoncer sont mis à mort à la fin du fragment. D’autre part, en se disculpant définitivement par le serment, Iseut, comme l’a soutenu avec peut-être une pointe de paradoxe T. Hunt, lave son honneur, mais aussi celui du roi Marc, qui n’a plus à redouter les attaques de ses barons et vit 1. D. Poirion, art. cit., 200-201.
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avec la reine dans la paix et la joie (4267-4270). Mais tout se passe comme si ce triomphe de l’ordre qui assure, au moins momentanément, le triomphe des amants, était simultanément payé d’une certaine dégradation de leur amour. À la parade d’une éblouissante spontanéité qu’inventaient les amants du rendez-vous épié s’oppose la ruse, longuement préméditée, du serment ambigu qui n’est pas sans évoquer la ruse, elle aussi soigneusement tramée, des barons félons et du nain lors du filagrant délit et dont le narrateur dénonçait la perfidie. Alors que Tristan, dans la première partie du récit, arrachaïit de vive force Iseut à l’ardeur sexuelle des lépreux, la lèpre est, dans ce finale, non seulement le déguisement qu’adopte
le chevalier mais la seule image de son amour qui s’impose au héros lorsqu'il évoque devant le roi le séjour dans le Morois, la seule trace qui persiste de sa vie avec Iseut : Quanz a esté fors de gent? | — Sire, trois anz i a, ne ment. | Tant con je fui en saine vie, | molt avoie cortoise amie, | por lié ai je ces boces lees. © lié faisoie mes joiaus, | Cist maus me prist de la comune; (3759-3763 et 3772-3773). La fole amor du couple, le scandale qu’elle constituait aux yeux du monde, est maintenant soigneusement occultée mais la bone amor qui liait les amants du Morois est désormais perçue comme l’arson dévorante (3657), la soif inextinguible de la lèpre qui atteint et ronge aussi bien Tristan, qu’Iseut, que Marc!. Et l’image des amants enlacés/séparés tels que les a un jour surpris Marc, également unis dans l'amour et dans la peine, s’efface définitivement devant la posture crue d’Iseut montant son amant conme vaslet, janbe deça, janbe dela (3940), imposant sa domination à Tristan doublement ravalé au rang de la bête et du lépreux?. 1. Voir J. Dufournet, Présence et fonction de la lèpre, art. cit. 2. Pour une interprétation très différente, voir J. Ribard, Pour une interprétation théologique du Tristan de Béroul, dans Cahiers de Civilisation médiévale, XXVNIII, 1985, 235-242.
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LA
PASSION
SELON
THOMAS
Le récit de Béroul, bien qu’il soit fragmentaire, «couvre » une part importante de l’histoire des amants et présente des épisodes de tonalité très diverse. Les fragments conservés du récit de Thomas se situent tous en revanche sur le versant douloureux de cette histoire, dans le temps de l’exil et de la mort. La lecture que nous faisons du texte de Thomas est donc d’emblée très différente de celle que pouvait faire le public médiéval pour qui le récit des peines d’amour des parents de Tristan puis de celles des amants devait sans doute faire contraste avec l’évocation de l’amur fine e veraie (2491) des jeunes gens lors du premier séjour en Irlande ou avec la description de la joie parfaite que goûtait le couple dans l’exil radieux de la fossure a la gent amant\. Plutôt cependant que de tenter d'étudier le texte de Thomas à partir de la reconstitution qu’en propose Bédier, nous ne considérerons ici, dans la mesure du possible, que les fragments qui nous restent de ce texte si mutilé.
« Seignurs, cest cunte est mult divers,
E pur ço l’uni par mes vers » (2107-2108) A la différence de la plupart des écrivains du xn° siècle (une exception notable est sur ce point le Roman de Troie de Benoît de Sainte-Maure), Thomas termine son récit par un ample épilogue dans lequel il définit notamment ce que fut son projet d'écrivain : Le milz ai dit a mun poeir, | e dit ai tute la verur | si cum jo pramis al primur (3132-3134). Le vers 3134 suppose l'existence, beaucoup
1. J. Bédier, I, p. 234ets.
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plus systématique dans les récits contemporains, d’un prologue dans lequel Thomas présentait sans doute son œuvre et ses intentions. L’épilogue, lui, insiste d’abord sur une double exigence, de l’écrivain vis-à-vis de lui-même (3132) et de la vérité de son récit. Terme ambigu s’il en est que celui de verur mais qui désigne sans doute, comme l’a dit J. Frappier!, ici comme au vers 2152, la recherche d’une « vérité morale », d’une « vraisemblance des caractères » et d’une certaine logique du récit. Dans un passage souvent commenté (2107-2156), Thomas a d’aurre part défini avec soin les principes qui l’ont guidé dans sa réécriture concertée de l’histoire. Ces vers, de ton très polémique, interviennent à un moment charnière du récit, là où précisément diverse la matyre. Thomas y déclare en effet qu’il s’écarte de la version que donnent un certain nombre de conteurs des événements qui conduisent à la mort des amants, et qu’il s’en écarte au nom de la vraisemblance. Comment imaginer en effet, dit-il, que Tristan mourant ait pu envoyer en messager auprès d’Iseut Gouvernal, si bien connu du roi Marc et de sa cour? Et il affirme ensuite son dédain vis-à-vis de ceux qui suivent cette version et sa ferme conviction que la logique (la raisun) ne peut que l’emporter et faire triompher sa version : Tengent le lur e jo le men : | la raisun s’i provera
ben! (2155-2156). Prenant en considération les fragments de Thomas mais aussi la reconstitution de J. Bédier, A. Fourrier a minutieusement décrit l’ensemble des remaniements opérés par Thomas au nom de la verur et de la raisun et le sens convergent de ses interventions. Ce travail de refonte a d’abord conduit l’écrivain à modifier l’inscription temporelle de la légende : au lieu de situer son récit dans l’espace1. Sur le mot Raison dans le Tristan de Thomas Mélanges H. Hatzfeld, 1964, 163-176.
d’Angleterre,
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temps arthurien, Thomas l’insère dans « l’histoire officielle de la Grande-Bretagne » et introduit un certain nombre de modifications ou de précisions qui manifestent, toujours selon A. Fourrier, son intention d’établir des liens entre l’histoire de Tristan (et de ses parents) et l’histoire d'Henri II Plantagenêt et de son règne. En faisant régner Marc non plus à l’époque d’Arthur mais une ou deux générations après, en faisant de lui le maître de toute l’Angleterre, Thomas se serait donné la possibilité de rendre « hommage au roi d'Angleterre de son temps, le puissant Henri II Plantagenêt »!. La recherche de la vraisemblance aurait également entraîné l’élimination, autant que faire se pouvait, du merveilleux. Thomas a ainsi réécrit l’épisode de la navigation aventureuse, du premier séjour en Irlande, de la quête d’Iseut, etc. Il aurait surtout donné — nous reviendrons sur ce point capital — une autre signification au philtre qui ne serait plus chez lui que le symbole et non la cause de la passion des amants. Si l’on examine en effet les fragments conservés, il est exact que Thomas, comme il l’annonce dans le passage évoqué, a simplifié son récit par rapport à la version commune. Aüïnsi, il n'utilise qu’à deux reprises, et la seconde fois très rapidement, le motif des « retours » de Tristan tout en les motivant soigneusement. Le premier « retour » doit prouver à Kaherdin qu’'iseut la reine l'emporte en beauté sur Iseut aux Blanches Mains; y est habilement intégré le motif du « retour » de Tristan déguisé en lépreux (1773 et s.). Le deuxième « retour », très bref (2049-2106), est motivé par le désir de Tristan de mettre fin à la pénitence qu’Iseut s’impose (la haire qu’elle a revêtue) pour se mortifier (e leise mult de ses
1. Ouvr. cit., p. 43 ets.
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desirs, 2030) et partager les souffrances de son amant. On notera que disparaît chez Thomas l’un des « retours » les mieux attestés dans la tradition, celui de Tristan déguisé en fou. D'autre part, aux barons félons que met en scène la version commune, Thomas substitue, du moins à ce stade du récit, le seul Cariado, l’amoureux dédaigné d’Iseut. Enfin et surtout, au lieu de l’histoire compliquée des amours de Kaherdin et de Gargéolain, il raconte l’intervention de Tristan en faveur d’une autre victime de l’amour, Tristan le Nain; intervention qui est la cause directe de sa mort puisque c’est en aidant le chevalier à qui Estult l’Orgillius Castel Fier (2215) a enlevé son amie que Tristan reçoit du ravisseur une blessure empoisonnée que seule pourrait guérir Iseut la reine. Cette tendance à la simplification et à la cohérence narrative s’exprime dans les vers 2107-2111 dont D. Kelly a justement souligné et sans doute résolu l’apparente contradiction. L'écrivain en effet s'efforce d’abord d’unir par ses vers la diversité foisonnante de sa matière (surtout en cette dernière partie du récit) et de produire un récit logiquement ordonné : Seignurs, cest cunte est mult divers, | e pur ço l’uni par mes vers | e di en tant cum est mester | e le surplus voil relesser (2107-2110). Mais, ajoute-t-il aussitôt, ne vol pas trop en uni dire (2111); ce qui signifierait, selon l'interprétation de D. Kelly, que, loin de vouloir réunir dans son récit tous les épisodes et motifs concernant les amants (les multiples retours par exemple), il s’efforce d’élaguer tout ce qui peut paraître superflu, redondant ou invraisemblable!. Il est enfin manifeste que l’un des enjeux les plus nets de la réécriture de Thomas est de donner une certaine 1. D. Kelly, En uni dire (Tristan Douce 839) and the Composition of Thomas’ Tristan, Modern Philology, LXVII, 1969-1970, 9-17.
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tonalité courtoise à l’histoire, de gommer la brutalité et le caractère archaïque des situations et des comportements tels que les représentent Béroul et Eïlhart. Cependant, la recherche de la vraisemblance et de la logique narrative ne rend pas compte de tous les aspects du mode de composition de Thomas. Ainsi, la simplification constatée pour tel ou tel épisode est bien souvent compensée par l’introduction d’un motif et/ou d’un développement nouveaux. Tel est le cas par exemple de la séquence narrative qui occupe les vers 701 à 834 et qui s’ouvre et se ferme sur un vers quasi identique { Ysolt en sa chambre suspire… | En sa chambre se set un jur | e fait un lai pitus d’amur). Cette séquence se situe dans une durée parallèle à celle qu’occupe l'épisode du mariage de Tristan mais évoque un passé ancien, le temps d’Arthur, puis un passé plus récent, le combat de Tristan contre un géant, lui-même neveu de l’Orguillos Grant, géant jadis tué par Arthur. Introduit à la faveur de la rêverie douloureuse d’Iseut, l’épisode, que Thomas lui-même signale comme une digression, rattache d’abord la figure du héros à la figure légendaire d’Arthur. dont Tristan redouble ici l’exploit, une ou deux générations plus tard. Redoublant également l’épisode du combat contre cet autre géant qu’est le Morhout et celui du combat contre le dragon, jusques et y compris dans le motif de la blessure grave, ce récit dans le récit instaure à la fois une continuité et une scansion dans les aventures d’un héros qui paie cher chacune de ses prouesses. Il préfigure de surcroît l’autre et définitive blessure, celle qu’infligera à Tristan Estult l’Orgillus (la reprise du surnom ne peut être l’effet du hasard) et qu’Iseut ne pourra guérir. Enfin, avec cet épisode qui convoque deux espaces différents (la Cornouailles et l’Espagne, lieu du combat contre le géant) et deux temporalités différentes (le temps de la rêverie d’Iseut, le temps antérieur du combat), mais qui
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s’inscrit dans un temps parallèle ou presque au temps du mariage de Tristan, Thomas inaugure, semble-t-il, dans la littérature médiévale, la technique de l’entrelacement. Technique qui connaîtra un grand succès dans le roman en prose au xmm° siècle. Au procédé de l’alternance que pratique par exemple Eïilhart qui fait se succéder, dans la troisième partie de son récit, scènes en Bretagne continentale et retours en Cornouailles, est ici substituée l’évocation de durées parallèles qui réunissent dans le temps du récit des amants séparés par l’espace, par les circonstances, mais aussi par la faute contre l’amour que représente le mariage du héros. Une autre constante, souvent soulignée!, du récit de Thomas est la disproportion manifeste que présentent les fragments entre la narration, d’une part, les monologues et interventions d’auteur, d’autre part. Ainsi, l’épisode du mariage, les 648 premiers vers du fragment Sneyd 1, donne dans l’ordre : — un premier monologue de Tristan (57-234) introduit par quatre vers de commentaire du parrateur ;— un commentaire de Thomas (235-416); — un retour à la narration (417-448) pour l’évocation très rapide des noces et de la scène de l’anneau; — quelques vers de commentaire (449-462); — suivis d’un nouveau monologue de Tristan (463-640). Enfin, dans les vers qui terminent cette séquence, se succèdent une nouvelle description des tourments du héros (641-674) et un dialogue (dans lequel la parole est très inégalement répartie) entre Tristan et sa jeune femme. La primauté du monologue et du commentaire sur la narration est encore plus importante que ne le disent les chiffres si l’on considère que, dans cet épisode au moins, mais il est essentiel, les rares actes du héros (se marier, 1. Voir notamment S. Atanassov, Les modèles narratifs dans le Tristan de Thomas, Actes du XIV® Congrès international arthurien, Rennes, 1984, 1- 15.
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se refuser à consommer son mariage) n’ont d’autre cause que le monologue et le débat qui les précèdent ou, dans la scène de l’anneau, le rappel insistant d’une autre scène, la séparation dans le verger. L'aventure, dans le fragment du mariage au moins, cette merveilleuse aventure que Thomas évoque pour son public, ne se rencontre pas ici sur les chemins de la quête chevaleresque. Elle est l’aventure tout intérieure de l’instabilité de l’homme et de l’inquiétude de son désir : Oez merveilluse aventure, | cum genz sunt d’estrange nature | quë en nul lieu ne sunt estable (285-287). La verur que revendique Thomas au terme de son récit, la raisun qu’il oppose à ses éventuels détracteurs ne consistent donc pas seulement en une tentative, souvent sensible, pour (rationaliser ».la légende, réduire la part du merveilleux, intégrer l’histoire des amants à la réalité contemporaine ou agencer de façon plus logique l’enchatnement des épisodes. La réécriture de Thomas, sa quête de vérité, est aussi, sinon essentiellement, dans le déplacement qu’il opère, d’une histoire narrée de l’extérieur, qui se résumerait dans les aventures qui « adviennent » aux amants, à un discours sur l’amour, sa nature, ses effets, où se répondent, d’un fragment l’autre, les voix des personnages et celle du narrateur.
€ Tumas fine ci sun escrit » (3127) Sur Thomas dont le nom vient souligner la clôture de l’escrit, nous ne savons pratiquement rien. On a supposé, à juste titre semble-t-il, que Thomas était un clerc; c’est cette formation qui explique, selon B. Wind, « son rationalisme influencé de rhétorique, ses syllogismes conformes aux règles et son style qui suit les lois de l’ornatus facilis »1. 1. Ed. cit., p. 12. Thomas
se nomme
également au v. 2134.
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BE,
Il est en revanche à peu près exclu, vu le sujet qu’il traite, qu’il ait été un homme d’Eglise. Cependant, à plusieurs reprises, Thomas se distingue de cil del siecle (436), des hommes qui vivent dans le monde, et de son public, des amants qu’il convoque dans l’épilogue. L'écrivain se pose ainsi en observateur averti, mais non directement concerné, des errances amoureuses des hommes (285 et s., 397 et s.); il essaie de tracer la frontière indécise entre amour et haine (369 et s.), mais se refuse à porter un jugement sur la conduite des femmes (2595 et s.) ou des amants en général (343-348) tout en leur demandant leur compassion pour ses héros (2854-2858). Et c’est finalement à eux qu’il confie le soin, alléguant son inexpé-
rience, de juger qui, de Tristan, de Marc, de la reine ou d’Iseut aux Blanches Mains, éprouve les plus vifs tourments — Hici ne sai que dire puisse, | quel d’aus quatre a greignor angoisse, | ne la raison dire ne sai | por ce quë esprové ne l’ai. | La parole mettrai avant : | le jugement facent amant | al quel estoit mieuz de l’amor | ou sanz lui ait greignor dolur (1084-1091) — avant de leur léguer son récit. Dans la mesure où Thomas s’attache précisément à décrire les jeux du désir et les intermittences du cœur, on peut s’interroger sur la sincérité de ces affirmations. Loin d’être une dérobade, le rôle d’arbitre qu’il se donne dans le « jugement » qu’il propose aux amants / aux lecteurs, peut être aussi un moyen efficace d’attirer l’attention du public sur l’importance de l’enjeu et de souligner les tourments endurés par des personnages avec lesquels l'auditoire risquerait peut-être de trop s’identifier. Du clerc en effet, Thomas garde l’exigence didactique. Sa version du Tristan s'adresse à un public à la fois déterminé et très vaste, les amants, quelles que soient par ailleurs les modalités suivant lesquelles ils vivent l’amour, qu’ils soient pensis, amerus, emveius, desirus, enveisiez Où
84
/ Tristan et Iseut
purvers!, Le texte de Thomas
préfigure ainsi ce « miroir
aux amoureux » que sera, à la fin du xu1° siècle, le Roman
de la Rose de Jean de Meun. Loin de se vouloir un art d’aimer, ambition avouée de Guillaume de Lorris au début de ce même Roman de la Rose, le récit, qui se présente ici comme la mise en forme d’une histoire exemplaire, n’est pas cependant un modèle à suivre et à reproduire : il doit servir de consolation, de réconfort, et peut-être d’aver-” tissement, à tous ceux qui endurent/ont enduré? les tourments de l’amour (3141-3146). Mais on notera combien ces vers de conclusion unissent de manière indissoluble des considérations sur la verur du texte, son caractère exemplaire, sa portée didactique, à une réflexion sur l'écriture et son nécessaire pouvoir de séduction : pur essamplé issi ai fait, | pur l’estoriè embelir, | quë as amanz deive plaisir. (3138-3140). Pour être persuasif, le moraliste doit plaire. Il semble même qu’en écrivain conscient de son art, Thomas fasse allusion dans le vers 3136, vers assez obscur (e diz e vers i ai retrait) à ce qui est une caractéristique essentielle de son style et de son mode de composition : l’irruption dans le vers (dans le narratif?) du dit, de la parole multiple des monologues, délibératifs ou lyriques, des dialogues, des interventions du narrateur. La clergie de Thomas, sa culture si l’on veut, culture beaucoup plus laïque que cléricale, se manifeste aussi dans la virtuosité avec laquelle il utilise des motifs et des techniques d'écriture mis au point par les écrivains en langue vernaculaire qui l’ont précédé, essentiellement Wace, l’au-
1. Voir E. Baumgartner et R. L. Wagner, Às enveisiez e as purvers : commentaire sur les vers 3125-3129 du Roman de Tristan par Thomas,
Romania,
1967,
527-537.
2. Thomas emploie le verbe soi recorder, se souvenir, qui renvoie plutôt à une expérience passée et acquise. Le texte ne saurait éviter au lecteur novice l’expérience de l’amour.…
ne
f
Les texiés | 85
teur anonyme de l’Enéas et Benoît, auteur du Roman de Troie. Il n’est pas question de faire ici l’inventaire des sources de Thomas. Au reste, J. Grisward a justement insisté! sur le caractère déceptif d’une telle enquête. Il a montré comment un emprunt considéré comme caractéristique, le motif de la tempête, que Thomas aurait repris à Wace, témoignait surtout de l’habileté avec laquelle l'écrivain a su le réorganiser, le réécrire, l’utiliser, et comment ce que nous croyons être « un emprunt direct » à Wace n’est sans doute « chez cet intellectuel de 1170 » qu’un « souvenir imprécis de l’Enéas, du Roman de Troie ou de Guillaume d’Angleterre, voire tout simplement un écho mêlé de toutes ces lectures, un reflet de sa Culture ». C'est dans la même perspective qu’il faudrait étudier
dans le détail? une technique comme celle du monologue délibératif ou lyrique et du dialogue du personnage avec lui-même, technique déjà largement utilisée par l’auteur de l’Enéas et par Benoît pour l’analyse du sentiment amoureux. Mais il faut là aussi souligner l’originalité de Thomas qui réside essentiellement dans le procédé de la répétition. Par sa fréquence, la répétition de termes clés comme desir et voleir par exemple ou d’une rime comme amur/dulur et de ses harmoniques® dessine peu à peu et impose une vision quasi obsessionnelle de l’amour. En écho, la parole du narrateur, la minutie maniaque de l’analyse figent progressivement le discours et l’enserrent dans ses propres lacs, à l’image de la passion d’amour. On remarquera également combien l'inflation du monologue, du dialogue, etc., introduit un décalage sensible, du moins dans 1. À propos du thème descriptif de la tempête chez Wace et chez Thomas d'Angleterre, Mélanges J. Frappier, 1, 375-389. di 2. Voir V. Bertolucci Pizzorusso, La retorica nel Tristano Thomas, Studi mediolatine e volgari, VI-VIT, 1959, 25-61. 3. On relève dans la fin du récit par exemple, à partir du v. 2197: r, etc. 13 occurrences de la rime amur/dolur, 5 de la rime dolur|langu
86
/
Tristan et Iseut
les fragments conservés, entre la représentation envahissante de la parole et la représentation des faits, en l’absence, de surcroît, d’autres techniques, bien représentées dans le roman antérieur, comme les descriptions d’objets, de portraits, etc. Quant aux « figures de mots » très fréquemment utilisées par Thomas, comme la répétition, le chiasme, l’anaphore, l’annominatio, elles participent elles aussi d’une écriture commune à l’ensemble du roman, à partir de 1150
environ, fondée sur « une esthétique de la répétition » telle que l’a mise en évidence A. Petit! Mais leur effet le plus manifeste, dans le texte de Thomas, est là encore de
renvoyer indéfiniment au caractère obsessionnel et à l’irréparable déchirure du désir d’amour. Esthétique de la répétion à laquelle les merveilleuses statues de la Salle aux Images donnent au reste forme sensible... Il faudrait enfin étudier dans le détail les effets que tire Thomas du rythme du vers et de son accentuation. On comparera ainsi les vers qui « décrivent » les assauts de la tempête (2871-2876), l’affolement des médecins (2337-2338), la navigation de Kaherdin (2577 et s.) et ceux qui, par vagues successives, s’enflent de la douceur/de l’amertume du souvenir (2486-2494) ou disent, dans leur parfaite circularité, l’encerclement de l’amour et de la mort (24952498 ou 3083 et s.). Thomas, on l’a vu, semble ménager une stricte ligne de partage entre le narrateur — un clerc qui écrit sur l'amour — et son public, ceux qui font l’amour et qui seraient ainsi seuls autorisés à prendre parti. En fait, et au moins dans l’épisode très mutilé de la Salle aux Images, il abolit lui-même cette distinction en faisant de son héros, Tristan l’amerus, un chevalier ef un créateur. On sait en effet que, dans la version de Thomas, Tristan le preux était aussi 1. Naissances du roman...,
Paris, Champion,
1985, 676-732.
Les textes
| 87
représenté en poète et en musicien accomplis qui transmet son art à Iseut (lors du premier séjour en Irlande). Dans les fragments, la reine apparaît d’ailleurs en train de composer puis de chanter en s’accompagnant sur sa harpe un /ai pitus d’amur (834). Par l’intermédiaire de ses héros, l'écrivain convoque ainsi cette autre forme d’écriture qu’est le lyrisme, forme à laquelle il s’essaie lui-même dans le double monologue d’Iseut, durant la tempête puis sur le corps de son amant. Mais il accorde de surcroît à Tristan des talents d’architecte et de sculpteur. Nous n'avons pas conservé la description que faisait Thomas, à en juger au moins par la Saga, de la construction de la Salle aux Images et des statues que le héros fait sculpter à l’exacte ressemblance de la reine, de Brengain, etc. En s’appuyant sur la reconstitution de J. Bédier, A. Roncaglia a montré! quels liens unissaient cette invention de Thomas à la description, dans le Roman de Troie, de la Chambre de Beautés, chambre nuptiale de Pâris et d'Hélène. On pourrait aussi évoquer dans ce même roman la statue parfaitement ressemblante, et qui donne là aussi l'illusion de la vie, qui orne le tombeau d’Hector?. Mais cette statue parfaite n’a aucune fonction dramatique. Nulle Andromaque n’engage avec cette semblance d’Hector un dialogue désespéré d’amour et de mort. Et c’est sans doute chez Thomas que, pour la première fois dans la littérature française, la statue, l’objet fabriqué par l'artiste à la mesure de son rêve, peut un temps se substituer à la personne aimée, alimenter la méditation tour à tour douloureuse et exaltée de l’amant et, mieux que la femme réelle, se prêter indéfiniment à la relance du désir et de l’amour (985-990) : Por iço fist il ceste image | que dire li volt son corage, | son bon penser, sa fole errur, | sa 1. Voir La statua d’Isotta, Cultura neolatina, 31, 1971, 41-67. 2. Ed. Constans, v. 16786-16795.
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88 | Tristan et Iseut
paigne, sa joie d’amor, | car ne sot vers cui descovrir | ne son voler ne son desir (985-990). Dans l'épisode de la Salle aux Images, Tristan dispose, ordonne, agence avec art les matériaux, l’or et l’argent que lui fournit le géant qu’il a vaincu et que n’ont fait que dégrossir les artisans qu’il a embauchés!. Tristan devient ainsi comme un double de Thomas, celui qui impose une forme définitive aux matériaux procurés par ses prédécesseurs, qui en « invente » et en révèle la beauté. Le texte, ici, n’est plus seulement, comme dans le prologue du Roman de Troie de Benoît, la forteresse qu'’érige l’écrivain en lieu et place de la cité détruite. Il est la Salle aux Images, le lieu idéal arraché à la matière brute, où l’art de l’écrivain/de l’amant se déploie à partir — mais ce support est indispensable — de matériaux hérités, où se conjuguent les forces créatrices de l’architecte, du sculpteur, de l’orfèvre, qu’amène à l’existence la parole du clerc.
Le verger, la mer Le premier fragment conservé du récit de Thomas relate la découverte par Marc des amants endormis dans le verger, près du palais royal. Cet espace clos que le couple a cru préservé, réservé à leur amour — entre ses bras tient la reine. | Bien cuidoient estre a seor (1-2) —, n’est pas décrit. Plus qu’un espace naturel, il a en effet valeur de symbole puisqu'il est, pour nous du moins, le lieu où se fait la departie (29) des amants, où commence l’exil
qui les mène jusqu’à la mort. L'importance de cet espace comme de la scène qui s’y déroule est à plusieurs reprises soulignée par la suite. Comme souvenir tangible du paradis perdu, Tristan 1. Voir J. Bédier, 1, 299-313.
rasHascl
Les textes | 8
emporte en effet l’anel que lui donne la reine au nom leur amour
(51-52). Or cet anneau
revient, comme
de
on le
sait, à des moments cruciaux du récit. Il suffit que Tristan, au soir de son mariage, soit dépouillé de ce talisman pour que resurgisse le souvenir de la departie et qu’il renonce à sa femme (443-448). Il suffit qu’Iseut voit l’anneau que lui présente Kaherdin pour qu’elle tienne le serment échangé dans le jardin (2515-2520) et parte aussitôt au secours de son amant (2695 et s.). C’est enfin cette même scène du verger, ce même geste de la reine tendant l’anneau qui la lie à Tristan, que le héros choisit de répéter/d’éterniser par la statue de la Salle aux Images (975 et s.). Le verger clos et l’anneau re-présentent ainsi, dans le temps linéaire d’un récit coulant vers la mort, un fragment de ce temps immobile que les amants ont jadis vécu/dormi dans la joie. Mais l’insistance de l’anneau dans le récit, le lien qu’il préserve avec le verger ne signifie pas, chez Thomas — comme dans la légende si proche du rameau arraché par Eve à l’Arbre de Vie — la possibilité d’un retour au paradis de la joie d’amour. L’anneau symbolise l’union des cœurs, mais il ne peut plus lier les corps, à moins d’un miracle, lui aussi refusé : qu’un même poisson avale les corps des amants et ne vienne alors les réunir, mais dans la mort! Avec l’exil de Tristan, l’espace du récit semble d’abord se scinder. À l’Angleterre, où demeurent Marc et la reine, s’oppose la Bretagne continentale, royaume d’Hoël, où Tristan vient épouser Iseut aux Blanches Mains et meurt. Mais le texte fait aussi détour par l’Espagne, marche frontière entre la civilisation et la barbarie, où Tristan affronte comme jadis Arthur, le nevod a l’Orguillos Grant (716), le géant venu d’Afrique. La rupture cependant n’est pas totale entre l’Angleterre et la Bretagne : Tristan et 1. Voir les vers 2928-2934 et F. Barteau, ouvr. cit., 252-253.
pr
90
/
Tristan et Iseut
Kaherdin reviennent à deux reprises à la cour de Marc. Enfin et surtout, dans le fragmentdu mariage, monologues, interventions d’auteur, scènes parallèles sont autant d’occasions de développer le motif de « l’amour de loin » et de l’union des cœurs mais aussi d’insister sur la souffrance que ressentent aussi bien les amants que leurs victimes à être près de qui ne les désire pas ou les désire en vain. L'une des principales modifications apportées par Thomas à la vulgate a été de faire de Marc de Cornouailles non plus le contemporain d’Arthur mais un roi indépendant, dont le pouvoir s'étend sur toute l’Angleterre. Il est difficile de savoir, vu le temps dans lequel se situent les fragments, temps de l’exil du héros, quelle représentation proposait Thomas du roi, de sa cour, de son royaume. Il est cependant remarquable qu’à la différence de Béroul et des Folies Thomas évacue de son récit des lieux « mythiques » du Tristan comme Tintagel ou Carlion, la résidence d’Arthur, nomme Angleterre et non Logres le royaume de Marc et en situe la cour dans un espace urbain, Londres, qu’il décrit longuement. On a depuis longtemps noté le caractère complexe de cette description (2649 et s.) qui reprend le lieu commun, déjà bien mis au point par le roman antique, de la description de la ville idéale, tout en le développant ici de façon « réaliste ». Le spectacle qui s’offre à Kaherdin lorsqu'il remonte la Tamise jusqu’au pont de Londres (2643-2648) est celui d’une ville riche, opulente, essentiellement marchande, où convergent toutes les ressources et tous les marchands de la cristienté? et dont les habitants se caractérisent moins par leur prouesse guerrière (non mentionnée) que par leur intelligence (leur sens du commerce ?), 1. Voir aussi les étapes de la navigation de Kaherdin et Iseut (Wissant, Boulogne, Le Tréport.…), 2805 et s. 2. Voir également le riche inventaire de la cargaison de Kaherdin et la manière dont il joue à la perfection son rôle de marchand.
Les textes Cy 91
li hume i sunt de grant engin, v. 2663, leur largesce et leur sens de l’honur, leur joie de vivre et leur « convivialité » : mult aiment largesce et honur; | cunteinent sei par grant baldur (2655-2656). Activités festives sur lesquelles le texte donne quelques aperçus, décrivant rapidement les compétitions sportives auxquelles participent triomphalement Tristan et Kaherdin (2067-2080) ou les réjouissances à la cour de Marc (1887-1891) tandis que l'épisode, si mutilé, du cortège de la reine évoque tout autant le faste incomparable de cette cour et sa richesse que l’atmosphère de courtoisie raffinée et de galanterie qui s’y déploie : Aprés vienent les demeiseles, | Filles as princes e a baruns, | nees de plusurs regiuns : | chantent suns a chanz delitus. | Od eles vunt li amerus|li ensegnez a li vaillant; | de druerie vunt parlant. (1250-1256). De l’espace royal proprement dit, les fragments ne parlent pas, ou presque. Le seul palés qui soit évoqué (18681869) est ce palais en ruine qui sert de remise à bois et où Tristan, chassé par Brengain, manque de mourir de froid et de mesaise avant d’être enfin accueilli dans la chambre marbrine (1992) de la reine. Le texte de Thomas offre ainsi un très curieux contraste — en allait-il de même dans l’ensemble du récit? — entre une représentation de l’espace qui semble multiplier les effets de réel, renvoyer à une réalité contemporaine, tout en reproduisant des schèmes descriptifs déjà bien établis, et l'évocation, à peine esquissée, de lieux emblématiques. Le palais en ruine et le motif du pauvre sous l’escalier renvoient à la légende, à la vie de saint Alexis, et établissent un parallèle entre le saint de Dieu et le martyr de l’amour, tandis que la chambre de la reine, tout en restant le lieu de la jouissance furtive, devient aussi l’espace où se rêve et se dit l’amour dans la plainte lyrique du lai de Guiron (833-842). La Salle aux Images
fait en revanche
la synthèse de
92
/ Tristan et Iseut
4
Ehagt
cette vision duelle, Si l’on en juge par la Saga, les statues étaient décrites par Thomas avec un souci maniaque de la ressemblance physique et de l’évocation précise d’une scène clé. Technique qui rappellerait celle qu’utilise l’écrivain pour la cité de Londres. Mais la Salle aux Images est simultanément, comme l'était sans doute aussi la fossure a la gent amant, un espace mythique, conquis par le héros sur le monde barbare, inculte des géants. Et c’est aussi l’espace où, par le biais de la représentation réaliste, par la médiation fétichiste de l’œuvre d’art, le héros et plus tard Kaherdin peuvent aussi bien inlassablement revivre et redire les moments essentiels de leur passion que susciter un leurre à leur désir : as images se delitoent | pur les dames que tant amouent : | le jurs i aveient deduit | de l'ennui qu’il orent la nuit (2169-2172). La mer joue, comme on le sait, un rôle très important dans l’histoire de Tristan et d’Iseut. C’est elle qui réunit à deux reprises les héros, après le combat contre le Morhout et lors de la quête d’Iseut et c’est en mer que se déroule la scène du philtre. Les retours de Tristan, chez Eïlhart comme chez Thomas, sont autant de traversées entre l’Angleterre et la Bretagne. C’est enfin par mer qu’Iseut vient, une dernière fois, tenter de guérir Tristan. Thomas, dans le long finale de son récit, ne fait donc que reprendre une donnée traditionnelle, même s’il substitue Kaherdin au messager anonyme d’Eilhart ou au Gouvernal des versions concurrentes (v. 2131 et s.). Ce qui est en revanche de son invention, c’est ce que l’on pourrait appeler le revirement de la mer : jusqu’à ce point complice des amants, c’est elle qui est, chez Thomas, presque autant que la jalousie de la seconde Iseut, responsable de leur
mort à travers le double obstacle — inconnu d’Eïlhart — de la tempête et du calme plat. Pour décrire cette tempête, Thomas a renouvelé, comme l’a bien montré J. Grisward, une tradition déjà solidement
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Les textes | 93
établie. Mais la description que fait l’écrivain crée surtout la durée et l’espace dans lesquels, pour la première fois ou presque, peut s'élever la parole amoureuse d’Iseut, et où se noue l’exacte concordance du déchaînement des éléments et de la violence délirante du désir. L’union mortelle rêvée par Iseut, la tombe marine qu’elle imagine, double de la nef où les amants ont bu le philtre d’amour/de mort, lui sont pourtant refusées. La tempête s’apaise, le calme plat s’installe, cependant que Tristan meurt, solitaire, le corps tourné vers la paroi de la chambre, reniant la mer. Son cadavre est aussitôt exposé dans le palais d’Hoël. Et c’est donc sur terre, mais en pleine lumière et à la vue de tous qu’iseut rejoint et pleure Tristan et se tourne vers l’Orient pour demander la mort et l’union dans la mort. Pour la princesse jadis venue d'Irlande, l’Orient est aussi la Terre de promission!, le lieu où lancer un ultime appel : Ysolt vait la ou le cors veit, | si se turne vers orient, | pur lui prie pitusement (3080-3082). Mais dans la prière de l’amante, l’ami, l’amour, et le désir de mort ont à jamais pris la place d’un Dieu ignoré.
« El beivre fud la nostre mort » (2495) La situation narrative sur laquelle s’ouvrent les fragments, l’exil du héros, semble a priori exclure de cette
partie du récit ce qui est thème essentiel chez Béroul mais
1. L'expression désigne dans les textes Jérusalem et la Terre sainte. 2. Sur le dénouement du récit, voir P. du Tristan de Thomas, art. cit., et M.-N. du suicide dans le roman français au XII°
1979, 171 ets.
concernant
les croisades
Le Gentil, Sur l’épilogue Lefay-Toury, La tentation siècle, Paris, Champion,
94
/ Tristan et Iseut
qui apparaissait aussi dans la première partie de la version de Thomas, le conflit entre les amants et les divers représentants de la loi morale, sociale, religieuse. Thomas a certes supprimé ou profondément modifié par rapport à la version commune des épisodes comme celui où Iseut est livrée aux lépreux, la vie dans la forêt, le serment ambigu, etc.; il a également modifié le personnage de
Marc dont l’amour pour Iseut ne se dément jamais car lui aussi, chez Thomas, a bu au soir de ses noces une partie de ce qui restait du philtre. Le roi se contente donc, par exemple, de bannir les amants de la cour lorsqu'il se convainc de leur culpabilité (Bédier, I, p. 231 et s.). Pourtant, dans la première partie du récit, les amants ont dû compter avec les pièges tendus par Mariadoc, le sénéchal du roi, déçu dans son amitié pour Tristan, et par le nain; et c’est le roi lui-même qui a exigé d’Iseut qu’elle se soumette à l’épreuve du fer rouge, du jugement de Dieu (ibid., I, p. 203 et s.). Avec l’exil apparaissent cependant de nouveaux obstacles et une nouvelle série d’opposants. Le principal obstacle
est celui que Tristan se crée à lui-même en épousant Iseut aux Blanches Mains, trahissant aussi bien la reine que sa jeune femme. La trouvaille de Thomas, dans le fragment du mariage au moins, est ainsi d’avoir transposé au plan moral, psychologique les conflits qui, dans la version commune, opposent Tristan aux représentants de l’ordre féodal. Elle est aussi d’avoir transformé l’image de la seconde Iseut, personnage neutre dans la version commune, et de lui avoir donné un rôle décisif dans la mort du héros. Sont également de l’invention de Thomas les deux scènes qui opposent Iseut à Cariado, un nouveau venu dans l'univers du Tristan, puis à Brengain. Cariado, l’amoureux dédaigné d’Iseut, est annoncé par une longue intervention du narrateur comme une incarnation de l’envie (807-832). On peut rapprocher ce per-
Les textes | 95
sonnage du type lyrique du losengier, de celui qui, dans la chanson d’amour, épie les amants pour trahir leur secret. Plus exactement Cariado, que le narrateur pare de toutes les « qualités » courtoises (848 et s., 863-864) et présente comme habile à parler, et tout particulièrement d’amour
(867-868),
est une
figure
du
« faux
amant
».
Un personnage donc que rejettent systématiquement les trouvères dans la mesure où, sans aimer vraiment, sans être sincère, exigence fondamentale de l'écriture lyrique, il sait manier avec une parfaite compétence le langage de l’amour. Thomas situe cependant cette discordance sur un autre terrain en déniant à Cariado, qui a toutes les apparences du parfait chevalier, la vertu cardinale de sa classe, la prouesse guerrière (865-866). Cariado essaie, par envie autant que par amour, de susciter la jalousie au cœur d’Iseut en lui révélant le mariage de Tristan, jouant ainsi son rôle d’oiseau de malheur (877 et s.). Mais, s’il échoue auprès de la reine, il parvient à inquiéter Tristan qui redoute sa présence à la cour de Marc (956-964). On sait enfin qu’il convainc Brengain de la lâcheté du héros et de Kaherdin, qu’il est donc responsable de la colère de la suivante et du malentendu qui sépare un temps les amants. Peu efficace au plan dramatique — Kaherdin le tue lors de son second retour —, Cariado reprend cependant sur un registre autre un thème majeur du fragment du mariage, l’envie, la convoitise sexuelle. La longue querelle (1265-1614) qui met aux prises Iseut et Brengain est sans doute l’une des scènes les plus surprenantes du récit. Brengain est en effet dans l’ensemble de la tradition la suivante dévouée de la reine à qui la lient les secrets du philtre, de la substitution de la nuit de noces et de la tentative de meurtre perpétrée par Iseut. L'amitié de Brengain et de Tristan est également un trait constant. La révolte de la suivante était sans doute bien
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/ Tristan et Iseut
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motivée chez Thomas — mais le passage est perdu — par les propos de Cariado qui lui faisait croire qu’elle s’était finalement donnée, et sur l’ordre de la reine (Bédier, I, 340), à un lâche (ibid., 341-343). On peut toutefois s’interroger sur la raison d’être de cette scène qui est, rappelons-le, propre à Thomas. Son importance, au plan dramatique, n’est pas négligeable : elle recrée d’abord, après l’épisode du mariage, un nouvel obstacle entre les amants puis elle réunit le couple dans une double ascèse, le « retour » en lépreux pour Tristan et le martyre qu’il endure sous l'escalier, la haine et les mortifications pour Iseut (2009 et s.), qui s'impose de partager la douleur de son amant.
Mais la querelle entre les deux femmes est aussi le lieu où, à travers Brengain, Thomas donne un point de vue autre, et en apparence dissonant, sur l’amour de Tristan et Iseut. Procédé qui se retrouve au reste dans des textes contemporains : l’Enéas, le Roman de Troie surtout juxtaposent ainsi plusieurs représentations de l’amour comme le fera également, vers la fin du siècle, le troisième livre du De Amore d’André le Chapelain. L’amour d’Iseut, tel que le voit et le vit dans cette scène Brengain, est très crûment qualifié de mal, de folie, de puterie. Iseut est ravalée au rang d’une Richeut (1322), personnage de prostituée et d’entremetteuse. La suivante met l’accent sùr le manquement à l’honneur et à la foi jurée qu’est l’adultère, sur le châtiment exemplaire qu’il appelle (1543-1553). Elle ramène surtout l’amour d’Iseut pour Tristan, mais aussi de Marc pour sa femme, à sa seule dimension sensuelle, dénonçant aussi bien la jolité du roi (1555), sa quête de jouissance, que la malvestié, la malice invétérée d’Iseut, le plaisir qu’elle prend à faire le mal (1517 et s.). On comprend donc bien que P. Jonin se soit appuyé sur cette scène pour démontrer le caractère non courtois de la version de Thomas et qu’il y ait vu une dénonciation
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Les textes
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avec de la fin amor'. On peut cependant se demander in Brenga que tardifs bien es reproch les si Gentil Le P. la à liés moins ou adresse à la reine ne sont pas plus le Selon ver. d’éprou vient qu’elle déception amoureuse re que l’adultè rait dénonce ne in Brenga effet, en e critiqu se de parce qu’elle croit tenir la preuve de la couardi alors battre se de refusé aurait qui Kaherdin et de Tristan Il semblerait reine. la de nom au conjuré était en qu’il , même coudonc que la jeune femme excuse la passion ressés et désinté gestes « des pable, lorsqu'elle inspire se limite à la elle lorsqu' ne condam la mais » es héroïqu satisfaction des sens’. Tristan Brengain fait volte-face : c’est Cariado et non elle rendispute cette de l'issue A roi. au e dénonc qu’elle qu’elle tient à force pourtant son pouvoir sur une Iseut de toute temps, un prive, qu’elle et son entière discrétion de son côté, héros, Le . Tristan avec use amoure relation de la reine pour manque de mourir en revenant auprès entre les amants, ainsi crée qu’elle se justifier. Par l'obstacle étrange, la scène cette dans rer, préfigu semble Brengain que jouera rôle le fois seconde Iseut, répéter une première femme de la couple, du mort jusqu’au bout, jusqu’à la Tristan. sont plus claires. Les motivations de la seconde Iseut e d’une jeune l’imag sives succes Thomas dessine par touches rd de renond’abo e accept qui ente innoc et fille amoureuse s Thoma s’interroge, cer au plaisir. Renoncement sur lequel de son personnage rance l’attribuant aussi bien à l’igno lui procurer la vie it pourra que ur bonhe qu’à l'espèce de (1127-1134). Reste chaste qu’elle mène auprès de son mari coup de lamur d’un tout que la seconde Iseut bascule ttant ainsi à perme ie, jalous la de re à l’irrur sous l’empi 1. Ouvr. cit., 324-330.
122-123. 2. La légende de Tristan, art. cit., E. BAUMGARTNER
— 4
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Thomas de développer moins le thème classique de la versatilité des femmes que de leur démesure dans la haine et de leur trop prudente réserve dans la passion (2595 et s.). On sait, d’autre part, comment Thomas remodèle ici la tradition, en substituant à l’étrange méprise que fait la seconde Iseut dans la version commune la vengeance délibérée d’une femme qui comprend enfin qu’elle n’a été, dans les bras de Tristan, qu’un leurre, bien vite abandonné au reste pour la statue et les jouissances de la Salle aux Images. Cariado, Brengain, Iseut aux Blanches Mains révèlent ainsi de manière crue ce que Thomas analyse à loisir dans le fragment du mariage : la place occupée par la convoitise et la jalousie au cœur même de la passion d'amour. Aux vers 3060-3070, l’ancien qu’interroge Iseut pour lui demander ce qu’elle sait déjà, que Tristan est mort, lui répond en prononçant l’éloge d’un héros en qui s’unissaient prouesse, noblesse, largesse et compassion pour les malheureux et qui était le plus sûr rempart d’un royaume pour qui sa mort est irréparable désastre. Il n’est pas indifférent que cet éloge de la prouesse de Tristan soit prononcé en Bretagne, dans un espace où le héros a vécu la passion d'amour dans l’éloignement et le désir, et où il a pu donner la mesure de sa vaillance. Pas plus qu’Eilhart en effet, Thomas ne lie systématiquement prouesse et amour. Certains exploits de Tristan sont accomplis au nom d’Iseut, notamment le dernier combat qu’il engage pour soutenir cette victime de l’amour qu’est Tristan le Nain!. Mais il est bien d’autres épisodes, du combat contre Morhout à celui contre le géant aux barbes, où le héros 1. Voir les v.2243ets. et la brève hésitation du héros que l’on peut mettre en parallèle avec l’hésitation de Lancelot à monter dans la charrette d’infamie dans le roman de Chrétien.
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donne la preuve d’une prouesse que ne motive aucune quête de l’amour. On pourrait au reste se demander si Thomas ne substitue pas parfois à la prouesse guerrière, l’engin, l’habileté du marchand, qui est dans sa version le déguisement de Tristan lors de la quête d’Iseut et le déguisement de Kaherdin lors de son dernier retour en Angleterre. Reprenant d’autre part un motif inauguré par l’épisode du Morhout, Thomas associe à trois reprises l’exploit héroïque au motif de la blessure empoisonnée ou lente à guérir, que l’on retrouve dans l’épisode du géant aux barbes, du mariage (même s’il s’agit là d’un mensonge de Tristan pour expliquer son impuissance) et du combat contre Estult l’Orgillus Castel Fer. La blessure que reçoit alors Tristan, la /angur mortelle dans laquelle elle le plonge et qui est aussi bien manifestation du mal que de l’amour qui le mine, est en premier lieu le signe sensible du lien qui unit le héros à Iseut depuis le premier séjour en Irlande : Dites li qu’ore li suvenge… | de nostre amur fine e veraie | quant jadis ot guari ma plaie (2486, 2491-2492). Elle est aussi la marque de la dépendance de Tristan envers Iseut la guérisseuse, envers celle qui peut seule lui apporter salu de vie ne santé et lui être (réconfort contre la mort. Le motif montre enfin combien, pour Thomas, la prouesse guerrière reste fragile : Tristan, dans ce texte, est loin d’être invulnérable ou de pouvoir, comme Lancelot ou comme le Tristan de Béroul, ignorer le sang qui coule de sa plaie. Et il paie chèrement le combat qu’il a livré au nom d’Iseut, au nom de l’amour, pour avoir voulu satisfaire à son nom essentiel de Tristan J’Amoureux (2283-2288).
1. Voir les jeux de mot aux v. 2467-2480. 2. Comme la rime amur/dolur, la rime confort/mort leitmotiv dans le Tristan de Thomas.
revient
en
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Tristan et Iseut
Plus que la conduite héroïque, c’est au reste cette dimension du personnage qu’exalte Tristan le Nain parallèlement à la prouesse — Dutez estes e mult cremuz | e tuz li meldre chivalers, | li plus frans, li plus dreiturers | e icil qui plus ad amé | de trestuz ceus qui unt esté (2232-2236) — et que développent le plus longuement les fragments. Nous avons perdu l’épisode du premier séjour en Irlande auquel font allusion ces paroles du héros à Kaherdin : Dites li qu’ore li suvenge... | des granz peines e des tristurs | e des joies e des dusurs | de nostre amur fine e veraie | quant jadis ot guari ma plaie (2486, 2489-2492). Les critiques ont longuement débattu de ce passage pour savoir si, chez Thomas, Tristan et Iseut s’aimaient ou non avant d’avoir bu le philtre. À en juger par ces vers, il paraît cependant assez évident que Thomas a remodelé sur ce point capital la version commune et qu’il a voulu, comme l’a dit fort justement Jean Frappier, & ne pas donner d’autre cause initiale à la passion des amants que
leur amour lui-même »!. Dès leur première rencontre, Tristan, sous son déguisement de Tantris le jongleur, et Iseut se sont aimés, d’un amour qui appelle, dans le souvenir du héros, les termes clés de la lyrique occitane, fine et veraie.
La suite immédiate des paroles de Tristan à Kaherüin, de cette évocation d’un passé que le confident devra fidèlement rapporter à la reine, et la juxtaposition contrastée qu’elle propose entre l’amur fine e veraie et l’éblouissement du philtre — del beivre qu’ensemble beümes | en la mer quant suppris en fumes. | El beivre fud la nostre mort : | nus n’en avrum ja mais confort (2495-2496) — invitent cependant à revenir sur le statut et la fonction du philtre dans le récit de Thomas. 1. Sens et structure, art. cit., p. 273.
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Pour Jean Frappier en effet le philtre, n’étant plus la « cause initiale » de la passion des amants, acquiert dans cette version valeur de symbole, devient « une image idéalisée de l’amour accepté, désiré ». Le critique admet cependant, c’est une concession faite à la thèse de P. Jonin!, que le philtre « sert à rendre constant et même à éterniser » l’amour des jeunes gens mais en ajoutant qu’il ne faut pas confondre éternité et fatalité et qu’il n’y a rien de « plus conforme à l’idéal de la fine amor que cette constance de l’amour ». Il lui semble enfin probable que, pour Thomas « le vin herbé bu sur la nef coïncidait symboliquement avec l’illumination de l’amour, avec sa montée enivrante à la conscience, avec l’union acceptée pour la vie et pour la mort, après une cristallisation lente et subconsciente accomplie même au travers, en dépit de la haïne inspirée par le meurtre du Morholt ». En tenant compte de cette dernière remarque, de la coïncidence qu’elle établit entre « l’illumination de l’amour » et le beivre, mais aussi de l’alliance que fait le texte à plusieurs reprises? entre le beivre et la mort, on peut peut-être proposer une interprétation un peu différente des vers 2486-2498 et du pouvoir du philtre. En se démarquant de la version commune, Thomas accorde d’abord à ses héros de se connaître et de s’aimer librement, mais dans l’innocence de la chair. Entre le jongleur Tantris et Iseut, l’unique héritière du royaume d’Irlande, l’amour ne peut être qu’un rêve, qu’un désir d’aimer et d’être aimé... Il se peut, sans doute, que cette très belle invention de Thomas manifeste le raffinement, la courtoisie de l’écrivain, qu’elle réponde à un souci de vraisemblance psychologique mais aussi à son désir de préserver la dignité morale de ses personnages, ou de les 1. Sur le statut du philtre selon P. Jonin, voir ouvr. cit., 291-292. 2. V. 2495, 2498 et 3112, où la coupe du philtre devient définiti-
vement
la coupe
de la mort.
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laisser échapper, « au moins pour une part, à la fatalité du philtre »!, Mais on peut aussi y voir l’intention concertée du moraliste qu’est Thomas d’opposer au temps quasi mythique de l’innocence et du désir ordonné le temps du philtre, le moment où le beivre fait basculer les amants dans l’univers de la jouissance et les mène progressivement à la mort. Dans cette perspective, le philtre, chez Thomas, ne serait plus la force magique qui, dans la version commune, provoque et provoque seule la passion des amants. Mais il resterait le signe sensible, matériel, de l’éveil et de la surprise des sens. Il signalerait cette rupture, cette « faute originelle » qu’est sans doute, pour Thomas le clerc, le passage de la fin’amor à l’amour charnel, un amour désormais livré au risque du change, de la novelerie et de la mort?. La première partie du récit, jusqu’à l’exil de Tristan, n’autorise pas, semble-t-il, cette interprétation. Si Thomas a gardé ou inventé un certain nombre d'obstacles à la passion des amants, il ne les confronte pas, par exemple, aux tourments de l’aspre vie, à la déchéance physique et morale. D’autre part, si Tristan et Iseut s’aiment et se sont choisis avant d’avoir bu le philtre, il est normal que, dans cette partie du récit, il n’y ait pas trace d’un confit eñtre « la conscience des amants d’une part, la religion et la société d’autre part »°. Il est d’autant plus intéressant de voir comment et pourquoi cette situation se modifie à partir de l’exil de Tristan, au moment où le récit met en place l’une des situations clés de la fin’amor, un amour 1. J. Frappier, Structure et sens.., p. 280. 2. La scène du philtre pourrait alors être lue comme « semblance » de la faute d'Adam et d’Eve, du moment où ils perdent l’innocence originelle et tombent dans le monde de la chair. 3. J. Frappier, Structure et sens..., p. 274.
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de loin, vécu sur le mode du désir et de l’attente, mais par des amants qui ont longuement fait l’expérience de
l'amour charnel. Or, dans le fragment du mariage, que séparait de la scène du verger, dans le récit de Thomas, une période d’errance chevaleresque qui mène Tristan en Bretagne, nn le met en présence de la seconde Iseut et ravive ainsi le souvenir de la reine et les tourments de l’amant, le héros prend précisément acte du caractère intenable de l'amour de loin. Tristan y apparaît doublement torturé par la chasteté dans laquelle il vit et par la jalousie qu’il éprouve, en imaginant le plaisir que connaît Iseut avec Marc. Il tente donc, au cours d’un très long monologue, de se prouver à lui-même qu’il doit épouser Iseut aux Blanches Mains, substituer une femme à une autre (en s’abusant sur leur « équivalence ») afin de devenir, dans le quatuor qu’il invente, le double de Marc’. La première partie de la réflexion de Tristan, que relaie et généralise l’intervention du narrateur (53-416), développe le thème du change, de la novelerie en amour et de la possible disjonction du sentiment amoureux et du plaisir. Tristan s’y représente d’abord comme un être qui aime toujours Iseut, ce que le texte rend assez constamment par les termes de desir, desirer, mais à qui la séparation interdit un plaisir qu’Iseut connaît, du moins s’en persuade-t-il, dans les bras de Marc. Plaisir que Thomas nomme indifféremment delit, deduit, buen, talent, joie, etc. Un autre terme clé de la méditation du héros et du narrateur est celui de voleir dont les valeurs d’emploi sont plus difficiles à cerner. L’ambiguïté du terme, dans la langue que se forge ici Thomas pour cerner et énoncer le mystère de l’amour humain, provient du fait qu’il a, étymologiquement, quelque Voir 1. Tous les travaux et éditions cités commentent ce passage. ., art. cit. en dernier ressort S. Atanassov, Les modèles narratifs..
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chose à voir avec la volonté et qu’il est utilisé chez Thomas avec ce sens tout en désignant aussi la composante sexuelle de l’amour, les pulsions du désir. Exemplaire, l’amour qu’ont vécu jusqu’à l’exil Tristan et Iseut, leur désir commun, jadis scellé le philtre, trouvait son accomplissement dans leur voleir, dans l’union consentie des corps. Mais le héros s’imagine un moment que, si son désir (son amour) ne peut avoir d’autre objet que la reine, son voleir (les exigences de ses sens) peut en revanche être volontairement dirigé vers une autre femme. Tel est le cas de figure envisagé au début du monologue/du fragment : … Sis corages mue sovent | e pense molt diversement | cum changer puisse sun voleir, | quant son desir ne puit aveir (53-56), et dont des vers 641-665 marquent l'impossibilité : l'amour, le désir de Tristan pour la reine, tolt le voleir vers la meschine (la jeune fille, v. 650). La raisun, qui désigne probablement au vers 648 l’amour de Tristan et d’Iseut, l’élan confondu des cœurs et des corps, leur parfait accord, l’emporte sur la nature (647-648). S’inscrit enfin en tiers entre desir et voleir le terme de poeir qui désigne la marge de liberté matérielle, physique, dont disposent ou non les amants. À ce stade du récit, ni Tristan ni Iseut n’ont le poeir de se rejoindre. Aux vers 451-452 poeir désigne de façon plus précise l’incapacité physiologique où se trouve Tristan de s’unir à sa femme. La faute et l’erreur de Tristan, que dénonce longuement le narrateur (285-356), se situent à plusieurs niveaux. Tristan est coupable et, selon Thomas, s’abuse parce qu’il a délibérément voulu changer d’objet sexuel et parce qu’il a cru possible une relation où n’interviendrait que la satisfaction des sens. Mais les raisons qu’il se donne pour justifier son attitude ne font qu’aggraver sa faute. Après avoir plusieurs fois repoussé l’idée qu’Iseut puisse ne plus l’aimer, Tristan se persuade progressivement que la reine, contrainte
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de partager la couche de Marc, peut elle aussi dissocier amour et plaisir, connaître la jouissance dans les bras de son mari, et que son plaisir peut lui faire oublier son amant voire aimer son mari (147-178). Allant plus loin encore dans ce questionnement masochiste que supportent toutes les ressources de la rhétorique, Tristan donne une ultime justification à son projet de mariage : épouser la meschine devient pour lui le moyen de reproduire le couple « légal » Marc-Iseut et d’entrer dans le mystère de l’amour conjugal. En substituant à la combinaison instable du trio adultère, la répartition binaire des couples, Tristan se persuade qu’il pourra enfin assaier et connaître l’estre a la reine (224 et s.), savoir si le plaisir est possible en dehors de l’amour. S’impose alors en toute logique, en toute raisun (247), la solution du mariage, légalité contre légalité. Le choix d’Iseut la meschine, double de la reine par le nom et par la beauté, donne de surcroît au héros l'illusion dérisoire d’occuper aussi la place de Marc. Cependant, la trahison envisagée par Tristan n’aboutit pas. Dans le texte de Thomas, comme dans la version commune,
Tristan
ne consomme
pas
son
mariage
et ne
le consommera jamais. La chute de l’anneau, qui le ramène à la « réalité » du verger et de l’amour de la reine, lui fait prendre conscience de sa double faute, envers Iseut et envers sa femme, de la double trahison qu’il a commise pour s'être laissé engignier!, avoir trop vite cédé à son fol corage (469), aux exigences de ses sens. Tristan imagine donc une punition aussi cruelle pour lui que pour sa jeune femme : partager le lit de la meschine tout en restant chaste, et prendre le risque de provoquer sa haine en 1. On notera la récurrence des termes decevre et enginnier aux v. 515, 518, 520, 521 ; mais il ne s’agit pas ici des engins, des ruses du diable mais des engins de l’amour qu’évoque au reste le dernier vers du texte.
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lui refusant une jouissance à laquelle elle a droit {et qu’il semble lui aussi désirer. A la torture physique que s’impose Tristan et qu’il impose aussi à sa femme’, s’ajoutent la conscience du péché (481 et 554-555) qu’il commet contre Dieu, mais aussi des risques qu’il court, lui l’étranger récemment accueilli dans le royaume. Susciter la haine d’Iseut aux Blanches Mains, être accusé de trahir les engagements qu’il a publiquement contractés, c’est s’aliéner Hoël et Kaherdin et perdre peutêtre, le jour où sera reconnue sa recreantise, sa dérobade vis-à-vis de sa femme, tout ce qu’il a gagné en Bretagne par sa proesse et par sa franchise (579-586). Or, les conséquences matérielles imaginées par Tristan ne se produisent pas : Iseut aux Blanches Mains cache ou ignore son infortune et, lorsque le secret est dévoilé, avec l'épisode de l’eau hardie, Tristan convainc assez facilement Kaherdin de la suprématie de la reine et fait de son beau-frère, devenu l’amant de Brangain, son ami, son complice, son plus fidèle confident. Enfin, les avanies que Tristan, déguisé en lépreux, subit (1773 et s.), le mar_tyre qu’il endure alors et qui lui fait désirer la mort (1855 et s.) peuvent être considérés comme autant de réparations pour la faute commise. D'autre part, la reine qui, elle, n’a jamais trahi Tristan et a su repousser Cariado — plus leale ne fud unc verte (2031) — ne semble pas tenir longtemps rigueur au héros de son mariage : lorsque Tristan repart en Bretagne, elle revêt même une haïire pour partager les souffrances morales et physiques de son amant (2009-2043). L'épisode du mariage est pourtant celui où se met en place le mécanisme qui conduira à la mort du héros, mort 1. On peut y voir une forme inversée de l’assag, de l’épreuve de chasteté que la dame de la lyrique courtoise impose à l’amant, lui permettant de la tenir nue dans ses bras mais lui interdisant l’acte sexuel.
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que Thomas, à la différence cette fois de la version commune, met en relation, comme on l’a vu, avec la jalousie de la seconde Iseut. L'écrivain montre surtout comment l’amour de Tristan et Iseut, un amour qui se reconnaît exemplairement comme raisun, comme union parfaite du désir et du voleir, ne peut échapper à ce qui est, pour Thomas, le drame de la condition humaine, de l’estrange nature (286) de l’homme, incapable d’être estable, de renoncer à la recherche inquiète du plaisir.
Dans le fragment du mariage, Thomas isole le cas Tristan tout en l’inscrivant, c’est là le rôle de ses interventions, dans le cas général de l’homme : Oez merveilluse aventure, | cum genz sunt d’estrange nature (285-286). Dans l’épisode de la Salle aux Images, Thomas revient de nouveau (le mystère de l’amour est l’angle privilégié pour questionner le mystère de la nature humaine) sur l’estrange amor qui lie sans les unir Marc, Iseut, Tristan et Iseut aux Blanches
Mains : entre aus quatre ot estrange amor : | tut en ourent painne e dolur (1011-1012). La situation des deux couples se résume en cette rime essentielle du Tristan de Thomas amur/dolur, à laquelle le narrateur ajoute ici l'impossibilité du deduit, des joies physiques de l’amour : e un e autre en tristur vit, | e nuls d’aus nen i a deduit (1013-1014). Chacun d’eux a en effet droit légal de jouir d’un(e) autre qui se dérobe (Iseut vis-à-vis de Marc) ou qu’il rejette (Tristan vis-à-vis de sa femme) tandis qu’il désire ce qu'il ne peut posséder. Marc désire en vain être aimé d’Iseut, et Iseut aux Blanches Mains de Tristan, tandis qu'Iseut et Tristan se désirent dans l’absence et ne peuvent désirer celui, celle, auxquels ils sont liés. L'étrange comptabilité de Thomas, décidément fondée sur la dissociation de l’amour et du plaisir, met en évidence le doble tourment des amants. Iseut est doublement torturée par le partage qu’elle subit entre un corps livré à
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Marc, un cœur uni à Tristan, tandis que Tristan, lié à sa femme, souffre à la fois de devoir rester auprès de celle qu’il ne veut ni ne peut aimer mais qui le renvoie, par sa seule présence, son nom, sa beauté, à la reine interdite. L'écrivain leur oppose le tourment « simple » de Marc et de la meschine. Ces deux êtres dont les cas sont disjoints dans l’analyse! sont en effet unis par une même souffrance, la présence d’un corps convoité mais qui se refuse à la jouissance. Thomas s’interdit de tirer une conclusion, laissant aux amants le soin de juger. Dérobade du clerc, peut-être. Moyen efficace aussi de dire, au terme d’un inventaire qui épuise toutes les relations au désir, que l’amour vient toujours buter sur l’impossible possession/connaissance de l’autre. Le lai de Guiron, la légende du cœur mangé qu’interprète Iseut, donne seul forme au rêve impossible de la communion parfaite des corps et des cœurs, de la consom-
mation du désir. Mais dans la mort même les amants de Thomas sont encore enlacés/séparés? et le désir de Tristan reste à tout jamais inassouvi : Iseut cors a cors, buche a buche estent; | sun esperit a itant rent, | e murt dejuste lui issi | pur la dolur de sun ami. | Tristant murut pur sun desir, | Ysolt, qu’a tens n’i pout venir (3119-3124). On a généralement admis, à la suite de Joseph Bédier, que le récit de Thomas et les textes qui en dérivent étaient un traitement « courtois » de la légende. L'opposition entre version commune et version courtoise n’a guère été 1. Les quatre « cas » sont disposés en chiasme: le roi, la reine er Tristan, la meschine (1015-1083).
PA Rien ne permet de penser qu'entre la mort des amants et l’épilogue (ou après l’épilogue), Thomas ait relaté, comme Eilhart et Frère Robert, l’histoire du rosier et du cep de vigne enlacés réunissant les amants dans la mort. Le décalage temporel dans la mort est comme redoublé, chez Thomas, par la position des corps qui évoque plus celle des gisants que d’amants unis dans l’amour.
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remise en question que par la thèse de P. Jonin, parue en 1958, et dans laquelle le critique a soutenu qu’il y avait des éléments courtois dans le récit de Béroul tout en s’attachant à démontrer les manquements à la courtoisie de Thomas. La démonstration de P. Jonin a été longuement réfutée par J. Frappier qui a rappelé avec pertinence la distinction qu’il convenait de faire entre la courtoisie, fait de civilisation, idéal de vie en société, dont l’influence se manifeste au reste chez Béroul, et ia fin’amor, représentation littéraire d’une religion de l’amour, qui serait l’apport décisif de Thomas à la matière du Tristan.
Jean Frappier, mais aussi bien P. Le Gentil, A. Fourrier, B. Wind, R. Lejeune, etc., ont tour à tour confirmé l’opposition entre version commune et version courtoise et insisté sur le caractère éminemment courtois du récit de Thomas. Cependant, plus récemment (en 1974), en introduction à son édition des Tristan, J.-Ch. Payen, pour qui Thomas « n’est pas un authentique poète courtois » mais emprunte à la courtoisie des motifs comme celui du service d’amour, sans croire vraiment à la stratégie de la fin’amor, propose de qualifier cette version de « lyrique » par opposition à la version « épique » de Béroul. Enfin T. Hunt, dans son article sur The Signifiance of Thomas’s Zristan!, qui prend en compte les seuls fragments, et non la reconstruction de Bédier, se range nettement du côté de P. Jonin en soulignant combien les partisans de la théorie courtoise ont sollicité cette reconstruction plutôt que le texte conservé. Selon T. Hunt, loin d’être une apologie de la fin’amor, l’œuvre de Thomas est celle d’un moraliste dénonçant les impasses de la courtoisie et les vicissitudes de l’amour humain. 1. The Signifiance of Thomas’s Tristan, Reading Medieval Studies, VII, 1981, 41-61.
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Il est évident que la version de Thomas a subi l’influence de la courtoisie au sens large du terme et que l'écrivain a en conséquence transformé en profondeur des épisodes qui, dans la version commune, évoquent un état de civilisation encore archaïque et bien peu policé. C’est aussi, semble-t-il, en accord avec le nouvel idéal courtois qu’il a longuement développé le motif de l’éducation du jeune Tristan qui excelle aussi bien dans le métier des armes que dans l’art de la vénerie, que dans la pratique du jeu d’échecs, qui a appris les « sept arts », connaît plusieurs langues, est enfin un musicien renommé. L'apport et l’influence de la poésie lyrique occitane semblent aussi, comme l’a dit J.-Ch. Payen, très importants. Le questionnement sur l’amour, la casuistique amoureuse que développent alternativement le héros et le narrateur dans l’épisode du mariage puis de la Salle aux Images pourraient tout aussi bien fournir des sujets de jeux-partis sur l’amour que donner matière à des chapitres du De Amore d'André Le Chapelain. Les plaintes de Tristan à Kaherdin, celles d’Iseut sur la nef, sur le corps de son amant, évoquent par leur vocabulaire, leur rythme, la répétition obsessionnelle de quelques motifs et l’acquiescement douloureux au désir et à la mort, l’écriture même de la chanson
d’amour occitane, de la canso. Reste que les données de la tradition et la trame narrative du Tristan interdisaient doublement à Thomas, l’eût-il voulu, de plier l’histoire des amants aux exigences et à l'éthique de la fin’amor. Quel que soit le statut que l’on reconnaisse au philtre, il substitue en effet à l’ascèse du désir de l’amant/du troubadour pour la dame inaccessible que met en scène la canso un amour réciproque et consommé. Tristan, qui a jadis conquis Iseut, mais pour un autre, pour le roi Marc, n’a pas ensuite à mériter son amour et à le garder par sa prouesse. Iseut, elle aussi liée par le pouvoir du philtre, ne retire
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jamais son amour à Tristan, même après l’épisode du mariage, n’impose jamais à son amant sa volonté ou son caprice comme le font par exemple Laudine dans le Chevalier au Lion ou plus encore Guenièvre dans le Chevalier de la Charrette, et partage avec lui aussi bien la joie que les peines de l’amour. On notera d’ailleurs combien Thomas souligne cette dévotion de la reine à l’amour et à l’ami en la faisant mourir non pas, comme Tristan, de désir mais de tendrur. Au-delà de l’amour, c’est la pitié et la compassion pour la douleur de l’être aimé, pour l’épreuve endurée, pour la blessure qu’elle n’a pu guérir qui, chez Thomas, donnent à l’amante le voleir, le désir conscient mais aussi le miraculeux pouvoir de suivre, d’ « imiter » Tristan dans la mort
: &« Amis
Tristan, quant
mort
vus vei, | par raisun
vivre puis ne dei. | Mort estes pur l’amur de mei : | par raisun vivre pius ne dei. | Mort estes pur la meie amur | e je muer, amis, de tendrur »1. Nous sommes donc très loin, avec le Tristan de Thomas, de la distribution des rôles entre la dame et l’amant telle que la fixe la lyrique courtoise, telle que la reprennent le Chevalier de la Charrette et une part importante du roman courtois à la suite de Chrétien. Il semble surtout que, au-delà de ces différences, qui tiennent d’abord à la« résistance » des données traditionnelles, la version de Thomas mette en évidence, comme l’ont dit P. Jonin et T. Hunt, le caractère utopique de la fin’ amor et son impossibilité. Voir dans cette version du Tristan un exemplum négatif, position que T. Hunt nuance d’ailleurs, serait sans doute excessif. L'image que Thomas donne d’Iseut, même si elle résulte peut-être du refus contraint du clerc d’aborder le mystère de la sexualité féminine, est entièrement positive, 1. V. 3123-3126, mais voir aussi les v. 3083-3088.
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au moins dans les fragments, et dément aussi bien les tirades misogynes de l’écrivain que les attaques de Brengain, que les doutes de Tristan. Que la fin’amor reste chez Thomas, ne serait-ce qu’à travers le personnage de la reine, comme nostalgie et forme idéale de l’amour, paraît également ressortir des paroles déjà commentées de Tristan à Kaherdin et de l’opposition que fait à deux reprises au moins l'écrivain entre fin’amor et amour, entre cette expression totale et parfaite de l’amour qu'est la finamor et le sentiment dégradé qui anime Tristan et le pousse au change et à la trahison : car s’il de cuer Ysolt (la reine) haïst, | Ysolt (la jeune fille) pur s’amur (amour qu’il porte à la reine) ne presist. | Et se de fin amur l’amast (la reine), / l’autrë Ysolt nen espusast.!, Il semble en revanche évident que cette version dite « courtoise » dénonce, autant dans les faits que par le commentaire constant qu’elle en donne, les drames et les erreurs de l’amour humain dès qu’il est au risque de la chair. Tous les amants sont invités, dans l’épilogue, à revivre l’aventure du couple et à prendre avec le texte un plaisir peut-être autrement interdit. Plaisir au reste ambigu et amer, puisque le texte les incite à se recorder, à rappeler à leur mémoire leur expérience passée et à se prémunir contre l’amour. Le récit exemplaire, par l’histoire qw’il conte, par la forme que lui a conférée son auteur, est bien le lieu où ils pourront retrouver les fragments éclatés de leur propre histoire. Mais au-delà ou à l’encontre de leur voleir, et dépassant même le poeir de l’artiste?, s’image au miroir la verur de la passion d’amour, prise dans sa quête de joie aux lacs multiples du change, du fort, de la paine, de la dolur. 1. V. 379-382.
Voir aussi les v. 371-373
et 2392-2393
où fine et
leele qualifient l’amitié irréprochable de Tristan et de Kaherdin. . 2. Si dit n’ai a tut lor voleir,|le milz ai dit a mun poeir (3133-3134).
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RÉCITS BREFS
Le récit de Thomas et sans doute celui de Béroul traitaient d’ensemble l’histoire de Tristan et d’Iseut en en disposant chronologiquement les différents épisodes, de la naissance du héros à la mort des amants. Les récits brefs en revanche présentent, pour reprendre une formule de Marie de France, une « aventure », l’un des retours de Tristan auprès d’Iseut. Qu'il s’agisse cependant de Chievrefoil ou des Folies, ces trois récits ont en commun d'évoquer, à partir de l’épisode qu’ils relatent, la totalité ou presque de l’histoire — seule reste la mort à venir — ou, telle est la merveille de Chievrefoil, d’en inventer le symbole. L'intervention de Tristan et de son histoire dans l’histoire de Perceval, telle que la conte Gerbert de Montreuil, répond à des préoccupations différentes. Comme les romanciers en prose, à la même époque, Gerbert a sans doute voulu inclure dans sa Continuation du « Conte du Graal » un personnage essentiel de l’univers arthurien mais «oublié » par Chrétien et une forme autre de la passion d’amour, qui contraste dans son récit avec la chasteté du couple Perceval, Blancheñleur. Dans le Domnei des Amanz enfin, Tristan et Iseut font partie, avec d’autres couples célèbres, des bons essamples de jadis (430) et le retour du héros, son déguisement en fou montrent tout aussi bien comment l’amour triomphe des précautions inutiles des jaloux que la parfaite fidélité et loyauté que les amants ont su observer l’un à l’égard de l’autre. \
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Y'A Thisten et Iseut
« Chievrefoil » Le plus court des Lais de Marie de France (188 vers) a
suscité un nombre considérable d’études qui tantôt envisagent la relation du lai à la légende de Tristan, tantôt essaient de résoudre le problème posé par les vers 53-78 (et 107-111) : comment le nom et/ou le message de Tristan peuvent-ils être (ou non) gravés sur le bâton de coudrier? Il est impossible de discuter dans le détail ces différents travaux;
nous
renverrons
donc
aux
mises
au
point
que
proposent aussi bien l’édition Rychner que l'édition Ewert des Lais où l’on trouvera également des bibliographies détaillées. Le retour de Tristan que conte Marie se déroule dans un cadre arthurien (même si le roi est ici Marc et non Arthur) : la réunion de la cour royale, au jour de la Pentecôte. Mais Marie reprend en la modifiant dans le détail une situation bien attestée chez Eïlhart : le retour de Tristan,
chassé
de la cour
par Marc;
chez
Marie,
le
héros s’est réfugié en Suthwales ici donné comme la terre d’origine de Tristan (16). Informée de la venue de Tristan (par le message sur le bâton de coudrier), la reine s’arrange pour éloigner son escorte et retrouve son amant dedenz le bois (91). Les amants doivent bientôt se séparer mais Marie ajoute : Tristram en Wales s’en rala | tant que sis uncles le manda (105-106) finissant donc la narration sur une note d’espoir. En prologue à la narration proprement dite, Marie rapelle en trois vers l’essence même de l’histoire des amants et de leur passion telle qu’elle l’a entendue et lue : de lur amur ki tant fu fine, | dunt il eurent mainte dolur, | puis en mururent en un jur (8-10). En fait, l’épisode qu’elle narre, le dénouement qu’elle lui donne vont à contre-courant! 1. Voir E. Sienart, ouvr. cit., 153-154.
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Les textes
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puisque le lai raconte un moment de joie dans la vie des amants et se conclut sur la promesse de la réconciliation de l’oncle et du neveu. Différence, décalage que le texte autorise par la nature même de la source qu’il se donne. Si Marie connaît, en effet, l’histoire des amants
à travers
des sources orales et écrites (5-6), le lai qu’elle met en forme a pour auteur Tristan lui-même : pur la joie qu’il ot eüe | de s’amie qW’il ot veüe | e pur ceo k’il aveit escrit | si cum la reine l’ot dit, | pur les paroles remembrer, | Tristram, ki bien savoit harper, | en aveit fait un nuvel lai (107-113). La raison d’être du lai est à la fois de remembrer, de fixer par le texte poétique et musical, l’instant de joie vécu mais aussi les paroles que Tristan a dites à la reine en les gravant sur le coudrier. Il semble bien en effet que, hypothèse pour hypothèse, on puisse adopter celle de J. Rychner et supposer que, sans se soucier d’une quelconque vraisemblance littérale, Marie de France imagine que le message entier, les vers 61-78, est gravé sur le coudrier, premier support de l’escrit, du lai à venir. Support fragile, provisoire, mais qui par son alliance « naturelle » et indestructible avec le chèvrefeuille impose à l’amant l’image de son alliance tout aussi indestructible avec Iseut. Ce qu'’essaie donc de saisir ici le texte, décrivant les gestes de Tristan en train de parer le coudrier (de le séparer du chèvrefeuille), puis d’y graver son nom, c’est le moment même où prend forme, au cœur et aux doigts du héros, la comparaison entre l’univers sensible et son expérience de l’amour et où il trouve les deux vers qui re-présentent dans l’univers du langage!, fixent, dans un présent éternisé, l'union vive des arbres amants : « Bele amie, si est de nus : | ne vus sanz mei, ne jeo sanz vus » (77-78). Marie attribue ailleurs « l’invention » des lais qu’elle 1. Le v. 77 pose l’unité du couple, le v. 78 et son chiasme parfait, la réciprocité de leur amour.
116
/ Tristan et Iseut
a entendus et décidé de mettre en écrit aux anciens Bretons qui pur remambrance les firent | des aventures K’il oirent. Aux Bretons est ici substitué Tristan, le Breton par excellence, qui devient la figure emblématique de l’amant et de l'écrivain. Retraçant toutes les étapes de l’écriture du lai, de l’image qui a suscité et permis la rencontre amoureuse par le langage sensible qu’elle a su inventer, au texte qui la fixe en symbole de l’amour, Chievrefoil dit autant la merveille de joie advenue aux amants que l’exacte symbiose de l'écriture et du désir.
Les « Folies » de Berne et d'Oxford Les Folies reprennent, sous forme de récit autonome, un motif qui appartenait à la vulgate du Tristan, à en juger au moins par sa présence chez Eïlhart qui relate aux vers 8655-9032 ce qui est, chez lui, le dernier des retours de Tristan en Cornouailles (son ultime déguisement) avant
sa mort.
Les Folies supposent la connaissance par le public de l’histoire des amants : les deux récits s’ouvrent ex abrupto sur le désespoir de Tristan qui, chassé par Marc et marié à la seconde Iseut, ne peut vivre plus longtemps séparé de la reine et à qui la souffrance inspire l’idée de se déguiser en fou. La trouvaille de leur auteur (l’auteur de la source commune de Æb et de Fo ou celui de Fb) est d’avoir intégré à son récit et aux dialogues de Tristan avec Marc, Iseut, Brengain, des événements clés de la vie passée des amants dont le rappel doit permettre à Iseut de reconnaître son amant sous le masque du fou. Retour de Tristan auprès d’Iseut, les Folies sont ainsi et également retour sur un passé narratif déjà constitué en texte auquel se réfèrent aussi bien le narrateur que son héros qui re-présente et revit sa propre histoire.
Les textes
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Les grandes lignes du récit varient peu de Fb à Fo : après avoir évoqué les raisons qui poussent Tristan à se déguiser puis son passage en Cornouailles et son arrivée à la cour de Marc, Fb et Fo mettent le héros en présence de Marc, de sa cour et d’Iseut. Dans les deux cas, Tristan, malgré
la précision des allusions qu’il fait, convainc le roi par ses paroles et son attitude, de sa folie. Le roi part à la chasse et Tristan se fait reconnaître de Brangain qui le mène auprès de la reine. En dépit des nouvelles allusions que fait Tristan à leur passé commun, Iseut refuse de retrouver son amant dans l’être difforme qu’elle a sous les yeux. Mais dans Fb l’accueil que le chien Husdent réserve à son maître puis l’anneau que lui présente Tristan la persuadent finalement que c’est Tristans a cui ele parole (542). Dans Fo, il faut que Tristan renonce à déguiser sa voix pour que la reine, enfin, le reconnaisse. Les deux textes, de longueur déjà différente, 572 vers pour ÆFb, 998 pour Fo, s'opposent cependant par leur rapport à l’histoire des amants, par leur mode d’écriture et par leur tonalité. J. Bédier puis E. Hoepffner ont mis en évidence la relation de Fb à la version commune et les liens étroits de l’auteur de Fo avec le roman de Thomas qu’il résume systématiquement. On citera à titre d’exemple la mention que fait Fb de la vie dans le Morois — j’ai en bois vescu de racine, | entre mes braz tenu raïne (184185) et la version selon Thomas qu’en donne Fo : a la forest puis en alames, | e un mult bel liu i truvames : | en une roche fu cavee; | devant en ert estraite l’entree : | dedenz fu voltisse et bien faite, | tant bele cum se fust purtraite.. (863-868). Divergences qui ont été très largement exploitées aussi bien pour la reconstruction de l’archétype que pour celle du roman de Thomas. Intéresse cependant plus directement la lecture des Folies la manière dont ces rappels sont intégrés au récit. Fo, comme l’a remarqué F. Hoepffner, suit en effet à partir
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de l'épisode du Morhout l’ordre chronologique et chaque aventure, qu’introduisent dans Fb comme dans Fo des formules du type membre vus | membrer vos dait, | ne vus membre, etc.!, est « adroitement résumée dans ses traits essentiels »2. On notera ainsi avec quelle habileté l’auteur de Fo rappelle au point médian ou presque de son récit et en l’accrochant à une intervention d’Iseut — Anuit fustes ivre al cucher | e l’ivrece vus fist sunger — la scène du philtre et l’image irradiante de l’ivresse amoureuse célébrée par Tristan : Vers est, d’itel baivre sui ivre, | dunt je ne quid estre delivre.. (459-463). E. Hoepffner souligne également combien, en contraste, le récit de Fb semble « désordonné et comme abandonné au hasard », s’étonnant d’ailleurs que son auteur n'ait pas suivi le chemin tout tracé par la tradition... Il n’est pas possible d'examiner dans le détail l’ordre et la nature des rappels que fait Fb. Remarquons cependant, pour ne citer là aussi qu’un seul exemple, que le premier rappel concerne (v. 77 et s.) la blessure mortelle que jadis a guérie Iseut et que c’est cette image de la guérisseuse et du salut qu'est, que pourrait être le retour auprès de la reine qui décide Tristan à faire le fou, à adopter le seul déguisement capable de le sauver de la folie « réelle » (quant ne la voi, a po ne derve (99)) qui le menace. Les critiques ont enfin longuement insisté sur les difrérences d'écriture et de tonalité entre les deux récits, aboutissant au reste à des conclusions contradictoires : E. Hoepffner relève les & propos grossiers voire indécents du fou » dans Fb, la brutalité avec laquelle s’expriment parfois Iseut et Brengain et les oppose à l’atmosphère courtoise qui
1. Voir K. Kasprzyk, Fonction et technique du souvenir dans la Folie Tristan de Berne, Mélanges F. Lecoy, 261-270. 2HFoNEd: cit D:13:
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caractériserait selon lui Fo tandis que J.-Ch. Payen souligne le caractère réaliste de ce dernier texte!. Il semble en effet que l’on retrouve dans Fo ce double mouvement qui nous paraît également caractéristique de l'écriture de Thomas : le goût des analyses psychologiques sur lesquelles se greffent des considérations d’ordre moral (et dont un bon exemple est précisément l’ouverture du récit, la méditation de Tristan qui reprend à Thomas le motif lié de la mort et de l’amour puis traite du cas général du povre hom ki a pé vait (1-56) mais aussi une recherche certaine des effets de réel. Recherche sensible dans la description de la traversée en mer ou des différentes étapes du déguisement de Tristan. Mais, comme Thomas, l’auteur de Fo allie description réaliste et évocation mythique. Ainsi des vers consacrés au château de Tintagel, jadis construit par des géants, qui est à la fois la « ville idéale » élevant ses murs de marbre où alternent le « sinople » et |’ «azur », une redoutable forteresse, le lieu delitables où abondent toutes les richesses de la terre mais qui se perd, deux fois par an, dans l’autre monde de la féerie (99-140). Par rapport à Fb, Fo fait aussi plus large place au langage de la folie. Le rapide échange de Fb entre l’oncle et le neveu sur la généalogie bestiale du fou et sur un possible échange de femmes (la brune Bruneheut contre la blonde Iseut), l’évocation de la maison immatérielle et atemporelle où se livrer au deduit amoureux sont repris et amplifiés dans Fo°. La parole est mise sous le signe du monde renversé et le héros, qui se présente dans Fb comme dans Fo sous le nom inversé de Tantris, joue avec aisance son rôle de « personnage carnavalesque »5. A la description des noces 1. Culture dominante et idéologie : la contestation idéologique au xr1e siècle, Le Forme e la Storia, 1, 1980, 3, 273-298. 2. Voir S. Atanassov, La cohérence de la folie dans la Folie Tristan de Berne, Philologia, 8-9, Sofia, 1981, 66-76. 3. Voir J.-Ch. Payen, Le palais de verre dans la Folie d'Oxford, Tristania, V, 1980, 17-27.
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Tristan et Iseut
burlesques entre l’abbé du Mont-Saint-Michel et de la grosse abbesse font écho les chasses impossibles que le fou propose au roi. Mais l’évocation de la sale de veire et de la chambre faite de cristal et de lambre qui en l’air est e par nues pent, | ne berce e ne crolle pur vent (301-310), claire réminiscence de la Chambre de Beautés du Roman de Troie, laisse rayonner le rêve fou d’un amour, d’un amant qui n’aurait plus à se déguiser et pourrait enfin (se) vivre dans sa plénitude solaire : Li solail, quant par main levrat, | leenz mult grant clarté rendrat (309-310). Dans la mesure où les événements évoqués par Fo renvoient à la version de Thomas et ceux de Fb plus spécialement à la version commune, l’une des tentations de la critique a été d’étendre aux Folies l'opposition « idéologique » établie pour les récits complets entre version commune et version courtoise, même si E. Hopffner reconnaissait déjà à l’auteur de Fb quelque connaissance du lyrisme et des conceptions de l’amour courtois. Cette distinction a été cependant discutée en détail par KR. L. Curtis! qui, opposant l’humilité du héros dans Fb à sa cruauté dans Fo, a montré comment les rapports des amants tels que les dessine Fb s’inscrivent dans le cadre de l’idéologie courtoise et a parallèlement souligné les manquements à la courtoisie du héros de Fo. Il est vrai en effet que le Tristan de Fo apparaît cornme un être beaucoup plus sûr de lui, ne serait-ce que dans le maniement du langage de la folie ou dans l’évocation chronologique de son passé, que le héros de Fb, attendant humblement le guerredon des souffrances endurées au nom d’Iseut. Et l’on peut sans doute parler de la cruauté d’un amant qui attend qu’Iseut se persuade qu’il est mort (en voyant à son doigt l’anneau qu’elle lui a jadis donné) 1. The Humble and the Cruel Tristan : À new Look at the two Poems of the Folie Tristan, Tristania, I, 1, 1976, 4-11.
Les textes
|
121
et éclate en sanglots pour cesser de contrefaire sa voix et se laisser reconnaître. Mais peut-être n’est-il pas nécessaire de s’attarder sur une opposition entre version commune et version courtoise dont on a déjà discuté le bienfondé à propos de Thomas. Comme Thomas cependant, l’auteur de Fo semble s'interroger sur un amour qui ne peut se vivre que dans l’espace-temps irréel de la sale de veire, qui n’a d’autre recours que le langage de la folie et d’autre visage que celui d’un monstre bestial, gras e velu (245), laiz, hidus et contrefaiz (577-578) en qui Iseut ne peut en aucun cas retrouver l’être parfait qu’elle a aimé. Plus encore que le final de Fb où Iseut reconnaît Tristan lorsqu’elle voit l’anneau, le dénouement de Fo insiste surtout sur la vanité de l’écriture de l’amour, des signes de reconnaissance que dispose l’artiste. Aussi précise soit-elle (et bien souvent elles mettent à rude épreuve la vraisemblance du récit) aucune des allusions que fait Tristan à leur passé commun ne convainc Iseut, ni dans Fb ni dans Fo. La lecture que fait Tristan du texte tristanien, mais sous le signe inversé de Tantris, l’anamnèse à laquelle il se livre et convie Iseut ne servent de rien. L’évidence, pourtant contrefaite, du corps et du visage du fou est l’unique réalitéà laquelle croit et s’accroche la reine. Seul l’anneau, dans sa matérialité irrécusable, et — c’est la trouvaille de Fo — seule la voix!, retrouvant enfin son authenticité, donnent au texte tristanien son statut de voir dit, de parole véridique, et réunissent, provisoirement, les amants dans le silence de l’amour : A ces paroles, sanz grant cri, com
vos avez ici oi,
entre Tristanz soz la cortine. (Fb, 569-572)
1. Voir M. T. Bruckner, The Folie Tristan d'Oxford : Speaking Voice, Written
Text,
Tristania,
VII, 1-2, 1981-1982,
47-59.
La fortune des « Tristan » Pour étudier la fortune des Tristan, du Moyen Age à nos jours, dans les domaines multiples de la littérature, du théâtre, de la poésie, de la musique (tout spécialement de l’opéra) et du cinéma, de L’Eternel Retour de Cocteau à La Femme d’à côté de François Truffaut, pour réfléchir sur la dimension mythique qu’a très tôt acquise l’histoire des amants de Cornouailles, il faudrait écrire un autre livre. Nous ne donnerons donc ici que les très grandes lignes de la « réception » immédiate des récits français dans l’Europe médiévale. Les adaptations qu'ont faites Eïilhart de la version commune du Tristan et Gottfried de Strasbourg de la version de Thomas témoignent de l’intérêt et du succès qu’ont connus dès le x11° siècle les récits français en Allemagne. D’autres Tristan ont d’ailleurs suivi, celui d’Ulrich von Türheim (vers 1230), de Heinrich von Freiberg (vers 1300) et le récit intitulé Tristan le moine (Tristan als Monch) également du xim° siècle. D’autre part, la traduction norroise de Frère Robert a profondément influencé le développement de la littérature scandinave où l’on compte un nombre important de textes inspirés du Tristan telle la Saga islandaise de Tristan et Iseut!. A la version de Thomas se rattache le récit en vers, en moyen-anglais, intitulé Sir Tristrem composé vers 1300, mais qui n’est bien souvent qu’un résumé drastique de son modèle. L'influence du Tristan de Thomas est également sensible dans certains chapitres de la Tavola Ritonda, compilation italienne du début du xiv° siècle. 1. Textes
réunis
par
J. Hill,
The
Tristan Legend,
Texts from
Northern and Eastern Europe in modern English Translation, Leeds, 1977.
"
1J
La fortune des & Tristan» | 13
Alors que l’histoire des amants se diffuse dans toute l’Europe, se dessine pourtant dans la littérature française un courant de réaction contre le Tristan et l’image qu’il donne de l’amour. Le premier témoin de cette réaction est Chrétien de Troyes qui écrit, avec l’histoire des amours de Cligés et de Fénice, ce qu’on a pu appeler un « antiTristan »!. Mais les trop nombreuses ruses auxquelles recourt l’héroïne pour éviter de partager son corps, comme Iseut, entre son mari et son amant, le dénouement très artificiel du récit font de ce roman une réponse peu convaincante aux problèmes posés par le Tristan. Ce n’est pas l’univers byzantin qui peut décidément fournir à l’Occident une image modélisante de l’amour. Bien mieux que Cligés c’est le Chevalier de la Charrette (et son héros arthurien) qui porte condamnation du Tristan dans le temps même où il propose de nouveaux enjeux à la passion d’amour. Reprenant au Tristan la donnée fondamentale de l’amour du chevalier (Lancelot) pour la reine (Guenièvre, l'épouse d'Arthur) mais aussi plusieurs motifs et situations narratives, Chrétien fait de son héros un chevalier pour qui l’amour (pour la reine) est l’unique critère de conduite, l’unique source de la prouesse. Comme Tristan, mais à la suite d’une longue série d’épreuves, d’une longue ascèse du désir, Lancelot partage le lit de la reine. Mais l’union que le récit maintient entre l’amour et la prouesse, le caractère sans doute unique de la nuit d’amour, le lieu même où elle se déroule, un autre monde où Guenièvre est davantage la fée qui a su attirer le chevalier que la reine adultère, font de Lancelot un héros que ne peut atteindre la recreantise, dont la prouesse, informée par l’amour, est simultanément ordonnée au salut de la reine et de 1. Voir par exemple A. Micha, Tristan et Cligés, dans chanson de geste au roman, Genève, Droz, 1976, 63-72.
De
la
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/
Tristan et Iseut
l’univers arthurien. Arracher la reine au royaume de Gorre, à Méléaguant, c’est aussi libérer les gens d’Arthur, prisonniers de ce royaume. A la destruction du chevalier par le désir que mettent en scène Béroul et surtout Thomas, Chrétien oppose ainsi la vision résolument optimiste d’un amour qui exalte la « vertu » du héros, l’intègre à l’univers arthurien (à la classe chevaleresque) et fait de l’amant adultère le plus sûr et le plus fidèle appui du roi. L'autre réponse est celle qué donne, dès 1230 environ, le Tristan en prose!. Cet immense roman, encore très largement inédit, et qui se présente à bien des égards comme une réécriture et des Tristan en vers et du Lancelot en prose, remodèle J’histoire et l’image des amants sur celles du couple rival, Lancelot, Guenièvre. Tristan devient un chevalier de la Table ronde, quête le Graal et ses aventures chevaleresques au royaume d’Arthur (loin d’Iseut) occupent une part très importante du récit. Comme Chrétien et l’auteur du Lancelot en prose, l’auteur du Tristan en prose fait de l’amour la source vive de la prouesse du chevalier. C’est grâce à l’amour que lui inspire Iseut que Tristan triomphe de tous ses rivaux et devient l’égal ou presque de Lancelot. C’est inspiré par l’amour qu’il compose de nombreux lais, reprenant une tradition déjà bien établie par Thomas et Marie de France. Mais, dans ce roman, Marc s’acharne à ruiner l’amour des amants et la prouesse de Tristan qu’il finit par tuer de ses propres mains à l’aide d’une lance empoisonnée que lui a donnée la fée Morgain. Le Tristan en prose a connu durant tout le Moyen Age
1. Sur ce texte, voir E. Baumgartner, Le Tristan en prose, essai d'interprétation d’un roman médiéval, Genève, Droz, 1975, et J.-Ch. Payen, Lancelot contre Tristan, la conjuration d’un mythe subversif, dans Mélanges Le Gentil, Paris, sEDES, 1973, 617-632.
La fortune des « Tristan »
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un très grand succès, attesté aussi bien par les nombreux manuscrits qui nous l’ont transmis que par les éditions imprimées qui en ont été faites au xv° et au xvi° siècles. C’est essentiellement à travers ce texte et à travers les adaptations qui en ont été faites en Espagne et au Portugal (les Domandas del san Graal), en Italie (le Tristano Riccardiano, la Tavola Ritonda), en Angleterre (Tristan joue un rôle important dans cette somme arthurienne qu’est à la fin du xv° siècle le Morte Darthur de Thomas Malory) que s’est perpétuée, jusqu’au xix° siècle, jusqu’à la publication en 1835 par Francisque Michel des Tristan en vers, l’histoire d’amour et de mort des amants de Cornouailles.
Bibliographie
La bibliographie du Tristan est extrêmement riche. Nous ne donnons donc ici que quelques titres essentiels sans reprendre — sauf exception — ceux qui ont été cités dans les notes. Pour établir une bibliographie détaillée, on consultera : David J. Shirt, The Old French Tristan Poems : a Bibliographical Guide (Londres, Grant et Cutler, 1980) que l’on complétera par le Bulletin bibliographique de la Société internationale arthurienne (publication annuelle), par la revue Tristania (Univ. du Tennessee, UsA) et par le dernier supplément au Manuel bibliographique de Bossuat (Paris, éd. du cNRS, 1986).
1 | Editions et traductions e Edition
et traduction
de
l’ensemble
des
récits
français
du
xu° siècle par J.-Ch. Payen, Tristan et Yseut. Les Tristan en vers. « Tristan » de Béroul, « Tristan » de Thomas, & Folie Tristan » de Berne, & Folie Tristan » d'Oxford, « Chèvrefeuille » de Marie de France, Paris, Garnier, 2° éd., 1980. @ Editions : — De Béroul : E. Muret, Béroul, Le Roman de Tristan, 4° éd. revue par L.-M. Defourques, Paris, Champion, cFrMA, 1970; A. Ewert, The Romance of Tristan by Béroul, Oxford, vol. 1, 1939, vol. 2 (introduction, commentaire), 1970. Traductions : H. Braet, Béroul, Le Roman de Tristan, Story-Scientia, Gand, 1974 ; P. Jonin, Béroul, Le Roman de Tristan, Champion, 1974. Concordancier
complet des formes graphiques occurrentes
établi par G. Andrieu,
J. Piollé et M. Plouzeau, Aix, 1974. — De Thomas, J. Bédier, Le Roman de Tristan par Thomas, Paris, SATF, 2 vol., 1902-1905 ; t. I : Texte; t. IL : Introduction; B. Wind, Les Fragments du Roman de Tristan, poème du XII° siècle par Thomas, édités avec un commentaire, Leiden, Brill, 1950 ; nouv. édition abrégée : Genève, Droz (TLF), 1960.
— Des Folies : E. Hoepffner, La Folie Tristan de Berne, 2° éd. revue et corrigée, Strasbourg, 1949 ; La Folie Tristan d'Oxford, 2° éd. revue et corrigée, Strasbourg, 1943. — De Chèvrefeuille : J. Rychner, Les Lais de Marie de France, Paris, Champion, cFMA, 1966. Voir également G. Bianciotto, Les Poèmes de Tristan et Iseut, extraits,
Paris, Nouveaux
Classiques Larousse,
1968.
@ Adaptations modernes : Le Roman de Tristan et Iseut, traduit restauré par J. Bédier, Paris, 1900 (très nombreuses réimpr.), R. Louis, Tristan et Iseult renouvelé. d’après les textes des XII° XTITS siècles, Paris, Le Livre de Poche classique, 1972. @ On peut lire le Tristant d’Eilhart d’Oberg dans l'édition et
traduction
de D. Buschinger
(Güppingen,
A. Kümmerle,
et et et la
1976),
$
ie Tristan de Gottfried de Strasbourg dans la traduction de D. Buschinger et J.-M. Pastré (ibid., 1980) et la Saga de Frère Robert dans la traduction anglaise de Paul Schach (Lincoln, Univ. of Nebraska Press, 1973). Voir aussi Eilhart von Oberg, Tristrant, trad. D. Buschingen et W. Spiewok, Paris, 10/18, 1986. 2 | Formation
et diffusion de la légende de Tristan
®e Sur le problème de l’archétype on consultera essentiellement : J. Bédier, ouvr. cit. supra, t. II ; G. Schoepperle,
Tristan and Isolt.
À Study of the Sources of the Romance, 1'° éd., New York Univ., 1913 ; 2° éd. revue, 1970 ; À. Vàrvaro, La teoria dell’archetipo tristaniano, dans Romania, 1967, 13-58. @ Sur la formation et la diffusion de la légende, sur les allusions des troubadours, voir les mises au point de H. Newstead, The Origin
and Growth
of the Tristan Legend,
Tristan Poems et de R. Lejeune, The Literature in the Middle Ages, éd. R. @ Pour l’hypothèse orientale, voir occidental : essais sur & Tristan et Iseut Sirac, 1974.
de
F. Whitehead,
The
Early
Troubadours, dans Arthurian S. Loomis, Oxford, 1959. P. Gallais, Genèse du roman » et son modèle persan, Paris,
@ Sur l’iconographie, voir R. S. Loomis et L. H. Loomis, Arthurian Legends in Medieval Art, Londres, 1938. 3 | Ouvrages
et études d'ensemble
sur les récits français
P. Le Gentil, La légende de Tristan vue par Béroul et par Thomas. Essai d’interprétation, dans Romance Phylology, VII, 1953, 111-129 ; P. Jonin, Les personnages féminins dans les romans français de Tristan, au XIT° siècle, Faculté des Lettres d’Aix-en-Provence, 1958 ; J. Frappier, Structure et sens du Tristan : version commune, version courtoise, dans Cahiers de Civilisation médiévale, 6, 1963, 255-280, 441454 ; J.-Ch. Payen, Le motif du repentir dans la littérature française médiévale, Genève, Droz, 1967 (voir p. 331-364); F. Barteau, Les romans de Tristan et Iseut. Introduction à une lecture plurielle, Paris, Larousse, 1972 ; J. M. Ferrante, The Conflict of Love and Honor. The Medieval Tristan Legend in France, Germany and Italy, La Haye, Paris, 1973. Voir également les actes des colloques d'Amiens de 1982, La légende de Tristan au Moyen Age, et de 1986, Tristan, mythe européen et mondial, éd. D. Buschinger, Gôppingen.
4 | Aux titres cités en 3 et dans les notes aux commentaires procurés par les éditions, on ajoutera plus spécifiquement : Pour Béroul : P. Le Gentil, L'épisode du Morois et la signification du Tristan de Béroul, dans Mélanges L. Spitzer, Berne, 1958, 267-274 ; A. Värvaro, Il & Roman de Tristan » di Béroul, Turin, 1963 ; D. Poirion, Le Tristan de Béroul : récit, légende et mythe, dans L'Information littéraire, 26, 1974, 199-207 ; P. Noble, Beroul’s Tristan and the Folie de Berne, Londres, Grant et Cutler, 1982. — Pour Thomas : A. Fourrier, Le courant réaliste dans le roman courtois en France au Moyen
Û
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/ Tristan et Iseut
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Age, I, Paris, Nizet, 1960, 19-109 ; P. Le Gentil, Sur l’épilogue du Tristan de Thomas, dans Mélanges J. Lods, 1, 1978, 365-370. — Sur les Folies : A. Adler, À Structural Comparison of the two Folies Tristan, dans Symposium, 6, 1952, 349-358 ; R. J. Dean et E. Kennedy, Un fragment anglo-normand de la Folie Tristan de Berne, dans le Moyen Age, 79, 1973, 57-72 ; P. Haidu, Text, Pretextuality and Myth in the Folie Tristan d'Oxford, dans Modern Language Notes, 88, 1973, 712-717 ; D. Robertson, Toward an Aesthetic of the Conteur : The Folie Tristan Poems,
Tristania, II, 2, 1977, 4-11.
— Pour le Lai du chèvrefeuille, on trouvera une bibliographie détaillée et une étude dans E. Sienart, Les Lais de Marie de France..…., Paris, Champion, 1978, 151-155, et dans Ph. Ménard, Les Lais de Marie de France, Paris, PUF, 1979.
Imprimé en France Imprimerie des Presses Universitaires de France 73, avenue Ronsard, 41100 Vendôme Février 1987 — N° 32 397
ÉTUDES
LITTÉRAIRES :
La collection Etudes littéraires propose, pour les grandes œuvres de la littérature française, un parcours critique à la fois précis et complet, qui s’attache à inscrire leur processus de création dans l’histoire des formes et des idées (Contexte) sans négliger leurs déterminations biographiques (Auteur) ; à décrire les conditions et les étapes de leur rédaction (Pré-rexte) ; à définir leur spécificité textuelle par l’analyse de leur structure, de leurs thèmes, de leur écriture (Texte) ; à rendre compte de leur retentissement culturel (Fortune de l’œuvre). Précieux instrument de travail pour l'étudiant, qui trouvera en outre dans chaque volume un ou plusieurs exercices d'application (Explication de texte) ainsi qu’une Bibliographie
commentée et un /ndex thématique, cette collection s'adresse également à un public cultivé, désireux d’accroître encore son plaisir de lire en disposant d’une information succincte mais sûre, traitée par des spécialistes et mise à jour des acquis de la recherche.
VOLUMES
PARUS
:
1. Charles Baudelaire — Les Fleurs du mal, par Jean-Pierre Giusto 2. Emile Zola — Germinal, par Colette Becker 3. Blaise Pascal — Les Provinciales, par Gérard Ferreyrolles 4, Le Roman de la Rose, par Armand Strubel
5. Les fabliaux, par Dominique Boutet 6. Madame de Lafayette —- La Princesse de Clèves, par Pierre Malandain 7. Louis-Ferdinand Céline —- Voyage au bout Annie-Claude et Jean-Pierre Damour 8. Jean-Paul Sartre — Les Mains Michel Kail
de la nuit, par
sales, par Françoise Bagot et
9. Agrippa d’Aubigné — Les Tragiques, par Frank Lestring
[l
10. Michel de Montaigne — Les Essais, par Marie-Luce Dem 11. André Breton — Nadja, par Roger Navarri
12. Alfred de Musset - Lorenzaccio, par Jean-Marie Thomas 13. P.-A. Choderlos de Laclos — Les Liaisons dangereuses, Michel Delon
14. François-René de Chateaubriand —- Mémoires d’outre-to par Hans
Peter Lund
15. Tristan et Iseut, par Emmanuèle
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