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French Pages [386] Year 2018
« Dans le domaine de la littérature française du xxe siècle, la Cléopâtre d’Anatole France (1894) dans sa préface consacrée à Une nuit de Cléopâtre de Théophile Gautier, retient l’attention. Là où ce dernier, par une distorsion des sources, fait naître une femme inquiétante, le préfacier, lui, en fait émerger un portrait palimpseste, en interprétant Plutarque. Aussi… le présent texte choisit d’entrer en résonance avec cette première épigraphe jalonnée par les mots suivants : – Grecque, reine hors de la mesure et de l’harmonie – et les deux extraits de Dante, auteur imprégné de l’œuvre de Virgile. En effet, dans le péritexte on juxtapose en clair-obscur un portrait proche de l’humanité de la reine et l’aigle romaine poursuivant l’Égyptienne, image traditionnelle du mal et de la luxure, défaite qui préfigure l’aube du christianisme en vertu d’une prodigieuse mise en abyme. » Dans le présent polyptyque, les auteurs tentent d’approcher ce personnage emblématique d’après les temples, la numismatique du levant et l’épigraphie chypriote, en effectuant un détour par la vision qu’en a Plutarque à travers la tradition romaine. Ils ouvrent également une fenêtre à propos de son évolution sur les planches des Modernes, ou sur la façon dont, sous la plume de Théophile Gautier, elle devient un personnage dévoyé, puis comment, comme aux États-Unis, elle porte tant la cause abolitionniste que la condition féminine, en accumulant les paradoxes.
Sous la direction de Sydney Hervé Aufrère, Directeur de recherche émérite au CNRS, et Anaïs Michel, Membre scientifique à l’École française d’Athènes. Textes de : Sydney Hervé AUFRÈRE, Sylvie CAUVILLE, Virginie JOLITON, Héloïse AUMAÎTRE, Anaïs MICHEL, Théo POLYCHRONIS, Frédéric SPROGIS, Philippe CORNUAILLE, William KELS, Stephen GODON.
Illustration de couverture : Edmonia Lewis (1845-1907). The Death of Cleopatra 1876. Smithsonian American Art Museum, Washington (© Stephen Godon.)
ISBN : 978-2-343-14166-4
38 e
Sydney Hervé Aufrère et Anaïs Michel
CLÉOPÂTRE EN ABYME
Anatole France : Elle était Grecque, mais elle était reine ; reine et, par là, hors de la mesure et de l’harmonie… Dante : Puis, voici Cléopâtre, à l’œil luxurieux ! [L’aigle] fit pleurer aussi la triste Cléopâtre / Qui, fuyant devant lui, demandait à l’aspic / Une mort ténébreuse aussi bien que soudaine.
Sous la direction de
CLÉOPÂTRE EN ABYME
Collection KUBABA Série Antiquité
Sous la direction de
Sydney Hervé Aufrère et Anaïs Michel
CLÉOPÂTRE EN ABYME Aux frontières de la mythistoire et de la littérature
Cléopâtre en abyme
Sous la direction de
Sydney Hervé AUFRÈRE et Anaïs MICHEL
Cléopâtre en abyme Aux frontières de la mythistoire et de la littérature
Président de l’association : Michel MAZOYER Comité de rédaction Trésorière : Valérie FARANTON Secrétaire : Charles GUITTARD Comité scientifique : Sydney AUFRÈRE, Sébastien BARBARA, Marielle de BÉCHILLON, Nathalie BOSSON, Dominique BRIQUEL, Sylvain BROCQUET, Gérard CAPDEVILLE, Jacques FREU, Charles GUITTARD, Jean-Pierre LEVET, Michel MAZOYER, Paul MIRAULT, Dennis PARDEE, Éric PIRART, JeanMichel RENAUD, Nicolas RICHER, Bernard SERGENT, Claude STERCKX, Patrick VOISIN Logo KUBABA : La déesse KUBABA, Vladimir TCHERNYCHEV Illustration : Edmonia Lewis (1845-1907). The Death of Cleopatra 1876. Smithsonian American Art Museum, Washington (© Stephen GODON) Ingénieur informatique Laurent DELBEKE ([email protected]) Ce volume a été imprimé par © Association KUBABA KUBABA, Université de Paris I Panthéon – Sorbonne 12, place du Panthéon 75231 Paris CEDEX 05 [email protected]
© L’Harmattan, 2018 5-7, rue de l’École-Polytechnique, 75005 Paris http://www.editions-harmattan.fr ISBN : 978-2-343-14166-4 EAN : 9782343141664
Collection Kubaba Série Antiquité Sydney H. AUFRÈRE Thot Hermès l’Égyptien. De l’infiniment grand à l’infiniment petit Régis BOYER Essai sur le héros germanique Dominique BRIQUEL Le Forum brûle Jacques FREU Histoire politique d’Ugarit Histoire du Mitanni Suppiliuliuma et la veuve du pharaon Anne-Marie LOYRETTE et Richard-Alain JEAN La Mère, l’enfant et le lait Éric PIRART L’Aphrodite iranienne L’éloge mazdéen de l’ivresse Guerriers d’Iran Georges Dumézil face aux héros iraniens Michel MAZOYER Télipinu, le dieu du marécage Bernard SERGENT L’Atlantide et la mythologie grecque Une antique migration amérindienne Claude STERKX Les mutilations des ennemis chez les Celtes préchrétiens Le mythe indo-européen du guerrier impie Les Hittites et leur histoire en quatre volumes : Vol. 1 : Jacques FREU et Michel MAZOYER, en collaboration avec Isabelle KLOCK-FONTANILLE, Des origines à la fin de l’Ancien Royaume Hittite Vol. 2 : Jacques FREU et Michel MAZOYER, Les débuts du Nouvel Empire Hittite
Vol. 3 : Jacques FREU et Michel MAZOYER, L’apogée du Nouvel Empire Hittite Vol. 4 : Jacques FREU et Michel MAZOYER, Le déclin et la chute du Nouvel Empire Hittite Hélène VIAL Incarnations littéraires d’une mère problématique Michel MAZOYER (éd.) Homère et l’Anatolie Valérie FARANTON et Michel MAZOYER (éds) Homère et l’Anatolie 2 Hélène NUTKOWICZ Destins de femmes à Eléphantine au Ve siècle avant notre ère Hélène NUTKOWICZ et Michel MAZOYER La disparition du dieu dans la Bible et dans la mythologie hittite
TABLE DES MATIÈRES
ABRÉVIATIONS AVANT-PROPOS
11 19
PREMIÈRE PARTIE
PERSPECTIVE ET PRÉSENTATION Sydney H. AUFRÈRE Portrait palimpseste de Cléopâtre VII Genèse de l’hubris barbare de la dernière reine lagide Présentation
21 136
DEUXIÈME PARTIE
DANS LES TEMPLES DE LA VALLÉE DU NIL Sylvie CAUVILLE D’Edfou à Dendara : Cléopâtre et son père
177
Virginie JOLITON Cléopâtre VII dans les temples indigènes de l’Égypte ancienne
195
TROISIÈME PARTIE
DE LA NUMISMATIQUE DU LEVANT ET DE L’ÉPIGRAPHIE CHYPRIOTE À LA VIE D’ANTOINE DE PLUTARQUE Héloïse AUMAÎTRE Cléopâtre VII Théa et l’Orient antonien : les émissions monétaires au portrait de la dernière souveraine lagide
221
TABLE DES MATIÈRES
Anaïs MICHEL Cléopâtre et l’“île d’Aphrodite” : enjeux politiques et idéologiques de l’île de Chypre au crépuscule de la dynastie lagide
243
Théo POLYCHRONIS Le portrait de Cléopâtre dans la Vie d’Antoine de Plutarque
267
QUATRIÈME PARTIE
CLÉOPÂTRE SUR LES PLANCHES ET DANS LES OBJETS DE LA VIE QUOTIDIENNE Frédéric SPROGIS Cléopâtre sur la scène française (1553-1644) : la fureur comme identité tragique
305
Philippe CORNUAILLE L’Histoire d’Antoine et de Cléopâtre sur deux écrans de feu à main inédits du XVIIe siècle ou Le Marc Antoine et Suite de la Cléopâtre en écrans
325
CINQUIÈME PARTIE
CLÉOPÂTRE DÉVOYÉE OU MISE AU SERVICE DE CAUSES William KELS “Être la reine des momies”, Cléopâtre ou la modernité en question dans Une nuit de Cléopâtre de Théophile Gautier
343
Stephen GODON Cléopâtre au service des théories raciales aux États-Unis et symbole de l’émergence d’une nouvelle femme américaine dans la seconde moitié du XIXe siècle
365
POSTFACE
377
10
ABRÉVIATIONS
Générales BnF CNRS Ifao Ifapo
Bibliothèque nationale de France, Paris. Centre National de la Recherche Scientifique, Paris. Institut français d’Archéologie orientale, Le Caire. Institut français d’Archéologie du Proche-Orient, Damas.
Sources secondaires ÄAT AcClass (D) AegLeod AegTrev Aegyptus AION AIPHOS AJA AJP Anabases AnatAnt AncSoc AnESC AnHA ANRW ANSEM
Ägypten und Altes Testament. Wiesbaden. Acta Classica Universitatis scientiarum debreceniensis. Univ. Kossuth, Debrecen. Ægyptiaca Leodensia. Liège. Ægyptiaca treverensia. Trieren Studien zum grieschish-römischen Ägypten. Mayence. Aegyptus : Rivista italiana di egittologia e papirologia. Milan. AION Linguistica. Naples. Annuaire de l’Institut de philologie et d’histoire orientales slaves de l’Université libre. Bruxelles. American Journal of Archaeology. Boston. The American Journal of Philology. Washington D.C. Anabases. Traditions et receptions de l’Antiquité. Paris. Anatolia Antiqua. Istamboul. Ancient Society. Louvain. Annales. Économies, Sociétés, Civilisations. Paris. Anales de Historia del Arte. Madrid. Aufstieg und Niedergang der römischen Welt. Geschichte und Kultur Roms im Spiegel der neueren Forschung. Berlin–New York. American Numismatic Society Museum Notes. New York.
ABRÉVIATIONS
AntAfr AntClass Anthropologica Anthropozoologica APF APF-Beiheft
Archaiognôsia ARG Arion: ASAE ASP ASR AUB BAER BAGB BCAW BCH BCH-Suppl. BEFAR BGU BHR BiblArch BiEtud BIFAO BiGén BMOP Boreas BSAAE BSFE BSFN
Antiquités africaines. Paris. L’antiquité classique. Bruxelles. Anthropologica. Warterloo, Ontario. Anthropozoologica. Paris. Archiv für Papyrusforschung und verwandte Gebiete. Leipzig – Stuttgart. Archiv für Papyrusforschung und verwandte Gebiete. Beiheft. Leipzig – Stuttgart. Archaiognôsia. Athènes. Archiv für Religionsgeschichte. Berlin. Arion: A Journal of Humanities and the Classics. Boston. Annales du Service des Antiquités de l’Égypte. Le Caire. American Studies in Papyrology. Toronto. Archives de sociologie des religions. Paris. Annales de l’Université de Besançon. Besançon. Bulletin de l’Association Ernest Renan. Paris. Bulletin de l’Association Guillaume Budé. Paris. Blackwell Compagnions to the Ancient World. Chichester. Bulletin de Correspondance hellénique. Paris. Bulletin de Correspondance hellénique. Supplément. Paris. Bibliothèque des écoles française d'Athènes et de Rome. Rome – Paris. Ägyptische Urkunden aus den Staatlichen Museen Berlin. Berlin. Bibliothèque d’Humanisme et Renaissance. Genève. The Biblical Archaeologist. Ann Harbor, Michigan – New Haven. Bibliothèque d’Étude. Institut français d’Archéologie orientale. Le Caire. Bulletin de l’Institut français d’Archéologie orientale. Le Caire. Bibliothèque générale. Le Caire. The British Museum Occasional Papers. Londres. Boreas. Münstersche Beiträge zur Archäologie. Münster. Bulletin de la Société des Amis et Anciens Étudiants de la Faculté de Théologie Protestante de Strasbourg. Strasbourg. Bulletin de la Société française d’Égyptologie. Paris. Bulletin de la Société Française de Numismatique. Paris. 12
ABRÉVIATIONS
BSRA Bulletin van het Rijksmuseum Cahiers « Mondes anciens » CahKUBABA CCEC CCGG CdE CEA CEC CENiM CGC ClassJourn ClassPhil ClassQuart ClassQuart (NS) ClassStud ClassWorld CNI Publications COMES CRAIBL CRMH CronErc DHA suppl. DOS EAC ECJ EEPhSPA EEThess (Philol.) Égypte ENiM EPRO EtudChypr EtudClass (N)
Bulletin de la société royale d’Archéologie. Alexandrie. Bulletin van het Rijksmuseum. Amsterdam. Cahiers « Mondes anciens » . Anthropologie et Histoire des mondes antiques. Paris. Cahier KUBABA. Paris. Cahiers du Centre d’Études chypriotes. Paris. Cahiers du Centre Gustave Glotz. Paris. Chronique d’Égypte. Bruxelles. Cahiers des Études anciennes. Montréal. Collection d’Études classiques. Louvain. Cahiers « Égypte nilotique et méditerranéenne. Montpellier. Cagalogue général du Caire. The Classical Journal. Athens, Georgie. Classical Philology. Chicago. The Classical Quarterly. Oxford. The Classical Quarterly, New Series. Oxford. Classical Studies. University of California. Berkeley, Los Angeles, and London. The Classical World. Pittsburgh – New York. The Carsten Niebuhr Institute of Near Eastern Sudies Publications. Copenhagen. Civitatum Orbis Mediterranei Studia. Tübingen. Comptes rendus de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres. Paris. Cahiers de recherches médiévales et humanistes . Paris. Cronache Ercolanesi. Naples. Dialogues d’Histoire ancienne. Supplément. Besançon. Dumbarton Oaks Studies. Washington – New York. Entretiens sur l’Antiquité Classique. Vandœuvres (Genève), Fondation Hardt. Explorers Club Journal. New York. Epistèmonikes epetèrides philosophikès scholès panepistèmiou Athènon. Athènes. Epistèmonikè Epetèrida tes philosophikès Scholês. Teuchos Tmèmatos philologias. Thessalonique. Égypte, Afrique & Orient. Avignon – Paris. Égypte nilotique et méditerranéenne. Montpellier. Études Préliminaires aux Religions Orientales dans l’Empire Romain. Leyde. Études chypriotes. paris. Les Études classiques. Revue trimestrielle de 13
ABRÉVIATIONS
GöttMisz Greece & Rome GriechUrk GrRom Hermes Histoire urbaine HLQ HZAG ICS Images Re-vues INR Interférences Isis JAOS JARCE JEA JHB JHS JIAN JML JNG JRS JS JSRC Kernos Kernos suppl. Ktéma LÄ Latomus LD LD Text
recherche et d’enseignement. Namur. Göttinger Miszellen. Göttingen. Greece & Rome. Cambridge. Griechische Urkunden Greece & Rome. Oxford. Hermes. Zeitschrift für klassische Philologie. Wiesbaden. Histoire urbaine. Paris. Huntington Library Quarterly. Los Angeles. Historia: Zeitschrift für alte Geschichte. Baden Baden. Illinois Classical Studies. Urbana – Chicago. Images Re-vues. Histoire, anthropologie et théorie de l’art (France). Paris. Israel Numismatic Research. Jerusalem. Interférences. Ars scribendi. Lyon – Paris. Isis. Chicago. Journal of the American Oriental Society. Ann Harbor. The annual Journal of the American Research Center in Egypt. Boston – New York. The Journal of Egyptian Archaeology. Londres. The Journal of Historical Biography. University of the Fraser Valley. The Journal of Hellenic Studies. Londres. Journal international d’archéologie numisma-tique. Athènes. Journal of Modern Literature. Philadelphie. Jahrbuch für Numismatik und Geldgeschichte. Kallmünz. The Journal of Roman Studies. Londres. Journal des Savants. Paris. Jerusalem Studies in Religion and Culture. Leyde. Kernos. Revue international et pluridisciplinaire de religion grecque antique. Liège. Kernos. Revue international et pluridisciplinaire de religion grecque antique. Supplément. Liège. Ktéma. Civilisation de l’Orient, de la Grèce et de Rome antiques. Strasbourg. Wolfgang HELCK & Wolfhart WESTENDORFF (éd.), Lexikon der Ägyptologie, fondé par W. HELCK & Eberhard OTTO, 7 vol. Wiesbaden, 1976-1992. Latomus. Bruxelles. Karl R. LEPSIUS, (éd.), Denkmaeler aus Aegypten und Aethiopien. 6 vol., Berlin 1849-1859. Karl R. LEPSIUS (éd.), Denkmäler aus Aegypten und Aethiopien. Text (éd. E. NAVILLE), 5 vol., Berlin – Leipzig, 1897-1913. 14
ABRÉVIATIONS
Levant LGG Libyca (Arch.Epigr.) LIMC MAAR Mathêsis MDAI (R) MDAIR MEFRA Meridians Meta Métis MFG MIFAO Minerva MLR MMA (NS) Mnemosyne MnemosyneSuppl. NumChron OIP OLA ORA OrMonsp Pallas ParPass PBSR PCP PharmHist
Levant. Journal of the British School of Archaeology in Jerusalem and British Institute at Amman for Archaeology and History. Londres. Christian LEITZ (éd.), Lexikon der Ägyptischen Götter und Götterbezeichnungen (OLA 110-116), 8 vol., Louvain : Peeters, 2002. Libyca. Bulletin du Service des Antiquités. Archéologie, Épigraphie. Alger Lexicon Iconographicum Mythologiae Classicae. Zürich – Munich. Memoirs of the American Academy in Rome. University of Michigan Press. Mathêsis. Viseu, Portugal. Materiali e discussioni per l’analisi dei testi classici. Rome. Mitteilungen des Deutschen Archäologischen Instituts, Röm. Mayence. Mélanges de l’École française de Rome. Antiquité. Rome – Paris. Meridians : feminism, transnationalism. Bloomington. Meta : journal des traducteurs / Meta: Translators’ Journal. Montréal. Métis. Anthropologie des mondes grecs anciens. Ahtènes – Paris. Monografias de filologia griega. Saragosse. Mémoires de l’Institut français d’Archéologie orientale. Le Caire. Minerva. International Review of Ancient Art and Archaeology. Londres. The Modern Language Review. Cambridge. The Metropolitan Museum of Art Bulletin. New Series. New York. Mnemosyne. Bibl. class. batava. Leyde. Mnemosyne. Supplément. Leyde. Numismatic Chronicle. Londres. Oriental Institute Publications. Chicago. Orientalia Lovaniensia Analecta. Louvain. Oriental religions in antiquity. Tübingen. Orientalia Monspeliensia. Montpellier. Pallas. Revue d’études antiques. Toulouse. Parola del passato. Rivista di studi antichi. Naples. Papers of the British School at Rome. Londres. The journal of the Pacific Ancient and Modern Language Association (PAMLA). Portland. Pharmacy in History. Boston. 15
ABRÉVIATIONS
Philippika
Phoenix (T) PMLA
QTNAC RBPH RDAC RDDM RdE REA REG REL RES RevArch RevEthnoéc RevHist RevNum. (Paris) Revue de la BnF Revue de la BnF Romantisme SAK ScriptAnt Serekh SFHU Shaw Review ShQuart SMA SRaT SSAG StStor StudDem StudEll StudHell StudHell Syria TAPS TMO
Philippika Philippika – Altertumswissenschaft-liche Abhandlungen / Contributions to the Study of Ancient World Cultures. Wiesbaden. Phoenix. Toronto. Publications of the Modern Language Association of America. Quaderni ticinesi numismatica e antichita classiche. Milan. Revue belge de Philologie et d’Histoire. Bruxelles. Report of the Department of Antiquities. Chypre (Nicosie). Revue des deux mondes. Paris. Revue d’Égyptologie. Paris. Revue des Études Anciennes. Bordeaux. Revue des Études grecques. Paris. Revue des Études latines. Paris. The Review of English Studies. Oxford. Revue Archéologique. Paris. Revue d’ethnoécologie. Paris. Revue historique. Paris. Revue numismatique. Paris. Revue de la Bibliothèqje nationale de France. Paris. Revue de la Bibliothèque nationale de France. Paris. Romantisme. Revue du dix-neuvième siècle. Paris. Studien zur altägyptischen Kultur. Hambourg. Scripta antiqua. Bordeaux. L'Egitto tra storia e letteratura, Serekh. Turin. Société française d’histoire urbaine. Paris. The Shaw Review (1959-1980). Penn State University. Pennsylvanie. Shakespeare Quarterly. Washington. Studies in Mediterranean Archaeology. Göteborg. Studien zu den Ritualszenen altägyptischer Tempel. Dettelbach. Saarbrücker Studien zur Archäologie und alte Geschichte. Saarbrück. Storia della storiographia. Milan. Studia demotica. Louvain. Studi Ellenistici. Turin. Studia hellenistica. Leyde – Louvain. Studia Hellenistica. Leyde – Louvain. Syria. Revue d’art oriental et d’Archéologie. Paris. Transactions of the American Philosophical Society. Philadelphie. Travaux de la Maison de l’Orient Méditerranéen. Lyon
16
ABRÉVIATIONS
TSE Vita Latina WSt ZÄS Zetemata ZPE
Texas Studies in English. Austin (Texas). Vita Latina. Paris. Wiener Studien Zeitschrift für klassiche Philologie. Vienne. Zeitschrift für ägyptologische Sprache und Altertumskunde. Leipzig. Zetemata. Munich. Zeitschrift für Papyrologie und Epigraphik. Bonn.
17
PREMIÈRE PARTIE
PERSPECTIVE ET PRÉSENTATION
Cléopâtre en abyme. Aux frontières de la mythistoire et de la littérature. Édité par S.H. Aufrère et A. Michel Cahiers Kubaba, Paris, 2018, p. 21-169. ————————————————————————————————————————
PORTRAIT PALIMPSESTE DE CLÉOPÂTRE VII GENÈSE DE L’HUBRIS BARBARE DE LA DERNIÈRE REINE LAGIDE 1 Sydney H. AUFRÈRE2
Elle était Grecque, mais elle était reine ; reine et, par là, hors de la mesure et de l’harmonie… Anatole FRANCE, Préface de Une nuit de Cléopâtre, Paris 1894. Puis, voici Cléopâtre, à l’œil luxurieux ! DANTE, L’Enfer, chant V. [L’aigle] fit pleurer aussi la triste Cléopâtre Qui, fuyant devant lui, demandait à l’aspic Une mort ténébreuse aussi bien que soudaine. DANTE, Le Paradis, chant VI.
0.1. Dans le domaine de la littérature française du XXe siècle, la Cléopâtre d’Anatole France (1894) dans sa préface consacrée à Une nuit de Cléopâtre de Théophile Gautier 3, retient l’attention. Là où ce dernier, par une distorsion des sources, fait naître une femme inquiétante, le préfacier, lui, en fait émerger un portrait palimpseste, en interprétant Plutarque. Aussi, dans un premier temps, le présent texte choisit d’entrer en résonance avec cette première épigraphe jalonnée par les mots suivants : — Grecque, reine hors de la mesure et de l’harmonie — et les deux extraits de Dante, auteur imprégné de l’œuvre de Virgile. En effet, dans le péritexte on juxtapose en clair-obscur un portrait proche de l’humanité de la reine et l’aigle romaine 1
Gérard Colin a bien voulu accepter de traquer patiemment les imperfections de style et de ponctuation de ce texte ; au moment de l’achèvement de ce travail, cela a été un soulagement et je lui en sais amicalement gré. Les échanges que j’ai eus avec Sylvie Cauville, la lecture avant publication de sa communication à l’AIBL, « De Cléopâtre-Hathor à Auguste-Pépi », ont été stimulants aux différents stades de la rédaction. Qu’elle trouve ici, avec Jocelyne Berlandini, l’expression de mes pensées les plus vives. 2 Centre Paul-Albert Février TEDMAM-UMR 7297, Aix-Marseille Université – CNRS. 3 Théophile GAUTIER, Une nuit de Cléopâtre (1838), Paris 1894, p. I-XX. Cf. infra, § 5.1.15.1.3.
S.H. AUFRÈRE
poursuivant l’Égyptienne, image traditionnelle du mal et de la luxure, défaite qui préfigure l’aube du christianisme 4 en vertu d’une mise prodigieuse mise en abyme. 0.2. Mais dans un second temps, il entre également en résonance avec la tradition des dictionnaires pré-encyclopédiques qui proposent des contrastes d’un autre ordre. Dans l’œuvre renommée initiée par Louis Moréri (16431680), Le Grand Dictionnaire Historique ou Le Mélange Curieux De L’Histoire Sacrée et Profane, édition de Bâle de 1740 imprimée chez JeanLouis Brandmüller, tome III, p. 196b, les premiers mots de la notice « Cléopâtre » proclament : « Cléopâtre, Reine d’Égypte, très célèbre pour sa beauté et ses débauches, étoit la fille de Ptolémée Auletes, aussi roi d’Égypte. » Sur la base de ces deux mots contrastés : — BEAUTÉ et 5 DÉBAUCHES —, on constate que la reine n’emportait pas a priori les suffrages des Modernes et que l’attitude commune à son égard sera celle d’un moralisme inspiré de Plutarque 6. Les savants des siècles de la Raison et des Lumières, férus d’érudition, n’ignorent aucune des sources anciennes ni aucune des ressources de la rhétorique ; d’ailleurs, rien qu’en lisant plusieurs de ces notices, on pourrait aujourd’hui parvenir, à peu de frais, à une connaissance somme toute assez juste du personnage tel que la tradition a voulu qu’il soit dépeint 7 et non pas tel que l’équité historique aurait souhaité qu’il fût. 0.3. BELLE 8, elle devait l’être, au moins selon les critères de son temps et si on accepte de la considérer sous les traits des têtes du British Museum et de l’Altes Museum de Berlin (inv. 1976.10), qui montrent une femme à
4
Cf. infra, § 13.2. Cette notice en inspire d’autres de même nature : « Cléopâtre, Reine d’Égypte, fameuse par sa beauté & par ses débauches, étoit fille de Ptolomée Auletes » (Jean-Baptiste LADVOCAT, Dictionnaire historique, géographique portatif… Tome premier, Paris, 1777, p. 405b). Voir aussi Jean François de LA CROIX, Dictionnaire historique portatif des femmes celebres, vol. 1, 1759, p. 501 : « Cléopâtre, reine d’Égypte, célèbre par sa beauté, par ses débauches, & par la mort qu’elle préféra à l’esclavage, étoit fille de Ptolémée Aulètes, roi d’Égypte, auquel elle succéda conjointement avec Ptolémée Denys, son frère, l’an 51 avant J.C. » 6 Robert AULOTTE, Amyot et Plutarque : la tradition des moralia au XVIe siècle, Paris 1965, p. 267. 7 Il suffit pour cela de prendre la notice de l’Encyclopédie de d’Alembert et de Diderot, t. VIII, À Lausanne et à Berne, 1782, p. 258a-261a. 8 Malgré les propos d’Anatole France : « Cléopâtre n’était pas très belle. Elle ne l’emportait ni en beauté ni en jeunesse sur cette chaste Octavie à qui elle prit Antoine pour la vie et la mort. » (Préface, p. I). Il détourne Plutarque (Ant. 62). Mais Cléopâtre joue de sa beauté pour tenter de séduire Octavien (Ant. 81, 90), ce qui signifie bien qu’il reconnaît la beauté de la reine. Mais voir Théo POLYCHRONIS, « Le portrait de Cléopâtre dans la Vie d’Antoine de Plutarque », ici même, p. 276 et n. 71 (renvoyant à Dion Cassius, qui a un avis tout à fait positif sur la beauté de Cléopâtre) ; p. 280. 5
22
PORTRAIT PALIMPSESTE DE CLÉOPÂTRE VII
l’élégante chevelure 9, ornée d’un chignon sur lequel se réunissent des nattes plates, une coiffure spécifique qui permet de la reconnaître dans les domaines de la ronde bosse et de la numismatique 10 ; le fait est moins évident en prenant appui sur les portraits tirés de la numismatique, où elle arbore la même chevelure mais cette fois ornée d’un diadème 11. Par équité, disons que la souveraine alliait une belle apparence à la séduction et à l’intelligence, en sorte que le charme émanant de sa personne était tel que nul ne put, sinon Octavien et Hérode le Grand, résister à ses entreprises. Conformément à ce schéma, l’emploi du mot « belle » pour définir Cléopâtre n’est pas neutre, car le siècle assimile, dans un esprit néoplatonicien, beauté et vertu 12. L’idée transparaît dans le titre du roman phénoménal de 15000 pages, Cléopâtre, la belle Égyptienne (1646-1658) 13, paru en douze volumes en 1662, dû à Gautier de Coste, seigneur de la Calprenède (1609-1663), qui intitule significativement une histoire du siècle d’Auguste qui débute après la victoire d’Actium suivie de la défaite de l’Égypte. Mais en associant « belle » et « Égyptienne », l’auteur soulève un autre type d’ambiguïté, car si
9
Parfois, on parle de « coiffure en côte de melon », mais celle-ci est plutôt caractéristique de l’époque de Tibère. 10 Si toutefois, on admet qu’il s’agit de vrais portraits de la reine, cf. Flemming JOHANSEN, « Portraits of Cleopatra : do they exist ? An evaluation of the Marble heads shown at the British Museum », dans S. WALKER & S.-A. ASHTON (éd.), Cleopatra reassessed (BMOP 103), Londres 2001, p. 75-80 ; Robert S. BIANCHI, « Images of Cleopatra VII reconsidered », ibid., p. 13-24. — Pour les portraits, on renverra à Paul Edmund STANWICK, Portraits of the Ptolemies. Greek Kings as Egyptian Pharaohs, Austin 2002. 11 La drachme frappée à Alexandrie en l’an 6 (47/46 montre un visage juvénile qui rappelle le buste du British Museum (elle a 21 ans) ; en revanche, le tétradrachme frappé à Antioche entre 36 et 31 et le denier frappé en Arménie entre 34 et 32 montre une femme peu amène, au nez fort et busqué et aux traits plus prononcés où Jean CHARBONNEAUX (« Un portrait de Cléopâtre VII au Musée de Cherchel », Libyca [Arch.-Epigr.] 2 [1954], p. 49-63) va jusqu’à parler de caricature. Sur ces monnaies, voir http://blog.bnf.fr/gallica/index.php/2015/04/11/ cleopatre-sur-les-monnaies-grecques-et-romaines/ et les notices de Michel AMANDRY, dans La Gloire d’Alexandrie, Paris 1998, nos 232-235 (p. 285-286). Si certaines des monnaies de Phénicie et de Syrie évoquent une Cléopâtre hiératique, il faut faire la part des choses et se dire que les portraits sont parfois peu ressemblants à leurs modèles. « Le nez était démesuré, si on en croit les médailles, mais nous ne les croirons pas », écrit Anatole France (Préface, p. VI). Mais la monnaie de Patras (32/31), montre une Cléopâtre sous les traits d’une jeune femme ; cf. VEYMIERS, « Le basileion, les reines et Actium », dans L. BRICAULT & M. J. VERSLUYS (éd.), Power, Politics and the Cults of Isis (Proceedings of the Vth International Conference of Isis Studies, Boulogne-sur-Mer, October 13-15, 2011, organised in cooperation with Jean-Louis Podvin), Leyde – Boston 2014, p. 195-236 : p. 222, fig. 9.25. 12 Valérie LAURAND, « L’érôs pédagogique chez Platon et les Stoïciens », dans M. BONAZZI & Chr. HELMIG, Platonic Stoicism, Stoic Platonism: The Dialogue Between Platonism and Stoicism in Antiquity, Louvain 2007, p. 63-86. 13 L’ouvrage a heureusement fait l’objet d’un abrégé en trois volumes, en 1667.
23
S.H. AUFRÈRE
le premier est une concession à l’avis des hommes du siècle de la Raison, le second est un pur produit de la propagande romaine 14. 0.4. DÉBAUCHÉE, les jugements antiques et modernes sur les êtres sont souvent si expéditifs qu’on ne peut les considérer sans scepticisme. Le ton sera cependant donné pour les siècles qui font de Cléopâtre un être ayant fait un usage excessif de la volupté des sens, — ceux de la table et du sexe 15. Car si, en se fondant sur les critères de son temps, elle est « belle », ce qu’on inclinerait à penser en voyant qu’elle a réussi à séduire les plus grands généraux romains de son temps, César et Marc Antoine, elle n’en reste pas moins débauchée selon la tradition, ce qui ruine son image et achève de la discréditer aux yeux de l’opinion. Mais voilà soudain que d’autres notices ajoutent qu’elle a préféré la mort à l’esclavage, ce qui permet de rehausser son prestige par le COURAGE dont elle fait preuve en affrontant la Parque pour ne pas connaître l’asservissement joint à l’humiliation 16, idée qui se diffuse à travers le théâtre, dès le XVIe siècle 17 ; la voilà ainsi héroïsée 18. Au théâtre où se retrouve toute l’intelligence du siècle venant assister au déchaînement des passions sur les planches, Cléopâtre fournit ainsi un modèle spéculaire dans lequel se contemple une société qui considère les valeurs qu’elle révère au prisme des normes d’une morale de cour 19. La bravoure prêtée à Cléopâtre dans sa mort volontaire contribuerait ainsi, selon les savants modernes, à compenser ou effacer ses défauts et à servir d’exemple. Cependant, le ton des dictionnaires changera et aux quelques
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Cf. infra, § 3.1.5 ; 3.2.2. Une consultation des dictionnaires sur trois siècles (XVIIe-XIXe siècles) montre que les notices visent essentiellement les « débauches » de Marc Antoine et de Cléopâtre. 16 C’est le thème de l’ode à Cléopâtre d’Horace ; cf. infra, § 3.1.4-3.1.5. 17 C’est le cas du théâtre de Garnier qui exalte le courage de la reine, « une reine magnifique de dignité et de courage, une femme au cœur « haut / Magnanime et royal » (III, v. 882-883) » ; cf. Bruno MÉNIEL, « Robert Garnier, Théâtre complet, t. IV, Marc Antoine, éd. Jean-Claude Ternaux », CRMH [en ligne], 2010, mis en ligne le 17 mai 2011, consulté le 19 mars 2016. URL : http://crm.revues.org/12285, § 3-4 ; Mathilde LAMY, Cléopâtre dans les tragédies françaises de 1553 à 1682 : Une dramaturgie de l’éloge. Littérature. Université d’Avignon, 2012, p. 50-51, 56 (expiation de sa lâcheté envers Marc Antoine dans la légende de Plutarque), 57, 60, 80. — Sur l’idée de « fureur théatrâle » qui fait de Cléopâtre une reine de tragédie, voir Frédéric SPROGIS, « Cléopâtre sur la scène française (1553-1644) : la fureur comme identité tragique », ici même, p. 297-318 : p. 298-299 et infra, § 16.1.2. 18 LAMY, Cléopâtre dans les tragédies françaises de 1553 à 1682, p. 57. Elle devient une héroïne nationaliste dans le théâtre de Robert Garnier et dans celui d’Aḥmad Šawqī (18681932) ; cf. Saïd KHADRAOUI, Cléopâtre devenue héroïne nationaliste : Robert Garnier, Ahmed Chawqi, thèse université Lyon III, 1987. 19 La Cléopâtre captive de Jodelle est proposée dans le cadre sulfureux de la cour d’Henri II de Valois et de Catherine de Médicis ; cf. infra, § 16.1. 15
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mots moralisants exprimant ses traits principaux succéderont des banalités historiques 20. 0.5. Le présent texte est inopiné ; il a découlé du désir de conférer un minimum de profondeur de champ à cet ouvrage, en illustrant le caractère double de Cléopâtre, la septième du nom, s’inscrivant entre personnage historique et littéraire 21, en sorte que les contributions ici présentées puissent s’inscrire dans la logique d’un continuum. Bien entendu, il ne fallait pas prétendre interpréter l’ininterprétable 22, et demeurer sur ses gardes, puisque la propagande romaine s’est évertuée à tracer d’elle un anti-portrait. Cela incitait, non pas à raconter l’histoire de Cléopâtre et de Marc Antoine, mais à mettre au premier plan un certain nombre de traits se rapportant à l’histoire des représentations afin de rendre cohérents aux yeux du lecteur les actes de cette reine dont la fortune critique a constamment évolué à travers les siècles par rebonds successifs pour servir des causes diverses ou des recherches de concordances de temps, souvent improbables, entre passé et présent. En effet, prenant en compte la bibliographie secondaire sur Cléopâtre depuis le e XVI siècle, on s’aperçoit qu’on a certainement tout dit, tout écrit, tout conjecturé, ou presque. Il n’est pas bien facile d’insérer dans cette histolégende de la reine, essentiellement formée de clichés réunis par ses principaux ennemis, ne serait-ce qu’un feuillet original. Mais cela n’empêche pas de choisir un angle de vue et un fil d’Ariane en espérant qu’ils seront profitables. Car à travers les propos tenus au fil du temps sur cette Cléopâtre, on ne perçoit, au bout du compte, qu’un message politique, idéologique, religieux brouillé qui nécessite de faire la navette entre les sources anciennes, l’archéologie, l’histoire, la numismatique et la littérature. Le
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On a réuni un florilège de quelques citations extraites des dictionnaires en fin d’article : Cléopâtre dans les dictionnaires modernes (infra, p. 167-168). 21 La bibliographie sur Cléopâtre est infinie dans toutes les langues. Le lecteur n’aura aucun mal à s’y reporter. Cependant, dans le cadre qui nous intéresse ici, on renverra essentiellement à Auguste BOUCHÉ LECLERCQ, Histoire des Lagides, 4 vol., Paris 1903-1907, vol. 2, p. 177-359, qui offre un parti distancié par rapport à la propagande augustéenne, d’une intelligence rare et qui reste incontournable. On mentionnera aussi l’ouvrage de Paul M. MARTIN, Antoine et Cléopâtre : la fin d’un rêve, Paris 1990, qui offre une lecture fraîche et renouvelée. Mais on renverra le lecteur curieux à l’admirable article de Peter GREEN, « The Last of the Ptolemies », Grand Street 4/3 (1985), p. 133-168, qui reste un modèle du genre dans le domaine de la concision et qui fait la part de l’histoire et du roman. On retiendra aussi le livre commode de Michel CHAUVEAU, Cléopâtre. Au-delà du mythe, Paris 1996 (traduit en anglais sous le titre suivant : Cleopatra: Beyond the Myth, Ithaca 2002), qui propose un portrait élégant de la reine élaboré à partir des sources. On citera la version anglaise faute d’avoir pu disposer de la française. — Et plus récemment celui de François DE CALLATAŸ, Cléopâtre, usages et mésusages de son image, Bruxelles 2015. 22 On restera dans la logique de Robert Steven BIANCHI, « Interpreting the Uninterpretable : Cleopatra and biography », JHB 9 (2011), p. 77-89.
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portrait fantasmé qui se profile quand on prononce le nom Cléopâtre 23, qui désoriente 24, qui enflamme l’imagination des poètes, des littérateurs et des peintres 25, qui suscite la mémoire, est constamment tiraillé entre la réalité en filigrane de l’histoire derrière la documentation et une fiction alimentée par des auteurs romains ou grecs, puis leurs successeurs médiévaux et modernes, qui en font un portrait — souvent à charge — en vue de servir des intérêts politiques ou moralistes, même jusqu’à nos jours. Cette Cléopâtre consiste en des strates de personnages d’époques différentes diversement dépeints et compris. En 2006, une composition érudite en vers, intitulée « Cleopatra: The Sphinx Revisited » a été consacrée à cette reine par Peter Green qui, ayant passé en revue la littérature sur le sujet, a dénoncé avec talent la propagande orchestrée contre elle par le parti augustéen 26 et énuméré les clichés accumulés — « a palimpsest of lies » 27 — qui lui ont fait écho dans la littérature. Il prouve qu’à travers les sources puis à travers la littérature, c’est un portrait en migration perpétuellement réécrit selon les époques, ce qui n’empêche pas de proposer de nouvelles pistes permettant d’en rectifier, autant que possible, l’impact. Au regard des ouvrages et non des moindres parus ces dernières années sur cette reine, étayés par une formidable littérature secondaire, on propose ici de considérer l’histoire des représentations sous un angle particulier. 0.6. Cela dit et au sens strict, cette réflexion, qui ne se veut pas une étude historique linéaire accumulant des faits dans un but didactique, s’inscrit à la suite d’une démarche qui a débuté il y a trois ans à l’occasion de la postface scientifique aux volumes de l’ouvrage collectif Alexandrie la Divine 28, et portant sur l’idée de « Sagesses barbares ». Cette démarche m’avait amené à traiter la « philosophie égyptienne » telle que perçue par les Grecs en particulier par Plutarque 29, sur la base de la notion de « sagesse barbare » 30. 23
John TAIT, « Cleopatra by name », dans S. WALKER & S.-A. ASHTON (éd.), Cleopatra reassessed (BMOP 103), Londres 2001, p. 3-8. 24 Voir aussi Ella SHOHAT, « Desorienting Cleopatra: a modern trope of identity », dans S. WALKER & S.A. ASHTON (éd.), op. cit. supra, p. 127-138 : p. 127-130 : Cleopatra between Eurocentrism and Afrocentrism. 25 Elmer E. STOLL, « Cleopatra », MLR 23/2 (1928), p. 145-163. 26 Peter GREEN, « Cleopatra: The Sphinx Revisited », Arion, 3rd ser. 14/1 (2006), p. 29-34. C’est ce titre qui a valu le sien à l’ouvrage de Margaret M. MILES (éd.), Cleopatra. A Sphinx Revisited, Berkeley 2011. La propagande orchestrée entre les Ides de mars et l’an 30 fait l’objet d’une étude qui n’a rien perdu de sa pertinence : Kenneth SCOTT, « The Political Propaganda of 44-30 B. C. », MAAR 11 (1933), p. 7-49. 27 GREEN, « Cleopatra: The Sphinx Revisited », p. 29. 28 Charles MÉLA & Frédéric MOERI (éd.), Alexandrie la Divine, 2 vol., Genève 2014. 29 Sydney H. AUFRÈRE, « Sous le vêtement de lin du prêtre isiaque, le “philosophe”. Le “mythe” égyptien comme Sagesse barbare chez Plutarque », dans S.H. AUFRÈRE (éd.) & Fr. MÖRI (concept.), Alexandrie la Divine. Les sagesses barbares. Échanges et réappropriation dans l’espace culturel gréco-romain, Genève 2016, p. 191-270.
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Or, aux yeux de générations d’hommes de lettres, de l’Antiquité, du Moyen Âge et de l’Époque moderne, Cléopâtre fait partie de ces héroïnes ayant fini, consciemment ou non tant chez les auteurs que les lecteurs, par incarner l’hubris (ὕϐρις) barbare. Celle-ci, qu’on traduit par « démesure », « excès », constitue la faute morale par excellence chez les Grecs, de l’avis des Athéniens, qui l’ont proscrite dans leur Constitution même 31. De surcroît, stigmatiser l’hubris d’un individu, c’est décréter à son encontre la vengeance divine portée par Némésis en personne ou par le truchement de quelqu’un à qui revient d’en assumer le rôle 32. En l’espèce, l’hubris, en tant que notion négative permettant de qualifier attitudes et actes de Cléopâtre, est une construction qui se met sans doute en place très tôt et qui finit par s’ériger en une évidence telle que personne ne viendrait à soupçonner qu’il se fût agi d’une construction mentale élaborée au fil du temps à des degrés divers. Si l’on veut un guide en la matière, il faut se souvenir que, de l’avis d’un philosophe comme Plutarque, l’hubris dénote le Barbare 33 par les fautes de goût qu’il commet, confronté à la société hellène cultivée à laquelle il prétend se frotter et s’assimiler 34. Attribuée de façon unilatérale par des 30
ID., « Sagesses et Philosophies barbares. L’improbable échange ou “comment peut-on être barbare ?” », ibid., p. 31-76. — Cette notion de « sagesse barbare » a été magistralement exposée par Alain LE BOULLUEC, « Les Sagesses barbares : une fiction féconde », dans Alexandrie la Divine, vol. 2, Genève 2014, p. 497-509. Sur la notion de « barbare », voir Michel DUBUISSON, « Barbares et barbarie dans le monde gréco-romain », AntClass 70, (2001), p. 1-16. 31 O. MURRAY, « La legge soloniana sulla hybris », AION 1987, p. 117-125 ; Nick FISHER, Hybris : A Study in the Values of Honour and Shame in Ancient Greece, Warminster, 1992 ; Évelyne SCHEID-TISSINIER, « Classe dirigeante, classe dangereuse ? Une représentation des élites dans l’Athènes du IVe siècle », SFHU 10 (2004/2), p. 27-41 (avec une importante bibliographie). 32 Cf. infra, § 5.1.1 et 13.4. 33 Pour une bibliographie sur les Barbares, voir Polychronis, « Le portrait de Cléopâtre », ici même, p. 273-274 et n. 11. 34 Anthony ANDURAND & Corinne BONNET, « “Les coutumes et les lois des nations barbares” (Quest. conv. 2, 1). Réseaux savants entre centre et périphérie dans les Propos de Table de Plutarque », dans AUFRÈRE (éd.) & MÖRI (concept.), Alexandrie la Divine, p. 109-141 : p. 132 (« Loin de nier aux « Autres » — Perses, Juifs, Égyptiens, etc. — une certaine dose d’intelligence, de savoir-faire, de sagesse ou de morale, Plutarque et ses convives adhèrent à l’idée que tout être humain est certes susceptible de tomber dans l’erreur, l’excès ou la débauche, mais que les Barbares le sont davantage que les autres ») ; p. 133 (« Cultivés certes et amènes, rejetons estimables de traditions millénaires prestigieuses, les Barbares versent trop souvent dans l’excès, la sauvagerie ou l’exhibition qui tendent à dénaturer leur φιλανθρωπία ») ; 133134 (« L’excès, nous l’avons vu, est aussi du côté des Égyptiens, qui invitent au banquet jusqu’aux « morts momifiés » et qui, sans ignorer de rendre un culte à Dionysos-Osiris , vénèrent aussi des animaux, y compris la musaraigne ») ; p. 134 (« Sur le plan politique, les défauts propres aux peuples étrangers font des régimes barbares un anti-modèle par rapport à la cité démocratique dont le banquet se veut le miroir : l’excès de pouvoir ou la concentration démesurée de celui-ci constitue la marque distinctive de la royauté et de la tyrannie, qui fonctionnent comme des repoussoirs pour les « bons » Grecs et leurs zélés apprentis, les Romains, adeptes d’une πολιτεία fondée sur le partage équilibré de l’autorité »).
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cultures dominantes à des peuples non grecs ou romains, l’appellation de « Barbare » a suscité un débat parmi les élites étrangères hellénisées qui ne se reconnaissaient pas comme telles et reportaient sur d’autres l’appellation en question 35. Mais il s’agit là d’une hubris secondaire par rapport à celle dont l’expression décide du sort des empires et des peuples ; on parle là, non de Cléopâtre en particulier, mais des dirigeants qui échappent à la norme et à la morale commune, au besoin en rapportant leur existence à celle des dieux. Dominant l’arrière-plan de la tradition littéraire romaine, cette faute qu’on prête à la reine, alors même que le terme grec n’est pas lâché dans la littérature latine (et pour cause), émerge sourdement dans les portraits que l’on fait d’elle. Ceux-ci gagnent en virulence à mesure que le fossé s’élargit entre les faits puis ces mêmes faits revisités par la littérature. À l’apex de la tradition qui, du temps de Jules César, s’agrège autour de la reine et des suspicions qu’elle fait naître dans l’esprit des Romains, la critique est bien plus tempérée qu’elle le sera au Ier siècle de notre ère lorsque la personne qu’elle vise n’appartiendra plus qu’au souvenir collectif et témoignera pour la postérité du châtiment qui guette les ennemis orientaux de Rome et ceux à qui il viendrait de s’en prendre à la majesté (maiestas) romaine, — ceux qui font d’autres choix politiques 36. Le vainqueur dictant l’histoire 37, Cléopâtre, dans une perspective augustéenne, a été clairement identifiée par la littérature et l’iconographie ; elle est stigmatisée, privée de toute humanité qui pourrait lui valoir une quelconque once de sympathie ; ses traits moraux sont remodelés pour correspondre au monstre qu’on a décidé, en haut lieu, qu’elle serait pour la postérité, et ce pour justifier, sans que puisse être émis le moindre doute, les options politiques et militaires contemporaines choisies par Octavien-Auguste agissant au nom du Sénat, sinon pour en tirer a posteriori un profit moraliste destiné à s’imprimer définitivement dans la société et la conscience romaines et peut-être même pour défier le temps. Alignée sur des paradigmes littéraires ou picturaux, Cléopâtre est ainsi, on le verra, une matière entièrement repétrie dans le moule de l’imagination et ce pendant vingt siècles. 1. Question sur l’hubris 1.1. La question qui se pose en l’espèce est non de savoir si le procès pour hubris à l’encontre de la « redoutable enchanteresse, mélange de sang et de 35
Cf. supra, n. 5. Ceux que l’on peut qualifier, selon PLUTARQUE, Ant. 54, de misoromaioi. Voir aussi infra, § 3.4.2. 37 Sur ce thème, voir le récent article de Paul Marius MARTIN, « L’écriture de l’histoire sous Auguste : une liberté surveillée », dans S. LUCIANI (avec la coll. de P. ZUNTOW) (éd.), Entre mots et marbres. Les métamorphoses d’Auguste, Bordeaux 2016, p. 149-164. 36
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boue, de gloire et de volupté » qu’est Cléopâtre en prenant à son compte les mots talentueux d’Auguste Bouché-Leclercq 38, relèverait ou non d’un stéréotype ou d’une perception entrant en résonance avec des faits bien établis, question absurde, mais de distinguer quelques étapes au cours desquelles la reine a été stigmatisée et cette stigmatisation accentuée. Pourtant deux difficultés majeures surgissent. 1.2. Devant l’impossibilité d’élaborer un portrait fondé sur des faits avérés, la première difficulté est d’être en mesure de composer, à partir de sources échelonnées sur plusieurs siècles, rédigées en grec ou en latin, ne serait-ce qu’une histoire, à défaut une histo-légende ou simplement un récit cohérents qui se seraient constitués à un moment précis, et qui aurait servi ensuite de matrice aux auteurs situés en aval. Dans l’archipel de connaissances à la surface d’un vaste continent documentaire disparu, les informations — enquêtes auprès de témoins oculaires ou examen des archives d’État — ne peuvent être considérées qu’en fonction de leur époque et au regard de la sphère intellectuelle dans laquelle ils évoluent et les buts littéraires et idéologiques qu’elles servent. Puiser dans ces sources comme dans un catalogue sans tenir compte des tenants et des aboutissants, pour élaborer ledit portrait comporte le risque de donner une vision faussée du problème, voire d’enlisement. Les auteurs classiques composent successivement des portraits différents, qui présentent des traits communs, mais parfois non miscibles, sinon de façon anachronique, car la finalité de ces œuvres n’est pas de servir une discipline — l’histoire objective — mais, en règle générale, d’édifier le lecteur en le prévenant des risques de certaines attitudes. Pourtant, même si cela procède de l’évidence, on n’hésite pas, dans bien des cas, à établir un portrait à partir de sources de premier, de second et de troisième niveaux, le plus souvent disparates. 1.3. La seconde difficulté, découlant de la première, réside dans les liens de dépendance ou d’interdépendance des stéréotypes desdites sources 39 et donc de l’impossibilité de distinguer des faits authentiques qui auraient permis, du vivant de la reine lagide, de confirmer ou, inversement, de moduler a posteriori le jugement porté sur elle. Toutes les légendes noires revêtent des traits identiques que la critique outrageante et les clichés venimeux permettent d’identifier. Qu’on choisisse, par exemple, celle qui vise, au cours de la Révolution française, la reine Marie-Antoinette, « l’Autrichienne », dont la légende est diffusée par les hommes de la Terreur
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Voir la conclusion de BOUCHÉ-LECLERCQ, infra, § 13.3. On se reportera à Guillaume FLAMERIE DE LACHAPELLE, « L’image de l’Égypte ptolémaïque dans la bande dessinée Alix », Anabases 15 (2012), p. 217-224 : 2. Une figure exceptionnelle : Cléopâtre. 39
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qui ne se sont pas privés des calomnies les plus abjectes à son endroit 40. Si la documentation accessible aujourd’hui permet de déconstruire aisément les clichés détestables dont l’épouse de Louis XVI fut accablée, cela est plus ardu pour les personnages issus d’un passé lointain, puisque aucune archive ni aucun témoin n’est plus en mesure de venir parler en leur faveur, d’autant que l’attitude des littérateurs envers Cléopâtre s’avère plutôt unanime à partir d’une matrice négative qui n’est pas, dans certains cas, rares il est vrai, entièrement dépourvue de grandeur. Paucis verbis, en sédimentant, le temps a fait son œuvre et a patiné une critique devenue marmoréenne, métamorphosant une fiction littéraire en une apparence de réalité. 1.4. On tiendra également compte du fait que ces différentes sources présentent un certain nombre de traits communs, même si, dans l’histoire romaine, la légende de Cléopâtre est étayée à partir d’une sélection des moments de l’entreprise qu’elle mène contre Rome en profitant d’une situation sans précédent. On verra que les hommes de lettres romains ont mis ces moments en exergue, probablement à partir de la doxa contemporaine des faits élaborée par Octavien-Auguste lui-même qui joua un rôle prépondérant, diffusée par le milieu aulique, étayée par des actes et des paroles prêtés aux protagonistes, mais dont les traces peuvent n’apparaître que plus tard chez les historiens secondaires. Le seul parti qui reste est donc une pondération critique et objective des sources. 2. Les dieux égyptiens à l’assaut du Capitole… 2.0. In medias res, mais en évitant le risque d’un parachronisme. Les soupçons des Romains à l’égard de la reine pourraient ne pas avoir été contemporains du vivant de César sous la dictature de qui son existence serait passée quasi inaperçue. C’est à peine si elle est citée trois fois par César dans ses Guerres civiles 41 et une seule fois dans la Guerre d’Alexandrie 42, prêtée au dictateur mais rédigée par un écrivain sans doute différent de Aulus Hirtius (ob. 43) 43. Les échos d’un complot entre elle et César et l’idée qu’elle aurait nourri des intentions malveillantes à l’égard des dieux de Rome se font entendre après les événements dans un but de propagande destiné à restaurer les bonnes mœurs romaines. En fustigeant les aberrations et les errements politiques prêtés au passé, les auteurs pensaient souligner certains aspects bénéfiques du pouvoir au présent. 40
Pour s’en convaincre, voir Chantal THOMAS, La reine scélérate. Marie-Antoinette et les pamphlets, Paris 1989. 41 JULES CÉSAR, Bell. Civ. 3, 103 ; 107 et 109. 42 PSEUDO-JULES CÉSAR, Bell. Alex. 33, 2 p. 33 ANDRIEU. Voir aussi Paul GRAINDOR, La guerre d’Alexandrie, Le Caire 1931. 43 Ibid., p. 10-13.
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2.1. La rancune de Cicéron et les rumeurs romaines 2.1.1. Dans l’histoire littéraire, la « légende » de Cléopâtre débute avec l’œuvre épistolaire de Cicéron 44 (106-43) qui la rencontre à Rome 45. La reine, que César a convoquée — elle y demeure depuis août 46 à avril 44 —, est alors installée par lui aux « Jardins de César » (horti Caesaris) 46, propriété que ce dernier possède au-delà du Tibre, dans le quartier du Trastevere d’aujourd’hui, et où il accueillait ses hôtes de marque, mais qu’il est impossible de localiser précisément 47. Car les dignitaires étrangers, de même que l’armée et les détenteurs de l’imperium consulaire, ne pouvaient, en franchissant la limite sacrée qu’est le pomœrium, accéder à l’Urbs, espace urbain ritualisé 48. Dans la version de Suétone, qu’il faut lire avec prudence, la reine, ayant pris ses quartiers dans cette résidence, y aurait fait l’objet des plus grands honneurs de la part de César 49. Pour l’occasion elle était accompagnée de son jeune frère-époux, Ptolémée XIV Philopator II (59-44), suite à l’union scellée par César en personne à Alexandrie 50, dans la perspective de les confirmer à Rome comme « amis et alliés du peuple
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Laurent BRICAULT (Les cultes isiaques, p. 179) parle même de « maigre popularité de la reine lagide auprès des Romains ». 45 Sur le séjour de Cléopâtre à Rome, voir Ali A. ABDULLATIF, « Cleopatra and Caesar at Alexandria and Rome », dans Roma e l’Egitto nell’Antichità Classica. Atti del I Congressi internazionale Italo-Egiziano, Cairo 1989, Le Caire 1992, p. 47-61, mais surtout Erich GRUEN, « Cleopatra in Rome : Facts and Fantasies », dans D. BRAUND & Chr. GILL (éd.), Myth, History and Culture in Republican Rome: Studies in Honour of T.P. Wiseman Exeter 2003, p. 257-274. Même texte dans M.M. MILES (éd.), Cleopatra: A Sphinx Revisited, Berkeley 2011, p. 37-53 : p. 45-49. 46 FONTANEAU, « César et Cléopâtre », p. 51 ; cf. CICÉRON, Att. 15, 15 (Superbiam autem ipsius reginae, cumm esset trans Tiberim in hortis, commemorare sine magno dolore non possum). Sur les horti Caesaris (SUÉTONE, Iul. 83, 2). 47 Voir Laurence RICHARDSON, Jr, A New Topographical Dictionary of Ancient Rome, Baltimore – Londres 1992, p. 197. 48 Les limites constituées par le pomœrium deviendront plus ambiguës, sous Auguste ; cf. Clément CHILLET, « Limites de la ville et symboles du pouvoir à Rome. Les ambiguïtés des jardins de Mécène », Histoire urbaine 31/2 (2011), p. 151-170. 49 SUÉTONE, Aug. 17, 2 contra CICÉRON, Att. 14, 8. Suétone place ces honneurs (destinés au couple royal) avant qu’elle ne reparte en Égypte, c’est-à-dire avant les Ides de mars. Mais il est clair que la reine, présente à Rome entre août 46 et avril 44 (cf. BRICAULT, Isis à Rome, p. 9), serait repartie après l’assassinat ; cf. Roger FONTANEAU, « César et Cléopâtre », BAGB 1/3 (1954), p. 41-59 : p. 51 ; Michel CHAUVEAU, Cleopatra: Beyond the Myth, Ithaca 2002, p. 29-32 et 32-36. Voir aussi Audrey ELLER, « Césarion, controverse et précisions à propos de sa date de naissance », HZAG 60/4 (2011), p. 474-483 : p. 480-481. Cf. infra, § 10.1. 50 PSEUDO-JULES CÉSAR, Bell. Alex. 33, 2 p. 33 ANDRIEU.
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romain » 51, agissant de même qu’avec Pompée, au profit de son père, Aulète 52. 2.1.2. Les faits évoqués dans les importants vestiges de ses échanges épistolaires avec Titus Pomponius Atticus (110-31), que Cicéron entretient à mots couverts des cancans de Rome, ne parlent pas de façon spontanée tant on a l’impression d’un échange d’allusions à bâtons rompus. Le philosophe est intéressé par l’Égypte ; il manifeste même un intérêt pour les dieux égyptiens 53 et rêve de visiter les rives du Nil 54. Le sénateur évoque tour à tour la reine et son petit César (mai 44) 55, puis y fait écho de nouveau un peu plus tard 56. Il affiche aussi un mouvement d’humeur à son égard (reginam odi) parce qu’elle aurait manqué à un engagement qu’elle aurait contracté oralement vis-à-vis de lui. Au fil de la conversation entre Cicéron et Atticus on comprend que des entretiens érudits ont eu lieu entre la reine et le philosophe (il se peut qu’il ait obtenu d’elle des informations sur l’Égypte). Mais la reine ne se serait pas acquittée d’une promesse de manuscrits et d’objets égyptiens dont l’officier de la reine, Ammonius, avait été chargé 57, suscitant de la rancune envers « l’arrogance » dont elle aurait fait preuve à son égard 58. Quant à son charme proverbial, il n’en dit pas un mot. Dans ces conditions, il serait exagéré de prêter à Cicéron, piqué par ce « crime de lèse-majesté », une haine féroce envers la reine. Cléopâtre est mentionnée pour la dernière fois, en juin 44 59. Dans ce qui subsiste de cette correspondance, Cicéron ne se fait jamais l’écho des rumeurs qui verraient en elle le signe précurseur d’un danger pour une République commençant à s’émouvoir des pouvoirs exorbitants de celui qui a obtenu, la même année, le titre de dictateur à vie. Dans ses missives, Cicéron ne prête pas une attention particulière à la jeune femme qui ne semble pas jouer à Rome un rôle majeur pendant son séjour ; il n’évoque aucun lien entre la reine et César, mais il est 51
GRAINDOR, La Guerre d’Alexandrie, p. 39-40. SUÉTONE, Jul. 54, 4 ; Gérard COLIN, César, Paris 2010, p. 113. Pompée et lui auraient touché, pour cette faveur, 6000 talents. Ces rapports sont abordés par Mary SIANI-DAVIES, « Ptolemy XII Auletes and the Romans », HZAG 46/3 (1997), p. 306-340. 53 CICÉRON, Nat. d. 16 ; 29 ; 36. 54 CICÉRON, Att. 2, 5 : Cupio equidem et iam pridem cupio Alexandream reliquamque Aegyptum visere. 55 CICÉRON, Att. 14, 20. 56 CICÉRON, Att. 15, 1 (1re partie De regina rumor exstinguitur) et 15, 4 (de regina velim verum sit). 57 CICÉRON, Att. 15, 15 (Superbiam autem ipsius reginae, cum esset trans Tiberim in hortis, commemorare sine magno dolore non possum). Il s’en prend à Ammonius et à Sara qui font partie de la suite de la reine. Il s’agit probablement de deux Égyptiens portant des noms grecs. Sur Cicéron, amateur d’objets anciens, voir Renaud ROBERT, « Histoire d’objets. Objets d’histoire », DHA suppl. 4/1 (2010), p. 175-199. 58 Voir ELLER, « Césarion, controverse et précisions », p. 479-480. 59 CICÉRON, Att. 15, 17 : de regina gaudeo te non laborare, testem etiam tibi probari 52
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vrai qu’on évoque une censure de l’édition de la correspondance de Cicéron par Auguste en personne 60. Ce n’est donc pas ce mouvement d’humeur à son égard, mais ses Philippiques, violente diatribe contre Marc Antoine, qui appliquera à ce dernier le sceau de l’infamie, et en même temps apologie des Républicains assassins de César, qui lui vaudront, de la part du triumvir, une haine implacable 61 ; haine dont Marc Antoine ne démordra pas et qui obtiendra des deux autres triumvirs, Lépide et Octavien, non sans mal de ce dernier, que le nom du sénateur honni soit inscrit sur la liste de proscription. C’est ainsi que la tête et la main droite de Cicéron — celle qui avait rédigé les Philippiques — finiront exposées sur les Rostres au Forum romain 62, non sans dommage pour la réputation de Marc Antoine, déjà bien entamée. 2.1.3. Ainsi, du vivant de César, les manifestations de haine à l’égard de la reine, elle qui se montre plutôt discrète, doivent être relativisées, ce qui n’empêche pas le bruit de s’amplifier au cours du Ier siècle de notre ère. En effet, plus d’un siècle après les événements, Lucain (39-65), dans la Pharsale 63, prête à la jeune descendante des Lagides le dessein d’avoir voulu reconstituer l’empire de ses pères dès l’instant où elle aurait rencontré, soit-disant échevelée dans un dessein de séduction et d’incitation à la commisération, César au palais d’Alexandrie 64, ce qui laisse planer a posteriori une suspicion de collusion entre le dictateur sur qui pèsera l’accusation de vouloir être roi, et celle qui incarne le rôle de dernière monarque hellénistique du moment 65. Avec Flavius Josèphe 66, Lucain dresse de la reine le plus sombre portrait qui soit 67. Il se peut que le neveu de Sénèque se soit fait l’écho rétrospectif d’une telle crainte en même temps que d’une xénophobie à l’égard de la reine qui n’était peut-être pas aussi manifeste qu’il le prétend du temps d’Auguste de la part des Romains. L’éventualité de l’émergence d’un pouvoir bicéphale romano-égyptien, au moment où Lucain le situe, pourrait très bien revêtir un aspect anachronique en servant une autre propagande que celle qui avait été promue du temps d’Auguste 68. 60
Cf. Guy WEILL GOUDCHAUX, « Jules César couronné dès 48 avant notre ère ? », Revue de la BnF 35/2 (2010), p. 56-59. 61 Quatorze Philippiques ; il n’en fallut pas moins pour que Cicéron exhale sa bile contre Marc Antoine et sa famille. 62 On renverra à COLIN, César, p. 257-258. 63 LUCAIN, Phars. 10, 70-72. 64 Nul écho à la mise en scène de Plutarque pour la rencontre de Cléopâtre et de César. 65 FONTANEAU, « César et Cléopâtre », p. 50-51. 66 Cf. infra, § 9. Sous l’œil de Nicolas de Damas et de Flavius Josèphe. 67 Voir Andrew J. TURNER, « Lucan’s Cleopatra », dans A. J. TURNER, K. O. CHONGGOSSARD & Fr. JULIAAN VERVAET (éd.), Private and Public Lies: The Discourse of Despotism and Deceit in the Graeco-Roman World, Leyde – Boston 2010, p. 195-209. 68 Voir infra, § 2.1.6.
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2.1.4. En effet, au moment où César rencontre la reine 69, la guerre civile dans laquelle s’opposent Pompéiens et Césariens fait encore rage malgré le succès de Pharsale (9 août 48) qui n’y met pas un terme. César aurait été dans une situation délicate au cas où le parti pompéien, dont les troupes étaient encore nombreuses et disposaient d’une importante flotte 70, auraient décidé de le prendre à revers en Égypte 71, d’autant que l’Orient, dont les souverains étaient des clients de Pompée et avaient fait allégeance à Rome 72, est en pleine ébullition. Pourtant, en tant que médiateur et pour donner le change, César, dictateur investi de tous les pouvoirs, veille, à Alexandrie, à faire respecter scrupuleusement le testament d’Aulète qui avait placé ses enfants sous la tutelle du Sénat et du Peuple romain 73. Rappelons brièvement qu’au moment où César débarque à Alexandrie, alors qu’il s’est lancé à la poursuite de Pompée qui a fui au soir de Pharsale, l’Égypte était plongée dans une guerre opposant Cléopâtre et son frère — adolescent de quatorze ans —, lequel avait réussi, avec son parti, à la chasser afin de s’emparer du pouvoir 74. C’est dans ces circonstances que Pompée, qui accoste, non à Péluse d’après les sources 75 mais au mont Casios 76 (seule élévation au-dessus du lac Sirbonis) pour demander au souverain d’Égypte Ptolémée XIII Philopator (61-47) de l’accueillir, tombe sous le glaive des assassins commandités par le garçonnet assisté de ses conseillers 77. Sur ces entrefaites, César, d’après ses Guerres civiles, apparaît comme un conciliateur appelant les belligérants à licencier leurs armées 78 en réglant le différend sous l’éclairage des vœux formulés par Aulète dans son testament, dont une copie était conservée à Alexandrie 79. Aussi, dans un premier temps, alors que la jeune femme était parvenue à rencontrer César dans ses quartiers qu’elle ne quitte plus 80, il impose un semblant d’accord entre elle et son frère Ptolémée XIII 81 — accord bien vite dénoncé par celui-ci, qui déclenche la guerre d’Alexandrie en faisant courir au dictateur romain un 69
En appui de l’analyse de GRAINDOR, Guerre d’Alexandrie, p. 37-39, voir les sources réunies par COLIN, César, p. 199-212. 70 Ibid., p. 213-227. 71 Il était pris au piège à Alexandrie par les vents étésiens ; cf. CÉSAR, Bell. Alex. 3, 107. 72 FONTANEAU, « César et Cléopâtre », p. 49. 73 Cf. supra, § 2.1.1. 74 CÉSAR, Bell. civ. 3, 102. 75 APPIEN, Bell. civ. 2, 12, 84. 76 Cf. Jean-Yves CARREZ-MARATRAY, « “Pelusium robur Aegypti” de l’état des sources à l’état des lieux » BAGB 2 (juin 1995), p. 140-151 : p. 143-144. 77 CÉSAR, Bell. civ. 3, 103, 3-104, 3. 78 CÉSAR, Bell. civ. 3, 107. 79 CÉSAR, Bell. civ. 3, 108, 4. 80 On renverra à PSEUDO-JULES CÉSAR, Bell. Alex. 33 p. 33-34 ANDRIEU : « Cléopâtre, l’aînée des deux filles, qui était restée fidèle et n’avait pas quitté ses quartiers. » 81 FONTANEAU, « César et Cléopâtre », p. 48.
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péril mortel. Dans un second, après la disparition de ce dernier, noyé dans la branche Canopique du Nil au cours des affrontements 82, il unit celle qu’on prétend être sa maîtresse au cadet en second de celle-ci, Ptolémée XIV Philopator II (59-44), qui a alors douze ans, pour former un second couple officiel et restaurer ainsi l’image du pouvoir auquel les Égyptiens (entendre Alexandrins et indigènes) 83 étaient attachés, en recommandant au peuple romain, c’est-à-dire au Sénat, de n’y rien changer 84. Mais au final, il est possible que le but non affiché de César ait été double et ait participé du calcul politique. D’une part, en faisant une proposition spécieuse acculant le jeune souverain et ses conseillers à la faute, il pouvait accomplir le devoir incombant à un beau-père et à un Romain, à savoir venger la mort de Pompée que Ptolémée XIII, conseillé par Pothin, Achillas et Théodote, avait manigancée et conduite en opérant par traîtrise 85. D’autre part, la situation étant purgée, il pouvait maintenir dans le giron romain une Égypte alliée. Exerçant le pouvoir légal de Rome, il restaurait le principe d’une monarchie lagide sous tutelle tout en renouvelant le pacte liant Rome à Aulète ; pacte en vertu duquel les enfants de celui-ci pouvaient être déclarés à leur tour amis et alliés du Sénat et du Peuple romain, ce qui nécessitait une officialisation recommandée par le truchement d’un sénatus-consulte. Et ainsi, l’Égypte était de nouveau perçue, après la guerre d’Alexandrie, comme une alliée potentielle, mais avec les réserves émises par César lui-même qui plaçait Alexandrie et l’Égypte sous la protection de trois légions 86. Instruit par l’expérience, César se montrait vigilant à l’égard d’un pouvoir alexandrin en capacité de soulever de terribles insurrections au cours d’une desquelles il avait échappé de justesse à la mort dans le port d’Alexandrie. 2.1.5. Au cours des années suivantes, à Rome, deux rumeurs convergentes se seraient propagées avant l’assassinat de César à qui le Sénat devait proposer la possibilité de revêtir la royauté sous réserve qu’elle n’eût été effective qu’hors d’Italie. Cette disposition rendait possible, au prétexte d’une interprétation des Livres sibyllins, une victoire de Rome sur les Parthes contre qui devait César s’apprêtait à lancer une expédition 87. Tel était l’ordre du jour de la réunion des sénateurs devant se tenir sous un portique du théâtre de Pompée, lors de la fameuse journée des ides de mars. La première de ces rumeurs mettait en avant la crainte d’un changement de 82
EUTROPE, Hist. 6, 17. Cf. infra, § 3.6.2. En effet, quand on parle des Égyptiens dans les textes contemporains, on évoque les habitants de l’Égypte, les Grecs d’Égypte et les gens de la chôra. 84 CÉSAR, Bell. Alex. 33, 1-2. 85 CÉSAR, Bell. civ. 3, 104. 86 Sur cette question, voir GRAINDOR, La Guerre d’Alexandrie, p. 163-164. 87 En effet, d’après les Textes sybillins, seul un roi pouvait vaincre les Parthes ; cf. Petre CEAUṢESCU, « Altera Roma: Histoire d’une folie politique », HZAG 25/1 (1976), p. 79-108 : p. 84 ; COLIN, César, p. 244. 83
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capitale. Celui qui s’en fait l’écho pour mieux en disculper a posteriori César est le contemporain d’Auguste, Nicolas de Damas, suivi par d’autres : — Tite-Live, Horace et Virgile qui soit ont pris spontanément le parti d’Octavien-Auguste, soit se sont pliés à sa volonté de réécrire l’histoire 88. Leurs récits concordants témoignent que l’opinion publique romaine aurait eu vent d’un projet de transfert de capitale à Alexandrie fondé sur la liaison que César entretenait avec Cléopâtre ; de même il se serait également chuchoté qu’il envisageait de la transférer à Troie-Ilion en raison d’une pseudo-parenté affirmée par César avec la famille des Dardanides 89. La seconde de ces rumeurs, liée à la première, est l’accusation d’avoir eu l’intention de mettre fin aux fonctions républicaines qui étaient les siennes en Italie et de s’emparer du diadème, en vue d’épouser la reine. Les deux rumeurs étant liées, une solution globale est envisageable. 2.1.6. Si on rejette la crédibilité d’un projet troyen qui ne fait fond que sur la mythologie, un objet d’interprétation délicate pourrait être mis à profit de l’idée du projet alexandrin sous-entendant la royauté. Il s’agit de l’intaille en calcédoine gris bleuâtre découverte en Égypte, conservée au Cabinet des Médailles de la Bibliothèque Nationale de France (inv. H. S. 1973.1.515). Celle-ci montre César coiffé d’une couronne de laurier (symbole militaire romain) surmontée d’un bandeau composé de treize éléments d’orfèvrerie, et du double fanon, que l’on peut tenir, en dépit d’un faible degré de ressemblance avec ce qui est connu, pour le diadème lagide dans la mesure où le personnage est également vêtu de la chlamyde macédonienne 90. Si un tel objet, que l’on veut dater des années 48/47, peut témoigner de l’intention prêtée à César d’avoir voulu régner aux côtés de la reine en contractant un second mariage en dehors de l’Italie, sans briser juridiquement son union avec Calpurnia 91, il s’interprète mieux au regard du récit de Plutarque à 88
Certains éléments susceptibles de rendre crédible ce projet ont été présentés par CEAUṢESCU, « Altera Roma », p. 81-86. Mais tous les arguments que l’auteur utilise pour étayer sa thèse, à commencer l’érection d’une statue de Cléopâtre dans le temple de Vénus Génitrice par César, ne sont pas à prendre en considération. Sur l’histoire du règne d’Auguste, voir MARTIN, « L’écriture de l’histoire sous Auguste : une liberté surveillée ». 89 NICOLAS DE DAMAS, Vit. Caes. César aurait voulu faire de l’Égypte le siège d’un empire avec une hégémonie sur les terres et les mers, au prétexte de la naissance de Césarion né de Cléopâtre, rumeur démentie par le testament. Pour d’autres, il aurait choisi Ilion, en raison d’une parentée alléguée avec les Dardanides. 90 Sur le diadème et la chlamyde pourpre, marques du pouvoir monarchique, voir Perrine POIRON, Les formes du pouvoir à l’époque des premiers rois lagides : un métissage entre l’idéologie politique des basileis et des pharaons, Montréal février 2012 (http://www. archipel.uqam.ca/4652/1/M12416.pdf), p. 37-38. 91 WEILL GOUDCHAUX, « Jules César couronné dès 48 avant notre ère ? » L’intaille a été acquise au Caire par son premier propriétaire, Henri SEYRIG (« Un portrait de Jules César », RevNum [Paris], 6e sér. – t. 11 [année 1969], p. 53-54). Ce dernier avait vu dans la couronne celle de l’apothéose de César, lors de son triomphe de 46. C’est cependant WEILL GOUDCHAUX
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propos de la célébration de la fête des Lupercales de l’année 44, lorsqu’Antoine tente à plusieurs reprises de le coiffer d’un diadème entouré justement d’une couronne de laurier, proposition qui essuie le refus feint (ou sincère de César, — qui sait ?) à la satisfaction de la plèbe, d’après l’observation de Guy Weill Goudchaux 92. Mais, quoique la signification de l’objet puisse faire écho au moment de la fête des Lupercales où il renonce au diadème, il peut aussi être considéré comme une image de propagande alexandrine diffusée par Cléopâtre, en 48/47, au moment où, de retour de la croisière égyptienne en thalamège d’Alexandrie à Philae, il apparaît qu’elle est enceinte de ses œuvres tandis que se propage la rumeur d’une royauté de César à ses côtés dont l’expression à Rome viendra trois années plus tard, ce qui modifie de façon très sensible le sens de l’histoire. 2.1.7. Pourtant, à la différence de la relation autant torride qu’orageuse qui unira sûrement Cléopâtre et Marc Antoine, relation qu’il peut qualifier à juste titre, le terme « passion », parfois employé pour définir la relation unissant César et Cléopâtre, doit inciter à la méfiance, car à l’entendre au premier degré, il en découlerait une idée insuffisamment nuancée des buts de César 93, du moins si on en croit la position officielle des deux protagonistes. Comme le souligne Carcopino, qui prend le parti de la mesure, il n’aurait entretenu qu’une liaison, certes appréciée, mais une liaison tout de même qui devait rester d’ordre privé. En effet, lorsque Cléopâtre et son très jeune époux sont mandés par lui à Rome, à l’occasion où leur sœur puînée Arsinoé IV devait être traînée lors de son triomphe, l’image de propagande mise en œuvre est que la reine était plutôt perçue comme une semi-captive que comme une favorite officielle 94. Même si les acteurs ont naturellement pu donner le change, il n’en demeure pas moins qu’au moment où le pouvoir d’Octavien-Auguste s’instaure, de telles spéculations ont dû être explicitement mises en exergue dans les cercles du pouvoir augustéen afin d’être mieux démenties par la suite, sans doute ainsi afin de désamorcer une critique et servir les intérêts d’Octavien-Auguste que l’on aurait pu à juste titre soupçonner de vouloir prendre exemple sur son grand-oncle si le comportement de celui-ci à l’égard de Cléopâtre avait été avéré. Peut-être
(ibid.) qui reconnaît la nature du diadème lagide, là où on voyait une couronne de fleurs. Voir par exemple Gérard SIEBERT, « Un portrait de Jules César sur une coupe à médaillon de Délos », BCH 104/1 (1980), p. 189-196 : p. 193 ; Friederike HERKLOTZ, Prinzeps und Pharao: der Kult des Augustus in Ägypten, Frankfort/Main 2007, p. 72. 92 PLUTARQUE, Caes. 61, 5 ; Ant. 13, 2 (Ἐν τούτοις ὁ Ἀντώνιος διαθέων τὰ µὲν πάτρια χαίρειν εἴασε, διάδηµα δὲ δάφνης στεφάνῳ περιελίξας προσέδραµε τῷ βήµατι, καὶ συνεξαρθεὶς ὑπὸ τῶν συνθεόντων ἐπέθηκε τῇ κεφαλῇ τοῦ Καίσαρος, ὡς δὴ βασιλεύειν αὐτῷ προσῆκον). Voir WEILL GOUDCHAUX, op. cit. (§ 3). 93 Voir la vision de PROPERCE, infra, § 3.3.2. 94 Jérôme CARCOPINO, Points de vue sur l’impérialisme romain, Paris 1934, p. 139-149.
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Auguste n’était-il pas si confiant du côté de la vertu républicaine de César, qu’il ait eu besoin de faire la démonstration de celle-ci. 2.1.8. On s’accorde à dire qu’il n’y a pas de fumée sans feu. Aussi, si Cicéron, dans sa correspondance avec Atticus, n’accorde pas d’importance significative à la reine, et si aucun lien avec César n’y est décelable, Lucain, on l’a vu, force le trait en prétextant l’existence d’une collusion entre la reine et César, mais pour mieux défendre a posteriori la position des Républicains, détail qui n’échappera pas à Néron, lui-même homme de lettres, qui le contraindra au suicide 95. Si par goût on accepte de prolonger la perspective anhistorique de Lucain en soupçonnant une manœuvre dans ce sens de la part de la reine, qui aurait privilégié son intérêt à reconstituer le patrimoine lagide au détriment de Rome, une démarche symétrique pouvait sembler moins évidente de la part d’un homme qui, venant de briser les espoirs des optimates à Pharsale, disposait alors du pouvoir absolu et cherchait à reconquérir la faveur des Romains au moyen d’une suite de libéralités. Alors investi de la dictature pour dix ans, César qui aurait pris goût, selon le témoignage tardif de Suétone (Ier-IIe siècle), à la compagnie de la jeune reine Lagide 96, aurait pu faire naître, comme on vient de le voir 97, sur la base de cette union illégitime, le soupçon dans l’esprit des Romains de vouloir congédier définitivement la République. Mais cette assertion achoppe sur le fait que ce n’est qu’après la mort de celui qui était devenu dictateur à vie, en 44, que Cléopâtre essaya de tirer officiellement parti de la situation, à Rome même en tentant de faire reconnaître Césarion comme fils du dictateur. Selon l’affirmation de Marc Antoine devant le Sénat, César aurait reconnu l’enfant 98 et accepté qu’il fût appelé de son nom 99. Les arguments sur lesquels se fonde cette reconnaissance posthume de paternité, ayant fait l’objet de bien des conjectures, on ne s’y attardera guère, d’autant que César, a fortiori en tant que Grand Pontife (pontifex maximus), non seulement serait allé, en le reconnaissant, contre le mos maiorum 100, mais aurait immédiatement accrédité les rumeurs comme quoi il aurait secrètement brigué le diadème de la royauté. Toujours est-il que la tentative de légitimation de 95
COLIN, César, p. 263. Mais on renverra à Gerald K. GRESSET, « The Quarrel between Lucan and Nero », ClassPhil 52/1 (1957), p. 24-27 et à Robert A. TUCKER, « Tacitus and the Death of Lucan », Latomus 46/2 (1987), p. 330-337. 96 SUÉTONE, Jul. 52, 2. 97 Cf. supra, § 2.1.5. 98 SUÉTONE, Jul. 52, 3. 99 SUÉTONE, Jul. 52, 2. On voit que la reconnaissance de Césarion comme roi d’Égypte a toujours été le but de Cléopâtre même si, pour cela, elle devait recourir à tous les moyens, auprès des Républicains en négociant, contre les secours attribués à Publius Cornelius Dolabella (7043), qui appartient au parti des Césariens, la reconnaissance de son fils ; cf. DION CASSIUS, Hist. 47, 31. 100 Giuseppe ZECCHINI, Cesare e il mos maiorum, Stuttgart 2001.
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Césarion élevé au rang d’héritier naturel ne pouvait que contrarier les intérêts communs au petit-neveu et fils adoptif, héritier légal de César, Octavien, et à ses partisans, au point que les littérateurs de son cercle feront valoir que cette affaire n’était que pure invention de la part de Cléopâtre 101. De plus l’existence d’un successeur légitime de Jules César eût fait courir le risque d’une rivalité entre un héritier naturel imprévu et un héritier adopté par testament 102 . Pour peu que la reconnaissance du premier revêtît un caractère officiel, elle aurait exposé l’Empire à un risque de scission en exacerbant les tensions entre les partis occidental et oriental romains. C’est exactement ce qui se produisit au moment de la déclaration de succession légale de Césarion qui découlait de son accès, en 34, aux listes d’éphébie du Gymnase d’Alexandrie et de la reconnaissance par Marc Antoine de Cléopâtre comme reine d’Égypte, de Chypre, d’Afrique et de Syrie intérieure (Cœlé-Syrie ou Ḥawrān) en lui associant Césarion 103 . Cela équivalait à une déclaration de guerre contre Rome. D’ailleurs, après le suicide de Marc Antoine puis celui de la reine, et alors que l’adolescent a été ramené, avec son précepteur Rhodon à Alexandrie, sur la promesse de la vie sauve, après l’organisation de sa fuite vers Coptos puis Bérénice sur la mer Rouge 104 , d’autant que la reine avait voulu y faire passer sa flotte 105, cette crainte émerge parmi les membres du parti d’Octavien. La tenue par Aréios, précepteur grec et stoïcien du nouveau César et ami de Mécène, des propos suivants : — « Il n’est pas bon qu’il y ait plusieurs Césars 106 » — aurait, diton, emporté la décision d’Octavien, de sorte que le jeune homme aurait péri étranglé, de même qu’Antyllus, lui du fait que ce dernier aurait réclamé la succession de son père 107. Il n’est pas certain qu’Octavien eût besoin qu’on lui donnât des conseils pour prendre une telle décision relevant de l’évidence.
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Cf. infra, n. 89. Cf. infra, § 3.5.11. 103 Cf. infra, § 8.1. 104 Auguste BOUCHÉ LECLERCQ, Histoire des Lagides, 4 vol., Paris 1903-1907, vol. 2, p. 345-346. 105 Cf. DION CASSIUS, Hist. 51, 7, 1. Voir Maurice SARTRE, « Rome et les Nabatéens à la fin de la République (65-30 av. J.-C.) », REA 81/1-2 (1979), p. 37-53 : p. 48. 106 Bernard LEGRAS, « Les Romains en Égypte, de Ptolémée XII à Vespasien », Pallas 96 (2014), p. 271-284 : mis en ligne le 01 octobre 2014, consulté le 14 février 2016. URL : http://pallas.revues.org/1294, § 14 ; ID., Néôtès : recherche sur les jeunes Grecs dans l’Égypte ptolémaïque et romaine, Genève 1999, p. 128 : « Ptolémée XV majeur était en âge de revendiquer l’héritage de César et celui des Lagides. Le meurtre de Césarion n’est pas celui d’un enfant impuissant, mais d’un adversaire potentiel à Rome et à Alexandrie. » 107 DION CASSIUS, Hist. 51, 15. 102
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2.2. De l’Égypte au Capitole 2.2.1. Vu que l’on décréta a posteriori et par principe qu’un pacte d’union scélérate, sciemment organisé au désavantage de Rome, ne pouvait avoir successivement germé dans la tête du dictateur Jules César puis dans celle du triumvir Marc Antoine, les littérateurs du temps d’Auguste reçurent pour mission de rejeter la faute morale de l’affrontement entre les deux partis sur l’ « Étrangère » en accentuant à dessein les défauts de sa personnalité, et en minorant de facto le rôle joué par celui qui avait été un temps le beau-frère d’Octavien, doté des pouvoirs que lui conférait, comme à ses deux collègues 108 , l’imperium consulaire, magistrature suprême qui permettait de commander aux armées (imperium militiae) 109. On verra plus loin que les poètes ont probablement fait écho à une tradition historique qui évoque une stratégie rhétorique d’Octavien contre Marc Antoine 110, en plaçant son rival devant un choix cornélien avant la lettre qui est celui-ci : soit rester romain en ne prenant pas parti contre lui, soit devenir égyptien aux côtés de Cléopâtre, qui bien que considérée comme Égyptienne n’en était pas moins grecque, et d’être vu comme un ennemi de Rome, — un misoromaios. Pour revenir à ce qui a été dit, dans ce sens, certains actes de Cléopâtre, laquelle met à profit le chaos de la guerre civile consécutive à l’assassinat de César, apparaîtront d’autant plus ineptes qu’une propagande accentuera la noirceur du caractère de l’Égyptienne. Et pour que la démesure ou l’excès (hubris) émergeât associée au crime, il fallait déclarer la reine coupable d’une machination pouvant paraître comme symboliquement encore plus odieuse aux Romains, montrés comme attachés à leurs dieux et leurs traditions. Ainsi lui attribuait-on d’avoir revendiqué le dessein de substituer au panthéon romain marmoréen, socle constitutif du droit 111, celui des dieux égyptiens 112 figés dans la frontalité, violents, monstrueux, défrayant la chronique, sinon devenus la risée du monde classique, bref matérialisant ce qui désormais 108 Lépide (89-13) disparaît très vite de la vie politique, destitué de sa charge de triumvir par Octavien. Sur le personnage, il convient de voir Annie ALLÉLY, Lépide le triumvir (ScriptAnt 10), Bordeaux 2004. 109 Jean-Michel RODDAZ, « Imperium : nature et compétences à la fin de la République et au début de l’Empire », CCGG 3 (1992), p. 189-211. Sur le cas d’Octavien et de Marc Antoine — ce dernier avec sa perte des pouvoirs triumviraux au moment de sa déclaration de guerre, du consulat tout d’abord en 32 et ensuite en 31 de son imperium militiae, voir p. 199-200. 110 Ces démarches entreprises par Octavien contre son rival — de 37 à 32 — se déroulent en dehors des limites de l’Urbs ; cf. RODDAZ, « Imperium », p 199. Car pénétrer dans l’Urbs équivaut à déposer le pouvoir militaire, — exception sera faite du temps d’Auguste qui s’exonérera de ce principe. 111 Voir Norbert ROULAND, Rome, démocratie impossible ? Les acteurs du pouvoir dans la cité romaine, Le Paradou 1981. 112 Cf. infra, § 3.1.1 (Horace) ; 3.2.1 (Ovide), 3.4.1 (Virgile), mais aussi LUCAIN, Bell. civ. 10.
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était considéré par Rome, bon élève de la Grèce, comme relevant d’un hubris ayant fini, grâce à des plumes satiriques, par inspirer le dégoût ou, à défaut, une ironie cinglante. Si le trait est mordant, cela n’empêcha pas, confrontés à l’indifférence générale, ces cultes de gagner plusieurs couches de la société romaine et non seulement celle des esclaves et des seuls affranchis 113. Mais, par la force de l’écrit des poètes, surtout Virgile, qui décrit un affrontement homérique, voici que les dieux barbares entrent en lice aux côtés d’humains dévoyés, fussent-ils d’origine grecque, contre les dieux de la mesure et de l’ordre assistant ceux qui défendent la vertu (virtus) romaine 114. 2.2.2. Malgré la crainte de ce chaos exprimé de façon métaphorique, elle n’en était pas moins exagérément peinte sous les couleurs d’une horreur absolue qui ne correspond à une réalité que dans les milieux officiels. Mais les stigmates de ce front anti-égyptien, faisant écho à l’interdiction des dignitaires étrangers comme Cléopâtre et son frère d’accéder à l’Urbs, demeureront cependant longtemps imprimés dans l’esprit des empereurs romains. En outre, on se souviendra que le séjour de Cléopâtre et de son frère entre 46 et 44 ne fut guère profitable à Isis, contrairement à ce qu’on aurait pu penser si l’ « Égyptienne », pendant ces deux années, en avait fait à sa guise 115, qu’à la fin de la République un temple d’Isis, se dressant sur le Capitole avait été détruit sur ordre du Sénat 116, et que plusieurs enceintes correspondant à des sanctuaires où étaient consacrés des cultes isiaques furent successivement rasées, ce qui prouve qu’Isis ne jouissait pas par principe de la faveur des milieux officiels 117 . Un projet de construction sur le Capitole de chapelles destinées à Sarapis et Isis, décrété par les deux triumvirs, fin 43, après que Marc Antoine eut rencontré la reine à Tarse, est même laissé sans suite 118 . S’il se peut qu’on se soit souvenu a posteriori de ce projet avorté comme d’une première tentative d’assaut du Capitole par les dieux égyptiens, la stigmatisation des cultes nilotiques sur les lieux sacrés de Rome s’est ensuite plutôt concrétisée sous une forme littéraire et sur la base de fuites calomnieuses qui se sont produites dans l’entourage romain de Cléopâtre et de Marc Antoine à Alexandrie même. Suite au spectre d’une volonté prêtée à Cléopâtre en personne, qui aurait prétendu rendre la justice 113
Pour une synthèse, on renverra à l’ouvrage non dépassé à ce jour de Franz CUMONT, Les religions orientales dans le paganisme romains, 4e éd., Paris 1965, p. 69-94. 114 Cf. infra, § 3.4.1. 115 Voir Laurent BRICAULT, Les cultes isiaques dans le monde gréco-romain, Paris 2013, p. 179. 116 Jean-Louis PODVIN, « Les cultes égyptiens à Rome, de César à Commode », dans Y. LE BOHEC (coord.), Questions d’Histoire. Rome, ville et capitale. De César à la fin des Antonins, Paris 2001, p. 395-412 : p. 404 ; BRICAULT, Isis à Rome, p. 6. 117 BRICAULT, Isis à Rome, p. 8. 118 Cf. infra, § 3.2.1, in fine.
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sur le Capitole, les cultes égyptiens, sous le principat d’Octavien-Auguste, seront proscrits en 28 avant notre ère de l’enceinte sacrée de Rome 119 , une politique d’exclusion qui se poursuivra sous Tibère (regn. 14-37). Après l’affaire qui défraya la chronique en 18-19 de notre ère, au cours de laquelle s’était illustré Decius Mundus, qui avait abusé de la dame Paulina sous les traits d’Anubis 120 , fut ordonnée, la même année, la destruction de l’Iseum Campense dont les prêtres avaient été jugés complices 121, tandis que la statue d’Isis et les objets isiaques étaient jetés dans le Tibre, épisode immédiatement suivi de l’exil momentané des Égyptiens et des Juifs de Rome 122, associés dans une même détestation. À la même époque, Cléopâtre fait aussi l’objet d’une série de lampes à décor licencieux représentant la reine en naine grotesque à la coiffure à côtes de melon et à chignon — qui permet de la reconnaître —, tenant une palme et assise sur un phallus menaçant posé sur le corps d’un crocodile, le tout dans un décor nilotique 123, dont la composition rappelle le dupondius de Nîmes 124 . Sous les traits de Cléopâtre, on fustige, Isis, laquelle passait pour n’avoir rien à craindre des crocodiles lorsqu’à la recherche des morceaux du corps de son époux, elle naviguait dans une barque de papyrus, et qui avait dû substituer au sexe d’Osiris dévoré par le lépidote, le pagre et l’oxyrhynque, poissons du Nil, un simulacre opérant 125 . Cléopâtre est assez reconnaissable par sa coiffure. On pourrait penser comme modèle à la statue déposée au temple de Vénus Génitrice 126, mais apparemment les statues de Cléopâtre ne devaient pas manquer à Rome et il n’y a pas lieu de privilégier celle-ci. Mais… chassée, l’Égypte est aussitôt de retour : les cultes égyptiens réintègrent le devant de la scène à Rome à partir du règne de Caligula (37-41) avec la reconstruction de l’Iseum Campense 127 . Au final, les dieux égyptiens conquièrent peu à peu l’enceinte sacrée pour s’y installer. 119
PODVIN, « Les cultes égyptiens à Rome », p. 406-407. Le pomœrium est redessiné ; cf. Eric M. ORLIN, « Octavian and Egyptian Cults: Redrawing the Boundaries of Romanness », AJP 129/2 (2008), p. 231-253. 120 FLAVIUS JOSÈPHE, A. J. 18, 3 (§ 4) ; Cf. Jean-Claude GRENIER, Anubis alexandrin et romain (EPRO 57), Leyde 1977, p. 75-77 (no 38). 121 TACITE, Ann. 2, 85. 122 PODVIN, op. cit., p. 407. Voir BRICAULT, op. cit., p. 9-10. 123 Marc ÉTIENNE, « Queen, harlot or lecherous goddess ? An Egyptological approach to a Roman image of Propaganda », dans S. WALKER & S.-A. ASHTON (éd.), Cleopatra reassessed (BMOP 103), Londres 2001, p. 95-102. 124 Cf. infra, § 5.2.1. 125 PLUTARQUE, Is. Os. 18. 126 Cf. infra, § 3.5.2. 127 Christophe THIERS, « De Saïs aux “Jardins de Salluste”. À propos d’un monument reconsidéré », dans S.H. AUFRÈRE (éd.), La vallée du Nil et la Méditerranée. Voies de communication et vecteurs culturels (OrMonsp 12), Montpellier 2001, p. 151-166. — L’Iseum du Champ de Mars est construit hors du pomœrium ; cf. PODVIN, « Les cultes égyptiens à
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3. Au cœur du cercle de Mécène 3.0. En choisissant quatre poètes, chantres de la poésie ralliés à Auguste, Horace, Ovide, Properce et Virgile, qui ont établi des portraits différents mais convergents de la reine vaincue 128 , on voit surgir les contours cohérents de la matrice qui rassemble les traits psychologiques prêtés à Cléopâtre et dont l’antienne s’impose au cours des siècles dans la tradition littéraire ; celle-ci véhicule un certain nombre de stéréotypes de la reine et du triumvir Marc Antoine. Ces poètes font partie du cercle de Mécène, Caius Cilnius Mæcenas (70-8) 129, proche d’Octavien-Auguste. 3.1. L’ivresse de la victoire : Nunc est bibendum… 3.1.1. Écrite vers 30 avant notre ère, l’année qui précède le triple triomphe d’Octavien à Rome, l’ode d’Horace (67-27) débute par l’incipit célèbre Nunc est bibendum, nunc pede libero pulsanda tellus 130 . Composée au soir de sa vie, elle s’ouvre sur le moment où le poète annonce l’ivresse sacrée à l’aide du meilleur cru du Latium, le cécube 131. Selon les termes propres à Horace, cet usage festif, qui suppose une griserie collective, ne devient moralement licite qu’à la chute de l’ennemie ayant souhaité l’asservissement de Rome. Rome », p. 406. Pour tempérer l’idée d’une « idolâtrie isiaque » de Caligula, voir BRICAULT, Isis à Rome, p. 10. Certaines fêtes consacrées aux divinités gréco-égyptiennes comme Isis sont intégrées dans le calendrier romain comme le navigium Isidis (5 mars) célébré pour la reprise favorable de la navigation hauturière en Méditerranée. Cette fête, qui passe pour avoir été introduite sous les Flaviens (69-96), aurait déjà existé au Ier siècle avant notre ère ; cf. Laurent BRICAULT, Isis, dame des flots (AegLeod 7), Liège 2006, p. 134-154 ; Michel MALAISE, Les conditions de pénétration et de diffusion des cultes égyptiens en Italie (EPRO 22), Leyde 1972, p. 219 ; PODVIN, « Les cultes égyptiens à Rome », p. 403. Maintenant voir surtout BRICAULT, Les cultes isiaques, p. 378-386. 128 Pour une présentation générale, voir Léon MARCIEN, « L’interprétation de la bataille d’Actium par les poètes latins de l’époque augustéenne », EtudClass (N) 24 (1956), p. 330-348. On citera également Robert Alan GURVAL, Actium, Augustus, and the poets: A new assessment of the Actian Victory and literature of the Augustan principate, 2 vol., Berkeley, 1988 (non vidi). 129 Voir André ARCELLASCHI, « Properce, Auguste et Marc-Antoine », Vita Latina 140 (1995), p. 24-30. Sur un portrait de Mécène, voir Pierre BOYANCÉ, « Portrait de Mécène », BAGB 3 (1959), p. 332-344. 130 HORACE, Carm. 1, 37. J’ai fait usage de la belle traduction disponible dans http://www.espace-horace.org/iter2/ode_I_37.htm et avec laquelle je me sens en communauté d’esprit. On trouvera un joli commentaire de l’ode dans A. T. DAVIS, « Cleopatra Rediviva », Greece & Rome 16/1 (1969), p. 91-94 et surtout le tableau p. 94. Voir aussi W. C. GRUMMEL, « The Cleopatra Ode », ClassJourn 49/8 (1954), p. 359-361 ; Mary Margolies DEFOREST, « The Central Similes of Horace’s Cleopatra Ode », ClassWorld 82/3 (1989), p. 167-173 ; Steele COMMAGER, « Horace, “Carmina” 1.37 », Phoenix (T) 12/2 (1958), p. 47-57 ; CHAUVEAU, Cleopatra, p. 85-86 ; Michael HENDRY, « Three Problems in the Cleopatra Ode », ClassJourn 88/2 (1992-1993), p. 137-146. 131 Sur ce cécube, voir aussi HORACE, Carm. 1, 20 ; cf. DAVIS, « Cleopatra Rediviva », p. 91.
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Au début de la pièce flotte une atmosphère religieuse, d’autant que l’on proclame haut et fort le panthéon romain en danger, idée répandue par une propagande planifiée. Le poète peint une reine qui, avec la complicité d’un troupeau d’hommes souillés par la maladie (morbus) 132 , « préparait au Capitole une ruine insensée et des funérailles à l’Empire » 133. On soupçonne dans la « maladie » le spectre de la lèpre, car dans ce passage le poète aurait pu faire fond sur l’antienne antijudéenne de Manéthôn le Sebennyte à l’encontre des étrangers venant de l’Est appelés par les Impurs (prêtres égyptiens atteints par la lèpre), et s’étantt attaqués aux frontiers de l’Égypte ; le propos dépréciateur d’Horace vise en fait les troupes du parti antonien formées tant de légionnaires enrôlés parmi des Grecs et des citoyens orientaux que d’alliés tels que des Arabes, des Celtes de Galatie, des Égyptiens, des Juifs, des Libyens, des Mèdes, des Thraces. Ces légionnaires et ces alliés, qui forment un groupe hétérogène, font figure d’êtres rongés par la maladie, ce qui a priori les dévalorise en tant qu’individus, surtout si on parle bien de la lèpre, un mal polymorphe très redouté dans l’Antiquité et qui passait dans la sphère égypto-asiatique pour engendrer l’impureté d’où découle l’impossibilité d’assumer des tâches sacerdotales 134. 3.1.2. Chez Horace, deux éléments convergent, l’IVRESSE et le FUROR, auxquels on peut ajouter un troisième : L’HUBRIS. Enfermée dans l’anonymat, on ne devine cette ivresse qu’à travers le mot Mareoticus, car sans autre élément, le lecteur d’aujourd’hui ne pourrait théoriquement deviner, hors contexte, qui se cache sous l’allusion. Le vin sous-jacent à l’expression n’est pas sans importance. Il permet de faire émerger chez la reine une forme spécifique d’hubris se référant, celle-là, à l’ivresse dionysiaque qui s’oppose à la mesure et à l’harmonie prônées par Apollon, présent sous la forme de celui d’Actium 135. Embrumé par les fortes vapeurs du vin de la Maréotide 136, région au sud du lac Maréotis produisant des crus de qualités diverses 137, l’esprit de la reine, heureusement pour le parti d’Octavien, 132
cum grege uirorum turpium morbo contaminato parabat Capitolio ruinas dementis, et imperio funus 134 Être atteint de lèpre entraîne la déchéance du corps social. Voir Youri VOLOKHINE, « Des Séthiens aux Impurs. Un parcours dans l’idéologie égyptienne de l’exclusion », dans Ph. BORGEAUD, Th. RÖMER & Y. VOLOKHINE (éd.), Interprétations de Moïse. Égypte, Judée, Grèce et Rome (JSRC 10), Leyde – Boston 2010, p. 199-243. On a vu que Juifs et Égyptiens sont exclus de Rome sous le règne de Tibère. La lèpre est très certainement sous-jacente au terme morbus. 135 Philippe LE DOZE, « Vox Apollinis / Vox Augusti : liberté d’expression des poètes et principat augustéen », dans S. LUCIANI (avec la coll. de P. ZUNTOW) (éd.), Entre mots et marbres. Les métamorphoses d’Auguste, Bordeaux 2016, p. 85-104. 136 mentem lymphantam Mareotico 137 VIRGILE, Georg. 2 ; PLINE L’ANCIEN, Hist. 14, 39 ; Édit de Dioclétien, 2, 5.Voir Valérie PICHOT, « La Maréotide, région fertile de la chôra d’Alexandrie, carrefour du commerce à l’époque gréco-romaine », dans A. ESPOSITO & G. M. SANIDAS (éd.), Quartiers artisanaux en 133
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sombre dans le furor, tout à tour délire, folie, égarement, frénésie : l’ivresse s’avère une véritable possession à l’égard de celui qui y sombre. On se souviendra qu’après Actium, Cléopâtre et Antoine, en 31-30, avaient substitué à l’association dionysiaque qui, au cours de l’hiver 41-40, avait été créée : — « Ceux qui mènent une Vie inimitable » (Amimétobies) 138 —, une seconde association nommée « Ceux qui attendent la mort en commun » (Synapothanoumènes), dans laquelle ils se promettaient de rivaliser en luxe, débauche et délices, en s’offrant des festins à tour de rôle 139, une perspective qui ne cache pas l’issue attendue. Mais par ailleurs, le vin n’est pas sans dangers : source de luxure, il libère les pulsions sexuelles 140 et porte à l’adultère 141. L’idée, appliquée à Cléopâtre, vient de ce que le produit de la vigne, affaire d’hommes à l’occasion des symposia, est associé à Vénus (Aphrodite) chez les Romains. Étant considéré comme aphrodisiaque, le vin et son usage est frappé de tabou chez les matrones romaines, puisqu’il engendre l’excès et représente une menace pour la famille 142. De plus, les femmes ne pouvaient pas faire de libations de vin, lors de la fête de la Bona Dea, qui étaient analogue aux fêtes de Bacchus, et elles devaient employer des noms mensongers pour le désigner 143. Le furor latin d’Horace présente Grèce ancienne : Une perspective méditerranéenne, Lille 2012, p. 81-104 ; DAVIS, « Cleopatra Rediviva », p. 93 138 On notera que l’expression a donné en français le mot désuet « amimétobie » ; voir Dictionnaire de Trévoux, 6e éd., Paris 1771, tome 1, p. 295. Voir aussi POLYCHRONIS, « Le portrait de Cléopâtre », p. 279. 139 PLUTARQUE, Ant. 71. Voir Julien TONDRIAU, « Les thiases dionysiaques royaux de la cour ptolémaïque », CdE 21 (1946), p. 160-167 ; Jean-Louis VOISIN, « Tite-Live, Capoue et les Bacchanales », MEFRA 96/2. (1984), p. 601-653 : p. 637-638 ; TONDRIAU, « Les thiases dionysiaques royaux de la cour ptolémaïque », p. 166. — Ce sont les « Commourants d’Antonius et de Cleopatra » de MONTAIGNE, Essais livre 3, chap. 4, decline à partir du latin « commorientes », titre d’une comédie de Plaute. 140 On a de belles pages de saint Jérôme sur le sujet ; cf. Patrick LAURENCE, « Ivresse et luxure féminines : les sources classiques de Jérôme », Latomus 57/4 (1998), p. 885-899. 141 Jacqueline CARABIA, « l’obéissance aux lois morales dans le monde romain », dans L’obéissance Dossier (= Temporalités 2), Limoges, p. 13-24 : p. 17. Sur l’adultère en Égypte, voir Sydney H. AUFRÈRE, « À propos du chien Bébon, d’Anubis et de l’adultère », Égypte 23 (2001), p. 23-28. 142 SCHILLING, La religion romaine de Vénus. Voir CR de P. GRIMAL, REA 158 (1954), p. 138-146 : 143-144 ; Marcel DURRY, « Les femmes et le vin », REL 33 (1955), p. 108-113 ; Laurence VILLARD, « Le vin et les femmes : un texte méconnu de la Collection hippocratique », REG 110 (1997), p. 362-380 ; Jean-Marie PAILLET, « Quand la femme sentait le vin », dans Paul FRANÇOIS, Le vin de Rome. Rencontres de Carcassonne 27 juin 199 ; 19 juin 1999 (= Pallas 53, 2000), Toulouse 2000, p. 73-100. Cependant, la consommation du vin chez les femmes est toléré sous réserve qu’elle soit modérée ; cf. CARABIA, « l’obéissance aux lois morales », p. 16-17. Voir aussi Nicole BOËLS-JANSSEN, « Bona Dea dévoilée », REL 92 (2014), p. 35-54 : p. 37-38. 143 Ibid., p. 35 : « Mais comme l’ivresse était dangereuse pour la vertu des matrones, elles ne devaient ni voir le vin ni entendre son nom et utilisaient jusqu’au moment des libations des noms mensongers, mais dont la signification était la même. » les matrones ne réussissent à s’arracher
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incontestablement des affinités avec l’hubris des Grecs mais sans se superposer exactement à celle-ci. Ce qu’il sous-entend par cette idée est que la reine étant sous l’empire de l’ivresse dionysiaque, qu’elle partage avec Marc Antoine, ses projets funestes sont promis d’emblée à l’échec. Le poète oppose ainsi la sainte ivresse de la victoire à l’ivresse dionysiaque délétère, que connote subrepticement l’assimilation entre Marc Antoine et Dionysos de retour de chez les Parthes. Le principe du furor réapparaîtra, mais différemment, par l’entremise de celle promue par Sénèque dans la tragédie 144 , dans le théâtre du XVIe siècle ayant mis en scène le personnage de « Cléopâtre furieuse », chez Étienne Jodelle 145 . 3.1.3. Après Actium (2 sept. 31) 146, bien que poursuivie par les galères d’Octavien qui souhaitent enchaîner le « monstre fatal » 147, la reine lagide renonce néanmoins à une fuite salvatrice vers des rivages inconnus et décide de revenir, altière, dans son palais d’Alexandrie (précisons-le, pour mener sa dernière offensive de séduction tournée vers le vainqueur, si l’on se réfère aux termes de Plutarque 148). 3.1.4. Cherchant une fin glorieuse 149 pour échapper à l’humiliation que laisse présager sa défaite, elle s’inflige courageusement la mort par le venin mortel d’horribles serpents 150. La reine évitera ainsi d’être traînée ignominieusement à Rome derrière le char du vainqueur 151. (Elle sera présentée tout de même en effigie, mais à l’avant du défilé du triomphe d’Octavien 152.) Même si on pense que la reine a plutôt mis fin à ses jours à l’aide d’une dose de poison létal qu’elle dissimulait dans une parure, cette mort théâtrale au moyen d’un aspic dissimulé dans un panier de figues, contestée dès l’époque romaine, a pu être étayée par l’iconographie alexandes contraintes sociales de leur statut, mais une nuit seulement (p. 57), à l’occasion de ces fêtes. Voir également EAD., « Le double mythe de la Bona Dea », dans E. OUDOT & F. POLI (éd.), Epiphania. Études orientales, grecques et latines offertes à Aline Pourkier (Études Anciennes de l’ADRA de Nancy 34), Nancy 2008, p. 273-295. 144 Voir SPROGIS, « Cléopâtre sur la scène », p. 299, n. 7 et 8. 145 L’évolution du thème de la fureur est traité dans ID., op. cit. ; cf. infra, § 16.1. Le furor tragique. 146 Pierre COSME, Auguste, Maître du monde. Actium, 2 septembre 31 av. J.-C., Paris 2014. 147 ut daret catenis monstrum fatale 148 Le sort en serait alors jeté si on en croit le nom de la seconde association ; cf. supra, § 3.1.2. 149 quaerens perire generosius 150 et fortis tractare serpentes asperas ut conbiberet corpore atrum unenum. Renvoyer à Michael HENDRY, « More on Puns in the Cleopatra Ode », Mnemosyne, 4th Ser. 45/4 (1992), p. 529-531 : p. 529-530 (Nicandre de Colophon). 151 Voir la nouvelle ponctuation du passage latin et une autre distribution du texte dans Colin SYDENHAM, « Punctuating Cleopatra », ClassQuart, N. Ser. 60/2 (2010), p. 652-656. — Sur le sens, voir DAVIS, « Cleopatra Rediviva », p. 93. 152 Cf. infra, § 3.5.7.
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drine d’Isis dont l’uraeus, lové autour de son bras, était une des armes favorites 153. Des événements mis en exergue par le poète, résulte le télescopage d’un récit-cadre dont la tradition s’écartera peu à peu. Ce dernier met ainsi en exergue les éléments suivants : — une menace délétère à l’adresse des dieux romains sous l’effet d’une fortune insolente ; — des ennemis stigmatisés parce qu’orientaux ; — le furor dans lequel sombre la reine sous l’effet de la griserie du vin de la Maréotide ; — l’échec des projets de Cléopâtre ; — le courage d’affronter une mort glorieuse malgré celui-ci ; — la mort infligée par le venin de dangereux ophidiens pour éviter une fin ignominieuse, assujettie au char du vainqueur. 3.1.5. En considérant le texte d’Horace, qui télescope des informations 154, on conviendra qu’en dépit de la critique qui pointe en subtiles métaphores, la Cléopâtre d’Horace ne manque ni de grandeur ni de force d’âme, dans la mesure où il en fait une reine héroïsée 155 . Elle choisit le suicide 156, mort illustrée par des contemporains qui ont de la pente en la matière pour le stoïcisme 157. Le récit horatien est cependant focalisé sur le personnage de la reine lagide. Marc Antoine n’y est pas évoqué, même allusivement 158. L’ennemi est pointé du doigt : c’est l’ « Égyptienne » négativement connotée, instituée comme repoussoir. L’influence du patron d’Horace, mais aussi commanditaire d’œuvres de Virgile et de Properce, Mécène, se perçoit à toutes les lignes de l’ode. Même si Mécène a été obligé de quitter le théâtre des opérations à Actium pour arrêter Lépidus, il a été aux côtés d’Octavien depuis Philippes à Actium 159 et dispose d’un réseau tel qu’il est très bien informé de ce qui se passe en Méditerranée. Mais en outre, Virgile et Horace ont été témoins de certains événements marquants, car ils accompagnent Mécène lorsqu’il mène l’ambassade qu’Octavien envoie à Marc Antoine à Brindes (Brundisium) en 37. Nunc est bibendum… aura un très fort impact et n’ira pas sans influencer Shakespeare, relai indispensable dans la littérature de l’histoire
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Cf. infra, § 8.11. Voir, dans le tableau fournir par DAVIS (« Cleopatra Rediviva », p. 94), les mots et expressions qui définissent le caractère de Cléopâtre, sont au nombre de onze. 155 Pierre BOYANCÉ, « La grandeur d’Horace », BAGB 14 (1955), p. 48-64 : p. 54. 156 Sur cette question du suicide, voir Essam SAFTY, « La question du suicide dans les tragédies du philosophe Sénèque », CEA 43 (2006), p. 37-48. 157 Ce type de mort n’est pas sans influer sur Robert Garnier, cf. Clarisse LIÉNART, « Le suicide dans les tragédies de Robert Garnier : les influences néo-stoïciennes », Seizième Siècle 6 (2010), p. 51-61. Sur cette mort stoïcienne, voir aussi Sophie COUËTOUX, « Images de preuses à Florence au XVIIe siècle », MEFRA 110/2 (1998), numéro thématique : Les secrétaires d’État du Saint-Siège (1814-1979). Sources et méthodes, p. 731- 753 : p. 746-752. 158 Virginie HOLLARD & Emmanuelle RAYMOND, « Se souvenir qu’il faut oublier : Marc Antoine et l’art de l’oubli augustéen », Images Re-vues 12 (2014), p. 2-22 : p. 14-16. 159 Voir Jean-Marie ANDRÉ, Mécène: Essai de biographie spirituelle (AUB 86), Paris 1967, p. 67 ; Pierre COSME, Auguste, Maître du monde. Actium, 2 septembre 31 av. J.-C., Paris 2014. 154
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de Cléopâtre portée au théâtre, successivement dans Caesar and Cleopatra et dans Antony and Cleopatra 160 . 3.2. L’épouse égyptienne : Coniunx Aegyptia 3.2.1. La faute sera également focalisée sur Cléopâtre chez Ovide (43 av. – 18 apr. J.-C.), cadet d’Horace, à cette différence-ci que la reine agit, cette fois, sur l’esprit du général 161. Le poète opte pour un portrait différent de celui d’Horace, lui qui a consacré une ode entière à la légende de la reine. Dans la prière qu’il consacre à l’apothéose d’Auguste, qui a « conduit ses vaisseaux triomphants sur le Nil, qui voit croître le papyrus, et se divise en sept canaux » 162, il décrit la façon dont il se rend maître des peuples barbares et des mers. De cette composition, trois vers surgissent qui expriment de façon fugace la situation : L’épouse égyptienne du général romain, bien mal inspirée De s’être fiée à la torche conjugale, tombera, et c’est en vain Qu’elle aura menacé d’asservir notre Capitole à son Canope 163.
Dans ces trois vers, Ovide peint le couple de Canope sous des traits anonymes et joue de surcroît sur une opposition métonymique entre Rome et l’Égypte, qui ne fait pas forcément écho à Horace mais aux termes d’une propagande-cadre à partir d’une réécriture de l’histoire. Posée sur un promontoire non loin du dangereux bouillonnement héracléotique de l’Ægyptos (le Nil de la tradition homérique), non loin de la cité de ThônisHéracleion récemment redécouverte par les fouilles de Frank Goddio 164, Canopus, qui abrite les extravagances du couple, matérialise l’Égypte, la religion aux hideux visages animaux, un despotisme barbare, les orgies et le crime qui échappent aux lois normatives du symposium 165, tandis que 160
Voir Perry D. WESTBROOK, « Horace’s Influence on Shakespeare’s Antony and Cleopatra », PMLA 62/2 (1947), p. 392-398. Il est intéressant de savoir que le personnage de Cléopâtre de Shakespeare entrait en résonance, dans l’esprit du temps, avec Elisabeth I, dans la mesure où celui-ci a pu peindre sa Cléopâtre en empruntant des traits à la reine d’Angleterre ; cf. Helen MORRIS, « Queen Elizabeth I “Shadowed” in Cleopatra », HLQ 32/3 (1969), p. 271-278. Antoine, César et Cléopâtre prennent des positions archétypales par rapport à la royauté au XVIe siècle ; cf. Paul Lawrence ROSE, « The Politics of Antony and Cleopatra », ShQuart 20/ 4 (1969), p. 379-389. 161 OVIDE, Met. 15, v. 826-828 (trad. A.-M. BOXUS & J. POUCET, Bruxelles, 2009). 162 OVIDE, Met.. 15, v. 752. Il s’agira des sept bouches du Nil de STRABON, Geogr. 17, 1, 4. 163 Romanique ducis coniunx Aegyptia taedae / non bene fisa CADET frustraque erit illa minata / seruitura suo Capitolia nostra Canopo. 164 Frank GODDIO (éd.), Trésors engloutis d’Égypte, Paris 2006 ; Frank GODDIO & David FABRE (éd.), Osiris. Mystères d’Égypte engloutis d’Égypte, Paris 2015. 165 ANDURAND & BONNET, « “Les coutumes et les lois des nations barbares” (Quest. conv. 2, 1) », p. 132.
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« notre Capitole » (Capitolium nostrum) matérialise Rome, le panthéon traditionnel, la République, la tempérance et la virtus romaines. On a vu, chez Horace, que le panthéon capitolin est déclaré en danger par les tentatives d’instaurer des cultes égyptiens rivaux. Du temps où Cléopâtre résidait à Rome (46-44), Isis, ayant mauvaise réputation, devait être éloignée du siège des dieux du Capitole, quoique Dion Cassius 166 se fît l’écho d’un projet de construction (fin 43) d’une chapelle pour Sarapis et Isis approuvée par les triumvirs, mais le projet fit long feu, qui, semble-t-il, n’aurait reçu que du bout des lèvres l’aval d’Octavien à la différence de Marc Antoine, le regard déjà tourné vers l’Égypte 167. 3.2.2. Ovide fustige la confiance aveugle que l’ « Égyptienne » voue aux liens matrimoniaux contractés avec elle par le général romain Marc Antoine. Celui-ci s’est en effet éloigné d’Octavie, sœur d’Octavien, pour épouser Cléopâtre à Antioche, avant la campagne contre les Parthes (36) 168, suite à la naissance des jumeaux (40) Alexandre-Hélios et Cléopâtre-Sélénè 169 qu’il reconnaît à ce moment-là, tandis que sa rupture (35) puis son divorce (33) d’avec Octavie sont plus tardifs. En quelques mots, Ovide traduit la foi mal placée de la reine en un homme a posteriori considéré comme son talon d’Achille. Selon le poète, elle se voit trahie dans ses espérances par celui-là même qu’elle croyait, sous son empire, capable de mener le dessein romanohellénistique élaboré en commun 170, et qui aboutit, dans la parodie du retour et du triomphe de Dionysos accueilli par Isis à Alexandrie (34), aux « donations d’Alexandrie » la même année 171. D’où cette leçon d’Ovide : si Marc Antoine manque à ses devoirs pourtant sacrés de triumvir, le projet de subjuguer Rome « est » manigancé dans l’ombre par Cléopâtre seule. Mais c’est là un tableau de la situation qui, réduisant l’aventure aux dernières années du couple, altère les faits. Car il faut observer que de même qu’Horace, Ovide omet, on comprend pourquoi, de souligner que Cléopâtre est passée du rôle d’alliée de Rome dans le cadre d’une guerre menée contre les Parthes au profit de l’Empire par Marc Antoine (à partir de mars 36) à 166
DION CASSIUS, Hist. 47, 15, 4. BRICAULT, Isis à Rome, p. 9 ; ID., Les cultes isiaques, p. 179. 168 Cf. EUTROPE, Hist. 7, 6, 1. Voir infra, § 8.8.1. 169 William W. TARN, « Alexander Helios and the Golden Age », JRS 22/2 (1932), p. 135160 : p. 145. — Sur la question de la statue des jumeaux à Dendara, comparés à Hélios et Sélénè (Aly ABDALLAH, « A Graeco-Roman Group Statue of Unusual Character from Dendera », JEA 77 (1991), p. 189-193), ils peuvent être rapportés à Chou et Tefnout ; cf. Sydney H. AUFRÈRE, « Du nouveau sur Harchêbis, l’enfant divin du marécage, — l’Harpocrate du conseiller NicolasJoseph Foucault (1643-1721) », dans S.H. AUFRÈRE & M MAZOYER (éd.), Au confluent des cultures. Enjeux et maîtrise de l’eau, Paris 2014, p. 59-108 : p. 70. 170 On renverra à la Chimère de l’élan civilisateur, infra, § 7.1.1. 171 Cf. infra, § 8.8. Les « Donations d’Alexandrie » (34-33) ; Julien TONDRIAU, « Rois Lagides comparés ou identifiés à des divinités », CdE 23, fasc. 45-46 (1948), p. 127-146 : p. 140, d ; ID., « Les thiases dionysiaques royaux de la cour ptolémaïque », p. 164. 167
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celui d’ennemie quelques années plus tard (31-30). En effet, dès la rencontre d’Antioche, elle va le soutenir et le seconder au cours de cette campagne, grâce aux concessions territoriales faites par le triumvir à la reine, la même année, composées de la Syrie intérieure et de territoires prélevés sur la Judée et l’Arabie (Nabatène) 172. Elle en assurera la gestion dans l’intérêt du couple, c’est-à-dire en assurant la construction d’une flotte de guerre 173. Ces dons de territoires pourraient donc ne pas répondre à une fantaisie de Cléopâtre comme le suggère Flavius Josèphe qui fustige sa cupidité, mais à des raisons stratégiques puisqu’elles permettent l’accès aux régions productrices de bois d’œuvre proches de la mer en même temps qu’elles protègent le commerce égyptien en mer Rouge. 3.3. La débauchée : Incesti meretrix regina Canopi 3.3.1. Vers 25-23 av. J.-C., dans son élégie sur l’Empire des femmes 174 et donc postérieurement au triple triomphe d’Octavien (29), Properce (47 av.–16 apr. J.-C.) inscrit Cléopâtre dans la même lignée que Médée (ayant asservi Jason), Penthésilée (dito Achille), Omphale (dito Hercule) et Sémiramis (dito Ninos), femmes qui ont anéanti des héros valeureux. De Cléopâtre ayant asservi Marc Antoine, il cisèle un portrait dépréciatif en creusant la veine moraliste. Il s’attaque à l’image de la femme, à celle de Cléopâtre en tant que chef de guerre, puisque rien n’aurait été plus humiliant pour Rome, alors que cette dernière a vaincu la tyrannie de Tarquin le Superbe et l’armée d’Hannibal, que d’être dominée par elle. 3.3.2. Le furor et l’ivresse avaient été les thèmes d’Horace, ceux de Properce en complètent le portrait. Montrée comme une despote orientale, elle « est présentée comme incapable de contrôler ses désirs », s’adonnant « à la luxure et à l’ivresse » 175 , propos qui ne font que partiellement écho à Horace, plus réservé 176. Pire ! la voici, selon deux partis de traduction, « prostituée, reine de Canope la débauchée » ou « prostituée, reine de 172
Cf. infra, § 9.2.4. Cf. infra, § 15.1.1. Cette idée va en revanche à l’encontre de l’exposé de Flavius Josèphe ; cf. infra, § 9.0-9.3.2. Ce dernier offre une version très hostile à la reine. 174 PROPERCE, Eleg. 3, 11, 39-46. Pour une analyse érudite de l’élégie de Properce, voir Maud PFAFF-REYDELLET, « Quand l’élégie s’aventure à faire l’éloge du prince. Cléopâtre chez Properce (III.II) : personnage historique ou domina élégiaque ? », DHA suppl. 4 (2010), p. 4357 ; Will RICHTER, « Divus Julius Octavianus und Kleopatra bei Aktion. Bemerkungen zu Properz 4, 6, 59 ff », WSt 79 (1966), p. 451-465 (résumé vu dans IBIS 1193). Un regard particulier doit être jeté sur Jasper GRIFFIN, « Propertius and Antony », JRS 67 (1977), p. 17-26. Sur les rapports de Properce, Auguste et Marc Antoine, voir ARCELLASCHI, « Properce, Auguste et Marc-Antoine ». 175 PFAFF-REYDELLET, « Quand l’élégie s’aventure à faire l’éloge du prince », p. 50. 176 Cf. supra, § 3.1.2. 173
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l’incestueuse Canope » 177, renvoyant probablement à la luxure instituée comme quotidien du palais ou à l’inceste comme une constante dans la famille lagide 178. L’idée fera son chemin. Eutrope, qui rédigea un résumé de l’histoire romaine, a prétendu que l’Égypte n’est rendue par César à Cléopâtre que parce qu’ils se livraient ensemble à la débauche 179, ce qui accrédite l’idée d’une passion coupable 180 . Présentée en tant que prostituée tarifée, ne devient-elle pas, dans ces conditions, la honte du sang macédonien ? La Cléopâtre de Properce annonce celle de la littérature des années 1830, lorsque, faisant figure de « prostituée sublime », elle propose à ses amants ses faveurs contre l’acceptation de leur part d’une mort immédiate 181 au point de devenir, à partir de la lecture de Shakespeare, une femme fétichisée représentant la noirceur et une sexualité dévorante ou un objet de fascination sexuelle pouvant conduire à la mort 182 . 3.3.3. Sous la plume d’historiens romains de langue grecque ou latine, les rois de la monarchie lagide ont pâti d’une réputation de crimes et de débauche n’ayant rien à envier (il faut en prendre et en laisser) dans la tradition littéraire, avec celle des souverains indigènes eux-mêmes marqués du sceau de l’infamie si l’on en croit les histoires du pays colportées par Hérodote d’Halicarnasse puis relayées dans le monde hellénophone par Diodore de Sicile et Strabon d’Amasée. De l’avis d’Hérodote, qui aurait fait écho à une tradition autochtone d’époque perse, Chéops aurait prostitué sa propre fille afin de faire construire sa pyramide, la plus haute du plateau de Gîza 183. Une de ces pyramides, celle de Khentykaous, confondue avec celle de Mykérinos, passait ainsi pour être celle de la courtisane Rhodopis, qui aurait demandé à chacun de ses amants une pierre en échange de ses faveurs 184 . Quant à la propre fille de Mykérinos, subornée par son père, elle 177
incesti meretrix regina Canopi. Sur l’idée de la débauchée comme image de propagande, voir ÉTIENNE, « Queen, harlot or lecherous goddess ? » Voir aussi W. R. JOHNSON, « A Quean, a Great Queen? Cleopatra and the Politics of Misrepresentation », Arion 6/-3 (1967), p. 387-402. Voir aussi supra, § 2.2.2. 178 PFAFF-REYDELLET, op. cit., p. 52 : « Le génitif incesti Canopi renvoie à l’idée que les rois égyptiens se marient entre frères et sœurs. » 179 EUTROPE, Hist. 6, 22, 2. 180 Cf. supra, § 2.1.5. 181 Voir Victoire FEUILLEBOIS, « Le prix d’une nuit : écrivains romantiques face à Cléopâtre », Romantisme 156 (2012/2), p. 123-138 ainsi que William KELS, « “Être la reine des momies”, Cléopâtre ou la modernité en question dans Une nuit de Cléopâtre de Th. Gautier », ici même, p. 347-369. Voir infra, § 17.1.1. 182 C’est le cas de l’œuvre de T.S. Eliot ; cf. John P. MCCOMBE, « Cleopatra and Her Problems: T.S. Eliot and the Fetishization of Shakespeare’s Queen of the Nile », JML 31/2 (2008), p. 23-38. 183 HÉRODOTE, Hist. 2, 126. 184 Bernard VAN DE WALLE, « La “Quatrième Pyramide” de Gizeh et la légende de Rhodopis », AntClass 3 (1934), p. 303-312 ; Christiane ZIVIE-COCHE, « Nitocris, Rhodopis et la
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en vient à abréger ses jours 185 . En d’autres termes la démesure architecturale des pyramides induirait, de la part des littérateurs, l’hubris moral de leurs constructeurs. On trouvera à maintes reprises chez Hérodote des situations où la débauche des membres de la famille royale est mise en exergue 186. S’inscrivant dans une tradition gréco-égyptienne, Cléopâtre ne déroge pas aux usages d’une lignée de pharaons indigènes qui se départent de toute morale, ou aux rois lagides réputés pour leurs actes attentatoires aux mœurs de leur temps. Il y avait là l’héritage d’un dérèglement indigène des mœurs pouvant être mis à profit. Le comportement sexuel de Cléopâtre ne détonnerait pas dans l’esprit de la démesure prêté aux pharaons d’un lointain passé. 3.3.4. Properce reprend ensuite à son compte la même opposition métonymique que propose Ovide et met en relief les velléités de la reine d’assurer sa domination sur Rome par panthéons interposés. Pour André Arcellasci, qui s’exprime à propos de Properce, « Actium lui apparaît comme une bataille entre Octave soutenu par le Sénat et les hordes de barbares de l’Orient et tous ceux qui entourent Antoine, ces eunuques et cette reine, souvent mentionnée, jamais nommée Cléopâtre n’est pas présentée sous un jour sympathique. En revanche son attitude explique et sanctifie l’amour fou que lui a porté Antoine et qui a été sa seule erreur » 187. Marc Antoine, devenu une victime de l’amour passionné qu’il porte à Cléopâtre, est ainsi exonéré de la faute contre Rome. Dit autrement, pour tourner en dérision l’Égypte et minimiser les moyens d’action de la reine, il recourt à des images parodiques qui montrent l’infériorité de l’Égypte dans un quadruple domaine : — le ridicule Anubis aboyant contre la foudre de Jupiter (registre mythique et religieux) 188 ; — les fureurs du Nil vis-à-vis du Tibre (registre géographique) ; — le son efféminé du sistre opposé aux puissantes trompettes romaines (registre sonore) ; — les « frêles » embarcations des Égyptiens s’attaquant en vain aux solides liburnes romaines, bateaux rapides mais légers (registre naval et militaire). Dans ce dernier trait, troisième pyramide de Giza », BIFAO 72 (1972), p. 115-138. C’est ce thème, télescopé avec celui de S. Aurelius Victor (cf. infra, § 12.1.), qui débouche sur celui de Cléopâtre illustré par Théophile Gautier. 185 HÉRODOTE, Hist. 2, 131. 186 L’inceste lagide est aussi étayé par les habitudes égyptiennes ; cf. Marcel HOMBERT & Claire PRÉAUX, « Les mariages consanguins dans l’Egypte romaine », dans Hommages à Joseph Bidez et à Fr. Cumont, 2 vol., Bruxelles, 1949, vol. 2, p. 135-142 ; Sydney H. AUFRÈRE, « Quelques notes sur l’inceste en Égypte ancienne », dans M. MAZOYER (éd.), Barbares et Civilisés (CahKubaba), Paris 2004, p. 269-279. 187 ARCELLASCHI, « Properce, Auguste et Marc-Antoine », p. 28-29. 188 Voir GRENIER, Anubis, p. 60, no 19, qui ajoute : « Il est vraisemblable de penser, toutefois, que Properce a précisément choisi le dieu à tête de chien pour accentuer tout ce que cet affrontement eut d’humiliant pour Rome, sa civilisation et ses dieux. »
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il ne fait pas allusion à la flotte de Marc Antoine composée de quinquérèmes, lourdes et difficiles à manœuvrer, mais aux galères de Cléopâtre, celles qui, en vertu d’une stratégie du désespoir de la reine et de Marc Antoine 189, ont pris la fuite, image à laquelle font écho les vers de José Maria de Heredia (1842-1905) où l’ardent imperator, dans un regard prémonitoire, « [voit] dans ses larges yeux étoilés de points d’or / Toute une mer immense où fuyaient des galères » 190. En d’autres termes, la confrontation met aux prises l’une de l’autre, non plus deux armées et deux flottes romaines, mais une armée et une flotte romaines à une armée et une flotte égyptiennes 191. Il faut dire que Marc Antoine s’était vu privé de son imperium consulaire et ne pouvait donc plus revendiquer d’action au nom de Rome ; en prenant le parti de Cléopâtre, il devenait un traître égaré par ses propres passions. 3.3.4. De tels propos, qui se rapprochent de ceux de Virgile 192, permettent de deviner que, de par la nature même de ses dieux et des armes auxquelles elle avait accès, Cléopâtre ne pouvait par principe l’emporter sur son rival. La propagande conservatrice augustéenne lui enlève jusqu’au moindre espoir de succès. Au final, Cléopâtre, en tant que type, incarne bien l’hubris exprimée dans plusieurs domaines 193 , hubris qui la mène inexorablement à une défaite programmée. Quant à Marc Antoine, qui n’est pas nommé, ni n’apparaît en filigrane, le portrait fait de lui par Properce demeure encore nuancé 194 , puisqu’il doit théoriquement apparaître comme un homme encore pétri à son insu des vertus romaines, mais ayant malheureusement succombé aux manigances du monstre étranger. 3.4. Malheur, l’Égyptienne ! Sequiturque nefas Aegyptia coniunx 3.4.1. Virgile (70-19), autre contemporain des événements, est le seul à ne pas avoir congédié le personnage de Marc Antoine dans sa composition, à ne pas avoir appliqué à son encontre la damnatio memoriae, pourtant votée par le Sénat, à telle enseigne qu’il sera interdit de porter le nom de Marc 195. Cette 189
Cf. infra, § 8.8.2. José Maria DE HEREDIA, Antoine et Cléopâtre, dans Les Trophées (1893). 191 Cf. infra, § 3.5.8. 192 PFAFF-REYDELLET, « Quand l’élégie s’aventure à faire l’éloge du prince », p. 51. 193 Ibid., p. 52 : « Cléopâtre est donc l’incarnation de l’ennemie orientale, excessive en tous les domaines : c’est un type, le symbole d’une nation et non une personnalité, un individu. » 194 HOLLARD & RAYMOND, « Se souvenir qu’il faut oublier », p. 11-14. 195 Ibid. ; Stéphane BENOÎT, « Martelage et damnatio memoriae : une introduction », CCGG 14 (2003), p. 231-240. Le nom de Marc est martelé ; cf. PLUTARQUE, Cic. 49, 4 ; DION CASSIUS, Hist. 51, 19, 3 (les insignes d’Antoine sont arrachés, d’autres sont effacés, son jour anniversaire est considéré comme néfaste, et le nom Marcus est interdit aux enfants). Il faut également signaler (cf. Jean-Paul BRISSON, « Rome et l’âge d’or : Dionysos ou Saturne ? », MEFRA 100/2 [1988], p. 917-982 : p. 973) qu’Ovide entre dans le cercle de Mécène vers 38 et que ce dernier 190
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raison d’agir tient avant tout au respect du genre épique dans lequel l’ennemi doit figurer nommément 196 . L’auteur élabore une description (il s’agit d’une ekphrasis) du bouclier d’Énée dont le décor, à l’insu du héros qui le porte, est annonciateur des exploits de ses descendants : il s’agit, d’une part, des scènes décrivant l’histoire romaine avant Auguste ; d’autre part, de ce que cette même histoire devient sous le règne de ce dernier, qui débute à la bataille d’Actium illustrant une formidable confrontation entre l’Occident et l’Orient 197. Au cours de cette épopée aux accents homériques, les dieux luttent aux côtés des individus de la même façon qu’ils le font dans l’Iliade. D’une part, Auguste et Agrippa avec les Italiens, les pères du peuple, les pénates et les grands dieux 198 ; de l’autre, Marc Antoine avec l’Égypte, les forces de l’Orient et la Bactriane, c’est-à-dire des troupes et des armes barbares 199. Mais « malheur ! », ajoute Virgile, voici que le triumvir apparaît suivi de son épouse égyptienne 200, allusion claire à l’union contre nature qui dénonce le pacte conclu au moment du triumvirat, à savoir le mariage d’Octavie et de Marc Antoine 201. Le sistre isiaque, que l’on a déjà entendu chez Properce, entre en action et résonne. La reine, au cœur de la bataille, rassemble ses armées en faisant tinter l’instrument ancestral 202, mais n’aperçoit pas encore les deux serpents funestes 203 qui causeront sa mort et que convoque également Horace. Alors, des monstres divins de tout genre et Anubis l’aboyeur se lancent à l’assaut de Neptune, Vénus et Minerve 204 . Apercevant ce déferlement de forces hostiles, l’Apollon d’Actium, incarnant la mesure et bandant son arc, fait pencher la balance du côté des troupes d’Octavien. Sur ces entrefaites, voyant soudain son avenir s’assombrir comme
est d’abord tourné par Marc Antoine dont un des partisans est Pollion (Caius Asinius Pollio) (76 av. – 4 apr. J.-C.), qui a rejoint la cause d’Octavien et se déclare neutre à la bataille d’Actium. 196 HOLLARD & RAYMOND, « Se souvenir qu’il faut oublier », p. 7-11. 197 VIRGILE, Aen. 8, v. 730-731. Voir le long commentaire de l’Énéide d’un auteur du IVe siècle de notre ère, Maurus SERVIUS HONORATUS, Aen. 8, 678. 198 Voir le commentaire de SERVIUS, Aen. 8, 682. 199 VIRGILE, Aen. 8, v. 685 : hinc ope barbarica uariisque Antonius armis 200 VIRGILE, Aen. 8, v. 688 : sequiturque nefas Aegyptia coniunx Voir le commentaire de SERVIUS, Aen. 8, 688. 201 PLUTARQUE, Ant. 32. 202 VIRGILE, Aen. 8, v. 696 : Regina in mediis patrio uocat agmina sistro. Voir le commentaire de SERVIUS, Aen. 8, 696. Voir VEYMIERS, « Le basileion, les reines et Actium », p. 222-223. 203 VIRGILE, Aen. 8, 697 : necdum etiam geminas a tergo respicit anguis 204 VIRGILE, Aen. 8, 697-698 : Omnigenumque deum monstra et latrator Anubis contra Neptunum et Venerem contraque Mineruam. Voir le commentaire de SERVIUS, Aen. 8, 698-699. On retrouve les mêmes vers chez MINUCIUS FELIX ; cf. Anne-Marie TAISNE, « Le culte isiaque dans l’Octavius de Minucius Felix », Vita Latina 150/1 (1998), p. 29-37 : p. 31. Pour un commentaire centré sur Anubis et les divinités alexandrines, voir GRENIER, Anubis, p. 59-60, no 18.
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dans un songe 205, la reine fuit par la mer, profitant de vents favorables 206, dans la mesure où Isis les domine 207 ; elle met le cap vers un Nil énorme soudain plongé dans l’affliction 208 . Cette figure du fleuve en crue (nous sommes à la saison de l’inondation), nonobstant la situation, accepte d’accueillir les vaincus au sein de ses bouches 209, à savoir les troupes « barbares » d’Antoine et de Cléopâtre qui reviennent à leurs bases dans le delta. Des mots-clés apparaissent, qui résument une situation. On voit apparaître, pour le malheur (nefas) de Marc Antoine, l’« épouse égyptienne (Aegyptia coniunx), le sistre (sistrum) en main pour maîtriser les vents à l’instar d’Isis 210, les dieux aux masques animaux et Anubis, les serpents symbolisant la mort de Cléopâtre et le Nil en crue, métaphore d’une Égypte accueillante, où la reine va bientôt mener sa dernière bataille puis affronter son destin. Le personnage de Marc Antoine reste grand, bien qu’il subisse le sort contraire des armes ; tout irait pour le mieux si l’Égypte n’était présente sur le champ de bataille sous la forme de l’« épouse égyptienne » aux côtés de qui se dressent les forces divines nilotiques hostiles. Les échos de Virgile semblent résonner chez Lucain pour qui, au son du sistre, Cléopâtre, à l’instar d’Hélène de Sparte, excite la fureur contre le Capitole et lance les gens amollis de Canope contre les aigles romaines tout en se promettant, vainqueur, de ramener un César à Alexandrie 211. 3.4.2. Pour autant, on ne pouvait ramener le conflit à une simple guerre entre Cléopâtre, déguisée en monstre, et Rome, ni même à un conflit irréductible entre deux hommes, Octavien et Marc Antoine, mais à un choc entre deux cultures différentes portées par des esprits très différents, selon Jean-Paul Brisson : Le conflit de plus en plus ouvert entre Octave et Antoine n’était pas seulement la lutte de deux ambitieux, mais le choc de deux conceptions du pouvoir enracinées chacune dans l’une des moitiés de l’Empire : l’Occident latin et l’Orient hellénistique. Au point que la bataille d’Actium apparaîtra, non comme le dernier épisode d’une guerre civile comparable à Pharsale, mais 205 206 207 208
Voir le commentaire de SERVIUS, Aen. 8, 713. VIRGILE, Aen. 8, v. 707. Voir le commentaire de SERVIUS, Aen. 8, 707. Voir STACE, Silves 3, 2, 100-110 et MINUCIUS FELIX, Oct. 21. contra autem magno maerentem corpore Nilum. Voir le commentaire de SERVIUS, Aen. 8,
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VIRGILE, Aen. 8, v. 710-713. Il est clair, dans la mesure où la littérature est un continuum, que le haut du frontispice de l’édition impériale de la Description de l’Égypte, qui est de la main de Cécile, est décliné à partir de la composition de Virgile. 210 Sur le sistre, Isis et la mer, voir Sydney H. AUFRÈRE, « Osiris-Nil, Isis-Terre versus Typhon-Mer. Hypothèses sur les boghaz des lacs littoraux, l’Ekrêgma et les “Expirations de Typhon” du lac Sirbonis », dans R. Lebrun & Ét. Van Quickelberghe (éd.), Dieu de l’orage dans l’Antiquité méditerranéenne (Homo Religiosus série II, 17), Turnout 2017, p. 107-154 : p. 133-134. 211 LUCAIN, Bell. civ. 10.
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comme la victoire de Rome sur une puissance étrangère. C’est bien ainsi que Virgile lui-même la donne à voir au centre du bouclier d’Énée 212.
Dès lors, l’Histoire prend d’autres couleurs que la propagande augustéenne des écrivains tend, par certains côtés, à affadir. 3.5. « Invitée » au triomphe d’Actium et au triomphe sur l’Égypte ? 3.5.1. Si les critiques des poètes de l’époque julio-claudienne vis-à-vis de la religion alexandrine reflètent plus la position de principe d’OctavienAuguste, que celle de Rome proprement dite 213, l’hostilité focalisée sur Cléopâtre est devenue unanime. Les œuvres des poètes du cercle de Mécène qui se sont prêtés à l’élaboration de sa légende 214 ne seraient, pour certains, que le volet littéraire ou les conséquences d’une propagande anti-égyptienne qui revêtit un aspect plus spectaculaire : le triomphe actien, qui forme l’acmé du triple triomphe célébré à Rome par Octavien en 29 215 , et celui sur l’Égypte, auquel fait écho le fameux Aegyptum imperio populi Romani adjeci 216, le tout dans un environnement créé pour l’occasion sur des lieux de manifestation du pouvoir. Bien des choses dans l’œuvre de ces poètes ne s’expliquent que dans cette perspective et en vertu de l’écho qu’avait pris la nouvelle 217. On voudrait ici évoquer dans un même élan la question du rapport entre les deux dernières journées de ce triomphe 218 et la présence d’une statue de Cléopâtre dans le temple de Vénus Génitrice ainsi que la question de l’identité de celui qui l’y aurait déposée 219. 3.5.2. Pour demeurer fidèle au vœu prononcé à Pharsale (9 août 48) lors du combat victorieux mené contre Pompée, Jules César fait ériger un temple 212 BRISSON, « Rome et l’âge d’or », p. 976. L’article de William W. TARN (« Alexander Helios and the Golden Age ») fait apparaître une thématique virgilienne d’une très grande complexité mettant en lumière le fait que les Grecs orientaux voyaient la lutte menée par Cléopâtre contre les Romains comme une lutte des oppressés contre les oppresseurs (p. 141), le tout dans une atmophère de prophétie, à propos de l’enfant à naître qui aurait amené l’Âge d’or. On verra le site http://www.mediterranees.net/litterature/virgile/bucoliques/puer. html (consulté le 21 mars 2016). 213 Voir GRENIER, Anubis, p. 59. 214 Nicolas de Damas, qui deviendra le précepteur des jumeaux de Cléopâtre et de Marc Antoine, subira intensément cette propagande ; cf. ELLER, « Césarion, controverse et précisions », p. 481-482, au point, dit-elle, que « étant donné son rapport privilégié et amical avec le princeps, il ne pouvait pas reconnaître en Césarion le fils naturel de Jules César, car cette affirmation aurait constitué un réel affront envers Auguste, fils adoptif du général romain ». 215 Pierre GRIMAL, « Énée à Rome et le triomphe d’Octave », REA 53/1-2 (1951), p. 5161 : p. 57. 216 AUGUSTE, Res Gestae : « J’ai ajouté l’Égypte à l’imperium du peuple romain. » 217 Ibid., p. 57, 59, à propos de l’Énéide. 218 Op. cit. supra. 219 Sur la célébration du triomphe, voir DION CASSIUS, Hist. 51, 21-22.
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dédié à Vénus Génitrice 220 , inauguré, avec d’autres monu-ments, le 26 septembre 46, le dernier jour du triomphe de Pharsale 221. Ce temple devint une sorte de musée enrichi de peintures et de camées acquis par César qui en raffolait 222. Placée sur un lieu central du religieux 223 au cœur de la vie publique romaine, la statue de la déesse commandée au sculpteur Arcesilaos 224 était destinée à exalter les origines de Rome et une divinité propre à la gens Iulia 225, de surcroît dans un quartier acquis au parti césarien où se trouvait sa résidence de fonction (domus publica). Cette dernière dont César bénéficiait en tant que Grand Pontife, se dressait à côté du temple de Vesta, au sud-est du Forum romain, sur le tracé de la Voie sacrée 226. Lors du triomphe de 46, « le dictateur et ses concitoyens se retrouvent donc sous la protection de Jupiter Capitolin et de Vénus Génitrice, dont le temple et le Forum sont inaugurés au même moment pour partager des moments exceptionnels » 227. Que cette divinité dont la statue est inaugurée le second jour du triomphe de Pharsale annonce un changement de cap, en se substituant à 220 Sur le vœu, voir APPIEN, Bell. Civ. 2, 68. Sur la construction du temple d’Aphrodite(Vénus), voir DION CASSIUS, Hist. 43, 22, 1-2. 221 APPIEN, Bell. civ. 2, 102 ; DION CASSIUS, Hist. 43, 22, 1-2. Sur le temple, voir Olindo GROSSI, « The Forum of Julius Caesar and the Temple of Venus Genetrix », MAAR 13 (1936), p. 215-220 ; TRANOY, « Le Forum antique, lieu de mémoire et lieu de pouvoir », p. 180. 222 Voir PLINE L’ANCIEN, Hist. 7, 39 ; 35, 26 ; 37, 11. Consulter, pour le contexte, Jean BEAUJEU, « A-t-il existé une direction des musées dans la Rome impériale ? », CRAIBL 126ᵉ année, no 4 (1982), p. 671-688 : p. 678. 223 Sur cette notion, voir Sylvia ESTIENNE, « Les lieux du religieux à Rome, de César à Commode : un état de la question », Pallas 55 (2001), p. 155-175 : p. 156. 224 Sur la description de la Vénus Génitrice, voir SCHILLING, La religion romaine de Venus depuis les origines jusqu’au temps d’Auguste, 2e éd., Paris 1982, p. 310-313. Voir PLINE L’ANCIEN, Hist. 35, 45. Elle avait été mise en place avant d’être achevée par hâte de la dédier. Éléments de réflexion dans Margaret BIEBER, « Die Venus Genetrix des Arkesilaos », MDAIR 48 (1933), p. 261-276 ; George W. ELDERKIN, « The Venus Genetrix of Arcesilaus », AJA 42/3 (1938), p. 371-374 ; Frances BREALEY, Perception of Divinity. The changing Characters of Roman Venus, Thèse de l’Université de Wales Trinity Saint David 2014, p. 81, qui met en perspective la statue de Cléopâtre — Vénus — Aphrodite — et les monnaies de Chypre la représentant comme Aphrodite accompagnée de Cupidon-Césarion. 225 Le modèle connu de Vénus Génitrice est celui de Callimaque, qui exalte l’image de la mère. On en connaît plusieurs répliques, dont celle du Louvre, complète, et celle des musées capitolins, acéphale. Mais sur cette nouvelle déesse promue par César, voir James RIVES, « Venus Genetrix outside Rome », Phoenix 48/4 (1994), p. 294-306 : p. 294. Et il semblerait que César eût répandu le culte de celle-ci ailleurs. La Vénus Génitrice (Genetrix) est substituée à la Vénus Victorieuse (Victrix) de Pompée et à la Vénus heureuse (Felix) de Sylla (Robert SCHILLING, La religion romaine de Vénus depuis les origines jusqu’au temps d’Auguste, Paris 1954 (CR de Gabriel LE BRAS, Archives de sociologie des religions 2 [1956], p. 166 ; CR de Pierre GRIMAL, REA 178 [1954], p. 148-156). 226 Jean-Pierre GUILHEMBET, « Les résidences aristocratiques de Rome du milieu du Ier siècle avant n. è. à la fin des Antonins », Pallas 55 (2001), p. 215-241 : p. 219-220. 227 Loc. cit.
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la Vénus Victorieuse (Venus Victrix, équivalente de l’Aphrodite Nicéphore des Grecs) de Pompée vaincu, relève d’un consensus. Pompée en choisissant Vénus Victorieuse, avait pour but de la substituer à la Vénus Heureuse (Venus Felix) de Sylla (136-78). 3.5.3. Dans ce contexte, au centre de ce complexe qui induit une destinée commune entre le peuple de Rome et la lignée du dictateur, on ne peut passer sous silence un détail important évoqué par deux historiens romains de langue grecque. Bien après les événements, Appien (fin Ier siècle-161) et Dion Cassius (150-235) évoquent, à mots couverts pour le second, la présence d’une statue de Cléopâtre dans le temple de Vénus Génitrice. Le premier assure que César aurait fait dresser une « belle statue 228 » de la reine à côté de celle de la déesse. Quant au second, au cours de la narration du déroulement du triomphe d’Octavien, et celui sur l’Égypte (le 3e jour), il signale qu’une « statue en or » de celle-ci est érigée dans le temple d’Aphrodite (= Vénus), sans préciser à quel moment elle y aurait été place 229 . Mais il ajoute cependant que les parures de la reine (τά τε κοσµήµατα αὐτῆς) — faut-il comprendre les regalia ? — avaient été déposées dans des temples de Rome, sans se donner la peine d’indiquer lesquels 230 . Compte tenu du contexte religieux et de la façon dont la phrase est construite, il semble exclu que Jules César, grand pontife et garant des « mœurs des anciens » (mos maiorum), ait, sans faire offense aux usages, été l’auteur de l’érection de ladite statue, qui pouvait apparaître comme un acte sacrilège, en mêlant, dans une promiscuité étroite, sacré et privé. 3.5.4. Pourtant, tenant les passages d’Appien et de Dion Cassius pour des arguments étayant que César en serait l’auteur, d’une part, et partant du principe que cette cohabitation entre une déesse et un personnage royal, commune à Alexandrie 231, ne l’est pas à Rome, d’autre part, Susan Walker 232 inverse la proposition. Elle propose de ne voir qu’une seule statue, c’est-à-dire 228
APPIEN, Bell. civ. 2, 102, 424 : « Il installa à côté de la déesse une belle statue de Cléopâtre, qui se dresse avec elle encore aujourd’hui. » (Κλεοπάτρας τε εἰκόνα καλὴν τῇ θεῷ παρεστήσατο, ἣ καὶ νῦν συνέστηκεν αὐτῇ.) 229 DION CASSIUS, Hist. 51, 22, 3 : « Et ainsi Cléopâtre, quoique vaincue et captive, fut glorifiée, parce que ses parures sont consacrées dans nos temples et qu’on la voit elle-même (représentée) en or dans celui d’Aphrodite. » (Καὶ οὕτως ἡ Κλεοπάτρα καίπερ καὶ ἡττηθεῖσα καὶ ἁλοῦσα ἐδοξάσθη, ὅτι τά τε κοσµήµατα αὐτῆς ἐν τοῖς ἱεροῖς ἡµῶν ἀνάκειται καὶ αὐτὴ ἐν τῷ Ἀφροδισίῳ χρυσῆ ὁρᾶται.) 230 Auguste, en 25, aurait orné la statue de Vénus de deux grosses perles ayant appartenu à Cléopâtre ; cf. Marleen B. FLORY, « Pearls for Venus », HZAG 37/4 (1988), p. 498-504 : p. 502. Cette perle, coupée en deux, aurait été la rescapée de celles que Cléopâtre aurait dissoutes dans du vinaigre. 231 Voir WALKER, op. cit. (référence note infra), p. 41. 232 Susan WALKER, « Cleopatra in Pompeii? », PBSR 76 (2008), p. 35-46, 345-348 ; EAD., « Balsdon Fellowship: The fall of Alexandria in early Roman imperial art », PBSR 76 (2008), p 309-310.
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une Vénus Génitrice sous les traits de Cléopâtre. Selon elle, une statue ainsi redéfinie pourrait être reconnue dans deux œuvres d’art conservées jusqu’à aujourd’hui, en se fondant, pour la première, sur une hypothèse jadis émise par Ludwig Curtius en 1933 233. 3.5.5. En premier lieu, Walker évoque le buste de la statue découverte dans la villa des Quintilii, vaste villa suburbaine, devenue propriété impériale sous le règne de Commode, sur la Via Appia, et qui a révélé de nombreuses statues. Selon Curtius, à en croire l’éclat sur la joue gauche, qui correspondrait à la marque d’un ombilic laissé par l’arrachement de la main droite d’un Cupidon-Césarion ailé, il se serait agi d’une statue courophore. Or l’hypothèse de Curtius, qui avait en son temps opté pour un buste conçu comme réplique de la statue d’Arcésilaos évoquant une Cléopâtre-Vénus Génitrice 234, avait été battue en brèche de façon vigoureuse par Jérôme Carcopino (lui-même allant contre l’idée générale que Césarion fût un enfant naturel de César 235), mais avec deux arguments irréfutables 236. Le premier contredit l’idée qu’Arcesilaos ait pu prendre Cléopâtre pour modèle de Vénus Génitrice, car la reine n’arrive à Rome qu’après la dédicace du temple de la déesse tandis que la statue (bien qu’inachevée) était déjà installée. Dans le second de ses arguments, il pointe la différence de matière entre celle qui est employée par Arcesilaos pour la Vénus Génitrice — marbre ou argile — et la statue de Cléopâtre, en or, signalée par Dion Cassius 237. 3.5.5. En second lieu, recourant à un argument circulaire, Walker, renvoie à une représentation peinte de l’œuvre ainsi rebaptisée (Cléopâtre-Vénus Génitrice) — dans la chambre 71 de la maison de Marcus Fabius Rufius (second propriétaire), gigantesque villa, construite sur les anciens remparts de la ville, avec vue sur la mer qui pourrait avoir appartenu, pendant un temps, à en croire le privilège exorbitant de disposer d’une telle vue en front de mer, à la famille des Iulii. Cette chambre 71 est en effet décorée dans le Second style de Pompéi (50-40), époque qui cadre chronologiquement avec l’hypothèse qu’elle défend. Écartant l’idée d’une Vénus locale — Venus 233
Ludwig CURTIUS, « Ikonographische Beiträge zum Porträt der Römischen Republik und der Julisch-Claudisch Familie. IV. Kleopatra VII Philopator », MDAIR 48 (1933), p. 182-192 ; cf. WALKER, ibid., p. 43 et pl. 4. 234 Voir Jérôme CARCOPINO, Passion et politique chez les Césars, Paris 1958, p. 30-56 (cf. ID., César, 2e éd., Paris 1937, p. 949, n. 251) ; CR de l’ouvrage par Alfred MERLIN dans JS janvier-mars 1958, p. 5-18 : p. 7 : « La statue serait une copie de Cléopâtre en Aphrodite mère avec Éros assis sur son épaule gauche ou soutenu par son bras gauche. » Une jolie photo de cette statue de profil (Musée du Vatican, inv. 38511) : François QUEYREL, dans La Gloire d’Alexandrie, Paris 1998, no 226 (p. 283), datée vers 50 av. J.-C. 235 MERLIN, op. cit., p. 5-7 ; TONDRIAU, « Princesses ptolémaïques », p. 29, 1, d). 236 Voir MERLIN dans JS janv.-mars 1958, p. 5-18 : p. 7 Voir aussi la remarque de Carcopino en annexe à la communication de Jean CHARBONNEAUX, « Un portrait de Cléopâtre au Musée de Cherchel », CRAIBL 97ᵉ année, no 4, (1953), p. 435-437 : p. 436. 237 MERLIN, loc. cit., p. 7.
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Physica Pompeiana 238 — ou d’une Vénus Génitrice, Walker, faisant fond sur l’idée de Curtius, pense qu’il s’agit d’une scène représentant Vénus Génitrice sous l’aspect de Cléopâtre, celle qui, selon Appien, aurait été déposée par César dans le temple de Vénus Génitrice. Elle étaye son argumentation entre autres par le fait que cette même salle (replâtrée et peinte pour des raisons privées), est par ailleurs décorée de motifs égyptisants, d’un défilé de femmes et d’enfants, dont elle pense qu’il aurait pu témoigner d’une célébration de la naissance de Césarion à Alexandrie 239. Pour corroborer cette idée, Walker ajoute qu’au même moment, l’île de Chypre — île d’Aphrodite(-Vénus) — avait été restituée à Cléopâtre par César et que la reine aurait alors émis, à cette occasion, une monnaie frappée au droit d’une représentation d’elle-même sous la forme d’Aphrodite accompagnée de Cupidon-Césarion. Si ces deux éléments peuvent être pris en considération per se, il faut bien reconnaître que le personnage qui émerge entre les deux battants de la porte d’un édifice à colonnes ressemble plus à une actrice jetant un coup d’œil furtif et inquiet sur sa droite qu’à une statue divine. S’il s’agissait d’une Vénus Génitrice-Cléopâtre, cette dernière revêtirait alors les traits bien étranges d’un personnage de comédie. Force est donc de se démarquer de la démarche de Walker, d’autant que l’hypothèse de Curtius sur laquelle elle fonde la sienne (l’identité des statues de Cléopâtre et de Vénus Génitrice), avait naguère été réfutée, fragilisant a priori sa démonstration. 3.5.6. Par suite, on admettra que ces deux pièces ne peuvent être versées au dossier de la naissance d’un enfant de César et de Cléopâtre exaltée, du temps du dictateur, dans le temple de Vénus Génitrice 240 qui aurait indirectement corroboré une date d’enfantement de Césarion en 47 ; mais cela ne règle pas pour autant le problème sur lequel il y a débat 241 . Il faut 238
Maureen CARROLL, « Exploring the sanctuary of Venus and its sacred grove: politics, cult and identity in Roman Pompeii », PBSR 78 (2010), p. 63-106, 347-351 : p. 96-97. Le temple de Vénus de l’époque de César a été réaménagé et placé au centre d’un porticus triplex planté d’arbres (50 av. J.-C.). 239 C’est là l’opinion de WALKER, « Cleopatra in Pompeii? », p. 42, mais on parvient mal à voir le détail sur la scène p. 348, fig. 5. 240 Contrairement à l’idée de WALKER, « Cleopatra in Pompeii ? », p. 42. 241 Pour l’exposé des arguments en faveur de l’an 47, voir Heinz HEINEN, « Cäsar and Kaisarion », Historia. Zeitschrift für alte Geschichte 18 (1969), p. 181-203 ; Éric AUBOURG & Sylvie CAUVILLE, « En ce matin du 28 décembre 44… », dans W. CLARYSSE, A. SCHOORS & H. WILLEMS (éd.), Egyptian Religion the Last Thousand Years Part I. Studies Dedicated to the Memory of Jan Quaegebeur (OLA 84), Louvain : Peeters 1998, p. 767- 772 : p. 767, n. 4 ; pour ceux en faveur de l’an 44, voir ELLER, « Césarion, controverse et précisions ». D’après CICÉRON (Att. 14, 20 : De regina velim atque etiam de Caesare illo), il aurait eu connaissance, en mai 44, qu’un enfant serait né à la reine en avril, ce qui empêche que César en fût le père ; cf. Jérôme CARCOPINO dans André PIGANIOL, « Un ennemi de Cicéron (à propos d’un livre récent », RevHist 201/2 (1949), p. 224-234 : p. 226-227 (cf. supra, § 2.1.2). Voir aussi Jérôme
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dire que la thèse de Carcopino sur les visées politiques de Jules César sur l’Égypte et sa volonté de ne pas mêler politique et relation amoureuse en ayant eu la volonté de faire de Cléopâtre et de son frère des « alliés et amis du peuple romain » doit être considérée avec attention 242, même si par ailleurs l’attribution de la paternité de Césarion à César, fondée plus que sur de simples rumeurs alexandrines malveillantes, devient plus floue à la suite de la mort du dictateur dans un contexte où faire de César le père de Césarion devient un véritable enjeu politique favorable aux visées communes de Cléopâtre et de Marc Antoine 243 tandis qu’Octavien-Auguste en fera disparaître jusqu’à la trace. Dans ces conditions, sans reprendre à son compte l’intégralité de la théorie de Carcopino sur Césarion, il est raisonnable de penser qu’Octavien, ayant ramené les dépouilles (effigies et objets) de Cléopâtre à Rome d’après Dion Cassius 244 , aurait pu dresser une statue de la reine dans le temple de Vénus Génitrice comme trophée, acte qui devait être validé par la promulgation d’un sénatus-consulte 245 . Au vu des habitudes d’Octavien en matière de propagande, un tel acte, qui ne pouvait être ni neutre ni gratuit, devait pouvoir être décodé comme un signe par la société romaine. 3.5.7. Par conséquent, il est légitime de se poser la question de savoir à quel moment et dans quelle perspective cette statue de Cléopâtre aurait pu être placée par Octavien-Auguste dans le temple de Vénus Génitrice mais au second plan. La présence d’une statue de la vaincue d’Actium, ne serait naturellement aucunement dépourvue de sens dans le contexte de la célébration du triomphe actien, le 14 août 29, près de deux années après la bataille d’Actium (2 sept. 31), puis du triomphe sur l’Égypte, le jour suivant 246, dans un environnement architectural spécifique commandé par Octavien, autour du temple de Jules César nouvellement construit dans l’espace du Forum romain, tel qu’il sera repensé par Auguste et bien avant la construction de son Forum éponyme (2 av. J.-C.).
CARCOPINO, « Un ami de la vérité (à propos de mon livre Les secrets de la correspondance de Cicéron » RevHist 202/1 (1949), p. 59-78 : p. 64-67. Mais voir aussi COLIN, César, p. 207 pour qui Césarion serait né à Alexandrie, après le départ de César pour Rome (PLUTARQUE, Caes. 49 ; Ant. 54, 6) suivi d’un second enfant né après les Ides de mars (loc. cit.). 242 MERLIN, op. cit., p. 6. 243 Voir COLIN, César, p. 206-207 (PLUTARQUE, Caes. 49, 10 ; Ant. 54, 6). 244 DION CASSIUS, Hist. 51, 21-22. 245 La proclamation de Marc Antoine en tant qu’ hostis publicus et la destruction de sa statue font l’objet d’un sénatus-consulte ; cf. Stéphane BENOIST, « Martelage et damnatio memoriae : une introduction », CCGG 14 (2003), p. 231-240 : p. 233. 246 Il s’agit d’une cérémonie dont la date a été choisie à dessein pour être en lien avec celle de l’arrivée mythique d’Énée à Rome, et dont la célébration obéit à une ironie mordante à l’égard de son rival, assimilé à Héraclès ; cf. GRIMAL, « Énée à Rome et le triomphe d’Octave », p. 54-55.
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3.5.8. La victoire navale remportée par Octavien et Agrippa le fut contre une flotte que les poètes, et spécialement Properce, considèrent comme égyptienne même si cela est inexact 247. On devine une raison logique à cela. La numismatique syrienne et la documentation enseignent qu’il revenait à Cléopâtre, dans son alliance avec Marc Antoine, d’en armer une à l’intention du triumvir 248. Si on en croit les trophées d’Actium (les Nouveaux rostres) tirés de la fonte d’une sélection d’éperons trifides provenant des navires ennemis, et qui ornent d’une part le podium du temple du divin Jules César (dédié le 18 août 29) 249 et les Rostres dits d’Auguste (anciens Rostres de César remaniés), à replacer mentalement dans un décor en bois qui ne devait durer que le temps du triomphe, et, d’autre part, le temple d’Apollon actien sur le Capitole 250 , la célébration de la victoire est tournée vers la glorification de l’ancien dictateur divinisé dont le temple est justement bordé par l’arc tripartite destiné à commémorer ladite victoire à l’entrée du Forum romain 251 . Dans l’esprit d’Octavien, de même que l’exposition des rames des navires vaincus dans le temple d’Apollon d’Actium, celle des rostres sur le Forum était un acte s’inscrivant dans la tradition républicaine. Ayant un goût maniaque pour le détail, Octavien-Auguste veillait en personne sur l’application de l’idéologie destinée à servir sa gloire en inspirant le programme décoratif des monuments construits durant son règne, comme à Aphrodisias, en Carie, lors de sa réorganisation des provinces d’Asie, au cours de l’hiver 29-28. L’élection d’Aphrodisias au rang de grande cité
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Cf. supra, § 3.3.4. Voir AUMAÎTRE, « Cléopâtre VII Théa et l’Orient antonien : les émissions ùmonétaires au portrait de la dernière souveraine lagide », ici même, p. 221-246 : p. 239, § 2.5. L’alliance de Marc Antoine et Cléopâtre ; p. 232-233. Conclusion. Les monnaies frappées au nom de Cléopâtre sont ornées d’un rostre. Sur les monnaies de Marc Antoine et de Cléopâtre, voir Jonathan Williams, « Imperial style and the coins of Cleopatra and Mark Antony », dans S. WALKER & S.-A ASHTON (éd.), Cleopatra reassessed (BMOP 103), Londres 2001, p. 87-94. 249 En avant du temple, se trouvent les « Rostres de César ». Sur la décision du Sénat de décorer le seuil de la chapelle de César avec les rostres des vaisseaux capturés à Actium ; cf. DION CASSIUS, Hist. 51, 19. 250 Jean GAGÉ, « Actiaca », MEFRA 53 (1936), p. 37-100 : p. 42-43 ; Léon HERRMANN, « Le quatrième livre des Géorgiques et les abeilles d’Actium », REA 33/3 (1931), p. 219-224 : p. 221, n. 3 (le temple de Jules César est dédié le 18 août 29 huit jours avant le triomphe actiaque, mais les colonnes rostrales n’auraient été placées qu’en 28. Voir aussi, sur la décision de la construction, en 36, du temple d’Apollon au Palatin par Octavien, en partie sur sa propre maison, mais ce dernier ne fut dédié que le 9 octobre 28 ; cf. André CHASTAGNOL, « Le culte d’Apollon à Rome », AnESC 11ᵉ année, no 2 (1956), p. 216-222 : p. 220. 251 Alain TRANOY, « Le Forum antique, lieu de mémoire et lieu de pouvoir », Mâthesis 9 (2000), p. 175-196 : p. 179-180. Ce dernier n’existe plus, ayant été remplacé suite à la détérioration par les intempéries, mais on peut l’imaginer portant les mêmes décors que sur la façade nord de l’arc d’Orange sur lequel on voit des rostres menaçants. 248
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côtière découlait de son loyalisme envers lui 252 . Témoin du subtil langage idéologique d’Octavien-Auguste, la façade scénique (frons scenae) du théâtre, réalisée entre 30 et 27 253, reflète son allégeance en rappelant la victoire d’Actium par le truchement du thème de l’Apollon citharède couronné par deux Muses 254. 3.5.9. En conséquence de quoi, s’il est à présent raisonnable de penser que la statue en or de Cléopâtre aurait été placée officiellement dans le temple de Vénus Génitrice sur les ordres d’Octavien et du Sénat, il l’est non moins de croire qu’elle ne pouvait que faire partie intentionnellement de la mise en scène de la célébration d’Auguste de sa victoire sur l’Égypte 255 . On n’en attendrait pas moins de la part d’un personnage ayant matérialisé le pouvoir en organisant, d’un point de vue symbolique, ses moindres manifestations. Or Dion Cassius 256 précise que le cortège du triomphe du 14 août était précédé par le transport de trophées égyptiens, et par une statue de Cléopâtre rappelant sa mort de telle façon qu’elle fût présente en effigie aux côtés de ses enfants Cléopâtre-Sélénè et Alexandre-Hélios. En outre, Plutarque, illustrant les circonstances de sa mort, offre une description de l’objet en question :
252
« L’influence de l’Aphrodite d’Aphrodisias de Carie avait été décisive dans le choix de la Vénus syllanienne » ; cf. SCHILLING, dans le CR de P. GRIMAL, loc. cit., p. 141. L’acte d’Auguste s’inscrit dans une perspective de récupération. 253 Nathalie de CHAISEMARTIN, « Mission française d’Aphrodisias. Aperçu sur les recherches en cours », AnatAnt 6 (1998), p. 203-225 : p. 203. 254 Ibid., p. 213 : « K. Erim avait déjà entrevu que le thème essentiel de l’ensemble décoratif était donné par les grandes statues du groupe que nous proposons de placer dans la niche sommitale à l’étage corinthien : l’Apollon citharède couronné par deux Muses évoque évidemment le triomphe d’Actium. Le dieu civilisateur se substitue au patron habituel du théâtre grec, Dionysos, avec lequel s’était identifié Antoine. Choisi par Auguste comme protecteur divin, il est représenté suivant un modèle proche de la statue du temple palatin et à travers lui c’est le triomphe d’Auguste et le retour de la paix qui sont célébrés par la façade élevée par Zoilos, son familier. » Elle renvoie à Kenan ERIM dans D. De BERNARDI FERRERO, Teatri classici in Asia Minore IV, Rome 1974, p. 162-166 ; ID., Aphrodisias city of Venus Aphrodite, Londres – New York 1986, p. 79-88. Voir aussi la « frise en relief avec basiléion de la frons scaenae du théâtre d’Aphrodisias » ; cf. VEYMIERS, « Le basileion, les reines et Actium », p. 222-223. 255 Mais selon d’autres, quoiqu’il fût difficile d’oublier le caractère prégnant de cette statue, la signification aurait pu être modifiée par Octavien après Actium Voir la question abordée par WALKER, « Cleopatra in Pompeii? », p. 41 : « Indeed, the historical references are hard to reconcile: Appian’s veracity has been doubted, and with greater ingenuity than Appian it has been suggested that the meaning of the statue was ‘repackaged’ after Actium by Octavian. » 256 DION CASSIUS, Hist. 51, 21 (E. GROS) : « On y porta, entre autres objets, Cléopâtre sur un lit, dans une attitude qui imitait celle de sa mort, en sorte qu’elle aussi, on la voyait, avec les autres captifs, avec Alexandre Hélios et Cléopâtre Séléné, ses enfants, figurer, pour ainsi dire, dans cette pompe. »
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Cependant il ne parut sur son corps aucune marque de piqûre, ni aucun signe de poison ; on ne vit même pas de serpent dans sa chambre : on disait seulement en avoir vu quelques traces près de la mer, du côté où donnaient les fenêtres du tombeau. Selon d’autres, on vit sur le bras de Cléopâtre deux légères marques de piqûre, à peine sensibles : et il paraît que c’est à ce signe que César ajouta le plus de foi ; car à son triomphe, il fit porter une statue de Cléopâtre dont le bras était entouré d’un aspic 257.
Il s’agissait là du substitut de l’anti-héroïne dont le vainqueur n’avait pu s’emparer vivante et montrer captive à Rome à la différence de Jules César qui avait exposé Arsinoé IV, lors de son triomphe en 46. Les traits sous lesquels Plutarque dépeint cette Cléopâtre font instamment penser à l’Isis accueillant Io de l’Iséum de Pompéi 258 ou à l’Isis de la procession du Vatican (Ier-IIe siècles). Dans les deux cas, la main gauche est entourée d’un aspic, c’est-à-dire d’un cobra 259 . Il serait étonnant qu’Octavien eût fait réaliser une statue de Cléopâtre en or la dépeignant à l’instant où elle s’inflige la mort, mais on pourrait penser comme vraisemblable qu’il eût eu recours à une statue d’Isis au serpent sous les traits de Cléopâtre, laquelle aurait pu en retour influer sur la légende de sa mort 260 . 3.5.10. Si la statue de la reine était destinée à figer dans l’esprit du public l’idée de son suicide dans son palais, quel sens le promoteur du dépôt de la statue en or dressée dans le temple de Vénus Génitrice eût-il voulu lui donner ? Car, après tout, si on peut objecter que les deux objets n’en auraient constitué qu’un seul, déposé en grande pompe après le triomphe, on peut aussi prendre le parti de deux objets différents dans la mesure où l’on aurait préféré dresser dans le temple une reine dépeinte sous d’autres traits que ceux de la mort. Quoi qu’il en soit, on pourrait envisage la solution suivante. Dans un but moraliste, Octavien a souhaité purger cette Vénus instituée par César comme la matrone romaine, de la contamination de l’orientalisme attaché au culte d’Aphrodite. Le but du futur princeps était de restaurer
257
PLUTARQUE, Ant. 86. Voir Jean-Claude GRENIER, « Isis assise devant Io », dans Alla Ricerca di Iside, (= ParPass 49/1-2), Naples 1994, p. 22-36. 259 CUMONT, Les religions orientales, pl. VIII. 260 Les deux passages de Plutarque et de Dion Cassius ont contribué, chez Baltasar de Castiglione, à reconnaître dans l’Ariane endormie du Belvédère achetée par Jules II (Vatican, Musée pio-Clementino, galerie des statues, inv. 548) une statue de Cléopâtre, car elle porte une armille en forme de serpent au bras gauche. De l’original (qui date du IIe siècle av. J.-C.), il existe de multiples copies anciennes et modernes (XVIIe-XIXe siècles). Voir Miguel Ángel ELVIRA BARBA, « Cleopatra o Ariadna : retorno a un debate superado », AnHA 20 (2010), p. 9-28 : p. 1617. Toutefois, celle-ci a servi de modèle à des « Cléopâtre mourante », ce qui ne serait dépourvu de sens si l’on en croit la rencontre de Tarse, où la reine se serait montrée en Aphrodite-Ariane ; cf. infra, § 8.5.2. C’est en effet Dionysos qui découvre Ariane endormie pour l’épouser et l’emmener sur l’Olympe. 258
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l’idéal de la romanité, les mœurs des ancêtres et consolider le pouvoir 261, en instaurant, dans le même périmètre, sur un autre lieu du religieux de Rome, le culte de Mars Vengeur (Mars Ultor), selon le vœu prononcé lors de la bataille de Philippes (oct. 42) 262 , qui faisait pendant à celui de César émis lors de la bataille de Pharsale, mettant fin à la guerre civile. Mars Vengeur et Vénus Génitrice, figure emblématique de la gens Iulia, seront, avec Jupiter Capitolin, au centre même de la vie religieuse du temps d’Auguste, appelé à devenir Grand Pontife longtemps après la mort de Lépide (13 av. J.-C.), qui occupait encore cette fonction. 3.5.11. À la polarisation sur le personnage de Cléopâtre chez les poètes du cercle de Mécène, peut correspondre la focalisation iconographique du triomphe sur l’Égypte et de la défaite suivie du suicide de la reine à Alexandrie. Dans le temple de Vénus Génitrice, image, disions-nous, de la dignitas de la matrone romaine dont l’idée est incarnée, aux yeux d’Octavien, par sa sœur, Octavie, l’érection d’une statue en or de Cléopâtre, peut-être différente de celle du cortège, semble correspondre à deux idées fondées sur les deux registres de la revanche et de la morale. Le premier registre, qui s’impose presque à l’esprit, est que la Vénus commune à la gens Iulia et à Rome l’aurait au final emporté sur Cléopâtre ayant osé revendiquer être la mère d’un fils naturel de César, c’est-à-dire en s’opposant au testament du dictateur qui, selon Suétone, faisait d’Octave (Octavius d’après l’auteur) son héritier et fils adoptif 263 . En même temps qu’il avait hérité des clientèles de son grand-oncle, Octavien avait, en effet, acquis les cultes de la gens Iulia ; ce serait là la revanche. Ainsi la présence de Cléopâtre aux pieds de la déesse témoignerait de la dignité de celle-ci et de la défaite de celle-là. Cela irait dans le sens de la propagande menée par Nicolas de Damas et le cercle des poètes augustéens 264 . 3.5.12. Le second registre fait non seulement écho à l’ode d’Horace mais au texte de Properce. D’après le portrait d’Horace comme on l’a vu, Cléopâtre se rend coupable d’excès. Se comportant de façon dévergondée, tranchant par rapport aux mœurs des matrones romaines pour qui le vin était un tabou, son ébriété prétendue causée par le vin de la Maréotide l’avait conduite non seulement à la luxure contre laquelle Octavien voulait protéger les femmes romaines dont la dignité et la chasteté devaient être 261
Voir SCHILLING, La religion romaine de Vénus (CR de Gabriel LE BRAS, ASR 2 [1956], p. 166). 262 ESTIENNE, « Les lieux du religieux à Rome », p. 156-157. 263 Selon SUÉTONE, Jul. 83. Dans son testament il prévoit des mesures en vas de survenue d’un enfant posthume, mais sans prévoir d’héritage. Mais voir Walter SCHMITTHENNER, Oktavian und das Testament Cäsars (Ζetemata 4), Munich 1952, sous l’éclairage du CR de Jérôme CARCOPINO, REA 56/1 (1954), p. 223-227. 264 Comme dans la Vie d’Antoine de Plutarque, le rapport de sujétion d’une statue sur l’autre peut avoir valeur d’exemple universel ; cf. POLYCHRONIS, « Le portrait de Cléopâtre », p. 281.
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préservées 265, mais aussi au désastre politique 266. C’était là sans doute l’illustration du respect d’un principe de sobriété dont l’absence de contrôle pouvait conduire à l’hubris dionysiaque, insupportable chez les femmes, d’ailleurs exclues du symposium, et par conséquent, en termes latins, au furor sous-jacent causateur de tant de maux. Mais le portrait de Properce, qui est postérieur, on l’a dit, au triomphe, dessine les traits d’une femme débauchée, à la sexualité débridée 267 , tombée sous l’empire d’Aphrodite orientale dont Octavien souhaitait libérer Vénus Génitrice. Cela peut être un aspect de la morale augustéenne. 3.5.13. En définitive, on peut raisonnablement reconnaître que Cléopâtre aurait été invitée contre son gré à participer non seulement en tant que spectatrice à cette manifestation célébrant sa défaite militaire et sentimentale, mais aussi comme victime, témoin devant les générations de matrones des conséquences découlant du non-respect des bonnes mœurs romaines, une fois Vénus Génitrice dépouillée de ses contaminations orientales. Cela revient à placer devant tous les yeux les effets d’un conflit fidéologique et religieux du genre Vénus-occidentale versus Aphrodite orientale doublé d’un conflit familial Octavie versus Cléopâtre, sans compter, sur un autre plan, l’opposition entre une chaste beauté romaine versus une indomptable beauté barbare 268. On pourrait s’étonner a priori d’une telle subtilité dans la propagande augustéenne, mais l’examen montre que celle-ci mettait à profit le souvenir des vaincus en exaltant la morale à tirer de leurs actes. Les conséquences de la mort de Cléopâtre et de Marc Antoine, qui passaient, dans la propagande augustéenne, pour incarner le vice, font l’objet de réinterprétations érudites et complexes dans le domaine de la vaisselle d’art. Certaines mettent en relief, après la victoire d’Actium, le retour à la vertu des enfants dévoyés par le couple, Cléopâtre-Séléné et Alexandre-Hélios, sous la conduite d’Octavie à qui ils avaient été confiés par le princeps 269. Si les enfants sont instrumentalisés dans ce sens, alors Cléopâtre auprès de Vénus Génitrice pouvait bien illustrer l’idée du vice — entendre le vice égyptien — vaincu par la dignité (dignitas) romaine.
265
CARABIA, « l’obéissance aux lois morales », p. 19. Cf. supra, § 3.1.1-3.1.2. 267 Cf. supra, § 3.3.2. 268 Voir l’intéressante analyse de POLYCHRONIS, « Le portrait de Cléopâtre », p. 280, pour qui la noble et réservée Octavie est l’anti-Cléopâtre. 269 Voir les informations données, à propos du puzzle de la coupe “africaine”, par Jane DRAYCOTT, « Dynastic politics, defeat, decadence and dining : Cleopatra Selene on the so-called ‘Africa’ dish from the villa della Pisanella at Boscoreale », PBSR 80 (2012), p. 45-64. 266
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3.6. Les historiens 3.6.1. S’il est une œuvre qui apparaît en palimpseste dans celle des auteurs suivants, ce serait bien celle de Tite-Live (59 av.-17 apr. J.-C), familier et contemporain d’Auguste, son aîné de quatre ans (63 av.-14 apr. J.-C.) 270. Le succès de cette œuvre monumentale, à caractère annalistique, Ab Urbe condita libri, que l’on nomme plus simplement Histoire romaine, comportant 142 livres parus sur un projet de 150, fut phénoménal et il est clair qu’Auguste fonda l’esprit de son pouvoir sur l’œuvre de l’historien. Il ne faut donc pas s’étonner si cette œuvre, qui a imprégné la mentalité des hommes de son temps, véhicule a posteriori le témoignage de l’entourage d’Octavien. Une grande partie de l’Histoire romaine, écrite dans un but dialectique et moral, est perdue puisqu’on ne la possède que jusqu’au volume 44, qui correspond à l’année 67. Manquent les parties couvrant de l’an 66 à l’an 4 avant notre ère 271. De toute façon, le livre, paraissant à partir de 29, n’a pu être la source d’inspiration des auteurs de l’époque, mais il est certain qu’il partageait les mêmes informations et reflétait des intentions du même ordre. 3.6.2. Par conséquent, la version originale de Tite-Live de la confrontation entre Octavien et Marc Antoine, entre l’Orient barbare et Occident romain, nous est inconnue 272, à ceci près qu’on en a une connaissance spéculaire dans l’œuvre d’un contemporain de Suétone, Publius Annius Florus (70-140) en quatre volumes, abrégé de l’Histoire romaine jusqu’à Auguste, œuvre considérée comme un résumé de Tite-Live, même s’il emprunte également à celles de Salluste, de César, de Virgile et de Lucain. Parue sous le règne d’Hadrien, cette œuvre, écrite dans le style de la breuitas 273 , connut également un vif succès. Au fil du quatrième volume de son œuvre, il retrace a minima la vie de Cléopâtre. Elle apparaît pour la première fois à l’exposé de la Guerre civile, au moment où le « roi d’Alexandrie », Ptolémée XIII Philadelphe, fait assassiner Pompée à Péluse et cherche, par calcul politique, à se rapprocher de César. La fortune aidant, ce dernier voyant qu’il n’a rien à attendre d’un parti prêt à se débarrasser de lui à la première occasion et constatant que Cléopâtre, sœur du roi, se jette à ses genoux et réclame sa part du royaume, il change de stratégie. Voyant là un moyen de venger l’assassinat de Pompée, il rétablit la sœur sur le trône, ce qui provoque la Guerre d’Alexandrie, laquelle s’achève par la mort de Ptolémée XIII dont on retrouve le corps revêtu de sa cuirasse d’or dans la 270 Bernard MINEO, « Tite-Live et Auguste », dans S. LUCIANI (avec la coll. de P. ZUNTOW) (éd.), Entre mots et marbres. Les métamorphoses d’Auguste, Bordeaux 2016, p. 165-180. 271 Voir GRAINDOR, Guerre d’Alexandrie, p. 13. 272 Voir aussi le résumé fait par STRABON, Geog. 17, 1, 11, à propos de la présentation d’Alexndrie. 273 Guillaume FLAMERIE DE LACHAPELLE, « La part biographique dans une œuvre historique condensée. L’exemple de Florus », Interférences 5 (2009), p. 2-13.
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vase 274. À la mort de César, Marc Antoine tantôt par indignation de voir Octavien succéder à César, tantôt par amour de Cléopâtre, « s’abaisse, dit-il, jusqu’à la royauté » 275 . L’histoire s’achève après qu’a eu lieu l’expédition désastreuse contre les Parthes. Revenu à Alexandrie, Marc Antoine se repose de ses fatigues. Et Florus d’ajouter : « Puis l’Égyptienne demanda à l’imperator ivre l’empire romain pour prix de ses faveurs » (Hinc mulier Aegyptia ab ebrio imperatore pretium libidinum Romanum imperium petit). Devenant l’ « esclave du monstre fatal », sombrant dans l’amour du luxe et de la débauche, et abandonnant les usages romains, il revêt les regalia à part le diadème. La description de la bataille d’Actium est remarquable. Constatant la défaite de sa flotte monstrueuse, inadaptée par la taille de ses navires à une stratégie de mouvements, la reine prend la fuite sur son vaisseau d’or et à voile de pourpre 276, dans le sillage duquel se devine l’étrave du navire de Marc Antoine. Sur ces entrefaites, celui-ci se suicide à Alexandrie, tandis que la reine, se jetant aux pieds d’Octavien, tente de le séduire mais sa tentative bute sur la chasteté de l’autre triumvir. Se voyant dépossédée de ce qui lui tenait le plus à cœur — son royaume — et vouée à l’humiliation au moment du triomphe du vainqueur, elle choisit, profitant de la négligence des gardes, le suicide dans un mausolée, auprès de Marc Antoine, en se faisant mordre par des serpents. Elle sombre alors dans une mort revêtant une forme identique au sommeil 277. C’est sans doute de cette histoire-là, reflétant le style sobre et bref de Tite-Live, que seront nourris tous les auteurs postérieurs, à commencer par Lucain. 4. Les auteurs du cercle de Sénèque : la uituperatio et Lucain 4.0. Paradoxalement, c’est alors que l’Égypte est revenue sur le devant de la scène religieuse à Rome même par le truchement de nombreuses constructions, qui ne symbolisent plus la défaite mais le succès remporté par les cultes égyptiens, que l’attitude des poètes envers Cléopâtre se fige dans un formalisme stoïcien destiné à bannir symboliquement l’excès des mœurs que représentent des personnages emblématiques, et ce dans le but de placer haut des vertus bien romaines. Dans l’atmosphère que fait peser sur le Palatin l’hubris néronienne 278, devant la nécessité de prôner le conservatisme et un 274
FLORUS, Hist. 4, 2. FLORUS, Hist. 4, 3. L’idée a du sens, même si les sources égyptiennes ne sont pas nombreuses ; cf. GOYON, « Hors d’Alexandrie, un personnage inconnu des sources égyptiennes : Marc-Antoine ». 276 PLINE, Hist. 19, 5, 1. La voile de pourpre est la marque distinctive du vaisseau-amiral. 277 FLORUS, Hist. 4, 11. 278 Voir Sophie DAVID, « Néron ou les droits de l’homme », dans S.H. AUFRÈRE & M. MAZOYER (éd.), Le banquet à travers les âges. De Pharaon à Marco Ferreri (Cahiers Kubaba), Paris 2011, p. 108-118. 275
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respect des normes, l’Égypte et Cléopâtre deviennent, sous la plume des poètes, des épouvantails dont l’effet est accentué par la distance. Deux textes poétiques contemporains de l’époque néronienne présentent, du point de vue du style et de la forme, des liens très étroits. En premier lieu, il s’agit du Carmen de Bello Actiaco, chant d’un auteur anonyme faisant état de la fin de Cléopâtre et de Marc Antoine après la victoire d’Octavien à Actium 279, et en second lieu de la Pharsale de Lucain. 4.1. Carmen de Bello Actiaco 4.1.1. Les avis sont partagés pour cette pièce qui est ainsi intitulée parce que les colonnes du texte décrivent l’attaque et la prise de Péluse, l’enthousiasme des soldats d’Octavien qui les réfrène, la consolation de Cléopâtre par une compagne inconnue, les pensées de Cléopâtre, les expériences de Cléopâtre sur des criminels pour trouver le meilleur type de mort, les lamentations de Cléopâtre après la mort de Marc Antoine, et enfin l’armée romaine devant les murailles d’Alexandrie. Pour les uns, le Carmen de Bello Actiaco soit serait né dans le milieu littéraire gravitant autour de Sénèque, lui-même poète et dramaturge 280 ; pour les autres, il serait antérieur d’une décade ou deux à la Pharsale 281. Dans ce cas-là, il pourrait avoir fourni une sorte d’hypotexte à la Pharsale. C’est ce à quoi conduit l’étude de Guy Rambier, qui montre les parallèles. 4.2. La Pharsale 4.2.1. Dans la composition la mieux connue mais inachevée 282, celle de Lucain, celui-ci met en scène la première partie de la vie d’une anti-héroïne 279
Sur la comparaison entre le Carmen de Bello Actiaco et la Pharsale, voir Guy RAMBIER, « À propos d’une édition récente du “Bellum Actiacum” (Pap. herc. 817) », CdE 36, fasc. 72 (1961), p. 393-407, critique de l’édition de John GARUTI, C. Rabirius. Bellum Actiacum e papyro herculanensi 817, Bologne 1958. Ces huit colonnes de texte figurent avec leur traduction dans Herbert W. BENARIO, « The Carmen de bello Actiaco and Early Imperial Epic », ANRW II/30.3, Berlin – New York 1983, p. 1656-1662. Édition critique de Thomas J. GOESSENS, Het ’Carmen de bello Actiaco’ (PHerc. 817) Teksteditie, commentaar en vertaling van een uniek literair en historisch document uit de Latijnse letterkunde, Vrije Universiteit Brussel (VUB), 2011. 280 État de la question dans RAMBIER, op. cit. 281 Andrea COZZOLINO, « Il Bellum Actiacum e Lucano », CronErc 5 (1975), p. 81-86 (non vidi, mais d’après BENARIO, op. cit., p. 1658). Mais certains n’excluent pas que Lucain eût pu être l’auteur ou l’inspirateur de cette pièce (cf. RAMBIER, op. cit., p. 407), ce qui constituerait dans ce cas-là une sorte de suite programmée, attendue de la part des contemporains de la Pharsale. 282 Elle est inachevée, en raison de la mort de l’auteur en 65, sur ordre de Néron, puisque Lucain a participé à la conjuration de Pison. Frédéric Louis BASTET, « Lucain et les arts », dans Lucain. Sept exposés suivis de discussions (EAC 15), Vandœuvres, Genève 1968, p. 119-158.
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aux côtés de César ; cependant, limité par le thème même de la bataille de Pharsale, il ne peut aller aussi loin que la conclusion de la pièce, en évoquant les amours de la reine et de Marc Antoine ainsi que leur suicide 283. Recourant à la rhétorique de la uituperatio, Lucain propose « une sorte d’hymne inversé » 284 dont on voit émerger un portrait à charge de Cléopâtre 285, qui met en relief l’exploit de la reine : la séduction de César, mais aussi sa malfaisance, son pouvoir de séduction compris à l’aune d’une puissance militaire, sa démesure qui s’étend jusqu’à l’abondance et au luxe oriental de sa table 286, ainsi que l’accès, lors du festin, à la culture barbare, celle du sage égyptien Acorée, un hiérogrammate en robe de lin qui répond aux questions de César sur les sources du Nil et l’origine de la crue. En mandant à son festin l’improbable Acorée, Cléopâtre convoque non seulement la tradition des Égyptiens mais aussi l’accès à la richesse des sciences barbares susceptibles de séduire un lettré comme César. 4.2.2. Selon Adeline Alloncle-Pery, Lucain dénonce la « démesure tragique, l’hubris de Cléopâtre, personnage quasi tragique de cette épopée » 287. Le mot est ainsi scientifiquement lâché. Pour le gendre de Sénèque, c’est autant l’excès que la démesure de la beauté de la jeune reine, les « yeux impurs » qui parlent, qui séduisent César, non son discours ni l’image de celle qui émergerait d’un tapis 288 ou qui aurait effectué la croisière sur le Nil de l’an 47 289. Décrite comme hors normes dans sa propension à l’excès, celle qui est dépeinte par Lucain synthétise tout le sombre « génie » de la lignée lagide. C’est le portrait qui fait apparaître la reine sous le jour le moins favorable soulignant le caractère corrupteur, la beauté délétère, la perfidie jointe à la conspiration, l’impudeur, l’inceste, l’adultère et la luxure, l’audace et le mensonge, le faste et la vanité et enfin la
283
Le nom de Marc Antoine n’apparaît qu’une seule fois dans le livre 10, abordant l’amour insensé de ce dernier pour Cléopâtre, à l’exemple de celui de César. 284 Voir l’analyse du portrait de Cléopâtre par Lucain dans Adeline ALLONCLE-PERY, « De la rhétorique à la poétique dans Lucain, Pharsale, IX, 950-X », Vita Latina 164/1 (2001), p. 4556 : p. 49-50. 285 Ibid., p. 49-52 ; TURNER, « Lucan’s Cleopatra ». 286 BASTET, « Lucain et les arts », p. 139, 141-142. Ce luxe résonne comme une parodie de la Domus Aurea ; cf. ibid., p. 144. 287 ALLONCLE-PERY, « De la rhétorique à la poétique », p. 50. 288 Sur l’épisode du tapis, voir John WHITEHORNE, « Cleopatra’s Carpet », dans Isabella ANDORLINI (éd.), Atti del XXII Congresso Internazionale di Papirologi, 1998, 2 vol., Florence 2001, vol. 2, p. 1287-1293. — Cette scène du tapis est exploitée, dans le Caesar and Cleopatra de Bernard Shaw ; cf. George W. WHITING, « The Cleopatra Rug Scene », The Shaw Review 3/1 (1960), p. 15-17. 289 Voir APPIEN, Bell. Civ. 2, 13, 90. T. W. HILLARD, « The Nile Cruise of Cleopatra and Caesar », ClassQuart, 52/2 (2002), p. 549-554 ; Roger FONTANEAU, « César et Cléopâtre », BAGB 3 (1954), p. 41-59.
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cupidité du personnage que l’on retrouvera chez Flavius Josèphe 290. Mais l’hubris sous laquelle est dépeinte Cléopâtre pourrait également apparaître comme un instrument du destin destiné au châtiment de Rome de la même façon qu’Hélène de Sparte aurait entraîné la ruine de Troie, image qui permet de refermer la boucle puisqu’on sait que ce désastre est à l’origine de la fondation de Rome, laquelle figure bien ainsi chez Virgile, sur le bouclier d’Énée, dans l’ekphrasis qui lui est consacrée 291. Selon Lucain, qui propose un parallèle, Cléopâtre a failli être pour Rome, dont les dieux du Capitole étaient menacés, ce qu’Hélène a été pour Troie, incendiée par les Achéens, mais en faisant naître la race d’Énée. Clairement, la défaite de Cléopâtre représente la naissance d’une nouvelle Rome, idée défendue manifestement dans l’ekphrasis de Virgile. Mais Lucain, que jalouse Néron pour ses qualités poétiques, entre en disgrâce auprès de l’empereur dès la fin du livre 3 (62-63), et ce en dépit de l’éloge qui lui est dédié au début du livre 1. Il se pourrait que la uituperatio de l’hubris de la reine sonnât alors comme une critique ironique voilée à l’égard de l’hubris néronienne. Deux arguments peuvent être soulevés. D’une part, on sait que le milieu de Néron, dont le grammaticus fut Chairémon d’Alexandrie, grand connaisseur du monde sacerdotal égyptien d’après les fragments qui subsistent de son œuvre 292, avait noué des liens avec les cultes alexandrins 293, tandis que le jeune empereur, comme avant lui Caligula, était séduit par le modèle royal ptolémaïque, et celui de Ptolémée II Philadelphe ayant épousé sa sœur. D’autre part, cette propension à se rapprocher de l’Égypte avait des précédents dans la famille, puisque Caligula avait un faible pour l’ascendance de Marc Antoine par rapport à celle d’Auguste et il alla jusqu’à renvoyer les consuls de l’année 39, leur faisant reproche d’avoir célébré la victoire d’Actium 294 . Marc Antoine figure en effet au nombre des ancêtres de Néron, car Antonia l’Aînée (39 av. – 25 apr. J.-C.), sa grand-mère, est la fille de Marc Antoine et d’Octavie. À la fin de sa vie, Néron forma même le projet de se rapprocher d’Alexandrie, mais il fut contraint au suicide avant 290
Cf. infra, 9.1.2, 9.3.1. Cf. supra, § 3.4.1. 292 Cf. Sydney H. AUFRÈRE, « Lost Profiles of Hierogrammats in Graeco-Roman Period: Manetho and Chairemon », dans Zlatko PLEŠE (éd.) Alexandrian Personnae : scholarly Culture and Religious Traditions in Ancient Alexandria (1rst ct. BCE-4th ct. CE.) (à paraître chez Mohr Siebeck, à Tübingen). 293 Jean-Louis PODVIN, « Les cultes égyptiens à Rome, de César à Commode », dans Y. LE BOHEC (coord.), Questions d’Histoire. Rome, ville et capitale. De César à la fin des Antonins, Paris, p. 395-412 : p. 407. Mais voir BRICAULT, Isis à Rome, p. 10. 294 Cf. CEAUSESCU, « Caligula et le legs d’Auguste », p. 271. La raison d’être serait la suivante (p. 280) : « Sur le plan politique, l’interdiction de la célébration de la bataille d’Actium correspondait probablement à une tentative d’atténuer ou d’effacer la nette démarcation entre l’Occident et l’Orient de l’Empire. » Voir aussi Jean COLIN, « Les consuls du César-Pharaon Caligula et l’héritage de Germanicus », Latomus 13 (1954), p. 394-416. 291
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de le réaliser. Il se pourrait que la tentation de l’hubris égyptienne chez Néron eût été un sujet sensible en sorte que, spéculairement, tant dans la Pharsale que le De Bello Actiaco, celui-ci aurait pu y voir pointer une allusion à ses propres desseins. 5. Telle qu’en elle-même, crocodile, monstre fatal 5.0. Si l’on reprend l’argumentation, la nature de l’hubris décrite par la littérature évoluerait en deux temps dans une perspective différente de deux générations de poètes latins de l’époque julio-claudienne. À terme, Cléopâtre finit par être exclue de la grécité par la tradition latine 295 pour être rejetée dans le champ de la « barbarité ». L’essentiel de la propagande promue par Octavien-Auguste en personne, qui nourrira l’antienne anti-égyptienne, figure dans les propos de Tacite prêtés à Auguste. Rapportée au standard de la société romaine, l’Égypte, selon l’empereur, est un pays sujet à la rébellion, enclin aux superstitions, au dévoiement des mœurs et ignorant des lois et des magistrats 296. Après ses plus proches aïeux lagides, qui ont brillé par l’outrance et ont vécu, depuis les règnes de Ptolémée Philométor et Ptolémée Évergète II, sous la protection du Sénat romain pour exercer leurs droits, Cléopâtre, leur héritière, incarne le type de la despote orientale dont la puissance et la richesse suscitent la crainte ; elle devient la reine d’un pays qui, dans l’esprit même d’Octavien avant Actium, doit, pour des raisons politiques, stratégiques, économiques, singulièrement frumentaires, passer de la tutelle à la domination romaine. En d’autres termes, sans Égypte, pas d’Empire régulièrement approvisionné en froment et en produits oléagineux, en d’autres termes pas d’annone 297 . Or non seulement la reine essaie de reconstituer le royaume historique des Ptolémées, mais souhaite s’affranchir, en Lagide qu’elle est, des liens de sujétion dont l’Égypte est dépendante à l’égard de Rome, un étau qu’elle voit se desserrer à l’occasion des 295
Voir François DE CALLATAŸ, Cléopâtre, usages et mésusages de son image, Liège 2015. TACITE, Hist. 1, 11 : provinciam aditu difficilem, annonae fecundam, superstitione ac lascivia discordem et mobilem, insciam legum, ignaram magistratuum, « une province d’accès difficile, féconde en blés, portée aux superstitions et au relâchement des mœurs, à la discorde et à la mobilité, ignorante des lois, sans expérience des magistrats. » Sur la place de l’Égypte par rapport à Rome, voir LEGRAS, « Les Romains en Égypte », § 5 : Rome et l’Égypte : une province « mise à part » (TACITE, Annales I, 59, 3). 297 Sur l’annone, telle qu’elle se mettra en place à partir du règne d’Auguste, voir Henriette PAVIS D’ESCURAC, La préfecture de l’annone, service administratif impérial d’Auguste à Constantin (BEFAR 226), Rome 1976, p. 5-473. Mais voir surtout, sur le transport des blés avant la domination romaine, LEGRAS, « Les Romains en Égypte », chap. 3 et 5. Sur l’annone, on renverra à Jacques SCHWARTZ, « Le Nil et le ravitaillement à Rome », BIFAO 47 (1948), p. 179-200 et, en dernier lieu, à Lucia ROSSI, « Entre gentes putéolitaines et élite alexandrine : étude des acteurs du commerce au long cours dans l’Égypte romaine », Cahiers « Mondes anciens » [en ligne], 7 | 2015, mis en ligne le 21 décembre 2015, consulté le 19 mars 2016. 296
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conséquences de la Guerre civile et d’un triumvirat devenu duumvirat (Octavien et Marc Antoine), opportunité qui ne saurait se représenter. En outre, Cléopâtre et Marc Antoine détiennent une arme frumentaire depuis que les Perses puis les Ptolémées ont veillé à l’expansion dans la vallée du Nil de la culture du blé dur (Triticum turgidum subsp. durum), qui était la céréale des peuples perse et grec 298 . 5.1. Renvoyée dans le giron barbare 5.1.1. Le piège s’est refermé sur cette femme, exclue par la littérature classique du monde des humains. Il faut tout le talent d’Anatole France, dans sa préface à l’ouvrage de Théophile Gautier 299 Une nuit de Cléopâtre (1838), pour composer un portrait qui lui rende justice en tant que femme participant du génie grec : Théophile Gautier, avec un art merveilleux, nous l’a montrée Égyptienne et barbare. Mais c’était une Grecque. Elle l’était de naissance et de génie. Élevée dans les mœurs et dans les arts helléniques, elle avait la grâce, le bien dire, l’élégante familiarité, l’audace ingénieuse de sa race. Ni les dieux de l’Égypte ni les monstres de l’Afrique n’envahirent jamais son âme riante. Jamais elle ne s’endormît dans la morne majesté des reines orientales. Elle était Grecque encore par son goût exquis et par sa merveilleuse souplesse. Tout le temps qu’elle vécut à Rome, elle observa toutes les convenances, et, quand, après sa mort, les amis d’Auguste outragèrent sa mémoire avec la brutalité latine, ils ne purent rien lui reprocher qui eût trait à son séjour dans la villa de César. Elle avait donc été parfaite sous les pins et les térébinthes des jardins du Tibre. Elle était Grecque, mais elle était reine ; reine et, par là, hors de la mesure et de l’harmonie, hors de cette fortune médiocre qui fut toujours dans les vœux des Grecs et qui n’entra dans ceux des poètes latins que littérairement et par servile imitation. Elle était reine et reine orientale, c’est-à-dire un monstre ; elle en fut châtiée par cette Némésis des dieux que les Grecs mettaient au-dessus de Zeus lui-même, parce qu’elle est en effet le sentiment du réel et du possible, l’entente des nécessités de la vie humaine. Faite pour les arts secrets du désir et de l’amour, amante et reine, à la fois dans la nature et dans la monstruosité, c’était une Chloé qui n’était point bergère.
298
Joseph G. MANNING, « Irrigation et État en Égypte antique », Annales, Histoire, Sciences scoiales 57e année (2002/3), p. 611-623. Voir Structure de l’État et irrigation. Il est déjà présent dès la Basse Époque pour des raisons qui tiennent à la présence de populations étrangères ; cf. Claire NEWTON, Thomas WHITBREAD, Damien AGUT-LABORDÈRE & Michel WUTTMANN†, « L’agriculture oasienne à l’époque perse dans le sud de l’oasis de Kharga (Égypte, Ve-IVe s. AEC) », RevEthnoéc [en ligne], 4 | 2013, mis en ligne le 29 janvier 2014, consulté le 13 mars 2016, § 33. Les Égyptiens ont une préférence pour l’épeautre. 299 Cf. supra, § 0.1. Pour constater le talent d’Anatole France, il faut lui comparer la « Cléopâtre » de Henri Blaze DE BURY dans la RDDM 2e période 99 (1872), p. 752-796.
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5.1.2. Théophile Gautier a bien voulu, pour l’honneur de la littérature, se jeter dans les rets tendus par les amis d’Auguste qui renvoient Cléopâtre à la « barbarie » égyptienne et à la compagnie des dieux égyptiens barbares 300, ce qui mérite une explication. Bien que finement cultivée dans le domaine de l’hellénisme 301, Cléopâtre est la première de sa famille à faire de plein gré corps avec les principes fondateurs du pays en s’appropriant symboliquement le personnage d’Isis, à laquelle est attachée une discrète connotation agraire 302. En d’autres termes, contrairement à ses prédécesseurs d’origine macédonienne, de Grecque qu’elle était, elle endosse le rôle de l’Égyptienne-type, Isis, et finit par assumer ouvertement un passé national, jusqu’à s’en faire la gardienne aux yeux de la Méditerranée grécolatine avec laquelle Isis tisse et continuera à tisser des liens 303 . Cependant et par suite, en conférant à son personnage une dimension quasi divine, son statut se trouve modifié aux yeux de l’extérieur. Très tôt, mais plus particulièrement lorsqu’elle apparaît publiquement arborant régulièrement les atours d’Isis, après les « Donations d’Alexandrie », qui définissent son destin et celui de son fils Césarion 304, Cléopâtre finit par devenir le personnage emblématique de l’Égypte. En cela, elle cristallise sur elle tout le ressentiment de Rome, tandis que sur le plan ethnique s’ajoute un autre changement de paradigme. 5.1.3. En effet, jadis les Égyptiens n’étaient pas considérés comme relevant du modèle barbare par la tradition grecque, même si eux-mêmes ont 300
Cf. supra, § 2.2.1, 3.2.1, 3.3.4, 3.4.1. Mais on ignorerait jusqu’à son écriture malgré une publication récente d’un prostagma royal, le P. Bingen 45 (musée égyptien de Berlin). Voir Peter VAN MINNEN, « An Official Act of Cleopatra (with a Subscription in her own Hand) », AncSoc 30 (2000), p. 29-34 ; ID., « A Royal Ordinance of Cleopatra and Related documents », dans Susan WALKER & Sally-Ann ASHTON (éd.), Cleopatra reassessed (BMOP 103), Londres 2001, p. 35-44 ; Klaus ZIMMERMAN, « P. Bingen 45 : eine Steuerbefreiung für Q. Cascellius, adressiert an Kaisarion », ZPE 138 (2002), p. 133-139. Mais voir aussi l’explication fournie par LEGRAS, « Les Romains en Égypte », § 3 : Un papyrus de 33 av. J.-C. sur les intérêts économiques de l’Égypte. Ce qu’on croit être la signature de Cléopâtre serait celle d’un fonctionnaire romain. 302 Françoise DUNAND, « Les représentations de l’Agathodémon. À propos de quelques basreliefs du Musée d’Alexandrie », BIFAO 67 (1969), p. 9-48 ; Gisèle DESCHÊNES, « IsisThermouthis, exemple d’un biculturalisme », dans J.-B. CARON, M. FORTIN, G. MALONEY (éd.), Mélanges d’études anciennes offerts à Maurice Lebel, St-Jean-Chrysostome Québec 1980, p. 363-370 ; EAD., « Isis-Thermouthis : à propos d’une statuette dans la collection du professeur M.J. Vermaseren », dans M. DE BOER & T.A. EDRIDGE (éd.), Hommages à M. J. Vermaseren (EPRO 68/1), Leyde 1978, p. 305-315. 303 On renverra naturellement à BRICAULT, Les cultes isiaques. Voir l’expansion du basileion dans la numismatique ; cf. Richard VEYMIERS, « Le basileion, les reines et Actium », dans L. BRICAULT & M. J. VERSLUYS (éd.), Power, Politics and the Cults of Isis (Proceedings of the Vth International Conference of Isis Studies, Boulogne-sur-Mer, October 13-15, 2011 (organised in cooperation with Jean-Louis Podvin), Leyde – Boston, 2014, p. 195-236. 304 Cf. infra, § 8.8.1-8.8.2. 301
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un terme pour désigner les autres comme tels 305 . Hérodote voyait en eux des alliés des Grecs, car ils menaient combat contre un ennemi commun : les Perses 306. Les Barbares se confondaient alors avec les peuples se trouvant sous la tutelle du Grand Roi. Mais dès lors qu’à l’époque pré-augustéenne, ils sont considérés comme faisant figure d’ennemis du genre humain, les Égyptiens, sous l’effet de la littérature, réintègrent le monde barbare dont ils avaient été exclus un peu plus de quatre siècles plus tôt en raison de leur participation à la lutte contre le chaos perse. Dès lors, Cléopâtre est entraînée, avec les Égyptiens, par un courant de rejet qui les écarte d’une humanité dont elle et eux ne sauraient plus incarner ni la norme ni la mesure. Cléopâtre, l’Égypte, sa faune sauvage et ses dieux se superposent alors en une seule entité. Abattre l’Égyptienne sous l’apparence d’Isis, c’est abolir la Grecque qui est en elle ; c’est faire fi du dernier lien d’humanité liée à l’hellénisme. De ce point de vue, la propagande augustéenne a dénaturé le caractère de la reine de façon spectaculaire en l’associant aux divinités monstrueuses qui l’escortent dans son dernier combat. On ne peut trouver plus juste expression que celle d’Anatole France, mise en exergue de cet article : « Elle était Grecque, mais elle était reine ; reine et, par là, hors de la mesure et de l’harmonie… », s’opposant à la mesure et à l’harmonie prônées par Apollon 307. 5.2. Le crocodile de l’aureus à la devise Ægypto capta 5.2.1. Apparaissant en filigrane sous le masque du crocodile de l’aureus à la devise Ægypto capta, frappé en 28 av. J.-C. dans un atelier de l’île de Chypre 308 , de même que sous la forme métonymique du crocodile colleté devant le palmier d’Actium associé aux lauriers de la victoire sur le dupondius de Nîmes, frappé en 28-27 309 , la voilà dépouillée, sur le principe d’une comparaison avec l’animal nilotique, de l’humanité grecque en question. On ne serait pas étonné, en effet, de voir l’animal sous l’appellation de la reine 305
DUBUISSON, « Barbares et barbarie dans le monde gréco-romain », p. 2. Il s’agit des Neuf Arcs ; cf. Dominique VALBELLE, Les Neuf Arcs. L’Égyptien et les Étrangers de la Préhistoire à la conquête d’Alexandre, Paris 1990. 306 AUFRÈRE, « Sagesses barbares : l’improbable échange », p. 43. Cela vaut à Hérodote d’être taxé de φιλοβάρβαρος par PLUTARQUE (Her. mal. 857a) ; cf. DUBUISSON, « Barbares et barbarie dans le monde gréco-romain », p. 3. 307 Cf. supra, § 3.1.2. 308 L. VECCHI & Jennifer VECCHI-GOMEZ, « Of crocodiles and coins: Roman Egypt personified », Minerva 13/3 (2002), p. 51-53. Voir l’excellent Jane DRAYCOTT, « The symbol of Cleopatra Selene : reading crocodiles on coins in the late Republic and early Principate », AcClass (D) 55 (2012), p. 43-56 : p. 44-45, 53-55. 309 Voir l’excellente contribution de Marc BAR, « La date et la signification symbolique des premiers bronzes de Nîmes au crocodile (LT 2778) », dans C. ALFARO, C. MARCOS & P. OTERO (éd.), XIII Congresso internacional de Numismática, Madrid 2005, p. 823-827.
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considérée comme « monstre fatal » (monstrum fatale) d’Horace 310, expression que reprend Florus dans son abrégé de l’Histoire romaine tiré en partie de Tite-Live dont les dernières parties sont perdues 311. Vu que les explications proposées 312 sont loin de convaincre 313, il serait raisonnable de penser que le monstre fatal en question, sur la base d’une phrase empruntée à la propagande avant Actium, offre les traits du crocodile égyptien, animal emblématique de la vallée du Nil, qu’il soit sauvage ou apprivoisé 314. Qu’en est-t-il ? Ainsi que nous l’avons vu précédemment, c’est bien Cléopâtre qui, a posteriori, apparaît comme la vaincue d’Actium 315 et non le triumvir Marc Antoine pudiquement effacé du tableau par respect pour la romanité et également en raison de la damnatio memoriae qui pèse sur son nom 316. Représentant l’Égypte défaite que l’on tient à voir tristement assujettie 317, le crocodile à la gueule béante servirait d’allégorie à la reine ; le saurien en accroît la monstruosité et la dangerosité devant l’opinion. L’iconographie métaphorique du crocodile n’est d’ailleurs pas anodine pour qui connaît le danger sournois de l’animal sauvage tapi silencieux et immobile sous l’eau des étangs et des canaux et guettant l’imprudent, homme ou animal, qui passerait ainsi à sa portée 318. Cependant, il y a de grandes chances que le crocodile ait également pu connoter un lien d’une autre nature : celui de Cléopâtre avec la flotte d’Actium dont elle était l’armatrice 319 , en rappelant que l’avant des galères, avec leurs proues et leurs rostres, ressemblait, en vertu de l’illusion d’une paréidolie, à une gueule béante de crocodile du Nil 320 . L’idée semble être même placardée sur le flanc 310
HORACE, Carm. 1, 37. FLORUS, Epit. Tit.-Liv. 4, 21. 312 John V. LUCE, « Cleopatra as Fatale Monstrum (Horace, Carm. 1. 37. 21) », ClassQuart 13/2 (1963), p. 251-257 ; HENDRY, « Three Problems in the Cleopatra Ode », p. 143-146 : III. The source of fatale monstrum (21). 313 Mais voir Fred C. MENCH, Jr., « The Ambiguity of the Similes and of Fatale Monstrum in Horace, Ode, I, 37 », AJP 93/2 (1972), p. 314-323. 314 Sydney H. AUFRÈRE, « Crocodiles sauvages / crocodiles apprivoisés dans l’Égypte de l’époque tardive. Croyances régionales et interdits », BAER, à paraître. 315 Cf. supra, § 3.2.2, 3.3.4, 3.5.7. 316 Cf. supra, § 3.4.1. DION CASSIUS, Hist. 51, 19 et PLUTARQUE, Cic. 49 et Ant. 86. Mais sur la date de cette damnatio, antérieure à Actium, voir Charles L. BABCOCK, « Dio and Plutarch on the damnatio of Antony », ClassPhil 57/1 (1962), p. 30-32. 317 BAR, op. cit., p. 825b : le type du dupondius de Nîmes est modifié par l’ajout d’une chaîne. Cet ajout équivaut à la devise Ægypto capta de l’aureus d’Octavien frappé à Chypre. 318 Sydney H. AUFRÈRE, « Deux observations sur le crocodile (Crocodylus niloticus LAURENTI 1768) d’Égypte », dans S. H. AUFRÈRE & M. MAZOYER (éd.), Au confluent des cultures. Enjeux et maîtrise de l’eau (CahKubaba), Paris, 2015, p. 127-136 ; ID., « Dans les marécages et sur les buttes. Le crocodile du Nil, la peur, le destin et le châtiment dans l’Égypte ancienne (version longue) », ENiM 4 (2011), p. 51-79. 319 Cf. supra, § 3.5.8. 320 L’idée a été formulée par François VEYRAC, Le symbolisme de l’as de Nîmes au crocodile, Montagnac 1998, p. 19, qui parle de « navire animalisé » ; BAR, op. cit., p. 824b. 311
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de la proue des galères égyptiennes d’Actium puisque l’on voit sur l’une d’entre elles un crocodile en bas-relief 321. Une autre image était que le crocodile, animal nilotique, renvoyait à l’un des cultes les plus étranges de la vallée en symbolisant l’Égypte et ses dangers 322. Mais en outre, l’image du crocodile s’inscrit dans une perspective numismatique. En effet, ce n’est pas sans intention que les monnaies de Juba II de Maurétanie (52 av. –23 apr. J.C.), marié à Cléopâtre Sélénè, fille de Cléopâtre VII, portent à l’avers, entre les mots ΚΛΕΟΠΑΤΡΑ et ΒΑΣΙΛΙΣΣΑ la silhouette d’un crocodile, empreinte symbolique de l’origine égyptienne de Sélénè qui, selon Richard Veymiers, avait « légué son héritage lagide à son nouveau royaume » 323. Mais elle est sans doute plus si on regarde quelques années en arrière. Car au moment où Cléopâtre Sélénè s’était vu attribuer, lors des « Donations d’Alexandrie » (34), la Crète et la Cyrénaïque par Marc Antoine, le crocodile avait été choisi au droit d’une frappe monétaire en vertu d’un choix émanant de Cléopâtre, sa mère, qui, dès lors, peut être associée au crocodile comme animal dynastique 324. Aussi, dans la monnaie de Juba — la numismatique sous son règne opte pour une diversité d’objets égyptiens à l’avers —, le crocodile non colleté pourrait ainsi apparaître comme une sorte d’acte frondeur de la part du couple à l’égard du pouvoir augustéen. Il s’agit d’un crocodile en liberté, étant donné toute la charge symbolique de cet amphibie à la fin de l’aventure de Marc Antoine et de Cléopâtre et avant le principat d’Auguste, la question est posée. S’il n’est sans doute pas sans raison que Shakespeare emploie le crocodile comme référence à Cléopâtre 325 , il se peut que ce soit en raison des larmes de crocodile, larmes de théâtre que versent les femmes 326. 5.2.2. Mais revenons un peu en arrière pour considérer Cléopâtre telle qu’en elle-même. Si le crocodile du Nil, mis en parallèle avec elle dans la 321
Bas-relief conservé aux Musées du Vatican, à Rome. AUFRÈRE, « Crocodiles sauvages / crocodiles apprivoisés ». 323 VEYMIERS, « Le basileion, les reines et Actium », p. 226. Se fondant sur l’hypothèse de M. COLTELLONI-TRANNOY, et pour expliquer la présence du basiléion sur les monnaies de Césarée, R. Veymiers pense que la décision de faire de Sélénè la reine de Maurétanie aurait été prise au lendemain d’Actium. 324 DRAYCOTT, « The symbol of Cleopatra Selene », p. 43-44, 50-52. Mais voir aussi le crocodile sacré de Juba de Maurétanie apporté du lac Nilides dans le temple d’Isis de Césarée, car Juba croyait que le Nil prenait sa source en Maurétanie (Stéphane GSELL, Cherchel, antique Iol-Caesarea, Alger 1952, p. 43 ; D. BRAUND, « Anth. Pal. 9. 235: Juba II, Cleopatra Selene and the Course of the Nile », ClassQuart (NS) 34 (1984), p. 175-178) ; cf. Jane DRAYCOTT, « The sacred crocodile of Juba II of Mauretania », AcClass (D) 53 (2010), p. 211-217 ; BAR, op. cit., p. 825a. D’ailleurs, les fameuses monnaies portent au droit la silhouette du crocodile et à l’avers un rostre, allusion au caractère d’armatrice de la reine et à l’idée que les fines galères de Cléopâtre sont un prolongement maritime de l’Égypte. 325 Daniel STEMPEL, « The Transmigration of the Crocodile », ShQuart 7/1 (1956), p. 59-72. 326 Sydney H. AUFRÈRE, « Crocodilus lacrymans. Les “larmes” et la “compassion” du saurien du Nil », ENiM 7 (2014), p. 1-12 : p. 8. 322
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propagande augustéenne pour ne pas déroger à l’usage d’une vocation à l’oubli, est un animal sacré avec qui la population a appris au cours des temps à composer, même s’il se montre plutôt peu diplomate, il n’y a pas plus grecque, paradoxalement, que celle qui reçoit le nom peu flatteur d’ « Égyptienne ». Le sang macédonien qui coule dans les veines des Ptolémées dont elle descend, ne paraît mêlé d’aucune goutte de sang égyptien même si les hypothèses les plus échevelées ont été formulées à ce sujet. Et cela bien que la tradition alexandrine exposée dans la légende proposée par le Roman d’Alexandre, ait voulu, contre toute évidence, faire du fils de Philippe de Macédoine l’enfant putatif d’un roi Nectanébo, qui rappelle, mais de loin, le dernier roi indigène 327, en instituant une lignée induite par le principe d’une théogamie entre le magicien Nectanébo à la peau sombre, incarnant le rôle d’Ammon, et l’inquiétante reine Olympias qui n’apprécie rien tant que les serpents. Chez Cléopâtre, le lien avec le passé pharaonique est d’abord, d’un point de vue officiel, juridico-religieux en vertu d’une tradition sacerdotale qui veut que tout souverain étranger régnant sur l’Égypte endosse le rôle de pharaon et soit en mesure de sceller l’union entre les mondes humain et divin ; cependant, elle apparaîtra bientôt en tant que reine et non en tant que Pharaon, cédant cette fonction pour la postérité à Césarion comme sur la face arrière du temple de Dendara 328. Elle est d’ailleurs liée, par tradition familiale, à ce temple, dont la construction débute sous le règne de son père Ptolémée XII Aulète 329. Comme le montrera plus loin Sylvie Cauville, cet édifice religieux dédié aux différentes expressions de la féminité, la reine, tour à tour HathorAphrodite et Isis 330 , met Césarion sur le trône de son père, aux yeux d’un clergé égyptien épris de tradition 331. Mais on est face à une double posture au sein de la famille royale recomposée, à l’intention de deux groupes ethniques différents : la chôra et Alexandrie. Car parallèlement au couple Cléopâtre – Césarion donné à voir au milieu sacerdotal égyptien, le couple Cléopâtre – Marc Antoine vise, lui, un rôle politico-mythologique différent sur la scène méditerranéenne, qui sera abordé plus loin 332 . 327
Voir Philippe MATTHEY, Pharaon, magicien et filou. Nectanébo II entre l’histoire et la légende. Thèse, université de Genève, 2012. 328 Cf. infra, § 14.1. 329 Sylvie CAUVILLE & Mohammed Ibrahim ALI, Dendara. Itinéraire du visiteur, Louvain – Paris – Bristol 2015, p. 231-233 ; Sylvie CAUVILLE, « De Cléopâtre-Hathor à Auguste-Pépi », CRAIBL (à paraître). Voir aussi infra, § 14.1. 330 CAUVILLE & ALI, Dendara, p. 232-233. 331 Voir également les scènes de naissance de Césarion mis au monde par Cléopâtre au mammisi d’Hermonthis ; cf. infra, § 14.2.2 (communication de Virginie Joliton). 332 Il n’en demeure pas moins que Marc Antoine apparaît dans les sources autochtones ; cf. Jean-Claude GOYON, « Hors d’Alexandrie, un personnage inconnu des sources égyptiennes: Marc-Antoine » dans Y. ROMAN (éd.), Marc-Antoine, son idéologie et sa descendance 28 mai 1990, colloque Centre Jacob Spon/GdR Lyon 1993, p. 9-17.
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6. Une reine dans la capitale des échanges économiques et intellectuels 6.0. Cléopâtre mérite d’être considérée au regard du milieu alexandrin qui, en tant que port, avec ses commerçants cinglant dans toutes les directions de la Méditerranée, est susceptible d’être polyglotte. Alexandrie est un univers multilingue et multiculturel 333, peut-être, culturellement et par tradition, aussi exposé que Rome à la diversité linguistique. Contrairement à ses prédécesseurs, il semblerait que la reine ait été encline à partager cette nécessité résolument moderne du polyglottisme avec la population alexandrine, dans le but de faciliter l’extension de ses réseaux et de multi-plier les stratégies en fonction de l’origine ethnique de ses interlocuteurs. Mais juger a posteriori de son niveau d’aptitude à comprendre et parler toutes les langues dont certaines barbares est en soi un exercice périlleux. 6.1. Une reine polyglotte et égyptophone ? 6.1.1. Au dire de Plutarque 334, Cléopâtre, passant pour s’entretenir avec ses hôtes sans intermédiaire 335 , n’aurait pas pratiqué moins d’un éventail de sept langues. Sous sa plume, l’eulogie de la reine s’embellit de parures linguistiques. Car celle-ci, d’un point de vue politique, se doit de parler à tous les peuples de la Méditerranée qui entrent dans sa perspective d’un nouvel Âge d’or égypto-hellénique 336. Ce polyglottisme dont Plutarque se fait seul, hélas, l’écho, étend les possibilités de la reine. Il lui confère la possibilité de s’adresser à un large auditoire, la rend apte à nouer des liens diplomatiques privilégiés avec les représentants des peuples étrangers, ce qui donne à leurs relations un caractère d’intimité. Et mieux même, car la voilà soudain douée d’un organe vocal d’une souplesse inouïe, qui la dote d’une richesse d’expression en accroissant son pouvoir de conviction et de séduction 337 . Sirène disposant d’outils linguistiques au service de sa politique, Cléopâtre deviendrait ainsi à l’image de la société multiculturelle qu’elle fréquente et romprait avec les pratiques linguistiques étriquées de ses prédécesseurs. À la cour, la langue pratiquée est la koinè, mais avec la nécessité de parler le dialecte macédonien permettant de dialoguer avec la garde macédonienne, 333
Voir le cours de Jean-Luc FOURNET du 20 janvier 2016 au Collège de France : « Babel sur le Nil : multilinguisme et multiculturalisme dans l’Égypte de l’Antiquité tardive ». 334 PLUTARQUE, Ant. 28. Elle est capable de s’entretenir avec les Arabes, les Éthiopiens, les Hébreux, les Mèdes, les Parthes, les Syriens et les Troglodytes, sans compter d’autres langues. Voir POLYCHRONIS, « Le portrait de Cléopâtre », p. 277. 335 Claudia WIOTTE-FRANZ, Hermeneus und Interpres, zum Dolmetscherwesen in der Antike (SSAG 16), Saarbrück 2001. CR par André CLAS, Meta 47/4 (2002), p. 639-642. Sur les interprètes royaux, voir CUMONT, L’Égypte des astrologues, p. 32. 336 Cf. infra, § 7.1. 337 Cf. infra, § 8.5.5.
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connaissance qui nécessitait des exercices de conversation lors du plan d’étude 338. On peut tenir assuré que Cléopâtre connaissait au moins cette langue, mais que dire des autres dans la mesure où, dans le monde ancien, l’unilinguisme se veut la règle et le plurilinguisme l’exception 339 , à telle enseigne que le terme polyglôssia n’apparaît que très tardivement en grec 340. Sur le fond, dans un pays où le bilinguisme est la source de difficultés de communication entre hellénophones et égyptophones 341 , ce polyglottisme de Cléopâtre revêt un caractère quasi anachronique et ne peut être considéré sans méfiance 342. Son cas présente des analogies avec celui de Mithridate VI Eupator (132-63) 343, souverain dont on disait qu’il aurait été à même de parler les vingt-deux langues de ses sujets 344 . Sans vouloir douter a priori des dons linguistiques de la reine, il est vraisemblable que cette aptitude découle des séjours au sein de milieux ethniques différents, c’est-à-dire la Nabatène lors de la guerre contre Ptolémée XIII, la Syrie-Palestine et Rome où elle séjourna au moins deux ans. De tels séjours, potentiellement riches d’apprentissage, ont pu la conduire à connaître les elementa de certains idiomes régionaux sans pour cela les maîtriser. 6.1.2. Mais, nul ne l’ignore, le diable se niche toujours dans les détails. Le passage relatif aux langues pratiquées par la reine chez Plutarque 345 , sinon l’auteur lui-même, doit être lu de façon soutenue 346. En effet, chez le philosophe, la connaissance de l’égyptien de Cléopâtre relève de l’implicite : les sept langues pratiquées par elle mises à part, elle aurait eu, selon lui, encore bien d’autres cordes à son arc. En cela, elle aurait différé de ses prédécesseurs, qui avaient eu bien de la peine à apprendre l’égyptien et en 338
Voir Paul PERDRIZET, « Contribution à l’étude du macédonien », BCH 35 (1911), p. 120-
131.
339 Bruno ROCHETTE, « Grecs, Romains et barbares : contribution à l’étude de la diversité linguistique dans l’antiquité classique », RBPH 75 (1997), p. 37-57 ; ID., « Grecs et Latins face aux langues étrangères. Contribution à l’étude de la diversité linguistique dans l’antiquité classique », RBPH 73/1 (1995), p. 5-16. 340 Le terme polyglôssia n’apparaît pour la première fois que dans l’œuvre de CYRILLE D’ALEXANDRIE (376-444), voir PG, 76, 713, cité par ROCHETTE, « Grecs, Romains et Barbares », p. 38. 341 Bruno ROCHETTE, « Sur le bilinguisme dans l’Égypte gréco-romaine », CdE 71, fasc. 141 (1996), p. 153-168. 342 PERDRIZET, op. cit., p. 122, prend cette affirmation au premier degré. 343 Personnage connu par PLUTARQUE, Pomp. 32 ; Luc. 32. 344 PLINE L’ANCIEN, Hist. 25, 3, 2 ; AULU-GELLE, 17, 17, cité par ROCHETTE, « Grecs, Romains et Barbares », p. 38. 345 PLUTARQUE, Ant. 28 : πολλῶν δὲ λέγεται καὶ ἄλλων ἐκµαθεῖν γλώττας, τῶν πρὸ αὐτῆς βασιλέων οὐδὲ τὴν Αἰγυπτίαν ἀνασχοµένων παραλαβεῖν διάλεκτον, ἐνίων δὲ καὶ τὸ µακεδονίζειν ἐκλιπόντων. 346 Je me permets de renvoyer à mon travail : « Ce que Typhon dissimule, Isis le révèle. Étymologies allégoriques des noms de Typhon et d’Osiris dans le De Iside et Osiride de Plutarque », à paraître.
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avaient oublié, pour certains d’entre eux, jusqu’à leur propre idiome : le macédonien 347. De la part du Béotien, cela équivaut implicitement à dire qu’elle connaissait l’égyptien et le macédonien. L’information n’est pas mince puisqu’il attribue peu ou prou aux Lagides une connaissance de la langue égyptienne, ce qui inscrirait Cléopâtre dans la norme, bien que l’on sache par ailleurs que peu de Ptolémées la pratiquaient. 6.1.3. Paradoxalement, sa « diglossie » l’emporterait sur son polyglottisme dont il ne faut pas pourtant, toutes proportions gardées, nier la probabilité. On peut concéder qu’elle aurait été en mesure de se rapprocher d’un clergé réuni en synodes et de le considérer comme un relais avec l’indigénat, d’autant que vis-à-vis du monde sacerdotal égyptien, elle a poursuivi la même politique d’évergétisme que son père et, jadis avant lui, qu’Évergète II (170-163, 145-116) 348. On peut donc souscrire à une certaine connaissance de l’égyptien de sa part, en évitant de solliciter outre mesure les textes, mais non sans y déceler cette pointe de romantisme sous-jacent qui aide à peaufiner un portrait de belle Levantine polyglotte. Car aussitôt qu’on accepte l’idée d’une pratique réelle, la question de la diglossie interne à l’égyptien se pose. Si on lui accorde une connaissance de la langue populaire fortement dialectalisée proche de ce que sera le copte, et dont l’expression écrite contemporaine est le démotique, on doutera qu’elle ait eu également accès à une langue propre à l’usage liturgique réclamant un niveau élevé de compétence 349. Par quel moyen Cléopâtre serait-elle parvenue à dominer le premier état de langue et acquis, au moins, quelques rudiments dans le second : — apprentissage sous la férule d’un maître qui lui aurait dispensé des rudiments de culture sacerdotale ; — apprentissage informel auprès de locuteurs égyptophones vivant à Alexandrie ; — les deux à la fois ? On se perd en conjectures. Mais il faut convenir qu’à un certain niveau d’échange, le dialogue ne peut se nouer que sur la base de langues parfaitement entendues de part et d’autre, d’autant que les concepts religieux exprimés en langue égyptienne ne se rendent pas sans mal en grec 350. En outre, on voit surgir une difficulté. Au cas où on admettrait un apprentissage programmé dans l’enfance de la jeune princesse, force serait d’envisager une identité de formation chez les trois autres héritiers de Ptolémée Aulète. La réponse étant dans la question, il serait plus raisonnable de songer à une décision personnelle mue par une propension de la princesse à communiquer avec ses contemporains. 347
Cf. supra, § 6.1.1. Sur cette question, voir Jean-Claude GRENIER, « Ptolémée Evergète II et Cléopâtre II d’après les textes du temple de Tôd », dans Studi in onore di A. Adriani, 2 vol., Palerme 1983, vol. 1, p. 223-227. 349 On en a des preuves chez Manéthôn, preuves qui donnent un aperçu de l’usage de l’égyptien. 350 Voir ROCHETTE, « Sur le bilinguisme dans l’Égypte gréco-romaine », p. 156. 348
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6.1.4. Le polyglottisme de Cléopâtre ayant été passé en revue, on peut accepter qu’elle aurait voulu donner comme image d’elle-même celle d’une dirigeante bilingue et biculturelle, capable de jouer sur deux registres différents, du moins aux yeux du monde extérieur, non pas tant du point de vue de la réalité que de celui de la politique qu’elle voulait assurer au plan méditerranéen, celle d’une Égypte autant grecque qu’égyptienne. Cléopâtre, plus que ses prédécesseurs, est en effet la première à assumer totalement ce double héritage qui n’est pas aussi paradoxal que l’on pourrait le penser de prime abord. Tout d’abord l’héritage de l’hellénisme alexandrin dont, à l’instar de ses ancêtres, elle est la protectrice. Alexandrie est devenue, au cours des siècles, le centre de la culture encyclopédique grecque ayant capté la culture des sagesses barbares. D’une part, elle en conserve les œuvres, traduites en grec, à la Bibliothèque 351 ; d’autre part, en tirant profit de cellesci, elle s’impose comme véritable capitale intellectuelle et politique de la Méditerranée et le restera même sous l’Empire quand riches négociants et savants romains et alexandrins feront la navette entre la côte alexandrine et les ports de Pouzzoles (Puteoli) ou d’Ostie. Ensuite l’héritage d’une tradition égyptienne plusieurs fois millénaires avec, en arrière-plan, la silhouette emblématique des pyramides et du sphinx de Gîza liés à la figure de l’Isis des Pyramides 352 , mais aussi celles des temples nouvellement construits, tradition qui, dans la société sacerdotale, entretient l’espoir de renouer avec la splendeur du passé et qui aurait pu nourrir, dans l’élite alexandrine, l’idée d’une indépendance nationale recouvrée sous un double paradigme. 6.1.5. En outre, choisir comme séjours privilégiés Alexandrie la Grecque, en marge de l’Égypte (ad Aegyptum) et, non loin des turbulences du Nil, Canope l’Égyptienne, où est solidement ancrée une tradition relayée par les auteurs grecs et hellénophones, témoigne d’un goût pour l’alternance entre les deux pôles culturels de l’hellénisme et de la tradition autochtone, c’est-àdire deux vitrines différentes sur la Méditerranée ouvertes sur des syncrétismes divers entre l’Égypte et la Grèce. Trait d’union aquatique, le canal Canopique 353, qui permet de relier le palais du cap Lochias, qui ferme le Grand Port à l’est, à celui de Canope, permet de circuler parmi des hauts lieux de culte égyptiens du Delta en lien avec le débouché de la branche Canopique ou Héracléotique, là où se déploie une activité syncrétique égypto-grecque encore très vivante. Certes, les tentatives de ressusciter le passé pharaonique resteront lettre morte, mais l’émergence, à partir de ce 351 Sur ce sujet, voir Luciano CANFORA, La Bibliothèque d’Alexandrie et l’histoire des textes, Liège 2004. 352 Sur cette tradition des pyramides, liées à Isis, on renverra à Christiane ZIVIE, Giza au premier millénaire. Autour du temple d’Isis, dame des pyramides, Boston 1991. Il va sans dire que si le Sphinx est enfoui jusque sous le règne de Néron, et si les mastabas le sont également, cette tradition est toujours vivace chez les riverains. 353 STRABON, Geogr. 17, 1, 16.
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foyer au débouché du Nil et des lacs littoraux, des résultats d’une greffe gréco-pharaonique dans le bassin méditerranéen ne pouvait être tenue pour utopique dans l’esprit du temps. Dès lors, on peut admettre que Cléopâtre, encline à profiter des opportunités de rapprochements qui apparaissaient dans l’espace méditerranéen sur un arrière-plan de luttes de pouvoir romaines, était en mesure de jouer sur divers registres non seulement politiques, mais aussi culturels et religieux. Le rêve d’une telle politique expansionniste pouvait inquiéter dans des termes que l’on va essayer de définir. 7. Nouvelle Isis gréco-égyptienne 7.0. Si Cléopâtre arbore officiellement l’aspect d’Isis à partir des « Donations d’Alexandrie » (34-33) 354 , et si le couple qui s’est illustré par les festins de Canope avait fini par être uni dans le siècle, il le sera également, au sens oniro-poétique, en termes de mythologie. Car celle-ci est devenue une composante de la vie politique même, qui donne une consistance, par personnes interposées, à un rêve national qui puisse être lu, non pas tant par les Égyptiens et les Grecs d’un commun accord, mais plutôt par des Grecs faisant leur un passé national. Cléopâtre et Marc Antoine dans ce cas précis, tirent profit du paradigme divin formé par le couple emblématique de la geste alexandrine d’Osiris-Dionysos déjà attestée par Diodore de Sicile sous le règne de Ptolémée (XII) Néos Dionysos Aulète 355. Ce n’est pas là le résultat d’un hasard, mais le fruit d’une longue maturation idéologique par le truchement de membres élus d’un clergé égyptien, alliés à Cléopâtre, comme on le verra bientôt. 7 .1 . La chimère d’un élan civilisateur et d’un Âge d’or égypto-alexandrin 7.1.1. Le couple résidant de Canope et d’Alexandrie ne fait qu’un avec les personnages de cette geste par laquelle l’Égypte puis, sous son impulsion, le monde extérieur (l’Occident et l’Orient, conquis et réunis), serait à même de profiter de cet élan civilisateur placé sous un double signe. En faisant respectivement figure, d’une part, dès 47, de réplique d’Isis à la naissance de
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Cf. infra, § 8.8.1. DIODORE DE SICILE, Bibl. hist. 1, 13-22. Il écrit sous le règne de Ptolémée (XII) Aulète. Ce dernier répond au surnom de Néos Dionysos, tout comme Ptolémée IV Philopator. Le rôle de Dionysos est très important chez les souverains hellénistiques ; cf. Julien TONDRIAU, « Dionysos, dieu royal : du Bacchus tauromorphe primitif aux souverains hellénistiques Neoi Dionysoi », AIPHOS 1952, p. 441-466 ; ID., « La dynastie ptolémaïque et la religion dionysiaque », CdE 25, fasc. 49 (1950), p. 283-312 : p. 293-304 ; ID., « Esquisse de l’histoire des cultes royaux ptolémaïques », RHR 137 (1950), p. 207-235. Sur Ptolémée Aulète comme Néos Dionysos, voir TONDRIAU, « Rois Lagides comparés ou identifiés à des divinités », p. 136-139. 355
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Césarion — nouvel Horus 356 —, et, d’autre part, de réplique d’OsirisDionysos 357, Cléopâtre et Marc Antoine incarnent au présent la chimère d’un renouveau alexandrin fondé sur une mystique dionysiaque 358. Au premier comme au second degré, dans ce schéma de civilisation détaché du réel, Cléopâtre, que l’on présume à bon droit comme ayant une pratique orale de langue égyptienne 359 et introduite à la connaissance de la culture sacerdotale du pays, souhaite apparaître, aux yeux d’Alexandrie et du monde méditerranéen, comme l’incarnation, non pas de l’Isis des Égyptiens, mais de l’Isis alexandrine, c’est-à-dire une riche personnalité issue du syncrétisme gréco-égyptien, promouvant l’abondance et la richesse sur lesquelles règne la lignée des Ptolémées ou ouvrant la perspective d’un nouvel Âge d’or 360 . 7 .2 . L’Isis hellénisée des philosophes 7.2.1. Dans ces conditions, on pourrait penser qu’à Alexandrie son personnage de Nouvelle Isis renverrait plutôt à l’idée de l’Isis hellénisée des philosophes, laquelle incarne le projet d’une sagesse égyptienne en capacité de séduire les peuples de la Méditerranée en quête de nouvelles formes d’eschatologie, qu’à celle de l’Isis égyptienne proprement dite. L’Isis autochtone n’est pas encore apaisée par un message civilisateur, car elle reste quelque peu fidèle à la sauvagerie et la magie de ses origines 361. Dans ces conditions, Cléopâtre paraît être la première reine de la lignée des Ptolémées qui, en assurant la promotion d’une Égypte éternelle adaptée à l’univers mental grec, instaure un changement de paradigme et imagine une vocation méditerranéenne du syncrétisme alexandrin en jetant les bases de l’égyptohellénisme que Plutarque, dans une perspective médioplatonicienne,
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VEYMIERS, « Le basileion, les reines et Actium », p. 218. Voir Frederik E. BRENK, « Antony-Osiris, Cleopatra-Isis. The End of Plutarch’s ‘Antony’ », dans P. A. STADTER (éd.), Plutarch and the Historical Tradition, Londres 1992, p. 159-182. 358 Cf. infra, § 8.5.2. 359 Cf. supra, § 6.1.3. 360 Le basiléion isiaque est présent dans la numismatique sur toutes les rives de la Méditerranée à l’époque ptolémaïque et sous le règne de Cléopâtre Néa Isis, signalant une loyauté envers Alexandrie ; cf. VEYMIERS, « Le basileion, les reines et Actium ». Mais il pourrait signaler postérieurement la victoire d’Actium d’un point de vue économique ; ibid., p. 222-226. Pour moi, associé souvent à des épis, le basiléion, que l’on retrouve jusqu’au règne de Néron dans la numismatique, serait un signe du règne de la prospérité agraire et de la richesse, comme une sorte de corne d’abondance. À partir d’Octavien-Auguste, ce ne serait donc pas uniquement un simple symbole dynastique ou un symbole de victoire, à l’instar de la monnaie à l’Ægypto capta, mais un symbole d’appropriation des richesses de l’Égypte. 361 Voir la biographie divine d’Osiris et d’Isis au temple de Dendara ; cf. Sydney H. AUFRÈRE, Pharaon foudroyé. Du mythe à l’histoire, Gérardmer 2010, p. 45-47. 357
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défendra près d’un siècle plus tard dans son De Iside et Osiride 362 . Cléopâtre finit par rejoindre son modèle — l’Isis hellénisée — du fait de l’aptitude prêtée à celle-ci de dominer le langage et maîtriser toutes les langues — grecque et barbares —, bref de séduire les peuples et les entraîner dans sa foulée civilisatrice. En d’autres termes, il semblerait que Cléopâtre-Isis préfigurât l’Isis dame de la langue grecque et des langues barbares, qui s’imposera dans les arétalogies de l’époque romaine consacrées à Isis 363, fille d’Hermès, synthèse de la paidéia grecque et de la sagesse égyptienne. Mais cela ne l’empêche pas, vis-à-vis du clergé indigène, d’entretenir des affinités spécifiques avec des divinités nationales 364. 8. Plutarque : entre histoire et mise en scène 8.0. On a vu que, malgré le partage d’éléments communs, il est impossible de superposer tous les portraits de Cléopâtre pour n’aboutir qu’à un seul qui ne serait forcément plus vrai que parce qu’il subsumerait tous les autres. Échappant à l’histoire, en n’apparaissant plus que sous l’aspect d’un filigrane diaphane de la réalité, Cléopâtre devient un sujet qui emprunte autant à l’histoire qu’à la légende. En abordant Plutarque, la question qui se pose est la suivante : peut-on en emboîtant le pas à un moraliste tel que lui 365, adopter le point de vue de celui-ci sans se tenir sur ses gardes lorsqu’il brosse le portrait de deux personnages présentant comme point commun d’avoir croisé la route de la belle Cléopâtre : Jules César et Marc Antoine traités respectivement en parallèles romains d’Alexandre le Grand et de Démétrius Poliorcète 366 ? De Démétrius et de Marc Antoine, il dit qu’ils ont vérifié cette maxime de Platon, « que les natures fortes produisent les grands vices comme les grandes vertus. En effet, adonnés l’un et l’autre à l’amour des femmes et du vin, grands guerriers, magnifiques dans leurs dons, prodigues et insolents, ils eurent aussi dans leur fortune de grands traits de ressemblance » 367. Il faut s’obliger à percevoir à chaque instant le moralisme sous-jacent à la pensée de l’auteur sous réserve de re-contextualiser les faits 362
Sydney H. AUFRÈRE, « Sous le vêtement de lin du prêtre isiaque, le “philosophe”. Le “mythe” égyptien comme Sagesse barbare chez Plutarque », dans S.H. AUFRÈRE (éd.) & Fr. MÖRI (concept.), Les sagesses barbares. Échanges et réappropriation dans l’espace culturel gréco-romain, Genève 2016, p. 191-270. 363 Voir BRICAULT, Les cultes isiaques, p. 72-80 (hymne de Kymè). 364 Cf. infra, § 14.1.4. 365 Sur le problème du moralisme chez Plutarque et le contexte culturel de renouveau des valeurs grecques dans lequel l’œuvre est écrite, on renverra naturellement à POLYCHRONIS, « Le portrait de Cléopâtre », p. 257-293. Ce texte, qui aborde le texte sous son angle littéraire, permet de cerner les buts de Plutarque dans sa biographie d’Antoine et de Cléopâtre, que l’on n’aborde pas ici. 366 Sur la construction des Vies parallèles par paires, ibid., p. 263. 367 PLUTARQUE, Demetr. 1.
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et insister sur la caractéristique, très significative, que Cléopâtre n’est pas l’objet d’une biographie, mais qu’elle est un simple ornement dans la vie de deux hommes célèbres 368. On présumera que la version de Plutarque construit ce qui deviendra sa légende à partir d’une lecture de Tite-Live, lui qui avait déjà pris un parti moralisant dans son Histoire romaine, dont on relève des traces dans l’épitomé de Florus. 8.1. Idéologie et propagande 8.1.1. Dans la lutte idéologique qui se déploie sur tous les fronts, les personnages incarnant la politique de leur temps, tirent profit des croyances sans frontières, des syncrétismes les plus divers, et s’adaptent par conséquent aux lieux et aux circonstances 369. La religion au sens officiel du terme est employée par ces protagonistes à des fins de légitimation du pouvoir. Selon les termes de Raphaëlle Laignoux, trois modalités seraient revendiquées de la part des acteurs en présence (Octavien et Marc Antoine), futurs belligérants : « la mise en évidence de leur piété au travers de différents actes rituels ; la mise en évidence de leur position de médiateur entre les dieux et les hommes du fait de leurs sacerdoces ; l’exaltation d’un lien privilégié avec une divinité précise » 370 . Ce qui est valable pour Octavien et Marc Antoine peut être étendu à Cléopâtre, d’autant qu’ils ont revendiqué tour à tour des liens affinitaires avec plusieurs divinités qui mettent clairement en relief leur programme politique. 8.2. La rencontre tarsiote d’Aphrodite et de Dionysos 8.2.1. Auteur remarquable, sachant magistralement soumettre l’histoire à la cause qu’il sert, Plutarque immortalise les actes d’une scène politique aussi vaste que la Méditerranée orientale. Dans ce contexte, il décrit le triumvir des provinces orientales et la reine d’Égypte comme exécutant un pas de deux à Tarse (fin de l’été 41) 371, lieu chargé d’histoire et d’archéologie 372 . Cette rencontre est enveloppée dans une atmosphère de séduction romantique, créée à dessein… Le premier, durant l’été 41, a choisi ce port important de Cilicie comme capitale après la seconde bataille de Philippes 368
Voir POLYCHRONIS, « Le portrait de Cléopâtre … », ici même, p. 271-306. Ce parti est vrai, sauf à la fin où il n’est plus question que d’elle (ibid., p. 284-285). 369 Cf. Raphaëlle LAIGNOUX, « L’utilisation de la religion dans la légitimation du pouvoir : quelques pistes de recherche pour les années 44-42 av. J.-C. », Cahiers « Mondes anciens » 2 (2011), p. 2-12. Octavien se tourne vers Apollon, Marc Antoine vers Dionysos. 370 Ibid., p. 2. 371 Voir CHAUVEAU, Cleopatra, p. 41-44. 372 Voir Olivier CASABONNE, « Notes ciliciennes », AnatAnt 4 (1996), p. 111-119 ; AnatAnt 5 (1997), p. 35-43 ; AnatAnt 7 (1999), p. 69-88.
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(23 oct. 42), où les Républicains venaient d’être défaits, pour y convoquer la reine. De part et d’autre, les détails ont de l’importance. Pour Marc Antoine, l’élection de Tarse comme capitale se fonde sur le fait que le port non seulement se trouve sur la route commerciale entre Antioche et l’Asie Mineure, mais constitue aussi le point de départ d’une route entre la Méditerranée orientale et le Pont-Euxin. Il a voulu distinguer et honorer la ville. Car celle-ci, devenue cité de droit romain sous Pompée 373 , avait subi les foudres des Républicains sur l’ordre de Cassius qui lui avait imposé un lourd tribut, suite au refus de ses habitants de leur ouvrir ses portes puis, cela fait, de s’être attaquée à Adana favorable à ces derniers (43) 374 . Lorsque Marc Antoine convoque la reine, un contentieux l’oppose aux triumvirs. Il s’agit du manquement de l’Égypte quand Octavien et Marc Antoine requièrent l’aide de la reine contre leur adversaire commun. La flotte égyptienne, qui devait se porter en Grèce en soutien à l’armée des deux triumvirs, s’en retourne en Égypte au prétexte qu’elle a été dispersée par une tempête, en n’assurant pas la mission qui lui était assignée. Quant aux quatre légions envoyées en Syrie par Cléopâtre au parti d’Octavien et de Marc Antoine, elles ont été retournées par Cassius au profit des Républicains 375. Cela n’augurait pas en faveur de Cléopâtre qui, manifestement, était fidèle en sous-main au camp des Républicains puisque son attitude tenait de la palinodie : ses actes contredisaient ses engagements. 8.2.2. Aussi, plutôt qu’une simple croisière vers les côtes de Cilicie, la convocation à Tarse était ainsi motivée par les remontrances que Marc Antoine s’apprêtait à adresser à la reine. Mais au final la rencontre se traduit par des tractations politiques annonçant publiquement les prémisses d’une alliance 376 présentée par Plutarque sous un jour politico-religieux. Depuis Philippes, les données ont changé et les enjeux sont considérables, car l’Égypte aux yeux de Marc Antoine fait figure d’alliée potentielle et doit être gagnée à tout prix. Il en est parfaitement conscient d’autant plus que c’est un pays qu’il connaît bien, ayant participé à la restauration d’Aulète sur le trône d’Égypte 377 . À la constatation de la reconfiguration des pouvoirs consécutive à la guerre civile à laquelle met fin le triumvirat de 43, on constate que la reine, qui a manifesté jusque-là une attitude plutôt ambiguë au cours des affrontements entre les deux partis, voit s’ouvrir des perspectives avan373
Non loin de Tarse, à l’ouest de l’embouchure du Cydnus, sur le site de l’actuelle Soli, se trouvait le port de Pompeiopolis construit à l’époque de Pompée, suite à la guerre contre les pirates (67 av. J.-C.) ; cf. Aline ABAECHERLI BOYCE, « The Harbor of Pompeiopolis », AJA 62/1 (1958), p. 67-78 : p. 67, n. 1 ; p. 11, fig. 3-4. 374 DION CASSIUS, Hist. 1, 47. Voir Victor LANGLOIS, « Voyage dans la Cilicie. Adana », RevArch 11e année, no 2 (oct. 1854 à mars 1855), p. 641-651 : p. 642. 375 AUMAÎTRE, « Cléopâtre VII Théa et l’Orient antonien », p. 218, n. 64 de l’article. 376 Ibid., p. 216-218, § 2.2. L’influence romaine sur les pratiques monétaires. 377 Cf. infra, § 8.3.3.
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tageuses du côté oriental grâce au représentant du pouvoir romain qu’elle a déjà eu l’occasion de rencontrer. Elle voit miroiter l’espoir de restaurer l’étendue des possessions lagides 378 . 8.3. La question d’Arsinoé IV et de Chypre 8.3.1. Au moment de la rencontre de Tarse, l’existence d’Arsinoé IV entre en ligne de compte. Revenons un peu en arrière. Selon les propos mêmes de César, lorsqu’il est à Alexandrie, celui-ci l’aurait exilée afin, dit-il, d’éviter qu’elle ne servît une sédition contraire à l’intérêt des deux corégents qui ont besoin de temps pour établir leur pouvoir 379. Mais César, ne prenant avec lui que la VIe Légion pour aller en Syrie, et en laissant derrière lui trois autres pour les soutenir, est également prêt à réprimer par ce moyen toute tentative au cas où les corégents se seraient montrés ingrats envers Rome 380. On voit que la confiance est loin de régner entre le dictateur et eux. Rien ne vient mettre en évidence de liens particuliers. Cléopâtre n’est mentionnée qu’une seule fois dans ses Guerres civiles 381. De plus, même si celle-ci, dans la Guerre d’Alexandrie, est présentée par lui comme une alliée n’ayant pas quitté ses quartiers au cours des affrontements 382, il n’aurait pu oublier que Ptolémée XIII et Cléopâtre, qu’il restaure pourtant sur son trône 383, avaient en effet, d’un commun accord, envoyé soixante navires pour soutenir la cause de Pompée 384. Quant à Arsinoé IV, sous l’influence de Ganymède, lors de la guerre d’Alexandrie, elle s’était avérée un chef de guerre redoutable, commanditaire d’assassinat à ses heures 385 . Elle restait, comme l’avait été son plus jeune frère, Ptolémée XIII, une adversaire coriace. Malgré ce qu’il dit à son sujet pour expliquer l’exfiltration d’Égypte de cette sœur cadette, cela n’empêchera pas César de traîner Arsinoé derrière son char lors de son triomphe à Rome (46) 386 où elle fut l’objet, avec le roi 378
Il est intéressant de voir, sur cette question, l’avis pondéré de Michel CHAUVEAU, L’Égypte au temps de Cléopâtre, p. 35. 379 CÉSAR, Bell. Alex. 33, 2. 380 CÉSAR, Bell. Alex. 33, 4. Mais voir APPIEN, Bell. civ. 3, 11, 78. 381 CÉSAR, Bell. Alex. 33, 2. 382 CÉSAR, Bell. Alex. 33, 2. 383 APPIEN, Bell. civ. 2, 21, 154. 384 APPIEN, Bell. civ. 2, 10, 71. 385 CÉSAR, Bell. Alex. 4, 1 (elle fait assassiner Achillas par Ganymède). Sur les textes classiques consacrés à Arsinoé IV chef de guerre, voir Cédric PILLONEL, « Les reines historiques sur les champs de bataille », dans Fl. BERTHOLET, A. BIELMAN-SÁNCHEZ & R. FREISTOLBA (éd.), Egypte – Grèce – Rome. Les différents visages des femmes antiques. Travaux et colloques du séminaire d’épigraphie grecque et latine de l’IASA 2002-2006, Berne 2008, p. 117-146 : p. 140-141. 386 APPIEN, Bell. civ. 2, 101. Cette dernière, mise aux arrêts à Alexandrie, s’échappa puis fut condamnée pour haute trahison et traînée enchaînée derrière le char du vainqueur.
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berbère Juba — futur roi de Maurétanie —, de la sympathie de la foule 387, ce qui lui valut d’être exilée à Éphèse. L’Égypte, lors du deuxième triomphe ayant eu lieu en 46, aurait bien fait figure de vaincue selon l’épitomé de TiteLive chez Florus 388 puisque figure dans le cortège, outre Arsinoé IV, des représentations du Nil et du Phare dans une perspective de mise en scène de la guerre d’Alexandrie. Cependant, vivante, Arsinoé constituait très certainement un motif de discorde entre Cléopâtre et Rome, cette dernière étant désireuse de s’appuyer sur des royaumes alliés aisés à défendre 389. D’où il se peut que les questions de propriété de l’île de Chypre et d’Arsinoé IV aient été liées. Un projet de César avait brièvement consisté, selon Lucain 390, à confier, malgré l’annexion de Chypre à la Cilicie romaine en 59/58 391, le territoire de l’île à Ptolémée XIV 392 et à Arsinoé IV, jusqu’au moment où il serait revenu sur sa décision après la trahison de cette dernière ayant voulu tirer sa propre épingle du jeu. César assassiné aux Ides de mars (15 mars 44), le projet revient au devant de la scène la même année sur les instances de Marc Antoine qui, en voulant assumer la promesse inaccomplie de César, aurait voulu faire d’Arsinoé IV, au dire de Peter Green, un « contrepoids potentiel » (a potential counterweight) à son aînée Cléopâtre 393. 8.3.2. César aurait rendu Chypre, soustraite à l’Égypte du temps d’Aulète et rattachée à la province romaine de Cilicie dès 58 394, à la reine, probablement dès 47/46 395. Chypre représentait un enjeu stratégique de premier ordre pour l’Égypte sur l’échiquier naval méditerranéen 396 et il semblerait, avant l’entrevue de Tarse, qu’un stratège de l’île, répondant au nom de Sérapion — nom bien alexandrin —, eût déjà agi dès 43 pour le
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DION CASSIUS, Hist. 43, 19, 3. Voir Jean-Louis VOISIN, « Le triomphe africain de 46 et l’idéologie césarienne », AntAfr 19 (1983), p. 7-33 : p. 12-13, 14, 23, 25. 388 FLORUS, Epit. Tit.-Liv. 2, 13. 389 CHAUVEAU, loc. cit. 390 LUCAIN, Bell. civ. 10, 107. Mais aussi DION CASSIUS, Hist. 42, 35, 5. Voir MICHEL, « Cléopâtre et l’île d’Aphrodite », p. 236-238, § 2.1.1. 391 En vertu de la Lex Clodia de Cypro. Cf. infra, § 15.2.1. 392 Jonathan TRACY, « The text and significance of Lucan 10.107 », ClassQuart (NS) 60/1 (2010), p. 281-286. Voir aussi GREEN, « The Last of the Ptolemies », p. 155. — Ptolémée XIV, ob. 44, est probablement mort empoisonné par Cléopâtre. 393 GREEN, « The Last of the Ptolemies », p. 158. 394 Ibid., p. 138. Voir les circonstances au cours desquelles l’île avait été perdue dans Anaïs MICHEL, « Cléopâtre et l’île d’Aphrodite. Enjeux politiques et idéologiques de l’île de Chypre au crépuscule de la dynastie lagide », ici même, p. 247-270 : p. 248-249, § 1.1. Contexte général. 395 WALKER, « Cleopatra in Pompeii? », p. 41. 396 On renverra ici à MICHEL, « Cléopâtre et l’île d’Aphrodite », p. 249-250, § 1.2. Chypre : un enjeu stratégique de premier ordre pour les Diadoques.
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compte de Cléopâtre, en envoyant à son insu une aide militaire à Cassius 397. Les sources ne donnent pas une vision claire de la question chypriote 398 . Si Chypre avait été rattachée à la province romaine de Cilicie, et si l’île avait été rendue à Cléopâtre onze années plus tard 399 , Peter Green pense que, contrairement à l’idée qui semblerait émerger de cette rencontre « romantique », le triumvir aurait bel et bien, en 41, soustrait cette possession à la reine 400, en attendant — il est raisonnable de le penser — qu’elle eût donné des gages, compte tenu de son attitude jugée ambiguë à l’égard de Rome. Le destin tourna en faveur de Cléopâtre puisqu’Arsinoé IV, après avoir connu quelques années de répit après le triomphe de César de 46, fut bientôt exécutée sur ordre de Marc Antoine à Éphèse (41) où elle s’était réfugiée en 43 401 . 8.3.3. À la politicienne expérimentée et fine psychologue qu’était la reine d’Égypte, il ne restait plus qu’à se rapprocher du triumvir quadragénaire qu’elle connaissait du temps où il était chef de la cavalerie d’Aulus Gabinius (100-47) à Alexandrie, lorsque ce dernier, sur l’ordre du Sénat, vint de Syrie rétablir sur le trône Ptolémée XII Néos Dionysos 402. Pour aller au bout de son rêve politique résidant dans la restauration de l’empire lagide, elle devait faire preuve d’inventivité avec Marc Antoine pour inverser le cours de l’histoire où le sort de l’Égypte paraissait déjà inscrit, à en croire la présence romaine en Égypte même. Au vu de l’attitude de Rome à l’égard du MoyenOrient, il ne fallait pas réfléchir bien longtemps pour savoir où conduirait la présence de Rome en Égypte, à moins de réussir à juguler l’influence économique de Rome et tirer profit de la présence militaire 403. 397
Ibid., p. 252-253, § 2.1.1. Reconstitution de la chronologie d’après les sources littéraires ; CHAUVEAU, Cleopatra, p. 36-38. Mais voir également Duane W. ROLLER, Cleopatra: A Biography, Oxford 2010, p. 182, qui pense, d’après les monnaies représentant un portrait de la reine portant un enfant (= Aphrodite et Éros), que l’île serait retournée sous contrôle ptolémaïque peu après 47, date présumée de la naissance de Césarion. Mais on verra l’étude de Audrey ELLER, « Césarion, controverse et précisions », qui plaide pour l’an 44. 398 Voir l’exposé de la question dans MICHEL, « Cléopâtre et l’île d’Aphrodite », p. 236-239, § 2.1.1-2.1.2. 399 AUMAÎTRE, « Cléopâtre VII Théa… », p. 214-215, § 2.1. Ascalon, une production singulière. 400 GREEN, « The Last of the Ptolemies », p. 160. D’ailleurs, Marc Antoine aurait, selon DION CASSIUS (Hist. 48, 40, 5-6), nommé un stratège de l’île en 39 (cf. MICHEL, « Cléopâtre et l’île d’Aphrodite », p. 236-238, § 2.1.1), ce qui rend incertaine la maîtrise de l’île, au moins entre cette année-là et 36, par la reine. 401 FLAVIUS JOSÈPHE, Ant. 15, 89 ; APPIEN, Bell. civ. 5, 9, 34. Sur les circonstances de cette mort, voir GREEN, « The Last of the Ptolemies », p. 160. 402 APPIEN, Bell. civ. 5.1. Malheureusement, on ne sait pas exactement si c’est une décision personnelle de Marc Antoine ou si ce dernier s’est laissé gagner aux vues de Cléopâtre. 403 Voir à ce sujet Bernard LEGRAS, « Les Romains en Égypte, de Ptolémée XII à Vespasien », Pallas 96 (2014), p. 271-284. Voir § 1. Diplomates, intellectuels et commerçants romains en Égypte tardo-ptolémaïque. 2. Les prémices de l’exploitation de l’Égypte par Rome :
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8.4. Penser différemment ? 8.4.1. Si l’on veut savoir comment Cléopâtre procéda à l’égard de Marc Antoine, il est probable que le récit de Plutarque, dans les Vies qu’il consacra à Jules César et Marc Antoine, longtemps après les événements et en se fondant sur la lecture d’œuvres aujourd’hui perdues comme celle de TiteLive, jette un éclairage qui n’est pas sans risque. Sur ce récit influent, en effet, les vues philosophiques et moralistes d’un auteur qui excelle dans une subtile dialectique et qui sait émonder, lorsqu’il le faut, les branches de l’Histoire. 8.4.2. Par souci de restaurer un équilibre entre réalité et fiction, on opposera au récit de Plutarque un regard éclairant sur cette rencontre, dû au talent de l’historien britannique Peter Green 404 : By the time that Antony summoned her to that fateful meeting at Tarsus, in 41, she already knew more than enough about him: his limited tactical and strategic abilities, his great popularity with his troops; his blue blood, that was so embarrassingly offset by financial impoverishment; the drinking, the philoprogenitive womanizing, the superficial philhellenism, the Herculean vulgarity, the physical exuberance and brutal ambition, the Dionysiac pretensions to godhead. Rural Egypt might be on the verge of economic collapse, but the queen—who had still further debased Auletes’ already poor silver coinage, cutting the proportion of actual silver from thirty-three to twenty-five percent—put on a show that Ptolemy Philadelphos could not have outdone: the gilded poop, the silver oars, the purple sails, the Erotes fanning her, the Nereid handmaids steering and reefing-all this made an immense impression at the time, and (via North’s Plutarch) provided Shakespeare with one of his most famous bravura descriptive passages.
8.4.3. L’auteur, qui note au passage l’impact de Plutarque sur le Antony and Cleopatra de Shakespeare 405 , formule le portrait critique de Marc Antoine qu’imagine la reine au moment où l’économie égyptienne est au plus bas en raison de l’altération du titre de la monnaie d’argent décidée en son temps par
Gabinius et Rabirius ; § 3. Un papyrus de 33 av. J.-C. sur les intérêts économiques romains en Égypte. Sur la présence militaire, considérée en bonne part voir § 4. L’impact des garnisons romaines dans la chôra égyptienne sous Cléopâtre VII (le document évoque un décret d’asylie d’une synagogue du Delta sous le règne conjoint de Cléopâtre VII et Césarion). 404 GREEN, « The Last of the Ptolemies », p. 159. 405 On peut avoir une idée de l’étendue des productions littéraires sur Antony and Cleopatra dans « Antony and Cleopatra », ShQuart 48/5, World Shakespeare Bibliography, 1996 (1997), p. 605-609. Shakespeare se fonde sur les Vies de Plutarque traduites (1579) à partir de Jacques Amyot par Thomas North (1535-1604) ; cf. WESTBROOK, « Horace’s Influence on Shakespeare’s Antony and Cleopatra », p. 392.
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son père 406 (une partie du numéraire circulant en Égypte est frappé à Chypre 407 ) pour rembourser ses libéralités faites à César et à Pompée 408 ainsi que les dettes contractées auprès de prêteurs romains 409 . En stratège, elle joue son va-tout dans cette rencontre. 8.4.4. Malgré le romanesque qui émaille le récit de Plutarque, certains aspects percent, même si l’on constate, au vu de l’optique choisie, que les faits historiques et religieux s’estompent. Le texte traduit chez les protagonistes une volonté de mise en abyme respective de leurs propres personnages, mise en abyme tirant profit d’une mythologie populaire commune à la sphère gréco-orientale. Mais il convient d’être conscient que la réception du texte, grâce à la première traduction en français (retraduite en d’autres langues) de Jacques Amyot des Vies de Plutarque, faite entre 1559 et 1565, a nourri des générations de littérateurs et de peintres, sauf justement Étienne Jodelle, qui écrit sa Cléopâtre captive en 1553 et qui, élève de l’helléniste Jean Dorat, aurait pu prendre connaissance en grec du texte de Plutarque, à moins qu’il ne l’ait fait en latin 410. Ceux-ci ont influé sur les modèles de représentation et de réception dont nous devons, à notre tour, nous départir pour éviter, par l’absence de recul et de pondération des sources, de faire émerger inconsciemment le portrait de Cléopâtre émanant de Plutarque. De même que le thème de Judith et Holopherne, qui fait florès dans la peinture du XVIIe siècle en exploitant les facettes successives de cette action biblique, la rencontre de Tarse fait l’objet de maintes tentatives de représentations auxquelles la mémoire ne peut échapper. En l’espèce, mieux que le tableau du Lorrain, peint en 1642, Cléopâtre débarquant à Tarse (musée du Louvre), au caractère anecdotique, La rencontre de Marc Antoine et de Cléopâtre (collection particulière) de Lawrence Alma-Tadelma, réalisé en 1885, s’impose à l’esprit. Cet hypertexte pictural de la narration de la rencontre par Plutarque émerge sur fond de trirèmes romaines aux silhouettes imprégnées des recherches archéo-logiques contemporaines et qui préfigurent une vision pré-hollywoodienne d’une Cléopâtre languide dans un déshabillé transparent bleu azuré. S’imposant à l’esprit, une telle œuvre empêcherait presque de penser la scène autrement. Il faut donc l’oublier et revenir au texte en notant que la rencontre de l’alliée de Rome, 406
Théodore REINACH, « Du rapport de valeur des métaux monétaires dans l’Égypte au temps des Ptolémée », REG 41/190-191 (1928), p. 121-196 : p. 139, 175, 183, 186. Un bref aperçu de la situation dans CHAUVEAU, L’Égypte au temps de Cléopâtre, p. 115. 407 Ibid., p. 170-171. Il s’agit des ateliers de Paphos, de Salamine et de Kition. Et ce depuis les règnes de Ptolémée Soter II et Ptolémée Alexandre (116-80). On renverra aussi à Barbara LICHOCKA, Aphrodite et les émissions monétaires chypriotes, Rome 2012. 408 LEGRAS, « Les Romains en Égypte », § 3. 409 LEGRAS, « Les Romains en Égypte » : 2. Les prémices de l’exploitation de l’Égypte par Rome : Gabinus et Rabirius. 410 Marie DELCOURT, « Jodelle et Plutarque », BAGD 42 (janv. 1934), p. 36-52 : p. 50.
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Cléopâtre, et de Marc Antoine à Tarse (41 av. J.-C.), narrée par le philosophe moraliste, serait un terrain miné d’assertions diverses. 8.5. En remontant le Cydnus — Aphrodite-Ariane ? 8.5.1. On connaît le goût des personnages de l’Antiquité pour leur propension à incarner, sur les scènes nationale et internationale, des rôles divins et attacher à leur actes des allusions mythologiques et légendaires raffinées, enjeux symboliques dans un univers où la mythologie est considérée comme une culture où les dieux et les héros de l’Antiquité sont convoqués comme témoins des actes du quotidien 411. Chypre est un carrefour traditionnel d’influences entre les divinités orientales, grecques et égyptiennes, dont témoignent les sites archéologiques de l’île. 8.5.2. Bien que décoder l’auteur des Vies soit un exercice délicat, il n’est pas interdit de se livrer à une tentative d’explicitation au fil du texte, surtout lorsqu’il s’agit des actes d’une reine revus au prisme d’une propagande dont il a subi l’impact. À bord d’un navire d’apparat, la reine remonte le Cydnus, aujourd’hui le Tarsus Çayı, « la rivière de Tarse », praticable sur la partie basse de son cours 412 . Revêtant l’apparence d’Aphrodite, elle est accompagnée d’un équipage déguisé en Nymphes, Néréides et Amours. De quelle Aphrodite s’inspire-t-elle ? On se perdrait en conjectures érudites, d’autant que cette déesse se prête, selon les lieux, à une grande diversité d’apparences et à de multiples syncrétismes. Mais la description de l’auteur permet pourtant de faire une concession à l’Aphrodite marine 413, jadis « déesse chère aux gens de commerce maritime » à laquelle étaient attachées, en Méditerranée orientale jusqu’au Pont-Euxin, des croyances et des superstitions 414. Contrairement au tableau-hypertexte de Lawrence Alma-Tadelma qui rend l’Égypte explicite au moyen de hiéroglyphes sur 411
Cf. supra, § 8.1.1. Jadis, Tarse était en retrait de l’embouchure du Cydnus, fleuve à progradation lente. Voir la description de la région dans STRABON, Geog. 15, 5, 10-12. 413 Sur cette Aphrodite marine, très connue, et ses différentes formes syncrétiques, voir Catherine ABADIE-REYNAL, « Les maisons à décors mosaïqués de Zeugma », CRAIBL 146ᵉ année, no 2 (2002), p. 743-771 : p. 760, 769 ; Maria ALEXANDRESCU VIANU, « Aphrodites orientales dans le bassin du Pont-Euxin », BCH 121/1 (1997), p. 15-32 : p. 21, 30 (Astarté marine). Dans le sanctuaire de Cos, on vénérait une Aphrodite-Astarté marine et son parèdre Baal-Zeus Sôter (p. 21). L’auteur ajoute (loc. cit.) que « L’Aphrodite orientale est à la fois marine et potnia thérôn », à Istros où elle est vénérée (p. 22). Sur Aphrodite, en général, voir l’ouvrage récent de Amy C. SMITH & Sadie PICKUP (éd.), Brill’s Companion to Aphrodite, Leyde – Boston 2010 (CR de Iwo SLOBODZIANEK dans Kernos 24 [2011], p. 330-335). L’hypothèse d’« Aphrodite maritime » est clairement choisie par Julien TONDRIAU, « Notes ptolémaïques », Aegyptus 22 (1948), p. 168-177 : p. 175. 414 Voir Julie VELISSAROPOULOS, « Le monde de l’emporion », DHA 3 (1977), p. 61-85 : p. 71-72. 412
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l’habitacle du bateau, la reine privilégie en fait le mode grec au détriment du mode égyptien. Pour autant qu’on puisse l’imaginer, on serait en droit de penser que, parmi les Tarsiotes ayant vu la reine arriver au cœur de la ville que traverse le fleuve, l’effet de surprise dut être saisissant 415 . Mais il est possible qu’il n’en ait pas été de même pour le triumvir, car il s’agissait d’une rencontre selon des modalités arrangées d’avance par Quintus Dellius, ami de Marc Antoine 416 . Dès lors, il convient de privilégier l’hypothèse d’une « mise en scène théâtrale » plutôt qu’un « coup de théâtre » 417 . Ainsi, la rencontre revêtant aux yeux du public l’apparence d’une hiérophanie, il y a tout lieu de penser que Plutarque l’aurait transposée en termes littéraires. Convoqués dans son écrit, les témoins répètent à l’envi qu’on assistait, « pour le bonheur de l’Asie », à la rencontre d’Aphrodite et de Dionysos 418, le tout se détachant sur un arrière-fond culturel barbaro-oriental 419 . Les allusions au caractère politique sous-jacent de cette rencontre ne pouvaient échapper aux Tarsiotes installés aux premières loges au vu des rapports étroits de leur cité (récemment de droit romain depuis Pompée) avec l’île de Chypre devenue d’obédience cilicienne en 58 420. À l’instant de la rencontre, deux choses doivent être mises en exergue. D’une part il est raisonnable de penser que la reine aurait pu, à cette 415 STRABON, Geogr. 14, 1, 10 : le Cydnus divise la ville de Tarse par la moitié et la lagune du Rhêgma sert de port aux habitants. 416 Voir Henri JEANMAIRE, « La politique religieuse d’Antoine et de Cléopâtre », RevArch 5e Série, 19 (1924), p. 241-261 : p. 248-249. — Celui-ci évoque une entente préalable à la venue de Cléopâtre, mandée par Marc Antoine, pourparlers menés par l’historien romain Quintus Dellius, ami du triumvir, sans compter une correspondance ; cf. PLUTARQUE, Ant. 25, 3. Il n’existe pas, malheureusement, de notice sur Cléopâtre par Pierre BAYLE, mais voir celle de Dellius (Dictionnaire historique et critique de Mr. Pierre Bayle. Tome second, troisième édition … Rotterdam, 1820, p. 976-977. Voir POLYCHRONIS, « Le portrait de Cléopâtre », ici même, p. 284294, § 3. Cléopâtre l’inquiétante et énigmatique reine orientale. Voir surtout p. 285-286. Selon Plutarque, qui recourt à un parallèle littéraire avec l’Iliade, Antoine serait berné (ibid., p. 287). 417 Selon l’expression élégante de JEANMAIRE, op. cit., p. 249. 418 PLUTARQUE, Ant. 27. Voir Paul M. MARTIN, Antoine et Cléopâtre : la fin d’un rêve, Paris 1990, p. 131-133, qui peint un tableau haut en couleur de cette rencontre. Voir aussi TONDRIAU, « La dynastie ptolémaïque et la religion dionysiaque », p. 310 ; ID., « Rois Lagides comparés ou identifiés à des divinités », p. 139 ; ID., « Les thiases dionysiaques royaux de la cour ptolémaïque », p. 163 ; Julien TONDRIAU, « Princesses ptolémaïques comparées ou identifiées à des déesses (IIIe-Ier siècles avant J.C.) », BSRA 37 (1948), p. 12-33 : p. 28, b. Voir aussi POLYCHRONIS, « Le portrait de Cléopâtre », p. 275-276, qui évoque l’inégalité entre la reine et le triumvir et le fait qu’elle retourne la situation en sa faveur. 419 L’article de Cécile BOST-POUDERON, « Le ronflement des Tarsiens : l’interprétation du Discours XXXIII de Dion de Pruse », REG 113 (2000), p. 636-651, montre que Dion Chrysostome (30-116) reproche aux habitants « un comportement trop oriental, en rupture avec la παιδεία grecque. » Voir aussi Paul VEYNE, « L’identité grecque devant Rome et l’empereur », REG 112 (1999), p. 510-567 : p. 543, n. 168. Les Tarsiotes sont meilleurs philosophes que les Athéniens d’après STRABON, Geogr. 14, 1, 13. 420 Cf. supra, § 8.3.2.
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occasion, emmener Césarion avec elle, ce dernier apparaissant comme le représentant vivant de la lignée de Vénus Génitrice-Aphrodite protectrice de la gens Iulia. En outre, la restitution de l’île à la reine par César en 47 étant postulée, il est possible que celle-ci ait été accompagnée soit immédiatement, soit par la suite, d’émissions moné-taires dont le décor, au droit, met en avant le rapport fusionnel entre Aphrodite et Éros 421 , comme transposition de Cléopâtre, à qui l’île aurait été rétrocédée, et de Césarion, héritier en tant que fils naturel de César 422 . Ce motif, en dehors de Rome, a du sens, car autant la manifestation à Rome d’une liaison publique entre le Grand Pontife et la reine aurait pu paraître indigne des mœurs romaines 423, autant une allusion à Chypre d’un enfant adultérin, Césarion-Éros fils de CléopâtreAphrodite, faisant écho à Vénus Génitrice, était, quoique discrète, significative du lien que Cléopâtre souhaitait maintenir a posteriori entre elle et Jules César en même temps que l’affichage de ses prétentions au bénéfice de son fils. D’autre part, il faut souligner, dans le dispositif territorial des Ptolémées, le rôle de Chypre, « l’île d’Aphrodite » selon la synecdoque habituellement usitée 424 . Ainsi, dans les tractations menées sur les rivages de Cilicie, la question de l’île de Chypre, pièce maîtresse lagide sur l’échiquier méditerranéen et perdue par son père 425, est primordiale. C’est à cette revendication que satisfera pleinement Marc Antoine, quelques années plus tard, lors des « Donations d’Alexandrie » (34-33), mais dans un contexte de redistribution de l’Empire d’Orient aux membres d’une famille recomposée. Au premier degré, on peut penser que Chypre aurait ainsi fait entre Cléopâtre et Marc Antoine l’objet de discussions serrées auxquelles pouvait être associé, comme on l’a vu précédemment, le sort d’Arsinoé IV, réglé la même année à Éphèse 426 . Mais au second degré, qui nous importe ici, la rencontre des protagonistes dans le récit de Plutarque, présentée comme l’intérêt de l’Asie, est perçue sous le jour d’une rencontre politique plutôt que sous celui d’une rencontre symposiaque ou d’une invitation à l’hyménée
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TONDRIAU, « Princesses ptolémaïques », p. 28, a). Sur les monnaies en question, originaires des ateliers de Paphos, voir MICHEL, « Cléopâtre et l’île d’Aphrodite », § 3 et n. 49 ; TONDRIAU, « Rois Lagides comparés ou identifiés à des divinités », p. 141. 423 Cf. supra, § 3.5.3. 424 Voir JEANMAIRE, « La politique religieuse d’Antoine et de Cléopâtre », p. 248. Mais aussi MICHEL, « Cléopâtre et l’île d’Aphrodite », ici même, p. 250-251, § 1.3. Des enjeux symboliques et idéologiques. 425 Sur les circonstances de la perte de l’île de Chypre, voir MICHEL, « Cléopâtre et l’île d’Aphrodite », ici même, p. 248-249, § 1.1. Contexte général. 426 Cf. supra, § 8.3.2. 422
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et au thiase dionysiaque 427 . En pareille occurrence, on est fondé à penser, en se fondant sur le schéma de Plutarque, que Cléopâtre serait associée au paradigme féminin de l’amour et de la sensualité — Aphrodite-Cléopâtre accompagnée ou non de Césarion-Éros, souvenir vivant de son géniteur —, tandis que Marc Antoine serait lié au modèle du dieu voyageur et fondateur, dieu de la vigne, du vin, mais aussi de l’hubris dont l’abus de ce dernier est la conséquence. En effet, dans la suite d’Alexandre le conquérant, Marc Antoine, ayant renoncé à Énée, ancêtre familial, au profit d’Héraclès 428, autre héros civilisateur appartenant au cycle dorien 429, a fait sienne la mystique dionysiaque 430 en s’appuyant sur le pouvoir des confréries et des associations dionysiaques d’Asie Mineure 431 comme le montrera son entrée à Éphèse au printemps 41, qui défraie déjà la chronique du temps 432 ; à l’instar d’Alexandre, son modèle, il se considère comme le héros courroucé, irascible et sauvage, dieu du triomphe revenu d’Asie 433 ; c’est à telle 427
Stéphanie WYLER, « Dionysos/Loufir/Liber et sa parèdre », Mélanges de l’École française de Rome - Antiquité [en ligne], 125-1 | 2013, mis en ligne le 23 octobre 2013, consulté le 27 janvier 2016. URL : http://mefra.revues.org/1252, § 18 : « les rapports entre Dionysos et Aphrodite sont bien connus dans les contextes symposiaques et dans l’art qui en émane. » 428 Petre CEAUSESCU, « Caligula et le legs d’Auguste », HZAG 22/2 (1973), p. 269-283. Marc Antoine inspire Caligula plus d’une fois (p. 276) : « Outre Dionysos, que les deux personnages prétendaient également incarner, ils se réclamaient d’Hercule : Antoine avait établi une ascendance généalogique qui le rattachait directement à ce demi-dieu, tandis que Caligula s’identifiait à la même divinité. Auguste avait blâmé Antoine d’avoir abandonné l’ascendance d’Enée, pour adopter celle d’Hercule. » Voir aussi JEANMAIRE, « La politique religieuse d’Antoine et de Cléopâtre », p. 246 ; Adrien BRUHL, « Le souvenir d’Alexandre le Grand et les Romains », MEFRA 47 (1930), p. 202-221. — Noter qu’Héraclès est un des grands dieux de Tarse, avec Persée, Apollon-Lykeios et Athéna ; cf. René LEBRUN, « Syncrétismes et cultes indigènes en Asie Mineure méridionale », Kernos 7 (1994), p. 145-157 : p. 147 ; Pierre CHUVIN, « Apollon au trident et les dieux de Tarse », JS (1981), p. 305-326. Persée passe pour le fondateur de Tarse ; cf. Pierre BRIANT, « Les Iraniens d’Asie Mineure après la chute de l’empire achéménide », DHA 11 (1985), p. 167-195 : p. 186. 429 Voir Sydney H. AUFRÈRE, « Héraclès égyptien et la maîtrise des eaux. De l’Achélôos au Nil et au Bahr el-Youssef », dans S.H. AUFRÈRE et M. MAZOYER (éd.), Au confluent des cultures. Enjeux et maîtrise de l’eau (CahKubaba), Paris 2015, p. 13-57. 430 Voir la documentation rassemblée par TONDRIAU, « Rois Lagides comparés ou identifiés à des divinités », p. 139-141. 431 TONDRIAU, « Les thiases dionysiaques royaux de la cour ptolémaïque », p. 167-169. 432 JEANMAIRE, « La politique religieuse d’Antoine et de Cléopâtre ». Voir en particulier p. 244-245, où l’auteur insiste sur le fait que cette assimilation s’est étendue sur dix années et que partout où il arrive il est reçu comme Dionysos. Voir aussi TONDRIAU, « La dynastie ptolémaïque et la religion dionysiaque », p. 310 ; ID., « Rois Lagides comparés ou identifiés à des divinités », p. 139 ; ID., « Les thiases dionysiaques royaux de la cour ptolémaïque », p. 162. 433 Voir Jean-Christophe COUVENHES, « Le basilikon symposion de Cléopâtre à Tarse et l’attitude royale de Antoine Neos Dionysos à Athènes selon Athénée, IV, 147e-148c », dans C. GRANDJEAN, A. HELLER & J. PEIGNEY (éd.), À la table des rois. Luxe et pouvoir dans l’œuvre d’Athénée, Rennes 2013, p. 229-250 ; Isabelle TASSIGNON, « Le héros face à Dionysos : étude des modalités du conflit », dans V. PIRENNE-DESFORGES & E SUÁREZ DE LA TORRE (dir.), Héros
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enseigne qu’il s’attend à être perçu par les populations d’Asie Mineure et de Grèce venant à sa rencontre 434 . Mais pour autant, sous ce rapport, cette pseudo-hiérogamie, considérée comme érotico-mythologique, n’induit pas une relation inégale des modèles si on pense à la rencontre entre une déesse authentique de l’Olympe et un demi-dieu 435 . Marc Antoine s’est emparé d’une figure divine alors à son zénith tandis que Cléopâtre, tout Aphrodite qu’elle fût, se trouvait en situation de demanderesse. Aussi faire fond sur l’Aphrodite classique pour modèle de référence pourrait s’avérer réducteur, car il serait raisonnable de penser que la rencontre se serait placée d’entrée de jeu dans l’orbite de légendes ou de mythes locaux. Bien informée, ne serait-ce que par Quintus Dellius qui avait pris langue avec elle au nom de Marc Antoine, Cléopâtre ne pouvait en effet qu’être au courant des us et coutumes religieux tarsiotes. Mettant le pied en Asie Mineure (le golfe de Tarse se trouvant juste dans l’axe du cap Saint-André de Chypre), l’arrivée d’Aphrodite-Cléopâtre entrait en résonance avec une divinité mixte locale connue, au Ier siècle avant notre ère, par les figurines façonnées par les coroplathes locaux : Aphrodite-Ariane 436 . Dans de telles conditions, les aspects de la mythologie locale pouvaient bien s’accorder à l’expression de cette hiérogamie publiquement festive, d’autant que celle de Dionysos et d’Ariane est l’une des mieux documentées de l’art hellénistique 437. 8.5.3. Dans ce rapprochement, il se pourrait que l’Égypte ne fût pas encore aussi présente au premier plan qu’on ne le pense, à s’en tenir au propos de Plutarque qui s’en fait seul l’écho. Michel Malaise, connu pour sa pondération, écrit : « Quand en 41, Cléopâtre se rendit à Tarse auprès d’Antoine, on dit qu’Aphrodite visitait Dionysos (Plutarque, Ant. 26, 3) ; c’est ce que pensaient les Grecs, mais pour les Égyptiens, c’était la rencontre d’Osiris et d’Isis 438 . » Même si, toutes proportions gardées, il s’agit d’une assertion prudente de sa part, quoiqu’il se fonde, pour justifier cette double assimilation, sur le fait qu’en 34, lorsque Marc Antoine célèbre à Alexandrie son triomphe sur l’Arménie, elle porte le titre de Nouvelle Isis et lui celui de et héroïnes dans les mythes et les cultes grecs (Kernos suppl. 10), Liège 2000, p. 122-136. Sur le retour d’Alexandre, voir Gérard COLIN, Alexandre le Grand, Paris 2007, p. 225-236. 434 Voir les belles pages de Philippe BORGEAUD, Exercices de mythologie, Fribourg 2004, p. 127-128. 435 Chez les mythographes classiques, la rencontre d’Aphrodite et de Dionysos passait en effet pour une relation adultérine d’où naquirent plusieurs dieux secondaires : Priape, Hyménée et l’Hermès souterrain. 436 http://cartelfr.louvre.fr/cartelfr/visite?srv=car_not_frame&idNotice=7632. 437 WYLER, « Dionysos/Loufir/Liber et sa parèdre », § 11. Sur les rapports entre Aphrodite et Ariane, représentant « deux aspects d’une même entité », voir § 14-15, 17. 438 MALAISE, Les conditions de pénétration, p. 383. Dans ce sens, voir aussi JEANMAIRE, « La politique religieuse d’Antoine et de Cléopâtre », p. 248 : « Mandée par Antoine, Cléopâtre paraît en divinité de la mer, en Anadyomène, ou plutôt en Isis marine, dans le cortège et la pompe d’Aphrodite. »
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Nouveau Dionysos (Liber Pater), incarnation d’Osiris 439, il me semble que ce qui est vrai en Égypte, en 34, ne l’est pas encore forcément sur les rivages de Cilicie sept années plus tôt. Là domine, dans cette hiérogamie, l’intention féminine de Cléopâtre d’une séduction en mode grec qui ait localement du sens, d’autant que la reine était littéralement invitée, dans la mesure où elle avait connaissance de l’entrée de Marc Antoine à Éphèse, à se produire dans une manière de contre-thiase aphrodisien, c’est-à-dire, selon Julien Tondriau, un thiase dionysiaque féminisé pouvant rivaliser en faste et en spectaculaire avec celui de son rival 440 . Songeant à la « politique “d’identification divine” d’Antoine et de Cléopâtre » 441, il me semble que ce n’est qu’à partir de 37 jusqu’en 34, date à laquelle Marc Antoine débarquera à Alexandrie, qu’un syncrétisme gréco-égyptien commen-cera à s’instaurer de façon claire. Car non seulement la titulature de Cléopâtre témoigne d’une réorientation idéologique en direction de la Syrie 442, mais on voit aussi, dans l’attitude de celle-ci, se profiler une volonté, dans le cadre alexandrin, de mettre en place un syncrétisme dans l’air du temps et ouvertement destiné à combler un besoin idéologique et religieux dans le bassin méditerranéen 443 . Ce dernier est étayé par une incarnation royale sous l’aspect du couple réuni, d’Isis et d’Osiris-Dionysos 444 garants à leur tour de la succession d’Horus-Césarion sur le trône d’Égypte. 8.5.4. Pour l’heure, à Tarse, les aspects de la vie même de Marc Antoine traduisaient les facettes divines de Dionysos qui pouvaient l’inciter à une véritable mise en abyme, d’autant qu’il est épris, dans l’art oratoire, de style grec asiatique et ne peut être officiellement tenu pour un philistin, sinon pour donner le change. Précédé dès sa jeunesse par une solide réputation de débauché, amateur de vin et de femmes, le personnage se plaît à camper publiquement le personnage de celui qui est devenu un dieu grécobarbare 445. L’existence, chez Cléopâtre et Marc Antoine, d’un certain goût pour le ludique et la mise en scène 446 permet de comprendre leur type de relation. Mais on ne peut tenir pour rien la propagande romaine, qui dénonce 439
VELLEIUS PATERCULUS, Hist. Rom. 2, 82, 4 ; TONDRIAU, « Rois Lagides comparés ou identifiés à des divinités », p. 140, d ; ID., « Les thiases dionysiaques royaux de la cour ptolémaïque », p. 165 ; ID., « Princesses ptolémaïques », p. 29, 4, a-b). Sur Liber Pater, voir CUMONT, Les religions orientales, p. 197-198, 200. 440 TONDRIAU, « Les thiases dionysiaques royaux de la cour ptolémaïque », p. 163. 441 ID., « Princesses ptolémaïques », p. 30. 442 Cf. supra, § 8.7.1-8.7.2. 443 Cf. supra, § 7.2.1. 444 Cf. supra, § 7.1.1. 445 Voir l’étude de Geneviève MORALI, « Le cas Dionysos », Génogrammes 2007, p. 189200. 446 On lira, dans le livre de WEIGALL (Cléopâtre, p. 177-194), un portrait très flatteur et très haut en couleur de Marc Antoine, qui met en relief les divers aspects de son personnage, qu’il ne faut pas prendre au premier degré pour autant.
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l’intempérance de Marc Antoine. Des échos de discussions à ce sujet sont notables chez Pline l’Ancien 447 qui écrit qu’il aurait été jusqu’à faire l’éloge, dix années plus tard 448 , avant la bataille d’Actium (septembre 31), de sa propre ivrognerie, intitulé De sua ebrietate 449, pour tourner en avantage la critique dont il était la cible dans la propagande d’Octavien-Auguste. En replaçant cette affaire dans son temps, on voit bien le type d’arguments qu’il aurait pu développer, en lien avec le sacré, la transe mystique, le caractère oraculaire de Dionysos 450, et l’immortalité, sans compter que l’ivresse de Dionysos n’était pas contraire à l’exaltation guerrière d’Arès 451 . Au cas où Plutarque se ferait l’écho exact des événements, on percevrait l’ironie planant sur cette extravagante hiérogamie qui ennoblit, malgré leurs traits véritables, les deux protagonistes. Dans cette mise en scène publique, il y aurait lieu de penser que chacun joue son rôle, en tirant parti de ses avantages que ce dernier peut lui apporter : d’une part, Cléopâtre dans les atours de la séductrice, nouvelle Aphrodite-Ariane arrivant par la mer et traduisant de façon allégorique les intérêts de la reine ; d’autre part, le triumvir Marc Antoine, talentueux général, également porté vers une mystique dionysiaque porteuse de sens pour les habitants de l’Asie qui veulent voir en lui, à l’exemple d’Alexandre, un Nouveau Dionysos revenant vainqueur d’Orient, attitude qui sera mise à profit à Alexandrie si l’on en croit les cultes dédiés par les Ptolémées, instamment liés à Dionysos 452 . 8.5.5. Dans la rencontre tarsiote évoquée par Plutarque, le brillant Marc Antoine doit baisser les armes devant une séductrice qui passe pour avoir su manier un certain nombre de langues 453 , mais aussi, à l’instar d’une sirène, charmer ses hôtes en recourant à l’étendue des registres de sa voix 454. Tout chez Plutarque est destiné à faire d’elle l’être de légende au charme duquel même le militaire le plus aguerri, l’intellectuel le plus avisé, ne saurait 447
PLINE L’ANCIEN, Hist. 9, 6 ; 14, 22. HOLLARD & RAYMOND, « Se souvenir qu’il faut oublier », p. 15. 449 Sur cette question de contre-propagande, voir Kenneth SCOTT, « Octavian's Propaganda and Antony’s De Sua Ebrietate », ClassPhil 24/2 (1929), p. 133-141 ; LE DOZE, « Les idéologies à Rome », p. 270. 450 Ileana Chirassi COLOMBO, « Le Dionysos oraculaire », Kernos [en ligne], 4 | 1991, mis en ligne le 11 mars 2011, consulté le 10 octobre 2012. URL : http://kernos.revues.org/301 ; DOI : 10.4000/kernos.301 451 Marie-George LONNOY, « Arès et Dionysos dans la Tragédie Grecque : Le rapprochement des contraires », REG 98, fasc. 465-466 (1985), p. 65-71. 452 Cf. TONDRIAU, « Thiases dionysiaques » ; ID., « La dynastie ptolémaïque et la religion dionysiaque », p. 310-312. Voir aussi infra, § 8.6.1-8.6.3. 453 Cf. supra, § 6.1.1-6.1.4. 454 Il semblerait que Cléopâtre partage cette qualité avec Hélène, qui serait son modèle par l’Odyssée (IV, vers 265-289) ; cf. Mario TELÒ, « Cleopatra Come Pericle: Plut. Anton. 27, 3 », MDAI (R) 60 (2008), p. 171-175. Voir aussi la fine analyse du texte de Plutarque par POLYCHRONIS, « Le portrait de Cléopâtre », ici même, p. 290-291. 448
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résister. La voilà qui rivalise en faste et en luxe grâce aux banquets 455, qui lance un pari passé à la postérité comme dans l’affaire de la perle dissoute dans du vinaigre 456. La voilà encore déployant l’apparat du luxe, répandant en abondance l’argent manquant aux conquêtes, ce qui ne serait qu’une apparence si l’on en croit Peter Green 457, du moins avant que Marc Antoine ne l’eût dotée de territoires en Syrie intérieure 458 . Enfin, au vu des intérêts alors en jeu, il vaut mieux considérer cette vision plutarquéenne de la rencontre tarsiote comme relevant d’une légende rehaussée par le style que de la réalité, qui se situerait peut-être plusieurs tons en dessous. 8.6. Un roi sans divertissement ou un thiase bacchique alexandrin permanent ? 8.6.1. Mais de surcroît, Plutarque fait de la reine une grande procuratrice des voluptés de Marc Antoine. Alors qu’elle accueille le triumvir à Alexandrie, au cours de l’hiver 41/40, elle paraît ne laisser aucune seconde de répit à l’homme qui sera traité en sorte de ne jamais devenir, au sens où l’entend Pascal, « un roi sans divertissement » 459 . Plutarque s’inscrit dans le sillage d’une propagande augustéenne remaniée à dessein destinée à imprimer définitivement dans l’esprit des lecteurs l’idée d’un Marc AntoineDionysos subjugué par une Aphrodite-Cléopâtre dès la rencontre de Tarse, phénomène qui sera amplifié plus tard par le second séjour alexandrin de Marc Antoine, à partir de l’hiver 35/34. Car il faut préciser que le but de la propagande augustéenne a été, sur la base d’une opération de camouflage accomplie en haut lieu, d’amoindrir les conséquences politiques du lien affectif que César aurait nourri envers la reine 460 et, inversement, de mettre en relief l’emprise de celle-ci sur Marc Antoine afin de rendre crédible la pression exercée, par son entremise, sur son beau-frère Octavien. Cela oblige à considérer les propos de Plutarque avec distance dès lors que l’on énumère
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Maria Teresa SCHETTINO, « La boisson des dieux. À propos du banquet de Cléopâtre », Dialogues d’histoire ancienne 32/2 (2006), p. 59-73. 456 Sur cette question, évoquée par PLINE (Hist. 9, 58, 119-121), voir l’approche de Berthold L. ULLMAN, « Cleopatra's Pearls », ClassJourn 52/5 (1957), p. 193-201 et de Prudence J. JONES, « Cleopatra’s Cocktail », ClassWorld 103/ 2 (2010), p. 207-220. Sur le festin de Cléopâtre, et son impact dans la peinture, on trouvera maintes informations dans Titia KLOOS, « “Het feestmaal van Cleopatra” door Gerard Lairesse », Bulletin van het Rijksmuseum 37/2 (1989), p. 91-102. 457 Cf. supra, § 8.3.2. 458 Cf. supra, § 9.2.3. 459 Blaise PASCAL, Fragment Divertissement no 5/7 : « Qu’on laisse un roi tout seul sans aucune satisfaction des sens, sans aucun soin dans l’esprit, sans compagnies, penser à lui tout à loisir, et l’on verra qu’un roi sans divertissement est un homme plein de misères. » 460 Cf. supra, § 2.1.2.
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les faits ayant trait à la nature des rapports entre la reine et son époux romain. 8.6.2. Montrée comme le couvant du regard, l’accompagnant dans la moindre de ses activités, le suivant jusqu’à l’entraînement, déployant tous les artifices de la séduction, elle aurait mis en œuvre une habile stratégie pour se rendre peu à peu maîtresse de son esprit et substituer aux contingences du quotidien une « incomparable vie de plaisirs » dont elle n’est pas seule l’inspiratrice et l’organisatrice, car il revient à l’ « intendant des plaisirs du roi » d’organiser les spectacles et les fêtes à la cour 461 . C’est un parti facile que d’imaginer qu’il fût possible d’infantiliser un tel personnage auquel avaient été confiées les destinées de la moitié de l’Empire, même si celui-là, par ailleurs, est assez contrasté mais sûrement pas velléitaire. La rumeur légendaire dont Plutarque se fait l’écho veut qu’elle l’entraîne dans des équipées nocturnes par les quartiers de la ville 462, lui faisant une réputation de fêtard facétieux 463. Elle contente les moindres désirs de celui qui sera peu à peu confirmé aux yeux des Alexandrins comme Nouveau Dionysos. Alimentant la rumeur alexandrine, les frasques du couple et leur réputation de piliers de tavernes et de lieux interlopes leur colleront à la peau jusqu’à aboutir, pour Marc Antoine, à l’idée qu’il n’aurait été qu’un pochard, une brute avinée. Et cette réputation ira jusqu’à déteindre sur Cléopâtre elle-même, car le dérangement de son esprit causé par les crus de la Maréotide fait d’ailleurs partie, on l’a vu, du portrait aphrodisien qu’Horace consacre à la reine en regard d’une propagande destinée à mettre en relief la folie à laquelle peut porter l’hubris féminine sous l’empire de l’ivresse 464. 8.6.3. Pourtant, sous l’apparence d’une facétie destinée à exciter la moquerie des Romains, la vision de Plutarque pourrait s’avérer la réinterprétation d’un aspect discontinu de la vie aulique alexandrine et inaugurée sous le règne de Ptolémée IV Philopator 465. Il convient donc de se tenir sur ses gardes et considérer le texte sous l’éclairage de la tradition des thiases dionysiaques royaux sur lesquels Julien Tondriau a donné, en 1946, une analyse pénétrante faite à l’occasion de la publication d’une collection
461
CUMONT, L’Égypte des astrologues, p. 32-33. PLUTARQUE, Ant. 30. Chateaubriand s’en souvient dans son Voyage de Paris à Jérusalem (Œuvres complètes de M. le vicomte de Chateaubriand, tome XL, Paris : Pourrat frères, éditeurs, 1837, p. 11) : « C’étoit là pourtant cette Alexandrie, rivale de Memphis et de Thèbes, qui compta trois millions d’habitants, qui fut le sanctuaire des Muses, et que les bruyantes orgies d’Antoine et de Cléopâtre faisoient retentir dans les ténèbres. » 463 Il lui arrivait certes de se comporter comme un farceur turbulent, invétéré et insouciant, à l’égard de sa femme, Fulvia ; cf. PLUTARQUE, Ant. 12. 464 Cf. supra, § 3.1.2. 465 TONDRIAU, « Les thiases dionysiaques royaux de la cour ptolémaïque », p. 149-156. 462
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d’articles 466, qu’il convient de croiser avec celle, postérieure, de Jean-Paul Brisson 467. Marc Antoine et Cléopâtre s’instituent en effet comme successeurs de la politique dynastique hédoniste caractérisée par la Truphè ptolémaïque, une « philosophie dionysiaque de cour », une « philosophie royale du mieux-vivre » 468 , encore bien vivante sous le règne de Ptolémée XII Aulète 469 dont Cléopâtre, l’héritière naturelle, tient à prolonger l’existence. Cet héritage gréco-oriental est adapté à la personnalité du triumvir, apparu deux fois sous l’apparence de Dionysos à Éphèse et à Antioche, en sorte que ces manifestations entraient en résonance avec le thiase aulique alexandrin qui est, rappelons-le, une façon d’organiser la vie à la cour et qui participe de la Truphè. Sous la plume de Plutarque, cette réinterprétation des virées nocturnes de Marc Antoine et de Cléopâtre qui jouent les mauvais plaisants, frasques qui ont engendré une vive réprobation à Rome, permet de cerner la nature de l’effort littéraire de Plutarque pour repeindre un tableau dionysiaque et alexandrino-oriental sous les couleurs de beuveries nocturnes. Définissant le thiase aulique alexandrin, Tondriau parle d’ « une association de divertissements, tendant à la fois à l’amusement de la cour, sous un signe bachique et à l’expansion du culte dionysiaque, mêlé intimement à celui du dynaste », ce dernier étant une réincarnation aulique de Dionysos. Associant orgies et ripailles au caractère intellectuel de la propagande revêtant l’aspect d’activités artistiques ou littéraires 470, sans être pour autant « l’œuvre d’une banale réunion de débauchés », ce thiase alexandrin qui se poursuit sur un grand train partout où il se déplace dans un luxe inouï et destiné à être spectaculaire ou plutôt donné en spectacle permanent, exprime une ambition politique qui se traduit par une volonté d’hégémonie universelle. C’est là que les objectifs de Marc Antoine et de Cléopâtre convergent dans une perspective inouïe. En effet, dans le principe de cette séduction réciproque — aphrodisio-dionysiaque —, le but du pacte de Cléopâtre et de Marc Antoine est bien de dresser l’Orient gréco-barbare, placé sous le signe dionysiaque et de l’étonnement de masses cosmopolites, contre Rome et Octavien qui se sont placés sous le signe apollinien. Mais bientôt le thiase en question, qui caractérise un état d’esprit dynastique, sera voué à la disparition à l’approche de l’hiver 31/30 471, quand, à la mort 466
Ibid., p. 160-167. BRISSON, « Rome et l’âge d’or », p. 964-966, 974, 976, 979. 468 Sur la définition de la Truphè, voir Julien TONDRIAU, « La Tryphé, philosophie royale ptolémaïque », REA 50/1-2 (1948), p. 49-54. Celle-ci concerne plusieurs souverains ayant arboré le surnom de Tryphon, comme Ptolémée III Évergète, Ptolémée IV Philopator et Ptolémée VII Évergète II. Mais d’autres ont cultivé la Truphè à l’instar de Ptolémée II Philadelphe, son frère Magas, Ptolémée VI Philométor, Ptolémée Alexandre Ier, Ptolémée XII Aulète et Marc Antoine. 469 TONDRIAU, « Les thiases dionysiaques royaux … », p. 156-160. 470 Ibid., p. 168-169. 471 Ibid., p. 166-167. 467
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d’Aphrodite-Ariane et de Dionysos, Apollon, reprenant quelques couleurs, soudain resplendit. 8.7. Les accords d’Antioche (37) 8.7.1. Au dire de Plutarque, aucun artifice ne reste inemployé de la part de la reine puisqu’elle inciterait Marc Antoine à se tenir à distance des membres de son propre clan familial. À nouveau, celle que l’on appelle l’Égyptienne devra endosser la faute pour les besoins de la cause de Rome. La rumeur l’accuse d’avoir recouru aux services d’un devin égyptien 472 afin de semer le doute dans l’esprit de Marc Antoine et de parachever la scission entre celuici et son beau-frère. Selon Plutarque, elle aurait représenté à Marc Antoine, par le truchement de conjectures tirées de jeux de hasard et de combats d’animaux, le désavantage pour lui d’un rapprochement avec Octavien. Comme on va le voir, il s’agit d’aider Marc Antoine à prendre une décision favorable à ses intérêts en recourant à des artifices qui ont du sens. Si on met en relief les tenants et les aboutissants de cette affaire, on est en mesure de mieux discerner les intérêts en jeu. Après le traité de Brindes (Brundisium) (5 ou 6 oct. 40) 473 où les deux triumvirs se répartissent les régions du monde romain, le second, à la mort de sa troisième épouse, Fulvie (Fulvia Flacca Bambula) (77-40), avait dû accepter, nolens volens, en octobre 40, la main d’Octavie (Octavia Thurina Minor) (69-11), sœur du premier 474. Il s’agissait d’un mariage destiné à préserver la paix civile après qu’Octavien eut fait pression sur Fulvie afin qu’elle divorçât de Marc Antoine. En effet, lui-même avait, en 41, pour des raisons obscures, répudié Clodia Pulchra, la fille que Fulvie avait eue avec Publius Clodius Pulcher (92-52), son premier mari. L’outrage de cette désunion avait incité cette dernière, contractant une alliance avec le frère cadet de Marc Antoine, Lucius Antonius (81-40), à lever huit légions contre Octavien afin d’imposer Marc Antoine au-dessus des parties. Cet affrontement se solde par le siège de Pérouse (hiver 41/40), qu’Octavien remporte, alors que Marc Antoine et Cléopâtre étaient à Alexandrie, vivant au rythme de la « Vie inimitable », dont les conséquences sont la naissance des jumeaux Alexandre et Cléopâtre au début de l’année 39. Une dernière rencontre entre Fulvie et Marc Antoine avait eu lieu à Athènes en 40, rencontre suite à laquelle la jeune femme —
472
PLUTARQUE, Ant. 34. PLUTARQUE, Ant. 36. Au moment où naissent les jumeaux ; cf. TARN, « Alexander Helios and the Golden Age », p. 151. 474 Ce mariage fait l’objet d’un décret sénatorial, car elle est enceinte de son premier mari, Caius Claudius Marcellus (88-40). Sur les circonstances conduisant au mariage, voir John MOLES, « Plutarch, Vit. Ant. 31.3 and Suetonius, Aug. 69.2 », Hermes 120/2 (1992), p. 245-247. 473
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elle a trente-quatre ans — est exilée par Octavien et meurt en Espagne 475. Le mariage de Marc Antoine et d’Octavie, s’il met provisoirement fin à une guerre de clans familiaux, aux liens entremêlés, débouche sur une atmosphère de méfiance réciproque, où les protagonistes seront obligés chacun de pousser l’autre dans ses retranchements. Il est indispensable de tenir compte de ces prémisses historiques tant elles pèsent sur le présent. Cela incite à penser qu’une fois réunis à Alexandrie, Cléopâtre fait siens les intérêts de Marc Antoine. Cette explication ayant été donnée, il faut se souvenir que le rôle des devins-magiciens dans l’environnement aulique alexandrin est bien attesté, sous le règne de Ptolémée VI Philométor et Ptolémée VIII Évergète II, en la personne de Hor de Sebennytos, puisque ce dernier, prêtre d’Isis, peut influer, en envoyant ses prédictions en bon lieu, sur les affaires de la cour et de l’État 476 ; mais Plutarque évoque également diverses activités oraculaires faisant forte impression sur les gouvernants, dans un monde attentif à un registre étendu de signes et vivant au contact de devins, d’astrologues et de magiciens experts 477. 8.7.2. Bien que Marc Antoine et Octavie aient passé ensemble l’hiver 40/39 à Rome (séjour couronné par la naissance d’Antonia Maior) puis l’hiver 39/38 et 38/37 à Athènes, et en dépit des manœuvres de rapprochement d’Octavie en faveur de Marc Antoine auprès de son frère, les liens du triumvir avec la reine se retendent brusquement suite à l’annonce de la naissance des jumeaux. Malgré les accords avec son beau-frère et son mariage, Marc Antoine demande à Cléopâtre de le rejoindre à Antioche, en Syrie en vue d’une alliance familiale et politique. Chez Plutarque, l’éloignement du danger d’un rapprochement entre Marc Antoine et ses récents alliés, pour lequel Cléopâtre a œuvré, peut se relire sous un angle différent en tenant compte de l’éclairage dionysiaque. Dès 39, alors que Marc Antoine se trouve avec Octavie à Athènes, il s’entoure déjà d’un synode dionysiaque cosmopolite qui, préfigurant l’avenir, se poursuit sur le même train lorsque, quittant Octavie, qu’il ne reverra plus, il gagne la Syrie en 37 478. La contreoffensive contre les Parthes devenant urgente en raison des boule-versements politiques qui se sont produits en Syrie-Palestine suite à leur invasion, l’appui d’un allié traditionnel comme l’Égypte, ayant eu vocation par le passé à gérer la situation dans la zone syro-palestinienne contre les menées 475
Sur ces événements, voir Charles L. BABCOCK, « The Early Career of Fulvia », AJP 86/1 (1965), p. 1-32 ; Kathryn E. WELCH, « Antony, Fulvia, and the Ghost of Clodius in 47 B. C. », Greece & Rome 42/2 (1995), p. 182-201. 476 Voir John D. RAY, The Archive of Ḥor, Londres 1976, p. 117-124 (The career of Hor), p. 124-130 (Historical informations), p. 130-136 (Dreams and oracles). 477 Voir CUMONT, L’Égypte des astrologues, p. 15, 113, 124-125 (les astrologues ne sont pas toujours attachés au clergé). 478 TONDRIAU, « Les thiases dionysiaques royaux de la cour ptolémaïque », p. 163-164.
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de l’Empire séleucide, devient, en bonne stratégie, indispensable au vu de l’influence qu’elle peut exercer dans la région. Dans le but de se concilier l’aide de la reine dans la campagne qu’il va entreprendre (celle-ci débutera l’année suivante) et aussi pour préparer l’avenir, il lui cède, à l’automne 37, lors des rencontres d’Antioche, la Phénicie (sauf Tyr et Sidon 479), Chypre, une grande partie de la Cilicie ainsi que le canton de la Judée — la région de Jéricho — qui produit le baume, ainsi que des territoires en Nabatène, pertes ressenties comme une humiliation à Rome selon Plutarque 480 . L’entrée en possession de portions de territoires anciennement disputées par les Lagides et les Séleucides, permettrait de voir se concrétiser, sous le prisme de la numismatique 481 , une politique de Cléopâtre VII qui s’inscrit dans le but commun du couple qui se répartit des tâches sur l’échiquier politique du Proche-Orient. Un détail, infime au niveau du protocole lagide, est significatif au regard de la propre trajectoire politique et idéologique de la reine. Celle-ci fait ajouter au nom de Cléopâtre Philopatôr l’épiclèse Thea neotera. Selon certains, ladite épiclèse renverrait à une Aphrodite 482, à Isis 483 ou à une forme d’Isis assimilée à Korè 484 ; selon d’autres, numismates, Cléopâtre se voudrait « l’héritière spirituelle de Cléopâtre Théa » 485 (165-121) — fille de Ptolémée VI Philométor et de Cléopâtre II —, reine de Syrie et épouse successive de trois rois séleucides (Alexandre Balas, Démétrios II et Antiochos VII) 486, tout un programme quand on connaît le personnage. 479
Cf. infra, § 9.2.4. PLUTARQUE, Ant. 37. Cf. infra, § 9.2.4. 481 Voir principalement AUMAÎTRE, « Cléopâtre VII Théa … », ici même p. 221-246. 482 Diana E. E. KLEINER, Cleopatra and Rome, Cambridge, Mass. – Londres 2005, p. 135156 : « Queen of Kings : Cleopatra Thea Neotera. Néotera se veut également une sorte d’Aphrodite ; cf. Théodore REINACH, « Les papyrus d’Oxyrhynchus [The Oxyrhynchus Papyri, Part XII. Edited... by Bernard P. Grenfell and Arthur S. Hunt.] », JS 15ᵉ année, mai 1917, p. 193204 : p. 200. Voir aussi Arthur Darby NOCK, « Neotera, queen or goddess », Aegyptus 33 (1953), p. 283-296 ; Luigi MORETTI, « Note egittologiche 2. A proposito di Neotera », Aegyptus 38/3/4 (1958), p. 203-209. — Cela dit, l’idée d’un culte ptolémaïque consacré à Aphrodite Cleopatra — se référant à Cléopâtre III — et devenue plus tard déesse, est attestée ; cf. Wendy A. CHESHIRE « Aphrodite Cleopatra », JARCE 43 (2007), p. 151-191. Voir aussi ici même MICHEL, « Cléopâtre et l’île d’Aphrodite », p. 257-258, n. 45. Sur Cléopâtre Thea Neotera mentionnée sur l’autel d’Amathonte consacré à Héraclès par Cléopâtre, voir Peter THONEMANN, « A Ptolemaic Decree from Kourion », ZPE 165 (2008), p. 87-95 : p. 95. 483 Julien TONDRIAU, « Princesses ptolémaïques », p. 30. 484 Voir Richard VEYMIERS, « Sarapis et Néôtera élus parmi les dieux », RevArch 2014/1, p. 37-56. 485 Selon l’expression de Jean BINGEN, « Cléopâtre VII Philopatris », CdE 74, fasc. 147 (1999), p. 118-123 : p. 119. 486 L’idée aurait été d’établir un lien avec la branche des Séleucides et non, dans ce cas, à Aphrodite ; cf. Michel CHAUVEAU, « Un été 145 », BIFAO 90 (1990), 135-168 : p. 151 ; Jean BINGEN, « Cléopâtre VII Philopatris » ; ID., « La politique dynastique de Cléopâtre VII », CRAIBL 143ᵉ année, no 1 (1999), p. 49-66 : p. 65-65 ; ID., Hellenistic Egypt: Monarchy, Society, 480
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Mère de nombreux enfants issus de ses trois unions, Cléopâtre Théa, qui appartient à la lignée lagide, est certainement l’une de celles qui, par son attitude, a le mieux incarné la notion d’hubris accolée au nom des Ptolémées. Il est possible que Cléopâtre ait reconnu en elle la première femme politique de la famille des Ptolémées, mais qui l’a payé de sa vie par son désir de lutter contre un pouvoir tenu par des hommes. C’est le modèle, dans la lignée de laquelle elle s’inscrit, qui l’engagera à lutter aux côtés d’un pouvoir masculin pour contrôler l’accès à la succession par sa propre descendance. (L’attribution du trône d’Égypte à Césarion sera sans équivoque 487 .) Lors de l’année 37/36 démarre en effet un double comput (l’an 16 qui est aussi l’an 1), qui apparaît pour la première fois dans un papyrus d’Héracléopolis (BGU XIV 2376), connu par deux exemplaires 488. Ce document évoque Cléopâtre Théa néôtéra Philopatôr kai Philopatris à savoir « Cléopâtre Théa la cadette (neotera) Philopator et qui aime sa patris ». Si le sens de la première épiclèse est résolu comme on vient juste de le voir, le même papyrus atteste également de l’épiclèse Philopatris, « celle qui aime sa patris », ce dernier mot étant à comprendre « sa patrie (macédonienne) », car, par un tel biais, elle renouvelle son attachement au Diadoque fondateur de la lignée 489. Ainsi que l’a démontré Jean Bingen avec des arguments plutôt convaincants, cette épiclèse, comme la précédente, s’adresse principalement au monde hellène et aucunement au monde égyptien 490, qui est en retrait des affaires traitées à Alexandrie et des
Economy, Culture, Berkeley – Los Angeles 2007, p. 58, 75-77. L’idée semble faire l’objet d’un consensus ; cf. ROLLER, Cleopatra, p. 182 ; Bernard LEGRAS, « Sarapis, Isis et le pouvoir lagide », dans L. BRICAULT & M. J. VERSLUYS (éd.), Power, Politics and the Cults of Isis : Proceedings of the Vth International Conference of Isis Studies, Boulogne-sur-Mer, October 13– 15, 2011 (organised in cooperation with Jean-Louis Podvin) (Religions in the Graeco-Roman World 180), Leyde 2014, p. 95-115 : p. 112 ; Jean-Louis FERRARY, « Le roi Archélaos de Cappadoce à Délos », CRAIBL 145ᵉ année, no 2 (2001), p. 799-815 : p. 807-808. — Richard VEYMIERS (« Sarapis et Néôtera élus parmi les dieux », p. 49 et n. 90), sur la base d’un compte rendu de Chr. HOWGEGO, rejette pourtant l’hypothèse. 487 Cf. infra, § 8.8.1. 488 Ce dernier précise : « l’an 17 qui est l’an 2 ». 489 On fera observer qu’en dépit de cela, Cléopâtre VII est la première de toute la lignée des Ptolémées, lors de sa réforme monétaire, à ne pas introduire le portrait du fondateur sur les statères ; cf. Olivier PICARD, « Le portrait de Ptolémée I ou comment construire la monnaie d’un nouveau royaume », CEA 49 (2012), p. 19-41 : mis en ligne le 21 mai 2012, consulté le 01 février 2016. URL : http://etudesanciennes.revues.org/445, § 4, 18, 32. 490 Cf. BINGEN, « Cléopâtre VII Philopatris », p. 119-123 (il réfute la thèse « égyptienne » de William Brashear) ; ID., « SEG XLVII:1866 : Cléopâtre VII et Chypre », CdE 78, fasc. 155-156 (2003), p. 236-240 ; ID., Hellenistic Egypt, p. 57-62, 77-79 ; ROLLER, Cleopatra, p. 101-102, qui pense qu’il s’agit de « celle qui aime sa patrie », en lien avec ses origines macédoniennes. — Il est clair que la tasse Farnèse, dont la création est située entre 37 et 34 par Eugenio LA ROCCA (L’Età d’Oro di Cleopatra. Indagine sulla Tazza Farnese, Rome 1984), et qui s’inscrit dans
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affaires politiques du Proche-Orient, tout en se demandant s’il ne s’agirait pas cependant d’une manifestation éphémère 491 . 8.7.3. Au regard du caractère de la reine et de cette dernière épiclèse, on se demande s’il ne faudrait pas promouvoir l’idée qu’en dépit de l’iconographie officielle où elle apparaît dans des scènes rituelles des temples de la vallée du Nil et le « dialogue » qu’elle entretient avec des membres du clergé égyptien, Cléopâtre ne se montre à Alexandrie comme égyptienne que lorsque cela représente pour elle un avantage politique ou idéologique, non seulement local mais international. L’égyptianité affichée par Cléopâtre, endossant le rôle d’Isis ne serait alors destinée qu’à capter à son profit l’héritage intellectuel égyptien déjà plusieurs fois millénaire mais aussi, comme l’écrit Sylvie Cauville dans ce volume, pour représenter au monde qu’elle est la Nouvelle Isis, mère d’Horus-Césarion 492 , et qu’elle entend bien, sur cette base mythologique, faire respecter les droits de celuici. La critique adressée à Hérodote d’Halicarnasse par l’historien égyptien Manéthôn de Sebennytos 493, auteur qui va dans le sens d’une chronologie longue susceptible d’en imposer au monde grec, quand les auteurs rivalisent en termes de chronologies comparées, en témoigne. On pourrait penser que la reine est en mesure de regarder ses visiteurs du haut des millénaires d’une culture dominée par sa famille depuis près de trois siècles, étant la première à jouer de cette égyptianité vis-à-vis de l’extérieur. Mais il est non moins clair qu’une telle attitude résulte également du dialogue qu’elle a entretenu, à la suite de son père et dès sa jeunesse, avec des membres du clergé égyptien sur lesquels elle exerçait son influence 494 . 8.8. Les « Donations d’Alexandrie » (34-33) 8.8.1. S’ajouteront vis à vis de Rome et des partisans d’Octavien les conséquences néfastes de trois faits successifs dont ceux-ci ont tiré parti. Tout d’abord, l’effet qui découle de la légitimation des jumeaux AlexandreHélios et Cléopâtre-Sélénè qui renforce l’emprise de Cléopâtre sur Marc Antoine, mais représente un affront pour la sœur d’Octavien. Cependant, cette problématique, raviverait ce message ; cf. LEGRAS, « Sarapis, Isis et le pouvoir lagide », p. 19-41, 112-115 : La Tasse Farnèse ou le triomphe de Cléopâtre-Isis ? 491 BINGEN, « SEG XLVII:1866 », p. 239-240. 492 Sylvie CAUVILLE, « D’Edfou à Dendara : Cléopâtre et son père », p. 172-174, § 4. Isis, la gardienne du trône. 493 Sydney H. AUFRÈRE, « Manéthôn de Sebennytos, médiateur de la culture sacerdotale du Livre sacré : vers de nouveaux axes de recherche », dans B. LEGRAS (éd.), Transferts culturels et droits dans le monde grec et hellénistique. IIèmes Rencontres internationales sur les transferts culturels dans l’Antiquité méditerranéenne, Reims, 14-17 mai 2008, Paris 2011, p. 321-352. 494 Sylvie CAUVILLE, « De Cléopâtre-Hathor-Isis à Auguste-Pépi » (à paraître), Les prêtres d’Edfou au service de la reine.
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l’affront est moins cinglant qu’on pourrait le penser de prime abord si on se place dans la logique du projet devant être voté aux Ides de mars, à savoir permettre à Jules César de devenir roi à l’extérieur de Rome et d’épouser la reine de son choix 495. En effet, le nouvel Alexandre, avant de se lancer en campagne contre les Parthes (mars 36) 496, retrouve à Antioche la reine 497 ; celle-ci l’accompagne jusqu’à la ville romaine de Zeugma, sur l’Euphrate 498. Après la campagne où il a connu l’insuccès contre les Parthes mais remporté une victoire contre l’Arménie 499, il rejoint non pas Rome mais l’Égypte, tandis que Cléopâtre vient le rejoindre à Berytus (Beyrouth), au cours de l’hiver 35/34, pour rallier ensemble Alexandrie. Il est alors tiraillé entre Octavie, agissant en faveur de son frère Octavien, et celle qui deviendra son épouse égyptienne. Enfin, Alexandrie devient une autre Rome. En effet, Marc Antoine est accusé d’avoir contrefait, à Alexandrie, le triomphe romain 500 , à l’occasion de sa victoire sur l’Arménie, ce qui lui vaut l’invective, l’année suivante, à Rome, d’Octavien (1er janv. 33), dans la mesure où la célébration d’un triomphe sans l’aval du Sénat soulevait l’indignation et que cela équivalait à instaurer Alexandrie en tant que capitale de l’Empire romain d’Orient, focalisant sur lui la haine des Romains, à l’exemple de Jules César en 44, pour les mêmes motifs 501, et témoignant des intentions réelles du triumvir. La querelle monte d’un ton après que Marc Antoine, faisant fi de toute prudence, eut recomposé l’échiquier politique du Moyen-Orient en redistribuant l’Égypte et les territoires accordés dans un premier temps en gestion en Syrie-Palestine à la reine. Sous son égide, ceux-ci se trouvent alors répartis entre Cléopâtre, Césarion et les enfants qu’il a eus d’elle. Stupeur, on s’en doute, à Rome ; stupeur attisée par Octavien, lorsque, sous l’autorité de celui qui est devenu son époux, Cléopâtre est déclarée reine d’Égypte, de Chypre, d’Afrique et de Syrie intérieure (Cœlé-Syrie), son fils Césarion, présenté comme enfant de César, lui étant associée comme héritier 502 . Alexandre-Hélios, quant à lui, 495
Cf. supra, § 2.1.15. MARTIN, Antoine et Cléopâtre, p. 154-166. 497 Ibid., p. 152-153. On ne sait à quel moment Marc Antoine épouse la reine, en 37 à Antioche, ou en 34, à Alexandrie, bien que le second choix paraisse une hypothèse plus solide. 498 Ibid., p. 156-157. 499 PLUTARQUE, Ant. 38-56. 500 PLUTARQUE, Ant. 50. Mais il faut comparer à DION CASSIUS, Hist. 49, 40. 501 Cf. supra, § 2.1.5. 502 On se souviendra que selon Jérôme CARCOPINO, « Note sur deux passages d’Appien concernant Antoine et Cléopâtre », RevHist 229/2 (1963), p. 363-364, Césarion, d’après deux passages d’Appien, aurait été le fils de Marc Antoine et non de César, idée réfutée par HEINEN, « Cäsar and Kaisarion ». Marc Antoine avait pour lui la beauté. Les rares portraits connus de Marc Antoine invitent à replacer ce concept de « beauté » dans son contexte ; cf. François SALVIAT & Bernard HOLTZMANN, « Les portraits sculptés de Marc-Antoine », BCH 105/1 (1981), p. 265-288. 496
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reçoit l’Arménie 503 , la Médie par mariage et la Parthie en attendant sa future conquête tandis que Cléopâtre-Sélénè, sa jumelle, se voit dotée de la Cyrénaïque (et de la Crète) 504. À Ptolémée Philadelphe II (né en 36), alors nourrisson de deux ans, reviennent la Syrie, la Phénicie et la Cilicie. Reconnue par Marc Antoine dans sa fonction de reine d’Égypte et exaltée, dans la titulature pharaonique, comme reine des rois (βασιλέα βασιλέων), Cléopâtre se voit placée au-dessus de ses enfants. Césarion étant confirmé comme pharaon, celui-ci recevant l’épithète de roi des rois (βασιλεὺς βασιλέων) 505 , pour traduire sa supériorité par rapport à ses frères et sœur puînés, sa mère n’apparaîtra plus qu’avec les attributs vestimentaires d’Isis et n’agira plus qu’en tant que Nouvelle Isis 506, dans l’espoir de voir son grand dessein se mettre en place. 8.8.2. Plutarque relate la suite des événements menant à la défaite d’Actium, à la fuite de la reine avec ses navires, suivie de Marc Antoine, puis à la fin dramatique à Alexandrie des deux amants. Là, selon ses dires, Cléopâtre, avant d’abattre ses dernières cartes, aurait sacrifié Marc Antoine en lui annonçant sa mort, par un messager, nouvelle qui le conduit à se suicider en se transperçant maladroitement de son glaive. Cela donne le sentiment au lecteur que la reine s’était offert l’avantage de pouvoir traiter avec le vainqueur, le triumvir vaincu s’étant, quant à lui, sacrifié pour maintenir intact l’espoir de transmettre son patrimoine à ses héritiers. On peut douter de la véracité de ce qui passe pour une trahison qui sera montrée par ses contempteurs, avec la désertion d’Actium de la reine, comme sa dernière scélératesse, sans compter que cette séquence d’événements — Actium, double suicide de Marc Antoine et de Cléopâtre, tombeau des deux amants — serait mise en scène dans le décor végétalisé de l’Ara Pacis Augustae 507, composition qui obéit à une très grande finesse symbolique dont le fonds serait commun avec le texte de Virgile 508 , car la victoire sur
503
Diana E. E. KLEINER & Bridget BUXTON, « Pledges of Empire: The Ara Pacis and the Donations of Rome », AJA 112/ 1 (2008), p. 57-89 : p. 81, fig. 12 (Alexandre-Hélios en prince d’Arménie). 504 DRAYCOTT, « The symbol of Cleopatra Selene », p. 49, 54-55. Sur les monnaies frappées du crocodile, qui marquent l’appartenance de ces donations à Cléopâtre Sélénè, voir supra, § 5.2.1. 505 On voit que la version de base est la même que celle que suit DION CASSIUS, Ant. 49, 41. D’après Dion Cassius, de la part de Marc Antoine, la proclamation que Ptolémée « nommé Césarion » était bien le fils naturel de César avait pour but de rendre odieux Octavien qui ne l’était que par adoption. 506 PLUTARQUE, Ant. 49 ; cf. TONDRIAU, « Princesses ptolémaïques », p. 29, 4, b). 507 Voir l’analyse de KLEINER & BUXTON, « Pledges of Empire ». 508 Gilles SAURON, « Le message symbolique des rinceaux de l’Ara Pacis Augustae », CRAIBL 126ᵉ année, no 1 (1982), p. 81-101 : p. 92-101.
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Marc Antoine doit demeurer discrète pour préserver la paix 509. Mais avant Actium, le spectre de la fin plane déjà inexorablement au-dessus d’Alexandrie. L’auréole dionysiaque qui planait jusque-là sur la tête de Marc Antoine s’étiole, ainsi que l’assure la propagande alexandrine qui tient, dès les premiers résultats de la guerre, à se ménager les faveurs d’Octavien. La veille de la bataille, Dionysos et son cortège auraient quitté la ville sans plus attendre 510, annonçant par là la défaite prévisible de Marc Antoine et annonçant de quel côté il fallait se ranger. Mais au moment où le vent tourne, il faut envisager cela comme le signe de la disparition des dernières manifestations de thiase bachique à Alexandrie 511 qui n’auraient pas reçu l’assentiment d’Octavien en raison du lien étroit qui unissait celui-ci à un projet politique de mise sous tutelle de Rome et de l’Occident. La propagande a voulu montrer a posteriori qu’il était certain, dans les mentalités du temps, que les troupes placées sous le contrôle du Nouveau Dionysos, incarnation de la sensualité asiatique et orientale, ne pouvaient que connaître la défaite face au Nouvel Apollon 512 incarnant la rationalité et la lucidité de l’Occident 513, et cela en tirant parti d’un effet de contraste. Pourtant, le combat entre ces deux puissances tant navales que terrestres n’apparaissait nullement gagné d’avance, car le fléau de la balance aurait pu pencher d’un côté comme de l’autre. Octavien, en se plaçant sous l’égide d’Apollon, allait dans le sens de la mythologie en instaurant une défaite de Dionysos qui allait plus loin que les seules conséquences d’une simple bataille. L’enjeu était de taille si l’on se rapporte aux propos d’Henri Jeanmaire qui prend à témoin la IVe églogue de Virgile 514 : Tandis que le syncrétisme des religions mystiques tendait à identifier ou à confondre les dieux particuliers, le réveil du nationalisme religieux leur rendait, avec la conscience de leur personnalité, celle de leurs oppositions et de leur rivalité. La défaite de Dionysos, celui des dieux grecs qui avait toujours conservé le caractère le plus nettement exotique et oriental, eut pour conséquence l’exaltation d’Apollon, la divinité hellénique la plus anciennement naturalisée sur le sol romain, celle qu’Octavien avait pris comme 509
Voir les éléments collectés par VEYMIERS, « Le basileion, les reines et Actium », p. 225-
226.
510
PLUTARQUE, Ant. 75 ; cf. TONDRIAU, « La dynastie ptolémaïque et la religion dionysiaque », p. 312 ; TONDRIAU, « Rois Lagides comparés ou identifiés à des divinités », p. 140, e. 511 Cf. supra, § 8.6.1. 512 Voir Pierre GRIMAL, « Auguste et Athénodore (Suite et fin) », Revue des Études Anciennes 48/1-2 (1946), p. 62-79 : p. 76-77 (l’auteur évoque, dès le traité de Brindes, l’émergence d’une lutte idéo-mythologique entre Marc Antoine-Nouveau Dionysos et OctavienNouvel Apollon, tandis que cette seule opposition induisait la rupture). 513 CHASTAGNOL, « Le culte d’Apollon à Rome », p. 220. 514 Henri JEANMAIRE, Le messianisme de Virgile, Paris 1930, p. 155.
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modèle et comme protecteur. Considéré comme l’auteur principal de la victoire d’Actium, c’est à lui que fut dédié le temple qui la commémora aux lieux où elle s’était donnée : trois ans après la défaite d’Antoine eut lieu la dédicace du temple d’Apollon sur le Palatin ; Apollon présida aux jeux en l’honneur d’Actium comme aux jeux séculaires. Et il semble que nous soyons en mesure de saisir ici quelques-uns des contrastes qui achèvent d’éclaircir, par leur opposition même, l’histoire politique et religieuse d’Antoine et celle d’Octave. Comme l’ère du Carmen sæculare répond à l’ère messianique de la IVe églogue, la formule gréco-romaine du régime impérial qu’inaugura Auguste s’oppose à la formule gréco-orientale des souverains hellénistiques dont le dernier fut Antoine.
8.8.3. Les événements tels qu’ils sont dépeints par Plutarque, qui mettent en relief la lâcheté et l’abandon de leurs troupes par Cléopâtre et Marc Antoine, doivent certainement être vus sous l’angle du réalisme de la guerre et par la volonté de réussir, en faisant la part du feu et sachant, avant la bataille, qu’ils sont vaincus, à regagner Alexandrie indemnes avec la majeure partie des soixante vaisseaux légers de Cléopâtre ainsi que son trésor de guerre 515 qui seul pouvait sauvegarder l’espoir de mettre en œuvre la défense du dernier rempart du couple — l’Égypte, — et d’organiser la lutte comme l’avaient fait maintes fois les dynasties indigènes. 8.8.4. Les faits saillants de la version de Plutarque, centrés uniquement sur Rome, seront repris trait pour trait par la Peinture historique puis par le Cinéma. Mais naturellement, cette façon de peindre les sentiments de Cléopâtre à l’égard de César puis de Marc Antoine est probablement très éloignée d’une réalité qui se situe au-delà du texte même. En tant que Lagide, Cléopâtre n’aura jamais affiché qu’un seul but : reconstituer l’empire des Ptolémées dont un fleuron — Chypre — avait été perdu par Ptolémée Aulète au profit de Rome, et s’affranchir peu à peu de la tutelle romaine occidentale pour promouvoir dans le monde méditerranéen un modèle d’hégémonie ptolémaïque qu’elle tenait de ses ancêtres et qui convergeait avec le thiase dionysien de Marc Antoine, instauré comme un système de gouvernement opposé à une autre vision du monde, celle de Rome, en quelque sorte comme une tentative de résurrection de la grandeur de l’hellénisme oriental sous un double paradigme dionysien et alexandrin, le monde égyptien traditionnel entrant dans l’ombre. Sous-rôle dans l’œuvre de Plutarque, celui de la reine devrait être réévalué au regard des enjeux politiques, économiques et religieux. Car elle parvient presque à mener cette 515
Voir COSME, Auguste, Maître du monde. Actium, Introduction ; MARTIN, Antoine et Cléopâtre, p. 216. Il faut ajouter qu’ils sont trahis par Dellius, second de Marc Antoine, qui rapporte le plan de ce dernier en passant à l’ennemi ; cf. VELLEIUS PATERCULUS, Hist. 2, 84 ; SÉNÈQUE, Clem. 1, 10. Les soixante vaisseaux de Cléopâtre sont ceux qui restent des deux cents engagés par la reine dans la bataille (cf. PLUTARQUE, Ant. 56), car cent quarante d’entre eux seront brûlés par Marc Antoine (ibid. 64).
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politique grâce au triumvir Marc Antoine, l’homme le plus puissant d’Orient, qui voit en elle son alter ego féminin et une partenaire de taille sur laquelle il peut compter. C’est la raison d’être, non pas d’une restauration de la reine dans d’anciennes possessions lagides ayant provoqué un véritable tollé du Sénat déclenché par l’habileté d’un discours d’Octavien, mais une mise à disposition au profit de l’Égypte de territoires aux revenus indispensables pour mener une politique commune qui comprend la constitution d’une flotte de guerre 516. 8.8.5. Sur le plan intérieur, il ne faut nullement s’étonner que Cléopâtre, se montrant telle qu’en elle-même, ait agi au mieux des intérêts de sa lignée en éradiquant systématiquement tous ceux qui auraient pu se dresser sur sa route vers le pouvoir, à commencer par ses trois frères et sœur puînés, tandis que son père avait déjà aplani sa route en abrégeant l’existence de Bérénice IV, sa sœur aînée, et lui avait fourni un modèle de comportement. Dans cette mare aux crocodiles qu’est la famille d’Aulète, chacun de ses membres sait très jeune qu’il n’y a pas suffisamment de place pour deux et qu’il faut jouer des coudes pour s’imposer sur le trône. En vertu de son caractère, Cléopâtre présente maints points communs, non seulement avec Cléopâtre Théa, qui est invoquée à partir de l’an 16, mais aussi avec l’oncle de celle-ci, Ptolémée VIII Évergète II qui, malgré le cortège d’assassinats de plusieurs de ses descendants, s’éteint dans son lit à 83 ans. Mais après César, elle trouva sans doute en Marc Antoine quelqu’un qui, force de la nature, représentait l’idée d’un pouvoir masculin, devant lequel elle pouvait s’incliner, et dont l’hubris dionysiaque, tant dans les travaux de la guerre que dans le quotidien de la vie aulique en faisait un successeur digne des Ptolémées, lui rappelant l’autre Nouveau Dionysos, son père Aulète qui incarnait les mêmes mystères de ce dieu. Il faut sans doute recourir aux ressources de la psychologie pour comprendre cette attirance mutuelle et quasi indéfectible, malgré cette attitude de dernière heure de la part de Cléopâtre, qu’on ne saurait juger, mais qui pèse de tout son poids sur sa légende. 8.9. Défauts et vices de Marc Antoine : passion pour Cléopâtre et pour le vin 8.9.1. Au final, si Marc Antoine avait montré plus de discernement au cours de la guerre menée contre les troupes d’Octavien puis dans l’affrontement final d’Actium, s’il avait évité les erreurs que lui reproche Plutarque, il est probable que Cléopâtre et lui eussent peut-être réussi à changer le paradigme du monde méditerranéen. En d’autres termes, selon la propagande augustéenne, reprise par Plutarque, Marc Antoine, d’atout potentiel qu’il était à ses yeux, et dont elle aurait égaré les sens, était devenu entre ses mains sa principale faiblesse. Peint comme un homme amoindri 516
Voir STRABON, Geog. 15, 1, 3.
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dans son jugement, occupé de façon ludique par elle, n’était-il pas le jouet de cette femme exceptionnelle capable, elle, de mener des combats sur des fronts militaire, diplomatique et linguistique ? Ce portrait, Flavius Josèphe l’inverse en une version plus flatteuse faisant de lui un politique parvenant à tenir la bride à Cléopâtre et à ne souscrire qu’a minima à ses prétentions 517. Mais là encore, les a priori à l’égard de la reine de Flavius Josèphe et de Nicolas de Damas, fortement influencé, lui, par la propagande augustéenne, empêchent d’avoir une vision équitable de ces deux personnages. 8.9.2. La tradition veut que Marc Antoine soit gouverné par deux choses qui finissent par n’en former qu’une seule, ce qui est très réducteur mais aussi très symptomatique d’une position idéologique romaine qui se veut sans nuance. On peut écouter avec profit à son sujet les échos rapportés par l’auteur stoïcien, Sénèque (4 av. – 65 apr. J.-C.), qui résume en peu de mots la situation dans une de ses Lettres 518, où il traite de l’ivresse. Il brosse un portrait de Marc Antoine qui, bien qu’il fût un grand homme, servi par une belle intelligence, eut l’esprit obscurci tant par son amour pour le vin que pour la passion qu’il nourrissait envers Cléopâtre 519. C’est donc, dans l’idée de Sénèque, un être respectivement enivré de l’un et de l’autre et qui, pris par un délire barbare sanguinaire en faisant tomber les têtes de ses ennemis, finit par devenir l’ennemi de la République. La vision de Sénèque, en fustigeant l’ivresse, n’en témoigne pas moins de ce qui, dans la propagande augustéenne, aurait constitué les défauts d’Antoine suivis de leurs conséquences. Mais, en philosophe moralisant, Sénèque se sert d’un cliché pour parvenir à ses fins. 8.9.3. Ces mêmes clichés abondent à propos de la liberté d’action dont jouit Cléopâtre. On invoque fréquemment la liberté juridique dont jouissaient les femmes dans la société égyptienne à l’époque lagide pour expliquer le tempérament affranchi d’une Grecque. S’il n’est pas nécessaire de recourir à cette explication au vu du tempérament des femmes de pouvoir macédoniennes, à commencer par la propre mère d’Alexandre, il est probable que la religion égyptienne et les liens incestueux (aux yeux des autres peuples et surtout des Romains) promus par ses dieux, eussent été un paradigme commode offert à la famille lagide, laquelle avait établi très tôt un dogme consistant, dans un monde non grec, à conserver le pouvoir au sein de la famille au prix d’une étroite consanguinité. Cette union apparaissait en ces temps, non pas comme incestueuse 520 mais, Ægyptiaco more, comme parfaite. L’histoire des Lagides montre que les Alexandrins réclament une 517
Cf. infra, § 9.0-9.3.2. SÉNÈQUE, Lettres à Lucilius 83, 25. 519 Le thème de la passion d’Antoine pour la reine est également développé par Plutarque ; cf. POLYCHRONIS, « Le portrait de Cléopâtre », p. 270-271, 280, 282, 290. 520 Sheila L. AGER, « Familiarity Breeds: Incest and the Ptolemaic Dynasty », JHS 125 (2005), p. 1-34. Voir surtout le tableau p. 4 ; EAD., « The Power of Excess: Royal Incest and the Ptolemaic Dynasty », Anthropologica 48/2 (2006), p. 165-186 : p. 168. 518
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co-présence masculine sur le trône afin qu’une femme ne soit pas seule à tenir les rênes du pouvoir. D’ailleurs, le destin politique de Cléopâtre est très tôt dicté par Aulète dont le testament, garanti par Rome, prévoyait qu’elle fût mariée à son jeune frère, Ptolémée (XIII) Philopator (51-47 av. J.-C.). Ce mariage suivi de l’éviction de Cléopâtre par son frère qui lui déclare la guerre sur le conseil de Pothin, son remariage avec son plus jeune frère Ptolémée (XIV) Philopator II (47-44 av. J.-C.), ont certes renforcé chez elle une détermination farouche de s’affranchir de ce destin et de contrecarrer tout pouvoir familial, quel que fût sa nature soit en le faisant disparaître, soit en le détournant de son rôle naturel. À ce type de lien familial, elle dérogera, à en croire l’union officieuse exogame suivie d’un héritier avec César puis, officielle, avec Marc Antoine avec trois enfants, une première du genre dans la famille lagide. 8.10. Rome promise à Cléopâtre, Alexandrie capitale de l’Empire — Le rêve ou la mort 8.10.1. Si l’on tente de savoir ce que pensait Cléopâtre lorsqu’en 46, plus sommée par Jules César qu’invitée à faire le voyage d’Alexandrie à Rome, alors que sa sœur Arsinoé IV, son alter ego, devait subir l’affront du triomphe sur le Forum romain, on peut présumer qu’elle avait dû prendre la pleine mesure du danger que représentaient ces hommes puissants et arrogants à qui étaient délégués la puissance publique et les pouvoirs sur des légions réputées invincibles, et compris que seuls des Romains et des armes romaines pouvaient venir à bout de Romains et d’armes romaines. L’idée de cette promesse de Rome faite par Marc Antoine à Cléopâtre, qui participe encore de la propagande augustéenne, figurait dans Tite-Live à en croire l’épitomé de Florus. Ce dernier présente ce tableau-ci : épuisé par la luxure et la débauche, le triumvir, en état d’ébriété, promet à Cléopâtre de lui donner l’Empire romain pour prix de ses faveurs 521 . L’accusation de débauche fait partie des armes utilisées dans l’idéologie romaine destinées à mettre en relief le furor qui envahit l’individu, la déraison et les excès 522 . On dévalorise par l’abandon des deux amants à l’ivresse l’idée qui préside au pacte politique, à savoir le projet d’un empire romain sous gouvernance orientale. On rencontre la même accusation chez Properce qui, lui, prétend que Cléopâtre veut faire de l’Empire romain un royaume d’Égypte 523 de
521
FLORUS, Epit. Tit.-Liv. 4, 11. Philippe LE DOZE, « Les idéologies à Rome : les modalités du discours politique de Cicéron à Auguste », RevHist 312/2 (654), Déclinaisons du Politique (avril 2010), p. 259-289 : p. 270. 523 PROPERCE, Eleg. 3, 11. 522
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même que chez Macrobe (IV-Ve siècle) 524 . Mais Dion Cassius en formule une du même ordre en promettant à la reine qu’elle pourra juger sur le Capitole 525. Retissant les fils de l’histoire, un historien du IVe siècle, Eutrope, accuse même pour cette raison Cléopâtre d’avoir incité Marc Antoine à déclencher la guerre civile 526 , ce qui revient à se faire l’écho d’une rumeur alimentée par la propa-gande orchestrée par Octavien, comme quoi le triumvir n’aurait été à ses yeux qu’un simple instrument de sa politique, alors qu’il avait bien des raisons d’en vouloir à ce dernier et de prendre sa revanche sur lui, après le siège de Pérouse qui s’était soldé par la défaite, l’exil et la mort de Fulvie en Espagne, en dépit du pardon accordé à son frère, Lucius Antonius, envoyé dans cette même contrée, où il disparaît lui aussi 527 . Mais la réalité est très différente si on admet l’idée d’un réel partenariat pour partager jusqu’à la mort, en compagnie des Synapothanoumènes 528, le rêve commun d’une monarchie hellénistique de type alexandrin dont le modèle était la monarchie universelle de Dionysos 529 et pour lequel César aurait déjà opté 530 . Pascal traduit la situation en écrivant les paroles suivantes à propos du nez de Cléopâtre, facteur déterminant de la guerre entre l’Orient et l’Occident : « Le nez de Cléopâtre : s’il eût été plus court, toute la face de la terre aurait été changé. » 8.11. L’empoisonneuse, la manipulatrice des serpents 8.11.1. Le registre des armes de Cléopâtre est étendu, du moins d’après la tradition littéraire. Que penser des larmes de comédie qu’elle est capable de verser à la dérobée afin d’émouvoir Marc Antoine, lorsqu’Octavie le presse le revenir à elle ? Les larmes aidant, Cléopâtre est en mesure de le maintenir 524
MACROBE, Sat. 3, 14. DION CASSIUS, Hist. 50, 4-5. Cf. infra, § 11.1. 526 EUTROPE, Hist. 7, 7. 527 Cf. supra, § 8.7.1. 528 Cf. supra, § 3.1.2. 529 Voir BRISSON, « Rome et l’âge d’Or », p. 976 et surtout p. 979 : « Pouvait-on dire plus clairement que le modèle de la monarchie dionysiaque des Lagides — rêve secret sans doute de César qu’Antoine avait été bien près de réaliser — était incompatible avec le pouvoir inauguré par Auguste ? » Voir aussi p. 964 sur l’ambition de Marc Antoine d’assurer l’héritage de la lignée des Ptolémées qui se réclamait d’une tradition instituée par Alexandre, à savoir celle d’une monarchie dionysiaque. 530 Ibid., p. 935 : « Au demeurant, il est très probable que César songeait à instituer à Rome, à son profit, une monarchie de type hellénistique sur le modèle alexandrin. Or la dynastie des Lagides, suivant en cela l’exemple d’Alexandre, avait ouvertement proclamé l’identité dionysiaque du pouvoir royal. César a-t-il rêvé d’être à Rome Dionysos comme les Ptolémées l’avaient été à Alexandrie ? Les circonstances ne devaient pas lui permettre de réaliser ce rêve, — si jamais il le fit —, et il est peu probable qu’il ait pris quelque mesure spectaculaire en ce sens avant d’être assassiné. » 525
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dans ses rets en menaçant subrepticement de mourir de consomption 531. Mais à son tour, Octavie, chassée de la maison de Marc Antoine à Rome, employa d’autres larmes pour émouvoir les Romains et les rassembler contre sa rivale 532 . Cléopâtre est-elle assimilée à Isis égyptienne jadis capable de lancer un élapidé monstrueux contre son père Rê 533 ? À l’instar d’Isis, fille de Thot, et maîtresse du pharmacon 534 , elle passe pour dominer l’art ténébreux des poisons 535 . Ses expériences des effets des substances toxiques sur des condamnés à mort, avant de se résoudre à choisir celui qui convenait le mieux pour son propre suicide comme le prétendent Plutarque 536 ou Dion Cassius 537, font clairement partie de la légende augustéenne 538 , mais qui s’est répandue dans le cercle de Sénèque, dans le Carmen de bello Actiaco 539 , qui, ainsi que nous l’avons vu, présente des analogies avec l’œuvre de l’auteur de la Pharsale 540 . On lui prête la mort de son jeune frère Ptolémée XIV par empoisonnement. Pline nous donne même une idée de l’empoisonneuse qu’elle était car, avant Actium, Antoine, redoutant la reine, craint d’être intoxiqué par elle et fait goûter systématiquement sa nourriture 541. Mais, averti de ses craintes, lors d’un banquet, elle lui démontre que, s’il lui avait pris envie de le faire, les occasions ne lui manqueraient pas et que ses précautions pour éventer ses tentatives seraient vaines. Alors qu’il s’apprête à boire sans méfiance le contenu d’une coupe de vin dans laquelle elle a jeté une couronne dont les feuilles ont été enduites de poison, elle prévient à temps son geste. Le prisonnier appelé pour boire la coupe
531
PLUTARQUE, Ant. 53. PLUTARQUE, Ant. 57. 533 Sydney H. AUFRÈRE, « La sénescence de Rê. La salive, le serpent, le rire et le bâton dans les textes cosmogoniques et magiques de l’Égypte ancienne », dans B. BAKHOUCHE (éd.), L’ancienneté chez les Anciens II : Mythologie et religion, Université Montpellier III, Montpellier, 2003, p. 321-339 : p. 325-327. 534 Sydney H. AUFRÈRE, « L’origine égyptienne de la connaissance des vertus des plantes magiques d’après la tradition classique et celle des papyrus magiques », dans S.H. AUFRÈRE (éd.), Encyclopédie religieuse de l’Univers végétal. Croyances phytoreligieuses de l’Égypte pharaonique (OrMonsp 11), Montpellier 2001, p. 487-492. 535 Sur l’usage des poisons, voir CUMONT, L’Égypte des astrologues, p. 174-177. 536 PLUTARQUE, Ant. 71, 6-8. 537 DION CASSIUS, Hist. 51, 11, 2. La scène est immortalisée par Alexandre Cabanel, Cléopâtre essayant des poisons sur des condamnés à mort (1887), Anvers. 538 Voir l’excellent Gabriele MARASCO, « Cleopatra e gli esperimenti su cavie umane », HZAG 44/ 3 (1995), p. 317-325. 539 Col. V et VI ; cf. BENARIO, « The Carmen de bello Actiaco and Early Imperial Epic », p. 1660 (et p. 1658). 540 MARASCO, « Cleopatra e gli esperimenti su cavie umane », p. 318. 541 Sur les prégustateurs, voir CUMONT, L’Égypte des astrologues, p. 176. Dans les meurtres conjugaux, le recours au poison était commun (p. 176-177) ; David B. KAUFMAN, « Poisons and Poisoning among the Romans », ClassPhil 27/2 (1932), p. 156-167 : p. 160. 532
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empoisonnée expire sur-le-champ 542 et Marc Antoine comprend qu’il est inutile de vouloir échapper à son emprise. 8.11.2. Une idée de l’empoisonnement d’Antoine par Cléopâtre après son suicide manqué est également à considérer sous l’éclairage d’un vœu de ce dernier 543 . Il ne faut pas oublier que les poisons sont instables et ne se conservent pas, ce qui peut expliquer la mise en scène des tentatives sur les individus pour tester leur efficacité 544. Selon Plutarque, ce n’est pas tant l’instabilité des poisons que l’atrocité des douleurs des plus puissants d’entre eux ou le délai après lequel la victime succombait par les poisons doux, qui l’auraient conduite à expérimenter les morsures de diverses espèces de serpents 545. Sur la base des symptômes provoqués par cette morsure — absence de douleur, légère moiteur du visage, endormissement de la victime —, la morsure de l’aspic (τὸ δῆγµα τῆς ἀσπίδος) fut privilégiée par les commentateurs. Si on accepte l’hypothèse, l’aspic ne serait autre que Naja haje L., 1758, dont l’envenimement provoque chez le blessé un syndrome curarisant provoqué par les morsures de la majeure partie des élapidés. Selon Plutarque, qui s’inspirera d’un récit fait par le médecin personnel de la reine, Olympos, Octavien en personne 546, après lui avoir ôté le poignard qu’elle tenait, s’assure qu’elle n’a pas caché de poison dans sa robe 547. Même dans son entourage, sa réputation d’empoisonneuse n’est plus à faire, d’autant qu’elle passait pour avoir toujours une épingle à cheveux creuse remplie de poison 548. Bien que laissée aux soins d’Épaphrodite, secrétaire d’Octavien, elle parvient à réaliser son dessein à l’aide d’un aspic soit caché dans un vase, soit dans un panier de figues qui devint la version officielle sur l’avis d’Octavien en personne lorsqu’il constata le décès. Notant la présence de deux piqûres au bras, pour la statue dans la perspective de son triomphe sur l’Égypte, Octavien la fit représenter un aspic autour du bras 549 . Mais il est probable, selon une hypothèse récente, qu’elle se soit empoisonnée à l’aide d’un cocktail mortel composé de ciguë, d’aconit et d’opium 550. Cette mort 542
PLINE L’ANCIEN, Hist. 21, 9, 1-2 ; KAUFMAN, « Poisons and Poisoning », p. 160. Jean-Louis VOISIN, « Tite-Live, Capoue et les Bacchanales », MEFRA 96/2 (1984), p. 601-653 : p. 629-630. 544 À propos des poisons et de leur caractère incertain, voir VOISIN, op. cit., p. 612-615. 545 PLUTARQUE, Ant. 71, 6-8. 546 On renverra à POLYCHRONIS, « Le portrait de Cléopâtre », p. 281-290 : 4. Cléopâtre sous le pouvoir d’Octavien-Auguste ? 547 PLUTARQUE, Ant. 79. 548 PLUTARQUE, Ant. 94. 549 PLUTARQUE, Ant. 86. Sur la mort de Cléopâtre, voir aussi CHAUVEAU, Cleopatra, p. 8791. Toutefois, on a une autre version de Charles Antoine Coypel, Cléopâtre avalant le poison, 1749. Louvre, Département des peintures. Shakespeare, dans Antony and Cleopatra, Acte V, scène II, fait naître un dialogue entre Dolabella et César, qui fait écho à Plutarque. 550 Selon STRABON, Geog. 17, 1, 10, les deux hypothèses (poison par contact et morsure d’aspic) ont cours. 543
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spectaculaire, qui lui permet d’échapper à l’humiliation du triomphe, fait partie du personnage 551 . 8.12. La peste des bibliothèques 8.12.1. Les auteurs chargeront également Cléopâtre de la responsabilité malgré elle de l’incendie de la Bibliothèque au cours de la Guerre d’Alexandrie. Marc Antoine, pour compenser cette perte, lui fera don en 41 des 200.000 volumes provenant de la bibliothèque de Pergame, réunie par Attale Ier et Eumène 552. 9. Sous l’œil de Nicolas de Damas et de Flavius Josèphe 9.0. On doit un autre portrait de Cléopâtre à Flavius Josèphe (37-100). Ce portrait, se greffant sur l’histoire d’Hérode Ier le Grand (37-4), est essentiellement tiré de l’œuvre du biographe de ce dernier, Nicolas de Damas 553, à qui on doit également une Vie d’Auguste (Βίος Καίσαρος) qui n’est plus attestée que par deux extraits. Le caractère apologétique de cette œuvre qui offre un portrait à charge de la reine n’échappera pas au lecteur. L’auteur damascène, qui a assuré le rôle de précepteur des jumeaux de Cléopâtre et de Marc Antoine à la demande d’Octavien, n’a pas manqué de subir l’impact de la propagande programmée par son protecteur, grand contrôleur de l’histoire de son règne 554 . Flavius Josèphe 555 , affranchi des Flaviens (Titus Flavius Josephus) en 66, quasi obligé de suivre le courant de la propagande augustéenne induit par Nicolas de Damas, adopte le ton d’un protégé de Rome pour qui Cléopâtre, selon la tradition, a représenté le fléau absolu. Car, sur ce point, Romains comme Judéens sont d’accord comme quoi l’Égyptienne et l’Égypte représentent des concepts maléfiques et pernicieux 556. Mais à la différence des écrivains romains de langue grecque ou latine, qui en ont fait la cause d’une confrontation idéologique entre un 551
Cf. supra, § 0.1. HADAS-LEBEL, Philon d’Alexandrie, p. 46. 553 Voir Édith PARMENTIER-MORIN, L’œuvre historique de Nicolas de Damas, Thèse Paris X, 1998 ; EAD., « Peut-on se fier à la tradition indirecte pour un fragment historique sans référence ? L’exemple du testament d’Hérode le Grand de Flavius Josèphe et Nicolas de Damas », dans Φιλολογία. Mélanges offerts à Michel Casevitz (Coll. de la Maison de l’Orient méditerranéen 35), Lyon 2006, p. 237-241 ; René BLOCH, « Di neglecti. La politique augustéenne d’Hérode le Grand », RHR [en ligne], 2 | 2006, mis en ligne le 19 janvier 2010, consulté le 22 février 2016. URL : http://rhr.revues.org/5140, p. 123-147 : § 26. 554 Voir MARTIN, « L’écriture de l’histoire sous Auguste : une liberté surveillée ». 555 Pour l’auteur, on renverra à Mireille HADAS-LEBEL, Flavius Josèphe : le Juif de Rome, Paris 1989. 556 Sur ce thème, on se permettra de renvoyer à L’Odyssée d’Aegyptos. Le spectre et le sceptre, Paris 2007. 552
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Orient barbare dévoyé et un Occident rempart des valeurs romaines, c’est-àdire de la civilisation, Flavius, dans sa Guerre des Juifs (75-79), ses Antiquités judaïques (93/94) puis son Contre Apion (95) 557 compose, sur le plan historique, un portrait de Cléopâtre témoignant de l’influence qu’elle tenta d’exercer sur Marc Antoine et sur la politique orientale de l’Empire romain afin d’obtenir de lui des avantages territoriaux en Syrie intérieure, en Judée et en Arabie au détriment de leurs propriétaires légitimes. Il étend donc le spectre d’une Cléopâtre en filigrane de l’histoire sous réserve qu’on se montre prudent à l’égard de l’information qu’il apporte. 9.1. Passionnée, criminelle et cupide 9.1.1. Dans son Contre Apion, dernier ouvrage publié de Flavius Josèphe, l’auteur cisèle incidemment un portrait synthétique de la reine mais composé sur la base d’un schéma général du πονερός ἀνήρ « l’homme pervers » sur lequel nous allons revenir sous peu 558 . Dans ce livre, il prend le contrepied d’Apion d’Alexandrie (Ier siècle) contemporain de Philon d’Alexandrie (20 av. 45 apr. J.-C.) 559, Apion dont il critique a posteriori les propos antijudéens. Voici ce qu’il dit de la reine dans la traduction de Léon Blum 560 : (56) Mais Apion, dont la calomnie ne respecte rien (…) parle aussi de la dernière Cléopâtre, reine d’Alexandrie, pour nous reprocher l’hostilité qu’elle nous a témoignée, au lieu de consacrer son zèle à l’accusation de cette femme ; (57) qui ne s’abstenait pas d’aucune injustice et d’aucun crime, soit contre ses parents, soit contre ses maris, ou ses amants, soit contre tous les Romains en général et leurs chefs, ses bienfaiteurs ; qui alla jusqu’à tuer dans le temple sa sœur Arsinoé innocente à son égard ; (58) qui assassina traîtreusement son frère aussi, pilla les dieux nationaux et les tombeaux de ses ancêtres ; qui, tenant son royaume du premier César, ne craignit pas de se révolter contre le fils et successeur de celui-ci ; et corrompant Antoine de sa patrie, un traître envers ses amis, dépouillant ceux-ci de leur rang royal, et poussant les autres jusqu’au crime. (59) Mais à quoi bon en dire davantage ? Ne l’abandonna-telle pas lui-même au milieu du combat naval, lui, son mari, le père de leurs enfants, et ne l’obligea-t-elle à livrer son armée et son empire pour la suivre ? (60) En dernier lieu, après la prise d’Alexandrie par César, elle ne vit plus d’espoir pour elle que le suicide, tant elle s’était montrée cruelle et déloyale envers tous. Pensez-vous donc que nous ne devions nous glorifier de ce que, dans une disette, comme le dit Apion, elle ait refusé de distribuer le blé aux 557
Voir Théodore REINACH, Introduction dans FLAVIUS JOSÈPHE, Contre Apion, Paris 1930, p. I-XXXIX : p. III-VII, XV. 558 Cf. infra, § 9.3. 559 Mireille HADAS-LEBEL, Philon d’Alexandrie, un penseur en diaspora, Paris 2003. 560 FLAVIUS JOSÈPHE, C. Ap. 2, 56-61 : p. 68-69 BLUM. Voir aussi CHAUVEAU, Cleopatra, p. 86-87.
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Juifs ? (61) Mais cette reine reçut le châtiment qu’elle méritait ; et nous, nous avons César pour grand témoin de l’aide fidèle que nous lui avons apportée contre les Égyptiens ; et nous, nous avons aussi le Sénat et ses décrets, ainsi que les lettres de César Auguste qui prouvent nos services.
9.1.2. Ce que reproche Flavius Josèphe à Apion, c’est de choisir l’attitude de Cléopâtre à l’égard des Juifs comme un témoignage à charge contre eux et de la considérer en bonne part alors qu’il aurait dû fustiger son mauvais comportement, car elle s’est retournée contre sa propre famille et pilla les temples et les tombeaux 561. Ce que dit l’auteur à propos de la reine est à peu de choses près le portrait réducteur (« reine d’Alexandrie ») qu’en dresse Nicolas de Damas, car le portrait en question est développé dans le reste de l’œuvre de Flavius Josèphe. En effet, ce bref résumé écrit à dessein pour noircir le portrait de Cléopâtre de façon à répondre à Apion qui voit en elle une bénédiction pour les Égyptiens et qui l’exonère de ses défauts, est complété a priori par d’autres informations dans d’autres ouvrages de l’auteur. Dans cet abrégé, il met en relief la criminelle puisque Cléopâtre a fait empoisonner son frère Ptolémée XIV à qui devait revenir le royaume et assassiner sa sœur Arsinoé IV dans le temple d’Artémis à Éphèse où elle était réfugiée et où elle supplia ses assassins 562 ; son manque de gratitude à l’égard de Jules César en s’opposant à son successeur légitime, Octavien ; son avidité et sa cupidité qu’il confirme dans la mesure où, sur le moindre soupçon d’abriter un trésor, nul temple, tombeau ou sanctuaire d’Égypte n’aurait su échapper au pillage des ornements qu’ils abritaient, de même que des lieux profanes 563 , une attitude que dément en Égypte son évergétisme et celui de son père, à Dendara 564 ; sa tentative de corruption d’Antoine ; sa lâcheté sur le plan militaire et sa déloyauté par rapport à ce dernier ; son antijudaïsme, loin d’être prouvé 565 ; enfin son suicide qui résulte de ses actes. Le tout se termine sous la forme des allusions au discours d’Hérode le Grand qui tire profit de s’être rallié à Auguste in extremis 566.
561 HADAS-LEBEL, Philon d’Alexandrie, p. 132. Sur ce soi-disant pillage, voir Edouard WILL, Histoire politique du monde hellénistique (323-30 avant J.-C.), Paris 2003, selon qui Cléopâtre aurait « hâtivement reconstitué au lendemain d’Actium un trésor au prix de spoliations effectuées aux dépens des temples par une Cléopâtre aux abois et obligée de faire flèche de tout bois ». 562 FLAVIUS JOSÈPHE, Ant. Iud. 15, 4, 1 (§ 89). 563 FLAVIUS JOSÈPHE, B. J. 15, 4, 1 (§ 90). 564 Voir infra, § 14.1. 565 Voir LEGRAS, « Les Romains en Égypte », § 4 : L’impact des garnisons romaines dans la chôra égyptienne sous Cléopâtre VII. Il s’agit d’un décret d’asylie pour une synagogue. 566 Cf. infra, § 9.2.5.
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9.2. Contre les rois de Judée et d’Arabie : Hérode Ier le Grand et Malichos Ier 9.2.1. Portrait développé ailleurs, disions-nous plus haut, car Flavius Josèphe en compose un autre, dans un décor proche-oriental, à travers les démêlés de Cléopâtre avec Hérode Ier le Grand, fils d’Antipater. Sous sa plume, mais faisant écho à l’œuvre de Nicolas de Damas, Hérode est montré comme le rempart de la Judée au moment où la reine jette son dévolu sur la Syrie-Palestine en tentant de gagner le triumvir Marc Antoine à ses intérêts. Les intérêts égyptiens de Cléopâtre, qui passent pour de la pure cupidité de sa part, vont à l’encontre des intérêts judéens d’Hérode. Flavius met en relief l’antagonisme entre ces deux person-nages qui plaident tour à tour leur cause devant Marc Antoine. Précisons l’arrière-plan politique. La famille d’Hérode fils d’Antipater, procurateur de Judée, entretenait des liens d’intérêts avec Marc Antoine à la suite de la bataille de Philippes (42). Lors de l’attaque des Parthes en 40 contre la Syrie-Palestine romaine, le grand-prêtre Jean Hircan II (ob. 30 av. J.-C.) et Phasaël (ob. 40 av. J.-C.), fils aîné d’Antipater et frère d’Hérode, ont été faits prisonniers, donnant la possibilité à Antigone II Mattathiah, allié des Parthes, de s’emparer de la Judée et de Jérusalem et ainsi de devenir en même temps roi et grand-prêtre. Lorsque Jérusalem tombe en 37, assiégée par Hérode et qu’Antigone II, le dernier roi de la famille des Hasmonéens, périt la même année, la tête tranchée à Antioche sur les ordres de Marc Antoine, cette communauté d’intérêts vaut à Hérode Ier et à son frère, Joseph, et sur le conseil de Jean Hircan II, de se voir accorder l’administration de la Judée 567 . 9.2.2. Au moyen des mêmes éléments, Flavius Josèphe va composer deux récits pratiquement parallèles mais de longueur et d’amplitude différentes dans les Antiquités judaïques et la Guerre des Juifs. Hérode est montré comme celui qui peut s’opposer aux prétentions de Cléopâtre au MoyenOrient. Dans les circonstances décrites ci-dessus, nous pouvons à présent reprendre le fil du récit au moment où Hérode, chassé sous la pression de Parthes par les partisans d’Antigone II Mattathiah allié des Parthes, se réfugie en Nabatène, à Pétra 568. Mais, le roi des Arabes Malichos Ier lui enjoignant de quitter son territoire (l’Arabie Pétrée), il gagne Rhinocolure, Péluse en Égypte puis, empêché d’embarquer vers Rome, est obligé de se rendre à Alexandrie où, reçu par Cléopâtre, celle-ci lui propose de lui confier le commandement d’une expédition. Déclinant prudemment son offre, Hérode préfère, après avoir débarqué au sud de l’Italie, à Brindes, rejoindre Marc Antoine qui se trouve alors à Rome 569 . Réussissant à obtenir l’aval du Sénat grâce à l’intervention de Marc Antoine et d’Octavien, il est reconnu 567 568 569
FLAVIUS JOSÈPHE, A.J. 1, 12, 5 (§ 126-127). SARTRE, « Rome et les Nabatéens à la fin de la République (av. J.-C.) », p. 48. FLAVIUS JOSÈPHE, B.J. 1, 14, 2 (§ 140-141).
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comme roi de Judée (40) sous réserve de la conquérir, réussite qui, de surcroît, constituait un atout symbolique pour Rome dans la perspective d’une future guerre contre la Parthie 570. Selon Flavius, après qu’Hérode, regagnant la Palestine en abordant à Ptolémaïs, seule ville à avoir résisté à l’assaut des Parthes (39), a repris Jérusalem (37) et exterminé les partisans d’Antigone II 571, Cléopâtre entre en jeu en faisant valoir ses prétentions sur la Syrie, alors en proie aux derniers troubles, de même que sur la Judée et l’Arabie, possessions respectives d’Hérode et Malichos Ier, en faisant pression sur Marc Antoine afin d’en déposséder leurs légitimes propriétaires en comptant — c’est Flavius qui parle sur la foi de Nicolas de Damas — sur la passion qu’elle lui inspirait 572. 9.2.3. Cléopâtre intervient pour la première fois dans l’affaire de la succession du grand-prêtre de Jérusalem Jean Hyrcan II, libéré du roi des Parthes chez qui il était retenu prisonnier, et accueilli par Hérode qui, à l’insu de ce dernier 573 , avait nommé au sacerdoce suprême un obscur inconnu, Ananel. La fille de Jean Hyrcan II, Alexandra, voulant faire reconnaître comme successeur de Hyrcan, son fils à elle, Aristobule III, dépêche un messager auprès de Cléopâtre afin de la presser d’intervenir auprès de Marc Antoine 574. Cléopâtre parvient à le fléchir non sans servir ses propres intérêts. Mais devant les intrigues d’Alexandra et malgré une réconciliation avec Hérode, cette dernière intervient de nouveau auprès de Cléopâtre qui lui conseille alors de s’enfuir en Égypte. Hérode ayant eu vent du projet, décide d’en finir à l’occasion de la fête des Tabernacles alors qu’Aristobule a dix-sept ans et jouit d’un élan de sympathie de la part de la population. Il fait alors noyer l’adolescent lors d’une partie de baignade dans une piscine de Jéricho 575 . Nouvelle plainte d’Alexandra à propos de ce guet-apens meurtrier organisé par Hérode auprès de Cléopâtre qui en réfère à Marc Antoine, lequel somme Hérode de s’expliquer 576 . Ce dernier parvient, en flattant Marc Antoine, à se justifier et même à inciter ce dernier à faire reproche à Cléopâtre, qui réclamait le royaume de Judée, de se mêler des affaires de l’État 577 ; néanmoins, pour l’apaiser, il lui concède la Syrie intérieure (Cœlé-Syrie) 578 . 570
Il faut se souvenir que les Livres sibyllins soulignaient que seul un roi pouvait être vainqueur des Parthes, ce qui avait hâté la fin de César ; cf. COLIN, César, p. 244. 571 FLAVIUS JOSÈPHE, B.J. 1, 18, 4 (§ 164). 572 FLAVIUS JOSÈPHE, A.J. 15, 4, 1 (§ 88) ; B.J. 1, 18, 4 (§ 164). 573 Antigone II Mattathiah avait obtenu des Parthes que Jean Hircan eût l’oreille tranchée pour se voir interdire le sacerdoce. 574 FLAVIUS JOSÈPHE, A. J. 15, 2, 5 (§ 23). 575 FLAVIUS JOSÈPHE, A. J. 15, 3, 3 (§ 50-57). 576 Ibid. 15, 3, 5 (§ 62-67). 577 Ibid. 15, 3, 8 (§ 74-79). 578 Ibid. 15, 3, 3 (§ 79). Sur les tractations autour du Hawrân, voir Frank E. PETERS, « The Nabateans in the Hawran », JAOS 97/3 (1977), p. 263-277 ; Jean STARCKY, « The Nabataeans:
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C’est lors de ces circonstances que la reine envisage de faire assassiner Hérode pour se faire attribuer le royaume des Juifs 579 . 9.2.4. Cléopâtre, continuant à conspirer, réussit, par l’entremise de Marc Antoine, à obtenir des portions de territoires prélevées sur les royaumes de Judée et de Nabatène, spécialement la palmeraie de Jéricho où l’on cultive l’arbre produisant le baume 580, ainsi que des villes situées entre le Nahr elKébir (le fleuve Éleutheros) et l’Égypte, à l’exception de Tyr et de Sidon, réputées libres 581 . Revenant en Égypte après avoir accompagné Marc Antoine jusqu’à l’Euphrate (il s’agit de Zeugma) 582 alors qu’il mène sa campagne contre l’Arménie 583, la reine passe successivement par Apamée, Damas, puis descend en Judée, intentionnellement au palais royal et dans les jardins de Jéricho où, sur la base d’une convention, Hérode, qui l’y accueille, est chargé d’administrer, en l’échange d’un bail de 200 talents — 1/6e de taxes sur les revenus —, lesdits jardins détachés de son royaume. Mais, au dire de Flavius Josèphe, elle aurait alors entrepris de le séduire, tentative qui aurait avorté et engendré chez son hôte l’idée de la faire assassiner pour épargner le malheur à ceux qui lui faisaient confiance et en particulier débarrasser Marc Antoine de cette engeance 584. Mais, sur le conseil de ses amis, il y renonce pour ne pas encourir les foudres du triumvir et raccompagne finalement la reine à Péluse avec tous les honneurs dus à son rang 585. Quant à Marc Antoine, ayant conquis l’Arménie, il lui attribue, pour l’apaiser, les richesses dudit royaume et lui envoie comme prisonniers Artanabaze, ses fils et ses satrapes, tandis qu’Hérode lui acquitte régulièrement son tribut pour ne pas la mécontenter, non seulement pour la gestion de la palmeraie de Jéricho mais aussi, se portant caution, pour les territoires prélevés sur les États A Historical Sketch », BiblArch 18/4 (1955), p. 81-82, 84-106 ; Raoul MCLAUGHLIN, The Roman Empire and the Indian Ocean: The Ancient World Economy & Kingdoms of Africa, Arabia & India, Barnsley : Pen and Sword Books Ltd, 2014, p. 44-45. 579 FLAVIUS JOSÈPHE, B. J. 7, 8, 4 (§ 61). 580 Robert WENNING, « The Nabataeans in History », dans Konstantinos D. POLITIS (éd.), The world of the Nabataeans : volume 2 of the International Conference The World of the Herods and the Nabataeans held at the British Museum, 17 - 19 April 2001, Stuttgart 2007, p. 25-44 : p. 32. Maurice SARTRE (« Rome et les Nabatéens à la fin de la République [65-30 av. J.-C.] », p. 48) évoque « certains districts du Hawrân, de Transjordanie, ainsi que les revenus des bitumes du Lac Asphaltite (Mer Morte) » (cf. FLAVIUS JOSÈPHE, A.J. 15, 94-96 ; B.J. 1, 359362). Je n’ai pas trouvé ailleurs mention du bitume, et on peut se demander s’il n’y aurait pas une confusion entre le baume et le bitume de Judée. Sur l’industrie du bitume de la mer Morte, voir Philip C. HAMMOND, « The Nabataean Bitumen Industry at the Dead Sea », BiblArch 22/2 (1959), p. 40-48. 581 FLAVIUS JOSÈPHE, A. J. 15, 4, 1 (§ 88-95) ; B. J. 1, 18, 5 (§ 164a). 582 Cf. supra, § 8.8.1. 583 FLAVIUS JOSÈPHE, B. J. 1, 18, 5 (§ 165). 584 Sur les circonstances, voir MCLAUGHLIN, loc. cit. 585 FLAVIUS JOSÈPHE, A. J. 15, 4, 2-7 (§ 96-103) ; B. J. 1, 18, 5 (§ 165).
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du roi de Nabatène par Marc Antoine, le roi Malichos faisant toute sorte de difficulté pour rembourser à Hérode l’avance consentie par lui auprès de la reine 586. 9.2.5. Lorsque le conflit entre les triumvirs conduisant à la bataille d’Actium se prépare, Hérode lève une armée pour se ranger auprès de Marc Antoine. Ce dernier, déclinant son offre, lui enjoint alors, sur le conseil de Cléopâtre, de marcher contre Malichos qui s’était mal comporté, suite à la plainte formulée conjointement par lui et par Cléopâtre 587. Mais subrepticement, celle-ci avait envoyé des instructions au stratège Athénion, qui commandait les territoires de Nabatène placés sous son contrôle en son nom, ourdissant un plan audacieux. Aux termes de ses instructions, Athénion ne devait intervenir qu’en cas de victoire des Judéens sur les Arabes nabatéens. C’est ce cas de figure qui se produisit. Dans un premier temps, les premiers, l’ayant emporté à Diospolis (à l’est de la Décapole) sur les seconds, ceux-ci se rassemblèrent à Canatha (Qanaouat, au sud de la Syrie), ville de la Décapole, pour prendre leur revanche. L’armée d’Hérode, confiante dans la victoire, s’élance, mais Athénion, sur un terrain familier à ses troupes et défavorable à l’ennemi et ayant de surcroît soulevé les habitants de Canatha, vient soutenir les Arabes. Ceux-ci, faisant volte-face, massacrent les soldats de l’armée d’Hérode et sèment la panique dans leurs rangs 588 ; le piège s’est refermé. En dépit d’un ravage de la Nabatène par Hérode, un tremblement de terre en Judée au début du printemps, quelques mois avant la bataille d’Actium (2 sept. 31), se produit, une catastrophe qui enhardit les Arabes de Nabatène à s’attaquer à nouveau à la Judée dévastée 589 . Ce sera là l’ultime tentative de la reine contre la Judée et l’Arabie. Dans un discours destiné à rendre courage aux chefs de Judée, Hérode résume les faits et le rôle que Cléopâtre a joué 590. Ayant rendu hommage au vainqueur d’Actium, Hérode, reconduit dans sa charge, recoiffe le diadème de Judée et récupère de surcroît les territoires donnés à Cléopâtre par Marc Antoine 591 . 9.3. Le portrait d’une scélérate 9.3.1. Il faut soumettre le portrait qui émerge entre les lignes des trois textes de Flavius Josèphe à la lumière de sa grille de lecture. Car l’auteur a 586
FLAVIUS JOSÈPHE, A. J. 15, 4, 2 (§ 88-95) ; B. J. 1, 18, 5 (§ 165). FLAVIUS JOSÈPHE, B. J. 1, 19, 1 (§ 167). 588 FLAVIUS JOSÈPHE, A. J. 15, 5, 1 (§ 108-120). 589 FLAVIUS JOSÈPHE, A. J. 15, 5, 2 (§ 121-126). 590 FLAVIUS JOSÈPHE, A. J. 15, 5, 3 (§ 127-146) ; B. J. 1, 19, 4 (§ 170-171a). 591 FLAVIUS JOSÈPHE, B. J. 1, 20, 1-3 (§ 172-176). Sur les négociations entre Octavien et Malichos Ier par le truchement d’Athénodore, proche d’Octavien, voir Pierre GRIMAL, « Auguste et Athénodore », REA 47/3-4 (1945), p. 261-273 : p. 271-272. 587
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une façon bien à lui de décrire le mécanisme qui mène à l’émergence des malfaisants (les πονεροί) 592 . Il faut réunir un ensemble de caractères bien particuliers pour inscrire des êtres sous cette enseigne. La mort, qui est la conséquence de leurs actes qui leur est dévolue, est révélatrice de leurs vices 593. (Les actes et les vices de Cléopâtre la conduisent au suicide.) Corrompus par leur passion (πάθος), les πονεροί sont conduits par leur instinct à l’intempérance (ἐπιθυµία) 594 qui se caractérise par trois choses : un désir amoureux incontrôlable pour le corps d’autrui, lequel rend idolâtre et engendre la maladie ; la cupidité et l’avarice, qui, visant les biens matériels, sont impossibles à maîtriser et provoquent des ravages. Emmanuel Pichon relève à son sujet : « La reine Cléopâtre VII, un des personnages les plus scélérats de l’œuvre, est dite cupide par nature, φύσει δὲ πλεονεξίᾳ (AJ, XV, 89), le terme apparaît à deux reprises à son sujet [AJ XV, 91] 595 . » La cupidité et l’avarice mènent, en troisième lieu, à la recherche passionnée du pouvoir (πλεονεξία) et à la tyrannie. Il ajoute plus loin à propos de ceux qui ont la frénésie du pouvoir : « On peut ajouter à cette liste Cléopâtre à qui rien ne suffit, tant elle est esclave de ses désirs 596. » Le désir de pouvoir est excité par la jalousie 597 tandis que l’intempérance et la jalousie engendrent l’audace et l’outrage 598 puisque le πονερός ἀνήρ doit tout mettre en œuvre pour contenter ses envies et que cette disposition mène à l’outrage (ὕβρις), lequel, s’exprimant par des paroles ou des actes, aboutit, lui, à la cruauté 599. Ne connaissant aucun interdit, l’homme sombre alors dans la folie 600 . A contrario, et selon ce schéma, il revient clairement à Octavien-Auguste le rôle d’ « homme juste » (δίκαιος ἀνήρ). 9.3.2. Le personnage qui émerge au fil des pages de Flavius Josèphe pourrait faire figure d’anti-portrait de la reine si on se fonde sur l’étude du Marc Antoine de Plutarque, plus édulcoré mais qui propose cependant une subtile leçon morale 601 , mais en faisant naître, contrairement à Dion Cassius, une relation de sympathie entre la reine et le lecteur 602 ; très différent, celui de Flavius, qui montre les effets délétères de l’intervention de Cléopâtre 592
Emmanuel PICHON, « Les vices chez Flavius Josèphe ou le retour à l’animalité », BAGB 2 (2004), p. 111-141 : p. 112-114. 593 Ibid., p. 114-119. 594 Ibid., p. 119-124 : p. 119 : Antoine et Cléopâtre attirés l’un par l’autre par un désir amoureux dans une passion destructrice. 595 Ibid., p. 122. 596 Ibid., p. 123. 597 Ibid., p. 124-125. 598 Ibid., p. 126-129. 599 Ibid., p. 129-136. 600 Ibid., p. 136-140. 601 POLYCHRONIS, « Le portrait de Cléopâtre », p. 265. 602 Ibid., p. 265, 282, 284, 288.
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dans les affaires de Judée, se veut moralisateur en montrant la noirceur dans toute son étendue de la reine au caractère passionné, perfide, cupide, inique et criminel qui définit, au fond, l’hubris même. Composé par touches successives entre 75 et 95, ce portrait entièrement à charge, pour des raisons idéologiques, semble aller au-delà de l’opinion romaine sur la reine. Il fait se détacher en filigrane au-dessus de la scène judéenne, monde qui considère l’Égypte, dirigée ou non par des Grecs, comme un ennemi ancestral, un pays dont on ne peut rien attendre de bon. On voit qu’en dépit de qui était vraiment Cléopâtre, Flavius Josèphe crée, à partir des représentations de l’époque, un ennemi monstrueux à la mesure de la Judée et d’Hérode le Grand qui parvient, comme Rome, à écarter ce mortel péril. 10. Suétone — Cléopâtre, la préférée des reines de César 10.1. À la différence de Plutarque et après lui, Suétone (Ier-IIe siècle apr. J.-C.), dans le style bref qui est sa marque, ne se laisse pas aller à la romance. Il esquisse le personnage de Cléopâtre en quelques traits en abordant César 603 et Auguste 604. Le schéma est probablement emprunté en partie à Tite-Live. Le nom de la reine n’apparaît que trois fois dans le chapitre qu’il consacre à César, lorsque ce dernier donne l’Égypte à Cléopâtre et à son jeune frère, Ptolémée XIV Philadelphe 605 ; mais elle passe cependant pour la préférée des reines qui furent dans son cœur 606, celle pour qui il aurait nourri la passion la plus grande et qu’il ne renvoie chez elle que comblée de présents, alors qu’une autre version souligne que celle-ci, convoquée par César par méfiance, serait repartie après la mort du dictateur 607. C’est presque là un portrait à décharge du personnage qui va à l’encontre de la propagande augustéenne ayant eu pour objectif de disculper César d’une accusation comme quoi il aurait été très proche de la reine 608. Pourtant, dans le chapitre qu’il écrit sur Auguste, Suétone mentionne cinq fois le nom de Cléopâtre et en noircit les traits. Après avoir dévoilé la trahison de Marc Antoine, qui comptait dans son testament romain les enfants de Cléopâtre au nombre de ses héritiers, Octavien déclare la guerre à celle-ci 609 . Ayant remporté la victoire d’Actium, il assiège et prend Alexandrie où Marc Antoine et Cléopâtre se sont réfugiés. Après la mort de 603
SUÉTONE, Jul. 35 et 52. SUÉTONE, Aug. 17. Voir Giuseppe ZECCHINI, « Auguste chez Suétone », dans S. LUCIANI (avec la coll. de P. ZUNTOW) (éd.), Entre mots et marbres. Les métamorphoses d’Auguste, Bordeaux 2016, p. 209-218. 605 SUÉTONE, Jul. 35, 2. 606 SUÉTONE, Jul. 52, 2. 607 Cf. supra, § 2.1.1. 608 Cf. supra, § 2.1.5. 609 SUÉTONE, Aug. 17, 1. 604
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Marc Antoine, contraint au suicide malgré des pourparlers de paix 610, il est question de celle de Cléopâtre qui fait apparaître une nouveauté. Comme on croyait qu’elle s’était suicidée par la morsure d’un aspic (quod perisse morsu aspidis putabatur) 611 , Octavien fait appeler des psylles — une ethnie libyenne spécialisée dans la connaissance des serpents et de leurs morsures 612 , pour sucer la plaie, espérant la sauver afin qu’elle figurât à son triomphe 613. Cela dit, il fait achever le tombeau qu’Antoine et Cléopâtre avaient prévu pour y être inhumés ensemble 614, mais n’hésite pas à mettre à mort Antyllus et Césarion, qui avaient, sur la volonté de leurs parents respectifs, revêtu officiellement la toge virile dans le dessein de ranimer la lutte, portée par les Égyptiens, au cas où la défaite serait intervenue 615. Par ce moyen, Octavien prévient tout soulèvement de la part des Égyptiens, qui aurait été motivés par un espoir de défendre une lignée royale 616 , mais il fait surtout disparaître un concurrent en la personne de Césarion. 11. Dion Cassius ou la mort du rêve monarchiste orientalisant de Marc Antoine 11.1. Apparemment, Suétone épitomise les mêmes informations que celles que donnera, avec une ampleur inattendue, Dion Cassius (150-235) dans un texte remarquable qui forme le contenu des livres 50 et 51, lesquels 610
SUÉTONE, Aug. 17, 7. Sur l’aspic, on renverra à GOESSENS, Het ’Carmen de bello Actiaco’ (PHerc. 817), p. 9899. Voir aussi EUTROPE, Hist. 7, 7. Voir aussi, sur la mort de Cléopâtre, Paul Marius MARTIN, « Deux interrogations sur la mort de Cléopâtre », L’Histoire 145 (1991), p. 78-80 ; John SCARBOROUGH, « Cleopatra’s Asp », PharmHist 37/1 (1995), p. 33 ; John GWYN GRIFfiTHS, « The Death of Cleopatra VII », JEA 47 (1961), p. 113-118 (cf. JEA 51 [1965], p. 209-211) ; G. BALDWIN, « The Death of Cleopatra VII », JEA 50 (1964), p. 181-182. — La mort infligée par un aspic était pourtant pratiquée comme le montrerait l’exemple de Démétrios de Phalère, condamné à mort par ce moyen alors qu’il était relégué en Haute-Égypte par Ptolémée Philadelphe ; cf. CICÉRON, Pro Rabirio Postumo 9, 123 ; et BOUCHÉ-LECLERQ, Hist. des Lagides, 4 vol. Paris, vol. 1, 1903, p. 163. 612 On renverra à DION CASSIUS, Hist. 51, 14, qui les évoque aussi à propos de la mort de Cléopâtre. Sur les psylles, voir Sébastien BARBARA, « Armées en marche et découvertes herpétologiques dans l’Antiquité », dans S. BARBARA & J. TRINQUIER (éd.), Ophiaca : diffusion et réception des savoirs antiques sur les Ophidiens (= Anthropozoologica 47), Paris, 2012, p. 1549 : p. 18-24. 613 SUÉTONE, Aug. 17, 8 ; OROSE, Hist. 6, 16, 1 ; 19, 3 et 19, 8-19. Voir aussi l’écho de Sextus AURELIUS VICTOR, Hommes illustres, 86. Sur la problématique de la succession des événements de la mort de Cléopâtre, voir Theodor C. SKEAT, « The Last Days of Cleopatra: A Chronological Problem », JRS 43 (1953), p. 98-100. 614 SUÉTONE, Aug. 17, 9. 615 Cf. DION CASSIUS, Hist. 51, 6. 616 SUÉTONE, Aug. 17, 10 et 11 ; cf. WHITEHORNE, Cleopatras, Londres – New York 2001, p. 198-199. 611
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détaillent et circonstancient l’enchaînement des événements 617. L’auteur, qui fait émerger une tradition ayant disparu des écrits des historiens, réactive de façon particulièrement remarquable le palimpseste que Tite-Live a laissé à la postérité. Il retrace ainsi la lutte sans merci entre Octavien et Marc Antoine, le premier reprochant au second de posséder l’Égypte sans que le sort n’ait décidé du partage 618, chacun se préparant en sous-main à la confrontation 619. Des partisans passent d’un camp à l’autre. Du côté de Marc Antoine, certains Romains quittent ce dernier par haine de Cléopâtre, qui focalise sur elle toute leur antipathie et leur exaspération, et font des révélations suite auxquelles Octavien est fondé à s’emparer du testament de Marc Antoine attestant qu’il reconnaît Césarion comme fils de César et révélant les donations faites par lui aux enfants de Cléopâtre, sans compter l’ordre donné que son corps soit inhumé avec elle 620, ce qui dénoterait la passion qu’il éprouve pour elle. La révélation qui s’ensuit accroît le soupçon selon lequel Marc Antoine aurait voulu livrer Rome à Cléopâtre et faire d’Alexandrie le siège de l’Empire. Après que le Sénat a ôté le consulat à Marc Antoine, Octavien fait habilement déclarer la guerre à Cléopâtre sans pour cela décréter Marc Antoine ennemi public 621 dans l’espoir qu’il prendrait ouvertement le parti de la reine 622. En outre, la description d’un Marc Antoine exerçant la charge de gymnasiarque, l’attitude qu’il prend, les portraits de lui et de Cléopâtre — respectivement comme Osiris-Dionysos, mettant en relief son rapport avec la vigne et le vin, et Sélénè-Isis 623 —, et surtout la promesse de la reine de rendre la justice sur le Capitole 624, permettent de mieux comprendre a posteriori le contenu véhiculé par les œuvres des poètes latins du temps d’Octavien-Auguste qui indique ce qu’il y avait à penser sur les événements 625 . Les deux armées s’étant mises en
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Marie-Laure FREYBURGER-GALLAND, « Octavien-Auguste chez Dion Cassius : entre propagande et objectivité », dans S. LUCIANI (avec la coll. de P. ZUNTOW) (éd.), Entre mots et marbres. Les métamorphoses d’Auguste, Bordeaux 2016, p. 219-228. 618 DION CASSIUS, Hist. 50, 1. 619 DION CASSIUS, Hist. 50, 2. Sur cette déclaration de guerre, voir Meyer REINHOLD, « The Declaration of War against Cleopatra », ClassJourn 77/2 (1981-1982), p. 97-103. 620 DION CASSIUS, Hist. 50, 3. 621 Ibid. 50, 4-5. 622 Ibid. 50, 6. 623 Voir Frederik E. BRENK, « Antony-Osiris, Cleopatra-Isis : The End of Plutarch’s Antony », dans F.E. BRENK, Relighting the Souls. Studies in Plutarch in Greek Literature, Religion, and Philosophy, and in the New Testament Background, Stuttgart 1998, p. 128-152. 624 DION CASSIUS, Hist. 50, 5. Voir supra, § 8.10.1. 625 Cf. supra, § 3.
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mouvement, chacun des camps enregistrant des présages contraires 626 , les adversaires s’adressent à leurs troupes 627 . 12.2. S’inscrivant dans le genre épidictique, le discours d’Antoine reproduit chez Dion Cassius, pour sa part, flatte ses troupes et leur valeur collective et individuelle par nations (les alliés) ainsi que celles de leurs armes, plaide la supériorité maritime 628 , afin que ses troupes ne puissent chercher une échappatoire sur la terre ferme 629 , minore l’ardeur et la compétence de l’adversaire en fustigeant l’inexpérience et la faiblesse physique du chef du parti adverse 630 , mais surtout se déclare un défenseur de la liberté tandis qu’Octavien aspirerait à régner sur tous 631, sans avoir fait de déclaration de guerre 632. Il est clair que Marc Antoine se fait le porte-parole de l’idée de conférer des avantages aux alliés, qui veulent accéder à la romanité 633 . Quant au discours d’Octavien, qui opte pour le genre délibératif, il est parfaitement éclairant de la volonté d’infléchir l’opinion publique romaine et l’opinion du Sénat. On y voit se concrétiser les éléments qui constituent ce qui deviendra l’antienne anti-égyptienne. Tout d’abord, le destin de Rome foulé aux pieds par une femme, une Égyptienne 634, qui présente des accents misogynes et xénophobes, d’autant, pour cette dernière qualification, qu’il s’agit d’une construction destinée à l’assimiler à une Barbare et à la rejeter en tant que telle 635. C’est là le point le plus éclairantn car la qualification de Cléopâtre en tant que Barbare, en tant que femme meurtrière (ὀλετήρ γυνή) dont les actes portent le signe de l’hubris, justifie pleinement les décisions prises. Mais c’est aussi l’indignité et la honte qui en découleraient pour Rome que d’être soumise par une Égyptienne, là où les Romains ont vaincu tous les fléaux. — L’insulte d’hommes nés à Alexandrie, en Égypte (le pire !), vénérant à l’instar de dieux des reptiles et d’autres animaux et embaumant les cadavres pour faire croire à leur immortalité (Καὶ τὰ µὲν ἑρπετὰ καὶ τἆλλα θηρία ὥσπερ τινὰς θεοὺς θεραπεύοντες, τὰ δὲ σώµατα τὰ σφέτερα ἐς δόξαν ἀθανασίας ταριχεύοντες), esclaves d’une femme 636 . Les animaux sacrés, qui faisaient partie du folklore local et étaient appréciés par 626
DION CASSIUS, Hist. 50, 7-11. Sur ce sujet, voir Rosalinde KEARSLEY, « Octavian and Augury: The Years 30-27 B.C. », ClassQuart (NS) 59/1 (2009), p. 147-166. 627 Antoine : DION CASSIUS, Hist. 50, 16-22 ; Octavien : ibid., 50, 24-30. 628 Ibid. 50, 19. 629 Ibid. 50, 23. 630 Ibid. 50, 17-18. 631 Ibid. 50, 22. 632 Ibid. 50, 20. 633 Voir le discours d’Octavien ; cf. DION CASSIUS, Hist. 50, 24, in fine. 634 Ibid. 50, 24. 635 Cf. supra, § 2.2.1 ; 3.2.1-3.2.2 ; 3.4.1 ; 3.6.2 ; 5.1.1-5.1.3. 636 Loc. cit.
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les touristes romains au temps des Ptolémées, alimentent maintenant l’antienne anti-égyptienne qui résonnera jusqu’à la fin des cultes égyptiens 637 tandis que la momification pratiquée dans le pays provoque un haut-le-corps par rapport à la crémation 638. — La prosternation de Marc Antoine devant la reine comme si elle était Sélénè ou Isis et qui donne aux enfants nés de leur union des noms tels que Sélénè ou Hélios 639 est dénoncée comme un crime puisque Marc Antoine se prosterne devant une monarque « égypto-barbare » et, de surcroît, protège les intérêts de ses enfants, illégitimes aux yeux des institutions romaines. — Se faisant passer pour Osiris ou Dionysos, il attribue à sa descendance les propriétés de Rome, à savoir des îles et des portions de continents 640 , crime entre tous, faisant allusion aux « Donations d’Alexandrie ». — D’où il découle que Cléopâtre l’Égyptienne est décrétée ennemie de Rome en raison de ses actes. — Octavien dénonce la trahison de Marc Antoine à qui il a donné d’épouser sa propre sœur et explicite la raison pour laquelle il ne lui a pas déclaré la guerre afin qu’il prenne conscience de son propre chef de la situation en tant que citoyen romain. Marc Antoine, en tant que tel, n’est pas en mesure de reconnaître ses erreurs. — Dépourvu de sa raison, il est ensorcelé, étant esclave de Cléopâtre 641. — La débauche de Marc Antoine ou sa ruine par la débauche 642 , ce qui en fait un homme incapable de prendre des décisions censées, c’est-à-dire une femme. — Cela entraîne la déchéance de la romanité de Marc Antoine, qui devient égyptien et doit être considéré désormais comme tel. — Dans ces conditions, il ne peut que perdre le consulat et l’imperium d’autant qu’il épouse les intérêts alexandrins en devenant gymnasiarque, c’est-à-dire assurant la présidence de la vie municipale d’Alexandrie 643 , ce qui n’en fait plus un Romain à part entière. — De plus, renonçant aux usages de Rome, il fait résonner les cymbales canopiques 644, métaphore qui signifie qu’il participerait soit aux fêtes dionysiaques à Canope, soit aux rites canopiques, sans doute les fêtes d’Osiris au mois de khoiak, car n’oublions pas qu’il est Osiris et Dionysos 645. — Pour mieux faire passer Marc Antoine pour un Barbare, 637
Voir AUFRÈRE, « Crocodiles sauvages / crocodiles apprivoisés ». On renverra à Paul PERDRIZET, « Le mort qui sentait bon », dans Mélanges Bidez (= AIPHOS 2) fasc. 2, Bruxelles 1934, p. 719-727 ; Roger GOOSSENS, « Seuthès, fils d’Épimachos », AntClass 3/1 (1934), p. 91-96. 639 DION CASSIUS, Hist. 50, 25 ; TONDRIAU, « Princesses ptolémaïques », p. 29, 4, a). 640 DION CASSIUS, loc. cit. 641 Ibid. 50, 26. 642 Loc. cit. ; ibid. 50, 27. 643 Ibid. 50, 27. 644 Loc. cit. 645 Voir Frank GODDIO & David FABRE (éd.), Osiris, mystères engloutis d’Égypte, Paris 2015. 638
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Octavien lui reproche son accumulation du luxe des rois et de la mollesse des femmes, d’où au final le voilà comparé à une femme avec les mêmes critiques que celles qui visent Cléopâtre 646. Voici qu’en outre il reproche à son ancien beau-frère sa défaite contre les Parthes et qu’il dénonce de façon voilée les compagnons de table de Marc Antoine, qui sont « Ceux qui mènent une Vie inimitable » (Amimétobioi) 647. Il est clair que ce discours d’Octavien avant la bataille d’Actium contient en germe toute la propagande déployée contre les vaincus, mais il est non moins clair que celle-ci n’a rien d’idéologique, sinon dans la forme que prend l’exhortation aux troupes de combattre ceux qui pourraient s’en prendre à leurs intérêts, et ne reflète pas, contrairement, ni à la réalité ni à la présentation des poètes, un choc des mondes, de civilisations ou de cultures, mais, sous l’angle choisi par Octavien, un affrontement de personnes accablées de défauts et de vices pour les déchoir de toute humanité romaine et même grecque. L’adversaire est présenté comme esclave d’une femme, pliant sous le joug d’une Égyptienne ; Marc Antoine n’est plus romain, il n’est pas non plus grec mais féminin et égyptien ; il est féminin et barbare, ramené à la même dimension que Cléopâtre… Cléopâtre est la responsable de tous les maux. Q.E.D. En d’autres termes, le discours d’Octavien se veut essentiellement promoteur de la défense d’intérêts nationalistes ; il est misogyne — on ne peut souffrir qu’une femme égale aucun homme 648 — et xénophobe. 12.3. La bataille s’engage. Cléopâtre, par son attitude, alors qu’aucun des partis ne peut l’emporter, provoque la fin du combat en prenant la fuite, suivie par Antoine 649 . La double lâcheté de Cléopâtre et de Marc Antoine est ainsi mise en exergue dans le texte de Dion Cassius. Sur ces entrefaites, la flotte de Marc Antoine est incendiée par le camp adverse 650. Arcellaschi conclut en ces termes, en évoquant Properce : « Le rêve monarchiste orientalisant d’Antoine est mort 651. » Mais on voit que, d’un bout à l’autre de la chaîne, du dernier quart du Ier siècle avant notre ère jusqu’au début du e III , les sources se répondent et finissent par donner l’impression d’une constance de l’information au sujet de Cléopâtre et de Marc Antoine qui donne à penser que, compte tenu d’une accentuation critique, on aurait affaire à une succession de faits avérés quasi enregistrés par l’Histoire alors qu’ils n’en sont qu’une interprétation.
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DION CASSIUS, Hist. 50, 27. Cf. supra, § 3.1.2. DION CASSIUS, Hist. 50, 28. Ibid. 50, 31-33. Voir POLYCHRONIS, « Le portrait de Cléopâtre », p. 282. DION CASSIUS, Hist. 34-35. ARCELLASCHI, « Properce, Auguste et Marc-Antoine », p. 24.
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12. Les récits épitomisés : ceux de S. Aurelius Victor et Velleius Paterculus 12.1. Parmi les récits épitomisés, on trouve ceux de S. Aurelius Victor (327-390) au sujet de Marc Antoine et de Cléopâtre, à ce détail près que le premier se donne la mort en tant que pharaon, alors qu’il a été vaincu à Actium, tandis que la seconde est décrite comme une femme de passion, prostituée accordant ses faveurs sous réserve que ses amants l’acquittent du prix de leur vie, idée qui inspire Théophile Gauthier dans Une nuit de Cléopâtre, avant de trouver la mort, mordue par des aspics 652. Enfin, avec Velleius Paterculus 653 , l’affaire est réglée en l’espace de deux paragraphes. Ce dernier met en exergue tous les vices de Cléopâtre, vices qui, mis à disposition de Marc Antoine nourrissant une passion dévorante pour elle, font de lui un débauché ayant déclaré la guerre à sa patrie. Au portrait s’ajoute la lâcheté de la reine qui prend la fuite à Actium, suivie par Marc Antoine qui ne répond pas à son devoir de soldat. On a vu précédemment ce que vaut ce trait. Il est clair que ces sources résumées se font l’écho du texte de Tite-Live ayant servi de matrice au texte de Dion Cassius. 13. Vers l’« uccel di Dio » de la Divine Comédie… 13.1. On constate, à la façon dont il est utilisé, que le personnage de Cléopâtre est devenu avec le temps et pour reprendre l’expression de François de Callataÿ, un véritable « entonnoir à préjugés » 654 ; elle devient la figure de proue, la pierre de touche du vice, de la luxure et de la dépravation. Il doit être clair que tous les auteurs grecs et romains qui se sont attachés à décrire les faits et gestes de Cléopâtre ont été scrutés au cours des siècles par les Médiévaux et les Modernes afin d’en tirer un portrait littéraire que l’on a fini par croire authentique. Ainsi, après avoir joué un rôle de repoussoir politique, en représentant un des plus grands dangers que Rome eût affrontés, Cléopâtre qui avait en quelque sorte servi de prétexte à la fin de la République et à la naissance de l’Empire, devait à son insu servir une autre cause, celle du christianisme reprenant à son compte et exploitant, mais dans une autre perspective, la légende noire que Rome avait forgée à son intention. 13.2. À cette fin, l’auteur de la Divine Comédie met Virgile, poète de l’Énéide, en scène en tant que son guide et compagnon de voyage pour trouver le chemin du salut ; ce voyage lui permet de découvrir les fils de
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SEXTUS AURELIUS VICTOR, Vir. illust. 85 et 86. VELLEIUS PATERCULUS, Hist. 2, 82 et 85. DE CALLATAŸ, Cléopâtre, chap. I.
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continuité entre paganité et christianisme 655 . C’est par les yeux de Virgile, qui montre du doigt les ombres infortunées, que le lecteur aperçoit furtivement Cléopâtre — « Puis, voici Cléopâtre, à l’œil luxurieux 656 ! » —, dans le deuxième cercle du haut enfer qui est l’univers des luxurieux. Après Sémiramis, et précédant Hélène de Troie, Achille, Pâris, Tristan et bien d’autres, elle est balayée, comme toutes les victimes de l’amour, êtres rongés par la sensualité et la luxure, par un infernal ouragan qui jamais ne s’arrête et les emporte dans un tourbillon, dans un lieu muet de toute lumière et bruissant de sanglots. Au seuil de l’antre se trouve Minos, qui assigne à chacun son châtiment. Mais le sort de Cléopâtre est déjà inscrit dans le Paradis, aux portes duquel Virgile conduit le poète. Elle fuit les serres de l’aigle romaine qui, portée par les légions d’Octavien, l’incite à se livrer aux glyphes d’un improbable ophidien 657 : Il fit pleurer aussi la triste Cléopâtre Qui, fuyant devant lui, demandait à l’aspic Une mort ténébreuse aussi bien que soudaine 658.
Mais l’aigle romaine, dans l’esprit de Dante, c’est l’ « oiseau de Dieu » (l’uccel di Dio) qui, contribuant par son vol à sceller le destin du paganisme, préfigurera le règne de la Chrétienté sous le règne d’un autre empereur, Constantin. Il y a là une mise en abyme spectaculaire. De même que la plupart des écrivains qui fustigent ses vices — luxure et lascivité —, elle ne trouve pas non plus grâce aux yeux de Boccace qui, dans son De Mulieribus Claris, met à son tour en scène Sémiramis, Hélène, Médée et Cléopâtre, qui viennent chanter l’égarement des passions 659 . Elles sont chassées au moyen de brandons enflammés par les Amours qui les accompagnent. Dante, on l’aura compris, exploite aussi la même veine que celle de Properce 660 . Seul Chaucer, contrairement à Boccace, réhabilite une certaine Cleopataras parmi les martyrs de l’amour ou parmi les saints de Cupidon, en empruntant à Plutarque, Dion Cassius, Orose et Florus, voire au Speculum Historiale (6, 53) de Vinvent de Beauvais 661 . On en termine ici 655
Voir Adolphe GESCHÉ, « Dante prend Virgile comme guide pour son chemin d'espérance. Paganité et christianisme », dans A. GESCHÉ & P. SCOLAS (dir.), La sagesse, une chance pour l’espérance ? Paris 1998, p. 135-154. 656 DANTE, L’Enfer, chant V. 657 Cf. supra, § 3.1 et 3.4.1. On a prêté à Dante des associations d’idées douteuses. Voir, pr exemple, l’ouvrage Eugène AROUX, Clef de la comédie anti-catholique de Dante Alighieri…, Paris 1856, p. 14 : « CLÉOPÂTRE. La cour de Rome, toute sensuelle. » 658 DANTE, Le Paradis, chant VI. Voir LAMY, Cléopâtre dans les tragédies françaises de 1553 à 1682, p. 364. 659 Ibid., p. 364-367. 660 Cf. supra, § 3.3. 661 Jacqueline DE WEEVER, Chaucer Name Dictionary: A Guide to Astrological, Biblical, Historical, and Mythological Names in the Works of Geoffrey Chaucer, Londres – New
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avec Boccace et Chaucer, car il faut reconsidérer le personnage qui est ensuite perpétuellement remis en perspective. On aura vu quel a été l’impact de la traduction de Jacques Amyot des Vies parallèles de Plutarque 662, suivie des traductions et des adaptations de cette œuvre, sur la pensée et la création littéraire des Modernes, dans les théâtres français et anglais, mais c’est là une autre histoire que le fleuve bibliographique peine à couvrir. Mais on s’est promis de ne pas prétendre interpréter l’ininterprétable. 13.3. Au fond, aucun personnage dans l’Antiquité n’a été peint sous des couleurs aussi sombres et pathétiques que Cléopâtre jusqu’à en faire tour à tour le parangon de la séduction et du don des langues, du vice et de l’impudeur, de la débauche et de la dépravation, de l’inceste et de l’adultère, de la perfidie et du crime, de l’avidité et de la cupidité, défauts qui sont autant de facettes différentes de l’hubris sous la grille de lecture de Flavius Josèphe. Il faudrait presque un lexique entier pour consigner l’ensemble des qualificatifs dépréciatifs autant qu’injurieux employés à son égard. Des mots prudents écrits par Auguste Bouché-Leclercq 663 au début du siècle dernier, il n’y a strictement rien à ôter : Il est inutile de prendre parti dans le débat qui se perpétue entre les apologistes et détracteurs de Cléopâtre. Elle appartient à la légende autant qu’à l’histoire, et la place qu’elle a prise dans la mémoire des hommes ne lui sera point ôtée. Son nom, associé à ceux de Jules César, d’Antoine et d’Auguste, comme eux admiré ou honni, brille encore, au milieu de cette constellation d’astres de première grandeur, d’un éclat sans cesse rajeuni par l’esthétique littéraire, qui, affranchi des devoirs étroits de l’historien, repétrit et enfle à son gré la matière fournie par la biographie de la redoutable enchanteresse, mélange de sang et de boue, de gloire et de volupté.
13.4. On ne peut pas mieux dire, et pourtant… Car l’intérêt qui s’est emparé des auteurs à son sujet montre que Cléopâtre a fini par être considérée comme une héroïne de tragédie grecque, dont l’hubris est sans cesse poursuivie par une Némésis aux traits latins qu’incarne Octavien à l’instigation du princeps en personne. Que son rôle ait été porté au théâtre ne doit pas surprendre, qui a mis en relief l’hubris grecque ou le furor latin de cette reine, bouquet final de la famille des Lagides dont l’aurore naissait à la mort d’Alexandre le Grand. Pour exonérer les Romains, qui ont focalisé sur elle leur vindicte, non sans respecter son courage puisqu’Octavien aurait fait célébrer honora-blement ses funérailles 664 , cette Hélène égyptienne de l’époque romaine, par son indomptable énergie, sa brillante intelligence et sa York 2013 (1re éd. 1988), p. 92-93 ; Pauline AIKEN, « Chaucer’s Legend of Cleopatra and the Speculum Historiale », Speculum 13 (1938), p. 232-236. 662 Cf. supra, § 8.4.4. 663 BOUCHÉ-LECLERCQ, Histoire des Lagides, vol. 2, p. 343. 664 PLUTARQUE, Ant. 86.
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puissance de séduction sur les hommes et les femmes, pour ne retenir que ses qualités politiques réelles et non les défauts véhiculés par les propos fielleux de Lucain et de Flavius Josèphe, a exercé son empire sur le triumvir qui pourtant, après Jules César, était le plus apte à l’emporter dans une guerre civile romaine. Dans le but de créer un empire hellénistico-romain, ce Nouveau Dionysos, sur qui en reposaient les espoirs, et la Nouvelle Isis, portant ceux de Césarion devant illustrer le rêve d’une révolution dionysiaque, ont failli mener l’Empire romain au bord du gouffre, en sorte que l’an 31/30 passe pour une étape décisive présentée comme l’éclosion d’un siècle de paix. Dans cet affrontement de propagandes politiques et idéologiques, non seulement le portrait de Marc Antoine dressé par la propagande octavienne ne tient pas, mais Cléopâtre s’avère la victime collatérale d’une guerre civile romaine présentée comme une lutte entre des intérêts ou des familles d’esprits opposés. Devant l’opinion romaine, vu que la faute ne pouvait émaner de Rome, Cléopâtre allait devenir une sorte de victime expiatoire, instituée en tant que bouc émissaire de toutes les turpitudes et de toutes les contradictions d’un empire romain devenu bipolaire. Mais en tout cas, Anatole France l’avait vu, « elle était Grecque, mais elle était reine ; reine et, par là, hors de la mesure et de l’harmonie… » 13.5. Si on accepte de faire une concession à l’uchronie et qu’on consente à faire un effort d’imagination, il n’est pas bien difficile de voir ce que serait devenu le monde méditerranéen avec, instituées comme capitales, Alexandrie et Rome, sous l’égide d’une famille royale romano-égyptogrecque recomposée, des dieux égyptiens installés près du Tibre, auprès du Panthéon romain sur le Capitole, et une perméabilité accrue entre mondes gréco-barbare et gréco-latin soumis à une fécondation réciproque, bref un rêve romano-oriental dépassant et de loin par son ampleur le contenu du récit imprégné de rhétorique délibérative de Plutarque. C’est donc dans le cadre d’une réception ayant favorisé l’émergence de l’hubris de Cléopâtre successivement réutilisé dans la tradition latine puis médiévale jusqu’à nos jours, que l’on peut considérer tour à tour les textes illustrant ce volume visant à éclairer d’un jour nouveau ce personnage historique et littéraire. Cléopâtre est en filigrane de l’histoire, laquelle ne nous en donne qu’un aperçu historique fugace probablement sans lien avec la réalité, un personnage sans cesse réinventé, dans une mise en abyme perpétuelle et qui n’est pas près de s’arrêter. Sur ces mots qui ont permis de resituer dans l’histoire et l’idéologie celle qui, à un moment, s’est nommée Cléopâtre Philopator Théa néôtéra Philopatris, avec tout le programme idéologique que recouvrent ces épiclèses, il est temps d’en venir au contenu de ce volume.
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PRÉSENTATION
14. … Dans les temples de la vallée du Nil 14.0. Avant toute chose, les Lagides sont des Macédoniens ayant évité de s’unir à des familles de l’élite indigène, même si on a proposé, contre l’évidence, que Cléopâtre serait née d’une mère appartenant à la classe sacerdotale memphite 665 . Depuis Alexandrie (dite ad Aegyptum, « à côté de l’Égypte » pour bien signaler son caractère de cité grecque séparée de la chôra sur laquelle elle exerce un pouvoir juridique, religieux et fiscal), ils gouvernent l’Égypte qui représente surtout une source de revenus fiscaux 666, mais prospérant sur une misère paysanne 667. On a vu dans quelle perspective Cléopâtre, réaffirmant ses origines en l’an 16 (égyptien) = l’an 1 (syrien) dans la perspective de la rencontre d’Antioche avec Marc Antoine, plaçait son patriotisme, lorsqu’elle fait adjoindre à son nom l’épiclèse Philopatris, qui s’avère une déclaration philo-macédonienne, même si cette épiclèse, selon Jean Bingen, pourrait n’avoir été qu’éphémère 668. Naturellement, quand on dit « elle », on entend la reine et ses conseillers. Pour autant, cela ne l’empêche pas de recourir à la richesse de la culture nationale égyptienne. On peut penser qu’en s’appuyant sur la réflexion de membres du clergé, elle cherche, probablement comme d’autres, à faire sienne la dynamique de mythes nationaux grâce à leur soutien. 14.1. Cléopâtre et son père 14.1.1. Compte tenu de la difficulté du dossier, il fallait que le parti pris par Cléopâtre dans l’idéologie pharaonique et ses relations spécifiques avec le clergé égyptien en vue d’élaborer une stratégie à son avantage et de sa lignée, fussent perçus sous un regard singulièrement affûté. C’est donc une 665
Voir Werner HUSS, « Die Herkunft der Kleopatra Philopator », Aegyptus 70 (1990), p. 191-203 versus BINGEN, « Cléopâtre VII Philopatris », p. 120 et n. 9. 666 Voir CHAUVEAU, L’Égypte au temps de Cléopâtre, p. 97-135. 667 Ibid., p. 115-120. 668 Cf. supra, § 8.7.2.
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des chances de ce livre de bénéficier de l’éclairage inédit de Sylvie Cauville qui convoque le lecteur au pied des parois des temples d’Edfou, de Dendara et de Philae 669, témoins de moments-clés du règne de la reine et de son fils Césarion. En termes généraux afin de comprendre de tels épisodes replacés dans le cadre d’un processus de légitimation organisé en s’appropriant le passé traditionnel à l’intention de l’élite sacerdotale indigène ; en termes particuliers afin de saisir comment la reine, ayant mis au monde un fils réputé être celui de César, inscrit l’enfant dans une tradition religieuse se fondant sur un mythe millénaire. En effet, les scènes, en apparence anodines, en écho à l’histoire légendaire renforcent, au regard des dieux, une légitimité de la mère et de l’enfant en tant que répliques terrestres des archétypes Isis et Horus, héritier d’Osiris. 14.1.2. Après la mort de Bérénice IV, exécutée à Alexandrie sur l’ordre de son père, la jeune Cléopâtre VII devient l’aînée des enfants de Ptolémée XII Aulète. S’il est difficile de se représenter quel type de relation une jeune fille comme Cléopâtre pouvait entretenir avec un père, meurtrier de sa sœur, Bérénice IV, pourtant soutenue par les Alexandrins, Sylvie Cauville envisage l’adolescente comme témoin des actes de légitimation du pouvoir d’Aulète en se rapprochant du clergé indigène à l’instar de Ptolémée Évergète II dans une situation d’affrontement similaire entre Alexandrie et l’Égypte. Cette légitimation revêt un caractère monumental, lorsqu’il finance l’érection du pylône du temple d’Edfou, le plus haut d’Égypte, qui permet d’achever la construction de ce temple consacré à un dieu dynastique, Horus, lié à la déesse Hathor de Dendara. En convoquant la somme de possibles, on est en mesure d’imaginer la jeune princesse représentant officiellement son géniteur à Edfou — lequel ne verra cependant pas la consécration des portes du sanctuaire, le 5 décembre 57 — mais qui aura pu assister, entre le 7 juillet 54 et le début 51, à l’éclosion du chantier du formidable temple de Dendara qui deviendra « son site, religieux et royal, d’élection » 670. C’est là, alors que son père a disparu, que se dressera la silhouette de Cléopâtre derrière Césarion en taille adulte et accomplissant des gestes millénaires : celui de la présentation des sistres pour la reine, arborant la couronne des reines (ledit basiléion) et portant le titre de Régente fille d’Isis, et celui de l’encensement pour son fils, la paroi ayant été achevée vers l’année 30 avant notre ère, peu avant la mort de la reine et de son fils. Cette scène de taille impressionnante témoigne dans ce temple que Cléopâtre VII, à l’exemple d’Isis, souhaite apparaître à la postérité comme la gardienne du pouvoir royal, une idée qu’elle reprend ailleurs, selon ses propres mots : « Comme Hathor reçoit de Rê pouvoir et domaine, Cléopâtre poursuit l’œuvre de construction de son
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Sylvie CAUVILLE, « D’Edfou à Dendara : Cléopâtre et son père », ici même, p. 177-194. CAUVILLE & ALI, Dendara, p. 309.
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père Ptolémée Aulète ; à l’instar d’Isis, elle veille sur l’héritage de son fils, Césarion 671 . » 14.1.3. S’ils peuvent s’inscrire dans le genre narratif, les textes égyptiens ne relèvent pas du discours ou de la dialectique commune ; non argumentatifs, ils esquissent à l’intention des hiérogrammates capables de les saisir des rapprochements, des convergences, par le truchement d’épiclèses ou d’une iconographie très subtile où les instruments liturgiques, les couronnes, les vêtements et les parures font l’objet d’une véritable grammaire et nourrissent une programmatique interne à la décoration du temple 672 . Dans le bandeau de soubassement sud-est, la reine est placée sous la protection de Khnoum père d’Isis, de Mout thébaine et d’Hathor fille de Rê ainsi que de Neith de Saïs. Mais dans le bandeau sud, le texte met en relief le récit de la naissance d’Hathor, le tout rapproché de la reine qui, dès lors, se confond avec la déesse qui n’est autre qu’Aphrodite par interpretatio, autre aspect de la reine à certains endroits. 14.1.4. Dès lors, on sent que cette approche des interprètes des volontés royales induit des liens affinitaires entre des facettes et des dons de la reine — puissance intellective, art de la diplomatie, connaissance des langues, combativité, beauté et séduction, maternité et protection de l’héritier — et des divinités égyptiennes, considérées comme des filles de Rê, respectivement spécialisées dans les domaines en question : Neith (Athéna), Hathor (Aphrodite), Isis, quoique, pour cette dernière, c’est à Philae et non à Dendara que Cléopâtre endosse le statut d’Isis-reine. Et tout cela, comme le montre Sylvie Cauville, avec le soutien d’hommes de pouvoir originaires du nome Apollinopolite tels que Paâkhem (Pakhôme) et son fils Paenmenekh, lesquels disparaissent au profit de Panas et de ses descendants à l’arrivée d’Auguste, qui fait table rase après Cléopâtre. 14.2. Par les temples d’Égypte 14.2.1. Abordant de façon globale la présence de Cléopâtre dans les temples indigènes, Virginie Joliton 673 retrace en premier lieu les heures d’une Égypte à deux visages placée sous la direction d’un basileus-pharaon : une Égypte hellénistique et une Égypte indigène aux destins séparés, en soulignant le recours exceptionnel à des troupes égyptiennes lors de la bataille de Raphia, le 22 juin 217, lors de la guerre ayant opposé Ptolémée
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84.
Loc. cit. Sylvie CAUVILLE, « Une règle de la “grammaire” du temple », BIFAO 83 (1983), p. 51-
673
Virginie JOLITON, « Cléopâtre VII dans les temples indigènes de l’Égypte ancienne », ici même, p. 195-217.
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IV Philopator à Antiochos III 674 . Elle part du principe que les temples égyptiens, vecteurs de données historiques de premier ordre — étapes de la construction du temple ; troubles dynastiques —, peuvent également être révélateurs de la mainmise progressive des reines de la lignée lagide sur le pouvoir. 14.2.2. En second lieu, après avoir énuméré précisément les faits historiques contemporains de Cléopâtre, l’auteure, qui opte pour la naissance de Césarion en 44 675, se propose d’aborder des sources égyptiennes permettant de suivre l’ascension politique de la reine dans l’iconographie des temples égyptiens qui, d’ordinaire, ne donnent que des informations d’ordre religieux. Les représentations de Cléopâtre dans les temples égyptiens étant rares, elle choisit des témoignages dans quatre lieux, respectivement deux au temple de Dendara, un dans la chapelle au temple de Geb à Coptos, enfin au mammisi d’Armant, en prenant le parti de voir si le contexte historique a été susceptible d’exercer une influence sur ceux qui ont été chargés du programme iconographique des temples 676. En premier lieu, voici la chambre F de la crypte ouest no 1 de Dendara, où la jeune Cléopâtre joue un rôle passif : celui d’officiante accompagnante, placée derrière le souverain, son père ; dans cette scène, elle paraît associée à titre officiel à son père. En deuxième lieu, on passe à la chapelle « de Cléopâtre » sise dans le téménos du temple de Geb à Coptos, au premier registre de la paroi est, les décors sont datés du règne conjoint de la reine et de Ptolémée XIV où elle apparaît, coiffée du basiléion, en symétrie avec son frère-époux 677, mais celle-là recevant le titre d’Horus féminin qui lui confère un statut de premier plan ; et il est donc clair que son frère passant au second, il lui revient le rôle d’acteur principal du couple dirigeant. En troisième lieu, à Dendara, sa silhouette martelée se voit sur les soubassements du naos, précédant son fils Césarion mentionné en tant que pharaon en titre, cette position pouvant signifier à ce 674
Le fait d’avoir intégré des troupes égyptiennes est apparu a posteriori comme une erreur politique de la part de Ptolémée IV, non seulement parce qu’elles auraient failli concourir à une défaite, mais aussi parce que cette participation aurait exalté le sentiment nationaliste. La HauteÉgypte se soulève et le clergé y voit une occasion de se libérer du joug lagide. À partir de Raphia, dès lors que l’insurrection aura été maîtrisée par Philopator, ses successeurs se rapprocheront de plus en plus d’un des principaux clergés, celui de Memphis, afin de prévenir les soulèvements, et ce d’autant que Sarapis et Isis, divinités nationales, seraient venus à la rescousse pour sauver Ptolémée IV (cf. Laurent BRICAULT, « Sarapis et Isis, sauveurs de Ptolémée IV à Raphia », ChrEg 75, fasc. 148 [1999], p. 334-343) comme l’indiquent les chapelles construites par le souverain et Arsinoé III. 675 Les auteurs divergent sur cette date de naissance, entre l’an 47 et l’an 44 ; cf. supra, § 3.5.6. 676 Voir également John RAY, « Cleopatra in the temples of Upper-Egypt : the evidences of Dendara and Armant », dans Susan WALKER & Sally-Ann ASHTON (éd.), Cleopatra reassessed (BMOP 103), Londres 2001, p. 9-12. Théophile Gautier (Une nuit de Cléopâtre, p. 10, 30). 677 VEYMIERS, « Le basileion, les reines et Actium », p. 218-219.
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moment-là sa prééminence, due à la jeunesse de Césarion, et alors qu’elle n’a pas de rival. En quatrième et dernier lieu, elle apparaît dans les décors du mammisi d’Armant présente lors de la naissance du dieu-enfant de la triade locale. Bien que Césarion soit l’acteur principal des scènes rituelles sur les parois du mammisi, Cléopâtre en tant que corégente principale, figure dans une très grande proportion de scènes et à l’extérieur à la différence de Césarion. C’est elle qui — à l’exemple d’un souverain en titre tel Ptolémée Philadelphe représenté dans une scène de naissance du dieu-enfant à Philae —, participe seule à l’événement de la naissance divine, ce qui pourrait témoigner de la prééminence de son statut politique. Mais on la retrouve — encore seule — au moment où Amon vient à la rencontre de Râyttaouy après la naissance ou lorsqu’elle apporte les couronnes du Double Pays à l’enfant nouveau-né Harprê. L’auteur s’interroge sur la possibilité d’un jeu de mise en abyme qui vise à un parallélisme entre Râyttaouy mettant au monde l’enfant divin et la reine mère du jeune Césarion. Mais surtout Cléopâtre, dans ce même mammisi, arbore, au lieu du basiléion, la couronne dite « d’Arsinoé II » — caractéristique non anodine —, alors que, en tant qu’Horus féminin, elle présente des offrandes à une succession de dieuxenfants précédés par Harprê. Il est clair que le prestige de cette couronne rejaillissait sur celle qui la portait, en résonance avec le destin de celle pour qui elle avait été instituée. Cléopâtre considérée à l’instar d’une nouvelle Isis, telle Arsinoé II, laquelle avait joué un rôle majeur auprès de son frère Philadelphe, n’aurait-elle pas reçu cette distinction suprême, au moment même où elle régnait avec Césarion et s’efforçait de faire de lui un pharaon officiel 678 ? L’évolution des représentations de la reine dans les temples traditionnels — selon la graduation affichée dans ces scènes — accompagne l’évolution de la volonté de la reine de profiter des valeurs nationales, ce qu’elle fait avec talent puisqu’elle apparaît, au faîte de sa gloire — et en 34, lorsque Césarion est placé sur le trône —, comme une nouvelle Isis 679. Nul doute effectivement, d’après ces traces qui donnent une autre face du portrait, qu’on est bien en présence d’un destin hors norme qui confirmerait l’apport des auteurs grecs et de la numismatique. 15. De la numismatique du Levant et de l’épigraphie chypriote à la Vie d’Antoine de Plutarque 15.0. On rassemble ici trois communications se rapportant l’une à la numismatique, qui permet d’éclairer le dossier des relations que Cléopâtre entretient avec la Syrie-Palestine, la deuxième au délicat dossier
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Voir infra, § 15.2.2. Cf. supra, § 8.7.2.
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épigraphique chypriote, et la troisième à une nouvelle approche du personnage de Cléopâtre d’après la Vie d’Antoine de Plutarque. 15.1. L’apport de la numismatique 15.1.1. C’est au dossier numismatique que l’on en vient grâce au travail d’Héloïse Aumaître, richement illustré 680. Cette dernière, après avoir précisé le poids de l’ingérence romaine sur les affaires de la famille lagide, surtout sous le règne de Ptolémée XII Néos Dionysos et la restauration de Cléopâtre VII sur le trône d’Égypte en 48, en vient à porter un regard nouveau sur la situation numismatique entre 52 et 32, en particulier à partir de la réintégration, dans le royaume d’Égypte, de la Syrie-Phénicie à la fois glacis militaire des territoires égyptiens, comme importante source de revenus et d’accès aux matériaux de construction d’une flotte. Cette réintégration s’accompagne d’un programme iconographique mettant en relief l’alliance politique de Marc Antoine et de Cléopâtre. La communication s’articule sur deux points, en premier lieu les émissions monétaires au portrait de Cléopâtre au Levant et, en second lieu, Cléopâtre et Antoine : productions et usages monétaire. 15.1.2. Lors du morcellement de la Syrie séleucide et la fin de la dynastie —Pompée crée en 64 la province romaine de Syrie —, celle-ci s’est transformée, sous égide romaine, en entités territoriales et cités autonomes. Grâce au rétablissement de Ptolémée XII Néos Dionysos, puis suite à l’alliance entre le triumvir Marc Antoine et Cléopâtre VII conclue à partir de 37, qui voit l’apparition de monnaies d’argent — deniers et tétradrachmes aux portraits de Cléopâtre et de Marc Antoine sortant des ateliers de Syrie du Nord et même d’Arménie, mais aussi d’Antioche et d’Ascalon. Et aussi de monnaies de bronze frappées à l’effigie seule de Cléopâtre VII, des ateliers d’Orthosie, Tripolis, Bérytos, Alè Ptolémaïs, Chalcis du Liban, Damascus, avec une différence à Dora qui frappe des monnaies à la double effigie de Marc Antoine et de Cléopâtre. 15.1.3. Ces ateliers ayant été énumérés par l’auteur avec les caractéristiques de leur production, les frappes monétaires sont fonction de l’évolution des contextes politique et économique et témoins des troubles dynastiques. L’auteure remarque que les tétradrachmes frappés à l’effigie de Cléopâtre à Ascalon en 50/49 se rapportent à la fuite de Cléopâtre réfugiée en Syrie, alors qu’elle doit se défendre contre les menées de Ptolémée XIII ; mais elle note aussi, après la dislocation de l’Empire séleucide, l’influence romaine qui s’impose dans les pratiques monétaires du Levant, cependant sans impact majeur sur les choix iconographiques, mais l’alliance de Marc Antoine et de Cléopâtre, après 37, s’y décèle — frappes de monnaies au 680
AUMAÎTRE, « Cléopâtre VII Théa et l’Orient antonien », ici même p. 221-242.
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double portrait. Lors de la réorganisation des provinces romaines, dont la gestion était confiée à Cléopâtre, le partenariat se traduit, au nord de l’Éleuthéros, par une frappe de tétradrachmes au double portrait à Antioche, capitale romaine de Syrie. Les « donations d’Alexandrie » (automne 34), qui renforcent l’idée de l’ « ébauche d’un Orient lagide », sont accompagnées par une frappe exceptionnelle de deniers au double portrait, avec la nouvelle titulature de Cléopâtre Théa, sans compter la victoire sur l’Arménie soulignée par complémentarité iconographique, évoquant la victoire sur mer et sur terre : le rostre pour Cléopâtre ; la tiare arménienne pour Marc Antoine. La dernière remarque porte sur la réorganisation des productions monétaires phéniciennes, au sud de l’Éleuthéros, lorsque Cléopâtre reçut en gestion la partie centrale de la côte phénicienne sans les enclaves de Tyr et de Sidon. Cléopâtre apparaît sur les frappes monétaires seule ou en compagnie de Marc Antoine, avec un nouveau comput régnal en Syrie et en Phénicie (an 1 = an 16) employés dans tous les ateliers monétaires sur le contrôle de la reine, sauf Damascus qui conserve l’ère séleucide. Lors des « Donations d’Alexandrie » (34), où l’Orient est divisé entre les trois enfants d’Antoine et de Cléopâtre et Césarion, fils de Cléopâtre et de César, l’ère égyptienne est appliquée. Il est clair que, suite à l’alliance entre Cléopâtre et Marc Antoine, l’extension des possessions de la reine avait pour but de la mettre en capacité d’armer une flotte en raison de l’expérience maritime des gens de la côte phénicienne, comme le montre la présence de bateaux et d’équipages phéniciens à Actium ; c’est ce que confirment les deniers syriens. Au final, l’histoire métallique du règne de Cléopâtre soutenue par Marc Antoine témoigne de la restauration de la grandeur lagide au moyen de la restitution de possessions antérieures, mais aussi de tous les grands événements du règne et aussi de l’armement d’une flotte de combat à l’intention du triumvir, rêve qui prend fin au désastre d’Actium. 15.2. Le dossier épigraphique Chypriote 15.2.1. Mobilisant les données de l’île de Chypre, Anaïs Michel 681 sous la forme d’un important dossier traitant de sa spécificité sous le règne de Cléopâtre VII, fournit un portrait des particularités de l’île, considérée par les puissances en présence — objet âprement disputé entre les Ptolémées et les Séleucides — dans la Méditerranée, comme une plate-forme stratégique, en lien étroit avec la Cilicie compte tenu des cycles et des routes de navigation dans la Méditerranée et la production des chantiers navals ; ce qui explique incidemment que le stratège de l’île et le navarque du royaume lagide fussent, en 142, une seule et même personne. En sorte que priver l’Égypte de Chypre, qui fit durablement partie du royaume lagide, revenait à 681
MICHEL, « Cléopâtre et l’“île d’Aphrodite” », ici même, p. 243-265.
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lui porter un coup fatal, en vertu de la Lex Clodia de Cypro (59 av. J.-C.), qui faisait de Chypre une province romaine. La dynastie perdait ainsi une base navale avancée dont l’efficacité reposait sur l’excellence d’une tradition maritime, indispensable à un royaume désirant s’affirmer dès son origine en tant que thalassocratie, mais représentant aussi un ensemble d’atouts symboliques et idéologiques. 15.2.2. En effet, l’étude montre également tout ce qui permet, dans les cultes de l’ « île d’Aphrodite », d’établir un paysage religieux dont les prédécesseurs de Cléopâtre ayant régné en maîtres sur l’île et ayant fait l’objet d’un culte royal, ont tiré en matière d’avantage idéologique, de même que les souveraines ptolémaïques, et en particulier Arsinoé II qui s’impose, comme Isis, comme une femme à poigne, et qui préfigure Cléopâtre VII, comme on le voit par le truchement de la fameuse couronne d’Arsinoé. Sous le nom d’Aphrodite, on voit converger les cultes à la fois de la déesse Kypria de Paphos et d’Amathonte, devenue plus tard la « Grande Déesse », mais aussi de l’Aphrodite grecque, dont le lieu de naissance, à partir d’une tradition qui s’établit au IVe siècle, est une localité près de Paphos, sur le site moderne Pétra tou Romiou, au sud-ouest de l’île. Mais le caractère international de son culte se dévoile dans l’ensemble des temples de l’île, notamment au grand sanctuaire panhellénique de Palaipaphos, dont les parois sont couvertes de dédicaces de rois et d’officiers lagides, preuve des liens de la déesse avec le pouvoir monarchique égyptien, en tout soixantedix dédicaces dont 40 % sont en lien avec le culte d’Arsinoé II Philadelphe, laquelle, associée à différents types d’Aphrodite, préfigure la souveraine lagide assimilée à Aphrodite et Isis et partageant des attributs et des lieux de culte avec ces dernières. 15.2.3. Après avoir présenté les sources littéraires, qui ne jettent qu’une lueur incertaine sur l’identité du maître de l’île entre 48 et 31 en raison du phénomène d’attraction littéraire constitué par la romance entre Cléopâtre et Marc Antoine, puis après avoir étudié aussi scrupuleusement que possible la chronologie des événements — ce qui permet de passer en revue ceux des années 48, 43, 39, 37 / 6 et 34 —, on voit comment Cléopâtre, en vertu des liens qu’elle entretient avec Marc Antoine, n’aurait recouvré la possession de l’île — un don d’amour fait par Marc Antoine à la reine — qu’à partir de 36, date à laquelle la reine obtient également la gestion de territoires de Syrie intérieure (Cœlé-Syrie), qui correspond à l’instauration d’un nouveau comput (an 16 = an 1) en vertu d’une information de Porphyre de Tyr et d’un papyrus d’Héracléopolis. L’idée est confirmée en 34, avec les « donations d’Alexandrie ». 15.2.4. Anaïs Michel met en relief la limitation du corpus documentant le règne de Cléopâtre VII à Chypre par rapport à celui des autres Ptolémées, alors que la minceur et l’hétéroclisme de la documentation — épigraphique
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— témoignant du règne de Cléopâtre, à partir de 48, en dépit d’un contraste avec la fascination qu’exerce le personnage, donnent un éclairage stimulant sur la situation de l’île. C’est ce qui pousse l’auteure à choisir de mettre en relief les deux dédicaces d’Amathonte et de Salamine, qui font l’objet de positions non unanimes du fait que la datation de la seconde — 38 av. J.-C. — est sûre tandis que le document révèle l’existence d’un stratège commun à l’île et à la Cilicie, tandis que la date de la première, hypothétique, est l’an 31, dernière date du règne à Chypre. Il est donc clair que les deux corégents — Marc Antoine et Cléopâtre — règnent en commun en 38 avant la réorganisation de l’Empire romain d’Orient en 36. 15.2.5. Pour terminer, l’auteure aborde, par le truchement d’exemplaires d’une émission monétaire issue des ateliers de Paphos et découverts dans l’île, la mise en relief d’une récupération des mythes et de l’Histoire à des fins idéologiques et religieuses. Cette émission illustre le fait que la reine, coiffée au droit de la stéphanè, couronne d’Aphrodite — déesse de la fertilité et de la maternité —, a valorisé, en tant que mère de Césarion, ses affinités avec la déesse locale par la superposition de deux modèles divins, à savoir Aphrodite allaitant Éros, adaptation chypriote de l’Isis (bien représentée sur l’île) allaitant Horus, jouant sur un double registre à destination du monde grec et de l’Égypte, tandis que la double corne d’abondance, au revers, renvoie à Arsinoé Philadelphe, modèle égyptien de Cléopâtre et très attachée à l’île. L’enfant Césarion, dès sa naissance, est exalté et représente l’espoir d’une incarnation de la succession de la reine, et les cultes de Chypre offrent, par le truchement du sanctuaire de l’île sacrée de Géronisos — liée à des rites de passage réservés aux jeunes garçons, selon une interprétation —, à l’extrémité occidentale de l’île, où le règne de Cléopâtre VII a laissé de nombreuses traces (plusieurs exemplaires de l’émission monétaire évoquée supra, et des vestiges architecturaux contemporains de son règne), de multiples signes de la commémoration de la naissance de Césarion et de l’espoir que porte l’enfant qui, avec sa mère, entre dans le mythe, et occupe la fonction la plus importante en justifiant celle de Cléopâtre. Le complexe cultuel de l’île de Géronisos commémorerait en quelque sorte la naissance de Césarion, et constituerait, en pareil cas, une sorte de mammisi grec. Ainsi, le retour de l’île dans le giron alexandrin s’assortit, comme le note Anaïs Michel, d’un chassé-croisé entre l’économie, la politique et le mythe en projetant vers l’avenir le rêve de la pérennité d’une dynastie protégée par les dieux locaux et alexandrins, dans « une danse entre l’histoire et le mythe », pour reprendre ses propres termes.
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15.3. Cléopâtre dans la Vie d’Antoine de Plutarque 15.3.1. Théo Polychronis propose un éclairage du personnage de Cléopâtre dans la Vie d’Antoine de Plutarque dont il fournit une analyse 682. Après avoir resitué l’origine du genre de la biographie en Grèce 683, il insiste sur l’apparition secondaire et indirecte de Cléopâtre dans la Vie d’Antoine comme si elle faisait partie de ce personnage qui est qualifié, dans son ἦθος, d’excessif avec Démétrios Polyorcète, mais en plaçant Marc Antoine dans un rapport de dépendance et d’apprentissage de la part d’hommes et de femmes redoutables, une femme de pouvoir comme Cléopâtre, un personnage peu apprécié, et de surcroît comprise comme une étrangère, l’ « Égyptienne » ou une magicienne, sorte de précepteur du vice (Ant. 10, 6). Elle ne réapparaît qu’à partir du paragraphe 25 en tant que participante à l’action, de sorte, conclut-il, que la « Vie d’Antoine constitue aussi une Vie d’Antoine et de Cléopâtre ». Le caractère négatif de Cléopâtre par rapport à Marc Antoine est parfaitement exprimé sous la forme de l’amour-désir pour Cléopâtre (ὁ Κλεοπάτρας ἔρως) qui constitue le mal suprême (τελευταῖον κακόν) et place le général, présenté comme le « plus aimable et le plus humain des généraux » par Dellius, sous l’emprise de la reine, fait qui n’échappe pas à Quintus Dellius, lequel passera du côté d’Octavien avant Actium, mais qui participe probablement à la préparation de la mise en scène de Tarse qui non seulement fascine les habitants de la ville mais prélude à la subjugation autant qu’à l’envoûtement de Marc Antoine sous l’influence de sa voix dont elle joue comme d’un instrument qui lui permet de manipuler et de séduire ses auditeurs, quelle que soit sa position de supériorité (avec Marc Antoine) ou d’infériorité (avec Octavien-Auguste). Pour Plutarque, « Cléopâtre représente le prototype même de la femme orientale dangereuse car envoûtante et puissante », prototype relevé par l’anti-Cléopâtre qui est Octavie, répudiée par Marc Antoine, et qui ne dépasse pas sa condition de femme, laquelle demeure dans le domaine de la dignitas romaine. L’auteur achève sur la scène que Cléopâtre joue avec Octavien-Auguste, lorsque du rôle de maîtresse, elle feint de jouer celui de l’assujettie pour mieux revendiquer, Marc Antoine étant mort, sa liberté qu’elle choisit d’assumer par le suicide, ce qui laisse Octavien sur l’insatisfaction. Ces personnages complexes de Plutarque, par un tour de force littéraire, quittent la scène de l’histoire pour endosser des rôles de destins.
682
Théo POLYCHRONIS, « Le portrait de Cléopâtre dans la Vie d’Antoine de Plutarque », ici même, p. 267-301. 683 Sur les méthodes de Plutarque, voir Christopher B. R. PELLING, « Plutarch's Method of Work in the Roman Lives », JES 99 (1979), p. 74-96.
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16. Cléopâtre sur les planches et dans les objets de la vie quotidienne 16.0. Deux communications portent, la première, sur l’impact de Cléopâtre dans le théâtre français en partie héritier de la traduction d’Amyot, la seconde sur des objets remarquables qui accompagnent la vie intellectuelle au quotidien. 16.1. Le furor tragique 16.1.1. Quittant l’Antiquité, Frédéric Sprogis 684 initie la partie consacrée à l’Histoire moderne. Considérant que le personnage de Cléopâtre VII Philopator est un « des plus représentés dans le personnel dramatique des e e XVI et XVII siècles », il traite de sept pièces françaises abordant cette reine qui, avec Médée, Lucrèce, Panthée, Sophonisbé, tient le haut du pavé des personnages féminins considérés comme tragiques 685 . Mais seuls trois d’entre les titres traités portent son nom : la Cléopâtre captive d’Étienne Jodelle (1553), auteur qui restitue ses lettres de noblesse à la tragédie, la Cléopâtre de Nicolas de Montreux (1595) et celle d’Isaac de Benserade (1637). Dans les thèmes des autres pièces — au vu de leurs titres —, Cléopâtre s’avère plutôt un personnage secondaire. 16.1.2. L’auteur pose la bonne question ; et la réponse figure chez Étienne Jodelle chez qui la « Cléopâtre captive naît à la scène dans un moment de débat théorique et poétique intense ». Jodelle, pour souscrire aux besoins du genre, exalte la passion nécessaire et transforme Cléopâtre en personnage furieux, selon le principe du furor prôné par Sénèque, mais au sens retenu par Antoine Furetière (1690), à savoir l’ « emportement violent causé par un dérèglement d’esprit et de raison ». Mais on peut souligner au passage que le furor que décrit Jodelle pourrait bien s’avérer une des composantes de cette hubris associées à la reine, et ce depuis l’Antiquité, en ajoutant que Frédéric Sprogis avertit qu’il faut se garder de transposer la structure tripartite des pièces latines (dolor, furor, nefas) à la dramaturgie renaissante. Il faut surtout retenir que « la fureur se manifeste par une perte momentanée et totale du raisonnement, provoquant un débordement du pathos, la passion soudaine, sur l’ethos, la manière d’être durable, le caractère du personnage, revendiqué aux yeux de tous ». Aussi, bien que Cléopâtre ne soit pas a priori un personnage tragique, on exalte en tant que moment tragique celui d’une confrontation entre la dignité propre à son personnage et la déraison. En d’autres termes, pour reprendre les mots de Frédéric Sprogis : « Cléopâtre
684
SPROGIS, « Cléopâtre sur la scène française », ici même, p. 305-323. Sur ce thème, voir COUËTOUX, « Images de preuses à Florence au XVIIe siècle ». Cependant, la Cléopâtre fait aussi allusion à l’autre : Cléopâtre Théa, qui donnera le terrible personnage de Rodogune. 685
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peut-elle mourir en reine ou se laissera-t-elle emporter par sa passion ? », motif décliné dans sept pièces différentes. 16.1.3. On voit que la première pièce, celle de Jodelle, qui s’appuie, entre autres sources, sur le récit de Plutarque sans pour cela affirmer qu’il se fonde sur la traduction de Jacques Amyot 686 dont l’impact sur la composition théâtrale est majeur, le spectre de la mort est annoncé par l’appel de l’ombre d’Antoine qui confère d’entrée de jeu son intensité tragique à la pièce. Jodelle privilégie une mort de reine par rapport au risque de l’humiliation qu’elle subirait, présentée enchaînée lors du triomphe de son vainqueur, surtout que ce dernier, en faisant affront à son ethos royal, l’accuse d’être une dissimulatrice, ce qui lui vaut de sombrer dans la fureur (pathos), puisque Jodelle profite de l’épisode de la colère de la reine contre son trésorier, Séleucos, qui l’accuse de ne pas révéler l’ampleur de ses trésors. 16.14. En fait, seule la pièce de Jodelle exploite en profondeur le thème du furor tragique, et si les autres auteurs comme Garnier ou Mairet n’y font que des concessions 687 , c’est le souci de l’ethos de la reine qui est prédominant. La concession à la fureur de Cléopâtre ou à de sentiments du même ordre comme la cruauté, passe par le truchement de personnages secondaires, tout en privilégiant une Cléopâtre vertueuse au moyen de diverses variations où la fureur (fureur amoureuse au début de la pièce, fureur déclenchée par Octave), intervient à d’autres moments que celui fixé par Jodelle, qui utilise l’anecdote. 16.1.5. Enfin, il est clair que l’historicité du personnage de Cléopâtre cède progressivement des points à la littérature. Les faits historiques continuent d’être utilisés, mais les personnages féminins tragiques finissent par voir leurs traits interchangés, et les dramaturges font de Cléopâtre une héroïne tragique à part entière, mais prenant totalement congé de la scène historique. Désormais, le furor de Sénèque se traduit en la fureur romanesque de femme jalouse que l’on voit alors naître dans la variation tragi-comique de Charles Chaulmer jusqu’à son total abandon dans la Mort de Pompée de Corneille, qui prend le contrepied en réservant les oripeaux tragiques de la fureur à d’autres héroïnes comme la Cléopâtre syrienne — Cléopâtre Théa — et Sophonisbé. Mais contrairement à d’autres héroïnes, devenues des personnages de tragi-comédie, Cléopâtre est restée une héroïne dont le destin est immuablement et historiquement tragique. On ajoutera que la Cléopâtre 686
Cf. supra, § 8.4.4. Le Marc Antoine de Jodelle et la Cléopâtre captive de Robert Garnier, deux auteurs sénéquiens français, ont influé sur les Cleopatra et Philotas de Daniel ; cf. Ernest SCHANZER, « Daniel’s Revision of His Cleopatra », RES 8, n° 32 (1957), p. 375-381 ; Joan REES, « Samuel Daniel’s “Cleopatra” and Two French Plays », MLR 47/1 (1952), p. 1-10. Mais ceux-ci n’ont pas influé sur celle de Shakespeare ; cf. J. Leeds BARROLL, « Enobarbus’ description of Cleopatra », TSE 37 (1958), p. 61-78 : p. 65. Voir cependant Brents STIRLING, « Cleopatra’s Scene with Seleucus: Plutarch, Daniel, and Shakespeare », ShQuart 15/2 (1964), p. 299-311. 687
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captive (1553) de Jodelle, première tragédie française, fait sens dans le contexte où elle a été jouée puisque le personnage de la reine, égyptienne et magicienne, fait écho, sous le règne d’Henri II, à la reine Catherine de Médicis, Italienne entourée de mages et d’astrologues 688. 16.2. Contre les Précieux et les Précieuses : Cléopâtre et Marc Antoine près de la cheminée 16.2.1. Grâce à Philippe Cornuaille 689 , on accède à des objets inédits avec un type mal connu par des historiens de l’Époque moderne : l’écran rond de feu à main. Ce dernier, s’il appartient à la famille des éventails, est particulièrement prisé par les élégantes qui ne voulaient pas subir l’ardeur du feu de cheminée. C’est donc un objet d’hiver maniable, éphémère par nature. Ce qu’il y a d’intéressant, c’est qu’en fait, on ne quitte pas le monde du théâtre puisque les décors dont ces mediums sont illustrés proviennent parfois de scènes célèbres empruntées au théâtre. Il retrace habilement l’histoire de ces objets, normalement voués à l’abandon ou à la destruction du fait du rythme des saisons, puisqu’ils sont spécifiques de l’hiver comme l’éventail l’est de l’été. L’écran de feu à main traverse les âges, mais le type rond, partagé en cases décoratives, connaît un engouement depuis les années 1630 jusqu’à la fin du XVIIe siècle. Parmi la trentaine d’estampes retrouvées dédiées à des écrans ronds et illustrées par des scènes légères, empruntées au théâtre ou à des épisodes mythologiques ou historiques des Métamorphoses d’Ovide ou de La Jérusalem délivrée ou le Roland Furieux de l’Arioste — scènes légères ou galantes —, l’auteur identifie deux estampes, éditées chez Antoine de Fer (1646-1652) attribuées à François Chauveau (1613-1676) et qui abordent le thème de Cléopâtre. Ces estampes sont intitulées : Le Marc Antoine et La Suite de la Cléopâtre. Il s’avère, après étude, que leur source d’inspiration n’était pas le théâtre contemporain — celui de Jodelle, de Guillaume Belliard, de Robert Garnier, ou de Nicolas de Montreux, voire de Jean Mairet ou de Benserade —, contrairement à bien d’autres, mais l’édition des Hommes illustres de Plutarque d’après la traduction de Jacques Amyot et ayant servi à la composition de bouts rimés (quatrains du type ABBA). 16.2.2. On y reconnaît le thème de la bataille navale d’Actium puis le mensonge de Cléopâtre qui, ayant abandonné le théâtre des opérations, rentre à Alexandrie en clamant victoire. L’artiste, n’ayant pas de modèle pour représenter Cléopâtre sur son bateau, se fonde sur la description de 688
Yvan LOSKOUTOFF, « Magie et tragédie : la Cléopâtre captive d’Étienne Jodelle », BHR 53/1 (1991), p. 65-80. 689 Philippe CORNUAILLE, « L’Histoire d’Antoine et de Cléopâtre sur deux écrans de feu à main inédits du XVIIe siècle ou Le Marc Antoine et Suite de la Cléopâtre en écrans », ici même, p. 325-340.
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Plutarque traduite par Amyot évoquant l’arrivée de la reine remontant le Cydnus vers la ville de Tarse afin d’aller à la rencontre de Marc Antoine. Ayant cependant, d’après cette scène, fait annoncer fallacieusement sa mort à son amant, cette fausse rumeur conduit, dans la troisième image, dans un premier temps au suicide d’Éros, serviteur d’Antoine, en restant au plus près du texte de Plutarque. 16.2.3. Le second écran (BnF, Estampes, Ed 44 rés. t. 3, p. 148), dont un dessin préparatoire a été repéré à la Bibliothèque de l’Arsenal (BnF Arsenal, Est. 1022, fol. 101), reprend un des thèmes de la précédente série, où Cléopâtre annonce sa mort, ce qui conduit au suicide de Marc Antoine, toujours en suivant de très près, pour les détails, le texte de Plutarque ; le triumvir mourant est conduit au tombeau où se trouve déjà Cléopâtre. Puis vient la scène où Marc Antoine expire dans les bras de Cléopâtre, fidèle à la version de Plutarque ; puis c’est la mort de Cléopâtre sous l’effet de la morsure de l’improbable aspic : « Un Aspic cause icy l’insensible langueur / Qui donne a Cleopatre un teint mourant et blesme. » En d’autres termes, ce décor peint par Chauveau, qui recourt à des vers économes, est « une sorte de miroir de son siècle. » La fin tragique de l’histoire d’Antoine et de Cléopâtre, réduite à six scènes et à quelques quatrains, est mise sous les yeux des femmes savantes et rend compte d’une atmosphère de douce raillerie qui règne dans les salons féminins dans la première moitié du XVIIe siècle, par l’édulcoration de la culture traditionnelle, loin de la tragédie, loin du furor qui seyait à la Cléopâtre du Théâtre. 17. Cléopâtre dévoyée ou mise à profit de causes 17.0. Comme l’a remarqué François de Callataÿ, le thème de Cléopâtre, en tant que figure emblématique, a pu se décliner dans une suite infinie de perspectives où elle incarne la nostalgie d’une époque passée par un jeu de miroirs et une concordances de temps éloignés, ou, au contraire, comme celle dont l’iconographie a pu servir la cause féminine. 17.1. La nostalgie et l’ennui 17.1.1. Dans sa communication, William Kels 690 propose un nouvel éclairage sur la lecture de la Nuit de Cléopâtre de Théophile Gautier, sa première nouvelle égyptienne, composée de six chapitres et parue en 1838. La voilà resituée dans le courant d’un Romantisme, dont la sève révolutionnaire et napoléonienne est tarie. Dans cette adaptation littéraire, William Kels montre que le sujet est ailleurs qu’à travers le personnage de Cléopâtre, 690
William KELS, «“Être la reine des momies”, Cléopâtre ou la modernité en question dans Une nuit de Cléopâtre de Th. Gautier », ici même, p. 343-364.
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le désœuvrement de la reine, faisant le constat d’une Égypte pesante et sans avenir, et se satisfaisant d’une nuit d’amour avec un jeune prêtre égyptien qui s’achève par la mort de ce dernier, renvoie au désœuvrement, au désenchantement et à l’ennui de l’auteur lui-même en panne de veine littéraire. Le véritable sujet est l’ennui et William Kels le résume parfaitement par ces mots : « Une nuit de Cléopâtre pourrait ainsi se lire : Un ennui de Cléopâtre », ennui qui est l’expression du mal romantique du siècle. Le portrait de Cléopâtre qui ne se résout pas à être la « reine des momies » renvoie, en miroir, à l’auteur qui ne supporte pas d’être à la recherche d’inspiration puisque pour lui les dieux du Romantisme — « le Grand Pan est mort » de Plutarque, tout un programme si on relit l’expression à la lumière de la lecture de l’article de Philippe Borgeaud 691 —, bref les « dieux du Romantisme » qui l’alimentaient de leur sève, sont morts. Au fond, le texte n’exprime-t-il pas, en deux lieux différents, à deux époques différentes comme exposés dans une « mise en abyme », cette bipolarité des personnages, personnage-phare principal assailli par le dégoût mortel de l’ennui égyptien, et personnage du narrateur, Enfant du Siècle, orphelin d’inspiration et aspirant à se perdre dans un érotisme que l’on devine sulfureux. 17.1.2. En la lisant au second degré, c’est-à-dire en lui rendant la coloration ironique qu’elle a dans le siècle de Gautier et qui est parfai-tement rendue par William Kels, elle reprend toute sa saveur. C’est un texte qui met a priori en relief une Égypte livresque, à partir d’une compilation de manuels, d’une mise en perspective de plagiats et d’anachronismes, tout comme le Roman de la Momie d’ailleurs. L’Égypte de l’écrivain est décalée, au moment ou il écrit, par rapport aux faits scientifiques, puisque la grammaire de Champollion (1790-1832) paraît en 1836 et permet de jeter un tout autre regard. Le véritable effort de Gautier tient dans la description du mammisi d’Armant dont sort curieusement la reine après une cérémonie, et dans celle des vêtements et de la couronne qu’elle porte. 17.1.3. On est bien d’accord avec l’ensemble de la démonstration de William Kels, puisque Gautier se met lui-même en scène par le truchement de son héroïne, mais on se demande si on ne peut également faire une lecture allégorique de cette nouvelle romantique à plusieurs niveaux de communication, moins idéalisée, en acceptant un sous-entendu érotique. Derrière Cléopâtre vaincue sur laquelle s’est abattu le pouvoir romain et qui s’abandonne au crépuscule de son règne à un plaisir interdit avec un jeune prêtre qui met en cause son ethos de reine, interdit qui se paye au moyen d’une mort par empoisonnement — ce thème inspire également le tableau de Cabanel : Cléopâtre essayant des poisons sur des condamnés à mort (1887) 691
Philippe BORGEAUD, « La mort du grand Pan. Problèmes d’interprétation », RHR 200/1 (1983), p. 3-39.
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—, ne verrait-on pas planer le spectre du rêve d’un Orient sulfureux et délétère et celui de la France napoléonienne vaincue où le rêve romantique se transmue en fantasmes érotiques orientaux — ceux des almées — que rendent parfaitement des écrivains comme Flaubert ou Maxime Ducamp en 1849, qui manifestent bien leur ennui ? Cléopâtre n’attend-elle pas l’invitation à « un plaisir nouveau, une sensation inconnue » ? (p. 21). 17.1.4. L’Égypte des premières pages, qui ennuie souverainement Cléopâtre et où tout est immobilisme et chaleur, le grouillement des momies, spectres du passé, l’attente de l’amour qui transcende tout ce qu’il touche, ne renvoient-il pas à une image de la France moribonde, où tout n’est alors qu’immobilisme, conformisme et catholicisme triomphant, qui attend silencieusement un sauveur : « Quand viendra donc le géant qui doit les prendre par la main (il parle des monuments de pierre) et les relever de leur faction de 20 siècles ? », citation qui appelle celle-ci : « Du haut de ces pyramides quarante siècles vous contemplent. » 17.1.5. Et pour finir, la mort de Meïamoun, dont les ébats sont une réponse à l’ennui romantique annoncé de la reine, et présentée comme une expérience de suicide potentiel à Marc Antoine, n’annonce-t-elle pas allégoriquement le suicide du Siècle « condamné au désœuvrement et à l’ennui », dans une débauche effrénée qui marque la plupart des auteurs ? Et aussi, si on lit l’Égypte comme terre d’exil, alors on retrouve le désir vagabond des Enfants du Siècle d’aller goûter en Égypte des plaisirs exotiques, fin mot des voyages sur la vallée du Nil, à en croire les récits du e XIX siècle. On peut ajouter par ailleurs que l’auteur est bien connu pour son érotomanie, dans la Lettre à la Présidente, où il évoque une « Isis suisse » à trois tétons, qui lui semble tout à fait affriolante. Cependant, dans un autre roman, Mademoiselle de Maupin, un personnage tient les propos suivants à la demoiselle qui se livre à ses amants. Ces mots résonnent comme une sorte de commentaire 692 : Ah ! Cléopâtre, je comprends maintenant pourquoi tu faisais tuer, le matin, l’amant avec qui tu avais passé la nuit. — Sublime cruauté, pour qui, autrefois, je n’avais pas assez d’imprécations ! Grande voluptueuse, comme tu connaissais la nature humaine, et qu’il y a de profondeur dans cette barbarie ! Tu ne voulais pas que nul vivant pût divulguer les mystères de ta couche ; ces mots d’amour, envolés de ses lèvres ne devaient pas être répétés.
692
Théophile GAUTIER, Mademoiselle de Maupin, Paris : Charpentier, 1864, p. 223-224.
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17.2. Le mythe de la nouvelle femme américaine : contre l’esclavage 17.2.1. La dernière étude, due à Stephen Godon 693, propose une approche des plus originales concernant l’impact du personnage de Cléopâtre sur la société américaine du XIXe siècle et du début du XXe siècle. Suite à l’adoption du treizième amendement à la Constitution américaine, qui abolit l’esclavage ainsi que toute servitude volontaire (18 décembre 1865), la vague d’immigration, accompagnée de nouvelles langues et de nouvelles cultures, engendra la question cruciale de l’identité nationale, flattant les Européens-Américains. Des études polygénistes expliquaient, d’après l’examen phrénologique de crânes d’anciens Égyptiens, que ceux-ci étaient de type caucasien et que les Égyptiens, dans la société égyptienne, jouaient le même rôle dans celle-ci par rapport aux Nubiens que les Blancs par rapport aux Noirs dans la société américaine, tandis que les abolitionnistes, tenant pour le monogénisme de la Création, défendaient des liens entre les Égyptiens et l’Afrique. C’est dans ce débat entre polygénistes et monogénistes qu’entre en scène, chez des sculpteurs tels que William W. Story (1819-1895), une réponse en sculpture à cette question raciale. Ce dernier présente, dans le cadre de l’Exposition Universelle de Londres en 1862, la première Cléopâtre américaine, aux traits africains, qui connut un immense succès 694 étayé par l’œuvre de Nathaniel Hawthorne, justement inspirée par la Cléopâtre de Story. Ce succès encouragea six autres artistes — quatre masculins et deux féminins — à ne proposer pas moins de treize Cléopâtre, qui véhiculaient à la fois l’idée de la place des Noirs dans la société américaine mais aussi la promotion du pouvoir féminin, puisque Cléopâtre porte toujours les attributs d’une reine. Évoquant en Cléopâtre la femme dont la sensualité et le pouvoir de séduction entraînent la perte de Marc Antoine, les quatre artistes masculins sont profondément inspirés par l’œuvre de William Shakespeare, Antony and Cleopatra, pièce qui connut un immense succès aux États-Unis 695. Quant aux deux femmes sculpteurs, elles plaident pour une femme froide et majestueuse, soit en insistant sur une marque de pouvoir égyptien au moyen du double uraeus — c’est le cas de Margaret Foley —, soit sur le moment de sa mort infligée par l’aspic fatal, 693 Stephen GODON, « Cléopâtre au service des théories raciales aux États-Unis et symbole de l’émergence d’une nouvelle femme américaine dans la seconde moitié du XIXe siècle », ici même, p. 365-376. 694 Albert T. GARDNER, « William Story and Cleopatra », MMA (NS) 2/4 (1943), p. 147152 ; aussi Marie-Stéphanie DELAMAIRE, « William Westmore Story’s Nubian Cleopatra : Egypt and Slavery in 19th-Century America », dans S. WALKER & S.-A ASHTON (éd.), Cleopatra reassessed (BMOP 103), Londres 2001, p. 113-118. 695 Dans la littérature américaine, la Cléopâtre de Shakespeare comme le personnage d’Hélène sont utilisés dans une critique adressée à la société new-yorkaise ; cf. Lina L. GERIGUIS, « Beyond Domestic Grounds: Edith Wharton’s Shakespearean Glance in “The Age of Innocence” », PCP 45 (2010), p. 71-91.
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sans oublier les hiéroglyphes décorant le trône sur lequel le personnage est assis — c’est celui d’ Edmonia Lewis. Or cette dernière, justement très engagée dans l’abolitionnisme et les droits des femmes, était en lien avec l’éditeur bostonien William Lloyd Garrison, s’intéressant aux similarités entre les femmes et les esclaves, d’où l’importance du rôle de la femme noire dans les réformes qu’il menait. Le mouvement féministe — né avant la guerre de Sécession —, qui défendit la place des femmes jusqu’au droit de gouverner, eut son heure de gloire lors de l’Exposition Universelle de Philadelphie (1876), où furent exposées la Cléopâtre de la première artiste de couleur, Mary Edmonia Lewis 696 , celle de James Haseltine et celle de William Story, Cléopâtre devenue l’icône de la nouvelle femme américaine, incarnée en costume par Mrs Arthur Henry Paget lors d’une soirée mondaine à New York (fin des années 1880). Bien que la sculpture néo-classique fût tombée en désuétude, le thème de la Cléopâtre se prolongea chez les illustrateurs à la fin du XIXe siècle dans le style Art Déco, mais abandonnant celui de la femme noire ou la femme en quête de pouvoir, mais en promouvant désormais la femme libre et intelligente aux traits typiquement américains, ayant conquis ses droits, qui annonce les pin-up au milieu de décors égyptiens des décennies suivantes. C’est ainsi que se referme ce polyptique sur Cléopâtre. Il ne faisait aucun doute, avant même d’ouvrir ce dossier, que Cléopâtre avait encore bien des choses à nous apprendre sous le rapport de l’histolégende, de la mythistoire ou de la littérature tant dans le format de l’écrit que de l’iconographie. Centre Paul-Albert Février (TDMAM UMR 7297 Aix-Marseille Université - CNRS 13100, Aix-en-Provence, France Académie des Sciences et Lettres de Montpellier
BIBLIOGRAPHIE 1) ÉDITIONS (PSEUDO-)JULES CÉSAR, La guerre d’Alexandrie. Texte établi et traduit par Jean ANDRIEU (CUF), 2e tirage, Paris : Les Belles Lettres, 1983.
696 On trouvera des perspectives dans l’article de Naurice Frank WOODS, Jr., « An African Queen at the Philadelphia Centennial Exposition 1876: Edmonia Lewis’s “The Death of Cleopatra” », Meridians 9/1 (2009), p. 62-82.
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CLÉOPÂTRE DANS LES DICTIONNAIRES MODERNES Voici pour mémoire un florilège non exhaustif : « Cléopâtre, reine d’Égypte, fille de Ptolémée Aulete, morte en l’an 30 avant Jésus-Christ, à 39 ans, après en avoir régné 22 » (Jacques LACOMBE, Encyclopediana ou dictionnaire encyclopédique des ana., Paris1791, p. 319b-321a. « Cléopâtre reine d’Égypte, fille de Ptolémée-Aulète » (Louis-Mayeul CHAUDON, Nouveau dictionnaire historique ou Histoire abrégée… Tome deuxième, Caen 1779, p. 263b265a) ; « Cléopâtre, reine d’Égypte, fille de Ptolémée Aulète, sœur et femme de Ptolémée Denys » (Marie-Nicolas BOUILLET, Dictionnaire classique de l’Antiquité sacrée et profane… tome premier, 4e éd., Paris 1841, p. 300a-b) ; « Cléopâtre, dernière reine d’Égypte, fille de Ptolémée Aulétés, c’est-à-dire, le Joueur de flute, sacrifia à son ambition ses deux frères, a sa sœur nommée Arsinoé. » (Augustin CALMET, Dictionnaire historique, critique, chronologique, géographique et littéral de la Bible, tome second, Toulouse – Nismes, 1783, p. 125a-b) ;
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« Cléopâtre, la dernière et la plus célèbre, naquit en 69 ; elle était fille de Ptolémée Aulète » (W. DUCKET, Dictionnaire de la conversation et de la lecture, 2de édition ; tome cinquième, Paris 1873, p. 719b-720b) ; « Cléopâtre, Reine d’Égypte, fille de Ptolomée Aulète » (Marc-Michel REY, Nouveau dictionnaire historique-portatif ou Histoire abrégée, tome premier, Amsterdam, 1774, p. 565a-566b) ; « Cléopâtre, reine d’Égypte, fille de Ptolomée-Aulète » (L.G. PEIGNOT, Dictionnaire biographique et bibliographique portatif, Paris 1821, p. 646b).
BIBLIOGRAPHIE SUR CLÉOPÂTRE Outre les ouvrages mentionnés (supra, p. 25, n. 21), on peut signaler d’Arthur Weigall, Cléopâtre, sa vie et son temps, Paris 1952, qui fournit une lecture agréable, mais qui ne peut être comparé aux pages qui lui sont consacrées par Auguste BOUCHÉ LECLERCQ, Histoire des Lagides, 4 vol., Paris 1903-1907, vol. 2, p. 177-359. En langue anglaise, l’ouvrage de Duane W. ROLLER, Cleopatra: A Biography, Oxford 2010, tient compte des dernières avancées dans le domaine. On verra aussi, bien que s’adressant au grand public, les ouvrages de Diana E. E. KLEINER, Cleopatra and Rome, Cambridge, Mass. – Londres 2005 (CR de Manfred CLAUSS, Gnomon 80/5 [2008], p. 465-466) ; Prudence J. JONES, Cleopatra: the last Pharaoh, Londres Haus Publishing limited, 2006 ; Joyce TYLDESLEY, Cleopatra: Last Queen of Egypt, Londres 2009 ; Michael GRANT, Cleopatra, Londres 2011. On ajoutera surtout Susan WALKER & Sally-Ann ASHTON (éd.), Cleopatra reassessed (BMOP 103), Londres 2001 (CR dans François QUEYREL, « Cleopatra Reassessed. The British Museum Twenty-Fifth Classical Colloquium, Londres, 13-15 juin 2001 », Topoi 10/2 (2000), p. 631-637. Voir aussi Paulette PELLETIER-HORNBY, « Cléopâtre et les Romains », dans La Gloire d’Alexandrie, Paris, 1998, p. 280-290.
RÉSUMÉ En ouverture au livre, le présent texte étudie la genèse de l’hubris barbare prêtée à la dernière reine lagide par les auteurs appartenant au cercle d’Octavien qui ont donné, à partir de la lecture des événements ou d’une histoire annalistique romaine, une forme littéraire à la propagande augustéenne anti-égyptienne, propagande dans laquelle Cléopâtre, épouse « égyptienne » de Marc Antoine, focalise le ressentiment de Rome à l’égard de l’Égypte, considérée comme l’ennemie, la source de tous les maux et vouée à la servitude illustrée par la devise Ægypto capta. Il vise à établir un portrait-palimpseste ou, en d’autres termes, à redécouvrir un portrait de la dernière reine lagide en filigrane d’une Histoire et d’une Littérature composées à dessein et qui est donnée une forme histolégendaire moralisante et typale qui culmine avec la Vie d’Antoine de Plutarque et se poursuit après lui. Car sous les différentes couches de la littérature gréco-latine se révèlent des portraits variés d’une reine qui entrent en plus ou moins grande résonance les uns avec les autres. Cependant, ces clichés négatifs destinés à figer la soit-disant noirceur de celle-ci pour la postérité seront perpétuellement revisités et mis à profit selon les circonstances au moyen d’une mise en abyme continue par les littératures médiévale et moderne et même contemporaine, dans le but de servir des causes diverses, à commencer comme un jalon vers le triomphe du christianisme grâce aux légions romaines dans la Divine Comédie de Dante Alighieri ou renouveler, à travers le portrait de Cléopâtre de Plutarque, notamment d’après la traduction de Jacques Amyot, le thème de la tragédie dans le Théâtre français et anglais, dans une perspective littéraire shakespearienne hors du commun et durables.
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PORTRAIT PALIMPSESTE DE CLÉOPÂTRE VII
SUMMARY By opening the book, this text examines the genesis of the barbaric hubris assigned to the last Ptolemaic queen by authors belonging to the circle of Octavian and who gave, from reading of contemporary events or Roman annalistic history, a literary form to the anti-Egyptian Augustan propaganda, in which Cleopatra the “Egyptian” wife of Marc Antonyfocuses the resentment of Rome with regard to Egypt, seen as the ennemy, the source of all evil and doomed to servitude illustrated by motto Aegypto capta. It aims to establish a portrait-palimpsest or, in other words, to rediscover a portrait of the last Ptolemaic queen as a watermark in a history and a literature composed purposely and which is given a moralizing and typal histolegendary form which culminates in Plutarch’s Antony’s Life and goes on after him. Because under the layers of GrecoLatin literature are revealed various portraits of a queen who come into more or less resonance with each other. However, these negative clichés intended to congeal her so-called darkness for posterity will be perpetually revisited and built upon according to the circonstances by means of a continuous mise en abyme by medieval and modern literature and even contemporary, in order to serve various causes, beginning with being a marker towards Christianity through the Roman legions in Dante Alighieri’s Divine Comedy or to renew, through Cleopatra portrait by Plutarch, in particular from the translation of Jacques Amyot, the theme of tragedy in French and English Theater, with an unusual and sustainable Shakespearean literary perspective.
MOTS-CLÉS / KEYWORDS Cléopâtre – Marc Antoine – Octavien-Auguste – poètes et historiens romains et grecs – Vie d’Antoine de Plutarque – Flavius Josèphe Cleopatra – Marc Antony – Octavian-Augustus – Roman and Greek poets and historians – Plutarch’s Antony’s Life – Flavius Josephus
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DEUXIÈME PARTIE
DANS LES TEMPLES DE LA VALLÉE DU NIL
Cléopâtre en abyme. Aux frontières de la mythistoire et de la littérature. Édité par S.H. Aufrère et A. Michel Cahiers Kubaba, Paris, 2018, p. 173-190. ————————————————————————————————————————
D’EDFOU À DENDARA : CLÉOPÂTRE ET SON PÈRE
Sylvie CAUVILLE CNRS
Violemment contesté par la population alexandrine, Ptolémée XII Néos Dionysos Aulète (80-58, 55-51 av. J.-C.) chercha par tous les moyens à consolider sa légitimité dans le vieux pays ; ainsi peut-on interpréter la propagande que mit en scène sur les parois des temples celui qui fut l’ « ami » privilégié de Rome et, surtout, l’évergète des grands sanctuaires de la Vallée. Le père de Cléopâtre VII, en effet, décida de la construction à Dendara d’un grand temple dédié à la gloire d’Hathor, fille de Rê ; auparavant, il avait fait décorer les pylônes d’Edfou, Philae et Kôm Ombo (celui-ci fort détruit). 1. D’Edfou à Dendara Le pylône d’Edfou proclame face aux terres du Sud la puissance de l’Égypte, et cette décoration servira en partie de modèle aux prêtres de Philae 1. Horus le faucon vole vers les lointaines terres méridionales — le Pays du Dieu — pour en rapporter onguents et encens. Il protège par ailleurs ses propres possessions en exerçant sur elles une garde vigilante jour et nuit. Edfou, ville royale depuis la plus haute antiquité, offre à la vue de tous un pylône dont les trente-six mètres de haut constituent un véritable manifeste, pariétal, du pouvoir souverain. Cette démonstration de force prend toute sa majesté lors de la présentation à la foule, depuis le balcon d’apparition, du faucon vivant et de la statue d’Horus. Ptolémée XII consacre le temple d’Horus, le 7 février 70 av. J.-C. (Edfou VIII, 67) : 1
Les textes des pylônes de Philae et d’Edfou ont été traduits et commentés par Hermann JUNKER (Der grosse Pylon des Tempels der Isis in Philä, Vienne 1958) et Dieter KURTH (Edfou VIII, 1998). Voir, en dernier lieu, les commentaires de Laetitia MARTZOLFF, La décoration des pylônes ptolémaïques d'Edfou et de Philae : étude comparative, Études d'archéologie et d'histoire ancienne, Paris 2011, p. 245-277.
S. CAUVILLE
Fig. 1
En cet heureux jour de l’an 11, le premier jour (le trentième du mois) de rekehour (mechir), en ce jour de remettre l’œuvre à son maître.
La fille du pharaon, Cléopâtre, n’est pas encore née.
Fig. 2
Les cérémonies royales se déroulaient à l’intérieur du porche central séparant les deux môles ; les couronnes, remises à Horus et à Hathor (côté ouest) dans le monde divin, étaient ensuite placées sur la tête du pharaon dans le monde des vivants 2.
Fig. 3. Edfou, passage du pylône, épaisseur des montants, 1er registre (Edfou VIII, 25-26 et 32-34).
Les bandeaux inférieurs de ces scènes donnent les titulatures de Ptolémée XII (à l’ouest) et de Cléopâtre VI Tryphaina (à l’est) ; le roi et la reine sont qualifiés de Dieux Philopators et Philadelphes (Edfou VIII, 30). 2 Traduction des tableaux par Dieter KURTH, Die Inschriften des Tempels von Edfu. Band 1: Edfou VIII, Wiesbaden 1998, p. 51-53 et 63-65 (Edfou VIII, 25-26 et 32-34), p. 95-99 (Edfou VIII, 52-53).
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D’EDFOU À DENDARA : CLÉOPÂTRE ET SON PÈRE
Fig. 4
La Régente, maîtresse des Deux Terres (Cléopâtre, nommée Tryphaina)| a probablement assisté à la consécration du temple en cette année 70 av. J.-C. En revanche, la reine représentée sur les tableaux ne porte pas de nom ni, d’ailleurs, de couronne. Cléopâtre (VI) Tryphaina, quant à elle, fut écartée du pouvoir en l’an 13 (69-68 av. J.-C.) de Ptolémée Aulète, son frère et époux. Les représentations, dont l’anonymat reflète les conflits familiaux, auront été gravées entre 69 av. J.-C. et le départ pour Rome de Ptolémée en 58 av. J.-C. Les vantaux du porche central (porte du pylône) furent mis en place le 5 septembre 57, une date donc qui implique que le souverain n’a pu assister à la cérémonie ; conséquemment, le cartouche royal est resté vide. – Architrave ouest de la cour (Edfou V, 304-305)
Fig. 5
En ce beau jour de l’an 25, le premier jour de khoiak … on érigea les vantaux du porche le quatrième mois de la saison de l’inondation, le premier jour. Le roi de Haute et Basse Égypte, Horus d’Edfou, le grand dieu maître du ciel, il se montre dans le ciel, il voit son sanctuaire, il loue son fils aimé, le roi de Haute et Basse Égypte ( )|, le fils de Rê ( )|, il l’affermit sur le trône pour l’éternité.
– Passage du pylône, bandeau sud-est (Edfou VIII, 58)
Fig. 6
Les vantaux de la porte du portique ont été mis en place le quatrième mois de la saison de l’inondation, le premier jour ; ils sont ouverts le matin dès que le disque solaire point, ils sont fermés au coucher du soleil.
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Bérénice IV, fille aînée du pharaon, voulut remplacer son père ; agréée par les Alexandrins, non reconnue, semble-t-il, par les prêtres égyptiens, elle fut exécutée sur ordre de son père au retour de ce dernier en 55 av. J.-C. Le naos du temple d’Edfou, quant à lui, a été consacré par Ptolémée VIII Évergète II le 10 septembre 142, les vantaux de la porte axiale ayant été installés auparavant, le 3 février 176 (Edfou VII, 7).
Fig. 7
En l’an 5, le premier jour de chefbedet de son fils bien-aimé, le roi de Haute et Basse Égypte, Ptolémée défunt, Philométor, on érigea la grande porte du sanctuaire Ournakht et les vantaux de son hypostyle également.
En ces deux lieux, hypostyle et pylône, la cérémonie est illustrée par l’onction de trois oiseaux : un faucon, un vautour et un ibis, qui sont les âmes-oiseaux d’Horus, de Thot et de Nekhbet (Edfou II, 14 et Edfou VIII, 5253). À eux de confirmer le pouvoir du pharaon dans le monde divin. Ptolémée est un Horus, légitimé par Nekhbet et par Thot, garant des écrits pérennes. La cérémonie, qui avait lieu lors des rituels de confirmation du couronnement 3, était très probablement renouvelée lors de la mise en place des portes. À Edfou, les dates sont conservées, on l’a vu : le 3 février 176 sous le règne de Ptolémée IV Philopator et le 5 décembre 57 sous celui de Ptolémée XII Néos Dionysos Aulète 4. Les portes de l’hypostyle fermèrent l’espace sacré. Pendant plus d’un siècle (de 176 à 57 av. J.-C.), les profanes avaient pu fouler l’espace situé entre le pronaos et l’enclave du mammisi. Cela leur fut interdit quand le pylône forma l’ultime barrière prophylactique : rejetés au-delà de celle-ci sont les routyou, « les étrangers » non initiés au divin. 3
Cette cérémonie eut lieu à Karnak lorsque le domaine de Khonsou fut clôturé, sous le règne de Ptolémée III Évergète I ; à Philae, elle se déroula lors de la mise en place des portes du pronaos, sous le règne de Ptolémée VIII Évergète II. Sur ce rituel monarchique, voir en dernier lieu Jean-Claude GOYON, « Thèbes : Khonsou, Thot et la monarchie pharaonique après la Troisième Période de Transition. La fête de Thot du 19 du premier mois de l’année et les rites de confirmation du pouvoir royal à Karnak, Edfou et Philæ (I) », dans Chr. THIERS (éd.), Documents de théologies thébaines tardives (D3T2) (CENiM 8), Montpellier 2013, p. 33-93 ; Laetitia MARTZOLFF, « Le rituel de la confirmation du pouvoir royal en image : le lâcher des oiseaux vivants », dans J. QUACK (éd.), Ägyptische Rituale der griechisch-römischen Zeit (ORA 6), Tübingen 2014, p. 67-81. 4 Le rituel est associé à la mise en place des portes, comme le prouvent les textes portés sur les architraves de la cour qui rapprochent les dimensions du porche, la date du 5 décembre 57 av. J.-C. et la description de l’onction sacrée (Edfou V, 305 et 312).
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D’EDFOU À DENDARA : CLÉOPÂTRE ET SON PÈRE
On ne sait si la jeune Cléopâtre, alors âgée de douze ans, a assisté à la mise en place des portes, éventuellement mandatée par les prêtres memphites. Si d’aventure elle a représenté son père, elle a pu voir l’envol des oiseaux sacrés et ressentir l’effroi sacré de la population au spectacle du faucon déployant ses ailes sur le balcon d’apparition. Son père est le fils d’Horus-Rê, comment n’aurait-elle pas désiré être elle-même accueillie dans la sphère divine ? Dès son retour en Égypte, Ptolémée Aulète décida de fonder un nouveau temple dans un lieu qui est à la fois la contrepartie méridionale d’Héliopolis (jusque dans l’onomastique : Iounou = Héliopolis et Iounet = Dendara) et la contrepartie féminine du pouvoir masculin (Horus d’Edfou en face d’Hathor de Dendara). S’agit-il d’une forme de continuité dans la politique religieuse ou — et — de l’influence de son jeune prodige de fille ? Moins de trois ans après l’envol des oiseaux sacrés, Ptolémée creuse le sillon de fondation de la terre hathorique. Bérénice IV était morte, Cléopâtre VII était-elle ce jour-là à Dendara ? Comment la jeune fille âgée d’une quinzaine d’années et dont l’éducation égyptienne n’est plus à démontrer 5 n’aurait-elle pas été désireuse de jouer le rôle de « la fille de Rê », elle la fille du « Soleil des hommes », le « Soleil d’Égypte » 6 ?
Fig. 8. Photo Alain Lecler, Ifao.
En ce beau jour de l’an 27, le quatorzième jour d’epiphi [16 juillet 54 av. J.C.] à l’époque de la majesté du roi de Haute et Basse Égypte (Ptolémée)|, lors de la fête du sixième jour du mois, le cordeau fut tendu par le roi et par Sechat (Dend. XII, 186).
La journée était exceptionnelle, qui voyait une nouvelle fondation mille deux cents ans après celle qu’avait décidée Ramsès II (le nom de Khâemouaset, encore enfoui dans les fondations du temple d’Isis contigu à celui 7 d’Hathor, en garde un souvenir émouvant) . Ce jour-là, Sirius a brillé peu avant
le Soleil et la Lune, les deux astres apparaissant au même moment ; le phénomène astronomique est poétiquement rendu par le texte antique : Les deux luminaires (Soleil et Lune) brillent dans le ciel dans le crépuscule du matin lorsqu’elle ouvre les yeux sur terre.
5
Voir Michel CHAUVEAU, Cléopâtre, au-delà du mythe, Paris 1998, p. 18-20. Titre attesté depuis le Moyen Empire, usuel pour les pharaons du Nouvel Empire et encore en usage à l’époque gréco-romaine ; Césarion lui-même est « Soleil des hommes » (Dend. XII, 12, 4). 7 Calculs astronomiques d’Éric AUBOURG (dans Sylvie CAUVILLE, « Le temple d’Isis à Dendara », BSFE 123 [1992], p. 31-48). 6
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L’établissement des fondations du temple prit au moins trois ans, se poursuivant jusqu’à la mort de Ptolémée XII (au début de l’année 51 av. J.-C.). Les cryptes souterraines portent donc le nom du pharaon accompagné d’une reine, non nommée, qui ne peut être que Cléopâtre VII, l’aînée de ses deux filles encore en vie 8. À l’intérieur du naos, les cartouches n’ont pas davantage été gravés : Cléopâtre et ses frères Ptolémée XIII (mort noyé lors de la Guerre d’Alexandrie au début de l’année 47 av. J.-C.) et Ptolémée XIV (assassiné à la fin de l’année 44 av. J.-C.) hantent à jamais, dépouillés de leur individualité, les chapelles du temple. 2. Cléopâtre Cléopâtre fait éclater toute sa gloire à l’extérieur du temple, sur la façade arrière irradiée par le soleil méridional :
Fig. 9. Photo Gaël Pollin, Ifao.
La tête d’Hathor marque l’axe sud-nord, elle est encadrée d’un côté par Hathor et de l’autre par Isis, chacune d’entre elles portant sa couronne fériale (double couronne aux hautes plumes pour la première, bandeau de naissance pour la deuxième) ; au-dessus figure l’intronisation des déesses. Ces scènes
s’inscrivent dans un obélisque virtuel, héliopolitain, qui reçoit les rayons solaires. Du sommet axial de la paroi aux extrémités basses de celle-ci, un triangle se forme, à l’intérieur duquel trônent les dieux essentiels du panthéon : Hathor, Horus, Harsomtous maître du Lieu-du-Pétale-de-lotus, Ihy et Isis, Harsomtous le grand dieu qui prend place dans Héliopolis-féminine, Osiris, Horus-Harsiesis. Césarion, Cléopâtre et Auguste (ce dernier dans le registre supérieur) ne prennent pas place dans le triangle-pyramide ; même si les pieds de Césarion semblent entrer dans celui-ci, les couronnes solaires des déesses se trouvent dans le monde des vivants. La distance — importante — séparant Césarion de la déesse est comblée par un monceau raffiné d’offrandes. 8 Voir la mise au point de Jan QUAEGEBEUR, « Cléopâtre VII et le temple de Dendara », GöttMisz 120 (1991), p. 49-72. Cléopâtre est désignée comme « la fille du roi » et « l’aînée du roi » (Dend. V, 3-4).
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D’EDFOU À DENDARA : CLÉOPÂTRE ET SON PÈRE
Comme dans un livre ouvert — dont la reliure serait formée par la tête d’Hathor —, les « pages » se répondent et se complètent. Dans le respect de la tradition antique (donc malgré l’ordre de primogéniture), le roi Césarion est suivi de la reine Cléopâtre ; leurs gestes sont intemporels : les souverains, transcendant les millénaires, sont les maîtres d’une Égypte éternelle.
Fig. 10. Photo Gaël Pollin, Ifao. Cléopâtre et Césarion
Le roi de Haute et Basse Égypte, le maître des Deux Terres (Ptolémée)|, le fils de Rê, maître des couronnes (César, vivant éternellement, l’aimé de Ptah et d’Isis)|, le Dieu Philopator, Philométor. La Régente, maîtresse des Deux Terres (Cléopâtre)|, la Déesse Philopator avec son fils, le fils de Rê, maître des couronnes (Ptolémée nommé César, vivant éternellement, l’aimé de Ptah et d’Isis)|, le Dieu Philopator, Philométor.
La déesse porte la couronne traditionnelle des reines, elle est la Régente, fille d’Isis. Quand les prêtres veulent représenter un héritier, ils lui donnent une taille de jeune garçon, que cet héritier soit un très jeune enfant — comme Ptolémée Memphitès figuré avec Ptolémée VIII et Cléopâtre II (Edfou IV, 249) — ou un jeune homme déjà grand, tel Ptolémée Sôter en compagnie de son père et des deux Cléopâtre dans le mammisi d’Edfou (Mam. Edfou, 1415).
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Fig. 11
Ptolémée Memphitès enfant
Ptolémée Sôter enfant
Césarion, âgé d’environ cinq ans, eût été représenté, après la mort des frères de Cléopâtre en 44 av. J.-C., — s’il l’avait été — exactement comme les jeunes héritiers mentionnés ci-dessus. Toutefois, bien qu’il ait été associé au trône dès l’année 42 av. J.-C., il ne fut reconnu, par Marc-Antoine, comme fils de César qu’en 34 av. J.-C., et ce n’est qu’à partir de ce moment que, ayant entre autres reçu le titre de « Roi des Rois », il devint véritablement un pharaon. Il est loisible de suggérer que la façade arrière ne fut décorée que très peu de temps avant sa mort survenue en 30 av. J.-C. On comprendrait mal, autrement, que la partie supérieure de la paroi sud et les parois latérales soient restées plusieurs années avec un décor inachevé — ce qui serait le cas si la décoration datait de 34 av. J.-C. ou, a fortiori, de la fin des années 40 av. J.-C. Dans le pronaos, Hathor est représentée en ronde bosse avec quatre têtes regardant dans les quatre directions ; la tête axiale, sur la façade arrière utilise la même symbolique, comme l’indique le texte porté à sa droite : La maîtresse des quatre têtes, la maîtresse des quatre kas, les quatre vents sont créés dès qu’elle advient (Dend. XII, 15).
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Fig. 12
La tête d’Hathor reçoit la crue du sud, la déesse communiquant par ailleurs directement avec son époux Horus (figuré sur la façade arrière du temple d’Edfou). À l’est et à l’ouest, Hathor rayonne vers Césarion et Cléopâtre. À l’intérieur de son temple, vers le nord, elle reçoit l’intronisation de son père Rê depuis Héliopolis. Ptolémée et sa fille Cléopâtre se rejoignent, tout comme Hathor s’unit aux rayons de son père au moment du Nouvel An. L’axe sud-nord relie ainsi, toujours virtuellement, Philae à Héliopolis, depuis la Cataracte d’Assouan jusqu’aux cavernes de Kherâha, et dans la direction d’Alexandrie où séjournent les souverains macédoniens. Les trois temples nationaux — Philae, Edfou et Dendara — jalonnent cet axe sud-nord qui unit les sources du Nil à Héliopolis. Sur le bandeau du soubassement du côté sud-est, la titulature de Cléopâtre définit celle-ci comme fille de roi ; elle se place sous la protection de plusieurs dieux : Khnoum « père » façonneur d’Isis, Mout thébaine, Hathor fille de Rê et Neith de Saïs : 181
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Fig. 13. Photo Alain Lecler, Ifao.
L’Horus féminin, la fille du Régent, façonnée par Khnoum, celle dont la force est grande, que Neith maîtresse de Saïs a exaltée, que Mout et Hathor ont magnifiée de leurs pouvoirs parfaits, celle dont le conseil est transcendant, la maîtresse des Deux Terres (Cléopâtre)|, la Déesse Philopator, avec son fils, le roi de Haute et Basse Égypte, le maître des Deux Terres (Ptolémée)|, le fils de Rê, le maître des couronnes (César, vivant éternellement, l’aimé de Ptah et d’Isis)|, le Dieu Philopator, Philométor. Cléopâtre a achevé cette belle œuvre architecturale pour sa mère la Puissante (Hathor maîtresse d’Héliopolis-féminine, le Soleil féminin, l’aînée du Soleil)|, celle qui est apparue la première avec le Noun, sans qu’aucune autre ne soit apparue avant elle, elle brille en irradiant, alors que la terre était dans les ténèbres, elle ouvre ses yeux et apparaît la lumière… elle est la goutte de l’Œil droit de Pupille-de-l’Œil-Oudjat (= Rê), elle sort sur terre dans Saïs-de-Neith. (Dend. XII, 1, 15)
Depuis Montouhotep II, quelques rois se sont certes placés sous la protection de Neith, Cléopâtre est toutefois la seule reine à être fille de Neith 9 (dans le mammisi d’Erment) ; elle est « exaltée » par Neith, le verbe (tchen) est intentionnellement memphite (Ptah-Tenen veille ainsi sur l’émergence de la jeune reine).
9 Voir le récapitulatif de Ramadan EL-SAYED, La déesse Neith de Saïs, 2 vol. (BiEtud 86), Le Caire, 1982, vol. 1, p. 95-97. On notera toutefois que Cléopâtre II est, déjà, « Celle que Neith maîtresse de Saïs fortifie et qu’Hathor exalte de son amour » (Edfou II, 159, 8).
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3. Hathor-Aphrodite, Neith-Athéna Le texte des bandeaux de la façade arrière (sud) met en parallèle Hathor et Isis, Hathor et Cléopâtre, Césarion et Harsomtous. La titulature de Cléopâtre est placée avant celle d’Hathor et après celle d’Isis. 1- Paroi sud-est, bandeau du soubassement (Dend. XII, 1) : Titulature de Cléopâtre, avec son fils Césarion. Titulatures d’Hathor et d’Harsomtous. 2- Paroi sud-ouest, bandeau du soubassement (Dend. XII, 2) : Naissance et arétalogie d’Isis. Titulature de Cléopâtre, avec son fils Césarion. 3- Paroi sud-est, bandeau de la frise (Dend. XII, 2-3) : Naissance d’Hathor et cartouches d’Auguste. 4- Paroi sud-ouest, bandeau de la frise (Dend. XII, 3) : Naissance d’Isis et cartouches d’Auguste. Selon une lecture verticale, sur le côté est, la création d’Hathor (bandeau de la frise) répond à la création de Cléopâtre (bandeau du soubassement) :
Fig. 14. Photo Alain Lecler, Ifao.
La fille de Rê, aimée de son père, Hathor la grande, la maîtresse d’Héliopolisféminine, sortie dès l’origine avec son Créateur le Noun sous la forme d’une déesse vénérable sans sa semblable. C’est elle qui est l’Œil de Rê, qui irradie les Deux Terres et qui éclaire de ses rayons l’Égypte. L’Enfant ouvrit ses yeux à l’intérieur du lotus au moment où il surgit du chaos primordial, des suintements se produisirent de son œil vivant et tombèrent par terre sur le beau sable : de son visage, ils se métamorphosèrent en une belle femme. (Dend. XII, 2)
Le récit de la naissance d’Hathor fut élaboré sous le règne de Cléopâtre, pour être pleinement théorisé par la suite 10. La première version en est gravée dans la crypte ouest no 2 :
10
Les prémices de sa naissance apparaissent à Edfou : « Cet œil sorti du noun avec Tanen » (Edfou I, 85) ; puis elle est « sa fille sortie de son corps » (Edfou I, 298,6 ; Edfou I, 520,14 ; Edfou II, 49,10 ; Edfou II, 263,16 ; Edfou IV, 306,2 ; Edfou VI, 313,14). La formulation disparaît à Dendara au profit d’une théogenèse plus élaborée (voir Sylvie CAUVILLE, « Les
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Hathor est sortie dès l’origine avec son père le Noun. C’est elle qui est l’Œil de Rê, qui éclaire les Deux Terres de ses rayons dès que l’Enfant ouvre son œil à l’intérieur du lotus à l’aube des temps, advenue depuis l’origine, quand elle sort de son œil vivant sur terre. (Dend. VI, 134)
La deuxième version figure sur le bandeau du soubassement qui porte la titulature de Cléopâtre :
Fig. 15
Hathor est la goutte de l’Œil droit de Pupille-de-l’Œil-Oudjat (= Rê), elle sort sur terre dans Saïs-de-Neith. (Dend. XII, 1, 15)
On peut presque suivre le cheminement de la pensée des prêtres : Rê, l’œil, Hathor. L’intrusion de Neith et de Saïs dans ce cheminement théogonique intrigue, il ne s’en trouve pas d’autre écho à Dendara. Hathor fut assimilée à Aphrodite ; cette dernière, d’après la tradition, naquit de la mer où était tombé le sperme d’Ouranos dont Cronos trancha le sexe. Neith est pareillement née de la mer ; elle fut, par ailleurs, assimilée à Athéna. Or celle-ci, on le sait, sortit tout armée de la tête de Zeus. Que ce soit par la naissance à partir du chef paternel ou de l’écume marine ou bien par l’assimilation des noms et des personnalités, les quatre déesses — Hathor, Neith, Aphrodite, Athéna — sont liées par des rapports analogiques étroits. Nourrie de mythologie grecque et égyptienne, en contact avec les clergés de Saïs et de Memphis, Cléopâtre aura été séduite par ces antécédents divins — elle qui n’eut pas de mère (sa génitrice reste inconnue), qui fut la fille préférée de son père, qui, pour succéder à celui-ci, utilisa sa beauté, telle Hathor-Aphrodite, son intelligence et sa force maîtrisée, telle Neith-Athéna. Neith, comme Athéna, incarne la sagesse ; lors de l’interminable procès entre Horus et Seth, c’est elle — avec Hathor — qui fut décisive 11 : « Donnez la fonction d’Osiris à son fils Horus », trancha-t-elle. Toutefois, le démiurge ne fut pas complètement satisfait ; pour que les négociations reprennent, il faut le distraire : « Après un long moment survint Hathor et, devant son père, le Maître du Monde, elle commence à dévoiler son sexe pour lui. »
inscriptions dédicatoires du temple d’Hathor à Dendara », BIFAO 90 [1990], p. 83-114 : p. 9092). 11 Voir les traductions de Michèle BROZE, Mythe et roman en Égypte ancienne. Les aventures d’Horus et Seth dans le Papyrus Chester Beatty (OLA 76), Louvain 1996, p. 34-44.
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D’EDFOU À DENDARA : CLÉOPÂTRE ET SON PÈRE
L’une est la séductrice, l’autre est la sagesse. Cléopâtre s’est assimilée à ces divers aspects de la femme telle qu’elle fut pensée par des hommes, des intellectuels. Hathor et Neith sont toutes deux filles de Rê, elles sont aussi mères de celui-ci sous leur aspect de la vache primordiale qui plaça l’enfant entre ses cornes. Comme Neith qui est « le féminin qui fit le masculin, le masculin qui fit le féminin » (Esna III, no 216, 2), dont « deux tiers sont masculins et un tiers féminin » (Esna III, no 252, 25), Cléopâtre est androgyne : elle s’est comportée en chef d’armée avisé, en homme à la place de ses frères ; elle est bien le véritable héritier de son père.
Fig. 16. Photo Gaël Pollin, Ifao.
Hathor, intronisée par Ptah de Memphis et par Rê d’Héliopolis, devint la reine dans l’univers divin. Les premiers tableaux illustrant ce processus sont gravés pendant le règne de Ptolémée VIII Évergète II 12 ; ils forment le fonds théologique du temple d’Hathor, les plus belles scènes étant placées sur la paroi sud, de part et d’autre de la tête d’Hathor (Dend. XII, pl. 19-20, pl. 16 et 36-37, pl. 26). C’est à Edfou qu’Hathor fut d’abord reine divine ; à Philae, les prêtres lui adjoignirent Isis dans ce rôle, rôle qu’elles se répartissent ensuite dans le temple de Dendara. Les 19 et 20 Thot se déroulent deux événements capitaux : Le 20, Hathor est intronisée lors d’une magnifique cérémonie où l’on remettait à la déesse un breuvage enivrant. La veille avait lieu le jugement divin ; en ce jour se met en place une exaltation du pouvoir divin par le truchement du pouvoir royal humain 13. 12
Edfou IV, 88-89 et 244-245 ; Edfou VI, 282-283 ; Edfou VII, 93-94. Voir GOYON, « Thèbes : Khonsou, Thot et la monarchie pharaonique », p. 55-57. Thot, qui départage Horus et Seth, se voit alors offrir des figues et un bandeau de palmes, ainsi qu’en témoigne un tableau de la colonnade ouest de Philae (Colonne 21, tableau supérieur, côté sud. Photos publiées par BEINLICH, Die Photos … Teil 8, B. 14448, 1451, 1453). 13
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Les deux royautés instaurées — masculine et terrestre, féminine et divine — se succèdent donc immédiatement. Il convient toutefois de rappeler que les cérémonies de confirmation du pouvoir royal terrestre se déroulaient en plusieurs occasions — le premier jour de l’année, par exemple, ou lors de la mise en place des portes dans un lieu sacré. 4. Isis, la gardienne du trône À tout seigneur, tout honneur : c’est à Philae, on l’a vu, qu’Isis obtint le statut de reine, au même titre qu’Hathor.
Fig. 17
Le premier pylône proclame la royauté d’Horus par l’intermédiaire du faucon présenté à la foule massée sur l’esplanade. Le deuxième pylône met en scène l’intronisation d’Isis (côté ouest) face à celle d’Hathor (côté est). Thot, devant Isis, reçoit celle-ci en levant les bras ; Geb, quant à lui, intronise la déesse. Isis est la fille de roi, l’épouse de roi, la mère de roi, qui élève son fils pour être le roi 14. La formulation de ce texte, en quelque sorte programmatique, est remarquable ; elle pourrait presque s’appliquer à Cléopâtre elle-même, dont il est dit dans les émissions monétaires qu’elle partage avec Antoine qu’elle est Reine des rois, dont les fils sont rois. Au crépuscule de l’histoire égyptienne, Cléopâtre aura été la seule reine régnante à avoir un fils (à la différence d’Hatchepsout ou de Taousret) ; elle a bien mérité son titre de « Nouvelle Isis ». Cléopâtre est-elle allée à Philae, jeune fille ou bien avec César lors de leur remontée du Nil au début de l’année 47 ? Dans ce cas, elle aurait vu Hathor et Isis, reines dans l’univers divin.
14
Photo publiée par Horst BEINLICH, Die Photos der Preußischen Expedition 1908-1910 nach Nubien Teil 2 : Photos 200-399 (SRaT 15), Dettelbach 2011, B. 0285.
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La première reine-Isis est Arsinoé II 15, personnage particulièrement représenté dans le temple de Philae, fondé par Ptolémée II Philadelphe qui divinisa son épouse après sa mort. Le temple de Philae fut définitivement consacré, deux siècles plus tard, le jour de la naissance d’Isis — pendant le règne de Ptolémée Aulète, le père de Cléopâtre : En ce beau jour de la nuit-de-l’enfant-dans-son-nid, c’est la grande fête du pays en entier, ce jour au cours duquel le pylône est remis à sa maîtresse Isis (Philä I, 108, 11-13).
Les hommes qui ont conçu ces images et ces textes ont servi des étrangers, une Macédonienne et un Romain, en échange de subsides et de pouvoir. Pendant le règne de Cléopâtre, à Dendara, deux hommes ont eu une puissance sans pareille : Paâkhem et Paenmenekh, le père et le fils, furent stratèges de plusieurs nomes, prêtres des dieux de ceux-ci (Isis de Philae, Khnoum d’Éléphantine, Horus d’Edfou, Nekhbet d’Elkab, Hathor de Dendara). Tous leurs titres montrent qu’ils sont venus d’Edfou, supplantant les familles « dynastiques » du nome tentyrite : auraient-ils été imposés par Cléopâtre séduite par ces serviteurs de l’idéologie royale ? Ils ont reçu de la reine le bandeau d’or, celui qui est posé sur leur tête 16. Ils disparaissent avec l’arrivée d’Auguste et sont remplacés par Panas et ses descendants, ceux-là mêmes qui, en réaction peut-être, auront hissé Auguste au rang de mécène des temps antiques 17. 15
Voir Jan QUAEGEBEUR, « Ptolémée II en adoration devant Arsinoé II divinisée », BIFAO 69 (1971), p. 191-217 : p. 202. 16 Depuis l’étude fondamentale d’Hermann DE MEULENAERE (RSO 34, 1959, p. 1-25), les publications mentionnant la carrière de ces deux hommes d’exception abondent ; voir Ian MOYER, « Court, chora, and culture in late Ptolemaic Egypt », AJP 132 (2011), p. 29-38 (avec la bibliographie récente). Le bandeau de la récompense est mentionné par plusieurs documents, singulièrement à l’époque de Ptolémée XII Néos Dionysos ; voir Michel CHAUVEAU, « Nouveaux documents », dans K. RYHOLT (éd.), Acts of the Seventh International Conference of Demotic Studies. Copenhagen, 23-27 August 1999 (CNI Publications 27), Copenhague 2002, p. 55-57. On ne connaît que deux statues portant ce bandeau, celles de Paâkhem (Détroit 51.83) et de son fils Paenmenekh (Caire JE 46059). 17 Dans le temple d’Isis de Dendara, Auguste (ou les prêtres aux ordres du nouveau pharaon) se fait représenter en Pépi : il en porte le nom et de plus, comme Cléopâtre, il est « fils d’Isis » (Sanctuaire, paroi sud, 3e registre (Temple d’Isis, 96-97, 123, pl. 100 et 119). D’autre part, la première date connue d’Auguste en Égypte est portée sur la paroi extérieure ouest du même sanctuaire, le 15 mars 29, anniversaire de la mort de César : « Le temple de l’Or, fille de Rê, fut achevé en l’an neuf [20 av. J.-C.] du roi de Haute et Basse Égypte, Autocrator, le fils de Rê, maître des couronnes, César vivant éternellement, aimé de Ptah et d’Isis, soit trentequatre ans après (le début des travaux). L’Or des dieux est entrée en son temple l’an un, le dixneuf phamenoth [15 mars 29 av. J.-C.] de ce roi » (Dend. XII, 186).
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Cléopâtre fut d’abord Hathor-Aphrodite, la séductrice de César et de Marc-Antoine, l’intelligence et la virilité ; mère, elle devint Isis, celle qui place l’héritier sur le trône. Elle a incarné la femme par excellence — parée de beauté, mère, magicienne et surtout politicienne avisée. C’est pourquoi, peut-être, elle est demeurée dans la mémoire des hommes et a gagné le ciel divin.
BIBLIOGRAPHIE 1. LITTÉRATURE SECONDAIRE AUBOURG, Éric, dans Sylvie CAUVILLE, « Le temple d’Isis à Dendara », BSFE 123 (1992), p. 31-48. BEINLICH, Horst, Die Photos der Preußischen Expedition 1908-1910 nach Nubien Teil 2: Photos 200-399 (SRaT 15), Dettelbach : J.H Röll, 2011. ——, Die Photos der Preußischen Expedition 1908-1910 nach Nubien, Teil 8 : Photos 1400-1599 (SRaT 21), Dettelbach : J.H Röll, 2014. BROZE, Michèle, Mythe et roman en Égypte ancienne. Les aventures d’Horus et Seth dans le Papyrus Chester Beatty (OLA 76), Louvain : Peeters, 1996. CAUVILLE, Sylvie, « Le temple d’Isis à Dendara », BSFE 123 (1992), p. 31-48. CAUVILLE, Sylvie & Mohammed IBRAHIM ALI, Dendara, Itinéraire du Visiteur, Louvain : Peeters, 2015. CHAUVEAU, Michel, « Nouveaux documents », dans Kim RYHOLT (éd.), Acts of the Seventh International Conference of Demotic Studies. Copenhagen, 23-27 August 1999 (CNI Publications 27), Copenhague : Museum Tusculanum Press, 2002, p. 55-57. CHAUVEAU, Michel, Cléopâtre, au-delà du mythe, Paris : Liana Levi, 1998, p. 18-20. EL-SAYED, Ramadan, La déesse Neith de Saïs. 2 vol. (BiEtud 86/1-2), Le Caire : Ifao, 1982. GOYON, Jean-Claude, « Thèbes : Khonsou, Thot et la monarchie pharaonique après la Troisième Période de Transition. La fête de Thot du 19 du premier mois de l’année et les rites de confirmation du pouvoir royal à Karnak, Edfou et Philæ (I) », dans Christophe THIERS (éd.), Documents de théologies thébaines tardives, (D3T2) (CENiM 8), Montpellier : Institut d’égyptologie François Daumas, 2013, p. 33-93. KURTH, Dieter, Die Inschriften des Tempels von Edfu. Band 1: Edfou VIII, Wiesbaden : Harrassowitz, 1998. MARTZOLFF, Laetitia, La décoration des pylônes ptolémaïques d'Edfou et de Philae: étude comparative, Études d'archéologie et d'histoire ancienne, Paris : De Boccard, 2011. ——, « Le rituel de la confirmation du pouvoir royal en image : le lâcher des oiseaux vivants », dans Joachim Friedrich QUACK (éd.), Ägyptische Rituale der griechischrömischen Zeit (ORA 6), Tübingen : Mohr Siebeck, 2014, p. 67-81. MOYER, Ian, « Court, chora, and culture in late Ptolemaic Egypt », AJP 132 (2011), p. 29-38. QUAEGEBEUR, Jan, « Cléopâtre VII et le temple de Dendara », GM 120 (1991), p. 49-72. ——, « Ptolémée II en adoration devant Arsinoé II divinisée », BIFAO 69 (1971), p. 291217.
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D’EDFOU À DENDARA : CLÉOPÂTRE ET SON PÈRE
2. ABRÉVIATIONS Dend. VI = CHASSINAT, Émile & François DAUMAS, Le temple de Dendara VI, Le Caire : Ifao, 1965. Dend. XII = CAUVILLE, Sylvie, Le temple de Dendara XII, Le Caire : Ifao, 2007. Edfou I et II = ROCHEMONTEIX, Maxence de – & Émile CHASSINAT, Le temple d’Edfou I et II, Le Caire : Ifao, 1892 et 1918 ; 2e édition revue et corrigée par CAUVILLE, Sylvie & Didier DEVAUCHELLE, 6 fascicules, 1984-1990. Edfou IV = CHASSINAT, Émile, Le temple d’Edfou IV, Le Caire : Ifao, 1929. Edfou V = ID., Le temple d’Edfou V, Le Caire : Ifao, 1930. Edfou VI = ID., Le temple d’Edfou VI, Le Caire : Ifao, 1931. Edfou VII = ID., Le temple d’Edfou VII, Le Caire : Ifao, 1932. Edfou VIII = ID., Le temple d’Edfou VIII, Le Caire : Ifao, 1933. Esna III = SAUNERON, Serge, Le temple d’Esna, Le Caire : Ifao, 1968. Mam. Edfou = CHASSINAT, Émile, Le Mammisi d’Edfou (MIFAO 16), Le Caire : Ifao, 1910 et 1939. Philä I = JUNKER, Hermann, Der grosse Pylon des Tempels der Isis in Philä, Vienne 1958. Temple d’Isis = CAUVILLE, Sylvie, Dendara. Le temple d’Isis, Le Caire : Ifao, 2007.
RÉSUMÉ La légitimité et la continuité dynastiques ont été au centre des préoccupations des pharaons au cours de trois mille ans de civilisation égyptienne. Le père de Cléopâtre fit afficher cette prétention dans les grands temples du pays, notamment à Edfou qui est le berceau de la royauté d’Horus-pharaon. C’est sans doute en remplaçant son père lors de l’ultime cérémonie qui s’est déroulée dans ce temple que Cléopâtre a conçu l’idée de construire un nouveau temple à Dendara, pour y exalter la royauté féminine. Cléopâtre s’assimile insensiblement à Hathor fille aînée de Rê et à Neith la sage guerrière ; animée de l’esprit de ces déesses, elle devient une femme politique avisée. Devenue mère de Césarion, elle se transforme en Isis, la gardienne du trône, qui doit veiller constamment sur l’héritage de son fils. Cette conceptualisation de la royauté divine s’est opérée à Dendara grâce à deux hommes d’Edfou, Paâkhem (Le Faucon) et Paenmenekh (L’Excellent) munis de tous les pouvoirs terrestres et spirituels ; ils furent remerciés par la reine elle-même qui leur octroya le bandeau d’or.
SUMMARY The dynastic legitimacy and continuity of pharaohs were the main concern of Egyptian civilization for over three thousand years. Cleopatra’s father had this pretention displayed in the great temples of the country, especially in Edfu, which is the cradle of the Horus-pharaoh royalty. It is highly probable that Cleopatra conceived the idea of building a new temple in Dendara to exalt feminine royalty when she represented her father during the final ceremony held in this temple. Cleopatra gradually assimilates to Hathor, eldest daughter of Rā‘ and Neith the wise warrior; animated by the spirit of these goddesses, she becomes a prudent politician woman. After giving birth to Caesarion, she transforms herself into Isis, the guardian of the throne, who must constantly watch over the legacy of her son.
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This conceptualization of the divine royalty took place in Dendara thanks to two men of Edfu, Paâkhem (The-Falcon) and Paenmenekh (The-Excellent), both endowed with all earthly and spiritual powers and thereby thanked by the Queen herself who granted them the gold headband.
MOTS CLÉS / KEY WORDS Cléopâtre – Césarion – Dendara – Hathor – Isis Cleopatra – Caesarion – Dendara – Hathor – Isis
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Cléopâtre en abyme. Aux frontières de la mythistoire et de la littérature. Édité par S.H. Aufrère et A. Michel Cahiers Kubaba, Paris, 2018, p. 191-213. ————————————————————————————————————————
CLÉOPÂTRE VII DANS LES TEMPLES INDIGÈNES DE L’ÉGYPTE ANCIENNE : IMAGES ET RÉALITÉS DU POUVOIR Virginie JOLITON
« L’Égypte au temps de Cléopâtre », reprenant ainsi le titre d’un ouvrage de Michel Chauveau 1, est une Égypte à part, qui a fortement évolué depuis la fondation d’une dynastie royale d’origine macédonienne en 306 / 305 av. J.-C., et ce afin de devenir une Égypte à deux visages, l’un hellénistique et l’autre proprement indigène. Ces deux aspects du pays pouvaient fonctionner en parallèle l’un de l’autre, sans réellement se croiser, mais ils pouvaient également s’entremêler, comme le montre la figure du dieu Sérapis, divinité empruntant aux deux panthéons du pays 2. Dans ce contexte, le roi se devait donc d’être à la fois un basileus hellénistique et un pharaon égyptien. Et cela, Alexandre le Grand, puis Ptolémée, fils de Lagos et futur Sôter Ier, le comprirent parfaitement 3. Ces 1
Michel CHAUVEAU, L’Égypte au temps de Cléopâtre 180-30 av. J.-C., Paris 1997. La littérature traitant de ce dieu est très vaste. Je ne renverrai donc qu’aux études les plus récentes sur le sujet, qui apportent un éclairage nouveau tout en reprenant les références bibliographiques antérieures. Cf. Philippe BORGEAUD & Youri VOLOKINE, « La formation de la légende de Sarapis : une approche transculturelle », ARG 2/1 (2000), p. 37-76 : p. 37, n. 1 ; Didier DEVAUCHELLE, « Pas d’Apis pour Sérapis ! », dans A. GASSE, Fr. SERVAJEAN & Chr. THIERS (éd.), Et in Ægypto et ad Ægyptum. Recueil d’études dédiées à Jean-Claude Grenier II (CENiM 5), Montpellier 2012, p. 213-225 : p. 214-215, n. 7 ; Joachim Fr. QUACK, « Serapis als neuer Gefährte der Isis : von der Geburt eines Gottes aus dem Geist eines Stiers », dans BADISCHES LANDESMUSEUM KARLSRUHE (éd.), Imperium der Götter : Isis-MithrasChristus. Kulte und Religionen im römischen Reich, Karlsruhe – Darmstadt 2013, p. 164-170 ; Stefan SCHMIDT, « Serapis – ein neuer Gott für die Griechen in Ägypten (Kat. 182-187) », dans Ägypten Griechenland Rom. Abwehr und Berührung (Städelsches Kunstinstitut und Städtische Galerie, 26. November 2005 – 26. Februar 2006), Frankfort – Tübingen 2005, p. 291-304 ; ID., « Der Sturz des Sarapis : zur Bedeutung paganer Götterbilder in der spätantiken Gesellschaft Alexandrias », dans G. TOBIAS, F. ALBRECHT & R. FELDMEIER (éd.), Alexandria (COMES 1), Tübingen 2013, p. 149-172. 3 Günther HÖLBL, « Zur Legitimation der Ptolemäer als Pharaonen », dans R. GUNDLACH & Chr. RAEDLER (éd.), Selbstverständnis und Realität. Akten des Symposiums zur ägyptischen Königsideologie in Mainz 15.-17. 6. 1995 (ÄAT 36/1), Wiesbaden 1997, p. 21-34. 2
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nouveaux dirigeants venus de Macédoine savaient en effet qu’il leur fallait se plier aux traditions égyptiennes multiséculaires s’ils voulaient installer durablement leur pouvoir à la tête du Double Pays, et ce tout en respectant bien évidemment leur identité ainsi que leur héritage hellénistiques. Qu’il s’agisse d’un couronnement en tant que Pharaon avec attribution d’une titulature officielle, d’une participation à des cérémonies typiquement égyptiennes, de la mise en chantier de temples ou de l’établissement d’un dialogue soutenu avec le clergé indigène 4, tout fut mis en œuvre pour que la légitimité de la dynastie lagide soit reconnue partout et par tous. Au fil des années, le mélange se fait plus prégnant entre milieux indigène et hellénophone, à l’image de ces soldats égyptiens organisés en une phalange (« phalange égyptienne ») associée aux mercenaires grecs lors de la bataille de Raphia en juin 217 av. J.-C. 5. Il est cependant un lieu où la fusion peine à se faire : le temple. En ce qui concerne les grands sanctuaires hellénistiques, la documentation est très fragmentaire et les vestiges archéologiques sont relativement inexistants. À l’inverse, les temples égyptiens d’époque ptolémaïque, comme Edfou, Dendara ou Philae, sont bien, voire très bien conservés et nous fournissent ainsi quantité d’informations sur les théologies locales de l’époque, sur les rites, le rôle religieux du souverain lagide, le culte dynastique dans sa version indigène — de façon générale des informations d’ordre religieux donc —, mais ils apportent également des informations d’autre nature. En effet, loin d’être seulement des pourvoyeurs de données stéréotypées, les sanctuaires indigènes sont également riches en données historiques et chronologiques. Pour exemple, des bandeaux gravés au-dessus des soubassements des parois évoquent les grandes étapes de construction des sanctuaires et, en filigrane, les troubles dynastiques qui ont émaillé l’histoire de la dynastie 6. De la même façon, des cartouches vides, des
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HÖLBL, « Zur Legitimation der Ptolemäer als Pharaonen » ainsi que, du même auteur, A History of the Ptolemaic Empire, Oxford – New York 2001 (éd. orig. : Darmstadt 1994), p. 2122, 80 ; Werner HUSS, Ägypten in hellenistischer Zeit 332-30 v. Chr., Munich 2001, p. 213-218 ; Martina MINAS, « Macht und Ohnmacht. Die Repräsentation ptolemäischer Königinnen in ägyptische Tempeln », APF 51 (2005), p. 128-129 ; Erich WINTER, « Der Herrscherkult in den ägyptischen Ptolemäertempeln », dans H. MAEHLER & V.M. STROCKA (éd.), Das ptolemäische Ägypten. Akten des internationale Symposions – 27-29 september 1976 in Berlin, Mayence 1978, p. 147-148. 5 POLYBE, Hist. 5, 65, 9. Sur la place des Égyptiens dans l’armée lagide, voir Jan K. WINNICKI, « Die Ägypter und das Ptolemäerheer », Aegyptus 65 (1985), p. 41-55 ; ID., « Das ptolemaïsche und das hellenistische Heerwesen », dans L. CRISCUOLO & G. GERACI (éd.), Egitto e storia antica dall’Ellenismo all’età araba : bilancio di un confronto. Atti del colloquio internazionale, Bologna, 31 agosto-2 settembre 1987, Bologne 1989, p. 213-230. En dernier lieu, lire Christelle FISCHER-BOVET, Army and Society in Ptolemaic Egypt, Cambridge 2014. 6 Les bandeaux historiques les plus informatifs sont ceux provenant du temple d’Horus à Edfou. Cf. Edfou IV, 1-16 ; Edfou VII, 1-20. Pour une traduction, voir Constant DE WIT,
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scènes inachevées ou martelées sont autant d’éléments qui nous en apprennent beaucoup sur la réalité politique et historique de l’époque 7. Ce sont donc ces temples égyptiens, vecteurs de données historiques, que nous avons voulu interroger à propos du règne de Cléopâtre VII, dernière souveraine de sa dynastie mais également ultime représentante d’une longue lignée de femmes de sang royal d’importance. En effet, par leur influence et leur mainmise progressive sur le pouvoir, ce sont toutes les souveraines ptolémaïques qui ont peu à peu fait évoluer le statut de la reine au sein de la maison lagide, la faisant passer du rôle de simple accompagnante à celui de véritable partenaire du souverain dans l’exercice du pouvoir, voire à celui de « roi » à la place du roi 8. 1. La réalité historique En 51 av. J.-C., lorsqu’elle monte sur le trône d’Égypte, Cléopâtre devient la dernière grande représentante de sa dynastie 9. Sous le contrôle de Rome et du Sénat, la jeune femme de dix-huit ans doit succéder à son père défunt, Ptolémée Néos Dionysos et, selon les dispositions testamentaires de ce dernier, devenir reine aux côtés de son frère Ptolémée XIII. Qu’elle soit grecque ou égyptienne, la documentation maintient le doute quant à la prise d’indépendance de Cléopâtre dans les années 51/50 av. J-.C. « Inscriptions dédicatoires du temple d’Edfou », CdE 36, fasc. 71 (1961), p. 56-97 et CdE 36, fasc. 72 (1961), p. 277-320. 7 Pour quelques études soulignant l’apport historique et chronologique de la décoration des temples tardifs, consulter Sylvie CAUVILLE & Didier DEVAUCHELLE, « Le temple d’Edfou : étapes de la construction. Nouvelles données historiques », RdE 35 (1984), p. 31-55 ; Arno EGBERTS, « A Note on the Building History of the Temple of Edfu », RdE 38 (1987), p. 55-61 ; ID., « A Note on “A Note on the Building History of the Temple of Edfu” », RdE 46 (1995), p. 208-209. 8 Une étude générale de la représentation de la reine lagide dans les temples indigènes a été menée dans le cadre de la thèse de l’auteur de cet article : Étude iconographique des représentations de la reine dans les temples de l’Égypte ptolémaïque, dirigée par Mmes Anne Bielman SÁNCHEZ & Giuseppina Lenzo MARCHESE et soutenue en 2015 à l’université de Lausanne (Suisse). 9 Cléopâtre VII a, de tout temps, suscité l’intérêt des chercheurs, générant ainsi une très vaste bibliographie. On ne citera ici que quelques ouvrages privilégiés afin de réaliser ce bref rappel historique. Ainsi, W[alter] A[MELING], art. « [II 12] Cleopatra VII », Brill’s Encyclopedia of the Ancient World. New Pauly Antiquity 3 (2003), col. 444-445 ; Chris BENNETT, « Cleopatra VII », consulté le 17 juin 2015. URL : http://www. tyndalehouse.com/Egypt/ ptolemies/cleopatra_vii_ fr.htm avec l’ensemble des références aux auteurs antiques correspondantes ; CHAUVEAU, L’Égypte au temps de Cléopâtre ; ID., Cléopâtre au-delà du mythe, Paris 1998 ; ID., « Cléopâtre, mythe et réalité », dans Chr. ZIEGLER (éd.), Reines d’Égypte. D’Hétephérès à Cléopâtre, Monaco 2008, p. 36-43 ; HÖLBL, A History of the Ptolemaic Empire, p. 230-251 ; HUSS, Ägypten in hellenistischer Zeit, p. 703-757. On mentionnera également Susan WALKER & Peter HIGGS (éd.), Cleopatra of Egypt. From History to Myth, Londres 2001 ainsi que Susan WALKER & Sally-Ann ASHTON (éd.), Cleopatra Reassessed (BMOP 103), Londres 2003.
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A-t-elle ou non réellement régné seule à cette période ? Il est difficile de trancher avec certitude 10. En revanche, l’association du frère et de la sœur à compter de l’automne 50 av. J.-C., au plus tard, est avérée, le roi ayant dès lors la primauté sur sa sœur aînée 11. Cette union ne fut cependant que de façade, les querelles fraternelles pour le pouvoir se poursuivirent et aboutirent en 48 av. J.-.C à la fuite de la reine vers la Syrie, après une retraite en Thébaïde. Au même moment, Pompée, défait à Pharsale à l’été 48 av. J.-C. et souvent présenté comme le garant de la dynastie lagide, arriva sur les côtes égyptiennes afin d’y chercher refuge mais n’y trouva qu’une mort violente orchestrée par le pouvoir lagide. César, lancé à la poursuite de son ennemi vaincu, débarqua quelques jours après cet assassinat ; la vue de la tête tranchée de son adversaire, ainsi que, très probablement, quelques considérations purement financières, le décidèrent à agir 12. Le Romain s’installa alors au palais afin d’arbitrer la querelle fraternelle pour le pouvoir et de régler la situation à la tête du pays. La suite est connue : Cléopâtre parvint à rejoindre la capitale et à rencontrer César en secret afin de plaider sa cause. Ce dernier lui offrit finalement son aide et tenta d’aboutir à une réconciliation entre les deux partis en imposant un retour au statu quo ante. La corégence reprit alors entre le frère et la sœur mais l’accalmie fut de courte durée. S’appuyant sur la haine latente des Alexandrins à l’égard des Romains, le camp de Ptolémée XIII réussit à soulever la foule contre César et le général se trouva alors engagé dans la guerre d’Alexandrie qui ne dura que quatre mois (entre la fin 48 et le début 47 av. J.-C.), mais au cours de laquelle il faillit perdre la vie. César sortit finalement vainqueur du conflit. Or, Ptolémée XIII ayant trouvé la mort lors des combats et ses ministres ayant disparu, César décida alors de soutenir le retour au pouvoir de Cléopâtre, mais en association avec son second frère, Ptolémée XIV. Après une croisière sur le Nil, il quitta l’Égypte en 47 av. J.-C., laissant derrière lui trois légions afin de sécuriser la région. Vers 46 av. J.-C., Cléopâtre partit pour Rome où elle séjourna jusqu’aux Ides de Mars, mais la mort de César ainsi que son absence du testament 10
Jean BINGEN, « La politique dynastique de Cléopâtre VII », CRAIBL 143e année, no 1 (1999), p. 53-54 ; Linda M. RICKETTS, The Administration of Ptolemaic Egypt under Cléopatra VII, UMI Dissertation Services, Ann Arbor 1980, p. 12-21. Pour un avis différent, lire HUSS, op. cit., p. 706, n. 11. 11 BGU 8 1730 (= C. Ord. Pt. 73) : édit du 27 octobre 50 av. J.-C. établi sur ordre « du roi et de la reine ». Cf. BINGEN, op. cit., p. 55 ; Michel CHAUVEAU, « Ères nouvelles et corégences en Égypte ptolémaïque », dans B. KRAMER, W. LUPPE, H. MAEHLER & G. POETHKE (éd.), Akten des 21. Internationalen Papyrologenkongresses, Berlin 13.-19. 8 1995 I (APF-Beiheft 3), Leipzig – Stuttgart 1997, p. 168 ; RICKETTS, op. cit., p. 21, 90. 12 Sur l’hypothèse d’une installation de César à Alexandrie afin d’obtenir le remboursement par l’Égypte des créances engagées par Ptolémée Néos Dionysos, lors de son exil romain, auprès du banquier Rabirius Postumus et dont le général romain avait repris la charge, voir CHAUVEAU, Cléopâtre au-delà du mythe, p. 35-37.
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laissé par le général rendirent sa position très précaire et la reine choisit de rentrer rapidement en Égypte. Il est du reste très probable que ce fut au cours de ce voyage que Cléopâtre mit au monde Ptolémée César dit Césarion, au printemps 44 av. J.-C. 13. Peu après son retour, la souveraine fit disparaître son second frère et établit son très jeune fils comme corégent. Ainsi, à partir de 44 av. J.-C., la mère et le fils étaient les dirigeants officiels de l’Égypte et ce jusqu’à la mort de Cléopâtre en août 30 av. J.-C., date marquant la fin de la dynastie ptolémaïque. 2. L’image de Cléopâtre VII dans les temples, reflet d’une ascension politique Les constructions indigènes attribuées au règne de Cléopâtre VII sont relativement peu nombreuses en regard de la célébrité de cette souveraine 14. Les deux principaux monuments qui portent son empreinte sont le temple d’Hathor à Dendara, mis en construction dès 54 av. J.-C. 15, ainsi que le mammisi d’Armant, daté de son règne avec Césarion et dédié à la naissance du dieu-enfant de la triade locale 16. En plus de ces deux sources majeures, nous disposons également pour notre étude de la partie intérieure de la chapelle dite « de Cléopâtre » située dans le téménos de Geb à Coptos. Afin d’extraire des informations pertinentes des scènes gravées dans ces sanctuaires, nous devons en étudier bien évidemment le contenu, mais 13
Sur la naissance de Césarion, voir ibid., p. 52-54 ; Audrey ELLER, « Césarion : Controverse et précisions à propos de sa date de naissance », HZAG 60/4 (2011), p. 474-483 ; Jean-Claude GRENIER, « I figli di Cleopatra », Serekh 5 (2010), p. 131-140 : p. 132-133. 14 Pour un inventaire exhaustif de la documentation se rapportant à Cléopâtre VII, lire Christophe THIERS, « Souvenirs lapidaires d’une reine d’Égypte. Cléopâtre Philopâtor à Tôd », dans A. GASSE, Fr. SERVAJEAN & Chr. THIERS (éd.), Et in Ægypto et ad Ægyptum. Recueil d’études dédiées à Jean-Claude Grenier IV (CENiM 5), Montpellier 2012, p. 743-754. N’ont été utilisés pour cette étude que les reliefs attribués, de façon certaine ou quasi-certaine, à la souveraine. 15 D’après l’inscription du bandeau de frise de l’extérieur du naos, paroi ouest (Dend. XII, 186-187), le naos fut fondé le 16 juillet 54 av. J.-C. et les travaux s’achevèrent en l’an 9 d’Auguste (21/20 av. J.-C.). Quant au pronaos, c’est une dédicace grecque gravée sur la façade de ce dernier qui a permis de déterminer que sa construction fut entamée sous le règne de Tibère, les décors portant les noms de Caligula, Claude et Néron. Cf. Sylvie CAUVILLE, Le temple de Dendérah. Guide archéologique (BiGén 12), Le Caire 1990, p. 4-5 ; Dend. XII, IX-XI ; Didier DEVAUCHELLE, « De nouveau la construction du temple d’Hathor à Dendara », RdE 36 (1985), p. 172-174 ; Hassan I. AMER & Bernard MORARDET, « Les dates de construction du temple majeur d’Hathor à Dendara à l’époque gréco-romaine », ASAE 69 (1983), p. 255-258 ; Jan QUAEGEBEUR, « Cléopâtre VII et le temple de Dendara », GöttMisz 120 (1991), p. 53-55 ; Erich WINTER, « A Reconsideration of the Newly Discovered Building Inscription on the Temple of Denderah », GöttMisz 108 (1989), p. 75-85. Pour l’inscription grecque, voir André BERNAND, Les portes du désert, Paris 1984, p. 124-128, no 28. 16 François DAUMAS, Les mammisis des temples égyptiens. Étude d’archéologie et d’histoire religieuse, Paris 1958, p. 97-102 ; A[rne] E[GGEBRECHT], art. « Armant », LÄ I (1975), col. 438.
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également replacer ces dernières dans leur contexte chronologique. C’est ainsi que nous pourrons voir se dégager une éventuelle évolution dans les représentations de Cléopâtre VII, notamment en fonction du contexte historique de réalisation des différents reliefs.
Fig. 1. — Cléopâtre VII dans les cryptes du temple d’Hathor à Dendara.Crypte ouest no 1, chambre F, paroi nord série est. (D’après Dend. VI, pl. DXXXVI, DXXXVII, DXXXIX.)
2. 1. Les cryptes du temple d’Hathor à Dendara et l’éventuelle association au règne de Ptolémée Néos Dionysos : la compagne du souverain Dans les cryptes de Dendara, et notamment dans la chambre F de la crypte ouest no 1 17, Cléopâtre VII apparaît en tant qu’officiante (fig. 1) 18. Elle porte la tenue typique de la reine ptolémaïque, à savoir la robe fourreau, le collier ousekh, le diadème à uræus, les bracelets, et est coiffée du basileion, couronne formée de deux hautes plumes associées à des cornes hathoriques enserrant un disque solaire, qui constitue la parure par excellence de la grande majorité des souveraines lagides 19. Aucun élément iconographique particulier n’est donc à relever dans sa figuration. 17
Dend. VI, 97, 11 ; 99, 12 et pl. DXXXVI, DXXXIX. L’identification de la reine représentée dans le temple de Dendara à Cléopâtre VII a été établie par Jan Quaegebeur de façon indiscutable de mon point de vue. Voir QUAEGEBEUR, « Cléopâtre VII et le temple de Dendara », p. 55-57. Confirmant cette hypothèse, dans les cryptes, la souveraine porte bien le nom de Cléopâtre placé dans un cartouche. 19 Sur le basileion, lire Michel MALAISE, « Histoire et signification de la coiffure hathorique à plumes », SAK 4 (1976), p. 215-236 ; ID., « Le basileion, une couronne d’Isis. Origine et signification », dans W. CLAES, H. DE MEULENAERE & St. HENDRICKX (éd.), Elkab and Beyond. Studies in Honor of Luc Limme (OLA 191), Louvain 2009, p. 439-455. 18
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Cléopâtre ne présente pas non plus d’offrande spécifique et personnelle puisqu’elle tient le signe ânkh dans une main 20 et réalise le geste dit « de protection 21 » avec l’autre. La combinaison de ces deux éléments, souvent considérés comme des éléments de « remplissage 22 », témoigne généralement d’une certaine inaction rituelle, lorsqu’elle est employée dans l’iconographie religieuse égyptienne, et renvoie en réalité au statut d’accompagnant de celui qui est représenté de cette façon dans le relief cultuel 23. Cléopâtre, ainsi figurée, ne serait donc que l’escorte passive de son père et ce rôle est du reste confirmé par sa position dans la scène. La souveraine y est en effet placée derrière le roi, celui qui consacre véritablement l’offrande. Aussi, de par ses attributs et sa position, Cléopâtre n’apparaît pas comme l’actrice principale du rituel, mais assume le rôle de « simple » accompagnante. Enfin, si nous nous attardons sur les titres employés afin de désigner la reine dans ces scènes, nous ne relevons que les qualificatifs génériques de ḥqȝ.t nb(.t)-tȝ.wj, « souveraine, maîtresse du Double Pays », utilisés dès le Nouvel Empire afin de désigner les souveraines égyptiennes en soulignant leur participation à la royauté de leur époux et qui font partie de la titulature traditionnelle des reines lagides 24. 20
Le signe ânkh témoigne de l’aspect divin de celui qui le tient dans sa main, mais une sorte de « passivité » rituelle semble également liée à cet attribut qui n’est jamais retrouvé dans les représentations des acteurs du culte, uniquement dans celles de ceux qui accompagnent ce dernier ou qui reçoivent l’offrande. Ainsi, le signe ânkh semble correspondre à deux statuts bien particuliers : celui de bénéficiaire du rituel ou celui d’accompagnant de l’officiant principal. Cf. Ph[ilippe] D[ERCHAIN], art. « Anchzeichen », LÄ I (1975), col. 268-269 ; Silke ROTH, Die Königsmütter des Alten Ägypten von der Frühzeit bis zum Ende der 12. Dynastie (ÄAT 46), Wiesbaden 2001, p. 291-293. Pour une bibliographie complète et récente sur le signe ânkh, consulter Sabine ALBERSMEIER, Untersuchungen zu den Frauenstatuen des Ptolemäischen Ägypten (AegTrev 10), Mayence 2002, p. 25, n. 125. 21 Selon les auteurs, ce geste est interprété comme un signe de salut, de protection ou d’adoration et il est vrai que les arguments définitifs manquent encore afin d’interpréter avec certitude la signification de ce mouvement. Voir ainsi les interprétations d’Émile CHASSINAT, « Deux bas-reliefs historiques du temple d’Edfou », dans Mélanges Maspero, 3 vol. (MIFAO 66), Le Caire 1935-1938, vol. 1/2, p. 513 ; Jean-Claude GRENIER, « Deux documents au nom de “Césarion” », dans C. BERGER, G. CLERC & N. GRIMAL (éd.), Hommages à Jean Leclant, 4 vol. (BiEtud 106/3), Le Caire 1994, vol. 3, p. 250, 254 ; MINAS, « Macht und Ohnmacht », p. 141 ; Claude TRAUNECKER, « Thèbes, été 115 avant J.-C. Les travaux de Ptolémée IX Sôter II et son prétendu “Château de l’Or” à Karnak », dans Chr. THIERS (éd.), Documents de Théologies Thébaines Tardives (D3T 2) (CENiM 8), Montpellier 2013, p. 177226 : p. 186. 22 MINAS, op. cit., p. 129 ; Maria NILSSON, The Crown of Arsinoë II. The Creation and Development of an Imagery of Authority, Exeter 2010, p. 303 ; Gay ROBINS, Women in Ancient Egypt, Cambridge 1993, p. 40-41 ; Eleni VASSILIKA, Ptolemaic Philae (OLA 34), Louvain 1989, p. 101. 23 Voir les conclusions sur le sujet, exposées dans la thèse mentionnée supra, n. 8. 24 Cette volonté d’associer la reine au pouvoir du souverain par le biais de la titulature débute dès le Moyen Empire avec l’apparition du titre ḥnw.t-tȝ.wj, « dame/maîtresse du Double
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En définitive, rien ne semble distinguer Cléopâtre VII de ses ancêtres royales dans ces scènes issues de ces parties du temple d’Hathor décorées lors du règne de Ptolémée Néos Dionysos — son nom y apparaît 25 —, alors qu’elle est associée, plus ou moins officiellement, à son père à la tête du Double Pays 26. 2. 2. La chapelle dite « de Cléopâtre » à Coptos et l’association avec Ptolémée XIV : prééminence au sein de la corégence Dans son ouvrage intitulé Coptos. Hommes et dieux sur le parvis de Geb, Claude Traunecker a démontré que les décors de la chapelle dite « de Cléopâtre » à Coptos étaient à dater du règne conjoint de cette dernière et de Ptolémée XIV 27. Or, le premier registre de la paroi est de ce monument 28 montre la souveraine dans une attitude originale (fig. 2). Toujours représentée dans une tenue et avec la coiffe typiques des reines lagides, Cléopâtre apparaît offrant l’encens à Min, Isis et Harsiésis, mais elle agit ici seule face aux divinités, sans présence masculine auprès d’elle. Le roi, lui, est figuré dans la scène symétrique de la paroi ouest (fig. 3) 29. Par conséquent, « l’autonomie » de Cléopâtre est toute relative, mais il est tout de même notable de voir la reine présenter des offrandes personnelles tout en étant ainsi affranchie de la présence du souverain dans l’acte rituel représenté sur ce bas-relief.
Pays ». Le titre nb(.t) tȝ.wj fera son apparition dans la titulature des femmes royales à la XVIIIe dynastie, sous le règne d’Ahmôsis. Quant au terme ḥqȝ.t, il ne désignera une souveraine qu’à compter de l’époque ptolémaïque et était auparavant dédié aux seules déesses. Cf. LGG 5, 536 b-537 c ; ROTH, Die Königsmütter des Alten Ägypten, p. 207 et n. 1163 ; Lana TROY, Patterns of Queenship in ancient Egyptian Myth and History (Boreas 14), Uppsala 1986, p. 134135, 196, D 2/10 et D 2/13. 25 Sur la datation des cryptes de Dendara, lire QUAEGEBEUR, « Cléopâtre VII et le temple de Dendara », p. 51-55 ; WINTER, « A Reconsideration of the Newly Discovered Building Inscription on the Temple of Denderah », p. 78-80. 26 Sur l’idée d’une véritable corégence ou d’une « simple » association au pouvoir entre Cléopâtre et son père, consulter BINGEN, « La politique dynastique de Cléopâtre VII », p. 54 ; Michel CHAUVEAU, « Un été 145. Post-scriptum », BIFAO 91 (1991), p. 133-134 ; Werner HUSS, « Die Herkunft der Kleopatra Philopator », Aegyptus 70/1-2 (1990), p. 197, n. 27 ; QUAEGEBEUR, « Cléopâtre VII et le temple de Dendara », p. 66. Pour des compléments bibliographiques, voir HUSS, Ägypten in hellenistischer Zeit, p. 705-706, n. 5. 27 Cl. TRAUNECKER, Coptos. Hommes et dieux sur le parvis de Geb (OLA 43), Louvain 1992, p. 320-321, § 269 ; p. 322-324, § 272-274. 28 Ibid., p. 285-291, § 235-236. 29 TRAUNECKER, Coptos, p. 275-282, § 231-232.
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Fig. 2. Cléopâtre VII à Coptos. Chapelle dite « de Cléopâtre », paroi est, 1er registre. (D’après TRAUNECKER, Coptos, p. 285, no 64.)
Fig. 3. Ptolémée XIV à Coptos. Chapelle dite « de Cléopâtre », paroi ouest, 1er registre. (D’après TRAUNECKER, Coptos, p. 275, no 63.)
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Le bandeau de soubassement de cette même paroi est, lui aussi, très significatif, car il mentionne , « l’Horus femelle, la Grande, la fille de Geb, l’efficiente de conseil, la maîtresse du Double Pays (Cléopâtre la déesse Philopator)| 30 », alors que dans les cryptes de Dendara, la reine est simplement qualifiée de « souveraine et maîtresse du double pays 31 ». Ainsi, au moment où elle a définitivement pris l’ascendant sur le plus âgé de ses frères suite à la guerre d’Alexandrie, Cléopâtre figurée dans les temples — du moins dans l’enceinte sacrée de celui de Coptos — s’affranchit formellement de la présence d’un roi afin d’interagir seule avec les dieux en tant qu’actrice principale du rituel. Ce positionnement particulier a déjà été étudié par certains auteurs 32 et, dans le cadre de notre thèse, nous avons pu établir le lien existant entre ce type de scènes et le statut politique réel des souveraines. En effet, à quelques exceptions près, la majorité des reliefs figurant une reine seule face aux dieux concerne les deux figures majeures de la royauté lagide que furent Cléopâtre III et Cléopâtre VII. Ni la nature des offrandes, l’identité des divinités représentées ou la fonction des salles n’a permis d’éclairer les motivations à de telles représentations. De même, un contexte mythologique féminin n’est pas une explication suffisante et il faut donc admettre que de telles scènes refléteraient un autre élément : le contexte historique. Ainsi, il serait compréhensible de voir Cléopâtre VII, véritable dirigeante du pays au moment de son union avec le plus jeune de ses frères, figurer seule face aux dieux. Dans cette logique de prise en compte de la réalité politique de l’époque, le fait que sa titulature se développe, faisant de la reine un Horus féminin, une fille de dieu — autant de titres qui, s’ils ne sont pas nouveaux pour une reine ptolémaïque 33, témoignent néanmoins d’un statut à part —, ce
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Ibid., p. 273, no 62 et plus généralement, p. 272-274, § 228-229 (Ḥr.t wr.t sȝ.t-n(y)-Gb ȝḫ(.t)-sḥ nb(.t)-tȝ.wy (Klwptr nṯr.t-mr-jt⸗s)| ). 31 Dend. VI, 97, 11 ; 99, 12. 32 Lætitia MARTZOLFF, « Nouvelles scènes figurant des souveraines ptolémaïques officiant seules », ZÄS 136 (2009), p. 38-60 ; Olivier PERDU, « Souvenir d’une reine ptolémaïque officiant seule », ZÄS 127/2 (2000), p. 141-152. 33 Réservé aux femmes ayant exercé la fonction de pharaon à l’époque dynastique, le titre d’Horus féminin est par la suite attribué à plusieurs reines lagides, dont la première fut Bérénice II. Ce qualificatif, équivalent féminisé du titre royal 1r débutant la titulature royale officielle, témoignerait du statut officiel de corégente des souveraines qui le portaient, indiquant ainsi que ces dernières étaient véritablement associées à l’exercice du pouvoir aux côtés de leur époux ou de leur fils et soulignant de fait leur position prestigieuse au sein de la hiérarchie royale. Voir Anne BIELMAN SÁNCHEZ & Giuseppina LENZO, « Réflexions à propos de la “régence” féminine hellénistique : l’exemple de Cléopâtre I », StudEll 29 (2015), p. 151-152 ; Mamdouh M. ELDAMATY, « Die ptolemäische Königin als Weiblicher Horus », dans A. JÖRDENS & J. Fr. QUACK (éd.), Ägypten zwischen innerem Zwist und äuβerem Druck. Die Zeit Ptolemaios’VI. bis VIII. (Philippika 45), Wiesbaden 2011, p. 24-57.
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phénomène semble tout à fait cohérent avec le rôle prédominant assumé par Cléopâtre au sein de la paire dirigeante qu’elle forme avec son jeune frère. 2. 3. L’extérieur du naos de Dendara, le mammisi d’Armant et la corégence avec Ptolémée XV Césarion : l’affirmation d’une suprématie. Attachons nous enfin aux reliefs attribués à la dernière partie du règne de Cléopâtre, alors qu’elle dirige le pays aux côtés de son très jeune fils, avec l’assentiment de Rome et sans plus aucun rival légitime pour lui contester son titre de reine d’Égypte. Tout d’abord, nous retrouvons l’arrière du naos du temple d’Hathor à Dendara où un élément majeur apparaît, non pas sur les registres, mais sur les soubassements de cette face méridionale externe du temple (fig. 4). Nous pouvons, en effet, y observer la reine qui, toujours avec une tenue et des attributs classiques, défile face aux divinités, cela alors qu’elle précède son fils, le pharaon en titre 34. Ce fait, s’il n’est pas inédit 35, est d’importance, car il formalise et souligne la préséance de l’une sur l’autre ; préséance que les légendes des génies de la procession 36 ainsi que les bandeaux de soubassements 37 ne manquent pas de souligner. En effet, ces derniers évoquent explicitement Cléopâtre « et son fils, le roi de Haute et Basse-Égypte, le maître du Double Pays (Ptolémée) fils de Rê, maître des apparitions (César vivant éternellement aimé de Ptah et d’Isis) 38 ». De même, plusieurs reines ont été désignées en tant que fille d’une divinité. Il s’agit généralement des mêmes souveraines qui ont reçu le titre d’Horus féminin. Seules exceptions : Cléopâtre III qui n’est jamais présentée comme la fille d’un dieu et Arsinoé II qui, à l’inverse, est fille d’Amon ou de Geb sans jamais être Horus féminin. Cf. TRAUNECKER, Coptos, p. 274, c). On ajoutera les désignations de Bérénice III en tant que « fille de Geb » à Edfou (Edfou VII, 89, 7-9) ainsi que celles de Cléopâtre VII en tant que « fille d’Anubis » et « fille de Neith » à Armant (Jean-François CHAMPOLLION, Monuments de l’Égypte et de la Nubie. Planches, Paris 18351845, pl. CXLVIII (ter) ; LD IV, 63 c). 34 Dend. XII/2, pl. 1-2, pl. 6 (en bas) pour le soubassement sud côté est et Dend. XII/2, pl. 1, pl. 3, pl. 17 (en haut) pour le soubassement sud côté ouest. 35 Voir ainsi les scènes figurant Cléopâtre III placée devant son fils Ptolémée Sôter II dans le temple de Khonsou à Karnak ainsi que dans celui d’Hathor à Deir el-Medina. Cf. Deir alMédinâ, p. 171, fig. 183 et p. 358, no 183 ; THE EPIGRAPHIC SURVEY, The Temple of Khonsu II. Scenes and Inscriptions in the Court and the First Hypostyle Hall. (OIP 103), Chicago 1981, pl. 190. 36 Dend. XII/1, 4-11 pour le soubassement sud côté est et D XII/1, 22-27 pour le soubassement sud côté est. 37 Dend. XII/1, 1, 5-18 pour le bandeau de soubassement sud côté est et D XII/1, 2, 2-12 pour le bandeau de soubassement sud côté ouest. 38 Dend. XII/1, 1, 6-7 ; 2, 11-12. La papyrologie se fait du reste également l’écho de cet état de fait puisque, dans les protocoles de datation, Cléopâtre y est mentionnée avant son fils. Voir ainsi pZauzich 63 = pWienD6846 de l’an 11 et pCaireII31232 de l’an 12. Cf. Maren SCHENTULEIT, « Tempel zu verkaufen ? », dans F. HOFFMANN & H.-J. THISSEN (éd.), Res severa verum gaudium. Festschrift
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Fig. 4a. Cléopâtre VII sur les soubassements du naos du temple d’Hathor à Dendara. Extérieur du naos, paroi sud côté est et ouest, soubassements. (D’après Dend. XII/2, pl. 6, 17.)
La jeunesse relative de Césarion au moment de la gravure des scènes aurait pu expliquer cette priorité d’une mère régente sur un fils encore mineur, mais la régence n’est pas un phénomène attesté dans l’Égypte des Ptolémées 39. Notons également, encore dans les bandeaux de soubassement, la multiplication des titres aux allures de véritable titulature pharaonique qui honore Cléopâtre tout en l’associant très étroitement aux dieux en la qualifiant d’ « Horus féminin, la fille du souverain, celle conçue / formée par für Karl-Theodor Zauzich zum 65. Geburstag am 8. Juni 2004 (StudDem 6), Louvain 2004, p. 535-549 et pl. XLIV-XLVII ; Wilhelm SPIEGELBERG, Die demotischen Denkmäler (30601– 31270 ; 50001–50022) II. Die demotischen Papyrus. Catalogue général des antiquités égyptiennes du Musée du Caire, Strasbourg 1906-1908, p. 313, no 31232 et pl. CXXXII. Des documents en langue grecque mentionnent également la basilissa Cléopâtre avant son fils, comme en attestent le papyrus 582 de la John Rylands Library de l’an 11 ou les deux papyrus BGU 14, 2376 et 2377 datés de l’an 12. Voir William M. BRASHEAR, Ägyptische Urkunden aus den Staatlichen Museen Berlin, griechische Urkunden 14, Berlin 1980, nos 2376-2377 ; Colin H. ROBERTS & Eric G. TURNER, Catalogue of the Greek and Latin Papyri in the John Rylands Library IV, Manchester 1952, no 582. Voir également Audrey ELLER, Césarion : reconstitution de sa vie et de son règne à travers les sources égyptiennes et romaines, mémoire de licence (inédit), Genève 2009. 39 Sur le sujet, lire BIELMAN SÁNCHEZ & LENZO, « Réflexions à propos de la “régence” féminine hellénistique ».
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Khnoum, la grande de force, celle qui est distinguée par Neith, maîtresse de Saïs, celle qui est promue par Mout et Hathor grâce à leurs bontés, l’efficiente de conseil, la maîtresse du Double Pays (Cléopâtre)| la déesse Philopator 40 ».
Fig. 4b. Détails des éléments encadrés du cliché précédent.
Restent enfin les décors du mammisi d’Armant, édifice dédié à la naissance du dieu enfant de la triade locale et non destiné à célébrer la seule gloire de Cléopâtre et de son héritier, comme une analyse superficielle de ses décors pourrait le laisser croire 41. Ce monument aurait sans doute été le plus riche au sujet de la représentation de la reine dans les sanctuaires, s’il n’avait pas été complètement démantelé à la fin du XIXe siècle afin de laisser place, en 1867, à la construction d’une sucrerie. Il faut alors se fonder sur les récits, les relevés et les quelques clichés laissés par les voyageurs des siècles passés pour entrevoir ce que devait être la véritable transposition du statut et du pouvoir de Cléopâtre sur les murs des temples indigènes. Grâce à certaines photographies de Francis Frith 42 et en s’appuyant sur les descriptions et
40 Dend. XII/1, 1, 5-6 ; 2, 9-11 (Ḥr.t sȝ.t-ḥqȝ / ḥts(w.t)-H̱ nmw / wr(.t)-pḥt.y / ṯn s(y) N.t nb(.t) Sȝw / swr s(y) Mw.t Ḥw.t-Ḥr m nfr.w⸗sn / ȝḫ(.t)-sḥ / nb(.t)-tȝ.wy / (Kljwptrȝ)| / tȝ nṯr.t-mry(.t)jt⸗s). 41 La figure de Cléopâtre est certes très présente dans le mammisi d’Armant, mais je serais d’avis d’écarter l’idée que les théologiens l’aient, sur intervention royale ou non, volontairement décoré afin d’en faire un monument dédié à la gloire de la reine et de son fils. L’étude que j’ai menée, portant sur le programme décoratif de l’ensemble des mammisis égyptiens, semble, au contraire, démontrer que les reliefs de ce temple s’inscrivent parfaitement dans l’évolution chronologique de la décoration des sanctuaires, qui visait à adapter cette dernière à la réalité du pouvoir politique contemporain. Si Cléopâtre est fréquemment figurée à Armant, c’est parce que c’est elle qui dirige effectivement le pays, en tant que corégente prééminente. Lire à ce sujet le chapitre consacré à la décoration des mammisis dans la thèse mentionnée supra, n. 8. 42 Francis FRITH, Egypt and Palestine. 2 vol., Londres 1857, vol. 2, pl. 30.
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dessins de Karl R. Lepsius 43 entre autres, nous avons pu compter quatrevingts reliefs provenant des registres principaux des parois de ce mammisi dont un tiers fournit une image de la souveraine. Cléopâtre VII n’est donc pas figurée de façon majoritaire dans ce sanctuaire, Césarion restant l’acteur principal des différents rites, mais une telle proportion de scènes figurant une reine n’est atteinte dans aucun autre monument de l’Égypte ptolémaïque. La reine est plus présente qu’auparavant à l’extérieur du mammisi, mais aussi à l’intérieur ; et c’est essentiellement dans la salle la plus importante du temple, celle dédiée à la naissance du dieu enfant, que nous la retrouvons, alors qu’aucune scène ne figure le souverain. Si ce que François Daumas nommait « le mystère de la naissance divine 44 » était sans aucun doute la destination majeure d’un mammisi 45, il était pourtant rare qu’un souverain y fût directement associé par le biais de sa représentation dans les tableaux décrivant les différentes étapes de cet événement. À Philae, c’est cependant le cas puisque Ptolémée Évergète y est bien figuré en train de recevoir le nouveau-né dans ses bras ; et si le fait est en soi exceptionnel, il semble logique que le roi, premier des prêtres du pays, soit le seul être humain à pouvoir être associé à cette naissance divine (fig. 5) 46.
Fig. 5. Ptolémée Évergète participant à la naissance divine dans le mammisi de Philae. (D’après Philä II, planche p. 110.)
43 44 45 46
LD IV, 59 c-65 b et LD Text IV, p. 1-11. DAUMAS, Les mammisis des temples égyptiens, p. 376-377. Ibid., p. 26-27, 492, 501-502. Philä II, 111 et planche correspondante.
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Or, à Armant, ce n’est pas le souverain, mais sa mère et corégente que nous retrouvons aux côtés des dieux dans la scène de l’accouchement divin (fig. 6) 47. De même, c’est elle qui accompagne les divinités lorsqu’Amon rencontre Râttaouy après l’accouchement 48 ; c’est encore elle qui offre les couronnes du Double-Pays, symbole de royauté 49. Dans ce contexte et même si les textes manquent, il semble difficile de concevoir que ce rôle privilégié soit attribué à une « simple » reine. Il faudrait, pour occuper une telle position au cœur du mystère de la naissance du dieu enfant, si ce n’est le roi lui-même, du moins son égal, sans compter que l’ambiguïté est encore plus présente en considérant l’absence de Ptolémée Césarion dans la chambre où sont gravées deux des scènes principales du mystère que sont l’accouchement et l’allaitement du nouveau-né 50.
Fig. 6. Cléopâtre VII participant à la naissance divine dans le mammisi d’Armant. Salle de la naissance, paroi est, 1er registre. (D’après LD IV, 60 a.)
L’argument du contexte féminin d’une naissance ne nous semble pas suffisant pour expliquer la présence de Cléopâtre puisque, ainsi que nous l’avons dit, Évergète se trouve représenté dans un contexte similaire à Philae. Une autre explication pourrait venir du statut naturel de mère-reine de Cléopâtre VII que les théologiens d’Armant auraient alors choisi de mettre en exergue dans un cadre on ne peut plus approprié. En effet, le roi 47 CHAMPOLLION, Monuments de l'Égypte et de la Nubie. Planches, pl. CXLV (sext.) 3, pl. CXV (sept.) 1 et 2 ; attribuées au temple nord d’Esna ; LD IV, 60 a. 48 CHAMPOLLION, op. cit., p. 4 et pl. CXLVIII (ter) ; ID., Lettres écrites d’Égypte et de Nubie en 1828 et 1829, Paris 1868, p. 86 ; LD IV, 61 b-c et LD Text IV, p. 8 ; Ippolito ROSELLINI, Monumenti dell'Egitto e della Nubia III. Monumenti del Culto, Pise 1844, p. 297-298 et pl. LII/2. 49 LD Text IV, p. 10. 50 DAUMAS, Les mammisis des temples égyptiens, p. 98-99. Voir également p. 494 où l’auteur évoque les trois temps forts du mystère de la naissance divine représentés généralement dans le sanctuaire du mammisi : la hiérogamie, la nativité-allaitement et l’intronisation du dieu en tant que roi.
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étant l’incarnation sur terre du dieu enfant né dans le mammisi 51, sa mère pourrait avoir sa place dans de telles scènes en tant qu’équivalent terrestre de la déesse parturiente, mais dans ce cas il faudrait expliquer pourquoi aucune autre souveraine lagide n’a été associée auparavant à la naissance du dieu enfant 52 et pourquoi Cléopâtre VII fut la seule à bénéficier d’un tel traitement. La réponse se trouve sans doute, au moins en partie, dans le statut politique particulier de la reine à cette époque.
Fig. 7a-b. Cléopâtre VII portant la couronne dite « d’Arsinoé » dans le mammisi d’Armant. Extérieur du naos, paroi nord, 4e registre, 6e scène. (D’après LD IV, 63 c.)
D’autres éléments importants provenant des reliefs d’Armant sont enfin à relever. Tout d’abord, lorsqu’elle apparaît, Cléopâtre est quasiment toujours Ibid., p. 500-504. On induira de cette réflexion les scènes de théogamie des temples de Deir el-Bahari ou de Louqsor où la reine-mère accouchant du futur pharaon est figurée en tant qu’actrice principale. Cf. ibid., p. 499. Dans les mammisis, même si les fondements et les buts théologiques restent identiques, ce sont des déesses qui donnent naissance à des dieux et non plus des reines à de futurs rois. Cf. ibid., p. 160, 502. La présence d’une reine-mère au sein d’un mammisi tardif n’aura donc pas le même sens théologique que celle d’une reine-mère dans une scène de théogamie. 51 52
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seule face aux dieux ou accompagne ces derniers en l’absence du roi. Comme à Coptos, le roi est bien évidemment présent dans les scènes environnantes ou symétriques, mais il faut tout de même s’interroger sur le peu de scènes associant les deux souverains dans un même acte rituel alors qu’auparavant, la reine lagide n’apparaissait que très rarement sans son époux ou son fils. Faut-il interpréter cette alternance de reliefs — reine seule face aux dieux et roi seul face aux dieux — comme un simple jeu graphique qui séparerait le couple afin de mieux l’associer implicitement ? Et dans ce cas, pourquoi ce procédé n’a-t-il jamais été employé auparavant ? Ou alors ne faudrait-il pas plutôt y voir une matérialisation d’une relative égalité entre les deux acteurs, chacun pouvant officier seul du fait d’un statut équivalent ? En outre, dans certaines scènes de ce temple, Cléopâtre VII est coiffée d’une couronne bien particulière, la couronne dite « d’Arsinoé 53 » (fig. 7). S’il n’y a pas lieu ici d’interpréter dans le détail la signification religieuse très riche et très complexe de cette coiffe 54, il faut toutefois noter que son apparition sur la tête d’une souveraine conférait à cette dernière un prestige particulier, rappelant très probablement le statut hors normes de celle pour qui cette couronne fut créée, à savoir Arsinoé II, l’épouse divinisée de Ptolémée Philadelphe, qui, en tant que déesse Philadelphe, fut vénérée dans tous les temples d’Égypte 55. Il est donc loin d’être anodin de retrouver cette parure figurée ainsi sur la tête de Cléopâtre ; et ce précisément au moment même où elle dirige le pays avec Césarion. * En définitive, l’iconographie de Cléopâtre VII dans les temples égyptiens est riche du point de vue symbolique et donc très informative quant au statut réel de la reine.
3e registre du pilier situé à l’extrémité nord de la paroi est de l’avant-cour ; 3e reg. de la façade côté nord du hall externe ; 6e scène du 4e registre de la paroi nord du naos ; 4e scène du 1er reg. de la paroi sud du hall intérieur. Cf. CHAMPOLLION, Monuments de l'Égypte et de la Nubie. Planches, pl. CXLVIII, CXLVIII (ter) ; FRITH, Egypt and Palestine, vol. 2, pl. 30 ; LD IV, 61 b, 63 c. 54 Sur cette couronne, consulter les études de Peter DILS, « La couronne d’Arsinoé II Philadelphe », dans W. CLARYSSE, A. SCHOORS & H. WILLEMS (éd.), Egyptian Religion. The last Thousand Years. Study Dedicated to the Memory of Jan Quaegebeur, 2 vol. (OLA 85), Louvain 1998, vol. 2, p. 1299-1330 et NILSSON, The Crown of Arsinoë II. 55 À Dendara, une reine anonyme apparaît également coiffée de la couronne d’Arsinoé tout comme Cléopâtre III, à deux reprises, sur le quatrième pylône du temple d’Amon ainsi que dans le temple de Khonsou à Karnak. Voir Dend. II, pl. XCVIII-CIV ; Dend. III, pl. CCXVIII ; Dend. VIII, pl. DCCLXVII, DCCXCIII-DCCXCIV ; NILSSON, op. cit., p. 220-221, doc. 156-157 et p. 757-758. — Pour une analyse du lien entre le port de cette couronne et le statut réel des reines, voir le chapitre correspondant dans la thèse mentionnée (supra, n. 8). 53
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Une véritable évolution peut même être mise en évidence dans la façon de la représenter. Tout d’abord, simple reine aux attributs typiques de la fonction et à la titulature très généraliste, Cléopâtre ne fait qu’accompagner son père dans le rituel des cryptes de Dendara. Puis son silhouette va s’émanciper de la présence du souverain ; une titulature soulignant son statut d’Horus au féminin va se développer à Coptos, alors qu’elle affirme concrètement sa souveraineté sur l’Égypte dans le cadre de son règne conjoint avec Ptolémée XIV. Enfin, à Dendara de nouveau mais surtout à Armant, alors qu’elle est la véritable dirigeante du pays aux côtés d’un Césarion encore très jeune, son image et ses titres sont désormais ceux d’une reine devenue l’égale du Pharaon. Cléopâtre est très souvent seule à officier, elle prend part aux étapes et aux rites majeurs du mammisi alors que le roi peut être, lui, complètement absent. Parfois, elle précède même ce dernier face aux divinités. Elle bénéficie d’une titulature équivalente à celle du Pharaon qui lui a été attribuée par les théologiens indigènes et elle a même le privilège rare d’être figurée portant la couronne divine de son ancêtre, la déesse Philadelphe. Ainsi, le statut hors normes et la réalité du pouvoir de Cléopâtre VII ont bel et bien rejailli au cœur même du temple égyptien, et ce dernier, loin de fournir une vision monolithique de cette souveraine, nous laisse au contraire apprécier le parcours et la montée en puissance de celle qui reste pour beaucoup la plus grande des reines d’Égypte. Institut d’Archéologie et des Sciences de l’Antiquité Université de Lausanne Faculté des lettres Bâtiment Anthropole CH-1015 Lausanne (Suisse) [email protected]
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V. JOLITON
C. Ord. Pt. = Marie-Thérèse LENGER, Corpus des ordonnances des Ptolémées. Réimpression de l’édition princeps corrigée et mise à jour, Bruxelles 1980 (1re éd. 1964).
RÉSUMÉ Si les temples indigènes ptolémaïques fournissent essentiellement des informations sur la religion, ils en fournissent aussi beaucoup sur la réalité politique et historique à cette époque. Il était donc intéressant d’étudier dans le détail les représentations de Cléopâtre VII dans ces sanctuaires afin d’estimer si elles reflètent la richesse du règne de cette femme avec un tel statut exceptionnel. Historiquement, Cléopâtre a d’abord été associée à son père, Ptolémée Néos Dionysos, juste avant sa mort. Puis, avec le soutien de César, elle a assumé le trône d’Égypte aux côtés de l’un puis de l’autre de ses frères, Ptolémée XIII et Ptolémée XIV, avant de dominer entièrement le jeu politique dans le cadre d’une corégence avec son jeune fils, Ptolémée XV César, marionnette-roi. Dans cette contribution, une étude iconographique de différentes représentations de Cléopâtre VII attestée dans les temples (Dendérah, Coptos et Armant) et un bref examen de sa titulature ont été menées pour évaluer le degré de corrélation entre les différentes phases de son ascension et de la façon de la représenter dans le culte reliefs. Le costume, les couronnes et la position de la reine dans les scènes rituelles, en ce qui concerne les dieux, mais aussi le roi, ont été examinés en conformité avec le contexte historique correspondant. Ces éléments montrent une fréquence d’apparition croissante du souverain dans les reliefs et un prestige croissant. L’autonomie de la Reine en acte rituel augmente également que son pouvoir politique grandit. Cléopâtre est même présentée comme le principal acteur du rituel aux dépens du roi, qui joue alors qu'un rôle secondaire. En attendant, les titres évoluent et se diversifient afin de construire une véritable titulature Pharaonique pour unir plus étroitement la reine aux dieux. Ainsi, dans le temple égyptien, la représentation de Cléopâtre VII a évolué en fonction de son ascension politique, ce qui reflète la réalité de son pouvoir, mais aussi la capacité des prêtres de s'adapter à la vérité historique de l’époque.
SUMMARY If Ptolemaic native temples provide essentially information about religion, they also supply a lot about political and historical reality at this time. So it was interesting to study in detail Cleopatra VII’s representations in these sanctuaries in order to estimate if they reflected the richness of the reign of this woman with such an exceptional status. Historically, Cleopatra was first associated with her father, Ptolemy Neos Dionysos, just before he died. Then, with Caesar’s support, she assumed the throne of Egypt beside one then the other of her brothers—Ptolemy XIII then Ptolemy XIV—before dominating entirely the political game within the context of a coregence with her young son, Ptolemy XV Caesar, a puppet king. In this contribution, an iconographic study of various representations of Cleopatra VII attested in temples (Dendara, Coptos and Armant) and her titulature’s brief examination have been conducted to assess correlation degree between the different phases of her ascension and the way to represent her in cult reliefs. Costume, crowns and queen’s position in ritual scenes, regarding the gods but also the king, have been examined in accordance with corresponding historical context. These elements show a growing appearance frequency of the sovereign in the reliefs and a increasing prestige. Queen’s autonomy in ritual act also increases as her political power grows. Cleopatra is even portrayed as the main actor of the ritual at the expense of the king, who then plays only a secondary role. In the meantime, titles evolve and diversify in order to build a true Pharaonic titulature uniting more closely the queen to the gods. Thus, within the Egyptian temple, the representation of Cleopatra VII has evolved to suit his political rise, reflecting the reality of her power but also priests’ ability to adapt to the historical truth of the times.
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CLÉOPÂTRE DANS LES TEMPLES INDIGÈNES
MOTS-CLÉS / KEY WORDS Reine – ptolémaïque – temple – représentation – image – pouvoir – relief – cultuel – Cléopâtre (VII) – Ptolémée XIII – Ptolémée XIV – Ptolémée XV Césarion – Armant – Coptos – Dendara Queen – Ptolemaic – temple – representation – power – relief – cult – Cleopatra (VII) – Ptolemy XIII – Ptolemy XIV – Ptolemy XV Caesar – Armant – Coptos – Dendara
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TROISIÈME PARTIE
DE LA NUMISMATIQUE DU LEVANT ET DE L’ÉPIGRAPHIE CHYPRIOTE À LA VIE D’ANTOINE DE PLUTARQUE
Cléopâtre en abyme. Aux frontières de la mythistoire et de la littérature. Édité par S.H. Aufrère et A. Michel Cahiers Kubaba, Paris, 2018, p. 217-242. ————————————————————————————————————————
CLÉOPÂTRE VII THÉA ET L’ORIENT ANTONIEN : LES ÉMISSIONS MONÉTAIRES AU PORTRAIT DE LA DERNIÈRE SOUVERAINE LAGIDE 1 Héloïse AUMAÎTRE
Voilà qui est beau, Charmion ! — Très beau, répondit-elle, et digne de la descendante de tant de rois. (PLUTARQUE, Ant. 85, 8.)
L’ingérence romaine au sein des affaires lagides, amorcée de manière ponctuelle dès le milieu du IIe siècle 2, prit de l’ampleur sous Ptolémée XII Néos Dionysos, père de Cléopâtre, posant le royaume ptolémaïque en obligé de cette puissance. Réinstallée sur le trône en 48 par Jules César, Cléopâtre VII, dernière souveraine du royaume lagide, s’appuya sur Rome et ses représentants avec la volonté de restaurer la grandeur passée de sa dynastie. Ses ambitions de politique extérieure se concrétisèrent principalement à la faveur de son association avec le triumvir Antoine. Si les relations personnelles et politiques entre ce dernier et la souveraine défraient l’imaginaire collectif depuis leur description par Plutarque dans la Vie d’Antoine, la numismatique permet de porter un autre regard sur cette alliance et ses conséquences sur l’Orient, et plus particulièrement sur la côte levantine. L’ancienne province de Syrie et Phénicie fut au cœur de la politique d’extension des premiers lagides 3, dans une optique de protection du 1
Tous mes remerciements vont à Julien OLIVIER, chargé de la collection des monnaies grecques de la Bibliothèque nationale de France, pour la relecture plus qu’attentive de cet article. 2 Sauf mention contraire, toutes les dates indiquées sont entendues avant notre ère. 3 Quelques références générales sur le sujet : Édouard WILL, Histoire politique du monde hellénistique (323-30 av. J.-C.), Paris 2003 [3e éd., 1re éd. 1966-1967]. Sur l’histoire de la dynastie lagide, voir Günther HÖLBL, A History of the Ptolemaic Empire, Londres 2001. Pour un aperçu global de l’importance de la Syrie depuis la conquête d’Alexandre : Maurice SARTRE, D’Alexandre à Zénobie, Histoire du Levant antique, IVe siècle av. J.-C. – IIIe siècle ap. J.-C., Paris 2001.
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territoire égyptien, principalement contre la dynastie séleucide, voisine et rivale 4. La possession des cités portuaires syro-phéniciennes et chypriotes 5 leur permettait également de s’assurer de substantielles rentrées fiscales ainsi que la mainmise sur une partie des voies maritimes de l’est méditerranéen. Ils s’appropriaient en outre les moyens humains et matériels nécessaires à la construction et à l’entretien d’une flotte militaire. Intégré au royaume séleucide au tournant des IIIe et IIe siècles, ce territoire redeviendra lagide grâce à l’alliance politique d’Antoine et Cléopâtre et se verra accorder un rôle stratégique dans leur partenariat tactique. De nombreux ateliers monétaires levantins témoignent de l’association de la reine lagide et du triumvir, notamment via l’inauguration de productions et les programmes iconographiques. La réflexion s’organisera donc autour de l’impact des campagnes militaires et des partages territoriaux sur les productions monétaires de l’Orient antonien, et notamment sur les monnayages locaux syro-phéniciens. Cette étude vise plus particulièrement à rendre compte, au travers des émissions au portrait de Cléopâtre, de la matérialisation des choix politiques opérés en Orient par ce tandem. 1. Les émissions monétaires au portrait de Cléopâtre au Levant 6 Le morcellement de la Syrie séleucide — dont l’autorité royale était affaiblie par des luttes internes ainsi que par la pression du royaume parthe — se traduisit par l’apparition d’une multitude d’entités territoriales autonomes. Au Ier siècle, il faut désormais compter avec l’autorité propre à de nombreuses cités, des princes et potentats locaux, de la principauté ituréenne du Liban, de l’état hasmonéen, du royaume nabatéen et de celui de Commagène. La création par Pompée en 64 de la province romaine de Syrie marqua la fin de la dynastie séleucide. Le général romain destitua l’état hasmonéen 7, confirma le statut de certains états-clients — dont la principauté ituréenne de Chalcis —, et « assura la promotion des cités, 4
Le IIIe siècle vit la succession des « guerres de Syrie » qui opposèrent les dynasties lagide et séleucide, voisines et rivales, pour la possession de ce territoire. La frontière entre la Séleucide et la Syrie et Phénicie est matérialisée par le fleuve Éleuthéros. À l’intérieur des terres, la cité de Damascus marque une limite nord des possessions lagides (Frédérique DUYRAT, « La frontière entre les possessions lagides et séleucides en Syrie. IIIe-IIe siècle av. J.-C. », dans G. GORRE & P. KOSSMANN (éd.), Espaces et territoires de l’Égypte gréco-romaine : actes des journées d’étude, 23 juin 2007 et 21 juin 2008, Genève 2013, p. 3-5). 5 Une étude des possessions ptolémaïques extérieures à l’Égypte et de leurs émissions monétaires a été réalisée par Roger S. BAGNALL, The administration of the Ptolemaic possessions outside Egypt, Leyde 1976. 6 Je tiens à remercier C.C. Lorber de m’avoir transmis les informations recueillies dans le cadre de sa future publication d’un catalogue de référence sur les monnaies lagides. 7 La disparition du royaume survint entre 63 et 41.
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véritable armature de la province 8 », leur accordant l’autonomie ou la leur confirmant.
Fig. 1. — Ateliers monétaires du Levant ayant frappé au portrait de Cléopâtre VII Théa Fond de carte réalisé par Th. Faucher dans le cadre du programme Nomisma, dirigé par M.-Chr. Marcellesi (université ParisSorbonne) et financé par l’Agence Nationale de la Recherche de 2007 à 2010 : http://www.nomisma.paris-sorbonne.fr.
Les liens déjà étroits entre Rome et l’Égypte se renforcèrent lorsque Gabinius, gouverneur de la province de Syrie depuis 57, rétablit sur le trône Ptolémée XII Néos Dionysos 9 père de Cléopâtre. Le règne de cette souveraine, principalement suite à son alliance avec le triumvir Antoine, marquera le paysage du Levant, territoire sur lequel se situe la majorité des ateliers monétaires ayant émis à son effigie. Il convient donc de se pencher sur les nombreuses cités orientales — essentiellement levantines — ayant 8
SARTRE, D’Alexandre à Zénobie, p. 450. Cette expédition, menée en 55 et appuyée par Pompée, fut, selon E. WILL (Histoire politique du monde hellénistique, II, p. 523-525), motivée par des considérations pécuniaires et « doublement illégale ». 9
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frappé au portrait de Cléopâtre VII. La lecture du présent catalogue, au sein duquel les frappes d’argent et de bronze sont dissociées et systématiquement classées par atelier, suit un ordre géographique. 1.1. Les émissions d’argent 1.1.1. Arménie ? Une série de deniers appartenant au monnayage républicain a été frappée au double portrait d’Antoine et Cléopâtre (RRC 543 ; pl. I.1). Droit 10 : CLEOPATRAE REGINAE REGUM FILIORUM REGUM. Buste de Cléopâtre VII diadémée, à droite, une proue de navire dans le champ droit. Grènetis circulaire. Revers : ANTONI ARMENIA DEVICTA. Tête d’Antoine à droite, la tiare arménienne dans le champ gauche. Grènetis circulaire. Ces deniers ont suscité de nombreux débats quant à leur atelier d’émission. Si la dénomination et la légende latine de ces monnaies impliquent leur emploi pour la paie et l’intendance des troupes d’Antoine, aucun atelier précis n’a pu être identifié 11. L’hypothèse la plus probable est celle de J. Olivier et Ch. Parisot-Sillon 12 qui proposent une frappe au sein d’un voire plusieurs ateliers, en Syrie du Nord puis en Arménie, suivant le positionnement des armées antoniennes. Ces deux auteurs placent également l’émission de cette série dans un laps de temps relativement court, en se basant sur son insertion avant la série « légionnaire 13 ». Ils situent la production des deniers entre la fin de l’année 34 – début de l’année 33 et, au plus tard, dans le courant de l’an 32 14. 10 L’existence d’un brockage orné du portrait de Cléopâtre sur ses deux faces permet d’en déduire que l’effigie de la souveraine constituait le type de droit de cette série de deniers (Julien OLIVIER & Charles PARISOT-SILLON, « Un brockage républicain à l’effigie de Cléopâtre », BSFN 69/5 [2014], p. 123-125). 11 Ces éléments, associés à l’impossibilité pour des deniers de circuler en Égypte, en raison de la fermeture du système monétaire ptolémaïque, ainsi qu’à l’absence de découverte d’exemplaires en Égypte — ni même au Levant —, permettent d’écarter l’hypothèse de D. Sear d’une frappe au sein de l’atelier d’Alexandrie (David R. SEAR, The History and Coinage of the Roman Imperators, 49-27 BC, Londres 1998, p. 228). La localisation de l’atelier est présentée par M. Crawford dans le RRC sous la mention « mint – moving with Antony ». 12 Julien OLIVIER & Charles PARISOT-SILLON, « Les monnayages aux types de Cléopâtre et Antoine. Premiers résultats et perspectives. », BSFN 68/9 (2013), p. 263. 13 RRCO 544. 14 Si la titulature associée au portrait de Cléopâtre permet de dater l’émission des deniers au plus tôt de l’automne 34, cette série a été dans un premier temps attribuée à l’an 32, au motif qu’Antoine ne se serait pas fait représenter aux côtés de Cléopâtre avant l’officialisation de son divorce avec Octavie (Philip HILL, « From Naulochus to Actium: The Coinages of Octavian and Antony, 36-31 B.C. », QTNAC 5 [1976], p. 123). Toutefois, comme le souligne R. Newman, ces monnaies ne font mention en aucune manière d’un lien personnel mais présentent l’alliance
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1.1.2. Antioche Les tétradrachmes au double portrait de Cléopâtre et Antoine (Svoronos 1897 ; RPC 4094-4096 ; pl. I.2) constituent le premier monnayage frappé à l’effigie du tandem. Droit : ΒΑϹΙΛΙϹϹΑ ΚΛΕΟΠΑΤΡΑ ΘΕΑ ΝΕWΤΕΡΑ. Buste de Cléopâtre VII diadémée 15, à droite. Grènetis circulaire. Revers 16: ANTWNIOC AYTOKPATWP TPITON ΤΡΙWΝ ANΔPWN. Tête d’Antoine à droite. Grènetis circulaire. Les dernières recherches sur ce monnayage ont été réalisées par Julien Olivier et Charles Parisot-Sillon 17, qui ont effectué une étude de coins, une étude métrologique et des analyses élémentaires des tétradrachmes et deniers au double portrait. Les données recueillies étayent l’hypothèse de l’émission des tétradrachmes au sein de l’atelier monétaire d’Antioche 18, lequel connaît un hiatus dans la production des « Philippes posthumes » entre 37/6 et 32/1, période qui serait donc celle de la frappe des tétradrachmes de Cléopâtre et Antoine. 1.1.3. Ascalon La première émission monétaire au portrait de Cléopâtre VII Théa a été frappée dans l’atelier d’Ascalon en 50/49, an 55 de l’ère d’autonomie de la cité 19 (Svoronos 1883-1884 ; RPC 4866[-4867]). politique de deux dirigeants (Robert NEWMAN, « A Dialogue of Power in the Coinage of Antony and Octavian (44-30 B.C.) », AJN 2 (1990), p. 50). 15 D’un point de vue iconographique, Cléopâtre est ici représentée à la manière de Marc Antoine, masculinisée, afin de créer une unité entre les deux dirigeants. 16 Une tête de cheval est visible au revers de quelques tétradrachmes, derrière le portrait d’Antoine (SVORONOS 1898 ; RPC 4095). Un unique exemplaire présente un « R » à cette même place (RPC 4096). 17 OLIVIER & PARISOT-SILLON, « Les monnayages aux types de Cléopâtre et d’Antoine. », p. 256-268. 18 Th. Buttrey écarte l’attribution à l’atelier d’Antioche au profit d’un atelier phénicien (Théodore V. BUTTREY, « Thea Neotera on coins of Antony and Cleopatra », ANSMN 6 (1954), p. 105-106), hypothèse contredite par H. Seyrig qui soutient l’idée d’une production antiochéenne (Henri SEYRIG, « Un petit portrait royal », RA 2 (1968), p. 255-256). A. Meadows et J. Williams, sans écarter le postulat de leur émission à Antioche, avancent l’éventualité d’une frappe dans plusieurs ateliers monétaires (Andrew MEADOWS, « Coinage and the Administration of Antony’s Empire (cat. nos 214-260) », dans S. WALKER & P. HIGGS (éd.), Cleopatra of Egypt From History to Myth (BMOP 103), Londres 2001, p. 233-237 : p. 235 ; Jonathan WILLIAMS, « Imperial Style and the Coins of Cleopatra and Mark Antony » dans S. WALKER & S.-A. ASHTON (éd.), Cleopatra Reassessed, Londres 2003, p. 88). 19 En se basant sur l’introduction par Antiochos VIII Grypos de l’ère d’autonomie en 104/3 (Haim GITLER & Daniel M. MASTER, « Cleopatra at Ascalon: Recent Finds from the Leon Levy
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Droit : Buste de Cléopâtre VII diadémée, à droite. Grènetis circulaire. Revers 20: ΑΣΚΑΛΩΝΙΤΩΝ ΙΕΡΑΣ ΑΣΥΛΟΥ. Aigle debout à gauche sur un foudre, une palme en haut de l’aile, une colombe en bas à gauche du champ. Grènetis circulaire. L’effigie de la reine lagide supplée au type immobilisé du souverain séleucide Antiochos VIII Grypos 21, employé depuis près d’un demi siècle. Les émissions de l’année 50/49 sont précédées d’un hiatus de quatorze années dans la production des tétradrachmes d’argent et sont suivies de nouveau par une interruption de frappe de dix ans, jusqu’à la production en 40/39 et 39/8 (RPC 4868 ; pl. I.3) de tétradrachmes également à l’effigie de Cléopâtre. Un soin particulier a été apporté à la gravure des coins de droit, dans un portrait relativement réaliste de la souveraine 22. Cléopâtre est figurée en Expedition », INR 5 (2010), p. 86-90 ; Oliver HOOVER, Handbook of Coins of the Southern Levant: Phoenicia, Southern Koile Syria (including Judaea), and Arabia, Fifth to First Centuries BC, Lancaster – Londres 2010, p. 125 ; MEADOWS, « Coinage and the Administration of Antony’s Empire », p. 234) et non pas en 103/2 comme cela a pu être avancé précédemment (Georges LE RIDER, « La politique monétaire des Séleucides en Coelé Syrie et en Phénicie après 200. Réflexions sur les monnaies d’argent lagides et sur les monnaies d’argent séleucides à l’aigle », BCH 119 (1995), p. 396 n. 26). 20 Pour l’an 55 (50/49) : au-dessus de la colombe dans le champ gauche, NE ou LNE dans le champ droit. Pour l’an 65 (40/39) : Ε au-dessus de ΑΛ dans le champ gauche, LΞE dans le champ droit. Pour l’an 66 (39/38) : au-dessus de la colombe dans le champ gauche, LΞ⊏ ou Ξ⊏ dans le champ droit. 21 Au sujet de l’identification de la figure masculine présente au droit des tétradrachmes d’Ascalon de 99/8 (an 6 de son ère d’autonomie) à 50/49 (an 55), il a été dans un premier temps communément admis qu’il s’agissait des portraits des derniers souverains ptolémaïques (Agnès B. BRETT, « A New Cleopatra Tetradrachm of Ascalon », AJA 41 (1937), p. 452-458 ; François DE CALLATAŸ, « La production des tétradrachmes civiques de la Cilicie jusqu’à la Palestine », dans Chr. AUGÉ & Fr. DUYRAT (éd.), Les monnayages syriens. Quel apport pour l’histoire du Proche-Orient hellénistique et romain ? Actes de la table ronde de Damas, 10-12 novembre 1999 [BAH 162], Beyrouth 2002, p. 71-91 : p. 81). Cette identification a été contestée par A. Spaer au profit d’un type immobilisé du souverain séleucide Antiochos VIII Grypos (Arnold SPAER, « The Royal Male Head and Cleopatra at Ascalon », dans M. AMANDRY & S. HURTER (éd.), Travaux de numismatique grecque offerts à Georges le Rider, Londres 1999, p. 347-350). Cette hypothèse a été reprise et étayée par H. GITLER & D. MASTER (« Cleopatra at Ascalon », p. 87-90) dans leur récente et complète étude des émissions monétaires d’Ascalon du Ier siècle. Au sein de cette production de tétradrachmes autonomes, on peut noter qu’après une interruption de frappe entre 64/63 et 50/49, l’atelier reprend son activité avec trois émissions de tétradrachmes de types différents : une figure masculine mature, une figure masculine juvénile et le portrait de Cléopâtre. Si les précédentes hypothèses voyaient en la figure masculine juvénile Ptolémée XIII, premier corégent de Cléopâtre, H. Gitler et D. Master soutiennent l’identification des deux figures masculines à Antiochos VIII Grypos, à l’instar des émissions précédant le hiatus de production. 22 Concernant l’épineuse question de la beauté — notion subjective — de la reine lagide, la numismatique nous apporte un témoignage complémentaire aux données textuelles. Ainsi, si
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buste, diadémée, les cheveux noués en un lourd chignon 23. Ce modèle de représentation sera systématiquement réemployé, avec quelques adaptations, sur les autres émissions monétaires à son effigie 24. L’étalon monétaire employé à Ascalon est, tout comme à Tyr et Sidon — principaux ateliers syro-phéniciens frappant l’argent —, l’étalon lagide dont l’usage fut maintenu en Syrie et Phénicie après le passage de la province sous domination séleucide. Le revers à l’aigle, d’origine ptolémaïque et réemployé par les Séleucides, a encore cours dans les cités de Tyr et Sidon, un type civique ornant le droit. À l’instar de ces ateliers, le droit est orné – de 99/8 à 50/49 –, d’un type immobilisé, celui d’Antiochos VIII Grypos. Les tétradrachmes d’Ascalon s’inscrivent donc parfaitement au sein des productions d’argent syro-phéniciennes du Ier siècle. 1.2. Les émissions de bronze 1.2.1. Orthosie La cité d’Orthosie a frappé durant deux années consécutives, en 36/5 (RPC 4501 ; pl. I.4) et 35/4 (RPC 4502), des bronzes à l’effigie de Cléopâtre VII 25 datés de l’an 2 et l’a$n 3 de son comput régnal phénicien. Droit : Buste de Cléopâtre VII diadémée, à droite, une étoile dans le champ gauche. Grènetis circulaire. Revers 26: ΟΡΘΩϹΙΕΩΝ. Baal d’Orthosie se tenant sur deux lions ailés, à droite. Grènetis circulaire. Ces bronzes au portrait de Cléopâtre, uniques frappes de la cité dans les années 30, sont encadrés par des émissions datées selon une ère civique 27 dite « pompéienne», produites en l’an 24, soit 41/0, et en l’an 36, soit 29/28. Cléopâtre n’était probablement pas d’une beauté transcendante, elle n’était toutefois pas dénuée de charme, comme le souligne Plutarque (Ier / IIe apr. J.-C.) : « De fait, on dit que sa beauté n’était pas, à elle seule, incomparable ni susceptible de fasciner ceux qui la voyaient, mais sa compagnie avait un charme irrésistible et son apparence, jointe à la séduction de sa conversation et à son caractère qui se répandait, si l’on peut dire, dans toute sa manière d’être, laissait un aiguillon dans les cœurs. » (PLUTARQUE, Ant. 27, 3). 23 L’atelier d’Alexandrie a frappé en 47/6 (Svoronos 1853) et 42/1 des drachmes au portrait de Cléopâtre, stylistiquement proches des tétradrachmes d’Ascalon. Droit : Tête de Cléopâtre VII, diadémée, à droite. Revers : Aigle debout à gauche sur un foudre, une palme au-dessus de l’aile, une coiffe d’Isis dans le champ gauche. Légende revers : ΚΛΕΟΠΑΤΡΑϹ ΒΑϹΙΛΙϹΗϹ. 24 Pour une description détaillée des portraits de Cléopâtre, consulter Hans R. BALDUS, « Ein neues Spätporträt der Kleopatra aus Orthosia », JNG 23 (1973), p. 19-43. 25 BALDUS, « Ein neues Spätporträt der Kleopatra aus Orthosia », p. 19-23. 26 Pour l’an 2 (36 / 35) : LΒ à gauche du champ. Pour l’an 3 (35/4) : LΓ à gauche du champ. 27 Ère débutant en 64/3.
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1.2.2. Tripolis La cité de Tripolis a émis en 36/5 une dénomination de bronze à l’effigie de Cléopâtre VII (Svoronos 1895 ; RPC 4510 ; pl. I.5) datée de l’an 2, selon l’ère phénicienne de la souveraine. Droit : Buste de Cléopâtre VII diadémée, à droite. Grènetis circulaire. Revers 28: ΤΡΙΠΟΛΙΤΩΝ. Niké debout sur une proue de navire, à droite, tenant une couronne et une palme. Grènetis circulaire. Tripolis avait auparavant émis en 42/41 une dénomination de bronze au double portrait d’Antoine — au droit — et de Fulvie — au revers —, datée de l’an 23 d’une ère civique dite « pompéienne » (RPC 4509). Ces deux émissions sont les seules attribuées à cet atelier depuis la création de la province romaine de Syrie 29. 1.2.3. Bérytos L’atelier de Bérytos a frappé en 36/5 (RPC 4529) et en 32/1 (Svoronos 1886 ; RPC 4530 ; pl. I.6) une dénomination de bronze au portrait de Cléopâtre 30. Droit : Buste de Cléopâtre VII diadémée, à droite. Grènetis circulaire. Revers 31 : Baal Bérytos debout sur un quadrige d’hippocampes. Grènetis circulaire. L’an 36/5 est identifié par une unique datation selon l’ère phénicienne de Cléopâtre (LΒ = an 2). L’an 32/1 est désigné par une triple datation ; l’une selon l’ère phénicienne de Cléopâtre (L⊏ = an 6), une autre selon le comput
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LΒ et parfois une étoile dans le champ droit. Henri SEYRIG, « Antiquités Syriennes. Sur les ères de quelques villes de Syrie : Antioche, Apamée, Aréthuse, Balanée, Épiphanie, Laodicée, Rhosos, Damas, Béryte, Tripolis, l’ère de Cléopâtre, Chalcis du Liban, Doliché », Syria 27 (1950), p. 38-43 ; HOOVER, Handbook of Coins of the Southern Levant, p. 83-85. 30 Ziad SAWAYA, Histoire de Bérytos et d’Héliopolis d’après leurs monnaies, Ier siècle av. J.C. – IIIe siècle apr. J.-C., Beyrouth 2009, p. 25-26 ; SEYRIG, « Sur les ères de quelques villes de Syrie », p. 41 ; HOOVER, Handbook of Coins of the Southern Levant, p. 28-31 ; BALDUS, « Ein neues Spätporträt der Kleopatra aus Orthosia », p. 26 ; BRETT, « A New Cleopatra Tetradrachm of Ascalon », p. 460-461. 31 Pour 36/5 : au droit LΒ dans le champ gauche, dans le champ droit ; au revers ΒΗ dans le champ gauche et ΔΙΟ dans le champ droit. Le Baal Bérytos est debout, de face, tenant un trident, le quadrige conduit par un génie. Pour 32/1 : au droit LΝ dans le champ droit ; au revers ΒΗ dans le champ gauche, L⊏ au-dessus de LΑΚ dans le champ droit. Le Baal Bérytos est debout à gauche sur le quadrige d’hippocampes, tenant un trident d’une main et un aplustre de l’autre. 29
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régnal égyptien 32 de la souveraine (ΑΚ = an 21), ainsi qu’une dernière selon une ère d’autonomie de la cité 33 (LΝ = an 50). Ces deux émissions, uniques productions monétaires de la cité depuis 62/1, seront suivies par une frappe civique en 31/0 34. 1.2.4. Akè Ptolémaïs L’atelier d’Akè Ptolémaïs a frappé en 35/4 (RPC 4741-4742 ; pl. I.7) une dénomination de bronze au double portrait d’Antoine et Cléopâtre 35. Les monnaies portent une double datation : l’une — an 3 — selon le nouveau comput régnal de Cléopâtre, et l’autre — an 15 — selon une ère civique dite « césarienne », en usage dans la cité depuis 45 36. Droit : Tête d’Antoine à droite. Bordure de lauriers. Revers 37 : Buste de Cléopâtre VII diadémée, à droite. Grènetis circulaire. Légende revers : 1) ΠΤΟΛΕΜΑ ΙΕΡΑϹ ΚΑΙ ΑϹΥΛΟΥ. (RPC 4741). 2) ΠΤΟΛΕΜΑΙΕWΝ ΤΟΥ ΚΑΙ. (RPC 4742). La cité a frappé des dénominations de bronze depuis l’adoption de l’ère césarienne en 45/4. L’émission à l’effigie de Cléopâtre s’inscrit dans la continuité d’une frappe de 39/8 — an 11 de l’ère césarienne —, présentant au droit le portrait d’Antoine (RPC 4740) 38. 1.2.5. Dora L’atelier de Dora a émis en 34/3 une dénomination de bronze (RPC 4752 ; pl. I.8) présentant au droit les portraits conjugués de Cléopâtre VII et d’Antoine. Le style se rapproche ainsi des canons iconographiques lagides, constituant la seule exception au sein des émissions au double portrait. La
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Comput débutant en 52/1, avec l’association au trône de Cléopâtre VII Théa. Ère débutant en 81/80. 34 SAWAYA, Histoire de Bérytos et d’Héliopolis d’après leurs monnaies, p. 26. La dénomination de bronze frappée en l’an 51 de l’ère d’autonomie (32/31) présente au droit la tête du Baal Bérytos et au revers une Niké, à droite, tenant une palme. 35 Henri SEYRIG, « Le monnayage de Ptolémaïs en Phénicie », RevNum 4 (1962), p. 34-35 ; BALDUS, « Ein neues Spätporträt der Kleopatra aus Orthosia », p. 30. 36 Ère débutant en 49/8, comme cela est souligné dans le RPC, en contradiction avec H. Seyrig et L. Kadman qui optent pour une inauguration en 48/47 (SEYRIG, « Le monnayage … », p. 33 ; Leo KADMAN, Corpus Nummorum Palaestinensium. IV. The Coins of Akko Ptolemais, Tel-Aviv 1961, p. 39). 37 RPC 4741 : LΓ (an 3) à gauche du champ, Ιϵ (an 15) à droite du champ ; RPC 4742 : Ιϵ (an 15) à gauche du champ, LΓ (an 3) à droite du champ. 38 Le revers étant occupé par une Tyché. 33
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date est ici inscrite en l’an 19 du règne de Cléopâtre VII Théa, selon le comput égyptien 39. Droit 40 : Bustes conjugués de Cléopâtre VII — au premier plan — et d’Antoine, à droite. Grènetis circulaire. Revers 41 : Tyché debout à gauche, tenant une palme et un caducée. Grènetis circulaire. Des émissions de bronze datées de l’an 1, selon une ère civique dite « pompéienne », sont connues pour l’année de la création de la province romaine de Syrie, en 64/63. L’attribution à l’atelier de Dora et la datation d’autres frappes recensées par Y. Meshorer restent toutefois incertaines 42. 1.2.6. Chalcis du Liban Chalcis du Liban 43, a frappé trois dénominations de bronze à l’effigie de Cléopâtre en 32/31. La souveraine – au droit – est associée – au revers – à Antoine (Svoronos 1887 ; RPC 4771 ; pl. I.9), à une Niké (Svoronos 1888 ; RPC 4772 ; pl. I.10) et à Athéna (Svoronos 1889 ; RPC 4773 ; pl. I.11). Les 39
Ya‘akov MESHORER (« The Coins of Dora », INJ 9 [1986-1987], p. 67), y voyant une datation selon l’ère pompéienne, a attribué cette émission à l’année 45/44. 40 Michael H. CRAWFORD (Coinage and Money Under the Roman Republic: Italy and the Mediterranean Economy, Berkeley – Los Angeles 1985, p. 253 n. 19) note la présence au droit d’un Π . 41 LΘΙ dans le champ gauche ; Δ au-dessus de Ω dans le champ droit. 42 Deux émissions, l’une présentant au droit des bustes conjugués et au revers une Tyché tenant un gouvernail et une corne d’abondance (RPC 4753), l’autre ornée d’une tête féminine cerclée de lauriers au droit, et d’un plan de pavot encadré par deux épis au revers (RPC 4754), toutes deux datées de l’an 31 de l’ère civique dite « Pompéienne » (34/33), sont rapprochées — du fait de considérations stylistiques — par le RPC de l’atelier de Tripolis. Concernant les émissions aux bustes conjugués, il serait par ailleurs surprenant que l’atelier ait frappé la même année, en 34/3, deux dénominations aux types proches selon deux ères différentes. Ces deux émissions ont été attribuées à l’atelier de Dora par Y. Meshorer, hypothèse reprise par O. Hoover (MESHORER, « The Coins of Dora », p. 67 ; HOOVER, Handbook of Coins of the Southern Levant, p. 43-45). Y. Meshorer avant d’identifier les bustes conjugués comme étant ceux de Cléopâtre et Antoine y avait vu Cléopâtre et Ptolémée XV. S’il est possible que les portraits conjugués du RPC 4753 figurent Cléopâtre et Antoine, et qu’il est certain qu’il s’agit d’une émission syro-phénicienne, il paraît toutefois hasardeux, en l’absence de légende ou monogramme, d’attribuer cette frappe à un atelier précis. Une autre émission, frappée à Dora, présentant au droit la tête de Doros et au revers une Tyché (RPC 4755), reste problématique du point de vue de la datation. La lecture de la date, inscrite selon l’ère pompéienne, reste incertaine, entre LΒ (an 2) et LΒΛ (an 32). O. Hoover, Y. Meshorer et R. M. Motta optent pour une frappe en l’an 63/2 tandis que le RPC propose une émission en 33/2 (Rosa M. MOTTA, « Zeus on Dora’s Coins », INR 6 (2011), p. 85). 43 Ces monnaies, préalablement rattachées à l’atelier de Bérytos par Jules ROUVIER (« Numismatique des villes de la Phénicie, Arados, Béryte-Laodicée de Canaan », JIAN 3 [1900], p. 255-256), ont été réattribuées à raison à Chalcis du Liban par Henri SEYRIG (« Sur les ères de quelques villes de Syrie », p. 44-46). Une nouvelle étude de ce monnayage est actuellement en cours de réalisation par Katie Cupello.
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légendes de droit et de revers sont identiques sur les trois dénominations. La datation, donnée par la légende du revers associe, avec l’an 21 et l’an 6, les computs régnals égyptien et phénicien de la souveraine. Droit : Buste de Cléopâtre VII diadémée, à droite. Grènetis circulaire. Légende droit : ΒΑϹΙΛΙϹϹΗϹ ΚΛΕΟΠΑΤΡΑϹ. Revers : ΕΤΟΥϹ ΚΑ ΤΟΥ ΚΑΙ Ϛ ΘΕΑϹ ΝΕWΤΕΡΑϹ. 1) Tête d’Antoine à droite. Grènetis circulaire. (RPC 4771). 2) Nikè tenant une palme, en mouvement, à droite. Bordure de lauriers. (RPC 4772). 3) Athéna, brandissant une lance et un bouclier, en mouvement, à gauche. Grènetis circulaire. (RPC 4773). Les émissions au portrait de Cléopâtre s’insèrent entre les productions de Lysinias, lequel a produit une dénomination datée en l’an 41/0 (RPC 4769) et d’autres frappes non datées, et de Zénodore, qui émet en 31/0 une dénomination à l’effigie d’Octavien 44. La datation est inscrite sur ces productions, comme sur la majorité des frappes de Chalcis, selon l’ère séleucide. L’année qui suit la création de la province romaine de Syrie constitue toutefois une exception, puisque l’an 63/2 est inscrit en l’an 2 d’une ère locale, dite « pompéienne ». 1.2.7. Damascus Damascus est la première cité du littoral syro-phénicien à émettre une dénomination de bronze au portrait de Cléopâtre. Des monnaies à l’effigie de la souveraine y sont frappées, avec une datation donnée selon l’ère séleucide 45, en 37/6 (an 276) (Svoronos 1890 ; RPC 4781 ; pl. I.12), et en 33/2 (an 280) (Svoronos 1892-1893 ; RPC 4783). Droit : Buste de Cléopâtre VII diadémée, à droite. Grènetis circulaire. Revers 46: ΔΑΜΑΣΚΗΝΩΝ. Tyché assise sur un rocher au-dessus de la personnification du dieu-fleuve Chrysorroas 47, tenant une corne d’abondance. Bordure de lauriers. La cité, qui n’a pas frappé depuis la création de la province romaine de Syrie, n’émet qu’en ces deux années 48 des dénominations de bronze 49, dont 44
Oliver HOOVER, Handbook of Syrian Coins: Royal and Civic Issues, Fourth to First Centuries BC, Lancaster – Londres 2009, p. 308-312. 45 Ère introduite par Séleucos Ier Nikatôr en 312/11. 46 Pour l’an 276 (37/6), à gauche du champ : ⊏ΟΣ , un épi. Pour l’an 280 (33/2), à gauche du champ : ΛΠΣ ou ΠΣ ; un aplustre (Svoronos 1892 ; RPC 4783) ou absence d’attribut (Svoronos 1893). Le RPC identifie l’attribut présent au revers de l’émission de 33/32 (Svoronos 1892) comme étant potentiellement un sistre. 47 Rivière s’écoulant auprès de Damas, actuellement connue sous le nom de Barada.
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celles au portrait de Cléopâtre. Ces productions seront suivies par la frappe de trois dénominations de bronze en 30/29 (an 283) 50. 2. Cléopâtre et Antoine : productions et usages monétaires 2.1. Ascalon, une production singulière Montée sur le trône en 51, Cléopâtre VII fut écartée du pouvoir dès 49 par les partisans de son jeune frère-époux Ptolémée XIII Philopatôr. Ce n’est qu’en 48, après que Cléopâtre s’est réfugiée en Syrie pour y lever des troupes, que Jules César rétablit la corégence et restitua l’île de Chypre à la dynastie 51. Les tétradrachmes frappés en 50/49 à Ascalon 52 — premier monnayage à l’effigie de la souveraine — peuvent être rapprochés de ces troubles dynastiques. Vraisemblablement émis postérieurement à ceux au type d’Antiochos VIII, ils auraient été frappés après l’été 49, en soutien à Cléopâtre. L’abandon du type immobilisé d’Antiochos VIII au droit en faveur du portrait de Cléopâtre est particulièrement notable, et témoigne d’un lien unissant, au début des années 40, la souveraine à la cité. L’étude de coins réalisée par H. Gitler et D. Master 53 a révélé l’existence, pour l’année 50/49, de trois coins de droit et trois coins de revers pour quatre exemplaires connus au portrait de la souveraine. L’indice charactéroscopique des émissions d’argent de la cité pour les années 50/49, 40/39 et 39/8 54 — de 1,57 — indique une faible représentativité de l’échantillon vis à vis des productions originelles de l’atelier 55, ce qui ne permet pas de conjecturer sur 48
SEYRIG, « Sur les ères de quelques villes de Syrie », p. 34 ; HOOVER, Handbook of Syrian Coins, p. 313-315 ; MEADOWS, « Coinage and the Administration of Antony’s Empire », p. 235. 49 La seconde dénomination de l’an 37/6 présente l’association Tête de Tyché — au droit — / Niké — au revers — (RPC 4782). Concernant l’an 33/2, deux autres dénominations de bronze ont été frappées, avec l’iconographie suivante : Tête casquée d’Athéna / Hermès (RPC 4784) ; Tête de Tyché / Aigle à droite (RPC 4785). 50 RPC 4786 : Tête masculine nue / Tyché sur un rocher, au-dessus du dieu fleuve Chryshorroas ; RPC 4787 : Artémis / Athéna ; RPC 4788 : Tête radiée / Hermès. 51 Cléopâtre, suite au décès de Ptolémée XIII au cours de la « guerre d’Alexandrie », fut mariée à son autre frère Ptolémée XIV en mars 47. Cléopâtre rejoignit ensuite pour un temps César à Rome, jusqu’à son assassinat 44. Elle eut de lui un fils, Ptolémée XV Philopatôr et Philométôr, dit Césarion. Après avoir fait éliminer Ptolémée XIV, elle associera au trône son fils Ptolémée XV. 52 Cf. supra, § 1.1.3. Cette numérotation renvoie au présent catalogue, à l’atelier monétaire concerné. 53 GITLER & MASTER, « Cleopatra at Ascalon », p. 85-86. 54 L’étude de coins de H. GITLER & D. MASTER révèle l’existence d’un coin de droit pour trois de revers pour trois monnaies connues de 40/39, ainsi que d’un coin de droit et un de revers pour un exemplaire en 39/8. 55 Th. Faucher précise qu’un indice charactéroscopique supérieur à 4 révèle un échantillon de bonne qualité, représentatif de la production originelle (Thomas FAUCHER, « Productivité des
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les volumes de frappe de cet atelier. L’année 50/49, représentée par les monnaies au type d’Antiochos VIII — avec deux coins de droit et trois de revers identifiés pour trois monnaies connues 56 — ainsi que par la majorité des exemplaires recensés au portrait de Cléopâtre, semble toutefois avoir été la plus productive. Les frappes d’Ascalon de 40/39 et 39/8 – qui reprennent au droit le portrait la reine – sont inscrites de l’ère d’autonomie de la cité, indiquant qu’Ascalon fut l’une des rares cités syro-phéniciennes à avoir conservé sa liberté face aux invasions parthes. Il est toutefois difficile d’associer ces émissions à des événements en relation directe avec la souveraine, qui ne semble pas avoir pris part au conflit. 2.2. L’influence romaine sur les pratiques monétaires Les productions monétaires du Levant au Ier siècle sont — malgré leur caractère hétéroclite dû à la multiplicité des entités autonomes — aisément reconnaissables en tant que telles, notamment grâce au maintien des types civiques traditionnels. La diversité de ces frappes se manifeste à travers la variété des types iconographiques, des étalons et des ères employés. Trois étalons monétaires sont en vigueur pour les émissions d’argent au Ier siècle 57 : un étalon attique réduit — utilisé à Antioche —, l’étalon lagide — employé à Tyr, Sidon et Ascalon — et l’étalon d’Arados — en usage jusqu’en 44/3 58. La création de la province romaine de Syrie n’a eu qu’un impact restreint sur les choix iconographiques opérés par les cités 59. Les monnayages d’argent présentent principalement des types immobilisés — dont l’usage est maintenu après 64/3 — comme l’association à Tyr d’Héraklès Melkart — au droit — et d’un aigle — au revers —, et à Sidon d’une Tyché municipale et d’un aigle 60. Le monnayage provincial romain d’Antioche est quant à lui marqué par l’emploi des « Philippes posthumes », type figé imitant les tétradrachmes émis au début du Ier siècle par le souverain séleucide Philippe coins et taux de survie du monnayage grec », dans Fr. DE CALLATAŸ, Quantifying Monetary Supplies in Greco-Roman Times, Bari 2011, p. 119). 56 GITLER & MASTER, « Cleopatra at Ascalon », p. 82. 57 DE CALLATAŸ, « La production des tétradrachmes civiques de la Cilicie jusqu’à la Palestine », p. 85. 58 Frédérique DUYRAT, Arados hellénistique. Étude historique et monétaire (BAH 103), Beyrouth 2005, p. 283, 287. 59 Andrew BURNETT, « Syrian Coinage and Romanisation from Pompey to Domitian », dans Chr. AUGÉ & Fr. DUYRAT (éd.), Les monnayages syriens. Quel apport pour l’histoire du Proche-Orient hellénistique et romain ? Actes de la table ronde de Damas, 10-12 novembre 1999 (BAH 165), Beyrouth 2002, p. 116-122. 60 Types en usage dans ces cités depuis la fin du IIe siècle, faisant suite à l’obtention de leur autonomie (Jules ROUVIER, « Numismatique des villes de la Phénicie. Sidon », JIAN 5 [1902] p. 231-235 ; ID., « Numismatique des villes de la Phénicie. Tyr » JIAN 6 [1903], p. 296-313).
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Philadelphe 61. L’identité propre à chaque atelier est matérialisée sur les monnayages de bronze par l’emploi de types récurrents, caractéristiques, à l’image du Baal d’Orthosie. Certaines cités émettent toutefois ponctuellement — et principalement sur les monnayages de bronze — au portrait de représentants de Rome, dont par exemple Gabinius. Si les monnaies du Levant — d’argent comme de bronze — sont généralement datées, l’ère ou les ères employées pour la datation varient suivant l’atelier émetteur. Le morcellement de la province a induit l’usage par les cités d’ères de liberté, aux dépens de l’ère séleucide 62. Suite à la création de la province de Syrie en 64/3, des ères en lien avec les interventions romaines sont instaurées dans de nombreuses cités. Ces systèmes de datation, communément appelés ères « pompéiennes » et 61 Kevin BUTCHER & Matthew PONTING, « The Silver Coinage of Roman Syria Under the Julio-Claudian Emperors », Levant 41 (2009), p. 59-78 : p. 62. 62 Ces nouvelles datations font suite à un changement de statut des cités, à l’obtention ou la confirmation de leur autonomie. Dans le dernier quart du IIe siècle, les cités de Tyr, Sidon, Séleucie, Tripolis et Ascalon se sont ainsi successivement vues accorder la liberté (SARTRE, D’Alexandre à Zénobie, p. 379). La création de la province romaine de Syrie en 64/3 marqua l’apparition d’ères en lien avant les interventions romaines. La cité d’Antioche a ainsi employé à partir de 64/3 une ère dite « pompéienne » débutant en 66/65 (RPC p. 617 ; SEYRIG, « Sur les ères de quelques villes de Syrie », p. 10). La cité adoptera par la suite, lors de la production des « Philippes posthumes », une ère dite « césarienne » débutant en 49/8 (RPC p. 609, 619 ; HOOVER, Handbook of Syrian Coins, p. 286 ; SEYRIG, « Sur les ères de quelques villes de Syrie », p. 6). Toutefois, différentes ères, inaugurées à une, voire plusieurs années d’intervalle, sont regroupées sous les mêmes appellations d’« ère pompéienne » et « ère césarienne ». Ainsi, de nombreuses cités de la côte levantine emploient une nouvelle datation, débutant en 64/3 et également nommée « ère pompéienne » par les auteurs. Il ne s’agit pourtant pas de l’inauguration d’une véritable ère romaine mais davantage d’une multiplication d’ères civiques liées aux statuts nouveaux ou confirmés par Pompée et propres à chaque cité (Alla KUSHNIRSTEIN, « City Eras on Palestinian Coinage », dans Chr. HOWGEGO, V. HEUCHERT & A. BURNETT (éd.), Coinage and Identity in the Roman Provinces, Oxford 2005, p. 157-161 : p. 160 ; HOOVER, Handbook of Coins of the Southern Levant, p. IX ; Kevin BUTCHER, Roman Syria and the Near East, Londres – Los Angeles 2003, p. 122-123). Ainsi, l’emploi d’une nouvelle ère en 64/3 correspond à la confirmation du statut de tétrarque de Ptolémée de Chalcis (HOOVER, Handbook of Syrian Coins, p. 308 ; Nicholas WRIGHT, « Ituraean Coinage in Context », NumChron 173 [2013], p. 63-64), et à l’octroi de leur liberté aux cités de Tripolis (Tripolis, qui s’était vue accorder son autonomie par Antiochos IX Cyzicène, était passée sous le contrôle du tyran Dionysios, avant de se voir à nouveau octroyer la liberté par Pompée en 64/3 [HOOVER, Handbook of Coins of the Southern Levant, p. 83 ; SEYRIG, « Sur les ères de quelques villes de Syrie », p. 42]) et Dora (HOOVER, Handbook of Coins of the Southern Levant, p. 43). De même, il faut voir en la nouvelle datation adoptée par Orthosie une reconnaissance ou un changement de son statut par le général romain (HOOVER, Handbook of Coins of the Southern Levant, p. 58). Le même constat est applicable aux ères dites « césariennes », qui débutent en 49/8 à Antioche et Ptolémaïs (SEYRIG, « Le monnayage de Ptolémaïs en Phénicie », p. 33), en 48/7 à Laodicée (RPC p. 634 ; SEYRIG, « Sur les ères de quelques villes de Syrie », p. 27), peut-être en 47/6 à Aigeai (RPC p. 593 ; DE CALLATAŸ, « La production des tétradrachmes civiques de la Cilicie jusqu’à la Palestine », p. 73) et en 46/45 à Gabala (RPC p. 638).
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« césariennes » traduisent en réalité des ères civiques, inaugurées à une voire plusieurs années d’intervalle. L’assassinat de César en 44 déboucha sur une guerre civile, dans laquelle fut entraînée la province de Syrie qui passa sous le contrôle de l’un des meurtriers de César, Cassius. Ce dernier parvint à lever douze légions avant de trouver la mort — face à Marc Antoine et Octavien, triumvirs depuis la promulgation de la Lex Titia le 27 novembre 43 — à Philippes en 42. Marc Antoine débarqua en Syrie immédiatement après cette victoire, découvrant un territoire hostile, figurant dans le parti des vaincus. Il convoqua Cléopâtre à Tarse durant l’été 41 à Tarse 63, célèbre entrevue qui marqua les prémices d’une alliance, avant de rejoindre la souveraine à Alexandrie l’hiver suivant 64. Profitant de la désorganisation de la province, les Parthes envahirent la Syrie entre le printemps 40 et 37. Ils furent repoussés par P. Ventidius Bassus, envoyé par Marc Antoine — alors en Italie — en 39. Le triumvir, à son retour dans la province en 38, jugula les dernières entités autonomes faisant résistance avant de réorganiser l’Orient au travers des « donations » de 37/6 et 34. Des monnaies de bronze au portrait de Marc Antoine furent frappées au nord de l’Éleuthéros, notamment à Arados (fin 38/7 ; RPC 4466) — cité soumise après un long siège —, Balanée (en 37/6 ; RPC 4456) — détachée de la pérée d’Arados — et Marathos (en 37/6 ; RPC 4494). Une drachme d’argent non datée, à son effigie, a été émise au sein de l’atelier d’Antioche (RPC 4135). Il semble qu’au nord de l’Éleuthéros seule Balanée adopta une ère civique en lien avec les interventions de Marc Antoine 65. De nouvelles ères, propres à Cléopâtre, débutèrent en 37/6 et 34, suite à la « donation » de territoires au royaume lagide. Ces ères, datées cette fois-ci selon des computs régnals de la souveraine, seront employées au sud de l’Éleuthéros. L’alliance politique de Cléopâtre et Marc Antoine se matérialise également après 37 dans les choix iconographiques opérés sur les monnayages orientaux, notamment par la frappe de monnaies au double portrait 66. Ce type de représentation inhabituel des canons iconographiques 63 Cette entrevue avait pour objectif de clarifier la position de Cléopâtre vis à vis du parti césarien. En effet, les quatre légions envoyées par Cléopâtre aux partisans de César — probablement dans une double optique de légitimation de son fils Ptolémée XV Césarion et de libération de l’Égypte de l’occupation militaire romaine — avaient été débauchées par leur commandant et étaient passées à Cassius. 64 Enceinte de lui au moment de son départ, Cléopâtre accoucha fin 40 de faux jumeaux, Alexandre Hélios et Cléopâtre Séléné, dont les noms laissent présager la guerre parthe. 65 SEYRIG, « Sur les ères de quelques villes de Syrie », p. 23. 66 Cléopâtre et Marc Antoine sont associés sur cinq émissions monétaires, quatre étant au double portrait (Argent : Antioche, Arménie / Bronze : Ptolémaïs, Chalcis) et l’une les présentant jumelés (Bronze : Dora).
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lagide et séleucide — pour lesquels les couples sont représentés conjugués — puise son origine dans le monnayage républicain. Ces émissions sont réalisées de telle manière qu’il soit impossible pour l’utilisateur de reconnaître le droit du revers, assurant ainsi une parfaite équité entre les deux protagonistes. Ce modèle fut particulièrement utilisé par les triumvirs afin d’associer leur image à celle de César ou de leurs homologues 67. 2.3. Les émissions monétaires au nord de l’Éleuthéros : mise en avant par Marc Antoine de l’alliance politique et militaire À l’occasion de la réorganisation en 37/6 des provinces romaines, Marc Antoine confia la gestion de territoires à Cléopâtre et marqua leur partenariat par une émission monétaire d’ampleur au sein de la capitale de la province romaine de Syrie, Antioche. La frappe des tétradrachmes au double portrait au sein de cet atelier 68, interrompant la production des « Philippes posthumes », révèle une véritable volonté de promouvoir l’alliance politique des deux dirigeants, de la reine lagide et du triumvir romain. La légende associée au portrait de Cléopâtre VII — désormais Théa — notifie sa nouvelle titulature royale, « La Reine Cléopâtre, nouvelle déesse ». Ces tétradrachmes, malgré la nature orientale de leur dénomination et type, ont été marqués par l’influence romaine au niveau de la légende associée à Marc Antoine. Bien que rédigée en grec 69, celle-ci est une traduction quasiment littérale de légendes latines figurant sur des séries de deniers 70 : « Marc Antoine Imperator Triumvir [pour la restauration de la République] ». Comme cela est souligné par J. Olivier et Ch. Parisot-Sillon, le volume de leur production, laquelle s’étale sur plusieurs années, écarte l’hypothèse d’une émission commémorative, au profit d’une frappe à usage probablement militaire 71. À l’automne 34, lors des « donations d’Alexandrie », Cléopâtre fut proclamée « Reine des Rois » et Ptolémée XV Césarion, son fils et corégent, « Roi des Rois ». Frappée postérieurement à ce partage — qualifié par E. Will d’ « ébauche d’un Orient lagide 72 » — une exceptionnelle série de
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OLIVIER & PARISOT-SILLON, « Les monnayages aux types de Cléopâtre et d’Antoine », p. 264. 68 Cf. supra, § 1.1.2. 69 La légende est par ailleurs, contrairement à l’usage grec, rédigée au nominatif et non pas au génitif. 70 Comme par exemple sur le RRC 527 — où l’autre face est occupée par Octavie — : M.ANTONIVS.IMP.III.VIR.R.P.C. ou encore sur le RRC 531 : M.ANT.IMP.IIIV.R.P.C. 71 OLIVIER & PARISOT-SILLON, « Les monnayages aux types de Cléopâtre et d’Antoine », p. 266. 72 WILL, Histoire politique du monde hellénistique, vol. 2, p. 549.
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deniers au double portrait 73 commémore parallèlement la nouvelle titulature royale de Cléopâtre, à vocation légitimatrice, et la victoire de Marc Antoine sur l’Arménie lors de la campagne de 34. Cléopâtre, cerclée de la légende « De Cléopâtre, reine des rois, (qui sont) fils de rois 74 » est associée à Marc Antoine, dont la légende « Antoine, l’Arménie vaincue », soulignant ses succès militaires, constitue une exception dans le monnayage du triumvir 75. Les attributs respectifs des deux dirigeants, une proue de navire pour la souveraine, la tiare arménienne pour le triumvir, soulignent leur complémentarité militaire, Cléopâtre sur mer et Marc Antoine sur terre. 2.4. Réorganisation des productions monétaires phéniciennes En 37 / 36 Marc Antoine délégua 76 à Cléopâtre la gestion de la partie centrale de la côte phénicienne — diminuée des enclaves des cités autonomes de Tyr et Sidon —, de la principauté ituréenne de Chalcis, ainsi que de la Cyrénaïque et d’une partie de la Crète. La souveraine obtint également la Cilicie Trachée, disposant ainsi d’un accès facilité à une ressource naturelle précieuse : le bois. La possession de l’île de Chypre lui est également confirmée. Ce partage se traduit par la multiplication du nombre d’ateliers monétaires au sud de l’Éleuthéros et la frappe d’émissions à l’effigie de Cléopâtre, — seule ou associée à Marc Antoine, — dans la totalité d’entre eux 77. Les monnaies au portrait de Cléopâtre s’insèrent parfaitement dans les productions des ateliers 78, reprenant le plus souvent au revers des types civiques préexistants, à l’exemple de la Tyché de Damascus, du Baal Bérytos, du Baal d’Orthosie 79, etc. Une nouvelle ère fut instaurée en Syrie et Phénicie, avec l’an 1 = l’an 16 du comput régnal égyptien de la souveraine, datation employée par quasiment la totalité des ateliers monétaires sous son contrôle. La cité de Damascus, unique exception, frappe en 37/6 et en 33/2 à l’effigie de Cléopâtre 80 tout en
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Cf. supra, § 1.1.1. OLIVIER & PARISOT-SILLON, « Les monnayages … », p. 267. 75 Ibid., p. 266. 76 PLUTARQUE, Ant. 36, 3. 77 Les ateliers de Sidon et Tyr, enclaves autonomes, ne frappent pas à son effigie. Gaba, qui émet en 36/35 (RPC 4855), n’emploie ni un type ni une ère en lien avec Cléopâtre, ce qui induit que la cité ne faisait probablement pas partie de ses possessions. 78 Lorsque qu’un atelier frappe plusieurs dénominations de bronze, Cléopâtre est systématiquement représentée sur la plus importante. 79 Tyché de Damascus (cf. supra, § 1.2.7) ; Baal Bérytos (cf. supra, § 1.2.3) ; Baal d’Orthosie (cf. supra, § 1.2.1). 80 Cf. supra, § 1.2.7. 74
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conservant l’ère séleucide, sans y adjoindre celle de la souveraine 81, ce qui pourrait éventuellement indiquer un statut particulier de la cité. Au cours des « donations d’Alexandrie 82 » de 34, l’Orient antonien fut divisé entre les trois enfants de Marc Antoine et Cléopâtre, Ptolémée XV Césarion étant destiné à régner sur l’Égypte. Alexandre Hélios reçut ainsi l’Arménie et les pays situés à l’est de l’Euphrate — lesquels, appartenant au royaume Parthe, laissent présager de futures conquêtes —, Ptolémée Philadelphe obtint les pays de l’ouest de l’Euphrate à la Phénicie tandis que Cyrène et la Libye adjacente échurent à Cléopâtre Séléné. Consécutivement à ce triomphe, l’ère égyptienne de Cléopâtre fut employée dans les ateliers syrophéniciens en remplacement ou en complément du comput phénicien. Une unique frappe, présentant les portraits conjugués de Cléopâtre et Marc Antoine, selon les traditions lagide et séleucide — en opposition avec les monnaies au double portrait —, fut émise en 34/3 au sein de l’atelier de Dora 83. 2.5. L’alliance de Marc Antoine et Cléopâtre Imperator, pourquoi méprises-tu les blessures et l’épée que voici pour placer tes espérances sur de mauvaises planches ? Que les Égyptiens et les Phéniciens combattent sur mer, mais à nous, donne-nous la terre sur laquelle nous avons l’habitude de tenir ferme, pour mourir ou pour vaincre les ennemis. (PLUTARQUE, Ant. 64, 3.)
Cléopâtre, avec l’expansion de ses possessions, se serait ainsi vue attribuer, selon E. Will 84, le rôle d’armer une flotte pour Marc Antoine, ainsi que de lui apporter un soutien logistique comme semblent l’illustrer les deniers 85. Cette hypothèse est étayée, outre par les textes anciens qui confirment la présence à Actium de bateaux et d’équipages phéniciens armés par Cléopâtre 86, par la donation à la souveraine de territoires — en lien avec l’approvisionnement en matières premières ou disposant d’une tradition maritime — nécessaires à la construction de navires 87. La numismatique en est un autre témoin, avec l’association de Cléopâtre à des attributs maritimes. Une frappe souligne la présence de la reine en Grèce, avec l’émission en
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Contrairement à la cité de Ptolémaïs qui opta pour une double datation, en adoptant l’ère phénicienne de Cléopâtre tout en conservant son ère civique dite « césarienne ». 82 PLUTARQUE, Ant. 54, 6-9 ; DION CASSIUS, Hist. 49, 40-41 (auteur du IIe / IIIe apr. J.-C.). 83 Cf. supra, § 1.2.5. 84 WILL, Histoire politique du monde hellénistique, II, p. 546. 85 Cf. supra, § 1.1.1. 86 PLUTARQUE, Ant. 56, 1-5. 87 La Syrie et Phénicie ainsi que l’île de Chypre disposent de chantiers navals et d’une main d’œuvre qualifiée. La Cilicie Trachée possède des ressources naturelles telles que le bois, tout comme Chypre qui compte également des mines de cuivre.
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32/1 d’une dénomination de bronze au portrait de Cléopâtre 88 à Patras (SVORONOS 1905 ; RPC 1245 ; pl. I.13) 89, lors de l’hivernage des troupes à la veille de la bataille d’Actium. 2.6. Les productions de bronze de la fin des années 30 Damascus, Chalcis et Bérytos sont les seules cités situées au sud de l’Éleuthéros à produire un monnayage de bronze en 33/2 et 32/1 90. Damascus frappe trois dénominations de bronze en 33/2, tandis que Chalcis et Bérytos 91 en émettent respectivement trois et une en 32/31. La production de Chalcis du Liban est particulièrement notable, de par le volume de production et l’iconographie employée. L’émission la plus importante — en terme de volumétrie — est celle au double portrait de Marc Antoine et Cléopâtre (RPC 4771), présentant une double légende, la datation de la monnaie étant incluse dans celle du revers. Ces éléments s’écartent des représentations syro-phéniciennes et renvoient aux modèles employés sur les monnayages d’argent du nord de l’Éleuthéros, sur les tétradrachmes d’Antioche et les deniers d’Arménie. Il s’agit d’une production tout à fait exceptionnelle, très probablement à vocation militaire. L’atelier de Damascus, avec l’ajout d’une nouvelle dénomination (RPC 4785), par rapport à l’année 37/36 a frappé trois dénominations en 33/32, la frappe la plus abondante étant celle au portrait de Cléopâtre (RPC 4783). La production de l’atelier de Bérytos est de moindre envergure, avec une seule dénomination frappée en quantité apparemment restreinte en 32 / 31. Damascus — pour laquelle aucune émission n’est connue depuis la création de la province romaine de Syrie — frappe en 37 / 36 et 33 / 32, tandis que Bérytos — après un hiatus de production depuis 62 / 61 — émet en 36 / 35 et 32 / 31. Ces productions sont à mettre en relation avec les donations de 37 / 36 et laissent entrevoir une sécurisation du territoire à la fin des années 30. La production à Chalcis en 32 / 31 d’un monnayage au double portrait aussi abondant va dans ce sens et renvoie à une vraisemblable mise en défense du territoire, nécessitant l’apport rapide d’un important numéraire.
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Droit : Buste de Cléopâtre VII diadémée, à droite. Grènetis circulaire. Légende droit : ΒΑϹΙΛΙϹϹA ΚΛΕΟΠΑΤΡΑ. Revers : Coiffe d’Isis. Grènetis circulaire. Légende revers : ΑΓΙΑϹ ΛΥϹΩΝΟϹ ΠΑΤΡΕΩΝ. 89 Emily HAUG, « Local Politics in the Late Republic: Antony and Cleopatra at Patras », AJN 20 (2008), p. 405-420. 90 Hormis l’atelier de Sidon, autonome, qui frappe également un monnayage de bronze en 32/1 (RPC 4566). 91 Damascus (cf. supra, § 1.2.7) ; Chalcis (cf. supra, § 1.2.6) ; Bérytos (cf. supra, § 1.2.3).
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CONCLUSION Cléopâtre VII Théa parvint, grâce à l’appui du triumvir Marc Antoine, à restaurer la grandeur du royaume lagide, via la restitution d’un grand nombre de ses anciennes possessions extérieures. L’ « attribution » à la souveraine de territoires en 37 / 36 marqua l’inauguration de nombreux monnayages à son portrait. Une nette partition nord-sud dans les productions du Levant, de part et d’autre du fleuve Éleuthéros — ancienne frontière de la province ptolémaïque —, dessine la frontière des possessions syro-phéniciennes de Cléopâtre. Le sud — sous domination lagide — est marqué par la multiplication des ateliers frappant des bronzes à l’effigie de la souveraine ainsi que par l’inauguration d’un comput régnal phénicien, tandis qu’au nord Marc Antoine choisit de matérialiser leur alliance politique et militaire par la frappe de monnaies d’argent au double portrait, type nouveau issu du monnayage républicain. Le rôle tenu par Cléopâtre dans les campagnes antoniennes apparaît clairement. La souveraine avait la responsabilité de construire et équiper une flotte pour le triumvir, la « donation » de 37/6 en étant le pivot. Les productions de Damascus, Chalcis et Bérytos, laissent entrevoir l’affectation d’un autre rôle à Cléopâtre : celui d’une sécurisation territoriale. La défaite à la bataille d’Actium marqua la fin des conquêtes du tandem, qui connut une fin tragique à Alexandrie. Octavien put marcher sans peine sur l’Égypte via la Syrie et Phénicie, les cités ayant fait défection à son approche. Avec le décès de Cléopâtre, dernière souveraine du royaume lagide, s’achève l’époque hellénistique. Université Paris 1 Panthéon – Sorbonne UMR 8167 : Orient et Méditerranée, composante Mondes sémitiques [email protected]
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RÉSUMÉ Après son rétablissement sur le trône par Jules César en 48, Cléopâtre, dernière souveraine ptolémaïque, régna avec la volonté de restaurer la grandeur de sa dynastie. L'alliance entre la reine et le triumvir Marc Antoine lui permit de réaliser une politique étrangère ambitieuse. Se fondant sur des monnayages, cette étude vise à rendre compte de la réalisation des choix de Cléopâtre et de Marc Antoine en Orient et en particulier sur la côte du Levant. Pour présenter un aperçu de la production avec le portrait de Cléopâtre, un catalogue classé par la frappe de ces monnaies est d'abord proposé. Un bref rappel suit, consacré aux pratiques monétaires de l'Est au premier siècle, en particulier de la création de la province romaine de Syrie, que la diversité des entités autonomes et datant des époques rend ce sujet complexe. La réorganisation de cette province en 37, conduit à l’attribution de plusieurs territoires de la Phénicie centrale à Cléopâtre. La nouvelle administration est marquée par le nombre croissant d’ateliers en activité dans cette région, l’apposition de la tête de la reine sur de nombreuses séries et l’inauguration de nouvelles ères. Au nord du fleuve Eleutheros la production de deux
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monnaies d’argent avec des portraits de Cléopâtre et de Marc Antoine, y compris une série de deniers conçus à des fins militaires produites après les « Donations d’Alexandrie » en 34, rappelle l'alliance militaire liant ces personnages. Les sources littéraires et les données numismatiques soulignent le rôle dévolu à la souveraine qui, avec l’expansion de son royaume, devait aider Marc Antoine en armant une flotte et en lui fournissant un soutien logistique. Mais les frappes monétaires de Damas, Chalcis et Berytos, semblent connoter le rôle qu’elle a joué dans la sécurisation de la région.
SUMMARY After his recovery on the throne by Julius Caesar in 48, Cleopatra, the last Ptolemaic sovereign, reigned with the will to restore the greatness of her dynasty. The alliance between the Queen and the triumvir Antony enables her to achieve an ambitious foreign policy. Through coinages, this study aims to report the achievement of the choices of Cleopatra and Antony in the East and in particular on the coast of the Levant. To present an overview of production with the portrait of Cleopatra, a catalogue—ranked by mint—of these coinages is first proposed. A brief reminder follows, dedicated to monetary practices of the East in the first century, particularly from the creation of the Roman province of Syria, as the diversity of autonomous entities and dating eras makes this subject complex. The reorganization of that province in 37 leads to the assignation of several territories of central Phoenicia to Cleopatra. The new administration is marked by the increasing number of mints in activity in this region, the affixing of the head of the Queen on many series and the inauguration of new eras. In northern Eleutheros the production of two silver coinages with portraits of both Cleopatra and Antony, including a series of denarii designed for military purposes produced after the “donations of Alexandria” in 34, recalls the military alliance linking these characters. Literary sources and numismatic data highlight the role of the sovereign who, with the expansion of her realm, had to assist Antony by arming a fleet and providing him a logistical support. But the mints of Damascus, Chalcis and Berytos seem to denote the part she played in securing the region.
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LÉGENDE DE LA PLANCHE I 92 Les monnaies sont représentées à l’échelle 1:1. Pl. I.1 : Arménie, RRC 543. Paris, Bibliothèque nationale de France, REP-20945. 19,5 mm, 3,87 g, 12 h (Cliché BnF). Pl. I.2 : Antioche, RPC 4094. Paris, Bibliothèque nationale de France, Y 28912,67. 13,35 g (Cliché BnF). Pl. I.3 : Ascalon, 39/8, RPC 4868. Londres, The Fan Museum Trust, LDFAN2014.140. Illustration extraite de Haim GITLER & Daniel M. MASTER, « Cleopatra at Ascalon: Recent Finds from the Leon Levy Expedition », INR 5 (2010), pl. XX.96. Pl. I.4 : Orthosie, 35/4, RPC 4502. Classical Numismatic Group 93, 63 lot 1083, 21 mai 2003. 18 mm, 7,32 g, 12 h (Cliché Classical Numismatic Group). Pl. I.5 : Tripolis, 36/5, RPC 4510. Classical Numismatic Group, Triton IX lot 108, 9 janvier 2006. 23 mm, 10,10 g, 12 h (Cliché Classical Numismatic Group). Pl. I.6 : Bérytos, 32/1, RPC 4530. Classical Numismatic Group, Triton X lot 425, 8 janvier 2007. 24 mm, 9,92 g, 11 h (Cliché Classical Numismatic Group). Pl. I.7 : Ptolémaïs, 35/4, RPC 4742. Heritage Auctions 94 , e-Auction 3003 lot 20561, 8 mars 2012. 23 mm, 17,77 g, 12 h (Cliché Heritage Auctions). Pl. I.8 : Dora, 34/3, RPC 4752. Numismatica Ars Classica 95, e-Auction 84 lot 872, 20 mai 2015. 9,33 g (Cliché Numismatica Ars Classica). Pl. I.9 : Chalcis, 32/1, RPC 4771.
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Je tiens tout particulièrement à remercier l’American Numismatic Society de m’avoir gracieusement autorisée à photographier et publier trois monnaies de sa collection. 93 http://www.cngcoins.com 94 http://www.ha.com 95 http://www.arsclassicacoins.com
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H. AUMAÎTRE
New York, American Numismatic Society, 1944.100.70149. 20 mm, 5,30 g, 12 h (Cliché H. Aumaître). Pl. I.10 : Chalcis, 32/1, RPC 4772. New-York, American Numismatic Society, 1944.100.70152. 17 mm, 4,58 g, 12 h (Cliché H. Aumaître). Pl. I.11 : Chalcis, 32/1, RPC 4773. New-York, American Numismatic Society, 1944.100.70155. 16 mm, 3,87 g, 12 h (Cliché H. Aumaître). Pl. I.12 : Damascus, 33/2, RPC 4783. New-York, American Numismatic Society, 1944.100.79323. 26 mm, 11,04 g, 12 h (Cliché H. Aumaître). Pl. I.13 : Patras, 32/1, RPC 1245. Heritage Auctions, Long Beach Signature 3015 lot 23278, 7 septembre 2011. 21 mm, 5,02 g, 2 h (Cliché Heritage Auctions).
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Cléopâtre en abyme. Aux frontières de la mythistoire et de la littérature. Édité par S.H. Aufrère et A. Michel Cahiers Kubaba, Paris, 2018, p. 243-265. ————————————————————————————————————————
CLÉOPÂTRE ET L’ÎLE D’APHRODITE ENJEUX POLITIQUES ET IDÉOLOGIQUES DE L’ÎLE DE CHYPRE AU CRÉPUSCULE DE LA DYNASTIE LAGIDE
Anaïs MICHEL
[On ne s’étonne pas] de retrouver tous les vices héréditaires de la dynastie accumulés dans le tempérament de la belle, ambitieuse et impudente courtisane qui, comme une fleur vénéneuse éclose sur une tige malsaine allait être la dernière gloire et la dernière flétrissure de la maison des Lagides […]. (Auguste BOUCHÉ-LECLERCQ, Histoire des Lagides, II, Paris 1904, p. 180.) Pour la légende, qui aboutit aujourd’hui au cinéma à grand spectacle, la tête politique de Cléopâtre-reine a été éclipsée par le nez de Cléopâtre-femme : il serait toutefois absurde de ne pas tenir compte de la femme. […] mais il paraît bien acquis, malgré les calomnies que déversa la propagande augustéenne, que, si le cœur et la chair jouèrent leur rôle dans les amours romaines de la reine, le ressort ultime en doit être cherché dans une pensée politique et non dans la dépravation. (Édouard WILL, Histoire politique du monde hellénistique [323-30 av. J.-C.], Paris 2003 [1re éd. 1966-1967], p. 529.)
L’objectif de cette communication est de porter un éclairage sur la figure historique de Cléopâtre VII Philopatôr, en mobilisant les données non plus égyptiennes mais chypriotes. L’île de Chypre présente en effet des marques du règne de la « grande Cléopâtre », dans un contexte troublé, dont il convient de rendre compte dans un tout premier temps. Interroger la relation entretenue par la dernière représentante des Ptolémées avec l’île de Chypre soulève une question immédiate : en quoi le dossier archéologique chypriote offre-t-il une clé polyvalente pour l’étude du personnage double qu’incarne la reine d’Égypte, à la fois historique et mythique ? Certes, dans la perspective adoptée par cette recherche archéologique, l’objet est bien la figure historique de Cléopâtre, confrontée à la figure littéraire ou mythique dans le titre de cet ouvrage. Pourtant, il n’est pas impossible que Chypre soit l’un des terrains de rencontre et d’entente entre le personnage historique et le personnage rêvé. Bien plus, cette coïncidence, entre histoire et politique d’une part, et image rêvée et idéalisée d’autre part, sur un territoire insulaire
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dont la dénomination poétique d’ « île d’Aphrodite » n’a rien d’anodin, entre dans le cadre d’une volonté politique et d’un programme idéologique que l’étude des documents chypriotes contribue à révéler. 1. Chypre dans la dynastie lagide : des ressources stratégiques et symboliques 1.1. Contexte général L’histoire commune qui lie Chypre à la dynastie des Ptolémées commence dès le début de l’époque hellénistique. Après une période de troubles, au cours de laquelle Lagides et Antigonides se disputent sa possession 1, Chypre tombe finalement, en 295-294 sous domination alexandrine. Intégrée au sein d’un empire maritime florissant, qui connaît son expansion maximale dans la première partie du IIIe siècle av. J.-C. (sous le règne de Ptolémée Philadelphe, 282-246 av. J.-C.), Chypre est la possession ptolémaïque extérieure à l’Égypte qui restera le plus durablement sous la tutelle d’Alexandrie 2. Jusqu’en 58 av. J.-C. — Cléopâtre avait alors une dizaine d’années —, et ce malgré le rôle ambigu assigné à l’île dès la deuxième moitié du IIe siècle av. J.-C., Chypre fait partie intégrante du territoire lagide. Conséquence du jeu diplomatique de plus en plus aventureux que les Ptolémées mènent avec la puissance montante romaine, la perte de Chypre a lieu dans un contexte de troubles dynastiques profonds. L’île se trouve alors aux mains du frère de Ptolémée XII dit « Aulète », selon un modèle de morcellement du pouvoir déjà connu au IIe siècle 3. La Lex Clodia de Cypro, qui signe en 59 av. J.-C. la réduction de Chypre au rang de province 1
La première occupation lagide de Chypre prend fin en 306 avec la défaite navale de Ptolémée à Salamine face à Démétrios Poliorcète. S’ouvre alors une période antigonide d’une dizaine d’années, avant que Ptolémée ne fasse retomber durablement l’île dans l’empire lagide en 295-294 av. J.-C. 2 L’autorité lagide sur Chypre n’est menacée qu’une seule fois avant 58 av. J.-C. : en 168, le roi séleucide Antiochos IV fait une poussée aux frontières de l’empire ptolémaïque et parvient à prendre Chypre et le Nord de l’Égypte, avant de marcher sur Alexandrie. Rome intervient par l’intermédiaire de C. Popilius Laenas et le Séleucide abandonne Chypre : c’est le « jour d’Éleusis », du nom du quartier d’Alexandrie où a lieu la rencontre avec la délégation romaine. 3 Le partage du pouvoir entre frères rivaux est une configuration qui remonte aux rois Ptolémée VI Philométor et son frère Ptolémée VIII Évergète II, et qui se répète à plusieurs reprises dans l’histoire de la dynastie, notamment sous les rois Ptolémée IX Sôter II et Ptolémée X Alexandre Ier. Chypre joue alors le rôle de territoire de repli pour les princes écartés du pouvoir à Alexandrie, de refuge lorsqu’éclate une guerre fratricide, de point d’appui et de base d’où les rivaux partent à la conquête ou à la reconquête de la capitale. Voir Grace Harriet MACURDY, Hellenistic queens: a Study of woman-power in Macedonia, Seleucid Syria and Ptolemaic Egypt, Chicago 1985 (1re éd. 1932), p. 164. L’auteur évoque Chypre en ces termes : « Cyprus, the natural refuge of a Ptolemy ». Ce schéma atteint son paroxysme avec la sécession de l’île de Chypre en 114 av. J.-C. et la proclamation de Ptolémée X « Roi de Chypre ».
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romaine, porte un coup fatal à ce qui restait de l’ancienne puissance des Ptolémées 4 : l’Empire qui avait été celui d’Alexandrie pendant près de deux siècles et demi était réduit, par l’annexion romaine de Chypre, à sa plus simple expression égyptienne. 1.2. Chypre : un enjeu stratégique de premier ordre pour les Diadoques La position géographique de Chypre dans la Méditerranée orientale, au carrefour des continents africain, asiatique et européen, en fait un enjeu stratégique naturel. Du point de vue des Ptolémées et de l’Égypte, Chypre représente un rempart contre d’éventuelles agressions venues d’Asie ou d’Europe et une clé pour la sécurisation du Delta et de la vallée du Nil. De plus, dans le contexte géopolitique de l’époque hellénistique, l’île de Chypre est idéalement située face à la Syrie 5. Or, un conflit récurrent entre Ptolémées, maîtres de l’Égypte, et Séleucides, maîtres de la Syrie, court tout au long de l’histoire hellénistique et fait de Chypre un enjeu immédiat convoité par les deux dynasties. Pour les premiers Ptolémées, l’île de Chypre a donc le profil d’une base navale avancée leur permettant de soutenir le rêve d’une thalassocratie lagide sur la Méditerranée orientale. Ce statut sera d’ailleurs renforcé lorsque le stratège de Chypre prendra le titre de navarque (amiral en chef) de la flotte royale en 142 6. Si, à l’aube de la dynastie, les Ptolémées cherchent à étendre leur empire sur mer, encore faut-il qu’ils puissent constituer une flotte à la hauteur de leurs ambitions. Or, l’Égypte seule n’offre pas les moyens d’une thalassocratie. Au contraire, Chypre est dépositaire d’une longue tradition maritime, et le bois de ses forêts, le cuivre de ses mines, sont autant d’atouts qui contribuent à la renommée de ses chantiers navals. Les Ptolémées peuvent donc y exploiter les ressources nécessaires à la construction et à l’entretien d’une flotte de guerre : le bois, le cuivre, mais aussi le savoir-faire d’ouvriers et d’architectes navals compétents 7. Territoire vital pour l’intégrité du royaume ptolémaïque, Chypre joue
4 La perte de Chypre avait été précédée quelques années plus tôt, en 75 ou en 74 av. J.-C., par celle de la Cyrénaïque. Pour le détail des évènements des années 59-58 av. J.-C., voir Édouard WILL, Histoire politique du monde hellénistique, Paris 2003 (1re éd. 1966-1967), p. 522. 5 WILL, Histoire politique, p. 67, illustre la situation « au risque d’un petit anachronisme », en paraphrasant Napoléon qui considérait Anvers comme « un pistolet braqué au cœur de l’Angleterre », et fait de Chypre « un pistolet braqué au cœur de la Syrie ». 6 À partir du IIe siècle, le stratège de Chypre est également grand-prêtre de l’île. 7 L’un deux recevra même, honneur insigne, une statue dédiée par Ptolémée Philadelphe dans le temple d’Aphrodite à Palaipaphos. Voir Marie-Christine HELLMANN, Choix d’inscriptions architecturales grecques traduites et commentées (TMO 30), Lyon 1999, p. 9899, no 40.
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également un rôle dans l’équilibre de la dynastie 8, notamment au Ier siècle av. J.-C. Des témoignages épigraphiques 9, particulièrement nombreux, font état de ce rapport personnel que certains membres de la dynastie lagide ont pu entretenir avec Chypre. 1.3. Des enjeux symboliques et idéologiques L’emploi de la périphrase poétique, qui désigne aujourd’hui encore Chypre comme « l’île d’Aphrodite » permet de souligner un enjeu d’une tout autre nature que ces aspects stratégiques. Cette dénomination, si elle n’est pas réservée exclusivement à Chypre dans l’Antiquité 10, est particulièrement ancrée dans l’identité de l’île, et influence de façon remarquable son paysage religieux. Le culte d’Aphrodite à Chypre est en fait la rencontre entre les cultes locaux d’une divinité féminine très ancienne, elle-même influencée par des éléments orientaux, vénérée à Paphos mais aussi à Amathonte où elle est d’abord appelée simplement « Kypria » avant de devenir au cours du Ier siècle apr. J.-C. la « Grande Déesse », et le culte de l’Aphrodite grecque 11. Cette rencontre, enregistrée déjà par l’épopée homérique 12, est bien sûr antérieure à l’époque hellénistique. Cependant, l’aspect hellénique de la déesse tend à s’imposer à partir de la fin du IVe siècle et dans la transition entre la période dite « des Royaumes » et la conquête lagide. Pour la tradition qui se développe alors, la déesse grecque Aphrodite est née tout près de Paphos, à Pétra tou Romiou selon la dénomination moderne de ce rocher situé au Sud-Ouest de l’île. C’est d’ailleurs autour du grand sanctuaire d’Aphrodite de Palaipaphos que se révèle l’aspect le plus international de son culte : ce haut-lieu du culte chypriote d’Aphrodite prend une dimension panhellénique et se couvre, sous les Ptolémées, de dédicaces de rois et d’officiers lagides, devenant ainsi l’une des vitrines du pouvoir alexandrin. Ce phénomène peut par ailleurs être 8 Ce phénomène déjà évoqué (cf. supra, n. 3), sert vraisemblablement de modèle au partage du royaume opéré par César entre Cléopâtre VII, son frère et sa sœur, avant que n’éclate la Guerre d’Alexandrie en 48 av. J.-C. 9 C’est notamment le cas pour Ptolémée VI Philométor et Ptolémée IX Sôter II, chacun étant en conflit avec l’un de ses frères pour la captation ou la conservation du trône d’Alexandrie. 10 L’île de Cythère est considérée comme une autre patrie de la déesse Aphrodite. 11 Voir Jacqueline KARAGEORGHIS, Kypris, the Aphrodite of Cyprus: Ancient sources and Archaeological evidence, Nicosie 2005, p. 9-55 et 75-110 ; Sabine FOURRIER & Antoine HERMARY, Amathonte VI. Le sanctuaire d’Aphrodite des origines au début de l’époque impériale (EtudChypr17), Athènes – Nicosie 2006, p. 5-13 et 127-130. 12 HOMÈRE, Od. 8, 360-366. Traduction par Victor BÉRARD pour « Les Belles Lettres », Paris 2001 (1re éd. 1924) : « Le couple, délivré de ces chaînes pesantes, prenait son vol, lui vers la Thrace, elle vers Chypre. Elle allait à Paphos, l’Aphrodite aux sourires ! Retrouver son enclos, l’encens de son autel, et, l’ayant mise au bain, les Grâces la frottaient de cette huile divine qui reluit sur la peau des dieux toujours vivants, puis elles lui passaient une robe charmante, enchantement des yeux ! »
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considéré comme une manifestation de l’inscription des souverains lagides dans la tradition monarchique locale : on sait en effet que la déesse chypriote entretenait, déjà à l’époque des Royaumes, une relation étroite avec le pouvoir monarchique. Le recensement des témoignages du culte royal lagide tend ainsi à prouver que Chypre peut être considérée comme un laboratoire du culte ptolémaïque. Plusieurs données viennent appuyer cette hypothèse : Chypre présente un total de plus de soixante-dix dédicaces lagides, parmi lesquelles près de 40 % sont des témoignages directs du culte d’Arsinoé II Philadelphe, sœur et épouse de Ptolémée II et considérée comme l’une des figures fondatrices du culte royal lagide 13. Parmi les souverains lagides, c’est donc un personnage féminin qui émerge, ouvrant la voie vers l’assimilation des souveraines ptolémaïques aux déesses, et notamment Aphrodite et Isis, avec lesquelles Arsinoé est la première des Ptolémées à partager attributs 14 et lieux de culte 15. 2. Cléopâtre VII et Chypre : un aspect politique problématique 2.1. Les sources littéraires Plusieurs auteurs antiques évoquent la question du contrôle de Chypre entre 58 et 31 av. J.-C., parmi lesquels figurent Strabon (Ier av. J.-C. / Ier apr. J.-C.), Flavius Josèphe (Ier apr. J.-C.), Suétone (Ier / IIe apr. J.-C.), APPIEN (Ier / e e e e II apr. J.-C.), Dion Cassius (II / III apr. J.-C.), Porphyre de Tyr (III apr. J.-C), 16 er e et bien sûr Plutarque (I / II apr. J.-C.). Pourtant, à partir de ce même corpus de textes, les points de vue des historiens divergent 17, révélant ainsi les difficultés que suscite le contexte politique particulièrement emmêlé de la 13
Sur le culte d’Arsinoé II Philadelphe à Chypre, voir Aristodémos ANASTASSIADES, « Ἀρσινόης Φιλαδέλφου: aspects of a specific cult in Cyprus », RDAC 1998, p. 129-140, pl. XIV; Hans HAUBEN, « Cyprus and the Ptolemaic navy », RDAC 1987, p. 213-226 ; ID., « Arsinoé II et la politique extérieure de l’Égypte », dans E. van’t DACK, P. VAN DESSEL & W. VAN GUCHT (éd.), Egypt and the Hellenistic World (StudHell 27), Louvain 1982, p. 99-127. 14 La déesse Philadelphe est notamment assimilée à Aphrodite Akraia, Pontia et Euploia, protectrice des marins. Voir à ce sujet la démonstration faite par Louis ROBERT, « Sur un décret d’Ilion et sur un papyrus concernant les cultes royaux », Essays in honor of C.B. Welles (ASP 1), New Haven 1966, p. 175-211. 15 À Amathonte par exemple, les σύνναοι θεοί sont associés à Sarapis et Isis-Aphrodite dans une dédicace offerte au sommet de l’acropole : Marie-Christine HELLMANN & Antoine HERMARY, « Inscriptions d’Amathonte III », BCH 104 (1980), p. 268-272, no 5, fig. 88. L’existence avérée d’un culte réservé à Arsinoé Philadelphe dans cette cité, nous permet d’envisager la présence de la souveraine parmi ces divinités associées. 16 Peter J. BICKNELL est le premier, en 1977, à avoir réuni de façon systématique les sources littéraires faisant état du règne de Cléopâtre sur Chypre : P.-J. BICKNELL, « Caesar, Antony, Cleopatra and Cyprus », Latomus 36 (1977), p. 325-342. 17 Ainsi, pour P.-J. BICKNELL (« Caesar, Antony, Cleopatra and Cyprus », p. 325, 341-342), Cléopâtre ne prend le contrôle de Chypre qu’en 44 av. J.-C., territoire qu’elle perd en 41 au profit d’Antoine, avant d’en regagner le bénéfice au début de l’an 35.
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deuxième moitié du Ier siècle av. J.-C. À la question qui nous intéresse ici — qui est le véritable maître de Chypre dans les années 48 à 31 av. J.-C. ? — les sources littéraires ne répondent pas clairement, les auteurs hésitant vraisemblablement entre l’attrait que représente l’histoire amoureuse d’Antoine et Cléopâtre et l’intérêt historico-politique des faits 18. La répétition du motif du don de l’île de Chypre, par César puis par Antoine à Cléopâtre favorise également la contamination des sources. 2.1.1. Reconstitution de la chronologie d’après les sources littéraires En novembre 48 av. J.-C., César fait appliquer, d’après Dion Cassius 19, le testament de Ptolémée XII Aulète et établit Cléopâtre sur le trône d’Alexandrie, aux côtés de son frère Ptolémée XIII. Arsinoé IV et Ptolémée XIV, les cadets de la fratrie, iront, eux, régner sur Chypre 20. L’île échappe donc dans un premier temps à la maîtrise directe de Cléopâtre qui n’aura de cesse, dès lors, d’essayer d’écarter sa sœur Arsinoé IV du pouvoirÀ la fin de la guerre d’Alexandrie 21 en 47 av. J.-C., et après la mort de Ptolémée XIII, César laisse Cléopâtre sur le trône, aux côtés de son plus jeune frère Ptolémée XIV 22. Pour l’historiographie traditionnelle 23, la restitution de Chypre à Cléopâtre marque le début d’une nouvelle et ultime ère lagide à Chypre. D’après Appien 24, Sérapion, stratège de Chypre pour le compte de Cléopâtre, envoie en 43 av. J.-C. une aide militaire à Cassius, l’un des meurtriers de César, l’auteur précisant, « sans consulter Cléopâtre ». Conformément à la tradition de l’administration lagide à Chypre, il y a donc bien un stratège représentant Cléopâtre en 43. L’année 41 av. J.-C. est, quant à elle, marquée par l’épisode resté célèbre sous le nom romanesque « d’entrevue de Tarse », rencontre politique devenue dans le texte de Plutarque 25 l’événement fondateur de l’histoire d’amour d’Antoine et Cléopâtre. Le couple y est célébré en imitation vivante d’Aphrodite et Dionysos, et Antoine suit finalement Cléopâtre à Alexandrie 26. Évoquant un fait qui s’est déroulé en 39 18
PLUTARQUE tente, quant à lui, de combiner les deux dans sa Vie d’Antoine. DION CASSIUS, Hist. 42, 35, 4-6. 20 César adopte ainsi un « réflexe ptolémaïque » qui peut être lu comme la reconnaissance du rapport quasiment organique qui unit Chypre à la capitale du royaume lagide : voir supra note 8. 21 Guerre « mi-civile, mi-étrangère », d’après WILL (Histoire politique, p. 532), celle-ci opposait César et Cléopâtre à Ptolémée XIII et Arsinoé IV. 22 SUÉTONE, Jul. 35, 1. 23 C’est notamment la chronologie qu’adopte Thomas SCHRAPEL dans son ouvrage, Der Reich der Kleopatra : quellenkritische Untersuchungen zu den « Landschenkungen » Mark Antons, Trèves 1996. 24 APPIEN, Bell. Civ. 4, 61. 25 Plutarque, Ant. 26-27. 26 PLUTARQUE, Ant. 28, 1-2. 19
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av. J.-C., Dion Cassius 27 indique que c’est Antoine qui nomme à son tour un stratège de Chypre, rendant incertaine la nature du rôle politique attribué à Cléopâtre à cette date. L’année 37-36 av. J.-C. marque, pour Plutarque 28 et Dion Cassius 29, un tournant dans les rapports de pouvoir tissés entre Antoine et Cléopâtre : Antoine réorganise l’Orient grec selon ses vues, et, misant sur son alliance avec l’Égypte, il restitue d’anciens territoires clés de l’empire lagide à Cléopâtre 30. Chypre en fait partie. Un passage 31 des Chroniques de Porphyre de Tyr apporte un élément clé à cette tentative de reconstruction chronologique. L’auteur du IIIe siècle apr. J.-C. livre en effet cette donnée a priori énigmatique : l’an 16 du règne de Cléopâtre « est aussi l’an 1 ». Le début de ce double comput royal, fixé à l’an 36 av. J.-C., coïncide avec l’attribution d’une partie de la Syrie intérieure à Cléopâtre. Or, d’après Plutarque 32, la restitution de ce territoire fait partie d’une liste plus étendue comprenant également l’île de Chypre. Un papyrus 33 provenant d’Hérakléopolis en Égypte vient corroborer l’existence d’un comput double concernant le règne de Cléopâtre, en indiquant à son tour que l’an 17 « est aussi l’an 2 ». Enfin, il faut refermer ce bref aperçu chronologique en évoquant l’épisode des « donations d’Alexandrie », qui ont lieu, d’après Plutarque, en 34 av. J.-C. Au cours de cette étrange cérémonie 34, Antoine, de retour d’Arménie, célèbre son « triomphe » 35 et partage l’Orient entre Cléopâtre et ses enfants. Cléopâtre, déclarée « Reine des Rois » reçoit, en plus de l’Égypte, Chypre, la Libye, et une partie de la Syrie aux côtés de Ptolémée Césarion, lui-même « Roi des Rois ». Les fils nés d’Antoine deviennent maîtres de l’Arménie, de la Médie et de la Parthie pour Alexandre Hélios ; de la Phénicie, d’une partie de la Syrie et de la Cilicie pour Ptolémée Philadelphe. Il est intéressant de noter qu’Antoine lui-même n’est pas cité dans la liste des bénéficiaires de ce partage de l’Orient : là où il pouvait éventuellement assumer des fonctions de corégent 36 aux côtés de Cléopâtre et Césarion, il semble céder totalement le pouvoir aux Lagides 37. 27
DION CASSIUS, Hist. 48, 40, 5-6. Plutarque, Ant. 36, 3. 29 DION CASSIUS, Hist. 49, 32, 5. 30 WILL, Histoire politique, p. 544-549. 31 PORPHYRE DE TYR, Chron. 1, 7, 9 l. 8. 32 Plutarque, Ant. 36, 3. 33 Berliner Griechische Urkunden 14.2376. 34 PLUTARQUE, Ant. 54, 5-9. Voir également DION CASSIUS, Hist. 49, 41, 1- 3. 35 Günter HÖLBL, Geschichte des Ptolemäerreiches. Politik, Ideologie und religiöse Kultur von Alexander dem Großen bis zur römischen Eroberung, Darmstadt 2004 (1re éd. 1994), p. 267. 36 Les situations de régence à trois têtes ne sont pas rares dans l’histoire de la dynastie ptolémaïque. Le cas le plus fameux est sans doute celui du règne conjoint de Ptolémée VIII Évergète II, sa sœur Cléopâtre II et sa nièce et épouse Cléopâtre III de 124 à 116 av. J.-C. 37 Jean-Baptiste CAYLA (Les inscriptions de Paphos. Corpus des inscriptions alphabétiques de Palaipaphos, de Néa Paphos et de la chôra paphienne, thèse de l’Université Paris IV 28
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2.1.2. Bilan À la lecture des sources littéraires antiques, il est très difficile de saisir une véritable action politique de la reine Cléopâtre. Les sources n’évoquent pas non plus, à proprement parler, le règne de Cléopâtre sur Chypre. L’île apparaît comme un territoire convoité, digne de « plaire » à la souveraine 38, et flottant en quelque sorte entre les deux puissances que sont alors Rome et Alexandrie. Ressort également de la confrontation des sources textuelles une impression de brouillage chronologique, qui s’explique par la complexité de la situation politique d’une part et par la répétition des transferts d’autorité entre Rome et l’Égypte d’autre part, mais aussi par la fascination de certains auteurs pour l’aspect romanesque de l’histoire amoureuse d’Antoine et Cléopâtre, au détriment de la recherche historique. De ce point de vue, le texte de Plutarque est remarquable : Chypre, aux côtés des autres territoires restitués à Cléopâtre en 36 av. J.-C., devient l’objet, du point de vue romanesque, du don d’amour d’Antoine ; du point de vue romain, c’est une aberration politique. 2.2. Les sources archéologiques Si le corpus relatif au règne de Cléopâtre VII est très limité en comparaison avec la documentation chypriote qui concerne d’autres Ptolémées, et Arsinoé II notamment, les sources archéologiques offrent un point de vue non négligeable sur la situation de Chypre à partir de 48 av. J.C. La fascination provoquée par le personnage de Cléopâtre est telle, y compris chez les archéologues, que les quelques documents qui relèvent du dernier règne lagide peuvent nous pousser à déplorer le contraste qui se fait jour entre l’importance du personnage et la réalité des traces matérielles de son règne. Un exemple illustrant ce contraste nous est fourni par l’interprétation d’une figurine de terre cuite issue des fouilles de Salamine remontant au XIXe siècle (fig. 1). Cette figurine 39 représente un jeune garçon chevauchant probablement un coq, le plus étonnant résidant dans la dédicace incisée sur sa base, où l’on lit : « À la reine Cléopâtre ». Ce document est donné simplement comme « une statuette dédiée à Cléopâtre VII » 40. Par Sorbonne 2003 [en cours de publication], p. 253-258) engage une discussion passionnante sur la question d’une éventuelle co-régence d’Antoine et Cléopâtre, à partir de documents chypriotes. 38 PLUTARQUE, Ant. 36, 3 : Ἐλθούσῃ δέ χαρίζεται καὶ προστίθησι µικρὸν οὐδὲν οὐδʹὀλίγον, ἀλλὰ Φοινίκην, Κοίλην Συρίαν, Κύπρον, Κιλικίας πολλὴν· […]. 39 Jean POUILLOUX, Paul ROESCH & Jean MARCILLET-JAUBERT, Salamine XIII, Testimonia Salaminia 2. Corpus épigraphique, Paris 1987, no 73. La statuette, publiée (sans lieu ni date de découverte) pour la première fois en 1884 par Alessandro PALMA DI CESNOLA (Salaminia, Cyprus : the history, treasures an antiquities of Salamis, Londres 1884 [1re éd. 1882], p. 193194, fig. 224) a, depuis, disparu. 40 D’après le premier éditeur, la statuette aurait été trouvée accompagnée d’une monnaie d’argent, portant au droit un portrait de Cléopâtre VII et au revers la légende Κλεοπάτρας
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delà le sentiment d’étonnement qui peut, légitimement, gagner le spectateur à la vue d’un tel objet, il faut s’interroger sur son éventuelle fonction 41.
Gauche : Fig. 1. Statuette de de terre cuite provenant de Salamine (A. PALMA DI CESNOLA, Salaminia, p. 193-194 fig. 224 : « A Genius riding on a Cock » (dessin repris tel quel dans J. POUILLOUX, R. ROESH, J. MARCILLET-JAUBERT, Salamine XIII, pl. VI no 73). Droite : Fig. 2. Autel à Héraklès provenant d’Amathonte. I. NICOLAOU, « Inscriptiones Cypriae Alphabeticae XXXVI (1997) », p. 268 fig. 2.
Outre cette figurine singulière, le matériel archéologique datant du règne de la Grande Cléopâtre se révèle, à Chypre, mince et hétéroclite. Ce sont les sources épigraphiques qui, en révélant une action politique, permettent le mieux de se défaire de la vision romancée de l’histoire de Cléopâtre. Plusieurs inscriptions chypriotes évoquent de façon plus ou moins directe le dernier règne lagide 42. Parmi ce corpus, nous choisissons de présenter deux documents.
βασιλ[ίσσης] et le monogramme de Chypre (voir infra). L’identification de la reine mentionnée sur la base de la statuette semble tenir à ce seul indice. 41 Cette position peu habituelle n’est pas totalement absente de l’iconographie de divinités juvéniles, telles que Cupidon-Éros ou Harpocrate. Pour l’association de ces dieux-enfants avec l’animal en question, voir notamment : LIMC 3/2, 1986, s. v. « Eros/Amor, Cupido », p. 704, no 375 (Amor-Cupidon conduisant un char de volatiles s’apparentant à des coqs) ; LIMC 4/2, 1988, s. v. « Harpokrates », p. 260, no 313 et 315 (Harpocrate chevauchant un coq). L’inscription de la dédicace royale sur la base de la figurine de Salamine rend néanmoins cette combinaison inédite. 42 Au moins trois inscriptions de Paphos peuvent être datées du règne de Cléopâtre VII, d’après la chronologie revue par CAYLA, Les inscriptions de Paphos, p. 209-210 et 253-282. L’auteur envisage un règne commun de Cléopâtre, Césarion et Antoine à Chypre. Un décret de Kourion fait par ailleurs état d’un « prêtre des rois » et de κύριοι βασιλείς. Voir Inô NICOLAOU, « The inscriptions », dans Arthur Hubert Stanley MEGAW, Kourion : Excavations in the Episcopal Precinct (DOS 38) (2007), p. 368-374, no 3 et pl. 11.1. Peter THONEMANN, dans son article (« A Ptolemaic Decree from Kourion », ZPE 165 [2008], p. 87-95) en revoit la lecture ainsi que la datation.
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A) Amathonte : Dédicace d’un autel à Héraklès (fig. 2) Autel de calcaire découvert à Amathonte en 1994 dans un bâtiment d’époque byzantine près du rempart oriental de la ville. La partie gauche et l’angle supérieur droit de la pierre sont abimés, la face arrière est non travaillée. Musée de Limassol, inv. RR 1572/98. Dimensions : H. 34 × l. 28 × ép. 37 cm. Bibl. : I. NICOLAOU, « Inscriptiones Cypriae Alphabeticae XXXVI (1997) », RDAC 1997, p. 267-269 n° 1 (fig. 2) ; EAD. « A Cypriot evidence for the associate reign of Cleopatra VII and Ptolemy XV Caesarion », XI Congresso Internazionale di Epigrafia Graeca e Latina, Rome 1997, p. 371-376 ; SEG 47 :1866 ; Federicomaria MUCCIOLI, « La titolatura di Cleopatra VII in una nuova inscrizione cipriota e la genesi dell’epiteto Thea Neotera », ZPE 146 (2004), p. 105-114. Cf. Jean BINGEN « SEG XLVII : 1866 : Cléopâtre VII et Chypre », CdE 78 (2003), p. 236240 ; Peter THONEMANN, « A Ptolemaic Decree from Kourion », ZPE 165 (2008), p. 95.
[β]ασιλευόντων̣ [Κλεοπάτρας] [Θ]ε̣ᾶς νεωτέρ[ας Φιλοπάτορος] [καὶ] τοῦ υἱοῦ Πτολεµα̣[ίου] [τοῦ κ]αὶ Καίσαρος Θεοῦ [Φι]λ̣οπάτορος καὶ Φιλοµή[τορ]ος (ἔτους) ʹ, γυµνασιαρχεύον[το]ς Σωτέλου τοῦ Γλαυκία, [Μ(?)]ήδας Σωτέλου παῖσι λαµπαδαρχῶν Ἡρακλεῖ. En l’an 7 du règne de Cléopâtre Nouvelle Théa Philopatôr et de son fils Ptolémée César Dieu Philopatôr et Philométôr, lorsque Sôtélès fils de Glaukias était gymnasiarque, Médas (?) fils de Sôtélès, lampadarque pour les enfants (a dédié cet autel) à Héraklès.
B) Salamine : Dédicace en l’honneur du stratège Diogénès Base de statue en marbre bleuté provenant du gymnase de Salamine (chambre n° 6). Remployée à l’envers pour servir de socle à la niche de l’abside, la pierre n’a pas pu être déplacée. Dimensions : H. 29 × l. 84 × ép. 77 cm. Bibl. : Jean POUILLOUX, « Deux amis : le stratège Diogénès fils de Nouménios et le gymnasiarque Stasicratès, fils de Stasicratès », Actes du Premier congrès international d’Études Chypriotes, vol. 1, 1972, dans J. POUILLOUX (éd.), D’Archiloque à Plutarque. Littérature et réalité. Choix d’articles de Jean Pouilloux, Maison de l’Orient et de la Méditerranée, Lyon, 1986, p. 497-508 ; POUILLOUX, ROESCH & MARCILLET-JAUBERT, Salamine XIII. Testimonia Salaminia 2, n° 97 ; NICOLAOU, « A Cypriot evidence for the associate reign of Cleopatra VII and Ptolemy XV Caesarion », p. 374. Cf. NICOLAOU, Prosopography of Ptolemaic Cyprus (SMA 44), Göteborg 1976, p. 53 n° 44 ; CAYLA, Les inscriptions de Paphos, p. 254.
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[Δ]ιογένης Νουµ[η]νίου ὁ συ[γ]γενὴς τῶν βασιλέων καὶ στρατηγὸς τῆς νήσου καὶ Κιλικίας Στασικράτην Στασικράτους γυµνασιαρχήσαντα τὸ ιδʹ L τὸν ἑαυτοῦ φίλον. L ιεʹ Ἄθυρ ιθ. Diogénès fils de Nouménios, Parent des rois et stratège de l’île et de Cilicie (honore) son ami Stasikratès fils de Stasikratès, qui a exercé la charge de gymnasiarque la quatorzième année [en l’an 38 43]. La quinzième année, le 19 Athyr.
Ces deux inscriptions concentrent un grand nombre d’informations, sans pour autant susciter de lecture unanime de la part des éditeurs 44. En ce qui concerne le document A), la datation appartient au domaine des hypothèses. La dédicace est manifestement rédigée dans le contexte d’une double régence. Cléopâtre y est mentionnée sous une titulature bien particulière, la présentant sous le nom de Cléopâtre Théa Neôtera 45 Philopatôr. Il y a une difficulté de lecture concernant le chiffre grec qui doit indiquer la date mais si l’on admet la lecture de la lettre ζʹ — c’est la lecture la plus vraisemblable — il faut entendre le chiffre 7 46. Deux charges officielles sont mentionnées, gymnasiarchie et lampadarchie (avec précision, « pour les enfants » 47), nous informant de la persistance de ces institutions à une date très basse de La question de la datation est délicate. Voir NICOLAOU, Prosopography of Ptolemaic Cyprus, p. 53 no 44 et comparer avec EAD., « A Cypriot evidence for the associate reign of Cleopatra VIII and Ptolemy XV Caesarion », p. 374. 44 La datation fait notamment polémique pour la première inscription. 45 Le débat sur l’origine et la signification de cette titulature reste ouvert, voir notamment : Arthur Darby NOCK, « Neotera, queen or goddess ? », Aegyptus 33/2 (1953), p. 283-296 ; SCHRAPEL, Der Reich der Kleopatra, p. 225-234 ; MUCCIOLI, « La titolatura di Cleopatra VII », p. 105-114 ; Richard VEYMIERS, « Sarapis et Néôtera élus parmi les dieux », RA 2014/1, p. 4950 et n. 92. Cette titulature est connue par le papyrus précédemment évoqué, et auparavant par le monnayage d’Antioche et de Chalkis : Jean BINGEN, « La politique dynastique de Cléopâtre VII », CRAIBL 143/1 (1999), p. 49-66 : p. 62 et n. 43 ; MUCCIOLI, « La titolatura di Cleopatra VII », p. 105 ; Julien OLIVIER & Charles PARISOT-SILLON, « Les monnayages aux types de Cléopâtre et Antoine. Premiers résultats et perspectives », BSFN nov. 2013, p. 256-269 : p. 256, n. 5 (bibl.). Sur les éventuelles ambitions syriennes de Cléopâtre et la référence à Cléopâtre Théa, fille de Ptolémée VI et de Cléopâtre II qui régna sur la Syrie séleucide, voir BINGEN, « La politique dynastique de Cléopâtre VII », p. 63. La référence à la reine de Syrie, épouse successivement de trois Séleucides va plus loin si l’on en croit la thèse défendue par Michel CHAUVEAU (« Un été 145 », BIFAO 90 [1990], p. 151) et BINGEN (« La politique dynastique de Cléopâtre VII », p. 63-65) concernant les ambitions de Cléopâtre VII sur la succession séleucide. 46 NICOLAOU, supposant une erreur du lapicide, évoque la date de 43/42 av. J.-C (ce qui correspondrait à la lettre ιʹ̣). BINGEN (« SEG XLVII:1866 : Cléopâtre VII et Chypre », CdE 78 [2003], p. 236-240) quant à lui, propose de lire Lι̣ζ̣ʹ. Nous suivons ici la lecture de THONEMANN, « A Ptolemaic Decree from Kourion », p. 95. 47 D’autres documents chypriotes évoquent cette charge spécifique, voir Roger S. BAGNALL, The Administration of the Ptolemaic possessions outside Egypt, Leyde 1976, p. 67.
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l’époque hellénistique. La dédicace à Héraklès, divinité normalement attachée aux fonctions athlétiques, n’est pas surprenante. Si l’on accepte la proposition de datation avancée de façon convaincante par P. Thonemann, force est de reconnaître que nous avons là l’un des tout derniers documents de l’ère lagide à Chypre. Pour justifier la présence de la titulature particulière portée par la reine, il faut se tourner à nouveau vers le texte de Porphyre ainsi que le papyrus d’Hérakléopolis (cf. supra, p. 253) faisant état d’un changement dans le comput de ses années de règne en 36 av. J.-C. Si l’on applique l’équivalence révélée par ces textes, l’an 7 de l’inscription d’Amathonte correspond à l’année 31 av. J.-C., c’est-à-dire à la dernière année du règne de Cléopâtre et de la dynastie elle-même.
Gauche : Fig. 3. Monnaie de Paphos. Droit : Cléopâtre portant la stéphanè et le sceptre, accompagnée de Césarion nourrisson (Cliché H. AUMAÎTRE Cabinet des Monnaies et Médailles de la Ville de Marseille.) Droite : Fig. 4. Monnaie de Paphos. Revers : Double corne d’abondance ceinte du bandeau royal et monogramme de Chypre Légende : KΛΕΟΠΑΤΡΑΣ ΒΑΣΙΛΙΣΣΗΣ. (Cliché H. AUMAÎTRE, Cabinet des Monnaies et Médailles de la Ville de Marseille.)
Le document B), quant à lui, est daté de l’an 38 av. J.-C. et nous informe par conséquent de la présence d’un stratège à Chypre à cette date, alors que Dion Cassius affirme qu’en 39 c’est Antoine qui a nommé un homme à lui à la tête de l’île. Plus précisément, l’inscription de Salamine fait état d’un stratège commun pour Chypre et la Cilicie et — fait inédit — il porte le titre aulique de « Parent des rois ». Cette adaptation du titre suprême à la cour d’Alexandrie, le συγγενὴς τοῦ βασιλέως, renvoie manifestement à une situation de corégence. Or, si cette situation se répète à plusieurs reprises dans l’histoire de la dynastie lagide, la formule n’apparaît jamais au pluriel. Sa modification dans l’inscription de Salamine relève donc de l’exception, et il faut donc se demander à quelle situation, elle-même exceptionnelle, elle peut renvoyer. La position ambiguë de Chypre en 38 av. J.-C. semble correspondre : Cléopâtre y règne aux côtés de Césarion, tandis qu’Antoine — membre étranger à la dynastie lagide — exerce également un pouvoir effectif. 254
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Il n’y a donc pas simple corégence, mais bien deux autorités qui, lorsqu’elles devraient s’exclure, exercent côte-à-côte le pouvoir. Si cette hypothèse est juste, elle permet de reconnaître à chacune des sources mobilisées une part de vérité, chacune éclairant à sa manière un des aspects de la disposition inédite de Chypre avant qu’Antoine ne définisse une nouvelle géopolitique de l’Orient en 36 av. J.-C. 3. Un programme idéologique aux frontières du mythe et de l’histoire À côté des inscriptions, un autre document offre la preuve d’une récupération idéologique de Chypre par Cléopâtre. Une monnaie de bronze 48 (fig. 3-4) issue des ateliers de Paphos figure au droit la reine Cléopâtre tenant au bras son fils Césarion, dans une posture symbolique proche de celle de l’allaitement. Sa tête est ceinte de la stéphanè, et dans sa main on devine la présence d’un sceptre. Au revers est inscrite la légende ΚΛΕΟΠΑΤΡΑΣ ΒΑΣΙΛΙΣΣΗΣ ainsi que le monogramme identifiant l’atelier chypriote ; au centre, l’espace est occupé par une double corne d’abondance. D’un point de vue iconographique, les choix opérés par Cléopâtre sont ici explicites. La posture adoptée la représente en kourotrophe et lui permet ainsi de naviguer à la fois entre deux niveaux de communication (celui de l’histoire dynastique d’une part, et celui de l’histoire mythique de l’autre) et deux langages, l’un tourné vers le monde grec, l’autre vers l’Égypte 49. Le tableau de la mère allaitant son nouveau-né renvoie en effet à deux modèles divins : d’un côté Aphrodite allaitant Éros, de l’autre Isis allaitant Horus. De manière remarquable, les documents à la fois égyptiens et chypriotes nous amènent à penser que les deux assimilations sont possibles et simultanées sur cette émission monétaire. Il est en ce sens intéressant de noter que Cléopâtre est bien ici représentée la tête ceinte d’une stéphanè, et non pas du bandeau royal habituel 50. Cette couronne est celle des divinités, et en premier lieu celle d’Aphrodite, la déesse de Paphos. Idéologiquement, le revers n’est pas moins riche. La 48
Ioannis N. SVORONOS, Τα νοµίσµατα του κράτους των Πτολεµαίων, Athènes 1904, n 1874 ; Andrew M. BURNETT, Michel AMANDRY & P. RIPOLLÈS, Roman Provincial Coinage, I, Londres 1992, p. 578 no 3901. Voir notamment Aristodémos ANASTASSIADES, « Two Ptolemaic Queens and Cyprus: iconographic issues », CCEC 39 (2009), p. 264-267 et fig. 3 ; CHAUVEAU, Cléopâtre au-delà du mythe, Paris 1998, p. 52-54. — Je remercie Héloïse AUMAÎTRE ainsi que la Directrice du Cabinet des Monnaies et Médailles de la ville de Marseille, Mme Joëlle BOUVRY, de m’avoir autorisée à en publier ici une photographie. 49 On peut également envisager, avec ANASTASSIADES & MUCCIOLI notamment, une troisième destination à ce symbole, Rome, et rappeler que, d’après APPIEN (Histoire romaine II, 102), César y avait fait ériger en 46 av. J.-C. une statue de Cléopâtre dans le temple même de Vénus Genetrix, la divinité ancestrale de la gens Iulia. Voir ANASTASSIADES, « Two Ptolemaic Queens and Cyprus », p. 265-267 et MUCCIOLI, « La titolatura di Cleopatra VII », p. 109-114. 50 Voir ANASTASSIADES, « Two Ptolemaic Queens and Cyprus », p. 265. o
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double corne d’abondance renvoie directement au culte d’Arsinoé II Philadelphe, figure féminine fondatrice du culte royal lagide, qui est aussi le représentant le plus honoré de la dynastie à Chypre 51. Cette émission monétaire met donc en jeu différents éléments dont l’interprétation éclaire certains enjeux de ces années qui constituent le crépuscule 52 de la dynastie lagide. L’introduction du nouveau-né dans les choix iconographiques de Cléopâtre est déterminante. Né 53 probablement en 47 ou en 44 av. J.-C. selon les hypothèses en présence, Césarion est reconnu depuis 43 comme corégent officiel de sa mère. Son âge, loin d’être un obstacle, va se révéler être un remarquable atout pour la propagande dynastique. D’autre part, Chypre est intimement liée à la figure d’Aphrodite, dont le culte recouvre par l’un de ses aspects les plus dynamiques les notions de fertilité et de maternité 54. Ces principes fondamentaux, travaillés par la propagande lagide 55, rejoignent de façon remarquable les orientations 51 Symboliquement, la double corne d’abondance renvoie à l’âge d’or de la dynastie que l’on assimile généralement au règne des époux Philadelphes. 52 Pour reprendre la formule de Joan Breton CONNELLY (« Ptolemaic sunset : Boys rites of passage on Late Hellenistic Geronisos », dans P. FLOURENTZOS [éd.], From Evagoras I to the Ptolemies : the Transition from the Classical to the Hellenistic Period, Proceedings of the International Archaeological Conference, Nicosia 29-30 November 2002, Nicosie 2007, p. 3551 ou EAD., « Twilight of the Ptolemies : Egyptian Presence on Late Hellenistic Yeronisos », dans D. MICHAELIDES, V KASSIANIDOU & R. S. MERRILLEES (éd.), Egypt and Cyprus in Antiquity, Nicosie 2009, p. 194-209). 53 La date de naissance de Césarion ne fait pas l’unanimité. L’interprétation conjointe des sources littéraires et d’une inscription démotique provenant du Sérapéum de Memphis et conservée au Musée du Louvre (inv. IM8) a longtemps guidé les historiens vers la date de 47 av. J.-C. De nouvelles hypothèses, fondées en partie sur l’interprétation de Jerôme CARCOPINO, ont récemment remis en cause cette date, au profit d’une naissance posthume de Césarion en 44, après l’assassinat de César. Voir J. CARCOPINO, « César et Cléopâtre », dans J. CARCOPINO, H. MARROU, M. DURRY, P. WUILLEUMIER, W. SESTON & J. GAGÉ (́éd.), Études d’archéologie romaine, Gand 1937, p. 37-78 ; CHAUVEAU, Cléopâtre au-delà du mythe, p. 52 et n. 40 ; WILL, Histoire politique, p. 536, et plus récemment, l’article d’Audrey ELLER, « Césarion : controverse et précisions à propos de sa date de naissance », HZAG 60/4 (2011), p. 474-483. En ce qui concerne la reconnaissance de son statut de co-régent par le Sénat romain : DION CASSIUS, 47, 31, 5. Les éléments de la discussion engagée à la suite de cette communication sont retranscrits à la fin de cet article. Je remercie notamment Virginie JOLITON et Sydney H. AUFRÈRE pour leurs enrichissantes interventions à ce sujet. 54 Les offrandes de figurines de terre cuite dites kourophores ou kourotrophes sont bien attestées à Chypre à l’époque hellénistique. Pour Amathonte, voir Anne QUEYREL, Amathonte IV. Les figurines de terre cuite (EtudChypr 10), Paris 1988. Plus récemment : Giorgos PAPANTONIOU, « Hellenising the Cypriot Goddess : Reading the Amathusian Terracotta figurines », dans A. KOUREMENOS, S. CHANDRASEKARAN & R. ROSSI (éd.) From Pella to Gandhara : Hybridization and Identity in the Art and Architecture of the Hellenistic East, Oxford 2011, p. 35-48. 55 Pour la question de la maternité dans la dynastie lagide, voir Daniel OGDEN, Polygamy, prostitutes and death : the Hellenistic dynasties, Londres 2010 (1re éd. 1999) cité par Céline MARQUAILLE-TELLIEZ, « Ptolemaic Power and Female Representation in Hellenistic Cyprus », dans G. PAPANTONIOU (éd.), Proceedings of the fifth Annual Meeting of Young
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naturelles des cultes locaux à Chypre. Par ailleurs, on trouve à Chypre de nombreux témoignages du culte d’Isis 56 qui semble introduite naturellement dans le panthéon chypriote comme l’un des avatars de la Grande Déesse, au même titre que son « équivalent » grec, Aphrodite. Pour mémoire, une autre monnaie 57 de Paphos a parfois été datée du règne de Cléopâtre VII. Conservée dans une collection privée, cette petite émission de bronze représente au droit un aigle tourné vers la droite, et au revers le temple d’Aphrodite Paphienne caractérisé par le bétyle encadré d’une cour semi-circulaire. Néanmoins, l’absence de légende mentionnant un souverain ptolémaïque nous empêche de dater avec certitude cette émission monétaire 58. Rien ne semble donc indiquer que cette monnaie puisse dater du règne de la Grande Cléopâtre. 3.1. Géronisos 59 ou le rêve de Cléopâtre Plusieurs exemplaires de cette émission monétaire ont été retrouvés sur le site de Géronisos (fig. 5-6). Cette île « dans l’île » constitue avec le site de Soloi-Cholades le seul site chypriote portant des vestiges architecturaux du règne de Cléopâtre VII 60. « L’île sacrée », d’après son étymologie, se situe à environ 19 kilomètres au Nord de Paphos et fait face aujourd’hui aux églises d’Aghios Georghios. L’aspect impressionnant de ce rocher qui semble posé à l’extrémité occidentale de l’île de Chypre semble en adéquation avec la Researchers on Cypriot Archaeology, Department of Classics, Trinity College, Dublin, 21-22 oct. 2005, Oxford 2008, p. 47-57. 56 ANASTASSIADES fait le point sur cette question dans son article « Isis in the Hellenistic and Roman Cyprus », publié dans le RDAC 2002 (p. 191-196). Le culte d’Isis semble particulièrement prégnant à Soloi, où certains temples pourraient justement avoir été construits sous le règne de Cléopâtre VII, voir PAPANTONIOU, Religion and Social transformations in Cyprus: from the Cypriot Basileis to the Hellenistic strategos (Mnemosyne-Suppl. 347), Oxford 2012 et ID., « Revisiting Soloi-Cholades : Ptolemaic Power, Religion and Ideology », CCEC 39 (2009), p. 271-288. À Amathonte, il faut noter la présence prépondérante de la déesse aux côtés d’Aphrodite dans le lot de figurines de terre cuite provenant de l’acropole. Voir A. QUEYREL, Amathonte IV, Paris 1988. Voir également PAPANTONIOU, « Hellenising the Cypriot Goddess », p. 35-48. 57 Michel AMANDRY, Coinage Production and Monetary Circulation in Roman Cyprus, Nicosie 1993, p. 5-6 ill. 2. Holger SCHWARZER (« Heiligtümer der Aphrodite Paphia in der antiken Münzprägung », Boreas 36 [2013] , p. 21 et p. 24) reprend l’étude de cette émission monétaire, en conservant la datation proposée par M. AMANDRY. 58 De même, la position de l’aigle, contraire aux représentations habituelles, nous invite à la plus grande prudence concernant l’identification de cette monnaie. 59 Nous adoptons l’orthographe francisée, couramment employée dans les chroniques du BCH. Notons néanmoins l’usage, également fréquent, de l’orthographe « Yeronisos ». 60 Si ce site représente une importance incontestable pour l’étude des dernières années de l’ère lagide à Chypre, cette réalité archéologique a donné lieu, semble-t-il, à une nouvelle forme d’idéalisation attachée au personnage de la grande Cléopâtre. J.-B. CONNELLY (« Yeronisos : Twenty Years on Cleopatra’s Isle », ECJ, déc. 2010, p. 18-25) désigne ainsi Geronisos comme l’ « île de Cléopâtre ».
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fonction religieuse qui lui a manifestement été assignée à l’époque hellénistique. Les fouilles 61 menées par l’Université de New York et dirigées depuis 1990 par le Professeur Joan Breton Connelly ont donné lieu à des découvertes hétérogènes, comportant des fragments architecturaux 62, des monnaies, des ostraka inscrits portant des noms masculins, et de petits objets assimilés à des amulettes semblables à celles portées par les statuettes de type « temple-boys » 63 et représentant des motifs grecs et égyptiens, parfois combinés sur un même exemplaire 64. Malheureusement, aucune inscription (hormis les ostraka inscrits) ne vient pour l’instant confirmer les hypothèses des archéologues concernant la datation exacte de ce complexe cultuel ni celles concernant un rapport particulier avec la reine Cléopâtre. Il est toutefois probable qu’il existe un lien étroit entre les constructions de Géronisos et l’idéologie d’une restauration lagide dans la deuxième moitié du Ier siècle av. J.-C. Par comparaison avec d’autres sanctuaires chypriotes, et notamment celui d’Apollon Hylatès à Kourion, on a interprété celui de Géronisos comme un lieu de pèlerinage lié aux rites de passage réservés aux jeunes garçons 65. Si l’on admet la validité de cette hypothèse, les fondations de Géronisos pourraient avoir fourni à Cléopâtre un rôle symbolique dans la protection du monde de l’enfance. La mise en service du complexe cultuel de Géronisos coïnciderait ainsi avec la naissance de Césarion, ce qui n’est pas sans rappeler le schéma de commémoration adopté par la reine en Égypte, où la naissance de Césarion a donné lieu à l’édification de sanctuaires 66. Dans ce contexte, la relation établie par la statuette de Salamine (fig.1) entre le règne de Cléopâtre VII et le jeune garçon chevauchant un coq pourrait éventuellement faire sens 67.
61
Voir les publications régulières des rapports de fouilles dans le RDAC. Ces fragments correspondent principalement à deux types de bâtiments : un bâtiment d’accueil de population et un site cultuel dont la décoration semble inspirée de motifs alexandrins. 63 Voir notamment Robert LAFFINEUR, « À propos des temple-boys », dans F. VANDENABEELE & R. LAFFINEUR (éd.), Cypriote Stone Sculpture : Proceedings of the Second International Conference of Cypriot Studies, Bruxelles – Liège 1994, p. 141-148 ; CONNELLY & Dimitrios PLANTZOS, « Stamp-seals from Geronisos and their contexts », RDAC (2006), p. 270. 64 CONNELLY & PLANTZOS, « Stamp-seals from Geronisos and their contexts », p. 270-279 ; CONNELLY, « Hybridity and Identity on Late Ptolemaic Yeronisos », p. 81-83. 65 Le bâtiment d’habitation pourrait ainsi servir à accueillir de jeunes garçons correspondant aux noms (exclusivement masculins) figurant sur les ostraka. Voir CONNELLY, « Excavations on Geronisos, Second Report : The central South complex », RDAC (2005), p. 174-176. 66 Voir, dans ce même volume, l’article de Virginie JOLITON, p. ###-###. À propos du décor du temple de Dendera, voir également BINGEN, « La politique dynastique de Cléopâtre VII », p. 58. 67 Notons que, d’après A. PALMA di CESNOLA (Salaminia, p. 193-194, fig. 224), la statuette fut découverte accompagnée de monnaies de Cléopâtre du type paphien précédemment évoqué et présent également à Geronisos. 62
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CLÉOPÂTRE ET L’ÎLE D’APHRODITE
Par ailleurs, le portrait de Césarion figure également sur plusieurs exemplaires, tout à fait remarquables, des sceaux des archives de Paphos, découverts lors de la restauration en 1970 de la mosaïque représentant Hippolyte et Phèdre dans la maison de Dionysos à Néa Paphos 68. Outre l’importance capitale de ces documents (environ 12.000 exemplaires datant de la deuxième moitié du IIe siècle à la fin du Ier av. J.-C.) pour l’histoire de Chypre 69, les sceaux de Paphos témoignent de façon originale du règne conjoint de Cléopâtre VII et de Césarion sur l’île. D’après Helmut Kyrieleis, le jeune souverain y est représenté de façon réaliste et continue sur une durée d’une dizaine d’années (sur certains exemplaires, Césarion est figuré sous les traits d’un tout jeune enfant, tandis que sur d’autres il pourrait avoir entre seize et dix-sept ans), ce qui correspond approximativement à la durée JOAN BRETON CONNELLY and DIMITRIS PLANTZOS 288de son règne 70. possible
Fig. 38.C Aerial view of Geronisos from west. , « Stamp-seals from Fig. 5. Geronisos, vue O.-E. (J.-B. ONNELLY , D. PLANTZOS Geronisos », p. 288 fig. 38.)
Du point de vue de l’idéologie dynastique, l’étude des différents témoignages chypriotes du règne de Cléopâtre offre une cohérence remarquable : la transformation de l’île de Géronisos en lieu de culte associé 68
Sur le contexte de la découverte, voir NICOLAOU, « Nouveaux documents pour le syllabaire chypriote », BCH 117 (1993), p. 343-344. L’étude iconographique des portraits de Césarion fut confiée par Kyriakos NICOLAOU à Helmut KYRIELEIS, voir H. KYRIELEIS, « Ptolemäische Porträts auf Siegelabdrücken aus Nea Paphos (Zypern) », BCH-Suppl. 29 (1996), p. 315-320 et pl. 54-62 ; ID., « Bildnisse des Kaisarion. Zu Siegelabdrücken aus Nea Paphos », Akten des XIII. Internationalen Kongresses für Klassische Archäologie, Berlin 1990, p. 457 et pl. 67. 69 La présence, sur de nombreux exemplaires, de l’écriture syllabique locale, est particulièrement intéressante et pose la question de la survivance du syllabaire chypriote aux côtés de l’alphabet grec, jusqu’à une date extrêmement basse de l’histoire hellénistique. 70 KYRIELEIS situe la date de naissance de Césarion en 47 av. J.-C. Fig. 39. Aerial view of Geronisos facing south.
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au renouveau de la dynastie lagide porte nettement la marque de la propagande idéologique mise en œuvre par la reine. L’île de Chypre figure parmi les anciennes possessions ptolémaïques rendues à Cléopâtre, et l’importance de cet événement se manifeste par l’introduction d’un nouveau système de comptage de ses années de règne. Dans l’inscription d’Amathonte mentionnée plus haut, la reine est évoquée selon les termes d’une nouvelle titulature qui fait d’elle une Théa Neôtera. Sur des monnaies frappées à Paphos, elle joue du souvenir d’Arsinoé II, elle-même assimilée à Isis-Aphrodite, et de celui de l’âge d’or de la dynastie lagide, en remployant à son compte le symbole de la double corne d’abondance ceinte du bandeau royal. Il y a donc lieu de penser que ces différents éléments font partie d’un même programme idéologique exaltant la renaissance de la dynastie ptolémaïque, dont la naissance puis la reconnaissance de Césarion portent l’espoir. Cléopâtre parviendra à intégrer ce calcul dynastique et politique au sein de la nouvelle donne que représente l’entrée en scène d’Antoine dans le théâtre de l’Orient grec après la mort de César. Un retour sur le texte de Plutarque permet de prendre la mesure du rôle de Césarion dans le dispositif dynastique envisagé par Cléopâtre : c’est bien lui qui, aux côtés de sa mère, accède au titre de Roi des Rois lors des donations d’Alexandrie, tandis qu’Antoine ne prend part au partage qu’au travers de ses enfants nés de Cléopâtre. Ce rêve d’Antoine et Cléopâtre d’un monde méditerranéen uni sous l’égide d’une descendance de sang lagide se lit jusque dans le nom de leur dernier enfant, Ptolémée Philadelphe, qui traduit l’espoir d’une renaissance dynastique apte à ressusciter l’ancienne puissance des Ptolémées. Pour finir, force est de constater que cette tentative de la part de Cléopâtre de redresser la dynastie lagide par le biais de l’alliance avec César, puis avec Antoine, donne à l’histoire romanesque une nuance éminemment politique 71 : pour Cléopâtre, Marc Antoine est la clé dont l’Égypte a besoin pour rétablir sa puissance sur l’échiquier méditerranéen ; pour Antoine, le royaume lagide offre des ressources vitales pour mener à bien ses conquêtes orientales. À la veille d’un conflit naval qui l’opposera à Octavien 72, c’est à l’Égypte lagide qu’il confiera la construction de sa flotte. La restitution derégions riches en matières premières — bois, cuivre notamment — à Cléopâtre n’a rien de fortuit, et Chypre en fait bien sûr partie.
71
BINGEN, « La politique dynastique de Cléopâtre VII », p. 60-63 ; WILL, Histoire politique, p. 543-549. 72 La bataille d’Actium qui aura lieu en septembre 31 av. J.-C.
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CLÉOPÂTRE ET L’ÎLE D’APHRODITE Fig. 38. Aerial view of Geronisos from west.
Fig. 39. Aerial view of Geronisos facing south.
Fig. 6. Geronisos, vue aérienne. (J.-B. CONNELLY, D. PLANTZOS, « Stamp-seals from Geronisos », p. 288, fig. 39.)
* Notre parcours chypriote fait apparaître la mise en œuvre d’une relecture de l’histoire ptolémaïque à travers la propagande de la dernière représentante régnante de la dynastie. S’il ne fait pas état de la présence concrète de Cléopâtre à Chypre 73, le dossier formé par les quelques documents recueillis dans cette étude est au cœur des grandes questions concernant la chronologie du règne de Cléopâtre et pose, au-delà du mythe, la question de son action politique. Il permet par ailleurs d’apprécier l’héritage imposant des jugements, emportés et trahissant quelquefois un certain emballement, que les historiens ont parfois porté sur le personnage, évoquant tantôt une héroïne passive, tantôt un stratège génial 74. Enfin, ce dossier permet de remettre en question le bien-fondé des frontières supposées infranchissables que l’on a coutume de poser entre l’historique et le mythe, en nous obligeant à aborder certains aspects de l’idéologie dynastique des Ptolémées, souverains passés maîtres dans l’art de parler un langage double, mais également dans celui de combiner des codes et des images issus de mondes étrangers. Le terrain chypriote semble se prêter parfaitement à cette rencontre, et il nous pousse à reconnaître que le jeu, la danse entre l’histoire et le mythe, entre la politique et le roman, entre le réel et le fantasmé s’opèrent dès l’origine, révélant la virtuosité mise en œuvre par Cléopâtre 73
CHAUVEAU (Cléopâtre au-delà du mythe, p. 53) envisage de façon furtive la question d’un séjour de la reine à Chypre. 74 Voir les citations placées en exergue de cet article. Cette « séduction » semble toujours d’actualité si l’on en croit la tentation persistante du monde scientifique à exagérer la présence de Cléopâtre VII par rapport à la réalité des documents témoignant de son règne. Sur ce point, écriture et relecture de l’histoire semblent s’alimenter réciproquement.
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pour jouer des images et de l’ambiguïté — qui se dessinait déjà du temps d’Arsinoé Philadelphe — entre la reine et la déesse. Centre Camille Jullian Laboratoire d’Archéologie Méditerranéenne et Africaine CNRS / AMU (UMR 7299) Maison Méditerranéenne des Sciences de l’Homme 5, rue du Château de l’Horloge 13100 Aix-en-Provence (France) École française d’Athènes [email protected]
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RÉSUMÉ Le but de cet article est d’apporter un éclairage sur les données chypriotes relatives au règne de Cléopâtre VII. L’île de Chypre occupe une position particulière — d’un point de vue à la fois politique et stratégique — dans l’empire ptolémaïque, position bien documentée par les sources épigraphiques et archéologiques dès le début de la période hellénistique. Nous nous intéresserons d’abord particulièrement au rôle de Chypre — traditionnellement, « île d’Aphrodite » — dans le développement du culte royal lagide et sa diffusion hors d’Égypte. Par l’étude d’une sélection de documents hétérogènes (littéraires, épigraphiques et archéologiques), nous tâcherons ensuite de mettre en évidence la place assignée à Chypre
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dans la propagande dynastique de la Grande Cléopâtre, en soulignant notamment le rôle joué par les cultes locaux dans l’idéologie du dernier règne lagide. Confronter la vision de Plutarque aux données archéologiques chypriotes nous permettra finalement de mettre en lumière l’aspect profondément politique de la relation de la reine avec Marc Antoine. Longtemps dévalué du fait de sa pauvreté quantitative et de son hétérogénéité, le matériel chypriote de retrouve aujourd’hui au cœur des développements récents de l’histoire du règne de Cléopâtre. Les fouilles menées sur l’île de Geronisos par l’Université de New York apportent, entre autres, de nouveaux éléments concernant l’action de Cléopâtre à Chypre, démontrant que l’île est encore au cœur des intérêts ptolémaïques jusqu’au crépuscule de la dynastie. Les documents chypriotes apportent un éclairage nouveau sur les dernières années de la dynastie lagide, et notamment sur le règne conjoint de Cléopâtre et de Césarion. Le faisceau d’indices présenté ici tend à démontrer que l’île de Chypre a joué un rôle très spécifique dans le contexte politique, idéologique et symbolique de la deuxième moitié du Ier siècle av. J.-C.
SUMMARY The aim of this paper is to shed light on the Cypriot documents from the reign of Cleopatra VII. Since the conquest of the island by Ptolemy I in 295/4 B.C. the relationship between Cyprus and the Ptolemaic dynasty shows the importance, both strategically and politically, of this territory. More specifically, the island of Cyprus (traditionally recalled as “Aphrodite’s Isle”) seems to be closely associated in the development of the royal cult and its diffusion throughout the Mediterranean. Through the interpretation of a sample of various documents (mainly literary sources, inscriptions and iconographical issues), this study attempts to emphasize the use by the Great Cleopatra of the strong votive local traditions in her ambitions towards a revival of the Ptolemaic dynastic power. Revisiting Plutarch’s text of Antony’s biography through the voice of the archaeological evidence allows us to stress an active—and so far underestimated—political outlook on behalf of Cleopatra. Because of its inequality and alleged poverty, the Cypriot evidence of the last Ptolemaic queen’s reign—very complex indeed—has been seemingly undervalued until some recent discoveries. Today, among various undergoing researches, the excavations led by the University of New York on the small island of Geronisos off the coast of Pegeia (SW of the island of Cyprus) bring to light new evidence, making it clear that Cyprus enjoyed specific attention from Alexandria in the very last years of the Hellenistic period. Focusing generally on the documents attesting the joint rule of Cleopatra and her son Caesarion, the Cypriot material presents an insight into the Ptolemaic ideology of the last decade of the dynasty. It seems clear, regarding the archaeological evidence of this short period of time, that Cyprus played a very specific role within the political, ideological and symbolic frame of the end of the 1st B.C.
MOTS-CLÉS / KEYWORDS Archéologie – histoire hellénistique – Chypre – politique dynastique – culte royal Archaeology – Hellenistic history – Cyprus – dynastic ideology
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271-Cléopâtre en abyme. Aux frontières de la mythistoire et de la littérature. Édité par S.H. Aufrère et A. Michel Cahiers Kubaba, Paris, 2018, p. 267-301. ————————————————————————————————————————
LE PORTRAIT DE CLÉOPÂTRE DANS LA VIE D’ANTOINE DE PLUTARQUE Théo POLYCHRONIS
My God, how does one write a biography ? (Lettre de Virginia Woolf à Vita Sackville-West, 3 Mai 1938.)
Virginia Woolf, plus connue pour des romans tels que To the Lighthouse, Mrs Dalloway ou encore The Waves, s’était intéressée de près au genre de la biographie. En effet, outre Orlando, biographie imaginaire inspirée par la vie de son amie Vita Sackville-West, elle en composa deux autres, celles du peintre Roger Fry 1 et de la poétesse Elizabeth Barrett Browning, dont la vie est décrite à travers les yeux de son chien Flush 2. Elle laissa aussi un ensemble d’essais autobiographiques qui furent publiés de façon posthume 3. Or, l’écriture de la biographie n’est pas une entreprise facile, pas plus qu’il n’existe une façon simple et unique d’écrire la vie d’une personne, illustre ou inconnue, et la réponse à la question de Virginia Woolf doit, de ce fait, demeurer sans réponse. Si j’ai choisi de commencer cet article consacré à Cléopâtre en mentionnant Virginia Woolf, c’est que cette dernière s’était intéressée non seulement aux problèmes posés par le genre en question — problèmes auxquels son prédécesseur Plutarque avait tenté de répondre vingt siècles plus tôt —, mais aussi à la condition féminine qu’elle allait défendre dans son pamphlet intitulé A Room of One’s Own. Or, si l’on se penche sur le cas de Cléopâtre 4, la dernière reine d’Égypte, force est de constater que nous avons affaire à une figure assez particulière. 1
Virginia WOOLF, Roger Fry: A Biography, Hogarth Press, 1940. Virginia WOOLF, Flush: A Biography, Hogarth Press, 1933. 3 Virginia WOOLF, Moments of Being, Harvest Books, 1985. 4 Cléopâtre fut la dernière reine indépendante du monde hellénistique. Fille du roi lagide Ptolémée XII Néos Dionysos, dit Aulète (αὐλητὴς : joueur de flûte), sa mère serait peut-être la propre sœur du roi, Cléopâtre Triphaïna. En mars 51 av. J.-C., après la mort de son père, elle est 2
T. POLYCHRONIS
Il semblerait en effet, que cette dernière fut a priori privée de sa propre voix, puisque, pour les informations que nous possédons sur elle, nous sommes paradoxalement redevables à des hommes qui en présentent un portrait influencé par l’idéologie romaine. Cléopâtre, en effet, n’écrivit rien ; les voix féminines dans la littérature grecque ou romaine sont d’ailleurs — on le sait — extrêmement rares. Ce que nous avons, par conséquent, consiste en un ensemble de sources qui la présentent le plus souvent comme la grande vaincue de l’Histoire et la figent dans la figure de l’Égyptienne maléfique. En outre, le fait est qu’il n’existe aucune biographie qui lui soit consacrée de façon exclusive et les sources anciennes qui fournissent des informations sur cette dernière ne traitent jamais directement d’elle. Elle est, certes, mentionnée par Strabon, son contemporain et le premier à rapporter les faits relatifs à sa mort ; on trouve aussi des informations sur elle aux livres XLII, XLVIII et LI de l’Histoire Romaine de Dion Cassius ; elle est aussi mentionnée par des auteurs romains tels que Virgile, Horace, Ovide, Properce ou encore Suétone. Mais aucun texte ne fournit autant de détails sur elle que la Vie d’Antoine écrite par Plutarque, dont les questionnements biographiques l’amenèrent, sinon à créer le genre de la biographie, du moins à en poser de façon pérenne les premiers fondements. Cette Vie est d’ailleurs si détaillée et la présence de Cléopâtre dans cette dernière est si importante que l’on peut, à juste titre, parler de « Vie d’Antoine et de Cléopâtre » 5. Ainsi, si la reine d’Égypte n’eut pas « a voice of her own », pour paraphraser le titre du pamphlet féministe de Virginia Woolf, elle eut, dans les faits, un impact assez considérable pour lui assurer l’immortalité. Or, l’étude de son portrait dans la Vie d’Antoine amène à s’intéresser à une Vie, qui est elle-même différente des autres qui composent le corpus des Vies Parallèles. Différente par sa longueur, cette œuvre dépasse de loin la plupart des autres et n’est comparable qu’à la Vie d’Alexandre. Elle tient, en outre, une place à part dans le corpus des Vies Parallèles, du fait qu’elle est consacrée à une personne que Plutarque considère comme contre-exemple et il semblerait bien que ce soit là, la seule Vie pour laquelle est mise en avant une « exemplarité négative » 6, alors que la biographie, du moins telle que la conçoit Plutarque revendique avant tout une exemplarité positive.
nommée régente en commun avec l’aîné de ses deux frères, Ptolémée XIII, alors âgé de six ans. Exilée en Syrie par ce dernier, elle profite de la guerre d’Alexandrie, menée par César (48-47 av. J.-C.) pour être réinstallée sur le trône, avec son frère cadet, Ptolémée XIV, en 46. 5 Christopher PELLING, Plutarch : Life of Antony, Cambridge 1988. 6 Cf. Françoise FRAZIER dans Françoise FRAZIER & Lucie THÉVENET, Silves Grecques 20132014 (collection Clefs Concours Lettres Classiques), Paris 2013, p. 131. Cependant, d’autres paires paraissent pouvoir aussi rentrer dans cette catégorie, notamment, les paires PyrrhosMarius et Coriolan-Alcibiade.
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LE PORTRAIT DE CLÉOPÂTRE DANS LA VIE D’ANTOINE DE PLUTARQUE
Étudier la figure de Cléopâtre dans la Vie d’Antoine signifie par conséquent mettre en exergue le problème du moralisme des Vies, autrement dit des deux perspectives ouvertes au biographe, celles du moralisateur proposant des modèles et celle du moraliste observant des caractères. Il s’agit de mettre en lumière une question essentielle que pose toute biographie : celle de la conception du personnage, question indissociable de la construction littéraire qui fait apparaître ce dernier et conditionne l’écriture biographique même 7. Par ailleurs, il est utile de rappeler que Plutarque reproche à Hérodote d’être φιλοβάρβαρος 8 ; il est donc intéressant de connaître en soi sa position personnelle face aux Barbares et d’étudier dans quelle mesure la figure de Cléopâtre représente ces conceptions 9. En outre, l’époque à laquelle Plutarque rédige son œuvre est caractérisée par un renouveau des valeurs grecques et l’exaltation d’un passé glorieux 10. Or, comme le signale Schmidt, l’image des Barbares est établie depuis longtemps autour d’un certain nombre de stéréotypes qui reposent, non plus sur l’expérience concrète de ces derniers, mais sur la longue tradition littéraire véhiculée depuis le Ve siècle avant J.-C. Privée de ses attaches dans la réalité, la conception des Barbares 11 a par conséquent toutes les chances d’être une pure convention littéraire 12. 7
Ibid. PLUTARQUE, Her. malign. 857a. 9 Pour la notion de moralité dans l’œuvre de Plutarque nous renvoyons à Christopher PELLING, « The moralism of Plutarch’s Lives », dans Chr. PELLING, Plutarch and History : Eighteen Studies, Swansea – Londres 2002, p. 237-253 ; Evangelos ALEXIOU, « Η αρετή ως ύψιστη τέχνη : το παράδειγµα του Περικλή και η παιδεία της πλουτάρχειας βιογραφίας », Ellenica 56/1 (2006), p. 63-87 et Anastasios NICOLAÏDES, « Morality, Characterization and Individuality », dans M. BECK (éd.) A Companion to Plutarch (BCAW 98), Chichester 2014, p. 350-372. 10 Cf. Thomas S. SCHMIDT, Plutarque et les Barbares : La rhétorique d’une image (CEC 14), Louvain 1999, p. 6 et n. 23 pour la bibliographie, voir notamment Simon SWAIN, Hellenism and Empire. Language, Classicism and Power in the Greek World A.D. 50-250, Oxford 1996. Pour une étude de la tendance de Plutarque à reproduire certains clichés développés au Ve siècle, cf. Hans HABBERKORN, Beiträge zur Beurtreilung des Perser in der griechischen Literatur, Greifswald 1940. Cf. aussi Anastasios NICOLAÏDES, « Ἑλληνικός – βαρβαρικός: Plutarch on Greek and Barbarian Characteristics », WSt 20 (1986), p. 229-244. 11 La question de la perception des Barbares par les Grecs et du rapport entre ces derniers et les autres pays est une question vaste et très complexe, analysée sous plusieurs angles, et dont la bibliographie est infinite ; on se bornera, ici, à une brève récapitulation des thématiques et des études les plus importantes. Pour une analyse diachronique des concepts d’Hellènes et Barbares, depuis les origines de la littérature grecque jusqu’à l’époque byzantine, l’ouvrage de Julius JÜTHNER, Hellenen und Barbaren (Das Erbe der Alten 8), Leipzig 1923, et le volume Grecs et Barbares (EAC 8), Vandœuvres (Genève) 1962, restent fondamentaux. En ce qui concerne le sens du terme βάρβαρος, consulter Arno EICHHORN, Βάρβαρος, quid significaverit, Leipzig 1904 ; Françoise SKODA, « Histoire du mot βάρβαρος jusqu’au début de l’ère chrétienne », Actes du colloque franco-polonais d’histoire, Nice – Antibes, 6-9 Nov. 1980, Nice 1981, p. 111-126 ; Edmond LÉVY, « Naissance du concept de barbare », Ktéma 9 (1984), p. 5-14. — La prise de 8
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Il est par conséquent facile de comprendre que la façon de représenter Cléopâtre dans la Vie d’Antoine n’est pas neutre : au début de la Vie, Cléopâtre est représentée sous les traits de femme fatale, d’Orientale inquiétante, de magicienne ou encore de femme malhonnête, tandis qu’après conscience par les Grecs de leur identité nationale est étudiée dans Hermann BENGSTON, « Hellenen und Barbaren : Gedanken zum Problem des griechischen Nationalbewussteins », dans Kleine Schriften zur Alten Geschichte, Munich 1974, p. 158-173, et dans Hans DILLER, « Die Hellenen – Barbaren Antithesis in Zeitalter des Persekriege », dans Grecs et Barbares (EAC 8) (cf. supra), p. 37-68. Naturellement, l’importance du rapport entre Grecs et barbares dans l’œuvre d’Hérodote a eu comme résultat un très grand nombre d’études, notamment, Bernard LAUROT, « Idéaux grecs et barbarie chez Hérodote », Ktéma 6 (1981), p. 39-48 ; Reinhold BICHLER, « Der Barbarenbegriff des Herodot und die Instrumentalisierung der Barbarentopik in politisch-ideologischer Absicht », I. WEILER & H. GRASSL (éd.), Soziale Randgruppen und Aussenseiter im Altertum, Graz 1988, p. 117-128 ; Edmond LÉVY, « Hérodote φιλοβαρβάρος ou la vision du barbare chez Hérodote », dans R. LONIS (éd.), L’étranger dans le monde grec, Nancy 1992, p. 193-224. Une approche nouvelle de l’antithèse Grecs / barbares a été proposée dans le livre de François HARTOG, Le miroir d’Hérodote. Essai sur la représentation de l’Autre, Paris, 1980. Fondée sur des considérations anthropologiques, son étude a souhaité montrer que la représentation des Barbares était en grande partie, une « création » d’Hérodote, un miroir en négatif davantage destiné à renvoyer aux Grecs une image de leur propre identité (sociale, politique, culturelle,) qu’à les renseigner véritablement sur le monde des Barbares. Autrement dit, l’image de l’Autre est prise comme prétexte à une réflexion sur les valeurs de la Grèce. Cette approche a eu un impact considérable tant sur les études hérodotéennes que sur les études de l’identité nationale des Grecs. En effet, d’après le libre d’Edith HALL, Inventing the Barbarian. Greek self-definition through tragedy, Oxford 1989, les tragiques grecs véhiculent dans leurs œuvres une image des barbares qui ne correspond pas à la réalité historique, mais qui développe un certain nombre de stéréotypes reflétant en négatif les valeurs qu’eux-mêmes et leurs contemporains considéraient comme fondamentalement grecques. Ce portrait « inventé » des barbares aboutit, en somme, à la définition d’un idéal grec. Ces conclusions se trouvent confirmées pour un grand nombre d’auteurs grecs, comme le prouvent des études consacrées soit à la notion de l’hellénisme, soit à celle de barbare chez un auteur particulier ; cf. Suzanne SAÏD (éd.), Ἑλληνισµός. Actes du Colloque de Strasbourg, 25-27 Oct. 1989, Leyde 1991 ; Paul CARTLEDGE, The Greeks, Oxford 1993 ; Périclès GEORGES, Barbarian Asia and the Greek Experience : from the Archaic Period to the Age of Xenophon, Baltimore – London 1994 ; Catherine DARBO-PESCHANSKI, « Les barbares à l’épreuve du temps (Hérodote, Thucydide, Xénophon) », Métis 4 (1988), p. 233-250. Cependant, il est nécessaire de préciser, avec Guy LACHENAUD, « Les études hérodotéennes de l’avant-guerre à nos jours », StStor 7 (1985), p. 6-27, que l’ouvrage d’Hartog « ne peut valoir comme présentation générale de l’œuvre d’Hérodote », car il « propose un angle d’attaque particulier (le thème de l’altérité) et un champ d’application privilégié (le logos scythe) ». Par ailleurs, si l’auteur a eu le mérite de placer le récit hérodotéen dans le cadre d’une approche des représentations, il semble que la clef de lecture proposée est réductrice et ne peut à elle seule rendre compte de la richesse de l’œuvre. En voulant démontrer la pertinence d’un système, F. Hartog paraît en fait s’être lui-même enfermé dans un étau idéologique trop rigide en regard de l’impression de légèreté qui émane du texte hérodotéen, ainsi que le signale avec beaucoup de justesse Typhaine HAZIZA, Le Kaléidoscope hérodotéen : Images, imaginaire et représentations de l’Égypte à travers le livre II d’Hérodote, Paris 2009. 12 Cf. SCHMIDT, Plutarque et les Barbares, p. 6.
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la défaite d’Actium et le suicide d’Antoine, Plutarque choisit de faire de celle-ci une héroïne tragique qui gagne, de façon paradoxale, la sympathie du lecteur. C’est donc un portrait ambivalent (éminemment négatif au début, puis positif vers la fin) qui est donné à lire au lecteur, qui éprouve une certaine peine à se faire un avis sur la reine et sur l’attitude de Plutarque envers celle-ci, ce qui nécessite quelques remarques préliminaires sur la conception que se fait Plutarque de la biographie et la place particulière qu’a la paire de vies Démétrios-Antoine dans les Vies Parallèles et, de façon plus large, dans le corpus des œuvres de Plutarque 13. 1. Origine du genre de la biographie en Grèce Les débuts du genre littéraire de la biographie sont mal définis. Parmi les précurseurs de Plutarque, Hérodote a consacré dans son œuvre des excursus à des personnages, tels celui dédié à Cyrus le Grand 14. On signalera le genre de l’éloge en prose, représenté par l’Évagoras d’Isocrate ou encore l’Agésilas de Xénophon ou sa Cyropédie 15 ; sans oublier la monographie, en trois livres, aujourd’hui perdue qu’avait consacrée l’historien de Rome Polybe à Philopoimen, chef de la Confédération achéenne. Il faut se garder de confondre l’Histoire proprement dite, genre représenté par l’œuvre d’Hérodote et de Thucydide, dont le but est de raconter un événement militaire remarquable, avec celui de la biographie, qui traite non pas des événements, mais d’un individu précis. D’ailleurs Plutarque est clair sur ce sujet. Il débute, en effet, la Vie d’Alexandre 16 en précisant que : 13
On ne reprendra pas ici les faits relatifs à la vie de Plutarque. Pour la biographie de Plutarque, nous disposons de témoignages glissés ici et là par l’auteur dans son œuvre et d’une notice de la Souda (Xe siècle), s. v. Πλούταρχος : Πλούταρχος, Χαιρωνεύς τῆς Βοιωτίας, γεγονὼς ἐπὶ τῶν Τραϊανοῦ τοῦ Καίσαρος χρόνων καὶ ἐπίπροσθεν. Μεταδοὺς δὲ αὐτῷ Τραϊανὸς τῆς τῶν ὑπάτων ἀξίας προσέταξε µηδένα τῶν κατὰ τὴν Ἰλλυρίδα ἀρχόντων παρὲξ τῆς αὐτοῦ γνώµης τι διαπράττεσθαι. Ἔγραψε δὲ πολλά. « Plutarque. Originaire de Chéronée de Béotie, il naquit à l’époque de l’empereur Trajan et connut les années qui suivirent. Ayant été promu par Trajan au titre de consul, il interdit qu’aucun des gouverneurs en Illyrie ne prît des décisions qui fussent opposées à son point de vue. Il écrivit un grand nombre d’ouvrages. » (Traduction personnelle.) Pour ce qui est du positionnement de Plutarque dans le monde romain, nous renvoyons à Philip A. STADTER, « Plutarch and Rome », dans BECK (éd.), A Companion to Plutarch (voir supra), 2014, p. 13-31, qui constitue une excellente introduction sur le biographe et son œuvre. Pour plus d’informations sur les sources et les méthodes de Plutarque, nous renvoyons à PELLING, Plutarch: Life of Antony, p. 26-36 et à Jean SIRINELLI, Plutarque de Chéronée, un philosophe dans le siècle, Paris 2000. 14 HÉRODOTE, Hist. 1, 107-130. 15 Pour une analyse détaillée de cet ouvrage, nous renvoyons à l’étude très fournie d’Evangelos ALEXIOU, « Εστιάζοντας στον πρωταγωνιστή. Το βιογραφικό εγκώµιο του Κύρου στην Ξενοφώντος Κύρου Παιδεία » EEThess (philol.) 9 (2000-2001), p. 9-44. 16 PLUTARQUE, Alex. 1, 2-3.
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2. Οὔτε γὰρ ἱστορίας γράφοµεν ἀλλὰ βίους, οὔτε ταῖς ἐπιφανεστάταις πράξεσι πάντως ἔνεστι δήλωσις ἀρετῆς ἢ κακίας, ἀλλὰ πρᾶγµα βραχὺ πολλάκις καὶ ῥῆµα καὶ παιδιά τις ἔµφασιν ἤθους ἐποίησε µᾶλλον ἢ µάχαι µυριόνεκροι καὶ παρατάξεις αἱ µέγισται καὶ πολιορκίαι πόλεων. 3. Ὥσπερ οὖν οἱ ζῳγράφοι τὰς ὁµοιότητας ἀπὸ τοῦ προσώπου καὶ τῶν περὶ τὴν ὄψιν εἰδῶν οἷς ἐµφαίνεται τὸ ἦθος ἀναλαµβάνουσιν, ἐλάχιστα τῶν λοιπῶν µερῶν φροντίζοντες, οὕτως ἡµῖν δοτέον εἰς τὰ τῆς ψυχῆς σηµεῖα µᾶλλον ἐνδύεσθαι καὶ διὰ τούτων εἰδοποιεῖν τὸν ἑκάστου βίον, ἐάσαντας ἑτέροις τὰ µεγέθη καὶ τοὺς ἀγῶνας 17.
Comme on le voit, son propos est fondé sur une comparaison, récurrente chez lui, entre le peintre et le biographe, qui, dans leurs portraits, se concentrent, le premier, sur les traits du visage (τὰ περὶ τὴν ὄψιν εἴδη), le second sur les signes de l’âme (τὰ τῆς ψυχῆς σηµεῖα), pour donner forme à la vie de chacun (εἰδοποιεῖν τὸν ἑκάστου βίον), en laissant aux autres les grandeurs et les luttes (ἐάσαντες ἑτέροις τὰ µεγέθη καὶ τοὺς ἀγῶνας). D’ailleurs, cette insistance sur le fait qu’un petit fait (πρᾶγµα βραχύ), un mot (ῥῆµα), une plaisanterie (παιδιά τις) sont tout aussi utiles pour faire apparaître le caractère d’un personnage n’est pas sans rappeler Xénophon 18. Ainsi, les événements historiques n’y sont, finalement, que la toile de fond de l’action de grandes figures, qui, avant tout, incarnent un certain idéal de civilisation que Grecs et Romains partagent désormais (sans pour autant se confondre) et qui sont proposés comme modèles aux lecteurs de Plutarque. C’est comme si, tout compte fait, Plutarque, qui substitue à la causalité historique une mise en lumière du caractère et des mobiles personnels, procédait de façon inverse à celle de Thucydide dont l’objectif est de « voir clair dans les événements passés et dans ceux qui, à l’avenir, en vertu du caractère humain qui est le leur, présenteront des similitudes ou des analogies »19. 17
« 2. Pas plus que nous écrivons des histoires, mais des vies, ce n’est en aucune manière par les actions les plus éclatantes que se marquent vice et vertu, mais souvent un petit fait, un mot, une plaisanterie font davantage apparaître le caractère que des combats où les morts se comptent par milliers, des batailles rangées de la plus haute importance et des sièges de cité. 3. De la même façon que les peintres tirent la ressemblance de leurs portraits du visage et des traits de ce dernier, qui est le miroir du caractère, et ne font guère preuve d’application dans le cas des autres parties du corps, nous devons pénétrer de la même façon les traits particuliers de l’âme et dessiner grâce à eux la vie de chacun, en laissant à d’autres le détail des actions éclatantes et des combats ». 18 XÉNOPHON, Conv. 1, 1 : Ἀλλ᾽ ἐµοὶ δοκεῖ τῶν καλῶν κἀγαθῶν ἔργα οὐ µόνον τὰ µετὰ σπουδῆς πραττόµενα ἀξιοµνηµόνευτα εἶναι, ἀλλὰ καὶ τὰ ἐν παιδιαῖς. 19 THUCYDIDE, 1, 22, 4 : τὸ σαφὲς σκοπεῖν καὶ τῶν µελλόντων αὖθις κατὰ τὸ ἀνθρώπινον τοιούτων καὶ παραπλησίων ἔσεσθαι. Pour une synthèse sur la question et l’interprétation de ce passage, cf. Jacqueline de ROMILLY, « L’utilité de l’histoire selon Thucydide », dans Histoire et historiens dans l’Antiquité (EAC 4), Vandœuvres (Genève), 1956, p. 41-66. Thucydide intègre, assurément, quelques portraits (Thémistocle, Périclès, Cléon, Nicias, Alcibiade) dans son œuvre. Cependant, il procède, en quelque sorte de façon inverse à Plutarque ; les détails pittoresques ne
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En tout cas, le corpus des Vies de Plutarque est construit par paires, l’une grecque, l’autre romaine. Elles sont, souvent, mais pas obligatoirement, précédées d’un prologue et donnent lieu, in fine, à une σύγκρισις, une comparaison entre les deux hommes 20. Cependant, Plutarque n’entend pas présenter uniquement des exemples positifs de vie ou des modèles de comportement. Pour Plutarque, qui vise, avec ses Vies, l’ ἐπανόρθωσις ἠθῶν, « l’amélioration, la correction, le redressement des mœurs » 21, il est aussi nécessaire de montrer les comportements à éviter, comme il le précise au début de la Vie de Démétrios, couplée à celle de Marc Antoine 22 : …τῶν δὲ κεχρηµένων ἀσκεπτότερον αὑτοῖς καὶ γεγονότων ἐν ἐξουσίαις καὶ πράγµασι µεγάλοις ἐπιφανῶν εἰς κακίαν οὐ χεῖρον ἴσως ἐστὶ συζυγίαν µίαν ἢ δύο παρεµβαλεῖν εἰς τὰ παραδείγµατα τῶν βίων 23…
Car, ainsi qu’il l’affirme dans le même prologue aux Vies de Démétrios et d’Antoine, « c’est ainsi que nous serons des spectateurs et des imitateurs l’intéressent pas et ce qui importe, principalement, est de « passer sous silence tout ce qui est particulier, pour s’attacher à ce qui, dans les personnages qu’il met en scène, est susceptible de présenter un intérêt général pour la connaissance de l’humanité », ainsi que l’affirme avec beaucoup de justesse Pierre HUART, Le vocabulaire de l’analyse psychologique dans l’œuvre de Thucydide, Paris 1968, p. 5. Voir aussi ses remarques p. 9. 20 Le procédé rhétorique de la σύγκρισις a une longue histoire dans la pensée grecque. Cf. ARISTOTE, Rhet. 1368a, 19-22 : κἂν µὴ καθ᾽ αὑτὸν εὐπορῇς, πρὸς ἄλλους ἀντιπαραβάλλειν […] δεῖ δὲ πρὸς ἐνδόξους συγκρίνειν· αὐξητικὸν γὰρ καὶ καλόν, εἰ σπουδαίων βελτίων. 21 Influencé par la conception aristotélicienne de la ἀρετή comme ἕξις (d’autant plus que le bios est d’origine aristotélicienne), Plutarque se consacre, dans ses Vies, à l’étude du caractère (ἦθος) tel que celui-ci se développe tout au long de la vie d’une personne, et considère que la nature (φύσις) joue simplement le rôle de prédisposition. Cf. PLUTARQUE, Virt. mor. 443d : Ἡ δ᾽ ἕξις ἰσχὺς καὶ κατασκευὴ τῆς περὶ τὸ ἄλογον δυνάµεως ἐξ ἔθους εγγενοµένη, κακία µὲν ἂν φαῦλως, ἀρετὴ δ᾽ ἂν καλῶς ὑπὸ τοῦ λόγου παιδαγωγηθῇ τὸ πάθος. Pour la réception d’Aristote par Plutarque, nous renvoyons à Francis Henry SANDBACH, « Plutarch and Aristotle », ICS 7 (1982), p. 207-232 et Daniel BABUT, « Plutarque, Aristote et l’aristotélisme », dans L. VAN DER STOCKT (éd.), Plutarchea Lovanensia : A Miscellany of Essays on Plutarch (StudHell 32), Louvain 1996, p. 1-96. Pour la relation entre φύσις et ἦθος dans l’œuvre de Plutarque, cf., Donald A. RUSSELL, « On reading Plutarch’s Lives », GrRom 13 (1966), p. 133-154 ; Christopher GILL, « The Question of Character Development : Plutarch and Tacitus », ClassQuart 33 (1983), p. 469-487 ; Simon SWAIN, « Character Change in Plutarch », Phoenix 43 (1989), p. 62-68. Les termes comme ἀντιπαρατίθηµι, παραβάλλω, µεταγράφω, ἐπανορθόω qu’utilise Plutarque sont empruntés au vocabulaire alexandrin d’édition et d’émendation des textes et donnent à des verbes techniques un sens éthique, comme le souligne Sophia XENOPHONTOS, « Plutarch », dans W. Martin BLOOMER (éd.), A Companion to Ancient Education (BCAW), Chichester 2015. 22 PLUTARQUE, Dem. 1, 5. 23 « Nous pensons qu’il n’est peut-être pas plus mauvais d’introduire parmi les modèles exemplaires que présentent nos Vies une ou deux paires de ces hommes qui se sont conduits de façon trop inconsidérée et dont les vices ont été rendus éclatants par la grandeur du pouvoir qu’ils ont exercé et des affaires qu’ils ont dirigées. »
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plus zélés des vies les meilleures, si nous n’ignorons pas non plus celles qui sont mauvaises et qui méritent d’être blâmées » 24. D’ailleurs, cette insistance sur la vue et l’observation semble essentielle pour Plutarque et se retrouve dans d’autres prologues des Vies, notamment celles de Périclès ou encore celle de Fabius Maximus 25. C’est que, pour le biographe, le lecteur doit assumer un rôle actif d’interprète. Comme il le signale, Isménias de Thèbes montrait à ses élèves de bons et de mauvais flûtistes et avait coutume de leur dire « Voilà comme il faut jouer » et « Voilà comme il ne faut pas jouer ». De façon similaire, Plutarque souhaite habituer son lecteur à observer, ce qui explique l’insistance sur le verbe θεᾶσθαι, et à savoir faire la part entre les modèles à suivre et ceux qu’il faut éviter. Le lecteur ne doit pas, par conséquent, être passif et encore moins ignorant (ἀνιστορήτως ἔχων), mais actif ; ce n’est qu’en « cherchant à savoir, en enquêtant, en examinant, en explorant » que naissent le zèle et la volonté d’imiter ces exemples 26. Cette façon de concevoir le récit d’une vie peut d’ailleurs expliquer certaines divergences dans la version pourtant largement concordante, au premier abord, dans la Vie d’Antoine de Plutarque et dans l’Histoire Romaine de Dion Cassius 27. Comme le signalent Marie-Laure Freyburger et Jean-Michel Roddaz 28, les divergences entre les deux versions, s’expliquent, non pas tant par l’utilisation de sources différentes, que par la conception même du récit. Plutarque, en auteur de biographie et moraliste, s’intéresse avant tout à son héros, à sa psychologie et à l’effet que celle-ci aura sur le 24
PLUTARQUE, Dem. 1, 6 : Οὕτω µοι δοκοῦµεν ἡµεῖς προθυµότεροι τῶν βελτιόνων ἔσεσθαι καὶ θεαταὶ καὶ µιµηταὶ βίων εἰ µηδὲ τῶν φαύλων καὶ ψεγοµένων ἀνιστορήτως ἔχοιµεν. Cf. aussi Evangelos ALEXIOU, Πλουτάρχου Παράλληλοι Βίοι : Η προβληµατική των ‘θετικών’ και ‘αρνητικών’ παραδειγµάτων, Thessalonique 2007. 25 Cf. PLUTARQUE, Per. 2, 2 : θεωµένους, θαυµάζεσθαι et 2, 4 : θεατήν. Cf. ALEXIOU, Πλουτάρχου Παράλληλοι Βίοι, p. 237-238 : τονίζεται ο ρόλος του αναγνώστη ο οποίος θεάται το πραγµατικό καλλιτέχνηµα της αρετής, όπως προβάλλεται µέσα από τις πράξεις µεγάλων ανδρών. Η οπτική παράσταση είναι, αντίστοιχα, τόσο κεντρική ώστε απεικονίζουν σαν σε ζωγραφικό πίνακα τις καθοριστικές στιγµές της ζωής των πρωταγωνιστών, τις µεγάλες επιτυχίες και αποτυχίες τους. 26 PLUTARQUE, Per. 1, 4 : ζῆλόν τινα καὶ προθυµίαν ἀγωγὸν εἰς µίµησιν τοῖς ἱστορήσασιν. Cette expression τοῖς ἱστορήσασιν illustre bien à quel point le lecteur doit, selon Plutarque, avoir un œil critique. Comme le souligne avec justesse Françoise FRAZIER, « Contribution à l’étude de la composition des Vies de Plutarque : l’élaboration des grandes scènes dans les Vies », ANRW 33/6 (1992), p. 4487-4535 : p. 4490 : « Cette volonté […] de ‘mise en évidence incitative’ rejoint la tradition rhétorique de l’exemplum et va trouver son instrument idéal dans un certain style mimétique qui fera voir et entendre le héros. » 27 Il s’agit des événements qui vont du 2 septembre 31 et le mois d’août 30 av. J.-C. Pour un exposé de ces différences, nous renvoyons à la notice très fournie de Marie-Laure FREYBURGER & Jean-Michel RODDAZ, dans l’édition des livres 50 et 51 de l’Histoire Romaine de Dion Cassius dans la Collection des Universités de France (p. XVII-XXII). 28 Ibid., p. XXII.
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lecteur. Dion Cassius, lui, prend davantage en compte l’événement plutôt que le caractère des acteurs principaux 29 et s’intéresse aux relations entre les deux camps. Ainsi, le lecteur doit voir dans les héros de Plutarque, non pas tant des agents de l’histoire, ainsi que le signale Françoise Frazier 30, que des personnalités morales agissantes, qui signifient l’unité, dans la pensée du biographe, de l’éthique et de la pratique, unité qui se traduit par la centralisation du récit autour du héros qui en est à la fois le héros et le principe. Autrement dit, c’est donc un portrait orienté qu’offre Plutarque à son lecteur, qui doit y trouver une leçon morale. En un sens, l’écriture biographique de Plutarque illustre bien ce qui, pour Virginia Woolf, constitue un des problèmes majeurs de la biographie : Here is the past and all its inhabitants miraculously sealed as in a magic tank; all we have to do is to look and to listen and to listen and to look and soon the figures—for they are rather under life size—will begin to move and to speak, and as they move, we shall arrange them in all sorts of patterns of which they were ignorant, for they thought when they were alive that they could go where they liked; and as they speak we shall read into their sayings all kinds of meanings which never struck them, for they believed when they were alive that they said straight off whatever came into their heads. But once you’re in a biography, all is different 31.
2. Le portrait de Cléopâtre dans la Vie d’Antoine : Cléopâtre et Antoine C’est donc dans ce contexte que Cléopâtre fait sa première apparition dans la Vie d’Antoine de façon quelque peu étrange : elle est mentionnée, en passant, après Curion et Fulvia, comme l’une des personnes dont l’influence sur Antoine fut désastreuse. En effet, après Curion, qui avait, nous dit Plutarque, jeté Antoine « dans les beuveries, les femmes et les dépenses somptuaires » 32, ce dernier s’était attaché à Clodius, « le plus insolent et le plus dépravé des démagogues de l’époque », puis avait épousé Fulvia, qui avait voulu « dominer un dominateur et commander à un commandant d’armée » 33. Cléopâtre vient donc en dernier, après tous ces premiers « précepteurs de vice ». Cependant, loin de signifier que ce personnage aurait un rôle moindre dans la Vie qui est prête de commencer, on a, 29
Ceci explique d’ailleurs que la première entrevue d’Antoine et de Cléopâtre, décrite de façon si détaillée chez Plutarque, ne soit mentionnée qu’en passant chez DION CASSIUS, Hist. 48, 24, 2. 30 FRAZIER, « Contribution à l’étude de la composition des Vies de Plutarque », p. 4535. 31 Virginia WOOLF, « I am Christina Rossetti », The Common Reader, vol. 2, 1932. C’est moi qui souligne. 32 PLUTARQUE, Ant. 2, 4. 33 PLUTARQUE, Ant. 10, 5.
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justement, comme un premier indice, du rôle que la reine d’Égypte ne cessera d’exercer. La mentionner en passant, sans fournir d’explication supplémentaire, c’est en effet laisser entendre qu’il était naturel, pour les gens de l’époque, que toute mention d’Antoine impliquât nécessairement celle de Cléopâtre. Or, avant d’étudier son portrait dans la Vie d’Antoine, il est nécessaire de commencer par une description rapide de celui d’Antoine. Car, c’est un fait, ce dernier est loin de constituer un exemple recommandable et l’image de sa compagne, Cléopâtre, sera nécessairement influencée par la conception que se fait Plutarque de ce dernier et des objectifs que le biographe s’est donnés. C’est donc vers le prologue de l’ensemble Démétrios / Antoine qu’il est nécessaire de se tourner, une fois de plus, pour y trouver une présentation à grands traits de leur ἦθος, c’est-à-dire, de leur caractère : Γενόµενοι δ᾽ ὁµοίως ἐρωτικοί, ποτικοί, στρατιωτικοί, µεγαλόδωροι, πολυτελεῖς, ὑβρισταὶ καὶ τὰς κατὰ τύχην ὁµοιότητας ἀκολούθως ἔσχον, οὐ γὰρ µόνον ἐν τῷ λοιπῷ βίῳ µεγάλα µὲν κατορθοῦντες, µεγάλα δὲ σφαλλόµενοι πλείστων δ᾽ ἐπικρατοῦντες πλεῖστα δ᾽ ἀποβάλλοντες, ἀπροσδοκήτως δὲ πταίοντες, ἀνελπίστως δὲ πάλιν ἀναφέροντες διετέλεσαν, ἀλλὰ καὶ κατέστρεψεν ὁ µὲν ἁλοῦς ὑπὸ τῶν πολεµίων, ὁ δ᾽ ἔγγιστα τοῦ παθεῖν τούτου γενόµενος 34.
Plutarque déploie dans ce passage tout un ensemble de figures stylistiques, difficiles à rendre dans la traduction française, qui sont en grande partie gorgianiques (la phrase commence avec une asyndète 35 ; on observe qu’elle est suivie, dans cette même phrase, d’une antithèse 36 et d’homéotéleutes 37) et soulignent de façon efficace, l’une à côté de l’autre, le caractère particulièrement excessif de ces deux personnages. Cette image peu positive est d’ailleurs confirmée par les autres sources disponibles sur Antoine, qui confirment ce caractère excessif 38. 34
« Livrés l’un et l’autre à l’amour et au vin, bons soldats, magnifiques dans leurs présents, prodigues, insolents, ils eurent aussi en conséquence des destins analogues : non seulement, ils connurent au cours de leur vie de grands succès et de grands revers, firent de nombreuses conquêtes et subirent de nombreuses pertes, échouèrent de façon inattendue et se relevèrent sans cesse contre tout espoir, mais encore ils finirent, l’un prisonnier de ses ennemis, et l’autre tout près d’éprouver le même sort. » 35 Pas moins de six adjectifs accumulés l’un après l’autre : ἐρωτικοί, ποτικοί, στρατιωτικοί, µεγαλόδωροι, πολυτελεῖς, ὑβρισταί). 36 Pas moins de trois groupes antithétiques : µεγάλα µὲν κατορθοῦντες µεγάλα δὲ σφαλλόµενοι ; πλείστων δ᾽ ἐπικρατοῦντες πλεῖστα δ᾽ ἀποβάλλοντες ; ἀπροσδοκήτως δὲ πταίοντες, ἀνελπίστως δὲ ἀναφέροντες. 37 Notamment ἐρωτικοί, ποτικοί, στρατιωτικοί ; ἐπικρατοῦντες, ἀποβάλλοντες, πταίοντες, ἀναφέροντες. 38 Cf. CICÉRON, Phil. 2, 6 : cum omnis impuritates impudica in domo cotidie susciperes uino lustrisque confectus et aussi 2, 45 : Nemo umquam puer emptus libidinis causa tam fuit in domini potestate quam tu in Curionis. Cf. aussi DION CASSIUS, Hist. 45, 26, 3 : Ἀδύνατον γάρ
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Cependant, alors que dans le cas de Démétrios, nous avons, au début, une description positive, qui, progressivement, devient négative, avec Antoine, Plutarque insiste d’emblée grâce à l’image « maître – élève », sur l’influence qu’exerça l’entourage sur ce dernier, notamment Curion, le démagogue Clodius, ou encore sa deuxième épouse, Fulvia, véritable prédécesseure de Cléopâtre, mentionnée ici pour la première fois par anticipation par rapport à sa véritable entrée en scène aux paragraphes 25 et 26 et qui, selon le biographe, aurait dû payer des διδασκάλια à Fulvia 39. Le terme διδασκάλια n’est évidemment pas anodin : d’après Plutarque, Antoine, fait, auprès de Fulvia, puis de Cléopâtre, un véritable apprentissage de la soumission, et devient en quelque sorte l’exemple-type de l’homme soumis aux femmes, ce qui permet de montrer à quel point les valeurs sont renversées, puisque nous avons affaire à une γυναικοκρατία (ce qui explique que, dans la σύγκρισις finale entre Démétrios et Antoine, Plutarque assimilera Cléopâtre à Omphale). Cette image d’apprentissage sera d’ailleurs reprise un peu plus bas, en 29, 1, où l’on apprendra que Cléopâtre διεπαιδαγώγει τὸν Ἀντώνιον οὔτε νυκτὸς οὔθ᾽ ἡµέρας ἀνιεῖσα. Antoine, que caractérise la ἁπλότης 40 est par conséquent, dès le départ, influencé par les κόλακες qui l’entourent et qui font systématiquement usage de la πανουργία 41 et se trouve aussi à la merci de femmes redoutables. C’est donc un maître particulièrement talentueux que trouve Antoine en Cléopâtre. De toute façon, le portrait de Cléopâtre, du moins telle que la reçoit Plutarque — qui ne fut pas son contemporain et qui recueille à l’évidence une image très négative, imposée par Octavien- Auguste 42 et fondée sur la misogynie 43, l’horreur toute romaine de la royauté et une ἐστιν ἄνθρωπον ἔν τε ἀσελγείᾳ καὶ ἐν ἀναισχυντίᾳ τοιαύτῃ τραφέντα µὴ οὐ πάντα τὸν ἑαυτοῦ βίον µιᾶναι· ὅθενπερ καὶ ἐπὶ τὰ κοινὰ ἀπὸ τῶν ἰδίων καὶ τὴν κιναιδίαν καὶ τὴν πλεονεξίαν προήγαγε. 39 Cf. PLUTARQUE, Ant. 10, 6 : ὥστε Κλεοπάτραν διδασκάλια Φουλβίᾳ τῆς Ἀντωνίου γυναικοκρατίας ὀφείλειν, πάνυ χειροήθη καὶ πεπαιδαγωγηµένον ἀπ᾽ ἀρχῆς ἀκροᾶσθαι γυναικῶν αὐτόν. La relation « teacher-pupil » qui apparaît dans cette Vie est discutée dans Simon SWAIN, « Cultural Interchange in Plutarch’s Antony », QUCC 63 (1990), p. 151-157. Voir aussi PLUTARQUE, Amat. 752-755 où la domination d’une femme sur un homme est possible parce que l’homme est faible et réduit à l’état de µειράκιον : en règle générale, le pouvoir d’une femme sur un homme ne présage rien de bon. Il faut noter en outre que nous avons, dans cet extrait, le même adjectif χειροήθης que Plutarque utilise lorsqu’il décrit l’influence de Curion sur Antoine. 40 Cf. aussi APPIEN, Civ. 5, 136 : αἰεὶ τὸ φρόνηµα ἁπλοῦς καὶ µέγας καὶ ἄκακος. 41 Cf. le traité De adulatore et amico (Adul. am.) de Plutarque, où il est décrit comme caractéristique principale des flatteurs le fait d’être ἁπλοῦς οὐδ᾽ εἷς, ἀλλὰ παντοδαπὸς καὶ ποικίλος. 42 Cf. l’image excessivement négative dans PLUTARQUE, Ant. 60, 1 : ὡς Ἀντώνιος µὲν ὑπὸ φαρµάκων οὐδ᾽ αὑτοῦ κρατοίη, πολεµοῦσι δ᾽ αὐτοῖς Μαρδίων ὁ εὐνοῦχος καὶ Ποθεινὸς καὶ Εἰρὰς ἡ Κλεοπάτρας κουρεύτρια καὶ Χάρµιον, ὑφ᾽ ὧν τὰ µέγιστα διοικεῖται τῆς ἡγεµονίας. 43 Cf. PLUTARQUE, Ant. 60, 1 : Ἐπεὶ δὲ παρεσκεύαστο Καῖσαρ ἱκανῶς, ψηφίζεται Κλεοπάτρᾳ πολεµεῖν, ἀφελέσθαι δὲ τῆς ἀρχῆς Ἀντώνιον, ἧς ἐξέστη γυναικί.
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certaine image de l’Égypte, terre des magiciens — ne peut que déplaire à un homme de cette époque : c’est une femme au pouvoir, qui évolue dans un climat idéologique particulièrement hostile aux femmes ; c’est une reine, titre que les Romains ne peuvent guère apprécier ; c’est, enfin, une étrangère et ce n’est pas un hasard si elle est si souvent désignée dans la littérature de l’époque par le terme péjoratif d’ « Égyptienne ». D’ailleurs, cette image d’une reine magicienne qui fomente des complots et utilise sa marionnette, Antoine, pour obtenir le pouvoir absolu est très présente dans le témoignage de Dion Cassius et est sans doute redevable à la propagande d’Octavien contre Antoine, propagande qui insiste moins sur les donations d’Alexandrie 44 que sur l’image d’un Antoine-Dionysos-Osiris, époux de CléopâtreSéléné-Isis, qui souhaitait fonder une nouvelle monarchie orientale qui, peu à peu, supplanterait Rome 45. Quoi qu’il en soit, après cette première mention anticipée, la reine d’ Égypte n’est plus mentionnée pendant plusieurs chapitres et il faut attendre le paragraphe 25, 1 pour que Cléopâtre fasse enfin sa véritable apparition et participe, à partir de là, pleinement à l’action. C’est donc après un premier ensemble, qui va du début de la Vie jusqu’au paragraphe 24 et où sont racontés les événements relatifs à la guerre civile, la dictature de César, les Ides de Mars et Philippes — et qui sont aussi l’occasion pour Plutarque de donner un premier aperçu du caractère d’Antoine (notamment au paragraphe 24) — que l’on apprend que : « Τοιούτῳ δ᾽ οὖν ὄντι τὴν φύσιν Ἀντωνίῳ τελευταῖον κακὸν ὁ Κλεοπάτρας ἔρως ἐπιγενόµενος καὶ πολλὰ τῶν ἔτι κρυπτοµένων ἐν αὐτῷ καὶ ἀτρεµούντων
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Concernant les donations d’Alexandrie, cf. DION CASSIUS, Hist. 49, 41, 2-3 et PLUTARQUE, Ant. 36, 3-5. 45 DION CASSIUS, Hist. 50, 5. 1 : Οὔτω γάρ που αὐτὸν ἐδεδούλωτο ὥστε καὶ γυµνασιαρχῆσαι τοῖς Ἀλεξανδρεύσι πεῖσαι, βασιλίς τε αὐτὴ καὶ δέσποινα ὑπ᾽ αὐτοῦ καλεῖσθαι, στρατιῶτας τε Ῥωµαίους ἐν τῷ δορυφορικῷ ἔχειν καὶ τὸ ὄνοµα αὐτῆς πάντας σφᾶς ταῖς ἀσπίσιν ἐπιγράφειν et 50, 27, 1 : Μήτ᾽ οὖν Ῥωµαίον εἶναί τις αὐτὸν νοµιζέτω, ἀλλά τινα Αἰγύπτιον µήτ᾽ Ἀντώνιον ὀνοµαζέτω, ἀλλά τινα Σαραπίωνα.. En fait, une guerre juste ne pouvait être engagée que contre un ennemi extérieur et seul, il donnait le droit au triomphe, d’où le souci de minimiser le rôle d’Antoine et le développement de la propagande contre Cléopâtre. D’ailleurs, Octavien célébra les 13-15 août 29 av. J.-C. un triple triomphe ex Dalmatis, ex Actio, ex Aegypto et Cleopatra ; Cf. Kenneth SCOTT, « The Political Propaganda of 44-30 B.C. », MAAR 11 (1933), p. 7-49 ; cf. aussi HORACE, Epod. 9 ; Od., 1, 37 et 3, 43, 42-80 ; VIRGILE, En. 8, 696-713 ; PROPERCE, El. 2, 16, 37-41 ; 3, 11, 29-72 ; 4, 6, 17-68 ; OVIDE., Met. 15, 826-828, et, à ce sujet, Ludwig HARTMANN, De pugna Actiaca a poetis Augusteae aetatis celebrata, Darmstadt 1913 ; John Victor LUCE, « Cleopatra as fatale monstrum » ClassQuart 12 (1963), p. 251-257 et Mary MARGOLIES DE FOREST, « The Central Similes of Horace’s Cleopatra Ode », ClassWorld 82/3 (1989), p. 167-173.
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παθῶν ἐγείρας καὶ ἀναβακχεύσας, εἴ τι χρηστὸν ἢ σωτήριον ὅµως ἀντεῖχεν, ἠφάνισε καὶ προδιέφθειρεν »46.
À partir de là, Cléopâtre prendra, dès les paragraphes 25 et 26, une importance sans précédent et son destin sera décrit, même après la mort du général romain, de sorte qu’il est tout à fait justifié d’affirmer que la Vie d’Antoine constitue aussi une Vie d’Antoine et de Cléopâtre. 3. Cléopâtre l’inquiétante et énigmatique reine orientale D’ailleurs, à y regarder de près, la tournure syntaxique adoptée dans la phrase qui décrit la première apparition de Cléopâtre n’est pas anodine. Ce n’est sans doute pas un hasard si Plutarque a choisi non pas une structure qui ferait de Cléopâtre le C.O.D. d’un verbe conjugué — façon, somme toute, très banale de dire les choses — mais une qui la mentionne sous la forme d’un génitif objectif, complément d’un substantif abstrait, ἔρως. C’est que la tournure choisie est en fait hautement significative : la phrase commence avec la mention d’Antoine au datif (τοιούτῳ δ᾽ οὖν ὄντι τὴν φύσιν Ἀντωνίῳ) pour lequel l’amour et le désir pour Cléopâtre (ὁ Κλεοπάτρας ἔρως) est le mal suprême (τελευταῖον κακόν) 47. Or, comme on peut le voir, ni Antoine ni Cléopâtre ne sont ici le sujet grammatical de la phrase, mais bien le désir qui commande tout et qui a une telle emprise sur le général romain que les passions qui étaient chez lui cachées (κρυπτοµένων) et sommeillantes (ἀτρεµούντων) sont réveillées (ἐγείρας) et déchaînées (ἀναβακχεύσας)48. 46
« Doué d’un tel caractère, Antoine mit le comble à ses maux par l’amour qu’il conçut pour Cléopâtre, amour qui éveilla et déchaîna en lui beaucoup de passions encore cachées et sommeillantes, et qui éteignit et étouffa ce qui pouvait, malgré tout, persister chez lui d’honnête ou de salutaire ». 47 Un peu plus bas, à 36, 1, l’amour pour Cléopâtre sera décrit comme εὔδουσα δεινὴ συµφορά « terrible malheur qui était en sommeil ». 48 Si « déchaîner » rend ἀναβακχεύσας de façon satisfaisante, il ne faut pas oublier que le sens précis de ce verbe signifie mot-à-mot « éprouver des sentiments propres à une Bacchante » et a de très fortes connotations dionysiaques, orgiastiques et mystiques que la traduction ne peut que rendre que de façon peu satisfaisante. Le dictionnaire Bailly propose comme traduction « agiter d’un transport bacchique », d’où « susciter la démence » ; le LSJ, lui, propose « rouse to Bacchic frenzy, madden » et « break forth in Bacchic frenzy ». On trouve des occurrences de ce verbe chez EURIPIDE, Herc. fur., 1086, Or., 337 et Bacc., 864 et PLUTARQUE, Crass. 33. Platon et Euripide, utilisent aussi le verbe συµβακχεύω (PLATON, Phaedr. 234d et EURIPIDE, Bacch. 725). Or, si Plutarque a choisi ce verbe précis c’est parce que, d’une part, l’amour est, dans le cas d’Antoine, perçu et présenté comme une folie qui amène une perte totale de contrôle qui n’a d’équivalent que la folie les Bacchantes, et, d’autre part, parce que ce verbe sied bien à Antoine qui se veut une nouvelle incarnation de Dionysos. D’ailleurs, une fois vaincu par Octavien, Antoine, aura, peu avant sa mort, une vision de Dionysos qui, accompagné de son cortège, l’abandonne, comme si l’ivresse qu’avait été sa vie avec Cléopâtre s’était brutalement dissipée. Christopher PELLING (Plutarch: Life of Antony, p. 184-185) a raison de souligner que l’accumulation des adjectifs est emphatique. Nous ne partageons pas, cependant son idée que le
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Cette emprise de l’amour et ce déchaînement des passions sera d’ailleurs si important que tout ce qui était honnête et salutaire (χρηστόν) ou honnête (σωτήριον) sera détruit et annihilé (ἠφάνισε et προσδιέφθειρε). L’emphase que confère à ces deux verbes ἠφάνισε et προσδιέφθειρε leur place à la fin de la phrase et qui en fait le pendant d’Antoine, mentionné au tout début de la phrase, permet d’insister sur la déchéance totale et inéluctable que connaîtra ce dernier et constitue un moyen particulièrement efficace pour présenter ce processus comme inévitable. La chute que constitue la phrase très courte qui suit cette première phrase longue et accumulative confirme cette impression : Antoine est, littéralement, pris (ἁλίσκεται)49, événement qui illustre comment l’attitude d’un homme face au désir amoureux, qui relève de la sphère privée, influence son efficacité et son autorité dans la vie publique 50. En tout cas, force est de constater que Cléopâtre fait, finalement, une entrée en scène assez particulière dans ce paragraphe : son pouvoir et sa puissance sont avant tout mis en exergue. D’ailleurs, le paragraphe 25, où la reine est enfin présentée de façon détaillée pour la première fois, se termine justement sur le fait que celle-ci place ses principales espérances « µαγγανεύµασι καὶ φίλτροις », c’est-à-dire dans les sortilèges et les potions. Plutarque avait laissé entendre que l’influence de Cléopâtre allait être funeste, en 10, 6 ; il la fait donc entrer en scène en 25, 1, comme une force mystérieuse, étrange, redoutable, implacable et, surtout, toute puissante. En outre, la première mention, en 10, 6, de la reine d’Égypte, faisait d’elle un précepteur de vice, qui venait clore une série de tant d’autres avant elle. Ici, nous avons, d’emblée de jeu, et avant même la première rencontre entre les deux personnes, l’application pratique, la mise en action de ce trait particulier du pouvoir de Cléopâtre, la séduction et la manipulation. En effet, dès qu’elle apprend qu’elle doit rencontrer Antoine, Cléopâtre se met immédiatement en action, sur les conseils du député de celui-ci, Dellius : elle réfléchit, calcule et décide d’un plan d’action qu’elle applique aussitôt. Comme on l’apprend au même paragraphe, elle avait su déployer sa séduction, bien que toute jeune, avec succès, lorsqu’elle avait eu affaire à
deuxième terme dans les groupes κρυπτοµένων / ἀτρεµοῦντων, ἐγείρας / ἀναβακχεύσας, χρηστόν/σωτήριον, ἠφάνισε / προσδιέφθειρεν est plus fort que le premier, affirmation qui n’est pertinente que dans le cas de ἐγείρας/ἀναβακχεύσας, d’autant plus que le sens de ἀφανίζω « perdre » est plus fort que προσδιαφθείρω, qui a, ici, le sens de « corrompre ». 49 Même image chez APPIEN, Civ. 5.1.8 : εὐθὺς αὐτῆς µειρακιωδῶς ἑαλώκει. 50 Jeffrey BENEKER, « Sex, Eroticism and Politics », dans BECK (éd.), A Companion to Plutarch (voir supra), 2014, p. 503-515. Il ne faut pas oublier que, pour Plutarque, l’activité politique n’est pas une λειτουργία mais un βίος (791c et 823c) et que ὅµοιον δ᾽ ἐστὶ τῷ φιλοσοφεῖν τὸ πολιτεύεσθαι (796d).
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César et Cnaeus Pompée 51 ; son succès n’allait être que plus important dans son rapport à Antoine, puisqu’elle pouvait désormais compter sur l’âge et l’expérience et qu’elle ne devait pas craindre (µὴ φοβεῖσθαι τὸν Ἀντώνιον), selon les dires de Dellius, quelqu’un qui était ἥδιστος ἡγεµόνων καὶ φιλανθρωπότατος « le plus aimable et le plus humain des généraux ». Cléopâtre est d’ailleurs si différente des autres femmes que ce même Dellius s’en rend immédiatement compte 52, ce qui lui permet de prévoir, dans une certaine mesure, la suite des événements. Ces prévisions se trouvent d’ailleurs immédiatement confirmées dans les paragraphes 26 et 27 qui décrivent la première entrevue de Cléopâtre et Antoine sur le fleuve Cydnus 53, en Cilicie, et se terminent par une énumération des divers talents qui rendent la reine d’Égypte si remarquable. Nous y apprenons en effet que Cléopâtre vint à la rencontre d’Antoine en prenant l’apparence d’Aphrodite, accompagnée des plus belles de ses servantes déguisées en Néréides et d’enfants déguisés en Amours. Or, cette première rencontre est présentée au lecteur comme une véritable mise en scène grandiose que Plutarque prend bien soin de décrire dans le
51 PLUTARQUE, Ant. 25, 4-5 : […] καὶ τοῖς πρὸς Καίσαρα καὶ Γναῖον τὸν Ποµπηίου παῖδα πρότερον αὐτῇ γενοµένοις ἀφ᾽ ὥρας συµβολαίοις τεκµαιροµένη, ῥᾷον ἤλπιζεν ὑπάξεσθαι τὸν Ἀντώνιον Ἐκεῖνοι µὲν γὰρ αὐτὴν ἔτι κόρην καὶ πραγµάτων ἄπειρον ἔγνωσαν. Cf. PLUTARQUE, Caes. 49, 1-3 et 10. Dion Cassius confirme ce témoignage d’une reine séductrice et ensorceleuse : voir en particulier DION CASSIUS, Hist. 42, 34.4-6 : Ἄλλως τε γὰρ περικαλλεστάτη γυναικῶν ἐγένετο καὶ τότε τῇ τῆς ὥρας ἀκµῇ πολὺ διέπρεπε, τό τε φθέγµα ἀστειότατον εἶχε καὶ προσοµιλῆσαι παντί τῳ διὰ χαρίτων ἠπίστατο, ὥστε λαµπρά τε ἰδεῖν καὶ ἀκουσθῆναι οὖσα κἀκ τούτου πάντα τινὰ καὶ δυσέρωτα καὶ ἀφηλικέστερον ἐξεργάσασθαι δυναµένη, πρὸς τρόπου τε ἐνόµισε τῷ Καίσαρι ἐντεύξεσθαι καὶ πάντα ἐν τῷ κάλλει τὰ δικαιώµατα ἔθετο […] κατεκόσµησέ τε ἑαυτὴν καὶ ἐξήσκησεν ὥστε σεµνοπρεπεστάτη καὶ οἰκτροτάτη αὐτῷ ὀφθῆναι et 42, 35.1 : Ὁ δὲ δὴ Καῖσαρ ἰδών τε αὐτὴν καί τι φθεγξαµένης ἀκούσας οὕτως εὐθὺς ἐδουλώθη ὥστε … 52 PLUTARQUE, Ant. 25, 3 : ὡς εἶδεν τὴν ὄψιν καὶ κατέµαθε τὴν ἐν τοῖς λόγοις δεινότητα και πανουργίαν εὐθὺς αἰσθόµενος ὅτι κακὸν µὲν οὐδὲ µελλήσει τι ποιεῖν γυναῖκα τοιαύτην Ἀντώνιος, ἔσται δὲ µεγίστη παρ᾽ αὐτῷ... Notons au passage que les deux termes utilisés pour indiquer les talents de Cléopâtre sont loin d’être anodins. Δεινότης a en effet le sens d’ « habileté », d’ « ingéniosité », mais le sens premier est « aspect ou caractère effrayant/remarquable » d’une personne ou d’une chose, de même que δεινός signifie « terrible » et, par conséquent, « extraordinaire », « remarquable », « étonnant ». De façon similaire, le nom πανουργία a un sens à la fois positif « aptitude à tout faire », « habileté », « sagesse » et négatif « fourberie », « méchanceté », « rouerie ». 53 L’hypothèse de Frederik F. BRENK, « Plutarchs Life ‘Markos Antonios’: A Literary And Cultural Study », ANRW II 33/6 (1992), p. 4347-4469 : p. 4415 qui interprète l’arrivée de Cléopâtre par voie marine comme un signe du caractère éphémère de la vie et de l’amour semble peu satisfaisante. L’insistance de Plutarque sur cette scène semble ici motivée, d’une part, par son désir de peindre Cléopâtre comme une reine orientale caractérisée par le luxe et l’érotisme et, d’autre part, par sa volonté de décrire une scène qui sera emblématique du personnage.
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moindre détail 54. En effet, sur les conseils de Dellius qui l’incite à « venir en Cilicie, après s’être bien parée » 55, elle met en place une mise en scène digne de la poésie épique, puisqu’elle vient à la rencontre d’Antoine à bord d’un navire qui ne laisse pas de surprendre par l’abondance des richesses et l’excès de luxe. Et, justement, la phrase ἐλθεῖν εἰς Κιλικίαν εὖ ἐντύνασαν ἓ αὐτήν, qui reprend presque mot-à-mot l’hexamètre homérique ἐλθεῖν εἰς Ἴδην εὖ ἐντύνασαν ἓ αὐτήν et qui fait référence à l’épisode de Zeus berné 56 — le titre ancien qu’on avait accordé au chant était d’ailleurs Διὸς ἀπάτη — ce qui suggère qu’Antoine va être lui-même berné par Cléopâtre, comme Zeus le fut par Héra. La citation homérique rappelle en outre au lecteur que le récit qu’il lit concerne des personnes à tous égards remarquables qui sont aussi éloignés du commun des mortels que le sont les héros de la poésie épique. Ainsi, de façon intéressante, si Antoine a pu éprouver un grand étonnement à la vue de ce spectacle, le lecteur de Plutarque, grâce à la description détaillée fournie par ce dernier, est en mesure d’éprouver une admiration similaire à celle du triumvir ou d’un témoin de cet événement. Tout est mis en œuvre, en effet, pour que le lecteur puisse ressentir un émerveillement similaire à celui d’un témoin et pour qu’il puisse revivre la fantasmagorie de la rencontre entre Cléopâtre-Aphrodite et AntoineDionysos. Ainsi, là où Cléopâtre utilise tous les artifices pour éblouir les cinq sens d’Antoine, le biographe utilise tous les moyens littéraires dont il dispose pour représenter au lecteur un tableau vivant de l’événement 57. La présence de l’adjectif γραφικός et de l’adverbe γραφικῶς 58 dans la même phrase le confirment d’ailleurs, sans l’ombre d’un doute : c’est bien un tableau vivant que Cléopâtre, en véritable artiste, compte présenter à Antoine, et c’est ce même tableau que le biographe compte décrire et rendre aussi vivant que possible. D’où l’insistance sur la description, d’une part, de
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Dion Cassius est beaucoup plus succinct. Cf. DION CASSIUS, Hist. 48. 24, 2 : Κἀν τούτῳ τῆς Κλεοπάτρας ἐν Κιλικίᾳ οἱ ὀφθείσης, ἐρασθεὶς οὐκέτ᾽ οὐδεµίαν τοῦ καλοῦ φροντίδα ἐποιήσατο ἀλλὰ τῇ τε Αἰγύπτία ἐδούλευε καὶ τῷ ἐκείνης ἔρωτι ἐσχόλαζε. Cf. note 216, p. 81 de l’édition des livres 48 et 49 de Dion Cassius dans la Collection des Universités de France. APPIEN, Civ. 5, 8-10 est plus développé et l’on retrouve la même idée d’Antoine devenu jeune et incapable devant Cléopâtre. Pour des remarques sur la valeur dramatique et symbolique des grandes scènes, dont celle-ci, nous renvoyons à FRAZIER, « Contribution à l’étude de la composition des Vies de Plutarque », p. 4532-4533. 55 PLUTARQUE, Ant. 25, 3. 56 HOMÈRE, Il. Ξ 162. 57 Nous ne partageons donc pas le point de vue de BRENK, « Plutarchs Life ‘Markos Antonios’ », p. 4454, pour qui la scène est caractérisée par une simplicité conceptuelle, qui laisse le lecteur sur sa faim. La description, bien que courte, demeure très précise et est le résultat d’un art consommé. 58 PLUTARQUE, Ant. 26, 2 : […] κεκοσµηµένη γραφικῶς ὥσπερ Ἀφροδίτη, παῖδες δὲ τοῖς γραφικοῖς Ἔρωσιν εἰκασµένοι.
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Cléopâtre et de sa suite 59, et, d’autre part, du navire 60 à bord duquel elle vient à la rencontre d’Antoine. Or, la vue n’est pas le seul sens ébloui par la beauté et le luxe ; l’ouïe et l’odorat sont aussi sollicités et subjugués, puisque le lecteur apprend que les rames du navire étaient « manœuvrées au son de la flute marié à celui des syrinx et des cithares » 61. Quand à l’encens, il semble avoir été brûlé en quantité assez importante pour que les deux rives fussent embaumées 62 d’un parfum délicieux. Outre le fait que cette description rappelle le théâtre 63 et la mise en scène qui caractérise ce dernier — faisant ainsi ressortir le caractère artificiel de cette dernière —, la musique et les fumées envoûtantes rappellent les divers φίλτρα et µαγγανεύµατα exotiques, que la reine sait manier à la perfection, et laissent entendre que l’éblouissement pourrait être le résultat d’un ensorcellement, dont les effets se font ressentir à tous les niveaux. D’ailleurs, éblouissement au sens propre il y a, lorsqu’Antoine monte à bord du navire de Cléopâtre. Plutarque nous apprend en effet que la disposition des lampes était telle qu’elle défiait toute expression (λόγου κρείττονι), ce qui ne l’empêche pas pour autant d’en fournir une description aussi détaillée que précise et dont l’agencement savant des termes 64 essaie de reproduire celui des lumières. Ainsi donc, d’après la description de Plutarque, la majorité des sens — d’Antoine, mais aussi, par voie de conséquence, du lecteur — semblent subjugués par l’habile mise en scène organisée par l’ensorceleuse qu’est Cléopâtre.
59 Cf. la note précédente ainsi que 26, 3 : Ὁµοίως δὲ καὶ θεραπαινίδες αἱ καλλιστεύουσαι Νηρηίδων ἔχουσαι καὶ Χαρίτων στολάς, αἱ µὲν πρὸς οἴαξιν, αἱ δὲ πρὸς κάλοις ἦσαν. 60 PLUTARQUE, Ant. 26, 1 : ὥστε πλεῖν ἀνὰ τὸν Κύδνον ποταµὸν ἐν πορθµείῳ χρυσοπρύµνῳ, τῶν µὲν ἱστίων ἁλουργῶν ἐκπεπετασµένων, τῆς δ᾽ εἰρεσίας ἀργυραῖς κώπαις ἀναφεροµένης et 26, 2 : ὑπὸ σκιάδι χρυσοπάστῳ. Cette description est d’autant plus importante que Plutarque n’accorde pas, en général, beaucoup d’importance à tout ce qui n’est pas le héros. Consulter à ce sujet FRAZIER, « Contribution à l’étude de la composition des Vies de Plutarque », p. 4507-4508. 61 PLUTARQUE, Ant. 26, 1 : τῆς δ᾽ εἰρεσίας ἀργυραῖς κώπαις ἀναφεροµένης πρὸς αὐλὸν ἅµα σύριγξι καὶ κιθάραις συνηρµοσµένον. 62 PLUTARQUE, Ant. 26.3 : Ὀδµαὶ δὲ θαυµασταὶ τὰς ὀχθας ἀπὸ θυµιαµάτων πολλῶν κατεῖχον : « De merveilleuses odeurs exhalées par une grande quantité d’encens embaumaient les deux rives ». Traduction Flacelière légèrement modifiée. 63 ALEXIOU, Πλουτάρχου Παράλληλοι Βίοι, p. 265-267 souligne l’insistance sur la mise en scène et l’élément théâtral dans la paire Démetrios-Antoine. Cf. PLUTARQUE, Dem. 53, 10 : διηγωνισµένου δὲ τοῦ µακεδονικοῦ δράµατος, ὥρα τὸ ῥωµαϊκὸν ἐπεισαγαγεῖν. 64 On notera, tout d’abord, les deux infinitifs καθίεσθαι et ἀναφαίνεσθαι, qui laissent l’impression de lumières qui apparaissent et s’allument les unes après les autres, ici et là, puis, les homeotéleutes κλίσεσι et θέσεσι, ainsi que διακεκοσµηµένα et συντεταγµένα, enfin, les trois groupes de deux mots qui impliquent plus ou moins la même notion (κλίσεσι et θέσεσι pour le positionnement, διακεκοσµηµένα et συντεταγµένα pour l’agencement, πλαισίων et περιφερῶν pour préciser que l’agencement est circulaire) et qui concordent tous pour rendre visible et, surtout, vivant pour le lecteur le scintillement et la beauté de ces lumières. La phrase se termine, d’ailleurs, de façon significative avec le mot ὄψιν.
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Ensorcellement ou pas, ce qui est certain, en tout cas, c’est que l’image d’Antoine qui « finit par rester seul sur l’estrade où il était assis » 65, alors que la foule, qui se trouvait sur la place publique, se précipite sur le rivage pour admirer le spectacle, est saisissante : le lecteur a comme l’impression d’un pouvoir mystérieux qui attire la foule et laisse Antoine seul et vulnérable au charme de la reine. Mais cet isolement d’Antoine permet aussi de le placer en opposition directe à Cléopâtre pour mieux souligner ainsi le caractère extraordinaire des deux protagonistes de la Vie, présentés comme différents de la foule anonyme, qui demeure simple spectatrice et voit en eux un nouveau Dionysos à la rencontre duquel vient Aphrodite pour le bien de l’Asie 66. Or, pour divin et extraordinaire qu’il soit, Antoine ne semble pas pour autant à égalité avec la reine : non seulement il se trouve en quelque sorte abandonné par la foule 67 qui accourt vers le navire de Cléopâtre, qui, par voie de conséquence, semble toute puissante, mais cette dernière fait preuve d’une attitude désinvolte à son égard lorsqu’elle refuse d’aller à la rencontre d’Antoine et invite ce dernier à venir sur son navire. Ainsi, la juxtaposition de deux images — la reine et son tableau vivant drainant vers son navire tout les gens présents aux alentours ; Antoine, resté seul sur son tribunal, abandonné de tous — comporte quelque chose d’inquiétant et préfigure l’issue de leur liaison et l’abandon du Romain par tous 68. Il est d’ailleurs intéressant que Plutarque nous montre Antoine comme obéissant 69 aux désirs de Cléopâtre avant même de l’avoir connue et Cléopâtre comme établissant les règles du jeu 70. Or, si le paragraphe 26 insiste sur le spectacle et la mise en scène savante qu’offre Cléopâtre à Antoine et au peuple, le paragraphe 27, qui commence par une description du prochain jour, se finit, lui, par un portrait aussi précis que détaillé de la reine. En effet, dès la phrase 3 de ce paragraphe, Plutarque 65
PLUTARQUE, Ant. 26, 4 : τέλος αὐτὸς ὁ Ἀντώνιος ἐπὶ βήµατος καθεζόµενος ἀπελείφθη µόνος. 66 PLUTARQUE Ant. 26, 5 : Καί τις λόγος ἐχώρει διὰ πάντων ὡς ἡ Ἀφροδίτη κωµάζοι πρὸς τὸν Διόνυσον ἐπ᾽ ἀγαθῷ τῆς Ἀσίας. Voir aussi le paragraphe 24, 4-5 où Antoine avait déjà été identifié à Dionysos, lorsqu’il était entré dans Éphèse précédé par des femmes costumées en Bacchantes et des hommes déguisés en en Satyres et en Pans. L’ironie de Plutarque est discrète, mais bien présente : Cléopâtre représentera un mal tant pour Antoine que pour l’Asie. 67 Sur l’importance des personnages collectifs, nous renvoyons à FRAZIER, « Contribution … », p. 4508-4509. 68 FRAZIER, « Contribution … », p. 4533. 69 L’utilisation du verbe ὑπήκουσε, qui signifie à la fois « obéir » et « consentir » n’est sans doute pas anodin. 70 Cf. PLUTARQUE, Ant. 26, 1 : οὕτω κατεφρόνησε καὶ κατεγέλασε τοῦ ἀνδρός, où l’assurance de Cléopâtre et le mépris envers Antoine sont clairs. La traduction Flacelière « elle n’en tint pas compte » pour κατεφρόνησε (« mépriser, dédaigner ») rend mal compte du peu d’importance qu’accorde Cléopâtre aux missives du triumvir. En outre, elle est légèrement erronée, puisque τοῦ ἀνδρός est le complément de deux verbes.
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passe vite sur l’apparence physique de la reine, puisque celle-ci n’a, selon lui, rien d’extraordinaire 71, et s’attarde sur le caractère et les talents multiples de cette dernière. D’après le biographe, c’est bien là que réside le caractère remarquable de la reine, dont le commerce est si agréable et comporte un attrait si irrésistible qu’il devient impossible de s’en défaire par la suite 72. C’est que les rapports avec Cléopâtre ont toujours en eux quelque chose de piquant (κέντρον), du fait que ses paroles sont à la fois convaincantes (ἐν τῷ διαλέγεσθαι πιθανότητος) et comportent, en quelque sorte, en elles tout le caractère de la reine (περιθέοντος ἅµα πως περὶ τὴν ὁµιλίαν ἤθους), dont le trait principal est justement de subjuguer ses auditeurs. D’ailleurs, la phrase suivante commence précisément par le mot ἡδονή, placé en exergue, qui souligne ainsi le plaisir que provoque chez les auditeurs le son de sa voix : ἡδονὴ δὲ καὶ φθεγγοµένης ἐπῆν τῷ ἤχῳ· καὶ τὴν γλώτταν, ὥσπερ ὄργανόν τι πολύχορδον, εὐπετῶς τρέπουσα καθ᾽ ἣν βούλοιτο διάλεκτον, ὀλίγοις παντάπασιν δι᾽ ἑρµηνέως ἐνετύγχανε βαρβάροις, τοῖς δὲ πλείστοις αὐτὴ δι᾽ αὑτῆς ἀπεδίδους τὰς ἀποκρίσεις.
Cléopâtre n’est donc pas uniquement une oratrice habile, mais dispose en outre d’une voix qui, par nature, est envoûtante, ce qui n’est pas sans accentuer l’image mystérieuse de l’ensorceleuse orientale. Cette image inquiétante est d’ailleurs développée dans les lignes suivantes où Plutarque nous présente une reine qui sait utiliser sa γλῶττα — terme qui, vraisemblablement, doit être pris, à la fois au sens propre comme au sens figuré — tel un instrument à plusieurs cordes (ὄργανον πολύχορδον), « dont elle sait jouer aisément dans le dialecte qu’elle [veut] ». L’assimilation avec les Sirènes de l’Odyssée est ici, naturelle 73, mais l’image renvoie aussi, comme d’autres l’ont souligné 74, à Hélène, lorsqu’elle cherche à attirer les Achéens 71
PLUTARQUE, Ant. 26.3 : Καὶ γὰρ ἦν, ὡς λέγουσιν, αὐτὸ καθ᾽ αὑτὸ τὸ κάλλος αὐτῆς οὐ πάνυ δυσπαράβλητον οὐδ᾽ οἷον ἐκπλῆξαι τοὺς ἰδόντας. Plutarque répétera, un peu plus bas, que l’apparence de Cléopâtre n’est en rien remarquable (57.5 : καὶ µᾶλλον οἱ Κλεοπάτραν ἑωρακότες οὔτε κάλλει τῆς Ὀκταουίας οὔθ᾽ ὥρᾳ διαφέρουσαν). Cf. aussi PLUTARQUE, Caes. 49, 3, où l’auteur parle de la grâce de sa conversation (ὁµιλίας καὶ χάριτος), mais ne dit pas qu’elle était belle. Dion Cassius (Hist. 42, 34, 4-6), lui, qualifie au contraire la reine de περικαλλεστάτη γυναικῶν « femme d’une beauté exceptionnelle », et affirme qu’elle est λαµπρὰ ἰδεῖν « éblouissante à voir ». De façon intéressante, Plutarque souligne dans le Démétrios (Dem. 16.56) que la femme qui le séduit, Lamia, n’est pas toute jeune, mais qu’elle arrive à avoir le dessus sur lui, de la même façon que Cléopâtre aura raison d’Antoine. 72 La fréquentation (συνδιαίτησις) de Cléopâtre résulte très concrètement en un contact (ἀφήν) que Plutarque qualifie de ἄφυκτον, c’est à dire « qu’on ne peut fuir, dont on ne peut se défaire ». 73 HOMÈRE, Od. µ 165-200. 74 Carlo BRILLANTE, « La voce che affascina : Elena e Cleopatra », MDAI (R) 59 (2008), p. 53-75.
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hors du cheval de bois en imitant les voix de leurs épouses 75, ce qui n’est pas sans évoquer encore une fois Circé ou les Sirènes 76. L’épithète a priori très concrète πολύχορδον a, elle aussi, des tonalités épiques, puisqu’elle fait naturellement penser à Ulysse « aux mille tours » et aux diverses épithètes qui le qualifient, notamment πολύτροπος, mais aussi πολύµητις 77 et πολυµήχανος 78. Or, Cléopâtre n’est pas si différente d’Ulysse, puisqu’elle semble être tout aussi rusée que lui, ce qui lui permet de faire feu de tout bois et de faire appel aux mêmes artifices (notamment le déguisement, la mise en scène ou encore la dissimulation de son caractère derrière les traits d’un personnage). À ce talent presque magique s’ajoute la connaissance qu’elle a de plusieurs langues étrangères qu’elle manie à la perfection 79, élément sur lequel Plutarque insiste grâce à l’accumulation des noms de peuples avec lesquels la reine est en mesure de communiquer, laissant ainsi l’image d’une reine franchement indépendante sans besoin aucun pour des interprètes qui pourraient, éventuellement la manipuler. Car, précisément, c’est bien elle qui manipule les autres et non le contraire ; il semblerait bien d’ailleurs que personne ne puisse lui résister, qu’il s’agisse d’Antoine, qui en est, en quelque sorte, la première victime, ou encore d’Octavien-Auguste que Plutarque présentera par la suite comme berné par Cléopâtre, qui, avec lui, jouera un nouveau rôle, celui de la femme impuissante et éplorée. D’ailleurs, le vocabulaire et la structure syntaxique du paragraphe 28 confirment cette image d’une femme toute puissante et manipulatrice. La phrase commence justement par le verbe ἁρπάζω 80, verbe, qui bien que traduit de façon satisfaisante par « ravir » ou « conquérir », garde ici son sens étonnamment concret (« s’emparer vivement, saisir à la hâte, arracher »), et laisse ainsi entrevoir l’image d’une femme chasseresse qui aurait pris sa proie — Antoine — dans son piège (ce qui répond au verbe ἁλίσκεται du paragraphe 25). La structure syntaxique ne fait que renchérir sur cette image d’un homme complètement subjugué par une femme, à un 75
HOMÈRE, Od. δ 274-289. Cf. HOMÈRE, Od. δ 219-226 et 229-230, où l’on apprend qu’Hélène vient de verser dans le cratère une drogue d’oubli, rapportée d’Égypte et aussi ambiguë et mystérieuse que la terre qui l’a produite. 77 Cf. HOMÈRE, Il. A 131. 78 SOPHOCLE, Phil. 1135. 79 Cf. aussi PLUTARQUE, Def. orac. 421b. 80 Ce verbe a un sens particulièrement fort qui reste aujourd’hui encore sensible à tout locuteur grec. Christopher PELLING (Plutarch: Life of Antony, p. 193) souligne aussi que ce verbe a un sens fort et le rapproche du verbe latin rapio. Il faut d’ailleurs se souvenir que Plutarque avait écrit, un peu plus haut, ἁλίσκεται : l’application de l’imagerie militaire à un contexte amoureux, que souligne l’expression οἴχεσθαι φερόµενον, n’est pas inhabituelle (cf. Ovide, Properce). 76
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moment assez grave : on commence en effet avec une comparative (Οὕτω δ᾽ οὖν τὸν Ἀντώνιον ἥρπασεν), suivie d’une consécutive introduite par ὥστε, mais dont le reste ne vient qu’après deux longs génitifs absolus qui coupent le fil logique de la narration et opposent à l’action de Fulvia à Rome ou la nécessité de faire face au danger parthe 81, la débauche de Antoine et de Cléopâtre 82. Une fois de plus, dans cette phrase, Antoine n’est pas le sujet grammatical mais bien le complément d’objet. On le voit, la fonction grammaticale mais aussi la tournure οἴχεσθαι φερόµενον utilisée dans le cas d’Antoine sont choisis délibérément pour que le lecteur soit frappé par la passivité d’un homme devant une femme (25, 5 : ὑπάξεσθαι τὸν Ἀντώνιον), ce qui réduit ce dernier à l’état de jeune homme immature (29, 1 : µειρακίου, 30, 1 : τοιαῦτα ληροῦντα καὶ µειρακιευόµενον) abandonné à des amusements de gamin (παιδιαῖς χρώµενον), au gaspillage (ἀναλίσκειν, ἀνάλωµα) et à la mollesse (καθηδυπαθεῖν) 83. La débauche est à ce point hors du commun que Plutarque la présente comme application même du dicton d’Antiphon, qu’il cite, ce qui lui permet de présenter ces excès sous les traits d’un exemplum. D’ailleurs, si l’on regarde de plus près, le récit des événements s’arrête temporairement 84 et ne reprend, à proprement parler, qu’au paragraphe 30, puisqu’après la première entrevue d’Antoine et de Cléopâtre, le biographe s’attarde sur le portrait de Cléopâtre puis sur les excès et sur la vie débauchée des deux amants à laquelle ces derniers donneront le nom bien particulier de Ἀµιµητόβιοι, vie qui est décrite en détail dans deux longs paragraphes, le 28 et le 29. Or, après une description des divers excès au paragraphe 28, Plutarque se focalise à nouveau sur Cléopâtre qui est présentée comme inventant pour Antoine de nouveaux excès toujours plus importants. Selon lui, Cléopâtre arrive à ses fins, parce qu’elle maîtrise à ce 81
PLUTARQUE, Ant. 28, 1 : πολεµούσης µὲν ἐν Ῥώµῃ Καίσαρι Φουλβίας τῆς γυναικὸς ὑπὲρ τῶν ἐκείνου πραγµάτων, αἰωρουµένης δὲ παρθικῆς στρατιᾶς περὶ τὴν Μεσοποταµίαν. 82 PLUTARQUE, Ant. 28, 1 : οἴχεσθαι φερόµενον ὑπ᾽ αὐτῆς εἰς Αλεξάνδρειαν, ἐκεῖ δὲ µειρακίου σχολὴν ἄγοντος διατριβαῖς καὶ παιδιαῖς χρώµενον ἀναλίσκειν καὶ καθηδυπαθεῖν τὸ πολυτελέστατον, ὡς Ἀντιφῶν εἶπεν, ἀνάλωµα, τὸν χρόνον. 83 Le contraste entre cette période de débauche et de joie (période des Ἀµιµητόβιοι) et celle qui suit le désastre d’Actium (période des Συναποθανούµενοι) ne rend que plus saisissant le caractère pathétique et tragique de ce laisser-aller d’Antoine. Cf. la remarque très juste d’Evangelos ALEXIOU (Πλουτάρχου Παράλληλοι Βίοι, p. 267-268) : « Ο Πλούταρχος υποβάλλει συστηµατικά την εικόνα µίας ηδονικής Ανατολής, όπου η Αίγυπτος, η Κλεοπάτρα, ακόµη και ο στρατός των Αιγυπτίων είναι συγχρόνως κωµικοί και τραγικοί, ανήκουν στον χώρο του Διονύσου και των θιασιωτών του. Όπως ο Διόνυσος εµφανίζεται µε δύο όψεις, αντίστοιχα και ο προστατευόµενός του: στην Έφεσο του αποδίδονται θεϊκές τιµές στον Αντώνιο, από κάποιους αποκαλείται Διόνυσος Χαριδότης καὶ Μειλίχιος, από τους πολλούς ωστόσο Ὠµηστὴς καὶ Ἀγριώνιος […] από τη µία είναι ο Διόνυσος των ηδονών και των απολαύσεων που ευεργετεί τους κόλακες, από την άλλη ο Διόνυσος της αγριότητας. ». 84 Pour une analyse des entorses à une chronologie stricte, nous renvoyons à FRAZIER, « Contribution … », p. 4491-4493.
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point la flatterie qu’elle n’utilise pas cette dernière sous les quatre formes que lui connaît Platon 85, mais sous des formes innombrables, ce qui explique l’utilisation dans la phrase suivante, de la part de Plutarque, de verbes composés avec σύν 86, et l’accumulation d’une activité après une autre, toutes liées entre elles par des καί 87. Ainsi, pour Plutarque, Cléopâtre représente le prototype même de la femme orientale dangereuse car envoûtante et puissante : c’est comme si ce qui la caractérisait avant tout était sa capacité à subjuguer tout interlocuteur (d’où le recours au verbe ὑπάγειν) et, d’autre part, son côté inquiétant et énigmatique associé aux divers charmes, magiques 88 ou non, qu’elle a à sa disposition. Ce caractère dangereux et sa nature peu recommandable ne sont rendus que plus apparents grâce au portrait de l’anti-Cléopâtre que Plutarque offre au lecteur et qui n’est autre qu’Octavie, la sœur d’Octavien-Auguste et l’épouse d’Antoine 89. En effet, les nobles traits prêtés à la sœur d’Auguste précisent par contraste la figure si particulière de l’énigmatique Égyptienne : si Cléopâtre représente le « derniers des maux » pour Antoine, « cette merveille de femme » (χρῆµα θαυµαστὸν γυναικός) qu’est Octavie 90, représente, aux yeux de tous, le salut et l’harmonie (σωτηρίαν […] καὶ σύγκρασιν). En outre, à sa beauté (ἐπὶ κάλλει τοσούτῳ) s’ajoute une σεµνότης (dignitas) toute romaine et le νοῦς qui, précisément, n’est jamais l’apanage de Cléopâtre, que caractérise la πανουργία. Enfin, cette dernière ne cherche aucunement à dépasser sa condition de femme, mais sait que son sort dépend des hommes qu’elle supplie de façon pathétique (35, 3 : πολλὰ ποτνιωµένη καὶ πολλὰ δεοµένη) ; elle essaie, certes, d’influencer les
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Plutarque fait ici référence à PLATON, Gorg. 464c-465b (ἡ κολακευτικὴ […] τέτραχα ἑαυτὴν διανείµασα), où l’on apprend que la flatterie connaît quatre formes, la cuisine (ὀψοποιητική), la coquetterie (κοµµωτική), la sophistique (σοφιστική) et la rhétorique (ῥητορική). 86 Pas moins de cinq verbes : συνεκύβευε, συνέπινε, συνεθήρευε et, un peu plus bas, συνεπλανᾶτο, συνήλυε. 87 PLUTARQUE, Ant. 29, 2 : Καὶ γὰρ συνεκύβευε καὶ συνέπινε καὶ συνεθήρευε καὶ γυµναζόµενον ἐν ὅπλοις ἐθεᾶτο καὶ νύκτωρ προσισταµένῳ θύραις καὶ θυρίσι δηµοτῶν καὶ σκώπτοντι τοὺς ἐνδον συνεπλανᾶτο καὶ συνήλυε, θεραπαινιδίου στολὴν λαµβάνουσα. 88 Plutarque insiste, justement, au paragraphe 60, 1, qu’Antoine est ensorcelé par les philtres (ὑπὸ φαρµάκων) et n’est plus maître de lui (οὐδ᾽ αὐτοῦ κρατοίη). 89 Ces deux exemples de comportement et de ἦθος différents reflètent non seulement deux personnalités différentes mais aussi et surtout deux mondes aux valeurs opposées, Rome et l’Orient, représentés par Octavie et Cléopâtre respectivement. Le contraste entre les deux femmes est déjà souligné par Françoise FRAZIER, Silves Grecques 2013-2014, p. 167. 90 Pour une discussion de l’opposition entre uxor et amica, récurrente dans l’élégie romaine, nous renvoyons à PELLING, Plutarch: Life of Antony, p. 247.
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décisions qui seront prises, mais ne prend jamais les devants 91, comme le fait Cléopâtre, qui reste du début jusqu’à la fin de la Vie un sujet agissant et indépendant. Et, justement, lorsque Cléopâtre revient sur le devant au paragraphe 36, l’opposition avec le comportement humble et modéré d’Octavie ne rend que plus net le caractère excessif et néfaste de la passion d’Antoine pour la reine, puisque le lecteur assiste, littéralement, à la renaissance d’un mal qui sommeillait. Il est intéressant d’ailleurs, qu’une fois de plus, la construction syntaxique de la phrase reflète ce fait : comme au paragraphe 25, le sujet grammatical de la phrase est, ici encore, le « désir » (ἔρως), que le biographe qualifie de « mal terrible » (δεινὴ συµφορά) qui sommeillait jusqu’à présent, mais est, cette fois, bel et bien éveillé 92 et impose de nouveau à Antoine un comportement. Et, de même que le biographe moraliste faisait de la vie débauchée de Antoine auprès de Cléopâtre un exemplum qui illustrait le dicton d’Antiphon, de même le comportement d’Antoine, qui abandonne tout ce qui est honnête et salutaire, est comparé au comportement immodéré du cheval noir et rétif du fameux passage dans le Phèdre de Platon 93, transformant ainsi l’événement particulier en exemple universel. 4. Cléopâtre sous le pouvoir d’Octavien-Auguste ? Or, il est intéressant de noter que, pour indépendante qu’elle soit, Cléopâtre semble, vers la fin de la Vie d’Antoine, retrouver la place « normale » qui aurait dû être la sienne du point de vue de quelqu’un de l’époque, c’est-à-dire sous le pouvoir d’un homme. Celle qui avait mené Antoine à sa perte 94 et avait provoqué la défaite d’Actium se retrouve à présent sous le pouvoir absolu du vainqueur, Octavien. Désormais, loin de l’insouciance et du badinage, après la défaite à Actium et la mort d’Antoine, Cléopâtre semble désormais impuissante et assujettie à Octavien, celui, qui, bientôt, adoptera le titre d’Auguste. Prisonnière en effet, et placée sous une garde qui veille à ce qu’elle ne se donne pas la mort, elle semble en outre malmenée physiquement, moralement brisée 95, résignée désormais à son 91 Cette image cadre bien avec le point de vue de Plutarque sur la question du rôle de la femme dans le mariage, qui, selon lui, doit être obéissante. Cf. PLUTARQUE, Conjug. praec. 143c et 145a, ainsi que XENOPHONTOS, « Plutarch », p. 335-345. 92 À noter l’opposition entre les termes κατευνᾶσθαι/κατακεκηλῆσθαι et ἀνέλαµπε / ἀνεθάρρει. 93 PLATON, Phaedr. 254 a-d. Pour des remarques sur le rapprochement avec le passage du Phèdre, voir ALEXIOU, Πλουτάρχου Παράλληλοι Βίοι, p. 269. 94 Cf. PLUTARQUE, Ant. 66. 5-8 : ἐδίωκε τὴν ἀπολωλεκυῖαν ἤδη καὶ προσαπολοῦσαν αὐτόν. 95 PLUTARQUE, Ant. 83, 1 : κατακειµένη ταπεινῶς et δεινῶς µὲν ἐξηγριωµένη κεφαλὴν καὶ πρόσωπον, ὑπότροµος δὲ τῇ φωνῇ καὶ συντετηκυῖα ταῖς ὄψεσιν et 83, 2 : Ἦν δὲ πολλὰ καὶ τῆς περὶ τὸ στέρνον αἰκίας καταφανῆ· καὶ ὅλως οὐθὲν ἐδόκει τὸ σῶµα τῆς ψυχῆς ἔχειν βέλτιον.
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sort et prompte à reconnaître l’autorité du nouveau César (ἀναπηδήσασα προσπίπτει). Octavien, lui, qui, jusqu’à présent, craignait 96 qu’elle se donnât la mort, semble adopter une attitude condescendante et paternaliste 97 envers la reine déchue, qui est réduite à se battre avec un esclave. Il semblerait donc que tout soit, cette fois, définitivement perdu pour Cléopâtre. Or, il n’en est rien. Et, justement, on peut être surpris que Plutarque s’attarde, une fois Antoine mort, sur le sort de celle qui, à ses yeux, est la véritable responsable, non seulement de la mauvaise préparation d’Antoine contre les Parthes 98 mais aussi du désastre d’Actium. Plutarque est catégorique à ce sujet : c’est bien à cause de Cléopâtre que le combat à lieu sur mer (et non sur terre comme le souhaite Antoine) 99, puisque cette dernière n’a pour objectif que la fuite 100 , pour laquelle elle opte soudainement (αἰφνίδιον) alors que le combat est encore indécis (ἀκρίτου δὲ καὶ κοινῆς τῆς ναυµαχίας ἔτι οὔσης), entraînant par là celle d’Antoine dont la description est saisissante par sa sévérité : « Οὐ γὰρ ἔφθη τὴν ἐκείνης ἰδὼν ναῦν ἀποπλέουσαν καὶ πάντων ἐκλαθόµενος καὶ προδοὺς καὶ ἀποδρὰς τοὺς ὑπὲρ αὐτοῦ µαχοµένους καὶ θνῄσκοντας εἰς πεντήρη µετεµβάς, Ἀλεξᾶ τοῦ Σύρου καὶ Σκελλίου µόνων αὐτῷ συνεµβάντων ἐδίωκε τὴν ἀπολωλεκυῖαν ἤδη καὶ προσαπολοῦσαν αὐτόν » 101. L’insistance de Plutarque sur la trahison d’Antoine que soulignent les trois participes ἐκλαθόµενος, προδούς et ἀποδράς, permettent au biographe de faire voir la rapidité avec laquelle le général romain prend sa décision et condamnent irrévocablement sa passion pour cette femme pernicieuse qu’est Cléopâtre, qualifiée, elle aussi par deux participes lourds de sens. C’est pourquoi il peut paraître étonnant que le biographe s’attarde sur le sort de la reine, dont l’échec militaire à Actium est rapidement compensé par
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Cf. PLUTARQUE, Ant. 83, 1 : παρηγορήσων, 74.3 : ὥστε δείσαντα et 78. 4 : καὶ γὰρ ἐφοβεῖτο περὶ τῶν χρηµάτων. 97 Cf. 83. 6 : Τοῦ δὲ Καίσαρος µειδιῶντος καὶ καταπαύοντος αὐτήν… 98 PLUTARQUE, Ant. 37, 5-6, notamment ἀνόνητον αὐτῷ διὰ Κλεοπάτραν γενέσθαι λέγουσι et σπεύδοντα γὰρ ἐκείνη διαχειµάσαι […] ὑπὸ φαρµάκων τινῶν ἢ γοητείας παπταίνοντα πρὸς ἐκείνην ἀεί, où l’on retrouve à nouveau l’image d’Antoine sous l’emprise des potions et des sortilèges de Cléopâtre. 99 PLUTARQUE, Ant. 62, 1 : Οὔτω δ᾽ ἄρα προσθήκη τῆς γυναικὸς ἦν ὥστε τῷ πεζῷ πολὺ διαφέρων ἐβούλετο τοῦ ναυτικοῦ τὸ κράτος εἶναι διὰ Κλεοπάτραν. 100 PLUTARQUE, Ant. 63, 8 : Οὐ µὴν ἀλλ᾽ ἐξενίκησε Κλεοπάτρα διὰ τῶν νεῶν κριθῆναι τὸν πόλεµον, ἤδη πρὸς φυγὴν ὁρῶσα καὶ τιθεµένη τὰ καθ᾽ ἑαυτήν, οὐχ ὅπου πρὸς τὸ νικᾶν ἔσται χρήσιµος, ἀλλ᾽ ὅθεν ἄπεισι ῥᾷστα τῶν πραγµάτων τῶν ἀπολλυµένων. 101 PLUTARQUE, Ant. 66, 8 : « Il n’eut pas plus tôt vu partir son navire qu’oubliant tout, trahissant et abandonnant ceux qui combattaient et mourraient pour lui, il monta sur une quinquérème, sans autres compagnons qu’Alexas le Syrien et Scellius, et suivit cette femme, qui déjà avait commencé sa perte et qui allait l’achever. »
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sa victoire sur Octavien sur le plan moral, qui lui assure en même temps la sympathie du lecteur. En effet, à y regarder de plus près, on s’aperçoit que la syntaxe du paragraphe 83 souligne de façon discrète mais très nette que nous avons affaire à une ruse de plus de Cléopâtre, qui recourt, encore une fois, à une mise en scène. Il semblerait, certes, qu’Octavien soit, à première vue, insensible aux charmes de Cléopâtre et que le temps des tactiques et des ruses soit, cette fois, irrévocablement passé. Or, à y regarder de plus près, ce dernier, tout puissant qu’il est, trouve, somme toute, son maître, comme tous les autres hommes avant lui, qui ont eu à traiter avec Cléopâtre. L’apparence de la reine n’est certes plus majestueuse, son attitude n’est plus fière, ses talents d’oratrice, enfin, ne font plus effet 102. Et pourtant, le fait est que c’est bien elle qui, justement, mène malgré tout le jeu. Véritable caméléon, Cléopâtre ici encore sait jouer, il faut le dire, la comédie. L’agencement du récit le prouve de façon satisfaisante : Cléopâtre n’arrive certes pas à convaincre Octavien, mais des marqueurs précis dans le texte 103 indiquent clairement que la reine déchue n’a pas dit son dernier mot. Elle commence avec l’excuse (δικαιολογία) de la femme impuissante qui a agi sous la crainte d’Antoine, puis, devant la réfutation point par point de ses arguments par Octavien qui ne la croit pas, elle s’adapte aussitôt (ταχύ... µεθηρµόσατο) et remplace l’argumentation logique par l’argumentation sentimentale en faisant appel à la pitié. Enfin, elle utilise un dernier argument imparable, celui de l’argent et des richesses dont elle dispose. Trois moments distincts donc, que Plutarque prend bien soin de marquer (µέν ... δέ ... τέλος δέ), comme pour souligner la facilité avec laquelle la reine est en mesure de s’adapter à chaque nouvelle difficulté et de changer de tactique, même lorsque tout semble a priori perdu. Et de fait, l’échec de la reine n’est qu’apparent. Octavien est, certes, celui qui vient à sa rencontre, dirige le débat et y met fin ; c’est celui qui domine les événements et pousse Cléopâtre à déployer de nouveaux stratagèmes ; c’est lui, enfin, qui se montre bienveillant et souriant devant sa prisonnière envers laquelle il adopte une attitude paternaliste. Et pourtant, le gros plan reste constamment sur la reine, qui est le sujet grammatical des propositions principales, dont les paroles sont rapportées au style direct : Octavien, lui, n’est mentionné que dans des génitifs absolus 104, comme Séleucos qui apparaît à la fin du 102
Aucun argument ne convainc Octavien qui la réfute point par point ; cf. PLUTARQUE, Ant. 83, 4 : ἐνισταµένου δὲ πρὸς ἕκαστον αὐτῇ τοῦ Καίσαρος, ἐξελεγχοµένη… 103 Cf. PLUTARQUE, Ant. 83, 4 : ἥψατο µέν τινος δικαιολογίας ... ἐνισταµένου δὲ πρὸς ἕκαστον αὐτῇ τοῦ Καίσαρος, ἐξελεγχοµένη ταχὺ πρὸς οἶκτον µεθηρµόσατο καὶ δέησιν, ὡς δή τις ἂν µάλιστα τοῦ ζῆν περιεχοµένη. Τέλος δέ, τοῦ πλήθους τῶν χρηµάτων ἀναγραφὴν ἔχουσα προσέδωκεν αὐτῷ. 104 PLUTARQUE, Ant. 83, 4 : Κελεύσαντος τοῦ Καίσαρος […] πλησίον αυτοῦ καθίσαντος, ἐνισταµένου δὲ […] τοῦ Καίσαρος ; 83.6 : τοῦ δὲ Καίσαρος µειδιῶντος καὶ καταπαύοντος
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paragraphe. Enfin, l’opposition entre l’infinitif actif ἐξηπατηκέναι et le participe passif ἐξηπατηµένος, qui vient clore ce paragraphe, est en outre très significative et explicite sur le sens à accorder à cet épisode : c’est bien celui qui espérait tromper qui est finalement berné. D’ailleurs, la comparaison avec la version que donne Dion Cassius est à cet égard éclairante. Selon lui, Cléopâtre joue le même rôle que chez Plutarque, celui de la femme désespérée qui pleure la mort de César et essaie d’amadouer Octavien par le pathétique de ses lamentations qui sont, chez cet auteur, reproduites au discours direct. En outre, dans la version de Dion, c’est bien Cléopâtre qui a demandé l’entrevue avec le successeur de César 105. Cependant, si le lecteur de Plutarque reste toujours en sympathie envers Cléopâtre, celui de Dion est quelque peu gêné par le côté excessif et, vraisemblablement, artificiel des lamentations de la reine qui sont tellement exagérées que leur caractère factice en est rendu éclatant. Dion prend bien soin d’ailleurs de faire savoir à son lecteur qu’il s’agit d’une mise en scène 106 , dont le seul but est de s’assurer le pardon d’Octavien. Bien plus, dans cette version des faits, Cléopâtre fait ouvertement part à Octavien de sa volonté de mourir, qui n’est, cependant, pas sincère au début 107. Chez Plutarque, Cléopâtre prend bien soin, justement, de ne pas le mentionner à ce stade. Or, si la mise en scène est attestée chez les deux auteurs 108 , on voit que la présentation varie considérablement en fonction de l’auteur et que Plutarque, précisément, prend bien soin d’introduire discrètement dans son récit assez d’éléments pour que le lecteur observe l’ ἦθος de Cléopâtre. Cela est d’autant plus intéressant qu’Antoine est mort depuis un moment et a cessé d’être le personnage principal de la biographie. Cependant, la Vie d’Antoine ne s’arrête aucunement avec la mort du triumvir, mais continue jusqu’aux derniers jours de Cléopâtre, qui sont développés sur neuf paragraphes, ce qui, dans une Vie qui en compte quatre-vingt-sept est considérable 109. D’ailleurs, de façon intéressante, la force de caractère dont fait montre Cléopâtre face à Octavien après le désastre d’Actium est d’autant plus remarquable que la Vie d’Antoine peut en quelque sorte être lue comme
αὐτήν ; 83, 5 : Σελεύκου δὲ […] ἐλέγχοντος. Cet avis est partagé par FRAZIER & THÉVENET, Silves Grecques 2013-2014, p. 195. 105 Chez Plutarque, c’est Octavien qui vient à la rencontre de Cléopâtre qui n’a pas préparé de mise en scène et qui ἔτυχε µὲν ἐν στιβάδι κατακειµένη ταπεινῶς. 106 DION CASSIUS., Hist. 51, 12, 1 : Οἶκον τε οὖν ἐκπρεπῆ καὶ κλίνην πολυτελῆ παρασκευσάσα καὶ προσέτι καὶ ἑαυτὴν ἠµεληµένως πως κοσµήσασα. 107 Ce n’est que plus tard, en effet, qu’elle prend la décision de mourir : DION CASSIUS, Hist. 51, 13, 2 : ὄντως τε ἀποθανεῖν ἐπεθύµησε. 108 Décoration savante de l’appartement de Cléopâtre et lamentations pathétiques chez Dion, altercation théâtrale digne de la Néa entre Cléopâtre et Séleucos chez Plutarque. 109 BRENK, « Plutarchs Life ‘Markos Antonios’ », p. 4409.
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une progression inévitable vers la désintégration morale d’Antoine 110 alors que la reine déchue apparaît clairement à ce stade comme un personnage principal et non plus secondaire de la Vie. On comprend donc aisément que les funérailles d’Antoine sont principalement une occasion supplémentaire, pour Plutarque de s’intéresser au caractère de Cléopâtre qui transparaît dans ses paroles citées au discours direct. En effet, dans ce discours adressé à Antoine pendant qu’elle lui rend les honneurs funèbres, la reine, qui se présente désormais comme son épouse légitime, affirme son amour pour le général romain et supplie sur un ton emphatique le défunt de lui venir en aide. Or, le contraste entre ce discours et celui qu’elle adresse à Octavien au paragraphe précédent est saisissant. Que ces supplications et l’épisode entier soient une pure invention et inspiré de la tragédie, comme on l’a suggéré 111, importe peu à notre propos. Ce qui est plus intéressant est qu’ici, la reine, qui, jusqu’à présent avait été peinte comme précepteur de vice et avait toujours caché sa véritable pensée tant à Antoine 112 qu’à Octavien, adopte à présent un ton sincère et exprime pour la première fois ce qu’elle pense vraiment, à un moment où, justement, son locuteur est mort et ne peut plus l’entendre. L’oratrice déploie ici tout son talent 113 pour souligner sa volonté de fusionner 114 avec Antoine et dévoile sa vraie volonté qui est de se donner la mort. Bien loin des mensonges mesquins que lui prête Dion Cassius, Plutarque fait ici de Cléopâtre un personnage de la tragédie qui apparaît dans toute se dignité, comme s’il avait voulu ici la racheter. L’architecture du récit est d’ailleurs remarquable : le biographe décrit les honneurs accordés à Antoine au paragraphe 84, puis énumère, dans le paragraphe 85 les dernières actions de Cléopâtre, mais anticipe et fait découvrir aux serviteurs d’Octavien, qui se précipitent de façon dramatique vers le lieu de sa mort, le suicide, dont les détails ne sont donnés que dans le paragraphe suivant 115. 110
Ibid., p. 4399 ; cf. PLUTARQUE, Ant. 69, 6-7. PELLING, Plutarch: Life of Antony, p. 318. 112 Cf. PLUTARQUE, Ant. 53, 5-8, où Cléopâtre, pour ne pas être évincée par Octavie, feint d’être malade par amour pour Antoine et s’arrange pour être vue par celui-ci en train de pleurer et de faire semblant de le lui cacher. 113 Cf. l’opposition entre les µύρια κακά qu’elle éprouve et le temps très bref de leur séparation qu’elle qualifie pourtant de malheur le plus µέγα et δεινόν. 114 PLUTARQUE, Ant. 84, 4-7 : ἡµᾶς οὐθὲν ἀλλήλων διέστησε, κινδυνεύοµεν δὲ τῷ θανάτῳ διαµείψασθαι τοὺς τόπους, σὺ µὲν ὁ Ῥωµαῖος ἐνταῦθα κείµενος, ἐγὼ δ᾽ ἡ δύστηνος ἐν Ἰταλίᾳ, τοσοῦτο τῆς σῆς µεταλαβοῦσα χώρας µόνον [...] µὴ πρόῃ ζῶσαν τὴν σεαυτοῦ γυναῖκα, µηδ᾽ ἐν ἐµοὶ περιίδῃς θριαµβεύοµενον σεαυτόν, ἀλλ᾽ ἐνταῦθά µε κρύψον µετὰ σεαυτοῦ καὶ σύνθαψον, ὡς ἐµοὶ µυρίων κακῶν ὄντων οὐδὲν οὕτω µέγα καὶ δεινόν ἐστιν, ὡς ὁ βραχύς οὗτος χρόνος ὃν σοῦ χωρὶς ἔζηκα. 115 Pour une discussion des différentes versions du suicide de Cléopâtre, consulter PELLING, Plutarch: Life of Antony, p. 319-321. Le suicide par morsure de serpent est déjà connu de STRABON, Geogr. 17, 4 ; DION CASSIUS, Hist. 51, 1-4 mentionne aussi les variantes (morsure de 111
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Nous avons ainsi, en quelque sorte, après une longue vie de déception, de manipulation et de mise en scène, un portrait saisissant des véritables désirs de Cléopâtre qui quitte la vie avec une dernière mise en scène, majestueuse 116 , une fois de plus, et qui contraste avec la vision pitoyable qu’elle donnait à voir lorsqu’Octavien était venu à sa rencontre, mais fait le lien avec la première apparition fantasmagorique lors de la descente sur le Cydnos. En effet, après les ultimes lamentations solennelles sur la tombe d’Antoine, elle ordonne qu’on lui prépare un bain, prend un repas somptueux (λαµπρόν), puis écrit et fait envoyer ses dernières volontés à Octavien. À ce moment, Plutarque accélère le rythme du récit et change, précisément, de focalisateur pour envisager les événements non plus du point de vue de Cléopâtre, mais de celui d’Octavien qui ne comprend que trop tard quel est le dessein de cette dernière et se précipite vainement pour essayer de prévenir l’inévitable. Le paragraphe se termine sur la description du drame qui en est à ses derniers moments et auquel les serviteurs d’Octavien assistent impuissants. En effet, la reine est désormais morte et l’une de ses servantes est à ses pieds en train de mourir alors que la deuxième, soucieuse de la parure majestueuse de la reine, ajuste le diadème sur la tête de sa maîtresse. Le détail de l’expression est, naturellement, très significatif : les participes qui se rapportent à Cléopâtre, déjà morte, sont tous au parfait (85, 6 : τεθνηκυῖαν, κεκοσµηµένην), alors que les verbes décrivant l’action des servantes sont, eux, à l’imparfait (85, 7 : ἀπέθνῃσκεν, κατεκόσµει) et les participes au présent (ἤδη σφαλλοµένη, καρηβαροῦσα). Une partie du drame — la plus importante — est déjà accomplie, mais Octavien, et par conséquent le lecteur aussi, assistent à la fin, dont les derniers moments sont en train de se dérouler et le contraste entre l’immobilité de la reine déjà morte et le mouvement des servantes encore vivantes sont un moyen efficace de montrer l’impuissance d’Octavien devant les événements, dont le pouvoir et l’habileté n’auront pas raison de Cléopâtre. Cette façon de présenter les choses est, on s’en doute bien, hautement symbolique. Naturellement, Plutarque ne pouvait montrer la mort de la reine, étant donné que personne n’était en mesure d’en donner une version sûre et que le suicide s’était déroulé portes fermées. C’est pourquoi le paragraphe suivant, présente, certes en détail, les diverses versions qui circulent sur la mort de serpent, épingle à cheveux empoisonnée) mais ne prend pas de parti (τὸ µὲν σαφὲς οὐδεὶς οἶδεν). Cf. aussi VIRGILE, Aen. 8, 697 : geminos … anguis ; HORACE, Od. 1, 37, 27 ; PROPERCE, El. 3, 11, 53 : bracchia spectaui sacris admorsa colubris. 116 PLUTARQUE, Ant. 85, 6 : ἐν χρυσῇ κατακειµένην κλίνῃ κεκοσµηµένην βασιλικῶς. Cette description des derniers moments de Cléopâtre fait d’ailleurs penser à l’exodos d’une tragédie où l’eccyclème est présenté sur scène pour révéler le drame qui s’est déroulé dans le tombeau.
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Cléopâtre et on a même un dernier mot de celle-ci cité en discours direct, mais le biographe prend bien soin d’insister sur le fait que tout cela n’est que rumeur 117 et ne décrit jamais les derniers moments de Cléopâtre, puisque narrer les événements de son point de vue eût semblé assez peu réaliste, ce qui explique aisément qu’il ait choisi de présenter les faits du point de vue des serviteurs d’Octavien, d’autant plus que cela lui permettait, finalement, d’en tirer le meilleur parti et de donner à son récit des tonalités tragiques. Mais de façon plus importante, faire assister Octavien à la fin du drame est aussi un procédé subtil qui permet au biographe de donner le dernier mot à la reine par le biais de sa servante, Charmion, qui ici prend la place de la reine dans un dernier ἀγών, dont elle sort victorieuse. En effet, à l’un des hommes qui, en colère, dit à cette dernière : « Voilà qui est beau, Charmion », celle-ci répond, non sans ironie et fierté, « Très beau et digne de la descendante de tant de rois », avant de se taire à jamais : la réponse de Charmion est certes adressée à l’homme qui lui a parlé, mais elles sont aussi et surtout adressées de façon indirecte à Octavien et, de ce fait au lecteur et à la postérité. Le sens de ces paroles et d’ailleurs double : ce que Charmion qualifie de κάλλιστον est à la fois la parure majestueuse de la reine, mais aussi et surtout, sa décision de se donner la mort. Si Plutarque s’attarde sur ces dernières paroles — qui font partie de ceux qu’il qualifie ailleurs de πρᾶγµα βραχύ 118 —, c’est précisément parce que cela lui permet d’illustrer une dernière fois par un ῥῆµα 119 le véritable caractère de Cléopâtre qui est, ici, dévoilé à Octavien pour la première et dernière fois 120. Naturellement, il va sans dire que l’ironie des paroles de Charmion n’est que plus acerbe du fait qu’au paragraphe 60, Octavien, pour ridiculiser Antoine et Cléopâtre, affirmait que « ceux qui faisaient la guerre aux Romains étaient l’eunuque Mardion, Potheinos, Iras la coiffeuse de Cléopâtre, et Charmion » 121 , en laissant entendre par là que la mollesse et le caractère efféminé de l’Égypte ne sauraient avoir raison de la uirtus romaine. C’est donc un portrait complexe qu’offre Plutarque au lecteur. Une lecture superficielle de cette Vie pourrait se satisfaire de voir en Cléopâtre un personnage néfaste et malicieux. Après tout, Plutarque lui-même classe la Vie d’Antoine dans la catégorie des vies peu recommandables et n’est pas avare, tout au long de celle-ci, en remarques sur l’excès des personnages qui 117
PLUTARQUE, Ant. 86, 1 : λέγεται, 86, 2 : οἱ δὲ … φάσκουσιν, 86.4 : τὸ δ᾽ἀληθὲς οὐδὲν οἶδεν … ἐλέχθη, 86. 5 : ἰδεῖν ἔφασκον … ἔνιοι δὲ, 86.6 : ταῦτα µὲν οὖν οὕτω λέγεται γενέσθαι. 118 PLUTARQUE, Alex. 1, 2. 119 Ibid. 120 Plusieurs passages dans l’œuvre de Plutarque indiquent que, pour lui, le caractère est dévoilé par ce que l’on dit ou ce que l’on ne dit pas. Cf. PLUTARQUE, Fab 1, 7-8 ; Lyc. 20, 10 ; Alex fort. 330a ; Inim. util. 90b. 121 PLUTARQUE, Ant. 60, 1 : πολεµοῦσι δ᾽ αὐτοῖς Μαρδίων ὁ εὐνοῦχος καὶ Ποθεινὸς καὶ Εἰρὰς ἡ Κλεοπάτρας κουρεύτρια καὶ Χάρµιον.
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y apparaissent. Cependant, on est en droit de se demander pourquoi le biographe qui qualifie Cléopâtre de « mal ultime » pour Antoine s’attarde malgré tout sur son sort après la mort du général et s’efforce de présenter les événements de façon à ce que le lecteur éprouve un élan de sympathie envers la reine d’Égypte. Ici encore, le contraste avec Dion Cassius est intéressant. Chez ce dernier, qui ne vise pas à présenter au lecteur le caractère de ses personnages de la même façon que Plutarque, Cléopâtre est présentée comme ayant une influence négative sur Antoine. Plutarque aussi souligne de son côté, comme nous l’avons vu, l’influence particulièrement néfaste de cette dernière sur Antoine, mais cela n’empêche aucunement le lecteur d’être admiratif devant le caractère insaisissable de la reine et ses divers talents, que ce soit son intelligence, sa capacité à parler plusieurs langues, sa tendance à faire feu de tout bois ou encore la facilité avec laquelle elle parvient, par le maniement habile du discours, à avoir le dessus sur les hommes. Bien plus, à la fin de la Vie d’Antoine, le lecteur se trouve, finalement — de façon quelque peu paradoxale —–, de son côté et ne peut s’empêcher d’être satisfait qu’Octavien ne soit pas parvenu à ses fins. Cela peut être expliqué de plusieurs façons. Tout d’abord, l’agencement du récit par Plutarque, qui présente au lecteur non pas une vie et un développement continus, mais des images successives du personnage et des moments précis dans la vie de ces derniers, fait que ce dernier parvient à saisir les diverses facettes des personnages, qui acquièrent par là du relief et de l’épaisseur et apparaissent ainsi dans toute leur complexité, sans jamais devenir des personnages unidimensionnels. À cela s’ajoute que les personnages de Plutarque ne sont pas des hommes vivants, mais de grandes figures du passé, comme le souligne Françoise Frazier : leur vie, avec le recul du temps, prend des allures de destin, de sorte que certaines scènes constituent, au-delà de l’illustration d’un caractère, une représentation symbolique de ce qu’ils furent et ce qu’ils sont pour l’histoire 122. En outre, l’étude des caractères dans les Vies Parallèles fonctionne comme une mise en lumière de thèmes majeurs et permettent au biographe de développer des dialogues ou des discours où apparaissent certains de ses thèmes de prédilection, notamment, l’attitude face à la Fortune. L’entrevue de Cléopâtre et d’Octavien, l’épisode au tombeau d’Antoine, puis le tableau du suicide constituent autant d’exemples où la description (notamment l’image saisissante de la reine immobile entourée de ses servantes) et les paroles rapportées au discours direct illustrent les efforts de Cléopâtre pour s’adapter à la mauvaise fortune qui est son lot après Actium. Ainsi, le fait que Cléopâtre soit, dans la Vie d’Antoine, un précepteur de vice et un mauvais exemple pour Antoine, n’empêche pas le biographe de 122
FRAZIER, « Contribution… », p. 4350.
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présenter un portrait d’elle mémorable. De même qu’Antoine demeure une personnalité remarquable malgré le fait qu’il est soumis à l’influence des divers κόλακες (Curion, Clodius, Fulvia, Cléopâtre) et est constamment présenté sous l’emprise des divers πάθη qui façonnent son caractère et le mènent inéluctablement au désastre 123, de même Cléopâtre reste, du début jusqu’à la fin, énigmatique, insaisissable et de ce fait, inoubliable, malgré l’insistance sur l’influence fatale qu’elle a sur le général romain. C’est donc un véritable tour de force que réalise Plutarque en présentant deux personnages à première vue négatifs, à l’intérieur d’une paire de Vies elle aussi « négative » (Démétrios / Antoine), qui, paradoxalement, laissent le lecteur troublé par le caractère tragique des deux héros plutôt que par leurs défauts. Ce qui est donné à lire, somme toute, n’est donc pas une critique d’Antoine ou de Cléopâtre, mais bien un portrait de l’influence des passions — dans le cas d’Antoine, le désir immodéré (ἔρως) pour Cléopâtre — sur l’être humain, qui constituent un exemple que le lecteur doit étudier pour en tirer une leçon. On voit donc aisément comment les Vies Parallèles, qui décrivent la vie et le caractère humain dans toute leur complexité, peuvent difficilement être classées a priori en vies uniquement positives ou négatives, comme l’a démontré Évangelos Alexiou 124 . De la même façon que Cléopâtre demeure pour le lecteur, du début jusqu’à la fin de la Vie, un personnage complexe aux facettes multiples et contradictoires 125 (amante, épouse loyale, manipulatrice, ensorce-leuse, oratrice habile), la vie aussi demeure une expérience tout aussi complexe, qui dépasse les dichotomies absolues. Centre Paul-Albert Février (TDMAM UMR 7297 Aix-Marseille Université - CNRS 13100, Aix-en-Provence, France
123
L’importance de la passion amoureuse et son lien avec l’homme politique est étudiée par Jeffrey BENEKER, The Passionate Statesman. Eros and Politics in Plutarch’s Lives, Oxford 2012 et ID., « Sex, Eroticism and Politics », p. 503-515. 124 ALEXIOU, Πλουτάρχου Παράλληλοι Βίοι, p. 271 et 277. 125 Timothy DUFF, « Plutarchan Synkrisis : Comparisons and Contradictions », dans L. VAN DER STOCKT, (éd.), Rhetorical Theory and Praxis in Plutarch. Acta of the IVth International Congress of the International Plutarch Society, Louvain 2000, p. 141-161 : p. 157 : « Plutarch provides us with two different ways of looking at the same event, and shows us that moral evaluation is not always easy, and is, to an extent, capable of revision, dependant on our point of view. »
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BIBLIOGRAPHIE 1. CITATIONS DE LA CUF Sauf mention particulière, les citations en grec ancien ou en latin suivent le texte de la Collection des Universités de France (CUF), chaque fois que l’édition existe. Dans tous les autres cas, l’édition est précisée. Quant aux traductions, elles sont empruntées, de façon systématique, à la CUF, quand ces éditions existaient. Quand elles n’existaient pas encore, j’ai donné une traduction personnelle. Quand on a procédé autrement, l’auteur de la traduction citée a été mentionné en note.
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RÉSUMÉ Bien que Cléopâtre puisse paraître de prime abord comme une femme fatale dans la Vie de Marc Antoine de Plutarque et être tenue responsable par le biographe pour l’influence néfaste exercée sur Antoine, une lecture plus attentive de la Vie indique que, loin d’être uniquement un monstrum fatale, du point de vue d’Horace, ou un modèle négatif, elle
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constitue en fait une étude typique de cas en vertu duquel les personnages de Plutarque ne doivent pas être perçus comme des modèles positifs ou négatifs, mais devraient être reconnus comme étant des figures hautement complexes, dont la description est destinée à un lecteur astucieux.
SUMMARY Although Cleopatra may at first appear as a femme fatale in Plutarch’s Life of Marc Antony and be held accountable by the biographer as a nefarious influence on Antony, a closer reading of the Life indicates that far from being solely a fatale monstrum, as Horace would have it, or a negative model, she constitutes in fact a typical case study of why Plutarch’s characters should not be perceived as either positive or negative role models but should be recognised as being highly complex figures, whose description is destined at an astute reader.
MOTS-CLÉS / KEY WORDS Plutarque – biographie – (Marc) Antoine – Cléopâtre – Vies Parallèles – Hellénisme – Barbares Plutarch – biography – Marc Antony – Cleopatra – Parallel Lifes – Hellenism –Barbarians
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QUATRIÈME PARTIE
CLÉOPÂTRE SUR LES PLANCHES ET DANS LES OBJETS DE LA VIE QUOTIDIENNE
Cléopâtre en abyme. Aux frontières de la mythistoire et de la littérature. Édité par S.H. Aufrère et A. Michel Cahiers Kubaba, Paris, 2018, p. 305-323. ————————————————————————————————————————
CLÉOPÂTRE SUR LA SCÈNE FRANÇAISE (1553-1644) : LA FUREUR COMME IDENTITÉ TRAGIQUE Frédéric SPROGIS
Depuis la renaissance de la tragédie sous l’égide d’Étienne Jodelle jusqu’au milieu du XVIIe siècle, sept pièces mettent en scène le personnage de Cléopâtre VII Philopator. Cinq d’entre elles s’attachent au sujet de la mort de la reine d’Égypte et de son amant Antoine : la Cléopâtre captive de Jodelle (représentée en 1553), Marc-Antoine de Robert Garnier (1578), Cléopâtre de Nicolas de Montreux (publiée en 1595 sous le pseudonyme d’Ollenix du Mont-Sacré), la Cléopâtre d’Isaac de Benserade (publiée en 1636 et jouée à l’Hôtel de Bourgogne) et Le Marc-Antoine de Jean Mairet (publiée en 1637 et jouée au Théâtre du Marais). Par ailleurs, Cléopâtre apparaît dans deux pièces traitant de la mort de Pompée, celle de Charles Chaulmer (1638) et celle de Pierre Corneille (1644). Le personnage de Cléopâtre est un des plus représentés parmi le personnel dramatique des XVIe et XVIIe siècles. Si l’on compare avec d’autres femmes au destin tragique, on compte deux Médée (La Taille 1556, Corneille 1639), trois Lucrèce (Filleul en 1566, Chevreau en 1637, Du Ryer en 1638), quatre Panthée (Jules Guersens en 1571, Claude Guérin Daronnière en 1608, Claude Billard en 1610, Tristan l’Hermite en 1639), et cinq Sophonisbe (Saint-Gelais en 1559, Claude Mermet en 1584, Montchrestien en 1596, Montreux en 1601, Mairet en 1635). La reine lagide, alors qu’elle n’est pas une figure traditionnellement tragique et qu’elle n’est pas recouverte d’une légitimité mythologique, est devenue dès les origines de la tragédie française moderne un personnage apprécié par les auteurs comme par le public. Les diverses modalités de traitement de son histoire sont connues et ont été étudiées par la critique, jusque très récemment 1. Il va s’agir ici de tenter de comprendre comment l’histoire de cette reine si décriée par les historiens 1
Mathilde LAMY, Cléopâtre dans les tragédies françaises de 1553 à 1682, une dramaturgie de l’éloge, Avignon 2012.
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antiques — source directe de tous les dramaturges français des XVIe et XVIIe siècles — a pu permettre la création d’un sujet tragique fécond et exemplaire pour la littérature dramatique. Quittant le récit historique pour la parole scénique, le personnage tragique doit trouver le ton juste, de manière à revendiquer la stature des héros et héroïnes de l’antiquité. Sénèque étant la figure tutélaire de tous les auteurs du XVIe siècle, comment rendre Antoine et Cléopâtre dignes de leurs aînés tragiques latins ? La Cléopâtre captive naît à la scène dans un moment de débat théorique et poétique intense. Les arts poétiques du XVIe siècle définissent la tragédie selon quelques principes généraux inlassablement répétés — de ce fait, bien connus. Qu’il nous soit permis d’insister sur le rappel constant des actions « graves » qui doivent s’accompagner de « grands bruits 2 », « tumultes et vacarmes 3 », « larmes, misères extrêmes 4 », « pleurs, cris, faussetés, et autres matières semblables 5 ». Ainsi tous les poéticiens s’accordent-ils pour reconnaître un excès, une force dans les cris et les plaintes prononcés sur l’ « échafaud » de la tragédie. Il convient de noter l’unanimité des arts poétiques à ce propos tout autant que sur les règles de composition dramatique (cinq actes avec chœurs) ou sur l’inventio privilégiant les sujets « horribles » ou « sanglants ». L’expression furieuse d’un personnage devient ainsi un moyen pour le dramaturge de respecter à la lettre cet impératif esthétique tout autant que de s’assurer des actions « luctueuses et lamentables 6 » provoquées par les passions incontrôlables des héros. La fureur théâtrale, idée philosophique autant que dramaturgique, est héritée des tragédies sénéquiennes, source première de bon nombre de tragédies au e 7 XVI siècle . Il faut néanmoins se garder de transposer directement à la dramaturgie renaissante puis classique la structure tripartite analysée par
2
Charles ÉTIENNE, La Première comedie de Terence, intitulée l’Andrie, nouvellement traduicte de Latin en François, « Epistre du translateur au lecteur... », 1541 : « La Tragedie estoit une manière de fable sumptueuse qui se jouoit par des personnages, et se recitoit publiquement aux Theatres, par laquelle les anciens reprenoyent non seulement les fautes qui se commettoyent és choses privées et civiles, mais encore és choses hautaines et ardues, jusques a toucher et taxer les princes. […] En icelle se menoyent grands bruts, et en estoit l’argument grave et hautain. » (Cf. Paulette LEBLANC, Les écrits théoriques et critiques français des années 1540-1561 sur la tragédie, Paris 1971, p. 645.) 3 ANONYME, La Briefve Declaration d’aucunes dictions plus obscures contenues au quatriesme livre des Faicts et Dicts Heroicques de Pantagruel, Paris 1552 ; ibid., p. 61. 4 JEAN DE LA TAILLE, De l’art de la tragédie, 1572. 5 Pierre LAUDUN D’AIGALIERS, L’Art poétique français, 1597, Livre V, Chapitre 4 (éd. de J.C. Monferran), Paris 2000, p. 202. 6 Jacques PELETIERS DU MANS, L’art poëtique, Lyon 1555 ; dans LEBLANC, op. cit., p. 65. 7 Florence DE CAIGNY, Sénèque le tragique en France (XVIe – XVIIe siècles), Paris 2011. Voir aussi Jean JACQUOT (dir.), Les tragédies de Sénèque et le théâtre de la Renaissance, Paris 1962.
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Florence Dupont 8 (dolor, furor, nefas), qui n’est pas séparable de la structure très particulière des pièces latines, construites selon une esthétique musicale plus que dramatique 9. En prenant en compte les définitions dramaturgiques précédentes, on donnera à l’idée de fureur tragique le sens passionnel communément admis aux XVIe et XVIIe siècles. Furetière, en 1690, évoque un « emportement violent causé par un dérèglement d’esprit et de raison 10 ». En d’autres termes, la fureur se manifeste par une perte momentanée et totale du raisonnement, provoquant un débordement du pathos, la passion soudaine, sur l’ethos, la manière d’être durable, le caractère du personnage, revendiqué aux yeux de tous. Ainsi Cléopâtre, dernière souveraine d’Égypte, soucieuse en tout de son ethos et de sa dignité, est-elle la figure rêvée pour la confronter à la déraison furieuse. Cléopâtre peut-elle mourir en reine ou se laissera-t-elle emporter par sa passion ? Voilà l’enjeu dont se saisit immédiatement Jodelle qui est le premier dramaturge à faire le choix de souligner cette force de la passion chez Cléopâtre, signe manifeste de la dimension éminemment tragique de son sujet. Afin de comprendre sa transformation en un personnage littéraire aux XVIe et XVIIe siècles, il faut donc envisager sa rencontre avec le motif furieux, apport fictif de la tragédie à l’histoire. Les dramaturges peuvent d’abord choisir de faire de la reine lagide une furieuse désespérée, prisonnière d’Octave et d’une mort inéluctable. Au contraire, Cléopâtre peut devenir victime d’une fureur irraisonnée, celle de l’amour d’Antoine. Enfin, une fois assurée de son statut d’héroïne tragique, permettant une plus grande liberté des auteurs face à l’histoire, la reine lagide se verra couronnée Reine d’une Égypte entièrement fictive, livrée aux contraintes dramaturgiques des auteurs du XVIIe siècle, au premier rang desquels se place Pierre Corneille. La lecture des sept pièces qui nous occupent permettra de comprendre comment une Cléopâtre tragique française se construit face à Cléopâtre VII Théa Philopator. 1. Cléopâtre furieuse : une tentative et des souvenirs Si la tragédie renaissante puis classique trouve sa légitimité dans la véracité des sources dont témoignent Plutarque, Dion Cassius ou bien encore 8
Florence DUPONT, Les Monstres de Sénèque, pour une dramaturgie de la tragédie romaine, Paris 1995 : le personnage tragique, au comble de la douleur (dolor) sombre dans une folie furieuse qui lui fait perdre la raison (furor), ce qui provoque le crime inexpiable, fondement de la tragédie (nefas). 9 À ce sujet, voir les nuances apportées par Florence DUPONT dans L’Antiquité, territoire des écarts. Entretiens avec Pauline Colonna d’Istria et Sylvie Taussig, Paris 2013, p. 197-245. 10 Antoine FURETIÈRE, Dictionnaire universel contenant généralement tous les mots françois tant vieux que modernes et les termes de toutes les sciences et les arts (3 vol.), La Haye – Rotterdam 1978.
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Lucain, la métamorphose de la reine lagide en personnage tragique impose de faire un choix dans la matière historique. Plutarque, dont la traduction par Jacques Amyot en 1559 est un des événements littéraires les plus importants au XVIe siècle, est la source principale de tous les dramaturges tragiques français des deux siècles. La Vie d’Antoine — plus précisément le portrait de Cléopâtre qu’on y peut lire — est donc le texte de référence, à partir duquel les auteurs choisissent tous de resserrer la fin de la vie de Cléopâtre. En effet, historiquement, plusieurs jours se passent entre la mort de son amant et le suicide de la reine. Jodelle fait commencer sa pièce le jour de la mort de la reine : Antoine a succombé et Octave, qui apparaît à l’acte II, est déjà entré dans Alexandrie. Le choix de Montreux, qui suit précisément Jodelle, est identique. À l’inverse, Garnier fait mourir Antoine au cours de la pièce ; il n’a donc pas d’autre solution que de resserrer les événements de manière à faire mourir Cléopâtre quelques instants après son amant 11. Mairet et Benserade font commencer la pièce au moment de la dernière bataille, aux portes d’Alexandrie, de manière à faire de la désertion des soldats un coup de théâtre précipitant la catastrophe. Dans ces deux derniers cas, rien n’est encore joué : l’action se déroule, incertaine, sous les yeux du spectateur 12. La tragédie des années 1630 se rapproche ici de l’esthétique de la tragicomédie 13. Selon la formule d’Alain Riffaud, Antoine « gagne de la vie, de l’espoir et du temps 14 » ; par conséquent, c’est aussi le cas de Cléopâtre, dont la dignité de reine sera également opposée à davantage d’obstacles — le premier d’entre eux étant la passion dévorante d’Antoine qui le conduit à la mort. Privé d’une vision d’ensemble des actions qui ont façonné les choix politiques de Cléopâtre — quand bien même les dramaturges prennent soin de montrer leur fidélité aux historiens grecs et latins à l’occasion de tirades rappelant les événements précédents — le spectateur est directement confronté à une reine au désespoir, emprisonnée dans ses passions contradictoires. Faire de l’Égyptienne un personnage pouvant basculer dans la fureur, au péril de sa gloire intimement liée à son statut royal, serait ainsi, en particulier pour les auteurs du XVIe siècle, un moyen de traiter scéniquement toutes les passions et contradictions qui ont jalonné la vie de Cléopâtre VII. 11
Ce qui correspond aux chap. C à CIX dans le texte de PLUTARQUE, Les Vies des hommes illustres (t. II, p. 940-948 AMYOT) et aux chap. 12 et 13 dans le texte de DION CASSIUS, Histoire romaine, Livre 51 (p. 100-103 FREYBURGER & RODDAZ). 12 MAIRET et BENSERADE commencent leur pièce à partir du chap. XCVII dans le texte de PLUTARQUE (p. 938 sq. AMYOT) et du chap. 10 dans le texte de DION CASSIUS (p. 98-99 FREYBURGER & RODDAZ). 13 À ce sujet, voir les développements de Georges FORESTIER dans Passions tragiques et règles classiques, Paris 2003, chap. VI, p. 207-209. 14 Alain RIFFAUD, « Introduction » au Marc-Antoine de Mairet, dans Georges FORESTIER (dir.), Jean Mairet, Théâtre complet, tome 1, Paris 2004.
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En effet, bien loin de proposer au public une pièce dont l’intérêt se concentrerait uniquement dans la lente marche au supplice de Cléopâtre au cours de laquelle l’action se limiterait à la déploration, Jodelle a pensé sa première tragédie avec un sens profond de la composition et de la dramaturgie. Dans cette perspective, il a choisi de développer un fait très rapidement évoqué par Plutarque afin de donner au personnage de Cléopâtre une véritable stature tragique. L’économie générale de la pièce ménage une progression très fine de la pression tragique qui s’abat sur la reine d’Égypte. Le fait d’ouvrir sa pièce avec l’apparition de l’ombre d’Antoine place l’histoire de Cléopâtre sous l’égide de la tragédie sénéquienne. Tel le Fantôme de Thyeste qui vient annoncer la mort d’Agamemnon, fautif car descendant d’Atrée, l’Ombre d’Antoine annonce la mort de son épouse, fautive du fait de sa passion. Condamnée par Antoine qui l’appelle outre-tombe, elle doit encore mourir en reine, en échappant au triomphe romain. Jodelle propose dès lors une composition très étroitement corrélée à ces deux impératifs énoncés dans l’acte I. L’acte II est celui d’Octave, et présente le vainqueur en majesté. L’acte III est celui de la rencontre entre Cléopâtre et César dont le sommet est l’explosion de colère de la reine contre son intendant qui l’accuse d’avoir dissimulé à son profit une partie du trésor royal, désormais propriété des Romains. Cette brève action est signalée par Plutarque dans sa Vie d’Antoine : Mais il se trouva là d’aventure l’un de ses trésoriers nommé Séleucus, qui la vint devant César convaincre, pour faire du bon valet, qu’elle n’y avait pas tout mis, et qu’elle en recélait sciemment et retenait quelques choses ; dont elle fut si fort pressée d’impatience et de colère, qu’elle l’alla prendre aux cheveux, et lui donna plusieurs coups de poing sur le visage 15.
Le troisième acte construit une progression entièrement dirigée vers cette explosion de fureur, évoquée au détour d’une phrase par l’historien grec. Alors que Cléopâtre vient supplier Octave à genoux, celui-ci la repousse, en considérant que la reine, victime de sa réputation de manipulatrice, ne fait que « feindre ». Cette atteinte à l’honneur de l’Égyptienne, accusée de mensonge, est un premier affront fait à son ethos. Le Chœur – qui intervient significativement dès que le verbe « feindre » est prononcé par Octave – anticipe sa fureur : Mais la plainte Mieux bondit, Quand on dit Que c’est feinte 16.
15 16
PLUTARQUE, Vie d’Antoine, CVI (t. 2, p. 945 AMYOT). JODELLE, Cléopâtre captive, acte III.
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Pourtant, face au vainqueur, futur empereur, elle ne cède pas à la violence et poursuit sa supplique. Alors qu’Octave, dans une longue tirade, énumère toutes les fautes que Cléopâtre a commises à ses yeux, celle-ci, au comble de l’humiliation, promet de lui livrer l’ensemble de son trésor. Séleuque, l’intendant, l’accuse d’en dissimuler une partie. En définitive, celui-ci accuse également la reine de « feindre » mais, en tant qu’intendant, que « serf », l’injure est reçue bien plus violemment. L’ethos de Cléopâtre laisse alors place à l’expression furieuse de sa rage. Ah ! Faux meurtrier ! Ah ! Faux traître ! Arraché Sera le poil de ta tête cruelle. Que plût aux Dieux que ce fût ta cervelle ! Tiens, traître, tiens 17.
Alors que Cléopâtre peine à retrouver l’usage de la parole (« Ô chose détestable ! / Un serf ! Un serf ! »), la question rhétorique qu’elle pose à Séleuque, victime de ses coups, ne laisse aucun doute sur l’outrage qui a été commis à l’encontre de son ethos : Et quoi, m’accuses-tu ? Me pensais-tu veuve de ma vertu Comme d’Antoine ? Ah traître !
La violence scénique indubitable, supposée par les exclamatifs, redoublée par les plaintes de Séleuque demandant à Octave de « rete[nir] » la reine, oublie momentanément la solennité de la déploration. Jodelle souligne à l’envi l’explosion furieuse en la répétant par trois fois. Alors qu’Octave et Cléopâtre ont quitté la scène, le Chœur demande à Séleuque de l’informer des derniers événements (« Mais dis-le nous, dis, il ne nuira rien. »). En d’autres termes, Séleuque joue ici le rôle de Messager — nouvel écho de l’esthétique antique — pour une scène qui vient de se dérouler sous les yeux des spectateurs, manière de la redoubler dans la parole des personnages. Par ailleurs, ce Messager surnuméraire souligne l’acte violent de Cléopâtre puisqu’il est admis par les arts poétiques que la fonction du Messager est de rapporter des actions dont l’horreur empêcherait de les représenter sur scène — ce qui a précisément été fait. Lorsque la reine et triste et courageuse Devant César aux cheveux m’a tiré, Et de son poing mon visage empiré, S’elle m’eût fait mort en terre gésir Elle eût prévu à mon présent désir 18.
17 18
Loc. cit. JODELLE, op. cit., acte III.
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Le Chœur lui-même, dans sa dernière intervention, rappelle la « vengeance » de la reine. Enfin, au début de l’acte IV, Charmium rappelle devant elle sa « fureur / Tant équitablement à Seleuque montrée ». La fureur de Cléopâtre constitue donc pour Jodelle un événement fondateur, un effet scénique consciemment maîtrisé et commenté par l’ensemble des personnages, amis ou ennemis. L’épisode furieux est construit en stichomythies. Or il s’agit ici d’une scène d’action puisque la colère de la reine fait significativement avancer la tragédie : les outrages successifs à l’ethos de la reine l’amèneront au suicide pour pouvoir le sauver de l’ultime affront que serait le triomphe à Rome. Dans les tragédies du XVIe siècle, ce cas est extrêmement rare. En effet, les stichomythies sont traditionnellement utilisées comme cadre d’un débat didactique. Le cas typique est celui du Roi et de son Conseiller, débattant sur la nécessité ou non pour un souverain d’être clément envers ses ennemis. Cette scène de l’acte III est donc une proposition originale de l’auteur, qui restera sans successeur au XVIe siècle. Jodelle, avec un sens aigu de la dramaturgie, montre comment, poussée aux limites de ce qu’une souveraine pourrait accepter, Cléopâtre cède à la « fureur », comme le relèvent Octave (« Rien n’est plus furieux que la rage / D’un cœur de femme ») et le Chœur (« Celle-là […] dont la fureur / N’a point craint son Empereur »). Confrontée au reniement de son statut de reine, Cléopâtre « offensée » se laisse déborder par son pathos, en étant à la limite de la perte totale de son ethos royal : est-il en effet séant pour une reine d’arracher les cheveux de son intendant ? Jodelle se place ici à la limite du tragique et de la caractérisation de son personnage, pour retrouver immédiatement le ton grave de la déploration à l’acte IV. Il est le premier et le seul, à proposer une Cléopâtre véritablement furieuse, poussée aux frontières de son ethos, car l’explosion de l’acte III la saisit à un moment où elle est sur le point de tout perdre — son amour pour Antoine, son Royaume, son trésor, son identité de reine d’Égypte, sous la menace du triomphe romain. Ce n’est pas un hasard si Jodelle a choisi de fouiller le récit de Plutarque à cet endroit précis : l’allusion historique lui permet de transformer le personnage historique en personnage tragique, préférant la mort à la perte de sa grandeur. En cela, cette nouvelle utilisation de la fureur – profondément différente de la fureur sénéquienne, même si sa présence rappelle l’influence du modèle latin — permet à Jodelle de signaler la dignité tragique du personnage tout autant que celle de sa pièce. Les successeurs de Jodelle qui reprendront son sujet — Garnier, Montreux, Mairet et Benserade — choisissent de présenter une Cléopâtre tout aussi soucieuse de son ethos. Cependant, ces auteurs refusent l’option de présenter sur scène un personnage s’oubliant dans la perte d’elle-même. Leur Cléopâtre se livrera à la mort sans jamais se perdre dans la passion face à ses
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ennemis. Seuls quelques souvenirs de cette fureur fondatrice peuvent encore être relevés dans les quatre pièces plus tardives. Ni Garnier ni Mairet ne laissent leur Cléopâtre se désigner elle-même comme furieuse, ni agir comme telle. Dans Le Marc-Antoine de Robert Garnier, Cléopâtre devient l’incarnation de la vertu et de la fidélité, fort éloignée du portrait peu élogieux des historiens grecs. Seule Charmion suggère son irresponsabilité dans une condamnation topique du suicide et, de ce fait, peu efficace, en l’accusant d’une « mort furieuse » (v. 648). A contrario, Cléopâtre prend les traits d’une anti-furieuse, révélant par là même un choix de l’auteur pour se démarquer de son prédécesseur : Charmion : Fuyant la cruauté, vous l’exercez sur vous. Cléopâtre : C’est pour ne l’exercer encontre mon espous 19.
La reine, au nom de sa vertu, refuse toute « cruauté » à l’encontre d’Antoine et accepte le suicide comme expiation de ses fautes. Garnier fait donc de Cléopâtre une figure de vertu face à la mort tragique inéluctable. Cette transformation en modèle exemplaire passe, on le verra, par une utilisation différente de la fureur concentrée dans le personnage d’Antoine, antagoniste de fait car amoureux passionné. En 1638, Mairet, dans une démarche similaire à celle de Garnier, fait de Cléopâtre une vertueuse immaculée, fidèle à Antoine, dont le seul tort serait de vouloir aller trop vite à la mort ce qui, pour Iras, serait « rage et fureur » (v. 833). Modèle de constance face à la passion démesurée d’Antoine, c’est la fureur de ce dernier qui permet à Mairet de faire de son héroïne une vertueuse, à la hauteur des autres personnages féminins confrontés à la passion que les auteurs aiment à placer sur la scène tragique dans les années 1630. Nicolas de Montreux et Isaac de Benserade paraissent, à l’inverse, davantage se souvenir de la première apparition de Cléopâtre sur la scène tragique. Cependant, dans les deux pièces, nulle trace de son altercation avec son intendant. Les deux auteurs préfèrent employer le motif furieux différemment, tout en cherchant à faire de la figure de la reine lagide un emblème de vertu. Dans la pièce de Montreux, signe de la tragédie amoureuse naissante — dont on peut trouver trace dans certaines pièces d’Alexandre Hardy composées quelques années plus tard — la fureur de Cléopâtre ouvre la pièce : elle est en réalité signe de l’amour profond qu’elle porte à Antoine, déjà mort. La passion, marque d’amour comme de douleur (ses « soupirs » et ses « cris » forment sa « fureur 20 »), magnifie alors la souveraine d’Égypte, déjà drapée dans sa souffrance lorsqu’elle paraît sur scène. Montreux, à l’image de Jodelle, ouvre le premier acte après la mort d’Antoine. Pourtant, il ne reprend pas à son modèle l’apparition de l’Ombre 19 20
Robert GARNIER, Le Marc-Antoine, acte II, v. 585-586 (p. 60 TERNAUX). NICOLAS DE MONTREUX, Cléopâtre, I, Paris 1595.
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à laquelle il substitue le motif du songe infernal. L’Ombre d’Antoine, apparue par ce biais à son amante, n’a pas eu accès à la scène. Cette Cléopâtre est ici étonnamment proche de la Sophonisbe proposée un an plus tard par Antoine de Montchrestien qui, elle aussi, s’éveille après un songe prophétique, dans une situation désespérée, l’ennemi Romain aux portes de sa ville 21. Près de trente ans plus tard, Isaac de Benserade se souvient plus étroitement de la version de Jodelle : il insère un très bref passage furieux dans son portrait scénique de la reine d’Égypte. À la scène 7 de l’acte IV, alors qu’Antoine a expiré à ses côtés à la fin de l’acte précédent, Cléopâtre se jette aux pieds d’Octave pour le supplier de la laisser mourir et d’épargner le supplice à ses enfants. Il n’y a désormais plus une seule trace d’ambivalence qui pouvait être décelée dans le récit des historiens : la reine ne cherche pas à séduire le vainqueur autrement que pour trouver elle-même la mort. Il s’agit d’un pur mouvement de constance et de fidélité. Octave refuse, l’humiliant et la poussant jusqu’à la fureur : Ce cruel ne m’a pas seulement regardée, Dieux de quelles fureurs me sens-je possédée ! Je vois bien qu’il faut faire avecque le trépas Ce que je n’ai pu faire avec tous mes appas 22.
La construction est similaire à celle de la fin de l’acte III de la Cléopâtre captive. Profondément offensée par son adversaire qui lui refuse le traitement qu’appellerait son rang, la prisonnière sombre dans la fureur, son ethos lui étant refusé. Si la construction dramatique n’est plus celle du XVIe siècle (avant de mourir, Cléopâtre use d’une feinte pour pouvoir s’isoler, et Benserade prend soin de représenter la lecture de sa lettre à Octave), l’utilisation du motif furieux est identique à celle de Jodelle : il s’agit du moment où la reine n’a plus d’autre choix que la mort. L’expression furieuse marque la rupture dramatique et l’annonce de la catastrophe finale. Elle est, de 1553 à 1636, un des principaux indices de l’identité tragique du sujet. 2. Cléopâtre face à la fureur Si le sujet de la mort d’Antoine et de Cléopâtre est repris pour la deuxième fois par Robert Garnier, c’est aussi le seul qu’il ait en commun avec Etienne Jodelle, puisque le sujet de sa seconde tragédie, Didon se sacrifiant, n’a pas été traité par Garnier. Peut-être est-ce cet unique cas qui a poussé ce dernier à se différencier autant qu’il le pouvait de son prédécesseur. De manière tout à fait significative, sa pièce s’intitule MarcAntoine, et il est fort possible que ce soit le traitement de la fureur qui 21 22
ANTOINE DE MONTCHRESTIEN, Sophonisbe, Caen 1596. ISAAC DE BENSERADE, Cléopâtre, Paris 1636, acte IV, 7.
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explique cette attention portée au triumvir déchu. On a vu comment Garnier refuse toute allusion à une éventuelle divagation de Cléopâtre. Celle-ci, maîtresse d’elle-même, ne perd jamais de vue son amour et sa fidélité. Le malheur tragique — inhérent à la passion dévorante qui saisit les personnages — ne peut donc venir que d’Antoine. En cela davantage fidèle à Plutarque, Garnier n’oublie pas les faiblesses de l’ennemi d’Octave qu’il concentre dans un caractère emporté, passionné, furieux. À l’acte III, Garnier prend soin de placer dans la bouche d’Antoine le rappel des événements précédents, signe de sa fidélité à l’égard des historiens. Cependant, toutes les considérations politiques sont lues à travers le prisme de sa passion. La perte d’Actium et de Péluse s’expliquent par « l’amour parjure » d’une reine qui aurait rejoint César (v. 897). L’acte III redoublant l’acte I dans lequel Antoine se lamentait déjà de la trahison de Cléopâtre, la progression vers la fureur y trouve naturellement un terrain propice. Au comble de la douleur, il qualifie son comportement —inexplicable pour un triumvir soucieux de son ethos — de furieux : O chose émerveillable ! Un désordre d’Actie A subjugué la terre, et ma gloire obscurcie. Car depuis comme atteint du colère des Dieux, Comme épris de fureur, et plus que furieux, L’esprit troublé de mal, je n’ai jamais fait conte De vouloir réparer ma perte ne sa honte 23.
La fureur langagière se double, à l’acte IV, d’une fureur en acte qui n’est pas représentée sur scène. Dircet rapporte à Octave César les circonstances de la mort d’Antoine et lui dépeint un homme qui « se débat, se tourmente » (v.1564), à tel point que Cléopâtre doit fuir son amant, « redoutant sa fureur » (v.1570). Si Jodelle faisait dire à l’Ombre d’Antoine qu’il avait « enragément [s]a Cléopâtre aimée » (v. 22), il ne faisait pas de cette déraison amoureuse la cause directe de son suicide. Garnier, en faisant d’Antoine un personnage furieux au sein de l’intrigue de sa pièce, modifie la perception de la reine lagide qui devient tragique parce qu’elle reste entièrement fidèle à un homme qui, emporté par sa fureur passionnelle, l’accuse avant de se frapper. La déploration de l’acte V, long planctus sur le corps de celui qui s’est perdu dans l’errance de sa raison, fait de Cléopâtre une image de la constance face à la passion incontrôlable. Garnier, en s’éloignant considérablement de la structure de la pièce de Jodelle, semble moins être un continuateur qu’un nouveau créateur de ce sujet.
23 Robert GARNIER, Le Marc-Antoine, acte III, v. 1112-1117. Nous pouvons noter que Garnier emploie au sujet d’Antoine la même formule qu’Octave utilisait dans la pièce de Jodelle, « O chose émerveillable ». Voir Cléopâtre captive, acte III, v. 1016.
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La fureur d’Antoine initiée par Garnier constitue clairement un modèle pour les dramaturges suivants. Montreux qui, comme Jodelle, place la mort d’Antoine avant le début de sa pièce, choisit pourtant, comme Garnier, de dépeindre, Antoine « agité de furie » à travers le personnage d’Epaphroditus qui joue le rôle de Messager auprès de César : Le malheureux Antoine Enivré cependant de fureur inhumaine, D’audace et de folie, ou plutôt insensé Par l’amour furieux dont il était blessé, N’avait point de souci de faire résistance Par quelque bon avis à ta mâle vaillance 24.
Il semble ainsi que Montreux ait consciemment mêlé les deux pièces de ses prédécesseurs, imitant Jodelle quant à la disposition de son intrigue et reprenant les éléments intégrés par Garnier, en particulier en ce qui concerne la caractérisation des personnages. Mairet et Benserade, qui font tous deux commencer leur intrigue avant que le sort d’Antoine et Cléopâtre ne soit scellé, peuvent montrer le naufrage d’Antoine dans la fureur amoureuse, afin, en parallèle, d’accroître le sentiment de pitié sur le personnage de la reine lagide. Ce choix de composition, qui n’est tiré ni de Jodelle ni de Garnier, est lié à l’essor progressif de la nouvelle tragédie des années 1630, marquée par l’esthétique de la tragi-comédie. Mairet et Benserade choisissent de faire d’Antoine un amoureux avant d’être un général romain. L’inscription de la fureur dans ce schéma permet aux dramaturges de retrouver une tonalité plus spécifiquement tragique. La scène 4 de l’acte III de la pièce de Mairet est ainsi entièrement construite comme une montée progressive vers l’explosion passionnelle, sans que le mot ne soit pourtant prononcé. Mairet utilise toutes les marques topiques du discours furieux, injure répétée (« Ingrate »), énallage de personne (passage du vous au tu), allusion à un bestiaire censé symboliser la rage (Cléopâtre, là où le topos tragique attendrait une allusion à la « Lionne » ou à l’ « Ourse », est comparée... au « Crocodile », animal réputé égyptien), images macabres (« Dérobe enfin la vie à celui qui l’adore », v. 986). L’usage massif des marques traditionnelles de l’elocutio furieuse inscrit Antoine dans la lignée des personnages tragiques en proie à la passion dévorante, tel Hérode devant Mariane. Enfin, Benserade fait d’Antoine un héros furieux victime de sa passion d’un bout à l’autre de sa pièce – c’est le seul à faire ce choix, quand les autres dramaturges décident plutôt de concentrer leur effet. Dès la première scène, Antoine, persuadé des tromperies de la souveraine d’Égypte, et dévoré de jalousie, éclate devant Lucile :
24
NICOLAS DE MONTREUX, Cléopâtre, acte V.
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Par des vœux complaisants, S’entendre avec César, lui faire des présents, Lui prêter contre moi le secours de mes armes, Employer pour lui plaire, et ma vie, et ses charmes, N’est-ce pas me trahir ? N’est-ce pas justement Provoquer la fureur d’un misérable amant 25 ?
Ainsi, dès l’ouverture de sa pièce, Benserade fait-il d’Antoine un général romain dont l’ethos est emporté par son pathos amoureux. La scène 2 de l’acte II le présente livré à sa fureur alors que Cléopâtre est absente : la construction du passage est assez proche de la scène 4 de l’acte III de Mairet précédemment étudiée et se fonde sur les mêmes effets rhétoriques. La scène 3 de l’acte II marque l’ultime défaite d’Antoine devant Alexandrie, provoquée par la trahison de ses troupes. Comme le rapporte Dircet à la reine, « l’esprit furieux » du général vaincu l’accuse d’avoir fomenté le complot. Le délire d’Antoine pousse Cléopâtre à annoncer son faux suicide, premier événement qui doit conduire la pièce à son dénouement. En apprenant cette nouvelle, Antoine sombre dans la fureur la plus absolue, ce qui entraîne son suicide, bien réel. Benserade est le seul à insister autant sur cet épisode, entièrement représenté à l’acte III, et rapporté par Dircet à César à l’acte IV : Il marche, puis s’arrête, et refaisant un pas Il pâlit, veut pleurer, mais il ne pleure pas. […] Là-dessus il nous quitte, et court tout furieux, Nous laissant le cœur triste, et les larmes aux yeux 26.
Benserade choisit alors de représenter un nouveau type de fureur, très fréquent dans les années 1630, une fureur de repentance pour le crime commis, celui de n’avoir pas cru à la fidélité et à la vertu de Cléopâtre. Antoine devient bien un nouvel Hérode, aveuglé par sa jalousie et son amour pour Mariane. Ce sujet, représenté par Alexandre Hardy vers 1610 est ensuite repris par Tristan L’Hermite, un an après la pièce de Benserade, pour ce qui sera un des succès les plus retentissants du XVIIe siècle. Le jeune et talentueux auteur de l’Hôtel de Bourgogne a su proposer au public une Cléopâtre digne des héroïnes tragiques de son temps, victime innocente de la fureur passionnelle, morte dans un ultime geste de vertu. 3. Cléopâtre à la croisée de l’histoire et de la littérature De fait, si Cléopâtre peut désormais être comparée à d’autres héroïnes tragiques devenues célèbres au XVIIe siècle, comme Mariane, c’est sans doute que les modifications successives apportées aux sources par les 25 26
ISAAC DE BENSERADE, Cléopâtre, acte I, 1. ISAAC DE BENSERADE, Cléopâtre, acte IV, 3.
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dramaturges ont fait de la reine lagide un personnage littéraire bien plus qu’historique. Certes, tous les auteurs tragiques du XVIe ou du XVIIe ne cessent de clamer leur fidélité aux historiens antiques. Cependant, les impératifs dramaturgiques priment : il s’agit de prendre dans l’Histoire les faits qui permettent de construire une belle tragédie, quitte, parfois, à les modifier. Ainsi Cléopâtre peut-elle facilement être rapprochée de la Carthaginoise Sophonisbe parce que les deux femmes connaissent le même destin : la mort pour échapper à l’humiliation romaine. Si l’on observe l’histoire des deux sujets, Cléopâtre et Sophonisbe ne cessent de se suivre : Mellin de Saint-Gelais propose une Sophonisba en 1556 (trois ans après la pièce de Jodelle), Antoine de Montchrestien écrit une Sophonisbe en 1596 (un an après la pièce de Montreux, qui traite à son tour du sujet carthaginois en 1601), Mairet écrit sa Cléopâtre juste après sa Sophonisbe (publiée en 1635), qu’il cite dans le corps même de sa pièce au moment de la mort de la reine 27. La transformation de Cléopâtre s’achève lorsqu’elle est comparée, non plus à d’autres figures historiques devenues héroïnes tragiques, mais à des héroïnes mythologiques, figures tutélaires de la tragédie. Le premier Chœur de la Cléopâtre captive fait référence à Médée et à Jason comme couple semblable aux deux souverains d’Alexandrie. Benserade reprend, dans une tirade d’Antoine, tous les attributs des Furies antiques, dans un sens amoureux métaphorique : il voit en Cléopâtre « [s]on fer, [s]on poison, [s]a flamme, et [s]on serpent ». La reine lagide a acquis suffisamment de plasticité littéraire pour pouvoir être comparée à tout un personnel dramatique appartenant spécifiquement à l’univers tragique. Le meilleur exemple de cette faculté de conciliation à l’intrigue tragique nous est proposé par les deux pièces consacrées à la Mort de Pompée, écrites en 1638 par Charles Chaulmer et en 1644 par Pierre Corneille. Ils ne sont pourtant pas les premiers à avoir traité ce sujet, puisque Robert Garnier a publié Cornélie en 1574 et qu’un auteur anonyme a proposé une Mort de Pompée en 1579, publiée à Lausanne 28. Or, dans ces deux pièces, nulle trace d’un quelconque rôle direct de Cléopâtre dans la mort du rival de Jules César. Il semble raisonnable de penser que si Chaulmer et Corneille choisissent d’intégrer ce personnage dans un sujet qui ne nécessite aucunement sa présence, c’est bien parce que, sous l’effet des pièces écrites depuis Jodelle jusqu’à Mairet, Cléopâtre est devenue une héroïne tragique appréciée du 27
Jean MAIRET, Cléopâtre, acte V, 7, v. 1725-6 : MÉCÈNE — Sophonisbe pourtant ne le fit pas trop mal. CÉSAR — Mais toutes ne sont pas la fille d’Asdrubal. 28 ANONYME, Tragédie nouvelle appelée Pompée en laquelle se voit la mort d’un grand Seigneur, faite par une malheureuse trahison, Lausanne 1579.
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public des théâtres pour son rôle dramatique bien davantage que pour sa stature historique. Ainsi devient-elle une figure que les auteurs peuvent modifier à leur guise, selon le sens qu’ils veulent donner à leur pièce. Charles Chaulmer, dans une esthétique tragi-comique s’appuyant volontiers sur la surprise, la multiplication d’événements et un dénouement artificiel, propose une version de la mort de Pompée lue à travers la problématique amoureuse. Pompée est venu chercher refuge en Égypte, accompagnée de sa femme, Cornélie, de son fils, Sexte Pompée et de l’amante de celui-ci, Léonie. Cléopâtre, fille de la reine « Parthénie », est présentée comme une « coquette amoureuse 29 », tombée sous le charme de Sexte. Cet amour contrarié — car Sexte reste fidèle à l’amour de Léonie — provoque la fureur de la jeune femme qui voit ses charmes repoussés. Chaulmer choisit, contre toute vérité historique — ni Lucain, au livre VIII de La Pharsale, ni Plutarque, dans la Vie de Pompée, ne mentionnent un quelconque rôle de Cléopâtre dans les délibérations du Conseil de Ptolémée XIII — de faire de la fureur jalouse de la future souveraine la cause directe de la mort de Pompée, victime de sa vengeance pour avoir été repoussée par son fils. Il ne peut qu’augmenter ma fureur, et ma rage Contre cet ennemi de notre commun bien, Qui m’emportant le cœur, ne me laisse plus rien 30.
Elle fait envoyer Théodote auprès de Ptolémée pour qu’il parle en faveur de la mort de Pompée. Le philosophe étant le dernier à intervenir, après Photin (partisan de l’accueil du général vaincu) et Achillas (partisan de la mort de Pompée), c’est lui qui emporte la décision du Pharaon. Ainsi Chaulmer fait-il du personnage de Cléopâtre, totalement détachée de son image historique, une femme fatale, dont la fureur va jusqu’à tuer pour un dépit amoureux. Corneille, suivant en cela Chaulmer, intègre à sa pièce une intrigue amoureuse par le biais de la relation entre César et Cléopâtre tout en demeurant fidèle à sa conception selon laquelle la tragédie « demande quelque grand intérêt d’Etat, ou quelque passion plus noble et plus mâle que l’amour 31 ». De fait, il n’y a plus trace d’un sentiment furieux dans la pièce de l’auteur rouennais qui semble choisir délibérément de prendre le contrepied de tous ses prédécesseurs. Il réserve sa propre version de la fureur scénique à sa Sophonisbe et, surtout, à une autre Cléopâtre, reine de Syrie, dans Rodogune. Pourtant, la dernière des Lagides, dans sa Mort de Pompée, a un rôle prépondérant. Amante de César, mais capable de défendre les 29
LAMY, Cléopâtre dans les tragédies françaises de 1553 à 1682, p. 409. Charles CHAULMER, La Mort de Pompée, Paris 1638, acte IV, scène 3. 31 Pierre CORNEILLE, Discours de l’utilité et des parties du poème dramatique, dans Trois discours sur le poème dramatique (ESCOLA & LOUVAT-MOLOZAY). 30
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intérêts de Pompée afin de préserver sa propre position, elle est une figure ambitieuse autant que politique qui ne peut, cependant, empêcher la mort de Pompée, qui survient à la fin du premier acte. Guidée par sa « juste colère » (v. 1433), elle sait manœuvrer pour pouvoir être couronnée par César à la fin de la pièce. Corneille respecte donc le programme qu’il compose a posteriori dans son examen : « Je trouve qu’à bien examiner l’Histoire, elle n’avait que de l’ambition sans amour, et que par Politique elle se servait des avantages de sa beauté pour affermir sa fortune 32. » La vision de la reine par Corneille exclut donc toute allusion à une possible fureur, qui l’éloignerait de cette maîtrise « politique » qui l’intéresse. La fin du Pompée cornélien consacre ainsi une nouvelle image de Cléopâtre, héroïne vertueuse et triomphante, accédant au « Trône » avec humilité et constance, suite au suicide de Ptolémée et à son couronnement par César. Elle devient ainsi véritablement une reine de tragédie, consacrée en tant que figure littéraire. Je n’ouvre point les yeux sur ma grandeur si proche, Qu’aussitôt à mon cœur mon sang ne le reproche, J’en ressens dans mon âme un murmure secret, Et ne puis remonter au Trône sans regret 33.
Aux XVIe et XVIIe siècles, Cléopâtre est donc à la croisée des chemins : quittant la longue et ancienne route de l’Histoire, sur laquelle elle a été placée par des noms aussi illustres que Plutarque ou Lucain, Cléopâtre emprunte alors la route du Théâtre. Elle « apparaît sur scène comme un caractère dramatique où la nécessaire idéalisation de l’Histoire n’occulte pas complètement les ambiguïtés du portrait, qui lui donnent finalement sa force d’évocation théâtrale 34 ». En suivant ce nouveau chemin, elle se transforme sous les oripeaux tragiques tels que la fureur, mais ainsi, elle obtient une « grandeur » que des auteurs comme Jodelle, Garnier ou Corneille peuvent lui assurer. Le traitement de la fureur dans l’histoire de Cléopâtre nous permet d’appréhender le saut entre les textes historiques et les textes dramatiques des XVIe et e XVII siècles. Si les pièces mettant en scène la mort d’Antoine et Cléopâtre ne sont pas les plus « furieuses » des deux siècles, étudier cet aspect des œuvres met en évidence l’identité tragique de ce sujet. Les auteurs du XVIe siècle, suivis par leurs successeurs du XVIIe jusqu’à Corneille, ont fait de celle-ci une véritable héroïne tragique, lui assurant sa gloire littéraire. L’histoire de cette reine qui a fait de sa vie un condensé d’intrigues, de passions, d’ivresses, se prêtait parfaitement bien à l’adaptation fictionnelle. Si aucune tragi-comédie ne lui a été dédiée dans la première moitié du XVIIe siècle, parce que la tragi32
Pierre CORNEILLE, « Examen » de Pompée, 1660 (t. I, p. 1077 COUTON). Pierre CORNEILLE, Pompée, Paris 1644, acte V, scène 5, v. 1793-1796 (t. I, p. 1134 COUTON). 34 Alexandra LICHA-ZINCK, La Vertu de l’héroïne tragique (1553-1653), Paris 2004. 33
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comédie, nécessitant un dénouement artificiel, ne pouvait choisir une héroïne destinée historiquement à la mort, c’est dans l’univers romanesque que Cléopâtre, désormais entièrement livrée à la créativité littéraire, trouve son héritage, au sens propre comme au sens figuré. La Calprenède, pour son deuxième long roman — et son plus grand succès tout au long de sa publication de 1647 à 1658 — n’hésite pas à faire de la fille de la reine, Cléopâtre Séléné son héroïne, une « inconnue d’une éclatante beauté 35 ». La Calprenède ne peut néanmoins se priver, dans la première partie du roman (I, 2-3) de rappeler à des lecteurs forcément familiers et amateurs l’histoire de Jules César, de Cléopâtre et de Marc Antoine. La présence double de la fureur — celle de Cléopâtre ou celle d’Antoine, provoquée par l’amour qu’il lui porte — permet de dépeindre un portrait nuancé du personnage, bien éloigné du jugement des historiens, destiné à satisfaire l’appétit du spectateur moderne pour les grandes figures antiques. L’articulation entre l’histoire et la littérature est une clef de compréhension essentielle pour la tragédie des XVIe et XVIIe siècles et le sujet initié par Jodelle est un exemple probant des tensions, mais aussi des influences mutuelles, entre ces deux vastes champs de savoir. Dans cette perspective, l’importance de la fureur dans le théâtre de ces deux siècles peut s’évaluer à l’aune du succès des personnages d’Antoine et Cléopâtre sur la scène française. En effet, il ne suffisait pas de trouver dans l’histoire antique une reine au funeste destin pour en faire le sujet de pièces dignes d’être écrites, lues, représentées. Il fallait encore que celle-ci pût devenir une héroïne tragique. Jodelle lui offre ce nouveau statut : par son geste recréateur, sa Cléopâtre devient une référence que ses successeurs prennent en compte au même titre que la vie de la reine ptolémaïque. En allant chercher dans les récits des historiens un personnage suffisamment fascinant pour emporter l’adhésion des spectateurs tout en le transformant au contact d’un motif hérité du théâtre et de la philosophie antiques qui lui confère sa grandeur et lui offre la capacité de susciter l’admiration, les dramaturges ont fait de la reine lagide un personnage qui est sorti de l’histoire pour monter sur scène. La fureur devient dès lors le signe reconnaissable de la dignité du sujet pour le théâtre et donne à la reine et à son amant leur identité tragique. Université Paris-Sorbonne CELLF [email protected]
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LA CALPRENÈDE, Cléopâtre, Quatrième partie, Paris 1652 ; voir à ce sujet Marie-Gabrielle LALLEMAND, Les Longs Romans du XVIIe siècle, Paris 2013.
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BIBLIOGRAPHIE 1) SOURCES DION CASSIUS Histoire romaine, livre 51 (éd. Marie-Laure FREYBURGER & Jean-Michel RODDAZ), CUF, Paris 1991.
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SÉNÈQUE JACQUOT, Jean (dir.), Les Tragédies de Sénèque et le Théâtre de la Renaissance, Paris : CNRS, 1962.
SUÉTONE Vies des douze Césars (éd. Henri AILLOUD), Paris : Gallimard (« Folio classique ») 19311975.
2) ÉDITIONS MODERNES ET CONTEMPORAINES ANONYME Tragédie nouvelle appelée Pompée en laquelle se voit la mort d’un grand Seigneur, faite par une malheureuse trahison, Lausanne : F. Le Preux, 1579.
CHARLES CHAULMER La Mort de Pompée, Paris : Antoine de Sommaville et Augustin Courbé, 1638.
PIERRE CORNEILLE La Mort de Pompée (éd. Georges COUTON), dans Oeuvres complètes, tome 1, Paris : Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1980. Trois discours sur le poème dramatique (éd. Marc ESCOLA & Bénédicte LOUVAT-MOLOZAY), Paris : Flammarion, « GF », 1999.
ROBERT GARNIER Le Marc-Antoine (éd. J.-C. TERNAUX), Paris : Classiques Garnier, 2010.
ISAAC DE BENSERADE Cléopâtre, Paris : Antoine de Sommaville, 1636.
ETIENNE JODELLE Cléopâtre captive, dans Les Oeuvres et meslanges poetiques d’Estienne Jodelle Sieur du Lymodin, Premier volume (éd. Françoise CHARPENTIER & Jean-Dominique BEAUDIN), Paris : José Feijoo, 1990.
LA CALPRENÈDE Cléopâtre, Paris : Antoine de Sommaville, 1652.
JEAN MAIRET Le Marc-Antoine ou la Cléopâtre (éd. Alain RIFFAUD) dans Georges FORESTIER (dir.), Théâtre complet, tome 1, Paris : Honoré Champion, 2004.
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NICOLAS DE MONTREUX Cléopatre, dans Œuvres de la chasteté qui se remarque dans les diverses fortunes, adventures et fidèles amours de Criniton et Lydie. Livre premier, ensemble la tragedie de Cleopatre, le tout de l’invention d’Ollenix du Mont-Sacré, Paris : G. Des Rues, 1595.
3) LITTÉRATURE SECONDAIRE BURON, Emmanuel, « Chronique d’une soumission : lecture historique de Cléopatre et Sophonisbe de Nicolas de Montreux », dans Le Duc de Mercoeur, 1558-1602 : les armes et les lettres, Rennes : Presses Universitaires de Rennes, 2009. CIVARDI, Jean-Marc, « Reflets et usages de l’Antiquité dans le théâtre de Mairet », Littératures classiques 65/1 (2008), p. 65-81. DE CAIGNY, Florence, Sénèque le tragique en France (XVIe – XVIIe siècles), Paris : Classiques Garnier, 2011. DUPONT, Florence, Les Monstres de Sénèque, pour une dramaturgie de la tragédie romaine, Paris : Belin, 1995. ——, L’Antiquité, territoire des écarts. Entretiens avec Pauline Colonna d’Istria et Sylvie Taussig, Paris : Albin Michel (« Itinéraires du savoir »), 2013. FORESTIER, Georges, Passions tragiques et règles classiques, Paris : Presses Universitaires de France, 2003. FORSYTH, Elliot, La Tragédie française de Jodelle à Corneille (1553-1640). Le Thème de la vengeance, Paris : Nizet, 1962. FURETIÈRE, Antoine, Dictionnaire universel contenant généralement tous les mots françois tant vieux que modernes et les termes de toutes les sciences et les arts, Paris : SNL-Le Robert, 1978. LAMY, Mathilde, Cléopâtre dans les tragédies françaises de 1553 à 1682, une dramaturgie de l’éloge. Littérature. Université d’Avignon, 2012. LA TAILLE, Jean de, De l’art de la tragédie (éd. E. Forsyth), Paris : Société des Textes Français Modernes, 1968. LAUDUN D’AIGALIERS, Pierre, L’Art poétique français, (éd. J.-C. MONFERRAN), Paris : Société des Textes Français Modernes, 2000. LEBLANC, Paulette, Les écrits théoriques et critiques français des années 1540-1561 sur la tragédie, Paris : Nizet, 1971. LICHA-ZINCK, Alexandra, La vertu de l’héroïne tragique (1553-1653), Paris (Thèse de l’Université Paris-Sorbonne) 2004. TOMLINSON, Philip, « Le Personnage de Cléopâtre chez Mairet et Corneille », XVIIe Siècle 48, no 190 (1996), p. 67-76.
RÉSUMÉ Dans les tragédies françaises des XVIe et XVIIe siècles, le caractère de Cléopâtre VII Philopator est l’un des plus fréquemment dépeint. Elle apparaît dans cinq tragédies se focalisant sur sa mort et celle de son amant Marc Antoine, entre 1553 et 1644 : Cléopâtre captive d’Étienne Jodelle (1553), Marc Antoine de Robert Garnier (1578), Cléopâtre de Nicolas de Montreux (1595), Cléopâtre d’Isaac de Benserade (1636) et Marc Antoine de Jean Mairet (1637). De plus, sa part est de première importance dans deux autres pièces intitulées La Mort de Pompée, de Charles Chaulmer (1638) et Pierre Corneille (1644). La fréquence de ses apparitions pourrait nous mystifier, car la reine ptolémaïque n’est ni un personnage de la mythologie antique, ni un caractère historique dont la légitimité aurait été approuvée par les historiens grecs et romains, qui, au contraire, ont dépeint sa vie comme une succession
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CLÉOPÂTRE SUR LA SCÈNE FRANÇAISE (1553-1644)
d’intrigues, de mensonges et de trahisons. Cette étude vise à découvrir comment le caractère historique de Cléopâtre a été transformé par les dramaturges français en un personnage littéraire remarquable. Pour ce faire, l’étude se concentrera sur la mise en scène et la théâtralité de la fureur qui permet au pathos d'un personnage d’étouffer leur ethos dans l’effondrement total de leur raison. Les différents dramaturges fondent ce motif tragique, hérité de pièces de Sénèque, avec la représentation de Cléopâtre, soit en la représentant comme une furie (ce qui était le choix de Jodelle), soit comme une victime de la fureur de Marc Antoine, son amant qui s’est rendu à sa passion insensée. Comme elle est devenue plus qu’une figure historique, la reine ptolémaïque devait être incarnée dans un nouveau personnage de scène : c’est en l’exposant à la passion, qui rend tous les destins possibles, que Cléopâtre devient vraiment une reine de tragédie.
SUMMARY Cleopatra in French drama (1553 – 1644): fury as a tragic identity. In the French tragedies of the 16th and 17th centuries, the character of Cleopatra VII Philopator is one of the most frequently portrayed. She appears in five tragedies focusing on her death, and that of her lover Marc Antony, between 1553 and 1644: Etienne Jodelle’s Cleopatre captive (1553), Robert Garnier’s Marc Antoine (1578), Nicolas de Montreux’s Cleopatre (1595), Isaac de Benserade’s Cleopatre (1636) and Jean Mairet’s Marc Antoine (1637). Moreover, her part is of prime importance in two other plays entitled La Mort de Pompée, by Charles Chaulmer (1638) and Pierre Corneille (1644). The frequency of her appearances might bemuse us, for the Ptolemaic queen is neither a character from ancient mythology, nor a historical character whose legitimacy would have been endorsed by Greek and Roman historians, who instead depicted her life as a succession of intrigues, lies and betrayals. This study aims at finding out how the historical character of Cleopatra was transformed by French playwrights into a remarkable literary character. In order to do so, the study will focus on the stagecraft and theatricality of fury that enables a character’s pathos to suffocate their ethos into the utter collapse of their reason. The different dramatists blend this tragic motive, inherited from Seneca’s plays, with the portrayal of Cleopatra, by either depicting her as a fury (that was the choice of Jodelle), or a victim of Marc Antony’s fury, her lover who surrendered to his senseless passion. As she became more than a historical figure, the Ptolemaic queen was to be incarnated into a new stage persona: that is by exposing her to passion, which makes all fates possible, that Cleopatra truly becomes a queen of tragedy.
MOTS-CLÉS / KEYWORDS Cléopâtre – Théâtre – fureur – Jodelle – Garnier – Corneille Cleopatra – theatre – fury – Jodelle – Garnier – Corneille
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Cléopâtre en abyme. Aux frontières de la mythistoire et de la littérature. Édité par S.H. Aufrère et A. Michel Cahiers Kubaba, Paris, 2018, p. 325-340. ————————————————————————————————————————
L’HISTOIRE D’ANTOINE ET CLÉOPÂTRE SUR DEUX ÉCRANS DE FEU À MAIN DU XVIIE SIÈCLE OU LE MARC-ANTOINE ET SUITE DE LA CLÉOPÂTRE EN ÉCRANS Philippe CORNUAILLE
Dans cet article, il est bien entendu question de Cléopâtre et de Marc Antoine. Pourtant, si j’ai choisi d’aborder ce sujet, source d’inépuisables traitements, c’est qu’il fut relaté à travers un medium qui se trouve être aujourd’hui encore très peu connu : l’écran rond de feu à main. Aussi, nous aborderons d’abord le support, avec une brève histoire de l’écran de feu à main et la mode qu’il suscita au XVIIe siècle chez les dames de qualité. Puis, nous porterons notre attention sur deux de ces écrans qui, à travers leurs six images et le texte qui les agrémente, font un condensé des amours d’Antoine et de Cléopâtre. Nous remarquerons les points de liaisons entre ces objets ludico-culturels et la traduction contemporaine en français du texte de Plutarque issu des Vies des Hommes illustres grecs et romains. Ainsi, avant d’aborder cette histoire revisitée par un graveur de renom, il faut se représenter ces écrans ronds qui bénéficièrent d’un véritable engouement depuis les années 1630 jusqu’à la fin du siècle. Il fut un accessoire polyvalent : il était un élément décoratif puisque sa conception faisait appel aux meilleurs artistes, tels Abraham Bosse (1602-1676), François Chauveau (1613-1676), Jean Lepautre (16181682) ou Nicolas Loir (1624-1679), mais il ne faut pas oublier sa fonction première, à savoir protéger le visage d’une dame de la chaleur excessive d’un feu de cheminée, tout en présentant l’avantage d’être beaucoup plus maniable qu’un écran de feu traditionnel 1.
1 Voir par exemple les cinq jeunes filles endormies devant un feu ardent dans la suite d’Abraham BOSSE Les Vierges folles et les vierges sages (vers 1640) (BnF, Estampes, Hennin 2583) ou encore l’estampe de Pierre MARIETTE (1603-1657), L’Hyver (vers 1640) (BnF,
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Outre leur fonction pratique et décorative, l’écran fut aussi un symbole, un emblème. Dans l’iconographie, associé inévitablement à l’hiver, il participera à la modernisation de la figure allégorique des saisons, renouvelant ainsi les anciens attributs tels qu’ils avaient été définis par Cesare Ripa. Il deviendra un marqueur aussi fort pour représenter l’hiver que l’éventail pour représenter l’été et le verre de vin pour représenter l’automne. L’écran de feu à main appartient à la famille des éventails car leurs origines, très anciennes, remontant à l’Antiquité, sont communes et croisées ; au XVIIe siècle, leurs facteurs comme leurs distributeurs étaient souvent les mêmes.
Fig. 1. François CHAUVEAU, Le Marc-Antoine, écran (BnF, Estampes, Ed 44 rés. t. 3, p. 149). (© Ph. Cornuaille.)
Tout comme l’éventail, l’écran de feu à main va subir un engouement indéfectible ; il ira se nicher dans l’intimité des maisons bourgeoises ou dans les salons à la mode, comme on peut le voir sur une estampe attribuée Estampes, Hennin 2583) ; notons que toutes les estampes de la collection Hennin ont été numérisées par la BnF et sont donc visibles sur le site Gallica.
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à Jean Lepautre 2. Le statut social de leurs utilisatrices pouvait alors se vérifier par la couche de poudre et le nombre de mouches qu’il fallait au mieux préserver 3. L’écran de feu à main, en tant que tel, a largement survécu au siècle de Madame de Lafayette, puisqu’on en retrouve encore au XXe siècle. Mais la forme spécifique de l’écran rond est passée de mode à la charnière du e e XVII et du XVIII siècle et de ce fait, une grande partie de son originalité s’est perdue. À partir du XVIIIe siècle, il devint un instrument fixe ; dépossédé de sa mobilité, il se verra désormais doté d’un nombre des figures limité. D’un diamètre allant de 25 à 30 cm, quelquefois plus, l’écran rond du e XVII siècle était la plupart du temps partagé en cases. Il n’y avait souvent que trois ou quatre cases qui le divisaient donc en trois ou quatre parts égales où venaient s’inscrire les motifs. Cet écran était maintenu par un manche monté sur son axe, ce qui permettait sa rotation. Ainsi, lorsqu’un léger mouvement lui était donné, les cases défilaient, les unes après les autres, et racontaient une histoire à l’aide d’images et d’un texte presqu’à l’instar de nos actuelles bandes dessinées. Contrairement aux modèles plus récents, aucun écran du XVIIe siècle, en tant qu’objet, à ma connaissance, ne nous est parvenu. Passant de mode au rythme des changements de saison, de facture simple et composé de matériaux peu coûteux, ce qui en fait sa principale différence avec l’éventail, l’écran de feu à main était par le fait un ustensile précaire, éphémère et donc jetable. Heureusement sont restées quelques-unes des estampes qui servaient à les décorer. Plusieurs d’entre elles évoquaient des représentations théâtrales ; on eût dit que le théâtre s’adaptait idéalement à ce format, avec ses successions de scènes les plus célèbres, succinctement dessinées et agrémentées en cartouche par les dialogues des personnages qui étaient figurés. Mais les dessinateurs se sont emparés d’autres sujets pour décorer leurs écrans. Certains répondaient à des motifs canoniques et allégoriques, comme les cycles des saisons, des mois de l’année, des âges de la vie, etc. Certains n’avaient d’autre but qu’une visée décorative. D’autres se plurent à distraire, soit en proposant des jeux comme les rébus, des énigmes, soit en se faisant l’écho des occupations de la Cour, soit en relatant une anecdote ou un fait d’actualité. Des sujets plus sérieux pouvaient être abordés, comme des épisodes mythologiques ou historiques puisés dans les Métamorphoses d’Ovide ou dans les romans fleuve en vogue tels La Jérusalem délivrée ceux du Tasse ou le Roland Furieux 2
La mode au écran (vers1675) (BnF, Estampes, Hennin, 4830). Voir l’estampe de Robert BONNART (1652-17..), L’Hiver (vers. 1690) (BnF, Estampes, Hennin, 6287) ou celle de Jean MARIETTE (1660-1742), Décembre (vers 1690) (BnF, Estampes, Hennin 5867). 3
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de l’Arioste, mais toujours sur le ton léger et galant que leur conférait leur concision. Grâce aux histoires qu’ils pouvaient raconter, bien plus que les éventails ou les écrans produits à partir du siècle suivant, l’écran rond de feu à main du XVIIe siècle est un accessoire porteur de sens. À cette période où les femmes de qualité se retrouvaient au cœur de la société mondaine, recevant la compagnie la plus choisie dans leur salon, dans leur ruelles, comme on disait alors, s’émancipant des valeurs patriarcales bourgeoises de plus en plus jugées comme rétrogrades, et décomplexées par rapport aux sciences et à la littérature, ces écrans peuvent être considérés comme un témoignage non négligeable de certains pôles d’attraction féminins de l’âge classique.
Fig. 2. François CHAUVEAU, Le Marc-Antoine (détail de la fig. 1).
Tâcher de se représenter le XVIIe siècle à travers ce medium peut s’avérer extrêmement ludique, voire instructif. À ce jour aucune étude ne lui fut consacrée ; aussi, c’est un champ inexploré qui s’est présenté à nous et cette étude nous a réservé quelques excellentes surprises. Parmi la trentaine d’estampes dédiées à des écrans ronds que nous avons retrouvées, deux d’entre elles, attribuées avec certitude à François Chauveau 4, abordent le thème de Cléopâtre : Le Marc-Antoine (fig. 1-4) 4
François CHAUVEAU, deuxième fils de Lubin Chauveau, originaire de Bourgogne, et de Marguerite de Fleurs, est né le 10 mai 1613. Il étudia dans l’atelier de Laurent de La Hyre et se spécialisa dans l’eau-forte. Louis XIV lui attribua le titre de Graveur du Roi ainsi qu’une pension en 1662. Nommé conseiller à l’Académie royale de peinture et de sculpture le 14 avril 1663, il mourut en 1676. Chauveau a laissé une œuvre de plus de 6000 pièces (frontispices, vignettes…) et illustra des œuvres de Mademoiselle de Scudéry, en particulier les romans Artamène ou le Grand
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et la Suite de la Cléopâtre (fig. 5-9). J’ai d’abord cherché à savoir quelles avaient pu être les sources utilisées par le graveur. Alors que plusieurs écrans se sont inspirés de pièces de théâtre, comme pour en continuer le succès, c’est dans cette veine fort féconde abordée si précisément par Frédéric Sprogis, que j’ai d’abord tenté de trouver des correspondances. Mais nulle part, dans aucune de ces œuvres dramatiques, que ce soit chez Jodelle (1552), Guillaume Belliard 5 et Robert Garnier 6 (1578), Nicolas de Montreux 7, et beaucoup plus proche de l’époque, François Chauveau, Jean Mairet 8 et Benserade 9 (1635), on ne retrouve les vers inscrits dans les deux écrans ni toutes les descriptions qui les accompagnent. Le succès considérable de Cléopâtre et de ses avatars au XVIIe siècle a perduré bien après Benserade et Mairet. Comme cela fut évoqué ici, ce long succès est étroitement lié à celui que remporta pendant des décennies la traduction en français par Jacques Amyot des Vies de Plutarque où celle d’Antoine était copieusement relatée 10. Les deux estampes de Chauveau qui nous intéressent portent l’adresse d’Antoine de Fer, alors que ce marchand, éditeur d’estampes, officiait « en l’isle du Palais proche l’horloge à l’age de fer » ; cette information nous renseigne sur le fait que ces éditions furent vendues entre 1646 et 1652. On ne peut manquer de constater que les quatrains, aux rimes embrassées, inscrits en bordure d’écran, ont très peu de lien avec les textes dramatiques produits avant cette période ; l’examen des dessins, lui, fait apparaître que le graveur s’inspira sans aucun doute directement Cyrus (1649-1653) et Clélie (1656-1660) Scarron, Molière, Racine, Boileau, le premier recueil des Fables de La Fontaine paru en 1668. 5 Le premier livre des poèmes de Guillaume Belliard contenant les délitieuses amours de Marc Antoine et de Cléopatre, les triomphes d’Amour et de la Mort, et autres imitations d’Ovide, Pétrarque et de l’Arioste..., Paris : Claude Gauthier, 1578. 6 Marc-Antoine, tragédie de Robert GARNIER, Paris : Patisson, 1578. 7 Œuvre de la Chasteté, qui se remarque par les diverses fortunes, adventures, et fidelles amours de Criniton & Lydie. Livre premier. Ensemble la tragedie de Cleopatre. Le tout de l’invention d’Ollenix du Mont-Sacré (anagramme de Nicolas de Montreux), Paris : A. Saugrain, 1595. Antoine n’apparaît pas dans cette version de la légende. 8 Jean MAIRET, Le Marc-Antoine, ou la Cléopâtre, Paris : Antoine de Sommaville, 1637 ; réédition en 1639 et 1648. C’est vraisemblablement à cette édition que la marchande de livres de la galerie du palais, dans le Paris burlesque de Berthod, fait référence en disant : « Monseur, cherchez vous quelque chose / I’ay les pieces que Belle.rose / Conservait le plus cherement, / Ie les ay eu secrettement / Depuis qu’il est hors du theatre ; avez-vous veu sa Cleopatre ; / C’est une piece qui ravit / Surtout quand Anthoine la suit », La Ville de Paris en vers burlesques, op. cit., p. 9-10. 9 BENSERADE, Cléopâtre, Paris : Antoine de Sommaville, 1636. 10 Les Vies des hommes illustres grecs et romains, comparee l’une avec l’autre par Plutarque de Chaeronee, translatées par M. Jaques Amyot, s. l., de l’Imprimerie Ieremie des Planches, 1583, 2 vol. ; la vie d’Antonius est narrée dans le t. I., p. 598-622.
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de la relation faite par Plutarque dans sa Vie d’Antoine. Ce double traitement, par flash, de textes et d’images, apporte un éclairage très original à l’histoire. Les deux estampes sont divisées chacune en trois cartouches où le dessinateur reprit quelques scènes capitales de l’histoire d’Antoine et Cléopâtre. L’action montrée dans le premier écran s’arrête juste avant le suicide d’Antoine. Le second écran relate les deux morts successives des amants. Les textes en vers posés autour des deux écrans, curieusement, ne se réfèrent pas toujours forcément exactement à l’image. La première image (fig. 2) montre la grande bataille finale livrée par César ainsi que les vaisseaux d’Antoine et ceux de Cléopâtre prenant la fuite ; cette scène est longuement décrite par Plutarque dans la traduction d’Amyot 11. Le texte de l’écran dit : Ici du monde entier se termine la guerre, Neptune glorieux contemple en ce grand jour Deux rivaux animez par la gloire de l’Amour Disputer sur ses eaux l’empire de la terre Enfin l’Amour jaloux trahit ici la gloire : Cléopatre en fuyant vient d’emporter le cœur D’Antoine qui la suit, et cedant au vaincoeur, Laisse jouir César du fruit de sa victoire
En tournant l’écran dans le sens des aiguilles d’une montre, apparaît en gros plan la représentation du bateau de Cléopâtre qui, en toute logique, rentre de la bataille ; on voit des personnes qui la contemplent depuis le quai (fig. 3). La suite de l’histoire est racontée dans ces deux quatrains : La Reyne prevenant le bruit de sa desfaite Trompe ses ennemis d’un triomphe menteur Mais ce bruit fait bien tost connaistre son auteur, Et leur Mort ne peut pas la rendre satisfaite. Cléopatre fuyant l’ambitieuse haine d’un vaiceur [sic] glorieux arbitre de son sort, Se cache en un scepulcre et publiant sa mort Essaye d’eviter et la honte et la peine
11
Le passage se trouve dans le t. II de l’édition de 1645 que nous avons choisie comme référence, p. 575-578 (Les Hommes illustres grecs et romains, comparez l’un à l’autre par Plutarque... de la version de grec en françois par Me Jacques Amyot,... avec addition... d’amples sommaires... d’annotations... et d’une chronologie..., Paris : A. Robinot, 1645, 2 vol.).
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Fig. 3. François CHAUVEAU, Le Marc-Antoine (détail de la fig. 1).
La logique est ici un peu bousculée, puisque l’image montre Cléopâtre dans son navire, alors que le texte de l’écran dit qu’elle se cache dans un sépulcre. Ce sépulcre ne sera montré d’ailleurs que dans le second écran. Cherchant vraisemblablement dans sa source une représentation de Cléopâtre dans son navire, et sans se soucier de la chronologie, le graveur n’a pas manqué de reprendre une description que fit Plutarque, mais qui se trouve bien en amont de la scène précédente montrant la bataille finale ; il s’agit d’une des premières rencontres entre les deux amants : [Cléopâtra] se moqua tant de lui, qu’elle n’en daigna autrement s’avancer sur le fleuve Cydnus dedans un batteau, dont la pouppe estoit d’or, les voiles de pourpre, les rames d’argent, qu’on manioit au son & à la cadence d’une musique de flustes, haut-bois, violes et autres instrumens dont on jouoit dedans. Et au reste, quant à sa personne elle estoit couchee dessous un pavillon d’or tissu, vestüe & accoustree tout en la sorte qu’on peint ordinairement Venus, & aupres d’elle d’un costé & d’autre de beaux petits enfans habillez ny plus ny moins que les peintres ont accoustumé de portraire les Amours, avec des esvantaux en leurs mains, dont ils les esventoient. […] Les rives [étaient] toutes convertes du monde innumerable : car les uns accompagnoient le bateau le long de la riviere, les autres accouroient de la ville pour voir ce que c’estoit 12.
12
PLUTARQUE, op. cit., p. 550.
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Fig. 4. François CHAUVEAU, Le Marc-Antoine (détail de la fig. 1).
La troisième image (fig. 4) du premier écran montre Antoine, ayant regagné la terre, chez lui. Son serviteur Éros est étendu mort à ses pieds ; le texte explique la situation : Cléopâtre fait courir le bruit de sa mort ; Antoine demande alors à son serviteur de le tuer. Mais en vain elle fuit sa perte inévitable Le Ciel donne à sa ruse un autre evenement Et prevenant l’esprit de son credule amant Produit par un faux bruit un[e] mort veritable Ce Prince treuve encor un serviteur fidelle Qui dans son desespoir luy refuse la main, Et de son propre fer se traversant le sein Luy montre le chemin ou son malheur l’appelle
Dans cette dernière case on voit clairement Antoine se donner la mort en retournant l’épée contre lui. Là encore, le graveur suit Plutarque au plus près : Il […] somma [Eros] lors de tenir sa promesse 13 : par quoy le serviteur desgaina son espée & l’estendit comme pour le fraper, mais en retournant son visage d’un austre costé, il se la fourra à soi-mesme tout au travers du corps, et tomba tout mort au pied de son maistre 14.
13 14
De le tuer lorsqu’il lui demanderait. PLUTARQUE, op. cit., p. 587.
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Fig. 5. François CHAUVEAU, dessin préparatoire de l’écran Suite de la Cléopâtre, BnF Arsenal, Est. 1022, fol. 101. (© Ph. Cornuaille.)
En ce qui concerne le second écran (fig. 6), signalons une chose intéressante : on vient en effet d’identifier son dessin préparatoire ; il est conservé à la bibliothèque de l’Arsenal ; c’est donc un dessin original, sans les textes qui figurent sur les écrans (fig. 5). Dans la première image (fig. 7), le rédacteur prend soin de « résumer l’épisode précédent » en rappelant le faux bruit que Cléopâtre avait fait courir sur sa propre mort ce qui déclencha le suicide d’Antoine ; c’est le seul « doublon » qui se puisse constater entre les deux écrans : Dans un tombeau royal Cleopatre enfermée Fait publier sa mort pour tromper son vaincœur Anthoine de ce bruict croyant la Renommée D’un coup promt et mortel se traverse le cœur Ce prince trop crédule au bruict de vostre mort Du filet de ses jours vient de couper la trame Sortez ne doutez plus de sa fidelle flame Ce sepultre est pour luy vous l’occupez a tort
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Fig. 6. François CHAUVEAU, Suite de la Cléopâtre, BnF, Estampes, Ed 44 rés. t. 3, p. 148. (© Ph. Cornuaille.)
Fig. 7. François CHAUVEAU, Suite de la Cléopâtre (détail de la fig. 6).
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Ainsi, on constate un nouveau décalage entre texte et image. On a vu Antoine se donner la mort dans le premier écran, mais c’est dans le second que le texte l’explicite. On remarquera aussi un changement d’énonciation. Tout d’un coup, par le vouvoiement, l’auteur du quatrain s’adresse directement à Cléopâtre. C’est une façon très galante de créer une interférence entre texte et image, une sorte d’intrusion extra-diégétique, que l’on retrouve dans plusieurs écrans. La première image de la Suite de la Cléopâtre (fig. 7) montre l’instant précis où Antoine, qui, mourant, se fait transporter par ses serviteurs devant le sépulcre où se trouve Cléopâtre. Plutarque écrivait : Quand il sceut qu’elle vivoit encore, il commanda de grande affection à ses gens qu’ils portassent son corps, & fut ainsi porté entre les bras de ses serviteurs iusques à l’entree : toutefois Cleopatra ne voulut ouvrir les portes, mais elle se vint mettre à des fenestres hautes, & devalla en bas quelques chaines & cordes, dedans lesquelles on empaqueta Antonius, & elle avec deux de ses femmes seulement qu’elle avoit souffert entrer avec elle dedans ces sepultures, le tira en haut 15.
Cette première image, dans sa représentation du décor, reprend fidèlement la description de Plutarque. Et là encore, l’illustrateur est remonté en amont du récit pour trouver des détails architecturaux : A donc elle craignant [sa] fureur, & s’enfuit dedans sa sepulture qu’elle avoit fait bastir, là où elle fit serrer les portes & abattre les grilles & les harses qui se fermaient à grosses serrures & fortes barrieres, & cependant envoya vers Antonius, luy denoncer qu’elle estoit morte […] 16.
Ainsi l’illustrateur se servit-il de deux passages de Plutarque pour aménager sa scène. Dans l’un d’eux, on lit qu’Antoine se fait transporter devant le sépulcre où apparaît Cléopâtre à « une fenêtre haute », et dans l’autre la description est faite des « fortes barrières » et de « la grille et les herses ». La deuxième image (fig. 8) montre Antoine mourant sur le lit de Cléopâtre. Celle-ci est entourée des deux servantes qu’elle avait gardées auprès d’elle dans le sépulcre. Le texte de l’écran poursuit l’histoire : Beaux yeux aux yeux d’Anthoine et si chers et si doux Pour le faire mourir c’estoit trop de vos charmes Mais quoy que sa douleur ait cherché d’autres armes On peut dire en effet qu’il ne meurt que par vous
15 16
PLUTARQUE, op. cit., p. 588. PLUTARQUE, op. cit., p. 587.
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Fig. 8. François CHAUVEAU, Suite de la Cléopâtre (détail de la fig. 6).
Là encore, l’image est plus proche de Plutarque que de ce bout rimé galant inscrit en marge. À ce moment précis l’auteur grec écrivait en effet que Cléopâtre « luy essuya le sang qui luy avoit soüillé la face 17 ». Enfin, avec la troisième et dernière image (fiig. 9), l’écran, sautant tout un passage de l’histoire d’Antoine, montre la mort de Cléopâtre, du moins dans une des versions rapportées par Plutarque où il est dit que Cléopâtre, après avoir longuement étudié les poisons et leurs effets plus ou moins doux, s’était fait livrer par un paysan une corbeille de figues dont les feuilles cachaient un aspic : Un Aspic cause ici l’insensible langueur Qui donne à Cleopatre un teint mourant et blesme Et l’on voit que la mort la saisit tout de mesme Que l’Amour autrefois se glissa dans son cœur
Une fois de plus, l’image suit de très près la narration de Plutarque qui écrivait : Quand [ceux que César envoya] eurent ouvert les portes, ils trouverent Cleopatra roide morte couchée sur un lict d’or, acoustree de ses habits royaux, & l’une de ses femmes, celle qui avoit nom Iras, morte aussi à ses pieds : & l’autre Charmion à demi morte & déjà tremblante, qui luy racoustroit le diademe qu’elle portoit à l’entour de la teste […] Aucun
17
PLUTARQUE, op. cit., p. 588.
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disent qu’on luy apporta un aspic dedans ce panier avec les figues, & qu’elle l’avoit ainsi commandé qu’on le cachast de feuilles de figuier 18.
Fig. 9. François CHAUVEAU, Suite de la Cléopâtre (détail de la fig. 6).
Pour conclure, si l’on peut admettre comme évidente la source que François Chauveau utilisa pour réaliser ses écrans, l’on ne pourra s’empêcher d’admirer sa force de concision ; en six images et quelques quatrains, il résuma à l’extrême les aventures d’Antoine et Cléopâtre, sabrant dans le texte de Plutarque ; et si l’on considère qu’une tragédie en cinq actes comporte environ 2 000 vers, Chauveau, lui, en quarante vers, largement émaillés du champs lexical de l’amour, « bouclait son affaire ». Comment expliquer autant de légèreté ? C’est dans ce type de constat qu’on peut admettre que l’écran rond à main est une sorte de miroir de son siècle. Nous l’avons évoqué, dès le début du XVIIe siècle, des « assemblées » sont créées dans les grandes maisons. La forme de culture débattue dans ces assemblées littéraires prendra des distances avec la culture traditionnelle, empruntée aux Anciens. De fait, les femmes n’ont pas étudié Aristote ni Horace ; et les sévères doctes qui se gargarisent de leurs « règles » seront écartés des ruelles. Ultra mondain lui-même, à travers toute sa production, Molière va toujours chercher à séduire son public mondain et féminin ; dans Les Femmes savantes, où il ne faut surtout pas voir une critique des femmes, mais une critique du pédantisme, il mettra quelques vers cinglant dans la 18
PLUTARQUE, op. cit., p. 592.
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bouche de Chrysale, en déclarant que les gros livres de Plutarque lui servent à repasser ses dentelles, il synthétisera, par le burlesque, la critique contemporaine vis à vis d’une certaine forme de dictat culturel contraire aux valeurs nouvelles. Vos Livres éternels ne me contentent pas, Et hors un gros Plutarque à mettre mes rabats, Vous devriez brûler tout ce meuble inutile, Et laisser la Science aux Docteurs de la ville 19.
Fig. 10. PLUTARQUE, Vies, édition de 1583. (© Ph. Cornuaille.)
Dans ce monde de finesse et de douce raillerie, la société s’intéressera aux créations originales, modernes ; on est à l’affût de la nouveauté, qu’elle se niche dans les accessoires de mode mais aussi dans la littérature, la comédie ou l’Antiquité revisitée. Les femmes joueront un rôle prépondérant dans ce processus créatif où les questions d’amour tiendront toujours une place de tout premier plan. On entrevoit ici clairement l’opposition naissante entre les « anciens » et les modernes » Loin de tout traitement dramatique pesant, même s’il puise hardiment, dans un « gros Plutarque », quelques éléments pour construire une histoire édulcorée, François Chauveau élude ici toute référence aux doctes. Et de fait, dans ce type de support, le ton de la galanterie l’emportera largement sur celui la fureur.
19
Scène II, 7, 561-564. Notons que Dorine dans le Tartuffe choisit, elle, une Fleur des Saints, ouvrage hautement spirituelle et chrétien, pour mettre à repasser ses mouchoirs (v. 208).
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L’HISTOIRE D’ANTOINE ET CLÉOPÂTRE
BIBLIOGRAPHIE ÉDITIONS MODERNES BENSERADE, Cléopâtre, Paris : Antoine de Sommaville, 1636. Jean MAIRET, Le Marc-Antoine, ou la Cléopâtre, Paris : Antoine de Sommaville, 1637 ; réédition en 1639 et 1648. Le premier livre des poèmes de Guillaume Belliard contenant les délitieuses amours de Marc Antoine et de Cléopatre, les triomphes d’Amour et de la Mort, et autres imitations d’Ovide, Pétrarque et de l’Arioste..., Paris : Claude Gauthier, 1578. Les Hommes illustres grecs et romains, comparez l’un à l’autre par Plutarque... de la version de grec en françois par Me Jacques Amyot,... avec addition... d’amples sommaires... d’annotations... et d’une chronologie..., Paris : A. Robinot, 1645, 2 vol.). Les Vies des hommes illustres grecs et romains, comparee l’une avec l’autre par Plutarque de Chaeronee, translatées par M. Jaques Amyot, s. l., de l’Imprimerie Ieremie des Planches, 1583, 2 vol. Marc-Antoine, tragédie de Robert GARNIER, Paris : Patisson, 1578. Œuvre de la Chasteté, qui se remarque par les diverses fortunes, adventures, et fidelles amours de Criniton & Lydie. Livre premier. Ensemble la tragedie de Cleopatre. Le tout de l’invention d’Ollenix du Mont-Sacré (anagramme de Nicolas de Montreux), Paris : A. Saugrain, 1595.
RÉSUMÉ Après avoir inspiré de nombreux auteurs et de peintres au XVIe et XVIIe siècles, l’histoire d’Antoine et Cléopâtre se retrouvera tracée sur deux écrans ronds réalisés par François Chauveau (1613-1676). Peu connus, les écrans de feu à main, ou écrans ronds, servaient aux dames — au XVIIe siècle — pour se prémunir de la chaleur trop vive des feux de cheminée. Comportant plusieurs compartiments ou « cases », ils étaient illustrés de scènes de pièces de théâtre, de scènes mythologique ou historiques, etc. Chaque écran rond de François Chauveau montrant l’histoire d’Antoine et Cléopâtre est divisé en trois cases dont le dessin retrace différents épisodes, tels la bataille en mer contre César, le vaisseau de Cléopâtre, le suicide d’Antoine et celui de Cléopâtre. Pour les décrypter, l’auteur le rapprochement avec une des traductions parues au XVIIe siècle des Hommes illustres de Plutarque.
SUMMARY Having inspired many writers and painters of the sixteenth and seventeenth centuries, the story of Antony and Cleopatra can be seen engraved on two “round-screen” drawn by François Chauveau (1613-1676). Little known, “hand screens” or “round-screens”, served to guard the ladies—in the seventeenth century—from too intense heat of chimney fires. With several compartments or “boxes”, they were showing scenes of plays, mythological or historical scenes, etc. Each of François Chauveau’s round-screen showing the story of Antony and Cleopatra is divided into three boxes whose design recalls various episodes such as the sea battle against Caesar, Cleopatra’s ship, the suicide of Antony and of Cleopatra. To decrypt them, the author compare them with translations published in the seventeenth century of the Plutarch’s Lives.
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MOTS CLÉS / KEY-WORDS Antoine – Cléopâtre – François Chauveau – écran rond – écran de feu – écran à main – e XVII siècle – estampes – Plutarque – Vies des Hommes illustres Antonio – Cleopatra – François Chauveau – round screen – hand screen – seventeenth centuries – engravings – Plutarch – Plutarch’s Lives
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QUATRIÈME PARTIE
CLÉOPÂTRE DÉVOYÉE OU MISE AU SERVICE DE CAUSES
Cléopâtre en abyme. Aux frontières de la mythistoire et de la littérature. Édité par S.H. Aufrère et A. Michel Cahiers Kubaba, Paris, 2018, p. 343-364. ————————————————————————————————————————
« ÊTRE LA REINE DES MOMIES », CLÉOPÂTRE OU L’OBLITÉRATION DU TYPE DANS UNE NUIT DE CLÉOPÂTRE DE THÉOPHILE GAUTIER William KELS
Nous n’avons point de portrait authentique de Cléopâtre et le visage de la reine n’a pas laissé le moindre reflet sur cette vaste terre où il causa tant de deuils et de malheurs. Cléopâtre est représentée plusieurs fois, il est vrai, avec son fils Ptolémée Césarion, sur les bas-reliefs du temple de Dendérah. Mais ce sont là des figures hiératiques, d’un art traditionnel, dont le type, fixé d’avance, ne laissait point de place à l’imitation de la nature. (Anatole FRANCE, préface à Une nuit de Cléopâtre1.) Winckelmann a banni des beaux-arts, en Europe, le mélange du goût antique et du goût moderne. En Allemagne, son influence s’est encore plus montrée dans la littérature que dans les arts. Nous serons conduits à examiner par la suite si l’imitation scrupuleuse des anciens est compatible avec l’originalité naturelle, ou plutôt si nous devons sacrifier cette originalité naturelle pour nous astreindre à choisir des sujets dans lesquels la poésie, comme la peinture, n’ayant pour modèle rien de vivant, ne peuvent représenter que des statues. (Germaine de STAËL-HOLSTEIN, De l’Allemagne 2.)
De novembre à décembre 1838 paraît dans La Presse, en six livraisons et à raison d’une par chapitre, une petite nouvelle égyptienne de Théophile Gautier sobrement intitulée Une nuit de Cléopâtre. L’intérêt premier est historique puisque c’est apparemment la première fois que l’Égypte fournit la matière d’une œuvre littéraire en cette première moitié du XIXe siècle 3. L’égyptomanie, née au siècle précédent, s’était transformée, depuis la 1
Théophile GAUTIER, Une nuit de Cléopâtre, Paris 1894, p. V. Germaine DE STAËL-HOLSTEIN, De l’Allemagne, 3 vol., Paris 1810, vol. 1, La littérature et les arts, chap. VI, « Lessing et Winckelmann », p. 242. 3 Nous renvoyons le lecteur à la notice que donne Pierre Laubriet de ce texte dans le volume de la Pléiade, p. 1398-1414 : p. 1401 : « Il faudra attendre bien après 1830 pour qu’enfin paraisse une œuvre littéraire dont l’Égypte antique, même si elle n’est pas l’Égypte pharaonique, ni encore d’une grande exactitude archéologique, soit le sujet : c’est Une nuit de Cléopâtre, de Théophile Gautier, à la fin de 1838. » Toutes les citations du texte renverront au premier volume de cette même édition : Théophile GAUTIER, Romans, contes et nouvelles, 2 vol., édition établie sous la direction de Pierre Laubriet, Paris 2002. 2
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Campagne de Bonaparte en 1798, en un vaste projet scientifique dont les publications officielles allaient jalonner le premier quart du siècle suivant, source colossale d’informations, mémoires et planches, où l’orientalisme naissant pouvait trouver l’essentiel de ses inspirations. Si Théophile Gautier puise abondamment dans la Description de l’Égypte et plus encore dans l’œuvre de Champollion pour agrémenter son texte d’un grand luxe de détails, du reste passablement scientifiques, c’est l’effort de reconstitution même d’une civilisation perdue qui doit retenir notre attention. Ressusciter, ou, comme on le dit à l’époque, restaurer, l’ancien monde des pharaons se lit comme le symptôme d’une époque et d’une littérature dont il faut comprendre les raisons comme les formules. Que la dernière des Lagides, Cléopâtre VII, soit l’héroïne d’une telle nouvelle nous indique aussi, nous le verrons, que la littérature moderne, à travers ce nom sonore et déjà tant de fois consacré par les œuvres, s’y signifie tout entière dans le pourtant maigre récit où il apparaît. Cléopâtre est un sujet classique et il n’est besoin que d’évoquer, à la suite du récit des Anciens, les noms de La Calprenède, Jodelle ou Shakespeare pour qu’aussitôt apparaissent les quelques grandes scènes que l’Histoire semble providentiellement livrer à l’invention des auteurs. Des amours royales et un suicide, une cruelle beauté, un nez curieux, des mœurs dépravées ou supposées telles par la tradition ennemie, sont les traits qui suffisent soit à configurer un type 4, soit à doter un nom d’une identité si claire qu’on puisse immédiatement la distinguer. Cette identité est transparente dans la nouvelle de Théophile Gautier. Le lecteur peut y rassembler l’essentiel des détails qu’il lui faut pour reconnaître un tant soit peu qu’il s’agit bien, dans ce qu’il lit, de Cléopâtre — c’est-à-dire pour vérifier ce que le titre lui promet. Notons pour commencer ce seul fait que l’arrière-plan historique est évoqué, à la toute fin, lorsque Marc Antoine, sans doute juste après avoir été mis en déroute par Octave à Actium, pénètre dans la salle du festin où la reine se livre à une véritable débauche. Nous nous trouvons donc dans les 4
Livrons tout de suite et par provision la définition de ce mot telle qu’elle apparaît dans le Dictionnaire de l’Académie française de 1832-1835 : « TYPE. s. m. Modèle, figure originale. Dans ce sens, il est du style didactique. Selon les platoniciens, les idées de Dieu sont les types de toutes les choses créées. Le type du beau. / TYPE en parlant De l'Ancien Testament par rapport au Nouveau, se dit de Ce qui est regardé comme la figure, le symbole des mystères de la loi nouvelle. L'agneau pascal est le type de JÉSUS-CHRIST. La manne est le type de la sainte eucharistie. » Les deux premières acceptions du terme, ici reproduites, se trouvent mêlées dans la théorie esthétique de la première moitié du XIXe siècle : le type est un modèle dans la mesure où il figure ou symbolise selon les procédés de l’allégorie (par ailleurs fondés sur la méthode herméneutique de la Lectio divina et de la typologie chrétienne). Avec le romantisme, en effet, le « modèle » convertit l’εἶδος platonicien, soit l’essence d’une Idée séparée, en une véritable technique de l’allégorisme. C’est ce passage d’une onto-typologie à sa pure expression technique que nous tenterons ici de repérer sous l’usage qui est fait du nom de « Cléopâtre ».
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derniers jours du règne de la fille des Ptolémées, très près du moment où elle mettra fin à ses jours dans la scène la plus romanesque qui soit ; Octave est aux portes d’Alexandrie. Dans le texte, l’imminence de cette menace est pourtant traitée avec légèreté : à Marc Antoine qui s’enquiert des occupations de sa maîtresse qu’il trouve, au beau milieu d’un festin, un cadavre à ses pieds, celle-ci répond : « c’est un poison que j’essayais pour m’en servir si Auguste me faisait prisonnière. Vous plairait-il, mon cher seigneur, de vous asseoir à côté de moi et de voir danser ces bouffons grecs ? 5… » Le texte s’achève sur ces mots et, si le contexte est restitué in extremis dans cette dernière réponse, c’est tout un sujet qui est escamoté, sujet classique par excellence, et dont le lecteur sera privé. Une nuit de Cléopâtre ne traite pas des amours d’Antoine et de Cléopâtre, mais prend un soin tout particulier à les congédier. Que peut-on y lire si ce n’est le grand récit tragique ? Une nuit, une parmi d’autres au cours desquelles la reine débauchée honore l’amant d’un soir pour le faire périr sur l’heure. Dans la nouvelle de Gautier, le jeune homme a pour nom Méïamoun, fils de Mandouschopsch, jeune et beau chasseur de lions au désert, qu’anime une passion folle pour la reine d’Égypte ; il la traque depuis longtemps, cherche à la voir, enfin lui déclare son amour par un billet délivré au moyen d’une flèche, la surprend au bain et se voit miraculeusement accorder une nuit d’amour et de mort par une reine joueuse : (…) tu pensais que tu étais César ou Marc-Antoine, tu aimais la reine ! À certaines heures de délire, tu as pu croire qu’à la suite de circonstances qui n’arrivent qu’une fois tous les mille ans, Cléopâtre un jour t’aimerait. Eh bien ! ce que tu croyais impossible va s’accomplir, je vais faire une réalité de ton rêve ; cela me plaît, une fois, de combler une espérance folle 6. (…)
Une nuit parmi d’autres, à en suivre par exemple le témoignage d’Aurelius Victor dans le De viris illustribus qui parle de véritable prostitution — et c’est cependant « une fois », une seule, par jeu et par faveur, que la reine accorde cette nuit. Notre texte se complique donc : au moment où le grand sujet des amours royales est évincé au profit de ce qui ressemble plutôt à une intrigue galante indifférente s’opère un retournement par lequel l’aventure de Meïamoun devient le seul sujet possible de la nouvelle tout en lui conférant nécessité et cohérence du seul fait de cette substitution. Celle-ci doit se comprendre à la lumière d’un problème plus général affectant toute la création romantique. On sait que cette littérature connaît une profonde crise du sujet marquée par le refus de la matière et des formes classiques dont il n’est pas possible de se revendiquer par pure 5 6
GAUTIER, Romans, contes et nouvelles, « Une nuit de Cléopâtre », VI, p. 772. Ibid., V, p. 765.
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obédience et dont il faut nécessairement se défaire : en tant que sujet typique, il n’est pas étrange que Cléopâtre incarne à elle seule ce problème qu’elle résume. Aussi, en choisissant le format d’une nouvelle et en raison même des contraintes du genre, Gautier semblait réduire d’autant le grand et beau sujet et le travestir en histoire galante. Dans ce lit de Procuste, Cléopâtre y deviendrait ainsi une hétaïre ou presqu’une lorette si elle n’était encore reine — soit si la nouvelle tout entière n’était pas, à sa façon résolument moderne, dramatique. Car c’est bien dans cette conversion, nous y insistons, du grand et beau sujet que se noue l’intrigue d’une nouvelle par ailleurs si pauvre en éléments narratifs et si pleine de descriptions qu’on se demande à tout instant si le nom de Cléopâtre n’est pas qu’un prétexte à une écriture artiste, un bavardage dont on pourrait soupçonner Gautier d’en faire le même usage que celui qu’il revendiquait dans sa préface aux JeunesFrance de 1833, dont voici le début : Ceci, en vérité, mon cher monsieur ou ma belle dame, n’est autre chose qu’une préface, et une préface fort longue : je n’ai pas la moindre envie de vous le dissimuler ou de vous en demander pardon. Je ne sais si vous avez la fatuité de ne pas lire les préfaces mais j’aime à supposer le contraire, pour l’honneur de votre esprit et de votre jugement. Je prétends même que vous me remercierez de vous en avoir fait une ; elle vous dispense de deux ou trois contes plus ou moins fantastiques, que vous eussiez eus sans cela, et vous conviendrez, si récalcitrants que vous soyez, que ce n’est pas une mince obligation que vous m’en devez avoir. J’espère que celle-ci tiendra la moitié du volume ; j’aurais bien voulu qu’elle le remplît tout entier, mais mon éditeur m’a dit qu’on était encore dans l’habitude de mettre quelque chose après, pour avoir le prétexte de faire une table. C’est une mauvaise habitude ; on en reviendra. Qu’est-ce qui empêche de mettre la préface et la table côte à côte, sans le remplissage obligé de roman ou de contes ? Il me semble que tout lecteur un peu imaginatif supposerait aisément le milieu, à l’aide du commencement et de la fin : sa fiction vaudrait probablement mieux que la réalité, et d’ailleurs il est plus agréable de faire un roman que de le lire 7.
Le préfacier, comme l’auteur des textes qui composent les Jeunes-France, malgré ses airs de provocation goguenarde, ne trahissait rien d’autre que cet ennui devenu tout à la fois une condition existentielle, un mode de vie, une posture et le seul véritable sujet de l’art. C’est le désœuvrement, la lassitude, le dégoût qui se sont emparés de ce personnage-auteur, ce sont les traînées du « mal du siècle », défini par Chateaubriand dans le Génie du christianisme, comme « vague des passions », surabondance d’une imagination littéraire irréalisable dans l’existence, qui se ressentent jusque dans la création littéraire. Parce qu’il a trop lu, il est capable, « dès la première
7
Théophile GAUTIER, Romans, « Les Jeunes-France », préface, p. 13.
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syllabe d’un roman 8 », d’en connaître la fin. À quoi bon, dans ce cas, lire si ce n’est pour imaginer par soi-même le roman qu’on aurait pu écrire ? Ainsi dans Une nuit de Cléopâtre, le grand sujet congédié, l’intrigue galante qui le remplace ne doit pas avoir tout à fait le même statut et ne peut bien se comprendre que dans la logique générale d’un texte qui substitue, à la narration classique, factuelle, une abondante description. Celle-ci n’est pas gratuite et révèle peut-être le véritable sujet de la nouvelle. Le lecteur peutêtre surpris de la nonchalance avec laquelle le narrateur écrit son texte et quitte volontiers ses prérogatives traditionnelles pour devenir tour à tour journaliste dans une revue de mode, historien ou antiquaire, artiste ou philosophe : c’est, par exemple, au moment de décrire Cléopâtre, l’adresse à un public féminin : « Nos lectrices seront peut-être curieuses de savoir comment la reine Cléopâtre était habillée […] ; c’est une satisfaction que nous pouvons leur donner 9 » ou, plus loin, un scrupule de philologue : « si quelques mots barbares n’effarouchent point des oreilles parisiennes nous ajouterons que cette robe se nommait schenti et le mantelet calasiris 10. » Tout semble, sous sa plume, restauration pittoresque et érudite, commentaire critique, dissertation, mais jamais proprement création littéraire ; ainsi à l’intrigue se greffent plusieurs textes, assez hétérogènes, auxquels seul le désœuvrement dont le narrateur semble affecté donne une cohérence. En effet, il semble que l’histoire de cette nouvelle s’écrive comme malgré lui et à son insu : le narrateur est le premier lecteur d’une œuvre dont il ne peut revendiquer la paternité et qui semble se faire sous ses yeux tandis que sa part, à lui, se réduit à un jeu textuel discontinu de digressions. L’arrivée de Meïamoun est présentée comme un accident. Mais la surprise de son apparition n’est ni d’abord pour le lecteur ni pour Cléopâtre, qui aura plus tard à s’en inquiéter ; elle est pour le narrateur lui-même. Celui-ci invite son lecteur à venir avec lui « [jouir] de l’admirable spectacle du soleil couchant 11 » et fait remarquer, dans la lumière du crépuscule, « un petit point brun qui tremble dans un réseau de filets lumineux 12 » : après avoir formulé plusieurs hypothèses sur la nature de ce « point » (une sarcelle, une tortue, un crocodile, un hippopotame ou un rocher), il distingue un jeune homme voguant sur une nacelle. « Quel intérêt le pousse et le fait agir ? Voilà ce que nous sommes obligé de savoir en notre qualité de poète doué du don d’intuition, et pour qui tous les hommes et même toutes les femmes, ce qui est plus difficile, doivent avoir au côté la fenêtre que réclamait
8
Ibid., p. 16. GAUTIER, Romans, « Une nuit de Cléopâtre », I, p. 745. 10 Loc. cit. 11 Ibid., II, p. 750. 12 Loc. cit. 9
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Momus 13. » Jusqu’à présent la nouvelle semblait destinée à tourner à vide, n’ayant rien à raconter. Au cours des deux premiers chapitres, le lecteur était invité à suivre, à grand renfort de descriptions, la cange royale qui ramenait la reine à son palais d’été, jusqu’à pénétrer dans le naos pour y trouver, allongée, une Cléopâtre ennuyée, en mal d’aventures. Cléopâtre ne fournissait donc l’occasion d’aucun récit jusqu’à l’arrivée providentielle de Meïamoun : Cléopâtre désirait un incident étrange, quelque chose d’inattendu ; cette petite nacelle effilée, aux allures mystérieuses, nous a tout l’air de porter sinon une aventure, du moins un aventurier. Peut-être contient-elle le héros de notre histoire : la chose n’est pas impossible 14.
Ce que fournit Cléopâtre, toutefois, c’est une réflexion métapoétique dont le problème est simple : que reste-t-il à dire d’un personnage dont tout a été dit et qu’on se refuse à répéter ? Que reste-t-il à la modernité de la matière « Cléopâtre » ? Dès l’incipit, la nouvelle s’est comme vidée de tout contenu, cette épuration étant rendue sensible précisément par une anesthésie généralisée au paysage dont le narrateur remarque le silence et l’absence de vent : « Aucun souffle d’air ne faisait trembler l’atmosphère, et la grande voile triangulaire de la cange, assujettie et ficelée avec cette corde de soie autour du mât abattu, montrait que l’on avait renoncé à tout espoir de voir le vent s’élever 15. » Tout est là, ou plutôt rien n’est là : les vents, symbole classique de la faveur divine, ne poussent pas le navire comme il contraint la flotte d’Agamemnon cherchant à gagner Troie à rester au port. L’équipage de la cange royale comme le narrateur ont « renoncé » à quelque grande aventure épique ou tragique ; celle-ci ne viendra pas et la « corde de soie » enroulée au « mât abattu » semble déjà annoncer, sur le mode mignard, la conversion du grand sujet en histoire galante. Aussi le « petit point brun » soudainement apparu à l’horizon du texte permet-il de sauver l’entreprise littéraire du narrateur tout en la travestissant. Certes il la parasite, mais comme il ne prend la place de rien, comme il vient, à point nommé, combler un défaut d’existence, il vaut, quoique qualitativement et quantitativement moindre, le grand sujet désert. Mais les vents représentent aussi le souffle de l’inspiration poétique. À ce paradigme classique se substitue alors celui, moderne, d’une simple intuition, seule aptitude désormais d’un narrateur désœuvré en son œuvre. Il s’agit de rien moins que de suivre des yeux ce qui arrive, de laisser le récit prendre comme de lui-même un cours non prémédité, bref d’avancer, précisément, à l’aventure. L’effort principal du narrateur devra donc consister en une reconstruction par induction plus ou 13 14 15
Ibid., III, p. 752. Ibid., II, p. 751. Ibid., II, p. 742.
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moins exacte des motifs de son nouveau personnage : « Il n’est peut-être pas très aisé de retrouver ce que pensait, il y a tantôt deux mille ans, un jeune homme de la terre de Kémé qui suivait la barque de Cléopâtre, reine et déesse Évergète revenant du Mammisi d’Hermonthis. Nous essaierons cependant 16. » Le procédé, en fait, est profondément romantique. Gautier, comme nombre de ses contemporains, pouvait avoir été influencé par les travaux du naturaliste Georges Cuvier dont l’un des principes posait la possibilité de reconstituer, à partir d’un seul fragment d’os, l’ensemble du squelette d’animaux disparus. La loi dite de « corrélation des formes » postulait ainsi une adéquation si nécessaire entre les diverses parties du corps d’un être vivant, qu’il devait être possible, avec application et par une longue observation, de les relier idéalement entre elles, soit de reformer leur tout. D’un seul « petit point brun » le narrateur « retrouve » à la fois un personnage et une intrigue, c’est-à-dire restaure l’idée de son texte 17. Il vaut la peine de noter que cette technique de la restauration, dont entre autres Victor Hugo se réclamera en 1859 dans la préface de la Légende des siècles 18, implique la dissolution de l’Idéal, soit la disparition dans les esthétiques du siècle de la mention d’une réminiscence purement néoplatonicienne des Idées. Les Idées n’ont plus d’existence séparée, au moins depuis le De Oratore de Cicéron, texte d’une grande prospérité pour la théorie du beau 19 ; sont-elles encore dans l’esprit du poète ? et suffirait-il de contempler en soi-même ce modèle intérieur ? Quoique cette explication demeure, elle s’est notablement altérée : les Idées ne sont pas d’abord logées dans la cervelle du poète ennuyé, telle est la condition du poète moderne en mal d’inspiration. L’Idéal toutefois, quoique défunt, peut se retrouver par restauration. Mais la restauration, qui devait, jusque dans le discours 16
Ibid., III, p. 752. Le procédé du reste était déjà à l’œuvre quand il était question de discerner la nature de ce point, comme on l’a vu plus haut. 18 « Il n’est pas défendu au poëte et au philosophe d’essayer sur les faits sociaux ce que le naturaliste essaye sur les faits zoologiques : la reconstruction du monstre d’après l’empreinte de l’ongle ou l’alvéole de la dent. » (Victor HUGO, La légende des siècles, Paris : Michel Lévy Frères, 1859, t. 1, Préface, p. XIV). 19 À une existence séparée des Idées, Cicéron substitue une existence intériorisée, immanente, les idées étant des êtres intelligibles ayant pour siège la raison et l’intelligence : « Platon nous enseigne que les idées sont de toute éternité et qu’elles sont contenues dans la raison et l’intelligence » (ait semper esse ac ratione et intellegentia contineri). Cette délocalisation des Idées permettra de légitimer, contre Platon, le rôle des poètes. Quelle que soit la place qu’il occupe, le modèle n’en demeure pas moins idéal et plus parfait que la réalité visible ; même, Cicéron insiste pour rappeler que quoique formées d’après ce modèle, les œuvres restent toujours imparfaite et ne peuvent traduire sans corrompre l’idée originale. Sur ce point, nous renvoyons aux travaux d’Erwin PANOFSKY, Idea. Contribution à l’histoire du concept de l’ancienne théorie de l’art. (Traduit par Henry Joly), Paris : Gallimard, 1989, notamment aux p. 27-48. 17
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scientifique, trahir une recherche esthétique 20, n’est rien d’autre que la forme moderne de cette connaissance du Beau dont Platon faisait la voie royale de la philosophie. La restauration est la technique de l’idéal moderne dans la mesure où elle ne peut affirmer l’intégrité de l’Idée qu’à la rencontrer sous la forme pulvérisée (d’un édifice détruit comme de tel quadrupède fossilisé). Elle fonctionne par indices et cependant remet sur pied tout autre chose qu’une vérité de fait. Sa vérité reste idéale au sens d’un impossible 21, et n’entend cependant obéir qu’à une technique efficace 22. À la contemplation se substitue la complémentation. Telle se révèlera Cléopâtre en son Type, dont seul le nom, fragment momifié parmi les âges, demeure. C’est ainsi que nonchalance affectée du narrateur permet de doter le « type » de Cléopâtre de la profondeur d’une création moderne. La façon dont le personnage est présenté au premier chapitre ne laisse aucun doute quant à cet épuisement du type classique : « Sur cet étrange oreiller reposait une tête bien charmante, dont un regard fit perdre la moitié du monde, une tête adorée et divine, la femme la plus complète qui ait jamais existé, la plus femme et la plus reine, un type admirable, auquel les poètes n’ont rien pu ajouter, et que les songeurs trouvent toujours au bout de leurs rêves : il n’est pas besoin de nommer Cléopâtre 23 » ; voici résumé sous un nom l’ensemble des rêveries poétiques qui s’y sont déjà associées. Tout le monde l’aura reconnue et il apparaît superfétatoire de la nommer mais c’est dans cette prétérition initiale que se signe le projet littéraire de Gautier. En effet, quoique tout ait été dit, et qu’à cet égard, pour paraphraser La Bruyère, le 20
Ce qui, à notre sens, explique la fortune des recherches de G. Cuvier, dont les principes sont appliqués par Balzac ou Hugo et se découvrent, plus discrètement, dans les productions du siècle entier. Il faudrait pouvoir ici expliquer longuement comment Cuvier lui-même avait pu s’inspirer des discours esthétiques du XVIIIe siècle (Winckelmann en première ligne) et inscrire le principe de « corrélation des formes », auquel il est ici fait allusion, dans la droite ligne des théories anthropométriques du Beau dont l’origine renvoie réciproquement au Canon de Polyclète et à la médecine galénique. 21 C’est exactement le propos de la préface des Jeunes-France où il est question pour le « lecteur imaginatif » de « suppos[er] aisément le milieu, à l’aide du commencement et de la fin ». Remarquons, au passage, les affinités de la traditionnelle caractérisation aristotélicienne du µῦθος comme « bel animal » avec le principe de « corrélation des formes » de Cuvier censé prouver la nécessité (que d’ailleurs il présuppose) de l’organisation animale. 22 Citons, dans un autre ordre d’idée, l’un des représentants, en architecture, de la « restauration ». Lorsque Viollet-le-Duc, à l’entrée « Restauration » de son Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle (1854-1868), définit ce qui pourrait s’apparenter à une reconstruction à neuf, il insiste sur le caractère essentiellement moderne de ce qui demeure, malgré la scientificité affichée de l’entreprise, une appréciation esthétique toujours tentée de choisir le beau : « Le mot et la chose sont modernes. Restaurer un édifice, ce n’est pas l’entretenir, le réparer ou le refaire, c’est le rétablir dans un état complet qui peut n’avoir jamais existé à un moment donné. » (Eugène-Emmanuel VIOLLET-LE-DUC, Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle, Paris : A. Morel, 1866, t. 8, « Restauration », p. 14). 23 GAUTIER, Romans, « Une nuit de Cléopâtre », I, p. 744.
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siècle vienne trop tard, rien n’a encore été dit et tout reste à faire. Passer le nom de Cléopâtre sous silence n’eût pas été une vaine chose parce que le lecteur de 1838, croyant reconnaître un type, n’en perçoit que le fantôme, l’ombre pour ainsi dire d’un texte répété — mais la reine-femme se dresse toujours « au bout de [ses] rêves », vient hanter la nouvelle sous la fausse apparence d’un sujet. Passer ce nom sous silence devient ainsi la seule condition de possibilité du texte et sa formule ; le mécanisme même de la « figure d’expression par opposition » qu’est, selon Fontanier, la prétérition, se retourne sur lui-même : il ne s’agit plus d’affirmer, par une tournure négative, au degré supérieur, mais d’excepter une référence dont on feint de redoubler l’affirmation. Ce que vous reconnaissez, lecteurs, vous ne le reconnaissez pas et il n’est rien dans cette nouvelle à quoi vous puissiez prêter quelque ressemblance à quoi que ce soit qui ait déjà été dit à propos de ce nom de Cléopâtre — est en substance ce que raconte le texte. En exceptant le « type admirable » de la dernière des Lagides, Gautier la renouvelle et lui donne une place dans la littérature de son temps. Il faut maintenant voir comment cette conversion s’opère. Nous n’avons encore rien dit de l’ennui de Cléopâtre. Le premier chapitre se conclut sur cette « confidence » de la reine à son esclave : « Ô Charmion ! dit-elle, je m’ennuie », et débouche, dans la suite, sur une longue tirade que suit l’arrivée inopinée, au cours de la description du paysage au soleil couchant, du jeune Meïamoun. Le lecteur est conduit, on l’a dit, jusqu’à la couche de Cléopâtre et peut en lire une représentation classique. La reine y est hiératique, richement parée, telle que fixée par le ciseau ou le pinceau de l’artiste ; mais alors que le narrateur pose la dernière touche à son tableau, c’est-à-dire en achevant, comme il se doit, par les « sandales », voilà que le modèle commence à bouger et ne tient plus en place : « La reine Cléopâtre n’avait cependant pas l’air de satisfaction d’une femme d’être sûre d’être parfaitement belle et parfaitement parée ; elle se retournait et s’agitait sur son petit lit, et ses mouvements assez brusques dérangeaient à chaque instant les plis de son conopœum de gaze que Charmion rajustait avec une patience inépuisable, sans cesser de balancer son éventail 24. » Un instant de plus et, figée par le regard glaçant du peintre, Cléopâtre s’en allait regagner l’éternité calme de ses représentations ; mais elle a bougé, refusant de correspondre à son image. Ce qui s’agite en elle, c’est la Beauté néoclassique dont Winckelmann avait défini le principe dès 1755 dans ses Réflexions sur l’imitation des œuvres grecques dans la sculpture et la peinture : « noble simplicité et sereine grandeur » (« eine edle Einfalt, und eine stille Größe ») et dont on peut retrouver la trace jusque dans « La Beauté » de Baudelaire : « Je hais le mouvement qui déplace les lignes, / Et jamais je ne pleure, et jamais je ne ris. » Chez Winckelmann, l’idéal de la statuaire grecque s’expli-
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24
Ibid., I, p. 746.
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quait par l’absence totale de passions. Son principe est apollinien et sa règle stricte. La douleur ou la colère défigurent le visage, seule l’équanimité doit être représentée parce qu’elle est l’apanage des dieux. Or, si la Cléopâtre de Gautier, toute romantique, semble ne pas pouvoir tenir en place, si ses lignes sont brouillées, Charmion, qui s’emploie à rajuster les plis du vêtement de sa maîtresse, n’est pas du tout en train d’essayer, coûte que coûte, de sauver les apparences, soit de lui conserver la stature marmoréenne de son type néoclassique. Car Cléopâtre, « ce jour-là, par caprice ou politique, n’était pas habillée à la grecque 25 » — un tel détail n’est pas anodin. Pour Winckelmann, la beauté idéale est grecque ; c’est une beauté du corps nu, sans pli ni marque, sans fossette et sans saillie. Le costume dont nous lisons, dans la profusion d’une écriture érudite, le détail, et les plis que Charmion rajuste corrompent la beauté de la ligne pure ne sont pas grecs 26 : c’est dans sa nudité que Cléopâtre pourrait révéler son idéal et il faut attendre le chapitre V, lorsque la reine prend son bain, pour l’entrevoir 27. Le « caprice » qu’elle manifeste dans ses tenues est renouvelé dans le texte jusqu’au moment de se dévêtir 28 : variant ainsi ses parures et ses atours, elle semble ne manifester qu’une incapacité à rester, comme on dit, en place. La beauté idéale de Cléopâtre s’agite en elle, certes, mais on comprend mieux pourquoi : sous un déguisement d’Égyptienne, la Grecque a peine à se dévoiler 29 ; en remuant, en se retournant elle se défait de ces plis parasites qui brouillent sa beauté. Car l’ennui qui l’affecte n’a pas d’autre signification : il est un désir de retrouver une pureté originelle perdue et
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Ibid., I, p. 744. Ainsi Winckelmann établit-il une différence de « principe » entre les statuaires grecque et romaine : « Il suffit d’ouvrir les yeux pour sentir la vérité des paroles de Pline, lorsqu’il dit, que les Grecs étoient dans l’habitude de ne rien voiler ; tandis que les Romains, suivant un usage contraire, drapoient leurs figures et revêtoient sur-tout celles de leurs héros de la cuirasse. » (Johann Joachim WINCKELMANN, Histoire de l'art chez les Anciens, traduit de l’allemand, avec des notes historiques et critiques de différens auteurs, 2 t., Bossange, Masson et Besson, Paris, An XI [1802-1803], t. 1, vol. 1, p. 496-497.) 27 « Puis la tunique de lin, retenue seulement par une agrafe d’or, se détacha, glissa au long de son corps de marbre, et s’abattit en blanc nuage à ses pieds comme le cygne aux pieds de Léda… » (GAUTIER, Romans, « Une nuit de Cléopâtre », V, p. 763, nous soulignons). Ainsi dans un éclair se révèle la vraie statue qu’est Cléopâtre, « rêve de pierre » (Baudelaire). 28 « Avant d’entrer dans l’eau, par un nouveau caprice, elle dit à Charmion de lui changer sa coiffure à résilles d’argent ; elle aimait mieux une couronne de fleurs de lotus avec des joncs, comme une divinité marine. » (Loc. cit.). 29 Anatole France l’aura bien vu dans sa préface à la réédition de 1894 : « Elle était Grecque, mais elle était reine ; reine, et par là, hors de la mesure et de l’harmonie, hors de cette formule médiocre qui fut toujours dans les vœux des Grecs et qui n’entra dans ceux des poètes latins que littérairement et par servile imitation. Elle était reine et reine orientale, c’est-à-dire un monstre… » (Théophile GAUTIER, Une nuit de Cléopâtre, Paris : A. Ferroud, 1894, p. IX). 26
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travestie 30. Sous le type égyptien 31 point le type grec. Aussi l’ennui de Cléopâtre est-il la hantise d’un Type idéal cherchant à se réaliser : c’est ce spectre qui parcourt le texte et qui se cherche une « aventure » qui serait à la hauteur des espérances portées par un nom si fameux. En dérangeant sans cesse sa figure ou sa figuration, la Cléopâtre de Gautier révèle donc, négativement, la pureté classique qu’elle s’emploie, simultanément, à toujours cacher. Éminemment romantique sur ce point, son ennui est toujours duplice : non seulement il rêve et réclame un retour aux origines, mais il l’escamote par tous les moyens. Mieux : c’est par ce jeu d’escamotage que se révèle paradoxalement le drame de ses aspirations. La parodie, dont Gautier est par ailleurs friand, en est une des manifestations les plus pleines puisqu’elle joue le jeu du travestissement comme étant l’unique moyen d’incarner son idéal. C’est exactement le même procédé que nous avions analysé plus haut concernant la prétérition : le type de Cléopâtre ne peut, à l’heure de la modernité, c’est-à-dire à une époque où le sujet classique n’est plus valable ni applicable en tant que tel, jouir d’une existence pleine — ne peut être, une nouvelle fois, traduit dans une œuvre 30
Winckelmann bannissait, on l’a dit, toute passion dans la plastique du beau idéal. Il en est une, toutefois, qui allait cesser de se reconnaître comme telle : l’ennui. Car l’ennui de cette mélancolie moderne qui naît avec l’antiquaire allemand n’est déjà plus celui des Anciens dont on pouvait faire, avec Aristote, le diagnostic. Plus qu’une passion identifiée, il en exprime le « vague », comme a dit Chateaubriand. Ce n’est même pas une passion — et tous les discours à son sujet s’épuisent. « Passion sans objet », on a vu pourquoi. Il reste à montrer que cette non passion affecte Winckelmann lui-même dans son texte au point de devenir, à l’égard des corps paisibles qu’il contemple, lui-même un de ces enthousiastes ou possédés du démon, tout érotique, de l’ennui. Mme de Staël le fera justement remarquer dans De l’Allemagne, sous la forme d’une contradiction. Ainsi le loue-t-elle pour l’impassibilité mimétique de ses descriptions (« Il donne à l’art d’écrire l’imposante dignité des monuments, et sa description produit la même sensation que la statue ») et fait plus loin remarquer qu’« il étudie la physionomie d’une statue comme celle d’un être vivant » (G. DE STAËL-HOLSTEIN, De l’Allemagne, vol. 1, p. 238 et 240). Une même contamination amoureuse (de type Pygmalion), quoique pour beaucoup parodique, s’empare du narrateur dans sa description d’une Cléopâtre sensuelle et mignarde. 31 Type qu’Ernest Feydeau, en 1856, dans la défense raisonnée de l’art égyptien qu’il se propose de faire, définira comme « une alliance de tant de grâce et de science à tant d’ignorance et de gaucherie ». Selon lui, les artisans égyptiens devaient faire coïncider observation de la nature et observation de règles strictes dans ses compositions hybrides, parfois monstrueuses, dont le résultat devait cependant cesser d’être apprécié selon les canons de la beauté grecque pour être compris : « Leur idéal, sans doute, n’est pas l’idéal grec » (Ernest FEYDEAU, « De l’idéal égyptien », L’Artiste, 14 décembre 1856). C’est précisément le problème de notre Cléopâtre refusant de ressembler à ce « pantin de bois » dont parle Feydeau au début de son article, pour exprimer sa vraie nature, soit le beau idéal naturel du type grec. L’opposition est, du reste, toute classique qui conduisit toute la théorie du beau à suivre le canon anthropométrique de Polyclète plutôt que l’art géométrique égyptien. Pour une étude approfondie de la question, on se réfèrera à l’ouvrage d’Erwin PANOFSKY, L’œuvre d’art et ses significations, Paris : Gallimard 1969, et plus précisément à la deuxième partie : « L’histoire de la théorie des proportions humaines conçue comme un miroir de l’histoire des styles. »
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moderne. C’est en dépossédant Cléopâtre de son nom, en évidant la référence, que celle-ci peut encore nourrir les productions de la modernité. À cet égard, Gautier reproduit pleinement les paradoxes qui devaient accompagner l’entreprise de Winckelmann car alors même qu’il cherchait à (r)établir le Canon grec et à en déduire sa doctrine du « beau idéal », il faisait l’expérience la plus amère qui soit : l’objet de ses désirs s’évanouissait devant lui, l’art dont il avait à parler étaient disparu de ce monde. En ce sens, son Histoire ne pouvait l’être que de spectres et sa théorie une véritable hantise. La recherche romantique de l’idéal fera le même constat : son objet est révolu et cependant on continue à rêver qu’il puisse se réaliser 32. Tel serait le paradoxe de la modernité, en quête d’un Idéal qui, défunt, mort et, defunctus, ayant cessé de fonctionner, continuerait cependant à revenir hanter les œuvres désœuvrées sous la forme de règles, de types ou de figures. Ce procédé contamine toute la nouvelle. On a déjà posé que l’intrigue de Meïamoun recouvrait celle de Marc Antoine. Revenons-y. Pour tromper son 32 C'est le sens de la contemplation à la fois finale et inaugurale sur laquelle se referme l’Histoire de l’art chez les Anciens de Winckelmann : « Quoiqu’en réfléchissant sur la destruction de l’art, j’aie ressenti le même déplaisir qu’éprouveroit un homme qui, en écrivant l’histoire de son pays, se verroit obligé de tracer le tableau de sa ruine, après en avoir été le témoin, je n’ai pu me défendre de suivre le sort des ouvrages de l’antiquité aussi loin que ma vue a pu s’étendre. Ainsi une amante éplorée reste immobile sur le rivage de la mer et suit des yeux le vaisseau qui lui ravit son amant, sans espérance de le revoir : dans son illusion, elle croit appercevoir encore sur la voile qui s’éloigne l’image de cet objet chéri. Semblable à cette mante, nous n’avons plus, pour ainsi dire, que l’ombre de l’objet de nos vœux ; mais sa perte accroît nos désirs, et nous contemplons les copies avec plus d’attention que nous n’aurions fait les originaux, s’ils eussent été en notre possession. Nous sommes souvent, à cet égard, dans le cas de ceux qui, persuadés de l’existence des spectres, s’imaginent voir quelque chose où il n’y a rien. » (J.-J. WINCKELMANN, Histoire, t. 2, vol. 1, p. 515-516). Ce texte est capital ; il expose le paradoxe que toute théorie moderne du beau idéal porte en elle. Cette contemplation devient ici une scène d’adieu entre l’amante (l’historien de l’art) et l’amant (le beau idéal) qui disparaît à l’horizon, résumé par la synecdoque de la « voile » ; figure en fait incomplète ou inadaptée, puisqu’elle désigne plus le « vaisseau qui lui ravit son amant », expression figurée du temps révolu de l’Histoire, que l’amant lui-même. Le texte original porte : « ihren abfahrenden Liebhaber… mit betränten Augen verfolgt » (« elle suit de ses yeux pleins de larmes son amant qu’on emporte », notre traduction). Pourtant celui-ci se trouve non seulement signalé par cette figure « ratée » mais aussi signifié par elle, du fait même de sa non pertinence : « elle croit appercevoir (sic) [zu sehen glaubt] encore sur la voile qui s’éloigne l’image de cet objet chéri » ; la synecdoque permet ici de transposer la figure de l’amant, qui se résumerait maladroitement au vaisseau qui l’emporte, et à maintenir, du fait de cette inadéquation de la figure, une hantise de l’objet dénoté que l’on cherche à distinguer mais dont on ne peut voir se jouer, dans la mâture et dans la voilure, que l’ombre tremblant au vent qui le pousse. Ici, l’image transparaît fantômatiquement, moins sur la voile/toile du navire que dans le regard brouillé de l’amante qui « zu sehen glaubt », croit voir, ou, plutôt, selon l’étymologie : désire croire voir. Il est ainsi fructueux de voir comment l’objet de la contemplation en passe nécessairement par un procès de dissimulation, créant une ressemblance dissemblable et provoquant une spectralisation de l’objet.
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ennui, Cléopâtre espère une aventure amoureuse : « Encore, si pour tempérer cette tristesse j’avais quelque passion au cœur, un intérêt à la vie, si j’aimais quelqu’un ou quelque chose, si j’étais aimée ! mais je ne le suis point 33. » Le vœu, quoique simple, masque un nouveau travestissement, un glissement s’opère entre l’amour donné et l’amour reçu, d’un homme (« quelqu’un ») à un objet quelconque (« ou quelque chose »). Il s’agit d’un désaveu, d’autant plus paradoxal qu’il est prononcé au même moment que le vœu : cette sorte de nouvelle prétérition dit une chose pour l’oblitérer ensuite, la brouiller ou la confondre, bref une dénégation. Cléopâtre, qui s’étonnera d’avoir été exaucée 34, reportera ainsi tous ses désirs sur ceux du jeune homme. Le sacrilège dont elle l’accuse, c’est pourtant elle qui l’aura formulée la première : « Une reine, c'est quelque chose de si loin des hommes, de si élevé, de si séparé, de si impossible ! Quelle présomption peut se flatter de réussir dans une pareille entreprise 35 ? » C’est bien cet « impossible » qu’elle va réaliser, à sa manière. Gautier, dans un article de l’Artiste du 15 novembre 1847 à propos de la tragédie de Madame de Girardin Cléopâtre, par ailleurs largement inspirée de sa propre nouvelle, notera : « Cléopâtre est le type féminin du plus haut titre qui soit produit dans l’histoire. Beauté, gloire, puissance, elle réunit tout. Elle est la vérité de l’idéal. […] Elle fit fuir Antoine, elle eût rendu Octave courageux ; chaque homme lui devait l’impossible 36. » L’impossible dont il est clairement question dans la nouvelle, c’est la grâce par laquelle la reine accorde une nuit à Meïamoun. « Eh bien ! ce que tu croyais impossible va s’accomplir, je vais faire une réalité de ton rêve 37 » — ce n’est pas en d’autres termes, souvenons-nous en, que le narrateur présageait une issue
33
GAUTIER, Romans, « Une nuit de Cléopâtre », II, p. 749. « Voilà le mot que je demandais : quelle âme intelligente, quel génie caché a donc si bien compris mon désir ? » (ibid., IV, p. 756). Le « génie caché » est une allusion à ce démon pervers de l’ennui qui assaille aussi bien le personnage que le narrateur de la nouvelle, daïmon qui ne cesse pas de dédoubler celui qu’il habite en un alter ego non reconnu comme tel. Il est évident que le narrateur, alléguant que l’histoire lui échappe et se constituant premier lecteur de son propre texte, feint de ne pas se reconnaître comme auteur ; de même Cléopâtre, comme on va le voir, profitant de l’audace de Meïamoun, feint de n’avoir jamais désiré une histoire d’amour. Pour tous deux, Meïamoun fournit l’occasion d’un prétexte à une histoire qui, sans son intervention inespérée, n’aurait jamais pu s’écrire ; or, en tant que prétexte, il est pleinement le produit de ces deux désirs convergents, cesse d’être un pur hasard de l’ « aventure » pour devenir la condition de possibilité même de la nouvelle. Ainsi Meïamoun est-il paradoxalement produit par le texte qui y trouve en retour sa nécessité, non pas deus ex machina, mais véritablement principe de la narration, à condition d’être nié comme tel. C’est seulement sous la forme du hasard que ce « parasite » incarne la nécessité d’une œuvre désœuvrée. 35 Ibid., II, p. 749. 36 Cité dans la notice de P. LAUBRIET, op. cit., p. 1406. 37 GAUTIER, Romans, « Une nuit de Cléopâtre », V, p. 765. 34
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possible à une nouvelle sans sujet 38. Meïamoun « [devra] l’impossible » à sa bienfaitrice perverse tout en incarnant, providentiellement et comme par impossible, la nécessité d’une intrigue. Car il s’agit d’autre chose, ici, que d’exaucer un vœu : si Cléopâtre incarne idéalement le type de l’impossible, les raisons en sont métapoétiques. En effet, il s’agit de relire la longue dissertation qui ouvre le sixième et dernier chapitre, préparant ainsi le festin final au cours duquel se trouvera réalisée cette histoire d’amour et de mort, pour comprendre les enjeux portés par le nom même de Cléopâtre. Le narrateur commence par déplorer la vie sèche et désœuvrée du monde moderne lorsqu’elle ose, mélancoliquement, regarder vers le passé : Notre monde est bien petit à côté du monde antique, nos fêtes sont mesquines auprès des effrayantes somptuosités des patriciens romains et des princes asiatiques […]. Nous avons peine à concevoir, avec nos habitudes misérables, ces existences énormes, réalisant tout ce que l’imagination peut inventer de hardi, d’étrange et de plus monstrueusement en dehors du possible. […] Ces existences prodigieuses étaient la réalisation au soleil du rêve que chacun faisait la nuit — des personnifications de la pensée commune, et que les peuples se regardaient vivre symbolisés sous un de ces noms météoriques qui flamboient inextinguiblement dans la nuit des âges. Aujourd’hui, privé de ce spectacle éblouissant de la volonté toute-puissante, de cette haute contemplation d’une âme humaine dont le moindre désir se traduit en actions inouïes, en énormités de granit et d’airain, le monde s’ennuie éperdument et désespérément, l’homme n’est plus représenté dans sa fantaisie impériale. L’histoire que nous écrivons et le grand nom de Cléopâtre qui s’y mêle nous ont jeté dans ces réflexions malsonnantes pour les oreilles civilisées. Mais le spectacle du monde antique est quelque chose de si écrasant, de si décourageant pour les imaginations qui se croient effrénées et les esprits qui pensent avoir atteint aux dernières limites de la magnificence féerique, que nous n’avons pu nous empêcher de consigner ici nos doléances et nos tristesses de n’avoir pas été contemporain de Sardanapale, de Teglath Phalazar, de Cléopâtre, reine d’Égypte, ou seulement d’Héliogabale, empereur de Rome et prêtre du Soleil 39.
Le nom de Cléopâtre pouvait donc être, selon un jeu de symbolisation propre aux âges païens où la raison n’en est encore qu’à son enfance, la signature de tout un peuple, comme le dédoublement naïf et somptueux à la fois des existences privées. Cléopâtre n’était pas seulement Cléopâtre, mais le miroir, déformant, dans quoi se reconnaître. Le monde moderne, au contraire, ayant perdu la notion et la puissance de la représentation, ne traîne derrière lui que des individus dont le désir de voir un de leurs jumeaux 38 « Peut-être contient-elle le héros de notre histoire : la chose n’est pas impossible. » (Ibid, II, p. 751). 39 Ibid, VI, p. 766-767.
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monstrueux s’exacerbe en une contemplation morose. Or la Cléopâtre de Gautier s’ennuie. La raison qu’elle en donne est bien plus complexe qu’un manque d’aventure amoureuse. C’est la situation politique, historique, de Cléopâtre qui en est la cause. Dernière des Lagides, elle est amenée à clore une dynastie de pharaons d’origine grecque dont Alexandre est le fondateur et le pendant archétypique. Sa situation, en Égypte, est critique : Rome est à deux pas, bientôt Octave va vaincre, annoncé à la toute fin du récit, et bientôt Cléopâtre se donnera la mort. Son règne est à son crépuscule et l’aube nouvelle sera romaine. Sa vie s’achève, happée par la Romanitas, c’est-àdire par les prémices du monde moderne. Mais il n’y a pas que l’avenir qui la trouble, son passé grec aussi la hante. L’héritière de la Macédoine est installée, en terre étrangère depuis qu’Alexandre s’est proclamé pharaon. Aussi l’Égypte est-elle une véritable terre d’exil, et Cléopâtre, déjà plus grecque et non encore romaine, se trouve-t-elle tiraillée entre une terre natale et une terre promise dont elle n’a rien à espérer. Elle est égyptienne sans autre identité cependant que cette indécision, reine d’un Royaume qu’elle ne peut habiter. C’est que l’ennui profond de Cléopâtre, à « dix-neuf cents ans environ 40 » de distance, est parfaitement romantique. La reine se sent « écrasée » par le pays qu’elle habite : « cette Égypte m’anéantit et m’écrase ; ce ciel, avec son azur implacable, est plus triste et plus profond que l’Érèbe : jamais un nuage ! jamais une ombre, et toujours ce soleil rouge, sanglant, qui vous regarde comme un œil de cyclope 41 ! » ; ce ciel, « c’est un grand couvercle de tombeau, un dôme de nécropole, un ciel mort et desséché comme les momies qu’il recouvre 42. » Tout le paysage s’est pétrifié ou fossilisé ; le sol manque de se dérober sous ses pieds tant on y a creusé de galeries pour y enterrer les morts ; quant au ciel, elle « ne pourr[ait] s’y relever toute droite sans [s’]y heurter le front 43. » Les villes même sont plus petites que toutes les nécropoles souterraines sur lesquelles elle sont bâties. Le ciel comme la terre sont de « l’éternité figée » où les morts sont plus vivants que les vivants : « Dans les autres contrées de la terre, on brûle les cadavres, et leur cendre bientôt se confond avec le sol. Ici, on dirait que les vivants n’ont d’autre occupation que de conserver les morts ; des baumes puissants les arrachent de la destruction ; ils gardent leur forme et leur aspect ; l’âme évaporée reste, sous ce peuple il y a vingt peuples. 44 » On comprend ce qui attend Cléopâtre, elle, « la rieuse et la 40 Telle est l’ouverture, hautement significative, de la nouvelle : « Il y a, au moment où nous écrivons cette ligne, dix-neuf cents ans environ, qu’une cange magnifiquement dorée et peinte descendait le Nil… » (ibid, I, p. 741). 41 Ibid, II, p. 746. 42 Ibid, II, p. 747. 43 Loc. cit. 44 Ibid, II, p. 748.
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folle », condamnée à « être la reine des momies 45 » ! Figée parmi les statues de pierre des sphinx au regard fixe et à « l’immobilité stupide », elle demeurerait pour toujours, momie qui traverserait les âges sans que l’on vînt jamais la démailloter. Cléopâtre, en rappelant la distance qui la sépare des dynasties qui la précèdent, devient le double parfait de l’homme moderne. S’il y avait presque dix-neuf siècles entre elle et le narrateur, vingt siècles dorment sous la terre qu’elle foule ; les sphinx, qu’elle s’imagine troupeau ou armée, devront bien, à la fin, accomplir ce à quoi ils semblent, depuis trop longtemps déjà, disposés : « Quand viendra donc le géant qui doit les prendre par la main et les relever de leur faction de vingt siècles ? Le granit lui-même se lasse à la fin 46 ! » Or, personne ne viendra ou, comme on va le voir, personne d’autre que Cléopâtre ne pourra assurer une telle relève de la garde. Ce réveil soudain qu’elle espère, c’est bien elle qui le provoquera, à sa manière, lors du festin donné en l’honneur de ses amours avec Meïamoun, les statues de la salle s’animant d’une « vie factice 47 ». De même que son ennui dérangeait les « plis de son conopœum de gaze », il fera trembler le récit en mal de grand sujet dans un festin funèbre, colossale mise en scène d’une double impossibilité à la fois de correspondre à son type et de « combler une espérance folle ». Et ainsi le « géant » qu’elle espère venir marquer la fin des temps éternels ne peut être in fine que son propre double, soit ce « génie caché » qui l’habite et la tourmente, trouble projection d’un type qu’elle ne peut se reconnaître et qui, dans cette entrave même, tient lieu de seul récit possible pour la nouvelle. Parce qu’elle est ennuyée, Cléopâtre cesse d’être l’une de « ces existences prodigieuses [qui] étaient la réalisation au soleil du rêve que chacun faisait la nuit » ou le symbole manifesté des existences inférieures ; elle se met à ressembler au narrateur lui-même et, hormis son nom — mais précisément pour la raison que ce nom ne sonne plus tout à fait clairement et ne réalise plus rien de ce qu’il promet haut et fort —, rien ne la distingue plus de ce double reconnu dont le lecteur lit et connaît les affres de la création ennuyée. Si ces « réflexions mal sonnantes » harassent le lecteur moderne, il se rend soudain compte qu’elles trouvent un écho parfait dans celles que fait la reine d’Égypte dès le début de sa confession ; c’est le même mal qui l’a point, le même idéal « écrasant » qui l’obsède. Écrire un récit qui use du nom accablant de Cléopâtre et vivre une aventure qui soit à la hauteur du nom qu’on porte sont une seule et même chose. 45
Ibid, II, p. 749. Ibid., II, p. 747. 47 Ibid., VI, p. 770 : « À travers ce brouillard étincelant, les figures monstrueuses des colosses, les animaux, les hiéroglyphes semblaient s’animer et vivre d’une vie factice ; les béliers de granit noir ricanaient ironiquement et choquaient leurs cornes dorées, les idoles respiraient avec bruit par leurs naseaux haletants. » Tout ce final fantastique se comprend, dans sa facticité même, comme une des manifestations de l’impossible réalisé. 46
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De manière anachronique, Cléopâtre se sera révélée être une romantique avant l’heure et l’homme moderne qui regrettait la puissance de symbolisation des temps anciens se trouve, in extremis, comblé dans ses espérances. La réflexion générale des romantiques sur l’imitation s’est très vite intéressée au problème posé par le « type ». Figure d’invention, gage de l’authenticité de l’artiste, il doit être « le signe représentatif d’une conception, d’une création, d’une idée » et non plus « l’étiquette banale au socle d’un buste ou aux plinthes d’un bas-relief 48 ». Il doit être une représentation vivante, tel est son gage d’authenticité : être moderne, c’est pouvoir fournir à la modernité ses grands types — Balzac y fondera en principe le projet de la Comédie humaine 49 — par cette observation que l’importation simpliste de poncifs paralyse. Cléopâtre cesse ainsi de représenter « sous un de ces noms météoriques » son propre peuple dont elle n’est évidemment plus le reflet ; « être la reine des momies », c’est régner sur un peuple de fossiles dont « la forme et l’aspect » s’est si bien conservée que « leur âme, si la fantaisie lui prenait de revenir, trouverait leur corps dans l’état où elle l’a quitté 50 ». Être la reine des momies — soit risquer soi-même d’être une momie, un de ces « spectres desséchés qui remplissent les puits funèbres et qui sont là depuis deux mille ans […] et qu’on retrouvera intacts après deux autres mille ans, avec leurs chats, leurs crocodiles, leurs ibis, tout ce qui a vécu en même temps
48 C’est la définition qu’en donne Charles Nodier dans un article paru dans La Revue de Paris en 1830, « Des types en littérature » (reproduit dans Charle NODIER, Romans de Charles Nodier, Nouvelle édition revue et accompagnée de notes, Charpentier, Paris 1873, p. 5-16). Selon lui, la différence d’appellation entre deux « écoles », classique et romantique, pourrait se faire sur le simple critère de l’invention des types : l’attitude classique ne conduit qu’à la « reproduction perpétuelle des beaux types antiques », tandis que « l’autre voie » cherche à « saisir sur le fait le caractère et la physionomie des types modernes ». Il est intéressant de noter que ce partage n’a de sens qu’en synchronie, puisque, Nodier le rappelle, les deux écoles ont été « en principe aussi romantiques » et « doivent devenir en résultat aussi classiques l’une que l’autre. » Ainsi, c’est l’imitation servile des modèles anciens par ceux qui ne leur sont plus contemporains qui est une erreur. Gautier fera, on va le voir, de sa nouvelle l’enjeu de cette disjonction en en réunissant les deux postures sous un « type » unique : Cléopâtre, tiraillée entre sa représentation classique idéale et moderne romantique incarne le contemporain moderne dans ses antinomies. 49 « Non-seulement les hommes, mais encore les événements principaux de la vie, se formulent par des types. Il y a des situations qui se représentent dans toutes les existences, des phases typiques, et c’est là l’une des exactitudes que j’ai le plus cherchées. J’ai tâché de donner une idée des différentes contrées de notre beau pays. Mon ouvrage a sa géographie comme il a sa généalogie et ses familles, ses lieux et ses choses, ses personnes et ses faits ; comme il a son armorial, ses nobles et ses bourgeois, ses artisans et ses paysans, ses politiques et ses dandies, son armée, tout son monde enfin ! » (Honoré DE BALZAC, « Avant-propos » à la Comédie humaine, 1842). 50 GAUTIER, Romans, « Une nuit de Cléopâtre », II, p. 748.
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qu’eux 51 ». Voilà le seul symbole qu’elle pourrait incarner : être aussi pétrifiée que son nom pour l’éternité et ressurgir, « intacte », du fond des âges. L’allusion à la découverte des restes de la civilisation égyptienne contemporaine de l’époque de rédaction d’Une nuit de Cléopâtre n’est pas anodine. On pourrait même dire que toute la première moitié du XIXe siècle n’a été occupée que de momies et de fossiles. Georges Cuvier avait pu ainsi fonder sa théorie fixiste des espèces sur la comparaison entre espèces vivantes et ossements fossiles ou momifiés (comme l’ibis dit de Thèbes, ramené de l’Expédition d’Égypte par Étienne Geoffroy Saint-Hilaire) en concluant à une création unique des espèces sans altération. L’histoire même qu’il proposait dans le Discours préliminaire à ses Recherches sur les ossements fossiles de quadrupèdes dès 1812 était une histoire pour ainsi dire figée dans les strates de la terre, arrêtée par quelque « révolution du globe » ; une histoire qui se niait elle-même en tant qu’évolution — au contraire de l’interprétation concurrente, « transformiste » — mais qui ne se révélait que dans ses accidents, ou révolutions. Toutes les créatures étaient ainsi, selon lui, créées en une seule fois, selon quelque idée des espèces et seul un bouleversement dont la géologie naissante commençait à prendre toute la mesure pouvait en conserver l’empreinte. Les fossiles attestaient ainsi la présence d’animaux disparus qui, nécessairement, ne pouvaient être identiques à leurs survivants, niant ainsi la possibilité d’une création continuée, ou évolution des formes. Cléopâtre s’effraie d’une pensée analogue : le corps des morts est si bien conservé, qu’il n’est nul besoin d’en recoller, comme Isis fait d’Osiris 52, les morceaux. Seul le souffle de vie leur manque ainsi qu’aux squelettes de Cuvier, mais la seule vie qu’on puisse leur rêver est, comme on a vu, « factice » — c’est l’animation, toute romantique, de cadavres soudain galvanisés ou de statues dont le marbre se réchauffe. Car les momies libèrent des spectres : ce qui en elles survit, c’est leur idée ; ce qui hante tous ces corps alignés au tombeau, toutes ces espèces exposées au Muséum, c’est l’idéal même de leur restauration. Cléopâtre fait ce cauchemar, qu’elle présente comme une « fantaisie », que « leur âme […] trouverait leur corps dans l’état où elle l’a quitté » mais c’est ce fantasme même qui leur confère la vie, « vie factice » où c’est moins l’âme même des morts, comme il est impossible que les statues s’animent de leur vie propre, que la pensée hantée de Cléopâtre qui, à son tour, les hante et les fait se mouvoir. La crainte qui la
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Loc. cit. Le narrateur évoquera cette légende précisément lorsqu’il tente de reconstituer le tout dont le « petit point » n’est qu’une partie : « Ce n’est rien de tout cela. Par les morceaux d’Osiris si heureusement recousus ! c’est un homme qui paraît marcher et patiner sur l’eau… » (ibid, II, p. 751). 52
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saisit, c’est la crainte de sa propre pensée 53 qu’elle va réaliser malgré elle. Ainsi la reine d’Égypte vivifie-t-elle le monde minéralisé qui l’accable. Ainsi, de ne pouvoir se réaliser, l’idéal dont Cléopâtre est la proie finit-il, par compromis, se survit-il à lui-même sous la forme d’une parodie où les « béliers de granit noir rican[ent] ironiquement. » Momifiée dans un type qu’elle reconnaît autant qu’elle le déguise, actrice d’une histoire d’amour qu’elle ne peut reconnaître comme sienne mais que pourtant elle désire, la Cléopâtre de Gautier incarne cet Idéal dont on ne peut plus rien faire si ce n’est le parodier. Mais ce peuple qu’elle ne peut « symboliser » réellement, elle le représente en idée et alors, dans un renversement total du paradigme, le nom de Cléopâtre finit-il par exposer, anachroniquement 54, les existences ennuyées du monde moderne. Elle est la projection même de notre ennui, et le « rêve que chacun fait la nuit » voilà qu’elle le traduit sous la forme d’un cauchemar 55. À la fin, le « type admirable auquel les poètes n’ont pu rien ajouter » est reconnu du lecteur, non plus comme ce qu’il a toujours reconnu (puisque l’histoire associée au nom de Cléopâtre lui a été refusée) mais comme un reflet exact de sa condition. On comprend pourquoi alors Gautier voyait en en elle « le type féminin du plus haut titre qui soit produit dans l’histoire » puisqu’elle permettait à elle seule de résoudre l’aporie d’une création entravée par son refus du grand sujet classique en un processus allégorique interne à la nouvelle à quoi elle prête son nom. Car ce à quoi celui-ci fait écho, c’est à rien d’autre qu’à la production du texte, soit au désœuvrement qui le creuse et le constitue à la fois ; ce qu’elle symbolise c’est le désœuvrement lui-même en tant qu’il se cherche et se donne une œuvre. Cette œuvre au sujet vacant finit par ne produire que ce dont elle 53
« Et puis, Charmion, je te le dis, j’ai une pensée qui me fait peur… » (ibid, II, p. 748, nous soulignons.) 54 L’anachronisme se nécessite par le procès général de la prétérition que nous avons déjà décrit. L’ouverture du sixième chapitre est tout entière une réflexion sur l’impossibilité d’être contemporain de son temps, c’est-à-dire d’y correspondre par la symbolisation. Plus précisément, cette pensée du contemporain est mélancolique : elle ne peut saisir l’objet de sa réflexion qu’à le reconnaître comme perdu. L’idéal, païen, qui ne cesse de hanter l’homme romantique, est mort avec, pour Gautier, la civilisation chrétienne et les théories du « beau idéal » sont en même temps qu’une constitution de la doctrine un véritable acte de décès : le jugement esthétique, recueillant dans un geste anachronique l’objet qu’il sait révolu, devient tout entier une fantasmagorie ou hantise théorique. Ainsi le type présenté par le nom de Cléopâtre devient-il, chez Gautier, une allégorie exacte d’un Idéal défunt dont le contenu (ici le beau et noble sujet), excepté par refus, se laisse remplacer par son idée même, c’est-à-dire par le spectre délivré dans et par le désœuvrement de la narration. Le mot d’ « anachronisme » est un autre nom pour celui de « spectre ». 55 C’est ainsi que le narrateur décrit l’ambiance du festin funèbre : « Meïamoun, la tête penchée sur l’épaule de Cléopâtre, sentait sa raison lui échapper ; la salle du festin tourbillonnait autour de lui comme un immense cauchemar architectural… » (ibid, VI, p. 770).
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conclut à « l’impossible ». Productrice de spectres libérant sa propre aporie théorique sous la forme d’un personnage-sujet ou type idéal mais dont l’Idéal, précisément, s’affirme dans sa négation : Cléopâtre ou l’Ennui. C’est ainsi que le titre même de la nouvelle peut se lire comme un désaveu ultime et principiel, Une nuit de Cléopâtre étant le palimpseste d’ Un ennui de Cléopâtre, l’histoire galante recouvrant le vide du grand sujet, l’ennui s’y feignant ou s’y déguisant sous la spéciosité d’un prétexte à écrire, coûte que coûte, une histoire. Cléopâtre elle-même s’entendait à s’y tromper qui préférait jouer la reine cruelle, si conforme à son type, plutôt que de reconnaître le seul véritable amour qu’elle eût jamais éprouvé : que lui sont en effet César et Marc Antoine, que lui est la splendeur de la pourpre et la renommée des siècles à côté d’une nuit ? Rien, ce qui veut dire tout. Une aventure sans lendemain qui vaut pourtant tous les textes et qu’elle ne sauve qu’au prix d’une méprise comme en sait commettre l’ennui. Certes, l’orgie finale est factice, mais c’est le seul moyen que la nouvelle a pour s’y affirmer dans son authenticité. Car Cléopâtre aimait Meïamoun, s’employant à détruire avec son amant l’aveu même d’une faiblesse qui l’aurait désacralisée 56. Pour rester reine, déesse et femme, pour, en somme, se ressembler, elle doit consentir au sacrifice de son désir à la condition que ce sacrifice en soit la réalisation paradoxale. L’idée même portée par le nom de « Cléopâtre », l’idée-Cléopâtre finit par devenir le Type même de la représentation littéraire ou mimèsis. Cléopâtre ne se réfère plus à quelque identité connue, à rien d’autre d’extérieur au texte, mais, pleinement au travail du texte lui-même, à son élaboration allégorique ou figuration. Cléopâtre est le nom d’une technique sans objet ou plutôt dont l’objet est la technique ellemême, le processus de fabrication d’un type. Tandis que l’héritage classique 56
Le lecteur le comprend aisément. C’est d’abord la façon qu’a la reine de se trahir, lorsqu’elle dit avoir reconnu le jeune homme : « Je te reconnais maintenant ; il y a longtemps que je te vois errer comme une ombre plaintive autour des lieux que j’habite… Tu étais à la procession d’Isis, à la panégyrie d’Hermonthis ; tu as suivi la cange royale. » (Ibid., V, p. 765). C’est, surtout, le mouvement qui voudrait empêcher son amant de boire le poison : « Cléopâtre pâlit et posa sa main sur le bras de Meïamoun pour le retenir. Son courage la touchait ; elle allait lui dire : “ Vis encore pour m’aimer, je le veux… ” » et plus loin : « Puis il vida d’un trait le vase fatal et tomba comme frappé de la foudre. Cléopâtre baissa la tête, et dans sa coupe une larme brûlante, la seule qu’elle ait jamais versée de sa vie, alla rejoindre la perle fondue. » (Ibid., VI, p. 771-772). C’est exactement au moment où elle faiblit que Marc Antoine se fait annoncer à coup de clairon : irruption in extremis du Sujet au moment où celui-ci allait être remplacé, emballement de la narration qui n’ira cependant pas plus avant. L’histoire s’achève sur ce regret d’une autre histoire, non écrite et impossible à écrire comme telle, tout entière condensée dans une larme. Le sujet classique, lui, est condamné à demeurer hors texte. L’ « ombre » de Meïamoun, qu’on devine être le double ou l’âme sœur de la reine ennuyée, disparaît dans le petit jour où Marc Antoine, double reconnu, arrive. À la fin, l’histoire de Cléopâtre n’aura choisi ni l’aventure d’une nuit ni les amours royales, ou plutôt en aura délivré le spectre sous une double et réciproque éviction.
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pouvait faire croire à l’intégrité de ses figures et de ses fables, le romantisme, lui, éprouve leur inanité — telle est sa mélancolie. Que les modèles anciens puissent simplement se traduire dans des œuvres modernes, cela est illusoire ; la seule position vraiment authentique consiste alors à refuser cet héritage, non pas en le congédiant, mais précisément en s’en jouant. C’est dans la mesure même où Cléopâtre demeure le sujet de la nouvelle qu’elle s’oblitère comme sujet classique, s’évide de sa référence et efface les textes où elle s’inscrit. De la même manière que le préfacier des Jeunes-France concluait à l’inutilité du livre, il faut reconnaître avec Une nuit de Cléopâtre que la seule œuvre possible réside dans la production d’une technique sans contenu, d’un allégorisme autoréflexif. Cléopâtre, à la fin, n’en aura été que ce nom. Unité de recherche EA 4235 Centre interdisciplinaire d’étude des littératures d’Aix-Marseille (CIELAM)
BIBLIOGRAPHIE LITTÉRATURE SECONDAIRE GAUTIER, Théophile, Romans, contes et nouvelles, 2 vol., édition établie sous la direction de Pierre Laubriet, Paris : Gallimard Bibliothèque de la Pléiade, 2002. ——, Une nuit de Cléopâtre, ill. de vingt-et-une compositions par Paul Avril ; préf. par Anatole France, Paris : A. Ferroud, 1894. FEYDEAU, Ernest, « De l’idéal égyptien », L’Artiste, 14 décembre 1856. NODIER, Charles, Romans de Charles Nodier. Nouvelle édition revue et accompagnée de notes, Paris : Charpentier, 1873. PANOFSKY, Erwin, L’œuvre d’art et ses significations, Paris : Gallimard, 1969. ——, Idea. Contribution à l’histoire du concept de l’ancienne théorie de l’art (traduction par Henry Joly), Paris : Gallimard, 1989. STAËL-HOLSTEIN, Germaine de —, De l’Allemagne, 3 vol., Paris : H. Nicole, 1810. VIOLLET-LE-DUC, Eugène-Emmanuel, Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle, 9 tomes, Paris : A. Morel, 1866. WINCKELMANN, Johann Joachim, Histoire de l’art chez les Anciens, traduit de l’allemand, avec des notes historiques et critiques de différens auteurs, 2 tomes, Paris : Bossange, Masson et Besson, An XI (1802-1803).
RÉSUMÉ De qui Cléopâtre est-il le nom ? Se réfère-t-il toujours à la reine brillante que la tradition a léguée à la littérature moderne ? Théophile Gautier, dans Une nuit de Cléopâtre, montre à quel point un auteur peut éprouver l’inspiration des modèles classiques et le « Désœuvrement » qui émane d’elle. Le nom même de Cléopâtre met en cause l'ensemble du système de représentation de la première moitié du XIXe siècle : le romantisme en effet transforme le problème de la simple imitation dans d’une des allégorisations générales du monde moderne. De là, l’invention d’un type sera la pierre de touche de modernité dans la mesure où elle
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réussit à fournir un caractère avec les caractéristiques générales qui seront pleinement identifiables. Un tel processus technique, à l’œuvre dans la nouvelle de Gautier pour Cléopâtre, semble être l’Allégorie de l’Ennui, ou le paradoxe de l’impossibilité de créer un travail réalisé dans un caractère symbolique. Si Cléopâtre peut être le meilleur représentant des troubles romantiques de la création, la raison en est qu’elle est totalement prise dans sa situation historique : elle est la reine de l’Égypte, mais la Grèce est sa vraie patrie, tandis que Rome est sur le point de prendre le contrôle de son royaume. Telle est la crise qu’elle partage avec l’esprit du romantisme, fondamentalement divisé en trois terres mentales, la première native, la deuxième l’exil et la troisième promise. Incapable d’un autre choix que celui de jouer jusqu’à la fin le rôle qu’elle est forcée d’accepter afin d’être fidèle à son nom (et à son type), la « reine des momies » se retrouve engagée dans la grande épreuve d’histoire du XIXe siècle anachroniquement organisée pour elle-même.
SUMMARY What is Cleopatra the name of ? Can it still refer to the brilliant queen that tradition bequeathed to modern literature? Théophile Gautier in Une nuit de Cléopâtre shows how deeply an author can experience the expiration of the classical models and the “désœuvrement” that comes from it. For the very name of Cleopatra puts into question the whole system of representation of the first half of the 19th century: Romanticism indeed transformed the problem of simple imitation into the one of a general allegorisation of the modern world. Thence the invention of a type will be the touchstone of modernity inasmuch as it succeeds in providing a character with the general features that will make it fully identifiable. Such a technical process is at work in Gautier’s short story for Cleopatra appears to be the Allegory of Ennui, or the paradox of the impossibility of creating a piece of work realized into a symbolic character. If Cleopatra can be the best representative of the Romantic troubles of creation, the reason is that she is totally caught in her historical situation: she is the queen of Egypt, but Greece is her real homeland while Rome is about to take control of her realm. Such is the crisis she shares with the spirit of Romanticism, fundamentally split into three mental lands, a native, an exile and a promised one. Incapable of a choice but to play until the end the role she is forced to accept in order to be faithful to her name (and to her Type), the “queen of the mummies” finds herself engaged into the great trial of History the 19th Century anachronistically organised for its own sake.
MOTS-CLÉS / KEYWORDS Type – mimêsis – allégorisme – romantisme – ennui – désœuvrement – anachronisme Type – imitation – allegorism – Romanticism – ennui – anachronistic History
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Cléopâtre en abyme. Aux frontières de la mythistoire et de la littérature. Édité par S.H. Aufrère et A. Michel Cahiers Kubaba, Paris, 2018, p. 365-376. ————————————————————————————————————————
CLÉOPÂTRE AU SERVICE DES THÉORIES RACIALES AUX ÉTATS-UNIS ET SYMBOLE DE L’ÉMERGENCE D’UNE NOUVELLE FEMME AMÉRICAINE DANS LA SECONDE MOITIÉ DU XIXE SIÈCLE
Stephen GODON
À la suite de l’adoption du Treizième amendement à la Constitution qui abolit l’esclavage ainsi que toute autre servitude volontaire de façon définitive aux États-Unis le 18 décembre 1865, le pays connut une grande vague d’immigration. Les immigrants, venus d’Europe et d’Asie, apportèrent sur le sol américain de nouvelles langues et de nouvelles cultures, surtout à New York où deux personnes sur trois étaient étrangères ou avaient des parents étrangers. La question de l’identité nationale devint alors cruciale et martelait les esprits : que sera l’Américain du futur ? Les débats sur la race remplacèrent alors l’anticatholicisme des premières décennies du XIXe siècle et des théoriciens accaparèrent les idées de Darwin (1809-1882) en appliquant l’idée de la survie des plus aptes à la société en général en flattant les Européens-Américains (les Blancs) et en rabaissant tous les autres. C’est alors que les partisans du monogénisme, qui croyaient en une unique origine de l’homme, entrèrent en conflit avec les polygénistes qui tentaient de démontrer le fossé qui séparait le type caucasien du type africain. L’égyptologie attira très vite de nombreux phrénologues par le type non caucasien que présentent certains monuments tels que le grand sphinx de Gîza. Le docteur Charles Caldwell (1772-1853) 1 avait déjà initié les Américains à la phrénologie au début du XIXe siècle alors qu’il examinait des crânes d’Indiens et les comparait d’une tribu à l’autre. Mais c’est un autre médecin américain, Samuel Morton (1799-1851), qui est considéré comme le fondateur de l’école américaine d’anthropologie. Sa collection de crânes humains comprenait un très grand nombre de crânes d’anciens Égyptiens que Morton avait acquis grâce à Georges Robins Gliddon (1809-1857) qui 1
256.
Paul ERICKSON, « The Anthropology of Charles Caldwell, M.D. », Isis 72/2 (1981), p. 252-
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était Consul des États-Unis au Caire. Les résultats de ses analyses de crânes ont été rigoureusement répertoriés dans un ouvrage publié en 1844 2. Les conclusions sont claires : les Égyptiens, de type caucasien, étaient les maîtres tandis que les Noirs — essentiellement les Nubiens — avaient le même statut que celui qu’ils avaient aux États-Unis, celui d’esclaves 3. George R. Gliddon et Josiah C. Nott (1804-1873), inspirés par les idées de Morton, rédigèrent un autre ouvrage sur les questions raciales intitulé Types of Mankind 4. Gliddon a vécu plusieurs années en Égypte, il était passionné par l’Antiquité et à son retour, il eut beaucoup de succès dans son pays natal. Ayant acquis la réputation de premier écrivain sur l’Égypte aux USA, il fit de nombreuses conférences dans lesquelles il promulguait ses idées raciales tout en promouvant les nouvelles découvertes archéologiques. Il faut comprendre que les États-Unis n’avaient pas de grands égyptologues, à la différence de l’Europe ; avec Jean-François Champollion (1790-1832) 5 et Auguste Mariette (1821-1881) 6 en France, Karl Richard Lepsius (18101884) 7 en Allemagne ou John Gardner Wilkinson (1797-1875) 8 et William Flinders Petrie (1853-1942) 9 en Angleterre, Gliddon était donc, avec Charles E. Wilbour (1833-1896) 10, l’un des rares grands noms de l’école américaine d’égyptologie 11. Par conséquent, jusqu’à la fin des années 1880, où l’archéologie américaine a commencé à prendre son essor avec George A. Reisner (1867-1942) 12, les théories raciales de Morton étoffées par celles de Gliddon constituaient une branche à part entière de l’égyptologie. Contrairement aux défenseurs de l’esclavage qui étaient partisans des théories polygénistes et de l’origine caucasienne des anciens Égyptiens, les abolitionnistes défendaient les liens de la civilisation égyptienne avec l’Afrique et les théories monogénistes de la Création. Dans le contexte de la guerre civile, les conclusions de Morton et de Gliddon et de Nott trouvèrent un écho immédiat dans la société américaine. Les anciens Égyptiens étaient alors associés aux Américains et les Noirs (les Nubiens essentiellement) caractérisaient les Afro-américains. Il existait dès lors une double relation dans 2
Samuel George MORTON, Crania Aegyptiaca : or, Observations on Egyptian ethnography, derived from anatomy, history, and the monuments, Philadelphie 1844. 3 ID., « Observations on Egyptian Ethnography, Derived from Anatomy, History, and the Monuments », TAPS 9 (1846), p. 157-158. 4 George R. GLIDDON & Josiah C. NOTT, Types of Mankind, Philadelphie 1854. 5 Warren R. DAWSON & Eric P. UPHILL, Who was Who in Egyptology, Londres 1995, 3e éd. rév. Par (1re éd. Londres 1951), p. 92-94. 6 Ibid., p. 275-277. 7 Ibid., 249-250. 8 Ibid., p. 443-445. 9 Ibid., p. 329-332. 10 Ibid., p. 440-441. 11 Ibid., p. 169. 12 Ibid., p. 351-352.
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l’identité nationale et raciale américaine: d’un côté l’Amérique du XIXe siècle et l’Égypte ancienne et de l’autre l’Amérique et les Afro-Américains. Le célèbre abolitionniste Frederick Douglass (1817-1895) résume parfaitement les enjeux du débat dans son discours adressé au Western Reserve College le 12 juillet 1854 : The fact that Egyptians one of the earliest abodes of learning and civilization is firmly established. […] Greece and Rome—and through them Europe and America—have reveived their civilization from the ancient Egyptians. This fact is not denied by anybody. But Egypt is in Africa. […] Another unhappy circumstance is, that the ancient Egyptians were not white people ; but were, undoubtedly, just about as dark in complexion as many in this country who are considered genuine Negroes. […] Accordingly, our learned author [Morton] enters into an elaborate argument to prove that the ancient Egyptians were totally distinct from the Negroes 13.
Fig. 1. William W. STORY (1819-1895) Cleopatra 1858 Marbre 141 × 84, 5 × 130, 8 cm
(© Stephen Godon.)
Nous pouvons constater ce même phénomène chez les sculpteurs qui utilisaient également des thèmes égyptiens pour exprimer leur réponse aux questions raciales, et notamment la figure emblématique de Cléopâtre.
13
Frederick DOUGLASS, The Claims of the Negro, ethnologically considered, Rochester
1854.
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C’est le cas de William W. Story (1819-1895) qui exposa sa version en marbre de la reine égyptienne à l’Exposition Universelle de Londres en 1862 ; il s’agissait alors de la première Cléopâtre américaine (fig. 1) que l’on pouvait découvrir dans une exposition. Si la popularité du mythe de Cléopâtre est partout attestée dans le monde occidental, c’est seulement dans la seconde moitié du XIXe siècle que le personnage apparaît de façon originale dans la création artistique du Nouveau Monde avec cette version de Story. Le goût général pour les héroïnes fatales fut certainement une des raisons du succès de Cléopâtre à l’Exposition Universelle. La description enthousiaste qu’en donnait Nathaniel Hawthorne dans The Marble Faune 14, paru à Londres en 1859, y participa également. Kenyon, le personnage principal de ce roman, est un artiste dont le travail atteint son apogée avec son œuvre représentant Cléopâtre ; Hawthorne eut l’idée de ce personnage alors qu’il se trouvait en Italie aux côtés de Story qui réalisait la statue de la reine égyptienne. Le visage de cette Cléopâtre est empreint de traits africains, tout comme le visage de la Sibylle Libyenne, l’autre grande œuvre de William W. Story 15. Bien que Story n’ait pas adressé officiellement sa Cléopâtre à la cause abolitionniste comme il l’avait fait pour la Sibylle Libyenne, il paraît évident que les deux œuvres soient liées. La symbolique était d’ailleurs si puissante que Harriet Beecher Stowe (1811-1896), abolitionniste et auteure américaine, pensait légitime de placer la Sibylle Libyenne ainsi que la Cléopâtre de Story dans le Capitole en compagnie de la statue de George Washington réalisé par Horatio Greenough 16. Le succès de la Cléopâtre de Story migra au-delà des frontières et fut tel que l’artiste en reçut commande de quatre exemplaires dans les décennies 1860 et 1870, un exemplaire pour le Goldsmith’s Company Hall de Londres, les autres pour Mrs. Paran Stevens de New York, pour John Taylor Johnston, le premier directeur du Metropolitan Museum of Art et enfin pour le comte hongrois Janos Palffy résidant à Paris. Ce succès encouragea les autres sculpteurs américains à réaliser leur propre version de Cléopâtre, tout d’abord la première artiste de couleur des États-Unis, Edmonia Lewis (1844-1907), puis Thomas Ridgeway Gould (1818-1881). Ce dernier fit notamment le voyage de Boston à New York pour voir la statue de William Story chez les Paran Stevens en décembre 1866. D’autres part, trois versions en buste de Cléopâtre furent réalisées au même moment par James Henry Haseltine, Margaret Foley (1827-1877) et Isaac Broome. Ces six œuvres furent accueillies avec enthousiasme depuis leur présentation dans l’atelier des 14 15
Nathaniel HAWTHORNE The Marble Faun, New York 1931.
Metropolitan Museum of Art, inv. 1979.266. Marbre 1860-1861. 16 Harriet Beecher STOWE, « Sojourner Truth, the Libyan Sibyl », Atlantic Monthly 11 (Avril 1863), p. 481.
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artistes jusqu’à leur réception à l’Exposition du centenaire des États-Unis en 1876 à Philadelphie. Entre 1858 et 1876, les six artistes ne créèrent pas moins de treize Cléopâtre durant une période de réformes qui aboutirent à la guerre de Sécession et à la transformation de la société américaine. La célèbre reine d’Egypte véhiculait alors deux thèmes prépondérants dans une société américaine en changement : la place des Noirs américains dans la société et le pouvoir de la femme.
Fig. 2. Thomas GOULD (1818-1881) Cleopatra 1873 Marbre. 144, 8 × 62,9 × 125, 7 cm Museum of Fine Arts, Boston (© Stephen Godon.)
Quelle qu’en soit la représentation, la Cléopâtre américaine porte toujours les attributs d’une reine. En revanche, il existe une différence manifeste entre les œuvres exécutées par des hommes et les deux autres réalisées par Foley et Lewis. Les quatre artistes masculins évoquent en Cléopâtre la femme dont la sensualité et le pouvoir de séduction ont entraîné Marc Antoine à sa perte. L’œuvre de William Shakespeare Antony and Cleopatra est certainement à l’origine de ces sculptures lorsque l’on pense au succès de cette pièce à 369
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l’époque aux États-Unis. Edwin A. Abbey (1852-1911) fut sans doute l’artiste américain qui admirait le plus Shakespeare, et en particulier Antony and Cleopatra, comme le montrent ses illustrations publiées dans le Harper’s Monthly en 1909 17. Assises sur une chaise, la Cléopâtre de Story (fig. 1) et celle de Gould (fig. 2) adoptent une position nonchalante et sensuelle. Celle de Gould a la main gauche dans ses cheveux tandis que son bras droit, ballant, fait chuter son drapé, découvrant ainsi son sein. Elle porte également une ceinture décorée de médaillons renfermant les portraits de Jules César et de Marc Antoine, symboles de ses romances compliquées. En contrepartie, les deux femmes sculpteurs, Margaret Foley (1820-1877) et Edmonia Lewis (1845-1907) 18, nous montrent une Cléopâtre froide et majestueuse. La première a réalisé un buste de la reine 19 au visage sévère, coiffé du double uraeus, un élément qui peut avoir deux références. La première de celles-ci est la XVIIIe dynastie égyptienne au cours de laquelle les reines commençaient à porter cette combinaison de serpents en référence à la fois aux déesses Nekhbet et Ouadjit et à la Haute et Basse-Égypte ; la seconde est la XXVe dynastie, dite nubienne, dont les pharaons portaient un double uraeus, symbole de la domination sur l’Égypte et la Nubie. Cléopâtre n’appartenant à aucune de ces deux dynasties, il est évident que, qu’elle qu’en soit la référence, cet élément n’a pas été ajouté dans le but de rendre l’œuvre réelle d’un point de vue historique mais plutôt de la rendre symbolique en renforçant à la fois le pouvoir et les origines de Cléopâtre. Quant à la version d’Edmonia Lewis (fig. 3), réalisée en 1876, elle est assise sur un trône, au moment où le venin du serpent, s’insinuant dans le corps, s’empare de la vie de la reine. Lewis est la seule des six artistes à avoir représenté Cléopâtre au moment de sa mort, mais il ne s’agissait pas d’évoquer la faiblesse du personnage ; bien au contraire, l’artiste a voulu rendre la reine égyptienne plus forte et plus digne que jamais. En effet, c’est tout d’abord sur un trône majestueux orné de hiéroglyphes qu’Edmonia Lewis décide d’asseoir son personnage, contrairement aux versions de William Story et de Thomas Gould où la reine est assise sur un simple fauteuil. Le bras droit posé fermement sur sa jambe et le visage tourné de
17 Harper’s Monthly Magazine, September 1909, p. 588. Act V. Scene II. Charmian: « Your crown's awry; I'll mend it, and then play … ». L’illustration accompagne un article de James DOUGLAS, « Antony and Cleopatra », ibid., p. 583-589. Edwin A. Abbey fournit trois dessins. 18 Marilyn RICHARDSON, « Taken From Life: Edward M. Bannister, Edmonia Lewis and the Memorialization of the 54th Massachusetts Regiment », dans Hope & Glory: Essays on the Legacy of the 54th Massachusetts Regiment, Amherst, MA 2001, p. 94-115. Facilement accessible, voir EAD., « Hiawatha in Rome : Edmonia Lewis and Figures from Longfellow », Antiques & Fine Art Magazine. http://antiquesandfineart. com/articles/article.cfm?request=191. 19 Margaret FOLEY (1820-1877), Cleopatra (1876). Marbre. 60,8 × 49,8 × 30,1 cm. Smithsonian American Museum of Art, Washington. Inv. 1973.164.
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trois-quarts vers la gauche laissant apparaître le serpent qui orne son némès, la mort de Cléopâtre est digne de la femme de pouvoir qu’elle incarnait.
Fig. 3. Edmonia LEWIS (1845-1907) The Death of Cleopatra 1876 Marbre. 160 × 79, 4 × 116, 8 cm. Smithsonian American Art Museum, Washington. (© Stephen Godon.)
Or, Edmonia Lewis était très engagée dans l’abolitionnisme et les droits des femmes, partageant les idées de l’éditeur bostonien William Lloyd Garrison (1805-1879) qui accueillait les femmes contrairement à la plupart des groupes d’abolitionnistes qui acceptaient uniquement des hommes. Garrison était l’un des penseurs américains les plus radicaux et s’intéressait aux similarités entre les femmes et les esclaves. En effet, lorsqu’elle se mariait, la femme était dépendante d’une structure patriarcale et privée de droits civiques, comme une esclave ; la femme noire jouait donc un rôle majeur dans les réformes menées par Garrison. Nous comprenons donc que la place de la femme dans la société est une problématique discutée dans la société victorienne américaine. Le mouvement féministe est né dans les 371
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années qui précédaient la guerre de Sécession, il faisait partie des réformes qui touchaient les États-Unis et surtout les États de Nouvelle-Angleterre. Des groupes comme le Lady’s Physiological Institute, fondé à Boston en 1848, ainsi que de nombreuses publications se penchèrent sur les façons possibles de changer la vie quotidienne des femmes et de favoriser leur éducation. The American Woman’s Home de Catherine Beecher (1800-1878) et Harriet Beecher Stowe (1811-1896) 20 se chargeait notamment de donner des conseils pratiques sur les conditions de vie domestique de la femme. La place des activités des femmes était disputée entre les conservateurs et les féministes, la possibilité par exemple qu’une femme gouverne était l’une des sources de débats entre les deux partis. Rappelons que Victoria Woodhull (1838-1927) fut une des meneuses du mouvement pour le droit de vote des femmes aux États-Unis et qu’elle fut, en 1872, la première femme à se présenter à l’élection présidentielle américaine 21. Le mouvement féministe connut finalement son heure de gloire lors de l’Exposition Universelle de 1876 à Philadelphie où neuf millions de visiteurs pouvaient visiter le Pavillon de la Femme. Il était question de montrer que les activités ou les professions habituellement réservées aux hommes étaient dorénavant ouvertes aux femmes ; c’est ici que, pour la première fois, l’American Medical Association accepta d’inviter une femme à un congrès et que l’on récompensa Eliza Frances Andrews, auteur de A Family Secret 22, livre le plus vendu en 1876. C’est également à l’Exposition Universelle de Philadelphie qu’a eu lieu le plus grand rassemblement de sculptures néo-classiques jamais présenté aux États-Unis, sculptures parmi lesquelles on comptait la Cléopâtre d’Edmonia Lewis, celle de James Haseltine et celle de William Story. La reine du Nil était devenue l’icône de la nouvelle femme américaine ; c’est donc en toute connaissance de cause que Mrs Arthur Henry Paget (née Mary (Minnie) Paran Stevens) (1853-1919), dame de la haute société américaine, se déguisa en Cléopâtre pour l’un des bals du célèbre restaurant Delmonico de New York en 1897 23. Une miniature peinte par Fernand Paillet (1850-1918) d’après une photographie de José Maria Mora (1846-1926) atteste de ce costume 24. Rappelons également que Mrs Paget possédait un exemplaire de 20
Catherine BEECHER & Harriet BEECHER STOWE, The American Woman’s Home. Principles of Domestic Life, New York 1869. 21 Voir Katleen KRULL, A Woman for President. The story of Victoria Woodhull, New York 2004. 22 Eliza Frances ANDREWS, A Family Secret, Philadelphie 1876. 23 Elles ont été prises en juillet 1897 ; cf. The Lafayette Negative Archive, no (GP) (L) 1400 A. Format 15” × 12”. Date : 3 juillet 1897. Voir aussi l’ouvrage de Jean-Philippe WORTH, A Century of Fashion, Boston. 1928, qui en fournit une photo. 24 Fernand PAILLET (1850-1918). Lady Paget dressed as Cleopatra (1891). Aquarelle sur ivoire. 7, 3 × 6, 4 cm. New York Historical Society, New York. Inv. 1905.182.
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la Cléopâtre de William W. Story. Malgré le succès évident de Cléopâtre, la sculpture néo-classique tomba vite en désuétude après l’Exposition Universelle alors que les artistes américains étaient en quête d’un art national, souhaitant se détacher des modèles européens. Ce n’est pas pour autant que les artistes américains abandonnèrent l’image de Cléopâtre ; en effet, l’engouement pour la reine égyptienne se manifesta plus tard, à la fin du XIXe siècle, chez les illustrateurs tels que Joseph Christian Leyendecker (1874-1951). L’une des illustrations de l’artiste montre, dans un style Art Déco, la reine se regardant dans un miroir et tenant des fleurs de lotus dans sa main gauche qu’elle porte à hauteur de son épaule d’une façon très distinguée 25. Une autre illustration montre Cléopâtre et Marc Antoine s’embrassant sous une nuit étoilée aux abords d’un sphinx26. Il ne s’agit plus de représenter une femme noire ou une femme en quête de pouvoir comme chez les artistes néoclassiques des années 1870 ; Cléopâtre incarne maintenant la femme américaine libre, intelligente, qui a acquis des droits et qui, au début des années 1900, est considérée comme la nouvelle Vénus des artistes. On pouvait lire en 1898 un article publié dans le San Francisco Call où l’auteur fait un éloge de la femme américaine en tant que modèle pour les peintres et les illustrateurs 27. La beauté de la nouvelle jeune femme américaine a trouvé son apothéose dans les dessins de Charles Dana Gibson (1867-1944). Il est intéressant de noter que Gibson s’est rendu en Égypte et a publié ses dessins dans un ouvrage intitulé Sketches of Egypt 28 dans lequel les femmes sont souvent représentées. Nous pouvons voir sur l’un de ses dessins, deux femmes contemplant une statue de la déesse guerrière Sekhmet ; cela est particulièrement intéressant dans la mesure où l’on peut imaginer que l’artiste a voulu établir une relation entre l’une des plus puissantes déesses égyptiennes et la femme américaine, désormais indépendante. L’idéal féminin de Charles Dana Gibson rivalisait cependant avec celui de l’illustrateur Harrison Fisher (1875-1934) installé à New York, célèbre pour ses couvertures de Cosmolitan avec qui il signa un contrat exclusif en 1913. Fisher compte également parmi les artistes du début du XXe siècle qui ont utilisé l’image de Cléopâtre pour définir la nouvelle femme américaine, comme le montre une illustration de 1907 29 où seul le nom et les bijoux de Cléopâtre persistent ; l’attitude et les traits sont quant à eux typiquement américains. On peut considérer que toutes ces représentations de Cléopâtre 25
Joseph Christian LEYENDECKER, Cleopatra. Entre 1900 et 1910. Localisation inconnue. Joseph Christian LEYENDECKER, Antony and Cleopatra. 1904. Aquarelle. Collection particulière. 27 ANONYME, « An Ideal Artists’ Model », The San Francisco Call 84/145 (23 octobre 1898), p. 28. 28 Charles Dana GIBSON, Sketches in Egypt, New York 1899. 29 Harrison FISHER (1877-1934), Cleopatra 1907. Aquarelle. Localisation inconnue. 26
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sont les prémices des représentations de pin-up que les illustrateurs ne cesseront de créer dans les décennies suivantes. D’ailleurs, Rolf Armstrong (1907-1960) et Enoch Bolles (1883-1976) n’hésiteront pas à dessiner leurs pin-up sous les traits de Cléopâtre au milieu de décors égyptiens. Le charme et l’érotisme de la reine d’Égypte fascineront également les premiers réalisateurs puisqu’en 1917, J. Gordon Edwards, fera jouer la célèbre actrice Theda Bara dans le rôle de Cléopâtre. Il n’existe malheureusement plus aucune copie du film, on ne peut aujourd’hui qu’admirer les photographies du tournage qui prouvent qu’il s’agit bien de la première superproduction égyptisante. Il n’existe malheureusement plus aucune copie du film, on ne peut aujourd’hui qu’admirer les photographies du tournage qui prouvent qu’il s’agit bien de la première superproduction égyptisante, une quarantaine d’années avant qu’Elizabeth Taylor n’incarne la reine égyptienne au cinéma. Université Paris IV – Sorbonne [email protected]
BIBLIOGRAPHIE LITTÉRATURE SECONDAIRE « An Ideal Artists’ Model », The San Francisco Call 84/145 (23 octobre 1898), p. 28. ANDREWS, Eliza Frances, A Family Secret, Philadelphie : J. B. Lippincott, 1876. Catherine BEECHER & Harriet BEECHER STOWE, The American Woman’s Home. Principles of Domestic Life, New York : J. B. Ford and Co., 1869. DAWSON, Warren R. & Eric P. UPHILL, Who was Who in Egyptology, Londres 1995, 3e éd. rév. Par (1re éd. Londres 1951), p. 92-94. DOUGLAS, James, « Antony and Cleopatra », Harper’s Monthly Magazine, September 1909, p. 583-589. DOUGLASS, Frederick, The Claims of the Negro, ethnologically considered, Rochester, Lee, Mann & Co., American Building, 1854. ERICKSON, Paul, « The Anthropology of Charles Caldwell, M.D. », Isis 72/2 (1981), p. 252256. GIBSON, Charles Dana, Sketches in Egypt, New York : Doubleway & McClure Co., 1899. GLIDDON, George R. & Josiah C. NOTT, Types of Mankind, Philadelphie : Lippincott, Grambo & Co., 1854. HAWTHORNE, Nathaniel, The Marble Faun, New York, Standard Book Company, 1931. KRULL, Katleen, A Woman for President. The story of Victoria Woodhull, New York : Walker and Co., 2004. MORTON, Samuel Georg, « Observations on Egyptian Ethnography, Derived from Anatomy, History, and the Monuments », TAPS 9 (1846), p. 157-158. MORTON, Samuel Georg, Crania Aegyptiaca : or, Observations on Egyptian ethnography, derived from anatomy, history, and the monuments, Philadelphie : John Penington, 1844. RICHARDSON, Marilyn, « Hiawatha in Rome : Edmonia Lewis and Figures from Longfellow », Antiques & Fine Art Magazine. http://antiquesandfineart. com/articles/article.cfm?request=191.
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RICHARDSON, Marilyn, « Taken From Life: Edward M. Bannister, Edmonia Lewis and the Memorialization of the 54th Massachusetts Regiment », dans Hope & Glory: Essays on the Legacy of the 54th Massachusetts Regiment, Amherst, MA: The University of Massachusetts Press and the Massachusetts Historical Society, 2001, p. 94-115. STOWE, Harriet Beecher, « Sojourner Truth, the Libyan Sibyl », Atlantic Monthly 11 (Avril 1863), p. 481.
RÉSUMÉ La seconde moitié du XIXe siècle est une période pleine de réformes et de questions sur l’identité américaine et aussi au sujet de la place des femmes dans la société américaine. Canalisée par de nombreux artistes établis, Cléopâtre, un personnage puissant dans son temps, est devenu un autre type d’icône, une représentante des débats contemporains. Représentée avec les caractéristiques d’une autre origine ethnique ou comme la reine puissante qu’elle était, les artistes du XIXe siècle, tels que Thomas Gould, ont choisi Cléopâtre comme une muse pour leurs morceaux choisis ; à un moment où l’égyptologie connaissait un essor aux États-Unis. William W. Story et Edmonia Lewis ont créé deux sculptures exceptionnelles, toutes deux présentées à l’Exposition du Centenaire de 1876 à Philadelphie et qui ont figuré parmi les œuvres d’art les plus vantées. Ce fut une exposition qui a célébré le premier anniversaire de siècle des États-Unis et qui s’est produite dix ans après la fin de la guerre civile, le temps de gloire du mouvement féminisme américain. Malgré ce succès, l’art néoclassique disparut, mais l’image de Cléopâtre a survécu dans des œuvres d’illustrateurs célèbres, tels que Joseph C. Leyendecker. Au cours de cette nouvelle ère, la reine égyptienne incarne une femme américaine indépendante, intelligente et qui a montré le caractère sensuel de son personnage que le public pourra voir plus tard dans les films hollywoodiens.
SUMMARY The second half of the nineteenth Century is a time period full of reforms and questions about the American Identity and also about the place of women in the American society. Channelled by numerous established artists, Cleopatra, a powerful figure in her time, became another type of icon, a representative of contemporary debates. Depicted with the features of another ethnicity or as the powerful queen she was, artists of the nineteenth Century, such as Thomas Gould, chose Cleopatra as a muse for their riddled pieces; at a time when Egyptology was on a rise in the United States. William W. Story and Edmonia Lewis created two exceptional sculptures that were both presented at the Centennial Exposition of 1876 in Philadelphia and were among the most praised works of art. It was an exposition that celebrated the first century anniversary of the United States and took place ten years after the end of the Civil war, the glory time of the American feminism movement. Despite this success, the Neoclassic art disappeared but the image of Cleopatra survived in works of famous illustrators, such as Joseph C. Leyendecker. During this new era the Egyptian queen embodied an American woman that was independent, intelligent and showed the sensual part of her character that the audience could see later in Hollywood films.
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MOTS-CLÉS / KEYWORDS Cléopâtre – Egyptomanie – Égyptologie – Artistes américains – Orientalisme américain –Art américain du XIXe siècle – Exposition Universelle de 1876 Cleopatra – Egyptomania – Egyptology – American artists – American orientalism – American art of the 19th century – Centennial Exposition
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POSTFACE
Ce volume présente les résultats d’une journée d’étude organisée à Aixen-Provence le 7 juin 2014 dans le cadre des 25e Journées de l’Antiquité. Cette rencontre, intitulée « Cléopâtre : personnage historique, personnage littéraire », fut conçue dans un esprit de dialogue entre les disciplines autour d’un objet commun. Il s’agissait de réunir archéologues, historiens, philologues, historiens de l’art et chercheurs en littérature afin de construire une discussion originale, permettant de rendre compte de l’importance de Cléopâtre VII dans l’histoire de la dynastie ptolémaïque d’une part, et dans l’imaginaire artistique d’autre part. Les interventions ont été sélectionnées par un comité composé de spécialistes des différents domaines d’étude concernés. La préparation de cette manifestation a mobilisé les moyens et l’attention de nombreuses personnes et institutions. Il convient tout d’abord de remercier l’Association des Journées de l’Antiquité qui a offert un cadre et une raison d’être à ce projet. Ses dirigeants d’alors, Mme Gaëlle VIARD et M. Pedro DUARTE, enseignants au Département des Sciences de l’Antiquité de l’Université Aix-Marseille, nous ont apporté un soutien constant. La Maison Méditerranéenne des Sciences de l’Homme d’Aix-en-Provence nous a ouvert ses portes, mettant à notre disposition ses compétences techniques et logistiques. L’École Doctorale 355 « Espaces, Cultures, Sociétés » a également contribué à l’organisation pratique de cette rencontre. M. Christian BOUDIGNON, enseignant au Département des Sciences de l’Antiquité de l’Université Aix-Marseille, a, par son intérêt et son implication dans le projet, contribué à améliorer la définition de cette journée thématique. Deux laboratoires de recherche se sont pleinement engagés dans la réalisation pratique et scientifique de cet ouvrage. Le Centre Camille Jullian (UMR 3379) et le Centre Paul-Albert Février (TDMAM, UMR 7297) nous ont conjointement donné les moyens de concrétiser, en les prolongeant par une publication, nos résultats. Nous exprimons notre gratitude à ces deux centres, en la personne de leurs directeurs respectifs, M. Jean-Christophe
SOURISSEAU (CCJ) et Mme Emmanuèle CAIRE (CPAF-TDMAM), pour avoir accepté de co-subventionner cet ouvrage collectif. Enfin il nous est agréable de remercier M. Michel MAZOYER qui a réservé le meilleur accueil à ce texte dans la collection qu’il dirige. LES ÉDITEURS.
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L’histoire aux éditions L’Harmattan
Dernières parutions
Les origines chrétiennes de la démocratie moderne La part du Moyen Âge
Georges Jehel
Le passage de la démocratie antique à la démocratie moderne s’est réalisé par l’intermédiaire du Moyen Âge. Après la chute de l’Empire romain en Occident, les évêques se substituèrent aux pouvoirs civils défaillants. Les ordres monastiques posaient les bases d’une gestion collective ouvrant sur le parlementarisme par recours aux élections. Dans le même temps s’opérait une révolution intellectuelle qui suscita l’essor de la pensée critique dans l’université, alors aux mains du clergé... (Coll. Historiques, série Travaux, 23.00 euros, 216 p.) ISBN : 978-2-343-12608-1, ISBN EBOOK : 978-2-14-004237-9 Non-violence : combats d’hier et de demain Non-violence et traits culturels et identitaires dans le monde globalisé du XXIe siècle
Sous la direction de Madhu Benoit et Jean-Pierre Benoit
La frêle silhouette de Gandhi, la haute stature du pasteur Martin Luther King ou les bras ouverts de Nelson Mandela, rendu à la liberté après vingt-sept ans de prison, font partie de la grande geste de l’humanité, gravée dans tous les esprits à travers le monde. Trois hommes qui ont en commun d’avoir entraîné le peuple dans une lutte victorieuse, sans armes et sans violence. En ce début du XXIe siècle, ensanglanté par le terrorisme et des guerres atroces, la « non-violence » n’est-elle plus qu’une image d’Épinal ? Huit auteurs explorent ici l’histoire contemporaine à travers les luttes non violentes. (Coll. Discours identitaires dans la mondialisation, 17.50 euros, 164 p.) ISBN : 978-2-343-12313-4, ISBN EBOOK : 978-2-14-004203-4 Chroniques d’hier et de demain Publiées dans le journal La Croix (1988-2011)
Clergerie Jean-Louis
Pendant un peu plus de vingt ans, de 1988 à 2011, l’auteur a collaboré au quotidien La Croix, où il analysait, en toute liberté mais également avec la rigueur de l’universitaire, l’actualité nationale, européenne et internationale. Voici l’ensemble de ses chroniques regroupées selon des axes nationaux, européens et internationaux, qui gardent toute leur pertinence. (30.00 euros, 298 p.) ISBN : 978-2-343-12094-2, ISBN EBOOK : 978-2-14-004356-7 Géographie du souvenir Ancrages spatiaux des mémoires de la Shoah
Chevalier Dominique - Préface de Denis Peschanski
La mondialisation des mémoires de la Shoah, telles que représentées dans des musées et des mémoriaux nationaux, constitue une caractéristique majeure des dimensions contemporaines de ce phénomène. Ce livre présente tout d’abord ces nombreux lieux du souvenir, leur géographie mais aussi leur insertion dans leur environnement urbain. C’est donc à la fois à un panorama des
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Lemaître Vincent
Vous découvrirez dans cet ouvrage les temps fort de l’histoire maritime de ces dix dernières années en parcourant la marine de commerce, la vie économique des ports, la pêche, la plaisance, la marine de guerre, la protection de l’environnement, les textes nationaux et internationaux qui ont été adoptés et leurs conséquences. L’auteur s’attache aussi à évoquer les accidents, les naufrages, les pollutions les plus marquantes. Au-delà de l’Hexagone, les thèmes de la piraterie, de la lutte contre les narcotrafics, du traitement de l’immigration sont notamment abordés. (14.00 euros, 122 p.) ISBN : 978-2-343-11730-0, ISBN EBOOK : 978-2-14-004292-8 Poséidon Ébranleur de la terre et maître de la mer
Andrieu Gilbert
En étudiant Poséidon, on s’aperçoit que les légendes ont surtout servi à imposer un état d’esprit tout en écartant ce qui pouvait contredire l’ordre nouveau que les aèdes voulaient imposer. Les dieux servent surtout à justifier un art de vivre. Ainsi, cerner la personnalité de Poséidon ne consiste pas à en faire un portrait saisissant, mais à comprendre les mortels qui lui ont donné des fonctions particulières. (21.50 euros, 212 p.) ISBN : 978-2-343-12088-1, ISBN EBOOK : 978-2-14-003937-9 Archéologie de la pensée sexiste Du Moyen Âge au XXIe siècle
Labrecque Georges
Bien des oeuvres révèlent, dans divers domaines de la pensée, le mépris adressé à la femme et inspiré de manuscrits remontant à l’Antiquité. Du Moyen Âge à aujourd’hui, des femmes ont voulu dénoncer ces injustices dans des documents d’autant plus remarquables qu’elles ont été peu nombreuses à prendre la plume. Quelle sera la relève au XXIe siècle ? Cet ouvrage propose de nombreux manuscrits et montre que les préjudices subis aujourd’hui par les femmes plongent leurs racines dans un passé lointain et se manifestent sous diverses formes. (42.00 euros, 484 p.) ISBN : 978-2-343-12339-4, ISBN EBOOK : 978-2-14-003975-1 Les campeurs de la République
Lefeuvre-Déotte Martine
le Groupement des campeurs universitaires (GCU) est aujourd’hui la plus importante association de campeurs en Europe avec 50 000 adhérents qui sont collectivement propriétaires d’une centaine de terrains. Bénévole, solidaire et autogestionnaire, ce mouvement, créé en 1937 dans l’élan du Front populaire, aménage bénévolement de jolis terrains pour y vivre l’été. L’auteure a mené son investigation au cœur de cette microsociété, ouverte aujourd’hui à tous ceux qui partagent ses valeurs fondatrices : humaines, laïques, solidaires et conviviales. (Coll. Esthétiques, série Culture et Politique, 24.50 euros, 240 p.) ISBN : 978-2-343-12210-6, ISBN EBOOK : 978-2-14-003917-1 Leçons du temps colonial dans les manuels scolaires
Coordonné par Pierre Boutan et Sabeha Benmansour-Benkelfat
La colonisation a régulièrement fait partie des contenus d’enseignement pendant cette période historique, comme après les indépendances. Les douze contributions réunies ici portent sur l’enseignement de l’histoire, mais aussi sur celui des langues : langue des colonisateurs, langue des colonisés… Elles étudient les variations selon les publics visés, les matières enseignées, les auteurs
et les éditeurs. Les exemples sont tirés en priorité des relations entre France et Algérie, avec une étude sur la Tunisie et le Maroc. (Coll. Manuels scolaires et sociétés, 25.50 euros, 240 p.) ISBN : 978-2-343-11598-6, ISBN EBOOK : 978-2-14-003837-2 Archéologie des interfaces Une approche de saisie et d’explication des systèmes socioculturels
Elouga Martin
L’archéologie des interfaces est une approche des sociétés que propose l’auteur. Il s’agit de partir des faits observés sur le terrain pour reconstituer les interactions sociales et les rapports hommemilieu, ainsi que les activités qui en résultent et dont les traces structurent les sites. (17.50 euros, 160 p.) ISBN : 978-2-343-10421-8, ISBN EBOOK : 978-2-14-004130-3 La tradition juive et sa survivance à l’épreuve de la Shoah (Tome 1)
Feinermann Emmanuel
Exilé et dispersé parmi les nations, le peuple juif a été confronté deux millénaires durant à l’expérience de la survie. À l’aube du XXe siècle, il entrevoit enfin l’ère des grandes espérances. Sa survie dépendait, en premier lieu, de la chance et du sens donné à la vie avant le cataclysme hitlérien : une vie intérieure riche et catalysée par une forte culture et une foi religieuse profonde. Cet ouvrage revient donc sur la survivance de la tradition juive face à la prise du pouvoir par Hitler. (39.00 euros, 494 p.) ISBN : 978-2-343-09860-9, ISBN EBOOK : 978-2-14-004021-4 La tradition juive et sa survivance à l’épreuve de la Shoah (Tome 2)
Feinermann Emmanuel
Ce deuxième tome étudie le comportement humain et religieux dans les situations extrêmes sous la dictature hitlérienne. Afin d’assurer la survivance de la tradition juive, forts de leur expérience millénaire de la souffrance, les Juifs européens entrèrent en résistance spirituelle dans les lieux d’enfermement : ghettos, bunkers, camps de concentration et d’extermination. Dans cet univers de fin du monde, certains « métiers » imposés par les nazis ont en effet débouché sur la survie, et c’est donc ce que tente de mettre en avant cet ouvrage. (39.00 euros, 448 p.) ISBN : 978-2-343-12327-1, ISBN EBOOK : 978-2-14-004022-1 Mais comment en est-on arrivé là ? La terre de 4 000 à 4,5 milliards d’années
Rouffet Michel
De l’Ancien Testament aux derniers calculs pour déterminer l’âge de la Terre, les chiffres varient considérablement : 4 000 ans, 75 000 ans, 4,5 milliards d’années... L’auteur raconte et démontre non seulement comment l’estimation de l’âge de notre planète a évolué au cours des siècles, mais également comment des points de vue si divergents peuvent converger et se retrouver complémentaires. Avec lui, nous découvrons que science et religion ne sont pas forcément aussi opposées que l’on pourrait le croire. (Coll. Acteurs de la Science, 23.50 euros, 236 p.) ISBN : 978-2-343-10343-3, ISBN EBOOK : 978-2-14-002270-8 Archéologie de la pensée sexiste L’Antiquité
Labrecque Georges
Les œuvres de l’Antiquité révèlent à la fois le mépris et l’éloge adressés à la femme dans des domaines fort différents (théologie, morale, littérature, droit, philosophie, etc.), qui se sont développés dans diverses régions du monde. L’humanité a ainsi hérité d’une multitude de manuscrits très riches, encore qu’ils soient presque tous rédigés par des hommes bien souvent
sexistes avant la lettre. Cet ouvrage propose une relecture des œuvres principales de l’Antiquité et montre que les préjudices et les maux subis par les femmes en ce début du XXIe siècle plongent leurs racines dans un passé très lointain. (37.50 euros, 368 p.) ISBN : 978-2-343-10502-4, ISBN EBOOK : 978-2-14-002249-4 Dictionnaire amoureux des dieux de l’Olympe
Andrieu Gilbert
Si les dieux sont amoureux, il ne faut pas oublier qu’ils ne sont que le produit des poètes et que leurs amours sont imaginées par des hommes. C’est donc en observant comment les dieux vivent leur passion, comment ils se comportent, que nous pouvons imaginer comment vivaient nos ancêtres du temps d’Homère et d’Hésiode. En regroupant les amours divines, l’auteur nous offre un délassement agréable et instructif. (24.50 euros, 242 p.) ISBN : 978-2-343-10839-1, ISBN EBOOK : 978-2-14-003671-2 Histoire des Huns
Daniarov Kalibek
L’Histoire des Huns dresse un tableau saisissant de l’histoire de ce peuple mystérieux, les Huns, depuis leur apparition à la chute de leur empire, survenue après la guerre menée par Attila en Europe (453 apr. J-C). Chercheur kazakh de renom, l’auteur présente ici une nouvelle analyse et synthèse de la culture hunnique. Il s’appuie sur des sources rares et inédites qui le conduisent à affirmer notamment que les Huns étaient des ancêtres probables du peuple kazakh. (25.00 euros, 276 p.) ISBN : 978-2-343-09492-2, ISBN EBOOK : 978-2-14-001332-4 1789 : les colonies ont la parole Anthologie Tome 1 : Colonies ; Gens de couleur Tome 2 : Traite ; Esclavage
Biondi Carminella - Avec la collaboration de Roger Little
Cette anthologie regroupe tous les écrits et les discours de l’année 1789 au sujet des colonies, des gens de couleur (tome 1), de la traite et de l’esclavage (tome 2). Voici un ensemble de controverses passionnées et passionnantes de l’époque où aucun Noir n’est admis (comme à la Conférence de Berlin, un siècle plus tard). ((Tome 1 – Coll. Autrement Mêmes, 25.50 euros, 218 p.) ISBN : 978-2-343-09854-8, ISBN EBOOK : 978-2-14-001623-3 (Tome 2 – Coll. Autrement Mêmes, 23.00 euros, 280 p.) ISBN : 978-2-343-09855-5, ISBN EBOOK : 978-2-14-001622-6 Antiquité, Art et Politique
Sous la direction de Bouineau Jacques
Le lien entre ces différentes contributions se trouve dans l’utilisation de l’œuvre d’art comme vecteur politique, l’Antiquité sert de fil directeur et de multiples domaines artistiques sont concernés. Les domaines couverts sont les mondes anciens, l’Antiquité classique, le monde musulman, le monde slave et la culture européenne de l’époque moderne et contemporaine. (Coll. Méditerranées, 33.00 euros, 318 p., Illustré en noir et blanc) ISBN : 978-2-343-09346-8, ISBN EBOOK : 978-2-14-001407-9
L’HARMATTAN ITALIA Via Degli Artisti 15; 10124 Torino [email protected] L’HARMATTAN HONGRIE Könyvesbolt ; Kossuth L. u. 14-16 1053 Budapest L’HARMATTAN KINSHASA 185, avenue Nyangwe Commune de Lingwala Kinshasa, R.D. Congo (00243) 998697603 ou (00243) 999229662
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« Dans le domaine de la littérature française du xxe siècle, la Cléopâtre d’Anatole France (1894) dans sa préface consacrée à Une nuit de Cléopâtre de Théophile Gautier, retient l’attention. Là où ce dernier, par une distorsion des sources, fait naître une femme inquiétante, le préfacier, lui, en fait émerger un portrait palimpseste, en interprétant Plutarque. Aussi… le présent texte choisit d’entrer en résonance avec cette première épigraphe jalonnée par les mots suivants : – Grecque, reine hors de la mesure et de l’harmonie – et les deux extraits de Dante, auteur imprégné de l’œuvre de Virgile. En effet, dans le péritexte on juxtapose en clair-obscur un portrait proche de l’humanité de la reine et l’aigle romaine poursuivant l’Égyptienne, image traditionnelle du mal et de la luxure, défaite qui préfigure l’aube du christianisme en vertu d’une prodigieuse mise en abyme. » Dans le présent polyptyque, les auteurs tentent d’approcher ce personnage emblématique d’après les temples, la numismatique du levant et l’épigraphie chypriote, en effectuant un détour par la vision qu’en a Plutarque à travers la tradition romaine. Ils ouvrent également une fenêtre à propos de son évolution sur les planches des Modernes, ou sur la façon dont, sous la plume de Théophile Gautier, elle devient un personnage dévoyé, puis comment, comme aux États-Unis, elle porte tant la cause abolitionniste que la condition féminine, en accumulant les paradoxes.
Sous la direction de Sydney Hervé Aufrère, Directeur de recherche émérite au CNRS, et Anaïs Michel, Membre scientifique à l’École française d’Athènes. Textes de : Sydney Hervé AUFRÈRE, Sylvie CAUVILLE, Virginie JOLITON, Héloïse AUMAÎTRE, Anaïs MICHEL, Théo POLYCHRONIS, Frédéric SPROGIS, Philippe CORNUAILLE, William KELS, Stephen GODON.
Illustration de couverture : Edmonia Lewis (1845-1907). The Death of Cleopatra 1876. Smithsonian American Art Museum, Washington (© Stephen Godon.)
ISBN : 978-2-343-14166-4
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Sydney Hervé Aufrère et Anaïs Michel
CLÉOPÂTRE EN ABYME
Anatole France : Elle était Grecque, mais elle était reine ; reine et, par là, hors de la mesure et de l’harmonie… Dante : Puis, voici Cléopâtre, à l’œil luxurieux ! [L’aigle] fit pleurer aussi la triste Cléopâtre / Qui, fuyant devant lui, demandait à l’aspic / Une mort ténébreuse aussi bien que soudaine.
Sous la direction de
CLÉOPÂTRE EN ABYME
Collection KUBABA Série Antiquité
Sous la direction de
Sydney Hervé Aufrère et Anaïs Michel
CLÉOPÂTRE EN ABYME Aux frontières de la mythistoire et de la littérature