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Marc Durand
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A
THEATRE 1
A
ET COUP DE THEATRE CHEZ ESCHYLE
ESTHÉTIQUE
THÉÂTRE ET COUP DE THÉÂTRE CHEZ ESCHYLE
Ouverture philosophique
Collection dirigée par Jean-Marc Lachaud et Bruno Péquignot Une collection d'ouvrages qui se propose d'accueillir des travaux originaux sans exclusive d'écoles ou de thématiques. Il s'agit de favoriser la confrontation de recherches et des réflexions, qu'elles soient le fait de philosophes « professionnels » ou non. On n'y confondra donc pas la philosophie avec une discipline académique ; elle est réputée être le fait de tous ceux qu'habite la passion de penser, qu'ils soient professeurs de philosophie, spécialistes des sciences humaines, sociales ou naturelles, ou . . . polisseurs de verres de lunettes astronomiques.
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Marc Durand
THÉÂTRE ET COUP DE THÉÂTRE CHEZ ESCHYLE
Du même auteur
La compétition en Grèce antique : généalogie, évolution, interprétation, Paris, L'Harmattan, 1999. Agôn dans les tragédies d'Eschyle, Paris, L'Harmattan, 2005. Trois lectures du Phédon de Platon, pour une approche onto-théologico psychologique, Paris, L'Harmattan, 2006. Ajax, fils de Télamon, le roc et lafêlure, Paris, L'Harmattan, 20 1 1 . Médée l 'ambigüe, approches plurielles d'une figure de légende, Paris, L' Harmattan, 2014. Oreste. Lafin de l'histoire ? Paris, L' Harmattan, 20 18.
5-7,
© L'Harmattan, 2021 rue de l'École-Polytechnique, 75005 Paris
www.hannattan.fr ISBN : 978-2-343-22017-8 EAN : 9782343220178
Pour Geneviève &Camille, Maguelone & Mehdi.
INTRODUCTION
Esti de peripeteia men hé eis ta enantion tôn pratfomenôn metabolé, kathaper eirétai. Kai toûto [. ..], kata ta eikos é anagkaîon . . . 1
Surtout, Une me dis pas comment ça finit 2 ! U Qui n'a pas adressé cette prière instante à celui qui a déjà vu la pièce de théâtre que l'on s' apprête à découvrir ? Qui ne se réjouit pas à l'avance de la surprise qu'il va vivre en assistant à un spectacle tragique ? Qui ne se délecte pas, pourtant, à rechercher des indices qui lui permettent d'anticiper la surprise ?
Il s'agit là d'une émotion qui ne comporte aucune commune mesure avec le sentiment du beau qui épreint par exemple l'auditeur d'un concert de musique ou d'un récital de poésie qui sont pourtant, pris isolément, deux media essentiels qui structurent un drame tragique. C'est bien au contraire l'étonnement, l' ébahissement à venir qui attendent le spectateur de théâtre et qui constituent le fondement de cet intérêt, de ce sentiment jubilatoire secret et en même temps quelque peu contradictoire de l'attente d'un épisode qu'on appelle instamment de ses vœux et que l'on veut en même temps retarder le plus possible. Le Grec du cinquième siècle n' échappe pas à cette détermination quasi irrationnelle, à la fois sollicitée, souhaitée, mais aussi crainte à la fois : désirée avec envie car elle répond à un désir profond d'être surpris et en même temps attendue avec appréhension3 Car la surprise, qui vient sûrement altérer un certain confort intellectuel, a souvent comme corollaire d'une part la crainte, l'angoisse de ce qui est irrationnel et d'un
l Aristote, Poétique, 1452a22 : « La péripétie est le revirement de l'action dans le sens contraire. Et cela encore unefois [. . .], selon la vraisemblance ou la nécessité )). 2 Jacqueline de Romilly : Ne me dis pas comment çafinit, réflexions sur la tragédie grecque, grandes conférences du Figaro, Paris, 18 janvier 1999, texte édité aux éditions N.1. 3 A rapprocher du concept d'llinx conceptualisé par Roger Caillois, in Les Jeux et les Hommes publié en 1958 défini par la sorte de vertige recherché et appréhendé à la fois comme composante dujeu chez l'homme. - 11 -
autre côté la pitié qui provient de l'empathie du spectateur envers les déboires du personnage tragique ! . Cet aspect spécifique et mystérieux du théâtre vient alors mettre à mal et contrecarrer la tendance de l'époque moderne, qui, à la suite de Descartes et Hegee, se trouve éprise de raison et prétend être maîtresse de tous les tenants et aboutissants de son existence, privilégiant une œuvre prévisible et marquée du sceau d'une certaine continuité rationnelle. Le théâtre tragique grec, inventant et introduisant la surprise fondée sur une certaine discontinuité de l'intrigue, voire une contradiction certaine voulue par l'auteur, vient télescoper pour la nier cette vision rassurante et confortable de l'existence.
Cependant, une telle dichotomie dans l' appréhension du drame ne va pas de soi. L'analyse ne se doit d'être ni binaire ni trop exclusive. Albert Machin s'est récemment fait l'écho et le chantre3 d'une certaine théorie mettant en exergue la cohérence dans le théâtre grec. Pour cet auteur, toutes les confusions, les irrationalités relevées dans le théâtre de Sophocle (l'Hoplôn krisis lors de la double tradition de l' attribution des armes d'Achille4, les éléments contradictoires des prophéties d'Hélénos dans le Philoctète, ceux des oracles des Trachiniennes5 . etc.), les mensonges et revirements des persOlmages6, produisent à première vue de l'incohérence. Mais à y regarder de façon plus attentive, ces procédés provoquent au contraire une continuité voulue, qui, à l'inverse de celle d'Eschyle, dont d'aucuns ont pu soutenir qu'elle était trop linéaire, aboutissent une surprise encore plus grande dans le renversement. Cette analyse va à l'encontre de l'opinion défendue par un Ulrich Von Wilamowitz-Mollendorf7, tenant, .
l Aristote, Poétique, 1449b24 dit bien que le spectateur recherche eleou kai phobou, pitié et crainte à la fois et que pour ce dernier, la représentation sert de "katharsis" à ces passions. 2 Il est inutile de rappeler l'exigence de rationalité qui structure la pensée de l'auteur du Discours de la méthode et des Regulae ad directionem ingenii dont le nom même de cartésianisme est devenu synonyme de rationalité. Plus près de nous, le théâtre serait pour le maître d'Iéna, comme toute production de l'esprit hrunain, llll moment transitoire, certes, mais sûr permettant d'atteindre à l'absolu, à la raison définitivement inscrite dans les fai ts. Voir Jean-Louis Vieillard-Baron : Hegel et la tragédie de la vie, in Revue philosophique de la France et de l'étranger 2007 /1 (Tome 132), pages 43 à 66 3 Albert Machin, Cohérence et continuité dans le théâtre de Sophocle, Paris, Fleury, 1981. 4 Voir notre ouvrage, Ajax, fils de Télmnon, le roc et la fêlure, Paris, L'harmattan, 2011, passim, qui détaille les multiples et diverses contradictions concernant cette a ttribution. 5 Nous renvoyons à la première partie de l'ouvrage d'Albert Machin, p.p. 31-162 qui détaille avec acribie toutes ces contradictions à première vue patentes. 6 Dans la seconde partie de l'ouvrage, p. 133-239. 7 T. Von Wilamowitz-Mollendorf, Die dramatische technik des Sophokles, Berlin, 1917, praesertim p. 39 ; A. Machin, in op. cit. supra p. 29 etpassim. - 12 -
quant à lui, d'une bonne dose de discontinuité, vorre de contradictions patentes et définitives.
D' évidence, il est une habitude, voire un passage obligé, lorsque l'on veut se pencher sur la poésie grecque et notannnent sur le drame tragique, de se colleter, à un moment ou à un autre de cette recherche, à la Poétique d'Aristote. L'emprise de cet écrit est à ce point prégnante que l'on a pu, à juste titre, surnommer son auteur Il le vampire du théâtre occidentaZU, tant son petit texte, souvent obscur, mal organisé -assurément un écrit acroamatique- et sujet à des interprétations diverses ! a étouffé toutes les études sur le théâtre jusqu'à nos jours, au point même qu'il a paru d'une nécessité impérative à certains de déconstruire la Poétique d'Aristoté, coupable du bain d'aristotélisme ambiant qui engloutissait et phagocytait les modes d'appréhension et d'explication de ce type d' expression littéraire. Nous ne dérogerons pas à la règle et afin de nous pencher sur l'un des concepts qui nous paraît fondamental pour appréhender l' esprit de la tragédie grecque, celui de Itrenversernentlt surprenant, nous nous appuierons, nous aussi, sur texte du Peri Poiêtikês d'Aristote, plus traditionnellement traduit sous le titre convenu de ItLa Poétique!! 3 . Certes, s'occuper de technique de fabrication4 matérielle de ce que nous considérons, à la suite de Schelling, Hiilderlin, Hegel et Nietzsche', et à
l Voir le travail de traduction, d'apparat critique et de notes de l'édition de la Poétique de Roselyne Dupont-Roc et Jean Lallot aux éditions du SeuiL 1980, qui a fait date, avec des partis pris audacieux et dûment étayés sur certaines traductions. De nombreuses traductions ont été proposées de ce petit ouvrage, celle de J. Hardy, aux C.U.F.en 1932, celle de Michel Magnien en 1990 pour la Librairie Générale Française, d'Hubert Laize, en 1999 aux P.U.F, et dernièrement, de Pierre Pellegrin, chez Flammarion en 2019. Un séminaire sur les différentes approches du texte portant le titre de Tradition et approche critique de la Poétique d'Aristote a eu lieu du 12 février au 28 mai 2013 à Paris, au sein du Lycée Hemi IV, organisé par le Collège international de Philosophie qui a fait le point sur toutes ces traductions. 2 Florence Dupont, Aristote ou le vmnpire du théâtre occidental, Paris, Flammarion, 2007. 3 La poiésis aristotélicienne nous semble recouvrir tout autre chose que notre terme moderne de "Poésie" qui dénote une certaine activité éthérée. Il convient sûrement voir dans ce lexème qu'il faut bien associer, pour incontinent le dissocier, à celui de Praxis, dont il est le pendant matériel, la dimension technique, matérielle, de mode de fabrication, de toute activité humaine, et notamment de la production dramatique et c'est bien ainsi qu'Aristote le comprend. 4 Le poète dramatique est bien "llll artisan d'histoires" poiétés muthôn comme le dit Aristote lui-même, 145Ib27 5 F. Nietzsche, La naissance de la tragédie à partir de l'esprit de la musique, 1 872. L'idéalisme postkantien s'est passionné pour la tragédie grecque. Pour aller plus loin dans cette direction, notamment sur HegeL Schelling, Holderlin, Winckehnann, Lessing, Schiller, Goethe. . . voir l'ouvrage de Martin Thibodeau Hegel et la tragédie grecque, Paris, P.U.F., - 13 -
l'inverse de Platon! , comme une expression insigne de la pensée grecque, peut paraître à tout le moins trivial ; mais ainsi que le soutenait la vieille sagesse grecque, il faut savoir fouiller dans les arrière-cuisines pour y découvrir un miel savoureux2 !
Le commentateur se trouve ainsi placé devant le dilemme suivant : la composition eschyléenne présente-t-elle un souffle unique, une "linéarité,,3 cohérente, un but prédéterminé et inéluctable, prévisible (par clairvoyance, intuition, induction, déduction, raisOlmernent logique, calcul, mesure, connaissance scientifique . . . ) entre le prologue et l'épilogue, ou bien l'auteur privilégie-t-il l'effet dramatique à court terme, acte après acte, délaissant quelque peu la rationalité afférant à l'économie globale de la pièce ou de la trilogie ? Pour Emile Chambrl, si Eschyle a contribué à différencier et à faire évoluer profondément le drame à partir du dithyrambe ou de l' épopée dont il est issu' , « il ne faut pas s 'attendre à trouver chez lui l 'action, l 'intrigue, la peinture des passions et des caractères au point de perfection où les portent Sophocle et Euripide. La tragédie d'Eschyle, comme le dit Aristote est une tragédie simple, par opposition à une tragédie implexe. Elle repose bien comme le demande Aristote, sur un fait unique entier d'une certaine étendue, mais il se borne à peindre des sentiments qui en résultent, soit chez le chœur, soit chez les personnages en scène H. Il convient de se rapporter à Aristote pour expliciter une telle classification : « Parmi les intrigues, écrit-il, les unes sont sîmples les autres complexes (mèn haploi [. . .) dè peplegmenoi6) [ ] j'appelle "simple" une action une et continue dans son déroulement [ . . . ] où le renversement se produit sans coup de théâtre ni reconnaissance (aneu peripeteias ê • . .
2011, praesertim p.p. 12-35 qui détaille les différentes appréhensions de ces auteurs concernant la tragédie grecque. l République, 60Th sqq. qui théorise l'exclusion de la République idéale de la mimétique et particulièrement de la poésie tragique. 2 Aristote ne rapporte-t-il pas dans Les Parties des animaux (645a, Ed. P. Louis, C.U.F., 1956, p. 18) ce mot d'Héraclite, assis devant son fourneau, à la cuisine, qui invitait ses visiteurs à entrer en leur disant : "einai gar kai enthauta theous", qu'il y a là aussi des dieux. Diogène Laërce (IX, 7) faisait énoncer à l'Obscur un peu la même chose : ''panta psuchôn einai kai daimoniôn plêrê". Cela reprendrait en un sens le "Panta plêrê theôn" des Lois de Platon (899b9) . . 3 Pour reprendre un mot de Jean Alaux, "Mimêsis et katharsis dans les Perses", Belles Lettres, L 'infonnation Littéraire, 200111 VoL 53, p.p. 3-13. 4 Emile Chambry, Eschyle, Théâtre, texte et traduction, Paris, Garnier 1946. p. 2. 5 Thespis et Phrynicos : idem, ibidem. Aristote fait remonter quant à lui, l'art de composer des fables avec des acteurs à Epichanne et Phonnis, voir Poétique, 1449b6. 6 Verbe plekô : tresser, entrelacer ; l'emploi du parfait grec vient encore accentuer la complexité absolue du mécanisme. - 14 -
anagnôrismou), et "complexe" celle où le renversement (metabasis) se fait avec reconnaissance ou coup de théâtre ou les deux ; tout cela doit découler de l' agencement systématique même de l'histoire, c'est-à-dire survenir comme conséquence des évènements antérieurs et se produire par nécessité ou selon la vraisemblance, car il est très différent de dire : "ceci se produit à cause de cela" et "ceci se produit après cela" » 1 (gignetai tade dia [. . .) ê meta tade) Ainsi, donc pour certains, Eschyle produirait-il des tragédies IIsimplesll, sans coup de théâtre ni reconnaissance, et en aucun cas des œuvres "complexes". . . En un mot, Eschyle composerait des tragédies Hlinéaireslt, des sortes de poésies narratives. Des dialogues vides et squelettiques, une action étique, perdus au milieu de longs et fastidieux chants du chœur qui noyaient le spectateur, voilà plaisamment brocardés les drames d'Eschyle par son concurrent Euripide dans l'Hadès2 En revanche, Sophocle et Euripide introduiraient des intrigues complexes, seules trouvant grâces aux yeux du Stagirite, aidés dans cette tâche par l'introduction d'un troisième acteur et d'une savante incohérence . . . cohérente. Cependant, n'oublions surtout pas d'où viennent les tragédies d'Eschyle3 Il lui fallut sans doute bien de la constance, de l'esprit d'innovation pour venir à bout des réticences de l'archonte Solon4, et imposer une pratique si nouvelle, dérangeante, voire déviante qui venait sans doute heurter la piété et les habitudes de l'époque5 Les suivants n' ont plus eu qu'à se couler dans ce moule conquis de haute lutte pour le modifier à l'envi. Certes, l'œuvre d'Eschyle encore tout ampoulée de majesté divine6 et
l Voir Aristote Poétique, X, 1452a12-21. 2 Aristophane, Les Grenouilles, 910-925 3 Un article méconnu de Paul Mazon dans La revue d'histoire du théâtre, 1951, l, p.p. 7-18 : "La farce dans Aristophane et les origines de la comédie en Grèce", bien que concernant la comédie nous indique bien, mutatis mutandis, comment le drame grec s'est constitué, à partir d'un "kommos" strictement religieux, apostrophé à son passage par llll spectateur et auquel le chœur des participants à la procession répond, tout d'abord, de façon informelle. Le même auteur, dans sa notice des Suppliantes, (aux C.U.F) relève la "gaucherie" du poète débutant, llll style offrant une "verdeur naïve et une préciosité sèche où se révèle un génie jeune qui n 'est pas encore maître de toutes ses ressources". Evidemment, depuis cette première pièce de 493-90, jusqu'au Prométhée (après 467, date des Sept), l'auteur avait eu le temps d'affiner sa technique et de faire pleinement éclore un talent révolutiollllaire. 4 Plutarque, Solon, 29 anecdote suspecte, mais significative de la nouveauté et de l'audace d'Eschyle. 5 Poétique, l46la18-l462a 1-4 : Aristote raille quelque peu l'opinion qui soutint que l'épopée tient alors le haut du pavé car elle s'adresserait à des spectateurs moins vulgaires que ceux qui assistent aux tragédies. 6 Aristophane fait d'Eschyle celui qui a institué le langage "pompeux" dans ses drames. En Grenouilles, 840, il traite Eschyle plaisamment de Kompophakelorrêmona, que Pascal Tbiercy traduit par "emphraséofagoteur" ! Par ailleurs, il dit au vers 1004 des Grenouilles: « all'ô prôtos tôn Ellênôn purgôsas rhêmata semna kai kosmêsas tragikon lêron ». Purgoô : "flanquer d'une tour" ; purgôsas rhêmata : "construire des mots hauts comme des tours ! ". - 15 -
de pesanteur fatale, ne se désengluant que peu à peul de la solennité d'une cérémonie religieuse, n'égale pas dans la recherche et la production de la surprise, un Sophocle, proposant au spectateur une véritable énigme quasi policière (pensons à l'intrigue palpitante de l'Œdipe-Roi) qui se résout graduellement devant lui au cours de la représentation, laissant ce dernier haletant, suspendu aux péripéties toutes plus inattendues les unes que les autres. Mais cela ne permet aucunement de qualifier ses drames de linéaires et sans puissance de surprise. Ceux-ci possèdent eux aussi des Itpéripétieslt, des évènements inattendus et tiennent aussi bien en haleine le spectateur, quoique dans un registre plus hiératique, moins udésenchantélt, pour reprendre le mot de Weber. D'un autre côté, ne pourrions-nous pas sinon éviter, du moins édulcorer l'écueil d'un tel divorce absolu théorisé par Aristote si, dans une position épousant la dialectique hégélienne, nous soutenions que la discontinuité et l'incohérence n' étaient que des moments transitoires, certes, mais néanmoins nécessairement constitutifs de la cohérence et de la continuité d'une œuvre ? En effet, comment l'auteur de théâtre dont le projet patent est de surprendre, d' étonner, d'horrifier le spectateur pourrait-il arriver à une telle [m, en supprimant le désordre, l'incertitude, l' inattendu ? Car, imaginons un instant une pièce dans laquelle l'épilogue fût connu dès l'abord, dont la composition se trouvât cohérente et rationnelle. Une telle production perdrait alors tout son sel dramatique, verrait son suspense détruit, en obérant tout ce qui constitue le suc d'une pièce de théâtre : l'attente. En commuant celle-ci en un récit linéaire ordonné, l'on consommerait alors inéluctablement l'identité entre poésie épique et drame tragique. L'effet dramatique ne serait ainsi pas de la même essence : l'inattendu, ce qui amène « à la crainte et à la pitié », au déséquilibre, à l'insécurité, cèderait ainsi le pas au beau, à l'ordonné à la description rationnelle, attendue et sécurisante, suscitant une confiance absolue dans l'Harmonie et le Cosmos si chers aux Stoïciens. La dualité bien démarquée "eph 'hêmîn / ouk eph 'hêmîn"2 qui permet à l'individu d'affronter paisiblement et avec toute la sérénité intérieure nécessaire le destin venant alors prendre la place du dilemme, de l'aporie, des injonctions multiples et contradictoires qui structurent le lot du héros tragique.
Maurice Croiset Eschyle : études sur l'invention dramatique dans son théâtre, Paris, Belles Lettres, 1928, p 24 indique : « Aristophane dans ses Grenouilles, semble attribuer à Eleusis, lieu de naissance d'Eschyle et au culte de Déméter lllle influence religieuse particulière sur son esprit )). Et de citer Grenouilles, 886 sq. Cependant, l'auteur pense plutôt que c'est par l'intermédiaire des poètes qui l'ont précédé qu'une telle prégnance religieuse lui a été léguée. l Voir Maurice Croiset, in opere CÎtato supra p. 268 sq., partie dans laquelle il évalue l'évolution entre les différentes œuvres d'Eschyle sur lllle période de plus de 40 ans. 2 "Ce qui dépend de nous/ce qui ne dépend pas de nous", Epictète, Entretiens, Livre l, ch. - 16 -
L'essence du théâtre tragique (et partant, celui d'Eschyle) résiderait ainsi dans la surprise que la poésie dramatique ou représentation-imitation (mimésis) d'actions devant le spectateur suscite, notons-le bien, et non pas exclusivement au moyen de diégésis, de poésie narrative, de récit ordonné ! qui manquerait l'effet d'étonnement et de déséquilibre recherché. Notre projet est d'analyser les dispositifs qui amènent à un tel étonnement, né de la discontinuité apparente voulue, proposée au spectateur - et donc cohérente dans l'esprit du poète. On appellera après Aristote ce mécanisme la 'peripeteiau2 , terme que l'on peut rendre par Itrenversernentlt ou mieux, d'une expression plus parlante aux modernes : le Itcoup de théâtre". La définition d'Aristote est la suivante : « La péripétie est un changement en sens contraire dans les faits qui s'accomplissent, comme nous l'avons dit précédemmene, et nous ajouterons ici : Itselon la vraisemblance ou la nécessitéU4 H. Il ne s'agit donc pas de mettre en scène une intrigue échevelée et irrationnelle, sans aucun lien logique entre le nouernent et le dénouement. Des Itindiceslt ----de diverses teneurs-seront judicieusement semés tout au long du drame, qui permettront au spectateur perspicace d'anticiper, de Itpré-voirlt ou de prendre de l'avance sur l'action et dépasser ainsi, en quelque sorte, l'instant présent L'une des composantes de la peripeteia réside dans le phénomène d'anagnôrisis, de reconnaissance. En effet, les scènes de reconnaissances ne rentrent-elles pas pleinement dans la définition de la peripeteia chez Aristote comme revirement de l'action dans le sens contraire, consommant ainsi un passage de l'ignorance à la connaissance ?' Aristote considère que les meilleures tragédies sont celles qui allient reconnaissance et péripétie « suscitant ou pitié ou crainte, car ce sont des actions suscitant de telles émotions que la tragédie est supposée être la représentation. De plus, l'infortune et le bonheur dépendront de pareilles actions. »
l Aristote oppose ces deux modes d'exposition de l'intrigue en Poétique 1448a. Dans sa célèbre définition de la tragédie, (1449b24-28), il dit par deux fois qu'elle est mimésis praxeôs (24) représentation, imitation, reproduction d'lllle action et que le spectacle drôntôn kai où din appagellias, (27), est agi, exécuté corporellement par les acteurs et non au moyen d'une narration ; en revanche, Platon privilégie quant à lui plutôt la diégésis, dans sa République, III, 398a. Pour llll exposé approfondi de ces deux conceptions, voir Gérard Genette, "Frontières du récit", in Communications, année 1966/8/p.p. 152-163. Pour aller plus loin encore, voir encore dans Gérard Genette, Figues, III, les notions d' "histoire-diégèse", p. 72 ; "niveau intradiégétique" p.p. 239-239 ; 240-241 ; "niveau homodiégétique", p.p.92-100 (analepses) ; 252-259 (prolepses), niveau "isodiégétique", p.241, 249, niveau "métadiégétique", p.p. 238-239, 241-243. . etc. qui structurent ce type de production littéraire. 2 Le terme péripétie renferme, selon Aristote Histoire des animaux, VIII, 2, 590b 13 une idée de surprise, et semble-t-il d'ironie du destin. Note de Hardy p.80, ad loc. p. 44, ligne 19 3 Roselyne Dupont-Roc et Jean Lallot : note 1 p. 231 de leur édition de la Poétique, ad loc. 1452a29 notent l'imprécision de ce renvoi (kathaper eiretai, 52a23) 4 Poétique, 1452a22-23. "kata to eikos é anagkaîon" 5 Aristote, Poétique, XI, 1452a22-29. - 17 -
Ainsi, le mûthos, la fable, l'histoire, HIa mise en intrigueH, selon le mot de Paul Ricœur! devrait faire passer subitement ou progressivement, mais certainement de façon la plus inattendue possible, de l'ignorance à la connaissance. Car, « lorsque les faits se produisent contre notre attente, tout en découlant les uns des autres, ils auront le caractère du merveilleux plus que s 'ils étaient dus au hasard et à la fortune [. . } il s 'en suit que les fables composées de la sorte sont les plus belles » 2 Nous tenterons de déterminer quels sont les mécanismes et les moyens qui permettent d'atteindre de tels effets de surprise et d'inattendu. .
Rappelons-le encore, Aristote distingue dès le début de son texte deux modes d' exposition de l'intrigue3 : « par les mémes moyens, et en prenant les mémes objets, on peut imiter en racontant [. . .} ou en présentant tous les personnages comme agissant, comme en acte H. Plus loin4, il revient par deux fois sur ce second aspect. Elle est mimésis praxeôs5 , représentation, imitation, reproduction d'une action et d'autre part, le spectacle se trouve drôntôn kai où di ' appagellias 6, agi, exécuté corporellement par les acteurs et non au moyen d'une narration. L'insistance sur une telle détennination se trouve en opposition avec celle de Platon, qui privilégie plutôt exclusivement le recours à la diégésis, dans sa République7 . Cependant, revenons sur ces deux modalités d'exposition de l'histoire. Du fait que le drame se défmit ainsi comme une mimésis praxeôs, que le spectacle consiste en la vision de personnages agissants, dansant, chantant, mais aussi à la fois parlants (apaggelonta), racontant un mûthos8, le spectateur va, pour assimiler toutes les informations différentes fournies devant lui, utiliser des canaux réceptifs de plusieurs sortes. Tout d'abord, et pour Aristote, c'est un point capital, il intègrera des indices matériels : les corps des acteurs en mouvement, la Hmise en scèneH réglant les différents déplacements des acteurs et du chœur, les décors, la scène, l'orchestra ; premier degré de sources d'infonnation, de surprises.
l
Paul Ricœur, Temps et récit, l, l'intrigue et le récit historique, Paris, Seuil, 1983, p.p. 66104, praesertim p. 66. 2 Poétique, 1452a4-5. 3 Poétique 1448a19. (men apaggellonta [ ..] de prattontas kai energoûntas . . . ) ; Trad. Hardy 4 Ibidem, 1449b224-28. 5 Ibidem, ligne 24. 6 Ibidem, ligne 27.
7 III, 398a. 8
Nietzsche ira jusqu'à comparer le drame antique avec llll opéra moderne. Voir la conférence
du 18 janvier
1870
sur
"Le drame musical grec",
Voltaire dans une lettre au cardinal Quirici que
«
nous semble répondre à l'idée de Grand Opéra)
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ou il affirme, se réclamant de l'avis de
ce que les Athéniens appelaient Tragédie
D'un autre côté, le drame sera chanté et dansé au son de la flûte et de la cithare1 Des indices acoustiques et temporels viendront donc alors s'ajouter aux stimuli purement physiques et visuels ; d'une part l'appréhension de la musique et d'autre part sa coordination avec le chant (comme mélodie et paroles) et la danse seront donc un deuxième degré d'assimilation du spectacle. En outre, en tant que Hrnise en intrigueH, le mûthos est raconté, récité et vient se surajouter aux deux instances précédentes. L'opération mentale consistant à intégrer les informations diégétiques ou narratives qui sont prodiguées sur scène pour les constituer en concepts (en un mot à comprendre et s'approprier le récit), va être elle aussi susceptible d'être traitée par l'art du poète. Ce mûthos se déclinera selon la classification bien connue en IIsignell, Itsignifiantlt et ItsignifiéU2 et chacun de ces aspects, matériels et conceptuels de l'appropriation du récit du réel pourra donner lieu à des manipulations de la part de l'auteur. Enfin, à la limite entre la musique, la scène, le récit, le poète a aussi à sa disposition toutes les formes symboliques3 qui pourront l'aider à faire sinon cofucider, du moins avoisiner sa pensée avec celle de son auditeur, que ce soient les allégories, les images, les comparaisons . . . Ces différentes instances, espace, temps, entendement, symboles, concourent toutes ensemble à une représentation4 mentale et physique (n'oublions surtout pas la fonction affective et émotive, venant altérer le corps même du spectateur') de ce qui se dévoile à celui qui assiste au spectacle. En coordonnant toutes les informations qui sont données devant ce dernier, elles vont être susceptibles de constituer des leviers et des canaux efficaces pour le projet de production dramatique de peripeteia de la part du poète. Ces différentes déterminations pourront se trouver dans des relations de coordination ou de conflit6, être des indices patents ou cachés, des fausses
l Poétique, 1447a13. 2 Ferdinand de Saussure, Cours de linguistique générale, Ed. Payot, 1964, p.p. 98-101.
3 Pour aller plus loin, dans cette direction, voir l'essai, à présent classique, d'Ernst
Cassirer :
Le Langage. La Philosophie des formes symboliques 1.
Traduit de l'allemand par
Ole Hansen-Love et Jean Lacoste, Paris, Seuil, 1972.
4 Dans le sens où le comprend Octave Hamelin, in
Essais sur les éléments principaux de la représentation, Paris, Alcan, 1925, après le Kant de la Critique de la Raison Pure, comme opération ô combien complexe d'appropriation du divers de l'intuition, aboutissant à la construction de concept et non dans celui où Roselyne Dupont-Roc et Jean Lallot entendent rendre le terme
"mimésis"
comme reproduction plus ou moins fidèle du réel. On pourrait dire
que les trois instances de l'âme y sont mises à contribution ou en conflit, si l'on reprend la classification de Platon au livre IV de La République
5
Il faut se rapporter aux analyses de F. Nietzsche, dans la
Naissance de la tragédie,
qui fait
dériver le drame tragique de l'esprit de la musique et surtout de l'ivresse dionysiaque qui mettent et les corps et les esprits en transe.
6 Olivier Renaut,
"L'âme hrunaine, le soi à l'épreuve du multiple: Puissances de l'âme /3. Les
conflits de l'âme dans la République de Platon"
in Etudes Platoniciennes, IVI
- 19 -
2007.
informations, des sources de pressentiments . . . qui participeront tous, à un degré ou à un autre, au mouvement du retournement. Recoupant notre analyse, Aristote, quant à lui, avec son sens de la concision n'énumère pas moins de six leviersI constitutifs du drame, sur lesquels le poète peut s' appuyer et jouer pour amener le spectateur là où il désire : « l 'intrigue, les caractères, le style, la pensée, le spectacle, la mélodie. » .
C'est bien au décryptage des moyens mis en œuvre par le poète au sein de toutes ces instances pour arriver à surprendre le spectateur, pour amener à un renversement crédible mais surprenant à la fois, que nous voudrions nous atteler d'abord.
Une fois ce travail technique de ''poiêsis'' effectué au sujet de cette peripeteia, nous tenterons de référer nos découvertes au théâtre d'Eschyle, et essayerons de montrer que l' auteur, loin d'avoir produit des œuvres linéaires, use de tous les artifices à sa disposition pour étonner son public, égalant les autres tragiques, quoique dans un registre plus hiératique et plus profond.
l Poétique, 1450a7:
six "parties"
(merê) : Mûthos kai êthê kai lexis kai dianoia kai opsis kai
melopoiia .
- 20-
Edidaxa [. .} leptôn te kanonôn eisbolas epôn te gôniasmous noeîn, horan, xunienai, strephein erân, tekhnazein, kakh 'hupotopeîsthai, perinoeîn hapanta . . 1 .
.
LE COUP DE THEATRE MORPHOLOGIE MECANISMES
l
plIquer des Aristophane, Grenouilles, 954-958: Eschyle: ({- Je leur ai appris [ J à a p règles délicates, à mesurer des vers à l'équerre, à réfléchir, voir, comprendre, azmer se retourner, machiner, soupçonner le mal, à considérer toutes choses . » .
... oûn toutois te diapherei pâsi kai eti tô tés tekhnés ergô . .J
MECANISMES
Notre propos, dans cette partie, est de nous pencher sur les mécanismes amenant au coup de théâtre en général pour pouvoir les référer plus particulièrement, dans un deuxième temps aux tragédies d' Eschyle. Ce faisant nous espérons montrer combien cet auteur, loin d'avoir crée des œuvres linéaires, proches du récit ou de l'épopée, comme certains l'ont soutenu, a été capable de nous surprendre à plus d'un titre dans ses tragédies. Toujours fidèles au fil rouge défini plus haut, suivons le manuel technique du parfait poète, le Peri poiêtikês2 d'Aristote. Selon lui, tout bon drame est sous-tendu par la péripétie, la reconnaissance et le pathos3 Penchons-nous sur cette idée de Itperipeteia41t, qui fait référence généralement en grec à un passage tout aussi subit qu'inattendu d'un état à un état contraire' , que l'on traduit souvent lorsque le terme s'applique au théâtre par Itrenversementlt, ou mieux encore, Itcoup de théâtrelt. On pourrait aussi dire : Itcatastrophe, crise, péripétie, metabolê, renversement, révolutionlt . . . Bien entendu, ce renversement, s'il est réussi, doit déboucher sur une réelle surprise dans l'esprit du spectateur. C'est d' ailleurs souvent cette détermination qui fait que celui-ci se délecte à assister à ces types de représentations. Il attend avec impatience, dès le prologue, le moment où le renversement aura lieu ---> (Diels 92). « Le Maître à qui est l'oracle de Delphes ne parle ni ne dissimule (oute legei oule kruptei), mais signifie (alla sémainei)>> (Diels 93). l V. 1091 : c'est un abattoir hrunain au sol gorgé de sang : « androsphageîon kai pedorranterion » 2 V. 1095 : allusion aux enfants de la famille violemment supprimés : Pélops, les fils de Thyeste, Iphigénie . . . Etc. Voir notre ouvrage Oreste, [afin de l'histoire, p.p. 21-36, qui fait l'historique détaillé de cette sinistre "saga" familiale. 3 V. 1 107 sq. ; 1 1 14 4 V. 1 125 5 V. 1 1 1 7 : katololuxâ : cri del'Erinys. 6 V. 1 149 ; voir aussi 1 139. 7 V. 1 163. - 200 -
l 'aurore ; je n 'enseignerai plus par énigme » 1 Car ces prophéties se réaliseront, c'est sÛT, puisque Cassandre a été consacrée par Apollon qui lui a conféré le don mantique. Elle rappelle d'ailleurs l'épisode bien connu de l'origine de cette capacité quasi divine : la promesse trahie envers Apollon, la punition du dieu qui la condamne à dire l'avenir mais à ne jamais être crue2 Elle est bien fondée à dire la vérité de ce qui va advenir : le Roi et sa captive seront sauvagement assassinés. Eschyle parsème ici des indices indirects et incidents mais parlants de ce qui va suivre. Clytemnestre, meurtrière de Cassandre va subir la vindicte du dieu Apollon que l'on sait, comme on vient de le voir, amoureux de la fille de Priam. « Les dieux, du moins, ne laisseront pas ma mort impunie, un autre viendra, un vengeur, un fils né pour tuer une mère et faire payer le meurtre d'un père » 3 Ainsi, Loxias lui-même armera le bras d'Oreste, l'incitera au crime, défendra le parricide bec et ongles contre les Erinyes et se fera l'avocat incisif, et sans doute décisif, du jeune homme au cours de son procès. Par là, nous sommes introduits à la teneur de la deuxième et de la troisième partie de la trilogie : Les Choéphores et les Euménides. Toujours est-il que cette "vérité" apodictique car insprree directement par le dieu vient télescoper les craintes qui n'étaient jusqu' alors que des pressentiments pour le Chœur et les transforme à présent en certitude absolue : Agamemnon sera tué4 et Cassandre le suivra dans la mort5. Ayant ainsi prophétisé, résignée, elle entre au palais, consciente qu'elle va au supplice. Cette entrée de Cassandre vaut d'être comparée à celle d'Agamemnon. Certes, leur destin est similaire : ils marchent tous deux vers la mort. Mais si l'un s'y rend d'un pas joyeux et insouciant, conformément à ce qu'il croit être une apothéose --" le voilà qui rentre, comblé des faveurs du Ciel » 6_, l'autre nous révèle un personnage des plus beaux et des plus tragiques du drame, car elle accepte tout à fait sciemment son terrible sort et va à sa rencontre d'un pas assuré. • . .
l V. 1 183 : «phrenôsô d'ouket'ex ainigmafôn )
2 V. 1 198-123. Sur ce don mantique conféré aux deux jruneaux de Priam et Hécube, Hélénos et Cassandre, voir Anticide, cité par le scholiaste d'Homère, lliade, VII, 44. En ce qui concerne la relation tumultueuse Cassandre-Apollon, voir Hygin, Fabula 93 ; Apollodore, Bibliothèque, II, 12, 5 ; Virgile, Enéide, II, 247 . . V. 1281-1282. Un peu plus bas, (1128 sq.) elle prophétise : « Le jour où pour prix de mon sang, le sang d'une femme, une femme aussi versera le sien ». 4 V. 1246 : « Tu verras la mort d'Agamemnon ». V. 1277 : « Un billot m 'attend, tout empourpré du sang chaud de mon égorgement ) . 6 V. 1334-35.
3
5
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Acmé
La période de nouement se termine ici au vers 1342. L'acmé de la pièce se joue dans les vers suivants. Le cri d'agonie d'Agamemnon résonne lugubrement. Les prophéties de Cassandre et les pressentiments du Chœur semblent avérés. Les quatre occurrences du verbe « pléssô » et du nom dérivé « piégé » dans les trois vers ! fatidiques nous font suivre en direct ce que l'on subodore être l'assassinat du Roi. On entend ses cris suscités par les coups. Cependant, pour l'instant, l'information n'est donnée que par le canal de la voix. Le spectateur et le Chœur ne sont pas encore absolument sûr des évènements qui se déroulent hors de leur vue. En effet, la première réaction, celle du Coryphée, révèle une certaine circonspection que Paul Mazon ne rend pas dans sa traduction. Il dit « Tourgon eirgasthai dokeî moi basileôs oimôgmasin » . Il faut insister sur le "dokeî moi" qu'il faut rendre par "il me semble". D'autre part, Eschyle reste dans le vague dans l'emploi de l'appréhension de l'action : Ittourgonlt, crase mise pour lita ergonH, régi par le verbe Il ergazomailt, termes on ne peut plus généraux, qu'il ne faut pas encore traduire par "perpétrer un crime". En effet, que peut-on dire d'autre ? On a entendu un cri du Roi, certes, mais on n'a encore rien vu de tangible. Et on ne peut donc que "supputer qu 'il se passe quelque chose", et non pas comme le traduisent P. Mazan : HIe crime est accompli!! ou Grosjean HIe crime semble fait". C'est d'ailleurs ce que semble bien affirmer le onzième Choreute qui veut monter une certaine prudence quant à ce cri : « Pourquoi, sans autre indice qu 'une plainte, vouloir prophétiser la mort du Roi ? )? Le douzième Choreute va dans son sens : « Ce n 'est que lorsque l'on sait que l 'on doit s 'indigner : conjecturer n 'est pas savoir » 3 Bien entendu, ce cri vient conforter les convictions du Chœur, les certitudes de Cassandre et les pressentiments du spectateur. Mais tant que l'on n'aura pas vu le cadavre du Roi, il restera toujours une marge d'incertitude avec laquelle joue encore habilement Eschyle et qui vient conforter le suspense qu'il fait monter crescendo depuis quelque 1370 vers. Ce n'est qu'avec les informations contenues dans la didascalie que le fait est complètement avéré : le Roi et sa maitresse sont bien morts. On voit à présent leurs cadavres ensanglantés étendus sur le sol du palais, exposés en pleine lumière devant nous. Le suspense qui nous tenait en haleine est à cet instant brusquement éteint. Le coup de théâtre se développe, devant nos
V.
l 1343 : ''peplégmai'' ; ''pIégé'' ; 1344 : ''plégên'' ; 1345 : ''peplégmenos''. Le verbe est employé au parfait, ce qui traduit un coup porté parfaitement, sans retenue, sans hésitation, en ayant la volonté absolue de tuer. 1368-69. 1370-71, « ta gar topazein [où saph 'eidenai dikha », distinction épistémologique digne du plus pur Théétète platonicien.
2 V. 3 V.
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yeux. Qui eût pu croire que le Grand Roi, maitre du royaume de Mycènes, la ville la plus riche de Grèce, vainqueur de la puissante cité de Troie, ayant affronté avec succès les guerriers les plus aguerris, surmonté les dangers d'une longue et dure guerre, succombât ainsi traîtreusement sous les coups d'une femme, comme une vulgaire bête de sacrifice ?
Lusis
Les masques tombent définitivement et complètement. Tous les faux-semblants, les discours à double sens, les métaphores, les jeux de mots, les indices plus ou moins clairs et évidents qui faisaient l' ossature du long nouement du drame ne sont plus à présent de mise. Les personnages parlent et agissent alors à visage découvert. Il n'y a plus d'herméneutique tâtonnante et incertaine à effectuer ; il n'est qu'à lire ou regarder et entendre au premier degré ce que les personnages exposent véritablement dans sa nudité crue. Bien sûr, les signes multiples, qu'ils fussent physiques, diégétiques, musicaux . . . , que nous avions relevés et analysés plus haut, coïncident présentement exactement avec le tableau sans fard qui se révèle à nous. L'art d'Eschyle, dans ce long nouement qui nous a amenés jusqu'ici, est d'avoir habilement parsemé des indices qui ont nécessité de notre part tout au long de ces 1342 vers une attention constante et une exégèse acribique qui nous ont fait monter progressivement mais de plus en plus sûrement vers le moment fatal. Ainsi, depuis l' impression obscure et diffuse qui épreignait le spectateur depuis le prologue du veilleur nous confiant avec « un énorme bœuf sur la langue » 1 ses mauvais pressentiments, jusqu'aux discours trompeurs qui ne leurraient plus que le Roi et aux oracles limpides de Cassandre, la vérité se découvrait par un travail actif du spectateur qui impliquait toutes ses facultés d'appréhension et d'assimilation. Eschyle nous a patiemment conduits, à l'instar d'un cicérone aguerri, dans les méandres du psychisme des personnages en disséminant des signes, des indications qui nous ont fait croire que nous possédions par nous-mêmes l'alpha et l'oméga du drame alors que c' est lui qui avait semé les graines qui germaient en nous. En ce sens c'est lui le véritable démiurge de son œuvre qui, tel un marionnettiste, a le pouvoir de créer et de tirer en secret toutes les ficelles qui unissent le spectateur aux situations et aux personnages. Par le processus à présent bien connu de la « dis/enlia animi » , il avait bien possédé dans une même appréhension la totalité du présent du passé et de l'avenir des personnages. Puis il a inventé et recomposé dans son drame un autre temps discontinu à l'usage du spectateur, conférant à celui-là une faculté de lire et une accessibilité prévue à l'avance afm de le faire parvenir progressivement vers une situation qui était tout entière déjà présente à l'esprit du créateur. l V. 36. - 203 -
La lusis de ce drame se déroule sur deux périodes bien délimitées. Un premier agôn logon oppose Clytenrnestre au Chœur après son forfaie ; un second décrit l'affrontement entre Egisthe et les vieillards2 La Reine revendique à présent haut et fort son crime. Elle explique crûment, avec de multiples détails aussi macabres que précis pourquoi et comment elle a agi. Elle commence par assumer la duplicité de tous ses précédents discours. La nécessité faisait alors loi et il fallait bien attirer son époux dans le piège tendu. « De quelle autre façon, en effet, préparer la perte de celui que l'on hait et qu 'on semble aimer, afin de l 'envelopper dans des rets dont il ne puisse se dégager ? » 3 Une haine puissante et tenace contenue jusque-là se libère à présent. On imagine l'horreur du Chœur en entendant de telles paroles cyniques. Mais la Reine tente sinon de justifier, du moins d'expliquer son geste prémédité et ruminé depuis si longtemps. Tout d'abord elle relate, peut-être tout aussi bien pour elle dans une sorte de jouissance macabre réitérée après coup, que pour la gouverne du Chœur, les évènements qui viennent de se dérouler. « Je l 'enveloppe comme un poisson avec un filet sans issue, d'un voile très riche mais mortel. Je l 'ai frappé deux fois et il a poussé deux cris et ses forces ont été rompues et une fois tombé, je l'aifrappé d'un troisième coup, en offrande votive au Zeus des enfers, Sauveur des morts. Ainsi vomit-il son âme en tombant. En râlant, il m 'a éclaboussée d'une rosée noire et sanglante, non moins douce pour moi que ne l 'est la pluie pour les moissons quand l 'épi ouvre l 'enveloppe . . . » 4 Dans une sorte de fuite en avant, elle défie le Chœur des vieillards, qui représentent en un sens la conscience de la Cité d'Argos en assumant à présent son crime de façon claire, envers et contre tous : « Qu 'ils vous plaisent ou non, je me glorifie de ces actes » 5 Elle continue à revendiquer la haine qu'elle éprouve pour son époux, disant que le cadavre de celui-ci mériterait bien que l'on y versât des libations venant d'un cratère qu'il avait lui-même rempli de crimes exécrables et qu'elle lui avait fait boire jusqu'à la lie. Evidemment, le Chœur ne peut que lui crier son dégoût. Mais cela ne la fait pas fléchir d'un pouce. Elle continue à revendiquer bien haut son crime qu'elle qualifie de bonne facture6 Quant à l'opinion des vieillards, elle n'en a cure et entend bien clore la discussion sur un « Tad'ôd'ekhei » : Itpoint [mal !It. C'est ainsi, il n'y a plus rien à dire !
l V. 1372-1576.
2 V. 1577 usque adfinem canninis. 3 V. 1374 sq.
4 V. 138 1 - 1392. 5 V. 1394. 6 V. 1404-406 : « autos estin Agamemnôn emos posis,
nekron de tésde dexias kheros, ergon dikaias tektonos » "Celui-ci, c'est Agamemnon. C'est ma propre main qui en a fait llll cadavre et voilà assurément de l'ouvrage qui est conforme à la justice ! " - 204 -
Mais le Chœur ne se laisse pas si facilement éconduire. Il continue à crier son indignation à la face de la meurtrière. Il conviendrait à présent qu'Argos la bannît. Mais la Reine ne se démonte pas et rétorque que s'il y a un assassin c'est bien Agamenrnon et que si par ailleurs le Chœur veut aller à l' affrontement, elle est prête : « Si tu es le plus fort, tu seras mon maître . . . mais s i un dieu a décidé de ta défaite, de tardives leçons t 'apprendront la sagesse ! » 1 Le Chœur accepte le défi et menace encore de vengeance de la part de la Cité. La réplique de Clytenrnestre tient en une quinzaine de vers2 Elle revient sur l'étiologie de son acte. Que reproche-t-elle donc de façon SI virulente au Roi ? Les turpitudes d'Agamenrnon sont multiples. Exo tau dramatos, nous savons déjà plusieurs choses graves3 -Il l'a enlevée à son premier mari Tantale en tuant ce dernier. -li a assassiné sauvagement son premier enfant. -Il l'a prise de force et épousée contre sa volonté. En tà dramati, elle énumère devant le Chœur les causes multiples de son acte. -D'abord, elle avait fait un serment et sacrifié à l'Erinys et à Atê. -Ensuite, Agamenrnon ne lui était plus rien ; elle a à présent un autre époux en la personne d'Egisthe. -Enfm, le Roi l'avait profondément outragée et cruellement meurtrie en plusieurs occasions : après avoir tué sa fille Iphigénie4, il a bafoué une première fois sa légitime épouse sous Troie avec Briséis5, il a réitéré l'outrage en ramenant Cassandre jusque dans le lit conjugal6 C'est donc tout naturellement et très justement qu'elle les a tués tous les deux, et elle ajoute, détail macabre s'il en est, que si Agamemnon est tombé sans un cri, en revanche, Cassandre a gémi sous les coups, ce qui a rajouté un sel des plus savoureux à sa vengeance7 Cette joute continue, Clytenrnestre se justifiant, tout en défiant avec morgue le Chœur, tandis que celui-ci la menace des foudres du ciel et de la Cité. Cependant, on peut lire les prodromes des évènements à venir dans un futur plus ou moins lointain. Les vieillards évoquent le "daimàn" des
l V. 1424-1425.
2 V. 1431-1447. 3 Pour tous ces griefs à l'encontre d'Agamenmon, voir notre ouvrage Médée l'mnbigüe, p.
244-245 ; Lucrèce, De Rerum Natura, l, 84-101 ; Apollodore, Epitomé, II, 16 ; 21-22 et Bibliothèque, III, 10, 6 ; Euripide, Iphigénie à Aulis, 1148 sqq. ; 1 166 sqq. ; Sophocle, Electre, 531 sqq. 4 V. 1432. 5 V. 1439. 6 V. 1441 sqq. 7 V. 1447 : Paropsômena tés emés khlidés « Pour pimenter mon triomphe ) : sa joie d'assassiner Agamemnon a été décuplée par le meurtre de Cassandre. Elle ressemble fort ici à la Médée de Sénèque dans l'exposition et la revendication de sa cruauté cynique. - 205 -
Atrides qui a provoqué de telles querelles1 Clytemnestre est bien consciente que l'affaire lui échappe quelque peu et ne peut s'arrêter là. Elle le dit précisément : « Ta bouche rectifie son erreur en nommant le génie qui largement s 'engraisse triplement aux frais de cette race. C 'est lui, qui dans nos entrailles nourrit cette soif de sang. Avant même que soit fermée une plaie ancienne, un nouvel abcès surgit » 2 Et ce n'est pas seulement le "daimôn" qui réclame sans cesse un sang nouveau, c'est Zeus lui-même qui « seul tout veut et tout achève » 3 . Cette allusion au Génie insatiable du sang des Atrides, exécuteur de la volonté de Zeus -et donc inexorable- augure une suite peu amène pour les rescapés de cette famille. Le sang d'Agamemnon à peine séché, une nouvelle victime doit impérativement présenter sa gorge au fer du sacrificateur. C'est la volonté de Zeus. On ne peut aller contre. Clytemnestre montre ici une figure tragique. Elle jouit certes dans l'immédiat de son acte, mais elle est néamnoins consciente que celui-ci est l'œuvre de puissances qui la dépassent, qu'elle est prise elle même dans des rets inextricables et inéluctables, que l'acte personnel qu'elle a commis n'est qu'une infnne partie d'un processus transcendant. Elle a beau émettre le vœu pieu que le Génie des Plisthénides aille à présent sévir ailleurs4, elle sait néamnoins que sa propre destinée est elle-même inscrite dans le Grand Tout, résultat de la volonté de Zeus. Car « le Destin en vue d'un châtiment nouveau, sur des pierres nouvelles aiguise sa justice » 5 Eschyle habilement sème ainsi des indications sur la suite. Oui, on peut subodorer de ce qui précède qu'un "vengeur" viendra perpétuer la malédiction et que la prochaine victime sera sûrement l'assassin du Roi. « Patheîn ton erxanta ! Thesmion gar 1» : au coupable le châtiment. C'est inscrit dans la loi divine. Le Coryphée nomme même ce vengeur : « A moins qu'un dieu ne guide Oreste jusqu 'à nous . . . » 6 Comment mieux introduire le drame suivant des Choéphores ? L'agôn logon vif entre Egisthe et le Chœur des vieillards qui conclut le drame s'il nous rappelle les tenants de la malédiction', nous fait bien prendre conscience que celle-ci est loin d' être éteinte. Une suite est impérative. Les blessures sont encore ouvertes et le sang va sûrement de
l V. 1474 : Eris.
2 V.
1477-1480 ; voir 1566 : kekollêtai genos pros ata : la race est complètement rivetée au malheur. V. 1484-87 : diai Dias panaitiou panergeta. Ti gar brotoÎs aneu Dias teleîtai ; Ti tônd'ou theokranton estin ; "Cela par Zeus qui seul tout veut et tout achève. Rien sans Zeus s'accomplit-il parmi les mortels ? Est-il rien qui ne soit œuvre des dieux ? " 4 V. 1570 sqq. V. 1535-36 ; voir aussi v. 1560 : sqq. l'outrage répond à l'outrage ; qui prétendait prendre est pris ; qui a tué paie sa dette . . 6 V. 1666-68 : 7 V. 1577-1611. Pour lllle étude plus approfondie de cette malédiction, voir notre ouvrage sur Oreste ou [afin de l'histoire, p.p. 21-35.
3
5
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nouveau couler. Une telle béance ne peut servir de véritable épilogue à ce drame. Celui-ci ne saurait constituer qu'un terminus a quo qui appelle un développement. Le drame des Choéphores est de nouveau bel et bien armoncé Mais on peut aller plus loin. Le chœur se demande si cette malédiction sera éternelle ou si elle peut s'arrêter. « Ah ! Qui pourra extirper de ce palais le germe d'exécration ? » 1 Cette malédiction générée par les dieux, seuls un dieu ou quelque institution approchante pourront en briser la terrible efficace. Ne peut-on pas voir dans cette interrogation une introduction au troisième drame qui conclut la trilogie de l' Orestie au cours duquel une instance - un dieu ou la Cité - qui transcende le niveau personnel du protagoniste pourra libérer la race du maléfice qui pèse sur elle ? En attendant, les héros tragiques sont entièrement déterminés à agir par cette force, tout en étant bien conscients qu'ils sont agis. Pour reprendre la formule de Saint Augustin, certes employée dans un tout autre contexte, ces personnages aguntur ut agani' . . .
Ce long drame (1 673 vers !3) nous a fait cheminer, d' indices en indices qui convergent vers le point culminant qu'est la mort du Roi. Ce cheminement a été parsemé par le génie créateur d'Eschyle de signaux, d'indications, d'abord subliminaux, puis de plus en plus clairs qui ont amené au coup de théâtre qu'est l'assassinat d'Agamemnon. Mais cette Itpéripétielt, si elle représente un coup de tonnerre, n'en est pas moins amenée de façon logique, comme le requiert d'ailleurs Aristote, selon la vraisemblance et la nécessité4. Ce qui représente une véritable HmetabolêH, c'est que le Grand Roi, le plus puissant de la Grèce, vainqueur d'une grande Cité ennemie, le favori des dieux' , se voie assassiné par une faible femme, telle une bête, de la façon la plus triviale qui soit, enveloppé dans un filet, nu dans son bain. On peut trouver là une analogie avec les autres drames d'Eschyle au cours desquels celui qui devait être le plus fort est vaincu par le plus faible, contre toute attente ; ceci constitue un des ressorts importants de la peripeteia. En effet, Xerxès des Perses, Zeus du Prométhée enchaîné, les Egyptiades des Suppliantes, les Cités vigoureuses confédérées et réunies par
l V. 1565 : « gonan araion » : le germe maudit.
2 De mente S. Concili Trentini, Cirea Gratiam : Autour de la Grâce efficace, l, Ch. VIII, la citation exacte est « spriti Dei aguntur ut agant, non ut ipsÎ nihil agant»
3 Cette longue étendue circonvient-elle à la limite fixée par Aristote in Poétique,
1451a6 ? Non puisque le spectateur peut aisément « saisir l'ensemble » sans se perdre. 4 Aristote, Poétique, 1452a22-23 : kata to eikos ê anagkaion lliade, III, 182 sq. C'est ainsi que Priam décrit Agamenmon à Hélène lors de la Teichoscopie. « Ô makar Atreidé, moirégenes, olbiodaimon ... » : Ah ! Heureux Atride, mortel fOrhmé, favori des dieux . . . Les épiclèses glorieuses sont légion dans l'iliade.
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Polynice des Sept, Le puissant couple royal d'Argos des Choéphores, les Erinyes des Euménides, tous se voient contraints de transiger, voire d'être vaincus contre toute logique dans leur affrontement contre un ennemi qui devrait leur être inférieur. Agamenmon ne fait pas exception. Il faut aborder ce drame comme une enquête policière. Le spectateur et le Chœur, unis dans la même fonction de détectives recueillent des indices, d'abord incertains, puis de plus en plus précis, les exploitent, les décryptent, les traduisent, en font une exégèse. Les gestes, les intonations, les déplacements, les discours font l'objet d'une herméneutique scrupuleuse qui amène progressivement jusqu'à une certitude absolue avant la confIrmation par le geste fatal. Seul le Roi, la victime, ne se doute de rien. Il représente en fait le seul naïf du drame. Tous les autres personnages jouent, conscients de l'immense échiquier de dupes dont ils poussent les pions. Le Chœur a percé les desseins de la Reine ; celle-ci le sait bien, mais continue son jeu de duplicité et le spectateur survole ce filet entretissé de mensonges . . . Le tragique est partagé par tous : la Reine sait qu'elle ne peut agir autrement, contrainte par le Destin ; Cassandre va sciemment vers son supplice, le Chœur, quant à lui, bien que totalement conscient de ce qui se trame, n'y peut rien car il n'a plus la force d'intervenir. Tous sont poussés par un Fatum inéluctable dont ils connaissent bien les tenants et les aboutissants, dont ils ne peuvent se départir et dont ils sont "obligés" de dévider l' écheveau. Deux personnages se partagent la prééminence dans ce drame : le Chœur, qui représente le moment positif de la Cité et la Reine, qui constitue le moment négatif de cette même Cité. Il s'agit d'un long combat -pas seulement dialectique- qui se déroule entre ces deux "ennemis" d'abord à fleurets mouchetés : sous-entendus, demi-mots, métaphores . . . , puis de plus en plus violent : menaces précises ad hominem, invectives crues . . . Enfin, à un moment, la joute verbale n' étant plus de mise et les gestes hostiles prennent le pas sur les discours. Les Vieillards, malgré leur faiblesse physique, vont jusqu'à dégainer leurs épées pour affronter Egisthe le double transparent mais maléfIque de la Reine ! . Ce geste, s'il est bien inoffensif pour les assassins, représente néanmoins un prodrome signifIcatif de ce qui va se dérouler dans le drame des Choéphores au cours duquel Oreste prendra la relève effIcace des vieillards et deviendra alors le véritable bras armé de la Cité.
l V. 1659-1661. - 208 -
Puladé, fi drasô ; metér 'aidesthô ktaneîn ; 1
LES CHOEPHORES L 'Ethosfamilial bousculé Oreste va-t-il commettre leparricide ?
Le drame d'Agamemnon s'était refermé sur une querelle acerbe entre le couple d'assassins et le Coryphée. Les noms d'animaux volaient bas2 ! Puis, pendant quelques années, la Cité bafouée, s'était repliée sur elle-même, faute de force suffisante3 à opposer à cet acte de félonie abjecte, mais ne se s' était pas résignée à un tel état de fait. Elle appelait de ses vœux un vengeur qui redressât la situation et on pensait alors à Oreste4 Mais celui-ci il était loin et d'ailleurs était-il capable de s'opposer à ces nouveaux maîtres d'Argos, si rusés -on l'a bien vu lors du meurtre d'Agamenrnon- et si puissants ? Certes, c'était un jeune homme robuste' , issu d'une lignée
l Eschyle, Choéphores, 899 : « Pylade, que vais-je faire ? Puis-je tuer une mère ?»
2 V.
1671 : « Fais le beau coq auprès de ta poule ! » ; v. 1672 : « Laisse-les aboyer en vain ! )) . . 3 Comme le dit Paul Mazon, dans sa note 1 p. 82 ad lac. v. 65 : « Ce sont des criminels qui règnent aujourd'hui à Argos et on leur obéitpar crainte et non par respect, comme du temps d'Agamemnon . . . ». Voir aussi la réflexion du Chœur aux vers 55 et sqq. : le peuple, paralysé par la peur, ne peut réagir et doit « à contre cœur [se] résigner aux ordres des puissants et contenir [sa] haine mnère » (v. 77-78). 4 V. 1667. 5 Il ne faut surtout pas croire Pline l'Ancien lorsqu'il nous donne la taille d'Oreste, in Histoire Naturelle, VII, 74, édition de Hubert Zehnacker, traduction E. Littré, Gallimard 1999 : « Les histoires racontent que le corps d'Oreste, déterré par l'ordre de l'oracle ({I)ait sept coudées ) 3.11mètres ! Hérodote Histoires, l, 68, raconte que les restes d'Oreste furent découverts à Tégée d'après une indication de l'oracle de Delphes. De son côté, Cratyle, (platon, Cratyle, 394e), en fait llll être robuste, "oreinos", un homme habitué à vivre dans les montagnes (aras). Mais faut-il ajouter foi aux "étymologies" fantaisistes de ce digne disciple d'Héraclite l"'obscur" ? =
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formidable, élevé dans les palestres et les hippodromes en Phocide ! , auprès de Strophios2 Mais il était bien jeune et bien seul ! Desis3
Le début du drame des Choéphores s' ouvre sur l'entrée d' Oreste et de Pylade ; on pressent qu'il va se passer quelque chose. Mais quoi ? A cet instant que savons-nous qui pourrait nous aiguiller et nous aider à anticiper l'action ? D'abord, exo tau dramatos, on a appris que le destin de cette race était tracé depuis longtemps : ses membres ont été voués à s'entretuer. Jusqu'ici, les Moires ont méthodiquement déroulé leur fil et la malédiction s'est régulièrement perpétuée, on l'a bien vu dans le drame qui vient de se clore. Pourquoi s'arrêterait-elle à présent ? D'un autre côté, Zeus, « qui seul tout veut et tout achève » 4 n'admet pas de laisser impunis le crime perpétré à l'encontre d'Agamenrnon ; et Apollon, qui en fait traduit fidèlement la pensée de Zeus', ne peut non plus pardonner celui de Cassandre. Puis, les vieillards, que l'on a vus investis de pouvoirs mantiques patents, ont prédit à plusieurs reprises que les assassins verraient leurs crimes châtiés. Enfin, Oreste lui-même ne pouvait laisser impuni le meurtre de son père qui réclamait réparation du fond de l'Hadès. Cependant, une telle vengeance, bien qu'elle fût légitime et logiquement cohérente, n'allait pas sans écueils importants. D'abord, il s agissait rien moins d'un parricide6 à perpétrer et nous savons combien le Grec ancien est horrifié par un tel acte, hérissant aussi bien les hommes que les dieux. Puis, nous l'avons laissé entendre plus haut, le jeune Oreste était bien seul face à un couple de tyrans puissants, qui avait eu le temps d'asseoir son pouvoir pendant plusieurs années après la mort d' Agamenrnon. l
l
Sophocle, Electre, 680 sqq.
2 Pour ce qui concerne l'aspect physique, l'âge et l'histoire d'Oreste, voir notre ouvrage sur Oreste, [afin de l'histoire,passim, et praesertim p.p. 39-59.
3 Ab initio, usque ad v. 869 qui correspond à une première acmé avec la mort d'Egisthe, puis
au vers 930 qui correspond à une second apogée du drame avec le meurtre de Clytenmestre. 4 Agamemnon, v. 1485. 5 Choéphores, v. 612 : Apollon n'a jamais émis un oracle qui n'eût été llll ordre de Zeus lui même (Keleuse Zeus). 6 Nous suivons l'usage qu'indique Paul-Emile Littré dans son Dictionnaire de la langue française, s. v. "matricide" : « celui qui a tué une mère ; on dit plutôt, même en parlant d'lllle mère, un parricide » et de citer le parricide d'Oreste. A. Bailly lui-même, s. v. "métro-ktonos", "métro-phonos", rend lui aussi ce terme par "parricide". C'est d'ailleurs la traduction adoptée par Paul Mazon. Voir la note n° 2 p. 238 de Parmentier dans son édition d'Electre d'Euripide aux C. U. F., ad lac. v. 112. - 210 -
Le nouement du drame des Choéphores voit donc s'établir une mise en intrigue structurée et grevée par une question cruciale qui reste en suspens et qui va tenir le spectateur en haleine : Oreste va-t-il commettre ce crime affreux ? Va-t-il vouloir et pouvoir tuer sa mère ? Corollairement, la malédiction qui pèse sur les Tantalides va-t-elle se perpétuer encore et toujours ou bien s'éteindre ?1
Le prologue des Choéphores s'ouvre au sein d'une atmosphère lourde. La mort y est déjà là, présente, pesante. D'abord, on sort à peine d'un drame empli de bruit, de fureur, de sang et d'appels à la vengeance mortelle. D'autre part, la première image qui nous assaille dès la première scène est un tombeau, celui du Roi violemment assassiné. Puis les tout premiers mots d'Oreste s' adressent à Hermès infernal et au père abattu2, deux allusions on ne peut plus nettes à la mort et qui introduisent à cette tonalité macabre qui va imprégner et entacher tout le drame. Enfin, les esclaves troyennes du Chœur s' avancent devant les jeunes gens, «femmes vêtues de robes 3 funèbres » portant des libations au mort4, flanquées d'Electre, en deuil profond, tableau qui accentue encore l' impression de mort qui plane sur scène. Pourquoi donc le premier mot que prononce Oreste est-il celui du fils de Maïa ? Hermès est tout à la fois comme son épiclèse l' indique chez Homère ou Plutarque,