Symbiose et ambiguïté 2130366031, 9782130366034

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Table of contents :
Table de Matières
Avant Propos
Ch1: Étude de la dépendance-indépendance dans son rapport au processus de projection-introjection
Ch1: Bibliographie
Ch2: La symbiose dans « Le repos du guerrier »
Ch2: Bibliographie
Ch3: Modalités de la relation d'objet
Ch3: Bibliographie
Ch4: Étude de la partie psychotique de la personnalité
Ch4: Bibliographie
Ch5: L'ambigïté dans la clinique psychanalytique
Ch5: Bibliographie
Ch6: Psychanalyse du cadre psychanalytique
Ch6: Bibliographie
Ch7: Ambivalence et ambiuïté - Antécédents bibliographiques
Ch7: Bibliographie
Ch8: Commentaire sur « Le sens opposé dans les mots primitifs »
Ch8: Bibliographie
Ch9: Ambiguïté et syncrétisme dans « L’inquiétante étrangeté » de Freud
Ch9: Bibliographie
Bibliographie
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Symbiose et ambiguïté
 2130366031, 9782130366034

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Symbiose et ambiguïté

Le fil rouge Section 1

Psychanalyse

dirigée par

Christian David Michel de M’Uzan Serge Viderman

José Bleger

Symbiose et ambiguïté Etude psychanalytique

Traduit de l’espagnol par Annie Morvan

Presses Universitaires de France

Le présent ouvrage est la traduction française de

SIMBIOSIS Y AMBIGÜEDAD Estudio psicoanalitico by José Bleger publié par Editorial Paidós, Buenos Aires, 3e éd., 1975 © 1967, by José Bleger

ISBN 2 13 036603 1 lre édition : 1er trimestre 1981 © Presses Universitaires de France, 1981 108, Bd Saint-Germain, 75006 Paris

Sommaire

AVANT-PROPOS,

7 Première Partie SUR LA SYMBIOSE

CHAPITRE PREMIER

Etude de la dépendance-indépendance dans son rapport au processus de projection-introjection, 15 Objectif, 15 - Autisme et symbiose de transfert, 16 — Antécé­ dents, 16 — Narcissisme de transfert, 18 - Symbiose et actuation psychopathique, 20 - Antécédents de la patiente, 21 - Dépen­ dance-indépendance, 22 — Résumé, 28 - Commentaires sur le début de la cure, 29 - Evolution, 32 — Fragmentation, disso­ ciation et contrôle dans l'espace, 33 - La rêintrojection et le corps comme buffer, 34 — Quelques aspects caractéristiques de l'appa­ rition de i’insight, 38 - Synthèse et conclusions, 42 CHAPITRE II

La symbiose dans Le repos du guerrier, 45 Symbiose et nature de la relation d'objet, 47 — Le matériel, 53 — Conditionnement du lien symbiotique, 54 — La rencontre et le retour du refoulé, 56 - Processus d'acceptation du dépositaire, 57 Récapitulation, 59 - Formation ou établissement du lien sym­ biotique, 60 — Raillerie et pitié, 64 - La métamorphose, 67 Les dangers du lien symbiotique, 69 — Le temps, 70 - La sexualité, 71 — L'équilibre dans le lien symbiotique, 72 Vicissitudes du lien symbiotique, 76 - Agglutination et dis­ persion, 79 - Fragmentation de l'objet agglutiné par diversifi­ cation des relations d'objet, 80 - La séparation, 83 - Résumé du cours ultérieur de la symbiose, 85 - Epilogue, 89 - Résumé et conclusion, 89 CHAPITRE III

Modalités de la relation d’objet, 93

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I SYMBIOSE ET AMBIGUÏTÉ

CHAPITRE IV

Etude de la partie psychotique de la personnalité, 101 Introduction, 101 - Problèmes techniques, 108 - Etude du maté­ riel clinique, 121 - Résumé et conclusions, 196 Deuxième Partie SUR L’AMBIGUÏTÉ CHAPITRE V

L’ambiguïté dans la clinique psychanalytique, 203 Introduction, 203 - Discrimination du concept d’ambiguïté, 206 L’ambiguïté et autres phénomènes, 216 - Clinique et structure de l’ambiguïté, 221 - Omnipotence du « moi syncrétique », 228 Phénomènes de transition, 235 — Conflit et dilemme, 240 — « Moi factique » et personnalité psychopathique, 241 - Ambiguïté de /’acting out, 253 — La pensée, 255 - La personnalité auto­ ritaire, 257 - Synthèse, 257 - Pourquoi l’ambiguïté subsistet-elle ?, 258 - Fonction « émoussante » de l’ambiguïté dans la régression, 267 - Quelques commentaires à propos de la biblio­ graphie sur l’ambiguïté, 270 CHAPITRE VI

Psychanalyse du cadre psychanalytique, 283 Résumé, 298 Troisième Partie APPENDICE CHAPITRE VII

Ambivalence et ambiguïté. Antécédents bibliographiques, 303 Bleuler, 303 - L’ambiguïté dans les écrits de Freud, 306 — La divalence dans les écrits de Freud, 312 - L’ambivalence dans les écrits de Freud, 318 - Melanie Klein et Fairbairn, 327 Travaux d’autres auteurs, 336 — Antécédents bibliographiques sur l’ambiguïté, 345 CHAPITRE VIII

Commentaire sur Le sens opposé dans les mots primitifs, 349 CHAPITRE IX

Ambiguïté et syncrétisme dans L’inquiétante étrangeté de Freud, 357 BIBLIOGRAPHIE,

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Avant-propos

Le thème de la symbiose est relativement nouveau en psychologie et en psychopathologie, du moins sous ce nom ; il apparaît en effet sous d’autres formes dans les travaux psychanalytiques de nombreux auteurs et dans certaines études se rapportant aux premiers stades du développement de la personnalité. Cet ouvrage se veut une contribution aux recherches sur la symbiose, thème que nous estimons d’une grande importance pour une meilleure compréhension des problèmes de la psychologie normale et de la psychopathologie, de la psychologie individuelle et de la psychologie de groupe, de la psychologie des institutions et de la psychologie des communautés. Telle est, en somme, l’ampleur des domaines et des problèmes que recouvrent les recherches sur la symbiose. Cependant, bien qu’armés d’antécédents bibliographiques, il ne s’agit pas ici de baptiser d’un nom nouveau des phéno­ mènes déjà connus, mais de les resituer autour d’un concept plus proche de la réalité : la symbiose nous place d’emblée, et dès le début du développement de la personnalité, dans l’interrelation humaine qui présente ici des caractères très particuliers ; son étude nous aide à comprendre d’autres phénomènes de la vie et de la pathologie de l’adulte et exige que nous révisions certaines hypothèses et certaines théories. C’est ce que nous tenterons de faire tout au long de ce livre. L’étude de la symbiose nous a d’autre part conduit à un autre problème d’importance capitale : celui de l’ambiguïté

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I SYMBIOSE ET AMBIGUÏTÉ

dans la normalité, la pathologie et la vie quotidienne. L’hypo­ thèse selon laquelle le noyau — ou raison fondamentale — qui permet au lien ou à l’interdépendance symbiotique de se constituer ou de persister serait, dans son essence même, de nature ambiguë, nous a fourni le pont entre ces deux thèmes. Nous avons donc été inévitablement conduit à étudier l’ambiguïté, laquelle à son tour nous a amené à reconsidérer certains concepts utilisés antérieurement et se rapportant à l’autisme, au narcissisme primaire, à l’identification, etc. Etant donné que le lecteur parcourrera ici le chemin d’une recherche, il lui sera facile, nous l’espérons, de constater qu’au fur et à mesure des chapitres nous avons dû opérer certaines modifications des concepts. Il nous paraît important de sou­ ligner que tout au long du livre se dégagent peu à peu quelques hypothèses générales qui confèrent une unité à l’ensemble de l’ouvrage et sont des points fondamentaux touchant l’essence même, non seulement des phénomènes étudiés mais aussi des théories et des hypothèses qui les sustentent. L’un de ces points fondamentaux est la remise en question de l’assertion selon laquelle les premiers stades de la vie de l’être humain se caractérisent par l’isolement ; ce serait à partir de cet isolement que le sujet entrerait graduellement en relation avec d’autres êtres humains. Cette assertion est la quintessence de l’individualisme portée au domaine scienti­ fique car l’individu ne naît pas être isolé et ne peut donc struc­ turer peu à peu sa nature sociale en perdant cet isolement au profit de l’assimilation de la culture. En remplacement de cette hypothèse, nous avons été amené à concevoir un état d’indifférenciation primitive, point de départ du développe­ ment humain. Ce qui signifie, entre autres, que nous n’avons plus à chercher comment l’enfant, tout au long de son déve­ loppement, entre en relation avec le monde extérieur, mais comment un type de relation (indifférenciée) se modifie pour parvenir, dans le meilleur des cas, au développement de l’identité et du sens du réel. George Bernard Shaw dit un jour et avec raison que « l’indépendance est un préjugé des classes moyennes » ; mais nous entrerions ici dans le domaine de la sociologie de la connaissance scientifique. Ajoutons que cet état d’indifférenciation primitive est une organisation particulière du moi et du monde qui nous oblige,

AVANT-PROPOS

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comme tout progrès scientifique, à mobiliser nos forces et à affronter une nouvelle blessure de notre narcissisme ; pour rappeler les propos de Freud : notre identité et notre sens de la réalité ne constituent pas Videntité et le sens du réel mais une de leurs organisations possibles. Nous devons alors reconnaître que ce qui se différencie de notre modalité, de notre structure ou de notre organisation n’est pas toujours une distorsion ou un déficit mais bien souvent une organisation autre qu’il nous faut étudier en tant que telle. Certains trouveront notre proposition simpliste et déjà connue. D’autres la considéreront absurde et relevant du contresens. De toute façon, elle représente à nos yeux un des points fondamentaux de la théorie psychanalytique car elle bouleverse un des « modèles » scientifiques essentiels de la psy­ chologie et de la psychanalyse, le remet en question, le réévalue et oblige à en faire l’examen à partir de nouvelles prémisses. Cette indifférenciation primitive n’est pas non plus, dans l’absolu, un état d’indifférenciation mais bien une structure ou une organisation distincte qui comprend toujours le sujet et son milieu, entités non différenciées. C’est un résidu de noyaux de cette indifférenciation primitive qui, chez une personnalité « mûre », est responsable de la persistance de la symbiose. Ce résidu, nous lui avons donné le nom de noyau agglutiné et il se manifeste aussi bien dans le développement normal (adolescence, période de crise ou de changements) que dans la pathologie (épilepsie, mélancolie, etc.). Si la totalité ou une grande partie de la personnalité se structure autour d’une des modalités de cette indifférenciation primitive, nous nous trouvons alors devant le type de personnalité ambiguë ou devant des traits de caractère ambigus. Par ailleurs, soulignons que cette indifférenciation primitive et ses deux phénomènes les plus saillants (symbiose et ambiguïté) sont normaux non seule­ ment en fonction de leur grandeur mais aussi de leur dyna­ mique ; ils peuvent donc signifier ou impliquer aussi des tableaux pathologiques ou des moments pathologiques dont certains sont même nécessaires à l’évolution normale de la personnalité. Nous souhaitons que cet ouvrage reflète cet axe de recherche et le transmette au lecteur. Nous nous sommes également penché sur quelques-unes de ces considérations cliniques et théoriques dans d’autres publications écrites conjointement,

10 I SYMBIOSE ET AMBIGUÏTÉ et particulièrement dans notre livre Psicohigiene y psicología institucional et dans la préface et l’appendice de la traduction en espagnol des œuvres psychologiquee de G. Politzer. Autre point fondamental auquel j’ai déjà fait allusion : celui de remettre en question la primauté mentale du phéno­ mène psychologique ; pour être psychologique, le phénomène devrait être originairement mental et si ce dernier n’apparaît pas sous une forme manifeste, il devrait alors préexister sous une forme inconsciente. Au lieu et place de cette hypothèse qui, plus qu’une hypothèse, est un modèle conceptuel de la psychologie, nous avançons l’idée que le phénomène mental est une des modalités de la conduite, que son apparition est postérieure à celle des autres conduites et que les premières structures indifférenciées, syncrétiques, sont des relations essentiellement corporelles. Cette hypothèse a également été développée dans les ouvrages cités ci-dessus et nous ne la reprendrons pas ici en détail. Mais elle nous semble suffi­ samment importante pour être au moins rappelée dans cet avant-propos. Les divers chapitres de ce livre comportent des références bibliographiques qui permettront de constater que ces deux hypothèses ne sont pas non plus entièrement nouvelles en matière de recherche psychanalytique mais elles n’ont pas été suffisamment approfondies et leurs conséquences, nécessaires et inéluctables, n’ont pas été développées. Nous nous sommes donc proposé de le faire ici. Un sujet de cette ampleur (la symbiose et l’ambiguïté, bien qu’embrassant des phénomènes cliniques différents, ne sont qu’un seul et même thème) sur lequel les recherches ne sont pas très avancées et qui met en jeu des hypothèses aussi vastes, ne saurait être exposé dans un ouvrage aux caracté­ ristiques d’un traité ; nous espérons que le lecteur s’accordera avec nous pour dire que s’il est parfois plus facile de lire un traité (et encore, pas toujours), il est tout aussi facile de « momifier » les connaissances qu’il contient. Notre objectif est précisément le contraire d’une telle démarche. Bien que citant les chercheurs qui ont apporté leur contribution à ce thème, nous ne présenterons pas de bibliographie systématique puisque nous avons voulu regrouper ici nos propres recherches et nos propres résultats, ce qui ne nous empêchera pas de faire mention des recherches et des conceptions d’autres auteurs.

AVANT-PROPOS

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Pour ces mêmes raisons, nous n’examinerons pas les ressem­ blances et les différences avec d’autres conceptions se rapportant à notre sujet comme par exemple celle de «l’objet mort-vivant » développée par W. Baranger, celle du « psychisme fœtal » de A. Racovsky ou celle du « noyau léthargique » de F. Cesio. Nous avons dû fournir un effort relativement important pour ne pas inclure dans cet ouvrage une analyse biologique de la symbiose et une analyse artistique, esthétique et philoso­ phique de l’ambiguïté. C’est volontairement que nous les avons tenues à l’écart malgré le vif intérêt qu’elles nous ins­ pirent. Nous avons voulu nous limiter de la façon la plus stricte possible à la clinique et aux théories et hypothèses qui en découlent et non pénétrer dans des domaines — biolo­ gique, philosophique et esthétique — qui nous en auraient probablement considérablement éloigné. Cependant, un minimum de connaissance de la symbiose en biologie laisse entrevoir des rapports très intéressants ou du moins très prometteurs avec la symbiose, le parasitisme, le commensalisme, le saprophytisme, le mutualisme, etc., et avec l’étude passionnante des lichens et du phénomène spec­ taculaire de la néoténie. Ce dernier a tout particulièrement retenu notre attention car le sujet profondément symbiotique ou la personne présentant une ambiguïté profonde nous a toujours semblé présenter des caractères intimement liés à ce phénomène qu’en biologie on appelle néoténie. Nous ne faisons que mentionner au passage ces rapports qui demande­ raient à être développés en tant que tels. La seconde et la troisième partie de ce livre n’ont pas encore été publiées, tandis que les chapitres de la première partie relatifs à la symbiose ont déjà été portés à la connais­ sance du public. Le chapitre premier dans la Revista de Psicoanálisis, 1960, vol. XVII ; le second, présenté à l’Asso­ ciation argentine de Psychanalyse en avril 1961, a été publié dans la Revista de Psicoanálisis, 1961, vol. XVIII et 1962, vol. XIX ; le chapitre troisième, présenté au Symposium sur l’œuvre de Melanie Klein, 1961, a été publié dans la Revista de Psicoanálisis, 1962, vol. XIX ; quant au quatrième chapitre, il a été publié dans la Revista Uruguaya de Psico­ análisis, 1964, vol. VI, 2-3. Buenos Aires, janvier 1967.

PREMIÈRE PARTIE

Sur

la symbiose

CHAPITRE PREMIER

Etude de la dépendance-indépendance dans son rapport au processus de projection-introjection

« Le processus de différenciation de l’objet devient particulièrement important du fait que la dépendance infantile se caractérise non seulement par l’identifi­ cation mais aussi par l’attitude d’incorporation orale. Ainsi, l’individu incorpore l’objet auquel il s’est identifié. Cette étrange anomalie psychologique peut être la clé de bien des énigmes métaphysiques. Cepen­ dant, il est courant de trouver dans les rêves une équivalence complète entre être à l’intérieur d’un objet et avoir l’objet au-dedans de soi... Devant une telle situation, le travail pour différencier l’objet trouve sa solution dans le problème de l’expulsion d’un objet incorporé, c’est-à-dire dans le problème de l’expulsion de contenus. » R. Faibbaikn.

Objectif Le présent chapitre a pour but d’étudier certains aspects de la dépendance et de l’évolution d’une malade, que j’appel­ lerai Maria Cristina, au cours de sa cure psychanalytique. De la dépendance totale, prise comme point de départ, à l’indépendance ou dépendance mûre, il y a une période très longue qui peut durer toute la vie et que Fairbairn appelle « période transitionnelle » ; au cours de cette période, coexistent et alternent des traits de dépendance infantile et des traits d’indépendance mûre et de formation réactionnelle face à la dépendance. Le développement vers une dépendance mûre s’est vu, chez ma patiente, entravé par une modification du processus de proj ection-introj ection qui a entraîné des phénomènes

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SUR LA SYMBIOSE

d’autisme et de symbiose tendant à stabiliser ou à équilibrer les fluctuations. Autrement dit, nous développerons ici deux thèses fondamentales, intimement liées aux travaux de Fairbairn et de l’école de Melanie Klein, à savoir : 1) Que les perturbations du processus de projection-introjection sont à la base des conflits de dépendance-indépendance. 2) Que s’est imposée, au cours de l’analyse de la patiente, la nécessité d’étudier la formation de conduites de types autistique et symbiotique étroitement liées aux phéno­ mènes de projection-introjection et, naturellement, au maniement d’anxiétés paranoïdes et dépressives. Autisme et symbiose de transfert En partant de la seconde thèse et en m’attachant parti­ culièrement à ma malade, j’ai constaté non seulement l’appa­ rition alternée de conduites de types autistique et symbiotique mais aussi la coexistence de l’autisme et de la symbiose dans la relation de transfert, cette dernière ayant lieu sur deux fronts : la patiente demeurait distante, empêchant le théra­ peute de franchir la « barrière » et de pénétrer dans sa vie intérieure (autisme) en même temps qu’elle établissait un autre type de lien qui réduisait le rôle du thérapeute à celui d’un dépositaire sur qui elle faisait une projection intense pour tenter d’établir un lien symbiotique nécessaire et indispensable1. Antécédents Bleuler introduisit le terme d’autisme pour désigner ce que Janet avait étudié comme « perte du sens du réel » et que Bleuler définit comme « éloignement de la réalité en même temps que prédominance relative ou absolue de la vie intérieure ». On considère de nos jours que l’autisme est une conduite de défense face à des situations de persécution et qu’y prédo­

1. Le concept d’autisme et sa reformulation en relation avec la symbiose sont développés dans le chapitre sur l’ambiguïté.

ÉTUDE DE LA DÉPENDANCE-INDÉPENDANCE

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mine la relation à des objets intérieurs ; le lien est donc de caractère essentiellement narcissique. Pour Kanner, la caractéristique prédominante de l’autisme précoce infantile est le retrait et la distance d’avec le monde extérieur qui demeure une barrière de séparation. Tout ce qui signifie forcer ou rompre cette barrière est vécu avec une grande angoisse. Pichon-Rivière soutenait à ses séminaires que l’autisme est une étape normale et nécessaire de l’évolution de l’enfant et que le tableau décrit par Kanner apparaît lorsqu’il y a fixation ou régression à cette forme autistique. Les résidus autistiques de cette période du développement (les « parcs naturels ») sont les éléments sur lesquels s’installent les névroses, les psychoses et les pathologies caractérielles ; signalons également l’intervention de noyaux autistiques dans la vie normale (rêves, fantasmes, etc.). M. Mahler a étudié un tableau différent de celui observé par Kanner et apparemment tout à fait opposé : les psychoses symbiotiques qui se caractérisent par un lien de dépendance très étroit avec un objet extérieur. La symptomatologie est tout à fait manifeste lorsque la symbiose se rompt en forme de crises de panique ou catastrophiques. Il s’agit de projec­ tions massives sur un objet dans lequel vient alors s’aliéner une bonne partie du moi du sujet. Cela signifie aussi une fixation ou une régression à une relation symbiotique primi­ tive, la relation mère-enfant, par ailleurs normale durant le développement. Tout comme les symptômes typiques de la désagrégation schizophrénique apparaissent lorsque l’autisme se brise, la psychose symbiotique apparaît lorsque se brise la symbiose. M. Mahler distingue trois types de psychoses infantiles : l’autisme précoce infantile de Kanner, le syndrome psycho­ tique de symbiose infantile de Mahler et enfin un troisième groupe, plus bénin, décrit par Mahler, Ross, de Fries et Geleerd qui se caractérise par un emploi simultané ou alterné de la part du moi de mécanismes névrotiques, de l’autisme et de la symbiose. Les perturbations du sens du réel, du sens de l’identité et du schéma corporel sont évidentes dans les trois cas. M. Mahler décrit des cas plus bénins encore et ce qui nous intéresse justement dans la pratique psychanalytique est la possibilité de détecter des expressions, aussi minimes

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I

SUR LA SYMBIOSE

soient-elles, de ces troubles, même chez des patients non psychotiques. En ce sens, D. Liberman a étudié ce que lui-même a désigné sous le nom d’autisme de transfert et qu’il définit de la façon suivante : « C’est la manifestation du stade narcissique dans la situation psychanalytique. L’autisme s’oppose à l’établisse­ ment d’une relation de réciprocité, d’un certain lien objectif avec l’analyste. » Geneviève Racker s’est également penchée sur ce thème d’un point de vue strictement technique tout en s’accordant avec D. Liberman sur les fondements théoriques. Narcissisme de transfert Avec Maria Cristina, ma patiente, il était évident que la relation de transfert répondait aux caractéristiques décrites par Liberman : un manque de lien objectif avec l’analyste et un refus d’établir une relation de réciprocité. D’une part elle m’opposait une barrière et ne me permettait pas d’entrer dans son monde interne : je ne devais m’occuper que de ce qu’elle me donnait, de parties d’elle-même en rapport avec des personnes de sa famille. De l’autre, elle ne me traitait pas comme distinct et différencié d’elle mais comme un objet qu’elle rendait dépositaire d’une grande quantité d’objets et de liens qu’elle ne pouvait pas prendre en charge. Il ne s’agissait pas seulement de contrôler la réintrojection mais d’un contrôle plus général destiné à m’empêcher de perturber l’ensemble de ses relations narcissiques. En examinant les choses d’un peu plus près, nous pouvons voir que le lien autistique comme le lien symbiotique sont, dans le transfert, des relations narcissiques. Ils sont tous deux des relations à des objets internes et servent à préserver le principe de plaisir et à défendre des objets de l’intromission de la réalité extérieure. La projection massive qui se produit et qui rend difficile à Maria Cristina de se séparer de moi instaure une relation symbiotique de transfert. Cependant, la relation, et la dépen­ dance de ce qui est projeté, n’est pas une relation à l’autre mais une relation narcissique. C’est pourquoi il me semble important de distinguer, comme le fait Pichon-Rivière, le

ÉTUDE DE LA DÉPENDANCE-INDÉPENDANCE

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déposant du déposé et du dépositaire. Maria Cristina doit veiller à ce que l’analyste (dépositaire) ne fasse irruption ni « à l’intérieur » d’elle-même, ni dans sa formation autistique, ni dans le déposé. La relation de transfert autistique est tout aussi narcis­ sique que la relation de transfert symbiotique. Mais dans la seconde, le dépositaire appartient au monde extérieur tandis que dans la première il appartient à une région du corps propre ou de la psyché. Si nous élargissons momentanément le champ de notre recherche, nous pouvons voir que dans toute psychanalyse existe, à quelques variantes près, une projection dans l’ana­ lyste d’objets internes ou de parties d’objets internes en même temps qu’une assignation de rôles, recherche permanente d’une relation de dépendance symbiotique, qui implique simultanément le maintien et le contrôle d’une barrière qui ne doit pas être franchie (autisme). Le transfert autistique et le transfert symbiotique sont, dans les deux cas, une relation narcissique, c’est-à-dire une relation à des objets intérieurs entre lesquels s’est établi un fort processus de scission et de dissociation et, sur une partie d’entre eux, d’expulsion projective. Ainsi, l’autisme et la symbiose sont les deux extrêmes d’une scission entre projeté et introjecté. Il ne peut y avoir d’autisme sans symbiose et vice versa, quels que soient les variantes et les degrés atteints par ces phénomènes. Le diagnostic s’établit à partir de ce qui est manifeste ou prédominant. La coexistence de l’autisme et de la symbiose explique le caractère apparemment para­ doxal et contradictoire du transfert chez les patients psycho­ tiques. Lorsqu’on ne s’intéressait qu’à la conduite autistique, on avait conclu à un manque de relation de transfert chez les psychotiques (Freud). Plus tard, on découvrit que le transfert psychotique s’installe rapidement et massivement ; ce fut l’attention portée à la relation symbiotique établie par le psychotique qui permit cette découverte. Elle fut plus tardive parce que la symbiose est « muette » et ne présente de symp­ tômes notoires qu’en cas de rupture ; mais chez les psycho­ tiques, cette rupture est masquée par un repli sur la défense autistique. Pichón-Rivière dit du transfert des psychotiques que « la tendance à établir des contacts avec les autres est

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aussi intense que la tendance à l’isolement comme défense ». Nous pouvons maintenant réfléchir sur ce fait : un autisme complet, sans symbiose, est incompatible avec la vie. D’autre part, le transfert symbiotique explique aussi la viscosité épileptique comme étant une de ses variantes. Nous nous attacherons maintenant au problème de la dépendance en relation aux phénomènes de projection-introjection. Son étude m’a permis d’y retrouver l’autisme et la symbiose et c’est pourquoi je l’introduis ici, bien que je souhaite m’en occuper ultérieurement de façon plus spécifique. Symbiose et actuation psychopathique La symbiose repose sur le processus d’identification pro­ jective dans lequel la relation du déposant avec le déposé a été attentivement étudiée (appauvrissement ou vidage du déposant, dépendance envers le déposé, etc.) mais non celle du déposé avec le dépositaire. Dans le matériel clinique présenté ici, cette distinction est fondamentale. Dans la projection, tout se passe à l’intérieur du sujet La définition elle-même est donnée en fonction du déposant et du déposé. La relation avec le dépositaire se limite à l’action de déposer et n’altère ni ne modifie la conduite du dépositaire ; on peut être dépositaire des objets internes de l’autre sans qu’on n’en ait jamais connaissance ni que la conduite en soit influencée. Dans les relations familiales de notre malade, la projection a des conséquences très différentes : le dépositaire « agit » le rôle qui correspond au déposé (il assume le rôle). Par exemple, au cours de la première séance, lorsque la mère assume la fonction de contrôle de sa fille. En ce cas, la dis­ tance entre déposant et dépositaire disparaît. D’une certaine façon (la communication préverbale est également présente dans la communication verbale), cette actuation ou cette acceptation du rôle projeté est provoquée par la projection ; il peut arriver aussi que l’on délègue un rôle dans la conduite déjà existante du dépositaire ou — plus fréquemment — que les deux phénomènes interviennent ; provoquer l’actua­ tion d’un rôle et le déléguer dans la conduite déjà existante de l’autre. Dans la relation de transfert de ma malade, il y eut

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une tentative permanente de provoquer ou de déléguer un rôle chez le thérapeute. En vérité, on devrait parler de symbiose lorsque la pro­ jection est croisée et que chacun agit en fonction des rôles compensatoires de l’autre. La symbiose est, de cette manière, un type de dépendance ou d’interdépendance au sein du monde extérieur. Le besoin de provoquer 1’ « actuation » de rôles est l’indice d’un déficit dans la communication au plan symbolique. Ces considérations nous conduisent à pouvoir qualifier les groupes familiaux semblables à celui de notre malade Maria Cristina de groupes narcissiques et/ou symbiotiques, au sens où chaque membre est dépositaire et « agit » des rôles appar­ tenant à des relations avec certains objets intérieurs des autres, tout ceci en solidarité et en complémentarité. Le narcissisme est, dans ce cas, un narcissisme de groupe qui coïncide cer­ tainement avec le phénomène d’endogamie. Ces groupes fami­ liaux sont qualifiés par Mme Minkowsky de groupes agglutinés ou épileptoïdes. La rupture de l’interjeu de rôles symbiotiques désagrège et disperse le groupe (en fait un groupe schizoïde). Antécédents de la patiente Maria Cristina a 18 ans lorsqu’elle entre en cure, il y a environ trois ans (octobre 1956). Elle vivait avec ses parents à Santa Fe qu’elle quitta début 1956 pour aller faire ses études de médecine à Rosario et retrouver son frère Juan qui y faisait les mêmes études depuis déjà plusieurs années. La cellule familiale s’était ainsi progressivement dispersée. Un an auparavant (novembre 1955), se produisit un fait fondamental dans la rupture et le changement de la structure familiale. Le père eut une hémorragie cérébrale et « redevint un véritable bébé » ; son caractère changea radicalement. Maria Cristina se souvient de lui comme d’un homme agressif, affecti­ vement à l’écart de ses enfants et de sa femme. A la suite de cette maladie sa mère « prit la maison en main » et à partir de ce moment ses conflits avec elle ne firent que s’accentuer. La mère est décrite comme une femme douce mais rancunière, d’un niveau culturel plus élevé que le mari et qui se lamente de ce que son mariage a fait échouer sa carrière de musicienne.

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Avec la maladie du père, l’organisation familiale se brise et surviennent alors pour Maria Cristina des moments de désorientation, de confusion, d’incertitude parce qu’elle ne connaît pas — entre autres —- la situation économique de sa famille. Malgré tout, son départ pour Rosario est décidé. Les relations avec son frère Juan ont toujours été très bonnes ; il avait été pour elle un soutien et était maintenant un espoir. Mais la relation avec Juan avait changé elle aussi parce qu’il s’était fiancé. Elle fut, en plus, déçue de constater que son frère avait pris du retard dans ses études et ne passait plus ses examens depuis déjà plusieurs années. Elle commença alors à fréquenter un jeune homme qui avait de grandes difficultés dans ses études et avec qui elle se disputait souvent. Trois crises nerveuses survenues au cours de l’année 1958 décidèrent du traitement. L’une d’elles survint dans la rue avec son fiancé lorsqu’elle apprit l’existence d’un mouvement révolutionnaire dans la région et vit des avions qui allaient bombarder une base militaire ; elle ressentit une grande angoisse, pensa que les avions allaient les bombarder, se sentit mal et s’évanouit. Transportée en clinique, elle se mit à pleurer et à être secouée de tremblements et passa plusieurs nuits en ayant peur de dormir et de rêver. Deux crises posté­ rieures se produisirent après les disputes avec son fiancé. Plus tard, elle se rappela qu’elle avait eu une première crise de nerfs à l’âge de 10 ans et une autre en 1955 à la suite d’une dispute avec sa mère : elle s’était levée et s’était écroulée sur la table en sanglotant. Dépendance-indépendance Le problème fondamental qui va guider l’analyse apparaît dès le premier entretien avec la mère et la fille : c’est celui de la dépendance-indépendance. La mère semble remarquer un changement chez sa fille tandis que Maria Cristina se plaint de ce que ses parents n’acceptent pas ses fiançailles (son indépendance).1 1 ) Au cours de la première séance, elle raconte que la nuit précédant son premier entretien avec moi — c’était aussi la première nuit qu’elle passait à la pension — elle ne

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savait pas si elle avait fait un rêve ou avait eu un fantasme : en se retournant dans son lit il lui sembla voir sa compagne de chambre nue et cela lui rappela sa mère. 2) Je lui interprète qu’elle se rappelle de cela maintenant parce que c’est une façon de faciliter la relation à l’inconnu : la pension nouvelle, moi et le traitement. C’est être accompa­ gnée par sa mère pour se sentir protégée. 3) Elle répond « c’est exact » et continue à raconter que sa mère a appris ses fiançailles et que son père a réagi en disant à sa mère de lui interdire de continuer à fréquenter ce « bon à rien ». Une fois, lors de courtes vacances à Santa Fe, sa mère lui interdit de sortir avec son fiancé et lui donna quelque chose à faire ; elle eut peur et obéit. En 3) elle me présente l’autre image de sa mère. Lorsqu’en 2) je lui signale comment elle utilise l’aspect protecteur de sa mère lorsqu’elle se trouve face à des situations inconnues et dangereuses, elle me montre en 3J l’image contraire : l’aspect possessif de cette protection, reflet du caractère pos­ sessif et de contrôle de sa propre affection pour sa mère. Lorsque pour se sentir protégée face à une situation inconnue elle vient au premier entretien accompagnée de sa mère, l’anxiété paranoïde face à cet inconnu est telle que le binôme symbiotique doit apparaître : la mère protectrice doit être avec elle. Lorsque au cours de la première séance elle se sou­ vient de sa mère pour entrer en relation avec l’inconnu, la mère protectrice est donnée comme objet interne et Maria Cristina passe de la relation symbiotique à la relation autistique qu’elle projette en moi pour refaire la symbiose avec moi. Lorsqu’elle me voit pour la seconde fois, mon aspect inconnu et dangereux diminue et permet l’introjection de l’objet protecteur. Mais quand elle projette la mère protec­ trice dans l’analyste, dans l’inconnu, les risques que cela implique font surgir la mère possessive pour assurer une défense et ne pas se livrer complètement. L’objet persécuteur (possessif) est le surmoi qui agit aussi en protecteur. Les deux objets (protecteur et possessif) sont chargés — séparément — de son propre besoin d’être protégée et du caractère absorbant de ses propres sentiments (de son avidité). Ils coexistent et leur prédominance, en tant qu’objets internes, alterne ; mais

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lorsque les peurs sont plus grandes (le premier entretien) il ne suffit pas de venir intérieurement accompagnée : Maria Cristina doit venir avec sa mère, en unité symbiotique et chacune assume un rôle qui, séparément, est un aspect du problème présent chez l’une et chez l’autre. La mère assume le rôle de personne dominante, possessive, accusatrice, curieuse, qui contrôle et souligne que sa fille a changé et que c’est là la raison pour qu’elle commence cette cure ; elle personnifie le surmoi de Maria Cristina. La fille assume le rôle de personne indépendante, soulignant que ses parents la retiennent et l’em­ pêchent d’avoir un fiancé. La projection et la délégation (Weiss) dans sa mère de sa propre dépendance et de son besoin de protection font que Maria Cristina peut insister sur son indépendance. D’autre part, le caractère conflictuel de cette indépendance se confirme également dans ses relations avec son fiancé dans la mesure où elle reporte sur cette nouvelle relation sa relation à sa mère, bien que de manière inverse : c’est elle qui protège le fiancé, d’une façon également absor­ bante, et tend à l’aider pour qu’il poursuive ses études ; le lien symbiotique se restructure. 4) J’interprète qu’elle se demande de quel côté je vais être : du sien ou de celui de sa mère. 5J Elle répond « c’est exact » et continue en racontant que lorsque ses parents vinrent à Rosario, ils lui firent quitter la pension où elle vivait et que sa mère la prit avec eux à l’hôtel. « Cela m’a angoissée qu’ils me fassent venir avec eux. Parce que moi, je me sens très gênée avec mon père quand je suis avec lui. Je dois m’en aller. Avant-hier soir, en parlant avec la fiancée de mon frère, je me suis rappelé que quand j’étais petite, je l’appelais vieux grigou et je me souviens que mon père aimait bien que je l’appelle comme ça. » En disant cela, et à la suite de mon interprétation, Maria Cristina signale la relation érotique à son père sain qu’elle revit maintenant avec moi ; c’est pourquoi elle fait appel à sa mère (surmoi maternel) au début de la séance : la mère la défend de ses impulsions génitales mais ces dernières, à leur tour, lui permettent de se défendre du caractère absorbant de sa relation à sa mère (surmoi oral).

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6) « Je me souviens d’un rêve que j’ai fait il y a deux ans. Je marchais sur un trottoir et je me sentais très seule. J’entrais dans une maison avec un jardin qui ressemblait à une place. Je me suis assise sur un banc de pierre et à côté de moi s’assit une ombre, presque un fantôme. Je me suis sentie tranquil­ lisée. En sortant, le fantôme s’est transformé en un garçon qui me plaisait. Ses amis, qui étaient assis par terre, lui dirent bonjour. Et quand nous sommes sortis tous les deux, il y avait la voiture de papa. Il a traversé la rue et il était tout barbu. Il ne m’a rien dit. Il m’a simplement regardée et alors j’ai dit à Jorge « filons », et on s’est mis à courir et Jorge a disparu au coin de la rue et il y avait mon père qui fumait une cigarette et me regardait. Je suis descendue par l’autre côté et, lui, il courait derrière moi. Il n’y avait personne dans la rue et après, je ne me souviens plus. Ce rêve je m’en suis souvenue une fois quand maman était très en colère parce que Juan — pour démontrer la valeur de la psychanalyse — a demandé que je raconte un rêve et j’ai raconté devant maman que quand j’étais petite, je suis entrée dans la salle de bains et j’ai vu papa en train d’uriner. Inutile de dire que maman était scandalisée. » En 3), elle insiste sur la tentative de ses parents pour la sépa­ rer de son fiancé, ce qui recouvre son propre désir de les sépa­ rer tous les deux et son inquiétude devant son père sur qui elle projette ses propres fantasmes œdipiens pour elle persécuteurs. En réactivant dans le transfert une relation affective et éro­ tique, des fantasmes de persécution envers la mère se réveillent. Son père, elle et tous les enfants de la maison appartiennent à la mère, sont intériorisés en elle (la maison dans son rêve) et à travers la relation avec les hommes se trouve la relation incestueuse à son père, en 5). La difficulté de se séparer de la mère, de sortir de la mère, n’est autre que la difficulté d’affronter le conflit œdipien et l’envie de la mère à cause de ses contenus. Intériorisée dans sa mère. Maria Cristina se sent protégée et ne craint pas les fantasmes. La relation symbiotique avec la mère la protège des situations de persécution. C’est pour cette raison qu’elle reste liée à sa mère par une relation de dépendance symbiotique. Si elles se séparaient, elle devrait introjecter et manier en elle des tensions qui dépassent les capacités de son propre moi, affronter ou élaborer ces anxiétés.

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7) D’après son récit (le rêve et le souvenir), la mère rend Juan responsable des fiançailles erronées et des « choses » que Maria Cristina apprend. Elle poursuit : « Elle se trompe toujours (la mère) et elle dit ma chérie à Juan et mon chéri à moi et ça, ça le gêne lui aussi bien que moi. Moi, quand j’étais petite, elle me mettait des pantalons et à mon frère elle lui a fait porter une jupe. » Elle raconte que c’est Juan qui a découvert tout cela en posant des questions et que sa mère a dit : « Ça y est, ils sont en train de m’analyser. » De même qu’elle se sent menacée par l’union de ses parents, elle inverse la situation, projette et provoque la colère de sa mère en faisant couple avec son frère ; tout comme la mère utilise son père contre elle — « ton père ne veut pas que tu ailles avec ce bon à rien » — elle utilise son frère en projetant sur lui sa partie active qui tend à la séparation d’avec les parents. La séparation est conflictive parce qu’il s’agit aussi d’une séparation d’avec des parents unis ou plutôt d’avec une mère qui possède le père à l’intérieur d’elle ; la séparation a un caractère compulsif et revendicatif. Elle a besoin de la relation avec moi pour se défendre et satisfaire sa rivalité avec sa mère. Sa propre agression est détournée vers le père, ce qui lui permet de cacher à sa mère et à elle-même son conflit œdipien et de prendre en charge l’hostilité de la mère envers son mari. Elle défend son frère contre sa mère : il n’est pas coupable, c’est la mère qui l’est, qui l’a confondue, a confondu son sexe à elle et ne l’a pas laissée être femme ; elle projette ainsi sur sa mère sa propre envie de destruction. Elle défend son frère contre sa mère parce que cela signifie le défendre de sa propre agression et de sa propre rivalité pour prendre la place d’un homme (père, frère) afin de pénétrer dans la mère. Son frère remplace le père et elle peut ainsi former face à sa mère et avec Juan un couple moins dangereux que si elle s’unissait à son père. Tout aussi dangereuse cependant est l’union avec moi qui suscite l’envie de sa mère. Chaque membre de la famille n’est pas un être avec lequel elle entre en relation objective mais un dépositaire de ses tensions et de ses objets intérieurs ; d’autre part, elle-même intériorise et agit les rôles qui correspondent aux tensions des autres. On peut dire qu’elle est venue à l’analyse mais

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qu’elle y a été aussi envoyée ou amenée et qu’elle a amené les membres de sa famille avec elle. Tant qu’elle reste à l’intérieur de sa mère, elle peut utiliser ses contenus (père, frère) comme s'ils lui appartenaient sans entrer en conflit et tout en camouflant son désir de s’emparer de tous les contenus de sa mère. 8) Elle raconte, à la fin de la séance, comment son frère et elle passèrent un pacte pour être toujours unis face aux parents mais que maintenant elle est désespérée de voir que son frère ne la défend pas. 9) Comme je suis resté silencieux, elle dit : « J’ai eu l’impres­ sion que vous étiez parti. J’ai eu peur de rester toute seule, la même peur que durant les crises, surtout les deux dernières. Pendant la première j’ai surtout eu peur que papa entre dans ma chambre. J’avais l’impression que ce jour-là j’assistais à un enterrement. Et ce qui a vraiment provoqué la crise, ce sont les avions qui passaient. » 10) J’interprète qu’elle a peur que je la laisse seule tout comme elle s’est sentie abandonnée par son père et par son frère Juan. La peur de rester seule est la peur de réintrojecter tout ce qu’elle avait auparavant projeté dans moi ; quand elle s’adresse directement à moi («j’ai eu l’impression que vous étiez parti »), elle tente d’exercer un contrôle beaucoup plus direct et beau­ coup plus strict sur moi, sur ce qu’elle a déposé en moi. 11) A l’interprétation 10), elle répond : « Oui, après l’hémor­ ragie cérébrale de papa, j’ai commencé à parler de lui au passé. Un jour j’ai dit : quand papa est mort. » 12) J’interprète qu’il est plus difficile pour elle de voir son père malade que mort. Tout comme il lui est difficile de sentir que je ne la laisse pas complètement seule mais que je ne l’accompagne pas non plus comme elle en a besoin. 13) « Oui. C’est comme s’il était mon fils et non mon père. Il a l’air d’un enfant, sauf quand il devient violent. Mainte­ nant, je préfère le voir violent que de le voir comme il est presque toujours. » Et immédiatement elle ajoute : « Tout

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de suite, j’ai eu l’impression que vous alliez me couper en deux. Comme si vous alliez dicter une sentence et me couper en deux avec une épée. Et en entendant la sonnette, j’ai eu l’impression que mon père allait arriver et me demander si je n’ai rien oublié. J’ai toujours présente à l’esprit l’image de ma mère épiant derrière les portes. Elle a cette habitude. Hier, pendant l’examen, il y a eu quelque chose de bizarre. Je suis allée passer mon examen prête à être collée mais je savais que j’allais le réussir. » En 8) elle prépare sa séparation d’avec moi ; elle craint la solitude comme une réintrojection de son père détruit, de sa propre agression, de sa partie envieuse et qui contrôle, projetée dans sa mère : elle se souvient de ses crises comme d’une défense face à la réintrojection. Elle s’est sentie soumise à un examen intérieur (en 13) et en usant de séduction, elle tente de s’assurer que je l’accepte et que j’accepte tout ce qu’elle a projeté en moi. Elle préférerait que je sois violent avec elle parce que ainsi elle aurait, plus qu’en ce moment, l’assurance que je m’occupe d’elle et que je m’intéresse à ses choses. Etre dans l’attente d’un jugement est aussi une technique dont elle se sert pour contrôler si je vais assumer ou non le rôle de dépositaire et pour provoquer le rôle en moi. Le fantasme d’être coupée en deux par une épée est la pro­ jection en moi de ses propres mécanismes de dissociation vio­ lents grâce auxquels elle divise son moi et ses objets. Le fait d’avoir entendu la sonnette signifie qu’elle est restée vigilante et qu’elle a contrôlé tout ce qui se passait autour de moi et en moi. La curiosité apparaît personnifiée en sa mère et le contrôle en son père. Résumé Avant de poursuivre, il est préférable de faire brièvement le point sur ce que nous venons d’exposer. Nous avons vu que pour Maria Cristina, il y a un problème de dépendance-indépendance. A partir des données que nous possédons maintenant, nous pouvons ajouter que ce problème est un conflit entre deux niveaux du développement : l’oralité et la génitalité. Nous avons signalé la dissociation ou séparation des termes

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de ce conflit et l’action de « déposer » chaque partie du conflit dans chaque parent : le père est le dépositaire des tendances génitales (indépendance, séparation d’avec la mère) et ses tendances orales sont projetées dans la mère (dépendance). Au cours des séances, elle se sent unie à moi en tant que père sain, puissant, tandis que la mère est tenue à l’écart, exclue, envieuse. Le fantasme de séparer ses parents est un besoin imposé par la dissociation du conflit et c’est pourquoi elle part de chez elle pour faire ses études à Rosario lorsque sa mère prend la direction de la maison ; c’est-à-dire que lorsque la mère assume les deux rôles (père et mère), le contrôle échoue et la confusion et la désorientation apparaissent. Nous pouvons nous demander le pourquoi de la ségrégation de Maria Cristina à ce moment-là et pourquoi les tensions ne sont pas élaborées. Signalons que le besoin de reconstruire des liens ne se présente pas seulement chez Maria Cristina mais chez tous les membres de la famille. Pour Maria Cristina, le conflit oralité-génitalité reste sans solution et sans qu’elle puisse choisir l’une ou l’autre comme défense, parce que chaque niveau du développement est utilisé contre l’autre, parce que chacune est, en soi, un conflit. Pourquoi ? Parce que la dépendance orale est marquée de sa propre avidité et donc du danger d’être absorbée et détruite. L’indépendance résumée dans ses pulsions génitales embrasse sa propre agres­ sion et sa propre rivalité avec les hommes, avec la culpabilité qui en découle et le cercle vicieux que représente se lier à des objets dans un but de réparation puis entrer en rivalité et tendre à les détruire et à se détruire par représailles. Nous en resterons là pour le moment car ce résumé n’a pour but que de permettre au lecteur de mieux comprendre le développement qui va suivre. Commentaires sur le début de la cure La demande de traitement et le premier entretien furent à l’initiative de son frère Juan. Maria Cristina vient avec sa mère : toutes deux entrent dans le cabinet et tant qu’elles demeurent ensemble, c’est la mère qui parle, déclarant, pour résumer son récit, que sa fille a changé. Lorsque je demande

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à la mère qu’elle attende dehors, elle n’oppose pas de dif­ ficultés et Maria Cristina ne manifeste aucun signe. On reprend les antécédents et Maria Cristina insiste sur le fait que ses parents n’acceptent pas ses fiançailles. Elle ne demande la présence de sa mère que pour décider des honoraires et de la fréquence des séances. La première séance est une négation totale de la nouvelle situation et de la relation nouvelle avec moi. Elle me parle comme si elle me connaissait déjà et comme si je la connaissais elle et tous ses problèmes. Au cours de la séance, elle parle de sa mère, de son père, de son frère et de son fiancé, et même de Jorge, un jeune homme qu’elle a vu en rêve et dont je devinerai qui il est au cours des séances suivantes. Elle ne me parle pas d’elle mais de ses objets ; ou plutôt la seule façon de me parler d’elle est de me parler de ses objets. Intérieure­ ment, apparemment, elle n’a rien. Elle est répartie en chacun des objets. Elle est elle-même tant que le groupe familial se maintient ; qu’il se désagrège et c’est elle-même qui se désagrège. Elle me parle, mais non comme à une personne différenciée de sa propre identité ; elle répond « oui », « exact », « bien sûr », à toutes mes interprétations mais elle ne prend pas vraiment contact avec moi de façon directe. Je suis un dépositaire pour ses objets. Le fait de ne pas me reconnaître comme personne différenciée, distincte, implique un déficit de la formation de la personne et de son propre sentiment d’identité. Pour ne pas se sentir angoissée, elle doit rebâtir sa famille dans la relation avec moi. En sortant de la séance, elle reste coincée dans l’ascenseur, entre deux étages, audessus du mien. Nous pouvons dire qu’au cours de cette première séance — et longtemps après — se produisent des événements importants : a) La verbalisation est facile et fluide. Le matériel qu’elle offre est abondant. Elle « inonde » et « envahit » avec ce matériel. Nous rendons compte de cette particularité dans la transcription de la séance afin que le lecteur puisse ressentir le vécu contre-transférentiel. b) En même temps, elle me tient à distance, ne me laisse pas vraiment pénétrer son monde ; c’est-à-dire qu’elle-même garde ses distances.

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c) Ce qu’elle exprime verbalement n’est pas un simple dire mais une manière d'agir, de faire quelque chose avec moi et avec elle-même : une tentative pour me remplir de choses qu’elle ne peut garder en elle et pour me contrôler afin que j’agisse comme elle en a besoin tout en évitant la réintrojection. Je dois être dépositaire de ses objets. d) Tout ceci signifie le besoin de conserver les différentes parties d’elle-même divisées et séparées. Elle a effectué sur moi une projection intense et massive d’objets qu’elle projetait auparavant de façon fragmentée dans chaque membre de sa famille. La distance qu’elle maintient entre nous deux tend à éviter la réintrojection et à protéger son monde intérieur. Elle tente de recréer, dans la relation de transfert, sa dépendance envers son groupe familial car ce dernier ne remplit plus bien sa fonction de dépositaire des objets projetés. La peur de la réintrojection est d’autant plus grande que je suis seul à agir en dépositaire et qu’elle n’est pas sûre que j’assume pleinement ce rôle. Nous nous trouvons devant une fragmentation et une dissociation du processus de projection-introjection, avec une organisation conséquente du projeté et de l’introjecté. Cette organisation donne à la dissociation stabilité et permanence. Je souligne qu’il ne s’agit pas d’une paralysie mais bien d’une dissociation du processus de projection-introjection. Lorsque Maria Cristina sort de la première séance, elle reste coincée dans l’ascenseur. Le processus de projection, le fait de « déposer » ses objets, a été si massif qu’à la fin de la séance elle reste elle-même enfermée dans l’objet dépositaire réintrojecté. En prenant l’ascenseur, elle appuie sur le bouton de l’étage supérieur comme si elle était au rez-de-chaussée et arrivait à la séance. L’acte de déposer n’avait pas réussi : il ne s’était pas transformé en délégation ou en actuation. A la fin de la séance se produit cet incident claustrophobique, tentative pour se protéger du danger que représente la perte du contrôle de ses objets et — par conséquent — de son propre moi. Nous pouvons rechercher dans son passé d’autres défenses contre la réintrojection : l’évanouissement au cours de la crise nerveuse, le bombardement signifiant un danger de réintrojection massif et brusque, tout comme les caractéris­

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tiques de sa projection antérieure. L’évanouissement fut une fuite et une échappatoire à ce danger, les convulsions une expulsion du réintrojecté ; la peur de dormir une peur de perdre le contrôle de la dissociation (équivalent à un retour du refoulé). Evolution S’il est difficile de rendre compte de façon tout à fait exacte à ce jour du traitement psychanalytique de Maria Cristina, on peut cependant dire de façon schématique qu’il a passé par trois grandes étapes fondamentales : la première au cours de laquelle elle répondait à mes interprétations par un « oui », « bon », « c’est vrai » ; la seconde où mes interprétations étaient suivies d’un court silence, après quoi elle reprenait le fil de ce qu’elle avait dit auparavant ou changeait de sujet tout en répondant inconsciemment à l’interprétation. Enfin, la troisième, au cours de laquelle elle répondait à mes interpré­ tations avec un « Mmm » qui exprimait l’étonnement et la découverte. Nous voyons que ces trois types de réponses correspondent, dans la relation de transfert, à la diminution progressive de la distance et à une augmentation de la « per­ méabilité », liées toutes deux à une augmentation de Vinsight corrélative à une diminution graduelle des angoisses et au rétablissement relatif du processus de projection-introjection. La première étape se caractérise par un effort constant pour conserver telles quelles les situations par crainte et pour se défendre de l’introjection, par peur de tout changement et de l’examen de ses propres contenus. Au cours d’une des premières séances, elle parle de sa peur de l’obscurité et de son effroi lorsqu’en ouvrant une armoire elle pensa qu’elle allait y trouver quelque chose en trois morceaux. Elle se tut puis déclara qu’elle avait eu le fantasme d’une tête qui se mettait dans sa bouche. L’interprétation que je donnai fut qu’elle avait peur que je l’oblige à voir les choses qui étaient en elle et qui se composaient de trois parties : sa mère, son père et son frère. Il fut possible de confirmer ultérieure­ ment, grâce à d’autre matériel, qu’elle redoutait effectivement de s’examiner intérieurement ; elle n’était pas sûre de moi en tant que dépositaire parce qu’elle craignait qu’à tout moment je lui renvoie violemment tout (dans la bouche).

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Les angoisses paranoïdes étaient essentiellement liées à son agression et à son avidité projetées respectivement sur son père et sur sa mère. Le premier prenait la forme du fantasme de Frankestein et la seconde de Dracula ; elle rêvait souvent de morts, d’araignées, et rêvait quelquefois en couleur. La seconde étape de l’analyse débuta lorsque s’établit, dans le transfert, la relation symbiotique ; elle n’avait de cesse de vouloir convaincre son fiancé de s’analyser avec moi et, bien qu’elle ne l’eût jamais dit ni explicitement demandé, elle acceptait mes interprétations en ce sens ; mais en revanche, elle poussa son frère à s’analyser avec une de mes amies. Cette attitude répondait à plusieurs objectifs ou besoins : aider son frère, contrôler et apaiser ma femme à cause de ses fantasmes œdipiens. Le conflit représenté par l’union de ses parents avec ses séquelles d’agression et de culpabilité se déplaça totalement sur la relation de transfert. Le thème de l’analyse de son frère disparut complètement du matériel des séances. Lorsque son frère alla mieux et reprit ses études, sa culpa­ bilité diminua en même temps qu’apparut le désir de l’avan­ tager. Elle rentra alors en rivalité ouverte avec moi. A partir de ce moment, elle ne parla plus de ses études. Une longue période de transition comprenant une grande partie de la seconde et de la troisième étape de l’analyse — où elle se trouve encore maintenant — donna lieu à des phénomènes particuliers que j’examinerai plus en détails : la fragmentation et le contrôle dans l’espace de ses angoisses paranoïdes et la participation du corps en tant que buffer à la réintrojection. Fragmentation, dissociation et contrôle dans l'espace En raison de l’organisation première de la famille, les dif­ férentes villes (Santa Fe, Rosario, Buenos Aires) devinrent, par déplacement, dépositaires de relations diverses : Santa Fe représente sa dépendance (oralité), Buenos Aires sa tentative d’indépendance et de maturité (génitalité) et Rosario sa rivalité. Chaque ville est utilisée comme défense et comme refuge face aux conflits qui surgissent dans les autres. En .1. BI.F.GIÏR

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conséquence, ses symptômes apparaissent pendant les voyages (lien entre un lieu et un autre) et l’analyse se centra alors sur eux. Puis surviennent une dissociation et une fragmen­ tation à propos de chaque ville ; par exemple lorsqu’elle est à Santa Fe elle reste chez elle et ne sort pas, ne voit pas ses amies ni ses relations, dissociant par là et une fois de plus sa dépendance (la maison) de l’indépendance (ses amies) ; à Buenos Aires elle arrive en retard aux séances et à Rosario elle évite l’hôpital de façon phobique. Lorsque je me rendis pour la première fois à Rosario pour y donner quelques cours, elle s’évanouit à l’hôpital, endroit qui était au centre de sa rivalité avec moi et qui, du fait de ma présence, vint s’ajouter à ses tentatives d’indépendance et de génitalité. Cette fragmentation de l’espace est la projection de la fragmentation de ses conflits, ce qui rend possible une réintrojection progressive, fragmentée et contrôlée, en même temps qu’une élaboration graduelle en « fragments » ; un travail patient s’échelonnant sur plusieurs mois et qui semblait totalement improductif permit cependant plus tard à Yinsight d’apparaître sous forme condensée et explosive comme nous le verrons plus loin. La fragmentation des conflits (fragmen­ tation des objets, du moi et de leurs rapports) fut utile pour leur réélaboration graduelle, peut-être parce que la relation symbiotique est une relation qui condense une grande quantité de choses fort complexes et fort contradictoires qui demandent à être émiettées avant d’être peu à peu réintrojectées et pro­ gressivement élaborées. La réintrojection et le corps comme buffer La réintrojection ne peut se faire que par « petites doses » et à un rythme approprié ; si l’on dépasse un certain « seuil », la réintrojection agit comme un brusque retour du refoulé ; dans le cas présent, la réintrojection peut avoir lieu au niveau du corps, ce qui implique déjà un certain degré possible de réintrojection mais signifie aussi que le corps est utilisé comme un buffer veillant à ce que l’équilibre au niveau mental ne soit pas altéré. J’appelle cette fonction du corps buffer parce que le sens premier de ce terme s’applique aux solutions qui

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s’opposent ou qui amortissent tout changement d’acidité ou d’alcalinité du milieu (le corps buffer, mécanisme homéosta­ tique). Pour illustrer cet exemple, je rapporterai une séance qui eut lieu après presque deux ans d’analyse et que j’ai choisi à cause des circonstances qui rendirent le phénomène plus évident. Ce fut un lundi, après qu’elle eut annulé une séance et moi une autre. Le samedi précédent, elle avait assisté à un de mes cours à Rosario. Elle savait qu’après cette séance j’allais m’absenter une semaine. 1 ) Elle arrive à l’heure. Elle croise les bras puis prend son poignet gauche : « Je ressens la même chose que samedi der­ nier. Une légère sensation de confusion. » Elle raconte que ce samedi-là elle rencontra une de ses amies et son frère dans un café et qu’ils passèrent des heures à étudier les dessins d’une malade schizophrène : « Et tout à coup, j’ai commencé à me sentir mal ; une confusion et une sensation qui me ser­ raient le cerveau. Je manquais d’air et j’avais envie de partir en courant. Je me suis calmée mais j’avais l’impression que mon cerveau n’était pas à moi. Même chose en entrant à votre cours, quand vous êtes arrivé je me suis calmée. Puis nous avons pris le bus et j’ai ressenti une grande confusion : je suis restée seule et je sentais que j’étais assise mais qu’en même temps je n’étais pas dans l’autobus, que je courais à côté. J’ai eu peur et je suis descendue. Il pleuvait et cela m’a rafraîchie. Avant, quand je pleurais et que je tremblais, je n’avais pas peur de devenir folle. » Cette sensation de confusion qu’elle ressent en venant à la séance est la même que lorsque je me suis rendu à Rosario. Deux parties qu’elle maintenait séparées et divisées se mélan­ gent. A ceci vient s’ajouter le fait que si d’un côté elle me conserve comme un objet très frustrant (j’ai annulé une séance et je pars pour une semaine), de l’autre elle m’intériorise en tant qu’objet libidinal et idéalisé en utilisant mes connais­ sances pour interpréter les dessins de cette schizophrène. Mon voyage à Rosario fait qu’elle ne contrôle plus la division de l’objet (frustrant et idéalisé) dans la séparation spatiale, ce qui est aussi cause de confusion. L’introjection échoue et ne peut être conservée parce que la rencontre de l’objet frustrant et de l’objet idéalisé provoque la

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folie et c’est alors qu’elle se sent oppressée de l’intérieur (manque d’air). Elle redevient calme lorsque peuvent avoir lieu la division et le contrôle de la partie introjectée à l’inté­ rieur du corps : « Je me suis calmée mais j’avais l’impression que mon cerveau n’était plus à moi », ce qui veut dire que l’identification introjective était refusée, que les connaissances m’appartenaient, qu’elle ne pouvait pas intérieurement les accepter parce que l’objet introjecté était chargé de sa propre avidité et de son propre besoin de contrôle. Elle se sent calme lorsqu’elle me voit entrer au cours car elle vérifie ainsi que je ne suis pas en elle mais en dehors d’elle et que donc je ne peux ni la contrôler ni la détruire comme elle-même ne m’a pas détruit par sa colère contre les frustrations. Le cerveau fonc­ tionne dans la division corps-esprit de la même façon que dans la division dans l’espace, c’est-à-dire en contrôlant la sépa­ ration de deux sentiments distincts ou de deux parties de la division de l’objet. Elle-même signale que lorsqu’elle était prise de tremble­ ments et de convulsions tout était moins angoissant et plus facile, tandis que maintenant qu’ils ne se manifestent plus, elle a peur de devenir folle. Les tremblements et les convulsions lui servaient de « barrière » pour ne pas avoir à expérimenter « la peur de devenir folle ». Lorsque la division corps-esprit est à nouveau sur le point d’échouer, survient un dédouble­ ment total : elle sent qu’elle est assise et qu’en même temps elle court à côté de l’autobus. Il s’agit d’une tentative de rétablir la division entre objets persécuteurs et objets protecteurs : d’une part l’autisme (rester assise sans moi avec ses objets intérieurs) et d’autre part la symbiose (courir à côté du bus comme si elle partait en voyage avec moi). Cette apparition du phéno­ mène du « double » se produit pour échapper à la confusion de se voir elle-même confondue avec le psychanalyste. 2) Je lui interprète que sa confusion vient de ce qu’elle est furieuse que j’ai annulé une séance et que je l’ai abandonnée pour une semaine et qu’elle s’efforce de ne pas détruire par la colère ce qu’elle a pris de bon et de valable en moi. 3) Elle répond : « Oui. Parce que jeudi, j’ai rêvé. Cela fait plusieurs jours que je suis bizarrement nerveuse et parler me fait du bien. Mais maintenant c’est tout le contraire. Jeudi

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soir je me suis couchée, j’étais très nerveuse et tout à coup j’ai vu la salle de sémiologie et j’ai vu un homme couché qui paraissait mon père. Je ne voyais pas son visage et cet homme mourait et tous les médecins accouraient. C’est la première fois de ma vie que je vois un homme mourir. Je me suis réveillée avec une sensation d’étouffement. » Elle signale que lorsqu’il y a confusion, la reprojection ne fonctionne pas bien comme défense (parler ne la soulage plus). Son agression tue ce qu’elle aime (son père et moi). Le récit du rêve implique lui aussi une certaine confusion, une faille dans le contrôle (séparation) entre veille et sommeil ; elle ne sait pas très bien s’il s’agit d’un rêve, d’un fantasme ou d’une hallucination (« je me suis couchée et tout à coup j’ai vu... », «... c’est la première fois que je vois un homme mourir ». 4) J’interprète qu’une partie d’elle-même, liée à la relation avec moi, meurt à cause de sa fureur. 5) Elle me dit qu’elle s’est réveillée très fatiguée et qu’elle a essayé par tous les moyens de joindre son fiancé. 6) J’interprète qu’elle tente d’établir un contact avec son fiancé pour me remplacer pendant mon absence et pour ne pas rester seule avec ses choses mortes. 7) Elle répond « oui » en souriant et reparle du samedi : « Où ce qui m’a le plus gêné c’est que je n’avais aucun symp­ tôme de conversion. Comme si tout était dans ma tête. » 8) Je lui dis que dans sa tête il y avait toutes mes connais­ sances, moi et tout ce qu’elle envie chez moi. 9) Elle continue de parler comme si elle ne m’avais pas entendu : « Des fois, je faisais n’importe quoi, je prenais un somnifère et cela me passait mais... je ne me sentais pas nerveuse, c’était très étrange, très confus. » Elle croise les bras et me dit qu’elle a envie d’aller à Santa Fe ce week-end. 10) Quand je lui dis qu’elle a refusé mon interprétation en lui expliquant pourquoi, elle me répond qu’elle a rencontré une amie qui lui a raconté qu’elle avait aussi rêvé que son père mourait.

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11) J’interprète sa tentative de partager la culpabilité de ma destruction tout comme elle partageait avec son frère et sa mère la culpabilité de la destruction du père. Lorsqu’en 7) elle répond « oui » et sourit, elle a un moment d’insight ; mais lorsque mon interprétation peut représenter un danger de réintrojection, elle continue à parler comme si elle ne m’avait pas entendu. Le danger de l’introjection réside en ce que réapparaissent la division et la séparation entre ce qui fait partie de ses relations autistiques et ce qui est en rapport avec moi en tant que dépositaire dans la relation symbiotique ; elle ajoute alors qu’elle désire aller à Santa Fe, tentative pour reprendre un certain contrôle dans l’espace face au danger d’introjecter ce que je possède de bon (les connaissances) et qu’elle envie. Il est intéressant de souligner que l’autisme ne veut pas tou­ jours dire que le sujet intériorise ce qui est bon et idéalisé, et laisse au-debors ce qui est mauvais et persécuteur et dont il tend à se défendre et à s’éloigner. Comme je viens de le mon­ trer, dans l’autisme se trouve ce qui est mauvais, destructeur et mort ; est préservé au-dehors ce qui est bon et ne peut être réintrojecté. Lorsque le contrôle et la séparation entre externe et interne sont perdus, devant la réintrojection et la confusion qui s’ensuit le corps agit comme buffer. Quelques aspects caractéristiques de l'apparition de /’insight J’ai mentionné que l’analyse de Maria Cristina comportait une troisième étape caractérisée par le développement de 1’insight. Je ne veux pas dire par là qu’elle n’avait jamais eu d'insight auparavant mais — et c’est là le plus significatif de cette troisième étape — les moments d'insight se sont faits de plus en plus fréquents, apparaissant brusquement et de façon presque explosive. Ce n’est qu’au cours des derniers mois de cure que toutes les années d’analyse apparaissent « cristallisées ». Naturellement, je ne pense pas qu’il s’agisse là d’un insight définitif où toutes les difficultés de Maria Cristina se trouveraient résolues. Mais c’est une étape impor­ tante de la cure. Jusque-là, seuls de petits « noyaux » d'insight étaient apparus qui, d’isolés et d’enkystés, se rassemblaient

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et se cristallisaient soudain. Au cours de cette troisième période, le phénomène s’accentue et se reflète dans son influence et sa conduite avec les personnes de son entourage. Cette troisième étape commence à se dessiner de façon assez nette au moment où son frère va mieux et reprend ses études et lorsqu’elle commence à payer elle-même ses séances. Le processus de projection-introjection se rétablit lente­ ment avec fragilité, engendrant, entre autres choses, un contact progressivement meilleur avec la réalité : en effet, à partir de la relation à des objets internes (relation narcissique), la projection-introjection signifie une « contamination » imper­ ceptible mais continue des caractéristiques réelles des dépo­ sitaires et des objets du monde extérieur ; c’est-à-dire que dans la projection-introjection et dans la reprojection et la réintrojection des expériences nouvelles se produisent peu à peu en même temps que l’image interne se rectifie. La rupture du stéréotype de conduite qui s’ensuivit entraîna très souvent chez Maria Cristina la sensation d’être déconcertée que précédait soit la peur du changement, soit une fissure dans le blocage affectif, l’autisme et la symbiose, organisations défensives et rigides. Lorsque la rupture de l’organisation défensive est trop brusque, des phénomènes très particuliers se produisent : par exemple, le besoin ou le fantasme d’agresser ou de s’autoagresser, ou la peur de se regarder dans un miroir. Je ne m’éten­ drai pas sur ces faits pourtant très intéressants mais rappelons tout de même que la rupture ou la confusion du lien symbio­ tique implique un certain degré de perte et de désorganisation de l’image du corps, avec cependant une réorganisation pos­ sible de cette image et du sentiment d’identité ; ces deux pro­ cessus sont étroitement liés. Maria Cristina utilisait l’agression pour tenter de contrôler et de refaire les limites de son corps, les traçant de nouveau à travers le contraste brusque avec des objets extérieurs ; M. Mahler décrit ce phénomène dans les psychoses symbio­ tiques, et l’interprétation qu’elle en donne est proche de la mienne : l’activité auto-agressive (se cogner la tête, se mor­ dre, etc.) sert à mieux connaître les limites du corps propre, du moi et du non-moi. C’est à cela que fait allusion la célèbre phrase « se pincer pour voir si on ne rêve pas ». Un fragment d’une récente séance servira ici d’illustration.

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Maria Cristina raconte que ses parents sont à Rosario et qu’elle a pu se rendre compte pour la première fois qu’en réalité ils s’aimaient et qu’elle devait rectifier l’image de ses parents toujours en discorde ; de plus, elle s’étonne beaucoup que sa mère ne lui demande rien. Tandis qu’elle raconte ces faits, elle se pince le dos de la main puis à un autre moment dit qu’elle a eu le fantasme qu’une voiture allait la renverser. Au cours de cette période apparaissent aussi, au moment de s’endormir, la peur de l’obscurité et autres phénomènes divers : par exemple la sensation de disparaître qui l’oblige alors à allumer brusquement la lumière ou à réagir par un petit sur­ saut musculaire. La peur de se regarder dans une glace n’est autre que la peur de se trouver très changée et de ne pas se reconnaître, de se trouver devant une étrangère alors que le sentiment d’iden­ tité n’est pas encore tout à fait consolidé. La perception psychologique du changement d’identité non encore affirmé est extensive à l’image dans le miroir. René Zazzo écrit que dès l’âge de 2 ans ou de 2 ans et 2 mois les enfants reconnaissent leur image dans une glace et que cela est précédé d’une conduite particulière de désorga­ nisation. A la fin de la troisième année apparaît chez l’enfant une certaine anxiété liée au plaisir de regarder sa propre image dans la glace. Voici maintenant un exemple permettant de montrer un autre phénomène très particulier, lié à 1 'insight et aux chan­ gements : le fantasme de grossesse et d’accouchement. Maria Cristina était partie à Santa Fe et à l’heure de la séance elle me téléphone pour me dire qu’elle vient de rentrer à Rosario, qu’elle n’a pas le temps de venir aujourd’hui, mais qu’elle viendra à la prochaine séance. C’est la première fois qu’elle appelle pour dire qu’elle ne viendra pas mais qu’elle désire venir. Elle arrive à l’heure à la séance suivante et en voyant les peintres chez moi elle dit qu’elle se sent très déconcertée car chez elle, à Santa Fe, il y avait aussi les peintres et la maison était dans le plus grand désordre. En venant à la séance, elle se demandait comment elle allait me trouver. Je lui interprète qu’elle se demandait comment elle allait trouver les choses qu’elle avait laissées en moi pendant qu’elle

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était absente et que si tout ce qu’elle éprouvait en relation avec ses parents et Santa Fe était en désordre, elle est toute déconcertée de ne pas retrouver ici les choses comme elle les avait laissées en partant. « Mmmm. » Elle touche son front et reste un moment silen­ cieuse. Puis elle raconte qu’hier et aujourd’hui elle s’est sentie très déprimée et qu’en se promenant avec son fiancé elle a perdu son sac avec l’argent pour me payer, un stylo appar­ tenant à son père, ses papiers d’identité et une photo de son fiancé. Pour pouvoir passer ses examens, elle téléphona à sa mère et lui demanda de lui envoyer une vieille carte d’identité ; la mère crut qu’elle lui téléphonait pour lui souhaiter son anniversaire, chose qu’elle avait complètement oubliée. Elle raconte alors comment cette fois tout a été différent chez elle ; ses parents étaient au courant de sa relation avec son fiancé actuel et non seulement ils l’acceptèrent mais ils s’intéressèrent à sa vie. Devant ces changements — chez elle et en elle — elle tenta une régression à une vieille identité (être comme avant) pour faire en sorte que tout soit comme avant ; cette tentative s’ac­ compagna d’une perte de tous ses liens actuels et nouveaux qui mettaient en péril ses relations de dépendance avec sa mère. J’interprète son trouble devant les changements en lui disant qu’elle a besoin de s’en tenir à quelque chose de fixe qui ne change pas ; qu’elle a délégué cela en moi et que je suis celui qui peut lui rendre son ancienne manière d’être. Elle répond qu’aujourd’hui elle a pensé se retrouver tout à coup avec un enfant, car les changements sont si légers qu’elle les remarque à peine. Elle soupire et dit que maintenant elle ne comprend pas bien ce qu’elle apprend et qu’elle n’a pas envie de passer ses examens. « Je ne sais pas pourquoi mais j’ai la sensation que cette année les matières ont été de véri­ tables accouchements. » Lorsque eurent lieu d’autres changements, très importants pour sa vie et ses relations, elle déclara qu’elle avait l’impres­ sion d’accoucher, d’essayer d’expulser sa mère. Le fantasme de l’accouchement et de l'effort pour expulser la mère implique la séparation d’avec l’objet symbiotique qu’elle enfermait en elle et qui, à son tour, la retenait enfermée.

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Synthèse et conclusions En m’appuyant sur les travaux de Fairbairn à propos du problème de la dépendance et sur ceux de Melanie Klein et de son école concernant la projection-introjection, j’ai tenté, en partant de l’analyse d’une patiente, de développer et d’appro­ fondir la connaissance de ces processus. Ce travail m’a permis de constater que : 1) Le conflit dépendance-indépendance repose sur une perturbation du processus de projection-introjection. 2) Le blocage du processus de projection-introjection (en même temps que le blocage du conflit dépendance-indépen­ dance) atteint une certaine stabilité en raison de la formation de liens de caractères autistiques d’une part et symbiotiques de l’autre. 3) La dissociation entre projection et introjection permet l’organisation de liens autistiques et symbiotiques. 4) Il y a coexistence permanente de l’autisme et de la symbiose avec prédominance absolue, relative ou alternée de l’un des deux. 5) Dans le transfert, l’apparition même minime d’autisme et de symbiose, ont permis : a) de retrouver les antécédents les plus significatifs du développement des recherches sur ce thème ; b) d’élargir le concept d’autisme de transfert intro­ duit par Liberman à celui de narcissisme de transfert ; c) de constater que le terme narcissisme de transfert renferme le caractère du lien aussi bien dans l’autisme que dans la sym­ biose ; d) de signaler comment la connaisance de la coexis­ tence de l’autisme et de la symbiose éclaire le caractère du transfert des psychotiques ; e) de postuler que la coexistence de l’autisme et de la symbiose de transfert existe dans toute analyse.6 6) Le conflit et les processus étudiés présentent un carac­ tère de groupe et l’identification projective et introjective étant liées à la conduite psychopathique, nous avons analysé tout particulièrement la relation entre le déposé et le déposi-

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taire et la différence entre projeter, déléguer et provoquer un rôle. 7) Les tentatives pour rétablir le processus de projectionintrojection se manifestent à certains moments par des phéno­ mènes particuliers qui tendent à reprendre le contrôle sur le point d’être perdu : a) apparition de bouffées phobiques, d’éva­ nouissements, etc.; b) fragmentation d’objets, de liens et leur contrôle dans l’espace ; c) rôle du corps comme buffer devant une réintrojection brutale ou massive ; d) apparition du phénomène du double ; e) auto-agression comme tenta­ tive pour récupérer les limites du corps et l’identité en danger d’être perdue ; f) peur de se regarder dans le miroir comme crainte de constater un changement déconcertant ; g) sensa­ tion de disparaître qui se produit dans l’obscurité et dispa­ rition de la sensation en allumant la lumière ou par un sursaut musculaire ; h) tentatives pour renoncer à ce qui est nouveau et déconcertant et pour être « comme avant ».8 9 8) La réintrojection est facilitée lorsqu’elle a lieu sous forme fragmentée et contrôlée et lorsqu’elle est accompagnée d’une élaboration graduelle par « fragments » et précédée d’une fragmentation de ce qui primitivement apparaissait sous une forme très condensée. 9) L’insight apparaît sporadiquement sous forme explosive lié à des fantasmes de grossesse et d’accouchement où l’indé­ pendance et la maturité sont atteintes par une expulsion de l’objet et la sortie de l’intérieur de l’objet.

CHAPITRE II

La symbiose dans « Le repos du guerrier »

Nous nous proposons maintenant d’approfondir l’étude de la symbiose par un essai d’analyse appliquée ; nous avons pour cela choisi le roman de Christiane Rochefort, Le repos du guer­ rier, qui, bien qu’ayant déjà fait l’objet de nombreuses études, se montre une illustration fort intéressante des résultats de nos travaux cliniques. Avec un roman, le matériel étudié est facilement accessible à tous ceux qui souhaitent confronter leurs opinions, et c’est là un avantage ; mais dans notre cas, le choix d’un roman était aussi motivé parce qu’il nous fallait choisir un terrain d’analyse où l’on puisse montrer que la symbiose implique un véritable entrecroisement de rôles. Le champ du matériel clinique est celui du transfert et du contretransfert dont on ne peut tout livrer à la publication : le maté­ riel original s’en trouve alors appauvri et la clarté de l’exposé en souffre. De plus, nous étions intéressés par l’étude d’une symbiose livrée à son propre cours dans la relation inter­ personnelle car la thérapeutique psychanalytique est, en ce sens, un travail essentiellement « antisymbiotique ». Dans notre précédent travail sur le problème de la dépen­ dance-indépendance reliée aux processus de projection-introjection, j’ai, en étudiant la symbiose comme une forme de dépendance à partir d’un matériel clinique, fait les observa­ tions suivantes : 1 ) L’autisme et la symbiose coexistent toujours, avec prédo­ minance absolue, relative ou alternée de l’un des deux.

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2) Tous deux sont des relations d’objet narcissiques, leur différence résidant en ce que le dépositaire est, soit une autre personne, soit la psyché elle-même. 3) Ils sont tous deux intimement liés à des phénomènes de projection-introjection ou plutôt à une dissociation entre projection et introjection et sont les deux extrêmes de cette scission. 4) Dans la symbiose, le rôle projeté coïncide avec le rôle du dépositaire. On devrait donc parler de symbiose lorsqu’il y a identification projective croisée et que chaque dépositaire agit en fonction des rôles complémentaires de l’autre et vice versa. 5) La symbiose est basée sur des projections massives, immobilisées dans le dépositaire de sorte qu’une bonne partie du moi du sujet s’aliène en lui. 6) La symbiose est « muette » ; les symptômes n’apparaissent clairement que si elle se rompt. Elle intervient dans le transfert psychotique et dans une certaine mesure dans toute analyse et n’est pas sans liens avec la psychopathie et l’hypocondrie. 7) Le contrôle rigide du lien symbiotique a pour objet d’éviter que le dépositaire ne fasse irruption dans la relation d’objet narcissique et d’échapper à la réintrojection. 8) Le lien symbiotique est une relation très condensée de choses très complexes et contradictoires qui ont besoin d’être « émiettées » et discriminées pour être réintrojectées et élabo­ rées ; la réintrojection ne peut se faire qu’à petites doses et à un rythme approprié. Apparaissent alors de petits « noyaux » d'insight qui restent isolés, enkystés et qui, à un moment donné, se rassemblent et se cristallisent, provoquant un insight de forme explosive. 9) Quand on dépasse un certain « seuil », la réintrojection agit comme un brusque retour du refoulé qui se manifeste parfois par des phénomènes particuliers tendant à reprendre le contrôle sur le point d’être perdu : bouffées phobiques et évanouissements, fragmentation des objets et leur contrôle dans l’espace, corps agissant comme buffer, phénomène du double, auto-agression, peur de se regarder dans le miroir, sensation de se dissiper, retour à l’antérieur et au connu.

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10) Il y a dans la symbiose un déficit de la personnification, du sentiment d’identité et du schéma corporel ainsi qu’une confusion entre rôles féminins et masculins et un déficit de la communication au plan symbolique avec augmentation de la communication au plan préverbal ; même parler devient une façon d’agir. Symbiose et nature de la relation d’objet Cette étude sur la symbiose m’a amené à vérifier les obser­ vations que j’avais faites dans mon précédent travail. J’avais constaté, en effet, que « le lien symbiotique est une relation très condensée de choses fort complexes et contradictoires qui ont besoin d’être « émiettées » et discriminées pour pouvoir être réintrojectées et élaborées ». Sans avoir été notre objectif spécifique, le travail qui suit reprend pour l’essentiel ce point : celui de la nature et des vicissitudes de l’objet symbiotique. La symbiose est un lien ou une relation à un objet qu’en raison de ses propriétés j’ai appelé objet agglutiné ou glischroïde. Ce terme, qui a été utilisé par F. Minkowski dans l’étude de l’épilepsie, vient du grec et signifie visqueux ; la viscosité est le phénomène qui résulte du lien à un objet agglutiné. La symbiose est une relation permettant l’immobilisation et le contrôle de l’objet agglutiné. Celui-ci est un conglomérat ou une condensation d’ébauches ou de formations très primi­ tives du moi en relation avec des objets intérieurs et des parties de la réalité extérieure, à tous les niveaux d’inté­ gration (oral, anal, génital) ; le tout sans discrimination, ni confusion. Cette dernière a lieu lorsque la discrimination se perd alors que dans l’agglutination la confusion n’existe pas puisque la discrimination n’a pas encore été atteinte. L’objet agglutiné renferme la structure psychologique la plus primitive, là où il y a fusion de l’intérieur et de l’extérieur (l’état de syncrétisme chez Wallon) et sa persistance constitue le noyau psychotique de la personnalité ; l’intensité et le caractère de la dépendance symbiotique dépendent de l’am­ pleur de ce noyau psychotique (agglutiné). La perte de l’immobilisation et du contrôle de l’objet

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agglutiné, c’est-à-dire sa mobilisation, est massive, en bouffées, paroxystique et provoque ou menace de provoquer Vanêantissement total et immédiat du moi du sujet ; cette mobilisation est accompagnée d’une anxiété à caractère catastrophique, extrêmement intense, massive et primitive, qui dépasse les possibilités des techniques défensives du moins telles qu’elles se présentent dans la position paranoïde-schizoïde et dans la position dépressive. Les techniques défensives qui agissent face à l’objet agglutiné sont les plus primitives et apparaissent elles aussi violemment et massivement et leur intensité est maximale : dissociation, projection et immobilisation. Lorsque le lien symbiotique s’établit et se stabilise (immo­ bilisation et contrôle de l’objet agglutiné), l’autorégulation se fait essentiellement à un niveau régressif de la communica­ tion, un niveau concret où le mot a le sens direct d’un agir ; la relation sexuelle joue un rôle semblable ainsi que le renfor­ cement de la situation de persécution et d’agression, 1’ « agir » psychopathique et l’hypocondrie. Le sujet peut, grâce à eux, retenir et équilibrer de multiples dangers, par exemple perdre le dépositaire ou rester enfermé. Les vicissitudes d’une relation symbiotique peuvent être entièrement comprises en fonction d’une fluctuation entre claustrophobie et agoraphobie. La relation sexuelle présente un caractère compulsif et est une actuation qui stabilise les rôles et contrôle la distance entre les deux participants (feed-back). Quant à la persécution, elle n’est pas obligatoirement liée à un mauvais objet mais à des fragments d’objets non discriminés (agglutinés) ou à des objets dont la discrimination a été perdue. Le renforcement de la persécution par un objet agglutiné peut être un méca­ nisme de défense très utile dans la mesure où l’objet dangereux est ainsi — du moins — déjà repéré. L’anxiété paranoïde peut fonctionner comme un signal d’alarme mais il n’en va pas de même pour l’anxiété catastrophique provoquée par la menace d’un objet agglutiné dont on a perdu le contrôle et l’immobilisation ; dans ce cas, la réaction est massivement désorganisatrice. Devant l’anxiété paranoïde on peut utiliser des défenses névrotiques mais devant l’anxiété catastrophique provoquée par l’objet agglutiné, une telle possibilité n’existe pas. Naturellement nous décrivons ici des situations types et ne tenons pas compte des variations ou des transitions possibles.

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Dans tout notre travail sur la symbiose, il nous a paru essentiel de différencier objet et dépositaire (selon les concepts introduits par Pichón-Rivière) car l’un des traits caractéris­ tiques de la symbiose est justement la coïncidence entre l’objet intérieur projeté et le rôle assumé par le dépositaire. Toute symbiose est toujours symbiose de groupe et comprend deux ou plusieurs individus en interrelation ; le groupe sym­ biotique a, en tant que totalité, les caractéristiques de l’objet agglutiné : il se meut en bloc, massivement et de façon rigide, son unité est la totalité du groupe dont les membres ne sont pas différenciés et discriminés, les rôles sont fixes et rigides, répartis et non partagés et ils sont assumés par les membres du groupe de façon complémentaire et solidaire. Le manque de différenciation ou de discrimination entre les membres du groupe symbiotique signifie que les rôles sont fixes mais que les dépositaires qui les assument peuvent alterner et ne pas être les mêmes, et que toute rotation a elle aussi lieu en bloc. Il y a au moins trois rôles fixes et toujours présents dans un groupe symbiotique : celui du protégé, celui du protecteur et celui de l’observateur/contrôleur. Ce dernier est l’hypocondriaque du groupe et a transformé l’auto-observation et le contrôle en observation et contrôle du groupe dont les membres sont comme ses propres organes. Ces trois rôles peuvent être distribués entre deux ou plusieurs personnes. La symbiose s’établit et opère essentiellement dans l’aire corporelle et le monde extérieur1 ; l’aire mentale est fortement dissociée ou scindée des deux autres et assiste en spectatrice aux événements et aux vicissitudes de la symbiose sans pou­ voir intervenir. Ceci ne veut pas dire qu’à certains moments l’aire mentale ne soit pas envahie par les vicissitudes de la symbiose et que cela soit sans conséquences. La séparation d’avec le dépositaire exige l’élaboration de la relation symbiotique, c’est-à-dire l’élaboration de l’objet

1. Suivant en cela Pichon-Rivière, nous représentons les trois types de conduite comme trois cercles concentriques et les appelons un, deux et trois, correspondant respectivement aux phénomènes mentaux, corporels et de l’agir dans le monde extérieur. Ce même auteur a étudié ce schéma et sa dynamique en psychologie et en psychopathologie et a baptisé ces cercles # aires de la conduite ». José Bleger, in Psicología de la conducta, Buenos Aires, Paidos. (N.d.T.)

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agglutiné ; cette élaboration se fait graduellement et s’obtient par fragments scindés de l’ensemble de l’objet agglutiné, par une diversification des liens avec d’autres objets et d’autres dépositaires et par une réactivation du stade pervers-poly­ morphe qui permet que les zones qui entrent alternativement ou conjointement en contact avec l’objet agglutiné ou son fragment, se diversifient. Ces diversifications permettent une discrimination progressive et une réintrojection graduelle et contrôlée. Tout ce qui aide à fragmenter et à discriminer la condensation de l’objet agglutiné aide à rétablir le processus de projection-introjection et à l’élaboration de l’objet agglu­ tiné lui-même. Le lien à un objet agglutiné n’est ni exclusif ni spécifique de la symbiose. On le trouve dans l’épilepsie et dans tous les états se rapportant à la personnalité épileptoïde, dans les blocages affectifs intenses, dans le sommeil et le rêve et dans la relation thérapeutique négative. De plus, la relation de transfert tend de façon permanente à se structurer en un lien symbiotique parce qu’il y a régression en même temps que réactivation de l’objet agglutiné (partie psychotique de la personnalité) et parce que se condensent et s’accumulent en un seul dépositaire (l’analyste) des expériences très diverses qui mettent en jeu des objets et des parties du moi très diffé­ rents et aux caractéristiques très diverses. Lorsque la symbiose se rompt brusquement (lorsque le dépositaire est brusquement perdu), un affaiblissement de l’agglutination peut se produire et il y a alors danger de dissolution psychotique avec dispersion. A ce propos, rappe­ lons la différence établie par Bleuler entre la Spaltung et la Zerspaltung : la Spaltung est une dissociation qui sépare des parties déjà distinctes tandis que la Zerspaltung correspond à la fragmentation irrégulière et à la dispersion désordonnée de l’objet agglutiné, c’est-à-dire à une dissolution psycho­ tique. Si cette différence proposée par Bleuler et reprise par Minkowski est pratiquement passée inaperçue, cela est dû, il me semble, à ce que nos connaissances de la schizophrénie dérivent de travaux s’appuyant surtout sur des tableaux de restitution psychotique où, logiquement, on voit plus la Spaltung que la Zerspaltung de l’objet agglutiné cependant présente au moment de la dissolution psychotique. Ces

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remarques devraient permettre de mieux parvenir à établir des relations dynamiques entre l’épilepsie, la schizophrénie et la symbiose. Lorsque le contrôle de l’objet agglutiné est perdu et que celui-ci envahit la psyché, la confusion peut apparaître. Une des défenses qui permet d’immobiliser l’objet agglutiné par utilisation du corps comme buffer pour protéger le moi est l’hypocondrie étudiée par Rosenfeld comme défense contre l’état confusionnel. Ce que je veux dire par là, c’est que la confusion n’est pas la propriété de l’objet agglutiné mais qu'elle surgit lorsque le moi est envahi. L’objet agglutiné n’est pas confus, il est indiscriminé ; mais lorsqu’il cesse d’être immobilisé ou d’être contrôlé, il devient un objet qui confond. En plus de cette relation entre hypocondrie (contrôle dans le corps de l’objet agglutiné) et confusion, nous pouvons voir que tous les phénomènes reliés à la dynamique de l’objet agglutiné modifient à un moment donné la clarté de la conscience (dormir, rêver, réaction thérapeutique négative, rupture de la symbiose) et peuvent conduire à son abolition totale comme dans le cas de l’épilepsie. Cela laisse à penser que les différents degrés de diminution de la clarté de conscience (qu’ils aient un caractère normal ou anormal) dépendent de l’irruption dans le moi d’un objet agglutiné de grandeur variable. L’effet maximum est l'anéantissement total de la conscience et du moi, danger qui fait naître des anxiétés catastrophiques (massives et intenses) étant donné que l’objet agglutiné est massif et indiscriminé ; comme le moi ne peut utiliser de défenses, sa destruction est totale. Ce ne sont pas seulement les bons objets ou certaines parties du moi qui courent un danger mais sa totalité. Le mécanisme même de défense est détruit. En ce sens, la fragmentation psychotique (la Zerspaltung de l’objet agglutiné) sauve le moi d’une des­ truction totale, délétère. J’en suis donc venu à proposer une hypothèse de travail : en plus des deux positions fondamentales décrites par Melanie Klein (chacune avec ses anxiétés, ses objets et ses défenses propres), nous pouvons en distinguer une troisième, anté­ rieure aux deux premières, et caractérisée par une relation d’objet agglutiné, une anxiété catastrophique, des défenses telles que la scission, la projection et l’immobilisation fonc-

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tionnant massivement au maximum de leur intensité et de leur violence. Et de même que les deux positions (paranoïdeschizoïde et dépressive) sont des points de fixation pour les groupes des schizophrénies et la dépression, j’avance l’hypo­ thèse que cette troisième position est le point de fixation de l’épilepsie et de l’épileptoïdie. Je propose donc de l’appeler position glischro-caryque1. Le passage de la position glischro-caryque à la position paranoïde-schizoïde se fait au moyen d’une fragmentation et d’une discrimination lentes et progressives à l’intérieur de l’objet agglutiné, ce qui coïncide avec une augmentation de la scission et de la projection et donne lieu à l’établissement du processus de projection-introjection et à l’apparition de nouvelles défenses pouvant opérer dans la position paranoïdeschizoïde mais totalement insuffisantes dans la position glischro-caryque. La position paranoïde-schizoïde se structure donc sur le terrain qu'elle a conquis à la position glischrocaryque. Bion a proposé de distinguer le splitting de la disso­ ciation ce qui, je crois, coïncide avec notre point de vue ; la dissociation a lieu dans la position paranoïde-schizoïde tandis que le splitting est propre à la position glischro-caryque et sépare ou préserve le moi de l’objet agglutiné et opère contre ce même objet afin de le fragmenter ou d’en détacher une partie pour le contrôler, l’immobiliser ou l’élaborer ultérieure­ ment. Cette opération contre l’objet agglutiné (que Bion appelle splitting et Rosenfeld splitting anormal) correspond, à son plus haut degré, à ce que Bleuler nomme Zerspaltung ; ce que Bion appelle dissociation correspond à la Spaltung de Bleuler et au splitting normal de Rosenfeld. Le même problème se pose pour la projection ; la différence d’intensité dans les positions glischro-caryque et paranoïdeschizoïde montre qu’il s’agit de deux processus qualitative­ ment distincts et que leurs conséquences sont elles aussi différentes. Dans la position glischro-caryque, il y a pro-

1. « J’ai choisi le terme de position pour désigner les stades paranoïdes et dépressifs parce que ces groupes d’angoisses et de défenses, bien que faisant leur apparition aux stades primitifs, n’en sont pas exclusifs et appa­ raissent et réapparaissent au cours des premières années et même plus tard dans des circonstances déterminées » (M. Klein [e], cf. bibliog. du chap. IV). Il en va de même pour la position glischro-caryque.

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jection intense, brusque, par bouffées, d’un objet agglutiné ou d’un de ses fragments, sans accompagnement ou l’alter­ nance de réintrojection mais d’immobilisation. Cette diffé­ rence concernant la projection fait que, dans tout ce secteur de la personnalité, l’apprentissage reste paralysé. Aussi bien pour désigner les deux types de projection que les deux types de dissociation, il me paraît préférable de ne pas utiliser les termes de normal et anormal. Il me semble plus correct de reprendre les termes de Bion, dissociation et splitting (ou dissociation et fragmentation), et dans le cas de la projection de parler de projection et de projection agglutinée. L’exposition préalable des principales caractéristiques de la symbiose permettra, je l’espère, de mieux approcher l’essai qui va suivre. C’est volontairement que nous avons inversé l’ordre de nos recherches car nous ne voyions pas les raisons de plonger le lecteur dans les problèmes de la réflexion et de la déduction. L’étude de ce roman, nous tenons à le souligner, n’est pas un travail d’application de connaissances mais au contraire un travail de déduction, et c’est en tant que tel que nous le présentons ici. Le matériel Le roman comprend deux parties qui sont racontées par la protagoniste, Geneviève Le Theil, une étudiante qui quitte Paris pour vingt-quatre heures et se rend dans une ville de province afin d’entrer en possession d’un héritage que lui a laissé une tante. « Rien n’indiquait que sa vie allait se jouer. » A l’hôtel, elle entre par erreur dans la chambre voisine de la sienne et trouve le corps d’un homme qui visiblement a tenté de se suicider. Elle s’arrange pour qu’on lui porte secours et, à partir de ce moment, elle se sent attachée, liée au destin de cette personne ; ce lien se renforce lorsqu’elle va lui rendre visite le lendemain à l’hôpital et la relation symbiotique s’établit : elle ne rentrera à Paris que plus tard et avec Renaud. Tout le roman porte sur les vicissitudes de cette relation symbiotique que nous étudierons en détails pour ce qui est de la première partie de l’ouvrage et plus sommaire­ ment pour la seconde.

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Conditionnement du lien symbiotique Geneviève arrive de Paris pour toucher l’héritage de sa tante, sans manifester de deuil pour cette parente « que je n’avais pas vue depuis ma première communion » ; elle ne vient que pour toucher son héritage, ne doit rester que vingtquatre heures et retourner à Paris où l’attend son fiancé. A la gare, personne ne l’attend pour « me mettre en garde ou me conseiller », c’est-à-dire qu’elle sent d’emblée qu’il n’y a personne sur qui elle peut s’appuyer. Il pleut, elle voit le train s’éloigner et a un frisson. Elle pense qu’à Paris il faisait beau, qu’elle n’a pas pris d’imperméable et qu’il aurait mieux valu se méfier parce que « on croit toujours qu’il fait le même temps partout ». Ce matériel, ainsi que le contexte global de l’ouvrage, nous fait comprendre que Geneviève se sent ici sans la protection qu’elle a à Paris (sans imperméable) ; elle n’a pas non plus en elle d’objet interne qui la protège et pense qu’il faut se méfier de croire que quand on se sent protégé par des objets externes, cela veut dire qu’il y a aussi des objets internes protecteurs (qu’il fait le même temps). Elle a une réaction de solitude et d’abandon quand elle voit le train s’éloigner : il est le lien avec tout ce que Paris a de protec­ teur et avec la partie de son moi qui lui est liée. Elle surmonte la situation en organisant immédiatement tous les détails de son retour : « Tout était tracé. J’aime que tout soit tracé. » Notre première rencontre avec Geneviève nous permet de déduire que, séparée de la ville et des personnes avec lesquelles elle se sent protégée, les objets internes qui lui permettaient de se sentir secourue ne restent pas en elle. La séparation, perte de l’objet protecteur externe, déclenche une réaction de solitude et d’abandon (dépression schizoide) et, lorsque le train s’éloigne, elle a un frisson : c’est le moment où elle se sent menacée par des objets internes très dangereux, et le frisson remplit une fonction de mécanisme de défense de caractère massif et paroxystique, en bouffée, qui empêche la rêintrojection et renforce la dissociation entre une partie dépen­ dante et protégée et une autre protectrice mais dangereuse à rêintrojecter. Cette défense se consolide par la suite par le contrôle obsessionnel.

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Puis elle sort de la gare et, « sans surprise, débouche sur une vilaine place battue de vent ». Le refoulement de la sur­ prise remplit ici une fonction défensive semblable au frisson éprouvé auparavant, empêchant le retour du refoulé. Entre deux hôtels, elle en choisit un au hasard : « l’hôtel de la Paix », au lieu de « l’hôtel de la Gare », noms symboliques de ce qu’elle cherche et de ce qu’elle refoule. Elle se fâche lorsque l’hôtelier lui demande si elle veut une chambre pour une ou deux personnes : « Ne voyait-il pas que j’étais seule ? Je le lui confirmai. » Sa gêne vient de ce que la question de l’hôtelier lui ravive le fait qu’elle est seule, sans protection et divisée. L’hôtelier lui adresse un « regard inutilement suspicieux », où l’on peut deviner la projection de sa propre méfiance à elle due à la perception de sa scission. Une partie très active de son moi a pour fonction Vauto-obser­ vation et le contrôle de Vimmobilité, de ce qui doit rester projeté d’une part et introjecté de l’autre. « Je montai, escortée d’un valet à l’hygiène douteuse. Le lavabo se vidait mal et l’eau chaude ne l’était pas. Je m’en accommodai. Je changeai de chemisier, descendis ; le logeur, levant le nez de son journal, me suivit des yeux comme si ma conduite l’étonnait. Elle était pourtant bien banale ; il était presque une heure et j’allai déjeuner avant de me rendre chez le notaire. » La banalité est le vécu schizoide que Fairbairn décrit comme futilité et qui nous fait comprendre comment Gene­ viève agit en face de ce qui est nouveau : avec une certaine distance ou un certain détachement. L’hygiène douteuse de son monde intérieur est projetée sur l’employé qui la conduit à sa chambre ; dans le lavabo qui se vide mal est symbolisé son déficit de la projection de ses objets internes sales et dans le manque d’eau chaude son désarroi affectif. Elle-même est étonnée de tout ce qui arrive et tente de le nier ou de l’amoindrir en considérant banale la situation. Ce même jour, elle rend visite au notaire et se retrouve propriétaire de deux immeubles et d’autres biens qui lui assureront une existence commode ; alors « je laissai libre cours aux rêveries que jusque-là, par crainte d’une déception, je m’étais raisonnablement interdites : avec les vieilles per­ sonnes on a parfois des surprises, de mauvais placements.

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les dévaluations... Tante Lucie apparemment avait évité des écueils ». Jusque-là, tante Lucie a été un objet douteux : elle pouvait frustrer ou gratifier mais, maintenant que le doute est résolu, Geneviève peut relâcher son contrôle, être joyeuse et faire des projets ; les biens seraient consacrés à l’enfance malheureuse. « J’aimais les enfants, d’autant plus que ma santé ne me permettrait peut-être jamais d’en avoir. » Elle doit utiliser son argent au profit des autres pour ne pas tomber dans la culpabilité et compenser chez les autres sa propre enfance malheureuse. Que tante Lucie apparaisse comme un bon objet, alors la culpabilité se fait jour et le doute se déplace vers son propre intérieur : elle ne sait pas si elle pourra avoir des enfants. Jusque-là, tante Lucie était un objet douteux ; dès qu’elle est discriminée comme objet gratifiant introjecté, la per­ sécution interne et la réactivation des doutes sur son propre intérieur (hypocondrie) apparaissent. Le blocage revient : elle retourne à l’hôtel avec la vague impression « de n’avoir perdu que trop de temps ». A l’hôtel elle se trompe de chambre et ouvre la porte d’à côté : recherche d’un objet externe, d’une compagnie pour se rassurer ou se défendre de son intérieur persécuteur (douteux et confus). La rencontre et le retour du refoulé En ouvrant la porte de la chambre voisine, elle voit un homme étendu sur le lit, tout babillé, la bouche ouverte et émettant des ronflements irréguliers. « L’ensemble avait, dans le reste de jour, un aspect sinistre. » Elle touche sa main et la trouve froide, la secoue sans qu’il y ait de réaction. « C’était horrible. » Elle voit deux tubes vides près d’un verre et comprend qu’il s’agit d’un suicide. Elle court et appelle le patron de l’hôtel qui la regarde avec suspicion, « comme si j’étais responsable de tout ». Elle explique que sa clé a ouvert la porte d’à côté. « Heureusement d’ailleurs. Heureusement pour vous !, appuyai-je avec une lourdeur qui me paraissait nécessaire. » Finalement, l’hôtelier appelle le commissariat et « m’annonça, comme si j’étais de la famille, qu’ils arri­ vaient tout de suite ». Cette rencontre avec un homme moribond (mort et vivant)

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rompt avec l’immobilisation et le refoulé qui, jusqu’à ce moment, avaient gardé un certain équilibre. Le retour du refoulé lui fait vivre la scène de l’homme moribond comme quelque chose de sinistre et d’horrible. Il y a une certaine confusion ou superposition entre l’interne et l’externe (elle sent qu’on la regarde comme si elle était l’auteur de tout), due à la projection sur le moribond de ses propres objets internes, et elle lutte contre cette confusion et cette super­ position en précisant que sa découverte est une chance pour le patron et non pour elle ; cette discrimination (mettre les choses à leur place) n’est pas permanente et la superposition réapparaît au moment où elle ressent l’événement comme si elle était de la famille (vécu proche du déjà vu). « J’eus un sursaut offensé de me voir associée à cette loque agonisante. » Le sursaut est une dissociation violente et massive qui s’oppose à la superposition de l’externe et de l’interne, c’est-à-dire une dissociation qui s’oppose au rétablissement de la projectionintrojection. Le sursaut a la même fonction de défense que le frisson ressenti en arrivant à la gare et tous deux ont le même caractère paroxystique en bouffée et massif. Processus d'acceptation du dépositaire A l’hôtel, il est inscrit sous le nom de Jean Renaud, étudiant (plus tard elle saura son vrai nom : Sarti) ; ses bagages se résument à un portefeuille où il n’y a ni argent ni carte d’identité : « Il l’a probablement détruite et jetée dans les W.-C. », commente l’inspecteur de police, « il sera frais quand il se réveillera à l’hôpital sans papiers ni argent ! Lui qui croyait en avoir fini ! ». En entendant les mots de l’inspecteur de police, Geneviève se trouble et doute : « Jusque-là, j’avais vécu dans la certitude d’accomplir une bonne action. J’ai compris soudain que le point de vue de Jean Renaud pouvait être différent. » Elle comprend la superposition d’avoir sauvé Jean Renaud pour sauver ses objets internes moribonds car il en est le dépositaire. C’est ce qui la fera agir plus tard de façon réparatoire et masochiste. Par moments, elle oublie ce qui s’est passé : « J’avais des immeubles, une maison, un très beau parc. Je les avais un instant oubliés. Je repris pied. Je vais dîner, dis-je joyeuse­

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ment. — Après toutes ces émotions, il faut un bon repas, dit le patron de l’hôtel. — Ces émotions ? Quelles émotions ? Ah ! oui, le mort ! Je montai faire un peu de toilette. » La négation remplit aussi une fonction de défense, mais elle n’est viable que lorsque la scission entre l’interne et l’externe se fait avec succès. « Je ne fis pas grand honneur à mon dîner gastronomique. Seule, encerclée de plats somptueux, j’étais mal à l’aise ; je rentrai vite. » Geneviève recommence à se sentir seule mais tend à immobiliser la projection-introjection : elle ne peut pas manger. Avant de dormir « je m’assis devant la table et tentai de faire cette fameuse mise au point » ; elle tente ainsi un contrôle obsessionnel (faire le point), d’établir une discrimination dans la confusion. Mais la tentative échoue. « Le silence m’oppres­ sait. Ma pensée fuyait. Pas un bruit sauf les trains enrhumés qui laissaient après eux un silence encore épaissi. J’étais seule au milieu de la nuit. » Seule dans la nuit, elle se sent oppressée par la confusion interne : il n’y a pas d’objets protecteurs. Le trouble s’étend et efface les limites de son identité, sa pensée fuit, elle a un vécu de folie, de perte de contrôle ; tout s’accentue lorsqu’elle entend les trains qui, comme celui dans lequel elle est venue, partent et l’éloignent de la protection de Paris. Elle ne se sent plus seule et tout rentre dans l’ordre lors­ qu’elle se souvient que « à l’autre bout de la ville un homme se débattait, qu’on arrachait de force à la paix qu’il s’était donnée ». « Sur son lit d’hôpital, que devenait Jean Renaud ? » Lorsqu’elle accepte le dépositaire et accepte la projection en lui, elle ne se sent plus seule ni oppressée ; quelqu’un prend en charge ses objets moribonds. Si elle accepte Renaud en elle, tout rentre dans l’ordre et se calme. Et elle peut s’endormir. Cette nuit-là, elle a un cauchemar. « Je cherche quelqu’un, j’arrive dans un lieu public et j’y suis accueillie par des rires d’homme et je m’aperçois que je suis vêtue d’une chemise trop courte et pas très nette. Ce rêve hanta mon enfance sous diverses formes et fit une brève réapparition après la mort de mon père. Puis il disparut. J’espérais qu’il avait perdu ma trace. Mais non. Le voici là. Je pensai que cet homme d’hier était mort, finalement. »

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Si Jean Renaud est mort et le dépositaire disparu, le refoulé revient dans le sommeil sous forme de cauchemar ; elle cherche secours auprès des hommes mais elle échoue parce que ses tendances incestueuses la rendent sale. Dans le som­ meil, la scission entre le projeté et l’introjecté échoue elle aussi. En se levant, elle s’aperçoit qu’elle a une crise de foie. Si Renaud est mort, une réintrojection antérieure fait appa­ raître à sa place un contrôle hypocondriaque. (« En fait, j’avais tout bonnement trop mangé la veille au soir... ») Mais la défense hypocondriaque ne fonctionne pas et le besoin d’avoir des nouvelles de Renaud se fait sentir, recherche ou rencontre du dépositaire pour la reprojection. Elle ne peut passer outre son besoin d’aller à l’hôpital pour savoir et, une fois là-bas, elle ne peut éviter non plus la rencontre avec Renaud. Récapitulation Jusqu’à maintenant nous n’avons suivi qu’un seul des protagonistes mais nous l’avons suivi en détail durant quelques heures de sa vie, depuis le moment où elle a été sur le point de nier tout changement et s’est efforcée de conserver son organisation psychologique rigide (la distribution de ses objets)1. Les dangers commencent lorsqu’elle se sent séparée de ses objets externes protecteurs (Paris, son fiancé) et qu’apparaissent la solitude et l’abandon ; elle parvient à se défendre contre le danger de désorganisation grâce à des mécanismes qui renforcent intensément et massivement la dissociation ou la scission : le sursaut et le frisson paralysent et bloquent la projection-introjection et le blocage se consolide avec la dénégation et le contrôle obsessionnel. Cette situation se maintient ainsi, avec quelques oscilla­ tions et Geneviève aurait probablement pu retourner à Paris et à son fiancé pour reprendre ses relations de secours, de sécurité, de dépendance. Mais la rencontre avec un suicidaire, un moribond, rompt brutalement la situation : il y a un brusque retour du refoulé, 1. Notons une première coïncidence avec la réaction thérapeutique négative : le besoin qu’il ne se passe rien et dans ce but le contrôle rigide et l’immobilité dans la distribution des objets.

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une alternance de projections-introjections rapides et mas­ sives, ce qui produit, selon les moments, une sensation de vécu sinistre, familial, un effacement des limites entre l’interne et l’extérieur, avec la confusion qui s’ensuit. L’immobilité et le blocage original ne pourront plus se rétablir ; des objets internes dangereux commencent à agir, la menaçant de confu­ sion, de folie, d’anéantissement. Le besoin d’un dépositaire s’impose et déjà se dessine la compulsion visant à rétablir rapidement un lien qui la laissera libre et à l’abri de ses objets dangereux : la symbiose, en tant que défense contre la confusion et r anéantissement. U aliénation d'une partie d'elle-même pour pouvoir continuer à vivre. Tout en elle est douteux et ses objets aussi le sont : son père (sur qui nous aurons d’autres détails plus tard) porte l’empreinte de ses tendances incestueuses ; sa tante pouvait aussi bien la gratifier que la frustrer. Elle apprend, de plus, par l’hôtelier que sur ses parcs on allait construire « le motel, vous savez, ces casernes sur le bord des routes, la nouvelle mode... ». Renaud est mort et vivant à la fois. Formation ou établissement du lien symbiotique Geneviève part à la recherche de son dépositaire et nous devons maintenant la suivre pour voir, dans sa rencontre avec Renaud, l’entrecroisement projectif qui permet à la symbiose, au pacte entre eux deux, de s’établir. A l’hôpital, elle va compulsivement à sa rencontre, guidée par une infirmière qui « l’entraîne dans un flot de paroles » et elle la suit « étourdie, hébétée ». C’est dans cet état d’auto­ mate qu’elle va être « symbiotisée », s’offrant passivement à être dépositaire des projections de Renaud. Il ne s’agit pas d’une simple introjection mais d’une introjection qui mobili­ sera ou encouragera des rôles semblables à ceux introjectés et qui se fusionneront en eux. Renaud est, en tant qu’objet réel, nécessaire mais inconnu et dangereux, « douteux » (pour reprendre une expression de Geneviève) et c’est pourquoi elle est « étourdie et hébétée », mélange de confusion, de panique et de paralysie. L’infirmière lui sert d’objet médiateur ; elle lui dit que

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Renaud l’attend, « il veut voir celle à qui il doit la vie après sa mère » ; elle lui dit aussi que « lorsqu’il est sorti de son état comateux, il a ouvert un œil et a dit « merde » mais que « depuis qu’il ne souffre plus, c’est le cirque ». Comme on le lui a dit, Renaud la reçoit avec un flot de paroles pompeuses, moqueuses et cyniques mais le contenu en est une plainte amère sur son destin et une demande de protection. Cette contradiction entre forme et contenu (le double front dans le transfert) fait que Geneviève reste bouche bée. Renaud inter­ cale un « allons, ne pleurez plus » alors qu’elle ne pleure pas du tout, ce qui provoque en elle une désorientation. Elle pense que, bien évidemment, Renaud ne lui est pas le moins du monde reconnaissant de lui avoir sauvé la vie, contrairement à ce qu’elle espérait et, quand elle lui demande s’il a besoin de quelque chose, Renaud lui répond : « Absolu­ ment de rien, merci. Vous n’avez déjà que trop fait. » Renaud ne peut éprouver de la gratitude ; l’envie de la femme qui peut donner la vie l’en empêche. Compte tenu du processus intrapsychique qui avait déjà eu lieu en Geneviève (la projection dans Renaud de ses objets morts et dangereux), lorsqu’elle le rencontre elle est paralysée et envahie. Renaud lui fait sentir qu’elle est responsable qu’il soit en vie et elle se sent coupable parce que pour elle Renaud a été sauvé pour prendre en charge ses objets morts. Geneviève devra continuer à insuffler la vie en Renaud pour éviter la réintrojection, mais pas trop de vie cependant pour ne pas le perdre. Renaud doit être un dépositaire vivant et mort en même temps, tout comme ses objets projetés. Le dialogue avec Renaud est à double sens : d’une part Renaud est méprisant mais de l’autre il provoque chez Geneviève le besoin de continuer à s’occuper de lui comme d’un enfant qui se pend au cou de sa mère et la fait se sentir coupable de l’avoir mis au monde. En même temps il y a un renversement de la situation initiale. Geneviève cherchait à être protégée et avec Renaud c’est elle qui est protectrice tout en étant protégée dans la mesure où elle projette chez Renaud ses propres parties désemparées. Le manque de gratitude de Renaud ne la réassure pas dans ses bons objets internes et renforce son sentiment que cette nouvelle relation ne la protège ni ne la secourt. Pour arriver à l’être, elle devra

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continuer compulsivement à donner et à le sauver en perma­ nence. Si elle cesse de le faire ou si elle échoue, elle sera envahie par ses propres objets morts et dangereux. Pour pouvoir vivre, elle devra remplir l’avidité de Renaud, évitant ainsi de succomber à la sienne, puisqu’elle n’a personne qui la protège comme elle va protéger Renaud. Dans la protection, il y a le fait d’être elle-même secourue. Elle se sent, à sa grande surprise, indirectement obligée de revenir à l’hôpital le lendemain (« Renaud l’a « eue », compromise, elle s’est « laissée avoir » et a provoqué et renforcé cette attitude chez Renaud »), alors que son projet était de repartir pour Paris le jour même. Elle est déjà enfermée dans le dépositaire et ne peut plus en sortir. Elle a une bouffée phobique : « J’étais mal à l’aise. D’ailleurs, il faisait vraiment trop chaud dans cet hôpital. J’aurais dû ôter mon imper­ méable (symbole de la protection depuis son arrivée à la gare). Le vêtement était un vrai scaphandre, j’y transpirais abondamment a1. Le destin de la symbiose est jeté, le « pacte » est consommé2. Avant de sortir de l’hôpital, elle éprouve de la pitié pour Renaud, de la nostalgie pour les parties qu’elle a déposées en lui. « Il paraissait avoir envie que je vienne. Il devait se sentir horriblement seul. Cela se voyait malgré ses grands airs. En fait, j’avais un peu pitié. Après tout, je pouvais perdre un jour pour 1. Il est fréquent que l’accès phobique apparaisse dans deux situations types : lorsque la symbiose s’installe (claustrophobie) ou lorsque se rompt et s’affaiblit la relation symbiotique (agoraphobie). Il peut être remplacé sporadiquement ou de façon permanente par des crises d’asthme. 2. Fairbaim, à propos d’« une névrose démoniaque du XVIIe siècle », écrit : « La particularité du pacte avec le diable est qu’il impbque une relation à un mauvais objet. » Ce que Christophe cherchait en Satan « pathétiquement, n’était pas de jouir du vin, des femmes et du chant mais, selon le pacte lui-même, la permission d'être à l'intérieur de lui-même, comme un enfant de son propre corps ». C’est pour cela qu’il vendit son âme éternelle, non pour obtenir une gratification mais un père, même si celui-ci avait été, pendant toute son enfance, un mauvais objet » (cité par E. Pichon-Rivièbe dans Lo siniestro). Le pacte (la symbiose) est le contrôle et l’apaisement d’objets dangereux afin de rester à l’intérieur de l’autre « comme un enfant de son propre corps ». L’étude de la symbiose nous met d’emblée dans la psychologie des « pactes » avec le diable (Christophe Haitzmann, Faust), dans la psychologie de la folie à deux, dans la réaction thérapeutique négative qui est elle aussi un pacte. On sacrifie une partie de soi-même pour vivre avec le reste

à l'intérieur de soi.

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un homme qui vient de se tuer. » Ce n’est pas un homme que son intervention vient de sauver. Ce qu’elle avait projeté fait de lui « un homme qui vient de se tuer » et d’elle une mère qui a accouché d’un enfant moribond mais qui doit continuer à vivre mort pour elle et par elle. Renaud accepte ce rôle à condition que quelqu’un se charge de sa vie qu’il ne peut pas assumer : la mort en échange de la dépendance, c’est sa seule possibilité de vivre. La relation symbiotique se présente ainsi comme un pacte entre leurs parties mortes, détruites et dange­ reuses ; ils « prêtent serment » pour pouvoir porter ensemble le cadavre. C’est un pacte pour pouvoir continuer à vivre. Le secret de la symbiose est celui d'un cadavre en vie qui doit être conservé, contrôlé et immobilisé par ses membres ; s’il y a perte de contrôle, la destruction se produit ou du moins il y a risque de destruction. En sortant de l’hôpital, elle se sent soulagée ; elle a laissé en Renaud tous ses objets morts et dangereux et, ce jour-là, elle règle toutes ses affaires concernant l’héritage. Elle peut alors se permettre de penser à être heureuse : elle s’achètera une voiture, un manteau de fourrure, elle ira en vacances dans le Midi, elle vivra bien, elle se mariera avec Pierre, son fiancé. « Je serai heureuse. » Elle pense à tout cela mais, en prononçant les mots : « Je serai heureuse », sa partie dissociée revient : elle ne sait que faire de la maison dont elle vient d’hériter, « une vieille demeure sans style », et elle repense à sa décision de rester pour résoudre ce problème, rationalisation qui cache sa compulsion de s’oc­ cuper de Renaud, de ne pas se séparer de sa partie dissociée projetée en lui. Cette réflexion a ici la même structure que le phénomène de réaction thérapeutique négative1 : si elle accepte d’être heureuse, elle doit prendre immédiatement en charge ses parties mortes et dangereuses qui menacent de la détruire. C’est d’une logique implacable. Sa relation d’objet fonctionne en bloc, il n’y a ni dispersion, ni discrimination ; c’est une

1. La réaction thérapeutique négative n’appartient pas totalement à un type déterminé de névrose, mais est le résultat d’un lien déterminé entre le psychanalyste et le patient. Elle est une symbiose où il y a une projection croisée ; c’est un « pacte ». L’objet en léthargie décrit par Cesio est un objet agglutiné qui n’est pas en léthargie, mais la provoque lorsqu’il se mobilise et envahit le moi.

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réaction qui fonctionne selon la loi du tout ou rien : si elle veut assumer sa vie, elle doit assumer sa mort instantanément et en même temps. Si elle veut vivre, elle doit payer et donner vie à ses objets morts ; son moi et tous ses bons objets courent alors le danger de succomber. « Je restai. Il me semblait que cette décision ridicule se fût prise sans moi et par morceaux. Un des morceaux était une parole étourdie prononcée sous l’efFet de la chaleur et dont je me voyais à présent prisonnière. » La décision de rester, c’est une autre partie d’elle qui l’a prise, dissociée de cette autre partie qui s’imaginait être heureuse. Elle était prisonnière d’une partie d’elle-même projetée dans le dépositaire ; elle était ainsi victime d’un de ses « morceaux », d’une partie de son propre moi liée à ses objets morts et projetés. Elle fantasme alors une solution pour se défaire de la sym­ biose ou du moins pour la relativiser : elle aidera économi­ quement Renaud : « Je lui donnerais la possibilité de sortir d’ici puisque, après tout, c’était ma faute s’il avait encore à prendre des trains (c’est-à-dire s’il était encore en vie) ; je lui paierais son billet ; et même de quoi tenir en attendant ; en attendant ce qu’il voudrait ; et ne serait-ce pas, par surcroît, une excellente inauguration de l’héritage ? Une bonne action. Je tenais l’idée. Après quoi je serais quitte avec ce Jean Renaud qui était venu se suicider dans mes jambes et dont la pensée, depuis hier, quoique j’en pense, me dérangeait. Au fond, j’avais des remords ; il fallait en payer la rançon. » Raillerie et pitié Elle retourne à l’hôpital avec le fantasme de suborner ses persécuteurs. « C’est ainsi que le jour suivant, le cœur allégé par la certitude d’un dénouement prochain, je franchis la porte du pavillon B. » « Je trouvai ma victime assise sur un banc et devisant avec son infirmière. » S’entame alors un dialogue où son fantasme de subornation échoue complètement et où la relation s’inten­ sifie au lieu de se terminer. Ainsi se renforce son besoin de réparer Renaud et, en lui, ses objets morts. Ce n’est plus seulement un processus de projection et de contrôle mais aussi une compulsion de réparation, pour donner la vie,

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conserver son dépositaire en vie. Ce renforcement de la sym­ biose se fait par un chassé-croisé de raillerie et de pitié. Avec sa raillerie, Renaud lui montre qu’elle est faible tout en allégeant sa propre faiblesse et provoque en elle la culpa­ bilité et le rôle protecteur ; sa pitié à elle allège sa culpabilité à lui et lui montre qu’elle le protège tout en encourageant ou en intensifiant en lui son rôle d’être faible afin de prendre en charge leur mort à tous deux. Ils évitent ainsi la destruction. La raillerie et la pitié intensifient le cercle symbiotique dans la distribution des rôles. Le plus caractéristique de la symbiose est que les rôles ne se partagent pas mais se répartissent. La répartition des rôles implique une dissociation plus nette per­ mettant d’éviter la confusion et la destruction. Pour partager les rôles, il faut être parvenu à la discrimination, avoir réussi une division schizoide. Partager est créatif tandis que répartir exige une immobilisation et implique un cercle vicieux paralysant. Dans la relation symbiotique (groupe symbiotique), les indi­ vidus qui assument les rôles peuvent changer mais les rôles euxmêmes restent fixes et inamovibles. Il existe des groupes encore plus symbiotiques où les rôles ne peuvent pas passer d’une personne à une autre. D'autre part, dans un groupe de ce type, le rôle de contrôle d’observation du groupe (rôle hypocondriaque) est toujours présent et, pour la personne qui l’assume, les autres membres de la relation sont comme les organes ou les parties du corps qu’elle a besoin de conserver et de contrôler1. Renaud offre ses parties vivantes, son moi sain : « Voilà, la petite âme elle est là », dit-il en désignant avec précision le milieu de sa poitrine. « Faites-vous une raison, elle est à vous, elle vous appartient, ne me concerne plus. Faites-en ce que vous voulez, c’est votre chose. » Renaud répartit lui aussi sans partager. « Et maintenant, vous voilà avec une âme sur le dos. Mais vous pouvez toujours la foutre en l’air, dit-il. Elle ne vous demande rien, elle ne demande rien du tout à personne. Elle s’en fout. Vous m’avez aidé très gentiment à sortir de là-dedans. Merci. Mais main­ tenant, c’est quartier libre. » Renaud ne demande rien à personne. Mais il fera en sorte 1. Ces observations sur la psychologie du groupe ont été développées dans Psicohigiene y psicología institucional, Buenos Aires, Paidos, 1966. J. BLEGETt

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qu’on le lui donne sans qu’il ait besoin de demander ou plutôt en provoquant chez l’autre le rôle ou le besoin de donner. « Il ne mendiait pas. Il consentait à recevoir, à la rigueur. » Il ne montrait pas non plus qu’il recevait ou qu’on lui donnait. Cette fois, c’est Renaud qui, pendant ce dialogue, renforce sa dissociation et la projection de sa partie dissociée et il vit cette dissociation et cette projection de son âme comme une mort. Il demande un verre de rhum comme « dernière volonté » tandis qu’il a une bouffée phobique : « La sueur perlait à son front : il devait être plus épuisé qu’il ne le laissait voir. Il avait une expression têtue, inquiète. » La fonction du langage est ici importante : c’est lui qui, pour l’essentiel, établit la symbiose ; mais, pour accomplir cette fonction, le langage ne doit pas opérer au niveau de sa valeur symbolique mais à un niveau de régression, comme une « actuation » et comme un agent de 1’ « actuation » de l’autre. Au lieu de susciter chez le récepteur un symbole ou un signifié, il suscite directement un acte. Le niveau symbolique ne se situe pas au premier plan et les mots ont un sens littéral, concret. Lorsque Renaud lui demande un verre de rhum, il dit : « Il faudra que vous m’invitiez. Je n’ai rien. — Bien sûr. N’est-ce pas mon devoir ? C’était bien imprudent. Cet homme avait décidément la propriété de me rendre étourdie. » Après avoir bu, il dit : « Je suis à vous », et Geneviève pense : « Que le ciel tombe, j’ai ramassé le diable. Pourquoi une formule de politesse, dans sa bouche, fait-elle figure de réalité littérale ? » Les mots sont des actes et engendrent directement des actes chez l’autre. Geneviève le perçoit et pense : « Pour comprendre cet homme, il suffit en somme d’un dictionnaire... J’ai le sentiment d’avoir parlé gratuitement toute ma vie et d’entendre pour la première fois parler pour de bon. » Voilà le niveau concret où fonctionne et se stabilise la symbiose. Les mots n’engendrent pas chez l’autre des pensées préliminaires à l’action mais des actions dissociées de l’esprit et de son contenu symbolique. La communication est directe, littérale, d’action à action. L’esprit est dissocié ; il assiste, en tous cas, en spectateur exclu du drame qui est en train de se jouer1. 1. Cette partie spectatrice et exclue (l’esprit) qui agit comme observatrice et dont le rôle — nous l’avons déjà dit — est d’être toujours présente dans toute relation symbiotique même si son dépositaire change, n’est pas sans

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La métamorphose Dans l’établissement de la symbiose intervient un change­ ment centré essentiellement sur le corps et vécu comme une métamorphose. Le centre de la personnalité n’est plus la partie la plus mûre du moi : le refoulé revient en le déplaçant et en prenant sa place. Geneviève ne résiste plus à la symbiose, elle s’offre à elle ; les noyaux de son moi (jusque-là fortement refoulés) impliqués dans la symbiose sont maintenant le centre de sa personnalité. Le changement est vécu comme une folie : « Je suis folle. Mon corps subit une intense métamorphose, je vais me réveiller chenille ou baleine blanche, je vais crier, pleurer, japper ou braire. Je l’aime. J’aime cet homme. Et depuis le début. » Cette brusque actualisation et cette brusque irruption d’une partie de son moi en régression et jusque-là fortement refoulé, sont vécues comme une folie, mais une folie contrôlée et fixée dans la métamorphose corporelle ; on pourrait dire que c’est une hypocondrie généralisée, massive, en bloc, parce qu’elle concerne le corps tout entier — et pas seulement un de ses fragments — de façon intense et brutale. C’est ce qui la sauve d’une psychose. Et, à partir de ce moment, s’établit une forte dissociation entre l’esprit et le corps. Le niveau de régression symbiotique opère et s’installe, essentiellement, à travers le corps, alors que l’esprit peut opérer au niveau logique, au niveau de la réalité et de l’adéquation à cette réalité en faisant fonction d’observateur perplexe qui ne comprend pas pour­ quoi ce corps ne lui obéit pas et semble avoir sa propre indépendance. Quand Geneviève accepte la symbiose, le changement, la métamorphose et n’est plus en lutte avec elle-même, elle éprouve une délivrance et une certaine paix ; ce phénomène ressemble au soulagement que ressent le psychotique quand il accepte son délire, se soumet à lui ou à ses hallucinations et

lien avec le manichéisme introduit en psychiatrie par Magnan et repris ultérieurement par Dide et Guiraud pour caractériser les cas délirants où coexiste une lutte entre persécution et protection (entre persécuteurs et protecteurs). Cette lutte semble se dérouler en dehors du patient ou sans lui qui y assiste en tant que spectateur ou simple observateur. Et c’est, selon Dide et Guiraud, ce qui caractérise le plus le manichéisme délirant.

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en général à ses persécuteurs. « Je ressens une délivrance d’accouchée. C’est fait. J’ai avoué. Il le sait. » Et au même moment : « Mon ventre me fait mal. Une bête chaude y habite depuis une minute et déjà prend toute la place. Ce monstre se dilate et c’est moi. Le moi qui, toute ma vie, a nié l’existence du coup de foudre, le coup de foudre vient de le tuer. » Le déplacement du centre de la personnalité vers les noyaux régressifs et symbiotiques du moi est perçu comme un accou­ chement, une naissance, un resurgissement plein de vie mais aussi comme un monstre envahisseur, une grossesse qui s’em­ pare de toute la personnalité. Le fantasme de l’accouchement et de la grossesse sont simultanés et resurgissent comme des efforts pour contrôler ses anxiétés, en reliant l’inconnu au plus connu et au plus concret. Après la métamorphose, elle est autre ; ils déjeunent mais elle n’a plus faim, « l’autre avait faim ». « En celle que je suis la faim s’est distribuée autrement. » Le mot métamorphose vient du grec et signifie « changement complet » ; la dénomination et l’étymologie s’en tiennent fidèlement à ce qui se passe dans la réalité et à ce que nous avons vu chez Geneviève. Et ce « changement complet » de personnalité engendre un problème et une réponse. Pourquoi l’actualisation de liens (qui enveloppe toujours un fragment du moi et un objet) provoque-t-elle un changement complet de personnalité alors que d’autres changements ont lieu à l’inté­ rieur de la personnalité maintenue telle quelle ? Nous pouvons répondre que si une bonne division schizoide avait eu lieu, c’est-à-dire une fragmentation et une discrimination suffi­ santes du moi et des objets, aucun changement de lien ne serait vécu comme un changement global et massif de person­ nalité ; aucun fragment du moi (et de l’objet) ne condenserait ni ne polariserait une partie aussi grande du moi telle que son actualisation signifie une métamorphose. Cela nous amène donc logiquement à formuler une seconde réponse ou du moins à en tirer une conséquence : pour que la métamorphose ait lieu, comme dans la symbiose que nous étudions, le moi se déplace en segments massifs, condensés, qui ne sont pas assez fragmentés ni différenciés, de sorte que le passage d’un fragment du moi à un autre est un véritable

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changement de personnalité, une métamorphose. C’est ce que j’appelle objet agglutiné ou relation (Tobjet agglutinée. « Magnanime, il me donne le temps de m’établir dans ma nouvelle peau et d’ordonner mon nouveau monde. » Le chan­ gement est vécu d’une part comme un désastre, comme l’écroulement de son moi antérieur et de tout l’ordre qui cor­ respondait à ce moi. Puis tout s’ordonne nouvellement et prend un sens nouveau. C’est une remise en ordre où tout est agencé autour d’un moi différent (jusque-là refoulé) à un niveau régressif, magique : « Tout me devient clair, en effet : pourquoi j’ai passé sous une échelle, pourquoi j’ai choisi l’hôtel de la Paix, pourquoi je me suis hâtée d’y revenir à 6 heures, pourquoi je me suis trompée de porte et pourquoi la clé a ouvert ; parce que j’aimais Renaud Sarti. » Les conséquences ordonnent les événements qui les ont précédés et tout s’intégre à un niveau magique, téléologique, plein de sens. « Que je dusse aimer cet homme se voyait comme le nez au milieu de la figure, de toute éternité. » Du point de vue dynamique, cette prédestination du coup de foudre1 est un phénomène proche du déjà vu ; le coup de foudre est la rencontre soudaine d’une image intérieure idéalisée et c’est pourquoi il donne une impression de prédestination. Les dangers du lien symbiotique La symbiose est un lien dont l’équilibre, à certains moments, peut être très instable, particulièrement lorsque la symbiose s’installe. « J’étais baleine blanche et complètement folle, près d’éclater dans ma peau. » La métamorphose n’est pas seulement l’éta­ blissement d’un moi corporel nouveau mais une invasion qui tend à briser les limites du moi et du schéma corporel jusquelà opérantes. Devant ce danger d’éclatement, de perte brusque des limites du moi, un contact corporel devient indispensable, une nouvelle cénesthésie qui dresse de nouveau les limites du schéma corporel. « Ces mains, je voulais qu’elles me touchent. » Si la régression menace d’être trop intense il y a danger 1. En français dans le texte.

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de « se dissiper » et le contact avec l’autre devient alors indis­ pensable pour fixer les limites de la régression et former à nouveau la personne « en se regardant dans l’autre » ; c’est-àdire qu’il y a recherche des limites : « Mais il est nécessaire, il est nécessaire d’être seule avec lui, entre des murs, à l’écart de tout, seule avec lui un instant, rien que pour pouvoir le regarder, comme on veut une eau calme et tranquille pour s’y mirer, il me semble qu’ici, dehors, bien que les rues soient presque vides, tout m’empêche de le voir, je ne l’ai pas, il est loin K1. Cependant, un autre danger menace, celui de devenir dépen­ dante et soumise à l’objet : « Ces mains, ce visage, cette bouche forte, ce grand corps... me sont devenus plus proches que le mien, ma chair même, mon prolongement physique, ou plutôt c’est moi qui suis leur prolongement, je dépends de leur moindre mouvement. » « Le monde entier s’ordonne autour de ce nouveau venu, il est déjà le maître et me dicte des conduites que je n’eusse jamais osées. » Nous pouvons réduire à trois les principaux dangers : tout d’abord, celui de rester enfermé dans l’objet et/ou le déposi­ taire (claustrophobie) ; le second, celui de perdre le contrôle de l’objet et/ou du dépositaire (angoisse d’incomplétude) et enfin, le troisième, celui d’être confondu avec l’objet et/ou le dépositaire. Ces trois dangers alternent rapidement et peuvent même coexister. La symbiose peut être totalement comprise comme une défense stabilisée devant le danger de voir s’al­ terner et osciller la claustrophobie et l’agoraphobie. Le temps La symbiose finit de prendre forme tandis qu’ils sont en train de déjeuner. Ils ont échangé peu de mots : « On ne peut pas tout faire à la fois. » Geneviève lui propose d’aller dans la maison dont elle vient d’hériter. « Comme vous voudrez, dit-il, je suis à vous. » Il lui prend le bras et Geneviève est prise de vertiges : le danger de confusion. Elle est très impatiente d’être

1. Le rôle du regard dans la formation de la personne a été particulière­ ment mis en évidence par J.-P. Sartre qui, par ailleurs, parle de « pâtosité * (viscosité).

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là-bas, c’est-à-dire impatiente d’être loin du danger de confu­ sion. A leur arrivée, tout se paralyse et « le temps s’est déme­ suré... je n’aperçois la minute suivante que dans un lointain inaccessible, je n’y serai jamais. » Le temps s’arrête lorsque la paralysie de la projectionintrojection est devenue nécessaire pour contrôler la confusion. Le temps aussi s’arrête lorsque la relation à un seul objet est massive, lorsque la diversification des relations d’objet est réduite au minimum. Le vécu temporel existe en même temps que le déplacement dans l’espace de divers objets. « La temporalisation ne peut surgir que là où le corps différencie les sensa­ tions réelles de gratification et de frustration » (Koolhas). S’il n’y a qu’un seul lien et une seule expérience uniforme, alors le vécu dans le temps est impossible. « Renaud n’avait pas la notion des jours. Comment savoir si on était jeudi ? Il en ignorait la méthode. Il disait facilement « Jeudi à quatre heures » mais il ne savait pas reconnaître ce moment privi­ légié au milieu de l’homogénéité du développement temporel. » « Pour lui, il n’y a pas de ciel, pas d’extérieur. Le temps ne passe pas, les jours ne se succèdent pas ; il n’y a qu’un jour, homogène, qui se poursuit, une seule heure, indéfinie, qui s’efface à mesure qu’elle passe : sa vie ne laisse pas de traces ; c’est un homme qui ne cesse pas de mourir et qui s’oublie lui-même en chemin. » La sexualité La relation sexuelle est un besoin à caractère compulsif. C’est un lien qui s’impose comme technique de communication dans la relation interpersonnelle lorsque les autres techniques ne sont plus sûres, lorsque les paroles et les attitudes, en tant que techniques de distribution de rôles et de régulation de la symbiose, ne suffisent plus. Leur premier rapport sexuel est un cunnilingus, ce qui montre et confirme dans les faits, dans l’acte, la distribution de rôles mère-fils, protecteur-protégé, bouche-poitrine. La relation génitale est, de cette manière, une technique complète qui consolide le lien et dépasse « l’angoisse d’incomplétude ». Renaud s’efforce de la faire jouir et a besoin qu’elle le lui dise explicitement et verbalement ; elle est dépositaire de la

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vie et c’est elle qui doit jouir en répondant avec gratitude, tendresse et protection. En lui, ses anxiétés dues à la crainte de détruire, se calment. La relation sexuelle stabilise les rôles et établit un contrôle de la distance entre les deux partenaires : ils ne se perdent pas parce qu’ils sont proches mais ils ne se confondent pas et ne se dissipent pas parce que le contact et l’opposition des corps renforcent les limites de chacun comme individu séparé1. Cette expérience de « complétude » et un contrôle concret des nombreux dangers de la symbiose feront de la relation sexuelle une relation compulsive. « A peine m’a-t-il quittée, je commence à souffrir. » « Je suis à vous », a-t-il dit. « Ah ! Mais il n’a pas dit jusqu’à quand. Peut-être demain, à l’instant va-t-il m’échapper. » « Sans cesse avec Renaud à mes côtés je pensais à Renaud perdu. Jumelle du désir, l’angoisse avait pris avec lui ses quartiers chez moi. » Cette anxiété de perdre l’objet est aussi sa soupape de sécurité face aux dangers de la symbiose et englobe sa propre peur de devoir fuir Renaud. La relation sexuelle signifie aussi pour tous deux une dette, une gratification : « Nous entrâmes nus dans le lit où tante Lucie était morte », tentative pour insuffler la vie à tante Lucie, à son père, à Renaud. L'équilibre dans le lien symbiotique La relation symbiotique est établie : les rôles sont distri­ bués et bien configurés ; l’instrument de contrôle ou d’équi­ libre (feed-back) est essentiellement la relation sexuelle. Us sont à Paris, dans l’appartement de Geneviève. Elle s’occupe de tout et Renaud fait une régression schizophré­ nique : il ne sort pas, reste au lit, lit des romans policiers, fume, boit et a des rapports sexuels. Il ne parle pas. Geneviève pense : « J’en suis réduite aux faits : il est là. » La vie de Renaud est réduite au minimum. « Son assiduité envers moi, bien qu’oc­ cupant de grandes parties du jour et de la nuit, se limite à mon corps... Je n’ai qu’une existence matérielle. Il n’écoute

1. Notons au passage que le coït a pour rôle de décharger les tensions et l’anxiété ; rappelons la ressemblance, depuis longtemps prouvée, entre l’orgasme et la crise épileptique.

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pas ce que je dis, il le regarde ; c’est une impression très curieuse, comme si j’existais à côté de moi. Tapi sur sa litière, il m’observe et sans tenir compte de l’heure et de la circons­ tance, quand je passe à portée, il m’attrape même si je pousse l’aspirateur ou si j’ai dans les mains les quatre cendriers. » Il est une partie d’elle-même (son double) et point n’est besoin de parler ; la communication fonctionne à un niveau très régressif, de corps à corps. Il ne l’a pas dit, mais « il n’a pas « d’affaires » où retourner » ; il est libre : « C’est la liberté des morts. » « Il vit sur mon lit. Je dois, pour faire ce lit, saisir les occa­ sions. Autour de lui, font cercle les cendriers... Il les remplit ; je les vide : la cadence est rapide. J’ouvre la fenêtre autant que je peux, je supporte mal l’air confiné. Il ne dit rien mais je sens qu’il n’aime pas ça. » Il est un cadavre en vie, sa propre partie morte qui doit être conservée en vie, juste ce qu’il faut pour ne pas mourir, pour ne pas être perdu pour elle. Il la remplit des émanations de cadavres et elle se vide et s’épure périodiquement (l’ambiance empoisonnée décrite par M. Klein)1. Renaud, le mort-vivant (le maximum de mort compatible avec le minimum de vie), est le cadavre du père de Geneviève et de tante Lucie (un couple de morts) qu’elle doit garder en vie ; ils sont dans l’appartement où le père amenait ses maîtresses et le lit a été spécialement commandé à la mesure du père qui était très grand, aussi grand que Renaud, très satisfait de ce lit car les autres étaient toujours trop petits pour lui. Geneviève se sent un petit animal qui se laisse prendre, « une victime continuellement dévorée et soumise ». A cela s’oppose la découverte, sous la direction habile de Renaud, de son propre corps comme source de plaisir : « Ce monstre d’égoïsme qui ne se soucie pas de m’aimer, est le plus généreux des amants, dans l’amour jamais il ne songe à lui-même et à

1. Dans une des pièces de Ionesco, un couple enfermé veille un mort qui ne cesse de grandir ; dans les chambres poussent des champignons vénéneux qui envahissent tout. Le cadavre, qui occupe une place de plus en plus grande, signale, ainsi que d’autres jeux de scène, le manque de puissance génitale pour réparer, contrôler ou immobiliser son invasion progressive.

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son propre plaisir, il le prend, par surcroît, quand ceux qu’il a pu me dispenser sont épuisés b1. Geneviève passe d’un extrême à l’autre sans pouvoir éclairer sa confusion. Son lien apaise sa relation avec ses objets morts mais suscite de nouveaux conflits, de nouvelles confusions qu’elle ne peut discriminer : « Je ne sais pas si je déchois ou si je me forme... Ne suis-je pas une esclave ? Ou bien suis-je une vraie femme ?... Est-ce la naturelle sensualité ou des aberrations perverses, suis-je enfin normale ou déjà vicieuse ? Ce plaisir à la fois trop vif et partiel, le seul auquel j’accède encore, me drogue et m’obsède. » « J’ai presque peur de lui : ne songe-t-il pas à me perdre ? Où m’entraîne-t-il ? Yoilà que mon cerveau commence à héberger des notions irra­ tionnelles de péché, de chute, de vice et de perdition. » L’appa­ rition de confusion est due au relâchement du lien symbiotique. Elle se sent absorbée par Renaud, par ce « monde sans temps ». « Je suis entrée dans le sombre royaume de Renaud qui, lui, est mort. Je vis avec un mort qui m'aspire de son côté. » « La peur commence à me travailler... d’avoir perdu le monde. » Ou bien elle perd le monde ou bien elle perd Renaud. Ils sont tous deux des parties d’elle-même et elle ne peut échapper au dilemme. Le drame qui se joue avec Renaud est le drame de ses conflits internes. Mais elle se sent de plus en plus absorbée par l’avidité de la mort qu’elle doit garder en vie pour ne pas être détruite par elle2. Renaud est devenu un mort avide et exigeant auquel Geneviève se sent soumise, qui l’attire et l’absorbe. La régres­ sion progressive est tournée vers la recherche d’un point opti­ mum d’équilibre, mais chaque niveau de régression suscite à son tour de nouveaux conflits. « M. Sarti a en moi une rente, une bonne et par-dessus le marché de quoi coucher. Jamais il ne bouge un doigt dans la maison. Ménage, cuisine, courses, c’est pour moi. Sans doute pense-t-il que tout cela se fait automatiquement, comme les

1. La « générosité » de Renaud à lui donner du plaisir « sans songer à lui-même » n’est certes pas de la générosité, mais un contrôle obsessionnel et puissant par crainte de se voir désorganisé ou dissous dans l’orgasme. 2. A propos des objets morts enkystés qui sont vivants en nous, un malade parle des « séquestres » en les comparant aux « séquestres » de l’os dans la myélite osseuse.

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comptes de la banque, aussi. M. Sarti est sur le lit, vautré, fume au rythme de 40 par jour les cigarettes que je lui apporte, il boit le wiskhy que je lui tends dans le verre que jamais il ne lave, m’accorde, comme une faveur, de quitter le lit pour un fauteuil quand je change les draps et il semble alors que je n’aille pas assez vite. Il ignore probablement l’existence dans une maison de déchets et le mécanisme selon lequel les pou­ belles se remplissent, ce pourquoi il faut les vider. Il ne s’aperçoit pas de tout cela. Renaud, pourtant, se porte bien. Il mange — sans apprécier — il ne se plaint jamais toutefois — la nourriture que je prépare et pour l’ingestion de laquelle il consent à se déplacer jusqu’à la table. Le petit déjeuner, je le lui sers à domicile, dans le lit. Il m’arrive d’être lasse, cela pourrait se voir sur ma figure. Mais sur ma figure, Renaud ne voit que le désir. Il ne remarque que ce qui lui est bon et à la condition encore que cela tombe tout cuit ; s’il fallait en plus faire un effort !... Il y a des moments... » Cependant, cette rébellion intérieure est immédiatement apaisée : « En général, je refoule le « c’est bien commode » à l’aide de l’argument suivant : Renaud n’a rien demandé ; ce que je fais, je veux bien le faire ; si je ne le faisais pas, il s’en passerait ; Renaud n’a rien à perdre ; Renaud s’est tué très loyalement. » Renaud se limite au minimum vital et cette régression implique un minimum de relation compatible avec la survie ; dans la mesure où il est lié à un seul être humain, Geneviève, la relation avec elle est elle aussi réduite à un minimum de communication à un niveau très régressif. Geneviève s’est elle aussi enfermée avec lui et commence à sentir parfois la peur « d’avoir perdu le monde ; je suis comme dans un couvent ». Elle refuse toute autre relation, ancienne ou nouvelle : sa mère ou son ex-fiancé. Pour tous les deux, l'installation de la symbiose a signifié une dissolution de la diversification des objets et des liens. Tout est centré sur un seul dépositaire. Après cela, le monde n’existe pas. Comme je l’ai signalé plus haut, cette concen­ tration sur un seul dépositaire est une régression qui, dans la relation à un objet agglutiné, implique une communication préverbale très primitive elle aussi. Dans ce seul objet agglu­ tiné sont concentrés l’amour et la haine, l’agression et la

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réparation, la vie et la mort, à tous les stades : oral, anal et phallique1. C’est donc un objet qui doit être sévèrement contrôlé. Cette relation prédominante à l’objet agglutiné (dépendance symbiotique), immobilisé et strictement contrôlé, signifie une paralysie de la projection-introjection, une para­ lysie du temps accompagnée d’une perte relative du sens du réel, d’un déficit de l’intégration du moi et d’une confusion entre ce qui appartient à soi et ce qui appartient à l’autre. C’est pourquoi on rencontre dans les symbioses un déficit de la formation de la personne et de l’identification, une confusion entre homo et hétérosexualité et une perte de l’inté­ gration du schéma corporel. Vicissitudes du lien symbiotique Geneviève a une courte entrevue avec son ex-fiancé et ils décident de mettre fin à leur liaison ; elle revient à l’appar­ tement en ayant peur de ne pas y trouver Renaud, « la logique de la vie veut qu’au moment où je lui fais le sacrifice du reste, Renaud disparaisse ; la disparition soudaine lui va comme un gant ». Elle a aussi peur qu’il ait pu s’empoisonner pendant son absence. « D’ailleurs, avec quoi ? J’ai jeté tout le contenu de la pharmacie où rien ne me paraissait innocent, même l’aspirine. Je le suppose capable de transformer en poison une barre de chocolat » (projection dans Renaud de sa propre hypocondrie). Elle a rompu un autre lien avec le monde et Renaud est le seul qui lui reste. Elle a peur que lui aussi disparaisse ; sa dépendance totale envers lui rendrait sa perte catastrophique. Mais cette crainte coexiste contradictoirement avec le fan­ tasme qu’il s’en aille ou qu’il s’empoisonne, réaction à sa peur de dépendre entièrement de lui et de rester enfermée, et réaction aussi à la relation exclusive à un seul objet dans lequel elle a peur de se remplir du poison et de la mort de Renaud. La régulation du lien symbiotique s'obtient essentiel­ lement d'une part grâce à l'activité sexuelle et de l'autre au

1. Cette concentration — lien avec un objet agglutiné — nous la trouvons aussi normalement dans l’idéal de l’adolescent qui veut une compagne qui soit à la fois sa mère, sa fiancée, sa sœur, sa maîtresse, son épouse, etc.

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renforcement ou à Vaccroissement de la persécution ; au moment où elle a peur d’être complètement absorbée par la dépendance, le fait de rechercher et même de provoquer une altercation introduit une certaine distance (un certain contrôle) de la relation et de ses craintes. Renaud lui demande seulement si elle a apporté quelque chose à boire. Il ne pose pas de questions sur son rendez-vous avec Pierre. « Je viens de rompre avec mon passé. Et même avec mon avenir. » « Très bien. Il te reste le présent », répond Renaud. « Quel présent ? » Renaud « pose son livre, s’assoit sur le bord du lit, attrape ses chaussures, les lace, va dans la salle de bains, revient avec sa brosse à dents, la met dans sa serviette. J’ai l’angoisse au ventre. Il part ». Renaud est parti. Pour lui, la relation est massive, de sorte que la moindre frustration affecte le tout de manière catas­ trophique ; il ne reste rien. Sa relation d’objet agglutinée fonctionne en bloc, sans discrimination possible. C’est la loi du tout ou rien. Geneviève est furieuse mais accepte qu’il s’en aille. « Mon corps, pendant ce temps-là est contre la porte, collé, il hurle, je hurle comme un chien. Je l’avais oublié celui-là. Ma bouche s’ouvre, cherchant l’air, comme un poisson. C’est pourtant bien moi aussi cette chair douloureuse. C’est même plus fort que le reste. Voilà ma tête investie, mon beau raisonnement qui s’en va en quenouille. » Geneviève tente une division corps-esprit : son fantasme de ne pas le trouver est son désir de voir Renaud s’éloigner, façon de s’éloigner elle-même lorsqu’il n’existe plus que la relation avec lui. C’est Renaud qui « agit » le fantasme : il part. L’esprit de Geneviève accepte cette séparation qui la libère de la peur de la relation exclu­ sive et absorbante avec Renaud. Mais son corps manifeste le vide, « l’angoisse de l’incomplétude » ; sa relation symbio­ tique fonctionne intensément et c’est le corps qui s’impose : elle part à la recherche de Renaud. Elle le trouve au coin d’une rue. « Son visage est mort, complètement désespéré. » Sans son objet protecteur, Renaud est paralysé, désespéré, paniqué d’être à merci de la mort. Il ne lui est pas possible de se déprimer ou d’utiliser des défenses graduées : la perte de Vobjet protecteur avec lequel il a une relation massive (agglutinée) est catastrophique ; dans ces

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conditions, la perte de l’objet ne peut être élaborée (dans la position dépressive) et l’objet perdu n’a aucune des carac­ téristiques d’un objet persécuteur pouvant être manié par les techniques de défenses de la position paranoïde-schizoïde. Il y a une réaction d’extermination et de panique. Geneviève le supplie de revenir. Un dialogue très sobre et très dense s’établit entre eux deux et ils tentent de se rap­ procher et de restructurer la distribution des rôles. Tout tourne autour de l’idée que c’est elle et elle seule qui a besoin qu’il revienne ; le lien ne peut se rétablir que si elle est la seule à recevoir quelque chose de la relation. Renaud ne peut rien accepter et ne peut recevoir quoi que ce soit d’elle. Recevoir quelque chose signifie pour Renaud sa voracité destructrice et revivre sa culpabilité de la mort de sa mère : sa voracité l’a tuée. Renaud accepte de revenir mais auparavant il demande à boire et se met à parler de lui-même et de l’amour : « Le mortel ne meurt pas, il survit. Comme on survit à la bombe atomique le corps définitivement irradié, l’âme planant sur la face de l’abîme des molécules potentiellement désintégrées, sur le vide essentiel. » Pas même l’amour protège. « L’amour est un bandeau, c’est bien connu. » Renaud provoque ainsi en elle le besoin de le protéger de la menace de destruction interne. Notons aussi au passage le caractère métaphysique de l’angoisse semblable à celle de l’adolescent et de l’épileptique. « C’est toujours lorsqu’il est très malheureux et perdu qu’il se met à délirer. Comme si le désespoir le droguait. Et tout de suite il pense à un bistrot. » Le bistrot puis un rapport sexuel compulsif. Quand il se sent malheureux et perdu (au bord d’une situation qui peut l’anéantir) il doit « délirer » et désespérer (s’angoisser) parce que se sentir angoissé est se sentir en vie. En même temps, il combat son angoisse en buvant et, de retour, le rapport sexuel est, devant le danger d’anéantissement, une technique qui le calme et apaise ses angoisses, cercle vicieux de réalimentation.

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Agglutination et dispersion Renaud reprend la relation avec Geneviève et à la sensa­ tion d’anéantissement fait suite une réorganisation de la symbiose : en se sentant plus protégé, il peut alors se rendre compte qu’il est au bord de la destruction interne, « ... les molécules potentiellement désintégrées, sur le vide essentiel » de la dispersion schizophrénique ; le danger est si grand que même l’amour ne peut le sauver. Renaud refuse et fuit la vie et par là même se sauve ; la symbiose est la possibilité de continuer à vivre au meilleur niveau possible. Il ne s’agit même pas de se sauver totalement, mais de ne pas se détruire complètement. Cette destruction totale est la dispersion schizophrénique, nous entendons par là dissolution psychotique et non resti­ tution schizophrénique qui est déjà une ordonnance et une réadéquation au milieu1. L’état des molécules potentiellement désintégrées ne corresponde pas encore à la dispersion schizophrénique mais à l’agglutination. La symbiose qui est, en dernière instance, Vimmobilisation et le contrôle de l'objet agglutiné, préserve d'une fragmentation psychotique destructive, annihilante (ZerspaltungJ. La dispersion est caractéristique de la schizophrénie tandis que l’agglutination l’est de l’épilepsie. « Tout se dissocie chez le schizophrène, tout se disperse, tout se désintègre tandis que chez l’épileptique tout s’accumule, se condense, s’agglu­ tine »2. Cette caractéristique de l’épilepsie (agglutination, 1. Bleuler a distingué la Spaltung de la Zerspaltung et dit : « La Spaltung est la condition préalable de la majorité des manifestations complexes de l’affection ; elle confère à toute la symptomatologie son cachet particulier. Mais derrière cette Spaltung systématique en complexus d’idées déterminées, nous avons trouvé antérieurement un primitif relâchement de la charpente des associations qui peut aller jusqu’à une Zerspaltung non ordonnée de produits aussi fixes que le sont les concepts concrets. Je voulais, en me servant du terme « schizophrénie », atteindre ces deux modes de Spaltung qui dans leur effet se confondent souvent » (cité par F. Minkowski, in La schizophrénie). Dans l’édition anglaise de l’ouvrage de Bleuler, le mot Zerspaltung ne figure pas, on y trouve l’expression a regular fragmentation. Selon la terminologie que nous utilisons en psychanalyse, la Spaltung correspondrait à la restitution schizophrénique et la Zerspaltung à la disso­ lution psychotique (« l’éclatement », la fragmentation de l’objet agglutiné). 2. E. Pichon-Rivière, Los dinamismos de la epilepsia, Revista de Psicoanálisis, 1944, I/III.

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viscosité, glischroïdie) a été étudiée par F. Minkowski et correspond à ce que nous avons appelé l’objet agglutiné. Nous avons déjà souligné le caractère de bouffées paroxys­ tiques brusques et massives des défenses dans la symbiose lorsqu’il y a perte du lien protecteur ; nous pouvons souligner maintenant la ressemblance de ces défenses avec celles de l’épilepsie (sursaut, frisson). Nous retrouvons le phénomène de la relation d’objet agglutiné non seulement dans la sym­ biose mais aussi dans l’épilepsie et, nous l’avons déjà dit, dans la réaction thérapeutique négative. Les différences entre ces phénomènes sont probablement données en partie par la grandeur du noyau psychotique ou régressif impliqué dans l’objet agglutiné. Nous pouvons encore ajouter que, dans le roman, Renaud éprouve souvent de la difficulté à se réveiller, ce qui est une résistance à reprendre contact avec le monde réel. Cela nous conduit à penser que c’est une déconnection du monde réel, une concentration ou une limitation du lien avec un seul objet ainsi que la persévérance dans cette concentration qui permet de s’endormir. Nous nous trouverions alors devant un autre phénomène de relation d’objet agglutiné et on pour­ rait expliquer pourquoi s’endormir facilite les manifestations épileptiques. Le mécanisme de la condensation des rêves est aussi un autre cas de relation d’objet agglutiné. Fragmentation de l'objet agglutiné par diversification des relations d'objet Au rapport sexuel suit une conversation où c’est surtout Renaud qui parle ; il accepte Geneviève mais non son amour ni aucun autre. S’il acceptait et reconnaissait l’amour, il détruirait l’objet comme il a détruit sa mère. « Je n’ai pas connu ma mère ; elle est morte en me donnant la vie. Trop tard, c’était fait. » Cette possibilité de parler est aussi l’indice d’une relation distincte à ce moment précis : il peut verbaliser parce qu’il a fait l’expérience qu’il peut rompre avec Geneviève et se remettre avec elle. L’assurance qu’il peut se séparer d’elle et reprendre la relation est la soupape qui permet à la relation

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de s’intégrer à un niveau plus évolué (celui de la parole) ; être sûr qu’il peut la retrouver est la garantie qu’il peut se servir de la séparation. La parole elle-même est une récupé­ ration de l’objet et son contrôle. Une fois rénové, le lien symbiotique ne fonctionne pas avec la même stabilité. Tous deux sont enfermés. Geneviève se défend de cette anxiété claustrophobique par une division : « Il y aura donc deux Geneviève : Mlle Le Theil, un fossé creusé au bulldozer ; et puis la maîtresse de Sarti. Les deux ne se connaissent pas, se méprisent, se renient. » « Je suis une vraie femme », dit l’une, et l’autre : « Tu es une obsédée sexuelle. » Renaud ne peut plus rester enfermé : il sort constamment pour boire. Us ont fait tous deux un certain apprentissage de la rupture et de la restructuration de la relation. Quelque chose a bougé en eux et les rôles peuvent être aussi strictement dissociés. Chacun entretient maintenant une certaine relation avec soi-même et en soi-même. Et la claustrophobie existe pour tous les deux. La symbiose renferme et est dangereuse parce que Renaud et Geneviève portent maintenant en eux un peu de vie et un peu de mort. « J’étais accablée de voir toute notre histoire tourner en physiologie. » Renaud boit et est constamment ivre. Geneviève a des dégoûts, des vomissements et des coliques hépatiques. Chacun doit contrôler et immobiliser la persécution interne. Une partie du drame qui, auparavant, s’était joué au-dehors entre les dépositaires a été introjectée : ils doivent s’en arranger à l’intérieur d’eux-mêmes. Dans l’expérience de la séparation, Renaud et Geneviève ont chacun introjecté un petit fragment de la relation massive et agglutinée d'objet qui jusque-là était exclusive. Le moteur de cet apprentissage était et sera toujours la peur de rester enfermé dans l’autre. Us agissent avec leurs défenses intérieures et au niveau corporel. La relation sexuelle est maintenant plus compulsive, plus rapide, plus agressive. « Il les glissa, ses mains, sous ma jupe et me caressa, puis il me prit brutalement dans la cuisine, courbée sur la table, au milieu des assiettes sales : il voulait m’enfoncer dans la trivialité de notre condition et me contraindre à la scène. Dans la saturation — je ne pouvais distinguer chez lui qu’entre la saturation et l’ivresse latente —

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il avait des méthodes animales et devenait rapide, insoucieux de mon plaisir. » La relation génitale devient dangereuse elle aussi car elle est contaminée par l’avidité orale qu’elle a déplacée (sur la table et les assiettes sales) ; c’est pourquoi la relation sexuelle prend un caractère contre-phobique et se réalise dans des conditions pouvant provoquer une scène mettant une certaine distance entre eux deux. Le lien symbiotique a besoin d’être contrôlé : il menace en permanence d’enfermer, d’avaler et d’anéantir ; il ne peut être dissous car les projections sont trop massives ; un petit fragment de la projection a été réintrojecté par l’un et par l’autre et, tant que dure l’élaboration interne de ce « fragment », chacun a besoin de l’autre pour conserver immobilisés les objets massifs, agglutinés, non encore discriminés. Geneviève propose une transaction et achète une voiture. En partant en voyage avec elle, ils seront ensemble sans être seuls, ils seront seuls sans être trop ensemble. Un compromis entre l’agoraphobie et la claustrophobie. Quoiqu’ils se répar­ tissent encore ces rôles, au moment d’acheter la voiture : Renaud veut une Voisin 1935, « une espèce de corbillard avec des vases pour fleurs qui faisait penser à Nosferatu le Vampire. Je l’en arrachai horrifiée. L’idée de sillonner les rues dans ce catafalque qui le ravissait me faisait frissonner ». Geneviève opte pour une « x4ronde plein ciel » et Renaud refuse d’accepter cette « verrière ambulante où on se promène quasiment déshabillé comme un bernard-l’ermite sans coquille ». « Au vrai, dit Renaud, il aimerait une voiture à la condition qu’on y pût faire l’amour et dormir et qu’on en pût fermer les fenêtres ; mieux, qu’il n’y eût pas de vitres du tout ; qu’elle roulât ou non, c’était un point second. » Us partent à la campagne et tout se résume à boire et à faire l’amour. Geneviève l’accompagne dans les bars et les boîtes : « Pour rétablir la balance, je mêlai Renaud à mes propres amis et j’organisai de petites parties à la maison... Mais Renaud leur donna un ton qui me fit regretter mon initiative. » Sortir et revoir des gens était le combat contrephobique de Geneviève ; annuler ces initiatives, la lutte de Renaud contre l’agoraphobie. Le contact avec les gens signifie aussi une avance dans l’apprentissage et dans l’évolution de la symbiose : il implique

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la tentative de diversifier les relations d'objet et de fragmenter la relation massive et agglutinée à un objet unique et exclusif. Dans cette lutte pour un équilibre stable — ou du moins non dangereux — de la relation, la sexualité joue à nouveau un rôle très important, comme l’agression. Renaud oblige Geneviève à des scènes exhibitionnistes, particulièrement à montrer ses seins dans les bars : « Je me livrais à des outrances exhibitionnistes dans le goût qu’il aimait et j’en remettais du mien. » Puis, sur une incitation active de Renaud, elle participe à des jeux sexuels avec une homosexuelle. L’actua­ tion psychopathique libère les relations entre Geneviève et Renaud de tensions très destructrices. Renaud est de plus en plus agressif avec elle et Geneviève de plus en plus soumise et passive. Avec l’échec de la relation génitale comme contrôle de la symbiose se réveille l’organisation perverse-polymorphe qui joue alors un rôle très important dans la fragmentation de la relation agglutinée et dans la diversification des relations. L’organisation perverse-polymorphe prépare ainsi une sépa­ ration possible ou une restructuration de la relation à un niveau plus intégré. L'organisation perverse-polymorphe, en diversifiant les relations, fragmente l'objet agglutiné et permet plus tard l’entrée dans la position dépressive (après un passage par la position paranoïde schizoide). La séparation « Alors que je lui sacrifiais tout, il continuait à s’enfoncer, comme si je ne lui sacrifiais rien. » Tout sacrifier, se soumettre à toutes les exigences pour faire sentir à Renaud qu’elle éprouve de l’amour pour lui. Renaud exige pour prouver qu’il n’existe rien ni pour lui ni pour personne. Ni l’un ni l’autre ne trouvent de tranquillité dans l’agression ou dans la promiscuité. Cependant, dans ce processus de déséquilibre de la relation symbiotique, il arrive un moment où Renaud a un certain insight et pour la première fois il se plaint : « J’ai mal. » « Dire, on ne dit rien. Jamais. On n’explique pas. Il n’y a qu’à voir. Ou ne pas le voir. Tu es gentille. Mais j’ai mal. Tu ne peux rien, en définitive. Tu ne sers à rien. » Geneviève

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lui demande de se soigner, de se faire désintoxiquer. Et Renaud répond : « Comme si l’alcool était une cause : on l’ôte du bonhomme et fini. Et qu’est-ce que tu crois qu’on retrouve ? Un bonhomme qui va boire ou son fantôme. Sois donc logique. Fais-moi retourner dans le ventre de ma mère. » Renaud sait que ce n’est pas l’alcool, que s’il ne boit pas il se retrouve devant son fantôme, que la boisson apaise dans le corps le persécuteur interne. Il sait aussi qu’il n’y a rien qui puisse le faire retourner dans le ventre de sa mère et qu’il doit donc admettre que sa mère est définitivement perdue, qu’il ne peut pas la retrouver. Pas même dans la relation avec Geneviève car la symbiose n’est pas une régression à la vie intra-utérine, bien que le fantasme qui protège des dangers de la destruction le soit. La symbiose ne réédite pas, ne réalise pas le fantasme de protection extrême comme celle que l’on suppose exister dans la vie intra-utérine. Se sentir inconditionnellement protégé par Geneviève fait que Renaud se perçoit mauvais et destructeur. « Tu es con. Con et inutile. Perdus, nous le sommes tous. » Renaud a Vinsight de ses objets détruits et que non seulement il est contaminé mais elle aussi ; or Geneviève ne le sait pas et c’est pourquoi elle est « con ». Est contaminé aussi tout ce que Renaud a mis en elle pour être gardé. « Je suis seul, seul. Seul au monde. — Mais moi je t’aime ! Tu n’es pas seul, Renaud ! — Aucun rapport évidemment. Je suis seul. Si je pouvais vivre... Qui sait ? Mais comment ? Voilà la question, comment vivre. Tout est là. La vie, au fond, j’aimerais ça, j’en suis sûr. Si tu as une idée... » Après ce dialogue, Renaud part. Il a eu un certain insight de sa maladie. La conduite de Geneviève lui a appris que sa frustration et son manque de plaisir de vivre ne viennent pas de ce qu’on ne lui donne pas mais de ses conditions internes, de son idéal, irréalisable, de protection extrême à l’intérieur du corps de l’autre comme s’il s’agissait d’un retour au ventre de sa mère pour la retrouver vivante. Il exige de plus en plus de Geneviève en s’attendant à ce qu’elle le frustre pour ainsi pouvoir attribuer ses malheurs aux frustrations externes. Geneviève devient dangereuse, elle le fait se sentir malade, elle lui fait sentir le danger de sa voracité. Pour la préserver et se préserver lui-même afin de ne pas être détruits, il part. Ils doivent se séparer.

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Geneviève est en crise. Sa tentative pour se faire pardonner a échoué et elle accepte de se séparer de Renaud. « Qu’il s’en aille : c’était finalement au-dessus de mes forces et je n’y comprenais rien, sauf qu’il ne m’aimait pas et que j’étais impuissante. Il eût fallu être surhumaine ; je ne Vêtais pas. Voilà tout. » La relation avec Renaud lui a appris ceci : qu’elle ne peut pas réparer ses objets détruits et morts. « Con et inutile » sont les mots de Renaud qui l’affectent le plus. « Par cette phrase, Renaud m’avait rejetée, annulée, annihilée. » Elle devait prendre en charge sa propre destruc­ tion intérieure et l’inutilité de son fantasme omnipotent de faire revivre ses objets morts. Elle se met à boire, comme Renaud, elle tousse, elle a de la fièvre. Elle appelle Alex le médecin qui a repris le cabinet de son père. Elle doit partir en sanatorium. Elle laisse un mot à Renaud ainsi qu’un chèque « pour le billet de train et la subsistance de quelques jours ». Ils se sont séparés. « Ce qui m’ennuie c’est que nous nous dirigeons vers des cimetières différents. » Dans sa nostalgie pour Renaud elle laisse une lettre, un lien pour des retrou­ vailles possibles. La tuberculose est la fixation dans le corps de la psychose. « J’avais bien fait de tomber malade, je fusse, au lieu, devenue folle. » L’apprentissage que tous deux ont fait au cours de cette relation symbiotique leur a permis de se séparer. Résumé du cours ultérieur de la symbiose La seconde partie du roman commence par une description de Geneviève dans le sanatorium : elle a une tuberculose qui est apparue à la place de la psychose. Elle est déprimée (dépression schizoide) et a déjà fait son testament. Elle attend la mort. « Le monde... Je le haïssais et je n’éprouvais aucune douleur à le quitter. J’attendais paisiblement, tout à fait pacifiée, la fin de ce voyage inutile. Ma vie n’avait eu aucun sens. » Un beau jour, elle trouve Renaud à ses côtés qui lui parle : il a fait tout son possible pour la revoir, il a même vendu, au lieu de la boire, une caisse de whisky pour trouver l’argent

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du voyage. La séparation lui a fourni un certain insight du caractère de leur liaison et en quelque sorte les rôles se renversent : c’est lui qui fait tout pour que Geneviève ne meure pas et admet qu’elle lui est nécessaire pour vivre. (Les rôles en tant que tels sont relativement fixes mais les dépositaires ont changé.) « De plus, j’en ai assez que tu ne viennes pas me chercher... J’ai fait les bistrots à mon tour, en te cherchant, te cherchant me cherchant, et je ne t’ai pas rencontrée. J’étais fou de rage, tu étais un traître, je te haïssais. C’était presque l’amour. » « ... Ce n’était pas si complet que je croyais, j’avais attrapé une dépendance, je m’étais affaibli. Il y avait en moi aussi un enfant perdu... Le fait est que je souffrais de ton abandon... » Nourrie de son affection, Geneviève guérit et, soignée par Renaud, peut quitter le sanatorium. Lorsque reprend la vie commune, le premier rapport sexuel fait réapparaître le fantasme de destruction. Renaud dit : « Ou je suis ta perte ou tu es la mienne. C’est ça l’amour humain. » C’est de nouveau cette présence des dangers de la destruc­ tion qui les force à de multiples relations, à la promiscuité sexuelle et qui conduit Sarti à l’alcool pour diversifier les liens et tenter de minimiser les risques de destruction pour tous les deux. « Vous ne savez pas comme c’est dur pour un homme de mon époque de vivre avec vous. Je bois uniquement parce que je ne peux pas tuer tout le monde. » C’est de nouveau Geneviève qui doit prendre soin de lui ; Renaud, adonné à la boisson, à l’inertie, commence à souffrir d’angines, de rhumatismes, d’engelures, de polynévrites. Lors­ qu’il se sent affectivement lié à Geneviève, il tente de briser le cercle phobique par l’agression et la compulsion sexuelle. Alex, le médecin qui a soigné Geneviève, suit le couple de près et comprend le conflit dans lequel Renaud se débat1. « Ce genre de type, lorsque l’amour les touche, c’est souvent les plus atteints. Cela le sauvera peut-être. » L’affect présente lui aussi un caractère massif, comme

1. Les rôles sont maintenant distribués entre plusieurs participants et c’est le médecin, Alex, qui assume celui d’observateur (rôle hypocondriaque).

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l’agression. Il passe d’une forme à une autre, brusquement, sans graduations ni transitions. Mais son caractère massif le rend dangereux ; il enferme et asphyxie. Par ailleurs, lorsque l’amour apparaît, il n’est pas possible de contrôler l’apparition soudaine et dangereuse de l’agression. Agression et amour sont ainsi des extrêmes massifs, dangereux, qui s’excluent mutuellement et sont utilisés alternativement comme défense contre l’autre. La crainte de perdre Geneviève amène Renaud à vouloir se marier et il le dit ; commence alors, comme mécanisme de défense, une forte et sourde hostilité à son encontre1. « Il fallait peut-être me faire une raison : j’allais être mal­ traitée pendant une période de durée imprécise jusqu’à ce qu’il digère ses bontés. » Surgit alors entre eux un personnage nouveau qui apporte un certain équilibre à la relation. Rafaele, une femme « qui ressemblait à Renaud comme une sœur ». Geneviève remplit un rôle de mère auprès d’eux qui jouent comme frère et sœur à des jeux infantiles, prépubères. « Ils avaient des codes et des indicatifs en perpétuelle mutation. Ils étaient fatigants comme des enfants. » Immédia­ tement une famille et des naissances mythiques se forment. Protégé par Geneviève, Renaud fait un nouvel apprentis­ sage avec Rafaele qui ne lui demande rien. Il cesse de boire, il est actif et va même jusqu’à chanter dans sa salle de bains.

1. Il est tout à fait fréquent d’utiliser l’intensification de la persécution, de l’agression et du traumatisme pour éviter la fusion et la perte des limites de soi — perte du sens de la personne. J’ai déjà signalé ce phénomène chez Maria Cristina, au chapitre précédent, et M. Mahler l’a aussi remarqué chez certains de ses patients. Rosenfeld, étudiant la perte d’identité fréquente chez des schizophrènes, cite le cas d’un malade qui avait une extrême difficulté à se différencier de son psychanalyste et qui rêva un jour qu’un professeur allemand monté sur une motocyclette essayait de se diviser en deux en se jetant contre un pylône. Se diviser en deux voulait dire se séparer de l’analyste avec lequel il se sentait confondu ; le psychanalyste était d’origine allemande et le malade venait de poser sa candidature à une chaire... Minkowski rappelle aussi le cas de schizophrènes qui se plaignent de ne rien ressentir et tentent d’éprouver les sensations qui leur manquent par des actes parfois violents et dangereux. Cesio a décrit le même phéno­ mène dans la réaction thérapeutique négative où la dissociation psycha­ nalyste-malade peut être réussie par accident. « L’agression servirait aussi bien à séparer qu’à unir dans les cas de dissociation, de séparation ou de fusion avec l’objet. »

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Une amie met Geneviève en garde contre les dangers de la relation entre Renaud et Rafaele. Geneviève a une lipothymie devant le risque de reperdre Renaud. A partir de ce moment, Renaud se rend compte que Geneviève peut retomber malade et réagit devant la peur qu’elle l’abandonne ou ne meure. C’est lui qui renforce leur lien et exige sa présence permanente à côté de lui pour ne pas tomber dans la dépression. Sa relation avec Rafaele n’est possible que si la relation symbiotique avec Geneviève est immobilisée ; que Geneviève coure le moindre danger et il doit la rassurer. Il peut jouer avec Rafaele comme un enfant, c’est-à-dire tant qu’il est sûr de pouvoir retrouver sa mère. Mais une relation avec Geneviève sans Rafaele est tout aussi dangereuse. « Je veux dormir-mourir, et pour ça une femme c’est le meilleur système. L’amour c’est une euthanasie. Berce-moi, rentre-moi dans le sein de ma mère. En d’autres mots, aimemoi. Tant pis. » Séparé de Rafaele, Renaud reprend son inertie et la boisson et rentre à nouveau dans le cercle vicieux : il se sent enfermé par l’affect, le brise par l’agression et la compulsion sexuelle, recommence à chercher la relation affective et le rapproche­ ment. Il rêve d’écrire des romans policiers où les arguments laisseraient apparaître son impression d’être en train de devenir fou (échec de l’agglutination et dissolution psycho­ tique). Une névrite l’oblige à aller chez le médecin dont il ne suit pas le traitement. Pendant que Renaud connaît ce processus de réactivation psychotique et devant son effondrement visible, Geneviève veut avoir un enfant. « Peut-être était-ce un secret désir de recommencer un Renaud à zéro et en somme d’opérer son rachat par une autre voie. Si j’échouais à celle-ci. Et même si Renaud un jour me quittait, il ne me quitterait pas complètement. » Geneviève est enceinte et tente de s’immobiliser pour ne pas faire souffrir son enfant, reproduisant déjà avec lui les attitudes qu’elle a eues avec Renaud. Elle se sent un simple réceptacle, un porteur et essaye de rester le plus immobile pos­ sible pour ne pas faire mal à l’enfant. Elle trouve la paix. Cependant, l’état de Renaud empire, réaction à l’abandon de Geneviève, et il se débat dans une contradiction permanente :

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protester parce cfu’il se sent seul et implorer qu’elle ne le laisse pas. « Renaud vivait dans la peur... Il ne se rebellait plus avec hauteur. Il convenait au contraire humblement que j’avais raison et que si seulement il le pouvait, il obéirait... » A un moment donné, Renaud agresse Geneviève qui, pour défendre sa grossesse, le repousse. Renaud implore sa protec­ tion et pleure. Son omnipotence s’est écroulée. « C’est que je me suis cru un dieu et que je bois pour conti­ nuer à le croire. » « Finalement, je veux appartenir à l’espèce humaine, à cette saloperie d’espèce humaine pas finie... Je suis un avortement de la nature... Mais j’en ai marre de la vie de fausse-couche. Je veux être rien qu’un homme... Aide-moi, toi qui sais cela. Aide-moi à vivre. Force-moi à vivre. » Renaud est hospitalisé ; ils se séparent, auparavant ils se sont mariés. « Il me fit un signe de la main et passa la grille de fer. Il était pâle. Il savait qu’il ne reviendrait pas. » Epilogue C’est par la symbiose et sa rupture que Renaud devient conscient de sa maladie et désire se soigner et vivre. Il entre donc en clinique. Pour cela, il a passé par un écroulement graduel et progressif de ses défenses, de son contrôle, de sa dépendance et de son immobilisme. Geneviève n’a pas d’insight de la maladie ; elle évite une première fois la psychose en faisant une tuberculose puis fait un acting out avec sa grossesse. Ils ont fait tous les deux un apprentissage dans l’évolution de la symbiose mais c’est chez Renaud — le plus manifes­ tement malade — que l’apprentissage et 1 'insight sont les plus importants. Résumé et conclusion Une analyse de la relation symbiotique entre Geneviève et Renaud nous a permis de vérifier et de confirmer les conclusions auxquelles nous étions parvenus lors de précé­ dents travaux. Nous avons dans le même temps entrepris une étude du rôle, dans l’établissement et la régulation du

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lien symbiotique, de l’actuation psychopathique, de la rela­ tion sexuelle, de l’hypocondrie, de la parole et du phénomène de métamorphose. Les phénomènes étudiés, de même que leurs caractéristiques, nous ont amené à conclure que la symbiose est un lien à un objet agglutiné dont l’originalité fondamentale est que les éléments de sa structure ne sont ni discriminés ni différenciés et donc que cet objet se mobilise en bloc provoquant des anxiétés de caractère catastrophique et des actes de défense très primitifs (dissociation, projection, immobilisation) qui agissent eux aussi de façon intense, massive et en bouffées. La symbiose se montre donc être une relation où l’objet agglutiné est maintenu immobilisé et contrôlé. La relation de dépendance dans la symbiose se caractérise par une inter­ dépendance de groupe où des dépositaires indifférenciés rem­ plissent des rôles fixes et complémentaires. Les rôles peuvent tour à tour alterner ou tourner dans une redistribution en bloc. L’élaboration de l’objet agglutiné ne peut se faire que par « fragments » au cours d’une lente discrimination qui a lieu au moyen d’une diversification des relations et par une réactivation de l’organisation perverse-polymorphe. Nous soutenons ici que la relation d’objet agglutiné existe ailleurs que dans la symbiose : on la trouve dans l’épilepsie, dans les blocages affectifs intenses, dans la réaction théra­ peutique négative, dans le sommeil, l’endormissement et l’hypocondrie. Nous voulons également souligner, en vue de travaux futurs, la relation entre l’épilepsie, la schizophrénie et la symbiose et la relation avec l’objet agglutiné dans les processus de Spaltung et de Zerspaltung (Bleuler), de disso­ ciation et de splitting (Bion), de splitting et de splitting anormal (Rosenfeld). Il convient aussi de rappeler que les éléments formant partie de l’objet agglutiné ne sont pas discriminés et que cet objet n’est pas confus, bien que sa mobilisation en fasse, en envahissant le moi, un agent de confusion. Nous avons montré la relation de l’objet agglutiné aux stades les plus primitifs du développement, là où il n’y a ni différenciation ni discrimination entre moi et non-moi et nous avons émis l’hypothèse de l’existence, au cours du

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développement, d’une étape, que nous avons appelée glischrocaryque, antérieure à la position paranoïde-schizoïde ; cette étape se caractériserait par la présence d’un objet agglutiné (glischroïde), par le danger d’un anéantissement total, délé­ tère, des anxiétés catastrophiques et des défenses primitives, telles la dissociation, la projection et l’immobilisation qui fonctionneraient au plus haut de leur intensité et massive­ ment. La position glischro-caryque est le point de fixation de l’épilepsie et de l’épileptoïdie.

CHAPITRE

III

Modalités de la relation d’objet

En développant et en approfondissant l’œuvre de Freud, Melanie Klein nous a apporté la découverte de l’existence de deux positions fondamentales qui correspondent à deux modalités distinctes — bien que dynamiques et simultanées — de l’organisation et de la structure de la conduite : la position paranoïde-schizoïde et la position dépressive. A chaque position correspondent des anxiétés, des objets et des défenses spécifiques. Dans la position paranoïde-schizoïde — qui se situe au cours des trois ou quatre premiers mois de la vie — prédomine une relation d’objet partiel, tandis que dans la position dépres­ sive la relation est une relation d’objet total. C’est-à-dire que dans la première les expériences de gratification et de frustra­ tion sont perçues et maintenues séparées comme si elles corres­ pondaient à deux objets différents (bon objet et mauvais objet). La découverte de ces deux positions ne signifie cependant pas que Melanie Klein se soit engagée sur une voie schématique et simpliste : elle a elle-même apporté des éléments permet­ tant, à partir de ses propres hypothèses, de poursuivre les recherches et de développer une problématique. Ainsi, ayant conclu que le monde de l’enfant se construit ou s’intégre à partir d’éléments ou d’expériences isolées entre elles (objet partiel), elle déclare cependant dans Quelques conclusions

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théoriques sur la vie émotionnelle de l'enfant (1952), qu’ « on peut penser que même au cours des trois ou quatre premiers mois de la vie, le bon et le mauvais objet ne sont pas totalement différenciés dans l'esprit de l'enfant. Le sein de la mère, dans son bon comme dans son mauvais aspect, semble pour lui se fondre dans la présence corporelle de la mère, et sa relation à elle en tant que personne se construit graduellement à partir de ce moment »L Je tenterai ici de signaler brièvement comment l’étude de la symbiose et du transfert dans l’analyse des psychotiques m’a amené à accorder une grande importance et une grande valeur à cette assertion que Melanie Klein n’a pas dévelop­ pée ; je m’efforcerai également de montrer comment j’ai été conduit à émettre une hypothèse de travail qui, je crois, vient ajouter à la compréhension d’un groupe de phénomènes. J’en suis arrivé à conclure que ce qui caractérise le trans­ fert psychotique n’est autre chose que sa propriété symbio­ tique que l’on retrouve — dans une certaine mesure — dans toute cure analytique. En centrant ainsi mon étude sur le phénomène de la symbiose, j’ai observé que la relation d’objet ne présentait pas les caractéristiques que l’on sait être celles de la relation d’objet partiel ou total. La symbiose comprend la dynamique d’un objet aux caractéristiques très complexes comprenant des parties bonnes et des parties mauvaises qui ne sont ni différenciées ni discriminées ; c’est-à-dire que les parties du moi impliquées dans toutes ces expériences ne sont pas discriminées ou, en d’autres termes, qu’il y a une absence de délimitation et de discrimination entre moi et non-moi, entre interne et externe. Cet objet présente, de plus, la particularité de se mobiliser en bloc, provoquant à l’inté­ rieur du moi le plus intégré des anxiétés extrêmes et massives (catastrophiques, confusionnelles) contre lesquelles n’agis-1

1. Dans Observations on the nature of hysterical states (1954), Fairbairn écrit (modifiant ainsi ses précédents points de vue) : « La différenciation des objets en bons et mauvais surgit après que l’objet primitif pré-ambivalent ait été introjecté. » « La différenciation en bon et mauvais objet se fait par la division d’un objet intériorisé qui, en première instance n’est ni bon ni mauvais, mais « insatisfaisant » et ne devient réellement ambivalent qu’après introjection. »

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sent que les défenses les plus primitives. C’est en raison de ces caractéristiques que j’ai appelé cet objet objet agglutiné. En mettant en rapport les phénomènes symbiotiques que nous avons étudiés dans la relation symbiotique primitive mère-enfant, j’ai suggéré que la relation à un objet agglutiné est un résidu des expériences les plus primitives qui constitue ainsi la partie psychotique de la personnalité. Ainsi, l’objet agglutiné implique une partie non différenciée et non discri­ minée du moi du sujet comme de la réalité extérieure ; un conglomérat d’une grande quantité d’expériences frustrantes et gratifiantes, d’intensités diverses, faites à différents moment du commencement de la vie du nourrisson, à tous les stades du développement (oral, génital, anal) qui ne sont ni stratifiés ni découpés, intégrant des aspects très différents de la réalité extérieure et faites chacune avec un petit noyau du moi, mais entièrement agglutiné, non différencié, non discriminé. Un résidu de cette formation primitive agglutinée subsiste chez tout le monde et de son importance dépend le déficit de la formation de la personne, du sens du réel, du sentiment d’identité, du schéma corporel, ces processus étant toujours liés entre eux. Nous avons ainsi développé et mis en valeur les indications de Melanie Klein qui, comme celles que nous avons citées au début de ce chapitre, semblent différer des caractéristiques de l’objet partiel de la position paranoïde-schizoïde. Nous avons également rencontré des observations tout à fait concrètes chez des auteurs antérieurs à M. Klein comme Fenichel qui, à propos des premières perceptions du nour­ risson, écrit que « les objets ne sont pas forcément nettement distingués les uns des autres, ou du moi, ou de certaines parties du moi. Les premières images ont une grande étendue, embrassent tout, mais sont inexactes. Elles ne se composent pas d’éléments qui par la suite seront réunis mais d’unités conjointes dont les différents éléments ne seront reconnus que plus tard. Non seulement la perception et la motricité ne sont pas séparées mais les perceptions correspondant aux divers organes des sens se superposent mutuellement. Ce sont les sensations les plus primitives qui prédominent, parti­ culièrement les sensations kinesthésiques et les données de la sensibilité profonde (proprioceptives) ». D’autres auteurs non

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psychanalystes s’accordent aussi sur ces faits : ainsi Wallon qui proposa le nom de syncrétisme pour désigner ce type de relation primitive. Nous pensons donc qu’au cours des premiers moments du développement les objets partiels (bons ou mauvais) n’existent pas et que la délimitation et la différenciation d’éléments isolés s’obtiennent progressivement et lentement à partir d’une dissociation et d’une discrimination opérées à l’intérieur de l’objet agglutiné, processus qui lui aussi commence à se manifester dès le premier moment de la vie. Il reste cependant une portion plus ou moins grande de l’objet agglutiné où la division schizoide ne s’est pas faite. M. Klein a étudié quelques interférences dans la dissociation entre bon et mauvais objet et les attribue à l’envie excessive, expression des motions pulsionnelles destructrices. A l’intérieur de l’objet agglutiné, on ne peut dire qu’il y a réellement relation d’objet entre les objets et les noyaux du moi qui s’y trouvent, mais une véri­ table « identification primaire » pour reprendre l’expression de Fairbairn à propos de la non-différenciation entre l’objet et la partie du moi qui y est liée. Il me paraît donc préférable de parler de noyau agglutiné et non d’objet agglutiné comme je l’ai fait jusqu’à maintenant. En vertu de toutes ces raisons, j’ai avancé l’existence très précoce d’une position plus ancienne que la position paranoïdeschizoïde et je l’ai baptisée position glischro-caryque (glischro : visqueux et caryon : noyau), en soulignant que l’état de mes travaux ne me permettait pas encore d’en préciser l’extension dans le temps, que ce soit pendant la période intra-utérine ou après la naissance. C’est pendant cette position que se diffé­ rencient peu à peu les noyaux du moi et les objets partiels ; c’est-à-dire que la position paranoïde-schizoïde se forme à partir de (ou aux dépens de) la position glischro-caryque grâce à une discrimination graduelle en petits fragments du noyau agglutiné (Spaltung chez Bleuler, dissociation chez Bion), qui s’obtient à partir de deux techniques principales : la diver­ sification des liens avec d’autres objets et la diversification des contacts avec le même objet, les deux dépendant en grande mesure du processus de maturation. Nous pensons que les caractères propres aux stades les plus précoces de la posi­ tion paranoïde-schizoïde décrits par Melanie Klein corres-

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pondent à ce que nous appelons position glischro-caryque1. A l’intérieur de cette position les anxiétés sont extrêmes, puissantes et massives, étant donné la grande faiblesse et le manque de cohésion du moi qui se voit massivement menacé par un noyau agglutiné non discriminé et se déplaçant en bloc ; ces anxiétés sont confusionnelles et les défenses qui leur sont opposées sont primitives et violentes : dissociation et projection. Ces défenses sont également utilisées dans la posi­ tion paranoïde-schizoïde mais de façon plus nuancée et moins violente. Ce sont des défenses primitives car elles seules peu­ vent agir avant la discrimination en bon et mauvais objet, du moi et non-moi, tandis que dans les névroses infantiles les techniques défensives (phobique, hystérique, obsessionnelle, paranoïde) ne peuvent agir que sur des objets partiels bien discriminés, c’est-à-dire sur une division schizoide déjà existante. J’en conclus que cette position glischro-caryque constitue le point de fixation de l’épilepsie et de l’épileptoïdie2. La clinique du noyau agglutiné se situe autour de trois phénomènes dont l’essentiel n’est pas seulement donné par les vicissitudes de ce noyau mais par sa relation au moi le plus intégré de la personnalité. On peut ainsi reconnaître3 : 1 I Contrôle du noyau agglutiné. — Le moi sain ou le plus intégré a besoin d’immobiliser le noyau agglutiné ; éviter la réintrojection est la défense principale pour préserver le moi 1. Au cours d’une réunion de l’Association Argentine de Psychanalyse ou je présentai mon travail intitulé Symbiose (avril 1961), le Dr D. Liberman suggéra que la position glischro-caryque pourrait être en réalité une modalité de la position paranoïde-schizoïde et non une position à part entière comme je l’avais exposé. 2. Au cours de la discussion de mon travail Etude de la dépendance-indé­ pendance dans sa relation avec le processus de projection-introjection présenté à l’Association argentine de Psychanalyse, en avril 1960, le Dr PichonRivière avança l’existence d’une troisième position venant s’ajouter à la position paranoïde-schizoïde et à la position dépressive et qui serait le point de fixation de l’épilepsie. Mes travaux sur la symbiose m’ont conduit à la même conclusion. 3. Dans une étude ultérieure, Simbiosis, psicopatía y mania (in Racovsky et Liberman, Mania y psicopatía, Buenos Aires, Paidos, 1966), on trouvera exposé le rôle joué par la psychopathie, la mélancolie et la manie comme mécanismes normaux dans le développement et l’évolution allant du stade (et position) glischro-caryque au stade (et position) paranoïde-schizoïde, ainsi que les perturbations de ce développement. J. BLEGER

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le plus intégré (partie non psychotique de la personnalité) ; l’agglutination excessive et l’absence de discrimination empê­ chent une réintrojection graduelle et fractionnée. Le contrôle s’obtient grâce à : a) la symbiose : des techniques sont mises en œuvre afin de contrôler le dépositaire ; b) le blocage affectif; c) Vhypocondrie : c’est l’utilisation du corps comme buffer. Elle comprend les maladies psychosomatiques (les liens les plus primitifs sont des liens corporels) ; d) la reprojection violente et massive. 2 I Perte du contrôle du noyau agglutiné et invasion massive du moi : a) prodromes : insomnies ; intensification de l’observation et du contrôle ; on peut observer d’autres symptômes comme l’incertitude et la perplexité ; b) défenses du moi en bouffées : renforcement de la dissocia­ tion entre le moi le plus intégré et le noyau agglutiné : absences et lipothymies ; décharges épileptiques, épileptoïdie, sursauts, frissons, etc. ; c) invasion du moi le plus intégré : des phénomènes très divers peuvent se produire comme, par exemple, l’anéantissement du moi (perte de son intégration), la panique et tous les degrés de rétrécissement de la conscience : confusion, obnubilation, état crépusculaire.3 3 I Désagrégation psychotique. — D’après ce que nous venons de développer et vu l’état actuel de nos recherches, on peut dire qu’il existe deux types extrêmes de dissolution psychotique, le plus souvent entremêlés : a) la désintégration du moi le plus intégré lorsque (nous l’avons vu plus haut) il est envahi par le noyau agglutxné. On pourrait y faire entrer les psychoses graves décri tes par Mauz comme des schizocaries ; b) la perte de Vagglutination avec dispersion du noyau agglutiné (partie psychotique de la personnalité) qui correspond à la Zerspaltung de Bleuler et au splitting de Bion. Cette perte coïncide avec une certaine régression du moi le plus intégré. La psychose peut être ici préliminaire à la discri-

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mination qui ne s’est pas réalisée normalement au cours du développement et conduire à la guérison en enrichis­ sant la personnalité (voir les descriptions de French et Kasanin, de quelques psychoses, ainsi que nos propres comparaisons avec la crise d’adolescence qui est de forme psychotique condensée et retardée). La restitution psycho­ tique est un processus de réagglutination où il faut chercher « l’objet bizarre » de Bion, sorte de noyau agglutiné qui n’existe pas dans le développement normal. L’appareil perceptif avec intervention du processus secondaire et qui logiquement manque dans le noyau agglutiné, est présent dans « l’objet bizarre »L Addenda. —- Au cours de mes travaux antérieurs (1964), j’ai présenté le tableau suivant où je précise les caractéris­ tiques de la position glischro-caryque par rapport aux posi­ tions paranoïde-schizoïde et dépressive.1 Points de fixation

Position

Anxiété

Objet

Défenses

Dépressive

Dépressive

Total (ambi­ valent)

Maniaques

Psychose maniacodépressive

Paranoïde-

Paranoïde

Partiel (divalent)

Division

Schizo­ phrénie

Confusionnelle

Noyau agglutiné (ambigu)

Clivage, immobili­ sation, fragmen­ tation

Epilepsie, états confusionnels

schizoïde

Glischrocaryque

1. L’intervention du processus secondaire dans « l’objet bizarre » m’a été suggérée par le Dr Avenburg lors d’un groupe d’études sur l’œuvre de Melanie Klein et de son école.

CHAPITRE IV

Etude de la partie psychotique de la personnalité

Introduction L’étude du problème de la dépendance-indépendance m’a conduit à étudier les cas de dépendance extrême que nous savons maintenant être des cas de symbiose. Ma propre expé­ rience en psychanalyse ainsi que les travaux menés à bien dans ce domaine par F. Fromm-Reichmann, E. PichonRivière, Rosenfeld et Bion m’ont amené à constater que la relation de transfert dans les symbioses présente les mêmes caractéristiques que la relation de transfert psychotique. Par ailleurs, je me suis trouvé devant de nombreux cas cli­ niques étroitement liés à la symbiose (psychopathie, hypo­ condrie, épilepsie, états confusionnels, affections psycho­ somatiques, etc.) et devant le problème complexe du narcis­ sisme et du développement du moi (identité, schéma corporel, différenciation hétéro/homosexuelle, etc.). En m’appuyant dans un premier temps sur les travaux de M. Mahler, j’ai constaté l’existence clinique, chez des adultes, de la symbiose et des psychoses symbiotiques ; plus tard, je me suis penché sur l’organisation symbiotique dans la relation transférentielle, et plus particulièrement sur son lien avec l’autisme, ainsi que sur la dynamique et les vicissitudes de la symbiose. Conserver l’autonomie clinique du phénomène

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symbiotique m’apporta des avantages mais aussi quelques inconvénients. Pour ce qui est des avantages, il me fut possible d’élaborer quelques hypothèses éclairant le problème de la symbiose et des phénomènes liés à elle. J’ai pu de même découvrir des noyaux symbiotiques dans l’analyse de patients qui cliniquement ne présentaient pas, du moins à première vue, de symbiose. Je pus également comprendre de façon globale l’apparition de phénomènes cliniques tels que l’organisation, l’immobilisation et le contrôle de la symbiose (blocage affectif, autisme, dissociation corps-esprit, réaction thérapeutique néga­ tive) ou encore la présence de défenses contre la rupture de la symbiose (hypocondrie, phobies, maladies psychosomati­ ques, actuations psychopathiques, phénomènes de métamor­ phose, etc.) ; un certain nombre de phénomènes en relation dynamique et centrés de façon unitaire sont ainsi apparus. Par ailleurs, et nous entrons là dans les inconvénients de notre démarche, peu de justice a été faite aux auteurs qui, en se penchant sur d’autres problèmes ont, d’une manière ou d’une autre, décrit (quoique non explicitement) dans leurs recherches et leurs conclusions quelques-uns des phénomènes étroitement liés à la symbiose. Au cours de ce présent chapitre cette injus­ tice risque de se reproduire car il m’a été très difficile de savoir dans quelle mesure j’ai été influencé par la lecture de nom­ breuses études que je n’ai pas consciemment mises en rapport avec « mon propre sujet ». La symbiose est une interdépendance étroite entre deux ou plusieurs personnes qui se complètent pour maintenir contrôlés, immobilisés et dans une certaine mesure satisfaits les besoins des parties les plus immatures de leur personnalité qui exigent des conditions dissociées de la réalité et des parties les plus mûres ou les plus intégrées. Cette partie immature et primitive de la personnalité est restée séparée du moi le plus intégré et le plus adapté et forme un tout possédant certaines caractéristiques qui m’ont conduit à la nommer noyau agglu­ tiné de la personnalité1. Cette ségrégation doit être rigide­

1. J’ai d’abord employé le terme d’objet agglutiné, puis je me suis vu dans l’obligation de changer cette expression pour celle de noyau

LA PARTIE PSYCHOTIQUE DE LA PERSONNALITÉ

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ment conservée sous peine de désagrégation psychotique. Particulièrement influencé par les travaux de Bion [a, e]1, mon intérêt porte aujourd’hui sur l’étude de la partie psycho­ tique de la personnalité qui n’est autre que celle qui établit la relation et le transfert symbiotiques ; cette partie psychotique de la personnalité, je l’ai reconnue comme étant le noyau agglutiné2 ; elle a comme caractéristique principale de ne pas faire de distinction entre moi et non-moi, ni entre les diverses composantes ou identifications d’expériences diverses faites à différents moments, pas plus qu’entre bon et mauvais objet ou entre les différents stades (oral, anal, génital). Dans une étude antérieure, j’ai montré que ce noyau agglu­ tiné, qui constitue chez l’adulte la partie psychotique de la personnalité, était un résidu de l’organisation la plus primitive de la personnalité, génétiquement antérieur à la position paranoïde-schizoïde et pouvait être désigné par le terme de position glischro-caryque. Ce noyau agglutiné n’est pas toujours de grandeur égale : il peut s’accroître aux dépens d’une régres­ sion de la position paranoïde-schizoïde, laquelle provient d’une perte de la discrimination entre bon et mauvais objet et entre moi et non-moi. Cette perte de la discrimination a été étudiée par M. Klein [