Rome: la littérature et l'histoire [1] 9782728301263, 2728301263, 9782728301317, 272830131X


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Rome: la littérature et l'histoire [1]
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COLLECTION ---------

DE L'tCOLE

FRANÇAISE

DE ROME

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PIERRE GRIMAL

ROME LA LITTÉRATURE ET L'HISTOIRE

Préface de Charles Pietri

Tome I

ÉCOLE FRANÇAISE DE ROME PALAIS FARNÈSE 1986

© - :&:oie française de Rome - 1986

ISSN 0223-5099 ISBN 2-7283-0126-3 (édition complète) ISBN 2-7283-0131-X (Vol. I) ISBN 2-7283-0132-8 (Vol. II)

Diffusion en France : DIFFUSION DB BOCCARD 11 RUE DB MÉDICIS 75006 PARIS

Diffusion en Italie : cL'BRMA» Dl BRBTSCHNBIDBR VIA CASSIOOORO, 19 00193 ROMA

SCUOLA TIPOGRAFICA S. PIO X - VIA BTRUSCHI, 7-9 - ROMA

PRÉFACE

J'aimerais dédier à Rome ces deux volumes de Pierre Grimal, à la Rome des siècles et des jours, pour reprendre le titre que l' Auteur donnait à l'un de ses livres. Ils célèbrent la Rome des siècles, cette ville qui cultivait l'angoisse d'une éternité toujours menacée mais inlassablement renouvelée, dans un grand mouvement d'histoire mêlant la politique pragmatique et la philosophie du pouvoir, la quête de la gloire et la recherche de la beauté. Et puis ce sont aussi les jours, c le chant mystérieux des choses», la Rome des paysages et des jardins, des temples et du Forum et tous ces instants où le poète et le peintre empruntent l'un à tautre pour ciseler, dans la hâte apparente du quotidien, l'ode ou le quadretto qui touchent au plus intime des âmes romaines. Pour atteindre cette forme de la connaissance, il faut non seulement l'immense labeur de la science mais aussi, avec l'imprégnation des grands textes et de toute une littérature, cette affinité particulière, cette sympathie qui atteignent les vérités essentielles. «On ne peut comprendre Rome», disait Monseigneur Duchesne (qui ne parlait pas de la cité contemporaine) « sans être un peu épris>. Dédier ce livre à la Ville, voilà pour l'École française et pour qui tient la plume, la précaution de la pudeur qui permet de présenter un hommage de reconnaissance au Maître à qui nous devons d'être - avec ces volumes et bien d'autres - un peu plus «romains». Articles, mémoires, conférences et séminaires. tous ces textes jalonnent et illustrent l'œuvre d'un professeur, d'un savant, d'un écrivain. Parfois, ils donnent un complément précieux à d'autres études consacrées aux grands auteurs (les plus grands dans la littérature latine, Virgile et Horace, Cicéron et Sénèque), aux Jardins et à la ville de Rome. Le thème ébauché, resté mineur pour suivre le mouvement d'un livre. devient un mémoire, développé avec toute l'orchestration de science nécessaire. Souvent, la réunion de tous ces textes fait surgir d'autres livres qui ont été généreusement distribués en articles et en notes composés parallèlement aux grands ouvrages. Mais surtout un tel recueil renouvelle, dans la diversité d'une recherche attentive aux multiples formes de la romanité, ce bonheur de science claire et méditée que donnent les œuvrcs de Pierre

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ROME,LA LITI'tRATUREET L'HISTOIRE

Grimal, rencontres de littérature et d'histoire romaines (en empruntant ce titre qu'avait déjà choisi un maître disparu, Jérôme Carcopino). De l'épigraphie à la recherche littéraire, de l'analyse des monuments à celle des poètes, des philosophes et des orateurs, ces études, qui traitent en six ou sept siècles d'histoire, depuis le temps des Scipions à celui d' Apulée, tant de thèmes différents, illustrent l'unité et le style d'une science, d'une méthode. Celles-ci apparaissent avec d'autant plus de force convaincante que le recueil a été organisé suivant le plan le plus simple, en prenant toute précaution (comme le souhaitait l' Auteur) pour éviter dans la disposition des écrits une construction artificielle. La première partie classe par ordre alphabétique les textes publiés sur chacun des écrivains étudiés. Une seconde partie accueille des études qui touchent plus particulièrement aux monuments, aux jardins, à la topographie de la Ville, à l'analyse des œuvres de l'art et de la littérature. Mais d'un mémoire à l'autre, des correspondances s'établissent et la force unitaire d'une démonstration apparaît au lecteur qui accepte sans ruser la disposition commode et apparemment neutre de ce recueil. Une préface est tenue à quelque discrétion modeste devant un Trésor de littérature et d'histoire. Mais ces deux mots associés éclairent, je pense, le dessein d'un savant, poursuivi dans la variété des thèmes et des recher. ches. Du reste, le témoignage de l' Auteur rend inutiles les gloses : il ne cherche pas, assure-t-il, à sous-estimer les données de l'archéologie, celles de l'épigraphie funéraire ou de la numismatique, mais «c'est par les poètes et les historiens que nous pouvons espérer connaître, principalement, l'âme de Rome ... C'est l'œuvre littéraire qui demeure la source privilégiée, et pourrait-on dire, la mesure de toutes les autres». Cette constatation inspire, pour accompagner l'analyse des textes, le programme d'une histoire de la culture, des idées, des sensibilités, une histoire de toutes ces manières de penser et de sentir que nous nommons les mentalités et que Sénèque appelait les publici mores. Un vers d'Horace évoque tout ce que la sagesse humaine, la philosophie, apporte de clairvoyance au poète et illustre l'expression latine de l'art poétique: Scribendi recte sapere est et principiu~ et fons. A plusieurs reprises (comme on en trouvera ici témoignage), Pierre Grimal rappelle qu'il faut connaître cet univers de concepts moraux intellectuels et culturels, sur lequel l' œuvre littéraire prend appui et identifier ainsi l'influence que l'air du temps et le style d'une époque exercent non seulement sur le créateur (comme il va de soi), mais aussi sur l'idéologie du genre choisi par l'artiste. Cette méthode nous vaut des analyses précieuses, tracées en quelques lignes, avec une sobriété de moyen qui fait toute la force de la définition : l'image de la Palliata qui relie à un acte du rite grec l'exotisme sacré de ses expres-

PRéFACE

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sions, l'évocation du rôle moral de la rhétorique latine au temps de l'Empire. Je citerai, pour le plaisir, les quelques mots consacrés au poème élégiaque; ils illustrent les lois et l'évolution du genre autant que la situation personnelle des poètes dans le désarroi du temps, en faisant de c cet énoncé lyrique familier ... particulièrement adapté à traduire des images statiques», un moyen «d'exprimer tous les frissons du moi auxquels la littérature jusque-là n'avait pas donné le droit de cité». Ces rencontres de l'histoire et de la littérature ouvrent un chapitre nouveau sur cette part de l'âme romaine qu'est la religion, avec les forces de renouvellement qu'évoque le témoignage d'Apulée, mais aussi avec la fécondité d'antiques croyances, cette Fides, déesse secrète, devenue l'origine et le principe de l'universalisme romain. Avec quelle force exemplaire ces analyses invitent à la rigueur, s'appuient sur l'étude des procédés et des genres littéraires pour écarter les surcharges d'interprétation chères à certains historiens des religions : Properce, en rapportant les malheurs de Tarpeia, ne songe qu'à conter une belle légende. Mais Virgile témoigne en quelques vers pour la colline de Janus, ou encore, dans lave Églogue, pour le culte de César masqué sous les traits de Daphnis. L'analyse reconnaît dans le chant VI de l'Énéide la préfiguration et la garantie mythique des jeux séculaires. Le poète évoque symboliquement cette synthèse de la Grèce avec Rome, un thème qu'illustre ce recueil avec l'histoire de l'hellénisme, des idées philosophiques et de leur réception à Rome, des Scipions à Sénèque. Le lecteur retrouvera ici des mémoires devenus classiques sur les philosophes, sur Lucrèce et sa théorie de la connaissance, sur Sénèque et le problème du temps, autour duquel s'organise toute sa pensée stoïcienne. Mais la réunion de ces articles, par tout ce qu'ils rassemblent de notations diverses, démontre avec quelle attention parti· culière Pierre Grimal suit dans la littérature, dans le théâtre et dans la poésie, l'extension diffuse de la philosophie morale: il donne une histoire de l'Éthique à Nicomaque, une autre du stoïcisme et surtout, après avoir présenté Lucrèce comme un précurseur, l'analyse recueille les multiples témoignages de l'épicurisme latin: 0 fortunatos nimium, sua si bona norint; Virgile lui-mème dans les Géorgiques fait écho au philosophe du Jardin, célébrant la prudence et la connaissance comme l'élément décisif du bonheur. L'exégète nous prévient aussitôt que cette référence n'implique pas une conversion du poète à toute la doctrine d'Épicure : il atteste au moins la part que celle-ci occupe dans la koinè intellectuelle. « Nous avons aujourd'hui quelques difficultés à imaginer que les doctrines philosophiques des Anciens aient pu jouer un rôle de quclquïmportance dans l'histoire politique•· Cette remarque, venue sous la plume dt· l'historien du Siècle des Scipions, s'adresse peut-être â l'école d'historiens

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ROME, LA LITIÉRATURE ET L'HISTOIRE

qui refusent de conférer à la révolution d'Octave l'inspiration d'une idéologie. En tout cas, l'étude, dans un important mémoire, du débat qui oppose sur l'action et la sagesse les épicuriens et les stoïciens apporte une vue tout à fait opposée. Les disciples du Jardin entendaient sans doute se préserver de l'action politique mais ils acceptaient, comme en témoigne Horace, de confier à un arbitre, au Prince, le soin de réaliser l'idéal de la sagesse dans le gouvernement du monde. La littérature éclaire également l'histoire, en décelant dans l'ancienne tradition les germes toujours vivants de l'idéal monarchique. Le présent recueil évoque, pour le temps de César, Philodémos, un poète syrien, professant la philosophie d'Ëpicure et lié à un cénacle de l'aristocratie intellectuelle où- étaient agitées des théories sur l'action politique. Athénodoros de Tarse, que présente un autre article, paraît mieux placé, bien qu'au bout du compte le personnage reste assez mystérieux : en tout cas, il est le précepteur d'Octave, un maître à penser qui souffle peut-être quelques idées sur la grandeur impériale. Virgile servit mieux la cause de la Ville en inspirant le programme décoratif du plus augustéen des symboles, l'Ara Pacis. Il faut finir par la Ville et les notes qui évoquent ses paysages et son décor; la peinture et la poésie élégiaque sont les harmoniques d'une même sensibilité : celui qui nous a donné les Jardins romains y voit renaître le «paradis rustique» que les Romains n'avaient jamais voulu perdre. L'art romain s'appuie sur une tradition ancienne pour accueillir un thème iconographique sans remployer l'anecdote mythologique qui l'accompagne dans le modèle. Ce procédé illustre les échanges entre la Grèce et Rome et la force de l'âme romaine que Pierre Grimal décèle avec tant d'attention passionnée. L'Ëcole lui a demandé de publier ces volumes: elle le devait à celui qui fait que nous sommes un peu plus proches, par l'intelligence et par le cœur, de la Ville. Charles

PIETRI

À LA RECHERCHE D' APULÉE

A propos de: Alexander ScoBJE,Aspects of the Ancient Romance and ils Heritage. Essays on Apuleius, Petronius, and the Greek Romances (Beitrâge zur Klassischen Philologie, Heft 30): Meinsenheim am Glan, Verlag Anton Hain, 1969, 1 vol. in-8°, 113 pages.

Le centre de ce petit livre est l'étude des Métamorphoses d' Apulée et les autres cessais»qu'il contient (essentiellement, un chapitre sur le genre auquel appartient le Satiricon et l'intention de son auteur, un autre sur le genre narratif dans le monde hellénique) servent à appuyer les analyses de l'auteur concernant les aventures de Lucius. M. Scobie connaît bien le bibliographie de son sujet, ce qui ne l'empêche pas d'avoir des idées originales et de bien poser les problèmes. Il ne s'est pas abandonné à la facilité des citations multiples qui étourdissent le lecteur et l'instruisent peu. Facilité qui est une tentation bien grande lorsqu'il s'agit d'Apulée, sur qui tant de choses ont été dites et dont l'étude reste à faire. M. Scobie est préoccupê par la notion de «genre», c'est-à-dire qu'il cherche à déterminer la série causale dans laquelle s'insère l'œuvre qu'il étudie - un «genre» littéraire étant une cause formelle, au sens aristotélicien, léguée par une tradition. Les Métamorphoses d'Apulée, à cet égard, ne sont pas aussi aisément explicables que l'Énéide ou les Bucoliques. Sur la cons,ïtution du genre romanesque avant Apulée, M. Scobie suggère l'essentiel; on aurait peut-être souhaité que les remarques quelque peu éparses qu'il présente aient été groupées et se soient étayées les unes les autres. L'image qui en eût résulté serait à peu près celle-ci: L'existence d'un genre narratif en prose, qui ne soit pas de l'histoire, est en elle-même paradoxale. Elle suppose la conquête, par la prose, d'un domaine qui, primitivement, était celui du poème, et dont l'Odyssée est l'exemple le plus célèbre et aussi le plus caractéristique. Une question que M. Scobie ne pose pas est celle de la motivation qui explique ces récits narratifs romanesques (c'est-à-dire inventés, imaginaires, en totalité ou en presque totalité), qu'ils soient en vers ou en prose. Cette motivation, souvent obscure, apparaît parfois assez clairement, à propos de quelques

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ROMB, LA LIT'ŒRATURBBT L'HISTOIRB

romans grecs. On voit, par exemple, que celui de Charlton raconte une histoire dans laquelle le beau rôle appartient à des Grecs, soumis à la toute-puissance du roi des Perses, que, dans les Éthiopiques, la situation est analogue, les Grecs et les nationalistes égyptiens se joignant dans une lutte commune contre l'envahisseur perse; l'intention politique est saisissabale aussi dans le roman de Nin-us,véritable épopée de l'antique Babylone libre et impériale. Finalement, on discerne que la motivation nationale, la nostalgie de temps plus heureux, ou l'exaltation d'une résistance à l'oppression étrangère ne sont pas plus absentes de ces récits qu'elles ne le sont de la chanson de Roland ou du cycle arthurien. En revanche, nous ne trouvons rien de semblable dans les Métamorphoses : la présence politique de Rome y est acceptée, parfois même souhaitée, comme lorsqu'il s'agit de rétablir la sécurité et d'éliminer les bandes de brigands qui infestent la campagne; il n'est jusqu'à Lucius, transformé en âne, qui ne tente d'invoquer la puissance tutélaire de César! Un seul épisode discordant, l'histoire du jardinier et du centurion brutal. dans lequel les petites gens se liguent pour protéger la victime. Mais on n'oubliera pas que cette aventure se trouve aussi dans l'Ane de Lucien et que, par conséquent, elle figurait déjà dans le modèle d'Apulée. Apulée, loin d'appartenir à l'opposition nationale des Grecs contre le maître romain - il était originaire d'Afrique, et, en soi, ces porblèmes ne pouvaient le toucher que par analogie - intègre son héros à la haute société romanisée; Byrrhène, la Thébaine, dont le nom porte l'empreinte du dialecte de sa patrie, est alliée, de très près, à une famille de «clarissimes». On pense à l'entourage d'Hérode Atticus, ou du moins à un milieu très romanisé et qui collabore de très près avec le gouvernement impérial. Donc, à aucun degré, les Métamorphoses ne permettent de discerner la motivation nationaliste qui explique en grande partie la naissance des romans grecs orientaux. Ce qui ne veut pas dire qu' Apulée ait ignoré ces romans - et il en existe un indice très net, que M. Scobie aurait pu utiliser, dans le début du conte de Psyché. L'histoire est située dans un milie~ géographique qui reprend, non sans maladresse, celui de Chéréas et Callirhoé, et Psyché est présentée à peu près dans les mêmes termes que la jeune héroïne syracusaine, qui est évidemment le modèle dont s'est inspiré Apulée pour son mythe platonisant. Reste à répondre à la question posée par M. Scobie: pourquoi Apulée a-t-il choisi d'écrire en prose? A quelle tradition se rattachait-il? En réalité, le problème est peut-être mal formulé, en ces termes. Car ce n'est pas Apulée qui, le premier, a raconté l'histoire d'un homme changé en âne, et son retour à la forme humaine, mais un certain Lucius de Patras, anté-

A LA RBCHBRCHE D'APULa.E

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rieur, probablement, à Apulée, d'une ou deux générations à l'époque où, comme le montre M. Scobie, renaissait le goût des paradoxa. Là, il ne s'agit pas d'un rhéteur africain mais d'un Grec, originaire de la plus grande ville d'Achaïe, sous l'Empire, un affranchi, peut-être, ou un fils d'affranchi, comme invite à le penser son prénom romain, qui a recueilli, dans ce monde cosmopolite, des histoires fantastiques et les a insérées dans un cadre lui-même extraordinaire. Ici, M. Scobie suggère une explication ingénieuse et très vraisemblable: le «genre> n'est pas littérairement constitué, depuis longtemps, mais relève de la littérature orale. En fait, son premier chapitre concerne les témoignages relatifs à cette littérature narrative orale. Nous penserons, avec lui, que les arétaloges ont joué un grand rôle dans les pratiques et l'environnement religieux, que les bateleurs ont retenu souvent l'attention des badauds par leurs histoires merveilleuses, et que les places publiques de toutes les villes antiques ont connu ces cercles d'auditeurs que les circulatores (les «faiseurs de circuli») rassemblaient autour d'eux; parfois c'étaient des lutteurs, ou des avaleurs de sabres, parfois des conteurs. Et ils parlaient, tout naturellement, la langue de tous les jours, c'est-à-dire la prose. Autrefois, bien des siècles plus tôt, les conteurs itinérants s'exprimaient en vers - mais c'était pour les cours royales ou seigneuriales et, depuis ce temps, la poésie est devenue un genre savant. Une autre considération, qui ne figure pas dans le raisonnement de M. Scobie, mais pourrait l'appuyer, est le fait que le genre narratif merveilleux baigne, en sa proto-histoire, dans un milieu qui n'est pas limité au domaine gréco-romain. Il est facile de lui trouver des origines, par exemple dans le monde égyptien, où le récit merveilleux en prose, que ce soit l'histoire du Naufragé ou le conte de Sinouhé, et bien d'autres, moins célèbres, remonte à une tradition très ancienne. Chaque fois c'est un narrateur qui dit ses aventures, et ce genre du voyage merveilleux est répandu dans tout le domaine sémitique. Le récit des exploits de Gilgamesh appartient à cette sorte de littérature du voyage, de l'errance - qui est, précisément, le cadre de l'Ane d'or. D'autres variantes du genre, auxquelles fait allusion M. Scobie, comme le thème de l'inscription sacrée, appartiennent, aussi, au domaine égyptien. Le roman d' Apulée ne forme pas une œuvre unitaire, jaillie tout armée de l'esprit de son auteur, c'est le remaniement d'un ouvrage antérieur, et toute analyse doit commencer par la détermination de ce qui appartient à Lucius de Patras et ce qui a été ajouté. Dans le passé, plusieurs philologues se sont essayés à cette tâche; les résultats ont été divers; mais la voie a été montrée par A. Lesky. dans son article de l'Hermès de 1941, et mériterait d'être suivie. On s'apercevrait ainsi que des

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ROME, LA LITIBRATURE ET L'HISTOIRE

arguments contradictoires, apportés pour appuyer telle ou telle thèse classique, s'appliquent en fait les uns à la partie primitive du conte, les autres aux additions d'Apulée - on n'a pas assez médité sur une expression curieuse de l'Africain, dans sa courte préface, qu'il écrivait sur du papyrus égyptien, avec un calame nilotique! L'addition du livre XI est la plus visible; celle de Psyché est sensible; d'autres se laissent entrevoir, comme le rebondissement (assez maladroitement expliqué par l'homonymie du mort et de son gardien) de l'hisoire de Thélyphron qui, simple aventure macabre, où joue un rôle une sorcellerie «chamanique» traditionnelle, se transforme en une expérience de résurrection «à l'égyptienne». On soupçonne une addition analogue dans l'histoire de la meunière, qui, d'abord (chez Lucius de Patras), n'était qu'un fabliau plaisant, une milésienne salace, et qui devient, après coup, un exemple de magie noire, où un fantôme au service de la sorcière exécute le malheureux mari. La suture est révélée par le résumé de Lucien, où l'on voit le meunier survivre à son infortune et vendre l'âne, simplement parce qu'il trouve qu'il dépérit. Les remarques que présente M. Scobie sur la curiositas chez Apulée, et qu'il oppose à la thèse soutenue naguère par S. Lancel, perdent ,beaucoup de leur efficacité lorsqu'on s'aperçoit que les statistiques qu'il présente concernent à la fois des épisodes du roman primitif et des additions d'Apulée. Une étude plus exacte montrerait que la curiosité de l'âne existe déjà dans le modèle (on le voit par l'épisode du jardinier), et que cette curiosité est considérée comme une attitude dangereuse, un défaut qui entraîne des conséquences fâcheuses pour tout le monde. Il en va de même, dire-t-on, dans le conte de Psyché; certes, mais cette curiosité, dangereuse en pratique, n'en est pas moins la condition du progrès spirituel. Il y a une «bonne» curiosité, celle qui pousse l'âme à retrouver le contact avec le divin. Et ici nous rencontrons le problème de Photis, qui a visiblement intéressé M. Scobie, car il consacre à la jeune servante des pages vivantes et riches. Apulée a conservé de son modèle l'idée de la servante utilisée comme moyen de parvenir aux secrets de la maîtresse (M. Scobie dit le contraire, mais à tort); mais il a ajouté le motif de l'engagement personnel de Lucius dans l'aventure. On pourrait ajouter quelques traits à son analyse du sentiment de Lucius, plus amoureux, moins pure• ment érotique que chez Lucien (et, sans doute, dans le modèle commun). On pourrait aussi remarquer que l'histoire de Photis est à peu près l'exacte contrepartie de celle de Psyché. La «curiosité» de Psyché lui révèle le divin; celle de Lucius précipite, par Photis, son âme humaine dans la bestialité. La même lumière - la lampe, compagne des amants - peut provoquer des effets absolument opposés. Et nous persisterons à penser que le

À LA RBCHBRCHBD'APUL2E

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nom de la servante a bien une signification sinon mystique, du moins symbolique, avertissant le lecteur qu'il existe une lumière de l'erreur, qui luit pour ceux dont l'âme n'a pas été préparée à discerner la vérité. Si l'on parvenait à déterminer avec une suffisante vraisemblance les additions d'Apulée, on découvrirait comme une lente préparation du livre XI. M. Scobie a reconnu quelques-unes de ces étapes, par exemple la métamorphose d'Actéon, dans la statue qui orne l'atrium de Byrrhène; il est certain qu'il s'agit là d'une addition de l'Africain, ne serait-ce qu'en raison des détails architecturaux qui font de cette demeure une maison typiquement romaine, assez différente de la maison grecque traditionnelle, celle que l'on attendrait chez Lucius de Patras. Cette métamorphose annonce le châtiment réservé à la «mauvaise» curiosité. Mais il y a d'autres «signes», ajoutés par Apulée; ainsi l'histoire des poissons au marché d'Hypata, sur laquelle MM. Hubaux et Derchain ont attiré naguère l'attention, et où l'on doit certainement voir un présage heureux, l'écrasement des esprits révoltés contre Dieu, l'exaltation de la Vérité. L'interprétation égyptisante apportée par ces auteurs est très vraisemblable. La seconde partie de l'histoire de Charité n'est pas moins chargée de symboles: les deux «frères» ennemis, le sanglier suscité par l'un d'eux, le rècommencenment de l'histoire d'Adonis, où Arès le violent cause la mort du jeune époux, afin d'être seul à posséder Aphrodite-Astarté (dont Charité est un des noms). puis l'horrible châtiment infligé par Charité au cou~ pable, qui le prive de la lumière, enfin, cette acceptation par le criminel lui-même, de son châtiment, cette descente volontaire dans les Enfers sans résurrection, tout cela ressemble fort à la transposition romanesque d'un hiéros logos, et nous place dans une atmosphère assez semblable à celle du conte de Psyché. Les pages consacrées au Satiricon sont, elles aussi, fort intéressantes; on y verra comment Pétrone y a repris la tradition romaine de la .5atura, et se trouve, par conséquent, fort différent d'Apulée. Le livre de M. Scobie nous rassure; il y a encore beaucoup à trouver sur le roman antique, et ces quelques chapitres prouvent que l'on peut aborder a\'cc profil et indépendance d'esprit des sujets que l'on aurait pu croire rebattus, alors qu'ils ont été seulement effleurés.

LE CALAME ÉGYPIIEN D' APULÉE

Au début des Métamorphoses, Apulée s'adresse à son lecteur et lui dit: «Je veux, en cette histoire contée à la milésienne, enchaîner l'un à l'autre des contes de toute sorte et flatter ton oreille bienveillante d'un aimable murmure, si toutefois tu ne dédaignes pas de donner un coup d'œil à un papyrus d'Égypte écrit avec la pointe acérée d'un roseau du Nil. .. » (1, 1, 1). Il est vrai que les Métamorphoses sont avant tout une histoire à la milésienne, réaliste et joyeuse; mais que veut dire Apulée, en nous confiant que son livre a été écrit sur du papyrus d'Égypte, avec la pointe d'un roseau du Nil? L'Égypte, certes, est bien la terre par excellence des papyri, mais il est évident qu'Apulée ne parle pas de la matière dont est fait le volumen sur lequel sera copiée son œuvre. Quant au roseau, peu importe qu'il ait poussé sur les bords du Nil, ou en Crète (où il en était de célèbres), ou sur les rives du Tibre. Papyrus et calame ne sont là que par figure : Apulée nous confie que sa « milésienne > possède une couleur égyptienne, ce qui est une nouveauté dans l'histoire de ce genre, illustré autrefois par le Romain Sisenna. La difficulté commence lorsque l'on essaie de discerner cette couleur égyptienne. On peut la restreindre au livre XI, le livre d'Isis; ce livre, qui achève le rècit, est évidemment égyptien, ou du moins égyptisant, puisque la déesse et son parèdre Osiris (ou plutôt Sérapis) symbolisent la religion et la philosophie de l'Égypte et la résument, pour les «barbares> qui ne sont pas nés sur les rives du Nil. Mais on peut se demander aussi, allant plus loin, si le reste du roman n'en offre pas des traces. Et, puisque la «milésienne» est constituée, essentiellement, par les dix premiers livres, cela justifierait mieux l'affirmation d'Apulée que les histoires qu'il nous conte sont ècrites, nous dirions, nous, «d'une encre égyptienne>. Ce qui suggère une direction de recherche dans laquelle nous ne faisons pas ici les premiers pas. Avant nous, deux savants belges, MM. Derchain et J. Hubaux, dans un article paru en 19S8 (Antiquité classique, XXVIII, p. 100· l04) et intitulé «L'affaire du marché d'Hypata dans les Métamorphoses d'Apulée», nous ont montré la voie.

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ROME, LA Ll1ï8RATURE ET L'HISTOIRE

Il n'est sans doute pas inutile de résumer cette étude pénètrante, dont les conclusions ne laissent pas de sembler, au premier abord, paradoxales, mais n'en sont que plus instructives. On sait comment le jeune Lucius, arrivé dans la ville d'Hypata, se rend au marché, afin de pourvoir à son dîner, qu'il ne veut pas demander à son hôte, Milon - par discrétion, et parce que le vieillard lui a été dépeint comme un terrible avare. Au marché, donc, il achète quelques petits poissons et se met en devoir de revenir chez Milon avec son emplette, lorsqu'il rencontre un certain Pythias, l'un de ses condisciples d'Athènes, qui exerce à Hypata la magistrature d'agoranome. Pythias lui demande ce qu'il vient d'acheter et, lorsqu'il apprend que Lucius a fait l'acquisition de poissons, il s'enquiert du prix dont il les a payés. Lucius le lui dit, et le prix mentionné fait jeter les hauts cris à Pythias. Sur quoi, le jeune magistrat se fait désigner le vendeur, à qui il adresse les reproches les plus vifs et, pour le punir, ordonne à son licteur de jeter les poissons sur le sol et de les piétiner publiquement. Sur quoi, il se retire, persuadé d'avoir donné une bonne leçon au mercanti - ce qui n'est pas du tout au goût de Lucius, qui a perdu dans l'aventure et son argent et son diner. Étrange histoire, apparemment absurde, mais à laquelle MM. Derchain et Hubaux ont su donner son sens. Ils ont songé en effet à rapprocher du geste attribué à Pythias le rite du «piétinement des poissons», bien attesté à Edfou, à Esna et à K~m Ombo. Ils ont montré que ce rite constituait un envoûtement des ennemis du Roi - et de Rê. Il était encore régulièrement pratiqué à l'époque romaine, au temps même où Apulée visita l'Égypte, et, sans aucun doute, Apulée ou bien l'a vu pratiquer ou bien en a entendu parler par ceux qui l'ont renseigné sur le rituel égyptien. Il est à peu près certain, d'autre part, que cet épisode du marché d'Hypata ne figurait pas dans le récit de Lucius de Patras et qu'il a été introduit par Apulée lui-même - s'il est vrai que, dans la version attribuée à Lucien, l'hôte du jeune héros se montre généreux et fasse bien dîner l'invité qui lui arrive à l'improviste. Apulée a accentué l'avarice de Milon, qui était à peine indiquée dans son modèle; il a voulu ainsi justifier la visite de Lucius au marché et faire naître l'occasion d'accomplir ce rite si curieux du piétinement des poissons. Il resterait à savoir - ce que les deux auteurs dont nous résumons la découverte renoncent à se demander - pour quelle raison Apulée a agi de la sorte. S'est-il simplement amusé à introduire une énigme, que seuls les initiés pouvaient déchiffrer? N'a-t-il pas eu quelque intention plus profonde? On remarquera que le jeune magistrat porte le nom de Pythias, nom théophore, qui semble donner à l'événement une valeur de présage; et ce

LE CALAME OOYPTIEN D' APULÉE

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rite, tout compte fait, est d'excellent augure. Lucius ne pouvait mieux commencer son séjour à Hypata que de cette façon. Cela lui assurait de triompher, finalement, de ses ennemis, qui allaient se révéler nombreux en cette ville. Mais il y a peut-être davantage. S. Sauneron, qui étudie le piétinement des poissons à Esna, où le rite est célébré le 1° Payni, fait observer que ce rite est célébré à l'occasion de la fête qui commémore la « révolte des hommes, au début de la création» (Esna V, p. 25-26), ce qui lui confère une signification cosmologique particulière. On sait que ce thème de la révolte des âmes, au moment où, précisément à cause de cette révolte, vont être créés les hommes réapparaît dans de nombreux textes hermétiques et, en particulier, dans la Korê Kosmou. S'il est vrai que l'odyssée de Lucius décrive symboliquement la montée de l'âme vers la vérité, c'est-à-dire l'union à Horus, maître de toute vérité, il n'est pas indifférent de trouver, au départ de ce long voyage, le rappel du rite commémorant la victoire du dieu Soleil, victoire remportée avec l'aide de son fils, sur la révolte des éléments mortels et «froids» les poissons - en face de la lumière et du feu divins. Le piétinement rituel prend alors la valeur d'un omen particulièrement significatif. Mais peutêtre jugera-t-on que c'est faire la part trop belle à l'imagination, et l'on attendra, très légitimement, des preuves supplémentaires.

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Peu de temps après la scène du marché, Lucius est invité chez la sœur de lait de sa mère, la très puissante dame nommée Byrrhène, et, là, il entend un certain Thélyphron raconter une étrange aventure qui lui est arrivée. Chargé de garder un mort, Thélyphron s'est endormi, contraint par les incantations de puissantes sorcières, et, pendant son sommeil, celles-ci l'ont mutilé. Mais cette mutilation n'apparaît pas tout de suite, car les sorcières ont remplacé les organes qu'elles ont coupés par des modelages de cire qui dissimulent les blessures. Elle ne se révélera qu'au cours du dernier épisode de l'aventure, lorsque le mort, rappelé à la vie pour quelques instants par un prêtre égyptien, racontera ce qui s'est réellement passé pendant cette nuit dramatique. Ici encore, une addition d' Apulée au récit primitif se laisse déceler. Il est à peu près certain que, chez Lucius de Patras, Thélyphron, qui s'était engagé pour garder le mort et le défendre contre les entreprises des sorcières, n'a pas tenu sa promesse, que les sorcières sont venues, pendant la nuit, ont coupé le nez et les oreilles du cadavre et que, le lendemain, en

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punition, les mêmes mutilations ont été infligées au gardien infidèle. C'est Apulée qui a imaginé le rebondissement que nous lisons maintenant dans les Métamorphoses: comment le mort s'appelait, lui aussi, Thélyphron, et comment les sorcières se sont trompées et ont mutilé le vivant à sa place; comment aussi le mort avait péri victime de sa propre femme, empoisonné par elle; comment son pére, qui avait des soupçons, avait prié un prêtre égyptien d'interroger le défunt sur ce qui lui était arrivé en réalité; nous assistons à la résurrection temporaire du cadavre, nous entendons ses paroles et nous sommes témoins du dénouement. Il est d'abord significatif qu'Apulée ait pris, pour exécuter cette opé· ration magique, un «prophète> égyptien - propheta primarius (11, 28), c'est-à-dire un prêtre de haut rang. On sait que le mot de prophète traduit le titre de hem-neter, donné habituellement aux prêtres égyptiens. Apulée, sur ce point, ne fait que se conformer à l'usage général. Il l'a appelé Zat· chlas, nom qui nous reste obscur et que les égyptologues ne semblent pas décidés à interpréter•. Quoi qu'il en soit, ce prêtre va se livrer à ce que les commentateurs appellent, un peu vite, une opération de nécromancie. Mais c'est oublier que la nécromancie n'apparaît guère en Égypte, sinon très tardivement et en marge de la religion officielle. Nous nous en tiendrons sur ce point à ce que nous apprend Héliodore et qu'il n'y a pas lieu de mettre en doute. Héliodore nous montre en effet le saint «prophète> Calasiris (VI, 14) refuser non seulement d'interroger lui-même les morts, mais même d'être le témoin d'une scène de nécromancie, disant «que c'était un spectacle diabolique et que, s'il était contraint d'en être le témoin, il n'y prendrait point part pour autant; car il n'appartenait pas à un prêtre ni de pratiquer semblables rites ni même d'y assister. La divination (continuait Calasiris) ne s'exerçait qu'à l'aide de sacrifices permis et de prières pures; c'étaient les profanes-qui rampaient sur la terre, au sens le plus strict, et qui traînaient les cadavres ... > Calasiris n'ignore pas que les dieux punissent de mort quiconque se livre à ces pratiques criminelles. Faut-il donc admettre que le Zatchlas d' Apulée soit un prêtre vénal? Sans doute, il se fait bien payer (11, 28, 1), mais il donne comme excuse à son intervention qu'elle aura lieu dans l'intérêt de la justice : « Nous ne nous opposons pas à l'accomplissement du Destin, dit-il, nous ne refusons pas à la terre ce qui lui appartient; c'est pour l'apaisement que donne la vengeance que nous implorons un court espace de vie> (II, 28, 5) - et cet-

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On peut penser à djët-kher (« celui qui connaît l'éternité»). transcrit selon la phonétique grecque.

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te considération suffit à calmer sa conscience et, sans doute, à justifier son acte: on sait à quel point l'idée de justice est essentielle dans l'univers d'outre-tombe et, plus généralement, dans les conceptions morales égyptiennes, au moins pour la période qui nous occupe. Aider la justice à s'accomplir était conforme à la volonté divine, à l'esprit de la Loi, même si les voies et moyens pour y parvenir pouvaient sembler suspects. L'opération à laquelle se livre Zatchlas est en tout point inspirée du rituel et des croyances égyptiennes. Voici la description qu'en donne Apulée : c Le prophète, ainsi imploré, place certaine herbe sur la bouche du cadavre et en dépose une autre sur sa poitrine. Puis, se tournant vers l'orient, il adresse une prière silencieuse au soleil sacré qui grandissait ... » (II, 28, 6). Ainsi, il y a deux moments dans le rite : une opération magique qui a pour objets la bouche et le cœur du mort, puis une prière adressée au soleil levant. Il est facile de reconnaître dans la première deux actes caractéristiques du rituel mortuaire, destinés à assurer au défunt, dans l'au-delà, la jouissance de sa bouche (pour manger la nourriture dont il sera très avide et qui assurera sa survie) et celle de son cœur, qui est le siège viscéral de la raison et de la conscience. Nous connaissons, par le Livre des Morts, les formules qui assurent l'ouverture de la bouche. Nous emprunterons l'une de celles-ci à la traduction et à l'édition de P. Barguet (Livre des Morts, chap. 23): «Qu'il dise: «Ma bouche est ouverte par Ptah, les liens qui emprisonnaient ma bouche sont déliés par le dieu de ma ville. Vient en outre Toth, les liens de Seth, qui emprisonnaient ma bouche, sont écartés, les mains d'Atoum placées en protection d'elle». L'ouverture du cœur n'est pas moins bien attestée (Ibid., chap. 26). Il est vrai qu'une différence importante subsiste entre le rite funéraire habituel et celui que suit ici le prophète égyptien; tandis que les opérateurs chargés de l'ensevelissement ouvraient la bouche avec le doigt (ainsi que les yeux), Zatchlas dépose sur les lèvres du mort une plante, choisie exprès (quampiam, dit Apulée), et la même, apparemment, sur la poitrine; cette plante communiquera à ces deux organes une vie temporaire. Mais la principale différence entre le rite du Livre et celui du prophète est ailleurs : tourné vers le soleil levant (nous sommes juste au sortir de la nuit - les premiers chants des coqs ont retenti peu de temps auparavant; II, 26, 1), il prie l'astre, apparemment, d'accomplir le miracle de rendre un instant la vie au défunt. Or, la liaison établie entre le lever du soleil et la montée de la vie, et la ritualisation de cette croyance dans la cérémonie appelée «union au disque» sont bien attestées et, en particulier, par des textes contemporains d'Apulée. Cette fois encore, nous nous reporterons aux publications de S. Sauneron sur Esna (Les fêtes religieuses d'Esna aux derniers siècles du paga-

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nisme (Esna V), Le Caire, 1962, p. 121 et suiv.). Ce rite de l'union au disque se pratiquait à Esna, mais aussi à Edfou et à Dendéra, et, dit S. Sauneron, «on peut le supposer partout où se trouve une chapelle à ciel ouvert, ainsi près de Koptos>. A. Edfou, l'union au disque est le rite essentiel des fêtes de fin d'année, l'épisode de la cérémonie vers lequel tous les rites convergent (S. Sauneron, Ibid., p. 124). Elle a pour but de faire pénétrer, nous dit-on, le ba divin dans la statue royale, c'est-à-dire, pour parler le langage d'Apulée, l'animus dans l'image de pierre. Ce sont les rayons du soleil levant qui ont cette puissance d'animation. Et, précisément, constate S. Sauneron (Ibid., p. 126), l'union au disque continue et reprend une autre cérémonie, qui avait eu lieu lors de l'inauguration du temple, lorsque le célébrant avait «ouvert la bouche> des statues - de la même façon que l'on ouvre celle du défunt, pour lui permettre de participer à la vie divine. Nous apprenons aussi, par les mêmes textes (Ibid., p. 136-137),que les plantes, et, plus particulièrement, des fleurs, jouaient un rôle dans cette cérémonie de l'animation. On y trouve le lotus, la fleur primordiale, dont est né d'abord le Soleil (Ibid., p. Ï42). A la vérité, Apulée n'aurait pu, sans une grande invraisemblance, mettre dans les mains de Zatchlas, à Hypata, des fleurs de lotus, qui ne poussent guère sous le ciel thessalien; il s'est tiré de la difficulté en jetant un voile sur la nature de la plante requise pour la réanimation temporaire du mort. Mais il ne fait aucun doute que, pour décrire et d'abord pour imaginer cette scène, il n'ait purement et simplement transposé en Thessalie des pratiques qu'il avait appris à connaître en Égypte. Et c'est bien, cette fois encore, le calame égyptien qui lui sert à composer cette scène singulière, dont Lucius de Patras ne lui donnait point le modèle. Mais, déjà, avant même que Zatchlas ne commence ses incantations, la prière prêtée au vieillard qui l'adjure de venir au secours de la justice devait nous être un indice suffisant des intentions de l'auteur. Voici les paroles que lui attribue le conteur: «Aie pitié, prêtre, dit-il, aie pitié, au nom des astres du ciel, au nom des puissances des enfers, au nom des éléments de la Nature, au nom des silences de la nuit, et des sanctuaires interdits de Coptos, et au nom de la montée du Nil et des secrets de Memphis et des sistres de Pharos ... » (II, 28, 3). Aucune des invocations n'est dépourvue de signification. Considérons d'abord les quatre dernières, qui comportent chacune une indication topographique : les sanctuaires de Coptos, la crue du Nil, les secrets de Memphis et les sistres de Pharos. Les sistres de Pharos ne recèlent aucun secret; il s'agit des sistres d'Isis, mais notons que l'introduction et surtout la spécialisation de la religion isiaque à Pharos est un phénomène tardif, qui ne se comprend que dans l'Égypte ptolémaïque, lorsque Pharos se trouva former le môle avancé du port d'Alexandrie. Il n'en va pas de même des adyta Coptica et

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des arcana Memphitica. Dans les premiers, on reconnaît le culte du dieu Min, le dieu de Coptos, dont le signe hiéroglyphique () sert à écrire un mot signifiant «adyton>, sanctuaire secret (Herman Kees, Der Gotterglaube in alten Âgypten, Berlin, 1956, p. 106): ce n'est assurément pas un hasard si le terme d'adyton est appliqué à la doctrine de Coptos (à la véri• té ce mot est une restitution de Scaliger, les deux manuscrits donnant ici un mot inintelligible; mais la restitution est certaine). A l'époque d'Apu· lée, il y a longtemps que le culte d'Isis a pénétré à Coptos, où elle figure comme déesse-mère, et parèdre de Min, qui est dit «taureau de sa mère> (Kees, Ibid., p. 200). Les arcana Memphitica sont évidemment ce que l'on appelle généralement la «théologie memphite>, qui s'est formée autour de Ptah. Cette doctrine a pour caractère l'affirmation qu'il n'existe qu'un être divin, dont sont issus tous les autres (Erman, p. 119). Cette théologie memphite est antérieure, on le sait, à la théologie osirienne, mais celle-ci, à basse époque, se l'était assimilée. Tout se passe, dans ce texte d'Apulée, comme si l'invocation mentionnait successivement toutes les strates de la doctrine isiaque, les antiques théologies qu'elle s'était integrées. Dans cette série, les incrementa Nilotica trouvent tout naturellement leur place, car ils représentent l'élément proprement osiriaque de la religion d'Isis, puisque, on le sait, Osiris est considéré, dès une très haute époque, comme celui qui donne à l'Égypte l'eau fécondante. Le début de la prière adressée par le vieillard au prêtre, dès lors, devient plus claire : les astres célestes, les puissances qui règnent dans le monde d'En-Bas, les éléments de ce qui est (naturalia) et les silences de la Nuit nous ramènent aux différents moments de l'initiation isiaque, que l'on trouve chez Apulée lui-même (par exemple, XI, 23, 7: accessi confinium mortis et, calcato Proserpinae limine, per omnia uectus elementa remeaui . .. ). mais surtout dans cette précieuse Korè Kosmou qui figure parmi les textes hermétiques les plus importants. Isis, la « Korè Kosmou >, explique l'origine du monde, à partir du dieu primordial et des quatre elementa, la naissance des astres et la création des âmes, la mise en place d'une Nécessité, qui est une «machine> exprimant le déterminisme astrologique. La prière du vieillard fait donc intervenir l'ensemble de la doctrine révélée égyptienne - dans le syncrétisme final de son temps - et la totalité de l'Univers. C'est grâce à l'utilisation ordonnée des forces cosmiques, à leur connaissance achevée - que ne peut manquer de posséder le propheta primarius - que peut se produire la brève résurrection du mort tué par une main criminelle. Jamais, peut-être, le «calame égyptien> d'Apulée n'a été aussi fidèle à son origine.

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Pour résoudre l'un des problèmes les plus irritants qui se posent à propos du roman d' Apulée, et qui est celui de son originalité, on aimerait disposer de critères simples et à peu près sûrs. Et l'on est tenté de penser que le «calame égyptien», chaque fois qu'il laisse sa marque, est manié par Apulée et ne doit rien à Lucius de Patras. Mais ce n'est encore qu'une hypothèse, une direction de recherche, qui demande de nombreuses confirmations. Il nous a semblé, à propos de deux épisodes, que l'analyse montrait avoir été introduits par Apulée, que les éléments égyptiens y étaient prédominants. Ne serait-il pas possible de tenter une contre-épreuve et d'essayer de voir si un épisode remontant à Lucius de Patras ne témoigne pas d'une autre conception de la magie que celle que nous avons découvertes dans les additions certaines d 'Apulée? Au début du livre, Lucius rencontre deux voyageurs qui cheminent comme lui sur la route d'Hypata et dont l'un, nommé Aristomène, raconte une singulière aventure. Il nous dit comment il a retrouvé, autrefois, à Hypata, l'un de ses amis, un certain Socrate, qui avait disparu de leur commune patrie, Aegium, en Achaïe. Ce Socrate était tombé sous le coupe d'une sorcière appelée Méroé, et il avait fui son insupportable tyrannie, mais, désormais sans volonté, il errait en Thessalie, plongé dans le dénuement le plus total, en même temps que dans une déchéance pitoyable. Aristomène tente de le ramener à une existence plus digne de lui; il le soigne, le nourrit, l'emmène avec lui; mais, dès leur première étape, au cours d'une nuit qu'ils passent dans une auberge, la sorcière, accompagnée de sa sœur Panthia, pénètre par magie dans leur chambre; les deux femmes égorgent Socrate, en lui plongeant une épée dans le cou, du côté gauche; mais, au lieu de laisser le sang jaillir, elles le recueillent dans une petite outre, sans permettre que s'en répande la moindre goutte; puis Méroé plongea la main, par la blessure, dans la poitrine de sa victime et en retira le cœur. Enfin Panthia, son assistante, plaça une éponge dans la plaie, en disant: «Éponge, attention! toi qui es née dans la mer, garde-toi de franchir une rivière». Après quoi, elles quittent la chambre toutes deux, non sans avoir infligé à Aristomène un traitement aussi humiliant que malodorant. Et, le lendemain, Socrate, qu' Aristomène. croyait mort, s'éveilla comme si de rien n'était; mais, sur la route, à quelque distance de l'auberge, l'éponge tomba, au moment où Socrate allait boire à une source, et la vie du malheureux s'échappa définitivement. Cet épisode forme avec la résurrection temporaire du mort, grâce

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aux opérations du prophète Zatchlas, un contraste total. L'atmosphère magique est totalement différente. D'autre part, une analyse minutieuse des circonstances conduit à penser que cette histoire se trouvait déjà dans Lucius de Patras - à quelques détails près, des colores ajoutées par Apulée et qui se révèlent par de menues contradictions. Mais ce qui nous importe, c'est que l'origine de l'épisode et les pratiques magiques qu'il implique nous entraînent dans un tout autre domaine, fort loin-de l'Égypte - celui où puisait Lucius de Patras. Cette singulière façon qu'a Méroé d'assassiner son amant infidèle possède évidemment une signification magique. La mort différée de Socrate ne saurait être une simple précaution contre la police; Méroé et Panthia s'enfuient par des moyens magiques; nul ne les a vu pénétrer dans la chambre de Socrate, dont la porte n'a été ouverte que par leurs incantations et s'est refermée de même. Il importerait peu aux deux femmes qu'Aristomène soit accusè du crime - ce qui ne manquerait pas d'arriver si le cadavre de Socrate était découvert dans la chambre, soigneusement fermée, où tous deux ont passé la nuit. Méroé, en recueillant le sang de sa victime et en le laissant survivre quelques heures, a une autre intention. La solution de ce petit problème nous est apportée par une étude de Jean-Paul Roux (La mort chez les peuples altaïques, Paris, 1963, p. 78 et suiv.), qui cite toute une série de témoignages fort instructifs. On part de lois édictées par Gengis Khan, prescrivant que le bétail de boucherie doit être tué en ouvrant la poitrine de la bête et en lui arrachant le cœur, sans répandre une goutte de sang. Un voyageur allemand, J. G. Gmelin, qui parcourait la Sibérie entre 1733 et 1743, obsereva, chez les Toungouses de l'Onon, un sacrifice chamanique au cours duquel le chaman, ayant fait à la poitrine de l'agneau, sur le côté gauche (donc, exactement comme Méroé), une incision d'environ deux pouces, avec un grand couteau, mit la main dans la blessure, l'enfonça jusqu'à la poitrine et arracha le cœur (J.-P. Roux, Ibid., p. 79). D'autres récits confirmement le caractère très général de ce qui est un rite chamanique. Et J.-P. Roux nous en donne l'explication: le sang de la victime renferme le principe de la vie, l'âme de celle-ci; si l'on ne le répand pas, on préserve cette force; si on sait l'employer, elle servira aux vivants, elle fera du mort un gardien protecteur de son bourreau (Ibid., p. 80). C'est pour cela que, chez les peuples qui accompagnaient Gengis Khan, cet arrachement du cœur constituait le mode habituel d'exécution infligé aux prisonniers de guerre dont on estimait tout particulièrement la vaillance. Si telle était l'intention de Méroé, le texte d'Apulée devrait, dira-t-on, en avoir conservé au moins un indice. Il se trouve en effet que le geste de

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Méroé est présenté par Apulée comme l'exécution d'un rite: ne quid denuntiaret, credo, a uictimae religione, immissa dextera per uulnus illud ... (1, 13, 6). Il ne s'agit pas, évidemment, du rite habituel d'immolation et d'inspection des entrailles, qui est tout différent, mais d'un rite magique accompli sur la victime (sur ce sens attribué au mot religio, voir Mauss, Sociologie et ethnologie . .. , p. 54). Tout s'éclaire: Méroé veut continuer à faire de Socrate son serviteur; elle le transforme en «zombi», grâce à cette immolation qui met le sang du malheureux en sa possession. Au moment où tout le sang de Socrate a coulé, l'âme «pneumatique» de celui-ci s'est enfuie, en poussant le cri aigu habituel des âmes qui s'échappent; Socrate n'a plus d'âme spirituelle; il a, pour quelque temps encore, une certaine survie quasi mécanique - à la manière des anguilles ou des petits animaux qui connaissent encore, après la destruction des centres supérieurs, des mouvements convulsifs qui donnent l'illusion de la vie. Mais le principe vital lui-même a été emmené par Méroé, et Socrate, au royaume des ombres, ne connaîtra jamais le repos que donne le retour à l'élément terrestre. Nous sommes, là, dans un domaine tout à fait différent de celui de la pensée religieuse égyptienne et en totale contradiction avec celle-ci. Méroé pratique la magie chamanique dont, certes, l'eschatologie égyptienne conserve des traces sensibles, mais qui ne constitue pas, sur les rives du Nil, une magie opératoire, aussi haut que l'on puisse remonter. Au contraire, les pouvoirs attribués par Socrate lui-même à Méroé, dans le récit qu'il fait à Socrate de son aventure, sont des pouvoirs typiquement chamaniques : elle est capable, dit-il, de bouleverser le monde, de provoquer des tempêtes, de faire souffler le vent. Un pouvoir caractéristique des chamans est de provoquer le sommeil, un sommeil hypnotique pendant lequel le sorcier opère sur le corps endormi de son patient; ce qui est, précisément, le cas de Méroé. Nous savons aussi que le chaman passe pour capable de transporter des maisons au loin (cf. Marcelle Bouteiller, Chamanisme et guérison magique, Paris, 1950, p. 6 et suiv.), ce qui . est aussi l'un des exploits accomplis par Méroé (Met., I, 10, 5). Il est probable que ces récits relatifs aux sorciers et aux sorcières viennent, finalement, des populations scythes, dont les attaches avec les Ouralo-Altaïques ont été souvent affirmées. C'est au chamanisme qu'il faut attribuer des opérations comme celle des sorcières qui, dans le récit de Thélyphron, se transforment en belettes pour pénétrer dans la pièce où le malheureux garde le cadavre qui a été confié à sa vigilance, et qui le plongent dans un sommeil léthargique. Cette partie du récit appartient assurément à Lucius de Patras, comme l'analyse de l'épisode le montre; elle s'oppose à la magie «égyptienne» de Zatchlas, qui n'apparaît que

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dans la seconde partie de l'aventure, celle qui appartient en propre à Apulée. Cette opposition entre les deux magies, celle qui s'appuie sur l'ordre cosmique et trouve sa justification dans une conception déjà «hermétique, de l'univers - la magie égyptienne légitime et bénéfique - et l'autre, que nous appelons «chamanique» et qui est pratiquée par les sorcières méchantes, pour des fins inavouables, peut être considérée comme l'une des intentions des Métamorphoses, la raison qui a poussé Apulée à reprendre et surcharger la milésienne de Lucius de Patras. La démonstration détaillée de cette thèse exigerait d'autres recherches que celle que nous présentons aujord'hui. Mais pensera+on que le nom de la mauvaise sorcière, qu'Apulée a appelée Méroé (nous ignorons comment elle s'appelait chez Lucius, mais Apulée a systématiquement changé tous les noms qu'il trouvait dans son modèle), n'a pas été choisi à dessein? Dans l'histoire de la sorcellerie égyptienne, le nom de Méroé est lié à un épisode très célèbre, l'histoire des deux Horus. Le premier Horus, fils de Panishi, est un sorcier égyptien; il est opposé à l'autre Horus, fils de Tnahsit, sorcier éthiopien, c'est-à-dire du pays de Méroé. Le sorcier de Méroé fait venir, une nuit, par enchantement, le roi d'Égypte à la cour de son maître, et le fait bâtonner, avant de le renvoyer dans son pays. Alors, l'autre Horus, le sorcier égyptien, fait, à son tour, venir par enchantement le roi de Méroé à la cour d'Égypte et lui inflige le même traitement. Cette histoire nous donne peut-être la clef que nous cherchions : la magie néfaste de Méroé s'oppose à la «bonne» magie de Zatchlas - aux sorcières thessaliennes s'oppose la théurgie sacrée d'Isis, dont Apulée veut être, lui aussi, le «prophète,.

LA FÊTE DU RIRE DANS LES MÉTAMORPHOSES D' APULÉE

Tous les commentateurs d'Apulée sont intrigués par cette Fête du Rire que les gens d'Hypata célèbrent, et dont le héros, bien malgré lui, se trouve être le malheureux Lucius. Le plus récent, parmi ces commentateuers, B. E. Perry, reprenant ses travaux plus anciens 1, admet que cette histoire est une invention d'Apulée, qu'elle ne figurait pas dans le roman de Lucius de Patra, mais il n'essaie pas de déterminer quel est son sens, si toutefois il en possède un. De son côté, A. Lesky, dans un article célèbre 2, a montré que le «meurtre des outres> qui, dans les Métamorphoses d'Apulée, introduit et justifie, dans une certaine mesure, la fête du Rire, appartient bien à la donnée originale, mais que, sur ce thème, Apulée a brodé et imaginé ce curieux «carnaval» (qui d'ailleurs n'en est pas un), attribuant aux gens d'Hypata une fête que l'on ne trouve nulle part ailleurs dans le monde antique. Aux arguments de Perry et de Lesky d'autres peuvent être ajoutés. Par exemple, il est certain que l'idée première de faire massacrer des outres gonflées vient d'un-proverbe dont nous trouvons trace dans le Satiricon, et qui est déjà attesté dans un fragment d'Epicharme et de Sophron3: toute l'aventure n'est que la dramatisation de ce proverbe. Or, le même procédé se retrouve dans un autre épisode, l'âne chez le jardinier4, qui, lui, figure chez Lucien - tandis que l'aventure des outres gonflées a disparu du résumé. Et Lucien ajoute que cette aventure de l'âne dont la tête trahit la présence, par son ombre, est à l'origine du proverbe bien

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Ben Edwin Perry, The Ancient Romances, Berkeley 1967, p. 273 et suiv. Albin Lesky, Apuleius von Madaura und Leukios von Patra, in Hermes LXXVI (1941), p. 43-74. 3 Pétrone, Sat. 42, 4: utres inflati ambulamus. V. Epicharme, 246 K et Sophron c. StiuJ. ital. di filol. class. N. S. X 1933, p. 349-252; V. Ciaffi, Petronio in Apuleio, Turin 1960, p. 106. 4 Met. IX, 42, 4. 3

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connu de l'âne qui se penche. Le parallèlisme des deux épisodes, imaginés tous les deux à partir d'un proverbe, plaide en faveur de leur attribution à un seul et même auteur, Lucius de Patra. Or, cet épisode des outres massacrées, qui sert de prétexte à la condamnation et au procès «pour rire» de Lucius, ne saurait avoir été machiné par les organisateurs de la fête : la création des outres animées est due à un mensonge de Photis, mensonge absolument imprévisible, et dont elle-même ne prévoyait pas les conséquences. D'autre part, il subsiste dans le Métamorphoses les traces de deux versions, ou plutôt de deux états différents du récit : d'une part, Photis fait honneur à Lucius d'avoir tué les trois outres «sans avoir répandu sur lui une tache de sang» 5• Or, au débuit de l'épisode, Lucius se désole parce qu'il est souillé du sang des citoyens - et, dans sa bouche, ce n'est pas une métaphore, mais l'énoncé d'un fait réel 6 • La contradiction est certaine; elle s'explique seulement si l'on pense que la présence du sang sur les vêtements de Lucius est indispensable pour que se déroule le procès qui doit amener sa condamnation, mais que, d'autre part, le meurtre des outres - l'outricide, comme dit plaisamment Photis - ne saurait avoir provoqué l'effusion d'un sang inexistant. Nous savons en effet que de telles manifestations de la puissance des magiciens, la transformation des êtres, est un «prestige», une illusion imposée aux yeux des autres, mais non pas une transmutation d'essence': les charmes pourront faire que les outres prennent une apparence humaine, ils ne sauraient les doter d'un corps humain véritable. Et c'est bien ce que signifie la remarque de Photis au dénouement du drame: Lucius de Patra s'était, sur ce point, conformé à la doctrine magique la plus orthodoxe. Il est une autre considération, qui renforce la même conclusion : dans le récit, tel que nous le fait Apulée, nous voyons Lucius, après le combat contre les outres, accueilli dans la maison par Photis, que le tumulte a éveillée 1 ; mais, elle, si attentive d'ordinaire à tout ce qui touche son amant, ne lui pose aucune question. D'autre part, toutes les explications qu'elle donnera, à la fin de l'épisode concernent, sans exception, la «création» des outres animées; aucune allusion au procès. Tout se passe comme si elle l'ignorait ou voulait l'ignorer. Elle parle seulement, sans

lbid. III, 18, 7. lbid. III, 1, 3: trinae caedis cruore perlitum. 7 V., par ex., Festugière, La révélation d'Hermès Trismégiste, I, p. 289, n. 7: 5

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« fais qu'aux yeux de toutes les créatures je devienne loup, chien ... ».

• Mét. Il, 32, 7.

LA FêTB DU RIRE DANS LES MSTA.MORPHOSES

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aucune précision, de la «molestia» dont elle est responsable, mais cela peut s'appliquer très facilement, et avec plus de vraisemblance, au combat contre les trois prétendus brigands. Si l'on admet ces conclusions, et si l'on pense que la fête du Rire a bien été insérée - assez maladroitement - par Apulée dans le roman de Lucius de Patra qui ne la comportait pas, une question se pose: pourquoi l'auteur romain a-t-il imaginé cet épisode, dont l'interprétation défie l'ingéniosité des interprètes? Le commentaire se heurte d'abord à une première aporie: nulle part n'est attestée, dans le monde antique, une fête du Rire. Mais le constater ne suffit pas à prouver que cette fête soit une invention pure et simple d'Apulée: le silence de nos sources peut être dû au hasard. Le seul moyen, si l'on veut attribuer à Apulée le mérite de cette invention, consisterait à découvrir les éléments à partir desquels il l'a imaginée, et les raisons qui l'ont amené à le faire. Certes, il n'existe aucune fête du dieu Rire, attestée, mais il existe, dans !'Antiquité, beaucoup de fêtes de la Joie, les Hilaria, dont nous parle, en particulier, Denys l'Aréopagite 9 • Ce sont des jours où personne n'a le droit de porter des habits de deuil, ni de se livrer à des lamentations. A Rome, plusieurs occasions servent de prétexte à ces Hilaira, et, surtout, la fête du 25 mars, dans le culte de Magna Mater 10 ; on se livrait, ce jour-là, à des festins abondants, les hôtes y assistaient couronnés le fleurs, et dans les rues se déroulaient des processions auxquelles participaient des masques joyeux et des figurants qui agitaient des hampes fleuries. C'était une véritable fête «des Rameaux», évidemment célébrée en l'honneur de la résurrection d' Attis. Macrobe en a bien compris le caractère naturaliste, même s'il en a exagéré la signification solaire 11• De la même façon, et cela est fort important pour nous, il existait de telles Hilaria dans le rituel isiaque u. Cette fête n'est pas printanière; elle est célébrée chaque année le 3 novembre; elle commémore, dit-on, la reconstitution par Isis du cadavre d'Osiris, ou, peut-être, la découverte du sarcophage sacré, transporté à Byblos. Dans la religion isiaque alternaient, on le sait, des «mystères joyeux» et des «mystères douloureux>, qui, à l'époque d'Apulée, se trouvaient, depuis longtemps, liés moins au rythme du soleil qu'à celui de la crue du Nil.

9

Epist. 8, 6. V; F. Cumont, s.v. Hilaria, in R.E. VIII, col. 1597-1598.

°C.I.L. JJ, p. 313. 11

1

Macrobe, Sat. I, 21, 10.

u C.I.L. JJ, p. 334 (calendrier de Philocalus).

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ROME, LA LITTÉRATURE ET L'HISTOIRE

Que le conteur romain ait consciemment rapproché sa fête du Rire de telles Hilaria, c'est ce qu'indique l'expression par laquelle il l'annonce: Byrrhène, à la fin du dîner, s'adresse en effet à Lucius et lui dit: «C'est demain que tombe la fête annuelle dont l'institution remonte à la naissance de la cité. En ce jour, seuls entre tous les hommes, nous invoquons la faveur du vénérable dieu Rire par de traditionnelles réjouissances» 13• Ain• si traduit P. Vallette, diluant, dans sa phrase, les mots essentiels, qui sont évidemment : (sanctissimum deum Risum) hilaro atque gaudiali ritu propitiamus. Hilarus est un terme technique du rituel; la fête promise appartient au genre des hilaria; elle est un rite de joie, elle possède une valeur de magie sympathique. Remarquons, aussi, que la bonne Byrrhène fait honneur à ses concitoyens - et à eux seuls - de cette fête, et nous ne nous étonnerons plus de ne pas en trouver trace ailleurs : le silence des textes acquiert ainsi la valeur d'une confirmation; il n'est plus seulement néga• tif. Et nous sommes autorisés à supposer qu'Apulée l'a imaginée sur le modèle des hilaria, ou du moins par analogie avec eux. La fête du Rire est donc une fête de la joie, un «mystère joyeux». Mais ce n'est ni la fête du 25 mars, ni celle du 3 novembre; elle n'appar· tient ni au cycle de Cybèle ni à celui d'Isis. Et ces autres Hilaria sont joyeuses, certes mais elles ne font pas au Rire lui-même une place privilégiée. Il convient donc de poursuivre l'enquête, et de se demander dans quelles conditions certains rites antiques faisaient appel à un rire «sacré». Une telle recherche a été entreprise et menée à bien 14 • Le rire apparaît toujours à la fois comme le dénouement heureux d'un drame, voire d'une tragédie, et aussi un présage de bonne fortune. Rappelons la fête des Dae· dala de Platées, où l'on mettait en scène une véritable comédie destinée à réconcilier Héra et Zeus; la colère d'Héra, provoquée par sa jalousie, s'évanouissait lorsque la déesse découvrait que Zeus ne la trompait pas, mais l'avait abusée en feignant de courtiser un mannequin; elle riait, et la cité entière se réjouissait. Nous avons ici évidemment une «hiérogamie», qui est une fête du renouveau. De la même façon, l'histoire de Baubo, la vieille femme d'Eleusis, qui réussissait à faire rire Déméter en lui présen· tant un spectacle inconvenant, dramatise le «sourire» de la terre au prin· temps. S. Reinach a rappelé aussi le rire qui marquait le terme de l'initia•

13

Met. II, 31, 2 (trad. P. Vallette). V., par ex. R. M. Dawkins, in I.H.S. 1906, p. 191 et suiv.; D. S. Robertson, Greek Carnival, ibid. 1919, p. 101-115, et surtout S. Reinach, Le rire rituel, in Cultes, Mythes et Religions, IV, p. 109-129 (où il n'est fait aucune mention de la fête du Rire dans les Métamorphoses). 14

LA J>aTB DU RIRB DANS LBS MSTAMORPHOSES

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tion aux mystere de Trophonios, à Lébadée, et cela doit être rapproché de celui des Luperques, à Rome, après qu'ils aient été «baptisés» avec du lait. Mais l'exemple le plus significatif pour l'interprétation du texte d'Apulée est sans doute ce que l'on appelle le «rire sardonique», celui des Sardes tandis qu'ils sacrifient leurs vieillards, celui des Troglodytes lors• qu'ils lapident leurs morts, des Phéniciens tandis que l'on immolait leurs enfants, et celui des Thraces lorsque l'un d'eux venait à mourir: le rire est conçu, dans tous ces exemples, comme une défense magique contre la mort. Or, c'est bien ainsi qu'apparaît la fête d'Hypata: la rire de la foule s'accroît, tandis que Lucius est conduit vers le tribunal. qui doit, à n'en pas douter, le condamner à mort 15• L'attitude des compatriotes de Milon n'est pas différente de celle de tous le barbares pour lesquels le rire est un rite apotropaïque. Mais, si l'on admet ce point, cela entraîne une conséquence importante : Lucius, conduit vers la mort, sera une véritable victime expiatoire dont la mort sera bénéfique à toute la communanté; son exécution prendra la valeur d'un cpapµmcov.Et nous retrouvons là un autre thème religieux bien connu : celui du 6 Thargélion à Athènes, où le cpapµa1C6ç est tantôt brûlé tantôt lapidé. Ajoutons que, selon Helladios, l'institution du «bouc émissaire» du 6 Thargélion avait pour but de puri• fier la ville pour le meutre d'Androgée 16 ; or, le procès de Lucius devant les magistrats d'Hypata a pour fin de punir l'assassin de trois jeunes gens, et de délivrer la cité de la souillure apportée par ce meurtre 17 • On sait que ce rite des Thargélia n'est point particulier à Athènes, mais qu'il se retrouve en Asie mineure, particulièrement à Abdère 18. C'est un rite «naturaliste», destiné, apparemment, à stimuler la fructification de certains arbres, et, surtout, un rite de purification (le second caractère expliquant son efficace), ce qui entraîne l'obligation d'une procession. La victime expiatoire est, comme cela se passe toujours et partout, emmenée à travers la ville, accompagnée du cortège des citoyens. Apulée lui-même a souligné cet aspect du rite qu'il décrit (et invente en partie) 19• 15

Met. III, 7, 2. Photios, Bibl. 279. 11 Met. III, 8, 4 : de latronis huius sanguine legibus uestris et disciplinae publicae litate. 11 Sur la répartition des Thargélia dans le monde grec, v. Fiehn, s.v. Thargelia, in R.E. VA, col. 1293 et suiv; ajouter V. Gebhard, s.v. Pharmakos, ibid. XIX, col. 16

1841-1842. 19

Met. III, 2, 5 : tandem pererratis plateis omnibus et in modum eorum quibus lustralibus piamentis minas portentorum hostiis circumforaneis expiant cirum ductus angulatim forum eiusque tribunal adstituor.

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ROME, LA Ll'ITBRATURE ET L'HISTOIRE

Apulée ne peut pas ne pas avoir pensé au rite des Thargélia, et cela d'autant moins que, dans la fête d'Hypata comme dans la fête athénienne, la conclusion est heureuse: la 'Victimen'est pas sacrifiée; comme dans la forme la plus récente prise par le rite athénien, l'homme «chargé des souillures> est libéré, et peut-être honoré, mais cela, aucun témoignage ne nous le garantit. La fête du Rire, à Hypata, est donc un rite composite, où nous retrouvons certains éléments des Thargélia, et d'autres, qui appartiennent aux Hilaria de Cybéle ou d'Isis. Le rôle assigné au rire lui-même constitue un troisième élément, s'il est vrai que ce rire ait souvent accompagné une mise à mort rituelle. Les fêtes du carnaval, les Hilaria de Cybéle, marquent le renouveau; ce sont des cérémonies du printemps. Or, à Hypata, nous ne sommes pas au printemps, mais déjà dans l'été affirmé : les lauriers-roses y sont fleuris, les bois feuillus. Si - ce qui n'est pas improbable -, Apulée a attaché quelque importance à la date de l'événement qu'il invente, nous serions effectivement, comme à Athènes, au début du mois de mai. Et cela rapprocherait le rite de la procession des Argées, à Rome, ou 27 mannequins étaient jetés dans le Tibre du haut du pont Milvius. Cette fête avait lieu, on le sait, le 14 mai. C'était, aussi, une purification de la cité 20 • Une purification par la mort, une mort que les gens d'Hypata, par leur rire, refusaient d'accepter: une négation de la mort, une négation du mal. de tout ce qui diminue le vie et attriste. Tel est bien le sens que dégage, dans la conclusion, le premier magistrat de la cité : « Tu as été du Rire la source et l'instrument; la faveur et l'amitié de ce dieu t'accompagneront partout; il ne permettra jamais que ton âme éprouve aucune peine, mais, sans cesse, il éclairera ton front de grâce sereine et de joie> 21 • La serena uenustas qui attend Lucius, et que lui procurera l'intercession du dieu Rire, est la «paix de Vénus>, et cela nous rappelle que, dans la Coré Cosmou 22, le Rire est précisément l'une des puissances suscitées par Aphrodite, comme compensation pour les âmes créées, sans elle et sans lui vouées au malheur. Mais ne pensera-t-on pas que c'est là une étrange prédiction, puisque, dès le lendemain, Lucius allait commencer à connaître les plus extraordinaires infortunes, se voir transformer en âne, être cent fois sur le point de périr et souffrir, sous sa forme animale, toutes sortes de maux? Si Apulée a voulu donner un sens à cet épisode, qu'il a pris la peine d'inven-

°K. Latte,

2

Rom. Rel., p. 414. Met. III, 11, 4 (trad. P. Vallette). 22 Par. 28.

21

LA FéTE DU RIRE DANS LES MÉTAMORPHOSES

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ter de toutes pièces, il faut que le démenti évident apporté par la Fortune à la prédiction du magistrat dissimule un autre symbole, et que la «bénédiction du Rire» ne se réalise que dans le Salut final de Lucius, sa consécration à la déesse, et la conquête du bonheur que peut seule dispenser Isis. Or, il se trouve qu'Apulée nous a assez clairement laissé entendre que l'épreuve subie à Hypata par Lucius est semblable à son initiation future. Au moment où cesse le jeu cruel, et où il découvre que l'on s'est moqué de lui, Lucius nous dit que «compté déjà parmi le trésor de Proserpine et la famille d'Orcus» il voit sa fortune transformée 23 : en somme, c'est une brusque remontée des Enfers jusqu'au monde des vivants. Or, tel est bien aussi le schéma de l'initiation isiaque, qui lui fera fouler aux pieds « le seuil de Proserpine et remonter à travers le couches successives des éléments» 24. La fête du Rire, fête de Vie, annonce la véritable résurrection, qui est l'initiation isiaque. Si l'on a bien voulu nous suivre, on pensera que cette addition d'Apulée au roman de son devancier est analogue d'intention à toutes les autres, notamment au conte d'Amour et Psyché, qui est, comme la fête du Rire, l'histoire d'une félicité conquise à travers la mort et le royaume des Ombres. Nous avons essayé ailleurs 25 de montrer que les additions d'Apulée, dans les Métamorphoses, se révélaient lourdes de signification ésotérique, que les traits en apparence les plus fantaisistes sont autant d'allusions à des rites très précis de la religion égyptienne contemporaine, tout imprégnée de mysticisme isiaque. Ici, il nous apparaît qu'Apulée, pour exprimer la vérité à laquelle il croit, a emprunté le détour d'un fête imaginaire - une fêtt de la «mort joyeuse», qui rejoint, au-delà des particularités rituelles, celle d'Attis ressuscité, et celle d'Osiris retrouvé - croyance qui nous ramène progressivement à la grande foi égyptienne dans une vie divine que réalise la mort.

21 2 • 25

Met. III, 9, 8 (trad. P. Vallette). Met. XI, 23, 7. Le calame égyptien d'Apulée, ci-dessus, p. 1-5.

LE CONTE D'AMOUR ET PSYCHÉ

L'histoire d'Amour et Psyché est, pour nous, d'abord une histoire plaisante, un conte de fées, que nous lisons dans les Métamorphoses d' Apulée, â peu près au milieu du roman. Aucun autre auteur ne semble connaître cette aventure du dieu Amour. En revanche, les monuments figurés, peinture, relief, sculpture semblent y faire allusion - du moins en apparence, car nous y voyons souvent le dieu Amour, l'enfant ailé, en présence d'une jeune fille, ailée comme lui, qu'il entoure de ses bras ou avec laquelle il joue. S'agit-il de la même histoire? Nous l'ignorons. Parfois, cela paraît bien improbable, les attitudes des deux personnages ne répondant à aucun épisode du conte. Le thème de l'âme jouant ou combattant avec l'Amour comme partenaire ou comme adversaire n'est assurément pas dérivé du roman d'Apulée. Il est plus difficile d'affirmer que celui-ci ne se soit pas inspiré des images qu'il voyait un peu partout autour de lui ou que ces représentations ne se rattachent pas à une tradition, orale ou écrite, dont nous avons perdu le témoignage. A l'intérieur du roman, ce conte est présenté comme une histoire que raconte une vieille femme, à une jeune fille, qui vient d'être enlevée par des brigands et qui peut se croire exposée à leurs violences. Le sujet du conte est en rapport avec la situation dans laquelle se trouve Charité, la prisonnière. Elle aussi, comme le sera Psyché, a été brutalement séparée de son fiancé, qu'elle aime; elle a, surtout, été arrachée à sa famille et au monde qui est le sien. Mais là s'arrêtent les analogies matérielles. Charité n'est pas soumise â des épreuves, comme le sera Psyché; elle n'a pas été mariée, et n'attend pas un enfant, elle n'a pas à se défendre contre la jalousie d'autres femmes, ni la méchanceté d'une belle-mère. Il est donc difficile de supposer que l'histoire de Psyché constitue pour elle un symbole. Charité n'est évidemment pas invitée à «lire> de cette manière l'histoire de Psyché. Si cette histoire contient un symbole, c'est au lecteur de le déchiffrer, au-delà de la lecture immédiate. On voit que le conte d'Amour et Psyché propose à notre sagacité plusieurs énigmes. D'abord l'origine de ce récit; ensuite les éléments littéraires qu'il utilise; enfin, peut-être, sa signification «transcendante> s'il en

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ROME, LA LITTÉRATURE ET L'HISTOIRE

possède une. Mais il est bien certain que chacun de ces problèmes n'est pas indépendant; signification et origine sont liées l'une à l'autre: si, par exemple, Apulée l'a emprunté à une théologie préexistante, il l'a fait pour transmettre une vérité. D'autre part, s'il a utilisé une source écrite, c'est par celle-ci que lui sont parv~nus les éléments qui lui ont servi à mettre en œuvre la donnée qu'il traitait. De quelque côté que l'on aborde l'étude de ce conte, on se heurte à des pétitions de principe et l'on risque fort de retrouver, au terme de la recherche, les postulats implicites dont on est parti. Aussi convient-il d'abord de s'en tenir à des faits incontestables et à n'édifier qu'ensuite les hypothèses destinées à en rendre compte. Un grande partie des personnages sont de caractère divin : Amour (Cupido), naturellement, puis Vénus, Zéphyr, Mercure, Jupiter, Proserpine, sans parler du dieu Pan et de la nymphe Echo. Psyché elle-même est intermédiaire entre les personnages humains et les personnages divins. Mortelle par sa naissance, elle le demeure à travers son mariage avec Amour, à travers ses épreuves, et n'obtient la divinisation qu'à la fin du récit. Elle porte donc en elle-même la possibilité de cette divinisation. En cela elle ressemble à bien des héroïnes de la légende, qui ont été aimées par des dieux. On se rappellera les innombrables femmes séduites par Jupiter, et toutes celles qui ont été transformées en astres, par exemple Andromède, épouse de Persée, Ariane, épouse de Bacchus, et bien d'autres. La divinisation est l'une des conclusions «normales» d'un récit de ce type, une histoire d'amour entre une mortelle et un dieu. Mais ici un détail attire notre attention : tandis que les héroïnes «traditionnelles>, Ariane, Andromède et les autres, portent des noms qui sont, par euxmêmes, dépourvus de signification, Psyché, elle, a le même nom que l'âme humaine. Certes, l'on connaît de jeunes esclaves qui étaient ainsi appelées; nous le constatons sur des épitaphes. Mais cela n'entraîne pas qu' Apulée ait voulu donner à son héroïne un nom banal. Il semble bien, au contraire, que le nom de Psyché, donné à des servantes, ait, lui, une signification religieuse, sinon mystique; il rentre dans une série bien connue, et si le dieu de l'Amour s'appelle Eros, on sait que les cognomina d'Eros et Anteros sont attestés pour de simples mortels. On ne saurait donc admettre que Psyché ne représente pas, d'une manière ou une autre, la notion d'âme. Et cela laisse soupçonner que le conte où elle intervient comme la principale héroïne doit avoir une dimension philosophique ou religieuse. Psyché, donc, commence sa vie comme mortelle et au bout de son existence terrestre devient immortelle. Elle est un être intermédiaire entre l'humain et le divin, l'un de ces êtres auxquels Apulée lui-même donne le nom de «démons», ajoutant que l'âme humaine, même lorsqu'elle se trou-

LE CONTE D'AMOUR ET PSYCH8

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ve dans un corps, est l'un d'entre eux. Telle est la doctrine qu'il enseigne dans le De deo Socratis (chap. XV); un peu plus loin, dans le même traité, il ajoute que l'Amour (Amor) est lui aussi un démon. Est-il donc invraisemblable que, dans un conte, il ait mis en scène et placé face à face ces deux catégories d'êtres divins? La chose apparait comme d'autant plus probable que le De deo Socratis présente avec les Métamorphoses des ressemblances de style qui laissent supposer que ces deux ouvrages sont fort proches dans le temps 1• Mais, s'il en est ainsi, cela entraine qu'Apulée a voulu composer, avec l'histoire d'Amour et Psyché, un conte philosophique de couleur platonicienne - puisqu'il utilise comme donnée essentielle une thèse remontant à Platon, l'identité essentielle de l'Ame et de l'Amour. Il est possible d'aller plus loin, si l'on se rappelle qu'Apulée, dans le De deo Socratis, assure que les «démons» sont soumis à toutes les passions humaines; s'ils ont, dit-il, en commun avec les dieux, l'immortalité, ils ont en commun avec les humains la faculté de souffrir; comme nous, ils peuvent éprouver tous les plaisirs ou tous les désirs de l'âme, ils sont entrainés par la colère, fléchis par la pitié, conciliés par les présents, adoucis par la prière, irrités par les outrages, apaisés par les hommages et changent de sentiment sous l'effet de toutes les autres causes comme nous le faisons nous-même (chap. XIII). Or, cette description convient parfaitement aussi bien à Psyché qu'à l'Amour. Que Psyché soit amoureuse et souffre, il n'y a là rien qui puisse surprendre, puisqu'elle est de condition mortelle; mais que l'Amour soit lui aussi tourmenté par des passions diverses, tantôt le désir (n'est-il pas Cupido?), tantôt la colère, le ressentiment devant la désobéissance de Psyché, puis le regret, au point de tomber en langueur, comme un jeune amoureux romantique nous surprend davantage. Toutes ces « variations :o (le terme est appliqué par Apulée aux démons, qui ne possèdent point, par nature, l'immobilité des dieux) démontrent que l'Amour est non pas l'un des grands dieux. mais une divinité intermédiaire. Mais, dira-t-on, que penser de Vénus, de sa colère contre Ps~·ché, de sa coquetterie, lorsqu'elle se dit que la liaison de son fils va accuser son âge, à elle, et son dépit à la pensée qu'elle sera grand-mère? Apulée la considère+il donc, elle aussi, comme un «démon»? Et si clic l'St, pour lui, une divinité véritable, en dépit de ses passions, pourquoi n'en sera11-il pas de même pour l'Amour? L'auteur du De dt•o Soaati, se trouverait en contradiction avec celui des .\fétamorpho,c\, et tout notre raisonnl'mcnt

1 V.

J. Beaujeu, Apulée, opu,cult·, pliilo,opl1iq11t•,. Paris 197,. p. XXIX

l"i ~111,.

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ROME, LA LJTI2RATURE ET L'HISTOIRE

s'effondrerait. On en conclurait que le romancier n'aurait pas eu d'autre ambition que de raconter une «bonne histoire>, exempte de métaphysi· que, et conforme à une certaine tradition littéraire, qui fait jouer aux divinités toutes sortes de rôles - une tradition à laquelle appartient l'Amphitryon de Plaute, où l'on voit Jupiter amoureux, Mercure cruel envers un malheureux esclave, et où les divinités sont véritablement abaissées à la condition humaine. On rappellera aussi que Vénus et Junon, dans l'Enéide, ne sont pas exemptes de passion, et se laissent conduire par elle, à la différence de Jupiter, qui demeure serein, dans son rôle d'arbitre et d'interprète des destins. Et l'on ne s'arrêtera pas en si bon chemin: on se souviendra que, déjà, l'Iliade présente une conception semblable de la divinité et que les poètes de l'hellénisme classique ont eu beaucoup de mal à rendre aux divinités leur dignité et leur sérénité - entreprise dans laquelle ils ont été aidés par les sculpteurs (on pensera au Zeus de Phidias) mais qui n'a guère persuadé l'opinion commune, puisque les récits mythologiques populaires, illustrés par les peintres de vases ou repris par les poètes hellénistiques, ont continué de montrer les dieux amoureux, jaloux, cruels et, généralement, peu soucieux de morale ni de raison. Dans le débat les philosophes ont été vaincus par l'imagination populaire. De cela, nous savons qu'Apulée avait pleine conscience. Comme d'autre penseurs avant lui, il établissait une distinction entre la« théologie> des poètes et celle des philosophes. Il s'en explique expressément dans le De deo Socratis, disant que les poètes, en peignant des divinités soumises aux passions, favorisant certains hommes, en haïssant d'autres, les faisant s'indigner, éprouver de l'angoisse ou de la joie, bref, présenter «le visage de l'âme humaine» (omnemque humani animi faciem pati) n'ont pas fait autre chose que d'attribuer aux dieux ce qui appartient aux démons (chap. XII). Là, sans doute, réside la solution à la difficulté que soulèvent, dans le conte de Psyché, le personnage de Junon, et, dans une certaine mesure, celui de Jupiter, dépeint comme un mari volage et un vieillard quelque peu libidineux. Cette figure de Jupiter, celle de Vénus, appartiennent à la théologie poétique; tandis que le personnage d'Eros est, lui, conforme à la vérité, qui est celle des démons. En d'autres termes, il y aurait, dans le conte de Psyché, une vérité philosophique, superposée à une tradition lit· téraire. Eros ne peut pas être différent de ce qu'il est dans le conte. Les autres divinités sont conformes à ce que les font les poètes, d'après les données folkloriques. A plusieurs reprises, Apulée suggère que les divinités qui jouent un rôle dans l'aventure de Psyché appartiennent bien à la théologie populaire et traditionnelle. Ainsi, lorsque la jeune femme invoque Junon elle lui

LB CONTB D'AMOUR BT PSYCH~

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dit: «Sœur et épouse du grand Jupiter, soit que, à Samos, qui, seule, peut se glorifier de t'avoir vue naître, d'avoir entendu tes premiers cris et de t'avoir nourrie, tu habites tes antiques sanctuaires, soit que de la haute Carthage, qui t'adresse un culte, en tant que vierge, montant au ciel por• tée par un lion, tu hantes le séjour bienheureux, soit que, près des rives de l'Inachos, qui te connaît déjà épouse du Tonnant et reine des déesses, tu domines les illustres murailles des Argiens, toi que tout l'Orient adore sous le nom de «conjugale> et tout l'Occident appelle_ Lucine, sois pour moi, en mes derniers périls, Junon Secourable ... > (VI, 4, 1). La déesse Junon est ici présentée comme transcendant ses différentes hypostases; elle se situe au-delà des cultes dont l'honore la piété populaire. La véritable Junon est insaisissable, inconnaissable, on ne peut l'atteindre qu"à travers les formes «démoniques> sous laquelle la dépeint l'imagination humaine. Junon, en soi, est inaccessible à la prière; mais la Junon des poètes, dans la mesure où on lui prête sentiments et passions, colère et pitié, peut intervenir dans les affaires humaines, et celles de Psyché en particulier. Si l'on se réfère à la théologie exposée par Apulée dans le De Platone et eius dogmate, cette Junon appartiendrait à la catégorie des dieux «médioximes> (par. 204-205), c'est-à-dire intermédiaires, fort voisins des démons dont parlait le De deo Socratis. Il semble que, d'un traité à l'autre, la pensée d'Apulée ait connu quelque variation, ce qui ne saurait étonner en une matière' aussi délicate et fuyante. A certains moments, il semble que le philosophe platonicien se soit orienté vers l'idée que certains démons peuvent prendre la forme et la fonction d'un «grand dieu>, par exemple que la Minerve, compagne d'Ulysse, chez Homère, soit en réalité un démon personnifiant la déesse qui, elle, demeure dans l'Olympe et se soucie peu des hommes. Quoi qu'il en soit, on comprend comment la Junon du conte peut intervenir dans cette histoire, comment Vénus peut éprouver des passions violentes, Jupiter prendre intérêt à une aventure amoureuse, Pan tenir Echo serrée dans ses bras et tous les dieux participer à un grand banquet. Apulée ne peut que se sentir appuyé par toute la tradition «poétique» (entendez : littéraire, au sens le plus large) et, en même temps, en accord avec la théologie platonicienne, dans la mesure où elle prend grand soin de marquer les distances et les hiérarchies, de distinguer la véritable nature des divinités supérieures et les images imprécises que peuvent en donner les hommes, sous l'inspiration des démons. Cet accord profond d'Apulée avec lui-même, il devient évident au livre XI, qui sert de conclusion aux Métamorphoses, lorsque, en poète, il évoque les mille formes de la déesse Isis, et, en philosophe, et en mysti· que, découvre en elle l' Ame du monde :

ROME, LA LITfÉRATURE ET L'HISTOIRE

32 « Me

voici près de toi, Lucius, émue par tes prières, moi, la Mère de ce qui est, la maîtresse de tous les éléments, la fille initiale des généra• tions .. » (XI, 5). Isis peut avoir été l'héroïne d'un mythe, qui la montre dolente, désespérée, soumise aux mêmes passions que les humains, amou• reuse, aussi, de son mari; malgré cela, elle n'en demeure pas moins la Mère universelle, le plus grand de tous les êtres célestes. Ce que l'on pourrait appeler son «moi poétique» n'est nullement en contradiction avec son «moi ontologique». Pour Apulée, Vénus est une des hypostases d'Isis - il le déclare expressément en ce même passage du livre XI - mais Vénus possède ses propres mythes, les mortels lui attribuent des caracté· res démoniques, sans que la majesté de la véritable Vénus en soit écla• houssée. Nous sommes en présence d'une conception globale, et aussi cohérente que le permet ce mode de pensée, du divin dans le monde; conception qui sauvegarde la théologie traditionnelle et le monde poétique, humain, où elle place les dieux, mais, en même temps, satisfait les exigences de la religiosité de ce temps, qui aspire à l'hénothéisme. Aussi n'y a-t-il aucune contradiction entre l'histoire de Psyché et le livre XI des Métamorphoses.

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Si l'on admet de reconnaître que le conte de Psyché est en accord avec la théologie d'Apulée, bien des difficultés soulevées par ce récit vont s'aplanir. Par exemple, on ne doutera point qu'il n'ait été inséré par Apu· lée lui-même dans les Métamorphoses et ne figurait pas dans le «roman» original dont il s'est inspiré. Ce résultat, auquel on peut aboutir par d'au• tres voies, par exemple l'analyse de la manière dont est introduite l'histoi• re de Charité, se trouve ainsi confirmé. C'est bien Apulée qui a fait figurer ce qu'il faut bien appeler un mythe, au milieu de la montée de Lucius vers la révélation isiaque. Et la mise en œuvre littéraire, c'est-à-dire le cadre humain, l'utilisation des personnages divins, l'évocation des paysa· ges, lui appartiennent certainement en propre. Nous en avons déjà appor• té un indice très net, en remarquant, autrefois, que le début du conte reprend, à n'en pas douter, celui du roman de Chariton, Chéréas et Callirhoé2. Les rapprochements sont évidents et il est évident aussi que le texte de Chariton a servi de modèle, et qu'Apulée est son débiteur. Ainsi, il est clair que le conte de Psyché est - au moins sous son aspect littéraire V. notre édition du Conte d'Amour et Psyché (Collection Erasme), Paris 1963, p. 35, note 28, 2, etc., les rapprochements de textes. 2

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LE CONTE D'AMOUR ET PSYCH~

d'abord une histoire d'amour, analogue à celles qui forment la substance de ce que nous appelons le roman grec. De ce roman, le conte garde les principaux caractères : deux êtres sont mis en présence, par une décision divine, et l'amour naît entre eux; cet amour va se développer, en dépit de toutes les difficultés, et d'abord de celles que feront naître les deux héros eux-mêmes. Finalement, cet amour triomphera, après que se sera affirmée leur mutuelle fidélité l'un envers l'autre. Il est facile de reconnaître, dans le roman de Chariton, des situations et même des expressions qui ont pu guider l'imagination d' Apulée. Ainsi, les deux jeunes gens, au début, sont donnés l'un à l'autre sans que la jeu• ne fille connaisse le nom de celui qui va être son mari; elle «demeure sur son lit, voilée, pleurant et sans rien dire. Et sa nourrice, s'approchant de son lit, lui dit : « Mon enfant, lève-toi, voici venu le jour pour lequel. entre nous, nous avons le plus prié : la cité vient accompagner le cortège de tes noces>. Alors, ses genoux furent sans force et défaillit son cœur, car elle ne savait pas à qui on la mariait. Aussitôt, elle fut sans voix, la nuit recouvrit ses yeux et peu s'en fallut qu'elle ne rendît l'âme. Et il semblait aux assistants que c'était la pudeur ... > Mais voici qu'elle aperçoit Chéréas, et Callirhoé «reconnaissant celui qu'elle aimait, pareille à la flamme d'une lampe déjà sur le point de s'éteindre et qui, lorsqu'on y verse de l'huile, retrouve son éclat, se fit soudain plus grande et plus belle ... » (I, 1). On peut penser que certaines de ces notations sont restées présentes à l'esprit d'Apulée, et ce sont elles que l'on retrouve: le peuple entier accompa• gnant le cortège nuptial de la jeune fille, la lampe qui, à la vue de Cupido, brille d'un éclat plus vif. Un peu plus loin, dans le récit, nous voyons l'intervention des jaloux (chez Apulée, ce sont les sœurs), puis l'amant qui chasse celle qu'il aime, victime des apparences, et enfin la longue qué1e. Il n'est jusqu'à la grossesse de Callirhoé qui ne corresponde à celle de Psyché. Mais ce sont là des détails, qui expliquent la manière dont Apulée a orné son sujet. Cela ne rend pas compte du sujet lui-même. Mais, sur cc point, nous sommes moins dépourvus. On sait, depuis une étude de L. Friedlander 3, que l'aventure de Psyché, telle que nous la trouvons dans les Mé1amorphoses, n'est qu'une version d'un conte folklorique, le 1ht·me, bien connu, de la Belle et la Bête. Il s'agit 1oujours d'une Jl'llnt' f1llc. fort belle, offerte, à un être monstrueux, qui se rt·,·c:lcêtre un hl'au Jeune hom• me, une fois l'union consommée. Puis ks deux é·poux son1 scparn. l'i, après maintes épreuves, ils se retrouvent, comme dans tou1 roman

1

V. notre édition cui·t· p. 32, et ibid. la b1hhograph1e.

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ROME, LA LITTBRATURB ET L'IUSTOIRB

d'amour classique. Le choix du sujet, par lui-même, invitait à établir un rapprochement avec ces romans, et l'on comprend pourquoi l'êcrivain, une fois qu'il eut décidé de traiter, en lui donnant comme protagonistes le «démon, Amour et le «démon, Psyché, le très ancien thème de la Belle et la Bête, eut recours au soutien que lui apportait un roman probablement tout récent, et bientôt célèbre, l'histoire de Chéréas et Callirhoê. C'est là une méthode familière à Apulée, qui avait emprunté à un prédécesseur le sujet même des Métamorphoses. Son imagination éprouve le besoin d'avoir un appui, à partir duquel elle prend son essor. Il en va de même, sans doute, pour le choix des protagonistes. Nous avons dit que les deux personnages, Amour et Psyché, celle-ci conçue comme la personnification de l'âme humaine, etaient familiers aux artistes. Ils appartiennent, ensemble ou séparément, au symbolisme funéraire, soit que l'on voie Psyché appelée par la divinité à pénétrer dans un corps charnel (et alors Eros est absent de la scène), soit que cette âme, sous forme de papillon, s'envole vers les Champs Elysées. Nous pénétrons ainsi dans le monde du langage symbolique, où les images ont pour dessein d'exprimer des réalités inaccessibles aux sens. Il n'est pas besoin de supposer que cette Psyché aux ailes de papillon ait, à un moment quelconque, été l'âme humaine divinisée, une déesse-Ame, quelque part en Syrie ou en Iran. Tout au plus pouvons-nous penser que cette imagerie symbolique a son origine dans des pratiques magiques d'envoûtement - pour agir sur l'âme de celui que l'on désire, ou que l'on hait, il faut matérialiser cette âme, et le papillon, qui passe lui aussi par des métamorphoses, avant d'être ce qu'il est, qui est enfermé dans un corps et s'en échappe, fournit une analogie suffisamment claire pour que l'on puisse représenter l'âme humaine comme une petite forme féminine, pourvue d'ailes semblables à celles de l'insecte. Ce qui fut peut-être, à l'origine, une poupée d'envoûtement (ce dont témoignent certains papyri égyptiens) devint peu à peu un symbole immédiatement intelligible qui se généralisa. C'est là, probablement, dans ce monde de la magie, qu'il connaissait bien, que notre conteur est allé chercher la figure de sa Psyché, pour en faire l'héroïne d'une histoire d'amour. Quant aux raisons qui l'engagèrent dans cette entreprise, elles sont assez claires, si l'on veut bien se représenter un Apulée platonicien, mystique et désireux de rivaliser avec son illustre maître. Nous avons autrefois rapproché l'histoire de Psyché, qui essaie de suivre son mari dans les airs, mais retombe, incapable d'accompagner son vol, du mythe raconté par Platon dans le Phèdre 4 • Rappelons-nous les

• Ibid., p. 12-13.

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mots de Platon, disant que l'âme, «privée de la vision divine, est enflammée d'amour, que, rendue folle, elle ne peut pas dormir pendant la nuit ni, pendant le jour, rester à l'endroit où elle se trouve; elle court, pleine. de désir, partout où elle pense apercevoir celui qui possède la beauté> (Phèdre 2Sl d-e). N'est-ce point là toute l'histoire de la quête et de la «passion> de Psyché? Une fois analysés et séparés tant bien que mal les éléments qui ont été mis en œuvre par Apulée pour écrire ce conte, il resterait à s'interroger sur l'intention réelle de l'auteur. Dire, comme ce fut longtemps la mode, qu'il a voulu avant tout amuser son lectetlr, est une solution paresseuse et, lorsqu'on y réfléchit, fort peu vraisemblable. L'accumulation des thèmes religieux, la descente aux Enfers (qui rappelle l'histoire d'Orphée, ou celle de Thésée), la quête d'un mari (qui est semblable à celle d'Isis cherchant Osiris disparu), l'exposition d'une fille à un monstre envoyé par les dieux (on se souviendra d'Andromède et d'Hésioné), l'apothéose finale, qui vient récompenser la patience et la force morale de l'héroïne (on pense à Io et, avec les différences nécessaires, à Héraclès), tout cela nous oriente vers l'imagerie du symbolisme funéraire, familier aux contemporains d'Apulée. Là aussi, comme dans le conte, nous voyons les vents emporter l'âme vers le pays des Bienheureux (assez semblable aux jardins de l'Amour), nous voyons la mort assimilée à un sommeil (celui d'Endymion) et nous savons que les défunts étaient censés parvenir, après leurs souffrances, à la vie éternelle. Ce que les plus humbles gens ressentaient et exprimaient sur les peintures des tombeaux, et dans l'imagerie des sarcophages, pourquoi cela ne serait-il pas présent dans le conte de Psyché? Certes, ce conte peut avoir plusieurs significations simultanées, ou plutôt plusieurs applications. Par exemple, on pensera que la vieille femme, gardienne de Charité, a entendu proposer à celle-ci un exemple de patience, couronnée par le succès, et, par conséquent, inviter la jeune fille à avoir bon espoir. Elle semble lui faire comprendre que l'amour est plus fort que tout ce qui lui fait obstacle, s'il est véritablement voulu par le Destin. Il pouvait être consolant pour Charité de s'entendre répéter que les amants véritables finissaient toujours par être réunis. C'était là une première leçon, quelque peu terre-à-terre, que la jeune Charité, quelque simple qu'elle fût, était capable d'entendre, en se projetant elle-même dans le personnage de Psyché. Mais, au-delà de cette première signification, qui était celle de tous les romans d'amour contemporains, il en était peut-être une autre, plus profonde, mais que la pauvre Charité, plongée dans son chagrin, ne songeait guère à saisir, et qui s'adressait surtout au lecteur des Métamorpho-

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ses: c'est que le véritable destin de l'âme humaine est la quête du divin, par la beauté. Leçon platonicienne entre toutes. L'amour, comme Platon l'avait mo_ntré dans le Banquet, n'est pas un grand dieu, il n'est que le démon du désir, la force de l'insatisfaction, qui provoque l'élan de tout l'être vers la Beauté, le transporte au-dessus de lui-même et finit par l'égaler aux dieux, libérer, en lui, ce démon qu'est sa Psyché, son âme éternelle et immatérielle. En même temps, le lecteur apprendra, ou plutôt sentira que la souffrance est la condition indispensable du bonheur, comme, dans sa prison, Socrate constatait que le bien-être qu'il éprouvait à ne plus être enchaîné n'eût pas été possible s'il n'avait ressenti d'abord la douleur de l'être. On pourra aussi tirer quelque conclusion du fait que la «faute» de Psyché est provoquée par sa curiosité, que c'est aussi la faute qui avait conduit Lucius à devenir un âne, au lieu de l'oiseau qu'il espérait, mais l'on n'oubliera pas non plus que le salut apporté par Isis, au bout du roman, comporte une révélation, que Lucius est mis en face des «éléments» et que, finalement, il est instruit du mystère universel. On ne saurait croire qu'Apulée, le mage, ait condamné sans appel la curiosité. Tout au plus en aura-t-il signalé le danger. Mais si Lucius n'avait pas, d'abord, été un âne, il n'aurait jamais reçu la grâce d'Isis. De même, si Psyché avait été docile aux ordres de son époux invisible, elle ne serait jamais parvenue à l'immortalité. Felix culpa . ..

LA LEX LICINIA DE SODALICIIS

On sait qu'en 56 et 55 av. J.C., la lutte pour le pouvoir avait pris une violence extrême, que, de tous les côtés, on recourait à une brigue électorale effrénée, aussi bien du côté des populares que de celui des optimates, et les triumvirs, selon les besoins du moment, ne se faisaient pas faute non plus d'en user. C'est dans ces conditions que fut votée une loi Licinia, qui tentait, au moins en apparence, de mettre fin à une pratique particulière de corruption, celle qui était désignée par le terme de sodalicia, c'est-à dire, semble+il, la constitution d'associations «structurées» dont le but était d'exercer des pressions sur les électeurs. Cette loi, en vertu de laquelle fut intenté le procès contre Cn. Plancius, occasion du Pro Plancio cicéronien, fut votée sous le consulat de M. Licinius Crassus et de Cn. Pompeius Magnus en 55 av. J.C. Cela résulte d'abord du nom même de la loi, dérivé du gentilice de M. Crassus et le commentaire du scoliaste de Bobbio en apporte confirmation 1• Nous savons d'autre part, grâce à Dion Cassius, que le consulat de Crassus et de Pompée fut marqué par une sévérité accrue contre la brigue 2• Mais, lorsqu'on essaie de préciser davantage, de connaître un peu mieux les conditions dans lesquelles fut votée cette loi, et les intentions des consuls qui la proposèrent, les choses sont beaucoup moins claires. La première question qui se pose est celle de la date exacte du vote. On sait que l'année 55 avait commencé sans que les consuls aient pu être régulièrement élus et qu'il fallut recourir à un interregnum. On sait aussi que l'élection de Pompée et de Crassus fut obtenue par la violence, sous la pression exercée par une troupe de soldats envoyés par César et que commandait le propre fils de Crassus, P. Licinius Crassus 3• Cette élection eut lieu au début de janvier, probablement le jour des nones, c'est-à-dire le 5, au moment où commençait le second interregnum. À la vérité, cette

' Ed. Orelli, p. 253. Cassius Dio, 37. 3 Id.. ibid. 31. 2. 1

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ROME, LA LITTÉRATURE ET L'HISTOIRE

date n'est pas directement attestée par un témoignage exprès, mais elle est à peu près certaine•. D'une part, en effet, on sait que le premier interrex n'avait pas le droit de prendre les auspices, donc de réunir les comices; ce droit n'appartenait qu'au second interrex, qui venait après lui 5• Mais, d'autre part, il convient de ne pas faire descendre l'élection des consuls trop avant dans le.mois de janvier. P. Stein• a fait observer depuis longtemps que, entre les élections consulaires de 55 et le 11 février, Ouintus Cicéron avait eu le temps de quitter Rome, de recevoir, à la campagne, le second livre du poème de son frère, De temporibus suis, de le lire et de donner une réponse'. Un autre argument peut aussi être avancé, indiquant que l'élection eut bien lieu en janvier. En SS, Pompée fut consul prior•, il eut donc les faisceaux dès son entrée en charge. Or, au mois d'avril, pendant les vacances du sénat, Pompée se trouvait à Cumes, dans sa villa 9 et ne rentra à Rome qu'à la fin du mois (le 4 avant les calendes de mai); à cette date il rencontra Crassus venu à sa rencontre jusqu'à Albe. Crassus, en avril, avait dû demeurer à Rome parce qu'il était chargé des affaires; il avait donc les faisceaux pendant les mois pairs, ce qui implique que l'élection consulaire pour 55 avait bien eu lieu en janvier. Cela avait été possible parce que les candidatures étaient connues depuis longtemps, ce qui rendait inutile tout délai de présentation: la règle du trinum nundinum n'intervenait pas 10• Enfin, César, occupé en Gaule, mais soucieux, on l'a vu, de rétablir une situation aussi normale que possible à Rome, n'avait pas intérêt à laisser les interregna se succéder. Pour toutes ces raisons nous pensons que l'élection des deux consuls eut bien lieu vers le 5 janvier de 55.

C'est la date retenue par J. Carcopino, César,5• éd., Paris, 1968, p. 275. Cf. A. Magdelain, Auspicia ad Patres redeunt dans Mélanges J. Bayet, Bruxelles, 1964, p. 433-444. Cf. aussi Stuart Staveley, The conducts of Elections during an Interregnum dans Historia 3, 1954, p. 194-198. 6 Cf. P. Stein, Die Senatssitzung Ciceronischer Zeit, Münster, 1930, p. 44, note 4

5

242.

Cf. Ad Qu, fr. 2, 7, 2. • Contrairement à la thèse soutenue par Stein, op. cit., mais en vertu d'argu• ments solides. Par exemple le fait que, sur les Fastes, Pompée soit nommé le premier, ainsi que sur les inscriptions privées. par exemple C.J.L. IX, 5052 (= Dessau ILS 5404). Cf. L. R. Taylor-T.R.S. Broughton, The order of the consuls' names in official republican lists dans Historia 18, 1968, p. 166-172, et déjà les mêmes auteurs in Memoirs of the American Academy in Rome 19, 1949, p. 3-14. Pompée, vir Triumphalis, a une dignitas supérieure à celle de Crassus. 9 Cf. Cie., Att. 4, 11, l. 1°Cf.• par exemple, Plut., Pompée, 52, 1-2. 7

LA LBX LICINIA DB SODALICIIS

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Les consuls une fois élus, il fallait procéder à l'élection des autres magistrats, dont les fonctions auraient dû normalement commencer aux Calendes de janvier, c'est-à-dire les préteurs et les édiles. Le choix des premiers posait un problème grave. Caton avait en effet déclaré, dès l'élection des consuls, qu'il était candidat à la préture 11 et n'avait pas caché son intention de transformer celle-ci en une arme contre les consuls. D'autre part, l'opposition aux triumvirs se montrait décidée à exercer des poursuites si les élections étaient entachées d'irrégularité. Pour parer à cette menace, Crassus et Pompée firent prendre un sénatusconsulte décidant que les préteurs qui seraient élus entreraient en charge immédiatement; de telle sorte, dès le moment de leur creatio, ils cesseraient d'être des priuati et seraient par conséquent à l'abri de toute poursuite tendant à contester la validité de leur élection 12• Or, il se trouve qu'une lettre de Cicéron nous renseigne sur la date où fut pris ce sénatus-consulte et sur la procédure suivie en cette circonstance: «Trois jours avant les Ides de février:., écrit Cicéron à son frère, « un sénatus-consulte a été pris, concernant la brigue électorale, et conforme à l'avis d'Afranius, avis que j'avais moi-même émis lors de la séance où tu assistais. Mais, ce qui fit grandement gémir le sénat, c'est que les consuls n'acceptèrent pas les propositions de ceux qui, après avoir suivi Afranius, ajoutèrent que les préteurs devaient être nommés en laissant un intervalle de soixante jours pendant lesquels ils demeureraient simples citoyens. Ce jour-là, ils ont évidemment fermé la route à Caton. Bref, ils sont maitres absolus, et ils veulent que tout le monde le comprenne» 13• Ainsi, le 11 février, les préteurs n'étaient pas encore élus. Une fois le sénatus-consulte acquis, les triumvirs provoquèrent des déclarations de candidature de la part de leurs gens à eux, parmi lesquels Vatinius 14 •

11

Cf. Plut., Cato minor 42, 1. ibid. 42, 2. u Cf. Cie., Ad Qu. fr. 2, 7, 3: Ad: Ill /dus Febr, senatus consultum est factum de ambitu in A/rani sententia, quam ego dixeram cum tu adesses; sed magno cum gemitu senatus consules non sunt persecuti eorum sententias qui Afranio cum essent adsensi, addiderunt ut praetores ita crearentur ut dies suaginta priuati essent. Eo die Catonem plane repudiarunt. Quid multa? Tenent omnia idque ita omnes intellegere uolunt. Nous pensons que les mots cum tu adesses se rapportent à une première discussion sur ce projet qui aurait en lieu pendant les premiers jours du nouveau consulat - ce qui indique que l'on était bien décidé à reprendre l'ensemble des mesures envisagées l'année précédente, et qui n'avaient pas abouti. V. ci-dessous. 14 Cf. Plut., Cato minor, loc. cit. 12 Id.,

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Nous en tirons une indication précieuse sur la chronologie de la procédure : en vertu de la règle du trinum nundinum 15 et en supposant que la déclaration de candidature ait eu lieu le 12 février, ce qui est la date la plus haute admissible, l'élection ne pouvait intervenir qu'au terme de ce délai, c'est à-dire le 7 mars, si l'on admet pour le trinum nundinum une durée de 24 jours 16 , ou le 28 février, si l'on accepte une durée de 17 jours. Le choix entre ces deux dates est possible. Nous savons en effet que Pompée présida les comices prétoriens et ceux qui devaient élire les édiles curules. Pour les premiers, c'est Plutarque qui, nous apprend que Pompée, alors que les centuries allaient élire Caton, prétexta un coup de tonnerre et remit l'élection à plus tard 17 • Pour les seconds, ils furent l' occasion de violences, au cours desquelles Pompée, qui présidait, eut sa toge maculée de sang 18 • Puisque Pompée était le consul prior 19, c'est à lui que revenait la présidence des comices pendant les mois impairs. On peut donc penser que l'élection des préteurs et celle des édiles curules eut lieu au mois de mars 20 , et admettre que les élections, qui devaient être acquises au plus tôt, si l'on voulait que le mécanisme de l'Etat ne fût pas entiè-

Par ex. Cie., Fam. 16, 12, 3. Sur ce problème, voir nos Etudes de chronologie cicéronienne, Paris, 1967, p. 16 sqq. 17 Cf. Plut., Pompée 52, 2. 11 Id., ibid. 53, 3; Dio Cassius, 39, 32, 3. 19 Ci-dessus, p. 38, n. 8. 20 Nous n'ignorons pas que l'on a pensé que le consul en exercice au moment des élections n'avait pas forcément la présidence de celles-ci. Le problème est posé par L. R. Taylor -T.R.S. Broughton, op. cit., et aussi par J. Linderski, Aspects of the Consular Elections in 59 B. C. dans Historia 14, 1965, p. 423-442. La conclusion vers laquelle tendent, hypothétiquement, les deux premiers auteurs (art. cir. p. 169-171) est que la présidence des comices était tirée au sort. Ce qui est peu admissible, et tout se passe le plus souvent dans les faits comme si la présidence allait avec la possession des faisceaux : si les élections ont lieu en juillet, elle revient au consul prior, si elles ont lieu en novembre, elle revient à son collègue (c'est le cas, par exemple, l'année 57; Cie., Ad Attt. 4, 3, 3-4; cf. Taylor-Broughton, op. cit. p. 169, note 15). Un exemple unique pourrait être invoqué en sens contraire, l'édit de Bibulus repou~nt à novembre les comices consulaires de 59, qui devaient avoir lieu en juillet. Mais cela ne signifie pas que, en juillet, Bibulus devait en avoir la présidence; il est significatif que ces élections aient été renvoyées par lui en novembre, mois pendant lequel il devait normalement avoir les faisceaux. Voir les conclusions de L. R. Taylor, dans American Journal of Philogy, 72, 1951, p. 254-268. Il est clair que, de toute façon, les élections prétoriennes de 55 eurent lieu en mars, sous la présidence de Pompée, consul prior. 15

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rement paralysé, eurent lieu pendant les dix ou onze premiers jours de mars. Plutarque nous apprend que, les magistrats une fois élus, les consuls s'occupèrent de réaliser ce pourquoi ils s'étaient fait élire, le partage des provinces : une lex Trebonia fit attribuer à Pompée toute l'Espagne et la Syrie à Crassus; une lex Pompeia Licinia prorogea les pouvoirs de César en Gaule21. Nous ne savons pas à quelle date fut promulguée la lex Trebonia. Il suffit de savoir que le vote intervint après les élections prétoriennes". On ne se trompera pas beaucoup si l'on admet qu'elle fut définitivement adoptée dans le courant du mois de mars, sans doute peu de jours avant le lex Pompeia Licinia, qui en était le complément et qui, elle, paraît bien dater du même mois23. Dans cet ensemble de mesures législatives et d'événements politiques quelle fut la place de la Lex Licinia de sodaliciis? Une remarque de Dion Cassius nous apprend - ou du moins laisse clairement entendre - qu'elle fut votée après les deux lois concernant les provinces attribuées aux triumvirs 24. Mais n'est-il pas possible de préciser da~antage? La lettre de Cicéron à Quintus nous a appris que, le 11 février, le sénat avait discuté un texte destiné à réprimer la brigue. Il n'appartenait pas au sénat de légiférer directement sur ce point. Ce droit n'appartenait qu'au peuple qui, seul, pouvait voter une loi : une fois l'avis du sénat acquis, les consuls étaient invités à proposer au peuple un texte reprenant cette sententia 25 • Telle est la procédure engagée l'année précédente, le 10

21

La succession des faits (leur chronologie relative) est bien marquée par Plut., Pompée 52, 2 sqq.; Id., Cato minor, 42, 2; 43, 1; Dio Cassius 39, 37. 22 Comme l'indique Plut., Cato minor, 1 sqq. 13 Cf. J. Carcopino, op. cit. p. 276, note 1. En fait, si l'on en croit Dion Cassius, le vote de la lex Licinia Pompeia fut assuré le jour même où avait été votée la lex Trebonia (Dio Cassius, 39, 36, 1-2), ce qui indique que ces deux textes furent promulgués sinon ensemble du moins à des jours très rapprochés, pendant la seconde quinzaine de février. 2 • Cf. Dio Cassius, 37, 39, 1. 25 Cf. Gaudemet, lnsitutions de l'Antiquité, Paris, 1967, p. 351-352. Voir aussi P. Stein, op. cit. où l'on trouvera de nombreux exemples, ainsi pour la lex Tullia de ambitu de 63 (Cie., Vat., 37: cum ego legem de ambitu tulerim ex senatus consulta); cf. aussi Pro Murena 46-41. Cette même procédure fut suivie en 59 par César pour sa première loi agraire (Dio Cassius, 38, 2, 1 sqq.) et pour la loi de rappel de Cicéron, par Pompée (Sest., 129). Sur les questions de brigue, le sénat ne pouvait donner que des consultations, lorsqu'il s'agissait d'interpréter une loi existant (par ex. Mur., 61; Att. 1, 16, 12).

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février, à propos de la corruption électorale et des sodalicia 26 • Celle de 55 ne fait que la reprendre. Nous pouvons donc admettre, avec une quasi certitude, que la séance du sénat, tenue le 11 février 55, fut consacrée à une discussion sur le texte d'une proposition de loi concernant la brigue, la future lex Licinia de sodaliciis. Le témoignage de Cicéron montre que les termes de cette loi n'étaient pas encore fixés, puisque l'on ne savait pas s'il fallait y inclure une clause permettant de poursuivre les magistrats qui allaient être élus pour des faits se rapportant à leur élection. Le reste du texte ne faisait, sur proposition d'Afranius, que reprendre celui qui avait été proposé l'année précédente, presque jour pour jour. La lex Licinia ne peut donc avoir été affichée (promulguée) avant le 12 février, et son vote ne devenait possible qu'un trinum nundinum plus tard. Mais, en fait, il semble bien qu'elle ait votée seulement après les élections prétoriennes et encore après l'adoption des deux lois sur les provinces27. Ce qui nous oblige à admettre une date se situant entre les ides de mars et les calendes d'avril. Et cela explique en partie le long délai, soixante jours, proposé par les sénateurs hostiles aux triumvirs, pendant lequel les magistrats é~us demeureraient priuati et pourraient faire l'objet de poursuites en vertu de la lex de sodaliciis. Si la loi n'était pas encore promulguée le 11 février, il fallait prévoir non seulement un trinum nundinum avant son vote (peut-être davantage) et un autre délai au moins égal après le vote pour que l'on pût introduire une action, instruire le procès et le juger. Au moment où la loi fut votée, le difficile problème des élections pour l'année 55 était réglé; les triumvirs avaient obtenu ce qu'ils souhaitaient, et dont ils étaient convenus l'année précédente, à l'entrevue de Lucques. On se souviendra que la même loi avait déjà failli être votée en 56; elle aurait alors été appliquée pour les élections des magistrats de 55, c'est-à-dire l'élection de Pompée et celle de Crassus, qui était prévue à Lucques, dès le mois d'avril 56. On comprend qu'ils se soient alors oppo· sés à ce projet, comme ils se sont opposés à sa reprise par l'opposition, demandant que la loi, enfin votée, pût être opposable aux élus, tardifs, pour 55. On se demandera alors pourquoi Crassus et Pompée avaient autorisé

Cf. Cie., Ad Qu. fr. 2, 3, 5 : eodem die senatus consultum factum est ut sodalitates decuriatique discederent lexque de iis ferretur, ut qui non discessissent ea poena quae est de ui tenerentur. Séance du sénat, le 10 février 56. 27 Cf. supra, n. 21. 26

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le vote - l'avaient même patronné - à la fin de mars 55. En d'autres termes, â quelles intentions répondait la loi? En son principe, lors du premier projet, discuté le 10 février 56, il s'agissait évidemment de réprimer les manœuvres auxquelles se livraient les triumvirs et leurs agents. Cette mesure, suggérée par l'opposition, s'inscrivait dans la politique suivie par Cicéron contre les triumvirs pour l'assainissement de la République. C'est le temps du Pro Sestio, celui, aussi, où Cicéron tente une révision de la lex lulia sur l' ager Campanus. Toute cette stratégie hostile aux triumvirs, destinée, aussi, à séparer Pompée de César, échoua lors de l'entrevue de Lucques, qui resserra le triumvirat. Le moment n'était pas venu pour engager la lutte sur le terrain où la proposition du 10 février 56 la portait. Il n'en est que plus significatif de constater que, un an plus tard, le projet fut repris par un agent de Pompée, Afranius 21, et rencontra alors le double assentiment de Pompée et des «catoniens», qui résistaient de toutes leurs forces aux triumvirs. Cicéron, lié par sa «palinodie» de 56, n'en a pas moins appuyé la proposition; il laisse à Afranius l'honneur de la proposer, mais il l'approuve, ainsi que le laissent entendre les derniers mots de sa lettre à Quintus. Nous sommes donc en présence d'une situation étrange : les deux triumvirs résidant à Rome, Pompée et Crassus, défendant une loi qui, dans l'esprit des premiers auteurs du texte, et de la plupart de ses partisans, est dirigée contre eux. En fait, le problème qui se posait, aussi bien aux triumvirs qu'aux membres de l'opposition sénatoriale, était de mettre fin au climat de vio• lence qui s'était développé depuis 59 - et auquel César avait lui-même beaucoup contribué. La situation était devenue telle que le pouvoir ne pouvait plus être obtenu que par l'intimidation et la corruption. Mais tout le monde était persuadé, les triumvirs comme leurs adversaires, que cela n'était ni souhaitable ni, à la longue, durable. La lex Licinia devait contribuer à ramener une situation plus normale. L'adoption de cette loi, impossible en 56, lorsque les triumvirs étaient encore à la merci d'un revirement - ce revirement auquel Cicéron travaillait ostensiblement - devenait possible en 55, une fois Pompée et Crassus au pouvoir et, surtout, une fois assurée la répartition entre les trois asso• ciés des provinces qu'ils souhaitaient. Ce qui revenait à dire que, le butin entre leurs mains, les triumvirs souhaitaient le retour à la paix civique et

n•6.

u Pour sa carrière cf. Klebs dans Real-Encycl. 1, col. 710 sqq., s.v. Afranius,

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44

à la légalité. On aurait tort de croire que Pompée et Crassus, avec cette

loi, se rapprochaient de l'opposition sénatoriale et s'éloignaient de César. Personne, César pas plus que les autres, n'avait avantage à voir se perpétuer les excès auxquels donnaient lieu les sodalicia, la formation de «groupes de pression>, même si les uns ou les autres en profitaient à l'occasion. On redoutait évidement que s'installât une anarchie permanente, avec recours à la violence: n'oublions pas que Rome était, pendant une bonne partie de chaque année, en période électorale et que les problèmes posés par les élections revétaient, pour cette raison, une grande importance. En janvier 52, la mort de Clodius montrera les conséquences des sodalicia, et la réaction de Pompée contre Milon sera aussi sévère qu'elle aurait pu l'être contre Clodius si la situation avait été inverse. Ainsi, paradoxalement, du moins en apparence, les triumvirs luttaient vraiment pour assainir l'atmosphère politique - à leur profit, peut-être, mais en s'efforçant d'éliminer les germes de violence qui demeuraient virulents. Ils espéraient encore que le régime pourrait retrouver son équilibre, qu'il n'était pas définitivement condamné. Mais les conditions dans lesquelles la loi Licinia fut appliquée, ou du moins invoquée, ne répondirent pas à l'attente de ses auteurs. L'une des actions intentées en vertu de cette loi, l'accusation portée, en 54, par Juventius Laterensis contre Plancius, qui avait été, comme l'a montré L. R. Taylor, l'un des édiles élus en 55 29 , ne fut pas conforme aux intentions affirmées lors du sénatusconsulte préliminaire et exprimées par Hortensius 30 : il s'agissait alors, en donnant le droit à l'accusateur de désigner quatre tribus, parmi lesquelles seraient choisis les juges, de faire juger l'accusé par les hommes mêmes qui appartenaient aux tribus où avaient été recrutés les sodalicia. Laterensis procéda autrement, et désigna quatre tribus qui n'avaient rien de commun avec Plancius. Il choisit seulement celles où il comptait lui-même des amis, et qui lui seraient complaisantes. Ainsi, un texte de loi destiné à rendre plus difficiles les pressions sur les électeurs devenait un instrument dont usait un candidat déçu. Dirigée contre les sodalicia, la lex Licinia ne se distinguait plus guère des autres lois, qui tentaient de réprimer la brigue, l'ambitus. Cicéron

29

Cf. L. R. Taylor, Magistrales of 55 B.C. in Cicero's Pro Plancio CAT. 52, dans Mélanges E. Malcovati, p. 12 sq. 30 Cf. Cie., Pro Plane., l 5, 37. Hortensius avait repris son argumentation lors de son plaidoyer pour Plancius, prononcé la veille du jour où Cicéron prit la parole (Pro Plancio, ibid.).

LA LEX LICINIA DE SODALICIIS

45

le fait observer à l'accusateur 31 , et ce n'est pas de sa part un simple argument d'opportunité. La brigue pure et simple, qui consistait à verser des sommes d'argent aux membres des différentes tribus, était bien différente de la constitution de sodalicia, où les électeurs étaient enrégimentés et où les hommes de main étaient répartis en décuries; c'était une manœuvre infiniment plus grave, qui supprimait la liberté même des citoyens en substituant à l'autonomie des personnes une discipline de groupe. Telle est apparemment la distinction que ne comprit pas, ou refusa de comprendre Laterensis, et le procès qu'il intenta à Plancius, parce que celui-ci avait été élu avec l'appui des triumvirs, est un exemple de la manière dont la pratique politique de ces années rendait impossible une réforme profonde de l'État et, cette fois, la responsabilité n'en incombait pas aux triumvirs.

31

Cf. Plane., 15, 36 : in qua ru nomine legis Liciniae, quae est de sodaliciis, omnis ambitus leges complexus es; neque enim quicquam aliud in hac lege nisi ediricios iudices es secutus.

CONTINGENCE HISTORIQUE ET RATIONALITÉ DE LA LOI DANS LA PENSÉE CICÉRONIENNE

Le problème que nous nous proposons de formuler, sinon de résoudre, résulte de le juxtaposition, dans la pensée de Cicéron, de deux thèses, fréquemment affirmées par lui, concernant, l'une, le devenir historique, l'autre la nature de la Loi. Ces thèses se trouvent dans plusieurs ouvrages, écrits à des dates différentes; nous aurons ainsi à considérer le De oratore, le De republica, le De fato et le De legibus. Quoi qu'il en soit de la date attribuée à ce dernier traité 1 - celle de 52 ou 51 paraît la plus vraisemblable - il n'en reste pas moins que le De fato date, lui, de l'année 44, et, par conséquent, les témoignages que nous aurons à invoquer sont échelonnées sur une période de temps assez considérable - environ onze années, et .c'est là un fait que nous ne devrons pas oublier. D'autant moins que cette période a été marquée par des événements importants, l'histoire de Rome offrant alors ample matière à réflexion. Dans le De oratore, Cicéron fait prononcer par Crassus un éloge du droit civil, et l'on sait que ce même Crassus exprime le vœu que soit rédigé un traité dans lequel les règles particulières du droit seraient recueillies et classées, selon la méthode propre aux philosophes, par genera et species 2• Cela permettrait d'établir une ars du droit civil, une tÉXVTI, comme il en existait pour la géométrie, l'astronomie, etc. La matière du droit, c'est-à-dire l'ensemble des formules ayant force de loi, est le résultat de l'usage quotidien, et non d'une réflexion a priori: on la rencontre partout où les hommes sont assemblés; à ce stade, les lois sont issues de la pratique et de l'expérience 3•

1

V. Peter Lebrecht Schmidt, Die Abfassungszeir von Ciceros Schrift über die Ge.uitze.Rome 1969. 2 De orat., 1, 42, 187 et suiv. , Ibid. 192.

48

ROME, LA LITTÉRATURE ET L'HISTOIRE

Cicéron étend, dans le De republica, cette même conception aux règles, du droit public, lorsqu'il écrit que «notre Etat n'est pas le fruit de l'intelligence d'un seul homme, ni même de plusieurs, qu'il n'est pas le produit d'une seule vie, mais qu'il est le fruit de bien des générations et de bien des siècles »4 • Donc, pour lui, la loi, sous ses formes diverses, est un fait, indépendant au moins le plus souvent, de la volonté ordinatrice d'un législateur5. Or, la célèbre définition de la loi, donnée par Cicéron au livre II du De legibus, affirme bien que la loi est indépendante de l'intelligence humaine, qu'elle n'est pas, non plus, une décision arbitraire d'un peuple, mais elle ajoute qu'elle est «une réalité éternelle, susceptible de régir l'univers entier, en vertu d'un discernement dans le fait de commander et d'interdire» 6 • La loi, ainsi conçue, n'est autre, dit Cicéron, que l'Esprit de Dieu, ou encore, ce qui revient au même, l'application de la raison et de l'intelligence d'un sage, capables d'interdire et d'ordonner 7 • Comment ne pas être frappé par la difficulté que soulève le rapprochement de ces textes? Si la loi, aussi bien dans le droit civil que dans le droit public, est par nature conforme à la Raison universelle, et si, d'autre part, elle est une donnée de fait, résultant d'un processus qui échappe à la volonté humaine, que faut-il en conclure? Doit-on admettre que la Providence universelle veille à l'établissement des lois? Qu'il existe une merveilleuse puissance, dans la nature des choses, qui établit un peu partout des règles conformes à l'ordre rationel du monde? Mais une telle interprétation ne résiste pas à l'analyse. Cicéron n'a jamais professé un semblable optimisme. Il sait qu'il existe des lois mauvaises. Il le constate, au moment même où il insiste sur le caractère universel de la notion de justice 8• Il sait aussi que les cités ont été souvent conduites à leur perte par des institutions pernicieuses; il reconnaît, dans

Rep. 2, 2 : ... nostra autem res publica non unius esset ingenio, sed multorum nec una hominis uita sed aliquot constituta saeculis et aetatibus. 5 Ibid. : nam neque ullum ingenium tantum extitisse dicebat ut quem res nulla fugeret quisquam aliquando fuisset, neque cuncta ingenia collata in unum tantum posse uno tempore prouidere ut omnia complecterentur sine rerum usu ac uetustate. 6 Leg. 2, 4, 8 : hanc igitur uideo sapientissimorum fuisse sententiam legem neque hominum ingeniis excogitatam nec scitum aliquod esse populorum sed aeternum quiddam quod uniuersum mundum regeret imperandi prohibendique sapientia. 1 Ibid. : est enim ratio mensque sapientis ad iubendum et ad dete"endum idonea. 1 Leg. 1, 42 et suiv. 4

CONTINGENCE HISTORIQUE BT RATIONALITÉ DB LA LOI

49

le De republica, que les Etats ne meurent pas d'une mort naturelle, comme les êtres vivants, mais qu'il est possible, par une sage constitution, de leur communiquer l'immortalité 9 ; ce qui, inversement, suppose que de mauvaises constitutions les rendent périssables. Et, d'ailleurs, toute la réflexion des historiens et des philosophes, autour de lui, tendait à mon· trer que bien des Etats (et notamment les cités grecques) avaient, dans le passé, connu la décadence et la mort. Dans ces conditions, quelle est cette puissance qui peut instituer des lois justes et salutaires, et faire que des lois, issues de causes contingentes, soient susceptibles, malgré tout, de se révéler conformes à la Raison universelle et refléter l'intelligence de Dieu? Pour tenter de résoudre ce qui est une contradiction certaine, on ne saurait recourir aux ressources de la chronologie et dire, par exemple, que Cicéron a évolué, que, à tel moment de sa pensée, il était plus frappé par le caractère contingent des lois - lorsqu'il se penchait, en particulier, sur le chaos du droit civil, - et à d'autres, d'humeur plus philosophique, il se serait persuadé de la valeur universelle possédée par la loi. Cette resource nous est interdite, puisque, comme l'a montré P. L. Schmidt, la réflexion d'où est sortie le De legibus est contemporaine de celle qui conduisit Cicéron aux formules du De republica, et n'est pas de beaucoup postérieure aux pages que Cicéron prête à Crassus dans le De oratore. D'autre part, il est certain aussi que, en 44 encore, Cicéron était fidèle au principe d'une certaine contingence historique. On sait que, dans le De fato, il se montre nettement hostile à l'idée de Destin et que, refusant, comme purement verbal, le «sophisme» de Diodore Cronos, Je Mégarique, il refuse aussi la position stoïcienne, représentée par Chrysippe, qui accepte l'existence d'un Destin, mais sauve la liberté en recourant à une distinction entre causes contraignantes et causes prochaines. Il se montre au contraire favorable aux thèses de Carnéade, selon qui il existe un déterminisme, qui est le résultat des lois très générales de la Nature, sans que, pour autant, ces lois entraînent que les actions particulières soient déterminées, d'une manière mystérieuse. Un objet abandonné à lui-même tombera verticalement; cela, nul ne peut rien y changer, et Carnéade le reconnaît, aussi bien que Cicéron; mais l'esprit humain - une personne donné-, en face d'une situation qui lui est proposée, conserve la possibilité de choisir entre diverses solutions. Cela aussi, Chrysippe l'admettait, et

9

Rep. 3, 23, 34: debet enim constituta sic esse ciuitas ut aeterna sit. /taque nul• lus interitus est rei publicae naturalis, ut hominis, in quo mors non modo necessaria est, uerum etiam optanda persaepe.

50

ROME, LA LlfflRATURE

ET L'HISTOIRE

il ajoutait - et Carnéade en convient lui aussi - que la réaction de cette personne était conforme à sa nature. Mais Carnéade et Chrysippe se séparaient l'un de l'autre en ce que le second affirmait que la nature de la personne en question était elle-même déterminée, qu'elle résultait d'un état donné de l'Univers, donc que son action, pour libre qu'elle fût, n'en était pas moins prévisible; tandis que Carnéade soutenait que cette nature individuelle était totalement contingente 10• Pour reprendre les exemples donnés par Cicéron, Philoctète a été abandonné dans l'île de Lemnos parce qu'il avait été piqué par un serpent et que sa blessure s'était infectée au point de rendre sa présence intolérable aux autres Grecs; mais il n'était pas dans l'ordre immuable des choses que Philoctète dût être affligé de cette blessure. Et encore, «ce n'est pas en vertu de causes éternelles et nécessaires que soit vraie une proposition comme celle-ci : «Carnéade descend à l'Académie» 11• La liberté de Carnéade reste entière; à aucun moment son acte ne cesse d'être totalement contingent, même dans la mesure où il traduit une impulsion de sa nature profonde. Cette analyse de la liberté, pour tardive qu'elle soit dans l'œuvre philosophique de Cicéron, ne laisse pas d'être significative et fort utile pour résoudre la contradiction que nous avons cru déceler dans sa pensée à l'égard de la loi. Contradiction dont Cicéron a été lui-même conscient. A peine, en effet, vient-il de. formuler sa définition de la loi comme expression de la pensée divine qu'il éprouve le besoin d'ajouter: «Mais les lois qui ont été rédigées par les peuples en sens divers et pour répondre à des circonstances déterminées doivent ce nom de loi plus à la complaisance qu'à la vérité» 12• En d'autres termes, ne seront des lois véritables que celles qui ont pour objet, et pour effet, le bien des Etats et des citoyens. Les autres, les prescriptions funestes et injustes seront ce qu'on voudra, mais non des lois 13. Ce qui revient à une pétition de principe. Mais, en même temps, cela nous éclaire sur la portée véritable de la définition célèbre et de la rationalité attribuée à la loi: celle-ci n'appartient pas à n'importe quelle l.oi,mais à une loi jugée conforme aux valeurs fondamentales de la Raison, qui exigent d'abord que soit établie la distinction du juste et de l'injuste. Et c'est à partir de cette distinction primordiale que tout va s'ordonner. Les bonnes lois seront celles qu'aura

°Fat. 16, 36-38.

1

Ibid. 9, 19. Leg. 2, 5, 11 : qiuu autem uarie et ad tempus descriptae populis, favore magis quam re legum nomen tenent. u Ibid. : quiduis potius tulisse quam leges. 11

12

CONTINGENCE HISTORJOUE ET RATIONALITB DE LA LOI

51

édictées une sagesse clairvoyante (sapientia), appliquée à l'ordre et à la défense 14• Cette sapientia n'est autre, évidemment, que la connaissance philosophique qui appartient au sapiens. Ce qui revient à dire que l'excellence de la loi résulte de la sagesse du législateur. Mais Cicéron ne se metil pas alors en contradiction avec lui-même, puisqu'il admet, d'autre part, que la loi n'est pas le fait d'un seul homme? N'est-il pas amené, par sa définition même des «bonnes lois>, à renoncer à l'idée que la loi est «contingente >? Pour résoudre cette difficulté, il convient de s'interroger sur la nature de cette «contingence>. On s'aperçoit vite alors que cette notion n'est PilS univoque. Si, abandonnant un moment le droit civil, nous ne considérons que le droit public, c'est-à-dire les lois qui régissent les cités, nous devons nous demander si ces lois qui régissent les cités, résultent de la nature des choses, par une inéluctable fatalité, ou si elles sont le produit d'une création inspirée chaque fois par une circonstance particulière: si les lois qui régissent une cité sont fatales, elles ne sont nullement contingentes, elles ne peuvent être différentes de ce qu'elles sont. Or, on constate que Cicéron admet cette «fatalité• des constitutions. Rappelons seulement que, dans le De republica, il montre"'comment le site géographique d'une ville entraîne des conséquences sur les lois qu'elle se donnera, dans la mesure où ses habitants subiront telles ou telles influences et telles ou telles tentations 15• A ce degré, la loi sera le développement d'une natura, de l'être même de l'Etat en question 16 • Elle ne saurait donc être considérée comme contingente. Mais la contingence peut se réintroduire dans la mesure où les facteurs mis en cause ne sont pas totalement contraignants et où leur action peut être modifiée par la liberté de quelques-uns. Nous savons que certaines lois - celles, notamment, que Cicéron considère comme «mauvaises> - ont été rédigées «uarie et ad tempus • 17 ; mais cet opportunisme qui les a dictées n'est pas la véritable raison de leur caractère nocif. Si elles sont mauvaises, c'est qu'elles n'ont pas été pensées selon la sagesse: l'expression ad tempus, dans ce passage, oppose ces lois «de circonstance> à celles qui se réfèrent aux principes généraux

14

Ci-dessus, n. 7.

15

Rep. 2, 3, 5 et suiv. "V. L. Perelli, Natura e ratio nel JI libro del De republica ciceroniano, c RFIC » 100, 1972, 295-311. V. aussi Id., La definiz.ione e l'origine dello stato nel pensiero di Cicerone, «AAT» 106, 1972, 281-305. 17

Ci-dessus, n. 12.

ROME, LA LITIÉRATURB ET L'HISTOIRE

52

de la sapientia, qui veut que les lois aient pour fin le salut des citoyens, la sauvegarde des cités, la sécurité et le bonheur de tous 18 • Il reste donc qu'une « bonne loi» peut être inspirée par une circonstance donnée, être rédigée ad tempus; il suffit qu'elle soit inspirée par une volonté de justice et le souci du bien. Et il en va de même pour les lois du droit civil, qui ont pour objet d'assurer le respect de l'équité 19 • Dans ces conditions, la «contigence » de la loi se trouve sauvegardée, et, en même temps, la liberté humaine. Les forces qui dominent l'évolution des cités, et résultent de leur natura, appartiennent aux lois universelles; elles sont du même ordre que la pesanteur. Mais, nous l'avons vu, Cicéron, à la suite de Càrnéade, considère que ces lois ne s'exercent d'une manière contraignante que dans un domaine bien précis; qu'il existe, endehors d'elles, une liberté et, pour user d'une comparaison, que la pesanteur peut, au choix, faire que la pierre que je tiens dans ma main tombe à mes pieds ou soit lancée à quelque distance. Cela ne dépend que de ma volonté. Une loi représente une intervention humaine dans un système de forces liées entre elles par une causalité définie: chacune d'elles met en branle un mécanisme déterminé, et toute l'habileté du législateur, sa sapientia, consistera à apprécier et calculer les effets ainsi provoqués. Tout le résumé de l'histoire romaine, introduit par Cicéron dans le De republica, montre comment les différents rois ont su guider l'évolution naturelle de la cité naissante, en lui donnant des institutions bénéfiques. Ces institutions n'étaient pas «naturelles», elles n'étaient pas le résultat d'une situation donnée, elles étaient inventées, par des rois qui, tous, étaient doués de sagesse: c'est la que réside le «miracle romain», dans cette suite de grands législateurs, dont aucun n'a totalement organisé la cité, mais dont l'œuvre, poursuivie à travers le temps, a fini par donner à la ville son extraordinaire fortune et sa grandeur. Mais il résulte aussi de cela que cette œuvre, fruit chaque fois, d'une invention libre, et, par là, affranchie de la fatalité qui, selon l'ordre de la seule nature, entraîne les Etats dans le cycle de la destruction, il en résulte que cette œuvre est fragile. Dans la suite des «bons rois» s'est produit une faille: Tarquin s'est transformé en tyran, et voici que tout est compromis - par la faute d'un seul homme 20 • La contingence historique, on le voit, est le moyen par lequel les 11

Leg. 2, 5, 11 : constat profecto ad salutem ciuium ciuitatumque incolumitatem uitamque hominum quietam et beatam inuentas esse leges . .. 19 Leg. 1, 14, 40 et suiv. 20 Rep. 2, 26, 47.

CONTINGENCE HISTORIQUE ET RATIONALITÉ DE LA LOI

53

hommes d'Etat ont la possibilité d'agir sur l'évolution des cités 21 • Il le feront en proposant et en faisant adopter des lois, dont les unes seront des institutions fondamentales, durables, et les autres des mesures temporaires, inspirées par des circonstances particulières. Le caractère rationnel de ces lois résultera, non de «l'ordre du mond~>, d'une manière directe et inéluctable, mais de leur conformité avec les principes généraux de la philosophie, eux-mêmes résultant de la rationalité du monde. Il est clair que ce caractère de rationalité ne déterminera pas leur contenu, au moins d'une manière contraignante. Nous rencontrons là une démarche assez semblable à celle des stoïciens qui plaçaient la moralité de l'acte non dans son contenu mais dans sa forme - une même action pouvant, selon les intentions et les nécessités du moment, être louable ou blâmable. Ainsi, les lois pourront autoriser les mystères nocturnes, en certains cas, et, dans d'autres, les interdire 22 • Cela ne signifie nullement que Cicéron soit ici disciple du Portique. Une pragmatique de l'opportunisme, si elle est stoïcienne, est également péripatéticienne, ainsi qu'on l'a fait justement observer 23 • Et, de plus, il convient de remarquer que la possibilité pour les législateurs d'agir sur l'ordre de l'histoire suppose une conception de la liberté que Cicéron avouera, dans le De fato, devoir à Carnéade. Il ne saurait être question de rechercher ici les sources de sa pensée, si, même, la question a un sens réel. Il est plus important de constater que cette pensée est parfaitement cohérente, que les textes tirés du De legibus sont en accord non seulement avec ceux du De republica, qui est proche dans le temps, mais avec la doctrine exposée dans le De fato, et l'on peut, d'après quelques indices, penser que Cicéron, pour élaborer sa conception de l'action politique, s'est beaucoup inspiré de sa propre expérience. C'est ainsi que, jugeant sa propre attitude au temps des triumvirs, il déclare, dans le Pro Plancio, que l'homme d'Etat doit suivre les grandes mutations de la vie politique et adapter son action aux possibilités dont il dispose; faute de quoi, il commettra un véritable suicide politique et devra se résigner à l'échec 24 • Un tel suicide apparaîtra peut-être à Caton comme le seul moyen de sauvegarder sa liberté. Cicéron, lui, se fait une autre idée de la liberté. Après

21

L. Perelli, Natura .. ., p. 304. "Leg. 2, 36 suiv. " L. Perelli, op. cit., p. 304-305. 24 Pro Plancio 93 : stare eni,n omnes debemus tanquam in orbe aliquo rei publicae, etc. Cf. Att. 2, 9, cité par L. Perelli, ibid., p. 305.

54

ROME,LA LITIÊRATURB ET L'HISTOIRE

le triomphe de César, il se serait déclaré semi-liber, si l'on en croit un témoignage de Sénéque, se référant sans doute à une lettre qui ne nous a pas été conservée 25 : la domination de César lui ôte, sans doute, presque toute sa liberté; mais elle ne la lui enlève pas totalement; il lui reste le pouvoir d'infléchir, si peu que ce soit, le cours du destin - un destin auquel il refuse de croire. Cette cohérence cicéronienne, de l'action et de la pensée, n'est pas l'un des moindres mérites d'une homme à qui l'on a si faussement reproché ce qu'on a appelé ses revirements et dont on commence seulement à apercevoir que sa méditation philosophique est inséparable de son attitude politique, comme de son éloquence.

2'

De breu. vitae 5, 2.

CICÉRON ET LES TYRANS DE SICILE

Il n'est pas utile de rappeler que les tyrans siciliens ne sont pas inconnus des Romains, et cela dès une date très ancienne. Les lecteurs de Timée connaissaient, au moins par cet auteur, l'existence et les forfaits de Phalaris. Il est certain aussi que, dès l'aube du IIIe siècle, les intérêts de Rome en Grande Grèce mirent les hommes d'Etat romain en contact avec le monde sicilien. Les exploits d'Agathocle furent très probablement un modèle dont s'inspira Régulus, et nous avons cru pouvoir montrer, autrefois, que les comédies de Plaute contenaient des allusions, assez claires, à l'histoire de Sicile, au temps des tyrans, et, plus particulièrement, à la succession des tyrannies qui dominèrent à Syracuse, entre Agathocle et Hiéron 111. On sait aussi que, depuis la première guerre Punique, les armées romaines n'eurent qu'à se louer des services que leur rendit Hiéron II. Ainsi, les tyrans siciliens étaient des figures familières aux Romains, qui, à Syracuse, se considéraient un peu comme les héritiers du plus grand d'entre eux, le •roi' Hiéron. Cicéron commença sa carrière de magistrat en Sicile, et, dans les Verrines, il témoigne de la parfaite connaissance qu'il avait acquise de l'île, des cités que la composaient et des hommes les plus influents dont dépendaient son économie et sa culture. Il s'était, aussi, rendu familier de son histoire, et il avait examiné avec curiosité la galerie des portraits des « tyrans et des rois>, dus à des peintres dont il loue l'habileté, et qui jusqu'à Verrès, étaient exposés dans le grand temple d'Athéna, à Syracuse 2• Ces

1

Echos plautiniens d'histoire sicilienne, ci-dessous p. 261 et suiv. Verr. Il, 4,123: tabulas pulcherrimas pictas . .. in quibus erant imagines Siciliae regum ac tyrannorum, quae non solum pictorum artificio delectabant sed etiam commemoratione hominum et cognitione formarum. Ac uidete quanto taetrior hic tyrannus Syracusanis fuerit quam quisquam superiorum unquam; illi tamen ornarunt templa deorum immortalium, hic etiam illorum monumenta atque ornamenta sustulit. 1 Cicéron,

ROME, LA LITTÉRATURE ET L'HISTOIRE

56

portraits, il les a regardés avec sympathie, sensible à ce qu'ils évoquent (commemoratione hominum), heureux de mettre un visage sur des noms célèbres (cognitione formarum). Entre tous les 'tyrans• de Syracuse, celui dont Cicéron parle avec le plus d'amitié et auquel il témoigne le plus d'estime est certainement le 'roi' Hiéron. Il sait que son règne a été bienfaisant pour la Sicile, et que ses sujets l'ont eu en particulière affection 3• Hiéron est loué pour avoir donné à son royaume une loi restée célèbre, à laquelle son nom est resté attaché, la lex Hieronica. Cette loi, Cicéron l'approuve totalement. Il dit qu'elle est subtile (acuta) - ce qui, dit-il, n'a rien d'étonnant, puisque le roi était sicilien; elle est sévère - parce que Hiéron parlait en tyran (ita seuere ut tyrannum), c'est-à-dire en maître absolu, mais elle avait un effet bénéfique, elle encourageait les propriétaires à semer du blé. Certes, on peut se demander si cet éloge du roi Hiéron, ou plutôt de sa loi n'est pas motivé, dans une large mesure, par une intention évidente, et explicite, de l'avocat, qui s'attache à opposer au tyran juste et efficace, bon législateur, le préteur du peuple romain, dévastateur et fléau de la Sicile. Certes, le thème revient constamment: ce que les tyrans n'ont pas osé, Verrès l'a fait. Mais cet argument, omniprésent, n'en laisse pas moins comprendre que Cicéron approuve et admire la lex Hieronica. Celle-ci est conforme à l'idée qu'il se fait d'une «bonne loi», elle crèe un droit équitable et incite les Siciliens à cultiver leurs terres, au lieu de les abandonner aux pasteurs; elle contribue, aussi, à donner à l'Etat les ressources nécessaires à une bonne administration, et les Romains, dit Cicéron, ont agi sagement en la respectant, et en lui conservant le nom de son auteur. Aussi ne s'étonnera-t-on pas que Cicéron n'ait jamais parlé du roi Hiéron II qu'avec respect, et ne l'ait jamais rangé au nombre des tyrans. Sans doute il rappelle que sa loi a été établie par lui et lui seul, en vertu de sa propre volonté, despotique (ut tyrannum) mais, lorsqu'il le nomme, il lui donne toujours son titre le plus honorable, il l'appelle rex, qu'il s'agisse des phalères autrefois possédées par lui 4 ou du palais qu'il s'est fait construire dans l'Ile 5 • Dans ces trois passages, on ne saurait penser que l'orateur ait le moins du monde l'intention d'opposer le 'roi' Hiéron au 'tyran' Verrès. Il en va tout autrement lorsque l'orateur, toujours dans les Verrines,

Ibid. 3,15. Ibid. 4, 29: phaleras ... quae regis Hieronis fuisse dicuntur. 5 Ibid. 4, 118: in qua domus est quae Hieronis regis fuit. Cf. 5, 30: ex illa domo praetoria, quae regis Hieronis fuit ... 3

4

CICi!RON ET LES TYRANS DE SICILE

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doit nommer Denys l'Ancien, à propos des Lautumies. L'auteur de cette prison est qualifié de crudelissimus tyrannus 6 , et, naturellement, Verrès est assimilé à lui. Bien plus, il le dépasse en cruauté. Il dépasse même Phalaris - et ici, il ne s'agit plus d'histoire, mais presque de légende: «il se trouvait alors en Sicile, après un long espace de temps, je ne dirais pas un autre Denys ou un Phalaris (oui, cette île a jadis produit bien des tyrans cruels), mais un monstre inouï témoignant de cette antique sauvagerie qui, dit-on, régnait autrefois en ces lieux» 7• Ainsi, l'histoire des tyrans siciliens se trouve, du même coup, divisée en deux périodes: celle d'autrefois, très lointaine, quasi légendaire, et qui était livrée à la sauvagerie - immanitas - et une autre, plus récente, dans laquelle l'on trouvait un roi digne de ce nom, qu'il partage avec Jupiter Très Bon Très Grand 8, l'allié de Rome, le bienfaiteur de la cité, le roi Hiéron. Denys l'Ancien, Phalaris étaient assimilées aux fléaux légendaires qui rendaient redoutables la mer sicilienne, Charybde, Scylla, les Cyclopes 9 ; et c'était à cette sauvagerie primitive que se rattachait Verrès! Dans l'œuvre conservée de Cicéron, le nom du roi Hiéron II n'appa• rait pas en-dehors des Verrines. Celui du premier Hiéron n'intervient qu'à propos de deux anecdotes peu significatives 10• En revanche, l'on y rencontre très souvent celui des deux Denys et, surtout, dans une très grande proportion, celui de Denys l'Ancien. Nommé, nous l'avons vu, dans les Verrines, il l'est aussi dans le De oratore, le De republica, le De finibus, les Tusculanes, le De officiis, le De natura deorum, sans compter plusieurs allusions dans la Correspondance et une mention dans le Pro Rabirio Postumo. Il est évident que la figure de Denys l'Ancien fut présente à l'esprit de Cicéron pendant toute sa carrière, tandis que celle du roi Hiéron ne s'imposa guère à lui qu'au temps des Verrines; et nous avons la chance de savoir par quelle voie Cicéron connaissait si bien la vie et la carrière de Denys l'Ancien. Il nous l'apprend dans une lettre à Quintus, écrite en février 54, où il dit avoir lu avec le plus grand plaisir de livre de Philistos sur Denys. Ce qui lui plaît tellement chez Philistos, c'est d'abord son style, qui le rend semblable à un «petit Thucydide» 11, mais s'il préfère l'ouvra-

'Ibid. 5, 143. 7 Ibid. 5, 134 : uersabatur in Sicilia longo intervallo alter non Dionysius ille nec Phalaris (tulit enim ulla quondam insula multos et crudelis tyrannos) sed quoddam nouum monstrum ex uetere illa immanitate quae in isdem locis uersata esse dicitur. 1 Cf. rep. l, 30. 'Verr. 5, 146. 0 • Nat. deor. l, 60; 3, 83. 11 Ad Q. fr. 2, 11, 4 : creber, acutus, breuis, poene pusil/us Thucydides. . . Me

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ge consacré à Denys, c'est à cause du personnage lui-même, qui est, dit-il, un «vieux renard> (ueterator) et aussi parce que Philistos a été l'un des familiers du tyran». Ainsi, en 54, Cicéron connaît bien l'histoire de Denys l'Ancien; déjà, l'année précédente, il avait nommé Philistos, presque dans les mêmes termes 12 et, vers la même époque, lorsqu'il rédige le De republica, Denys l'Ancien lui sert deux fois d'exemples. Il est le tyran par excellence, celui qui a réussi par ses intrigues à s'emparer du pouvoir mais, dont l'activité et l'intelligence n'ont eu que des résultats négatifs 13 ; il est aussi celui qui, maître de Syracuse, au dire de Timée la plus belle de toutes les villes grecques, n'en a pas moins fait en sorte que Syracuse n'était plus une cité 14• L'on comprend mieux pourquoi, et sous quelle influence, Cicéron, parlant de la tyrannie, analysant ses causes et ses effets, se réfère à Denys l'Ancien. C'est que Philistos le lui a rendu familier, et lui a montré en lui le type même du politique rusé, habile à se maintenir au pouvoir, triomphant dans l'injustice, en dépit des dieux. Assurément les démêlés de Denys avec Platon contribuaient à assurer au tyran de Syracuse une célébrité toute particulière auprès des esprits cultivés 15 mais cela n'aurait pas suffi. Au temps des Verrines, Denys n'est encore qu'une figure assez vague, de tyran cruel, et il est assimilé à Phalaris 16. A partir du De republica, et, plus encore, dans les dernières années de sa vie, Cicéron se réfère au Denys historique et non plus à l'exemplum légendaire. Les anecdotes relatives à des présage qui avaient annoncé la fortune de Denys et que nous lisons dans le De diuinatione viennent apparemment du livre de Philistos 17• La seconde, celle qui raconte comment le

magis de Dionysio delectat; ipse est enim ueterator magnus et perfamiliaris Philisto Dionysius. 12 De orat. 2, 57. u Rep. 1, 28: quis enim putare uere potest plus egisse Dionysium tum cum omnia moliendo eripuerit ciuibus suis libertatem quam eius ciuem Archimedem, cum islam ipsam sphaeram, nihil cum agere uideretur, effecerit. 14 Rep. 3, 43 : Vrbs illa praeterea, quam ait Timaeus Graecarum maxumam, omnium autem pulcherrimam, arx uisenda, portus usque in sinus oppidi et ad urbis crepidines infusi, uiae latae, porticus, templa, muri nihilo magis efficiebant, Dionysio tenente, ut esset illa res publica. Nihil enim populi et unius erat populus ipse. 15 Cf. Rab. Post. 23. 16 V. le texte cité, ci-dessus, n. 7. 17 Div. 1, 39; 1, 33. Le présage formé par la naissance du petit satyre, que la mère de Denys avait cru mettre au monde annonce sans doute le caractère du futur tyran: lubrique, irrespecteux, caricature d'un être humain, voué à la violence et à l'instinct. Tel est le tyran.

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cheval de Denys, que l'on avait cru noyé, émergea miraculeusement du fleuve, un essaim d'abeilles dans sa crinière, est peut-être empruntée à un recueil de miracula, mais cela nous importe peu. Les précisions données sur son règne dans le De natura deorum, le fait qu'il demeura au pouvoir trente-huit ans 11 ont très probablement pour origine Philistos, ainsi que l'anecdote où Cicéron le monte revenant, par une mer tranquille, ses navires chargés des dépouilles arrachées au temple de Déméter à Locres, et faisant observer à ses compagnos que les dieux apparemment accordaient une heureuse navigation aux sacrilèges 19• Et Cicéron ajoute qu'il mourût dans son lit et que «ce pouvoir qu'il avait obtenu de façon criminelle, il le transmit à son fils, comme si cela avait été un héritage légal et légitime» 10. Nous sommes alors au début de l'année 44, et avant les Ides de mars 21 , et il n'est pas indifférent que Cicéron ait développé assez longuement ces anecdotes qui témoignaient de l'impiété et du cynisme d'un homme qui avait «confisqué» la République, et l'avait réduite à n'être plus rien. On devine, dans son esprit, un rapprochement avec la fortune de César, et, ce qui n'est encore qu'une impression, à propos de ce texte du De diuinatione, va devenir une certitude grâce à un long passage du cinquième livre des Tusculanes, dans lequel il est clair que la figure du tyran sicilien dissimule, assez mal, celle du dictateur romain. Ce passage est fort célèbre. Cicéron y a rassemblé plusieurs anecdotes qu'il avait certainement trouvées dans le livre de Philistos, et qui ont pour dessein de montrer la malheur du tyran, de l'homme qui s'est emparé injustement du pouvoir et mène une existence misérable, même si en apparence, tout lui réussit. Le début de ce texte reprend la notation que nous avons rencontrée plus haut, à propos du De republica: «qua pulchritudine urbem quibus autem opibus praeditam seruitute oppressam tenuit ciuitatem!»22 , mais, tout aussitôt, le ton change, et ce n'est plus Cicéron lui-même qui médite sur le contraste entre la prospérité matérielle de Syracuse et sa triste situation politique, ce sont les souvenirs de ce qu'il a lu dans le livre de Philistos qui lui reviennent: «atqui de hoc homine a bonis auctoribus sic scriptum accepimus summam fuisse eius in uictu temperantiam in rebusque gerundis uirum acrem et industrium, eundem tamen maleficum natura et iniustum »23 •

11 Nat.

deor. 3, 81. Ibid. 3, 83. 20 Ibid. 3, 84. 21 Ibid. 1, 7. "Tusc. S, 57. V. ci-dessus, note 14. u Ibid. 19

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ROME, LA LIIT8RATURE ET L'HISTOIRE

Les traits favorables de ce portrait peuvent s'appliquer très exactement à César, dont la tempérance est bien attestée par Suétone 24 • Quant à son énergie et son activité, elles nous sont bien connues, par Suétone, d'abord 25, ensuite par Lucain 26• Elles étaient restée légendaires. Comme César, encore, Denys était un esprit cultivé et un poète tragique. César avait, on le sait, composé une tragédie d'Oedipe, et, en 45, l'année même où Cicéron écrivait les Tusculanes (le livre V, sans doute, au mois de juin ou au début de juillet), il rédigeait son Voyage (/ter), probablement une satura, où il racontait les péripéties de sa route vers l'Espagne, tandis qu'il allait combattre les fils de Pompée. Cicéron ajoute, à propos des poèmes de Denys, une curieuse parenthèse, qui nous ramène, une fois de plus, à ses relations avec César. Il écrit un effet: «fut-il un bon poète? Cela importe peu, car, en pareille matière, je ne sais pourquoi, et plus qu'en aucune autre, chacun trouve beau ce qui vient de lui. Jusqu'ici, je n'ai connu aucun poète - et j'ai été lié avec Aquinius - qui ne se jugeàt pas excellent. Il en est ainsi : toi, tu aimes ce que tu fais, et moi ce que je fais» 27 • On se rappelle alors que, pendant l'été de 54, Quintus Cicéron avait fait lire à César le poème De temporibus meis composé alors par son frère, et César, après en avoir loué le début, s'était permis de trouver que la suite était quelque peu négligée. Le mot avait piqué Marcus, qui concluait en rassurant Quintus: «de toute façon, tu n'as rien à craindre, mon estime pour moi-même n'en sera pas diminuée le moins du monde» (ne pilo quidem minus me amabo)2•. Neuf ans plus tard, le souvenir des réserves exprimées par l'imperator n'était pas effacé, et ce retour du passé est un indice de plus que, tout en parlant apparemment de Denys l'Ancien, Cicéron pensait à César. Un autre trait est commun à Denys et à César: la solitude où les place le pouvoir. Le tyran cherche en vain un ami. Aussi est-il particulièrement sensible au dévouement dont font preuve, l'un envers l'autre, deux Pythagoriciens, Daman et Phintias: l'un d'eux, ayant été condamné à mort, obtint du tyran un délai pour mettre ses affaires en ordre, et l'autre s'offrit à rester prisonnier, comme garant, pour son ami, prêt à mourir si celui-ci manquait à sa parole et ne revenait pas. Denys se serait alors

Cés. 53. Cf. Cicéron Att. 8, 9 b, 2 : sed hoc t&paç horribili uigilantia, celeritate, diligentia est . .. 25 Cés. 57. 26 Lucain 1, 143 et suiv. 27 Tusc. 5, 63. 2 9 Ad Q. fr. 2, 15, 5. 24

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écrié: «puissé-je être enrôlé, moi troisième, comme votre ami» 29• Or, l'on sait que César souhaitait très vivement se réconcilier avec Cicéron, et l'avoir pour ami. Ce désir s'était manifesté dès le premier consulat de César, lorqu'il avait offert à l'orateur une legatio dans son état-major; et César n'avait jamais cessé de rechercher une amitié qui se dérobait, ainsi qu'en témoigne une lettre célèbre à Matius 30 • Pendant la guerre civile, César avait essayé d'attirer Cicéron, il avait besoin de lui pour reconstituer l'Etat3 1• Mais le vieux consulaire n'avait pas voulu apporter sa caution au tyran. Denys l'Ancien, dit Cicéron, vivait «avec des esclaves en rupture de ban, avec des hommes tarés, avec des barbares, il jugeait que pas un homme qui fût digne de la liberté ou qui voulût être libre ne pouvait étre son ami» 32 • Or, cette description s'applique exactement au parti césarien, tel que le voyaient les adversaires, et dans une large mesure tel qu'il était réellement. Nous en avons pour garant Salluste, dans la première Lettre à César et Cicéron lui-même 33. Et l'on sait que les Romains redoutaient pardessus t9ut, dans l'armée de César, les barbares recrutés en Gaule, en Germanie et en Espagne. Il est donc clair que l'évocation du tyran Denys l'Ancien, si longuement développée, avec un tel luxe de détails, n'est en réalité qu'une sorte d'apologue, qui masque à peine une attaque dirigée contre César, au moment où celui-ci se trouve en Espagne et, après des débuts difficiles, vient de remporter une victoire éclatante. Comme Denys, César est un tyran heureux; comme lui, il est un esprit brillant, un homme habile, mais l'un et l'àutre sont doués d'une nature qui les porte vers le mal et l'injustice (maleficum natura et iniustum) 34 • Cicéron, pendant les mois où, en 49, il hésite sur le parti à suivre, considère que César ne peut revenir à la raison, qu'il ne peut agir qu'en «homme perdu»: toute autre conduite

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Tusc. 63. Cf. off. 3, 45. Depuis Orelli, s'appuyant sur Jamblique Vie de Pythagore 33, on pense que Cicêron s'est trompê en attachant l'anecdote à Denys l'Ancien et qu'il s'agit en rêalitê de Denys le Jeune. Pourtant, l'erreur, si elle est rêelle, ne remonterait-elle pas à Philistos? 10 Epist. 12, 27. 31 V. Gelzer, s.v. Tullius, in RE VII, 998 et suiv. V. Cicêron, Epist. 8, 3, 2. Cf. W.C. Mc Dermott, ln Ligarianam, cTAPhA» 101, 1970, 317-347. 32 Tusc. 5, 63. 33 Ps. Salluste rep. 1, 2, 5. Cf. Cicêron Att. 9, 10, 7: cum hoc in ea quae perspicitur futura colluvie regnare; et ibid. 9, 18, 2 : o rem perditam ! o copias desperatas ; 9, 7, 5, etc. 34 Tusc. 5, 57.

ROME, LA LITŒRATURE ET L'HISTOIRE

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lui est interdite, par sa «vie, son caractère, son passé, la logique de son entreprise, ses alliés ... » 35 • De la même façon, Denys ne peut abandonner la tyrannie; il est irrévocablement lié à son crime 36• Le paralléle est évident entre les deux hommes. On sait assez que César a été entraîné à prendre les armes contre sa patrie pour ne pas avoi~ à expier les fautes qu'il avait commises lors de son consulat de 59; une ~rte de fatalité pèse sur lui: celle qui est entraînée par l'injustice une fois commise. Ni César, ni Denys (pas plus que ne le pourra Auguste, même après sa victoire) ne peuvent se démettre et abandonner un pouvoir qui les torture. La vie du tyran est misérable. L'histoire de Denys le prouve, avec l'apologue de Damoclès. Mais celle de César n'en est pas moins un exemple évident. Les faits allaient bientôt le montrer à Cicéron lui-même lorsque, pendant les Saturnales de cette même année 45, il dut recevoir César dans sa villa de Pouzzoles. Le dictateur ne peut se déplacer qu'entouré d'une garde; il y a autour de lui deux mille hommes en armes, c'est à peine si la salle à manger où doit dîner le maître n'en est pas remplie. La villa est en état de défense, comme un camp en terre ennemie. Bref, c'était moins la visite d'un homme, que recevait Cicéron, qu'un billet de logement imposé par l'autorité militaire 37 • L'on comprend mieux, dans ces conditions, pourquoi, en février ou mars 44, quelques mois après l'entrevue des Saturnales, Cicéron a pu écrire les pages du De natura deorum, que nous avons rappelées, et où il s'interroge sur l'étrange fortune de Denys, prospère en dépit de ses crimes contre les hommes et contre les dieux. C'est bien de César qu'il s'agit, entre les lignes. Denys, entre autres forfaits, avait dépouillé les temples des dieux: enlevé à Jupiter Olympien un manteau tissé d'or, arraché à Asclépios une barbe d'or, aux sanctuaires des tables d'argent, à des Victoires leurs patères et leurs couronnes d'or, sans compter les trésors pris lors du pillage de Locres. César, de la même façon, s'était approprié des biens sacrés : en Gaule, dit Suétone, il avait confisqué les offrandes des chapelles et des temples et, à Rome même, pendant son premier consulat,

Att. 9, 2 b, 2. Tusc. 5, 62 : atque ei ne integrum quidem erat ut ad iustistiam remigraret, ciuibus libertatem et iura redderet, iis enim se adolescens improuida aetate inretierat e"atis ... 37 Att. 13, 52. Conclusion, par. 2 : habes hospitium siue èmo,a8µe{av odiosam mihi, dixi, non molestam. Ce dernier mot est ambigü : Cicéron veut-il dire que la conversation de César lui est agréable Oe reste de la lettre le suggère), ou que cet appareil militaire le réconforte, en montrant quel est l'état d'âme du tyran? 35

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CIC~RON BT LBS TYRANS DE SICILB

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il avait dérobé au Capitole trois mille livres d'or, et les avait remplacées par le même poids de bronze doré 38 • On sait aussi qu'il avait enlevé de l'aerarium les sommes en réserve, en 49, ainsi que «toutes les offrandes, au Capitole et dans les autres temples> 39 • Et la Fortune de César ne se démentait pas, en dépit de tous ces sacrilèges! Mais le scandale, continue Cicéron, est plus apparent que réel: les dieux n'ont pas besoin d'intervenir pour que le criminel soit puni; il l'est par sa conscience, qui le torture40. Comme Denys, César est un homme seul; il est condamné à n'avoir pas d'amis. Il doit vivre sous la protection perpétuelle de troupes armées, incertain de l'avenir, à la merci d'une conjuration. Les malheurs de Denys consolent Cicéron des bonheurs de César. Au dire des philosophes et, en particulier, des stoïciens, seule la mort peut guérir l'âme du tyran. Dès l'été de 45, alors que César est victorieux en Espagne et prépare son retour à Rome, Cicéron rappelle ces mots terribles de Zénon: «Platon, en admettant qu'il n'ait pas encore atteint la sagesse (et bien que le sage seul soit heureux) n'est cependant pas dans la même situation que Denys le tyran; pour celui-ci, ce qui pourrait arriver de mieux, ce serait qu'il mourût, car on ne peut espérer qu'il parvienne jamais à la sagesse; l'autre, en raison de l'espoir qu'il puisse y parvenir, doit vivre> 41 • Il est évident que Cicéron attend, non sans impatience, la mort du tyran. Que l'âme du tyran soit inguérissable, c'est ce que prouve, entre autres, aux yeux de Cicéron, l'histoire du second Denys qui, chassé de Syracuse par une révolution démocratique, se retira à Corinthe et s'y fit maître d'école: pueros docebat; usque eo imperio carere non poterat! 42 • Cicéron revient â trois reprises sur cette anecdote, qui avait donné lieu à un proverbe. Un passage d'une lettre à Atticus 43 y fait allusion. Atticus, dans une lettre du 12 mars 49, avait annoncé à son ami qu'il restait à Rome beaucoup de sénateurs, attendant, apparemment, l'arrivée de César et espérant établir avec lui une nouvelle légalité 44 - ce que Cicéron luimême envisage parfois dans sa retraite de Formies. Oui, répond Cicéron,

31

Suetone, Aug. 54.

39

Dio 41, 39, 1.

40

Nat. deor. 3, 85: (recte uideretur) nisi et uirtutis et uitiorum sine ulla diuina ratione graue ipsius conscientiae pondus esset, qua sublata iacent omnia. 41 Fin. 4, 5 (• Von Arnim, SVF I, 232). 42 Tusc. 3, 26-27. 43 Att. 9, 9, 1 : de optimatibus sit sane ita ut uis; sed nosti illud 61owmo. La perfection de la forme est l'idêal qui anime Horace lorsqu'il êcrit les Odes aussi bien que les Satires, et c'est le sentiment de cette perfection même qui fait que, pour Boileau, Horace est un modèle, encore plus qu'un donneur de prêceptes. Il est facile de montrer que l'Epître aux Pisons et l'Art poétique ont en commun l'intention didactique. S'il est vrai que tels de ses amis voulaient le dêtourner d'êcrire quatre chants sur l'art d'être poète, l'exemple d'Horace êtait là pour encourager Boileau. Il s'agissait de composer une êpître, assez proche des autres, et Boileau avait sur ce point Horace comme garant. Pourtant, une diffêrence s'impose: l'Epître aux Pisons n'est pas divisêe en chants, elle se dêroule tout uniment, et les commentateurs modernes ne sont pas d'accord sur sa structure. Et puis, Horace ne traite pas sêparêment des diffêrents genres. On ne trouve pas chez lui de dêveloppements sur l'élégie, sur l'êpigramme. Boileau veut être plus franchement didactique qu'Horace, il divise sa matière plus nettement. Il ne suit pas l'exemple d'Horace jusqu'au bout, n'imite pas la nonchalance de sa composition. Peut-être parce que la structure profonde de l'Epître aux Pisons lui êchappe.

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ROMB,LA Lllï8RATURB

BT L'HISTOIRE

Un indice laisse entrevoir qu'il eût été plus docile si le maître avait été moins capricieux. L'une des «parties> unanimement reconnues dans l'Epitre est la dernière, celle qui concerne le Poète (v. 295 à la fin). Le quatrième chant de l'Art poétique traite, de même, de l'homme que doit être le poète, dans ses rapports avec les autres hommes. Et, pour rendre sensible la puissance de la poésie, Boileau reprend, souvent presque mot pour mot, le développement d'Horace sur les premiers poètes, leur rôle dans les progrès accomplis par la civilisation (A.P. IV, 133-172 = Ad Pisones. v. 391-407). Comme le poète latin, il se fait une très haute idée du rôle que peuvent tenir les Muses dans la cité. En quoi il va contre le sentiment prêté à Malherbe. A la vérité, Boileau introduit et utilise ce développement sur la dignité de la poésie et son rôle civilisateur d'une manière un peu différente de celle d'Horace: celui-ci en tire argument pour revendiquer le droit «de ne pas rougir de la Muse ni d'Apollon>, Boileau pour blâmer les poètes mercenaires qui c trafiquent du discours et vendent les paroles». Et il profite de l'occasion ainsi offerte pour exalter la générosité et la gloire de Louis! Horace était moins courtisan, peut-être plus assuré, au temps où il compose cette Epitre des amitiés qui l'entourent. Pourtant, le chant IV de l'Art poétique est beaucoup moins riche en traits pittoresques et en idées profondes que la dernière partie de l'Epitre aux Pisons. Si les conseils relatifs à la manière de recevoir, d'accepter ou de refuser les critiques sont à peu près semblables, Boileau a, très légitimement, renoncé aux tableaux de la vie romaine qu'il trouvait dans !'Epitre; rien du poète inspiré qui est montré du doigt par les enfants sur la place, rien des parasites qui, pour un bon dîner, louent des poèmes insipides. La veine satirique d'Horace n'a pas, ici, inspiré Boileau. En revanche, il a fait un sort à une comparaison entre la poésie et les autres métiers, qui n'exigent pas, comme elle, l'excellence, et en a tiré tout le début du chant IV, justement célèbre comme une fable: « Dans Florence jadis vivait un Médecin ... ».

Mais ce développement, quelque joli soit-il, ne saurait masquer l'appauvrissement de la pensée, par rapport à Horace. Boileau veut dire seulement - il le dit: «Soyez plutôt maçon, si c'est votre talent ... ». Il dit aussi, avec Horace, que la poésie n'admet point la médiocrité, mais il ne fait que l'affirmer. Horace va plus loin: dans une comparaison célèbre (ut pictura poesis) il montre que la beauté d'un poème est indépendante du plaisir qu'il peut procurer aux sens. Un artiste, par son tour de main, peut séduire, mais l'analyse, pour le poème, le grand jour, pour le tableau, ne tardent pas à détruire cette première impression. Horace est à la fois plus

BOILEAU ET L'ART POi.TiQUE D'HORACE

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absolu que Boileau et plus tolérant. Il admet que certaines formes de la poésie ne soient que fugitives - ce sont les «jeux», les paignia, et précisément ce dont il ne parle pas dans l'Epître, mais ce que Boileau a énuméré au chant Il, les «petits genres>.

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D'une manière générale, on peut définir l'Epître aux Pisons comme une réflexion sur les puissances propres à l'expression poétique, tandis que l'Art poétique est un recueil de conseils, issus de l'expérience d'un homme de lettres dans les milieux «intellectuels> de son temps. Dans sa réflexion, Horace recourt aux idées formulées par les philosophes, et il est facile de constater que l'analyse d'Aristote et de ses disciples est présente à son esprit. Boileau, inversement, s'appuie sur sa propre pratique de la poésie et celle des autres écrivains qu'il connaît et qui «font> l'actualité. Rien ne le montre mieux que la comparaison entre le début des deux ouvrages : Boileau commence par affirmer le caractère irrationnel de la poésie, comme une sorte d'hommage rendu à son caractère mystérieux et sacré, un hommage sur lequel on ne reviendra plus. L'idée est chez Horace, mais elle figure dans la dernière partie de l'Epitre, celle qui concerne le poète. L'Epitre aux Pisons commence par des considérations beaucoup plus complexes. Horace tente, en suivant Aristote, de définir les conditions nécessaires du beau poétique. Tout poéme doit commencer par une «idée>, au sens le plus haut du terme, une conception de l'esprit, créée par lui et respectant les règles de toute création, de toute natura. du possible dans l'ordre de l'être. Horace, voulant résumer son expérience de poète, c'est-à-dire de créateur, de démiurge des mots, n'a pas hésité à prendre l'œuvre au moment même où elle commence à sortir de la nuit. Tout le secret de la création consistera alors à être docile à «l'idée» de ce poème naissant, encore à peine entrevu. Cette cohérence de l'œuvre, règle suprême, ne peut être obtenue que si le poète a d'abord l'intuition du poème réalisé - et c'est là que se place le paradoxe de toute création. ce cercle vicieux qui exige que chaque détail, au fur et à mesure de son invention, soit adapté à un ensemble, à un organisme qui n'existe pas encore. Il est rare qu'un poète nous in\'ite ainsi à pénétrer au plus profond de sa conscience, nous associe à la démarche de cette sensibilité qui va de l'objet à l'idée, de l'existant en formation à l'inexistant déjà réalisé. Horace décrit cette démarche, comme il peut seulement le faire, à l'aide d'exemples dont chacun est une imagl',

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ROME.LA LITI2RATURE ET L'HISTOIRE

une expérience saisissable dans l'appréhension du «convenable». Le plus clair est peut-être celui du potier: «on a commencé à vouloir une amphore; la roue tourne, pourquoi est-ce une cruche qui vient> (v. 21-22). La volonté du poète doit être pareille à celle de l'ouvrier, qui porte dans l'esprit une certaine image de l'objet, et qui doit percevoir, à chaque instant, si ses gestes sont adaptés à la fin proposée; c'est là que réside la création. Sera poète l'artiste qui possèdera ce don. Boileau n'a pas ignoré les conseils de cohérence que donne Horace, et qui sont comme le corollaire de la description précédente. Il insiste. comme le poète latin, sur la vertu de l'ordre : il faut que chaque chose y soit mise en son lieu; que le début, la fin, répondent au milieu; que d'un art délicat les pièces assorties n'y forment qu'un seul tout de diverses parties; que jamais du sujet le discours s'écartant n'aille chercher trop loin quelque mot éclatant (P .• I, 176-181).

Boileau reprend ici des vers de l'Epître, où Hor_ace disait: « Le mérite de l'ordre et son charme seront, ou je me trompe fort, que

le maître du poème qu'il se propose dise maintenant ce qu'il dit maintenant et remette à plus tard la plupart des autres choses, en les laissant de côté pour l'instant, qu'il s'attache à ceci et dédaigne cela» (v. 22-4). Boileau condamne la digression, les disparates. Mais il ne suggère aucun moyen pour discerner ce qui sera disparate ou digression. Tout au plus parle-t-il d'un «sujet» et d'un «discours», termes empruntés au vocabulaire de l'intelligence. Un jugement purement intellectuel saura discerner si tel argument est adapté au propos; tout au plus pourra-t-il s'agir d'un jugement portant sur le «ton» ou la couleur d'un mot. Mais Boileau reste ici à l'extérieur de la pensée d'Horace. Celui-ci se préoccupe non de l'unité de ton mais de la structure de l' œuvre, de sa découverte par le poète. Celui-ci doit être dans un «état d'attente», et en même temps exercer un choix dans l'instant même parmi les richesses qui se présentent à sa conscience. Nous citerons ici un texte bien connu de P. Valéry, qui analyse précisément cet aspect de la création: « Dans cette salle où je parle, disait P. Valéry, où vous percevez le bruit de

ma voix et divers incidents auditifs, si tout à coup une note se faisait entendre, si un diapason ou un instrument bien accordé se mettait à vibrer, à peine affectés par ce bruit exceptionnel, qui ne peut pas se confondre avec les autres, vous auriez aussitôt la sensation d'un commencement. Une atmosphère tout autre serait sur-le-champ créée, un état particulier d'attente s'imposerait, un ordre nouveau, un monde s'annoncerait et vos attentions

BOILEAU ET L'ART POST/QUE D'HORACE

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s'organiseraient pour l'accueillir. Davantage, elles tendraient en quelque sorte à développer d'elles-mêmes ces prémisses et à s'engendrer des sensations ultérieures de même espèce, de même pureté que la sensation reçue• (P. Valéry, Propos sur la Poésie, Œuvres, Pléiade, 1, p. 1367-1368).

Rien de tel chez Boileau; non qu'il n'ait connu, par expérience, cette attente de la création, mais ou bien il n'en a pas discerné les échos dans l'Epitre aia Pisons ou bien il n'a pas pensé qu'ils fussent exprimables. A chaque instant, dans l'Art poétique reviennent les idées de Raison et de Bon Sens. Ce n'est pas ici le lieu de chercher l'origine de cette esthétique de la Raison, mais seulement de marquer en quoi elle diffère des idées propres à Horace, même lorsque celui-ci semble avoir fourni les termes dont se sert Boileau. Horace avait écrit : «scribendi recte sapere est et principium et fons » (v. 309). Mais il ne désignait ainsi ni le goût (comme pourrait le suggérer, à tort, l'emploi du mot sapere) ni le « bon sens»; il pensait, comme le montre la suite du développement, à la sapientia, à la sagesse que l'on acquiert par la fréquentation des philosophes, c'est-à-dire, la connaissance clairvoyante et sereine de la nature humaine. Les « papiers socratiques» (socraticae chartae) fourniront la matière dont sera fait le théâtre, et, une fois que l'on saura de quoi il s'agit, « les mots viendront sans résistance». Ici encore, Boileau a adapté. Mais lorsqu'il conclut de la clarté de la pensée à celle du verbe (v. 152-153), il généralise et fausse le portée des vers d'Horace. Qu'y a-t-il de commun entre la clarté du discours, dans un raisonnement, une description, un récit et la maîtrise d'un poète dramatique qui s'est initié, dans les traités des philosophes (entendez tout spécialement ceux de l'école aristotélicienne), aux différents types humains? Dira-t-on que Boileau a commis un « contre sens» sur le texte d'Horace, ne faudrait-il pas plutôt penser qu'il l'a traité avec désinvolture, séduit par l'apparence du sens qu'il croyait discerner et le tour particulièrement heureux qu'il revêtait dans I'Epître aux Pisons? Naturellement, le chant III de l'Art poétique, parce qu'il traite des deux grands genres, épopée et genre dramatique, qui sont le suJet même de l'Epître aux Pisons, mérite tout spécialement de retenir l'attention. On sait que les «règles» auxquelles se réfère Boileau ne figurent point. et pour cause, dans !'Epître. Mais Boileau va, étant dupe ou non des rapprochements qu'il établit, essayer de les y retrouver. Il est à peine nécessaire de rappeler que l'Art poétique ne tient aucun compte des rapports établis par Horace (à la suite d'Aristote) entn· l'i:·popée et la tragédie, l'un et l'autre s'autorisant du fait que ces deux gt·nrl's, le narratif et le dramatique. se servent de la même matière humaint·. que cc sont les mêmes personnages qui animent l'un et l'autre.

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Boileau part de l'idée que les deux ressorts de la tragédie sont la Terreur et la Pitié, idée aristotélicienne, mais qui ne trouve guère de place dans l'Epitre aux Pisons. Horace pensait que les œuvres poétiques avaient pour but d'entraîner l'âme (animum auditoris agunto, v. 100), par une véritable mécanique du sentiment : il existe une expression naturelle de celui-ci, qui provoque un écho dans l'esprit et la sensibilité du spectateur. Pour Horace, la poésie, comme l'éloquence, a pour fonction de reproduire et d'exalter cette expression spontanée; et il ne s'agit pas seulement des mots mais aussi de la mimique et - ce qui mérite attention - des traits mêmes du visage. Horace pense+il à un théâtre, semblable à l'ancien théâtre romain, où les acteurs jouaient sans masque? Boileau ne va pas aussi avant. Il ne fait aucune allusion à la mise en scène, au jeu, au spectacle. Le théâtre, pour lui, est avant tout discours. Le spectacle d'Œ.dipe sanglant le gêne visiblement et, s'il n'avait pas la caution de Sophocle, on peut gager que Boileau le rangerait parmi ces objets «que l'Art judicieux doit offrir à l'oreille et reculer aux yeux>. (III, 53-54).

Sur ce point, Boileau rencontre Horace, au moins en apparence, puisque dans l'Epitre aux Pisons Horace défend de montrer sur la scène Médée tuant ses enfants, Atrée cuisant dans un chaudron la chair des enfants de son frère ou Procné en train de devenir oiseau. Mais la raison de ce conseil est différente: ce n'est pas que de tels spectacles répugnent au bon goût, c'est qu'ils sont invraisemblables. Boileau a bien retenu l'idée: «l'esprit n'est point ému de ce qu'il ne croit pas», mais il en fait un argument en faveur du «vraisemblable», dont Horace parlera plus loin, lorsqu'il recommandera de se limiter à des inventions« proches de la vérité», de ne pas tenter de faire croire à son public qu'il existe des Lamies capables de retirer vivant, de leur ventre, un enfant qu'elles viennent de dévorer (v. 339-340). Dans l'Epître aux Pisons, il y a là deux idées entièrement distinctes, l'une concernant le sujet de la pièce, l'autre la mise en scène, et Boileau les a confondues. Peut-être parce que, pour lui, la mise en scène compte peu et que la différence entre la crédibilité du spectacle et celle du sujet lui a paru négligeable. Dans son développement sur la tragédie, Horace veut montrer comment s'opère la transposition de l'épique au dramatique, de l'histoire (fabula) racontée à l'histoire présentée sous forme de cinq «actions», et pas davantage. A aucun moment il ne parle de la durée que doit avoir la pièce, ni dans sa réalité ni dans le temps que son action embrasse, mais il déclare sa préférence pour une action de type homérique, qui, même pour l'épopée, est ramassée sur un temps relativement bref, grâce à l'artifice de l'hystéron protéron. Ainsi, le moment dramatique est-il ramassé, et

BOILEAUET L'ART POÉTIQUE D'HORACE

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le personnage principal peut-il, sans invraisemblance, demeurer identique à lui-même d'un bout à l'autre non seulement du récit épique mais à plus forte raison de la tragédie. Ces préceptes, qui se comprennent dans la mesure où Horace refuse toute concession au «poème cyclique», sont traduits par Boileau et introduits dans un raisonnement bien différent : D'un nouveau personnage inventez-vous l'idée? Qu'en tout avec soi-même il se montre d'accord et qu'il soit jusqu'au bout tel qu'on l'a vu d'abord.

Ce précepte a de quoi surprendre : comment, si un poète a le moindre bon sens, imaginerait-il un personnage qui, en moins d'une journée, se montrerait infidèle à lui-même? Tout change si, avec Horace, on pense que le poème dramatique a pour objet de présenter non un «caractère», mais une action tragique. C'est ce qu'affirmait déjà Aristote: le caractère n'est pas la fin de la peinture, il en est seulement le moyen (Poét., 1449b, 36 suiv.; 1450a, 20 et suiv.). Une telle idée est tout à fait étrangère à Boileau, qui conçoit, avec tout son temps, la tragédie comme une sorte de comédie dramatique, de poème ayant pour objet la peinture des hommes. Les erreurs, les confusions de Boileau nous révèlent une vérité : le théâtre n'est plus, vers 1680, ce qu'il était pour Horace et les théoriciens antiques. Comédie et tragédie se sont rapprochées et, curieusement, c'est la tradition de la comédie nouvelle (celle de Ménandre, perçue à travers Térence, plus encore qu'à travers Plaute) qui réagit sur la conception de la tragédie. Le phénomène inverse s'était produit à la fin du IV0 siècle av. J.-C., lorsque Ménandre infléchissait la comédie en imitant Euripide. A cette époque lointaine, la comédie fonde ses intrigues sur un certain nombre de types empruntés à la cité contemporaine et fige, en quelque sorte, les caractéres. Ce qui dessine un tableau assez monotone, où se retrouvent les mêmes types : le jeune homme, le vieillard, la courtisane, l'esclave rusé, etc. Et cela entraîne que l'amour devient un ressort indispensable de ces petits drames où s'opposent les générations. Peu à peu, et aussi en raison de l'influence d'Euripide, il devient impossible de concevoir une action dramatique quelconque qui ne soit fondée sur l'amour.

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Il y avait encore bien des problèmes qui se posaient au poète, du temps de Boileau, et qui ne trouvaient pas leur solution ni leur formulation dans !'Epître aux Pisons. Par exemple celui des rapports entre la

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ROME, LA LITIÉRATURE ET L'HISTOIRE

conception chrétienne de l'univers et le monde de la Fable. Inversement, l'Epître aux Pisons se préoccupe de l'adaptation de la parole aux senti• ments, du langage comme matière de l'imitation des objets, du rythme, de la musique. Boileau n'en dit rien: il se contente de signaler que les violons tiennent lieu de chœur. Mais son dessein n'était pas de montrer des chemins nouveaux, ni même de retrouver les anciens; il ne songea guère qu'à appuyer sur l'autorité verbale d'Horace des réflexions sans grande profondeur. D'autres que lui iraient plus loin et commenteraient Aristote. Mais il est rare qu'un poète soit aussi un philosophe, et dans l'Art poétique Boileau s'est montré plus poète - c'est-à-dire habile versificateur, et traducteur virtuose - que philosophe conscient des lois de la création et des finalités de l'art.

LES ODES ROMAINES D'HORACE ET LES CAUSES DE LA GUERRE CIVILE

Les six odes qui forment le début du livre III, et qui sont généralement désignées sous le nom d'Odes romaines, ont fait l'objet d'études nombreuses auxquelles il peut sembler vain d'ajouter encore. Mais les problèmes que l'on s'est posé à leur endroit sont de plusieurs ordres, et il y a peut-être place pour une réflexion nouvelle: il ne s'agit pas ici de formuler un jugement de valeur, de se demander s'il faut préférer, dans l'œuvre d'Horace, les poèmes d'amour ou l'évocation des paysages idylliques, et refuser aux odes civiques le droit d'être émouvantes ou belles 1• Il ne s'agit pas non plus, du moins essentiellement, de savoir si ces odes forment un groupe, que Je poète a conçu comme un exposé cohérent d'une morale que les lois d'Auguste allaient imposer aux Romains 2, même si l'on ne va pas plus aussi loin que Domaszewski affirmant que ces poèmes furent chantés lors des fêtes qui accompagnèrent - dit-on - la « fondation du principat en 27» 3• Il s'agit plutôt de réfléchir sur l'intention ou les intentions d'Horace tandis qu'il nous invite à partager sa méditation lyrique sur le destin de Rome. Car les Odes romaines ne sont pas isolées dans ses œuvres, elles marquent tout au plus un jalon dans l'évolution de sa pensée. Mais, pour déterminer leur place dans cette œuvre, aussi exactement qu'on le peut, il est nécessaire d'en préciser la date, dans toute la mesure du possible. Sur

La «problématique» des odes romaines est évoquée en particulier par A. La Penna, Orazio e l'ideologia del principato, Turin, 1963, p. 26 et suiv., ouvrage où l'on trouvera une abondante bibliographie. 2 V. G. Pasquali, Orazio lirico, éd. de 1964, avec les notes de A. La Penna, p. 650 et suiv. Voir aussi les exposés de F. Klingner, in Studien zur griechischen und rômischen Literatur, Stuttgart, 1964, p. 333 et suiv. (reprise d'un travail de 1953), et de K. Buechner, Studien zur rômischen Literatur, Horaz, III, Wiesbaden. 1962, p. 125-138. 1 V. G. Pasquali, loc. cit. 1

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ce point, des résultats peuvent être considérés comme acquis. Ainsi, tout le monde reconnaît que la troisième, où est nommé Auguste, avec son titre, est postérieure au mois de janvier 27 4 ; on peut penser que ce titre, donné à César Octavianus dans une strophe où est nommé Hercule, à côté de Pollux, a encore conservé son sens religieux, qu'il n'est pas usé par la répétition, ce qui suggère, pour ce poème une date encore assez proche du moment où il a été accordé au prince. Impression renforcée par l'allu• sion aux tentatives des Romains pour «reconnaître> les régions extrêmes du monde, l'extrême Sud et l'extrême Nord-Ouest 5 ; ces allusions s'ap· puient réciproquement et désignent très probablement l'année 27, ou 26 au plus tard, puisqu'il ne saurait guère s'agir que de l'expédition d'Aelius Gallus en direction de l'Arabie heureuse - une expédition qui eut lieu, on le sait, en 25, mais qui était projetée depuis le moment où Gallus devint préfet d'Égypte, c'est-à-dire en 27 6 - et de celle qui fut projetée en Breta· gne, et qui devait avoir lieu cette année-là 7• Il est extrêmement probable qu'Horace n'aurait pas fait allusion à ce second projet si le poème avait été postérieur à son abandon, d'ailleurs provisoire, en raison de troubles survenus en Gaule. L'ode 4 se laisse, elle aussi, assez facilement dater; d'une part, le poè· te y fait allusion aux attributions de terres aux vétérans, évidemment après la campagne d'Orient, en 29, et, d'autre part, ce qui est plus net encore, au «délassement» de César, qui se repose dans l'antre des Piéri· des•. On sait, en effet, qu'Octave, de retour en Italie, passa plusieurs jours dans la compagnie de Mécène et que Virgile, qui les avait rejoints, fit au jeune imperator victorieux la première lecture des Géorgiques 9 • L'ode 5 ne saurait être très éloignée dans le temps de la troisième: non seulement, comme dans celle-ci, Auguste y est nommé, en un contex·

• Vers 11 : quos inter Augustus recumbens . .. 5 Ibid., v. 53-56: quicumque mundo terminus obstitit, / hune tanget armis uisere gestiens, I qua parte debacchentur ignes, / qua nebulae pluuiique rores. 6 Strabon, II, 118; XVII, 809; 819, etc. Cass. Dio, LIII, 29, 3 etc. Voir aussi Horace, Odes, I, 29. Auguste fut absent de Rome, pour la campagne contre les Can· tabres, depuis l'hiver 27/26 jusqu'à 25/24. 7 Cass. Dio, LIII, 22, 5. Voir H. D. Meyer, Die Aussenpolitik des Augustus, Cologne 1961, p. 10 et suiv. 1 III, 4, 37-40: Vos Caesarem altum, militia simul / fessas cohortes obdidit oppidis, I finire quaerentem labores I Pierio recreatis antro. 9 Voir la Vita Vergilii, 105 (éd. A. Rostagni, p. 89). Sur cette code des Museu, voir W. Theiler, Das Musengedicht des Horaz, in Schriften der Kônigsberger Gelehrten Gesellschaft, 1935, p. 263 et suiv., et F. Klingner, in Rômische Geisteswelt, Munich, 1956, p. 358 et suiv.

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te qui met l'accent sur le caractère religieux de ce surnom 1°, mais il y est question, aussi, des projets formés contre la Bretagne. Ce qui confirme le rapprochement que l'on fait souvent entre le sujet même de cette ode (le retour des Romains prisonniers des Parthes depuis 53) et un passage de Justin qui mentionne pour l'année 27 des pourparlers entre les Parthes et le prince 11• Ce serait donc, aussi, en 27, que cette ode aurait été composée.

L'ode 6, elle, est datée d'une façon quasi certaine: Horace y recommande de restaurer les sanctuaires délabrés, et nous savons, par les Res Gestae, que ces restaurations furent effectuées par Octave en 28 12• D'autre part, ce poème est certainement postérieur à Actium 13• L'année 29 paraît donc la date la plus vraisemblable, quelque temps avant la restauration des temples, mais en un moment où elle était déjà projetée, donc, après le retour d'Octave, au début de l'été de 29. La première pièce du recueil ne nous semble autoriser une tentative de datation que par ses deux derniers vers, où le poète fait allusion à sa propriété de la Sabine 14, et il est très probable que ce présent de Mécène remonte, au plus tôt, au début de l'année 31 15 : ce qui fournit un terminus post quem, sans plus. La seconde, elle, laisse encore moins de prise. A moins que l'on n'accepte la suggestion souvent présentée, qui ferait des deux dernières strophes une allusion, à peine voilée, au sort qui frappa Cornelius Gallus, disgracié en raison de ses indiscrétions 16• Dans ce cas, le poème daterait de l'année 27 ou 26 17• Étant donné que le plus grand nombre des odes

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Vers 2-3: praesens diuus habebitur / Augustus adiectis Britannis . .. XLII, 5. 12 Res Gestae Augusti, XX, 4 (éd J. Gagé). 13 Vers 13-16: paene occupatam seditionibus I deleuit urbem Dacus et Aethiops, I hic classe formidatus, il/e I missilibus melior sagittis. Le Dace est ici, on le sait, le roi Cotiso, allié d'Antoine en 31, et !'Éthiopien est !'Égyptien, au service de Cléopâtre. 14 Vers 47-48: cur ualle permuten Sabina I diuitias operosiores? 15 On sait que le remerciement adressé par Mécène au poète date de la fin de l'année 31 (Satires, II, 6), mais on peut reconnaître une allusion à ce domaine dans lpode, l, v. 32, qui fut écrite sans doute avant Actium, au printemps de la même 11 Justin,

année. 16

Ce rapprochement, signalé par Von Domazewski, est réfuté par G. Pasquali, op. cil., p. 679, n. 1, mais avec des arguments qui semblent assez faibles et touchent à la compréhension d'ensemble de l'ode V. J.-P. Boucher, C. Cornelius Gallus, Paris, 1966, p. 52. 17 J.-P. Boucher, Ibid., p. 6; p. 54 et suiv.: le procès de Gallus aurait eu lieu en 27.

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romaines semblent avoir été composées pendant cette période - entre 29 et 27 - la datation ainsi déduite ne laisse pas d'être, elle aussi, vraisemblable. Et il serait étonnant que les deux dernières strophes de l'ode 2, avec le conseil qu'elles contiennent de ne pas dévoiler «le secret des dieux», aient pu être écrites alors sans aucune référence à ce qui fut évidemment une affaire qui remua profondément l'opinion publique. Certes, l'argument n'est pas décisif, et on peut même y dénoncer un «cercle vicieux». Pourtant, en supposant qu'Horace eût écrit ces strophes avant la disgrâce de Gallus, les eût-il conservées sans changement lorsqu'il publia le recueil, en 23? L'allusion est si évidente qu'elle ne pouvait, alors, passer inaperçue 18 ; involontaire, elle eût certainement été effacée. Restent deux possibilités: ou bien, antérieures à la condamnation de Gallus, ces strophes ont été conservées sciemment par Horace, qui les chargeait ainsi d'une intention supplémentaire - au risque de laisser dans l'ombre le sens qu'il leur avait d'abord donné - ou bien elles sont postérieures à 27 (ou 26) et elles contiennent une allusion volontaire à l'indiscrétion de Gallus. La seconde hypothèse nous paraît de beaucoup la plus vraisemblable et, pour cette raison, nous pensons que l'ode 2 a été composée entre 26 et 23 et, sans doute, plus près de la première date que de la seconde. Dans ces conditions, nous aurions, par ordre chronologique, les dates suivantes: Ode 4 : 29 (été ou automne). Ode 6 : 29 (fin de l'année?). Ode 3 : 27 (avant le départ d'Auguste pour l'Espagne). Ode 5 : 27 (pendant la campagne contre les Cantabres). Ode 2 : 26 (au plus tôt). Il est naturel de penser qu'Horace, une fois ces cinq odes composées, voulut les grouper en un ensemble et, pour les présenter, composa celle qui devait devenir la première du livre III. S'il en est ainsi (et c'est l'usage, on le sait, pour les poémes initiaux, d'être écrits après les autres pièces), c'est en 26, peut-être en 25, au plus tôt, que le poète écrivit le célèbre: Odi profanum uulgus et arceo. ..

prologue solennel qui, à la différence des cinq autres odes romaines, se présente «en-dehors du temps», comme une méditation indépendante des

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On sait l'émotion provoquée par la disgrâce de Gallus, qui entraîna, du moins est-ce l'opinion la plus généralement admise, le remaniement par Virgile du IV• livre des Géorgiques.

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événements, intérieurs ou extérieurs, qui ont trouvé des échos dans les autres poèmes.

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Si l'on admet, au moins pour l'essentiel, la chronologie que nous proposons (en accord avec la plupart des commentateurs), cela entraîne plusieurs conséquences. D'abord que ces «odes romaines» n'ont pas jailli simultanément du cerveau du poète, mais qu'elles témoignent d'une remarquable continuité et d'un dessein obstinément poursuivi (même si ce dessein n'est apparu que tardivement au poète, dans toute sa clarté). Ensuite, que ces poèmes sont contemporains des années au cours desquelles la pensée politique d'Auguste hésite, semble se chercher, avant de fixer, une fois pour toutes (mais ce ne sera pas avant 23, après la publication des trois premiers livres des Odes), les grandes lignes du principat. En fait, la méditation politique d'Horace n'avait pas commencé au lendemain d'Actium. Et, d'autre part, il existe, dans le triple recueil des odes, d'autres pièces qui auraient pu, aussi bien, figurer dans le groupe des odes romaines, ainsi l'ode 2 du premier livre (/am satis terris niuis .. .) qui, elle, fut certainement écrite au cours de l'hiver 28, au moment où Auguste, sur le point d'abandonner le pouvoir (ou d'en avoir l'air), est supplié par le poète de rester à la tête des Romains. Et cet appel à celui qu'Horace invoque comme pater atque princeps 19 ne saurait être qualifié de «poèsie de cour», comme autrefois Mommsen qualifiait les odes romaines 20 • L'ode 24 du troisième livre reprend, de son côté, quelquesuns des thèmes que développent les odes «romaines», en particulier la seconde et la sixième : le caractère néfaste de la richesse, la nécessité de mettre un frein à la licence des mœurs, de redonner à la jeunesse les vertus militaires de jadis, de restaurer le culte de la fides. Et cette même ode nous révèle la raison de cette prédication du poète: trouver le moyen d'en finir avec les luttes sanglantes que les Romains se livrent entre eux, avec cette «rage civique> qui a ensanglanté la cité depuis deux générations 21• Mais cette préoccupation avait déjà été celle d'Horace lorsqu'il composa ses premières œuvres lyriques, les Iambes, que nous appelons plus

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Odes, I, 2, 50. L'expression est, on le sait, de Mommsen : hôfische Gedichte. 21 Odes, III, 24, 25-26 : o quisquis uolet impias / caedis et rabiem tollere ciuicam. 20

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volontiers les Épodes, en souvenir d'Archiloque. Est-il nécessaire de rappeler la septième et la seizième? Il est peu douteux que la septième (Quo, quo scelesti, ruitis . .. ) ait été écrite au moment de la guerre de Pérouse, avant les tractations qui ont amené la conclusion de la paix de Brindes, et que la seizième ne remonte aux premiers mois de 38, lorsque les hostilités reprirent entre les triumvirs et Sextus Pompée 22 • A la fin de sa carrière, dans le quatrième livre des Odes, Horace affirme, en un chant de reconnaissance adressé à Auguste, que la paix est revenue définitivement dans le monde grâce au prince : le respect de la fides est restauré, les foyers ont retrouvé la pureté des anciens âges et les ennemis extérieurs, seuls, peuvent tenter de mener une guerre contre Rome, une guerre d'ailleurs vaine, aussi longtemps que César demeurera sain et sauf 23 • Cette préoccupation, empêcher que ne recommencent les guerres civiles, est évidemment aussi le thème dominant des odes romaines. J. Perret l'a souligné naguère 24 , proposant de «leur assigner un titre collectif: comment faire pour qu'il n'y ait plus de guerres civiles?» Et l'on ne peut que souscrire à une telle formule. A condition de ne pas oublier que ces six odes, nous le répétons, ne sont qu'un moment, dans une longue méditation. Et en n'oubliant pas non plus que le poète les a présentées, dans l'arrangement définitif de son recueil, comme un véritable corps de doctrine, une révélation qu'il introduit avec solennité. Cette révélation, dit-il, est celle d'un oracle et ne peut être comprise que des initiés; elle est destinée, ajoute-t-il, aux « vierges et aux adolescents> (uirginibus puerisque) - il faut entendre par là que cette révélation n'est accessible qu'aux être purs, que n'ont pas encore souillés les vices «du siècle»; les stulti (si l'on peut permettre cet emprunt au vocabulaire des stoïciens, en le détachant de sa couleur doctrinale), les hommes livrés à la déraison, esclaves des valeurs d'opinion, ne sauraient comprendre le message apporté par le poète. Que ce message repose sur une conception épicurienne de la sagesse, cela non plus ne saurait être mis en doute. Les forces qui troublent l'âme humaine sont bien celles que dénonce la doctrine d'Ëpicure: la rivalité

Pour la date de la 16• Épode, nous renverrons â notre article, A propos de l'Épode XVI d'Horace, infra, p. 103 et suiv. La date probable de !'Épode VII nous semble indiquée par comparaison avec la XVI•; on n'y trouve aucun souvenir virgilien, au contraire de ce qui se passe pour la XVI•. D'autre part, la maladresse d'Horace y est encore sensible et l'on s'accorde â y voir un poème «de jeunesse>. 2J Odes, IV, 5, 20-28. 24 Horace, Paris, 1959, p. 115. 22

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entre les hommes, pour la richesse, ou les honneurs, ou la réputation 25 et, surtout, la crainte de la mort, qui empoisonne tous les plaisirs que nous dispense la Nature 26 • Il n'est pas utile de rappeler ici les textes de Lucrèce et d'Épicure lui-même qui doivent être rapprochés des vers d'Horace 27 • Mais une question se pose: était-il si nécessaire de présenter avec une telle grandiloquence et comme un carmen jamais entendu un exposé philosophique devenu assez banal, depuis le poème de Lucrèce et la publication des Géorgiques? Et quel rapport ces thèses morales ont-elles avec le problème dont nous avons dit qu'il préoccupe avant tout le poète, et qui est de mettre fin aux guerres civiles? De la réponse à cette question dépendront l'idée que nous pourrons nous faire de la pensée d'Horace, de sa profondeur, de son authenticité, et aussi par conséquent le jugement que nous pourrons porter sur son lyrisme. Qu'un poète d'inspiration épicurienne, comme l'est alors Horace, soit persuadé que les préceptes hérités du maître constituent une révélation quasi divine, cela ne doit pas nous étonner. Horace ne fait ici que suivre l'exemple de Lucrèce, pour qui les paroles d'Épicure sont celles d'un dieu. Mais comment a-t-il pu penser que ces paroles trouvaient une application immédiate lorsqu'il s'agissait de résoudre un problème essentiellement politique, comme l'était celui du retour de la paix à Rome? On imagine bien les objections qui se présentent à l'esprit: Épicure était, nous dit-on, hostile à toute activité politique; cela est vrai, au moins d'une manière relative, et dans la mesure où le maître estimait que les nécessités de l'action dans la cité étaient contraires à la conquête du calme intérieur. On ne manquera pas non plus de faire observer que certaines des valeurs prônées par Horace dans les odes romaines semblent plus stoïciennes qu'épicuriennes, notamment l'apologie de la uirtus 2 •, l'idée, aussi, que « il est doux et beau de mourir pour la patrie » 29 • Comment, enfin, dira-t-on, concilier avec l'épicurisme des affirmations comme celles

III, 1, 9-12. 17-24. 27 G. Pasquali, op. cil., p. 654. A. La Penna, Orazio . .. , p. 47 et suiv. Pasquali, p. 657, renvoie à Épicure, fr. 458; 470; Lucrèce, III, 59 et suiv. Nous ajouterons Épicure, fr. 548. 21 III, 2, 17 et suiv. 29 Ibid., v. 13. On oppose à cette maxime le dèveloppement de Cicèron, Pro Sestio, 23, attribuant aux épicuriens l'idée qu'il est sot d'affronter des dangers «pour la patrie•. Mais est-il sage de considérer comme un document valable sur l'épicurisme ce qui n'est qu'un argument de polémique politique? 25

26 Ibid., V.

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que nous lisons dans l'ode 4, que le sage, s'il sait résister aux plus grandes catastrophes, en sera récompensé par l'immortalité? L'apothéose de Pollux, celle d'Hercule, celle de Bacchus, celle, enfin, d'Auguste pouvaientelles être promises à l'homme qui aurait imité leur uirtus? On ajoutera peut-être encore que les fictions poétiques d'Horace, les références aux Muses, aux bosquets où vivent les âmes pieuses, tout cela est absolument incompatible avec l'épicurisme tel que nous le connaissons, ou croyons le connaître. Nous ne chercherons pas, pour l'instant, à répondre à toutes ces objections, et à celles que l'on pourrait faire encore. Qu'il nous suffise de constater que dans l'ode 1, au moins, nous entendons les échos de l'enseignement d'Épicure. Constatons aussi que cette ode, qui fut, à peu près certainement, nous l'avons dit, composée la dernière, est postérieure à celles où l'on croit déceler des accents stoïciens ou plus généralement «mystiques». L'ode 4, par exemple, où Horace place son enseignement sous le patronage des Muses, et qui peut, par conséquent, être rattachée, au moins lâchement, au platonisme, doit avoir été composée en 29. On ne saurait donc invoquer la prétendue «conversion» d'Horace pour expliquer ce changement de ton et, pourrait-on croire, d'inspiration 30 • La chronologie n'intervient à aucun degré pour résoudre le problème et, si on le pose dans les termes traditionnels, d'une appartenance à telle ou telle école, il est insoluble. Parce que de tels termes sont tout à fait inadéquats. Mais on ne saurait non plus, comme beaucoup d'auteurs modernes, parler ici de développements diatribiques, empruntés à telle ou telle doctrine, et juxtaposés sans grand souci de la cohérence. Soutenir, par exemple, qu'Horace, d'un poème à l'autre, est passé d'une morale «nihiliste» à une prédication «militariste» et «impérialiste» 31 • Horace a voulu que ces six odes forment un ensemble, dont le thème principal est celui des guerres civiles, et c'est avoir une piètre idée de son intelligence que de réduire sa méditation sur un problème qui, nous l'avons vu, lui importe tellement, à un bavardage de prédicateur populaire. Pour toutes ces raisons, il nous paraît nécessaire de renoncer à ces solutions, quelque traditionnelles qu'elles soient, aussi bien à l'idée d'un emprunt pur et simple à des morales théoriques toutes faites qu'à un conformisme «sociologique» ou à des intentions courtisanes.

io i,

Voir G. Pasquali, op. cit., p. 834 (note de La Penna), et la bibliographie. W. Sylvester, in Classical Journal, XLIX, 1953-1954, p. 22 et suiv.

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S'il est vrai que ces odes, comme l'a dit justement J. Perret, essaient de montrer à quelles conditions il n'y aura plus de guerres civiles, la première démarche du poète devait être, logiquement, de s'interroger sur les causes de ces guerres. Et, là, Horace trouvait autour de lui des compagnons de sa méditation. Or, les échos de leur réflexions ne sont pas entièrement tombés dans l'oubli. Il est même possible d'en reconnaître les principaux thèmes. Sans doute ne pouvons-nous ici reprendre l'étude détaillée de cette analyse 32 , mais nous savons, par exemple, que Tite-Live avait traité ce sujet au début du livre CIX des Histoires 3 3 . Bien que ce livre soit perdu, nous avons la possibilité d'en reconstituer au moins les grandes lignes grâce à Florus, à Lucain et, aussi, croyons-nous, au poème de Pétrone sur la Guerre civile. D'autre part, la pensée de Tite-Live lui-même transparaît dans un passage de sa préface 34 , et il nous semble que cette pensée peut être résumée ainsi : La grandeur de l'Empire romain a atteint un degré tel que Rome ne peut plus être menacée par un ennemi extérieur; or, la Fortune (entendez par là !'Ordre du Monde, une loi de Nature qui fait que tout ce qui est démesuré périsse) a voulu que Rome, à l'abri de ses ennemis d'antan, se déchirât elle-même; elle a mis en branle un mécanisme dont Polybe, plus d'un siècle auparavant, avait démonté les rouages et montré le fonctionnement, la «corruption des mœurs», sous l'action de la richesse et de la prospérité même, la naissance de sentiments «anti-sociaux», en raison de l'enrichissement général. Florus, en particulier, doit probablement à TiteLive l'idée, réaffirmée à plusieurs reprises, que les horreurs de la guerre civile proviennent d'un excès de felicitas 35 • Tite-Live n'avait d'ailleurs pas imaginé lui-même cette «cause» de la guerre civile. La responsabilité

32

V. P. Grimal, La ~Guerre civile» de Pétrone dans ses rapports avec la Pharsale, Paris, 1977. "Causae ciuilium armorum et initia referuntur (Periochae). Sur ces problèmes, voir P. Jal, La guerre civile à Rome, Paris, 1963, p. 360 et suiv. " Praef. 4 : iam magnitudine laboret sua. Cf. VII, 29, 2. " Florus, I, 47, 7; II, 13, 8 : causae tantae calamitatis eadem quae omnium, nimia felicitas. Tite-Live, praef. 12: nuper diuitiae auaritiam et abundantiae uoluptates desiderium per lwcum atque libidinem pereundi perdendique omnia inuexere. Cf. Florus, I. 47, 48: unde enim populus Romanus a tribunis agros et cibaria flagitaret, nisi per famem quam lwcus fecerat.

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attribuée au luxus est souvent invoquée, chez divers historiens antérieurs, où elle se charge de résonances tantôt platoniciennes et tantôt stoïciennes36. Mais cette analyse des causes de dissensions dans toute cité qui s' élève au-dessus des autres n'est pas, en son essence, d'ordre moral, elle est d'ordre politique, comme le montre une page célèbre de Polybe 37 , qui reflète probablement des thèses aristotéliciennes sur la croissance et la corruption des êtres, mais qui en appuie la démonstration sur des exemples empruntés à l'expérience du monde hellénique. Lorsqu'un État, écrit Polybe, a supporté avec succès maints périls, et atteint un degré éminent de suprématie, il est certain que, en raison de la prospérité générale, la vie des citoyens deviendra plus luxueuse, que les citoyens eux-mêmes se montreront plus ambitieux dans la conquête des charges et en général dans toutes leurs activités. Les masses populaires se montreront plus avides et jalouseront les hommes en place; d'autre part, elles serviront d'instruments aux ambitieux, et l'État tombera dans ce qui est, aux yeux de Polybe, le pire des régimes, la tyrannie populaire, l'ochlocratie. Après cette analyse, Polybe introduit un développement assez surprenant, sur un épisode de la seconde guerre punique. Après Cannes, dit-il, comme huit mille Romains étaient tombés entre les mains d'Hannibal, celui-ci leur permit d'envoyer une députation à Rome demander leur rachat. Cette députation comprenait dix hommes. Hannibal leur avait fait jurer de revenir au camp, quelle que fût l'issue de la négociation. Et l'un de ces hommes, ayant feint d'avoir oublié quelque chose peu de temps après être sorti du camp, y retourna et se crut délié de son serment. Devant le Sénat, les dix délégués plaidèrent la cause des prisonniers et demandèrent que l'État payât leur rançon. Mais le Sénat refusa, se rendant compte qu'Hannibal essayait, en rendant les prisonniers contre rançon, non seulement de se procurer de l'argent, mais de diminuer l'esprit combattif des troupes romaines, en leur montrant que, même dans la défaite, elles pourraient trouver leur salut. Les délégués durent revenir dans le camp d'Hannibal sans avoir rien obtenu, et celui qui avait pensé pouvoir se délier de son serment par une ruse fut ramené enchaîné, sur l'ordre des magistrats romains. L'épisode, conclut Polybe, provoqua la

-

P. Jal, op. cit., p. 377 et suiv. C'est tout le problème, souvent repris, des attaches philosophiques assignables aux prèfaces de Salluste. Voir Salluste, Ad Caes. sen., l, 7, 3-4; II, 7, 4; 8, 4. 37 Polybe, VI, 57, 1 et suiv. l6

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consternation d'Hannibal, en raison de la fermeté et de l'énergie ('rô µsyaM>'ll')XOV)dont avaient fait preuve les Romains 38 • Polybe justifie le rappel de cette aventure en disant qu'il veut montrer de la sorte, «comme un spécimen du travail d'un bon artiste et rendre évidentes la perfection et l'efficacité auxquelles était parvenu l'État romain en ce temps-là> 39• Or, la cinquième des odes romaines développe un thème à peu près identique. Il ne s'agit plus, là, des soldats capturés à Cannes, mais des légions vaincues à Carrhes et retenues prisonnières par l'ennemi, et l'exemple de la fermeté et de la grandeur d'âme est fourni par Régulus. Peut-être Horace ne s'est-il pas inspiré directement du texte de Polybe, bien que cela puisse se concevoir; mais, de toute manière, la conclusion est identique pour Horace et pour Polybe : le temps des guerres puniques (de la première comme de la seconde) est celui où les vertus romaines et, surtout, le fonctionnement de la constitution avaient atteint leur point de perfection. Polybe parle ici en historien, en théoricien de la vie politique, et admire la magnifique réussite de la cité romaine. Horace suggère de la même façon que les soldats de Crassus ont apporté à Rome une honte que seule une victoire de César peut effacer - une honte militaire, d'abord, mais aussi, et plus encore, la preuve de la dégradation subie par l'esprit de Rome même. La «machine> romaine ne fonctionne plus comme autrefois, puisque des Romains ont accepté l'esclavage au pouvoir de l'ennemi. Cette dégradation de Rome n'est pas seulement ni principalement d'ordre moral: l'abaissement accepté par les soldats de Crassus est la preuve que Rome n'est plus ce qu'elle était au temps de Régulus et de la lutte contre Carthage. Une victoire d' Auguste peut seule effacer l'exemple funeste, envoyer dans l'oubli ce signe de ce qui avait été l'une des causes des guerres civiles, la fin des «citoyens-soldats», et la transformation de l'esprit militaire. Mais, sur ce point, la réflexion des historiens et des politiques se heurtait à une difficulté considérable. Si, comme le soutenait Polybe, et le répétait Tite-Live, l'excès de grandeur entraîne, par une fatalité naturelle, la corruption de tout être, l'Empire ne devait-il pas être maintenu dans ses limites, peut-être même restreint? Comment concilier les deux choses? Horace, au temps des Épodes, avait, lui aussi, pensé que Rome était malade de sa propre immensité: suis et ipsa Roma uiribus ruit, avait-il écrit dans la seizième. De même, Tite-Live avait écrit dans sa préface:

3

c Id., 58, 1 et suiv. Id., Ibid.

39

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iam magnitudine laboret sua, et Cicéron, dans la Je Catilinaire, considérait que la guerre intérieure était le seul moyen qui restât à la Fortune de faire expier à Rome sa puissance 40 • Or, nous voyons Horace, dans les Odes romaines, se faire l'avocat d'une politique conquérante, à la fois en Orient et en Occident, contre les Parthes et les Bretons, et aussi les Ger· mains, voire les Arabes et les Scythes. Une Rome agrandie ne risquait-elle pas de connaître à nouveau les déchirements d'autrefois, s'il était vrai qu'ils résultaient d'une loi naturelle? Pour résoudre cette difficulté, il suffisait de poursuivre l'analyse polybienne: le mécanisme de la «corruption> n'était déclenché qu'à partir du moment où le mobile de la vie politique et de la conquête ellemême devenait, non plus le patriotisme, le dévouement du citoyen à la cité, mais l'auaritia, le désir de posséder. Et cette auaritia avait été celle des soldats autant que des chefs. Pétrone, dans son petit poème de la Guerre civile, considère que c'est cet esprit de lucre qui avait transformé les soldats romains en pillards et fait naître en eux des faims jamais assouvies 41 • La conquête romaine n'est plus qu'une mise en coupe réglée des richesses du monde; l'enrichissement des masses, par l'intermédiaire des soldats victorieux, a provoqué cette décadence de l'esprit civique et les progrès de la discorde que dénonçait Polybe. Horace n'ignore pas en effet que les soldats, dans l'armée postérieure à la réforme de Marius, ne souhaitaient, en s'enrôlant, que devenir riches. Il a raconté, dans une épître 42 , l'histoire de ce soldat de Lucullus, qui ne consentait à déployer sa bravoure que parce qu'il avait perdu sa bourse. Et, dans la première satire du premier livre, déjà, il évoquait la condition du soldat qui ne risquait sa vie qu'un instant, dans l'espoir de la uictoria laeta 43 • On comprend dès lors pourquoi, lorsqu'il évoque les éventuelles conquêtes qu'il invite Auguste à entreprendre, il prend bien soin de préci· ser qu'elles n'auront pas pour but de découvrir d'autres richesses, que l'or devra demeurer en sa place, enfoui au sein de la terre. Tel est l'un

Cicéron, III• Catil., 11. Pétrone, 119, v. 9 et suiv.: aes Ephyreiacum laudabat miles, in Inda / quaesitus tellure nitor certauerat ostro.. . ; Ibid., v. 31 et suiv.: omniaque orbis / praemia correptis miles uagus esurit armis (on rapprochera le mot de Florus, ci-dessus, p. 89, n. 35: nisi per famem quam luxus fecereat, la source commune aux deux tex· tes étant, probablement, Tite-Live. 40

41

42

II, 2, 26-40.

43

Sat., 1, 1, 8.

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des sens que présente la prophétie de Junon••. Les expéditions de Breta• gne et d'Arabie ne ressembleront pas à celle de César, parti au-delà des rivages de !'Océan pour chercher des perles, que l'on disait abondantes en Bretagne, ou à celle de Crassus, jaloux des trésors que possédaient les Parthes. L'avidité de Crassus était légendaire, celle de César ne l'était pas moins. Horace, avec les autres, qui réfléchissaient comme lui sur les causes de la guerre civile, considérait que l'enrichissement désordonné et sans fin des citoyens, de tous les ordres, était peut-être l'une des plus réelles et des plus graves. C'est pourquoi il déclare que le premier devoir du soldat romain sera désormais de «supporter sans rancœur le dénuement le plus strict» 45 • Cela ne signifie pas que le «bon soldat» ne saurait vivre dans la mollesse - l'idée serait bien plate - mais que la richesse des soldats et, plus encore, leur esprit de lucre, compromettent le jeu des forces qui ont assuré la grandeur et la solidité de l'Empire. La richesse ne risque pas de rendre le sold~t romain vulnérable devant un ennemi qui, désormais, est impuis• sant à arréter sa marche, mais elle constitue un péril pour l'équilibre du corps romain tout entier. Le seul mobile du soldat doit être d'affirmer sa uirtus, son excellence, en face des autres peuples. Ainsi, il chevauchera sous les murs des cités parthes, inspirant la terreur aux femmes qui, d'en haut, le regardent avec crainte et admiration 46. Ainsi, il se haussera jusqu'à la grandeur épique - et les mots du poète pour le décrire éveillent des échos homériques - et, s'il doit mourir, éventualité malgré tout envisageable, il en sera récompensé par le sentiment d'accomplir son destin de soldat et de citoyen. Il n'y a là rien, dans le dulce et decorum est pro patria mori, qui répu· gne réellement à la morale d'Épicure, puisque, s'il faut en croire l'une des premières« pensées maîtresses», « la mort n'est rien pour nous »47 , et aussi que la solidarité des hommes est un « bien selon la nature»••. D'ailleurs, Horace s'empresse d'ajouter que le courage est la meilleure garantie de survie dans la mêlée. La honte qui accompagne la lâcheté est source de douleur, dans la mesure où elle expose le coupable aux sarcasmes, voire au châtiment. Tout compte fait, la mort héroïque est plus «douce» que la fuite. Les origines d'une telle conception se trouvent déjà dans !'Éthique à

•• Odes, III, 3, 49 et suiv.: aurum inrepertum et sic me/ius situm / cum terra celai.. . •• Ode, III, 2, 1 : angustam amice pauperiem pali ... 44 III, 2, 6 et suiv. Les commentaires rapprochent Iliade, V, 136, et XX, 164. 47 Pensée, 2. •• Pensée, 6.

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Nicomaque 49 ; et cela s'accorde mieux avec l'idéal épicurien qu'avec le rigorisme stoïcien - un stoïcien ne saurait approuver que l'on qualifie de dulce, comme pour le rendre tolérable, un acte que sa seule forme, sa seule conformité â la raison suffit â recommander.

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*

La condamnation de l'argent comme mobile des actions ne s'étend pas aux seuls soldats et, plus généralement, aux principes de la politique extérieure. Elle concerne aussi l'organisation de la société dans son en• semble. Horace dénonce, dans l'ode liminaire, les excès de luxe qui met• tent l'homme en contradiction avec la Nature, sans que, pour autant, il réussisse à chasser de son cœur la crainte de la mort. Dans une société où la valeur suprême est l'argent, rien n'est sacré. Nous savons, par Cicéron, par Salluste, puis par Pétrone et Lucain, et, sans doute aussi, Tite-Live, qui reprenait la même analyse, que cette passion de la richesse avait provoqué une véritable crise économique, amené les citoyens à s'endetter pour faire « bonne figure», et, ainsi, à souhaiter la guerre civile 50 • Devant les développements d'Horace on cessera donc de parler de «diatribe»: le problème de la richesse n'est pas un thème de rhéteur plus ou moins tein• té de philosophie, mais une réalité économique et sociale, un problème de gouvernement, l'un de ceux dont Salluste indiquait l'urgence dans sa lettre â César, et dont Auguste s'efforcera de trouver la solution, en imaginant une nouvelle organisation sociale. Outre le goût et la mode du luxe, une raison impérieuse poussait les Romains, pendant les dernières années de la République, â tenter de se procurer de l'argent par tous les moyens. C'est que la brigue électorale imposait des dépenses de plus en plus considérables et que le pouvoir s'achetait. C'était l'une des formes de cette «ochlocratie » dont Polybe, dès le siècle précédent, présageait l'avènement. Ce n'est donc pas un hasard si, dans la seconde des odes romaines, le poète, après avoir rappelé quel devait être le code du vrai soldat romain, ajoute ces mots: Virtus, repulsae nescia sordidae, intaminatis fulget honoribus

III, 12, 1117b et suiv. P. Jal. op. cit., p. 370 et suiv. Voir Salluste, Ad Caes. sen., II. 5, 4; I. 2, 5-7. Cf. Lucain, Pharsale, I. 182: et mullis utile bellum. 49

50

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nec sumit aut ponil secures arbitrio popularis aurae 51•

Tous les auteurs qui se sont penchés sur les causes de la guerre civile ont rappelé comment Caton s'était vu préférer, lors des élections, à la préture, puis au consulat, des rivaux qui ne le valaient point. L'allusion, dans cette strophe d'Horace, est évidente: elle désigne Caton, et nous voyons, par le passage de Pétrone qui évoque les mêmes événements 52, que la cause profonde du scandale est, précisément, la vénalité du peuple romain. Horace aspire à une société où les honneurs et les charges vont au mérite, et non à la richesse. Mais, pour cela, il faut abattre la puissance de l'argent, rendre à la pauvreté son rôle traditionnel dans la Rome antique. Il faut, peut-être, entreprendre de changer les cœurs. Mais on ne saurait atteindre ce but que si la cité est dirigée non plus par des forces incontrôlées, mais par ce que le poète appelle, assez obscurément, lene consilium, une notion qu'il est nécessaire d'analyser et de définir aussi précisément que possible. La solution est bien indiquée par le commentaire de Heinze et Kiessling 53 qui renvoient à un passage de Plutarque, dans la Vie de Coriolan 54 • Coriolan, dit Plutarque, possédait une grande «excellence>, mais celle-ci n'était fondée que sur trois vertus, au lieu des quatre que l'analyse classique a appris à distinguer. Il était endurant et maître de lui, juste et courageux, mais il lui manquait la vertu de «prudence» (cpp6vrimç),la prudentia des philosophes romains. Or, continue Plutarque, c'est cette vertu, entre toutes, que dispensent les Muses, en apprivoisant l'âme humaine, par la culture et en lui enseignant à obéir aux lois de la raison, à refuser ce qui est excessif, à suivre en tout la «mesure>. Toute l'ode 4 se présente comme l'exaltation du consilium et de la prudentia, opposés à la force brutale 55 • Personne 0'11 réellement mis cette interprétation en doute. Elle résulte, non seulement de ce que le platonicien Plutarque nous dit des Muses, mais aussi, et surtout, des images où sont évoquées les luttes des géants contre Jupiter et, finalement, leur défaite, ainsi que celle des Titans. Mais s'agit-il seulement d'exalter une

"III, 2, 17-20. 51 Sat., 119, 39 et suiv.: nec minor in Campo furor est ... 53 Ad Odes, III, 4, 41 et suiv. 54

55

1, 3-4.

Fr. Klingner, op. cit., accepte cette interprétation. ne s'agit pas, comme on le dit parfois, de la clémence.

Voir la note de la p. 370. Il

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96

vertu 56 , qui serait celle d'Octave, en cet été de l'année 29, qui le vit revenir victorieux en Italie? Cette ode ne recouvre-t-elle pas une intention plus profonde, en rapport avec le thème central des odes romaines, qui est, nous l'avons répété, une méditation sur les voies les plus propres à éviter le retour de la guerre civile? Horace écrit, en effet, dans une strophe qui semble marquer le sommet du poème :

Vis consilii expers mole ruit sua; uim temperatam di quoque prouehunt in maius; idem odere uires omne nef as animo mouentis 57 • Et l'expression dont il se sert, mole ruit sua, est une allusion assez claire au thème, déjà rencontré, de la grandeur ou, si l'on préfère, de la puissance (tel est, ici, le sens que paraît recouvrir le mot de uis) qui, à un certain degré, se détruit elle-même. En 29, l'Empire romain vient d'être reconstitué dans toute son ampleur; on vient même de lui ajouter l'Égyp· te. Les legati d'Octave achèvent la reconquête de l'Orient, où ils rétablissent l'imperium mis en péril par les libéralités coupables d'Antoine. Or, si les mêmes causes sont suivies des mêmes effets, n'est-il pas à redouter que cet Empire démesuré ne soit, de nouveau, atteint du même mal? Sans doute, l'analyse polybienne permet d'espérer que, si on limite la contagion morale entraînée par la richesse, le fléau ne se rallumera pas. Mais une telle solution ne saurait s'imposer d'elle-même, il faut qu'elle soit voulue par un esprit qui possède en même temps les moyens de l'ap· pliquer. Octave, victorieux, apparaît comme cet homme «providentiel>; et son action ne consistera pas, comme on pouvait le suggérer, à imposer des limites que l'Empire ne saurait dépasser, mais à maîtriser, dans un empire susceptible de s'agrandir indéfiniment, les forces destructrices. Celles-ci se trouvent énumérées, assez clairement, dans les trois dernières strophes. Nous y voyons, outre Aegaeon, conçu évidemment comme ennemi et non protecteur de Jupiter 51 , Orion, Tityos et Pirithoos. Orion est considéré comme le symbole de l'impiété et du sacrilège, à cause de ses entreprises contre la chasteté d'Artémis. Tityos, lui, a été longuement évoqué par Lucrèce, qui y voit le type même de l'homme « vautré dans l'amour, que les vautours de la jalousie déchirent, que dévore une angois-

56

Id., Die Rômeroden . .. , cit., p. 344.

57

III, 4, 65-68.

51

Cf. Virgile, En., X, 565 et suiv.

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se anxieuse ou dont le cœur se fend dans les peines de quelque autre passion »59. Pirithoos, lui, est apparemment l'étourdi, le stultus, qu'entraîne sa folie 60. Toutes ces « forces», contraires à la prudentia, sont enchaînées par la victoire de Jupiter. Comme dans le poème de Lucrèce, le développement mythologique sert à communiquer une «leçon» de sagesse et contient une vérité, qui est ici d'ordre politique, particulièrement opportune en ce moment décisif où, les ennemis intérieurs écrasés, il faut reconstruire l'Empire. C'est la pensée «prudente», le lene consilium de César, qui, dorénavant, réglera les entreprises impériales, et non plus les forces déchaînées par la passion, la démesure, le manque de continentia les passions dont Antoine avait donné l'exemple, mais qui étaient aussi agissantes et néfastes dans le vieux monde, écroulé après la victoire de César. A cette date, celui qui, bientôt, prendra le nom d'Auguste n'avait pas sans doute décidé d'imposer à l'Empire des limites précises qu'il interdira à ses successeurs de dépasser. Ce n'est pas là une vaine supposition: les expéditions menées contre la Germanie, les projets, méme s'ils ne furent pas suivis de réalisation, contre la Bretagne, les reconnaissances armées profondes dans le Sud égyptien et les manœuvres, dirigées contre les Parthes, à partir de la Syrie 61 montrent assez clairement que le nouveau César était d'accord avec Horace sur les buts à atteindre, et que la malédiction, impliquée par l'analyse polybienne, contre un empire démesuré, ne lui paraissait pas encore sans appel. On sait que, sur la fin de sa vie, et après le désastre de Varus, il appliqua une autre politique. Mais dès ces débuts du règne, il s'attache - et Horace nous en a fait comprendre les raisons profondes - à modifier les mobiles qui avaient été jusque-là ceux de la conquête romaine, à remplacer le désir de s'enrichir par celui d'affirmer les «vertus» romaines. Et c'est à la lumière de cette intention, prêtée au prince par le poète, que nous pensons pouvoir interpréter la célèbre prédiction de Junon, dans la troisième ode, composée, rappelons-le, en 27, avant le départ d'Auguste pour l'Espagne, donc au moment où la politique conquérante prend un nouvel essor. Junon met en garde les Romains contre la tentation de recommencer

59

Lucrèce, III, 984 et suiv., trad. A. Ernout des vers 992-994. Sénèque, Phèdre, 96 (juroris socius). 61 Nous faisons allusion â la mission dont fut chargé le philosophe Athénodore par son ami Auguste. Voir ci-dessous, p. 1147 et suiv., sur cette politique de pénétration diplomatique. 60

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Troie. Est-ce à dire qu' Auguste eut l'intention de transporter en Orient la capitale de l'Empire? Cela est loin d'être certain, et même probable. Mais écoutons les causes assignées par la déesse à la ruine de Troie: c'est l'injustice du «juge», c'est l'intervention de la femme étrangère qui ont réduit la ville en poussière 62 ; c'est aussi le parjure de Laomédon. Et, à plusieurs reprises, Junon insiste sur ces manquements à ce que les Romains des temps anciens considéraient comme les vertus cardinales de leur peuple, la Justitia et la Fides. Recommencer Ilion, ce serait s'engager à nouveau dans le processus de destruction mis en branle par les crimes contre ces vertus. Ici encore, nous retrouvons Polybe qui faisait un mérite particulier aux magistrats romains de leur désintéressement et du sens qu'ils possédaient de la justice, ainsi que de leur respect pour le serment 63 • Troie et son peuple ont recu la punition de leurs fautes, et Horace montre les tombeaux de Priam et de Pâris abandonnés aux bêtes sauvages, comme l'était le sol de Carthage, punie, elle aussi, pour les mêmes raisons. Si les Romains continuent d'être fidèles à leurs vertus ancestrales, affirme Junon, leur Empire n'a rien à craindre de la loi «naturelle» qui frappe les empires démesurés. Rome pourra étendre son nom jusqu'aux rivages les plus lointains du monde sans dommage pour elle. Il est enfin une dernière vertu, que Polybe considère comme l'une de celles qui ont le plus efficacement contribué à la grandeur romaine : ce qu'il appelle, d'un terme dont il sent le besoin de s'excuser, leur «crainte _desdieux> (6etcrwaiµovia) 64 , une crainte dont il pense qu'elle n'est qu'un moyen utilisé per les dirigeants pour tenir en bride les passions désordonnées de la populace. Une arme efficace, donc, contre la menace d'une ochlocratie 65 • Polybe ne s'interroge pas sur la réalité des dieux, il répudie même expressément et en bloc la plupart des «croyances relatives aux divinités» (tàç ,œpi 8e&v tvvo{aç) et, plus particulièrement, celles qui sont relatives aux châtiments encourus par les coupables dans les Enfers. Mais

62

111, 3, 18 et suiv. Il est impossible de ne pas discerner, dans ce rappel des causes qui provoquèrent la chute de Troie, un rapprochement avec la conduite d'Antoine, dont Virgile a dit qu'il était un juge vénal (En., VI, 621-622) et celle de Cléopâtre (peregrina mulier) : les instruments de la «fatalité> semblent recommen· cer l'histoire, et, par conséquent, vérifier la théorie polybienne des «cycleu. 63 VI, 56, en particulier 13-15; Id., I, 7, 12. Cf. Plutarque, De fortuna Romanorum, 317 et suiv. 64 Polybe, VI, 56, 6 et suiv. •• Ci-dessus, p. 90 et n. 36.

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il estime que ces croyances sont indispensables pour qu'une cité soit « bien gouvernée». Il est remarquable que, dans sa méditation sur les causes des guerres civiles, Horace accorde une importance toute spéciale à la vertu de pietas. A la vérité, l'ode 6, la dernière, dans l'ordre du recueil, des odes romaines, peut, au premier abord, déconcerter. Elle commence par affirmer, on le sait, que les Romains ne sauraient espérer que les guerres civiles aient une fin aussi longtemps que les sanctuaires de leur ville n'auront pas été restaurés. Puis le poète, après avoir rappelé les maux que les dieux négligés avaient envoyés aux Romains, les revers en Orient, au cours des guerres menées par Antoine contre les Parthes•• et les dangers que les barbares, Daces et Égyptiens, avaient fait courir à Rome pendant la guerre d'Actium, après ces rappels, Horace, brusquement, attribue ces maux à l'inconduite des femmes romaines. Ce qui ne va pas sans une contradiction, au moins apparente: est-ce l'impiété des Romains evers les dieux, est-ce le goût des femmes pour les unions illégitimes qu'il faut accuser? Une solution raisonnable consiste à admettre que cette perversité des femmes est en fait un fléau envoyé par les dieux pour punir la cité de son impiété. On songera, par exemple, à l'épidémie d'empoisonnement qui avait sévi à Rome l'an 331 avant notre ère 67. Un grand nombre de matrones avaient recouru aux services de sorcières et donné du poison à leurs proches. Il y eut 170 coupables traduites devant le peuple. Et Tite-Live nous apprend que «cette affaire fut considérée comme un prodige et parut relever plutôt d'une aliénation mentale que d'une intention criminelle»68. On expia ce prodige en chargeant un dictateur de planter solennellement un clou.

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On a remarqué, depuis longtemps, qu'ici, Horace ne cite que deux défaites des Romains contre les Parthes, et reconnu en elles celles qui survinrent en 40 et en 36. On s'est étonné, parfois, qu'il ne fût fait ici aucune allusion à la défaite de Carrhes; mais c'est oublier le sens du développement d'Horace, qui condamne les impetus non auspicatos des Romains, c'est-à-dire les guerres menées par Antoine, le chef impie. Les causes de l'échec de Crassus sont différentes, nous l'avons vu; elles relèvent de l'auaritia, non de l'impie/as. 67 Tite-Live, VIII, 18, 1 et suiv. 61 Tite-Live, 11 : prodigi ea res loco habita captisque magis mentibus quam consceleratis similis uisa. L'inconduite généralisée des femmes romaines semble avoir été regardée comme une malédiction envoyée par les dieux. Voir, par exemple, les conditions dans lesquelles fut construit le temple de Venus Obsequens (Liv., X, 3 I. 8 et suiv.). Naturellement, le manquement des Vestales à leur vœu de chasteté est un • prodigium • particulièrement chargé de menaces. Voir Obsequens, 37 (construction du temple de Venus Verticordia). Tel est aussi sens de la • révolte des fem-

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ROMB, LA LITIÉRATURB BT L'HISTOIRE

Si nous admettons qu'Horace considère le relâchement général des mœurs féminines comme un châtiment des dieux, le remède est évidemment la restauration des honneurs dont ceux-ci ont été privés et en particulier la remise en état des temples tombés en ruine. Cette dépravation morale n'est, au fond, qu'un aspect de la corruption générale que sa propre prospérité a entraînée pour Rome, un autre aspect de l'analyse polybienne. Avec le rétablissement des marques officielles de la piété, les antiques valeurs seront du même coup restaurées, s'il est vrai que l'une des règles les plus impérieuses de la soumission aux dieux consiste dans le respect, par les femmes, de leur castitas, la vertu qui assure la pureté de la race. Causalité mystique, affirmation que les dieux interviennent en envoyant un prodige, et causalité politique, pour laquelle l'affaiblissement des structures sociales qui ont fait la puissance de Rome et son unité morale, sa concordia, provient d'une décadence de la pietas, se trouvent ici converger. Horace, pas plus que Polybe, n'ajoute foi à la lettre des croyances qui forment la religion nationale, mais il sait aussi, ou croit savoir, que ce scepticisme est source de grands maux et menace la solidité de Rome. Pour cette raison, pietas et concordia sont indissolublement liées dans la réalité des mœurs. L'autorité que sa «vertu» donne à la mère, dans la famille demeurée fidèle aux mœurs antiques, prépare les enfants à accomplir leurs tâches futures de citoyens : les jeunes gens qui apportent à leur mère les fagots qui serviront à allumer le feu pour le repas du soir sont les mêmes qui, dans l'ode 2, accepteront de combattre c pour l'honneur». sans escompter que leurs efforts recevront comme récompense de l'argent ou des terres. Ainsi se trouve fermé le cycle des odes romaines; à l'ode 6, écrite peu après Actium, alors que l'âme du poète était encore inquiète (comme en témoigne la conclusion, empreinte de pessimisme : aetas parentum, peior auis, tulit / nos nequiores . .. ), répond l'ode 2, écrite quelque trois ans plus tard, au moment où l'action d'Auguste s'est déjà affirmée, et où s'éloigne la menace d'une nouvelle guerre civile.

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Telles sont les raisons qui nous amènent à penser que ces poèmes, mûris lentement, au fur et à mesure que la politique voulue par le prince

mes» au livre V de l'Énéide (voir, par exemple, lev. 706, à propos du devin Nautès, qui sait interpréter « la colère des dieux»).

LES ODES ROMAINES D'HORACE

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et ses amis devenait plus consciente, reflètent les étapes de cette prise de conscience, une réflexion qui n'est pas seulement celle d'Horace luimême, mais qui lui est commune avec tous ceux qui tentaient de découvrir les causes de la longue série de guerres dont on désespérait de sortir et, par là, d'en inventer les remèdes. Il nous a semblé que cette réflexion était, vers le même temps, celle de Tite-Live, et qu'elle prenait pour point de départ l'analyse polybienne de la croissance et de la décadence des États, c'est-à-dire une conception quasi biologique de la vie des Empires. Polybe montrait, sans doute en s'inspirant de thèses aristotéliciennes 69 , que ceux-ci étaient soumis à de véritables lois physiques, que la dégradation des mœurs était la conséquence inéluctable de la réussite et que cette dégradation avait pour effet la mort de la société trop prospère. Le problème qui se posait aux nouveaux maitres du monde était d'imaginer le moyen de rompre ce déterminisme, d'échapper au mécanisme sinistre qui, jusque-là, semblait avoir joué d'une manière inéluctable. Comment démentir les sombres prédictions de Polybe? Tel nous semble avoir été le thème des ode romaines, où les exhortations à une vie plus morale et la condamnation de la richesse ne sont pas du tout, quoi qu'on en ait dit, des thèmes rebattus d'une rhétorique de la diatribe, mais expriment une conception bien définie de la dynamique des Empires, une certaine idée des causes qui avaient fait la grandeur de Rome et qui, si on leur permettait à nouveau d'agir, assureraient dans l'avenir la survie de l'lmperium Romanum.

•• Sur les «sources• de la pensée de Polybe, voir P. Pcdcch. La mt'llwde 111\tmi que de Polybe, Paris, 1964, p. 317 cl suiv .. qui mm1misc pcu1-ë1rc à l'ncn l'mflucnce d'Aristote, notamment lorsqu'il s'agit de l'assimilation cntn· ll·s com111u11ons cl les êtres vivants (p. 309).

À PROPOSDE LA XVIe «ÉPODE>D'HORACE

L'Épître aux Pisons mise à part, il n'est sans doute aucune pièce d'Horace qui ait donné lieu à une bibliographie aussi abondante que l'Épode XVI, au point que l'on ait parfois considéré comme insolubles les problèmes qu'elle pose 1• Chacun peut constater qu'Horace y traite, presque dans les mêmes termes, des thèmes qui figurent aussi dans la IV• Églogue de Virgile. Les rapprochements sont si évidents, les contrastes entre les deux poèmes si complets qu'il faut bien que l'un d'eux réponde à l'autre. Mais qui a commencé le dialogue? Est-ce Virgile, avec son message d'espérance, l'annonce d'un nouvel âge d'or qui va se lever pour Rome? Est-ce au contraire Horace, qui désespère, et invite les Romains à abandonner une ville maudite, à s'en aller, au-delà des mers, chercher une terre encore pure de crimes, où règne le véritable « siècle de Saturne»? Il s'est trouvé des défenseurs pour l'une et l'autre thèse. La comparaison des deux pièces, prises chacune en elle-même, ne pouvait guère aboutir à une certitude. Cependant, les efforts des critiques modernes n'ont pas été vains. Depuis le mémoire de B. Snell et, plus encore, peut-être, celui de C. Beckerz, le doute n'est guère possible: !'Épode XVI est postérieure à la IV• Églogue. C'est Horace qui répond à \ïrgilc. E. Fraenkel, J. Perret, admettent ce résultat comme acquis 1. et les arguments apportés par les uns et par les autres sont tout à fait satisfaisants. Mais, une fois cette solution admise et l'incertitude lcü·c, il ne s'ensuit pas que tout soit clair. Tout les problèmes que pose l'histoire de la

J. Carcopino, Virgile et le Mystère de la /P ti;lugue, 8• éd., Pans, 19•B. p. 109: «de la comparaison intrisèque de l'épode XVI et de la IV• églogue, il ne pourra jamais résulter que le fait de leurs rapports•· 2 B. Snell, Die 16. T:pode ,•on Jlora::. und \ ·ergils 4. T:kloi;e dans Herm,·, LXXIII (1938), pp. 237-242; C. Becker, \ïri;,I, l:gloi;,·nb11,h dans Jle,m,·,. LXXXIII (1955). 1

pp. 341-349.

JE. Fraenkel. Horace, Oxford. 1957, p. 42 et su1v.; J. Perret. llo,a«•. Pan\, s.d. [1959), p. 244.

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ROME, LA LITTÉRATURE ET L'HISTOIRE

littérature antique ont donné lieu à tant d'hypothèses étayées les unes per les autres, ce que nous savons ou croyons savoir repose sur des raisonnements si ingénieusement enchaînés que la moindre certitude nouvelle, le moindre lambeau de vérité entrevu entraîne une longue série de conséquences, ruineuses ou constructives, qu'il est parfois difficile de déduire jusqu'à leur terme. En même temps, l'on est mieux armé pour tenter de poursuivre la recherche et serrer de plus près une réalité qui se dérobe. Longtemps l'on admit, avec quelque légèreté, peut-être, que l'Épode d'Horace avait été inspirée par les malheurs de la guerre de Pérouse. Cet épisode, l'un des plus sombres des guerres civiles, était fort propre, en effet, à rendre pessimiste le plus joyeux des poètes. L'Épode, pensait-on, aurait été composée en 41 ou dans la première moitié de l'année 40. Et comme, d'autre part - c'est là une autre certitude - l'Églogue IV traduit l'espérance rendue à l'opinion romaine par la conclusion de la paix de Brindes, qui fut conclue dans les premiers jours d'octobre 40, il fallait que Virgile n'eût fait que répondre à Horace•. Le point de départ du raisonnement était inexact et C. Becker a montré que, sans mettre en doute la date attribuée à la paix de Brindes, on pouvait inverser la relation admise jusque là : s'il est vrai que l'Épode imite l'Églogue, c'est qu'elle a été composée après les réjouissances causées par la concorde retrouvée entre les deux maîtres du monde. Chacun sait que cette paix ne fut pas de longue durée, et que, bientôt après, les malheurs recommencèrent. Ne serait-il pas possible de découvrir des indices qui permettraient de préciser davantage le moment où Horace a pu composer cette œuvre étrange et, si la tentative n'est pas trop ambitieuse, de reconstituer la genèse du poème?

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L'un des mérites de C. Becker consiste dans le fait d'avoir montré que l'Épode XVI ne contient pas seulement des réminiscences certaines de la IV• Églogue, mais des allusions évidentes à d'autres Bucoliques. Nous ne ferons ici que les rappeler. La mention par Horace des épizooties (en soi assez étonnante) - Nulla nocent pecori contagia .. ., Ep., XVI, 61 - s'explique par les vers de Virgile qui, eux, expriment un sentiment tout à fait naturel dans le dialogue entre Tityre et Mélibée :

• J. Carcopino, op. cit., p. 108.

A PROPOSDB LA XVI• céPODB> D'HORACE

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Non insueta grauis temptabunt pabula fetas, nec mala uicini pecoris contagia laedent (Egl., I, 49-50).

Le vers 34 de l'Épode (ametque salsa leuis hircus aequora rappelle évidemment cet autre «adynaton» de l'Églogue (I, 59): ante leues ergo pascentur in aethere cervui, le contraste de quantité entre les deux quasi homonymes, lëuis et /lues ajoutant une nuance parodique. Un troisième raprochement est indiqué par C. Becker. Virgile écrit: lmpius haec tam cuita noualia miles habebit? Barbarus has segetesJ En quo discordia ciuis produxit miseros ! His nos conseuimus agros! (Egl. /, 70 et suiv.)

De son côté, Horace dit : lmpia perdemus deuoti sanguinis aetas ferisque rursus occupabitur solum, Barbarus, heu, cineres insistet uictor . .. (Ep., XVI, 9 et suiv.)

Ici, le rapprochement est moins dans les termes (impius, impia; barbarus, Barbarus) que dans l'identité de leur place à l'intérieur d'un mouvement identique (futur «prophétique», exclamation indignée, etc.). M. Becker souligne encore un rapprochement non moins certain avec la VIII• Églogue. Virgile, évoquant des amours improbables disait: Mopso Nysa datur: quid non speremus amantes? lungentur iam grypes equis, aeuoque sequenti cum canibus timidi uenient ad pocula dammae, (Egl., VIII, 26 et s.)

ce que rappelle évidemment ce passage de l'Épode XVI : ... nouoque monstra iunxerit libidine mirus amor, iuuet ut tigris subsidere ceruis, adulteretur et columba miluo credula nec rauos timeant armenta leones, ametque salsa leuis hircus aequora (v. 30-34).

Le développement amorcé par Virgile a été amplifié, dans le même mouvement, par Horace, qui s'est servi pour cela d'éléments empruntés (parodiés) venus du même recueil. Nous avons rapproché déjà lev. 34 de l'Épo• de et le v. 59 de !'Églogue I; mais le v. 33 rappelle, de façon parodique également, le v. 22 de !'Eglogue IV: nec magnos metuent armenta leones. Ces constatations - qu'il est difficile, sinon impossible de récuser entraînent des conséquences immédiates. Ainsi que le fait observer C. Becker, on ne peut raisonnablement penser que Virgile, en écrivant le recueil entier des Bucoliques, ait eu !'Épode XVI présente à l'esprit. Le

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rapport est bien évidemment inverse. C'est Horace qui a imité - nous dirions plus précisément « utilisé :t - Virgile, pour des fins qu'il nous appartient de découvrir. Mais, d'abord, quand l'Épode XVI peut-elle avoir été écrite? Nous savons que l'Églogue VIII, qui fait allusion à la victoire de Pollion sur les Parthini Illyriens, mais ignore encore quelle route prendra le vainqueur pour rentrer à Rome 5, a été écrite sans doute au début du mois d'octobre 39 - c'est à dire une année (exactement?) après la paix de Brindes et la composition de l'Églogue IV. Ce qui fournit pour l'Épode un terminus post quem, et exclut définitivement l'hypothèse traditionnelle qui en place la composition au temps de la guerre de Pérouse. Ce terminus post quem pourrait même être avancé dans le temps, si l'on songe qu'Horace doit avoir connu le recueil des Bucoliques dans son ensemble, c'est à dire après sa parution - si l'on était d'accord sur la date de celle-ci! Mais, précisément, la composition de l'Épode pourra nous aider à résoudre ce problème, si nous parvenons à en déterminer la date avec assez de précision et de certitude. Une fois admis que l'Épode ne peut être antérieure au mois d'octobre 39, il est nécessaire de fixer la limite· la plus basse assignable. Ce terminus ante quem résulte, non moins évidemment, du caractère même de la pièce, où nous avons cru déceler des intentions parodiques. Personne, d'ailleurs, n'a jamais songé à nier que ce fût là un poème d'opposition: à l'optimisme virgilien, qui s'affirme non seulement dans la IVe Églogue, mais dans la première, au césarisme qui transparaît dans le mythe de Daphnis, avec la pièce centrale, Horace oppose le plus noir pessimisme. Si l'Épode était plus courte, on pourrait la qualifier de « pasquinade ». Assurément, elle n'a pas été écrite au temps où le poète, présenté à Mécène par Virgile, allait être enrôlé parmi les défenseurs du régime triumviral et bientôt, les panégyristes d'Octave. Or, on le sait, la présentation d'Horace à Mécène date du printemps de l'année 38 6 ; elle est antérieure d'un an au «voyage à Brindes»: telle est la date qu'il faut retenir comme limite inférieure pour la composition de l'Épode. Mais peut-être est-il possible de restreindre encore ces limites, si nous sommes à même de découvrir, pendant cette période, un moment où la situation politique et militaire se révéla suffisamment grave pour justifier le ton violemment désespéré du poème 1.

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J. Carcopino, op. cil., p. 184, n. 3.

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Hor., Sal., II, 6, 40 et suiv., et le commentaire de Heinze-Kiessling, ad loc. E. Fraenkel, op. cil., propose la date du printemps 38, mais à titre de pure

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À PROPOSDB LA XVI• c tPODB » D'HORACB

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Deux éléments dominent, dans cette situation qui angoisse le poète : la menace d'une invasion barbare, au cours de laquelle les vainqueurs brûleront la Ville et fouleront ses cendres aux sabots de leurs chevaux : Barbarus, heu, cineres insistet uictor et urbem eques sonante uerberabit ungula (v. 11-12).

D'autre part, l'incertitude de la mer: pour gagner les passes de l'Océan, Horace prend soin d'indiquer la route que l'on devra suivre Etrusca praeter et uolate litora (v. 40). Or, il semble bien que ce ne fût point là la route ordinaire de Rome à Gadês. Les durées de voyage indiquées par divers auteurs excluent le cabotage le long des côtes italiennes (praeter Etrusca litora, c'est à dire «le long des côtes étrusques• et non, comme traduit F. Villeneuve, entrainé inconsciemment par l'invraisemblance de cette route «au-delà des côtes étrusques»•). Pourquoi affronter les dures bourrasques du Golfe du Lion, alors que s'ouvrait la mer libre entre Sardaigne et Sicile? Une seule raison à ce choix incommode : vers le Sud, la mer n'est pas sûre. Les flottes de Sextus Pompée l'interdisent. Si les Romains veulent fuir, une seule voie leur est ouverte, celle du Nord. Cette idée est si présente à l'esprit d'Horace qu'en un autre passage il précise que les vents favorables à cette émigration sont le Notus et l' Africus, ceux, précisément, qui éloignent les navires des régions dangereuses'. Nous sommes donc invités à chercher un moment où, simultanément, se dessine pour Rome une double menace: celle d'un peuple cavalier, et celle d'une flotte ennemie. En d'autres termes: la menace parthe et celle de Sextus Pompée. Plusieurs travaux relatifs à la chronologie de ces dures années sont

hypothèse indémontrable: !'Épode XVI aurait été écrite, peut-être. • whl·n the out· break of a fresh war between Sextus Pompcius and Octavian markcd the end of the short breathing spacc gained by the pact of Brundisium and Pu1coh. But cn-n a later date could not, of course, be excludcd ... 1 do no! think that firm reckonmg can be carricd much further ». • M. P. Charlesworth, u.~route~ et leI trafic commercial . .. , trad. fr., Pans s.d. [1938], pp.160-161; notamment Pline, i\".H., XIX. 4: Gadès-Os11c en 7 jour!i.. • Vers 21-22: ire pt!des quocumq1u• ferent, quocumque per 1mda\ Notus uocabit aut proteruus AfricuI.

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venus éclairer nos sources, assez insoucieuses d'exprimer une chronologie dont elles respectent pourtant le déroulement relatif 10• La menace des Parthes existait depuis quelques mois déjà, en cette fin de l'année 39. On sait que, profitant de la guerre de Pérouse, O. Labiénus, le fils du vaincu de Munda, avait conclu alliance avec le roi parthe et que Pacorus, le fils de celui-ci, avait entrepris une campagne qui avait pratiquement chassé les Romains d'Asie mineure et de Syrie. Après la paix de Brindes, Antoine s'était mis en devoir de reconquérir les provinces perdues, et il avait chargé Ventidius des opérations. Une fois conclue la paix de Misène, entre les triumvirs et Sextus Pompée (au cours de l'été du 39, et, probablement, en septembre 11). Ventidius avait remporté de grands succès, et, en quelques mois, les forces de Labiénus et celles des Parthes avaient été vaincues. La Syrie fut alors de nouveau romaine. La Cilicie fut réoccupée. Ces opérations se déroulèrent pendant les derniers mois de 39 et, apparemment, se prolongèrent pendant une partie de l'hiver 12. A ce moment, Rome semblait n'avoir plus rien à redouter des Parthes. Mais, brusquement, tout fut remis en question. Pacorus, qui était absent au moment des victoires de Ventidius, rassemble une armée considérable sur la rive gauche de l'Euphrateu. Ventidius en conçoit les craintes les plus vives. Son armée est encore, nous dit Dion Cassius, dispersée dans ses quartiers d'hiver - ce qui nous reporte à la fin du mois de février ou, au plus tard, vers les premiers jours de mars. A ce moment précis, de nouvelles difficultés ont surgi entre Octave et Sextus Pompée : un affranchi ce Pompée, Ménas, a trahi son maître et livré la Sardaigne à Octave. La date de l'événement se laisse assez mal préciserl 4 ; peut-être se plaça-t-il en décembre ou janvier - en tout cas, Dion le rapporte après le récit des noces d'Octave et de Livie, qui eurent lieu nous le savons, le 17 janvier 38 15• Pompée répliqua (et nous sommes alors, sûrement, au plus tôt en février ou à la fin de janvier) en envoyant un autre de ses affranchis, Ménécratès, ravager la Campanie. Ce qui incita Octave à convoquer

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J. Kromayer dans Hermes, XXIX (1894), p. 516 et suiv.; J. Carcopino dans Rev. Arch., 1913, I, pp. 255-270; Rev. Hist., 1929, III, pp. 227-228. 11 J. Carcopino dans Rev. Hist., toc.cit. 12 Dio, XLVIII, 39,1 à 41,1. La colncidence chronologique avec les exploits de Pollion en Illyrie n'est qu'approximative, souligne Dion. 13 Dio, XLIX, 19,1 et suiv. 1 • Id., XLVIII, 45,4. 15 Calendrier de Verulae, J. Carcopino dans Rev. Hist., toc.cit.

A PROPOS DE LA XVI• caPODE• D'HORACE

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ses deux collègues, Antoine et Lépide, pour leur faire constater la violation du traité de Misène. Lépide ne se rendit pas tout de suite à la convocation et, lorsqu'il se décida à le faire, il était déjà trop tard. Antoine, qui avait passé un hiver particulièrement calme à Athènes, en compagnie d'Octavie, auprès de qui il se montrait un mari tendre et sage, était rassuré sur le sort de l'Orient; les succès de Ventidius le garantissaient contre toute surprise de ce côté. Aussi se hâta+il de venir en Italie aussitôt reçu le message d'Octave. Mais, à peine eut-il installé son camp à Brindes que l'atmosphère changea. Octave était retenu en Étrurie, et ne pouvait venir aussitôt au rendez-vous. Pendant les jours d'attente, des présages sinistres se produisirent dans le camp d'Antoine; un loup dévora une sentinelle en pleine nuit 16 • Cela n'aurait sans doute pas suffi à inquiéter sérieusement Antoine si, au même moment, une dépêche de Ventidius ne lui avait annoncé que Pacorus procédait à des concentrations de troupe. Sans attendre plus longtemps le bon plaisir d'Octave, Antoine quitta Brindes17. Voici donc réunies les conditions qui nous ont semblé nécessaires pour inspirer à Horace son Épode XVI: jamais l'horizon n'a paru plus sombre. Les cavaliers parthes préparent une nouvelle invasion. Sextus Pompée et ses «pirates» tiennent la mer et ravagent l'Italie méridionale. La famine recommence à Rome. Profitons donc, dit Horace, de la seule voie de salut qui reste; longeons la côte étrusque puis, à travers les eaux de la Sardaigne et de la Corse, où ne croisent plus les navires de Pompée, gagnons l'Espagne et les Iles Fortunées! Telles sont les raisons qui nous invitent à dater, assez précisément, !'Épode XVI, du début du printemps de 38, entre février et avril; en tout cas, après le début de la nouvelle campagne en Syrie, campagne qui se terminera par une victoire décisive des Romains, le jour anniversaire de la bataille de Carrhes, 9 juin = 28 mai 11, et avant la présentation d'Horace à Mécène. Si l'on admet cette solution, il s'ensuit que la première publication des Bucoliques est antérieure au printemps de 38, et sans doute, comme le veut de tradition, date de 39 (à la fin de l'année) et, à moins que l'on ne

16

Appien, G.C., V, 9, 79, qui situe la trahison de Ménas au moment du voyage d'Antoine à Brindes. 17 Dio, XLVIII, 46, 3, qui affecte de ne voir dans les nouvelles venues de Syrie qu'un mauvais prétexte. 11 Dio, XLIX, 21,3. Cette colncidence a été mise en doute, mais sans bonne raison semble-t-il.

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puisse prouver que la X• est datée, elle aussi, d'avant 37 19 , l'on est contraint d'admettre l'hypothèse d'une publication en deux temps: une première édition avec neuf pièces seulement, et la seconde, comprenant la dixième Églogue. Il reste sans doute une possibilité : ce serait qu'Horace ait eu connaissance des diverses églogues isolément, au fur et à mesure de leur composition. Mais comment croire que l'on puisse concilier cette hypothèse (qui supposerait, dès cette époque, une certaine intimité, entre Virgile et Horace) avec le fait que l'Épode XVI se présente jusqu'à un certaint point, comme une parodie, assez amère, des thèmes virgiliens? Il est beaucoup plus naturel de penser que les deux poètes n'ont pas encore de relations personnelles, qu'Horace n'a connu les Bucoliques qu'au mo~ent de leur publication et qu'il a réagi violemment en prenant parti contre elles. Mais cette réaction, dont témoigne l'Épode XVI, quelle est-elle au juste?

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A vrai dire, le moment pouvait sembler bien choisi, à la fin de l'année 39, pour publier un recueil de poèmes où s'affirmait le grand espoir de voir revenir des temps meilleurs. Le calme est rétabli sur la mer depuis la paix de Misène; les succès de Ventidius ont restauré, comme nous l'avons dit, la puissance romaine en Asie. Antoine, auprès d'Octavie, semble devenu un autre homme, et les historiens ne ménagent pas leurs éloges à cette période de son existence 20 • Les troubles qui avaient éclaté en Gaule et en Espagne sont rapidement calmés 21 • Après la paix de Misène, une amnistie a ramené à Rome un grand nombre de bannis, et, pendant quelque temps, la joie fut grande 22 • Le «message» virgilien pouvait apparaître comme l'expression de la vérité. Mais nous avons dit que, très vite, les inquiétudes revinrent. Et, naturellement, l'on se prit à douter de la mission divine dont Virgile assurait que les Destins avaient investi Octave. Là où le poète avait cru discerner

Tout dépend de la manière dont l'on peut reconstituer la carrière de Cornelius Gallus, qui demeure assez incertaine. 20 Appien, G.C., V, 76; Plut., Ant., 41. Seul Dion fait entendre une note discordante, mais ce qu'il dit (assimilation au Nouveau Dionysos, XL VIII, 39,2) s'applique évidemment à une autre période. 21 Appien, V, 75, pour la Gaule. Pour le soulèvement des Cerretani, en Espagne, cf. Dio, XLVIII, 42,1 et suiv. 22 Dio, XLVIII, 37,1 et suiv. 19

À PROPOS DB LA XVI• cÉPODB> D'HORACB

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une action providentielle, Horace ne veut voir que l'effet d'une malédiction inéluctable; c'est le sang de Rémus qui a déchaîné contre Rome les «Erynies > vengeresses. Cette «explication> des guerres civiles, proposée dans la très courte Épode VII, domine toute l'Épode XVI, qui constitue un véritable développement de celle-ci. Ce thème de la malédiction fraternelle est suggéré dès les premier vers : altera iam teritur bellis ciuilibus aetas (reprise amère du vers qui forme le véritable début de l'Églogue IV: ultima Cumaei uenit iam carminis aetas) : cette seconde génération, celle de Sextus Pompée, et d'Octave, fils ou héritiers des chefs qui ont participé aux campagnes de Pharsale, de Thapsus et de Munda, n'évoque+elle pas l'épopée thébaine où les Épigones ont, eux aussi, repris la querelle de leurs péres? C'est ainsi, sans doute, qu'il convient d'expliquer le v. 9: (quam) impia perdemus deuoti sanguinis aetas. Horace oppose ainsi à la mystique «pytliagoricienne » de Virgile une conception du Fatum, un sentiment tragique de l'histoire, dans lequel la responsabilité humaine joue le rôle principal. Ce n'est sans doute pas un hasard si !'Épode XVI est remplie de réminiscences d'Archiloque et d'Hérodote! Réaliste, anti-mystique, Horace refuse les séductions des idées nouvelles, du messianisme «séculaire» dont, un jour, il finira par être le chantre officiel. Mais il faudra pour cela que, d'abord, il consente - ce qu'il ne tardera pas à faire - à abandonner son attitude hostile et boudeuse, bref, à devenir l'ami de Virgile. Et il est fort probable que celui-ci, plus attiré, peut-être qu'irrité par cet esprit qui lui apportait, avec un talent déjà si mûr, la contradiction, voulut connaître Horace. Horace opposa+il quelque résistance à se laisser séduire? N'avait-il pas obtenu, précisément, ce qu'il avait souhaité en se posant en contradicteur de celui qui commençait à apparaître comme le porte-parole des amis d'Octave? Cela n'est nullement impossible, pourtant l'on ne saurait, en bonne justice, lui attribuer que des sentiments mercenaires : le désarroi, le pessimisme du patriote, qui transparaissent dans l'Épode XVI · n'étaient sans doute pas des sentiments de commande, dont l'expression était calculée pour provoquer le scandale. Peut-être Virgile sut-il trouver les mots convenables pour réconforter celui qui allait être son ami et, sinon le convertir à sa propre foi, du moins lui laisser entrevoir que le salut de Rome ne résidait pas dans cette attitude purement négative mais dans la participation active à ce grand mouvement de renouveau qui déjà se dessinait. Quoi qu'il en soit, l'Épode XVI marque le dernier moment d'une période dans la vie du poète et comme l'expression ultime d'un désespoir que va consoler, bientôt, l'amitié épicurienne.

LUCAIN ET SÉNÈQUE À PROPOSD'UNE TEMPÊl'E

Chacun sait que Lucain, dans la description de la tempête que dut affronter César lorsqu'il décida de traverser l'Adriatique pour presser Antoine qui s'attardait, s'est inspiré d'un épisode de }'Agamemnon, où Sénèque place dans la bouche du héraut Eurybatès un long récit racontant le célèbre ouragan qui engloutit une grande partie des guerriers achéens, et notamment Ajax, fils d'Oïlée, pendant leur retour en Grèce. Deux épisodes, l'un, de style épique, montre un homme triomphant du Destin, l'autre, de style tragique, montre un retournement de la Fortune pour une armée victorieuse. Le premier est naturellement écrit en hexamètres, le second en sénaires iambiques. Les rapprochements entre les deux textes ont été souvent signalés 1. Ils montrent à l'évidence que la poétique de Sénèque et celle de son neveu sont très voisines l'une de l'autre. Comme l'on peut avancer, avec une quasi certitude, que la description de Lucain est postérieure dans le temps à la tragédie de Sénèque, il est clair que celle-ci fut, sinon le modèle exclusif de l'épisode que nous lisons dans la Pharsale, du moins l'un des textes par rapport auxquels le jeune poète a voulu se situer. Il est donc intéressant et sans doute instructif d'analyser de près les rapports qui existent entre ces deux pages, d'abord pour mesurer la distance qui sépare leurs auteurs - en l'espace d'une génération, le goût change - ensuite, si cela est possible, pour demander à Lucain la solution de deux ou trois difficultés que pose le récit d'Eurybatès, des difficultés de texte que le dernier éditeur 2 n'a pas cru susceptibles de recevoir une solution, enfin pour mieux comprendre la pensée des deux poètes.

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V., par exemple, E. de Saint-Denis, Le rôle de la mer dans la poésie latine, Paris, 1936, chap. XIII et XIV. R. J. Tarrant, Seneca, Agamemnon, Cambridge, 1945, commentaire aux vers 460 à 578. Pour Lucain, Pharsale, V, 540 à 677. J R. J. Tarrant, op. cil.

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En dépit de toutes les différences imposées par celle des situations, les deux descriptions se ressemblent beaucoup. Ce sont deux tempêtes qui se déchaînent pendant la nuit et leurs phases successives sont présentées de la même manière. Le récit commence avec les signes avant-coureurs, qui se produisent au coucher du soleil. Dans la Pharsale, ces signes sont décrits par le jeune homme, patron de la barque, auquel s'est adressé César; ils ne sont pas intégrés dans le récit, et sont beaucoup plus détail• lés et précis que ceux que mentionne Sénèque. Celui-ci souligne seulement que le soleil, au couchant, est en partie voilé par un nuage qui assombrit l'éclat du disque 3. Lucain, lui, développe l'idée: le nuage se forme au centre du soleil et celui-ci, divisé en deux, éclaire d'un côté le Nord, de l'autre le Sud•, tandis que le milieu de l'astre ne donne qu'une lumière atténuée, sans vigueur (infirma lumine). Peu à peu, les signes d'orage deviennent plus nombreux. Chez Séné· que, c'est d'abord un calme total; les voiles pendent, abandonnées par le vent; puis on entend un grondement sourd (murmur graue) lourd de menaces. Il vient des collines (sans doute celles des îles que longe la flot· te, pendant cette traversée des Cyclades); sur une longue distance, les rivages et les rochers le répercutent (tractuque longo litus ac petrae gemunt) 5 • Ici encore, Lucain va se montrer plus précis et plus détaillé que Sénèque: le vent n'a pas encore atteint la mer; pour le moment, il agite seulement les bois, et la mer se met à battre violemment le rivage 6 • Ces indications sont données par le patron de la barque, avant le départ. Les signes deviennent plus nets et pressants lorsque commence le récit du voyage: à cet instant se produisent d'étranges phénomènes; les vents agi· tent déjà les régions les plus hautes du ciel. Ils ne sont pas encore sensibles sur la mer, mais déjà, comme dans le récit d'Eurybatès, la mer «déroule, menaçante, sur une longue distance, maints rouleaux», tandis que la surface se hérisse dans la nuit 7 • Les deux textes présentent la même notation: le gonflement de la mer précède le déchaînement des vents'.

3

Agam., 462-464 : exigua nubes sordido crescens globo / nitidum cadentis inquinat Phoebi iubar; I suspecta uarius occidens fecit freta. • Phars., V, 541-543: nam sol non rutilas dedwcit in aequora nubes / concordesque tulit radios; Notum altera Phoebi / altera pars Borean diducta luce uocabat. 5 Agam., 468. • Phars., V, 551: sed mihi nec motus nemorum nec litoris ictus/ nec placet ... 7 Ibid., V, 564-567: Niger inficit horror / terga maris, longo per multa uolumina tractu I aestuat unda minax flatusque incerta futuri / turbida testantur aequora uentos. • Agam., 469 : agi tata uentis unda uenturis tumet.

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Les vents sont pourtant présents. Ils ébranlent la voûte céleste, et les astres éprouvent leur violence. Lucain le dit expressément; sous leur pression, les astres qui glissent dans la haute atmosphère tombent en traçant dans le ciel des sillons en tout sens; et même les étoiles solidement fixées aux alentours du pôle sont ébranlées 9 • Ces précisions de Lucain nous semblent développer et commenter un vers de Sénèque que la tradition a quelque peu tourmenté et que les éditeurs modernes se plaisent à corriger. L'Etruscus écrit en effet: Vndique incumbunt simul / rapiuntque pelagus infimum euerso polo 1°, tandis que la tradition A écrit: .. .rapiuntque pelagus infimo euersum solo. Les éditeurs marquent une préférence pour ce texte de A ou quelque correction qui en dérive. Mais il nous semble que le développement de Lucain dont, jusqu'ici, les phases ont suivi celles de la tempête telle que la conte Eurybatès, permet de comprendre le texte de E et nous invite à le conserver. Lorsque les vents, d'abord déchaînés dand le ciel, s'abattent sur la mer", située, naturellement, très en-dessous (infimum), ils le font après avoir bouleversé les régions du pôle céleste. Nous traduirions donc: «Les vents, de toute part, s'abattent, prennent possession de la mer, en-bas, après avoir bouleversé le pôle». Il ne saurait être question, à ce moment du récit, de vagues si profondes qu'elles mettent à nu le fond de la mer. Ce souvenir virgilien se trouve bien chez Lucain 12 , mais à un stade ultérieur de la tempête. Sénèque n'y a pas recouru. Il s'est contenté de dire que l'Auster Libyen a déplacé les sables des Syrtes, ce qui est tout autre chose 13• Nous ne retiendrons pas la leçon de A, qui, une fois de plus, a introduit une «correction» intempestive. Cependant, la nuit, sur la mer, est devenue totale, avant même que les vents ne s'abattent: «à ce moment, brusquement, la lune se cache, les étoiles disparaissent» 14 • Chez Sénèque comme chez Lucain, l'obscurité est évoquée à deux reprises: une première fois avant le déchaînement des vents, une seconde au plus fort de la tempête 15• Dans le récit d'Eurybatès,

• Phars., V, 561-563: ad quorum motus norl solum lapsa per altum I aera dispersas traxere cadentia sulcos sidera / sed summis etiam quae fixa tenentur as/ra I polis sunt uisa quati. 10 Agam., 474. 11 Sur les vents qui tombent du ciel, v. Sénèque, Qu. Nat., V, 12. 12 V, 604: el abstrusas penitus uada fecit arenas. "Agam., 480: Libycusque harenas Auster ac Syrtes agit. 14 Agam., 470: cum subito Luna conditur, stellae latent. Le cadunt de A est peu défendable. V. Tarrant, op. cit. "Pharsale, V, 564: Niger inficit ho"or supra, n. 7); puis au v. 627: Non caeli nox illa fuit ... Sénèque, Agam., 472: nec una nox est, et v. 491 et suiv.

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la première allusion à l'obscurité qui tombe est suivie d'un vers dont la place en cet endroit a semblé peu vraisemblable: «i,t astra pontus tollitur, caelum perit> 16 , et il est, certes, très vrai que le sens donné habituellement à ce vers ne permet pas de· le conserver à sa place traditionnelle, si l'on comprend que «la mer s'élève jusqu'aux astres et le ciel disparaît>. Tout est intelligible si l'on traduit: «la mer s'élève (= semble s'élever) jusqu'aux astres, le ciel disparaît>. La transposition récemment proposée 17, qui place ce vers entre le vers 489 et le vers 490 est très séduisante, mais il est difficile de penser que la mer s'élève réellement jusqu'aux astres et que le ciel est effectivement détruit, ou que Sénèque feigne qu'il en soit ainsi. Il dit seulement (aux vers 485 et suiv.) que l'on pourrait croire (crederes) que le monde est retourné au chaos, que les éléments sont mêlés, la terre à la mer, les eaux de celle-ci à celles du ciel 11 • La «rupture> du ciel a été mentionnée aux vers 486 et 487. Le vers 471, à cette nouvelle place, introduirait une répétition inutile, et une véritable contradiction, puisque la rupture en question se produit indépendamment d'une action possible des eaux de la mer. La nuit est donc tombée, confondant la mer et le ciel. Dans le récit de Sénèque, l'obscurité est rendue encore plus épaisse par un brouillard. Lucain ne fait pas intervenir le brouillard, peut-être parce qu'il se réserve de revenir (avec Sénèque lui-même), un peu plus tard, sur l'épaisseur «infernale> de la nuit19 • Mais voici que les vents s'abattent enfin sur la mer. Pour décrire leurs combats, les deux poètes recourent à la même fiction: chacun des vents défend son propre territoire20. Dans le récit de Sénèque, les armes dont ils se servent sont indiquées : l' Aquilon utilise la neige, l'Auster Libyen le sable des Syrtes; puis, faute sans doute d'imaginer des armes pour le vent d'Est et le vent d'ouest (l'Eurus et le Corus, qui s'oppose à lui), il se contente de caractériser les pays d'où ils soufflent. Lucain ne dit rien des armes, et décrit cette bataille comme un affronte-

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Agam., 471 (Tarrant, op. cit., suivant Zwierlein). Tarrant, ibid. 11 Agam., 485-490 : mundum reuelli sedibus totum suis / ipsosque rupto crederes caelo deos I decidere et atrum rebus induci chaos : / uento resistit aestus et uentus retro I aestum reuoluit : non capit sese mare / undasque miscent imber et fluctus suas. 19 Pharsale, V, 627-629: non caeli no%illa fuit: latet obsitus aer / infernae pallore domus nimbisque grauatus I deprimitur, fluctusque in nubibus accipit imbrem. Agam., 493-494: premunt tenebrae lumina et dirae Stygis / inferna no%est. 20 Agam., 477-478: sua quisque mittit tela et infesti fretum / emoliuntur. Phars., V, 610-611 : cunctos solita de parte ruentis I def endisse suas uiolento turbine terras. 17

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ment de forces entraînant les flots de la mer et les faisant se heurter. Mais il se souvient très prècisément du texte de Sénèque. Sénèque avait dit, pour introduire le Corus: «quid rabidus ora Corus Oceano exserens? »21. Il écrit: «Primus ab Oceano caput exeris Atlanteo, / Core»22 • Et, à ce moment, nous rencontrons, dans le texte de Sénèque, un vers qui a défié la sagacité des éditeurs et dont le texte est très certainement corrompu, le vers 481. Tous les manuscrits donnent: «nec manet in Austro fit grauis nimbis Notus ». En quelque manière qu'on le prenne, il est impossible d'en tirer un sens quelconque sans faire grande violence à la grammaire ou à la vraisemblance. Mais nous pouvons peut-être demander à Lucain le mot de l'énigme. Parlant du Notus (dont il est question dans le vers de Sénèque), il dit : «Non Euri cessasse minas, non imbribus atrum / Aeolii iacuisse Notum sub carcere saJCiI crediderim » 23 : «je croirais volontiers que les menaces de l'Eurus ne manquèrent pas et que le Notus, noir de pluies, ne resta pas immobile sous la prison du rocher d'Êole». La manière dont est présentée l'intervention du Notus ne laisse pas d'être surprenante. «Non ... crediderim » exprime un sentiment personnel du poète, où perce quelque ironie. Il semble suggérer que, dans une pareille tempête, les vents ne peuvent manquer d'intervenir, sans que l'un d'eux s'abstienne. C'est une évidence. Lucain paraît faire allusion à quelqu'un, qui aurait cru devoir assurer que le Notus n'était pas resté enfermé dans la prison d'Êole. Comme si cela n'allait pas de soi! Or, tout s'explique, si l'on accepte de lire, dans le texte de Sénèque, dont nous avons vu que Lucain suit la démarche, étape par étape, au lieu de l'incompréhensible « in Austro », au vers 481 : nec manet in antro, fit grauis nimbis Notus («le Notus ne demeure pas dans l'antre, il se charge de nuages»). Le vers de Sénèque, lui-même, s'explique par une allusion à la description virgilienne de la tempête, au premier livre de l'Énéide, une description qui est présente à son esprit, et dont il s'inspire, çà et là 2•. Virgile, on le sait, évoque l'Eurus et le Notus, enfermés avec leurs frères dans la grotte d'Êole 25 et se précipitant, ensemble, sur la mer, dès que la porte leur est ouverte 26 • Nous retrouvons donc la série habituelle des allu-

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V, 484. Pharsale, V, 598-599. " Pharsale, V, 609-610. 24 Par exemple au v. 474 (undique incumbunt simul . . .) : Ênéide, l 84 et suiv.: incubuere mari ... Eurusque Notusque ruunt, etc. "Énéide, I 52 : Hic uasto rex Aeolus antro . . . 26 lbid., 85: una Eurusque Notusque ruunt .. . 22

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sions, de poète en poète, la reprise d'un thème, conformément à l'esthétique de ce temps. Reprise qui se double ici d'une ironie de Lucain à l'égard de son oncle, comme s'il trouvait superflu que celui-ci ait jugé nécessaire de préciser que le Notus n'était pas resté enfermé, seul, dans la légendaire caverne. La lecture Austro, pour antro, étant commune à tous les manuscrits que nous possédons, devait déjà figurer dans leur archétype commun. Elle s'explique par l'action de deux causes conjuguées, d'abord la ressemblance, particulièrement si le modèle était écrit en onciales, entre antro et austro, ensuite par l'abondance, dans ces vers, des noms de vents et la suggestion qui en résultait2 1 • Le combat que se livrent les vents, tous déchaînés, semble menacer l'ordre du monde. Les deux poètes s'accordent sur ce point, et leurs développements sont, ici encore, parallèles. Celui de Sénèque est plus bref: «on croirait que l'univers entier est arraché de ses bases, que les dieux eux-mêmes, du ciel rompu, s'abattent, qu'un noir chaos est jeté sur les choses; au vent fait obstacle le flot, et le vent contraint le flot à rouler en arrière; la mer sort de ses limites, l'averse et le flot mêlent leurs ondeu 2•. Lucain se livre à des considérations beaucoup plus complexes sur le même thème. Il commence par constater que, finalement, l'élément marin (pelagus), dans son ensemble, demeure à sa place 29 grâce, précisément, à ce combat des vents dont les efforts s'annulent. Sans doute, continue-t-il, de petites étendues d'eau sont entraînées par eux (... parua procellis I aequora rapta ferunt) 30 • Mais des masses énormes d'eau, venues de l'Océan, montent à l'assaut de la terre et font s'écrouler des montagnes 31 , et il s'agit bien alors d'une menace contre l'ordre du monde, comme au temps légendaire du déluge, lorsque «Téthys refusa de souffrir aucun rivage et n'eut d'autre limite que le ciebJ2. C'est bien ce bouleversement de l'univers auquel faisait allusion Sénèque. Lucain, lui, constate que les choses n'allèrent pas si loin et que, de même que les vents annulèrent réciproquement leurs violences, l'eau du ciel oblige l'eau de la mer à demeurer à sa place 33• Lucain fait la leçon à son oncle et, implicitemeQt,

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Sur le subarchétype en onciales, v. Tarrant, op. cit., p. 57 et suiv. Agam., 485 et suiv. (ci-dessus, n. 18). 29 Pharsale, V, 612: sic pelagus mansisse loco. 30 Ibid., 612-613. 31 Ibid., 615-620. 32 lbid., 623-624: cum litora Tethys / noluit ulla pati caelo contenta teneri. 33 Ibid., 625-626 : tune quoque tanta maris moles creuisset in astra / ni Superum rector pressisset nubibus undas. 21

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lui reproche d'avoir exagéré. De plus, son analyse, plus poussée, implique que Sénèque ne s'est pas suffisamment préoccupé du mécanisme de la tempête. On peut se demander si cette controverse, esquissée par Lucain, ne se réfère pas à un passage particulièrement remarquable des Questions naturelles, l'évocation du déluge qui mettra fin à notre monde 34 • Sénèque y affirme que l'équilibre des «éléments» est sans cesse menacé, que cet équilibre, un jour, finira par se rompre, et que l'eau envahira toute chose. Alors les mers se confondront et ce sera la fin des êtres vivants. Ce déluge universel, c'est celui auquel Lucain faisait allusion; mais il le situe dans le passé - il a marqué la fin du monde précédent, celui qui a péri avant que ne renaisse le nôtre, pour un nouveau cycle. La tempête que doit affronter César n'est que l'une de ces tentatives «ponctuelles», de ces assauts dont parle Sénèque dans les Questions naturelles 35 • Elle ne met pas vraiment en question l'ordre du monde. La fin de notre univers ne surviendra qu'au moment où la terre elle-même se liquéfiera. Telle est la thèse des Questions naturelles. Il apparaît donc que Lucain se montre plus exact, plus «scientifique» que son oncle. S'agit-il simplement d'une évolution du goût? En fait, nous avons déjà cru discerner une critique, ou, au moins, une taquinerie, de Lucain envers son oncle à propos du Notus. Ici, son développement s'explique à la fois par référence au passage de !'Agamemnon et à la doctrine exposée dans les Questions naturelles: ce qui revient à corriger Sénèque par lui-même, à rectifier un premier état de sa pensée grâce à la réflextion plus approfondie qu'il a lui-même poursuivie. Ce qui n'est nullement désobligeant pour Sénèque, mais témoigne seulement du soin apporté par Lucain à lire ses plus récents travaux. Et cela suggère aussi que !'Agamemnon fut composé avant que Sénèque n'ait élaboré la doctrine qu'il fait sienne dans les Questions naturelles. On pense à la période de l'exil. D'autres passages du même ouvrage expliquent et alimentent le développement de Lucain. L'idée, par exemple, que les grandes vagues qui engloutissent des montagnes (ou plutôt provoquent leur écroulement) proviennent de !'Océan s'y trouve, presque dans les mêmes termes 36 , et

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III, 30, 1 et suiv. "Ibid., 5 : temptatur diuelliturque concordia. 36 Pharsale, V, 617 et suiv.: Non illo litore surgunl / tam ualidi fluet us alioque ex orbe uoluti / a magno uenere mari, mundumque coercens / monstriferos agit unda sinus. Quaest. Nat., III, 28, 3: deinde ubi litus bis terque prolatum est et pela-

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ROMB, LA LI1TËRATURB BT L'HISTOIRB

cette notation entraîne aussitôt, l'évocation du déluge, dont elle n'est, chez Sénèque, qu'une partie. De la même manière, Lucain assure que l'équilibre entre la mer et le ciel est assuré par le poids des nuages qui pèsent sur les eaux et les empêchent de s'élever 37 • Or, nous savons que, pour Sénèque, les nuages sont de l'air condensé et qu'ils sont chargés de particules séches qui les alourdissent 38 • Ils peuvent donc servir à freiner un mouvement ascendant de la mer. Aussitôt après ces réflexions sur l'ordre du monde, Sénèque et Lucain rappellent, une seconde fois, que l'obscurité est totale: «même cet ultime soulagement n'est pas donné à ces souffrances, de voir au moins et de savoir de quel mal ils périssent; les ténèbres pèsent sur les yeux et c'est la nuit infernale de l'épouvantable Styx» 39 • À quoi Lucain fait écho: «cette nuit ne fut pas celle du ciel; l'air se cache, envahi par la pâleur de la demeure infernale et, alourdi par les nuages, est êcrasé» 40 • Les deux poètes expliquent ce redoublement des ténèbres de la même manière : «l'averse et le flot mêlent leurs ondes>, dit Sênèque 41 ; et Lucain: cet le flot reçoit l'averse parmi les nuages» 42 • Les deux récits se trouvent ici, on le voit, exactement parallèles. Mais, bientôt, apparaît un point de divergence, à propos de la même circonstance. Dans cette nuit «infernale», continue Sénèque, voici que des éclairs apparaissent: «excidunt ignes tamen I et nube dirum fulmen elisa micat, I miserisque lucis tanta dulcedo est mala; hoc lumen optant>•l («des feux, cependant, s'échappent et de la nuée éclatée une foudre sinistre jaillit, et à ces malheureux cette lumière mauvaise est si douce qu'ils souhaitent sa lueur»). Notons au passage que, ici encore, le développement de Lucain permet peut-être d'interpréter un mot difficile de Sênèque 44 • La lux ...

gus in alieno consistit, uelut amoto malo, comminus procurrit aestus ex imo recessu maris ... Haec fatis mota, non aestu ... attollit uasto sinu fretum agitque ante se. 37 Pharsale, V, 626 (supra, n. 33). 31 On sait que le début du livre IV (De nubibus) des Quaest. Nat. est perdu, mais on peut connaître la théorie de Sénèque sur leur nature par Quaest. Nat., II, 22; 26, 1, etc. (De fulminibus). 39 Agam., 491-494: nec hoc tamen leuamen denique aerumnis datur / uidere saltem et nosse quo pereant malo: I premunt tenebrae lumina et dirae Stygis inferna nox est. 40 Pharsale, V, 627-629 (supra, n. 19). "Agam., 490 (supra, n. 18). 42 Pharsale, V, 629 (supra, n. 19). 0 Agam., 494-497. 44 Pharsale, V, 630-631: lux etiam metuenda perit, nec fulgura currunt / clara, sed obscurum nimbosus dissilit aer.

LUCAIN BT SËNÊQUB

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mala, chez celui-ci, a pour correspondant chez Lucain l'expression: lux ... metuenda; et nous proposons de comprendre que, pour les compa• gnons d'Eurybatès, si la lumière est «mauvaise>, c'est parce qu'elle leur découvre à la fois les dangers qu'ils courent, leur triste situation et l'étendue de la catastrophe. Mais on peut se demander pourquoi Lucain a refusé cette «triste lumière» des éclairs. C'est peut-être, pensera-t-on d'abord, parce que, chez Sénèque, ce sont les soldats achéens dont la vie est en jeu, qui connaissent la peur, et admettent en eux des faiblesses humaines; tandis que le héros de Lucain est César et que le moment n'est pas encore venu de le faire intervenir, de montrer ses réactions. Mais il y a peut-être une autre raison. Scientifiquement (aux yeux de Sénèque), le tonnerre peut se faire entendre sans qu'un éclair jaillisse 4 5, et cela, semble+il dire, se produit lorsque la masse des nuages que devrait traverser le courant d'air constituant la foudre est si épaisse qu'elle l'étouffe 46 • Lucain, ici encore, se conforme à la doctrine exposée par son oncle dans les Questions naturelles. Peut-être parce que son dessein poétique s'en accommodait mieux, peut-être, aussi, comme un peu plus haut dans sa description, pour «rectifier> une «erreur> commise par l'auteur de l'Agamemnon, qui aurait encore insuffisamment réfléchi, lorsqu'il composa cette tragédie, au mécanisme d'une tempête comme celle qui est décrite par Eurybatès. Lucain tire les conséquences du phénomène tel qu'il le conçoit: l'ex• traordinaire condensation de l'air qui a lieu à l'intérieur de ces masses nuageuses entassées depuis la mer jusqu'aux régions supérieures de l'at• mosphère provoque l'ébranlement de la «machine> céleste. La voûte extérieure du ciel, où séjournent les dieux d'En-Ha~t (sur le «toit> du monde), est violemment secouée. Nous avons vu, au début de l'orage, que les vents, là-haut, inquiétaient les étoiles; maintenant c'est la charpente même du ciel qui «travaille» et souffre: Tune Superum conuexa tremunt, atque arduus axis intonuit motaque poli compage laborat 41 •

Rien de tel dans le récit d'Eurybatès, ce qui ne saurait nous étonner puisque, dans l'Agamemnon, Sénèque ne s'est pas soucié d'étudier le mécanisme de la tempête avec une exactitude comparable. Il s'était contenté de dire, assez vaguement (nous l'avons vu), que le déchaînement

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Ouest. Nat., II, 20, 2. Id. : quis autem non et hoc concedet aliquando ignem quoque irrumpere posse nubes et non exilire si plurium aceruo nubium, cum paucas perscidisseJ, oppressus 46

est? 47

Pharsale, V, 632-633.

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ROME,LA LITit!RATURBET L'HISTOIRE

des vents ébranlait tout l'univers. Il avait, pour cela, employé des expressions dont Lucain va maintenant se souvenir. Cet ébranlement de la charpente du monde est tel, dit-il, que «la nature craignit le chaos; il semble que les éléments aient rompu l'accord qui retarde (la fin du monde) et que revient la nuit qui doit mêler les mânes aux dieux> 41 • On reconnaît les vers de !'Agamemnon que nous avons cités 49 : con croirait que l'univers entier est arraché de ses bases, que les dieux, du ciel rompu, s'abattent, qu'un noir chaos est jeté sur les choses ... > Ici, comme là, même évocation du chaos, qui est la nuit originelle (atrum chaos, dans la tragédie; no.x dans l'épopée), même rupture du séjour des dieux (rupto caelo, chez Sénèque, Superum conue.uz, chez Lucain). Puis les deux descriptions divergent, comme l'impose la différence des situations. Les rapprochements deviennent moins évidents: d'un côté, nous avons une flotte entière, de l'autre, un homme seul sur une barque. Chez Lucain, l'issue est heureuse, la barque est portée par la vague jus• qu'au rivage; chez Sénèque, les navires se heurtent, s'entrechoquent, puis la mort d' Ajax est isolée, décrite en détail, comme sur une miniature, enfin c'est la trahison du «naufrageur> Nauplius, qui achève l'œuvre des éléments. Par exemple, celui-ci: «nil ratio et usus audet: ars cessit malis >50 devient, chez Lucain : «artis opem uicere metus, nescitque magister I quam frangat, cui cedat aquae:. 51 ; mais ce thème est assez général, et on le trouve déjà chez Ovide52 , d'où il peut être passé directement chez Lucain. De même, la «dixième vague:. 53, le terme de decimus fluctus étant, semble+il, une expression familière de la langue des marins 54 • On ne saurait douter que Lucain n'ait eu le récit d'Eurybatès présent à l'esprit tandis qu'il composait cet épisode de la Pharsale. On sait que les poètes aimaient, en faisant allusion à une œuvre antérieure, rendre hom· mage à celle-ci55. Il y a, chez Lucain, une véritable «retractatio> de la tem· péte décrite par Sénèque, dont il suit exactement les différents moments et dont il imite les hyperboles. La comparaison nous apprend non seule-

•• Ibid., 634-636 : extimuit natura chaos; rupisse uidentur / concordes elementa moras, rursusque redire I nox manes mixtura deis. 49 Supra, n. 18. 50 Agam., 507. 51 Pharsale, V, 645-646. 52 Tarrant, op. cit., p. 272 . 51 • Aga~., 502 : fluctus hanc duimus tegit; Lucain, Pharsale, V, 672; haec fatum duimus, dictu mirabile, fluctus / ... leuat. 54

55

Paul-Fest., 71 (M). A. Thil!, Alter ab illo, Paris, 1979, p. 5 et suiv.

LUCAIN BT StiNtiQUB

123

ment ce que Lucain lisait dans le texte de son oncle (et le bénéfice en est appréciable pour nous, après tant d'intermédiaires dans la tradition), mais comment il le lisait : une lecture critique, rectifiant, à la lumière des «plus récents travaux> (selon l'expression des philologues modernes), ce que l'esquisse tragique avait d'inexact, de spontané, de trop «littéraire>. Constatation peut-être inattendue, qui nous présente un Lucain plus soucieux d'exactitude que de rhétorique, et lecteur plus consciencieux que l'on aurait pu le penser des livres de Sénèque. Le témoignage ainsi apporté sur le milieu littéraire de la cour vers 62 après J.-C. et les années suivantes nous semble mériter l'attention.

L'ÉLOGE DE NÉRON AU DÉBUT DE LA PHARSALE EST-IL IRONIQUE?

Les commentateurs se posent traditionnellement, à propos du début de la Pharsale, plusieurs problèmes devenus classiques. De l'un de ceux-ci, l'authenticité et l'origine des sept premiers vers du poème, nous ne nous occuperons pas ici1. Mais ce problème lui-même n'est qu'un cas particulier de celui que soulève, de façon générale, l'ensemble du prologue, amputé ou non de son début. Nul ne se serait jamais avisé de douter de l'authenticité des sept premiers vers si l'on n'avait éprouvé le besoin de justifier ou d'expliquer la présence, en tête de l'épopée, d'un éloge de Néron. Le témoignage de la Vie de Vacca est formel: les trois premiers livres de la Pharsale ont bien été publiés avant la brouille survenue entre le prince et le poète, mais la rédaction des autres livres et aussi leur publication sont postérieures à la disgrâce de Lucain. Comment, dans ces conditions, comprendre que la Pharsale débute, aujourd'hui encore, par une page de flatterie à l'adresse du tyran qui, non content d'imposer silence à celui qui avait été son ami, finit par le contraindre à mourir? Il Y a là une sorte de scandale dont se sont émus les premiers commentateurs et qu'ils ont cherché à expliquer. De très bonne heure, l'on s'est demandé si Lucain, en écrivant ce prologue, n'avait pas glissé le sarcasme sous l'éloge, si l'excès même de la flatterie ne dissimulait pas une ironie féroce. Ainsi, les éditeurs posthumes auraient volontairement conservé cette page ambiguê, qu'il serait naïf de prendre au pied de la lettre. Les philologues modernes ont repris cette interprétation. Dans un

1

Rappelons seulement quelques études, celles de C. F. Weber, De duplici Pharsaliae Lucani exordio, Marbourg, 1860; V. Ussani, in Riv. di Filol., 1903, p. 463-469. L. Herrmann, Le prologue de la Pharsale, Latomus, VI (1947), p. 91 et suiv.; M.A. Levi, li prologo della Pharsalia, Riv. di Filot. Class., N. S. XXVII (1949), p. 71-78. L'authenticité de ces sept vers demeure extrêmement probable et l'autorité de la tradition qui en fait honneur à Sénèque à peu près nulle.

126

ROME, LA Lm2RATURE

ET L'HISTOIRE

mémoire qu'elle consacrait, en 1945, à la «signification de la Pharsale»2, M- B. M. Marti suggérait que «l'excès même de l'extravagant éloge de Néron, dans l'exorde, peut indiquer qu'il s'agit d'une satire de l'empereur, déguisée, mais claire pour les initiés>. Dix ans plus tard, Emmanuel Griset avançait, indépendamment, la même idée et consacrait un article à l'éloge de Néron pour soutenir que Lucain avait, en réalité, voulu se moquer du tyran 3, et que cette page était peut-être la raison profonde de la disgrâce qui avait frappé le poète. Cette interpétation, disions-nous, n'est pas nouvelle, et ni M- Marti ni E. Griset ne l'ont ignoré; elle est déjà présentée par certaines des scolies de Berne; elle est reprise explicitement dans les Gloses d'Arnulf d'Or· léans4. qui expliquait Lucain à ses étudiants vers la fin du XII• siècle. Le scoliaste de Berne, lorsqu'il commente le passage relatif à l'apothéose astrale promise par Lucain à Néron, cherche à montrer que chaque détail constitue une allusion maligne à des ridicules physiques de l'Empereur. Si Lucain prie le poète de ne pas choisir, dans le ciel, une place voisine de la Grande Ourse, c'est, nous dit-il, «parce que Néron avait un pied plus grand que l'autre, ou parce qu'il était obèse» 5 - ce qui expliquerait les mots de Lucain, «aetheris immensi partem si presseris unam, / sentiet axis onus». Si, de même, Lucain demande à Néron de ne pas jeter, après son apothéose, un «regard oblique sur Rome> (v. 54), ce serait parce que Néron louchait. Au vers 58, le scoliaste croit discerner une allusion «à la hernie> de Néron ou encore à sa calvitie. Arnulf va plus loin encore; pour lui, pas un mot de cet éloge qui ne soit à double sens. Si Lucain parle de l'apothéose de Néron, c'est qu'il la souhaite; il a peur qu'elle ne vienne trop tard. Que Néron meure au plus vite et aille se pavaner, grotesquement, dans l'Empyrée ! Que penser d'une pareille interprétation, que penser de cette thèse d'un Lucain follement satirique, au point d'insulter aussi grossièrement l'empereur, sous couleur de lui prodiguer des éloges? Une première objection ne peut manquer de venir à l'esprit: si l'ironie est aussi évidente, comment Néron ne l'aurait-il pas sentie lui-même? C'est se faire de son esprit une idée singulière. Nous savons que Néron ne fut, à aucun degré, un sot. E. Griset, qui a bien vu la difficulté, en tire argument pour 2

The meaning of the Pharsalia, Am. Journ. of Philol., LXVI (1945), p. 352-376; p. 375. 3 Lucanea IV. L'Elogio Neroniano, Riv. di Studi Class., III (1955), p. 134-138. • Arnulfi Aurelianensis glosule super Lucanum, éd. B. M. Marti, American Academy in Rome, 1958, par exemple, p. 15. 5 H. Usener, M. Annaei Lucani Commenta Bernensia, Leipzig, 1869, au vers 53.

L'ÉLOGE DE NÉRON AU DÉBUT DE LA PHARSALE

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soutenir que cet éloge insultant fut la cause principale de la haine que Néron aurait fini par porter à Lucain. De plus, s'il est vrai que les premiers livres de la Pharsale furent composés avant la brouille, devons-nous penser que, dès ce temps-là, Lucain ait nourri des sentiments hostiles à Néron? Cela n'est nullement impossible en soi, puisque Sénèque, on le sait, vécut dans une demi-disgrâce longtemps avant la conjuration de Pison, et Lucain peut avoir partagé l'opinion de son oncle, quitte à dissimuler sa pensée véritable. Hypothèse romanesque, qui n'est sans doute pas nécessaire, si l'on parvient à montrer que les prétendus sarcasmes du poète sont en réalité imaginaires et que les termes de l'éloge qui sert de prologue à la Pharsale s'expliquent d'une façon très différente. Remarquons d'abord que les scolies de Berne, recueil où sont mêlées des notes d'origines fort diverses et d'époques très différentes, tracent de Néron un portrait physique qui est presque entièrement fantaisiste. Lucain, nous disent-elles, tourne en dérision la calvitie de Néron? Mais Néron n'était pas chauve: Suétone nous parle de ses cheveux blonds, assez abondants pour qu'il pût les laisser flotter sur son cou et en former plusieurs vagues 6 • Lucain ferait allusion à son strabisme? Mais Néron, au dire de Suétone, ne louchait pas; il avait seulement la vue faible. Rien n'est dit non plus d'une hernie dont il aurait souffert ou d'une dissymétrie de ses pieds. Les portraits de Néron que nous avons conservés sont trop incertains pour que nous puissions leur demander un témoignage; si les bustes que l'on considère parfois comme donnant son image montrent un visage légèrement empâté, cela ne signifie nullement que ce jeune prince fût «obèse». Il semble bien que tous les traits rassemblés par les scolies de Berne appartiennent à la figure légendaire du Néron monstrueux, persécuteur des premiers chrétiens, et qui ne pouvait manquer de porter sur sa personne les stigmates de ses vices. Il paraît donc bien diffi. cile d'admettre que Lucain ait voulu tourner en ridicule des traits physiques qui ne répondent en aucune façon à la réalité. Tacite ne nous dit-il pas que les contemporains de Néron, après sa mort, comparaient à la vieillesse et à la laideur de Galba la jeunesse et la beauté de son prédéces• seur 7 ? Le problème posé par l'éloge de Néron demeure donc entier. S'il n'est pas ironique - et les seuls indices de cette ironie se révèlent, à l'ana•

• Suét., Nero, 51 : Circa cultum habitumque adeo pudendus ut comam semper in gradus formatam peregrinatione Achaica etiam pone uerticem summiserit. 7 Tac., Hist., 1, 7, 3: /psa aetas Galbae irrisui ac fastidio erat adsuetis iuuentutae Neronis et imperatoris forma ac decore corporis, ut est mos uulgi, comparantibus.

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ROME, LA LIIT8RATURB BT L'HISTOIRE

lyse, décevants - il doit être interprété dans sa lettre même, et c'est seulement lorsque nous en aurons pesé et compris tous les termes que nous pourrons songer à nous demander pourquoi Lucain l'a mis en tête de son poème et pourquoi les éditeurs de l'œuvre n'ont pas voulu - ou pu - le supprimer.

*

* *

Le premier point à examiner est la date de cet éloge. Lucain, déplorant le gaspillage des forces que fut la guerre civile, écrit : heu, quantum te"ae potuit pelagique parari hoc quem ciuiles hauserunt sanguine dutrae, unde uenit Titan et nox ubi sidera candit, quaque dies medius flagrantibus aestuat horis et qua bruma rigens ac nescia uere remitti adstringit Scythico glacialem frigore pontum ! Sub iuga iam Seres, iam barbarus isset Araxes, et gens si qua iacet nascenti conscia Nilo•.

On a déjà remarqué, à plusieurs reprises, que ce tableau des conquêtes encore possibles pour Rome mentionne expressément les trois buts que se proposait la politique orientale de Néron 9 • Et il est bien certain qu'après les généralisations fort vagues des vers 13 à 18, qui peuvent s'appliquer aux ambitions traditionnelles de Rome en direction de la Breta• gne et de la Germanie, Lucain devient tout à coup plus précis : le sang romain, mieux employé, aurait pu annexer à l'Empire le pays des Sères, la région qu'arrose l'Araxe et celle qui borde le cours supérieur du Nil. Cette triple précision s'explique si l'on songe que Néron, au cours de son règne, organisa ou prépara effectivement des expéditions dans ces trois directions, l'une contre l'Arménie (le pays de l'Araxe) l'autre vers l'Éthiopie, la troisième vers les portes Caspiennes qui donnaient accès, croyaiton, au pays des Sères. Et ce que nous savons des réalisations et des intentions de l'empereur permet, croyons-nous, de préciser le moment où Lucain écrivit ces vers.

1

Pharsale, l, 13-20.

En dernier lieu, A. D. Nock, The proem of Lucan, Class. Rev., 1926, p. 17-18, qui cite la bibliographie antérieure. E. M. Sanford, The Eastern question in Lucan's .rBellum ciuile», Studies ... in honor of E. K. Rand, New-York, s. d. (1938), p. 259, cite l'article de A. D. Nock, mais ne se prononce pas sur cette thèse. Voir aussi E. M. Sanford, Nero and the East, Harv. Stud. in class. Philo/., XLVIII (1947), p. 75 et suiv. 9

L'ÉLOGE DE NÉRON AU DÉBUT DE LA PHARSALE

129

Si, comme il le dit, !'Araxe n'est pas encore «soumis au joug», c'est que les armées romaines n'ont pas encore procédé à la pacification de l'Arménie. Après les premiers succès de Corbulon, en 59, on sait que tout avait été compromis par la capitulation de Paetus à Rhandéia, en 62. L'Arménie semblait perdue. Et c'est à ce moment que Lucain, mélancoliquement, regrette que toutes les forces romaines n'aient pu, dans le passé, contraindre l'adversaire parthe à céder la place. L'année suivante, après la nouvelle compagne de Corbulon, ces regrets n'auraient plus été de mise, puisque, la situation redressée, le nom romain était de nouveau respecté en Arménie. La même conclusion résulte, avec moins de netteté toutefois, des deux autres allusions. Les projets d'expédition vers l'Êthiopie nous sont connus par des textes de Pline 10 et aussi un passage des Questions naturelles de Sénèque 11• Celui-ci, dans le livre VI (qui fut publié, sans doute, en 62 ou, au plus tard, en 63) 12, mentionne la mission d'exploration dont furent chargés deux centurions. Ostensiblement, ces deux personnages devaient se procurer des renseignements sur les sources du Nil, mais ils avaient aussi pour tâche de procéder à une reconnaissance préliminaire en vue d'une expédition future 13 • Ils étaient déjà de retour en 62, puisque Sénèque peut faire état de leur rapport, cette année-là ou l'année suivante. Et, dans l'entourage du prince, les intentions lointaines de celui-ci n'étaient certainement un mystère pour personne. Quant à l'expédition vers les portes Caspiennes, on sait que Néron la préparait activement en 68, puisqu'il avait déjà commencé à concentrer ses troupes dans plusieurs bases 14 • Nous savons, d'autre part, grâce à Pline, que Corbulon avait été chargé de reconnaissances géographiques dans la région des portes Caspiennes 15 • Nous ignorons, il est vrai, à quel moment se situent ces reconnaissances, mais l'on peut admettre qu'elles rentrèrent dans la politique poursuivie par Néron pour assurer aux armes romaines la possession totale des pays riverains du Pont-Euxin. Or, il est significatif que le monnayage de Cotys I", roi des « Bosphorani », s'interrompe en 63, année où, sur les rives sud de la mer Noire, Palémon II, roi

10

N. H., XII, 19; cf. VI, 181-184. VI, 8, 3. 12 Cf. A. Oltramare, édit. des Quaest. Nat., Paris, 1928, I, p. VII. "Dio Cass., LXIII, 8, 1. Pline, N. H., VI, 181. Cf. E. M. Sanford, East, /oc. cit., p. 89 et suiv. "Tac., Hist., I, 31, 70. Suet., Nero, 19. 15 Pline, N. H., VI, 40. 11

Nero and the

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ROME, LA LITT8RATURB ET L'HISTOIRE

du Pont, devait abandonner son royaume aux Romains 16• Corbulon dut profiter de la soumission de Tiridate pour organiser, à partir d'un pays pacifié, les reconnaissances que l'on attendait de lui. Tous ces indices sont donc parfaitement convergents: c'est vers 62 ou, au plus tard, au début de 63 que Lucain écrivit le prologue de la Pharsale. A cette époque l' Arménie n'est pas encore soumise, mais déjà l'on agite autour de Néron des projets plus grandioses, la conquête de l'extrême Sud, une pénétration profonde vers l'Orient et le pays des Sères 17• Et, de ces projets, Lucain se fait l'écho fidèle. Les conclusions auxquelles nous ont conduit les analyses qui précèdent n'ont rien de paradoxal. Elles s'accordent parfaitement avec le témoignage de Vacca, qui nous apprend que les trois premiers livres furent publiés « tels que nous les possédons>. Et les termes du biographe impliquent que cette publication eut lieu après les Neronia de 60, et peu de temps avant le commencement de la conjuration de Pison 11• L'année 62 apparaît donc comme la plus probable, et cette convergence n'est assurément pas accidentelle. Il en résulte aussi que la Vie de Vacca, ainsi vérifiée sur ce point particulier, se révèle un témoignage particulièrement précieux, dont l'autorité ne saurait être discutée qu'avec prudence 19•

*

* *

La date à laquelle a été composé le prologue nous oblige à considérer que Lucain est sincère. Il parle en «ami» de l'empereur, en confident. Nous sommes donc autorisés à supposer que les termes dont il use, loin

1 • 17

Cf.'Henderson, The Life and Principale of Nero, Londres, 1903, p. 226. Lorsque Lucain écrit le prologye, Corbulon n'a sans doute pas encore procédé à la reconnaissance projetée, car, pour le poète, les portes Caspiennes sont encore considérées comme la route du pays des Sères, conformément à la tradition remontant à Alexandre. Après le rapport de Corbulon, les portes Caspiennes furent identifiées avec le col de Dariel, au nord de Tiflis (cf. E. M. Sanford, Nero and the East, p. 54 et suiv.). Plus tard, au livre VIII, v. 222-223, Lucain partage l'erreur de Corbulon et parle des Caspia Claustra à propos des Alains. 11 Vita Vaccae, 13: Inter amicos enim Caesaris cum conspicuus fieret profectus in poetica, frequenter off endebantur, quippe et certamine pentaeterico acto in Pompei theatro laudibus recitatis in Neronem fuerat coronatus et ex tempore Orphea scriptum in experimentum aduersum complures ediderat poetas et tres libros quales uidemus. Pharsale, éd. Bourgery, I, p. XXIV. 19 Un dernier terminus ante quem pour la composition du prologue est la fermeture du Janus, qui eut lieu probablement en 64. Or, il ressort du v. 62 du prologue que le temple n'est pas encore fermè.

L'aLOGB DB NlmON AU DaBUT DB LA PHARSALE

131

d'être ironiques, sont soigneusement pesés et reflètent des idées qu'il savait en accord avec la pensée de Néron. En fait, on a montré depuis longtemps que Lucain utilisait des thèmes familiers aux écrivains de ce temps : Néron, divinisé, deviendra, à son choix, Jupiter ou Apollon 20• Lucain, ici, se borne à répéter ce qu'avaient déjà suggéré ou dit explicitement Sénèque et Calpurnius Siculus21.Ce sont là motifs de propagande officielle qui n'ont rien de choquant. Mais Lucain va plus loin et ajoute : Sed neque in arctoo sedem tibi legeris orbe nec polus auersi calidus qua uergitur austri, unde tuam uideas obliquo sidere Romam. Aetheris immensi partem si presseris unam, sentiet a.,cisonus. Librati pondera caeli orbe tene medio; pars aetheris il/a sereni tota uacet, nullaeque obstent a Caesare nubes. Tum genus humanum positis sibi consulat annis, inque uicem gens omnis amet; pa,; missa per orbem ferrea belligeri conpescat limina Iani".

Ce sont précisément ces vers qui ont incité les commentateurs à supposer, contre tout bon sens, que Lucain s'ingéniait à insulter Néron. M. Levi a tenté d'en donner une interprétation plus raisonnable. Il suppose23que Lucain prend ce détour pour suggérer à l'empereur de ne pas s'écarter «de la tradition romaine» et de ne pas «s'éloigner de cette position de médiation entre les parties de l'univers que soutiettt Rome». Ce qui serait une manière bien compliquée et lointaine d'exprimer une idée simple - et, qui plus est, en contradiction avec le regret exprimé par Lucain lui-même, un peu plus haut, que le sang romain n'ait pas permis d'atteindre plus tôt les buts lointains de la politique néronienne en Orient. Enfin, le souhait du poète s'applique au temps, qu'il veut lointain, où l'empereur divinisé aura préféré le séjour céleste à la terre et où il continuera, de là-haut, à protéger son peuple. Pourquoi ne pas demander aux livres des astrologues de nous aider à percer le mystère de ces paroles du poète, puisque aussi bien il s'agit d'un passage astrologique et que les lecteurs de Lucain étaient familiarisés avec ces doctrines que nous avons, de nos jours, un peu oubliées?

20

21

V. 47-48: seu sceptra tenere, / seu te flammigeros Phoebi conscendere currus. Cf. M. A. Levi, /oc. cit.

:u l, V. 53-62. 23

Art. cit., p. 77.

132 '

ROMB, LA LITIÉllATURB BT L'HISTOIRE

La région du ciel destinée à accueillir l'âme de Néron après sa mort n'est pas quelconque. Une tradition bien attestée, qui remonte aux «Pythagoriciens> et que défend Héraclide le Pontique, veut que ce «palais céleste :t promis aux «héros> soit la Voie lactée 24 • Manilius, au livre 1er, énumère les grands hommes qui ont trouvé là une éternité de gloire 25• Telle est la «regia caeli> qui attend Néron lorsqu'il se décidera à regagner la région éthérée. Mais la Voie lactée est formée d'une longue bande qui se déroule transversalement dans le ciel, du nord au sud 26 • Sur ce long ruban, où Néron fixera+il son séjour? Lucain l'invite à ne pas choisir la région de l'ourse, qui domine la zone boréale, ni celle du sud, mais à occuper le «milieu du ciel>. Or, un regard sur une carte du ciel ou, si l'on préfère, une indication de Manilius montrent que la position ainsi définie est parfaitement déterminée sur la voûte céleste; elle se situe à l'intersec• tion de la Voie lactée et de l'écliptique 27 - région qui est occupée par le signe des Gémeaux. Et il n'est nullement indifférent que Néron choisisse d'installer sa divinité au voisinage de ce signe. Manilius nous apprend, en effet, que les Gémeaux sont soumis à l'influence de Phoebus 21 et qu'à leur tour ils ont le pouvoir d'accorder les dons des Muses à ceux qu'ils protègent 29• De

24

F. Cumont, Symbolisme funéraire, p. 193, n. 1; P. Boyancé, Songe de Scipion, Paris, 1936, p. 133 et suiv. Une objection se présente ici. Plus tard, au livre IX, v. 5· 9, Lucain situe le séjour des héros dans les régions sublunaires. N'y a·t•il pas contradiction vers la thèse que nous soutenons ici? On se souviendra toutefois que, au livre IX, Lucain se réfère à une conception stoïcienne. Dans le prologue, il accepte une autre conception, celle de Manilius, qui paraît avoir été officiellement admise pour l'apothéose astrale d'Auguste (cf. J. Bayet, L'immortalité astrale d'Auguste, Rev. des Ét. lat., 1939, p. 141-171). Son développement est probablement commandé par celui de Virgile, dans le prologue des Géorgiques, qui correspond aux conceptions < maniliennes >. La divergence réelle, entre le prologue et le livre IX de la Pharsale s'explique par les intentions différentes de l'un et de l'autre pas· sage: dans le premier, Lucain accepte une idéologie officielle, dans le second, il parle en son nom propre. 25 I, 763-809. 26 I, 689 et suiv. 27 1, 700: et medium mundi gyrum Geminumque / per ima signa secans . .. 21 29

11, 440.

IV, 152-161: Mollius e Geminis studium est, et mitior aetas, / per uarios cantus modulataque uocibus ora I et graciles calamos et neruis insita uerba, / ingenitumque sonum : labor est etiam uoluptas. / Arma procul lituosque uolunt tristemque senectam : I otia et aeternam peragunt in morte iuuentam. / /nueniunt et in astra uias nu'?"eri~ue ~odisque I consummant orbem, postquam ipsos sidera linquunt. I Natura ingenw mrnor est perque omnia seruit. / ln toi fecundi Gemini commenta feruntur. Cf. IV, 381.

L'ÉLOGE DE NÉRON AU DÉBUT DE LA PHARSALE

133

leur domaine relèvent le chant, la poésie, la musique. Ils chassent loin d'eux le bruit des armes, le son des trompettes. Ils éloignent la « triste vieillesse» et passent dans la mort une jeunesse éternelle. Les protégés des Gémeaux seront aussi des astronomes, et «la Nature sera moins ample que leur génie». Nouvel Apollon, maitre des astres dont il dirigera le cours, Néron divinisé, tel que le conçoit Lucain, est fort proche du Cosmocrator qui devait, peu d'années plus tard, couronner Tiridate et trôner sous la coupole tournante de la Domus Aurea. Sur ce point encore, comme lorsqu'il fait allusion aux projets de conquête, Lucain se montre bien informé des intentions du prince. L'interpétation que nous proposons trouve une autre confirmation dans une expression du texte lui-même: «pars aetheris illa sereni tota uacet, nullaeque obstent a Caesare nubes», dit Lucain. Idée toute naturelle si le point du ciel en question est le signe des Gémeaux, qui est la «maison d'été» du Soleil. Néron, une fois divinisé, régnera sur un éternel printemps, tel que l'apportent à la terre les jours clairs de mai et de juin. Son action, dirigée sur Rome, vaudra à la ville cette paix miraculeuse, divine, caractéristique de l'influence des Gémeaux. Cette «prédiction» de Lucain était-elle entièrement gratuite? Assurément, nous l'avons dit, elle se fondait sur des idées chères à l'empereur lui-même, mais, de plus, elle trouvait un commencement de justification dans l'horoscope du prince. Né le 15 décembre 37, Néron était soumis à l'influence du Sagittaire. Or, les hommes nés sous ce signe aiment, nous dit encore Manilius, «à atteler des chars, à conduire les chevaux ardents en les guidant d'une main souple» 10 • Ils sont les «maitres des fauves», domptent tigres et lions, se font entendre de l'éléphant. Et Néron ne s'est pas fait faute de paraitre en public dans ces rôles auxquels le prédisposait son étoile 31 • Mais on remarquera aussi que le Sagittaire est le signe qui répond aux Gémeaux dont il est le «symétrique» 32 • La destinée de Néron, commencée sous le Sagittaire, trouve son terme normal. et en quelque sorte son épanouissement, sous les Gémeaux. Ainsi ramenée à son symbolisme astrologique, la pensée de Lucain se révèle cohérente et claire; elle dessine à nos yeux un portrait de Néron, le jeune prince appelé par les

"'IV, 230: At quibus in bifero Centauri corpore sors est I nascendi concessa, libet subiungere currus / ardentes et equos ad mol/ia ducere frena . .. 31 Néron fut, on le sait, aurige. On se souviendra aussi qu'il avait introduit dans un spectacle un «numéro» dont le souvenir mérita de passer à la postérité : un éléphant funambule dont nous parle Suétone, Nero, li, 4. Il s'agissait des Neronia de 60. " Manil., II, 408.

134

ROMB, LA LITraRATURB BT L'HISTOIRB

dieux à étendre son empire sur l'univers apaisé, maître tout puissant d qui semble s'être engagé entre eux à propos de la tempête qui assaille César, au livre Cinq de la Pharsale : Lucain s'y souvient souvient explicitement du récit d'Eu· rybatès, le Héraut, dans la tragédie d'Agamemnon, et la comparaison entre les deux descriptions permet d'établir avec plus de précision le texte de la tragédie et même de résoudre un locus desperatus 2 • Incidemment, ce «dialogue> nous confirme que le livre V de la Pharsale est postérieur aux Questions Naturelles de Sénèque, c'est-à-dire, probablement, à l'année 62, ce qui est conforme à la chronologie généralement admise. Ce qui nous importe ici, c'est que Lucain ait adopté l'explication que donne Sénèque dans les Questions Naturelles de certains phénomènes météorologiques, et qui diffère de celle qu'il en avait donnée dans !'Agamemnon. 1

Sur le cercle des Annaei, v. E. Cizek, L'époque de Néron et ses controverses idéologiques, Leyde 1972, pp. 349 et suiv. 2 _Voirnotre article Lucain et Sénèque. A propos d'une tempête, ci-dessus, p. 113 et SUIV.

QUELQUES ASPECTS DU STOICISMB DB LUCAIN

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D'autres parallèles peuvent être établis. Ainsi, au second livre du poème les proscriptions de Sulla font l'objet d'un récit particulièrement détaillé3, qui rappelle de fort près celui que nous lisons dans le De prouidentia•. Il est possible, sans doute de penser que certains détails, et notamment le tableau des horreurs commises pendant ces événements, proviennent, chez le poète et chez Sénèque d'une source commune, un historien, et probablement Tite-Live, mais la structure rhétorique du passage est la même chez Lucain et Sénèque. Le premier conclut par une question: Hisne salus rerum, felix his Sulla uocari (meruit) 5 , et le second, déjà, s'interrogeait: «Quid ergo? Felix est L. Sulla quod ... » 6 • Dans les deux passages,c'est le même mouvement de pensée. Dans ce même passage, une difficulté que présente le récit de Lucain peut être résolue par un rapprochement avec le De ira. Parlant de la mort de Marius Gratidianus (racontée de la même manière par Sénèque et Lucain), celui-ci écrit:

cum uictima tristis / inferias Marius forsan nolentibus umbris I pendit 1, ce qui peut être rapproché des termes de Sénèque, à propos de la même scène - le sacrifice offert par Catilina aux mânes de Q. Catulus : is (Catilina) ilium (Marium Gratidianum) ante bustum Q. Catuli carpebat grauissimus mitissimi uiri cineribus•. Ce qui invite à penser que, dans l'esprit de Lucain, les ombres qui refusent ce sacrifice ne sont autres que les mânes de Catulus. Un peu plus loin, un autre vers de Lucain ((uidimus) morem nefandae / dirum saeuitiae 9 prend appui sur le même passage du De ira : utinam ista saeuitia intra peregrina exempla mansisset nec in Romanos mores ... transisset. Il serait assurément profitable de rechercher d'autres exemples de tels rapports, et peut-être de le faire d'une façon systématique. Ces exemples prouveraient certainement la parenté, souvent textuelle, qui existe entre les deux œuvres. Sans entreprendre une telle enquête, qui serait fort vaste, nous voudrions montrer de quelle manière le stoïcisme est présent

1

Pharsale II, 160 et suiv. Sénèque, De prou. 3,7. ' Pharsale II, 221. 4

• De prou. 3,8. 1 Pharsale II, 174-175. • Sénèque, De ira III, 18. • Pharsale II, 179.

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ROME,LA LITI8R.ATUREET L'HISTOIRE

dans la Pharsale, et que sa présence nous aide à résoudre quelques énigmes du poème. Lorsque l'on évoque le stoïcisme, à propos de la Pharsale, c'est l'image de Caton qui se présente _à l'esprit. Il est le seul stoïcien parmi les héros du poème, et les idées qu'il exprime sont conformes à la doctrine du Portique, sous sa forme la plus rigoureuse et orthodoxe, celle qu'il devait à son ami Athénodore Cordylion. Il sait, en vertu de cet enseignement, que la guerre civile est l'un des maux les plus terribles qui peuvent frapper une cité. Cela parce que la guerre civile est contraire à la Nature. Dès l'Ancien portique apparaît la formule aristotélicienne, qui définit l'être humain comme un «animal politique» 10• Les mêmes maîtres lui ont appris que l'un des devoirs du sage consistait à mener une vie c politique», lorsqu'il se trouvait placé par le sort dans une cité - comme à conseiller les rois, s'il était sujet d'un monarque 11 ••• La guerre civile ayant pour effet la destruction même de la cité, le sage ne saurait y participer sans manquer gravement aux lois du monde et à la loi morale suprême, qui est de conformer sa conduite à la Nature. De plus, la guerre civile, aux yeux d'un Romain, est un manquement grave à le pietas qui unit entre eux les citoyens, puisque, dans la tradition romaine, et cela dès l'origine de la cité, tous les membres de celle-ci sont considérés comme appartenant à une même famille 12• Caton pouvait considérer que cette exigence de la morale romaine correspondait à l'ohc6foxnç, la conciliatio hominum, cette tendance, innée, chez les hommes, à aimer, les êtres humains 13, que Zénon considérait comme le fondement même de la vertu de justice 14• Stoïcisme et mos maiorum se trouvaient donc ici converger pour dénoncer la guerre civile comme un crime. Dans ces conditions, on peut se demander pourquoi Caton, le stoïcien par excellence, et aussi le défenseur des antiques valeurs nationales s'engage dans le conflit. Il y a là un point d'éthique qui devait être soulevé. Lucain n'y a pas manqué. Il le fait dans la longue conversation entre Caton et Brutus, au livre II du poème, une conversation qui est en fait une discussion théorique de la situation dans laquelle se trouvent les deux

Von Arnim, SVF, par. 314; cf. par. 262 (Stobée, Ecl. II, 59, 4 W). Ibid. III, par. 690 et suiv., notamment par. 691 (Plutarque, Contrad. de.s stoïc. XX, 1043 b-c). 12 Cela résulte de l'étymologie du mot ciuis, qui se rattache, on le sait, à un groupe sémantique désignant des relations familiales. 13 Von Arnim, SVF III, par. 492, avec référence au De officiis de Cicéron. 14 Ibid. l, par. 197 (Porphyre, De abst. III, 19). 10 11

QUELQUES ASPECTS DU STOICISME DE LUCAIN

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hommes. Caton avoue que la guerre civile est le pire des crimes, mais il ajoute que l'homme «vertueux» (c'est-à-dire lui-même, en tant que stoïcien) «suivra sans trouble la voie où l'entraînent les destins; ce sera aux Dieux, continue-t-il que l'on pourra reprocher de m'avoir fait, moi aussi, coupable» 15• Ce qui signifie que, pris entre deux impératifs: suivre l'ordre du monde, institué une fois pour toutes, et se comporter en «animal social», et, d'autre part, obéir aux Destins qui entraînent sa patrie, irrésistiblement, dans la guerre, Caton choisira la seconde hypothèse. Ce sont les dieux qui le contraignent à devenir criminel - dans ses actes, non dans sa volonté. Le crime est donc commis par les dieux eux-mêmes. Mais les dieux sont-ils méchants? Voici soulevé le problème éternel de la théodicée: pourquoi les dieux, agissant comme instrument du Destin, non seulement permettent-ils, mais ordonnent-ils des actions mauvaises, en contradiction avec l'ordre de la Providence? Ce problème est précisément celui dont traitait Sénèque, vers le même temps, dans le De prouidentia, en s'appuyant, lui aussi, sur l'exemple de Caton. Caton, disent pareillement Lucain et Sénèque, est «vertueux»; il possède toutes les excellences de l'esprit et de l'àme; et l'une de ces excellences est la constantia, la fidélité à soi-même. Il doit demeurer, en dépit de tout, ferme dans sa volonté, et s'en tenir au jugement qu'il a une fois formulé. Les circonstances extérieures ne sauraient prévaloir contre cette volonté; car ces circonstances, étant de l'ordre des choses, ne sauraient être que des «indifférents». Indifférents que la souffrance, la mort, l'exil. Caton a choisi le parti de la liberté contre la tyrannie, et il lui demeurera obstinément fidèle. Supposons que, se pliant à la nécessité, et devant la victoire de César, il accepte ce qui, pour le moment, est devenu un «ordre du monde», alors il se rendra coupable de légèreté, de leuitas. Cela, au terme de la guerre civile. Mais, dès le début de celle-ci, il ne saurait abandonner Pompée, qui représente au moins l'apparence de la liberté, ni passer à César, qui agit dans l'illégalité, ni même demeurer neutre: il doit lutter effectivement, même sans espoir, pour rester fidèle à lui-mème. La neutralité serait la pire solution au problème, car il semblerait, alors, chercher sa sécurité personnelle, tandis que l'univers entier s'écroule autour de lui: «Qui donc, dit-il, alors que s'effondre l'éther, depuis les hauteurs du ciel, voudrait tenir ses mains inactives?» 16 • Il acceptera donc Pharsale Il, 286 et suiv. : Summum, Brute, nefas ciuilia bel/a fatemur, I sèd quo fara trahunt uirtus secure sequetur, / crimen erit Superis et me fecisse nocen15

tem. 1 •

Pharsale Il, 290.

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ROME, LA LITIËRATURE ET L'HISTOIRE

de jouer le rôle qui est le sien, en vertu de son propre passé, dans la catastrophe qui entraîne l'Univers. Il suivra les Destins, et appliquera l'un des préceptes fondamentaux du stoïcisme: «suivre le Dieu> - deum sequi. Jusqu'ici, tout, dans cette analyse, semble cohérent: le héros stoïcien, dans sa fidélité à ce que lui a enseigné sa raison (qui est, aussi, celle de Dieu), acceptera ce que ce dieu lui envoie. Mais une objection se présente bientôt. Lucain, au livre I du poème, avait écrit, à propos du même Caton : «la cause victorieuse avait plu aux dieux, celle du vaincu, au contraire, à Caton> 17• Ce vers fameux entre tous semble contredire ce que nous dit Lucain sur les mobiles de Caton; il oppose celui-ci aux dieux. Et l'on peut se demander si, finalement, le sage n'aurait pas dû accepter le changement que les divinités imposaient au monde. Plus simplement, le poète ne s'est-il pas lui-même laissé entraîner par sa rhétorique, et, poussé par le désir de frapper une sententia, n'a-t-il pas faussé la pensée de son héros? Mais, pour comprendre ce vers, il convient, croyons-nous, de remarquer que Lucain n'a pas écrit: uictrix causa Deo placuit, mais deis. Les stoïciens savent que le Dieu suprême est le véritable ordonnateur de l'univers, et que les dieux particuliers règnent sur les choses, qui relèvent de la Fortune, et non du Destin. Le Dieu et les dieux n'appartiennent pas au même niveau de réalité. C'est ce que Sénèque a montré dans le De prouidentia lorsqu'il dit: «le souverain fondateur et guide de tout ce qui existe a écrit sans doute, lui-même, les Destins, mais il les suit; il obéit toujours, il a ordonné une seule fois> 11, et, dans une Lettre à Lucilius, nous lisons: «la philosophie nous exhortera à obéir de bon cœur au dieu, mais de mauvais gré à la Fortune; elle nous enseignera à suivre le dieu, mais à subir le hasard> 19• Ce qui se produit effectivement n'est pas, en soi, conforme à l'ordre rationel du monde; il existe un domaine où règne le hasard, et le sage n'a pas le devoir de diviniser celui-ci; il ne peut que l'accepter, sans lui attribuer une quelconque valeur transcendante. C'est pour cela que Caton acceptera la guerre, avec tous les crimes qu'elle implique, il acceptera de verser son sang pour une cause dont il sait que, en aucun cas, elle ne pourra rendre aux Romains leur liberté. Pompée, aussi bien que César, est destiné à établir une monarchie. Le vieux régime

11

Pharsale I, 128: uictrix causa deis placuit, sed uicta Catoni. '.' De prou. 5,8: ille ipse omnium conditor et rector scripsit quidem fata, sed sequitur: semper paret, semel iussit. 19 Ad ~uc. 16,S: (philosophia) adhortabitur ut deo libenter pareamus, ut fortunae contumaciter; haec docebit ut deum sequaris, feras casum.

QUELQUBS ASPECTS DU STOICISME DE LUCAIN

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républicain, auquel Caton a attaché sa foi, est condamné. Mais ce n'est pas une raison pour le trahir 1 Caton le dit, dans son discours à Brutus: «attaquez-moi, moi seul. de votre fer, moi qui cherche à protéger, en vain, les lois et un droit désormais sans effet> 20 • Lutte désespérée, sans objet? Lutte d'un orgueil qui ne veut pas accepter la défaite? Il y .a plus, dans la volonté de Caton. Il sait que tout système politique est, en lui-même, indifférent; les vieux maîtres de Portique, nous l'avons vu, admettent aussi bien la monarchie que la république des cités. C'est la Fortune qui établit l'une ou l'autre; les régimes appartiennent au domaine de la Fortuna, et ils évoluent selon des lois qui ne dépendent pas du Sage, ni même du dessein de la Providence universelle, mais d'un certain nombre de causes contingentes. Assez curieusement, Brutus, s'adressant à Caton, compare les événements politiques, pleins de trouble, irrationnels, aux météores qui agitent les régions sublunaires du cieJ21• Le Sage, comme J'Olympe où règne Jupiter, demeure dans une région de calme. Brutus en tirait argument pour conseiller à Caton de rester au-dessus de la mêlée. Mais c'est ce que Caton ne saurait faire: s'il s'abstient, il favorisera du même coup César, en admettant, implicitement, que la cause du sénat et de la légalité ne méritent pas son appui. Il laissera la voie libre à la tyrannie, et préparera ainsi, un ralliement fatal, pour l'avenir. Mais, si le système politique lui-même est, en soi, un «indifférent», il s'ensuit que Rome pourra survivre aussi bien comme monarchie que comme république, et cela entraîne, pour la position historique de Lucain, une conséquence importante: le principat, en lui-même, n'est pas condamnable; il n'est (comme la république) ni bon ni mauvais. Comme tous les «indifférents>, sa valeur dépend de l'usage que l'on en fait. Le bien véritable se situe sur un autre plan, celui de l'Honestum, comme l'affirment les stoïciens, depuis Zénon jusqu'à Sénèque et Marc-Aurèle. Nous retrouvons ici une distinction fondamentale dans le système, celle qui oppose les «actions droites> (recta actio, KaropfJwµa)aux «devoirs» (officia, KafJ,tKov-ra), ou «convenables>. Les «convenables» peuvent être établis chaque fois par un raisonnement, en face d'un choix à faire, d'une action déterminée à accomplir, dans une situation donnée. Ces «convenables» concernent les indifférents, le contenu matériel d'une action. Les «actions

20

Pharsale II, 315: me solum inuadite fe"o I me frustra leges et inania iura tuentem. 21 Pharsak II. 266-273: .. . nubes ucedit Olympus. / Lege deum minimas rerum discordia turbat; / pacem magna tenent.

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droites» émanent, elles, directement, de la pensée du sage, elles ne sont pas fondées sur leur contenu matériel, mais sur l'attitude intérieure, l'intuition de son esprit, et ce sont elles qui possèdent la valeur véritable, dans la mesure où le sage est formé, par sa «vertu», à percevoir directement l'honestum. Et ce choix est indépendant des conséquences matérielles qu'il entraîne. Or, les événements d'une guerre, effets de la Fortune, ne suraient être que des indifférents; ils n'entraînent que des conséquences matérielles; ils sont aussi «indifférents» que la mort ou les mutilations, ou la ruine, ou l'exil. La seule question, que se posent les «stulti », est celle de la théodicée, de savoir pourquoi le Dieu - ou les dieux - permettent de telles horreurs. À quoi les stoïciens, avec Caton, répondent que ces prétendues horreurs ne sont que des incommoda, parce que les souffrances des hommes, et même la chute des empires n'ont aucune importance réelle aux yeux du Dieu qui a voulu le monde tel qu'il est, et ne se soucie pas des incidents qui surviennent tandis que se déroulent les Destins. Il suffit que les Sages y trouvent l'occasion d'affirmer leur vertu: «Le dieu, écrit Sénèque dans le De proudentia, est animé de sentiments paternels envers les hommes de bien, il les aime d'un amour viril, et dit: «entraînons-les par des labeurs, des peines, des dommages, pour qu'ils acquièrent une vraie force,22. Les guerres civiles sont l'une de ces épreuves, qui enseignent aux hommes à s'entraîner pour parvenir au plus haut degré de l'excellence humaine, qui est de supporter sans gémir les coups de la Fortune. On voit que le choix politique de Caton n'est pas important par son contenu, mais par sa forme. Aux yeux de Lucain, comme à ceux de Sénèque, le monde développe son devenir sur un double plan: celui du Fatum et celui de la Fortuna. Caton, de par son intuition de «sage», obéit au premier - et, par conséquent, accepte la guerre civile - tandis qu'il se rebelle contre la Fortuna, qui semble donner la victoire à César. Cette ambiguïté de sa conduite s'explique dans la perspective stoïcienne; elle n'est en aucune manière contradictoire. Il en résulte que Caton possède la tranquillité de l'âme, à la différence des stulti, dont le poète rapporte les gémissements et les angoisses à l'approche des armées de César, et de tous ceux qui évoquent les horreurs commises au temps de Sulla et de Marius. Il marche droit vers son destin, en pleine connaissance de cause. Il sait que la guerre où il

22

De prou. 2,6: patrium deus habet aduersus bonos uiros animum et illos fortiter amat, et coperibus, inquit, doloribus, damnis exagitentur, ut uerum colligant robur».

QUBLQUBSASPBCJ'S DU STOICISM.BDB LUCAIN

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s'engage est conforme à l'ordre du monde; il ne se reconnait pas le droit de s'y soustraire, et son propre passé lui désigne clairement le parti qu'il doit rejoindre. Cette securitas de Caton, acquise par lui dès le début du conflit, Pompée veut la conquérir après Pharsale. Depuis longtemps les commentateurs ont fait observer que Lucain portait sur Pompée des jugements opposés. Au commencement du poème, Pompée n'est pas meilleur que César, et l'on ne sait si sa cause vaut mieux que celle de son adversaire: «qui a plus justement pris les armes? Il est interdit de le savoir» 23 • Cette impossibilité où l'on est de juger - le seul jugement possible étant celui de Dieu - vient de ce que la valeur de l'action ne porte pas sur sa matérialité, et, comme nous l'avons dit, la guerre civile se déroule dans l'ordre des «indifférents». À ce moment, Pompée est animé de passions humaines, trop humaines. Jaloux de son rival, il entend demeurer, par la force des armes, le premier dans la cité, et la guerre ne donnera au vainqueur aucune justification juridique ou morale. Pompée, aussi bien que César, est coupable, selon les valeurs humaines; aucun n'a le souci de «suivre la Nature», qu'ils violent, nous l'avons dit, en recourant à la guer• re. Telle est la situation de Pompée au début de la Pharsale. Puis, voici qu'au livre XII, nous lisonsz•: «adhuc tibi, Magne, fauebunt . .. » La postérité se prononcera en faveur de Pompée. Le poète a-t-il donc changé d'idée? S'est-il décidé, finalement, à reconnaitre que le bon droit était du côté de Pompée? On sait quel parti les commentateurs « bis• toricistes » ont tiré de cette apparente contradiction. Elle leur sert à soute• nir que Lucain, lorsqu'il écrivait le premier livre, tenait encore la balance égale entre les deux partis, pour ne point donner tort à César ni condam• ner le régime monarchique, mais que, écrivant le livre VII, il avait changé d'avis, et que, par haine de Néron, il était devenu républicain. Nous pensons que cette conclusion n'est fondée que sur des apparences. Ce qui est en question, comme nous l'avons vu à propos de Caton, ce n'est pas le contenu, la matérialité des actions considérées, mais l'attitude intérieure du Héros: Pompée, quand il s'engage dans la guerre, est, nous l'avons dit, animé par la passion; au moment où il va tout perdre, lorsqu'il est à la veille de la bataille décisive, son âme se trouve, en quelque sorte purif iéc de ses vains désirs, il est devant la mort. Le poète, naturellement, sait

Pharsale 1, 126 : quis iu.stiu.s induit arma J I Scire nef as . .. u Pharsale VII, 213. 21

Il

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ROME, LA Ll'ITRRATURE ET L'HISTOIRE

quel va être le destin de Magnus, et il sait aussi avec quelle grandeur d'âme il l'acceptera. Pompée a, sans doute, contribué à déclancher la guerre civile; il a, ce faisant, été criminel. Mais, même dans cette erreur, il a conservé sa magnanimitas. Et cette même qualité, il la retrouvera dans la défaite : son cheval l'emporte loin du champ de bataille, sans que le vaincu redoute d'être frappé dans le dos, et le grandeur de son âme demeure tandis qu'il .va vers son ultime destin 25 • Les fragments des stoïciens nous apprennent que la magnanimitas, la µeyaÂOq)uxia est une «quasi-vertu>, qui peut être possédée même par des hommes qui ne sont pas des sages, ni même des aspirants à la sagesse 26 , et Sénèque accepte cette opinion. C'est ainsi que, dans la Consolation à Polybe, il constate que Scipion l'Africain était «magnanimus », mais que cela l'entraînait à des actions contraires à la loi et à l'équité 27• Bien plus, dans le même dialogue il exalte la magnanimitas de Marc-Antoine! Il est évident que, chez celui-ci, la «grandeur d'âme» n'a rien de commun avec la vertu. Il en va de même pour le héros de Lucain : ce sont tous des êtres d'un courage exceptionnel, leur âme les élève au-dessus de l'humanité moyenne : et, dans cette mesure, ce sont des héros épiques. Non seulement Pompée, mais Brutus et César possèdent cette exceptionnelle grandeur - pour le bien comme pour le mal. Leur magnanimitas a pour effet d'exalter en eux aussi bien les vices que les vertus. En eux, rien de médiocre. Ils vont jusqu'au bout d'eux-mêmes, et, pour cette raison, demeurent grands, quelle que soit leur fortune: Pompée, dans sa victoire, n'avait pas connu l'orgueil (qui est une petitesse); dans sa défaite il ne connaît pas non plus la craine 21 • De la sorte, il est «au-dessus de la Fortune» 29 , et, dans cette mesure, il est, pourrait-on dire, sur la voie du stoïcisme. Seul en face de lui-même, sans espoir, mais aussi sans désespoir; la défaite l'a, en quelque sorte, rendu libre, et, en le dépouillant de tout ce qui pouvait flatter sa vanité, l'a laissé seule en face de Dieu. S'il avait été victorieux, jamais il ne se serait ainsi retrouvé : « uincere peius erat », dit de lui le poète 10. Pharsale VII, 677 et suiv.: .. . tum Magnum concitus aufert / a hello sonipes non tergo pauentem I ingentisque animos extrema in fata ferentem. 26 Von Arnim, SVF par. 264: la grandeur d'âme appartient aussi bien aux stulti qu'aux sages. 27 Consol à Polybe, 14,4. 21 Pharsale VII, 683 : non impare uultu / aspicis Emathiam, nec te uidere superbum / prospera bellorum nec fractum aduersa uidebunt. 29 Ibid. 686 : tam misero fortuna minor. 30 Ibid. 706. 25

OUBLOUES ASPECTS DU STOICJSMBDE LUCAIN

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Il n'est donc pas inexact de dire que Pompée est devenu un stoïcien véritable, non pas à la suite d'un enseignement intellectuel, de démonstra• tions auxquelles son esprit eût adhéré, mais dans sa conscience profonde, par l'acte qui lui a fait découvrir les «vraies» valeurs qui, jusque-là, lui étaient dissimulées par sa condition. Et il est désormais «securus », audevant de la mort 31 • Cette transformation profonde de Pompée est assez semblable à ce que Sénèque attend de son ami Lucilius et qu'il connaît lui-même. Comme Pompée, Lucilius doit avancer vers la sagesse, pour obtenir cette securitas, cet esprit cordonné» (compositus animus), qui ne peuvent être atteints que par une expérience spirituelle, et que les démonstrations de la raison et la connaissance théorique ne peuvent que confirmer, non pas créer. Cette démarche est parfaitement décrite par Sénèque dans les Let· tres à Lucilius. L'exercice de la «vertu», c'est-à-dire la découverte de l'excellence humaine est une 6ui8ecnc;,une attitude de l'âme tout entière 32 ; et l'on comprend que l'on y est parvenu lorsque l'on constate que l'on s'est non pas «amélioré», mais ctransfiguré» 33 • Pompée a connu cette révélation grâce à l'écroulement de sa fortune. De la même façon, les chrétiens parlent d'un «baptême de sang», conféré par le martyre, par opposition au baptême que précède une initiation aux vérités de la Foi. Pompée, libéré du fardeau de son destin, s'en va, sans trouble 14• Et l'on se souviendra, ainsi que nous l'avons déjà indiqué, que le terme de securus qui était appliqué à Caton, est l'un des mots-dés du vacabulaire de Sénèque, pour décrire l'état d'âme auquel parvient quiconque se trouve hors des atteintes du temps, au-dessus de la crainte comme de l'espoirl5. *

* *

Peut-être discernons-nous maintenant avec plus de clarté quelle fut l'intention de Lucain en écrivant la Pharsale : il ne souhaite exalter aucun des deux partis aux dépens de l'autre. César et Pompée sont pour lui deux héros, dont chacun suit sa propre voie, en face du Destin. Il ne conteste

/bid. 709 et suiv. : aspice securus uultu non supplice reges. UAd Luc. 16,1. V. notre ouvrage «Sénèque ou la conscience de l'Empire• Paris

11

1978, p. 24.

JJAd Luc. 6,1, et op. cit., pp. 227 et suiv. l4 Pharsale VII, 686-7: iam pondere fati I depo\ito securus abi. "Par ex. Ad Luc. 101. 10.

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ROME., LA LITT8RATURE. ET L'HISTOIRE.

pas la légitimité d'une monarchie, dans la mesure où cette forme de gouvernement est un «ordre du monde», voulu par Dieu. On ne prendra pas à la légère ce qu'il écrit dans le prologue du poème: que ces épreuves, qu'il va retracer, valaient la peine d'être vécues par Rome, si le prix en était le règne de Néron. Un stoïcien ne sera pas un opposant, en vertu de sa foi; Sénèque se fera «néronien», et le restera, aussi longtemps qu'il pensera pouvoir contribuer au bonheur de l'Empire. Et Lucain ne pense pas autrement. Dans les épisodes divers de l'histoire de Rome, il s'efforce de discerner ce qui appartient au Destin et ce qui est seulement jeu de la Fortune. C'est ainsi que, lorsque Sulla trouve en face de lui, à la bataille de la Porte Colline, une armée conduite par Pontius Telesinus, Lucain rappelle que le chef sabin compte parmi ses ancêtres le Pontius qui avait contraint une armée romaine à la reddition, en 321, dans les défilés de Caudium; et une autre allusion rappelle la guerre sociale, trois moments où le nom même de Rome semblait sur le point d'être effacé du monde. Contre cette menace, Sulla avait remporté la victoire; il avait sauvé Rome, et, en dépit de ses crimes, dont Lucain dit toute l'horreur, il n'en avait pas moins été l'agent de la Providence. S'il avait été trop loin dans cette opération chirurgicale celle-ci était nécessaire : ~dumque nimis iam putria membra recidit, excessit medicina modum » 36 • De la même manière, la guerre civile voulue, conjointement, par César et Pompée avait été un mal nécessaire, qui, finalement, avait eu pour effet une plus grande Felicitas. Aux yeux du poète, le bonheur de Rome, sa grandeur, son existence constituent le Bien suprême. Une Rome monarchique est conforme à l'ordre du monde. Les stoïciens en sont persuadés, puisque l'Univers est une monarchie, et que Rome s'identifie à l'Univers : à la tête de celui-ci, un dieu, comme, dans l'homme lui-même, la Raison qui gouverne son être, exerce une véritable monarchie. Les stoïciens sont ici les héritiers du platonisme. Tout le problème consiste à savoir quel sera le monarque que l'on mettra à la tête de l'Empire - donc de l'Univers visible. Aussi longtemps que Néron suivra la politique que lui dicte Sénèque, aussi longtemps son règne sera légitime. S'il s'abandonne aux uitia s'il cède aux attraits du plaisir, s'il se montre tyrannique, changeant, sanguinaire, alors il sera permis de chercher, par tous les moyens, à mettre fin à son règne. Telle fut, sans doute, les justifications que se donnèrent

16

Pharsale II, 141-142.

QUELQUES ASPECTS DU STOICISMB DB LUCAIN

157

les stolciens qui participèrent à la conjuration de Pison, ou laissèrent les mains libres aux conjurés. Dans son ensemble, la Pharsale devait décrire le déroulement des Destins, depuis le grand ébranlement provoqué par César jusqu'à l'établissement définitif du principat - du moins est-ce l'hypothèse la plus vraisemblable 37 • Entraînés dans cette immense tempéte, des héros luttent pour des fins humaines - sauf Caton, qui, lui, est déjà parvenu à la securitas, à la sérénité. Même Brutus, lui aussi magnanimus, est mû plus par la passion que par la raison et la «vertu>: le discours que lui adresse Caton provoque chez lui non pas une décision sereine et motivée en raison, mais un mouvement de colère (irarum stimulos) et un «amour excessif de la guerre civile>31• L'un des aspects les plus essentiels de la Pharsale est cette épopée des âmes aux prises avec la Fortune. Celle-ci en brisera certains, comme Pompée, qui trouvera dans sa chute sa propre vérité; elle en exaltera d'autres, comme César, qui n'obtiendra le pouvoir sur le monde que pour tomber de plus haut. Dans son dessein, il semble que Lucain a voulu son poème comme une immense amplification du De Prouidentia, illustrant les rapports entre l'homme et le devenir du monde, une vaste méditation sur la condition humaine et les voies du salut qui lui restent ouvertes, lorsque tout semble s'écrouler.

17 11

V. Berthe Marti, in Entretiens Hardt XV, pp. 33-34. Pharsale, II, 324-325.

UNE CRITIQUEMÉCONNUEDU STOÏCISME CHEZ LUCRÈCE

Dans un passage fort célêbre, Lucrêce, analysant les effets pernicieux de la crainte de la mort, écrit : «Et si les hommes, souvent, prétendent que les maladies et une vie sans honneur sont plus à redouter que la Mort et le Tartare, qu'ils savent bien que l'âme n'est que du sang, ou peut-être du vent - selon leur fantaisie - et qu'ils n'ont absolument aucun besoin de notre doctrine, voici qui pourra te montrer que toutes ces vantardises ne sont que pour se faire valoir, et non parce qu'ils considéreraient que c'est là une vérité démontrée: exilés de leur patrie, chassés bien loin d'elle et de la vue des hommes, honteusement frappés d'une accusation infamante, accablés de tous les maux, finalement, ils vivent, et partout où ils viennent, dans leur malheur, offrent des sacrifices aux morts, immolent des brebis noires, consacrent aux dieux mânes des offrandes funêbres, et, dans l'adversité, n'en tournent que plus ardemment leurs âmes vers la religion> 1• Les commentateurs, à peu prês unanimes, reconnaissent dans ces inconséquents des hommes dépourvus de philosophie 2 • Ils avouent, sans doute, que les deux théories auxquelles il est fait allusion sur la nature de l'âme sont la premiêre (que l'âme est formée de sang), celle d'Empédo-

111,41-54: nam quod saepe homines morbos magis esse timendos I infamemque ferunt uitam quam Tartara leti, / et se scire animi naturam sanguinis esse I aut etiam uenti, si fert ita forte uoluntas, / nec prorsum quicquam nostrae rationis egere, I hinc licet aduertas animum magis omnia taudis / iactari causa quam quod res ipsa probetur. I Extorres idem patria, longeque fugati / conspectu ex hominum, fœdati crimine turpi, / omnibus aerumnis adfecti, denique uiuunt, I et quocumque tamen miseri uenere, parentant, / et nigras maclant pecudes, et manibu' diuis I inferias mittunt, mu/toque in rebus acerbis / acrius aduertunt animos ad religionem. 1 Accord de Merrill, Munro, Giussani, Lachmann, Heinze, Robin, résumé par C. Bailey, T. Lucreti Cari De Rerum Natura .. ., Oxford, s. d. (1947), Il, p. 997 et suiv. 1

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ROME, LA LrrŒRATURE ET L'HISTOIRE

cle 3 , la seconde (que l'âme est formée d'air), celle d'Anaximène et de C~itias, ou, ajoutent-ils, «peut-être le JtV60µa stoïcien 4 », mais ils affirment que Lucrèce ne songe nullement ici à attaquer des «spécialistes» et que sa critique porte seulement contre des «non-philosophes» choisissant, au gré de leur fantaisie (si fert ita forte uoluntas), entre des théories, auxquelles, en réalité, ils n'ajoutent point foi, et qu'ils ne mentionnent que par vain souci l'ostentation. Cette interprétation est, assurément, raisonnable et, à première vue, satisfaisante. La difficulté ne commence qu'au moment où l'on veut expliquer la singulière attitude des mêmes personnages qui, exilés, offrent des sacrifices aux morts et immolent des brebis noires. Apparemment, si Lucrèce dirigeait son attaque contre les hommes en général, nous serions en présence d'une pratique ordinaire chez les exilés qui, arrivés sur la terre d'exil, commenceraient par offrir le sacrifice rituel des parentalia. Mais, à notre connaissance, il n'existe pas d'autre texte venant confirmer la réalité d'une coutume aussi singulière. Le rite des parentalia est spécifiquement destiné à honorer les morts de la famille du sacrifiant. Telle est l'interprétation acceptée par Merril. Bailey, lui, préfère donner au mot une valeur plus générale et comprendre qu'il désigne toute espèce de sacrifice offert aux divinités infernales, «par peur de la mort». Mais c'est précisément là admettre comme démontré ce qui est en question. Les offrandes aux morts ne paraissent pas avoir eu, très généralement, pour but, d'obtenir la prolongation de la vie. On pourrait, sans doute, citer des exemples dans lesquels les offrandes aux divinités infernales témoignent du désir d'éloigner une épidémie - tel, le sacrifice à Dis Pater, au Tarentum. Mais il est hardi de confondre en un même vague les divinités de la mort et les morts eux-mêmes. D'ailleurs, pourquoi l'exilé s'empresseraitil, alors qu'il n'est nullement menacé de mort, de détourner par un sacrifice une menace imaginaire? L'on comprendrait qu'il sacrifiât, selon l'usage, aux dii patrii du pays où il s'installe, pour se les rendre propices. Un sacrifice aux Mânes est vraiment inattendu et invraisemblable. Mais les détails du sacrifice, tels que les présente Lucrèce, nous donnent sans doute la clef de l'énigme. Le choix de la victime, d'abord, la « brebis noire», est caractéristique des scènes de nécromancie. Nous la trouvons, par exemple, chez Virgile 5, dans les Étiopiques d'Héliodore 6 et,

Cf. Diels B. 105, cité par Bailey, Ibid. Voir, infra, p. 162, n. 12. • Bailey, Ibid. 5 En., VI, 153. 6 VI, 14. 3

UNE CRITIQUE M&ONNUE STOICISME CHEZ LUCRÈCE

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surtout, dans l'Odyssée 1 : la brebis noire est la victime offerte par Ulysse à l'âme de Tirésias. Or, les circonstances dans lesquelles Ulysse célèbre ce sacrifice répondent très exactement aux indications de Lucrèce : lui aussi est chassé de sa patrie, qu'il était sur le point d'atteindre grâce aux présents d'Ëole, lui aussi est parvenu aux limites du monde, «loin de la vue des mortels>, chez ces Cimmériens que recouvre une nuit éternelle; il est, aussi, sous le coup d'une malédiction, ainsi que le lui révèle le même Éole, qui refuse de le recevoir, à son second passage•; le héros porte la peine d'avoir aveuglé le fils de Poséidon, et c'est la colère du dieu qui le poursuit. Pourtant, malgré toutes ces infortunes, Ulysse n'en persiste pas moins à interroger les destins, à aller jusqu'à évoquer les morts, afin d'obtenir une révélation sur les moyens de rentrer dans sa patrie. Le poème tout entier est l'histoire de l'incroyable ténacité d'un homme qui s'obstine à vivre, en dépit des dieux. Peut-être, dira-t-on, n'est-ce là qu'un rapprochement accidentel. Comment Lucrèce pouvait-il penser à Ulysse, dont, après tout, nous ignorons l'opinion sur la nature de l'âme? Tout s'éclaire, si nous nous rappelons qu'Ulysse était l'un des héros favoris du stoïcisme. Sénèque nous en donne témoignage 9 • Épictète le confirme 10 : Ulysse est le symbole du sage qui parvient, au milieu des tempêtes de la vie, à conserver sa constantia. Il était donc piquant, pour Lucréce, de rappeler que ce «stoïcien» par excellence s'était livré, pour tenter de sauver sa vie, que menaçait la colère divine, à des opérations de nécromancie, c'est-à-dire à des manipulations quasi magiques dont le sage devrait se détourner. S'il en est bien ainsi, et si Lucrèce pense aux stoïciens, dans cette évocation de la Nékyia, peut-être devient-il plus facile de comprendre les vers 43 et 44, sur l'idée que ces prétendus sages se forment de l'âme et de sa nature. Sans doute, la plupart des stoïcisme admettaient que l'âme humaine est un «souffle igné», mais il en était au moins un pour qui elle était constituée par le sang. C'est du moins ce que pensait Diogène le Babylonien, qui reprenait pour son compte les opinions d'Empédocle et

1

Odyssée, XI, 32-33. • Ibid., X, 64 et suiv. La malédiction de Poséidon est d'ailleurs expressément révélée à Ulysse par Tirésias. • Sen., De Const. Sap., II, 2 : (Uli:cenet Herculem) . .. Stoici nostri sapientes pronuntiauerunt, inuictos laboribus et contemptores uoluptatis et uictores omnium terrorum. Voir notre Commentaire, ad. loc. 10 Épictète, Entretiens, III, XXIV, 13-22 et 64-75; XXVI, 31-35 et 23. Cf. Hor., Epist., 1, 2, 17.

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ROME, LA LITTBRATURB ET L'HISTOIRE

Critias 11• Il y était d'ailleurs à demi autorisé par la doctrine même des stoïciens les plus orthodoxes, Zénon, Chrysippe et Cléanthe, qui affirmaient, sans doute, que l'âme était un KVSOµa,mais ajoutaient que ce souffle était «nourri> par le sang 12• Lucrèce pouvait donc, sans trop de mauvaise foi, attribuer aux stoïciens des variations dans leur doctrine de l'âme et affecter de croire qu'ils adoptaient l'une ou l'autre conception, au gré de leur fantaisie. Pour toutes ces raisons, nous croyons que, en ce début du livre III, le poète ne songe du tout aux hommes du commun se piquant de philosophie, mais aux sto1ciens qui, par esprit de vantardise (reproche d'orgueil souvent fait à la secte, de Tacite à Pascal) et sans l'appui d'une doctrine physique rigoureuse, affectent de se mettre au-dessus des préjugés vulgaires, mais n'en tombent pas moins dans toutes les superstitions et les pratiques les plus dégradantes. Si l'on veut bien admettre ces conclusions, il s'ensuit que les premiers vers du passage (v. 41-42) font allusion à la théorie stoïcienne du suicide. Le sage, disent les stoïciens, peut être amené à quitter volontairement cette vie pour diverses raisons, parmi lesquelles la maladie ou la crainte du déshonneur 13• Et, à la réflexion, il aurait été étrange que Lucrèce n'eût pas rencontré, en cet endroit de son poème, la conception des philosophes qui faisaient profession de mépriser la mort. Il s'en débarrasse allégrement, même un peu légèrement, peut-être, parce que toute position dogmatique, comme celle de Lucrèce, ne peut, sous peine de s'affaiblir, tenir scrupuleusement compte des attitudes spirituelles qui ne sont pas la sienne, aussi légitimes, aussi fécondes soient-elles. Lucrèce s'en tire en accusant les adversaires stoïciens de l'épicurisme d'hypocrisie et d'inconséquence. Mais il le fait sous le couvert d'un mythe, par une allusion qui lui évite d'aborder le problème dans toute son ampleur, ce qui lui eût été impossible dans un poème qui, quoi qu'on en ait dit, est essentiellement l'exposé d'une physique et d'un système du monde plutôt qu'une réflexion sur la mort.

Galien, De Hom. et Plat. dogm., II, 8 (10), p. 246 Mu(: Stoic. Vet. Fragm., III, p. 216, 30). 12 Galien, Ibid. Cf. Stoic. Vet. Fragm., I, p. 38. 13 Stoic. Vet. Fragm., III, p. 190, n. 768. Cf. Sén., ad Luc., 101, 10 et suiv., développement sur la crainte de la mort : miserrimus ac miserrima omnia efficiens metus mortis. Citation de Mécène, qui préfère la mutilation à la mort. Cette page de Sénèque semble répondre, en écho, aux sarcasmes de Lucrèce. 11

LUCRÈCE ET L'HYMNE À VÉNUS ESSAI D'INTERPRÉTATION

Le prologue du premier livre de Lucrèce est peut-être, de tout le poè• me, la page la plus mystérieuse et la plus redoutable; nombreux sont les commentateurs qui ont tenté de lui arracher son secret 1, et il peut sem• hier hardi de vouloir ajouter à tant d'autres une interprétation nouvelle. Notre seule excuse sera sans doute que cette interprétation ne se veut pas entièrement nouvelle; tant d'efforts des commentateurs n'ont pas été vains; plusieurs résultats peuvent être aujourd'hui tenus pour acquis, et nous ne prétendons ici que rassembler certains d'entre eux, en tirer les conséquences nécessaires et, dans un certaine mesure, les harmoniser. Que la modestie de notre but nous serve d'excuse. Dès l'abord se pose une première question, relative au texte même de ce prologue: le possédons-nous tel que l'écrivit Lucrèce? On s'est deman• dé parfois s'il ne recélait pas quelque lacune, qui en compromît la cohé· rence 2 • Mais, surtout, les éditeurs ont long-temps considéré que les der•

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On consultera, naturellement, tous les commentaires classiques de Lucrèce et, en dernier lieu, celui de C. Bailey, Oxford, 1947. En outre, J. Vahlen, Ueber das Prooemium des Lucretius, Monatsber. der Preuss. Alcad. der Wiss., 1877, p. 479-49; G. Giri, lntorno al proemio del primo libro di Lucre1.io, R. F. I. C., 1912, p. 87-112; Id., lntorno all'invocaz.ione di Lucre1.io a Venere ed alla rappresentar.ione di lei con Marte... , Ibid., 1915, p. 34-55; E. Bignone, Nuove ricerche sui proemio del poema di Lucreûo, Ibid., 1919, p. 423-433; R. Reitzenstein, Das erste Proemium des Lucrez. Nachr. der Gesell. der Wiss. Gôttingen, 1920, p. 83-96; F. Jacoby, Das Proemium des Lucretius, Hermes, 1921, p. 1-65; J. Blatt, Zu Lucrer., 1, 1-49, Eos, 1932, p. 345-347; K. Barwick, Ueber die Proômien des Lucrer., Hermes, 1923, p. 147-175; E. A. Hahn, The first prooemion of Lucretius in the light of the rest of the poem, T. A. Ph. A., 1941, p. XXXII-XXXIII (résumé); E. Wistrand, De Lucretii prooemii interpretatione, Eranos, 1943, p. 43-47. Cf. Friedlander, Retractationes, II, Hermès, 1932, p. 43-46 (spécialement sur les vers 44 à 49). Cf. Id., The Epicurean theology in Lucretius' first prooemium .. ., T. A. Ph. A., 1939, p. 368-379. 2 J. Vahlen, op. cit.

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niers vers du prologue, tel qu'il nous est transmis par les manuscrits, n'étaient pas à leur place et avaient été abusivement introduits à cet endroit par un copiste maladroit ou, peut-être même, par un commentateur ironique et malveillant. En effet, après l'admirable prière à Vénus, demandant la paix pour une Rome menacée, viennent six vers où nous lisons: «La nature des êtres divins exige, en effet, par soi-même, qu'elle jouisse de son éternité dans une paix totale, loin de nos affaires, sans aucun lien avec nous; libre de toute souffrance, libre de toute épreuve, forte de trésors qui ne sont qu'à elle, et sans besoin de nous, elle ne se laisse pas séduire par nos bonnes actions ni toucher par la colère» 3• Ce passage a, certes, de quoi surprendre en cet endroit : si les dieux sont indifférents à nos mérites et à nos fautes, s'ils n'ont aucun souci de nous, dans leur Olympe lointain, à quoi bon les prier? A première vue, il existe une contradiction totale entre ces vers et l'invocation à Vénus dont ils sont précédés. Et, comme ces vers se trouvent répétés en un autre endroit du poème 4 , la tentation est forte de supposer qu'ils ont été intercalés en cette fin du premier prologue. Aussi, jusqu'à Bailey, la plupart des éditeurs n'ont-ils pas hésité à les supprimer, terminant le passage avec la mention de Memmius. Cette suppression était d'autant plus facile que la suite des idées, avec les vers 50 et suivants, n'est pas des plus limpides. Brusquement, le poète s'adresse à Memmius, après s'être adressé à Vénus, et, surtout, le nouveau développement commence par une formule de liaison quod superest, qui paraît bien impliquer l'existence d'un premier point, aujourd'hui disparu. Il est tentant de supposer que les vers 44 à 49 ont pris la place d'un paragraphe dans lequel le poète exhortait Memmius à entendre sa parole. Au prix de cette hypothèse, tout rentrerait dans l'ordre. Mais cela même est-il bien certain? Même si l'on supprime l'énoncé explicite de l'indifférence des dieux aux prières humaines, la contradiction n'en subsiste pas moins; en quelque endroit que soit formulée cette doctrine, elle demeure essentielle au système et, apparemment, aurait dû interdire à Lucrèce, s'il la fait vraiment sienne, de placer en tête de son œuvre un hymne à la déesse Vénus. Effacée de la lettre du livre I, la

Omnis enim per se diuum natura necessest / immortali aeuo summa cum pace fruatur / semota ab nostris rebus seiunctaque longe; / nam priuata dolore omni, priuata periclis, / ipsa suis pollens opibus, nihil indiga nostri, / nec bene promeriti.s capitur nec tangitur ira (v. 44-49). 4 II, 646-651, à la fin de l'évocation de Cybèle (sans aucune variante). 3

LUCRt!CE ET L'HYMNE A Vt!NUS

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contradiction réapparaît sur un plan plus profond; résiderait-elle donc dans la pensée même du poéte, hésitant entre la doctrine d'athéisme qu'il enseigne et les entraînements de sa sensibilité, qui ne pourrait se déprendre des prestiges de la religion traditionnelle? Lucréce aurait-il écrit ce prologue au moment où il commençait son œuvre, avant de s'être encore suffisamment imprégné de la doctrine, et doit-on penser que, s'il avait vécu assez longtemps, il aurait effacé ce scandaleux prologue pour le remplacer, purement et simplement, par l'éloge d'Épicure ou quelque développement plus orthodoxe 5 ? Solution désespérée, et qui a le grand inconvénient de supposer que Lucrèce n'a pas été, d'emblée, pénétré de toute la vérité épicurienne, qu'il l'a conquise graduellement, au cours de la composition du poème, et - ce qui est plus grave encore - qu'il est allé de la physique à la théologie. Mais tout, dans le poème, dément une pareille conception : imagine-t-on Lucrèce croyant aux dieux du vulgaire, à l'immortalité de l'âme, ou du moins à sa survie, aux Enfers, à la vertu des prières, à l'intervention du surnaturel dans le monde, et déjà persuadé de l'existence des atomes? Si Lucrèce a suivi un chemin dans sa conquête de !'Épicurisme, ce chemin est, assurément, parti de la métaphysique du système, pour aboutir à sa physique. Il y a là une évidence irrésistible pour quiconque a seulement parcouru l'ensemble du poème: la théorie des atomes n'est qu'un moyen au service d'une fin qui la dépasse; la garantie véritable de sa vérité est, au fond, son efficacité contre les terreurs de la mort et de la religion. Il est presque inconcevable que l'on puisse renverser cette démarche et imaginer Lucrèce sensible d'abord aux démonstrations scientifiques d'Épicure et, peu à peu, conduit, sous leur contrainte, à renoncer à sa foi religieuse. L'impression, devant l'ensemble de l'œuvre, est bien plutôt d'une conviction monolitique, tout entière vers la conquête de l'équilibre intérieur, qui est sa véritable fin. Pour toutes ces raisons, le problème soulevé par le prologue du livre I doit être posé dans toute sa brutalité : apparemment, Lucrèce se contredit lui-même lorsqu'il invoque la médiation de Vénus pour que Rome jouisse de la paix. Il le fait en pleine conscience; peut-être même soulignet-il sa propre inconséquence, en des vers qu'il reprendra une autre fois, lorsqu'il évoquera une autre divinité du Panthéon «vulgaire». Comment cela est-il possible? Quel sens peut-il attribuer à cette prière, qui ne soit pas un démenti de ses convictions les plus profondes, par quelles circonstances a-t-il été amené à écrire une page dont le sens apparent semble le faire tomber lui-même sous le coup des accusations que, quelques vers

'J. Perret, Légende troyenne ... , p. 573 et suiv.

ROME. LA UTIÉRATURE

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ET L'HISTOIRE

plus tard, il va porter contre la «religion» coupable d'avoir provoqué le meurtre d'Iphigénie? Ceux qui font de cet hymne une «inconséquence» du poète s'autorisent généralement du fait que ce prologue figure en tête du premier livre et admettent qu'il a été écrit alors que Lucrèce en était au début de son œuvre. Ils tirent argument, pour confirmer leur conviction, des vers dans lesquels il est question des «circonstances difficiles» que traverse la patrie•, et qui ne permettent pas à Memmius de s'éloigner des affaires. On dit que ces circonstances difficiles correspondent à l'année où Memmius fut préteur, l'année du consulat de César (59 av. J.-C.)7; on ajoute qu'il ne saurait s'agir des troubles provoqués par Clodius en 58 et 57, puisque, à ce moment, Memmius est loin de Rome et gouverne la province de Bithynie. Pourtant, à y bien réfléchir, comment les troubles, tout intérieurs, de Rome en 59 peuvent-ils faire redouter au poète une guerre? Il lui faudrait une prescience singulière pour apercevoir, dans cette agitation provoquée par César, le germe de la guerre civile! Car ce n'est pas la Concordia que Vénus doit ramener à Rome, c'est Mars qu'elle doit apaiser, et, en 59, quelle est la guerre dont Rome est menacée? Tout, à l'extérieur, est paisible. Depuis les victoires de Pompée, Mithridate est ècrasé, les pirates sont réduits à l'impuissance, même l'Espagne est pacitiée. Rome, en pleine expansion, menace plus qu'elle n'est menacée. Tout change, au contraire, quelques années plus tard. Deux théâtres de guerre s'ouvrent brutalement avec la fin de l'année 54 et le début de 53. César, au mépris de tout droit, avait attaqué en Gaule; pendant plusieurs années, les opérations s'étaient déroulées à son avantage, mais voici qu'en automne 54 avait commencé un soulèvement général des peuples gaulois, quinze cohortes avaient été anéanties, et l'on redoutait à Rome que la Province de Transalpine ne fût submergée. Et voici que, quelques mois plus tard, les maladresses de Crassus ont pour résultat de conduire au désastre l'armée romaine d'Orient. Dion Cassius raconte comment cette année 53 s'ouvrit dans une atmosphère de désastre: «On vit, nous dit-il, des chouettes et des loups, des chiens errants hurlèrent, des statues sacrées transpirèrent, d'autres furent. frappées de la foudre• ... > Coup

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V. 41-43: nam neque nos agere hoc patriai tempore iniquo / possumus aequo anima nec Memmi clara propago I talibus in rebus communi desse saluti . 7 • A. Emout, Comment., au v. 41. En réalité, Memmius n'était alors que préteur désigné. 1 Dion, XL, 17. •

LUCiœCB BT L'HYMNE A Vi!NUS

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sur coup, le vieil ennemi gaulois se réveille et une nouvelle menace se lève en Orient, menace qui pêsera lourdement sur le principat d'Auguste: le problème parthe demeurera pour des siècles une plaie béante. On comprend mieux, en ces circonstances, les angoisses d'un poête patriote. En 59, sa prière n'eût été que celle d'un partisan, suppliant les dieux de sauver non pas sa patrie, mais les privilèges de l'oligarchie qui la gouverne et qu'il méprise. En 53, c'est bien l'existence même de l'Empire qui est mise en question, «per maria ac terras». Il serait donc tentant, pour toutes ces raisons, de formuler l'hypothèse que le prologue au poême n'a pas été écrit au début de toute l'œuvre, mais dans les derniers moments de la vie du poête. A la condition, toutefois, que Lucrèce ne soit pas mort, comme on l'assure généralement, en SS ou 54 av. J.-C., et qu'il ait assez vécu pour que lui soient parvenus les échos de la défaite de Carrhes (9 juin 53). A la vérité, ce n'est pas ici le lieu de discuter à nouveau les témoignages relatifs à la date de sa mort. Le dossier a été examiné à plusieurs reprises; il se compose de plusieurs témoignages contradictoires, dont le plus vraisemblable, celui de saint Jérôme, n'est même pas très assuré, puisque les chiffres varient selon les manuscrits. A ne s'en tenir qu'à la donnée la plus certaine de la notice de saint Jérôme - que Lucrèce mourut à l'âge de quarante-quatre ans - il s'ensuit, puisque la date de sa naissance, selon le même texte, est soit l'année 96, soit l'année 94, selon la lecture adoptée, que Lucrèce est mort ou en 53 ou en 51, et c'est entre ces deux dates seulement que se trouve restreint le choix. On a montré, d'autre part, que ia Vie de Virgile de Donat - si l'on fait abstraction d'une erreur matérielle sur le nom des consuls de l'année - invite à choisir la première des deux 9• La solution la plus probable est celle qui place la mort du poête en 53 et, de façon très précise, au 15 octobre 10 de cette année-là. Si l'on admet cette date, Lucrèce, avant de mourir, a eu largement le temps d'apprendre, avec tous ses concitoyens, le désastre de Carrhes et de mesurer la gravité du nouveau tumultus gallicus. Il a eu aussi celui de composer un prologue empreint de gravité religieuse, dans lequel il souhaite que sa patrie connaisse la paix. Or, cette même période est singulièrement critique aussi pour Memmius. Préteur désigné en 59, Memmius avait exercé sa magistrature en 58; il pouvait donc briguer légalement le consulat dès SS. A ce moment,

'A. Rostagni, Ricerche di biografia lucreziana, I: La cronologia, R.F. l. C., 1937, p. 25-31. Cf. Id., éd., de Suét., De poetis, p. 57-58. 10 Donat, Vita Verg. (A. Rostagni, éd. cit., p. 74).

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Memmius, qui avait jusque-là pour femme Fausta et comptait parmi les défenseurs de l'ordre sénatorial, divorce et change de parti. En 54, il pose sa candidature au consulat et s'appuie désormais sur César 11• On connaît la manière dont fut conduite la campagne électorale. Il y eut brigue si évidente, collusion si scandaleuse entre les candidats et les consuls en charge que les élections ne purent avoir lieu. Il fallut recourir â des interrègnes, de janvier â juillet 53, avant que pût être assurée l'élection de Cn. Domitius Calvinus et de M. Valérius Messalla. Pendant ce temps, le triumvirat se défait lentement. Julie, fille de César et femme de Pompée, meurt en septembre 54; l'affection que lui portaient et son père et son mari pouvait seule retarder le heurt entre les deux triumvirs. On devine que César regroupe ses partisans, â mesure que se creuse le fossé et qu'approche la crise décisive. Moins que jamais, Memmius ne peut se désintéresser de la politique 12• Ce n'est pas le moment de lui demander toute son attention pour écouter l'enseignement du poète. Seule la paix saura lui rendre la sérénité et le loisir nécessaires. Jusqu'ici, nous avons tenté de montrer que les circonstances générales de la politique romaine, et aussi la situation personnelle de Memmius, expliquent mieux en 53 qu'en 59 vers que Lucrèce a placés en tête de son poème. Mais il ne s'agit encore que d'une probabilité. Nous pensons que cette probabilité se change en quasi-certitude si l'on consent â donner sa vraie signification â l'épithète de Genetrix sous laquelle est invoquée la déesse et â voir dans cette Vénus l'ancêtre des Julii, celle â qui le dictateur dédiera le temple de son forum. Depuis le temps de Sulla, Vénus était volontiers invoquée par les maîtres de l'heure. En SS, Pompée lui avait consacré, sous l'appellation de Victrix, le temple dont son théâtre était considéré comme le vestibule. Mais il y avait déjà plus de dix ans que César avait affirmé, lors de sa questure, qu'il considérait Vénus comme l'ancêtre de sa famille 13, et,

Cie., ad Att., IV, 15, 7. Cf. Suét., Caes., 13. Sur la carrière de L. Memmius, voir l'article de Muenzer, In R. E., XV, col. 609-616 (n° 8); G. Della Valle, G. Memmio, dedicatorio del poema di Lucre'l.io, Rend. Ace. Linc., XIV (1938), p. 731-886; P. Boyancé, Lucrèce et son disciple, R. É. A., LII (1950), p. 212 et suiv. 12 Cicéron nous apprend que, pendant toute la durée des interrègnes, Memmius n'a cessé d'espérer le retour de César, qui devait, dans sa pensée, lui assurer le consulat (ad Q. fr., III, 2, 3). A ce moment, Memmius apparaît comme un adversaire résolu de Pompée et c'est apparemment contre lui que celui-ci, seul consul en 52, fit voter une loi de ambitu à effet rétroactif qui eut pour conséquence son départ en exil (fin 52 ou début SI). Cf. Muenzer, op. cit., et les textes. 13 Suét., Jul., 44. 11

LUCRÈCE ET L'HYMNE

À VÉNUS

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pour commémorer sa victoire sur Vercingétorix et affirmer que sa protectrice ne lui avait pas fait défaut en ce péril, il allait frapper des monnaies où, au droit, apparaîtrait une Vénus diadémée, accompagnée de Cupidon 14 • On entrevoit, entre César et Pompée, comme une « querelle des Vénus», chacun essayant de s'approprier celle qui était généralement considérée alors comme la divinité de la felicitas. A la Victrix s'oppose la Genetrix et, entre les deux, Lucrèce a délibérément choisi 15 • En 53, Venus Genetrix ne peut ètre que la «patronne» de César. On récuse, en général, ce rapprochement, sous prétexte que Lucrèce ne pouvait faire allusion à César dans un poème dédié à Memmius, car, nous dit-on, Memmius, lors de sa préture, était l'ennemi de César. Mais ce qui est vrai en 59 cesse de l'étre après 54, alors que Memmius place précisément tout son espoir dans la seul César et lutte pour lui de toutes ses forces. Et l'invocation à Vénus ne saurait s'expliquer par une allusion à la Vénus du théâtre de Pompée 16, qui est une Victrix, et non une Genetrix. Ainsi, l'éphithète de Genetrix implique nécessairement allusion à la Vénus des Julii, mais, comme cette allusion eût été inconcevable au temps où Memmius était l'ennemi de César, il s'ensuit que ce prologue ne peut avoir été écrit que postérieurement à 54, comme tout nous invite, d'ailleurs, à le penser. Si l'on admet et la chronologie que nous proposons et l'inspiration césarienne de cette invocation à Vénus, il en résulte plusieurs conséquences importantes, qui viennent confirmer certains faits déjà soulignés dans le passé 17 • Lucrèce n'est plus le poète insoucieux de son temps que l'on nous présente parfois; il prend parti dans la lutte des hommes en présence et, contre une aristocratie dévorée par l'ambition, est tout disposé à accepter un régime où les hommes n'auront pas à se disputer un fantôme de pouvoir, mais seront libres de se consacrer aux vraies valeurs, sans envier celui qui, plus heureux, « marche revêtu d'un honneur qui l'illus-

R. Schilling, La religion romaine de Vénus, Paris, 1954, p. 432, n"' 6 et 7. On pourrait objecter que le mot d'ordre des césariens, le jour de Pharsale, fut Venus Victrix, mais on voit qu'il s'agit là du dernier épisode de cette «querelle des Vénus», la «confiscation• au profit de la Genetrix du prestige de la Vénus de Pompée. 16 En sens contraire, P. Boyancé, op. cit., p. 220. 17 Par exemple, v. G. Della Valle, op. cit., et Id., La Venere di Lucrezio e la Venere Fisica Pompeiana, Riv. Indo-greco-italica, 1934, p. 127-149. Della Valle fait, d'ailleurs, remonter ce prologue à l'année 62 et date de ce moment, contre toute vraisemblance, les attaches césariennes de Lucrèce. 14

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tre 18 ». Ces paroles du poète trouvent un écho inattendu dans le tableau que dressera César, dans le Bellum Ciuile, des querelles jalouses entre Pompéiens. Il est assez naturel aussi, comme l'a montré M. Della Corte, que les sympathies de Lucrèce aillent au triumvir qui jouit de l'appui de Pison, le plus illustre épicurien de ce temps. La Vénus qu'il invoque est donc, au moins pour une part, la puissance tutélaire capable d'assurer la victoire de celui qui peut, seul, mettre fin à tous les troubles: pacifier la Gaule, exorciser le cauchemar du tumultus gallicus et, bientôt, sans doute, venger Crassus. Pourtant, les intentions politiques et les préoccupations actuelles en l'année 53 ne suffisent pas à tout expliquer dans cette prière. Le poème de Lucrèce n'est pas un manifeste politique ni une épopée historique. Vénus est, pour le poète, plus que la Genetrix, dont la protection est plus que jamais nécessaire aux Romains; elle est aussi la Voluptas universelle, c'est-à-dire le symbole même du Souverain Bien, la Fin suprême de toute chose. Elle est aussi, comme on l'a souligné, l'un des deux principes cosmiques d'Empédocle, la Cl>tÀO'tTIÇ qui préside à la création 19 ; elle est aussi l'Aphrodite dont Parménide chante la puissance 20 , en des vers dont Lucrèce s'est indubitablement souvenu 21• Et c'était une rencontre singulièrement propre à frapper l'imagination du poète que celle qui plaçait le destin de Rome à l'ombre de cette Voluptas souveraine. Ne pouvait-il avoir l'impression de découvrir comme une loi du Monde dans cette harmonie des symboles? Il était rassurant de penser que le principe universel de l'Amour manifestait une fois de plus sa toute-puissance en suscitant à Rome un héros sauveur22. Dans cette perspective, les derniers vers du passage, injustement suspectés, prennent une valeur nouvelle : cette paix, que Lucrèce demande pour Rome et que le triomphe de l'universelle Voluptas peut seul assurer, grâce à César, la véritable Vénus la possède, dans son Olympe lointain, et nous en envoie l'image. Car, si les dieux ne se soucient pas des affaires

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Ill, 76 : claro qui incedit honore. Voir les textes rassemblés par R. Schilling, op. cit., p. 349 et suiv. Cf. aussi C. Bailey, Comment., ad loc. 10 Diels, fr. 12, v. 3 et suiv. 21 Noter·l'expression: 6aiµmv ~ rui.vta IC\J6epvê)., très voisine du v. 21 de Lucrèc~ : q~ae quoniam rerum naturam sola gubernas. Ici, Lucrèce fait évidemment allusion a cette toute-puissance de la uoluptas, fin dernière des êtres . 22 • R. ~hillin~, Ibid., p. 353, a très justement remarqué que Lucrèce avait introduit dan_~1 atomisme une sorte de finalité. Ni la création ni le sort des empires ne sont entierement abandonnés au hasard. 19

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humaines, il ne s'ensuit pas qu'ils soient absolument sans action sur les esprits des hommes. Est-il nécessaire de rappeler comment leurs images, leurs «simulacres» matériels parviennent jusqu'à nos yeux 23 ? C'est Lucrèce seul qui, de toutes non sources épicuriennes, nous fait connaître cette communion quasi mystique de l'homme avec la divinité: vision inspiratrice de paix, dont la contemplation est seule capable de transformer en plénitude et en joie la simple ataraxie que donne la pureté du cœur. Lucrèce a été conscient de la contradiction apparente que pouvait présenter, aux yeux des non-initiés, sa prière à Vénus avec la conception épicurienne des dieux, mais c'est pour s'en défendre qu'il a pris soin de rappeler, en terminant, la vertu essentielle des divinités, vertu inséparable de leur existence même, vertu d'exemple et vertu d'essence. Vénus, dans son «intermonde», nous offre, par le fait même qu'elle est, l'image de la paix heureuse, celle que promet à Rome tout entière la victoire de César. Si elle était sensible à nos prières, elle perdrait tout ce qui fait son efficace, elle introduirait dans l'Univers le désordre et, se démentant elle-même, entraverait la réalisation de la Loi. Telle est, sans doute, la signification de ce prologue, sur le double plan politique et philosophique. Lucrèce a choisi de l'exprimer sous le voile d'un mythe, comme, au livre suivant, il a demandé à Cybèle de symboliser la fécondité de la Terre. Et ce que ses vers retiennent des conceptions religieuses «vulgaires» n'est que jeu poétique et ne trompe qu'un espirt non encore épuré. Lucrèce, s'adressant à Memmius, c'est-à-dire à un «incroyant», doit lui parler le langage auquel il est habitué - c'est la loi inéluctable de tout exorde, de toute captatio beneuolentiae - pour l'élever ensuite, graduellement, jusqu'à des conceptions plus hautes et lui faire pressentir la Vérité. C'est pourquoi la Vénus de ce prologue est toute proche encore de la déesse que les Romains adoraient sous ce nom. Et, d'abord, elle est la déesse du printemps, la déesse du temps «où la mer est navigable et où les moissons couvrent la terre». Or, ce patronage du printemps est loin d'être universellement attribué à !'Aphrodite grecque, puisque, parfois, c'est sous le patronage de Perséphone qu'est placée cette saison, tandis qu'Aphrodite doit se contenter de l'automne 24 • Mais, à Rome, Vénus est la déesse d'avril, et sa fête est célébrée le 23 de ce mois, clôturant le cycle inauguré par les Cerialia et continué par les Parilia. Il ne semble pas douteux que Lucrèce songe, en évoquant le retour de la déesse, aux jours sereins du printemps, une fois terminée la période trou-

23 24

VI, 75 et suiv. Procl., in Rep., II, 62. Cf. O. Kern, Orph. Frag., p. 220, fr. 196.

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blée de l'imbriferum uer, à ces fêtes d'avril chantées par Virgile et par Tibulle 25• Il n'est pas nécessaire de postuler ici un modèle grec, puisque la religion romaine suffit à expliquer tous les traits de la Genetrix. Il n'est jusqu'au rapprochement avec Mars qui n'appartienne, lui aussi, à la tradition nationale. Sans doute le couple formé par Vénus et Mars a-t-il pour garant le vieux conte homérique et, aussi, quelques cultes disséminés dans le monde grec 26, mais il est peu probable que cette idée ait été suggérée à Lucrèce par la considération de ceux-ci, qui demeurent très exceptionnels, et que le poète ignorait à peu près sûrement. Au contraire, Mars était associé à Vénus dans le lectisteme de 217, et les couples formés à cette occasion ne sont pas toujours ceux que laisserait attendre une copie pure et simple des rites grecs: Vulcain est joint à Vesta, alors que la compagne d'Héphaïstos est officiellement Aphrodite. Quel rapport, en Grèce, existait-il entre Hermès et Déméter? Et, cependant, le lectisteme de 217 mettait côte à côte Mercure et Cérès. Pense-t-on que, si les organisateurs de la cérémonie n'avaient pas fait entre en ligne de compte la personnalité italique des douze grands dieux, ils auraient osé réconcilier, pour la circonstance, Athéna et Poséidon? La Vénus parèdre de Mars n'est pas l'Aphrodite adultère du vieil aède; elle n'est pas non plus la divinité spartiate ou thébaine, mais la Vénus romaine, associée, comme «mère des Énéades», au «père de Romulus» 27• Tous deux figurent dans la généalogie du fondateur, et il n'est pas étonnant que César se soit, lui aussi, réclamé de l'une et de l'autre. Sans doute, il serait hardi de prétendre que, dans ce prologue, Lucrèce ait déjà songé à César assimilé à Mars. C'est seulement après la guerre civile que le dictateur a accueilli, en Orient, cette assimilation flatteuse 21 , et en 45 qu'il acceptera une statue dans le temple de Quirinus 29 • Cet

2, Virg., Géorg., I, 338-347, où les fêtes de Cérès sont dites: extremae sub casum hiemis, iam uere sereno; Tib., II, 1, 1 et suiv. Cf. notre étude sur la V• Églogue, Mélanges Ch. Picard, p. 413. 26 Un temple d'Aphrodite et d'Arès sur la route d'Argos à Mantinée, un culte d'Aphrodite Aréia à Sparte, le fait que les polémarques, à Thèbes, soient chargés de la célébration des Aphrodisia; ces exemples sont recueillis par R. Schilling, op. cit., p. 207. 27 Thèse justement soutenue par R. Schilling, op. cit., p. 208. za Inscription d'Éphèse (Dittenb., Sylloge, 760). Sur l'assimilation de César â Mars, voir les témoignages antiques dans L. R. Taylor, The divinity of the Roman Emperor, p. 58 et suiv. Mais il y a lieu d'attacher la plus grande importance à la chronologie; le caractère c martien> de César est, assurément, moins essentiel à la fortune du dictateur que ses attaches gentilices avec Vénus. 29 Dion, XLIII, 45.

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aspect de la religion césarienne - ou plutôt, de façon plus générale, «julienne» - ne se développera guère qu'après 42, avec le culte de Mars Ultor. Toutefois, Octave ne fera, alors, que reprendre des indications et comme des suggestions éparses dans la tradition religieuse nationale, celle à laquelle se rattache l'évocation lucrétienne. Mais le poète rencontrait, à propos de Mars, la même harmonie qu'à propos de Vénus. Si, pour Empédocle, Aphrodite était la tÀ6'tT)Ç,Arès symbolisait le principe opposé, "Epiç, et, une fois de plus, cette loi du monde transparaissait, aisément reconnaissable, dans le vieux mythe. La réalité religieuse se transmute d'elle-même en symbole, et c'est à partir de notions qui lui sont familières que Memmius est invité à s'élever jusqu'à un sens secret, une Vérité dont la révélation lui sera apportée s'il consent à entendre l'enseignement d'Épicure. Si l'on admet que l'hymne à Vénus a été composé par Lucrèce dans les derniers mois de sa vie, alors que presque tout le poème était déjà achevé, et ajouté en tête de l'œuvre avant la mise en ordre définitive, il devient plus facile de comprendre pourquoi ce morceau, dans lequel le poète nous apparaît comme souverainement maître de son art, se rattache assez maladroitement aux vers qui le suivent. Il n'est peut-être pas nécessaire de supposer une lacune entre lui et le quod superest du v. 50. Tout au plus sommes-nous en présence d'une transition maladroite, trace d'inachèvement, comme il y en a tant dans la dernier livre du poème. Et ce prologue, déjà si émouvant par lui-même, le devient encore plus si l'on songe qu'il est probablement la dernière page écrite par Lucrèce et comme le testament véritable du philosophe et du poète.

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Un poème qui commence par le printemps du monde, et se termine en un effroyable charnier; un poète qui, partout ailleurs, maintient les épisodes et les digressions dans de très étroites limites, et qui, soudain, perdant toute mesure, donne cent quarante-neuf vers au tableau d'une épidémie! Il ne lui en avait fallu que quarante-trois, au prologue du premier chant, pour évoquer la puissance du désir qui entraîne toute la création vers Je plaisir et la paix! Pourquoi ce déchaînement d'horreur, au moment où le livre va se clore, où va se former l'impression dernière qu'il laissera dans l'âme? C'en est assez pour que de nombreux savants, déconcertés, aient rivalisé d'ingéniosité pour «expliquer» ce qui leur apparaissait comme un phénomène étrange, et peu en accord avec la doctrine professée par le poète: pourquoi s'attarder si longuement sur des images de mort, alors que toute la philosophie épicurienne reconnaît, et affirme que c'est l'idée de la mort qui est à l'origine de toutes les angoisses, de toutes les folies et de tous les malheurs des hommes? Épicure ne dit-il pas que la mort des êtres n'est qu'une phase du devenir universel? que la mort n'est rien pour qui la subit, puisqu'elle n'est que la ligne, infiniment ténue, qui sépare ce qui est et ce qui n'est plus, et ne peut regretter d'avoir été? Cette contradiction a beaucoup frappé de bons esprits, qui ont voulu voir dans cet épisode la preuve que Lucrèce, au fond de lui-même, redoute la mort, qu'il est hanté par elle et son cortège. Ce qui s'accorde très bien, trop bien, avec l'idée, si souvent reprise, d'un and-Lucrèce dans l'âme du poète lui-même. Un anti-Lucrèce qui est - ou plutôt serait désespéré par ce monde d'où (disent les critiques, mais à tort) l'épicurisme a chassé les dieux, un monde qui ignorerait l'espoir. Comme si les choses ne pouvaient être belles et bonnes que dans la mesure où notre esprit devrait survivre, quelque jour, avec la conscience d'en être privé! Mais les «danses macabres» conviennent mieux aux siècles pour qui la mort est une réalité, une métamorphose, et non pas un anéantissement. L'épisode de la peste d'Athènes, qui termine le poème de Lucrèce, est-il

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vraiment l'une de ces danses macabres médiévales, qui implique, au-delà des corps rongés, la survie et le jugement des âmes? Tout, dans le reste de l'œuvre, et dans la philosophie d'Épicure, suggère le contraire; dans le tableau lui-même, l'accent n'est pas mis sur l'atroce égalité des conditions et des rangs sociaux devant la puissance de la Mort; si la danse macabre gothique est, déjà, par elle-même, un Jugement, une remise en ordre, définitive, des valeurs considérées comme divines, le charnier d'Athènes voit périr et se dissoudre, comme les corps humains et animaux, les lois morales, tout ce qui permet aux hommes de vivre tolérablement ensemble. C'est le naufrage définitif de toute morale, et précisément le contraire du règne de Dieu. Pour essayer de comprendre ces pages étranges, il convient certainement de réfléchir à plusieurs choses, et non de se laisser entraîner par de vagues harmoniques, ou un parti-pris doctrinal, totalement anachronique, à l'égard de l'épicurisme «athée:t et «désespérant:t. D'abord au fait que le poème est resté inachevé, qu'il a été «édité:t, après la mort du poète, probablement par Cicéron. Édité, cela signifie que les pages de l'œuvre ont été mises en ordre, les chants équilibrés, tant bien que mal; mais cela implique aussi une possibilité: que le poète n'ait pas eu le temps de terminer son œuvre, et, par conséquent, rien ne nous assure que celle-ci est achevée, sous la forme où nous la possédons. Tout, au contraire, suggère l'inachèvement: les vers de raccord, empruntés çà et là et repris, en divers endroits, des «paragraphes:t intercalés peuvent, certes, et doivent remonter à l'auteur, mais l'utilisation qui en est faite, ces reprises, parfois difficilement justifiables dans l'économie d'ensemble, trahissent le remaniement. Au mieux, nous ne pouvons rien conclure du fait que le dernier chant s'achève sur un tableau affreux, et certainement pas en déduire que l'esprit de Lucrèce était hanté par des images de mort. On ne peut pas non plus prétendre, comme certains, que le tableau de la peste fait écho au prologue du livre I, auquel il s'oppose comme la mort à' la vie. On ne saurait non plus faire appel à ce que les épicuriens nommaient la loi de l'isonomie, qui veut que les forces opposées s'équilibrent, dans l'ensemble de l'univers. Car, si la puissance de Vénus - la Vénus physique, naturellement, la force inhérente à la réalité des choses, non la déesse populaire ou mythologique - s'exerce d'une façon durable, et constitue l'une des normes du monde, l'épidémie d'Athènes n'est qu'une catastrophe, exceptionnelle, comme une éruption volcanique ou une inondation; elle s'explique, certes, par l'action de phénomènes purement matériels, mais elle n'est nullement nécessaire à l'ordre du monde, elle conserve le caractère d'un pur contingent. C'est pourquoi il est

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impossible de placer sur le même plan, et face à face, le début du poème et les pages qui, dans son état actuel, en sont les dernières. Aucune nécessité de structure n'apparaît dans ce qui n'est qu'un état de fait: l'inachèvement d'un chantier, où une main a, sans doute, remis de l'ordre, mais s'est abstenue de terminer ce qui demeurait sans ébauche. Cette hypothèse, de l'inachèvement du poème, est confirmée par le manque d'équilibre matériel entre les chants: le premier comporte 1117 vers, le second 1174, le troisième 1094, le quatrième 1287, le cinquième 1457, le sixième 1286. On peut imaginer que le poète n'eût pas laissé subsister de telles différences, accrues encore si l'on se rappelle que certains passages sont repris d'un chant à l'autre, un peu comme si l'éditeur avait cherché à masquer, tant bien que mal, les déséquilibres les plus criants. Que la fin du poème, tel que Lucrèce l'avait conçu, n'a jamais été écrite, c'est ce que prouve suffisamment le fait qu'une promesse faite par le poète, au début du chant V, n'a pas été tenue. Lucrèce promet de monter quelle est la véritable nature des dieux: «de même il t'est impossible de croire que les saintes demeures des dieux se trouvent dans aucune partie du monde. Subtile en effet est la nature des dieux, et bien au-delà de la portée de nos sens, à peine concevable même pour l'esprit. Or, comme elle échappe au contact et à l'emprise de nos mains, elle ne peut nécessairement toucher aucun des objets qui nous sont tangibles : car le toucher est interdit à tout ce qui est lui-même intangible. Voilà pourquoi leurs demeures aussi doivent être différentes des nôtres, et subtiles comme leur substance même; vérité que dans la suite je te démontrerai plus longuement». (V, vers 146-155, trad. Ernout). La démonstration promise par Lucrèce ne se trouve nulle part; on a supposé, et cela semble bien probable, que cette partie de l'œuvre devait, dans l'intention de son auteur, se placer à la fin du dernier chant, comme le couronnement de tout l'ensemble. Certes, ce n'est là qu'une hypothèse, mais fort vraisemblable; elle a pour elle de répondre à la structure générale du poème et à la démarche de Lucrèce, qui, partant d'une théorie physique, où l'ensemble du monde est expliqué à partir des atomes, place l'homme au centre du poème, et ensuite, élargit le champ de son analyse jusqu'aux dimoosions de l'Univers: d'abord le tableau de notre monde, avec sa physique, sa météorologie, et aussi l'histoire de sa formation; mais on sait que ce monde, limité, et clos, n'est qu'un de ceux qui existent dans l'infinité du Vide, c'est-à-dire de l'Espace. Entre les mondes vivent les dieux. Le tableau de l'Univers ne saurait être complet sans une image de ceux-ci - les autres mondes étant censés se développer, vivre et mourir de la même manière que le nôtre, par le jeu des combinaisons mécaniques possibles et compatibles. Si l'on admet cette conception du poème, la «peste d'Athènes» n'est

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plus qu'un épisode, en contraste avec le bonheur des dieux, et sa valeur devient différente; on voit s'opposer de la sorte à l'univers agité du monde sublunaire traversé, commme le veut une tradition philosophique bien établie, de courants multiples qui empêchent le calme de s'établir et de régner, la sérénité des inter-mondes, où les dieux mènent une vie exempte de trouble. A ce moment, le poète aurait beau jeu à dire que la sagesse, par sa propre puissance, a le pouvoir de nous installer en un monde sem· blable à celui des Immortels. Ce sont les «sapientum templa serena>, le séjour serein des sages, que promet le poète au début du chant II; une promesse inhérente à l'épicurisme lui-même, au cœur de la doctrine. Les malheureuses victimes de l'épidémie sont semblables aux «non-initiés> que n'a pas éclairés la doctrine du Maître; entraînés dans le tumulte des éléments, ils meurent dans le désespoir, tandis que les Sages, pareils aux dieux, savent que la mort n'est rien et conservent leur Joie. A la vérité, cette conception n'est qu'une reconstruction; elle extrapole très fortement, à partir de ce que nous connaissons et du poème et de la doctrine épicurienne. Nous aimerions qu'il en eût été ainsi. Il n'est pas absolument certain que telle ait été en réalité l'intention de Lucrèce, mais, de toutes les hypothèses proposées, c'est assurément la plus satisfaisante et celle qui s'accorde le plus exactement avec les faits connus. Sa probabilité plus grande suffit à diminuer celle de toutes les autres, et notamment des théories qui reposent sur une conception a priori de la psychologie et de la sensibilité de Lucrèce. Mais peut-être l'étude plus prècise du texte lui-même, et de la maniè· re dont il est introduit dans le poème permettront-elles de confirmer notre hypothèse.

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Quoi qu'on en ait dit, la peste d'Athènes se rattache très étroitement au reste du chant VI. Pour s'en rendre compte, il suffit de rappeler quelle est la structure de celui-ci. D'abord, c'est l'éloge d'Athènes, cité civilisatrice, à qui l'on doit, sur· tout, Épicure, le philosophe qui a trouvé le vrai sens de la vie, a donné à celle-ci sa «dimension spirituelle>, consolant les hommes des malheurs i~?é~ents à leur condition, en leur montrant, précisément, que ces maux n etaient que le résultat d'un mécanisme - tantôt par un accident, tantôt ~a~ le jeu constant des forces universelles (seu casu, seu ui !) - mais qu'il etait toujours possible, dans la mesure même où nous connaissons ces forces, de bannir l'angoisse de notre cœur. L'angoisse est le seul mal réel; et il est possible de l'exorciser, même si les autres maux, en eux-mêmes

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inévitables, viennent à nous frapper. Épicure a ainsi libéré les hommes des «traumatismes du temps>, entendez par là la crainte et le désir, le fait d'être suspendu à ce qui ne dépend point de nous. Pour purifier le cœur des hommes de ce mal essentiel, l'angoisse, il faut leur persuader de ne pas craindre les dieux. Les divinités ne s' occu• pent pas des mortels, leur essence ne leur permet pas d'agir matériellement sur ce qui est d'une substance trop grossière pour qu'ils puissent la mettre en branle - leur action véritable se situe à l'échelle de la substance spirituelle, et encore la plus ténue qui soit. Les dieux échappent à la loi de la croissance et de la mort - à la génération et à la corruption, pour reprendre les termes aristotéliciens - et, s'ils ne peuvent s'occuper de nous, leur existence n'est pas sans importance pour nous puisque la méditation, le sacrifice, l'adoration et, aussi, parfois, des visions directes qui nous parviennent dans le silence du sommeil, nous fournissent des moyens de voir, en une sorte d'intuition où notre esprit se projette hors de lui-même, cette paix et cette sérénité divines, qui nous inspirent et nous éclairent. Il est donc essentiel à notre vie intérieure de comprendre que les phénomènes naturels sont, dans notre monde comme ailleurs, d'ordre uni· quement mécanique, que les dieux n'y sont pour rien, et aussi que ces phénomènes appartiennent à l'ordre de la «turbulence>, tandis que, au• delà de la voûte céleste, s'éclaire le bonheur des dieux. Comprendre cette vérité, c'est dissiper «les terreurs et les ténèbres de l'âme> (v. 39). Et tout le chant, tel que nous le possédons, va consister en une explication de tous les phénomènes de turbulence, tout ce qui semble à l'ignorant témoigner d'une action divine, ou tout au moins extérieure au pur jeu des forces mécaniques. Il est inutile d'insister ici sur toute la partie du chant qui vient d'abord, une fois terminé ce long prologue, qui est une déclaration d'intention : Lucrèce rend compte des grands phénomènes météorologiques, ceux auxquels la superstition accrochait de manière élective la crainte des dieux : tonnerre, éclairs, foudre, trombes et cyclones, nuages, pluie et arcen-ciel (on se rappelle l'écharpe d'iris). Tous ces phénomènes, dit Lucrèce, relèvent de l'action mécanique des substances formées d'atomes, et de cette action seule. Ce point de doctrine une fois rappelé, Lucrèce étudie d'autres phénomènes, qui se déroulent, eux, non plus dans le ciel, mais sur la terre : tremblements de terre, cours des fleuves, dont on peut s'étonner qu'ils ne grossissent pas la mer. Ce phénomène, pour régulier qu'il soit, est introduit ici parce qu'il apporte, en un exemple concret, une sorte de preuve expérimentale qui rend évidents les échanges perpétuels qui se produi-

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sent entre les divers crègnes>: entre la terre, le ciel, l'eau, le feu. Ce que le vent, le soleil, etc., enlèvent à la mer, ce ne sont pas seulement des atomes, ce sont des particules de matière déjà constituée, des cmolécules> d'humidité, qui circulent entre la terre, la mer et les diverses couches du ciel, comme, à l'intérieur du corps humain circulent les diverses bu• meurs. Cette idée très générale va servir à expliquer non seulement des phé• nomènes permanents (comme le flot des rivières se déversant dans la mer sans que celle-ci grossisse) mais des phénomènes exceptionnels. Nous nous acheminons tout doucement vers le tableau de la peste d'Athènes, prise comme un exemple des épidémies, elles-mêmes considérées comme des cas particuliers, des dérèglements fortuits mais explicables de la c physiologie> de l'univers. La démonstration commence avec l'explication des éruptions volcani• ques, dont le type est demandé à l'Etna. Ces éruptions sont considérées comme des cmaladies> de la Terre. Notre monde, dit Lucrèce, n'est qu'une partie infime de l'Univers, et dans cet univers, qui est lui-même analogue à un être vivant, c'est-à-dire un composé entraîné dans le Deve· nir et parcouru, à tout moment, par ces courants de substances diverses que nous avons dits, il y a des maladies, comme il y en a dans notre corps. Et le poète rappelle que notre monde particulier, avec sa terre et son ciel, avec ses astres et les courants qui unissent ses différentes par• ties, ne constitue pas un ensemble fermé; il est ouvert à la venue de subs· tances qui se sont formées ailleurs, dans les intermondes et même dans les autres mondes, et ces intruses apportent avec elles, quand elles pénè· trent dans notre monde, le désordre et la maladie. Ce sont ces grains de substance (multarum semina rerum, v. 662) qui provoquent les dérègle· ments que nous constatons. Il arrive, certes, que ces substances venues d'ailleurs soient analgues à celles qui forment notre monde, et qu'elles s'adaptent à lui, mais il arrive aussi qu'elles soient nocives et provoquent des catastrophes. Certains de ces courants, intérieurs à notre monde ou venus de l'exté· rieur, s'intègrent dans l'ordre régulier des choses; ainsi la crue du Nil, qui peut, d'ailleurs, avoir plusieurs causes, entre lesquelles l'esprit ne peut choisir. D'autres fois, ils provoquent un dérèglement, comme dans le cas des volcans: des cmolécules> de feu, rassemblées fortuitement, suffi. sent à susciter la catastrophe, comme des «molécules> d'eau (semina aquarum, v. 672) suscitent des inondations - ou des crues régulières. Il arrive aussi que ces substances soient délétères. C'est le cas pour les exhalaisons qui sortent des Avernes, que le vulgaire appelle des «hou• ches d'Enfer>, et alors, elles détruisent la vie dans toute une région.

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Enfin, il peut aussi se faire que les phénomênes ainsi provoqués ne soient ni bénéfiques ni maléfiques, mais seulement curieux; on constate de la sorte que la température dans un puits varie en été et en hiver, selon que les «molécules» de chaleur sont retenues, ou relâchées par les pores de la terre. Il en va de même pour la fontaine d'Hammon, qui est froide le jour et chaude la nuit, et aussi pour les fontaines incendiaires (des affleurements de pétrole), dans lesquelles se trouvent en quantité des «molécules> de feu (uaporis semina). C'est dans cette perspective qu'il convient d'expliquer aussi l'attraction exercée par la pierre d'aimant sur le fer. Lucrêce enseigne qu'il circule entre les corps des flux, composés non pas d'atomes mais de particules très ténues de matiêre déjà constituée, des grains, semina, ce que nous avons appelé des «molécules>, et c'est le mouvement de ces molécules qui provoque la naissance des forces en question, particulièrement sensibles dans le cas de l'aimant. On voit que tout le chant, jusqu'au développement sur les épidémies (v. 1090 et suiv.), est la démonstration d'une idée essentielle: qu'il existe, dans l'univers, des courants de matière déjà formée (et non plus à l'échelon atomique, les atomes ne pouvant, isolés, exercer une action quelconque sur la matière constituée, car ils sont trop ténus et légers pour cela); que ces courants circulent, en vertu de forces qui les entraînent, tantôt d'une maniêre périodique et réguliêre, tantôt selon des combinaisons fortuites. Parfois, ils provoquent des phénomènes météorologiques normaux, tantôt ils perturbent le jeu habituel de la c nature», la croissance, la vie des êtres, et sont à l'origine de maladies épidémiques. Celles-ci sont donc absolument comparables aux tempêtes, aux inondations, aux éruptions volcaniques (ne parlons-nous pas, encore aujourd'hui, d'éruptions cutanées, héritage de l'ancienne médecine?). Elles résultent de la circulation anarchiq~e de courants de matière. Une épidémie éclate lorsque des grains de substance délétêre se trouvent, par l'effet d'une cause quelconque, souvent par le jeu pur et simple du hasard, rassemblés en un point donné et à un degré de concentration tel qu'ils rendent la vie impossible (vers 1090-1137). La peste d'Athènes en est un exemple: des vents mauvais, venus d'Egypte, se sont abattus sur l'Attique, et la maladie a éclaté.

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On voit que, dans l'ensemble du livre, est exposée une doctrine très

cohérente, dont les différents développements s'enchaînent avec clarté. Il n'y a dans tout le chant aucun désordre; ce n'est nullement le «chaos,.

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dont ont parlé certains commentateurs, tous les phénomènes étudiés convergent pour offrir une certaine image du monde, sur laquelle il ne nous appartient pas ici de faire porter notre réflexion, mais il est évident que Lucrèce est parfaitement maître de sa pensée, et, à aucun moment, ne se laisse entraîner par des digressions passionnelles. L'épisode actuellement final du chant, la peste d'Athènes, n'est que l'un des exemples qui illustrent la thèse. Cette peste est due à des causes parfaitement naturelles, elle s'explique de la même façon qu'une éruption de l'Etna et, en somme, lui ressemble assez. Elle ne saurait relever d'une quelconque intervention des dieux. Cette dernière idée, à la vérité, n'est pas explicitement exprimée par le poète, mais elle est clairement suggérée par la structure même du livre. Au vers 80, le poète a dit expressément que l'explication matérialiste, mécaniste, des phénomènes naturels est seule capable de guérir l'esprit humain de son mal fondamental, la peur des dieux. Or, il montre maintenant, en cette fin du livre, que les épidémies, et, en particulier la peste d'Athènes, s'expliquaient par l'effet de causes naturelles, et sans aucune intervention des divinités. Donc, il serait logique de trouver comme conclusion l'idée que cette peste ne prouve pas que les dieux interviennent dans le monde, même si, sur le moment, les hommes ont cru qu'il en était ainsi. Or, Lucrèce fait observer que la violence du mal ne laissait même pas la force aux victimes de penser aux dieux (v. 1272 et suiv.). Le problème théologique n'est pas posé à l'intérieur de l'épisode; il ne l'est pas moins d'une façon virtuelle, en raison de l'économie générale du chant. Et cela confirme l'hypothèse que nous avons rappelée plus haut, selon laquelle le chant n'est pas terminé, que sa conclusion logique et nécessaire est absente. Ce ne sont pas les victimes de la peste qui attribuent leur malheur à la colère des dieux: le raisonnement se situe sur un tout autre plan, il se place dans la pensée des philosophes ou des historiens ou, simplement, de tous les hommes qui réfléchissent sur les désordres du monde et croient y discerner l'action de la divinité. Si le poète avait été hanté par l'idée de la mort, au point d'en faire la conclusion de son œuvre, il faudrait trouver dans ce tableau funèbre un cri de désespoir, ou tout au moins quelque compassion pour les «malheureux mortels». Sans doute Lucrèce n'est-il pas totalement insensible à l'horreur de ce qu'il peint, mais l'expression de sa pitié demeure fort discrète, presque conventionnelle, et, si l'on y regarde de plus près, force est de constater qu'elle provient en réalité de Thucydide, où elle n'a d'autre valeur que de fournir une transition commode. Ainsi le vers 1230 («mais dans ce fléau le plus pitoyable et le plus affligeant encore, c'était. .. >) reprend simplement une phrase de transition qui se trouve chez l'histo-

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rien grec : c mais le pire, dans ce mal, était le découragement ... ». Nous sommes bien loin des «douces âmes» exhalées par les animaux du Norique, dans les Géorgiques, et de cette tendresse que le poète éprouve pour les victimes. Une seule harmonique commune : c les chiens fidèles», dit Lucrèce cles chiens caressants», écrit Virgile; cette touche émue, la seule, dans les vers de Lucrèce qui décrivent la peste, a été ajoutée par le poète romain à l'indication très objective qu'il trouvait dans le texte de Thucydide: «quant aux chiens, vivant près de l'homme, ils fournissaient mieux l'occasion d'observer ces effets». Est-ce suffisant pour parler de l'angoisse de Lucrèce? En réalité, Lucrèce regarde le phénomène se dérouler avec presque autant de détachement que lorsqu'il s'agissait d'une éruption de l'Etna. Cette peste n'est pas une condition normale de la condition humaine, c'est à la rigueur un accident, qui ne concerne pas l'existence même de l'homme et, encore moins, ne remet en question le bonheur du Sage. Ce bonheur, nous l'avons dit, échappe à l'ordre de la «turbulence» sublunaire, il ne peut être compromis par un accident comme une épidémie. S'il fallait aller jusqu'au bout et se demander quelle serait la conduite du sage, s'il était dans une cité en proie à la peste, on pourrait dire que, sa liberté subsistant jusque dans la douleur, il ne serait pas moins heureux que s'il avait été plongé dans le taureau de Phalaris; et cela en vertu du vieux principe épicurien, qu'une douleur faible est supportable, et qu'une douleur extrême entraîne la mort, donc ne dure pas. C'est par suite d'un romantisme illégitime que l'on veut trouver dans ce tableau de la peste d'Athènes la preuve du pessimisme supposé de Lucrèce: on pourrait même dire que Lucrèce est optimiste, dans la mesure où un accident comme cette peste ne saurait prévaloir contre la paix de l'âme, apportée et révélée aux hommes par Épicure. Et c'est le sentiment que cette paix demeure possible, quelles que soient les conditions imposées par les accidents de la nature, qui justifie le détachement du poète, cette cruauté dans l'objectivité dont nous parlions. Rappelons-nous aussi que, au livre V, Lucrèce, décrivant les conditions misérables dans lesquelles vivaient les premiers hommes, n'en assurait pas moins qu'ils possédaient les conditions fondamentales du bonheur. Celui-ci ne dépend que dans une faible mesure des conditions matérielles, de ce qui n'est pas de notre pouvoir; il repose essentiellement sur une attitude de l'être intérieur. Et la peste d'Athènes n'est qu'une illustration de ce principe fondamental de la doctrine. Pour toutes ces raisons, dont un certain nombre a été esquissé par J. Bayet, dans ses Études lucrétiennes (Mélanges de littérature latine. p. 32), il convient de lire ce texte célébre dans l'esprit où Lucrèce parait bien

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l'avoir conçu, comme un morceau brillant, de caractère épique, une description objective, dépourvue de tout lyrisme violent, voire de toute participation du poète, et conçue pour illustrer une théorie mécaniste de l'univers - une preuve ultime du rôle que jouent dans le monde les forces inhérentes à la matière - et, en contraste, illustrer, aussi, la valeur éminente de la connaissance et de la sagesse, seules sources du bonheur pour les humains. Nous avons rappelé le prologue du livre II, le vers célèbre: cil est doux, quand, sur la vaste mer, les vents soulèvent les flots, d'assister de la terre aux rudes épreuves d'autrui> (trad. Ernout). On parle parfois de l'égoïsme des Épicuriens; reproche sans fondement. Les Épicuriens ont toujours été des missionnaires, des apôtres, qui ne se contentaient pas de leur propre sagesse, mais allaient prêcher la Vérité aux autres hommes. C'est ce que fait Lucrèce pour son ami C. Memmius; son «objectivité» devant l'horible tableau qui, aujourd'hui, termine le livre VI, ne doit pas nous tromper. Lucrèce regarde les victimes de la peste avec moins de pitié que ne le fera Virgile pour les animaux du Norique, nous l'avons rappelé, mais parce que le sort des humains ne le concerne pas, quand il s'agit seulement des corps; il sait seulement que le salut est possible, pour qui a entendu et compris les leçons d'Épicure.

* * • Nul n'ignore que le tableau dessiné par Lucrèce reprend, dans son ensemble et, souvent, traduit dans le détail le récit fait par Thucydide de la peste qui eut lieu réellement à Athènes en 430 av. J.-C. L'historien avait été lui-même atteint par la maladie et avait guéri; c'est donc un témoignage de première main qui sert à Lucrèce de «matière» pour sa démonstration, et nous verrons que chaque notation repose sur des faits authentiques. Cette vérité, cette authenticité, sont les conditions mêmes nécessaires pour que la démonstration soit efficace : le poète travaille comme un véritable «savant», et appuie ses raisonnements sur la réalité. La poèsie ne réside pas dans l'invention. Nous ne pouvons ici poursuivre, point par point, la comparaison entre le développement de Lucrèce et le texte de Thucydide; néanmoins, une comparaison, même sommaire, permet certaines constatations importantes. D'abord, il apparaît que Lucrèce suit l'ordre même du récit tel qu'il le trouve chez l'historien grec; il énumère les premiers symptômes, puis retrace la marche du mal dans l'ordre chronologique - ce qui est compo-

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sition d'historien, plutôt que de poète. La cpoésie> n'intervient que dans les accents qui sont mis sur telle ou telle notation, un adjectif, une précision supplémentaire. Lorsque Thucydide décrit le début du mal, il dit : «d'abord les prenaient de fortes chaleurs â la tête, une rougeur des yeux, une inflammation et, â l'intérieur, la gorge et la langue, tout de suite, devenaient couleur de sang>. Lucrèce commente: «d'abord ils avaient la tête brûlante, toute en feu, les yeux rouges et brillants d'un éclat trouble. A l'intérieur du corps la gorge toute noire distillait une sueur de sang; obstrué par les ulcères, le canal de la voix se fermait, et l'interprète de la pensée, la langue, était dégouttante de sang, affiblie par le mal, lourde â se mouvoir, rugueuse au toucher> (trad. Ernout). Le poète appuie sur ce qu'indiquait seulement l'historien; il le fait en déveolppant les symptômes grâce, sans doute, â quelque expérience de maladies éruptives, peut-être même en s'autorisant de traités médicaux (dont il s'est servi ailleurs, nous le verrons), mais il est plus vraisemblable que l'idée de sang, présente chez Thucydide, lui a suggéré l'essentiel des additions qu'il a faites au texte de celui-ci. Et c'est aussi sa sensiblité de poète épicurien qui lui fait qualifier la langue d'animi interpres, «interprète de la pensée>, si l'on veut, ou plutôt «expression de l'esprit>. S'agit-il d'une qualification banale, comparable â une formule homérique, ou le poète a-t-il une intention? Nous croirions volontiers que, dès l'abord, Lucrèce a été frappé par les conséquences de la maladie et ses effets sur l'esprit des malades. D'emblée le mal atteint ce qui est le caractère propre de l'homme, c'est-à-dire le langage. Tout de suite après, la description de Thucydide est interprétée â la lumière des théories de la physiologie épicurienne. Thucydide écrit en effet: cla douleur descendait vers la poitrine, avec une toux violente et, quand elle s'établissait vers l'estomac, elle le retournait et il sortait des vomissements de bile>. Lucrèce interprète: «puis, par la gorge, la maladie envahissait toute la poitrine et affluait en masse vers le cœur douloureux du malade; et dès lors toutes les barrières qui retiennent la vie s'effondraient â la fois». Le terme dont se sert Thucydide, kardia, est fort vague; il désigne la partie médiane de la cavité du corps; ce peut être aussi bien la région de l'estomac que celle du cœur, et les traductions varient selon les interprètes. Mais Lucrèce situe dans cette région le centre même de la vie, ce qui est en accord avec la théorie de l'âme, telle que l'expose le chant III. Il n'est pas nécessaire de supposer entre Thucydide et lui l'intermédiaire de quelque «médecin épicurien», et l'on peut créditer le poéte d'une intelligence créatrice suffisante pour avoir, de lui· même, interprété en termes épicuriens les faits que lui fournissait l'histo· rien.

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Ailleurs, Lucrèce insiste sur les pertes de sang, à la différence de Thucydide, qui n'en dit rien. Nous lisons en effet chez Lucrèce: «un flot de sang corrompu, accompagné de maux de tête, jaillissait de ses narines engorgées», et chez Thucydide: «en effet, le mal passait par toutes les parties du corps, en commençant par le haut, puisqu'il avait d'abord eu son siège dans la tête» (trad. J. de Romilly). Et il en va de même pour les vers suivants, où Lucrèce se sépare très nettement de son modèle, tout en reproduisant la démarche. Lucrèce écrit: «Et si l'on échappait à cette perte effroyable d'un sang répugnant, la maladie se portait encore dans les nerfs, dans les articulations et surtout dans les parties génitales>, ce qui correspond à la phrase suivante de Thucydide: «si l'on survivait aux plus forts assauts, son effet se déclarait sur les extrémités. Il atteignait alors les parties sexuelles> (id). D'où provient cette différence? Le rôle attribué au sang chez le poète s'explique probablement par la physiologie épicurienne, où ce liquide organique est considéré comme le véhicule de la chaleur, elle-même résultat de la chaleur inhérente à l'âme, dont une partie est formée d'un élément igné. Mais, à vrai dire, nous sommes trop mal renseignés sur la doctrine du Maître sur ce point pour pouvoir l'affirmer. Il n'est toutefois pas nécessaire de supposer un intermédiaire entre Thucydide et Lucrèce, d'autant moins que celui-ci trouvait dans le texte de son modèle grec, dès le début, nous l'avons dit, la mention d'une inflammation «couleur de sang>, et, dès ce moment, Lucrèce avait parlé d'une «sueur de sang>, annonçant ainsi cette addition au tableau dont il s'inspirait. Un peu plus loin, Lucrèce a encore transformé les données de son moldèle, lorsqu'il écrit que les malades sacrifiaient spontanément leurs parties sexuelles pour assurer leur survie. Thucydide ne dit rien de sem· blable; il constate simplement que l'un des effets de la maladie était la mutilation de ces organes. Un commentateur de Lucrèce prétend que, ici, le poète a méconnu la pensée de l'historien et qu'il a «ajouté une idée qui n'est pas épicurienne», ce qui est contraire à l'évidence. Rien ne nous dit que Lucrèce n'ait pas compris le texte dont il s'inspirait; il a voulu, très certainement, montrer, une fois de plus, à quel point la peur de la mort était puissante, au point de pousser un être qui se sent en danger à se mutiler aussi gravement. La crainte de la mort, comme mobile essentiel des conduites humaines, voilà assurément un thème épicurien fondamental; faut-il parler, dans ce cas, de «contre-sens>, prétendre que Lucrèce ne pouvait pas comprendre le grec classique du V• siècle? De telles hypo· thèses proviennent du temps où un auteur latin ne semblait avoir pu écrire que si quelque Grec lui avait tenu la main. Elles sont contraires à tout bon sens! Il est certain, et cela apparaît de plus en plus clairement, au fur

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et à mesure que l'on avance dans la comparaison entre les deux textes, que Lucrèce n'a pas voulu traduire Thucydide, mais qu'il part de son récit comme d'un témoignage, et qu'il l'interprète librement. Et cette liberté d'interprétation porte sur deux points: la physiologie ou, si l'on préfère, la «physique» de la maladie, et, d'autre part, le mécanisme psychologique des troubles qu'elle provoque. Sur le premier point, nous avons vu le rôle attribué au sang, ainsi que l'allusion au «cœur» comme siège de l'âme. On a relevé aussi, depuis longtemps, que l'énumération des symptômes précédant la mort, les bourdonnements d'oreille, la respiration perturbée, etc., sont un lieu commun de la littérature médicale. Sur le second, les modifications sont plus subtiles; elles ont pour effet d'intégrer l'aspect humain du tableau dans l'ensemble de la psychologie épicurienne. Nous avons signalé déjà ce qui concerne les mutilations volontaires; mais, plus important encore, à cet égard, est le passage qui décrit la propagation de l'épidémie. Thucydide note que les gens manquaient de courage, en voyant le nombre de ceux qui mouraient, et que cela les empêchait de réagir, puis il ajoute: «c'était aussi la contagion, qui se communiquait au cours des soins mutuels et semait la mort comme dans un troupeau: c'est là ce qui faisait le plus de victimes» (trad. J. de Romilly). Lucrèce, lui, établit, à la différence de l'historien, un rapport de cause à effet entre les deux faits, alors que Thucydide se contente de les énumérer: les gens manquaient de courage et, d'autre part, la contagion se répandait. Ce sont deux raisons qui expliquent, chacune pour sa part, le grand nombre des morts. Lucrèce fait entendre des harmoniques plus subtiles: chacun, en voyant les autres mourir, prend l'attitude, la mentalité d'un animal de troupeau. Ce qui est décrit, c'est la déchéance de la volonté, et cette idée se superpose au tableau, fait de touches juxtaposées, de l'historien. En réalité, nous saisissons, à sa naissance, la création du poète, qui, partant d'un «journal de l'épidémie>, s'élève jusqu'à la dimension épique. Cette peste cesse d'être un événement local pour devenir un épisode du spectacle offert par l'univers. Thucydide, par exemple, nous dit bien que le fléau vient d'Égypte, et qu'il se propage à partir du Pirée, où un navire contaminé a apporté le mal. Lucrèce ne parle pas de navire, il attribue la contagion au «mauvais vent>, venu du Sud, qui s'est abattu sur I'Attique. Ce que nous avons dit de la structure et du dessein du chant VI suffit à expliquer cette modification. Il s'agit d'illustrer une théorie générale, et cela permet au poète d'élargir l'épisode en lui donnant un caractère cosmique. Le même élargissement apparaît à propos du cadre. Thucydide ne

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parle guère que de ce qui se passait à l'intérieur de la ville d'Athènes (en quoi il est bien de son temps et de sa nation). Lucrèce, lui, évoque la peste dans les campagnes, et, là, il modifie considérablement son c modèle> ou plutôt sa source. Thucydide mentionnait les cabanes construites dans la ville pour abriter les réfugiés venus des alentours. Lucrèce reprend cette notation, mais, au lieu de situer ces cabanes des pauvres gens dans la ville même, il en fait d'authentiques demeures rustiques. Il ècrit en effet: «en outre, déjà pâtres, gardiens de troupeaux, robustes conducteurs de la charrue recourbée, tous étaient frappés de langueur, et, entassés au fond de leurs cabanes, gisaient leurs corps immobiles, que la pauvreté et la maladie livraient à la mort» (v. 1252-1255). Il est impossible que, sur ce point, Lucrèce n'ait pas compris le grec de Thucydide, mais il a consciemment introduit deux importantes modifications: en accord avec l'explication épicurienne de l'épidémie, il faut que les premiers touchés soient les habitants des campagnes, puisque le mal vient de l'air et s'abat sur l'ensemble du pays, mais il y a plus: la pauvreté aggrave le mal, affirme Lucrèce; Thucydide ne disait rien de semblable. C'est que, dans la psychologie épicurienne, la pauvreté apparaît souvent comme une image de la mort, et liée à elle. Si, disent les épicuriens, les hommes tendent à amasser des richesses, c'est qu'ils espèrent se prémunir contre la mort. La richesse entoure l'homme de serviteurs, lui épargne la quête du lendemain, la peur de ne pas avoir de quoi soutenir son existence. Le paysan, dans sa cabane, manquera des soins nècessaires; sans doute ces soins seraient-ils vains, mais ce n'est pas ce point de vue qui est celui du poète, qui pense et sent en disciple d'Épicure; pour lui, comme pour le Maître, la pauvreté entraîne la solitude, l'angoisse et, finalement la mort. On ne peut dire que Lucrèce ait mal compris le récit de Thucydide; mais il l'in· terprète selon ses propres catégories mentales et sa sensibilité. A tout moment, Lucrèce éclaire le tableau d'une lumière nouvelle: ce phénomène d'origine cosmique, qu'est la peste, entraîne des conséquences pour la vie psychique des victimes. Thucydide n'avait pas pu ne pas en entrevoir quelques-unes, et il les a rassemblées dans un chapitre qui sert de conclusion à son récit, un chapitre que Lucrèce n'a pas cru devoir retenir. Chez lui, ces conséquences sont dégagées au fur et à mesure du récit, elles lui sont immanentes, et c'est là un trait proprement épicurien. De tout temps, les épicuriens s'étaient préoccupés du cheminement de la sensibilité humaine, et de ce que nous appellerions volontiers aujourd'hui les «complexes» de l'âme. Ce souci donne à leurs écrits, dans la mesure où nous pouvons encore les entrevoir, un caractère étrangement moder· ne, par le goût qu'ils révèlent pour l'observation psychologique, et par la pénétration des remarques présentées. Lucrèce, en accord avec cette ten·

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dance générale de l'école épicurienne, essaie, bien plus profondément que Thucydide, de discerner ce qui se passe dans l'esprit des victimes; il entrevoit leur angoisse (un sentiment que, assez curieusement, Thucydide n'exprime pas, alors qu'il était lui-même passé par ces épreuves); il imagine les yeux «ardents» des malades tournés vers le médecin qui ne peut les guérir, tandis que ce même médecin murmurait des paroles incompréhensibles, et s'effoçait de taire son angoisse (tacito . .. timore). Une analyse presque hallucinante des phénomènes psychologiques provoqués par cette angoisse devant la mort est conduite aux vers 12131214. Thucydide, nous l'avons dit, avait écrit que certains malades, qui n'étaient pas morts mais revenaient â la vie, contre tout espoir, étaient frappés d'amnésie. Lucrèce part de cette notation et l'interprète, en l'insérant dans une série qui montre â quel point la peur de mourir faisait perdre aux malades toute notion des valeurs véritables. Ces malades, poussés par le désir de vivre, malgré tout, se mutilaient; ils vivaient, ayant perdu leurs pieds, leurs mains, leurs yeux et, finalement, ils perdaient le sentiment de leur propre personne : vivre, vivre, ce seul désir les arrache â eux-mêmes. Ce qui est, pour Thucydide, un effet seulement physiologique du mal est, pour Lucrèce, le résultat d'un processus psychologique. Les réflexions de Thucydide, contenues dans le chapitre de conclusion, sont celles d'un moraliste politique; il constate que l'épidémie fut, dans toute la ville, â l'origine d'un désordre grave, qu'il appelle «anomia>: l'ignorance des lois; il s'agit peut-être des lois morales, mais en quelque sorte accessoirement; l'historien pense d'abord et surtout aux lois de la cité, il souligne en effet que les citoyens ne tenaient plus compte des tribunaux, ni des procès qu'on pouvait leur intenter, puisque, de toute façon, ils pensaient être morts lorsque leur parviendrait une assignation en justice! Ce qui est bien digne d'un citoyen d'Athènes, jusqu'à la caricature. Rien de semblable chez Lucrèce, plus philosophe : ce qui le frappe surtout, c'est que les meilleurs d'entre les hommes s'exposent, par compassion, â la contagion, et meurent les premiers, tandis que les autres, enfermés dans leur égoïsme, n'en mouraient pas moins, abandonnés de tous. Ici encore, nous avons une notation typiquement épicurienne, quoi qu'on en ait dit. Sans doute les égoïstes ne sont-ils pas punis par les dieux (ce serait une idée bien peu épicurienne!), mais leur punition vient du fait qu'ils ont méconnu l'un des impératifs de la doctrine, et qui veut que l'être humain ne puisse atteindre l'ataraxie, l'absence de trouble, que dans l'amitié et par elle. Refuser aux autres son secours, c'est se refuser â soimême la protection qu'ils peuvent vous apporter. La pitié est un sentiment épicurien, même si sa justification dogmatique repose sur la considération de l'utilité. Une maxime, rapportée par Plutarque (p. 1097 a,

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Contra Epic. beat.) ne dit-elle pas «qu'il est plus doux de rendre un service que d'en recevoir>? La «morale> intervient chez Lucrèce sur un tout autre plan que chez Thucydide : entre les deux, bien des siècles ont passé, et, surtout, les fins de la réflexion philosophique ont changé, les philosophes hellénistiques, et ceux qui les ont suivis, n'ont pas peu contribué à l'affiner; l'être intérieur compte plus, désormais, que l'ordre civique, et cette transformation, cet avènement de l'être intérieur, amorcés au Jardin d'Épicure et sous le Portique de Zénon, seront définitifs avec Lucrèce et Sénèque.

LUCRÈCE PHYSICIEN OU LOGICIEN? A PROPOS DU LIVRE I DU DE

RERUM NATURA

Une page célèbre de Cicéron, dans le De finibus, adresse à Epicure, entre autres reproches, celui d'être mauvais logicien; Cicéron le juge « nu et sans défense» (inermis ac nudus) quand il s'agit de chercher le vrai et de l'exposer. c Il supprime les définitions, il ne donne aucun enseignement sur les divisions et les distinctions, il ne fait pas connaître la manière de former un raisonnement et de formuler une conclusion, il ne montre pas le moyen de résoudre les sophismes, de dissiper les ambiguïtés» (De fin. I, 22). Epicure met toute sa confiance dans les sens - or, chacun sait que les sens nous trompent ... Lorsqu'il écrivait cette page, en 45 av. J.-C., Cicéron avait, sans doute, déjà édité Lucrèce; mais le poème ne pouvait le faire changer d'opinion: nous ne trouvons guère, en effet, dans le De rerum natura, quoi .que ce soit qui réponde aux exigences de la logique traditionnelle. Effectivement, il ne présente aucune dialectique apparente, aucune trace sensible de cet appareil logique qui caractérise aussi bien les écrits stoïciens que ceux des académiciens. On comprend assez bien l'opinion de Cicéron, et son agacement devant une doctrine qui rompt si résolument avec les traditions des écoles et les habitudes de pensée auxquelles lui-même reste fidèle. Comment peut-on prétendre atteindre la vérité sans commencer par fixer les règles du jeu; comment construire une philosophie dépourvue, ou à peu près, de pars rationalis? En réalité, on peut montrer que l'épicurisme n'est pas dépourvu de toute théorie de la connaissance, et fixe certaines règles pour conduire sa pensée; mais il apparait aussi, plus profondément, que la doctrine d'Epi• cure s'inscrit dans les traditions les plus anciennes de la pensée grecque, qu'elle en accepte la problématique et apporte sa propre réponse aux questions posées dès les origines de la philosophie hellénique. A la lecture du livre I de Lucrèce, celui qui pose les principes de la doctrine, au moins dans le domaine de la physique - l'explication de cc

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qui existe - on constate que le poète a pour premier soin de prouver que les atomes existent, bien qu'ils échappent à nos sens, qu'ils répondent à une nécessité inéluctable, si l'on veut rendre compte du réel. Or la démonstration qui est proposée de cette vérité est essentiellement logique. Le point de départ est une méditation sur l'être et le non-être, et leur relation réciproque :

«principium cuius hinc nobis exordia sumet, nullam rem e nihilo gigni diuinitus unquam>. (1, 149-150). Ce qui existe, l'être, ne peut sortir du non-être. C'est là un postulat présent à toute la philosophie pré-socratique, il sous-tend, en particulier, tout l'éléatisme. Et cela dès Parménide, qui écrivait, dans son poème sur la Nature (fr. 7 et 8, v. 1 et suiv.): «on ne saurait jamais démontrer que ce qui Est ne Soit pas ... L'Etre est sans naissance, et sans destruction, il est complet dans ses membres, immuable et sans fin; jamais il n'Etait, et jamais ne Sera, parce que, maintenant, il Est, simultanément, tout entier, un, continu; car, quelle création pourrais-tu chercher pour lui? Corn· ment, et d'où aurait-il pu surgir? et je ne te laisserai pas dire ni penser qu'il est issu du Non-Etre, car on ne peut dire ni penser que ce qui Est n'Est pas ... Ce qui est doit être absolument, ou pas du tout>. Fidèle à cette manière de penser, Lucrèce, lorsqu'il affirme que «rien ne naît de rien> et que «rien ne peut retourner au néant> n'énonce pas le résultat d'une expérience physique, mais un principe logique, issu d'une méditation (vieille de cinq ou six siècles) sur la notion même d'Etre. Déjà, avant les Eléates, Héraclite avait déclaré: «cet univers, le même pour tous les êtres, ce n'est ni un dieu ni un homme qui l'a fabriqué, mais il a toujours été, il est et il sera: c'est le feu toujours vivant, s'allumant selon la Mesure et s'éteignant selon la Mesu· re» (Diels, Vorsokr., fr. B, 30). Ainsi, le principe fondamental de la physique lucrétienne, l'éternité de l'Etre, son existence et son devenir, sur le plan du multiple, en dehors de toute action divine (nullam rem . .. gigni diuinitus unquam), tout cela se trouve déjà chez les pré-socratiques, et résulte simplement de l'idée de l'Etre - pour lequel, ainsi qu'ils le disaient déjà, pensée et existence se confondent, «ce qu'il est possible de penser est identique à ce qui peut être» (~arménide, Diels, fr. B, 3, I, p. 231, 22) (du moins si l'on suit l'inter· prétation que donnent de ce fragment Zeller et Burnet). La notion d'Etre i?1plique son existence - ce qui préfigure, à bien des siècles de distance, 1argument ontologique. De la fixité de !'Etre, Lucrèce déduit des conséquences, qui sont pré·

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sentées comme les éléments d'une démonstration, mais qui sont en réalité, des corollaires de la proposition principale : Si, dit le poète, l'Etre pouvait, à n'importe quel moment, surgir du Non-Etre, il n'y aurait plus rien de stable ni de constant dans les choses, et l'on verrait alors «des êtres humains naître de la mer, des animaux écailleux sortir de la terre ... > (1, 161-162). Le processus de la création, pour chaque chose, ne serait plus assuré; il n'y aurait partout que fantaisie et désordre. Cette idée, dont la cohérence n'est pas directement saisissable (pourquoi, par exemple, une puissance trascendante ne pourrait-elle, dans l'hypothèse inverse, faire surgir les êtres du néant, selon une règle fixe?) ne se comprend guère que si l'on se réfère aux anciennes cosmogonies, celle d'Héraclite, par exemple, selon qui les mouvements internes à l'Etre sont réglés par le Logos, ou, si l'on préfère, une Loi de caractère immuable qu'il appelle parfois la Mesure - parce qu'elle est une propriété de l'Etre lui-même et, comme telle, possède un caractère stable et inchangé. Et si l'on admet que l'Etre est un tout, un absolu, il faut que ce qui se trouve en lui, participe de lui - c'est-à-dire le monde du Devenir - soit, lui aussi, un absolu. De là découle l'idée d'une fixité de l'univers existant, aussi bien dans son être profond que dans sa variété apparente. Tout un aspect de la théorie épicurienne, la formation du monde à partir d'atomes immuables, insécables, éternels, répond à ces exigences logiques des plus anciens philosophes. Cette exigence de stabilité, inséparable de l'idée d'Etre et que doit satisfaire la notion d'atome, aboutit à concevoir l'existence, dans l'univers, et pour le déroulement des choses, de lois - c'est-à-dire de rapports constants entre les causes des phénomènes et le déroulement de ceux-ci. Ce seront, dans le poème de Lucrèce, les fœdera naturae, sur lesquels nous aurons à revenir. Mais notons dès à présent que ces fœdera, qui ne sont pas les c lois,. de la physique, ou de la nature, telles que les conçoivent les Modernes, expriment seulement l'idée que le monde est fixe, sous l'apparence du devenir, et que leur conception n'est pas issue d'une quelconque expérimentation (comme le sont les lois des physiciens modernes), mais résulte d'un raisonnement purement logique; leur existence est déduite de la notion même d'Etre, et le spectacle du monde n'apporte qu'une vérification sommaire, globale. Cette fixité, cette constance de la création se manifestent en effet à la fois dans les espèces. qui se révèlent stables (au moins grossié'remt·nt, et sur une durée relativement courte) et dans le déroulement du temps, chaque moment de l'année amenant les mêmes naissances et les mêmes maturations.

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Mais déjà Lucrèce suggère la solution qu'il va proposer pour expliquer toute cette «logique» du monde: l'Etre, qui se répartit ainsi de manière réglée, et se manifeste aussi bien dans la naissance des animaux, des plantes, bientôt des astres et des éléments, cet Etre absolu et éternel va se trouver défini et précisé: il n'est autre qu'une matière, dont la présence est nécessaire, à chaque moment, et selon des modalités déterminées, pour que se produisent les phénomènes constatés. A ce point de son développement, Lucrèce «suppose le problème résolu>. Puisque les choses naissent et grandissent, il faut que leur part d'Etre leur soit donnée sous des formes adaptées à elles. Ces forment doivent donc introduire une différenciation dans l'Etre absolu; il faut supposer (ou plutôt imaginer) l'existence de semina rerum, de semences des choses, qui sont des émanations directes de l'Etre absolu. Et c'est ainsi que naît l'hypothèse selon laquelle les choses de l'Univers s'expliquent toutes (ainsi que leur devenir) par un mécanisme secret, identique en son principe pour toutes, différent dans ses modalités pour chaque espèce, reposant en dernière analyse sur des «particules d'Etre», par conséquent, incréées, éternelles, indestructibles. Certes, Lucrèce n'a pas inventé cette solution; elle lui est donnée par l'enseignement d'Epicure et celui de toute l'école. Et l'on sait que, déjà, avant Epicure, l'atomisme avait été exposé par Démocrite, s'inspirant (en dépit de ce qu'il prétend) de Leucippe.· Si bien que cette filiation fait remonter la doctrine jusque vers le milieu du vesiècle, soit, environ, une génération après Parménide. Il est certain que l'atomisme est la réponse imaginée par Leucippe pour réfuter les paradoxes des Eléates. Déjà, chez lui, apparaissent les notions fondamentales destinées à résoudre les difficultés soulevées par ceux-ci et à fournir à Epicure la «machinerie» qui lui servirait à expliquer le monde. Les Eléates, en effet, tiraient de leur doctrine, sur l'unité de l'Etre, des conclusions paradoxales, niant, par exemple, la possibilité du mouvement et même celle de la multiplicité des choses. Leucippe attaqua le postulat éléatique, et admit que le Non-Etre possédait, lui aussi, une sorte d'existence. Cela entraînait que l'Etre ne pouvait plus être conçu comme une unité, mais comme, déjà une multiplicité, juxtaposée au non-Etre. Ainsi se trouvaient définis, côte à côte, et par opposition l'un à l'autre, le Plein (la matière) et le Vide. Cette conclusion, nécessaire, logique, qui déduit l'existence du Plein à partir de celle du Vide se retrouve dans le chant I du De natura rerum (vers 503 et suiv.): vide et matière s'excluant l'un l'autre, si l'on pose l'un, on doit admettre l'autre, à l'état pur, à côté de lui. Mais comment prouver l'existence du Vide? Comment prouver l'existence du non-Etre?

LUCR8 conçu d'abord par les philosophes à partir des données sensibles - une parcelle de matière que l'on divise et redivise, jusqu'à ce que l'on atteigne une limite. Cette méthode ne permet pas d'imaginer un atome, du type de ceux dont parlent Leucippe, Démocrite et Epicure. Un morceau de matière, divisible idéalement, l'est à l'infini, pour l'imagination. Et c'est là un type de raisonnement dont se satisfont les mathématiciens, qui raisonnent sur des êtres abstraits. Il n'en va pas de même pour les physiciens - c'est-à-dire les philosophes qui raisonnent sur des existants concrets - qui ne peuvent admettre à l'origine des choses des particules approchant le Non-Etre et divisibles à l'infini. En vertu de la définition même de l'Etre, il faut que le «commencement des choses» (primordia rerum) soit stable, dur, indivisible et soustrait au devenir. Aussi, et bien que les sens ne puissent connaître directement les atomes, l'esprit, en vertu de ce raisonnement purement dialectique, est contraint de les concevoir, avec des propriétés bien définies, paradoxales, contraires à toute donnée sensible. On devra admettre, bon gré mal gré, qu'il existe, derrière les apparences, une matière dont les grains, séparés par du Non-Etre (le Vide), sont infiniment durs et durables, précisément parce qu'ils ne contiennent en eux aucune trace de Vide - de Non-Etre. Le bon sens répugne à accepter une telle conception. Le bon sens a tort. La dialectique est plus forte que lui.

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Lucrèce est tout à fait conscient de ce paradoxe, et il s'efforce de le résoudre. C'est à quoi tendent tous les raisonnements qui forment la partie centrale du livre, depuis le vers 265 jusqu'au vers 634, après lequel commence la réfutation des autres théories qui tentent d'expliquer le réel par l'existence d'un ou de plusieurs principes autres que les atomes. A la vérité, le paradoxe est double. Il consiste d'abord à soutenir que le mécanisme de la nature peut consister dans le mouvement de particules invisibles : pour prouver que cela est possible, le poète allègue des exemples nombreux, l'action des vents, comparable à celle de l'eau; celle-ci est visible, mais le vent, qui n'est pas moins actif, ne l'est pas. Il en va de même pour l'odeur, l'humidité contenue dans un linge mouillé, l'érosion des pierres les plus dures, sous l'action des gouttes d'eau indéfiniment renouvelées. Et la conclusion s'impose: «corporibus caecis igitur natura gerit res» (v. 328); «le nature agit à l'aide de substances matérielles qui sont invisibles». Ou, si l'on préfère, «le mécanisme de la nature fonctionne à l'aide de substances matérielles invisibles». Memmius n'aura sans doute éprouvé aucune peine à admettre cette vérité d'expérience. Nous remarquerons, nous, que l'expérience intervient non pas pour dégager les éléments d'une hypothèse d'ordre physique, mais pour vérifier une conclusion d'ordre logique, formée indépendamment, et a priori. Nous remarquerons ensuite que le raisonnement fait ici appel à une analogie établie entre le domaine sensible et le domaine inaccessible aux sens postulé par la théorie. On pourrait contester cette analogie, en disant, par exemple, que rien ne nous garantit sa validité, puisque l'un des deux termes entre lesquels on l'établit est, par hypothèse, inconnu; mais Lucrèce pourrait répondre que cette objection ne le gêne pas. Son raisonnement, en effet, n'établit pas que le mécanisme des atomes existe, mais qu'il est possible. Et, à ce moment, rien n'empêche d'utiliser des exemples qui montrent seulement la possibilité d'une causation maté· rielle dont les agents échappent à notre vue. Le second-paradoxe est plus difficile à résoudre: comment peut-on concevoir ces «grains d'Etre » que sont les atomes? Notre expérience ne nous fait connaître que des corps susceptibles d'être divisés, des corps qui, par là-même, sont périssables, et contiennent du «non-Etre». Comment peut-on concevoir un corps éternel et insécable? Lucrèce, pour réduire la difficulté, commence par recourir à un argument purement logique: puisqu'il est nécessaire qu'il existe, et du plein et du vide (nécessité logique, si l'on ne veut pas se heurter aux apories de Zénon). il faut que chacune de ces «substances» - de ces deux naturae - existe à l'état pur; cela est d'autant plus nécessaire que l'Etre et le non-Etre s'excluent mutuellement. Ils peuvent seulement coexister, non

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être unis dans une seule essence. Il y a là une application du principe de non-contradiction. L'existence d'êtres «purs> (selon la logique) implique leur existence en nature. Toute la difficulté consiste, pour le c bon sens», à admettre ce passage de la logique à la physique, de ce qui est conçu à ce qui est. On reconnnaît, dans ce passage, une nouvelle application de l'argument ontologique. Selon la formule de Parménide, ce qui est conçu possède les attributs que lui attribue la pensèe. Lucrèce, une fois de plus, retrouve (probablement sans en être pleinement conscient) la c problématique> des Eléates. Elle affirme implicitement la toute-puissance de la dialectique, pour découvrir la Vérité. Pourtant, Lucrèce ne se satisfait pas de cet optimisme absolu, de cet• te confiance dans le Logos, et il sait, surtout, que Memmius ne saurait s'en satisfaire. Le raisonnement a priori doit être mis à l'épreuve de la réalité, le paradoxe doit être résolu. Cette réconciliation entre le c bon sens» et la proposition déduite nécessairement et a priori, Lucrèce la poursuit dans toute la série des arguments qui s'échelonnent entre le vers 528 et le vers 634. Supposant, une fois de plus, le problème résolu (il l'est, d'ailleurs, déjà, sur le plan de la dialectique, il ne l'est pas sur celui de la physique, de la réalité constatable), Lucrèce énumère les caractères qui doivent être ceux de l'atome: cette parcelle pure d'Etre ne saurait être brisée, ni broyée, ni coupée, ni fendue en deux, ne saurait admettre en elle de l'humidité, ni le feu ni le froid (qui sont des fluides matériels). Donc, ce morceau d'Etre doit être éternel - il ne doit pas être modifié par le passage du temps (v. 528-549). Et c'est la proposition que Lucrèce va maintenant démontrer, en procédant, comme il le fait si souvent, par l'absurde : supposons que ces panicules de matière ne soient pas éternelles; elles ne posséderaient plus les caractères fondamentaux de l'Etre, elles retourneraient au Néant et en sortiraient sans loi, Mais cet arguement ne suffit pas : puisque l'Etre existe, par définition, depuis l'infini du temps, des atomes fragiles se seraient, pendant cette durée infinie, brisès, divisés, en particules de plus en plus ténues, infiniment petites. A partir de cette poussière dont chaque grain tendrait vers le néant, tendrait à ne plus être, il serait impossible que les êtres et les objets que nous voyons naitre chaque jour, puissent se former. Il leur faudrait, pour cela, parcourir en sens inverse le processus de la naissance et du développement, pendant un temps infini, égal à celui qui s'étend entre le début (infiniment reculé) de l'Etre et le moment présent. Si bien que Lucrèce peut à bon droit écrire: ... nihil ex illis a certo tempore po.Het conceptum summum aetati.~pernadere finem (\'. 554-555).

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Ce qui signifie, croyons-nous : «aucun corps engendré à partir de ces corpuscules (réduits à une infinie petitesse), depuis un moment déterminé (définissant, donc, une durée finie), ne pourrait parvenir à l'apogée de son âge>. Lucrèce ajoute une r~marque, destinée à rendre sensible la conclusion mathématique tirée de l'hypothèse: l'expérience prouve que l'évolution constructive est toujours plus lente que l'évolution destructrice (il est plus rapide d'abattre un arbre que de le faire pousser). Par analogie, on comprend qu'une division de l'être ne puisse être compensée, par recomposition, dans un temps inférieur à celui pendant lequel elle s'est produite. Cet argument (ou plutôt ce corollaire) ne possède, par lui-même, aucune valeur probante; il est simplement une illustration, par laquelle le «bon sens, ne peut manquer d'être touché. Il rend plausible, acceptable, la conclusion «scientifique> (logique) qui vient d'être formulée. Après quoi, le poète fait observer que l'hypothèse d'une matière infiniment dure (et durable), formée de grains insécables rend parfaitement compte des substances molles, en particulier, des quatre éléments traditionnels, l'air, l'eau, la terre, le feu (ou poutôt la chaleur, sous ses différentes formes, uapores). Il suffit de concevoir leurs combinaisons avec plus ou moins de vide, de non-Etre entre leurs agrégats. En revanche, des atomes mous ne sauraient expliquer l'existence des objets durs, comme les pierres de silex ou le fer : plus les choses existantes sont solides et dures, plus elles témoignent de la dureté infinie de la matière «pure>. Celle-ci apparaît comme la limite de la dureté constatable. Ici non plus il ne s'agit pas d'une «preuve>, mais d'une suggestion, d'une analogie et d'un passage à la limite, dans l'ordre de la qualité. Cet exemple est un support fourni à l'imagination, il doit l'aider à concevoir ce que peut être une dureté absolue. En réalité, Lucrèce a joint ici à cet exemple quasi sensible un argument qui porte contre toutes les physiques de la qualité; il montre l'impossibilité des théories adverses - celles qui mettent au principe des choses des éléments, comme le feu, l'eau, la terre et l'air. Cela annonce et amorce la critique systématique de tels systèmes, qui commencera avec la réfutation d'Héraclite. Le dernier argument de la série porte contre la notion, toute spatiale, de divisibilité à l'infini. C'est sur ce point, évidemment, que le «bon sens» résiste. L'expérience commune laisse supposer que la division d'un fragment quelconque de matière peut être poursuivie indéfiniment. Lucrèce introduit alors une distinction nécessaire: en réalité, ce que l'esprit conçoit comme infiniment divisible, ce n'est pas la particule matérielle mais l'espace qu'elle occupe. Tel est, croyons-nous, le sens des vers 599 à 6 14: on peut, certes, imaginer des «points» de plus en plus petits, si petits

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qu'ils ne sauraient plus présenter de parties (id nimirum sine partibus e:ctat): cela signifie qu'ils sont situés à la limite, qu'ils tendent vers zéro, sans jamais y parvenir. Si l'on pouvait encore les imaginer formés de parties, c'est qu'ils seraient encore divisibles; il faudrait donc considérer chacune de ces parties, et ainsi de suite, jusqu'à ce que l'on parvienne à ce «sommet> (ou cette pointe - cacumen) idéale de !'infiniment petit. Mais cette division ne concerne que l'espace du corps, elle est une opération purement mathématique et conceptuelle. Cette limite inaccessible n'est pas une réalité physique, matérielle, sans quoi l'Etre ne serait plus ce qu'il est, et le monde des choses resterait sans fondement. Il est sans doute significatif que parmi les arguments qui font intervenir la divisibilité à l'infini de la matière - ou de l'espace - seul le dernier (celui qui montre la différence entre la division de l'espace et celle de la matière) ne fait pas intervenir le temps. Les autres sont situés dans le déroulement des choses. Ce sont des arguments physiques, tandis que l'autre relève de la spéculation mathématique, qui, bien sûr, est intemporelle.

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On voit que les démonstrations de Lucrèce sont destinées non pas à découvrir la vérité, mais à la rendre acceptable, à lui ôter son caractère abstrait et technique; et, en même temps, à fournir des modèles idéaux qui aident l'esprit à la concevoir. C'est le cas, en particulier, pour une notion qui revient fréquemment dans le poème, celle des fœdera naturae. Parlant de la formation des choses et des êtres, à partir des atomes, Lucrèce écrit: «puisque pour chaque espéce d'êtres, un terme est fixé à sa croissance et à la durée de sa vie, et qu'il est décrété par les «lois de la nature> (fœdera naturae) ce qu'ils peuvent faire et ce qu'ils ne peuvent faire, et que cela ne change jamais ... » (v. 584-588). Ainsi que le faisait remarquer P. Boyancé (Lucrèce et l'épicurisme, p. 86 et suiv.) ces «lois de la nature» ne sont pas identiques aux lois dont parlent les physiciens modernes, qui s'appliquent, elles, à la succession des phénomènes. Elles sont plus proches des lois mathématiques, qui régissent les nombres et les figures, dans la mesure où, comme elles, elles sont intemporelles et indépendantes du devenir. Ces fœdera sont ce que P. Boyancé appelle des «statuts», des règles fixes, immuables, qui comman• dent la nature même des êtres et des choses. Le mot fœdus est essentiellement romain, il désigne, on le sait, les traités, les contrats établis entre des cités; ces textes, solennellement acceptés, règlent les rapports qui, à

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l'avenir, seront ceux des parties contractantes; ils limitent, singulièrement, les droits de chacune - et l'on comprend les mots de Lucrèce, quid quaeque queant .. ., quid porro nequeant («ce qu'ils peuvent et aussi ce qu'ils ne peuvent pas faire»). Cela entraine que les êtres et les objets possèdent en eux des possibilités définies et invariables. Lucrèce attribue cette constance - comparable à l'observation scrupuleuse d'un traité - à la fixité et à la dureté infinie des atomes. Mais, à la réflexion, cet argument n'est pas contraignant. Il suppose que l'on admette un autre postulat, l'existence, précisément, de ces fœdera, de ces rapports stables et constants entre la structure intime des choses et leur apparence, leur fonction, bref, toutes les puissances qu'elles recèlent. Ce sont ces lois qui empêchent de déplacer des montagnes, ou de vivre le temps de plusieurs générations (I, 199 et suiv.). Ce sont elles aussi qui feront que tel arrangement d'atomes se révélera à nos sens par une couleur, une chaleur, etc., déterminées. Les exemples dans lesquels le poète fait intervenir cette notion de fœdera nous laissent entendre la manière dont il conçoit leur action. Parlant des premiers temps de la terre (V. 907 et suiv.) alors que les atomes, les semences des choses (semina), existaient en grand nombre, il affirme que cette surabondance de matière n'a pas rendu possible la formation d'êtres monstrueux, ni complexes, comme les chimères ou les centaures, ni prodigieusement grands, forts et durables. Les choses créées l'étaient déjà selon les règles que nous connaissons, car, dit-il, «chaque chose se développe selon son style propre (suo ritu) et toutes observent leurs différences conformément à un pacte déterminé de la nature» (V, v. 923-924). D'autres passages montrent que la discrimination se fait non pas à l'échelle des atomes, mais à celle des premiers composés d'atomes, aux agrégats initiaux (auxquels, croyons-nous, Lucrèce donne le nom de principia, et qu'il assimile aux «éléments» d'Empédocle et de la physique traditionnelle), qui sont, chacun pour son compte, définis par une structure déterminée des atomes qui les composent et, en même temps, par le rythme et la nature des mouvements que ceux-ci conservent, dans cette particule élémentaire, où existe déjà ce dont les atomes étaient dépourvus par eux-mêmes, les qualités secondes et les propriétés de la vie. Les fœdera naturae interviennent alors pour assurer la permanence de ces éléments vitaux. En fait, la stabilité du monde, du seul point de vue de la physique, ne peut être expliquée uniquement par l'immutabilité des atomes. Il faut que, à cette immutabilité, se superpose une force interdisant toute variation arbitraire dans l'organisation des choses. Cette force, Lucrèce n'en parle point, mais elle existe dans les philosophies dont dérive l'épicuris-

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me. Et elle porte différents noms. Chez Héraclite, elle est le Destin, par lequel est contrôlé l'antagonisme qui est le moteur des choses, et chez Parménide cette cause ultime de la diversité et de la création est la Nécesité. Pour Empédocle, les pulsations créatrices qui donnent alternativement le dessus à l'Amour et à la Haine sont réglées par un « large serment>, c'est-à-dire une Loi supérieure à tout ce qui est. Nous sommes ici en présence d'un postulat fondamental de la philosophie hellénique, qui J'oppose aux cosmogonies théologiques des Egyptiens ou des Sémites d'Asie. Pour celles-ci, la loi du monde résidait dans la volonté capricieuse d'une ou plusieurs divinités, démiurges ou forces fondamentales. Dès que les Grecs commencèrent à penser le monde, ils exorcisèrent le caprice divin et mirent à sa place une Loi; ainsi se trouva introduit le postulat que nous découvrons au-delà de la pensée de Lucrèce, l'idée que l'univers est à la fois intelligible et constant, les deux caractères étant indissolublement liés, ce qui est capricieux étant inintelligible et, d'autre part, ce qui est intelligible devant, par définition, être soumis aux catégories de la raison humaine, qui n'admettent pas l'inconstance. Finalement, c'est une exigence de la raison qui garantit la constance du monde. L'Etre, tel que le conçoivent les épicuriens, est donc une essence intelligible. Anaxagore parlera d'un Esprit immanent au monde; les stoïciens, d'un Logos. Les épicuriens se contentent d'assurer que la variété du multiple, la diversité des êtres et des objets est rçductible à un principe qui est un - comme )'Etre de Parménide - et qui est fidèle à lui-même, tandis que ses rapports avec Je multiple sont soumis à des «conventions» fixées de toute éternité, ce que Lucrèce appelle les fœdera naturae. La rationalité du monde est sous-jacente à toute la philosophie antique, à l'épicurisme aussi bien qu'au stoïcisme et, finalement, au platonisme. Mais cette rationalité, bien évidememnt, échappe à toute démonstration; tout au plus peut-on prétendre qu'elle se manifeste dans l'ordre de ce qui vit, qui en témoigne par la constance et la régularité des phénomènes. Encore faut-il que ceux-ci n'apportent pas de démenti au postulat, qu'il n'existe pas dans la marche du monde trop d'erreurs constatables, de manquement aux fœdera naturae. Lucrèce ne descend pas jusqu'à cet examen trop minutieux (et qui serait physique, non logique) de la création. Il se contente de dire que tous les êtres théoriquement possibles ont été comme essayés par la nature créatrice (entendez : le mécanisme des atomes), et que, seuls, ont subsisté, ceux qui étaient viables, c'est-à-dire possibles physiquement. II n'est donc pas exact de soutenir comme certains l'ont fait, que Lucrèce n'a pas été accessible à l'idée de l'évolution, et que c'est là une grande différence avec «notre» science (disons plutôt, l'état

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récent de celle-ci). Le postulat, logique, de l'immutabilité des fœdera naturae ne va pas contre l'idée que les espèces peuvent naître, et disparaître, que d'autres peuvent se modifier (par exemple les individus voir leur taille diminuer) en fonction de la nourriture qu'ils trouvent disponible à leur portée. La terre vieillit, dit Lucrèce (v. 828-831), chaque pèriode change la nature du monde tout entier. Sans doute, les fœdera naturae, les lois qui régissent les agrégats élémentaires des atomes sont constantes, mais la création des êtres particuliers, et surtout la continuité de leur espèce, sont soumises aux variations du milieu. Mais n'est-ce pas trop demander à Lucrèce en exigeant de lui qu'il ait pressenti tous les problèmes de la biologie moderne? Lui-même reste fidèle à une certaine conception logique du monde: le déroulement de la création n'est que le développement d'une dialectique de l'Etre, un dialogue entre «ce qui est> et le non-Etre. On ne saurait lui reprocher non plus d'avoir donné de la «nature> (c'est-à-dire de la création) une image essentiellement vitaliste. Lorsqu'il s'agit des choses, il pense plus souvent aux vivants, plantes et animaux, qu'aux choses inanimées, et même celles-ci sont considérées dans leur histoire, leur formation et leur durée. Sa physique est en elle-même, et par hypothèse, historique, donc dynamique. Nul plus que lui n'a été sensible au déroulement du temps - un temps qui doit, finalement, marquer la ruine des choses. Il est probable que ce sentiment de la naissance et de la destruction vient, chez Epicure, des leçons d'Aristote, qui se réfère, lui aussi, souvent, à des schèmes vitalistes. C'est Aristote qui a attiré l'atten• tion sur le devenir, en opposition avec la vieille tradition éléatique. Leucippe, contre celle-ci, avait réintroduit le mouvement dans le monde - ce mouvement héraclitéen que Parménide avait remis en question. A partir du moment où l'on accepte de considérer que l'Etre n'est pas «plein>, mais qu'il admet du vide, tout devient possible. Il reste seulement à examiner les modalités du mouvement, à s'interroger sur les rapports réels existant entre l'Un et le Multiple. Ainsi, la «logique> domine une «physique> moins certaine que celle-ci de ses fins véritables, plus tâtonnante, et qui cherche, essentiellement, dans les choses, une illustration des vérités que la Raison lui a révélées.

ELEMENTA, PRIMORDIA, PRINCIP/A DANS LE POÈME DE LUCRÈCE

Parmi les difficultés que rencontrent traditionnellement les exégètes de Lucrèce, l'une des plus graves est peut-être l'opinion, bien ancrée chez la plupart des modernes, que le poète n'est pas maître de son langage, qu'il utilise avec maladresse un vocabulaire incertain pour traduire une doctrine dont on va jusqu'à nous dire qu'il ne l'entendait pas toujours très bien. Il est vrai que, lorsqu'on essaie de comprendre les quelques textes conservés d'Epicure, l'accord ni la clarté ne sont guère plus grands. Nous voudrions ici tenter de montrer que, au contraire de l'opinion dont le tenant le plus célèbre est sans doute Giussani, Lucrèce, lorsqu'il emploie des termes comme elementa primordia et principia, ne les considère pas comme des équivalents du mot atomos et que, si primordia et elementa traduisent bien la notion d'atome, au sens technique du mot iitoµoç chez Epicure, il n'en va pas de même du mot principia, qui nous semble désigner tout autre chose, un état particulier de la matière, intermédiaire entre les primordia et les objets existants et saisissables par les sens. La démonstration, pour être complète, devrait reposer sur l'analyse de tous les textes où figure le mot de principia. Cette méthode est évidemment impossible ici, et nous devrons nous contenter de présenter notre thèse à partir des passages principaux qui nous ont conduit à la concevoir et nous paraissent la justifier, au moins à titre d'hypothèse de travail. Lorsque au livre III, Lucrèce essaie de montrer le fonctionnement des quatre «éléments» de l'âme, il écrit: inter enim cursant primordia principiorum motibus inter se, nihil ut secernier unum possit nec spatio fieri di uisa potes tas . .. 1• 1

III, 262-265. A. Brnout traduit: csans doute les mouvements des corps premiers de ces substances s'entre-croisent à ce point qu'il est impossible d'isoler une d'entre elles et de localiser chacune de leur facultés», traduction qui s'impose, mais qui impose aussi de distinguer le sens de primordia et celui de principiorum.

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Giussani, dans son commentaire à ce passage, considère que principiorum est l'équivalent pour et simple de primordiorum, qui n'entre pas dans l'hexamètre. En fait, tout devient clair si l'on donne (avec Ernout) à principia le sens de «substance» (les quatre «éléments» de l'âme: vent, chaleur, air et quatrième nature) et à primordia celui d'atomes. Nous sommes en présence de trois ordres : les atomes, invisibles, extrêmement petits, durs, insécables, puis des substances «élémentaires», une sorte de vent (aura) , de la chaleur (uapor), de l'air (aer) et la «quatrième nature», enfin, l'ensemble ainsi constitué est, par lui-même une «natura», un être particulier 2. Que le terme de primordia soit appliqué aux atomes, dont c'est le nom lucrétien par excellence (à la différence de l'épicurisme romain antérieur, qui utilisait celui d'atomus), cela n'exige pas d'être prouvé. Il suffit de rappeler quelques textes empruntés au premier livre, où l'on voit que ces primordia sont les commencements absolus des choses, des «grains d'être» 3• Et les caractères de ces «grains» sont peu à peu découverts : invisibles, mais de nature corporelle, ils existent dans les choses tout en échappant à nos regards•. Le mot dont se sert Lucrèce pour désigner l'atome se trouve ainsi justifié, par sa résonance ontologique: il doit exister un commencement absolu des choses, et ce commencement doit posséder tels et tels caractères. L'atome se trouve donc ainsi à la fois défini et décrit, dans son être métaphysique et dans sa réalité matérielle. Les principia, en revanche, semblent bien être les matériaux saisissables par les sens, dont sont faites les choses, ce que les physiciens antérieurs à Epicure (et les autres écoles) appelaient les «éléments». Lucrèce écrit par exemple : At nunc, inter se quia nexus principiorum dissimiles constant aeternaque materies est . ..

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passage dans lequel il ne s'agit pas des combinaisons d'atomes, mais de la combinaison des éléments à l'intérieur d'une être donné. Ces unions d'élements sont saisissables (constant), constatables; elles sont périssables, chaque fois qu'elles sont heurtées par une force adaptée.

2 III, 136 : nunc animum atque animam dico coniuncta teneri I inter se atque unam naturam conficere ex se. 3 I, 180-183: quod si de nihilo fierent (se. res), subito exorerentur I incerto spatio atque alienis partibus anni, I quippe ubi nulla forent primordia ... Cf. I, 210: esse uidelicet in terris primordia rerum. 4 I, 265-270. 5 I, 244-245.

ELEMENTA, PRIMORDIA, PRINCIP/A

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Cette double échelle de tout ce que est corporel est définie avec une remarquable précision : corpora sunt porro partim primordia rerum, partim concilio quae constant principiorum•.

Tout ce qui est corporel se divise en deux groupes: d'une part les atomes, de l'autre les existants constatables, formés de la réunion non pas des atomes, directement, mais des éléments assemblés. Après quoi, Lucrèce montre que tout ce que nous voyons appartient à l'ordre des corps composés dont les éléments se séparent, sous l'action d'une force ou d'une autre : les principia des choses sont fragiles, seuls les primordia (le mot est repris, expressément au v. 501) sont solido atque aeterno corpore. L'une des principales difficultés de l'atomisme épicurien consistait dans le fait que l'atome, par lui-même inaccessible aux sens, devait provoquer la sensation. Nous constatons que les sensations sont provoquées en nous par des substances possédant telle ou telle propriété. Ces propriétés leur sont conférées par leur structure, la forme des atomes qui les composent et la manière dont ces mêmes atomes sont unis entre eux. Il n'en reste pas moins que c'est la structure des principia qui est la cause directe de la sensation - ces principia étant des structures définies d'atomes divers. Aussi ne nous étonnerons-nous pas de trouver, dans le long développement sur les formes des atomes, le terme de primordia (ou de semina, parfois elementa) pour désigner ceux-ci, mais celui de principia lorsqu'il s'agit des «substances> qui agissent sur les sens. C'est ainsi que nous lisons: omnis enim, sensus quae mulcet cumque, figura haut sine principiali aliquo leuore creatast 1 ;

et, à la fin du développement : quapropter longe formas distare necessest principiis, uarios quae possint edere sensus•.

Toute raison de métrique étant exclue (seminibus est l'équivalent de principiis, devant uarios), il faut que Lucrèce nomme ici les principia, les élé· ments déjà constitués des choses, puisque les atomes, par eux-mêmes, ne peuvent émouvoir les sens. Mais il est bien évident que la forme des prin-

• I, 483-484. 7 Il, 422-423. • Il, 442-443.

206

ROME, LA LITŒRATURE ET L'HISTOIRE

cipia dépend de celle des atomes qui les composent. La diversité dans la forme des principia permet à l'esprit de concevoir celle des atomes euxmêmes. Nous sommes en présence d'une animi iniectus, par laquelle l'esprit passe du sensible à l'invisible. La distinction que nous cherchons à établir entre primordia et principia permet de comprendre d'une manière plus précise, et plus cohérente, certaines démonstrations célèbres présentées par Lucrèce. Ainsi les vers qui montrent dans le mouvement des particules de poussières que révèle un rayon de soleil l'effet du mouvement propre des atomes. Ce qu'il s'agit de rendre sensible, encore ici par une animi iniectus, c'est l'agitation de ceux-ci - qui sont désignés par le terme de primordia, ainsi que nous nous y attendions 9 • Ces atomes, dans leur agitation, s'enchevêtrent de manière à former les «racines> des substances (ualidas sa.xi radices) ou des particules élémentaires (fera ferri corpora). D'autres sont rejetés et poursuivent isolément leur mouvement. Puis, lorsque vient l'explication du mouvement observable, celui des particules de poussières, Lucrèce écrit : Scilicet hic a principiis est omnibus error. Prima mouenteur enim perse primordia rerum; inde ea quae paruo sunt corpora conciliatu et quasi proxima sunt ad uiris principiorum, ictibus illorum caecis impulsa cientur, ipsaque proporro paulo maiora lacessunt. Sic a principiis ascendit motus, et exit paulatim nostros ad sensus, ut moueantur illa quoque in solis quae lumine cernere quimus, nec quibus id faciant plagis apparet aperte 10.

135

140

Dans ce passage, l'emploi du mot principia est d'autant plus remarquable qu'il se trouve opposé à celui de primordia. Ce sont les primordia qui donnent le branle, ces mêmes primordia auxquels renvoie le illorum du v. 135, d'une manière tout à fait explicite. lllorum ne se comprendrait guère si, pour Lucrèce, primordia et principia étaient synonymes. En réa· lité, nous retrouvons ici les trois échelons du réel : les primordia, puis les particules élémentaires, qui sont déjà les «racines> des éléments, qui en possèdent déjà les propriétés (uires) et, nous le verrons, le «rythme> propre. Ces particules jouent, dans la transmission du mouvement, le rôle

9

II, 80: si cessare putas rerum primordia posse ... ; II, 91: corpora prima; Il,

121 : primordia rerum. 10 II, 132-141.

ELEMENTA,PRJMORDIA,PRJNCIPIA

207

d'intermédiaire entre les primordia et les principia; des parcelles de plus en plus grandes de ceux-ci (paulo maiora) sont ébranlées, jusqu'au moment où le mouvement devient sensible à nos yeux. Lucrèce peut donc écrire que ce mouvement émerge de tous les éléments (a principiis est omnibus error). car toutes les substances élémentaires possédent en elles cette agitation des primordia. Il serait absurde de dire que le mouvement de quelques particules de poussière provient de l'agitation de tous les atomes. Il ne l'est pas d'affirmer que tous les éléments des objets réels provoquent l'agitation des objets qu'ils composent. On peut trouver la confirmation de cette analyse dans le passage du livre III auquel nous avons fait allusion, la montée du mouvement dans l'âme, de substance en substance: là, ce sont les éléments différents, chaleur. vent et air qui reçoivent le mouvement, par ordre d'inertie croissante, et ce sont eux qui le communiquent aux chairs et aux organes, objets sensibles et lourds. Ici, encore, le mouvement, issu des primordia, passe par les principia. Un autre passage, celui qui concerne la déclinaison de l'atome, nous semble èclairé par la distinction entre primordia et principia. Lucrèce écrit en effet : quod nisi declinare solerent (se. corpora), omnia deorsum imbris uti guttae, caderent per inane profundum, nec foret off ensus natus, nec plaga creata principiis : ita ni[ umquam natura creasset 11 •

Les chocs qui sont rendus possibles par la déclinaison provoquent la formation des principia, des particules élémentaires. Comprendre ici principiis comme s'il était l'équivalent de primordia revient à rendre Lucrèce responsable d'une tautologie, puisque les mots nec plaga creata principiis ne diraient rien de plus que : nec foret offensus natus. Tautologie dont les commentateurs (qui n'ont pas très bonne opinion de l'intelligence de Lucrèce) s'accommodent fort bien. Mais elle est introduite par eux; Lucrèce distingue, une fois de plus. les trois temps de la formation des choses: le choc des atomes, la formation de «gouttes» d'éléments, et enfin la création même, la naissance des choses. Aussi entrendrons-nous principiis comme signifiant: «pour la naissance des éléments». construction qui n'a rien de forcé. Si l'on veut bien accepter notre hypothèse. il s'ensuit des conséquences assez notables. Et d'abord que Lucrèce retrouve, en-deçà du monisme

11

II, 221-224.

208

ROMB, LA LITI'ÊRATURB BT L'HISTOIRE

atomiste, une physique des quatre éléments, qui est celle d'Empédocle, notamment. Il la retrouve souvent, par exemple après avoir expliqué que les atomes doivent être en nombre infini, pour que se maintienne la création et que puisse subsister l'équilibre des éléments, des forces de naissance et des forces de mort. Et il conclut : sic aequo geritur certamine principiorum ex infinito contractum tempore bellum . ..

12•

Il ne s'agit pas ici d'une guerre des atomes, comme on le dit, mais de la lutte des éléments contraires, entraînés par le jeu de l'Amour et de la Haine. Cette lutte est une donnée de la Nature, il est impossible de la nier, mais il faut l'expliquer: seul l'atomisme, dit Lucrèce, y réussit, en ne faisant pas des éléments les primordia - c'est-à-dire des commencements absolus 13 - mais, déjà, des composés. Et ce sont ces composés qui sont en guerre les uns avec les autres 14 • En masquant la distinction entre primordia et principia, on n'introduit donc pas seulement l'obscurité dans tel ou tel passage, on abolit une partie importante de la doctrine, celle qui traite de la structure des éléments et, plus généralement, de la formation et de la dynamique des matériaux du monde. Mais, auparavant, il nous semble utile de présenter une remarque sur la manière dont Lucrèce a su créer son vocabulaire: le nom de l'atome n'est pas, pour lui, un simple signe, arbitrairement choisi; atomos ne le satisfait pas; il a besoin d'un terme qui possède une valeur signifiante fonctionnelle. Epicure se servait, parfois, du mot âpxa.i, Lucrèce le traduit par primordia, qui lui semble, nous l'avons dit, impliquer avant tout l'idée de commencement. absolu 15 • Et c'est avec cette valeur qu'il l'emploira chaque fois qu'il voudra parler des atomes comme fondements du monde; lorsqu'il voudra seulement parler de leur réalité d'êtres matériels, il dira: corpora; s'il insiste sur leur interchangeabilité dans les choses, il recourra plus volontiers au mot elementa, pensant aux lettres qui compo-

12

13

Il, 573-574. Cf. I, 765 : qui magis illa queunt rerum primordia dici . .. Primordia, et non

principia. , ." 1, 759: deinde inimica multis modis sunt atque ueneno / ipsa sibi inter se (il 5 agi~ d~s quatre éléments, air, feu, etc.). Cf. V, 380 et suiv. où la même idée est apphquee aux éléments, appelés, alors maxima mundi ... membra. 15 s V., _outre l~ tex~es cit~s ci-dessus, IV, 26-45, avec le jeu étymologique (v. 32) ur exord,a et pnmord1a, qui conduit Lucrèce à forger le simple ordium, en accord avec la théorie épicurienne du langage.

ELEMENTA, PR/MORD/A, PRINCIP/A

209

sent les mots 16, acception qui est traditionnelle dans la langue latine. Restait, pour traduire le terme de a'toixsta, si important dans la physique des adversaires d'Bpicure, le mot de principia, qui désignait un commencement «relatih 17• Il l'a adopté, et l'on remarquera que, dans le passage du livre I• où il énumère les différents termes qui lui serviront à exprimer la notion d'atomes, dans toutes ses fonctions, il ne fait aucune mention du mot principia 11, ce qui paraît bien confirmer l'acception dans laquelle nous proposons de le prendre. Pourtant, nous pensons que les conséquences sont plus importantes encore pour l'ensemble de la doctrine. On peut objecter, et l'on objectait à l'épicurisme que la simple combinaison des atomes rend mal compte de la stabilité et de la continuité de la création. Tous les atomes propres à former un cheval se trouvent dans la nourriture des hommes. Comment se fait-il que des hommes ne se réveillent pas, un matin, avec des parties du corps semblables à celles des chevaux? L'explication proposèe par Lucrèce revient à affirmer que la forme de l'atome n'est pas seule en jeu, que le remplacement des éléments d'un organisme vivant ne se fait pas au niveau des simples matériaux (comme on remplacerait une pierre usée par une autre), mais au niveau des substances composèes, dans lesquelles la structure et le mouvement intérieur sont essentiels 19 • Les différents éléments d'un être sont caractérisés par un véritable rythme propre et ils peuvent admettre seulement en eux, pour continuer les mouvements vitaux, des substances comportant des atomes de géométrie analogue, entraînés dans des mouvements semblables. Lucrèce donne à ces substances ainsi définies, parfois, le nom de natura, lorsqu'il les considère comme des structures produites par la création, résultant de l'association d'atomes «en phase>20 ; lorsque, au contraire, il les considère comme matériaux d'un être, il les nomme principia. Bt ce qui se passe dans l'histoire particulière d'un être s'est passé lors de la création du monde.

I, 197; 824; II, 689. par ex., V, 243-246: ... Quapropter maxima mundi I cum uideam membra ac partis consumpta regigni, / scire licet caeli quoque item terraeque fuisse I principiale aliquod tempus clademque futuram. 11 I, 54-61. 19 II, 711 et suiv.: nam sua cuique cibis ex omnibus intus in artus / corpora descendunt conexaque conuenientis / efficiunt motus. At contra aliena uidemus I reicere in terras naturam. multaque caecis / corporibus fugiunt e corpore percita plagis, I quae neque conecti quoquam potuere, neque intus I uitalis motus consentire atque imitari. 20 C'est le sens du mot dans le texte cité à la note précédente, et aussi dans l'expression quarta natura. V. ci-dessus la note 2, p. 204. 16

17 Voir,

210

ROME, LA LITISRATURE ET L'HISTOIRE

Lucrèce montre que se sont fonnês d'abord des embryons des éléments fondamentaux - les maxima mundi membra - c'est-à-dire l'eau, la terre et le feu, après quoi était venu le ciel, qui avait donné le quatrième élément à l'ensemble 21 • A ces premiers embryons s'étaient ajoutées d'autres particules de matière déjà composée : nam sua cuique locis ex omnibus omnia plagis corpora distribuuntur et ad sua saecla recedunt, umor ad umorem, terreno corpore te"a crescit et ignem ignes producunt aetheraque aether . ..

22 •

Il ne peut s'agir ici des atomes, qui ne sont pas, en eux-mêmes, ni terre, ni feu, ni air, ni eau, mais bien des principia, qui émergent du mélange des atomes. Ce n'est donc pas un hasard si, dans le tableau que dessine Lucrèce, au livre V, des premiers temps du monde, c'est le terme de principia que nous trouvons, et non celui de primordia : les atomes (nommés, à ce moment, par Lucrèce, primordia 23 ) sont intervenus dans un premier temps, ils se sont heurtés, puis assemblés, selon toutes les combinaisons du hasard et, de ces combinaisons, sont sorties les magnae res, les éléments fondamentaux, auxquels s'ajoutent les êtres vivants, c'est-à-dire les naturae de l'âme et de la vie 24 • Et ce sont ces substances fondamentales qui, encore sous forme de «gouttes> de matière déjà organisée, sont entraînées dans une sorte d'orage cosmique, omnigenis e principiis25, ces mêmes éléments dont Lucrèce a décrit déjà la lutte éternelle. Peu à peu, les éléments compatibles entre eux s'associent, ceux qui sont incompatibles se séparent. Et c'est alors que surgissent véritablement les grandes parties de notre monde. En reprenant l'idée que, lors de la création du monde, le semblable se groupait avec le semblable, Lucrèce (et sans doute Epicure) reprenait le problème au point où l'avaient laissé Démocrite, Anaxagore et Empédocle26. Le premier, on le sait, concevait le phénomène comme une sorte de 11, 1105-1111. 2211,1111-1114. 23 V, 419. 24 V, 430-431: magnarum rerum fiunt exordia saepe, / te"ai maris et caeli generisque animantum. La vie n'est pas une substance séparée, mais une synthèse particulière des principia, une sorte de « sursynthèse > de la matière. 25 V, 436 et suiv.: sed noua tempestas quaedam molesque coorta / omnigenis e principiis, discordia quorum / interualla, uias, conexus, pondera, plagas, I concursus, motus turbabat proelia miscens. . . Tel est le texte après la transposition de Lachmann, suivi par Ernout. Mais cette transposition n'est nullement nécessaire. Elle l'est encore moins si l'on accepte le sens que nous donnons à principii.s. 26 Pour Démocrite, Diels, 11, p. 94, A 38. Pour Anaxagore, ibid., II, p. 15, A 41 pour Empédocle, ibid. B. 37. 21

ELEMENTA, PR/MORD/A, PRINCIP/A

211

tri mécanique, comme lorsqu'on vanne le blé sur l'aire. Pour le second, c'était l'Esprit, le Nous, qui opérait les choix. Pour Empédocle, enfin, le moteur était l'Amitié ou la Haine des éléments entre eux. Pour les épicuriens - du moins, ici, pour Lucrèce - le mécanisme est plus subtil. Ce qui détermine le rapprochement des particules semblables, c'est la structure totale qui caractérise chacune d'elles, la forme des atomes qui la composent, le dessin qu'ils forment entre eux et, surtout, le mouvement interne, le vibration qui les anime 27 • Ce mouvement perpétuel des atomes est affirmé par Epicure, dans un passage de la Lettre à Hérodote : c les atomes se meuvent continuellement pendant l'éternité, les uns séparés grandement les uns des autres, les autres gardant sur place leur vibration, alors qu'ils sont enfermés dans l'embrassement dans lequel ils sont pris ou enveloppés par les corps qui les embrassent:t 21• La résultante des chocs et, plus généralement, du mouvement interne qui se poursuit dans les corps n'est pas un déplacement de ce corps, mais une propriété de celui-ci qui, d'une part, lui interdit de pénétrer dans telle ou telle autre combinaison qui a des mouvements incompatibles - qui n'est pas «en phase:t - et, d'autre part, lui permet de s'associer à d'autres éléments dont le rythme est identique. Il est inutile de souligner que, de cette manière, le mécanisme quelque peu grossier de l'atomisme démocritéen fait place à un dynamisme beaucoup plus subtil, plus apte à rendre compte de la réalité. Et cela concerne, en particulier, la théorie de la vie, de la sensibilité et de l'âme. Souvent, Lucrèce parle des uitalis motus, des sensiferos motus 29 • Nous ne pensons pas que, d'une manière générale, ces c mouvements :t soient conçus par lui comme des déplacements de matière, mais qu'il les considère comme des sortes d'ondes ou de vibrations associées, dans lesquelles les atomes se meuvent, mais sur des distances très courtes, en se heurtant à ceux qui les environnent. Telles sont les conséquences que nous entrevoyons de l'hypothèse proposée ici, et selon laquelle Lucrèce établirait une distinction très stricte entre les primordia et les principia, entre les commencements invisibles, dépourvus de qualités secondes, et les éléments des choses, leur commencement visible, un commencement qui, comme toutes les nais• sances, aura pour fin la mort.

21

21 29

V, ~43

(ci-dessus, note 25).

Ad Herod. 43 (trad. P. Boyancé). Ci-dessus, p. 209, note 19.

LE POÈMEDE LUCRÈCEEN SON TEMPS

Longtemps, le poème de Lucrèce a été considéré comme un fait litté· raire isolé, voire quelque peu anachronique. P. Boyancé insiste sur cette idée, aussi bien lorsqu'il écrit: «Il demeura toujours surprenant que, alors que nous connaissons relativement bien en ce temps au moins trois courants ou foyers d'épicurisme, il ne se trouve dans ce qui concerne chacun d'eux aucune trace certaine de Lucrèce et cela ne contribue pas peu à dresser devant nous sa hautaine figure comme celle d'un isolé», que, un peu plus loin, lorsqu'il déclare qu'il convient de nous «restituer l'étonnement nécessaire devant une œuvre qui, en réalité, au Jer siècle avant notre · ère, devait être inattendue» 1• Nous espérons montrer que cette impression naît surtout de nos ignorances, qu'en réalité le poème Sur la naiure est en rapports étroits avec une réalité politique et spirituelle qui est celle des dernières années de la République romaine, qu'il s'efforce de répondre à des aspirations multiples de ce temps, sur lesquelles nous possédons des témoignages suffisamment précis pour que Lucrèce cesse d'être à nos yeux !'écrivain mystérieux, le visionnaire situé hors du temps que se plaisent à imaginer les Modernes. Certes, les démonstrations scientifiques que présente Lucrèce se prêtaient mal à des allusions historiques directes : une cosmogonie est, par essence, indifférente aux menus événements du siècle; ni les personnages ni les faits contemporains n'y ont leur place. Cependant, un poète ne saurait, pas plus qu'un autre écrivain, échapper entièrement au présent qui l'environne. Et un philosophe moins qu'un autre, s'il est vrai que la réflexion philosophique est avant tout une réponse aux problèmes qui hantent les hommes au moment où elle se développe. D'autre part, un poète réagit forcément à l'esthétique de son temps, aussi bien s'il la refuse que s'il l'accepte. Autant de voies qui s'ouvrent à nous pour l'enquête que nous nous proposons d'entreprendre. Nous distinguerons ainsi trois

1

P. Boyancê, Lucrèce et l'épicurisme (Paris 1963), 12 et 57.

214

ROMB, LA LITff;RATURB BT L'HISTOIRE

domaines, dans lesquels nous croyons possible de saisir l'insertion de Lucrèce en son temps: son «moment politique>, par rapport à l'état de la cité romaine et aux problèmes qui se posaient alors; son «moment philosophique> : essayer de voir dans quelle mesure le poème de Lucrèce répond aux grandes préoccupations des penseurs et des théoriciens de ce temps, sur les dieux, leurs rapports avec les hommes, mais aussi sur les fins de la vie humaine; il nous restera alors à considérer le c moment poétique>, c'est-à-dire l'effort du poète sur le langage qu'il trouve autour de lui, sa lutte pour exprimer en latin les théories d'Epicure, enfin les lois de son esthétique, comparées à celles des poètes ses contemporains et, semble-t-il, ses compagnons.

*

*

*

LE MOMENT POLmOUB

Les données dont nous disposons pour déterminer la période au cours de laqulle Lucrèce composa son poème ne sont pas totalement certaines. On sait que la date de sa mort prête à controverses 2 • Il est inutile de reprendre ici l'ensemble du dossier. Deux dates sont possibles, celle de 55 et celle de 53. La critique des témoignages a conduit A. Rostagni à considérer que la plus probable est la seconde), et nous nous sommes autrefois rallié à sa thèse, pour des raisons de vraisemblance externe, que nous ne ferons ici que résumer•, mais qui touchent à la position person• nelle de Lucrèce dans le monde politique. Et, à ce point encore, nous nous heurtons à une nouvelle incertitude. Le poème est dédié à un certain Memmius. Or, nous ne savons pas d'une manière indiscutable qui était ce personnage. Pourtant, s'il est théoriquement possible de soutenir d'autres hypothèses, un accord presque total semble s'être fait entre les critiques modernes en faveur de C. Memmius, le préteur de 58 av. J.-C. C'est la thèse que nous suivrons, nous aussi, en

2

On trouvera la bibliographie essentielle dans P. Boyancé, op. cit., 332-335. On ajoutera l'article de L. Herrmann, «Catulle et Lucrèce», in Latomus 15 (1956), 465· 480, qui soutient une thèse très aventurée, faisant mourir Catulle et Lucrèce en 47 av. J.-C. V. ci-dessus, p. 167 et suiv. 3 Suetonio De poetis e Biografi minori (Torino 1944), 57-58. Thèse souvent refusée, mais pour des raisons dont aucune ne paraît décisive. Nous laisserons de côté les conséquences que l'on tire (abusivement) de la lettre de Cicéron, Ad Q. fr. II 9. • Ci-dessus, p. 163 et suiv.

LB PO~MB DB LUCR~CB BN SON TBMPS

215

dépit des quelques objections, au moins apparentes, que l'on ne manque pas de lui opposer; mais les éléments positifs l'emportent de beaucoup, et, si l'on s'en tient à ce que nous savons de ce Memmius, il apparaît que Lucrèce peut fort bien avoir appartenu au cercle de celui qui fut, on le sait, un homme d'une grande culture, et plus enclin à aimer la littérature grecque que les ouvrages latins 5, mais qui compta parmi ses familiers un poète comme Catulle et plusieurs poetae noui. Nous accepterons donc, au moins provisoirement, et comme hypothèse de travail, que Lucrèce a choisi de dédier son poème à C. Memmius, membre de l'illustre famille des Memmii, qui prétend remonter aux compagnons d'Enée. Nous admettrons d'autre part, et avec la même restriction, que Lucrèce mourut le 15 octobre 53. Ces deux donnêes constituent, au point de départ de notre analyse, ce que nous pourrions appeler la cligne de plus grande vraisemblance», une ligne dont seuls les points d'arrivêe pourront prouver la légitimité. Si, donc, le poème de Lucrèce était encore inachevé (mais assez proche de sa complète réalisation, ce qui est évident) le 15 octobre 53, on peut en induire qu'il fut commencé au plus tôt vers 60 av. J.-C. Nous constatons en effet que Virgile, qui travaillait à loisir, consacra un peu moins de dix années à la rédaction de l'Enéide, qui est sensiblement plus longue que le De rerum natura. On ne risque guère de se tromper en admettant que Lucrèce - même s'il fut gêné, sur la fin de sa vie, par la maladie mentale que l'on sait et ne put écrire que per interualla insaniae, mais cela n'est nullement prouvé - poursuivit la composition de son grand poème entre le moment où se forma le premier triumvirat et celui où, Crassus ayant été tué à Carrhes (9 juin 53) et Julie morte depuis un an (septembre 54), ce même triumvirat était sur le point de céder la place à une lutte entre les deux survivants. César et Pompée. Il est bien difficile d'admettre, par conséquent, que Lucrèce ait écrit sous le coup d'un événement comme la conjuration de Catilina, et, moins encore, sous l'influence des guerres qui avaient engagé les forces romaines contre les pirates et contre le roi du Pont. C'est une Rome victorieuse, triomphante, dont les armes, à l'extérieur, n'ont rien à craindre d'aucune puissance 6 , que Lucrèce sent autour de lui. Certes, la vie politique y est fort troublée, mais ce sont des troubles intérieurs, qui ne semblent pas encore être le prélude à une guerre véritable.

'Cie. Brut. 70, 247 : perfectus litteris, sed Graecis, fastidiosus sane Latinarum. Cie. Cati!. II 5, 11 : nulla enim est natio quam pertimescamus, nullus rex qui bellum populo Romano facere possit . .. 6

216

ROME, LA LITTÉRATUREET L'HISTOIRE

Tout change avec l'année 54: en automne, les nations gauloises commencent à bouger; quinze cohortes, commandées par Sabinus, sont mas• sacrées par les Eburons 7 • L'habileté de César évita le pire. Mais l'année 53 commença sous de bien sombres auspices. Dion Cassius écrit en effet: «Lorsque commença l'hiver au cours duquel Gnaeus Calvinus et Va· lerius Messalla devinrent consuls, beaucoup de présages se produisirent, à Rome même. On vit des hiboux et des loups, des chiens errants hurlè· rent, des statues répandirent une sueur, d'autres furent frappées par la foudre ... Les affaires, dans la cité, étaient confuses et troublées, les Gau· les recommençaient à bouger, et les Romains se trouvaient, sans savoir comment, en guerre contre les Parthes»•. De tels présages ne pouvaient manquer de terrifier le peuple. Le vieux cauchemar gaulois semblait recommencer, par la faute de César. Or, dans le poème de Lucrèce, il est une page célèbre, celle qui sert de prologue à tout l'ouvrage, dans laquelle nous lisons: «Fais en sorte que, pendant ce temps, les farouches travaux de la guerre, sur toutes les mers et sur toutes les terres, s'apaisent. Car toi seule tu peux dispenser aux mortels le bienfait d'une paix tranqu1lle puisque c'est Mars, le maître des armées, qui règne sur les travaux farouches de la guerre ... >9. De tels vers, une telle prière ne se comprennent que pendant la pério· de comprise entre l'automne de 54 et - au plus tôt - celui de 53, où mou· rut Lucrèce. Elle eût été encore valable au début de l'année 52, lors du soulèvement général provoqué par Vercingétorix; mais elle l'était déjà pendant tout le cours de l'année précédente. Les termes dont se sert Lucrèce ne peuvent s'appliquer qu'à la guerre extérieure (per maria ac terras omnis sopita quescant), et non aux troubles intérieurs. La fin du même prologue confirme cette interprétation : «Car nous ne pouvons poursuivre notre entreprise le cœur tranquille si la patrie connaît des jours malheureux, et l'illustre descendance des Memmii ne saurait, en de telles circonstances, manquer au salut de tous> 10• Certes, Lucrèce ne dit pas que la situation est critique 11, mais il paraît craindre qu'elle ne le devienne: si les menaces que les circonstances

7

Caes. Gall. V 26-38. Cf. Dio Cass. XL 5-7. • Dio Cass. XL 17, 1-2. 9 I 29-33. 10 I 41-43. 11

F. Giancotti, Il preludio di Lucrezio (Messina 1959), 139 sqq.

LB PO!MB DB LUCR&:B BN SON TBMPS

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accumulent aux frontières de Rome, en Occident et en Orient, se font plus graves, alors le poête ne pourra en toute quiétude achever son œuvre. Si l'on accepte cette première conséquence des deux hypothèses de base, il faudre que le prologue de l'ouvrage, les vers 1 à 48 du livre I, aient été composés parmi les derniers, ce qui n'est pas pour surprendre, puisque, on le sait, les poêtes antiques avaient coutume de rédiger en tout dernier lieu le poême liminaire du recueil. Mais cela entraîne une autre conséquence : pendant ce même automne de 54, la situation de C. Memmius a traversé, elle aussi, une crise grave. Au cours de sa préture, en 58, Memmius s'était signalé comme ennemi de César. Il avait essayé de faire déclarer nuls les actes de 59. Il n'y était point parvenu 12• Mais il n'avait pas manqué de faire savoir à Cicéron qu'il s'opposerait de toutes ses forces aux entreprises de P. Clodius, alors tribun de la plèbe; il tenait alors le même langage que Curion le Jeune 13• Pourtant, il ne semble pas avoir lutté avec beaucoup de fermeté pour empêcher l'exil de Cicéron; lorsqu'il appela devant son tribunal l'ancien tribun Vatinius, accusé par C. Licinius calvus, le poête (ami de Catulle), d'avoir contrevenu aux prescriptions concernant le dépôt des propositions de lois, il fut attaqué par les bandes de P. Clodius et s'enfuit honteusement 14. En 57, après sa préture, il partit, on le sait, gouverner la province de Bithynie, où il eut dans sa cohors praetoria Licinius Calvus, C. Helvius Cinna et Catulle, tout un groupe de poetae noui. Nous ne savons au juste quelle était sa situation politique lorsqu'il revint de sa province, dans le courant de l'année 56. Nous savons seulement que, lorsqu'il fut candidat au consulat, pour l'année 53 (donc, aux comices consulaires de 54), il comptait sur l'appui de César. Ce retournement, qui précéda celui de Curion le Jeune, avait peut-être été facilité par le divorce de Memmius, qui avait répudié Fausta 15,dans le courant de l'année 56, ou au début de 55 (si l'on tient compte du délai de viduité). Il nous a semblé naguère que ce ralliement de Memmius à César n'avait pas été autre chose qu'une manœuvre de circonstance, peut-être inspirée par Appius Claudius 16• Il fut certainement facilité par la faveur avec laquelle l'opinion romaine avait accueilli les succès obtenus par

Grimal. ltudes de chronologie cicéronienne (Paris 1967), 26 n. 4; 50 sqq. u Cie. Att. Il 12, 2 (19 avril 59). •• Cie. Vatin. 14, 33 sqq.; Sest. 64, 134. 15 Cie. Att. IV 13, 1 (mariage de Milon et de Fausta), lettre écrite vers le 15 novembre 15. "Cf. l'introduction à notre édition du Pro Scauro (Paris 1976), 143 sqq. 12 P.

"

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César en Gaule au cours de l'année SS, faveur dont les discours prononcés par Cicéron cette année-là et l'année précédente nous apportent le témoignage 17 • L'un des amis et protégés de C. Memmius, le poète Catulle, avait, comme Cicéron, fait sa «palinodie»: la pièce 11, qui mentionne le passage du Rhin et le débarquement en Grande-Bretagne doit être prise au sérieux 11 • Le «cercle de Memmius», dès SS, devient «césarien>, ou du moins cesse ses attaques contre César. Dans ces conditions, un autre aspect de l'Hymne à Vénus se découvre à nous. Dans le mémoire que nous avons cité, nous avions mis l'accent sur le fait que la Vénus invoquée par le poète porte l'épithète de Genitrix 19, tandis que la Vénus pompéienne, célébrée par le vainqueur de Mithridate en 55, portait celle de Victrix. Cela nous avait semblé un indice assez fort en faveur du «césarisme> de Lucrèce 20• A lui seul, ce fait avait paru assez mince; à la lumière de tous ceux que nous venons de rappeler, il devient significatif et clair. Si l'on accepte de penser que le prologue au poème de Lucrèce n'a pu être composé qu'en 54 ou 53, en un moment où Memmius et ses amis sont réconciliés avec l'imperator victorieux, il faut bien que le terme de Genitrix - celui sous lequel César invoquait sa protectrice - ait pris tout son sens. Pour Lucrèce et, surtout, pour ceux auxquels il s'adressait!

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*

Un autre indice vient appuyer cette conclusion: c'est autour de César que nous entrevoyons les cercles épicuriens de Rome pendant cette période. ·On sait que César avait alors pour beau-père Calpurnius Piso, le consul de 58. On sait aussi que ce Pison était un adepte d'Epicure, et Cicé· ron a longuement évoqué la manière dont il pratiquait la doctrine épicu· rienne 21• On sait aussi qu'il avait comme «directeur de conscience> l'épicurien Philodème de Gadara, qui était, en même temps, poète et grand faiseur d'épigrammes amoureuses. On n'ignore pas non plus que ce cer-

17

Le discours contre Pison en 55, le discours pour Sestius en 56. "C.J. Fordyce, Catullus. A Commentary (Oxford, réimpression 1973), 124sq.; E. V. Marmorale, L'ultimo Catullo (Napoli 1952), 167 sqq., pense (pour les besoins de sa chronologie) que ce poème date au plus tôt de 54, mais sans apporter aucun argument positif. 19 V. ci-dessus, p. 163 et suiv. 20 Idée rejetée comme sans valeur par P. Boyancé, op. cit., p. 14 n. 2. 21 Pis., passim.

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cle épicurien de Philodème avait esaimé en Campanie; la villa d'Herculanum où ont été retrouvés tant de traités de Philodème aurait appartenu aux Pisons, et l'on peut admettre que l'école de Siron, où vécut Virgile, était en rapport avec les épicuriens d'Herculanum. On sait, d'autre part, que de nombreux épicuriens ont rejoint, pendant la guerre civile (mais déjà lors de la campagne de Gaule), l'étatmajor de César 22 • Nous avons essayé de montrer, aussi, que, pendant les dernières années de la guerre civile, lorsqu'il s'agissait de reconstruire la cité romaine, Philodème s'était mis au service de César et, en s'inspirant de la doctrine épicurienne, avait proposé un programme politique, dans un traité intitulé «Le bon roi selon Homère» 23 • N'est-il pas possible, dans ces conditions, de se demander si le poème de Lucréce ne contiendrait pas, déjà, certaines prises de position politiques? Certes, une précaution s'impose: il convient, d'abord, de ne pas oublier que la doctrine même d'Epicure n'est pas, a priori, favorable aux engagements politiques. Un tel engagement entraîne, en effet, bien des troubles de l'âme; il expose celui qui brigue les magistratures à l'inimitié de ses semblables, ce qui est une source de chagrin et compromet l'ataraxie. Philodème le sait parfaitement 24 , et sur ce point, il ne se sépare pas du Maître. Mais il sait aussi la différence qui existe entre l'action politique, qui lance celui qui la mène dans une véritable guerre avec ses concitoyens, et la réflexion sur les conditions les meilleures imaginables pour la vie de la cité. Une réflexion sur la politique diffère d'un engagement de fait. Epicure lui-même n'avait-il pas rédigé un livre Sur la Royauté 25 ? D'autre part, on ne doit pas imaginer, parce que, à la fin de sa vie, Lucrèce a fait allusion à la «religion> césarienne de Vénus, s'alignant ainsi sur l'attitude de C. Memmius et de ses amis, que, pendant tout le temps où il a rédigé son poème, il avait en vue les solutions «césariennes» aux problèmes politiques de Rome. L'idée d'un Lucrèce césarien par principe est absurde, et d'abord parce qu'elle est anachronique. Si, après 48, Philodème pouvait élaborer un programme politique d'inspiration césarienne, Lucrèce, entre 60 et 55, ne le pouvait guère. Pour la raison essentielle que César ne possédait pas le pouvoir, qu'il n'était pas le maître de Rome, et

22 A.

Momigliano, Secondo contributo alla storia degli studi classici (Roma

1960), 375-388.

"P. Grimal, ci-dessous, p. 1177 et suiv. u Epicurea, ed. H. Usener, p. 328 (sous le Fr. 552)-= Phld. Herc.2 VII 176: l'acti· vité politique est ce qui nuit le plus à l'amitié. 25 H. Usener, Epicurea, p. 94. Voir Diog. Laert. X 28.

220

ROME, LA LITŒRATURE ET L'HISTOIRE

que, mis à part l'ensemble des Lois Juliennes de 59, qui ne constituaient pas, d'ailleurs, un programme de réformes cohérent, il apparaissait plu• tôt comme un ambitieux à la conquête du pouvoir personnel que comme le législateur qu'il deviendra à partir de 46. Mais ce qui nous importe, c'est de constater, d'abord, que Lucrèce n'a pas répugné à saluer, fût-ce indirectement, César, au début du premier chant, ensuite, que les réflexions qu'il présente, dans le cours de son poème, sur la vie politique, trouveront un écho dans le nouveau mécanisme de la cité, que César va s'efforcer de monter. L'état de trouble dans lequel vécut Rome pendant les dix dernières années de la République n'avait pu manquer de frapper Lucrèce, quelle que fût sa condition sociale· - et il y lieu de croire qu'il était un témoin, plutôt qu'un acteur. Les causes profondes de cette situation ne lui échappent point: le vice le plus grave que peuvent connaître les Etats est l'inuidia, la jalousie qui dresse les citoyens les uns contre les autres et provoque la discorde. On connaît la page dans laquelle Lucrèce expose ce qu'il considère (avec Epicure) comme une loi des sociétés humaines : le désir du pouvoir, inné chez les hommes, les conduit à se hausser au premier rang, mais l'Inuidia les foudroie, avant qu'ils n'aient atteint le sommet, et les précipite dans le Tartare - si bien qu'il vaut mieux, pour assurer sa propre paix intérieure, être sujet qu'être roi: ut satius multo iam sit parere quietum quam regere imperio res uelle et regna tenere 26 ;

et Lucrèce ajoute (1135) : nec magis id nunc est neque erit mox quam fuit ante.

La situation qu'il décrit est de tous les temps; elle est du moment présent. Certes, les hommes ont essayé d'éviter la «loi de la jungle>, et de limiter les effets de l'inuidia et de la discorde. Ils ont, pour cela, imaginé de se donner des lois égales pour tous (aequis legibus, 1149), ce qui eut pour effet de supprimer, ou du moins d'atténuer la crainte engendrée par un état de violence. Les remarques qui suivent, sur les conséquences de toute violence, et des manquements «aux pactes communs de la paix» 27 ne pou· vaient pas ne pas suggérer des rapprochements avec la vie politique contemporaine, alors que le Forum était livré aux bandes rivales, depuis que Clodius avait organisé systématiquement émeutes et obstruction: les

26 27

V 1127-1128 (z 1129-1130 Ernout). V 1155: qui uiolat factis communia foedera pacis.

LB POmtB DB LUCJœCH BN SON TEMPS

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épicuriens, ou les hommes qui consentent à écouter les leçons de l'épicurisme, s'abstiendront de tels actes. Ils se rangeront du côté de l'ordre et des lois. Dans cette évolution des sociétés humaines, le rôle principal est donné à deux forces, dont Lucrèce pouvait mesurer la puissance dans la société contemporaine, l'ambition et le désir des richesses. Aussi longtemps que les hommes avaient vécu «selon la nature>, c'est-à-dire en ne tenant compte que des mérites particuliers de chacun - la beauté, la vigueur physique, l'intelligence 21 -, la concorde avait pu régner. Mais on avait inventé la richesse (res) et l'usage de l'or, et tout s'était gâté; parce que la richesse, telle que la conçoivent les hommes, est une illusion. Les hommes, dans leur désir de surmonter le temps et la «corruption> qu'il entraîne, c'est-à-dire la mort, se sont efforcés de conquérir des ressources telles qu'ils n'aient plus rien à craindre d'un changement de fortune 29 , et c'est à ce moment que l'Envie a surgi, avec les conséquences que nous avons dites. · Cette analyse suit de fort près celle que l'on trouvait chez Polybe, au livre VI, présentée à propos de la constitution romaine. Polybe, lui aussi, montrait le rôle de l'argent dans l'évolution des cités et les changements consitutionnels 30 : les hommes au pouvoir, aussi bien dans une oligarchie que dans une tyrannie, provoquent l'envie des autres, dans la mesure où ils accaparent les prétendus biens 31 ; d'autre part, plus une cité est riche et prospère, plus elle est livrée à la corruption politique et sombre bientôt dans le «gouvernement de la canaille> (ochlocratie). Ces pages de Polybe illustrent parfaitement la situation dans laquelle Rome se trouvait plongée depuis les grandes conquêtes du siècle précédent. Les richesses dont disposaient les hommes au pouvoir attiraient, ainsi que le dit Polybe, une clientèle sur laquelle ils appuyaient leurs ambitions 32 • Or, la même idée est exprimée par Lucrèce, lorsqu'il dit: «le plus souvent, les riches trouvent pour les suivre les hommes les plus beaux et les plus vigoureux» 33 • On se souviendra aussi que, au cours de ces mêmes années, Cicéron,

21

V 1111 : pro facie cuiusque et uiribus ingenioque. V 1121-1122: ut fundamento stabili fortuna maneret I et placidam passent opulenti degere uitam. 30 Plb. VI 5 sqq.; VI 57 sqq. li Plb. VI 8, 5 : 6pµT)aavrsç oi µàv wovaçfav xai qnï..opy\lp(av&aucov, oi µà&aç xai. -ràç c'iµa -raÛ'ta~ MÀT)CJ'toox(aç. Noter le terme d' font que l'on considère comme «les meilleurs ceux qui sont les plus riches et les plus fortunés> 34• Il est évident que Lucrèce, lorsqu'il expose les grandes thèses de la politique selon Epicure, n'est pas indifférent aux réalités romaines. Nous en avons la preuve dans un passage du prologue au second chant, malheureusement corrompu, mais dont le sens général est malgré tout intelligible. Décrivant le bonheur simple que donnent les biens naturels, Lucrèce ajoute: «puisque les trésors ne nous sont d'aucune utilité pour notre corps, pas plus que la noblesse ni la gloire de régner, il faut, par analogie (quod superest), penser que tout cela n'est pas utile non plus à notre âme, s'il n'est pas vrai que, lorsque tu verrais tes propres légions bouillonner sur l'espace du Champ de Mars, engagées dans l'image de la guerre ... les craintes superstitieuses, effrayées, s'enfuient de ton âme ... >35 • L'allusion est évidente, aux déploiements de troupes et aux manœuvres d'entrainement qui avaient lieu, à Rome même, sur le Champ de Mars. Si l'on veut aller plus loin, on pensera aux circonstances dans lesquelles César avait rassemblé son armée, au début de l'année 58, avant de partir pour la Gaule. On sait qu'une partie au moins des forces qu'il devait emmener demeurèrent à Rome aussi logntemps que les lois de Clodius frappant Cicéron ne furent pas votées 36 • Peut-être les vers que nous avons cités furent-ils écrits sous l'impression de ce déploiement de forces extraordinaire. Hypothèse assurément fragile ... Quoi qu'il en soit, Lucrèce a évidemment cherché à illustrer par l'expérience contemporaine les préceptes généraux de la doctrine. Il condamne, comme contraire à la sagesse épicurienne, et au bonheur personnel, tout ce que recherchent les hommes, l'ambition qui les pousse vers les

Rep. I 34, 51 : opulentos homines et copiosos, tum genere nobili natos esse optimos putant. 35 II 37-45. 36 Sest. 18, 41; Plut. Caes. 14, 9. On pourrait penser aussi (à cause de la mention des «superstitions> qui troublent les âmes) au départ de Crassus pour la province de Syrie, poursuivi par les malédictions du tribun Ateius Capito, à la fin de l'année 55 (J. Bayet, « Les malédictions du tribun C. Ateius Capito>, in Hommages à G. Dumézil (Bruxelles 1960), 31-45), mais la date est un peu tardive pour un texte qui, selon toute vraisemblance, fut rédigé antérieurement - à moins que l'on ne suppo· se que Lucrèce n'ait composé les prologues qu'à la fin de son travail. 34

LE POèME DE LUCRècE EN SON TEMPS

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honneurs et surtout leur passion pour la richesse. Nous avons vu la conclusion que le poète tirait de son analyse : il vaut mieux obéir plutôt que de vouloir commander 37• Or, cela résume fort bien l'esprit dans lequel se fera la révolution d'où sortira le principat. Philodème, nous l'avons dit, proposera une «bonne monarchie», dans l'esprit épicurien 31• Cicéron estimera que la République devra confier la direction des affaires aux plus «sages», à ceux dont les mérites réels seront les plus éminents et qu'un «premier citoyen» dominera de son autorité. Loin d'être à contrecourant, Lucrèce suit le fil de l'histoire et participe à la prise de conscience qui se produit alors dans l'opinion - il y participe, et il y contribue, en dénonçant comme très réels les maux dont souffre l'Etat; certes, il ne propose pas des solutions pratiques, mais il montre que les fausses valeurs, celles qui détruisent l'ataraxie, sont aussi celles qui, dans l'histoire des cités, provoquent le désordre et l'anarchie. L'épicurisme en sort réconcilié avec l'intérêt le plus haut de Rome. Il n'est pas indifférent non plus de constater que cette nocivité de la richesse et de l'auaritia fut reconnue, à plusieurs reprises, par les politiques eux-mêmes. Nous la voyons dénoncée dans les lettres de Salluste à César 39 ; et nous savons que l'une des mesures prises par le nouveau régime sera de réduire considérablement l'activité des publicains. Ainsi politique réelle et philosophie convergent-elles et l'on peut affirmer que, même à ce point de vue, Lucrèce est loin d'être un isolé.

* * * LE MOMENT PHILOSOPHIQUE

La théorie politique sous-jacente à la philosophie de Lucrèce se rattache aux thèses fondamentales de l'épicurisme. Le poète en a repensé les grands thèmes en se référant aux problèmes propres à la cité romaine. On peut alors se demander si d'autres points de la doctrine, tout en appartenant à la plus stricte orthodoxie, n'en sont pas moins présentés en fonction de ce qui préoccupait alors les Romains. On sait que l'un des buts essentiels que se propose Lucrèce consiste à faire en sorte que l'âme de son disciple soit libérée de la crainte que nous

37 38

39

V 1127-1,128. Supra p. 219, n. 23.

Notamment la lettre II, 5, 4.

224

ROME, LA LITI8RATURE ET L'HISTOIRE

inspire la mort. Cette crainte, ainsi que le dit Epicure lui-même40 , provient des mythes, qui présentent les Enfers comme un lieu de tortures, ou tout au moins de tristesse et d'angoisse. Cicéron, dans les Tusculanes, objecte aux épicuriens que personne, de son temps, ne croit plus à ces choses. Le passage est célèbre : «Quelle vieille femme existe-t-il, assez folle pour craindre ce que vous, apparemment, si vous n'aviez appris la structure du monde, vous redouteriez?» 41 • P. Boyancé fait observer que tout le monde n'était pas aussi sceptique en face de l'outre-tombe: il allègue les appartitions de spectres, qui émouvaient les spectateurs, au théâtre, les représentations eschatologi• ques dans la peinture étrusque, et ajoute que ces terreurs «avaient leur origine en Grèce, notamment dans les poèmes des orphiques» 42• Certes, cela est fort exact, mais si les supplices infernaux jouent un rôle, pour Lucrèce, dans la crainte de la mort, ce n'est pas la seule considération qui explique ce sentiment. Nous avons même l'impression que c'est là le moindre des arguements considérés. En réalité, ce que veut détruire Lucrèce, c'est moins l'image du monde infernal, avec sa mythologie propre et traditionnelle, en Grèce (mais depuis quand?) et sans doute dans le monde étrusque, que la croyance en une survie personnelle. Et là, il est de plain-pied avec la «spiritualité> italique et romaine. Est-ce la peine de rappeler que la plus ancienne religion romaine prescrit des rites pour apaiser les Mânes, considérés comme des «esprits> malfaisants? Et que cette conception, d'abord vague, avait fini par donner naissance à l'idée que chaque mort survivait, sous une forme quasi divine? Il est remarqua• ble que le premier exemple du mot manes pour désigner l'âme d'un mort déterminé soit fourni par le discours de Cicéron Contre Pison, qui date de l'année 5543 • Lucrèce, ici encore, s'adresse moins à des Grecs initiés à l'orphisme qu'à des Romains: ce qui tourmente les vivants, c'est l'idée non qu'après la mort ils devront expier leurs fautes, mais qu'ils seront privés des plai· sirs de la vie. Et l'essentiel de son discours tend à montrer l'absurdité d'un tel regret - puisque, dans toute la première partie du livre III, il estime avoir démontré de manière irréfutable que la mort physique mar· quait la fin de toute sensibilité et de toute conscience. Si bien que la der· nière partie du chant III, loin d'être, comme on l'a dit, un discours diatri·

40

Ep. ad Hdt. 81. Tusc. 1 21, 48. 42 P. Boyancé, op. cit., 149. 43 Pis. 7, 16; coniuratorum manes. •

1

LB POl!MB DB LUCRÈCE BN SON TEMPS

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bique, où chacun pourra trouver son compte, touche au fond même du problème; chaque lecteur, entraîné par l'opinion commune, qui veut que les défunts ne retournent pas totalement au néant, redoute pour luimême le temps qui suivra sa propre mort. Sunt aliquid Mane.s, écrira Properce, bien des années plus tard. Les contemporains de Lucrèce n'en étaient pas moins persuadés que ne le fut le poète d'Assise. Cicéron, qui ridiculise les épicuriens parce qu'ils nient les supplices infligés aux âmes dans les Enfers, et qui, lui, croit à l'existence d'une âme immortelle dans chaque être humain, n'en éprouvera pas moins le besoin de prononcer, pour conclure le premier livre des Tusculane.s, un éloge en règle de la mort 44 • Et, ce faisant, il retrouve (ou emprunte à Lucrèce) un bon nombre des arguments que nous lisons au chant III. On ne saurait dire si Lucrèce est sa source dans ce passage et cela ne nous importe guère ici; ce qui nous importe, c'est de constater que les philosophes, en ce milieu du 1ersiècle av. J.-C., sont intéressés par le problème de la mort et que, quelle que soit la doctrine de leur choix, platonisme, teinté ou non de stoïcisme, ou épicurisme, tous s'accordent à justifier la mort. A l'origine de leur désir de réhabiliter ce qui, en d'autres temps, passe pour le mal par excellence, un châtiment envoyé par la divinité à la créature, on discerne une volonté délibérée d'optimisme, de considérer comme bon tout ce qui est donné par la Nature 45 • Cicéron pense que la mort résulte, comme tout ce qui est, d'une Providence divine. Lucrèce est d'un avis contraire. Pourtant, l'acquiescement à la loi universelle est aussi un argument ivoqué par Lucrèce: l'ordre du monde est à lui seul un objet de contemplation suffisant pour justifier la mort des individus. La mort appartient à cet ordre; elle lui est nècessaire. Elle arrache le sot, l'ignorant, à ses maux 46 - et, en cela, elle lui est un bien, même s'il ne le comprend pas. Quant au «sage>, il a compris depuis longtemps que la possession du bonheur absolu ne se situe pas dans la durée, mais dans chaque instant qui est vécu 47• La «prédication» de Lucrèce s'accorde donc parfaitement avec les préoccupations majeures de ce temps, dans la mesure où l'on s'efforce alors de retrouver les raisons qui peuvent inspirer les hommes et les inci-

"' Tusc. I 34, 82 sqq. Sur les rapports existant entre Cicéron et Lucrèce, à propos de ce passage en particulier, voir J. M. André, «Cicéron et Lucrèce», in Mélanges P. Boyancé (Rome 1974), 26 sq. "Cie. Tusc. I 49, 118 : nihilque in malis ducamus quod sit uel a dis immortalibus uel a natura parente omnium constitutum. 46 III 1045-1052. "III 1076-1094.

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ROME, LA LITTt!RATURE BT L'HISTOIRE

ter à vivre: cette «fin> de l'existence humaine paraît être la conformité à la Nature, une volonté de purification, afin de retrouver l'homme dans son intégrité, délivré des erreurs de l'opinion. L'antique socratisme porte ses fruits, à travers les doctrines issues de lui, et au-delà de leurs diver· gences. Cette aspiration à retrouver la «nature>, ou, du moins, à discerner ce qui vient d'elle et ce que les hommes lui ont ajouté domine toute la pensée philosophique de cette période, dans tous les domaines. On songera aux efforts de Posidonius pour instituer une anthropologie fondée sur l'observation. On se souviendra aussi de la tentative de Diodore, au moment même où Lucrèce composait son poème, pour retracer, en un ensemble cohérent, l'histoire de l'humanité, à partir de ses origines biologiques. Certes, il est évident que l'un des garants de telles recherches est Aristote et son école, mais c'est dans le monde romain, et grâce (Diodore le dit explicitement) aux facilités que la domination de Rome sur le monde fournissait aux savants 41 , que l'enquête put se développer et se préciser. Il s'en est suivi un vaste mouvement, dont l'Encyclopédie de Varron est un aspect; non seulement les Antiquités de Rome en apportent le témoignage, mais surtout les travaux du même Varron sur le langage, qui sont un moyen pour saisir la nature d'un phénomène déconcertant, contemporain de l'humanité même et essentiel à son être. Cela apparaît en particulier pour l'étymologie, qui est un effort pour remonter aux sources du vocabulaire. Les suggestions du Cratyle hantent les esprits. Le passage que Lucréce consacre au langage s'insère dans un ensemble extrêmement riche; il prend parti dans la lutte des théories, et il le fait, ainsi qu'on l'a remarqué, avec une véhémence qui montre que la querelle entre les tenants de la création conventionnelle du langage et ceux qui considéraient celui-ci comme un phénomène naturel, dans lequel la «nature> seule avait joué un rôle, était encore bien vivace>49 •

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La querelle relative au langage n'est qu'un aspect d'un choix métap~ysique : le langage, forme et moyen de la rationalité, est-il un don d une Raison transcendante, comme le veulent les stoïciens, à la suite des •• Diod. I 4, 1 sqq. •• J. Collart, Va"on, grammairien latin (Paris P. Boyancé, op. cit., 245 sqq.

1954), 268. Sur le problème,

LB POQMB DB LUCRa, in Ciceroniana. Hommages à K Kumaniecki (Leiden 1975). 11-21. . 53 Catull. 63, 91-93. 5 •De cet attrait témoigne Lucrèce lui-même, II 600sqq.; voir P. Boyancé, «Cybèle s!ux Mégalésies>, in Latomus 13 (1954), 337-342. Avec E. V. Marmorale, L'ultimo Catullo 176sqq 56 E · V. Tran Tarn Tmh, • Essai sur' le culte•d'Isis à Pompéi (Paris 1964), xemp Jes m 20sqq.

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menée par les autorités pour empêcher les .fidèles d'élever temples et autels aux divinités venues d'Egypte. Les magistrats et le sénat en ordonnaient la démolition, mais, toujours, ils renaissaient, et l'on a fait observer que, lorsque le consul L. Aemilius Paulus (en 50 av. J.-C.} voulut faire détruire les sanctuaires d'Isis et de Sarapis, il ne trouva aucun ouvrier qui osât porter la main sur ces édifices sacrés 57, ce qui indique bien que les gens du peuple éprouvaient, à l'égard de ces divinités, un sentiment de crainte et de respect. Les problèmes religieux, depuis une génération au moins, avaient pris une dimension nouvelle. Il ne s'agissait plus de mettre en question les dieux de la cité - leur religion demeurait intangible, comme une institution sacrée, mais personne ne s'interrogeait vraiment à leur sujet -; le véritable problème était de savoir comment satisfaire les aspirations profondes de la conscience individuelle en face du divin. Et cela concernait les formes non officielles, ou, si l'on veut, «extra-pontificales», de la prière et du culte. Et c'est bien à ce problème que, déjà, s'était attaqué le fondateur de l'épicurisme. Il avait constaté que l'âme humaine possédait une cprénotion» des divinités, et il s'était demandé quelle était la valeur de cette notion, qui avait donné lieu, entre autres, aux diverses religions des cités. Si bien que son analyse part d'une donnée de la concience, non d'une tradition ni d'une institution 58 • Et l'on comprend comment le poème de Lucrèce se trouvait aller au-devant des préoccupations religieuses de ses contemporains. Le dessein d'Epicure n'était pas - et celui de Lucrèce non plus - de nier l'existence des dieux, bien au contraire; il s'agissait de confirmer cette existence, par des arguments philosophiques, et surtout de montrer que ces divinités apparemment inutiles dans le système du monde avaient en fait un très grand rôle à jouer dans la conquête de la sagesse et du bonheur. Il est inutile de rappeler ici quel était ce rôle 59 , comment les divinités, accessibles à une contemplation directe grâce aux simulacres qu'elles émettent, offraient aux humains l'image de la beauté et du bonheur, proposant à leur imitation un idéal qui était, précisément, celui du bonheur épicurien, dans l'ataraxie. L'analyse épicurienne du divin n'est pas négative; elle ne réfute qu'une conception irrationnelle de la divinité, qui trouble l'âme et met le désordre dans la pensée. Elle installe au

Val. Max. I 4; V. Tran Tarn Tinh, op. cit., 22. Voir l'exposé de Velleius, in Cie. Nat. deor. I 16, 42 sqq. 59 A.-J. Festugière, Epicure et ses dieux (Paris 2 1968). 57

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ROMB, LA UTTéRATURB BT L'HISTOIRE

contraire les dieux à leur place juste dans le système du monde, et l'on peut dire qu'elle les réconcilie avec les hommes. On voit l'importance d'une telle doctrine au moment où les cultes orientaux apportaient aux Romains ce que l'on pourrait appeler le frisson religieux primitif et barbare; ils les rendent semblables à ces premiers hommes que Lucrèce ~ontre écrasés par la peur qu'ils ont des colères divines 60. Mais il n'y avait pas que l'invasion des cultes orientaux qui justifiait la diatribe lucrétienne. Quelques annés plus tard, Cicéron lui-même, après la mort de sa fille, non seulement sera infidèle à la thèse qu'il expose au premier livre des Tusculanes, mais il se laissera aller à diviniser la morte, en lui élevant un sanctuaire. Ce faisaQt, se montre-t-il seulement disciple de Crantor 61 - et philosophe - ou ne se laisse-t-il pas entrainer lui aussi par des «superstitions• orientales sur l'héroïsation, de celles qui méconnaissent (diraient les épicuriens) la différence essentielle de nature qui · existe entre les mortels et les immortels? Mais peut-être n'était-il pas nécessaire de chercher en Orient les origines de cette apothéose. Les Romains eux-mêmes étaient assez enclins à admettre qu'un personnage hors du commun pouvait devenir dieu. Lucréce lui-même ne s'en fait pas faute, en divinisant Epicure, et ce n'est pas une dizaine d'années avant l'apothéose - populaire - de César que l'on pourrait douter que ce fût là une tendance très répandue.

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LBMOMENT

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POLITIQUE

Les quelque dix années pendant lesquelles nous pensons que Lucrèce composa son poème sont celles où s'affirme avec éclat l'école des poetae noui, des cantores Euphorionis, pour reprendre le mot de Cicéron, qui les oppose à Ennius. Or, tout le monde s'accorde à dire que Lucrèce est «du côté d'Ennius • : il compose un long poème, de caractère à la fois épique (au moins par la langue et le mètre) et didactique, comme peuvait être dans une certaine mesure l'Evhémère d'Ennius. Ici, donc, il semblerait que J.,ucrèce fût «à contre-courant» de son époque. Et c'est là ce qui aurait motivé le jugement célèbre de Cicéron sur les poemata de Lucrèce : 60

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V 1194-1197; 1218-1240. P. Boyancé, «L'apothéose de Tullia», in REA 46 (1944), 179-184.

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Lucreti poemata, ut scribis, ita sunt multis luminibus ingeni, multae tamen artis62 • L'ars, la technique poétique, aux yeux de Cicéron, ne saurait être que celle dont avaient usé les poètes «solides>, graues, d'autrefois. Mais il n'est pas aussi aisé d'échapper aux impératifs de son époque. Le dessein des poetae noui était d'importer dans la littérature latine des formes grecques qui n'avaient jamais été jusque-là utilisées à Rome. Leur «philhellénisme» n'était que relatif. Nous avons dit que Memmius, homme cultivé, ne croyait pas à la possibilité pour les lettres latines de rivaliser avec les grecques. Lucrèce fait écho à cette opinion, lorsqu'il écrit, avec quelque complaisance, sans doute, pour les préférences de Memmius: «Je ne me dissimule pas, dans mon cœur, qu'il est difficile d'exposer clairement dans des vers latins les découvertes obscures des Grecs, surtout étant donné qu'il faut recourir à des mots nouveaux, pour exposer beaucoup de choses, à cause de la pauvreté de notre langue et de la nouveauté du sujet> 63 • Cet effort pour annexer de nouvelles provinces au latin est bien proche de celui que faisait Catulle, vers le même moment, lorsqu'il traduisait l'élégie de Callimaque sur la boucle de Bérénice! Indirectement, mais non pas malgré lui, Lucrèce participe à cette grande évolution de la langue latine, à ce travail qui prépare le classicisme, et qui ressemble à celui d'un printemps. Nous en avons la preuve dans l'influence exercée par la langue poétique que Lucrèce est en train de créer sur celle de Virgile, des Géorgiques à l'Enéide. Le problème de Lucréce est le même que celui qui se posait à Cicéron, et dont les termes sont énoncés par lui dans les Académiques, en 45 av. J.-C.: «Pourquoi, dit-il, les gens qui connaissent bien les lettres grecques lisent-ils les poétes latins, mais ne lisent pas les philosophes écrivant en cette langue? Mais, puisque Ennius, Pacuvius, Accius, et beaucoup d'autres leur plaisent, qui ont exprimé non pas les mots des poètes grecs, mais le sens de leur œuvre, combien trouvera-t-on plus de plaisir si les philosophes latins, suivant l'exemple des poétes qui imitent Eschyle, Sophocle, Euripide, imitent Platon, Aristote, Théophraste?» 64 • C'est tout le problème de l'imitation créatrice. De même que Catulle, puis, bientôt, Virgile, recréent la poésie de leurs modèles, de même Lucrèce se donne pour tàche de repenser l'épicurisme. On pourra apprécier l'ampleur de cette recréation en comparant la langue de Lucrèce â celle qui, avant lui, avait servi à exposer, en latin, la

Cie. Ad Q. fr. II 9, 3 (lettre écrite avant le 12 février 54). I 136-139. 64 Cie. Ac. I 3, 10.

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ROME, LA LITTÉRATUREET L'HISTOIRE

doctrine épicurienne. Amafinius, à qui l'on devait le premier ouvrage latin sur l'épicurisme, avait usé des mots les plus simples; il appelait les atomes corpuscula. Catius, contemporain de Lucrèce, appelait les simulacres spectra. Et Cicéron a raison de penser que ce vocabulaire était fort peu efficace; il n'était formé que de signes mis sur des réalités dont ils ne cernaient pas la nature. Il en allait de même pour le système préconisé par Varron, qui voulait que l'on formât des néologismes pour traduire en latin les notions imaginées par les philosophes grecs. Dans cette hypothèse, les atomes devenaient simplement atomi. Mais on voit que cette solution ne résout pas le problème, qui consiste à mettre l'esprit d'un interlocuteur, qui n'a jamais entendu parler de la physique épicurienne, au contact même de la notion d'atome. A ce moment intervient la poésie, seule capable d'assurer cette vision directe de l'objet décrit. Les implications méthodologiques de ce fait ont été montrées par P. H. Schrijvers 65 • Remarquons seulement ici que Lucrèce utilise des ressources encore inexploitées de la langue latine, si abondante en images, si vivement « affective», et dont Cicéron vantait si justement la richesse 66 • L'exposé philosophique ne reposera pas sur un jeu de concepts, comme en grec, mais se résoudra en une série d'images et de visions. Reste le problème des rapports, souvent signalés, entre Lucrèce et Catulle 67 • Qui, des deux poétes, a imité l'autre? Les deux thèses ont été soutenues, selon les besoins de la cause que l'on défendait. Pour clarifier quelque peu le problème, il convient d'abord de distinguer entre des rencontres d'expression peu significatives et des emprunts que l'on peut considérer comme certains. Ainsi, l'on ne tiendra pas compte de ressemblances assez vagues, comme celles que l'on croit déceler dans la piêce 76 68 et la pièce 11 de Catulle 69 • On notera d'ailleurs que ces deux pièces

Horror ac Divina Voluptas (Amsterdam 1970), 87 sqq.: la poétique physique; voir surtout p. 91 l'analyse de l'animi iniectus. 66 Cie. Fin. I 3, 10. Cf. Tusc. II 15, 35. 67 Depuis H. A. J. Munro (ed.), T. Lucretii Cari De Rerum Natura libri sex, with notes and a transi. (Cambridge 1864); puis J. Jessen, Lukrez und sein Verbaltnis zu Catull und Spiiteren, Gymn.-Progr. (Kiel 1872); C. Giussani (ed.), T. Lucreti Cari De rerum natura libri sex, vol. II (Torino 1896), comm. ad II 618 sqq.; L. Woll, De poetis Latinis Lucreti imitatoribus (Diss. Freiburg im Br. 1907); Catulli Veronensis liber, erkl. von G. Friedrich (Leipzig 1908), 395-397 (injustement critiquê par Marmorale); E. V. Marmorale, L'ultimo Catullo, 172 sqq.; L. Herrmann, «Catulle et Lucrèce» (supra p. 214, n. 2). 61 Catull. 76, 15 : hoc est tibi peruincendum; Lucr. V 99: peruincere dictis. Catull. 76, 18: iam ipsa in morte; Lucr. VI 1157: leti iam limine in ipso. 69 Catull. 11, 13-14 : quaecumque feret uoluntas I caelitum; Lucr. III 44 : si fert 65

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ne sont pas écrites en hexamètres, mais que l'une est en distiques élégiaques, l'autre en strophes sapphiques. Ce qui rend d'autant plus significatif le fait que les seuls rapprochements convaincants s'établissent entre la pièce 64 de caractère épique, et le poème de Lucrèce. Ainsi : Catulle, 64, 195-198 (querelas) ... quae quoniam uerae nascuntur pectore ab imo; Lucrèce, III 57-58: nam uerae uoces tum demum péctore ab imo I eliciuntur. On ajoutera que le commencement du vers de Catulle (quae quoniam) a une sonorité particulièrement lucrétienne. Catulle, 64, 282 : aura parit flores tepidi fecunda Fauoni; Lucrèce, I 11 : genitabilis aura Fauoni (où la formule de Lucrèce est en accord avec tout le développement, imposée par lui; celle de Catulle est un «ornement»). Catulle, 64, 205-206 : quo motu tellus atque horrida contremuerunt I aequora concussitque micantia sidera mundus (vers qui se souviennent de l'Iliade, I 528); Lucrèce, III 834-835: omnia cum belli trepido concussa tumultu / horrida contremuere sub altis aetheris oris (vers «ennienn; cf. Ann. v. 310 Vahlen: Africa terribili tremit horrida terra tumultu); Lucr. V 514: quo uoluenda micant aeterni sidera mundi (la fin du vers est caractéristique, et se retrouve dans le passage de Catulle); Lucr. V 1204-1205: nam cum suspicimus magni caelestia mundi I templa super, stellisque micantibus aethera fixum (où surgit un autre souvenir d'Ennius, Hécube, Fr. 163 Ribbeck: o magna templa caelitum commixta stellis splendidis). Ce groupe de vers parallèles suggère ici encore l'impression que Lucrèce est l'initiateur et Catulle, si l'on veut, l'utilisateur des formules ainsi créées à partir de la langue épique d'Ennius. Tout se passe comme si Catulle, voulant exprimer d'une manière «sublime» l'idée du roi des dieux ébranlant l'univers, avait recouru à des expressions et des cellules rythmiques façonnées par Lucrèce. Catulle, 64, 62 : magnis curarum fluctuat undis; Lucrèce, III 298 : nec capere irarum fluctus in pectore possunt; VI 34 : uoluere curarum tristis in pectore fluctus; VI 74 : constitues magnas irarum uoluere fluctus. Il est peu probable que Lucrèce ait repris aussi souvent une expression qu'il aurait trouvée dans Catulle; les probabilités sont en faveur de_la situation inverse : Catulle utilisant une formule lucrétienne, qui réapparaîtra chez Virgile (Aen. VIII 19 : magno curarum fluctuat aestu). Un rapprochement comme le suivant (Catulle, 64, 50: haec uestis priscis hominum uariata figuris; Lucrèce, II 335 : percipe multigenis quam

ita forte uoluntas. Cf. Sali. /ug. 54, 4: quo cuiusque animus fert, eo discedunt. Voir aussi Ov. Met. I 1.

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ROME, LA LlffiRATURE

ET L'HISTOIRE

sint uariata figuris) nous semble concluant: le vers de Lucrèce ne pouvait· pas être autrement rédigé, le terme de figura ayant ici sa valeur technique, irremplaçable. Il n'en va pas de même pour le vers de Catulle, où le mot de figura appartient à la langue courante. Ce qui s'est imposé à Catulle, c'est la fin du vers, souvenir de la formule qu'il avait lue chez Lucrèce. Un vers (malheureusement isolé) de Varron de l'Aude, provenant de ses Argonautiques (livre IV). montre que le procédé employé par Lucrèce, son attitude à l'égard de la langue d'Ennius, ne lui sont point particuliers. Nous lisons en effet chez Varron 70 : semianimesque micant oculi lucemque requirunt,

et une glose de Servius 71 nous apprend que c'est là un vers d'Ennius, transporté sans changement par Varron dans son poème. Si, enfin, l'on remarque, avec Skutsch 72 , que Furius Bibaculus n'avait pas dédaigné de se rattacher à Ennius, il faut bien conclure que d'authen• tiques poetae noui ne se faisaient pas faute d'utilisèr la langue forgée par le vieux poète. Si bien que l'on ne peut souscrire à l'opinion de Skutsch lui-même, écrivant que Lucrèce est un «archaïsant>, et qu'entre Catulle et lui il semble y avoir une différence d'un siècle 7l - opinion que le même philologue contredit, dans la phrase suivante, lorsqu'il ajoute: «pourtant, il était d'ores et déjà impossible, même pour qui le voulait, de se soustai• re, lorsqu'on écrivait en hexamètres, à l'influence d'Ennius>, et il rappelle que quelques expressions enniennes sont contenues dans le poème 64. En réalité, il apparaît que les rapports entre les poetae noui (parmi lesquels l'on peut, jusqu'à un certain point, ranger Lucrèce 74 ) sont plus subtils qu'on ne le disait au début de notre siècle, sur la foi du jugement cicéronien qui opposait, trop rapidement et d'une manière trop absolue, les sectateurs d'Ennius et les cantores Euphorionis. E. Pasoli, récem· ment 75 , a noté que Lucrèce, tout en devant beaucoup à Ennius, prenait 70

W. Morel (ed.), Fragmenta poetarum Latinorum, p. 96, v. 11 (10). F. Skutsch, RE V 2, 2616, 7 sqq., rattache ce fragment au Bellum Sequanicum. 71 Serv. Aen. X 396. 72 ln RE V 2, 2615 sq . 73 • F. Skutsch, ibid.: «Es kann keinen eigentümlicheren Gegensatz geben ais zwischen,Catull 64 und Lucrez; nicht um wenige Jahre, sondern um ein Jahrhundert scheinen sie sprachlich auseinander zu liegen > (art. paru en 1905). 74 L. Ferrero, Poetica nuova in Lucrezio (Firenze 1949). 75 , les «Délivrance d'Andromède» ont certainement aidé l'imagination du poète et l'ont limitée, dans la mise en scène et le détail des attitudes, de la même façon que ses sources écrites lui proposaient, et lui imposaient, certaines données générales pour chaque légende. Telle évocation, étrangement précise, d'Apollon Pasteur 3 ou d'Andromède au Rocher 4 , ne s'explique guère que par allusion à telle œuvre d'art.

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Voir, par exemple, G. Lafaye, Les Métamorphoses d'Ovide et leurs modèles

grecs,Paris, 1904, et toute une série d'études qui constituent le plus clair de la bibliographie ovidienne. 2 Engelmann, Atlas illustré des Métamorphoses, Leipzig, 1890, est un ouvrage scolaire. Cf. C. Robert, Die antilcen Sarcophagreliefs, Berlin, 1919, 3• vol., 3• partie, et le compte-rendu de F. Wickers, dans Bursians, Jahresb., CLXXIX, p. 164. Pour la peinture, cf. quelques indications dans Herrmann-Bruckmann, DenkmtJler der Malerei .. ., Munich, 1904-1934. 3 Mét., II, 680 et suiv. • Ibid., IV, 672 et suiv. Comparer cette description au tableau de Pompéi (O. Elia, Pitture murali ... nel Museo .. . di Napoli, Roma, 1932, n° 123, pl. III): même imitation de la statuaire, même rendu «souple• des draperies, etc. On pourrait multiplier les exemples.

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ROME, LA LITit!RATURE ET L'HISTOIRE

Les véritables expositions permanentes que sont les promenades publiques de Rome 5, les collections privées que tout riche Romain se doit de constituer, le répertoire, enfin, de l'art décoratif le plus «industrieh 6 , tout contribuait à imposer au public une vision familière, et très précise, des êtres et des scènes imaginaires de la mythologie. C'est pourquoi la fantaisie personnelle d'Ovide, contrainte, assez étroitement, par ces formes, se donnera carrière dans la vivacité de leur évocation, dans leur richesse et leur caractère persuasif, plutôt que dans l'invention proprement dite. Trouvant tout créé un univers d'imagination, Ovide devait par là même accepter toute une esthétique. Rechercher dans quelle mesure il l'a réellement acceptée et dans quelle mesure il l'a déformée, simplifiée ou, au contraire, enrichie nous aiderait certainement à mieux comprendre son originalité de poète. Autant, peut-être, que le recensement exact et minutieux de ses modèles littéraires. Nous arriverions à saisir cette originalité sur le vif, si nous pouvions discerner les rapports qui unissent le monde poétique d'Ovide et la vision commune; et, plus encore, nous pourrions comprendre cette autre originalité, plus subtile, de l'écrivain qui domine son époque, la représente et l'aide à prendre claire conscience de ses propres tendances. Poursuivre à travers l'ensemble même des seules Métamorphoses la confrontation de ces deux esthétiques: celle qui est impliquée par la plastique à l'époque d'Auguste et celle qui résulte du monde représenté dans le poème, serait un long travail, extrêmement délicat par son détail. Nous nous bornerons ici à donner, pour les seuls paysages, un exemple de la méthode que nous entrevoyons. Décrire des paysages était, en effet, pour Ovide, une nécessité : une fleur, un arbre, même miraculeux, ne peuvent guère pousser qu'en plein champ, dans un bois, ou bien au bord de l'eau. Il faudra bien donner aux métamorphoses un cadre naturel, imaginer des paysages. Pour cela, quels types Ovide choisira-t-il? Quels effets préférera-t-il? Sur quels détails aimera-t-il à insister? - Un commentateur, Zarnewski, s'est posé ces questions7. Il a relevé soigneusement et classé tous les paysages des Métamor-

Cf., par exemple, les créations d'Agrippa au Champ de Mars; Shipley, Agrippa's building activities in Rome, Washington, 1933, p. 44, 74 et suiv. 6 G. Boissier, Promenades archéol. (1880), p. 135, rapproche la peinture murale pompéienne de l'art d'Ovide. Cf. G. Lafaye, édit. des Métamorphoses, p. x, et J. Bayet, Littérature lat., p. 419. 7 Zarnewski, Die Szenerieschilderungen in Ovid's Metamorphosen, Diss. Breslau, 1925 (sous une forme abrégée). 5

LBS Mfn"AMORPHOSBS D'OVJDB BT LA PBINTURB PAYSAGISTE

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phases. Mais ses conclusions n'ont peut-être pas toute la portée qu'elles auraient pu avoir. La méthode de son analyse et de sa classification est trop purement «rhétorique», trop esclave des théories chères aux esthéticiens antiques. D'un côté, en effet, il a mis les paysages sublimes (au sens du Pseudo-Longin), de l'autre les paysages idylliques, tels qu'on les trouve chez Théocrite et dans les épigrammes de l'Anthologie. Une catégorie intermédiaire réunit les inclassables. La conclusion naturelle est que le poème est un mélange de deux genres: l'épique et le familier. Cela est certainement exact. Mais l'originalité, la qualité propre de ce mélange, l'effet recherché et atteint, quels sont-ils? Zarnewski se heurtait, lui aussi, au problème de l'originalité littéraire; or, sur ce point, la critique purement historique des sources, aussi érudite soit-elle, donne surtout des résultats négatifs. Autant que par rapport à ses devanciers, la position propre d'un auteur qui a plu se définit par l'ensemble complexe des goûts vivants à son époque. Les réactions d'Ovide devant «la nature» ne lui sont pas strictement particulières; mais elles ne relèvent pas uniquement non plus de ses «sources». Pourquoi Ovide a-t-il imité ici Callimaque et là tel autre? Et pourquoi chez celui-ci tel trait, pourquoi a-t-il refusé tel autre? Autant de questions auxquelles un examen, même sommaire, de la peintu• re paysagiste au temps d'Auguste nous permettra, croyons-nous, de répondre avec vraisemblance.

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L'histoire de la peinture romaine est si obscure, nos documents sont tellement fragmentaires que notre tentative peut sembler présomptueuse : elle le serait, peut-être, pour toutes les autres périodes, où l'on ne pourrait guère atteindre une précision chronologique suffisante•; mais, à la fin du I• siècle avant notre ère, un concours de circonstances favorables permet de ne pas se borner à des rapprochements généraux, vagues et peu instructifs .. Différents indices et des témoignages explicites nous laissent deviner l'existence d'une véritable «école paysagiste italienne»: entre 180 et 150 avant Jésus-Christ, ce fut d'abord un certain Démétrios, un Égyptien, qui

• F. Wirth, Rt>mische Wandmakrei vom Untergang Pompejis bis am Ende der Ill lhdt, Berlin, 1934, a tenté d'établir une chronologie générale de la peinture romaine, fondée sur des caractères stylistiques «internes». Mais c'est probablement une

construction fragile, aux harmonies suspectes.

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ROME, LA LITitiRATURE ET L'HISTOIRE

vint exercer son art de «topiographe> à Rome 9 • Un siècle plus tard, Sérapion y peignait également des paysages 1°.Avec eux, la penture hellénisti· que pénétrait à Rome sous la forme particulière de la «topiographie, ou peinture des topia 11• Cet art, importé de la sorte, se transforma et il finit par se créer une école véritable, rattachée sans doute par son origine à la peinture paysagiste hellénistique, mais distincte de celle-ci. C'est à elle que l'on doit notamment un effort pour rendre plus «naturel> et développer le décor schématique et symbolique des œuvres grecques 12• Un exemple montrera ce que nous entendons par là : M. L. Curtius a pu reconstituer, pour le tableau d'Io et Argos, qui provient de la Maison de Livie, au Palatin 13, les principaux traits du modèle dont il est dérivé. La colline ou plutôt la butte surmontée d'une colonne sacrée autour de laquelle sont disposés les personnages du drame: Io, Argos et Hermès à l'arrière-plan, est à peu près certainement une innovation du copiste romain. Sur l'original, le fond était, selon toute vraisemblance, un rocher irréel semblable à ceux que l'on voit sur les reliefs 14• Par conséquent, l'artiste du Palatin a essayé de creuser sa composition en donnant de la réalité au paysage. li ne faisait en cela que suivre les leçons que lui donnaient des œuvres com• me les grandes compositions odysséennes de l'Esquilin 15 : là, en effet, les personnages sont rapetissés, subordonnés entièrement au cadre naturel. D'énormes rochers dominent les différentes scènes : on sent que le pein•

• Cf. WOnnann, Ueber den landsch. Natursinn der Griechen und Romer, Mu• nich, 1871, p. 219-220. 1 °Cf. Lippold, in Real-Encycl., 2• série, II, p. 1167, s.v. «Serapion». 11 Vitr., VII, 5, définit ainsi la topiographie : ab certis locorum proprietatibus imagines exprimere. Cf. G. Lafaye, in Dict. Ant., s.v. ctopia». On peut définir les topia : les éléments typiques d'un paysage. Ce sont, en peinture, des poncifs plus ou moins schématiques que les peintres répètent d'un tableau à l'autre. 12 La justification de ce que nous avançons ici de la peinture hellénistique nous entraînerait trop loin. Toutefois, les décors sacrés de la céramique et des reliefs funéraires (cf. notamment E. Pfuhl, Das Beiwerk auf den ostgr. Grabreliefs, Jahrb. d. D. lnst., XX, 1905, p. 47-96, 123-135) permettent d'entrevoir dans quel sens peut être entreprise cette justification. 13 L. Curtius, Die Wandmalerei Pompejis .. ., fig. 155, p. 259. Cf. Rizzo, Pitt., pl. XLIII, etc. Les peintures, bien connues, datent des environs de 30 av. J.-C. Cf. Plainer et Ashby, A topographical Dict., s.v. «Domus Augusth. 14 L. Curtius, op. cit., fig. 157, p. 261. Il cite à l'appui de sa thèse le tableau provenant du macellum de Pompéi. 15 • Date probable: 80 av. J.-c. (cf. Wôrmann, Gesch. der Kunst .. ., 2" éd., Leipzig, 1924, 1, p. 460). Publication B. Nogara, Le Noue Aldobrandine, Milan, 1907, pl. 9 , lO, 13 et suiv. Dans l'état actuel des découvertes ces tableaux sont les plus anciens paysages que nous connaissions dans la peint~re romaine.

LES MÉTAMORPHOSES D'OVIDE ET LA PEINTURE PAYSAGISTE

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tre s'est plu à les traiter pour eux-mêmes. E. Pfuhl a soutenu qu'il ne faisait que copier des œuvres grecques antérieures 16 ; mais rien, dans l'histoire connue de la peinture hellénistique, n'autorise cette hypothèse. Au contraire. Il est facile de constater que les peintres «italiens» (c'est-à-dire ceux qui travaillent en Italie, pour le public italien, et qui peuvent, d'ailleurs, être eux-mêmes originaires de n'importe quelle province), lorsqu'ils essaient de rajeunir et de mettre à la mode les originaux grecs, font porter leur effort sur le paysage. Des tableaux comme l'«Amour puni» ou le «Châtiment de Dircé», pour ne citer que deux œuvres très célèbres, montrent clairement ces «interpolations» 17• Derrière les personnages qui, eux, sont donnés au peintre, il y a le décor : des montagnes vertigineuses, des rochers «romantiques», des forêts, qui sont nouveaux et, en général, n'ont aucun rapport avec le sujet lui-même ni le reste du tableau. Ce développement italien du décor, ce rajeunissement, est facilité et comme provoqué par l'existence, à côté des «mégalographies», d'un autre genre que nous appellerons «le paysage pur». Ici, le véritable sujet n'est plus la scène jouée entre les personnages, mais le paysage lui-même. Dans un passage célèbre et très discuté, Pline semble attribuer le mérite de son invention à un certain Ludius 18• En fait, les topia sont encore ici à la base de la composition paysagiste, et il s'agit plutôt, à l'époque d'Auguste, et sous l'influence de Ludius, d'un renouveau du genre que d'une création véritable. Pour avoir une idée de ce que fut ce renouveau, il suffit de comparer les paysages des stucs de la Farnésine à ceux que l'on voit encore dans le triclinium de la Maison de Livie au Palatin 19• D'un côté, ce sont les petits topia, gracieux, sans doute, mais schématiques; de l'autre, au Palatin, nous trouvons de véritables ensembles, où, autour d'un thème

E. pfuhl, Malerei und Zeichnung . .. , II, p. 887. Pour le premier, L. Curtius, op. cit., fig. 165. O. Elia, op. cit., n° 34, fig. 8 • n° 9257. Pour le second, Curtius, Ibid., fig. 168, p. 285. O. Elia, Ibid., n° 45, fig. 11 • n° 9042. Ces deux tableaux sont les typeS de toute une série, qui comprend notamment: Le Concert (Pan et les Heures); l'Enlèvement d'Europe; Arès et Aphrodite, etc. 11 Pline, H. N., XXXV, 116-117. Nous ne pouvons ici entrer dans le détail des interprétations. La plus probable, avec des réserves, est celle de Rostovtseff, Die hellen. rôm. Archit. land5ch., Rôm. Mitt., 1911, p. 143-145. 19 Cf. la publication de Lessing-Mau, pl. XIII et suiv. Cf. surtout E. Wadsworth, Stucco Reliefs of the first and second cent ... , in Mem. Am. Ac. R., 1924, p. 11 et suiv. Ces stucs datent probablement de 40 av. J.-C.: cf. Van Deman, in Am. J. Ar., 1912, p. 248, n. 5, et H. Suize, Die Unterird. Raum .. ., Rôm. Mitt., 1931, p. 182. Pour les peintures de la Maison de Livie, très effacées, voir les phot. reproduites par Rostovtseff, op. cit., fig. 1-2. · 16

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ROME, LA LITI2RATURE ET L'HISTOIRE

paysagiste déterminé, bétyle ou schola 20 , s'épanouissent des frondaisons sacrées et coule un ruisseau «per (cuius aquas) numerabilis alte calculus omnis (es1)21 >. Au lieu du schéma typique, nous trouvons un paysage composé. Les topia élémentaires font place aux opera topiaria 22 • Ainsi, la réalité italienne entrait dans la peinture; une place était faite à une sorte d'impressionnisme. Tel est donc, sommairement esquissé, l'état de la peinture paysagiste au moment où Ovide écrit les Métamorphoses : il existe une école italienne, peut-être même une école romaine, affranchie, dans une large mesure, de ses origines grecques et qui cherche à introduire le sens de la « nature» dans ce qui était jusque-là fait de topia, c'est-à-dire de schémas paysagistes plutôt que de paysages réels.

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Des deux aspects du paysage, le décor et le paysage pur, Ovide devait surtout retenir le premier. Son poème, en effet, exigeait la présentation de scènes, et non de paysages traités pour eux-mêmes. Cependant, ici comme dans la peinture, cette distinction est loin d'être absolue, et l'on sent même qu'elle tend à s'effacer, par synthèse. Pour enrichir et, lui aussi, rénover ses décors, Ovide doit faire appel aux thèmes paysagistes purs. C'est pourquoi la comparaison que nous entreprenons ne doit pas être systématiquement limitée: elle doit s'étendre aux deux genres. En fait, les deux principaux thèmes développés avec prédilection par les peintres dans le décor de leurs grandes compositions sont également ceux que préfère Ovide : ce sont les rochers et les forêts. Bien des scènes, dans les Métamorphoses, pourraient être illustrées par des œuvres comme le «Châtiment de Dircé» et la série dont ce tableau est le type 23 • L'impression chaotique qui se dégage de leur décor, où sont unis des rochers verti· gineux et des arbres, est analogue à celle qu'a voulu produire Ovide, par exemple dans la description suivante de la vallée de Tempé : «Il est dans l'Hémonie un bocage qu'entoure de toutes parts une forêt abrupte; on l'appelle Tempé. Au milieu, le Pénée roule ses eaux écu• Les différents thèmes énumérés, Rostovtseff, op. cil., p. 97 et passim. Ovide, Mét., V, 588-589; cf. ci-dessous. 22 Selon nous, les opera topiaria dont parle Pline, loc. cil., ne sont pas des travaux exécutés par des jardiniers avec des plantes grimpantes, mais des ensembles paysagistes. La thèse traditionnelle se heurte à plusieurs difficultés, sur lesquelles nous nous proposons de revenir à loisir plus tard. 2 3 Cf. ci-dessus p. 241 et note 17. 20

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mantes. D'une chute où s'abîme leur masse, il soulève des nuages de vapeurs légères qui retombent en pluie sur la cime des arbres 24 ••• » La demeure du dieu lui-même est taillée dans la roche vive2'. La cascade, à elle seule, ne serait pas sans exemple dans la peinture, et plus particulièrement dans les paysages purs 26 ; mais il est probable que le souvenir des chutes puissantes de l'Anio, à Tivoli, qui brisent, elles aussi, leurs eaux contre des rochers et lancent leur écume sur les vergers, a contribué à former cette image de Tempé dans l'esprit ~u poète. Tibur, toutefois, avec ses parcs et ses villas étagés, n'aurait peut-être pas suffi à suggérer la solitude et presque la sauvagerie de la vallée telle que la décrit le poète. La couleur «romanesque» du tableau révèle, croyonsnous, l'influence de l'école paysagiste italienne 27• Parfois, le rapprochement possible est plus précis encore. Voici comment Ovide décrit le séjour des Muses : «Minerve ... regarde autour d'elle les frondaisons des forêts antiques, leurs grottes et les prairies parées de fleurs sans nombre 21. » Les Nymphes, autour du chœur des Muses, s'asseoient «sur des sièges de roche vive 29 ». Or, à Pompéi, un tableau célèbre montre les Charites debout au milieu d'une prairie semblable, avec ses fleurs, ses bocages et ses rochers qui affleurent partout 30 • C'est bien la même conception du paysage ici et là.

2 •

Mit., I, S68-573, trad. G. Lafaye:

Est nemus Haemoniae, praerupta quod undiq,,u! claudit si/va; vocant Tempe. Per quae Paeneus ab imo effusus Pindo spumosis volvitur undis deiectuque gravi tenues agitantia fumos nubila conducit summisque aspergine si/vis impluit ... 25 Ibid., v. 57S. i. Cf., par exemple, S. Reinach, R. P. G. R .. 381, n• 2 (Woltmann, Gesch. d. Malerei, 1, 133); même décor: cascade, forêt et sommets rocheux. Nous croyons. toutefois, que cette composition est postérieure à l'époque d'Auguste par l'accumulation d'édifices qu'elle présente. 27 Autres paysages de montagne abrupte, évoqués en général par un seul mot, simple allusion à un thème traditionnel : tableau de la création, 1, 44 : c iussit . .. lapidosos surgere montes•· Position d'un décor. 1, 689: «Arcadiae gelidis in montibus . .. • Cf. VIII, 797 : c rigidi cacumen montis •. et 799: c lapidoio in agro •· u V, 26S et suiv.: (Minerva) ... si/varum lucos circumspicit antiquarum antraque et innumnis distinctas floribus herbas. n Ibid., 317. 10 Cf. O. Elia, op. cit., n• 135 • n• 9931.

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Lorsqu'Ovide raconte la mort d'Actéon, il décrit d'abord la grotte de Diane : et cette grotte est si belle que «le génie de la nature a imité l'art 31 ». Expression révélatrice pour nous. Elle nous prouve que le décor paysagiste tend vers un _idéalemprunté à la plastique. Ovide pense donc, il l'avoue lui-même, aux rocailles des reliefs, à celles de la peinture ou, ce qui n'est pas moins vraisemblable, aux grandes compositions, aux mises en scène des jardiniers paysagistes, les topiarii. Quel que soit le genre auquel il se réfère, ce sont bien les topia qui lui servent de modèles. Peut-être nou~ objectera-t-on que la description des paysages existait avant Ovide et ne devait rien à la peinture. Les analogies que nous avons relevées jusqu'ici ne seraient pas fortuites, mais elles résulteraient simplement d'une origine commune des deux arts, sans qu'il y ait action de l'un sur l'autre dans l'œuvre d'Ovide lui-même. En d'autres termes, Ovide aurait trouvé des modèles chez ses devanciers. Et si les modèles ressem· blent aux paysages de la peinture, c'est que les uns et les autres reflètent la même conception «alexandrine» du paysage. - Une telle objection revient à reconnaître au moins un parallélisme entre la poésie et la peinture, quitte à le reculer dans le temps. Mais pourquoi ce parallélisme serait-il rompu à l'époque romaine? Il est certain que les topia existaient bien avant l'école paysagiste italienne, qu'ils sont «alexandrins» (si, toute· fois, l'on donne à ce mot le sens le plus vague); mais il est indéniable qu'ils ont connu également une renaissance à l'époque d'Auguste. Renaissance picturale qui se double d'une renaissance littéraire, au moins chez Ovide. C'est là une coïncidence qui tend à prouver que le vieux «parallé· lisme» n'est pas détruit. Mais il y a plus: Ovide modifie les paysages litté· raires que lui fournissent ses modèles de la même façon que les peintres «italiens» modifient les thèmes traditionnels du décor et dans le même sens qu'eux. Nous avons noté déjà la recherche du romanesque en peinture. Les forêts et les rochers s'élargissent, en quelque sorte, autour de l'homme et prennent peu à peu une valeur propre d'expression. De même, Ovide amplifie ce qui, chez Callimaque, par exemple, ne serait qu'une touche ou un schéma 32• Il donne au paysage une valeur plastique dont son modèle ne lui offrait guère d'exemple. La différence des esthétiques apparaît sur un point, notamment, où l'imitation «littéraire» d'Ovide est indéniable,

31

Mét., Ill, 158-159: simulaverat artem ingenio natura suo 32 d Cali., ~in de Pallas, 41-42: une simple indication, une ·épithète pittoresque. 1 ·• Hymne a Zeus, 10..11: un vers environ situe un «thème,. traditionnel.

LBS METAMORPHOSES D'OVIDB BT LA PBINTURB PAYSAGISTB

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dans l'épisode d'Erysichthon. Voici comment Callimaque décrit le bois sacré de Déméter : cil y avait, consacré à Déméter, un beau bois d'épaisse futaie; le flèche n'y eût pas trouvé sa route. Les pins, les grands ormes, les poiriers, les beaux pommiers s'y pressaient; une eau comme l'ambre bondissait dans le canal des sources 33 ••• » Ce tableau, qui rappelle, par une imitation sans doute consciente, les «jardins» homériques, et qui s'inspire des enclos sacrés hellénistiques, est transformé par Ovide: ce qu'il avait d'aimable disparaît 34. Au lieu d'un peuplier sacré, c'est un chêne qui se dresse dans un bois mystérieux. Ce chêne est orné de bandelettes; il est immense et le reste de la forêt n'est évoqué que de façon confuse, comme une puissan·ce que le chêne symbolise. Or, cette réduction d'un bois tout entier à un arbre sacré, avec ses bandelettes et ses ex-voto, est caractéristique des c paysages purs». Ce chêne de Cérès, n'est-ce pas exactement celui auquel les bergers adressent leurs prières, sur le tableau de la Villa Albani35 ? Ce sont les mêmes guirlandes, les mêmes tablettes votives appuyées contre le tronc. Ou bien encore c'est l'arbre que l'on voit sur le tableau du Palatin, l'arbre sacré «au perroquet», et qui se détache, lui aussi, sur le fond indécis d'un bois touffu 36. Ovide a donc modifié le paysage de Callimaque: dira-t-on que, dans l' Anthologie, il serait possible de retrouver des modèles à sa description? Mais, à supposer qu'il s'en soit réellement inspiré, pourquoi les a-t-il préférés? Pourquoi n'a-t-il pas accepté tout simplement le paysage de son modèle principal? Pourquoi, sinon parce que la peinture lui imposait de concevoir les paysages d'une façon nouvelle, qui n'était plus celle de Callimaque?

Cali., Hymne à Déméter, v. 25 et suiv., trad. E. Cahen. Mét., VIII, 741-750: Ille etiam Cereale nemus violasse securi dicitur, et lucos ferro temerasse vetustos. Stabat in his ingens annoso robore quercus, una nemus; vittae mediam memoresque tabellae sertaque cingebant, voti argumenta potentis. 35 Voir Rostovtseff, op. cit., pl. 5, p. 24 (cliché Alinari). 36 Cf. ci-dessus, p. 150, n. 2. D'autres arbres sacrés chez Ovide, Mét., VIII, 62033 34

621:

..... tiliae contermina quercus collibus est Phrygiis, modico circumdata muro. et Ibid., 722-723: ... equidem pendentia vidilserta super ramos . .. Ce sont les cmarabouts», les palmiers sacrés, etc., du paysage pur. Cf. les stucs de la Farnésine, la frise jaune du Palatin, etc. Cf. Rostovtseff, op. cit., passim.

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Une fois reconnue chez Ovide cette tendance à l'enrichissement des paysages, à l'exagération de leurs caractères romanesques, qui nous a paru caractéristique de la peinture paysagiste à l'époque d'Auguste, il nous reste à examiner un certain nombre d'exemples plus précis encore où se marque l'influence de la peinture sur le poème. Tel effet de lumière, auquel se complaisent les peintres, se retrouve dans les Métamorphoses : le sanctuaire de Cybèle, «caché dans un bois touffu 37 >, ressemble à ces petits temples perdus dans le feuillage et à peine éclairés par sa lumière verte 31 • Ces recherches du paysage pur, ces efforts pour varier et raviver les thèmes stéréotypés, nous les retrouvons chez Ovide. Après les rochers et les bois, les peintres préfèrent les ruisseaux. Les deux sanctuaires représentés sur les tableau du triclinium, dans la Maison de Livie, et qui nous ont déjà servi d'exemples 39 , se dressent au bord d'un ruisseau. De même, dans les « Mort d' Actéon> et les «Narcisse>, les sources ne sont jamais omises; elles sont, il est vrai, imposées par le sujet, mais on sent très bien que l'artiste &'est plu à les représenter. Il est facile de leur comparer les ruisseaux d'Ovide. Nous avons déjà fait allusion à sa description de l' Alphée : «(Une rivière) qui coulait sans agitation et sans murmure, si transparente jusqu'au fond qu'on pouvait compter les cailloux de son lit, et si calme qu'elle semblait à peine couler. Des saules au blanc feuillage et des

Mét., X, 686-687: (templa) . .. nemoro.sis abdita silvis. Nous pensons plus spécialement au «Sacrifice du Bouc>: O. Elia, op. cit., n° 258, fig. 33, p. 100: «sui fondo si disegnano, indicate più corne masse di colore che corne volumi plastici, le alture circostanti, con rocce e boscaglie > (même «rocaille», près du temple, chez Ovide, Ibid., 690-691). Naturellement, il ne s'agit pas d'influence directe du tableau sur le poète, mais de rapports d'esthétique. Rapprocher la description de l'autel d'Hécate où va prier Médée (Mét., VII, 74-75 : ... antiquas aras . .. quas nemus umbrosum secretaque silva tegebat) et le tableau identifié par Rossbach, grâce d'ailleurs à ce passage, dans Vier Pomp. Wandb., Jahrb. lnst., 1893, p. 53 (n° 2). Mais nous hésitons à tirer un argument de ce tableau, qui est peut-être postérieur au poème et inspiré par lui. C'est, en tout cas, une œuvre «italienne» (réduction des personnages, contamination entre décor et paysage pur, etc.). 39 Cf. ci-dessus, p. 150, n. 2. Rostovtseff, op. cit., p. 6. Mau, Wandm. Pomp., :ZC vol., pl. IX. Dans la même maison, la frise jaune de l'ala présente, plusieurs fois, ce thème du ruisseàu. Rostovtseff, Ibid. 37

31

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peupliers nourris par ses eaux étendaient sur le penchant de ses rives des ombrages que la nature seule y avait fait croître 40 >. Ces eaux courantes, ces sources, sont jointes le plus souvent à des forêts: ainsi dans l'épisode de Calypso 41 , dans celui de Cadmos et du dragon, à côté d'une rocaille qui forme un arc naturel 42 ; et, naturellement, la fontaine de Diane 43 et celle de Narcisse 44 • Une fois, Ovide précise que les eaux qu'il décrit ne sont pas les «maraiu de la peinture: les deux motifs ne doivent pas être confondus 4 5 • Lui-même reprend ailleurs le second: c'est le marécage de Latone, avec son îlot, son autel et ses roseaux, semblables à ceux que l'on voit un peu partout sur les paysages «nilotiques> des décorations pompéiennes 46 • La façon même dont est présentée cette légende de Latone, le bouvier et son compagnon, qui saluent en passant un vieil autel, forme une scène qui ne déparerait pas la frise jaune du Palatin, par exemple. Et ce ne sont pas les seuls traits empruntés aux paysages de l'idylle sacrée, suivant l'expression de Rostovtseff, qui se trouvent dans les Métamorphoses. Deux épisodes, notamment, que l'on croirait détachés des fresques pompéiennes, nous en donnent des modèles achevés. Le premier, l'histoire du loup de Pélée, est situé par le poète à Trachine, prés de l'Oeta. C'est un berger qui parle: «J'avais conduit sur le bord du rivage sinueux mes taureaux fatigués, à l'heure où le soleil, arrivé au plus haut point de sa carrière, au milieu de la voûte céleste, voyait derrière lui un espace égal à celui qu'il devait franchir; une partie de mes bœufs avaient plié leurs genoux sur le sable fauve et, couchés, regardaient l'immense plaine des eaux; d'autres, à pas lents, erraient çà et là; d'autres encore nageaient et, levant le cou, domi-

Mét., V, 587-591 : invenio sine vertice aquas, sine murmure euntes perspicuas ad humum, per quas numerabilis alte calculus omnis erat, quas tu vù ire putares. Cana salicta dabant nutritaque populus unda sponte sua natas Tipis declivibus umbras. (Trad. G. Lafaye.) Noter sponte sua: la nature imite l'art. Il est probable qu'Ovide pense aux topia des jardins, comme nous l'avons déjà noté. 41 Mét., II, 455-456. 42 /bid., III, 28 et suiv. 43 Ibid., 155 et suiv. 44 Ibid., 407 et suiv. cf. IV. 90. •• Mét., IV, 298: non illic canna palustris nec steriles ulvae, nec acuta cuspide iunci. 46 Par exemple Antiquités d'Herculanum, éd. franc .• Paris, 1804, I, pl. XIV, etc. 40

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naient la surface des flots. Il est, près de la mer, un temple où l'on ne voit resplendir ni le marbre ni l'or; mais un bois antique l'ombrage de ses arbres touffus; il appartient aux Néréides et à Nérée; un batelier qui faisait sécher ses filets sur la côte m'a appris que tels étaient les dieux de ces parages. A côté du temple s'étend un marais entouré d'un épais rideau de saules 47 ••• > Ce tableau, largement traité pour lui-même, contraste avec les indications paysagistes sommaires du décor que nous avons surtout analysées jusqu'ici. C'est un véritable «paysage pur>, dont le sujet se suffit à luimême. Sa composition est faite par juxtaposition : au premier plan, un troupeau au repos et un bouvier, puis un temple, avec l'inévitable bois sacré; à côté, un marais; enfin, le pécheur et ses filets. Cette simple énumération montre quatre thèmes, quatre topia isolables, que nous retrouvons, inchagnés, sur d'autres compositions. Le troupeau de bœufs apparaît sur le tableau de la villa Albani que nous avons cité, et le corridor blanc de la Farnésine, parmi les tableaux les plus célèbres 41 • Un temple au bord de la mer: ce motif, ainsi que le bois sacré qui l'accompagne, est aussi répandu que le précédent; nous le trouvons à Pompéi 49 • C'est peutêtre l'un des plus anciens; il est familier déjà aux épigrammes de l'Anthologie50.Il fut reproduit bien des fois sur les «paysages de villas>, surtout après l'époque d'Auguste, comme motif de jardins 1• Les pécheurs et leur

47

Mét., IX, 352-364: ... Fessas ad litora curva iuvencos appuleram, medio cum sol altissimus orbe tantum respiceret quantum superesse videret, parsque boum fulvis genua inclinarat harenis latarumque iacens campos spectabat aquarum; pars gradibus tardis illuc errabat et illuc; nant alii celsoque ustant super aequora collo. Templa mari subsunt nec marmore clara nec auro, sed trabibus densis lucoque umbrosa vetusto Nereides Nereusque tenent; hos navita ponti edidit esse deos, dum retia litore siccat. luncta palus huic est, densis obsessa salictis. (Trad. G. Lafaye.) •• Ro5tovtseff, op. cit., n° IV, 1, p. 22. Il est probable que certaines des peintures de la Farnésine sont postérieures de quelques années aux stucs. De plus, les st uc!. sont archaïsants par eux-mêmes, ce qui explique la différence de style. p. lOl.Par exemple, Mus. de Naples, n°9414; O. Elia, op. cit., n°258 bis, fig.34, : Au 1. VII les épitaphes de noyés. Cf., en partie, l'épigramme, n° 274. Cf. la chapelle d'Hercule à Sorrente, Stace, Silv., Ill, 1, 82 et suiv.

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filet, nous les voyons partout, au bord des rivières, au bord de la mer 52 • Quant au marais, nous l'avons déjà signalé. Ce paysage composite s'expli• que donc entièrement par la peinture, et par elle seule. Il n'est pas nécessaire au récit. C'est à de telles descriptions que s'adresse le reproche d'Horcace dans son Art poétique 53 • Ce qui nous prouve la faveur dont elles jouissaient auprès des poètes et, par conséquent, du public. De même, l'épisode de Philémon et Baucis ne s'éclaire parfaitement, croyons-nous, que par la comparaison avec un autre genre de paysages purs. Nous avons noté déjà le thème sacré qui sert à l'introduire : les deux arbres avec la schola et les guirlandes 54 • La légende elle-même et ses différentes scènes font penser, par l'ironie du ton, aux paysages de Pygmées. On sait la fortune de ces fantoches grotesques, empruntés par les Italiens à la fantaisie populaire égyptienne. Sylla aimait les difformes, et ce goût était partagé par les grands seigneurs aussi bien que par la plèbe. Un peu partout sont retracées sur les murs les aventures de ces minuscules personnages dont les statuettes de Mahdia nous donnent une image plus complète 55 • Dans l'épisode raconté par Ovide, l'empressement des deux vieillards, leur course épuisante après l'oie qui leur échappe rappellent les gestes maladroits des Pygmées et leurs luttes désordonnées avec les oiseaux. Leur chaumière, couverte de roseaux, est bien la demeure traditionnelle des nains 56• Il ne serait guère vraisemblable que ces analogies soient fortuites et qu'Ovide ait composé ce long épisode sans se souvenir, plus ou moins consciemment, des paysages «égyptiens». Outre les ressemblances de «thèmes>, les deux exemples précédents, selon nous les plus significatifs que l'on puisse trouver dans les Métamorphoses, révèlent entre le poème et les peintures une similitude nouvelle : celle des procédés de composition. Nous constatons que ces paysages, qu'ils soient décrits ou qu'ils soient peints, sont formés par la juxtaposition de thèmes bien définis et de détails pittoresques particuliers. Nulle part cet artifice, ou plutôt cette absence de composition, n'apparaît plus clairement que dans les deux tableaux qui servent d'introduction au poè-

52 53

Rostovtseff, op. cit., pl. Ile; Ibid., I b, et IV, 2, p. 22. V. 16-19.

quucus », cf. ci-dessus, p. 245, n. 36. Ces statuettes sont aujourd'hui au Musée du Bardo. Sur les paysages «de Pygmées», cf. S. Reinach, R. P. G. R., 376, n• 2, 3, etc.; Pitt. d'Ercol, I, p. 263; pl. L, p. 257, etc. Plus tard, les Pygmées réapparaîtront, avec une valeur symbolique, â la Basilique pythagoricienne (cf. le commentaire de J. Carcopino). 56 La chaumière: S. Reinach, Ibid., 377, 5; Mét., VIII, 630 et suiv. 54

55

17

c Tiliae contermina

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me: celui de la Création et celui du Déluge 57. Les détails s'accumulent sans ordre apparent, sans aucun souci de l'ensemble. Devant ce chaos, on évoque la mosaïque de Palestrina 51. Voici le début du «déluge>: «L'un a gagné à la hâte une colline; l'autre s'est assis dans une barque recourbée et promène ses rames là où naguère il avait labouré. Celui-ci navigue sur ses moissons et sur les combles de sa ferme submergéé; celui-ci prend un poisson sur la cime d'un ormeau 59 ••• >. Longtemps encore, le poète déploie sa virtuosité dans une série de miniatures dont les éléments, d'ailleurs, sont empruntés pour une bonne part au «paysage pur>: telles sont les tours des villas 60 et les barques «recourbées61>. Ces topia se présentent tout créés à l'imagination du poète. Jamais il n'essaie de les transformer pour en faire une synthèse originale : il les reçoit de la peinture et les accepte inchangés. De là vient la faiblesse de ses paysages. L'unité d'un tableau ne peut guère résulter que de sa vérité, du fait qu'il représente un site donné, personnel. Jamais les tableaux d'Ovide, comme, d'ailleurs, ceux des peintres ses contemporains, n'atteignent à la personnalité: ils restent artificiels et fabriqués.

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Nous croyons avoir montré que la peinture paysagiste à l'époque d'Auguste, telle que nous pouvons l'entrevoir, illustre assez fidèlement les Métamorphoses. Elle résulte de la même inspiration, recherche les mêmes effets, au moyen des mêmes éléments. Les procédés de composition des deux genres, enfin, sont analogues. A quelles conclusions ces constata• tions nous amèneront-elles au sujet de l'art d'Ovide lui-même?

57

Mét., I, 38 et suiv.; I, 288 et suiv. C'est l'exemple le plus achevé de «paysage pur> dans le style égyptisant. Sa date est incertaine. 59 Mét., I, 293: Occupai hic collem; cumba sedet alter adunca et ducit remos illic ubi nuper ararat. Ille super segetes aut mersae culmina villae navigat, hic summa piscem deprendit in ulmo . .. (Trad. G. Lafaye.) 60 Ibid.• 290 : • • •pressaeque latent sub gurgite turres. Ces tours, caractéristiques des grandes fermes hellénistiques, apparaissent sur les paysages égyptiens et les vues de villas. V. ci-dessous, p. 917 et suiv. 61 Ibid., 293: cumba adunca; et 299: curvae carinae. C'est le type habituel des barques sur les paysages purs; aussi ces épithètes doivent-elles être considérées comme un rappel du thème. 51

LBS Mi!TAMORPHOSES D'OVIDE ET LA PEINTURE PAYSAGISTE

251

Il ne semble guère contestable que la peinture n'ait exercé une influence sur lui. Sana doute, la nature de nos documents, si incomplets, si fragmentaires, nous empêche d'affirmer que le poète ait transposé tel tableau et nous interdit les comparaisons directes, comme on peut en faire pour les œuvres de la sculpture : l'histoire de la peinture demeure encore trop vague pour nous. Mais il est certain, de façon très générale, qu'Ovide s'est souvenu, dans les Métamorphoses, de la peinture paysagiste. Il en a adapté les topia, pour préciser certaines images que ses modèles laissaient imprécises. La peinture l'a aidé à choisir parmi ces modèles eux-mêmes : une ou deux fois, nous avons pensé saisir ce travail de renouvellement sur le vif, grâce à des thèmes picturaux. Cette influence de la peinture explique l'uniformité relative des paysages dans les Métamorphoses. Car ils reflètent une «conception moyenne, du Pays des Dieux et non la nature elle-même et sa diversité. En réalité, ces paysages sont autant d'images d'un même goût, celui du public pour lequel écrivait Ovide. Ovide n'a pas la profonde originalité de Virgile, par exemple, qui, lui, a su donner la personnalité aux paysages qu'il décrit. Ce n'est pas à travers des topia qu'il voit Mantoue. Ovide subit beaucoup plus l'influence du moment et de la classe sociale à laquelle il appartient. Il participe au courant général qui porte cette classe vers une sorte de c naturalisme,; mais il choisit, dans cette tendance, les formes moyennes, celles qui correspondent à l'idéal le plus répandu. Virgile aussi se rattache à cette tendance profonde, mais il lui donne une expression plus vigoureuse et personnelle. De même, Tibulle aime la campagne; il en parle avec bonheur; il en présente dans ses vers une image sainte et paisible. Comme Virgile, comme Ovide, il connaît le désir de la nature. Mais, -chez ces trois hommes, ce sont trois expressions si profondément différentes qu'elles ne semblent pas se rapporter au même sentiment. Ovide a choisi la plus facile, celle qui était directement accessible à tous, puisque nous la trouvons répétée à satiété sur les murs de toutes les maisons. Le paysage idéal qu'il dépeint est toujours fait de fraîcheur, d'eau courante, d'ombre, auprès de rochers «romantiques•, et il est tout baigné de ce sentiment indéfinissable, cette horreur sacrée, ce frisson poétique et religieux que les Romains cultivés aimaient à éprouver auprès des bois sacrés. Ovide est très près des Alexandrins. Son naturalisme est, dit-on parfois, très proche de celui des idylliques grecs. Et, cependant, il a choisi pour l'exprimer les formes les plus romanisées, acclimatées déjà et vulgarisées par des générations de peintres. Mais, dans le répertoire de la peinture, il n'a pas tout pris: dans la surabondance des paysages sacrés, il a éliminé beaucoup, et en particulier les motifs orientaux, comme les bétyles. En cela, il s'est montré homme de goût et en même temps, jusqu'à un

252

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certain point, créateur - par cette part de création qu'il y a dans un choix. Il a su discerner pour ses «transpositions d'art> ce qu'il y avait d'actuel dans la plastique. Il a plu; il s'est fait lire. Il a eu l'intuition de l'idéal que voulaient représenter le monde du paysage pur et celui du décor. Il l'a vivifié par son poème. Aussi schématique qu'il ait pu nous paraître, le monde des Métamorphoses n'est pas incohérent. Il représente un idéal de paysage suffisamment net pour que nous ayons pu essayer d'en retrouver les traits généraux. C'est là une création qui demande un jeu constant et délicat de réactions entre Ovide et l'esthétique qui lui était proposée; jeu d'autant plus instructif à suivre que les deux sensibilités en présence, celle du poète et celle de son public, étaient plus proches l'une de l'autre et différaient seulement par leur degré plus ou moins grand de conscience. Ovide, disciple des Alexandrins, après Catulle, n'est pas un novateur. Il exploite une veine bien connue. Mais il n'est pas le pur imitateur qui l'énumération de ses sources littéraires laisserait supposer. D'autres ont eu le mérite d'importer l'alexandrinisme à Rome. Ovide a su retrouver cet alexandrinisme tel que la c société> romaine l'avait assimilé, dans ses façons de sentir et même de voir. C'est le profit que nous pouvons retirer de l'étude de la peinture.: un terme de comparaison, un document presque pur sur l'esprit d'un siècle.

DU NOUVEAUSUR LES FABLES DE PHÈDRE?

Phèdre, le fabuliste, occupe peu les philologues, qui préfèrent de nos jours trairer d'auteurs plus illustres et de sujets apparemment moins humbles. Telle est du moins la constatation désabusée de L. Tortora, dans le compte rendu récent des dernières études sur Phèdre 1. Aussi ne peuton s'étonner de trouver aujourd'hui les problèmes qui le concernent à peu près dans l'état où ils étaient au temps de Louis Havet, il y a environ un siècle. Or, ces problèmes sont nombreux; ils portent à la fois sur la nature et la signification de l'œuvre et la biographie de l'auteur. L'un del.lx concerne une phrase célèbre de la Consolation à Polybe 2, dans laquelle Sénèque semble ignorer (de fait ou volontairement) l'œuvre du fabuliste 3• Un autre, qui n'est pas sans rapport avec celui ci, est posé par l'identité du personnage, un certain Eutychus, auquel est dédié le livre III, et en qui F. Buecheler a voulu autrefois reconnaitre le cocher de Caligula, dont parle notamment Flavius Josèphe dans les Antiquités Judaïques•. Mais cette hypothèse n'est guère défendable: Josèphe dit en effet que cet Eutychus avait exercé auprès de Caligula les fonctions les plus dégradantes: or, l'Eutychus dont parle Phèdre est un personnage important, investi d'une autorité évidente 5 ; le sort du poète dépend d'une décision qu'il prendrait, que Phèdre lui demande instamment de prendre, et

Bolletino di studi Latini, V, 1975, p. 266-273. VIII, 3 : non audeo te eo usque producere ut fabellas quoque et Aesopeos logos, intemptatum Romanis ingeniis opus, solita tibi uenustate conectas. 3 Deux écoles se sont formées à propos de ce texte, les uns soutenant que Sénèque n'avait pas connu les Fables de Phèdre avant son exil, les autres assurant qu'il les connaissait mais les méprisait. • F. Buecheler, Coniectanea, in Rhein. Mus., 1883, p. 333 et suiv., renvoyant à Flavius Josèphe, Ant. Jud., XIX, 256 et suiv. Hypothèse refusée par L. Havet, dans son édition critique et encore par Hausrath, art. Phaedrus, R.E., XIX, col. 1476 (article datant de 1938). ' Fables,III, pro!. 1

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ROME,LA LITI'tRATURB BT L'HISTOIRE

qui devrait réparer (croit-on généralement) une injustice commise autrefois par Séjan 6 , à la suite de laquelle il se trouve en exil'. L'hypothèse de Bücheler repose sur une homonymie; le nom d'Eutychus est assez fréquent dans la population servile d'origine grecque, sous l'Empire, et, par conséquent, parmi les affranchis. Il se trouve qu'une inscription, connue seulement par une copie de· la Renaissance, mais reprise au Corpus•, nomme un autre E.utychus, appartenant, lui aussi, à l'époque claudienne. Ce texte, étudié en 1890 par Chr. Huelsen, qui en défend à juste titre, l'authenticité 9 , a échappé aussi bien à Buecheler qu'à L. Havet, dont l'édition date de 1895. Il entoure un plan de monument funéraire, et est ainsi conçu : Claudia, Octauiae diui Claudi f(iliae) lib(erta) Peloris / et Ti(berius) Claudius Aug(usti) lib(ertus) proc(urator) Augusto(um). sororibus et lib(ertis) libertabusq(ue) posterisq(ue) eorum / formas aedifici custodiae monumenti reliquerunt.

Nous voyons que le monument dont il est question ici (et qui comprend plusieurs chambres funéraires, mais aussi une salle ouvrant sur un portique et un jardin, bordé sans doute d'une treille 10, a été élevé par deux affranchis de la famille impériale, la femme, Claudia, affranchie d'Octavie, la fille de Claude, et le mari, Tiberius Claudius Eutychus, affranchi de Claude, et exerçant depuis, au moins, le règne du même Claude, les fonctions de procurateur impérial. L'inscription date du règne de Néron, au plus tôt, puisque Claudia y est dite affranchie d'Octavie, fille du «divin> Claude. Nous sommes donc après 54 ap. J.-C. Comme Claudius Eutychus a été affranchi par Claude (ainsi que l'indique son gentilice). il doit avoir été procurateur, successivement, de Claude et de Néron. Bien que la possibilité subsiste, en théorie, que ses activités se soient poursuivies après 68, et la mort de Néron, cela n'est guère vraisemblable, et l'on peut admettre avec une certitude presque totale que l'inscription date du règne du Néron et, presque certainement aussi, de la période pendant

• Ibid., v. 41 et suiv.; III, épiloque, vers 9 et suiv. Sur l'interprétation du vers 41 du prologue (Quod si accusator alius Seiano foret ... ) v., ci-dessous, p. 258. 7 F~bles, II, épilogue, v. 18: fatale exilium corde durato feram; exilium est une correction pour exitium; d'autres éditeurs ont uitium. 1 CIL, VI, 9105 = Dessau, ILS, 8120. 9 Chr. Huelsen, Piante iconografiche .. ., in Rom. Mitt., 1890, p. 46 et suiv. et p.I III. 10

V. nos Jardins romains, 2• éd., Paris, 1969, p. 75.

DU NOUVEAU SUR LBS

FABLESDB PH~DRB?

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laquelle Octavie resta officiellement l'épouse du Prince, c'est-à-dire, entre 54 et 62. On peut en effet penser que, après la répudiation et la mort infâmante d'Octavie, Claudia Peloris et Claudius Eutychus n'auraient pas mentionné son nom d'une manière aussi ostentatoire 11. Nous avons donc en face de nous un Eutychus, affranchi de Claude, et procurateur de deux princes successifs; cet homme est marié; lui ou sa femme ont des sœurs; il est suffisamment riche pour se faire construire un tombeau de grandes dimensions, d'une architecture recherchée, il possède des esclaves, il a aussi dans sa suite des affranchis, des deux sexes. Tout cela implique un train de maison plus que moyen, même, nous ne l'ignorons pas, si la mention des affranchis et affranchies et de leur postérité est fréquente sur les inscriptions funéraires. Or, Eutychus, que Phèdre appelait à son aide dans le prologue au livre III, ressemble beaucoup au Claudius Eutychus de notre inscription. Comme lui il est marié 12 ; il a la charge d'affaires qui l'occupent presque entièrement 13 ; il donne tout son temps disponible à l'acquisition de la richesse 14 • Il exerce des fonctions qui le mettent à même de «secourir> le poète. Celui-ci a été frappé, autrefois, par un personnage de rang analogue à celui que tient maintenant Eutychus 15• Or, nous savons, par un rescrit fameux de Tibère, conservé par Tacite, que les procurateurs impériaux avaient juridiction sur les gens de la familia impériale 16• Tout concourt donc à suggérer que l'Eutychus de Phèdre est identique à celui de l'inscription. Mais, s'il en est bien ainsi, cela entraîne certaines conséquenes. Et d'abord cela confirme l'idée souvent avancée que le livre III appartient à la fin du règne de Claude ou au début de celui de Néron. Puisque Claudius Eutychus est marié à une affranchie d'Octavie, qui n'a obtenu la liberté qu'après la mort de Claude, il est probable que le prologue au

On ne peut sans aucun doute tirer de conclusion du fait qu'Octavie n'est pas appelée ici Augusta, car nous ne savons à quel moment elle prit ce titre. 12 Fables, III, prol., v. 12: w:ori uaces. Il /bid., v. 2-3 : uaces oporter, Eutyche, a negotiis, I ut liber animus sentiat uim carminis. Cf. III, épilogue, v. 2-3 : primum esse uidear ne tibi molestior, I distringit quem multarum rerum uarietas ... 14 III, prol., v. 24-25 : quid credis illi accidere qui magnas opes I exaggerare quaerit omni uigilia, / docto labori dulce praeponens lucrum. 15 111, épilogue, v. 20 et suiv., not v. 24: tuae sunt partes; fuerunt aliorum prius. 16 Tacite, Ann., IV, 15 (23 ap. J.-C.): non se ius nisi in seruitia et pecunias familiares dedisse. Seruitia comprend certainement aussi les affranchis du Prince, à côté des esclaves. Le procurator se voit délégués les droits du dominus et celui du patronus. 11

LE POÈME DE LUCRÈCE EN SON TEMPS

Longtemps, le poème de Lucrèce a été considéré comme un fait littéraire isolé, voire quelque peu anachronique. P. Boyancé insiste sur cette idée, aussi bien lorsqu'il écrit : c Il demeura toujours surprenant que, alors que nous connaissons relativement bien en ce temps au moins trois courants ou foyers d'épicurisme, il ne se trouve dans ce qui concerne chacun d'eux aucune trace certaine de Lucrèce et cela ne contribue pas peu à dresser devant nous sa hautaine figure comme celle d'un isolé>, que, un peu plus loin, lorsqu'il déclare qu'il convient de nous «restituer l'étonnement nécessaire devant une œuvre qui, en réalité, au J« siècle avant notre ère, devait être inattendue»•. Nous espérons montrer que cette impression nait surtout de nos ignorances, qu'en réalité le poème Sur la na1ure est en rapports étroits avec une réalité politique et spirituelle qui est celle des dernières années de la République romaine, qu'il s'efforce de répondre à des aspirations multiples de ce temps, sur lesquelles nous possédons des témoignages suffisamment précis pour que Lucrèce cesse d'être à nos yeux l'écrivain mystérieux, le visionnaire situé hors du temps que se plaisent à imaginer les Modernes. Certes, les démonstrations scientifiques que présente Lucrèce se prêtaient mal à des allusions historiques directes : une cosmogonie est, par essence, indifférente aux menus événements du siècle; ni les personnages ni les faits contemporains n'y ont leur place. Cependant, un poète ne saurait, pas plus qu'un autre écrivain, échapper entièrement au présent qui l'environne. Et un philosophe moins qu'un autre, s'il est vrai que la réflexion philosophique est avant tout une réponse aux problèmes qui hantent les hommes au moment où elle se développe. D'autre part, un poète réagit forcément à l'esthétique de son temps, aussi bien s'il la refuse que s'il l'accepte. Autant de voies qui s'ouvrent à nous pour l'enquête que nous nous proposons d'entreprendre. Nous distinguerons ainsi trois

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P. Boyancé, Lucrèce et l'épicurisme (Paris 1963), 12 et 57.

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ROME, LA LITTÉRATURE ET L'HISTOIRE

domaines, dans lesquels nous croyons possible de saisir l'insertion de Lucrèce en son temps : son c moment politique>, par rapport à l'état de la cité romaine et aux problèmes qui se posaient alors; son c moment philosophique> : essayer de voir dans quelle mesure le poème de Lucrèce répond aux grandes préoccupations des penseurs et des théoriciens de ce temps, sur les dieux, leurs rapports avec les hommes, mais aussi sur les fins de la vie humaine; il nous restera alors à considérer le c moment poétique», c'est-à-dire l'effort du poète sur le langage qu'il trouve autour de lui, sa lutte pour exprimer en latin les théories d'Epicure, enfin les lois de son esthétique, comparées à celles des poètes ses contemporains et, semble-t-il, ses compagnons.

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LE MOMENTPOLITIQUE

Les données dont nous disposons pour déterminer la période au cours de laqulle Lucrèce composa son poème ne sont pas totalement certaines. On sait que la date de sa mort prête à controverses 2• Il est inutile de reprendre ici l'ensemble du dossier. Deux dates sont possibles, celle de 55 et celle de 53. La critique des témoignages a conduit A. Rostagni à considérer que la plus probable est la seconde 3, et nous nous sommes autrefois rallié à sa thèse, pour des raisons de vraisemblance externe, que nous ne ferons ici que résumer\ mais qui touchent à la position personnelle de Lucrèce dans le monde politique. Et, à ce point encore, nous nous heurtons à une nouvelle incertitude. Le poème est dédié à un certain Memmius. Or, nous ne savons pas d'une manière indiscutable qui était ce personnage. Pourtant, s'il est théoriquement possible de soutenir d'autres hypothèses, un accord presque total semble s'être fait entre les critiques modernes en faveur de C. Memmius, le préteur de 58 av. J.-C. C'est la thèse que nous suivrons, nous aussi, en

2 On trouvera la bibliographie essentielle dans P. Boyancé, op. cit., 332-335. On ajoutera l'article de L. Herrmann, «Catulle et Lucrèce», in Latomus 15 (1956), 465480, qui soutient une thèse très aventurée, faisant mourir Catulle et Lucrèce en 47 av. J.-C. V. ci-dessus, p. 167 et suiv. 3 Suetonio De poetis e Biografi minori (Torino 1944), 57-58. Thèse souvent refusée, mais pour des raisons dont aucune ne paraît décisive. Nous laisserons de côté les conséquences que l'on tire (abusivement) de la lettre de Cicéron, Ad Q. fr. II 9. • Ci-dessus, p. 163 et suiv.

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dépit des quelques objections, au moins apparentes, que l'on ne manque pas de lui opposer; mais les éléments positifs l'emportent de beaucoup, et, si l'on s'en tient à ce que nous savons de ce Memmius, il apparaît que Lucrèce peut fort bien avoir appartenu au cercle de celui qui fut, on le sait, un homme d'une grande culture, et plus enclin à aimer la littérature grecque que les ouvrages latins 'J mais qui compta parmi ses familiers un poète comme Catulle et plusieurs poetae noui. Nous accepterons donc, au moins provisoirement, et comme hypothèse de travail, que Lucrèce a choisi de dédier son poème à C. Memmius, membre de l'illustre famille des Memmii, qui prétend remonter aux compagnons d'Enée. Nous admettrons d'autre part, et avec la même restriction, que Lucrèce mourut le 15 octobre 53. Ces deux données constituent, au point de départ de notre analyse, ce que nous pourrions appeler la cligne de plus grande vraisemblance>, une ligne dont seuls les points d'arrivée pourront prouver la légitimité. Si, donc, le poème de Lucrèce était encore inachevé (mais assez proche de sa complète réalisation, ce qui est évident) le 15 octobre 53, on peut en induire qu'il fut commencé au plus tôt vers 60 av. J.-C. Nous constatons en effet que Virgile, qui travaillait à loisir, consacra un peu moins de dix années à la rédaction de l'Enéide, qui est sensiblement plus longue que le De rerum natura. On ne risque guère de se tromper en admettant que Lucrèce - même s'il fut gêné, sur la fin de sa vie, par la maladie mentale que l'on sait et ne put écrire que per interualla insaniae, mais cela n'est nullement prouvé - poursuivit la composition de son grand poème entre le moment où se forma le premier triumvirat et celui où, Crassus ayant été tué à Carrhes (9 juin 53) et Julie morte depuis un an (septembre 54), ce même triumvirat était sur le point de céder la place à une lutte entre les deux survivants, César et Pompée. Il est bien difficile d'admettre, par conséquent, que Lucrèce ait écrit sous le coup d'un événement comme la conjuration de Catilina, et, moins encore, sous l'influence des guerres qui avaient engagé les forces romaines contre les pirates et contre le roi du Pont. C'est une Rome victorieuse, triomphante, dont les armes, à l'extérieur, n'ont rien à craindre d'aucune puissance•, que Lucrèce sent autour de lui. Certes, la vie politique y est fort troublée, mais ce sont des troubles intérieurs, qui ne semblent pas encore être le prélude à une guerre véritable.

Cie. Brut. 10, 247: perfectus litteris, sed Graecis, /astidiosus sane Latinarum. • Cie. Cati/. Il 5, 11 : nul/a enim est natio quam pertimeicamu.~. nul/us rex qui bellum populo Romano facere possit . .. 5

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ROME, LA LITTÉRATURE ET L'HISTOIRE

Tout change avec l'année 54: en automne, les nations gauloises commencent à bouger; quinze cohortes, commandées par Sabinus, sont massacrées par les Eburons 7• L'habileté de César évita le pire. Mais l'année 53 commença sous de bien sombres auspices. Dion Cassius écrit en effet: «Lorsque commença l'hiver au cours duquel Gnaeus Calvinus et Valerius Messalla devinrent consuls, beaucoup de présages se produisirent, à Rome même. On vit des hiboux et des loups, des chiens errants hurlèrent, des statues répandirent une sueur, d'autres furent frappées par la foudre ... Les affaires, dans la cité, étaient confuses et troublées, les Gaules recommençaient à bouger, et les Romains se trouvaient, sans savoir comment, en guerre contre les Parthesi.•. De tels présages ne pouvaient manquer de terrifier le peuple. Le vieux cauchemar gaulois semblait recommencer, par la faute de César. Or, dans le poème de Lucrèce, il est une page célèbre, celle qui sert de prologue à tout l'ouvrage, dans laquelle nous lisons: c Fais en sorte que, pendant ce temps, les farouches travaux de la guerre, sur toutes les mers et sur toutes les terres, s'apaisent. Car toi seule tu peux dispenser aux mortels le bienfait d'une paix tranquille puisque c'est Mars, le maître des armées, qui règne sur les travaux farouches de la guerre ... >9 • De tels vers, une telle prière ne se comprennent que pendant la période comprise entre l'automne de 54 et - au plus tôt - celui de 53, où mourut Lucrèce. Elle eût été encore valable au début de l'année 52, lors du soulèvement général provoqué par Vercingétorix; mais elle l'était déjà pendant tout le cours de l'année précédente. Les termes dont se sert Lucrèce ne peuvent s'appliquer qu'à la guerre extérieure (per maria ac terras omnis sopita quescant), et non aux troubles intérieurs. La fin du même prologue confirme cette interprétation: «Car nous ne pouvons poursuivre notre entreprise le cœur tranquille si la patrie connaît des jours malheureux, et l'illustre descendance des Memmii ne saurait, en de telles circonstances, manquer au salut de tous> 10• Certes, Lucrèce ne dit pas que la situation est critique 11, mais il parait craindre qu'elle ne le devienne: si les menaces que les circonstances

Caes. Gall. V 26-38. Cf. Dio Cass. XL 5-7. • Dio Cass. XL 17, 1-2. 9 I 29-33. 10 141-43. 11 F. Giancotti, Il preludio di Lucrezio (Messina 1959), 139 sqq. 7

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accumulent aux frontières de Rome, en Occident et en Orient, se font plus graves, alors le poète ne pourra en toute quiétude achever son œuvre. Si l'on accepte cette première conséquence des deux hypothèses de base, il faudre que le prologue de l'ouvrage, les vers 1 à 48 du livre I, aient été composés parmi les derniers, ce qui n'est pas pour surprendre, puisque, on le sait, les poètes antiques avaient coutume de rédiger en tout dernier lieu le poème liminaire du recueil. Mais cela entraîne une autre conséquence : pendant ce même automne de 54, la situation de C. Memmius a traversé, elle aussi, une crise grave. Au cours de sa préture, en 58, Memmius s'était signalé comme ennemi de César. Il avait essayé de faire déclarer nuls les actes de 59. Il n'y était point parvenu 12• Mais il n'avait pas manqué de faire savoir à Cicéron qu'il s'opposerait de toutes ses forces aux entreprises de P. Clodius, alors tribun de la plèbe; il tenait alors le même langage que Curion le Jeune 13• Pourtant, il ne semble pas avoir lutté avec beaucoup de fermeté pour empêcher l'exil de Cicéron; lorsqu'il appela devant son tribunal l'ancien tribun Vatinius, accusé par C. Licinius Calvus, le poète (ami de Catulle), d'avoir contrevenu aux prescriptions concernant le dépôt des proposi• tions de lois, il fut attaqué par les bandes de P. Clodius et s'enfuit honteusement 14. En 57, après sa préture, il partit, on le sait, gouverner la province de Bithynie, où il eut dans sa cohors praetoria Licinius Calvus, C. Helvius Cinna et Catulle, tout un groupe de poetae noui. Nous ne savons au juste quelle était sa situation politique lorsqu'il revint de sa province, dans le courant de l'année 56. Nous savons seulement que, lorsqu'il fut candidat au consulat, pour l'année 53 (donc, aux comices consulaires de 54), il comptait sur l'appui de César. Ce retournement, qui précéda celui de Curion le Jeune, avait peut-être été facilité par le divorce de Memmius, qui avait répudié Fausta 15, dans le courant de l'année 56, ou au début de 55 (si l'on tient compte du délai de viduité). Il nous a semblé naguère que ce ralliement de Memmius à César n'avait pas été autre chose qu'une manœuvre de circonstance, peut-être inspirée par Appius Claudius 16• Il fut certainement facilité par la faveur avec laquelle l'opinion romaine avait accueilli les succès obtenus par

P. Grimal, Études de chronologie cicéronienne (Paris 1967). 26 n. 4; 50 sqq. Cie. Att. II 12, 2 (19 avril 59). 14 Cie. Vatin. 14, 33 sqq.; Sest. 64, 134. "Cie. Att. IV 13, 1 (mariage de Milon et de Fausta). lettre écrite vers le 15 novembre 1S. 16 Cf. l'introduction à notre édition du Pro Scauro (Paris 1976). 143 sqq. 12

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ROME, LA LITI8RA.TURE ET L'HISTOIRE

César en Gaule au cours de l'année 55, faveur dont les discours prononcés par Cicèron cette année-là et l'année précédente nous apportent le témoignage 17 • L'un des amis et protégés de C. Memmius, le poète Catulle, avait, comme Cicéron, fait sa «palinodie»: la pièce 11, qui mentionne le passage du Rhin et le débarquement en Grande-Bretagne doit être prise au sérieux 11• Le «cercle de Memmius», dès 55, devient «césarien», ou du moins cesse ses attaques contre César. Dans ces conditions, un autre aspect de l'Hymne à Vénus se découvre à nous. Dans le mémoire que nous avons cité, nous avions mis l'accent sur le fait que la Vénus invoquée par le poète porte l'épithète de Genitrix 19, tandis que la Vénus pompéienne, célébrée par le vainqueur de Mithridate en SS, portait celle de Victrix. Cela nous avait semblé un indice assez fort en faveur du «césarisme» de Lucréce 20 • A lui seul, ce fait avait paru assez mince; à la lumière de tous ceux que nous venons de rappeler, il devient significatif et clair. Si l'on accepte de penser que le prologue au poème de Lucrèce n'a pu être composé qu'en 54 ou 53, en un moment où Memmius et ses amis sont réconciliés avec l'imperator victorieux, il faut bien que le terme de Genitrix - celui sous lequel César invoquait sa protectrice - ait pris tout son sens. Pour Lucrèce et, surtout, pour ceux auxquels il s'adressait!

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Un autre indice vient appuyer cette conclusion: c'est autour de César que nous entrevoyons les cercles épicuriens de Rome pendant cette période. ·On sait que César avait alors pour beau-père Calpurnius Piso, le consul de 58. On sait aussi que ce Pison était un adepte d'Epicure, et Cicéron a longuement évoqué la manière dont il pratiquait la doctrine épicurienne21. On sait aussi qu'il avait comme «directeur de conscience» l'épicurien Philodème de Gadara, qui était, en même temps, poète et grand faiseur d'épigrammes amoureuses. On n'ignore pas non plus que ce cer-

Le discours contre Pison en SS, le discours pour Sestius en 56. C. J. Fordyce, Catullus. A Commentary (Oxford, réimpression 1973), 124 sq.; E. V. Marmorale, L'ultimo Catullo (Napoli 1952), 167 sqq., pense (pour les besoins de sa chronologie) que ce poème date au plus tôt de 54, mais sans apporter aucun argument positif. 19 V. ci-dessus, p. 163 et suiv. 20 Idée rejetée comme sans valeur par P. Boyancé, op. cit., p. 14 n. 2. 21 Pis., passim. 17

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cle épicurien de Philodème avait esaimé en Campanie; la villa d'Herculanum où ont été retrouvés tant de traités de Philodème aurait appartenu aux Pisons, et l'on peut admettre que l'école de Siron, où vécut Virgile, était en rapport avec les épicuriens d'Herculanum. On sait, d'autre part, que de nombreux épicuriens ont rejoint, pendant la guerre civile (mais déjà lors de la campagne de Gaule), l'étatmajor de César 22 • Nous avons essayé de montrer, aussi, que, pendant les dernières années de la guerre civile, lorsqu'il s'agissait de reconstruire la cité romaine, Philodème s'était mis au service de César et, en s'inspirant de la doctrine épicurienne, avait proposé un programme politique, dans un traité intitulé «Le bon roi selon Homèrei.ZJ. N'est-il pas possible, dans ces conditions, de se demander si le poème de Lucrèce ne contiendrait pas, déjà, certaines prises de position politiques? Certes, une précaution s'impose: il convient, d'abord, de ne pas oublier que la doctrine même d'Epicure n'est pas, a priori, favorable aux engagements politiques. Un tel engagement entraine, en effet, bien des troubles de l'âme; il expose celui qui brigue les magistratures à l'inimitié de ses semblables, ce qui est une source de chagrin et compromet l'ataraxie. Philodème le sait parfaitement 24 , et sur ce point, il ne se sépare pas du Maitre. Mais il sait aussi la différence qui existe entre l'action politique, qui lance celui qui la mène dans une véritable guerre avec ses concitoyens, et la réflexion sur les conditions les meilleures imaginables pour la vie de la cité. Une réflexion sur la politique diffère d'un engagement de fait. Epicure lui-même n'avait-il pas rédigé un livre Sur la Royauté 25 ? D'autre part, on ne doit pas imaginer, parce que, à la fin de sa vie, Lucrèce a fait allusion à la «religion• césarienne de Vénus, s'alignant ainsi sur l'attitude de C. Memmius et de ses amis, que, pendant tout le temps où il a rédigé son poème, il avait en vue les solutions «césariennes• aux problèmes politiques de Rome. L'idée d'un Lucrèce césarien par principe est absurde, et d'abord parce qu'elle est anachronique. Si, après 48, Philodème pouvait élaborer un programme politique d'inspiration césarienne, Lucrèce, entre 60 et 55, ne le pouvait guère. Pour la raison essentielle que César ne possédait pas le pouvoir, qu'il n'était pas le maitre de Rome, et

u A. Momialiano, Secondo contributo alla storia degli studi classici (Roma 1960), 375-388.

n P. Grimal, ci-dessous, p. 1177 et suiv. J4 Epicurea, ed. H. Usener, p. 328 (sous le Fr. 552) • Phld. Herc.J VII 176: l'acti• vité politique est ce qui nuit le plus à l'amitié. asH. Usener, Epicurea, p. 94. Voir Diog. Laert. X 28.

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ROME,LA LIIT8RATURE ET L'HISTOIRE

que, mis à part l'ensemble des Lois Juliennes de 59, qui ne constituaient pas, d'ailleurs, un programme de réformes cohérent, il apparaissait plutôt comme un ambitieux à la conquête du pouvoir personnel que comme le législateur qu'il deviendra à partir de 46. Mais ce qui nous importe, c'est de constater, d'abord, que Lucrèce n'a pas répugné à saluer, fût-ce indirectement, César, au début du premier chant, ensuite, que les réflexions qu'il présente, dans le cours de son poème, sur la vie politique, trouveront un écho dans le nouveau mécanisme de la cité, que César va s'efforcer de monter. L'état de trouble dans lequel vécut Rome pendant les dix dernières années de la République n'avait pu manquer de frapper Lucrèce, quelle que fût sa condition sociale· - et il y lieu de croire qu'il était un témoin, plutôt qu'un acteur. Les causes profondes de cette situation ne lui échappent point: le vice le plus grave que peuvent connaître les Etats est l'inuidia, la jalousie qui dresse les citoyens les uns contre les autres et provoque la discorde. On connaît la page dans laquelle Lucrèce expose ce qu'il considère (avec Epicure) comme une loi des sociétés humaines : le désir du pouvoir, inné chez les hommes, les conduit à se hausser au premier rang, mais l'Inuidia les foudroie, avant qu'ils n'aient atteint le sommet, et les précipite dans le Tartare - si bien qu'il vaut mieux, pour assurer sa propre paix intérieure, être sujet qu'être roi:

ut satius multo iam sit parere quietum quam regere imperio res uelle et regna tenere 26 ; et Lucrèce ajoute (1135):

nec magis id nunc est neque erit mox quam fuit ante. La situation qu'il décrit est de tous les temps; elle est du moment présent. Certes, les hommes ont essayé d'éviter la «loi de la jungle», et de limiter les effets de l'inuidia et de la discorde. Ils ont, pour cela, imaginé de se donner des lois égales pour tous (aequis legibus, 1149), ce qui eut pour effet de supprimer, ou du moins d'atténuer la crainte engendrée par un état de violence. Les remarques qui suivent, sur les conséquences de toute violence, et des manquements «aux pactes communs de la paix» 27 ne pouvaient pas ne pas suggérer des rapprochements avec la vie politique contemporaine, alors que le Forum était livré aux bandes rivales, depuis que Clodius avait organisé systématiquement émeutes et obstruction : les

26 27

V 1127-1128 ( = 1129-1130 Ernout). V 1155: qui uiolat factis communia foedera pacis.

LB POm.tB DB LUCJlacB BN SON TBMPS

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épicuriens, ou les hommes qui consentent à écouter les leçons de l'épicurisme, s'abstiendront de tels actes. Ils se rangeront du côté de l'ordre et des lois. Dans cette évolution des sociétés humaines, le rôle principal est donné à deux forces, dont Lucrèce pouvait mesurer la puissance dans la société contemporaine, l'ambition et le désir des richesses. Aussi longtemps que les hommes avaient vécu «selon la nature», c'est-à-dire en ne tenant compte que des mérites particuliers de chacun - la beauté, la vigueur physique, l'intelligence 21 -, la concorde avait pu régner. Mais on avait inventé la richesse (res) et l'usage de l'or, et tout s'était gâté; parce que la richesse, telle que la conçoivent les hommes, est une illusion. Les hommes, dans leur désir de surmonter le temps et la «corruption» qu'il entraîne, c'est-à-dire la mort, se sont efforcés de conquérir des ressources telles qu'ils n'aient plus rien à craindre d'un changement de fortune 29 , et c'est à ce moment que l'Envie a surgi, avec les conséquences que nous avons dites. · Cette analyse suit de fort près celle que l'on trouvait chez Polybe, au livre VI, présentée à propos de la constitution romaine. Polybe, lui aussi, montrait le rôle de l'argent dans l'évolution des cités et les changements consitutionnelsJO: les hommes au pouvoir, aussi bien dans une oligarchie que dans une tyrannie, provoquent l'envie des autres, dans la mesure où ils accaparent les prétendus biens 31 ; d'autre part, plus une cité est riche et prospère, plus elle est livrée à la corruption politique et sombre bientôt dans le «gouvernement de la canaille> (ochlocratie). Ces pages de Polybe illustrent parfaitement la situation dans laquelle Rome se trouvait plongée depuis les grandes conquêtes du siècle précédent. Les richesses dont disposaient les hommes au pouvoir attiraient, ainsi que le dit Polybe, une clientèle sur laquelle ils appuyaient leurs ambitionsu. Or, la même idée est exprimée par Lucrèce, lorsqu'il dit : c le plus souvent, les riches trouvent pour les suivre les hommes les plus beaux et les plus vigoureux» 33 • On se souviendra aussi que, au cours de ces mêmes années, Cicéron,

u V 1111 : pro facie cuiusque et uiribus ingenioque. 29 V 1121-1122: ut fundamento stabili fortuna maneret I et placidam possent

opulenti degere uitam. JO Plb. VI 5 sqq.; VI 57 sqq. 11 Plb. VI 8, 5: 6ppiJaavtsç ol ptv m wovsç{av xai •tÀapy\lpiav a6ucov, oi 6' 8Jri pt9aç xai -ràç c\pa -rmrta,ç wftcnooç &i>o>xiaç. Noter le terme d'cixA:iJo-rooç,qui a une résonnance épicurienne. n Plb. VI 9, 7. JJ

V 1115-1116.

222

ROMB, LA LITI8RATURB BT L'HISTOIRB

dans le De republica, reprendra des thèmes analogues, montrant comment les différents régimes politiques se transforment les uns dans les auttes : lorsqu'un peuple a choisi, pour le diriger, les hommes dont le mérite est le plus grand, tout le monde accepte leur gouvernement; mais, peu à peu, les copinions fausses» font que l'on considère comme «les meilleurs ceux qui sont les plus riches et les plus fortunés» 34 • Il est évident que Lucrèce, lorsqu'il expose les grandes thèses de la politique selon Epicure, n'est pas indifférent aux réalités romaines. Nous en avons la preuve dans un passage du prologue au second chant, malheureusement corrompu, mais dont le sens général est malgré tout intelligible. Décrivant le bonheur simple que donnent les biens naturels, Lucrèce ajoute: «puisque les trésors ne nous sont d'aucune utilité pour notre corps, pas plus que la noblesse ni la gloire de régner, il faut, par analogie (quod superest), penser que tout cela n'est pas utile non plus à notre âme, s'il n'est pas vrai que, lorsque tu verrais tes propres légions bouillonner sur l'espace du Champ de Mars, engagées dans l'image de la guerre ... les craintes superstitieuses, effrayées, s'enfuient de ton âme ... »35 • L'allusion est évidente, aux déploiements de troupes et aux manœuvres d'entraînement qui avaient lieu, à Rome même, sur le Champ de Mars. Si l'on veut aller plus loin, on pensera aux circonstances dans lesquelles César avait rassemblé son armée, au début de l'année 58, avant de partir pour la Gaule. On sait qu'une partie au moins des forces qu'il devait emmener demeurèrent à Rome aussi logntemps que les lois de Clodius frappant Cicéron ne furent pas votées 36 • Peut-être les vers que nous avons cités furent-ils écrits sous l'impression de ce déploiement de forces extraordinaire. Hypothèse assurément fragile ... Quoi qu'il en soit, Lucrèce a évidemment cherché à illustrer par l'expérience contemporaine les préceptes généraux de la doctrine. Il condamne, comme contraire à la sagesse épicurienne, et au bonheur personnel, tout ce que recherchent les hommes, l'ambition qui les pousse vers les

Rep. I 34, 51 : opulentos homines et copiosos, tum genere nobili natos esse optimos putant. 35 II 37-45. 36 Sest. 18, 41; Plut. Caes. 14, 9. On pourrait penser aussi (à cause de la mention des «superstitions> qui troublent les âmes) au départ de Crassus pour la province de Syrie, poursuivi par les malédictions du tribun Ateius Capito, à la fin de l'année 55 (J. Bayet, «Les malédictions du tribun C. Ateius Capito>, in Hommages à G. Dumézil (Bruxelles 1960), 31-45), mais la date est un peu tardive pour un texte qui, selon toute vraisemblance, fut rédigé antérieurement - à moins que l'on ne suppose que Lucrèce n'ait composé les prologues qu'à la fin de son travail. 34

LB POm.tB DB LUCR.8c:B BN SON TBMPS

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honneurs et surtout leur passion pour la richesse. Nous avons vu la conclusion que le poète tirait de son analyse : il vaut mieux obéir plutôt que de vouloir commander 37 • Or, cela résume fort bien l'esprit dans lequel se fera la révolution d'où sortira le principat. Philodème, nous l'avons dit, proposera une «bonne monarchie>, dans l'esprit épicurien 31• Cicéron estimera que la République devra confier la direction des affaires aux plus «sages>,à ceux dont les mérites réels seront les plus éminents et qu'un «premier citoyen> dominera de son autorité. Loin d'être à contrecourant, Lucrèce suit le fil de l'histoire et participe à la prise de conscien• ce qui se produit alors dans l'opinion - il y participe, et il y contribue, en dénonçant comme très réels les maux dont souffre l'Etat; certes, il ne propose pas des solutions pratiques, mais il montre que les fausses valeurs, celles qui détruisent l'ataraxie, sont aussi celles qui, dans l'histoi• re des cités, provoquent le désordre et l'anarchie. L'épicurisme en sort réconcilié avec l'intérêt le plus haut de Rome. Il n'est pas indifférent non plus de constater que cette nocivité de la richesse et de l'auaritia fut reconnue, à plusieurs reprises, par les politi· ques eux-mêmes. Nous la voyons dénoncée dans les lettres de Salluste à César 39 ; et nous savons que l'une des mesures prises par le nouveau régime sera de réduire considérablement l'activité des publicains. Ainsi politi• que réelle et philosophie convergent-elles et l'on peut affirmer que, même à ce point de vue, Lucrèce est loin d'être un isolé.

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LE MOM.BNT PHILOSOPHIQUE

La théorie politique sous-jacente à la philosophie de Lucrèce se rattache aux thèses fondamentales de l'épicurisme. Le poète en a repensé les grands thèmes en se référant aux problèmes propres à la cité romaine. On peut alors se demander si d'autres points de la doctrine, tout en appartenant à la plus stricte orthodoxie, n'en sont pas moins présentés en fonction de ce qui préoccupait alors les Romains. On sait que l'un des buts essentiels que se propose Lucrèce consiste à faire en sorte que l'âme de son disciple soit libérée de la crainte que nous

17

V 1127-1,128. p. 219,

n. 23. Notamment la lettre li,

11 Supra 39

s. 4.

224

ROMB, LA LITI'BRATURE ET L'HISTOIRB

inspire la mort. Cette crainte, ainsi que le dit Epicure lui-même 40, provient des mythes, qui présentent les Enfers comme un lieu de tortures, ou tout au moins de tristesse et d'angoisse. Cicéron, dans les Tusculanes, objecte aux épicuriens que personne, de son temps, ne croit plus à ces choses. Le passage est célèbre: «Quelle vieille femme existe-t-il, assez folle pour craindre ce que vous, apparemment, si vous n'aviez appris la structure du monde, vous redouteriez?» 41 • P. Boyancé fait observer que tout le monde n'était pas aussi sceptique en face de l'outre-tombe : il allègue les appartitions de spectres, qui émouvaient les spectateurs, au théâtre, les représentations eschatologiques dans la peinture étrusque, et ajoute que ces terreurs «avaient leur origine en Grèce, notamment dans les poèmes des orphiques» 42• Certes, cela est fort exact, mais si les supplices infernaux jouent un rôle, pour Lucrèce, dans la crainte de la mort, ce n'est pas la seule considération qui explique ce sentiment. Nous avons même l'impression que c'est là le moindre des arguements considérés. En réalité, ce que veut détruire Lucrèce, c'est moins l'image du monde infernal, avec sa mythologie propre et traditionnelle, en Grèce (mais depuis quand?) et sans doute dans le monde étrusque, que la croyance en une survie personnelle. Et là, il est de plain-pied avec la «spiritualité> italique et romaine. Est-ce la peine de rappeler que la plus ancienne religion romaine prescrit des rites pour apaiser les Mânes, considérés comme des «esprits> malfaisants? Et que cette conception, d'abord vague, avait fini par donner naissance à l'idée que chaque mort survivait, sous une forme quasi divine? Il est remarquable que le premier exemple du mot manes pour désigner l'âme d'un mort déterminé soit fourni par le discours de Cicéron Contre Pison, qui date de l'année 55 43• Lucrèce, ici encore, s'adresse moins à des Grecs initiés à l'orphisme qu'à des Romains: ce qui tourmente les vivants, c'est l'idée non qu'après la mort ils devront expier leurs fautes, mais qu'ils seront privés des plaisirs de la vie. Et l'essentiel de son discours tend à montrer l'absurdité d'un tel regret - puisque, dans toute la première partie du livre III, il estime avoir démontré de manière irréfutable que la mort physique marquait la fin de toute sensibilité et de toute conscience. Si bien que la dernière partie du chant III, loin d'être, comme on l'a dit, un discours diatri-

'° Ep. ad Hdt.

81.

Tusc. I 21, 48. 4 2 P. Boyancé, op. cit., 149. 43 Pis. 1, 16: coniuratorum manes. 41

LB POm.Œ DB LUCIŒCB EN SON TEMPS

225

bique, où chacun pourra trouver son compte, touche au fond même du problème; chaque lecteur, entrainé par l'opinion commune, qui veut que les défunts ne retournent pas totalement au néant, redoute pour luimême le temps qui suivra sa propre mort. Sunt aliquid Manes, écrira Properce, bien des années plus tard. Les contemporains de Lucrèce n'en étaient pas moins persuadés que ne le fut le poète d'Assise. Cicéron, qui ridiculise les épicuriens parce qu'ils nient les supplices infligés aux âmes dans les Enfers, et qui, lui, croit à l'existence d'une âme immortelle dans chaque être humain, n'en éprouvera pas moins le besoin de prononcer, pour conclure le premier livre des Tusculanes, un éloge en règle de la mort 44 • Et, ce faisant, il retrouve (ou emprunte à Lucrèce) un bon nombre des arguments que nous lisons au chant III. On ne saurait dire si Lucrèce est sa source dans ce passage et cela ne nous importe guère ici; ce qui nous importe, c'est de constater que les philosophes, en ce milieu du I• siècle av. J.-C., sont intéressés par le problème de la mort et que, quelle que soit la doctrine de leur choix, platonisme, teinté ou non de stoïcisme, ou épicurisme, tous s'accordent à justifier la mort. A l'origine de leur désir de réhabiliter ce qui, en d'autres temps, passe pour le mal par excellence, un châtiment envoyé par la divinité à la créature, on discerne une volonté délibérée d'optimisme, de considérer comme bon tout ce qui est donné par la Nature 45 • Cicéron pense que la mort résulte, comme tout ce qui est, d'une Providence divine. Lucrèce est d'un avis contraire. Pourtant, l'acquiescement à la loi universelle est aussi un argument ivoqué par Lucrèce : l'ordre du monde est à lui seul un objet de contemplation suffisant pour justifier la mort des individus. La mort appartient à cet ordre; elle lui est nècessaire. Elle arrache le sot, l'ignorant, à ses maux 46 - et, en cela, elle lui est un bien, même s'il ne le comprend pas. Quant au «sage», il a compris depuis longtemps que la possession du bonheur absolu ne se situe pas dans la durée, mais dans chaque instant qui est vécu 47 • La «prédication» de Lucrèce s'accorde donc parfaitement avec les préoccupations majeures de ce temps, dans la mesure où l'on s'efforce alors de retrouver les raisons qui peuvent inspirer les hommes et les inci-

44 Tusc. I 34, 82 sqq. Sur les rapports existant entre Cicéron et Lucrèce, à propos de ce passa1e en particulier, voir J. M. André, «Cicéron et l.ucréce>, in Mélanges P. Boyancé (Rome 1974), 26 sq. 45 Cie. Tusc. I 49, 118: nihilqw in malis ducamus quod sil uel a di.\ immortalibus uel a natura parente omnium constitutum . .. III 1045-1052. "III 1076-1094.

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ROME, LA LITI8RATURE ET L'HISTOIRE

ter à vivre: cette «fin» de l'existence humaine parait être la conformité à la Nature, une volonté de purification, afin de retrouver l'homme dans son intégrité, délivré des erreurs de l'opinion. L'antique socratisme porte ses fruits, à travers les doctrines issues de lui, et au-delà de leurs divergences. Cette aspiration à retrouver la c nature>, ou, du moins, à discerner ce qui vient d'elle et ce que les hommes lui ont ajouté domine toute la pensée philosophique de cette période, dans tous les domaines. On songera aux efforts de Posidonius pour instituer une anthropologie fondée sur l'observation. On se souviendra aussi de la tentative de Diodore, au moment même où Lucrèce composait son poème, pour retracer, en un ensemble cohérent, l'histoire de l'humanité, à partir de ses origines biologiques. Certes, il est évident que l'un des garants de telles recherches est Aristote et son école, mais c'est dans le monde romain, et grâce (Diodore le dit explicitement) aux facilités que la domination de Rome sur le monde fournissait aux savants 41 , que l'enquête put se développer et se préciser. Il s'en est suivi un vaste mouvement, dont l'Encydopédie de Varron est un aspect; non seulement les Antiquités de Rome en apportent le témoignage, mais surtout les travaux du même Varron sur le langage, qui sont un moyen pour saisir la nature d'un phénomène déconcertant, contemporain de l'humanité même et essentiel à son être. Cela apparaît en particulier pour l'étymologie, qui est un effort pour remonter aux sources du vocabulaire. Les suggestions du Cratyle hantent les esprits. Le passage que Lucrèce consacre au langage s'insère dans un ensemble extrêmement riche; il prend parti dans la lutte des théories, et il le fait, ainsi qu'on l'a remarqué, avec une véhémence qui montre que la querelle entre les tenants de la création conventionnelle du langage et ceux qui considéraient celui-ci comme un phénomène naturel, dans lequel la «nature» seule avait joué un rôle, était encore bien vivace» 49 •

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La querelle relative au langage n'est qu'un aspect d'un choix métaphysique : le langage, forme et moyen de la rationalité, est-il un don d'une Raison transcendante, comme le veulent les stoïciens, à la suite des Diod. I 4, 1 sqq. J. Collart, Va"on, grammairien latin (Paris 1954), 268. Sur le problème, P. Boyancé, op. cit., 245 sqq. 41 49

LB POèMB DB LUCRècE BN SON TBMPS

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platoniciens, ou n'est-il que le produit d'un devenir historique dans lequel l'homme ne jouit d'aucun privilège? Répondre à cette question implique que l'on a, auparavant, répondu à une autre, celle qui concerne le rôle des dieux dans l'organisation de l'univers. Or, si la doctrine d'Epicure avait, depuis longtemps, apporté sa réponse, en affirmant que les dieux ne sauraient intervenir dans la conduite des choses, le platonisme et le stolcisme faisaient une large place à l'action d'une Providence. Mais le problème ne se débattait pas seulement à l'intérieur des écoles; à Rome, il concernait la cité tout entière, puisqu'il n'était pas une institution qui n'y reposât sur le postulat d'une intervention divine. Il suffira de rappeler l'importance, dans la vie publique, de la prise des auspices. Et, précisément, depuis le consulat de César, et déjà auparavant, l'on assistait à une manipulation éhontée des présages. César avait refusé d'accepter les obnuntiationes qu'on lui opposait et, par ce moyen, avait contraint son collègue Bibulus à s'enfermer dans l'inaction. Ce faisant, César se comportait en épicurien, du moins sur le plan de la théorie. La docfrine d'Epicure pouvait donc apparaitre comme fort dangereuse, et susceptible de bouleverser tout l'Etat. Mais l'épicurisme n'était pas la seule philosophie qui présentât ce danger; toute la réflexion savante, depuis bien des générations, et à Rome même, tendait à instaurer une critique de la religion officielle 50 • On sait quel fut à cet égard le rôle de O. Mucius Scaevola le pontife 51 , et celui de Varron. Tout compte fait, les Romains qui se préoccupaient de philosophie, à ce moment, sont dans un grand embarras : ils savent bien que les cités ne peuvent subsister sans l'appui de la religion; mais ils savent aussi que les opinions reçues concernant les divinités ne répondent pas à une vérité certaine. C'est le traité de Cicéron sur la Nature des diewc qui donne l'image la plus claire de cette embarrassante situation. En face de l' épicurien Velleius et du stoïcien Balbus, dont chacun professe sur les dieux des opinions fermes, le pontife C. Aurelius Cotta (qui avait été consul en 75) avoue un scepticisme presque total. Il le fait en disciple de l'Académie une Académie sceptique dont Cicéron n'est pas le disciple entièrement fidèle -, de ceux qui aiment à disputer pro et contra. Au total, dit Cotta, il n'existe aucun bon argument pour prouver, ni d'ailleurs pour nier l'existence des dieux. Ce qui compte, c'est la nécessité d'observer les rites de la religion politique. Son scepticisme même l'y invite. Au nom de quelle « vérité> inaccessible aurait-il le droit d'ébranler ce qui est l'un des piliers de

50

51

P. Boyancé, c Sur la théologie de Varron», in RI':A 57 (1955), 57-84. Par le témoignage d'Augustin, Civ. IV 27.

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ROME, LA LITŒRATURB ET L'HISTOIRE

la vie sociale? Les opinions reçues sont, au même titre que les théories philosophiques, des opinions possibles - elles sont même probables, et d'une probabilité accrue par le fait que cette religion politique a permis la grandeur de Rome 52 • Dans la mesure où les épicuriens ne participent pas à la vie politique active, leur opinion sur les dieux ne concerne pas la religion politique, et tel n'est pas le terrain sur lequel se place Lucrèce. Ce qui lui importe, c'est de montrer à Memmius le rôle des divinités dans la vie spirituelle des hommes. En fait, autour de lui, et dans le cercle même de son protecteur, Lucrèce pouvait constater que le débat sur les dieux ne concernait pas, essentiellement, les philosophes, ni même les politiques, mais qu'il mettait en question les réactions spontanées de la sensibilité et les aspirations des consciences individuelles. On pensera aux progrès accomplis par ce que l'on appelle, assez vaguement, les «religions orientales». Catulle compose un poème sur Attis, qui s'achève par une prière du poète demandant à la déesse de lui épargner ses fureurs 53 • Cette intervention personnelle de Catulle ne s'expliquerait pas si la religion de Cybèle n'exerçait pas un attrait sur certains esprits 54 • Toute la structure de la pièce 64, avec son jeu de symboles, qui place au centre de la composition l'apothéose d'Ariane, divinisée par l'amour de Bacchus, indique bien que Catulle était sensible aux aspirations religieuses du monde qui l'entourait, même si, comme on l'a soutenu, il ne fut pas, à la fin de sa vie, «converti» à la religion dionysiaque. Il est hautement probable que les mystères de Dionysos ont trouvé, au temps de César, des fidèles de plus en plus nombreux, et l'on admettra que le dictateur a pu autoriser lui-même la reconstitution des Thiases 55• Lucrèce ne pouvait ignorer non plus l'essor pris, en Campanie, puis à Rome, par la religion d'Isis et Sarapis. Sulla avait permis (ou patronné) la fondation d'un collège des Pastophores, qui paraît avoir duré pendant des siècles. Lucrèce avait pu utiliser des monnaies frappée~ de son vivant et ornées de symboles isiaques 56 • Il connaissait aussi les épisodes de la lutte

Discours de Cotta, Cie. Nat. deor. III 2, 5-6. Voir J. M. André, «La philosophie religieuse de Cicéron», in Ciceroniana. Hommages à K. Kumaniecki (Leiden 1975), 52

11-21.

Catull. 63, 91-93. De cet attrait témoigne Lucrèce lui-même, II 600 sqq.; voir P. Boyancé, « Cybèle aux Mégalésies», in Latomus 13 (1954), 337-342. 55 Avec E. V. Marmorale, L'ultimo Catullo, 176 sqq. 56 Exemples in V. Tran Tarn Tinh, Essai sur le culte d'Isis à Pompéi (Paris 1964), 20sqq. 53 54

LB POèME DE LUCRBCE EN SON TEMPS

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menée par les autorités pour empêcher les _fidèles d'élever temples et autels aux divinités venues d'Egypte. Les magistrats et le sénat en ordonnaient la démolition, mais, toujours, ils renaissaient, et l'on a fait observer que, lorsque le consul L. Aemilius Paulus (en 50 av. J.-C.) voulut faire détruire les sanctuaires d'Isis et de Sarapis, il ne trouva aucun ouvrier qui osât porter la main sur ces édifices sacrés 57 , ce qui indique bien que les gens du peuple éprouvaient, à l'égard de ces divinités, un sentiment de crainte et de respect. Les problèmes religieux, depuis une génération au moins, avaient pris une dimension nouvelle. Il ne s'agissait plus de mettre en question les dieux de la cité - leur religion demeurait intangible, comme une institution sacrée, mais personne ne s'interrogeait vraiment à leur sujet - ; le véritable problème était de savoir comment satisfaire les aspirations profondes de la conscience individuelle en face du divin. Et cela concernait les formes non officielles, ou, si l'on veut, «extra-pontificales>, de la prière et du culte. Et c'est bien à ce problème que, déjà, s'était attaqué le fondateur de l'épicurisme. Il avait constaté que l'âme humaine possédait une «prénotion > des divinités, et il s'était demandé quelle était la valeur de cette notion, qui avait donné lieu, entre autres, aux diverses religions des cités. Si bien que son analyse part d'une donnée de la concience, non d'une tradition ni d'une institution 51• Et l'on comprend comment le poème de Lucrèce se trouvait aller au-devant des préoccupations religieuses de ses contemporains. Le dessein d'Epicure n'était pas - et celui de Lucrèce non plus - de nier l'existence des dieux, bien au contraire; il s'agissait de confirmer cet• te existence, par des arguments philosophiques, et surtout de montrer que ces divinités apparemment inutiles dans le système du monde avaient en fait un très grand rôle à jouer dans la conquête de la sagesse et du bonheur. Il est inutile de rappeler ici quel était ce rôle 59 , comment les divinités, accessibles à une contemplation directe grâce aux simulacres qu'elles émettent, offraient aux humains l'image de la beauté et du bonheur, proposant à leur imitation un idéal qui était, précisément, celui du bonheur épicurien, dans l'ataraxie. L'analyse épicurienne du divin n'est pas négative; elle ne réfute qu'une conception irrationnelle de la divinité, qui trouble l'âme et met le désordre dans la pensée. Elle installe au

Val. Max. I 4; V. Tran Tam Tinh, op. cit., 22. Voir l'exposé de Velleius, in Cie. Nat. deor. I 16, 42 sqq. 59 A.-J. Festuaière, Epicure et ses diewc (Paris 2 1968). 57

51

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ROMB,LA LITIBRATURB BT L'HISTOIRB

contraire les dieux à leur place juste dans le système du monde, et l'on peut dire qu'elle les réconcilie avec les hommes. On voit l'importance d'une telle doctrine au moment où les cultes orientaux apportaient aux Romains ce que l'on pourrait appeler le frisson religieux primitif et bar:bare; ils les rendent semblables à ces premiers hommes que Lucrèce montre écrasés par la peur qu'ils ont des colères divines 60. Mais il n'y avait pas que l'invasion des cultes orientaux qui justifiait la diatribe lucrétienne. Quelques annés plus tard, Cicéron lui-même, après la mort de sa fille, non seulement sera infidèle à la thèse qu'il expose au premier livre des Tusculanes, mais il se laissera aller à diviniser la morte, en lui élevant un sanctuaire. Ce faisant, se montre-t-il seulement disciple de Crantor 61 - et philosophe - ou ne se laisse+il pas entraîner lui aussi par des «superstitions» orientales sur l'héroïsation, de celles qui méconnaissent (diraient les épicuriens) la différence essentielle de nature qui · existe entre les mortels et les immortels? Mais peut-être n'était-il pas nécessaire de chercher en Orient les origines de cette apothéose. Les Romains eux-mêmes étaient assez enclins à admettre qu'un personnage hors du commun pouvait devenir dieu. Lucrèce lui-même ne s'en fait pas faute, en divinisant Epicure, et ce n'est pas une dizaine d'années avant l'apothéose - populaire - de César que l'on pourrait douter que ce fût là une tendance très répandue.

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LE MOMENT POLITIQUE

Les quelque dix années pendant lesquelles nous pensons que Lucrèce composa son poème sont celles où s'affirme avec éclat l'école des poetae noui, des cantores Euphorionis, pour reprendre le mot de Cicéron, qui les oppose à Ennius. Or, tout le monde s'accorde à dire que Lucrèce est «du côté d'Ennius»: il compose un long poème, de caractère à la fois épique (au moins par la langue et le mètre) et didactique, comme peuvait être dans une certaine mesure l'Evhémère d'Ennius. Ici, donc, il semblerait que J..,ucrèce fût «à contre-courant» de son époque. Et c'est là ce qui aurait motivé le jugement célèbre de Cicéron sur les poemata de Lucrèce : 60 •1

V 1194-1197; 1218-1240. P. Boyancé, «L'apothéose

de Tullia», in REA 46 (1944), 179-184.

LE P08MB DE LUCIŒCE EN SON TEMPS

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Lucreti poemata, ut scribis, ita sunt multis luminibus ingeni, multae tamen artis 63 • L'ars, la technique poétique, aux yeux de Cicéron, ne saurait être que celle dont avaient usé les poétes csolides», graues, d'autrefois. Mais il n'est pas aussi aisé d'échapper aux impératifs de son époque. Le dessein des poetae noui était d'importer dans la littérature latine des formes grecques qui n'avaient jamais été jusque-là utilisées à Rome. Leur cphilhellénisme» n'était que relatif. Nous avons dit que Memmius, homme cultivé, ne croyait pas à la possibilité pour les lettres latines de rivaliser avec les grecques. Lucrèce fait écho à cette opinion, lorsqu'il écrit, avec quelque complaisance, sans doute, pour les préférences de Memmius: cJe ne me dissimule pas, dans mon coeur, qu'il est difficile d'exposer clairement dans des vers latins les découvertes obscures des Grecs, surtout étant donné qu'il faut recourir à des mots noiiveaux, pour exposer beaucoup de choses, à cause de la pauvreté de notre langue et de la nouveauté du sujeh 63 • Cet effort pour annexer de nouvelles provinces au latin est bien proche de celui que faisait Catulle, vers le même moment, lorsqu'il traduisait l'élégie de Callimaque sur la boucle de Bérénice! Indirectement, mais non pas malgré lui, Lucrèce participe à cette grande évolution de la langue latine, à ce travail qui prépare le classicisme, et qui ressemble à celui d'un printemps. Nous en avons la preuve dans l'influence exercée par la langue poétique que Lucrèce est en train de créer sur celle de Virgile, des Géorgiques à l'Enéide. Le problème de Lucrèce est le même que celui qui se posait à Cicéron, et dont les termes sont énoncés par lui dans les Académiques, en 45 av. J.-C.: cPourquoi, dit-il, les gens qui connàissent bien les lettres grecques lisent-ils les poètes latins, mais ne lisent pas les philosophes écrivant en cette langue? Mais, puisque Ennius, Pacuvius, Accius, et beaucoup d'autres leur plaisent, qui ont exprimé non pas les mots des poètes grecs, mais le sens de leur oeuvre, combien trouvera-t-on plus de plaisir si les philosophes latins, suivant l'exemple des poètes qui imitent Eschyle, Sophocle, Euripide, imitent Platon, Aristote, Théophrasteh 64 • C'est tout le problème de l'imitation créatrice. De même que Catulle, puis, bientôt, Virgile, recréent la poésie de leurs modèles, de même Lucrèce se donne pour tâche de repenser l'épicurisme. On pourra apprécier l'ampleur de cette recréation en comparant la langue de Lucrèce à celle qui, avant lui, avait servi à exposer, en latin, la

Cie. Ad Q. fr. Il 9, 3 (lettre écrite avant le 12 février 54). 1 136-139. .. Cie. Ac. I 3, 10. •2 61

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ROME,LA LITTÉRATUREET L'HISTOIRE

doctrine épicurienne. Amafinius, à qui l'on devait le premier ouvrage latin sur l'épicurisme, avait usé des mots les plus simples; il appelait les atomes corpuscula. Catius, contemporain de Lucrèce, appelait les simulacres spectra. Et Cicéron a raison de penser que ce vocabulaire était fort peu efficace; il n'était formé que de signes mis sur des réalités dont ils ne cernaient pas la nature. Il en allait de même pour le système préconisé par Varron, qui voulait que l'on formât des néologismes pour traduire en latin les notions imaginées par les philosophes grecs. Dans cette hypothèse, les atomes devenaient simplement atomi. Mais on voit que cette solution ne résout pas le problème, qui consiste à mettre l'esprit d'un interlocuteur, qui n'a jamais entendu parler de la physique épicurienne, au contact même de la notion d'atome. A ce moment intervient la poésie, seule capable d'assurer cette vision directe de l'objet décrit. Les implications méthodologiques de ce fait ont été montrées par P. H. Schrijvers 65 • Remarquons seulement ici que Lucrèce utilise des ressources encore inexploitées de la langue latine, si abondante en images, si vivement «affective>, et dont Cicéron vantait si justement la richesse 66 • L'exposé philosophique ne reposera pas sur un jeu de concepts, comme en grec, mais se résoudra en une série d'images et de visions. Reste le problème des rapports, souvent signalés, entre Lucrèce et Catulle 67 • Qui, des deux poètes, a imité l'autre? Les deux thèses ont été soutenues, selon les besoins de la cause que l'on défendait. Pour clarifier quelque peu le problème, il convient d'abord de distinguer entre des rencontres d'expression peu significatives et des emprunts que l'on peut considérer comme certains. Ainsi, l'on ne tiendra pas compte de ressemblances assez vagues, comme celles que l'on croit déceler dans la piéce 76 68 et la pièce 11 de Catulle 69 • On notera d'ailleurs que ces deux pièces

Ho"or ac Divina Voluptas (Amsterdam 1970), 87 sqq.: la poétique physique; voir surtout p. 91 l'analyse de l'animi iniectus. 66 Cie. Fin. I 3, 10. Cf. Tusc. II 15, 35. 67 Depuis H. A. J. Munro (ed.), T. Lucretii Cari De Rerum Natura libri sex, with notes and a transi. (Cambridge 1864); puis J. Jessen, Lukrez und sein Verbiiltnis zu Catull und Spiiteren, Gymn.-Progr. (Kiel 1872); C. Giussani (ed.), T. Lucreti Cari De rerum natura libri sex, vol. II (Torino 1896), comm. ad II 618 sqq.; L. Woll, De poetis Latinis Lucreti imitatoribus (Diss. Freiburg im Br. 1907); Catulli Veronensis liber, erkl. von G. Friedrich (Leipzig 1908), 395-397 (injustement critiqué par Marmorale); E. V. Marmorale, L'ultimo Catullo, 172 sqq.; L. Herrmann, «Catulle et Lucrèce» (supra p. 214, n. 2). 61 Catull. 76, 15 : hoc est tibi peruincendum; Lucr. V 99: peruincere dictis. Catull. 76, 18: iam ipsa in morte; Lucr. VI 1157: leti iam limine in ipso. 69 Catull. 11, 13-14 : quaecumque feret uoluntas / caelitum; Lucr. III 44 : si fert 65

LB POèMB DB LUCRèCB EN SON TEMPS

233

ne sont pas écrites en hexamètres, mais que l'une est en distiques élégiaques, l'autre en strophes sapphiques. Ce qui rend d'autant plus significa• tif le fait que les seuls rapprochements convaincants s'établissent entre la pièce 64 de caractère épique, et le poème de Lucrèce. Ainsi : Catulle, 64, 195-198 (querelas)... quae quoniam uerae nascuntur pectore ab imo; Lucrèce, III 57-58: nam uerae uoces tum demum pl!ctore ab imo I eliciuntur. On ajoutera que le commencement du vers de Catulle (quae quoniam) a une sonorité particulièrement lucrétienne. Catulle, 64, 282 : aura parit flores tepidi fecunda Fauoni; Lucrèce, I 11 : genitabilis aura Fauoni (où la formule de Lucrèce est en accord avec tout le développement, imposée par lui; celle de Catulle est un «orne• ment»). Catulle, 64, 205-206 : quo motu tellus atque horrida contremuerunt / aequora concussitque micantia sidera mundus (vers qui se souvien• nent de l'Iliade, I 528); Lucrèce, III 834-835: omnia cum belli trepido concussa tumultu / ho"ida contremuere sub altis aetheris oris (vers «enniens»; cf. Ann. v. 310 Vahlen: Africa terribili tremit horrida te"a tumultu); Lucr. V 514: quo uoluenda micant aeterni sidera mundi (la fin du vers est caractéristique, et se retrouve dans le passage de Catulle); Lucr. V 1204-1205: nam cum suspicimus magni caelestia mundi / templa super, stellisque micantibus aethera fixum (où surgit un autre souvenir d'Ennius, Hécube, Fr. 163 Ribbeck: o magna templa caelitum commixta stellis splendidis). Ce groupe de vers parallèles suggère ici encore l'impression que Lucrèce est l'initiateur et Catulle, si l'on veut, l'utilisateur des formules ainsi créées à partir de la langue épique d'Ennius. Tout se passe comme si Catulle, voulant exprimer d'une manière «sublime» l'idée du roi des dieux ébranlant l'univers, avait recouru à des expressions et des cellules rythmiques façonnées par Lucrèce. Catulle, 64, 62 : magnis curarum fluctuai undis; Lucrèce, III 298 : nec capere irarum fluctus in pectore possunt; VI 34 : uoluere curarum tristis in pectore fluctus; VI 74: constitues magnos irarum uoluere fluctus. Il est peu probable que Lucrèce ait repris aussi souvent une expression qu'il aurait trouvée dans Catulle; les probabilités sont en faveur de la situation inverse : Catulle utilisant une formule lucrétienne, qui réapparaîtra chez Virgile (Aen. VIII 19 : magno curarum fluctuai aestu). Un rapprochement comme le suivant (Catulle, 64, 50: haec uestis priscis hominum uariata figuris; Lucrèce, II 335 : percipe multigenis quam

ita forte uoluntas. Cf. Sail. lug. 54, 4: quo cuiusque animus fert, eo discedunt. Voir aussi Ov. Met. l 1.

234

ROME,LA LITIBRATURE HT L'HISTOIRE

sint uariata figuris) nous semble concluant : le vers de Lucrèce ne pouvait · pas être autrement rédigé, le terme de figura ayant ici sa valeur technique, irremplaçable. Il n'en va pas de même pour le vers de Catulle, où le mot de figura appartient à la langue courante. Ce qui s'est imposé à Catulle, c'est la fin du vers, souvenir de la formule qu'il avait lue chez Lucrèce. Un vers (malheureusement isolé) de Varron de l'Aude, provenant de ses Argonautiques (livre IV), montre que le procédé employé par Lucrèce, son attitude à l'égard de la langue d'Ennius, ne lui sont point particuliers. Nous lisons en effet chez Varron 70: semianimesque micant oculi lucemque requirunt, et une glose de Servius 71 nous apprend que c'est là un vers d'Ennius, transporté sans changement par Varron dans son poème. Si, enfin, l'on remarque, avec Skutsch 72, que Furius Bibaculus n'avait pas dédaigné de se rattacher à Ennius, il faut bien conclure que d'authentiques poetae noui ne se faisaient pas faute d'utiliser la langue forgée par le vieux poète. Si bien que l'on ne peut souscrire à l'opinion de Skutsch lui-même, écrivant que Lucrèce est un «archaïsant>, et qu'entre Catulle et lui il semble y avoir une différence d'un siècle 73 - opinion que le même philologue contredit, dans la phrase suivante, lorsqu'il ajoute: «pourtant, il était d'ores et déjà impossible, même pour qui le voulait, de se soustaire, lorsqu'on écrivait en hexamètres, à l'influence d'Ennius>, et il rappelle que quelques expressions enniennes sont contenues dans le poème 64. En réalité, il apparaît que les rapports entre les poetae noui (parmi lesquels l'on peut, jusqu'à un certain point, ranger Lucrèce 74) sont plus subtils qu'on ne le disait au début de notre siècle, sur la foi du jugement cicéronien qui opposait, trop rapidement et d'une manière trop absolue, les sectateurs d'Ennius et les cantores Euphorionis. E. Pasoli, récemment75, a noté que Lucrèce, tout en devant beaucoup à Ennius, prenait W. Morel (ed.), Fragmenta poetarum Latinorum, p. 96, v. 11 (10). F. Skutsch, in RE V 2, 2616, 7 sqq., rattache ce fragment au Bellum Sequanicum. 71 Serv. Aen. X 396. 1 2 In RE V 2, 2615 sq. 73 F. Skutsch, ibid.: «Es kann keinen eigentümlicheren Gegensatz geben ais zwischen,Catull 64 und Lucrez; nicht um wenige Jahre, sondern um ein Jahrhundert scheinen sie sprachlich auseinander zu Jiegen> (art. paru en 1905). 74 L. Ferrero, Poetica nuova in Lucrezio (Firenze 1949). 75 « Su un'immagine lucreziana, Naturam ... latrare (2,17)>, in GIF 21 (1969), 259-265; «Ideologia nella poesia. Lo stile di Lucrezio >, in Lingua e Stile 5 (1970), 367-386. 70

LB P08MB DB LUCROCB BN SON TBMPS

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ses distances par rapport à lui, dans la mesure surtout où leurs choix philosophiques différaient. Mais il y a plus: Lucrèce adopte, à l'égard d'Ennius, une attitude analogue à celle des poètes alexandrins à l'égard d'Homère et d'Hésiode. L'influence de Callimaque sur lui est indéniable 76 • Enfin, Lucrèce se joint d'une autre façon encore au mouvement des poetae noui, lorsqu'il veut, lui aussi, annexer un canton nouveau à la poésie latine. Son maître véritable, avec Epicure, est Empédocle, et Lucrèce sera le premier à composer un poème cosmogonique. Or, nous savons qu'à la même époque, un certain Sallustius composait des Empedoclea 77 • Apparemment, Empédocle était alors à la mode, comme l'étaient les Phénomènes d' Aratos, que traduisait Cicéron. Les poètes latins éprouvaient le besoin de doter leur patrie d'un nouveau «genre>, celui de l'épopée cosmogonique. Parmi eux, seul Lucrèce avait le génie suffisant pour y parvenir.

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Telles sont les principales directions dans lesquelles il nous a semblé que l'on pouvait discerner les attaches de Lucrèce avec son temps. Il se situe sur les trois grandes lignes de force qui sont en train de provoquer la révolution politique et spirituelle d'où naîtra l'Empire. Loîn d'être un c isolé>, un c attardé», il fait figure de précurseur. Est-il besoin de rappeler la dette de Virgile à son égard, Virgile, le chantre du monde nouveau en gestation? Non seulement il a montré au poète de Mantoue qu'il était possible de réconcilier la poésie et la doctrine épicurienne, plus profondément que ne le faisait Philodème, non seulement il lui a fourni plus et mieux que l'ébaucle d'un langage épique plus parfait et plus intense que celui d'Ennius, tout en respectant l'essentiel, à cet égard, de la tradition romaine déjà établie, non seulement il a ainsi travaillé à réaliser la continuité nationale de la poésie latine, mais il a prouvé que l'expression poétique pouvait cesser d'être un lusus (au sens où l'entendaient Laevius et encore Catulle) et concerner les aspirations essentielles de la vie intérieure. Il a contribué à ouvrir à la poésie humaine une véritable «chambre d'échos>, et ainsi, parallèlement à Catulle, à en faire un instrument au service de la conscience la plus secrète. Lucrèce a, en outre, été sensible aux aspirations politiques de son

76 77

E. Pasoli, c Ideologia ... "• 380. Cie. Ad Q. fr. II 9, 5.

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ROMB, LA LITI8RATURB BT L'HISTOIRE

temps. Il fut, avant ceux que l'on nomme les poètes «augustéens», le chantre de la paix. Tibulle, Horace tiendront le même langage. Assez pessimiste, en ce domaine, il savait, à la fois, qu'un Etat livré à l'anarchie devait trouver un maître, mais, que, le maître venu, la jalousie, l'inuidia qu'il susciterait ne pourrait manquer de l'abattre. Les événements lui donnèrent raison, puisque César, salué comme un sauveur par les épicuriens autour de Philodème, fut abattu par le complot des «républicains>. Mais, d'une manière assez inattendue, Auguste saura rompre cette malédiction et, tout en rétablissant le pouvoir des lois, échapper à l'inuidia, ainsi que le découvrira Virgile, au temps des Géorgiques". Lucrèce avait eu le mérite de rappeler que la vieille analyse épicurienne était toujours actuelle. La réflexion des historiens sur les causes de la guerre civile s'en inspirera, lorsqu'elle insistera sur les méfaits de l'auaritia et, en général, de la richesse, destructrice de la concordia. Loin d'aller à contre-courant de la pensée romaine traditionnelle, l'enseignement de Lucrèce contribua à en étendre la portée, tout en rappelant que l'une des fins possibles de la vie humaine était la sagesse et la contemplation raisonnée de l'Univers.

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Voir ci-dessous, p. 843 et suiv.

LES MÉTAMORPHOSES D'OVIDE ET LA PEINTURE PAYSAGISTE À L'ÉPOQUE D'AUGUSTE

Si le dessein lui-même des Métamorphoses, d'écrire une cosmogonie à l'aide de menues épopées identiques par leur thème, est une nouveauté à sa date dans l'histoire de la littérature latine, le poème, par contre, n'est original ni par les légendes qu'il raconte ni par les personnages qu'il évoque. Ovide, on l'a montré depuis longtemps, a puisé dans le fonds commun des traditions littéraires 1, qui est aussi le répertoire ordinaire de la plastique. Mais, si les auteurs modernes qui se sont occupés d'Ovide ont songé aux précédents littéraires, ils ont trop négligé les œuvres de la peinture et de la sculpture 2 : et, pourtant, un commentaire fondé sur celles-ci ne serait pas moins précieux que des gloses purement littéraires. Les « Enlèvement d'Europe•• les « Délivrance d'Andromède» ont certainement aidé l'imagination du poète et l'ont limitée, dans la mise en scène et le détail des attitudes, de la même façon que ses sources écrites lui proposaient, et lui imposaient, certaines données générales pour chaque légende. Telle évocation, étrangement précise, d'Apollon Pasteur 3 ou d'Andromède au Rocher•, ne s'explique guère que par allusion à telle œuvre d'art.

Voir, par exemple, G. Lafaye, Les Métamorphost!S d'Ovide et leurs modèlt!S grecs, Paris, 1904, et toute une série d'études qui constituent le plus clair de la bibliographie ovidienne. z Engelmann, Atlas illustré dt!S MétamorphOSt!S, Leipzig, 1890, est un ouvrage scolaire. Cf. C. Robert, Die antilcen Sarcophagreliefs. Berlin, 1919, 3• vol., 3• partie, et le compte-rendu de F. Wickers, dans Bursians, Jahrt!Sb., CLXXIX, p. 164. Pour la peinture, cf. quelques indications dans Herrmann-Bruckmann, Denkmdler der Malerei . ..• Munich, 1904-1934. J Mét., II, 680 et suiv. 4 Ibid., IV, 672 et suiv. Comparer cette description au tableau de Pompéi (O. Elia, Pitture murali ... net Museo ... di Napoli, Roma, 1932, n• 123, pl. III): même imitation de la statuaire, même rendu «souple» des draperies, etc. On pourrait multiplier les exemples. 1

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ROMB, LA LITrt!.RATURB BT L'HISTOIRB

Les véritables expositions permanentes que sont les promenades publiques de Rome 5 , les collections privées que tout riche Romain se doit de constituer, le répertoire, enfin, de l'art décoratif le plus «industrieh 6 , tout contribuait à imposer au public une vision familière, et très précise, des êtres et des scènes imaginaires de la mythologie. C'est pourquoi la fantaisie personnelle d'Ovide, contrainte, assez étroitement, par ces formes, se donnera carrière dans la vivacité de leur évocation, dans leur richesse et leur caractère persuasif, plutôt que dans l'invention proprement dite. Trouvant tout créé un univers d'imagination, Ovide devait par là même accepter toute une esthétique. Rechercher dans quelle mesure il l'a réellement acceptée et dans quelle mesure il l'a déformée, simplifiée ou, au contraire, enrichie nous aiderait certainement à mieux comprendre son originalité de poète. Autant, peut-être, que le recensement exact et minutieux de ses modèles littéraires. Nous arriverions à saisir cette originalité sur le vif, si nous pouvions discerner les rapports qui unissent le monde poétique d'Ovide et la vision commune; et, plus encore, nous pourrions comprendre cette autre originalité, plus subtile, de l'écrivain qui domine son époque, la représente et l'aide à prendre claire conscience de ses propres tendances. Poursuivre à travers l'ensemble même des seules Métamorphoses la confrontation de ces deux esthétiques : celle qui est impliquée par la plastique à l'époque d'Auguste et celle qui résulte du monde représenté dans le poème, serait un long travail, extrêmement délicat par son détail. Nous nous bornerons ici à donner, pour les seuls paysages, un exemple de la méthode que nous entrevoyons. Décrire des paysages était, en effet, pour Ovide, une nécessité : une fleur, un arbre, même miraculeux, ne peuvent guère pousser qu'en plein champ, dans un bois, ou bien au bord de l'eau. Il faudra bien donner aux métamorphoses un cadre naturel, imaginer des paysages. Pour cela, quels types Ovide choisira-t-il? Quels effets préférera-t-il? Sur quels détails aimera-t-il à insister? - Un commentateur, Zarnewski, s'est posé ces questions 7. Il a relevé soigneusement et classé tous les paysages des Métamor-

Cf.• par exemple, les créations d'Agrippa au Champ de Mars; Shipley, Agrippa's building activities in Rome, Washington, 1933, p. 44, 74 et suiv. 6 G. Baissier, Promenades archéol. (1880), p. 135, rapproche la peinture murale pompéienne de l'art d'Ovide. Cf. G. Lafaye, édit. des Métamorphoses, p. x, et J. Bayet, Littérature lat., p. 419. 7 Zarnewski, Die Szenerieschilderungen in Ovid's Metamorphosen, Diss. Breslau, 1925 (sous une forme abrégée). 5

LBS MÜAMORPHOSES D'OVIDE BT LA PBINTURE PAYSAGISTE

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phoses. Mais ses conclusions n'ont peut-être pas toute la portée qu'elles auraient pu avoir. La méthode de son analyse et de sa classification est trop purement «rhétorique», trop esclave des théories chères aux esthéticiens antiques. D'un côté, en effet, il a mis les paysages sublimes (au sens du Pseudo-Longin), de l'autre les paysages idylliques, tels qu'on les trouve chez Théocrite et dans les épigrammes de l' Anthologie. Une catégorie intermédiaire réunit les inclassables. La conclusion naturelle est que le poème est un mélange de deux genres: l'épique et le familier. Cela est certainement exact. Mais l'originalité, la qualité propre de ce mélange, l'effet recherché et atteint, quels sont-ils? Zarnewski se heurtait, lui aussi, au problème de l'originalité littéraire; or, sur ce point, la critique purement historique des sources, aussi érudite soit-elle, donne surtout des résultats négatifs. Autant que par rapport à ses devanciers, la position propre d'un auteur qui a plu se définit par l'ensemble complexe des goûts vivants à son époque. Les réactions d'Ovide devant c la nature> ne lui sont pas strictement particulières; mais elles ne relèvent pas uniquement non plus de ses «sources». Pourquoi Ovide a-t-il imité ici Callimaque et là tel autre? Et pourquoi chez celui-ci tel trait, pourquoi a-t-il refusé tel autre? Autant de questions auxquelles un examen, même sommaire, de la peinture paysagiste au temps d'Auguste nous permettra, croyons-nous, de répondre avec vraisemblance.

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L'histoire de la peinture romaine est si obscure, nos documents sont tellement fragmentaires que notre tentative peut sembler présomptueuse: elle le serait, peut-être, pour toutes les autres périodes, où l'on ne pourrait guère atteindre une précision chronologique suffisante•; mais, à la fin du I• siècle avant notre ère, un concours de circonstances favorables permet de ne pas se borner à des rapprochements généraux. vagues et peu instructifs. Différents indices et des témoignages explicites nous laissent deviner l'existence d'une véritable «école paysagiste italienne»: entre 180 et ISO avant Jésus-Christ, ce fut d'abord un certain Démétrios, un Égyptien, qui

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F. Winh, Rômische Wandmal.erei vom Untergang Pompejis bis am Ende der Ill

Jhdt, Berlin, 1934, a tenté d'établir une chronolo1ie 1énérale de la peinture romai-

ne, fondée sur des caractères stylistiques cintemeS>. Mais c'est probablement une construction fra1ile. aux harmonies suspectes.

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ROME, LA LITIBRATURE ET L'HISTOIRE

vint exercer son art de «topiographe> à Rome 9 • Un siècle plus tard, Sérapion y peignait également des paysages 10• Avec eux, la penture hellénistique pénétrait à Rome sous la forme particulière de la «topiographie> ou peinture des topia "· Cet art, importé de la sorte, se transforma et il finit par se créer une école véritable, rattachée sans doute par son origine à la peinture paysagiste hellénistique, mais distincte de celle-ci. C'est à elle que l'on doit notamment un effort pour rendre plus «naturel» et développer le décor schématique et symbolique des œuvres grecques 12• Un exemple montrera ce que nous entendons par là : M. L. Curtius a pu reconstituer, pour le tableau d'lo et Argos, qui provient de la Maison de Livie, au Palatin 13, les principaux traits du modèle dont il est dérivé. La colline ou plutôt la butte surmontée d'une colonne sacrée autour de laquelle sont disposés les personnages du drame: lo, Argos et Hermès à l'arrière-plan, est à peu près certainement une innovation du copiste romain. Sur l' original, le fond était, selon toute vraisemblance, un rocher irréel semblable à ceux que l'on voit sur les reliefs 14• Par conséquent, l'artiste du Palatin a essayé de creuser sa composition en donnant de la réalité au paysage. Il ne faisait en cela que suivre les leçons que lui donnaient des œuvres comme les grandes compositions odysséennes de l'Esquilin 15 : là, en effet, les personnages sont rapetissés, subordonnés entièrement au cadre naturel. D'énormes rochers dominent les différentes scènes: on sent que le pein-

Cf. Wônnann, Ueber den landsch. Nalursinn der Griechen und Rômer, Munich, 1871, p. 219-220. 1°Cf. Lippold, in Real-Encycl., 2• série, II, p. 1167, s.v. «Serapion >. 11 Vitr., VII, 5, définit ainsi la topiographie: ab cerlis locorum proprie1a1ibus imagines exprimere. Cf. G. Lafaye, in Dicl. Ani., s.v. c topia >. On peut définir les lopia: les éléments typiques d'un paysage. Ce sont, en peinture, des poncifs plus ou moins schématiques que les peintres répètent d'un tableau à l'autre. 12 La justification de ce que nous avançons ici de la peinture hellénistique nous entraînerait trop loin. Toutefois, les décors sacrés de la céramique et des reliefs funéraires (cf. notamment E. Pfuhl, Das Beiwerk auf den ôslgr. Grabreliefs, Jahrb. d. D. lnsl., XX, 1905, p. 47-96, 123-135) permettent d'entrevoir dans quel sens peut être entreprise cette justification. 13 L. Curtius, Die Wandmalerei Pompejis .. ., fig. 155, p. 259. Cf. Rizzo, Pitt., pl. XLIII, etc. Les peintures, bien connues, datent des environs de 30 av. J.-C. Cf. Platner et Ashby, A topographical Dicl., s.v. cDomus Augusth. 14 L. Curtius, op. cil., fig. 157, p. 261. Il cite à l'appui de sa thèse le tableau provenant du macellum de Pompéi. 15 Date probable: 80 av. J.-C. (cf. Wôrmann, Gesch. der Kunst .. ., 2• éd., Leipzig, 1924, I, p. 460). Publication B. Nogara, Le Noue Aldobrandine, Milan, 1907, pl. 9, 10, 13 et suiv. Dans l'état actuel des découvertes, ces tableaux sont les plus anciens paysages que nous connaissions dans la peinture romaine. 9

LES MSTA.MORPHOSESD'OVIDE.E.T LA PBINTURE. PAYSAGISTE

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tre s'est plu à les traiter pour eux-mêmes. E. Pfuhl a soutenu qu'il ne faisait que copier des œuvres grecques antérieures 16 ; mais rien, dans l'histoire connue de la peinture hellénistique, n'autorise cette hypothèse. Au contraire. Il est facile de constater que les peintres «italiens» (c'est-à-dire ceux qui travaillent en Italie, pour le public italien, et qui peuvent, d'ailleurs, être eux-mêmes originaires de n'importe quelle province), lorsqu'ils essaient de rajeunir et de mettre à la mode les originaux grecs, font porter leur effort sur le paysage. Des tableaux comme l' c Amour puni> ou le c Châtiment de Dircé >, pour ne citer que deux œuvres très célèbres, montrent clairement ces «interpolations» 17• Derrière les personnages qui, eux, sont donnés au peintre, il y a le décor : des montagnes vertigineuses, des rochers «romantiques», des forèts, qui sont nouveaux et, en général, n'ont aucun rapport avec le sujet lui-même ni le reste du tableau. Ce développement italien du décor, ce rajeunissement, est facilité et comme provoqué par l'existence, à côté des «mégalographies», d'un autre genre que nous appellerons «le paysage pur>. Ici, le véritable sujet n'est plus la scène jouée entre les personnages, mais le paysage lui-même. Dans un passage célèbre et très discuté, Pline semble attribuer le mérite de son invention à un certain Ludius 11• En fait, les topia sont encore ici à la base de la composition paysagiste, et il s'agit plutôt, à l'époque d'Auguste, et sous l'influence de Ludius, d'un renouveau du genre que d'une création véritable. Pour avoir une idée de ce que fut ce renouveau, il suffit de comparer les paysages des stucs de la Farnésine à ceux que l'on voit encore dans le triclinium de la Maison de Livie au Palatin 19 • D'un côté, ce sont les petits topia, gracieux, sans doute, mais schématiques; de l'autre, au Palatin, nous trouvons de véritables ensembles, où, autour d'un thème

E. Piuhl, Malerei und Zeichnung . .. , II, p. 887. Pour le premier, L. Curtius, op. cit., fig. 165. O. Elia, op. cil., n° 34, fig. 8 • n° 9257. Pour le second, Curtius, Ibid., fig. 168, p. 285. O. Elia, Ibid., n° 45, fig. 11 • n° 9042. Ces deux tableaux sont les types de toute une série, qui comprend notamment : Le Concert (Pan et les Heures); l'Enlèvement d'Europe; Arès et Aphrodite, etc. 11 Pline, H. N., XXXV, 116-117. Nous ne pouvons ici entrer dans le détail des interprétations. La plus probable, avec des réserves, est celle de Rostovtseff, Die hellen. rôm. Archit. landsch., Rôm. Mitt., 1911, p. 143-145. 19 Cf. la publication de Lessing-Mau, pl. XIII et suiv. Cf. surtout E. Wadsworth, Stucco Reliefs of the first and second cent ... , in Mmr. Am. Ac. R., 1924, p. 11 et suiv. Ces stucs datent probablement de 40 av. J.-C.: cf. Van Deman, in Am. J. Ar., 1912, p. 248, n. 5, et H. Suize, Die Unterird. Raum .. ., Rôm. Mitt., 1931, p. 182. Pour les peintures de la Maison de Livie, très effacées, voir les phot. reproduites par Rostovtseff, op. cit., fig. 1-2. 1•

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paysagiste déterminé, bétyle ou schola 20 , s'épanouissent des frondaisons sacrées et coule un ruisseau «per (cuius aquas) numerabilis alte calculus omnis (est)21 ». Au lieu du schéma typique, nous trouvons un paysage composé. Les topia élémentaires font place aux opera topiaria 22• Ainsi, la réalité italienne entrait dans la peinture; une place était faite à une sorte d'impressionnisme. Tel est donc, sommairement esquissé, l'état de la peinture paysagiste au moment où Ovide écrit les Métamorphoses : il existe une école italienne, peut-être même une école romaine, affranchie, dans une large mesure, de ses origines grecques et qui cherche à introduire le sens de la c nature» dans ce qui était jusque-là fait de topia, c'est-à-dire de schémas paysagistes plutôt que de paysages réels.

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Des deux aspects du paysage, le décor et le paysage pur, Ovide devait surtout retenir le premier. Son poème, en effet, exigeait la présentation de scènes, et non de paysages traités pour eux-mêmes. Cependant, ici comme dans la peinture, cette distinction est loin d'être absolue, et l'on sent même qu'elle tend à s'effacer, par synthèse. Pour enrichir et, lui aussi, rénover ses décors, Ovide doit faire appel aux thèmes paysagistes purs. C'est pourquoi la comparaison que nous entreprenons ne doit pas être systématiquement limitée: elle doit s'étendre aux deux genres. En fait, les deux principaux thèmes développés avec prédilection par les peintres dans le décor de leurs grandes compositions sont également ceux que préfère Ovide : ce sont les rochers et les forêts. Bien des scènes, dans les Métamorphoses, pourraient être illustrées par des œuvres comme le «Châtiment de Dircé» et la série dont ce tableau est le type 23• L'impression chaotique qui se dégage de leur décor, où sont unis des rochers vertigineux et des arbres, est analogue à celle qu'a voulu produire Ovide, par exemple dans la description suivante de la vallée de Tempé: «Il est dans l'Hémonie un bocage qu'entoure de toutes parts une forêt abrupte; on l'appelle Tempé. Au milieu, le Pénée roule ses eaux écuLes différents thèmes énumérés, Rostovtseff, op. cit., p. 97 et passim. Ovide, Mét., V, 588-589; cf. ci-dessous. 22 Selon nous, les opera topiaria dont parle Pline, loc. cit., ne sont pas des travaux exécutés par des jardiniers avec des plantes grimpantes, mais des ensembles paysagistes. La thèse traditionnelle se heurte à plusieurs difficultés, sur lesquelles nous nous proposons de revenir à loisir plus tard. 23 Cf. ci-dessus p. 241 et note 17. 20

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mantes. D'une chute où s'abîme leur masse, il soulève des nuages de vapeurs légères qui retombent en pluie sur la cime des arbres 24 ••• > La demeure du dieu lui-même est taillée dans la roche vive25 • La cascade, à elle seule, ne serait pas sans exemple dans la peinture, et plus particulièrement dans les paysages purs 26 ; mais il est probable que le souvenir des chutes puissantes de l'Anio, à Tivoli, qui brisent, elles aussi, leurs eaux contre des rochers et lancent leur écume sur les vergers, a contribué à former cette image de Tempé dans l'esprit Les Nymphes, autour du chœur des Muses, s'asseoient «sur des sièges de roche vive29 ». Or, à Pompéi, un tableau célèbre montre les Charites debout au milieu d'une prairie semblable, avec ses fleurs, ses bocages et ses rochers qui affleurent partout 30 • C'est bien la même conception du paysage ici et là.

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Mit., I, 568-573, trad. G. Lafaye:

Est nemus Haemoniae, praerupta quod undique claudit silva; vocant Tempe. Per quae Paeneus ab imo effusus Pindo spumosis volvitur undis deiectuque gravi tenues agitantia fumos nubila conducit summisque aspergine silvis impluit ... 25 Ibid., v. 575. 26 Cf., par exemple, S. Reinach, R. P. G. R., 381, n° 2 (Wohmann, Gesch. d. Malerei, 1, 133); même décor: cascade, forêt et sommets rocheux. Nous croyons, toute• fois, que cette composition est postérieure à l'époque d'Auguste par l'accumulation d'édifices qu'elle présente. n Autres paysages de montagne abrupte, évoqués en général par un seul mot, simple allusion à un thème traditionnel: tableau de la création, I, 44: "iussit . .. lapidosos surgere montes>. Position d'un décor, I. 689: cArcadiae gelidis in mon1ibus . .. > Cf. VIII, 797 : "rigidi cacumen montis >, et 799: "lapidmo in agro >. 21 V, 265 et suiv.: (Minerva) ... silvarum lucos circumspicit antiquarum antraque et innumeris distinctas floribus herbas. 2• Ibid., 317. JO Cf. O. Elia, op. cit., n° 135 • n° 9931.

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Lorsqu'Ovide raconte la mort d'Actéon, il décrit d'abord la grotte de Diane : et cette grotte est si belle que «le génie de la nature a imité l'art 31 ». Expression révélatrice pour nous. Elle nous prouve que le décor paysagiste tend vers un _idéalemprunté à la plastique. Ovide pense donc, il l'avoue lui-même, aux rocailles des reliefs, à celles de la peinture ou, ce qui n'est pas moins vraisemblable, aux grandes compositions, aux mises en scène des jardiniers paysagistes, les topiarii. Quel que soit le genre auquel il se réfère, ce sont bien les topia qui lui servent de modèles. Peut-être nou~ objectera-t-on que la description des paysages existait avant Ovide et ne devait rien à la peinture. Les analogies que nous avons relevées jusqu'ici ne seraient pas fortuites, mais elles résulteraient simplement d'une origine commune des deux arts, sans qu'il y ait action de l'un sur l'autre dans l'œuvre d'Ovide lui-même. En d'autres termes, Ovide aurait trouvé des modèles chez ses devanciers. Et si les modèles ressemblent aux paysages de la peinture, c'est que les uns et les autres reflètent la même conception «alexandrine» du paysage. - Une telle objection revient à reconnaître au moins un parallélisme entre la poésie et la peinture, quitte à le reculer dans le temps. Mais pourquoi ce parallélisme serait-il rompu à l'époque romaine? Il est certain que les topia existaient bien avant l'école paysagiste italienne, qu'ils sont «alexandrins» (si, toutefois, l'on donne à ce mot le sens le plus vague); mais il est indéniable qu'ils ont connu également une renaissance à l'époque d'Auguste. Renaissance picturale qui se double d'une renaissance littéraire, au moins chez Ovide. C'est là une coïncidence qui tend à prouver que le vieux «parallélisme» n'est pas détruit. Mais il y a plus: Ovide modifie les paysages litté· raires que lui fournissent ses modèles de la même façon que les peintres «italiens> modifient les thèmes traditionnels du décor et dans le même sens qu'eux. Nous avons noté déjà la recherche du romanesque en peinture. Les forêts et les rochers s'élargissent, en quelque sorte, autour de l'homme et prennent peu à peu une valeur propre d'expression. De même, Ovide amplifie ce qui, chez Callimaque, par exemple, ne serait qu'une touche ou un schéma 32• Il donne au paysage une valeur plastique dont son modèle ne lui offrait guère d'exemple. La différence des esthétiques apparaît sur un point, notamment, où l'imitation «littéraire» d'Ovide est indéniable,

Mét., III, 158-159: simulaverat artem ingenio natura suo. Cali., Bain de Pallas, 41-42: une simple indication, une épithète pittoresque. Id., Hymne à Zeus, 10-11: un vers environ situe un «thème» traditionnel. 31

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dans l'épisode d'Erysichthon. Voici comment Callimaque décrit le bois sacré de Déméter : cil y avait, consacré à Déméter, un beau bois d'épaisse futaie; le flèche n'y eût pas trouvé sa route. Les pins, les grands ormes, les poiriers, les beaux pommiers s'y pressaient; une eau comme l'ambre bondissait dans le canal des sources 33 ••• » Ce tableau, qui rappelle, par une imitation sans doute consciente, les «jardins» homériques, et qui s'inspire des enclos sacrés hellénistiques, est transformé par Ovide: ce qu'il avait d'aimable disparaît 34. Au lieu d'un peuplier sacré, c'est un chêne qui se dresse dans un bois mystérieux. Ce chêne est orné de bandelettes; il est immense et le reste de la forêt n'est évoqué que de façon confuse, comme une puissance que le chêne symbolise. Or, cette réduction d'un bois tout entier à un arbre sacré, avec ses bandelettes et ses ex-voto, est caractéristique des c paysages purs>. Ce chêne de Cérès, n'est-ce pas exactement celui auquel les bergers adressent leurs prières, sur le tableau de la Villa Albani35 ? Ce sont les mêmes guirlandes, les mêmes tablettes votives appuyées contre le tronc. Ou bien encore c'est l'arbre que l'on voit sur le tableau du Palatin, l'arbre sacré eau perroquet>, et qui se détache, lui aussi, sur le fond indécis d'un bois touffu 36 • Ovide a donc modifié le paysage de Callimaque : dira+on que, dans l' Anthologie, il serait possible de retrouver des modèles à sa description? Mais, à supposer qu'il s'en soit réellement inspiré, pourquoi les a-t-il préférés? Pourquoi n'a-t-il pas accepté tout simplement le paysage de son modèle principal? Pourquoi, sinon parce que la peinture lui imposait de concevoir les paysages d'une façon nouvelle, qui n'était plus celle de Callimaque?

Cali., Hymne à Déméter, v. 25 et suiv., trad. E. Cahen. :M Mét., VIII, 741-750: Ille etiam Cereale nemus violasse securi dicitur, et lucos ferro temerasse vetustos. Stabat in his ingens annoso robore quercus, una nemus; vittae mediam memoresque tabellae sertaque cingebant, voti argumenta potentis. 35 Voir Rostovtseff, op. cit., pl. 5, p. 24 (cliché Alinari). w Cf. ci-dessus, p. 150, n. 2. D'autres arbres sacrés chez Ovide, Mét., VIII, 620H

621:

..... tiliae contermina quercus collibus est Phrygiis, modico circumdata muro. et Ibid., 722-723: ... equidem pendentia vidi/serta super ramos ... Ce sont les c maraboutu, les palmiers sacrés, etc., du paysage pur. Cf. les stucs de la Farnésine, la frise jaune du Palatin, etc. Cf. Rostovtseff, op. cit., passim.

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Une fois reconnue chez Ovide cette tendance à l'enrichissement des paysages, à l'exagération de leurs caractères romanesques, qui nous a paru caractéristique de la peinture paysagiste à l'époque d'Auguste, il nous reste à examiner un certain nombre d'exemples plus précis encore où se marque l'influence de la peinture sur le poème. Tel effet de lumière, auquel se complaisent les peintres, se retrouve dans les Métamorphoses : le sanctuaire de Cybèle, «caché dans un bois touffu 37 >, ressemble à ces petits temples perdus dans le feuillage et à peine éclairés par sa lumière verte 31 • Ces recherches du paysage pur, ces efforts pour varier et raviver les thèmes stéréotypés, nous les retrouvons chez Ovide. Après les rochers et les bois, les peintres préfèrent les ruisseaux. Les deux sanctuaires représentés sur les tableau du triclinium, dans la Maison de Livie, et qui nous ont déjà servi d'exemples 39 , se dressent au bord d'un ruisseau. De même, dans les « Mort d' Actéon> et les «Narcisse>, les sources ne sont jamais omises; elles sont, il est vrai, imposées par le sujet, mais on sent très bien que l'artiste 6'est plu à les représenter. Il est facile de leur comparer les ruisseaux d'Ovide. Nous avons déjà fait allusion à sa description de I'Alphée : «(Une rivière) qui coulait sans agitation et sans murmure, si transparente jusqu'au fond qu'on pouvait compter les cailloux de son lit, et si calme qu'elle semblait à peine couler. Des saules au blanc feuillage et des

Mét., X, 686-687 : (templa) . .. nemorosis abdita silvis. Nous pensons plus spécialement au «Sacrifice du Bouc>: O. Elia, op. cit., n° 258, fig. 33, p. 100: «sui fondo si disegnano, indicate più come masse di colore che come volumi plastici, le alture circostanti, con rocce e boscaglie> (même «rocaille>, près du temple, chez Ovide, Ibid., 690-691). Naturellement, il ne s'agit pas d'influence directe du tableau sur le poète, mais de rapports d'esthétique. Rapprocher la description de l'autel d'Hécate où va prier Médée (Mét., VII, 74-75: ... antiquas aras . .. quas nemus umbrosum secretaque silva tegebat) et le tableau identifié par Rossbach, grâce d'ailleurs à ce passage, dans Vier Pomp. Wandb., Jahrb. Inst., 1893, p. 53 (n° 2). Mais nous hésitons à tirer un argument de ce tableau, qui est peut-être postérieur au poème et inspiré par lui. C'est, en tout cas, une œuvre «italienne» (réduction des personnages, contamination entre décor et paysage pur, etc.). 39 Cf. ci-dessus, p. 150, n. 2. Rostovtseff, op. cit., p. 6. Mau, Wandm. Pomp .• ie vol., pl. IX. Dans la même maison, la frise jaune de l'ala présente, plusieurs fois, ce thème du ruisseàu. Rostovtseff, Ibid. 37

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peupliers nourris par ses eaux étendaient sur le penchant de ses rives des ombrages que la nature seule y avait fait croître 40 ». Ces eaux courantes, ces sources, sont jointes le plus souvent à des forêts: ainsi dans l'épisode de Calypso 41 , dans celui de Cadmos et du dragon, à côté d'une rocaille qui forme un arc naturel 42 ; et, naturellement, la fontaine de Diane 43 et celle de Narcisse 44 • Une fois, Ovide précise que les eaux qu'il décrit ne sont pas les «marais> de la peinture: les deux motifs ne doivent pas être confondus 45 • Lui-même reprend ailleurs le second: c'est le marécage de Latone, avec son îlot, son autel et ses roseaux, semblables à ceux que l'on voit un peu partout sur les paysages «nilotiques» des décorations pompéiennes 46 • La façon même dont est présentée cette légende de Latone, le bouvier et son compagnon, qui saluent en passant un vieil autel, forme une scène qui ne déparerait pas la frise jaune du Palatin, par exemple. Et ce ne sont pas les seuls traits empruntés aux paysages de l'idylle sacrée, suivant l'expression de Rostovtseff, qui se trouvent dans les Métamorphoses. Deux épisodes, notamment, que l'on croirait détachés des fresques pompéiennes, nous en donnent des modèles achevés. Le premier, l'histoire du loup de Pélée, est situé par le poète à Trachine, près de l'Oeta. C'est un berger qui parle: «J'avais conduit sur le bord du rivage sinueux mes taureaux fatigués, à l'heure où le soleil, arrivé au plus haut point de sa carrière, au milieu de la voûte céleste, voyait derrière lui un espace égal à celui qu'il devait franchir; une partie de mes bœufs avaient plié leurs genoux sur le sable fauve et, couchés, regardaient l'immense plaine des eaux; d'autres, à pas lents, erraient çà et là; d'autres encore nageaient et, levant le cou, domi-

Mét., V, 587-591: invenio sine vertice aquas, sine murmure euntes perspicuas ad humum, per quas numerabilis alte calculus omnis erat, quas tu vix ire putares. Cana salicta dabant nutritaque populus unda sponte sua natas ripis declivibus umbras. (Trad. G. Lafaye.) Noter sponte sua: la nature imite l'art. Il est probable qu'Ovide pense aux topia des jardins, comme nous l'avons déjà noté. •• Mét., Il, 455-456. 0 Ibid., III, 28 et suiv. 0 Ibid., 155 et suiv. 44 Ibid., 407 et suiv. Cf. IV, 90. ., Mét., IV, 298: non illic canna palustris nec steriles lllvae, nec acuta cuspide iunci. 46 Par exemple Antiquités d'Herculanum, éd. franç., Paris, 1804, 1, pl. XIV, etc. 00

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naient la surface des flots. Il est, près de la mer, un temple où l'on ne voit resplendir ni le marbre ni l'or; mais un bois antique l'ombrage de ses arbres touffus; il appartient aux Néréides et à Nérée; un batelier qui faisait sécher ses filets sur la côte m'a appris que tels étaient les dieux de ces parages. A côté du temple s'étend un marais entouré d'un épais rideau de saules 47 ••• > Ce tableau, largement traité pour lui-même, contraste avec les indications paysagistes sommaires du décor que nous avons surtout analysées jusqu'ici. C'est un véritable «paysage pur», dont le sujet se suffit à luimême. Sa composition est faite par juxtaposition : au premier plan, un troupeau au repos et un bouvier, puis un temple, avec l'inévitable bois sacré; à côté, un marais; enfin, le pêcheur et ses filets. Cette simple énumération montre quatre thèmes, quatre topia isolables, que nous retrouvons, inchagnés, sur d'autres compositions. Le troupeau de bœufs apparaît sur le tableau de la villa Albani que nous avons cité, et le corridor blanc de la Farnésine, parmi les tableaux les plus célèbres 41 • Un temple au bord de la mer: ce motif, ainsi que le bois sacré qui l'accompagne, est aussi répandu que le précédent; nous le trouvons à Pompêi 49 • C'est peutêtre l'un des plus anciens; il est familier déjà aux épigrammes de l'Anthologie50. Il fut reproduit bien des fois sur les «paysages de villas>, surtout après l'époque d'Auguste, comme motif de jardin 5 1• Les pêcheurs et leur

Mét., IX, 352-364: ... Fessos ad litora curva iuvencos appuleram, medio cum sol altissimus orbe tantum respiceret quantum superesse videret, parsque boum fulvis genua inclinarat harenis latarumque iacens campos spectabat aquarum; pars gradibus tardis illuc errabat et illuc; nant alii celsoque exstant super aequora collo. Templa mari subsunt nec marmore clara nec auro, sed trabibus densis lucoque umbrosa vetusto Nereides Nereusque tenent; hos navita ponti edidit esse deos, dum retia litore siccat. luncta palus huic est, densis obsessa salictis. (Trad. G. Lafaye.) 41 Rostovtseff, op. cit., n° IV, 1, p. 22. Il est probable que certaines des peintures de la Farnésine sont postérieures de quelques années aux stucs. De plus, les stucs sont archalsants par eux-mêmes, ce qui explique la différence de style. 49 Par exemple, Mus. de Naples, n° 9414; O. Elia, op. cit., n° 258 bis, fig. 34, p. 101. 50 Au 1. VII les épitaphes de noyés. Cf., en partie, l'épigramme, n° 274. 51 Cf. la chapelle d'Hercule à Sorrente, Stace, Silv., III, 1, 82 et suiv. 47

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filet, nous les voyons partout, au bord des rivières, au bord de la mer 52 • Quant au marais, nous l'avons déjà signalé. Ce paysage composite s'explique donc entièrement par la peinture, et par elle seule. Il n'est pas nécessaire au récit. C'est à de telles descriptions que s'adresse le reproche d'Horcace dans son Art poétique 53 • Ce qui nous prouve la faveur dont elles jouissaient auprès des poètes et, par conséquent, du public. De même, l'épisode de Philémon et Baucis ne s'éclaire parfaitement, croyons-nous, que par la comparaison avec un autre genre de paysages purs. Nous avons noté déjà le thème sacré qui sert à l'introduire : les deux arbres avec la schola et les guirlandes 54 • La légende elle-même et ses différentes scènes font penser, par l'ironie du ton, aux paysages de Pygmées. On sait la fortune de ces fantoches grotesques, empruntés par les Italiens à la fantaisie populaire égyptienne. Sylla aimait les difformes, et ce goût était partagé par les grands seigneurs aussi bien que par la plèbe. Un peu partout sont retracées sur les murs les aventures de ces minuscules personnages dont les statuettes de Mahdia nous donnent une image plus complète 55 • Dans l'épisode raconté par Ovide, l'empressement des deux vieillards, leur course épuisante après l'oie qui leur échappe rappellent les gestes maladroits des Pygmées et leurs luttes désordonnées avec les oiseaux. Leur chaumière, couverte de roseaux, est bien la demeure traditionnelle des nains 56 • Il ne serait guère vraisemblable que ces analogies soient fortuites et qu'Ovide ait composé ce long épisode sans se souvenir, plus ou moins consciemment, des paysages «égyptiens». Outre les ressemblances de «thèmes>, les deux exemples précédents, selon nous les plus significatifs que l'on puisse trouver dans les Métamorphoses, révèlent entre le poème et les peintures une similitude nouvelle: celle des procédés de composition. Nous constatons que ces paysages, qu'ils soient décrits ou qu'ils soient peints, sont formés par la juxtaposition de thèmes bien définis et de détails pittoresques particuliers. Nulle part cet artifice, ou plutôt cette absence de composition, n'apparait plus clairement que dans les deux tableaux qui servent d'introduction au poè-

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Rostovtseff, op. cit., pl. lie; Ibid., 1 b, et IV, 2, p. 22.

u V. 16-19.

contermina quercus >, cf. ci-dessus, p. 245, n. 36. "Ces statuettes sont aujourd'hui au Musée du Bardo. Sur les paysages «de Pygmêes », cf. S. Reinach, R. P. G. R., 376, n• 2, 3, etc.; Pitt. d'Ercol, 1, p. 263; pl. L, p. 257, etc. Plus tard, les Pypnées réapparaitront, avec une valeur symbolique, à la Basilique pythagoricienne (cf. le commentaire de J. Carcopino). 56 La chaumière: S. Reinach, Ibid., 377, S; Mét., VIII, 630 et suiv. 54

c Tiliae

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ROMB, LA LlTTÉRATURB BT L'HlSTOlRB

me: celui de la Création et celui du Déluge 57 • Les détails s'accumulent sans ordre apparent, sans aucun souci de l'ensemble. Devant ce chaos, on évoque la mosaïque de Palestrina 51. Voici le début du «déluge,: «L'un a gagné à la hâte une colline; l'autre s'est assis dans une barque recourbée et promène ses rames là où naguère il avait labouré. Celui-ci navigue sur ses moissons et sur les combles de sa ferme submergéé; celui-ci prend un poisson sur la cime d'un ormeau 59 ••• >. Longtemps encore, le poète déploie sa virtuosité dans une série de miniatures dont les éléments, d'ailleurs, sont empruntés pour une bonne part au «paysage pur>: telles sont les tours des villas 60 et les barques «re• courbées 61 >. Ces topia se présentent tout créés à l'imagination du poète. Jamais il n'essaie de les transformer pour en faire une synthèse originale : il les reçoit de la peinture et les accepte inchangés. De là vient la faiblesse de ses paysages. L'unité d'un tableau ne peut guère résulter que de sa vérité, du fait qu'il représente un site donné, personnel. Jamais les tableaux d'Ovide, comme, d'ailleurs, ceux des peintres ses contemporains, n'atteignent à la personnalité: ils restent artificiels et fabriqués.

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Nous croyons avoir montré que la peinture paysagiste à l'époque d'Auguste, telle que nous pouvons l'entrevoir, illustre assez fidèlement les Métamorphoses. Elle résulte de la même inspiration, recherche les mêmes effets, au moyen des mêmes éléments. Les procédés de composition des deux genres, enfin, sont analogues. A quelles conclusions ces constatations nous amèneront-elles au sujet de l'art d'Ovide lui-même?

Mél., 1, 38 et suiv.; 1, 288 et suiv. C'est l'exemple le plus achevé de «paysage pur> dans le style égyptisant. Sa date est incertaine. 59 Mél., 1, 293: Occupai hic collem; cumba sedel aller adunca el ducil remos illic ubi nuper araral. llle super segetes aul mersae culmina villae navigal, hic summa piscem deprendil in ulmo . .. (Trad. G. Lafaye.) 60 Ibid., 290 : ... pressaeque lalenl sub gurgile lurres. Ces tours, caractéristiques des grandes fermes hellénistiques, apparaissent sur les paysages égyptiens et les vues de villas. V. ci-dessous, p. 917 et suiv. 61 Ibid., 293: cumba adunca; et 299: curvae carinae. C'est le type habituel des barques sur les paysages purs; aussi ces épithètes doivent-elles être considérées comme un rappel du thème. 57

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Il ne semble guère contestable que la peinture n'ait exercé une influence sur lui. Sans doute, la nature de nos documents, si incomplets, si fragmentaires, nous empêche d'affirmer que le poète ait transposé tel tableau et nous interdit les comparaisons directes, comme on peut en faire pour les œuvres de la sculpture : l'histoire de la peinture demeure encore trop vague pour nous. Mais il est certain, de façon très générale, qu'Ovide s'est souvenu, dans les Métamorphoses, de la peinture paysagiste. Il en a adapté les topia, pour préciser certaines images que ses modèles laissaient imprécises. La peinture l'a aidé à choisir parmi ces modèles eux-mêmes : une ou deux fois, nous avons pensé saisir ce travail de renouvellement sur le vif, grâce à des thèmes picturaux. Cette influence de la peinture explique l'uniformité relative des paysages dans les Métamorphoses. Car ils reflètent une «conception moyenne> du Pays des Dieux et non la nature elle-même et sa diversité. En réalité, ces paysages sont autant d'images d'un même goût, celui du public pour lequel écrivait Ovide. Ovide n'a pas la profonde originalité de Virgile, par exemple, qui, lui, a su donner la personnalité aux paysages qu'il décrit. Ce n'est pas à travers des topia qu'il voit Mantoue. Ovide subit beaucoup plus l'influence du moment et de la classe sociale à laquelle il appartient. Il participe au courant général qui porte cette classe vers une sorte de «naturalisme>; mais il choisit, dans cette tendance, les formes moyennes, celles qui correspondent à l'idéal le plus répandu. Virgile aussi se rattache à cette tendance profonde, mais il lui donne une expression plus vigoureuse et personnelle. De même, Tibulle aime la campagne; il en parle avec bonheur; il en présente dans ses vers une image sainte et paisible. Comme Virgile, comme Ovide, il connaît le désir de la nature. Mais, •Chezces trois hommes, ce sont trois expressions si profondément différentes qu'elles ne semblent pas se rapporter au même sentiment. Ovide a choisi la plus facile, celle qui était directement accessible à tous, puisque nous la trouvons répétée à satiété sur les murs de toutes les maisons. Le paysage idéal qu'il dépeint est toujours fait de fraicheur, d'eau courante, d'ombre, auprès de rochers «romantiques>, et il est tout baigné de ce sentiment indéfinissable, cette horreur sacrée, ce frisson poétique et religieux que les Romains cultivés aimaient à éprouver auprès des bois sacrés. Ovide est très près des Alexandrins. Son naturalisme est, dit-on parfois, très proche de celui des idylliques grecs. Et, cependant, il a choisi pour l'exprimer les formes les plus romanisées, acclimatées déjà et vulgarisées par des générations de peintres. Mais, dans le répertoire de la peinture, il n'a pas tout pris: dans la surabondance des paysages sacrés, il a éliminé beaucoup, et en particulier les motifs orientaux, comme les bétyles. En cela, il s'est montré homme de goût et en même temps, jusqu'à un

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ROME, LA LITIBRATURE ET L'HISTOIRE

certain point, créateur - par cette part de création qu'il y a dans un choix. Il a su discerner pour ses «transpositions d'art> ce qu'il y avait d'actuel dans la plastique. Il a plu; il s'est fait lire. Il a eu l'intuition de l'idéal que voulaient représenter le monde du paysage pur et celui du décor. Il l'a vivifié par son poème. Aussi schématique qu'il ait pu nous paraître, le monde des Métamorphoses n'est pas incohérent. Il représente un idéal de paysage suffisamment net pour que nous ayons pu essayer d'en retrouver les traits généraux. C'est là une création qui demande un jeu constant et délicat de réactions entre Ovide et l'esthétique qui lui était proposée; jeu d'autant plus instructif à suivre que les deux sensibilités en présence, celle du poète et celle de son public, étaient plus proches l'une de l'autre et différaient seulement par leur degré plus ou moins grand de conscience. Ovide, disciple des Alexandrins, après Catulle, n'est pas un novateur. Il exploite une veine bien connue. Mais il n'est pas le pur imitateur qui l'énumération de ses sources littéraires laisserait supposer. D'autres ont eu le mérite d'importer !'alexandrinisme à Rome. Ovide a su retrouver cet alexandrinisme tel que la «société> romaine l'avait assimilé, dans ses façons de sentir et même de voir. C'est le profit que nous pouvons retirer de l'étude de la peinture.: un terme de comparaison, un document presque pur sur l'esprit d'un siècle.

DU NOUVEAU SUR LES FABLES DE PHÈDRE?

Phèdre, le fabuliste, occupe peu les philologues, qui préfèrent de nos jours trairer d'auteurs plus illustres et de sujets apparemment moins humbles. Telle est du moins la constatation désabusée de L. Tortora, dans le compte rendu récent des dernières études sur Phèdre 1• Aussi ne peuton s'étonner de trouver aujourd'hui les problèmes qui le concernent à peu près dans l'état où ils étaient au temps de Louis Havet, il y a environ un siècle. Or, ces problèmes sont nombreux; ils portent à la fois sur la nature et la signification de l'œuvre et la biographie de l'auteur. L'un del.lx concerne une phrase célèbre de la Consolation à Polybe 2 , dans laquelle Sénèque semble ignorer (de fait ou volontairement) l'œuvre du fabuliste 3• Un autre, qui n'est pas sans rapport avec celui ci, est posé par l'identité du personnage, un certain Eutychus, auquel est dédié le livre III, et en qui F. Buecheler a voulu autrefois reconnaitre le cocher de Caligula, dont parle notamment Flavius Josèphe dans les Antiquités Judaïques 4. Mais cette hypothèse n'est guère défendable: Josèphe dit en effet que cet Eutychus avait exercé auprès de Caligula les fonctions les plus dégradantes : or, l'Eutychus dont parle Phèdre est un personnage important, investi d'une autorité évidente 5 ; le sort du poète dépend d'une décision qu'il prendrait, que Phèdre lui demande instamment de prendre, et

Bolletino di studi Latini, V, 1975, p. 266-273. VIII, 3 : non audeo te eo usque producere ut fabellas quoque et Aesopeos logos, intemptatum Romanis ingeniis opus, solita tibi uenustate conectas. > Deux écoles se sont formées à propos de ce texte, les uns soutenant que Sénèque n'avait pas connu les Fables de Phèdre avant son exil. les autres assurant qu'il les connaissait mais les méprisait. • F. Buecheler, Coniectanea, in Rhein. Mus., 1883, p. 333 et suiv.• renvoyant à Flavius Josèphe, Ant. Jud., XIX, 256 et suiv. Hypothèse refusée par L. Havet, dans son èdition critique et encore par Hausrath, art. Pluudrus, R.E., XIX, col. 1476 (article datant de 1938). 'Fables, Ill, prol. 1

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ROME,LA LITI8RATURB BT L'HISTOIRE

qui devrait réparer (croit-on généralement) une injustice commise autrefois par Séjan 6 , â la suite de laquelle il se trouve en exil7. L'hypothèse de Bücheler repose sur une homonymie; le nom d'Eutychus est assez fréquent dans la population servile d'origine grecque, sous l'Empire, et, par conséquent, parmi les affranchis. Il se trouve qu'une inscription, connue seulement par une copie de· la Renaissance, mais reprise au Corpus•, nomme un autre Eutychus, appartenant, lui aussi, â l'époque claudienne. Ce texte, étudié en 1890 par Chr. Huelsen, qui en défend â juste titre, l'authenticité 9 , a échappé aussi bien â Buecheler qu'à L. Havet, dont l'édition date de 1895. Il entoure un plan de monument funéraire, et est ainsi conçu : Claudia, Octauiae diui Claudi f(iliae) lib(erta) Peloris I et Ti(berius) Claudius Aug(usti) lib(ertus) proc(urator) Augusto(um). sororibus et lib(ertis) libertabusq(ue) posterisq(ue) eorum I formas aedifici custodiae monumenti reliquerunt.

Nous voyons que le monument dont il est question ici (et qui comprend plusieurs chambres funéraires, mais aussi une salle ouvrant sur un portique et un jardin, bordé sans doute d'une treille 10, a été élevé par deux affranchis de la famille impériale, la femme, Claudia, affranchie d'Octavie, la fille de Claude, et le mari, Tiberius Claudius Eutychus, affranchi de Claude, et exerçant depuis, au moins, le règne du même Claude, les fonctions de procurateur impérial. L'inscription date du règne de Néron, au plus tôt, puisque Claudia y est dite affranchie d'Octavie, fille du «divin» Claude. Nous sommes donc après 54 ap. J.-C. Comme Claudius Eutychus a été affranchi par Claude (ainsi que l'indique son gentilice), il doit avoir été procurateur, successivement, de Claude et de Néron. Bien que la possibilité subsiste, en théorie, que ses activités se soient poursuivies après 68, et la mort de Néron, cela n'est guère vraisemblable, et l'on peut admettre avec une certitude presque totale que l'inscription date du règne du Néron et, presque certainement aussi, de la période pendant

Ibid., v. 41 et suiv.; III, épilogue, vers 9 et suiv. Sur l'interprétation du vers 41 du prologue (Quod si accusator alius Seiano foret . .. ) v., ci-dessous, p. 258. 1 Fables, II, épilogue, v. 18: fatale exilium corde durato feram; exilium est une correction pour exitium; d'autres éditeurs ont uitium. • CIL, VI, 9105 = Dessau, ILS, 8120. 9 Chr. Huelsen, Piante iconografiche .. ., in Rom. Mitt., 1890, p. 46 et suiv. et pl. III. 10 V. nos Jardins romains, 2• éd., Paris, 1969, p. 75. 6

DU NOUVEAU SUR LBS FABLES DB PHBDRB?

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laquelle Octavie resta officiellement l'épouse du Prince, c'est-à-dire, entre 54 et 62. On peut en effet penser que, après la répudiation et la mort infâmante d'Octavie, Claudia Peloris et Claudius Eutychus n'auraient pas mentionné son nom d'une manière aussi ostentatoire 11. Nous avons donc en face de nous un Eutychus, affranchi de Claude, et procurateur de deux princes successifs; cet homme est marié; lui ou sa femme ont des sœurs; il est suffisamment riche pour se faire construire un tombeau de grandes dimensions, d'une architecture recherchée, il pos• sède des esclaves, il a aussi dans sa suite des affranchis, des deux sexes. Tout cela implique un train de maison plus que moyen, même, nous ne l'ignorons pas, si la mention des affranchis et affranchies et de leur postérité est fréquente sur les inscriptions funéraires. Or, Eutychus, que Phèdre appelait à son aide dans le prologue au livre III, ressemble beaucoup au Claudius Eutychus de notre inscription. Comme lui il est marié 12 ; il a la charge d'affaires qui l'occupent presque entièrement 13 ; il donne tout son temps disponible à l'acquisition de la richesse 14• Il exerce des fonctions qui le mettent à même de «secourir> le poète. Celui-ci a été frappé, autrefois, par un personnage de rang analogue à celui que tient mainte• nant Eutychus 15• Or, nous savons, par un rescrit fameux de Tibère, conservé par Tacite, que les procurateurs impériaux avaient juridiction sur les gens de la familia impériale 16• Tout concourt donc à suggérer que l'Eutychus de Phèdre est identique à celui de l'inscription. Mais, s'il en est bien ainsi, cela entraîne certaines conséquenes. Et d'abord cela confirme l'idée souvent avancée que le livre III appartient à la fin du règne de Claude ou au début de celui de Néron. Puisque Clau• dius Eutychus est marié à une affranchie d'Octavie, qui n'a obtenu la liberté qu'après la mort de Claude, il est probable que le prologue au

On ne peut sans aucun doute tirer de conclusion du fait qu'Octavie n'est pas appelée ici Augusta, car nous ne savons à quel moment elle prit ce titre. u Fables, Ill, prol., v. 12: auori uaus. u Ibid., v. 2·3: uaces oporter, Eutyche, a negotiis, I ut liber animus sentiat uim canninis. Cf. III, épilogue, v. 2-3 : primum esse uidear ne tibi molestior, I distri,igit quem multarum rerum uarietas ... "III, prol., v. 24-25 : quid credis illi accidere qui magnas opes I exaggerare quaerit omni uigilia, I docto labori dulce praeponens lucrum. 15 III, épilogue, v. 20 et suiv., not v. 24: tuae sunt partes; fuerunt aliorum prius. 1• Tacite, Ann., IV, 1S (23 ap. J.•C.): non se ius nisi in seruitia el pecunias familiares dedisse. Seruitia comprend cenainement aussi les affranchis du Prince, à côté des esclaves. Le procurator se voit délégués les droits du dominus et celui du patronus. 11

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livre III des Fables est postérieur à l'automne de 54; légalement, en effet. Claudia Peloris n'avait droit au titre d'uxor que si son union avait été conclue après son affranchissement. Ici encore, certes, il est nécessaire de laisser place à quelque doute: il arrive assez souvent qu'une compagne esclave, qui n'aurait droit qu'au nom de contubernalis, soit, par courtoisie, appelée uxor, mais les chances sont en faveur de l'autre hypothèse. Dans ces conditions est-il possible de déceler, dans les Fables du livre III, quelques allusions ou intentions relatives à la situation politique de ce temps? Nous savons que Phèdre ne se privait pas de dissimuler, sous des allégories, des jugements ou des critiques portant sur les personnages de son temps 17 - ce qui lui a valu, dit-il, son c malheur> (calamitas mea). Qu'en est-il dans le livre III? La première pièce du recueil est l'histoire de cette vieille femme, bonne buveuse, comme le veut la tradition des poètes comiques, qui trouve une amphore vide, ayant contenu du Falerne. La vieille n'est pas longue à reconnaître l'odeur qui s'en échappe encore: cO, doux parfum, s'écriet-elle, quelle merveille était contenue là-dedans, alors qu'il y en a de tels restes>! Et le poète ajoute, pour que nul ne doute que ce petit poème renferme un sens caché: cà qui s'applique cette fable, qui me connaît le pourra dire>. Les commentateurs modernes expliquent, certainement à bon droit, que Phèdre veut parler de la «liberté>. Or, nous savons que la mort de Claude fut suivie d'une assez longue période au cours de laquelle les Romains se crurent revenus au temps de la liberté : le discours de Néron, au moment de son avènement, la publication par Sénèque de l'Apocoloquintose, sont autant de promesses par lesquelles le Prince s'engage à rendre la libertas dont la «tyrannie> de Claude avait privé le Sénat et le peuple 11• On respire partout comme un parfum de liberté - ce même parfum que la vieille ivrognesse décèle dans l'amphore vide! Cette fable appartient au même mouvement de pensée que les Eglogues de Calpurnius : elle correspond au début du quinquennium. La seconde fable du même livre nous paraît aussi susceptible de renfermer une allégorie qui s'éclaire par le rapprochement avec la fable précédente. Il s'agit de la Panthère et les Bergers. Une panthère était, par mégarde, tombée dans une fosse. Des paysans la virent; ils prennent, qui un bâton, qui une pierre; mais d'autres, au contraire, eurent pitié d'elle et, pensant qu'elle mourrait, sans que personne eût à l'achever, ils lui jetè-

III, prol., v. 39-40: et cogitaui plura quam reliquerat I in calamitatem deligens quaedam meam. 11 Tacite, Ann., XIII, 4 et 5. 17

DU NOUVEAU SUR LBS FABLBS DB PHÈDRE?

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rent du pain. Pendant la nuit, chacun se retire dans sa maison, persuadé que, le lendemain, la bête serait morte. Mais elle, une fois qu'elle eut mangé, retrouva ses forces, et, d'un saut, parvint à se libérer de sa prison. Quelques jours plus tard, elle revient au village, massacre les troupeaux et tue les bergers. Les villageois qui avaient épargné la bête vont la trouver, lui offrent leurs troupeaux, mais demandent qu'elle leur laisse la vie. Et elle: «Je me souviens de qui m'a lancé une pierre, et de qui m'a donné du pain; vous, n'ayez plus de crainte; je ne reviens faire la guerre qu'à ceux qui m'ont fait du mal>. Si vraiment le livre III fut écrit dans les premiers mois du nouveau règne, la panthère ne serait-elle pas Agrippine, tombée, autrefois, dans le piège - soit de l'exil, sous Gaius, soit dans la semi-disgrâce où Messaline l'avait maintenue, jusqu'à l'automne de 48 - et en butte aux attaques et aux avanies des courtisans de Claude? On se rappellera le premier chapi• tre du livre XIII où, dans les Annales, Tacite évoque les crimes d'Agrippi• ne, dès que Néron fut au pouvoir. Parmi les victimes qui tombèrent alors, fut Narcisse, affranchi de Claude, «dont (dit Tacite) j'ai conté les querel• les avec Agrippine» 19• De ce grand «règlement de compte» auquel la mère du Prince se livra alors, la fable de la Panthère et les Bergers nous porte• rait alors témoignage. La fable du Chien et de l'Agneau 20 peut se rapporter aux relations entre Agrippine et Britannicus. Un agneau cherche sa mère parmi des chèvres, et le chien lui dit de la chercher plutôt parmi les brebis. Mais l'agneau répond que sa véritable mère est celle qui lui a donné son lait, non celle qui lui a donné le jour: «Je ne cherche pas celle qui, emportée par son désir passager, m'a conçu, puis a porté un fardeau dont elle ne savait rien pendant tant de mois, et, finalement, a déposé son fardeau tombé devant elle; mais je cherche celle qui me nourrit, en me donnant sa mamelle, et priva ses pro• pres enfants de son lait, pour que je n'en manque point». Cette situation rappelle excactement celle où se trouvait Britannicus, lors de la grande colère d'Agrippine contre Néron, lorsqu'elle s'écriait (au dire de Tacite): «que Britannicus n'était plus un enfant, mais un fils légi• time, digne de revêtir le pouvoir de son père ... ». Ainsi, elle priverait son propre fils des avantages qu'elle lui avait ménagés par ses crimes 21 • La «morale» tirée par le poète de sa fable est assez mystérieuse, aussi

ld., ibid., XIII, 1, S; cf. XII, 57, S. III, 20. 21 Tacite, Ann., XIII, 14, 4 et suiv. 19

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longtemps qu'on ne la rapporte pas à Britannicus: «l'auteur de ces vers écrit-il, a voulu montrer que les hommes sont rebelles aux lois, mais se laissent séduire par les services qu'on leur rend» 22 • Les «lois» sont, apparemment, les relations naturelles de mère à enfant; mais l'expression n'est-elle pas surprenante? Elle s'expliquerait mieux si le poète voulait suggérer à son lecteur que l'enfant dont il s'agit est susceptible de résister aux lois de l'Empire (qui ont porté Néron au pouvoir), entrainé (mais en même temps, trompé, captus) par l'appui que lui donne sa mère adoptive. Agrippine. Telles sont les allusions possibles à la vie politique contemporaine que nous croyons pouvoir déceler dans le IIIe livre des Fables. Peut-être y en a-t-il d'autres; nous ne nous dissimulons pas que ces allusions ne sont, chacune prise à part, que possibles, non certaines, mais leur nombre, une sur trois environ, le fait que, dans deux d'entre elles, nous puissions soupçonner qu'il s'agit d'Agrippine, suggèrent qu'elles sont au moins très probables. Phèdre est évidemment préoccupé des événements de la cour qu'il approche d'asez près, par lui-même, puisque, même s'il est en disgrâce, il n'en appartient pas moins à la maison du Prince; et le personnage auquel il s'adresse est, lui aussi, un familier du Palatin, personnellement et par l'intermédiaire de sa femme, si nous ne nous trompons pas en identifiant l'Eutychus des Fables et celui de notre inscription. Si notre hypothèse est admise, peut-être aidera-t-elle à résoudre l'énigme posée par les vers célèbres, dans lesquels Phèdre fait allusion à la calamité qui l'a frappé: Quodsi accusator alius Seiano foret, si testis alius, iudex alius denique, dignum faterer esse me tantis malis nec his dolorem delenirem remediis ... 23 • On sait que l'opinion commune veut que Phèdre ait été frappé par Séjan, pour avoir écrit une fable (perdue) où le préfet se crut visé, soit qu'elle ait paru dans le livre I ou le livre II, soit qu'elle ait circulé à part, et que les deux premiers livres n'aient été publiés que plus tard. On sait aussi que L. Havet penchait pour la seconde hypothèse, ce qui permettait d'interpréter le texte de Sénèque en disant simplement que Sénèque, dans son exil, n'avait pu avoir connaissance des Fables de Phèdre, et que les

22 111, 14: his demonstrare uoluit auctor uersibus / obsistere homines legibus, meritis capi. 2i Fables, III, pro!. 41-44.

DU NOUVEAU SUR LES FABLES DE PHt!DRE?

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deux livres en question n'avaient paru qu'aux environs de 50 ap. J.-C. Mais on a fait observer 24 que foret ne saurait équivaloir à fuisset, et que Séjan ne saurait avoir personnellement frappé le poète, à la suite d'un procès en règle. Il ne peut s'agir que d'une image; et nous comprendrions volontiers: «si l'accusateur était différent d'un Séjan ... » c'est-à-dire, n'était pas un Séjan, si le témoin, si le juge n'étaient pas autant de Séjans, des personnes injustes et tyranniques, alors, j'avouerais avoir été juste• ment condamné! Ce qui nous semble signifier que ce fut le même personnage - sans doute un procurateur impérial - qui a, injustement, condamné Phèdre à l'exil (si l'on admet la correction d'e.xitium en exilium, que nous avons indiquée ci-dessus). Cette interprétation explique en même temps la suite du même prologue: le personnage qui s'est cru visé par Phèdre s'est trompé, il a simplement dévoilé le sentiment qu'il avait de sa propre faute 25 • Que le poète projette cette affirmation dans le futur ne doit pas nous inquiéter : il ne pouvait, sans aggraver sa faute, dire que son ennemi avait, en le punissant, prouvé sa culpabilité! Nous aurions donc là les échos d'une petite tragédie domestique, dans la maison du Prince : Phèdre, affranchi impérial (mais non forcé· ment d'Auguste, comme on le dit parfois, l'expression Aug. lib. que don· nent les manuscrits ne signifiant autre chose que «affranchi de l'Empe· reur»), aurait été envoyé en disgrâce par un procurateur (de Claude, ou, mais moins vraisemblablement, de Néron). Le règne de Claude semble mieux se prêter à cela que le début des temps néroniens - la fable de la Vieille et l'amphore en est un indice. C'est le moment où les affranchis du Prince règnent en maîtres, et se livrent, entre eux, à mille intrigues. Il ne manque pas, dans les deux premiers livres des Fables, de pièces où l'on pouvait lire des allusions aux habitudes, à l'avidité, à la cruauté et aux malheurs des affranchis impériaux 26 • Et il en existait certainement d'autres, qui n'ont pas été recueillies. D'autre part, on admettra difficilement que les deux premiers livres des Fables soient restés si longtemps inédits (de 31 à SS!), alors que Phèdre demeurait en disgrâce et se consolait pré·

P. Vollmer, Beitriige :i;urChronologie und Deutung der Fabeln des Phaedrus, in Sit:i;.Bayer. Akad., 1919, p. 9-24. Voir, en sens opposé, K. Prinz, même titre, in Wiener Studien, 1922-1923, p. 62-70. 25 Ibid., v. 45 et suiv. : suspicione siquis e"abit sua I et rapiet ad se quod erit commune omnium, / stulte nudabit animi conscientiam. 26 Ce seraient les Fables I, 4 (Canis per fluuium carnem ferens), 15 (Asinus ad senem pastorem), qui peut faire allusion à la mort de Caligula, 19 (Canis parturiens), appliqué, peut-être, à Messaline et à Agrippine, 20 (Canes famelici), 27 (Canis, thesaurus et uulturius), etc. 24

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ROMB, LA LITrmtATURB BT L'HISTOIRB

cisément par d'autres compositions, non moins dangereuses pour lui. Tout s'explique plus aisément - et aussi, le texte de la Consolation à Polybe - si l'on pense que Phèdre fut poursuivi par la haine d'un affranchi, au temps de Claude (et pendant l'exil de Sénèque), que sa pénitence durait encore lorsque Eutychus remplaça l'homme qui avait été l'ennemi de Phèdre. Pour identifier cet ennemi, nous avons l'embarras du choix, mais, malheureusement, aucun indice sûr. Sénèque nous a conservé la liste (mais est-elle complète?) des affranchis de Claude qui avaient été envoyés par celui-ci aux Enfer. Nous y trouvons Polybe, exécuté en 47, à l'instiga• tion de Messaline; puis Myron, dont nous ne savons rien, puis Arpocras, nommé par Suétone 27 , Ampheus et Pheronactus, qui nous sont incon· nus 21. Il est probable que l'ennemi de Phèdre, le «nouveau Séjan> est l'un des personnages cités dans ce texte. Mais nous ne pouvons aller plus loin. Sénèque avait conseillé à Polybe de composer des fables ésopiques, pour écarter de son esprit le chagrin que lui avait causé la mort de son frère. Cela prouve seulement que l'idée était dans l'air, non qu'il existât un rap· port quelconque entre Phèdre et Polybe. Telles sont les conséquences que nous croyons pouvoir tirer de l'ins• cription découverte autrefois et étudiée par Huelsen en 1890, espérant que les hypothèses avancées ici pourront contribuer à ramener l'attention sur le poète que son humble condition n'a pas empêché de traverser les siècles, et qui apparaît comme un témoin quelque peu inattendu de la plus grande histoire.

27

Suétone, Claude, 28.

z,s·en èque, Apocoloquintose,

13, s.

ÉCHOS PLAUTINIENS D'HISTOIRE HELLÉNISTIQUE

A la lecture du Curculio, on échappe difficilement à l'impression que bon nombre des plaisanteries et facéties adaptées par Plaute contiennent des allusions aux circonstances historiques dans lesquelles furent écrites les scènes qui servirent de modèle au poète latin. Ce problème n'est assurément pas spécial au Curculio, et l'on a souvent dénombré et étudié les passages qui, dans l'œuvre de Plaute, se réfèrent explicitement à l'histoire hellénique et hellénistique 1• Pourtant, la comédie du c charançon» présente des caractères qui la mettent à part, dans l'ensemble de l'œuvre - comme cette curieuse c parabase> des vers 462 à 486, où l'on trouve une si pittoresque description de la faune humaine qui hantait le Forum, et qui ne peut, évidemment, avoir été empruntée directement au modèle grec. Il est peu probable cependant que Plaute ait pris l'initiative d'introduire ainsi un morceau satirique, qui demeure, dans l'œuvre conservée, tout à fait unique. On soupçonne que l'original devait contenir des pages analogues, et si typiquement grecques qu'elles ne pouvaient être adaptées littéralement et qu'il fallait les transposer pour demeurer intelligible à Rome. Naturellement, il ne saurait être sérieusement question de reconstituer le contenu de cette parabase hypothétique et qui n'aurait laissé comme trace que son empreinte, «en creux», et vide dans la pièce de Plaute. Mais il est raisonnable de penser, au moins comme hypothèse de travail, que le modèle (ou l'un des modèles) du Curculio comportait une telle parabase, et qu'elle devait (ou pouvait), comme celles de la comédie ancienne, être consacrée à une satire politique, relative à des événements et à une situation que nul ne pouvait connaitre et comprendre dans la Rome de Plaute. On a montré récemment 2 que la comédie nouvelle, dans l'Athènes de

Cf. Ed. Fraenkel, Plautinisches im Plautus, Berlin, 1922, p. 16 sq. T. B. L. Webster, Studies in Later Greek Comedy. Manchester, p. 102 sq. 1

2

1952,

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ROME, LA LITTÉRATURE ET L'HISTOIRE

Démétrios de Phalère et du Poliorcète, n'ignorait pas entièrement les allusions politiques, même si l'on ne peut parler de véritable satire. Mais des noms propres forgés en parodie!, des amabilités inattendues à l'égard de Ptolémée Philadelphe 4 , bien d'autres indices encore montrent, sans aucun doute, que la comédie n'a pas entièrement renoncé à son antique fonction et demeure, avec plus ou moins de hardiesse, «engagée» dans les débats du jour. Il y a une trentaine d'années, un savant américain a tenté de montrer que l'original du Curculio était une satire en règle contre Démétrios Poliorcète 5• Sa thèse n'a pas été approuvée, et des arguments décisifs ont été rassemblés, qui la rendent aujourd'hui définitivement caduque 6 • On ne saurait plus prétendre que le miles de la pièce, Thérapontigonos Platagidoros, soit Démétrios, pour la seule raison qu'il est désigné par son nom comme «serviteur d'Antigone», et que Démétrios accomplit, au service de son père Antigone Monophtalmos, de nombreuses et importantes missions, ni - ce qui, nous dit-on, serait une confirmation - que Démétrios avait une maîtresse du nom de Léaina, comme, précisément, la vieille servante du Leno chez qui habite Planésium, la «jeune première» de la comédie. Planésium, non plus, dont Plaute nous dit qu'elle avait «des yeux de chouette» (noctuinis oculis), ne saurait être identifiée avec la déesse Athéna, dont Démétrios aimait à dire qu'il était le frère. M. Paratore rappelle à ce propos que les dames légères sont, encore aujourd'hui, en Italie, appelées «civette», et que ce détail suffit à rendre compte, d'une manière bien simple, de l'épithéte. De toute façon, on ne peut découvrir dans le Curculio aucune satire cohérente contre tel ou tel roi, tel ou tel personnage des temps «hellénistiques». Tel est le résultat, négatif, mais fort important, auquel aboutissent et l'article de M. Elderkin et les critiques qui en ont été faites. Mais cela ne doit pas dissimuler un fait, évident à la lecture: beaucoup de traits ou de mots d'esprit contenus dans la pièce évoquent irrésistiblement des personnages ou des événements qui appartiennent à l'histoire hellénistique, et ne s'expliquent que comme autant d'attaques satiriques lancées contre les puissants du jour.

Id., ibid., p. 108, n. 4: le titre de la pièce de Diphile, Hairesiteichès, doit ètre une parodie du surnom de Démétrios Poliorcète. • Dans l'Hypobolimaeos de Diphile. Webster, ibid., p. 108. 5 Elderkin, Amer. Journ. of Archaeol., 1934, p. 29-36. 6 Webster, ibid., p. 196 sq.; E. Paratore, éd. du Curculio, Florence, s.d. (1958). 3

8CHOS PLAUTINIBNS D'HISTOIRE HELL8NISTIQUE

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Il y a d'abord le nom du soldat, ce curieux nom composé, qui n'est nullement conforme aux coutumes de l'onomastique grecque, mais se trouve ressembler aux noms des souverains hellénistiques, dans lesquels le patronyme est volontiers remplacé par un surnom, qui est tantôt une épithète divine, tantôt (dans la dynastie de Macédoine en particulier) un sobriquet familier. C'est ainsi, on le sait, que Ptolémée Jer fut surnommé Soter, et son fils Philadelphe, tandis que Séleucos était appelé Nicator, mais Antigone se contentait de «Monophtalmos», car il avait perdu un œil. Démétrios, fils d'Antigone, s'appela Poliorcète, parce qu'il s'était fait une spécialité de prendre les villes - ou peut-être parce qu'il avait échoué devant Rhodes. Car ces surnoms n'étaient pas toujours dépourvus d'humour; ainsi celui de Philadelphe, et, naturellement, celui du fils de Démétrios, Antigone Gonatas, s'il est vrai qu'il signifie «aux genoux cagneux», et encore celui de Doson, le roi aux promesses non tenues (Doson : « qui doit donner»). G. W. Elderkin, essayant d'analyser le surnom du soldat, Platagidoros, y reconnaît, naturellement, les deux éléments ltÀatayeîv et Mlpov, mais il traduit: «celui que l'on applaudit», «celui à qui l'on donne des applaudissements» 7 • Nous ne pensons pas que cette analyse soit correcte. Platagidoros rentre en effet dans une série bien connue à laquelle appartiennent par exemple, Athénodoros, Ménodoros, Hermodoros. Ce sont des noms de signification religieuse, dont le premier élément est l'appelation d'une divinité, Athéna ou Men ou Hermès. Platagidoros suppose donc une divinité - naturellement parodique - dont la personnalité serait désignée, plaisamment, par l'idée d'applaudir. On pourra, sans doute, avec Blderkin, penser à l'épisode de la vie de Démétrios rapporté par Plutarque•, la scène où l'on voit Démétrios abordant au Pirée, messager de paix envoyé par son pére, et accueilli par les soldats athéniens qui abandonnent, à sa vue, leur bouclier et applaudissent des deux mains celui que, bientôt, ils vont charger d'honneurs divins. Mais tandis qu'Elderkin en concluait que le nom du miles, par allusion à cet épisode célèbre, désignait Démétrios, nous serions plutôt enclin à penser que Démé· trios est la divinité à qui l'on doit l'homme qui porte le surnom de « Platagidoros ».

7

Art. cit., p. 32. • IX, 1.

264

ROME,LA LITTÉRATUREET L'HISTOIRE

Dans ces conditions, le premier nom, celui de Thérapontigonos, prend une tout autre valeur. Si l'on se souvient que le fils de Démétrios s'appelait, comme son grand-père, Antigonos, on sera tenté de comprendre autrement ce composé dont le premier terme ne serait pas un thème verbal (comme le suggère Elderkin) mais un substantif. Le mot signifierait: non pas «valet d'Antigone», mais «race de valet>, ou «fils de valet», et serait chargé d'une intention insultante. Le poète inconnu dont Plaute a imité l'œuvre aurait, en inventant ce nom cocasse, voulu suggérer que celui d'Antigone était l'abréviation familière d'un nom plus ample - celui qu'arborait le miles, et qui rappelait le temps où Antigone, le fondateur de la dynastie, n'était qu'un serviteur, un vassal d'Alexandre et des rois de Macédoine. On ne se dissimulera pas la fragilité de pareilles constructions, qui reposent sur des rapprochements peut-être arbitraires. On se gardera surtout d'en tirer l'idée que le miles ait pu être en tout assimilé par le poète au roi que son nom semble évoquer. Tout ce que peut suggérer cette analyse n'est qu'une possibilité - celle que le poète ait voulu railler Antigone Gonatas, en parodiant son nom et en rappelant la divinité dérisoire de son père. Mais cette possibilité elle-même doit nous rendre attentifs à d'autres allusions, susceptibles de confirmer ou d'infirmer l'hypothèse, et d'abord, nous inviter à les chercher dans des temps sensiblement différents de ceux que l'on considère généralement. Le vers 395 du Curculio fait allusion, en effet, à la prise de Sicyone, ou du moins à une bataille qui se serait livrée à Sicyone, et où le parasite prétend avoir été blessé par le trait d'une catapulte 9 • Les interprètes modernes ont voulu voir là qui le siège de Sicyone par ce même Démé· trios en 303, qui une tentative pour dégager la même ville en 31310• Si nous acceptons, au moins comme hypothèse, que la comédie qui nous occupe ait été composée sous le règne d'Antigone Gonatas (ou du moins en un temps où le roi était déjà assez connu pour mériter des allusions satiriques), une autre possibilité nous est offerte. Sicyone, on le sait, a été effectivement prise par Aratos, en 251; et l'on sait également que l'occupation de la ville par les conjurés se fit par surprise, sans qu'il y eût de véritable combat 11 • Qu'un acteur, jouant les soldats vantards, prétendît

:

v. 394-~95: cat~pulta hoc ictum est mihi / apud Sicyonem .. .

0

El~er~m, op. ~,t.; Hueffner, De Plauti com. exemp. atticis . .. , Gôttingen, 1894, p. 2O sq., Wtlamowitz-Moellendorf, lsyllos von Epidauros (Philol. Unters., IX, 37, n. 8). 11 Plut., Aratos, 4 sq.

ÉCHOS PLAUTINIENS D'HISTOIRE HELLÉNISTIQUE

265

sur la scène, devant un public au courant de l'actualité, avoir été « blessé à Sicyone d'un coup de catapulte» pouvait évidemment suffire à déclencher l'hilarité générale. Mais la plaisanterie ne s'arrête pas là. L'interlocuteur de Curculio, le banquier Lyco, suggère, une autre interprétation de l'infirmité survenue au prétendu héros: peut-être, lui dit-il, est-ce une «marmite cassée, pleine de cendre, qui t'a crevé l'œil» 12 ? et Curculio convient que ce sont bien là les projectiles qu'il doit ordinairement redouter. Or, c'est un accident aussi peu héroïque qui avait, nul ne l'ignore, amené la fin de Pyrrhos, dans les rues d' Argos, en 272 13• Sans doute le projectile n'est-il pas, dans la tradition relative à Pyrrhos, une marmite pleine de cendre, mais une tuile ou, selon d'autres, une pierre, voire la vieille femme elle-même, tombée de son toit. Ici encore, nous pouvons penser que la malice du poète, tout en parodiant l'anecdote célèbre, en avait conservé l'essentiel, qui reste reconnaissable. Et l'on voit immédiatement que cette allusion, si on l'accepte, renforce l'interprétation du vers précédent, en fournissant un terminus post quem. Une comédie postérieure à 272 (mort de Pyrrhos) et citant un siège de Sicyone, ne saurait être antérieure à 251. Et les circonstances qui avaient mis fin à la carrière de Pyrrhos étaient assez profondément gravées dans toutes les mémoires pour qu'on pût y faire allusion sans difficulté vingt ou trente ans plus tard. Dans le même passage - cela où Curculio se présente, déguisé, au banquier, et, pour cela, dissimule una partie de son visage sous un bandeau, comme s'il était borgne - le banquier, pour se moquer de lui, le salue ainsi: «N'as-qu'un-Œil, salut!. .. Je pense, continue-t-il comme l'autre proteste, que tu es de la lignée des 'Coclites' ». Depuis longtemps on pense que le poète raillait ainsi soit Antigone le Borgne, soit même Philippe II, qui, lui aussi, avait perdu un œil 14• Si l'on place la comédie au temps de Gonatas, le mot prend toute sa valeur car il fait allusion aux deux : le faux soldat, avec son bandeau, ressemble à toute la race des borgnes royaux, ces infirmes dont on se moque collectivement, comme si leur déficience était une tare héréditaire, ou plutôt la marque distinctive des rois. Le recul du temps rend plus aisée cette généralisation insultante, et l'on devine que le poète a moins pour but de caricaturer un prince ou un autre que le roi en tant que tel. Cette attitude violemment antimonarchique est précisément celle qui, au dire de Plutarque, régnait en Pélo-

12 Cure.,

v. 396. Plut., Pyrrh., 34, 2. 14 Webster, loc. cit. 13

18

266

ROME, LA LITTÉRATURE ET L'HISTOIRE

ponnèse, au cours des années qui suivirent la reconquête de Sicyone par Aratos. Et c'est autour d'Aratos, nous allons le voir, que se situent d'autres allusions possibles, qui ont beaucoup intrigué les commentateurs. Phaedromus, le jeune premier de la pièce, a, naturellement, besoin d'argent pour acheter Planésium, que détient le Leno et qui est promise au soldat. Dans sa détresse, il pense à emprunter la somme nécessaire à l'un de ses amis, qui se trouve en Carie 15• La mention de la Carie en ces circonstances a semblé étonnante, et tel historien moderne de la littérature hellénistique veut que, sous ce nom, se dissimule un lieu méconnu par Plaute 16 • L'explication est probablement plus simple. On sait que la Carie, au temps où Aratos reconquit Sicyone, appartenait au Lagide, et c'est là, précisément, que se rendit Aratos - contre sa volonté - alors qu'il était parti pour l'Égypte demander des subsides à Ptolémée. C'est Plutarque qui nous conte l'aventure. Aratos s'était embarqué pour se rendre en Égypte. Il avait besoin d'argent, les querelles provoquées par le retour des exilés qui réclamaient leurs biens ne pouvant être apaisées que si l'on disposait de sommes suffisantes pour les indemniser. Mais, sur la route de l'Égypte, son bateau fut assailli par une tempête et jeté à la côte, en un lieu dont le nom nous a été probablement mal transmis, mais qui se trouvait en pays hostile, et soumis à Antigone. Aratos, toutefois, parvint à se dissimuler et à s'embarquer clandestinement sur un navire romain qui se rendait en Syrie. Par ses prières, il obtint que le patron se déroutât et le déposât en Carie, c'est-à-dire en territoire lagide. D'où, ensuite, mais non sans mal, il put gagner l'Égypte 17• Si l'on admet que cet épisode de la vie d' Aratos peut avoir suggéré le choix de la Carie pour que Curculio aille y chercher les subsides indispensables, on n'en déduira pas que le parasite soit identifié avec le libérateur de Sicyone, ni, parce qu'il met un bandeau sur un œil et que le banquier Lyco le salue comme un des «Coclites», qu'il soit Antigone ou Philippe. Il semble que le poète à qui l'on doit l'original du Curculio se soit contenté d'accumuler les traits satiriques empruntés à l'actualité, sans se soucier de les composer en un ensemble cohérent. En matière de satire politique, il n'est pas toujours nécessaire de recourir à des allégories complexes : un trait isolé, puis un autre, et un autre encore, ont pour effet, par leur accumulation même, de créer une atmosphère déterminée, et d'inciter la malignité du public à chercher toujours plus d'allusions. Cure., 67 : Nunc hinc parasitum in Cariam misi meum / petitum argentum a meo sodali mutuum. 16 Ph. Legrand, Observations sur les Curculio, in REA, 1905, p. 25 sq. 11 Plut., Aratos, 12 sq. 15

t!CHOS PLAUTINIBNS D'HISTOIRE HBLLt!NISTIQUB

267

En Carie, c'est-à-dire, si l'on accepte notre hypothèse et la date proposée pour la comédie, dans une terre d'obédience lagide, le parasite rencontre Thérapontigonos, et celui-ci lui confie (du moins aux dires de Curculio, qui invente) qu'il arrive de l'Inde, et qu'il a conquis, tout récemment, des pays innombrables : Perse, Paphlagonie, Sinope et les Arabes, et les Cariens, les Crétois, les Syriens, Rhodes et la Lycie, le Pays de Goinfrerie (Perediam), celui de Biberonerie (Perbibesiam), la Centauromachie et l'armée des Amazones (Unomammiam)••. Et toutes ces conquêtes, continue Curculio, ont été réalisées en moins de vingt jours! Les commentateurs modernes acceptent comme un dogme établi que ces conquêtes reproduisent, en les parodiant, celles d'Alexandre. Mais est-ce bien sûr? Nous savons qu'en 246, et l'année suivante, Ptolémée III avait entrepris et mené à bien, avec une rapidité stupéfiante, des conquêtes qui l'avaient mené précisément dans les mêmes pays - ou à peu près - que ceux où Plaute envoie Curculio et Therapontigonos. Au témoignage de l'inscription d'Adulis, rapportée par Cosmas Indicopleustès, Ptolémée, «déjà maître de l'Égypte, de la Libye, de la Syrie, de la Phénicie, de Chypre, de la Lycie, de la Carie et des Cyclades, ayant à sa disposition des éléments des Troglodytes et d'Éthiopie, attaqua l'Asie, se rendit maître de tout le pays situé en deçà de l'Euphrate, de la Cilicie, de la Pamphylie, de l'Ionie, de l'Hellespont et de la Thrace, s'assurant des éléphants indiens, soumettant tous les rois, après quoi il aurait franchi l'Euphrate, assujettissant à son pouvoir la Mésopotamie, la Babylonie, la Susiane, la Perse et la Médie, et tout le pays jusqu'à la Bactriane ... > 19• Cette liste impressionnante, peutêtre gonflée par la courtisanerie ou la politique calculée d'une chancellerie peu sincère, n'est pas fort différente de l'accumulation burlesque imaginée par le modèle de Plaute et reproduite (ou adaptée) par celui-ci. Sans doute, la comédie cite-t-elle des États indépendants, comme Rhodes, la Crète, Sinope et la Paphlagonie. Mais, de son côté, l'inscription revendique les pays de l'Hellespont et au moins une partie de la Thrace (l'ancien royaume de Lysimaque), ce qui n'allait pas sans quelque exagération; cette exagération que rendait mieux sensible à un public hellène l'attribution au Lagide de pays qui avaient réussi à assurer puis à maintenir, quelquefois avec grand éclat, leur indépendance totale, comme Rhodes, qui avait défié victorieusement les efforts du Poliorcète. La Crète, elle, devait accepter, depuis des années, une base lagide à Itanos, mais échappait dans son ensemble à la domination étrangère. D'autre part, les Arabes,

11

Cure., 441-445.

•• Dittenberger, Syll., 1, 54.

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ROME, LA LITTt!RATURE ET L'HISTOIRE

cités par la comédie, sont absents du texte épigraphique, mais, à leur place, on trouve des «rois> soumis avant le franchissement de !'Euphrate, qui ne sauraient guère être que des chefs de tribu indépendants, peut-être dans la région de la Nabatène. Mais un détail plus précis suggère comment a pu naître, dans les propos de Curculio, la mention du pays fantastique de Peredia, c'est-à-dire de Goinfrerie. Dans l'inscription d'Adulis, les éléphants avec lesquels Ptolémée commença son expédition sont venus, nous dit-on, du pays des Troglodytes, et l'éditeur de ce texte, W. Dittenberger, fait observer que la copie de Cos· mas devait porter, comme tous ceux où figure le nom des Troglodytes, non la forme à laquelle nous sommes accoutumés, mais un adjectif dérivé de Tpcoyoootm- dans lequel un poète comique ne pouvait manquer de découvrir la racine du verbe tp sans que nous sachions en quoi ce Charmidès (tel est son nom) a pu trahir sa ville 1. L'original de Plaute est, dans le Rudens, une pièce de Diphile 2 ; et Hueffner, dans son étude sur les modèles de Plaute 3, date la comédie de

v. 49-50. 32. 1 F. Hueffner, De Plauli comoediarum uemplis Atticis, Gôttingen 1894, p. 67. 1 Rudens,

2 lbid., V.

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ROME, LA LITI8RATURE ET L'HISTOIRE

Diphile de la période qui s'étend entre 303 et 289. Il croit pouvoir assurer que la jeune Ampélisca serait née à Thèbes, donc, après la reconstruction de la ville en 316. Mais, en réalité, le vers sur lequel il s'appuie ne dit nullement qu'Ampélisque est thébaine 4 • Plus sérieux est l'argument que l'on tire de la mention du danseur Stratonicos 5 qui naquit vers 390. On ne saurait guère faire descendre cette mention au-delà de la fin du Jve siècle6. On voit à quel point la chronologie de la pièce de Diphile est incertaine. Mais il est possible, croyons-nous, de la préciser quelque peu. Et cela, grâce à l'histoire de Cyrène et à ses rapports avec la Sicile en ces dernières années du JVe siècle. Nous savons que l'histoire de Cyrène, à cette époque, est dominée par celle d'Ophellas, qui, allié à Agathocle, fut trompé par celui-ci, et mourut en 308. Il n'est pas indifférent que le sujet du Rudens mette en scène un Athénien. On sait en effet qu'Ophellas, qui menait une politique personnelle, indépendante de celle de Ptolémée, avait établi des liens très étroits avec Athènes. Il avait épousé une citoyenne de cette ville, nommée Euthydicé, descendante directe de Miltiade 7 • Et cette union avait entraîné une immigration athénienne à Cyrène. Diodore nous apprend que les luttes intestines de la Grèce, et celles des rois entre eux, avaient provoqué un appauvrissement général des cités, si bien que les citoyens touchés avaient émigré. Il est fort probable que Démonès fut l'un de ces exilés volontaires, dont parle Diodore 8 • Plaute nous dit en effet que si Démonès réside à Cyrène, ce n'est point de sa faute, qu'il a dépensé sa fortune pour secourir plus pauvre que lui 9 • L'alliance d'Ophellas avec Athènes, et le développement de sa politique d'expansion en Afrique semblent dater de 309 10• La situation exposée dans le Rudens est donc postérieure à cette date. Il faut que le vieil Athénien Démonès ait eu le temps ve venir s'installer à Cyrène, que sa fille lui

Rudens v. 746: quid mea refert Athenis natae haec an Thebis sient ... Au vers 750, nous lisons que l'on ignore le lieu de naissance de la jeune fille. Le seule mention de la ville de Thèbes n'implique pas que celle-ci ait déjà été reconstruite, ce qui, d'ailleurs, est le cas, mais ces vers, à eux seuls, ne l'établissent pas d'une façon probante. 5 Rudens v. 932. 6 T. B. L. Webster, Studien in later Greek Comedy, Manchester 1950, p. 154, n. 5. 7 Diod. Sic. XX 40, 1 et suiv. 1 Id., XX 40, 6. 9 Rudens, v. 33-35. 10 H. Berve, R.E. XVIII, col. 633 et suiv., s.v. Ophellas. 4

ÉCHOS PLAUTINIE.NSD'HISTOIRE. SICILIENNE.

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ait été enlevée, que plusieurs mois se soient passés depuis cet enlèvement. Nous ne saurions nous trouver guère qu'en 307, peut-être plus tard. A cette époque, que pouvait signifier l'expression c proditor patriae » appliquée à un citoyens d' Agrigente? Nous savons que, pendant cette période, Agathocle était le maître de Syracuse, et que les exilés de cette ville s'étaient réfugiés à Agrigente 11 • Cet exode avait eu lieu en 309. Et, en 307, la situation créée par les intrigues des exilés avait donné lieu à des opérations militaires, dirigées, pour les Agrigentins, par Xénodocos. Celui-ci avait été malheureux contre Agathocle et avait dû s'enfuir à Géla. Ces événements avaient eu lieu entre les deux séjours d'Agathocle en Afrique. Après la défaite de Xénodocos et des Agrigentins, le tyran de Syracuse avait repris les opérations contre Carthage. On croira volontiers que l'expression de proditor patriae appliquée à un citoyen de la ville d' Agrigente pendant cette période désigne un homme qui avait trahi sa patrie pour suivre la fortune d' Agathocle. Et cela explique qu'il ait pu se trouver dès lors à Cyrène, où Ophellas était l'allié d' Agathocle. Mais l'expression est significative; elle implique que l'auteur - évidemment Diphile - est hostile à Agathocle. Il faut donc qu'au moment où Diphile écrit, les Athéniens et le tyran de Syracuse soient en mauvais termes, qu'Agathocle ait consommé sa trahison. On sait qu'Ophellas mourut en 308. La date de 307 pour la situation impliquée par la comédie est donc entièrement justifiée. A cette époque, Euthydicé est revenue à Athènes 12. L'année 307 semble donc bien le terminus post quem de cette comédie. Mais il est possible d'apporter d'autres précisions. Diphile, nous l'avons vu 13 , loue l'attitude démocratique de Dénionès, et prend soin de souligner que sa ruine n'est pas le résultat de ses vices, mais de son amour pour ses concitoyens. Il est légitime de penser que ces vers sont postérieurs au rétablissement du régime démocratique en 307, à l'abolition de la constitution timocratique imposée par Démétrios de Phalère, et antérieurs au régime aristocratique de Lacharès, en 301. Il est certain que les différents traits de cette situation historique n'ont pas été introduits par Plaute, mais viennent de Diphile. Le poéte prend parti dans la querelle entre Agrigente et Syracuse, une querelle qui n'avait plus de sens au temps de Plaute. Le poéte latin ne s'est pas soucié de «mettre à jour> les allusions de son devancier athénien.

11

Diod. Sic. XX 31, 2.

u

Plutarque, Demetr. 14.

u Supra, n. 9.

276

ROME, LA LITTÉRATURE ET L'HISTOIRE

*

*

*

Une conclusion analogue résulte du passage des Ménechmes où il est question des affaires syracusaines entre la mort d'Agathocle et l'avènement d'Hiéron II. L'intrigue des Ménechmes est une histoire sicilienne 14 • On en connaît la donnée : un marchand avait deux fils jumeaux, si semblables que leur nourrice ne parvenait pas à les distinguer. Or, leur père partit à Tarente avec l'un d'eux, et, dans la foule amenée par les jeux qui se déroulaient alors dans cette ville, l'enfant se perdit et fut enlevé par un marchand d'Epidamne. Le pèi;e, de chagrin, mourut. Si bien que, des deux frères, l'un continua de vivre à Syracuse, l'autre fut établi à Epidamne; mais le jumeau de Syracuse ne se résignait pas à avoir perdu son frère, et il entreprit des recherches. L'action commence au moment où le Syracusain (appelé, comme son frère d'Epidamne, Ménechme) vient de débarquer à Epidamne. Ce Ménechme de Syracuse (appelé par des éditeurs Ménechme II), expose, à son arrivée, l'histoire de ses recherches. Il a, dit-il, parcouru bien des pays dans l'espoir de retrouver son frère : « Histriens, Espagnols, Marseillais, Illyriens, mer Adriatique tout entière; Grèce extérieure, côtes d'Italie autant qu'en baigne la mer, nous avons tout visité» 15 • A la vérité, les recherches n'ont pas été bien complètes, car elles ont négligé les pays africains, dominés par Carthage. Ce qui suggère une hypothèse : que la pièce grecque ait été écrite en un temps où Syracuse était coupée de l'empire punique. Donc, pendant le première guerre punique, après l'alliance d'Hiéron et des Romains. Ce n'est là, certes, qu'une hypothèse, assez fragile, mais qui permet d'orienter la recherche. Cinq vers, à la vérité assez mystérieux, apportent, pensons-nous. des précisions. Nous lisons en effet 16 :

non ego te noui Menaechmum, Moscho prognatum patre, qui Syracusis perhibere natus esse in Sicilia, ubi rex Agathocles regnator fuit et item Phintia, tertium Liparo qui in morte regnum Hieroni tradidit : nunc Hiero est? Men. Hau falsa, mulier, praedicas . .. V. 12: non atticissat, uerum sicilissat. V. 235-238 (trad. A. Ernout). 16 V. 407-412. 14 15

ÉCHOS PLAUTINIHNS D'HISTOIRE SICILIENNE

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La succession royale indiquée dans ces vers est bien surprenante. Elle comporte deux règnes authentiques, celui d'Agathocle et celui d'Hiéron II, mais, entre eux, s'intercalent deux princes de fantaisie, Phintias et Liparo. A la mort d'Agathocle, survenue en 289, se produisit une période de troubles, qui marqua le retour au régime républicain 17 ; après quoi le pouvoir fut pris par Hicétas, qui le garda neuf ans, de 287 à 278 11• Mais Hicétas fut chassé par Thoinon et Sosistratos, ennemis l'un de l'autre, et qui occupaient, le premier l'île d'Ortygie, le second le reste de la ville 19• Cette situation incommode dura quelque temps, jusqu'à ce que les deux hommes s'entendent pour appeler Pyrrhus 20 • Mais Pyrrhus, on le sait, ne demeura que deux ans en Sicile. Après le départ du roi, qu'avaient découragé par les dissensions intérieures et la versatilité des Siciliens, le jeune Hiéron fut d'abord, en 270, chargé d'un commandement par les Syracusains, et bientôt salué du titre de roi 21 • Telle est la suite réelle des événements. Elle ne fait aucune place à Phintias et Liparo! Comment expliquer l'insertion par Plaute de ces deux noms surprenants? On peut concevoir, a priori, deux solutions: l'une consisterait à admettre qu'ils figuraient déjà dans le modèle grec de Plaute, l'autre, qu'ils ont été introduits par celui-ci. Mais, la seconde hypothèse ne résiste pas à l'examen. On peut, certes, imaginer que Plaute, par caprice, ou désinvolture, a inventé deux rois à Syracuse. Mais cela entraîne une conséquence difficilement admissible : dans cette hypothèse, le poète latin aurait écrit : «nunc Hiero est . .. »; c'est-à-dire que, au moment où il aurait écrit, Hiéron II eût encore régné à Syracuse, c'est dire, encore, que les Ménechmes auraient été composés avant le printemps de 215, moment où mourut le roi Hiéron. Cette chronologie est réfutée, à bon droit, par K. H. E. Schutter, dans sa dissertation sur la date des comédies de Plaute 22 • Il faut donc recourir à l'autre terme de l'alternative, et penser que les rois litigieux ont été nommés par le poète grec qui avait composé l'original des Ménechmes, et dont Plaute ne nous a pas donné le nom. Et c'est bien dans cette voie que s'engage Schutter, à la suite de Huffner et de Buck 23 • Pour Schutter, ces noms ne peuvent avoir été mis là que par un Sicilien. Il est certain que Phintias est

17 Diod.

Sic. XXI 6 et suiv. Id., XXI 16, 6. 19 Id., XXII 7, 6. 20 Id., XXII 8, 2. 21 Justin • Trogue Pomp. XXIII 4, 1. 22 K. H. E. Schutter, Quibus annis . .. , Groningue 1952, p. 77 et suiv. 23 Id., ibid., p. 82 et 83, où l'on trouvera le résumé des théories en présence. 11

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ROME, LA LITT2RATIJRE ET L'HISTOIRE

le nom d'un tyran d'Agrigente - et celui d'une ville sicilienne. Liparo, d'autre part, rapp~lle celui de l'île Lipari. Mais il reste à savoir pourquoi le poète grec aurait ainsi imaginé deux rois de fantaisie. Schutter approuve sans réserve l'explication donnée autrefois par Gronov : hoc excusandum est in persona mulierculae, ex male tradito, male accepto rumore, memoria mata, ut fit, rem narrantis et personas, tempora, loca, acta facile confundentis. En d'autres termes, le poète grec aurait voulu faire rire aux dépens de la jeune femme, qui se lance dans un développement historique au-dessus de sa portée. Et Buck précise: «si. .. le passage vient bien de l'original, il n'y a qu'une interprétation possible de sa reprise dans la comédie latine, c'était suffisamment invraisemblable pour être amusant, et c'est pourquoi Plaute l'a utilisé> 24 • L'explication de Gronov et de Buck est simple, et fort élégante. Elle implique que le poète grec a jugé suffisamment plaisante une liste de rois imaginaires - non, toutefois, totalement imaginaire, puisque Agathocle et Hiéron sont deux princes authentiques, et que le second était le maître de Syracuse à la date où la comédie grecque fut écrite. Pour cela, il faut, sans doute, que ces deux noms de fantaisie présentent un sens pour des spectateurs siciliens. Le premier, celui de Phintias, n'est pas totalement imaginaire. Déjà Schutter fait observer que c'est celui d'un tyran d'Agrigente, contemporain, précisement, de la période qui s'étend entre la mort d'Agathocle et l'avènement d'Hiéron 25 • Ce tyran d'Agrigente fut contemporain d'Hicétas, et remporta l'avantage sur celui-ci jusqu'au moment où, les Carthaginois intervenant, il subit une cuisante défaite 26 • La vieille rivalité entre Syracuse et Agrigente, à laquelle, nous l'avons vu, faisait déjà allusion Diphile, prit, cette année-là, une tournure particulièrement grave. Dire, par conséquent, qu'à la mort d'Agathocle, Syracuse fut gouvernée par Phintias est, sans aucun doute, un trait satirique, plutôt que vraiment comique. Mais, pour le goûter, il faut que les spectateurs de la comédie aient été, suffisamment informés de la politique syracusaine en ce début du IIIe siècle. Mais alors, si l'on accepte cette hypothèse, il faut aussi que le nom de Liparo, qui vient après celui de Phintias, évoque, non plus Hicétas (le successeur direct d' Agathocle) mais Pyrrhos, ou Thoinon, ou Sosistratos, ou tous les trois ensemble. Le nom de Pyrrhos peut être sans doute éliminé a priori, car Pyrrhos

C. Buck, A chronology of the plays of Plautus, Baltimore 1940, p. 72-73. Loc. cit. 2• Diod. Sic. XXII 4, 5.

24

25

8CHOS PLAUTINIBNS D'HISTOIRE SICILIENNE

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ne fut jamais tyran de Syracuse, même s'il fut, un moment, roi de Sicile 27 • Restent Thoinon et Sosistratos. Car le nom de Liparo est inconnu de l'histoire sicilienne. En face de cette difficulté, le plus simple est sans doute d'imaginer un texte, remontant à la comédie grecque originale, où les noms litigieux, ceux de Phintias et de Liparo, prenaient un sens acceptable, mais tel que Plaute ait pu s'y méprendre - en d'autres termes, il est tentant de supposer que Plaute, en présence d'un texte parfaitement intelligible, a commis une bévue de traduction, dont il est seul responsable. Le verbe dont se sert Plaute pour indiquer la succession est tradidit, à quoi devait (ou pouvait) répondre dans le texte original grec une expression comme Jta.p600>1C6V. Nous aurions alors une proposition analogue à celle-ci, wro8avci>vrlJv JWÂ.lvcl>lv8iQ.mpt&o1eev, dans laquelle, nous le voyons aussitôt, deux sens peuvent être discernés : « Agathocle, en mourant, laissa la cité à Phintias », et «Agathocle, en mourant, livra la cité à Phintias». Et c'était évidemment le second sens que le poète grec entendait suggérer: Agathocle, en mourant, avait laissé la cité dans une situation politique si grave que peu s'en fallut que l'ennemi agrigentin ne s'en emparât. Des spectateurs instruits de l'histoire de la ville ne pouvaient s'y tromper. Plaute, toutefois, était bien excusable, étant donné les innombrables révolutions qui avaient eu lieu à Syracuse près d'un siècle plus tôt, de ne pas se rappeler exactement quel avait été le successeur d'Agathocle. Mais le nom de Liparo? Remarquons d'abord que, dans le vers de Plaute, qui est un septénaire trochaïque, le mot se présente comme un anapeste. Il doit avoir la forme: Atmlp(i)v. Deux possibilités s'offrent alors : ou bien le nom est formé sur celui de l'île Aumpa, ou bien il peut avoir été confondu avec le génitif pluriel de l'adjectif Â.l,mpoç.Et cela suggere, dans l'original, une phrase qui eût été à peu près celle-ci: 'Aya8otlfjç tTJVJWÂ.lV cbto8avci>v cl>lv8iQ. µtv mpt&o1C6V, &Jœl'ta6è Â.lJtaPV tyéve-ro. C'est à dire: après le temps d'Hicétas - et aussi des attaques de Phintias, qui mourut vers cette époque 21 , la cité «vint au pouvoir des brillants>, donc, des oligarques. L'expression peut bien désigner Sosistratos, petit-fils du premier Sosistratos, chef des oligarques syracusains quelques années auparavant. Sosistratos le jeune avait succédé à Phintias comme maître d'Agrigente, vers 280. Puis, à l'appel des aristocrates syracusains, en lutte contre Thoinon, il s'était emparé de presque toute la ville,

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21

V. P. Lévêque, Pyrrhos, p. 460 et. suiv. Dio. Sic. loc. cit.

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contraignant celui-ci à demeurer dans l'île. Devant la menace des Carthaginois, Thoinon et Sosistratos firent appel à Pyrrhos. Mais Thoinon ne tarda pas à être exécuté par ordre du roi, et Sosistratos dut quitter Syracuse 29, bientôt, d'ailleurs, suivi par Pyrrhos. Entre le départ de Pyrrhos et la prise du pouvoir par Hiéron, nous ne savons quel parti se trouva au pouvoir. Mais il est à penser que, Sosistratos revenu à Agrigente et Thoinon disparu, le parti aristocratique demeura le maître, s'il est vrai que Hiéron, lorqu'il fut appelé à jouer le premier rôle, comme stratège, commença par se concilier l'aristocratie (dont sa naissance l'éloignait), en épousant Philistis, la fille de Leptines, le plus important parmi les représentants de la noblesse 30 • Quoi qu'il en soit de ces événements, qui sont, en eux-mêmes, assez mal attestés, il est certain que le texte de la comédie adaptée par Plaute ne peut avoir été écrit que par un poête fort au courant de la récente histoire syracusaine. On croira même, avec vraisemblance, que cette comédie fut représentée à Syracuse même, sous le règne d'Hiéron II, et, nous l'avons dit, en un moment où la ville était coupée du monde punique. Si l'on excepte les tout premiers temps du règne de Hiéron, pendant lesquels exista un état de guerre entre Syracuse et Carthage, on admettra que la pièce dont Plaute s'est inspiré fut écrite après l'été de 264, c'està-dire après l'arrivée des Romains en Sicile et, bientôt, leur alliance avec Hiéron. Mais, à ce moment, la plupart des poètes comiques grecs ont disparu. Philémon est sur le point de mourir, très âgé, au Pirée. Il est peu vraisemblable que ce poête, presque centenaire, ait écrit une comédie « sicilienne». Un seul nom, parmi les auteurs dont nous savons qu'ils ont fourni des modèles à Plaute, demeure possible, celui de Poseidippos. A la vérité, son nom a déjà été proposé comme l'auteur possible de l'original des Ménechmes - l'une des très rares comédies où l'on rencontre un cuisiner esclave -. Mais cet argument, traditionnel, a été contesté 31 • L'analyse des vers relatifs à la suite des maîtres de Syracuse entre Agathocle et Hiéron II apporte une confirmation inattendue, et indépendante, à l'hypothèse contestée. Et il apparaît surtout que, ni dans les Ménechmes, ni dans le Rudens, les allusions à l'histoire politique de la Sicile ne proviennent de

V. Plut. Py"hos 23; Den. Hal. XX 8, 4. Le départ de Sosistratos date du temps de Pyrrhos. 30 Pol. I 9, 1 et suiv. 31 Par Webster, op. cit. Cfr. ci-dessus, p. 261 et suiv. 29

~CHOS PLAUTINIBNS D'HISTOIRE SICILIBNNB

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Plaute lui-même; elles remontent chaque fois à l'original, où elles s'expliquent naturellement. Dans le Rudens, le vers où se trouve mentionnée Agrigente peut avoir été négligé par Plaute, qui l'a laissé, comme il le trouvait, sans se soucier des intentions de Diphile. Il n'en va pas de même pour le passage des Ménechmes, où le poète romain a introduit, dans sa traduction, un contre-sens qui en dénature totalement la signification. Il y a tout lieu de penser qu'il ne s'est pas attaché à celle-ci - qui, chez Poseidippos, était chargée d'une intention satirique et en même temps favorable au régime tyrannique ressuscité par Hiéron, devenue incompréhensible à un Romain. Et Plaute n'a pas cru bon, si l'idée l'en a effleuré, ce qui est bien improbable, de vérifier si la succession des dynastes ainsi introduite dans sa comédie était conforme à la vérité. Les noms grecs qu'il lisait ou croyait lire dans son modèle étaient plausibles - le souvenir de l'île de Lipara servait de garant au plus étrange des deux, n'était-ce pas assez pour assurer la vraisemblance?

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ANALYSE DU TRINUMMUS ET LES DÉBUTS DE LA PlilLOSOPHIE À ROME?

Il n'est pas rare de rencontrer, dans le théâtre de Plaute, des dialogues ou des cantica où se trouvent posés des problèmes moraux, et l'on peut se demander dans quelle mesure les thèses soutenues sont celles du poète romain. On ne saurait penser que celui-ci ait fait autre chose que de reprendre, peut-être en les modifiant, les développements que lui fournissaient ses modèles grecs, mais il est important qu'il ne les ait pas supprimés. Et, pour cette raison, son théâtre constitue un véritable intermédiaire entre la pensée des philosophes hellénistiques et le public romain. Avant la venue des philosophes athéniens et l'ambassade de 155 av. J.C., avant, même, les premiers «missionaires» épicuriens, qui avaient précédé Carnéade peut-être d'une quinzaine d'années, la comédie de Plaute avait commencé de familiariser les Romains avec les grands courants de la spéculation morale au temps de Ménandre, de Philémon ou de Diphile. Plaute, à cet égard, n'était pas un novateur; il est certain que, depuis le début d'un théâtre latin, vers le milieu du IIIe siècle, les maximes des philosophes avaient commencé de s'introduire à Rome; on peut même penser que, dès la fin du IV• siècle avant notre ère, au temps d' Appius Claudius l'Aveugle, les œuvres scéniques si populaires en Grande Grèce avaient exercé une influence non négligeable sur la formation de la première littérature morale romaine'. Mais, en prenant systématiquement pour modèles les comédies écrites à Athènes pendant les dernières années du IV• siècle et la première moitié du Ille, Plaute se trouvait transporter, qu'il en fût conscient ou non, tout un univers spirituel dans un milieu nouveau, préparé par sa structure même, à se l'assimiler.

Sur une influence possible de Philémon sur Appius Claudius, v. F. Marx, Appius Claudius und Philemon, in Zeitschr. f. ôsterr. Gymn., 1897, p. 218 et suiv. 1

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ROME, LA LITTÉRATURE ET L'HISTOIRE

L'étude des rapports entre la comédie nouvelle et la philosophie contemporaine a été tentée, avec succès, dans des ouvrages récents 2 • Il y a là une voie de recherche qui peut se révéler féconde. Nous voudrions aujourd'hui essayer d'analyser le contenu philosophique du Trinummus, l'une des comédies de Plaute où, précisément, les préoccupations philosophiques se traduisent par des discussions longues et répétées, et sont intimement mêlées à la structure même de l'intrigue: c'est parce que le jeune Lysitélès s'est fait une certaine conception de l'amitié qu'il veut épouser « sans dot» la sœur de Lesbonicus, que ses débauches inconsidérées ont ruiné; c'est en vertu de la même philosophie qu'il plaide auprès de son père, Philton, la cause du jeune homme, et qu'il engage avec Philton un véritable dialogue sur la générosité et la pitié. De même, Philton a ses propres idées sur la vertu, sur le rôle de la richesse et sa véritable valeur. Tous, et aussi Lesbonicus, agissent d'après l'idée qu'ils se font du devoir d'un homme libre, du compte qu'il doit tenir des autres citoyens et de l'opinion publique, des considérations qu'il doit faire passer avant la crainte du qu'en-dira-t-on. Nous savons, par Plaute lui-même, que le Trinummus est imité du Trésor de Philémon 3• Si nous voulons déterminer avec quelque précision les influences philosophiques qui ont pu s'exercer sur celui-ci, au moment où il composa sa pièce, il est nécessaire de nous interroger sur la date de celle-ci. En effet, la première victoire du poète se situe aux grandes Dionysies de 327 av. J.C. 4 ; d'autre part, Philémon mourut centenaire en 264 ou 263 av. J.C., et nous savons qu'il n'avait pas encore renoncé à écrire des comédies 5 • Sa vie se déroula donc pendant la période de la plus grande activité de la philosophie à Athènes; il put assister, en particulier, à la fondation de l'école du Jardin et à l'enseignement de Zénon. Nous verrons que, pour interpréter la morale soutenue par Philton, il importe beaucoup de savoir si le Trésor fut composé avant ou après les débuts de Zénon à Athènes, et, plus encore, assez tard pour que le stoïcisme ait pu déjà acquérir quelque importance parmi les doctrines en vogue. Aussi, le premier problème que nous essaierons de résoudre sera-t-il celui de la date à laquelle fut, vraisemblablement, composé le Trésor de Philémon.

Barigazzi Lo. formazione spirituale di Menandro, Turin 1969. l Trinummus, v. 18. 4 Marbre de Paros; v. M. N. Tod, A selection of Greek historical inscriptions, II, Oxford 1948, 310. 5 Suidas, Philémon 2; Plutarque, Moralia 785 b; Apulée, Florides XVI, 7 et suiv. 2

ANALYSB DU TRINUMMUS

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Une première indication est fournie par un mot de Mégaronide, se plaignant de l'indiscrétion des bavards, colporteurs de nouvelles, vraies ou fausses : «ils savent, dit Mégaronide, ce que le roi a dit aux oreilles de la reine» 6 • Ce qui implique que, au temps où fut composée la pièce, il y avait, à Athènes, un roi et une reine. Ce qui revient à dire que le Trésor date d'une des périodes où Démétrios Poliorcète était roi dans Athènes. Nous savons qu'il y en eut deux: la première entre 307 et 301, la seconde entre 294 et 287. Laquelle choisir? Nous sommes tirés de l'indécision par une autre allusion, déjà interprétée, depuis longtemps, par les commentateurs modernes. Le père de Lesbonicus, le vieux Charmidès, est parti faire fortune à Séleucie 7 , et les commentateurs s'accordent à penser qu'il s'agit de Séleucie de Cilicie, et non de Séleucie du Tigre•. Séleucie de Cilicie ne fut fondée qu'après la bataiÎle d'Ipsos (301), et, plus précisément, après que la Cilicie attribuée d'abord à Pleistarchos, puis enlevée à celui-ci par Démétrios, fut toi;nbée entre les mains de Séleucos, tandis que Démétrios, à partir de 296, était entièrement occupé par sa tentative de reprendre Athènes 9 • Ce qui nous donne, pour la comédie, un terminus post quem, et nous invite à choisir, pour la date de sa composition, une année située pendant la seconde des deux périodes possibles, c'est-à-dire entre 294 et 287. Nous savons que, une fois installé en Cilicie, Séleucos poursuivit ses campagnes, pour reconstituer les possessions orientales d'Alexandre, et qu'il procéda, jusqu'à la fin de son règne, à l'enrôlement de nombreux mercenaires 1°.Il ei.l donc naturel que le jeune Lesbonicus, et son esclave Stasime, songent, une fois qu'ils auront perdu leur dernière ressource, le champ qui les fait vivre, et qui doit constituer la dot de la sœur, à se rendre en Cilicie pour s'enrôler 11 - en Cilicie ou en Asie; c'est-à-dire, précisément, dans les deux régions où Séleucos est en train de rassembler des forces considérables. Une autre indication, enfin, qui semble avoir échappé aux modernes,

•v.207. 7

v. 112.

• Webster, Studies in later Gruk Comedy, Manchester 1953, p. 126. A. Bouchê-Leclerq, Histoire des Séleucides, I, p. 37. • 0 V. notre article sur le Miles gloriosus et la vieillesse de Philémon, ci-dessous, p. 315-328 et suiv. 9

11 V.

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confirme et précise le raisonnement précédent. Stasime, vers la fin de la comédie, rentre, on le sait, du forum, où il a essayé vainement de se faire rembourser un prêt qu'il avait consenti; il s'emporte contre les «mœurs actuelles», et le triste état de la morale publique. Il en donne, entre autres exemples, le fait que l'on se croit aujourd'hui autorisé par la coutume à «jeter son bouclier et à fuir l'ennemi» 12• Certes, une pareille chose se comprendrait mal à Rome, dans la cité victorieuse d'Hannibal, victorieuse aussi en Orient, si l'on pense, comme cela est le plus vraisemblable, que la pièce de Plaute fut composée vers 188 13• En revanche, elle convient à merveille à la pièce athénienne, et, par une rencontre qui ne saurait être fortuite, aux années mêmes vers lesquelles nous sommes amenés par les indices que nous avons énumérés. On se souvient en effet que dans l'Epidicus le jeune Stratippoclès a abandonné ses armes sur le champ de bataille pour se sauver plus vite; et nous savons d'autre part que cette campagne fut l'une des deux que mena contre Thèbes Démétrie>s Poliorcète en 293 et 291 av. J.C. 14 • Nous avons donc toutes chances de ne pas nous tromper si nous assignons la composition du Trésor à l'année 292, environ, et, au plus tard, l'année 290. Et cette date trouve une confirmation indirecte dans le fait qu'au moment considéré le Pirée était encore accessible 15, ce qui n'était plus le cas dès 288.

Telles sont les raisons qui nous permettent de penser que la pièce de Philémon fut composée alors que le poète avait environ 70 ans et que, autour de lui, dans Athènes, les principales écoles philosophiques étaient toutes constituées et affirmées. On sait que Théophraste avait succédé depuis 322 à Aristote et que, depuis cette date, il dirigeait le Lycée; il ne devait mourir qu'en 287, donc cinq ans, environ, après la composition du Trésor. A la tête de l'Académie, se trouvait Polémon qui, depuis 314 environ, avait pris la place de Xénocrate, dont il était le disciple, le continuateur et aussi, sur bien des points, l'imitateur 16• Polémon devait mourir en 270, l'année même où disparaissait Epicure, dont l'école avait été ouverte, à Athènes, on le sait, en 307 ou 306. Enfin, le fondateur du stoïcisme, Zénon, présent à Athènes depuis

12 13

v. 1034: scuta iacere fugereque hostis more habent licentiam. K. H. E. Schutter, Quibus annis comoediae plautinae primum actae sint quae-

ritur, Groningue 1952. 1• Epidicus, v. 29 et suiv. 15 V. 16

1103. Sur Polémon, v. K. von Fritz, in R. E., XXI, p. 2524 et suiv.

ANALYSB DU TRINUMMUS

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312, donnait un enseignement public depuis une date que nous ne pouvons fixer avec certitude, mais qui était certainement voisine de 300 av. J.C. 17 • Une dizaine d'années plus tard, Zénon et le stoïcisme ne pouvaient plus apparaître comme des nouveaux-venus dans le monde des philosophes athéniens. C'est à l'intérieur de ce milieu spirituel qu'il convient de replacer les thèses morales présentées et soutenues par les personnages du Trinummus.

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Trois, parmi les héros de la pièce, sont chargés d'exprimer des thèses philosophiques: le jeune Lysitélès, son père Philton et, nous l'avons dit, Lesbonicus, le jeune débauché. Et ces trois thèses sont différentes entre elles. La philosophie de Philton et celle de son fils Lysitélès s'opposent même assez vivement. L'un des propos les plus étonnants tenus par Philton est sa condamnation absolue de la pitié; sa forme même est paradoxale et choquante : «c'est rendre une mauvais service à un mendiant que de lui donner de quoi manger ou de quoi boire. Ce qu'on lui donne est du bien perdu et cela ne fait que prolonger sa vie de misère> 11 • On reconnait ici et la pensée et l'expression volontairement agressive des premiers stoïciens. Nous savons que Zénon considérait la pitié comme une «maladie de l'âme» 19 ; nous savons aussi qu'à ses yeux - ou du moins ceux de ses disciples directs, mais la pensée du maître était certainement la même, sur ce point essentiel - le «sot> ne pouvait tirer aucun bon parti de ce qu'on lui donnait, qu'il était voué à une existence de malheur et au besoin perpétuel 20 • A ce point de vue stolcien, adopté par Philton, Lysitélès oppose une morale toute différente : «grâce aux dieux, à mon père, à nos ancêtres et à toi-même, nous possédons beaucoup de biens acquis honnêtement,

V. Fergusson, Hellenistic Athen.s, p. 128, qui rapproche le début de l'enseigne• ment de Zénon et la réforme de l'éphébie en 301. 11 v. 339: de mendico male meretur qui ei dat quod edit aut bibat; nam et illud quod dal perdit et illi prodit uitam ad miseriam. •• Lactance, lnst. diu. Ill, 23; cf. Cicéron, Pro Murena 61. 20 Par ex. SVF Ill, n. 593 : tôv 6à q,aÛÀOv toùvuvn6v JŒVT1-ca, trov &içto IW)\)t&îv ..,.,µ6,v ffl8Pf1Jl8VOV ... 11

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ROME, LA LITTÉRATUREET L'HISTOIRE

assez pour que, si tu rends service à un ami, tu ne te repentes pas de l'avoir fait, mais plutôt tu te repentes si tu ne le fais pas» 21 • Cette attitude est celle des péripatéticiens; elle se rencontre aussi bien dans l'Ethique à Nicomaque 22 que dans ce que nous pouvons entrevoir du traité de la richesse, composé par Théophraste, et aujourd'hui perdu 23 : la fonction de la richesse doit être en effet de gagner des amitiés, d'étendre l'influence sociale de qui la possède, et il est nécessaire d'en user de la sorte, sans trop regarder aux mérites de qui recevra le bienfait, sous peine de passer aux yeux de tous pour un avare, indigne des présents de la Fortune. Dans la même discussion avec Lysitélès, Philton dit à celui-ci, pour rejeter sur Lesbonicus la responsabilité de la triste situation où s'est mis le jeune homme: «le sage est lui-même l'artisan de sa propre fortune» 24 • Or, ce sont là des mots typiquement stoïciens. La doctrine du Portique nous dit en effet que le sage est «artisan de vie», comme le médecin est artisan de santé 25 , et Sénèque reprend la même formule dans son traité sur le bonheur 26 • Ce qui permet à Lysitélès de répondre que l'habileté de l'artisan demande un long apprentissage, que la réussite est l'œuvre de toute une vie. Et ces paroles s'accordent avec l'enseignement d'Aristote, dans les dernières pages de l'Ethique à Nicomaque: il est nécessaire pour former des hommes vertueux, de dispenser aux jeunes gens une éducation libérale, de les entraîner à la pratique des bonnes actions, ce qui ne va pas sans une action continue du législateur et du philosophe 27• Au contraire, les stoïciens pensaient que l'âme, dès sa naissance, possédait la vision claire du bien et du mal, que la vertu était donné, en puissance, par la nature même. D'où l'objection de Philton à son fils: «ce n'est point à force de temps, mais par un don naturel que l'on acquiert la sagesse» 28 • Nous entendons là les échos d'une vieille aporie socratique sur la question de savoir si la vertu peut, ou non, faire l'objet d'un enseignement. Mais Philton est plus précis encore. Donnant des conseils à son fils, il

21

v. 346-348.

VIII, 1, 1. u Cicéron,, De off. II, 56. 24 V. 364. 2s SVF II, n. 216. 26 De uita beata 8, 3. 27 Eth. à Nicom. X, 9, 7 et suiv.; 1, 9; Il, 1. V. aussi P. Aubenque, La prudence chez Aristote, Paris 1963, p. 60: «c'est au fils de recommencer le pére et de devenir vieillard à son tour». 21 v. 367: non aetate, uerum ingenio apiscitur sapientia. 22

ANAL YSB DU TRINUMMUS

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l'invite à ne jamais se trouver satisfait de lui-même, mais à toujours s'interroger, à faire sa propre critique 29 • Or, contrairement à l'idée aristotélicienne que la vertu suprême consiste surtout dans l'acquisition et l'exercice des facultés les plus hautes de l'homme, c'est-à-dire, dans la contemplation intellectuelle du monde 30 , le stoïcisme, surtout en son début, avant l'intellectualisme de Chrysippe, mettait l'accent sur l'ascèse. C'est au disciple direct de Zénon, Ariston de Chio, que nous devons la plus ancienne formulation de cette idée 3 1• L'acquisition du calme intérieur exige, dit-il, beaucoup d'ascèse, et de longs combats. Philton ne laisse pas de nous renseigner sur les conditions de ce combat, livré entre la volonté et l'impulsion naturelle - ce que Plaute appelle animus, et qui était, fort probablement appelé 6pµT)dans son modèle 32 • Il manquerait au stoïcisme de Philton un élément essentiel - et nous pourrions douter de l'hypothèse que nous essayons de démontrer - si le vieillard se montrait attaché à ses richesses, comme pourraient le laisser supposer les paroles par lesquelles il met en garde son fils contre l'entraînement de la pitié. En fait, Philton ne tient nullement à ses richesses, il est persuadé de leur caractère transitoire, et il le dit expressément à Lesbonicus, lorsque, celui-ci se défend de pouvoir donner en mariage sa sœur à Lysitélès sans lui assurer en même temps une dot convenable : «Les dieux sont riches, c'est aux dieux que conviennent l'opulence et l'abondance; nous autres, pauvres humains, dès que nous avons rendu le souffle qui nous anime, aussitôt le mendiant et le plus grand richard comptent pour le même chose, au bord l'Achéron» 33 • Ce qui compte dit Philton, c'est d'être un homme de bien (optimus), et de s'allier avec les gens de bien. Il est superflu de rappeler que telle est la doctrine des stoïciens; il vaut mieux, sans doute, souligner que cette attitude à l'égard des richesses, cette insistance à déclarer que le seul bien est le bien moral, se trouvent déjà dans la doctrine de Xénocrate, qui avait déjà conçu, semble-t-il, la théorie des indifférents 34 • Et cette doctrine était également enseignée par Polémon, en même temps que par Zénon - le

v. 320 et suiv. ex. Eth. à Nicom. I. 7, 15 et suiv. I, n. 370. 32 v. 305 et suiv.; sur la théorie stoicienne de 1'6pµi; déjà formulée par Zénon lui-même, cf. SVF III, 40, etc.; cf. I, 14. 29

JO Par 31 SVF

33 V.

490-494.

H. Dürrie, art. Xenokrates, R. E. IX A, p. 1526, renvoyant à R. Heinze, Xenokrates Leipzig 1892, fr. 76 et 77. 34

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premier se plaignant au second qu'il «entrât dans son jardin pour lui dérober ses idées» 35 • Dans cette perspective, le mot de Philton à Lesbonicus : homo ego sum, homo tu es 36 prend toute sa valeur; il est déjà la formule de la justice - ce qu'il sera dans l'exégèse postérieure - de cette philanthropia qui est l'une des espèces de la justice, et le résultat de la tendance naturelle qui pousse les hommes à éprouver les uns envers les autres une sympathie qui est le fondement même de toute la société. Mais ces notions, ainsi liées les unes aux autres, sont caractéristiques du stoïcisme 37, même si Zénon paraît devoir à Polémon la notion même de tendance «première en nature» 38 • En face de ce père, qui reprend les maximes austères de Zénon et de Polémon, Lysitélès est, lui, tout imprégné de la morale péripatéticienne. Dans la profession de foi qu'il prononce à son entrée en scène, il se livre à une comparaison suivie entre deux genres de vie, celui de l'amoureux de rEpœn,coç (titre d'un traité de Théophraste) - celui de l'homme «actif» (/rugi), c'est à dire du «bon citoyen>, selon Aristote. Et cette vertu, à laquelle il aspire, est définie en quelques mots : «les bons citoyens souhaitent la fortune, la confiance, la considération, la gloire, la popularité:1 39 • Ce sont là presque les termes dont se sert Aristote pour évoquer le bonheur de l'homme d'action, qui se proposera comme fin d'obtenir les honneurs dans sa cité 40 , et pour cela, ne dédaignera pas d'acquérir la richesse41. Lysitélès possède aussi, à un très haut degré, une vertu aristotélicienne, la pratique active de l'amitié. Nous avons vu que, en face de son père, il soutenait la cause de celle-ci. Dans la longue scène entre Lesbonicus et Lysitélès, le second donne la démontration de ces «amitiés de jeunes gens» analysées par Aristote dans l'Ethique à Nicomaque 42 • Apulée, dans le jugement général qu'il porte _sur le théâtre de Philémon, n'a pas manqué de souligner que ses comédies contenaient des types d'amis fidèles (solidalis opitulator) 43 • Le même trait se retrouve dans le Mercator, dont l'original est aussi une pièce de Philémon. Diog. L. VII, 1, 25. 447. 37 Formulation remontant à Zénon lui-même, SVF I, n. 197. 31 Cicéron, De fin. IV, 45. 39 V. 272-273. 40 Eth. à Nicom. 1, 5, 4; I, 8, 15. 41 lbid. IV, 2, 1 et suiv. 42 Ibid. VIII, 6 et suiv. 43 Florides, loc. cit. l5

36 V.

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On note souvent, enfin, que tous les personnages du Trinummus, sauf Philton, sont fort sensibles au jugement de l'opinion : c'est au nom de l'opinion que le vieux Mégaronide vient morigéner son ami Calliclès, c'est pour la même raison que le même Mégaronide invente tout un stratagème pour doter la jeune fille, sans choquer autrui et sans risque pour le trésor caché, et c'est par souci de l'opinion publique (rumor) que Lesbonicus refuse de donner sa sœur sans dot à Lysitélès 44 • Or, on sait que le mépris de l'opinion est, pour les disciples de l'Académie, comme pour les stoïciens (et aussi les épicuriens) l'une des premières exigences d'une attitude vraiment philosophique. En revanche, la position d'Aristote est beaucoup plus nuancée: dans son analyse du bonheur et des vertus, il tient le plus grand compte de l'opinion commune, répétant que des idées généralement reçues, en ces matières qui ne relèvent point de la science démontrable, ne sauraient être totalement fausses 45 • Lorsqu'il définit la générosité et la magnanimité, il se préoccupe avant toute de l'impression produite par ces vertus sur les autres, et non de la valeur, en soi, des actes qu'elles suggèrent 46 • On se rappellera aussi qu'il reconnaît au «peuple» rassemblé une réelle compétence sur les problèmes politiques généraux 47 • Ainsi, il semble évident que, dans le Trésor, Philémon a mis en présence deux grandes «options> philosophiques: celle de Philton, vieillard austère mais bienveillant, soucieux de se ménager la sympathie de son fils, autant qu'un pére de Térence, et celle qui est commune aux jeunes gens, Lysitélès et Lesbonicus. La première reflète les doctrines de Polémon et de Zénon, qui ne sont pas encore totalement distinguées - comme il est naturel en un temps où le stoïcisme n'a pas atteint l'importance qui sera plus tard la sienne, et apparaît surtout comme «variante» du platonisme contemporain. Le seconde reprend les thèses essentielles de l'aristotélisme, qui était la doctrine quasi officielle des éducateurs athéniens, en ce début du III• siècle, et qui exprimait les aspirations traditionnelles de la cité athénienne, avec son mélange original de démocratie et de hiérarchie aristocratique. Il est certain que les sympathies personnelles de Philémon se portent vers Aristote et Théophraste. Il utilise l'austérité et le dogmatisme un peu pédant de Zénon pour caractériser un personnage de

639-640. Par ex., Eth. à Nicom. I, 8, 7; cf. P. Aubenque, Le problème de l'être chez Aristote, Paris 1962, p. 258. 46 Par ex., Eth. à Nicom. IV, 2; IV, 3, 1 et suiv. 41 Politique, III, 11; Aubenque, Prudence ... , p. 115 et n. 6. .. V.

45

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ROMB, LA LITTQRATURB BT L'HISTOIRB

vieillard qui mettra en valeur la vertu plus aimable de son fils; la mauvaise humeur traditionnelle du senex prend une coloration nouvelle en s'exprimant dans le langage d'une philosophie qui se trouve monter au premier plan de l'actualité. Ce qui prouve, d'abord, que la comédie nouvelle est loin de refuser celle-ci; elle est intimement mêlée aux spéculations et aux problèmes de la vie intectuelle et morale contemporaines, et ne se contente pas, comme on l'a trop répété, de se réfugier, à la différence de la comédie ancienne, dans un monde imaginaire, romanesque, sans rien de commun avec la cité. C'est toujours la cité et ses problèmes que l'on retrouve. Mais cela entraine une conséquence importante, non plus pour notre connaissance de l' Athènes hellénistique, mais pour la fonction effectivement remplie par la comédie plautinienne dans la Rome du II• siècle commençant. Une comédie comme le Trinummus transportait dans la cité de Seipion et de Caton les problèmes qui avaient été ceux d'Athènes au temps du Poliorcète, alors que le législateur se préoccupait de régler l'éducation des jeunes gens, et d'enrayer ce que l'on considérait comme le déclin des mœurs - un thème dont il est abondamment question dans le Trinummus, et qui vient, sans aucun doute, de Philémon. Il est important et significatif pour nous que Plaute ait cru pouvoir accepter cette «problématique, morale, donner raison au «bon jeune homme>, qui accepte d'épouser sans dot, et par pure générosité, par l'effet de cette magnanimité vantée d'Aristote, la sœur d'un ami victime de la débauche. Il nous fait assister, dans le Trinummus, à la victoire de la générosité sur l'esprit d'économie, si cher aux Romains de ce temps. La pièce ouvre déjà la voie à une mora· le du convenable, qui n'est pas, alors, universellement acceptée. Certes, Lysitélès affirme la valeur de la vertu, de la tempérance, de la maîtrise de soi - ce qui pouvait plaire à Caton - mais il le fait au nom d'une philosophie qui est bien différente de celle qui pouvait séduire le Censeur, une philosophie de l'amitié, de la tolérance envers les fautes d'autrui, que refusera, trois générations plus tard, son illustre descendant. Ne pourrait-on croire que Plaute, en choisissant d'adapter le Trésor de Philémon, a été précisément sensible à cette opposition, qui s'incar· nait, en cette année 188 où, nous l'avons dit, doit se placer la composition de la pièce latine, dans le contraste entre l'esprit de Caton et celui des deux Scipions? Caton ignora la pitié, acharné à tirer des larmes à ses ennemis 41 ; il lutta, comme veut le faire Philton, contre la brigue et les

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Plutarque, Cato maior, 15, 3.

ANAL YSB DU TRINUMMUS

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excès de l'ambition politique 49 , ainsi que contre la débauche; on le voit condamner publiquement un jeune homme qui, comme Lesbonicus, a vendu, pour satisfaire sa passion du plaisir, une terre qu'il tenait de ces ancêtresso. Et Caton, si l'on en croit Plutarque, n'était pas sans se donner quelque justification philosophique, s'il est vrai que, dans sa jeunesse, il ait été sensible à l'enseignement du Tarentin Néarque, qui lui avait exposé un platonisme austère, assez proche, semble-t-il, de ce que pouvait être la doctrine de Polémon 51 • Ainsi se réalisait la transposition à Rome des intentions qui avaient été, un siècle plus tôt, celles de Philémon à Athènes. Deux voies sont ouvertes à la vertu: d'un côté l'austérité de Caton, de l'autre la sociabilité, l'affabilité de Scipion et de ses alliés, plus indulgents aux faiblesses humaines, pratiquant entre eux un véritable culte de l'amitié. Plaute a-t-il choisi? Le fait qu'il ait accepté la donnée de Philémon, et le sujet même du Trésor, qui prend visiblement parti pour les adeptes de la seconde voie, laisse à penser qu'il préfère, lui aussi, que la vertu ne présente pas un visage trop rude. Nous sommes au tournant du siècle; déjà s'esquisse au loin le monde de Térence, de Scipion Emilien et1 de Laelius. Plaute nous apporte un témoignage précieux, en nous montrant que l'évolution qui va transformer Rome est amorcée dès le temps des guerres d'Asie, qu'elle ne fut pas, essentiellement, le résultat d'une décadence des mœurs au contact des royaumes orientaux, mais, plus humainement, l'effet d'options nouvelles, dans le domaine de la philosophie et de la morale.

Id. ibid. 8, 5 et suiv. Id. ibid. 8, 7. 51 Id. ibid. 2, 3.

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Dans l'ensemble du corpus plautinien, les Prisonniers présentent des caractères qui rendent cette pièce sensiblement différente des autres. L'auteur lui-même le souligne dans les derniers vers, que le «chef de troupe> adresse aux spectateurs avant les applaudissements qui mettent fin au spectacle : «spectateurs, cette pièce est un modèle de moralité. Elle ne contient ni caresses impudiques, ni intrigue amoureuse, ni supposition d'enfant, ni escroquerie d'argent; on n'y voit point un jeune amant affranchir une courtisane à l'insu de son père. Les poètes n'inventent pas souvent des comédies de ce genre, où les bons puissent apprendre à devenir meilleurs> 1• Deux adulescentes, Philocrate et Philopolème, un esclave qui n'en est pas un, puisqu'il se révèle de naissance libre, Tyndare, un esclave véritable, Stalagme, mais que l'on ne voit qu'enchaîné, le carcan au cou, un vieillard, Hégion, qui a des soucis plus graves et plus légitimes que celui de défendre son argent et se propose, avec un courage et une ténacité admirables, d'arracher son fils Philopolème à l'esclavage, aucun de ces personnages n'est véritablement plaisant. Une seule figure comique, celle du parasite Ergasile, qui regrette, parce que c'était un amphitryon généreux, le jeune homme éloigné de sa patrie, et qui passe et repasse sur le théâtre en quête d'un bon repas, sans faire réellement partie de l'action. La pièce ne comporte aucun personnage féminin; l'amour, ressort habituel des intrigues de la comédie nouvelle, est banni des Prisonniers. A sa place, l'affection d'un père, désespéré de savoir que son fils a été fait prisonnier dans la lointaine Élide, contre qui les Étoliens (dont il est) se trouvent en guerre; le désespoir d'Hégion est d'autant plus profond que le malheur semble s'acharner contre sa descendance - n'a-t-il pas perdu, il y a bien des années, un autre fils, qui n'avait alors que quatre ans, et qui a disparu, enlevé par un esclave que l'on n'a jamais retrou• vé? Pour sauver au moins celui qui lui reste, Hégion n'hésite pas à entre-

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Captiui, 1029-1034 (trad. A. Ernout, Paris, Belles Lettres, 1933).

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prendre un métier peu honorable, à se faire marchand d'esclaves, avec l'espoir d'acquérir quelque prisonnier susceptible de servir de monnaie d'échange, un noble éléen pour qui sa famille n'hésitera pas à consentir de lourds sacrifices. Les autres personnages sont dignes des sentiments d'Hégion. Le couple de prisonniers éléens achetés récemment par Hégion, le jeune Philocrate et son esclave Tyndare, n'a pas moins de noblesse. Tyndare est moins un esclave qu'un ami; donné à Philocrate comme compagnon par son père, alors que tous deux avaient environ quatre ans, il a grandi auprès de lui, partagé ses jeux, puis ses études, sans que, jamais, «son honneur ait souffert» 2• Aussi, maintenant, dans le malheur, n'a-t-il comme préoccupation que de sauver Philocrate; pour lui, il se sacrifiera, il se substituera à son maître, et trouvera quelque moyen de l'envoyer en Élide pour négocier le rachat. Mais, bien entendu, Tyndare ne compte pas que le père de Philocrate consente jamais à verser une rançon suffisante pour le libérer, trop heureux d'avoir, à bon compte, retrouvé son fils. Au moment où cette ruse a été imaginée - il faut qu'elle l'ait été au plus tard lorsque Hégion les a achetés tous les deux - Tyndare et Philocrate ne savaient pas quelle était l'intention réelle de leur nouveau maître; l'auraient-ils connue qu'ils n'en auraient pas moins formé le projet de faire évader Philocrate à tout prix, Philocrate pour qui l'esclavage est comme une souillure apportée à son honneur d'homme libre 3• La tromperie à laquelle ils recourent n'a rien de vil. Ces intentions ne sauraient passer inaperçues. A de nombreuses reprises, le poète les souligne dans des discours moralisants : la guerre crée des «accidents de fortune» imprévisibles, auxquels il convient de se soumettre. La soumission au destin, c'est-à-dire, finalement, à un dieu «qui entend et qui voit toutes nos actions» 4 adoucit le sort des esclaves. Mais l'existence de ce dieu entraîne pour le maître l'obligation de bien traiter les hommes sur qui il a plein pouvoir; car ce dieu est juste; si Hégion maltraite ses, prisonniers, le dieu veillera à ce que Philopolème soit maltraité pareillement en Élide 5• Cela ne signifie pas qu'il y ait des récom-

Ibid., 991 : nam is mecum a puero puer / bene pudiceque educatust usque ad adulescentiam. 3 Ibid., 203 : at nos pudet, quia cum catenis sumus. Cf. 305 : me qui liber fueram. 4 Ibid., 313: est profecto deus qui quae gerimus auditque et uidet. Sur le rôle bienfaisant de la patience, v. 371-372: tute tibi tuopte ingenio prodes plurumum, / cum seruitutem ita fers ut eam ferri decet. 5 Ibid., 313 et suiv. 2

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penses ou des châtiments dans l'Au~delà. Tyndare le rappelle à Hégion: «si ma vie est en danger, c'est tant pis pour toi. Après la mort, je n'ai rien à redouter de mal ... »6 • La justice divin~ s'exerce dans la vie terrestre. Cette théorie est bien connue; elle n'est pas sortie de l'imagination du poète. Nous la trouvons chez les Stoïciens, qui admettent, d'une part, la réalité du châtiment envoyé par les dieux 7, et, d'autre part, affirment que ce châtiment est appliqué aux descendants du coupable, si celui-ci est mort•. La combinaison de ces deux propositions ne se trouve que chez eux. Ou bien, chez les épicuriens, l'action providentielle est niée, ou bien, chez les platoniciens, le châtiment peut s'exercer jusque dans la mort. La doctrine est affirmée depuis les mythes de Platon jusqu'à celui de Plutarque 9. Nous devons donc reconnaître que, dans les Captiui, Plaute «stoïcise», ce qui ne lui est pas habituel. D'autres propositions morales sont exprimées dans la pièce, qui est toute imprégnée de philosophie. Nous avons dit comment Hégion recommande à ses prisonniers la patience: il est utile de supporter ce que l'on ne peut empêcher - ce qui, rapproché des propositions précédentes, ne saurait être considéré comme une simple maxime populaire, mais doit être compris comme l'expression de la doctrine stoïcienne de la soumission à la divinité. On comprendra de même d'autres réflexions comme «mon fils m'est cher, chacun aime les siens» (suus cuique est carus) 10, q1,1i perd, à cette lumière, un peu de sa platitude. On pense à l'affection que la nature inspire à chaque être envers sa progéniture, selon les stoïciens 11• Un peu plus loin, Tyndare, menacé de mort par Hégion, qui vient de découvrir sa ruse - ce qu'il appelle sa fourberie - répond avec l'héroïsme du véritable sage stoïcien: «pourvu que je ne meure pas en criminel, peu m'importe» 12 • Seul le mal moral est un mal véritable, et la mort pour une bonne cause est «mémorable»u. Tyndare va plus loin et soutient que «quiconque périt par vertu ne meurt pas». Certes, on peut considérer une

6 Ibid., 740-741: post mortem in morte nihil est quod metuam mali. li ne s'agit pas évidemment d'un éventuel jugement post mortem dont le «juste> Tyndare n'aurait rien à redouter, mais d'une formule semblable à celles de Lucrèce et des épicuriens. 7 Par exemple Plutarque, De stoic. repugn., XXXV, p. 1050 e. • Cicéron, De nat. deorum, III, 90. 9 De sera numinum uind. (mythe de Thespesios). •°Captiui, 400. 11 Voir, par exemple, Cicéron, De fin., III, XIX, 62. 12 Captiui, 682 : dum ne ob malefacta peream, parui existumo. 13 Ibid., 683: at erit mi hoc factum mortuo memorabile.

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telle affirmation comme l'écho pur et simple des déclamations traditionnelles. Pourtant, rapprochée des précédentes, elle rappelle étrangement la doctrine stoïcienne de la gloire, que «l'illustration qui survient après la mort est un bien» 14• Cette gloire appartient exclusivement au bonus, et les stoïciens répétaient qu'il était beau de «dépenser pour la gloire cette vie que, de toute façon, nous devons à la nature» 15• Tyndare lui-même, sans modestie, se considère comme un bonus 16, et il répète, à l'adresse du jeune Aristophonte, une maxime stoïcienne, que le «malheureux» éprouve contre celui qui est plus favorisé que lui des sentiments d'envie 17 • Mais le «sage» ne meurt pas, il disparaît seulement 18• Et la distinction établie entre interire et perire, et dont se gausse Hégion, n'est autre que celle que les stoïciens mettaient entre a1t08avsiv et q,8s~iv 19, c'est-à-dire «mourir» et «être corruptible». Tyndare possède même, des stoïciens, le goût pour la casuistique. Hégion lui demande pourquoi il a menti. « Parce que, répond Tyndare, la vérité eût été nuisible à celui que je voulais secourir; et, en fait, mon mensonge lui est utile» 20 • De même, les stoïciens accordaient aux sages le droit de recourir au mensonge lorsque la fin qu'ils se proposaient était préférable au résultat qu'ils auraient obtenu en disant la vérité 2 1• Et Quintilien, qui reproduit cette thèse, ajoute une précision qui éclaire la réplique de Tyndare, et la situation même dans laquelle se trouve celui-ci: «ce que l'on reproche justement aux esclaves doit être loué chez le sage». Tyndare, l'esclave, se hausse, par sa vertu, jusqu'à la qualité de sage. Il échappe, par là, aux valeurs vulgaires - celles qui forment le monde

Sénèque, Ad Luc., 102, 3. Par exemple Commenta Lucani, Il, 240 {Us., p. 66) ""S. V.F., III, n° 162. 16 Captiui, 584 : est miserorum ut maleuolentes sint atque inuideant bonis. Nous comprenons bonis comme un masculin et non comme un neutre (objet commun de maleuolentes et inuideant). 17 V. note précédente. Pour l'idée, cf. Plutarque, De stoic. repugn., XXV, p. 1046 b : ta»T(1ôèuvvex,tç ~ bnxa,pBKO.Kia yivetru, twre,vovç {JovÀ.oµévwv elV de Philton, est, certes, proche du stoïcisme, mais elle n'est pas la seule que l'on trouve dans le Trinummus, et Philémon semble pencher vers les thèses d'Aristote plutôt que vers Zénon, dans la mesure où il accorde une place aux valeurs d'opinion. Que Philton parle en stolcien, il faut en convenir. Il conçoit la vie des hommes comme un perpétuel combat entre la passion et la volonté de bien faire. Ce contre quoi l'homme, dit Philton, lutte depuis son enfance, c'est son animus et ce qui l'incite à bien faire est l'exemple, l'enseignement de ses parents et de ses cousins 40 • L'animus est le principe du mal; la discipline vient de l'extérieur. Il s'agit d'éduquer la volonté, par une ascèse, et cela est conforme à la doctrine du Portique. Mais les autres personnages de la pièce s'éloignent de celle-ci. Lesbonicus convient qu'il «savait ce qu'il devait faire, mais que, dans son malheur, il ne pouvait le faire> 41 • L'idée qu'une faute peut être commise sciemment n'est pas stoïcienne. En revanche, on la rencontre avant le stoïcisme, par exemple chez Euripide 42 • La philosophie diffuse dans le Trinummus est loin d'être aussi monolithique, aussi délibérément stoïcienne que celle des Captiui. Ainsi que le faisait observer P. Lejay 43 , l'idée, exprimée par Philton, que «l'homme satisfait de lui-même n'est ni honnête ni vertueux> 44 pourrait même être dirigée contre la conception du sage, se ipso contentus. Mais, même s'il n'en est pas ainsi, et si, dans l'original de ce passage, Philémon n'a pas pensé à Zénon, il n'en reste pas moins que, comme nous avons essayé de le montrer, la pièce met face à face stoïcisme et aristotélisme, et que, finalement, c'est celui-ci qui l'emporte. C'est pourquoi le rapprochement établi entre les Captiui et la philosophie moralisante de Philémon

Tombe traditionnel est prouvé encore par le fr. 246 (Edm.); mais certaines sources l'attribuent à Diphile. 40 Trinummus, 305 et suiv. : Qui homo cum animo inde ab ineunte aetate depu-

gnat suo, / utrum itane esse mauelit ut eum animus aequom censeat, I an ita potius ut parente.seam e.sseet cognati uelint, / si animus hominem pepulit, actumst, animo seruit, non sibi. On peut penser que, dans ce contexte, animus traduit opµJI,mol familier aux philosophes. 4 1 Trinummus, 657 : scibam ut esse me deceret, facere non quibam miser. 4 2 Hippol., 380 et suiv.; Médée, 1077 et suiv. Cf. Sénèque, Phèdre, 177 et suiv. : quae memoras uera esse, Nutrix, sed furor cogit sequi I peiora. Vadit animus in praeceps, scie,as / remeatque frustra sana consilia appetens. Pour l'amour que Philémon portait à Euripide, cf. le fr. 130 (Edm.). 4 J Plaute, p. 139. 44 Trinummus, 321 : qui ipsus sibi satis placet, nec probus e.Hnec frugi bo11ae.

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dans le Trinummus ne doit pas nous faire illusion; il ne s'agit pas, dans les deux pièces, d'une même attitude, et pour cette raison les indices que l'on invoque pour attribuer à Philémon l'original des Captiui nous apparaissent illusoires. En revanche, il nous a semblé que d'autres rapprochements, avec une autre pièce du corpus plautinien, se révélaient plus décisifs. Et c'est au Curculio que nous les demanderons.

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Nous ne tirerons pas argument de la similitude de deux scènes où apparaît un seruus currens 45 , le thème est rebattu; même les ressemblan· ces assez précises qui permettent de rapprocher les deux scènes paraissent bien provenir plutôt de la manière dont Plaute l'a traité que des originaux eux-mêmes. Mais il est plus important de constater que Charançon et Ergasile, respectivement, assument ce rôle, alors que ni l'un ni l'autre n'est, techniquement, un esclave; tous deux sont des hommes libres, des parasites, qui accomplissent pour le compte de leur protecteur attitré une mission déterminée. On notera aussi que le parasite, dans les deux pièces, joue le rôle d'un serviteur de confiance, à peu près celui qui, à Rome, incombait à l'affranchi. Telle est également la position de Peniculus, le parasite des Ménechmes 46 • Il y a plus de parenté entre les trois parasites mis en scène dans ces trois comédies qu'avec Artotrogus, dans le Miles. Artotrogus est beaucoup plus proche du Gnathon de !'Eunuque, et par son attitude, et par le rôle qui lui est attribué. Il est naturel, sans doute, aussi, que le personnage du parasite entrai· ne des effets comiques empruntés au domaine de la mangeaille. Mais ce n'est pourtant pas toujours le cas. L' Artotrogus du Miles se contente d'al· !usions vagues à des olives confites et à de« bons morceaux». L'auteur (ou les auteurs) à qui l'on doit les originaux du Curculio et des Captiui se complaît, au contraire, à des énumérations culinaires d'une grandeur épi· que. Et Charançon, comme Ergasile, sont épris à la fois de qualité et de quantité. Le premier réclame : «une immense coupe, une marmite vas• 47 te» • Le second fait briser toutes les marmites qui ont une capacité infé·

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Curculio, 280 et suiv.; Captiui, 790 et suiv. Menechmes, 96 et suiv. 47 Curculio, 368: poculum grande, aula magna, ut satis consilia suppetant.

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rieure à un boisseau 41. Tous deux ont des goûts semblables. Charançon se laisse amadouer par Phédrome qui lui promet «un jambon, une poitrine, une tétine de truie, des côtes de porc, un ris de cochon» 49 • Ergasile imagine avec volupté jambon, lardons, tétine de truie et couenne; en arrivant dans le cellier d'Hégion, il se précipite sur les ris qu'il arrache à trois quartiers de porc que l'on conservait 50 • Le même menu se retrouve dans les Ménechmes 51• Mais il est possible que le choix des mets soit dû à la gastronomie romaine plutôt qu'aux modèles grecs. D'ailleurs, Ergasile, à un autre moment, témoigne d'autres goûts, qui le rapprochent d'un personnage de Poseidippos 52 , un penchant pour les «fruits de mer» pr~parés, comme aujourd'hui dans la cuisine de l'Italie méridionale, à la «mozzarella». Ces comparaisons ne sauraient être décisives, elles contribuent tout au plus à définir une parenté de style. L'un des traits les plus originaux du Curculio est la véritable parabase qui, au centre de la pièce, interrompt l'action et met dans la bouche du chef de troupe une satire déjà « lucilienne » de la vie à Rome 53 , 25 vers qui ne se trouvaient assurément pas dans l'original grec, et que Plaute a introduits, croyons-nous, pour tenir la place d'une parabase politique qu'il trouvait chez son modèle et ne pouvait adapter directement 54 • Or, dans les Prisonniers, existe un passage analogue, qui n'est, certes, pas une parabase, mais introduit un développement semblable à celui du Curculio sur les «embarras de Rome». Ergasile, développant le thème du seruus currens, s'écrie: «Quant aux boulangers qui engraissent des porcs avec le son, et dont le fournil est puant au point d'empêcher les gens de passer auprès, si je trouve une de leur truie sur la voie publique, je débarrasserai avec mes poings leur maître du son qui couvre sa tête ... Et puis les marchands de poissons qui offrent au public des poissons puants ... , dont l'odeur chasse

•• Captiui, 916. 49 Curculio, 323: pernam, abdomen, sumen, sueris, glandium. Cf. v. 366. 50 Captiui, 903-904; 914-91 S. "Menechmes, 210: glandionidam suillam, laridum pernonidam, / aut sincipitamenta porcina . .. •z Poseidippos, fr. 14 (Edm. a Athen., III, 87 f): wpanepaivewtrx0.e1a. KapaCf. Captiui, 850: pernam atque ophthalmiam, I horaeum, scombrum et trygofJovç. nem et cetum et mollem caseum? 53 Curculio, 462-486. •• P. Grimal, Échos plautiniens d'histoire hellénistique ci-dessus, p. 261 et suiv.

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à travers le forum tous ceux qui hantent la basilique, je leur frapperai le visage avec leurs paniers de roseau ... »55 • La parenté avec la parabase du Curculio est indéniable. On y rencontre les mêmes allusions topographiques : le marché aux poissons, et la basilique, avec les gens qui s'y rassemblent. On a voulu, certes, éliminer du texte de Plaute la mention de la basilique, qui soulève une difficulté chronologique, puisque, dit-on, la «première» basilique construite à Rome le fut seulement en 184, sous la censure de Caton, l'année même où mourut Plaute. Pour cette raison, bien des éditeurs considèrent les vers du Curculio comme une interpolation plus tardive, et Mau assure 56 que le texte des Captiui ne concerne pas Rome, mais, apparemment, la capitale des Étoliens. C'est compliquer les choses à plaisir, pour se tirer d'une difficulté imaginaire. K. H. E. Schutter a proposé une bien meilleure solution 57: tout ce que les textes nous permettent d'affirmer, c'est qu'en 210 av. J.C. Rome ne possédait pas encore de basilique et, d'autre part, que Caton en fit construire une pendant sa censure en 184. Mais rien ne nous assure qu'un autre censeur n'en fit pas édifier une avant 184, par exemple en 199 ou en 194, bien que les textes ne nous en aient pas conservé le souvenir - mais le silence des textes, on le sait, n'est pas moins total visà-vis de monuments qui nous ont été conservés, et qui n'en existent pas moins (par exemple l'arc de Titus, le Tabularium, etc.). Tite-Live se contente de mentionner la basilique Porcia, sans dire qu'elle était le premier édifice de ce type à Rome 58 • Son silence dont, naturellement, on ne peut rien conclure de certain, rend cependant vraisemblable la conjecture que Caton, sur ce point, n'innovait pas. De toute façon, l'hypothèse de Mau est invraisemblable. C'est bien de Rome qu'il s'agit dans les Prisonniers, et la basilique où se rassemblent les subbasilicani est voisine du marché aux poissons (Forum Piscarium) qui occupait le nord du Forum, au voisinage de l'Argilète. Ce marché, brûlé en 210, fut reconstruit l'année suivante 59 • Il est possible que la reconstruction de tout ce quartier, dévasté cette année-là par l'incendie, ait comporté l'édification d'une basilique. En 179, lorsque fut élevée la basilique Aemilia (ou Fulvia), le marché aux poissons fut inclus dans le grand marché de Fulvius Nobilior, en ce même quartier et, apparemment, soumis à une règlementation plus sévè-

Captiui, 801 et suiv. P.W., R.E., 111,p. 84, s.v. basilica. 57 Quibus annis . .. , Groningue, 1952.

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XXXIX, 44, 7. Id., XXVI, 27, 2.

LB MODl!LBBT LA DATBDBS CAPTWI DB PLAUTE

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re 60 • L'allusion faite aux poissonniers dans les Prisonniers, se rapporte donc vraisemblablement à la période comprise entre 210 et 179 - c'està-dire, si l'on veut éviter de recourir à l'hypothèse inutile d'un remaniement du texte immédiatement après la mort de Plaute, entre 210 et 184. Les bouchers, mentionnés encore par Ergasile dans son monologue, se trouvaient groupés au Sud du Forum, d'où le censeur Sempronius ne les chassera qu'en 169, lorsqu'il construira sa basilique 61 • Bref, Ergasile énumère dans son monologue tous les obstacles que les commerçants sont susceptibles d'opposer aux messagers qui se hâtent vers le Forum. Et c'est bien sûr à Rome que cela s'applique, nullement à une ville étolienne! Nous constatons donc entre les Prisonniers et Charançon une ressemblance inattendue. Les deux pièces comportent une description de la vie des rues, à Rome. Comme si le modèle dont chacune s'inspirait avait, à cet endroit, laissé un vide, ou si le texte grec ne permettait pas une transposition aisée. Ce qui conduit à admettre, ici encore, une parenté de style et de technique entre les deux modèles. Il nous avait semblé, naguère, que le modèle du Curculio devait être une comédie de Poseidippos 62 • Il se trouve que W. Christ a soutenu, dans une brève note déjà ancienne 63 , que le modèle des Prisonniers pourrait être l'œuvre du même Poseidippos. Il s'appuie sur la découverte d'un théâtre à Pleuron, théâtre qui remonterait à 235 environ, et suppose que le poète aurait composé sa comédie pour l'inauguration de l'édifice. T. B. L. Webster souligne très justement la fragilité de cette hypothèse, en rappelant que le Carthaginois n'a pas été écrit pour un théâtre à Carthage. Mais la faiblesse d'ufl argument ne suffit pas à condamner une thèse. En dépit des réserves présentées par T. B. L. Webster, on doit admettre que les Ménechmes dérivent d'une comédie attestée de Poseidippos, les Semblables 64 • Et il nous a semblé que les Prisonniers n'étaient pas sans

XL, 51, S : et forum piscatorium, circumdatis tabernis quas uendidit in priuatum. Donc, des boutiques en «dun remplacent les étals en plein vent. On distin1uera ce marché, voisin du Forum romain, d'un autre, situé non loin du Tibre et du temple de Portunus, dont parle Varron, L.L., V, 146 (v. Collart, ad loc.). 61 Tite-Live, XLIV, 16, 10. • 2 Art. cité, ci-dessus, p. 261 et suiv. . •J Die Captiui des Plautus dans Arch. f. lat. ~-. XII, 1902, p. 283. .,. VµoT01(fr. 19 Edm.). Les réserves de T. B. C. Webster, op. cit., p. 71 et suiv. portent sur l'interprétation du texte d'Athénée, p. 658 f., sur les cuisiniers esclaves, qui n'apparaitraient, dans la comédie, que chez Poseidippos. Les objections préscn· tées à l'interprétation traditionnelle ne nous ont pas semblé convaincantes. .o Id.,

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ROME, LA LITTÉRATURE ET L'HISTOIRE

parenté avec les Ménechmes. Nous sommes donc en présence d'un groupe de trois comédies, présentant entre elles des analogies certaines, et dont deux semblent bien dériver d'un original composé par Poseidippos. Il est naturel de supposer que la trojsième, aussi, c'est-à-dire les Prisonniers, a la même source.

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On aimerait pouvoir apporter à ce qui reste seulement une hypothèse de recherche, des confirmations tout à fait décisives. Certains rapprochements peuvent être tentés. Par exemple, Ergasile est comparé par Hégion à un commandant d'armée, rassemblant, au service de sa gourmandise, des troupes de toute sorte 65 • De même, un fragment d'une pièce inconnue de Poseidippos assimile un cuisinier recevant des hôtes à un général attendant l'attaque de l'ennemi; l'analogie comme chez Plaute, est développée longuement, et s'étend sur 12 vers 66 • Nous avons déjà rencontré aussi la liste des «fruits de mer», dans les Locriennes, qui rappelle de si près la rêverie gourmande d'Ergasile 67 • On peut aussi alléguer le fragment dans lequel nous voyons Poseidippos esquisser la description de Platée : «un portique et deux temples, et un grand nom, les bains publics et la renommée de Sérambos, la plupart du temps un désert, et seulement aux fêtes de la Liberté une ville» 68 • Nous aurions dans une description de cette sorte un exemple des passages trop décidément «grecs» que Plaute a remplacés, dans son adaptation, par des paysages romains. Il est certain aussi que Poseidippos plaçait dans ses comédies des traits satiriques, ressemblant assez aux «parabases» que nous croyons découvrir dans l'original du Curculio et, peut-être, des Prisonniers, témoin le passage où il critique les Athéniens pour leur prétention à vouloir régenter le parler de tous les Grecs 69 • Mais rtous n'ignorons pas que ces rapprochements ne constituent pas, isolément, une preuve décisive. Tout au plus leur multiplication peut-elle apporter une vraisemblance accrue à l'hypothèse que nous défendons. Si notre hypothèse est exacte, on doit s'attendre à trouver, dans les fragments de Poseidippos, quelques formules de caractère philosophique.

Captiui, 158-164. Fr. 72 (Edm. = Athénée, IX, 377 b). 6 7 Ci-dessus, p. 305. 61 Fr. 28 (Edm.). 69 Fr. 28 (Edm.): v. ci-dessous, p. 311. 65 66

LE MODBLE ET LA DATE DES CAPT/V/ DE PLAUTE

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Nous ne retiendrons pas l'allusion à la tempérance de Zénon, qui n'est peut-être qu'un mot dit en passant, et quasi proverbial7°, et n'implique pas, de toute façon, la connaissance de la doctrine. Une autre fragment, révélé par un papyrus, et rendu (sans doute à juste titre) par Edmonds à !'Aveugle guéri (ô 'AvafJÀhewv)de Poseidippos, contient ces mots: "Jusqu'ici, mes amis, j'étais mort, pendant tout le temps qu'à duré ma vie; et en cela croyez-moi. Le Beau, pour moi, le Bien, le Sacr! c'était tout un pour moi avec le Mal; si grande était la nuit qui recouvrait ma pensée ... »71 • Et cette transformation, cette renaissance au jour vient de l'enseignement des philosophes. Certes, on ne nous dit pas à quelle école appartient le maître qui a accompli un tel miracle, mais le poète qui a écrit ces vers est assurément un familier d~s philosophes et de leur enseignement. C'est aux philosdphes aussi que Poseidippos doit l'expression dont il se sert pour désigner les «grandeurs d'opinion»: «laisse, dit un cuisinier qu'il met en scène, sa place au vide», c'est-à-dire à tout ce qui frappe l'imagination et ne possède pas de réalité véritable 72• Ailleurs, il fait dire à l'un de ses personnages que les honneurs qu'on lui rend s'adressent «à son manteau», et non à lui-même 73. Ce qui rappelle l'attitude de Tyndare, insoucieux des valeurs d'opinion, bien plutôt que la morale du Trinummus, qui accorde tant au jugement des autres. De même, Hégion proclame son mépris et même sa haine pour l'argent 74 , cet argent dont la conservation, à tout prix, fait l'objet du Trinummus. Une maxime sur l'amitié, énoncée par un barbier 75 nous rappelle que, pour les stoïciens, il était parfaitement légitime de recevoir de l'argent de ses amis, s'ils étaient de condition supérieure 76 , et rien n'empêche que les clients du barbier soient en même temps ses amis. C'est ainsi que Cléanthe était maintenu par Zénon dans une pauvreté qui l'obligeait à gagner durement sa vie: Cléanthe, porteur d'eau que l'on avait surnom-

°Fr. 15 (Edm.) - Diog. L., VII, 27: wm:ëv ,jµf,pruç &Ka I dvai c5oKr.frZ,j1•wvo.; 1:-/KpO.titnq,ov. 71 Fr. IA (Edm.) • Adesp., 104 K. 71 Fr. 26 (Edm.), v. 15 : tepiœvqj xwpav c5ù5ov. n Fr. 31 (Edm.): t,)v XÀ.aVIOO1tdvteç. çlo11œv,ovK t.µé I 7tp0. Telle est la morale de la pièce, identique à celle qui résulte du Miles :·Je jeune couple, amoureux comme le veut la nature, est récompensé, tandis que les amours coupables sont punies. Ne croyons pas, pourtant, que le poète se préoccupe de la valeur éthique pour elle-même. Ce qui le préoccupe, ce sont les conséquences sociales dommageables d'un amour «dangereux>. Nous le voyons dans le Mercator; on le retrouve, avec une plus grande évidence encore, dans le Trinummus (autre pièce imitée de Philémon), où la profession de foi du jeune Lysitélès, le «bon> adulescens, est étrangement bourgeoise: «ce que les gens de bien désirent, c'est la fortune, la loyauté, une belle situation, la gloire, le crédit; voilà la récompense des honnêtes gens 32 ». Cette morale, sans doute, pourrait être attribuée à Plaute lui-même; mais il est évident que le poète latin n'a fait ici que reproduire sa source, puisque la structure même de la pièce est destinée à mettre en valeur cette conception, toute sociale, de la moralité, inséparable des «grandeurs d'opinion». Or, il est certain aussi que cette morale reprend les grands thèmes de I'Éthique à Nicomaque, où nous lisons que la vie heureuse est dans une large mesure tributaire des biens de fortune 33 • Dans le Miles passent des échos de la même philosophie, qui est celle de l'aristocratie athénienne. Périplectomène est le type du vieil homme c beau et bon>, qui place au-dessus de toute autre valeur ses devoirs envers son jeune ami. Ce trait avait semblé à Apulée suffisamment caractéristique de Philémon pour qu'il rangeât le sodalis opitulator parmi les personnages favoris de son théâtre. On ne s'étonnera donc point que Lysitélès loue la fides de Périplectomène. Tout ce que nous connaissons du théâtre de Philémon nous le montre comme le théâtre de l'amitié: aussi bien le Trinummus, où nous trouvons comme un véritable concours, à qui sera le plus dévoué à ses amis, Mégaronide à Calliclès, Calliclès à Charmidès ou, dans la jeune génération, Lysitélès à Lesbonicus. Chacun s'efforce d'aider l'autre, dans ses amours ou dans ses difficultés financières, avec une délicatesse et une générosité qui rappellent l'attitude de Périplectomène à l'égard de Pleusiclès. Et il en va de même dans le Mercator, entre Démiphon et Lysimaque, qui s'entendent pour désarmer la jalousie d'une

Mercator 1021-1023 (trad. A. Emout). Trinummus, 270 et suiv. 33 Voir la critique que fait Sénèque de ce souverain Bien aristotélicien, dans le De vita beata (v. ci-dessous, p. 603 et suiv.); en particulier Éthique à Nicomaque, 1, 9, 1099 a 31, avec P. Aubenque, La prudence chez.Aristote, Paris, 1963, p. 78 et suiv. Sur la «philosophie• du Trinummus, v. ci-dessus, p. 287 et suiv. 31

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ROMB, LA LrrrmtATURB BT L'HISTOIRB

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épouse acariate. Pleusiclès n'est pas en reste avec Périplectomène et se préoccupe de ne pas abuser de la gentillesse du vieil homme, de ne rien faire qui soit susceptible de jeter quelque ombre sur son honneur 34• , Ces préoccupations morales, évidentes chez Philémon, rendent son théâtre assez proche de celui de Ménandre. Ce qui explique certains traits du Miles. Ainsi, l'on a fait observer, depuis longtemps, que les propos relatifs à la sollicitude des pères pour leurs enfants 35,tenus dans la pièce par Périplectomène, ressemblent de fort près à ceux que nous lisons dans les Adelphes 36• Puisqu'il ne saurait s'agir ici de Ménandre, il faut que le modèle remonte à Philémon. Et ces ressemblances entre Philémon et Ménandre, sur lesquelles Webster a attiré l'attention 37, ne s'expliquent assurément point par le fait que les deux poètes s'adressent au même public, comme l'avance Webster, mais parce que tous les deux subissent l'influence de la même philosophie, celle d'Aristote et de Théophraste. Il est un point, cependant, où Philémon se sépare de Ménandre, aux yeux duquel le mariage passait pour une solution acceptable au problème des amants 31 • Dans les deux comédies plautiniennes qui remontent certainement à Philémon, et dans la troisième, qu'on lui attribue avec une grande vraisemblance, se rencontre une satire ou du moins une critique implicite du mariage. Aussi bien le Mercator que le Trinummus et la Mostellaria témoignent du même pessimisme. Il est remarquable de constater, dans le Miles, que Périplectomène (au cours, précisément, de la scène Ide l'acte Ill, dans la partie empruntée certainement à Philémon) se livre a une violente diatribe contre les épouses légitimesl'. Il importe peu que Plaute, en adoptant la théorie développée ici par le vieillard, rejoigne une tradition bien établie de l'antiféminisme romain, il suffit de constater que Philé· mon l'avait, aussi, répétée, d'une pièce à l'autre, avec une constance assez remarquable pour que sa présence dans une comédi~ constitue un indice sérieux que la pièce doit lui être attribuée. Il est possible de relever, dans le Miles, un indice plus précis encore, et comme la signature de Philémon. Au cours de la longue scène entre

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Miles, 618 et suiv. (scène m, 1, qui appartient sûrement à la même pièce que la scène 1, 1. Voir Éd. Fraenkel, Elementi plautini in Plauto, Florence 1960, p. 246). 35 Miles, 719-722. 36 Adelphe.s, 35 et suiv. 370p • Clt., . p. 137. 31

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Op. cit., Ibid., p. 138. Miles, 685 et suiv.

LE MILES GWRIOSUS ET LA VIEILLESSE DE PHILÉMON

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Périplectomène et Pleusiclès, celui-ci se reproche de donner tant d'affaires à son vieil ami, et Périplectomène, piqué, lui répond : «Quid ais tu? ltane tibi ego videor oppida Acherunticus 40 >. Ces paroles reprennent, presque littéralement, une réplique du Mercator, où Démiphon demande à son vieil ami Lysimaque: «quid tibi ego aetatis videor?> et Lysimaque répond: «Acherunticus, senex velus, decrepitus 41 >. Sans doute ce rapprochement ne prouve-t-il rien en lui-même; il peut s'expliquer tout simplement par une expression de Plaute et une «autoimitation> de l'adaptateur latin. Mais une autre considération rend bien plus vraisemblable que cette rencontre d'expression remonte à Philémon. Si l'on admet, en effet, au moins à titre d'hypothèse, que l'original du Miles fut composé par Philémon dans l'hiver de 281/280, le poète athénien se trouvait environ dans sa quatre-vingtième année. Nous savons qu'il poursuivait, à cet âge, son activité poètique, puisqu'il mourut, quasi centenaire, en composant son ultime comédie 42 • Nous savons aussi qu'il était resté, en son grand âge, fort joyeux, au point que l'on racontait mais ce n'est que l'une des versions de sa mort - qu'il s'était étouffé de rire en voyant un âne manger des figues 43 • Or, Périplectomène, parlant de lui-même, dans le même passage où se répètent les mots du Mercator, déclare à Pleusiclès : «Dis-moi, est-ce que je te parais tellement mûr pour !'Achéron, tellement bon pour le cercueil? Trouves-tu que je vive depuis tellement longtemps? Après tout, je n'ai pas plus de cinquante-quatre ans; j'ai bon pied, bon œil; la main prompte>. Un moment interrompu par Pleusiclès et Palestrion, Périplectomène poursuit:« ... du reste, je garde encore en moi quelque ardeur amoureuse, quelque sève dans mes veines, et je ne suis par encore desséché au point d'avoir renoncé à toutes les joies et à tous les plaisirs 44 ••• >. Cette réhabilitation du senex ne donne-t-elle pas l'im• pression d'être un véritable plaidoyer du poète qui, non sans quelque chaleur, s'autorise de son exemple personnel 45 ? Il est d'autant plus remarquable que, dans le Mercator, dont l'original remonte, semble-t-il, au temps où Séleucos fondait Séleucie en Cilicie c'est-à-dire une quinzaine d'années avant le temps que nous assignons à

Ibid., 627. Mercator, 290-291. 42 Suidas, Philémon 2; Plutarque, Moralia 785 b; Apulée, loc. cit. 0 Suidas, Philémon 1 ; Lucien, Macrob., 25. 44 Miles, 625-630; 640 et suiv. (trad. A. Emout). 45 Cf. Ibid. 637: ut apud te uemplum uperiundi habeas, ne quaeras foris . .. 40

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ROMB, LA LITIÉRATURB BT L'HISTOIRE

l'original du Miles - Philémon, qui avait alors quelque soixante-cinq ans, met dans la bouche du vieux Démiphon un plaidoyer analogue, qui est d'abord un aveu d'une faiblesse plus pathétique de ridicule: « (si je suis amoureux) dit Démiphon, il n'y a pas là de quoi te fâcher contre moi; bien d'autres ont déjà fait de même, et de hauts personnages encore! Aimer est dans la nature de l'homme, et c'est un mal qui nous vient des dieux. Ne me gronde pas, je te prie; ce n'est pas de ma faute, ni de mon propre gré 46 ». Cette franchise, la constatation que la «nature est ainsi» ne justifient-elles pas les termes dont se sert Apulée, lorsqu'il reconnaît à Philémon le don des sententiae vitae congruentes? Une expérience que sa familiarité avec la pensée d'Aristote lui a permis d'exposer clairement, mais qu'il a commencé par ressentir dans son propre cœur? Cet âge, auquel se trouve alors Philémon, le caractère enjoué qui resta le sien jusqu'à la fin de sa vie, le jugement naturellement porté par un octogénaire sur le temps où, seulement quinquagénaire, il lui semblait conserver les ardeurs de ce qui, avec le recul du temps, lui apparaît comme une quasi-adolescence, tout cela explique que Périplectomène, où Philémon semble avoir mis tant de lui-même, soit, dans la pièce, le véritable meneur de jeu, avec Palestrion. Le monde du Flatteur, tel que nous l'entrevoyons, se révèle, à l'analyse, assez différent de ce que laissaient prévoir les conventions habituelles de l'univers comique. Pour toutes ces raisons, parce que les allusions historiques et les circonstances politiques supposées par l'intrigue nous reportent aux événements de l'année 281, parce que le ton et la pensée discernables du modèle répondent à ce que nous savons du théâtre et de la vie même de Philémon, il nous a semblé que l'hypothèse présentée ici pouvait jeter quelque lumière sur le Miles gloriosus, la pièce du corpus plautinien, sans doute, la plus célèbre et la plus imitée, mais où s'expriment moins les valeurs romaines généralement admises au temps du premier Scipion, que les préoccupations d'une Athènes aristocratique, imprégnée d'aristotélisme, politiquement libérée de la tyrannie démagogique du Poliorcète et se tournant vers Séleucos qui venait, après Couroupédion, de libérer les colons athéniens de Lemnos, de mettre fin au règne détesté de Lysimaque, et dont les Athéniens pouvaient légitimement penser qu'il était appelé à exercer demain sur leur ville un protectorat qu'ils souhaitaient bienveillant 47 •

Mercator, 318 et suiv. (trad. A. Ernout). Sur les bonnes relations entre Athènes et Séleucos, voir Fergusson, op. cit., p. 155-156. 46

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A PROPOSDU TRVCVLENTVS L'ANTIFÉMINISME DE PLAUTE

Une opinion reçue veut que Plaute soit hostile au sexe féminin et que, ce faisant, il se conforme à une tradition romaine bien établie. Peu de critiques doutent que ce thème de l'antiféminisme ne soit un élément plautinien authentique, même si Ed. Fraenkel s'est gardé d'aborder de front le problème dans son livre célèbre 1• A la vérité, les textes ne manquent pas, depuis l'invective célèbre de l'Aululaire, où Mégadore dit sa défiance des «beaux partis» 2, qui réduisent les maris en esclavage et causent leur ruine 3, jusqu'au propos de Calliclès et Mégaronide dans le Trinummus 4• Les épouses sont considérées comme un « mal nécessaire». Mais les courtisanes ne sont pas mieux traitées, non seulement en raison de leur avidité - qui pourrait n'être qu'un vice inhérent à leur profession - mais des goûts et des tendances propres à leur sexe; ainsi les propos échangés par Adelphasie et Antérastile dans le Carthaginois 5 annoncent la vigueur satirique de Juvénal. Tout cela semble indiquer que le poète n'a pas, du sexe féminin, une opinion bien flatteuse. Et pourtant, é'est dans l'une de ses œuvres que l'on trouve la figure de femme la plus noble, la plus attachante de la comédie antique. Alcmène n'a certes rien de commun avec les «matrones» des autres comédies; et son originalité, sa noblesse de cœur, elle ne les doit assurément point au fait que le personnage qu'elle incarne appartient au monde héroïque; dans la même pièce, les dieux eux-mêmes ne sont pas si bien traités, et

On ne trouve un développement sur ce point que dans l'édition en langue italienne, Elemenli plautini in Plauto, Florence, 1960, Suppl., p. 416. 2 Aulul. 165 et suiv.; cf. 475 et suiv. 3 Vers 505 et suiv. • Trinum. 50 et suiv. 'Poenulus 210 et suiv. 1

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ROME, LA LITTÉRATURE ET L'HISTOIRE

Amphitryon n'est pas exempt de ridicule - outre celui qui s'attache à son infortune. Précisément c'est par ses qualités de femme qu'Alcmène forme un contraste évident avec les autres personnages de la pièce. Il est superflu de résumer ici les vertus d'Alcmène: elle aime tendrement son mari, elle n'a pas de plus grand bonheur que de l'avoir près d'elle; elle met sa gloire à vivre dans l'ombre de celui dont elle admire la valeur; en même temps, elle respecte Amphitryon, elle obéit à ses ordres, même ceux qu'elle juge absurdes. Tant de vertu n'irait pas sans fadeur, si elle ne sè révélait susceptible, jusqu'à la violence, et nous comprenons que sa docilité ne masque pas une absence de caractère. Or, il est évident que Plaute, q•uia donné à Amphitryon tant de traits romains, qui l'a dessiné comme un imperator, où certains ont même voulu reconnaître tel ou tel triomphateur contemporain, a fait de même à propos de la mère d'Héraclès : son Alcmène est une grande dame romaine. Et puisque nous voyons que l'épouse d'Amphitryon a été dessinée avec une sympathie indéniable par le poète, ne devons-nous pas en conclure que Plaute est moins antiféministe qu'on ne le dit et qu'il ne le paraît? La contradiction avec les autres pièces est flagrante; comment la résoudre? Un premier élément de solution est apporté par la remarque de Fraenkel que nous avons rappelée: l'uxor dotata de la Mostellaria (celle du Trinummus, celle de l'Aulularia, ainsi que quelques autres) ne sont point propres à Plaute; elles apparaissent déjà, avec les mêmes caractères, chez Ménandre, Diphile, Philémon, pour ne citer que les poètes les plus importants de la comédie nouvelle. Fraenkel cite, pour Ménandre, la comédie du Collier (1CÀ.6nov)6 , pour Diphile, les Tireurs de Sorts, que nous ne connaissons qu'à travers la Casina 1 , et, pour Philémon, le Marchand, qui apparaît à travers le Mercator•. En fait, les témoignages apportés par les fragments de la comédie nouvelle sur l'opinion que les poètes se faisaient des femmes confirment cette remarque. Philémon nous apprend que la femme digne de louanges est celle qui ne· se pique pas de remporter la victoire sur son mari, mais qui lui est obéissante : « la femme qui a toujours raison est le plus grand des maux» 9 ; il proclame que le célibataire est le seul au monde susceptible de profiter de la mauvaise fortune 10, et que l'on n'est vraiment heu-

Par exemple les fragments 402, 403 K, etc. Voir Edmonds, The Fragments of Attic Comedy, III, p. 97 et suiv. • Id., Ibid., p. 12-14. 9 Philemon, frag. 132 K. 10 Philémon, frag. 197 K. 6

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A PROPOSDU TRVCVLENTVS

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reux que si l'on n'a pas la responsabilité d'une femme 11. L'un des mots les plus cruels de Plaute sur la femme (Eho tu, tua uxor, quid agit? - Immortalis est) 12 n'est que l'adaptation très exacte d'un vers de Philémon 13. Diphile nous apporte des témoignages semblables 14 , et avec lui, un poète «mineur> comme Philippidès, qui n'hésite pas à écrire que «le bien de Platon consiste à ne pas se marier» 15, et maudit, lui aussi, les femmes richement dotées 16. Ces quelques exemples, qui pourraient être multipliés, démontrent au 'moins que Plaute suivait les maîtres de la comédie nouvelle lorsqu'il disait sa défiance des épouses et les misères du mariage. Cela ne veut pas dire, sans doute, qu'il ne partage pas cette opinion, qu'il ne la fait pas sienne. On peut même penser que, la portant sur la scène, l'illustrant par les intrigues et le dialogue de ses comédies, il ne considère pas qu'elle soit inexacte. On le penserait sans réserve s'il n'y avait l'Amphitryon. La contradiction que nous dénoncions n'est pas résolue par la seule considération des sources. T. B. L. Webster a montré que la satire du mariage offerte par la comédie nouvelle n'est pas une idée propre aux poètes de ce théâtre, mais que la plupart des arguments qui l'appuient viennent des philosophes et, plus particulièrement, du traité de Théophraste Sur le mariage 17, traité qui 'fut résumé par Jérôme dans son Contre Jovinien 18, ce qui l'a sauvé de l'oubli. Le «sage», pour Théophraste, ne saurait se marier. Le mariage est contraire à la paix de l'âme et au bonheur. Théophraste, en fait, nous a résumé les reproches que, depuis toujours, les Grecs adressaient à leurs compagnes, et dont on peut trouver le témoignage chez les poètes tragiques, en particulier dans les pièces d'Euripide, si bien que la comédie nouvelle, à cet égard, se conforme à une longue tradition d'antiféminisme. D'autre part, il semble bien que cette tradition n'ait jamais été aussi vigoureuse qu'à l'époque hellénistique; c'est le moment, par exemple, où se forme la légende d'un Socrate en butte aux vexations de Xanthippe, légende qui ne s'affirme guère, on le sait, avant la dernière partie du IV• siècle, où elle se charge de traits pittoresques.

Id., frag. 239 K. Trinum. SS. 13Frag. 196 K : ci8avat6ç rottv teateovciva-y1caiov 'Y\lvrJ• 14 Frag. 115 K. 15 Philip. 6 K. 16 Id., 28 K; cf. 31 K. 11 Studies in Menander, 2• éd., Manchester 1960, p. 212 et suiv. 11 313 C. 11

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ROME, LA LITIBRATURE ET L'HISTOIRE

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Mais, surtout, l'uxor dotata, la femme riche, paraît bien avoir été l'un des personnages les plus caractéristiques de la haute société, aussi bien athénienne que spartiate, pendant l'époque hellénistique. Pour Sparte, nous possédons le témoignage de Plutarque 19 ; pour Athènes, l'émancipa• tion financière des femmes n'est pas moins certaine 20 ; elle parut même constituer une telle menace que Démétrios de Phalère, on le sait, crut nécessaire de créer des magistrats spéciaux, les gynéconomes, dont la fonction principale consistait à réprimer les dépenses somptuaires des femmes. Démétrios de Phalère, Théophraste, Ménandre et ses rivaux ou ses imitateurs tiennent donc le même langage, partagent les mêmes idées concernant les femmes, et réagissent de la même manière devant l'évolu• tion économique et sociale de leur temps. A Rome, la situation est bien différente. Polybe nous apprend, par exemple, que la dot que les fils de Paul Ëmile remboursèrent à leur mère, lorsque mourut leur père, se montait à 25 talents 21 - alors que les som· mes d'argent et d'or monnayées trouvées dans le trésor de Persée atteignaient une valeur de 6.000 talents. Le même Paul Ëmile fit cadeau à sa fille, lorsqu'elle épousa Q. Aelius Tubéro, de cinq livres d'argent 22• Pen· dant la jeunesse de Plaute, le sénat avait doté une fille d'un Cornélius Sei· pion, et, après consultation des proches, les Pères avaient fixé le montant de cette dot à 40.000 livres de bronze 21. De plus, les dépenses des femmes, pendant tout le temps de la seconde guerre punique, et pendant bien des années après, encore, étaient limitées par la loi Oppia; et il faut penser que cette loi opposait une barrière efficace à leurs prodigalités puisqu'elles mirent le plus grand acharnement à la faire abroger. Il est donc inexact de répéter, comme on le fait, que les reproches adressés par les personnage.s de Plaute à leurs épouses s'adressent en fait aux matrones romaines. La femme romaine est, alors, bien différente de la femme grec· que que nous révèle la comédie nouvelle : plus libre, dans la vie quotidien· ne, plus influente, aussi, dans la vie familiale elle semble avoir disposé d' une part beaucoup moindre des ressources de ' la maisonnée. Les pres· criptions de la loi Oppia qui interdisait aux femmes (depuis 215 avant J.· C.) de se faire porter en voiture, de posséder des bijoux d'or et des vête·

.

19

Agis 3, 4.

20

R · Fla ce l'è · Histoire · · mondiale de la femme 1 re, m

SUJV. 21

Pol., XXVIII, 35, 6. Valère Maxime, VI, 1, 12. 21 Id., VI, 1, 11. 22

'

t l Paris 1965, p. 355 et .

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ments ornés montrent bien que le luxe féminin était encore très restreint, et l'on sait que le luxe ne commença véritablement, à Rome, que dans les dernières années de la carrière de Plaute, s'il est vrai qu'il fut apporté par les armées victorieuses après la guerre d'Antiochus 24 • Mais, si les critiques adressées aux femmes par les personnages de Plaute viennent de la comédie grecque, si elles font partie de cet exotisme caractéristique de la palliata, doit-on en conclure, contrairement à l'opinion générale, que Plaute nous livre sa vraie pensée dans le portrait d'Alcmène et, pour le reste, se contente de reproduire ce qu'il trouve dans ses modèles? Ce serait sans doute aller trop loin, et ne pas tenir compte des indications que peut nous fournir une analyse plus exacte de certaines pièces du corpus plautinien, sur lesquelles les philologues modernes ne semblent pas s'être penchés avec prédilection. Et la plus délaissée d'entre elles est peut-être le Truculentus, qui a contre elle d'être la dernière du recueil et d'encourir un reproche naguère redoutable, celui d'immoralité2'. On connaît le sujet de la pièce : une courtisane, Phronésie, exerce avec succès son métier dans Athènes; elle a presque entièrement ruiné un jeune homme riche et noble, Diniarque; bien plus, celui-ci, apparemment en raison de son inconduite, s'est vu refuser la fille de Calliclès, que le vieillard lui avait promise, mais dont le jeune homme avait abusé, à l'insu de son futur beau-père; de ces amours clandestines de Diniarque et de la jeune fille un enfant est né, qui a été aussitôt confié à une servante pour être exposé; la naissance a pu être tenue secrète, et Diniarque espère bien que l'affaire est à jamais oubliée. Auprès de Phronésie, Diniarque continue à faire figure d'amant, mais comme il ne possède plus grand'chose, qu'il ne peut continuer les cadeaux d'antan, Phronésie ne le reçoit pas; elle n'a plus avec lui que des relations d'amitié, qui se transforment bientôt en complicité, lorsque la courtisane raconte à son ancien amant comment elle a entrepris une magnifique escroquerie aux dépens d'un soldat avec qui elle a vécu l'année précédente. Ce soldat, longtemps en garnison à Athènes, est parti pour Babylone, et doit revenir incessamment. Phronésie va lui faire croire qu'elle a mis un enfant au monde, et que cet enfant, un garçon, est de lui. En réalité, elle s'est procuré un enfant abandonné, et c'est celui-ci qu'elle fera passer pour le fils du soldat, exigeant du père supposé de fortes sommes pour l'entretien du petit garçon.

Tite-Live, XXXIX, 6; cf. Valère-Maxime IX, 1, 3. La pièce n'a guère trouvé d'autre défenseur que Enk, Plautus' Truculentus, in Studies Ullman (1964), I, p. 49-65. 2•

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D'autre part, un troisième amant fréquente chez Phronésie, un jeune homme, appelé Strabax, qui vit à la campagne et, dans les bras de la courtisane, vient de découvrir le plaisir. Ce Strabax est sous la garde d'un esclave particulièrement bourru, qui doit à ce trait de son caractère son nom de Truculentus. Truculentus se défie des femmes, et il entend bien protéger son pupille contre leurs séductions. Mais Strabax ne l'écoute pas; pendant la nuit, il s'échappe de chez lui et va rejoindre Phronésie. La véritable action de la comédie consiste à faire tomber les quatre personnages en question dans les filets de Phronésie et de sa servante et digne émule, Astaphie. Diniarque, le soldat, appelé Stratophanès, le rusti· que Strabax se partageront les faveurs de Phronésie; quant à Astaphie, elle sera pour Truculentus. Accessoirement, on découvrira que l'enfant supposé du soldat n'est autre que le fils de Diniarque et de la fille de Cal. liclès. C'est le vieillard qui en obtient la révélation au cours d'une brève enquête menée avec fermeté. Diniarque épousera celle qu'il a séduite, et, pour sa peine, il verra la dot réduite de six grands talents. A quoi il répond seulement à son beau-père: «tu es bien gentil avec moi!»26, Tel est le schéma de l'intrigue, une intrigue fort classique, avec l'accouchement clandestin, le soldat sot et fier de l'argent gagné sur des champs de bataille lointains, la courtisane rusée, incapable d'un quelconque bon sentiment, avide, seulement, d'amasser toutes les richesses possibles; les critiques se sont naturellement interrogés sur le modèle de Plaute, sans parvenir jusqu'ici à une solution pleinement satisfaisante. Toute• fois, il semble bien, comme nous allons le voir, que ce modèle ait été une CQmédiede Ménandre, malaisément identifiable. Il est assez facile de déterminer la date de ce modèle et, par conséquent, les conditions politiques dans lesquelles il fut composé. Les rapprochements qui s'imposent ont été déjà indiqués par Edmonds, dans son édition des fragments de la comédie attiquez 7 • Diniarque rentre juste d'une mission officielle qui lui a été confiée à Lemnos, qui avait fait défection en 314; le soldat, Stratophanès, rentre de Babylone avec deux captives syriennes, qui, dit-il, avaient été reines dans leur pays, un manteau de Phrygie, de l'encens d'Arabie et du baume du Pont. On ne peut pas ne pas penser aux expéditions montées par Antigone en 312 et conduites par Démétrios. Au cours de l'une d'elles Démétrios avait effec• tivement occupé Babylone et pénétré profondéme~t en Arabie. Stratopha• nès doit avoir été un capitaine de mercenaires au service de Démétrios et

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Vers 846: bene agis mecum. T. III, p. 726-727.

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d'Antigone, et la pièce doit se situer en 311, pendant le gouvernement de Démétrios de Phalère, alors que la cité se trouvait soumise à Cassandrç_et dans le camp opposé à Antigone. Nous sommes ainsi, pour Athènes, dans une période de «puritanisme», les lois somptuaires de Démétrios de Phalère et l'institution des gynéconomes ayant alors tout leur efficacité. On ne s'étonnera donc point que le poète grec ait introduit dans sa pièce un réquisitoire violent contre les courtisanes et les dépenses exagérées qu'elles imposent à leurs amants, ni qu'il ait pu dénoncer le danger de déchéance politique qu'elles constituaient, écrivant, ou à peu près, ce que nous lisons dans Plaute: «Voyez par exemple cette fille qui, par ses cajoleries, a réduit mon pauvre maître à la misère, l'a privé de ses biens, de la lumière du jour, des honneurs publics, du commerce de ses amis» 28 • De telles paroles ne sauraient guère s'appliquer à la situation sociale de Rome au temps de Plaute; elles s'expliquent au contraire fort bien, en réalité et en intention, dans I'Athènes de 311. On a supposé que l'original du Truculentus était le Sicyonien de Ménandre 29 , mais la seule preuve que l'on en apportait était l'identité du nom de Stratophanès dans l'une et l'autre pièce 30, et l'on sait la fragilité d'un tel argument. La découverte récente de nouveaux fragments du Sicyonien est venu confirmer la conclusion, déjà négative, de Webster sur ce point. Le Truculentus ne dérive pas du Sicyonien 31 • En revanche, trois fragments de Ménandre (dont deux malheureusement appartiennent à des pièces non identifiées) nous ont paru presque décisifs. Le premier (580 K) est ainsi conçu (c'est un serviteur qui parle): «Pourquoi es-tu vertueux pour rien? Si le maître lui-même gaspille tout son bien et que toi tu n'en prennes pas une part, tu te fais du tort à toimême sans lui être utile en rien» 32• On rapprochera Truculentus 559 et suiv. 33 : «puisqu'il veut lui-même aller à sa ruine, ma foi! je l'y aiderai sans qu'il y paraisse ... » et, un peu plus loin: «cela ressemble fort à l'homme qui détourne à son profit l'eau d'une rivière; s'il ne la détournait

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Vers 572-574 (trad. A. Emout). Fr. Schoell, dans ses Analecta Plautina, résumé par Webster, loc. cit. 30 Frag. 442 K. 31 Webster, Ibid., p. 151 et suiv. Voir A. Blanchard et A. Bataille, dans Rec. Pap., III, 1964, p.102-176; C.Gallavotti, Sicyonius, :zeéd., Rome 1965; cf. J.-M.Jacques, Les éditions du Sicyonien de Ménandre, R. É. A., LXIX, 1967, p. 293-311, etc. 32 Frag. 580 K. . -ri füà KBvflçsl XP1Ja-r6ç; ( si yàp) 6 &altO'tT!c;,'«ù-rôç ÙltoÀ.( o )us1 6t 1111 Aaµ6avsiç/aa\l'tov am-rpi&nç OÙKtKsivov 61, qui est métriquement inadmissible; c'est pourquoi nous proposons de lire àxoÀ.OÛt:1, en utilisant le rapprochement, fait par Tannery et repris par Edmonds, avec Apulée, Fior. XIV, 1 : (Crates). .. in forum ~ilit, rem familiarem abicit uelut onus stercoris magis labori quam usui .. . 36 Truc. 556. 34 35

37 ·y lt6À.T)ÀU0év T6 µou/va.p1ca li

TlÇ ÔÀ.OVTÔ ôépµa.

Vers 824.

39 Où yàp TÔ

ltÂ.f10oç, av cncoltfl nç, TOÙ ltOtOÜ/1tOl6Î ltapOlV6ÎV, TOÙ lt\OVTOÇ ô' q>ootç. 40 Vers 831 et suiv. (et non 381, comme l'imprime Webster), trad. A. Ernout.

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la «copie> est en septénaires trochaïques. Mais le mot essentiel (ingenium, q,ûmç)se trouve dans les deux versions. Il est difficile, dans ces conditions, d'échapper à la conclusion que le Truculentus a pour modèle une comédie de Ménandre. Peut-être - mais l'indice nous l'avons vu, est bien mince - cette comédie était-elle intitulée Phanion, du nom de la courtisane, fille de Néère, que nous fait connaître Athénée 41 • Les fragments de Phanion sont très misérables et, s'ils peuvent trouver place dans le Truculentus, aucun n'est bien caractéristique (à part le fragment 498 K, que nous avons cité). Nous lisons successivement, dans l'ordre adopté par Koch: «étant un homme.je me suis trompé, ce qui n'a rien d'étonnant» 42 ; puis: «il était économe et acheteur modéré» 43 ; ensuite: «nous savions tous boire et faire la fête» 44 ; enfin: «tu te tairas encore, à ton tour» 45 • Le fragment 499 peut se rapporter au dialogue entre Calliclès et Diniarque, lorsque le jeune homme essaie de présenter sa défense; le suivant peut provenir de l'éloge que fait Truculentus de son maître et de son économie 46 ; le troisième peut faire partie des propos de Calliclès reprochant à Diniarque son intempérance et opposant à celle-ci la conduite modérée des jeunes gens de son temps; enfin, le dernier s'intégrerait bien dans l'interrogatoire mené par Calliclès des deux esclaves, pour savoir ce qu'elles ont fait de l'enfant auquel sa fille a donné clandestinement le jour 47 • Il n'en est aucun, en revanche, qui se révèle comme appartenant à une situation absolument étrangère à la comédie telle que Plaute l'a adaptée. Toutefois, Webster, revenant sur le problème du Truculentus dans ses Études sur la comédie grecque tardive, avoue que l'attribution à Ménandre du modèle soulève, à ses yeux, quelques difficultés 48 et que, tout

41 Athénée, XIII, 567 c; 594 a. Un passage voisin, du même livre d' Athénée (593 0, nous apprend que Néère elle-même, aimée à la fois par Stéphanos, l'orateur et par Phrynion de Paeanie, accordait à chacun ses faveurs un jour sur deux.

Cette combinaison avait été imaginée par les amis des deux hommes, soucieux de les réconcilier. Elle n'est pas sans présenter quelque ressemblance avec le dénouement du Truculentus et, aussi, celui de !'Eunuque, dont le modèle, on le sait, est une pièce de Ménandre. 41499 43500 44500 45 500

K : liv8pco,roçrov 1'µap'tOV· OÙ 8auµaatéov. K : lpSlOOM.OÇ ~V Kai µétptoç àyopaa't"ÎJÇ. A : JtOt(l)V'tll Kai Kci>µwv liltClV'tllÇfl&µev. B : , la transposition ne dépasse pas le niveau du langage, celui de la traduction matérielle. En intention, la palliata - comme le nom qui la désigne suffit à le montrer est une pièce exotique. Cet exotisme est imposé par le caractère sacré de la palliata, qui est, on le sait, l'un des moyens de se concilier le bon vouloir des dieux, et constitue un acte du ritus graecus. Mais, quelle qu'en soit la raison, il est certain que la palliata, à la différence de la comédie européenne classique, ne porte pas à la scène la société contemporaine; le spectateur se sent différent des personnages de l'action, il s'établit entre lui et eux une grande distance. Le sentiment est un peu le même que celui que peuvent éprouver aujourd'hui les spectateurs d'un film de «western»: c'est un monde à part qu'on leur présente, avec ses lois, ses habitudes, ses personnages typiques, qui n'appartiennent pas à l'environnement quotidien. Les «milites», gloriosi ou non (ils ne le sont pas tous), ne sont aucunement romains, au temps de Plaute. Les riches bourgeois engagés dans des opérations de commerce lointain ne sont pas romains non plus; et il est bien peu probable que les jeunes Romains, fils de famille, aient songé à s'engager comme mercenaires, au temps où les légions intervenaient coup sur coup en Macédoine, en Asie Mineure et en Syrie. Une famille comme celle qui est évoquée dans le Mercator, où le grand-père reste obstinèment attaché à sa ferme, où le père, aussitôt qu'il l'a pu, s'est libéré de ce domaine où l'on vivait de plus en plus misérablement, a acheté un bateau, des marchandises, et s'est enrichi en allant d'île en île, où le fils, enfin, a repris, avec plus de profit encore, le commerce du père et revient de Rhodes, après un seul voyage, la bourse confortablement garnie - cette histoire sociale de trois générations, entre la fin du V• siècle av. J. C. et la fin du IV•, est typiquement grecque; elle ne répond pas du tout à l'histoire de l'économie romaine pendant la même période. Pour toutes ces raisons, on ne trouvera pas dans la palliata un phénomène de sociologie littéraire romain, mais un divertissement extérieur à la société. Et cela peut être de grande conséquence pour l'esthétique du genre. La troisième remarque concerne le style de la représentation - sur lequel nous ne sommes renseignés que d'un manière imparfaite, mais nous possédons, malgré tout, quelques données sûres. Nous voyons, par exemple, que les personnages recouraient, alternativement, à deux (peutêtre trois) moyens d'expression: la parole et le chant - peut-être le récitatif, à mi-chemin entre parole et chant modulé. Nous savons aussi que le personnage était accompagné d'un flûtiste, qui le suivait, le doublait, et

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soutenait sa voix. Nous savons aussi que, dans les parties seulement par• lées, le flûtiste cessait de jouer. Ces alternances de parole et de chant, ce silence, puis cette présence de la musique devaient produire un effet qu'il nous est difficile d'imaginer - l'opéra se révélant, sans doute, un terme de comparaison incertain et dangereux. En tout cas, la palliata, ainsi présen• tée, s'éloignait grandement de la comédie «réaliste»; elle n'était pas seulement, ni même principalement, comme le voulait Aristote, l'imitation d'une action réelle - ce qu'elle était, en somme, dans l'Athènes du IVe siècle. La palliata constitue donc un genre original, grec dans sa donnée humaine, et ses personnages, romain par sa matière rythmique et sonore. Et l'on sait que Plaute, au fur et à mesure que sa carrière avançait, a développé les éléments rythmiques et musicaux, au point que l'on peut fonder sur le pourcentage relatif des diuerbia et des cantica, pour les piè• ces que rien ne vient dater, une première vraisemblance chronologique. Les plus anciennes sont celles où dominent les parties parlées, les plus récentes étant les plus riches en cantica. Ce qui revient à dire que la création de Plaute a porté, par excellence, sur la matière rythmique et sonore, que le poète est allé de plus en plus loin dans cette voie, et par consé• quent s'est éloigné du style propre à la comédie nouvelle grecque, où les éléments musicaux, lorsqu'ils ne sont pas tout à fait absents, sont conte• nus dans les parties chorales et non pas intimement mêlés à la texture de la pièce.

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Le Truculentus - «La comédie du Brutal» - est l'une des pièces de Plaute où, précisément, la proportion des parties parlées est la plus faible, par rapport aux cantica: elle s'établit à 30% de toute la comédie (286 sénaires iambiques sur un total de 968 vers). Et l'on sait, par Cicéron, que Plaute éprouvait pour cette comédie une prédilection que les modernes ont peine à comprendre. Au point qu'ils estiment (c'est l'opinion de A. Er• nout) que la pièce, telle que nous la possédons, est le résultat de remanie• ments maladroits, d'abrégements qui ne sont pas le fait de Plaute mais sont postérieurs à lui. Solution désespérée, que rien ne vient confirmer. En réalité, et sans tenir compte de quelques incertitudes mineures de texte, qui peuvent provenir des hasards de la transmission matérielle, il est certain que Plaute lui-même a fait subir à son modèle des transformations profondes et graves, qui rendent méconnaissable l'intrigue originel• le. On connaît le sujet; peut-être n'est-il pas inutile d'en rappeler les

LB cTRVCVLBNTVS• DB PLAUTE BT L'BSTHi!TIQUB DB LA cPALLIATA•

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grandes lignes : une courtisane qui a réussi, Phronésie, posséde une grande maison; une esclave, même, Syra, exerce, pour le compte de sa maîtresse, le métier de coiffeuse. Dans le modèle grec, nous devinons que c'est la mére de Phronésie qui gouverne tout ce monde (vers 401 et suiv.) et exploite les charmes de sa fille, selon une coutume bien attestée dans le monde de la comédie (par exemple dans la Cistellaria) et dans celui de la galanterie, si nous en croyons les élégiaques romains. Or, la comédie de Plaute ne fait pas intervenir cette vieille femme. A sa place, nous avons une servante, Astaphie, qui devient, en quelque sorte, l'impresario de la courtisane. Peut-être le rôle d'Astaphie est-il déjà dévéloppé dans l'original: il est nécessaire, en effet, à l'action, puisque le Truculentus, le Brutal, deviendra amoureux d'elle, mais rien n'obbligeait le poète à lui confier, en outre, une fonction d'entremetteuse, et à mettre dans sa bouche une morale qui, d'ordinaire, est exprimée par les vieilles femmes. Il est possible, sinon même probable, que Plaute a fondu en ce seul personnage deux rôles du modèle : celui de la mère entremetteuse et celui de la servante complice. D'autre part, nous apprenons que l'ascension sociale de Phronésie, ou du moins son succès, a pour origine sa liaison avec un jeune bourgeois, Diniarque. Celui-ci, autrefois fiancé à une jeune noble d'Athènes, a été repoussé par son futur beau-père, Calliclès, à cause de sa conduite scandaleuse, plus précisément de sa liaison avec Phronésie, à qui il a donné presque toute sa fortune. Peu à peu, des relations curieuses se sont éta• blies entre Diniarque et la courtisane: il n'est plus son amant, depuis qu'il est ruiné, mais il est resté son conseiller. Amitié et relations charnelles sont soigneusement distinguées. Telle est la situation générale : une courtisane prospère et avide, un jeune homme ruiné. Situation très générale, qui peut donner naissance â toutes sortes d'intrigues particulières, qui peuvent être autant de sujets de comédie. L'action de celle-ci est provoquée par une aventure survenue â Diniarque; étant ivre, il a fait violence â sa fiancée - au temps où il était encore destiné à épouser la fille de Calliclès - et lui a donné un fils. L'en· fant est né clandestinement, â l'insu même de Diniarque, et il a été confié â Syra la coiffeuse qui travaille pour Phronésie. Cela s'est passé en l'absence du jeune homme, envoyé â Lemnos comme ambassadeur du peuple athénien. Pendant ce même temps, Phronésie était l'amie d'un mercenaire - un soldat en garnison â Athènes -. parti depuis lors à Babylone. Une dizaine de mois après son départ, Phronésie a écrit au soldat, pour lui faire croire qu'il l'avait rendue mère d'un enfant. Cet enfant, que lui a procuré la coiffeuse Syra, n'est autre que le fils de Diniarque.

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Nous avons là une intrigue classique, dont les fils se recoupent. Or, assez curieusement, Plaute n'exploite pas cette extraordinaire coïncidence, qui fait que Phronésie, la maîtresse et la complice de Diniarque, utilise et fait passer pour sien un enfant qu'il a eu d'une autre. On dirait que tout un pan de l'intrigue originale, telle qu'elle a été ingénieusement montée par un poète athénien, a disparu dans l'adaptation plautinienne. Dans le même temps où elle essayait de faire chanter le soldat babylonien, et pendant l'absence de Diniarque, Phronésie séduisait un jeune homme du voisinage, un certain Strabax, fils d'un propriétaire terrien qui élève l'adolescent dans les bons principes, et le confie à un esclave particulièrement sévère, qui n'est autre que Truculentus. Nous ne voyons guère Strabax que dans quelques scènes, mais nous devinons qu'il n'était pas, dans l'original, la simple marionnette qu'il est devenue chez Plaute. Il est gauche, mal soigné, hirsute, plus accoutumé à manier le fumier qu'à fréquenter les filles parfumées, mais il éprouve pour sa mère une grande affection. Cette affection transparaît seulement dans une allusion ou deux, mais elle paraît bien être réelle. Truculentus, par exemple, s'étonne que Strabax ne soit pas venu saluer sa mère, lorsqu'il est rentré de la campagne. Or, le même Truculentus déclare qu'il n'y a aucune femme dans leur maison, «pas même une mouche femelle» (v. 284 et suiv.): elles sont toutes parties à la campagne. Cette contradiction ne saurait être résolue : il faut que la situation sur laquelle repose la comédie de Plaute n'ait pas été identique à celle du modèle. Ici encore, un autre morceau de la comédie grecque a été sacrifié par l'adaptateur latin. Une troisième remarque est imposée par le texte : Truculentus, d'abord hostile aux femmes, se laisse brusquement séduire par elles et ce changement d'attitude n'est préparé par aucune transition. On ne peut guère échapper à l'impression que ce revirement se faisait plus lentement dans l'original, mais que Plaute a abrégé. Enfin, dans la pièce de Plaute, la péripétie est fournie par l'enquête du vieux Calliclès, qui apprend que sa fille a eu un enfant, qu'elle l'a abandonné et, de proche en proche, découvre toute l'affaire : le nouveauné est le fils de Diniarque, et c'est Phronésie qui le fait passer pour le sien. Cette reconnaissance, semblable à celles qui forment le sujet de maintes comédies grecques et romaines, ne provoque, dans le Truculentus, que des conséquences très limitées: Diniarque épousera son ancienne fiancée, avec une dot diminuée, mais l'enfant restera, pour quelques jours encore, en la possession de Phronésie, jusqu'à ce quelle ait achevé son escroquerie aux dépens du soldat de Babylone. Comédie où l'intrigue est en quelque sorte mise en pièce, où les événéments, que l'on devine avoir été soigneusement ménagés, sont privés de

LB «TRVCVLBNTVS» DB PLAUTE BT L'BSTHanous

DB

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leurs conséquences, où les relations établies entre eux sont supprimées, le Truculentus a cessé d'être ce qu'avait été sans doute son modèle, une piè• ce où l'on s'interessait aux aventures des personnages; peu nous importe, au fond, que l'enfant supposé du soldat soit en réalité le fils de Diniarque, peu nous importe aussi que celui-ci soit contraint d'épouser la fille de Calliclès. Notre intérêt est ailleurs : il réside dans le triomphe de Phroné• sie. Et c'est là un changement de perspective total, qui est probablement voulu par Plaute. Il est rare que, dans la comédie grecque «nouvelle>, les courtisanes triomphent. Le plus souvent, elles s'effacent, au dénouement, comme nous le voyons dans l'Hécyre ou, d'une manière sensiblement différente, dans l'Héautontimorouménos ou le Phormion. Même lorsque les courtisa• nes (la Thaïs de l'Eunuque, par exemple) sortent victorieuses du drame, elles rentrent dans la normale, reprennent leur place juste dans une société qui ne les exclut pas, et redoute seulement leur démesure. Dans le Tructtlentus, au contraire, Phronésie l'emporte sur tous les autres personnages de l'aventure: sans doute elle ne pourra pas s'approprier l'enfant de Diniarque - c'est à dire, faire déchoir un enfant de naissance libre, un jeune citoyen d'Athènes - mais la révélation arrachée par Calliclès aux servantes sera, pour Phronésie sans conséquence grave. De toute manière, elle n'avait pas l'intention de conserver cet enfant indéfiniment, de le faire passer pour le sien. Elle espérait seulement s'en servir pour tirer de l'argent du soldat, avant de renvoyer celui-ci, pour qui elle n'éprouve aucune tendresse, mais seulement du dégoût. Or, Diniarque se prête à la substitution, le temps qu'il faudra. Est-ce que, dans le modèle grec, Phronésie était confondue, le soldat désabusé, et Strabax rendu à sa ferme? On peut le supposer. Truculentus seul, dans cette hypothèse, aurait été séduit par la servante, et serait l'unique victime. De cette façon, la morale traditionnelle généralement observée par les poète comiques de la Néa, serait, sauve, la famille athénienne protégée, la pureté de la race assurée, le jeune débauché puni, comme il se doit, par le mariage (comme dans les modèles de Térence). Mais, par la grâce de Plaute, cette anodine comédie est devenue bien autre chose: elle peint le triomphe de l'amour charnel, le délire qu'il inspire aux hommes, et les conséquences avilissantes qu'il provoque chez tous. Une comédie bourgeoise est devenue une satire effrayante: le centre de l'action est Phronésie, qui agit à son gré sur tous ceux qui l'entourent. Les scènes conservées par Plaute nous la décrivent, dès le prologue; nous connaissons son avidité, sa passion pour l'argent, sa rouerie, son absence de tout sentiment humain. Elle est la caricature de la femme : fausse amante, fausse mère, elle pervertit sciemment un jeune homme, qu'elle

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amènt:: â renier sa propre mère, et, toute monstrueuse qu'elle est, elle triomphe. Autour d'elle, les hommes sont avilis â souhait. Diniarque achève de se ruiner pour elle, et, quand, convaincu d'avoir violé sa fiancée, il est contraint de l'épouser, il accepte toute les conditions que son beaupère veut lui imposer; Calliclès, profitant de la situation, décide de diminuer la dot prévue, et Diniarque dit seulement : « vous êtes trop bon>. En réalité, nous devinons qu'il n'a qu'un espoir: reprendre sa liaison avec Phronésie, laisser passer l'orage et retourner â elle. De même, la dernière scène montre l'abdication â la fois de Strabax et du soldat: l'un et l'autre acceptent le partage le plus dégradant, et se ruinent â qui mieux mieux pour Phronésie. Truculentus n'est plus qu'un symbole : celui de la déchéance, de l'infidélité â soi-même. Il double, en une sorte de caricature, la triple aventure des trois hommes libres, dont chacun représente une classe particulière : le jeune paysan, le jeune noble et le mercenaire aventurier. Sous quelque vêtement que ce soit, la nature animale est identique, et c'est Vénus, !'Aphrodite chamelle, qui triomphe.

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Que Plaute ait simplifié l'intrigue de son modèle, transformé en une satire vigoureuse ce qui était, sans doute, dans l'original, une comédie de mœurs assez banale, doit d'autant moins nous étonner que le Truculentus n'est pas la seule comédie où cela transparaît. Nous voyons, par exemple, dans le Mercator, des simplifications analogues, qu'il serait trop long d'analyser ici, mais qui ont eu pour effet d'introduire dans la pièce latine des incohérences, des invraisemblances dramaturgiques qui, assurément, ne se trouvaient point chez Philémon, renommé (nous le savons par Apulé) pour le soin avec lequel il montait les intrigues. A l'exactitude de l'intrigue, Plaute a substitué un mouvement endiablé : aussitôt après le prologue, qui est parlé, vient un canticum, entre Astaphie, la servante de Phronésie, et Diniarque, l'amant éconduit. Ce canticum, qui est très long, ne fait guère avancer l'action, mais il met merveilleusement en lumière les sentiments, assez vulgaires, de Diniarque, et les calculs intéressés d'Astaphie. Mais, se demandera-t-on, pourquoi un canticum? Le langage parlé d'un diuerbium n'aurait-il pu suffrire? En réalité, Astaphie et Diniarque échangent des propos dont le contenu réel est assez mince : ce qui importe, ce sont les mouvements émotionnels dont ils témoignent - regret, nostalgie, désirs mal réprimés chez

LE cTRVCVLENTVS» DE PLAUTE ET L'ESTHaTIOUE DE LA cPALLIATA»

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Diniarque, ironie, cruauté, puis, brusquement, sur un mot de l'autre, cupidité renaissante. C'est moins un dialogue qu'une scène de mime ou, si l'on préfère, l'esquisse d'un ballet, où le rythme, et sans doute la musique, suivent de très près les mouvements des danseurs. Quelques scènes plus loin, la même situation est reprise, mais cette fois sous la forme d'un diuerbium, un dialogue parlé, d'abord entre Diniarque et Astaphie, puis entre Diniarque et Phronésie (vers 322 et suiv.): le contenu effectif est identique, mais l'action progresse, et Phronésie fait ses confidences à son ancien amant; elle lui révèle toute l'intrigue. Nous avons affaire ici à un élément de comédie d'intrigue qui vient doubler le long canticum précédent. Ce doublement est caractéristique de l'art de Plaute. Toute se passe comme si le poète s'était attaché à exprimer, une fois, par le rythme et le mime, les sentiments provoqués par une situation dont l'exposé plus méthodique est confié au dialogue parlé qui vient ensuite. Il en va de même pour l'affrontement comique entre Cyame, l'intendant de Diniarque, et le soldat, en présence de Phronésie : il est mimé dans un long canticum aux mètres variés. L'intrigue proprement dite ne progressera qu'avec le retour au dialogue (vers 631 et suiv.). La prédominance de la musique et des scènes chantées souligne l'intention de la pièce, qui est de montrer les mouvements intérieurs provoqués par la passion - la destruction des êtres, plus même que celle des fortunes. Ce n'est plus une intrigue, mais une sorte de danse, où les personnages sont irrésistiblement entrainés vers leur ruine. Ces intentions de la pièce de Plaute sont admirablement traduites aussi par le spectacle et ce que nous pouvons imaginer de la mise en scènç: s'il est vrai, comme nous l'avons dit, que le pulpitum représente une rue, plutôt qu'une place, nous ne nous étonnerons pas d'y recontrer, côte à côte, les demeures des personnages: au centre, la maison d'Astaphie, vers laquelle tout converge; immédiatement contiguë, celle de Strabax (elle a avec celle d'Astaphie un mur mitoyen, sur le jardin), et, de l'autre côté de l'angiportum, sans doute, la maison de Diniarque, peut-être celle de Calliclès. La vie de chaque maison déborde dans la rue, comme cela se passe dans bien des cités des bord de la Méditerranée. Peu de passants nous sommes dans un quartier reculé, mais les événements domestiques ne passent pas inaperçus des voisins; les éclats de voix franchissent les murs, et les portes ne sont jamais qu'à demi fermées. Cela suffit à bannir l'invraisemblance qui consiste à situer l'action dans un lieu public, tout en limitant en fait les acteurs à un petit nombre de personnes. La scène de la palliata est à la fois un lieu ouvert et fermé : les rapports sociaux qu'elle suppose sont très généraux, accidentels, ils résultent de la simple

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proximité spatiale, ce qui autorise le bourgeois à côtoyer la courtisane, le fils de famille à tomber amoureux de sa voisine, sans qu'il faille chercher à ces confrontations une autre raison que le hasard, c'est-à-dire, finalement, la fantaisie du poète. Ni drame de famille, ni comédie de milieu social; mais des rencontres entièrement contigentes, avec leurs conséquences imprévisibles. Ce caractère appartient évidemment déjà la comédie athénienne qui sert de modèle et qui est peut-être la Phanion de Ménandre (v. ci-dessus, p. 329); il est soigneusement conservé par le poète latin, qui peut ainsi mettre en scène des types variés: c'est la poésie de la rue, avec toutes ses surprises, la peinture d'un réel où les choix ne sont pas imposés. Rien n'imposait que l'un des amants de Phronésie fût un jeune rustre - sinon le fait que celui-ci habitât dans le voisinage immédiat. On imagine difficilement cadre plus souple. Et la comédie européenne classique a généralement refusé cette facilité: il faut que les personnages qu'elle assemble soient liés entre eux d'une manière logique; les héros et les héroïnes de Marivaux sont invités à la même fête, dans un même château, ou dans un même hôtel du Marais; les amis de Célimène fréquentent le même salon. Tandis qu'entre Diniarque, Calliclès, le soldat, Strabax et Phronésie, il n'y a en commun que la rue où ils habitent tous, dans une quartier reculé d'Athènes. C'est la tragédie qui exige une raison profonde aux groupe· ments où jaillira le drame: il faut qu'Oreste et Iphigénie se rencontrent, qu'Oedipe soit le fils de Laïos et de Jocaste, il n'est aucunement nécessaire que Strabax soit autre chose qu'un adolescent quelque peu sauvage.Si bien que l'essence de la comédie n'est que le spectacle du quotidien, tandis que la tragédie est l'aboutissement, longuement préparé, de chemine· ments exceptionnels. Tout cela, le lieu de la comédie l'exprime, cette rue où peuvent se passer les événements les plus extraordinaires, où les voisins se donnent réciproquement, et nous donnent le spectacle de leur vie qu'ils voudraient la plus secrète. Le grand mérite de Plaute est d'avoir compris cela et, allant jusqu'au bout des données que lui offraient ses modèles, allant même plus loin, d'avoir exaspéré l'expression de ces sentiments jusqu'au lyrisme, sacrifié la tentation du réalisme qui anime toujours à quelque ~eg_réles poè~escomiques de la Néa à la technique traditionnelle du «jeu> italique, pour parvenir ainsi à nous donner une image plus riche de la vie des personnages.

ÉPICURE OU PLATON DANS UNE SCÈNE DU MERCATOR?

Que les commentateurs n'aient pas encore réussi, au cours des générations, à éclaircir toutes les obscurités que présente le texte des comédies de Plaute n'a rien qui puisse étonner. Il est plus fâcheux de constater que telle ou telle interprétation, en face d'une difficulté donnée, se soit perpétuée d'éditeur en éditeur, comme vérité d'évidence, alors que son seul mérite est d'être ancienne et de remonter à une inadvertance d'un philologue célèbre. Tel est le cas, croyons-nous, pour l'explication généralement proposée et acceptée de quelques propos curieux tenus dans le Mercator par le vieux Démiphon, lorsqu'il explique à son compère Lysimaque qu'il est bel et bien tombé amoureux. Lysimaque, d'abord ne peut en croire ses oreilles. Démiphon amoureux, lui, un vieillard proche de la tombe? C'est impossible. «Tu te moques de moi.je pense?> s'écrie+il (v. 307). Sur quoi Démiphon réplique : c Coupe-moi le cou, tout debout si je ne dis pas vrai; tiens, pour que tu saches bien que je suis amoureux, prends un couteau et coupe-moi le doigt ou l'oreille ou le nez ou une lèvre. Si je bouge, ou si je m'aperçois seulement que tu me tranches la chair, Lysimaque, je t'autorise à me faire mourir à force de me faire l'amour> (v.308-311). Sur quoi, Enk, dans son édition commentée, explique que le vieillard se réf ère ici à la doctrine épicurienne, pour laquelle le sage connaît le bonheur au sein même de la souffrance 1• Cependant, à la réflexion, le rapport n'est guère évident entre les propos du vieillard amoureux et les analyse épicuriennes du bonheur. La thèse d'Épicure est, certes, bien connue; les textes qui nous l'ont conservée, sur ce point précis, sont rassemblés par Usener sous le n° 601. Ils disent que le sage possède un bonheur inaltérable, que nul ne peut lui enlever, même par les supplices : le pal (ou la croix), le taureau de Phalaris même

P.J. Enk, éd. et comment. du Mercator, 2 vol. Leyde 1932, ad loc. La source de Enk est une remarque de Lee. 1

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ne peuvent rien contre lui. Démiphon, lui n'est pas heureux; il ne connaît encore de l'amour que l'aiguillon douloureux du désir. Il sait bien, aussi, qu'il est fort éloigné de la sagesse, il se compare à un enfant qui commence à apprendre ses lettres (v. 303); il n'ignore pas que c'est une faiblesse, mais il ajoute que cette faiblesse «vient des dieux» (v. 319-320: «être amoureux appartient à la condition humaine, et cela nous est envoyépar la volonté irrésistible des dieux»: humanum amarest atque id ui optingit deum). Ce sont les dieux qui nous font violence en nous contraignant d'aimer. Que peut-on imaginer qui soit plus loin de la pensée épicurienne? Démiphon dit simplement à Lysimaque que l'insensibilité dont il fera preuve, devant la douleur, sera la preuve que son amour est bien réel. Nous avons là comme une ordalie, à valeur probante. Quelle peut être l'origine de cette idée au premier abord assez étrange, que l'amour véritable, la passion envoyée par les dieux, implique l'insensibilité physique de la victime? L'idée que l'Amour est une sorte de fléau divin apparaît fréquemment dans la pensée et la poésie grecques. Il suffit de rappeler Euripide et le thème des deux Hippolytes. Mais c'est chez Platon que l'on trouve la réflexion la plus approfondie sur la nature de l'amour, et l'affirmation la plus forte de son caractère divin. L'amour, pour Platon, est l'une des quatre c folies, (maniai) que les dieux envoient aux hommes. Il figure, dans le Phèdre 2 , à côté du délire prophétique, qui possède, par exemple, la Pythie, de la folie initiatique, qui est celle des suivantes de Dionysos,et de la folie poétique «dont les Muses sont le principe>. Ces quatre délires ne sont nullement condamnés par Socrate; au contraire, le philosophe les considère, dans cette palinodie, qui va au rebours de l'opinion vulgaire, comme la source des plus grands biens que nous fassent les dieux. L'amour, parmi ces quatre maniai, est la forme la plus haute et la meilleure de la possession divinel. Cette analyse est, certes, bien connue. En quoi peut-elle servir à expli· quer les propos de Démiphon? En fait, il faut, pour cela, se référer à un second temps de la pensée platonicienne, la conception que se fait le phi· losophe de la possession divine. Lorsqu'il évoque l'une ou l'autre des maniai envoyées par les dieux, Platon la compare au délire des Coryban· tes: a~ssi bien la passion éprouvée par Phèdre pour les discours, que l'en· thousiasme philosophique qui emplit l'âme de Socrate devant la mort,

2

Phèdre 244 a et suiv. V. Dodds, Die Griechen und das Irrationale, Darmstadt

1970, p. 38 et suiv. ' Phèdre 249 b.

~PICURB OU PLATON DANS UNE ~NB

DU MERCATOR?

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que l'inspiration poétique 4 • Chaque fois, l'idêe essentielle est celle de l'insensibilité qui envahit le possédé, et le rend incapable de percevoir autre chose que l'objet de son délire, d'être sensible, comme le dit Platon, seulement à la cmusique propre» du dieu qui le possède. L'évocation des Corybantes est fort instructive : eux aussi sont rendus insensibles à autre chose que l'accomplissement des rites; cette insensibilité est obtenue par la danse frénétique, les cris, le son des flûtes, le choc des armes, tout le fracas qui accompagne la gesticulation qui plaît à Cybèle. Les Corybantes, en particulier, ne ressentent aucune douleur apparente des blessures qu'ils s'infligent eux-mêmes.ou que leur portent d'autres possédés 5. Il en va ainsi de Démiphon, désormais insensible à tout ce qui peut le frapper. Il n'entend que la voix d'Éros, qui l'entraîne. A cet égard, son insensibilité aux choses extérieures est la preuve même de son amour, parce que cet amour est possession divine. On pourrait sans doute penser que les propos du vieillard se réfèrent à une conception moins philosophique, et ne font que reproduire une opinion vulgaire sur la nature de l'amour et la folie qu'elle entraîne. Mais, en l'absence de tout indice permettant de penser que l'opinion commune considérait les amoureux comme des cpossédéu semblables aux Corybantes, il est prudent d'admettre que, chez Plaute, l'idée vient, en dernière analyse, de Platon. Et cela entraîne des conséquences assez importantes. On sait en effet que le Mercator est directement inspiré par l'Emporos de Philémon. Or, il est possible de formuler, avec quelque vraisemblance, une hypothèse sur la date à laquelle fut composée la comédie grecque qui servit de modèle à Plaute. Lorsque, dans son désespoir, Charinus énumère tous les endroits où il veut s'exiler, il cite, globalement, la Béotie, mais omet le nom de Thèbes. On peut en déduire qu'à cette époque Thèbes n'existait pas; or, on sait que la ville fut détruite par Alexandre et ne recommença d'exister qu'après 316, reconstruite par le roi Cassandre. D'autre part, il est certain que cette comédie fut écrite pendant le gouvernement de Démétrios de Phalère, qui commence en 317. La marge d'incertitude n'est pas grande. Mais, si l'Emporos date de 317, ou de 316, il est impossible d'y trouver une allusion directe à la doctrine d'Épicure, qui ne commença d'être prêchée et de se répandre dans Athènes que sensiblement plus tard. Il est

• Ibid. 228 b; Criton 54 d; cf. Banquet 215 d. Pour l'inspiration poétique, Ion 534 a et 536 b. 5 Lucrèce II, 631; cf. Lucien, Dia/. des dieux, XII, 1.

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tout naturel, au contraire, de trouver dans un dialogue écrit en 316, à l'époque où la «philosophie officielle» est celle d'Aristote, une allusion directe à la théorie platonicienne de l'amour, telle qu'elle était popularisée par l'enseignement des disciples 6 • Et cela entraîne que cette partie au moins du dialogue n'a pas été inventée par Plaute, mais qu'elle remonte à Philémon. Indication non-négligeable sur le problème, toujours pendant, des rapports entre Plaute et ses sources.

Sur les tendances philosophiques et l'esprit assurément aristotélicien de Philémon, v. notre art., ci-dessus, p. 283 et suiv. L'esprit dans lequel est jugé l'amour de Démiphon, la pitié, la compréhension de Lysimaque s'accordent parfaitement avec l'atmosphère générale du Trinummus et, pensons-nous aussi, du Miles. V. cidessus, p. 366 et suiv. 6

EXISTE-T-IL UNE «MORALE» DE PLAUTE 1?

A la mémoire de Marino Barchiesi

Tout le monde sait qu'il existe, dans les comédies de Térence, des discussions sur des points de morale. Il y est question de l'éducation des jeunes gens, des rapports entre les prères et les fils, de l'amour, de l'intégration des jeunes gens à la cité, et l'on sait que cette morale est assez généralement inspirée au poète latin par l'aristotélisme diffus qui était celui de ses modèles. Mais qu'en est-il de Plaute, qui, lui aussi, a adapté des comédies athéniennes, souvent composées par des poètes appartenant au même monde spirituel que les auteurs imités par Térence? Ménandre, en particulier, lui a fourni le sujet de plusieurs·pièces. A-t-il assimilé, lui aussi, cet univers philosophique qui était celui de la «Néa»? Ou a-t-il cherché à donner, à travers les adaptations qu'il composait, des leçons de morale proprement romaines, répondant aux exigences de son temps? Ou bien, ce qui est une troisième solution, n'a-t-il tenu aucun compte des idées contenues dans les pièces grecques, se bornant à mettre en scène des comédies aussi vivantes, aussi «dramatiques» que possible? Dès que l'on essaie de déterminer avec quelque précision les thèmes moraux qui apparaissent dans le théâtre de Plaute, on s'aperçoit que la plus grande confusion semble régner. Par exemple, nous trouvons, à propos des amours des adulescentes, deux conceptions totalement opposées. Si nous écoutons les jeunes gens du Trinummus, Lesbonicus et Lysitélès, nous aurons l'impression que ces amours de jeunesse sont choses pernicieuses et absolument condamnables. Lysitélès, le c bon jeune homme», en un monologue long et d'un ton fort sérieux, renonce expressément à suivre les voies du dieu Amour : certa est res ad frugem applicare aninum (v. 270).

1

Conférence prononcée à l'Université de Pise au mois d'avril 1972.

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ROMB, LA LITIÉRATURB BT L'HISTOIRE

Ceux qui ne font pas comme lui sont des improbi et des uanidici (v. 275).

De son côté, Lesbonicus. le prodigue, reconnaît qu'il s'est mal conduit. Il avoue qu'il aurait mieux fait de conserver son patrimoine, mais il est faible, et ne peut pas résister aux tentations. Pour le Plaute du Trinummus, aucune hésitation: l'amour des courtisanes est une faute, il entraîne la ruine, et avec elle le déshonneur, il éloigne des amis, il arrache, finalement, le citoyen à sa cité. Et cette même «morale> ·est celle de la Mostellaria. Le jeune débauché, Philolachès, lors de sa première entrée en scène, disserte longuement sur les inconvénients de la débauche pour les jeunes gens, en développant une comparaison entre la jeunesse et une maison neuve. En revanche, il est d'autres comédies où Plaute se montre beaucoup plus indulgent pour les amours de jeunesse. Ainsi dans le Miles, où Palestrion l'esclave raconte comment son maître, «adukscens optumus, is amabat meretricem . .. , et illa ilium contra : qui est amor cultu optumus » (v. 99· 100); bien plus, toute la pièce montre comment un vieil homme, Périplectomène, s'ingénie à aider les amours de son jeune ami, Pleusiclès. De la même façon, le Mercator accepte que les jeunes gens soient amoureux des courtisanes, et la conclusion, ou, si l'on veut, la morale de la pièce, est formulée par le jeune Eutychus: neu quisquam posthac prohibeto adulescentem filium quin amet et scortum ducat, quod modo fiat bono.

Entre les deux morales, laquelle appartient à Plaute? Dira-t-on que la condamnation des amours de jeunesse vient de lui, alors que l'indulgence appartient aux modèles? Mais c'est supposer le problème résolu, et accepter une idée toute faite, qui veut que les mœurs romaines soient plus austères que les mœurs grecques. Tout ce qui est le caractère puritain serait donc «plautinien», la position contraire serait considérée comme «athé· nienne». En fait, cette hypothèse ne tient pas, pour plusieurs raisons. D'abord, parce que, précisément au temps de Plaute, et dans la bouche du plus austère des Romains, Caton le Censeur, nous trouvons une morale de l'indulgence, sur ce point précis. On connaît l'histoire du jeune homme rencontré par Caton alors qu'il sortait de chez une courtisane et se dissimulait aux yeux du censeur. Mais celui-ci lui fit compliment de satisfaire les exigences de la nature avec les femmes qui avaient pour métier d'être complaisantes. On sait aussi que, le lendemain, le même jeu· ne homme se vit blâmer par Caton pour être retourné - cette fois ouverte· ment - où il était allé déjà la veille. Quoi qu'il en soit de la sagesse de Caton, qui ne nous renseigne pas

EXJSTB·T-JL UNE cMORALB•DB PLAUTE?

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sur la morale propre à Plaute, s'il en est une, l'anecdote montre seulement que l'idée reçue, d'une sévérité non mitigée qui serait caractéristique de la morale romaine «en soi», n'est qu'un préjugé dont il faut se défaire. On pourrait essayer de tirer argument, pour découvrir la pensée de Plaute sur ce point, de critéres extérieurs au contenu des textes invoqués, chercher si telle déclaration est de caractère « plautinien », et constitue, dans la comédie, une insertion du poète romain. Par exemple, on remarquera que certains traits du monologue de Philolachès, dans la Mostellaria, semblent indiquer une addition de Plaute. On nous dit en effet que les parents ne négligent rien pour l'éducation des enfants: nec sumptus sibi sumptui esse ducunt. Expoliunt, docent litteras, iura, leges ... (125-126).

Or, il est bien certain que cette image de l'éducation des jeunes gens est romaine, bien plus qu'athénienne. Mais ce détail suffit-il pour permettre d'attribuer à Plaute tout le monologue, et, ce qui est plus grave encore, la pensée morale qui s'y exprime? On ne saurait non plus tirer argument du fait que ce monologue ait, dans la comédie de Plaute, la forme d'un canticum. Nous savons, par un exemple très précis que nous fait connaître Aulu-Gelle (N. A. II, 23, 9 et suiv.), qu'un adaptateur latin pouvait, s'il le jugeait utile pour le rythme de sa comédie, transformer un passage écrit, dans le modèle, en trimètres ïambiques, et en faire un canticum uariis modis. C'est, au témoignage d'Aulu-Gelle, précisément ce qu'avait fait Caecilius en adaptant un passage du Plocium de Ménandre. La nature même de la comparaison, entre un jeune homme et une maison récem· ment construite, ne nous donne aucun renseignement; l'image peut être aussi bien d'origine grecque que romaine. Mais il y a aussi des raisons pour croire que l'idée générale exprimée par ce monologue se trouvait déjà dans la pièce grecque, que nous pensons, avec beaucoup d·'autres, avoir été le Phasma de Philémon : c'est que la fin du monologue, où Philolachès déplore le triste état où il se voit réduit, est, elle, nettement grecque: cor dolet cum scio ut nunc sum atque ut fui, quo neque industrior de iuuentute erat arte gymnastica. Disco, hastis, pila, cursu, armis, equo, uictitabam uolup. (149-153).

Les exercices où excellaient le jeune homme sont ceux de l'éphèbe. Le mot même qui les désigne, ars gymnastica, est évidemment emprunté au texte grec (cf. Rudens, 296: pro exercitu gymnastico et palestrico hoc habe-

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mus . .. , où il s'agit évidemment d'une traduction pure et simple à partir du grec). Il semble donc raisonnable d'admettre que la peinture des ravages provoqués par l'amour chez les jeunes gens se trouvait déjà chez le poète grec. Cette conclusion prend toute sa valeur si l'on admet (pour d'autres raisons, qu'il n'est pas nécessaire d'exposer ici) que le poète était Philémon, et si l'on rapproche ce monologue de celui de Lysitélès, dans le Trinummus, dont nous savons avec certitude que l'original était le Thesauros de Philémon. Dans les deux pièces, la situation est identique; identique la psychologie du jeune homme, conscient de la déchéance provoquée par l'amour des courtisanes, et en analysant les causes avec clairvoyance. Une différence, pourtant: dans le Trinummus, Lysitélès n'est pas lui-même en cause; il expose seulement ses réflexions personnelles sur ce problème; c'est un «théoricien de la morale». Il ne condamne pas absolument son ami Lesbonicus. Cette condamnation est prononcée par son père, le vieux Philton. Tout indique que le débat est extérieur à Plaute, qu'il est déjà institué dans les pièces grecques, que les termes dans lesquels était posé le problème étaient ceux dans lesquels le posaient les philosophes grecs, et plus particulièrement, ceux d'Athènes, à la fin du IVe siècle avant J.-C. et pendant toute la première moitié du IIIe. Ce qui revient à dire que Plaute se trouvait en présence d'un théâtre où l'on débattait de questions morales - le même que celui où Térence puisera une génération plus tard - et qu'il n'a pas jugé utile de simplifier les réflexions et les théories qu'il rencontrait dans ses modèles, qu'il en a transposé la substance, à peu près telle quelle, dans ses propres pièces.

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Cette première conclusion, qu'il serait possible de renforcer à l'aide d'autres exemples, ne saurait nous surprendre beaucoup, si nous réfléchissons à la nature de la palliata, qui est une pièce de sujet, de costumes, de mise en scène essentiellement exotiques, et volontairement conçue comme telle. Cela, pour des raisons religieuses: c'est un ritus graecus que l'on accueille dans la cité, et qu'il convient de conserver dans toutes ses particularités. Ne pensons pas que les Romains aient «imité» le théâtre grec parce qu'ils étaient incapables d'en inventer un eux-mêmes. C'est là une illusion de l'histoire littéraire telle qu'on l'écrivait au XIXe siècle (un siècle qui s'est dangereusement prolongé jusqu'au milieu du xxeet qui ne se décide pas à mourir). Les Italiens avaient leur théâtre, et il est certain que la comédie classique grecque a subi, au moment même de sa gesta-

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tion, des influences italiotes, en Sicile et en Grande-Grèce. Il est certain aussi que la palliata n'a pas été introduite parmi des peuples qui auraient eu ainsi une révélation totale de l'art dramatique. On peut, sans crainte de se tromper beaucoup, affirmer qu'il existait en Italie et à Rome, bien avant 245 avant J.-C., une tradition de la mimésis dramatique dans laquelle vint s'insérer le drame «à la grecque>, tel qu'on le pratiquait dans les villes helléniques du Sud, et, principalement, à Syracuse. Il en résulta une synthèse originale, dans laquelle les formes scéniques de l'Italie accueillirent la «matière grecque>; l'essentiel, pour que fût réalisée l'intention religieuse, était de mettre sous les yeux des divinités, témoins des jeux, une image du monde grec, avec les détails extérieurs, la couleur locale, les noms (il aurait été si simple, s'il ne s'était agi que d'une transposition littéraire, de latiniser les noms et de romaniser les costumes!) et les idées mêmes propres aux Grecs. Ce qui nous garantit que Plaute, s'il a, comme l'avait fait avant lui Naevius, comme le fait Caecilius, coulé cette matière grecque dans le moule créé par les histriones italiques, avec les artifices musicaux et rythmiques appartenant à la tradition des Jeux existant en 245, n'a pas apporté de modification profonde au contenu lui-même, à la fabula, c'est-à-dire, pour reprendre la terminologie aristotélicienne, au mythos que lui fournissaient ses modèles. Au compte des adaptations scéniques, nous mettrions volontiers les abrégements, les suppressions de scènes, qui étaient rendues nécessaires par le développement des cantica, suppressions dont on décèle l'existence assez souvent, ainsi dans le Mercator ou dans une pièce comme le Truculentus, l'une des dernières composées par Plaute, et probablement celle qu'il aimait le mieux, qu'il considérait comme la plus représentative de son art. Mais ces suppressions, pas plus que les modifications de la dramaturgie, n'intéressaient le contenu «conceptuel> de la pièce, le sujet, les sentiments des personnages, leurs rapports, l'intrigue. Ce qui entraîne une conséquence fort considérable : avec la palliata et cela, dès les débuts du genre, par conséquent une longue génération avant Plaute - la philosophie pénétrait à Rome. Cette fidélité de Plaute au contenu philosophique de la Néa explique les apparentes variations de sa propre philosophie selon les pièces du Corpus. Ce sont les variations mêmes des différentes comédies qu'il adapte. Si l'on accepte cette hypothèse, on voit se rétablir l'harmonie là où, si Plaute avait essayé d'apporter sa propre morale, on ne trouverait que désordre et désaccord. On peut montrer, par exemple, qu'il existe, dans son œuvre, un groupe relevant de Philémon : deux pièces sont certainement imitées de celui-ci, le Mercator et le Trinummus; deux autres le sont probablement, la Mostellaria et le Miles. Or, il se trouve que dans ce groupe apparaît la même «morale».

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L'amour des jeunes gens pour les courtisanes y est considéré comme dangereux; il vaut mieux s'en abstenir. Mais aimer, pour un homme jeune, et qui n'est pas encore astreint aux responsabilités sociales et politique du mariage, n'est pas en soi une faute. Cela ne devient scandaleux que lorsque le temps de telles amours est passé. La sévérité du vieux Philton, dans le Trinummus, est vigoureusement réfutée par son propre fils, Lysitélès, au nom de l'humanité et de la nature. Nous avons essayé de montrer ailleurs (ci-dessus, p. 283 et suiv.) que Philton était le porte-parole moins du stoïcisme (qui, à la date où nous plaçons le Thesauros, n'était pas encore constitué en école officielle), que du mouvement d'idées qui avait l'une de ses sources chez le platonicien Xénocrate et que répandait déjà Zénon.A ce «stoïcisme» rigoureux du père, Philémon oppose l'aristotélisme du fils. Non seulement il soutient que l'amitié doit l'emporter sur la rigueur morale, mais il semble avoir lu les œuvres de Théophraste, et notamment l'Eroticos - d'où proviendrait peut-être aussi, si l'on accepte cette hypothèse, la comparaison faite, dans la Mostellaria, entre le jeune homme et une maison neuve. S'il en est bien ainsi, la «morale de Plaute>, dans quelques-unes de ses pièces les plus importantes, consisterait en réalité en une transposition de celle qui, dans la Néa, reflétait les préoccupations des Athéniens au début de l'époque hellénistique, en particulier le débat qui s'ouvrit alors entre la tradition aristotélicienne et les aspirations nouvelles, essentiellement représentées par l'épicurisme puis le stoïcisme. On sait que l'influence la plus considérable est alors exercée par l'école aristotélicienne, qui, avec Théophraste, a dominé toute la dernière génération du siécle. C'est cette doctrine qui devait donner aux éphèbes athéniens leur formation morale. C'est elle aussi qui, pendant le long gouvernement de Démétrios de Phalère - dix années, de 317 à 307 - a inspiré la politique de la cité. Or, l'une des préoccupations principales de cet aris· totélisme politique est de comprendre et de régler les rapports sociaux des hommes: à l'intérieur de la cité, et aussi entre.eux. On ne s'étonnera donc pas d'en trouver les échos dans le théâtre de Plaute. Par exemple, beaucoup de comédies, et d'abord celles qui sont inspirées de Philémon, posent le problème de l'amitié. En premier lieu celui de l'amitié entre les jeunes gens. Apulée fait observer que l'un des personnages favoris de Philémon était le sodalis opitulator, le camarade serviable. Cela apparaît aussi bien dans le Mercator que dans le Trinummus. où, chaque fois, un couple de jeunes gens se rend mutuellement service, pour parvenir à obtenir la fille qu'ils aiment, la rechercher lorsqu'elle a dispa· r,u. 0 ~ qu'elle ,est en la possession d'un leno impitoyable; ils s'aident aussi 1un I autre pour berner un vieillard, qui est le père de l'un d'eux. Plaute

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se trouve ainsi illustrer, de façon médiate, le livre VIII de !'Éthique à Nicomaque, et sans doute aussi, des leçons de Théophraste. Mais, ce qui n'est pas moins important, il convient de ne pas oublier que cette théorie aristotélicienne de l'amitié est fondée sur une expérience propre à la société athénienne, où l'éphébie et la camaraderie des classes d'âges jouaient un rôle considérable. Les amis, chez Plaute, sont des hommes de la même génération. Ils ne sont pas liés entre eux par des liens politiques ou .sociaux. Ce sont d'anciens camarades nous dirions, d'université, de collège ou de régiment!' Or, cela est très différent de la situation romaine, où les amitiés étaient davantage sous la dépendance des rapports de famille ou des alliances d'affaires: nous savons que les «amis> appartenaient à des groupes qui possédaient les mêmes intérêts, qui se prêtaient appui réciproquement pour le partage des magistratures, des legationes. Rien de semblable dans le monde des comédies de Plaute : il est exceptionnel que les «amiu y soient des membres de la même famille. Ils sont seulement du même âge, et cela suffit à en faire des alliés, voire des complices. Un autre aspect de la «morale plautinienne», qui remonte évidemment à la philosophie et à la politique postaristotéliciennes, est, dans certaines comédies au moins, la déploration des «mauvaises mœuru et la laudalio temporis acti. Ce thème intervient dans le Trinummus, où il occupe la monologue de Mégaronide et sa conversation avec son vieux compagnon Calliclès. Mégaronide se plaint que, «dans la ville, une maladie se soit jetée sur les bonnes mœurs, si bien qu'elles sont presque toutes aux trois quarts mor• tes. Cependant, pendant que les bonnes mœurs sont malades, les mauvaises mœurs, comme une plante en terrain humide, poussent magnifiquement ... > (28-31). On pourrait penser que Plaute parle de Rome, et prend le détour d'une comédie «à la grecque> pour faire la critique de ses propres concitoyens. En réalité, nous savons que la censure des mœurs, avant d'être un thème romain, avait été la grande préoccupation de Démétrios de Phalère, dans !'Athènes d'après Alexandre. C'est lui qui avait créé, on le sait, des magistrats spéciaux, les Gynaeconomoi, pour contrôler la conduite des femmes et limiter, plus généralement, le luxe des citoyens. La nécessité d'un redressement moral apparaissait beau• coup plus grande dans !'Athènes de la fin du IV• siècle, cité vaincue, déchue, et déchirée par les rivalités politiques et les querelles sociales, que dans la Rome victorieuse d'Hannibal, prospère, bientôt conquérante et, déjà, arbitre du monde. C'est seulement à la fin de la carrière de Plaute que se posera le problème du luxe, et du luxe féminin en particulier. On ne pensera pas que toutes les comédies du corpus plautinien où sont

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déplorées les mœurs austères du temps jadis aient été écrites dans les dernières années du poète. Inversement, on chercherait vainement, dans la plupart des pièces de Plaute, une allusion aux problèmes moraux véritables, à l'idéologie, qui étaient alors la préoccupation principale des Romains. Si l'on met à part !'Amphitryon, qui demeure, en grande partie, une énigme, aucune de ces comédies ne mentionne les vertus romaines par excellence de cette période: la ténacité, le courage militaire et civique, l'abnégation, le désir de gloire, la piété envers les dieux, que les Romains pratiquaient alors dans les combats de la seconde guerre punique, rien de tout cela n'apparaît ailleurs que dans l'Amphitryon. Bien plus, certains passages, comme celui de l'Epidicus, où Thesprion raconte comment son jeune maître a abandonné son bouclier sur le champ de bataille, auraient dû apparaître au poète comme une «anti-morale». Or, Plaute témoigne d'une indulgence extrême à l'écart d'une telle faute: «Où sont les armes de Stratippoclèu, demande Épidicus. «Ma foi, répond Thesprion, elles ont passé à l'ennemi!> ... «Quelle honte, par Pollux, s'écrie Epidicuu - «Bah, il n'est pas le premier à qui cela est arrivé, et il saura s'en tirer à son honneur> (v. 29 et suiv.). C'est là un trait de satire athénienne, dirigée par l'auteur (dont nous ignorons le nom) de la comédie athénienne qu'i est le modèle d'Epidicus, contre les «nobles> coupables d'avoir manqué de courage, sans doute au cours de la campagne de 293, où un contingent athénien avait mal défendu Thèbes contre Démétrios Poliorcète. En réalité, ce n'est pas Plaute qui excuse la lâcheté devant l'ennemi; il ne fait que transposer, ici comme ailleurs, ce qu'il trouve dans son modèle.

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Nous voudrions essayer de montrer comment, à propos d'une pièce précise, l'Asinaria, qui est l'une des plus discutées de Plaute (voir A.Traina, Plauto, Demofilo, Menandro, Parola del Passato, 1954, p. 177 et suiv.), cette hypothèse de travail, la fidélité remarquable de Plaute au fond de la pièce, sujet, caractères, morale, permet de résoudre quelques difficultés. La date - ou du moins la période - où fut composé le modèle, la comédie de Démophile adaptée par Plaute, est déduite du rapprochement de deux passages. D'abord celui-ci, où l'on nous dit que le jeune Argyrippe est un «nouveau Solon» : Negotiosum interdius uidelicet Solonem leges ut conscribat, quibus se populus tenea~! Gerrae!

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Qui sese parere apparent huius legibus, profecto nunquam bonae frugi sient, dies noctesque potent. (V. 599-602)

Ces sarcasmes de Liban ne se comprennent bien que si l'esclave insolent veut faire de son juene maître un «anti-Démétrios », la caricature du législateur austère qui s'était donné pour tâche de ramener ses concitoyens aux «bonnes mœurs ». Un tel passage doit donc avoir été écrit entre 317 et 307. Ce qui rend très douteuses les datations proposées traditionnellement, sur des indices beaucoup plus faibles (voir Webster, Studies in Later Greek Comedy, App. on Asinaria, p. 233 et suiv.), et qui la font descendre vers 294, ou plus tard encore. D'autre part, il nous paraît bien probable que le vers 333: meministin asinos Arcadios mercatori Pellaeo nostrum uendere atriensem?

fait allusion au traité conclu en 311, qui livra toute l'Arcandie à Cassandre, «l'homme de Pella» (Diod. Sic. XIX, 35-64). Cette interprétation n'est pas nouvelle. On connaît les difficultés survenues entre les Arcadiens et Athènes au moment de la guerre Lamiaque, les premiers, étant restés neutre, malgré une ambassade pressante envoyée par les seconds. Il était naturel que, vers le moment où l'Arcadie tomba aux mains de Cassandre, un poète comique d'Athènes, Démophile, lançât un sarcasme aux vaincus, en suggérant qu'ils avaient été «achetés» par le roi de Pella. Si ces deux interprétations sont correctes, il faut que l'original de l'Asinaria ait été composé entre 311 et 307. Cette période s'accorde bien avec l'allusion faite, au vers 499, à un «riche marchand de Rhodes», passé récemment à Athènes : Rhodes est, dès ce moment, une place de commerce importante, et la campagne de Démétrios Poliorcète n'est pas encore commencée. La circulation maritime est libre dans l'Égée. A la vérité, cette datation n'est pas très précise. Comme nous ignorons tout de Démophile, il est impossible d'aller beaucoup plus avant. Mais, aussi imprécise soit-elle, cette datation s'accorde bien avec l'opinion générale qui fait de Démophile un poète de la Nouvelle Comédie, et un disciple de Ménandre. Ce qui situe l'Asinaria dans le même groupe que les comédies imitées de Philémon et, naturellement, de Ménandre lui-même, dans le corpus plautinien. Et cela implique aussi que l'atmosphère morale et «philosophique» de la pièce est celle que nous avons essayé de définir plus haut. C'est-à-dire que nous devons nous attendre à y retrouver des maximes aristotéliciennes. Et c'est bien, en fait, ce qui arrive: nous voyons le vieux Déménète, à la plus grande stupéfaction (non sans quelque crainte) de son esclave Liban, se montrer plein d'indulgence pour les amours de son fils Argyrip-

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pe. Cette attitude a été souvent comparée à celle des pères de Térence, et, en fait, elle est identique, inspirée par les mêmes sentiments : les hommes «libres» ne doivent pas être contraints par la crainte; les châtiments doivent être réservés aux esclaves, à tous ceux qui sont incapables de penser selon la «vérité». L'origine ménandréenne de semblables principes et, audelà de Ménandre, aristotélicienne (on connaît, sur les rapports entre Ménandre et Aristote, le beau livre de A. Barigazzi, La formazione spirituale di Menandro, Turin, 1965) est certaine. On a moins remarqué qu'elle s'accordait, ici encore, avec une maxime de Caton le Censeur, disant que «quiconque frappait sa femme ou son enfant commettait un véritable sacrilège» (Plut., Cato maior, XX, 2). Il est donc beaucoup moins certain qu'on ne l'admet souvent, implicitement ou non, que la morale «indulgente» prêchée par tels pères de Plaute, à la suite de Ménandre, de Philémon ou de Démophile, ait été en contradiction avec les sentiments romains. Bien au contraire. Ce qui caractérise Déménète, ce n'est pas son indulgence aux frasques de son fils, niais le fait qu'il veuille les faciliter au prix d'une action malhonnête, indigne de l'honneur, en dérobant un argent qui appartient à sa femme. Et c'est à l'égard de sa femme, dans son comportement de mari, que Déménète prend son véritable caractère : lâche envers une uxor dotata, jl n'aura pas le courage d'imposer ce qu'il sait être la meilleure conduite, l'indulgence envers le jeune Argyrippe. Déménète est un personnage ridicule et vil. Il le montrera bien lorsque, à la fin de la pièce, il essaiera de s'approprier la courtisane qu'il a fait acheter, clandestinement, pour son propre fils. Cela ne signifie nullement, comme on l'a soutenu (A. Traina, op. cit., p. 192), que s_esdéclarations sur les rapports qui doivent exister entre un père et son fils soient hypocrites, que Démophile ait eu l'intention d'en faire une parodie de Ménandre, «la réponse du scepticisme réaliste de Démophile à la conception délicate et un peu utopique des caractères qui est chère au poète athénien» (p. 193). Déménète n'a pas tort; son attitude d'indulgence n'est pas condamnée par la suite de la pièce. Finalement, tout le monde se réjouira qu' Argyrippe soit aimé de Philénie. Artémone n'est pas scandalisée que son fils ait une maîtresse - la situation rappelle de fort près le dénouement du Phormion. Peut-on dire que Démophile a fait preuve de scepticisme à l'égard de Ménandre, qu'il conçoive la réalité de l'âme humaine autrement que lui, qu'il ait renoncé à l'indulgence et à la morale aristotélicienne de la «nature»? Aucunement. Puisque, au contraire, il trace de la jeune courtisane Philénie un portrait fort indulgent, voire idéalisé. Philénie entre en rébellion ouverte contre sa mère, qui veut faire d'elle une courtisane conforme au type, avide, soucieuse de dépouiller les hommes - tout ce que sera, par

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exemple, la courtisane du Truculentus. Or, sur ce point, Démophile s'est montré plus idéaliste que Ménandre. C'est Athénée qui nous apprend, en effet (XIII, 594 d), que Ménandre était très hostile aux femmes de mauvaise vie. Philémon ayant, nous dit Athénée, qualifié dans l'une de ses pièces une courtisane de «bonne personne>. Ménandre lui aurait répondu qu'il n'en existait aucune qui fût digne d'être appelée ainsi. Ainsi, dans le débat, Démophile serait plus proche de Philémon que de Ménandre. Avec la condamnation de Déménète et, en regard, ce que l'on pourrait appeler le triomphe de l'amour «selon la nature», entre deux êtres jeunes, qui éprouvent l'un pour l'autre une tendresse sincère, éclate la morale de la pièce - une morale de la «nature>: chaque âge possède son ethos, et il convient que les actions répondent à celui-ci. Ce n'est pas seulement un précepte de poétique; c'est une exigence de la vie. La faute, dans la vie comme dans la pièce, consistera à manquer à cette règle. On ne pensera donc pas que Plaute, dans l'Asinaria, ait «contaminé> deux pièces, créant ainsi des disparates entre le début et la fin de sa comédie. Ces apparentes contradictions sont en réalité la conséquence d'une conception déterminée de la vie psychologique et sont au service d'une «morale», qui est passée tout naturellement dans la pièce romaine. Que l'influence de l'aristotélisme, et, plus particulièrement, de Théophraste, se soit exercée sur la comédie de Démophile, cela apparaît encore à la place qu'y tiennent les portraits, la description des caractères, présentés dans leurs manifestations typiques. Voici, par exemple, quelques traits de l'amoureux, tel que le décrit la vieille Cléérète, l'entremetteuse qui veille aux amours de sa fille : is dare uolt, is se aliquid posci; nam ibi de pleno promitur, neque ille scit quid det, quid damni faciat; illi rei studet : uolt placere sese amicae, uolt mihi, uolt pedisequae, uolt famulis, uolt etiam ancillis, et quoque catulo meo subblanditur nouus amator, se ut cum uideat gaudeat (181-185).

Et à ce tableau du nouus amator fait pendant celui de la mère et de la fille essayant de séduire un jeune homme riche (v. 205-214). Dans le monde, la conduite de chacun est conforme à son caractère, â la passion qui le mène, et il n'y a pas plus à s'en étonner que l'on s'étonnera qu'un chien de chasse poursuive le gibier, que le lièvre s'enfuie, que le soleil nous réchauffe ou que la neige nous glace. C'est la conception même de !'Éthique à Nicomaque et, peut-être encore plus, celle du second livre de la Rhétorique qui trouvent ici leur application, dans des situations et des personnages concrets.

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* * * D'une manière très générale, on peut donc conclure que Plaute, en face des comédies de Néa qu'il se proposait de porter sur la scène romaine, avait affaire à un univers moral possédant ses propres lois. On peut conclure aussi, des analyses précédentes, qu'il n'a pas essayé de le modifier. Mais, et c'est là peut-être une autre conclusion qui mérite de retenir l'attention, cet univers moral n'était nullement en contradiction avec celui d'une partie au moins des Romains, qui étaient parfaitement préparés à le comprendre et à en assimiler les leçons. Cela nous est apparu déjà à deux reprises, à propos de Caton, plus indulgent qu'on aurait pu le penser aux amours des jeunes gens et plus sensible, aussi, à ce que l'on doit à la personne des êtres libres. En réalité, le domaine moral impliqué par la Néa est extérieur à celui qui est, à Rome, sous la dépendance de la vie sociale. Nous avons déjà indiqué que les grandes «vertus» romaines n'appartiennent pas au monde de la comédie attique. Elles sont d'un autre ordre. Les vertus dont il est question dans la palliata concernent l'intérieur de la famille, la vie quoti· dienne, qui demeure sous le contrôle des membres de la domus. Là, les traditions sont maintenues. C'est au père, au maître de la famille, de les faire respecter, et il est bien certain que cette situation laisse le champ plus libre aux choix individuels - dans la mesure où une contrainte sociale massive ne les contrôle pas. En d'autres termes, les Romains tendent à séparer très nettement la morale qui relève de la cité et celle qui règle la conduite privée des per· sonnes. Dans le premier domaine, les impèratifs sont très forts, et stricts. Dans le second, existe plus de souplesse et de tolérance. C'est ce qui appa· rait assez clairement à propos de la conduite des femmes : la «vertu, d'une femme est sous la dépendance de ses devoirs envers le sang de la famille où elle est entrée par son mariage. Si elle n'est pas engagée, soit par son rang social, soit par quelque autre cause, à perpétuer une lignée légitime, sa conduite personnelle est relativement libre. C'est pour une raison semblable que les jeunes gens de famille étaient regardés avec ind ulgence, lorsqu'ils allaient trouver les courtisanes, mais menacés des châtiments les plus sévères s'ils tentaient de séduire une femme mariée. Il existait donc, autour des règles fondamentales de la morale publique, tou· te une frange indécise. C'est là que s'insère la «morale de Plaute», car les r~lations humaines qu'elle décrit sont, dans une large mesure, des rela· hons de personne â personne, qui échappent aux cadres de la vie civi• que. Une contre-épreuve est possible: !'Amphitryon, qui met en scène un

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chef de guerre, un imperator, et sa femme, qui partage par son mariage, les responsabilités de celui-ci à l'égard de la cité, se meut dans une atmosphère morale beaucoup Qloins complaisante que les autres comédies. Nous aurions tendance à penser que les tensions caractéristiques de !'Amphitryon s'expliquent parce quit) s'agit d'une tragi-comédie, que les personnages appartiennent au monde de la--légende, tandis que les autres comédies sont «bourgeoises». Mais c'est là une interprétation secondaire du phénomène: ce n'est point parce que les dieux en personne interviennent que l'affaire côtoie le tragique - Jupiter et Mercure sont, en euxmêmes, plutôt comiques - mais parce que les intérêts en jeu sont de ceux que l'on ne prend pas légèrement. Il y va de la dignité d'un imperator et de tout ce qu'il représente pour la cité. Pour cette raison, le monologue d'Alcmène, où elle exalte la uirtus, est à prendre au pied de la lettre. Il n'est aucunement parodique. Le public, représentant de la «morale» traditionnelle - c'est-à-dire celle qui relève de la conscience sociale des citoyens - ne l'aurait pas souffert. Même s'il s'agit seulement d'une héroïne légendaire et d'une héroïne grecque. Pour cette raison aussi le dépaysement hellénique est fort mince dans cette pièce. Alcmène parle en dame romaine, Amphitryon, en général qui attend le triomphe et l'on peut y discerner des transpositions assez transparentes des batailles où les légions de Rome avaient été récemment engagées. La comédie romaine «à la grecque», la palliata, s'est introduite à Rome à un moment où les esprits se trouvaient préparés à l'entendre. La «morale» qu'elle impliquait, morale de la personne, pouvait être comprise dans la mesure où les contraintes collectives étaient plus lâches, moins impérieuses qu'autrefois. On pourrait sans doute établir un parallèle entre la diffusion de la morale «grecque» et l'importance croissante prise par la plèbe, qui est la partie de la cité romaine où les êtres sont le moins soumis aux traditions des gentes. On sait qu'avec la lex Hortensia, en 287, après la dernière sécession de la plèbe sur le Janicule, fut réalisée l'égalité totale entre les patriciens et les plébéiens. Ce qui était, sans doute, un important progrès politique, mais, surtout, impliquait une transformation totale de l'idée que l'on se faisait de la personne. Dans la cité patricienne, l'individu ne comptait pas pour lui-même, il était inséparable de sa «valeur» religieuse, son appartenance, au regard des dieux, à tel ou tel groupe. Dans la cité plébéienne au contraire, il est considéré pour lui-même, comme une «tête». Cete évolution est assez semblable à celle qu'avait connue la démocratie athénienne, au cours du V• siècle et encore pendant le IV•, où l'on assiste à la valorisation «laïque> de chaque citoyen.

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De la même façon, à Rome, dans les comices tributes, les patriciens font partie, pro capite, de l'assemblée, sans aucune prééminence. C'est dans cette atmosphère de désacri\lisation de la cité que fut introduit à Rome le théâtre. Et le théâtre qui est apporté alors - en parti• culier la comédie - est un théjtre dérivé. d'Euripide, où les problèmes traités concernent des personn~ plutôt que des groupes ou des héros liés au sacré. Chacun des personnages compte, là aussi, pour lui-même. C'est sur ce point que les notions héritées de l'aristotélisme prennent toute leur valeur. On représente des caractères - un flatteur, un soldat fanfaron (et cela dès Naevius, imitant le Colax de Ménandre; Ribbeck, fr., v. 27 et suiv.), etc. C'était l'expérience de la vie quotidienne qui était portée sur la scène et chacun pouvait reconnaître des types qui lui étaient familiers. Si bien que la comédie, au temps de Plaute et de Caecilius, proposait, finalement, en dépit de son parti pris de dépaysement, d'exotisme hellénique, un univers très proche de celui que chaque spectateur portait en lui. On le comprendra mieux si l'on se souvient de la manière dont le père d'Horace enseignait à son fils une morale toute pratique, en lui montrant à propos de chaque voisin, de chaque figure notable de la petite ville, des exemples qu'il fallait suivre et d'autres qu'il ne fallait pas imiter. Même si, dans son esprit, la comédie nouvelle grecque avait d'autres intentions, si, notamment, elle conservait plus qu'on ne le dit souvent de l'esprit sati· rique que lui avait légué la comédie ancienne, il se trouvait, une fois qu'elle avait été transposée sur la scène romaine, qu'elle perdait une grande partie de sa signification topique pour atteindre à une généralité humaine beaucoup plus totale. On oubliait ou l'on méconnaissait la signification des allusions politiques ou personnelles, on ne voyait plus que des êtres humains, engagés dans des conduites sages ou folles, prudentes ou téméraires, qui devaient les mener au succès ou à l'échec. Les jeunes gens qui aimaient les filles pouvaient le faire sans dommage, à condition de conserver la mesure, la «prudence» chère à Aristote. Les vieillards ne le pouvaient pas; ils devenaient ridicules, odieux. Mais plus odieux encore si, renonçant à leur rôle de guides et de maîtres, dans la maison, vendant leur autorité pour une dot, ils étaient réduits à n'être que des fantoches devant leur femme. Peu à peu, les Romains s'accoutumaient à entendre ces leçons, prenaient conscience, dans les faits, des grandes vérités que les philosophes grecs avaient dégagées de l' expèrience qui étaient la leur dans les cités. Plaute était-il conscient de cette lente action que ses comédies poursuivaient? Avait-il l'intention de prêcher une morale plus humaine à ses concitoyens? A la première question, on peut certainement apporter une réponse affirmative. Lui qui jugeait que, de toutes ses pièces, la meilleure

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était le Truculentus ne pouvait pas être aveugle à ce qu'il y avait mis de morale: la démesure dans la passion, qui s'empare de tous les amants de la courtisane et les avilit tous, forme une leçon si évidente qu'elle ne peut pas ne pas avoir été voulue. Mais, s'il en est ainsi, il faut que, dans les autres pièces aussi, la «morale> apportée par la pièce grecque ait été acceptée, voulue par le poète romain. Et cela implique que Plaute, même s'il ne prétendait pas s'ériger en professeur de morale, même s'il a voulu être avant tout un poète, un maitre des mots et des rythmes, ne s'en est pas moins soucié de dégager une vérité humaine dans les personnages qu'il mettait en scène. Plutôt que de parler de «leçon>, nous préférerions dire qu'il a institué là une expérience morale et créé de cette manière les conditions indispensables pour que Térence, une trentaine d'années plus tard, puisse créer véritablement une comédie philosophique.

LA MAISON DE SIMON ET CELLE DE THÉOPROPIDÈS DANS LA «MOSTELLARIA»

Les travaux de J. Heurgon ont largement contribué à montrer qu'il avait existé, en Italie, et en dehors de l'influence de Rome, une civilisation où se mêlaient des influences et des courants ·complexes, une civilisation qui mérite le nom d'italo-hellénique. Il est certain que les Osques de Capoue, ou les Bruttiens qui enserraient les colonies du Sud n'ont pas attendu la conquête romaine pour se donner une culture unissant leurs propres traditions et celles des immigrés venus d'Orient. Dans tous les domaines, religieux, culturel, matériel et technique, ce processus de fu. sion était engagé de longue date lorsque l'interminable guerre d'Hannibal contraignit les Romains à monter une garde vigilante sur tous les points de la péninsule, et cette guerre eut certainement pour conséquence d'accélérer les échanges de toute sorte entre les Romains et les autres Italiques. Parmi les divers véhicules culturels qui contribuèrent à accélérer cette synthèse, la comédie latine fut très probablement l'un des plus efficaces : le genre même de la palliata l'imposait, puisque son dessein est de montrer au public romain comme des morceaux détachés de la vie grecque. C'était, sur la scène des Jeux Romains, par exemple, un quartier d'Athènes, avec ses habitants, leurs coutumes, leur morale, leur philosophie. Plaute, sans doute, a modifié ses modèles, il y a mis beaucoup d'éléments proprement italiques, mais il est possible de retrouver, dans les adaptations qu'il a données des pièces de Ménandre ou de Philémon, bien des traits de l'original. Et d'ailleurs il ne pouvait guère en être autrement: l'action qu'il portait à la scène reposait sur un certain nombre de données matérielles, qu'il était impossible de modifier profondément, sous peine de détruire l'intrigue même et puis, nous le répétons, le poète avait bien l'intention de donner aux spectateurs une image de la vie grecque. A la lumière des découvertes archéologiques qui ont marqué notre siècle, il est possible aujourd'hui, croyons-nous, de mieux discerner ce que Plaute a conservé des «matériaux» helléniques de ses modèles. Nous voudrions en apporter ici un exemple, à propos d'une pièce bien souvent

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étudiée mais qui, apparemment, n'a pas encore livré tous ses secrets, la Mostellaria de Plaute. On sait que toute la comédie repose sur une histoire de fantôme : pour empêcher que le vieux Théopropidès, au retour d'une longue absence, qui l'a retenu plusieurs années en Egypte, ne pénètre dans sa propre maison, où son fils, Philolachès avec Philématium son amie, un camarade d'éphébie, Callidamate et l'amie de celui-ci, Delphium, sont en train de banqueter, l'esclave Tranion imagine de raconter au vieillard que la maison est hantée. On a dû la fermer, en attendant d'en trouver une autre. Et cette autre, que Philolachès serait en train d'acheter (il aurait, pour cela, déjà donné des arrhes) est la maison du voisin, le vieux Simon. Théopropidès, naturellement, désire voir la maison en question. Tranion doit donc trouver un prétexte pour que Simon autorise le vieillard à visiter sa maison. Il raconte à Simon que son maître désire modifier sa propre maison, car il souhaite marier son fils, et des aménagements sont nécessaires; il faut agrandir les appartements, les moderniser. Or, la maison de Simon passe pour être particulièrement agréable. Aussi, dit Tranion, Théopropidès désire l'examiner, afin de s'en inspirer. Une part importante de l'action repose donc sur la comparaison entre les deux maisons, et nous sommes renseignés, avec une assez grande précision, sur leur disposition intérieure, surtout celle de Simon, qui doit servir de modèle. Aussi cette comédie est-elle un témoignage privilégié qui nous renseigne sur la maison privée des bourgeois athéniens. La disposition générale du décor est celle qui est utilisée pour toutes (ou presque toutes) les comédies de la Nea: c'est la rue d'une ville grecque (ici Athènes), une platea, sur laquelle ouvre un angiportus 1, l'une des nombreuses ruelles, ordinairement fort étroites 2 qui coupent transversalement les rues principales et séparent les îlots où sont construites les demeures privées. Ici, deux maisons seulement sont présentées, celle de Théopropidès et celle de Simon; comme de coutume, un autel se dresse en bordure de la rue, nous ne savons exactement a quel endroit, mais sans doute devant la maison de Théopropidès. L'angiportus s'ouvre probablement entre les deux maisons, mais il peut aussi longer le mur extérieur de la maison de Théopropidès puisque, nous le verrons, c'est par là que Tranion, au dénouement, se glissera dans la demeure de son maître.

Vitruve, I, 6, 1 : moenibus circumdatis, secantur inter murum arearum diuisiones platearumque et angiportuum. z R. Martin, L'urbanisme dans la grèce antique, Paris 1956, p. 206-208. 1

LA MAISON DE SIMON ET CELLE DE THffl>PROPIDa5

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Au début de la comédie, l'action se déroule devant chez Théopropi• dès; l'esclave Grumion, l'intendant de la villa rustica, sort en se querellant avec Granion, qui est resté à l'intérieur; la dispute a commencé dans la cuisine, elle se termine dans la rue. Et, lorsque la scène est vide, voici que sort, de la même maison, le jeune Théopropidès, qui se livre à une sorte de confession et, en même temps, expose les données essentielles de !'ac• tion. A peine a·t•il achevé son canticum que la fille qu'il aime, et qu'il a affranchie, Philématium, sort à son tour, accompagnée de sa servante, Scapha, et met, en public, la dernière main à sa toilette 3• Bientôt, Théo• propidès et Philématium, que rejoignent Callidamate et Delphium, s'ins• tallent sur des lits de table et commencent à boire; il est bien évident qu'ils ont l'intention de dîner en cet endroit, dès que Tranion, qui était parti au Pirée chercher du poisson, sera de retour et aura préparé le repas 4 • Il est étrange, pour un spectateur moderne, de voir ainsi, en pleine rue, se dérouler un banquet, qui semblerait mieux à sa place dans une pièce de l'intérieur. On s'est souvent interrogé sur cette mise en scène, on a rappelé que le décor de la comédie antique aussi bien que romaine interdisait de montrer l'intérieur des maisons, et que cela était vrai aussi pour la tragédie. Nous verrons que la solution de ce problème, déjà esquissée il y a quelque soixante ans 5, réside ailleurs, que les poètes de la Nea sont restés tout proches de la réalité, et l'étude du décor et, plus généralement, des «lieux» utilisés dans la Mostellaria contribue à le mon· trer.

* * * Mais d'abord, quelle est la disposition, quel est le plan des maisons que le poète grec a voulu représenter ou évoquer dans sa comédie? Les propos de Tranion, lorsqu'il expose au voisin Simon les prétendus projets de son maître, nous donnent déjà de précieuses indications : ... sed senex gynaeceum aedificare uolt hic in suis, et balineas et ambulacrum et porticum•.

Cela résulte du vers 294 : Scapha rentre dans la maison de Philolachès com· me dans la sienne, et elle fait partie des gens de celui-ci, puisque Philolachès mena· ce de ne rien lui donner à manger pendant plusieurs jours. • Cela résulte notamment du rapprochement des vers 66-67, 307 et suiv., 326· 327 (Delphium à Callidamatès : caue modo ne prius in uia accumbas I quam illi, ubi lectus est stratus, coimus). • Rees, The function of the ,q,68\>povin the production of Greek plays, dans Class. Philo!. X, 1915, p. 117-138. • Mostel. 754-756. 3

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Il s'agit évidemment d'une maison de type grec, la présence d'un gynécée suffit à l'indiquer; de même, nous savons que les demeures privées, à Athènes notamment, possédaient, souvent des bains, du moins à la fin de l'époque classique 7 • Nous sommes moins à l'aise pour définir - et distinguer - l'ambulacrum et le portique, mais les archéologues viennent à notre secours. Le portique ne saurait être qu'une colonnade; la maison de Théopropidès n'en comportait point, à la différence de celle de Simon, puisque c'est le portique de celui-ci que Théopropidès veut prendre pour modèle. Or, ces portiques intérieurs, nous en avons bien des exemples dans l'architecture domestique d'Olynthe, et ce rapprochement nous permet aussi d'identifier l'ambulacrum: il s'agit, à n'en pas douter, d'un «promenoir», d'une sorte de préau aménagé le long de la colonnade; c'est 8 , que ce que l'on désigne, traditionnellement. par le terme de 1tadp riµ&v ain&v Kai t&v tnsy&v lt0j)800µsvoç cnnàv mxpéxst. OùKoOv,si ys Kcv.ibçixlll taOta oü-tmy{yso8at oiKoooµstv &t i>1jl1')Â.Ôtspa µt.v tù ltpôç µ601)µjlpiav, iva ô Xlll· 10

11

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sition d'une maison, l'une de celles qui révèlent l'habileté de l'architecte consiste précisément, dit Xénophon, dans le fait qu'en hiver les appartements et en particulier les «promenoirs» (JtaCl 6è 'tà npôç aplC'tOV,ivn oi lf'\JXPOlµiJ èµm,ncomv aveµoi ... V. R. Martin, op. cit., p. 227. 14 Xénophon, ibid. C'est ce que nous semble vouloir exprimer le groupe de mots : eiç -ràç ltll(J'tci6nç intoMµ7m. Une aile orientée vers le midi, même si elle est três basse, interceptera toujours le soleil d'hiver, qui éclairera seulement l'étage de l'aile plus élevée, non la mia-rnç comme le dit Xénophon. Celle-ci ne peut être éclairée qu'à travers le ,tp68upov.

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LA MAISON DB SIMON BT CBLLB DB THaOPROPID!ls

porte fermée, comme nous l'avons dit, une ombre fraîche rêgnera tout le jour dans la cour et, si les dimensions des bâtiments s'y prêtent, dans le promenoir, grâce à l'ombre portée de l'aile sud. Cette reconstruction permet, accessoirement de choisir entre les deux corrections qui ont été proposées pour le vers 765 de la Mostellaria, où le texte est visiblement corrompu. Studemund écrit: sub sudo columine, ce qui est fort proche de ce que l'on a cru lire dans l'Ambrosianus, et cela signifie: «sous le ciel serein>, c'est-à-dire, sans doute, «quand il fait beau». Lindsay, s'appuyant sur les manuscrits les plus récents, proposait d'écrire: sub diuo columine, et il faut alors entendre simplement «en plein air», «sous le ciel». La correction de Lindsay nous paraît s'imposer, car il est évident qu'un ciel serein est, de toute maniêre, une condition indispensable pour que l'on souhaite se mettre à l'ombre. La correction de Lindsay évite à Plaute cette naïveté. Il est en effet plus intéressant de trouver une ombre hospitaliêre lorsqu'il fait du soleil, et de la trouver «en plein air», plutôt que sous un toit.

*

* *

Les résultats auxquels nous sommes parvenu sont confirmés et précisés par une autre scêne de la Mostellaria, celle où nous voyons Tranion faire à son maître l'éloge de la maison de Simon. Les deux hommes vont vers la maison, devant laquelle les attend Simon (senex ipsus et ante ostium eccum opperitur 1'), mais il n'y pénêtreront qu'à la fin de la scêne (qui, dans la piêce grecque était aussi la fin de l'acte). En attendant, ils commencent à examiner tout ce qui est visible de l'extérieur, et Tranion dit: cuiden uestibulum ante aedis hoc et ambulacrum, cuiusmodi?»

16 •

Ce qu'il désigne de la sorte ce sont, d'une part, le np601.lpov(uestibulum) et d'autre part la 7ta

11 •

On a montré récemment que cette «clef laconienne» était destinée à fermer «à secret> une porte de l'extérieur et qu'une porte ainsi fermée ne pouvait plus être ouverte de J'intérieur 19• Il est évident que Tranion veut s'assurer que personne ne pourra sortir étourdiment de la maison, et donner ainsi le démenti à ses inventions. On pourrait donc croire la question réglée lorsque, quelques vers plus loin, le petit esclave Sphaerion vient lui apporter la clef en question. Mais Tranion lui dit : «clauim cedo atque abi intro atque occlude ostium, et ego hinc occludam .. ,> 20 •

11 19

Vers 404-405. 1. M. Barton, Tranio's Laconian key, dans Greece and Rome, XIX, 1972, 25-

31. 20

Vers 425-426.

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Les commentateurs regardent ces instructions de Tranion comme une double précaution, assez superflue. Pourquoi Tranion demande-t-il que l'on ferme la porte du dedans, puisque lui-même l'aura fermée de l'exérieur, et que nul ne pourra ouvrir sans passer au-dehors et utiliser la clef laconienne? M. Barton interprète cet épisode comme une addition faite par Plaute au texte du modèle. Philémon (qui est, selon toute vraisemblance, le modèle de Plaute) aurait, dit M. Barton, fait rentrer Tranion dans la maison au cours de l'entracte qui, dans la pièce grecque, séparait la scène qui se termine, chez Plaute, au v. 531 et l'entrée de l'usurier. Plaute, lui, en raison du fait que la comédie latine ne comporte pas d'interruption, aurait voulu bien marquer que Tranion ne pourrait pas rentrer dans la maison, puisque la porte en aurait été fermée à l'intérieur comme à l'extérieur. En réalité, il ne s'agit pas de la même porte; pour s'en apercevoir, il suffit de regarder le texte avec quelque attention et de se représenter le jeu de scène correspondant, en tenant compte de la disposition réelle de la maison. Lorsque Sphaerion vient trouver Tranion, celui-ci est dans la rue, et le petit esclave sort, naturellement, par le np68upov. Et c'est par là qu'il rentrera. Tranion lui recommande de fermer non pas la porte de la rue (il s'en charge, avec la clef lacanienne) mais l'ostium, c'est-à-dire l'accès de la maison. Sphaerion a pour mission de fermer la porte qui sépare la cour et le np68upov. Ce détail devait appartenir à la pièce grecque, puisqu'il n'est compréhensible que dans la maison attique. Resterait à savoir ce que faisait Tranion, dans la comédie de Philémon, pendant l'intervalle entre le second acte et le troisième. On peut, certes, penser qu'il revenait auprès de ses amis, à l'intérieur de la maison, mais alors, devait-il passer, comme chez Plaute, par l'angiportus? Quoi qu'il en soit, il est certain que la maison de Théopropidès comportait un np68upov et qu'une bonne partie de l'action se déroulait devant celui-ci. Ce qui renforce la démonstration de Rees. Mais il existe aussi toute une série de monuments figurés qui nous paraissent appuyer la thèse de Rees et, en outre, nous aider à concevoir plus clairement le décor, au moins idéal, de la Mostellaria. Il s'agit de la série des reliefs que l'on désigne sous le terme, sans doute inexact, de «la visite chez lcarios>. Dans cette série, l'exemplaire le plus achevé est celui qui est conservé au British Museum 21 , mais il en existe d'autres, notamment au Musée du Louvre (fig. 3). Quelle que soit la signification réelle de

M. Bieber, The Sculpture of the Hellenistic Age, New-York 1955, p. 154 et suiv. et fig. 656 et 657 (reliefs du British Museum et de Képhisia). 21

LA MAISON DB SIMON BT CBLLB DB THÉOPROPIDÈS

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la scène, elle montre l'arrivée de Dionysos, passablement ivre, qui vient prendre place dans un banquet. La situation ressemble beaucoup à l'arrivée de Callidamate au début de la Mostellaria. Sur le relief de Londres, le jeune homme est seul, mais sur le relief du Louvre il est accompagné d'une femme, qui partage sa couche. Sur le relief de Londres, on distingue des masques de théâtre placés, assez étrangement, au pied du lit de table, ce qui semble signifier qu'il s'agit d'un thème théâtral. La même signification doit probablement être attachée à la présence d'un autel, qui se dresse au premier plan, entre les personnages allongés et le spectateur. Il est possible que ces reliefs commémorent des victoires remportées par tel ou tel poête comique, le dieu du Kômos venant en personne visiter le poête vainqueur, représenté dans une scène typique de comédie. Quoi qu'il en soit, le banquet se déroule devant un édifice complexe, que les interprètes modernes ne semblent pas identifier d'une manière bien convaincante. La reconstruction que nous avons tentée de la maison de Simon (fig. 2) permet peut-être de formuler à ce sujet une hypothèse nouvelle. Nous aurions affaire à l'image d'une maison attique. Nous y trouvons en effet· un 1tp68upovdevant lequel. comme dans les comédies, se déroule la fête; l'entrée de la maison est fermée par une tenture. Le corps de bâtiment dans lequel s'ouvre le Jtp60upovne comprend qu'un étage. L'autre, qui est en retrait, au-delà de la cour, en comprend deux. C'est le cas pour le relief de Londres et celui de Paris. Sur d'autres exemplaires, le bâtiment du second plan ne comporte pas d'étage mais seulement un portique soutenant un toit, toujours notablement plus haut que le 1tp68upov. La ressemblance entre ces représentations et ce que nous avons cru pouvoir déduire du texte de la Mostellaria est trop évidente pour que le rapprochement ne s'impose pas. Les artistes qui ont sculpté ces reliefs leur ont donné comme décor celui qui était familier aux poètes de la Nea. Et l'on peut se demander si nous n'avons pas là une assez bonne image de la mise en scène caractéristique de ce genre.

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Si, comme nous le pensons, la Mostellaria nous a conservé un témoignage important et précis sur les demeures où étaient censés résider les personnages de la Nea, et sur la vie que l'on y menait, que faut-il penser, alors, d'un des derniers épisodes de la pièce, lorsque Tranion raconte que, au lieu d'aller à la maison de campagne chercher Philolachès, il s'est

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contenté de passer par l'angiportus et de rentrer dans la maison, tout doucement, en passant par le jardin? «abii illa per angiportum ad hortum nostrum clanculum; ostium quod in angiporto est horti, patef eci fores>22

dit Tranion. Ce qui est tout à fait étrange, car la maison attique ne comporte pas de jardin, pas plus que la maison grecque en général. On n'en a pas retrouvé dans les fouilles d'Olynthe, ni même sur des sites où la vie rustique était prédominante, comme à Colophon 23 et où l'étroitesse des lots était moins contraignante. En réalité, le jardin est un détail typiquement romain: il est l'enclos familial traditionnel, que la maison de ville n'a jamais totalement abandonné. D'où vient alors, dans la description de la maison habitée par Théopropidès, cette note discordante? Tout s'éclaire si l'on se rappelle que ce qui, dans l'original grec, formait le cinquième acte, ne comprend, dans la comédie de Plaute, que 140 vers. C'est «l'acte> le plus court de la pièce. Les autres comportent respectivement 347, 200, 325 et 180 vers, et l'on sait que 200 vers est la longueur moyenne des actes du Dyscolos. On peut donc penser, a priori, que ce cinquième acte a été abrégé par Plaute. Il est écrit tau entier en septénaires trochaïques, et l'essentiel en est consacré au débat entre Tranion et son maître, celui-ci cherchant à capturer l'esclave pour le punir, tandis que Tranion s'obstine à demeurer assis sur l'autel, ce qui le rend provisoirement inviolable! Cela donne lieu à un canticum à un seul mètre, mais le reste de l'acte est visiblement négligé. C'est en quelques mots seulement que nous est résumée la décision prise (à l'insu de tout le monde) par les jeunes gens, à l'intérieur de la maison, de ne plus suivre Tranion dans ses mensonges et de tout raconter à Théopropidès pour obtenir son pardon. Philémon, qui avait pour réputation de bien conduire ses intrigues, aurait fait preuve ici d'une incroyable désinvolture. C'est Plaute qui est responsable de cet acte «bâclé>. Il avait allongé l'acte I et l'acte III, en y introduisant des cantica; il ne pouvait prolonger le spectacle beaucoup plus longtemps; aussi a-t-il résumé l'action et c'est la raison pour laquelle il a parlé, un peu à l'étourdie, d'un «jardin» dans la maison de Théopropidès. A Olynthe, il existe des exemples d'entrée secondaire, sur une ruelle transversale. C'est le cas pour la «Villa de la Bonne Fortune» 24 • Ce pou-

Vers 1044-1045. R. Martin, op. cit., p. 231. 4 2 Id., ibid., pl. XXXII. 22 23

LA MAISON Dl! SIMON l!T CELLE Dl! THl'!OPROPIDBs

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vait l'être aussi, dans l'esprit de Philémon, pour la maison de Théopropidès. La Mostellaria nous apporte encore d'autres indications sur les deux maisons; malheureusement, il est difficile d'en tirer des conclusions bien assurées. Tranion, par exemple, dit à son vieux maître que Philolachès a acheté la maison de Simon pour la somme de deux talents, c'est-à-dire 12 000 drachmes. Or, nous savons que les maisons, à Olynthe, se vendaient à des prix variant entre 4 500 et 5 300 drachmes. La différence est notable, puisqu'elle est de plus du double. Et Théopropidès ne semble pas trouver que Philolachès ait fait un mauvais marché, au contraire. Si l'on accepte de penser que les chiffres de Plaute sont ceux de Philémon, et que celui-ci avait respecté la vraisemblance, il faut que, entre le début du IV• siècle et la fin du même siècle, le prix des maisons ait considérablement augmenté. Nous aurions là un témoignage assez précis sur l'inflation que connut le monde grec après la conquête d'Alexandre. Mais il est possible aussi que Philémon, ou Plaute, aient prêté au vieillard une opinion déraisonnable et que le marché ait été aussi mauvais que possible, par rapport aux prix réellement pratiqués.

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Nous rappelions, au début de cette étude, le rôle joué par la comédie latine dans l'interpénétration de la civilisation romaine et de la civilisation grecque. Nous avons constaté, chemin faisant, que le théâtre de Plaute et sans doute celui des autres poètes, ses contemporains et ses successeurs, aussi bien que ses prédécesseurs, avaient présenté au public de Rome une image fort précise et fidèle des apects matériels les plus divers que pouvait revêtir la civilisation hellénique. Sans doute les soldats et les négociants romains avaient-ils, au cours de leurs voyages et de leurs expéditions, l'occasion de connaître directement des maisons grecques : les Campaniens ont ramené de Délos bien des notions qu'ils ont appliquées à l'architecture et la décoration de leurs propres demeures. Mais la comédie, bien avant le développement des contacts matériels avec les pays de l'Egée, avait suggéré des modèles, ouvert tout un monde différent, prestigieux, offert à l'imitation, ou au rêve. Si la maison de Simon, avec ses aménagements luxueux, ses appartements différenciés, sa fraicheur, son portique «aussi grand qu'un portique public», avait pu faire déjà rêver les spectateurs athéniens, n'en fut-il pas de même pour les spectateurs romains, qui, la paix revenue, estimaient que le «peuple-Roi» se devait de ne pas être aussi mal logé qu'au temps d'Ancus et de Numa?

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ROME, LA LITI8RATURE ET L'HISTOIRE

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5 Fig. 1 - Maison à Olynthe.

Fig. 2 - Coupe d'une maison à

lt est sur le point de naître. Tacite appartient à la même gênêration que Plutarque. Grâce aux deux textes de Pline, êclairês par Épictète et Philostrate, nous parviendrons sans doute à mieux comprendre l'attitude des Romains cultivês et amoureux des lettres en face des formes prises par la pensêe orientale. Pline admire, sans rêserve, Euphratès et lsée. On se rappelle ce qu'il dit du premier 1• Il l'avait autrefois rencontrê en Syrie au cours de son 1

Pline, Epist., I, 10.

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tribunat militaire, en 81 ou 82 2 et s'était efforcé de gagner son affection, ce qui ne paraît pas avoir été fort difficile. Plus tard, il le retrouve à Rome, noble vieillard aux cheveux longs, à la barbe blanche 3, dispensant en public un enseignement plein de gravité et d'élégance•, et Pline regrette de ne pouvoir entendre plus souvent ses leçons, tant les obligations de sa charge d'alors (préfecture du trésor militaire ou préfecture du trésor de Saturne, les biographes, jusqu'à présent, hésitent - mais peut-être nous sera-t-il possible, grâce à Philostrate, de lever leur hésitation) lui prennent de temps et de soins. Euphratès, précise enéore Pline, avait épousé la fille d'un riche compatriote, Pompéius Julianus, dont le gentilice indique que sa famille avait acquis la cité romaine depuis plusieurs générations 5• Philostrate qualifie à plusieurs reprises Euphratès de «Tyrien» 6 , et une phrase de Pline laisse entendre qu'il était, par sa naissance, de condition tout au plus moyenne 7. Son mariage fut donc pour lui une occasion - sinon un moyen - de s'élever. Car, s'il exerça, en son âge mûr (il avait une cinquantaine d'années lorsque Pline le rencontra pour la première fois), et plus encore en sa vieillesse, le «métier» de philosophe, il n'en voulut jamais accepter l'existence hasardeuse ni les insignes traditionnels. Toute son existence, il vécut «dans le siècle», refusant le manteau court, le bâton et l'extérieur négligé des prêcheurs. Apollonios de Tyane le lui reproche durement•, et Euphratès lui-même éprouva le besoin de s'en justifier, sans doute dans

Pour la date de ce tribunat, cf. Mommsen, Étude sur Pline le Jeune, trad. C. Morel, Paris, 1873, p. 52 et suiv. Le problème n'a pas été abordé par W. Otto, Zur Lebensgeschichte des jüngeren Plinius in Sitz. Bay. Alcad., 1919, 10. Abh. 3 Le même trait physique apparaît dans la lettre III d'Apollonios de Tyane à Euphratès (ci-dessous, p. 395), et tend à conférer à celle-ci quelque marque d'authenticité. 4 Plin., ibid., par. 5 : disputat subtiliter, graviter, ornate. 5 Probablement depuis que la Syrie avait été érigée en province romaine par Pompée, en 64 av. J.-C., une centaine d'années avant la date de la naissance d'Euphratès (vers 30 ap. J.-C.). 6 Vita Soph., l, 2; 25, 5. Étienne de Byzance, s. v. Ex1,ave1a,le dit né à Épiphanie de Syrie (aujourd'hui Hama, dans la haute vallée de l'Oronte; cf. Ch. Picard in R.E.L., 1953, p. 439 et suiv., et la bibliographie). Les deux renseignements ne sont pas incompatibles. Né à Épiphanie, Euphratès peut s'être installé à Tyr après son mariage. L'épithète d'Égyptien qui lui est par fois attibuée, s'explique par son voyage d'Égypte (ci-dessous). 1 Ibid., par. 8 : generum non honoribus principem sed sapientia elegit. La litote ne saurait passer inaperçue! 1 Philostr., Vie d'Apoll., Il, 26. 2

DEUX FIGURES DE LA CORRESPONDANCE DE PLINE

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l'un des écrits qu'il composa contre Apollonios 9. Épictète nous a conservé les arguments qu'il invoquait pour sa défense: «J'ai mis tous mes soins, dit-il, et mes efforts à dissimuler que j'étais philosophe, et cela m'a été fort utile. D'abord, je savais que tout ce que je faisais de bien je ne le faisais pas pour la galerie, mais pour moi-même. . . Puis, de même que mes efforts étaient pour moi seul, de même les risques que je courais étaient pour moi seul. Une action basse ou inconvenante de ma part ne portail aucun tort à la cause de la philosophie, el je ne nuisais pas aux autres en commettant une faute comme philosophe. Aussi, ceux qui ne connaissaient pas mon intention étaient-ils dans l'étonnement, se demandant pourquoi, moi qui vivais constamment avec des philosophes.je n'en étais pas un moi-même. Et quel mal y a-1-il à ce qu'on me reconnaisse comme un philosophe par mes actes, et non par mon costume?> 10•

Ce plaidoyer ne doit pas nous faire illusion; si Euphratès n'a pas adopté les «insignes» de la philosophie, c'est qu'il avait pour cela des raisons toutes personnelles, et qui transparaissent à travers les accusations de son rival Apollonios: Euphratès était moins préoccupé de s'avancer dans les voies de la Sagesse que dans celles du Monde. Pompéius Julianus, ipse provinciae princeps, n'eût évidemment pas donné sa fille à un philosophe professionnel, à un prédicateur aux allures de Cynique. Et Euphratès avait d'autres ambitions que de courir les cités en prêchant. Apollonios ne s'y est pas trompé. Sans rémission, il lui reproche sa vénalité, son perpétuel souci de s'enrichir. Entre les deux hommes nous devinons une opposition fondamentale: celle qui sépare un «mondain» et un ascète. A la lumière des accusations formulées par Apollonios, nous comprenons mieux ce qui, en Euphratès, a pu séduire Pline, et les éloges que celui-ci lui décerne: «aucun laisser-aller dans son extérieur, aucune austérité, mais beaucoup de sérieux» 11• Le sénateur romain ne pouvait qu'être sensible au ton de «bonne compagnie» d'un homme qui se distin· guait aussi évidemment des prêcheurs besogneux dont Rome n'accueillait qu'avec méfiance les troupes toujours plus nombreuses. Aux yeux de Pline, Euphratès est un «amateur indépendant> en qui l'amour de la vertu paraît exempt de tout mobile intéressé. Pline a-t-il été dupe de l'apparente élévation morale affichée par celui qu'il considère comme son maître? Et faut-il croire Apollonios, lorsqu'il dénonce l'esprit mercantile de son rival 12 ? Bien qu'il soit hardi après tant de siècles, de prétendre décider

Ce sont les écrits que Philostrate appelle : ipeoo;; yptiµµo:ra(ibid. 1, 13). Épict., Entr., IV, 8, 15 et suiv. 11 Plin., ibid., par. 7 : nullus horror in cultu, nulla tristitia, multum seueritatis. 12 Philostr., Vie d'Apoll., I, 13; cf. V, 38; lettre 51, etc.

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10

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entre Apollonios et Euphratès, tout indique pourtant que les reproches du premier étaient en grande partie fondés. Nous pouvons en effet retracer ainsi, dans ses lignes générales, la carrière d'Euphratès: jusqu'en 69, il demeura en Syrie (du moins aucun témoignage ne nous permet de penser qu'il ait accompli dans sa jeunesse d'autres voyages que ceux qui pouvaient être nécessaires à sa formation spirituelle, dans les grands centres culturels d'Asie Mineure) 13• Puis, au temps où Vespasien commandait les troupes chargées de mener la guerre contre les Juifs, Euphratès, violemment antisémite, partisan décidé des Romains s'était attaché à la suite de l'imperator. Là, comme déjà prenaient corps les projets de rébellion contre Vitellius, il avait rencontré Apollonios de Tyane ainsi que Dion, leur disciple commun, qui fréquentaient avec une égale assiduité celui qu'ils devinaient bientôt promis à l'Empire. Puis, lorsque les victoires de Mucien eurent décidé de la situation, les trois sophistes suivirent le nouveau maître en Égypte, et nous les voyons figurer au nombre de ses amis et de ses conseillers les plus intimes. C'est alors que se place une extraordinaire «consultation». Selon Philostrate, Vespasien aurait demandé aux trois sophistes leur avis sur ce qu'il avait à faire: devait-il conserver le pouvoir, ou restaurer la République? Et Philostrate nous montre Euphratès développant, en une véritable suasoria classique, l'idée que Vespasien ne saurait mieux assurer sa gloire qu'en rendant la liberté au peuple Romain 14 • Euphratès ajoutait, avec une singulière naïveté : «si tu fais cela, tu nous procureras à nous des sujets de discours plus beaux que ceux dont nous honorons Harmodios et Aristogiton » 15. Emporté par ce beau rêve, Dion ne peut qu'appuyer l'avis de son maître. Seul Apollonios devine que semblable conseil a peu de chance d'agréer à Vespasien, et, en quelques mots, retourne la situation, montre que l'Empereur, pour lequel a déjà été versé tant de sang, se doit à luimême, doit à ses amis, à ses fils, à ses soldats, d'assurer le bonheur du genre humain. Et Vespasien se range sans peine à cet avis. Que Philostrate ait mis quelque complaisance à rapporter, peut-être à amplifier cette suasoria, cela est certain. Mais s'il est permis de rappro-

L'affirmation, souvent reproduite, que Musonius fut le c maitre d'Euphratèu ne repose que sur un passage fort lacunaire de Fronton (Corresp. ad Verum; Nab., I, p. 115 = C. R. Haines, 11,p. 50) : Quid nostra memoria Euphrates, Dio, Timocrates, Athenodotus? Quid horum magister Musonius? Texte qui signifie seulement que Musonius «dépasse» en éloquence les personnages cités. Cf. E. Zeller, Die Philos. der Griech., 4• éd., Leipzig, 1909, III, 1, p. 757. 14 Philostr., ibid., V, 33 et suiv. 15 Ibid., chap. 34. 13

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cher le passage où Dion Cassius institue, autour d' Auguste, une sembable controverse entre Mécène et Agrippa, il est peu croyable que Philostrate ait inventé de toutes pièces une scène aussi extraordinaire, dont les acteurs demeurent assez inattendus. Les circonstances dont il l'entoure, tel détail nécessaire à l'intelligence d'autres passages de la Vie d'Apollonios empêchent de supposer qu'il s'agisse d'un épisode purement imaginaire. Il est ceriain, enfin, d'après d'autres pages de la même Vie, qu'Euphratès demeura assez longtemps en Égypte, au point d'y avoir des auditeurs et de s'attacher un certain Thrasybule de Naucratis, qui restera longtemps son disciple. Il est douteux, par contre, qu'Euphratès se soit livré aux menées ténébreuses dont l'accuse Philostrate, et qu'il ait réellement songé à calomnier le thaumaturge auprès des «gymnosophistes» égyptiens. Nous touchons là aux éléments romanesques et merveilleux de la Vie d'Apollonios, dans lesquels il est malaisé de discerner le réel et le fantastique. Quoi qu'il en soit, lorsque Vespasien quitta l'Égypte pour se rendre à Rome, Euphratès ne le laissa point partir sans le mettre en garde contre les charlatans: seule, selon lui, la philosophie «conforme à la Nature» (nous entendons là un écho du Stoïcisme que professe officiellement le philosophe) doit trouver audience auprès de !'Empereur. Qu'il se défie des gens qui prétendent être en rapport direct avec la divinité et qui calomnient celle-ci par leurs inventions déraisonnables 16• Quelque transparente que soit l'allusion, et bien qu'Euphratès pense ici évidemment à Apollonios, nous apercevons le rationalisme profond qui inspire ces remarques : rationalisme bien propre à séduire des esprits romains, que pouvait, par contre, inquiéter le mysticisme d'un Apollonios. Après son voyage en Égypte, et son protecteur installé au Palatin, Euphratès rentra probablement en Syrie, et c'est sans doute vers ce moment qu'il se maria 17• Mais, avant de quitter Vespasien, il lui présenta plusieurs requêtes, et !'Empereur voulut bien lui accorder plusieurs pré-

Ibid., V, 37. Du récit de Philostrate, il résulte qu'Euphratès demeura en Égypte jusqu'à la prise de Jérusalem au moins (VI, 28 et 29). Son absence de Tyr dure donc environ deux ou trois ans. De plus, Pline ne parle de ses enfants (deux garçons et une fille) qu'a propos de son séjour à Rome, qui se place nous Je verrons, en 96 ou 97. Aucune mention à propos de la première rencontre. En 96/97, Pline dit expressément que les deux garçons sont «parfaitement élévés> (diligentissime instituit), expression plus naturelle si elle s'applique à des personnes encore jeunes. Si Euphratès s'est marié en revenant d'Égypte, enrichi et rendu illustre en sa province par l'amitié impériale, l'aîné de ses enfants pouvait avoir 25 ou 26 ans lors du voyage à Rome. 16

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sents, « aussi bien en argent que sous forme de lettres de change> 1•, ce qui fournit à Apollonios l'occasion de faire remarquer ironiquement qu'un Empereur avait au moins un avantage sur une démocratie, celui de distribuer des largesses à ses amis. Dix ou onze ans plus tard, Pline rencontrait Euphratès en Syrie, et trouvait en lui un ami des Romains, toujours prêt à accueillir les futurs sénateurs au début de la carrière des honneurs. Quelle fut, entre 83 et 96, la vie d'Euphratès? Nous devinons, par quelques allusions de Philostrate, qu'il se livra très probablement au négoce à travers les provinces asiatiques. Il semble s'être trouvé à Smyrne lorsqu' Apollonios prononça publiquement une prophétie obscure et menaçante contre Domitien 19 • Apollonios, en tout cas, lui reproche formellement d'avoir été son accusateur auprès de l'Empereur, et, dans l'apologie qu'il avait préparée pour sa défense (et que Domitien ne lui laissa pas le loisir de prononcer), il se répandait en propos amers contre Euphratès, enrichi par la flatterie et aussi le trafic de l'argent 20 , toujours à l'affût d'un profit, hantant les antichambres des maisons nobles, plus acharné à s'introduire par les portes entrouvertes qu'un chien affamé. Semblables propos peuvent, sans doute, viser un ennemi éloigné. Pourtant, ne prennent-ils pas tout leur sens si Euphratès se trouve alors à Rome? Il faut qu'Euphratès ne soit pas pour Domitien un inconnu, un sophiste provincial sans notoriété. Quelles portes, quelles maisons nobles Euphratès pourrait-il forcer en Syrie, lui qui appartient, par son mariage, à la plus haute aristocratie locale? Tout s'éclaire si l'on admet qu'Euphratès a suivi son rival à Rome, peut-être qu'il l'y a devancé, et l'invective d'Apollonios est d'autant plus redoutable que, légalement, les philosophes professionnels n'ont aucun droit de résider dans la ville depuis qu'ils en ont été bannis par l'Empereur 21 • Démétrius, chez qui est descendu Apollonios à son arrivée en Italie, vit retiré à Formies, et n'ose plus se rendre à Rome. Le séjour d'Euphratès se trouve donc par là-même daté. Le procès d' Apollonios fournit un terminus post quem, et ce procès ne peut avoir eu lieu que dans les derniers mois du règne de Domitien, c'est-à-dire avant le 18 septembre 96. Il en résulte aussi qu'Euphratès demeura quelque temps à Rome une fois le tyran abattu, puisque Pline nous dit qu'il donne des

Ibid., V, 38. "Ibid., VII, 9. 20 Ibid., VIII, 7. 21 L'expulsion des philosophes date de 93. Cf. Weynand, s. v. Flavius Domitianus in Real-Encycl., VI, p. 2578. 1•

DEUX FIGURES DB LA CORRESPONDANCEDB PLINE

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conférences sur des sujets philosophiques, sans aucun mystère. La reprise de son activité principale, qui consistait à enseigner la morale, dut coïncider avec le changement de règne, ce qui nous invite, du même coup, à dater la lettre de Pline postérieurement à l'avènement de Nerva. Est-il possible de déterminer avec une approximation suffisante le moment où Euphratès quitta Rome et revint en Syrie? Parmi les lettres écrites par Apollonios, la tradition a conservé un billet à Euphratès, dans lequel il est dit : «Tu as parcouru les peuples qui se trouvent entre ici et l'Italie, en partant de la Syrie, te montrant dans les villes qu'on appelle royales; tu n'avais, alors, que ton manteau double, ta grande barbe blanche et rien de plus. Et ensuite, comment se fait-il que tu reviennes par la mer, aujourd'hui, avec cette grande cargaison d'argent, d'or, de vaisselle de toute sorte, de vêtements brodés, de bijoux, d'orgueil, de vantardise et de folie? Quels sont ce changement et ce nouveau négoce? Zénon n'était importateur que de fruits séchés!

> 22 •

Cette lettre serait des plus précieuses si nous pouvions à coup sûr la considérer comme authentique. Or, il plane des doutes très justifiês sur la correspondance attribuée à Apollonios. La plupart de ces lettres sont dues ou bien à des rhéteurs ou bien à des faussaires, mais il est certain aussi que ces rhéteurs et ces faussaires utilisaient, pour les composer, des données biographiques authentiques, empruntées aux différentes «vies> du sophiste. Ici, nous constatons immédiatement deux inexactitudes manifestes : bien que ce texte soit censé avoir été écrit dans la vieillesse d'Euphratès (ainsi que l'indique l'allusion à la longue barbe blanche), on nous parle de lui comme d'un nouveau riche, venu à Rome comme un gueux, et, de plus, on lui attribue le «manteau double>, insigne du prêcheur. Or, son mariage avait, depuis longtemps, tiré Euphratès de la pauvreté, si même les libéralités de Vespasien ne l'avaient pas enrichi2 3• De plus, nous savons bien qu'Euphratès n'avait jamais porté le costume traditionnel des philosophes. La mention du manteau n'est ici destinée qu'à permettre une antithèse. Mais, malgré ces détails suspects, pouvons-nous rejeter comme mensonger le récit des activités commerciales d'Euphratès à cette époque? Nous avons vu qu'Apollonios y fait allusion dans son apologie 24 , et une autre lettre à Euphratès 25 décrit les multiples voyages du philosophe uttres, III (éd. F. C. Conybeare, Londres, 1950, t. II). "Dans la lettre VI (ibid.), Euphratès est, une autre fois, qualifié de nouveauriche, mais, dans la lettre Il, Apollonios invite son rival à enseigner gratuitement la philosophie, car il possède déjà les c richesses de Mégabyzès >. 24 Ci-dessus, p. préc. " Lettres, VII (ibid.). 22

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entre Aegée (de Cilicie) et Rome, nous le montre encore fréquentant les riches maisons, « malades, vieillards, vieilles femmes, orphelins, richards, hommes à la mode, et les Midas, et les Gètes ». Il y a là un trait authentique, corroboré par la lettre de Pline, qui prouve qu'Euphratès était effectivement le familier des aristocrates romains. Le philosophe ne refusera pas d'entretenir Attius Clemens, pas plus qu'il n'avait refusé d'entretenir, autrefois, en Syrie, le jeune tribun militaire. Mais qu'Attius se hâte: venias ob hoc maturius! 26 • Le séjour d'Euphratès ne sera pas de longue durée 27 • Sans doute les nécessités de son commerce l'appellent en Asie. Pour toutes ces raisons, nous croirions volontiers qu'Euphratès, présent à Rome dans les derniers mois de l'année 96 et au début de 97, retourna en Syrie au printemps, lorsque recommença la saison favorable à la navigation. La dernière lettre d'Apollonios que nous avons citée, et qui renferme cette allusion à l'activité du philosophe à Rome, ne saurait être postérieure à 97, puisque Apollonios de Tyane mourut ou du moins «disparut» au cours de cette année-là. La dernière anecdote rapportée par ses biographes n'est en effet pas postérieure à 96, et, après son acquittement par Domitien, le Sage revint à Milet. Tous ces indices convergents, dont aucun ne saurait, à lui seul, emorter la conviction, mais dont l'ensemble forme un faisceau de présomptions entraînent que la lettre de Pline fut écrite entre septembre 96 et les alentours d'avril 97. Cette conclusion, quelque hypothétique et hasardée soit-elle, se trouve concorder avec la datation admise par Mommsen pour l'ensemble du livre 1er de la Correspondance de Pline 28 • Obtenues selon deux méthodes absolument indépendantes l'une de l'autre, ces deux chronologies s'apportent donc une confirmation mutuelle. Il en résulte que l'on ne devra pas systématiquement négliger les indications fournies par les textes relatifs à Apollonios, qui se trouvent de la sorte acquérir une valeur nouvelle. La seconde conséquence, relative, celle-ci, à la carrière de Pline, est que la charge exercée par celui-ci pendant le séjour d'Euphratès à Rome est hein la préfecture du trésor militaire, et non celle de l'aerarium Saturni, qu'il devait revêtir seulement l'annnée suivante.

26

Op. cit., par. 11.

On pourrait comprendre les mots de Pline comme signifiant que Clemens a le plus urgent besoin d'être «réformé» par l'enseignement d'Euphratès. Interprétation possible, mais assez peu courtoise, peu conforme à l'esprit général de la Correspondance, et à laquelle nous préférons celle que suggère la correspondance d' Apollonios. 21 Mommsen, op. cit., p. 7 et 8. 27

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Postérieurement à la mort d' Apollonios, les témoignages relatifs à Euphratès se font plus rares. Xiphilin nous apprend seulement, parmi les événements notables de l'année 11929 , qu'Euphratès, malade, lassé de vivre (il approchait de 90 ans au moins), demanda à l'Empereur Hadrien l'autorisation de mettre fin à ses jours, et but la ciguë. A ce moment, Hadrien est à Rome, où il est revenu depuis le début de l'année précédente30. Il a quitté Antioche en novembre 117 et, par la Mésie, a regagné la Ville. Aussi est-il aujourd'hui impossible de savoir si la permission impériale a été accordée à Euphratès lors du passage d'Hadrien en Orient ou bien si c'est à Rome même que mourut le philosophe. En l'état actuel de nos sources, nous ne pouvons savoir si celui-ci était retourné dans sa patrie de façon définitive après le printemps de 97, ou s'il avait encore effectué un ou plusieurs voyages. L'antériorité du passage d'Hadrien en Orient rend donc seulement possible qu'Euphratès ait passé ses dernières années en Syrie. S'il est permis de tirer argument du silence de Pline à son sujet dans les autres livres de sa Correspondance, cette hypothèse demeure pourtant la plus probable.

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S'il est possible de reconstruire, au moins dans ses grandes lignes la biographie d'Euphratès, ne pouvons-nous tenter aussi de retrouver quelques traits de sa doctrine, et surtout les caractères essentiels de son éloquence, puisque c'est surtout celle-ci qui paraît avoir laissé à ses auditeurs un souvenir inoubliable? Épictète insiste sur son merveilleux pouvoir de persuader. Rien qu'à l'écouter, dit-il, on se sentait saisi d'un grand désir de devenir philosophe 31• Pline porte un jugement analogue et le compare à Platon. Cette comparaison revêt une signification nouvelle à la lumière d'un autre passage d'Épictète, que nous avons déjà utilisé 32 : pour justifier Euphratès de ne pas avoir revêtu les attributs traditionnels du philosophe, Épictète a recours à une série de comparaisons empruntées

Dion Cass., LXIX, 8, 3 : b µtv Tlp trei bcdvcp TOOTd Tl?tytvew ,roi o Ev,ptiTr,ç6 ,wjao,oç rurt8avevé8&loVT,jç,bcrTpé,paVT (docere) est mise en pratique (in usu) par le magistrat romain. 33

DEUX FIGURES DE LA CORRE.SPONIMNCE DE PLINE

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Le peu que nous pouvons entrevoir de la pensée d'Euphratès ne témoigne donc pas d'une très grande originalité. Nous sommes en présence d'un conférencier plutôt que d'un penseur, et l'attrait littéraire exercé sur lui par Platon explique sans doute en partie ses tendances éclectiques - qui sont, d'ailleurs, on le sait, celles de tout le néo-stoïcisme. Son influence sur Pline fut très probablement plus littéraire que philosophique. Dans ce dernier domaine, Euphratès ne devait rien apporter de personnel; il se bornait sans doute à donner une forme nouvelle à l'enseignement traditionnel depuis Panétius, et l'essentiel de ses conseils pouvait se résumer dans la formule la plus générale du Stolcisme : naturam sequi 37 , «suivre la Nature> et se garder de tout excès. Stoïcisme édulcoré que Pline était tout disposé à faire sien. Le Stoïcisme, toutefois, à mesure qu'il s'intègre plus intimement à la pensée romaine, en vient à revêtir une signification politique de plus en plus nette. Tandis que les premiers Stoïciens étaient volontiers «monarchistes», nous avons vu qu'Euphratès s'était, à Alexandrie, déclaré partisan de la République. Sur ce point encore, sa doctrine s'accorde, au moins en principe, avec certaines tendances profondes de Pline, partisan convaincu des «libertés sénatoriales>. Euphratès se conforme donc à l'orientation prise par l'École depuis le temps de Caton d'Utique, et qui s'était affirmée de façon si tragique sous le règne de Néron et celui de Domitien. En face de lui, Apollonios de Tyane représente une pensée plus conforme aux habitudes de l'Orient, indifférente aux aspirations romaines vers la liberté, et prête à accueillir un maître dans le domaine temporel, car son véritable «royaume>, n'est pas «de ce monde>. Euphratès, lui, est profondément romanisé, et sa prédication peut être écoutée sans scandale et même avec sympathie par les membres les plus traditionnalistes de l'artistocratie, que l'avènement d'un Empire «libéral> ramène à l'honneur, sinon tout à fait au pouvoir.

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La seconde figure évoquée par Pline au cours de ces mêmes années est celle du rhéteur Isée, rendu célèbre par un seul mot de Juvénal 31. Malheureusement, les témoignages extérieurs à Pline se trouvent ici beaucoup moins riches et nuancés qu'à propos d'Euphratès. La Vie d'Isée, 31 Philostr., Vie d'Apoll .• V, 37. Recommandation adrèssée à Vespasien. Ci-des• sus, p. 393. 31 Sat., III, 74 : Jsaeo torrentior.

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attribuée à Philostrate, ne contient que quelques anecdotes sans grande portée. Nous y apprenons seulement qu'Isée avait été, dans sa jeunesse, un parfait débauché, et qu'il s'était brusquement converti à une vie meilleure. Il est singulier que, des deux personnages, ce soit Euphratès, le philosophe, qui soit vanté pour la puissance de sa parole et le rhéteur lsée qui ait laissé la réputation d'un ascète, dédaigneux de tous les plaisirs, même les plus légitimes, au point de se refuser même un manteau de couleur ou une tunique légère. Mais Isée n'a pas eu la bonne fortune d'exciter contre lui la haine d' Apollonios. Quoi qu'il en soit, l'austérité de sa vie n'était pas sans exercer quelque influence sur son style oratoire. On rapporte que l'un de ses disciples, Denys de Milet, avait coutume de déclamer au son de la flûte. lsée l'en blâma par ces mots: «gamin d'Ionie, ce n'est pas moi qui t'ai ainsi appris à faire le chanteur» 39 • Comment lsée eût-il admis pareil raffinement «asianique», lui qui se refusait à écouter même au théâtre la lyre et la flûte? Mais ce mot rappelle étrangement des expressions dont se sert Pline pour qualifier le style des orateurs de la jeune école, qui sont en train, à son avis, de déshonorer le tribunal des Centumvirs : «Je rougirais de raconter sur quel ton de récitant (tracta pronuntiatione) ils prononcent leurs discours. . . Il ne manque à ces mélopées que les battements de main, ou plutôt les cymbales et les tambourins» 40 • Pline s'accorde donc avec lsée pour réprouver le style excessivement «musical» et théâtral des orateurs à la mode. Ce rapprochement est d'autant plus significatif que l'éloge d'Isée appartient au même livre des Lettres que le jugement que nous venons de rappeler, et que les deux textes sont donc sensiblement contemporains. Pline n'admire pas en lsée n'importe quel rhéteur venu d'Asie, mais un représentant de l'école à laquelle il se rattache lui-même. lsée passait en effet pour l'introducteur de «l'expression naturelle»"' méthode évidemment destinée à réagir contre les colores par trop fantaisistes imaginées dans les écoles. Grand partisan de la vraisemblance psychologique, ennemi des développements inutiles et surabondants, il se contente, dans une controverse imaginaire où il était censé prendre la

Vie d'Jsée, 513: µe,pa,aov.l de la fin du 1ersiècle à un Tacite, si l'on veut - qu'à un contemporain de Sévère Alexandre ou d'Élagabal - à moins d'admettre que Pétrone ne fût, en ce temps, un penseur attardé et singulièrement rétrograde. Mais alors, à quoi bon le rajeunir? La démonstration qui se révélait impossible dans le domaine de la religion, M. Marmorale l'a tentée dans celui de la rhétorique. Il prétend, non sans habileté, que le style oratoire stigmatisé par Agamemnon n'est pas la déclamation scolaire de Sénèque le Rhéteur ou de Quintilien, mais bien la «seconde sophistique>, dont le triomphe, nous dit-il, oblige à descendre l'œuvre au second siècle. Nous perinettra-t-on d'avancer que, sur ce point, les affirmations de M. Marmorale sont un peu hâtives? Ce paragraphe de son livre suit l'exposé de A. et M. Croiset, dans le cinquième volume de leur Histoire de la littérature grecque. Mais peut-être M. Marmorale aurait-il pu avoir recours, sur ce problème en effet capital. à des guides plus modernes. Il aurait sans doute renoncé à établir une opposition radicale entre la rhétorique «classique> et la seconde sophistique. Les notions d'asianisme et de sophistique ont été, depuis A. et M. Croiset, analysées, critiquées et précisées. Nous pensons, par exemple, à l'Aelius Aristide de M. A. Boulanger, qui évite soigneusement, et à raison, de considérer la dèclamention d'apparat «asiatique> comme une invention datant de Domitien. Pourquoi, de plus, rajeunir Nicétès de Smyrne et, contrairement à l'opinion courante, l'enlever au règne de Néron? Sous Domitien, le rhéteur Isée ne fait pas figure de novateur, mais de virtuose. Enfin, comment nier sérieusement que la discussion entre Encolpe et Agamemnon ne reprennne les problèmes de la rhétorique traditionnelle et ne soit illustrée au mieux par les Controverses de Sénèque le Rhéteur, beaucoup mieux que par les Éloges ou les Imagines de Fronton. Quel avantage y aurait-il à soutenir que ces problèmes, qui préoccupaient Tacite en sa jeunesse, et ce débat sur le causes de la décadence qui frappe l'art oratoire étaient encore actuels au temps des Sévères? Cela enrichit-il vraiement notre connaissance de la pensée romaine? Mieux vaut encore le silence que la stagnation dont témoignerait le roman pétronien s'il appartenait réellement à cette époque! Peut-on nier, enfin, que le poème de la Guerre civile ne nous reporte, lui, indiscutablement, aux controverses qui ont accompagné et probablement précédé la Pharsale? Sans doute, à la rigueur, le souvenir des luttes qui précédèrent et permirent l'établissement de la dynastie julio-claudicnne peut-il avoir été toujours vivant au début du IIIe siècle. Mais pourquoi

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le choisir par excellence comme sujet d'épopée? Depuis César, les armes romaines avaient connu d'autres triomphes; les campagnes de Trajan et d'Hadrien, celles de Marc-Aurèle ont agrandi l'Empire. Or, lorsqu'il s'agit des Parthes, Pétrone ne connaît encore (ou du moins ne mentionne) que le désastre de Crassus. Les dieux mêmes, si bavards en d'autres endroits, se taisent sur cet avenir glorieux. Eumolpe parlerait au temps de Néron que son poème ne serait pas différent de ce qu'il est 3• Curieuse permanence que ce retour perpétuel des mêmes préoccupations, à plus de cent cinquante années de distance! Ou bien y aurait-il, chez Pétrone, la volonté bien arrêtée d'être «inactuel>? M. Marmorale est contraint de reconnaître, à plusieurs reprises, que l'atmosphère générale du roman évoque beaucoup plus les Vies de Suétone que celles de l'Histoire Auguste: «Pétrone, dit-il, a emprunté beaucoup de traits aux biographies des Empereurs, et surtout à celle d' Auguste, pour les attribuer à ses héros> (p. 89). C'est, par un étrange détour, réintroduire dans le Satiricon ce qu'on vient de lui ôter et admettre que ce «roman sévérien> témoigne, en réalité, de l'atmosphère spirituelle, religieuse et morale de la Rome julio-claudienne. Mais alors, pourquoi un Pétrone «sévérien> se serait-il aussi délibérément évadé de son temps, pourquoi aurait-il évoqué avec cette persistance des temps révolus, et laissé transparaître seulement à son insu des «indices> qui nous renseigneraient sur l'époque réelle de son activité? Avec beaucoup d'ingéniosité, M. Marmorale s'attache à démontrer que Pétrone a bien voulu écrire cette œuvre composite, irréelle, et l'a conçue en dehors du temps et de l'espace. Oublions un instant ce qu'une telle intention aurait d'insolite dans un roman «réaliste> par excellence, et examinons si vraiment Pétrone, soucieux ailleurs du détail vrai jusqu'à la minutie, a créé malgré cela un univers de fantaisie. M. Marmorale a écrit, pour le démontrer, un curieux chapitre, dans lequel il s'efforce de souligner l'incohérence des indices susceptibles, à première vue, de situer la Cena dans un moment précis du temps. Nous voyons, par exemple, ditil, les esclaves de Trimalchion verser sur les mains des convives de l'eau glacée (aquam niuatam, 31, 3). Serions-nous en été? Un peu plus loin (41,

M. Mannorale ne pouvait naturellement connaître l'intéressant article de M. Grenade, Un exploit de Néron, R.É.A., 1948, p. 272-287, qui tente {avec vraisemblance, croyons-nous) de trouver, dans le chap. 120 du Sat., un écho des travaux néroniens. De toute façon, si la Pharsale est postérieure au petit poème de Pétrone {cidessus p. 135 et suiv.) il faut bien que le Satiricon soit antérieur à 65. Si elle est antérieure, coira-t-on qu'elle était encore suffisemment actuelle vers l'an 200 pour mériter une retractatio? 3

LA DATB DU SATIRJCON

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11), un personnage se plaint du froid. Serions-nous en hiver? Dans l'anti· chambre de l'hôte, une affiche apprend à chacun que celui-ci «dînera dehors» le 30 et le 31 décembre. Serions-nous en ce mois? Pourtant, le «journal officiel» tenu par l'intendant cite des événements remontant au 26 juillet. Le premier personnage rencontré par les convives sur le seuil est le portier, occupé, selon M. Marmorale, à «écosser des pois> (purgare pisum, 28, 8); mais, ailleurs, on sert simultanément des «prunes syriennes» (Syriaca pruna, 31, 11) et des grains de grenade. Or, c'est seulement en octobre que peuvent coexister ces deux fruits : à ce moment, les petits pois campaniens ont été cueillis depuis longtemps! Que dire de la figue d'Afrique (ficus Africana, 35, 3), qui nous reporte en juillet? Et des plaintes de Ganymêde, qui déplore la sécheresse (44, 2)? Confusion, contradictions, dit M. Marmorale. Pétrone aurait accumulé des traits inconciliables; le festin de Trimalchion et le roman tout entier se passent au pays des Fées, où toutes les saisons sont mêlées, comme au jardin du bon roi Alcinoos. Pourtant, ces contradictions sont-elles bien réelles? Les «prunes de Syrie>, par exemple, qui figurent sous le gril où sont déposées des saucisses, représentent le charbon de bois dont les grains de grenade sont les braises. Noires, par conséquent, elles ne sont pas des prunes fraîches, mais des pruneaux séchés, accessibles en toute saison. La figue africaine ne peut-elle, de même, être une figue sèche, fruit d'hiver par excellence, comme la grenade? Pourquoi, aussi, affirmer que purgare pisum désigne I'écossage des gousses vertes et -non le tri des pois secs, occupation hivernale du portier oisif? l'eau «glacée> - ou plutôt l'eau «neigée», ce luxe que Néron réservait à la boisson, ne peut-elle légitimement servir à des ablutions, pour lesquelles, plus loin, on utilisera le vin? Même en plein hiver, dans une salle chauffée (et nous savons que les maisons romaines n'ignoraient pas les hypocaustes), ce n'est point là une insulte aux convives ou une plaisanterie déplacée; l'eau pure serait trop simple, dans cette fastueuse demeure, même pour se purifier les doigts; il y faut, chez Trimalchion, la boisson impériale. La sécheresse, enfin, n'est pas le privilège de l'été; celle d'hiver est un fléau redouté des laboureurs qui préparent les semailles. Rien n'empêche donc d'admettre que la Cena se déroule en décembre, ou peut-être en janvier. Tout conspire, au contraire, à donner cette impression, et, si les acta du domaine relatent les événements de juillet, c'est qu'ils sont de six mois en retard, pour des raisons évidentes•.

4 On remarquera que six mois est précisément le délai dans lequel Trimalchion entend être informé des événements marquants de son domaine. Il Y a dans ce

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Il nous est impossible ici de suivre M. Marmorale dans toutes ses analyses. Certaines sont subtiles, d'autres montrent justement l'insuffisance de certains arguments en faveur de la thèse traditionnelle (et nous abandonnons bien volontiers à sa critique l'idée que le rapprochement du Carpus, esclave de Néron, avec l'homonyme cher à Trimalchion soit vraiement concluant), mais nous ne pensons pas qu'une seule parvienne à des résultats tout à fait probants et définitifs. Successivement, des «confirmations» sont demandées à tous les domaines: linguistique, comparaison de textes, métrique même, et il faudrait un gros livre pour discuter un à un les articles de cette dialectique passionnée. Nous nous bornerons à quelques exemples. C'est ainsi que M. Marmorale étudie les «correspondances» entre le Satiricon et les œuvres datées : Martial, Stace, etc. Mais, trop souvent, les affirmations remplacent les preuves, difficiles en pareille matière. A la lumière des remarques judicieuses présentées par M. E. Lôfstedt5, sur des problèmes analogues, il est malaisé de soutenir que l'épigramme III, 82, de Martial est la source de Pétrone - que pourrait-elle être d'autre si elle ne résulte pas du Satiricon? Trop de rapprochements précis empêchent d'admettre que l'un des deux textes n'ait pas agi sur l'autre. Mais, si Pétrone est postérieur à Martial, il faut que toute la Cena ait été inspiré par ce petit poème, et jusqu'au nom de Trimalchion. Il faudrait donc que Pétrone ait procédé à une véritable amplification d'élève: est-ce là cette «création poétique» que M. Marmorale revendique si souvent pour son auteur? Au contraire, tout devient naturel si l'on remarque que les traits accumulés par Martial dans son épigramme dessinent peu à peu un personnage dont le silhouette, de vers en vers plus précise, évoque à l'esprit du lecteur le héros de Pétrone: la «pointe» de l'épigramme apporte finalement la solution de cette véritable énigme littéraire, en nommant celui que l'on a déjà reconnu, Malchion, l'affranchi syrien grossier et vaniteux. Nous avouons ne pas avoir bien compris l'analyse rythmique d'un passage tiré du chapitre 101 (p. 295), qui prétend retrouver presque à chaque mot du récit l'un des trois cursus rythmiques. La même méthode appliquée à Sénèque, ou à tout autre que l'on voudra, donne des résultats presque identiques, car il nous a semblé (à tort, peut-être) que M. Marmorale, dans sa notion de cursus, ne faisait pas entrer la considération du

décalage temporel une notation destinée à souligner la « grandeur» du personnage et l'immensité de son pouvoir. 5 Reminiscence and Imitation, Eranos, XL VII.

LA DATE DU SATIRICON

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nombre de syllabes des mots. Il en résulte que toute succession de polysyllabes entre fatalement dans sa définition. Par exemple, il est curieux de donner comme exemple de cursus planus le groupe «inquit Giton>, s'il est vrai que les mots de deux syllabes sont exclus du cursus•. Si l'on admet de pareilles licences, la prétendue clausule se retrouvera partout. La surabondance même de la «preuve> administrée par M. Marmorale aurait dû le mettre en garde contre sa méthode. Il en est de même des arguments linguistiques. Toutes les expressions «populaires» du roman se laissent aussi bien rapprocher de passages empruntés à Sénèque, voire à Plaute, qu'à Fronton. Nous ne pouvons que constater une fois de plus la permanence de la langue parlée indépendamment du latin littéraire. M. Marmorale a raison de souligner que le fond linguistique du Satiricon est uniforme et que tel ou tel personnage ne parle pas «mieux> que tel autre. Seulement, de loin en loin, l'auteur met quelques «accents> pour caractériser celui-ci ou celui-là. Faut-il en conclure que les vulgarismes appartiennent à Pétrone lui-même et ne peuvent, par conséquent, prouver qu'une chose, l'époque relativement tardive où fut composé le roman? Mais qui pourra soutenir que Pétrone n'ait pas voulu avoir recours sciemment, et pour tous ses personnages, à la langue parlée, alors précisement qu'un Fronton, dont on le rapproche, s'efforçait d'employer la langue littéraire? Il est impossible de dater même à un siècle près l'apparition d'un tour ou d'une expression: à ne juger que par les critères stylistiques, Flaubert (de Bouvard et Pécuchet) n'apparaîtrait-il pas plus moderne qu'Anatole France? On mesure, à la longueur de ces réflexions, l'importance de l'ouvrage présenté par M. Marmorale. Trop de remarques y sont accu}llulées pour que l'on puisse, en quelques pages, espérer en donner une idée suffisante. Quiconque abordera le problème à nouveau devra d'abord réfuter M. Marmorale : la tâche ne sera sans doute pas impossible, elle sera délicate, et l'on y gagnera de ne pas se laisser paresseusement entraîner par le courant trouble des idées reçues, et cela peut-être suffit à justifier la tentative de M. Marmorale.

• Cf. M. G. Nicolau, L'origine du Cursus, Paris, 1930, p. 2 et suiv. On sait l'obscurité de ces problèmes, seulement entrevus de nos jours, concernant le rôle joué par le mot comme unité rythmique en latin - du vers saturnien au cursus, en passant, naturellement, par la métrique des comiques, voire celle d'Horace.

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UNE INTENTION POSSIBLE DE PÉTRONE DANS LE «SATIRICON»1

Il n'est pas plus facile de former une idêe un peu précise de ce que fut, lorsqu'il était entier, le roman de Pétrone que de porter sur ce qui nous en reste un regard neuf. Trop d'études, de réflexions, les unes sages, les autres qui le sont moins, s'interposent entre le texte et nous. Et la grande étendue des lacunes permet à l'imagination d'introduire dans l'œuvre des fantômes qui nous détournent de la vérité. Aussi faut-il, chaque fois que l'on essaie d'étudier, une fois de plus, le Satiricon, commencer par dire que le résultat ne sera, probablement, rien de plus qu'une rêverie ajoutée à tant d'autres. Mais c'est Platon, aussi, qui nous apprend que le rêve peut compléter la connaissance. Le thème que nous nous proposons d'aborder ici s'éloigne un peu des directions prises volontiers, au cours de ces dernières années par la recherche philologique appliquée à Pétrone. On s'est intéressé, et souvent avec bonheur, à la reconstitution du roman, à l'étude de son cadre matériel et historique, surtout de ses arrière-plans économiques et sociaux. On s'est appliqué aussi à situer l'œuvre elle-même dans l'histoire des genres littéraires, à y déceler ce qui la rapproche des Métamorphoses d' Apulée ou des romans de langue grecque, par exemple celui de Chariton d'Aphrodise. Toutes ces études, auxquelles il faut ajouter celles qui ont porté sur la langue même du roman, la contribution qu'il constitue à notre connaissance du parler quotidien, ont beaucoup enrichi et précisé J'image que nous pouvons nous faire de Pétrone et de son œuvre. Il semble que, après tout cela, il reste une petite place, qui n'est pas entièrement occupée, et nous voudrions essayer de nous glisser: toute œuvre littéraire prend appui, surtout s'il s'agit d'une fiction narrative, sur un univers de concepts moraux, intellectuels, culturels, appartenant à la fois au fond

Conférence prononcée au mois de mai 1972 à l'Université de Pise (séminaire de M. le professeur M. Barchiesi). 1

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commun de l'époque où vit l'écrivain et à l'idéologie du genre. Par exemple, Virgile unit dans l'Énéide des modes de pensée qui sont ceux de son temps et des hommes avec lesquels il vit - les «philosophes> qui entourent Mécène - et d'autres, qui appartiennent au monde de l'épopée, et qui ne pouvaient pas ne pas régir le déroulement de l'œuvre. Dualité de mondes qui, on l'a montré souvent, devait entrainer, en particulier pour le personnage d'Énée, des tensions, des contradictions auxquelles le poètea été sensible et qu'il a résolues selon les lois de son génie propre. Toutes proportions gardées, il nous paraît que quelque chose de semblable peut s'être passé pour Pétrone; le «roman> Oe mot est commode, mais nous ne devons pas en être dupe, il n'est pas de Pétrone, et nous ne l'employons qu'avec une valeur rétroactive, anachronique), c'est-à-direle récit en prose, mêlé de passages versifiés, tenait, par ce qu'il devait à la vieille satura, à un monde de la réflexion morale, de la philosophie,qui constituait en quelque sorte sa justification. La satura lucilienne est précisément, déjà, cette réflexion critique, qui prend ses distances par rapport au spectacle du monde, et qui est bien différente de l'attitude naturelle aux « romanciers grecs>, qui se font du monde une lecture plus tragique: les héros de Charlton, par exemple, sont liés l'un à l'autre par un amour réciproque, qui triomphe de tous les obstacles, et le roman est dominé par l'histoire de cet amour; les épisodes divers n'existent qu'en fonction de lui - comme les épisodes d'une tragédie n'ont de sens que par le che· minement du destin. Le Satiricon est tout différent: visiblement, le festin de Trimalchion est raconté pour lui-même, pour le spectacle, et il serait téméraire de prétendre que le ressort profond de l'œuvre est fourni par la passion d'Encolpe pour Giton. S'il fallait chercher une filiation littéraire au Satiricon, c'est, à travers la satura, vers la tradition épique que nous irions, plutôt que vers une structuration tragique : vers le regard des dieux sur le monde des mortels, et aussi le regard d'Ulysse, ancêtre et garant de tous les philosophes itiné· rants, et dont on sait qu'il a vu tant de peuples et d'hommes divers. Mais, après tout, Pétrone lui-même semble bien nous avoir indiqué cette direc· tion, en donnant à son livre le titre de Satiricon. Quoi qu'il en soit, nous pouvons nous attendre à trouver, dans le Satiricon, une certaine attitude philosophique, qui est le propre du genre. Il es~ naturel aussi, en fonction même de cette première et fondamental~ ~xi~ence qui informait a priori la création de Pétrone, que l'auteur ait mt~g:~ dans la trame de son livre des parties narratives empruntées à la « milesienne >, si en vogue à Rome depuis le temps de Sisenna - des fabu· lae ~omme en racontaient les conteurs orientaux. La littérature orale venait vivifier la réflexion critique, en lui fournissant des exemptaparti·

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culièrement saisissants des «voies du monde». Pétrone se trouvait ainsi travailler à l'élaboration d'un genre nouveau, qui donnera, par la collaboration de la Grèce et de Rome, le roman «philosophique> d'Apulée. Mais ici encore cela nous entraîne dans un avenir qui attend sa rêalisation. Et Pétrone n'y peut participer qu'à son insu. En voilà peut-être assez sur les implications a priori du genre. Ce qui doit nous retenir davantage, c'est sans doute ce que l'œuvre doit plus directement à son auteur, la forme qu'il lui a donnée, ce qu'il a consciememnt voulu en faire. C'est là, évidemment, que la moisson devient plus riche.

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A peu près tout le monde s'accorde, aujourd'hui, à considérer que le Satiricon est l'œuvre de T. Petronius Niger, familier de Néron et consul suffect en 62 après J.-C. Nous pouvons prendre cette année-là comme l'acmé du personnage, même si ce n'est pas l'année où fut rédigé le Satiricon. Cette année-là, que se passe-t-il? Le début de l'année vit des événements graves, qui marquèrent un tournant du règne. D'abord la mort de Burrus, dont nous ne savons pas le moment exact, mais qui fut certainement antérieure à la répudiation d'Octavie. Octavie, répudiée et exilée, mourut le 9 juin, et c'est le triomphe de Poppée, dont l'influence, grandissante depuis quatre ans déjà, avait conduit Néron à faire assassiner sa mère. Entre la mort de Burrus et celle d'Octavie, Sénèque avait offert à Néron de lui restituer tous les biens qu'il avait reçus et de se retirer complètement. Néron avait refusé. Il ne pouvait encore rompre totalement avec son passé politique; peut-être était-il encore partagé entre les deux partis qui se disputaient le pouvoir autour de lui; son choix n'était pas définitivement fait entre Sénèque et Tigellin. Néron, né au mois de décembre 37, est dans sa vingt-cinquième année. Poppée est moins jeune que lui, puisqu'elle était née entre 30 et 32. Elle avait donc au moins dépassé la trentaine. Ce qui constitue une sérieuse différence d'âges, entre un mari de vingt-quatre ans et quelques mois et une femme de plus de trente ans. On peut dire que Néron, libéré de l'emprise d'Agrippine depuis mars 59, n'a fait que «changer de mère». Est-ce un hasard si les femmes du Satiricon sont, elles aussi, dominatrices? Il existe, en effet, dans le Satiricon, un monde féminin, qui semble avoir retenu l'attention de l'auteur d'une manière toute particulière. Dans

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aucune autre œuvre littéraire, sauf peut-être la comédie et l'élégie amoureuse, la femme n'a été mise en lumière comme dans le Satiricon. Et cela mérite réflexion. A plusieurs moments, ce sont les femmes qui mènent le jeu - sans que nous sachions toujours clairement, en raison de la mutilation du roman, ce qui explique leur prédominance. Il y a d'abord Quartilla et sa suivante Psyché, qui vont et viennent en toute liberté, sans avoir apparemment de comptes à rendre à personne, réquisitionnent une auberge pour y prendre leurs ébats et se divertissent sans contrainte avec des jeunes gens qu'elles connaissent fort peu et, en tout cas, ne sont pas de leur famille. Quartilla est assurément une «grande dame», habituée à commander, et Encolpe fait mention de sa «tête altière» (caput superbum). Elle est sans aucun doute plus âgée qu'Encolpe et Ascylte et se plaît à les traiter comme des enfants, tout en ménageant ses propres plaisirs. Le même rapport entre les sexes apparaît dans deux autres épisodes au moins : l'histoire de Tryphène, elle aussi dominatrice, aimant à affirmer son autorité sur les hommes qu'elle désire; et celle de Circé, qu'il suffit de nommer ici. On pourrait aussi rappeler l'attitude des deux vieilles prêtresses de Priape, qui font leur jouet du malheureux Encolpe. La dignité de l'homme est tout à fait méconnue. Aucune de ces femmes n'a de mari. Les unes, comme Circé et Tryphène, parce que sont évidemment des meretrices, des femmes libres, que leur situation de fortune, acquise par la galanterie, autorise à satisfaire tous leurs caprices - comme Cynthie à l'égard de Properce, lorsqu'elle daignait revenir à lui. Mais Quartilla n'appartiennt pas au même monde. Son nom seul la désigne comme une femme de naissance libre; elle a un cognomen romain, qui rappelle par exemple ceux des sœurs de P. Clodius Pulcher. Elle symbolise, dans le roman, une «grande dame>. Les meretrices impérieuses, avides d'argent et de pouvoir, existent déjà dans la comédie. Qu'il suffise de rappeler ici la Phronésie du Truculentus. Les matrones intrigantes, sensuelles sont aussi bien connues; mais elles n'appartiennent pas à un genre littéraire; elles appartiennent à l'histoire. La famille impériale en avait, dans un passé déjà lointain, connu deux exemples célèbres, les deux Julias. Plus récemment le souvenir de Messaline, même si l'on n'attache pas plus de crédit qu'il ne faut aux racontars de Juvénal, ne pouvait qu'ajouter de la vraisemblance au personnage de Quartilla : les «divertissements» avec Encolpe Giton et Ascylte rappellent assez bien le fameux «mariage dionysiaque» avec Silanus, auquel l'impératrice avait contraint son amant quelque peu récalcitrant. Quartilla appartient à ce monde des princesses julio-claudiennes qui passent dans les pages des Annales. Femmes riches et indépendantes,

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pour qui les maris comptaient peu et qui vivaient leur vie comme il leur plaisait. Ces figures de femmes dans le Satiricon ne mériteraient donc pas une attention particulière si, d'une part, Néron n'était lui-même, psychologiquement, sensuellement, à l'égard de Poppée, comme Encolpe et Ascylte à l'égard de Quartilla, de Tryphène et des autres, et surtout si Pétrone n'avait mis dans son roman des femmes toutes différentes. Ces femmes, ce sont celles que nous trouvons dans la maison de Trimalchion et celle de son ami Habinnas. Fortunata et Scintilla forment avec Quartilla et les autres un contraste frappant. Quoi qu'il en soit de leur passé - celui de Fortunata n'était pas très honorable, nous dit-on elles sont devenues l'image même de la respectabilité. Elles sont très respectueuses avec leur mari, qu'elles appellent domine; elles ont toutes sortes de vertus ménagères; elles ne viennent se mêler au festin des hommes qu'une fois la plus grande partie du dîner terminée; encore font-elles des difficultés pour paraître, et l'on croit deviner qu'elles se contenteraient, si on ne les pressait pas, d'occuper un siège, sans s'installer sur un lit de table. Ce qui est conforme à la vieille tradition des femmes méditerranéennes. Fortunata veille à la dépense; elle règne sur l'argenterie. De plus, elle est fort pudique; elle rougit lorsque Habinnas la jette sur le lit et qu'elle montre ses jambes au-dessus du genou. Rougeur inconnue de Quartilla, qui préside, haut-troussée, aux jeux de sa servante et de ses acolytes. Malgré toutes ces qualités, Trimalchion ne se fait pas faute de l'injurier, de l'humilier publiquement, de la manière la plus cruelle. Il affiche son mépris pour elle. Elle, de son côté, se montre jalouse; elle reproche à son mari d'avoir un mignon. Et Trimalchion affecte d'avoir pour celui-ci les égards qu'il n'a pas pour sa femme. Le contraste entre le monde de Fortunata et celui de Quartilla est trop évident pour n'avoir pas été voulu par Pétrone. Les femmes «vertueuses>, conformes à l'idéal antique, sont celles des petites gens. Les grandes dames, elles, sont toutes proches des meretrices. Ce serait naïveté de penser que Pétrone a voulu «faire honte> aux mœurs de son temps, en montrant que les affranchis et les gens simples sont plus purs que les aristocrates. La morale de Pétrone n'est pas aussi simpliste. Pour le moment disons simplement que, témoin de son temps, il a été frappé par la grande différence existant entre un certain type de rapports conjugaux, et, plus généralement, «sexuels>, dans les milieux populaires et ceux qui prévalaient dans les milieux aristocratiques. Opposition qu'il n'a certainement pas inventée, mais qui s'explique fort bien si l'on songe que Trimalchion et ses amis viennent d'Orient, du monde hellénisé, où nous savons

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que la domination du mari était restée plus affirmée, où les femmes n'avaient pas connu une «libération» comparable à celles dont avaient bénéficié les Romaines depuis les dernières années de la République. Sur ce point, comme sur tant d'autres, Pétrone apparaît comme un témoin fidèle. Il s'ensuit que la morale apparaît comme relative: les règles varient, selon les milieux. Quartilla n'est pas condamnée, et Fortunata n'est pas plainte. Chacune poursuit la carrière qui est la sienne, avec ses préjugés, ses instincts. Le romancier reste d'une objectivité totale. Dans l'état où nous est parvenu le roman, la peinture des petites gens tient la plus grande place. Cela est dû au hasard de la transmission manuscrite et ne doit pas apparaître comme un choix conscient fait par Pétrone. Mais l'on pressent que les différences sociales n'impliquent pas des options morales, des mœurs différentes. Toute l'humanité qui s'agite, aussi bien dans la Cena (où ce sont de petites gens, en dépit de leur fortune) que dans les auberges, mais aussi dans la bourgeoisie de Crotone, aux bains, où un chevalier romain se fait, pour des raisons inavouables, le protecteur d' Ascylte, et dans les mauvais quartiers de la ville, où c'est un «père de famille>, un bourgeois, qui veut débaucher Encolpe - toute cette humanité, quelles que soient sa condition sociale et ses origines, est dominée par les instincts les plus rudimentaires et les plus brutaux : le désir de l'argent - l'avaritia - une sexualité violente, qui possède aussi bien les hommes que les femmes. Nous avons nommé Quartilla, et cette grande dame en remontre aux sorcières adoratrices de Priape. Trimalchion n'est ni meilleur ni pire que le poète Eumolpe, que son âge n'a pas mis à l'abri des passions interdites. Cette brutalité des instincts qui mènent la plupart des personnages du roman est d'autant plus sensible que le conteur, Encolpe, ne la partage pas. Son amour pour Giton est plus délicat, plus pudique que l'on n'aurait attendu. Il rougit des violences lubriques de Quartilla. Il se voile le visage; il ne participe pas aux entreprises d'Eumolpe, à Crotone. Bien plus, il témoigne du dégoût non seulement pour les vulgarités de Trimalchion, qui lui semblent plus ridicules que coupables, mais surtout pour ses mœurs dissolues, le cynisme avec lequel il fait venir son ignoble mignon au festin et l'installe près de lui. E~colpe éprouve une sorte de nausée devant l'ivresse qui s'est emparée de tous les convives, et c'est avec soulagement qu'il s'échappe dans la nuit. Nous avons l'impression qu'il regarde ce monde grouillant sans grande sympathie, un peu à la façon dont il visiterait un jardin zoologique. Et ce regard n'est pas celui d'un aristocrate devant un déchaînement plébéien. Ce n'est pas sur ce plan que se place Pétrone: si l'on avait cédé, en comparant Quartilla et Fortunata, à la tenation de prêter à l'auteur une condamnation morale de

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l'aristocratie, il faudrait maintenant revenir sur cette impression et dire d'Encolpe qu'il prend ses distances â l'égard d'un Trimalchion. Deux vues opposées, qui se détruisent l'une l'autre. Quoi qu'on en ait dit, le Satiricon n'est pas un roman social. Pétrone ne s'y pose pas en juge d'une ou de plusieurs catégories sociales. Il est un thème sur lequel Pétrone revient souvent, et dont le rappel peut nous aider â discerner plus clairement l'intention qui l'anime. A plusieurs reprises, il est question des dieux et de ce que nous appelons le csurnatureh - et qui, pour les Anciens, n'était qu'une forme de la Nature. Et chaque fois les faits religieux sont évoqués de l'extérieur, aussi étrangers â l'auteur que les dérèglements de toute nature qu'il raconte. C'est par exemple un compagnon de Trimalchion qui évoque le temps où l'on croyait â Jupiter, et où il suffisait d'une procession au Capitole pour faire tomber la pluie. Évidemment, cette piété populaire n'est point partagée par Pétrone. Dans l'ensemble, les personnages du roman demandent aux divinités les moyens de satisfaire leurs passions. Sans parler de Priape, qui est l'objet de cérémonies â la fois ridicules et immorales, nous constatons que les Lares de Trimalchion sont portés en procession par trois pages qui s'appellent Felicio, Cerdo et Lucro. Trois noms qui portent témoignage des vœux adressés par le maître de la maison â ses dieux familiers. Ce n'est point hasard, non plus, si l'on raconte, pendant le dîner, des histoires de fantômes et de loups-garous. Personne ne s'avise d'émettre le moindre doute. Trimalchion croit aux striges et fait tout pour éloigner les Nocturnae, les terribles «Femelles de la Nuit>. L'atmosphère ainsi créée est si obsédante que le narrateur lui-même, l'ivresse aidant, se croit transporté dans un autre monde : les lumières de la salle â manger lui semblent plus brillantes, et tout le décor transformé. La religion prend ici sa forme la plus primitive, celle de la déisidaimonia, celle qu'il est le plus difficile d'arracher au fond de l'âme. Nous savons par Pline le Jeune â quel point les esprits les plus sages, les plus philosophes, étaient crédules quand il s'agissait de fantômes, de revenants et, en général, de tout le merveilleux que l'on pourrait dire quotidien ou familier. On mettra avec les histoires de fantômes les superstitions prêtées aux personnages, un peu partout dans le roman: l'obligation faite aux convives de ne pénétrer dans la salle â manger que du pied droit, aussi bien que l'interdiction de se couper les cheveux â bord d'un navire. L'épisode des sorcières, prêtresses de Priape, rappelle les pièces d'Horace consacrées aux maléfices de Canidie et de sa sœur. Et ce rapprochement lui donne peut-être son sens, un sens très lucrétien : le pouvoir de la folie humaine, au service de la superstition. Folie d'autant plus

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redoutable que son objet est dérisoire. Mais les Canidies de Pétrone ne sont pas criminelles. Le roman n'est pas tragique; il est animé par une volonté de rire des choses plutôt que d'en pleurer. En quoi il se rattache, sans doute, à l'inspiration démocritéenne, si vivante à cette époque, comme le prouve l'œuvre de Sénèque. On devait s'attendre, dans un tel roman, à rencontrer le problème de la mort. C'est Trimalchion qui le pose et le traite longuement. On a relevé depuis longtemps ce que les propos de Trimalchion contenaient d'épicurisme impur et vulgaire: la pensée de la mort comme incitation à vivre dans le présent, comme piment du plaisir, le banquet se terminant, avec la journée, en funérailles - comme le faisait ce personnage dont parle Sénèque dans le traité sur la Brièveté de la vie, qui ordonnait à ses valets de célébrer ses funérailles alors qu'il vivait encore. Tout cela témoigne plus de la crainte de la mort que de son acceptation sereine. Il s'agit d'apprivoiser le monstre, et de touver le plaisir jusque dans la pensée de l'anéantissement. Mais l'idée de l'anéantissement, si elle était véritablement acceptée, resterait encore dans la ligne de l'épicurisme. En réalité, Trimalchion la refuse. Il entend conserver, dans la mort même, le sentiment des choses plaisantes de la vie. Il aura autour de ses cendres un jardin, une treille, des fruits, de l'eau fraîche, des fleurs. Attitude exactement opposée à l'épicurisme véritable et dont l'absurdité éclate lorsque Trimalchion pour punir Fortuanta, défend qu'elle soit liée à lui dans la mort - ils poursuivront, tous deux, jusque dans le néant, cette vie de querelles domestiques dont ils offrent quotidiennement le spectacle. De la même façon que se trouve tourné en ridicule l'épicurisme vulgaire de Trimalchion, qui masque la peur de la mort et ne la supprime point, de même Pétrone se moque visiblement de l'astrologie, que l'on considérait alors comme l'un des moyens de déchiffrer le mystère du monde. Il en fait le thème d'un épisode grotesque et d'un discours fort pédant de Trimalchion. Or, nous savons que l'étude des astres tenait une grande place jusque dans le cercle des familiers de Néron. Le poème de Lucain nous en apporte un témoignage irrécusable. Et Sénèque affirme, dans les Questions naturelles, que les insuffisances constatables de l'astrologie proviennent d'une connaissance insuffisante des lois du monde, et non de la fausseté de cette science. Il n'est nullement certain que Pétrone ait voulu condamner l'astrologie en tant que telle - pas plus qu'il ne condamnait, dans l'épicurisme de Trimalchion, la doctrine du Jardin, mais sa critique nous transporte, pourrait-on dire, dans le monde de la fable, où l'on voit des animaux se livrer aux occupations des hommes, les imiter ridiculement pour notre enseignement.

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Il nous apparaît donc que les personnages du roman éprouvent les passions humaines, à un degré de violence peut-être plus que naturel toutes passions qui ruinent l'âme et l'empêchent d'atteindre à la tranquillité, à la sérénité qui, seule, conduit à la vie heureuse. Il est tentant de se demander si le roman ne nous a pas conservé comme l'illustration des égarements où se portent les hommes lorsqu'ils pêchent contre les quatre grandes vertus, les quatre piliers de la sagesse. Ces quatre vertus, prudence, courage, justice et tempérance, sont, de fait, constamment bafouées par les personnages de Pétrone. On pouvait s'y attendre a priori. Mais il est plus difficile de montrer que Pétrone s'est référé consciemment à cette analyse traditionnelle de la «vertu>, c'est-à-dire de la conduite humaine la plus excellente concevable. La vertu la moins pratiquée par les personnages de Pétrone est assurément la temperantia. Aucune mesure dans les passions, pas plus que dans le dîner de Trimalchion. Encolpe lui-même, en dépit de ses pudeurs, s'abandonne au désespoir lorsque Giton le trahit. Il cède à la colère, sans mesure; il veut tuer Ascylte, et ne doit d'éviter un crime qu'à l'intervention providentielle d'un soldat qui lui ôte son arme. Il n'est aucun personnage qui pratique la temperantia. On aurait pu penser que le vieil Eumolpe serait plus sage; en réalité, il est plus libidineux que son jeune ami. La culture, la pratique de la poésie ne le mettent pas à l'abri de cette démesure dans la recherche du plaisir qui est le contraire de la temperantia. La pratique du courage n'est pas plus en honneur, dans le monde du roman, que celle de la temperantia. Trimalchion est bien le plus peureux des hommes; le chant d'un coq suffit à le frapper de terreur. Encolpe, à la seule vue d'un chien en mosaïque, tombe dans l'eau du bassin. Plus tard, il tremble et perd pour un temps l'usage de la parole lorsqu'il reconnaît la voix de Tryphène, sur le bateau de Lichas. Pendant la bataille qui oppose Encolpe, Eumolpe et Giton, sur ce même bateau, aux amis et aux serviteurs de Lichas, Encolpe et Giton se livrent à la plus indigne des comédies pour apitoyer leurs adversaires. Même lors des plus grandes crises, les personnages songent d'abord à protéger leur personne. Un seul d'entre eux, tandis que le navire est jeté à la côte par la tempête, reste intrépide. Mais c'est le poète Eumolpe, qui, dans sa folie, ne s'est même pas aperçu que tout s'effondrait autour de lui. Lâcheté, témérité, inconscience mais nulle part le vrai courage, qui donne sa juste valeur au pêril et le regarde venir sans émotion. La justice non plus n'est pas en honneur dans ce monde du Satiricon. 1 Ne parlons pas du vol du manteau et de la tentative pour le vendre sur le marché. Mais, même entre les deux complices, Encolpe et Ascylte, ce ne sont que tromperies, trahisons de toutes sortes. Trimalchion, qui n'est pas

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un mauvais homme, prend plaisir â bafouer l'équité, en rendant ses jugements entre les esclaves. L'un d'eux, qui se précipite â son secours avec des bandes de laine pour le bander, se voit puni parce que ces bandes ne sont pas de pourpre, et celui qui, par maladresse, a failli lui rompre le cou est affranchi pour qu'il ne soit pas dit qu'un aussi grand personnage que Trimalchion ait pu mourir par la faute d'un esclave. Punitions et récompenses tombent absurdement, selon la fantaisie du maître. Enfin, la prudence, première des vertus cardinales, ne règle la conduite d'aucun des personnages. C'est par imprudence qu'Encolpe et Ascylte sont perpétuellement menacés des pires châtiments et tombent dans des aventures fort désagréables. Curieux, ils se mêlent de ce qui ne les regarde pas, et, si l'on prend au sérieux la malédiction dont souffre Encolpe, c'est sa curiosité sacrilège qui la lui a attirée. Trimalchion, dirat-on, a dû faire preuve de «prudence», au sens le plus vulgaire, pour parvenir, de simple esclave, â la grande fortune où nous le voyons. Pourtant, il laisse deviner que l'origine de cette fortune n'est guère avouable; des complaisances â la fois pour le maître et pour la maîtresse, et surtout une chance extraordinaire, qui fait que tout ce qu'il touche se transforme en or sous ses mains, toutes les affaires qu'il entreprend parviennent â une fin heureuse. Dans tout cela, le calcul raisonnable a peu de place. Et les affranchis qui entourent Trimalchion ne sont pas plus sages que lui; engagés dans des opérations financières hasardeuses, l'un a vu sa fortune atteindre un million de sesterces, mais il n'a pas tardé â se ruiner, et d'autres essaient de faire bonne figure contre la malchance, par exemple en faisant semblant de vendre volontairement les quelques biens qui leur restent, alors qu'ils sont contraints de réaliser leurs dernières ressources. Nous sommes dans un monde de faux-semblant, de bluff, où chacun essaie de paraître aux yeux des autres ce qu'il n'est pas: Trimalchion est riche, mais il veut passer pour savant, et il tient des propos absurdes, qu'il s'éviterait s'il avait la sagesse de s'avouer ses ignorances. Et, si l'on veut caractériser la conduite de ces personnages, la seule épithète qui décrit â la fois leurs folies, leurs enfantillages, leur déraison en toute chose est celle de stulti. Ce sont des représentants de l'humanité que n'est pas venu éclairer la lumière de la sagesse. Ils demeurent, pour reprendre l'expression lucrétienne, dans les ténèbres de l'ignorance, et le bonheur qu'ils peuvent se donner est toujours illusoire. Trimalchion devrait être heureux; il est «felix >, «beatus > selon les valeurs vulgaires. Mais ce n'est qu'une bracteata felicitas; il est profondément malheureux, de par sa déraison; il a peur de la mort, il trouve le chagrin dans l'ivresse, il ne cesse de se quereller avec sa femme, et la demeure qu'il s'est faite n'est guère propre â lui -donner le repos inté-

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rieur. Il n'y trouve, à chaque instant, que des motifs de colère. Il donne l'image d'un être balloté de droite et de gauche, sans fermeté, sans constantia, même dans la recherche du plaisir, et l'on se demande, une fois qu'il a disparu, ce qu'il était en vérité, s'il possédait une réalité au-delà de cette apparence grotesque de petit vieillard enfoui dans une écharpe à large bande de pourpre, et vêtu d'une tunique couleur d'aurore. On a remarqué, depuis longtemps, et, récemment, avec force, que la silhouette de Trimalchion évoque irrésistiblement celle de Mécène, avec ses oreilles pointant seules hors de son manteau, comme un esclave fugitif de comédie, et son affectation à ne mettre aucune rigueur dans sa tenue. On a fait observer aussi et inversement que bien des traits de Trimalchion ne conviennent pas à Mécène, et qu'il ne saurait s'agir d'une identification entre les deux personnages. Pétrone se serait-il donc contenté de prendre, dans l'image restée légendaire de Mécène, quelques traits amusants pour les prêter à son propre personnage? Mais pourquoi? Peut-être une Lettre à Lucilius, parmi les plus célèbres, et écrite précisément vers la même époque que le Satiricon, suggère-t-elle un début d'explication. Sénèque, on le sait, soutient à son ami l'idée que l'apparence physique d'un homme aussi bien que sa façon de parler sont le reflet de son être intérieur. Et il prend l'exemple de Mécène, tiraillé toute sa vie entre des passions contradictoires, amoureux de sa femme Terentia qui le repoussait et (Sénèque se contente de le suggèrer, mais une lettre d'Antoine, conservée par Suétone, est moins discrète) réservait ses complaisances à Auguste. Mécène est aussi incapable d'énergie; il aime passionnément la vie, mais il a peur de mourir, et cela même empoisonne profondément tous ses plaisirs. Bref, Mécène est, aux yeux de Sénèque, le type même du stultus, de l'homme qui n'a jamais pu ordonner son être intime, discipliner sa sensibilité, mettre en lui-même la cohérence indispensable à qui veut mériter le nom d'homme. Si l'on rapproche ces idées de Sénèque et le portrait de Trimalchion, on peut se demander si le dessein de Pétrone n'a pas été précisément le même que celui du philosophe: prendre, chez Mécène, tout ce qui, dans son extérieur déjà, indique ce vice profond de son âme, cette incohérence, cette complaisance lâche envers soi-même, cette attitude puérile en face de ce que l'opinion considère comme des «biens», pour en composer une figure, en quelque sorte idéale, de «pauvre homme»? Si l'on assignait à l'évocation de Mécène en la personne de Trimalchion - évocation indéniable, que suffit à souligner le cognomen de Maecenatianus donné à l'affranchi - une signification politique, il faudrait que Pétrone eût voulu assimiler l'illustre ami d'Auguste et les affranchis

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du règne de Claude et des premières années de Néron, c'est-à-dire à la fois ridiculiser le « dieu Auguste> et condamner l'administration des Narcisse et des Pallas. Ce qui eût été contradictoire : la condamnation du despotisme claudien, exercé par le ministère de ses affranchis, entraînant automatiquement l'approbation de la dyarchie augustéenne. Aussiest-il bien difficile de situer la satire de Mécène sur le plan de la vie politique: c'est l'homme qui est en question, comme il est en question dans les Lettres à Lucilius où Sénèque fait si longuement son procès. S'il en était ainsi, on pourrait formuler une hypothèse: que Pétrone, dans son roman, s'est montré plus philosophe qu'on ne le dit souvent.Il nous a semblé déjà qu'il avait répudié les intentions sociales, refusé de s'ériger en juge des mœurs de telle ou telle condition, de tel ou tel milieu. Il est facile aussi de montrer qu'il ne se préoccupe pas des problèmesqui, une génération plus tard, tourmenteront Juvénal, cette invasion de Rome par les Orientaux: Juvénal eût donné de Trimalchion, qui, lui aussi, a coulé de l'Oronte vers le Tibre, une image bien différente de celle que Pétrone nous en offre. Pétrone n'est pas inspiré par l'indignation. Vis-àvis de son personnage, il témoigne d'une indulgence amusée. De tempsen temps, il souligne que les propos qu'il lui fait tenir sont absurdes, que ses affectations sont ridicules, mais il n'en éprouve lui-même aucune colère. On devine même une sorte de sympathie intermittente, assez vite répri· mée, il est vrai, de l'auteur lui-même pour ce fantoche qui n'a d'autre vice que d'être un homme dépourvu des lumières de la philosophie. Cette hypothèse, d'un Pétrone philosophe, ou du moins soucieuxde mesurer le pouvoir de la raison, en établissant la contre-épreuve de la .déraison, s'accorderait assez bien avec l'atmosphère de ces années où le règne de Néron s'éloigne lentement, et comme à regret, de Sénèque pour dériver vers Tigellin. Pétrone est, dans cette évolution, un homme de tran· sition; arrivé au palais, et au consulat, après la mort de Burrus, il ne sur· vivra guère à la conjuration de Pison. Son influence coïncide avec le temps où Lucain compose la Pharsale, c'est-à-dire, précisément, le temps où les options politiques du règne changent, où le jeune poète qui a corn· mencé son épopée dans l'enthousiasme en faisant l'éloge du Prince, s'en éloigne de plus en plus et passe à l'opposition. Dans cette perspective d'un monde changeant, autour de Néron, l'on comprendrait mieux, peut-être , le roman de Pétrone , où l'on veut trouver, r ou _ontrouve, peut-être, des souvenirs de Sénèque, des allusions précises (moms précises, sans doute, qu'on ne le dit) à l'œuvre philosophique de celui-ci, mais peut-être pas sous la forme parodique que l'on dit. P~r exemple, il est bien peu vraisemblable que le vieux poète Emnol· pe 5011 la caricature de Sénèque. Certes, il existe un «dossier» en faveur

UNE INTENTION POSSIBLEDE PaTRONE

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de cette thèse. Nous connaissons par Dion Cassius l'image que l'opposition et les ennemis de Sénèque voulaient présenter du philosophe : celle d'un ambitieux, débauché, amateur de femmes aussi bien que de jeunes gens, avide d'argent et dépourvu de scrupules. Et l'on peut, à la rigueur, en rapprocher certains traits d'Eumolpe, notamment le goût de la débauche. On peut aussi se souvenir des tragédies, et constater que Pétrone tourne en dérision au nom d'une esthétique réfléchie certaines formes d'expression dramatique, dans lesquelles il faut peut-être voir des allusions au style de Sénèque dans son théâtre. Mais tout cela ne convainc point, l'image obtenue de la sorte ne serait que fragmentaire. Et il en est de Sénèque par rapport à Eumolpe comme de Trimalchion par rapport à Mécène. La ressemblance n'est peut-être pas fortuite, elle n'est que partielle et volontairement limitée. Il y a, dans le personnage d'Eumolpe, bien autre chose que ce qu'aurait pu être une caricature de Sénèque. Eumolpe est une figure traditionnelle du poète fou, que les dieux inspirent en le rendant insensible aux choses de la vie. Cela vient de Platon et remonte au-delà encore. Cela passe, aussi, par les dernières pages de l'Art poétique d'Horace et trouvera des échos dans le Dialogue des Orateurs de Tacite. C'est un lieu commun philosophique, qui concerne fort peu Sénèque. Pourtant, les rapprochements à établir entre tel passage du Satiricon et les Dialogues ou les Lettres ne sont pas fortuits. Il y a entre eux une parenté évidente. Mais est-elle vraiment celle que l'on voudrait et le Satiricon contient-il un «anti-Sénèque >? Une parodie, pour être sentie, doit être évidente. Or, l'un des textes invoqués, les réflexions amères d'Encolpe sur le cadavre de Lichas (115), est isolé de l'ensemble; il n'est pas entouré d'un «cadre» qui rendrait sensible le caractère dérisoire de l'épisode. Rien ne nous avertit que la tristesse dont Encolpe se dit pénétré n'est pas une vraie tristesse. Tout ce que l'on peut soupçonner, c'est que cette tristesse est un peu trop bavarde. Mais Encolpe nous a habitués à ces monologues surabondants auxquels il s'abandonne dès qu'il est saisi par l'émotion. C'est un trait de son caractère, et un peu de son charme, que cette émotivité juvénile, bien en harmonie avec les manières d'un jeune homme à peine sorti de l'école - un intellectuel raisonneur, amoureux des mots. Cela n'a rien d'étrange. Et que dit-il? Il s'abandonne à une improvisation, assez scolaire, sur les incertitudes de la fortune et se termine par un autre lieu commun, dans le goût des Cyniques, sur les différents genres de sépulture. De tels mouvements se trouvent souvent chez Sénèque, c'est vrai. Mais ils ne sont que l'une des formes les plus extérieures de son expression philosophique, et la rhétorique peut les revendiquer aussi légitimement que la philosophie.

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En réalité, c'est chez Attale, chez Papirius Fabianus, dans la tradition scolaire qu'il faut chercher les modèles. Nous avons là un style d'époque, dont Sénèque est pour nous le représentant le plus illustre, et le plus familier, mais qui ne lui est pas personnel. Encolpe est fidèle à son personnage en l'employant, et ce qu'il parodie, s'il y a vraiment parodie, c'est lui-même. Mais qui penserait à identifier Encolpe et Sénèque? Et ainsi se trouve levée l'objection peut-être la plus grave que l'on pourrait faire à l'hypothèse ici présentée d'une «lecture nouvelle» du Satiricon: Pétrone n'est pas ennemi de toute philosophie, il est ironique, tout au plus, devant le style habituel à la rhétorique moralisante. Mais les valeurs morales réelles lui sont aussi chères qu'à Sénèque. Il suffit pour s'en persuader de rappeler un passage, moins souvent lu et étudié, il est vrai, que la Cena, mais fort important, les propos du fermier de Crotone présentant sa ville aux voyageurs (116): à Crotone, le mensonge seul est roi. Les activités dignes d'un homme n'y sont point pratiquées. Et parmi elles, le fermier cite l'étude des œuvres littéraires, celle de l'éloquence et la pratique de la frugalitas. Crotone, ville du mensonge, a perverti toutes les valeurs naturelles. Les hommes n'y sont plus liés par l'humanitas, dont les épicuriens aussi bien que les stoïciens avaient fait une vertu fondamentale; ils ne pratiquent plus à l'égard les uns des autres la «justitia», mais, comme sur une plaine ravagée par une épidémie de peste, il n'y aura plus que des cadavres en train d'être dévorés et des corbeaux en train de les dévorer. Finalement, il est clair que Pétrone accepte bien des principes qui sont ceux de Sénèque. Que, comme lui, il pense que le vitium suprême consiste à méconnaître les impératifs de la nature humaine, qui sont effectivement méconnus par tous ceux qui, faute d'un apprentissage suffisant, s'abandonnent aux séductions de la Fortune ou du plaisir, et tombent dans les pièges que la se11sibilitétend à la raison. Trimalchion, comme Mécène, souffre de ce mal : il est l' anti-nature. Mais ce même mal n'épargne pas les prétendus «intellectuels», les maîtres d'école qui forment les jeunes gens à traiter des sujets invraisemblables et ne les préparent pas aux réalités du monde. Il en va de même pour les poètes, qui ne doivent pas se borner à être des artisans du langage, mais ont pour mission de réserver dans le monde «la part de la folie». Au terme de cet exposé, on se demandera peut-être si Pétrone est épicurien, ou stoïcien, ou se réclame de l'Académie. A la vérité, il ne s'est pas mis à lui-même d'étiquette. Se réclamer de la nature est commun à toutes les écoles. Le rôle reconnu aux poètes indiquerait plutôt des sympathies stoïciennes - mais d'une manière négative, et il reste, aussi, que la théorie de l'épopée, présentée par Eumolpe, est assez proche des thèses aristotéli-

UNB INTENTION POSSIBLEDB PéTRONB

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ciennes. Nous sommes donc dans un grand embarras. Embarras accru encore si l'on se souvient de l'attitude de Pétrone à l'égard de la déisidaimonia, qui semble d'abord, certes, une attitude épicurienne, mais qui peut aussi rappeler certaines positions prises par Sénèque dans le De superstitione. La sagesse consisterait donc à constater tous ces faits, et à suggérer que Pétrone, formé, comme ses contemporains, à la méditation philosophique, a, comme beaucoup d'entre eux, négligé les orthodoxies, prenant son bien ici et là, soucieux avant tout d'établir les conditions intérieures de la vie heureuse. On aimerait imaginer Pétrone un peu comme ce qu'aurait pu être, ce que fut peut-être, Annaeus Serenus, après la pratique du De tranquillitate animi, un Sérénus qui, aussi, se souviendrait du Suaue mari magno ... et s'amuserait à faire voguer en pleine mer une nef des fous avec tout son équipage.

NOTES SUR PROPERCE I - LA COMPOSmON DE L'ÉLÉGIE A VERTUMNE

Il y a une dizaine d'années, MlleM. Schmidt établissait, dans une étude fort ingénieuse, que la composition des poèmes de Catulle et, à leur suite, celle des Géorgiques, obéissent à des lois numériques subtiles dont certaines œuvres alexandrines leur fournissaient le modèle 1• Si, dans le détail, les analyses de M11oSchmidt et ses arguments appellent quelques réserves, surtout sur le point des Géorgiques, œuvre de longue haleine dont l'inspiration déborde les schémas trop rigides 2, les rapprochements dont elle appuie sa thèse sont trop nombreux et trop probants pour que celle-ci ne contienne pas une large part de vérité. Nous voudrions ici .appliquer sa méthode à un poème dont elle ne parle point et qui, pourtant, relève de la même technique: l'élégie que Properce consacre au dieu Vertumne 3• Nous voudrions aussi, dépassant l'analyse purement numérique, montrer quelle lumière nouvelle celle-ci peut jeter sur l'interprétation de la poésie de Properce. A cette analyse numérique, le poète nous convie lui-même lorsqu'ils écrit, à la fin de son élégie : cil ne me reste que six vers . . . telle est la limite imposée à ma course dans la carrière 4 ». Par conséquent, le nombre des vers revêt ici une importance particulière. Si nous examinons la suite des idées, nous constatons que le poème se divise en quatre grandes parties, de la façon suivante : A. - Vers 1 à 18. Brusque entrée en matière; le dieu se nomme et pose la question de l'étymologie de son nom, thème majeur et prétexte de toute l'élégie, et, aussitôt, il indique les fausses étymologies proposées habituellement (uert-amnis; uert-annus) que, lui, il n'accepte pas.

M. Schmidt, Die Komposition von Vergils Georgilca, in Stud. zur Gesch. u. Kultur des Altertums, XVI, 2/3, 1930. 2 Voir le compte rendu de J. Bayet, in Revue crit., 1921, p. 212-215. 3 lUgies, IV, 2. • V. 57-58: su superant uersus ... haec spatiis ultima creta meis. 1

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B. Vers 19 à 32. - En fait, per nature, Vertumne est apte à toutes sortes de transformations. Successivement, il peut se faire fille légère, faneur, soldat, plaideur, ivrogne, Bacchus et Phébus. C. Vers 33 à 46. - Il peut également prendre d'autres formes: chasseur, oiseleur, cocher, écuyer, pêcheur à la ligne, colporteur, berger, vendeur de roses, jardinier enfin. Cette série d'incarnations se distingue nettement de la précédente et constitue un ensemble à part. Le mouvement change, avec le vers 33; les secondes personnes dont il était fait usage jusque-là (uoles, v. 22; indue, v. 23; da, v. 25; iurabis, v. 26; clamabis, v. 30; cinge, v. 31; dabis, v. 32) disparaissent complètement. De plus, la première série d'incarnations se termine avec le distique 31-32 par un «élargissement stylistique» obtenu à l'aide d'un chiasme et d'une anaphore: cinge caput mitra, speciem furabor lacchi,· furabor Phoebi, si modo plectra dabis. Ces vers forment visiblement la clausule d'un développement 5• D. Vers 47 à 64. - Le mot de l'énigme, c'est que le nom de Vertumne fait allusion à ses faculté de transformation. Tel est le sens du mot dans la «langue de ses pères 6 ». Le dieu rappelle sa venue à Rome; il aspire à y rester éternellement, et le poème se termine par des vœux en faveur de l'artiste qui a façonné la statue 7 • Ainsi, les soixante-quatre vers de ce poème se laissent aisément grouper, pour le sens, en quatre grandes parties symétriques suivant le sché-

Au point de vue métrique, noter, dans l'hexamètre, l'alternance régulière des dactyles et des spondées, et les deux spondées initiaux du pentamètre, combinaison qui vise certainement un effet. 6 En latin, ou en étrusque? Est-ce une étymologie «étrusque» (fantaisiste) de uerto, ou une homonymie entre le participe médio-passif *uortumnus et Voltumna, Vertumnus, divinité étrusque? · 7 Le commentaire de l'éd. Butler et Barber, Oxford, 1933, p. 333, coupe le poème ainsi: 468; 9-18; 19-48; 49-64. Les transformations sont englobées dans une même partie, qui déborde jusqu'au vers 48. Cette dernière coupure nous semble malheureuse; elle sépare une phrase en deux : 5

(47) at mihi quod formas unus uertebar in omnis nomen ab euentu patria lingua dedit; (49) et tu, Roma, meis tribuisti praemia Tuscis (unde hodie Vicus nomina Tuscus habet). La coupe avant 47 nous semble se justifier par la présence de la particule forte at, qui oppose la proposition qu'elle annonce au développement précédent. Voir cidessous.

NOTBS SUR PROPERCE - 1

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ma numérique: 18 + 14 + 14 + 18. La pièce entière admet un centre de symétrie après le 16e distique. Ce schéma, tel qu'il résulte de la suite des idées, répond aux grands mouvements du poème. La première partie se termine par une période de six vers dont l'unité est soulignée par des correspondances de termes (prima, v. 13, qui domine toute le phrase; autumnalia, v. 15, répondant à aestiuo, v. 16; surtout, répétition anaphorique de hic dans les deux derniers distiques, v. 15 et 17). Brusquement, avec le vers 19, la deuxième partie débute par une asyndète qui n'est pas sans dureté: mendax fama noces . .. Nous avons montré qu'une opposition analogue s'établit entre la fin de la seconde partie et le début de la troisième. De même encore, la troisième partie se termine par un tableau gracieux et achevé, auquel s'oppose brusquement le at mihi du vers 47, début du dernier «mouvement>. Un autre parallélisme de détail, enfin, vient confirmer cette division : des concordances d'expression entre les vers qui commencent respective• ment la première et la quatrième partie :

v. 1: quid mirare meas tot in UNO corpore FORMAS? et v. 47: at mihi, quod FORMAS UNUS uertebar in omnis v. 2: accipe Vertumni signa PATBRNAdei et v. 48: nomen ab euentu PATRIA lingua dedit. v. 3: Tuscus ego Tusc1sorior nec poenitet ... et v. 49: Et tu, Roma, meis tribuistis proemia TuscJS. On voit que les mots significatifs de chacun des trois vers initiaux ont

été repris dans les vers symétriques de la partie finale. Serait-ce par hasard?

*

*

*

Telle est la symétrie générale du poème. Mais, à l'intérieur de chaque partie, la composition n'est pas moins rigoureuse. Les deux parties extrêmes, qui se correspondent, se composent respectivement de trois groupes de six vers chacun, centrés également autour d'une idée: A. - Vers 1 à 6: introduction; indication de l'opposition ÉtrurieRome, l'un des thèmes majeurs du poème. Cette opposition se retrouve dans les vers 47 à 58 qui forment une période rythmique définie, terminée par une ponctuation forte. B. - Vers 7 à 12: les fausses étymologies. Ces six vers forment une unité stylistique aussi bien qu'intellectuelle, l'idée centrale étant celle de uertere. Serait-il trop subtil de rapprocher les six vers symétriques de la

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quatrième partie (vers 53 à 58 : uidi ego labentis acies ... ) où est suggérée, mais non exprimée, l'idéee de uertere terga? C. - Vers 13 à 18: les offrandes rituelles au dieu, raisins, cerises, prunes, pommes et poires. Ces allusions à l'image de la statue, telle que la voyait le passant, sont à rapprocher des six derniers vers du poème. expressément détachés par Properce : stipes acemw eram (v. 59 et suiv.), qui attirent eux aussi l'attention sur la statue elle-même. Les deux parties centrales ne se prêtent pas à des jeux analogues. Dans un poème en distiques, un ensemble de quatorze vers ne peut se diviser de façon symétrique (et nous verrons que la symétrie était ici une nécessité pour Properce) qu'en sept groupes égaux. Telle est bien la solution adoptée par le poète, qui se contente de juxtaposer ses distiquesen refusant toute période plus ample. Tout au plus la nécessité de marquer le changement de mouvement entre la troisième et la quatrième partie l'a-t-elle conduit à mettre une liaison plus étroite entre les deux derniers distiques de la troisième: «nec flos ullw .. . >, au vers 45. Il résulte de ce parti pris l'impression d'un développement heurté, sans cesse haché, comme un halètement : impression que donne, précisément, une succession ininterrompue de transformations rapides, sans transition; et les asyndètes que l'on remarque en grand nombre dans ce passage ne sont que l'instrument grammatical de cette construction rythmique, ellemême, en dernière analyse, au service de l'effet stylistique. Nous voyons, par conséquent, que Properce a dessiné dans son élégie des harmonies numériques qui ne peuvent être dues au hasard, et que, tout entière, elle se résume dans une formule arithmétique :

qui exprime la parfaite symétrie du poème. Cette formule permet de faire justice d'opinions hypercritiques sur la transmission du texte. On a supposé, d'une part, que les vers 41 à 46: «Nam quid ego adiciam .. . >, jusqu'à: «impositw fronti langueat ante meus>, c'est-à-dire le développement sur l'incarnation de Vertumne com· me jardinier, étaient déplacés et devaient être mis après le vers 18, soit après le passage où le dieu rappelle les offrandes de fruits que l'on a cou· turne de lui faire a. Indépendamment des arguments que l'on peut faire valoir contre cet·

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Voir P.J. Enk, Ad Propertii carm. comm. crit., Leipzig, 1911, p. 301, qui admet cette transposition.

NOTBSSUR PROPBRCB- 1

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te transposition, tirés du sens et de la suite des idées 9 , on voit maintenant qu'en l'acceptant on bouleverserait complètement les symétries reconnues et qu'on mutilerait l'économie interne de l'œuvre. D'autre part, le distique «Est etiam aurigae species . .. , (vers 35-36) a été suspecté 10 ; on a voulu y voir une glose un peu gauche introduite dans le texte. Mais la gaucherie de ces vers, si elle est réelle, est de Properce lui-même, et non d'un imitateur malhabile. A les supprimer, la troisième partie devient boiteuse, avec six distiques seulement contre les sept de la seconde. Donc, dans l'ensemble, les thèses hypercritiques sont insoutenables et cette constatation devra nous inciter à rejeter moins précipitamment la tradition manuscrite dans les cas où, à l'inverse de ce qui se passe ici, des critères purement formels ne viennent pas la garantir.

* * * Pourquoi, dira-t-on, Properce s'est-il astreint à suivre un schéma numérique aussi rigoureux? Une première raison peut, sans doute, apparaître, si l'on remarque que ce poème n'est, au fond, qu'une longue épigramme à la manière «alexandrine,, une longue harangue prêtée à une statue qui interpelle les passants et raconte son histoire. L'Anthologie palatine nous fait connaître un grand nombre de telles pièces. Properce se souvenait donc ici plus qu'ailleurs des modèles hellénistiques; il reprenait la tradition des « néotéroi ,. Il était naturel, par conséquent, qu'il eût recours à l'un des procédés qui leur étaient chers, celui des symétries numériques. Mais cette raison, si elle n'est pas sans poids, demeure faible; elle n'indique au mieux qu'une possibilité qui lui était offerte; elle n'explique pas son choix. Déjà les vers mystérieux de Vertumne à la fin de son monologue: « il ne me reste plus que six vers ... >, ont arrêté notre attention. Quelle est cette «ligne d'arrivée, (ultima creta) vers laquelle il se hâte? Y avait-il un nombre déterminé de vers à atteindre? Mais quelle obligation pouvait ain• si contraindre un poète?

9 Dans le premier développement, il s'agit d'une fausse étymologie : uert-annus; dans le second, d'une vraie (au dire du dieu), sa transformation en jardinier. Les deux passages se complètent moins qu'ils ne s'opposent, et cela en six vers chacun, à la fin de la première et de la troisième partie; ils sont, en un sens, symétriques: c'est l'une des symétries secondaires du poème. 10 Enk, Ibid., p. 304.

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C'est que le nombre total des vers du poème n'est pas quelconque; il est, en effet, égal à 64, et 64 possède de multiples propriétés, à la fois arithmétiques et occultes. Pour nous, 64 est la sixième puissance de 2. Cela entraîne différentes relations arithmétiques que nous allons essayer d'exprimer dans la terminologie antique. Si nous nous reportons au traité de Théon de Smyrne, nous constatons que 64 est d'abord un nombre «pairement pair 11 >, c'est-à-dire qu'il ne contient aucun élément impair dans ses composants. Toutefois, il est en même temps cubique et carré et, dans la série des carrés, c'est le premier qui possède cette propriété 12 ; donc, il participe à la fois de la dyade et de la triade. Mais, surtout, il est en rapport étroit avec la tétractys. De la tétractys fondamentale 1, 2, 3, 4, les Pythagoriciens en déduisaient une seconde, elle-même double, et qui correspondait respectivement, dans le genre pair et le genre impair, au point, à la ligne, à la surface et au volume (c'est-à-dire à l'unité, la puisance 1, au carré et au cube); la série 1, 2, 4, 8, à côté de la série des puissances impaires correspondantes: 1, 3, 9, 27 13• Or, le nombre 64 est le produit des termes de cette tétractys paire : 1 x 2 x 4 x 8 = 64. Par conséquent, le poème tout entier est placé en quelque sorte «sous l'invocation> de la tétractys paire, qu'il résume et exprime. Or, on sait que, par sa force même, la tétractys symbolise le monde tout entier dans sa structure secrète, et chaque genre de tétractys répond à un ordre, sensible ou supra-sensible 14 : ordre des formes, des éléments, des solides, de la vie sociale, etc. La tétractys paire, selon Théon de Smyrne, correspond terme à terme à la ligne droite, à l'aire plane, aux solides à surfaces planes (cube, etc.); elle apparaît essentiellement comme épanouissant l'idée de la dyade. Or, la dyade est «le premier changement ... , type de la formation de la matière, de tout le sensible, du devenir, du mouvement, de l'accroissement, de l'addition, de la communauté, de la relation 15 >. On comprend dès lors pourquoi la tétractys paire, qui exprime l'essence du principe du devenir, pouvait dominer un poème consacré au dieu du changement et de toute transformation.

Théon, Ce qu'il faut savoir ... , éd. Dupuis, I, 8. 12 Id., I, 20. 13 Id., II, 37 et suiv. 14 Id., II, 38. 15 Théon, Ce qu'il faut savoir ... , éd. Dupuis, II, 41 : Ilpo>'tl]6' uix;111euiµetu6o1..,;SICµovaooç eiç 60000 ... 1eu8'fiv ÜÀTJ1euim\v tô uia8T)tôv 1eui,; -ysvemç 1eui,; ICÏVTJ Cette ambiguïté du sexe, sur laquelle le poète attire d'abord l'attention, avant toute autre transformation, se trouve donc symbolisée (et son importance expliquée) par l'architecture numérique de l' œuvre. Une fois ces principes posés, la composition de l'ensemble se déduit avec rigueur : poème consacré à la dyade, cette élégie devra être symétrique et, en effet, ses parties se répondent exactement deux à deux. Au lieu de se borner à répéter cette division binaire, et de composer selon la formule: 16 + 16 + 16 + 16, Properce reprend le second thème, celui du mariage. Les deux parties extrêmes se composent donc de trois parties de six vers chacune. Le nombre 18, dans lequel s'unissent aussi dyade et triade, principe féminin et principe masculin, devait nécessairement être introduit dans une œuvre consacrée à un dieu qui était autant celui de la fécondité que celui du changement. Restaient vingt-huit vers: la nécessité d'une composition symétrique, fondamentale, les divisait en deux groupes de quatorze vers. Contraint par la forme même du distique, Properce, comme nous l'avons vu, rencontrait ici le nombre sept, lui-même total auquel on arrive en additionnant les trois premiers termes de la tétractys paire. Et sept est assez important par lui-même dans la tradition pour que deux périodes successives de sept distiques ne passent pas inaperçues auprès de tout lecteur attentif à ce jeu des combinaisons numériques. Nous voyons, par conséquent, que Properce a mis dans cette élégie un sens caché: Vertumne, dieu obscur, dieu de carrefour, aux attributs

16 Id.,

II, 42 : âtô

KUi

ltj)(1l'tl]Àtye'tCll (TJ'tp{aç) ltci.vtu SÎvat. Voir trad. Dupuis, éd.

cit., ad loc.

Id., II, 45. Plut., Qu&t, rom., CIi, p. 288 c. 19 Vers 23 : indue me Cois fiam non dura puella. 20 Vers 24: meque uirum sumpta quis neget esse toga? 17

11

434

ROMB, LA LITI'8RATURB BT L'HISTOIRB

mal définis, se trouve élevé à la dignité de principe cosmique : le principe même du changement. Cette intention du poème ne pouvait échapper à des Romains de l'époque augustéenne, préparés par la renaissance du Pythagorisme et la mode des spéculations astrologiques à réfléchir sur les nombres et leurs significations occultes. Ce n'est sans doute pas un hasard si, dans le recueil, l'élégie à Vertumne suit la «consultation de l'astrologue>, la première du livre IV, elle-même si mystérieuse à tant d'égards. S'ensuit-il que nous puissions faire de Properce un disciple de ces «néo-pythagoriciens>, dont M. Carcopino a révélé l'importance dans l'histoire de la pensé de cette époque? Il serait peut-être aventureux de l'affirmer. Que les spéculation théologico-mathématiques ne lui aient pas été étrangères, cela est certain, mais peut-être n'y voit-il qu'un jeu plaisant, où se complaît son goût de l'érudition et des choses curieuses. Son traitement des thèses astrologiques dans la première élégie du livre IV n'est pas sans ironie. Par exemple, la menace finale prêtée è Horos : «octipedis Cancri terga sinistra time 21 >,

semble bien n'être qu'une plaisanterie. Sans doute, chaque partie du «corps> des Signes a une zone d'influence qui lui est propre, mais précisément le Cancer, vu par-dessous, ne possède qu'un ventre et n'a pas de dos 22 • Si Properce tourne ainsi l'astrologie en ridicule (et le reste du poème ne dément pas l'ironie de ce trait final), pourquoi mettrait-il des convictions métaphysiques dans l'arithmétique de Vertumne? Nous croirions plus volontiers qu'il a vu dans ces jeux numériques essentiellement un raffinement littéraire, au service de l'expression poétique. Le procédé est d'autant plus remarquable que ce poème est écrit en distiques et qu'il se prête, par conséquent, avec bien moins de facilité, à des combinaisons arithmétiques que les poèmes de Catulle, d'Horace et de Virgile, écrits en vers uniformes. Au schéma métrique imposé par le genre élégiaque, il devait en superposer un autre, qu'il s'imposait à luimême, et la tyrannie du symbolisme accroissait encore le mérite de la dif ficulté vaincue. De quoi tenter un poète précieux. On songe aux autres poètes qui s'imposèrent ainsi des tyrannies calculées, à Dante et à la composition ternaire de la Divine Comédie, depuis le nombre des «cantiche> jusqu'à la triade élémentaire, la terza rima,

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IV, 1, 150. Manilius, Il, 253 : patulam distentus in aluum.

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comme, dans une cathédrale, le thème de la Trinité est inscrit partout, dans le travail des ogives et l'ordonnance des portails 23 • On songe aussi à la disposition mathématique de la Délie et à celle du Microcosme, où Maurice Scève se livrait, lui aussi, à de telles combinaisons de symboles24 • De Properce à Dante,· à Pétrarque et aux poètes lyonnais, y a•t·il une tradition continue? Oui.en un sens: la mystique des nombres n'a jamais cessé de vivre, du moyen âge jusqu'à nos jours. Non, si l'on ne considère plus cette mystique en elle-même, mais comme l'instrument d'une création poètique. Pour Properce, comme pour Dante, tous deux créateurs de leur «langue> et de leur expression, la composition numérique est d'abord une discipline du poème. Dans l'élégie à Vertumne, c'est un moyen de rompre la monotonie du distique élégiaque, d'ordonner des parties, de créer des mouvements et des périodes en un genre où la simple juxtaposition de côla rythmiques prévus, un hexamètre et sa clausule pentamétrique à forme quasi fixe, semblait paralyser toute création véritable. Et nous sommes au cœur même de l'invention romaine de l'élégie. Dans un poème d'amour, un monologue passionné, l'élan lyrique était un principe de composition suffisant; il engendrait naturellement, comme de lui-même, des périodes liées, suggérait des ruptures brusques, des retours périodiques de thèmes 25 ; mais dans une élégie aussi froide, aussi dénuée de passion, il fallait un secours extérieur, purement formel. Properce l'a demandé aux nombres se montrant ainsi à la fois poète sym• boliste, soucieux d'inscrire dans ses vers «le chiffre des choses» et, plus simplement, poète, conscient de la perfection que confèrent aux œuvres les «gênes concertées »26.

Cf. Hauvette, Dante, Paris, 1911, p. 220-223; cf. p. 286. De semblables recherches, on le sait, se retrouvent chez Pétrarque, etc. 24 Voir F. Brunetière, Rev. Deux-Mondes, 1900, p. 903; Valéry Larbaud, Ce vice impuni ... ; Domaine français. Étude sur Scève; E. Parturier, éd, de Délie, Paris, 1916, p. XXVIII-XXX. Voir, sur ce problèmes, A. M. Schmdt, La poésie scientifi· que ... , Paris, 1939. 25 Étudier, par exemple, à ce point de vue l'élegie 3 du même livre: la lettre d'Aréthuse à Lycotas. 26 Cet article, écrit avant la parution de l'ingénieuse étude de M. P. Maury sur l'Architecture des Bucoliques (Lellres d'Humanité, t. III (1944), p. 71 à 147), n'a pu faire état de résultats analogues à ceux auxquels nous a conduit l'analyse du Vertumne. - A propos des spéculations astrologiques et hermétiques semblables à cel• les dont nous croyons déceler l'influence chez Properce, on rapprochera le symbolisme numérique attribué à la statue de Janus, de I'Argilète, dont les doigts passaient pour chiffrer le nombre 365 (Macrobe, Sat. 1, 9, 10; cf. Lellres d'Humanité, IV (1945), p. 113). ·

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NOTES SUR PROPERCE II - CÉSAR ET LA LÉGENDE DE TARPÉIA

Fidèle au programme qu'il s'est tracé - malgré ·les prédictions sinistres de l'astrologue Horos - dans le poème liminaire du IVe livre, Properce chante les «jours et les fêtes, et les noms antiques des lieux 1 >. Déjà, il vient de célébrer les attributs et les fonctions de Vertumne «au Vélabre> en une pièce subtile et construite à l'image de ce dieu ambigu 2. Après l'intermède d'une c héroide > sentimentale, voici la seconde légende du recueil, où le poète contera l'aition d'un autre lieu célèbre, le c bois Tarpéien et le tombeau affreux de Tarpéia 3 >. Ce n'est pas trahir Properce, mais servir son dessein, que de chercher à retrouver, sur la terre romaine, ces lieux auxquels il demande son inspiration. Nous ne pourrons prétendre à une compréhension véritable de ces élégies aussi longtemps que les monuments et les sites qu'elles évoquent demeureront pour nous dans le vague et un lontain plus que légendaire. Songeons que les mots dont se sert le poète revêtaient pour ses lecteurs une signification singulièrement précise, et que, s'ils les invitaient à rêver une Rome disparue, ils commençaient par leur parler d'une réalité familière. Notre premier devoir est de reconstituer l'image de cette Rome augustéenne, puisque celle-ci est, après tout, le point de départ commun aussi bien à Properce qu'à son public. Si nous y réussissons, nous aurons alors le privilège d'assister, en quelque sorte, à la genèse de l'œuvre - et il n'est jamais indifférent de pénétrer plus avant dans le secret de la création poétique - mais surtout il nous sera peut-être donné de rencontrer, chemin faisant, telles allusions, telles intentions qui n'apparaissent pas à la simple lecture, mais qui ne sauraient étonner dans l'œuvre d'un esprit aussi étonnamment subtil et «enveloppé> que celui de Properce.

Prop., El., IV, 1, 69: sacra diesque canam et cognomina prisca locorum. Ci-dessus, p. 427 et suiv. J El., IV, 4, 1: Tarpeium nemus et Tarpeiae turpe sepulcrum. 1

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La tâche, pourtant, n'est pas aisée. Une première difficulté surgit avec le premier vers. Le « bois Tarpéien >, le « tombeau affreux de Tarpéia >, quels sont-ils, où les situer? La tradition des topographes modernes a embrouillé singulièrement le problème en s'efforçant à tout prix de retrouver ce tombeau, et le saxum, la Roche, d'où l'on précipitait les condamnés, sur le sommet sud de la colline capitoline, le Capitolium proprement dit. Or, c'est là une localisation que n'autorisent nullement les témoignages invoqués. En réalité, on s'aperçoit qu'elle a surtout pour justification une appellation médiévale, mais qui semble bien elle-même résulter d'une identification arbitraire 4 • Il nous est impossible de reprendre ici et de discuter un à un les textes sur lesquels s'appuie la théorie traditionnelle. Disons qu'ils n'ont pas paru suffisamment probants à E. Pais, puisque, dans un mémoire trop oublié, cet historien proposait déjà de situer la Roche sur l'Arx capitoline, et non sur l'autre sommet 5. En réalité, la question est fort complexe, et sa complexité résulte en grande partie de l'incertitude de la terminologie antique. Le nom de la colline Capitoline est tantôt, dans les textes, Capitolinus Mons (ou Capitolium), et tantôt Tarpeius Mons (ou Tarpeium) 6 • Varron écrit que le «Capitolium> prit ce nom parce qu'on y avait trouvé, en creusant les fondations du temple de Jupiter Capitolin, une tête humaine. Mais, auparavant, ajoute-t-il, cette montagne s'appelait Mons Tarpeius, du nom de la Vestale Tarpéia, qui y avait été tuée par les armes sabines, et enterrée : une trace de cette appellation subsistait dans le fait que le rocher gardait le nom de «Saxum Tarpeium 1 >. Ce texte prouve sans aucun doute possible l'identité absolue de Capitolium et Mons Tarpeius. Il ne prouve nullement que Tarpéia ait été tuée et enterrée sur le sommet sud. D'ailleurs, si le terme de Capitolium est celui dont l'usage est le plus ordinaire à l'époque classique, ce n'est nullement l'appellation officielle, qui s'est conservée dans la nomenclature urbaine et qui reparaît à la fin de l'Empire. Cette appellation officielle est bien celle que Varron donne

Cette «tradition» subsiste dans le nom de la Via di Rupe Tarpeia. E. Pais, Ancient Legends, p. 107-129. 6 On trouvera les références groupées in Plat.-Ashb., Top. Dict., s. v. Capitolinus Mons et Tarpeius Mons. 7 Varr., L. L., V, 41: Vbi nunc est Roma, Septimontium nominatum ab tot montibus quos postea Vrbs muris comprenhendit; e quis Capitolinum dictum, quod hic, cum fundamenta foderentur aedis Jouis, caput humanum dicitur inuentum. Hic mons ante Tarpeius dictus a uirgine Vestale Tarpeia, quae ibi ab Sabinis necata armis et sepulta : cuius nominis monimentum relictum, quod etiam nunc eius rupes Tarpeium appellatur saxum. 4

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comme la plus ancienne, Tarpeius Mons•. Mais les puristes la considèrent comme la seule valable. Désigner le «Capitole> par le terme de Capitolium constitue à leurs yeux une véritable métonymie 9 • On ne voit pas bien comment cette métonymie serait possible si Tarpeius Mons désignait précisément le sommet sud, qui porte, lui, de façon certaine et habituelle, le nom de Capitolium. Il ne peut y avoir métonymie que si le terme est «transporté> à toute la colline 1°. Rien ne s'oppose donc à ce que l'Ar.%,le sommet nord de la colline, soit compris dans la désignation générale de Tarpeius Mons. Nous savons, d'ailleurs, que la tradition (au moins sous sa forme la plus générale) voulait que Tarpéius, le père de la Vestale, eût la garde de la Citadelle11. Quant aux témoignages topographiques proprement dits sur la position même du Stuum, ils peuvent aussi bien s'appliquer au Capitole qu'à la Citadelle. Ils nous apprennent seulement que la Roche surplombait le Forum 12• Lorsque les Vitelliens attaquèrent Sabinus, celui-ci était retran-

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Dans les Régionnaires, Append.: Montes VII ... : Tarpeius. Cf. Joh. Lyd., De Mensibus, IV, 155. C'est à la même terminologie officielle que se réfère Suét., lui., 44, quand il parle du projet de théâtre «Tarpeio monti accubans>, et dont on tire parfois la conclusion que cette expression désigne exclusivement le sommet sud, puisque c'est là que fut construit le théâtre de Marcellus, dont César avait conçu le premier dessein. On n'en peut légitimement conclure qu'une chose, c'est que l'expression comprenait aussi le sommet sud, mais non lui seul. De même pour Pline, N. H., XXVIII, 2, 15 : Cum in Tarpeio fodientes delubro fundamenta caput humanum inuenissent ... Pline ne peut employer l'expression Capitolium, dont la généralisation est postérieure à la découverte dont il parle. • Rhet. ad Her., IV, 43: denominatio est quae ab rebus propinquis et finitimis trahit orationem, qua possit intelligi res quae non suo uocabulo sit appellata. Id aut ab inuentione conficitur, ut si quis de Tarpeio loquens, eum Capitolium nominet . .. , Puis, l'auteur donne comme exemple le fait d'appeler le pain Cérès, etc. lnuentione est une correction, très plausible, des éditeurs, pour inuentore. Est-ce une allusion à la légende de la tête humaine dans les fondations du temple de Jupiter? •0 On remarquera les mots propinquis et finitimis, qui conviennent parfaitement à l'Arx. Le texte ne dit pas que le Capitolium doit son nom à la découverte d'une tête humaine, mais il suppose que l'on donne à la colline cette appellation qui ne convient qu'à une partie (noter le potentiel: nominet). 11 De Vir. Ill., II, 14: Tarpeius pater praeerat arci; Ibid., 5: (Tarpeia)... Sabinos in arcem perduxit. Serv., ad En., VIII, 348, situe la légende sur l'Arx. 12Den. Hal., VII, 35, 4 : ... ,:ov Ù7œj>Ks{µavov ~ œyopélçÂilcpOV.Id., III, 69; VIII, 78, 5 : la foule assemblée au tribunal peut assister à l'exécution, mais, si le tribunal se tient alors, comme cela est probable, au voisinage immédiat du Comitlum, le fait semble indiquer que le Saxum se trouve sur le sommet le plus proche de la colline, c'est-à-dire sur l'Arx. Cf. Liv., XXVII, 50, 9.

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ché sur l'Arx, et non sur le Capitolium 13• Or, une partie des troupes assaillantes tente l'escalade «per centum gradus>, «qua Tarpeia rupes ... aditur>. Il eût été bien étrange que cet assaut, qui ne progressa que lentement14, n'eut pas atteint immédiatement son but s'il avait été dirigé contre une position sans défense, comme l'était le sommet sud 15. Pour toutes ces raisons, il est non seulement possible, mais plus vraisemblable, de situer le tombeau de Tarpéia et la Roche maudite sur la falaise de la Citadelle. Un fragment de Festus, malheureusement très mutilé, nous apporterait presque une certitude si son interprétation n'exigeait de trop nombreuses et trop peu certaines restitutions 16. Une fois éliminés les témoignages anciens et les thèses modernes édifiées sur leur appui fragile, nous restons en présence du texte de Properce, et c'est lui, et lui seul, qui doit nous apporter la confirmation nécessaire. Or, à le bien regarder, ce poème ne laisse aucune place au doute. Properce a pris soin d'indiquer clairement au lecteur les principaux points de repère auxquels il accroche la légende. L'un d'eux est évident. «A l'endroit où maintenant, écrit Properce, est l'enceinte de la Curie; à cette fontaine buvait le cheval de guerre 17 ». Le camp de Tatius est situé sans ambiguïté; il est à proximité immédiate de la Curie et du Comitium, donc dans la partie nord du Forum (fig. 1). Cela entraine que les chevaux des Sabins ne peuvent aller s'abreuver, comme on l'a parfois soutenu 18, à la fontaine de Juturne, tout près du Palatin, occupé alors par les Romains de Romulus. Properce se conforme aux habitudes militaires romaines, qui vou-

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Plat.-Ashb., Top. Dict., p. 45, et la bibliogr. citée. Tac., Hist., III, 69, 7; 71 et

suiv. Tac., /oc. cit. : improuisa utraque uis; propior atque acrior per asylum ingruebat . .. Propior ne fait pas difficulté. Il indique seulement que l'attaque par l'asylum, où la dénivellation est faible, mettait les assaillants presque au niveau des assiégés. Les soldats qui devaient gravir les Centum Gradus, depuis le pied de la colline, étaient matériellement plus éloignés. 15 Ibid., par. 10: Sic Capitolium, clausis /oribus, indefensum et indireptum, conflagrauit. Il s'agit du temple de Jupiter, ici, et non de la colline tout entière. Cf. Ibid., 12, 9: ea tune aedes cremabatur . .. 16 Fest., p. 464 L., dans lequel on devine, I. 10 et suiv., que le Saxum était séparé par quelque chose (l'Asylum?) du Capitole, parce qu'on ne voulait pas unir un lieu sacré et un lieu funeste: «saxum est, de noxi poene g ... noluerunt funestum locum r . .. Capitoli coniungi . .. >. 17 Prop., El., IV, 4, 13 et suiv.: ... ubi nunc est Curia saepta, / bellicus ex illo fonte bibebat equus. 11 Cf. Hermes, IV, p. 253 et suiv., et la discussion, in Jordan, Top., 12, p. 255, n. 86. 14

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Fig. 1.

laient une source au voisinage du camp, et sous sa protection immédiate. Tatius défend celle-ci d'une palissade 19• La localisation de cette source détermine tout le reste de la scène. C'est à cette source, en effet, que descend Tarpéia depuis le haut de la colline, où est sa demeure. C'est là qu'elle va chercher l'eau pour ses libations rituelles 20 • On ne peut objecter qu'à l'époque classique les Vestales

Prop.; El., cit., v. 7 : uallo praecingit acerno. Le verbe implique seulement une palissade lonaeant la source. Cf. Mart., Ep., XIV, 153; sous le titre: semicinctum, on lit : tht tunicam locuples; ego te praecingere possum ... Le tablier ne couvre que la panie antérieure du corps. Il n'en fait pas le tour. 30 Ibid., v. 15: Hinc Tarpeia deae fontem libauit .. . 19

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allaient quérir leur eau à la source des Camènes, hors de la Porte Capène. Properce ne peut avoir songé à cette fontaine, située beaucoup trop loin du Capitole. Il n'y a qu'une source susceptible de répondre aux exigences du texte, celle qui jaillit aujourd'hui encore au fond du Tullianum.La tra• dition voulait, en effet, que la construction du Carcer ait été l'œuvred'un des premiers rois, Ancus Marcius ou Servius Tullius 21, mais postérieure· ment au règne de Romulus. En ce temps lointain, rien n'empéche donc que Properce la suppose coulant à l'air libre et déversant son eau dansun ruisseau qui irait se jeter, précisément au nord de la Curie julienne,dans le canal de la Cloaca Maxima (voir fig. 1). Or, ce ruisseau existe, c'est l'évacuation naturelle, puis utilisée par un égout, de l'eau du Tullianum. On peut encore l'apercevoir, au fond d'un sondage exécuté en bordurede l'Argilète, à travers le pavé du Forum /ulium22. Il est probable que l'exis• tence de cette canalisation était connue de Properce. Elle ne fut, en effet, couverte qu'à l'achèvement du Forum /ulium et de la Curia lulia, dont la dédicace date seulement de 29 av. J.-C.ll. Même si le poète ne l'avait pas vue lui-même, chacun savait que les abords de l' Argilète étaient maréca· geux, ainsi qu'en témoignait le nom de Lautolae donné à ce quartier24• Si l'on accepte d'identifier la source de Tarpéia et celle du Tullianum, le bois sacré de Silvain évoqué par Properce se place donc sur les derniè· res pentes de l'Arx, dans les anfractuosités de la falaise, en un endroitoù aujourd'hui encore les herbes folles et les broussailles poussent librement. La grotte même n'est pas difficile, sinon à retrouver, après les nombreux travaux de l'époque impériale, du moins à imaginer, dans la falaise de tuf 25 • Toute autre localisation de la source doit remplir cette condition. Or, seule, la fontaine du Tullianum répond à la descriptiondu poème. Et elle Y répond avec une surprenante exactitude. Au-dessusde la

T.:Liv., I, 33; Varr., V, 151; Fest., p. 356. L'étymologie de Tullianum~ar 1~ mot sabm tullus, désignant la source, est sans doute incertaine; elle peut avoir éte acceptée par Properce, et il est hors de doute que la toponymie de ce quartier accuse des influences sabines (le terme même de Tarpeius en est vraisemblablement un témoignage). 22 Voir le plan, fig. 1. Ce ruisseau est figuré sous forme de canal antique par R· Lan· . ciam,· Forma, pl. 22. Nous avons sur la figure reproduit le tracé donne· par Lanc1a_m. · Ilf aut probablement, d'après ' les fouilles récentes, • le situer plus au nord' au dela de la Curie. :: Voir les références in Plat.-Ashb., Top., p. 143. . Varr., L. L., V, 156; Macrobe Saturn l 9 17· Serv ad En. VIII, 361. La proximité d ' ., ' ' ' ., ' p u tem~le de Janus Geminus est maintenant indéniable. 25 0 ~ .P·, El. eu., v. 3 et suiv.; Lucus erat felix hederoso conditus antro I mu/ta· que na11u15obstrepit arbor aquis ... 21

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fontaine, c'est la falaise verticale de la Citadelle. Là, il est certain que le rocher forme une muraille naturelle 26 • L'endroit est bien choisi pour établir un camp. Les assiégeants ne redoutent pas une sortie soudaine. Ils surveillent à bonne distance et interdisent, s'ils le veulent, par des patrouilles les communications entre le Palatin et la forteresse capitoline. Ils ont de l'eau et se trouvent, comme il convient, au bord d'une légère éminence qui domine et commande le reste du Forum. Dans le tableau de Properce, rien ne peut choquer un Romain formé à la tactique et à la vie militaires. Ainsi que l'a remarqué E. Pais 27 , le sentier que suit Tarpéia pour descendre de la Citadelle vers la source est le passage aménagé, dès l'époque républicaine, à l'aide d'un escalier, connu tantôt sous le nom de Scalae Gemoniae, tantôt sous celui de Gradus Monetae, tantôt sous celui de Centum Gradus, les Cent Marches 28 • C'est ainsi que le Palatin possédait, lui aussi, les «Marches de Cacus>, qui avaient remplacé un très ancien sentier entre le Germale et le Forum Boarium. Ce chemin escarpé et maudit, ce sera celui qu'indiquera la jeune fille à Tatius, quand elle aura décidé de trahir Rome. La roche sur laquelle elle chantera son amour, ce sera le Saxum, le Rocher maudit, lui aussi, où se dressera plus tard son tombeau, monument de son infamie. Il n'est pas nécessaire de chercher ailleurs la Roche Tarpéienne; elle se dissimule quelque part au voisinage de l'Aracœli ou du monument élevé, il y a quelque soixante ans, au roi VictorEmmanuel II. Properce, s'il a quelquefois gravi, comme Tarpéia, les marches de l'escalier des Gémonies, pouvait découvrir du haut de la Citadelle le panorama de la ville - un panorama que les fouilles récentes nous permettent de reconstituer avec une suffisante exactitude. A côté de lui, sur le plateau presque libre de constructions, c'était le temple de Juno Moneta. A ses pieds, la falaise nue, un à-pic d'une vingtaine de mètres, au bas duquel passait le Cliuus Argentarius, qui conduit du Comitium au Champ de Mars. A droite, le Comitium lui-même, encombré de ses monuments vénérables, et fermé, à l'est, depuis quelques années, par la Curie Julien-

Ibid., v. 13 : Murus erant montes . .. Il est possible que ce trait fasse allusion au tableau de la Rome la plus antique donné par Virgile au livre VIII de l'Énéide, et où l'on voit déjà sur cette Citadelle des murailles, qui sont probablement une : la Bacchante endormie des mosaïques et des peintures; la Bacchante c furieuse> des reliefs. 29

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Pourtant, Properce ne nous a pas accoutumés à semblable facilité, et certaines expressions, au hasard d'un vers, ne laissent pas d'inquiéter quelque peu le commentateur. Properce, dès le début, suit la tradition varronienne et fait de Tarpéia une Vestale. Or, cette tradition est en soi déconcertante, si l'on songe que le culte de Vesta, et par conséquent les Vestales, ne datent que du roi Numa. Tite-Live, qui a vu la difficulté, s'en tire en disant que ce culte «préexistait> déjà chez les Latins, et qu'en fait Numa a seulement codifié son rituel et son collège sacerdotal3 2• Properce, de même, se garde bien de prêter à sa Vestale les devoirs précis des prêtresses. Le foyer qu'elle garde n'est pas situé au Forum; la source où elle puise n'est pas celle des Camènes. Les gestes sont les mêmes; ce sont ceux que Numa réglera dans son code pontifical; mais ils ne sont pas encore intégrés dans les formes du culte classique, ils suggèrent seulement celui-ci et le préfigurent. Et voici que Vesta apparaît comme l'instigatrice de tout le drame. ~tte Bacchante, ce n'est pas l'esprit de Dionysos qui l'anime; ce n'est pas non plus la Vénus toute-puissante qui torture une Scylla ou une Myrrha hésitant devant la faute. Par un singulier paradoxe, c'est la déesse chaste par excellence qui plonge dans les moelles de la malheureuse les torches de la passion 33• S'agit-il de punir la jeune fille qui a songé à trahir son sacerdoce? Mais ce serait une étrange punition que de pousser la coupable en intention à accomplir son crime! Et pourquoi Vesta, ce faisant, estelle qualifiée de «gardienne heureuse des tisons d'ilion>? Ne les garderait-elle pas mieux, ces germes du feu sacré troyen, si elle évitait - elle qui connaît l'avenir - que l'ennemi ne s'empare de la Citadelle? Tout s'explique, au contraire, si l'intention de Vesta est précisément que s'accomplisse cette trahison. Car c'est de cette trahison féconde heureuse - que doit sortir la Rome véritable. Celle-ci a beau avoir été fondée, matériellement, par la charrue de Romulus; elle n'existera pleinement qu'une fois réalisée l'alliance avec les Sabins. Il est significatif que l'acte de Tarpéia s'accomplisse au jour des Parilia, à la fête même du Natalis Romael4, car c'est une seconde fondation qui doit s'accomplir ce

n Liv., I, 20, 3: (Numa) ... Virginesq~ Vestae kgit, Alba oriundum sacerdotium ei genti conditoris haud alienum; his ut adsiduae templie antistites essent stipendium de publico statuit . .. , etc. Tite-Live pense évidemment à la légende de Réa Silvia. Cf. Den. Hal., II, 65, et Varr., L. L., IV, 7. u Prop., Ibid., 69 et suiv. : Nam Vesta, lliacae felbc tutela fauillae, I culpam alit et plures condit in ossa faces. 34 Prop., El. cit., 73 et suiv.: Vrbi festus erat (dbcere Parilia patres); I hic primus coepit moenibus esse dies.

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jour-là. Et la faute de Tarpéia sera l'une de ces fautes bienheureuses felix culpa - où la faiblesse des Mortels accomplit les Destins. Tarpêia elle-même est consciente de cette pesante dignité. Elle sait, par avance, que les femmes sabines peuvent séparer les armées dans le combat qui s'annonce; elle sait qu'elle-même, par son amour, montre l'exemple à ces femmes, et que sur son manteau nuptial se scellera le traité 35. Ce qui la déchire, c'est le sentiment de sa trahison 36 , mais elle sait aussi que, par cette faute, elle va rendre possible quelque chose de plus grand. Nous pouvons donc admettre que, en chantant la Vestale Tarpéia, Properce a voulu célébrer le drame humain, grâce auquel se réalisa l'un des moments essentiels de la formation de Rome. Avec les Sabins, et le traité qui unira Romulus et Tatius, naîtra un état nouveau; ce sera le début de la religion officielle; une Cité digne de ce nom trouvera ses lois et ses dieux et comme sa constitution humaine et divine. En un vers lourd de sens, Properce résumait déjà l'être profond de Rome en Mars et en Vesta 37 • Leurs deux sanctuaires, jumeaux, se dressent de part et d'autre de la plus ancienne Voie Sacrée 31 , la Regia, où sont déposés les anciles, et le Foyer de la Ville, avec l'Atrium Vestae. Dans aucun des deux, la divinité ne possède d'image. Elle est immanente; son numen pénètre le lieu saint. Au seuil du Forum, au cœur de la Ville où s'équilibrent Sabins et Romains, l'union de ces deux divinités symbolise l'âme même de la Cité. Or, si Mars est bien l'ancêtre des Romulides, le dieu Latin par excellence, comme l'enseigne la légende de Réa, Vesta, installée en son lieu par Numa, servie par le Pontife institué par Numa, ne peut pas ne pas apparaître comme le symbole des apports sabins. Si nous examinons le texte de Tite-Live où nous sont exposées les principales mesures religieuses prises par le roi Numa, nous apercevons qu'il choisit comme grand Pontife un certain Numa Marcius, de famille

Ibid., 59 et suiv.: Commissas acies ego possum soluere: nuptae, / uos medium palla foedus inite mea. Notez l'accent de regret dans le «nuptae>. 36 Ibid., 43 et suiv. : Quantum ego sum Ausoniis crimen factura puellis, / improba uirgineo lecta ministra foco! 37 El., III, 4, 11 : Mars Pater et sacrae fatalia lumina Vestae . .. 31 Il s'agit de la rue qui se détache de la Voie Sacrée augustéenne et impériale à la hauteur du temple d'Antonin et Faustine et se dirige vers le temple de Castor, évitant ainsi le temple du divin César. Il est fort vraisemblable que cette rue est le reste du tracé primitif de la Voie Sacrée, ainsi que l'a déjà soutenu A. Piganiol, Les origines du Forum romain, Mél. Éc. Fr., 1909. 35

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patricienne 39 , et qu'il y a tout lieu de considérer comme le mari de sa fille, celui qui fut le père du roi Ancus Marcius 40 • Nous savons, en effet, que le roi Ancus était le petit-fils de Numa, par sa mêre, comme Numa lui-même était, par sa mêre, le petit-fils du roi Tatius 41 • Ainsi Vesta devait son sanctuaire, et son culte, et même son premier prêtre à la dynastie de Tatius. Nous sommes en présence d'une dynastie véritable, en effet, où la succession se transmet de beau-père à gendre, et dont le souvenir s'était conservé chez les historiens. Quoi qu'il en soit du sens réel de cette tradition, et de sa réalité aux premiers temps de Rome, il n'en reste pas moins que Vesta se trouvait, en quelque sorte, liée à Tatius. Sans la conquête sabine, sans la trahison de Tarpéia, la déesse ne recevrait jamais les honneurs qu'elle souhaitait. Et cela explique son attitude envers la jeune fille. Elle n'hésite pas à exciter en sa prêtresse une passion qu'elle devrait réprouver. Mais elle sait, dans sa prescience divine, qu'en excitant cet amour, elle prépare en réalité la seconde Fondation de Rome, celle du roi sabin Numa 42 • Ces spéculations légendaires, dira+on, n'intéressaient, au temps de Properce, que quelques érudits, et Tite-Live ne les rapporte, lui-même, qu'en les mettant explicitement en doute. Étrange matière poétique, et certainement peu accessible à des lecteurs contemporains d'Auguste! Écoutons pourtant l'écho des paroles que prononça le jeune César lorsqu'il fit l'éloge solennel de sa tante Julia. «Ma tante Julia, par sa mêre, descend des rois; par son père, elle est parente des dieux immortels. Vénus est l'ancêtre des Julii, dont fait partie notre famille. Il y a donc dans notre race et le caractère sacré des rois, qui ont le pouvoir suprême parmi les hommes, et le culte des dieux, qui tiennent en leur pouvoir les rois eux-mêmes 43 >. Non, le souvenir de ces légendes lointaines

39

Liv., I, 20, 5: Pontificem deinde Numam Marcium Marci filium ex patribus

legit. 40 Muenzer, in Real-Enc., XIV, p. 1545, s. v. Marcius, n° 24. Sen., ad Luc., 108, 30: Anci pater nullus: Numae nepos dicitur. Cf. Cie., De Rep., Il, 18. Le père est oublié parce qu'il ne compte pas dans le mode de succession c sabin». Mais cf. Plut., Numa, 21. 41 Cie., De Rep., Il, 18: Post eum, Numae Pompilii nepos ex filia rex a populo est Ancus Marcius constitutus. Cf. Plut., Numa, 21: Den. Hal., Il, 76; III, 35; Liv., I, 82. Pour la filiation de Numa, Plut., Ibid., 2. 4 2 Ce n'est pas une coïncidence si la date de naissance de Numa coïncide avec les Parilia - comme la c faute» de Tarpéia. Den. Hal., II, 58; Plut., Numa, 3. 43 Suet., lui., 6 : Amitae meae luliae maternum genus ab regibus ortum. Paternum cum diis immortalibus coniunctum est. Nam ab Anco Marcio sunt Marcii Reges, quo nomine fuit mater. A Venere lulii, cuius gentis familia est nostra. Est ergo in

448

ROME, LA LITŒRATURE ET L'HISTOIRE

Titus Tatius 1

(fille) - Numa Pompilius 1

(fille) - Numa Marcius, Pont. Max. 1

Ancus Marcius

lulius Caes. - Marcia

Iulius Caesar

Iulius Caesar dictator Pont. Max.

lulia - Marius

Iulia - Attius 1

Attia - Octavius 1

Augustus, Pont. Max. n'est pas seulement matière à curiosité érudite. Il est aussi une source constante d'inspiration politique. Il peut être aussi matière poétique, comme, vers le temps où Properce composait les premières élégies du livre IV, venait de le prouver Virgile. Comme dans les luttes soutenues par Énée se joue le sort de Rome, l'avenir de la Cité est l'enjeu de ce drame d'amour. Mais si nous avons raison de considérer qu'aux yeux de Properce la fondation de Rome ne fut réellement accomplie que le jour où Sabins et Latins coexistèrent dans ses murailles, le jour où, au pouvoir de Romulus, s'ajouta la sainteté des rites, ne sommes-nous pas, encore une fois - et comme par l'analyse topographique, mais par un tout autre chemin ramenés vers la personne de César? César, descendant des Julii, compte aussi les Jumeaux parmi ses ancêtres. Mais, par sa lignée maternelle -

genere et sanctitas regum, qui plurimum inter homines poilent, et caerimonia deorum, quorum ipsi in potestate sunt reges.

NOTBS SUR PROPBRCB - II

449

celle à laquelle appartenait sa tante Julia - il compte aussi les Marcii et, par lui, le lointain Tatius. Et, si l'on dessine les deux schémas généalogiques - celui des premiers rois sabins et celui des Julii - on ne peut manquer d'être frappé par une étrange similitude. C'est par la ligne féminine, dans l'un et l'autre cas, que se transmet le sang des Marcii. César est aux Marcii ce que le roi Marcius fut à Numa, ce que Numa fut au roi Tatius. César, aussi, fut grand Pontife; c'est à ce sacerdoce qu'il demanda la première consécration de sa fortune future. C'est sur lui qu'il joua ses espoirs et sa vie«. En lui-même, peut-être, ce sacerdoce ne conférait guère de puissance réelle, mais, s'il l'obtenait avant le temps normal, et contre d'illustres compétiteurs, ce serait le signe que les dieux reconnaissent la légitimité de sa vocation royale. Il n'est pas moins significatif de constater que des rapports analogues unissaient Auguste à son oncle (et père adoptif) César. Auguste aussi est désigné par cette étrange ligne successorale, où les femmes comptent plus que les hommes. Si bien qu'en dernière analyse chanter l'avènement de Tatius dans la Cité, c'est justifier par avance la nouvelle dynastie qui s'élève. Et là encore, par une singulière coïncidence, de quelque côté que l'on se tourne, on ne rencontre que succession en ligne féminine. Que ce soit avec Marcellus, le neveu d'Auguste par sa sœur Octavie, que ce soit Agrippa, le mari de Julie et le gendre du Prince, il semble que la vieille règle successorale doive s'appliquer, à l'exclusion de tout autre. Vesta a vu plus loin encore que l'avènement de Tatius, plus loin que la fondation de son propre sanctuaire. Elle a prévu - comme aux Enfers on le prédit à Énée - l'avènement de César, et, plus haut encore que César, le triomphe d' Auguste. Ce cavalier qui galope dans la poussière, au pied de la Citadelle, ce n'est pas Tatius, c'est César dressé dans la gloire de son Forum 45 •

Cf. l'importance attribuée, à juste titre, à cette candidature au pontificat, par J. Carcopino, dans son César. 45 Le dernier vers de l'élégie, «o Vigil, iniustae praemia sortis habes >, si malaisé à expliquer, se comprend si l'on admet que Properce considère la faute de Tarpéia comme une faute c heureuse>. La punition que lui inflige Jupiter est celle que le dieu doit à sa trahison. Mais le poète sait bien, d'autre part, que cette trahison est nécessaire au destin de Rome. c•est pourquoi il qualifie le c sort> de la jeune fille d'injuste. Mais Jupiter sait distribuer la récompense en même temps que la punition, et, comme la faute, la «gloire> qui la suivit demeure ambiguë: gloire de l'éponymie (qui semblait scandaleuse à Pison, Den. Hal., II, 40, 3, au bénéfice d'une criminelle), c inuidia > du tombeau, monument du crime. Nous traduirions : c Dieu Vigilant, tu sais donner la récompense que mérite une destinée injuste>. Vigil est à rapprocher du inuigilare du vers 85. 44

NOTES SUR PROPERCE m - LES CAMPAGNESDE LYCOTAS ET LE TEXTE DE L'ÉLÉGIEDE PROPERCE

Au début de la lettre qu'Aréthuse écrit à son mari Lycotas, parti guerroyer contre les Parthes 1, la jeune femme rappelle les trop nombreuses occasions où elle est restée seule à Rome, sans amour. Deux fois, dit-elle, ce mari trop aimé est allé à Bactres; on l'a vu chez les Gètes, chez les Bretons et au bord de la «mer d'Orient» 2• Une autre absence, enfin, l'aurait entraîné dans un pays différent, dont le nom est malheureusement dissimulé par une incertitude de la tradition; l'ethnique qui le désigne est donné par les manuscrits sous trois formes différentes : hericus dans le Laurentianus, le Holkhamicus et le Neapolitanus, henricus dans le Vaticanus, hernicus dans le Dauentriensis 3 • Mais aucune de ces trois variantes n'a été jugée intelligible par les commentateurs, qui ont suggéré diverses corrections. La plus simple, paléographiquement, est Sericus, mais les éditeurs lui préfèrent généralement Neuricus, correction de Jacob. Dans la première hypothèse, Lycotas serait allé en guerre contre les Chinois; dans la seconde, il se serait contenté de remonter aux sources du Borysthène, dans le pays de Neuroé 4• Cette incertitude, qui pourrait être en elle-même vénielle, entraîne pourtant de graves conséquences pour l'interprétation du poéme tout entier, celle du IV• livre des Élégies et même notre conception de l'art propertien. A plusieurs reprises, en effet, le poéte insiste sur le caractère romain de cette pièce : Aréthuse est une femme

Properce, li., IV, 3. Ibid., 7 et suiv.: te modo uiderunt iteratos Bactra per ortus, I te modo munito Sericus hostis equo / hibernique Getae, pictoque Britannia curru, I ustus et Eoa discolor Indus aqua. Nous reproduisons provisoirement le texte tel qu'il est établi dans les éditions modernes (Butler-Barber, Paganelli, etc.), notamment la correction munito, alors que les manuscrits donnent tous munitus. 3 Apparat critique de l'édition Paganelli, Paris, 1929. 4 Plin., H. N., IV, 88. 1

2

452

ROME, LA LITTÉRATURE ET L'HISTOIRE

romaine, sa vie domestique est celle d'une jeune matrone à son foyer 5 ; les armes de Lycotas, son costume, les récompenses qu'il peut attendre de ses exploits, tout est romain aussi, et emprunté à la réalité quotidienne des camps 6 • Nous sommes donc en droit d'attendre que sa carrière militaire soit elle aussi réelle, et non une suite d'expéditions en des pays fantastiques. S'il en était autrement, Properce n'aurait pas mis en scène deux personnages réels, mais deux êtres imaginaires, et son élégie ne serait pas vraiment romaine, elle serait simplement parée de couleurs romaines, sans en avoir la réalité. Le problème qui se pose à nous est donc de savoir si Lycotas est un jeune Romain dont le nom se dissimule derrière un pseudonyme littéraire ou si c'est un héros d'imagination. Dans le premier cas, les campagnes qu'on lui attribue auront été les siennes; dans le second, rien ne nous garantira leur vraisemblance. Mais, si nous réussissons à démontrer que ces campagnes correspondent bien aux événements extérieurs contemporains et qu'elles peuvent avoir été celles d'un officier des armées d'Auguste, sans doute n'aurons-nous pas prouvé la réalité «historique» du personnage de Lycotas, mais nous aurons au moins établi la probabilité de cette hypothèse. Or, en l'état actuel de l'interprétation, il s'en faut que nous puissions attribuer à Lycotas une carrière seulement vraisemblable 7 •

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Dans la suite des absences de Lycotas, quelques points sont bien clairs et ne soulèvent aucun doute. Par exemple, la mention de Bactres ne peut que faire allusion à une expédition parthique ou à une attaque contre l'Arménie, éternel champ de bataille entre les Romains et le royaume des Parthes. Celle des Gètes évoque la campagne de Licinius Crassus et son triomphe sur la Thrace et les Gètes, en 27 av. J.-C.•. Ce sont là des données sûres, sur lesquelles doit s'appuyer toute déduction.

V., notamment, v. 13 et suiv. (rite du mariage romain), 45 (Romanis ... puellis), 53 et suiv. (culte domestique), etc. 6 V., notamment, v. 23: lorica; 18: lacerna; Tyria uellera (v. 34, allusion à la bande de pourpre de l'officier - laticlave ou angusticlave; v. ci-dessous); 68: hasta pura. 7 Les indications les plus précises sont données par le commentaire de Rothstein, Il, Berlin, 1898. Elles soulignent pourtant les incertitudes qui subsistent et se contentent d'énumérer un certain nombre de possibilités, souvent incompatibles entre elles. • Dion, LI, 23, 2 et suiv. 5

NOTES SUR PROPBRCB - III

453

De plus, le fait même que cette élégie appartienne au livre IV fournit

une indication supplémentaire. Il faut au moins que la dernière des expéditions à laquelle participa Lycotas, et qui l'entraîna vers l'Arménie, soit postérieure à la parution du livre III des Élégies, et, par conséquent, à 22 av. J.-C.9 • Nous avons là un point fixe, soit que toutes les campagnes de Lycotas se placent après cette date, soit qu'elles se partagent en deux groupes, les unes antérieures à 22, les autres postérieures. Enfin, il est bien certain que toutes ces campagnes ont été accomplies dans les troupes d'Octave, sans quoi - si certaines s'étaient déroulées sous les ordres d'Antoine - elles ne sauraient être rappelées aussi complaisamment par le poète. Cela entraîne que les expéditions orientales ne peuvent être antérieures à 30 av. J.-C., si l'on ne veut pas les échelonner de façon invraisemblable dans le temps et faire de Lycotas, au moment où Aréthuse lui adresse cette lettre d'amour, un officier chevronné et sur le point de se retirer. Telles sont les conditions que doit remplir toute hypothèse d'ensemble sur la chronologie des campagnes. Celles-ci se décomposent de la façon suivante : une expédition parthique (v. 7). 2) une expédition dans un pays incertain (v. 8), 3) une expédition contre les Gètes (v. 9), 4) une autre en Bretagne (ibid.), 5) une autre «chez les Indiens» (v. 10), 6) celle, enfin, qui fait l'objet du poème et se déroule également chez les Parthes. 1)

Ainsi décomposée, cette liste présente l'aspect d'une sorte de cursus militaire, d'ailleurs très chargé en campagnes, et par là même aberrant. Mais, si nous avons affaire à un cursus militaire, pouvons-nous savoir dans quel ordre il a été rédigé? Remonte-t-il le cours du temps, ou bien le descend-il? Ou encore Aréthuse se contente-t-elle d'énumérer pêle-mêle des noms géographiques au fur et à mesure que lui reviennent les souvenirs? Il est bien certain que la question ne comporte aucune réponse a priori; il convient seulement d'éprouver chacune des hypothèses et d'en examiner les conséquences.

9

Nous ne mentionnerons que pour mémoire l'hypothèse selon laquelle cette

élégie serait une pièce oubliée et recueillie postérieurement à la parution du livre

III. En fait, le livre IV, nous espérons le montrer ailleurs, est loin d'être un recueil factice. V. les intentions de Properce et la composition du livre IV des Elégies, Coll. Latomus XII, Bruxelles, 1953.

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ROME, LA LITiaRATURE ET L'HISTOIRE

Écartons d'abord l'idée d'une énumération désordonnée. C'est l'hypothèse la moins favorable à l'analyse, et celle qui ne donne aucune prise. C'est celle aussi qui laisse au commentateur le plus de liberté et l'expose aux constructions arbitraires. En bonne méthode, on ne doit y recourir que si toute autre se révèle inacceptable. La première hypothèse, celle d'un «cursus descendant>, semble d'abord la plus naturelle. C'est celle que nous mettrons à l'épreuve pour commencer. La troisième campagne, contre les Gètes, devant (ou pouvant) se placer entre 29 et 27 av. J.-C., l'expédition parthique qui la précède ne peut être que celle qui amena Auguste, en 30 av. J.-C., sur les frontières de l'Arménie et en Syrie, où il reçut l'hommage de Phrastès 10• L'allusion à la Bretagne, venant après la mention des Gètes, s'applique bien à la tentative d'invasion rapportée par Dion Cassius pour l'année 27 11, et qui ne fut pas poursuivie à cause, dit-il, de la révolte des Cantabres, qui éclata cette année-là. La cinquième campagne, contre les «Indiens», s'identifierait alors tout naturellement avec la montée de C. Petronius en Éthiopie, entre 25 et 21 avant notre ère 12• On a montré, en effet, que les « Indiens décolorés> dont parle Properce sont en réalité les riverains de la mer Rouge 13• La campagne la plus récente, dirigée contre les Parthes, serait alors, par exemple, la « promenade militaire> de Tibère en Arménie, pendant que la présence d'Auguste, en Syrie, suffisait à obtenir des Parthes la restitution des enseignes de Crassus 14 • Ces événements se déroulaient au cours des années 21 et 20 avant notre ére. Nous aboutissons, par conséquent, au tableau suivant : 30-29 av. J.-C.

?

Auguste en Asie.

?

Properce, v. 7: te modo uiderunt iteratos Bactra per ortus. V. 8: te modo munito Sericus (?) hostis equo.

Dion, LI, 18, 3. Id., LIii, 22, 5; 25, 2. 12 Strab., XVII, p. 820; Dion, LIV, 5, 4; Plin., N H., VI 181. 13 Virg., Géorg., IV, 293 parle du Nil, «descendu de chez les Indiens colorés>, usque coloratis amnis deuuus ab Jndis. Les expressions de Properce sont suffisamment semblables pour suggérer une allusion consciente. Quoi qu'il en soit, le vers de Virgile autorise â appliquer celui de Properce aux pays de la Haute-Égypte. 14 Dion, LIV, 9, 4-5. Cf. L. R. Taylor, in Journal of Roman Stud., 1936, p. 161 et suiv. 10

11

NOTES SUR PROPERCE - 111

455

28-27 av. J.-C.

Crassus et les Gètes; V. 9: hibernique Getae, pictoque Auguste et la BreBritannia curru. tagne. 25-21 av. J.-C.? C. Petronius en V. 10: ustus et eoa discolor Indus Éthiopie. aqua. 20-19 av. J.-C. Tibêre en Arménie. V. 7: iteratos. .. ; v. 35 et suiv.

Dans ce tableau demeure une grave lacune : entre 29 et 28, aucun événement ne peut s'appliquer â la campagne dont la mention se dissimule au vers 8. Naturellement, il ne saurait être question de la moindre expédition contre la Chine (comme le suggérerait la correction Sericus). L'autre correction, Neuricus, peut, avec quelque complaisance, faire songer â la guerre contre les Gètes, commencée en 29 et poursuivie au delà du Danube. Mais pourquoi un vers et demi et deux ethniques distincts pour désigner une même campagne? D'ailleurs, c'est plus tard, vers 14 av. J.-C., qu'Agrippa pénétra jusqu'au voisinage du Borysthène et du Bosphore Cimmérien. Il faut avouer que cette chronologie, bien qu'elle réponde aux principales conditions nécessaires, n'apporte aucune contribution â la solution des problèmes que nous nous étions posés. Elle n'éclaire en rien la lecture des manuscrits et ne peut servir â en améliorer l'interprétation. Elle est seulement possible - encore au prix d'une correction du texte; elle ne s'impose pas avec évidence. Examinons maintenant la chronologie inverse, celle qui commencerait par nommer les événements les plus rapprochés et remonterait vers les plus anciens. Notons d'abord que, si elle est moins naturelle que la chronologie «directe> pour un historien qui s'attache ordinairement â descendre le cours du temps, elle n'est pas sans quelque vraisemblance psychologique, la passion partant plus volontiers de l'impression présente et cherchant des justifications de plus en plus lointaines. Aréthuse ne raconte pas les campagnes de Lycotas, elle déplore leur fréquence et leur durée. Il est donc naturel qu'elle ne s'astreigne pas â un catalogue méthodique, mais énumère, de proche en proche, les griefs qui lui pêsent, en commençant par les plus récents, qui sont aussi les plus douloureux. Quoi qu'il en soit, il faudra, dans cette hypothèse, que la campagne «contre les Indiens» soit la première en date et que les deux dernières aient, coup sur coup, entraîné Lycotas contre l'Arménie et les Parthes. Le même point fixe - les expéditions de Dacie et les préparatifs contre la Bretagne - demeurent, ici encore, au centre du système. Mais, bien évidemment, il ne peut plus s'agir, pour interpréter le vers 10 ( ustus et eoa discolor Indus aqua), de songer â la campagne de C. Petronius, pas plus

ROME, LA LITŒRATURE ET L'HISTOIRE

456

que, pour le vers 8 et la première opération contre les Parthes, aux événements de 30/29 av. J.-C. A la vérité, il se trouve que, précisément en 29 av. J.-C., la HauteÉgypte avait été le théâtre d'une expédition analogue à celle de C. Petronius. Elle avait été montée sans l'aveu d'Octave, peut-être même contre sa volonté, par le premier préfet d'Égypte, Cornelius Gallus, et avait conduit les troupes romaines au delà des cataractes du Nil, au contact des frontières éthiopiennes. La célèbre inscription de Philae nous en a conservé le souvenir 15• Quant aux deux campagnes parthiques consécutives, nous les trouverons en 21/20 (campagne de Tibère) et en 16, lorsque Agrippa dut, une fois de plus, se rendre en Syrie 16• En résumé, nous aboutissons à un tableau analogue au précédent : 29 av. J.-C. 27 av. J.-C.

?

21-20 av. J.-C. 16 av. J.-C.

Cornelius Gallus en V. 10: ustus et eoa disco/or indus Haute-Égypte. aqua. Fin de la guerre des V. 9: hibernique Getae, pictoque Britannia curru. Gètes. Préparatifs contre la Bretagne. V. 8 : te modo munito Sericus (?) ? hostis equo. V. 7 : te modo uiderunt Bactra per Tibère en Arménie. ortus ... V. 7: iteratos.. . ; v. 35 et suiv. Agrippa en Syrie.

La même lacune subsiste, mais cette fois la période comprise entre la seconde et la quatrième campagne est beaucoup plus longue et permet de placer une expédition distincte. Or, cette période est occupée presque uniquement par la guerre sanglante que les légions durent mener en Espagne à partir de 27 17• Toutes les forces de l'Empire lui sont consacrées et,

O. G. /. S., 654; /. G. R. R., I, 1293; Dessau, 8995. On y lit notamment : in quem locum neque populo Romano neque regibus Aegypti arma ante sunt prolata . ..• et plus loin : legatis regis Aethiopum ad Philas auditis eoque rege in tutelam recepto ... 1, Dion, LIV, 19, 6. 17 Sur la chronologie de cette guerre, cf. R. Syme, The Spanish War of Augustus (26-25), Am. Journ. of Phil., LV (1934), p. 293 et suiv. 15

NOTBS SUR PROPERCE - III

457

si un officier devait alors faire campagne, il faut que cela ait été sur ce théâtre d'opérations. Nous sommes donc invités, par la chronologie, à chercher dans ce vers 8 la mention de la guerre en Espagne.

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Des trois leçons proposées par les manuscrits, et devant les quelles les éditeurs ont jusqu'ici reculé, une nous fournit la mention exigée par la chronologie «descendante». Tandis que hericus et henricus 11 semblent bien ne présenter aucun sens, il n'en va pas de même de hernicus. Assurément, Properce ne saurait songer aux Herniques, voisins de Rome et pacifiés depuis des siècles, mais l'adjectif peut désigner un autre peuple. Aviénus, dans sa description des côtes de l'Espagne, nomme une cité de Herna, non loin de Tartessos 19• Rien n'empéche de rapporter à cette ville de la lointaine Espagne l'adjectif hernicus 20 • Objectera-t-on que la guerre s'est déroulée plus au nord, chez les Asturiens, les Lusitaniens et les Cantabres? Mais les troupes romaines n'ont pas non plus pénétré jusqu'à Bactres. La géographie de Properce n'a sans doute pas l'imprécision qu'on lui prête souvent; elle n'en est p~s moins empreinte d'exagération, et, lorsqu'il s'agit de désigner un territoire lointain, c'est la ville ou le canton le plus éloigné que le poète choisira. Mais, dira-t-on encore, cet «ennemi bernique» est caractérisé en quelques traits rapides. Properce nous le présente comme un cavalier au cheval cuirassé 2 1• Ce trait ne convient guère aux «irréguliers» espagnols, tandis qu'il s'applique à merveille aux «cataphractarii> d'Orient 22 • Il convient donc, nous dit-on, de préférer, pour cette seule raison au moins, la correction de Jacob et de lire avec lui Neuricus - même si, par une curieuse

11

Cf. supra, p. 451.

19

Avien.,Ora Marit., 463.

20 La formation en est régulière, sur le type uillaluilicus, bien que l'adjectif lui-même demeure jusqu'ici un hapaJC. 21 Nous acceptons, pour des raisons stylistiques, la correction c munito •· La lecture des manuscrits, munitus, est à la rigueur défendable: elle signifierait simplement que l'ennemi trouve sa protection dans la rapidité de son cheval. Munitus, en ce sens, n'en surprend pas moins, et la disjonction munito ... equo est trop naturelle pour ne pas imposer la correction, en un vers défiguré par les copistes. 22 A l'appui de cette thèse, on cite notamment Prop. Ill, 12, 12, où il est dit que les chevaux «mèdes• sont cuirassés, et Tac., Hist., I, 79, appliquant les mêmes épithètes aux guerriers sarmates. Cf. Justin, XLI, 2, 7.

458

ROMB, LA LITIBRATURB BT L'HISTOIRE

coïncidence, le texte d'un manuscrit se trouve pouvoir désigner une peuplade (bien obscure) de la péninsule ibérique. Et même si cette mention s'accorde, par une autre coïncidence, avec l'une des chronologies possibles assignables aux campagnes de Lycotas. Tant de coïncidences, à la vérité, devraient inquiéter, et le fait que les Sarmates ou les Parthes cuirassaient leurs chevaux n'implique pas que les Espagnols n'en aient pas fait autant. Nous connaissons si mal l'armement des Cantabres ou des Lusitaniens! Mais, quelle que soit sur ce point notre ignorance, il se trouve qu'elle n'est pas totale. Non seulement nous savons le rôle joué par les cavaliers indigènes espagnols dans les armées romaines 23, mais nous savons aussi que leur tactique les a parfois fait comparer précisément aux cavaliers parthes 24 • Et ce que ne nous disent pas les témoignages littéraires, les documents figurés nous l'apprennent: une urne funéraire découverte dans la région du Murcia et qui représente un combat où sont engagés des cavaliers montre que les chevaux ont le cou, le garrot et l'épaule protégés par une véritable cuirasse d'osier, toute pareille au long bouclier dont se servent les fantassins à leurs côtés 25 • De tels chevaux peuvent à juste titre être dits muniti 26• Rien ne nous empêche donc de conserver la lecture hernicus, sans aucune correction. Les deux autres leçons, hericus et henricus, s'expliquent par la chute, si fréquente, d'un n, qui aura totalement disparu dans un cas et aura été mal rapporté dans l'autre. La paléographie comme le sens invitent donc à admettre que Lycotas a combattu en Espagne. La chronologie absolue de ses campagnes s'établit donc ainsi: 29 av. J.-C. 27 av. J.-C. 26 et suiv. 21/20 av. J.-C. 16 av. J.-C.

Expédition de Philae. Guerre des Daces et préparatifs contre la Bretagne. Guerre d'Espagne. Campagne d'Arménie. Campagne de Syrie.

Cf. Schulten, art. Hispania, Real-Encycl., VIII, p. 2017, et les textes d' Appien, /ber., 76; Strab., p. 163, 15; Diod. Sic., V, 33; Arr., Tact., 40. 24 Strab., /oc. cit., rapportant cette comparaison à Posidonius. 25 The Weapons of the lberians. Paper read before the Society of Antiquaries of London, on Febr. 20, 1913, by Horace Sandars ... , Oxford, 1913, pl. VII et p. 45. 26 Toute une série de figurines d'animaux, publiées par P. Paris, II, p. 268 et suiv., présente, sur le corps, et particulièrement au défaut de l'épaule et à l'articulation de la cuisse, de larges cercles concentriques, pareils aux boucliers ronds dont se servaient les Ibères. 23

NOTES SUR PROPERCE- III

459

Cette chronologie est conforme à l'ordre dans lequel Aréthuse énumère les absences de son mari. «Iteratos>, appliqué à deux expéditions en Orient, se comprend fort bien si, précisément, ces deux expéditions se succèdent immédiatement, à quatre ans d'intervalle. L'expression serait moins naturelle si elle établissait un rapprochement entre deux absences séparées par une dizaine d'années. Il serait aussi moins naturel. si la campagne d'Éthiopie avait été la plus récente, qu'elle fût mentionnée la dernière, puisqu'elle est aussi la plus lointaine et, par conséquent, la plus cruelle au cœur de la jeune femme. Seul un assez long intervalle de temps pouvait en rendre le souvenir moins cuisant. Il est possible aussi qu'au moment où elle eut lieu Aréthuse ne fût pas encore la femme de Lycotas, et qu'elle ne vienne s'ajouter aux autres griefs que par un mouvement de cette exagération passionnée dont Cynthie avait donné au poète la fréquente expérience. De toute façon, on ne saurait reprocher à l'introduction de ce cursus ascendant en une pièce amoureuse de constituer une faute de goût du poète - ou du commentateur. Properce a su lui donner cette justification intime, cette «motivation psychologique>, caractéristi· que de son art. Si l'on admet notre analyse, il en résulte que la date de la pièce se trouve fixée. Elle aurait été écrite (ou du moins rapportée) à l'année 16 av. J.-C. - terminus post quem, dont il n'y a aucune raison de l'éloigner beaucoup. Cette datation concorde avec ce que nous savons de la chronologie du reste du livre IV : les deux seules pièces qui, jusqu'ici, ont été datées avec une suffisante précision, la sixième et la onzième, nous reportent précisément à cette même année 16 avant èrel 7• Il n'y a donc là rien qui surprenne, bien que l'on ne puisse considérer cette concordance comme une c preuve> supplémentaire. Une autre conséquence de l'hypothèse que nous présentons concerne non plus l' œuvre de Properce, mais l'histoire générale de cette période. On a tendance à considérer que la mention par Dion de préparatifs contre la Bretagne en 27 av. J.-C. ne présente pas de suffisantes garanties et qu'elle a peut-être été imaginée par l'historienn. L'élégie de Properce montrerait qu'il n'en est rien et que des préparatifs furent réellement faits par Auguste en vue d'une invasion. Sans doute, les légions ne fran-

Cela résulte, pour la pièce VI, de la mention des Sycambres, attaqués par Auguste en 16 (Dion, LIV, 20, 4); pour la pièce XI, du consulat de P. Cornelius Scipio, qui eut lieu la même année. Cf. Rothstein, édition citée, ad loc. 21 R. Syme, op. cit., met en doute la réalité de la tentative. Mais parce qu'elle ne s'accorde pas avec les conceptions modernes relatives à la politique d'Auguste. La raison est faible. 27

460

ROME, LA LITI8RATURE ET L'HISTOIRE

chirent pas le détroit, mais elles furent concentrées «sur leur base de départ», et la chose fut prise suffisamment au sérieux pour que la femme d'un des officiers qui y participèrent puisse sérieusement reprocher à son mari «d'être allé chez les Bretons», avec la même exagération qui lui fait mentionner le sud de l'Espagne, alors que la guerre se cantonna chez les Cantabres, et Bactres, alors que les armées romaines n'ont guère dépassé la frontière.

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Les renseignements que nous fournit Properce sur la carr1ere de Lycotas laissent supposer qu'il s'agit d'un personnage réel, et non d'un héros imaginaire. Mais, s'il en est ainsi, n'est-il pas possible de l'identifier? Les données sont faibles, sans doute, et, en l'absence d'une inscription révélant explicitement la même séquence de campagnes - et que nous n'avons pu découvrir - nous ne saurions parvenir à une certitude. Pourtant, nous ne sommes pas entièrement désarmés en face de ce nouveau problème. Les campagnes de Lycotas se divisent en trois groupes; les quatre premières : Éthiopie, Dacie, Bretagne et Espagne, se succèdent presque sans interruption de 29 à 26. A moins que nous ne supposions un séjour particulièrement long en Espagne, ce que rien ne nous autorise à faire, ce premier groupe est séparé par cinq ou six ans de l'opération d'Arménie. Puis, de nouveau, un intervalle, et c'est le second voyage en Orient, à la suite d'Agrippa. Cet échelonnement chronologique est significatif. Il s'explique aisément en admettant que, dans les intervalles de présence à Rome, Lycotas a exercé des magistratures. Et là, de nouveau, nous avons le choix entre deux hypothèses: placer la questure avant 21, puis, selon le cas, l'édilité ou la préture entre 20 et 16 - et, dans ce cas, Lycotas aurait exercé une charge du vigintivirat avant son premier départ pour l'Orient - ou bien placer le vigintivirat avant 21 et l'édilité entre 20 et 16. La seconde hypothèse est préférable, d'abord parce qu'elle rajeunit Lycotas - ce qui paraît plus conforme au ton de l'élégie - et surtout parce qu'une aussi longue suite de commandements militaires serait anormale entre le vigintivirat et la questure. Les quatre premières absences s'expliquent alors, non par des commandements réels, mais parce que le jeune Lycotas - comme Tibulle aux côtés de Messalla - a suivi la «cohorte prétorienne» de quelque haut personnage. Et nous pouvons légitimement supposer que ce haut personnage était tantôt Octave lui-même, tantôt l'un de ses

NOTBS SUR PROPBRCB - III

461

plus proches collaborateurs : Cornelius Gallus en Égypte (où Lycotas se trouvait sans doute dans la suite d'Octave en 30), M. Crassus en Dacie et de nouveau Auguste pendant les préparatifs contre la Bretagne et aussi en Espagne. Lycotas serait alors revenu à Rome avec le prince en 25, et c'est seulement à cette époque qu'il aurait commencé sa carrière véritable. Après une charge du vigintivirat, exercée entre 24 et 21, il aurait été revêtu, comme cela est normal, du tribunat militaire laticlave. De retour à Rome, avec Auguste et Tibère, en 19, il aurait exercé la questure entre 18 et 16, et c'est comme legatus legionis ou préfet de cohorte auxiliaire, de rang questorien, qu'il aurait accompagné Agrippa en Syrie. On objectera sans doute qu'une pareille reconstruction, si elle ne heurte pas la vraisemblance et demeure conforme aux règles générales du cursus, n'a rien pour la justifier, et que d'autres combinaisons pourraient être imaginées. Sans doute, et nous ne prétendons pas atteindre ici la certitude; il suffit de montrer que Properce est demeuré dans les limites de la plus stricte légalité. S'y serait-il astreint s'il avait imaginé de toutes pièces son personnage? N'est-ce pas plutôt qu'il a un «modèle»? Mais il y a plus. Une remarque fort pertinente de Rothstein suggère que derrière le pseudonyme grec de Lycotas se dissimule le cognomen romain de Lupercus 29 : même schéma métrique, même signification, l'un et l'autre nom suggérant le «loup». Or, parmi les magistrats connus au temps d' Auguste, figure C. Gallius C. F. Lupercus, qui fut triumuir monetalis probablement vers 22 ou 21 av. J.-C.30 • Ce personnage répond aux conditions imposées par l'élégie de Properce : avoir exercé une fonction du vigintivirat entre 24 et 21 et s'appeler Lupercus. Coïncidence ici encore? Peut-être, mais coïncidence singulière, venant après tant d'autres 31• Quoi qu'il en soit de l'identité même de Lycotas, il apparaît évident que Properce a écrit cette élégie pour une jeune femme et un jeune homme de ses amis. Elle reflète non pas, comme les Héroiâes d'Ovide, les sentiments imaginés de héros légendaires, mais le roman vécu d'un officier

29

Éd. cit., p. 203.

30

Willers,Gesch. d. r6m. Kupf., p. 139.

Il est tentant de rapprocher Lycotas du Lupercus dont la première élégie du livre nous conte la mort (IV, 1, 93), ainsi que celle de son frère Gallus. Il en résulterait un indice précieux sur la date de la pièce liminaire du livre IV, et qui trouverait sa confirmation dans plusieurs autres faits. Mais rien ne vient le préciser, et il est indémontrable, mais possible, que le frère de Gallius Lupercus (s'il en eut un) se soit appelé Gallius Gallus. En l'absence d'autre argument, nous devons confesser notre ignorance. 31

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ROMB,LA LIT'ŒRATURBBT L'HISTOIRE

romain et de sa femme. Sans doute, les thèmes traditionnels de l'élégie amoureuse n'y sont pas absents - mais ils sont, ici, transfigurés. Le discidium n'est plus le fait d'une meretrix séduite par quelque soldat que ses campagnes ont enrichi. Pour la première fois, peut-être, la poésie n'a plus honte de conter les peines d'un amour permis. Rompant avec les conventions, elle se fait délibérément romaine. Elle exprime désormais le conflit, déjà cornélien, entre le devoir civique et les droits de l'amour, et, sous un apparent badinage, c'est un accent nouveau qui résonne ici. En contraste évident avec l'élégie suivante, où l'on voit Tarpéia trahir son devoir de Romaine par amour pour Tatius, la lettre d' Aréthuse constitue une autre scène de cette vaste fresque où Properce a voulu peindre tous les aspects de l'âme romaine, telle qu'il la concevait, et qui forme pour nous le dernier livre de son œuvre.

PROPERCE ET LES EXPLOITS DE SÉMIRAMIS

Voulant évoquer les exploits de Sémiramis, Properce, dans la onzième élégie du livre Ill, fait allusion aux travaux qu'elle fit exécuter à Babylone et, à cet endroit du texte, les manuscrits proposent un distique que presque tous les éditeurs et les critiques considèrent comme corrompu en deux endroits. L'ensemble des manuscrits les plus anciens (le groupe appelé traditionnellement 0) donne (à une variante près, que nous indiquerons) les deux vers suivants : dwcit et Euphraten medium quam condidit arces iussit et imperio surgere Bactra caput (v. 25-26).

Au vers 25, le Neapolitanus et le Vossianus 117 portent qua, et ce texte est aussi celui qui a été adopté par divers correcteurs dans les marges de manuscrits comme le Parisinus, l'Ottobonianus et la quatrième main du Laurentianus. La première main de celui-ci avait écrit artes, mais tous les autres manuscrits donnent arces. Baehrens avait choisi de conserver quam, ce qui lui imposa de corriger arces en arcis. Il parvenait ainsi au sens suivant: «et elle (Sémiramis) conduisit !'Euphrate au milieu de la citadelle qu'elle fonda». Sens en apparence satisfaisant: la reine n'a-t-elle pas fondé Babylone, au moins selon une partie de la tradition? Sans doute Bélus partage+il avec elle cette gloire, si l'on en croit Quinte-Curce et Ammien Marcellin 1, mais l'on ne doit pas demander au poète de partager les scrupules des historiens. Diodore, qui suit Ctésias de Cnide, lui attribue sans panage le mérite d'avoir fondé Babylone 2• Un doute, peut-étre, subsiste: est-il légitime d'appeler arx une ville fondée dans une plaine? Mais, ici encore, ne doit-on pas tolérer une légère inexactitude? Arx peut

1 Quinte-Curce, V, 1; Ammien Marcellin, XXIII, VI, 23, qui parlent tous deux d'une citadelle, et négligent le détail donné par Diodore et provenant de Ctésias. Voir aussi Hérodote, I, 184 et suiv. 2 Diodore de Sicile, 11, 7. Cf. Hérodote, ibid.

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ROME, LA LITI8RATURE ET L'HISTOIRE

désigner une ville fortifiée, et, si l'on n'y regarde pas de trop près, on ne trouvera rien d'étrange à admettre qu'un fleuve comme l'Euphrate traverse, en son milieu, une «citadelle». Mais on ne doit pas oublier que cette interprétation est le résultat d'une correction, et qu'il existe un autre texte possible, celui que donnent deux manuscrits, qui à la vérité, ne sont pas exempts de fautes, mais qui sont parmi les plus fidèles que nous possédions, et le sens est alors: «elle conduisit l'Euphrate au milieu, à l'endroit où elle fonda les citadelles». Ces deux forteresses, élevées de part et d'autre du fleuve et dominant toute la ville, nous les connaissons par Diodore : «elle fit construire aussi deux palais, le long du fleuve même, à chaque extrémité du pont; et de ces deux palais, elle pouvait avoir des vues sur la ville entière et tenir, pour ainsi dire, les clefs des quartiers stratégiques de la ville» 3 • Le pluriel, arces, se trouve ainsi justifié et confirmé. Les tours qui défendaient ces palais étaient hautes de plus de cent mètres, si l'on en croit la tradition suivie par Diodore. L'ensemble formé par chacun des palais méritait donc bien le nom d'arx. L'on n'éprouvera d'autre part aucune peine à comprendre les mots «qua condidit arces », en en rapprochant le premier vers de la première élégie du livre IV : hoc quodcumque uides, hospes, qua maxima Roma est, où la correction de qua, est admise par presque tous les éditeurs. Le pentamètre de notre distique semble, lui, moins aisément intelligible. Dès le XVIIIe siècle, il a paru intolérable à un éditeur (Burman senior) que Properce ait pu écrire que Sémiramis «ait ordonné à Bactres de relever la tête pour l'empire». Chacun sait bien, en effet, pensait le savant commentateur, que Sémiramis avait été à l'origine de la ruine de Bactres, et, logique avec sa science, il corrigea surgere en subdere. Les éditeurs, après lui, acceptèrent l'idée, et Rothstein parle, à propos de cette correction de «sichere Verbesserung», et D. R. Shackleton Bailey, dans ses Propertiana 4 affirme que «in both lines (les deux vers du distique) correction is unavoidable». Il nous semble plutôt qu'elles sont, l'une et l'autre, inopportunes. Nous en avons dit la raison pour l'hexamètre. Une raison du même ordre - la soumission hâtive à une «évidence» illusoire d'un savant éditeur - condamne, croyons-nous, la correction de Burman, qu'auraient dû déjà rendre suspecte plusieurs considérations. D'abord, il est, statistiquement, peu probable, que deux corrections aient été nécessaires dans un seul distique. D'autre part, une lecture plus

3 4

Diodore, ibid., II, 8, 3. Cambridge, 1956, p. 170.

PROPBRCB BT LBS EXPLOITS DB saMIRAMIS

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attentive des historiens anciens nous apprend que la prise de Bactres a été le fait du roi Ninus, que l'intervention de Sémiramis, même si elle fut décisive, ne consista qu'en un conseil donné au roi. Certes, ici encore, on peut alléguer qu'un poète n'est pas tenu d'être exact, que Properce, en bien des endroits, ne l'est pas (encore conviendrait-il de soumettre chaque passage à un examen plus critique), que, tout compte fait, Sémiramis a bien provoqué la ruine de la ville. Mais, si Burman avait lu Diodore jusqu'au bout du livre II, au lieu de s'en tenir (apparemment) à des souvenirs imprécis, il aurait vu que Sémiramis, au cours de son règne personnel, avait organisé une expédition contre l'Éthiopie et l'Égypte, puis qu'elle s'était installée, avec «toute sa puissance», à Bactres en Asie; que là, elle avait vécu longtemps en paix et y avait conçu le désir d'accomplir une grande action guerrière. C'est Bactres qu'elle avait pris pour base dans son expédition contre l'Inde 5• Il est donc exact d'écrire, comme le fait Properce, qu'elle «ordonna à Bactres de relever la tête, pour son empire», ou plutôt, «pour un empire»: celui qu'elle espérait constituer en soumettant l'Inde, et qui viendrait s'ajouter à ses propres possessions, de l'Éthiopie jusqu'à la Médie. Ainsi doit-on faire justice de la double correction, celle de Baehrens dans l'hexamètre et celle de Burman dans le pentamètre. Déjà, il est vrai, D. Paganelli, dans son édition de la Collection des Universités de France, avait conservé, comme nous le proposons, le texte des manuscrits du groupe 0, mais il n'avait donné de ces vers qu'une traduction peu admissible, écrivant: «détournant le cours de !'Euphrate, elle le fit passer au milieu de la ville au pied de la citadelle, et la capitale de la Bactriane ne put rester debout qu'annexée à son empire et soumise à ses lois>. Non seulement Sémiramis n'a pas détourné le cours de !'Euphrate, qui traversait Babylone depuis la fondation de la ville (elle se contenta de le détourner un moment, le temps de construire un souterrain entre les deux forteresses du pont 6 ), mais elle n'a point permis à Bactres de «relever la tête» après sa prise par Ninus; elle n'était pas encore reine. Tout s'éclaire si l'on se reporte au texte de Diodore, mais à sa totalité, et non à une partie seulement. Properce, après tout, n'était peut-être pas aussi mauvais historien, ni poète aussi plat que le voudraient les éditeurs modernes.

'Diodore, Il, 15, 1 et suiv.; en particulier le paragraphe S: Sémiramis convo• que ses troupes à Bactres, dans un délai de trois années après la proclamation. Bactres est donc bien alors sa capitale. • Diodore, Il, 9, 1 et suiv.; Hérodote, I, 186.

PROPERCEET L'AU-DELÀ

On sait le rôle que jouent, dans l'œuvre de Properce, les images et les évocations funèbres : le monde des morts y est souvent présent, soit que le poète chante les héros et les héroïnes d'autrefois, soit qu'il envisage sa propre mort ou celle de Cynthie, et que cela lui serve à exprimer la profondeur, la sincérité de son amour. Sous de multiples formes, la mort est, ainsi, l'un des thèmes majeurs de sa poésie 1• Aussi n'est-il pas sans intérêt de s'interroger sur l'idée que se fait Properce de !'Au-delà: se le représente-t-il d'une manière précise et cohérente, ou se réfère-t-il à plusieurs conceptions? Se contente-t-il de reprendre, au hasard de son inspiration, des images traditionnelles, ou bien a-t-il, sur ces problèmes, des vues personnelles, et dans quelle mesure, s'il en est ainsi, partage-t-il ces croyances avec ses contemporains? Il y a là un point d'histoire religieuse que les commentateurs du poéte semblent trop souvent avoir négligé, ce qui ne laisse pas de soulever bien des difficultés dans l'interprétation des passages où interviennent ces images du monde qui s'étend après la mort. Mieux connaître l' Au-delà, ou les Au-delà auxquels se réfère le poète dans les Élégies peut nous aider à mieux comprendre la sensibilité du poète, à mesurer dans ses vers la part de la rhétorique et celle de la sincérité. Continuateur de l'élégie alexandrine, qui faisait, nul ne l'ignore, grand usage des légendes héroïques 2, Properce ne pouvait refuser les récits traditionnels relatifs au monde des morts qu'il trouvait dans ses sources littéraires, chez ses devanciers de langue grecque. Les emprunts sont nombreux à cette mythologie stéréotypée. Nous en rapellerons quelques-uns, parmi les plus significatifs. Au premier livre, c'est l'histoire de Protésilas revenant des Enfers pour voir Laodamie 3• Au second livre,

C. H.-P. Boucher, Études sur Properce, Paris 1965, p. 81 et suiv. Sur ces problèmes, toujours discutés, v. G. Luck, Die romische Liebeselegie, Heidelberg 1961, p. 18 et suiv. 3 Prop. l, 19, 7 et suiv. 1

1

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ROME, LA LITIÊRATURE ET L'HISTOIRE

nous rencontrons les grands suppliciés : Tantale, les Danaïdes,et peutêtre Prométhée, transporté du Caucase aux Enfers•. Un peu plus loin, c'est le poète lui-même qui se condamme, s'il oublie l'amour de Cynthie,à tous les supplices de la légende : tourments infligés par les Erinyes,vautour de Tityos, rocher de Sisyphe 5• Ailleurs, il s'imagine traversantle Styx, la rame à la main, dans la barque de Charon, dans l'attitudeque nous connaissons bien, depuis Aristophane 6• Lorsque Cynthieest malade, il adresse des prières à Perséphone, lui rappelant que le royaumedes morts possède les belles dames du temps jadis 7. Au livre Ill, les mêmes images reviennent: celle de la barque infernale•, où les personnagesillus· tres du passé viennent prendre place, reconnaissables et conservantleur personnalité. Ailleurs, ce sont les détails de la route suivie par le jeune Marcellus, mort près de Baies : la rencontre avec Cerbère, puis la barque _sinistre 9, Minos, enfin, qui juge les âmes aux Enfers 10• Lorsque Cynthie apparaît au poète, dans la célèbre élégie du livre IV, elle décrit le sêjour infernal avec sa double demeure 11, et Cornélie, du fond de la mort,évoque les mêmes images 12_ En dépit de la fréquence avec laquelle reviennent ces allusionsaux Enfers de la mythologie traditionnelle, il est difficile de penser que Properce croyait à la vérité littérale de ces images. Il aurait été, de son temps, une exception. Nous connaissons le témoignage, souvent cité,de Cicéron, affirmant que, en son siècle, il n'était pas une vieille femme assez sotte pour accepter ces fablesu, et laissant entendre qu'ellesne rele· vaient que de la théologie des poètes et ne devaient être considéréesau mieux que comme des symboles, des «manières de parler». Properce aurait-il été plus crédule que les vieilles femmes? En fait, il lui arrive de laisser percer son scepticisme. C'est ainsiq~e se comparant à Protésilas, qui était venu des Enfers retrouver Laodamie, il écrit: «illic (aux Enfers), quicquid ero, semper tua dicar imago»,c'eSI· à-dire, croyons-nous : « là-bas, quoi que je doive être, on dira toujoursde

4

Prop. II, 1, 65-70. 'Prop. II, 20, 29-32. 6 Prop. II, 27, 13-14. 7 Prop. II, 28, 47 et suiv. 1 Prop. III, 5, 13 et suiv. 9 Prop. III, l8, 23-24. V. ci dessous, p. 476, n. 53. 10 Prop. III, 19, 27-28. 11 Prop. IV, 7, 55 et suiv. 12 Prop. IV, 11, 15 et suiv 13 Cie., Tusc. I, 48. .

PROPERCE ET L'AU-DELA

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moi que je t'appartiens, même sous la forme d'un fantôme». Quicquid ero introduit un doute, une incertitude sur la nature même de ce fantôme, à la différence de la légende grecque, pour laquelle l'ombre de Protésilas était le «double> du vivant. Ailleurs, Properce range les récits concernant !'Au-delà et ses dieux parmi les questions que l'on peut se poser, et dont la réponse n'est pas évidente; il insinue que ce sont là des fables inventées pour terrifier les hommes, et dont la vérité demeure problématique 14• Pourtant, il est certain que Properce ne rejette pas le principe même d'une survie de l'âme. Les Élégies nous en apportent bien des témoignages. A plusieurs reprises, le poête affirme que ses restes - et ceux de Cynthie pareillement - conserveront, dans la mort, une sensibilité analogue à celle que possédait leur corps de son vivant. Ils conserveront, en particulier, la conscience de leur amour. Dans l'élégie où il rappelle la légende de Protésilas et Laodamie, et où il se montre sceptique sur la possibilité qu'il aura de revenir parmi les vivants, il demande, en revanche, à son amie de porter toujours à ses cendres les sentiments qu'il aura lui-même pour les siennes, si elle meurt avant lui: «alors, dit-il, la mort n'aurait pour moi aucune amertume» 15• Mais le lieu de cette communion - ou plutôt de la communication qui s'établirait entre eux - ne serait pas, comme dans la tradition épique et tragique grecque, la demeure de l'héroïne, mais le tombeau même du poête. Ce que redoute Properce, c'est qu'un nouvel amour n'empêche son amie de venir pleurer sur ses cendres 16 • Il est donc bien certain que, dans la pensée de Properce, la survie réelle ne se poursuivra pas aux Enfers, elle sera liée aux ossements même du mort, à l'emplacement où reposeront ses cendres. Cela - quoi qu'en dise le commentaire de Butler et Barber - toute la pièce le proclame: l'amour de Properce pour Cynthie est si profondément enraciné dans tout l'être du poète qu'il ne saurait s'évanouir, matériellement, de ses restes: « !'Enfant qui me hante ne s'est pas attaché à mes yeux si légèrement que ma poussière puisse perdre le souvenir de mon amour> 17• Nous verrons qu'il ne s'agit point là de métaphores, mais d'une conception réaliste, qui considè-

Prop. III, 5, 39 et suiv. Prop. I, 19, 20: tum mihi non ullo mors sit amara loco, vers dans lequel non ullo loco nous paraît signifier «nullo modo» (cf. Cie., Fin. Il, 90: uoluptatem nullo loco numerare; Sén., De uita beata, 23, 3: quid enim est quare illis (diuitiis) bono loco inuideat? Veniant, hospitentur). 16 Prop. 21-22: quam uereor ne contempto, Cynthia, busto / abstrahat e noslro puluere iniquus Amor. · 17 Prop. I, 19, 5-6: neo odeo leuiler nosler puer haesil ocellis / ut meus oblilo puluis amore uacet. 1•

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re l'âme comme une subsistance attachée à la matérialité des cendres et susceptible du survie. Dans une pièce célèbre du second livre, le poète rédige, en quelque sorte, son testament. Il demande que son cortège funèbre soit simple. Il ne veut être accompagné dans la mort que par «trois livres» (expression qui est loin d'être claire, on le sait!), et par Cynthie elle-même, qui lui donnera un ultime baiser lorsqu'elle répandra les parfums rituels. Puis, une fois le feu du bûcher apaisé, la cendre sera déposée dans une urne : «qu'un petit vase de terre accueille mes Mânes», dit-il. Et ces Mânes ne perdront pas pour autant la possibilité de savoir ce qui se passera sur leur tombe: «la terre, complice, est capable de connaître la vérité» 18• Les commentateurs hésitent, devant ces mots, et se demandent ce que désigne au juste le terme de «terra». Faut-il entendre l'élément de ce nom, ou simplement les cendres du mort qui se sont mêlées au sol? La question ne peut être tranchée d'après le texte même de Properce. Il faut pour tenter de résoudre ce problème, faire appel à des textes épigraphiques et à divers témoignages connus depuis longtemps, mais utilisés le plus souvent par les historiens de la religions romaine et négligés par les éditeurs et commentateurs de Properce. Que les Mânes soient considérés comme habitant le tombeau où l'on a déposé les cendres, et plus particulièrement, les ossements du mort, après incinération, est une croyance bien attestée. Properce, nous l'avons vu, s'en fait l'écho, et il l'admet encore dans un poème du quatrième livre, les imprécations lancées à la lena 19• Mais nous la rencontrons aussi dans un grand nombre d'inscriptions 20 et dans un passage de l'Énéide, où Virgile unit, dans un même ensemble matériel, «la cendre et les mânes d'Anchise» 21 • L'usage, très général, des offrandes aux cendres du mort: fleurs, libations, nourritures diverses, implique la survie du défunt dans la terre du tombeau 22 • D'autre part nous voyons que, comme Properce, des amants ou des époux séparés par la mort aspirent au moment où

11 19

Vers 42: non nihil ad uerum terra conscia sapit. Prop. IV, 5, 3: nec sedeant cineri Manes.

°Carmina epigraphica latina

(C.E.L.) (manes) quieti cineribus tuis. Cf. C.E.L. 1583 (= C.I.L. VI, 9659); ibid. 188: eo cupidius perpoto in monumento meo, / quod dormiendum et permanendum heic est mihi. V. F. Boemer, Ahnenkult und Ahnenglaube im alten Rom, Leipzig, 1943, p. 17; Fr. Cumont, Lux perpetua, Paris 1949, 2

p. 15 et suiv .. 21 Verg., Aen, IV, 427: nec patris Anchisae cinerem Manesque reuelli; J. Bayet, Les Cendres d'Anchise ... in Croyances et rites ... Paris 1971, p. 366-381. 22 F. Boemer, op. cit., p. 126. Fr. Cumont, op. cit.

PROPBRCBBT L'AU-DBLA

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leurs Mânes seront réunis dans la tombe 23 • Il n'est pas douteux que, pour lui, les Mânes, c'est-à-dire la conscience qui irradie encore les cendres, ne puissent éprouver l'amour et entendent et comprennent les paroles des vivants. Reste pour nous à expliquer la référence à la «Terre complice». Deux poèmes épigraphiques aident, pensons-nous, à éclaircir le mystère. L'un d'eux, épitaphe d'une certaine Mus, morte à treize ans, contient ces mots: «J'ai vécu chère aux miens, vierge, j'ai rendu la vie; je suis ici, morte, je suis cendre; mais cette cendre est terre et s'il est vrai que la terre soit déesse, je suis déesse moi aussi, je ne suis pas morte. Je te prie, étranger, de ne pas troubler mes ossements» 24 • Une autre 25 présente le même raisonnement: c'est en s'unissant à la terre, en devenant terre, que le mort acquiert cette survie. Tellus est le lieu mystique et la garante de celle-ci. On a remarqué que ces deux textes reprenaient une épigramme attri· buée à Épicharme 26 , c'est-à-dire à une tradition pythagoricienne. Et l'on se souvient que, dans un fragment d'Ennius, cité par Varron 27 , la Terre est considérée comme le lieu de toute génération et de toute corruption «(Terra) terris gentis omnis peperit et resumit denuo»: «la Terre, en tout lieu de la terre, engendre toutes les nations et les rappelle à elle». Il n'est pas étonnant qu'Ennius se fasse l'écho d'un enseignement pythagori· cien 21• Mais il est fort probable que, sur ce point, le pythagorisme rencontrait des croyances beaucoup plus anciennes dans la tradition religieuse romaine, et ce n'est pas la doctrine «savante» venue de Crotone qui a divinisé le terre et lui a attribué le pouvoir de maintenir la vie secrète des Mânes. On sait que les Romains attribuaient volontiers à Pythagore les traditions qui s'étaient exprimées dans les institutions de Numa. Il y avait là une convergence remarquable, explicable peut-être par le caractère syncrétique du «pythagorisme» italique, mais indéniable. Il est difficile, par exemple, de faire intervenir l'influence de Pythagore dans la formule,

2, Par ex. C.I.i. VI, 7579 (= /.L.S. 8190): Meuia Sophe, impetra, si quae sunt Manes, ne tam scelestum discidium experiar diutius ... 2• C.E.L. 1532 (-1.L.S. 8168): cara meis uÏJci,uirgo uitam reddidi I mortua heic ego sum et sum cinis, is cinis terrast / sein est terra dea, ego sum dea, mortua non sum. / Rogo, hospes, noli ossa mea uiolare. 25 C.E.L. 974. 26 Buecheler, loc. cit., ad C.E.L. 1532, commentaire. 27 Varro, Ling. V, 64, éd. J. Collart. 21 Cf. Ibid. 60 : terraque corpus / quae dedit ipsa capit, neque dispendi facit hilum ... Ce texte est cité par Varron dans un ensemble d'inspiration pythagori· cienne, qui commence par un rappel de la théorie cosmologique d'Épicharme.

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si générale, que l'on trouve sur les tombeaux: «sit tibi terra leuis». Quelques inscriptions nous permettent de comprendre le sentiment qui dictait ce souhait aux parents du mort : la terre est invoquée comme une divinité secourable, dispensatrice de fécondité et de bonheur (/e/ix) 29 • Cette mystique de la Terre est évidemment partagée par Properce : c'est la Terre qui entretient la conscience des Mânes et leur transmet la connaissance des choses extérieures au tombeau, et un autre passage des Élégies ne peut s'expliquer que de cette manière. Évoquant le temps où il ira pleurer sur les ossements de Cynthie, il fait précéder son souhait d'une formule assez inattendue: «que la Terre équitable le permette» 30 • Le souhait que la terre peut exaucer n'est pas, ici, de ne point peser sur les cendres du défunt, c'est d'assurer aux ossements de Cynthie la permanence de leur sensibilité: «et - que la Terre équitable le permette - aussi longue que soit la vieillesse où s'attarderont tes destins, tes os seront toujours chers à mes larmes» 31 • Inversement, la Terre peut aussi faire en sorte que, si le poète meurt avant Cynthie, ce soient ses cendres à lui qui perçoivent un hommage pareil : cela suffira à enlever toute amertume à la mort 32 • Nous ne saurions nous étonner de ce rôle attribué à Tellus dans les croyances concernant l'outre-tombe. Son culte est lié, de très bonne heure, aux rites funéraires 33 • Tellus est véritablement source de vie et lieu de la mort. Elle est invoquée pour la continuité de la famille, lors des mariages 34, elle intervient dans le rituel funéraire le plus ancien qui nous soit

C.E.L.. 1121, 1: Felix terra, precor, leuiter super ossa residas; ibid., 1028, v. 5: opto, si qua fides remanet Telluris amicae, / sit tibi perpetuo te"a leuis tumulo; ibid. 1129 (= C.I.L. VI, 15493): quae genuit tellus ossa teget tumulo (la défunte, inhumée à Rome, était originaire de Gaule belgique); ibid. 1153, v. 5-5: te"a, precor, fecunda, leuis super ossa residas / aestuet infantis ne grauitate cinis. Ibid. 1135. 30 Prop. I, 19, 16: Tellus hoc ita iusta sinat. 31 Ibid. : Et (Tellus hoc ita iusta sinat) / quamuis te longae remorentur fata senectae I cara tamen lacrimis ossa futura meis. 32 Ibid., v. 19-20 : Quae tu uiua mea possis sentire fauilla / Tum mihi non ullo mors sit amara loco. V., ci-dessus, p. 469, n. 15. Cf. Prop. IV, 11, 100: dum pretium uitae grata rependit humus, où il apparaît que la Terre récompense le défunt - la Terre, et non les juges des Enfers! 33 G. Dumézil, Religion romaine archaïque, Paris 1966, p. 369, résumant la doctrine généralement admise à ce sujet. H. Le Bonniec, Le culte de Cérès à Rome, Paris 1958, p. 48 et suiv. 34 H. Le Bonniec, ibid., p. 56 et suiv.; p. 78 et suiv. Tellus et les dieux mânes interviennent lorsqu'il y a interruption de la continuité familiale: divorce, remariage d'une veuve. 29

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connaissable. On connait la règle religieuse rapportée par Varron: «quand un Romain a été incinéré, si on ne jette pas des mottes de terre sur son tombeau, la famile reste souillée par lui; elle le reste de même en cas de prélèvement d'un os sur le mort pour la purification familiale jusqu'à ce que cet os, au cours de la purification, soit enfoui dans le sol, autrement dit, selon l'expression des pontifes, tant que le mort est inhumatus (non inhumé)» 35 • On peut soupçonner aussi, pour toutes ces raisons, que la Terre assure le lien entre les vivants et les morts, dans la mesure où elle accueille et maintient dans une vie latente (mais toujours susceptible de resurgir, nous le verrons) les dii parentes, première forme, apparemment, des dieux mânes 36• Ce sont ces mêmes dii parentes qui feront leur apparition, sous forme de masques, aux funérailles de leurs descendants, et les accueilleront en leur compagnie 37 • S'il en est bien ainsi, on voit que l'eschatologie propertienne ne diffère pas de celle que connaît la tradition romaine, depuis les temps les plus anciens. Toute sa culture grecque, qui est certaine, ne l'a pas amené à partager des conceptions plus récentes. Sans doute, les légendes poéti· ques tendent à s'interposer, comme un écran, entre le poète et ses croyances profondes, à informer son langage; mais cela ne change rien à son sens intime. Les inscriptions funéraires, elles aussi, empruntent parfois la terminologie ou l'imagerie traditionnelle grecque, sans que soit ébranlée la croyance dans une survie continuée sur les lieux même du tombeau 31 : les divinités infernales sont en liaison avec les Mânes, sans que l'on sache bien précisément de quelle façon. Les croyances «populaires» ne se soucient guère de logique! Il est un point sur lequel Properce partage l'idée que se font ses contemporains du monde des morts, et qui lui a fourni le thème de quelques-unes parmi ses élégies les plus célèbres, le pouvoir que l'on attribue aux morts de revenir visiter les vivants, en se manifestant de plusieurs façons, mais, surtout, en se présentant, lors de visions nocturnes, à ceux qu'ils veulent retrouver, par amour ou par haine. Nous rappellerons ici un témoignàge épigraphique particulièrement significatif, une inscription

"Varra, Ling. V, 23, trad. J. Collart. 16 F. Boemer, op. cit., p. 17 et suiv. 37 Id., ibid., p. 104 et suiv. 31 Par ex. J.L.S. 4213 (• C.I.L. VI, 10096); I.L.S. 8190 (• C.I.L. VI, 7579); cf. C.E.L. 1111, où Je mort réside dans son tombeau, mais se dit en même temps «fusus in Elysia sic ego ualle moron. Le langage mythique est purement symbolique, nullement c réaliste».

31

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de Rome où l'on apprend que deux sœurs, Thétis et Charis, ont demandé à leur père de leur élever un tombeau, en lui apparaissant (ex uiso) 39 • Le père, convaincu par cette vision que les mânes de ses filles continuent de vivre, à l'emplacement de leur bûcher, leur prêtre ce langage: «Toi qui lis ceci, et qui doutes que les Mânes existent, lance-nous un défi, invoquenous et tu comprendras»"°. Or, ce thème est aussi celui de la célèbre élégie du livre IV qui fut écrite après la mort de Cynthie, et qui nous montre celle-ci apparaissant au poète, pendant son sommeil. L'élégie commence par ces mots, qui sont comme un cri, après une révélation : «sunt aliquid Manes» 41 • Or, les mêmes termes se retrouvent assez souvent dans l'épigraphie funéraire 42 , et cette longue élégie rapporte une expèrience analogue à celles que connaissent maints dédicants, l'apparition en songe d'un être cher, et l'on peut montrer que la venue de Cynthie, pendant cettt nuit-là, a été conforme à la tradition la plus purement romaine, qu'elle n'est pas une invention de poète. On a montré, il est vrai, que Properce a utilisé, pour composer ce poème, des souvenirs empruntés à l'Iliade, l'apparition de Patrocle, au chant XXIII 43 . Mais l'on a souligné aussi, dans la même étude, les différences qui séparent la conception homérique de l'outre-tombe et celle de Properce. Chez Homère, l'âme de Patrocle est l'image du héros dans toute sa jeunesse et sa beauté 44 , tandis que, chez Properce, Cynthie présente tous les stigmates du bûcher : sa vie dans le tombeau a continué l'instant où son corps a été saisi par la mort 45 • Il est clair que l'idée que se font

I.L.S. 820a (= C.I.L. VI, 27365). Ibid. : tu qui legis et / dubitas Manes I esse, sponsione / facta inuoca / nos et intelleges; mots qui contiennent une évidente menace. 41 Prop. IV, 7, 1. Cette révélation intervient après la publication des trois premiers livres des Élégies, donc, après les pièces où le poète avait affirmé sa croyance en une survie à l'intérieur du tombeau. On n'en conclura pas pour autant que les poèmes en question aient été insincères. L'apparition de Cynthie constitue bien plutôt une vérification, une confirmation d'une foi à propos de laquelle pouvait subsister un doute (cf. le quidquid ero, ci-dessus, p. 468). 42 Par ex. C.E.L. 1497: quia sunt Manes; I.L.S. 8190: si quae sunt Manes, etc. Une apparition du mort est demandée à celui-ci par le dédicant: I.L.S. 8006 (• C.I.L. VI, 18817). 43 F. Muecke, Nobilis historia? lncongruity in Propertius 4, 7, BICS XXI, 1974, 39

40

p. 124-132. « Hom., Il. XXIII, 65-67. 45

los.

Prop. IV, 7, 7: eosdem habuit secum quibus est elata capillis, / eosdem ocu-

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Homère et Properce de la survie au-delà de la mort n'est pas la même. F. Muecke fait observer, dans son mémoire, que la tradition représentée par Properce se retrouve chez Tibulle et chez Virgile : Tibulle évoque la «foule pâle errant, les joues déchirées, les cheveux brûlés, près des lacs obscurs» 46 , ailleurs, c'est la sœur de Némésis «telle qu'elle vint, après être tombée, la tête la première, d'une fenêtre, toute sanglante, aux lacs infernaux »47. Dans l'Énéide, on connaît l'apparition de Sychée à Didon, Sychée, la poitrine percée d'une épée 41, celle d'Hector à Énée, non pas le héros triomphant d'autrefois, mais un fantôme couvert d'une poussière sanglante et les chevilles gonflées par la courroie qui les traverse 49 ; enfin, c'est Déiphobe, qui porte aux Enfers les mutilations qu'il a subies 50 • Nous sommes, avec ces évocations, dans une tradition romaine, celle des laruae qui ne sont que des cadavres animés 51 • Nous comprenons mieux, dans la logique de ces croyances, pourquoi Properce, faisant allusion à l'aventure de Protésilas et Laodamie, et s'imaginant dans une situation analogue, dit, à propos de son propre fantôme : «quicquid ero», formule dubitative, nous l'avons souligné, mais qui n'implique pas un doute total sur la réalité même de l'apparition, de l'imago qu'il sera devenu, qui, simplement, suggère l'incertitude de nos connaissances sur la substance dont sont faits les fantômes. Protésilas, lui, était jeune et beau, il pouvait répondre à l'amour de Déidamie. Properce est moins sûr de l'aspect qu'il présentera, lorsqu'il sortira de la tombe. La vieille légende hellénique, reflet de croyances très anciennes selon lesquelles l'âme est, dans une large mesure, indépendante des vicissitudes

Tib. I, 10, 35-38: Non seges est infra, non uinea cuita, sed audax I Cerberus et Stygiae nauita turpis aquae; / illic percissique genis ustoque capillo I errai ad obscuros pallida turba lacus. Ici, comme dans les textes épigraphiques cités ci-dessus, la survie du mort dans Je tombeau s'allie à l'imagerie légendaire. 47 Tib. II, 6, 29 et suiv., où Tibule invoque la sœur de Némésis, qu'il imagine poursuivant sa vie de défunte dans son tombeau: v. 33-34: illius ad tumulum fugiam suppluque sedebo / et mea cum muto fata querar cinere. Pour secourir le poète, la morte apparaitra en songe à sa sœur: v. 37 et suiv. : ne tibi neglecti mittant ma/a somnia manes, / maestaque sopitae stet soror ante torum, I qualis ab ezcelsa praeceps delapsa fenestra / uenit ad infernos sanguinolenta lacus. Ici encore, l'imagerie poétique recouvre, sans la supplanter, la conception romaine traditonnelle de la survie dans le tom beau. 41 Verg., Aen. I, 355. •• Ibid. II, 270 et suiv. 50 lbid. VI, 495. " V. Kock, s. u. laruae, in R.E. XII, col. 878-880. 46

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du corps, est transposée dans l'eschatologie romaine, qui ne conçoit pas les Enfers comme le lieu des âmes, un lieu où les défunts, héroïsés, poursuivraient leurs activités terrestres, mais qui se représente les morts dans la solitude de leur tombeau, dormant ou poursuivant une vie latente, qui ne s'interrompt qu'aux dates rituelles, pour recevoir les offrandes des vivants, ou, exceptionnellement, lorsque leurs cendres, support matériel de leurs mânes, sont dérangées par un sacrilège 52 • Une fois, Properce fait allusion à une autre forme de survie, dans laquelle l'âme (spiritus) flotte, séparée de son corps, dans l'atmosphère, avant de se joindre aux Bienheureux, dans les astres. Cette âme, ainsi libérée du sort commun, est celle de Marcellus, le gendre d'Auguste, mort à Baïes en 23 av. J.-C. 53• Destin exceptionnel, divinisation d'un membre de la famille impériale, dont le poète rappelle les apothéoses : celle de César et, plus lointainement, celle de Claudius Marcellus, le vainqueur de Syracuse. Il est significatif que ce soit le seul passage où Properce ait l'air de croire à l'immortalité astrale : cette élégie, unique, est un hommage rendu aux croyances officielles, élaborées dans la ligne du platonisme et du stoïcisme, familières aux Romains avertis de l'enseignement philosophique

On a coutume de citer, à propos des apparitions de fantômes qui, dans l'Énéide, conservent les stigmates de la mort, un passage célèbre du Gorgias, 524 a et suiv., dans lequel Platon rappelle que les stigmates du corps se maintiennent après la mort, «pendant quelque temps» (tm nva Xl)6vov),c'est-à-dire évidemment jusqu'à la décomposition, tandis que les stigmates de l'âme (ses crimes, etc.) la marquent jusqu'à ce qu'elle soit purifiée. Il s'agit d'une conception très différente de celle dont témoignent les exemples que nous avons cités. De même le passage de l'Odyssée XI, 40 et suiv., qui nous montre, dans la Nékiya, les ombres des morts tués à la guerre apparaissant avec leurs armes sanglantes appartient bien à la tradition grecque, qui faisait poursuivre aux morts leurs activités de vivants, mais les représentait exempts des ravages laissés par la crémation ou le supplice qui les avait fait périr. 53 Prop. III, 18, 10: errat et in uestro spiritus ille lacu; ibid. 31 et suiv.: at tibi, nauta, pias hominum qui traicis umbras, / hac animae portent corpus inane suae, / qua Siculae uictor telluris Claudius et qua / Caesar ab humana cessit in astra uia. En fait, ce sont ici trois traditions différentes, et difficilement conciliables, qui sont superposées : le cadavre inhumé est confié à la terre; en même temps, ce cadavre est censé suivre le chemin des Enfers, mais sans son àme; celle-ci est entraînée vers le ciel des astres. Les deux premières conceptions sont analogues à celles que nous avons rencontrées dans les inscriptions citées, elles sont évidemment en opposition avec l'idée de l'immortalité astrale. Mais faut-il se préoccuper de logique en pareille matière? 52

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depuis le Songe de Scipion, et mises au service de l'idéologie impériale. Mais on ne saurait en tirer argument pour comprendre la manière dont Properce se représente, pour lui-même, et pour le commun des hommes, la vie dans l'Au-delâ. Properce, en réalité, quand il s'agit de sa propre mort et de celle de Cynthie, accepte les idées «de tout le monde», et c'est sur elles qu'il appuie sa méditation. Il s'ensuit que l'on ne saurait douter de sa sincérité. Il croit, véritablement, aux images qu'il évoque. Il sait, aussi, que sa poésie éveille des échos nombreux dans l'âme de ses lecteurs, accoutumés aux mêmes croyances et pratiquant en l'honneur de leurs propres défunts les rites évoqués dans les Élégies. Nous citerons ici seulement quelques exemples: telle cette longue épitaphe versifiée où l'on voit une épouse, ayant perdu son mari, lui conserver sa foi et, finalement, le suivre au tombeau, retrouver « après la mort les embrassements de la vie» 54. Ou bien celle d'un certain Sérénus «dont les os n'ont pas cessé d'être, mais qui aime, comme s'il était vivant, et qui donne des avertissementu, et l'épitaphe conclut: «repose-toi, voyageur, dans l'herbe verte et ne fuis pas si l'ombre se met â te parler» 55 ; et cela rappelle les mots d'un acteur qui déclare, que, dans la mort, «il ne reste plus de tout son corps qu'un nom et un amour» 56• Peut-être est-il significatif de constater que cette survie du sentiment paraît bien être liée â la conservation moins des cendres du mort en général qu'à celle de ses ossements. Nous avons vu que le rite de l'os resectum (le prélèvement, sur le cadavre, d'un os, généralement un doigt) était pratiqué très anciennement pour purifier la famille dans laquelle venait de se produire un décès, en scellant, pour ainsi dire, l'alliance du mort et de la Terre5 7 • Or, si l'on en croit Properce, c'est dans les os, et les moëlles, que réside la vie la plus intime de l'être, lâ, en particulier, que se tient la passion amoureuse51, il n'est donc pas étonnant que l'amour persiste,

54 C.E.L. 1142, v. 24: amplexus uitae reddere post obitum. " C.E.L. 1098 : at uiridi requiesce uiator in herba, / neu fuge si tecum coeperit umbra loqui. 56 C.E.L. 1111, v. 15 : nunc amor et nomen superest de corpore toto. 57 Ci-dessus, p. 473. 51 Par ex. Prop. II, 12, 17: quid tibi (se. Amori) iucundum est siccis habitare medulis?; IV, 4, 70: culpam alit (se. Vesta) et plures condit in ossa faces. Cf. l, 9, 29: (Amor) qui non ante palet donec manus attigit ossa, etc. Cette conception n'est_pas particulière à Properce : chez tous les auteurs latins on trouve des expressions comme: tu qui mihi haeres in medullis (Cie., Att. XV, 16, 2).

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chez le mort, dans les «ossa minuta.,,, où vivent, apparemment, les mânes59. L'imagerie funéraire de Properce se révèle donc en tout conforme à celle de son temps, mais, ce qui importe peut-être davantage pour nous, ses élégies nous apportent comme un commentaire qui vient éclairer les formules dont usent les inscriptions funéraires, et on peut les considérer comme de véritables documents sur la pensée religieuse la plus générale au siècle d'Auguste.

Prop. Il, 13, 57-58: sed frustra mutos reuocabis, Cynthia, manes: / nam mea qui poterunt ossa minuta loqui? La cendre «silencieuse» n'est pas, pour autant, dépourvue de sensibilité; v.• ci-dessus, le texte de Tibule, cité, p. 475, n. 47. 59

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Lorsque Cicéron, vers 55 av. J.-C., écrivait le De oratore et réfléchissait à la nature de l'orator, le problème qui se posait à lui et qu'il essayait de résoudre était essentiellement politique: l'art de la parole, tel qu'il l'entend alors, est celui de conduire les hommes, d'agir sur les assemblées, sur le sénat, sur les tribunaux. A ce moment, les vieilles structures de l'Etat romain sont en train de s'effondrer; après le consulat de César et la formation du premier triumvirat, des forces nouvelles sont venues fausser l'ancien jeu politique. Les hommes en toge risquent fort de voir leur pouvoir confisqué par les hommes en armes. Il est temps d'affirmer la prééminence des premiers - qui sont les orateurs - sur les seconds. On sait que dans la Rome républicaine, l'orator est l'homme qui prend la parole au nom d'un groupe. Il est la bouche (os) de ses amis, de ceux qui pensent comme lui et, par une transition inévitable, il devient en quelque sorte leur conscience, le penseur qui les aide à faire les choix nécessaires. Ce rôle suppose certaines qualités; la technique pure ne peut suffire. Ces qualités, qui sont d'ordre intellectuel et aussi moral - la clairvoyance, le sens des hommes, la connaissance méditée des précédents historiques et des grandes lois du devenir des cités, en même temps que le désintéressement, le patriotisme, et, plus généralement l'honnêteté - ces qualités, Cicéron tente de montrer comment l'orateur - c'est-à-dire, finalement, l'homme d'Etat - pourra les acquérir. Cet idéal, Quintilien, dans son Institution oratoire, affirme le partager avec Cicéron, qui est son maître lointain et qu'il admire par-dessus tout autre. Il assure que son dessein est de former un «orateur parfait» (oratorem ilium perfectum), et un tel orateur ne saurait être qu'un uir bonus, et qu'il doit posséder «non seulement un art consommé de la parole mais toutes les vertus de l'âme> (omnes animi uirtutes) (1, pr. 9). Cette dernière expression mérite de retenir notre attention. Les exigences de la traduction risquent de nous en dissimuler le véritable sens. Ces animi uirtutes, ce ne sont pas seulement ce que nous appelons les «vertus», ce sont toutes les facultés excellentes de l'esprit, l'intelligence, surtout, la rectitude

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du jugement. Si l'expression comprend aussi ce que nous appelons des vertus, c'est que Quintilien, ainsi, d'ailleurs, que Cicéron, admet, comme un postulat évident, que les vraies qualités de l'esprit sont indissolublement liées à celles du cœur. Un méchant homme ne saurait être dit intelligent car - et l'on reconnaît là l'intellectualisme optimiste des socratiques - la méchanceté est une erreur de jugement. L'orateur, donc, pour Quintilien et pour Cicéron, est l'être humain porté à son point le plus haut de perfection. Ce qui est une définition qui s'applique également au sage tel que le conçoivent les philosophes, les stoïciens, notamment, mais aussi tous les post-socratiques, dans la mesure où la sagesse est pour eux le plus haut degré accessible à la nature humaine. Ainsi, en apparence tout au moins, Quintilien ne diffère en rien de Cicéron, lorsqu'il essaie de formuler son idéal. Ce qui ne laisse pas d'être inquiétant, s'il est vrai que, entre 55 av. J.-C. et l'an 95 de notre ère (où fut, sans doute, publiée l'Institution oratoire), l'Etat romain et la société de Rome ont connu des changements considérables. Et l'on peut se demander si la réponse donnée par Cicéron aux problèmes que lui posaient les circonstances et la vie politique à ce moment-là demeure encore valable au siècle de Domitien! Il n'est plus question pour l'orateur de haranguer les foules pour obtenir le vote d'une loi. La réalité du pouvoir appartient au Prince. En théorie au moins, celui-ci est le seul porteparole autorisé de la cité. C'est lui qui possède la Vérité, par une sorte d'inspiration divine. Et Tacite a souligné que, jusqu'à Néron, les empereurs qui s'étaient succédé avaient, effectivement, été des orateurs au moins honorables, que César pouvait rivaliser avec les plus grands, qu'Auguste savait improviser et parler «comme il convient à un «leader, (quaeque deceret principem eloquentia) (Ann. XIII,3,2), que Tibère connaissait l'art de peser ses mots et de forger des formules vigoureuses, ou à dessein obscures; que Caligula, tout dérangé qu'il fût, n'en avait pas moins conservé le don de la parole, et que Claude lui-même, à condition de préparer son discours, ne manquait pas d'élégance ... Seul, Néron, dit Tacite, avait dû recourir à l'éloquence de Sénèque - et il voit là un signe des temps. Une telle revue porte la marque d'une conception quasi républicaine du pouvoir. Elle n'est possible que dans la mesure où l'on tient pour valable la fiction augustéenne, qui fait de l'Empire la continuation, sans coupure, de la Jlépublique. L'éloquence du Prince est le dernier vestige de cette fiction. Et, l'on peut se demander si Quintilien ne se meut pas dans un monde imaginaire, celui d'une République morte. Par exemple lorsqu'il écrit, après le passage que nous avons cité (1, pr. 10): «je ne saurais abandonner, comme le pensent certains, aux philosophes le soin d'ensei-

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gner comment mener une vie droite et conforme au Bien (rectae et honestae uitae), alors que cet homme d'Etat (uir ille civilis), apte à gérer les affaires publiques et privées, capable de diriger des villes par son intelligence (consiliis), les affermir en leur donnant des lois, les rendre meilleures en inspirant des décisions judiciaires (iudiciis), cet homme là n'est autre assurément que l'orateur» .. On peut avoir l'impression que Quintilien s'abandonne aux délices du rêve, et répète des thèmes hérités d'un passé tout à fait aboli. Il faut reconnaître, sans doute, qu'il entre, dans de tels développements, et la conception d'un orateur qui, sous Domitien, aurait encore à jouer un rôle comparable à celui des grands hommes d'Etat républicains, une part de fiction. Le passé informe le présent, et le monde de l'école, où se cantonne Quintilien, est en partie fait d'imaginations, de souvenirs de la grandeur d'antan. Il n'est pas sous la dépendance directe, immédiate, de la vie présente. C'est là comme une fatalité, une loi de tout enseignement, qui ne peut pas être enchaîné au moment où il se donne, et en subir les contraintes. Il ne peut pas ne pas s'en évader, et s'installer dans une autre durée, quasi intemporelle, car son rôle consiste précisément à jeter un pont entre les générations, à faire profiter celle qui vient des acquis antérieurs à elle. Le présent, par nature, n'est pas encore totalement saisissable, car il n'est pas encore totalement donné. Il était done inévitable que Quintilien, désireux d'instuire les jeunes gens qui arrivaient à l'adolescence vers 80 ap. J.-C., sous la dynastie flavienne, communique un savoir qui datait d'un peu plus d'un siècle et qui avait été constitué, en partie, pour des raisons historiques, en vertu de conditions désormais dépassées. Ce sont bien les conditions de la vie politique républicaine qui ont amené les Romains à concevoir une certaine image de l'orateur. Mais cette image, une fois amenée à la conscience claire (par Cicéron et quelques-uns de ses contemporains), a pris, par elle-même, une vie qui lui est propre. Elle existe dans les esprits, elle est devenue un idéal humain, et non plus seulement politique. L'accidentel a atteint l'eternel! Il importe donc assez peu que les élèves de Quintilien n'aient jamais à jouer un rôle décisif dans la vie politique, que toute leur activité se déroule au tribunal, et soit exclusivement judiciaire. Ils seront dignes de jouer, un rôle plus important dans un monde théorique, et le fait que la vieille image cicéronienne et républicaine continuera de sous-tendre l'enseignement de la rhétorique, telle que la conçoit Quintilien, ne pourra manquer d'exercer à son tour une action sur la réalité: la rhétorique maintiendra, sous l'Empire, et au temps des tyrannies les plus sombres, une certaine idée de l'excellence humaine, de la société des esprits, de la prééminence de l'intelligence sur la force et la violence. Une fois de plus, la part du

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rêve, dans l'école, aura sauvé l'humain, contre les exigences abusives du pragmatisme. Pour toutes ces raisons, il ne semble pas trop hardi de penser que la rhétorique, comme objet d'enseignement et idéal intellectuel, a contribué à infléchir l'évolution de l'Empire, du pouvoir et de la société, après la chute des princes julio-claudiens. Et, de cette évolution, Quintilien nous sert de témoin, comme il en a été, avec quelques autres, l'instrument, plus ou moins conscient.

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Nous connaissons assez mal, et seulement dans ses grandes lignes la carrière de Quintilien. Mais ce que nous en savons ne laisse pas d'être significatif. Né dans la province d'Espagne Tarraconaise, à Calahorra (Calaguris, à cette époque), il semble avoir été élevé dans ce municipe très romanisé. Son gentilice de Fabius le désigne comme appartenant à une famille qui avait obtenu le droit de cité romain à une date sans doute assez ancienne. Mais cette famille est assurément de souche indigène. Il ne s'agit pas, comme dans le cas de Sénèque, de colons venus assez récemment s'installer en Espagne. Il naquit probablement vers 35 ap. J.C., à la fin du règne de Tibère. A ce moment-là, Sénèque avait environ 35 ans, un peu plus, un peu moins, nous ne savons pas exactement, mais il était déjà engagé dans la carrière des honneurs. A son retour d'Egypte, il exerçait la questure. Cette chronologie entraîne quelques conséquences: le Sénèque que connaîtra Quintilien (et un «intellectuel» originaire d'Espagne ne pouvait manquer d'être intéressé par un compatriote (fût-il de Bétique) en train de devenir célèbre) sera le Sénèque d'après l'exil. Quintilien avait quinze ans en 50; lorqu'il put commencer de lire les œuvres de Sénèque, celui-ci n'avait écrit encore que les Consolations et les dialogues les plus anciens: le De ira et le De breuitate uitae, parmi les traités qui nous ont été conservés. Surtout, il assistera à l'ascension politique du philosophe, appelé à diriger le jeune Néron dans ses études. Et l'on sait que ces études devaient être orientées vers la rhétorique, Agrippine refusant et méprisant la philosophie. A ce moment, il est probable que Quintilien achevait lui-même ses études à Rome, où il fréquentait les écoles des rhéteurs. On peut difficilement penser qu'il ait reçu toute sa formation à Tarraco. On sait seulement qu'il enseignait lui-même la rhétorique dans cette ville en 68 ap. J.C. Mais sans doute y était-il revenu après son séjour romain. Quoi qu'il en soit, on peut imaginer que Quintilien, sur le point de s'engager dans une

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carrière de rhéteur, ne pouvait qu'avoir les yeux fixés sur l'homme qui était chargé d'instruire le jeune prince, futur empereur. Lui-même, bien des années plus tard, recevra une mission analogue, lorsque Domitien lui confiera l'éducation de ses deux neveux, les enfant de sa sœur Flavia Domitilla et de Flavius Clemens : deux fils que le Prince désignait ouvertement comme ses futurs successeurs et dont il avait changé les noms en Ve.spasianus et Domitianus, pour bien montrer qu'il les considérait comme les espoirs de la dynastie. Certes, en 52 ou 53. Quintilien ne pouvait deviner qu'il jouerait au Palatin le même rôle qui, alors, appartenait à Sénèque. Mais il était naturel qu'un jeune homme aspirant à se faire un nom comme rhéteur éprouvât à l'égard d'un amateur (Sénèque n'était pas autre chose, et sa position politique plus que ses talents pédagogiques expliquaient sa désignation) quelque défiance et sans doute aussi de la jalousie. Il n'est pas téméraire de penser qu'il fit preuve à son égard d'un sens critique particulièrement aiguisé. Que Sénèque l'ait beaucoup préoccupé, nous en avons la preuve dans le célèbre passage du livre X de l'Institution oratoire (X,1,125 à 131), tissu de réticences, de méchancetés, glissées entre des compliments empoisonnés, et conforme à la tradition des jugements portés sur un collègue par un autre professeur. La manière dont Quintilien se défend de condamner systématiquement son prédécesseur dans l'éducation des princes, en affectant de dire qu'il ne saurait se faire admirer que des enfants, et non des hommes dont le goût est formé, mais qu'il est bon de le lire pour savoir ce qu'il ne faut pas faire, tout cela indique clairement qu'il y a de la part de Quintilien non seulement une jalousie professionnelle, mais une véritable aversion, issue d'une différence totale dans leur manière de concevoir la nature et la portée, ainsi que le but, de la rhétorique. Et il n'est pas sans importance que ce jugement ait été formulé par Quintilien au terme de sa carrière et alors qu'il était, officiellement, lui aussi, le précepteur des jeunes gens que l'on considérait comme les héritiers du pouvoir. Il engage le rhéteur, et reflète un idéal moral et finale• ment politique. Nous avons dit que Quintilien entendait perpétuer, dans la société impériale, l'idéal cicéronien et, plus généralement, républicain, de l'orateur. A ses yeux de provincial, qui n'a pas été le témoin direct de la révolution augustéenne, la continuité romaine est plus sensible que ne put l'être la coupure apportée par le nouveau régime. Et cette continuité est symbolisée, et comme incarnée, par le rôle prééminent du discours dans la vie sociale, et tout ce qu'implique l'idée même d'orateur. A l'intérieur d'un municipe, ou dans les villes capitales des provinces, Carthage, Lyon, Narbonne, Calagurris, et les autres, toute la vie sociale continue de repo-

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ser sur la parole, et l'homme éloquent est l'objet de l'admiration générale. Il est le «docte» par excellence, le conseiller, le mentor; il est chargé des magistratures locales, il sera, si besoin est, délégué pour représenter le petite communauté au tribunal du gouverneur, voire à celui de l'Empereur, ou devant le sénat. A Rome même, lorsque le «rhéteur» trouve le moyen de s'y faire connaître, l'éloquence est le moyen pour un homme issu d'une famille modeste, de parvenir aux plus hautes situations. Suétone, lorsqu'il parle de l'état de la rhétorique au début de l'Empire, écrit: «La rhétorique fut si florissante que plusieurs rhéteurs, nés dans la plus basse condition, se sont élevés jusqu'à l'ordre sénatorial et aux plus hautes charges» (De rhet. 1). Cela s'explique parce que la rhétorique est devenue la forme par excellence, et la plus haute, de la culture, indépendamment de son usage politique qui, lui, n'appartient plus qu'au passé. Même amputée de la sorte, elle confère à qui la connait et la pratique une supériorité quasi absolue sur les autres. Supériorité du technicien sur l'ignorant, mais aussi - et c'est un aspect important, trop souvent oublié - supériorité morale. La rhétorique est considérée comme le lieu où se conservent les anciennes mœurs. Dans le Dialogue des orateurs, Messala déclare en effet: «Si l'éloquence, ainsi que les autres arts, sont déchus de leur gloire passée, ce n'est point par manque d'hommes de talent, mais par l'oisiveté de la jeunesse, la négligence des parents, l'ignorance des maîtres et l'oubli des mœurs antiques» (obliuione moris antiqui) (Tacite, Dial. 28,2). A ses yeux, les vieilles vertus romaines sont donc lièes à la perfection de l'éloquence, indépendamment de l'usage politique que l'on peut faire de celle-ci. Dans ces conditions, ce n'est pas un hasard si les maitres de rhétorique les plus illustres sont, depuis plus d'un siècle lorsque Quintilien parvient à la notoriété, d'origine provinciale. Le fait est ~ien connu. Rappelons seulement que Porcius Latro, l'un des plus célèbres, est compatriore de Sénèque. Arellius Fuscus, qui fut, comme Latro, l'un des maîtres d'Ovide, est un Grec d'Asie. Domitius Afer est originaire de Nimes, Julius Africanus est gaulois, lui aussi, et Quintilien vient de Tarraconaise! La culture romaine «dépolitisée», introduite dans les provinces, a trouvé sa forme la plus haute dans l'art de parler, mais aussi de penser - en maintenant les traditions les plus pures du mos maiorum - s'il est vrai que l'idéal cicéronien de l'orateur a survécu à la République et demeure vivant loin d'une Rome où tout change très vite. On pourrait se demander pourquoi ce rôle moral a été assumé par la rhétorique, et non par la philosophie. Mais il est facile d'en trouver les raisons. Bien que la rhétorique, en ses débuts, ait beaucoup reçu des techniciens grecs, ses origines lointaines n'ont pas tardé à être oubliées, lors-

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que l'éloquence romaine se développa avec la vigueur qu'on lui connait, dès le 2• siècle av. J.-C. et qu'au temps de Cicéron elle en vint à éclipser les orateurs des temps anciens. En revanche, la philosophie n'avait jamais été véritablement intégrée par Rome, et, au moins jusqu'au second siècle ap. J.-C. (avec Marc Aurèle), on continua de la regarder avec suspicion. Les «philosophes> demeurent des êtres à part. Ils ne vivent pas comme les autres hommes. Ils usent d'un langage souvent bizarre, peu intelligible sans un long apprentissage. Ils se retranchent volontiers de la société, à l'intérieur de leurs écoles; certains se plaisent à négliger leur apparence extérieure; enfin, ils s'abandonnent à l'oisiveté, refusant d'assumer les charges publiques et, surtout, affectant de mépriser l'argent, alors que dans les villes provinciales, mais aussi à Rome, la fortune matérielle non seulement établit les hiérarchies sociales, dans une grande mesure, mais reste le moyen pour les particuliers de participer à la solidarité humaine, comme le montre Sénèque lui-même dans le De Beneficiis. Quintilien partage totalement le point de vue général : pour lui, les philosophes sont incapables de contribuer au maintien de l'esprit romain: «Les philosophes, écrit-il, ne s'efforçaient pas de passer pour tels par leur vertu et leurs travaux, mais ils dissimulaient leur vie déréglée derrière une expression de visage morose et un extérieur différent de celui de tout le monde> (1, pr. 15). Dès lors, seule l'éducation donnée par les rhéteurs peut maintenir la continuité romaine, son sens de la cité, de la solidarité, et apporter à qui la pratique la possibilité de diriger, selon le Bien et le Juste, la vie de ses concitoyens. Ce n'est pas un hasard si l'on voit - et Quintilien en apporte le témoignage - la rhétorique annexer des thèmes d'enseignement que l'on croirait le domaine propre des philosophes. Il est en effet nécessaire à l'orateur de connaître les grandes lois de la vie morale, non seulement parce qu'il peut avoir à en traiter, mais parce qu'il doit lui-même régler son existence sur la justice, le Bien moral et les valeurs philosophiques. Mais leur étude ne doit pas être le but unique de son existence, et, surtout, il doit éviter de s'enfermer dans les discussions techniques que ses auditeurs ne peuvent comprendre. Nous retrouvons ici l'un des problèmes que posa, vers le milieu du I" siècle av. J.-C., la diffusion de la philosophie dans le monde romain : problème d'intelligibilité et, finalement, d'utilité. Cicéron l'aborde, et essaie de le résoudre, mais il ne se dissimule pas que le public auquel il s'adresse demeurera limité, du moins celui qui pourra faire un bon usage des idées, en soi dangereuses, que répandent les philosophes. L'on avait vu, à la génération suivante, une tentative pour fonder une philosophie «romaine», dérivée du stoïcisme et appuyée sur une rhétorique - l'école de Sextius le Père et, surtout, celle de Papirius

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Fabianus, qui en dérivait. Mais cette tentative demeura sans lendemain, sinon dans les prolongements que devait lui donner Sénèque. En fait, pour l'opinion, la philosophie demeurait une discipline essentiellement grecque, les philosophes ne trouvaient guère de place dans la communauté romaine. On sait que Domitien devait les chasser de Rome. Pour toutes ces raisons, la rhétorique apparaît comme le recours ultime de la continuité romaine. Et l'on comprend la raison pour laquelle les grands rhéteurs de ce temp~ sont d'origine provinciale, qu'ils viennent, nous l'avons dit, de Cisalpine, de Narbonnaise, des deux Espagnes, pays dans lesquels la romanisation était ancienne, les mœurs municipales solidement implantées, l'aristocratie indigène rivalisant avec les colons romains de culture et de prestige. On peut penser aussi qu'il y eut une sorte de convergence entre les institutions locales antérieures à la venue des Romains et la technique de l'éloquence qu'ils apportèrent avec eux. Au temps de l'indépendance, il semble bien que l'art de la parole ait déjà joué un rôle considérable dans la vie politique des Gaulois ou des Ibères. Nous savons par exemple qu'en Espagne, avant les Romains, un sénat existait dans chaque cité; ce qui implique l'usage de l'éloquence, au moins sous une forme rudimentaire. On comprend, dans ces conditions, le succès de la rhétorique en un pareil milieu. A Calagurris, Quintilien, pendant le règne de Néron, s'était fait connaître comme maître de rhétorique, et c'est là que le prit Galba, pour se l'attacher, lorsque commença la rébellion. Apparemment, il jouait, dans la ville, un rôle analogue à celui qui, un siècle plus tard, sera celui d' Apulée à Carthage. Ecouté par le gouverneur, admiré de tous, il faisait déjà figure de grand homme. Or, c'était la tradition, depuis l'époque hellénistique, que les détenteurs du pouvoir, à tous les degrés, aiment à s'entourer des esprits les plus brillants, savants, rhéteurs, artistes, poètes, acteurs ou musiciens. Galba, homme âgé et d'esprit austère, n'eut certainement pas l'intention, en s'attachant Quintilien, d'assurer sa propre gloire, et l'on discerne assez facilement la raison qui le détermina: en rébellion contre Néron, le tyran musicien et poète, l'histrion, l'aurige hellénisé, Galba semble avoir voulu rétablir dans sa dignité et son rôle moral la culture romaine traditionnelle, celle qui formait des uiri boni, respectueux des valeurs ancestrales. Il y a là plus qu'une hypothèse. On sait que tel est bien le sens général de la révolte contre Néron. Les prétendants à l'Empire, mais particulièrement Galba et Vespasien, affirment leur volonté sinon de rendre à Rome la liberté républicaine, du moins de lui redonner les mœurs et l'idéal de l'ancien temps. Galba, dès le début, ne manqua pas de proclamer cette intention, si l'on en croit Tacite (Hist. 1,5,3 et suiv.). Le discours

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qu'il prononça alors est tout imprégné de cet esprit quasi rèpublicain, et le sénat espérait que le nouveau prince remettrait en vigueur le système augustéen de la libertas contrôlée, réalisant ainsi les promesses faites autrefois par Sénèque au nom de Néron et qu'avaient démenties les dernières années de celui-ci. Galba, par sa vie privée et les maximes qu'il mettait en pratique, ne démentait pas cette image. Il se plaisait à tirer de l'oubli de vieilles coutu• mes tombées en désuétude. Ainsi, il exigeait que ses esclaves fussent rassemblés deux fois chaque jour pour le saluer, comme cela se pratiquait des siècles auparavant. La rhétorique est une partie de ce programme. Lui-même est bon orateur : le discours que lui prête Tacite, et qui est si orné, si savamment composé, sous son apparente austérité, donne de son éloquence une image qui ne saurait être totalement fausse et en contradiction avec le souvenir encore vivant des paroles qu'il avait effectivement prononcées une trentaine d'années plus tôt. Tout permet donc de penser que si Galba a ramené avec lui Quintilien, s'il lui a assuré sa protection, c'est qu'il entendait se préoccuper de l'enseignement de la rhétorique à Rome, dans le cadre d'une politique de rénovation morale, dont tout le monde, au moins dans l'aristocratie, éprouvait le besoin. La politique de Galba fait donc écho (rétrospectivement) aux déclarations de Messalla dans le Dialogue des Orateurs. Ce même Quintilien, deux ans plus tard, était «récupéré» par Vespasien, qui affichait les mêmes sentiments que Galba, et demeurait fidèle, lui aussi, dans sa vie privée et dans ses orientations politiques, au mos maiorum et entendait opérer un retour à la tradition que le monarchie julio-claudienne, en ses derniers représentants, avait interrompue. Nous savons que Vespasien s'efforça de rétablir partout les antiques disciplines, commençant par l'armée, comme l'avait fait Galba, et allant chercher en Italie et dans les provinces les hommes nouveaux que n'avait pas atteints la décadence morale. Il est hors de doute que, l'intermède orientalisant de Néron une fois achevé, la classe dirigeante romaine essaya de revenir à une morale plus austère et de retrouver sa propre personnalité dans la redécouverte d'une culture fondée sur la rhétorique et liée aux antiques valeurs. Un rhéteur de province pouvait être l'instrument le plus efficace au service de cette politique. Dans ces conditions, on voit que la mission officielle confiée par Vespasien à Quintilien, puis le choix que fit de lui Domitien pour être le précepteur de ses neveux ne sont pas sans raisons profondes: c'est sur l'enseignement de la rhétorique que l'on compte pour «sauver» Rome! Et cette situation achève de nous expliquer les relations existant entre Quintilien et Sénèque, et qui les opposent. Sénèque est, sans doute, issu

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d'une famille installée à Cordoue, mais il a été élevé à Rome, depuis son plus jeune âge; il n'a que des liens assez lâches avec la ville de sa famille. Toute sa carrière est orientée vers la politique; il se libère assez tôt de l'influence des rhéteurs et se donne tout entier à la philosophie. Appartenant à une famille de rang équestre, mais fort riche, il commence un cursus sénatorial; revenu d'Egypte, il reste à Rome, dans les milieux proches du Palatin, ce qui lui vaut de se trouver en exil peu de mois après l'avènement de Claude. Lorsqu'il revient, il témoigne, par ses écrits, de sa vocation essentiellement philosophique. Il proclame son attachement au stoïcisme, qui, depuis longtemps, a élaboré une théorie de la «communication», et qui considère que la rhétorique est une composante de la philosophie. Sénèque lui-même, dans une Lettre à Lucilius écrira qu'elle entre dans la «pars rationalis philosophiae», c'est-à-dire la logique (Ad Luc. 89, 17). Ce qui est exactement le contraire, nous l'avons vu, de ce que pense Quintilien. Ce qui, pour celui-ci, est la servante, est, pour Sénèque, la maîtresse. Dans la vieille rivalité entre philosophie et rhétorique, Sénèque a choisi la première, Quintilien la seconde. On comprend la raison de leur opposition, dont la violence, chez Quintilien, même si elle s'explique en partie par une certaine jalousie, se justifie par le choix qu'il a fait. Sénèque oriente toute sa vie vers l'ascèse personnelle. Les charges qu'il accepte, l'action qu'il mène, avant l'exil, puis à la cour de Claude et bientôt à celle de Néron, demeurent pour lui des «indifférents». Il sépare les deux ordres, celui de l'officium et celui de l'actio recta. Lorsqu'il essaie de diriger Néron, il sait aussi que, en cas d'échec, il aura sa conscience pour lui. Il n'attache pas une valeur absolue aux choses, pas plus aux biens de fortune qu'au pouvoir ou à la vie même. Aussi pourra-t-il, le moment venu, se détacher de tout cela sans renoncer à son âme. Quintilien, au contraire, pense que l'action, continuée jour après jour, pour former une génération meilleure, pour répandre, avec la technique de la parole, le respect des valeurs romaines, est le genre de vie le meilleur, le plus fructueux pour l'Etat. Il se sent investi d'une mission, un peu à la manière d'un magistrat ou, si l'on préfère, d'un «fonctionnaire» à la tête d'un grand service public. Comment ne se serait-il pas défié de l'influence que pouvait exercer Sénèque sur de jeunes esprits, en les entrainant sur le difficile chemin du perfectionnement intérieur? Et en les enthousiasmant pour des idées que Quintilien et les empereurs qu'il servait ne pouvaient juger que chimériques?. Dans la conclusion de son œuvre. Quintilien appelle de ses vœux le jour où la philosophie aura été totalement absorbée par la rhétorique : il n'exprime pas, alors, quelque rancœur contre des rivaux qui lui disputeraient la clientèle des jeunes gens. Il est préoccupé, avant tout, par le ser-

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vice de l'Etat, et son grand souci est de voir établir, à l'intérieur de la culture romaine totale, cette unité que la division surgie autrefois - au temps de Socrate - entre rhéteurs et sophistes avait provoquée, pour le plus grand mal de la vie intellectuelle. Il est, ici encore, proche de Cicéron, qui déplorait, lui aussi, ce divorce. Mais il se révèle, sur ce point, un précurseur : à mesure que les philosophes essaieront de se faire entendre, en renonçant à tout ce qui, dans les doctrines de l'école, est trop loin du sens commun, ils progresseront dans le public romain et se rapprocheront des rhéteurs. Pline le Jeune, grand admirateur d'Euphratès, dont on ne saurait dire s'il est plus orateur ou plus philosophe, nous apporte le témoignage attendu. A ce moment, les deux grandes «moitiés» de la vie intellectuelle antique se rapprochent et sont sur le point de se fondre. Quintilien a certainement contribué à ce rapprochement, élevant le niveau de culture atteint par l'élite romaine, mais, en même temps, peut-être appauvrissant la vie philosophique en l'éloignant de ses sources. Mais n'est-ce pas le destin de toute pédagogie, que d'offrir une matière assimilable par le .plus grand nombre, et par conséquent de s'interdire les plus hauts sommets de l'esprit? En même temps, il est clair que le «dirigisme» intellectuel inséparable du principat flavien, et qui s'épanouira sous les Antonins trouve, chez Quintilien, un auxiliaire précieux : le rhéteur «officiel» contribua à fixer et à transmettre une culture inséparable pour nous de la Rome impériale et à assurer la continuité spirituelle de celle-ci avec ses lointaines origines républicaines. Au-delà des mots d'ordre, c'est bien l'idéal du uir bonus, de l'homme libre et, en même temps, soucieux de sa patrie, que son enseignement veut former - une leçon que reprendront d'autres siècles et qui devrait être entendue encore aujourd'hui.

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LE PLAN DU DE BREVITATE VITAE

Souvent déconcertés par la liberté avec laquelle Sénèque compose, les éditeurs modernes ont volontiers suspecté la tradition manuscrite d'avoir bouleversé le texte et, pour cette raison, proposé des transpositions plus ou moins heureuses. Le dialogue sur la Brièveté de la vie n'a pas échappé à leur attention. Dans ce dialogue, le problème intéresse plus particulièrement le chapitre VII, et M. Castiglioni, dans l'excellente édition qu'il a procurée du traité•, n'a pas manqué de signaler la difficulté. Après un développement sur l'incapacité où sont les occupati d'utiliser le temps, qu'ils gaspillent sans compter, Sénèque écrit: «Or, au premier rang je mets également ceux qui ne donnent leur temps qu'au vin et à la débauche: il n'est personne, en effet, qui soit occupé de façon plus honteuse. Les autres sont, peut-être, possédés par une conception illusoire de la gloire, leur erreur, du moins, a une belle excuse; cite-moi les avares, les coléreux, et les gens qui se livrent à des vengeances ou à des guerres injustes, tout ceux-là sont du moins virils dans leur faute; mais ceux qui se laissent aller aux jouissances du ventre et de la débauche, ceux-là se vautrent dans l'infamie. c Passe au crible tous les instants de ces gens dont tu parles, regarde combien ils passent de temps à calculer, à tendre leurs pièges, à craindre, à flatter, à se faire flatter, combien leur en demandent leurs assignations et celles d'autrui, et aussi les repas, qui sont, à eux seuls, maintenant, des fonctions obligées - et tu verras à quel point ils sont mis dans l'impossibilité de respirer, par leurs maux ou, si tu préfères, par leurs biens. «Bref, tout le monde s'accorde à reconnaître que rien ne peut être exercé correctement par un homme occupé, ni l'éloquence, ni les études libérales, puisque son esprit, tiraillé en tous sens, ne peut rien accueillir

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Annaei Senecae Dialogorum libri IX-XI, Corpus Scriptorum

Paravianum, Turin, s. d. (1948).

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profondément en lui-même, mais que tout ce que, pour ainsi dire, on lui entonne, est vomi par luh 2 • Ce passage a été l'objet de différentes transpositions. E. Albertini3, reprenant et résumant des opinions déjà formulées avant lui, avoue ne pas pouvoir découvrir la suite des idées, et M. Castiglioni lui-même, dans son apparat critique, écrit que « les paragraphes 2 et 3 ne présentent pas entre eux une cohérence suffisante>. Nous voudrions ici tenter de montrer que ce manque sensible de cohérence avec ce qui précède et dans l'intérieur même du texte n'est pas le résultat d'une bévue des copistes qui auraient introduit abusivement en cet endroit un fragment emprunté ailleurs, mais une apparence due aux procédés de Sénèque lui-même, soucieux, par coquetterie d'écrivain, de dissimuler ses transitions et conservant, à l'intérieur d'un schéma général, que lui fournit la rhétorique traditionnelle, la plus grande liberté de développement. Pour résoudre le problème, il est nécessaire, croyons-nous, de considérer la composition du traité dans son ensemble. Si nous parvenons à montrer avec une suffisante vraisemblance que les différentes parties, loin d'être juxtaposées au hasard, sont organisées selon un plan véritable, il deviendra plus facile de comprendre la suite des idées dans le détail des phrases et de justifier la traduction manuscrite. Mais peut-on vraiment parler d'un plan du De breuitate vitae? A première lecture, le doute est possible, tant les idées s'enchevêtrent, se répètent, disparaissent et réapparaissent sans raison apparente, au point que l'on est tenté d'abord de considérer le dialogue comme une série de thèmes capricieusement exposés et variés plutôt que comme la démonstration logique d'une thèse. Cependant l'analyse ne tarde pas à montrer certains points de repère dans ce flux apparemment continu. Une phrase, notamment, ne peut

VII, 1 : in primis autem et illos numero, qui nulli rei nisi uino ac libidini uacant; nulli enim turpius occupati sunt. Ceteri etiam si uana gloriae imagine teneantur, speciose tamen errant; licet auaros mihi, licet iracundos enumeres, uel odia exercentes iniusta uel bella, omnes isti uirilius peccant : in uentrem ac libidinem proiectorum inhonesta labes est. 2. Omnia istorum tempora excute, aspice quam diu computent, quam diu insidientur, quam diu timeant, quam diu colant, quam diu colantur, quantum uadimonia sua atque aliena occupent, quantum conuiuia, quae iam ipsa officia sunt : uidebis quemadmodum illos respirare non sinant uel mala sua uel bona. 3. Denique inter omnes conuenit nul/am rem bene exerceri posse ab homine occupato, non eloquentiam, non liberales disciplinas, quando districtus nihil altius recipit, sed omnia uelut inculcata respuit. 3 La Composition dans les ouvrages philosophiques de Sénèque, Paris, 1923, p. 178 et suiv. 2

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manquer d'attirer l'attention du lecteur. Au début du chapitre X, elle partage sensiblement le dialogue en deux moitiés, et c'est d'elle qu'il faut partir pour retrouver l'économie interne de celui-ci: «Quod proposui, écrit Sénèque, si in partes uelim et argumenta diducere, multa mihi occurrent per quae probem breuissimam esse occupatorum uitam >. C'est â dire : «Si je voulais diviser en parties et en arguments la thèse que j'ai proposêe, je trouverais bien des raisons pour démontrer que la vie des gens occupés est fort brève>. Puis, après avoir rappelé que son maître, Papirius Fabianus, méprisait les démonstrations ordonnées et préférait «prendre l'adversaire d'assaut>, Sénèque concède que les démonstrations en règle sont parfois nécessaires car l'adversaire doit être éclairé sur ses fautes - ce qui n'est possible que si le philosophe consent à procèder à une analyse précise et ne se borne pas à «entraîner l'adhésion> par les artifices de la rhétorique passionnelle - vérité que Sénèque exprime en disant: «il ne faut pas se borner â pleurer sur les fautes de l'adversaire, il faut l'instruire>: «tamen, ut illis error exprobetur suus, docendi, non tantum deplorandi sunt >. Ce passage nous est particulièrement précieux. Il nous révèle d'abord que, dans la seconde partie du dialogue, Sénèque accepte de se plier à un ordre «démonstratif> (scolaire, si l'on veut), ensuite, il marque une articulation maitresse de l'ouvrage, dont il constitue la propositio. On peut en induire aussi que les neuf premiers chapitres du De breuitate vitae sacrifient davantage à la «rhétorique passionnelle>, et s'opposent à cet égard aux dix autres, - opposition dont il nous appartiendra de préciser le caractère. On sait que, dans toute œuvre destinée à persuader, la propositio précède immédiatement la diuisio qui, elle-même, marque le début de l'argumentatio 4. Cette propositio est, d'autre part, précédée, on le sait, par un exorde et une narratio qui, dans le cas des quaestiones finitae, doit permettre de définir la propositio. Comment ce schéma général s'applique-t-il au De breuitate vitae? Si l'on admet, par exemple, que la démonstration proprement dite (argumentatio) commence seulement après le chapitre X, est-il possible d'en discerner les grandes lignes? Le véritable but de Sénèque n'apparaît que dans les dernières pages du dialogue, avec le début du chapitre XVIII: «Excerpe itaque te uolgo, Pauline carissime .. . > Il s'agit d'entrainer Paulinus à «prendre sa retrai-

• Les textes sont nombreux, chez Quintilien et Cicéron. Pour l'application à Sénèque, nous nous bornons ici à renvoyer à notre essai sur La Composition dans les Dialogues de Sénèque, Ici-dessous, p. 515 et suiv.

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te», à vivre désormais une vie de loisir et de contemplation. Tout l'ouvrage est une exhortatio ad philosophiam, présentée comme une médiation sur le bon usage à faire de la vie. Or, on le sait, deux thèmes essentiels, deux ordres d'arguments sont utilisés en pareil cas: l'orateur s'efforce de montrer que le parti qu'il conseille de suivre est utile et qu'il est en même temps honorable 5• Et Sénèque se conforme à cet usage. A partir du chapitre X commence le développement sur l'impossibilité pour les occupati à faire du temps un usage utile. La démonstration est fondée sur une analyse de la nature du temps lui-même: des trois parties qui le composent, aucune n'est en la possession des gens adonnés aux activités vulgaires, et il en résulte que tous leurs efforts demeurent vains, tandis que la vie des prétendus oisifs (XI, 2 : quibus uita procul ab omni negotio agitur) est entièrement fructueuse dans toutes ses parties (ibid. : tota, ut ita dicam, in reditu est). Sur cette démonstration logique, quasi dialectique, tirée de la nature même du temps, se greffe ensuite une amplification énumérant des exemples qui viennent confirmer la conclusion précédente: que d'activités stériles, sans utilité véritable, occupent la vie des hommes! Ce développement comprend les chapitre X à XIII indu. A cette inutilité des occupations vulgaires s'oppose, à partir du chapitre XIV, l'utilité profonde d'une vie consacrée à la sagesse. Les compagnons de Zénon, de Pythagore, de Démocrite, puiseront dans d'inépuisables richesses en vivant dans la familiarité de ces maîtres. Seuls, ils utiliseront au maximum et pour leurs fins véritables les trois parties du temps. Telle est la conclusion du chapitre XV. Puis, de nouveau, le chapitre XVI nous remet en présence de ce gaspillage du temps par les occupati, manifesté par l'inquiétude inguérissable qui est leur partage. Avec le chapitre XVIII, et l'exhortation directe à Paulinus, commence la démonstration du second point : la vie de loisir est la seule qui soit conforme à l'honestum. Sénèque doit ici affronter des préjuges romains. Il est paradoxal de soutenir, à Rome, que l'accomplissement des devoirs sociaux est moins «honorable» que la retraite. Pourtant, Sénèque ne recule point devant le scandale. Il insiste sur la légitimité de la retraite pour Paulinus que la vie à beaucoup éprouvé, plus que ne le comportait la durée de son existence, et qui a fait la preuve de sa uirtus (XVIII, 1). Paulinus, libéré de ses fonctions administratives, trouvera des objets d'étude plus dignes de lui que les moyens de satisfaire le ventre de l'humanité qui est la partie la moins noble de celle-ci. Il n'appartient pas à la race pesante des bêtes de somme mais à celle, plus généreuse, des chevaux de 5

Par ex., Quintilien, lnst. Orat., III, 8, 22.

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course. Tout le chapitre XVIII et le suivant sont consacrés à cette démonstration: l'objet de l'otium proposé à Paulinus est plus beau, plus grand, plus «honorable> enfin que l'objet auquel s'applique son activité professionnelle. Le traité pourrait se terminer à ce point, sur l'évocation de la vie pleine de grandeur et de noblesse qui attend Paulinus au sein d'un tel otium, et les critiques modernes ont souvent regretté que Sénèque n'ait pas borné son développement à la fin du chapitre XIX. Mais c'est méconnaître l'économie interne du dialogue. Celle-ci exigeait que le locus de honesto fût entièrement traité, selon la même méthode que, précédemment, l'avait été le locus de utilitate, c'est à dire en présentant deux démonstrations antithétiques. Une fois établi le caractère «honorable> de la vie de loisir, il convient de démontrer la proposition réciproque : la vie des occupati n'est pas conforme à la véritable dignité. C'est à quoi est consacré le dernier chapitre du dialogue: l'occupatus n'est pas un homme libre, sa condition est celle d'un esclave, soumis aux caprices d'autrui. Honteux spectacle, dit Sénèque, que celui d'un vieillard usant son dernier souffle à plaider pour un inconnu, d'un mourant formant des projets immenses, d'un vieil avare administrant lui-même sa fortune que guette un héritier. Et le dialogue se termine sur l'évocation dérisoire des funérailles que méritent ces occupati impénitents, le cortège qui accompagne l'enterrement d'un enfant. Si l'on accepte de nous suivre et de considérer que la seconde moitié du dialogue est entièrement construite sur l'opposition de l'utile et de l'honestum, peut-être sera-t-il possible d'éclairer aussi toute la partie de l'ouvrage qui précède la propositio, c'est à dire les neuf premiers chapitres. Là, nous ne sommes pas aussi sûrement guidés par le jeu traditionnel des loci: dans toute œuvre oratoire, la première partie, jusqu'à la propositio, est celle où se donne plus librement carrière la fantaisie de l'auteur. Ayant pour but de définir le «point à débattre>, elle n'est pas susceptible d'être pliée à ces schémas a priori, mais doit comprendre un exposé des données du problème, sur lesquelles s'appuiera ensuite l'argumentatio. Ce qui, dans une controverse judiciaire sur un fait précis, est le récit des évènements en cause, devient, dans une exhortation, l'analyse des conditions à propos desquelles l'on est amené à proposer une thèse donnée. Il s'agit, pour Sénèque, d'amener Paulinus à adopter une vie de loisir, entièrement consacrée à la contemplation et à l'activité intellectuelle. Pour cela, Sénèque partira d'une constatation évidente : tous les hommes se plaignent que leur vie est trop brève. Et, aussitôt, il nous donne la raison de ces plaintes. Si les hommes trouvent trop court le temps que leur a

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imparti la nature, c'est qu'ils en font un mauvais usage. Le second et le troisième chapitre exposent les mille manières dont les hommes gaspillent leur vie, chaque fois qu'ils renoncent à sauvegarder leur liberté ou, mieux, l'autonomie de leur personne. Ainsi se trouve introduite pour la première fois, et comme cernée de l'extérieur, la notion d'otium - cet état de liberté auquel aspirent tous les hommes et qui leur est un inaccessible paradis. Et, en même temps, l'otium reçoit un contenu positif; il apparaît à Paulinus non pas comme le contraire pur et simple des negotia mais la «libre disposition de l'être par lui-même» 6 • La découverte de cette notion est si importante, elle est si essentielle au dessein de l'ouvrage tout entier que Sénèque recourt, pour l'appuyer, à des exemples historiques sur le sens desquels tout le monde s'accorde. Sénèque ne fait ici que suivre la tradition des rhéteurs. On sait l'importance attachée par les théoriciens de l'art de persuader aux exemples, qui constituent de véritables précédents 7 • Sénèque évoque trois personnages universellement célèbres dans les écoles : Auguste, Cicéron et le tribun Livius Drusus. Tous trois apportent leur témoignages, avouant, soit explicitement, soit par leurs actes que leur existence, entièrement donnée aux affaires, n'a pas été celle d'hommes libres. Tous trois ont été pris dans un inextricable réseau d'obligations qui ont fait d'eux des esclaves'. Ces trois exemples occupent les chapitres IV, V et les deux premiers paragraphes du chapitre VI. Il est aisé de constater que ces trois témoignages ne sont pas rangés selon un ordre quelconque, mais forment une gradation ascendente. Ils culminent sur la suggestion que Drusus, pour retrouver la liberté, n'a eu d'autre ressource que de se tuer. On a fait observer 9 que ce passage était le seul où la mort de Drusus était attribuée à un suicide, alors que le crime ne fait aucun doute. Sénèque l!'a imaginé cette hypothèse que parce qu'elle lui semblait la conséquence logique de

Plusieurs formules suggèrent cette interprétation. Par ex., II, 5 : « .. . cum illa faceres, non esse cum alio uolebas, sed tecum esse non poteras. > III, 3: «repete memoria tecum quando certus consilii fueris,quotus quisque dies ut destinaueras recesserit, quando tibi usus tui fuerit . .. >. 7 Par ex. Quintilien, Jnst. Orat., XII, 4, 1: in primis uero abundare debet orator e.umplorum copia cum ueterum tum etiam nouorum. Ibid., 2 : les exempla considérés comme testimonia et iudicata. Cf. Id., V, 11. Sur le rôle que Sénèque lui-même attribuait aux exemples dans la persuasion, cf. ad Lucil., 95, 65 et suiv. (et la référence à Posidonius). 1 V, 2: «moror in Tusculano meo semiliber», mot de Cicéron qui avait frappé Sénèque et qu'il rapporte ici, sans doute avec une référence inexacte, mais parce qu'il lui semblait admirablement dépeindre la condition de l'occupatus. 9 Dahlmann, éd. du De Breuitate, ad toc. 6

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cette « haine de soi> que les occupati ne peuvent manquer de concevoir lorsqu'ils prennent conscience de l'esclavage où ils se trouvent. Le suicide n'est-il pas l'ultime moyen de souvegarder l'autonomie de sa volonté? Sénèque, une fois suggérée cette valeur de l'otium, va en étendre l'application à la condition humaine tout entière et montrer que les vices des hommes leur interdisent toute autonomie réelle. Pour cela, il reprend, avec une profondeur nouvelle, la description déjà amorcée dans les premiers chapitres: les activités humaines, lorsqu'elles ne sont pas éclairées par la sagesse, sapent les fondements les plus profonds de la vie. Cela est vrai des débauchés - nul ne songe à le contester, et Sénèque n'insiste pas. Mais cela est vrai aussi de ceux qui poursuivent la gloire selon l'opinion. Moins abjects que les précédents, ils n'ont pas plus qu'eux la possibilité de rester eux-mêmes, c'est à dire de vivre vraiment. Tel est, croyons-nous, le sens du passage contesté, au début du chapitre VII: «Au premier rang, je mets également ceux qui ne donnent leur temps qu'au vin et à la débauche ... >10. Nous avons dit que l'on avait mis en cause la suite des idées. E. Albertini avoue ne pas pouvoir la découvrir de façon satisfaisante. Nous pensons au contraire que le pensée est parfaitement cohérente, à condition de ne pas exiger de Sénèque qu'il souligne les transitions et se soumette à une stricte discipline du style. «ln primis . .. », écrit-il, et l'on fait observer qu'il n'a point parlé, dans la phrase précédente, de gens vicieux, mais simplement de vices. Cela suffit-il à condamner le passage? En fait, les deux notions sont connexes, et une telle constructio ad sensum n'a rien d'impossible. Tout se passe comme si, en ce début du chapitre VII, s'ébauchait un dialogue. L'interlocuteur fictif donne cause gagnée à Sénèque lorsqu'il s'agit des débauchés qui «gaspillent le tempS>. Mais il proteste (implicitement) que les «glorieux selon le monde> ne sont pas des «vicieux>. Si, répond Sénèque, ils sont vicieux, bien que leur vice soit plus honorable, et leurs activités les privent, tout comme les autres, de la liberté, qui est l'essentiel de la vie. C'est la vivacité, de ce dialogue esquissé, ou plutôt suggéré, qu'exprime la forte asyndète qui marque le début du second paragraphe: «omnia istorum tempora excute .. . > - et le démonstratif de la seconde personne attribue de façon fort claire l'objection a l'interlocuteur: «Quoi qu'il en soit, passe au crible tous les instants des gens que tu me cites ... > Dans tout ce développement, aucune incohérence, aucune dureté même, simplement le heurt rapide de deux opinions réduit à l'ébauche d'une passe d'armes. Puis, très logiquement, voici la conclusion du raisonnement, introduite par denique, exprimant le terme ultime de la gêné-

°Ci-dessus,

1

p. 491.

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ralisation: «bref (c'est â dire, selon un sens bien attesté de denique: de façon générale 11), tout le monde reconnaît que rien ne peut être exercé correctement par un homme occupé ... >. Seul l'homme oisif, au sens le plus noble et le plus plein du terme, est capable de vivre vraiment. Lui seul est autonome et libre. On voit quelle grave mutilation apporteraient au texte traditionnel les transpositions proposées; elles interrompraient le dialogue fictif et briseraient le raisonnement en supprimant une ou plusieurs étapes de la généralisation. Ensuite, une fois Paulinus conduit â cette découverte essentielle, que la première condition de la vie véritable est l'autonomie de la personne, Sénèque s'emploie â illustrer cette intuition par de nouvelles analyses et un appel â des témoignages que l'on ne saurait récuser, les aveux des occupati eux-mêmes. Ce nouveau développement commence avec le paragraphe 6 du même chapitre VII : Nec est quod putes non illos aliquando intellegere damnum suum ... Il n'est qu'une confirmation «experimentale> des résultats acquis, et annonce déjà, en l'esquissant, la conclusion du dialogue. Au terme de la première partie de l'ouvrage - conçue comme une analyse de l'expérience du temps - il reste à présenter cette expérience elle-même, dans sa réalité concrète. Réalité incorporelle, (VIII, 1) - ainsi le qualifient les Stoïciens, et Sénèque avec eux - le temps ne saurait tomber directement sous les sens. Il n'est pleinement saisi, d'ordinaire, qu'à la faveur d'une crise, dans la maladie, ou devant la mort. Or, rien n'est plus contraire au bonheur que cette découverte, dans l'angoisse ou l'attente, de ce temps qui constitue la matière même de la vie, et qui, sans doute, nous entraîne, mais aussi nous installe et nous insère dans le monde. Au terme de cette longue analyse descriptive de l'angoisse humaine devant son esclavage et devant la fuite du temps - Sénèque peut enfin formuler sa propositio, qui se trouve éclairée de sa vraie lumière: «breuissimam esse occupatorum uitam ». Paulinus comprend alors que la vie dont il s'agit n'est pas l'existence matérielle, biologique, de l'homme, ni non plus son existence quotidienne, tiraillée en tous sens, partagée entre mille contraintes, mais la seule vie qui soit digne de ce nom, la conscience que prend le sujet de soi-même, de son autonomie et de sa liberté. Il en a assez dit pour que soit posée et admise sans discussion l'équivalence entre la notion de vie et celle d'otium: Paulinus est dès à présent préparé à admettre que la vie ne commence qu'avec la conquête de la liberté. La narratio a bien rempli son rôle, qui est de préparer les arguments de la 11

Par ex., Ciceron, in Ve"·• V, 69: denique Syracusas tatas timet.

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démonstration. Le terrain est déblayé pour la présentation des thèmes ordinaires de l'exhortatio, montrant, selon la tradition des rhéteurs, que la conception de la vie ainsi définie est la seule qui soit à la fois conforme à l'utile et à l'honestum. Dans son ensemble, le dialogue sur la Brièveté de la vie se présente donc comme une composition en deux grandes parties - dans laquelle il n'y a pas lieu d'opérer la moindre transposition. C'est d'abord un effort pour poser le problème dans ses vrais termes, en méditant sur les notions de vie et de temps. Puis, lorsque l'interlocuteur est déjà à moitié persuadé, vient l'argumentation tendant à le décider tout à fait à adopter une conduite conforme à l'idéal entrevu. Cette double démarche ne doit pas nous surprendre. On enseignait dans les écoles de rhétorique, que le premier soin de l'orateur doit être de défnir le point en litige 12, pour le pla. cer dans sa vraie lumière. A cette condition seulement l'argumentation peut être efficace. Sénèque se conforme exactement à ces préceptes et, si nous avons l'impression que son développement procède avec une excessive liberté, c'est faute d'avoir reconnu cette loi fondamentale de sa structure. Sans doute est-ce la même matière qui revient d'une page à l'autre, mais l'on aurait tort de croire que la pensée piétine. Chemin faisant, elle place les faits sur lesquels elle s'appuie dans une lumière sans cesse nouvelle, et l'analyse progresse en profondeur, par enrichissement de l'interprétation. Paulinus, à la différence de Sérénus, dans le De Constantia Sapientis, ou de Lucilius dans le De Prouidentia, n'est pas encore converti à la philosophie; il n'accepte pas les prémisses du stoïcisme. Sénèque ne peut donc que lui parler le langage de l'opinion, et c'est la raison pour laquelle le De Breuitate Vitae ne contient aucun argument technique, issu de l'Ecole. Ce n'est qu'une suasoria faisant appel aux arguments «communs», aux constatations du bon sens, à l'expérience, aux analyses psychologiques et aux exemples. Mais de ces considérations générales résulte une sorte d'intuition métaphysique sur les conditions dans lesquelles la conscience personnelle est susceptible de s'insérer dans le Monde. Sénèque ne se borne pas à présenter des lieux communs et des arguments traditionnels - il conduit son interlocuteur vers des régions plus hautes de la pensée. C'est sans doute la raison pour laquelle il a choisi comme propositio une thèse négative, au lieu de la thèse positive correspondante : pour qui veut convertir, il est plus urgent d'inquiéter que de promettre.

Sur les rapports entre icp1v6µt:vovet 8tmç, cf. H. Throm, Die Thesis . .. , Paderborn, 1932, p. 120 et suiv. 11

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Après la mise au point d' Albertini sur la chronologie des ouvrages philosophiques de Sénèque 1 et le mémoire de Hubert Lenze 2 , il semblait définitivement acquis que le traité sur la Brièveté de la vie avait été êcrit par Sénèque dans le courant de l'année 49 ap. J.-C. et, au plus tard, avant le 24 janvier 50. Or, dans un long article, publié il y a bientôt dix ans, M. L. Herrmann remettait ce résultat en question 3 et proposait, à l'aide d'arguments nouveaux, de revenir à la datation déjà soutenue par Dessau, et adoptée par Marchesi dans son ouvrage sur Sénèque•, soit l'année 62 ap. J.-C. Nous sommes donc de nouveau maintenant en présence de deux thèses: une datation «haute> et une datation «basse». De la solution adoptée dépend, dans une large mesure, l'interprétation du dialogue, selon qu'on situe celui-ci avant le préceptorat et le «ministère>, ou bien au seuil de la retraite. Si l'on admet que l'œuvre philosophique de Sénèque est liée, très étroitement, aux événements de sa vie, que chaque traité reflète un moment de son évolution intérieure, on sera évidemment tenté de donner raison à Dessau et Herrmann : comment - et M. Herrmann ne manque pas de faire valoir cet «argument> - un homme politique, sur le point de gérer la préture, peut-il sans inconvenance prêcher l'abstention? En soixante-deux, au contraire, on imagine plus volontiers un Sénèque désabusé, prévenant la disgrâce par la retraite et vantant les vertus de la

1 E. Albertini, La composition dans les ouvrages philosophiques de Sénèque, Paris, 1923, p. 21 et suiv. 2 Senecas Dialog De Breuitale Vitae; Klass.-philolog. Studien herausg. von E. Bickel u. Chr. Jensen, heft JO, Leipzig, 1937. Même solution chez L. Castiglioni, L. Annaeo Seneca ... Della brevità della vita, Turin, 1930; en sens contraire, R. Philippson, in Gnomon, 1931, p. 372, qui se borne à des affirmations sans preuve. 'Chronologie des Œuvres en prose de Sénèque le Philosophe, Latomus, I (1937), p. 109 et suiv. 4 li. Dessau, Ueber die Abfassungsr.eit.. ., Hermès, 1918, p. 118 à 193; Marchesi, Seneca, p. 214.

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contemplation. Mais qui ne voit que de sembables raisons sont ployables à merci et reposent sur une véritable pétition de principe? Avons-nous le droit d'admettre que l'œuvre de Sénèque est commandée par les événements de sa vie - ou du moins ce que nous en entrevoyons? Problème essentiellement historique, la chronologie de l'œuvre de Sénèque doit être étudiée selon une méthode historique, et ce n'est qu'après un échec que l'on aurait le droit de recourir aux conjectures et aux vraisemblances psychologiques. Or, nous pensons que, parmi les œuvres en prose de Sénèque, le De brevitate partage avec les Lettres à Lucilius le privilège d'être datable avec précision, objectivement et indépendamment de toute construction a priori. Nous disposons pour cela de plusieurs critères. Le traité, on le sait, est dédié à Pompeius Paulinus, préfet de l'annone en fonction 5• Nous ignorons, il est vrai, à quel moment Pompeius Paulinus exerça cette charge. Tout ce que nous savons, c'est qu'il ne put le faire qu'entre le mois d'août 48 et l'année 55 d'une part, et entre les années 62 et 65 d'autre part, puisque, jusqu'en août 48, le préfet de l'annone était C. Turranius 6, et qu'entre 55 et 62 c'est Faenius Rufus qui remplit la même fonction 7 • Toute datation du traité doit tenir compte de ces limites. Mais l'argument capital - et celui dont l'adoption ou le rejet domine tout le débat - est fourni par le chapitre où Sénèque fait le récit (et la critique) d'une conférence qu'il vient d'entendre• «il y a quelques jours>. Le conférencier, un érudit, avait choisi pour thème «ce que chacun des grands chefs romains avait fait le premier>. Puis, élargissant son sujet, il avait exposé que Sulla «avait été le dernier des Romains à étendre le pomerium, parce que la coutume ancienne voulait qu'une telle extension n'eût lieu que si l'on avait agrandi le territoire romain en Italie, et non par des conquêtes provinciales9 >. A ce propos, il s'était demandé pourquoi l'Aventin était de-

Voir, par exemple, le chap. XVIII, 3: in officio amorem consequeris in quo odium uitare difficile est; sed tamen, mihi crede, satius est uitae suae rationem quam frumenti publici nosse. Les premiers mots ne semblent guère applicables à une mission extraordinaire, confiée par Néron à Paulinus (Herrmann, op. cit., p. 110, et R. Philippson, in Gnomon, 1931, p. 372 et suiv.). 6 Tac., Ann., XI, 31, où C. Turranius figure parmi les personnages du drame qui devait amener la chute de Messaline. 7 Tac., Ann., XIII, 22 (entrée en charge); Ibid., XIV, 61 (élévation à la préfecture du prétoire). • De Breu., XIII, 3 et suiv.: his diebus audiui. .. 9 De Breu., XIII, 8 : Idem na"abat . .. Sullam ultimum Romanorum protulisse pomerium, quod numquam prouinciali sed Italico agro adquisito proferre moris apud antiquos fuit. 5

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meuré hors de l'enceinte pomériale et avait avancé à ce sujet plusieurs hypothèses. Il semble donc, à lire ce texte, qu'au moment où il fut composé !'Aventin se trouvât encore extra pomerium. Et, si l'on admet qu'il en est ainsi, du même coup, le De breuitate se trouve daté. Comme nous le savons par ailleurs, Claude a procédé, à une date indéterminée, comprise entre le 25 janvier 49 et le 24 janvier 50, à une extension du pomerium, qui eut précisément pour but, entre autres modifications, d'inclure l'Aventin dans l'enceinte religieuse de l'Urbs. Il en résulterait donc que Sénèque n'a pu écrire ce dialogue qu'entre le mois d'août 48, au plus tôt, et, au plus tard, le 24 janvier 50. Et, précision supplémentaire, comme Sénèque dit qu'il vient d'entendre la conférence dont il parle, il faut qu'il se soit trouvé alors à Rome. Rappelé d'exil postérieurement à janvier 49 10, Sénèque n'a donc pu composer son ouvrage que dans le courant de l'année 49, ou les premiers jours de l'année suivante. Tel est le raisonnement admis par Albertini et Lenzen. Tel est le raisonnement auquel M. Herrmann refuse son adhésion. L'affirmation que l'Aventin soit situé à l'extérieur du pomerium ne prouve pas, dit M. Herrmann, que l'extension effectuée par Claude n'ait pas encore eu lieu au moment de la conférence rapportée par Sénèque. Étant donné que !'Empereur n'avait pas accru le territoire romain en Italie, cette extension pouvait passer pour nulle et non avenue aux yeux de juristes intransigeants. Et rien ne prouve que le conférencier entendu par Sénèque n'ait pas partagé ce point de vue. Cet argument, jusque-là simple possibilité, semble prendre quelque consistance lorsque M. Herrmann fait remarquer que le texte de Sénèque ne tient pas compte, non plus, d'une extension pomériale attribuée à Auguste et mentionnée par Tacite à propos de celle de Claude 11• Ce silence entraînerait-il donc que la composition du De Brevitate soit antérieure à la date la plus haute assignable à la naissance de Sénèque? Assurément, l'argument ne manque pas de force. Mais M. Herrmann aurait encore pu le renforcer, et noter que Sénèque ne tient pas compte non plus d'une autre extension pomériale, attribuée à César, par AuluGelle et Dion Cassius 12• Ainsi, apparemment du moins, le conférencier érudit et bavard de Sénèque, plus respectueux que l'empereur Claude lui-

Voir, infra, p. 509 et n. 35 (texte de Tacite). Tac., Ann., XII, 23 : nec tamen duces Romani, quamuis magnis nationibus subactis, usurpauerant, nisi L. Sulla et diuus Augustus. 12 Aulu-Gelle, N.A., XIII, 14, 4 (voir le texte, infra, p. 508, n. 28); Dion Cass., LXIII, 50, 1; cf. XLIV, 49, 1 et suiv. 1•

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même des traditions historiques, aurait-il arrêté une fois pour toutes le tracé du pomerium à celui qu'avait fixé Sulla, et de son propre chef frappé de nullité trois actes officiels, dont l'un au moins, l'extension claudienne, était inscrit matériellement, sur le terrain, par des bornes qui ont subsisté jusqu'à nous. M. Hermann ne se demande pas si une telle attitude, publiquement affirmée, ne confinait pas à l'absurdité, outre le danger très réel qu'il pouvait y avoir, pour un particulier, à afficher un mépris trop évident d'un acte impérial officiel. La lex maiestatis n'était pas abrogée. Et l'aurait-elle été que l'extension du pomerium ne pouvait être niée. C'était une mesure grosse de conséquences religieuses, administratives et juridiques, que l'on ne pouvait ignorer sans se mettre quotidiennement en contradiction avec les faits. La lex de imperio Vespasiani aura soin de rappeler que l'extension du pomerium, sous Claude, avait été autorisée et demeurait juridiquement valable 13• Les objections présentées par M. Herrmann ont donc pour effet d'enfermer l'historien dans un tissu de contradictions, dont on ne peut se tirer qu'à la condition de reprendre dans son ensemble le problème des extensions pom~riales aux deux premiers siècles de l'Empire, et de se demander si les faits invoqués par M. Hermann sont susceptibles de l'interprétation qu'il leur donne.

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Réduite à sa forme la plus simple, la question est la suivante : pourquoi le texte du De breuitate ne mentionne-t-il que l'extension pomériale de Sulla, et se met-il ainsi en contradiction avec les affirmations de Tacite, d'Aulu-Gelle et de Dion Cassius (auxquelles s'ajoute un texte de la Vita Aureliani), lorsqu'ils mentionnent des extensions pomériales effectuées par César et par Auguste? Remarquons d'abord que Sénèque s'accorde sur ce point avec la lex de imperio Vespasiani, qui n'invoque comme précédent que l'extension claudienne et passe sous silence les deux autres. Et, à ce silence, il n'est, et ne peut y avoir, qu'une raison, c'est que les extensions attribuées à César et à Auguste sont imaginaires 14• u C.l.L., VI, 930, l. 15 et 16: uti licuit Ti. Claudio Caesari Aug. Germanico. 14 A la vérité, notre argument n'est valable que pour l'extension augustéenne, postérieure à l'institution du principat. Vespasien n'avait aucune raison de s'appuyer sur un précédent césarien. Voir, sur le caractère fictif de l'extension augustéenne, J.H. Oliver, The augustan pomerium, Mem. of the Am. Acad. in Rome, X (1932), p. 145 à 182.

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Examinons d'abord l'extension augustéenne. Bile n'est mentionnée que par le texte de Tacite auquel nous avons déjà fait allusion 15, un autre de Dion Cassius 16 et, enfin, un passage de la Vie d'Aurélien 11 • De ces trois témoignages, le dernier est des plus suspects. Il attribue des extensions pomériales non seulement à Auguste, mais à Néron et à Trajan, et oublie celle de Claude. Or, nous savons pertinemment que ni Trajan ni Néron n'ont en rien modifié le tracé du pomerium. On ne peut donc rien conclure pour ou contre la réalité d'une telle mesure au temps d'Auguste. Le témoignage de Dion Cassius est beaucoup plus précis. Il affirme qu'Auguste, après avoir de nouveau accepté le pouvoir, en 8 av. J.-C., a reculé les limites du pomerium et nommé Auguste le mois qui s'appelait jusque-là Sextilis. A quelle mesure Dion Cassius fait-il ici allusion? Nous savons bien que, en 7 av. J.-C., Auguste agrandit le territoire urbain de Rome, lorsqu'il procéda à l'organisation de la Ville aux Quatorze Régions - terme officiel dont on désigne le nouvelle agglomération 11• Mais s'agit-il d'une extension pomériale? Nous ne le croyons pas, pour les raisons suivantes: Avec l'accroissement de Rome, les vieilles limites de l'Urbs étaient devenues trop étroites, et la définition traditionnelle du territoire urbain, qui identifiait celui-ci à l'ager effatus 19 , était démentie par les faits. De toutes parts, la ville légale était débordée par des édifices qui s'élevaient sur un terrain de statut juridique incertain, qui n'était plus l'ager urbanus, mais que l'on ne pouvait pourtant considérer comme c étranger>. Sur les

15

Supra, p. 166, n. 3. 6, 6: tll t8 toO 1Ullll11Pioo opuiÈm'JUÇTfOS, icai tôv µflva tôv l:eçni..1ov é,n-

16 LV,

1CaÀO\lj18VOV Avyooatov (lvt())VÔjlllGSV.

XXI, 10-12: addidit Augustus, addidit Traianus, addidit Nero. Suét., Aug., 30; Cass. Dio, LV, 8. voir Platner-Ashby, A Top. Dict of Ancient Rome, s.v. 19 Aulu-Gelle, loc. cit., 1 : pomerium est locus intra agrum effatium, per totius 17 11

urbis circuitum, pone muros regionibus certeis determinatus, qui facit finem urbani auspicii. Cf. schol. ad Luc., Phars., I, 594 : pomerium est illud spatium quad est inter muros urbis et aedificia priuatorumn ut refert A. Gellius, définition très approxima• tive, mais qui a le mérite de souligner Je rapport entre son objet et les aedificia priuatorum. Cf. T.-Live, 1, 44, 4 èt suiv. : Hoc spatium, quod neque habitari neque arari fas erat . .. et in urbis incremento semper, quantum moenia processura erant, tantum termini hi consecrati proferebantur (rapports du pomerium et de l'Vrbs). Sur ces définitions, voir M. Labrousse, Mél Éc. fr., 1937, p. 165 et suiv., ainsi que l'article, aux thèses étranges, de M. Basanoff, Il Pomerium Palatinum, Mem. dell'Accademia dei Lincei, VI, IX, 1 (1939). Voir sur ce mémoire le compte-rendu de A. Momigliano, in Joum. of Rom. Stud., XXXIII (1943), p. 121.

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actes officiels, ces édifices sont désignés par l'expression urbi coniuncta, ou continentia. Nous connaissons, notamment, deux sénatus-consultes datés de 11 av. J.-C. et une loi, la Lex Quinctia, votée en 9 av. J.-C.20, et qui assimilent administrativement et juridiquement les édifices urbains proprement dits et les édifices contigus à la ville. On essayait de pallier ainsi les inconvénients multiples résultant d'une situation de fait qui ne répondait plus à la situation religieuse et juridique du sol. Par exemple, avec les limites du pomerium cessaient les pouvoirs des tribuns et commençait l'imperium militaire. Ou, ce qui était plus grave, le praefectus urbi voyait échapper à sa juridiction des quartiers aussi peuplés que l'Aventin, le Champ de Mars ou le Trastévère. Le réforme d' Auguste eut précisément pour objet de faire cesser ces absurdités en uniformisant le statut administratif du territoire urbain, en soumettant tout l'ensemble de l'agglomération, extra et intra pomerium, à la même organisation, fondée sur les circonscriptions de la Région et du Vicus. Une telle refonte de l'ancien système, l'adjonction de dix régions nouvelles aux quatre anciennes, équivalait, pratiquement, à une extension pomériale - et cela d'autant mieux que, dans la ville des Quatre Régions, les régions s'inscrivaient à l'intérieur du pomerium 21• Mais elle se présentait sous des dehors modestes, comme un simple «aménagement». Ce qui est bien conforme aux tendances politiques générales du système augustéen. Il est significatif que mention n'en soit pas faite dans les Res Gestae, telles que nous les possédons. Une extension solennelle du pomerium eût fait songer de façon trop précise à celle de Sulla, effectuée en vertu des pleins pouvoirs conférés au dictateur par la Lex Valeria. Auguste s'est toujours gardé de ressusciter la censure; il a pris soin de dissocier la cura morum et les autres prérogatives de cette magistrature. C'est comme consul, ou en vertu de son imperium consulare, qu'il procéda au cens et à la révision de l'album sénatorial 22 • De la même façon, et sans modifier officiellement le templum urbain, ce qui ne pouvait avoir lieu qu'en vertu des pouvoirs réguliers du censeur (qu'il ne voulait pas revêtir), ou en vertu d'une loi particulière (dont il ne voulait pas provoquer le vote), il se borna à introduire dans les faits les conséquences d'une réforme dont il évita d'affirmer le principe. Trompés par la duplicité inhérente à cette politique, Tacite et Dion Cassius ont affirmé qu'Auguste avait étendu· le

Frontin, De Aquaeductu Vrbis Romae, 104, 127, 129. z1 Sur le problème des limites assignables aux Quatre Régions, voir PlatnerAshby, op. cit., p. 443 et suiv., et la fig. 5, p. 443. 22 Res Gestae, éd. Gagé, 8, et le comment. ad loc. 20

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pomerium, alors qu'il s'était borné à étendre l'administration urbaine à une zone située extra pomerium. Reste l'extension pomériale attribuêe à César. Elle est affirmée par deux textes de Dion Cassius et un autre d' Aulu-Gelle. Dion Cassius, traçant un parallèle entre la politique urbaine de Cêsar et celle de Sulla, ajoute, après avoir parlé du déplacement des Rostres et de la fondation du Théâtre de Marcellus: «Voilà ce qu'il faisait, et il proposait des lois: il étendit le pomerium et sur ces points et quelques autres il suivit une politique semblable à celle de Sulla 23 >. Ailleurs encore, il écrit : « Il mourut ... , pris au piège dans cette ville, lui qui en avait accru le pomerium 24 !> Voilà un double témoignage apparemment irréfutable, mais qui, en fait, ne résiste pas davantage à l'analyse que les affirmations de Dion Cassius concernant la prétendue extension augustêenne. Cette extension du pomerium, quand César l'aurait-il réalisée? Nous savons qu'il faisait adopter par le peuple, en juin 45, une lex de Urbe augenda 25 , qui, seule, pouvait lui conférer le pouvoir nécessaire. Cette loi, malheureusement, ne nous est point parvenue, et nous n'en connaissons pas le détail. Nous pouvons toutefois affirmer, par le peu que nous en savons, et par son titre même, qu'elle n'est pas incompatible avec une extension pomériale. Seulement, nous savons aussi que cette loi ne fut jamais appliquêe 26 • C'est ce qui ressort des prescriptions de la lex Julia dite municipalis, qui étendait la juridiction des édiles à 1000 pas dans toutes les directions autour de l'Urbs, mesure peu concevable si, l'annêe précédente, la ville avait déjà été officiellement élargie 27 • Et le dernier texte qui fasse allusion à ces mesures pomériales de César n'est pas suffisam-

Dion Cass., XLIII, 50, 1 : (César) 'fa0tci 'fi! 8ltOW icai v6µouç ~. 'f6 'fi! ffO>Jtftp1.0v hi lWÜ>V mœ;frraye icai tv µtv 'footO\Çdlloiç 'fS ncnv 6µoux 'fq'>IliÀÏ4 irpdçat Mol;ev. On remarquera que Dion rapproche, très justement, la politique c royale» de Sulla et celle de César. Les deux extensions pomériales, celle, effective, de Sulla, et celle, simplement projetée, de César, supposent les deux dictateurs revêtus d'un pouvoir religieux extraordinaire. Et c'est là ce que voulait éviter Auguste, soucieux de ne pas accumuler de façon voyante sur sa personne des pouvoirs étrangers aux prérogatives normales des magistrats ordinaires. 24 Ibid., XLIV. 42, 1 : 'ftev!JICSV ••• tv 'tfl !WMt tve6po,8e{ç6 icai îO ffO>Jlftptov ali'ffjç 8ltUl)Çftaaç.Cette phrase, surtout rhétorique, a pour objet de souligner les liens religieux unissant la ville et celui qui, ayant reçu le pouvoir d'en modifier l'ager effatus, en est comme le second fondateur. 25 Cie., Ad Att., XIII, 20. 26 Sur toute cette question, voir. J. Carcopino, César, p. 964. 21 Lu lulia municip., 1. 20 et suiv.; Girard, Textes, 6" éd. (1937). p. 82 et suiv.; voir J. Carcopino, op. ·cit., p. 965. 23

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ment explicite pour imposer la certitude que ces mesures furent réellement appliqueés. Aulu-Gelle écrit en effet: «(L'Aventin) ne fut pas indu dans le territoire consacré de la Ville, ni par Servius Tullius, ni par Sulla, ... , ni ensuite par César, alors qu'il étendait le pomerium 21 >: neque postea diuus Julius, cum pomerium proferret. Cette phrase, incluse dans une longue interrogation indirecte au passé, peut représenter deux sens différents, que le style direct eût soigneusement distingués, mais qui restent indécis : «cum pomerium protulit> et «cum pomerium proferret>. La première forme eût impliqué une extension réelle, la seconde pouvait ne se réfèrer qu'à une simple tentative, qui ne s'est jamais inscrite dans les faits. Ainsi, et malgré les apparences, Aulu-Gelle, rapportant ici les paroles de l'augure Messalla, ne nous renseigne que sur le projet de César - projet que les Ides de mars 44 empêchèrent de se réaliser. On notera d'ailleurs qu'AuluGelle, qui a soin de recueillir toutes les traditions relatives aux extensions pomériales postérieures à Sulla, ne mentionne pas de semblable mesure sous Auguste 29 • Ainsi, nos sources, discordantes quand il s'agit des extensions hypothétiques, de César et d' Auguste, concordent toutes lorsqu'il s'agit des extensions prouvées de Sulla et de Claude. Dans ces conditions, il n'y a plus lieu de s'étonner, avec M. Herrmann, qu'Aulu-Gelle cite comme toujours actuel de son temps 30 le problème posé par l'exclusion de l'Aventin. Cette exclusion avait pris fin sous Claude, comme Aulu-Gelle le remarque lui-même, un peu plus loin 31 : le problème toujours actuel parmi les érudits était seulement de savoir pourquoi l'Aventin était demeuré si longtemps extérieur à l'enceinte po-

A.-Gelle, Ibid., 4 : Propterea quaesitum est, ac nunc etiam in quaestione est quam ob causam u septem urbis montibus, cum ceteri su intra pomerium sint, Aventinus solum, quae pars non longinqua nec infrequens est, utra pomerium sit, neque id Servius Tullius ru, neque Sulla, qui proferundi pomerii titulum quaesiuit, neque postea diuus Julius, cum pomerium proferret, intra effatos urbi fines incluserint. 29 Texte cité, note précédente. 30 Nunc etiam in quaestione est (Ibid.). Il se peut, d'ailleurs, que A.-Gelle se contente ici de recopier une «fiche> reproduisant l'opinion de sa source, Valerius Messala l'augure. 31 Ibid., 1: sed de Auentino monte praetermittendum non putaui quod non pridem ego in Elydis (?) grammatici ueteris commentario offendi, in quo scriptum eraJ Auentinum antea, sicuti dbcimus, utra pomerium uclusum, post, auctore diuo Claudio, receptum et intra pomerii fines obseruatum. A la «fiche'> succède une autre fiche. On notera qu'à l'époque d'A.-Gelle, la notion de pomerium est très effacée. Voir l'art. de M. Labrousse, cité. 21

LA DATB DU DB BREVITATB VITAE

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mériale même après Sulla et la lex Julia de Vrbe augenda - non pourquoi il le demeurait encore, ce que les fait venaient démentir. Ainsi s'effondre le principal argument présenté par M. Herrmann. L'érudit dont Sénèque rapporte les paroles n'avait nul besoin de considérer comme nulles les extensions de César et d' Auguste, puisque le premier n'avait pas eu le temps d'étendre le pomerium, bien qu'il en eût reçu le pouvoir, et que le second s'était bien gardé de s'en arroger le droit et s'était contenté d'accroître administrativement, laïquement, l'ager urbanus. Il s'ensuit que le De breuitate vitae ne saurait être postérieur au 24 janvier 50, date la plus tardive à laquelle on puisse reculer l'extension claudienne. La datation «basse> est de la sorte définitivement écartée. Il s'ensuit également que l'argumentation traditionnelle reprend toute sa valeur. Dans la titulature de Claude sur les cippes pomériaux figurnet seize salutations impériales 32 • Or, dans le courant de l'année 49 vinrent s'en ajouter deux autres, la dix-septième étant hypothétiquement datée par Cagnat 33 du 24 mai. Il est donc extrêmement vraisemblable, sinon certain, que l'extension du pomerium date du printemps de l'année 49 34 • La composition du De breuitate est donc immédiatement postérieure au retour de Sénèque à Rome. On sait, en effet, que le mariage d'Agrippine et de Claude fut célébré au mois de janvier 35 et qu'Agrippine obtint aussitôt après le rappel de Sénèque. Celui-ci ne dut pas s'attarder dans un exil qu'il baissait et le mois de février, au plus tard, ne se passa point sans qu'il reprît sa place dans la société romaine. Retrouvant avec joie sa vie d'autrefois, il assiste avec curiosité aux lectures publiques et aux conférences - plaisir dont il avait été privé pendant huit ans. Pendant ces huit années, les mœurs littéraires, les modes ont changé, et Sénèque dit son étonnement de constater partout un engouement (qui lui semble risible) pour l'érudition 36 • Le traité qu'il écrit alors reflète son étonnement. Et telle est bien l'impression que l'on ressent à la lecture de ces pages, avant même de s'interroger sur les arguments qui imposent telle ou telle datation. le De breuitate est comme un manifeste de rentrée et le résumé de son expérience intérieure durant les années d'oisiveté forcée qu'il vient de

n C.I.L., VI, 31537 a. JJ Cours d'épigraphie, 4• éd., Paris, 1914, p. 185. 14 A. Merlin, L'Aventin, Paris, 1906, p. 298. 35 Tac., Ann., XII, 5 et suiv.; Suét., Cl., 29. J6 De Breu., XIII, 3 : ecce Romanos quoque inuasit inane studium superuacua discendi.

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ROMB,LA LITI:8RATURBBT L'HISTOIRB

traverser. Ces appels à la contemplation, cette condamnation des vaines activités du monde ne sont nullement déplacés à cette date. Elles sont destinées, peut-être, à effacer la mauvaise impression laissée par les flatteries de la Consolation à Polybe, et certainement à imposer au public l'image d'un Sénèque «purifié» par ses années d'exil, reprenant, alors que cela ne risque plus de paraître une résignation nécessaire, les arguments et les thèmes de la Consolation à Helvie. Mais, nous dit-on, Sénèque se laisse attribuer les fonctions de préteur, alors qu'il invite Paulinus à abandonner celles de préfet de l'annone! Mais est-on bien sûr que Sénèque ait reçu la préture dès son retour? Et même - car l'hypothèse précédente est insoutenable - qu'il ait été immédiatement préteur désigné? N'est-on pas dupe d'un raccourci de Tacite, et la composition du De breuitate ne serait-elle pas antérieure? Enfin, quelle commune mesure y a-t-il entre la préture, charge honorifique, échelon obligé du cursus honorum, et la préfecture de l'annone, qui, elle, imposait des devoirs effectifs, entraînait des responsabilités écrasantes et privait l'homme qui en était chargé de tout loisir et de toute liberté? On oublie, en établissant une telle comparaison, la différence qui sépare alors la carrière équestre et la carrière sénatoriale. L'une comporte des travaux réels, l'autre est une simple promotion dans les rangs du sénat. Sénèque ne prévoit pas - ne pouvait pas prévoir, avant l'adoption de Domitius l'enchaînement de circonstances qui va, de cette préture, le porter au pouvoir et le contraindre à l'action. Nous aurions mauvaise grâce à lui objecter alors un futur qu'il ignore. Dira-t-on encore, avec M. Herrmann, que, sous le règne de Claude, Sénèque ne pouvait condamner les vaines recherches de la «philologie>? Mais Claude ne se formalisait pas de telles critiques. Les plaideurs se moquaient de lui en plein tribunal 37 et, dans sa maison même, on ne le respectait guère. En outre, Sénèque est protégé par Agrippine, et, s'il condamne les goûts de Claude, au nom de la Sagesse, il conserve, pour le faire, une modération rare chez lui; il s'empresse même de faire des concessions et reconnaît que de telles études peuvent avoir une utilité politique 31 • Son indépendance de langage, enfin, ne pouvait que plaire à son public et contribuer à sa légende de philosophe incapable d'acheter par la moindre complaisance la faveur du pouvoir. Le temps de la Consolation à Polybe doit décidément être effacé.

37 31

Suét., Cl.• 15. De Breu., XIII, 3 : etiamnunc, ista, etsi ad ueram gloriam non tendunt, circa

ciuilium tamen operum exempla uersantur . ..

LA DATE DU DE BREVITATE VITAE

Sll

Ainsi, rien, dans la «conjoncture morale», ne s'oppose â la datation où nous contraint l'allusion â l'enceinte pomériale. Et l'on pourrait arrêter ici la démonstration, si un autre ordre de considérations ne venait apporter une confirmation indépendante.

* * * L'érudit dont Sénèque résume la conférence énumérait, avons-nous dit, les actions que les chefs romains avaient été dans le passé les premiers â accomplir. Les deux premiers exemples cités sont classiques et obligés en un pareil sujet: Duilius, le premier «amiral» de Rome, était célébré, sur le Forum, par une inscription qui rappelait ses titres. Curius Dentatus, lui, était universellement connu pour avoir fait figurer les premiers éléphants dans son cortège triomphal. Mais les exemples suivants sont plus singuliers, et, â première vue, se justifient moins : D'abord vient Claudius Caudex, cqui persuada le premier aux Romains de monter sur un bateau». Mais le consulat de Claudius Caudex est de 264, et, depuis longtemps, Rome avait des intérêts sur mer. Si jamais un Romain n'était monté jusque-là sur un bateau, Duilius n'eût sans doute pas remporté, quatre ans après, la victoire de Mylae. Il faut entendre sans doute l'expression dont se sert Sénèque en un sens restreint, que Claudius Caudex aurait été le premier â embarquer des troupes romaines 39 • Mais le conférencier avait singulièrement augmenté le mérite de son personnage! Puis vient la mention de Valerius Corvinus «qui, le premier, a vaincu Messine> et qui reçut, pour cela, le surnom de Messana, transformé plus tard en Messala. Mais, â notre connaissance, Messine fut «vaincue> seulement une fois, en 263, et, depuis lors, demeura aux mains de Rome"°. Primus est une épithète forcée, et qui semble bien lâ pour permettre d'inscrire Valerius Corvinus â ce palmarès. De même, L. Caecilius Metellus, qui triompha en 250 av. J.-C. après ses victoires en Sicile, est nommé pour avoir fait précéder son char, «seul entre les Romains», de cent vingt éléphants «prisonniers de guerre». Cet exploit, il est vrai, était resté célèbre dans la famille des Metelli, qui, par

Sur la vraie nature de l'exploit de Caudu, qui dut son nom à une reconnaissance qu'il fit, à travers le détroit de Messine, sur une barque de pêche, cf. De Vir. Ill., 31 : primo, ad uplorandos lwstes fretum piscatoria naue traiecit. Cf. Zonaras, 39

VIII, 9, 1, p. 182 (Dind.). 40 Philipp, art. Messene, Real-Encycl., XV, p. 1228.

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ROME, LA LITŒRATURB ET L'HISTOIRE

la suite, firent figurer des éléphants sur les monnaies qu'ils frappèrent 41 • Mais, le nombre des animaux mis à part, nous n'avons là qu'un doublet du triomphe de Curius Dentatus, vingt-cinq ans auparavant. N'est-ce pas, encore, parce que ce Métellus devait être cité dans la liste? Quant aux innovations de Sulla et de Pompée, qui portent sur des présentations nouvelles de bêtes fauves dans les jeux, elles ne représentent, dans la carrière de ces deux chefs, que des activités singulièrement bénignes. Sulla avait imaginé bien d'autres nouveautés politiques, et le rival de César pouvait être évoqué d'autre façon. Les étrangetés de cette liste s'expliquent si l'on remarque que tous les personnages nommés - sauf C. Duilius et Curius Dentatus, les seuls dont les titres soient indiscutables - appartiennent à des familles directement alliées à la maison de Claude. Claudiux Caudex est un Claudius, de la branche patricienne, à laquelle se rattachait Ti. Claudius Nero, l'ancêtre direct de l'empereur. Valerius Corvinus Messala, avec qui le surnom de Messala fut introduit dans la famille des Valerii, est un ancêtre des deux enfants que Claude avait eus de Messaline, Octavie et Britannicus. Antonia, l'autre fille de Claude, avait épousé en premières noces un Cn. Pompeius Magnus, descendant du Grand Pompée 42 , et, en second mariage, Faustus Cornelius Sulla Felix, un descendant du dictateur, et, par Caecilia Metella, que celui-ci avait épousée en quatrièmes noces, de Caecilius Metellus, le triomphateur de 250 av. J.-C.43 • Ainsi, la liste des «chefs» romains composée par le conférencier eut-elle visiblement pour objet de glorifier la maison impériale, et les nobles alliances des trois enfants qui la composaient, avant l'adoption de Domitius : Antonia, Britannicus et Octavie (voir le tableau généalogique ci-contre). Or, ce n'est pas la seule fois que nous trouvons les trois «infants» unis dans un même hommage. Il existe, par exemple, une monnaie de Patras, frappée sous Claude, dont le revers présente l'effigie de Britanni-

Stein, s.v. Caecilius, n° 72, Ibid., Ill, p. 1203 et suiv. Zonaras, XI, 9, p. 30 (Dind.), qui dit explicitement que ce personnage fut tué, victime de la haine de Messaline, comme Valerius Asiaticus. Suét., Cl., 27; Dion Cass., LX, 5, 7; cf. 21, 5. Sa mort est antérieure à 47, puisqu'elle ne figure pas dans la partie conservée des Annales. 43 Voir les textes réunis in Prosop. lmp. Rom., 2• éd., p. 363, n° 1464. Demi-frère de Messaline, il fut sans doute imposé à Antonia par celle-ci. Il avait pour trisaïeul Faustus Sulla, l'un des jumeaux donnés au dictateur par Caecilia Metella, qui avait elle-même pour trisaïeul L. Caecilius Metellus dont parle Sénèque. On notera que Faustus Sulla, fils de Sulla, avait épousé une fille du Grand Pompée, Pompéia. 41 42

LA DATE DU DE BREVITATE VITAE

513

LES ANCÊTRES DES ENFANTS DE CLAUDE EN 49 CLAVDIVS CAVDBX

L.

CABCILIVS MBTELLVS

VALERIVS CoRVINUS

MJ!ssALA

SVLLAPOMPBIVS MAGNVS

Caecilia Metella

D!CTATOR

Ti Clau ius Nero

L

M. aler. Messala Aelia Paetina

-

Claude -

Domitia .:...... Faustus Sulla Lef ida

essaline

1 1

Octavie Cn. Pompeius Mag. - Antonia ---------

1

Britannicus Faustus Sulla

eus entre ses deux sœurs 44 • Une piêce alexandrine reprend le même motif, qui se retrouve encore sur une autre monnaie, d'origine incertaine45. A la vérité, ces monnaies ne sont pas datées; mais l'absence de Néron parmi les princes et les princesses de la domus impériale implique qu'elles sont antérieures â l'adoption. Le parallélisme entre ces monnaies provinciales et la conférence de l'érudit courtisan ne peut manquer de nous frapper. Les unes, comme l'autre, témoignent des mêmes intentions et nous reportent à la même époque, la fin du règne de Claude. Et en même temps, derrière l'apparente liberté de langage de Sénèque, on aperçoit, comme en filigrane, des attentions délicates de courtisan, d'autant moins suspectes qu'elles se présentent sous un vêtement d'emprunt.

*

*

*

Si, comme nous le pensons, le De breuitate date des premiers mois de 49, nous avons la preuve que l'évolution intérieure de Sénèque, qui abou-

•• Eckhel. Doctr. Num., VI, 246. Cf. Une monnaie de Césarée, avec Antonia et Octavie (Br. Mus., Galatia, Cappadocia, 46, 13, pl. VIII, 9). •• Eckhel, Ibid.

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ROME, LA Ll1T8RATURE ET L'HISTOIRE.

tira à la composition des Lettres, était déjà commencée lors du retour d'exil. Il devient inutile de chercher à entasser le plus grand nombre de traités dans les années de retraite, entre 62 et 65, comme le fait M. Herrmann. Sans doute, les problèmes psychologiques posés par l'apparente contradiction d'un homme qui, engagé dans l'action, ne cesse de prêcher la retraite sont-ils, dans l'hypothèse traditionnelle, moins faciles à résoudre. Mais l'on doit se rendre à l'évidence, Sénèque n'a pas cherché les solutions faciles. Et peut-être ne faut-il pas se hâter de juger, encore moins de crier à l'incohérence, là où l'analyse révélerait sans doute des harmonies plus subtiles.

LA COMPOSIUON DANS LES «DIALOGUES» DE SÉNÈQUE

I - LE DE CONSTANT/A SAPIENTIS Au terme d'un ouvrage pénétrant sur les procédés de composition dans les traités de Sénèque, E. Albertini croyait pouvoir affirmer que le philosophe «compose» mal, se laisse mener par le jeu des associations, le désir d'illustrer son exposé de morceaux brillants, introduits de façon assez lâche, et ne se soucie guère de cohérence, en artiste désireux de «créer et de développer dans l'âme certains sentiments 1 », plutôt qu'en logicien. E. Albertini ajoute qu'un pareil manque de rigueur est fréquent dans la littérature antique : ni Tite-Live, ni Tacite, ni Cicéron ne sont exempts d'inadvertances, de contradictions, d'omissions, comme il arrive, dit-il, en des ouvrages qui sont essentiellement des «discours» et ne possèdent pas la réversibilité de l'œuvre écrite. Il est certain que les Anciens, plus que nous, ont le souci du détail, et moins celui de l'ensemble. Mais ce n'est là qu'une tendance, non une règle. Horace, par exemple, reproche à certains poètes épiques leur manque d'équilibre dans les masses. Il se gausse de leurs «arcs-en-cieh, de leurs descriptions géographiques sans rapport avec l'ensemble. Quintilien, et, avec lui, toute l'École insistent longuement sur la nécessité de la dispositio. L'usage même des digressions a été codifié; elles ne sont permises qu'à l'intérieur d'un cadre dont la solidité sera d'autant plus nécessaire que le détail est plus libre. Enfin, est-il bien légitime d'instituer une comparaison entre des œuvres d'historiens, qui sont purement narratives, et se déroulent selon un schème temporel, et des adhortationes destinées à persuader, et rentrant, par conséquent, dans les catégories de la rhétori-

E. Albenini, La composition dans les ouvrages philosophiques de Sénèque, Paris, 1923, p. 300 et suiv. 1

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ROME, LA LITTÉRATURE ET L'HISTOIRE

que traditionnelle? Des écarts de détail, indéniables, voire systématiques, ne signifient point qu'il n'y ait (ou ne puisse y avoir) une volonté constructrice profonde. On ne persuade pas en rangeant les arguments au hasard. Un orateur comme le fut, dit-on, Sénèque ne l'ignore pas. Les leçons recueillies par son père, à défaut d'une expérience personnelle, lui eussent enseigné la nécessité d'une stricte composition dans toute œuvre parénétique - et nous ne pensons pas que jamais, dans la littérature antique, le désordre ait été une loi. Or, chacun des dialogues de Sénèque présente, vers son début, une formule de diuisio. A la vérité, les commentateurs modernes font observer que, dans le corps de l'ouvrage, cette diuisio n'est pas observée avec rigueur. Serait-ce que Sénèque est incapable de discipliner son esprit, ou de concevoir clairement les grandes lignes de sa démonstration, ou qu'il se laisse entraîner par le lyrisme des mots et des images? Autant de raisons peut-être valables si l'auteur avait écrit sans retoucher son œuvre, si toute phrase prononcée ou pensée eût été irrévocable. Mais ces dialogues ne sont pas des brouillons de premier jet; on y devine le travail, la pensée sûre d'elle-même, qui sait où elle tend, et les bizarreries apparentes de la composition ne peuvent qu'avoir été voulues et conservées à dessein. Au lecteur, s'il s'en soucie, d'en découvrir le raison. Les lecteurs, ou plutôt les auditeurs de Sénèque, en son temps, étaient des amateurs assidus et éclairés des déclamations publiques, particulièrement aptes à faire la critique technique de l'œuvre qu'on leur proposait. Les analyses de suasoriae ou de controverses que nous a transmises Sénèque le Père le prouvent surabondamment. Ces auditeurs, le plus souvent écrivains ou orateurs eux-mêmes, savaient faire la différence entre l'application élémentaire des règles par un novice et les variations savantes d'un maître: si, par conséquent, Sénèque affecte tant de désinvolture envers les préceptes canoniques, si, après avoir posé une diuisio, il ne s'y tient pas, gardons-nous de croire d'abord à quelque maladresse ou à un entraînement insurmontable. Essayons plutôt d'apercevoir, au delà des anomalies évidentes, les raisons profondes qui les expliquent. Il est bien vraisemblable que ce rhéteur accompli n'a pas poussé jusqu'à l'inconscience le mépris de la composition et que, dans son cas, l'absence apparente de l'art n'est que l'effet d'un art supérieur.

*

*

*

L'étude du De Constantia Sapientis présente, pour le problème qui nous occupe, un intérêt particulier, car ce dialogue, l'un des plus scolai-

LA COMPOSITION DANS LBS c DIALOGUES• DB S8NtQUE

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res, voire scolastiques, de tout le recueil, est aussi celui où l'auteur insiste le plus sur la composition. Deux passages en font foi. D'abord la diuisio, au début du chapitre v: diuidamus, si tibi uidetur, Serene, iniuriam a contumelia, «distinguons, s'il te plaît, Sérénus, l'injustice et l'outrage». Puis, pour souligner la transition entre les deux parties principales ainsi définies, et au commencement de la seconde (chap. X, 1) : quoniam priorem partem percucurrimus, ad alteram transeamus, qua quibusdam propriis, plerisque uero communibus, contumeliam refutabimus; « puisque nous avons parcouru la première partie, passons à la seconde, où nous montrerons l'inexistence de l'outrage, par quelques arguments «propres» et surtout par des arguments «communs 2 ». Ainsi, au témoignage de Sénèque lui-même, le dialogue comprend deux grandes parties, et deux seulement, la première destinée à montrer que le Sage ne peut être victime d'injustice (iniuria), la seconde, qu'il ne saurait être outragé (contumeliam accipere). On ne saurait imaginer composition plus lumineuse, en apparence du moins. Et cependant, son application est loin d'être satisfaisante. Si, nous dit E. Albertini, la première partie (du chapitre V au chapitre IX) montre bien que le Sage ne saurait être atteint par l'injustice, la seconde partie, elle, n'est pas consacrée à la seule contumelia; la notion d'iniuria y est réintroduite, par exemple, aux chapitres XV et XVI. «Cela revient à dire, ajoute-t-il, que Sénèque n'a pas pu maintenir dans l'exécution la division trop artificielle qu'il avait annoncée au chapitre V J. » De plus, le développement sur Caligula, au chapitre XVIII, ne se rattache au reste de la démonstration que par «un lien fragile•». La solidité de l'ensemble est donc fortement compromise, et, si on laisse pour l'instant de côté les anecdotes sur Caligula, cette faiblesse fondamentale semble résulter d'une mauvaise distinction établie entre

Pour l'interprétation des adjectifs «propria • et «communia•• voir, infra, p. 520 et suiv. 3 E. Albertini, op. cit., p. 76. • Id., Ibid. Nous nous réservons d'examiner plus tard (infra, p. 251 et suiv.) la discussion concernant les communia et les propria. E. Albertini, Ibid., considère que les seconds sont les arguments applicables à la seule contumelia et les premiers ceux qui valent à la fois pour la contumelia et l'iniuria, et il tire arguement de cette interprétation pour affirmer que Sénèque a mélangé les deux notions et brouillé la composition du dialogue, puisqu'il a recours dans la seconde pal'tie à des arguments valables aussi pour la première. Le reproche .s'évanouit dès que l'on interprète autrement ces termes techniques, dans le cadre de la rhétorique traditionnelle. 2

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contumelia et iniuria, ce qui est dit de la seconde s'appliquant aussi à la première·: d'où l'embarras de l'auteur qui ne saurait plus, à la fin, s'il parle de l'une ou bien de l'autre. Remarquons d'abord que Sénèque lui-même n'est pas dupe de sa dis• tinction. Il reconnaît qu'il n'y a entre les deux notions qu'une différence de degré, non de nature 5• Les arguments de la première partie s'appliquent à l'objet de la seconde et il est bien évident que, si, de facon absolue, le Sage ne peut être atteint par l'injustice, l'outrage, qui est une «injustice mineure>, ne saurait l'atteindre non plus. En droit, par consé· quent, cette seconde partie est superfétatoire. Et cependant, tout en reconnaissant la faiblesse logique de sa distinction, il n'a pas hésité à fonder sur celle-ci toute l'économie du dialogue. Quel était donc, à ses yeux, l'avantage d'un plan dont il ne se dissimulait pas l'insuffisance dialecti· que? Une première explication (d'ailleurs insuffisante) peut être cherchée dans les sources auxquelles il empruntait son thème. Nous savons, en effet, par Stobée que les Stoïciens démontraient que le Sage était non seulement inaccessible à l'injustice (à6ucia), mais aussi à la «violence injurieuse» (üpPtc;),et les deux démonstrations ne se recouvraient pas: Ils disent, écrit Stobée, que le Sage est exempt de violence, qu'il ne peut commettre celle-ci, ni la subir, parce que la violence est une iniustice déshonorante et un dommage. Or, le Sage ne peut subir ni injustice ni dommage. A la vérité, il y a des gens qui se comportent envers lui injustement, et avec un esprit de violence, et, en cela, ils commettent l'injustice. Mais, de plus, la violence, n'est pas n'importe quelle injustice; elle cherche à déshonorer et à faire violence. Or, l'homme en possession de la Rai· son n'est pas exposé à èela et ne peut être déshonoré, car il a en lui le Bien et la Vertu divine, qui le délivrent de tout mal et de tout dommage6.

5

De Const., X, 1 : (contumelia) est minor iniuria, quam queri magis quam exsequi possumus, quam leges quoque nulla dignam uindicta putauerunt. Nous compre• nons iniuria comme un nominatif (une injustice plus petite), et non comme un ablatif complément de comparatif, comme le fait R. Waltz, éd., ad loc. 6 Stob., Bel., II, 7, p. 110 W: Atyoom 6è KŒitôv croq,6vciwpPtcrtov elvm· CAA1 lipP{Ç&creat -yàp oü6' lipPil;&tv6tci tô rltv iipPtv MtlC{av&lvat ICŒtŒl,ant&cr8attôv : causam deorum agam, écrit-il 4 5 • Dans son dessein premier, le De Cosntantia était une démonstration scolastique. Le De prouidentia veut avant tout être un ouvrage oratoire, et E. Albertini remarquait déjà qu'il est «fait d'amplifications et d'images accumulées 46 >. Il n'est done nullement paradoxal de se demander si, dans sa composition également, ce dialogue n'applique pas les recettes de l'éloquence. Comme le De Constantia, le De Prouidentia présente une diuisio et, dans l'un et l'autre ouvrage, celle-ci est rejetée après un assez long développement - au cinquième «chapitre» pour le De Constantia, qui en comprend dix-neuf, au troisième pour le De Prouidentia, qui en comprend six. Si l'on remarque que les «chapitres» terminaux du second dialogue sont d'une longueur inusitée (trahissant l'embarras des éditeurs modernes devant une argumentation sinueuse et étrangement «liée»), on constate que le rapport général des développements séparés par la diuisio est sensiblement du même ordre dans les deux dialogues. Ici comme là, le plan annoncé n'est pas celui de l'ouvrage entier, mais se borne à fixer à l'avance les moments principaux de l'argumentation. Telle est, en effet, la fonction principale de la diuisio, selon les préceptes de Quintilien 47 • La diuisio rhétorique n'est point l'énoncé d'un plan d'ensemble 48 • Des parties entières du discours échappent à sa juridiction : ni la narration ni la péroraison n'ont besoin d'être préparées, elles sont attendues, à leur place obligée, et la fixité des habitudes scolaires réduit au minimum les variations de plan: seul, d'un discours à l'autre, varie ce qui résulte de la nature même du sujet ou de la cause traités, c'est-à-dire essentiellement le contenu et l'ordonnance de l'argumentatio. La diuisio du Du prouidentia est longue et complexe : «Je montrerai, écrit Sénèque, à mesure que se déroulera mon discours, à quel point ce qui nous semble être un mal n'en est pas un réellement. Je soutiens seulement pour l'instant que ce que tu appelles affreux, 45 De Prou, 46

l, 1.

E. Albertini, Composition . .. , p. 103. 47 Quint., IV, v, 4, et les exemples, Ibid., 9 et suiv. 41 Contrairement à ce que paraît croire E. Albertini, Ibid., qui constate, en sem· blant s'en étonner, qu'une c fraction importante du dialogue reste en dehors de la division>. Il n'y a là rien que de très normal.

532

ROME, LA LITTÉRATURE ET L'HISTOIRE

ou bien néfaste, abominable, premièrement est utile à ceux auxquels cela arrive, ensuite est utile à l'ensemble des hommes (dont les dieux se soucient plus que des individus particuliers), puisque cela arrive à des hommes qui sont consentants et qui mériteraient le châtiment s'ils n'y consentaient pas. J'ajouterai que ces événements sont soumis au Destin et que les hommes vertueux les subissent en vertu de la loi même qui fonde leur vertu. Je te persuaderai ensuite de ne jamais avoir pitié d'un homme vertueux, car on peut le dire malheureux, mais, lui, il ne peut l'être 49 • » Toutes les propositions de ce paragraphe ne se situent pas sur un seul plan; leur énoncé même, dans sa forme, ne les juxtapose pas en une pure et simple énumération. Sénèque nous avertit, d'ailleurs, explicitement, que la première d'entre elles n'appartient pas à la diuisio proprement dite, puisque, commençant sa démonstration, il dit: « De toutes les thèses proposées, la plus difficile est évidemment celle que j'ai énoncée la première, à savoir que ce dont nous avons horreur et qui nous fait trembler est utile aux hommes à qui cela advient 50 .» Par conséquent, le premier point de la diuisio est contenu dans la seconde phrase de celle-ci, non dans la première. Que signifie alors cette promesse de «montrer à quel point ce qui nous semble être un mal n'en est pas un réellement»? A vrai dire, aucun développement particulier n'y répond dans le corps du dialogue. On aurait tort d'en conclure à une mutilation de l'ouvrage : non seulement Sénèque exclut cette proposition de sa diuisio, mais il la considère comme la thèse même à démontrer. C'est parce que les prétendus maux sont en réalité des indifférents que les Stoïciens peuvent innocenter les Dieux. Démontrer séparément ce point reviendrait à refuser le débat et rendrait en droit inutile tout le reste du traité. D'ailleurs, adressée à Lucilius, cette démonstration eût été parfaitment superflue, puisque le disciple admet déjà les thèses fondamentales du système 51 , et

De Prou., III, 1 : Sed, iam procedente oratione, ostendam quam non sint quae uidentur mala. Nunc illud dico ista quae tu uocas aspera, quae aduersa et abominanda primum pro ipsis esse quibus accidunt, deinde pro uniuersis, quorum maior diis cura quam singulorum est, post hoc uolentibus accidere, ac dignos malo esse si nolint. His adiciam fato ista subiecta eadem lege bonis euenire qua sunt boni. Persuadebo deinde tibi ne umquam boni uiri miserearis : potest enim miser dici, non potest esse. 50 Ibid., III, 2 : difficillimum ex omnibus quae proposui uidetur quod primum dixi, pro ipsis esse quibus euniunt ista quae horremus ac tremimus. 51 Ibid., l, 4 : eo quidem magis quod tu non dubitas de Prouidentia, sed quereris. 49

Cette indication contribue à dater le dialogue, qui se trouve ainsi placé entre les

LA COMPOSITION DANS LES •DIALOGUES• DE StNeouE

533

que le «scandale» à ses yeux n'est pas d'ordre logique, mais sentimental. Nous retrouvons ici une position analogue à celle de Sérenus à propos des «insultes» dont sont victimes les gens de bien. Il est utile, sans doute, de prouver rationnellement que ces insultes ne sont rien, mais cette démonstration, quelque convaincante soit-elle, ne persuadera point, n'apaisera pas la révolte d'une conscience sensible au «point d'honneur». Et ce sera précisément sur cette dualité des points de vue que sera fondée la double démonstration du De Constantia 52 : après les arguments dialectiques devra venir la «réconciliation>, l'apaisement, bref tout ce qui ne se borne pas à convaincre, mais persuade véritablement. Ici, toute démonstration dialectique est rendue caduque par la position même de Lucilius. La seule démarche possible consiste à montrer que la pratique morale vérifie les conclusions théo;iques - et Sénèque le sent si bien qu'il ne promet pas, au seuil de sa diuisio, de révéler «que les maux prétendus n'en sont pas réellement», mais cà quel point les maux apparents ne sont pas réels». Il ne s'agit pas de démontrer une affirmation - dans ce cas nous lirions sans doute: ostendam non ESSE quae uidentur mala - mais d'établir les conditions d'une expérience spirituelle où Lucilius pourra découvrir «à quel point> l'apparence du mal est trompeuse. Il en résulte que cette première phrase du chapitre III a, en réalité, pour objet d'énoncer la quaestio. Elle n'appartient donc pas réellement à la division, mais constitue à elle seule la propositio du discours. Résumant le développement antérieur, elle annonce la thèse à démontrer et sert de transition entre l'exposé des faits et l'argumentation proprement dite. C'est bien là, selon les préceptes de l'Institution Oratoire, la fonctiond de la propositiosl. L'énumération des différents arguments qui serviront à prouver celle-ci suit tout naturellement, au point qu'il arrive souvent, comme ici, que propositio et diuisio tendent à s'unir 54 , mais elles sont distinctes; ce sont deux moments bien définis dans le déroulement du discours, et il n'apparaît pas que, dans le De Prouidentia plus qu'ailleurs, Sénèque les ait confondues et, à leur propos, violé les règles de la rhétorique traditionnelle.

premières lettres à Lucilius et les dernières, lorsque l'ami de Sénèque s'est définitivement converti après ses résistances du début. Sur cette évolution, cf. Delatte, Lucilius, l'ami de Sénèque, Les études classiques, 1935, p. 367-385, 546-490. 52 Ci-dessus,p. 515 et suiv. "Quint., IV, IV, 1 et suiv. •• Id., ibid., 7 hae (se. propositiones) si ponantur singulae subiectis pr~bationibus, plures sunt propositiones; si coniungantur, in partitionem cadunt. Séneque smt donc ici de façon rigoureuse les règles classiques.

534

ROME, LA LITTÉRATUREET L'HISTOIRE

Mais cette propositio est elle-même précédée d'un long développe-

ment, que les éditeurs modernes répartissent en deux chapitres. Quelle fonction assigner à ceux-ci dans l'ensemble du dialogue? L'application des règles ordinaires de la rhétorique nous invite à y chercher un exorde et une «narratio 55 • Le premier est aisément reconnaissable dans les premières phrases du dialogue : «Tu m'as demandé, Lucilius, pourquoi, si l'Univers est gouverné par une Providence, tant de maux arrivent aux hommes vertueux 56 ••• » L'une des fonctions de l'exorde est, nous dit Quntilien, d'expliquer les raisons pour lesquelles nous plaidons 57 • Ici, l'amitié, une prière de l'interlocuteur lui-même, fournissent tout naturellement la captatio beneuolentiae. Que l'on n'objecte pas que l'exorde par interpellation de l'adversaire est plus conforme aux habitudes de la «diatribe» qu'à celles de la rhétorique classique. Quintilien en cite ~aints exemples dans d'authentiques discours judiciaires et discute en détail l'opportunité du procédé 51• Et, de même que, souvent, l'orateur prenait comme point de départ l'opinion présumée du juge 59 , de même Sénèque rappelle à Lucilius que la difficulté est en , réalité résolue implicitement, puisqu'il n'élève aucune objection théorique contre l'existence même d'une Providence. Ainsi, de proche en proche, se trouve défini l'etat de cause, «'Status causae», dont la formule exacte est proposée au début du second chapitre : «Pourquoi les hommes vertueux éprouvent-ils tant d'infortunes 60 ?» Au début infini, de caractère théorique, sur la réalité d'une Providence est substituée une «controverse» précise, dont l'objet sera une définition de ces «aduersa» qui, de toute évidence, s'abattent sur l'homme de bien. Une telle position du problème appartient à ce que l'École appelait «qualitatis status 61 ». Dans l'ordre judiciaire, cela revient à la position suivante prise par un défendeur: «quand j'aurais commis l'action que l'on me reproche, j'aurais bien fait». La véritable

Cf., p~ur le De Constantia, ci-dessus, p. 525 et suiv. De Prou., I, 1 : Quaesisti a me, Lucili, quid ita, si Prouidentia mundus regeretur, multa bonis uiris mala acciderent ... 57 Quint., IV, 1, 7 et suiv.: quare in primis existimetur uenire ad agendum ductus officia uel cognationis uel amicitiae . .. (causa) . .. 51 Quint., IV, 1, 63 et suiv. 59 Id., ibid., 52 : quid iudicem sentire credibile sit . .. 60 De Prou., II, 1 : quare multa bonis uiris aduersa eueniunt? Noter le changement de termes par rapport à l'énoncé du problème par Lucilius au début du dialogue (supra, n. 56): aduersa au lieu de mala, eueniunt au lieu d'acciderent, tous mots qui ne préjugent pas de la qualitas. 61 Quint., III, VI, 10: ... quod ut breuissimo pateat exemplo, cum dicit reus : etiam si feci, recte feci, qualitatis utitur statu . .. 55

56

LA COMPOSmON DANS LBS cDIALOGUBS» DB SÈNÈQUB

535

discussion ne porte pas sur la réalité du fait, mais sur la façon de le qualifier. La recherche de «l'état de cause> ne constitue pourtant pas en soi une partie du discours. Elle aboutit seulement à la propositio, et c'est généralement au cours de l'exposé des faits (la narratio) qu'elle se développe. Mais, entre l'exorde du De Prouidentia et sa propositio, existe-t-il vraiment une narratio? A la vérité, il est d'abord difficile de déterminer le moment où. cesse l'exorde, tant Sénèque s'est ingénié à effacer les transitions. Pourtant, si la captatio beneuolentia, caractéristique de l'exorde, est ici fondée sur l'assentiment donné par Lucilius aux thèses fondamentales du Portique, il est nécessaire que le rappel sommaire et par prétérition de ces positions essentielles appartienne à l'exorde. Celui-ci a pour objet de présenter l'image d'un univers ordonné, dominé par un Dieu bon dont l'homme est par excellence l'ami. Une telle idée, si elle ne prouve pas l'irréalité du mal, prépare néanmoins l'esprit à dépasser le point de vue étroit du vulgaire et s'élever jusqu'à la considération des vérités éternelles. Un tel exorde «donne le ton» et situe le débat sur le plan désiré. Pour toutes ces raisons, il nous semble que l'exorde occupe tout le premier «chapitre» du dialogue. Mais peut-on soutenir alors que le second soit une «narration»? A la simple lecture, il apparaît d'abord que ce chapitre constitue comme une première démonstration: l'âme vertueuse, écrit, en effet, Sénèque dans ces pages, ne saurait admettre le mal en elle; dans le choc contre l'adversité, c'est elle qui l'emporte. Tout lui est exercice, comme le combat pour l'athlète qui, dans l'oisiveté, perd sa vigueur. Un bonheur continu engendre la faiblesse. C'est par amour pour nous que Dieu nous contraint à affronter la Fortune. y a-t-il plus beau spectacle pour ce Dieu que le suicide deux fois recommencé d'un Caton? - Ces développements présentent, certes, presque tous les arguments qui vont composer l'argumentatio. Sénèque aurait-il donc, dans une amplification décousue, voulu donner, comme on le soutient parfois, un premier aperçu des thèmes principaux? Mais une remarque de Quintilien souligne la parenté existant entre narratio et confirmatio : il ne sera pas inutile, lisons-nous dans l'Institution Oratoire, de parsemer (la narration) de «germes de preuves 62 ••• », et, plus loin, il précise encore : «quelle différence y a-t-il entre la preuve et la narration, sinon que la narration est une présentation continue de la preuve, tandis que la preuve est une confirmatio adaptée à la narra-

62 Quint.,

spargere...

IV,

11, 54:

ne illud quidem fuerit inutile semina quaedam probationum

536

ROME, LA LITTÉRATURE ET L'HISTOIRE

tion 63 »? Or, que fait ici Sénèque, sinon de présenter des faits indéniables - l'existence du mal - sous le jour le plus favorable? Sa position n'est pas celle de l'accusateur, mais celle du défendeur. Il ne lui appartenait pas de tracer un tableau bien sombre des infortunes qui s'abattent sur l'homme vertueux, mais, tout en reconnaissant la réalité de ces «malheurs», de montrer déjà comme le «germe» de ce qui les justifiera: il n'insistera pas sur les coups du sort, mais sur la résistance de la victime; il attirera l'attention sur la victoire de l'athlète, non sur les meurtrissures de son corps; déjà, nous arrachant à l'arène du monde, il nous entraîne aux côtés du dieu qui regarde le gladiateur aux prises avec l'adversité, la mort de Caton n'est point racontée pour exagérer ses souffrances, mais pour laisser dès maintenant paraître son mérite. «Car la narration, dit Quintilien, n'est pas composée seulement pour mettre le juge au courant des faits, mais surtout pour lui faire partager notre point de vue6 distinctes et non d'un seul développement articulé en trois subdivisions. En fait, l'examen de la diuisio confirme cette seconde hypothèse. L'idée que le «malheur> est utile à la collectivité y est annoncée par un deinde, et ce deinde se retrouve seulement dans la dernière phrase de la diuisio, là où nous attendrions plutôt un denique, puisqu'il s'agit de l'ar• gument ultime. Cette bizarrerie, chez un styliste aussi attentif, ne peut avoir qu'une signification : établir par la répétition une symétrie principa• le, entre trois grandes articulations du raisonnement, et, par contre, pré· senter comme de simples subdivisions les deux idées «secondaires» insérées entre le second point et le troisième. Si bien que l'argumentation, dans son ensemble, est construite de la sorte : a) utilité du «malheur> pour l'individu; b) son utilité pour la collectivité humaine;

66

lS

Voir le texte cité, supra, p. 532, n. 49.

538

ROMB, LA LITI1!RATURB BT L'HISTOIRE

c) impossibilité pour l'homme vertueux d'être vraiment « malheu-

reux». Le second point présente alors deux «corollaires»: 1° les hommes vertueux consentent à leur malheur; 2° ces prétendus malheurs sont euxmêmes les effets des lois de l'Univers. Si l'on admet cette interprétation, l'équilibre matériel des parties se trouve réalisé : aux deux chapitres du premier point répondent le chapitre V pour la seconde, le chapitre VI pour la dernière. Mais, dira+on peut-être, comment ces deux idées, soumission volontaire au malheur et fatalité de celui-ci dans l'Ordre du Monde, peuventelles être considérées comme des corollaires de l'affirmation que le malheur des individus est utile à la collectivité? Ne risque-t-on pas, en les unissant, de créer une symétrie artificielle et, pour vouloir la faire entrer dans ces cadres parfaits, de violenter la pensée de Sénèque? Mais Sénèque lui-même est responsable du rapprochement: l'effort des meilleurs citoyens, dans la cité, n'est, dit-il, que l'image, bien imparfaite à ses yeux, du rôle grandiose joué par le Sage dans la «grande Cité> de l'Univers 67 • Or, le Sage n'est ce qu'il est que parce que sa volonté est en accord avec cet Ordre du Monde, qui est la Raison en acte et le modèle de toute vertu. L'Univers, d'autre part, étant parfait, ne peut avoir d'autre fin que lui-même. L'adversité, qui en est partie intégrante, ne peut donc avoir pour fin ultime que le Bien. Et, en dernière analyse, l'utilité «collective>, c'est-à-dire la fonction cosmique de l'adversité, n'apparaît que par rapport à cet Ordre auquel s'intègrent harmonieusement et le Sage luimême et les prétendus malheurs qui le frappent. Dans la perspective stoïcienne (celle, précisément, où accepte de se placer Lucilius), les trois propositions considérées : utilité collective de la souffrance, consentement à celle-ci, sa conformité, enfin, au Fatum, ne sont que trois aspects indissolublement liés de la doctrine du Tt.À.OÇ. Le troisième point de l'argumentation est plus aisé à définir dans son contour extérieur. Commençant au début du VIe chapitre, il répond à la dernière proposition de la division : «Je te persuaderai de ne jamais avoir pitié d'un homme verteux, car on peut le dire malheureux, mais, lui, il ne peut l'être.> La transition est faite par une intervention simulée de l'interlocuteur, qui permet à Sénèque de tenter une définition du Mal. Tout ce que nous baptisons de ce nom est «indifférent>, ni bon ni mauvais. Désagréable, sans doute, intolérable même. Assurément, la chair a ses faiblesses, mais Dieu a mis le

•7

De Prou., V, 4: Idem in hac magna republica fit ...

LA COMPOSITION DANS LBS «DIALOGUES• DB St!N&>UE

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remède à notre portée. La Mort, terme ultime de la souffrance, est aussi dans l'ordre du Monde; grâce â elle, il n'est pas de douleur sans issue. Il n'y a, au pire, que libération et union définitive avec l'Ame du Monde. On voit que tous les points prévus dans la diuisio sont traités dans l'ordre où ils sont annoncés. A la vérité, nous ne trouvons aucune «péroraison> séparée - et cela pose la question souvent soulevée de l'intégritédu dialogue tel que nous le possédons - mais, dès maintenant, nous pouvons établir le schéma «rhétorique> suivant:

EXORDB

Captatio beneuolentiae : pour complaire à son ami, Sénèque c plaidera la cause des dieux>. Lucilius ne conteste pas l'existence, d'ailleurs évidente, d'une Providence pour gouverner le monde. Or, si les dieux existent, ils sont les «amis> du genre humain; ils veulent, non le. mal des hommes, mais leur bien (chap. 1).

NARRATIO

Sans doute, bien des calamités s'abattent sur les hommes venueux, mais sans les faire plier. Dans son ensemble, le spectacle de l'effon (effet de l'adversité sur les gens de bien) inspire l'admiration, non la pitié (chap. II).

PRoPOSmO

Sénèque «propose> de montrer cà quel point les maux apparents ne sont pas des maux réels> (III, 1-début).

DIVISIO

Trois parties: 1) l'adversité est utile à l'individu; 2) l'adversité est utile à la collectivité : elle est acceptée volontairement par le Sage, elle est conforme aux lois du monde; 3) l'homme venueux ne peut être malheureux (III, 1).

CoNFJitMATIO

I• panie: L'adversité est utile à l'individu (III, 2-IV): Vraisemblace générale : l'analogie avec les procédés de la médecine montre que la douleur peut être salutaire (III, 2); . . b) Démonstration par l'absurde: un bonheur continu est un mal, ams1 que le prouvent les exemples suivants :

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ROME, LA LITTÉRATURE ET L'HISTOIRE

1° Mucius en face du débauché, 2° Fabricius en face du riche, 3° Rutilius en face du Felix, mais criminel Sulla, 4° Regulus en face du volupteux mais malheureux Mécène, 5° Socrate en face de ... Néron (?), 6'> Caton, symbole de toute vertu (III, 3, à la fin); c) Démonstration directe: le malheur est nécessaire â la vie personnelle: 1° pour la connaissance de soi-même, à ses propres yeux et à ceux des autres «sageu (IV, 1-5), 2°pour le bon fonctionnement de la vie psychologique et morale (IV, 6-12), 3° plaisir et douleur, étant corrélatifs, sont variables; ce ne sont que des «instruments» dans la main de Dieu, sans valeur absolue. Ils ne sont ce qu'ils sont que par rapport à un certain état de nous-mêmes (IV, 13-16). II• partie : Le malheur est utile à la collectivité : a) Le fait que les hommes vertueux soient malheureux prouve que les biens de ce monde ne sont pas de vrais biens (V, 1-3); b) Le consentement des hommes vertueux à leur «malheun a pour objet l'Ordre du Monde (V, 4-6); L'adversité est l'un des visages du Destin. C'est grâce à elle que l'âme peut s'élever jusqu'à l'acquiescement suprême, qui est la Vertu (V, 7-11). III• partie: L'homme de bien ne peut être malheureux: a) Tous les maux véritables (le mal moral) sont éloignés de lui (VI, l); b) Les prétendus biens ne sont que des apparences sans réalité (VI, 2-5); c) Au comble de la souffrance lui est ouverte l'issue vers le Bien suprême: la Mort volontaire, asile, libération, apothéose.

Ainsi se déroule le dialogue, selon les lignes traditionnelles des plaidoyers et des controverses. Là où l'on ne veut d'ordinaire voir que désordre, déséquilibre, répétitions et retours perpétuels sur les mêmes idées, nous pensons qu'il y a réellement une armature secrète, peu visible à nos yeux, mais assurément sensible aux lecteurs contemporains, formés aux «cris de l'Ëcole». Et, certes, il eût été bien singulier que Sénèque, dans une œuvre qu'il présente explicitement comme un «plaidoyer pour les Dieux», n'eût pas recouru aux procédés éprouvés de la rhétorique. Pourtant, le fait même que les grandes lignes de la composition ne soient pas directement saisissables, l'impression d'incertitude, voire de désordre, laissée par la reprise perpétuelle de thèmes analogues, sinon identiques, d'une partie à l'autre, tout cela n'est assurément pas imputable au hasard ou, pire encore, à la maladresse de Sénèque. Invoquera-t-on sa «coquetterie», soucieuse de dissimuler les artifices du métier, ses roueries de technicien blasé, qui cherche à tout prix du nouveau, ou bien son«tempérament» de lyrique prompt à s'emparer des images et les épanouir en digressions brillantes? Ce serait oublier ce qu'il dit lui-même de son art, ses appels constants à la discipline du style 61 dont toute la vertu

LA COMPOSITION DANS LBS c DIALOGUES,. DE S~NtiQUB

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doit être de toucher et d'instruire : croyons donc que ses apparentes bizarreries, que ses apparentes négligences ne sont pas gratuites, et que l'usage des procédés rhétoriques dans ses dialogues est en réalité commandé par la démarche philosophique de sa pensée.

*

*

*

A travers les misérables restes du Ilepi Ilpovoiaç de Chrysippe, nous apercevons quelle était la position classique du Stolcisme en face du problème de la Providence. Elle consistait d'abord â poser en principe que le Monde, identique â l'Être, ne pouvait être dépourvu de la moindre perfection, car une perfection dont l'Être serait privé n'aurait pas elle-même l'existence. Or, si le fait d'être animé est un degré supérieur de l'Être, il faut que le Monde soit, lui aussi, une Ame69 • En d'autres termes, la perfection intérieure dont ma conscience d'homme a l'idée prouve l'existence objective de cette perfection absolue. Grâce â ce véritable «argument ontologique», Chrysippe installe au centre même de l'Univers une Raison consciente d'elle-même. Et cette Raison se diffuse dans toutes les parties de l'Univers, «comme en nous-même l'Ame se diffuse dans tous nos membres70». Pourtant, cette diffusion n'est pas égale partout: de même que, dans notre corps, certains organes sont rebelles â l'action de l'âme, de même, dans l'Univers, certains éléments, comme l'air, et surtout le feu, sont plus proches que les autres de cette Raison, plus perméables et dociles â son action. Mais, peu â peu, l'Ame du Monde pénètre la matière la plus rebelle, la travaille, jusqu'au moment où, l'Univers étant tout entier devenu «intelligible», s'enflamme et, pour un temps, se sublime en pure c Raison 71 >. Puis, une nouvelle c création> intervient, la matière «inintelligible» se forme derechef par condensation du feu «intelligible», et le cycle recommence 72. La vie du Monde est tout entière enfermée dans ces «spasmes» alternativement créateurs et destructeurs, la création étant une chute dans la matière, la destruction une montée vers l'intelligible.

Ad Luc., 59, 5 et suiv., et la célèbre lettre sur l'œuvre de Papirius Fabianus, Ibid., 100, 1 et suiv. 69 Diog. Laert., VII, 142-143 (von Arnim, S. V.F., 11, 633), citant le premier livre du traité de Chrysippe. 10 Id., VII, 138 (S. V.F., II, 634). 71 Plut., Contr. St., XXXIX, 1052 e (S. V.F., Il, 604). 72 Id., Ibid., XLI, 1053b (S. V.F., II, 605). 61

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ROMB,LA LITTéRATURBBT L'HISTOIRE

Cette conception, essentiellement déterministe, imposait l'existence, comme loi ultime du Monde, d'un Destin, qui n'était autre que le rythme intérieur, inéluctable, de l'Être même, les «pulsations» de l'Ame du Monde. Tout ce qui existe se révèle alors comme nécessaire: le mal, n'étant pas un terme absolu, n'existe que par référence au bien. «Comment, dit Chrysippe, aurait-on pu avoir l'idée de la justice s'il n'y avait l'injustice? ... Plaisir et douleur sont, comme le dit Platon, liés entre eux de façon si nécessaire que si l'on en retire un, on les supprime l'un et l'autre 73.» Les qualités mêmes dont la Nature a orné l'homme présentent des servitudes inévitables, et, en ce sens, le prétendu mal n'est que le revers nécessaire du bien. C'était là enlever au mal toute réalité: purement «relatif», il pouvait, il devait être nié. Simple «fausse note» passagère dans l'harmonie universelle, il n'avait aucun accès dans l'âme du Sage. Le caractère exclusivement subjectif des valeurs suffit à mettre celui-ci à l'abri de toute «mésaventure». A l'intérieur du système stoïcien, il ne pouvait être question de «justifier» la Providence et de l'excuser pour avoir permis un «mah que le raisonnement démontrait illusoire. Et, cependant, Sénèque accepte de présenter à Lucilius cette justification superflue. N'y a-t-il donc pas dans son attitude une véritable contradiction, et sa rhétorique ne risque-t-elle pas de mettre en fâcheuse posture les conclusions de sa dialectique? En analysant les thèses du De Constantia Sapientis, il nous est arrivé aussi de constater que l'argumentation y débordait largement les frontières de la dialectique stoïcienne 74 : toute une partie des arguments apportés relevait non de l'École, mais de l'opinion commune, et cette opposition des preuves «intérieures» (les propria) et des preuves «extérieures» (les communia) fonde l'architecture du dialogue tout entier, qui se résoud finalement en une conciliation des «paradoxes» chers au Portique et du sens commun. Ici, les arguments techniques ne sont pas négligés. Nous les avons rencotrés déjà dans l'exorde, où une prétérition savante situe le problème à l'intérieur du système tout entier. Mais les conséquences morales de la cosmogonie stoïcienne sont présentées pour elles-mêmes dans la seconde partie de l'argumentation, lorsque Sénèque entreprend de montrer que l'adversité est «utile à la collectivité humaine». L'unité de ce moment du dialogue n'apparaît qu'en fonction des thèses fondamenta• les du Portique, et précisément de cette «cohérence interne» de l'Univers

A. Gell., VII, 1 (S. V.F., II, 1165). "Ci-dessus, p. 522. 73

LA COMPOSmON DANS LBS «DIALOGUES• DB SéNBQUB

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qui, pour Chrysippe, est l'expression même de la Providence 75 • Au centre de ce développement est la notion de Fatum, l'EiµapµtVT) de Chrysippe contre laquelle furent engagées de si dures polémiques 76 , et c'est à Chrysippe encore que remonte le dernier argument du chapitre V sur «l'impossibilité où se trouve l'artisan de changer sa matière 77 ». Le créateur, explique Chrysippe, a dû parfois, pour susciter un grand bien, «se résigner» à certains inconvénients. Le plan de la création exigeait que la tête humaine fût ronde, et formée d'os relativement minces. Cela diminue, sans doute, sa solidité, mais les avantages infinis résultant de sa conformation compensent, et au delà, cette prétendue imperfection 71 • La première partie de l'argumentatio est faite, au contraire, à peu près entièrement de communia. La dialectique en est exclue; les exemples y abondent, ainsi que les appels à la conscience commune. «Les vices, s'écrie Sénèque, n'ont pas pris possession de l'humanité au point que l'on ne puisse être sûr que, si la faculté de choisir leur était donnée, beaucoup plus d'hommes préfèreraient naître des Régulus plutôt que des Mécènes 79 », et, plus loin, quand il s'agit de Caton: «l'accord de tous les hommes, ajoute-t-il, reconnaîtra volontiers que Caton a atteint le comble du bonheur, lui que la Nature a choisi pour être en butte aux plus redoutables épreuves 80 ». Rien, dans ces développements, ne suppose une initiation antérieure au système; comme un avocat au Forum, Sénèque s'appuie sur le consensus omnium, argument rhétorique que Quintilien appelle un «témoignage collectif 81 ». Pour n'être pas individuels, les exemples réunis au chapitre IV n'enprésentent pas moins le même caractère «expérimental»: athlète sur la lice olympique, gladiateur sur l'arène, soldat, pilote, tribus nomades qui hantent les bouches de l'Hister, apportent autant de preuves en faveur du paradoxe initial et démontrent c en acte> que le prétendu mal est utile à la vie personnelle.

Supra, p. 541 et suiv. 1• A. Gelll, VII, 2 (S. V.F., II, 1000). 11 De Prou., V, 9: non potest artifex mutare materiam. 71 A. Gell., VII, 1, 7 (S.V.F., II, 1170). Les termes mêmes de l'argumentation de Chrysippe, telle que nous la fait connaître Aulu-Gelle, se retrouvent dnas le dialogue de Sénèque. Ces «inconvénients par conséquence" ponent, chez Chrysippe, l'épithète de ICa'tÙ MpalCOÂO\l8TJO'lV. Sén., De Prou., V, 9, écrit: quaedam separari a quibusdam non possunt, cohaernet, indiuidua sunt. 19 De Prou., III, 11. '°Ibid., 14. 11 Testimonium publicum, Quint., V, 3, qui le range dans les «arguments four• nis par la rhétorique>. 1s

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ROME, LA LITT8RATURE ET L'HISTOIRE

Ainsi, les deux premières parties de l'argumentatio s'équilibrent elles, et, de l'une à l'autre, se marque un progrès dialectique: la première réconcilie l'auditeur avec l'idée d'adversité - en la remplaçant, d'ailleurs, comme dans la narratio, par son aspect «subjectif», la notion d'effort - la seconde franchit un degré encore et montre que cet effort - ou, si l'on préfère, cette souffrance - de l'individu ne prennent tout leur sens que sur le plan de l'Univers. A ces deux degrés dialectiques, Sénèque en a ajouté un troisième. Avec le chapitre VI, ce n'est plus la compatibilité du paradoxe stoïcien avec les données de la conscience commune qui est en cause, ce n'est pas non plus la soumission volontaire à l'Ordre universel, mais voici que nous assistons au renversement total des valeurs : cet effort lui-même, cette patientia dont on nous a montré l'utilité, puis le sens, sont dépassés; ils ont joué leur rôle d'initiateur à la vie intérieure, mais ils ne sont pas une fin en soi, et le Sage apprend à les surmonter: «vous, vous êtes au-dessus des coups de l'adversité 12 ». La véritable vie intérieure se déroule en un lieu où le concept même d'adversité perd son sens. Quiconque s'est élevé jusqu'à cette autonomie de l'âme peut bien être harcelé par la Fortune, son être intime est désormais sans commune mesure avec ce qui cherche à lui nuire, et, si l'on demande porquoi Dieu tolère de semblables attaques, la réponse est évidente: pourquoi attacher une valeur à ce qui n'en a pas? La faim, la douleur, l'exil ne sont rien pour qui porte en soi la lumière et la paix. Et si la douleur se fait intolérable, si les exigences de la chair rappellent au Sage que pourtant il n'est pas Dieu, la mort est là; avec elle, la voie est ouverte pour la libération, ultime acquiescement à l'Univers, ultime effort d'une âme à jamais pacifiée. Cette méditation qui termine l'argumentatio n'est plus fondée sur des exempla, ni sur la dialectique propre du système; elle apparaît comme le résultat d'une véritable expérience intérieure qui les dépasse et, en quelque sorte, les justifie et les explique. Après avoir ainsi reconnu le dessin général du dialogue, cette montée vers l'intériorité pure, nous sommes peut-être mieux préparés pour répondre aux reproches ordinairement dirigés contre la composition de Sénèque: répétition des mêmes idées, retour perpétuel des mêmes expressions, désordre apparent des parties. Même si l'on nous accorde qu'il exis-

12 De Prou., VI, 6: ... uos, supra patientiam (malorum) ... Supra signifie, non pas que l'âme surmonte la douleur, mais qu'elle est passée, par suite de son effort propre, sur un «plan> où elle ne peut plus subir les «coups du sort•· Chez les Dieux, cette même invulnérabilité est non pas acquise, mais «naturelle>.

LA COMPOSITION DANS LBS cDIALOGUBS• DB S8N8OUE

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te une «discipline rhétorique» sous-jacente, l'impression demeure, et il convient de l'expliquer. Tout s'éclaire si l'on s'aperçoit que la même idée, expression momentanée d'une expérience morale, doit, pour acquérir sa propre signification, s'intégrer dans plusieurs contextes : de simple donnée expérimentale, elle devient moment dialectique, puis évidence intérieure. La progression de Sénèque est semblable à l'ascension d'une spirale dont chaque étage découvre sous un angle différent le paysage apparemment immuable qui s'étend à ses pieds. Il est possible de suivre ainsi les fonctions successives d'un même thème. Par exemple, le thème de la «liberté>: exposé une première fois dans la narratio, à propos de Caton, il décrit la liberté du héros devant la tyrannie victorieuse 83 • Plus tard, dans la seconde partie de l'argumentatio, la même idée revient; mais, cette fois, la liberté est celle de l'acquiescement à l'ordre du monde ... Nous trouvons non pas un exemple de liberté, mais une définition métaphysique de l'autonomie morale au sein du Fatum. Une troisième fois, enfin, dans la prosopopée de Dieu, c'est la mort que est proposée comme le moyen suprême de libération, non plus désormais l'évasion matérielle d'un Caton qui «échappe» au tyran par le suicide, non plus même soumission joyeuse au Destin, mais le détachement définitif de toutes les«choses extérieures», conquête de l'autonomie personnelle par la purification radicale du moi 15 • Le même procédé n'est pas moins visible à propos du thème de la gloire: dans la première partie de l'argumentatio, il s'agit simplement de la gloire «vulgaire», ce sentiment de l'honneur auquel est sensible même le dernier des gladiateurs 86 ; dans la seconde partie, la «gloire» promise à Lucilius est celle de l'âme généreuse qui, par ses propres forces, se haussera, comme Phaéton, jusqu'à la compréhension des choses éternelles 17 •

De Prou., II, 10: licet, inquit, omnia in uni us dicionem concesserint . .. Cato qua exeat habet; una manu latam libertati uiam faciet. 14 Ibid., V, 4 : boni uiri laborant . .. et uolentes quidem; Ibid., 6 : nihil cogor, nihil patior inuitus, nec seruio deo, ses assentior . .. 15 La même attitude en face de la mort, dont la méditation est conçue comme instrument d"ascèse morale, apparaît dans les Lettres à Lucilius. Là, l'idée de la mort, comme ici, sert à ménager la découverte de l'intériorité pure. Voir infra, p. 597 et suiv. 16 IV, 4: Triumphum ego murmillonem sub Ti. Caesare de raritate munerum audiui querentem ... 17 V, 11, et la citation d'Ovide. 13

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Enfin, quiconque a découvert les véritables «valeurs» est appelé à cette gloire du Sage, qui, en face de la foule, sera pour l'éternité un «exemple» vivant 88. Des analyses semblables seraient valables pour le thème de l'éducation, pour celui de l'ascèse: partout, on constaterait la même démarche d'intériorisation, tel motif initial familier à la rhétorique ou, si l'on préfère, à la diatribe, ne prenant sa pleine signification que dans la perspective finale vers laquelle Sénèque guide pas à pas son disciple. Mais, objecteront certains, savons-nous si le dialogue est complet, tel que nous le possédons? N'a-t-on pas soutenu que le De prouidentia, dans le texte de nos manuscrits, ne constitue que les quatre cinquièmes, au plus, du dialogue primitif 19 ? Si cette hypothèse est exacte, il deviendra bien dangereux de prétendre retrouver un plan achevé dans ce qui ne serait, au mieux, qu'un ouvrage tronqué. Mais nous croyons que le fait même d'avoir pu retracer les grandes lignes d'un tel plan rend bien moins probable l'hypothèse d'une mutilation. Nous n'avons pas, il est est vrai, décelé de «péroraison» autonome, et le dialogue s'achève avec le troisième point de l'argumentatio. Mais il convient de remarquer que ce troisième point culmine sur la prosopopée de Dieu, et Quintilien nous apprend que l'avocat ne saurait mieux faire, en ce moment difficile où il va cesser sa plaidoirie, que de prêter à son client des paroles pathétiques 90 • Or, ici, «Dieu» n'est-il pas le «client» de Sénèque, qui plaide sa cause? On pourrait objecter que Sénèque ne se fait pas faute d'utiliser la prosopopée ailleurs que dans ses péroraisons. Le De Prouidentia lui-même en fournit des exemples 91 • Il n'en reste pas moins que son emploi précisément à la fin du texte tel qu'il nous a été transmis rend plus vraisemblable qu'il s'agisse d'une fin vérita-

VI, 3 : quare quaedam dura patiuntur? Vt alios pati doceant : nati sunt in exemplar. L'idée que les hommes «forts» sont des exemples figure notamment en V, 1, mais pour montrer que les prétendus maux ne peuvent être des «châtiments»: Sénèque se réfère là au «plan du monde». En VI, 3, l'exemple a pour but d'initier à l'intériorité: le point de vue est celui du sujet lui-même. 19 E. Albertini, op. cit., p. 103, 155 et suiv., qui s'appuie surtout pour défendre l'hypothèse d'une lacune sur le fait que le De Prouid. est le plus court des dialogues conservés, mis à part les textes notoirement incomplets. Mais il est douteux que la «longueur des livres» n'ait varié que dans de faibles limites. On n'oubliera pas nonplus que celui-ci se présente explicitement comme un fragment détaché d'un ensemble (à écrire), non comme une œuvre se suffisant à elle-même. 90 Quint., VI, 1, 25 : his praecipue lacis utiles sunt prosopopœiae, id est fictae alienarum personarum orationes, quales litigatorum ore dicit patronus. 91 Par exemple, III, 14. 11

LA COMPOSITION DANS LES c DIALOGUES> DB StN2QUE

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ble. Mais, surtout, il serait bien étrange que la diuisio, à laquelle l'argumentation s'est révélée si fidèle, n'annonçât point les développements contenus dans la prétendue lacune. Il ne pourrait y avoir qu'une raison concevable à ce silence, et ce serait que la lacune contînt une partie ne relevant pas de la diuisio : or.seule la péroraison répondrait à cette condition. Mais comment frétendre qu'une simple péroraison pût représenter en importance le quart environ du texte conservé comme l'exigerait le postulat formulé par Albertini? Comment surtout admettre, immédiate• ment après la presopopée de Dieu, un nouvel appel aux sentiments, un nouveau «sommet» affectif, qui ne pourrait que gâter l'effet de celui que nous lisons? Enfin, dans l'économie même de la pensée qui anime ce dialogue, il est certain que l'invitation à mourir par laquelle se termine la prosopopée de Dieu est une conclusion naturelle et nécessaire. Déjà, le même motif avait été exposé à deux reprises : à la fin de la narratio, à la fin des exempta 92, et les deux fois à propos de Caton. La première fois, cette mort de Caton n'est que le terme ultime de l'effort contre l'adversité, et comme la conclusion de la narratio qui a pour mission de nous présenter un tableau tendancieux des «misères> du monde. La seconde, en conclusion aux exempta, Sénèque annonce à l'avance quelle sera la fonction de cette mort dans l'Ordre du Monde et insiste sur sa valeur exemplaire. Il semble que, dans l'un et l'autre passage, Sénèque ait voulu terminer chacune des «spi· res» de sa dialectique par une méditation sur la mort: n'est-ce pas nous indiquer clairement que telle sera aussi la seule et la vraie conclusion du dialogue entier? Conclusion pessimiste, dira+on, et bien étrange, pour un dialogue qui entend «plaider la cause des Dieux»! Mais c'est que la leçon de Sénèque demande à être entendue pleinement. Nous avons tendance à considérer la vie comme une réalité essentiellement positive et la mort comme sa négation. Mais, pour Sénèque, il en va bien autrement. La mort est un acte véritable, l'un des officia de notre vocation 9 3 • Vie et mort ne sont que deux aspects de l'Être, dont aucun n'est un absolu en soi. Ce qui est «absolu», c'est la façon de les aborder l'un et l'autre, c'est le je, dans l'acte d'accepter ou la mort ou la vie. En dernière analyse, vie et mort ne sont que des cas extrêmes, plus émouvants, sans doute, mais par nature identi·

II, 9 et suiv. ; III. 14. ,1Ad Luc., 77, 19. 92

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ques aux autres, de la «possession des objets extérieurs». Ainsi, pauvreté et richesse ne sont que des états relatifs. Le plus absolu dénuement peut être richesse, la plus grande richesse peut être misère. De même, le vieillard qui a vécu longtemps «n'a que le chiffre de ses années pour prouver qu'il a longtemps vécu», s'il est resté, dans son âme, un enfant. Le Sage aura beau mourir jeune, il aura vécu plus que personne, car chacun de ses jours aura revêtu tout son sens. Aussi l'exhortation à la mort ne saurait-elle être une invitation à quitter la vie, mais bien à mépriser la durée stérile. Vivre vraiment, c'est porter en soi une attitude telle que chaque instant «est égal à chaque instant», selon la formule d'Héraclite 94 • Il faut disposer chacun de nos jours comme s'il devait être le dernier du compte - non pour quelque jugement qui nous attendrait dans l'au-delà, mais pour que chaque moment soit pur de toute attente. Attendre, c'est être dans la dépendance des objets extérieurs; c'est avoir besoin de quelque chose qui n'est pas soi et doit nous être surajouté. Méditer sa mort, c'est vivre de telle sorte que chaque moment soit surabondant et comble toute velléité d'attente. Et cela, quelle que soit la qualité du donné: le pain le plus médiocre est nourriture divine si notre faim est authentique. Alors, l'annihilation physique est un refuge inutile, du moment qu'on y a une fois consenti. Le suicide n'est plus qu'un moment dialectique, le consentement à la mort un début, et non pas une fin. Tel est le sens, croyons-nous, de cette brusque conclusion du De Prouidentia, qui trouve dans la mort même une source d'optimisme: non, la Providence ne saurait être «méchante», puisque la mort même, ce comble des maux aux yeux du vulgaire, est en réalité le plus merveilleux instrument de notre libération, non seulement refuge toujours ouvert, mais condition de notre sérénité.

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Désordonnée, peut-être, abandonnée aux tentations de l'image et du style, la pensée de Sénèque prend pourtant appui sur les vieilles architectures de la rhétorique. Il s'agit de persuader, et pour cela les recettes éprouvées sont encore les meilleures. Mais la plaidoirie ne serait que forme vide si ses cadres n'étaient vivifiés par une pensée dont les démarches

94

Ibid., 12.

LA COMPOSmON DANS LES cDIALOGUES» DE SÈNBOUE

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sont, elles, proprement philosophiques. Aussi l'œuvre sera-t-elle conçue dans son essence comme une synthèse de deux ordres : la dialectique, à elle seule, est bien capable de découvrir la Vérité; elle ne l'est point de l'imposer à l'esprit, ni surtout de la transformer en une source de vie intérieure. L'art de persuader doit être un art «totah, capable d'entraîner à tout instant, et par tous les moyens, l'adhésion de l'auditeur et de le conduire, comme par la main, vers des régions inaccessibles à la Raison toute pure. On songe à Pascal, rhéteur et géomètre, en quête de la Méthode qui permettra, enfin, de communiquer l'ineffable et d'apporter aux âmes l'évidence qui aveugle la sienne.

SÉNÈQUE, «AD LUCLILIUM», 14, 16

M. G. Stégen vient, dans les Mélanges L. Herrmann 1, d'attirer à nou• veau l'attention sur un passage difficile d'une lettre de Sénèque à Lucilius. Tandis que presque tous les éditeurs, depuis Juste Lipse, proposent de corriger le texte, M. G. Stégen essaie de l'expliquer tel que nous le transmettent unanimement tous les manuscrits, et nous croyons comme lui les corrections inutiles, sans toutefois accepter l'interpétation, fort ingénieuse, qui justifie son conservatisme. Cette lettre 14 est consacrée à l'exposé d'un thème familier aux lec· teurs de Sénèque: le philosophe doit, dans certains cas, s'abstenir de toute activité politique. La position de Sénèque, ici, est identique à celle qu'il adopte dans le De Otio et contraste, on le sait, avec la thèse du traité sur «la Tranquillité de l'Ame». Dans les temps troublés que vivent alors Sénè• que et son ami, cette attitude est la seule possible; toute autre équivau• drait à un véritable suicide. Aussi Lucilius doit-il vivre dans la retraite, mais sans attirer l'attention sur lui. Est-ce à dire, demande+il, que cela lui garantira la sécurité? Non, sans doute, répond Sénèque, car celle-ci dépend, en dernier ressort, de la Fortune, dont la volonté individuelle n'est pas maîtresse; cependant, même si l'homme tempérant n'est pas forcément exempt de toute maladie, il a plus de chances que l'intempé• rant de se bien porter. Sans doute, la vie «oisive» n'assure pas la sécurité, tant les conditions générales de la vie à Rome sont dangereuses, mais ce danger n'est-il pas encore plus grand pour celui qui se mêle à mille intri• gues? Les innocents, cela est vrai, périssent souvent, mais les coupables plus souvent encore. Un gladiateur peut être frappé à travers son armure, cela est vrai, mais ne signifie pas qu'il ignore l'art de combattre. Et puis, dernier argument, le sage ne considère en toute chose que l'intention, non l'issue éventuelle. Seul, le début d'une action est en notre pouvoir; le résultat final relève de la Fortune, cette Fortune à laquelle Sénèque

1

Mélanges L. Herrmann, Bruxelles, 1960, p. 701-704.

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conteste tout droit de porter un jugement sur lui2. A ce point se place la phrase litigieuse : « Mais, objecte Lucilius, cette Fortune provoquera des embarras, des revers.» - A quoi Sénèque répond (c'est du moins le texte de tous les manuscrits): «Non damnatur latro cum occidit. » M. Albertini, qui a longuement étudié ce passage 3, souligne la difficulté que l'on éprouve à intégrer ces cinq mots dans la suite des idées. Très justement, mais sans y insister, il les traduit ainsi: «Le brigand n'est pas condamné au moment où il commet son crime.» Et il est certain que la construction de cum avec l'indicatif (présent ou parfait) ne permet pas d'autre possibilité. C'est donc à tort que M. Stégen interprète: «Ce n'est pas parce qu'il a tué que le brigand est condamné.» En ce sens, on attendrait un subjonctif après cum, qui aurait alors une valeur causale. L'usage de Sénèque dans l'emploi de cum peut aisément être vérifié. Le traité de la Providence, par exemple, contemporain des Lettres à Lucilius, offre onze exemples de la conjonction cum, dont quatre seulement avec l'indicatif, et, dans les quatre cas, cum exprime une simple concomitance dans le temps 4 , tandis que, dans les sept autres, le subjonctif s'explique soit par une nuance «annexe», soit par une attraction régulière 5 • Nous sommes ainsi conduits à admettre que le passage de la Lettre ici en question ne peut avoir d'autre sens que celui que lui attribue M. Albertini.

Frappé par le rapport de sens qu'il apercevait entre le mot damnatur et sententia, dans la phrase précédente («Fortuna ... cui de me sententiam

Nous résumons ici le texte suivant (ad Luc., 14, 15-16): «Quid ergo? Vtique erit tutus qui hoc propositum sequetur? > Promittere tibi hoc non magis possum quam in homine temperanti bonam ualetudinem, et tamen facit temperantia bonam ualetudinem. Perit aliqua nauis in portu; sed quid tu accidere in medio maris credis? Quanto huic periculum paratius foret multa agenti molientique, cui ne otium quidem tutum est? Pereunt aliquando innocentes, quis negat? Nocentes tamen saepius. Ars ei constat, qui per ornamenta percussus est. 16 Denique consilium rerum omnium sapiens, non exitum spectat. Initia in potestate nostra sunt : de euentu fortuna iudicat, cui de me sententiam non do. «-Ataliquid uexationis afferet, aliquid aduersi. » Non damnatur latro cum occidit. 3 Sénèque, Epist., 14, 16, R.É.L., XIII (1935), p. 45-47. 4 De Prou., I, 6 : itaque, cum uideris bonos uiros acceptosque diis laborare. .. , cogita (cum = quotiescumque). Ibid., l, 4: marcet sine aduersario uirtus: tune apparet quanta sit . .. cum quid possit patientia ostendit. Ibid., VI, 4: cum aliquid incidit quod disturbet ac detegat, tune apparet . .. Ibid., VI, 8 : cum articulus ille qui caput collumque committit incisus est, tanta illa moles corruit. Ce dernier exemple est en 2

tout point comparable à celui que nous occupe. 5 De Prou., I, 1; IV, 5, 10; V, 2, 4, 10; VI, 2. Sénèque conforme son usage à la syntaxe classique.

SÈNÈQUB, «AD LUCLILIUM>, 14, 16

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non do»), J.F. Gronov pensait que Sénèque illustrait par un exemple frappant l'idée qu'il venait d'énoncer, assimilait la Fortune à un «brigand», qui assaille à l'improviste le passant, et affirmait que cette agression n'implique aucune «condamnation» morale envers la victime. Pour mettre le texte d'accord avec ce qu'il croyait être le sens général, Gronov introduisit la correction: non damnat latro cum occidit. Et M. Albertini, cédant à la même tentation, propose la correction, paléographiquement fort justifiée: non (damnat), damnatur latro cum occidit, correction qui a été adoptée par M. Préchac dans son édition 6. Et M. Albertini commente: «Le brigand, quand il tue, ne condamne pas; c'est lui qui est condamné ... De même, la fortune, quand elle frappe le sage, ne le condamne pas; c'est elle qui a tort.» Quelque séduisante que soit cette interprétation, elle se heurte à la difficulté grammaticale que nous avons dite. Il faudrait, pour l'admettre, attribuer à cum occidit une valeur en partie causale, lui retirer, en tout cas, la valeur purement temporelle, car il n'est pas vrai que le brigand soit condamné «au moment où il tue», même s'il est condamné «pour avoir tué». Et l'on en revient, paradoxalement, au texte même des manuscrits, qui nous affirme précisément que «le brigand n'est pas condamné au moment où il tue»! Est-il donc réellement impossible de retrouver, dans cette hypothèse, l'indication d'un raisonnement cohérent? Ainsi que le rapporte M. Albertini lui-même, Fickert et Beltrami ont tenté de sauver la tradition, mais il écarte leur argumentation, dans les termes que voici : « Pour Fickert, la condamnation, non immédiate, mais possible, du brigand est un exemple des adversités que peut apporter la fortune; mais l'exemple serait bien singulièrement choisi et le raisonnement, en tout cas, inachevé. Pour Berltrami (édition de Brescia, 1916), l'exemple du brigand qui n'est pas condamné au moment où il tue confirmerait la pensée précédemment exprimée: «On ne peut prévoir d'après le commencement l'issue, qui dépend de la fortune; la fortune peut exempter un brigand du châtiment qui serait la suite normale de sa conduite.> Il faudrait donc sous-entendre, après occidit, non pas que le brigand sera

Paris, 1945, après avoir approuvé, Suppl. crit. Bull. Ass. G. Budé, V, 1933, p. 199, une autre correction proposée par W. H. Alexander: non damnatur latro {nisi) cum occidit; ce qui donnerait le sens suivant: le brigand ne doit pas être jugé d'avance, mais seulement après son crime; ne nous plaignons donc pas de la Fortune avant qu'elle ne nous attaque. Non seulement cette correction est paléographiquement peu admissible, mais, dans ce.cas, n'attendrait-on pas: cum occiderit? 6

l6

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ROME,LA LITI:8RATURBET L'HISTOIRE

condamné, mais qu'il a des chances de ne l'être point. Je ne crois pas qu'on puisse attribuer à Sénèque une argumentation aussi surprenante, d'ailleurs obscure et tronquée 7 » M. Albertini constate, en outre, que Beltrami, dans son édition de Rome (datant de 1931), a purement et simplement adopté la correction damnat. C'est pourtant dans le sens indiqué par les deux commentateurs que réfute M. Albertini qu'il faut, croyonsnous, chercher la solution. Tout le passage suppose des exemples par couples: le tempérant et l'intempérant, le navire au port et le navire en pleine mer, l'homme «tranquille» et l'intrigant, l'innocent et le coupable et, implicitement, le gladiateur inexpérimenté et le gladiateur entraîné. Ne serait-il pas logique d'attendre, pour l'exemple final, un autre couple: l'honnête homme et le brigand? Or, ce couple disparaît, le parallélisme est rompu si l'on rapporte l'exemple du brigand aux «agressions» de la Fortune. Un passage du De Beneficiis• définit le brigand et nous dit que «l'on est brigand avant même de se souiller les mains; parce que l'homme qui s'est déjà armé pour tuer a la volonté de dépouiller et de tuer; l'acte réalisera et dévoilera sa méchanceté, il ne la commence pas». Ce texte répond exactement, croyons-nous, à la pensée de Sénèque dans le passage qui nous occupe : la valeur morale réside in consilio, non in exitu. Aux yeux du sage, la réalité matérielle du châtiment n'est pas ce qui compte; elle n'a pour lui qu'une importance secondaire et n'influe nullement sur la qualification de l'acte, qui demeure bon ou mauvais dans la volonté qui est à l'origine. Aussi n'y a-t-il pas à tenir compte des conséquences de l'acte pour le juger. Si le sage, ou du moins le philosophe, a des «ennuis», cela n'implique nullement que son attitude soit mauvaise, pas plus que l'impunité éventuelle du brigand ne justifie l'assassinat. Certes, le raisonnement est esquissé fort brièvement et l'on peut regretter son raccourci, mais on ne peut nier qu'il ne soit parfaitement conforme à la pensée de Sénèque. Celui-ci était d'ailleurs fort conscient de l'obscurité qu'il avait laissé subsister sur un point fort important de sa doctrine, quisqu'il a éprouvé le besoin d'exposer, dans un traité entier, ce qu'il avait ici indiqué sommairement: ce traité, c'est le De Prouidentia, composé précisément pour Lucilius parallèlement aux Lettres. Là, le pa-

Op. cit., p. 46. • V, 14, 2: sic latro est etiam antequam manus inquinet, quia ad occidendum

7

iam armatus est et habet spoliandi atque interficiendi uoluntatem; exercetur et aperitur opere nequitia non incipit.

saNSQUB, «AD LUCLILIUM». 14, 16

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radoxe de notre passage se trouve abondamment développé. On y voit Socrate souffrant la mort, mais plus «heureux> en buvant la ciguë que le débauché à qui un échanson de sexe douteux tend des boissons glacées 9 • Le prétendu «bonheur> du criminel impuni est opposé aux «ennuis> du sage, et c'est là le thème principal du De Prouidentia. Nous lisons, par exemple 10 : «La prospérité advient aussi au vulgaire et à des esprits bas : mais c'est que triompher des misères et des terreurs des mortels est le propre d'un homme vraiment grand ... Les richesses ne sont pas un vrai bien; aussi le leno Elius peut en posséder, pour que les hommes, après en avoir consacré dans les temples, voient aussi l'argent dans les mauvais lieux... > Et voici la réponse, cette fois développée, à l'objection que faisait Lucilius dans le passage qui nous occupe : «Pourquoi, dis-tu, Dieu permet-il que les hommes de bien souffrent de quelque mal? - Mais il ne le souffre pas : tous les vrais maux, il les a éloignés de lui, crimes, actions honteuses, pensées malhonnêtes. . . Mais, eux, il les protège, il est leur sauvegarde: va-t-on demander aussi à Dieu qu'il sauve les bagages des hommes de bien 11 ?» Quant aux vauriens apparemment heureux, sachons dépasser les apparences, et nous verrons qu'ils sont, à l'intérieur, dans le secret de leur âme, malheureux, abjects, difformes 12 ••• Le passage incriminé nous paraît, pour toutes ces raisons, posséder cette cohérence interne qu'on lui contestait: sans doute, l'homme de bien peut être en butte aux attaques de la Fortune, mais cela ne doit pas l'inquiéter, car la Fortune est un «indifférent>; si elle s'attaque au sage, elle permet parfois au brigand d'échapper, et cela suffit à la discréditer. L'impunité (possible) du brigand est comparable à la richesse du leno Elius. Le raisonnement est identique dans les deux cas; il n'est, pour reprendre les termes de M. Albertini, ni «surprenant>, ni «obscur et tronqué> - la phrase abrupte de Sénèque répond, non sans quelque agacement, à l'insistance de Lucilius, à qui l'on prête une prudence tatillonne. Elle a pour but de mettre un peu rudement fin à des exigences qui ne conviennent vraiment pas à un esprit désireux de parvenir à la sagesse et trop attaché à son confort «bourgeois». Et si la pensée ne se développe pas dans toute son ampleur, c'est que Sénèque veut mettre un terme à sa lettre et qu'il

9

De Prou., II, 12 et suiv. Ibid., IV, 1 : prosperae res et in plebem ac uilia ingenia deueniunt; at calamitates terroresque mortalium sub iugum mittere proprium magni uiri est. •.• V, 2: N~n sunt diuitiae bonum : itaque habeat illas et Elius leno, ut homines pecuniam, cum in templis consecrauerint, uideant et in fornice. Il Ibid., VI, 1. 12 Ibid., VI, 4. 10

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ROME, LA LITTÉRATURE ET L'HISTOIRE

désire, comme il le fait souvent en ce début de sa correspondance avec son ami, lui laisser à réfléchir, pour le préparer à entendre, plus tard, un exposé plus élaboré. Or, apparemment, la leçon a porté, et Lucilius a médité sur la formule que son ami lui avait proposée. La lettre 16, écrite sans doute en réponse à celle que Lucilius avait envoyée à son ami pour répondre à la lettre 14, reprend le même problème, et son point de départ est précisément l'idée (que Lucilius accepte) du caractère négligeable des «accidents de fortune». Lucilius s'est jeté avec enthousiasme sur l'idée que lui proposait Sénèque; il a crié à celui-ci son adhésion, au point que Sénèque n'a plus à le «convertir», mais seulement à fortifier dans l'âme de son ami les racines de son sentiment nouveau. Pour cela, il laissera de côté les développements théoriques sur la Providence et les réservera au traitement séparé que nous possédons. N'oublions pas que les Lettres à Lucilius sont une correspondance véritable, et pardonnons-leur certaines brusqueries, qui seraient peut-être intolérables dans un exposé en forme, mais qui servent ici le dessein même de l'auteur, qui est de «donner à penser».

L'ORIGINALITÉ DE SÉNÈQUE DANS LA TRAGÉDIB DE PHÈDRE

Le théâtre de Sénèque, bien qu'il nous apparaisse aujourd'hui comme une œuvre isolée - impression due seulement au hasard de la transmission du texte, qui nous a conservé là un ensemble unique - est en réalité le terme d'une tradition fort ancienne. Quoi que l'on pense du but que s'est proposé l'auteur, composer des œuvres susceptibles d'être représentées, ou simplement (ce que nous ne croyons guère) des «oratorios» destinés à la seule lecture ou tout au plus à la déclamation, le fait même que les sujets traités y soient des sujets tragiques, qu'ils aient, dans le passé, inspiré des poètes nombreux, tout contribue à limiter la création de Sénèque, en lui imposant des modèles, des souvenirs auxquels il lui serait bien difficile de se refuser. La contrainte est plus grande encore étant donné que Sénèque, à la différence d'Ovide, par exemple, accepte la forme de la tragédie, ce qui le conduit à tenir tout naturellement le plus grand compte de ce que d'autres ont fait avant lui. Phèdre est, parmi les tragédies de Sénèque, l'une de celles où ce problème de l'originialité se pose d'une façon particulièrement aiguë et a donné lieu à des recherches et des théories savamment élaborées. Nous savons qu'Euripide avait donné deux versions du sujet, que Sophocle l'avait traité, suivi, plus tard, par Lycophron; enfin, la même légende se retrouve dans l'Héroide IV d'Ovide. De tous ces textes, dont chacun peut avoir servi de modèle à Sénèque, nous n'avons conservé que la seconde en date des tragédies d'Euripide, l'Hippolyte couronné, et le poème d'Ovide. Le reste ne survit qu'à l'état de misérables fragments ou de témoignages isolés et incertains. Quant à la tragédie de Lycophron, nous en ignorons tout. Telles sont les conditions dans lesquelles se pose le problème. Pourquoi le poser, s'il est clair, dès le début, que nous ne pouvons prétendre apporter une solution définitive? En fait, nous ne pouvons l'éviter. De l'opinion que nous parviendrons à former dépend notre jugement sur l'art de Sénèque et aussi, en partie, notre connaissance d'un auteur qui

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demeure encore bien énigmatique: cette tragédie n'est-elle vraiment, comme on le répète complaisamment, qu'une simple amplification de rhéteur, dépourvue de toute originalité, et vite oubliée par son auteur, ou témoinge-t-elle d'un effort pour repenser la vieille légende, la charger d'une signification renouvelée, reflétant les préoccupations d'une pensée formée par les philosophes et plus sensible que celle des prédécesseurs lointains du poète à tels ou tels aspects de la vie morale? Pour nous, ce problème présente encore un autre intérêt, voire une autre urgence, si l'on songe à la postérité de la pièce de Sénèque. Racine doit-il quelque chose à la Phèdre latine, ou le poète romain n'a-t-il été qu'un intermédiaire inconscient entre le génie grec et le dramaturge français?

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Comme souvent en un tel débat, et lorsqu'il s'agit des rapports à établir entre la pensée grecque et la pensée romaine, deux tendances se sont fait jour à propos de Phèdre. L'école la plus ancienne, la doctrine la mieux établie, et celle qui continue de trouver des défenseurs acharnés est ce que l'on pourrait appeler l'école «germanique>. Pour celle-ci, Sénèque n'a fait que reproduire, plus ou moins maladroitement, la première version donnée par Euripide, la pièce connue sous le titre d'Hippolyte voilé. L'hypothèse, à notre connaissance, fut formulée pour la première fois par Valckenaer dans son édition de la tragédie d'Hippolyte'. C'était vers le temps où Racine allait composer sa Phèdre. A la fin du XIXe siècle, Léo, au tome I de son édition des tragédies de Sénèque 2, soutient que Sénèque et Ovide se rattachent tous deux à l'Hippolyte voilé et que l'accord des deux poètes romains permet de reconstituer la tragédie perdue, au moins de façon vraisemblable. Quatre ans plus tard, la même opinion est soutenue par A. Kalkmann 3; puis la consécration définitive fut apportée à cette thèse lorsqu'elle fut adoptée par Wilamowitz4. Depuis lors, et à une époque beaucoup plus récente, ce qui n'est, après tout, qu'une hypothèse, est souvent accepté comme vérité établie. On retrouve les mêmes postulats chez H. Herters, dans la très belle étude

1

Leyde, 1668, p. XVIII. Berlin, 1878, p. 174 et suiv. 3 De Hippolytis Euripidis quaestiones nouae, Bonn, 1882. 4 Euripides Hippolytos, Berlin, 1891; Analecta Euripidea, 2• éd., Berlin, 1895. 5 Theseus und Hippolytos, Rhein. Mus., 1940, p. 280 et suiv. 2

L'ORIGINALITÉ DB SBNBQUB DANS LA TRAGÉDIE DB PHÈDRE

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de W. H. Friedrich, son mémoire sur Euripide et Diphile 6 ; là, l'hypothèse de Léo prend une autorité telle que Friedrich peut intituler une partie du chapitre consacré à l'Hippolyte voilé, «Die Urhandlung> et l'écrire tout entier en s'inspirant de Sénèque. A la même tradition appartiennent W. Fauth 7 et, tout récemment, un ouvrage inspiré par les recherches de W. H. Friedrich, un véritable commentaire à la Phèdre de Sénèque, qui est loin d'être sans mérite•. Chemin faisant, l'incertitude de l'hypothèse s'estompait, l'importance accordée à cet Hippolyte voilé, dont on oubliait presque qu'il est perdu, allait croissant, au point que l'on a voulu voir en lui la source de toute une série d'œuvres romanesques allant des Éphésiaques aux Éthiopiques et même à l'histoire de Joseph 9 • Cette bibliographie, quelque sommaire qu'elle soit, n'en est pas moins impressionnante. La tragédie de Sénèque n'est plus considérée en ellemême, mais comme une unité dans un système immense, l'une des œuvres innombrables dont on nous dit qu'elles ont été provoquées par l'influence d'Euripide, et elle seule. Pourtant, l'on ne peut s'empêcher d'être inquiets: ce système repose, en dernière analyse, sur une tragédie perdue, et c'est peut-être là la raison essentielle de son ampleur! Aussi, en face de cette école germanique a-t-il pu se former une autre école, plus récente, moins nombreuse, mais aussi fermement décidée à soutenir l'originalité de la tragédie de Sénèque que l'autre l'était à affirmer sa dépendance étroite à l'égard d'Euripide. Le premier en date à s'être révolté fut U. Moricca, l'excellent éditeur des tragédies de Sénèque, qui, entre autres essais sur l'originalité de Sénèque, a publié un article important sur les sources de la tragédie de Phèdre 10, pour mettre en doute la reconstruction traditionnelle de l'Hippolyte voilé. Moricca s'efforce de montrer que les fragments qui nous ont été transmis de cette tragédie ont été mal interprétés, par ses devanciers, qu'il n'y en a aucun dont on puisse affirmer qu'il autorise un rapprochement sérieux entre la pièce de Sénèque et le drame perdu d'Euripide. Ouvrage passionné, excessif, que sa date explique et excuse, ce mémoire n'emporte pas la conviction, mais

6

1

Zetemata, V, Munich, 1953, p. 110-133. Hippolytos und Phaidra .. ., Abhandl. der Akad. der Wiss .. ., Mayence, 1958,

n°9. • Clemens Zintzen, Analytisches Hypomnema zu Senecas Phaedra, Meisenheim, 1960.

M. Braum, Griechischer Roman und hellenistiche Geschichtschreibung, Frankfürter Studien, VI (1934). 10 Le Fonti della Fedra di Seneca, Studi ital. di Filol. Class., 1915, p. 158-224. 9

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ROME, LA LITTÉRATUREET L'HISTOIRE

il eut le mérite d'ouvrir une voie. A la vérité, Moricca acceptait encore les termes du problème tels que les avaient fixés les philologues contre lesquels il se révoltait; les fragments de l' Hippolyte voilé sont si minces, si peu explicites, qu'après les avoir étudiés, on est tenté d'accepter â leur égard n'importe quelle conclusion négative et qu'il semble hasardeux de trop leur demander. C'est ce qu'a bien vu M. Paratore qui, dans un article très habile, intitulé Sulla Phaedra di Seneca 11, suggère que la source de Sénèque peut aussi bien se trouver dans la tragédie (perdue elle aussi) de Sophocle, qui porte le titre de Phèdre - pour ne rien dire de Lycophron. Les suggestions prudentes de M. Paratore ont été reprises, plus hardiment, par Remo Giomini, dont l'édition commentée de la pièce de Sénèque est une «réhabilitation» passionnée 12 • Si bien que, aujourd'hui encore, le problème demeure entier et aussi obscur que jamais; il semble se réduire à l'affrontement de deux attitudes plus qu'à la confrontation d'arguments qui reposent, finalement, sur des postulats indémontrables. Aussi n'est-ce pas ce problème classique que nous voudrions reprendre ici - du moins dans ses termes traditionnels. Il ne s'agit pas de nous demander si Sénèque n'a vraiment fait qu'adapter l'Hippolyte voilé, mais si le poète (et le philosophe) romain n'a pas essayé de construire une œuvre susceptible de contenir et de communiquer une expérience morale originale. Et peut-être, par ce détour, sera-t-il possible d'apprécier plus sereinement la dette de Sénèque â l'égard de ses prédécesseurs, parce que l'on aura mieux reconnu son mérite.

*

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La thèse de Léo se heurte à une constatation qui n'est sans doute par insurmontable, mais qui n'en entraîne pas moins quelques conséquences importantes. La plupart des fragments conservés de l'Hippolyte voilé ne trouvent aucune contre-partie dans la tragédie latine. Par exemple, le premier (dans l'édition de Nauck 13), le fragment 428:

oi'.yàp 1C01tptv q>wyov'ttc;àv8pci>1tœv àyav vocrooo·6µoui>ç'totç àyav 811pœµtvotç.

11

D'1onrso, . XV ( 1952), p. 199 et suiv.

12

Rome, 1955. . ragicorum graecorum fragmenta, 2• éd., Leipzig, 1889.

u T

L'ORIGINALITÉ DE SÉNÉQUE DANS LA TRAGÉDIE DE PHÈDRE

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Et pourtant, ce sont là deux trimètre iambiques qui devaient faire partie d'un àyci>ventre Phèdre et Hippolyte, ou entre elle et la Nourrice - scène qui a, semble-t-il, entièrement disparu de la pièce romaine 14 • On peut en dire autant de paroles à peu près sûrement assignables à Phèdre et qui n'ont pas, elles non plus, de correspondants chez Sénèque: sxcoôè t6lµ11ç KŒi8paaooç Ô\Ô«tatov, "Epcota, Jt6:vtcovôooµaxci>tatov 8e6v 15 • A aucun moment la Phèdre de Sénèque n'exprime une telle assurance, une telle confiance en elle-même, et il est difficile de croire que ces paroles aient été placées dans la bouche de la Nourrice - d'ailleurs, elles ne se retrouvent pas non plus dans le rôle de celle-ci, tel que l'a écrit Sénèque. Pour nous faire croire que le fragment 430 appartient au rôle de Phèdre, nous avons d'autres indices du caractère cynique prêté par Euripide à l'héroïne dans sa première pièce. Ainsi le fragment 433 : sycoyeq,11µi1eaivoµov ye µTJotf3e1v è.vtoîcrl 't&p1tVÙXPTI Àty&lV, à)J,,' èç ()'tOl) 'tlÇ 6ÙICÀ6rJÇî&VTJO&'tat38.

14

Cf. A. Kappelmacher,

Zur Tragôdie der hellenistichen Zeit, Wien. Studien,

LLIV (1924), p. 69-86. 35

Cf. P. Venini, Note sulla tragedia ellenistica, Dioniso, 1953, p. 3-26. V. 250 et suiv. 37 V. 331. 31 V. 448-489. 36

L'ORIGINALITÉ DB S8N8QUB DANS LA TRAG8DIB DB PHÈDRE

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Son bon renom, sa «gloire>, la Phèdre de !'Hippolyte voilé paraît s'en être peu souciée 39 • Mais celle de !'Hippolyte porte-couronne est prête, comme l'héroïne de Sénèque, à mourir pour la sauver :

tphov 6', smn6ri totÇ icai Eùptm.3TJ que de la légendaire et incestueuse marâtre athénienne; et son stoïcisme n'apparaît guère qu'à la réflexion, et sur ce seul point, car Sénèque, quand on y regarde de près, ne «prêche> guère. L'œuvre demeure entièrement littéraire; elle s'explique par le mécanisme d'une imitation pratiquée à la manière traditionnelle des dramaturges romains. L'originalité de Sénèque, assez semblable à celle de Térence, consiste à avoir fondu en un ensemble nouveau deux et sans doute trois pièces antérieures, de façon à faire surgir une situation morale entièrement nouvelle. Phèdre est pour lui une «expérience> sur la psychologie de la passion et une analyse concrète de la responsabilité. Les formules traditionnelles de l'école n'interviennent pas. Ce n'est pas encore Sénèque le philosophe qui parle, mais un Sénèque qui se prépare à philosopher et découvre, au théâtre, une réalité humaine dont ses traités, plus tard, et surtout sa «direction de conscience> retireront le bénéfice.

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V. 1184-1185. V. 1188-1189.

LE DISCOURS DE SÉNÈQUE À NÉRON DANS LES «ANNALES» DE TACITE

Lorsqu'il raconte, longuement, la mort de Sénèque, Tacite nous fait un aveu: rappelant que le philosophe, après s'être ouvert les veines, avait trouvé la force de dicter à ses sécrétaires des pages qui furent ensuite publiées, il ajoute «qu'il lui semble inutile de paraphraser un texte qui a été publié dans les mots même de l'auteur»•. Ce qui signifie que le discours qu'il prête au philosophe lors de son entrevue avec Néron, quelque temps auparavant, est non pas un témoignage authentique (personne ne se trouvait là pour prendre au vol les propos des deux interlocuteurs) mais une reconstitution de l'historien lui-même. Il n'est nullement impossible que le sens général du discours soit conforme aux propos tenus par Sénèque; ceux de Néron sont présentés avec la formule qui en authentifie au moins l'intention d'ensemble: ad quae Nero sic ferme respondit 2 • On imagine par quelle voie cet entretien privé a pu passer à l'histoire: Sénèque en a sans doute lui-même révélé la teneur aux amis qui, fidèles à sa mémoire, on renseigné, après la mort du «tyran», les écrivains qui entreprenaient de reconstituer les événements du règne maudit. Mais ce n'est là qu'une hypothèse, et nous aimerions savoir dans quelle mesure Tacite a transmis l'esprit de cette conversation dramatique, s'il s'est contenté de la résumer, ou s'il a fait plus, s'il l'a reconstituée selon ce qu'il croyait être la vraisemblance. Nous ne sommes malheureusement pas ici dans les conditions privilégées qui permettent d'interpréter les pages où Tacite résume le discours de Claude sur le droit de cité demandé par les Gaulois 3. Nous ne possédons aucune inscription, aucun document autre que

1

Tac. Ann. XV, 7: et nouissimo quoque momento suppeditante eloquentia, aduocatis scriptoribus, pleraque tradidit quae in uulgus edita eius uerbis inuenere supersedeo. 2 Ibid. XIV SS, 1. 3 Ibid. XI 24 et suiv.

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ROME, LA LITI1!RATURE ET L'HISTOIRE

le texte de Tacite lui-même, et c'est lui qu'il convient d'interpréter. Et, pour cela, il nous semble que la seule méthode possible consiste à comparer ce discours, dans son esprit et dans sa forme, à la «manière» de Sénèque, avec l'espoir de déterminer ce qui peut venir de celui-ci, et ce qui peut faire l'objet d'une imitation voulue, d'un pastiche conscient. Dès les premiers mots, le ton est celui auquel peuvent s'attendre des lecteurs de Sénèque: Quartus decimus annus est, Caesar, ex quo ... 4• Ce début abrupt éveille bien des souvenirs, depuis le De prouidentia (quaesisti a me, Lucili .. .) jusqu'au De breuitate uitae (maior pars mortalium, Pauline, de naturae malignitate conqueritur .. .) 5• Qu'il s'agisse bien d'un exorde familier à Sénèque, c'est ce que prouve le ton, sensiblement différent, de la réponse prêtée à Néron : quod meditatae orationi tuae statim occurram . .. 6 • Ici, aucun nom, aucune apostrophe. C'est que le discours de Sénèque est fait pour ressembler à une «diatribe», à l'un de ces dialogues qui forment une grande partie de son œuvre. Même devant le prince, et alors qu'il présente une requête, Sénèque ne peut abandonner l'attitude du maître composant une suasoria en forme. Mais s'il est un point sur lequel nous pouvons soupçonner l'intervention de Tacite, c'est assurément sur ces premiers mots, qui sont de pur style. Et nous sommes d'emblée conduits à soupçonner que Tacite conçoit ce discours comme un moyen de «caractérisation» - ce qui n'est point pour nous surprendre chez lui -, bref, qu'il compose, peut-être sur des données authentiques, un pastiche de Sénèque, moins avec l'intention de rivaliser avec l'écrivain qu'avec celle de donner une image vraie (telle qu'il la conçoit) du personnage historique, de l'acteur dans le drame reconstruit. Or, nous connaissons bien l'un des caractères de la «diatribe», telle que la pratique Sénèque : les tons y sont mêlés avec, en apparence, la plus totale liberté, le familier avec le poétique, le dogmatique avec le trivial. Si Tacite a vraiment voulu composer une diatribe «à la manière de Sénè· que», nous ne manquerons pas de trouver ici au moins des traces de cette liberté. Dès la première phrase, ce mélange des «niveaux de langue» se révèle avec évidence. Nous voyons deux propositions, symétriques, exprimant toutes d'eux l'idée de «depuis que ... >, mais la première est introduite par ex quo, la seconde par ut. Ex quo appartient au langage familier, c'est un tour vivant; ut, au contraire, est rare en ce sens, et comme une survi-

• Ibid. XIV 53, 2. 5 V aussi De const, sap., De uita beata, Ad Helu. matr., etc. • Tac. Ann. XIV, 55, 1.

LE DISCOURS DE S8N8QUE À N8RON DANS LES «ANNALES» DE TACITE

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vance fragile 7 • On rapprochera, par exemple, pour l'emploi de ex quo, une phrase de la Consolatio ad Marciam : ex illo quo primum lucem uidit (homo) ... •, où l'usage classique de la langue écrite eût imposé cum primum ou simul atque. · On mettra aussi au nombre des expressions empruntées volontairement â la langue parlée l'emploi de fortuna dans la phrase : iube rem per procuratores tuos administrari, in tuam fortunam recipi. Fortuna, au lieu du pluriel, pour désigner la «fortune>, les biens possédés, passe, on le sait, pour «familier et poétique>. Sénèque emploie très souvent le terme de fortuna, mais, le plus souvent, au sens le plus classique; les biens de fortune sont pour lui munus fortunae; parfois, chez lui, fortuna désigne la condition, en particulier celle du prince, ainsi dans un passage de la Consolation â Marcia, où nous lisons qu'octavie, ipsam magnitudinis fraternae nimis circumlucentem fortunam exosa, se plongea dans une solitude totale 9 • Le mot est alors assez voisin par le sens de l'emploi qu'en fait ici Tacite, mais il en demeure distinct. Nous avons, en quelque sorte, dans ce passage des Annales, un «hypersénécisme >! Une autre expression encore se révèle, â l'examen, caractéristique de la syntaxe familière. Tacite fait dire â Sénèque : quartus decimus annus est, Caesar, ex quo spei tuae admotus sum ... , ce que H. Goelzer traduit par: «il y a quatorze ans, César, que je fus attaché â ce qui n'était pour toi qu'une espérance ... > Ce sens, â la réflexion, ne laisse pas de surprendre. Lorsque Sénèque fut appelé par Agrippine auprès de Néron, celui-ci n'était pas l'héritier de l'empire, et les projets d'Aggrippine n'étaient pas ouvertement proclamés. Sénèque veut-il insinuer qu'il fit partie de la conjuration qui le porta au pouvoir? Mais les mots de Tacite n'imposent pas ce sens, qui obligerait â penser que, dès l'âge de douze ans. Néron songeait â l'empire. On pensera sans doute que spei tuae équivaut simplement â spes tui (ou spei tui): «l'espoir de ce que tu es maintenant». C'est ainsi que nous lisons dans la Consolation à Marcia : neque enim recta ingenia qualem in adulescentia spem sui fecerant usque in senectutem pertulerunt 10• Il faut donc, si l'on accepte cette interprétation, et ce rapprochement, que l'adjectif possessif, tuae, ait été mis au lieu du pronom au génitif. Rien, là, non plus, qui répugne â l'usage de Sénèque ni â celui de la langue familière. Dans la même Consolation à Marcia nous lisons en

Cf. Leumann-Hofmann-Szantyr, XXXI 6. 9 Ad Marc. II 5. 10 Ibid. XXII 2. 7

1

Lat. Gramm. Münich 1965 p. 636.

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effet : f auente te remediis tuis pour dire : c si tu secondes l'action des remèdes qui doivent te guérir» 11• On voit que l'adjectif équivaut à un génitif de valeur objective. Il est certain que l'expression, en elle même, présente un caractère familier, presque relâché 12, mais qui n'est nullement étranger à la manière de Sénéque 13• Nous trouvons donc, dans ce discours prêté à Sénèque, des traits de langue et de style dont nous découvrons sans peine l'équivalent dans l'œuvre authentique du philosophe. Mais peut-être objectera-t-on que la différence des tours signalés jusqu'ici avec ceux qui appartiennent à la langue de Tacite n'est pas telle qu'il faille croire à une intention particulière de l'historien. Celle-ci, pourtant, est évidente, et se révèle dans le recours à l'un des procédés les plus caractéristiques de Sénèque, la prosopopée interrogative. Assez plaisamment, Tacite imagine que Sénèque s'interpelle lui-même et se demande : « Faut-il que moi, issu d'une famille équestre, provinciale, je sois compté parmi les grands de la nation? Que mon élévation toute récente brille au milieu des nobles et de ceux que précède une longue suite d'illustrations? Où est cette âme satisfaite d'une situation modeste? C'est elle qui a construit de si beaux jardins, qui se pavane dans de si belles propriétés de plaisance, qui déborde de si immenses domaines, de revenus provenant de si loin? Une seule excuse se présente à moi, c'est que mon devoir m'interdisait de résister à tes générosités» 14 • De telles prosopopées, formées d'interrogations répétées, reviennent souvent chez Sénèque. Nous rappellerons par exemple la prosopopée du père de Marcia dans la Consolation : cur te, filia, tam longa tener aegritudo? Cur in tanta ueri ignoratione ... ? Nescis quantis fortuna procellis distur bet omma. . . . .'A n romanos d uces . . . .'A n · ' . . . Regesne ti'b'i nominem . nobilissimos uiros ... ? 15• Mais le rapprochement est encore plus significatif avec un passage très célèbre du De uita beata, dont le sujet est tout proche de celui que traite Sénèque devant Néron. Sénèque imagine qu'un adversaire des philosophes s'adresse à lui et s'écrie: «Pourquoi donc y a-t-il plus d'énergie dans tes paroles que dans ta vie? Pourquoi te fais-tu humble en parlant à quelqu'un qui est au-dessus de toi et penses-tu que

11

Ibid. I 5.

Leumann ... op. cit. p. 66. On comprendra ainsi De breu. u. X 4 : necesse est memoriam suam timeat = memoriam sui («le souvenir qu'il a de luh). Cette memoria est dite: pars 12

13

temporis. 1• Ann. XIV 53, 6-8. 15 Ad Marc. XXVI 2.

LE DISCOURS DE St!NBQUE

A Nt!RON DANS LES «ANNALES» DE TACITE

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l'argent est un accessoire indispensable, pourquoi es-tu affligé par une perte, et verses-tu des larmes si tu apprends la mort de ta femme ou d'un ami, pourquoi tiens-tu compte de ce que disent les gens, et es-tu sensible aux propos méchants? Pourquoi ta propriété de campagne est-elle plus élégante que ne l'exige la simple utilité? Pourquoi tes diners ne sont-ils ' tu t'es fixée . . etc., 16• Et l'on pourrait mulpas conformes à la règle que 17 tiplier les exemples • Tacite, évidemment, pastiche l'éloquence de Sénèque, en accumulant les phrases interogatives, en n'établissant entre elles aucune liaison, en introduisant comme une -gradation ascendante, en dépit des répétitions où l'idée semble s'enliser. Mais, surtout il a réussi à imiter, dans cette même prosopopée, un véritable «tic, de Sénèque, le glissement du sujet, l'oubli de celui-ci, jusqu'à l'absurde. Dans ce retour sur lui-même, Sénèque se demande «où est son âme» éprise de modération et, tout suite après, il montre cette âme construisant des jardins magnifiques, se pavanant (incedit) dans des villas de plaisance. Bien plus, cette âme «déborde» d'argent! Le mouvement éloquent (ou voulu comme tel) dérive sans contrôle. Il existe, dans le De uita beata, un passage tout à fait semblable, où le même glissement a induit en erreur, à la suite de Madvig, plus d'un éditeur. Sénèque écrit en effet, pour définir, une fois de plus, le souverain bien : licet et ita finire ut beatum dicamus hominem eum cui nullum bonum malumque sit nisi bonus malusque animus, honesti cultor, uirtute contentus, quem nec extollant fortuita nec fragant .. . 1•. Madvig corrigeait cultor en cultorem, contentus en contentum, car il lui semblait absurde que l'animus reçoive toutes les qualifications qui, en fait, appartiennent à l'homme lui-même. Mais, précisément, c'èst méconnaître l'essentiel de la pensée de Sénèque sur ce point : l'animus représente la totalité de la vie intérieure, elle constitue l'être pensant dans son intégralité - la suite du texte le montre avec évidence, lorsque Sénèque dit que l'âme ne considèrera comme un bien que ce qu'elle pourra se donner elle-même 19 - il ne peut s'agir ici de l'homme dans son ensemble, mais de la partie rationnelle. Plus sensible que les éditeurs trop géomètres, Tacite s'est souvenu de la pensé véritable de Sénèque, et l'a traduite (on dirait presque caricaturée) par un mouvement d'éloquence fidèle jusqu'à l'absurde à son modèle.

De uita b. XVII 1-2. Une suite d'interrogations oratoires, De prou. VI 2, etc. 11 De uita b. IV, 2. 19 Ibid. IV 2: qui nullum maius bonum eo quod sibi ipse dare potest nouerit. 16 17

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ROME, LA LIIT8RATURE ET L'HISTOIRE

Et, plus on avance dans l'étude de ce discours, plus on retrouve la pensée de Sénèque, et l'image de son style, les mots qui lui sont chers. Quelques exemples suffiront sans doute à le montrer. Ainsi le mot iactatus appliqué aux soucis que donnait à Mécène l'administration intérieure, est l'un de ceux qui reviennent le plus souvent chez Sénèque pour décrire, précisément, les tribulations des hommes politiques 20 , et, général, de la fortune. L'image, peu à peu, s'est effacée, tant le mot répond à l'idée que se fait Sénèque du calme intérieur indispensable à l'animus - le sens figuré finit par l'emporter sur la valeur concrète. Sénèque s'est ainsi créé un langage de la vie intérieure, et l'habileté de Tacite consiste à l'évoquer. On comprendra ainsi, sans doute, l'expression: traditis quorum fulgore praestringor21,en se référant aux mots prêtés à Sérénus dans le De tranquillitate animi : cum bene ista placuerunt, praestringit animum apparatus alicuius paedagogii22. Le terme appartient à la description de la vie psychologique, il suppose toute une conception de celle-ci, qui est précisément celle de Sénèque. On peut, aussi, rattacher aux thèmes familiers à Sénèque la comparaison avec la vie militaire et un voyage : quo modo in militia aut uia fessus ... qui introduit la requête du philosophe 23 • Il suffira de rappeler les mots célèbres à Lucilius: atqui uiuere, Lucili, militare est 24 , et un passage de la Consolation à Polybe; quid enim est noui hominem mori, cuius tota uita nihil aliud quam ad mortem iter est? 25. Enfin, le retour à la vie contemplative, que se promet Sénèque s'il est déchargé du poids de sa fortune, rappelle de fort près, et dans les termes même, les exhortations à Paulinus : quod temporis hortorum aut uillarum curae seponitur in animum reuocabo, dit Sénèque dans Tacite - istum animi uigorem . . . a ministerio honorifico quidem sed parum ad beatam uitam apto reuoca, écrit-il à l'adresse de Paulinus 26 • Lorsque Sénèque rappelle, discrètement, à Néron, les attaques dont il est l'objet, à cause de sa fortune, il retrouve, d'une façon qui, s'il ne s'agissait pas d'un pastiche, ne pourrait que sembler étonnante, les mots

20 De breu. u. V 1 : M. Cicero inter Catilinas, Clodios iactatus Pompeiosque et Crassos. Cf. Ibid. li 2; VII 10; XVIII l;Ad Marc. X 6; XVI 10, etc. 21 Ann. XIV 54, 5. 22 I 8. 21 Ann. XIV 54, 3. 24 Ad Luc. 96, 5. 25 Ad Pol. XI 2; cf. Ad Luc. 30, 10. 26 De breu. u. XVIII 4.

LE DISCOURS DE SÈNBOUB A Nl:!RON DANS LES «ANNALES» DE TACITE

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du De constantia sapientis : quae quidem (se. inuidia), ut omnia mortalia, infra tuam magnitudinem iacet ... dit-il â Néron. L'idée est directement empruntée â un développement du traité sur la «constance» du sage : ego uero sapientem non imaginario honore uerborum exornare constitui, sed eo loco ponere quo nulla permittatur iniuria . . . Nihil in rerum natura tam sacrum est quod sacrilegum non inueniat. Sed non ideo diuina minus in sublimi sunt, si existunt qui magnitudinem multum ultra se positam non tacturi appetant 21• On voit que, dans le discours de Sénèque â Néron, le philosophe parle comme ses propres livres! Cette suasoria, que Néron qualifie, assez ironiquement, peut-être, de meditata oratio, est composée avec un grand soin, et elle sacrifie aux règles du genre, par exemple, et de la façon la plus visible, en appuyant la requête sur deux exempla illustres. Ces exempla viennent immédiatement après l'exorde. Or, nous lisons dans la Consolation à Marcia un passage curieux, qui semble bien illustrer, et expliquer l'ordre suivi par Tacite dans le discours prêté â Sénèque: «Je sais, dit Sénèque â Marcia, que lorsqu'on veut donner des conseils, on commence généralement par les préceptes et que l'on termine par les exemples. Mais parfois il est avantageux de changer cette coutume. Il faut adapter son discours â chacun; certains sont conduits par la raison; â d'autres, il faut présenter des noms illustres, et un prestige qui ne laissera pas sa liberté â l'âme» 28 • Il apparaît donc que Néron est â ranger dans la catégorie de ceux que ne conduit pas la seule raison mais que séduit un grand nom. On â peine â imaginer que Sénèque ait effectivement procédé de la sorte avec son ancien élève, mais cet ordre du discours imaginé, et plus encore la nature des deux exempla choisis sont conformes â l'image que Tacite veut nous donner des rapports entre Sénèque et Néron. Nous savons en effet que, pour Tacite (et sans doute, aussi en réalité - mais ce qui importe ici est la pensée de l'historien), le quinquennium Neronis a pour caractère essentiel de marquer un retour â Auguste, â la dyarchie du principat, opposée â la monarchie claudienne. On le voit clairement par le résumé du «discours du trône», que Sénèque avait composé 29. Cela résulte aussi d'ailleurs, on le sait, de l'Apocoloquintose, où Auguste apparaît comme l'arbitre suprême. Il est donc naturel que Sénèque assimile explicitement Néron â Auguste dans son discours, et qu'il se voie lui-même dans la position d' Agrippa ou de Mécène.

27

21

De const. sap. III 3.

Ad Marc. II 1. 29 Tac. Ann. XIII 4.

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Faut-il faire honneur de ce rappel de sa propre politique à Sénèque lui-même? Cela n'est nullement improbable - après tout l'argument était habile, l'assimilation propre à flatter le jeune prince, et aussi à désarmer ses soupçons et rassurer sa crainte de voir son ancien maître passer dans les rangs de l'opposition, ou servir d'argument à celle-ci. Mais la mise en forme du discours, la manière dont sont présentés ces exempta ne sauraient guère venir que de l'historien, qui se souvient peut-être de la doctrine de Sénèque, telle que la laisse entrevoir l'aveu de la Consolation à Marcia, Nous discernons mieux ainsi les rapports entre le philosophe et le prince, tels que les conçoit Tacite: le pastiche est ici au service de l'histoi· re. Il est un dernier point où les arguments prêtés à Sénèque se révèlent conformes aux thèses stoïciennes. Sed uterque mensuram impleuimus, et tu quantum princeps tribuere amico posset, et ego quantum amicus a principe accipere, dit Sénèque. Mais dans quelle mesure un philosophe stoi· cien était-il autorisé par le secte à accepter des présents du prince? Le problème avait été souvent traité, depuis les origines du Portique, et il s'était posé dès le temps de Zénon, que le roi Antigone Gonatas tenait en très haute estime et appelait souvent auprès de lui, non sans résistance du philosophe, qui lui dépêcha finalement un disciple. C'est chez Chrysippe que l'on trouve la solution acceptée depuis par tous les stoïciens. Le sage, dit Chrysippe, acceptera volontiers la royauté, et il en tirera de l'argent; s'il ne peut lui-même être roi, il vivra en compagnie du roi et ira en guerre à ses côtés 30. Un texte de Stobée est plus précis encore: le sage, selon Chrysippe, ne recourra pas seulement au roi, pour s'enrichir, mais à ses amis plus fortunés que lui31 • Sénèque ne manquait donc pas à la morale de la secte en acceptant les présents de Néron. Il était seulement nécessaire de conserver quelque mesur~. sous peine de déchaîner contre soi l'inuidia. A ce moment, les avantages pratiques de ce «préférable» qu'est l'argent étaient plus qu'effacés par les inconvénients de l'hostilité publique. Sur ce point, l'accord entre le discours et la logique de la doctrine est si parfait qu'on ne pensera point qu'il soit dû à l'invention de Tacite. Ici nous penserons que les mots prêtés au philosophe représentent sa pensée véritable, et, sans doute, ce qu'il a effectivement dit à Néron au cours de cette entrevue mémorable. Ayant à faire parler Sénèque, l'un des orateurs

JO Plutarque Contrad. des stoïc. XX p. 1043 b et suiv.; XXX p. 1047 f; Diog. L. VII 188. 11 Stobêe Ecl. II 7, p. 109, 10.

LE DISCOURS DE S8N80UE À N8RON DANS LBS cANNALBS• DE TACITE

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les plus réputés de son siècle, et un penseur dont l'œuvre continuait d'être lue, était, en tout cas, suffisamment familière aux lecteurs des Annales, Tacite nous paraît avoir choisi une solution qui conciliait les exigences de son esthétique littéraire et celles de la vérité historique, tout au moins, de la vraisemblance. Le Sénèque qu'il nous propose est en partie authentique, en partie redessiné. Tacite, sur ce point, a suivi la même méthode qu'en refaisant le discours de Claude: ne reproduisant pas littéralement son modèle, il ne lui est pas non plus infidèle, mais s'efforce d'en atteindre l'essence, de nous le rendre plus vrai, peut-être, que la simple réalité.

PLACEET RÔLE DU TEMPS DANS LA PHILOSOPIIlEDE SÉNÈQUE

Au moment où Sénèque commence à exposer à Lucilius les premiers éléments de la spiritualité stoïcienne, ses premiers mots sont pour exhorter son ami à établir une économie sévère de son temps: «C'est cela, mon cher Lucilius, lui dit-il, rends-toi à toi-même et fais en sorte que le temps qui, jusqu'ici, t'était ou bien arraché, ou bien dérobé, ou qui se perdait, soit recueilli par toi et sauvegardé 1 ». Les deux réalités, celle de la personne (uindica te tibi) et celle du temps, sont donc indissolublement liées ici par Sénèque, comme si le temps était le lieu par excellence de tout être particulier et si, pour libérer l'âme et lui assurer son autonomie, il fallait commencer par délivrer la personne de la contrainte du temps. La première lettre du recueil est tout entière consacrée à ce thème du temps, à la nécessité de ne pas gaspiller ce présent de la nature. Lucilius, d'ail. leurs, en est persuadé par avance; dans une lettre antérieure, il s'est déjà déclaré prêt à «embrasser» chaque instant 2 • Une méditation sur le temps apparaît donc comme une propédeutique nécessaire pour qui s'engage sur la voie de la philosophie. Et, sur ce point, les Lettres à Lucilius ne font que reprendre la démarche et presque les termes mêmes du traité sur la Brièveté de la vie. Nous lisons ainsi dans le De breuitate Vitae, au chapitre second: « ... si bien que, selon le mot, digne d'un oracle, prononcé par le plus grand des poètes, c'est la moindre partie de notre vie que celle où nous vivons 3 », et dans la Lettre à Lucilius: «Du reste, regardes-y de près: la part la plus considérable de la vie se passe à mal faire, une large part à

Ad Lucil. l, 1 : ita fac, mi Lucili, uindica te tibi et tempus, quod adhuc aut auferebatur aut subripiebatur aut e;ccidebat,collige et serua. 2 Ibid., 2: fac ergo, mi Lucili, quod facere te scribis, omnes horas complectere. 3 De breu. uitae Il, 2 : adeo ut, quod apud ma.;cimum poetarum more oraculi dictum est uerum esse non dubitem: e;ciguapars est uitae qua uiuimus. 1

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ROME,LA LIITt!RATUREET L'HISTOIRE

ne rien faire, toute la vie à faire autre chose 4 >. Autre chose, c'est-à-dire, assurément, autre chose que ce que comporte notre vocation d'homme autre chose que «vivre>, au sens le plus plein. C'est précisément ce qui résulte du rapprochement avec le texte parallèle du De breuitate uitae. Le temps véritablement vécu mérite seul le nom de temps, tout le reste n'est que durée inerte. A un autre point de vue encore l'exhortation à vivre selon la philosophie est rattachée, aussi bien dans les Lettres à Lucilius que dans le De breuitate uitae, au problème du temps. C'est par le temps, en effet, que l'on vivra l'expérience de la mort. Nous lisons dans la même Lettre à Lucilius : « Me citeras-tu un homme qui attribue une valeur réelle au temps, qui pése le prix d'une journée, qui comprenne qu'il meurt un peu chaque jour? Telle est, en effet, l'erreur: nous ne voyons la mort que devant nous, alors qu'elle est, en grande partie déjà, chose passée 5 > - et dans le De breuitate uitae: «Vous vivez comme si vous deviez vivre toujours, jamais ne vous vient l'idée de votre fragilité, vous ne remarquez pas combien de temps est déjà passé 6 >. Assez curieusement, le «prix du temps> est saisi grâce à la mort, qui en est la négation même. Ce sentiment, exaspéré volontairement jusqu'à l'angoisse, afin de provoquer la «conversion> totale à la vie philosophique trouve, dans les deux textes, une expression voisine: «Vous gaspillez le temps comme si vous en aviez beaucoup à revendre, alors que peut-être ce jour même, dont vous faites cadeau à quelqu'un ou à quelque chose, est le dernier>, écrit Sénèque dans le De breuitate uitae 1 et dans l'une des premières Lettres à Lucilius nous lisons: «C'est pourquoi chaque jour doit être disposé comme s'il fermait la marche, s'il mettait le terme et le comble à notre vie•>. Tous ces rapprochements, que l'on pourrait multiplier, prouvent l'importance attachée par Sénèque à une méditation sur le temps au

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Ad Lucil. I, 1 : et si uolueris adtendere, maxima pars uitae elabitur male agentibus, magna nihil agentibus, tota uita aliud agentibus. Nous avons suivi la traduction H. Noblot, Paris, les Belles Lettres, 1945, sauf pour les quatre derniers mots, que M. Noblot traduit ainsi: «Toute la vie à n'être pas à ce que l'on fait.> 5 Ibid., 2 : quem mihi dabis qui aliquod pretium tempori ponat, qui diem aestimet, qui intellegat se cotidie moriJ ln hoc enim fallimur quod mortem prospicimus: magna pars eius iam praeterit. Trad. Noblot, citêe. 6 De breu. uitae III, 4 : tanquam semper uicturi uiuitis, numquam uobis fragilitas uestra succurrit, non obseruatis quantum iam temporis transierit. 7 III, 4 : uelut ex pleno et abundanti perditis, cum interim fortasse ille ipse qui alicui uel homini uel rei donatur dies ultimus sit. • Ad Lucil, 12, 8: itaque sic ordinandus est dies omnis tamquam cogat agmen et consumat atque expleat uitam.

PLACB BT RÔLB DU TBMPS DANS LA PHILOSOPHIB DB SÈNÈOUE

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début de la «montée> vers la sagesse. L'insistance qu'il met à souligner les résonances affectives du problème pourrait laisser croire que le directeur de conscience utilise simplement un topos de la protreptique. Pourtant, un examen, même superficiel et, par la force des choses, incomplet, du genre, tel que nous l'entrevoyons, ne laisse pas apercevoir qu'il ait comporté, comme point de départ ni même, semble-t-il, en aucune façon, une méditation sur le temps 9 • En réalité, celle-ci a un caractère philosophique bien déterminé. Comme l'a fort bien montré naguère H. Mutschmann 10, les développements sur le temps, aussi bien dans les Lettres à Lucilius que dans le De breuitate uitae, ont une origine épicurienne. La démonstration est aisée. On sait que l'épicurisme se plaisait à mettre l'accent sur le caractère irremplaçable de l'instant présent. Par exemple dans le fragment conservé par Stobée et où nous lisons : «Nous ne naissons qu'une fois; il n'est pas donné de naître deux fois; il est nécessaire que, pour tout le reste de la durée, nous n'existions plus; mais toi, qui n'es pas maître de ton demain, tu laisses passer l'occasion; la vie entière se gaspille en atermoiement et chacun d'entre nous meurt sans avoir connu le loisir11.>Cette idée du «loisir>, considéré comme le lieu de la liberté philosophique, domine l'ensemble du De breuitate uitae, sans qu'il soit besoin de faire intervenir, pour expliquer cette position, qui est purement philosophique et doctrinale des contingences biographiques 12• On peut encore, à la suite de V. Pôschl u, rapprocher un passage d'un papyrus d'Herculanum 14 : «Ils vivent en remettant toujours à plus tard, comme s'il devait leur être donné de jouir ultérieurement des biens>, un développement du De breuitate uitae: «Le plus grand gaspillage de vie est l'atermoiement: c'est lui qui nous arrache chaque fois le jour qui vient, nous ôte les biens présents, en nous promettant les biens à venir. Le plus grand empêchement à vivre est l'attente, qui est suspendue au lendemain et perd

9 C'est ce qui semble ressortir du travail de M. Ruch, L',Hortensius» de Cicéron, Paris, 1958, où est retracée, avec beaucoup d'ingéniosité et de soin, l'histoire du genre protreptique. 10 Seneca und Epikur, Hermes, L (1915), p. 333 et suiv. . 11 Usener, Epicurea 204 (• Stobée, Floril., XVI, 28) yeyovaµsv limx;, füc;M ooic Aanysvtaeai • &t -rov aitbva µl)dn sîvai • où M ooic {JJv'tflc;aùpiov IC\ipioc;àva&W..n-rov icai.p6v . o M fiioc; µ.sUriaµ(l> ~ai icai sîc;licaa-roc; ~µci>v Â.ooµsvoc;cbtoevt1CJ1Csi. . u Contrairement aux analyses, au demeurant intéressantes, de J.-M. Andre, Recherches sur l'otium romain, Paris, 1962. 13 Die grosse Maecenasode des Horaz. Sitz. Heidelberg, 1961. p. 12, n. 9. 14 Ethic. Epic., ed. Wolfgang Schmidt, Pap. Herc. 1251, col. 1916: ltpè>c; àva6oï..rivÇci>cnv ci>c; t;scroµsvov aù-rotc;oo-rspov àya8ébv µs-raaxstv.

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aujourd'hui 15 ••• >, et aussi un texte emprunté à l'une des dernières lettres conservées de la correspondance avec Lucilius : « Ne remettons rien à plus tard; chaque jour, faisons nos comptes avec la vie. Le plus grand mal, pour la vie, est qu'elle soit toujours imparfaite, qu'il y ait quelque chose en elle que l'on remette à plus tard 16 .> Mutschmann, qui ne considère que les Lettres à Lucilius, conclut des formules évidemment épicuriennes qu'elles contiennent que Sénèque, au moment où il écrivait à son ami pour l'exhorter à philosopher - C'est• à-dire entre 63 et 64 ou 65 - venait de lire la correspondance d'Épicure et, plus particulièrement, la Lettre à Idoménée, et qu'il s'en inspirait pour l'usage de Lucilius. Mais, si l'on dépasse le cadre étroit des Lettres à Lucilius, on s'aperçoit bien vite que cette hypothèse ne supporte pas l'analyse. Non seulement la Lettre à Idoménée apparaît comme une source bien mince pour l'ensemble des Lettres à Lucilius, mais l'utilisation des mêmes formules épicuriennes dans le De breuitate uitae prouve que quatorze ans plus tôt, dès 49 après J.-C., Sénèque connaissait l'épicurisme et s'en servait pour composer son protreptique 17 • Il ne s'agit donc pas d'une influence passagère, mais d'un choix délibéré, et il est certain que la méditation sur le temps est une pièce maîtresse de sa parénétique. Ce que l'on doit à Mutschmann, c'est d'avoir montré l'origine épicurienne de cette méditation. De ces deux faits, quelle conclusion tirer? Faut-il croire, comme on le dit parfois, que Sénèque a traversé une période épicurienne, dans son évolution spirituelle? Mais aucun témoignage extérieur ne vient confirmer cette hypothèse qui se heurte à bien des objections. Sénèque, dans un très grand nombre de passages, critique la doctrine d'Épicure; à aucun moment il ne semble avoir été séduit par l'affirmation que le plaisir constituait le Bien par excellence. Cette critique est particulièrement détaillée, nous le verrons, dans le De uita beata, où elle ne se borne pas à des affirmations indignées, comme cela arrive parfois, mais repose sur une réfutation détaillée des thèses fondamentales du système 18• La date 15

9, 1 : maxima uitae iactura dilatio est : illa primum quemque extrahit diem, illa eripit praesentia, dum ulteriora promittit. Maximum uiuendi impedimentum est expectatio, quae pendet ex crastino, perdit hodiernum ... 16 Ad Lucil. 101, 7: nihil differamus: cotidie cum uita paria faciamus. Maximum uitae uitium est quod imperf ecta semper est, quod aliquod ex illa diff ertur ... 17 On pourrait sans doute objecter que cette date de 49 pour le De breuitate est loin d'être admise par tous les critiques, que certains, précisément, ont essayé de montrer que ce traité était contemporain des Lettres à Lucilius. Pourtant, il nous sem~le que la date de 49 demeure la plus probable, même si elle n'est pas certaine. V. ci-dessus, p. 501 et suiv. 11 Une très grande partie du traité est consacrée à cette discussion, sur le plan

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probable du traité, entre le De breuitate uitae et les Lettres à Lucilius, suffit sans doute à exclure totalement l'idée d'un Sénèque épicurien. On conçoit mal comment Sénèque épicurien. On conçoit mal comment Sénèque, séduit par l'épicurisme en 49, le renierait vers 55 pour y retourner en 64. Ces variations s'accordent mal avec l'ensemble d'une œuvre où les mêmes thèmes et les mêmes positions morales se retrouvent avec une indéniable constance. Si donc l'utilisation des arguments épicuriens sur le temps ne saurait être considérée comme un simplè artifice de rhéteur, si elle ne répond pas non plus à l'acceptation totale de l'épicurisme, il est nécessaire de supposer qu'elle s'intègre étroitement à la pensée de Sénèque, qu'elle exprime un aspect de sa propre philosophie. Et cette conclusion ne tarde pas à trouver sa confirmation.

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A l'intérieur de l'épicurisme, cette analyse du temps, à laquelle font allusion les deux fragments cités plus haut 19, avait une fin bien définie. S'il est vrai que la crainte de la mort est l'une des causes les plus certaines de nos maux, dans la mesure où elle tend à ternir tout plaisir vrai, cette crainte aura sur notre âme une prise d'autant plus forte que nous vivrons, en pensée, davantage dans le futur, que nous attendrons davantage du lendemain. Cicéron a mis dans la bouche de Torquatus les principaux arguments par lesquels Épicure condamnait cette attitude qui fait de l'homme un véritable Tantale, éternellement anxieux à l'idée de la menace qui pèse sur lui 20. Sénèque reprend le même développement dans le De breuitate uitae, en lui donnant exactement le même sens que dans l'épicurisme orthodoxe: «Chacun pousse sa propre vie à l'abîme et se rend malheureux parce qu'il désire le futur et déteste le présent 2 1• » C'est

de la dialectique, du chapitre VI au chapitre XIV (voir ci-dessous p. 597 et suiv.) Allant plus loin et remontant aux sources d'Épicure lui-même, Sénèque complète cette critique par une réfutation en règle de la conception péripatéticienne du Bien (chap. XV et suiv.) ainsi que nous espérons le montrer dans un autre travail. (cidessous, p. 603 et suiv.). 19 Ci-dessus, p. 587, n. 11 et 14. 20 Cicéron, De finibus, I, XVIII, 59-60, où Tantale est imaginé sous un rocher qui menace à chaque instant de l'écraser. On rapprochera de cette analyse Lucrèce, VI, 9 et suiv. 21 7, 8: praecipitat quisque uitam suam et futuri desiderio laborat, praesentium taedio. On rapprochera Ad Lucil. 32, 4; 98, 6, etc.

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faute d'appréhender pleinement le présent que les esprits «non philosophes» - ici moins les stulti que les occupati, ceux qui donnent tout_à la vie d'action - se trouvent entraînés dans une infinité de maux. Une seule différence entre la thèse épicurienne et le développement de Sénèque : pour Épicure et ses disciples, l'appréhension du présent est la condition du bonheur dans la mesure où cette appréhension est le moyen d'atteindre la plénitude du plaisir; pour Sénéque, il ne s'agit nullement du plaisir, mais d'une condition négative, l'acquisition de l'autonomie personnelle, que l'occupatio et, plus généralement, la crainte ou le désir menacent gravement. Sénèque n'était pas le premier stoïcien à utiliser de la sorte l'analyse épicurienne du temps «intérieur». Nous savons, par lui-même, précisément, que le stoïcien Hécaton lui avait donné l'exemple sur ce point: «J'ai trouvé chez Hécaton, l'un des nôtres, que mettre un terme à ses désirs est un remède utile aussi pour la crainte: «Tu cesseras, dit-il, de craindre, si tu cesses d'espérer ... > La crainte suit l'espoir. Et je ne suis pas étonné qu'elles aillent de la sorte: l'un et l'autre sentiment est le fait d'un esprit en suspens, l'un et l'autre, de quelqu'un que trouble l'attente du futur22.> . L'idée essentielle, résumée par la formule d'Hécaton, est que, dans l'âme de celui qui n'est pas philosophe, le temps provoque, pourrait-on dire, un traumatisme de l'esprit, qui est pendens, c'est-à-dire dans l'incertitude, dans l'attente vague, mais auxieuse, soit du bien soit du mal. Dans un autre passage des Lettres, Sénèque nourrit la même méditation d'une maxime empruntée cette fois à Héraclite et par conséquent antérieure au stoïcisme comme à l'épicurisme. «Héraclite, qui doit son surnom à l'obsurité de ses propos disait: un jour quelconque est égal à un autre jour 23.> Et Sénèque en conclut que chaque jour doit être considéré comme un cycle complet, une vie à soi seul, que le sommeil, chaque soir, achève comme une mort. Ce qui est encore un thème épicurien 24. Ad Lucil. 5, 7-8: apud Hecatonem nostrum inueni cupiditatum finem etiam ad timoris remedia proficere : 11 desines, inquit, timere, si sperare desieris.11 ••• Spem metus sequitur. Nec miror ista sic ire: utrumque pendentis animi est, utrumque futuri expectatione solliciti. 23 Ad Lucil. 12, 7 : ideo Heraclitus, cui cognomen fecit orationis obscuritas : 11unus,inquit, dies par omni est.» 24 C'est le thème de la vie «parfaite> ou «achevée>, qui apparaît dans les Pensées maîtresses (XVIII et suiv. édit. Usener). La chair demande au plaisir l'infinité, mais la raison, en se pénétrant du caractère fini de la chair et se dépouillant des «craintes concernant la durée>, confère à la vie sa finitude et sa perfection et «n'a plus besoins de l'infinitude 11. 22

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Il est donc certain que Sénèque ne se contente pas de répéter ce qu'il trouve chez ses maîtres stoïciens ni de faire avec eux des emprunts aux auteurs épicuriens. Il cherche à revivre l'expérience intérieure d'où sont partis les uns et les autres. Pour cette raison, nous trouvons chez lui, dans le même traité, des éléments empruntés à des traditions philosophiques différentes. Ainsi, dans le De breuitate uitae, l'analyse de la notion même de temps fait appel au stoïcisme le plus orthodoxe, puisque le temps y est défini comme un cincorporel2 5 ». Mais le dialogue n'est pas destiné à résumer les manuels classiques sur un point de doctrine; il se propose non pas de découvrir la nature physique du temps, mais d'analyser les conditions de sa perception psychologique, de la «conscience du temps» et des traumatismes qu'elle peut entraîner. Pour cela, le stoïcisme orthodoxe n'était pas d'un grand secours. Au contraire, l'épicurisme et l'œuvre même d'Épicure se révélaient précieux. Chez Épicure, en effet, le temps n'est pas une réalité incorporelle, mais l'objet d'une perception intuitive, une qualité du réel saisie directement par la conscience 26 • Et le temps n'a d'existence que comme le lieu de l'histoire personelle propre à chaque conscience. Le passé, notamment, est un ensemble de perceptions acquises une fois pour toutes, une sorte de trésor que chacun porte en soi. Et cela entraîne l'idée, chère à Épicure, que le plaisir passé est le plus sûr et le plus stable de tous 27• C'est lui, en effet, qui, le plus sûrement, atteint. par son achèvement

8, 1 : re omnium pretiosissima luditur; fallit autem illos quia res incorporalis est, quia sub oculos non uenit ... On reconnaît la doctrine de Chrysippe et de ses disciples. Cf., par exemple, Von Arnim, St. uet. fr I, 117, 20, etc. 26 Dans la Lettre à Hérodote 61, nous lisons en effet : « Quand j'emploie le terme d'incorporel, je le prends dans son sens habituel de proprement incorporel, or, de proprement incorporel, on ne peut rien concevoir, sauf le vide> (trad. R. Genaille). En introduisant, pour définir le temps, la notion d'incorporel, Sénèque se sépare donc explicitement de l'épicurisme, autant qu'il affirme sa dépendance essentielle du stoicisme. Pour Épicure, le temps est la somme de nos états psychologiques : « Il ne faut pas chercher à expliquer le temps de la même façon que nous cherchons tout le reste des choses qui sont dans un objet donné, c'est-à-dire en remontant aux perceptions que nous avons eues nous-mêmes. Il faut nous reporter à la notion claire de ce que nous faisons quand nous parlons de beaucoup ou de peu de temps en comparant cette notion à des notions parentes ... La simple réflexion montre que nous composons le temps avec les jours et les nuits, et les autres parties semblables, et de même avec nos affections et nos états calmes, avec des mouvements et des repos concevant en tout cela tour à tour un accident particulier en fonction duquel nous disons qu'il y a du temps> (Ibid., 12-13, trad. R. Genaille). 27 Usener, Epicurea 436: -rô µsµvfloihll -réi'>v 1tf)O't6f>COVàya8éi'>v µtyun6v &anv 1tpoç -rôi)&él>ç Çfjv. 25

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même, cette perfection, qui est l'une des conditions de sa plénitude 28 • Et Sénèque, non seulement approuve dans le De Beneficiis cette conception d'Épicure 29, mais il fonde sur elle tout un développement du De breuitate uitae, montrant comment les occupati ne sauraient jamais garder une possession assurée de leur propre passé, puisque ce passé ne leur a jamais apporté aucun plaisir - ce qui est, proprement, s'appuyer sur la réciproque de la proposition épicurienne pour une démonstration nouvelle : «Notre vie se répartit en trois catégories : ce qui a été, ce qui est, ce qui sera. Parmi elles, celle dans laquelle nous sommes est brève, celle où nous devons nous trouver est douteuse, celle que nous avons parcourue est assurée. Car c'est celle à l'égard de laquelle la Fortune a perdu ses droits, celle qui ne saurait être soumise à l'arbitraire de personne. Or, les occupati la voient leur échapper; car ils n'ont pas le loisir de jeter les yeux sur leur passé et, l'aurait-ils, le souvenir d'une chose dont on doit rougir ne saurait être agréable 30 ••• » Le «théorème» épicurien, considéré comme une vérité démontrée, est ainsi mis au service de la thèse stoïcienne. Il est clair, par conséquent, que le De breuitate uitae ne saurait être considéré comme un dialogue d'inspiration épicurienne, mais il ne l'est pas moins que l'épicurisme apporte à la position stoïcienne des appuis nouveaux. Et ces appuis ne consistent pas en arguments dialectiques, mais en expériences psychologiques. Il s'agit d'inciter l'interlocuteur à devenir philosophe, à mener une vie «selon la raison». Pour cela, les arguments d'ordre purement rationnel se révèlent impuissants - y recou• rir reviendrait à s'abandonner à un véritable cercle vicieux. Avant de raisonner, il faut consentir. Et, précisément, l'expérience épicurienne du temps est particulièrement propre à faire naître l'inquiétude indispensa· ble au consentement. Sénèque n'accepte pas la physique épicurienne du

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Ci-dessus, texte cité p. 590, n. 24. De ben. III, 4 : hoc loco reddendum est Epicuro testimonium, qui adsidue que· ritur quod aduersus praeterita simus ingrati, quod quaecumque percipimus bona non reducamus nec inter uoluptates numeremus, cum certior nulla sit uoluptas quam quae iam eripi non potest. Mais on voit que la raison pour laquelle Sénèque approuve Épicure n'est pas celle qui conduit celui-ci à formuler cette conception; Sénèque infléchit l'idée dans le sens stoïcien du débat entre l'homme et la Fortune, c'est-à-dire, une fois encore, pense le problème en fonction de l'autonomie person· nelle. 30 10, 2: in tria tempora uita diuiditur: quod fuit, quod est, quod futurum est. Ex his, quod agimus breue est, quod acturi sumus dubium, quod egimus certum. Hoc est enim in quod Fortuna ius perdidit, quod in nullius arbitrium reduci potest. Hoc amittunt occupati; nec enim illis uacat praeterita respicere et, si uacet, iniucunda est paenitendae rei recordatio. 29

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temps, mais seulement les données «expérimentales» sur laquelle elle s'appuie. Ce que, sur ce point, le stoïcisme conservait de trop abstrait se trouve en quelque sorte humanisé et sert de point de départ moins à une connaissance qu'à une conduite.

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On comprend pourquoi le De breuitate uitae et les premières Lettres à Lucilius présentent, au point de vue qui nous occupe (ainsi d'ailleurs qu'à quelques autres), des ressemblances évidentes. Elle ne s'expliquent point, comme on l'a soutenu, par la chronologie de l'œuvre, mais par l'analogie des situations auxquelles répondent ces deux ouvrages. Dans l'un et l'autre cas, le but est le même, créer dans l'esprit de l'interlocuteur le besoin de philosopher. Et, pour cela, l'expérience du temps est un moyen particulièrement efficace. Avec la conversion de Sérénus, le problème se pose en des termes sensiblement différents. Il n'est plus nécessaire de faire naître chez l'autre une inquiétude salutaire: inquiet, Sérénus l'est déjà, jusqu'à la hantise. Il le dit à Sénèque, et son inquiétude est précisément la raison de cette consultation qu'il demande à l'ami plus avancé sur les voies de la vie intérieure. La première étape de la conversion a donc été franchie. Ce dont souffre Sérénus, c'est un trouble d'ordre affectif, l'incapacité à vouloir fermement, à résister aux sollicitations multiples et contradictoires des choses. Son «temps intérieur» est bien, certes, disponible, mais il demeure à la merci des accidents de la vie. Sérénus en a conscience et c'est cette conscience qui déchire son âme. Pour un épicurien, ce problème est inconcevable: une âme qui a reconquis la libre disposition de son temps ne peut manquer de rencontrer le plaisir, fruit immédiat de cette disponibilité. Aussi Sénèque va+il demander à d'autres philosophes qu'aux épicuriens les remèdes nécessaire pour guérir Sérénus. Il va remonter au delà d'Épicure et recourir au traité de Démocrite sur la Tranquillité de l'âme. Ce qui le ramènera parfois, nous le verrons, à des formules apparemment épicuriennes, mais dans une perspective fort différente. Répondant à Sérénus, qui se plaint de l'incertitude intérieure dont il souffre, Sénèque lui explique que beaucoup d'hommes sont malheureux parce qu'ils vivent dans l'attente 3 1• Cette critique de l'espoir et de la crainDe tranq. animi II, 7 : innumerabiles deinceps proprietates sunt, sed unus effectus uitii, sibi displicere. Hoc oritur ab intemperie animi et cupiditatibus timidis 31

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te ressemble, certes, beaucoup à celle que nous avons déjà trouvée dans le De breuitate uitae et les Lettres à Lucilius. Mais, cette fois, ce n'est pas à Épicure que l'emprunte Sénèque. Il la doit évidemment à Démocrite, qui devançait sur ce point les formules d'Épicure 32 • La comparaison avec Plutarque qui, dans son traité sur la Tranquillité de l'âme, s'inspire aussi de Démocrite, ne laisse aucun doute sur la source de Sênèque 33 • Mais il existe entre Démocrite et Épicure, en dépit de toutes les filiations et de tous les emprunts, une différence essentielle : Démocrite ne pense pas que la critique pure et simple du «traumatisme du temps» suffise à assurer la tranquillité de l'âme. Lorsqu'il écrit: « Les sots tendent toujours vers les choses absentes, mais ils gâtent les présentes, fussent-elles pour eux plus avantageuses que les passées 34 », il sous-entend que seule une connaissance exacte de la valeur des choses permet d'éviter cet écueil qui guette les «sots», ceux qui ne dirigent pas leur vie selon la raison. Et l'une des solutions au moins qu'il propose pour atteindre la tranquillité intérieure est à l'opposé de celles que préconisent les épicuriens. Dans un fragment célèbre 35 , il enseigne que «toutes les peines sont plus agréables que le repos, quand on atteint le but on quand on est sûr de l'atteindre; mais, quand on subit un échec, tout effort est également pénible et fatigant». Il savait que les hommes sont, par nature, portés à agir ou, du moins, à s'agiter. Échec et loisirs forcés leur sont pareillement insupportables. L'inertie épicurienne, le refus de toute participation à la vie politique, ne sont pas des remèdes démocritéens. Démocrite ne croit pas au «plaisir en repos». Pour lui, le plaisir est un mouvement de l'âme 36 - un mouvement modéré, sans doute, et non trop violent, mais un mouvement et non le repos. Et le bonheur ne saurait être atteint qu'au prix de tels mouvements intérieurs. Sans quoi l'âme sombrera dans la torpeur et l'ennui. Tout le problème consistera seulement à adapter l'activité indispensable aux capacités naturelles de chacun: «Celui qui veut vivre content ne doit pas entreprendre beaucoup d'affaires, soit privées soit publiques, ni se charger de choses qui sont par-dessus son pouvoir et sa nature. Et, lors

aut parum prosperis ubi aut non audent quantum concupiscunt aut non consequuntur, et in spem toti prominent. Semper instabiles mobilesque sunt, quod necesse est accidere pendentibus. 32 Cf. Démocrite, fr. 224 (Diels): ft 'tOÙ ltÀéOVOÇtm8uµil'I 'tô miprov ciit6lloot, Tfl Aioromn ICUviiKÜ..TI ytvoµéVt'I. 33 P. 473 c et suiv. 34 Fr. 202 (Diels). Trad. M. Solovine. 35 Diels 243. Trad. M. Solovine. 36 Diels, fr. 191.

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même que la Fortune lui sourit et semble vouloir le conduire vers les hauteurs, il fera bien de se tenir sur se gardes et de ne pas toucher à ce qui dépasse ses capacités. Car la fortune moyenne est plus sûre que la richesse considérable 31. » Assez curieusement, Sénèque, au lieu de se référer directement à Démocrite sur les moyens de «meubler» le temps personnel, passe par l'intermédiaire d'un autre philosophe, Athénodore de Tarse. La pensée de Démocrite, qu'il finira par citer 31, n'apparaîtra plus que comme une restriction, un tempérament apporté à la thèse stoïcienne, telle que la formule Athénore, sans doute à la suite de son maître Panétius. Le temps ne sera sainement utilisé que dans une certaine forme d'action, le perfectionnement intérieur, orienté vers l'utilité de tous. Certes, la vie philosophique est la meilleure de toutes, celle qui est seule susceptible d'assurer le bonheur, mais elle ne doit pas se réduire à ce qui est la caricature d'elle-même, la vie solitaire, elle doit au contraire s'épanouir dans les relations d'amitié: «Si tu te retires dans l'étude, tu échapperas à tous les dégoûts de la vie, tu ne souhaiteras plus la vie par lassitude du jour, tu ne seras plus ni pénible à toi-même ni inutile aux autres. Tu te feras de nombreux amis, et tout homme de bien viendra spontanément à toi39 ••• » Épicure aussi vantait la vie contemplative et l'amitié qu'elle permet; pourtant, le point de vue d'Athénodore est différent: l'amitié «stoïcienne» consiste dans la participation aux mêmes valeurs qui demeurent, en dépit de tout, des valeurs d'action. La vie ne saurait demeurer un temps vide. La pire honte, dit Athénodore, c'est, dans sa vieillesse, de ne pas avoir gardé toute trace du temps que l'on a vécu : «Souvent un vieillard chenu n'a d'autre preuve de sa longévité que son âge même 40 .» Et le même avertissement se lit chez Démocrite et chez Épicure 41 , mais en un tout autre sens. Démocrite croit que la sagesse n'est pas le résultat du temps qui passe, du temps «vide», qu'elle ne saurait être acquise que par l'éducation et l'ascèse. Épicure constate que «tout homme sort de la vie comme s'il venait de naître», aussi esclave des fausses valeurs que l'enfant. Athéno-

fr. 3 (trad. Solovine). De tranq. animi 13,l: hoc secutum puto Democritum ita cepisse: cqui tranquille uolet uiuere nec priuatim agat multa nec publice. 11 39 De tranq. animi III, 6, trad. R. Waltz. 40 III, 8 : saepe grandis natu senex nullum aliud habet argumentum quo se probet diu uixisse praeter aetatem. ◄ 1 Démocrite, fr. 204 (Diels). Épicure, par exemple Bailey, Epicurus, fr. LX, et Sénèque, Ad Lucil. 22, 13. 37 Diels,

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dore va plus loin: il veut que le temps vécu soit jalonné d'actes orientés vers les autres hommes. On voit que Sénèque; à la suite d' Athénodore et, indirectement, de Démocrite, s'éloigne d'Ëpicure, dont il nous semblait si proche dans le De breuitate uitae: l'otium n'apparaît point comme une fin en soi (ce qu'il est pour Épicure), pas plus que l'activité inconditionnelle. Otium et action ne sont que des moyens pour libérer l'âme d'abord, ensuite pour lui rendre sa véritable vocation, qui est la conquête de l'honestum; telle est la conclusion à laquelle se rallie Sénèque, après quelques critiques adressées à la thèse d'Athénodore: «La meilleure règle de beaucoup est donc de combiner le repos à l'action, toutes les fois que l'activité pure nous est interdite par des empêchements fortuits ou par les conditions politiques; car jamais toutes les voies ne nous sont si bien coupées qu'il ne nous reste aucun moyen de faire une action vertueuse 42 • » Il est remarquable que Sénèque parvienne à la nécessité de l'action droite non point en vertu d'un impératif catégorique - comme dans l'ancien stoïcisme - mais au terme d'une analyse de ce que nous avons appelé le «traumatisme du temps». Ici, l'action est le remède à ce sentiment d'ennui qui fonde, chez Pascal, la théorie du divertissement. Et, ici, la position de Sénèque se révèle contradictoire par rapport à celle des épicuriens. Pour ceux-ci, dont Lucrèce est évidemment le porte-parole, l'ennui est le résultat d'un mal profond de l'âme, mal essentiellement intellectuel, qui est la méconnaissance des valeurs vraies et les fausses terreurs, et l'ignorance le la nature 43 • Pour Sénèque, l'ennui résulte au contraire de forces inemployées, d'un manque d'exercice de l'âme, c'est un phénomène essentiellement négatif, que ne suffit pas à empêcher la connaissance, mais qui n'est pas non plus guéri par celle-ci et ne cesse que par l'exercice même de l'ascèse vers l'honestum.

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Il devient possible maintenant de discerner, dans la mamere dont Sénèque aborde et traite le problème du temps, comme deux degrés d'une véritable dialectique ascendante : d'abord, découvrir que le «bon usage»

IV, 8: longue itaque optimum est miscere otium rebus quotiens actuosa uita impedimentis fortuitis aut ciuitatis condicione prohibebitur; numquam enim usque eo interclusa sunt omnia ut nulli actioni locus honestae sil. 42

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Lucrèce, III, 1053 et suiv.

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du temps ne saurait être que dans le renoncement aux valeurs habituellement associées au déroulement de la durée - refus du passé, attente anxieuse de l'avenir, désespoir devant le caractère fugace du présent. Ce premier degré est celui que nous propose le traité sur la Brièveté de la vie. Il est essentiellement fondé sur l'analyse épicurienne du temps. Le second degré, au contraire, rompt avec l'épicurisme, il consiste à montrer la nécessité où se trouve l'âme de ne pas s'abandonner à une inaction totale, à refuser .les temps «vide> que ne saurait emplir le «plaisir en repos». Mais les remèdes proposés à l'ennui présentent un caractère empirique: régler son action au mieux des circonstances, s'adapter à l'environnement politique - attitude qui est bien conforme à ce que nous devinons de l' école de Panaetius, préoccupée avant tout de parénèse. Mais le résultat auquel doit parvenir cette «action réglée» n'est_ pas le «bien» en soi; ce n'est qu'un état de conscience favorable, qui se définit essentiellement comme l'absence d'ennui, la tranquillitas. La philosophie est-elle donc condamnée à n'aboutir qu'à un code de l'action, à un recueil de recettes pour échapper au «traumatisme» du temps? A ce compte, mieux vaudrait encore l'épicurisme, qui promet, du moins, le bonheur dans l'instant! Mais le stoïcisme ne se contente pas d'une telle absence d'ambition; il se propose d'indiquer le chemin vers la vie heureuse, le bonheur total et absolu, et non pas seulement cette médiocre «tranquillité de s'âme» qui n'en est qu'un pâle reflet. Dans l'œuvre de Sénèque, c'est le dialogue Sur la vie heureuse qui se donne pour objet d'analyser la nature et les conditions de ce bonheur. Et là nous retrouvons au centre de la discussion ce problème fondamental du temps. Mais, cette fois, la position de Sénèque est résolument antiépicurienne. On pourrait se contenter de prétendre que «Sénèque n'en est pas à une contradiction près» - ce qui serait fort inexact. Le problème n'en subsisterait pas moins. Nous avons vu com• ment il se posait et se résolvait dans le passage du De breuitate uitae au De tranquillitate animi; n'y a-t-il pas un nouveau moment dans la dialecti• que de son système, un degré de plus dans le progrès qui l'entraîne? A l'intérieur même du De uita beata l'épicurisme se trouve, à un moment, l'objet d'une réfutation en règle; mais, à un autre, la conduite de l'épicurien Diodore, qui vient de se suicider, est défendue contre les criti• ques de la malveillance• 4 : «Et lui, cependant, pleinement heureux, dans la pleine conscience de sa vertu, se rendit témoignage à lui-même en quit• tant cette vie, fit l'éloge du repos de son existence, passée au port et à l'ancre, et dit ce que vous, vous n'avez pu entendre sans jalousie, comme

« XIX, 1 et suiv.

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si vous deviez, vous aussi, en faire autant: j'ai terminé ma vie et accompli la route que m'avait donnée la Fortune.> Cet hommage rendu à l'épicurien est-il compatible avec la critique sévère de la doctrine? En fait, Sénèque se contente de constater que la vie de Diodore, à réalisé les conditions intérieures de la tranquillitas, telle que sa propre nature la lui rendait accessible. En vivant de la sorte, Diodore suivait la vocation de sa nature - ce qu'il tenait de la Fortune. Son exemple demeure donc particulier, il reste dans la zone moyenne des conduites personnelles, concrètes. Il ne saurait être considéré comme l'expression inconditionnée d'une vérité universelle. La réalisation de la tranquillitas est une condition nécessaire de la vie heureuse; mais elle ne la constitue pas tout entière. Nous lisons en effet, parmi les nombreuses définitions données par Sénèque de la uita beata, la proposition suivante: «Qu'est-ce qui nous empêche de dire que la vie heureuse consiste en une âme libre, vigoureuse, inaccessible à la crainte, équilibrée, placée au delà de la peur et du désir 45 ••• > Jusqu'à ce point, cette définition pourrait être proposée par un épicurien; on y retrouve l'essentiel de la doctrine épicurienne du temps, la libération à la fois de la crainte et du désir, c'est-à-dire, nous l'avons vu, essentiellement, de l'attente. Mais Sénèque poursuit: «Une âme pour laquelle le seul bien est le bien moral, le seul mal le mal moral, le reste, une foule confuse et sans valeur de choses extérieures, qui n'ôte ni n'ajoute rien à la vie heureuse, qui n'accroît pas, ne diminue pas le bien parfait en venant ou en se retirant 46. > Ce qui signifie que l'ascèse épicurienne du temps suffit à créer les conditions de la vie heureuse, mais que celle-ci n'est réalisée pleinement que dans la possession de l'honestum. Telle est la proposition que Sénèque va s'efforcer d'établir contre les épicuriens, pour qui la tranquillité intérieure est identique au souve· rain bien, au bien total et absolu. Sa démonstration prend la forme d'une critique de la uoluptas conçue comme une valeur absolue, susceptible d'emplir totalement le «temps intérieur>. Pour cela, il s'efforce de montrer que le plaisir, selon Épicure, ne saurait être dissocié d'un mouvement, c'est-à-dire d'un deve· nir. Pour les épicuriens, on le sait, il existe deux sortes de plaisir: le plai•

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IV, 3: quis enim prohibet nos beatam uitam dicere liberum animum et erec· tum et interritum ac stabilem, u:tra metum, u:tra cupidatem positum ... 46 Ibid. : cui unum bonum sit honestas unum malum turpitudo, cetera uilis turba rerum nec detrahens quicquam beatae uitae nec adiciens, sine auctu ac detrimento summi boni ueniens ac recedens.

PLACBBT RÔLBDU TBMPS DANS LA PHILOSOPHIBDB S8N80UE

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sir en repos et le plaisir en mouvement. La difficulté consistait, pour Sénèque, à montrer le caractê're illusoire de cette distinction, à soutenir que tout plaisir digne de prétendre à la dignité de souverain bien était nécessairement un «plaisir en mouvement>. Épicure reconnaissait que le plaisir «en repos> (celui qu'il considère comme le bien par excellence) était essentiellement lié au corps. Sénèque fait alors observer qu'un tel bonheur ne saurait exister chez l'homme sans une intervention de la conscience 47 • Mais, au dire d'Épicure lui-même, tout plaisir qui relève de l'esprit, qui fait intervenir la conscience, est du même coup engagé dans le temps 41 • Sur ce point, la critique de Sénèque rejoint très exactement celle que fait Plutarque et reflète certainement une polémique très ancienne. Il n'est certes pas difficile de montrer que cette polémique, sous sa forme première, est antérieure à l'épicurisme même et qu'elle a surgi au sein de l'école platonicienne. Quoi qu'il en soit, le postulat auquel se réfère Sénèque est d'ordre métaphysique: il est impossible de considérer comme constituant un absolu une valeur, une notion, un phénomène participant à un devenir : «Rien ne saurait être déterminé, dont la nature est d'être en mouvement; on ne saurait considérer comme un absolu ce qui vient et s'enfuit avec une grande rapidité et qui est appelé à périr dans sa réalisation; le but qui est le sien est précisément le lieu de sa fin et au moment même où il commence, il tend vers son anéantissement 49 .> Or, le caractère fondamental du souverain bien étant d'être un absolu, un point fixe de référence, il s'ensuit que le plaisir ne saurait être considéré comme le bien souverain. Quod erat demonstrandum ! Mais Sénèque se contente rarement d'une démonstration qui se borne à demeurer sur le plan de la pure dialectique. Allant plus loin, il va montrer que la position d'Épicure est en contradiction avec les prémisses de son système. A la protestation épicurienne, que l'esprit n'est pas absent de la uoluptas, Sénèque avait répondu, nous l'avons dit, que les plaisirs de l'âme comportaient fatalement l'engagement dans le temps. Il l'avait fait

V, 1 : quoniam liberaliter agere coepi, potest beatus dici qui nec cupit nec timet beneficio rationis, quoniam et saxa timore et tristitia carent nec minus pecudes; non ideo tamen quisquam felicia dixerit qui bus non est felicitatis intellectus ... 41 Cela résulte de texte comme Plutarque, Contra Epicuri beatit., IV, p. 1088 2, et XIV, p. 1096 e (Usener, 429): l'âme, pour les épicuriens eux-mêmes, est le témoin des plaisirs du corps; elle les contrôle, s'en souvient, les anticipe. Voir cidessous, p. 604 et suiv. 49 VII, 4 : ... nec id umquam certum est cuius in motu natura est : ita ne potest quidem ulla eius esse substantia quod uenit transitque celerrime, in ipso usu sui periturum; eo enim peruenit ubi desinat et dum incipit spectat ad finem. 47

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en des termes significatifs: «Que l'âme ait ses plaisirs, j'y consens, qu'elle siège, pour juger des jouissances du luxe et des voluptés, qu'elle s'emplisse de tout ce qui fait les délices des sens, puis qu'elle tourne les yeux en arrière vers le passé et que, se souvenant des voluptés évanouies, elle s'exalte de celles qui ont été, et déjà anticipe sur celles qui seront, qu'elle ordonne ses espérances et, tandis que le corps demeure vautré dans l'instant qui l'engraisse, qu'elle se représente d'avance le futur 50 • Ce qui revient à souligner, par le seul énoncé de ce que l'on concède, que la même doctrine, qui a, très justement, voulu bannir de l'âme, comme contraires à l'ataraxie et l'espoir et la crainte, et, en général, tout engagement dans le devenir, retombe dans l'erreur qu'elle condamne. Sénèque n'a aucune peine à conclure que seul le stoïcisme peut réaliser les conditions possibles de la vie heureuse découvertes par les épicuriens, c'est-à-dire l'appréhension d'un absolu: les épicuriens mettent celui-ci dans l'instant, dans la plénitude du présent, mais en cela ils se trompent, le véritable absolu n'est pas le présent en lui-même, toujours fuyant, instable, menacé, mais l'acte qui l'appréhende et qui, lui, est intemporel, absolu. Et Sénèque s'efforce de définir cet acte. A la suite des stoïciens orthodoxes, il le conçoit comme un jugement droit, porté chaque fois par · l'âme sur l'objet en présence duquel l'instant la place: «Heureux, donc, est celui qui possède la rectitude du jugement; heureux, celui qui se maintient dans les choses présentes, de quelque nature qu'elles soient, qui est ami de ce qui est sien dans les choses; heureux, celui à qui sa raison rend bienveillant et cher tout ce qui fait son univers 51 .» Il n'y a pas seulement dans ces phrases une exhortation banale à la modération, à se «contenter» de ce que l'on a; les résonances moralisantes des mots ne doivent pas nous dissimuler leur signification métaphysique. Si l'on en doutait, il suffirait de se reporter à d'autres formules du même traité. Ainsi à une autre définition du souverain bien, considéré explicitement comme un jugement 52 et surtout à la description de ce VI, 1 : habeat sane (se. uoluptates) sedeatque lu.xuriae et uoluptatum arbiter; impleat se eis omnibus quae oblectare sensus soient, deinde praeterita respiciat et exoletarum uoluptatum memor exultet prioribus futurisque iam immineat ac spes suas ordinet et, dum corpus in praesenti sagina iacet, cogitationes ad futura praemittat. Il convient certainement de garder ici la leçon unanime des manuscrits, futura, contre la correction de J. Lipse: futuram. Il s'agit de l'anticipation des plaisirs, du futur, et non de l'engrais futur. 51 VI, 2 : beatus ergo est iudicii rectus; beatus est praesentibus qualiacumque sunt contentus amicusque rebus suis; beatus est is cui omnem habitum rerum suarum ratio commendat. 52 IX, 3 : summum bonum in ipso iudicio est et habitu optimae mentis ... 50

PLACB BT RÔLE DU TEMPS DANS LA PHILOSOPHIE DB SÉNÈQUE

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qu'on pourrait appeler la psychologie de la sensation, où l'on voit l'esprit, dans sa fonction d'instrument de la connaissance, prendre contact avec les objets, par l'intermédiaire des sens et ensuite se replier sur lui-même pour formuler son jugement sur le reste du monde 53• De cette façon Sénèque parvient à décrire, d'une façon étonnamment concrète, cette appréhension de l'éternel, cette «mise en situation divine» qui est l'objet et la fin de toute vie intérieure. Au terme de cette dialectique ascendante, l'âme du sage se libère de la contrainte du temps et peut échapper au devenir. Ce qui est parfaitement conforme aux thèses stoïciennes classiques - puisque l'une des caractéristiques du sage est précisément la constantia, l'immutabilité du jugement qui l'élève au-dessus des «affections» (1ta9ti), elles, soumises au devenir 54 • Finalement, on le voit, c'est autour du problème du temps que se développe la pensée de Sénèque, qu'il construit la dialectique ascendante qui lui permet de retrouver en quelque sorte par l'expérience les valeurs fondamentales du stoïcisme. Il est impossible de soutenir que ses emprunts à l'épicurisme soient autre chose qu'un moment de cette dialecti• que, une démarche provisoire qui lui permet de surmonter les contradictions du temps. Sénèque, s'il refuse le plaisir, parce que le plaisir est un devenir, accepte la joie (xapa), qui naît dans l'éternel, et précisément au delà de l'espoir et de la crainte 55 • Pour le sage en possession de cette joie, le temps n'est plus que l'un des accidents du monde, le lieu-de la Fortune; il ne concerne plus l'âme heureuse. Est-il besoin de souligner que la pensée de Sénèque, telle que nous avons essayé de la suivre, ne se compose pas d'éléments empruntés ici et là et assemblés tant bien que mal pour former un discours éloquent? Il nous a semblé qu'elle présente une architecture interne extrêmement solide, que des passages où l'on veut habituellement voir de simples amplifications se réfèrent en fait à des doctrines et des thèses très précises, que la discussion, bien qu'elle refuse les apparences des développements scolaires, suppose une connaissance profonde des données de l'École, bref, que Sénèque est véritablement un philosophe. Surtout, il nous est apparu que sa pensée, si elle prenait appui sur la tradition scolaire, n'en était pas moins autonome, dans la mesure où les problèmes étaient traités en eux-

VIII, 4: nam mundus quoque cuncta complectens rectorque uniuersi deus in e.xteriora quidem tendit sed tamen introrsum undique in se redit. 54 Cf. Von Arnim, St. uet. fr. III, 542. 55 XXVI, 4 : sapientis quisquis abstulerit diuitias, omnia illi sua relinquet: uiuit enim praesentibus laetus, futuri securus. 53

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ET L'HISTOIRE

mêmes, chaque solution analysée, critiquée, avec la préoccupation de ne jamais séparer les arguments dialectiques de leur signification concrète : une vérité établie a priori ne prend sa véritable valeur que dans sa confrontation avec la réalité, voire l'expérience quotidienne. Et c'est sans doute là une des raisons qui ont conduit Sénèque à placer au centre de sa méditation sur la vie spirituelle ce problème du temps, que la conscience personnelle ne peut manquer de rencontrer chaque fois qu'elle tente de se rendre intelligibile la situation de l'humain dans l'univers.

LA CRITIQUE DE L'ARISTOTÉLISME DANS LE DE V/TA BEATA

On sait que le dialogue de Sénèque «Sur la vie heureuse» se propose de chercher les moyens de parvenir au bonheur : c tous les hommes, écrit Sénèque à son frère Gallion, veulent vivre heureux, mais, pour discerner clairement ce qui est capable de réaliser la vie heureuse, la lumière leur manque 1• » Cette première phrase du dialogue indique et le dessein et la structure de tout l'ouvrage : découvrir les moyens de parvenir au bonheur, certes, mais d'abord, définir l'essence de celui-ci, en cerner la notion. Car, nous dit Sénèque, il est inutile de se mettre en route si l'on n'a pas, auparavant, une idée du but que l'on se propose d'atteindre 2• Ce qui revenait à poser, une fois de plus le problème agité par tous les philosophes depuis le IVe siècle avant notre ère, celui de la valeur suprême, de la fin (téi..oç) assignable à toute activité humaine. Sénèque aurait pu donner, comme l'avait fait autrefois Cicéron à un ouvrage traitant du même sujet, le titre de De finibus. Toutefois, tandis que Cicéron fait exposer systématiquement par des personnages différents l'opinion proposée par chacun des grands philosophes du passé, Épicure, Zénon et Chrysippe, Platon et Aristote, et se livre ensuite à une critique de leurs théories, Sénèque procède, apparemment du moins, avec beaucoup moins de méthode. Il ne critique guère que le choix du plaisir (uoluptas) comme valeur de référence et l'on en conclut parfois - c'est, par exemple, l'opinion soutenue par le plus récent éditeur français 3 - qu'il se borne à réfuter la doctrine épicurienne. Ce qui ne va pas sans donner l'impression que Sénèque s'est abstenu de traiter le problème dans toute son ampleur, qu'il a simplifié, schématisé, sinon même appauvri, ce débat classique. Et cela serait d'autant plus grave que la cri-

1,1: Viuere, Gallio frater, omnes beate uolunt, sed ad peruidendum quid sit quod beatam uitam efficiat caligant. 2 Ibid. : proponendum est itaque primum quid sit quod appetamus. 3 A. Bourgery, édition des Dialogues, II, Paris 1941, p. 18. 1

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tique qu'il fait du plaisir occupe plus d'un tiers du dialogue, onze chapi• tres (du chapitre V au chapitre XVI), sur les vingt-huit qui nous ont été conservés. Par chance, grâce à un mot de Cicéron, nous découvrons que, en consacrant tant de pages au problème du plaisir, Sénèque ne faisait que suivre l'exemple donné par Chrysippe: « Il ne reste, une fois écartées les autres opinions, écrit Cicéron, qu'un seul débat .. ·., celui qui oppose la vertu et le plaisir. Et ce débat, un philosophe subtil et exact comme Chry• sippe ne le méprise pas, il estime que tout le problème du souverain bien réside dans leur confrontation réciproque•.» Or, nous savons aussi que Chrysippe ne s'est pas borné à attaquer l'épicurisme, mais qu'il aussi diri• gé sa polémique contre d'autres écoles, parmi lesquelles, tout particulièrement, l'aristotélisme, qui était alors, au début du IIIe siècle, la philoso• phie dominante 5 • Nous sommes donc amenés à nous demander si Sénèque n'a pas, lui aussi, dissimulé, dans ces pages, des discussions beaucoup plus riches qu'on ne peut le penser d'abord, si sa critique du plaisir ne concerne que le seule doctrine épicurienne. Mais, pour répondre à cette question, il convient de rappeler d'abord quelle est, dans son ensemble, l'argumentation de Sénèque concernant l'inclusion du plaisir dans le sou• verain bien.

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Toute la première partie du dialogue Gusqu'au chapitre V) énumère diverses formules stoïciennes utilisées pour définir le souverain bien. Nous rencontrons successivement l'adquiescement à la nature, l'autonomie de l'âme, l'identification du «bien» et du «beau» (bonum et honestum). Chemin faisant, Sénèque est conduit à souligner, dans la conquête de cette valeur, le rôle prépondérant joué par la pensée rationnelle, l'animus, le À.6j'OÇ des Grecs. Le souverain bien, dit-il, ne saurait être atteint que par un être conscient, celui qui possède la faculté de juger et de se tenir ferme dans son jugement. Il faut donc que le souverain bien ne consiste pas dans la jouissance physique. C'est par ce biais qu'est abordée la critique de l'épicurisme: celui-ci, dont un des dogmes essentiels est la prééminence des plaisirs du corps 6 ,

Cicéron, De finibus, II, XIV, 44: ita ceterorum sententiis semotis relinquitur . .. uirtuti cum uoluptate certatio. Quam quidem certationem homo et acutu.s et diligens, Chrysippus, 11011 contemnit totumque discrimen summi boni in earum comparatione positum putat. 5 Ci-dessous, p. 621 et suiv. 6 Voir, par exemple, Usener, Epicurea, 61. 4

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se trouve condamné, si l'on admet - comme l'admet Sénèque - que le souverain bien réside dans une activité de l'esprit, en l'occurrence le jugement. L'interlocuteur fictif mis en scène dans le dialogue l'entend bien ainsi et se contente de répondre à cet argument de principe : « Mais l'esprit, lui aussi, aura des plaisirs qui lui sont propres 7. > Ce qui revient à donner partie gagnée sur le théorème fondamental, avancé par Sénèque, que la valeur absolue est une valeur spirituelle. Mais, en objectant «qu'il y a aussi des plaisirs de l'esprit>, l'adversaire de Sénèque ne sort pas de l'épicurisme le plus orthodoxe. Épicure, on le sait, reconnaissait l'existence de tels plaisirs, mais il les réduisait à demeurer sous la dépendance du corps. Ses adversaires le lui reprochaient. Plutarque se fait ainsi l'écho de ceux qui accusaient Épicure d'avoir considéré l'esprit comme un simple «filtre> du plaisir physique•. Objection que Sénèque reprend, ou à peu près: ce prétendu plaisir de l'esprit, tel que le comprennent les épicuriens, réside soit dans l'anticipation soit dans le souvenir d'un plaisir physique. Ce n'est donc pas un plaisir véritable, saisi dans le présent; il ne saurait à lui seul procurer le bonheur, encore moins le constituer 9 • Ainsi se trouve écartée du souverain bien - c'est-à-dire du «bon> absolu - la notion de plaisir, même de plaisir en esprit. Nous retombons donc, si nous voulons considérer le plaisir comme la fin suprême, dans la thèse épicurienne radicale, qui accorde la prééminence au plaisir physique. C'est à cela, dit Sénèque, que l'épicurisme est condamné, et les épicuriens le savent si bien eux-mêmes qu'ils en sont honteux. Contre toute vraisemblance, et dans une tentative désespérée, ils affirment «qu'il est impossible de séparer plaisir et bien moral, que personne ne peut vivre selon le bien moral sans vivre en même temps agréablement, ni agréablement sans vivre aussi selon le bien moral 10 ». Sénèque s'applique alors à montrer que cette séparation de l'agréable et du bien moral, du beau, est un fait d'expérience: des êtres hideux moralement vivent dans le plaisir. Et cela ne saurait étonner personne, si l'on se souvient, ajoute Sénèque, qu'il y a entre le plaisir et la vertu une

De u. b. VI, 1 : sed animus quoque, inquit, uoluptates habebit suas. • Contra Epic. beat. VI, p. 1088 e. 9 De u. b. VI, 2: beatus ergo est iudicii rectus; beatus est praesentibus qualia1

cumque sunt contentus amicusque rebus suis; beatus est is cui omnem habitum rerum suarum ratio commendat. • 0 Dtt u. b. VII, 1 : uident et in illis qui summum bonum dixerunt quam turpi illud loco posuerint. /taque negant passe uoluptatem a uirtute diduci et aiunt nec honeste quemquam uiuere ut non iucunde uiuat nec iucunde ut non honeste quoque.

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incompatibilité d'essence: le souverain bien est immuable, parfait en soi, tandis que la nature du plaisir est d'être en mouvement. En se référant à cette conception, typiquement stoïcienne, du plaisir comme mouvement - conception qui est expressément répudiée par Aris• tote 11 - on pourrait penser que Sénèque donne une idée fausse de la thèse épicurienne, puisque celle-ci, au contraire, affirme l'existence d'un plaisir «en repos», celui qui résulte de l'absence de trouble, et qui est, précisé· ment, le souverain bien lui-même. Or, cette absence de trouble, ce plaisir en repos résultent, selon Épicure, de la raison, ou plutôt du «discerne· ment». (cpp6vriaj, qui est, aussi, à l'origine de la conduite vertueuse, qui est la vertu même. Telle est bien, en effet, la pensée d'Ëpicure 12• Mais il n'en reste pas moins que, même à l'intérieur du système d'Ëpicure, le plaisir en repos n'est pas le seul plaisir; il en est un autre, celui que per· coivent les sens, et qui est, lui, en mouvement. Et c'est de celui-là que s'occupe maintenant Sénèque, pour montrer qu'il ne saurait être un absolu, puisqu'il est passager. Son argumentation retrouve une vieille maxime démocritéenne 13• Quant à l'autre plaisir, celui qui est en repos et résulte de l'activité de discernement, il n'est pas une fin en soi, mais un résultat. Ce plaisir, en effet, se surajoute à l'acte de raison, il n'est pas, en soi, le but que recher· che l'être raisonnable 14 • Au contraire, dit Sénèque, le fonctionnement de la pensée montre que l'activité rationnelle est un absolu 15• La critique, à ce moment, porte sur le fond même de l'èpicurisme, puisque le débat consiste à se demander si la vertu cardinale de discernement (cpp6VT1cnç) est pratiquée pour elle-même (comme le veulent les stoïciens) ou en vue du plaisir qu'elle enseigne à ménager. Toutefois, un point semble acquis: que le plaisir suive l'exercice de la vertu, Sénèque ne le conteste pas: «Si l'on tient à cette liaison, si l'on tient à aller à la vie heureuse en cette compagnie, que la vertu marche devant, que le plaisir l'accompagne et demeure aux alentours du corps, comme une ombre 16 .> Devant cette demi-concession, l'adversaire revient 11

Éthique à Nicomaque, X, 4, 1174 a 12 et suiv. Lettre à Ménœcée, 132 (Usener, p. 64, 18 et suiv.). Il Démocrite, fr. 235 Diels-Kranz. 14 De u. b. IX, 1 : sed tu quoque, inquit, uirtutem non ob aliud colis quam quia aliq~m ex illa speras uoluptatem. - Primum non si uoluptatem praestatura uirtus est, ideo propter hanc petitur; non enim hanc praestat, sed et hanc, nec huic laborat sed labor eius quamuis aliud petat hoc quoque assequetur ... 15 De u. b. VIII, 4. "Ibid. XIV, 1 : et si placet ista iunctura, si hoc placet ad beatam uitam ire comitatu, uirtus antecedat, comitetur uoluptas et circa corpus ut umbra uersetur. 12

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à la charge: «Mais alors, dit-il, qu'est-ce qui empêche de mêler en une seule notion vertu et plaisir, et de former un souverain bien qui soit à la fois conforme au bien moral et agréable 17 ?> Il est evident quà ce moment du raisonnement le point qui se trouve en question n'est plus la définition épicurienne du souverain bien. L'interlocuteur a définitivement abandonné la doctrine d'Ëpicure, il cherche une position de repli, apparemment convaincu, sinon tout à fait perduadé, par les arguments de Sénèque. Celui-ci a en effet montré que la uoluptas, le plaisir, ne saurait, sous aucune de ses formes, constituer un absolu, la valeur suprême digne d'orienter toute la conduite humaine: ni le plaisir physique, qui est un mouvement, donc transitoire ni le plaisir de l'esprit, qui n'est que le reflet du plaisir physique (si l'on en croit Épicure), ne peuvent prétendre à un tel honneur. L'épicurisme est définitivement condamné. Et ce n'est plus un épicurien dont Sénèque va maintenant imaginer les objections, mais quelqu'un qui conçoit la possibilité d'une valeur absolue différente, mixte, où s'uniraient à la fois le bien moral (l'honestum) et l'agréable (uoluptas, iucundum). Pour un épicurien, le plaisir est un absolu, il est l'acte même de la vie; la vertu, l'acte «beau» moralement est la conséquence et, en même temps, la condition de ce plaisir; c'est, si l'on veut, le mode d'insertion «correct > de l'homme dans l'univers. On appellera « bien moral» ou « beau moral» tout ce qui donne accès à ce plaisir essentiel. Mais, précisément, Sénèque a montré, au cours des chapitres précédents, que cette conception reposait sur une illusion, sur une fausse analyse des mécanismes de l'âme humaine. Pourquoi revenir à la charge, sinon parce que l'interlocuteur croit avoir trouvé une solution nouvelle? Dans le De finibus, Cicéron confie à plusieurs personnages, successivement, le soin d'exposer, puis de critiquer, les différentes doctrines. Torquatus est le porte-parole des épicuriens, Caton celui des stoïciens, Pison celui du «platonisme» (quelle que soit la doctrine qui se dissimule effectivement sous cette étiquette). Ici, c'est le même interlocuteur, assez mal défini, et d'ailleurs fictif, qui assume tout à tour les différentes positions. Ce qui entraîne une conséquence notable : tandis que ni Torquatus, ni Pison, ni Caton ne sauraient changer d'avis, au terme d'une discussion qui se compose en fait de longs monologues juxtaposés, l'adversaire de Sénèque, lui, se rallie peu à peu aux thèses qui lui sont proposées. Les différentes étapes de ce combat en retraite qu'il mène se trouvent rencon-

Ibid. XV, 1 : quid tamen, inquit, prohibet in unum uirtutem uoluptatemque confundi et ita effici summum bonum ut idem et honestum et iucundum sit? 17

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trer successivement des positions déjà occupées par des philosophes qui ont laissé un nom dans l'histoire de la pensée. Hasard évidemment concerté. C'est Sénèque qui mène le débat, et lui seul. Le dialogue n'est pas moins fictif que chez Cicéron, mais il prétend donner l'impression d'un progrès, montrer le mouvement d'une pensée en quête du vrai. Et cela, tout en exposant, malgré tout, les thèses classiques. L'interlocuteur donc abandonne l'épicurisme, que les objections de Sénèque lui ont rendu intenable, et, à la différence d'Épicure, qui identifie honestum et iucundum, bien moral et plaisir, imagine une valeur originale, résultant de la synthèse de ces deux qualités. Ce faisant, il n'en tombe pas moins sous le coup de certaines des objections présentées plus haut contre l'épicurisme. Par exemple, l'idée qu'un absolu ne saurait être engagé dans le temps, naître croître et mourir, comme c'est le cas pour le plaisir, qu'il ne saurait, non plus, dépendre de son intensité, de sa grandeur11. Cette remarque pourrait être utilisée maintenant; elle ne tend pas moins à discréditer le plaisir comme élément du souverain bien que comme élément de celui-ci. On sait que des arguments analogues étaient présentés, au sein de l'Académie, contre la thèse d'Eudoxe 19. Pourtant, Sénèque n'aborde pas le problème sous cet angle. Il ne rappelle pas ce qui a été dit plus haut. Tout se passe comme si l'on avait oublié les développements précédents, comme si l'on abordait un chapitre nouveau, totalement indépendant des critiques adressées antérieurement à l'épicurisme. Ce qui n'est pas sans causer une impression de désordre, presque de malaise. Si l'on se refuse à penser que Sénèque n'apporte aucun soin à la composition de son dialogue, il faut bien admettre que ce singulier procédé s'explique par la méthode choisie: à chaque étape de la retraite correspond une position définie, dont l'exposé et la réfutation sont des topoi classiques, ne remontant pas à la même époque de l'histoire de la philosophie. Ce tout, constitué chaque fois dans la tradition, Sénèque ne se soucie pas de le modifier. Il est naturel que la réfutation de l'épicurisme ramasse tous les arguments avancés, depuis Platon, contre ceux qui font du plaisir le souverain bien. Mais le problème du souverain bien mixte est tout différent. Il répond à d'autres doctrines, et d'abord à celle d'Aristote. Et c'est la critique de l'aristotélisme que nous allons trouver maintenant,

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Cette objection avait été formulée contre l'épicurisme, au chapitre XIV, 1 : et uoluptas nocet nimia : in uirtute non est uerendum ne quid nimium sit, quia in ipsa est modus; non est bonum quod magnitudine loborat sui. 19 Voir A. Diès, édition du Philèbe, Paris 1959, p. LXII et suiv. (sur le «plaisir· genèse»).

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une critique menée selon une méthode, avec des arguments, bien diffé• rents de ceux qui étaient utilisés contre l'épicurisme. Il n'est pas étonnant que, d'un groupe à l'autre, on ne puisse trouver que des recoupements de portée fort limitée. Mais, d'abord, est-ce bien l'aristotélisme qui est critiqué par Sénèque à partir du chapitre XV?

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Le caractère de la doctrine critiquée par Sénèque à partir du chapi· tre XV réside, nous l'avons dit, dans une association établie entre le« bien moral» et le «plaisir», et non dans leur identification. Or, cette doctrine est mentionnée à plusieurs reprises par Cicéron, qui l'attribue à Calli· phon 20. De Calliphon, nous ne savons que bien peu : qu'il vécut, sans dou• te, au début du IIIe siècle av. J.-C., et fut, à peu près, le contemporain de Chrysippe. Cela résulte d'un témoignage indirect de Cicéron lui-même, puisque, dans le De finibus, il est cité immédiatement après Ariston de Chios (élève direct de Zénon) et Hiéronymos de Rhodes (contemporain d'Antigone Gonatas) 21. Nous pouvons conjecturer aussi qu'il se rattache aux péripatéticiens - ou du moins qu'il n'appartient ni aux stoïciens ni aux épicuriens, mais se situe parmi les descendants de l'Académie et du Lycée. Cicéron écrit, en effet: «C'est de là qu'est née l'opinion des anciens académiciens et des péripatéticiens, faisant consister le souverain bien dans le fait de vivre en accord avec la nature, c'est-à-dire de jouir, en y ajoutant la vertu, des fonctions primordiales données par la nature. Calliphon n'a rien ajouté à la vertu sinon le plaisir, Diodore l'absence de douleur22. » Ajoutons que la doctrine de Calliphon eut l'heur de plaire à Carnéa·

zoCicéron, De finibus, li, VI, 19. Le même philosophe est citê encore par Cicé• ron, De fin. II, XI, 34, 35; V, VIII, 21; XXV, 73; Acad. pr. Il, XXLIII, 131; XLV, 139; Tusc. V, XXX, 85; XXXI, 87; De off. III, XXXIII, 119 (références rassemblées par Von Arnim, R.E. X, p. 1656). Nous remercions notre collègue M. Aubenque, qui a bien voulu nous donner sur le point qui nous occupe ici, de précieuses indications. 21 Argument présenté par Von Arnim, toc.cit. 22 De fin. Il, VI, 34 : ergo nata est sententia ueterum Academicorum et Peripateticorum, ut finem bonorum dicerent secundum naturam uiuere, id est uirtute adhibita frui primis a natura datis. Callipho ad uirtutem nihil adiunxit nisi uoluptatem, Diodorus uacuitatem doloris.

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de, qui alla même jusqu'à la considérer comme assurée, si tant est que Carnéade ait jamais rien tenu pour tel 23• Nous avons la chance de trouver, dans ce même passage de Cicéron, un résumé (malheureusement trop bref) des arguments dont on se servait dans l'école pour réfuter Calliphon: «Si je voulais adopter cette valeur absolue, est-ce que la vérité, la raison pondérée et droite ne m'en empêcheraient pas? Ainsi, toi, alors que le bien moral consiste à mêpriser le plaisir, tu vas lier le bien moral au plaisir, comme un être humain à une bête 24 ?:o Cette objection, sous une forme imagée, consiste à souligner le caractère hétérogène des deux notions, le bien moral et le plaisir, que l'on prétend unir en une seule. L'origine probablement platonicienne d'une telle objection (le «désir> comparé à un fauve et opposé au bien et au bon rappelle de fort près des textes cêlèbres de Platon) n'eût assurément pas empêché Sénèque de la reprendre à son compte si tel avait été son dessein. Cependant, nous ne la trouvons pas dans son argumentation. Les arguments sur lesquels il s'appuie sont les sµivants: a) L'honestum ne peut admettre en lui ce qui n'est pas, toujours et uniformément, honestum, sous peine de perdre sa «pureté 25 :o. C'est là une objection qui fait intervenir les essences et ne se comprend qu'à l'intérieur de la logique stoïcienne, où les implications d'essences sont conçues comme revêtant un caractère physique. Il y a incompatibilité d'essences, dit Sénèque, entre honestum et uoluptas, donc aucune union n'est possible. b) La joie qui résulte de la vertu est, certes, un bien en elle-même, mais n'est point une partie du bien absolu, pas plus que l'allégresse et le calme intérieur, quoiqu'ils naissent de causes tout à fait admirables; ce sont des biens, mais qui sont des conséquences du souverain bien, et non son achèvement 26 • Cette joie que procure l'exercice de la vertu est bien connue des stoïciens, qui lui donnent le nom de xapa,et en font l'une des

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Cicéron, Acad. pr. Il, XL V, 339.

Ibid. : sed si istum finem uelim sequi, nonne ipsa ueritas et grauis et recta ratio mihi aduersetur? Tun, cum honestas in uoluptate contemnenda consistai, honestatem cum uoluptate tamquam hominem cum belua copulabis? 25 De u. b. XV, 1 : quia pars honesti non potest esse nisi honestum, nec summum bonum habebit sinceritatem suam si aliquid in se uiderit dissimile meliori . 26 • Ibid., 2 : ne gaudium quidem quod ex uirtute oritur, quamuis bonum sit, absolut, tamen boni pars est, non magis quam laetitia et tranquillitas, quamuis ex pulcherrimis causis nascantur; sunt enim ista bona, sed consequentia summum bonum, non consummantia.

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tres constantiae, les trois déterminations fondamentales du sage. Mais ces trois constantiae Goie, volonté consciente, prudence pratique) ne constituent, pour les stoïciens, que l'aspect psychologique, l'effet dans l'âme, de la sagesse, de la pratique du bien; elles ne sont pas le bien lui-même. c) Si on lie ensemble, en une même association, et cela, de plus, sans mettre les deux termes sur un pied d'égalité, la vertu et le plaisir, on compromet, par la fragilité de l'un des deux biens prétendus, tout ce qu'il y a de vigueur dans l'autre, et c'est envoyer sous le joug la «liberté», qui ne demeure indépendante que si elle ne connaît aucune valeur supérieure à elle-même 27 • Le plaisir, en effet, dépend des choses extérieures, des «biens de fortune», et la réalisation du bien absolu, du moment où on fait entrer dans celui-ci l'idée de plaisir, n'est plus sous la seule dépendance du sujet: c'est l'autonomie morale (aÙ'rapics1a,libertas) qui est compromise. d) Du même coup, le fondement de la vertu est privé de toute stabilité; la vertu est placée en un lieu instable - qu'y a-t-il en effet, écrit Sénèque, de plus instable que l'attente de ce qui dépend du hasard et la diversité mouvante (uarietas) du corps et de ce qui touche au corps 28 • C'està-dire, les critères du bien ne seront plus fixés une fois pour toutes; ils dépendront de circonstances fortuites, et toute morale est ainsi condamnée à l'incertitude. e) Cela entraîne qu'un esprit acceptant la doctrine en question «ne pourrait plus obéir à Dieu, accepter tout ce qui arrive d'une âme sereine, ne pas se plaindre du destin, prendre toujours en bonne part ce qui lui arrive, si aux moindres piqûres des plaisirs et des douleurs, il est ébranlé. Mais il ne sera pas non plus pour sa patrie même ni un défenseur vaillant, ni un vengeur, ni le protecteur de ses amis, s'il penche vers les plaisirs29.» On voit que l'argumentation de Sénèque est fort complexe et, d'une manière qui ne laisse pas de surprendre, ne reprend pas l'objection de

27 Ibid. 3 : qui uero uirtutis uoluptatisque societatem facit et ne ex aequo quidem, fragilitate alterius boni quicquid in altero uigoris est hebetat libertatemque illam, ita demum si nihil se pretiosius nouit inuictam, sub iugum mittit. 21 De u. b. XV, 4: non das uirtuti fundamentum graue, immobile, sed iubes illam in loco uolubili stare; quid autem tam uolubile est quam fortuitorum e.xpectatioet corporis rerumque corpus efficientium uarietas? 29 Ibid. 4 : quommodo hic potest deo parere et quicquid euenit bono animo excipere, nec de f ato queri, casuum. suorum benignus interpres, si ad uoluptatum _dolorumque punctiunculas concutitur? Sed ne patriae quidem bonus tutor aut urnde.x est, nec amicorum propugnator, si ad uoluptates uergit.

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principe rapportée par Cicéron. Et cela nous suggère que, peut-être, dans ce passage, Sénèque se préoccupe moins de réfuter Calliphon et de reprendre ce que lui enseignaient les manuels, où étaient consignées les objections et réponses traditionnelles, que d'aller plus loin, de dépasser la simple analyse historique des doctrines et de les critiquer en profondeur, dans leur esprit. Quoi que l'on pense des attaches doctrinales de Calliphon 30, il est certain que sa doctrine développe ce qui se trouvait, au moins en germe, dans la pensée d'Aristote. C'est dans l' Éthique à Nicomaque que l'on aperçoit le plus clairement quelle était celle-ci. Toute la vie humaine, dit Aristote, se compose d'activités diverses. Ces activités, lorsqu'elle sont exercées normalement, s'épanouissent en plaisir, et la valeur de l'ensemble ainsi formé, le couple activité-plaisir, est définie par la valeur de l'objet que poursuit l'activité considérée. On pourrait en conclure que le souverain bien serait la poursuite de l'activité la plus haute possible - et, dans une certaine mesure, c'est bien ce que finira par dire Aristote, mais les choses ne sont pas si simples et, avant de parvenir à cette conclusion, Aristote introduit d'autres considérations relati· ves au plaisir qui se trouve ainsi dégagé par l'activité: «Toute sensation, écrit-il, exerce son activité par rapport à l'objet de cette sensation, et cet exercice est parfait lorsque la sensation est convenablement disposée et s'adresse au plus beau de tous les objets sur lesquels elle peut s'exercer ... Donc, dans chaque cas particulier, l'activité la plus excellente est celle du sujet le mieux disposé entrant en rapport avec l'objet le plus important qui est de sa compétence; et cette activité est à la fois la plus parfaite et la plus agréable. Car il existe un plaisir pour toutes les activités, et aussi pour la pensée et la contemplation; la plus agréable est la plus parfaite, et la plus parfaite est celle du sujet le mieux disposé entrant en rapport avec l'objet le plus important de sa compétence. Le plaisir constitue l'achèvement final de l'activité. L'achèvement apporté par le

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Ci-dessus, p. 582 Zeller, Philosophie der Grieschen II, 2, p. 395 (et Von Arnim

loc. cit.) avouent ne pas savoir à quelle école il appartenait et la même conclusion

est reprise par F. Wehrli, Die Schule des Aristoteles, X, Bâle 1959, p. 91. M. Auben· que pense qu'il s'agit d'un péripatéticien «plus ou moins orthodoxe». C'est cette dernière hypothèse qui nous paraît la plus vraisemblable. M. Aubenque souligne que Cicéron le nomme à côté de Diodore de Tyr, successeur de Critolaos à la tête du Lycée. Nous avons dit, plus haut, que, ne pouvant appartenir ni au stoïcisme ni à l'épicurisme, Calliphon, faisant une part à l'honestum et une autre au plaisir, risquait fort de se rattacher à ce milieu mixte où voisinaient platoniciens dissidents et péripatéticiens hétérodoxes.

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plaisir n'est pas celui d'un état inhérent, mais constitue une sorte de fin survenant en outre, comme, pour ce qui mûrit, la saison ... 31. » On voit que, pour Aristote, le fondement de la valeur est bien double : d'une part, la qualité de l'acte; d'autre part, la qualité du plaisir qu'il entraîne. Les deux notions sont d'ailleurs étroitement liées. Mais, ce qui est très important, c'est qu'Aristote emploie, pour désigner la fonction de ce plaisir, le terme de «fin» (tü.oç). Or, c'est exactement la conception à laquelle s'oppose Sénèque. Nous avons vu que, pour lui, le plaisir (comme pour Aristote) est «surajouté» à l'activité, mais il conteste qu'on puisse le considérer comme la réalisation de celle-ci : sunt enim ista bona, sed consequentia summum bonum, non consummantia 12 • Les deux termes essentiels en qui se résument l'exposé d'Aristote: ttÂStoùv et èmyiyvoµat, se retrouvent dans l'objection de Sénèque. Si, donc, Sénèque pense à Calliphon, il faut que celui-ci ait adopté la terminologie d'Aristote lui-même. Mais, nous le verrons, les coïncidences se révèlent bientôt trop nombreuses pour que la figure indistincte de Calliphon ne se confonde pas entièrement avec celle d'Aristote. On aurait pu penser que Sénèque, s'il dirigeait sa réfutation contre Calliphon, et lui seul, recourrait à l'argument dont il avait usé contre les épicuriens et reprocherait à son adversaire d'introduire dans son souverain bien un élément de changement, un mouvement, incompatible, par nature, avec la notion même de bien absolu. Nous avons déjà souligné ce que l'on pourrait appeler cette inconséquence et supposé, à titre d'hypothèse au moins possible, que Sénèque reproduisait des argumentations globales 11• Il nous semble que cette hypothèse trouve ici sa vérification, dans la mesure où l'on croira que Sénèque s'en prend moins à Calliphon qu'à la morale d'Aristote. Celui-ci, en effet, dans le même chapitre où il énonce la théorie, que nous venons d'exposer, du plaisir comme «accomplissement» de l'acte vertueux, a pris soin de réfuter la conception du plaisir comme mouvement3 4 • Il n'y avait donc plus lieu de revenir à l'argument lui-même, la critique ne pouvant porter utilement que sur le système aristotélicien, accepté dans son esprit. Pour Sénèque, à la suite des stoïciens de l'ancien portique, l'action la plus haute moralement appartient à l'ordre de la pensée rationnelle. Il l'a dit et répété dans la première partie du dialogue. Cette action «absolue»

Éthique à Ci-dessus, ll Ci-dessus, 34 Éthique à 31 32

Nicomaque, X, 4, 1174 b 14 et suiv. p. 610, n. 26. p. 612. Nicomaque, X, 3, 1173 a 13.

614

ROME, LA LITŒRATURE ET L'HISTOIRE

est le jugement de la raison. Sur ce point, la doctrine stoïcienne est fort proche de celle d'Aristote. Mais elle en diffère sur un point essentiel: Aristote considère que cette activité rationnelle ne s'épanouit, ne trouve sa réalisation ultime que dans le plaisir, tandis que, pour les stoïciens, celui-ci n'est qu'un «indifférent». Il en résulte que, dans le système d'Aristote, le plaisir est désirable en soi35• A ce point, Aristote rencontre une objection : le plaisir, dans ce cas, ne doit-il pas être le but de la vie entière? Aristote l'écarte impatiemment et remet la discussion à plus tard : «De savoir si c'est à cause du plaisir que nous désirons le plaisir, laissons cela de côté pour l'instant 36 • » Sénèque ne se satisfait pas de cette défaite. Il considère que faire du plaisir l'achèvement de l'acte vertueux, et comme son couronnement, c'est en fait subordonner la vertu au plaisir - comme la cause finale se subordonne, attire à elle les autres facteurs de la causalité - même si le philosophe se refuse à dissocier les deux éléments. Aussi écrit-il que cette «alliance de la vertu et du plaisir ne réalise pas l'égalité entre les deux parties 37 ». On ne peut parler d'égalité entre deux choses dont l'une est «achevée» par l'autre. Cela revient en effet à dire que, sans le plaisir, l'acte vertueux n'est pas totalement bon, qu'il n'a pas réalisé toute l'essence du souverain bien. Et c'est contre cette conséquence de la doctrine que Sénèque fait porter cette critique. Mais est-ce la doctrine de Calliphon ou celle d'Aristote? A n'en pas douter, c'est l'aristotélisme qui est en jeu, tel que l'expose l'Éthique à Nicomaque. Après quoi Sénèque rencontre l'un des points les plus délicats de la théorie d'Aristote, la menace qu'elle constitue contre l'autonomie indispensable au souverain bien. Assez habilement, il commence par rappeler, allusivement, qu'Aristote lui-même admet la nécessité de l'autonomie pour le bien absolu: libertatem illam, écrit-il 31 • Et l'on pourra croire, d'une part, qu'il s'agit bien de'l'autonomie (aù-rapicsta) et, d'autre part, que l'allusion concerne une page de l'Éthique à Nicomaque. Sur le premier point, il suffit de considérer la définition de cette liberté contenue dans la fin de la même phrase - cette liberté «qui ne subsiste que si elle ne reconnaît rien de plus précieux qu'elle-mêmeJ9>. Sur le second, on

• 351,bid.,x. 4, 1175 a 15 et suiv.: EÛÀ6'yroç~V Kai 'ti'jç tioovrjç Èq>i&vtat. tSÀ&lOÏ ya.p ÈKaatcp tô Çfjv, a{p&tôv ov. 36 Ibid., 1, 18 et suiv. 37 Ci-dessus, p. 611, n. 27. 31 Ci-dessus, ibid. 9 • _ 3 Ci-dessus, ibid. : libertatemque i/lam, ita demum si nihil se pretiosius nouit

inu1ctam, sub iugum mittit.

LA CRITIQUE DE L'ARISTOT8LISME DANS LE DE VITA BEATA

615

rapprochera le passage de l'Éthique dans lequel Aristote écrit: « Nous désirons toujours le bonheur pour lui-même, et non pour quelque chose d'autre ... Le souverain bien doit être autonome 40 .» Mais il y a plus grave, ou, du moins, les conséquences de cette concession faite à quelque chose qui n'est pas la vertu se développent inéluctablement. Tu commences, dit Sénèque, à «avoir pesoin de la fortu• ne 41 ». Et il est certain qu'Aristote, entraîné par la logique de son système, a été contraint de reconnaître que les biens extérieurs étaient indispensables à la réalisation du plaisir - donc, en dernière analyse, à la réalisation du bien absolu. Les textes sont nombreux et, dès le premier livre de l'Éthiques à Nicomaque, nous lisons: «Il saute aux yeux pourtant que le bonheur a besoin qu'on ajoute après coup à la vertu les biens extérieurs ... , car il est, sinon impossible, du moins difficile d'accomplir de belles actions sans le chœur des biens extérieurs. D'abord, il y a tant de choses qu'on accomplit, comme à l'aide d'instruments, par les amis, la richesse, la puissance politique! Et ensuite il y a des biens dont la privation fait tache sur notre béatitude, ainsi une bonne naissance de beaux et de nombreux enfants, la beauté ... ; le bonheur a donc tout l'air d'avoir besoin qu'on ajoute après coup à la vertu ce qui peut rendre la vie sereine comme un beau jour. De là vient que ce qui coïncide avec le bonheur, c'est pour les uns la chance et pour les autres la vertu 42 .» Sénèque s'empare de cet aveu, et les mots dont il se sert (incipit illi opus esse fortuna) répondent assez exactement à ceux d'Aristote : 1tpoa~ei. Ce qui revient à accepter que le sage éprouve la crainte, et l'espoir, et la douleur. Ce que Sénèque nie absolument. Aristote considère que ces «passions> sont inhérentes à la condition humaine et que nul ne peut s'y soustraire totalement. Il s'oppose ainsi à la théorie démocritéenne de l'sù8uµ{a56 , qui est, on le sait, à l'origine de la théorie épicurienne du plaisir, mais aussi de la doctrine stoïcienne 57 • Et l'on constate que, sur ce point, Sénèque est du même côté que les adversaires épicuriens, contre qui était dirigée la seconde partie du dialogue. Son affirmation que le sage se placera en un lieu où n'auront accès ni la crainte ni l'espoir - la métaphore de la forteresse elle-même - est précisément ce qui fournit à Lucrèce l'admirable prologue de son second livre. Rapprochement qui n'est point dû au hasard ni à la reprise d'un thème «de diatribe>: l'une et l'autre doctrine poussent leurs racines dans la pensée de Démocrite, contre laquelle, précisément, s'élève Aristote 51• On voit pour quelle raison il était nécessaire à Sénèque de distinguer, dans son enquête sur le souverain bien, la réfutation de l'épicurisme et celle de l'aristotélisme. Ces deux doctrines, tout en prétendant l'une et l'autre lier le souverain bien au plaisir, procèdent selon des chemine· ments opposés. Épicure prend le plaisir comme point de départ. Il lui accorde la valeur d'un absolu. Arisote parvient au plaisir comme à un résultat, à une fin. Mais Aristote établit une hiérarchie parmi les plaisirs; pour lui, les activités ne sont pas équivalentes entre elles. Les «genres de vie> consti·

54

Éthique à Nicomaque, III, 9, 117 b 7 et suiv. Ibid., I, 17 et suiv. (trad. Jolif). 56 Ibid., II, 2, 1104 b 24 et suiv., et Jolif, Comment., I, p. 124. 57 Voir Commentaire anonyme in Éth. Nic. = Stoic. uet. frag. III, 201. 51 Cf. A. ~rilli, Sul proemio del II libro di Lucrez.io, S.I.F.C, XXIX, 1957, pl 259263, où sont soulignées les origines démocritêennes du prologue de Lucrèce, II. 55

LA CRITIOUB DB L'ARISTOT1il.ISMB DANS LB DE V/TA BEATA

619

tuent une hiérarchie, au plus bas degré de laquelle se trouve la vie de jouissance at au plus élevé la vie de contemplation 59• Ce qui est conforme à l'ensemble de son système, puisque le «bien de l'homme» ne saurait que résider dans ce qui est le propre de celui-ci, c'est-à-dire l'activité de son âme pensante - celle-ci constituant la «différence spécifique» de l'espèce humaine 60 • Mais, tandis que la doctrine d'Aristote considère comme «propre de l'humain> toute activité pensante ayant pour but la connaissance désintéressée, et non l'action pratique, Sénèque restreint cette définition, trop vaste à son gré, et considère que le propre de l'esprit humain est, essentiellement, le jugement rationnel. La vertu, bien suprême, consistera donc dans un jugement. La connaissance sera subordonnée à celui-ci; elle interviendra pour l'éclairer, mais elle n'est pas, en droit, nécessaire, dans son détail technique, à l'accomplissement de l'acte vertueux. Celui-ci peut être d'ordre pratique; il n'est pas nécessairement «théorétique». On comprend dans ces conditions pourquoi la polémique contre Aristote portera, de préférence, sur la vertu de courage. Car c'est là que la vertu a le moins besoin de s'appuyer sur la connaissance pure, que la part de la «contemplation» est plus réduite. Le jugement qui fonde l'acte courageux s'appuie directement sur les données immédiates de la conscience. Et l'on ne s'étonnera pas qu'Aristote, dans l'Éthique à Nicomaque, ait quelque peu achoppé sur ce point, puisque, nous l'avons vu, il devra bien avouer que le «vertueux» (c'est-à-dire l'esprit qui a acquis la plus grande et la plus claire connaissance du monde) sera celui qui répugnera le plus au sacrifice, car il saura, mieux qu'un autre, tout ce qu'il risque, tout ce qu'il va perdre. On pourrait se persuader que les images auxquelles Sénèque recourt pour définir, en contraste avec la description de l'Éthique, l'attitude du sage en face des assauts de la fortune, la comparaison avec le bonus miles qui compte ses cicatrices, qui, transpercé de coups, rend grâce à son chef - on pourrait penser que ces images sont des amplifications typiquement romaines. En réalité, Sénèque ne fait ici que suivre Aristote sur son terrain, puisque le développement de l' Éthique culmine, lui aussi, sur l'exemple du soldat. Et Sénèque prend exactement le contre-pied de ce qu'il pouvait lire dans celle-ci. Nous avons dit que la métaphore de la forteresse se trouve chez l'un et dans l'autre. Aristote dit, de même que « la

Éthique à Nicomaque, I, 5, 1095 b 14 et suiv. Ibid., I, 6, 1098 a 7 et suiv. : ai 6 ronv i,r,ov àv0pv) refus que dans l'acquiescement. Il en résulte que, pour Aristote, la condition humaine doit être acceptée comme un pis aller, tandis que, pour Sénèque, elle est la condition même du perfectionnement intérieur. La perspective du De prouidentia est déjà annoncée ici. Et c'est en ce sens que l'on comprendra la sententia qui termine la polémique contre Aristote: deo parere libertas est. La véritable autonomie, celle dont Aristote reconnaissait la nécessité pour le souverain bien, ne saurait être acquise si l'on fait la moindre place au plaisir dans la notion même de «bien»: elle ne peut l'être que dans la soumission à Dieu, c'est-à-dire, en d'autres termes, l'accord total de l'homme avec sa propre nature, et non cette dualité, cette scission profonde acceptée par Aristote. Les arguments apportés par Sénèque contre la doctrine exposée par l'adversaire au début du chapitre XV du De uita beata portent donc contre les thèses d'Aristote, dans l'Éthique à Nicomaque, et cela si exactement, avec une si grande persistance, que le doute n'est pas permis: ce n'est pas à Calliphon que pense Sénèque, mais à Aristote; ce n'est pas contre un obscur theoricien qu'il polémique, mais contre le philosophe dont la pensée domine celle de nombreux épigones. Mais, à ce point, une question se pose : Sénèque utilise-t-il directement le texte de l'Éthique à Nicomaque, ou ne le connaît-il, comme on le suppose le plus souvent, qu'à travers des «manuels», des résumés scolaires? Certes, il nous a semblé déceler des rappels du texte d'Aristote; certaines expressions (la comparaison de la sagesse avec une citadelle, par exemple), certains termes caractéristiques, comme varietas, nous ont paru devoir être rapprochés; la suite des idées elle-même ne s'éclaire, avonsnous dit, dans ce passage du De uita beata, que si l'on se réfère à l'Éthique à Nicomaque, mais ces coïncidences, si elles ne sauraient être fortuites, peuvent fort bien être médiates, c'est-à-dire que les arguments présentés

61

Éthique à Nicomaque, Ill, 12, 1117 b, 7 et suiv.: 6 µèv 9 dans RE, III, col. 2025-2027. 10 Pline, N.H. XIX, 3. 1

11

OG/S, 11, n° 666.

628

ROME, LA LITTÉRATURE ET L'HISTOIRE

la recouvrait. S'il le faisait, il deviendrait roi 12 • Ainsi, Néron renouvelait le présage. Les habitants de Busiris ne s'y trompèrent pas. Néron, se présentant ainsi comme roi investi par le dieu, ne pouvait manquer de manifester sa légitimité en rendant à l'Égypte la «juste crue» de son fleuve. Une crue normale est la manifestation par excellence de la puissance du pharaon 13. Or, il se trouva que, peu de temps après que Claudius Balbillus eut ainsi renouvelé publiquement l'alliance entre Néron et le dieu Amon Rè, Sénèque prononça (ou publia, peu importe ici) un éloge de Néron, dont il louait la clémence. Et, dans ce traité, qui date évidemment - au plus tard - du début de l'année 56, nous lisons une phrase élrange: «C'est la servitude de la grandeur suprême, dit Sénèque, que de ne pas pouvoir devenir moindre. Mais cette impossibilité est commune aux dieux et à toi. Eux aussi sont retenus, attachés au ciel, il ne leur est pas donné de descendre, plus qu'il ne t'est loisible à toi-même de le faire sans péril. Nos allées et venues à nous ne sont connues que d'un petit nombre de personnes. Il nous est permis de sortir et de rentrer, de changer notre apparence sans que la foule s'en aperçoive; mais toi, tu n'as, pas plus que le soleil, la faculté de te dissimuler. Il y a en face de toi (contra te) une vive lumière; les yeux de tous sont tournés vers ton éclat. Tu t'imagines sortir de ta demeure? Tu es à ton orient! Tu ne peux parler sans que ta voix soit reçue par les nations, dans l'immensité du monde; tu ne peux te mettre en colère sans que tout soit dans l'angoisse, parce que tu n'abats personne sans que tout ce qui est à l'entour ne soit ébranlé» 14• Formules de courtisan? Peut-être. Mais une expression attire l'attention: pourquoi Néron, lorsqu'il sort de sa demeure, est-il comme le soleil levant? La réponse est simple: Sénèque reproduit la terminologie des hymnes égyptiens, qui usent de la même image. 1-a langue égyptienne possède un mot (khâ) qui désigne à la fois l'acte du roi faisant son apparition en public et l'apparition du soleil à l'orient 15• M. Posener, dans son étude sur la divinité su pharaon, a rappelé l'importance de ce vocabulaire, qui est attesté depuis les Textes des pyramides 16•

Moret, Le Nit et la civilisation égyptienne, Paris, 1937, p. 368. V. Drioton et Vandier, L'Égypte, p. 340 sq. et p. 372. 13 G. Posener, De la divinité du Pharaon, Paris, 1960, p. SS sq. 14 De clem., 1, 8, 3. 15 D. B. Redford, History and Chronology of the XVII/th Dynasty, dans Seven Studies, Toronto, 1967, p. 3-27. 16 G. Posener, op. cit., p. 18. 12

LE DE CLEMENT/A ET LA ROYAUTÉ SOLAIRE DE NÉRON

629

On pourrait penser que Sénèque a retrouvé, par un jeu de son imagination, une antique expression égyptienne. Mais un détail invite à penser que le souvenir est conscient. Tous les manuscrits de ce passage du De clementia écrivent : multa contra le lux est, ce que Juste Lipse, suivi par la totalité des éditeurs, corrige en multa circa te lux est, expression évidemment plus conforme au bon sens. Mais la préposition contra, apparemment choquante, répond exactement à la formule égyptienne. Par exemple une stèle citée par M. Posener rapporte les paroles d'Amon au roi en ces termes: «je me lève à Karnak devant ton beau visage afin d'accomplir pour toi de grands miracles; ils se réalisent sur-le-champ en présence de toute la terre» 17. Le pharaon n'est pas le Soleil, il reçoit la lumière de celui-ci et la reflète sur le visage des hommes 18. On peut citer aussi le grand hymne d'Amarna, où se lisent ces mots: «tu es sur le visage des hommes» 19. Un scarabée de Thoutmosis IV est plus proche encore des mots de Sénèque : « Les grands du Naharina, chargés de leurs tributs, voient Thoutmosis IV lorsqu'il sort de son palais; ils entendent sa voix comme celle du fils de Nout; lorsqu'il se déploie pour combattre, Aton est en face de sa poitrine; il détruit les montagnes et foule aux pieds les pays étrangers» 20. Et l'on pourrait multiplier les références 21. La position du roi en face du soleil qui l'illumine est considérée par M. Posener comme la forme matérielle donnée à un rapport théologique : «les scènes qui figurent les dons réciproques et simultanés que se font le pharaon et la divinité expriment cette idée d'une façon plastique: le roi fait toujours face au dieu»22. On voit que Sénèque avait toutes les raisons du monde d'écrire: multa contra te lux est. Il avait aussi de bonnes raisons pour affirmer que la voix du prince, lorsqu'il parlait, était entendue dans le monde entier. Cette voix du prince, c'est le Hou du pharaon, la

17

Id., ibid. p. 58. Par exemple sur la «stèle poétique> ou «grand hymne de victoire de Thout· mosis Ill>, Sethe, Urkunden, IV, p. 614, l. 15-615, l. 2. J. Leclant suggère de traduire ce passage : «de sorte que tu resplendisses sur leurs visages comme mon image> et renvoie à E. Hornung, dans O. Loretz, Die Gottebenbildlichkeit des Menschen, Mu· nich, 1967, p. 16-137. 19 Texte dans M. Sandman, Texts from the Tomb of Akhenaten, dans Bibliotheca Aegyptiaca, VIII, 1938, p. 93, l. 16•17. Traduction dans P. Hilbert, La poésie égyp· tienne, Bruxelles, 1949, p. 36. 20 Voir JEA, XVII, 1931, p. 23. . 21 Par exemple le texte d'Ahmosis de Karnak (Urkunden, IV, p. 19, 1.9). Voir aussi un texte d'Amama, M. Sandman, op. cit .., p. 95. 22 G. Posener, op. cit., p. 42. 11

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ROME, LA LITI'8RATURB ET L'HISTOIRE

puissance du verbe, l'ordre qui se réalise 23. Le pharaon traduit sans délai sa volonté en actes, et le monde est directement soumis à cette parole qui bouleverse les pays et les peuples. Tout cela nous oblige à penser que la royauté solaire de Néron dérive, au moins en partie, et par une politique consciente, de la théologie royale du pharaon fils de Rê, et son représentant sur la terre. Un autre fait - une autre bizarrerie de Néron - évoque encore les croyances égyptiennes, et peut jusqu'à certain point être expliqué par elle. On sait que les historiens se sont fait l'écho d'une rumeur selon laquelle Agrippine et Néron auraient été sur le point de s'unir d'une manière incestueuse; les uns assurent que l'initiative de cet acte serait venue de la mère; les autres en attribuent l'idée au fils24 • Il est impossible de ne pas rapprocher de cet inceste le vieux mythe égyptien montrant le roi, assimilé au dieu Kamoutef, fécondant sa mère, Nout, pour renaître d'elle25• Néron a-t-il voulu jouer dans la réalité le mystère divin? Agrippine a-t-elle essayé d'utiliser le mythe pour affermir sa domination sur Néron, participer à sa royauté en s'assimilant à Nout? Il est naturellement impossible de répondre à ces questions. Elles doivent pourtant être posées. Néron, roi d'Égypte, joue ce rôle avec conviction. Autour de lui, on ne lui laisse pas oublier qu'il est le successeur des pharaons et possède leurs prérogatives et leur pouvoirs. Même le sage Sénèque le lui rappelle, entretenant, pour des raisons que nous ne pouvons développer ici, le rêve sacré du jeune prince.

23

Id., ibid., p. 47, renvoyant à Bonnet, Reallexikon .. ., p. 318-319. Suétone, Nero, 28, 5; Tacite, Ann., XIV, 2. 25 V. F. Daumas, Sur trois représentations de Nout .. .• p. 376, qui renvoie à H. Frankfort, Kingship and the Gods, Chicago, 1948, p. 168 sq. 24

L' «EXIL> DU ROI PTOLÉMÉE ET LA DATE DU DE TRANQUJLLITATE AN/MI

En dépit des conclusions pessimistes formulées autrefois par Fr. Giancotti sur la possibilité d'établir une chronologie suffisamment sûre des Dialogues de Sénèque 1, il est impossible de se résigner à regarder comme intemporels ces petits traités qui, ainsi que l'a montré avec force Max Pohlenz 2, sont intimement liés à l'expérience personnelle du philosophe : il est impossible de les comprendre sans les situer à leur date, aussi exactement que possible, dans la vie de Sénèque. Aussi convient-il de chercher à résoudre l'énigme, par tous les moyens concevables. Pour cela, on s'efforcera, naturellement, de découvrir des indices, des allusions à des faits historiques datés, et c'est bien ce qui a été fait. Mais on sait aussi que cette méthode entraîne de très grands risques, celui, d'abord, de voir des allusions dans ce qui n'en est pas 3, de se laisser prendre aux mirages de l'imagination. Aussi serait-il prudent de ne pas se borner à cette seule méthode, mais de la compléter, si cela se révèle possible, par l'analyse interne de la pensée de Sénèque elle-même, de manière à esquisser une chronologie relative des différents dialogues. A la vérité, ce problème de la chronologie ne peut être véritablement résolu que si l'on parvient à élaborer un système global de I'œuvre et non seulement des Dialogues. On n'aboutira pas, sans doute, à des certitudes, mais, au moins, à de très grandes probabilités, que leur cohérence interne rendra inébranlables. Nous voudrions ici esquisser cette double démarche à propos du De tranquillitate animi, l'un des traités que les critiques placent à des dates

1

2

Francesco Giancotti, Cronologia dei ,:Dialogi» di Seneca, Turin, 1957. Philosophie und Erlebnis in Senecas Dialogen, in Kleine Schriften, l, p. 384

et

suiv. Voir notre article, Est-il possible de dater les traités de Sénèque? in R. É.. L., XXVII (1949), p. 178-188. 3

632

ROME, LA LITTÉRATURE ET L'HISTOIRE

diverses : Juste Lipse veut qu'il ait été rédigé immédjatement après le retour d'exil, c'est-à-dire en 49 ou en 50 après J.-C.; Jonas, dans sa dissertation de Berlin, parue en 1870, le place sous le règne de Néron, et avant le De vita beata. Martens, dont le mémoire parut un an après celui de Jonas, propose la date de 62, ou environ; Gercke hésite entre 62 et 63. Des dates tardives sont acceptées aussi par Albertini (vers 61 après J.-C.), Par Kôstermann (en 62, lors de la crise qui suivit la mort de Burrus), par Pohlenz (vers 60) et par Marchesi (un peu avant 60) ainsi que par Lana (après la mort d'Agrippine, et, peut-être, en 59). Fr. Giancotti se contente d'assurer que ce petit traité est postérieur au De constantia sapientis et plus récemment, K. Abel4 se range à cette conclusion, ajoutant que, en conséquence, il ne peut être que postérieur à 47, terminus post quem assigné, avec de bons arguments, au De constantia sapientis. Nous essayons ici de déterminer un nouveau terminus post quem, indépendant de toute référence au De constantia sapientis, et, à partir de cette donnée nouvelle, réviser la conception. traditionnelle que l'on se fait des rapports entre ces deux dialogues, qui ont en commun d'avoir été tous les deux dédiés à l'ami de Sénèque, L. Annaeus Serenus.

*

* *

Que l'allusion historique qui permettra, croyons-nous, d'établir le nouveau repère chronologique que nous cherchons ait passé jusqu'ici inaperçue ne saurait étonner, puisqu'elle se dissimule dans une faute de la tradition manuscrite unanime! Ce qui n'est pas, d'abord, sans inquiéter. Pourtant, les faits ne sauraient être niés. Vers la fin du dialogue, Sénèque rappelle le vieux précepte des sages, conseillant aux hommes de se tenir prêts à tous les malheurs qui peuvent fondre sur eux. Les rois n'en sont pas plus exempts que les autres. Crésus, Jugurtha sont là comme exemples de ces retournements de fortune. Mais ils ne sont pas les seuls : «Ptolemaeum Africae regem, Armeniae Mithridaten inter Gaianas custodias uidimus; alter in exilium miss us ·est, alter ut meliore fide mitteretur opta bat 5 ». Ces deux rois, dont les malheurs se sont déroulés du vivant de Sénèque (uidimus), nous les connaissons. Ce sont Ptolémée de Maurétanie, fils de Juba II et de Cléopatra Séléné, petit-fils de Marc-Antoine et de Cléopâ• Karlhans Abel, Bauforrnen in Senecas Dialogen, Heidelberg, 1967, p. 162. 5 De tranq. animi XI, 12.

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LA DATE DU DE TRANQUILLITATE AN/Ml

tre, et Mithridate d'Arménie, frère du roi Phrasmanès 6 • Le premier fut appelé à Rome par Caligula et, après avoir été quelque temps l'hôte de celui-ci, fut arrêté, au cours de l'été 39. Puis, pendant l'absence de Caligu• la, qui s'était rendu en Gaule, puis en Germanie, il fut exécuté, sans doute au début de l'année 40 7 • A aucun moment il ne fut envoyé en exil. Pas plus que Mithridate d'Arménie, que Tibère avait autrefois chargé d'arracher l'Arménie aux Parthes et qui s'était bien acquitté de cette mission•. Il fut, lui aussi, appelé à Rome par Caligula, mais, plus heureux que Ptolémée, il survécut. En 47, Claude le renvoya en Arménie, où il acheva de réduire les dissidents, trâce à l'appui militaire de Rome 9 • Mais Mithridate fut l'objet d'un complot de la part de son neveu Radamiste, fils du roi des Hibériens Phrasmane, qui était le propre frère de Mithrida• te. Comme Phrasmane vivait trop longtemps au gré de son fils, celui-ci forma le projet de détrôner, ou de tuer Mithridate, afin de prendre sa place. Pharasmane, d'accord avec son fils, déclare la guerre à son frère, confie une armée à Radamiste et attaque Mithridate. Celui-ci se réfugie dans la place de Gornéas que défend une garnison romaine, commandée par le préfet Caelius Pollio; sous les ordres du préfet, le centurion Caspe· rius. Caelius Pollio est acheté par Radamiste, et comme Caspérius essaie d'empêcher la thahison, il est envoyé auprès du gouverneur de Syrie, Ummidius Quadratus. Le préfet, libéré de sa surveillance, persuade Mi• thridate d'accepter une trêve. Une entrevue a lieu, pour signer la paix, entre Mithridate et son neveu. Alors Radamiste fait arrêter Mithridate qui, finalement, est étouffé sous un amas de couvertures 10• Ainsi, le roi, écarté de son royaume par Caligula, n'y avait été renvoyé que pour périr, victime de la trahison du préfet Caelius Pollio. Telles sont les deux séries d'événements évoquées par Sénèque dans le De tranquillitate animi. A aucun moment il ne fut question d'envoyer l'un des deux rois en exil. Tous deux finirent par être mis à mort; aucun ne fut exilé. Dans ces conditions, il est difficile de conserver le texte des manuscrits, qui porte exilium. Tout s'éclaire si l'on accepte de lire, à la place d'exilium, le mot exitium. Il faudrait lire alors: alter in exitium missus est, alter ut meliore fide mitteretur optabat.

6

Cass. Dio LVIII, 26, 4. Suétone, Caligula 22; 26; 35; 55. Voir Pline, sius Dio, LIX, 25, l. • Tacite, Ann. VI, 32; XI, 8; Cassius Dio, LX, 8, 1. 9 Tacite, Ann., XI, 8; 9. 10 Ibid., XII, 44-47. 7

41

N.H.,

V,

Il.Cas-

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ROME, LA LITJ'a,RATURE ET L'HISTOIRE

L'expression in exitium mittere n'a rien qui surprenne chez Sénèque, qui en présente de semblables. Par exemple dans le De constantia sapientis : ea referam quae ilium exitio dederunt 11 ou dans le De ira : alter in alterius exitium leui compendio ducitur 12• La répétition du verbe mittere répond à \.\Deintention évidente: employé au sens propre («envoyer à la mort») à propos de Ptolémée, qui fut exécuté, mittere, lorsqu'il s'agit du roi Mithridate, exprime la notion qui, chez Dion, est rendue en grec par le 13• Ce véritable jeu sur le double sens du verbe est bien verbe à.7t01t6µnsiv dans la manière de Sénèque 14• Il est difficile de ne pas rapporter l'expression ut meliore fide mitteretur à la trahison dont fut victime le roi Mithridate. Les Romains l'avaient installé sur le trône d'Arménie; ils s'étaient ainsi engagés à l'y maintenir. Mais la vénalité d'un préfet de livra à ses ennemis, par un acte de perfidia. On ne voit pas bien comment expliquer autrement les mots dont se sert Sénèque pour évoquer la triste fin du roi, puisque l'exemple est ici introduit pour montrer que même les rois connaissent des catastrophes auxquelles ils doivent se préparer. La correction que nous proposons, et qui est indispensable pour que la phrase ait un sens, ne concerne même pas l'aventure de Mithridate, elle ne s'applique qu'au groupe in exitium mittere, qui décrit le sort de Ptolémée, fils de Juba Il. Or, la fin de Mithridate et la trahison dont il fut victime est assez exactement datée par Tacite. Le drame se produisit au cours de l'année 51 après J.-C., trois ans par conséquent avant la mort de Claude. Ce qui suffit à rendre impossible la date proposée, pour le De tranquillitate animi, par Juste Lipse. Le terminus post quem de sa composition est l'année 51 et sans doute, pour que l'affaire ait pu être connue et devenir un exemple déjà classique des malheurs auxquels sont exposés les rois, ne peut-on . pas faire remonter le dialogue à une date antérieure à 52, au plus tôt.

XVIII, 1. IV, 8, 2. Cf. Ad Luc., 66, 13: cogitque inuictas manus in exitium ipsas suum uerti; Q. N., V, 18, 6: quae nos dementia exagitat et in mutuum componit exitium. Voir aussi Médée, 50; 913; 513, où exitium et une correction, les manuscrits por· tant exilium; Agam. 523 : placetque mitti Doricum exitio genus. Dans le passage du De tranq. an. que nous étudions, un peut aussi admettre que mittere est employé au sens de «libérer» (des prisons de Gaius, où ils étaient enfermés), et chargé ensuite, pour chacun des deux emplois, d'une nuance supplémentaire, pour Ptolémée: mittere ad mortem et pour Mithridate: remittere, renvoyer chez lui. 13 Cassius Dio, LX, 8, 1. 14 Par exemple Ad Luc., 4, 9: uictor te duci iubebit - eo nempe quo duceris, où l'expression joue sur deux des sens de ducere: « faire exécuter» (un soldat) et «conduire>. Il

12

LA DATE DU DE TRANQUILLITATE AN/Ml

635

Restent toutes les autres datations qui ont été proposées, et qui sont toutes postérieures à 52. Nous n'avons pas su découvrir dans ce dialogue une allusion précise susceptible de fournir un terminus ante quem - ce qui est assez naturel, si l'on songe qu'un tel terminus résulte, le plus souvent, d'un argument a silentio, sauf lorsque, ce qui est le cas pour le De breuitate uitae, l'allusion porte sur un état de fait dont nous savons à quelle date il s'est achevé 15• Force nous est donc de recourir à d'autres considérations, qui se prêtent mieux à une reconstruction de la chronologie. Une première remarque se présente : le De tranquillitate animi contient de violentes attaques contr~ Caligula 16• Or, il apparaît que les ouvrages où Sénèque se montre le plus hostile à ce prince remontent au règne de Claude. Cela est évident pour le De ira, pour le De breuitate uitae, la Consolation à Polybe. Dans les œuvres dont nous savons sûrement qu'elles furent composées sous Néron, le ton est nettement différent. Dans le De beneficiis, par exemple, Caligula est présenté comme une exception dans la lignée de Germanicus 17, ou bien on rapporte un acte de clémence de sa part 18• Les allusions contenues dans les Lettres à Lucilius sont encore plus bénignes 19, et il en va de même pour un passage des Questions naturelles 20 , où la mention du «tyran> s'explique par un souvenir propre à Lucilius, le dédicataire de l' œuvre. On peut imaginer aisément les raisons de cette différence. Dans l'Apocoloquintose, Sénèque luimême rappelle que Caligula avait tourné Claude en ridicule, l'avait frappé publiquement 21 • Mais les ressentiments du prince ne suffisent pas à expliquer la violence des attaques auxquelles se livre Sénèque; seulement, ils la permettent. Avec les années, et surtout la puissance, Sénèque est de moins en moins enclin à exhaler sa rancœur contre celui qui avait voulu le faire exécuter. Mais aussi il lui est de moins en moins possible, à mesure que ses responsabilités politiques augmentent, d'évoquer les crimes d'un prince qui appartient à la descendance de Néron. Pour toutes ces

15

Le fait que l'Aventin fut exclu du pomerium, état qui ne prit fin qu'avec la

décision de Claude, au printemps de 49. En dépit de toutes les hypothèses émises pour contester ce terminus ante quem, la solution la plus évidente et la plus simple demeure la plus probable. V. ci-dessus, p. 491 et suiv. 1• Au chapitre XIV. 11 De ben., IV, 31, 2. 11 Ibid., II, 12. 19 Ad Luc., 4, 7; 77, 18; 88, 40. 10 IV Praef., 15 et suiv. JI 15, 2.

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ROME, LA Ll'ITÉRATURE ET L'HISTOIRE

raisons, il semble plus probable que le De tranquillitate animi remonte au règne de Claude. Mais ce n'est là qu'une hypothèse, tout au plus une vraisemblance générale, nullement une preuve. C'est à d'autres considérations qu'il faut demander l'argument qui semble nous fuir. Il ne semble pas que l'on ait accordé une attention suffisante à la situation dans laquelle se trouve Sérénus, lors de la consultation qui est l'occasion du dialogue. Nous voyons qu'au moment en question Sérénus en est à choisir son genre de vie. Il peut embrasser, s'il le veut, une carrière sénatoriale 22 , ou encore devenir avocat - à moins qu'il ne préfère se consacrer à l'édification d'une fortune qui l'élève au-dessus des autres hommes. Or, nous savons qu'en définitive il a suivi une carrière équestre, puisqu'il mourut préfet des vigiles, ce qui est l'une des plus hautes charges de cet ordre. Nous savons aussi qu'il mourut avant Sénèque, qui le pleura beaucoup. La date exacte de cette mort n'est pas connue. Elle est sûrement antérieure à la Lettre à Lucilius 63, qui la mentionne, donc, au plus tard, à l'année 64. On la place le plus souvent en 61 et, il faut ajouter, au cours de l'été de cette année-là, puisqu'elle a été causée par l'ingestion de bolets vénéneux 23. Si l'on accepte que Sérénus soit le dédicataire du De otio, on penserait plutôt à l'année 62, qui vit la retraite de Sénèque. Quoi qu'il en soit, il est nécessaire qu'entre le De tranquillitate animi et la mort de Sérénus dans ses fonctions de préfet des vigiles se soit écoulé un certain temps. Au moment où il se confesse à son ami, il n'est pas encore engagé dans la carrière équestre, il n'a pas encore commencé à accomplir les milices indispensables. Mais il y a plus : Tacite nous apprend qu'en 55 Sérénus est déjà au palais, et assez avant dans l'intimité de Néron pour que l'on puisse lui demander de jouer un rôle dans l'intri· gue qui unit Néron et Acté 24 • Le plus simple est de penser qu'il joua ce rôle au moment même où il servait au Palatin, à quelque titre que ce soit, peut-être pour accomplir l'une des trois «milices» réglementaires. Ce que Néron demandait à Sérénus, en 55, c'était de faire à Acté, comme s'il en était amoureux, les présents qui venaient du prince. Pour que ce rôle fût vraisemblable, il fallait que Sérénus eût un train de vie assez important. Ce qui n'est pas le cas au moment du De tranquillitate animi. Nous pou· vons donc, sans crainte de nous tromper, prendre cette année 55 comme

22

De tranq. an. 1, 10: placet honores fascesque ... capescere.

21

Pline, N. H., XXII, 96. Tacite,Ann., XIII, 13.

24

LA DATB DU DE TRANQUILLITATE ANIMI

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terminus ante quem, et la marge de temps pendant laquelle doit nécessairement se placer la composition du dialogue, la «fourchette» chronologique se trouve ainsi restreinte entre l'année 52 (environ) et l'année 55. Sérénus aura ainsi le temps de parcourir les différents degrés d'un cursus équestre, même rapidement mené, grâce à l'amitié de son ami, ou parent, jusqu'à la fonction de préfet des vigiles. Ce cursus se serait donc étendu sur une dizaine d'années, entre 54 et 63, peut-être 62, peut-être 64. Durée suffisante pour permettre une succession satisfaisante des fonctions. Cette conclusion nous contraint à renoncer à toutes les datations basses, proposées par les critiques modernes, de Gercke à Albertini. Ces datations sont incompatibles avec les faits discernables dans la carrière de Sérénus. Elles obligeraient à bouleverser, contre toute vraisemblance, les règles connues de la carrière équestre.

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Nous avons dit que Fr. Giancotti et K. Abel. renonçant à proposer une date, même approximative, pour ce dialogue, se contentent de le placer après le De constantia sapientis. Cette interprétation s'appuie sur l'idée que l'on se fait de l'évolution spirituelle de Sérénus, dont on assure qu'il était épicurien lorsque fut rédigé le De constantia sapientis, alors que, dans le De tranquillitate animi, il se donnerait lui-même comme déjà stoïcien. Cette évolution serait due à l'influence de Sénèque. En est-il bien ainsi? L'argument sur lequel on s'appuie pour faire de Sérénus un épicurien, au temps du De constantia sapientis est l'expression employée à un moment par Sénèque: «Epicurus, quem uos patronum inertiae uestrae assumitis . .. »25 • Mais les gens qui sont ainsi pris à partie sont les esprit vulgaires, et non pas Sérénus. Vos, ou un verbe à la seconde personne du pluriel, servent bien souvent à Sénèque pour évoquer l'opinion des «sots»; cela n'entraîne pas qu'il inclue dans leur nombre le dédicataire du dialogue, que ce soit Sérénus, ou Lucilius, ou Gallion 26 • Bien plus, Sérénus, au début du De constantia sapientis, témoigne visiblement de sympathies pour le stoïcisme. Il s'indigne que Caton, le héros romain du Portique, soit malheureux. D'autre part, Sénèque lui offre, en guise de démonstration, pendant une grande partie du dialogue, des syllo-

25 26

XV, 4. De uila beata, XIX, 2; 3; De prou., IV, 5-6.

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ROMB, LA LITTÉRATURE BT L'HISTOIRE

gismes fondés sur la physique et la logique de Zénon 27 • Sérénus les aurait-il compris s'il n'avait une connaissance suffisante de la doctrine, et, surtout, Sénèque y aurait-il eu recours, avec l'espoir que cela persuaderait son interlocuteur, s'il n'avait été sûr que celui-ci acceptait les bases techniques du système? Une épicurien les aurait certainement refusés. Inversement, on invoque, en faveur de la même chronologie relative des deux dialogues, le passage du De tranquillitate animi où Sérénus se dit prêt à suivre, parfois, les préceptes de Zénon et de Chrysippe, et à choisir une vie d'action 28 • En conclura+on qu'il se sent alors le disciple du Portique? Cela n'est guère possible, si l'on remarque que, tout de suite après avoir nommé les fondateurs de l'école, Sérénus ironise à leur sujet, en ajoutant: «dont aucun, pourtant, n'a pratiqué la politique, mais qui, tous, la conseillent aux autres» 29 • Il paraît donc bien difficile d'accepter la chronologie relative que l'on nous propose. La chronologie inverse nous semble mieux répondre à la réalité : dans le De tranquillitate animi Sérénus, encore à la croisée des chemins, en philosophie comme en politique, aspire à se fixer une ligne de conduite. Dans le De constantia sapientis, il commence à céder aux conseils de Sénèque, et, en stoïcien novice, soulève contre l'idée de Providence les mêmes objections que, plus tard, soulèvera Lucilius, et auxquelles répondra le De prouidentia. Comme, d'autre part, le De constantia sapientis contient une attaque assez vive contre la mémoire de Caligula, il est assez probable que ce dialogue ne saurait être postérieur au début du règne de Néron. Nous avons proposé ailleurs 30 une date voisine de 55. Nous ne voyons aucune raison pour modifier cette hypothèse, qui, croyons-nous, se trouve ici renforcée. Si l'on accepte nos arguments, on placera donc le De tranquillitate animi en 53 ou 54, c'est-à-dire au moment où Sénèque accepte des res• ponsabilités politiques, et se prépare à les exercer. Cela explique la position philosophique qui s'y trouve exprimée, alors que vers 62, après la mort de Burrus et la retraite, l'éloge de l'action politique serait en contradiction avec la conduite du philosophe. Il y a, dans les conseils donnés ici par Sénèque à Sérénus, une sorte d'optimisme, d'allégresse même, qui conviennent bien mieux à un homme sur le point de recommencer une 27

Voir notre Commentaire au De constantia

sapientis, Paris, 1953, p. 49 et

suiv. 21

I, 10.

29

Quorum tamen nemo ad rem publicam accessit, et nemo non misit. Comment. cit., p. 15 et suiv.

lo

LA DATB DU DE TRANQUILLITATE AN/Ml

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grande carrière politique qu'à un ministre contraint de céder la place à des successeurs, et voyant périr ou écarter, autour de lui, tous ceux qui l'avaient jusque-là aidé à maintenir son influence. On voit aussi comment Sénèque, écrivant après l'exil, a surmonté l'amertume de ce qui fut sur le moment, un douloureux échec. Pourtant, cette expérience de l'échec n'est pas perdue. Le souvenir de Gaius, et aussi du Claude de la fin de 41, soumis à Messaline, n'est pas effacé. Sénèque, abordant une carrière nouvelle, prend ses distances par rapport à cette activité où il s'engage; il prévoit déjà le moment où il devra se retirer. «N'attends pas que les affaires te renvoient, sépare-toi d'elles de toi-même 31 >. Puisque l'on ne saurait lire dans ces mots une allu- · sion à la situation qui fut celle de Sénèque en 62, comment les entendre? Comme le témoignage de la clairvoyance d'un homme déjà éprouvé par le sort, qui connaît par expérience l'instabilité de la vie politique, en une cité où la loi ultime est la volonté du prince. Surtout, cela signifie que l'action n'est pas une fin en soi, qu'il existe des valeurs qui lui sont supérieures. Ce qui était déjà exprimé dans le De breuitate uitae, comme un conseil de sagesse pratique - ne pas se laisser «envahir» (occupare) par les activités du métier ou de la situation - prend ici une valeur plus profonde : réaliser, en soi, dans l'intimité de sa volonté, une séparation totale entre ce qui relève des «choses» - res - et la personne même, qui est l'être intérieur. Cette formule: «sépare-toi d'elles de toi-même» rappelle les conseils que, quelques années plus tard, Sénèque donnera à Lucilius : il faut, en pleine vie, s'exercer à mourir. Pas plus que Lucilius n'est invité à faire les gestes du suicide, Sérénus - ou tout autre - ne l'est à renoncer, en pleine activité, à l'action qu'il a choisie. Dans l'un et l'autre cas, il s'agit d'un renoncement «en esprit>, comme, dans le De uita beata, Sénèque montrera que la richesse n'est pas incompatible avec cette pauvreté «en esprit>, ce détachement qui refuse d'accorder aucune valeur, ni positive ni négative, à ce qui est en tout et pour tout un «indifférent>.

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Telles sont, peut-être, les conséquences que l'on peut tirer de l'aventure prêtée au roi Ptolémée; d'abord que celui-ci n'est pas allé en exil, ensuite que Sénèque, en écrivant le De tranquillitate animi, n'hésitait pas

V, 5: sed faciundum erit, si in rei publicae tempus minus tractabile incideris, ut plus otio ac litteris uindices, nec aliter quam in periculosa nauigatione subinde portum petas, nec exspectes donec res te dimittant sed ab illis te ipse diiungas. 31

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ROME. LA LITI2RATURE ET L'HISTOIRE

à évoquer un épisode peu glorieux pour l'honneur romain. On croira qu'il

ne l'aurait peut-être pas fait si le coupable, Caelius Pollio, n'avait été démasqué et puni, ou sur le point de l'être - ce qui semble s'être produit en 54, précisément si l'on en croit Dion Cassius ou plutôt son abréviateur32. Mais la mauvaise leçon des manuscrits entraine une autre conséquence, qui concerne la tradition du De tranquillitate animi. Lorsque tous les manuscrits présentent la même faute, une faute évidente, certaine, comme semble bien l'être la corruption d'exitium en exilium, cela est l'indice que cette faute est intervenue au plus tard lorsque fut copié le modèle dont ils descendent tous, et, naturellement, elle peut être plus ancienne encore. Et l'on n'oubliera pas non plus qu'une seule faute ne saurait permettre à elle seule des conclusions certaines. La confusion entre T et L (exitium devenant exilium) peut résulter d'une transcription fautive exécutée à partir d'un manuscrit en capitales 33. Ce n'est pas la seule erreur, certaine, de ce type, qui apparaisse dans le De tranquillitate animi. Il en existe au moins deux autres; en I, 15, où les manuscrits donnent soit tam soit une forme de tantus ou tantum, alors que la leçon· véritable est sans aucun doute iam. Dans ce cas, le i a été pris pour un t. Un troisième passage, enfin: en II, 13, alors que tous ·les manuscrits donnent recto, il faut, de toute évidence, lire regio; la confusion porte alors sur deux lettres le groupe gi est devenu et. M. Marichal, que nous avons consulté, a bien voulu nous répondre que ces trois fautes «s'expliquent très bien par des capitales semblables à celles du fragment de Salluste (contenu) dans Vat. Reg. lat. 1283 B F 92 (Lowe, C.L.A., I, p. 34)>. Ce sont des capitales carrées où le Cet le G sont à peine différents, où le I, le L et le T tendent· à se ressembler. En revanche, de telles confusions seraient peu vraisemblables si le modèle avait été écrit en une variété quelconque d'onciales. Une première conclusion s'impose : toute la tradition manuscrite du De tranquillitate animi descend d'un manuscrit en capitales qui ressemblait à celui que nous avons cité, et que l'on s'accorde à dater du vesiècle. Conclusion qui n'a rien d'imprévu, tous les textes classiques ayant traver0

Cassius Dio, LXI, 6, 6 (rapporté à l'année 54) ~ c Laelius, qui fut envoyé en Arménie à la place de Pollion, avait été auparavant préfet des vigiles. Il ne valait pas mieux que Pollion, mais en dépit de l'estime plus grande dont il jouissait, il était par nature encore plus avide d'argent». 33 Nous devons les indications qui suivent à l'amitié de M. Marichal, qui a bien voulu nous initier à l'art difficile de reconstituer hypothétiquement l'écriture du modèle dont peut dériver tel manuscrit; il nous a évité bien des erreurs dans la présente recherche. Nous l'en remercions très sincèrement. 32

LA DATBDU DE TRANQUILLITATE AN/Ml

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sé ce stade. Il importe tout au plus de faire observer que, pour le De tranquillitate animi au moins, nous ne saurions remonter au-delà, aussi longtemps que l'on n'aura pas reconnu un manuscrit qui ne présente pas les trois fautes signalées ici, et caractéristiques de cette descendance. Mais la tradition du De tranquillitate animi nous propose encore un autre problème, qui, sans doute, n'admet pas de solution certaine, mais suffit à jeter dans l'inquiétude-et la perplexité tout éditeur consciencieux. Il s'agit, encore, d'une faute commune à toute la tradition. On lit, en VIII, 7, au lieu du nom de Manes, l'esclave de Diogène, une forme comme Mathen ou Matheum. Or, il est évident que cette faute, dont la correction est certaine, ne peut s'expliquer par une erreur portant sur la transcription d'un modèle en capitales. L'écriture dans laquelle une pareille erreur paraît le plus probable est, nous dit M. Marichal, une majuscule anglosaxonne ou insulaire, dont une exemple est fourni par un manuscrit de Durham (Cathedr. Libr. A. Il 16 ==Lowe, C. L. A., Il, n° 148 B), qui remonte probablement au VIII• siècle. Dans cette écriture, en effet, le groupe an présente une grande ressemblance avec un groupe ath, qu'il a pu engendrer. Cet exemple est-il suffisant pour permettre l'hypothèse que toute la tradition manuscrite de Sénèque est passée par un modèle copié, au VIII• siècle, dans une écriture «insulaire>? Il est hasardeux de le prétendre d'autant plus que nous n'avons pas réussi à découvrir la trace de quelque faute provoquée par les abréviations caractéristiques de cette écriture. Un fait unique peut être le résultat d'un accident, surtout dans la transcription d'un nom propre. Quoi qu'il en soit, la possibilité reste ouverte, d'un intermédiaire «insulaire> dans la tradition du De tranquillitate animi, mais elle est loin d'être prouvée. Qu'il nous suffise de rappeler que l'étude de la tradition manuscrite des Dialogues de Sénèque est encore rudimentaire et qu'il conviendrait de tenir compte de manuscrits plus nombreux pour mieux établir les faits, le texte imprimé par les éditeurs n'étant le plus souvent que le résultat de conjectures incertaines.

SÉNÈQUE ET LA VIE POLmQUE

AU TEMPS DE NÉRON

Si les historiens sont d'accord, aujourd'hui, pour attribuer à la philosophie un rôle dans l'histoire humaine, il s'en faut que son influence soit reconnue pour toutes les périodes, et rares sont les ouvrages où l'on consent à admettre que la pensée romaine, à la fin de la République et sous l'Empire, exerça une action encore ajourd'hui saisissable sur la vie politique. Peut-être parce qu'une tradition vieille de plus d'un siècle refuse de reconnaître qu'il existe une pensée philosophique à Rome. Cicéron ne serait qu'un vulgarisateur maladroit et mal informé, Sénèque un rhéteur épris de lieux communs. Pourtant, il est facile de constater que la réflexion philosophique a informé la pensée politique de Cicéron et que cette réflexion s'est développée au contact de l'expérience et des faits. Nous espérons montrer qu'il en fut de même pour Sénèque. Mais il n'est peut-être pas inutile de présenter quelques remarques, d'abord, sur la position du stoïcisme dans la pensée cicéronienne, afin de situer plus clairement les données théoriques du problème lorsqu'il s'agira de Sénèque. En 44 av. J.-C., après la mort de César, Cicéron réfléchissait, lorsqu'il fut possible d'envisager une restauration du régime républicain, sur les fondements philosophiques de l'action politique, et ses finalités éthiques. Le résultat de cette réflexion fut le De officiis. A la vérité il y avait déjà une dizaine d'années que, dans le De oratore, Cicéron s'était préoccupé de définir certaines des conditions spirituelles de l'action politique. Mais depuis lors la guerre civile avait changé les perspectives et provoqué une remise en question générale, montré la nécessité de découvrir les notions fondamentales sur lesquelles pourrait reposer la vie de la cité. Il apparaissait que bien des malheurs auraient été évités à l'Etat si les hommes qui le menaient avaient conformé leur conduite aux règles de la vie morale. Or, Cicéron, pour cette réflexion, s'appuie plus qu'il ne l'avait jamais fait sur le stoïcisme, puisque c'est à Panétius qu'il demande d'être son guide. Ce retour au stoïcisme ne saurait s'expliquer par de simples rai-

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ROME, LA LITTÉRATURE ET L'HISTOIRE

sons d'opportunité, par le fait que le traité du Devoir, composé par Panétius, fournissait un modèle commode. En réalité, si le stoïcisme est alors tout proche de la pensée cicéronienne, c'est, en bonne partie, parce qu'il avait donné une preuve éclatante de son efficacité politique, en inspirant la conduite de Caton. Le suicide d'Utique, puis l'élaboration du mythe posthume qui se développa autour du héros de la République ont joué certainement un grand rôle dans ce que l'on pourrait appeler, avec quelque exagération, la «conversion> de Cicéron au stoïcisme - conversion d'ailleurs partielle, dont il se défend, et dont on mesurera la portée exacte par le De finibus et les Tusculanes. Quoi qu'il en soit, l'homme d'Etat imaginé par Cicéron dans le De officiis pratique les vertus stoïciennes. Deux de celles-ci surtout : la magnitudo animi (qui est une forme de la fortitudo) et la iustitia. La première donne à l'homme d'Etat le désir de l'action, la hauteur de pensée, le courage; la seconde lui permet de faire reconnaître son excellence par tous les citoyens et de faire triompher sa pensée, en vertu de ce prestige; de plus, la vertu propre de la justice, qui est de maintenir la vie sociale, fait que l'homme d'Etat qui s'inspire de ses maximes ne saurait exercer dans la cité qu'une action bénéfique. Cicéron, de la sorte, opère un choix parmi les quatre vertus cardinales traditionnelles: prudentia et temperantia n'ont qu'une importance secondaire, auprès des deux autres. La prudentia se réduit à n'être qu'une sorte de curiosité intellectuelle, la temperantia (la «maîtrise de soi>) devient l'art de se conformer au convenable (ce que Panétius appelait xpt1t0v), de réaliser dans sa conduite une harmonie saisissable de l'extérieur. Ainsi, l'homme d'Etat devient un conducteur d'hommes - ce Führer dont parlait M. Pohlenz en d'autres temps. Cette conception de l'homme «excellent», réalisant son arêté dans l'action politique, est adaptée au régime de la cité. Cicéron la reprend de Panétius, qui, très probablement, en devait les principes à ses propres maîtres. Elle avait pris naissance, dans l'histoire du stoïcisme, au cours du second quart du ue siècle av. J.-C. A ce moment, et en bonne partie à la suite des victoires de Rome sur les deux grandes monarchies qui subsistaient encore, la Cité avait connu une véritable renaissance. C'est autour de la «liberté> des cités que s'était produite l'intervention de Rome contre Antiochus et l'on sait que toute la politique romaine, au cours du uesiècle av. J.-C., reprenant l'un des thèmes de propagande utilisés par les premiers Diadoques, eut pour leitmotiv l'affirmation de cette liberté. Dans ces conditions, les philosophes, et d'abord les stoïciens, étaient enclins à analyser les lois de l'action politique à l'intérieur de ce cadre, après une éclipse de deux siècles. Et cela

SÉNÉ.QUE ET LA VIE POLITIQUE AU TEMPS DE NÉ.RON

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explique aussi que cette réflexion ait pu s'appliquer à Rome à partir de 150 av. J.-C., alors que la vieille constitution romaine fournissait un exemple particulièrement éclatant de réussite, dans la tradition de la «polis». Il était tout naturel que les leaders romains de ce temps, Scipion Emilien, Laelius, puis Aelius Tubera et leur groupe apparaissent alors comme les types accomplis de ces «sages», guides du peuple, dont les stoïciens grecs avaient tenté de dessiner le portrait idéal. On notera en passant que ce même Aelius Tubero, dont Caton fera l'éloge, avait été pris à partie par Cicéron dans le pro Murena. Mais il y a loin du discours de 63 au temps du De officiis ! On comprend pourquoi, en 44 av. J.-C., le stoïcisme se trouvait - et déjà depuis plus d'un siècle - engagé dans la vie de la cité romaine, et jusqu'à un certain point lié au régime républicain, sous sa forme oligarchique. La cité stoïcienne, telle que peuvent la concevoir les Romains amis et disciples de Panétius, est dirigée par un ensemble d'hommes obéissant aux mêmes impératifs moraux, chacun étant, à son tour, le «guide» du troupeau, et se déterminant par référence aux mêmes vertus. Or, une telle conception, dont on ne peut douter qu'elle n'ait été réelle, est peu conciliable avec les tendances du plus ancien stoïcisme et les conditions dans lesquelles s'était formée la doctrine du Portique. Cette doctrine était née en milieu monarchique. Zénon avait été l'ami et le conseiller d'Antigone Gonatas. Les stoïciens, au cours de la première et de la seconde génération de l'Ecole, semblaient avoir pour vocation d'être les conseillers des rois. Le régime de la cité était lié, au contraire, à l'aristotélisme. Pensons à Démétrios de Phalère, élève de Théophraste. L'un des traits caractéristiques du stoïcisme le portait à refuser toute concession à la masse, à l'opinion. Cela explique que Sénèque ait pu prêter à Sérénus, dans le De tranquillitate animi, une raillerie contre les premiers ma(tres du stoïcisme qui, tous, avaient invité leurs disciples à pratiquer la p~litique, mais dont aucun n'avait prêché d'exemple. En réalité, cette raillerie. repose sur une équivoque : par action politique, Sérénus (ici porte-parole des anti-stoïciens) entend la participation officielle aux affaires publiques, la gestion des magistratures, l'intervention dans les assemblées. Les premiers stoïciens avaient bien exercé une action, mais secrète, comme théoriciens et conseillers. Et ce rôle n'appartenait pas seulement à un passé déjà lointain au temps de Scipion Emilien. C'était celui que remplissait Blossius de Cumes auprès de Tiberius Gracchus, au temps même où Panétius était le conseiller de Scipion. Mais le Grec ou l'affranchi, ou le pérégrin ne peuvent, à Rome, participer au jeu politique. Leurs disciples le peuvent, et ils les y invitent.

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On voit donc que, au seul point de vue de l'action politique, le stoïcisme présentait une grande souplesse. La doctrine pouvait et savait s'adapter au régime; il était susceptible d'inspirer aussi bien les grands leaders d'une république oligarchique que la conduite d'un roi. Cette souplesse ne saurait surprendre; elle n'introduit pas dans la logique de la doctrine la moindre contradiction. L'action politique est, comme la santé ou la richesse, ou la beauté, l'un des «indifférents». Certes, un Etat bien gouverné est un «préférable», mais puisque l'on peut en faire un bon ou un mauvais usage, ce ne saurait être un bien en soi. Il y a de bons et de mauvais rois, comme il y a de bons et de mauvais «orateurs» dans l'assemblée du peuple. Ce qui importera, c'est que le Sage s'efforce de réaliser la conduite la plus juste, la plus noble, la plus harmonieuse, la plus constante et fidèle aux principes qui constituent et fondent l'ordre du monde. Les engagements politiques précis demeurent d'un autre ordre, ils tombent dans le domaine de la Fortune, et leur contenu matériel est contingent. Sénèque le sait bien. Il a réfléchi - avec son neveu Lucain - à la conduite de Caton, qui a réalisé par sa mort, c'est-à-dire par le dégagement politique intégral, sa propre constance, la fidélité à lui-même - alors que les dieux choisissaient le parti de César. Les dieux n'avaient pas «tort» ni Caton «raison» contre eux. Au fond, peu importe que Rome soit une république ou une monarchie, ce qui importe, c'est que Caton ne démente pas, pour sauver sa vie, le premier jugement qui l'a opposé à César. Le problème moral est dans les âmes, non dans les.choses. On aurait tort, par conséquent, de penser que les stoïciens, parce qu'ils acceptaient la doctrine de Zénon et de Chrysippe, se trouvaient du même coup jetés dans un parti politique, qu'ils devaient travailler, par exemple, à rétablir la Liberté, au nom de laquelle Caton était mort. La seule liberté qui comptât était la leur, celle de leur jugement et de leur raison. Les conditions de la vie politique avaient beaucoup varié depuis l'éta· blissement du principat. Au temps d' Auguste, on pouvait encore parler de «liberté» et, dans une certaine mesure, de République. Du moins la fiction était-elle maintenue. Tibère était resté longtemps dans l'ambiguïté, et ne s'était résolu, semble-t-il, à la tyrannie que par une sorte d'abandon désespéré. Claude, entre les mains de ses affranchis, avait fini per se lais· ser glisser vers une tyrannie dont Caligula avait donné l'exemple. Le régi· me, au moment où Néron accède au Trône, est évidemment une monarchie. Et Sénèque l'acceptera comme tel: l'instrument politique existe;

SÉNOOUB BT LA VIB POLfflOUE AU TEMPS DE NÉRON

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c'est la machine complexe de l'Empire, avec ses rouages qui sont comme les organes d'un corps vivant. Il s'agit de maintenir ce corps en santé, c'est-à-dire de réaliser la justice, la paix, de permettre que soient établies les conditions les plus favorables à l'épanouissement de l'excellence humaine. Le premier crime contre la Nature - contre cet ordre existant serait de vouloir le bouleverser par la violence. Sénèque, d'emblée, accepte les règles du jeu. Aussi ne s'étonnera+on pas qu'il ait accepté de figurer au nombre des «amis> du Prince et de devenir, immédiatement, le théoricien du régime. Si l'on met à part l'Apocoloquintose, dont l'analyse politique serait hors de propos ici, car la philosophie y a peu de place - c'est un acte politique, non une méditation - le premier ouvrage de Sénèque qui pose expressément le problème du régime est le De clementia, dont nous pensons que le premier livre, le seul complet, est le témoin, sous une forme à peine modifiée, d'un discours qui aurait été prononcé par Sénèque peutêtre le terjanvier 56, lors de la uotorum nuncupatio, au Capitole. Sénèque y affirme le caractère royal de l'Empereur; il lui attribue principalement la vertu royale par excellence, qui est la clementia. Ce thème a été répété à satiété, imposé à l'opinion publique, au cours de l'année 55 - Tacite nous le garantit, non sans un peu d'agacement de sa part. Ce que Tacite ne souligne pas, comme il aurait pu le faire, c'est que, dans la pratique, cette vertu de clementia avait été effectivement pratiquée au Palatin : tout le monde connaissait la manière dont s'étaient déroulés le procès d'Agrippine et surtout celui de Burrhus, qui avait figuré au nombre de ceux qui devaient le juger. Ces épisodes illustraient un changement dans les méthodes de gouvernement, et chacun pouvait établir une comparaison fructueuse (pour le pouvoir) entre le régime nouveau et le temps où Claude faisait exécuter Messaline sans l'entendre. Cette même année avait vu, il est vrai, la mort de Britannicus, mais l'histoire de cette mort est très obscure, et l'opinion publique ne paraît pas, alors, s'en être indignée bien vivement. Le De clementia contient une théorie très précise de la « majesté royale» (1, 8, 4), lorsque l'Empereur est expressément comparé au Soleil, qui occupe dans l'univers une place unique. Nous avons essayé de montrer ailleurs I que Sénèque s'inspirait dans ce passage des formules qui, en Egypte, s'appliquaient au roi, et qui, dans le cas de Néron, dont lâ naissance avait été marquée par un miracle «solaire>, trouvaient une application particulièrement opportune. La légitimité religieuse du jeune Prince

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Ci-dessus, p. 625 et suiv.

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apparaît incontestable, et Sénèque la proclame sans équivoque. Nous sommes, apparemment, loin de Caton, et l'on pourrait accuser Sénèque de n'être qu'un courtisan, si, en élaborant cette théorie du principat, il n'était profondément fidèle au stoïcisme. Est-il nécessaire de rappeler que, pour les stoïciens, l'Univers est une monarchie, soumise à Dieu, que notre être même est aussi une monarchie, où règne la Raison, l'élément dirigeant (hégémonikon)? L'Empire romain retrouve donc l'une des grandes lois de la Nature. Sénèque, conseiller, ministre de Néron, est moins au service de celui-ci qu'au service de Dieu, dont il réalise les desseins, dans le plan de la Providence. On dira peut-être que Sénèque utilise, hypocritement, le stoïcisme, pour le service de son ambition personnelle, que l'exilé de Claude se rallie bien vite au régime. En réalité, il y a longtemps qu'il s'est rallié et qu'il a réfléchi aux conditions qui peuvent faire du Principat la forme politique la mieux adaptée aux besoins de la société humaine. Nous trouvons cette préoccupation dans le De ira, qu'il faut sans aucun doute dater de l'année 41, entre la mort de Caligula et l'exil de Sénèque, en un temps où celui-ci peut espérer que, le tyran disparu, commence une ère de justice. Il serait trop long ici d'exposer toutes les raisons qui militent en faveur de cette thèse : par exemple, que Sénèque, écrivant à son frère Novatus, ne songe pas au cas d'un gouverneur de province, mais ne donne d'exemples que ceux des rois, juges sans appel, et égaux en puissance aux dieux. C'est la figure de Caligula qui apparaît à chaque page, Caligula qui se croit dieu, qui confond colère et magnitudo animi, cruauté et justice. En face, se dresse la figure du « bon juge»: ce que Claude voulait être, ce qu'il proclamait dans des édits, celui qui rétablissait la liberté. Il est indéniable que le De ira présente une signification politique, que ce dialogue masque à peine une exhortation à Claude. Sénèque affirme le primat de la justice - et il se rattache ainsi au moyen Portique. Cette justice est la manifestation du foedus fondamental qui existe entre les êtres humains; elle doit être maintenue à tout prix, sous peine de détruire la société naturelle. En 41, Sénèque pense poursuivre sa carrière interrompue par l'animosité que lui témoignait Caligula. Il se pose dès lors en «conseiller du roi», et Claude ne s'y est pas trompé, puisqu'il a promis officiellement, dans un édit, de ne pas s'abandonner à la colère. On trouve, de même, dans la Consolation à Polybe, qui est adressée, en réalité, à Claude, des indications certaines d'une pensée politique de Sénèque. Nous y discernons déjà la théorie de la clementia, même si cette vertu doit, dans la pensée de l'auteur, entraîner son rappel à Rome. On remarquera l'insistance avec laquelle est évoquée la figure de Marcellus, avec le parallèle qu'elle suggère entre la clementia de César et celle que

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l'on attend de Claude. On remarquera aussi, dans la prosopopée de Claude, à la fin du dialogue, la condamnation de Gaius, le tyran, le prince «ennemi de la raison». Entre la tradition d'Antoine, qui représente, comme Caligula, la fausse magnitudo animi, et celle d'Auguste, le prince humain et sage (au moins dans ses dernières années), il existe donc chez Sénèque, avant même son rappel par Agrippine et son inclusion dans le conseil du Prince, une politique selon le stoïcisme, qui ne doit rien à un prétendu opportunisme.

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Il serait évidemment fort intéressant de savoir quelle fut l'action réelle de Sénèque, sur la politique concrète, au cours du quinquennium Neronis. Malheureusement, nous ne possédons aucun (ou presque) témoignage direct et irréfutable. Nous sommes obligés de recourir à des hypothèses, et de nous demander si, pendant cette période, ne se discernent pas certaines orientations politiques en conformité avec ce que nous savons de la pensée stoïcienne. Et, par une contre-épreuve, nous pourrons aussi nous demander si, une fois passée cette période, des orientations nouvelles, divergentes, n'apportent pas la preuve que la pensée de Sénèque avait dominé les choix précédents. D'abord l'affaire d'Arménie. Dès le début du règne de Néron, l'agitation en Arménie, où les Parthes essayaient d'obtenir la prépondérance, créa une situation dangereuse. Sénèque et Burrhus prirent les mesures indispensables: préparatifs militaires de toute nature, renforcement des rois vassaux, mais, alors que tout semblait prêt pour l'attaque, l'ordre ne vint pas. Les Parthes, travaillés par des dissensions, dans lesquelles il n'est pas invraisemblable de discerner l'action d'agents romains, renoncent à leurs intentions belliqueuses, et la guerre n'aura pas lieu. Ainsi se trouvait appliquée une maxime dont Cicéron disait qu'elle devait règler la conduite de tout chef d'Etat, «que la guerre ne devait jamais être enreprise que dans l'intention évidente d'assurer la paix». Or, il est certain que cette modération dans les affaires d'Orient n'est pas due à Néron luimême. Plus tard, Sénèque une fois retiré de la cour, Néron songera au contraire, on le sait, à entreprendre une vaste expédition en Orient, jusqu'aux confins du Caucase, et à recommencer Alexandre. Alexandre qui, aux yeux de Sénèque, est le type même de l'aventurier dépourvu de raison et du «brigand heureux». En Germanie, l'on suit la même politique. Sénèque avait mis à la tête des légions de Germanie Inférieure son propre beau-frère, Pompeius Pau-

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linus, qui resta en fonctions jusqu'en 58, et fut remplacé par Duvius Avitus, compatriote et sans doute obligé de Burrhus. Le légat de Germanie Supérieure était L. Antistius Vetus. Comme Paulinus, il appliqua les consignes de paix venues de Rome, si bien que le bruit se répandit que le Prince avait enlevé aux légats le droit de conduire leurs troupes à l'ennemi. Sur le Danube, même situation. Le légat de Mésie Plautius Silvanus Aelianus, dont nous connaissons la carrière par une inscription de Tibur (CIL, XIV, 3608), se vante d'avoir assuré la paix grâce à des moyens paci• fiques et à la diplomatie. Reste la Bretagne, où les faits sont plus complexes - peut-être parce que nous sommes mieux renseignés. Au début du règne, le gouverneur A. Didius Gallus est laissé en place. Il a des instructions précises : laisser la population en repos. Tacite lui reprochera plus tard d'avoir manqué d'énergie. Mais sa politique de paix est trop conforme à ce qui se passe dans les autres provinces pour que la ressemblance soit fortuite. A partir de 58, une évolution se produit. On envoie en Bretagne d'abord Q. Veranius, plus énergique, et, après sa mort, qui survint peu de temps plus tard, Suetonius Paulinus, qui avait pour mission moins de poursuivre la conquête que de procéder à une exploration de l'île. Ce n'est pas ici le lieu de parler de la révolte de 61 ni des responsabilités que l'opposition attribue à Sénèque en cette affaire. En politique intérieure, tout le début du règne laisse apparaître un effort pour limiter la puissance de l'argent dans l'Etat. D'abord, on inter· dit de payer un orateur pour plaider une cause. Ensuite, le Sénat abolit l'usage, instauré par Claude, de faire donner des jeux de gladiateurs par les questeurs désignés. Il s'agissait d'alléger les cl\arges des jeunes sénateurs. Or, est-il nécessaire de rappeler que Sénèque condamne le règne de l'argent; il suit une tradition que nous rencontrons déjà dans la seconde Lettre à César, de Salluste. Déjà, parmi les mesures que Salluste suggère à César, figure la réduction, sinon même la suppression de l'importance attachée à la fortune dans la vie politique. Il serait injuste de prétendre que les «déclamations» de Sénèque contre l'argent ne sont qu'un thème de rhéteur. Injuste, puisque l'on constate que des réformes très réelles ont été imposées par Sénèque dans le même sens. Ici, il convient d'établir une distinction: la richesse, en tant que telle, n'est pas un mal en soi; elle n'est, elle aussi, qu'un «indifférent», puisqu'il peut Y avoir un bon et mauvais usage que l'on en fait. Sénèque n'est pas, en vertu de sa foi stoïcienne, astreint à faire vœu de pauvreté. Son attitu· de à l'égard de sa propre fortune est un problème de morale personnelle (il s'en explique dans le De uita beata et nous ne pouvons ici qu'y renvoyer). Quand il s'agit de la puissance politique que confère la richesse, le

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problème est entièrement différent: il ne s'agit pas de nier l'existence de cette puissance, il faut l'empêcher d'engendrer l'injustice. Et c'est à cela que tendent des mesures qui furent prises, encore, sous le «ministère» de Sénèque: en 57, on interdit aux gouverneurs, de rang sénatorial ou procurateurs, de donner dans leur province des jeux de quelque nature que ce fût, car ces pratiques donnaient lieu à des exactions. En contre partie, le trésor impérial se chargea de rendre à quelques sénateurs ruinés les moyens de conserver leur rang. C'est dans cet ensemble que se place la proposition faite par Néron de supprimer les uectigalia. On dit souvent que c'était là une proposition utopique; d'autres historiens assurent que les conséquences matérielles de cette réforme n'auraient pas été aussi graves que le dirent les séna• teurs à ce moment-là; on avance que les uectigalia ne représentaient que 1/15• des ressources totales de l'Etat. Quoi que l'on puisse penser de ce chiffre, qu'on le juge vraisemblable ou beaucoup trop faible, la réaction des sénateurs fut extrêmement défavorable. Il est possible qu'il aient craint l'augmentation du tribut sur les terres provinciales qu'ils pouvaient se trouver posséder, craint, peut-être, l'établissement d'un impôt foncier sur les terres italiennes; tout cela est du domaine de la conjecture. Ce qui est certain c'est que cette proposition radicale fut retirée, et remplacée par une réglementation beaucoup plus stricte que par le passé concernant les sociétés de publicains. Et, ce qui est important aussi, on rendit au Sénat, à propos de cette affaire, ses pouvoirs réglementaires à l'égard des fermes publiques. Ce qui ne pouvait manquer de rappeler l'affaire de 60 av. J.-C., lorsque Caton persuadait au Sénat de se montrer ferme en face des demandes des publicains. Quoi qu'il en soit, on rendit grâce au Prince, en célébrant sa magnitudo animi, c'est-à-dire l'une des vertus du roi selon les stoïciens, celle dont Caligula, nous l'avons dit, n'avait offert que la caricature. Après la clementia, forme exaltée de la justice, vient la magnitudo animi, exaltation politique de la fortitudo. L'opération visant les uectigalia obtenait un tri• pie résultat : limiter les abus des sociétés de publicains, rendre au Sénat l'une de ses anciennes prérogatives, et, surtout, imposer à l'opi~ion l'ima· ge du Roi magnifique; le rôle du «bon roi» n'est pas de remplir avec avidité les caisses du trésor, fisc ou aerarium, mais de faire régner la justice dans l'Empire. Mais il ne suffisait pas de limiter le pouvoir politique conféré par l'argent, et, en même temps, de diminuer le prestige de celui-ci, en mon· trant le peu de cas qu'en faisait un prince «généreux>, il fallait parallèlement lui assigner sa juste place. Ce problème de l'argent et de son rôle dans le cité avait préoccupé les

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disciples immédiats de Panétius. Il ne pouvait en être autrement, dans une cité comme Rome où les classes sociales formaient une hiérarchie censitaire. D'autre part, l'argent donnait du prestige, permettait les générosités à l'égard du peuple (largitiones). Tout le système de la République finissante en dépendait. Avec l'Empire, tout est changé. Un seul peut se permettre les largitiones; !'Empereur est seul susceptible de combler le peuple. Quiconque le ferait, hors lui-même, se rendrait suspect. C'est pourquoi Sénèque composa le De beneficiis, qui avait pour intention de proposer un nouveau style de rapports entre riches et pauvres. Les largitiones impériales avaient été érigées par Néron en système de gouvernement: d'abord en 58, avec les dons fait aux sénateurs (sur ce point, il est à supposer que Sénèque approuvait cette politique), puis en 59, après la mort d'Agrippine, pour faire oublier le drame et reconquérir une popularité que l'on croyait menacée. Néron se livra alors à d'incroyables libéralités, distribuant au peuple des objets de grande valeur. Il n'est pas indifférent de constater que, dans le De beneficiis, un an ou deux plus tard, Sénèque condamne expressément ce genre de générosité. Le problème des beneficia dépasse celui du rôle à accorder à la richesse dans l'Etat. Car le beneficium ne consiste pas seulement en libéralités matérielles. Il est la matérialisation des rapports de «bienveillance» entre les hommes, forme suprême de la justice et de la conciliatio hominum. Sénèque, reprenant le sujet d'un vieux traité d'Hécaton, adapte son contenu aux problèmes nouveaux que pose la société de son temps. Il s'agit d'élaborer un contenu original à donner au foedus social. L'un des problèmes urgents était celui que posait le développement des immenses familiae serviles. En 57, le Sénat s'était préoccupé de savoir si'il ne convenait pas d'armer les maîtres contre l'ingratitude de leurs affranchis. Les sénateurs inclinaient à des solutions de rigueur. Sénèque fit pencher la balance en faveur de l'indulgence. La véritable solution consistait à faire l'éducation de ceux qui étaient en situation de donner des bienfaits. Seule la rectitude de leur jugement pouvait prévenir les déboires. La loi ne peut rien, le remède est dans les mœurs. Il convient d'établir un type nouveau, plus humain, de relations entre maîtres et esclaves. Cela explique que de nombreux passages du De beneficiis insistent sur le caractère humain des esclaves. Il en va de même pour les pages où Sénèque que pères et fils possèdent, à l'égard du beneficium, une véritable égalité. Dans les deux cas, le dessein est de desserrer les vieilles contraintes. Ce qui est dans la ligne du stoïcisme, qui considère que la qualité d'homme est indépendante de la situation sociale de fait. Les revendications de Sénèque en faveur des esclaves ne sont pas purement verbales; elles accompagnent et justifient

SÉNÈQUE ET LA VIE POLITIQUE AU TEMPS DE NÉRON

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une politique menée effectivement, en contradiction avec les préjugés traditionnels. Sénèque, fidèle aux idées fondamentales du Portique, pense que le rôle du sage est de servir les hommes, quels qu'ils soient, même s'ils sont esclaves.

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Ce que nous pouvons savoir, ou deviner, de l'activité politique de Sénèque pendant les années de son «ministère> nous montre que cette activité, très réelle, traduite en actes, s'inspire directement du stoïcisme. Il n'y a pas séparation entre l'homme d'Etat et le philosophe, mais identité d'inspiration. Méditation et action se continuent l'une l'autre, sans solution de continuité; l'action devenue impossible, la méditation se poursuivra, pour découvrir et répandre des idées qui, un jour ou l'autre, se traduiront en actes. Cette foi en la valeur exemplaire de la pensée philosophique, affirmée souvent par Sénèque, et encore dans le De otio, au temps de la retraite, ne fut pas déçue. Si l'on regarde comment évolua la notion de Prince, pendant les générations suivantes, on constate que cette notion est redevable à Sénèque de ses caractères les plus essentiels. L'idée de superposer au Prince un Sage ne fut pas perdue. Elle fut reprise par Nerva e.t Trajan, et le Panégyrique se souviendra du De clementia. Quant à la royauté solaire, égyptisante et stoïcisante, elle se retrouvera plus tard encore, dans le cours du Ille siècle. Il semble que les idées des philosophes mettent beaucoup de temps à pénétrer profondément les esprits, à se traduire en actes. Mais le germe est présent, à la manière des «raisons spermatiques» qui informent les choses dans la doctrine stoïcienne. Sénèque n'a pas failli à ce qu'il considérait comme son devoir de penseur: proposer à la pensée humaine des idées et des exemples qui, un jour ou l'autre, s'imposeraient à elle.

SÉNÈQUE : DU TRAITÉ SUR LA VIE HEUREUSE AUX LETTRES À LUCILIUS

Une tradition presque ininterrompue depuis l' Antiquité veut que l'on lise les œuvres de Sénèque comme autant de morceaux de bravoure, intemporels, indépendants de leur auteur et du moment où chacune fut écrite. Certes, une telle lecture est possible, et l'on en peut tirer profit. Les Lettres à Lucilius, par exemple, décrivent une démarche spirituelle qui peut se concevoir à n'importe quelle époque. A toutes les époques, il sera profitable à quiconque veut s'engager sur la voie de la sagesse de méditer sur la fuite du temps, la vraie valeur de la richesse, de l'amitié, de la vie même, et d'exorciser les illusions qui hantent l'esprit des hommes. Aussi n'est-ce pas d'aujourd'hui que l'on demande à cette correspondance des leçons de vie spirituelle. De la même façon, la lecture du traité Sur la vie heureuse peut être très profitable, en elle-même; on y trouvera plusieurs définitions du Bonheur, et des descriptions fort vives de l'état où se trouve le Sage. Pourtant, cette lecture objective ne laisse pas d'être assez vite monotone, inactuelle - aussi longtemps qu'on demande à Sénèque l'expression de vérités intemporelles, comme peuvent l'être celles d'une religion révélée. Bientôt, on en viendra, consciemment ou non, à considérer que cette vérité et le système qui la soutient sont sans valeur pour nous et depuis longtemps dépassés. Nous ne pouvons échapper à la loi qui veut que tout phénomène humain, de quelque sorte qu'il soit, possède une dimension historique, puisqu'il s'est déroulé dans le temps. La pensée de Sénèque s'insère dans un moment historique, qu'elle domine, certes, mais qui, aussi, la conditionne, la contraint à poser les problèmes fondamentaux en des termes déterminés, qui ne seront pas ceux d'un autre temps. Est-il nécessaire de rappeler que le sentiment que chacun de nous peut avoir de sa propre destinée dépend des impératifs de la société contemporaine, et qu'il en fut toujours ainsi? Un penseur comme Cicéron, en face de la République romaine finissante, ne pense pas le monde de la même manière que le sujet de Néron. D'autre part, une autre loi, inhérente à la pensée elle-même, veut que celle-ci soit le

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résultat d'une conquête personnelle; elle vient au terme d'une véritable libération: il lui a fallu commencer par s'affranchir des idées reçues, accepter le doute, et les risques d'erreur. Une pensée digne de ce nom débute par l'ignorance et la nuit. Cette double insertion temporelle de toute pensée, d'abord dans l'histoire de la société où elle vient au monde, ensuite dans celle de l'esprit qui la porte, lui confère, seule, sa qualité propre, sa saveur et sa fécondité. Un traité, une phrase de Sénèque ne seront pleinement intelligibles qu'à travers cette double rencontre. Or, les philologues modernes, par leurs contradictions et leurs négations, semblent s'ingénier à rendre cette compréhension impossible lorsqu'il nient que l'on puisse déterminer le moment et la date des différents traités. Leur pessimisme n'est cependant pas justifié et nous nous efforçons ailleurs de montrer qu'il est possible de retracer l'histoire de Sénèque, celle de sa vie (en particulier de sa vie politique) et celle de sa pensée 1• Nous ne pourrons ici que nous référer, sans les démontrer, aux solutions que nous proposons pour les deux ouvrages considérés, et indiquer les thèmes de réflexion qu'elles nous suggèrent.

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Certes, nous ignorons la date exacte du De uita beata, mais il n'est pas impossible de découvrir dans ce traité des indications assez précises, qui suggèrent qu'il fut écrit alors que Sénèque vivait à la cour, et possédait un train de maison fastueux, celui qui convenait à ses hautes fonctions auprès du Prince. Une phrase (18,1: cum potuero uiuam quomodo oportet) laisse supposer que cette vie vécue au milieu des richesses lui est imposée, et qu'il espère pouvoir se libérer un jour. Cela implique que nous sommes entre la fin de 54 (avènement de Néron) et 62, l'année où Sénèque demanda au Prince de reprendre ses présents et d'en décharger son ancien précepteur. Une autre phrase, vers la fin du traité, déclare que Sénèque, situé, comme il l'est, sur les hauteurs (ex alto prospiciens; 28,1), découvre les tempêtes qui sont en train de s'accumuler dans le ciel. Certes, il peut s'agir de la clairvoyance que donne à Sénèque sa pratique d'une vie philosophique, et les tempêtes en question peuvent être celles qui s'abattent sur toute vie humaine, soumise à la Fortune, mais Sénèque

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Sénèque ou la conscience de l'Empire, Paris, 1978.

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peut aussi faire allusion aux inquiétudes qu'il ressent en face de Néron qui lui échappe tous les jours davantage; et nous serions alors assez près de ·la fin du quinquennium, peut-être même au moment où vient d'être consommé le meurtre d' Agrippine. L'horizon politique est alors en effet bien sombre. Néron s'éloigne de ses deux mentors, Sénèque et Burrus; l'influence de Poppée et de sa coterie devient prépondérante. Tout indique que l'on parvient à un tournant du règne. Si, donc, l'on accepte de dater le De uita beata de 58, ou du début de 59 (Agrippine fut tuée, on le sait, au mois de mars de cette année-là), Sénèque serait encore sous le coup du ressentiment que n'ont pu manquer d'éveiller en lui les accusations et les mauvais propos de Suillius, qui, en 58, avait attaqué le philosophe, prétendant que sa conduite démentait ses propos vertueux. On comprend mieux, aussi, pourquoi Sénèque a éprouvé le besoin de définir à ce moment, pour son frère (et pour le public romain en général) la manière dont il concevait le Bonheur; au milieu des richesses, avec toutes les apparences de la puissance (et une bonne partie de ses réalités), il pouvait passer pour avoir réussi sa carrière politique au-delà de toute espérance. Le moment était bien choisi pour se détacher de cette réussite, et pour affirmer son refus d'accepter les valeurs vulgaires. Cette intention explique la netteté avec laquelle Sénèque condamne ceux qui «à la manière des animaux d'un troupeau», suivent le chemin que leur montre autrui. Cela explique aussi le sentiment dont il témoigne de sa propre responsabilité: «Personne, écrit-il (1,4) ne se trompe seulement pour son compte, il est la cause, le responsable de l'erreur d'autrui». Telle est, en effet, la responsabilité d'un homme en vue, qui possède, en raison de sa situation, une auctoritas accrue, capable d'entraîner à sa suite dans l'erreur tous ceux qui lui accordent leur confiance. Par sa réussite même, Sénèque risque de renforcer l'illusion selon laquelle les grandeurs mondaines sont la condition du bonheur, et, ainsi, de provoquer des désillusions et des ruines. Au contraire, si ce même homme, que l'on regarde avec admiration ou envie, dénonce ce qui n'est qu'un bien imaginaire, alors il a plus de chances d'être entendu. Le discours prend un caractère personnel; ce n'est plus un philosophe qui parle, c'est la confession d'un homme: «J'ai fait tous mes efforts, écrit-il, pour me mettre à l'écart de la foule et me rendre célèbre par quelque talent; qu'ai-je fait d'autre que m'exposer aux coups et montrer à la méchanceté quelque chose à mordre? ... » (2,3). Tous les amis de Sénèque, aussi bien que ses ennemis, se souviendront de la lente montée de celui qui est devenu le conseiller du Prince, de sa carrière d'orateur, qui lui avait permis, sous Tibère, puis sous Caligula, de conquérir la notoriété,

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sinon la gloire. Ils se souvenaient aussi de la disgrâce qu'il avait connue sous Caligula, puis de sa condamnation et de son exil, au début du règne de Claude. C'était cet orateur autrefois célèbre, cet homme riche et honoré qui venait déclarer que tout cela n'était que vanité? Depuis longtemps, à Rome, se posait le principe du rôle et de la place que devait tenir la philosophie: non seulement des philosophes grecs, des hommes d'école, attiraient à eux l'élite des Romains, mais, on le sait, beaucoup de grands seigneurs comptaient parmi leurs familiers des philosophes de profession, qui étaient leurs conseillers et leurs mentors. C'était une tradition fort ancienne, puisque le stoïcien Panétius avait vécu dans la maison de Scipion Emilien et l'avait accompagné dans son ambassade en Orient. Cicéron avait eu, de même, un philosophe dans sa maison; on sait que Lucullus aimait à accueillir ceux qui venaient se faire entendre à Rome. Caton, Calpurnius Pison Caesoninus, dont César avait épousé la fille, César lui-même, puis Octave, et bien d'autres aimaient à s'entourer de philosophes grecs, appartenant chacun à l'école que préférait le maître de maison. Stoïciens, épicuriens, académiciens pouvaient ainsi trouver audience auprès des maîtres du monde. Avec l'Empire, cette coutume, loin d'être abandonnée, n'avait fait que progresser. Non seulement des Grecs avaient ouvert des écoles où venaient les jeunes gens, mais des Romains avaient essayé de fonder des sectes nouvelles, en mêlant à l'enseignement des écoles traditionnelles les plus pures traditions de la morale et de la pensée romaines. Tels étaient les Sextii, père et fils, qui enseignaient en grec, mais, dira Sénèque, pensaient en Romains. Cependant, il restait bien des résistances. Les philosophes étaient moqués par certains, méprisés; on les accusait de n'être que des charlatans affectant des mœurs austères, et vivant en parasites des Romains; on disait aussi qu'ils corrompaient les jeunes gens - ce qui ne faisait que reprendre un très ancien grief, qui avait coûté la vie à Socrate. De ce préjugé, fort vivace, Sénèque lui-même s'est fait l'écho. Non seulement il en est le témoin, lorsqu'il dit à Lucilius que l'on doit éviter à tout prix de manifester, dans son genre de vie et son habillement, l'intérêt que l'on prend à la philosophie (Ad Luc. 5), mais il lui arrive de partager, jusqu'à un certain point, le sentiment commun. Il considère, par exemple, que les subtilités auxquelles s'amusent les «docteurs» dans les écoles sont non seulement inutiles, mais nuisibles; autrefois, dit-il, il y avait beaucoup d'hommes excellents, parce qu'ils étaient moins savants. Dès le début de la correspondance avec Lucilius, il met celui-ci en garde contre des lectures en nombre excessif. Il ne veut pas que la vie spirituelle se réduise à n'être que curiosité et jeu d'esprit. Agrippine en appelant Sénèque auprès de Néron, avait voulu donner

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au jeune prince un garant politique. Elle avait interdit qu'on lui parlât de philosophie. Malgré cela, la présence dans l'entourage de Néron d'un homme qui ne faisait pas mystère de son goût pour la philosophie, qui avait, dans le passé, publié plusieurs traités d'inspiration stoïcienne - non seulement, autrefois, les trois Consolations, qui appartenaient à un genre ayant droit d~ cité, considéré comme plus littéraire que philosophique, mais les trois livres du De ira, parus en 41, pendant les premiers mois du règne de Claude, puis le De breuitate uitae, où Sénèque déclarait sans ambages que la vie active d'un haut fonctionnaire ne permettait pas à l'âme d'atteindre sa plus haute excellence, puis le De tranquillitate animi, adressé. à un jeune parent de l'auteur, Sérénus, qui hésitait sur le choix d'une carrière, enfin le De Constantia Sapientis, plus technique, montrant à ce même Sérénus le chemin de la vie philosophique - la présence au Palatin d'un homme aussi visiblement philosophe, ne pouvait pas laisser indifférents beaucoup de ceux qui restaient hostiles à la philosophie. C'était là un excellent prétexte pour les opposants, tous ceux qui regret• taient le temps de Claude, lorsque l'Empire était administré par les bureaux du Prince. Tel était le cas de Suillius, un survivant du règne précédent. Dion Cassius nous a conservé le résumé des attaques qu'il lança contre Sénèque. Elles portent principalement sur le contraste entre les propos du philosophe et la conduite du ministre: «Alors qu'il dénonçait la tyrannie, il était le précepteur d'un tyran; tout en invectivant contre les amis des puissants, il ne quittait pas le palais ... Bien qu'il s'en prît aux riches, il avait lui-même amassé une fortune de trois cents millions de sesterces, et bien qu'il critiquât le luxe d'autrui, il possédait cinq cents tables de thuya avec des pieds d'ivoire, toutes pareilles, dont il se servait pour donner des festins>. Enfin - et c'est là un grief fréquemment formulé contre tous les philosophes, depuis le temps des gymnases athéniens Suillius accusait Sénèque de relations trop intimes avec son disciple! (Dion Cassius LXI, 10). Toutes ces raisons expliquent que Sénèque ait cru devoir donner dans un traité dédié à son frère Gallion, personnage consulaire, un exposé en forme de sa propre philosophie, pour en montrer la véritable portée. Il prend ses distances par rapport aux écoles traditionnelles - affirmant qu'il ne se sent pas lié aux grands maîtres du Portique (3,2) mais revendique le droit de donner son opinion, comme le font les sénateurs dans la Curie. Ces circonstances expliquent aussi l'insistance qu'il met à exalter l'état d'équilibre intérieur où conduit moins la pratique de la philosophie scolaire que la conquête d'une «sagesse», fondée sur les valeurs véritables de la condition humaine. La philosophie, avec ce texte, sort de l'école et pénètre parmi les hommes :

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« La vie heureuse est celle qui est en accord avec la nature qui est la sienne, et l'on ne peut y accéder que si, d'abord, l'esprit est en bonne santé, et en possession ininterrompue de cette santé, ensuite, s'il est vigoureux et énergique, puis s'il est harmonieux, résistant, s'il s'adapte aux circonstances, soucieux, sans angoisse, de son corps et de ce qui s'y rapporte, et ensuite soigneux des autres choses qui sont les instruments de la vie, sans en admirer aucune, prêt à utiliser les dons de la fortune, non à être leur esclave». (3,3). Ainsi se trouve clairement exposé le but poursuivi par Sénèque dans ce qui se révèle comme une apologie de la philosophie. Celle-ci n'est pas un jeu d'intellectuels: elle se propose d'exalter et de porter à leur degré le plus haut les «vertus» qui sont celles d'un homme digne de ce nom. Et cela entraîne qu'un homme capable de réaliser cet idéal sera évidemment, en même temps, un homme d'Etat parfait : sa sérénité, qui lui permet de ne rien craindre ni rien souhaiter de ce que peut apporter la Fortune, son endurance dans le malheur, sa modération en face de la prospérité, son affabilité, son refus de céder aux attraits du plaisir, tout cela garantit un bon «ministre» pour le Prince, et pour le peuple. Cicéron avait voulu décrire, à plusieurs reprises (dans le De oratore et dans le De officiis) l'homme d'Etat idéal. Il l'avait fait en se référant au régime républicain, tel qu'il le concevait et espérait le voir un jour fonc· · tionner. Le régime du principat n'avait pas encore trouvé son théoricien. Sénèque, fort conscient du problème posé par un régime qui s'était installé dans les faits, mais n'était pas «justifié en raison», s'est efforcé toute son existence d'être ce philosophe de l'Empire. 11 l'avait tenté dans le De ira, montrant quels principes devaient conduire le Prince, dans son gouvernement et dans l'administratioh de la justice; il avait, dans le De clementia, poussé plus loin son analyse, essayant de prouver que le «fait» royal est conforme à l'ordre du monde, tel que le comprennent les stoïciens, à la condition que le Prince prenne conscience de sa puissance, en philosophe, et accorde sa conduite, précisément, à cet ordre universel. Dans le De uita beata, l'idéal du sage est adapté aux conditions nouvelles, et rendu accessible aux hommes - à la différence de ce que disaient les stoïciens traditionnels, qui se résignaient à penser que le sage véritable n'avait peut-être jamais existé, ou qu'il s'en trouvait, au plus, un ou deux par siècle. Sénèque montre que, même si l'on ne parvient pas à réaliser totalement cet idéal, l'effort que l'on fait pour l'atteindre n'en est pas moins bénéfique. «Tu n'as aucune raison de mépriser les paroles salutaires et les cœurs emplis de salutaires pensées. Le fait de s'occuper d'études qui mènent au bonheur mérite d'être loué, même s'il n'aboutit pas à sa réalisation.••

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C'est une attitude noble que d'avoir égard non pas à ses propres forces mais à celles qui sont impliquées par sa propre nature ... » (20,2). Pour Cicéron, l'idéal de l'homme d'Etat était décrit dans le cadre des quatre vertus fondamentales adoptées par les stoïciens - prudentia, fortitudo, iustitia et temperantia, et l'on déduisait de chacune d'elles des conduites «justifiables en raison» (probabiles); ces conduites sont les officia. Ce qui revenait à se situer dans le domaine des «actions moyennes», celles qui se définissent par leur contenu, relèvent d'une justification individuelle, et, finalement, d'une série de praecepta, d'un code, offert de l'extérieur par les théoriciens, sans référence à là notion de «sagesse». En face du problème qui consistait à rapprocher le sage stoïcien de l'humanité moyenne, Sénèque adopte une position bien différente de celle-ci, qu'il refuse. Il s'en est expliqué souvent; le développement le plus clair sur ce point est contenu dans la Lettre 94, à Lucilius, et la lettre suivante, qui répond à une question du disciple. Certains philosophes, avec Ariston, ont prétendu que la partie de la philosophie qui consiste en préceptes moraux est inutile; Sénèque n'est pas de cet avis, il croit que les «praecepta» ont leur rôle à jouer - précisément lorsqu'il s'agit d'actions particulières, mais il affirme que les préceptes ne suffisent pas, qu'il faut que les actions surgissent d'une attitude intérieure, une fois acquise, et non chaque fois reconstruite. La valeur de l'action ne réside pas dans sa . matérialité ni son contenu, mais dans la volonté qui l'inspire. Celle-ci résulte d'un état intérieur qui est proche de la sagesse et, à la limite, est la sagesse même. Cet état, Sénèque ne pense pas l'avoir atteint encore, au temps de De uita beata. Il l'avoue: «Je ne suis pas un sage et ... je ne le serai pas. Demande-moi donc non pas d'être l'égal des meilleurs, mais supérieur aux mauvais; une chose me suffit, c'est, chaque jour, de m'ôter l'un de mes défauts et me reprendre de mes fautes» (17,3). Moins de dix ans plus tard, dans la sixième Lettre à Lucilius (écrite probablement en janvier ou février 63), il change de ton : «Je comprends, Lucilius, que je ne m'améliore plus seulement, mais que je me transforme ... » (6,1). La sapientia est une forme de l'âme, indépendante des applications particulières que lui imposent les nécessités de la vie. Le même acte, aussi humble soit-il, peut être accompli «dans la sagesse», ou non. On pense à la notion chrétienne de sainteté, et à telle ou telle règle monastique, pour laquelle l'amour de Dieu est une forme donnée à l'existence quotidienne. Cet habitus animi, que Sénèque croit avoir atteint, se communique mal par les livres; sans doute, la méditation de certains textes peut y conduire, mais, continue Sénèque, « la parole vivante, la vie en commun te feront plus de bien qu'un discours ... Cléanthe ne serait pas devenu l'ima-

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ge de Zénon s'il s'était borné à l'écouter; il se mêla à sa vie, il découvrit son existence intime, il l'observa, se demandant s'il vivait selon sa doctrine ... » (6,5-6). La conquête de la sagesse repose, en grande partie, sur l'amitié; c'est une ascèse continue, qui ne peut se poursuivre que dans le dialogue avec un autre. Cellf explique que Sénèque ait écrit ses ouvrages les plus importants à l'intention d'un autre, moins pour le diriger et le dominer spirituellement que pour s'éprouver lui-même. Nous ne voyons ce dessein pleinement réalisé que dans les Lettres à Lucilius; peut-être l'avait-il poursuivi également dans les autres Correspondances perdues, celle qu'il avait adressée à Novatus (son frère aîné; peut-être au cours de l'exil), et qui comprenait au moins dix livres, ou les Lettres à Caesonius Maximus, auxquelles fait allusion Martial, mais que nous ne connaissons pas autrement. En retrouvant cette définition de la sagesse, comme attitude intérieure, Sénèque s'éloigne, certes, du stoïcisme de Panétius et, plus généralement des formes prises par la doctrine à Rome et dans ce que l'on appelle le Moyen Portique. Nous avons dit comment Panétius, Hécaton, et les autres, avaient voulu rendre les principes du stoïcisme accessibles à la pratique quotidienne, et, pour cela élaboré une théorie des «convenables», portant sur les «actions moyennes», celles qui doivent être accomplies dans la vie réelle. Ils avaient à dessein laissé de côté la théorie des « actions droites», parfaites d'emblée, dont la valeur résidait dans la volonté du Sage. Le stoïcisme devenait entre leurs mains un catéchisme de l'action. Sénêque, lui, avait voulu revenir à un état de la doctrine antérieur à Panétius, retrouver, en quelque sorte, la source socratique, qui, si l'on en croit les dialogues platoniciens, avait quelque ressemblance avec l'eau du Léthé, qui fait oublier toutes choses, avant que ne commence la vie véritable. Ou encore, on peut penser à l'image de la torpille, ce poisson dont le contact engourdit le corps, de la même façon que la compagnie de Socrate endort l'esprit et le paralyse, le préparant à recevoir la parole, et, pourrait-on dire, à revêtir la personnalité du Maître. C'est là ce à quoi Lucilius est invité. Il doit y parvenir en commençant par faire en lui-même la critique de toutes les valeurs reçues : amour des richesses, ambition, goût du plaisir et du luxe, et toutes les formes plus subtiles des «uitia », qu'insinuent en nous les contacts avec les autres hommes. La Lettre 7 expose les raisons de ce qui peut sembler un mépris excessif pour les autres. De mépris, Sénèque n'en éprouve point à l'égard des hommes, il n'a d'autre ambition que de les servir, mais il redoute la puissance de l'exemple:

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«Tu me demandes ce que tu dois considérer comme la chose entre toutes â éviter? La foule. Tu ne saurais encore t'exposer â elle sans danger. Pour moi, je t'avouerai ma faiblesse: jamais je ne rapporte chez moi l'état d'âme avec lequel je suis parti; quelque élément parmi ceux que j'ai mis en ordre se trouve bousculé, quelque chose parmi celles que j'avais bannies de moi me revient ... > (7,1). Le rapprochement s'impose avec le début du De uita beata, lorsque Sénèque, nous l'avons vu, met son frère en garde contre l'entraînement de la foule. Entre les deux textes, la doctrine n'a pas varié. Il s'agit, dans l'un et l'autre, de faire le silence en soi-même, de ne plus entendre la «voix des Sirènes». A la place des idéaux imposés de l'extérieur, par la foule ignorante, celle des stulti, la parole du philosophe va installer une image séduisante, exaltante, capable de combler l'âme. Dans le De uita beata, cette image sera celle du Sage, présentée de manière â répondre aux exigences de l'affectivité: «Tu comprends, sans que j'aie â l'ajouter, qu'il s'ensuivra une sérénité continuelle, un sentiment d'indépendance, une fois éloigné tout ce qui nous provoque ou nous fait peur; succédant aux plaisirs, les remplaçant eux qui sont petits et fragiles, exposés â nuire, par le sentiment de honte qu'ils provoquent, voici que vient une joie immense, inaltérable, égale, et ensuite la paix, l'accord de l'âme avec elle-même, une élévation, jointe â la bienveillance envers autrui; car toute brutalité naît de la faiblesse» (3,4).

Sénèque propose, d'emblée, un modèle, qui est celui du bonheur dans et par la sagesse, mais qui, contrairement â ce qu'on aurait pu attendre d'un philosophe stoïcien, ne présente pas un caractère purement intellectuel. On n'y trouve pas le «plaisir de savoir», mais un certain plaisir d'être, et, d'abord, celui d'une indépendance de l'âme, source de joie, et d'une sécurité qui empêche que chaque instant soit gâté aussi bien par le désir que par le remords ou la crainte. Cette théorie des trois «affections bonnes> (les Romains les appellent les tres constantiae, les trois états affectifs non soumis aux variations des affections ordinaires, et conquis une fois pour toutes par le Sage) est présente chez les premiers stoïciens. Elle semblait avoir été quelque peu perdue de vue par leurs successeurs du Moyen Portique. Sénèque y revient, il insiste sur elle, car elle permet de répondre aux objections que les autres écoles (et les non-philosophes) adressent aux tenants du Portique, qui accusent leur doctrine de mutiler la nature humaine, et de la rendre insensible. Le premier but que se propose Sénèque est de montrer que le bonheur selon les stoïciens est un bonheur humain, que la pratique de la doctrine - ou plutôt le fait d'en accepter les valeurs - aura pour effet de

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développer en nous les qualités les plus hautes de l'humanité. La «sage» et déjà celui qui tend vers la sagesse - sera courageux, devant la mort comme devant l'effort; la présence de la richesse autour de lui ne le remplira pas d'orgueil, pas plus que son absence ne le chagrinera; il ne redoutera pas l'exil, ni l'éloignement de sa patrie, pour quelque cause que ce soit; surtout, il sera accueillant à autrui, conscient de la profonde solidarité qui existe entre les hommes, ce qui le conduira à se montrer généreux (20,3 et suiv.). Le vrai philosophe sera le plus humain des hommes. Cela, il importait de le dire solennellement à Gallion, et, au-delà du frère aîné, à tous les Romains qui adressaient des critiques malveillantes à une doctrine qu'ils ne connaissaient pas. Il suffit d'évoquer les vertus dont il est question dans ce passage pour comprendre, ou plutôt ressentir intuitivement le profond sentiment de satisfaction que ces vertus doivent faire naître dans l'âme de qui les pratique. Plus tard, Sénèque expliquera plus longuement et plus précisément à Lucilius pourquoi les stoïciens ne peuvent être accusés d'insensibilité: «Tu veux savoir si Epicure a raison de reprendre, en une certaine lettre, ceux qui disent que le sage se suffit à soi-même et, pour cette raison, n'a pas besoin d'un ami. C'est une objection qu'Epicure adresse à Stilpon et à tous ceux qui ont considéré que le souverain Bien réside dans le fait pour l'esprit de ne souffrir aucune affection. . . Il y a entre eux et nous cette différence : notre sage surmonte tout désagrément, mais il le ressent; le leur ne le ressent même pas». (Ad Luc. 9,1-3). L'amitié sera la marque de cette sensi.bilité - non pas une affection vulgaire, soumise aux caprices et aux humeurs, comme peuvent l'être les passions de l'amour, encore moins sous la dépendance de l'intérêt, comme le sont l!;!s«amitiés» que l'on cultive par ambition ou vanité, ou dans l'espoir de trouver un appui si quelque malheur survient, mais une amitié fondée sur la participation au même bonheur, l'accord profond en face d'un idéal de vie. A ce moment naît, au-delà de l'amitié, ce que Sénèque appelle l'amour, et qui consiste dans un mouvement de l'âme qui se porte vers l'autre. L'amitié, nous l'avons dit, sera l'un des moyens pour parvenir très vite à l'intuition fondamentale de la sagesse.

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Ainsi, deux moments de la vie de Sénèque, comble de sa richesse et de sa puissance, l'autre, d'une retraite que Néron ne se résignait pas à d'une indéniable unité de pensée. Dans le traité

l'un, alors qu'il était au après le commencement lui accorder, témoignent Sur la vie heureuse com-

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me dans la correspondance avec Lucilius, la démarche fondamentale est la même: cela commence par un retour sur soi-même, et une rupture avec tout ce que, jusque-là, l'on avait accepté, par paresse, par docilité, en vertu de cette contagion que provoque la fréquentation des hommes. Cela ressemble à l'affranchissement d'un esclave, que touche la baguette du préteur; à partir de ce moment, l'esclave n'est plus lié à son maître que par des liens moraux, il commence à posséder une volonté propre, et à prouvoir l'affirmer. Il pourra contracter mariage, avoir des enfants qui seront à lui, acquérir des biens, pour lui-même et pour les siens. Bref, il sera devenu une «personne>, il aura cessé d'être juridiquement, une chose. Il en va de même pour l'homme qui aura contemplé la sagesse : il prendra conscience des chaînes qui le contraignent, c'est-à-dire toutes les opinions reçues, les contre-vérités, qu'imposent l'opinion, la fréquentation même des autres hommes. Les stoïciens avaient autrefois montré comment se produisait cette « perversion de la raison», au sein de la société : nos parents, nos camarades, les habitudes non moins que nos passions nous ont masqué, depuis notre naissance, notre véritable nature. Dans une lettre, Sénèque s'écrie: «Je me plains, je te querelle, je suis en colère: encore maintenant tu souhaites ce que souhaitent pour toi ta nourrice, ton pédagogue, ta mère? Tu ne comprends pas encore quels maux ils t'ont souhaités?» (Ad Luc. 60,1).

Pour les stoïciens, en effet, la Nature universelle est une essence raisonnable; l'être, qui est matière, est en même temps raison, car il ne peut se détruire lui-même ni se contredire; entraîné dans un devenir incessant, il se développe en un vaste système, qui possède une parfaite cohérence interne. Un être particulier, participant à cette rationalité fondamentale de l'univers, est formé par l'action de «semences de raison>, qui l'animent, et tendent à reproduire en lui les grandes lois, qui sont, finalement, celles de Dieu. La découverte de la sagesse revient donc à découvrir en soi et à permettre l'action de cette raison. Mais nous en sommes détournés à la fois par les passions, qui s'opposent à une évaluation correcte de la vérité, et par les uitia, les maladies de l'âme, que nous risquons de contracter dans la compagnie des autres. Sénèque a fait lui-même l'expérience des périls qui assaillent l'âme tout au long de la vie. Il a connu les angoisses du corps - longtemps malade, pendant son adolescence, il n'a dû de survivre qu'à une stricte discipline. Il lui a fallu se libérer de la crainte de la mort, et ce sera l'une des premières leçons qu'il s'efforcera de faire entendre à Lucilius. Cette présence perpétuelle de la mort, dont il fit, pendant des années, la dure expérience, lui a permis de comprendre quelle liberté elle pouvait donner à l'âme, une fois que celle-ci aurait

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compris que, par rapport à elle, tout ce qui semble si digne d'occuper notre existence, n'est qu'un néant. Le sage ne redoute plus la mort; à chaque instant, il meurt «en esprit>, il renonce à ce qui ne dépend pas de lui. Sénèque a connu aussi les mirages de l'ambition et de la gloire que lui valaient ses succès oratoires et son talent d'écrivain. Sous la contrainte des circonstances, il y a renoncé, et cette nouvelle expérience, conduite pendant l'exil, l'aida certainement à abandonner des activités pour lesquelles il avait longtemps vécu. Après son retour d'exil, il s'était brusquement trouvé au comble de la fortune, et pourvu de richesses immenses. C'était là un terrible danger, qui risquait d'anéantir tous les progrès qu'il avait faits sur la voie de la vie heureuse et de la liberté. Mais il s'en explique dans le De uita beata: «Le sage ne se croit pas indigne des présents de la J:1ortune;il n'aime pas la richesse, mais il la préfère; il ne l'accueille pas dans son âme mais dans sa maison; il ne refuse pas de la posséder, mais il la contient et veut que ce soit pour lui un moyen accru mis à la disposition de sa vertu> (21,3). Sénèque, au milieu des biens de fortune, n'en a pas moins voulu demeurer pauvre «en esprit>, et il le prouvera lorsque, en 62, il offrira à · Néron de lui donner tout ce qu'il possède. Sa richesse n'a été qu'un moyen pour assumer pleinement son rôle politique et mieux servir les hommes, selon le principe des stoïciens. Pauvre, il n'aurait eu aucun prestige devant une opinion politique menée par les préjugés ordinaires, qui n'aurait pas accepté un ministre qui n'aurait pas eu un train de maison magnifique. Quant à lui, il vit pauvrement; il n'a comme compagnons ordinaires que quelques esclaves lettrés, qui discutent avec lui de problèmes philosophiques. Les promesses faites dans le De uita beata seront tenues au temps des Lettres à Lucilius.

LES RAPPORTS DE SÉNÈQUE ET DE L'EMPEREUR CLAUDE

Sénèque vit l'avènement et la mort de l'empereur Claude, et cela, en une période de sa vie qui fut celle de sa pleine force, puisqu'elle comprend les années de sa quarantaine et du début de sa cinquantaine. Lors de l'avènement, en 41 ap. J.-C., Sénèque avait sans doute un peu plus de quarante ans; au moment de la mort, à l'automne de l'année 54, il n'en avait pas encore cinquante-cinq, ou venait à peine de les dépasser. Déjà connu comme écrivain et comme orateur, au début du règne, il avait été mêlé à la vie politique et avait risqué d'être mis à mort par Caligula, à la suite, certainement, de ses relations avec M. Aemilius Lepidus et Gaetulicus. Il appartenait à l'une des factions qui gravitaient autour du pouvoir - celle des filles de Germanicus, Julia Livilla et Agrippine, qui étaient les nièces du nouveau Prince. Il était entré au Sénat, en exerçant la questure et, encore sous Caligula, soit l'édilité plébéienne soit le tribunat de la plèbe. Il était promis à une carrière sénatoriale, semblable à celle de son frère Gallion. Attiré par les studia, auxquels il s'était consacré pendant son séjour en Égypte, il conservait, de ses études poursuivies pendant son adolescence, une sympathie marquée pour le stoïcisme, mais il ne s'était pas encore attaché à revivre, dans sa conscience, les principes et les conséquences du système. Le Sénèque que nous entrevoyons à cette époque est encore inachevé, par rapport à celui que nous découvrirons dans les années suivantes. Il est essentiellement un politique, qui réfléchit sur le pouvoir, mais à quelque distance de celui-ci il est le témoin du règne et c'est son témoignage, de caractère historique et politique, que nous voudrions dégager ici. Lorsque, le 24 janvier 41, Caligula est assassiné, Sénèque est dans une semi-disgrâce; suspect, ainsi que nous l'avons dit, en raison de ses antécédents, d'avoir secrètement approuvé la conjuration de Gaetulicus, il ne peut qu'approuver le choix de Claude, imposé par les prétoriens à un Sénat en plein désarroi. Pour lui, c'est une chance inespérée. Les exilées de 39, Livilla et Agrippine, sont rappelées. Le « parti de Germanicus>,

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durement frappé par Gaius, qui avait été trahi par ceux qui auraient dû être ses appuis les plus sûrs, revenait au pouvoir. Sénèque se crut autorisé à faire entendre sa voix et à donner des conseils au nouveau Prince. Ce fut dans cet esprit qu'il composa le traité Sur la colère, dédié, expressément, à son frère Gallion, mais traitant, en fait, surtout des devoirs des rois. Il n'est pas difficile de montrer que le De ira, dans ses trois livres, tend à imposer l'idée que le «bon roi» ne doit pas céder à ses passions, surtout à la colère, qui est destructrice, et contraire, entre toutes, à la vie politique. Nous avons essayé de le faire et ce n'est pas ici le lieu d'y revenir. Rappelons seulement que Claude, apparemment sensible à ce que lui remontrait Sénèque - qui était alors de ses amis - publia un édit dans lequel il promit de surmonter sa tendance naturelle à l'irascibilité. Pendant ces premiers mois de 41, les relations entre Sénèque et Claude sont sans aucun doute excellentes, comme le sont celles du Prince avec ses deux nièces, Livilla et Agrippine. Trop bonnes, même, puisque, très vite, Messaline et les affranchis qui appuyaient leurs intrigues sur son influence jugèrent indispensable de réagir, et ce fut le procès intenté à Livilla, l'accusation d'adultère (qui n'était qu'un prétexte, car, même si les faits étaient réels, ce n'est assurément pas un scrupule moral qui poussa Messaline à provoquer le scandale) et, finalement, l'exil de Sénèque et celui de Livilla, bientôt suivi par la mort de celle-ci. Agrippine, plus habile que Livilla, ayant su mieux que celle-ci dissimuler ses ambitions, échappa aux menées de Messaline, qui tenta de démanteler et d'utiliser à son profit le «parti de Germanicus». Nous en avons un indice, sinon la preuve absolue, dans l'attitude de Suillius, qui avait été questeur de Germanicus, et avait suivi d'abord le sort de la coterie. En disgrâce au temps de Séjan, il avait été en faveur auprès de Gaius. Mais, en 45, le voici consul suffect, et l'allié de Messaline, dont il devient le conseiller et l'agent. Cette redistribution des alliances, effective en 45, commença dès la fin de 41, lorsque Sénèque fut envoyé en Corse, Livilla exilée et Agrippine éloignée de la cour. On sait que la condamnation de Sénèque fut imposée au Prince par ses conseillers, et que Claude lui-même adoucit la sentence, transformant la peine de mort en relégation, tandis que Livilla était frappée plus durement. C'était avouer clairement que la raison d'État l'emportait sur la justice. Sénèque le confirmera plus tard, lorsqu'il écrira, dans la Consolation à Polybe, c'est-à-dire, croyons-nous, pendant l'hiver 43-44:

«qualem uolet esse existimet causam meam; uel iustitia eius bonam perspiciat, uel clementia facial bonam ». (XIII, 3).

S2NèQUE ET L'EMPEREUR CLAUDE

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La «cause:. se Sénèque, ce n'est pas l'accusation d'adultère, mais le choix politique qu'il avait fait, sous Caligula et pendant les premiers mois du règne de Claude. Voilà ce qu'il convient de lire entre les lignes: ou bien Claude poursuit la politique que symbolise le nom de Germanicus, et alors, il aura Sénèque avec lui, ou bien il suivra une orientation différente, et alors il doit au moins à sa clémence de pardonner à l'homme qui a fait un autre choix. C'est dans la Consolation à Polybe, en effet, que Sénèque indique, assez clairement, à travers les ménagements verbaux et les circonlocutions exigées par l'étiquette, les deux possibilités qui s'offraient à Claude, au début de son règne, et qui sont symbolisées par deux noms, deux exempta: celui d'Auguste et celui d'Antoine. Tous deux possèdent la vertu impériale par excellence, la magnitudo animi; mais Auguste l'exerce dans la clémence, tandis qu'Antoine la manifeste en provoquant le massacre de vingt légions (XVI, 2). En cette fin de l'année 43, pendant que Claude est occupé par l'expédition de Bretagne, Sénèque peut penser que le Prince n'a pas encore opéré un choix définitif, que le «côté d'Auguste> peut l'emporter en lui sur le «côté d'Antoine>, c'est-à-dire, en plus clair, qu'il se conformera à la tradition libérale d'Auguste, et renoncera aux tentations monarchiques, symbolisées par le nom d'Antoine. Déjà, quelques mois plus tôt, dans la Consolation qu'il adressait à sa mère Helvia, Sénèque exprimait des idées semblables. Il se comparait expressément à Marcellus, contraint lui aussi à l'exil pour avoir pris le parti de la liberté (IX, 4 sq.). Ce qui implique que son procès a été mené par des hommes qui représentaient la «tyrannie> - c'est-à-dire, la tradition d'Antoine et de la monarchie à l'orientale. Nous nous trouvons ainsi initiés aux intrigues des factions qui partagent la cour. Messaline, ou plutôt les affranchis «monarchistes> qui se servent d'elle, poussent l'Empereur à gouverner par leur intermédiaire, et à continuer la politique autoritaire de Gaius. Les autres - parmi lesquels Sénèque, et les amis qui ont échappé, jusque-là, aux accusations - souhaitent revenir à la dyarchie, c'est-à-dire au principat aristocratique. Entre les deux factions, Claude lui-même. Les amis de Sénèque, qui connaissaient bien le Prince pour l'avoir vu à la cour de Gaius, et qui connaissaient sa faiblesse, ne se faisaient pas d'illusion. Ils colportaient le mot de Passienus Crispus répétant «qu'il préférait le jugement d'Auguste et, chez Claude, ses bienfaitu (De Ben, l, 15, 5). Il fallait se concilier le maître, gagner sa faveur plutôt que compter sur son sens politique et sa raison. Telle était la situation pendant les premières années que Sénèque passa en exil. Si l'on voulait éviter que recommençât le cauchemar

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qu'avait été la fin du règne de Caligula, il était nécessaire de faire sa cour à l'homme dont tout dépendait. On sait que les adversaires de Messaline, pendant le règne de celle-ci, intriguèrent contre elle, et que leurs efforts aboutirent à la faire exécuter, un peu contre le gré de Claude. Sénèque, du fond de l'exil, avait commencé de mener, sur un autre plan, une lutte analogue, et cela explique le ton de la Consolation à Polybe, dont les modernes affectent si souvent de se scandaliser. On peut montrer que ce traité, adressé au plus cultivé et au plus «raisonnable» des affranchis impériaux, est en fait une tentative pour créer une fissure dans le bloc que constitue la « maison du Prince». Sénèque, en exil, ne renonce pas à toute action politique. Mais il sait adapter sa conduite aux circonstances est une vertu stoïcienne - et met en pratique le mot de Passiel' eu111• Réplique qui reprend un mot célèbre de Tibère, rapporté par Suétone : un condamné en instance d'exécution ayant demandé la mort au prince, celui-ci lui aurait répondu «nous ne sommes pas encore réconciliéS>19• On ne saurait donc douter que Sénèque, en composant son Thyeste, n'ait eu présent à l'esprit le règne de Tibère, soit qu'il fût encore sous l'impression des drames qui s'y déroulèrent, soit qu'il en ait fait l'objet de sa réflexion, comme d'un exemplum politique particulièrement significatif. Et de nombreux rapprochements pouvaient être établis entre la vieille légende grecque et l'histoire de la maison impériale, décimée par la volonté du Prince. Une malédiction semblait avoir frappé la famille de Drusus, frère de Tibère, et Drusus lui-même; malédiction qui avait profité à Tibère. Certes, celui-ci n'avait pas imaginé un festin aussi atroce que celui de Thyeste, mais il n'en avait pas moins anéanti la descendance de son frère, après avoir (selon toute vraisemblance) provoqué l'empoisonne· ment de Germanicus. Gaius, seul des petits-enfants de Drusus, avait survécu. Dans le même passage où Sénèque évoque le retour sanglant du roi exilé, il fait dire à la Furie : « que le frère tremble devant le frère, le fils devant son père, le père devant le fils, que les enfants périssent de male mort, et que leur naissan· ce soit pire encore; que menace son mari l'épouse hostile, qu'ils portent la guerre au-delà des mers, que le sang répandu arrose la terre entière, et que sur les grands maîtres des nations s'élève le triomphe de la passion victorieuse ... » 20. Tous ces crimes n'appartiennent pas à la légende de Thyeste, mais bien à la maison de Tibère. Celui-ci avait eu quelques raisons de craindre son frère Drusus, dont la gloire l'éclipsait et Suétone va jusqu'à prétendre qu'il le baissait 2 1• Les motifs ne lui avaient pas manqué non plus de jalou-

11

Thyeste 245 et suiv : Satelles : ferro peremptus spiritum inimicum expuat. Atreus: De fine poenae loqueris; ego poenam uolo, / perimat tyrannus leuis; in regno meo I mors impetratur. 19 Suétone, Tib. 61. 20 Thyeste, 40-46. 21 Sa haine pour Drusus: Suétone, Tib. 50.

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ser et de redouter ses deux beaux-fils, Gaius et Lucius Caesar, ainsi que son neveu, Germanicus, qu'il avait dû adopter 22 • La naissance maléfique dont il est question dans le vers du Thyeste s'applique assez bien à celle d'Agrippa Postumus, et mieux encore, à celui des deux jumeaux de Drusus Il qui mourut en bas âge23• On pensera aussi au crime de Livilla, faisant empoisonner son mari, Drusus 24 , et aux morts affreuses des fils aînés de Germanicus, Néro et Drusus III. Lorsque Sénèque dénonce « la guerre portée au-delà des mers», il pense peut-être à l'étrange aventure du faux Drusus (fils de Germanicus), qui avait failli, un moment, entraîner dans la sédition une partie de l'Orient 25• Naturellement, il n'est pas exact que les crimes perpétrés dans la maison impériale aient arrosé de sang la terre entière (pas plus que cela n'était vrai de ceux qu'avaient commis les Atrides), il n'y a là qu'une des exagérations coutumières au poète; peut-être pense-t-il aussi au sang répandu par les exilés dans les îles où ils avaient été envoyés, mais en revanche, il n'est pas faux que la libido ait triomphé du maître du monde, au temps où celui-ci était le reclus de Caprée.

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*

Si, donc, le Thyeste peut nous apparaître comme une méditation sur le règne de Tibère et sur les drames qui avaient déchiré la maison impériale au début du siècle, il est possible, croyons-nous, de montrer que l'Oedipe contient des allusions assez nettes aux temps de Caligula. C'est d'abord Oedipe, apprenant par l'oracle de la Pythie que l'épidémie dont Thèbes est frappée est due à l'impunité dont jouit le meurtrier de Laïos, et déclarant aussitôt qu'il va s'employer sans retard à venger celui-ci: «Ce que je m'apprête à faire, invité par l'avertissement des dieux célestes , aurait dû être rendu aux cendres du roi défunt, pour que nul ne . violât perfidement la sainteté du sceptre; c'est au roi, entre tous, qu'il convient de veiller au salut des rois; personne ne se soucie que soit assassiné celui que l'on craint tant qu'il est sain et sauf» 26 • Ces mots se rapportent à la situation de janvier 41.

22 lb.

52. Tacite, Ann. IV, 15, 1 (v. R.E. s.v. Julius, n° 139). 24 lb. IV, 3, 1 et suiv. 2,lb. VI, 5 (= V, 10). 2, Oedipe 259 et suiv. 23

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On sait en effet que Claude, après l'assassinat de Caligula, fit exécuter Chaeréa et ses complices, « pensant plus loin, en ce qui le concernait, à son propre salut» 27• Mais on sait également que Caligula lui-même avait fait tuer Macron et Ennia, qui l'avaient aidé à s'emparer du pouvoir en achevant Tibère 28 • Certes, il pourrait ne s'agir là que d'une rencontre fortuite. Mais d'autres indices viennent s'ajouter, qui ne laissent guère place au doute - surtout après ce que nous a laissé entrevoir le Thyeste. Le dialogue - ou plutôt l'agôn - entre Oedipe et son beau-frère Créon nous livre plusieurs répliques qui ne prennent leur sens que si elles font allusion à des épisodes et des situations correspondant au règne de Caligula. Ainsi lorsque Sénèque nous montre un Oedipe soupçonneux, accusant son beau-frère de vouloir le détrôner, l'on ne peut pas ne pas songer à Caligula suspectant son beau-père, Junius Silanus et finissant, sur de minces prétextes, par le condamner à mourir. Pourtant, en apparence au moins, Silanus n'était guère dangereux; il ne se mêlait pas à la vie publique, se montrait en toutes choses si indolent que Gaius l'avait surnommé «le mouton doré~ 29 • Mais le Prince prétendait que ce n'était là qu'un masque destiné à couvrir des ambitions inavouables. Or, tel est précisément le reproche adressé par Oedipe à Créon : «La route la plus sûre pour régner est de faire l'éloge des situations modestes, de ne parler que de repos et de sommeil. Une âme inquiète simule toujours l'inaction» 30 • Un peu plus loin, Oedipe, poussé par les objections de Créon, invoquera la maxime, restée célèbre, de Caligula: «qu'ils me haïssent, pourvu qu'ils me craignent». Il dit en effet: «Quiconque redoute trop la haine ignore l'art d'être roi: c'est la crainte qui sauvegarde les trônes» 31 • Tibère avait dit: «qu'ils me baissent, pourvu qu'ils m'approuvent» 32 , mais c'est Caligula qui avait transformé la formule, et dit: «oderint dum metuant» 33 • Dans le même dialogue, Créon répond à Oedipe: « quinconque manie le sceptre cruellement, en usant durement de son

27

Cassius Dio LX, 3, 4. Id. LIX, 10, 6. 29 Id. LIX, 8, 4. 30 Oedipe 682-684. 31 Id. 703-704. 32 Suétone, Tib. 59, 4. 33 Id. Cal. 30, 3. 21

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pouvoir, craint ceux qui le craignent : la crainte retombe sur celui qui l'inspire > 34. Or, ces derniers mots, qui reprennent un vers de Laberius3 5, trouvent un écho littéral dans une phrase du De ira 36, et l'on peut penser que l'ex• pression du traité en prose (in auctores redundat timor) est la forme primitive de la «sententia >, et que les nécessités de la métrique ont obligé Sénèque à transformer en «metus in auctores redit>. S'il en est bien ainsi, l'Oedipe, non seulement serait postérieur au De ira, c'est-à-dire à l'année 41, mais, surtout, aurait été dominé par le souvenir de la tyrannie exercée par Caligula. Sénèque, en le composant, se serait trouvé dans les mêmes dispositions d'esprit qui avaient été les siennes lorsqu'il écrivit le traité sur la colère 37 • On peut en demander un nouvel indice à un autre passage du dialogue entre Oedipe et Créon, qui semble bien évoquer un épisode de la conjuration de Gaetulicus, cette conjuration dans laquelle il apparaît que Sénèque risqua d'être compromis. Créon est allé interroger l'oracle et, lorsqu'il revient, Oedipe lui demande quelle est la réponse. Mais Créon hésite à parler. Alors, Oedipe le menace et lui dit: «C'est être rebelle que de se taire lorsqu'on vous ordonne de parler»3s. Or, nous savons que Lucilius, lorsqu'il avait été interrogé par Gaius, comme témoin au procès de Gaetulicus, avait conservé obstinément le silence, au moins sur les faits importants 39et, d'autre part, dans le De ira, Sénèque reproche au maître enclin à la colère (entendez, à un tyran sem• blable à Caligula): «tu t'indignes qu'un esclave t'ait répondu ... et puis tu te plains que l'on ait ôté de la vie publique cette liberté que tu as toi• même ôtée de chez toi. Inversement, si le même serviteur s'est tu quant tu

Oed. 705-706: qui sceptra duro saeuus imperio regit I timet timentes: metus in auctorem redit. 35 Multos timere debet, quem multi timent. V. G. Monaco, in Annali d. Scuola Norm. Sup. di Pisa, ser. II, vol. XXI, 1952, p. 63-66, et les remarques de Fr. Giancotti, Mimo e Gnome, Florence-Messine 1967, p. 181 et n. 11, sur l'histoire de ce lieu commun. 3611, 11, 3: quid quod semper in auctores redundat timor nec quisquam metuitur ipse securus. 37 P. Grimal, Sénèque . .. , p. 270 et suiv. 31 V. 527: imperia soluit qui tacet iussus loqui. 39 Qu. nat. IV, Praef. 15. J.4

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l'as interrogé, tu appelles cela de l'insubordination> 40 • Nous avons ici trois faits convergents: deux d'entre eux sont rapportés, sans aucun doute, à Caligula. Il serait peu vraisemblable que le troisième, c'est-à-dire la sententia de la tragédie, ne s'y rapportât pas aussi. Enfin, une situation de l'Oedipe, le fait que Créon soit le beau-frère du roi, suggère un dernier rapprochement avec ce qui se passa lors de la même conjuration. Lorsque Créon, pour se disculper, objecte à Oedipe qu'il ne saurait vouloir éloigner sa propre sœur du trône (egone ut sororem regia expelli uelim? 41), que, n'ayant pas â supporter le poids de la royauté, il n'en a pas moins tous les avantages 42 en vertu de la parenté qui l'unit à la reine, il est impossible de ne pas penser que cette situation ressemble beaucoup à celle où se trouvaient les beaux-frères du Prince et notamment M. Aemilius Lepidus, ancien mari de Drusilla, mais amant de Livilla et d'Agrippine, lorsque s'instruisit le procès. Ici s'arrêtent, sans doute, les ressemblances entre la tragédie d'Oedipe et le règne de Gaius. Elles n'impliquent pas que le personnage d'Oedipe et celui de Caligula soient identifiés. Ils restent fort différents, et l'on ne saurait assimiler l'inceste involontaire du premier aux rapports, très conscients, entretenus par Caligula avec sa sœur Drusilla. Tout se limite à une attitude - d'ailleurs passagère - d'Oedipe, à des propos assez généraux sur la nature du pouvoir et à l'illustration de ses effets sur l'âme d'un homme, devenu maître absolu. Rien de tout cela ne se trouvait dans l'Oedipe Roi de Sophocle: le poète romain a introduit, de son propre chef, des méditations sur la philosophie du pouvoir monarchique, bien étrangères à la légende. Les indications chronologiques, que l'on peut déduire des remarques précédentes, laissent supposer que la tragédie de Sénèque ne peut être antérieure à la mort de Caligula, et, probablement, aux premiers mois du règne de Claude. Elle ne peut, non plus, être postérieure à l'avènement de Néron: les relations, réelles ou supposées, entre celui-ci et Agrippine interdisaient bien évidemment de traiter une légende où l'on voyait un roi devenir l'époux de sa mère. Nous nous trouvons ramenés à des conclusions semblables à celles que suggérait l'examen du Thyeste.

40

De ira III, 35, 1 : respondisse tibi seruum indignaris . .. deinde idem de re publica libertatem sublatam quereris quam domi sustulisti. Rursus si tacuit interrogatus, contumaciam euocas. 41 Oedipe, 671. 42 lbid. 687 et suiv.

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La lecture de !'Hercule furieux suggère, elle, que le poète, lorsqu'il composa cette tragédie, pensait au règne de Tibère et, en particulier, au drame de Séjan. La situation s'y prêtait assez bien. Dans un grand monologue d'exposition, Mégara, l'épouse d'Hercule, déplore la condition dans laquelle se trouve Thèbes, sa patrie, depuis le départ d'Hercule: «la terre a ressenti avec tristesse l'absence de celui qui est le garant de sa paix; le crime, prospère et heureux, prend le nom de valeur; les honnêtes gens reçoivent les ordres des criminels; le droit réside dans la force des armes; la crainte étouffe les lois. Devant mes yeux j'ai vu, frappés d'une main brutale, tomber les enfants qui cherchaient à maintenir le royaume de leur père et lui-même, l'ultime rejeton de la race de Cadmos, je l'ai vu abattu; j'ai vu l'ornement royal de sa tête enlevé avec sa tête même ... >43 • En apparence, Mégara ne fait qu'évoquer l'usurpation de Lycus, et son récit demeure dans les limites de la donnée légendaire. Mais certains traits ne peuvent se référer qu'à la situation de Rome sous le règne de Tibère, et en particulier pendant le gouvernement de Séjan, lorsque la loi de majesté exerçait ses ravages. Le «garant de la paix> universelle est sans doute Auguste - et non pas Hercule, comme semble le dire Mégara. Le «tyran> est un «exilé>, «privé de sa patrie et pesant à la nôtre» 44 • On reconnaît le thème, tel qu'il figure dans le Thyeste, où l'épithète désigne indubitablement Tibère. Et quelle est la cité qui tremble devant cet exilé? La ville «qui a accueilli des dieux, qui en a fait et (si l'on peut le dire sans impiété) qui en fera peut-être d'autres» 45 • Certes, apparemment, Mégara pense à Thèbes, la ville de Zeus et de Dionysos, mais sa phrase s'applique bien plus exactement à Rome, qui a comme fondateur Quirinus, qui a été visitée par César et par Auguste, avant de donner à tel ou tel de leurs successeurs la possibilité de mériter, lui aussi, l'apothéose. La restriction «fas sit loqui> s'adresse évidemment à l'empereur régnant, qui ne saurait être que Caligula, Claude ou Néron. Mais, s'il fallait choisir entre les trois, c'est à Claude que nous penserions, car le ton de l'expression rappelle de fort près celui de la Consolation à Polybe 46 • Poursuivant l'analyse des allusions contenues dans ces propos de Mégara, il semble difficile de ne pas penser, à propos de ces enfants «qui

Herc. fur. 250-258. Ibid. 269-210. 45 Ibid. 265-267. 46 Ad Pol. 12, 5 : Di ilium deaeque terris diu commodent. Acta hic diui Augusti aequet, annos uincat. •3

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cherchaient à maintenir le royaume de leur père», aux descendants directs d'Auguste, victimes de Séjan. Lycus est un usurpateur; il veut établir son pouvoir par un mariage; il épousera Mégara, parce qu'elle est de race royale 47 • Tel est, parmi les Julio-Claudiens, le mécanisme de la succession; se faire admettre comme gendre était l'ambition de Séjan, et l'on est ramené à une page célèbre de Tacite, la lettre de Tibère répondant à son préfet du prétoire qui lui demandait la main de Livilla 41 • Il est remarquable que Lycus s'adresse à lui-même les avertissements que Tibère adressait à Séjan. «La jalousie et les propos de la foule t'attaqueront? Mais l'art de régner consiste d'abord dans le fait de pouvoir supporter la jalousie», dit Lycus 49 • Et Tibère: c les magistrats, les grands qui, malgré ta volonté, s'imposent à toi et te consultent sur toutes les affaires ne dissimulent pas que, depuis longtemps, tu as dépassé le sommet des honneurs propres à l'ordre équestre et, par jalousie pour toi, ils m'accusent moi-même>. Sans doute Sénèque n'a pas lu Tacite, mais il eut certainement connaissance de la lettre de Tibère, dont on peut supposer qu'elle était devenue de notoriété publique après la disgrâce de son destinataire. Dans ces conditions, et l'esprit du lecteur invité à se souvenir des temps les plus sanglants de l'empire, lorsque Séjan servait à Tibère d'ins· trument pour anéantir la descendance de Germanicus 50 , les propos de Thésée, revenant des Enfers et décrivant le sort des rois après leur mort, prennent toute leur valeur : «j'ai vu des chefs sanglants enfermés dans une prison et des tyrans violents le dos déchiré par une main plébéienne. Mais quiconque a exercé le pouvoir dans la paix et, maître de la vie des autres, a conservé des mains innocentes, exerçant son pouvoir sans répandre le sang et épar· gnant autrui, au bout d'une longue carrière et d'une existence heureuse ou bien gagne le ciel ou le séjour bien heureux des bocages élyséens, pour y devenir juge» 51. Et Thésée conclut par un conseil bien précis: « Vous tous qui régnez, abstenez-vous de verser le sang: vos crimes à vous se paient plus chèrement»52. La c philosophie> politique de Sénèque, dans les tragédies, se résume en quelques phrases: le «roi> ne doit jamais recourir à la violence, il doit

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Herc. fur. 345-349. Tacite, Ann. IV, 40. 49 Herc. fur. 352-253. 50 Suétone, Tib. 55. 51 Herc. fur. 737-745. 52 Ibid. 746-747. 41

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s'appuyer sur la loi. Et ici nous retrouvons une distinction aristotélicienne entre ceux qu'Aristote appelle les rois «à la macédonienne» ou «laconienne » et les «tyrans» 53 • Le roi qui gouverne selon la loi respecte les droits des sujets, il procède avec douceur, et, à cette condition, il parviendra, au terme d'une longue vie, à la divinisation. L'insistance mise sur ce point dans l'Hercule furieux et dans !'Hercule sur l'Oeta 54 , dont le héros est un «bon roi» selon les stoïciens, en même temps qu'un sage, mais aussi dans le Troyennes 55 , où Agamemnon, fait l'éloge de la clémence, vertu royale par excellence 56 - cette insistance répond sans aucun doute à la pensée politique profonde de Sénèque. Et l'on constate, à maintes reprises, que les œuvres philosophiques affirment les mêmes principes. Cette nécessité de la clémence, parmi les premières vertus du bon roi est proclamée en particulier dans la Consolation à Polybe, où nous lisons que Claude, qui gouverne le monde, prouve que «le pouvoir est plus sûrement conservé par les bienfaits que par la force armée» 57 , et qu'il possède, à un degré éminent, cette vertu de clémence 58 • On voit que Sénèque n'a pas attendu le règne de Néron ni sa propre accession au pouvoir pour vanter celleci. Mais cet idéal du «bon roi», clément et juste, pacifique et sage, est

bien difficile à atteindre. Si la vertu est, pour un simple particulier. Un idéal peu accessible, pour un prince, elle est presque impossible, Le pouvoir, pense Sénèque, est, par lui-même, corrupteur. Et de cette sorte de fatalité, les tragédies offrent maint exemple. Par exemple, voici Oedipe, dont les intentions sont pures, qui proclame à plusieurs reprises sa piété et son désir de protéger son peuple contre le fléau qui le ravage 59 • Pourtant, ce même prince, qui se voudrait bienfaisant, se transforme en tyran dès qu'il se heurte à Créon. Il se transforme en un monstre pareil à Caligula. Tel est aussi le cas d'Agamemnon, dans la tragédie de ce nom. Égisthe nous assure que, autrefois roi de Mycènes, il revenait dans sa patrie en tyran, car «la prospérité emplit les âmes d'orgueil» 60 • Nous devinons,

Aristote, Pol. III, 14, 3, 1285 a 3, etc. Herc. Oet. 1983 et suiv. 55 V. 258-259. 56 Troyennes 321 et suiv. 51 Ad Pol. 12, 3: illo (Caesare) moderante terras et ostendente quanto melius imperium custodiatur beneficiis quam armis . .. ,. Ibid. 13, 1 et suiv. 59 Par ex. v. 245 : pium prohibuit ullus officium metus. V. aussi v. 87 et suiv. 60 Agam. 251; cf. ibid. v. 269-272. 53

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à plusieurs indices, que Sénèque, dans cette tragédie, pense plus particulièrement à Tibère; ainsi, lorsque Électre, coupable d'avoir insulté sa mère, est entraînée dans un cachot, elle demande à Égisthe de lui accorder la mort, et le nouveau roi lui répond par la maxime chère à Tibère : «c'est un tyran inexpérimenté, que celui qui donne la mort comme châtimenh61; mais un autre rapprochement encore tend à désigner le règne. Égisthe, pour décider Clytemnestre à tuer son mari, lui donne cet avertissement : «un roi qui répudie sa femme ne la laisse point partir; tu berces ta crainte d'un espoir fallacieux» 62 • On pourrait sans doute penser à la mort d'Octavie; mais il est bien évident que l'Agamemnon n'est pas un pamphlet anti-néronien; à la rigueur, on pourrait aussi évoquer la fin de Messaline, mais on pensera plutôt à celle de Julie, qui fut précipitée par l'inhumanité de son ancien mari 63 , tandis que Caligula, lorsqu'il répudia Lollia Paulina, s'abstint de la faire tuer, et Livia Orestilla de même fut seulement reléguée, lorsqu'elle eut cessé de plaire au prince. Cette fatalité, qui avait fait de Tibère, le «républicain», un tyran, est illustrée encore par les Phéniciennes; et c'est Oedipe qui discerne, dans le cœur de ses fils cette «rage de régner» qui les rend inaccessibles à tout autre sentiment 64 • Pourtant, avec l'Hercule sur l'Oeta, Sénèque paraît avoir retrouvé l'espoir. A plusieurs reprises, le poète évoque la possibilité que paraisse un nouveau sauveur pour le monde - un nouveau «divus» 65 Cet Hercule, dont il nous a déjà semblé (dans l'Hercule furieux) qu'il symbolisait le dieu Auguste, pacificateur du monde, prie le dieu suprême de faire en sorte que ne revienne jamais au monde «ni fauve, ni fléau, que la terre pitoyable n'ait plus à redouter de maîtres cruels, que ne règne plus, en aucune cour, de roi qui pense que le seul honneur d'un règne est d'avoir tenu sans cesse le glaive prêt à tomber66». Prière qui se place bien au début du régne de Néron, au temps où le mot d'ordre politique est celui de clémence! Sénèque prie le ciel pour que la race des tyrans soit à jamais abolie. C'est le moment où il écrit le traité sur la Tranquillité de l'âme et, précisément, un rapprochement caractéristique s'impose entre

1

Jbid. 995: rudis est tyannus morte qui penam exigit. Cf. Herc. fur 511 et suiv., et, ci-dessus, p. 209, Thyeste 246 et suiv. 62 Agam. 282 : non dant exitum / repudia regum. Spe metus fa/sa leuas. 63 Suétone, Tib. 50; Tacite, Ann. IV, 71. 5. .,. Phénic. 301 : regno pectus attonitum furit. Cf., ibid. v. 653 et suiv. 65 V. 1329-1330. 66 V. 1587 et suiv. •

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trois vers de la tragédie et une phrase de ce traité. Lorsque Déjanire vient d'envoyer à Hercule la tunique fatale, son cœur, troublé par des événements étranges, est en train de retrouver le calme, et elle dit : «de même que la mer, bouleversée par le vent du Sud, est encore pourtant gonflée, bien que les vents s'apaisent et que le jour retrouve le calme, de même mon esprit est encore troublé par cette crainte qu'il a chassée» 67 • Et nous lisons dans le De tranquillitate animi: «ce n'est pas que le corps de ces personnes (celles qui s'inquiètent de leur santé, après une longue maladie) ne soit pas en bonne santé, mais il n'est pas encore accoutumé à cette santé, ainsi il subsiste encore comme un tremblement même sur une mer tranquille, lorsque, au demeurant, elle vient de retrouver le calme après une tempête» 61 • Si l'on admet que le dialogue a été composé vers 54 69 , il n'est pas étonnant que Sénèque, à la fin de cette même année, ou au cours de la suivante, ait retrouvé et utilisé la même image. Certes, il n'y a pas là une preuve formelle, mais une convergence chronologique, qui vient confirmer l'impression retirée de la tragédie elle-même, que dans l'Hercule sur l'Oeta, Sénèque pense à Néron, au règne qui commence, et qui, les crimes de l'ancien âge effacés, ramènera la paix dans le monde. Une conclusion semblable résulte de la comparaison entre un chœur de la tragédie et l'éloge de Néron, mis par Lucain en tête de la Pharsale. Dans les deux cas, il est question d'une apothéose astrale; dans le premier, pour Hercule, dans le second pour Néron; les termes sont étrangement semblables, et il semble bien que Lucain ait repris les vers de son oncle, en retenant plusieurs expressions, dont celle qui a si souvent provoqué, chez les commentateurs de la Pharsale, tant d'incompréhension. Lucain dit à Néron: «si tu pèses sur une partie seulement de l'éther immense, l'axe du monde sentira ton poids» 70, et Sénèque fait dire au chœur: «sur quel endroit du ciel serein vas-tu peser?» 11 • Cette idée du «poids, de l'âme divinisée est naturelle dans le contexte tragique, où le poète insiste sur l'immensité, la masse énorme d'Hercule. Elle surprend davantage lorsqu'il s'agit de Néron, et l'on comprend que des commenta-

67 61

Herc. Oet. 710-712. De tranq. an. 2, 1 : sicut quidam tremor etiam tranquilli maris, utique cum ex

tempestate requieuit. 69 P. Grimal. Sénèque . .. p. 284 et suiv. . . . 10 Pharsale I, 56-57 : aetheris immensi partem si pressens unam, I sent1et axis onus. 11 Herc. Oet. 1569-1570: loca quae sereni / deprimes caeli?

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teurs trop subtils, et influencés par la légende néronienne, aient songé à voir là une allusion à l'embonpoint excessif attribué au jeune prince. Tout s'explique si Lucain a puisé l'idée première de sa sententia dans les vers de la tragédie. Mais il est légitime alors de penser que ce rapprochement verbal repose sur celui des développements, Lucain ayant compris que Sénèque, parlant d'Hercule, pensait en même temps à Néron. S'il en est bien ainsi, Hercule sur l'Oeta, tragédie optimiste, appartiendrait au temps où le philosophe avait conçu l'espoir de rétablir une monarchie juste et sage; tandis que, dans le reste du corpus, les allusions ne portent que sur les temps les plus noirs de la dynastie julio-claudienne et le ton général est indubitablement pessimiste. Ce qui appuierait la thèse selon laquelle l'œuvre tragique de Sénèque aurait été composée dans sa plus grande partie au cours de l'exil. C'est le moment où le philosophe, contraint d'abandonner toute carrière politique, éloigné des milieux de la cour, où l'avaient jusque là placé ses amitiés, victime des intrigues qui déchiraient l'entourage de ' Claude, désespère du destin de Rome. Mais, fidèle au devoir de «servir> les hommes, il n'en essaie pas moins, en dépit de tous les obstacles, de penser au salut commun, et le théâtre tragique lui appa• rait comme le meilleur moyen de faire entendre sa voix, puisque le forum aussi bien que la curie lui sont interdits. Et lui-même nous l'a dit: rappor• tant les paroles d' Athénodore, qui conseillait, au sage, de se retirer dans la vie privée, lorsque l'État était corrompu, il ajoute que ce philosophe a battu trop rapidement en retraite. Quant à lui, s'il faut reculer, il le fera graduellement, sans déroute, gagnant le terrain où il pourra enfin résister72. Ce terrain, ce fut, pour Sénèque, celui de la poésie dramatique, qui lui permit de présenter aux hommes des symboles de leur propre condition - morale aussi bien que poli'tique. Et cela explique ce caractère étrange d'un théâtre volontairement anachronique et déclamatoire, où le philosophe et l'homme d'État s'allient au poète pour méditer sur le Destin de Rome.

72

De tranq. an. 4, 1 et suiv. Cf. De otio, passim.

LUCJLIUS EN SICILE

Notre propos n'est pas, ici, de retracer la vie de Lucilius, l'ami de Sénèque, mais de nous demander ce que pouvait être l'existence quotidienne d'un procurateur impérial dans la province de Sicile, au temps de Néron et sa situation dans la vie de l'île. La carrière de Lucilius a fait l'objet de plusieurs études 1, et, longtemps, l'on a admis qu'il avait exercé au moins trois procuratèles. Mais les travaux de H. G. Pflaum ont fait justice de ces hypothèses aventureuses 2 • Le texte sur lequel on appuyait celles-ci ne signifie certainement pas ce qu'on lui faisait dire: «Voici, écrivait Sénèque, le souverain Bien>. - «Comment, dis-tu, y parvient-on?» «Non pas en traversant les Alpes Pennines et les Alpes Grées, ni les déserts de Candavie, tu n'auras pas à affronter les Syrtes ni Scylla et Charybde, que tu as pourtant franchies, avec, pour récompense, une petite procuratèle» 3• Cette énumération de voyages accomplis par Lucilius se rapporte seulement à ceux qu'il a dû faire pour ce rendre à ses différents postes, c'est-à-dire, d'abord, aux lieux de ses trois milices équestres, et, ensuite seulement, en Sicile. Ces trois milices se sont déroulées en Germanie Supérieure (nous en avons confirmation d'autre part)4, puis en Macé-

La plus célèbre reste celle de L. Delatte, Lucilius, l'ami de Sénèque. Les Etudes classiques, IV 1935, 367-385; 546-590. 2 H. G. Pflaum, Les carrières procuratoriennes équestres sous le Haut-Empire romain, Paris 1960, t. I, n. 30, p. 70-73, réfutant Hirschfeld, CIL, XII, p. XIII, et W. Kroll, s.v. Lucilius Junior, RE XIII, 2 (1927), col. 1645 et suiv. (suivis, en général, par L. Delatte, op. cit.). 3 Ad Luc. 31,9: ,:Quomodo» inquis ,:isto peruenitur .»? Non per Poeninum montem nec per deserta Candauiae, nec Syrtes tibi nec Scylla aut Charybdis adeundae sunt, quae tamen omnia transisti procuratiunculae pretia . .. ». La procuratèle ne pouvait être obtenue qu'après l'accomplissement des trois «milices» réglementaires. 4 Grâce à la mention par Sénèque (Qu. Nat. IV, praef. 15), des relations anciennes entre Lucilius et Gaetulicus, au temps où celui-ci commandait les légions de Germanie Supérieure. 1

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doine, enfin en Afrique. La procuratèle de Sicile vient en dernier lieu, et elle mérite bien l'appellation péjorative de procuratiuncula que lui applique Sénèque, car elle se situe, sinon tout à fait au bas de l'échelle hiérarchique, du moins parmi les plus basses. La Sicile est en effet depuis Auguste 5, une province prétorienne, et le procurator Augusti chargé des affaires financières est un «centenarius». Il reçoit donc un traitement de 100 000 sesterces par an; le traitement le plus bas est, on le sait, celui du sexagenarius (60 000 sesterces). Cent mille sesterces sont une somme médiocre 6, et l'on sait que les procurateurs devaient la compléter, en usant de divers stratagèmes, dont le plus ordinaire semble avoir été (comme pour les gouverneurs) de se faire offrir des cadeaux par divers «amis» 7 • Nous ne savons par exactement dans quelles conditions Lucilius obtint sa procuratèle de Sicile. Il semble que, en 62, lorsque furent composées les Questions Naturelles, que lui dédia Sénèque, il venait d'arriver dans l'île. L'on était en 62, peu après le tremblement de terre qui avait ravagé Pompéi, et qui date du 5 février de cette année-là•. C'est du moins ce qui résulte du début du livre IV des Questions Naturelles : c tu te plais, ainsi que tu me l'écris ... , en Sicile, et dans l'exercice de cette procuratèle paisible ... »9 • Ce dernier adjectif se comprend bien si l'on pense que Luci. lius vient de terminer de longues années de service militaire. On ne pensera pas que ses devoirs de procurateurs aient été une sinécure, et lui aient laissé beaucoup de loisir - ce qui serait un sens possible du mot otiosae. On remarquera, notamment, que Sénèque, à plusieurs reprises, oppose une fonction qu'il qualifie d'otiosa à une fonction qui comporterait une part d'activité militaire, simple «service de place» 10• Même si, comme tribun militaire ou préfet d'aile, Lucilius ne combattait pas, sur le Rhin, sur le Danube, ou en Afrique, il n'en montait pas moins la garde, et se comportait en soldat - ce qui est le contraire de l'otium, que connaît la Sicile.

' Strabon, XVII, 3, 25, p. 840 C. H. G. Pflaum, Essai sur les procurateurs équestres sous le Haut-Empire romain, Paris 1950, p. 167 et suiv. 7 Id., ibid. • G. O. Onorato, La data del terremoto di Pompei, 5 febbraio 62 d.C., in Rendiconti della Ace. Naz. dei Lincei VIII, iv, 1949, p. 644-661. 9 IV, praef. I: delectat te, quemadmodum scribis ... Sicilia et officium procurationis otiosae. 10 Par ex. De tr. an. III, 5 : ille . .. militat qui . .. : statione minus periculosa, non otiosa tamen, fungitur,uigiliasque seruat; ibid. IV, 7; De uita b. XXVI, 3. Le mot prend une acception diffêrente dans le De breu. uitae, où il dêsigne essentiellement la vie philosophique. 6

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Sénèque poursuit sa phrase en faisant observer que cette procuratèle demeurera «paisible> aussi longtemps que Lucilius ne tentera pas de transformer en imperium ce qui n'est qu'une administration civile et par conséquent n'usurpera pas les prérogatives d'un préteur, chef des forces de police 11. Cette tentation, beaucoup de procurateurs, nous le savons, ne pouvaient s'empêcher d'y céder. Chargés de surveiller, avec plus ou moins de discrétion, le gouverneur sénatorial (ici le préteur), ils exerçaient un pouvoir qui dépassait leurs attributions officielles. C'est contre cela que Sénèque met en garde son ami. La tentation ne viendra pas seulement à Lucilius d'elle-même; elle lui sera mille fois présentée par les flatteurs, c'est-à-dire tous les hommes qui espèreront tirer quelque profit de sa faveur. Une phrase de la même préface est très révélatrice à cet égard. A ces gens qui l'assiègent, Lucilius devra répondre: «Veux-tu bien porter ces mots, qui passent chaque fois d'un magistrat à l'autre en même temps que les licteurs, à quelqu'un qui, décidé à rendre la pareille, veut s'entendre dire ce qu'il a dit à d'autres> 12• Les quémandeurs viennent faire leur cour au procurateur, qu'ils affectent de considérer (et traitent, en pratique) comme un magistrat. Dans les Lettres, nous découvrons plusieurs allusions à cette situation: par exemple, dans la troisième, la mention de cet «ami>, qui n'en est pas un, car on ne lui confie pas tous les secrets. Lucilius est le point de mire de ceux qui l'entourent, ses moindres propos seront rapportés, amplifiés, et, calomnies ou médisance lui susciteront non seulement des ennuis mais aussi des dangers véritables. Les délateurs ne sont jamais loin; Lucilius en fait l'expèrience, puisque l'un de ses ennemis lui a intenté un procès u. On pensera, puisque Sénèque ne se propose pas d'intervenir, que ce procès doit être jugé en Sicile même, sans doute au tribunal du préteur; quelque accusation sans doute mineure, mais qui ne laisse pas d'irriter celui qui en est victime. Nous avons ici, sans aucun doute, l'un de ces différends qui surgissent immanquablement entre le gouverneur sénatorial et le procurateur. Si leurs rapports sont mauvais, le moindre incident (comme ce procès que l'on fait à Lucilius), peut provoquer une catastrophe, la disgrâce, pire encore, l'exil, au cas où l'affaire serait portée devant la juridiction impériale, dont dépend le procurateur. Appa-

IV, praef. 1 : .. . si continere id intra fines suos uolueris nec efficere imperium quod est procuratio. u Ibid. 13: uis tu ista uerba, quae iam sub alio magistratu ad alium cum lictoribus transeunt, fe"e ad aliquem qui, paria facturus, uult quicquid dixerit audire. u Ad Luc. 24,1. 11

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remment, les conseils de prudence et de modération prodigués par Sénèque, qui connaît bien les dangers que courent les fonctionnaires impériaux dans les provinces, n'ont pas été perdus pour Lucilius, et l'affaire du procès tourna court. On comprend que les Lettres, dès le début de la correspondance, insistent comme elles le font sur la nécessité de comprendre la véritable nature de l'amitié; la «fausse> amitié est une expérience quotidienne pour Lucilius; elle est inséparable de sa charge. Sénèque s'appuie sur cette expérience pour faire découvrir à son ami les implications philosophiques de l'amitié. Il aurait probablement recouru à d'autres thèmes si les fonctions du procurateur n'avaient pas exposé celui qui les exerçait à rencontrer ce problème à chaque moment. C'est dans la même perspective que l'on comprendra la recommandation de ne pas afficher ses convictions philosophiques, et le choix que l'on a fait d'une vie orientée vers la sagesse 14 : « le nom seul de la philosophie, dit Sénèque, est déjà suffisamment odieux par lui-même> 15• Sur ce point, Sénèque fait appel à son expérience personnelle; il se souvient des atta· ques que Suillius avait dirigées contre lui, quatre ou cinq ans plus tôt : un personnage public, comme il l'avait été lui-même (et le reste, en partie). comme l'est, à un moindre degré, Lucilius, doit se garder de heurter à cet égard l'opinion publique - et l'on ajoutera, surtout en pays grec, où les Romains étaient observés avec attention par un peuple volontiers railleur, comme l'étaient les Siciliens, si l'on en croit Cicéron. En Sicile, tout particulièrement, une «vie philosophique», c'est-à-dire ostensiblement austère, ne pouvait passer inaperçue, surtout si cela s'accompagnait du costume traditionnel des hommes d'école et de leurs allures volontairement provocantes. Plus qu'ailleurs, un procurateur impérial risquait de s'attirer l'ironie, voire le mépris de tous. Mais cela n'implique pas que Lucilius dût se conduire en tout comme aurait pu le faire un grand seigneur romain. Sénèque sait que, en Sicile, il est possible de prendre quelques libertés avec les conventions sociales. Ce qui se passe à l'intérieur de la maison est, en soi-même, moins voyant, mais, de plus, et assez paradoxalement, l'opinion des Siciliens considère comme un hommage le fait que l'étiquette romaine s'accommode, dans leur pays, d'adoucissements. Cela, nous le savons grâce au tableau tracé

14

Ibid. 5, 1 et suiv. Ibid. 5,2 : satis ipsum nomen philosophiae, etiam si modeste tractetur, inuidiosum est. 15

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par Cicéron dans les Ve"ines, et c'est encore l'impression que nous pouvons retirer des Lettres à Lucilius. Sénèque nous apprend que Lucilius, chez lui, se comportait envers ses esclaves moins en maître qu'en ami. Ce qui, apparemment, n'était pas l'habitude des grands seigneurs romains, qui considéraient comme déshonorant de traiter leurs gens avec familiarité. Un procurateur, pensait-on, se devait de les imiter, et Sénèque se réjouit d'apprendre que son ami n'en fait rien 16 • Sur ce point, il ne lui recommande pas la prudence, il ne l'engage pas â se défier d'une opinion publique qui, sans doute, ne s'en scandalisera pas. Lucilius invite ses esclaves â sa table; il ne semble pas avoir chez lui tous ces valets, spécialistes chacun d'un geste précis, qui sont de rigueur dans une familia élégante. Cela implique qu'il ne donne guère chez lui de banquets «officiels», et qu'il a simplifié â l'extrême son train de maison. Ce qui s'accorde parfaitement avec les conseils de modération que lui donnait Sénèque dans l'exercice de sa charge: un procura• teur n'est pas un gouverneur, il doit s'effacer et se conduire en tout avec modestie. Sénèque, d'autre part, avait rappelé â Lucilius le précepte d'Epicure sur la nécessité de partager la nourriture quotidienne avec des personnes dont on est sûr, et qui participent au même idéal de vie 17• Ces amis ne seront autres, dans la maison de Lucilius, que ses propres esclaves, et non pas des courtisans, attirés par l'ambition devinée chez le procurateur. La distance est grande avec le temps où Cicéron reprochait â Pison ses banquets épicuriens, lorsque le consul avait â côté de lui, sur le même lit de table, des gens de sa maison 18• Sénèque, au contraire de Cicéron, ne voit dans une telle conduite rien d'infâmant ni de «sordidus >, rien de vulgaire ni d'indigne d'un personnage public. Bien plus, il est fort probable que la simplicité affichée par Lucilius avait de quoi séduire les Siciliens. C'était une coutume fort ancienne (elle remonte, au moins, â Scipion le premier Africain) que les magistrats romains adoptent, en Sicile, des manières qui les rapprochaient de celles du pays. Scipion, lorsqu'il préparait l'expédition d'Afrique, avait, de la sorte, scandalisé les envoyés du sénat, mais séduit les Siciliens, si l'on en croit du moins un mot de Plutarque qui, dans la vie de Caton le Censeur, nous apprend que, vivant «â la grecque>, Scipion se montrait agréable tandis qu'il passait ses loisirs avec ses amis, dans les palestres, parmi les

Ad Luc. 47,1 et suiv. Ibid. 19,10. 11 Cicéron, ln Pisonem 22. 16

11

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occupations habituelles aux gens de Syracuse 19• Sénèque utilise ce caractère des Siciliens pour donner à Lucilius un conseil d'humanité, fidèle en cela à sa méthode de direction morale, qui consiste à utiliser les circonstances dans lesquelles se trouve son ami pour lui montrer la voie de la sagesse. Le voyage qui avait conduit Lucilius en Sicile paraît avoir été assez agité, si l'on en croit un passage des premières lettres, d'interprétation assez difficile : «tandis que tu te rendais en Sicile, tu as traversé le Détroit. Le pilote, imprudent, a méprisé les menaces de l'Auster... Il n'a pas gouverné sur la rive gauche, mais celle où Charybde, plus proche, bouleverse la mer ... >20• Le plus probable est de penser que Lucilius avait raconté à son ami la crainte que lui avait fait éprouver la témérité du pilote. Il se souvenait peut-être d'un passage de la Consolation à Marcia, qui semble présager les réflexions de Lucilius. Imaginant les conseils que l'on peut donner à un voyageur qui se rendrait à Syracuse, Sénèque avait écrit: «tu verras ensuite - car rien ne t'empêchera de raser cette monta· gne qui avale si goulûment la mer - la légendaire et fameuse Charybde, étale aussi longtemps que n'y souffle pas l'Auster, mais qui, s'il s'élève de cette direction quelque brise un peu forte, absorbe les embarcations dans son gouffre immense et profond> 2 1. On peut imaginer que Lucilius, se souvenant de ce passage, avait écrit à Sénèque pour lui raconter que, pré· cisément, son pilote avait négligé les signes avant-coureurs de l'Auster, et comment lui-même, Lucilius, avait redouté pour leur bateau le sort des nauigia engloutis par le monstre. Une fois parvenu à Syracuse, où semblent avoir été installés les bureaux du procurateur, Lucilius, pendant les premiers mois, ne paraît pas en avoir beaucoup bougé. Il fut sans doute occupé par les soins de son installation, et, très probablement aussi, séduit par le charme de la ville, sur lesquels Sénèque, autrefois, avait beaucoup insisté, dans le pas· sage de la Consolation à Marcia que nous avons cité. Nous lisons en effet, dans la seconde lettre de la correspondance: «d'après ce que tu m'écris et ce que j'entends dire, je conçois bon espoir à ton sujet. Tu ne vas pas çà et

19

Plutarque, Cato maior III, 8. Ad Luc. 14,8: cum peteres Siciliam, traiecisti fretum. Temerarius gubernator contempsit austri minas . .. non sinistrum petit litus sed id a quo propior Charybdis maria conuoluit. 21 Ad Marc. 17,2: deinde uidebis (licebit enim tibi auidissimm maris uerticem ~tringere) stratam illam fabulosam Charybdin quam diu ab austro uacat, at, si quid inde uehementius spirauit, magno hiatu profundoque nauigia sorbentem. 20

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là, tu ne t'agites pas en changeant sans cesse de lieu» 22 • Apparemment Lucilius est resté quelque temps au moins sans quitter Syracuse. Il avait prévenu son ami de cette intention, et cela servit de prétexte à la première lettre du recueil, qui est la réponse de Sénèque : «Tu as raison, mon cher Lucilius, rends-toi à toi-même et que ce temps, qui, jusqu'ici, t'était arraché, ou dérobé, ou qui était gaspillé, soit recueilli par toi, et économisé ... »23 • Ce temps, Lucilius le consacrera aux studia, qui ne sont pas encore pour l'essentiel des lectures philosophiques - cela ne viendra que plus tard - mais, sans doute, la composition de poèmes, dont un au moins dut être inspiré par le pays où il se trouvait. C'est en effet, à cette première partie du séjour qu'il convient probablement de rapporter le poème de Lucilius sur Alphée et Aréthuse, dont Sénèque a cité un vers :

Elius Siculis de fontibus exilit amnis 24 • De plus, Lucilius espérait profiter de son séjour en Sicile pour composer un poème plus ample, dans lequel il chanterait, d'une manière plus générale, les sites illustres de l'île. Mais il diffèrera le voyage qui doit lui faire connaitre ceux-ci, et ne l'entreprendra (croyons-nous) qu'au mois de mai 64. C'est en effet dans la Lettre 19 que nous lisons ces mots: «J'attends tes lettres, dans lesquelles tu me raconteras ce que ton voyage autour de la Sicile entière t'aura montré que tu ne connaissais pas, et tous les renseignements plus sûrs concernant Charybde elle-même» 25 • Or, nous pensons avoir montré ailleurs 26 que les premières luttres du recueil datent du début de l'été de l'année 62 et que la Lettre 79 se situe au moins de mai de 64, près de deux ans plus tard. Mais, avant d'entreprendre ce voyage - et sans doute au début du printemps de 64 - il avait consulté Sénèque sur ce projet, et la réponse avait d'abord été défavorable: «je ne veux pas que tu changes de lieu et que tu voyages ici et là ... »27 • Mais

Ibid. 2,1 : ex his quae mihi scribis et ex his quae audio bonam spem de te concipio. Non discurris nec locorum mutationibus inquietaris. 23 Ibid. 1,1 : ita fac, mi Lucili, uindica te tibi te tempus, quod adhuc aut auferebatur aut subripiebatur aut excidebat, collige et serua. 24 Qu. Nat. III, 1,1 : cle fleuve d'Elide jaillit des sources sicilienneu. Cf. ibid. 11

26,6.

Ad Luc. 79,1 : expecto epistulas tuas, quibus mihi indices circuitus Siciliae totius quid tibi noui ostenderit, · et omnia de ipsa Charybdi certiora. L'intérêt tout particulier porté par Sénèque à Charybde s'explique parce qu'il voyait là un phéno• mène caractéristique de cette «tension» de l'air par laquelle il voulait rendre compte de la dynamique universelle. 26 P. Grimal. Sénèque ou la conscience de l'Empire, Paris 1978, p. 433 et suiv. 27 Ad Luc. 69,1 : mutare te loco et aliunde alio transilire nolo. 25

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Sénèque s'était laissé fléchir, il avait même profité (comme de coutume) de ce tour de Sicile pour suggérer à Lucilius d'étudier les phénomènes naturels, ce qui avait l'avantage de donner une couleur philosophique à ce qui n'aurait pu être qu'un prétexte pour se fuir soi-même. Donc, pendant près de deux ans, Lucilius serait resté à Syracuse, vivant assez retiré, parmi ses gens, fuyant toute apparence de rivalité avec le gouverneur, évitant de se signaler par quelque excès que ce soit, menant une existence «à la sicilienne>, profitant de la paix profonde et de la vie civile, qui lui semblaient, au début, si agréables, après des années de service militaire. Toutefois, un sujet de plainte: la Sicile n'est pas riche en livres; ceux qu'il a pu y trouver, et qu'il a dévorés, dans le premier élan, ont été épuisés en une année environ. Nous voyons en effet, au début de la correspondance, que Lucilius lit beaucoup, et un peu n'impor· te quoi: «Mais prends garde que cette façon que tu as de lire beaucoup d'auteurs et des livres de toute sorte ne présente quelque chose de mal défini et d'insuffisamment posé» 21 • Nous sommes alors, si l'on suit notre chronologie, en juillet 62. Un an plus tard environ (vers l'été de 63?), Lucilius s'est plaint à Sénèque de ne pas avoir les livres qu'il souhaite: «Tu déplores de manquer de livres là-bâs» 29. On peut s'interroger sur ce «manque de livres>: n'est-ce pas en contradiction avec la réputation des Siciliens, d'être parmi les plus intelligents et les plus cultivés des Grecs établis en Occident? On peut s'étonner aussi de ce que Sénèque, en 62, déconseille à Lucilius, de trop lire, et, un an plus tard, se propose de lui envoyer toute sa propre bibliothèque (10tum horreum excutere). L'explication de l'un et de l'autre faits est simple: les livres que l'on trouve en Sicile sont de toute sorte, les traités des stoi• ciens y sont, au contraire, beaucoup plus rares. Un an après le début de la correspondance, persuadé par les conseils que lui a donnés Sénèque, Lucilius se préoccupe d'acquérir une connaissance plus détaillée et plus technique du stoïcisme. Et, là, il se heurte à l'indigence des bibliothèques siciliennes. Sénèque ne peut que l'encourager à lire Chrysippe, Hécaton, et les autres. Et c'est la raison pour laquelle il lui enverra leurs ouvrages. Le «moment> de la parénèse est différent. Il faut agir différemment sur un esprit encore mal préparé à la vie spirituelle et sur le même esprit qu'une longue préparation a rendu sensible aux véritables valeurs.

21

Ibid. 2,2 : illud quidem uide ne ista lectio auctorum multorum et omnis generis uoluminum habeat aliquid uagum et in.stabile. 29 Ibid. 45,1 : librorum istic inopiam esse quaeris.

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Peut-on, d'autre part, tirer quelque conclusion du fait que Syracuse ne possède que peu de volumes stoïciens? Faut-il y chercher une manifestation du tempérament sicilien, peu enclin à considérer que la vertu est le seul bien désirable? On comprend assez bien qu'une école épicurienne se soit installée au Pausilype; on voit moins bien comment une école stoïcienne aurait pu trouver des disciples à Syracuse. Même si là n'en est pas la cause, les livres de la secte étaient rares en Sicile sous le règne de Néron. Quoi qu'il en soit, Sénèque, peu de temps après l'arrivée de Lucilius à Syracuse, l'engage à abandonner ses fonctions et à vivre uniquement pour la philosophie, les studia qui, cette fois, ne sont plus orientés vers la poésie. Et Lùcilius a suivi ce conseil. Dans les loisirs de sa procuratèle, il a en effet composé un livre, qu'il a envoyé à Sénèque, et celui-ci le félicite, mais, malheureusement, il ne nous donne guère de renseignement sur le contenu et la nature de l'ouvrage. Nous entrevoyons seulement qu'il était en prose - les termes de comparaison invoqués sont Tite-Live et Epicure, non Homère ou Virgile. Cela est confirmé par l'un des compliments adressés par Sénèque à Lucilius, lorsqu'il loue la «compositio uirilis et sancta > de l'ouvrage en question, c'est-à-dire son style, le tissu même du discours 30 • On s'en persuadera en relisant ce que le même Sénèque dit de la compositio de Mécène et de Papirius Fabianus 31• Si, d'autre part, Sénèque approuve aussi le sujet du livre (fecit aliquid et materia . .. ) on ne se trompera guère en pensant qu'il s'agit d'un ouvrage philosophique, qui ne s'interdisait évidemment pas les mouvements oratoires, puisque Sénèque se retient d'employer le mot impetus, qui lui vient à l'esprit et qui, dit-il, serait juste si toute l'œuvre n'était pas entraînée par un élan semblable. Il s'agit peut-être de l'une de ces compositions qui servaient à Lucilius d'exercice spirituel, et qui, tournant et retournant en tout sens quelque notion, permettait de l'intégrer totalement à son être. Lucilius, tenté, depuis toujours, par la gloire littéraire, et n'étant pas dépourvu de talent (il semble avoir dû à celui-ci au moins une part de son élévation et de sa carrière), s'était donc laissé tenter par Sénèque et appliquait son talent à la composition philosophique, avant de revenir, quelques mois plus tard, à la poésie. Les devoirs de sa charge, telle qu'il la comprenait n'étaient pas tels qu'ils lui interdisent ces loisirs. Mais Sénèque demandait davantage. Il voulait que son ami abandonnât totalement sa procuratèle, lui disant que, s'il ne le faisait pas, il serait entraîné par sa

30

31

Ibid. 46,2. Ibid. 100,1-7; 114,8 et 15; 115,1.

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carnere à exercer diverses charges urbaines, qui l'accableraient. Quelques années plus tôt, Sénèque avait donné les mêmes conseils à Paulinus, lui aussi engagé dans des tâches administratives, qui n'avaient que peu à voir avec la vie de l'esprit ni même la véritable activité politique. Lucilius est peu enclin à suivre ce conseil. Il craint la pauvreté, et l'on comprend ses hésitations, si l'on se souvient que le traitement qu'il recevait, nous l'avons dit, était seulement de 100 000 sesterces. Cette sommes, fort modique, ne lui avait certainement pas permis de se constituer un patrimoine suffisant pour vivre à l'abri de la gêne. N'oublions pas non plus que, d'ordinaire, les procurateurs pouvaient compter sur d'autres ressources, en jouant de leur influence; mais, précisément, c'était ce à quoi s'était refusé Lucilius, lorsqu'il avait décidé de mener une vie discrète, sans admettre dans sa maison tous les solliciteurs et les courtisans qu'attiraient d'ordinaire les procurateurs provinciaux. Cette situation financière modeste explique l'attitude de Lucilius et aussi l'insistance de Sénèque à revenir sans cesse sur ce sujet; il accumule dès les premières lettres les maximes empruntées à Epicure, montrant que la richesse véritable ne consiste pas dans l'abondance des ressources mais dans la modération des désirs, qu'une pauvreté joyeuse est le plus grand des bienfaits, et plusieurs autres exhortations, qui ne semblent pas avoir entraîné très vite la décision de Lucilius. Nous avons les échos de ces hésitations 32• On ne pensera donc point que ces premières lettres de Sénèque ne traitent que de situations imaginaires. Elles s'appliquent réellement à leur destinataire, et l'on n'aurait tort d'y voir seulement un jeu de l'esprit. Naturellement, nous aimerions savoir dans quelles conditions Luciliùs avait obtenu sa procuratèle et auprès de quel gouverneur il se trouvait placé. Malheureusement, la correspondance ne nous donne aucun renseignement à cet égard, et les sources épigraphiques ne permettent que des hypothèses assez fragiles. Pourtant, il n'est pas sans intérêt de remarquer que, à un certain moment de sa vie, et avant 62, Lucilius s'était adressé à Gallion, le frère de Sénèque, et que celui-ci ne lui avait pas prêté une oreille complaisante 33 • Cette aventure ne saurait être de beaucoup antérieure à sa nomination en Sicile; Sénèque, lui en parlant, semble bien impliquer qu'elle était toute récente. On peut sans doute en conclure que Lucilius avait demandé à Gallion d'appuyer sa candidature,

32

Par ex. Ad Luc. 17,1 et suiv. Nat. IV, praef. 10.

"Qu.

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d'être son csuffragator> 34 • Gallion était bien en cour: en 59, il avait servi de héraut à Néron, l'annonçant à son entrée au théâtrels - en un temps où Sénèque commençait de préparer sa retraite - ou, tout au moins, sentait sa puissance menacée. Peut-être Sénèque, pressentant la nature de Lucilius, ne jugerait-il pas devoir faciliter sa carrière, et, dès ce temps-là, espérait le voir embrasser une vie philosophique. Quoi qu'il en soit, Gallion ne se laissa pas toucher par les avances de Lucilius, et c'est sans doute par d'autres voies qu'il obtint de Néron sa nomination à la procuratèle de Sicile. Sénèque, lui, n'y fut sans doute pour rien. Quel gouvernerur trouva-t-il à Syracuse? Pour le règne de Néron, nous connaissons deux noms de propréteur, celui de M. Haterius Candidius et celui de L. Cornelius Marcellus 36 • Le premier exerça son gouvernement à un moment où le second était quaestore pro praetore, c'est-à-dire, gouverneur de la région occidentale, au nom d'Haterius. Plus tard, à une date que les inscriptions ne permettent pas de déterminer directement, L. Cornelius devint gouverneur de l'île entière, en qualité de legatus pro praetore; cette fois, il était chargé de l'intérim et, lui-même, préteur désigné. La chronologie relative étant ainsi fixée, il n'est peut-être pas impossible d'établir une chronologie absolue, au moins approximative. Nous savons en effet que Cornelius Marcellus est le sénateur qui, en 65, après l'échec de la conjuration de Pison, fut impliqué dans le procès de Cassius et L. Iunius Silanus 37 • Nous apprenons d'autre part, grâce à une allusion de Tacite 38 , qu'il fut tué en Espagne par Galba; ce qui suggère qu'à ce moment (en 68), il avait des responsabilités officielles, peut-être

Sur ces suffragatores, v. H. G. POaum, essai... cit., p. 195 et suiv. En 62, ou dès 61, Sénèque ne se sentait sans doute pas en position d'agir efficacement auprès de Néron; même pour la nomination d'un procurateur provincial, surtout si l'on se rappelle l'importance de ces postes dans l'administration générale. V. Tacite, Ann. XVI, 8 : ce sera l'un des griefs formulés contre Silanus de mettre en place des procurateurs, pour préparer sa prise de pouvoir. 35 Cassius Dio LXII, 20,1. On sait que Gallion ne sera pas compromis dans la conjuration de Pison. 36 CIL X 7192 (inscription d'Agrigente) Concordiae Agrigentinorum sacrum/ res publica Lilybitanolrum dedicantibus / M. Haterio Candida procos. et L. Cornelio Marcello Q. / pr(o) pr(aetore). Ibid. X, 7266 (inscription de Palerme): (Cereri.. .) / ... L. Corn(elius) /Marcellus// (q. pr.) / pr. prou. Sicil. I. (eg. pr) I pr. prou. eiusdem pr d(es) / ex multis. 37 Tacite, Ann. XVI, 8. V. Josef Klein, Die Verwaltungsbeamte der Provinzen des Rômische Reich, Bonn 1878, p. 105 et suiv. et p. 163. n Hist. I, 37. 34

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un commandement militaire, et qu'il était resté fidèle à Néron. S'il était à Rome en 65, si, d'autre part, il se trouvait en Espagne en 68, et sans doute dès 67, il est naturel de supposer qu'il avait été gouverneur de Sicile avant 64. Sa questure se situerait alors dans les premiers temps du règne de Néron 39 , et son gouvernement personnel en 63 environ, c'est-à-dire, précisément au cours de la période pendant laquelle Lucilius était procurateur dans cette province. Naturellement, ce n'est là qu'une hypothèse assez fragile, mais qui laisse entrevoir certaines possibilités. Cornelius Marcellus, nous l'avons dit, apparaît chez Tacite comme lié au «parti> de Cassius et de lunius Silan us. Ce «parti> était en rivalité avec celui de Pison, auquel était (volontairement ou non) associé Sénèque, puisque, d'une part, ceux qui le composaient ne furent pas inquiétés lorsque fut découverte la conjuration de Pison et que, d'autre part, celui-ci craignit un moment que L. Iunius Silanus ne lui enlevât le fruit de la victoire, une fois que la conjuration aurait atteint son but et que Néron aurait été assassiné.io. Si cela est exact, Cornelius Marcellus n'appartenait pas au même groupe politique que Lucilius. Celui-ci est, depuis le début de sa carrière, lié au «parti> d'Agrippine et des «enfants de Germanicus> 41 • C'est à ce titre qu'il est l'ami de Sénèque. Sa position en Sicile ne va donc pas sans difficulté. On peut penser que, nommé en 61 ou 62, il avait pour consigne de surveiller discrètement Marcellus, et cela expliquerait les attaques auxquelles il fut en butte dès le début de sa procuratèle, et que nous avons mentionnées. C'est contre de semblables intrigues que Sénèque veut prémunir son ami. Le philosophe n'ignore pas que la situation politique est incertaine; il l'avait prévu dès le temps du De uita beata (en 58); il en est plus que jamais persuadé, en cette année 62, où il prend ses distances par rapport à la cour impériale, mettant en pratique la théorie qu'il formule alors dans le De otio: les circonstances ne permettent plus guère de participer aux affaires; c'est en écrivant, en exhortant les hommes à mieux vivre que l'on servira le mieux l'humanité. Lucilius est, par vocation, un écrivain; qu'il suive donc cette vocation et compose les œuvres que l'on attend de lui.

J. Klein, ibid. Tacite, Ann. XV, 52. 1 • P. Grimal, Sénèque, op. cil., p. 92. 39 40

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Montaigne était grand lecteur de Sénèque, et avait pour lui une vive admiration, dont il s'est expliqué dans un chapitre des Essais (II, 32), intitulé Défense de Sénèque et de Plutarque. Nous apprenons ainsi que Sénèque était utilisé dans les pamphlets contemporains, «que ceux de la religion prétendue réformée font courir pour la deffence de leur cause>, et que l'on n'hésitait pas à reprendre contre le ministre de Néron les calomnies rapportées par Dion Cassius. Montaigne, pour son compte, estime que les reproches faits à Sénèque sont sans fondement, que ses écrits suffisent à les réfuter. Il ne veut pas pour lui d'autre défense. Il préfère ce que dit Tacite à ce qu'il trouve chez Dion, et, dans un autre chapitre du même livre (II, 35), il traduit presque mot pour mot le long récit que nous lisons dans les Annales de la manière dont Pompeia Paulina voulut mourir pour ne pas survivre à son mari. Puis, ne se contentant pas de ce qu'il appelle un «conte très véritable», il fait observer que «Paulina offre volontiers à quitter la vie pour l'amour de son mary, et que son mary avoit autre-fois quitté aussi la mort pour elle». La circonstance à laquelle il fait ainsi allusion se trouve rapportée dans une Lettre à Lucilius (lettre 104), dont Montaigne traduit un long extrait (par. 2 à 5): Sénèque, ayant été pris de fièvre, voulut se rendre à Nomentum, dans sa propriété favorite. Paulina craignait pour lui ce voyage, mais se résigna lorsque son mari lui représenta que «la fièbvre qu'il avoit ce n'estoit pas fièvre du corps, mais du lieu». Et Sénèque remarque que l'amour que lui porte sa femme lui enlève l'un des privilèges de la vieillesse, qui est d'avoir plus de courage et de ne plus attacher trop de prix à la vie ni à la santé. Car, dit-il, cum sciam spiritum illius in meo uerti, incipio, ut illi consulam, mihi consulere. Et cum me fortiorem senectus ad multa reddiderit, hoc beneficium aetatis amitto,· uenit enim mihi in mentem in hoc sene et adulescentem esse cui parcitur. Ce que Montaigne traduit ainsi: «Or, moi qui sçay que je loge sa vie en la mienne, je commence de pourvoir à moy pour pourvoir à elle: le privilège que ma vieillesse m'avait donné me

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rendant plus ferme et plus résolu à plusieurs choses, je le pers quand il me souvient qu'en ce vieillard il y en a une jeune à qui je profite». On admettra la traduction de Montaigne pour le début de la phrase; en revanche, il est difficile de penser que in hoc sene et adulescentem esse cui parcitur présente le sens qu'elle croit y discerner. Nous traduirions: «dans ce vieillard que je suis, il y a un jeune homme, à qui s'adressent les ménagements (en question)». Divergence d'interprétation dont on ne saurait faire grief à Montaigne, puisque l'un des plus récents éditeurs des Lettres à Lucilius, Fr. Préchac, renonce à tirer de cette phrase quelque sens que ce soit! Montaigne n'a pas aperçu cette dualité que Sénèque découvre en lui-même, grâce à l'amour que lui porte sa jeune femme. Mais là n'était pas son dessein. Il voulait montrer comment Sénèque, tout stoïcien qu'il était, tenait compte des sentiments et des opinions, quelque déraisonnables fussent-ils, de ceux qui l'aimaient: indulgendum est enim honestis adfectibus, dit Sénèque, ce que Montaigne traduit: «car il faut prester quelque chose aux honnnestes affections». Ces « honnestes affections», ce sont bien les sentiments honorables, légitimes, que Montaigne, comme Sénèque, reconnaît en nous: par exemple l'amour conjugal, refusé par les premiers stoïciens. On peut voir là un adoucissement au stoïcisme orthodoxe, et se demander à quel moment, dans l'histoire de la doctrine, il est intervenu. Ce n'est point ici notre propos : il existe chez Sénèque, qui oppose, on le sait, le sage véritable au disciple de Stilpon. Le sage stoïcien (selon Sénèque) surmonte les douleurs (incommoda), mais il les ressent; tandis que le sage des Mégariques ne les sent même pas (Ad Luc. 9, 3). Ce sage humain et fort aura des amis, pour lesquels il exercera la magnifique vertu d'amitié. Cette part faite au sentiment d'amour (caritas) avait déjà été réclamée par Hécaton: si uis amari, ama (ibid., par. 6). Et c'est bien là ce qui intéresse et séduit Montaigne, l'idée que l'amour d'autrui a des droits sur nous, qu'il peut nous détourner de nos plus rigoureuses résolutions. Dans sa lettre, Sénèque termine ainsi ce développement : habet praeterea in se non mediocre ista res gaudium et mercedem; quid enim iucundius quam uxori tam carum esse ut propter hoc tibi carior fias? Potest ita· que Paulina mea non tantum suum mihi timorem imputare sed etiam meum. Ce que Montaigne traduit : «Et en reçoit on une très-plaisante récompense, car qu'est-il plus doux que d'estre si cher à sa femme qu'en sa considération on en devien· ne plus cher à soymesme? Ainsi ma Pauline m'a chargé non seulement sa crainte, mais encore la mienne» (entendons : «je suis redevable à Paulina non seulement de la crainte qu'elle éprouve pour moi, mais de celle que j'éprouve pour moi-même» - et qui est une crainte «honorable» - timor

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honestus - dans la mesure où elle est conforme à la Nature, et à la conciliatio sui, instinct premier de l'être). Dans la Lellre de Sénèque, cette phrase est la dernière qui traite de ce point. Mais la «traduction> de Montaigne se poursuit: «Ce ne m'a pas esté a,sez de considérer combien résolument je pourrois mourir, mais j'ay aussi considéré combien irrésolument elle le pourroit souffrir. Je me suis contrainct à vivre, et c'est quelquefois vaillance que vivre». «Voylà ses mots>. Ici s'achève le chapitre, dans l'édition de 1588. Dans celle de 1595, après «Voylà ses mots», on lit: «excellents, comme est son usage>. Or, la dernière phrase présentée par Montaigne comme appartenant au texte de la lettre 104 ne figure pas dans celle-ci, mais on la trouve dans le Lettre 78, par. 2, où Sénèque raconte un épisode de son adolescence, lorsque, assailli par une maladie apparemment inguérissable, il avait songé à se suicider : Saepe impetum coepi abrumpendae uitae; patris me indulgentissimi senectus retinuit. Cogitaui enim non quam fortiter ego mori possem, sed quam ille fortiter desiderare non posset. /taque imperaui mihi ut uiuerem; aliquando enim et uiuere fortiter facere est. Cet étrange amalgame paraît bien être le fait de Montaigne luimême; il a fallu, pour le réaliser, changer le ille de la Lettre 78, qui désignait Sénèque le Père, en illa, pour l'appliquer à Paulina. Peu respectueux de l'exactitude du texte, Montaigne est donc allé chercher ailleurs une phrase qui lui semblait s'appliquer particulièrement bien à la circonstance présente. De la sorte, il soulignait l'unité de la conduite tenue par Sénè• que à bien des années de distance, puisque les velléiés de suicide ont dû avoir lieu vers le début du règne de Tibère (à partir de 14 ap. J.-C.) et l'épisode de la fièvre se situe sans doute à l'automne de 64 - donc une cinquantaine d'années plus tard. Montaigne se plait à découvrir, chez son philosophe favori, une continuité d'attitude et de doctrine qui le rassure: ce sentiment des autres, et ce souci de ne pas se raidir dans une attitude héroïque. Montaigne, en effet, entretient en lui-même un véritable dialogue avec Sénèque - dialogue, dans le sens d'une confrontation permanente entre sa propre expérience et celle du philosophe antique. On a coutume de répéter que l'auteur des Essais pratique des maximes proches de l'épi· curisme. Pascal, déjà, le prenait pour le type même du sceptique et de l'hédoniste, et l'opposait à Epictète. Simplification qui a son origine dans une attitude polémique, prise par l'apologétiste chrétien. La pensée de Montaigne, est, en fait beaucoup plus nuancée, complexe et subtile, et, sur ce point, Pascal s'est, une fois de plus, montré trop géomètre. De ce dialogue continué entre Sénèque et Montaigne, il est facile

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d'apporter maints témoignages, et, pour épuiser l'analyse, il faudrait un gros livre. Nous ne pouvons ici que donner quelque indications et, peut• être, indiquer des directions pour une étude future. Nous nous attacherons surtout au trente-septième chapitre du livre II des Essais, intitulé : De la ressemblance des en/ans aux peres. Montaigne se demande pourquoi il souffre de la «cholique > (entendez : la pierre) comme en ont souffert son père et plusieurs de ses ancêtres. Mais, à ce propos, il s'interroge sur le rôle de la douleur dans la vie spirituelle, et en particulier sur la légitimité du suicide. Et on aperçoit bien vite que le langage dont il use, et les données du problème, tel qu'il le pose, lui sont apportés par Sénèque. Et, à chaque moment, c'est à Sénèque qu'il demande les réponses. On n'attachera peut-être pas trop de signification à certaines expression, qui peuvent appartenir au vocabulaire commun des «moralistes», mais qui se rencontrent aussi chez Sénèque. Ainsi, lorsque Montaigne écrit: «(je sentois) ... qu'à celuy qui ne la rendoit à temps, nature avoit accoutumé de faire payer de bien rudes usures» (addition de 1595). Ce qui reprend presque exactement le langage de Sénèque dans le traité sur la Tranquillité de l'âme (XI, 1), enseignant à Sérénus que le sage n'a reçu tout ce qu'il possède, et jusqu'à «son corps, ses yeux, ses mains, tout ce qui rend la vie aimable à un homme» que comme un prêt, qu'il devra rendre un jour. Les accidents de fortune n'etant que le prix de cette «location». Et encore, dans la Lettre 71 (par. 7), Sénèque répète que tout bonheur venu de la Fortune, c'est-à-dire donné de l'extérieur, est toujours révocable : nihil dat Fortuna mancipio. Et, naturellement, plus le temps de la vie s'allonge, plus cette vie est exposée à de tels accidents. C'est donc une vertu «stoïcienne» que de prévoir les maux à venir. Sénèque, déjà le disait, après bien d'autres, notamment Panétius, mais, ici, Montaigne élevait une objection: n'eût-il pas été plus sage de mettre un terme à sa vie, avant que les maux prévisibles ne l'atteignent? A cette objection, Sénèque apporte une réponse: c'est le propre d'une âme faible, dit-il, que de se laisser abattre longtemps avant d'avoir souffert : quid autem dementius quam angi futuris nec se tormento reseruare sed arcessere sibi miserias et admouere? Et ces mots, qui semblaient s'appliquer merveilleusement à la situation de Montaigne, atteint, passé la cinquantaine, par les «choliques» qui le mettent au supplice: Quicumque audierit post quinquagesimum annum sibi patienda supplicia, non perturbatur nisi si medium spatium transiluerit ... (Ad Luc. 74, 33-34). Sénèque attire, dès le début de leur correspondance, l'attention de Lucilius sur le danger que prèsente un excès de prévoyance: /taque prouidentia, maximum bonum condicionis humanae, in malum

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uersa est . .. Multa bona notra nobis nocent, timoris enim tormentum memoria reducit, prouidentia anticipai; nemo tantum praesentibus miser est. Vale (Ad Luc. 5, 8). Et il revient, quelque temps plus tard, sur la même idée, la sottise qu'il y a à se laisser terroriser par de vaines opinions. (Ad Luc. 13, 8-9). Montaigne avoue avoir cédé à cette tendance de l'esprit humain: «Si est-ce pourtant que, les prevoyant autresfois d'une veüe foible, delicate et amollie par le jouyssance de cette longue et heureuse santé et repos que Dieu m'a presté, la meilleure part de mon age, je les avoy conceuës par imagination si insupportables qu'à la verité j'en avois plus de peur que je n'y ay trouvé de mal: par où j'augmente tousjours cette creance que la pluspart des facultez de nostre ame troublent plus le repos de nostre vie qu'elles ne nous y servent>. Cette fois, il ne s'agit plus (au moins) de rencontres de langage et de vocabulaire; il est bien clair que Montaigne reprend pour son compte les termes mêmes de Sénèque, et confronte l'enseignement de celui-ci à sa propre expérience. Bona nostra de Sénèque devient : « les facultez de nostre ame >, parce que Montaigne pense aux exemples que donne Sénèque dans ce même passage : prouidentia, memoria. Ainsi, ce qui pourrait passer pour un trait du «scepticisme profond» de Montaigne, n'est qu'une réflexion de Sénèque! Mais ce scepticisme, chez l'un et chez l'autre, n'est que provisoire. Sénèque sait bien que les facultés de notre âme sont des «biens> réels, si l'on en use selon la droite raison. Et Montaigne, relisant cet Essai, ajoute, de même quatre mots pleins de sens : «. . . la pluspart des facultez de nostra ame, comme nous les employons, troublent plus ... » Ce n'est pas que, entre le moment où fut écrit cet Essai et l'édition de 1595, Montaigne ait changé d'avis, c'est qu'en se relisant il a estimé avoir exprimé avec une insuffisante clarté ce que lui dictait Sénèque. Montaigne, en face de la douleur, se félicite de ne pas céder aux entraînements de l'opinion: il avoue que «les souffrances qui nous touchent simplement par l'âme (l') affligent beaucoup moins qu'elles ne font la pluspart des autres hommes ... > Il réalise donc ainsi l'une des maximes de Sénèque, qui met Lucilius en garde contre les «valeurs d'opinion». Lorsqu'il écrit: que les souffrances de l'âme le touchent moins que la plupart des hommes, il explique cette sorte d'immunité «partie par jugement, car le monde estime plusieurs choses horribles, ou evitables au pris de la vie, qui me sont à peu près indifférentes ... » (Il pense probablement au déshonneur, à la pauvreté, à l'exil). C'est la réponse qu'il donne à Sénèque. Il n'est pas de ces lymphatici qui sont terrifiés par des visions de

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cauchemar; il applique sa raison - son «jugement», le mot appartient au vocabulaire de Sénèque - pour découvrir les vraies valeurs. Le dialogue est engagé. Cette critique des valeurs est l'un des moments esentiels de la morale stoïcienne, et l'un de ceux sur lesquels Sénèque insiste. Montaigne la pratique, et c'est là l'une des causes qui le font considérer comme un sceptique. Mieux que personne, Oconnaît la puissance de l'imagination. Mais, en cela, il s'accorde avec Sénèque. Il parle le même langage que lui. Lorsqu'il étudie les effets que produisent les douleurs de la «cholique» sur sa conscience, il reprend, à peu près, l'analyse de Sénèque, dans la Lettre 78 - celle, précisément, à laquelle il a emprunté le passage qu'il a ajouté à sa traduction de la Lettre 104, et que, par conséquent, il connaît bien. Sénèque y décrit la manière dont le «sage>, ou tout au moins le philosophe, doit subit la douleur physique. Il montre comment la douleur ne doit pas occuper toute l'âme, et, finalement, qu'il existe un «bon usage des maladies», qu'elles sont un élément de cette meditatio mortis, cette préparation à la mort qui est le but ultime de la philosophie. De même Montaigne écrit : «J'en (de la cholique) ay desjà essayé cinq ou six bien longs accez et pénibles : toutes-fois, ou je me flatte, ou encores y a-t-il en cet estat dequoy se soutenir, à qui a l'ame deschargée de la crainte de la mort, et deschargée des menasses, conclusions et conséquences dequoy la medecine nous enteste; mais l'effet mesme de la douleur n'a pas cette aigreur si apre et si poignànte qu'un homme rassis en doive entrer en rage et désespoir. J'ay au moins ce profit de la cholique, que ce que je n'avoy encore peu sur moy pour me concilier du tout et m'accointer à la mort, elle le parfera: car d'autant plus elle me pressera et importunera, d'autant moins me sera la mort à craindre;. C'est la réponse de Montaigne au mot de Sénèque : tantum mortem desinamus horrere (Ad Luc. 78, 25). Tous deux s'accordent sur la nécessité de «mettre le prix aux choses», c'est la seule manière d'obtenir cet équilibre nécessaire, grâce auquel on ne hait pas la vie et l'on n'a plus peur de mourir. Desinemus autem (mortem horrere), si fines bonorum ac malorum cognouerimus; ita demum nec uita taedio erit nec mors timori (Ad Luc., ibid.). Et Montaigne: «J'avoy desjà gaigné cela de ne tenir à la vie que par la vie seulement; elle desnouera encore cette intelligence; et Dieu veuille qu'en fin, si son aspreté vient à surmonter mes forces, elle ne me rejette à l'autre extremité, non moins vitieuse, d'aymer et desirer à mourir!> Le dialogue est véritablement engagé entre eux; par-delà les siècles, Montaigne répond à l'ami de Lucilius, qui est devenu le sien. Tous deux savent que le corps a de certaines exigences auxquelles la raison ne peut rien. Montaigne avoue qu'il a « tousjours trouvé ce precep-

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te ceremonieux et inepte, qui ordonne de tenir bonne contenance et un maintien grave et posé à la souffrance des maux». De la même façon, Sénèque, dans ses Consolations, permettra aux affligés de verser des larmes, qui sont un réflexe naturel, irrésistible - à condition de n'être point des larmes feintes. Et il en va de même pour d'autres réactions physiques provoquées par la timidité, par exemple: rougeur, sueurs froides, tremblement des jambes ou des mâchoires, troubles de la parole, etc. (Ad Luc. 11, 2); rien de cela ne peut être empêché par la sagesse: nulla enim sapientia naturalia corporis aut animi uitia ponuntur. Aussi Montaigne excuse-t-il «ceux qu'on voit ordinairement se escrier et se tempester aux secousses de la douleur de cette maladie>. Si bien que Montaigne, en dépit des souffrances que lui fait endurer son mal, conclut qu'il est «en assez meilleure condition de vie que mille autres, qui n'ont ny fièvre ni mal que celuy qu'ils se donnent eux mesmes par la faute de leur discours» (entendez, par le mauvais usage qu'ils font de leur faculté pensante). Le voici heureux, malgré les accès qui le déchirent. Il rejoint ainsi les plus célèbres philosophes de l' Antiquité, qui, aussi bien stoïciens qu'épicuriens, s'étaient fait gloire de surmonter la douleur, et de ne pas soumettre leur esprit à sa loi. Il le fait, non pas en stoïcien héroïque, mais en disciple de Sénèque, qui sait les concessions que l'on doit faire aux exigences du corps. Sénèque, en cela, a-t-il entaché son stoïcisme de quelque épicurisme? Même si de tels emprunts ne sont pas son fait, ils n'en sont pas moins probables, à l'intérieur de ce que nous appelons le «moyen Portique». Et Montaigne parait en être conscient, puisque, dans le même développement où il condamne la parfaite impassibilité dans la douleur, il fait appel à un texte épicurien, emprunté au second livre des Tusculanes (II, 25) dans lequel il est dit qu'Epicure «ne pardonne pas seulement à son sage de crier aux tourments, mais il le luy conseille». Disciple de Sénèque, Montaigne l'est donc encore lorsqu'il recourt comme le fait son maître, dans toutes les premières Lettres à Lucilius - à des maximes épicuriennes. Non qu'il penche réellement vers le philosophie du Jardin, mais parce que l'enseignement de Sénèque lui avait appris à prendre son bien où il le trouve. A la vérité, Montaigne se soucie peu d'orthodoxie philosophique; ce qui lui importe, c'est de maintenir un contact aussi authentique que possible entre sa propre expérience et l'enseignement d'un homme qu'il estime et apprécie profondément et qui le séduit d'autant plus que, en dépit de toute sa philosophie, il n'a pas refusé de s'engager dans l'action politique, qu'il est non pas un homme d'école, mais, avant tout, un «honnête homme, au service de son Empereur». Ce que Montaigne avait voulu être, et ce qu'il fut : le Sénèque de son siècle.

LE RÔLE DE LA MISE EN SCÈNE DANS LES TRAGÉDIES DE SÉNÈQUE : CLYTEMNESTRE ET CASSANDRE DANS L'AGAMEMNON

Les manuscrits de Sénèque ne comportent, pour les tragédies, aucune indication scénique - ce qui n'est pas pour nous étonner. Nous savons bien que le metteur en scène avait la plus grande latitude pour régler la représentation. Dans le cas des tragédies de Sénèque, dont nous ne savons si elles ont été représentées, et dont on conteste souvent qu'elles aient pu l'être, il eût été particulièrement précieux de trouver dans les marges de nos manuscrits quelque témoignage relatif à ce poblème. Faute de ce secours, c'est au texte lui-même qu'il convient de demander s'il se suffit à lui-même ou s'il ne prend son sens que dans la perspective d'une représentation, c'est-à-dire dans le jeu «spatial» des personnages, leurs mouvements, leur confrontation (même muette), les évolutions du chœur, les entrées et les sorties, d'un côté ou de l'autre du pulpitum, bref tout ce qui n'est pas indiqué explicitement mais apparaît si l'on consent à ne pas traiter, a priori, le texte comme un «Rezitationsdrama». Si l'on découvre, au terme d'une telle analyse, qu'une tragédie possède cette dimensions scénique, on ne pourra naturellement en conclure qu'elle a été jouée, effectivement, sur une scène romaine. Mais il faudra bien admettre qu'elle a été conçue par l'auteur comme une tragédie susceptible d'être portée à la scène, que son imagination l'a créée en tenant compte du spectacle et non seulement des mots, la mise en scène constituant un moyen d'expression, qui achève le poème. Nous voudrions ici présenter les résultats auxquels nous a conduit cette méthode (que l'on pourrait appeler, si l'on tient à user du jargon à la mode, la «restitution de l'imaginaire», mais que nous dirons simplement une tentative pour retrouver les éléments d'une mise en scène). Et nous nous en tiendrons à la tragédie d'Agamemnon, qui nous a paru très significative et très riche pour cette enquête. Le premier problème - la première difficulté - est posé par l'incertitude où nous sommes relativement à la répartition des répliques entre les

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personnages, indiquée de manières différentes selon les diverses traditions du texte. Il nous a semblé que la prise en considération de la mise en scène, la signification que revêt la présence, même muette, de l'un des personnages permettent de suggérer, à cet égard, des solutions vraisemblables. Les tragédies de Sénèque, dans leur ensemble suivent des conventions scéniques qui rappellent beaucoup plus la comédie latine que la tragédie grecque 1, en développant les monologues et les apartés. Dans l'Agamemnon, Clytemnestre, après le prologue et le premier chant du chœur (celui-ci composé de femmes argiennes), se présente (au v. 108) sur le perron du palais. Elle sort de celui-ci par la Porte Royale, au centre de la Frons scenae. Elle vient d'apprendre le proche retour d'Agamemnon et elle s'exhorte à recourir au crime. La Nourrice, qui intervient seulement au v. 125, nous apprend que ces paroles de la reine n'ont pas été prononcées, mais que son attitude révèle les mouvements de son âme. Ce que dit la Nourrice contient deux «invraisemblances>, d'abord le fait qu'elle n'ait pas entendu ce que les spectateurs ont, eux, clairement perçu, ensuite que le visage de la reine exprime son trouble intérieur - chose que le masque rend évidemment impossible. Mais un passage célèbre du Phormion 2 fait référence au «visage» (uultus) du personnage, à l'expression des traits, qui varie en accord avec l'évolution de ses sentiments. Or, il est hors de doute que le personnage en question n'ait été masqué. De la même façon, une convention scénique bien attestée chez Plaute et Térence permet au poète de faire parler un personnage à l'intention du public seulement, sans que les autres acteurs présents sur la scène soient censés l'entendre. Et, même, il n'est pas absolument indispensable, dans le cas présent, de parler de convention. La Nourrice, en effet, peut n'être entrée sur la scène qu'une fois le monologue de Clytemnestre achevé. Elle est probablement sortie du palais par l'une des portes latérales, pendant les dernières paroles de sa maîtresse; elle chemine lentement, comme il convient à une vieille femme. Lorsqu'enfin elle est à portée de voix, la reine a cessé de

R. J. Tarrant, Seneca, Agamemnon, éd. et comm., Cambridgr, 1976, au v. 108, p. 192-193. V. la note 4, p. 194, soulignant que les monologues d'entrée et les apar.tés «ressemblent à la technique de la Nouvelle Comédie>, plus qu'à celle de la tragédie du V• siècle av. J.-C. Il est certain que cette ressemblance, très réelle, rèsulte de l'évolution du théâtre romain, qui s'est produite précisément à partir de la comédie hellénistique et qui a fini par agir sur la tragédie romaine. Les conditions matérielles, en particulier l'allongement du pulpitum, qui devient un «plateau» de grandes dimensions, traduisent ces changements créateurs. 2 Vv. 209 et suiv. 1

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parler, et se tient, immobile, poursuivant en elle-même ses réflexions amères. À ce moment, le dialogue s'engage entre les deux femmes, ce qui donne à Clytemnestre la possibilité d'exhaler son ressentiment à l'égard d' Agamemnon, assassin d'Iphigénie. Et ce souvenir est retourné en tous sens, tandis que s'y ajoute une blessure nouvelle: l'amour d'Agamemnon pour Cassandre, venant après son «aventure» avec Briséis (interprétation tendancieuse de la querelle entre Achille et le Roi des rois). Tous ces motifs de rancune semblent suffisants pour décider Clytemnestre à assassiner son mari. Mais la scène s'achève sur un long discours de la Nourrice, qui montre les terribles conséquences d'un tel meurtre, pour tout le pays d'Argos, appelé à connaître le sort de Troie. Rien, dans le texte, ne suggère que la reine ait été ébranlée dans sa résolution. Mais la scène suivante va nous montrer que sa résolution de tuer le roi n'est plus aussi ferme. L'entrée d'Égisthe ressemble à celle de Clytemnestre dans la scène précédente. Même arrivée brusque, même monologue - plus bref, toutefois (du v. 226 au v. 233). Même apparition, évidemment, par la Porte royale, et l'on doit imaginer que l'aparté est prononcé par Égisthe tandis qu'il descend les marches pour rejoindre les deux femmes, dont il interrompt la conversation. La tradition généralement désignée par le sigle A mentionne seulement, comme personnages présents sur la scène, Égisthe et Clytemnestre. Seul l'Etruscus ajoute la Nourrice et, nous le verrons, avec raison. La liaison entre le monologue d'Égisthe et le dialogue entre Clytemnestre et lui ne va pas sans difficulté. Il est certain que le dialogue s'engage au v. 234, avec ces mots: Tu nos pericli socia, tu, Leda sata . .. , qui sont un encouragement au crime. Or, Égisthe, à la fin de son bref monologue, envisage la mort avec courage. Mais on ne doit pas s'y tromper: il ne songe pas réellement â mourir sans combattre, même si la tentation lui vient, un instant, d'abandonner la lutte. Les métaphores dont il use sont celles d'un gladiateur courageux, qui regarde la mort en face et ne la craint pas, et ses premières paroles â Clytemnestre «enchaînent» directement: Tu nos pericli socia, tu, Leda sata, comitare tantum . .. Tout se passe comme si Égisthe pensait que la reine avait pu entendre au moins la fin de son monologue. Le dialogue est virtuellement engagé. Puisqu'il ne l'est pas dans les mots, il faut qu'il le soit dans la mimique. Tandis qu'Égisthe descendait les marches du perron, Clytemnestre et la Nourrice le regardaient, et lisaient, dans son attitude, le cours de sa pen-

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sée. Lorsqu'il les rejoint, tout son être traduit la résolution qu'il vient de prendre et, peut-être, Clytemnestre, effrayée, comprenant brusquement, voyant en esprit, lisant dans les yeux de son amant ce qui va se passer, recule d'un pas, et se refuse à partager le crime. Ce qui arrête Égisthe et l'étonne. Les commentateurs estiment que le brusque changement dans l'âme de Clytemnestre, cette faiblesse qui intervient après ce qui a été dit par la reine dans la scène précédente sont le résultat, un peu lointain, des exhortations de la Nourrice. Mais c'est accuser la reine d'hypocrisie. La Nourrice a montré les conséquences funestes d'un crime pour la terre argienne. Or, la reine invoque, pour expliquer sa nouvelle attitude, son Amor iugalis. Cet «amour conjugal» qu'elle ne semblait guère, jusque là, éprouver. Masquerait-elle sa peur sous ce prétexte, plus honorable? En réalité, ce qu'elle regrette, mais qu'elle espère retrouver, c'est son innocence. Et, pour cela, est est prête à pardonner. Elle se flatte que son mari en fera autant, et que tout pourra recommencer. L'exemple d'Hélène et de Ménélas l'encourage à le croire. Ce qui anime Clytemnestre, et l'incite à renoncer au crime, c'est bien le désir de retrouver une vie paisible, d'oublier ces années qui lui apparaissent maintenant comme une sorte de cauchemar, une parenthèse qu'elle voudrait fermer. Elle sent que l'état passionnel dans lequel elle se trouvait pendant son dialogue avec la Nourrice est maintenant apaisé, les «flammes de la colère» ne l'embrasent plus (v. 261); la raison reprend le dessus. Or c'est là précisément l'analyse que fait Sénèque de la colère au premier livre du De ira 3, insistant sur le caractère incertain, variable, de cette passion, tandis que la raison opère dans le silence. Et c'est bien ce qui se passe ici: Clytemnestre, après s'être livrée à sa colère, dans la première scène, s'est calmée, peu à peu, tandis que parlait la Nourrice. Mais ce qui l'a ramenée à d'autres sentiments, c'est moins le discours de celle-ci, avec ses arguments de raison, que le temps même pendant lequel elle écoutait un peu distraitement sa confidente. Il a suffi de ces quelques instants pour que la réflexion l'emporte sur l'élan passionnel, l'impetus, et que se présentent des arguments capables de justifier Agamemnon. Ces arguments, nous les découvrons au cours du dialogue avec Égisthe\ ils sont tirés de la conditions royale et d'Agamemnon et d'elle-même, et aussi de la similitude de leurs fautes à

De ira, l, 2 et suiv. Vv. 262-267. Par exemple: lu alia solio est, alia priuato toro. Cf. De ira, II, 30, 1, offrant des excuses à l'acte qui fait naître la colère, et recourant pour cela à des maximes analogues, par exemple: puer est, aetati donetur, nescit an peccet. 3

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tous les deux. Il est remarquable que le sacrifice d'Iphigénie soit passé sous silence. La reine aurait pu.comme excuse, invoquer l'ordre de l'oracle, la nécessité d'obéir à la volonté divine. Elle n'en fait rien, et cela est significatif : le poète veut nous montrer en elle une âme féminine, une reine, certes, mais enlevée à la fable et transposée dans la réalité, une grande dame, romaine si l'on veut, proche de l'humanité que nous connaissons. C'est pourquoi son aventure mythique est, à ce moment de la pièce, quasi oubliée. Il est assez rare qu'un père conduise sa fille au sacrifice. Il l'est moins qu'une épouse prenne un amant en l'absence de son mari et que celui-ci se console d'une longue solitude avec d'autres femmes. Tout ce débat s'explique par un retour de la reine sur elle-même, un échec du mouvement passionnel. Ce mécanisme s'explique à la lumière de la théorie de la colère telle que l'a exposée le philosophe. Finalement, si Clytemnestre, fidèle à son personnage de la légende, ne peut pas ne pas tuer son mari, elle ne le fera que lorsque, une nouvelle fois, la passion sera devenue la plus forte. Égisthe, exaspéré à son tour par les arguments de la reine, essaie de lui remontrer que les espoirs dont elle se flatte sont vains, que leurs amours seront révélées au roi. Clytemnestre répond que seule la Nourrice est au courant : delicta nouit nemo nisi fidus mea 5 et, comme Égisthe insinue que personne ne reste fidèle dans l'entourage d'un roi, elle lui objecte que la loyauté peut s'acheter. Égisthe, alors, d'un ton méprisant, lui dit: pretio parata uincitur pretio fides 6 , la loyauté acquise par l'argent cède devant l'argent. À ce point, la réplique suivante est attribuée à la Nourrice par l'Etruscus, à Clytemnestre par le reste de la tradition. Les éditeurs sont partagés, les uns suivant l'Etruscus, les autres le groupe A 1 • Le premier parti seul est acceptable. Plusieurs raisons rendent nécessaire èle faire intervenir la Nourrice, tandis que, penant tout le reste de la scène. Clytemnestre demeure silencieuse, et ne prononce que les quatre derniers vers. Une première raison est fournie par l'état de la tradition. Nous avons vu, en effet, que l'Etruscus mentionne la Nourrice parmi les trois personnages en scène. Si l'on accepte sa présence, au moins à titre d'hypothèse, il est évident que les mots que prononce Égisthe, et qui mettent en ques-

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V. 284.

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V. 287.

Cf. sur le problème B. Paratore, Sulle sigle dei personaggi nelle tragedie di Seneca, dans SIFC, XXVII-XXVIII, 1956, p. 347 et suiv. 7

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tion sa loyauté, ne peuvent que la piquer au vif. Il est naturel qu'elle vole au secours de sa maîtresse et commence à insulter celui qu'elle considère comme la cause du malheur présent. Les propos qu'elle tient ne sauraient convenir à la reine. On voit mal celle-ci reprocher à son amant d'ètre un «exilé» (injure sanglante) et exalter sa propre descendance 8• Plus, même, elle n'hésiterait pas à évoquer l'inceste dont il est issu 9 • Tout cela est mieux à sa place dans la bouche de la Nourrice 10 et le ton même de ses paroles est révélateur. Un vers comme facesse propere ac dedecus nostrae domus I asporta ab oculis 11 , avec ses archaïsmes outrés et sa brutalité vulgaire, évoque plus la servante de comédie, qui s'efforce de se hausser jusqu'au mode sublime, que les paroles d'une reine. Il n'est jusqu'au possessif, nostrae domus, qui ne soit en harmonie avec le pe~sonnage. Nostrae est un mot de servante. Et cela est si évident que la recension A, qui attribue, nous l'avons dit, ces vers à la reine, a cru devoir corriger et écrire: dedecus clarae domus, pour effacer ce que le nostrae peut avoir d'inconvenant dans sa bouche. Imagine-t-on, aussi, la reine reprochant à son amant de ne pas être un uir? Dans !'Agamemnon d'Eschyle, c'est le coryphée qui traite Églisthe de femme 12• Ici, la Nourrice prend spontanément la défense de Clytemnestre, dont elle considère qu'Égisthe est le mauvais génie. Égisthe, touché par le mot d'exilé, rompt brusquement le combat. Mais, avec une grande habileté, il se tourne vers la reine et lui offre de mourir si, elle, elle le souhaite : si tu imperas, regina . .. 13 ; l'accent est mis sur le pronom, et le changement d'interlocuteur qu'il implique. L'appa· rente résignation d'Égisthe, l'offre qu'il fait de se suicider ne manquent pas d'émouvoir la reine. Elle était restée silencieuse pendant que la Nour· rice insultait Égisthe. Sa colère contre Agamemnon est calmée, nous

• Vv. 290-291 : scilicet nubet tibi / regurn relicto rege, generosa exuli. L'attribu· tion de ces paroles à Clytemnestre entraine des difficultés textuelles qui auraient dû éclairer les éditeurs! • V. 295. 10 V. 297: quid deos probro addimus. Cf. la même attitude, populaire, prêtée à la Nourrice dans Phaedra, 195: Deum esse amorem turpis et uitio furens I firuit libido. Sénèque accepte cette idée. V. De breu. uit., 16, 15. On sait que Sénèque fait exprimer par le chœur ou des personnages populaires des idées conformes à la «sagesse». 11 Vv. 300-301. 12 Eschyle, Agam., 1625 et suiv. Égisthe est déconsidéré parce qu'il n'a pas pris part à la guerre de Troie; Choéphores, 305; Sophocle, Électre, 302. Cf. Euripide, Électre, 930. Nous remercions ici MmeDe Romilly, d'avoir bien voulu attirer notre attention sur ces textes, qui éclairent ce passage de Sénèque. lJ V. 303.

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l'avons dit; mais l'image d'Égisthe mort éveille en elle un nouvel accès de passion, fait de pitié et d'amour sensuel. Telle nous paraît être, dans cette longue scène, l'évolution des sentiments. Évolution qui se produit au cours des longs silences imposés par l'alternance des personnages. Les commentateurs qui suivent la recension A et donnent sans interruption la parole à Clytemnestre sont contraints d'avouer que les changements d'intention dont témoigne la reine sont d'une grande brusquerie et «prouvent» la maladresse de Sénèque à conduire ce dialogue. Maladresse dont le poète n'est pas responsable, puisqu'elle n'est qu'une apparence, le résultat d'une mauvaise coupure entre les répliques, et de la méconnaissance de la mise en scène. Et l'on sera amené à reconnaître que Sénèque, par cet ensemble de moyens dans lesquels le texte n'est qu'un élément - a cerné admirablement le caractère et les émotions de son personnage. Clytemnestre nous apparaît à la fois comme une reine orgueilleuse, impérieuse, mais, en même temps, une amante «sensible». Elle sait dominer sa colère. Sans être toutefois parfaitement maîtresse de sa sensibilité, et la pitié qu'elle éprouve pour Égisthe sera la brèche par où pénétrera le crime. Chacun sait que, pour un stoïcien, la pitié est aussi une passion.

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Il est, dans !'Agamemnon, un autre point qui mérite notre attention si nous voulons discerner le rôle de la mise en scène. On sait que la pièce comporte deux chœurs féminins, celui des femmes argiennes, qui viennent attendre le roi et contempler son cortège triomphal, et celui des captives troyennes, qui précèdent ce cortège. Du côté des Argiennes, se tient Clytemnestre; du côté des Troyennes, il y a Cassandre et, désormais, le drame va se jouer entre les deux femmes, la reine coupable et la prophétesse aimée, malgré elle, par le roi. Clytemnestre, après être entrée dans le palais avec Égisthe, en est ressortie à l'arrivée d'Eurybatès, le héraut envoyé par Agamemnon pour annoncer son arrivé. Eurybatès s'est présenté sur la scène «du côté du port». C'est du même côté que vont entrer les Troyennes, tandis que le chœur des Argiennes est naturellement groupé «du côté de la ville». Les deux groupes sont symétriques. Clytemnestre est devant la porte royale, au centre, et l'on peut admettre qu'elle dialogue avec Eurybatès depuis le perron, ce lieu élevé marquant sa supériorité de reine. Un mot permet de le penser : Eurybatès est entré sur la scène et, comme il convient à son

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rôle, a crié la bonne nouvelle qu'il apporte. Au son de sa voix Clytemnestre sort, disant: Felix ad aures nuntius uenit meas 1•, et elle engage immédiatement le dialogue, puis elle écoute le long récit du héraut (plus de 150 vers), tandis que, très probablement, le pulpitum s'emplit de figurants, d'hommes et de femmes d'Argos, accourus pour saluer leur roi. A ce moment, une réflexion s'impose: les partisans du «drame récité» tirent argument de ces interminables discours pour affirmer qu'ils auraient été intolérables à la scène. À quoi l'on peut répondre que la tragédie grecque connaît, elle aussi, de pareilles tirades, un peu moins longues, peut-être (le récit du Messager, dans l'Hippolyte d'Euripide, compte 82 vers), mais qui n'en imposent pas moins un arrêt très sensible dans le cours de l'action. Il semble bien que de tels discours, confiés à un seul acteur, sont à peine soutenables si l'attention du spectateur n'est pas à la fois distraite et réveillée par des mouvements et une «action», au sens latin, qui occupent les yeux et laissent, malgré tout, l'esprit libre. Nous avons une expérience quotidienne de ce phénomène, chaque fois que la télévision nous offre quelque long discours, verbal ou musical. Le regard de la caméra parcourt, pendant ce temps, des objets variés, en rapport lointain, parfois, avec ce qui est dit. Sur la scéne romaine, on peut imaginer, grâce à certains témoignages, et aux données archéologiques, que les discours des personnages, et, en particulier, ces longs récits étaient animés par des mouvements et un spectacle. D'abord, l'acteur lui-même mimait, par sa gesticulation, le contenu de son discours, les sentiments provoqués par les scènes décrites. Ce qui est bien attesté pour la comédie, où les attitudes et les gestes juent, depuis les origines, un très grand rôle 15, est certainement valable aussi pour la tragédie. Il est probable que des morceaux comme la célèbre dissertation de Pacuvius sur la Fortune 16, à propos d'un naufrage 17 devaient être vivifiés par une mimique appropriée. Les rapports établis entre l'éloquence et la poésie dramatique 18 ne permettent pas de douter que le jeu des acteurs tragiques n'ait comporté une gesticulation très appuyée. Nous savons aussi que, sur la scène tragique, défilaient parfois de nombreux figurants, notamment des troupes de soldats, dont le déploiement enchantait les spectateurs romains. On n'ou-

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V. 396. B.,\. Taladoire, Commentaire sur la mimique et l'expression corporelle du commédien romain, Montpellier, 1951. 16 Fr. 366 et suiv. (R.), ex fab. incertis. 17 Ad Herenn., Il, 36 et suiv. "Ibid., IV, 1 et suiv. Cf. Cicéron, Brut., 3, à propos de l'actio d'Hortensius. 15

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