Carmen et Propheties a Rome 9782503509549, 2503509541


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Carmen et Propheties a Rome
 9782503509549, 2503509541

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Carmen et prophéties à Rome

RECHERCHES SUR LES RHÉTORIQUES RELIGIEUSES

Collection dirigée Par Gérard FREYBURGER et Laurent PERNOT

VOLUMES PARUS 1 Bibliographie analytique de la prière grecque et romaine (1 898-1998), par les membres du C.A.R.R.A., sous la direction de Gérard FREYBURGER et Laurent PERNOT.

2 Corpus de prières grecques et romaines. Textes réunis, traduits et commentés, par Frédéric CHAPOT et Bernard LAUROT.

3 «Anima mea». Prières privées et textes de dévotion du Moyen Age latin, par Jean-François CoTTIER. 4 Rhétorique, poétique, spiritualité :la technique épique de Corippe dans la «Johannide», par Vincent ZARINI. 5 Nommer les dieux. Théonymes, épithètes, épie!ès es dans l'Antiquité, textes réunis et édités par Nicole BELAYCHE, Pierre BRULÉ, Gérard FREYBURGER, Yves LEHMANN, Laurent PERNOT, Francis PROST.

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BREPOLS

~CHERCHES SUR LES RHETORIQUES RELIGIEUSES

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Collection dirigée par Gérard FREYBURGER et Laurent PERNOT

Carmen et prophéties a' Rome

par Charles

GuiTTARD

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© 2007, Brepols Publishers n.v., Turnhout, Belgium. Ali rights reserved. No part of this book may be reproduced, stored in a retrieval system, or transmitted, in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording, or otherwise, without the prior permission of the publisher. D/2007 /0095/82

ISBN 978-2-503-50954-9

PRÉFACE Cet ouvrage se situe dans la lignée des volumes de la collection qui traitent de la prière dans 1'Antiquité gréco-romaine : la Bibliographie de la prière grecque et romaine (tome 1, par les membres du Centre d'Analyse des Rhétoriques Religieuses de l'Antiquité de 1'Université Marc Bloch de Strasbourg), le Corpus de prières grecques et romaines (tome 2 par F. Chapot et B. Laurot) qui sont déjà parus ; le Supplément de la Bibliographie de la prière grecque et romaine (par F. Chapot et B. Laurot) et l'Hymne antique et son public (par Y. Lehmann) qui vont paraître sous peu. La collection entend ainsi contribuer pour sa part à la réflexion, active daris le monde d'aujourd'hui, sur le fait religieux, en scrutant une époque déterminée de notre histoire et en analysant un moyen d'expression précis du religieux: cette époque est celle du paganisme gréco-romain, et le moyen d'expression, celui du discours religieux qu'est la prière, discours qui souvent recourt à des procédés rhétoriques visant à attirer l'attention de la divinité invoquée et à la convaincre du bien-fondé de la requête présentée. Le carmen est la forme la plus ancienne qui nous soit parvenue de la prière romaine : elle est rythmée, très formulaire et souvent constituée de termes archaïques, voire de termes devenus incompréhensibles aux Romains du temps de Cicéron. Il se trouve donc au cœur de la religion romaine traditionnelle, où le rite, la formule, le respect absolu de la lettre ont gardé une importance primordiale, et constitue à cet égard un témoignage exceptionnel dans l'histoire des religions. Ce livre présente et analyse les attestations les plus anciennes des carmina, et montre leur rôle et leur fonctionnement dans un certain nombre de cérémonies et de rites très anciens du culte romain dont les antiquaires de Rome nous ont, miraculeusement, transmis la connaissance. Il alimente de ce fait deux autres débats actuels : celui, par 1' aspect formulaire des textes présentés, de l'efficacité reconnue jadis à ces formules et de leur part d'effet magique, et celui, par le fait que le carmen était très intégré dans le rituel, de la place du rite dans les actes religieux, notamment par rapport à la parole rituelle et au discours religieux. Il faut ajouter qu'on trouvera dans ce livre, par l'étude qui y est menée sur le sens de « formule oraculaire » revêtu par le carmen dans un contexte italo-étrusque, des données précieuses sur une dimension du discours religieux qui prend une importance sans cesse accrue dans l'histoire de l'Antiquité : celle de la parole prophétique et oraculaire païenne, dont 1' audience sera encore perceptible dans les textes chrétiens. Charles Guittard est professeur de langue et littérature latines à l'Université Paris X. Spécialiste réputé de la religion romaine, auteur de nombreux livres et articles, il est notamment éditeur de Tite-Live et traducteur de Lucrèce. Gérard FREYBURGER & Laurent PERNOT

INTRODUCTION L'histoire littéraire et l'histoire des religions sont deux disciplines classiques qui, sous leurs dénominations traditionnelles, apparaissent dans une certaine mesure comme des sciences d'une autre époque et qui rappellent les noms emblématiques de G. Lanson ou de J. G. Frazer, des savants que l'on pourrait irrespectueusement qualifier aujourd'hui de gloires d'un autre âge, même si Le Rameau d'Or, à travers ses multiples rééditions\ demeure une irremplaçable mine de renseignements ethnographiques : le structuralisme, les sciences humaines en général, pour ne rien dire de l'anthropologie ou de la sociologie et de leurs divers domaines, dont on serait bien embarrassé de fournir une définition précise, en ont profondément modifié les méthodes et les contenus. Pourtant, dans le domaine des sciences de 1'Antiquité, un savant comme Jean Bayet a montré à ses nombreux disciples l'utilité d'une démarche classique en proposant deux manuels, l'un consacré à l'histoire de la littérature latine 2 , l'autre à l'histoire de la religion romaine 3 , deux ouvrages qui ont fait date et qui, aujourd'hui encore, jouent un rôle non négligeable dans 1'initiation à l'Antiquité. Il a enseigné que les deux démarches étaient indissociables l'une de l'autre et que l'on ne pouvait comprendre le génie latin, c'est-à-dire ce qui définit la civilisation de Rome, sans pénétrer ces deux domaines que sont les formes de la vie religieuse et les formes littéraires qui lui sont associées. Un savant comme G. Dumézil, auteur d'une histoire classique de la religion romaine archaïque\ appuie constamment sa démarche sur les textes de TiteLive ou de Virgile, tout en ouvrant de larges perspectives sur le domaine indo-européen. C'est un lieu commun, d'ailleurs en partie erroné, que d'affirmer que la littérature latine naît tardivement, à l'imitation de la littérature grecque, créatrice de toutes les formes littéraires 5 : à Rome comme en Grèce, on trouve un texte fondateur avec la traduction en vers latins archaïques de l'Odyssée d'Homère par Livius Andronicus. Depuis plusieurs siècles, par l'intermédiaire de Cumes et des Etrusques, l'écriture avait été introduite à Rome et le droit religieux avait été mis en forme. Les historiens de la littérature latine se trouvent confrontés à une difficulté insurmontable : avant le recours au grand vers de 1' épopée, les latins ont élaboré une forme de versification qui ne se plie à aucune des règles de définition proposées depuis 1'Antiquité. Il est impossible ici de restituer la belle ordonnance du génie grec et de ses gemes littéraires. Or ce vers

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J. G. Frazer, Le Rameau d'Or, Paris, 12 vol., 1925-1935. J. Bayet, Littérature latine, Paris, lee éd. 1934 (nombreuses rééditions chez A. Colin, en particulier dans la «Collection U»). 3 J. Bayet, Histoire politique et psychologique de la religion romaine, lee éd., Paris, 1956 (2' éd. 1969, nombreuses rééditions anastatiques dans des collections dites de poche, comme la Petite Bibliothèque Payot). 4 G. Dumézil, La religion romaine archaïque, Paris, lee éd. 1966 (2' éd. 1974). 5 Cf. P. Brunet, La naissance de la littérature dans la Grèce ancienne, Paris, 1997. 2

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italique, indigène, est immanquablement lié aux premières formes d'expression religieuse, aux premières ébauches de la littérature latine qui expriment le dialogue établi entre les hommes et les dieux au sein de la cité. Deux sodalités archaïques, les Saliens et les Arvales, ont donné à leurs prières et à leurs hymnes une forme spécifique liée aux ressources de la langue latine comme à l'esprit de leur religion et ces carmina ont été transmis de génération en génération au sein de la cité : la prise en compte de ces carmina est indispensable à la définition du genre. Quand il aborde le problème de 1' origine, ou tout simplement des débuts historiques, de la littérature latine, 1'historien est confronté à la notion de carmen au sens large: l'ouvrage classique de Schanz et Hosius consacre une courte notice à la définition de cette notion dans son premier chapitre6 • La notion de carmen est intimement liée à la langue latine, par ses rapports avec le saturnien et par les aspects juridiques et formalistes du génie latin. Les liens du carmen avec la vie religieuse sont a priori assez compréhensibles, mais la notion de carmen oraculaire appelle quelques explications et des justifications, dans la mesure où la religion romaine a toujours montré la plus grand défiance envers la divination inspirée : ce sont précisément les liens du carmen avec la divination qui feront l'objet de la présente étude. A partir du moment où la parole des dieux, des Sibylles ou des prêtres chargés de comprendre et d'interpréter la volonté des dieux est transcrite et reçoit une forme fixe et inaltérable, sa valeur est reconnue par le Romain et la défiance n'est plus de mise. Le carmen est lié à toutes les formes de la vie juridique et religieuse de la cité et on le trouve associé à la transcription des prophéties ou des réponses rendues par les dieux aux questions que les hommes leur ont posées, dans un cadre officiel ou privé. Ce sont les formules qui transcrivent des prophéties, c'est-à-dire le langage des dieux devenu accessible et rendu intelligible aux hommes, qui feront l'objet de cette étude dont le cadre historique sera le monde étrusco-italique, lui-même ouvert aux influences helléniques. Par l'importance accordée aux prodiges, à la kéraunoscopie, à l'extispicine, les pratiques romaines ont été très tôt pénétrées par la science étrusque qui constituait l'Etrusca disciplina. Trois influences se conjuguent dans la mise en forme des Livres Sibyllins et des responsa haruspicum : celle de la science étrusque, la pénétration de l'hellénisme et les caractères du ritus Romanus. Elles se retrouvent dans l'élaboration de ce langage particulier qu'est le carmen. En fait, la disparition presque totale des archives religieuses de la cité, le secret particulièrement bien conservé autour des consultations des Livres Sibyllins, limitent le corpus de notre étude à un nombre restreint de formules, sortes, Carmina Marciana; quelques textes religieux étrusques, issus de leurs mystérieux libri sont parvenus jusqu'à nous à travers une transcription latine: il s'agit essentiellement de la prophétie de Végoia, de deux extraits des Ostentaria traduits par Tarquitius Priscus, cependant que le conflit romano-véien offre un cadre utile à l'étude des interférences dans les modes de consultation des dieux. Le problème du saturnien lui-même ne sera abordé que pour permettre une meilleure définition du carmen, dans une perspective presque plus historique que spécifiquement technique et littéraire.

6 Schanz-Hosius, Geschichte der romischen Literatur, in Handbuch der Altertumswissenschaft de Otto-Müller, VIII, 1, 4' éd. Munich, 1959, t. I, p. 13-17.

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Ainsi, la problématique du carmen concerne, sur le plan le plus général, les origines du langage et les premières formes d'expression poétique apparues dans 1'histoire de la littérature latine. Les philosophes de l'Antiquité se sont très tôt interrogés sur les origines mêmes du langage :l'un des premiers penseurs de la Grèce, Démocrite\ si l'on s'en tient à un passage du commentaire de Proclus sur le Cratyle de Platon, aurait professé que les noms avaient été créés par une sorte de convention 8• Plusieurs thèses se sont ensuite, très vite, trouvées en présence sur ce problème de l'origine du langage : selon les uns, le langage découlerait d'un instinct naturel et serait purement conventionnel ; selon les autres, il serait le résultat d'une élaboration rationnelle. Platon a amplement développé, en particulier dans le Cratyle, mais aussi dans ses œuvres de vieillesse influencées par le pythagorisme, comme le Timée et les Lois 9, la thèse de l'invention rationnelle du langage: les mots auraient été créés par un artisan des noms en quelque sorte, un nomothète 10 • Selon Cratyle 11 , les noms sont 1' exacte représentation des choses et, bien que Platon n'adhère pas complètement à la thèse soutenue par Cratyle, bien que le nom, image de l'objet, puisse être plus ou moins proche de la réalité, le dialogue établit une certaine relation entre l'Etre et le nom : Socrate engage donc Cratyle à poursuivre ses recherches et la solution dépend de la connaissance des formes éternelles et immuables qui sont au centre du système platonicien. De leur côté, les Stoïciens 12 défendaient une théorie linguistique fondée sur l'harmonie imitative et sur l'onomatopée: cette théorie repose sur la conception de 1' origine naturelle du langage. Ainsi s'établirait une forme de relation nécessaire entre le mot et l'objet désigné. Au contraire, les Epicuriens soutenaient la thèse de l'origine conventionnelle du langage 13 ou plutôt l'idée que le langage est de l'ordre d'une nature organisée. La thesis épicurienne se rattache à la nature. On voit bien chez Lucrèce comment l'épicurisme, admettant le point de vue général que le langage est d'origine naturelle, tend à réintroduire la convention 14 • Quand il composera l'Art poétique, Horace reprendra le problème de 1' origine naturelle du langage et esquissera une théo7 A. Emout et L. Robin, Lucrèce, De Rerum Natura. Commentaire exégétique et critique, Tome III (Livres V et VI), Paris, 2e éd. 1962 ( 1e éd. 1928), p. 144-145 ( à propos des vers 1045-1046 du Livre V). 8 H. Diels, Die Fragmente der Vorsokratiker, 14ème éd., Dublin, 1970, p. 140 (1 e éd. Berlin, 1903, p. 413), 55B, 26, 1. 20-32. 9 P. Boyancé, Lucrèce et l'épicurisme, Paris, 1963, p. 245. 10 Plat., Crat., 388 e- 389 a. 11 La position de Platon a pu soulever bien des discussions : on s'est demandé si, pour Platon, l'usage et la convention, plutôt que la convenance naturelle, n'étaient pas les fondements du langage : cf. Platon, Lettre VU, 343 a. 12 Fr. 265 Funaioli (Grammaticae Romanae fragmenta, I, Leipzig, 1907 (réimpr. Stuttgart, 1969) : Illi (scil. stoici) docent hoc tamdiu quaerendum esse, donec perueniatur eo ut res cum sono uerbi aliqua similitudine concinnat, ut cum dicemus aeris tinnitum, equorum hinnitum, ouium balatum, tubarum clangorem, stridorem catenarum. 13 Lucr., V, 1028-1090. 14 Cf., en dernier lieu, J. Pigeaud, Epicure et Lucrèce et l'origine du langage, in REL 61, 1983, p. 122-144. Le problème est ici posé avec nuance:« La thesis existe chez Epicure, mais, pourrait-on dire, c'est une thesis naturelle à l'intérieur de chaque ethnie. »Le concept d'ethnie, groupe à la fois naturel et social, concept qui apparaît dans la Lettre à Hérodote permet de placer l'origine du langage dans une convention naturelle.

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rie tendant à réconcilier Stoïciens et Epicuriens : les Stoïciens pensaient que la parole, d'abord interne, devient ensuite parole exprimée. Les Epicuriens établissaient une correspondance entre la diversité des paroles et la multiplicité des impressions naturelles. Selon Horace 15 , la nature nous inspire des sentiments puis « elle révèle au dehors les mouvements de l'âme en prenant la langue pour interprète.» Cependant, quelle qu'ait été leur opinion sur le problème philosophique de 1' origine du langage, les Anciens croyaient à la priorité historique de la poésie sur les autres genres littéraires : cette priorité de la poésie, qui est une forme de prééminence, est soulignée par Maternus lorsque, dans le Dialogue des orateurs, Tacite lui fait défendre la noble cause de la poésie 16 ; cette idée n'est pas nouvelle au Ier siècle de notre ère, puisqu'on la trouve déjà exprimée chez Platon17 , chez Aristote 18 , puis chez Cicéron 19 .Cette priorité de la poésie s'accorde avec la prééminence reconnue aux poèmes homériques ainsi qu'avec le rôle civilisateur attribué aux poètes à travers les mythes d'Orphée et d'Amphion 20, de Musée ou d'Arion, et avec l'influence du pythagorisme21. Les poètes ont été les premiers penseurs de la Grèce et 1' expression poétique est antérieure aux débuts de l'éloquence et à l'épanouissement de la prose d'art. L'histoire de la littérature latine tend à confirmer la thèse de Maternus. Bien avant la naissance d'une littérature latine, au Illème siècle avant J.-C., et bien avant la constitution des genres littéraires, les premiers documents littéraires ou épigraphiques ont été à Rome des textes religieux et juridiques qui se présentaient sous une forme rythmée. Quintilien fait justement observer, dans l'Institution oratoire22 , que la poésie est née bien avant la codification rigoureuse des règles poétiques et que l'oreille humaine est instinctivement capable de mesurer les quantités et d'apprécier le retour régulier d'intervalles successifs. Le rythme de la phrase latine repose sur la quantité, l'accent et le rôle de l'intensité initiale: la succession des syllabes accentuées et des syllabes atones, des longues et des brèves, l'intensité particulière qui frappait la syllabe initiale du mot, le caractère «essentiellement» musical de l'accent sont autant d'éléments qui confèrent à la prose latine une forme de musicalité que l'on pourrait comparer au récitatif d'un opéra moderne lyrique 23 . Ces éléments définissent avec plus de force encore les textes juridiques et religieux qui sont les premières formes épigraphiques ou littéraires, apparues sur le sol latin. Cette étude se présente comme une contribution à l'étude de la precatio, pour définir les rapports de l'orant avec les dieux. Aucune étude exhaustive n'a été consacrée Hor., Ars, 108-111 Tac., Dia!, XII, 2 17 Plat., Leg., II, 653 d- 654 a. 18 Arist., Rhet., III, 1, 1404 a 24. 19 Cie., De orat., III, 184 (Cicéron cite Théophraste). Cf. aussi Quint. 1. 10, 9. 20 Hor., Ars, 391-396 21 Sur les incantations orphiques et pythagoriciennes, cf. P.Boyancé, Le culte des Muses chez lesphilosophes grecs. Etudes d'histoire et de psychologie religieuses, BEFAR 141, rééd. Paris, 1972 (l" éd. 1936), p. 9-147. 22 Quint., IX, 4, 114. 23 P. Lejay, Histoire de la littérature latine des origines à Plaute, Paris, s. d., p. 134159. 15

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à la precatio depuis la dissertation allemande de Georgius AppeF4 en 1909. G. Appel offre un corpus complet des formules de prières au sens large, étendant son étude aux prières littéraires et hellénisantes, définissant les composantes et les principaux aspects du ritus. Les histoires classiques de la religion romaine se contentent de présenter les grandes prières (celles de Caton souvent citées en exemple) en insistant sur leur aspect purement formaliste et juridique, ce qui est loin d'épuiser la complexité de la mentalité religieuse des Romains. Au début du siècle, C. O. Thulin avait essayé de définir une poésie religieuse des Italiques en rassemblant les principaux documents 25 • Une présentation des textes fondamentaux a également été proposée par G. B. Pighi dans deux ouvrages, présentation stimulante mais rapide où l'auteur adopte souvent des positions très personnelles 26 • Dans ces diverses présentations l'histoire des religions est complètement négligée. L'aspect discontinu, parfois obscur, du corpus peut décourager tout effort de synthèse : nous avons essayé de résoudre cette difficulté en replaçant la precatio dans le cadre général de la religion romaine et chaque formule dans son rituel particulier. La precatio est un dialogue entre l'homme et la divinité qui exploite les ressources de la langue latine: la prière est une forme du carmen latin et force a été d'aborder la uexata quaestio du carmen latin. L'aspect fragmentaire de la documentation amène à préciser le cadre général pour rassembler le plus d'éléments permettant de définir l'attitude de l'orant, la mentalité du Romain dans son dialogue avec la divinité. La precatio est une parole adressée aux dieux et, en tant que telle, elle est définie comme carmen, formule rythmée dont aucun terme ne saurait être modifié sans la dénaturer. Toute définition du carmen suppose à son tour une définition du vers latin primitif, le saturnien. Les définitions du saturnien prennent généralement en compte les precationes, comme le CarmenArvale ou les Carmina Saliorum, ou même la grande prière catonienne au dieu Mars. Sans négliger les ressources de la rhétorique qui exploite les potentialités du langage, on peut aboutir ainsi à la définition d'un certain nombre de procédés du carmen : concinnitas, homoeotéleute, homoeoptote, antithèse, parison, isocolon, allitérations, synonymies et répétitions. Ces procédés caractérisent non seulement le carmen mais toutes les formes du dialogue entre 1'homme et les dieux et, quand les prêtres ont eu à mettre en forme les oracles, ils ont exploité ces ressources dans 1' élaboration de la parole prophétique. Les liens de la prière et de la parole prophétique se justifient par les rapports entretenus par le substantif oraculum avec le verbe orare et par le fait que la parole prophétique est représentée à Rome par la déesse Carmenta. Sans entrer dans le difficile problème du texte et de la parole formulée, nous avons donc étendu notre enquête aux différents aspects de la parole sacrée. En ce qui concerne Caton, les études se sont jusqu'alors concentrées sur la grande prière de lustratio à Mars. Les chercheurs se sont aussi interrogés sur le sens du sacrifice de la truie précidanée. Nous avons pris en considération non seulement l'en-

24 G. Appel, De Romanorum precationibus, in RVV, VII, 2, Giessen, 1909 (réimpr. New York, 1975). 25 C. O. Thulin, Jtalische sakrale Poesie und Prosa, Berlin, 1906. 26 G. B. Pighi, La poesia religosa Romana, Bologne, 1958 et Lyra Romana, Côme, 1944.

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semble du corpus catonien (daps pro bubus, sacrifice de la truie précidanée, ouverture d'un lucus) en y adjoignant les formules magiques, mais aussi les principauxpraecepta rustica et medica, en particulier le couplet des Meditrinalia et quelques formules magiques, qui participaient de la même veine, de la même tradition. Nous avons justifié l'insertion des precationes dans un traité d'agriculture, confirmé l'authenticité des formules, tout en ne négligeant pas les quelques lacunes qui en entachent la transcription ; nous avons aussi voulu montrer les liens entre le style de Caton et les carmina. La grande prière à Mars permet d'étudier les procédés de la langue latine mis en œuvre pour favoriser la mémorisation de la prière et lui donner un pouvoir incantatoire. L'analyse montre dans cette longue prière l'importance des structures syntaxiques et des liens de coordination. Il convient sans doute de distinguer dans son élaboration deux phases, deux niveaux de rédaction, relatifs à l'agriculture et à l'élevage. Une démarche particulière, plus minutieuse devait être adoptée pour le Carmen Saliorum et le Carmen Arvale. Pour le chant des Saliens, les témoignages sont ceux des grammairiens qui s'y sont intéressés. Pour le Chant des Arvales, nous disposons d'un témoignage épigraphique, un unicum, gravé en 218 de notre ère. Les études de détails, nombreuses, exhaustives et ambitieuses, celles de E. Norden27 et de M. Nacinovich28 pour ne citer que les plus importantes, ont eu tendance à oublier l'architecture des formules et leur place dans le rituel. Aussi avons-nous été amené pour les Saliens et les Arvales à préciser 1' organisation de ces collèges et la place des hymnes (il s'agit en effet plutôt d'hymnes que de prières) dans le déroulement même des cérémonies. Le travail est plus facile pour les Arvales compte tenu des témoignages épigraphiques et des travaux de Henzen et de J. Scheid. Les évolutions des Saliens sont plus difficiles à définir : nous avons insisté sur la distinction entre versus et axamenta et sur le rôle du vates et du praesul. A notre étude sur les Saliens, conformément à la méthode définie, nous avons joint le témoignage de Virgile en son chant VIII de l'Enéide: ce témoignage poétique peut compléter celui des grammairiens et confirmer la nature des hymnes. Pour les trois fragments principaux (deux concernant les Versus lanuli, un fragment du Carmen in Jouem), nous avons présenté les principales hypothèses et restitutions. Notre effort a surtout porté sur les mots isolés livrés par les grammairiens : nous avons essayé de les situer soit dans les carmina (en les attribuant à telle ou telle divinité), soit dans les archives du collèges pour les termes les plus techniques. Notre effort a porté sur l'organisation des fragments présentés le plus souvent d'une manière isolée ou étudiés en eux-mêmes, même dans la dissertation de B. Maurenbrecher29 • L'étude conjointe du carmen primitif et des formules oraculaires doit permettre d'aboutir à une meilleure compréhension d'une langue qui s'est développée en étroite relation avec les pratiques et les croyances 30 •

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E. Norden, A us Altromischen Priesterbüchern, Lund, 1939. M. Nacinovich, Carmen Arvale, 2 vol., Rome, 1934. 29 B. Maurenbrecher, Carminum saliarium reliquiae, in Fleckeis. Jahr., suppl. 21, 1894, p. 315-352. 30 L'étude que nous présentons est une partie d'un travail d'ensemble, intitulé : Recherches sur le carmen et la prière dans la littérature latine et la religion romaine, Thèse d'Etat, Université de Paris IV, 1995, 6 vol., 1949 pages (cf. Bibliographie analytique de la prière grecque et romaine (1898-1998), Turnhout, 2000, p.l44, n° 239, dans la présente collection Recherches sur les Rhétoriques Religieuses, dirigée par G. Freyburger et L. Pemot). 28

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PREMIÈRE PARTIE LES FONDEMENTS. LES SODALITÉS ARCHAÏQUES

CHAPITRE PREMIER PROBLÉMATIQUE ET DÉFINITION DU CARMENLATIN Le carmen ne rentre aucunement dans la classification des grands gemes littéraires à Rome mais les Romains eux-mêmes comprenaient, presque instinctivement, que leurs plus anciens documents religieux, comme le chant des Saliens ou le chant des Arvales, constituaient une forme littéraire particulière, intermédiaire, en quelque sorte, entre la prose et la poésie. Comme le montre la définition du grammairien Servius\ que l'on retiendra comme significative, les Anciens ont défini le carmen en fonction des rythmes poétiques et des divisions élémentaires qui sont le fondement de la versification latine. Puisque le vers saturnien était considéré comme la forme poétique primitive à Rome, toute définition du carmen repose sur une conception du saturnien. Les deux notions, uersus Saturnius et carmen, sont ainsi étroitement liées et l'on ne saurait définir l'une en faisant abstraction de l'autre. Aussi commenceronsnous, pour des raisons de clarté et de méthode, par exposer la problématique du vers saturnien avant d'aborder celle du carmen proprement dit. On verra que, si les premières définitions modernes du carmen, apparues avec le développement de la science philologique allemande dans la seconde moitié du XIXe siècle, restent tributaires des conceptions métriques traditionnelles qui étaient déjà celles des Anciens, une autre voie a été ouverte à la recherche, depuis les travaux d'E. Norden en particulier, et une seconde école s'est efforcé de définir le carmen, d'une manière plus souple, comme l'expression d'une prose rythmée.

PROBLÉMATIQUE DU SATURNIEN

Des éléments de vers saturniens apparaissent pour la première fois dans les fragments du Carmen Arvale2 et du Carmen Saliare 3 , c'est-à-dire dans des hymnes et des formules de prières. A côté des fragments littéraires de l'Odyssée de Livius Andronicus, du Bellum Punicum de Naevius, des Menippeae de Varron, les théoriciens du saturnien ont retenu, à des titres divers, pour les besoins de leur argumentation, les

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Serv., ad Aen., III, 287 : carmen dici quicquid pedibus continetur. CIL P 2 =VI, 2104 =Bücheler CE 1= Emout 146. 3 G. Pasquali, Preistoria della Poesia romana, 2e éd., Florence, 1981 (l" éd., 1936), p. 113-117. 2

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CHAPITRE PREMIER

fragments de poésie gnomique d' Appius Claudius Caecus ( Sententiae )4 , ainsi que les praecepta rustica et medica. Les Elogia Scipionum offrent un corpus d'inscriptions dont quatre 5 présentent une structure métrique, exploitant les ressources du vieux vers italique ; ces Elogia sont le plus bel exemple de saturnien épigraphique dont les témoignages vont se poursuivre jusque dans la seconde moitié du ne siècle avant notre ère. L'une des épitaphes les plus célèbres est celle du poète Naevius, peut-être composée par le poète lui-même pour se moquer de ses détracteurs et dénoncer le choix de l'hexamètre au détriment du saturnien6 .Un fragment de l' elogium d'Aulus Atilius Calatinus nous est donné par Cicéron, dans son dialogue De senectute 7, et montre d'étranges ressemblances avec deux vers de l'elogium du fils de Scipion Barbatus; l'épitaphe, en saturniens, de Marcus Caecilius8 date du milieu du ne siècle av. J. C., mais elle peut avoir été refaite à une date plus tardive, comme le montrent la forme des lettres et même la graphie Maarco, avec le redoublement de la voyelle selon un procédé remis à l'honneur par Accius. Le saturnien est encore utilisé dans les inscriptions officielles au milieu du ne siècle. Lorsque, pour célébrer la victoire navale remportée en 190 au Cap Myonnèse par Lucius Aemilius Regillus sur Antiochus, les Romains consacrèrent au Champ de Mars, en 179, le temple des Lares Permarins, ils firent graver une inscription dont le texte nous a été transmis, quelque peu adapté, par TiteLive9, mais dont le début est confirmé par Caesius Bassus, qui le cite dans son traité De metris 10 comme un exemple de saturnien. On connaît une dédicace en saturniens 4 Fest. 418, 11 L : ... qui animi compotem esse 1 ne quid fraudis stuprique ferocia pariat; Prise. I, 384, 4 H : amicum cum uides, obliscere miserias 1 inimicus si es commentus nec libens aeque. 5 CIL P 6, 7 5, Bücheler CE 7 (Lucius Cornélius Scipion Barbatus, cons. en 298) ; CIL I 2 8, 9, Bücheler CE 6 (son fils); CIL P, 10, Bücheler CE 8 ( épithaphe du fils de l'Africanus mai or, père adoptif de Scipion Emilien) ; CIL I 2, 11, Bücheler CE 11 (épithaphe de Lucius Cornelius Scipio, frère de Cn. Cornelius Scipio Hispanus, préteur pérégrin en 139). Cf. E. Wolffiin, De Scipionum elogiis, Rev. Phil., 14, 1890, p. 113-122; id., Die Dichter der Scipionenelogien, Sitz. Bayer. Akad., Munich, 1892 (1893), p. 188-219 ; F. Coarelli, Il sepolcro degli Scipioni, in Revivixit ars. A rte e ideologia a Roma. Dai modeli ellenistici alla tradizione repubblicana, Rome, 1996, p. 217-226 ; E. Courtney, Musa Lapidaria. A Selection ofLatin Verse Inscriptions, Atlanta, 1996; G. Radke, Beobachtungen zum Elogium auf L. Cornelius Scipio Barbatus, in Rhein. Mus., 134, 1991, p. 69-79; J. van Sickle, The Elogia of the Cornelii Scipiones and the Origin of the epigram at Rome, in A. J Ph., 108, 1987, p. 41-55; R. Wachter, Altlateinische Inschriflen, P. Lang, Berne, Francfort, New York, 1987, p. 301-342. 6 Gell., I, 24, 2 : immortales morfales si foret fas flere/.flerent diuae Camenae Naeuium poetam. 1 !taque postquam est Orchi traditus thesauro,/ obliti sunt Romae loquier Zingua Latina. 7 Cie., CM, 17,61 ; Fin., II, 16 (hune unum plurimae consentiunt gentes/ populi primarium fuisse uirum ). 8 CIL F, 1202 =CE 11 :hoc est factum monumentum Maarco Caicilio. 1 Hospes, gratum est quod apud meas restitistei sedes. 1 Bene rem geras et ualeas. Dormias sine cura. 9 Liu., XL,52,5 : duello magna dirimendo, regibus subigendis. 10 GL VI,265,25 : Apud nostros autem in tabulis antiquis, quas triumphaturi duces in Capitolio figebant uictoriaeque suae titulum Saturniis uersibus prosequebantur, talia repperi exempla: ex Regi/li tabula «duello magna dirimendo regibus subigendis», qui est subsimilis ei quem paulo ante posui «consulta producit eum quo sit impudentior » ; in A cilii Glabrionis tabula «fundit fugat pros ternit maximas legiones».

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PROBLÉMATIQUE ET DÉFINITION DU CARMEN LATIN

de Lucius Mummius, le vainqueur de Corinthe, qui dédia en 142 un temple à Hercule Vainqueur 11 •Vers la même époque, Marcus et Pub li us Vertuleius remercient Hercule en saturniens, au nom du votum de leur père Gaius, par l'offrande d'une decuma et d'un banquet sacré 12 • L'un des témoignages les plus originaux sur l'extension du saturnien épigraphique est une dédicace de cuisiniers falisques, inscrite sur une lame de bronze trouvée à Faléries, en 1'honneur de la triade capitoline 13 • Ce témoignage offre un savoureux mélange de falisque et de latin à travers une inscription métrique en saturniens populaires. Le saturnien connut donc des emplois populaires sans commune mesure avec la volonté de dignitas des Corne/ii Scipiones, qui ont continué à employer le vieux vers national, alors que le distique, le sénaire iambique et 1'hexamètre tendaient à remplacer le saturnien dans la rédaction des elogia. Se rattachent aussi à cette problématique les éléments de la tradition oraculaire, uaticinia et sortes, et 1' élaboration d'un hymne en l'honneur de Juno Regina en 207 av. J.-C. par Livius Andronicus. Le prestige d'une langue oraculaire, inspirée par les dieux, a certainement contribué à la permanence d'un vers archaïque, sorti de 1'usage littéraire. Aussi toute tentative de définition du carmen au sens large ne peut-elle esquiver le difficile problème du saturnien. A travers ce problème de définition, c'est aussi la question des rapports mutuels du saturnien et du carmen que nous tenterons de résoudre. Aux grammairiens de l'Antiquité se posait déjà avec acuité le problème de l'origine et de la nature du vers saturnien: le saturnien est-il un vers indigène, le vers national par excellence des latins, ou bien a-t-il été emprunté aux Grecs ? Représentet-il un lointain héritage indo-européen? Existe-t-il un schéma du vers saturnien et la forme dite« métellienne »s'impose-t-elle avec la rigueur voulue? Le débat concernant la uexata quaestio qu'est le saturnien s'est ouvert avec Ennius et Varron: il se poursuit encore de nos jours 14

11 CIL, 12,626 =CE 3 : duct(u) auspicio imperioque eius Achaia capt(a). 1 Corinto deleto Romam redieit triumphans. 1 Ob hasce res bene gestas, quod in bello uouerat 1 Hanc aedem et signu Herculis uictoris 1 imperator dedicat. 12 CIL,I 2 ,1531 =X, 5708 = CE 4 : quod re sua d[ifleidens asper afleicta 1parens timens heic uouit, uoto hoc solut[o],/ [de}cumafacta poloucta leibereis lubetes 1 do nu danunt Hercolei maxsume mereto./ Sema! te orant, se [u}oti crebro condemnes. 13 CIL, P,364 =XI, 378 = CE 2 = Emout 62: Gonlegium quod est aciptum aetatei aged[ai} 1 opiparum a[d] ueitam quolundamjestosque dies, 1 quei soueis a[ast]utieis opidque Volgani 1 gondecorant sai[pi)sume comuiuia loidosque 1 ququei huc dederu[nt i}nperatoribus summeis 1 utei sesed tubent[es be]ne iouent optantis. 14 Cf. E. Kalinka. Bericht über die griech.-rom. Metrik und Rhythmik im letzten Vierteliahrhundert, in JAW (Bursian), 256, 1937,p. 1-126 (cf. p. 64-69 pour le saturnien); W. J. W. Kaster, De studiis recentibus ad rem metricam pertinentibus, in Mnem., s. IV, vol. 3, 1950, p. 21-53 et p. 127-157; Ph. W. Marsch, Early Latin Meter and Prosody 1935-1955, in Lustrum, 3, 1958, p. 215-250 (cf. p. 222-226); C. Questa, Il saturnio, ,Appendice", in Metrica Latina arcaica, in Introduzione allo studio della cu/tura classica, Il, Milan, 1973, p. 554-562; J.H. Waszink, in ANRW I, 2. Berlin, 1972, p. 875-887; F. Cupaiuolo, Bibliografia della metrica latina, Naples, 1995, p.122-129; J. BHinsdorf, Metrum und Stil als Indizienfür vorliterarischen Gebrauch des Saturniers, in Sudien zur vorliterarischen Periode imfrühen Rom, Tübingen,1989, p.41-69.

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CHAPITRE PREMIER

Théorie des Anciens Le prooemium du livre VII des Annales d'Ennius 15 et une notice du De Zingua Latina de Varron 16 constituent les deux plus anciens témoignages concernant le vers saturnien. La remarque du polygraphe de Réate, qui est unique dans ce que nous connaissons de son œuvre, offre la première mention connue, dans la littérature latine, du uersus saturnius en tant que tel, ce qui n'implique en rien que Varron ait abordé le problème du vers saturnien. On connaît, dans leurs grandes lignes, les théories varroniennes, concernant la métrique 17 :Varron faisait dériver les différents mètres de l'hexamètre dactylique et du trimètre iambique et 1' on ne saurait émettre la moindre hypothèse, en l'état actuel de nos connaissances, sur une éventuelle «théorie varronienne » du vers saturnien. Varron, qui croyait en l'origine italique, indigène, nationale du saturnien, a vraisemblablement renoncé à proposer une théorie de ce mètre, qu'il lui était difficile d'intégrer dans son système de dérivation où la prédominance des mètres grecs était trop manifeste 18 . De plus, Varron a composé, en ses Satires Ménippées, des vers saturniens qui ne rentrent dans aucune des deux grandes catégories définies par les théoriciens latins. Si laconique soit-il, le commentaire varronien a cependant le mérite de mettre en rapport le vers saturnien et l'activité oraculaire dans l'Italie primitive, par l'intermédiaire des divinités indigènes qu'étaient les Faunes 19 . Ce rapport étroit, établi entre 1'histoire littéraire et religieuse, ouvre une voie intéressante à notre recherche et nous aurons à reposer plus loin le problème des divinités oraculaires, de Carmenta en particulier, et celui de la tradition oraculaire constituée en carmina. Cette association entre vers saturnien et tradition oraculaire figurait déjà dans le prooemium du chant VII d'Ennius et elle est susceptible d'éclairer un moment particulièrement important de 1'histoire religieuse de Rome. Nous avons essayé 20 d'expliquer cette association par

15 Enn., Ann., 213-217 Vahlen3 (231-235 Warmington). _ u u _ u u _ u u _scripsere alii rem 1 uersibus quos olim Faunei uatesque canebant 1 cum neque Musarum scopulos u u _ u u _ ~ u u nec dicti studiosus erat ante hune./ Nos ausi reserare ... Cf. Cie., Orat., 47, 157; 51, 171 ; Brut., 18, 71 ; 19, 75-76; Diu. l, 50, 114; Quint., IX, 4, 114. Sur les Faunes et les Muses et leur rapport avec le carmen archaïque, cf. J. Dange!, Faunes, Camènes et Muses: le premier Art poétique latin?, inBollettino di Studi Latini, XXVII, 1, 1997, p.3-33, et Le «carmen» latin: rhétorique, poétique et poésie, in Euphrosyne,XXV, 1997,p.l13-131. 16 Varr., Ling. VII, 36: Fauni dei Latinorum, ita ut Faunus et Fauna sit: hos uersibus quos uocant Saturnios in siluestribus lacis traditum est solitos fari, a quo fando jaunas dictas (éd. Goetz- Schoell). 17 F. Della Corte. La filologia latina dalle origini a Varra ne, 2' éd., Florence, 1981 (1re éd., Turin, 1937), p.133; id. Varrone metricista, in Entretiens sur l'Antiquité classique (Fondation Hardt) IX, 1962, p. 143. 18 B. Luiselli, Il verso saturnio, p. 64-76. 19 Varr., Ling. VII, 36; Sem., ad Buc., IV, 27; ad Aen., VII. 47; VII, 81; VIII, 314; Isid., Orig. VIII,ll, 87 ;Gloss. Lat. V, 246, 20. 2 ° Ch. Guittard, La tradition oraculaire étrusco-latine dans ses rapports avec le vers saturnien et le « carmen »primitif, in La divination dans le monde étrusco-italique, in Caesarodunum, 1985, supp. n° 52, p. 33-55. 1

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PROBLÉMATIQUE ET DÉFINITION DU CARMEN LATIN

la conjonction de deux éléments, d'une part la réorganisation, en 218-217 av. J.-C. 21 , du culte de Satume22 , d'autre part une période d'intense activité oraculaire. Ces deux conditions se trouvent réunies lors de la deuxième guerre punique, au moment où Rome traverse une grave crise religieuse et où le préteur urbain Marcus Aemilius dut faire saisir les nombreuses prophéties répandues dans la ville23 , parmi lesquelles on découvrit les oracles du devin Marcius, dont l'un aurait prédit la défaite de Cannes 24 et dont 1' autre préconisait 1'institution des jeux Apollinaires 25 . Or, dans le récit de cette crise, Tite-Live emploie, comme Ennius, le substantif uates. Aussi avons-nous suggéré 1'hypothèse suivante :tout en critiquant son prédécesseur Naevius, n'est-ce pas à ces uates et en particulier à 1' auteur (ou aux auteurs) des Carmina Marciana que songe également Ennius, lorsque, vers 180-179 av. J.-C 26 , il rédige le prooemium du chant VII de ses Annales? L'intérêt de ces deux premiers témoignages sur le uersus Saturnius est de montrer ce vers dans ses rapports avec les carmina. Nous nous trouvons d'emblée au coeur de notre problématique, mais il nous faut maintenant revenir aux théories des Anciens sur le saturnien. C'est à un grammairien de l'époque néronienne, ami de Perse, Caesius Bassus, que l'on doit la première définition véritablement technique du vers satumien27 , vers asynartète qui se composerait, par un phénomène de concinnatio, de la réunion d'un dimètre iambique catalectique et d'une tripodie trochaïque (ou ithyphallique), selon le schéma traditionnel :

21 Liu. XXII, 1, 19-20: postremo decembri iam mense ad aedem Saturni Romae immolatum est lectisterniumque imperatum- et eum lectum senatores strauerunt- et conuiuium publicum, ac per urbem Saturnalia diem ac moctem clamata populusque eum diem festum habere ac seruare in perpetuum iussus. La notice livienne intervient à la fin de l'énumération des prodiges de l'année 217 : d'où les sens de postremo, adverbe plutôt qu'adjectif (contra, cf. J. Bayet dans son Histoire politique et psychologique de la religion romaine (Paris, l'" éd. 1956, p.l38) qui comprend: «le 17 décembre de l'année précédente» ). R. Bloch comprend en ce sens : « ... certaines des mesures prises au mois de décembre précédant l'année qui nous occupe, en font foi. Dans le court espace de temps séparant en effet la défaite de la Trébie et le désastre de Trasimène, figurent des honneurs exceptionnels rendus au principal dieu du mois de décembre, Saturne. C'est alors que les Saturnales, réjouissances paysannes parmi d'autres, deviennent une des grandes fêtes de Rome.» (Interpretatio, in Recherches sur les religions de l'Italie antique, Genève-Paris, 1976, p. 35). La difficulté a bien été sentie par A. Bouché-Leclercq, in DAGR, s. v. Lectisternium, p. 1009, n.12. 22 L'origine du saturnien est souvent mise en rapport avec la mythique Saturnia: cf. Atil. Fortun., GLK VI, 293. 25 saturnio metro in Italia usi. Dictum autem a Saturnia, urbe uetustissima Italiae ; cf. aussi Orig. gent. Rom. 4,4. Ces théories doivent être rapprochées des réflexions varroniennes sur la toponymie primitive du Capitole (Varro, ling. V, 42) et on les trouve développées chez Verrius Flaccus: cf. Fest. 430, 30-37 L s. u. Saturnia et 432, 9-20 s. u. Saturno. 23 Liu., XXV, 1, 12.Cf. chapitre VI, p. 278sq. 24 Liu., XXV, 12, 5-6. Cf. chapitre VI, p. 278sq. 25 Liu., XXV, 12,9-10 (= Macr., sat. 1, 17, 25), cf.chapitre VI. 26 A. Grilli, Studi enniani, Brescia, s. d., p. 34-36. 27 Caes. Bass., GLK VI, 266, 8-9 : hic enim uersus constat ex hipponactei quadrati iambici posteriore commate et phallico metro.

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CHAPITRE PREMIER

Malum dabunt Metelli 1 Naeuio poetae. Liu. 1 : uirum mihi Camena 1 insece uersutum. Naeu. 1 : nouem louis concordes 1filiae sorores. Naeu. 7 : ferunt pulchras creterras 1 aureas lepistas. Epitaph. Naeu.: Immortales morfales 1 siforetfasflere flerent diuae Camenae 1 Naeuium poetam. Carmen Priami : ueteres Casmenas, cascam 1 rem uolo profari. Ac. Glabr. Tab. : fundit fu gat pros ternit 1 maximas legiones.

Dans cette théorie de la deriuatio metrorum, Caesius Bassus attribue donc au vers saturnien une origine grecque. C'est précisément cette définition que l'on retrouve chez la plupart des grammairiens latins qui ont traité du saturnien, ainsi chez Terentianus Maurus 28 , Marius Victorinus 29 , Atilius Fortunatianus30 et Plotius Sacerdos31 . Malgré l'importance de cette vulgate concernant la structure du saturnien, on relève isolément quelques autres tentatives de définitions : selon Diomède et le Pseudo-Asconius, le saturnien serait un sénaire iambique augmenté d'une syllabe ( uersus senarius hypercatalectus ) 32 selon le schéma :

u_l u_l u_lu-1 u_l u-1.\d. Une variante du sénaire iambique est le scazon ou choliambe auquel une certaine tradition grammaticale, rapportée par Marius Victorinus 33 , rattachait le saturnien. On aurait donc le schéma : caractérisé par la séquence finale :-

u.

Enfin, la glose de Servius aux Géorgiques de Virgile 34 a retenu l'attention des métriciens, car les théoriciens du saturnien accentuel ont cru y trouver un argument en

Ter. Maur., GLKVI, 399-400, 2497-2524 Mar. Victor., GLKVI, 139, 20-24. 30 At. Fortunat., GLK VI, 293, 25-294, 1-6. Ce grammairien, qui dépend de Caesius Bassius, paraît attribuer, cependant, au saturnien une origine indigène. L'interprétation de sa compilation sur le sujet demeure ambiguë. Cf. B. Luiselli, Il verso saturnio, p. 82. 31 Plot. Sacerd., GLK, VI, 531,3-19. 32 Diom., GLK I, 512, 18: Saturnium in honorem dei Naeuius inuenit addita una syllaba ad iambicum uersum : summas opes qui regum, regias refregit. Huic si demas ultimam syllabam, erit iambicus de quo saepe memoratum est. Ps. Asc., ad Verr. l, 29 (215 Stangl): cui (scil. Naeuio) consul iratus uersu responderat senario hvpercatalecto, qui et Saturnius dicitur: dabunt malum Me te !li Naeuio poetae. 33 Mar. Victor., GLKVI, 140, 3 :et nasci a trimetro scazonte. 34 Seru., ad Georg. II,385 :"uersibus incomptis ludunt", id est carminibus saturnio metro compositis,quod ad rhythmum solum uulgares componere consuerunt.Cf. O. Keller, Der Saturnische Vers als rythmisch Erwiesen,I, Leipzig, 1883, p.l5; R. Thumeysen, Der Saturnier und sein Verhaltnis zum spiiteren romischen Volksverse, Halle, 1885, p. 5; O. J. Todd, Servius on the Saturnian Metre, in Cl. Quat. 34, 1940, p. 133-145; A. Kolar, De re metrica poetarum Graeccorum et Romanorum, accedit de solutae orationis apud Graecos et Romanorum, eurhythmia appendix, Prague, 1947, p. 396. 28

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PROBLÉMATIQUE ET DÉFINITION DU CARMEN LATIN

leur faveur, dans la mesure où le commentateur appuie sa propre définition sur la notion de rythme.

Les théories quantitatives modernes L'histoire du vers saturnien à l'époque moderne se traduit par la confrontation entre deux écoles, opposant les théories quantitatives et les théories accentuelles. Les premiers progrès importants concernant l'élucidation du saturnien sont dus aux travaux de K. O. Müller dans ses éditions de Varron et de Festus, parues à Leipzig en 1833 et en 183 9 : ce savant découvrit la possibilité de supprimer toutes les thèses ou temps faibles dans le saturnien, à l'exception toutefois de la dernière thesis. Cette suppression intervient particulièrement entre les deux dernières ars es et permet de rendre compte d'un hémistiche tel que filii terras en face de Naeuio poetae. Le savant allemand fit également admettre l'hiatus à la diérèse entre les deux côla. Mais le premier travail scientifique d'importance fondé sur la nature quantitative du saturnien fut la thèse monumentale que L. Havet consacra à la question. Le savant français définissait le saturnien comme un vers de six pieds avec anacruse, comportant une césure obligatoire, généralement après la thesis du troisième pied, plus rarement avant celle-ci35 -Da//bunt ma/lum Me/telli 1 Naeuilo po/etae -Cor//into 1 delelto Ro/mam redi/eit tri/umphans -A//mnem Tro /ugena 1juge Can/nam ne te 1 alie/ni genae La longue du temps marqué peut être changée contre la monnaie de deux brèves ; l' anacruse du premier hémistiche peut se composer d'une brève, d'une longue ou de deux brèves. La dernière thesis est une longue ou une brève : elle ne peut se composer de deux brèves. Selon F. Leo 36 , le vers saturnien est fondé sur un« vers court» ou Kurzvers, dont l'existence est encore attestée à l'époque historique par les fragments du Carmen Arvale, tels que : enos !ases iuuate, enos !ases iuuato, qui figurent au début et à la fin d'une série de« vers longs» ou Langverse. Le Kurzvers, sous sa forme pleine, comptait huit syllabes, selon le schéma : u_u-1 u_u_

Il se présente sous la forme de deux kommata quadrisyllabiques. La possible suppression d'un, voire de deux temps non marqués dans chacun des kommata se traduit par une tendance à la« compression » ou à la « condensation »(Komprimierun g, Zusammendraen gen) et de l'union de deux formes courtes serait né le vers saturnien ou vers long, qui serait l'oeuvre de Livius Andronicus. Chacun des deux membres, par souci d'éviter la monotonie, serait fondé sur un rythme différent, ascendant pour le premier, descendant pour le second. Le schéma métrique auquel Livius Andronicus a accordé une nette préférence se présente donc sous la forme suivante : u - u

-1 (u)- -Il- u -1 (u) --

35

L. Havet, De Saturnio Latinorum versu, Paris, 1880, p.7-15. F. Leo, Der Saturnische Verse, Berlin, 1905 (,Abhandl. der Gesellsch. der Wissenschaften zu Gi:ittingen", Philol.-hist. Kl., N. F. VIII, 5). 36

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CHAPITRE PREMIER

Le saturnien de F. Leo est un dimètre iambique catalectique (plus rarement acatalectique), suivi d'un ithyphallique ou d'un Reizianus (ou, parfois, d'un second dimètre iambique non catalectique) 37 .0n y relève la présence d'une diérèse principale et de deux diérèses secondaires, la possibilité de suppression pour la troisième thesis dans le premier membre et la seconde thesis dans le second, et la sylla ba anceps devant la diérèse mineure qui tend à se comporter comme la diérèse principale. Le second côlon se présente, sous sa forme complète, comme une tripodie trochaïque: il s'agit donc d'un vers ithyphallique. Dans le second côlon, accent métrique et accent de mot tendent à coïncider ( Naéuio poétae ), tendance que l'on relève dans le second komma du premier côlon métellien, tandis que dans les deux premiers pieds du saturnien le déplacement de l'accent s'avère sensible ( malum dabUnt ). Une forte proportion des vers de l'Odyssée et du Bellum Punicum respectent le schéma qui résulte de l'étude de F. Leo et que l'on retrouve dans le prooemium de chacun de ces deux grands poèmes épiques: Liu. Andr. 1 : Virum mihi Caména Il insecé uersutum Naeu. 1 : Nouém louis concordes Il filiaé sor6res

Un tel vers cependant ne peut apparaître que comme le fruit d'une certaine évolution au cours de laquelle les poètes ont recherché le retour de certaines « ondulations quantitatives »non soumises à des règles strictes. La recherche d'une certaine diversité destinée à éviter la monotonie apparaît comme une règle du saturnien, comme on le voit d'après les quelques passages suivis qui nous ont été conservés. L'emploi KaTa cnlxov du saturnien semble avoir été exceptionnel. Prenons en considération, par exemple, le célèbre passage des « Géants » du Bellum Punicum : Inerant signa express a quomodo Titani bicorpores Gigantes magnique Atlantes Runcus atque Porporeus filii Terras 38 •

M.Barchiesi y a reconnu un rythme ascendant- descendant dans le premier vers, un rythme ascendant dans le second et descendant dans le troisième. Le premier vers (uu __ u 1- _ull-u-u _ _ )est proche du type métellien, si l'on excepte les deux brèves initiales de la première thesis, qui ouvrent le vers sur un rythme anapestique, et la finale signa devant la diérèse mineure (avec allongement et hiatus). Le second vers offre un premier côlon régulier ( u_u_u _ _ ) et un deuxième côlon avec deux ars es et sans diérèse selon une forme dite abrégée (- _u _ _ ). Le troisième vers, où il vaut mieux considérer atque comme monosyllabique que d'introduire une correction, présente un premier côlon avec rythme descendant du type _u __ u u_ et un deuxième côlon où le type régulier Naevio poetae se trouve abrégé avec suppression de la seconde thesis à la pénultième (_u _ __)39.

37 On ne trouve pas de définition explicite dans l'étude de F. Leo : le savant allemand, croyant à l'origine indo-européenne du saturnien, évite toute terminologie pouvant supposer un rapprochement avec la métrique grecque. Sur le dimètre non catalectique, cf. F. Leo, Saturnische Verse, p. 42. Les exemples invoqués sont incertains. Leo lui-même émet des doutes sur Liv. Andr., 3. 38 Frag. 19 Morel. 39 M. Barchiesi, Nevio epico, p. 326-327.

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PROBLÉMATIQUE ET DÉFINITION DU CARMEN LATIN

L'étude de F. Leo demeure, aujourd'hui encore, le point de départ de toute recherche sur la métrique archaïque du saturnien. F. Leo croyait à 1' origine indo-européenne du saturnien : les mètres utilisés par les peuples indo-européens dépendraient d'un Urvers primitif\0 . La démarche de G. Pasquali, tout en admettant dans leurs grandes lignes les théories quantitatives du savant allemand, va emprunter une tout autre voie et s'efforcer de mettre en valeur les liens du vers saturnien avec la poésie grecque. Dans les parties lyriques des tragédies d'Eschyle, on relève des structures métriques analogues au premier membre du vers saturnien, dimètres iambiques 41 , et variantes telles que crétique suivi d'un bacchée (- u -1 u __) 42 ou choriambe suivi d'un bacchée (- u u -1 u __) 43 . Le dimètre iambique proprement dit, sous la forme d'une dipodie iambique suivie d'un bacchée ou d'un double bacchée, se retrouve dans la seconde partie du satumien4 \ où il alterne avec l'ithyphallique et le Reizianus; cette alternance apparaît dans des parties lyriques d'Euripide : ainsi dans un choeur de Médée, après un double ithyphallique, on trouve deux vers de Reiz45 et, dans l'Alceste, on rencontre un ithyphallique, un Reizianus, un dimètre iambique acatalectique et deux Reiziani46 • Ces concordances permettent à G. Pasquali 47 d'affirmer une évidente parenté entre le vers saturnien et les mètres lyriques grecs, parenté déjà entrevue par Fr. Marx48 et Fr. Altheim49 ; l'influence d'Hermann Usener avait en revanche empêché F. Leo de poursuivre ses investigations dans le domaine du lyrisme grec : le grand savant allemand recherchait dans la poésie des Germains, des Celtes, des Lithuaniens, des Slaves, des Grecs et des peuples italiques un vers populaire de huit syllabes qui serait le fondement de la métrique primitive des Indiens et des Iraniens et où le saturnien lui-même prendrait ses propres racines. Les rapprochements avec la poésie védique et la métrique éolienne, tels que les a esquissés A. Meillet 50 , sont également récusés par le savant italien : les mètres grecs qui présentent un lien de parenté avec les côla saturniens appartiennent à la métrique ionienne, dont l'un des traits originaux est la substitution des deux brèves à la longue, même en position d' arsis ou temps marqué. Le vers saturnien est donc, selon G. Pasquali, formé de deux hémistiches, un dimètre iambique

40 H. Usener, Altgriechischer Vers bau. Ein Versuchvergleichender Metrik, Bonn, 1887 ; F. Leo. Der Saturnische Vers, p. 71. 41 Esch., Choeph.,646 (l:..lKaç 8'ÈpEl8ETm) et 649 (TÉKvov 8'ÈrrEwÉpEL 86f1.mç); Liu. Andr. 18 (ibi manens sedeto) ;22 (nexebant multa inter se); Naeu. 1. (nouem Jouis concordes). 42 Esch., Ag., 195 (TIELŒfJ.chwv àn8Etç); 219 (8vCJCJE~~ Tporralav); 228 (KÀ.T]86vaç TIŒTptyovç). 43 Esch .. Ag.,199 CxElfl.ŒTOÇ aÀ.À.o fl.~xap); 200 (~pL8VTEpov TipOfJ.OLCJLV); 204 (8âxpv fl.Tl KŒTŒCJXEtv); 227 (mL' rrpoTÉÀ.ELŒ vawv ). Cf.Liu. Andr.5 (tuque mihi narrato) et 14 (sancta puer Saturni), avec molosse substitué au bacchée ; cf. aussi F. Leo, Saturnische Verse, p. 46. 44 Liu.Andr. 16 (cor frixit prae pauore) ; cf. F. Leo, Saturnische Verse, p. 53-55. 45 Eur., Med., 991-992 et 995. 46 Eur., Ale., 905-910. 47 G. Pasquali, Preistoria della poesia romana, p. 91-100. 48 Fr. Marx, inRhM., 78, 1929, p. 410. 49 Fr. Altheim. Epochen der romischen Geschichte, Francfort, 1934, p. 224. 50 A. Meillet, Les origines indo-européennes des mètres grecs, Paris, 1923, p. 31 sqq.

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CHAPITRE PREMIER

catalectique suivi d'un ithyphallique ou d'un vers de Reiz ou encore d'un nouveau dimètre catalectique. L'exemple du Carmen Arvale tend à montrer que les côla ont d'abord été conçus de manière indépendante sous forme de strophes lyriques. Les côla qui composeront à 1'époque historique le saturnien littéraire se trouvent déjà dans le Carmen Aruale associés librement : si la création du vers saturnien littéraire ne peut remonter au-delà de la fin du IV siècle, comme on le trouve attesté par les deux fragments des sentences d' Appius Claudius, le recours aux côla saturniens remonte à une haute antiquité comme le prouve le Chant des frères Arvales. Le génie latin consiste à avoir associé dans un même vers les deux éléments ou côla rencontrés dans la poésie lyrique de la Grèce 51 • Les côla saturniens sont des mètres lyriques associés à la danse ; le saturnien littéraire se rencontre dans les épitaphes, les inscriptions votives et honorifiques, dans les sentences d' Appius Claudius et dans l' epos. Le dimètre catalectique, l'ithyphallique et le vers de Reiz se rencontrent fréquemment en association dans la poésie religieuse et populaire52 •

L'accent latin et les théories accentuelles Les théories accentuelles du vers saturnien reposent sur la nature de l'accent du mot latin :cet accent est-il un accent musical (ou accent de hauteur ou d'élévation) ou bien un accent d'intensité? L'accent latin obéit à trois lois fondamentales 53 : sa place est liée à la quantité de la syllabe pénultième ; il ne peut frapper la dernière syllabe ni remonter au-delà de l'antépénultième. Cette règle du« trisyllabisme », déjà énoncée par les grammairiens anciens, admise en général par les théoriciens modernes, soulève néanmoins un certain nombre de problèmes : comment une antépénultième brève peutelle recevoir un accent, alors que la même voyelle en position pénultième ne le peut,

Un hymne religieux à Aphrodite, rapporté par Plutarque dans ses Quaestiones conuiuiales se compose d'un saturnien: àvci~aM.' èivw TO' y~paç, J:, KaÀa' 'AmlPo8l Ta ;cf. Wilamowitz, Griechische Verskunst, p. 382. 52 "laKXE) ;cf. les vers. 416- 439,où 1'on relève Ar., Ran., v. 316-17, 325, 341 ('! ŒKX' huit fois la série 2 dimètres catalectiques + 1 trimètre acatalectique. Il s'agit vraisemblablement dans ce dernier cas de l'imitation d'un hymne éleusinien (contra, cf. P. Foucart, Mystères d'Eleusis, Paris, 1914, p. 336). Cf. aussi l'hymne au dieu Phalès dans les Acharnaniens(v.263279), qui se compose de dimètres iambiques. 53 G. Bemardi-Perini. L'accento latina, Bologne , 1964, p. 35-37; présentation et bibliographie des problèmes dans Leumann - Hofinann - Szantyr, Lateinische Laut- und Formenlehre, nouv. éd., Munich, 1977 ( 1ère éd. 1926-1928), p. 248-252 ; L. Laurand, L'accent grec et latin, in RPh. 3, 12, 1938, p. 133-148 (cf. id., Sur quelques questions fondamentales de la métrique, in RPh 3, 11, p.287-289) ; G. Bolognesi, Profila storico e critico degli studi linguistici greci e latini, in lntroduzione alla Filologia Classica, Milan, 1951, p. 429-431 ; P. Enk, The latin Accent, in Mn 4, 6, 1953, p. 93-109; B. Luiselli, Il verso saturnio, p. 117-172; R. G. Kent, Sounds ofLatin (Language Monograph, n°l2). Baltimore, 1932, p. 66 [Réimpr. New York, 1966]; W. S.Alien, Accent and Rhythm, Cambridge, 1973. p. 151-199; L'accent latin (Colloque de Morigny, 19 mai 1979), Paris, 1982 (Université de Paris-Sorbonne, Civilisations n° 6). 51

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PROBLÉMATIQUE ET DÉFINITION DU CARMEN LATIN

sauf, bien sûr, dans les mots disyllabiques ? R. Jakobson54 et N. S. Trubetzkoy5 5se sont efforcés de résoudre la difficulté en ayant recours au concept de more appliqué à la quantité syllabique, une syllabe brève comptant une «more», une longue deux «mores ».Ainsi, dans les mots de plus de deux syllabes, l'accent tombe sur la syllabe qui contient la seconde more à partir de la fin sans tenir compte de la syllabe finale ; on obtient donc les schéma suivants : 6o o ~~:E ~:syllabe longue :E : syllabe indifférente

~

: syllabe brève o: more

Cette théorie des mores permet à R. Jakobson de rendre compte des règles particulières de l'accentuation latine et d'y trouver l'explication de l'équivalence entre une syllabe longue et deux syllabes brèves, sans recourir à l'hypothèse de l'influence grecque 56 • Mais si, à propos de voyelles ou de diphtongues, les mores constituent des éléments phonétiquement homogènes, une difficulté subsiste dans l'analyse syllabique d'une séquence voyelle/consonne du type re-fee-tus ou pos- ci- mus où l'une des deux mores consiste en une consonne. En ce qui concerne la nature de l'accent latin, les théoriciens sont partagés : alors que l'école« allemande» a plutôt défini l'accent latin comme un accent d'intensité57, les théoriciens français ont penché en faveur de la nature mélodique ou musicale d'un accent qui aurait ultérieurement évolué, aux deux premiers siècles de l'Empire, en un accent d'intensité 58 . Mais même si, à l'époque où Plaute et Ennius composaient

54 R. Jakobson, Selected Writings, l, Phonological Studies, La Hague, 1962. p. 259 (Ueber die Beschaffenheit der prosodischen Gegensiitze), p. 254-261, paru dans Mélanges de linguistique et de Philologie offerts à J van Ginneken Paris, 1937) et p. 270. (On ancient Greek prosody, p. 262-271, tiré de Zagadnien poetyki Prace ofiarowane K. No 'ycickiemu, Wilno, 1937). 55 N. S. Trubetzkoy, Princip/es of Phono/ogy, Berkeley, 1969, p. 174 (Principes de phonologie trad. fr. des Grundzüge der Phonologie par J. Cantineau), Paris, 2e éd. 1970 (l'e éd., 1949), p. 201-231. Cf. Kherlakian. La more, l'équivalence_= u u et l'accent latin, in Langages, 50, 1978, p. 38-44 et Contribution à l'interprétation analytique de la quantité, in BSL, 78,1983, p. 211-240. 56 W. S. Allen, Accent and Rhythm, p. 255-259. 57 P. Langen, De grammaticorum latinorum praeceptis quae ad accentum spectant, Bonn,1857; E.Seelmann, Aussprache des Lateins nach physiologisch- historische Grundsiitzen, Heilbronn, 1885, p. 22-30; M. Niedennann Précis de Phonétique, historique du latin, 2' éd., Paris, 1931 (Ière éd. 1906), p. 16-23) n'a d'abord admis qu'un accent purement musical depuis le Il' siècle av. J.-C. jusqu'au IV' siècle de notre ère. Puis sa position évolua, le savant admit que l'accent latin était essentiellement un accent de hauteur mais qu'il avait aussi, surtout dans la prononciation populaire, une certaine intensité. 58 H. Weil- L. Benloew, Théorie génerale de l'accentuation latine. Paris, 1855: W. Corssen, Ueber Aussprache. Vokalismsus und Betonung der lateinischen Sprache, vol. Il. Leipzig, 2e éd. 1870 (l'e éd., 1858, p. 797-798 : J. Marouzeau, La prononciation du latin (Histoire, théorie, pratique), Paris, 1931, p. 14-19 et p. 19-21 id., Quelques aspects de la formation du. latin littéraire,. Paris, 1949, p. 87-91. 23

CHAPITRE PREMIER

leurs œuvres, l'accent latin était un accent essentiellement musical, il faut admettre, pour expliquer le phénomène d'apophonie et de syncope des voyelles intérieures brèves, l'existence d'un accent d'intensité frappant la syllabe initiale du mot latin à une époque antérieure à la constitution d'une littérature latine 59 • Les effets de l'intensité initiale constituent un caractère de l'accentuation latine qu'il faut prendre en compte, même quand l'accent« trisyllabique» reposera essentiellement sur une élévation de la voix. Fr. Altheim 60 a situé à la fin du ye et au début du IVe siècle avant J.-C. le rôle de l'accent protosyllabique: son analyse y a reconnu une influence celtique que l'on peut retrouver dans le développement de l'allitération; cependant, les effets de l'intensité initiale interviennent vraisemblablement à une phase précoce de l'évolution de la langue latine et peut-être même sont-ils un lointain héritage indo-européen61 • Les théories de Fr. Altheim concernant la chronologie de l'accent initial d'intensité ont été vivement critiquées par M. J. Mc Gann, qui, dans une courte mais convaincante analyse 62 , a insisté sur le substrat méditerranéen et sur la haute antiquité de ce phénomène d'intensité initiale: il ne saurait s'établir un synchronisme absolu entre accent initial et syncope ou apophonie. De même, les théories de Fr. Altheim concernant le carmen se révèlent fragiles : le carmen latin aurait subi des influences celtiques et le savant cite un carmen chanté par les Sénons après une victoire sur les Romains, carmen dont le contenu serait historique 63 • Mais les carmina latins ont un contenu essentiellement religieux et, reprenant l'analyse de la precatio catonienne64 , M. J. Mc Gann a beaujeu de montrer que le rôle de l'allitération, s'il est effectif, n'en demeure pas moins secondaire et se trouve bien loin de former un élément constitutif de la prière («formbildend »).Pour en revenir à l'accent principal, de nombreux indices, il est vrai, plaident en faveur du caractère musical de l'accent latin. Les partisans de l'école« française» s'appuient d'abord sur les témoignages de Cicéron65 , de Quin-

59 J. Vendryes ( Recherches sur l'histoire et les effets de l'intensité initiale en latin, Paris, 1902, p. 90) et A. Mani et, L'évolution phonétique et les sons du latin ancien,Louvain, 1955, p. 25) soulignent le caractère particulier, la prédominance de la syllabe initiale. D'autres études mettent en valeur l'intensité proprement dite de la syllabe initiale R. G. Kent, The sounds of Latin, Baltimore, 1945, p. 65 J. Kurylowicz, L'accentuation des langues indo-européennes, Cracow, 1952,p.452; L. R. Palmer, The Latin Language, Londres, 1954, p. 212; A. Martinet, Economie des changements phonétiques Berne, 1955, p. 341. 6 ° Fr. Altheim. Literatur und Gesellschatt im ausgehenden Altertum, Il, Halle-Saale. 1950, p. 102; id, Geschichte der lateinischen Sprache, Francfort-sur-le-Main, 1951, p. 351 61 V. Pisani, in RAL, s. 6, vol. 6, 1930, p. 14 7 .. 62 M. J. Mc Gann, Initial stress and the Latin "carmen", in Glotta, 37, 1958, p. 293305. 63 Liu., X, 26, 11 : ouantesque maris sui carmine. 64 Cato, Agr., 141. 65 Cie., Orat., 58 : ipsa enim natura, quasi modularetur hominum orationem, in omni uerbo posuit acutam uocem, nec una plus nec a postrema syllaba citra tertiam, quo magis naturam ducem ad aurium uoluptatem sequatur industria.

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PROBLÉMATIQUE ET DÉFINITION DU CARMEN LATIN

tilien66 et des grammairiens latins 67 , qui tendent a définir 1' accent latin avec des termes empruntés au chant et à la musique 68 . Mais c'est bien sûr la métrique latine, fondée sur l'opposition quantitative des syllabes longues et brèves, qui plaide essentiellement en raveur du caractère mélodique de l'accent latin, car dans les langues caractérisées par un accent d'intensité, le rythme du vers repose sur l'accent du mot qui coïncide avec l'ictus. On note cependant, en particulier chez Plaute, une tendance a faire coïncider accent et ictus, tendance qui s'atténue dans 1'hexamètre dactylique 69 , au moins dans sa première partie (arma uirumque cano 1 Troiae qui primus ab oris). Quoi qu'il en soit, l'idée d'une évolution de l'accent mélodique vers l'accent d'intensité a été vivement contestée par les linguistes modemes 70 qui ont souligné le caractère intensif de l'accent latin, si différent de l'accent grec. Les progrès réalisés par la phonétique ont amené les théoriciens de l'accentuation latine à nuancer leurs positions; considérant l'attitude extrême adoptée par L. Nougaret71 , L. Laurand avait déjà exprimé des réserves devant un accent purement musical excluant tout effet d'intensité12. Les recherches s'orientent donc aujourd'hui vers des solutions intermédiaires : dans une langue donnée, l'accent ne saurait être défini comme exclusivement intensif ou mélodique; ainsi, les travaux d'A. Schmitt ont permis d'introduire le concept de «centralisation» de l'accent: l'accent musical peut être frappé par un certain degré d'intensité et, vice versa, l'accent d'intensité peut comporter un degré de hauteur1 3 •

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Quint., I, 5, 29. Sergius, in GLK IV, 525, 21 : natura uero prosodiae in eo est 1 quod aut sursum est aut deorsum : nam in uocis altitudine omnino spectatur, adeo ut, si omnes syllabae pari fastigio enuntientur, prosodia sit nul!a... Altitudinem discernit accentus, cum pars uerbi aut in graue deprimitur aut sublimatur in acutum. Dans le traité De accentibus de Sergius a été reconnue une influence de Varron. Cf. aussi Pompeius in GLKV, 126, 31 ; Prise., in GLK III, 519, 25 ; Aud., in GLKVII, 357, 14. Pour les témoignages des grammairiens, cf. F. Schoell, De Accentu linguae latinae ueterum grammaticorum testimonia, in Acta Soc. Philo log. Lipsiensis, VI, 1876. 68 Cf. Vitr., V, 4, 2: uti in cantionibus, cumflectentes uocem uarietatemfacimus modulationis. 69 E. Fraenkel, Iktus und Akzent in Lateinischen Sprachvers Bertin, 1918; H. Drexler, Plautinische Akzentstudien, I-11, Breslau, 1932-1933 ; Ed. Liénard, Accent tonique et hexamètre dactylique, in L'accent latin, p- 6-17. Cf. H, Drexler, Neue plautinische Akzentstudien, in Maia, 11,1959,p.260-314 et Quantitat und Wortakzent, in Maia, 12, 1960, p. 167-189. 70 E. Pulgram, Accent and ictus in spoken and written Latin, in ZVS, 75, p. 221-225 ; H. Drexler, Einführung in die romische Metrik, Darmstadt, 1967, p. 14: W. S. Allen, Accent and Rhythm, Cambridge, 1973, p. 151-191. 71 L. Nougaret, Traité de métrique latine, p. 3-4. 72 L. Laurand, L'accent grec et latin, p. 138. 73 A. Schmitt, Untersuchungen zur allgemeinen Akzentiehre mit einer Anwendung auf den Akzent des Griechischen und Lateinischen, Heidelberg, 1924 ; et surtout Musikalischer Akzent und Antike Metrik: Zwei Vortrage, Orbis antiquus X, Münster, 1953. 67

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CHAPITRE PREMIER

Dans ces conditions, les premières tentatives d'explication du vers satumien7\ élaborées à la fin du siècle dernier, se sont trouvées remises à l'honneur et l'école accentuelle a poursuivi ses recherches et produit des travaux qui méritent d'être pris en considération, malgré le prestige incontestable des théories de F. Leo et G. Pasquali. Avant de réviser ses positions 75 , W. M. Lindsay avait élaboré une intéressante théorie du vers saturnien76 • Le vers saturnien devait comprendre, selon lui, trois accents dans le premier hémistiche, deux seulement dans le second ; ces accents sont des accents de mot ; la première syllabe du vers est toujours accentuée. Dans le schéma idéal, le vers comprend sept syllabes dans le premier hémistiche, six dans le second, mais le poète peut remplacer une longue accentuée par la monnaie des deux brèves ( subigit amne Loucanam); la même liberté existe pour la syllabe précédant l'ictus (pleriqu(e) omnes subiguntur ). Après les deux premiers pieds, le rythme du vers saturnien est conçu par le savant anglais en opposition de phases ascendante et descendante, selon le schéma suivant : dabunt malum Metelli Naeuio poetae 6o 6o o6o6ooo6o

prim(a) incedit Cereris Proserpina puer 6 o6o o6 o o6 oo 6o

Le rythme ascendant repose sur un pied tel que o 6 o (o), tandis que le rythme descendant s'appuie sur le schéma 6 o o. Mais ces reconstructions s'avèrent bien fragiles. Le rythme 3 + 2 soulève de nombreux problèmes dès que l'on s'écarte du type métellien. Quant à l'autre rythme accentuel (3 + 3), proposé par O. Keller et repris par A. Kolàr77 , il pose également des difficultés, en particulier pour les vers de type métellien qui ne comptent que deux mots dans le second hémistiche, ce qui implique la nécessité pour une syllabe atone de revêtir un accent ou le recours à un jeu subtil concernant les accents secondaires du mot. Il est difficile d'admettre des scansions telles que: - dabunt malum Metélli Naeui6 poétae. - Liu. 1 : uirum mihi Caména insecé uersutum.

Aussi les théoriciens ont-ils été amenés à concevoir de manière plus souple le jeu des accents, quitte à admettre d'autres paramètres dans leur analyse. O. J. Todd78 s'appuie sur le commentaire de Servius, qui constitue l'un des fondements de l'école

74 O. Keller, Der Saturnier Vers als rhythmisch erwiesen, I, Leipzig, 1883, II, Prague, 1886 ; R. Thumeysen, Der Saturnier und sein Verhiiltnis zum Spiiteren romischen Volksverse, Halle, 1885 ; W. H. Lindsay, The Saturnian Metre, in AJPh., 14 ; 1893, p. 139-170 et 305-334. Sur la théorie quantitative, cf. les remarques pertinentes de F. d'Ovidio, Sul!'origine dei versi italiani (G S L 1,31, 1898), in Versificazione italiana e arte poetica medioevale, Milan, 1910, chap. I, p. 138-145. 75 W. M. Lindsay, Early Latin Verse, Oxford, 1922, p. 9-10 (rééd. 1968). 76 W. M. Lindsay,. The Saturnian Metre, in AJPh, 14, 1893, p. 139-170 et 305-314. 77 A. Kolàr, De re metrica poetarum Graecorum et Romanorum, Prague, 1947, p. 326-333. 78 O. J. Todd,. Servius on the Saturnian meter, in CQ, 34, 1940, p. 133-145. Sur l'idée d'une poésie populaire, cf. aussi E. Bickel. Nordisches Stammgut in der romischer Religion, in RhM, NF 89, 1940, p. 12-43 et p. 35-36: Der Saturnier als uritalisches Ma~.

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PROBLÉMATIQUE ET DÉFINITION DU CARMEN LATIN

accentuelle, pour élaborer une théorie rapprochant le saturnien primitif de la vieille poésie anglaise du Beowulf, cet ancien poème anonyme anglo-saxon adapté d'une légende danoise mais de caractère national : le vers saturnien, vers indigène et populaire, se composerait de deux hémistiches comptant deux ou trois temps accentués ; la quantité des syllabes sous le temps marqué n'est pas fixe, pas plus que le nombre de syllabes atones entre deux temps forts. Une théorie voisine de celle de 0 J. Todd a été proposée par W. Beare79 , mais là où 0 J. Todd voit dans l'accent et la nature du langage un principe organisateur du saturnien, W. Beare se contente de parler de « parallélisme » : lui aussi rapproche le saturnien du Beowulf et dégage la tendance pour le saturnien à se composer de deux côla de six ou sept syllabes, avec pénultième longue, et à se terminer selon rythme accentuel descendant. A 1' appui des théories accentuelles, B. L. Ullman80 a cité le passage de Denys d'Halicarnasse évoquant les processions triomphales 81 et retenu une correction proposée par L. A. Post ( c'if.1ETpoç serait synonyme de KŒKÔf.lETpoç ), correction qui se trouve confirmée par un passage de Charisius82 et même, d'après M. J. Rose, par un texte de saint Augustin83 • Selon le savant anglais, le vers saturnien est un vers fondamentalement accentuel, même si 1' on peut relever dans ses emplois littéraires et chez les grands poètes une tendance à introduire les principes quantitatifs. La quantité et l'accent peuvent être associées et envisagées conjointement ou à travers des phases successives. Les premiers poètes auraient transformé un vers accentuel en un vers quantitatif. Une position intermédiaire est ainsi celle du métricien de l'école tchécoslovaque de Prague, F. Novotny 84 : le vers saturnien se situe dans une phase d'évolution du rythme accentuel vers le rythme quantitatif1l 5 ; la structure du vers saturnien repose sur les deux principes, accentuel et quantitatif; 1' accent latin cherche à prendre appui sur une syllabe longue, aussi une longue peut-elle être remplacée par deux brèves ( duae breues uno accentu copulatae ) pour former un temps fort. Dans son étude consacrée au latin archaïque, où il est amené à considérer le problème du vers primitif de la poésie latine, G. Radke 86 a accoré une place importante à l'accent latin; l'accent d'intensité initiale lui paraît avoir joué un rôle important dans les phénomènes d'apophonie, une modification phonétique que le savant allemand appelle plus justement affaiblissement phonétique (Vokalschwiichung). A un accent libre, pré-

79 W. Beare, Pollicis ictus, the Saturnian and Beowulf, in CPh, 50, 1955, p. 89-97; id., Latin Verse and European Song. A Study in accent and rhythm, Londres, 1957. p. 129. 80 B. L. Ullman, Dionysius on Saturnian verse, in CPh 39, 1944, p. 47-48. 81 Dion. Hal., VII, 72, 11. 82 Charis., GLK, 1, 298. 83 H. J. Rose, «Unmetrical" triumph-songs, in CPh, 39, 1944, p. 258; cf. Aug., Retract. 1, 20. 84 F. N ovotny, De versu Saturnio, Studia antiqua A. Sa!ac septuagenario ablata, Prague, 1955, P. 110-113. 85 Déjà H. Draheim (Der Saturnier, in Wochenschr.f klass. Phil., 34, 1917, p. 935 sqq.) avait distingué les saturniens épigraphiques, fondés sur un rythme accentuel (accent protosyllabique primitif+ accent secondaire) et les vers de Livius Andronicus et de Naevius (accent trisyllabique). Cf. V, Pisani, Marginalia metrica, in Paideia, 3, 1948, p. 202-205 et p. 205; H. J. Rose, Unmetrical triumph-songs, in CPH, 39, 1944, p. 258. 86 G. Radke, Archaïsches Latein, Darmstadt, 1981, p. 54 sqq.

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CHAPITRE PREMIER

sumé indo-européen, qui se serait maintenu jusqu'à la fin du ve siècle, aurait succédé, du début du IVe siècle au début du me siècle, un accent initial intense, en vigueur pendant cent ou cent-vingt années. Enfin, depuis le début du Ille siècle, l'accent latin classique est lié à la quantité de la pénultième. On ne connaît malheureusement pas de saturnien littéraire remontant à la période qui voit se manifester l'accent initial. Les plus anciennes inscriptions, les premiers témoignages épigraphiques, comme celui du Vase de Duenos, sont antérieurs et les témoignages littéraires, les épopées de Livius Andronicus et de Naevius, sont, eux, postérieurs au phénomène en question. Sans reprendre le problème de l'origine du saturnien et le débat sur une nature accentuelle ou quantitative, G. Radke présente les textes des elogia des Scipions en indiquant exclusivement les quantités et 1' accentuation naturelle du mot. Il constate que de nombreux vers courts portent l'accentuation naturelle du mot, ayant pour fondement la loi de la pénultième et il lui apparaît que l'auteur du saturnien avait pour souci d'ordonner sa phrase en maintenant l'accent de mot dans la structure des syllabes accentuées et non accentuées, de sorte qu'en maintenant le langage naturel on garantissait le respect des syllabes qu'il fallait accentuer et qu'on ne dépassait pas deux temps dans une syllabe non accentuée. D'autre part, à côté de l'accent principal, plusieurs accents secondaires ou parallèles peuvent coexister dans un même mot : TémpestatebUs (Scip. 2, 6), éxpediti6ném (Naeu. 30 W); nimpham (Liu. 17 W); uirginém (Liu. 19W).

Le rôle des syllabes et le rythme verbal Devant l'opposition apparemment irréductible entre les théories quantitatives et les théories accentuelles, plusieurs théories modernes ont été proposées, qui sont de nature à éclairer les structures du carmen latin: ces théories, que l'on pourrait définir comme« syncrétiques »87 , font intervenir l'accent et la quantité, mais à des titres divers et selon la modulation du vers. On peut essayer de concevoir le saturnien comme un vers se situant dans une phase évolutive, essayant de passer d'un système accentuel à des principes quantitatifs : cette versification primitive ne serait pas parvenue à réaliser pleinement cette transformation. Le rythme repose sur des syllabes marquées par le temps fort alternant avec des syllabes portant les temps faibles : une versification indifférenciée tend à évoluer vers des principes quantitatifs, où l' arsis sera placée de préférence sur la syllabe longue, qui donne à l'ictus une base plus sûre. Déjà, en 1902, dans son étude sur les effets de l'intensité initiale en latin, J. Vendryes, abordant le problème du saturnien, faisait intervenir le nombre fixe des accents initiaux et la quantité syllabique 88 , pour aboutir au schéma suivant : 6 o 6 o 6- o Il 6- o 6- o

Sur les treize syllabes, seules la pénultième de chaque hémistiche et la seconde syllabe du second hémistiche connaissent une quantité stable. Mais sur les 103 vers

M. Barchiesi, Nevio epico, p. 316. J. Vendryes, Recherches sur l'histoire et les effets de l'intensité initiale en latin, Paris, 1902, p. 318-327 («Le problème du saturnien>>). 87

88

28

PROBLÉMATIQUE ET DÉFINITION DU CARMEN LATIN

pris en compte dans cette étude, seuls 4 7 correspondent au schéma du premier membre et 58 au schéma du second89 . Deux théories méritent de retenir plus particulièrement notre attention car elles reposent sur des principes que l'on retrouvera dans l'étude des carmina: ces deux théories sont celles de l'isosyllabisme et du rythme verbal. La première voie fut ouverte par les travaux et les recherches d'A. Meillet sur les archétypes d'origine indo-européenne des mètres grecs et du vers saturnien 90 • Ainsi, le vers védique de jagati se caractérise par une grande liberté des quantités mais par un nombre fixe des syllabes ; il se définit aussi par la présence d'un groupe « "" » après la coupe et par le caractère iambique de la clausule 91 • La liberté du premier membre serait de nature à expliquer la diversité offerte par les premiers côla des saturniens. Les théories suggérées par A. Meillet ont été appliquées au vers saturnien par A. Sonnenschein92 et W. J. Koster. Selon A. Sonnenschein., le vers saturnien compterait seize syllabes réparties en deux côla octosyllabiques, selon le schéma : oooolooooflooooloooo dans lequel le sigle « o » indique une syllabe indifférente sur le plan de la quantité comme de l'accent. A l'intérieur du cadre général ainsi défini, des longues marquées du temps fort interviennent à des emplacements déterminés, ainsi que des pauses en début et fin de côlon selon le schéma suivant : o o o o 1 o-o 1\ Il 1\- u ol o -o 1\

immortales morta/es

1\

Il 1\ si foret 1 fas flere (où

A

est le sigle indiquant une

pause). D'une manière quelque peu différente, le métricien hollandais W. J. Koster93 définit le saturnien comme un vers fondé sur le principe isosyllabique où les deux côla présentent un nombre fixe, de 13 syllabes, dans sa forme complète ou parfaite dite métellienne ( malum dabunt Metélli, Il Naéuiô poétae ), mais où l'on trouve la possibilité d'une réduction à douze syllabes 94 ou d'un allongement à quatorze syllabes 95 . On peut donc dresser le schéma d'ensemble suivant96 : (o) 6 o 6 o6o Il 6o 6(o) 6o (oo)

89

Critique dans G. B. Pighi, Studi di ritmica e metrica, p. 334. A. Meillet, Les origines indo-européennes des mètres grecs, Paris, 1923, p. 77. 91 L. Nougaret, Traité de métrique, p.22. 92 A. Sonnenschein, What is rhythm?, Oxford, 1925, p 66. 93 W. J. W. Koster, Versus Saturnius,in Mnem., 57, 1929, p. 267-346 et p. 299-327; id., De studiis ad rem metricam pertinentibus, in Mnem., s. IV, vol. 3, 1950, p. 21-53 (cf. p. 24-26). 94 Vers acéphale avec suppression du premier temps non marqué : Liu., 9 :tumque rémos iussit Il rélligare struppis. ou de l'antépénultième: Naeu., 5, 1 : eorum sectam sequuntur Il multi m6rtales. CE 7, 6: subigit omné(m) Loucanamll opsidesque abdoucit. 95 Vers «procéphale» hypermètre : CE 7, 6 : subigit omné(m) Loucanamll 6psidésque abd6ucit 96 W. J. W. Koster, Versus saturnius, p. 317. 90

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CHAPITRE PREMIER

Chaque hémistiche repose sur trois temps forts mais le nombre des temps faibles et peut reposer sur six, sept ou huit syllabes. L'intérêt de l'analyse du variable est est de tenter d'éclairer la structure du saturnien par le tripudium, hollandais métricien temps, selon la définition la plus répandue, exécutée par les trois à sacrée la danse raison des temps marqués de cette danse sacrée, la théorie En Arvales. Saliens et les la tendance à faire coïncider ces temps forts avec une implique de W. J. W. Koster qui se traduit finalement par une prise en compte des ce accentuée, syllabe longue ou 97 : principes quantitatifs Liu. 9 : uirum mihi. caména Il insecé uersutum. Liu. 9 : titmque rémos iussit Il rélligâre struppis. Elog. Scip. Il, 6 : subigit omné(m) Loucanam lopsidésque abd6ucit. Naeu. 5 : eornm sectâm sequuntur Il mu!ti m6rtâles.

On relève dans ces quatre vers une coïncidence entre la quantité et l'ictus (sauf pour la dernière syllabe dans insecé, dans subigit ; il faut également relever la synizèse dans eorum ) 103 Ce retour aux principes quantitatifs marque peut-être une contradiction que n'a pas manqué de souligner B. Luiselli 98 , mais il faut reconnaître, à la décharge du savant hollandais, que W. J. W. Koster n'a pas érigé ce principe en loi et qu'il s'est fort raisonnablement contenté de parler de« tendance». Le point de départ de l'étude de A. W. de Groot réside dans l'originalité du mot latin et dans son statut particulier dans l'ordonnance de la phrase 99 : le mot constitue une unité délimitée à l'intérieur de la phrase où il jouit d'une certaine indépendance phonétique, ce qui explique que le nombre des mots du vers et le nombre des syllabes du mot sont plus importants pour la versification que le nombre des syllabes du vers ; 100 le mot joue un rôle plus grand que le groupe de mots sur le plan syntaxique • A partir de ces considérations, A. W. de Groot relève dans les vers saturniens de Livius Andronicus et de Naevius plusieurs principes de régularités 101 : le nombre des syllabes, des mots et des membres du vers, la place de la coupe, la distribution des mots de diverses longueurs dans le vers, l'ordre des syllabes accentuées et non accentuées, celui des syllabes longues et brèves. Le vers saturnien tend vers un nombre de mots assez fixe, de cinq en moyenne, distribués selon le principe suivant: 2 + 2 + 3 + 3 + 3, où les chiffres indiquent le nombre de syllabes de chaque mot. L'ordre des mots est déterminé

97 W. J. W. Koster, Versus saturnius, p. 316 :Ex tali saltatione (i.e., tripudio) et conformatio uerborum sequitur, cum sua sponte syllabae quae in sermone communi maiore ui pronuntiabantur, siue accentu dynamico, siue propter longiorem sonum etiam eis lacis occurrerent, ubi secundum rhythmum saltationis ictus erat, ut, quam maxime fieri poterat, cum coniunctione arseos et theseos etiam uocis intentio et remissio conueniret ;ergo in schemate pleno: o6/o6/o6o 98 W. J. W. Koster, De studiis ad rem metricam pertinentibus, p. 26. 99 A. W. de Groot, Le mot phonétique et les formes littéraires du latin, in REL, 1934, p. 117. 100 L'auteur définit le vers pré-classique latin comme un «word verse» :cf. Phonetics in ifs relation to Aesthetics, in L. Kaiser, Manual of Phonetics, Amsterdam, 1957, p. 385. 101 A. W. de Groot, Le vers saturnien Littéraire, in REL, 13, 1934, p. 284-312.

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PROBLÉMATIQUE ET DÉFINITION DU CARMEN LATIN

pour une large part par des tendances vers l'isosyllabie de mots successifs ; le rôle de l'isosyllabisme se retrouve dans la correspondance de mots verticale: a 1 a2 a3 .. . b1 b2 b3 .. .

Dans ce schéma, le second membre de la première série, a2, tend à correspondre horizontalement avec al et a3, et verticalement avec b2. Le climax anisosyllabique est marqué par le passage de deux mots dissyllabiques à trois mots trisyllabiques. Devant l'impossibilité d'établir un schéma quantitatif régulier, A. W. de Groot pose, selon la loi de Wackemagel établie pour les mots composés du type de dvanda 102 , l'équivalence métrique des syllabes longues et brèves: le rôle dominant de la syllabe initiale du mot explique en grande partie que le principe isosyllabique ait effacé l'ondulation quantitative. Au cours de la phase primitive, le vers saturnien a connu une période que l'on pourrait qualifier de pré-littéraire et où la syllabe initiale du mot offrait un caractère spécial d'intensité et de durée. Le schéma de base du saturnien est donc le suivant: Ce type d'ondulation accentuelle est commun à toutes les langues 103 • La préférence pour les mots dissyllabiques et trisyllabiques explique la présence d'une ou deux syllabes faibles entre deux syllabes fortes. Mais à l'époque de Livius Andronicus et de Naevius, l'accent d'intensité initiale perd sa force au détriment des syllabes pénultième et antépénultième : la fréquence des mots de deux ou de trois syllabes explique le caractère limité, peu sensible, de ce changement qui se produit selon une évolution normale. Dès lors, presque chaque membre du vers commence par une syllabe accentuée et s'achève sur une syllabe accentuée suivie d'une syllabe non accentuée, selon le schéma de base suivant : ~ .. . ~~!~ ... ~~

Le premier membre du saturnien offre toujours trois accents, dont le premier frappe la première syllabe, le dernier la syllabe pénultième du membre. Les schémas les plus fréquents sont les suivants : ~ ~ ~ ~ ~ ~ ~ ( uirum mihi Camena )

~ ~ ~ ~ ~ ~ ( res diuas edicit, uictoribus danunt) ~ ~ ~ ~ ~ ~ ( namque nullum peius, quamde mare saeuom )

Le second membre présente un ordre plus fixe de syllabes accentuées et non accentuées, selon les schémas suivants :

102 Cf. W. Krause, Die Worstellung in den zweigliedrigen Wortverbindungen unter-ucht fürs Altindische, Awestiche, Lituanische und Altnordische, in KZ, 50, 1922, p. 74-129. 103 Cf. A. W. de Groot, Métrique générale, in BSL, t. XXX, fasc. 2, 1930 et Der Rhythmus, in Neophilologus, 17, 1932, en part. p. 246-254.

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CHAPITRE PREMIER

L'ondulation accentuelle repose sur trois accents dans le premier hémistiche et sur deux (ou trois) accents dans le second et le vers saturnien tend à se présenter sous l'une des structures suivantes :

La tendance à l'affaiblissement et à la disparition de la syllabe protosyllabique et l'influence de Livius Andronicus qui, dans sa langue maternelle, ignorait l'indépendance phonétique du mot et 1' équivalence des longues et des brèves, amenèrent la prise en compte d'une certaine ondulation quantitative dans le vers saturnien, en plus des principes isosyllabiques et accentuels précédemment définis. Mais les principes quantitatifs demeurèrent toujours secondaires et seule la présence d'un mot de forme iambique au deuxième pied du premier membre et d'un rythme trochaïque au début du second hémistiche connaît une certaine régularité : 1

2/34/567//891011 1213

b!

u

-

b! -

b!

-

u

b! 1 .hL- b!

Les licences quantitatives et les possibilités de substitution sont telles, aux yeux du métricien hollandais, que le rythme du vers risque d'être anéanti. Ce rythme quantitatif avec ses licences innombrables ne peut donc être considéré que comme une conséquence des tendances d'ordre accentuel. Seule la quantité des syllabes 6, 9 et 12 est de nature à influer sur 1' ondulation accentuelle, or ce sont les seules, ou presque, qui jouissent d'une certaine régularité ou fixité : 1 2 3 4 5 6 7 b!-

8 9 10 11 12 13

1 b!- 1 b!- b! 11-u -lb!

-

b!

uirum/ mihi/ Cam ena/1 insece/ uersutum

Cette quantité importe pour la place de l'accent de mot; la quantité des autres syllabes est beaucoup plus libre. On observe donc une primauté de la distribution des mots de diverses longueurs et de l'ordre accentuel: le rythme quantitatif est secondaire. En insistant sur le nombre et la configuration des mots et en dégageant avec force l'idée d'un rythme verbal, l'étude de A. W. de Groot dégage des principes susceptibles de s'appliquer aussi bien à la prose rythmique qu'à la poésie épique archaïque et permet ainsi d'amorcer l'étude des liens unissant carmen et saturnien. Les principes de « metrique verbale » définis par A. W. de Groot se retrouvent dans une des études les plus pénétrantes et significatives concernant la poésie latine, à savoir I ritmi e i metri della poesia latina, de G. B. Pighi 104 • Le savant italien condamne « irréductiblement » les théories quantitatives de L. Havet, de F. Leo, de G. Pasquali

G. B. Pighi, I ritmi e i metri della poesia latina, Brescia, 1958, p. 121 et p. 139; cf. aussi Il verso saturnio, in RFC n. s. 35, 1957. p. 47-60[ = Studi di ritmica e metrica, Turin, 1970, p, 329-338]; Lineamenti di metrica storica delle lingue indo-europee, in Rend. Accad. Scienze dell'Ist. di Balogna, cl. Scienze Morale, 53, 1964-65, p. 25-88 [= Studi di ritmica e metrica, p. 4-65, en part. p. 22-25]. Cf. J. Dange1, Métrique et rythmique latines selon C.B. Pighi: apports et perspectives d'une poétique, in Mélanges Pighi, Bologne, 2001, p. 89-117. 104

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PROBLÉMATIQUE ET DÉFINITION DU CARMEN LATIN

(« lo scandalo della filologia ! ») et les théories accentuelles fondées sur un accent dont on ignore pour le moins la nature fondamentale: deux millénaires d'études, depuis Varron jusqu'à G. Pasquali, ont abouti,selon G. B. Pighi, à un constat d'échec total: le vers saturnien ne repose ni sur l'accent ni sur la quantité. G. B. Pighi fonde son étude sur un corpus de cent cinquante vers saturniens qui s'échelonnent de la fin du IV siècle av. J.-C. au début du 1er siècle ap. J.-C .. Parmi cent quarante-six premiers membres de saturniens, cent six sont composés de trois mots, quarante-deux de deux mots (comptent pour un seul mot des groupes comme ad- aedis. bene gestas, queifuit, in templo, si- foret fas ... ) ; et, sur cent quarante-neuf seconds membres de saturniens, cent quarante-cinq sont formés de deux mots. Le rythme ne peut reposer que sur un élément stable et, dans le cas précis du saturnien, cet élément stable, en dehors de la division en deux hémistiches, ne peut reposer que sur le nombre de mots qui conditionne un rythme verbal. Le saturnien associe de préférence deux mots dissyllabiques (2 + 2 ou bien 1 + 3 ou encore 3 + 1),suivis d'un trisyllabique dans le premier membre et deux mots trisyllabiques dans le second membre. Il convient de rappeler, à ce niveau du raisonnement, que le rythme ne repose pas sur un principe syllabique, mais sur le nombre et l'agencement des mots; le rythme verbal passe avant le nombre des syllabes et les différents principes syllabiques. Ces considérations amènent G. B. Pighi à proposer de nouveaux symboles tels que : mot de 2 syllabes mot de 3 syllabes Q mot de 4 syllabes ou plus oo groupe de mots comptant 4 syllabes. Q

o

On peut donc définir la structure rythmique suivante : o(o)/o//o/o//

Le rythme verbal est par nature un rythme ascendant, reposant sur un temps marqué (comptant un mot ou deux mots), suivi d'une pause d'un seul mot, puis sur un nouveau temps marqué et une nouvelle pause (comportant chacune un seul mot): la pause est liée en partie à la clausule. Ce rythme ascendant ( slancio/ posa où l'on retrouve les anciens concepts arsis /thesis ) définit en quelque sorte une forme de vers libre 105 • Ainsi, le saturnien s'apparente à la langzeile 106 germanique et auzand celtique, qui lui sont postérieurs d'un millénaire; ce lien remonte vraisemblablement à une lointaine communauté culturelle italo-celto-germanique, mais dans le saturnien l'accent ne joue qu'un rôle secondaire alors que l'allitération, destinée à isoler et à mettre en relief le mot rythmique, est prépondérante. Ces principes de versification verbale peuvent se retrouver à des titres divers dans les vieilles formules liturgiques et juridiques de la langue latine 107 , qui font l'objet de notre étude.

105 G. B. Pighi, Ritmi moderni, in Convivium 24, 1956, p. 686-701[= Studi di ritmica e metrica, p. 447-463]. 106 Cf. A. Heusler, Deutsche Versgeschichte I, Berlin, 1956 2, p. 104, 127, 154, 380; cf. aussi G. B. Pighi, Lineamenti ... , in Studi di ritmica e metrica, p. 18-21. 107 G. B. Pighi, Lyra Romana, Côme, 1944, p. 19-20 et p. 35-37.

33

CHAPITRE PREMIER

DÉFINITION ET PROBLÉMATIQUE DU CARMEN

Le lien étymologique établi par les Anciens entre le carmen et les chants prophétiques, dont une divinité telle que Carmenta peut apparaître comme la représentation ou la personnification religieuse 108 , a été retenu et adopté par les linguistes modernes, avec un certain nombre de nuances. Le substantif neutre carmen dérive de can 1 men, par dissimilation de la nasale, de même que germen est issu de gen 1men 109 • Le rapprochement, d'abord proposé par A. Walde 110 , avec le sanscrit karuh qui signifie « chanteur», «poète »,et avec le dorien KapuÇ (ion. att. K~puÇ ) est rejeté par A. Emout et A. Meillet 111 : en effet, la racine indo-européenne de la forme * kar n'est pas attestée. Le substantif carmen dérive non d'une racine* kas-, comme a pu le suggérer un rapprochement avec le haut indien çasman « appel solennel » et d'un hypothétique* casmen112 mais de la racine* kan exprimant l'idée de« chanter » 113 . Le substantif carmen, attesté tout au long de la latinité, depuis les lois des XII Tables jusqu'à Isidore de Séville 11 \ a connu une multitude de sens, de valeurs, d'emplois, dont l'étude approfondie de H. Düntzer permet de mesurer l'étendue 115 • Le mot désigne avant tout une formule rythmée, notamment une formule magique 116 , et il apparaît tout d'abord dans la langue religieuse et juridique ; ils' applique aux formules

108 Ou., Fast.,I,467 ; Dion. Hal., I, 31,1 ; Seru.,ad A en., VIII, 339 ; Plut., Quaest. Rom. 56, p.278 c. 109 F.Solmsen, Zur lateinischen Etymologie, in 1. F.,26, 1909, p. 102-105; F. Sommer, Handbuch der lateinischen Laut- und Formenlehre 2, Heidelberg,l914.p. 213 ;W. Porzig, Bedeutungsgeschischitliche Studien,in 1. F 42. 1924, p, 221-274 (cf.p.265) ;A. Nehring, in Gnomon, 6, 1930, p. 547 (compte rendu de Fr. Muller. Altitalisches Worterbuch 1926, où est proposée une forme intermédiaire * cadimen < * canimen, évoluant ensuite en carmen ) ; L. Havet, in MSL 6,p. 31. Rejetant la dérivation can-men >carmen en s'appuyant sur des formes d'assimilation telles que gemma ( de gen-ma), E. Cocchia (L'arma nia fondamentale del verso latina l, Naples. 1920. p. 22-23) a rapproché le latin carmen du sanskrit karman qui a pris le sens de «formule magique». 110 A. Walde, Lateinisches Etymologisches Wortebuch, 2' éd., Heidelberg, 1910, p. 132. m Ernout-Meillet, Dictionnaire étymologique(= DE), p. 101. 112 A. Walde, LEW, p. 132-133; 113 W. Corssen, Ueber Aussprache, Vokalismus und Betonung der lateinischen Sprache, IF, Leipzig, 1870, p. 962. 114 Cf. Thes. Ling. Lat. III, col. 463-414. Curieusement, le terme est absent chez les comiques (Plaute, Térence, Pub lilius Syrus) et chez certains historiens (César, Cornélius Népos) ainsi que dans la Rhétorique à Hérennius (cf. col. 463, l. 34-35). 115 H. Düntzer, Das Wort carmen als Spruch, Formel, Lehre, in Zeitschr. für das Gymn. - Wes. 11, 1857, p. 1-33. 116 XII Tab., VIII lb (ap. Plin., HN, XXVIII,l7); Verg., Buc., VIII. 67-70; Aen., IV, 487 ; Ou., Met., X, 397; Luc., VI,647 ; Plini HN, XXVIII. 29; Tac.,Ann., II, 28 ; Iuu., VI, 133. L'irlandais canim s'applique surtout au chant des incantations.

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PROBLÉMATIQUE ET DÉFINITION DU CARMEN LATIN

oraculaires 117 et aux préceptes 118 , aux formules liturgiques et aux prières 119 , aux textes de lois 120 . Les emplois du terme dans la langue littéraire l'ont amené à désigner toute espèce de chant, non seulement le chant vocal, mais aussi le chant d'un instrument 121 . Le terme s'applique en particulier à toute forme de composition poétique, en particulier à la poésie lyrique ou épique 122 • De cette variété d'emplois se dégage une notion fondamentale, celle d'une formule cadencée, dont les termes ont été fixés et disposés selon certaines lois que 1' on ne saurait modifier sans ôter au carmen sa vertu essentielle, car du choix et de l'arrangement de ces termes dépend la valeur reconnue à la formule. Le carmen désigne donc un mode d'expression, une forme littéraire au sens le plus large du terme, présentant des liens avec les origines mêmes de la littérature latine. Le grammairien Servius a donné du carmen latin une définition concise qui a été répétée par Isidore de Séville : carmen dici quicquid pedibus continetur 123 • Les grammairiens anciens reconnaissaient le carmen à la présence de pieds et de mesures dans l'énoncé et leurs définitions sont fondées sur une structure rythmique qui tend à définir le carmen en liaison avec la poésie. C'est dans la même direction que se sont orientées les premières recherches des savants modernes, qui ont été sensibles, eux aussi, aux structures poétiques des carmina latins et se sont efforcés de les définir en particulier en fonction du plus ancien mètre de la versification latine, le vers saturnien. Mais parmi ces théories, les unes reposent sur une conception quantitative du mètre saturnien, les autres sur une conception accentuelle : la première école est celle de F. W. Ritschl., la seconde celle deR. Westphal.

Théories métriques et théories quantitatives La première théorie métrique définissant le carmen a été proposée par F. Ritschl124 pour qui les plus antiques formules religieuses et juridiques s'articulent en vers saturniens. Plus que sur les formules de prière, c'est sur les Lois des XII Tables et sur

117 Cie., Diu., II, 111 ; Il, 112 ; Verg.,. Buc., IV, 4 ; A en., III, 445 ; Liu,.I, 45, 5 ; X, 8, 2 ; XXII, 1, 16; XXIII, li, 4; XXV, 12, 2, 4, 5, 8, 10: XXXVIII,18, 9; Hor., Ars, 403; Prop., IV, 1, 51 ; Ou., Met., VIII,455; Tac., Ann., III, 63; VI, 12. 118 Cie., Rep., IV, 4: Appi Caeci carmen (cf. Fest., 418, 11 L s. u. stuprum: in Appi sententiis) ; Tusc., IV, 2, 4 ; Macr., Sat., V, 20, 8, in libro uetustissimorum carminum ... inuenitur hoc rusticum uetus canticum. 119 Varr., Ling., V, 110; VII, 2, 3, 26; IX, 61 ; Liu., I, 20,4; I, 24, 6, 9; 1, 32, 8; V, 41, 3; X, 38, 10; X, 41, 3; XXXI, 17, 9: XXXIX, 15, 1 (carmen precationis); Val. Max., IV, 1,10 (precationis carmen); Macr., Sat., Ill, 9, 2. 12°Cie., De or., I, 57, 245; Rab. Perd., 13; Leg., II, 59; Liu.,I, 26, 6; III, 64, 10. 121 Enn., Ann., 508 Vahl. ; Lucr, II, 506 ; Varr., Rust., I; 2, 15 ;Cie., Acad. II, 86; Verg.,. Buc., III, 22; III, 27; Hor., Carm., I. 15, 15; Prop., Il, 1, 9; Ou., Met. I, 518. 122 Cie., Cael., 18 ; Verg., Aen., VII, 733 ; IX, 444; Liu., VII, 2, 4; Hor., Sat., II, 1, 63 ; Quint., II, 4, 2 123 Seru., adAen., Ill, 287; Isid., Orig., 1, 39, 4. 124 F. Ritschl, Poesis Saturniae spicilegium I, Progr. Acad. Bonn., 1854, reproduit (sans tomaison, puisque l'étude ne connut pas de complément) in Opusc. Philo!. 4, Leipzig, 1878, p. 297.

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CHAPITRE PREMIER

125 le Carmen de moribus de Caton que F. Ritschl a porté son attention , suscitant ainsi 126 une polémique sur la nature et la définition du carmen, polémique qui allait aboutir ultérieurement aux travaux d'E. Norden. Poursuivant les recherches de F. Ritschl, O. Ribbeck127 a amorcé plusieurs tentatives destinées à élaborer une scansion du car128 men latin et à dégager des structures métriques, tantôt dactyliques , tantôt satumiennes129. Mais les recherches d'O. Ribbeck aboutissent à des remaniements intolérables des textes transmis par la tradition, même pour celui des Carmina Marciana où la cohérence entre les données de Tite-Live 130 et celles de Macrobe 131 n'autorise pratiquement aucune liberté. Les tentatives d'O. Ribbeck furent poursuivies, même après les travaux fondamentaux deR. Westphal que nous étudions ci-après, par F. Friedersdorff pour la grande prière de Scipion 132 , par L. Havet, dont l'étude sur le saturnien englobe 133 la plupart de nos carmina et dont les théories ont été exposées plus haut , et par K. Zander134 . Mais ces savants multiplient les suppressions et adjonctions de termes, les inversions, ce qui rend très fragiles leurs reconstitutions métriques.

125

Pour une loi des XII Tables (X, 2), quatre possibilités de scansions sont ainsi offer-

tes : a) hoc plus ne fâcito : né rogum âsciâ polita b) hoc plus ne fâcito : ne âsci-â rogum polito c )hoc plus ne fâcito : rogum ne âsciâ polito d) plus né facito : rogum âsciâ né polito. 126 Cf. la discussion de H. Düntzer, Das Wort carmen als Spruch, Formel, Lehre, cité supra, n. 121. 127 O. Ribbeck, in Fleck. Jahrb., 77, 1858, p. 199. 128 Pour Tite-Live, XXV, 12. 5-6 (premier des deux Carmina Marciana ) :amnem, Troiugena (Romane) juge Cannam/ ne te alienigenae cogant [in} campo Diomedis/ (conserere manus) sed neque credes tu mihi do nec compleris sanguine campum ;/ multaque milia (occis a) tua deferet amnis/ in pontum magnum (ex terra frugifera) ; 1 piscibus atque auibus (ferisque quae/ incolunt terras) is fuat esca/ (caro tua). Nam mi ita Iuppiter fatust. Cf. p. 278. 129 Liu., I, 32.,13. Le carmen belli indicendi est ainsi reconstruit: Quod populi Priscorum La /tinorum hominésque Prisci Latini aduérsùs/ populum Rômânum Quiritium féce 1 runt déliquérunt Quod populus Romanus Quil-ritium duéllum cum Priscis Latinis/ iussit ut fieret senâtûsque cénsit 1 cônsensit consciuit ob éam rem ego populusque /Romanus populis Priscorum Latinorum 1 hominibUsque Priscis Latinis duéllum 1 indico facioque 130 Liu., XXV, 12, 9-10. Cf. B. Luiselli., Il problema della piu antica prosa latina, p. 55-62. 131 Macr., Sat. I, 17, 28. 132 F. Friedersdorff, Livius et Polybius Scipionis rerum scriptores, diss., Gôttingen, 1869, p. 37. 133 L. Havet, De Saturnio Latinorum uersu, Paris, 1880. 134 K. Zander, Versus Italici antiqui, Lundae, 1890, p.32.

36

PROBLÉMATIQUE ET DÉFINITION DU CARMEN LATIN

Les théories métriques accentuelles de Westphal et de son école Pour R. Westphal 135 , les prières contenues dans les Tables Eugubines et la grande prière catonienne de !ustratio agri à Mars permettent de supposer, à 1'origine du vers saturnien, un vers italique primitif comparable à l'antique versification germanique (Langzeile). La théorie deR. Westphal repose sur la bipartition fondamentale du vers primitif et sur la présence, dans chacun des hémistiches, de quatre ictus distinguant quatre syllabes accentuées (temps forts) de quatre syllabes atones (temps faibles), sous la forme complète de ce vers. La precatio catonienne obéirait aux règles accentuelles suivantes : Mars pater té précor Quaés6que uti siés 1 uoléns propitius mihi d6m6 /familiaéque n6straé Qu6ius réi érg6 agrum térram 1fundumque méitm

Le vers qui forme la structure inhérente au carmen et le vers saturnien qui en découle seraient des metra dicôla comportant huit ictus à raison de quatre par côlon et où les temps faibles ( Senkungen, par opposition aux Hebungen ou Ictussilben) seraient prosodiquement indifférenciés et pourraient également être supprimés. L'histoire de la poésie latine serait marquée par le passage d'une phase accentuelle primitive où l'allitération et l'accent de mot joueraient un grand rôle à une phase quantitative qui serait celle du saturnien (où le temps marqué de l'ictus est composé d'une longue ou de la monnaie des deux brèves) et qui évoluerait peu à peu sous l'influence de l'hellénisme et de la métrique proprement grecque 136 • Dans le carmen proprement dit, les temps forts seraient également indifférenciés sur le plan prosodique 137 et l'ictus devrait coïncider avec l'accent de mot, tandis que, dans le saturnien, la coïncidence entre ictus rythmique et syllabe accentuée serait seulement sensible dans la dernière partie du vers. Les travaux de R. Westphal qui portaient essentiellement sur la grande prière de Caton ont été approfondis, voire systématisés, et étendus aux autres carmina par F. Allen 138 et R. Peter 139 • Ce dernier tentait d'appliquer en particulier les théories de Westphal à la prière qu'il faut prononcer avant l'ouverture d'une clairière dans un bois sacré et que nous a transmise Caton 140 , car cette formule avait déjà suscité de graves

135 A. Westphal, Allgemeine griechische Metrik, Leipzig, 1865, p 246 [= Griechische Metrik, vol. II p. 36- du traité Metrik der Griechen (A. Rossbach - R. Westphal), Leipzig, 1868]. 136 R. Westphal, Griechische Metrik, p. 43. 137 Comme dans l'antique poésie germanique où le temps marqué peut être une brève, une longue, une double brève, une double longue. 138 F. Allen, Ueber den Ursprung des homerischen Vermasses, in K. Z. f vergleichende Sprachforschung, N.f. 24, 1879, p. 581. 139 M. Peter, De Romanorum precationum carminibus, Comm. phil. in hon. A. Reifferscheidii, 1884, p. 67. 14 °Cato.,Agr., 139.

37

CHAPITRE PREMIER

réserves de la part de H. Düntzer à propos des théories deR. WestphaP 41 , et il aboutissait ainsi à la reconstruction suivante : si deus si dea es/ quoium illud sacrum est ut ti bi ius est 1 pareo piaculo facere illiusce sacri 1 coercendi ergo harumque rerum ergo siue ego siue quis 1 iussu meo fecerit uti id recto 1 factum siet ; eius rei ergo te hoc pareo 1 piaculo immolando bonas preces 1precor uti sies uolens propitius 1 mihi domo

Une étape importante dans les recherches concernant le carmen latin a été marquée par la parution, en 1898, de l'étude d'E. Norden 142 , intitulée Antike Kunstprosa. Jusqu'à cette date avaient prévalu les théories qui considéraient les carmina comme des compositions versifiées, dont il fallait dégager les structures métriques, fondées ou non sur la quantité. E. Norden a cherché la nature du carmen dans une prose rythmique : les carmina sont des compositions, non en vers, mais en prose ; cette prose toutefois obéit à des règles dont il faut préciser la nature. L'articulation fondamentale de cette prose est un rythme ou une structure binaire. En s'appuyant sur la prière à Mars que nous a conservée Caton et en dégageant un certain nombre de membres binaires, E. Norden 143 a reconnu deux niveaux de lecture dans la constitution de la precatio, qui n'offrirait de structures rythmiques particulièrement sensibles que dans sa partie centrale (uti tu morbos... mihi domo familiaeque nostrae), où neuf membres sont articulés selon un rythme binaire, structure fondamentale qui rappelle quelque peu celle qu'avait déjà précédemment définie R. Westphal. Cette structure est parfois soulignée par l'allitération (utfrugesfrumenta 1 uineta uirgultaque ;pastores pecuaque 1 salua seruassis). 1. uti tu morbos Il uisos inuisosque 2. uiduertatem Il uastitudinemque 3. calamitates 11 intemperiasque 4. prohibessis Il defendas auerruncesque 5. utfrugesfrumenta Il uineta uirgultaque 6. grandire dueneque Il euenire siris 7. pastores pecuaque 11 salua seruassis 8. duisque duonam salutem Il ualetudinemque 9. mihi domo Il familiaeque nostrae.

141 142

Düntzer, Zur Lehre vom saturnischen Verse, in Philologus, 28, 1869, p. 230. E. Norden, Die antike Kunstprosa,(1ère éd. 1898), 5ème éd., Darmstadt, 1958, p.

156-159. 143

38

E. Norden, Die antike Kunstprosa, p. 157-158.

PROBLÉMATIQUE ET DÉFINITION DU CARMEN LATIN

Cette bipartition en elle-même n'aurait rien d'original, admise qu'elle était depuis les travaux de Westphal. L'originalité d' E. Norden consiste plus précisément à reconnaître des seconds côla de type saturnien dans cette structure 144 .Certains côla répondraient parfaitement au schéma du vers saturnien ( uisos inuisosque ; uastitudinemque; euenire siris; salua seruassis ), mais en d'autres points, le savant allemand est contraint d'admettre un certain nombre de licences et d'accomodements techniques : suppression du premier temps faible ( intemperiasque ; auerruncesque ), anacruse ( uineta uirgultaque; ualetudinemque). En outre, et c'est là une objection importante à la reconstruction proposée parE. Norden, tout le début (Mars pater te precor quaesoque... circumagi iussi ) et toute la partie finale de la prière ( harumce rerum ergo... macte hisce suouetaurilibus lactentibus esta ) se trouvent exclus de 1' analyse, alors que des séquences telles que te precor quaesoque ou le groupe uolens propitius étaient susceptibles d'offrir des structures de saturnien, de type proprement métellien 145 (par ex., Liu. 18, 2 : domum uenisse ). Quant à la bipartition des côla telle qu'elle est systématiquement établie parE. Norden, elle soulève de nombreux problèmes. L'auteur ne définit pas ce qu'elle doit à l'emploi des termes corrélatifs, en quoi elle est liée à l'expression d'une pensée cherchant à définir des notions. Quand ces termes corrélatifs sont au nombre de trois, comment est-illégitime d'admette une structure binaire telle que : prohibessis defendas 1 auerruncesque ou mihi domo 1familiaeque nostrae ; une coupure comme grandire dueneque 1 euenire siris brise le mouvement de la pensée et de la phrase ? A côté de tels dicôla, 1'analyse semble devoir tenir compte d'un certain nombre de tricôla, comme il ressortira par exemple de l'analyse de G. Pasquali. L'orant s'exprime, selon un procédé cher à la langue juridique et religieuse, en exploitant des termes corrélatifs dont l'association est soulignée par d'autres procédés comme l'allitération et 1' assonance ; ces termes définissent un rythme binaire mais, en certains endroits de la prière, l'expression s'élargit et le rythme devient ternaire. Nous aurons à définir, dans l'étude de cette prière, un mouvement plus général exploitant dicôla et tricôla. Quant aux considérations métriques d' E. Norden, on a vu combien elles semblaient arbitraires: d'ailleurs, dans une étude parue en 1928, à l'occasion de sa nomination comme recteur de l'Université Friedrich Wilhelm146 , à Berlin, E. Norden, tout en répétant l'importance, dans toutes les formes d'expression, de la symétrie et des parallélismes dans les membres de la phrase, ne prenait plus en considération les éléments métriques.

144 E. Norden admet cependant que l'articulation en deux membres peut exister indépendamment de tout schéma métrique, en citant en exemple la formule proverbiale transmise par Macrobe ( Sat., V, 20, 18): hibernod poluerid 1 uernod lutod grandiafara 1 casmile metes (Antike Kunstprosa. p. 159). 145 B. Luiselli, Il problema della più antica pros a latina, p. 90-91. 146 E. Norden, Logos und Rhythmus in Kl. Schritften, Berlin, 1966, p. 533.

39

CHAPITRE PREMIER

L'etude de Norden a sonné le glas des recherches strictement métriques consacrées au carmen latin 147 • F. Leo, tout en analysant métriquement certains proverbes latins, affirme très catégoriquement l'appartenance des carmina au domaine de la prose 148 • Pour C.O. Thulin comme pour E. Norden, les carmina doivent être analysés et étudiés dans le cadre d'une prose rythmique, mais les principes sur lesquels s'appuie C.O. Thulin pour son analyse sont différents de ceux du grand théoricien allemand: C.O. Thulin 149 étudie l'architecture des formules de prières et des carmina et dégage des parallélismes entre côla et kommata, sans faire d'ailleurs de distinction entre ces deux termes. Le principe de l'articulation binaire énoncé parE. Norden est en partie abandonné et passe également au second plan la définition des cadences métriques, en dehors de l'étude des clausules et de remarques ponctuelles. Mais les symétries dégagées par C. 0. Thulin s'insèrent dans des ensembles trop vastes pour pouvoir être perçues par ceux qui écoutent les prières ou les formules : seul le lecteur peut en avoir une perception d'ensemble 150 • Ainsi, par exemple, dans la grande prière à Mars du corpus catonien, C.O. Thulin, après avoir écarté l'invocation initiale (Mars pater, te precor quaesoque ), dégage le rythme suivant: 2 + 3 + 3 + 3 1 + 2 + 3 + 3 + 3. La volonté d'établir un parallélisme entre les deux parties de la prière conduit par ailleurs le savant à des divisions arbitraires en côla (macte his ce suouetaurilibus 1 lactentibus esta )1 51 • Mars-pater, te precor quaesoque Uti sies uolens propitius 2 Mihi domo familiaeque nostrae Quoius rei ergo 3 Agrum terram fundumque Suouetaurilia circmagi iussi 3

Uti tu morbos uisos inuisosque Viduertatem uastitudinemque calamitates intemperiasque Prohibessis defendas auerruncesque

3

Uti[que tu} fruges frumenta uineta uirgultaque Grandire dueneque euenire siris Pastores pecuaque salua seruassis

2

3

Duisque duonam salutem ualetudinemque Mihi domo familiaeque nostrae Harunce rerum ergo Fundi terrae agrique mei Lustrandi lus trique faciendi ergo

Parmi les rares exceptions, citons : Th. Birt., Das Arvallied, in Arch iv. f lat. Lexikogr. und Gramm., 11, 1905, p. 151 (articulation en crétiques de la première partie de la prière de Caton); Zander, Versus Saturnii, Lund-Leipzig, 1918; P. Thielscher, Die Marcus Cato Belehrung über die Landwirtshaft. Berlin, 1963, p. 341 (Reprenant les théories de Zander). 148 F. Leo, Der saturnische Vers, p. 64. 149 C.O. Thulin, Italische sakrale Poesie und Prosa. 1906. 15 °Cf. la critique de B. Luiselli, Il problema della più antica prosa latina, p. 96-101. 151 C.O. Thulin, Italische sakrale Poesie und Prosa, p. 52-54. 147

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PROBLÉMATIQUE ET DÉFINITION DU CARMEN LATIN

3

Sic uti dixi Macte hisce suauetaurilibus Lactentibus immalandis esta

3

Mars-pater,eiusdem rei erga Macte his ce sauetaurilibus Lactentibus esta.

Les mêmes difficultés se retrouvent, par exemple, dans la grande prière de Scipion 152 : où l'auteur définit des ensembles de 3 et de 6 côla ( 3 + 3 + 6 + 3 + 6 + 3) et où la symétrie entre les deux parties de la prière n'est pas établie. La division des carmina en côla et commata est reprise également par A. Kappelmacher153 : celle-ci apparaît bien sûr dans la grande prière catonienne mais ce savant étend l'analyse à d'autres parties de l'œuvre de Caton, et en particulier au prooemium de son traité Sur l'agriculture, pour mettre en relief l'importance de la clausule ditrochaïque, importance bien soulignée par la Rhétorique à Hérennius 154 et par Cicéron, évoquant à cet égard le succès rencontré par C. Carbon grâce à l'emploi de cette clausule 155 La lexis des carmina aurait influencé la composition de la préface de 1' œuvre où 1' on peut dégager une articulation en côla ; mais cette préface montre également un recours presque systématique à la clausule ditrochaïque (fenerari, existimarint, existimare, institutum ). L'importance de cette clausule se retrouve dans la grande prière à Mars : uastitudinemque, euenire siris, ualetudinemque, familiaeque nostrae. Mais le raisonnement analogique de A. Kappelmacher doit être considérablement nuancé. La préférence de Caton pour la forme existimarint ne traduit pas nécessairement une volonté délibérée de recourir à la clausule ditrochaïque. Plusieurs fois, Caton choisit de telles formes contractées sans qu'intervienne cette séquence métrique 156 . Le choix peut donc être dissocié de la volonté d'obtenir une pareille séquence. Une analyse rigoureuse révèle l'emploi de nombreuses autres clausules dans la préface de Caton, dispondée (furem dupli condemnari ; cum laudabant ; qui ita laudabatur ), dicrétique ( nisi tarn periculosum siet; si tarn honestum siet ), crétique suivi du trochée (amplissime laudari existimabatur ), péon 1er+ trochée ( stabilissimumque consequitur ), clausule héroïque ( maiores nostri sic habuerunt ). La prière elle-même recèle une grande variété de clausules dans son articulation en côla :dispondées ( inuisosque; auerruncesque ), dicrétiques ( uineta uirgultaque ), crétique suivi du trochée ( salua seruassis ), clausule héroïque ( intemperiasque ). Ces réserves et ces critiques montrent donc les limites de l'analyse de A. Kappelmacher 157 .

152 Liu., XXIX, 27, 1 153 A. Kappelmacher., Zum Stil Catas in De re rustica, in Wien. Stud. 43, 1922-23, p. 171. 154

Rhet. Her., IV, 22, 31. Cie., Orat., 213. 156 Cato, Agr., 2, 4: cum serui aegrotauerint ;144, 3: qui departarint; 149, 2: dele155

garint. 157

B. Luiselli, Il prablema delle più antica pras a atina, p. 101-105. 41

CHAPITRE PREMIER

Dans son étude consacrée à la préhistoire de la poésie romaine, G. Pasquali ne pouvait ignorer le problème du carmen 158 , après avoir rejeté les théories accentuelles du saturnien. Sa conception du carmen archaïque, qui est illustrée par une analyse de la grande prière catonienne consacrée à Mars, est fondée sur un rythme binaire et sur une articulation en dicôla. Chacun des deux côla mineurs peut être à son tour divisé en deux membres. Une série de dicôla peut trouver sa conclusion, son point culminant sur un tricôlon. Ce rythme fondamental explique l'accumulation d'expressions qui se complètent (expressions dites «polaires », « espressioni polari ») et qui constituent, en grande partie, des synonymes. Alors que le saturnien est fondé sur la quantité, le carmen est fondé sur une pure isocolie ; il est donc tout à fait exclu, impossible, aux yeux du savant italien, de vouloir rechercher quelque lien de parenté entre les deux modes d'expression, qui relèveraient l'un de la poésie, l'autre de la prose. Mais le carmen n'en demeure pas moins lié directement à l'épopée celtique et à l'épopée germanique, deux formes d'expression littéraire appartenant au lexique indo-européen du nord-ouest 159 • G. Pasquali fait observer que, dans l'ancienne métrique germanique, le vers est divisé en deux côla : chaque côlon compte un nombre fixe de temps forts marqués de l'ictus, et renforcés par l'allitération, tandis que le nombre des temps faibles est variable et laissé à la liberté du poète. Sans doute est-il difficile, sinon impossible, de reconstituer un vers indo-européen à partir du saturnien, mais à travers le carmen latin, la prose allitérante des Celtes et l'antique versification germanique, G. Pasquali croit pouvoir reconnaître, sinon une forme littéraire, du moins une forme d'expression rapprochant Latins, Celtes et Germains. L'introduction des côla lyriques d'origine grecque dans la versification latine a contribué à modifier l'évolution naturelle de l'expression propre aux latins, à les éloigner des littératures celtique et germanique. Un lien peut toutefois se laisser appréhender entre le carmen et le saturnien, conçu comme la réunion de deux côla d'origine grecque, c'est le rythme binaire, chaque vers étant fondé sur une bipartition et chacun des deux éléments pouvant à son tour être réparti en deux membres. D'autres savants italiens ont insisté, à la suite de Norden, sur le rythme binaire des carmina latins. Di Capua 160 , en particulier, a mis 1' accent sur le double parallélisme, horizontal et vertical, qui pouvait renforcer cette structure à partir d'antithèses, d'allitérations, d'assonances, de phénomènes de rime, de paronomases. Enfin, toute étude consacrée aux différents formulaires, de même que toute étude sur le saturnien, doit tenir compte des analyses proposées pour la poésie religieuse romaine par G. B. Pighi 161 • 158

G. Pasquali, Preistoria della poesia romana. pl53-160 (Il carmen allitterante,_Celti e Germani). 159 A. Meillet, Esquisse d'une histoire de la langue latine, Paris, 1928, p. 20. 160 F. di Capua, Sentenze e proverbi nella tecnica oratoria e !oro influenza nell' arte del periodare, Naples, 1947 (= Scritti minori, I, Rome, 1959). Les analyses de F. di Capua sont proches de celles d'E. Cocchia, L'armonia fondamentale del verso latina, I, Naples, 1920. Critique ap. B. Luiselli, Il problema della più antica pros a latina, p. 105-112. 161 G. B. Phighi, I ritmi e i metri della poesia Latina con particolare riguardo al!' uso di Catullo e d'Orazio,Brescia, 1958 (reimpr. 1969); La metrica Latina (in Enciclopedia Classica II, VI, 2) p. 225-231 ; Lyra Romana ( Lyricorum carminum Latinorum Reliquiae ), Côme, 1946 ; La poesia roligiosa romana. Tes ti e frammenti per la prima volta raccolti e tradotti, Bologne, 1958.

42

PROBLÉMATIQUE ET DÉFINITION DU CARMEN LATIN

Les idées, souvent très originales, du savant italien sont fondées sur le rythme verbal et le rythme de la phrase conçu sur une alternance de temps forts et de temps faibles (slancio e pausa). Le rythme ternaire apparaît comme fondamental dans la récitation de la prière 162 . LES PROCÉDÉS DU CARMEN LATIN

Avant d'aborder l'étude des procédés propres au carmen latin, une question préalable se pose :est-illégitime de recourir aux procédés de la rhétorique pour définir le carmen latin ? Plusieurs arguments peuvent être avancés en faveur de cette méthode. Le postulat de base consiste, bien sûr, à admettre, avec E. Norden, que le carmen n'est pas une forme poétique mais appartient à la prose rythmée. La démarche adoptée sera donc légitime dans la mesure où la rhétorique est le fondement de l'éducation et de la culture dans 1'Antiquité et où toute réflexion sur la création littéraire et sur les moyens d'expression littéraire est dans une large mesure le fruit de la rhétorique. L'éloquence elle-même a exploité largement les vertus de la precatio au sens large : la deprecatio est une figure de pensée à laquelle un accusé peut avoir recours après avoir reconnu les faits et être passé aux aveux 163 ; par ailleurs, la supplicatio ou miseratio, autre figure de pensée, repose sur 1' appel à la pitié, exploite le pathos à grand effet et entretient des liens étroits avec la péroraison 164 • Enfin, dans la mesure où le carmen latin présente indiscutablement un caractère formulaire, la collocatio verborum y a joué inévitablement un rôle important et le choix et 1' arrangement des mots sont des procédés qui ont retenu 1' attention de Cicéron et de Quintilien. D'autres procédés, en revanche, dont la présence est un élément constitutif du carmen, n'ontpas retenu l'attention de Cicéron ni de Quintilien; il s'agit du recours à la synonymie, à la répétition et aux termes corrélatifs, et de 1' exploitation des effets de l'allitération. Ces deux procédés sont d'ailleurs en partie liés: le premier appartient aussi à la langue populaire, ce qui peut expliquer son absence de la rhétorique, le second est peut-être intimement lié au génie de la langue latine, en quoi Cicéron et Quintilien n'étaient pas tenus de s'y attacher expressément. C'est au sophiste Gorgias 165 , dont Platon a pastiché le style dans le discours de Pausanias sur 1' amour 166 et dont 1' Oraison funèbre offre un exemple significatif, que les 162

Cf. p. 219. Cie., Orat., 40., 138; de orat. III; Rhet. Her., I, 14, 24: deprecatio est cum et peecasse se et consulta fecisse confitetur et tamen postulat ut sui misereantur (cf. aussi II, 173 25). Cicéron ( lnu. rhet., II, 34, 104) et Quintilien (V, 13, 5) émettent des réserves sur l'emploi de cette figure. 164 Cie., Orat., 37, 130; 40, 138. Dans le De inuentione (I,56, 109)., Cicéron la classe comme le quatorzième lieu de la conquestio :quartus decimus qui per obsecrationem sumitur, in quo orantur modo illi qui audiunt, humili et supplici oratione. ut misereatur. Sur le pathétique à grand effet, cf. Quintilien VI, 1, 33. 165 Cie., Orat. 52, 175 ; Quint., IX. 3, 74 ; E. Norden, Antike Kunstprosa, p. 63-71 ; cf. Diod., XII, 53, 2-4. E. Norden ( Antike Kunstprosa, p. 17) insiste sur le rôle d'Héraclite dans la formation de Gorgias. Le rôle d'Empédocle qui expliquait le changement continuel des choses par la lutte de deux principes Neikos et Philotès (frag. 17) n'est pas à écarter (cf. Diog. Laert., Vies VIII, 58-59). Sur les «ciseleurs de mots », cf. Cie., Orat. 12, 39 et Plat., Phaedr., 266 e. 166 Plat., Symp., 180c-185c. 163

43

CHAPITRE PREMIER

Anciens attribuaient l'invention d'une prose ornée fondée sur le parallélisme ou l'opposition des idées par des correspondances de formes et de sons, et l'introduction du nombre dans la prose, alors que celle-ci est généralement définie comme soluta oratio, pour être différenciée de l'expression poétique 167 • Si l'œuvre même de Thrasymaque montrait, selon Cicéron, un souci exagéré du rythme, c'est surtout Isocrate qui a réglementé l'introduction du rythme dans la prose 168 en substituant le style ample et arrondi au style antithétique de Gorgias et en créant ainsi la véritable période oratoire. L'agencement de la phrase latine dans le cadre de la prose d'art est défini comme collocatio uerborum et repose sur trois notions complémentaires : la compositio uerborum (cohésion et euphonie), la concinnitas (symétrie et balancements) et le numerus (nombre) 169 • La première qualité de l'expression est de n'offrir à l'oreille de l'auditeur aucune aspérité ou rugosité 170 , en modifiant l'ordre des mots en vue de produire des effets d'euphonie et en évitant essentiellement le heurt d'une voyelle finale avec la voyelle initiale du mot suivant. Le latin a multiplié les procédés destinés à éviter 1'hiatus : la synalèphe peut être selon les cas élision (ou suppression de la première voyelle), synérèse (aboutissement à une diphtongue), contraction (aboutissement à une voyelle longue), ou enfin crase, phénomène qui, à 1' époque de Cicéron, a pratiquement disparu dans la prononciation correcte du latin 171 .Ces faits, toutefois., relèvent plus de la correction, de 1' elegantia et de la latinitas que 1' ornatio.

La concinnitas. L 'homoeotéleute, l'homoeoptote, l'antithèse Les procédés élémentaires de la concinnitas 172 , entendue comme arrangement symétrique des mots ou des membres de phrase, sont au nombre de cinq, à savoir l'homoeotéleute et l'homoeoptote, le parison et l'isocôlon, auxquels il faut ajouter l'antithèse. Ces figures de mots constituent les figures dites «gorgianiques». Sans doute la concinnitas repose-t-elle sur un travail conscient et volontaire chez l'orateur, sans doute va-t-elle se prêter chez lui à toutes sortes de raffinements et d'excès, mais elle n'en demeure pas moins, à 1' origine, un procédé d'ornementation élémentaire et presque spontané qui explique sa présence dans les carmina latins : la symétrie est avant

Cie., Orat., 55, 183; 55, 184; 57, 192; 64,215. Cie., Orat., 52, 174-176; E. Norden,. Antike Kunstprosa, p. 113-119. 169 Cie., Orat., 44.1 149: Collocabuntur igitur uerba aut ut inter se quam aptissime cohaereant extrema cum primis eaque sint quam suauissimis uocibus, aut ut forma ipsa concinnitasque uerborum conficiat orbem suum aut ut comprensio numerose et apte cadat. 17 ° Cie., De or., III, 43, 171 : conlocationis est componore et struere ut neue asper eorum concursus neue hiulcus sit, sed quodam modo coagmentatus et leuis. 171 Examen détaillé de tous ces faits ap. Cie., Or. 45, 152 à 49, 164. 172 Le mot concinnitas apparaît dans le vocabulaire cicéronien avec le Brutus (38, 287), parfois déterminé par le génitif sententiarum (325; 327); dans le De Jnuentione (1, 18, 25), Cicéron définissant les règles de l'exorde, avait employé le terme concinnitudo, pour mettre l'orateur en garde contre un style trop apprêté. A. Yon (éd. de l' Orator, p. CXIX, n. 2) fait remarquer que «de son côté, Quintilien ignore, de la concinnitas, et le mot et la chose, et se borne à signaler, 9, 3, 74: magnae ueteribus curaefuit gratiam dicendi ex paribus et contrarüs acquirere. Cicéron aborde à plusieurs reprises le problème de la concinnitas dans l' Orator (165-167 ;174 sq.; 219-220). 167

168

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PROBLÉMATIQUE ET DÉFINITION DU CARMEN LATIN

tout un fait naturel, un procédé instinctif dont les sophistes ont été les premiers à prendre conscience et dont ils ont développé les règles. La mise en forme des prières, l'élaboration des formules du culte ne sauraient reposer uniquement sur la nécessité de reprendre haleine pour 1' orant ou le sacrifiant : un souci de clarté et d'élégance dans la diction et dans le dialogue avec la divinité s'impose à l'orant. Ces deux figures de mots exploitent des effets de rime et reposent sur des phénomènes d'assonance, qui peuvent être de deux sortes 173 • Dans l'homoeoptote, l'assonance repose sur l'identité de cas 174, tandis que, dans l'homoeotéleute, l'homophonie s'explique par une identité de terminaisons dans les formes verbales ou adverbiales 175 • La définition de Quintilien et l'exemple qu'il emprunte à Domitius Afer 176 montrent que l'homoeoptote n'intervient pas seulement en fin de côla mais concerne aussi la position initiale ou médiane du membre de phrase défini, la meilleure forme étant celle où le commencement et la fin des propositions se correspondent. L'homoeoptote et l'homoeotéleute sont des procédés souvent utilisés pour souligner une antithèse : cette combinaison du contrarium ( av-ri8ewv ) avec le similiter cadens et le similiter desinens apparaît bien chez Quintilien 177 , tandis que Cicéron n'a pas tenu compte de ce rapport dans le de Oratore. C'est qu'en effet le contrarium peut figurer parmi les figures de mots 178 comme parmi les figures de pensées 179 • Cicéron, dans le traité De Oratore établit une distinction entre contrarium 180 (figure de mots) et contentio (figure de pensée). L'antithèse peut porter sur des mots, sur des groupes de mots ou sur des éléments de la phrase : elle est destinée à mettre en valeur une opposition au niveau de la pensée 181 • Comme elle repose sur des oppositions, l'antithèse est l'origine naturelle de la symétrie et fournit le nombre sans recherche particulière 182 . L'orant, en même temps qu'il sollicite une faveur des dieux, peut lui demander d' écar-

173 Cie., Orat, 39, 135 : aut cum similiter uel cadunt uerba- uel desinunt (=De or., III, 54 : il!a quae simili ter desinunt aut quae cadunt simili ter ).Ces deux figures sont mentionnées à plusieurs reprises dans l'Orator (12, 38; 49, 164; 65, 220). Cf. aussi Arist., rhet.. 1410 a 25. 174 Quint., IX, 3, 78 : OflOLOTITWTOV est tantum casu simile, etiamsi dissimilia sint quae declinentur. Exemple : Rhet. Her., IV. 28 : hominem laudem egentem uirtutis ? L'homoeoptote n'est donc qu'un aspect de l'homoeotéleute. 175 Exemple : Rhet. Her., IV, 28 : turgiter audes facere nequiter studes dicere ; uiuis inuidiose, delinquis studiose, loqueris odiose. Il s'agit du premier témoignage concernant l'homoeotéleute ; sur le similter cadens et le similiter desinens, cf. R. Volkmann, Die Rhetoric der Griechen und Ramer, 2ème éd. Leipzig, 1885 (=Hildesheim, 1963), p. 483: K. Polheim, Die lateinische Reimprosa, Berlin, 1925, p. 161-165; H. Lausberg, Handbuch der literarischen Rhetoric, Munich, 1960, p. 361-363; G. Calboli, Cornifici Rhetorica ad Herennium, Bologne, 1969, p. 338-340. 176 Quint., IX, 3, 79 : amisso nuper infelicis aulae si non praesidio inter pericula tamen solacio inter aduersa. 177 Quint., X, 3, 81. 178 Cie., Orat. 39, 135 contraria cum sunt contrariis relata 179 Cie., De or., III, 53 ( contentio ). 18 °Cie., De or., III, 54 ( contrarium ). 181 Par ex., Liu., VIII, 9, 7 : uti populo Romano Quiritium uim, uictoriam prosperetis, hostesque populi Romani Quiritium terra re formidine morteque adficiatis. 182 Cie., Orat., 49, 166: semper haec, quae Graeci avTL8ETa nominant, cum contrariis opponuntur contraria, numerum oratorium necessitate ipsa conficiunt, etiam sine indus tria.

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CHAPITRE PREMIER

ter un danger, une menace, une intempérie, une calamité. Ce double aspect de la demande appuyée sur une antithèse apparaît avec force dans la formule de deuotio ducis 183 ou dans celle de deuotio urbis, où le général romain demande la victoire pour ses légions, tout en prononçant une formule d'exécration contre lui-même ou les ennemis de Rome 184 . Au niveau des membres de phrase, cependant, cette opposition sera d'autant plus nette si elle s'appuie sur le parison et 1'isocôlon.

Le parison et l 'isocôlon Ces deux figures gorgianiques, absentes de 1' énumération de figures de mots dans 1'0rator 185 , sont citées à la suite du similiter cadens et du similiter desinens dans le De Oratore : illa quae similiter desinunt aut quae cadunt similiter aut quae paribus paria referuntur aut ea quae sunt inter se similia 186 . Mentionnés toutefois brièvement à quatre reprises dans l' Orator 187 , l' isocôlon et le parison ne sont pas véritablement distingués par Cicéron, dont les définitions demeurent voisines, alors que Quintilien, définissant l' isocôlon comme le compar de la Rhétorique à Hérennius, voit dans le parison une figure exploitant les effets de paronomase, d'antithèse et de rime, c'est-àdire l'emploi de mots présentant des ressemblances et qui se répondent 188 • L'isocolie est définie plus strictement par Anaximène 189 et Aristote 190 et, selon Théon le stoïcien, le parison doit s'appliquer à des membres de phrase qui ne sont pas d'inégale longueur. Les définitions de Cicéron et de Quintilien sont au contraire beaucoup plus souples et plus vagues 191 . C'est qu'il existe une différence fondamentale entre les Grecs et les Romains sur ces deux figures.

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Liu.,VIII, 9, 7 (cf. note 181). Macr., Sat., III, 9, 10-ll : ut il!am urbem Carthaginem exercitumque .. .fuga formidine ferrare compleatis ... lumine supero priuetis ... ut me me am que fidem imperiumque ... bene saluas siri fis ... 185 Cie., Orat., 39, 135 (figures de mots) et 136-139 (figures de pensée). Cette liste apparaît dans l'ordre inverse dans le De oratore (III, 53, 54),ce qui paraît plus logique, comme le fait observer Quintilien (IX, 1, 19). 186 Cie., De or. III, 54. 187 Cie., Orat., 12, 38 : ut uerba uerbis quasi dimensa et paria respondeant ;49, 64 : siue paribus paria redduntur ;52, 175 :paria paribus adiuncta et similiter definita ;.65, 220 : cum aut par pari refertur. 188 Quint., IX, 3, 74-76 pour le mipwov (quotiens uerbum uerbo aut non dissimile ualde queaeritur : puppesque tuae pubesque tuarum ... aut certe par et extremis svllabis cons onans : non uerbis sed armis .. .), et 80 pour l'La6KwÀov ( ut sint... membris aequalibus,quod La6KwÀov dicitur) ; cf. Rhet. ad Her. IV, 28 :compar appellatur quod habet in se membra orationis ... quae constent ex pari fere numero syllabarum. Même imprécision de Cicéron, dans Part. or. 6, 21. 189 Anaxim., Rhet.Alex.,1435b38 :TTaplawaLç 8'ÈaTÎ iJ-SV éhav 8vo '(aa ÀÉyT]TaL KWÀa. E'iT] 8'èiv '(aa Kaî rroMà iJ-LKpà 6:\LyoLç iJ-EyciÀoLç, mî 'iaa TO iJ-ÉyE8oç Kaî 'iaa TO àpL8iJ-OV. 190 Arist., Rhet., 1410a 24: TTaplawCJLç 8'Èàv '(aa Tà KwÀa, TTapoiJ-olwCJLç '8i; Èàv OiJ-OLa Tà ECJXaTà EXlJ ÉxaTEpov TO KWÀov. 191 Quint., IX, 3, 76; cf. III, 6, 48. Sur 1'identité de Théon, cf. RE, V A (1934), col. 2037 (Stegemann). 184

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Dans l'arrangement des membres symétriques de la phrase, le principe respecté par Gorgias est l'isosyllabie 192 , tandis que, pour les Romains, la régularité des membres est fondée sur la correspondance des mots symétriques : Quintilien en donne pour exemple l'exorde du Pro Caecina 193 ; Cicéron lui-même cite en exemple un passage du Pro Scauro 19\ montrant que le procédé délibérément mûri et mis en œuvre est foncièrement distinct des figures gorgianiques. Pour rompre la monotonie des membres égaux et de leur succession, Gorgias introduit une incise qui offre plus ou moins de syllabes que les autres, tandis que dans le carmen latin, les séquences binaires sont interrompues par des séquences ternaires à triple synonymie ( prohibessis, defendas auerruncesque, par exemple, dans la prière catonienne). La langue latine exploite les ressources du mot, bien défini dans l'énoncé de la phrase, grâce à l'intensité qui frappait vraisemblablement la syllabe initiale. Le jeu des syllabes longues et brèves, les alternances de quantité syllabique étaient sensibles aux oreilles des Romains et définissent le nombre oratoire, qui est 1'utilisation en prose, selon des modalités particulières, d'un rythme analogue au rythme poétique. Le nombre oratoire est distingué d'une part de la compositio qui doit éviter 1'hiatus et les rencontres fâcheuses de mots ou cacophonie pour donner une impression de poli et de cohésion à la phrase, et d'autre part de la concinnitas, mise en forme élémentaire du langage reposant essentiellement sur les figures de mots.

Le nombre Comme la concinnitas, le nombre a pour but d'accorder le rythme des mots à celui de la pensée. L'appréciation de la mesure et du rythme apparents dans la prose

192 Plat., Gorg., 492 b : VOf.LOV TE Kaî Myov Kaî tj;6yov. Calliclès offre une parodie du style artiste ; les trois mots grecs qui expriment la loi, la maxime, le blâme ont même nombre de syllabe et même désinence. Cf. F. Zucker, Der Stil des Gorgias nach seiner innerem Form, Sitzb.d.deutschen Akademie der Wissenschaften zu Berlin, KI. fur Sprach,Literatur und Kunst, 1956 (repris dans Semantica, Rhetorica, Ethica, Berlin, 1963, p. 85-93). 193 Cie., Caec., 1 (Quint., IX, 3, 80) : Si quantum 1 in agro lacis que desertis 1 audacia 1po test tantum 1 in faro atque iudiciis /impudentia ualeret, non minus 1 nunc in causa(A. Caecina) cederet impudentiae (Sexti Aebutii) quam tum in ui faciunda 1 cessit audaciae. P. Lejay (Histoire de la littérature latine, p.l50) fait observer que les noms propres comptent peu dans le mouvement général de la phrase. 194 Cie., Scaur. ; fr. 45 n ( cf. orat. 223-224 et Quint. ,IX, 2, 15) : Domus ti bi deerat: at habebas./ Pecunia superabat: lat egebas; 1 incurristi amans in columnas, 1 in alienas insanus insanisti, 1 depressam caecam iacentem domum/ pluris quam te et fortunas tuas aestimasti. Noter l' isocôlon, l'homoeotéleute et le parallélisme entre les quatre premiers membres, ainsi que l'anaphore de at; puis le chiasme et la symétrie syntaxique ( incurristi 1 insanisti ), la uariatio synonymique ( amens 1 insanum), la figure étymologique ( insanus insanisti ). Deux séquences plus amples couronnent l'ensemble, avec asyndète ( depressam caecam iacentem) dans la première séquence. Cf. A. Ghiselli, M Tu !li Ciceronis pro A emilio Scauro oratio, 3è éd., Bologne, 1972, p. 114 ; R. Volkmann, Die Rhetorik der Gries chen und Ramer, Leipzig, 18852 (réimpr., Hildesheim, 1963), p. 493.

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CHAPITRE PREMIER

comme dans le vers, c'est-à-dire du retour régulier de quantités syllabiques longues ou brèves, est perçue tout à fait naturellement par 1' oreille de celui qui écoute. La théorie, dans ce domaine, n'a été élaborée que dans un second temps. Certains vers, comme le fait observer Cicéron 195 qui songe principalement à la poésie lyrique des Grecs, donnent l'impression de la prose, quand ils sont récités sans l'accompagnement musical qui leur est indispensable 196 • La comédie emploie le rythme iambique dans le diuerbium, parce que ce rythme est proche de celui du sermo cotidianus et que la langue de la conversation en fait un usage habitueP 97 • La prose utilise les avantages présentés par le nombre, mais sans en faire un usage systématique comme la poésie, car l'interdiction de l'emploi du vers dans la prose, formulée par Aristote, est catégorique 198 . C'est par la variété et le mélange des pieds que la prose se distingua du vers tout en créant un rythme qui liera ce qui est exprimé et lui évitera le laisser-aller du langage parlé 199 • L'arrangement rythmique de la phrase est inséparable de la forme périodique : le rythme circonscrit et délimite la période. La période se compose de membres (TTEpio8oc; Èv KWÀ.mç) pour offrir une phrase complète du point de vue du rythme et du sens 200 • Le membrum ( KmÀov) et l' articulus (KÔf.lf.lŒ) sont les éléments constitutifs de la continuatio (nEpLo8oç) proprement dite. L'incise est un élément plus réduit que le membre dans le déroulement de la période, elle ne comporte pas plus de deux mots en général. Quintilien, reprenant les exemples donnés par Cicéron dans l' Orator définit l'incise comme une partie d'un membre201 • Selon Cicéron, la période normale se compose de quatre membres, afin de satisfaire pleinement 1' oreille, le minimum étant de deux membres 202 • Le terme KWÀ.ov, selon W. Kroll203 , aurait été emprunté par les rhéteurs au vocabulaire de la musique; d'autres théoriciens insistent sur le fait qu'il peut s'appliquer à l'une des deux parties

Cie., Orat., 53, 177 : aures enim uel animus aurium nuntio naturalem quandam in se continet uocum omnium mensionem (cf. 55, 183). 196 Cie., Orat., 55, 183. 197 Cie., Orat., 55, 134. 198 Cf. Arist., Rhet. III,8, 3 : pv811-ov 8éi: ÉXELV Tàv À.Ôyov, j.lÉTpov 81; 11-ll ; Cie., Orat., 51, 72: is igitur uersum in oratione uetat esse, numerum iubet; id., de orat. III, 44, 175: uersus in oratione si efficitur coniunctione uerborum, uitium est. 199 Cie., Orat., 57, 195 : quia nec numerosa esse, ut poema, neque extra numerum, ut sermo uulgi esse debet oratio (= Arist., rhet. II1,8, 1). 200 Arist.,Rhet. 1409a21-1409b 32; Cie., De or., III, 44,173; III, 51,198; Orat.,204212; Rhet. Her., IV, 27. Cf. A. Du Mesnil, Begriff der drei Kunstformen der Rede: Komma, Kolon Periode, nach der Lehre der Alten.Zum zweihundertjiihrigen Jubilaüm des Kan. Friedrichs-Gymnasiums, Francfort a. 0., 1894, p. 32-121 ; J. Zehetmeier, Die Perioden lehre des Aristoteles (Rhet. III, capp. 8 und 9),in Philolog. 8, 1929, p. 192-208, 255-284, 414-436; G. A. Kennedy, Aristotle on the Period, in Harvard Studies, 63, 1958, p. 283-288. 201 Quint., IX, 41, 122: incisum, quantum mea fert opinion erit sensus non expleto numero conclusus, plerisque pars membri. Cf. Cie., Orat. 67, 224 et 225. 202 Cie., Orat., 213 et 225 ; Quint., IX 4, 125. 203 W. Kroll, éd. de l' Orator de Cicéron (Berlin 1958 =1913, reprise de l'éd. Jahn., 1851), commentaire, p. 180. 195

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de la piste où s'élancent les coureurs204 • Les dénominations latines de l'incise (KÔIJ-fW) sont diverses : articulus 205 , incisum 206 , caesum 207 , particula 208, aratio concis a 209 • Le prêtre et l'orant, lorsqu'ils s'adressent aux dieux, sont soumis aux mêmes exigences de clarté, de persuasion, d'harmonie, que l'orateur ou l'homme politique dans le cadre de la cité romaine lorsqu'ils s'adressent aux citoyens romains, souvent dans un contexte religieux. Les formules de prières n'ont pas pu ne pas avoir d'influence sur l' amplitudo de la langue oratoire210 • Cette influence diffuse est plus nettement sensible dans l'exorde et la péroraison211 • L'exorde du Pro Rabirio perduellionis rea 212 offre un bel exemple de prière. L'une des périodes les plus longues de la littérature latine est offerte par la longue prière qui sert de péroraison aux Verrines : Cicéron implore tous les grands dieux du panthéon romain dans une pathétique invocation213 ,Jupiter, Junon, Minerve, Latone, Apollon et Diane, Mercure, Hercule, la Grande Mère, Castor et Pollux, les dieux de la pompa circensis, Cérès et Libera, puis il termine par une formule généralisante ceteros item deos deasque omnes implora et obtestor (la séquence se termine par un crétique suivi d'un trochée). C'est aussi par une fervente prière, cette fois adressée aux juges, que commence la péroraison du Pro Milo ne. 214 L'allitération

L'allitération constitue, avec l'homoeotéleute et l'isocolie, un élément fondamental dans la définition du carmen latin. Elle est un procédé de style fréquent en latin mais il apparaît difficile d'en dégager la nature exacte. Paradoxalement, l'allitération a été longtemps méconnue par les rhéteurs latins qui l'ont confondue avec la répétition d'un phonème semblable telle qu'on la trouve par exemple dans la paronomase ou

204 W. Schmid, Ueber des klassische Theorie und Praxis des antiken Prosa - rythmus, Wiesbaden, 1959, p. 118. 205 Rhet. Her., IV, 26; Cie., de orat., III, 186. 206 Cie., Orat., 211 ; Quint., IX, 4, 22 ;122. 207 Aquila 28, 2 Halm; Fortunat. 127, 8 Halm. 208 Carm. fig. 4, p. 63 Halm. 209 lui. Vict. 439, 21 Halm; et. sur le KÔIJ-IJ-a, cf. R. Volkmann, Die Rhetorik der Griechen und Ramer, p. 506; H.Lausberg, Handbuch der literarischen Rhetorik, Munich, 1960, p. 465-467. 21 °C. de Meo, Lingue tecniche del latina, p. 156-157. 211 Cf. O. Küttler, Precationes quomodo oratores usurpauerint, Diss. Iéna, 1908-1909. 212 Cie., Rab. Post., 2, 5 : ab loue optima maxima ceterisque dis deabusque immortalibus, quorum ope et auxilio magis haec respublica quam ratione hominum et consilio gubernatur, pacem ac ueniam peta precorque ab eis ut hodiernum diem et ad huius salutem conseruandam et ad rem publicam constituendam illuxisse patiantur. Cf. aussi l'exorde du Pro Murena (Cie., Mur., I, 1). 213 Cie., Suppl., 184-189. 214 Cie., Mil., 92 : quid restat nisi ut orem obtesterque uos, iudices, ut eam misericodiam tribuatis fortissimo uiro quam ipse non implorai, ego etiam repugnante hoc et implora et exposco?

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CHAPITRE PREMIER

adnominatio 215 ou dans les phénomènes de labdacisme. La Rhétorique à Hérennius condamne la nimia adsiduitas eiusdem litterae telle qu'on la rencontre dans le célèbre vers d'Ennius : 0 Tite, tute, Tati, tibi tanta, tyranne, tulisti 216 • La succession de syllabes ou de consonnes initiales semblables est définie par Marius Plotius Sacerdos comme parhomoeon 217 • Martianus Capella définit comme homoeoprophoron la cacophonie résultant de la répétition d'une lettre218 • A l'époque byzantine, Maxime Planude distinguera 1' Of10L6apKTov 219 dans son commentaire au rhéteur Hermogène de Tarse et c'est seulement à la Renaissance que l'humaniste italien Giovanni Gioviano Pontano donnera enfin son nom à l'allitération220 • Sur la nature du phénomène, les théoriciens modernes eux-mêmes ne se montrent guère d'un avis concordant. Au sens étroit, l'allitération consiste en la répétition des consonnes initiales dans une suite de mots rapprochés, mais la répétition des consonnes intérieures, la prise en considération des voyelles initiales peut intervenir à des degrés divers et l'on peut rattacher au phénomène de l'allitération la répétition de tout phonème quelconque sensible à 1' oreille 221 • L'allitération apparaît ainsi comme un procédé universeF22 • L'origine de ce « procédé universel » est sans doute à rechercher dans le domaine de la magie incantatoire ou dans des procédés mnémotechniques largement répandus : il est amplement attesté, en tout cas, dans les langues dites indoeuropéennes, et, parmi celles-ci, dans les langues où l'on a reconnu l'importance d'un accent protosyllabique fortement centralisé, comme dans les langues celtiques ou ger-

La plus ancienne définition de la paronomase se trouve dans la Rhétorique à Hérénnius IV, 29 : adnominatio est, cum ad idem uerbum et nomen acceditur commutatione uocum aut litterarum, ut ad res dissimiles similia uerba adcommodentur Le traité distingue six procédés : !/contraction de voyelle (uenit 1 ueniit); 2/ changement de quantité (auium/ iiuium) ; 3/ adiectio d'une syllabe ( temperare /obtemperare) ; 4/detractio( lenones 1 !eanes); 51 translatio (nauusluanus); 6/ commutatio ( deligere 1diligere ). Les Grecs ont exploité la paronomase,dans des formules proverbiales telles qué 0 LHoyÉVT)ç f)vqE no À.v Kpd TTOV EL vm Èç KopaKaç ànEÀ6ELV T\ k KoÀaKaç.(proverbe attribué à Diogène par Athénée VI, p. 254 C; à Antisthène par Stobée. Fior. XIV, 17); ou encore : flWflTJŒETal nç fLÛÀ.À.ov T\ flLflTJŒETŒL.( Plut., de gloria Athen., 2,p. 346 A) 216 Rhet.Her., IV, 18 ; Enn., Ann. 109 Vahlen2 • 217 Plot Sac. GLK VI, 458, 29 : De parhomoeo. Parhomoeon est, cum multorum uerborum diuersorum initia similibus litteris proferuntur ut "casus Cassandra canebat" et illud "Clitipho consilia consequi consimilia ". 218 Mart. Cap. 474, 27 Halm. 219 Maxime Planude, dans Waltz, Rhetores Graeci, t. V, Stuttgart, 1833, p. 511, 4. 220 G. Pontano, Dia!. 1, IV (Aetius) éd. Aldine, 1519, foL 127 b. 221 J. Defradas, Le rôle de l'allitération dans la poésie grecque, in REA, 60, 1958, p. 41 ; cf. aussi Ilona Opelt, Alliteration im Griechische. Untersuchungen zur Dichtersprache des Nonnos von Panopolis, in Glotta, 37, 1958, p. 205-232 ; N. J. Herescu, La poésie latine, Paris, 1950, p. 130; P. Ferrarino, L 'alliterazione, in Rend Accad. Sc. di Balogna, ser. IV, 1938-39, p. 151 ; A. Ronconi, Studi Catulliani, I, L 'allitterazione, Bari, 1953. 222 J. Marouzeau, Traité de stylistique latine, 2éme éd. Paris, 1946, p. 47. Sur l'allitération, cf. H. Die1s, Zur Geschichte der Alliteration, Sitzüngsbericht der Preussischen Akademie, 1914; L. Wolffiin, Verzeichnis der alliterienden Verbindungen der lateinischen Sprache, Bayreuth, 1882; W. J. Evans, Alliteratio latina, Londres, 1921. 215

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maniques 223 • Quelques remarques sur le rôle de l'allitération dans la plus ancienne littérature irlandaise ou germanique, où le procédé paraît jouer un rôle constitutif, sont ici indispensable s, si 1'on veut comprendre le phénomène dans la littérature archaïque. Ces rapprocheme nts sembleront, certes, en grande partie fondés, mais pourra-t-on supposer, avec G. Pasquali 224 , l'existence d'une forme d'expression commune aux peuples indo-europée ns du Nord- Ouest à travers le carmen latin, la prose allitérative irlandaise et le vers germanique ? Il va de soi que, dans ce domaine, nous ne pouvons que nous appuyer sur les travaux de K. Meyer225 , C. J. S. Maistrander226 et T. Bolelli227 et renvoyer à la bonne mise au point de M. Barchiesi228 • L'épopée irlandaise est en prose, mais certains passages en prose rythmée allitérative sont précédés par le sigle r et définis par un terme technique emprunté au latin, retoric : cette forme de prose rythmée apparaît aussi bien dans les sagas que, par exemple, dans l'éloge ( Amra) en l'honneur de saint Colomban (521-587), poème dont les phrases courtes sont liées par allitération et dont la composition est attribuée à Dallan Forgaill, qui était le premier des poètes d'Irlande. Dans les poèmes irlandais des VIe et VIle siècles, fondés sur des strophes de deux « vers longs » ( Langzeilen ), chacun comptant deux Kurzeilen ou« vers courts» par diérèse, l'allitération (dénommée gobul par un scholiaste irlandais, cf. all. Gabel, Gabelung ) est continue, elle lie des séquences de deux ou trois mots, seul le mot initial d'une série rythmique ne doit pas allitérer ; elle forme une chaîne ininterrompu e dont ni la poésie ni la prose latine ne connaissent l'équivalent. L'œuvre poétique de Naevius offre des exemples d'allitération s qui comptent parmi les plus caractéristiqu es de la langue latine229 et certaines d'entre elles ont pu suggérer des rapprocheme nts avec la poésie irlandaise. Déjà W. R. Hardie230 et, après lui, W. M. Lindsay231 attendaient beaucoup des études irlandaises pour faire progresser notre connaissance du vers saturnien. Parfois, en effet, l'allitération semble intervenir pour lier les deux hémistiches du saturnien, comme dans la tradition celtique. Ainsi, dans le Bellum Punicum :

223 On a supposé que le recours fréquent à l'allitération dans le carmen latin pouvait être lié à l'action de l'accent d'intensité protosyllabique et aurait peut-être une origine celtique: cf.. J. Vendryes, Recherches sur l'histoire et les effets del 'intensité initiale en latin, Paris, 1902, p. 89; Fr. Altheim, Geschichte der lateinische Sprache, Francfort, 1951, p. 201. 224 G. Pasquali, Preistoria della poesia romana, p. 153-160. 225 K. Meyer, Uber die a/teste irische Dichtung, in Abhandlungen der Preussischen Akademie der Wissenschafi, Philos. - hist. Classe, 1913, Nr 6 et 10. 226 C. J. S. Mastrander, Notes on alliteration, in Serta Eitremiana, Osloae, 1942 = Symb. Os!. Fac. Supplet. XI, p. 185 sq. 227 T. Bolelli, Due studi irlandesi, Pise, 1950. 228 M. Barchiesi, Nevio epico, p. 302-310. Cf. aussi J. Vendryes, Sur un caractère traditionnel de la poésie, 1930, dans Choix d'études linguistiques et celtiques, Paris, 1952, p. 225 .. 229 Ap. P. Festus; 103 L, s. u. Liberalia: libera Zingua loquemur ludis Liberalibus. Ce vers appartient à une comédie non identifiée de Naevius et il ne semble pas que le poète ait eu recours à ce procédé dans l' epos. 230 W. R. Hardie, Res metrica, Oxford,l920,p .l99. 231 W. M. Lindsay, Early latin Verse, p.l O.

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CHAPITRE PREMIER

- 45 Baehrens-Morel : superbiter contemptim Il conterit legiones. -46 Baehrens-Morel: onerariae onustae Il stabant infiustris .. 232 -53 Baerens-Morel: magnae metus Il tumultus pectora possidit •

Mais ces exemples demeurent isolés, parmi des fragments, et la plupart des séquences de vers que l'on peut restituer ne laissent apparaître aucune mise en œuvre du procédé qui est au contraire constitutif dans la poésie celtique. On n'oubliera pas, enfin, que le rapprochement entre saturnien et poésie celtique repose en grande partie sur une conception accentuelle du vers archaïque latin, conçu à l'image du vers de la poésie irlandaise, et que cette poésie irlandaise est elle-même d'origine récente, même si elle est, dans une large mesure, le reflet d'une tradition orale beaucoup plus ancienne. Les mêmes réserves s'imposent quand on tente des rapprochements avec la poésie germanique, par exemple avec le Chant d'Hildebrand, dont subsistent soixante-huit vers allitérants recopiés vers 820, d'après un manuscrit plus ancien, par des moines de 233 l'abbaye de Fulda. Les Germains ont-ils connu, avant l'époque d' Arminius , des cycles épiques chantant en vers allitérants la lutte entre Arioviste et César ? Le problème est insoluble et, là encore, comme dans l'épopée irlandaise, une partie de ces 23 chants pouvait être composée en prose allitérante. L' Urvers germanique \ ou vers allitératif commun, se présente sous la forme suivante : •. 1 6 0 ô 0 // 6 0 ô 0 La valeur des sigles est la suivante :. •• 1 anacruse. 6 arsis principale. ô arsis mineure. o thesis ou syllabe atone.

Dans ce schéma général, qui peut subir de nombreuses variations, au point de soulever le scepticisme de P. Verrier235 quant à la possibilité d'appréhender le vers germanique, l'allitération intervient de la manière suivante : a a 1a x (a= arsis allitérante; x= arsis non allitérante), ou a xl a x ou x a 1x a (une seule allitération), ou ab 1 ab (double allitération). Le type général aa/ax se retrouve, par exemple, dans le vers 236 de Naevius: magnam domum decoremque Ditem uexerant Sans doute, en raison de la valeur particulière accordée à la syllabe initiale du mot, l'allitération joue-t-elle une importance plus grande en latin qu'en grec et a-t-elle pu être considérée comme un élément du saturnien, jouant un rôle non négligeable dans la versification237 • Mais plus qu'une élaboration des poètes ou des orateurs, elle appa-

Ce dernier vers offre deux séries successives d'allitérations dont la première (consonnes initiales et consonne médiane ) intervient à travers la diérèse du premier côlon. 233 Tac., Ann., II, 88. 234 A. Heusler, Deutsche Verslehere, Berlin-Leipzig, 1925, p. 138. 235 P. Verrier, Le vers français, Paris, 1932, III, p. 91 (le vers allitéré commun). 236 Cf. M. Barchiesi, Nevio epico, p. 306. 237 Naeu., 5a: eorum sectam sequuntur multi morta/es. Naeu., 57 : magnae metus tumultus pectora possidit Epith. : immortales morta/es si foret fas flere. 232

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raît comme un procédé national et populaire 238 . On la trouve présente dans les groupes asyndétiques qui caractérisent la langue familière (purus putus, sanus sartus, siccus sobrius, forte fortuna ... ), dans les formules du dialogue comme le uade uale d'Horace239, dans les accumulations de termes appréciées de la verve populaire aussi bien dans les formules sérieuses ( ueni, uidi, uici) que dans les mots plaisants 240 .

Les termes corrélatifs : synonymies, répétitions L'un des procédés les plus constants du carmen consiste à exprimer une même notion en ayant recours à des termes de sens voisin qui se complètent, à procéder ainsi par juxtaposition de termes que nous appellerons termes corrélatifs. L'abondance d'expression est depuis la plus haute antiquité un des traits de la phraséologie juridique et religieuse, propre aux formules de prières, aux invocations et aux incantations 241 . L'importance de ce procédé dans le Rigveda, les Tablettes de Boghazkoi, les Tables de Gubbio pour le domaine italique, a été mis en valeur parR. Lazzeroni242 qui a souligné l'héritage indo-européen dans la formation du carmen latin, qui s'appuie sur une longue tradition antérieure qu'il reprend et exploite à travers les ressources de la langue latine. L'aspect juridico-contractuel de la religion romaine 243 se traduit par une volonté de précision et d'analyse en variant et en nuançant l'expression, afin de prévoir toutes les éventualités. La forme la plus élémentaire de la répétition consiste à reprendre l'antécédent dans la proposition relative: c'est un trait de la langue juridique, bien sûr, mais aussi de la langue parlée, comme le montrent les emplois que l'on relève chez les comiques et dans les lettres de Cicéron244 • Il est bien attesté, par le uotum du uer sacrum que Tite-Live a transcrit avec toute sa solennité archaïque ( hisce due/lis, quod duellum, quaeque duel/a ... )245 . La répétition peut faire intervenir deux mots de même racine par le jeu de la figure étymologique246 . Ce procédé appartient à la langue archaïque et caractérise éga-

238 L. Wôlflin., Verzeichnis der alliterienden Verbindungen der lat. Sprache, Sitzsungs. d. Bayer. Akad., 1881 ,p. 81 sq. ; W. Hebrard, Die Alliteration in der latein. Sprache., Bayreuth, 1882 ; W. J. Evans, Alliteratio latina. Londres, 1921 ; P. Rasi, De alliteratione in prouerbiis et sententiis uellocutionibus latinis popularibus obuia, in Misee!!. Stampini, p. 177. 239 Hor., Ep., I, 13, 19. 24 °Cie., De or., II, 240 : 1acera! lacertum Largi mordax Memmius. 241 J. Marouzeau, Quelques aspects de la formation du latin littéraire, Paris, 1949, p. 97-105. 242 R. Lazzeroni, Contributo allo studio della preistoria del Carmen latina, in ASNSP, ser. II, vol. XXVIII, 1959, p. 119-139.Cf. aussi G.-J. Pinault, Le genre de l'éloge dans les hymnes védiques, in Genres Littéraires en Inde (N. Ba1bir éd.), Paris, 1993, p.47-95. 243 G. May, Sur quelques exemples de gémination juridique chez les auteurs littéraires latins, in Mélanges Girardin, Paris, 1907, p. 399. 244 C. de Meo, Lingue tecniche de/latina, p. 149. 245 Liu., XXII, 10, 2. 246 Ct. A. Traina, Forma e Suono, p. 127-128 (définition); id, La stile drammatico del filosofo Sene ca, p. 82-87 ; G. Landgrat, De figu ris etymologicis linguae latinae, Acta Sem in. Philo!. Erlangensis, III, p. 1-69 (Addenda et corrigenda, p. 509-613).

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lement les formules juridiques et la langue du droit247 ; on la retrouve attestée dans les actes fondamentaux du culte: la prière (bonas preces precari, formule où l'adjectif traduit peut-être une évolution secondaire par rapport à la valeur technique de l'expression preces precari 248 ), le vœu ( uotum ou uota uouere )249 , 1' appel adressé au dieu en invocation ( uoce uocare, expression du lexique religieux de Virgile250 ). On peut rattacher à un tel procédé le rapprochement du verbe simple et du composé dico dedico qui est plutôt une forme d' amplificatio 251 • Cette forme de copia dicendi se caractérise surtout par 1' accumulation de termes synonymes tendant à définir un même objet ou une même notion. Ainsi s'organisent des séquences de termes corrélatifs à rythme binaire ou ternaire. Ces termes sont généralement de même catégorie grammaticale, substantifs ( fruges, frumenta, uineta uirgultaque), adjectifs ou participes ( uolens, propitius ), adverbes ( iuste pieque; iniuste impieque), éléments syntaxiques plus amples formant de véritables propositions (si deus si dea es; ilium populum iniustum esse neque ius persoluere). Un exemple célèbre de séquence où les termes n'appartiennent pas à la même catégorie grammaticale est fourni par la grande prière de Caton ( mihi domo familiaeque nostrae). On est rarement en présence d'une simple tautologie : les termes visent à définir et à cerner une notion complexe pour n'en négliger aucun aspect et leur regroupement, souligné par 1'allitération, 1'homoeotéleute, 1'isosyllabisme, s'opère généralement selon un procédé de gradation. Les séquences mises en œuvre peuvent reposer sur l'asyndète ou recourir à la coordination par enclitique :à côté de uolens propitius252 , on trouve uolens propitiusque 253 et la séquence bonum faustum felix 254 coexiste avec le type bonum faustum felixque 255 • Ces procédés se retrouvent à des degrés divers dans les textes juridiques et dans l'amplification oratoire. Il convient, pour conclure ce chapitre, de préciser les rapports du carmen avec les textes juridiques et la langue oratoire. Le carmen a-t-il emprunté ces procédés à la langue juridique et à 1' éloquence ou au contraire ces ressources propres à la langue latine ont-elles d'abord été exploitées dans les formules de prières, les invocations, les vœux, pour se retrouver ensuite dans la langue du droit et de 1' éloquence? L'archaïsme et le conservatisme sont deux caractères de la langue religieuse des carmina comme de la langue juridique256 • On peut en énumérer certains aspects : répétition de l'antécédent dans proposition relative (par exemple dans la formule du

C. de Meo, Lingue tecniche de/latina, p. 120-122. Valeur qui s'est conservée intacte dans les Tables Eugubines: teia subacau subaca. 249 Formule parodique chez Plaute, Amph.,947 : quae apud legianem uata uaui si damum 1 rediissen saluas. 250 Verg., Aen., IV, 680: patrias ... uacaui 1 uace deas ; VI, 247 uace uacans Hecaten caelaque Erebaque patentem. 251 C. de Meo, Lingue tecniche del latina, p. 119 et 152. 252 Cato., Agr. 134, 2; 139; 141, 2; Liu.,. I, 16, 3 XXIV 21,10; Plaut., Cure., 89 (ua/entes prapitiae). 253 Liu., XXII, 37, 12; XXIX, 14, 13; XXXIX, 16, 11 (prapitiis ualentibusque). 254 Liu., VIII, 25, 10. 255 Liu., X, 8, 12; cf. Cie., diu. I 102 (banumfaustumfelixfartunatumque ). 256 C. de Meo, Lingue tecniche de/latina, p. 148-154. 247

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uer sacrum : his ce due/lis ... quod duellum ... quaeque duel/a ), emploi de nec dans le sens de non 257 que l'on retrouve par exemple dans la grande prière catonienne à Mars258 , emploi de ast pour introduire une protase, fréquent dans les Actes des frères Arvales 259 , emploi de ergo dans le sens de causa ou de gratia, toujours accompagné de res et fréquent dans le corpus catonien (prières à Jupiter Dapalis, à Janus Pater, à Mars Pater)260 • L'emploi de la figure étymologique qui caractérise la prière ( te bonas proces precor ), le voeu261 et même l'appel intense à la divinité dans l'expression uoce uocare 262 , est déjà amplement attesté dans les Lois des XII Tables 263 . Particulièrement intéressante est 1' expression sanctione sancire que 1' on relève dans laLexAntonina de Terminis, datant de 71 av. J.-C. 26\ et qui montre les liens étroits unissant le vocabulaire religieux et le vocabulaire juridique265 • Mais ce sont surtout les recours à l'allitération et l'emploi de termes corrélatifs qui vont nous permettre de poursuivre l'analyse pour parvenir à définir une chronologie et des rapports d'influence. Les rapprochements de termes destinés à être mis en valeur par allitération sont significatifs dans les XII Tables 266 • Le plus célèbre concerne la procédure cum lance et licio (VIII, 15 a) et parmi les plus notables méritent d'être tout particulièrement cités causam coiciunto (1, 7), endo dies data (III, 4), duplione damnum decidito (XII, 3); d'autres séquences sont de type vocalique aduersus hostem aeterna auctoritas (VI, 4) ou de type syllabique ( improbus intestabilisque VIII, 22). L'emploi d'un verbe aussi courant que fa cere ( furtum face re, fraudem face re, fidem facere, jiduciam face re ... ) ou le recours à la figure étymologique sont des indices plus difficiles à définir. En III, 1, 1' expression iure iudicatis apparaît clairement comme une mise en œuvre de la figure étymologique. Mais si 1' expression furtum faxit (VIII, 12) ne permet guère de tirer une

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XII Tab., V, 4, : si intestato moritur cui suus heres nec escit, adgnatus proximus familiam habeto ; V, 5 : adgnatus nec escit, gentiles familiam habento ; V, 7 : ast ei custos nec escit ; VIII, 16 : si adorat furto quod nec manitestum erit. 258 Cato, Agr. 141, 4. Cf. C. de Meo, Lingue tecniche dellatino, p. 91-93. 259 Par exemple, dans l'inscription relative aux uota annua singularia pro salute imperata ris suscepta du 22 janvier de l'année 86, en l'honneur de Domitien (CIL VI 2064) : Iuppiter optime maxime, si imperator Caesar. .. uiuet... eumque seruaueris ex periculis ... ast tu ea ita faxis, tum tibi boue aurato uouemus esse futurum. Ast introduit ici une seconde protase mais ast peut aussi introduire une première protase (cf. Cie., Leg. 111, 9 : III, 10) ou figurer en tête d'apodose (cf. Liu., X, 19, 17: Bellona, si hodie uobis uictoriam duis, ast ego tibi templum uoueo). Sur l'ensemble CL Pascucci, Aspetti del Latina giuridico, p. 30 sq. 26 °Cato,Agr., 132,1; 134,3: 141,3: cf.; XIITab. X,4 :funerisergo; X, 7: (honoris) uirtutisque ergo; cf. C. de Meo, Lingue tecniche dellatino, p. 150-151. 261 Cato, Agr., 83 : in annos singulos ... licebit uouere. 262 Verg., Aen, IV, 680: patrios ... uocaui 1 uoce deos; VI, 247: uoce uocans Hecaten caeloque Ereboque potentem. Cf. L. Beringer, Die Kultworte bei Vergil, Erlangen, 1932, p. 3. 263 XII, 2 a : si seruus furtum faxit noxiamue noxit ; III, 1 : rebusque iure iudicatis figure étymologique avec ablatif. 264 CIL F 589, 21. 265 C. de Meo, Lingue tecniche dellatino, p. 153. 266 C. de Meo, Lingue tecniche dellatino, p. 114-115. B. Luiselli, Il problema della più antica pros a latina, p. 128-1 30.

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CHAPITRE PREMIER

conclusion ferme, le dicôlonfurtum faxit noxiamue noxit (XII, 2) est fondé sur une double allitération et le second côlon est rattaché plus étroitement au premier par homoeotéleute. La recherche de l'allitération dans la séquence causam coiciunto est confirmée par un passage d' Aulu-Gelle 267 • Le sentiment d'une allitération dans le groupe funus faciat est confirmé par la mise en forme de l'épitaphe d'Ennius que Cicéron évoque dans son De Senectute 268 • B. Luiselli a rassemblé, à partir d'un recensement fondé sur le Thesaurus, un nombre conséquent de rapprochements littéraires confirmant la présence d'un lien allitératif dans le groupe inprobus intestabilisque (VIII, 22)2 69 • La présence de liens semblables dans le corpus des Leges Regiae que la tradition situe à une époque antérieure à la constitution des Lois des XII Tables, est beaucoup moins nette. Sans doute ces documents n'offrent-ils pas la même garantie d'authenticité que les XII Tables proprement dites, mais V. Pisani fait justement observer qu'une forme telle que respargito 270 (en face des formes aspergo, conspergo ... ) maintenant la voyelle -a- du simple malgré la présence d'un accent protosyllabique est une preuve de haute antiquité271 • La présence de fu/minibus dans ces fragments d'interprétation délicate 272 , a conduit à voir dans la forme occisitune forme d'impersonnel, auprès de laquelle fu/minibus représenterait un sujet logique à 1' instrumental 273 • Cette forme peut constituer une preuve d'authenticité et d'archaïsme. Quoi qu'il en soit, ce corpus des Leges Regiae n'offre guère qu'un témoignage où l'on puisse relever des allitérations. Il s'agit du fr. VI, 6: si parentem puer uerberit, ast olle plorassit puer diuis parentum sacer esta 274 • On ne saurait cependant exclure que l'allitération soit liée au contenu même de 1' énoncé et non à une recherche expressive en particulier. La situation est donc différente de ce que l'on a pu observer dans la rédaction des XII Tables où, de plus, une recherche de la symétrie et de l'assonance peut être relevée à côté de l'allitération275 • Dans la première partie d'un énoncé des XII Tables 276 , P. Fer-

Gell., V, 101 9: coniciendae consistendaeque causae. Cie., CM, 20, 73 : Nemo me lacrumis decoret, neque funera fletu 1faxit. Cf. P1aut., Men., 492 ; Cie., Clu., IX, 28. 269 Nep., fr. 10 Male. = Gell, VI, 18, 11 : intestabiles inuisosque fuisse; Tac., Ann., VI, 40, 3 : Aemilia Lepida... quamquam intestabilis, tamen impunita agebat: Apul., Plat. 2, 8 : inreligiosi et inhumani ac merita intestabilis ; cf. aussi Plin., HN, XXVIII, 87 : reliqua intestabilia, infanda ; XXX, 17 : intestabilem, inritam inanem esse. Bonne présentation ap. B. Luiselli, Il problema delle più antica pros a latina, p.129-130. 270 L. Reg., II, 7 : uino rogum ne respargito. 271 V. Pisani, Testi latini arcaici e volgari con commenta glottologico, Turin, 1960, p. 40. (Pisani restitue la forme archaïque : respargetod). 272 L. Reg., II, 14: si hominemfulminibus occisit, ne supra genua tollito. Homo si fulmine occisus est, ei iusta nullafieri opportet. 273 Hypothèse de Ed. Schwyrer in Rhein. Mus. 76, p. 433. Cf. Pisani, Tes ti Latini arcaici e volgari, p. 41. Des corrections ont été proposées: fulmen Jouis (Sca1iger) ;fulmen (Bruns). A. Ernout (Recueil de textes latins archaïques, p. 112, n° 148) admet la correction de Scaliger : Si hominem fulmen Jouis occisit, ne supra genua tollito. Cf. Fest. 190 L s. u. occisum ; Plin., HN, II, 145. 274 Cf. A. Ernout. Recueil de textes latins archaïques, p. 113. 275 XII Tab. 1, 1 : si in ius uocat [ito} 1 ni it antestamino 1 igitur em capito ; VIII, 12 : si nox furtum faxsit 1 si im occisit 1 iure caesus esto. 276 XII Tab., III. 1 : aeris confessi rebusque iure iudicatis XXX dies iusti sunto. 267 268

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rarino 277 a identifié deux côla analogues au vers de Naevius 1 : nouem louis concordes filiae sorores (fr. 1 Morel), côla mentionnant d'abord les contenus ( aes, res), puis la procédure ( ius, iudex ) : aeris confessi rebusque 1 iure iudicatis. L'examen de quelques lois postérieures à la mise en forme des XII Tables va nous permettre de préciser l'évolution que nous avons déjà relevée entre les lois dites royales et le code décemviral. Dans une première loi relative à un fucus, on trouve une même interdiction exprimée à l'aide de deux termes synonymes 278 : neque exuehito neque exferto. Une autre loi d'un caractère analogue figure sur une inscription trouvée à Lucérie, en Apulie. L'interdiction relative aux cérémonies funèbres y est exprimée à travers nn dicôlon: neue cadauer proiecitad 1 neue parentaticP-79 • Dans l'expression des trois interdictions formulées, on observe une recherche des parallélismes : stircus ne quis fundatid 1 Neue cadauer proiecitad 1 neue parentatid. Si 1' on considère maintenant le texte d'un décret deL. Aemilius Paullus datant de 189 av. J.-C 280 , concernant les habitants de Rasta Regia, ville située au nord de Gadès, la rédaction met en valeur deux associations de termes corrélatifs : agrum oppidumque et, surtout,possidere habereque. La recherche de parallélismes fondés sur l'assonance est encore plus évidente dans une séquence du sénatus-consulte des Bacchanales : neue post hac inter sed coniourase neu comuouise neue conspondise neue compromesise uelet 281 . L'homoeotéleute se renforce ici d'un triple effet de rime, l'ensemble s'appuie sur l'anaphore de neue et une triple allitération, préfixale, selon, la terminologie de Traina282 . Enfin, dans la Sententia Minuciorum qui fut rendue en 117 av. J.-C. pour délimiter le territoire respectif des Genuates et des Veiturii 283 , B. Luiselli 284 a relevé la présence de termes

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P. Ferrarino, Antologia della litteratura romana. I, Padoue, 1954, p. 48 CIL F 366 : Ronce loucom ne qu[i]s uiolatod neque exuehito neque exferto quod louci siet neque cedito nesei quo die res deina anua flet. Inscription figurant sur un cippe en pierre calcaire, trouvé à Spolète en 1876. Cf. A. Emout, Textes latins archaïques no 64, qui donne la transcription suivante : Hune lucum ne quis uiolato neque exuehito neque exferto quod luci sit, neque caedito nisi eo die quo res diuina annuafiet. 279 CIL F 401, IX 782 : In hoce loucarid stircus ne [qu}is fundatid neue cadauer proiecitad noue parentatid. A. Emout (Recueil de textes latins archaïques no 91) propose l'interprétation suivante : in hoc luco stercus nequis fundito neue cadauer proiecito neue parentato. L'inscription, publiée en 1861, est aujourd'hui perdue. 28 ° CIL F 614, II 5041 : L. Aimilius L. f inpeirator decreiuit 1 utei quei Hastensium seruei 1 in turri l.ascutana habiteront 1 leiberei essen!. agrum oppidumqu./ quod eo tempestate posedisent, 1 item possidere habereque 1 iousit, dum poplus senatusque 1 Romanus uellet. act. in castreis a. d. XII k. Febr. L'inscription figure sur une table de bronze trouvée en 1866 près de Gades et maintenant conservée au Musée du Louvre. Cf. A. Emout (Recueil de textes latins archaïques, no 125) qui donne la transcription suivante: Lucius Aemilius Lucifilius imperator decreuit ut, qui Hastensium serui in turri Lascutana habitarent, liberi essent. Agrum oppidumque, quod ea tempes tate possedissent, item possidere habereque iussit, dum populus senatusque Romanus uellet. Acta in castris ante diem XII kalendas Februarias. 281 CIL F 581, 13; A. Emout, Recueil de textes latins archaïques, n°126. 282 Traina, Forma e suono, p. 67 ; C. de Meo, Lingue tecniche dellatino, p. 114. 283 CIL I1 119, F 584, V 7749 ; A. Emout, Recueil de textes latins archaïques, no 138. La sentence, qui fut rendue sous le consulat de L. Caecilius et de Q. Mucius (1.5) peut-être datée avec précision. 284 B. Luiselli, Il problema delle più antica pros a latina, p. 139. 278

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CHAPITRE PREMIER

corrélatifs ( 1, 29 ; posidere colereque ; 1, 30 : posidebunt fruenturque ; 1, 34 : ligna materiamque ; 1, 35 : sumant utanturque ; 1, 42 habuerunt fructique sunt) et un certain nombre d'allitérations (1, 3 :fineisfacere ;1,12: recta regione; 1,12: riuo recto; 1,27: dare debent; 1,33 :pecus pascere, 1.33). L'étude diachronique des textes juridiques et législatifs montre une tendance de plus en plus affirmée vers 1' exploitation des procédés mis en œuvre dans les formules de prière et dans les textes religieux. La prière se définit par les intentions de 1'orant, par son contenu qui repose sur la demande, le souhait ou l'éloge. La mentalité religieuse des Romains qui conçoit les rapports entres les hommes et les dieux sous une forme contractuelle explique les points communs entre formulaires religieux et formulaires juridiques. Les textes juridiques se présentent sous une forme dépouillée, énonçant des peines, des interdictions, des obligations, des devoirs. Les mêmes exigences d'expressivité, de clarté, d'efficacité, des raisons mnémotechniques devaient conduire à l'exploitation de semblables procédés. Les textes religieux, les carmina, ont sans doute été les premiers documents à exploiter systématiquement les ressources propres à la langue latine ; une lente évolution a rapproché les formules juridiques et les lois de ces carmina. L'étude de cette double problématique, du carmen et du uersus Saturnius ne peut manquer, certes, de susciter un certain scepticisme. On a fait observer, non sans raison, que les théories concernant le saturnien étaient plus nombreuses que les fragments conservés de cette forme de poésie primitive. On aurait cependant tort de ne pas souligner quelques résultats acquis, susceptibles d'éclairer 1' étude des carmina et prières. Quatre points méritent d'être considérés comme des éléments sûrs. Tout d'abord, il convient de distinguer le saturnien littéraire, tel qu'on le rencontre dans les œuvres de Livius Andronicus et de Naevius, d'un saturnien pré-littéraire, essentiellement épigraphique ou ayant connu une forme orale avant d'être consigné dans les libri et transmis par une longue tradition érudite ou annalistique.La seconde remarque est étroitement liée à la première: est-on bien sûr qu'il n'ait existé qu'un type de saturnien ? La dénomination de uersus ou numerus Saturnius peut fort bien être un terme générique. L. Nougaret fait justement observer que les iambiques comprennent des sénaires, des septénaires, des octonaires, des hendécasyllade et que seuls les témoignages littéraires et la tradition érudite nous permettent de définir une doctrine, possiblité qui n'est pas offerte aux savants et philologues dans le cas particulier du saturnien. Le saturnien a par ailleurs été exploité dans les genres les plus divers, épopée, poésie gnomique, hymnes et satires 285 • Il serait donc parfaitement vain de vouloir élaborer une doctrine rigide et faire entrer tous les saturniens dans un schéma unique ou un cadre prédéterminé. Les vers de Livius Andronicus et de Naevius sont certainement, déjà, le fruit d'une longue évolution. Les deux derniers points acquis présenteront un caractère plus formel ou plus théorique mais non moins important. La théorie accentuelle, telle qu'elle avait été formulée à l'origine, est aujourd'hui abandonnée. Tout au plus peut-on faire intervenir le rôle de l'accent à titre secondaire. Un principe, enfin, ne peut être absolument écarté

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L. Nougaret, Traité de métrique latine classique, p. 22.

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de toute étude, le principe quantitatif qui devra être pris en compte, ne serait-ce que sous forme d'ondulation plus ou moins régulière. L'analyse a, enfin, montré l'impossibilité d'esquiver le délicat problème du saturnien dans l'étude des carmina :dans plusieurs témoignages de precationes et en particulier dans 1' étude des sodalités archaïques mais aussi dans d'autres formules, nous aurons à souligner la présence de rythmes saturniens. Les carmina religieux ont été des éléments de prose rythmique d'où est peut-être issu le vers saturnien littéraire. Il importe donc de ne pas dissocier carmen et numerus Saturnius et de ne négliger aucune grille de lecture, aucune approche, dans la mise en évidence des rythmes fondamentaux, quantités, accents, nombre des syllabes, nombre des mots, parallélismes, antithèses, allitérations. On a vu aussi l'importance de la réflexion plus strictement rhétorique dans l'éclairage des carmina et des saturniens.

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CHAPITRE II CARMINA SALIORUM, LES CHANTS DES SALIENS Selon la reconstitution annalistique de la mise en place des institutions religieuses romaines retracée par la tradition érudite et grammaticale, la création des Saliens est antérieure à celle des Féciaux, puisqu'elle est attribuée à Numa 1• L'institution n'est pas une particularité de l'organisation romaine, puisque des collèges de Saliens sont attestés chez les peuples italiques d'Italie centrale à Albe, Lavinium, Tusculum, Tibur, Anagnia2 . Aux Saliens incombent les rituels magiques et les danses guerrières qui accompagnent immanquablement 1' ouverture et la fermeture des opérations militaires, en mars et en octobre de chaque année. La tradition érudite, celle des grammairiens et des antiquaires, a gardé le souvenir de leurs chants et de leurs danses qui marquaient le rythme sacral de la guerre à Rome. Les Saliens sont un collège de prêtres consacrés à Mars, mais nombreux sont les dieux invoqués dans leur rituel à côté du dieu de la guerre : dieux tels que Janus, Junon, Minerve Jupiter, Saturne, Pavor, Pallor. Des témoignages attestent aussi que les Saliens furent associés d'une certaine manière au culte d'Hercule3 • Cette association a amené Virgile à composer dans son Enéide un hymne en l'honneur d'Hercule, chanté par un collège de prêtres saliens répartis en iuuenes et seniores. Il faut associer 1' étude de cet hymne littéraire à l'analyse des fragments de Carmen Saliare et s'interroger sur sa véritable signification et son éventuelle contribution à notre connaissance des hymnes saliens. L'ORGANISATION DU COLLÈGE ET DU RITUEL

L'organisation des Saliens reflète les liens organiques unissant rituel et prière : les prêtres chargés de la prière et de la danse jouissent dans le collège d'une situation particulière qui leur confère une indiscutable prééminence. D'autre part, 1'un des attributs essentiels des Saliens, l'ancile, est associé à la création du collège et au nom mythique de Mamurius Veturius qui prenait place parmi les invocations saliennes. Enfin, en l'absence de représentations figurées ou de fragments assez longs pour dégager une structure métrique, les seules indications susceptibles de nous éclairer sur la danse salienne sont contenues dans des termes techniques conservés par les grammai-

1

Liu., 1, 20, 4 : salios item duodecim Marti Gradiuo legit. K. Latte, RRG 115, n. 3; CIL X, 5925-26 (Anagnia); CIL XIV, 2803, 3601, 3612, 3673, 3674,4218 (Tibur); CIL XIV, 390-391 (Laurentum). Cf. R. Cirilli, Les prêtres danseurs de Rome, étude sur la corporation sacerdotale des Saliens, Paris, 1913; F. Chapot-B. Laurot, Corpus de prières grecques et romaines, Turnhout, 2001, p. 231-232. 3 Macr., Sat., III, 12, 5 ; Sem., ad Aen., VIII, 285. 2

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riens et peut-être inclus dans des textes rituels, en tout cas dans des règlements internes à la confrérie. A côté des livres sacrés contenant les textes des prières et des invocations, qui étaient un objet d'études particulières pour les membres de la confrérie, il existait des livres rituels où étaient consignés les détails concernant la pratique du culte. Les Saliens, comme les Arvales, tenaient à jour leurs Fastes où étaient fixés les faits et décisions relatifs à leur histoire. Nous ont été conservés des fragments des Fastes de la confrérie du Palatin pour la période 170-202 ap. J.-C., ce qui tend à prouver que les deux confréries gardèrent une forme d'autonomie administrative jusqu'à la fin de l'Empire4 •

L'organisation des Saliens. Le rôle du praesul, l'importance du uates Les Saliens sont organisés en double collège et cette dualité même soulève un certain nombre de problèmes. Le nom de chacune des sodalités traduit une origine topographique : les Palatini constituent le collège du Palatin, les Collini ou Agonales celui du QuirinaP. Les Palatini sont voués au culte de Mars, ils semblent jouir d'une préséance sur les Collini, consacrés à Quirinus. Les Collini étaient désignés sous le nom de Agonales (Agonenses) parce que, le 17 mars, était célébré au sanctuaire de Quirinus unAgonium Martiale. Chacune des confréries compte douze membres comme les Arvales, les Luperques, les flamines mineurs, et possède son lieu de réunion et ses archives. Les Saliens du Palatin auraient été institués par Numa6 , ceux du Quirinal par Tullius Hostilius à l'imitation des premiers dans le trouble que suscita la guerre entre Rome et Albe ; en même temps aurait été édifié un sanctuaire à Pavor et à Pallor7 et Servius 8 va même jusqu'à appeler les nouveaux Saliens Pavorii et Pallorii, dénomination dont on ne relève par ailleurs aucune autre attestation. L'originalité de chacun des collèges, leur indépendance dans l'exercice des cérémonies demeurent pour nous impossibles à définir : on peut seulement affirmer qu'ils conservèrent leurs marques distinctives tout au long de leur histoire : les Fastes dont les fragments nous ont été conservés et qui s'échelonnent de 170 à 202 après J.-C. sont ceux des Saliens du Palatin9 • Leurs activités furent maintenues jusqu'au triomphe du christianisme puisque les mansiones des Saliens furent encore restaurées en 382 sous le règne de Gratien et de Valentinien Il 10 Le collège des Saliens est organisé selon une stricte hiérarchie qui souligne l'originalité de leur sacerdoce: on voit, selon Capitolinus, Marc Aurèle accomplir la carrière religieuse en remplissant les fonctions de praesul, uates, magister. Chez les Varr.,Ling., VI, 14; CIL VI, 1977-1983. Dion. Hal., II, 70; Varr., Ling., VI, 14. 6 Liu., I, 20, 4; Cie., Rep., II, 14; Fest. 117 L; Diomed., 476, 15 Keil; Seru., ad A en., VIII, 285-287 ; Fior., I, 2 ; Lact., Inst. diu., I, 17 ; Plut., Numa, XIII ; Dion. Hal., II, 70. 7 Liu., I, 27, 7 : Tullus in re trepida duodecim uouit Salios fanaque Pallori ac Pauori; cf Liu., V, 52, 7 : quid de ancilibus uestris, Mars Gradiue, tuque, Quirine Pater ! 8 Seru., adAen., VIII, 285. 9 CIL VI, 1977-1983. 1 ° CIL VI, 2158. 4

5

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Saliens comme chez les Arvales les détails de 1'administration intérieure, 1' organisation des fêtes, l'instruction liturgique, l'inauguratio ou l'exauguratio des confrères étaient réglés par un magister, lui-même secondé par un promagister11 • L'existence d'un praesul et d'un vates constitue l'originalité de cette sodalité et ces deux fonctions sont étroitement liées à l'exécution du chant et des danses. L'application du terme uates à une fonction officielle constitue un trait absolument original de 1' organisation des Saliens, d'autant que le collège n'exerce aucune activité oraculaire : il ne semble pas en effet que le tremblement des lances de Mars avant le départ d'un général en campagne ait donné lieu à une casuistique particulière ou à une littérature prophétique. Le tremblement était par lui-même le signe prophétique attendu par le consultant. Le maintien de cette dénomination ne peut s'expliquer que par le caractère particulier du chant des Saliens devenu inintelligible sous la République. L'exécution du chant exigeait les compétences d'un prêtre chargé d'en régler la mesure. Peut-être jouait-il d'une manière plus général le rôle de héraut de la confrérie et intervenait-il également dans les sacrifices. L'ordre dans lequell' empereur MarcAurèle accomplit la carrière montre la prééminence du uates sur le praesul, c'est-à-dire de la parole sur la danse : les danseurs se règlent sur le chœur des Saliens en suivant les figures du praesul. Du mot praesul, on peut définir un sens profane (celui qui est à la tête de) 12 , un sens technique (chef des danseurs dans les jeux publics)1 3 et un sens religieux dans 1' organisation de la confrérie des Saliens. La formation en est claire et l'étymologie à partir du préfixe prae et du verbe salio n'est guère discutée 14 • Des rapprochements sont intéressants avec la formation de consuP 5 , dont l'étymologie est obscure et, aussi, de praetor, «celui qui marche en tête» (prae-itor) selon les Anciens 16 • « Praesul paraît correspondre, écrit J. Heurgon, dans la langue religieuse, à ce qu'est praetor dans la langue profane, et consul a peut-être été forgé d'après praesul pour s'opposer à praetor dont la racine n'offrait pas les mêmes facilités de préfixation. Le passage de prae (praesul, praetor) à cum - (consul) illustre deux moments de 1' évolution institutionnelle. En tout cas, dans les deux étymologies, il est certain que cum insistait sur le fait d'exercer ensemble le pouvoir » 17 .

Les attributs des Saliens, les anciles Le costume et les attributs des Saliens reflètent leur origine guerrière au service du dieu Mars et sont destinés à permettre l'expression même de leur chant et de leur danse. Les sources littéraires concernant ces attributs peuvent être utilement complétées par un document figuré, une intaille d'agate du Musée archéologique de Florence, déjà 11

Val. Max., 1, 1 ; Capitolinus IV, 4; CIL Il 3684-85 ; VI 1422 (promagister) ; VI,

2170. 12

Pal!., I, 6 : praesul agri (régisseur d'une terre). Cie., Diu., I, 55 ; II, 136. 14 Emout- Meillet, DE, p. 532-533 s. u. praesul. 15 L'étymologie ancienne, a consulendo (Varr., Ling., V, 80) est abandonnée. Les tentatives d'explication par sedeo avec l sabin demeurent fragiles (Walde- Hoffmann s. u. consilium). 16 On envisage plutôt une déformation par étymologie populaire d'un terme étrusque pure 1pur ene rapproché du grec TTPVTQVLÇ. Cf. Emout- Meillet, s. u. praetor, p. 533. 17 J. Heurgon, Rome et la Méditerranée occidentale, p. 272. 13

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mise à profit par de nombreuses études consacrées aux Saliens. Le costume des Saliens 18 se composait essentiellement d'une tunique très courte permettant la marche et la danse • Par dessus cette tunique, les Saliens revêtaient la trabée, court manteau orné de bandes de couleur écarlate, vêtement patricien parfaitement adapté, lui aussi, au tripudium des 19 prêtres. La coiffure salienne est décrite par Denys d'Halicarnasse comme un pileus haut et conique:« Ils ont la tête coiffée de ce qu'on nomme un apex: il s'agit d'un haut bonnet de laine dont la pointe forme un cône. C'est ce que les Grecs appellent kyrbasia »20 • L'apex constitue la partie supérieure du bonnet, comparable à la baguette d'olivier enveloppée d'un fil de laine surmontant la coiffure caractéristique des flamines. Le terme kyrbasia s'applique au bonnet pointu des Perses21 • La ressemblance de la coiffure salienne avec le casque mycénien accentue encore le caractère belliqueux du sacerdoce. Les glossaires nous ont peut-être conservé le terme qui désignait, dans le chant des Saliens, le bonnet propre à leur fonction : pescia. Festus renvoie au commentaire du grammairien 22 Aelius Stilo sur le Carmen Saliare et nous n'avons pas d'autres attestations • D'autres attributs sont encore plus spécifiquement liés à la guerre et à une forme d'armement, défensif et offensif: une protection pectorale, un glaive, une lance et surtout l'ancile caractéristique. Tite-Live évoque un couvre-poitrine en bronze (aeneum tegumen pectoris) 23 qui semble correspondre au plastron mentionné par Plutarque dans 25 sa Vie de Numa 24 • Mais le substantif f!LTpa employé par Denys d'Halicarnasse est peu précis. Il s'applique plutôt à un baudrier ou à un ceinturon. La poitrine des Saliens, d'une manière plus vraisemblable, devait être ornée d'une ou de plusieurs plaques de bronze, de forme circulaire ou rectangulaire :il s'agit là d'un type de protection attesté en Italie à l'époque archaïque26 • L'équipement des Saliens se complétait par une épée portée à la ceinture, selon 1'usage romain, et par une courte lance tenue dans la main droite et destinée à frapper les boucliers 27 • L' ancile 28 demeura jusqu'à 1' époque impériale 1' élément le plus caractéristique de 1' accoutrement des Saliens : ce bouclier bilobé présentait une forme allongée rappelant un losange et comportait une échancrure des 18 Liu., I, 20 ; Plut., Numa, XIII (qui utilise le diminutif XLTWVLCJKoç); Dion. Hal., II, 70 ; Seru., ad A en., VIII, 190. 19 Dion. Hal., II, 70. 20 Dion. Hal., II, 70 ; Trad. V. Fromentin et J. Schnabele, Denys d'Halicarnasse, Les Antiquités romaines, Paris, 1990, p. 199. 21 Herodot., V, 49. 22 Fest. 230, 12 L : pescia in Saliari carmine Aetius Stilo dici ait capitia ex pellibus agninis Jacta, quod Graeci pelles uocent n:üncry neutra genere plupaliter. Frag. 9 Maurenbrecher, qui rapproche de l'ombrien persclom, osque pest/am, marse pesco (Carminum Saliarium reliquiae, p. 341-342). Cf. note 147. 23 Liu., I, 20, 4. 24 Plut., Numa, XIII. 25 Dion. Hal., II, 70. 26 C. Saulnier, L'armée et la guerre dans le monde étrusco-romain (VIIIème-IVème siècles), Paris, 1980, p. 31. 27 Dion. Hal., II, 70. 28 P.Fest. 117, 13 L: scutum breue quod, ideo sic est appellatum quod ex utroque late erat recisum ut summum infimumque eius latius media pateret. Les étymologistes ont dérivé le mot ancile de *am(b) +un adjectif dérivé de caedo. (Zander). Assez curieusement, dans sa citation de P. Festus, B. Maurenbrecher a écrit : quae a Saliis sacerdotibus canebantur, au lieu de componebantur,relevant une correction proposée par Macerius, mais sans fournir d'explication sur ce point. 126 Versus au sens de« pas de danse» est ancien en latin. Cf. Plaut., St. 770; Trin. 707. 127 Cie., De or., III, 197 : ut epularum sollemnium fides ac tibiae Saliorumque uersus indicant; Quint., I, 10, 20: uersus quoque Saliorum habent carmina. 128 Emout- Meillet, DE, s. u. aio, p. 18-19. 129 P. Fest. 7, 27 L: axare nominare. 130 W. Corssen, Origines poesis Romanae, p. 43.

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CARl\lfJNA SALIORUM, LES CHANTS DES SALIENS

Mamurius Veturius dans le Carmen Saliare. Le nom de Mamurius Veturius figurait parmi les invocations du Carmen Saliare. Chez Ovide, Plutarque (dérivant vraisemblablement de Verrius Flaccus) 131 , Denys d'Halicamasse 132 et Festus 133 , Mamurius est identifié comme le forgeron qui exécuta les onze copies du bouclier tombé du ciel. La seule opinion divergente est celle de Varron, dont on trouve un écho chez Plutarque : le nom de Mamurius serait un synonyme du substantif memoria 134 • Le nom de Mamurius Veturius exploite les effets de l'assonance comme celui d'Anna Perenna et diverses étymologies ont pu en être proposées : J.-G. Frazer le rapproche du nom de la danse (morris, danse) 135 et L. Deroy le rattache à une racine *mar- signifiant« chasser»,« battre » 136 • On peut aussi songer à un rapprochement avec la forme italique du nom du dieu de la guerre Mamers ou Mamars. En dehors de l'honneur d'être invoqué par les Saliens, Mamurius Veturius était célébré le jour des Mamuralia 137 , le 14 mars :un homme revêtu de peaux de chèvres était alors expulsé par les Saliens. Ce rituel rappelle l'aventure du dieu Februus ou Februarius expulsé par les Luperques en février 138 ou le cérémonial étrange du Regifugium au cours duquel les Saliens assistaient le rex dans sa fuite symbolique. Mamurius Veturius apparaît dans cette fête comme un bouc émissaire portant au dehors dans la cité le poids de l'année révolue, les souillures du passé et préludant au renouvellement de l'année 139 . Le nom de Mamurius Veturius était intercalé entre les diverses strophes composant l'hymne des Saliens. C'est ce qui ressort du double témoignage de Festus (nomen frequenter in cantibus Romani frequentabant) et d'Ovide 140 . Mamurius était

131

Plut., Numa,XIII; Ou., Fast., III, 259: Quare caelestia Martis 1 armaferant Salii Mamuriumque canant; cf. aussi Fast. III, 389-392. 132 Dion. Hal., Il, 71. 133 P. Fest. 117, 13 L : Mamuri Veturi nomen frequenter in cantibus Romani frequentabani hac de causa. Numa Pompilio regnante e caelo cecidisse fertur ancile, id est scutum breue, quod ideo sic est appellatum, quia ex utroque latere erat recisum, ut summum infimumque eius tatius media pateret; unaque edita uox omnium potentissimam fore ciuitatem quamdiu id in ea mansisset. !taque jacta sunt eiusdem generis piura, qui bus id misceretur ne internas ci caeleste posset. Probatum opus est maxime Mamuri Veturi qui praemii loco petiit ut suum no men inter carmina Salii canerent. 134 Varr., Ling. VI, 49 : (Memoria) quae a manendo, ut Manimoria potest esse dicta; itaque Sa/ii quod cantant «Mamuri Veturi» significant «memoriam ueterem». 135 G. J. Frazer, The Golden BoughL Londres, 1890, p. 210-211. 136 L. Deroy, Les noms latins du marteau, inAnt. Class. 28, 1959, p. 5 sq. 137 Seru., ad A en. VII, 188 : cui et diem consecrarunt, quo pellem uirgis feriunt ad artis similitudinem; Mine. Fel., Octau. 24 : scuta uetera circumferunt; pelles caedunt. Cf. Lyd., de mens. III, 29 (=IV, 36). 138 J. Gagé, Les « Busta Gallica »et l'expulsion de Februarius, in Hommages A. Grenier, coll. Lat. 1962, p.707-720. 139 J. Loicq, Mamurius Veturius et l'ancienne représentation italique de l'année, in Hommages J Bayet, Lat. 70, 1964, p. 401-426. 140 Ou., Fast., III, 389 : Tune sic Mamurius : «Merces mihi gloria detur Nominaque extrema carmine nostra sonent».

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invoqué à intervalles réguliers au cours de la procession et des chants des Saliens. C'est bien la forme vocative qu'a retenue le glossaire de Festus et le redoublement et l'assonance se prêtaient admirablement à cette sorte d'incantation. L'étymologie varronienne soulève un problème concernant l'emploi de la forme: les emplois poétiques d'Ovide et de Properce 141 montrent que la première syllabe possède une quantité longue. Sur la quantité de la seconde syllabe, Ovide et Properce sont en désaccord : longue chez Properce, elle est brève chez Ovide. Mais les transcriptions grecques orientent vers une quantité longue (Mal-lÔpLoç chez Denys ; Ma1-1oûpwv chez Plutarque et Lydus ). Le nom de Mamurius Veturius était invoqué plus particulièrement dans les chants adressés à Mars 142 • C'est l'hypothèse que l'on peut formuler si l'on admet le rapprochement du nom de Mamurius avec celui du dieu de la guerre et si l'on suppose avec B. Maurenbrecher, que Mamuri et Veturi sont des épithètes adressées au dieu Mars au sens de Mars uetus. Mais G. Dumézil estime qu'il n'y a aucune raison de retirer ce nom au forgeron légendaire car, dans des hymnes et rituels védiques, on trouve des invocations adressées aux dieux ouvriers Rbhu, en récompense de la fabrication d'objets merveilleux 143 • Comment les deux formes trisyllabiques s'intégraient-elles dans l'hymne, il est difficile de le préciser. Le rythme, trisyllabique, était certainement en accord avec le tripudium et la séquence Veturi se présente sous la forme anapestique. Le nom du personnage peut être analysé sous la forme de trois longues ou d'un rythme anapestique, compte tenu des hésitations fournies par les emplois poétiques. La séquence Mamuri Veturi se retrouve dans un hémistiche du Carmen Arvale144 =satur fu fere Mars. Le groupe central de deux brèves cadrées par deux longues a l'aspect d'un choriambe, qui forme la base de la métrique éolienne à l'exception de l'alcaïque ennéasyllabe 145 • Le Commentaire de Servius 146 nous a conservé le nom d'un roi légendaire de Véies, Morrius, qui serait à 1' origine de 1'institution des Saliens pour honorer un fils de Neptune du nom d' Alesus. Tout ce que l'on peut dire sur ce point particulier, c'est que le nom de Morrius présente une certaine analogie avec celui de Mamurius. Peutêtre s'agit-il seulement du rapprochement d'un grammairien ou d'un érudit. Deux autres termes pescia et petilus étaient susceptibles de prendre place dans les vers chantés en 1'honneur de Mars et 1' on peut donc les rapprocher des invocations en l'honneur de Mamurius. Le grammairien Aelius Stilo 147 nous a conservé le nom d'un vêtement ou d'un bonnet en peau d'agneau,pescia, qui figurait dans le chant des

141

Prop., IV, 2, 61 :at tibi, Mamuriformae caelator ahenae

B. Maurenbrecher, Carmium Saliarium reliquiae, p. 339-341. G. Dumézil, Tarpeia, 1947 (cf. l'essai consacré à Mamurius Veturius, p. 218); id., vertumne et Mamurius (Prop. 4, 2, 57-64), in Lat. 10, 1951 p. 289-293. 144 E. Norden, A us altrdmischen Priesterbüchern, p.230-231 (avec des incertitudes pour la scansion de Mamuri). 145 L. Nougaret, Traité de métrique latine classique, p.98. 146 Seru., ad Aen. VIII, 285 : quidam etiam dicunt Salios a Morrio rege Veientanorum institutos, ut Alesus Neptunifilius eorum carmine laudaretur qui eiusdem regis familiae auctor ultimus fuit. 147 Fest. 230, 12 L : pescia in Saliari carmine Aetius Stilo ait capitia ex pellibus agninis jacta: quod Graeci pelles uocent TIÉCJKT] neutra genere pluraliter. Le mot est sans autre exemple (Emout- Meillet, DE, p. 502 s. u. pescia). Cf. supra note 22. 142 143

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CARMINA SALIORUM, LES CHANTS DES SALIENS

Saliens et que l'on est autorisé à rapprocher du rituel des Mamuralia: le mot désignerait les peaux de chèvre dont était revêtu le personnage que les Saliens expulsaient à l'occasion de la fête du 14 mars. B. Maurenbrecher, qui n'hésite pas à intégrer le fragment parmi les hymnes en l'honneur de Mars, suggère un rapprochement avec des formes du vocabulaire religieux dans les langues italiques, comme 1' ombrien persclum ou l'osque pestlom 148 . Une autre intégration est beaucoup plus hasardeuse et ne repose que sur de fragiles indices. Les grammairiens nous ont en effet laissé des gloses confuses sur l'adjectifpeti/us 149 , que l'on trouve dans l'Abrégé de Festus, qui cite une opinion divergente de Scévola : alors que l'adjectif est généralement interprété comme tenuis, exilis, Scevola aurait appliqué le terme au sabot blanc d'un chevaJl 50 . Ce sens se trouve confirmé par un passage d'Isidore et par une glose 151 • B. Maurenbrecher se croit donc autorisé à mettre le terme en rapport avec le rituel du Cheval d'Octobre et de l'Armilustrium152. Le collège des Saliens intervenaient en effet lors de cette dernière manifestation, le 19 octobre, au cour de laquelle les armes étaient rendues au repos ; ils ne participaient pas au sacrifice de 1' Oeta ber equus. Aucune glose de plus, ne suggère un quelconque rapprochement avec les hymnes des Saliens qui ne sont pas mentionnés.

Versus Ianuli Les réflexions de Varron sur la loi du rhotacisme en latin ont permis à la tradition de sauvegarder de précieux fragments du chant des Saliens et même des éléments des Versus Januli. On relève d'abord une série de substantifs ou d'adjectifs employés dans le Carmen : foedesum, plusima, meliosem, asenam, ianitos 153 . Cette série, homogène en apparence, intervient toutefois après une lacune dans le manuscrit F, lacune située après la mention du long fragment des Versus Ianuli. Si l'on admet, avec B. Maurenbrecher, que la mention des traités concerne Jupiter dans le chant des Saliens, la forme foedesum (jo ides am )1 54 est à rapprocher de deux vers où Jupiter est invoqué comme Leucesius 155 ; toutefois un lien avec Janus et Semo Sancus n'est pas à exclure. La seconde forme mentionnée par Varron trouve une confirmation dans le lexique de

148

B. Maurenbrecher, Carminum Saliarium reliquiae, fr. 9, p. 341-342. Cf. Emout-Meillet, DE, p. 503, s. u. petilus. On relève la forme petilis chez Nonius II, p. 149, 5 M : petulum tenue et exile. Lucilius Lib. XXII: insignis uaris cruribus et petilis. Plautius Plocio li- men, «mala». On trouve en italique des formes à vocalisme plein (vocalisme o dans ombr. comoltu 1KUMULTU, vocalisme e ou o dans lat. malo) et des formes à vocalisme zéro (ombr. MALETU, « molitum » KUMALTU « commolito », peut-être d'après le participe KUMATES, comatir « commolitis »). Plusieurs tentatives ont essayé d'identifier un nom dans herber :febris (*fer- fer > ber - ber197 ), ueruex écrit précisément uerbex, berbex dans les Acta Arvalium (Stowasser, G. Hermann), un nom désignant une lanière de cuir (cf. a. i. vardhra- s) 198 , une forme équivalant au grec ~âp~apoç(Bücheler), une forme sabine *beru, redoublée en ber- ber en rapport avec latin ueru 199 , un composé comprenant la racine *bherdh contenue dans TIÉp8w «détruire» (taberber < tabe - berber) 200 • Le latin uerber, qui semblerait devoir a priori s'imposer, cité par les gloses, n'est pas attesté dans les textes201 :le singulier, au sens de «fouet», n'est attesté qu'à partir de l'époque impériale

192 Non. Marcell. I, 330 L (De compendiosa doctrina lib. III, de indiscretis generibus) : salis genere masculino Terentius ... Plautus ... neutra Varra ... in commentario ueteri Fabi Pictoris legi : muries fit ex sale, quod sale sordidum pistum est et in ollam rudem fictilem adiectum est; et postea : id sa! uigines Vestales serra ferrea secant 193 Enn., Ann., 385 V 3, ap. Gell., II, 26, 21 (cf. Priscian. in G L K II, 171, 11): caeruleum spumat sale conferta rate pulsum. 194 Cato, Agr., 145, 3 : accedet oleum et sale. Mais Ernout-Meillet (DE, s. u. sal p. 589) mentionnent Cato, Agr., 162, 1 : in fundo do li aut seriae sale sternito. Mais on relève chez Caton de nombreux emplois de sa! masc: donec sa! desiuerint tabescere (88, 1) ;postea salem excutito (7, 4); eam pellem et far et salem et serpullum, haec omnia una conterito cum uino (73); salem candidum (88, 1) postea salem addito (156, 5); eo addito oleum bene et salem (156, 7); et salem omnem detergeto (162, 3). 195 Verg., Aen., I, 35 ; I, 173 ; III, 385. 196 M. Nacinovich, Carmen Arvale II, p. 313. 197 Interprétation de Fay («Halt, Fever, he shall summon enemies (se - munis opposé à com- munis?) otherwhere, al! of them»), de Goidanich (sat ista herber= febris). 198 Fay, in T PA Ph A 41, p. 26. 199 A. v. Blumenthal, in IF 48, 1930, p. 250 ; cf. Verg., A en., VII, 665 (ueru ... sabello) et Georg., II, 168 (Volscos ... uerutos). 200 V. Pisani, Testi latini arcaici e volgari, p. 4. 201 Ernout- Meillet, DE, p. 722 s. u. uerbera; Solmsen, Stud. z. lat. Lautgesch., 1894, p. 80, n. 2. 134

CARMEN ARVALE, LE CHANT DES ARVALES

aux cas obliques *uerbere202 , uerberis203 dans des emplois justifiés pour des raisons métriques, le cinquième pied pour uerbere, la synalèphe pour uerberis. Toute solution choisissant d'éclairer herber par lat. uerber se trouve frappée de la plus grande fragilité204. Les mêmes réserves s'appliquent à l'interprétation par une forme verbale uerbera, comme le voudrait Mommsen : limen sali, sta, uerbera solum. Il paraît en effet tout aussi aléatoire de chercher à identifier une quelconque forme verbale en herber: l'hémistiche compterait, dans une telle hypothèse, trois impératifs, sai 1 sta 1 berber. On a pu imaginer également un infinitif ferue re (sta feruere aestuferuere (Grotefend, Corssen). Il est donc préférable, avec E. Norden205 de comprendre herber comme une forme adverbiale, invariable, en rapport avec le verbe star 206 ; il s'agit d'une forme à redoublement expressif2° 7• La formule augurale ollaber arbas dans l'effatum in arce est208 un argument en faveur d'une telle interprétation. Vers 4: SEMUNJS ALTERNE! ADVOCAPIT CONCTOS «Vous invoquerez tour à tour les Semones tous ensemble.» Depuis l'étude de M. BréaF09 , l'insertion de ce vers dans la trame du Carmen Arvale n'est plus absolument admise: cette phrase pourrait faire partie des prescriptions rituelles relatives à la récitation du Carmen et à l'exécution du tripudium, prescriptions portées dans les libelli tenus par les prêtres lors de la récitation de l'hynme et que le quadratarius aurait malencontreusement recopiées, en les répétant même trois fois comme les autres côla du Carmen. Les doutes de M. Bréal sont partagés par M. Hammastri:im210 et F. Mertz211 , les Actes des jeux Séculaires renferment des injonctions rituelles au futur qui vont dans le sens des doutes exprimés par M. BréaF 12 • J. Scheid suppose que l'injonction peut avoir remplacé dans l'édit la litanie des invocations alternées : Enos Semones iuuate, répétées au moins deux fois trois fois 213 • Hypothèse sans doute séduisante mais que rien ne permet d'étayer.

202 Verg., Georg., III, 106; Aen., VII, 378; Tib., I, 5, 3; I, 9, 22; Hor., Carm., III, 27, 24; Ou., Met., II, 399; III, 662; VII, 777; X, 184; XIV, 30; Fast., II, 695; am. II, 7, 16; II,7, 22; III, 2, 11 ; halieut. 13. 203 Ou., Met., XIV, 821; Lucan., III, 469; cf. Pallad., IV, 11, 3. 204 M. Nacinovich, CarmenArvale I, p. 258-283. 205 E. Norden, Aus altromichen Priesterbüchern. 206 Cf. P1aut., Most., 1064 : ilico infra limen isti astate ut quom extemplo uocem 1 continuo exsiliatis. 207 Cf. Hor., Carm., III, 26, 6 (huc huc ueni); Cat., 61, 8 (huc huc ueni); 64, 195 (huc huc aduentate). 208 Cf. Varro, Ling. VII, 8. 209 M. Bréal, Epigraphie italique. Le chant des Arvales in MS L 4, 1881, p. 3 77. 210 M. Hammarstrom, Das Kultbild der Arvalbrücher, inArctos 1, 1930, p. 240-245. 211 F. Mentz, Zum Carmen Arvale, in Z VS 70, 1951-1952, p. 209-227. 212 G. B. Pighi, De ludis saecularibus, p. 141-142, I, 1. 17-19: [. ..} celebrabi[t opti}mus im[p}. .. [suo preca]tu aduocabunt piis uocib[us}. .. 213 J. Scheid, Romulus et ses frères, p. 620-621.

135

CHAPITRE III

La triple répétition de la formule apparaît cependant comme un argument en faveur de l'authenticité, même si les études métriques ne s'avèrent aucunement dirimante en la matière. On peut supposer, pour expliquer l'originalité de ce vers et le recours à un indicatiffurtur, une éventuelle lacune dans la transmission du Carmen ou plusieurs étapes dans cette transmission et dans l'élaboration telle qu'elle nous est parvenue : les différentes formes du nom du dieu Mars sont aussi un argument en ce sens. Sans doute le Carmen, tel que nous le connaissons, forme-t-il un ensemble, comme le montre l'harmonie entre les deux hémistiches enos Lases iuuate 1 enos Marmar iuuato, mais on ne peut exclure une lacune limitée dans le Carmen, portant sur un ou deux hémistiches. On ne peut résoudre le problème d'authenticité qu'en essayant d'éclairer la forme centrale du vers, où l'on reconnaît un verbe: aduocapit. On ne peut imaginer une erreur de graphie, puisque cette forme se présente ainsi à trois reprises. Les autres formes sont plus aisément identifiables, même si l'on renconre toujours plusieurs directions de recherches. Aucune explication plausible ne peut être fournie de la présence de la sourde (aduocapit) à la place de la sonore (aduocabit) pour rendre compte d'un futur de l'indicatif214. On ne saurait tirer de conclusion des formes cupa, cupat215 ou pipafo et pafo 216 qui apparaissent sur des inscriptions falisques. L'explication par 1' étrusque n'a jamais été complètement abandonnée depuis Thurneysen217 , et l'explication par le sabin apparaît comme une simple possibilité218 • Si 1' on admet 1' interprétation de la forme aduocapit comme troisième personne singulier de l'indicatiffutur, se pose le problème du sujet de cette forme verbale incluse dans le Carmen parmi une série d'impératifs. Le nom de Mars paraît alors s'imposer: Semones Mars aduocabit, i.e. auxilio uocabit, ut ueniant alternis uicibus cunctique adsint (CIL P, p. 370, Lommatzsch, suivi par Jordan, Havet, Bréal, Lindsay). Mais d'autres hypothèses peuvent être envisagées: le sujet pourrait être l'un des membres de la confrérie, un prêtre (Hammarstrom) ou même une victime sacrificielle : Semones aeternei aduocabit (sc. ueruex pour la forme herber) conctos (Stowasser). L'interprétation par une troisième personne du singulier ne s'avérant guère satisfaisante, il faut

214

A. v. Blumenthal a supposé que aduocapit(e) représenterait une graphie archaïque pour aduocafit(e) ; il y voit une deuxième personne du pluriel du subjonctif parfait (cf. osq. sakrafir, ombr. pihafei (in IF 48, 1930, p. 240). On peut aussi citer, pour mémoire, l'hypothèse avancée en 1897 par J. Netusil qui voulait que le-p- de aduocapit ait représenté un ultime résidu de la graphie étrusque (Ambarvalij, Arval ' skie brat ja i Arval' skaja pesn, Filot. obozrenie, 12, p. 195 sq.). 215 CIE 8344. CIL Xl, 3159, 5; Conway 324; Vetter 322: mate: he: cupa (mater hic cubat). ; CIE 8345 b. CIL Xl, 3159, 2 b; Conway 325 ; Vetter 322 :he cupat (hic cubant). 216 CIE 8179- 8180. Conway 312 ; Vetter 244. Le futur en -Jo correspond au futur latin en -bo. Les formes proviennent d'un terme biba- de première conjugaison (lat. bibe- ) et d'un thème ba-. 217 Thumeysen,inRhM61, 190l,p.l65. 218 P. Festus 4 : album quod nos dicimus a Graeco, quod est à)vp6v est appellatum. Sabini tamen alpum dicunt. Cf. E. N orden, A us altromichen Priesterbüchern, p. 178-179 ; M. Nacinovich, Carmen Arvale II, p. 180 sq., 336 sq.

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CARMEN AR VALE, LE CHANT DES ARVALES

s'orienter avec E. Norden vers une deuxième personne du plurieF 19 • La forme aduocapitis ne pourrait devenir par apocope aduocapit. Mais la désinence personnelle -fis ( Xarnn). 25 °Cie., Orat., 160; Quint., 1, 5, 20. 251 Emout- Meillet, DE, p. 703 s. u. triumphus. 252 P. Chantraine, La formation des noms en Grec ancien, Paris, 1933, p. 260. 253 W. Brandenstein, '[a!J-~oç, 8p[a!J-~oç, 8L8ûpa!J-~Oç, in 1 F, 54, 1936, p. 34 sq.; O. Haas, Die phrygischen Sprachdenkmaler, Sofia, 1966, p. !50, !58, et passim. 254 V. Georgiev, Vorgriechische Sprachwissenschaft, Sofia, 1941-1945, 1, p. 86; A. J. van Windekens, Grec 8p[a!J-~oç et lat. triumphus, in Orbis, Bulletin international de documentation linguistique 2, 1953, p. 489 sq. 255 F. Sommer, Griechische Lautstudien, Strasbourg, 1905, p. 59. 256 Athen, XIV, 617 B. 257 Diod., IV, 5 ; Arrian. Anab., VI, 28, 2 ; Suda s. u.8p[a!J-~OÇ. Cette dernière référence associée 8p[a!J-~oç et 8L8ûpa!J-~oç. 258 Suda s. u.àvapÛTELV. 259 Pol., IV, 66, 8; VI, 15, 8; Plut., Pop!,. XX; Marc., XXII.

141

CHAPITRE III

surtout en l'honneur de Dionysos 260 , ou s'applique à Dionysos lui-même 261 • Le mot 8p[al-l~oç revêt à l'origine deux fonctions essentielles : il s'applique à un chant religieux ou à Dionysos lui-même. Cette double valeur fondamentale est encore bien sensible dans la définition varronienne262 • Les épithètes attribuées 263 à Dionysos dans les cérémonies vont nous permettre de fournir une interprétation de la quintuple invocation qui clôt, dans l'état où il nous est parvenu, le Carmen Arvale. Plusieurs épiclèses 1aKxoç, Bôxxoç,' EÀE \.E{;ç, Eüaç, '1 TJLOÇ,' 1uyy[T]ç, sont à l'origine des exclamations rituelles, qui ont été ultérieurement 47 réinterprétées comme un théonyme au vocatif • De telles épiclèses peuvent être appliquées à des divinités déjà existantes. Le stéréotype de ces invocations est fourni par le double cri : "1 ŒKX' f1 "1 ŒKXE 2' 4 ; cette invocation est une création athénienne, tandis que BciKxoç a peut-être une origine lydienne 265 :· 1aKxoç n'est que la personnification d'un cri «'laKXE», dans la procession des mystes vers Eleusis. Plutôt que la personnification de la procession elle-même266 , il tend à être la force divine qui guide la procession. Les formes 8pLal-l~oç et 8L8upa1-1~oç ont suivi une évolution analogue. La forme 8pw1-1~o8L8upal-l~E que l'on a relevée chez Pratinas est un composé qui évoque une forme vocative telle que BaKXÉ:~ŒKXE. Chez Euripide 267, 8L8upa1-1~oç apparaît pour la première fois au vocatif. On peut aller jusqu'à supposer avec H. S. VersneF 68 des exclamations telles que La, *8pw, *bL8upa, qui auraient connu un élargissement en - 11~- et à partir desquelles auraient été formées des verbes (Lci(w, 8pLci(w, «être possédé, inspiré par la divinité», donné par Hesychius et la Suda269 ) ou des noms ( 1aKxoç, 8pw[, nymphes, nourrices qui ont enseigné à Apollon 1' art divinatoire )270 • On trouve dans la quintuple exclamation du Carmen Arvale confirmation de l'origine du grec 8pLal-l~E. Cette exégèse religieuse 271 offre une explication préférable

260 Archil., frag. 77; Epichann., frag. 132; Pind., 0., 13, 19; Hdt., I, 23; Xen., Mem., 1, 4, 3 ; Plat., Leg., 700 b. 261 Eur., Bacc., 526. 262 Varr., Ling., VI, 68 :sic triumphare appellatum quod cum imperatore milites redeuntes clamitant per Vrbem in Capitolium eunti «io triumphe»; id a 8p[a~w ac Graeco Liberi cognomento po test dictum. 263 RE, V, 1905, col. 1026 sq. s. u. Dionysos (Kem). 264 Ar., Ran., 315 sq. 265 W. F. Otto, Dionysos. Mythos und Ku/tus, Francfort, 1933, p. 58; contra. H. Jeanmaire, Dionysos. Histoire du culte de Bacchus, Paris, 1951, p. 58. 266 H. Jeanmaire, Dionysos, p. 437 : «lacchos ... qui était en quelques sorte l'âme collective ... de la foule en marche.»; P. Foucart, Les mystères d'Eleusis, Paris, 1914, p. 111 : «Un génie qui personnifia et le chant mystique et la procession tout entière». 267 Eur., Bacc., 526. 268 H. S. Versnel, Triumphus, p. 33-34. 269 Cf. Soph., frag. 415; Eur., frag. 481. 27 °Cf. Philoch, in Muller F HG I, 196, p.416. 271 L'idée développée par H. S. Versnel est déjà résente dans quelques travaux antérieurs: v. Wilamowitz, Griechische Verskunst, Berlin, 1921, p. 28; H. Jeanmaire formule aussi l'hypothèse que triumpe dérive de 8p(aJJ.~E et qu'il s'agit plutôt, vu le caractère incantatoire du texte, d'une formule d'incantation plus exactement d'une acclamation rituelle (Dionysos, p. 234).

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CARMEN AR VALE, LE CHANT DES ARVALES

à toute tentative de rattachement à la cérémonie triomphale où retentissait, effectivement, le cri «io triumpe». La cérémonie de la victoire à Rome, le cortège du triomphe ne sauraient rendre compte de la présence de triumpe dans le Carmen Arvale. Ce cri lui-même était lancé à l'adresse du général victorieux, parfois plusieurs mois après la victoire remportée sur les ennemis : il tend à définir272 le statut prticulier de l'homme, exceptionnel par son destin, qui, en tant que triomphateur se distingue des autres par ses insignia, se rapprochant des dieux et de Jupiter en particulier. Triumpe n'est pas, dans la cérémonie des Arvales et dans le chant célébré au bois sacré, un cri de victoire, c'est une invocation (aduocapit 1 aduocatio) adressée à Mars et aux dieux Semones pour les inviter à redoubler de vigilance et à assurer la protection et la fertilité du territoire. Au terme de cette analyse du Carmen Arvale, le problème qui demeure en suspens au-delà des difficultés d'analyse et de compréhension, est celui de l'unité du document tel qu'il nous a été conservé par les Actes des Arvales. La triple graphie oriente la lecture vers une série d'incantations indépendantes plutôt que vers une precatio destinée à être chantée ou récitée d'une manière continue. Nous ignorons pratiquement tout de la structure du temple de Dea Dia dans lequel les frères Arvales sont enfermés loin des regards profanes. Chaque série d'invocations devait être accompagnée de gestes et de danses appropriées. L'analyse métrique, avec toutes les incertitudes qu'elle comporte, ne laisse pas non plus apparaître une série véritablement homogène dans cet ensemble. D'où 1'idée que les Arvales ou deux groupes d' Arvales, entonnaient successivement, mais indépendamment, la série d'invocations au sein de laquelle pouvaient s'intercaler des pauses. La multiplicité des divinités invoquées peut être un élément inattendu dans un hymne récité ou chanté dans le temple de Dea Dia. Mais on retrouve là une tendance déjà observée dans les structures de la precatio où la multiplication des théonymes est une des caractéristiques de l'invocation qui précède la demande proprement dite. L'unité de l'ensemble est asssurée par les multiples invocations au dieu Mars. Le théonyme, même sous de multiples formes est un élément important de cohésion formelle et théologique. Les différentes formes du nom peuvent s'expliquer par des stades de rédaction échelonnés dans le temps. Ce manque d'homogénéité apparaît aussi dans la graphie de plusieurs termes en particulier dans la présence (pleoris) ou l'absence (Lases) du rhotacisme. Telles qu'elles s'offrent à nous, l'ensemble de ces courtes invocations constituent un témoignage exceptionnel sur la religion romaine : on y voit comment une des principales divinités de panthéon latin, le dieu des activités guerrières, est associée au culte d'une divinité agraire primitive, Dea Dia, et à d'autres dieux tels que les Lares et les Semones. La présence d'un théonyme et d'unjussif, la mention des bénéficiaires constituent la forme la plus élémentaire de la precatio et leur enchaînement traduit une orientation vers une forme plus élaborée qui conduira vers l'hymne proprement dit.

272 Cf. A. Emout, Recueil de textes latins archaïques, p. 109: «triumpe: sorte d'exclamation triomphale» ; V. Pisani, Testi latini arcaici e volgari, p. 5 : «Triumpe e il noto grido, probabilmente il gr.8p[af1~oç, passato attraverso l'etrusco».

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DEUXIÈME PARTIE PRAECEPTA RUSTICA ET PRIÈRES DE CATON

CHAPITRE IV DES PRAECEPTA RUSTICA AU CORPUS CATONIEN La vie quotidienne du paysan latin était tout imprégnée de croyances, de superstitions, de pratiques souvent proches de la magie. La présence des dieux était beaucoup plus sensible dans les campagnes où le Romain, même en l'absence d'édifices religieux, pouvait observer le jeu des éléments, des forces naturelles. L'assistance de la divinité était sollicitée dans tous les travaux de la vie quotidienne et les productions de la terre et la fécondité des troupeaux offraient de nombreuses occasions de remercier les dieux. L'importance des auspicia parmi les signes divins dans le ritus Romanus traduit la prédominance des éléments naturels dans les conceptions théologiques des Romains. Bien avant que Caton ne rédigeât son propre traité d'agronomie, la sagesse paysanne avait mis en forme des praecepta ou des prouerbia, comme l'atteste une allusion de Pline, qui, à propos de la vigne et du raisin, écrit : nec sunt uetustoria de ilia re Latinae linguae praecepta 1 • Ce témoignage laisse entrevoir l'existence d'une tradition bien antérieure à l'époque de Caton2 • A ces adages, à ces préceptes où la sagesse populaire trouve une expression qui lui est propre, la tradition, en grande partie conservée par Pline, donne le nom d' oracula3 ou de leges. Les leges se présentent sous forme de préceptes exprimés à l'impératif futur4 ; le verbe est généralement placé en clausule, 1' énoncé parfois développé ou précisé à travers une proposition subordonnée 5, ce qui tend à donner à ces leges la 1

Plin., NH, XIV, 47; cf. F. Speranza, Scriptorum Romanorum de Re Rustica Reliquiae, Messine, 1974, p. 3. 2 Le premier conseil donné par Caton dans son traité, et concernant l'achat du domaine, remonterait, si l'on en croit Columelle, à un certain Caesonius : sequitur. .. Caesonianum praeceptum, quo fertur usus etiam Cato Marcus, agrum esse uisendum saepius eum, quem uelis mercari (1, 4, 1). Columelle ne connaît la phrase de Caton que par un intermédiaire peut-être A. Cornelius Celsus. Pline cite également Caton : in re rustica operae ne parcas, in agro emendo minime (NH, XVIII, 26). 3 Plin., NH, XVIII, 25 : ac primum omnium oraculis maiore ex parte agemus, quae non in alio uitae genere plura certioraue sunt. Cur enim non uideantur oracula a certissimo die maximeque ueridico usu profecta ? 4 Plin., NH, XVIII, 176 : sunt et huic suae leges : lutosam terram ne tangito ; ui omni arato; priusquam ares proscindito. L'énoncé est affaibli chez Columelle (II, 4, 5 : quandoque arabitur, obseruabimus ne lutosus ager tractetur; Arb., 12, 1 : lutulentam terram neque arare neque fodere oportet) et chez Palladius (II, 3, 2 : obseruandum ne lutosus ager aretur). Cf. Speranza, p. 7, n°5. 5 Plin., NH, XVIII, 298 : triticum quo serius metitur, copiosius inuenitur; quo celerius uero, hoc speciosius ac robustius. Lex aptissima : antequam granum indurescat et cum iam traxerit colorem; oraculum uero: biduo celerius messemfacere potius quam biduo serius. Cf. Speranza, p. 7, n°6.

147

CHAPITRE IV

forme d'un petit développement6 • Au contraire, l' oraculum se présente le plus souvent sous une forme concise, dense, lapidaire, donc particulièrement facile à inscrire dans la mémoire et propre à frapper l'attention. Un tel exemple de formule lapidaire fondée sur une apparente antithèse nous a été préservé par Pline7 : malis bonis. Quand les formules s'articulent en de plus grands ensembles, la rédaction laisse entrevoir une 8 progression : nequam agricolam, malum patrem familias, ... peiorem, .. .pessimum .. Le traité de Caton laisse entrevoir l'importance que de telles formules pouvaient revêtir dans la vie quotidienne des paysans. La sagesse populaire, 1' expérience séculaire trouvent leur expression dans des formules où s'exprime aussi le génie de la langue latine. Après avoir évoqué quelques praecepta rustica, nous essayerons de définir les principales listes d' Indigitamenta concernant les préoccupations dont devait s'entourer le paysan latin. PRAECEPTA RUSTICA ET MEDICA

Parmi les premiers témoignages de la langue latine où se révèlent nettement des tendances qui permettent de définir la notion de prose rythmée constituant le carmen, on relève cinq préceptes rustiques et médicaux que nous ont conservés antiquaires et grammairiens. Virgile, dans ses Géorgiques 9 , avait chanté les bienfaits d'un hiver poussiéreux sur les moissons à venir. A cette occasion, deux commentateurs tardifs du poète, Macrobe 10 et Servius 11 , nous ont conservé un couplet archaïque qui met en forme cette notion d'expérience rurale et qui s'avère antérieur à toute manifestation de la littérature 6 Plin., NH, XVIII, 315 : leges ita se habent: uuam caldam ne legito ; uuam rorulentam ne legito. Vindemiare incipito, cum ad palmitem pampinus procumbere coeperit aut cum exempta acino ex densitate interuallum non compleri apparuerit ac iam non augeri acinos. Cf. Speranza, p. 8 n°7. 7 Plin., NH, XVIII, 39 : quonam modo utilissime colentur agri ? ex oraculo scilicet: Sed defendi aequum est abauos, qui praeceptis suis prospexere uitae. Namque bonis. malis cum dicerent «malis», intellegere uoluere uilissimos, summumque prouidentiae illorum fuit, ut quam minimum esset impendii. [= Speranza, p. 6, n°2]. Cf. aussi Plin., NH, XVIII, 170: in omni quidem parte culturae sed in hac (scil. in arandi ratione) maxime ualet oraculum illud: quid quaeque regio patiatur. (cf. Verg., Georg., I, 53 : et quid quaeque ferat regio et quid quaeque recusat) [= Speranza, p. 7, n°4]; NH, XVIII, 319: ab eo die (scil. ab uergiliarum occasu) oraculum occurritfrigidum picari pro nihilo ducentium [= Speranza, p. 8, n°8]. 8 Plin., NH, XVIII, 40 : inde illa reliqua oracula: nequam agricolam esse quisquis emeret quod praestare ei fundus posset; malum patrem familias quisquis interdiu faceret quod noctu posset, nisi in tempes tate caeli ; peiorem qui profestis die bus ageret quodferiatis de beret; pessimum qui serena die sub tecto potius operaretur quam in agro. [ = Speranza, p. 6, n° 3]. 9 Verg., Georg., I, 101 :hiberna laetissima puluerefarra. 10 Macr., Sat., V, 20, 18 :In libro enim uetustissimorum carminum, qui ante omnia quae a Latinis scripta sunt, compositus ferebatur, inuenitur hoc rusticum uetus canticum : hiberna puluere, uerno luta grandia farra, Camille, me tes. Cf. Morel, FPL, Praecepta rustica et medica 1, p. 30. F. Speranza, Scriptorum Romanorum de re rustica reliquiae, p. 3-4. 11 Seru. Dan., ad Georg. I, 101.

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DES PRAECEPTA RUSTICA AU CORPUS CATONIEN

latine. L'intérêt porté par Festus à la définition des camilli 12 , ces jeunes garçons de haute naissance appelés à seconder les prêtres dans certains de leurs offices, vient corroborer les données de Macrobe et de Servius. J. Bayet, avec sa connaissance profonde de la langue latine et son sens inégalé de la traduction, a proposé, dans sa Littérature latine 13 , la transcription suivante de ce couplet, qui rend toute la force de l'expression: «Poussière d'hiver, boue de printemps, Beaux grains, Camille, à la moisson.»

L'exégèse s'est efforcée de dégager les structures métriques inhérentes à ce couplet, dont le sens s'avère parfaitement clair. E. Norden a présenté une restitution de cette formule en latin archaïque 14 . F. Leo y a reconnu trois côla, dont le rythme rappelle des éléments de vers satumiens 15 : hiberna puluere uerno luta grandiafarra Camille metes

(duello magna dirimendo) (adesto Tiberine) (fuisse uiro)

Les deux premiers côla présentent des structures identiques. En fait, 1' analyse fait plutôt apparaître dans ce précepte un ensemble de groupes binaires qui s'organisent en deux séries de dicôla : 2

2

3 + 3

2 + 2

hi berno puluere uerno luta 2

3

+ 2

grandiafarra

2 +2

2

3 + 2

Camille metes

2 +2

Les deux groupes hiberna puluere (adj.+ nom. ; formé de mots trisyllabiques) et uerna luta (adj.+ nom. ; formé de mots disyllabiques) se correspondent et s'opposent (hiberna- uerna ;puluere -luta). Certains agencements exploitent l'assonance en a (uerna luta) ou a (grandiafarra).

12 Fest. 82, 16L: Flaminius camillus puer dicebatur ingenuus patrimes et matrimes qui jlamini Diali ad sacrificia praeministrabat : antiqui enim ministros camillos dicebant. A !ii dicunt omnes pueras ab antiquis camillos appellatas. sicut habetur in antiqua carmine cum pater filio de agri cu/tura praeciperet: hiberna ... metes. Cf. P. Fest. 38, 8L : Camillus proprie appellatur puer ingenuus ; Varr., Ling., VII, 34 : casmilus nominatur samothraece mysteris dius quidam administer dis magnis ; Macr., Sat., III, 8, 6 : nam Statius Tullianus de uocabulis rerum libro primo ait dixisse Callimachum Tuscos Camillum appel!are Mercurium ; quo uocabulo significant praeministrum deorum. 13 J. Bayet, Littérature latine, réed. 1965 (l" éd. Paris, 1934), p. 16. 14 E. Norden, Die antike Kunstprosa, I, Leipzig, 1918 [Stuttgart, 1958], p. 159: hibernod poluerid 1 uernod lutod 1 grandia fara 1 casmile metes. 15 F. Leo, Der Saturnische vers, Abhanlungen der Koniglichen Gesellschafl der Wissenschaflen zu Gotingen, Band VIII, n. 5, Berlin, 1905, p. 63. La reconstitution de F. Leo a été sévérement condamnée par B. Luiselli, Il problema della piu antica pros a latina, p. 78-79.

149

CHAPITRE IV

Un autre précepte rustique formait un couplet que l'on chantait lors de la fête des Meditrinalia, le 11 octobre, pour célébrer les vertus thérapeutiques du vin, qui n'était encore utilisé que comme remède. Ce précepte nous a été conservé par Varron 16 et se présente sous la forme du distique suivant : Nouum uetus uinum bibo Noua ueteri morbo medeor «Nouveau et ancien, je bois le vin Nouveau et ancien, mon mal est guéri.»

Malgré la thèse soutenue par E. Emout dans sa leçon inaugurale du Collège de France le 4 décembre 1945 17 , Flaccus, flamine de Mars, ne remplit pas en la circonstance un office afférent à sa fonction et qui serait dénué de caractère guerrier : comme l'a montré G. DuméziF 8, Flaccus n'est ici cité par Varron que comme source et garant de l'information. Pline, dans son Histoire naturelle 19 évoque une formule qui, prononcée lors de l'offrande des prémices, oppose, de la même façon les productions anciennes et celles à venir. Avec ce vieux couplet chanté aux Meditrinalia, c'est la chanson à boire qui apparaît dans la littérature latine. Le solo de Leaena dans le Curculio de Plaute20 en est un autre exemple. On sait que, pour égayer les banquets de Polycrate et célébrer ses amours, Anacréon avait composé des poèmes qui ont contribué à fixer les règles de l'ode légère: les Grecs distinguaient les chansons d'amour (ÈpwnKâ) et les chansons de table (auf.1TTOTLKâ).Mais l'intérêt du couplet des Meditrinalia est d'être d'origine populaire et de s'inscrire dans un contexte religieux fortement contaminé de pratiques magiques : dans le breuvage rituel de cette fête se perpétue le souvenir de la vertu magique du vin et de ses parfois étonnantes propriétés médicinales 21 . Certaines prescriptions de Caton relatives au vin s'appuient sur les mêmes croyances ancestrales22. Pour ce qui est des structures métriques et rythmiques que l'on peut tenter de dégager de ce couplet, le premier vers laisse apparaître deux dipodies iambiques ; le rythme est ascendant, vif et enjoué, comme il convient à une chanson à boire. Chacun

16 Varr., Ling., VI, 21 : octobri mense Meditrinalia dies dictus a medendo, quod Flaceus flamen dicebat, hoc die solitum uinum nouum et uetus libari et degustari medicamenti causa; quodfacere salent etiam nunc mufti cum dicant: nouum- medeor. Cf. P. Festus 110, 21L :.Meditrinalia dicta hac de causa. Mos erat latinis populis, quo die quis [primum} gustaret mustum, dicere ominis gratia : vetus nouum uinum bibo, ueteri noua morbo medeor. A quibus uerbis etiam Meditrinae deae nomen conceptum, eiusque sacra Meditrinalia dicta sunt. Le texte de Festus présente l'inversion uetus nouum et ueteri noua. Mais l'allitération uetus-uinum tend à authentifier 1' ordre donné par Varron. Certains manuscrits secondaires du De Lingua Latina ont introduit la forme uino dans le second vers. 17 Cf. A. Emout, Philologica, I, 1946, p. 10. 18 G. Dumézil, La religion romaine archaïque, p. 160, n. 2. 19 Plin., NH, XXVIII, 23 : cur ad primitias pomorum haec uetera esse dicimus, alia noua optamus? Dans le commentaire (p. 125) de son édition (Paris, C.U.F., 1962), A. Emout attribue encore la formule des Meditrinalia au Flamen martialis. 20 Plaut., Cure., 96-109. 21 R. Schilling, La religion romaine de Vénus, Paris, 1954, p. 125 et 133. 22 Cato, Agr., 114.

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des deux dicôla groupe deux termes disyllabiques, ce qui donne au vers un rythme rapide. On peut donc dresser le schéma suivant23 : 2 nouum

2 uetus 2

2 uinum

2 bibo 2

u_u_/u_u_

On relève encore l'emploi des sonorités o 1u (uinom etnouom étant les graphies archaïques), dans le premier iambe de chaque dipodie et l'allitération uetus 1 uinum qui, avec les sonorités en -um revenant en écho, rapproche les deux dipodies. Quant au second côlon, il offre, selon F. Leo 2\ la structure suivante : 2 noua

3 ueteri 2

2 3 morbo medeor 2

u_uu_/ __ uu_

Le savant allemand y reconnaissait la répétition du côlon saturnien célèbre qui apparaît dans l'épitaphe de Lucius Cornélius Scipion, consul en 259, censeur en 260: fuise uiro. 25 Mais, plus vraisemblablement, le rythme de cette formule archaïque repose sur des principes isosyllabiques, sur des régularités dans les mots, telles qu'elles ont été dégagées par De Groot26 , régularités qui se retrouvent sur un double plan, horizontal et vertical, suivant le schéma suivant : a

a 1

b

a

2

b

b 2

nouum noua

... a 3

uetus ueteri

4

b 3

4

uinum bibo morbo mede or.

A travers cette double séquence, 1' ordre, la répartition des mots, le nombre des syllabes sont des éléments aussi fondamentaux que la quantité et l'accent. Sur le plan horizontal, le premier vers présente quatre mots isosyllabiques dont deux sont liés par 1' allitération ; le second vers, où reviennent, avec une certaine insistance, des sonorités en -a, fait apparaître deux séquences symétriques: (2+3) + (2+3) et une allitération morba medeor. Quant aux correspondances verticales, elles apparaissent nettement sur une simple transcription du couplet. Le traité agronomique de Varron nous a conservé une formule magique destinée à soulager ceux qui souffrent de la goutte. Dans le cours de la discussion savamment mise en scène par Varron, c'est 1'un des protagonistes secondaires du dialogue, C.

23 Comme le note F. Leo (Sat. Vers, p. 63), on retrouve le côlon : sacra in mensa Penatium (Naevius, Bellum Punicum 3, 2 Morel). 24 F. Leo, Sat. Vers, p. 63. 25 CIL P 8,9; Bücheler CE 6; Emout, Textes latins archaïques 14. 26 De Groot, Le vers saturnien littéraire, in R. E. L., XII, 1934, p. 284 sq.

151

CHAPITRE IV

Licinius Stolon27 , qui récite cette formule, dont il pense qu'elle pourra être utile à son ami Fundanius, affligé de cette maladie. Stolon attribue la souvenir de cette formule a Saserna mais prétend l'avoir entendue de la bouche de Tarquenna28 • Saserna, ou plutôt les Saserna, le père et le fils, sont des Etrusques romanisés auxquels la tradition attribue un célèbre traité d'agriculture 29 , composé dans la seconde moitié du ne siècle ou au début du Ier siècle: le fils avait mis la dernière main à l'ouvrage élaboré par le père et avait vécu assez longtemps pour engager un débat virulent avec Cn. Tremelius Scrofa30 • Leur conception de l'agriculture semblait passablement archaïque et dépassée aux techniciens modernes comme Scrofa et leur traité, comme celui du vieux Caton, renfermait un certain nombre de recettes de bonne femme sur la destruction des punaises 3 \ sur l'ablation des poils superflus 32 ou sur la manière dont il convient de dresser un chien à suivre son maître 33 et bien sûr, sur la façon de guérir la goutte. La mention des Saserna dont le nom est étrusque et qui exploitaient en Gaule cisalpine un domaine d'une cinquantaine d'hectares, est un premier indice des interférences éventuelles entre la discipline étrusque et les praecepta d'obédience romaine, indices d'autant plus fondés si le personnage de Tarquenna, dont le nom est le décalque latin

27 La personnalité de C. Licinius Stolon nous échappe presque entièrement. Columelle évoque les Stolones dans un pluriel emphatique (I,praef 32; IV, 11, 1) mais Stolon est absent des indices pliniens. Un personnage de ce nom est XVuir sa cris faciundis à l'occasion des jeux Séculaires en 17 av. J.-f=. : il s'agit vraisemblablement du fils de celui que Varron met en scène (F. Münzer in RE, XIII, 162 (1926); contra: Cichorius, Rom. Stud., 1922, p. 199). J. Heurgon (éd. de Varron, Rust., I, p. 107) se range à l'avis deR. Martin (Recherches sur les agronomes latins, p. 255) et pense que Stolon n'a rien écrit. Sa présence s'explique par la gloire de ses ancêtres, par son cognomen (stolo étant le nom du surjeon) et par le soin qu'il apportait à la mise en valeur de ses propriétés. Cf. F. Speranza, Scriptorum Romanorum de re rustica reliquiae, p. 58-59. 28 Varr., Rust., I, 2, 27 : Stolo, subridens : Dicam, inquit eisdem quibus ille (sei!. Saserna) uerbis scripsit - uel Tarquennam audiui - cum homini pedes dolere coepissent, qui sui meminisset, ei mederi passe : « Ego tui me mini, medere meis pedibus, terra pestem teneto, salus hic maneto in meis pedibus». Hoc nouiens cantare iubet, terram tangere, despuere, ieiunum cantare. «Stolon, en souriant: Voici textuellement la formule qu'il a écrite (ou plutôt que j'ai recueillie de la bouche de Tarquenna) : lorsqu'un homme avait une attaque de goutte, il se disait capable de le guérir s'il pensait à lui: «Je pense à toi, guéris-moi les pieds, que la terre garde la maladie, que la santé reste ici dans mes pieds». Il prescrit de répéter ce charme trois fois neuf fois, de toucher la terre, de cracher, de prononcer la formule à jeun. » 29 Varr., Rust., I, 2, 29 (apologie de Sasema par Stolon). 3 °Col., III, 3, 2. 31 Varr., Rust., I, 2, 25: cucumerem anguinum condito in aquam eamque infundito quo uoles, nulli accedent : uel fel bubulum cum aceto mixtum, unguito lectum. Cette double recette figure dans les Geoponica 13, 14, 1 et 2. 32 Varr., Rust., I, 2, 26 : tam hercle quam hoc, si quem glabrum facere uelis, quod iubet ranam luridam coicere in aquam, us que qua ad tertiam partem decoxeris, eoque unguere corpus. Recette fondée sur la magie analogique. La grenouille est dénuée de poils et la couleur jaune est celle de la stérilité (J. André, Etude sur les termes de couleur dans la langue latine, Paris, 1949, p. 137 -138). Les serviteurs glabres étaient appréciés dans la haute société romaine (Sen., Breu., XII, 5 ; Ep., 47, 7). 33 Varr., Rust., II, 9, 6.

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de l'étrusque tarx_na, peut être identifié, comme nous y invite J. Heurgon3\ avec le célèbre haruspice du milieu du 1er siècle avant J.-C., Tarquitius Priscus, dont les liens avec Varron sont établis par une épigramme de l' Appendix Vergiliana 35 et qui avait traduit en latin plusieurs livres de l'Etrusca disciplina. Nous retrouverons cet aspect du problème avec la mise en forme, en latin, de la science étrusque à propos des deux extraits, conservés par Macrobe, de 1' Ostentarium Tuscum et de l' Ostentarium Arborarium. Observons en premier lieu que, des trois formules emegistrées à ce moment précis du dialogue varronien par Stolon, celle qui se recommande de 1' autorité de Tarquenna est la seule à pouvoir se prêter à une organisation métrique ou à se présenter sous forme de prose rythmée. La formule transcrite par Varron doit être prononcée par le malade qui concentre toute son attention sur la volonté du médecin magicien. Les deux pronoms personnels sont en tête de la formule (ego tui). Le patient doit la prononcer à jeun, en l'accompagnant de crachements apotropaïques et de gestes appropriés, comme celui qui consiste à toucher la terre, où devait s'effectuer le transfert du mal36 . Des essais de restitution ont été proposés de F. Leo 37 et C.O. Thulin38 : Ego tui memini medere meis pedibus terra(m) pestem teneto salus hic maneto in meis pedibus F.Leo

uuu_/uu_ u_u_/uuu

____ 1

u __

u ----

1

u ----

_u_ 1 uuu

C. Thulin

u u u _ 1u u _ u_u_/uuu _ u __ /u __ u __ /u __

_ u_/uu_

La formule ne présente pas de séquences isosyllabiques mais elle s'articule sur les deux impératifs futurs qui expriment tout 1' espoir du malade et sur la répétition de la séquence meis pedibus.

34

J. Heurgon, éd. de Varron, Rust., I, p. 117-118. Appendix Verg., Cat., 5, 3. 36 A. -M. Tupet, La magie dans la poésie latine, Paris, 1976, p. 172 sq. 37 F. Leo, Der saturnisch Verse, p. 62. 38 C. Thulin, Italische sakrale Poesie und Prosa, p. 76-77. 35

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CHAPITRE IV

E. Fehrle39 mentionne deux textes magiques qui présentent avec le nôtre des ressemblances 40 . Dans le premier document le magicien prononce trois fois neuf fois la formule incantatoire. Un autre texte, du VINIIe siècle, attribué par erreur par Fehrle à Marcellus Empiricus appartient en réalité à une compilation attribuée à Pline et publiée à Rome en 1509: «Contre une douleur dans un membre quelconque : tu dis au patient ceci, en le frottant trois fois neuf fois avec 1' annulaire et le pouce de la main gauche, tu diras : les Vertigontes ont appris que Jupiter avait accordé à leurs vœux que si un patient avait mal, le même jour qu'il avait prononcé ton nom, tu le guérirais de son mal. Pense à ton Vertigon, tu me guériras. Tu énonceras tout» 41 . On peut rapprocher de la formule de Varron, une formule celto-latine: nate, [me]mento beto to diuo, id est memorare Dei tui 42 ' La première partie de la formule est peut-être gallo-latine : mente habeto ([me ]mento beto)43 • D'autres formules à caractère magico-médicinal nous ont été conservées par des témoignages plus tardifs et méritent d'être étudiées dans le cadre de notre corpus de carmina. En effet, ces formules témoignent d'une certaine pérennité de la tradition et reflètent un état plus ancien des croyances et des pratiques. Un médecin de la latinité tardive, Marcellus Empiricus44 nous a conservé un couplet chanté par des bergers et destiné à guérir et chasser un mal de nature peu définie, corcus ou corcedo. Le sens de «borborygme» donné par les dictionnaires, par rapprochement avec le grec KOpKopuyT] n'est pas admis par G. B. Pighi dans sa présentation du fragmenrS, l'interprétation de stagne soulève également un problème d'analyse (déformation de stagna ou d'un impératif de forme déponente stagnare). Ce sont les quatre côla rapprochés par l'assonance des formes verbales et de l'anaphore de sine

39

E. Ferhle, Raccolta di Studi in onore di F. Ramorino, Pub!. dell'Univ. del sacra Cuore, 7, 1926-1927, p. 221-224. 40 Ps.-Apulée (IV' s.) :De herbarum uirtutibus, 91,2. :Ad colubri morsum, herbas ebulum tene et antequam succidas eam, ter nouies dices : omnia mala bestiae canto atque eam ferro quam accutissimo e lima secundum terram trifariam praecidito, et idfaciens de eo cogitato cui medeberis. 41 Ad membrorum omnium dolorem praecantatio : homini haec dicis : tergens ter nouies de manu sinistra digito medicinali et pallice dices : Vertigontes audierunt Iouem patrem sibi ad optationem dedisse ut si quid doleret, eadem die qua te nominasset, tu illi sanum faceres quod doleret. Vertigontis fui meminito mihi sanumfacies quod dolet. Omnia nominabis. Cf. R. Heim, Incantamenta magica graeca-latina, p. 501. 42 Vie de Saint Symphorien d'Autun, Acta Sanct., t. 38, 22 Aug., IV, p. 497 C: nate, nate symphoriane, in mente habe deum uiuum; cf. J. Watmough, The Dialects of ancien! Gaul, microfilm, Lyonnaise, 1950, p. 575-576 et 587. 43 Cf. J. Heurgon, Varron et l'haruspice étrusque Tarquitius Priscus, p. 103, n. 15. 44 Marcell., Med., 21, 3 : item ad id (sei!. corcum morbum) aliud carmen: corce, corceda stagne, pastores te inuenerunt, sine mani bus collegerunt, sineJaco coxerunt, sine dentibus comederunt. Cf. Pelagonius 58 Ihm ; Morel, p. 31 ; G. B. Pighi, Lyra Romana, p. 70. 45 G. B. Pighi, Lyra Romana, p. 70 : « Nomen corci morbi cum praecordorium et cordis coniungitur; nihil ad KOpKopvyj.lôç uel KOpKopvyfJ «strepitus» pertinet ».

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qui ont retenu plus précisément l'attention des métriciens. Il s'agit d'une forme d'incantation magique: «les bergers t'ont découvert, sans les mains ils se sont emparés de toi, sans le feu ils t'ont brûlé, sans les dents ils t'ont mangé». On reconnaît là tous les détails d'une opération de magie destinée à guérir le mal. L'anaphore de sine et le retour régulier des terminaisons verbales soulignent l'architecture, créent des échos rimés (renforcés par le jeu entre manibus et dentibus) : la disposition des côla était ainsi facile à mémoriser, ce qui explique leur présence dans un document de la latinité tardive. Chaque côlon se présente sur un rythme binaire, si l'on tient compte de la présence d'une élision (pastore t(e) inuenerunt) et si l'on compte comme une unité les groupes prépositionnels suivis de leur complément (sine-manibus, sine-Jaco, sinedentibus). Le lecteur est immédiatement sensible à la présence des longues tout au long de ce couplet, surtout dans les deux premiers côla, ce qui contribue à donner à l'ensemble un ton plutôt sentencieux et volontiers solennel. On peut aussi reconnaître, avec F. Leo46 , la présence dans chaque côlon, du premier côlon du vers saturnien. Le savant allemand propose la restitution métrique suivante : pastores te inuenerunt ______ _ sine manibus collegerunt u u u u ____ _ sine jo co coxerunt u u u ___ _ sine dentibus comederunt u u _ u _ u u __

Seul le troisième côlon se présente sous une forme réduite, du fait des trois brèves initiales. La scansion implique également l'abrègement de la seconde syllabe de comederunt. Le même médecin47 nous a conservé dans son traité les termes d'une autre incantation, se présentant elle-même sous la forme d'un couplet, destinée à guérir l'orgelet de l'oeil droit. Cette formule exploite les vertus de la magie d'imitation puisqu'elle repose sur la constatation que la mule n'engendre pas et que la pierre ne fournit pas de laine : de la même façon, le malade souhaite obtenir que son orgelet ne prenne pas forme, ne grandisse pas et que, s'il s'accroît, il disparaisse (tabescat) peut-être en se desséchant. On relève dans cette formule la présence d'un premier dicôlon fondé sur le parallélisme nec ... nec et sur un rythme binaire dans le premier élément et ternaire dans le second où l'expression exploite l'allitération lapis 1 lana. Ce dicôlon ne comporte que des monosyllabes et des dissyllabes. F. Bücheler48 a proposé une correction (pariet etferet au lieu de parit etfert, soit le futur et non le présent) pour obtenir une formulation en sénaires iambiques. Cette suggestion signalée au passage par F. Leo 49 ne s'impose pas avec force. F. Leo se contente de souligner le parallélisme, 1' effet de rime (crescat, tabescat). Mentionnons également l'effet d'allitération nettement marqué (caput crescat). Dans le côlon «nec huic morbo caput crescaf>> on peut retrouver le rythme d'un premier côlon saturnien u _ u _ u u __ (malum dabunt Metelli). Dans

46

F. Leo, Der saturnische Vers, p. 63-64. Marcell., Med., 8, 191 : si in dextro oculo uarulus erit natus: nec mu/a parit nec lapis lanam fert, nec huic morbo capu! crescat aut si creuerit tabescat. 48 F. Bücheler, in RhM34, p. 345. 49 F. Leo, Der saturnische Vers, p. 65. 47

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CHAPITRE IV

le dernier côlon, paraît s'imposer, selon la suggestion de F. Leo, la forme syncopée cre[ue]rit: aut si crerit tabescat

Nous ne connaissons pas les opérations magiques qui accompagnaient cette incantation: le premier dicôlon laisserait penser qu'une mule ou des pierres pouvaient être éventuellement associées à cette magie d'imitation, puisque la formule les mentionne explicitement. Ce qui confère sa force à pareille formule, c'est l'entrechoquement des mots (caput crescat 1 tabescat). On ne peut préciser non plus le nombre de fois qu'il convenait de répéter la formule. Nous connaissons mieux les conditions dans lesquelles était prononcée une formule destinée à guérir les abcès et les inflammations grâce au témoignage de Pline sur les vertus reconnues au réséda 50 • Cette formule devait être répétée trois fois et l'opération devait être accompagnée du rituel magique consistant à cracher à terre pour détourner la maladie. La formule est fondée sur quatre côla exploitant un rythme binaire: Reseda, morbos (-bis) reseda ! Scisne scisne quis hic pu !lus egerit radiees ? Nec caput nec pedes habeat.

Le nom de la plante dérive de resedare 51 , peut-être par étymologie populaire, en raison des vertus calmantes et des propriétés médicinales qui lui étaient reconnues depuis la plus haute antiquité. Le substantif se trouve repris en fin de côlon par l 'impératif de la forme verbale reseda, avec allongement de la syllabe finale. C'est la double présence de ce terme sous la forme d'une invocation qui va assurer l'efficacité du rite et de la formule. Le même martèlement se répète dans la formule scisne scisne où l'on cherche a retenir l'attention des forces secrètes contenues dans le réséda comme l'orant cherche à capter l'attention des divinités auxquelles il s'adresse. Ensuite se trouve mentionné le mal dont on souhaite la guérison. Ce mal (pullus au sens de «pousse» ou «rejeton>>) «a poussé des racines» dans le corps du malade. La métaphore agricole est parfaitement en situation dans cette opération magique qui exploite les vertus d'une plante. La partie la plus importante du mal lui-même est désignée par le substantif caput comme dans la formule précédente livrée par le De medicamentis de Marcellus. Ses ramifications, son excroissance sont définies par un autre substantif pouvant s'appliquer aux parties du corps, pedes (au sens de tige d'une plante, d'un végétal). Le rythme ternaire du dernier côlon est souligné par la présence de deux crétiques suivis d'un

50 Plin., NH, 27, 131 : circa Ariminum nota est herba quam resedam uocant; discutit collectiones infiammationesque omnes. Qui curant ea, addunt haec uerba : reseda, morbos reseda (morbis codd.) ! Scisne scisne quis hic pullus egerit radiees ? Nec caput nec pedes habeat. Haec ter dicunt totiensque despuunt. Cf. F. Leo, Der saturnische Vers, p. 64 ; Heim, Incantamenta magica, p. 549; G. B. Pighi, Lyra romana, p. 69-70. 51 Emout-Meillet, p. 571 s. u. reseda

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tribraque. La formule finale est ainsi fortement scandée et exploite le rapprochement, les analogies entre la plante guérisseuse, le mal et les parties du corps. INDIGITAMENTA DE LA VIE AGRICOLE

Dans la préface de son traité d'économie rurale, Varron, à côté de la dédicace à sa femme Fundania, a inséré une longue invocation à douze divinités des travaux rustiques. Leur nombre est identique à celui des dieux invoqués par le flamine de Cérès dans le sacrum Cereale. Varron les qualifie de dei Consentes: il ne s'agit pas, en l'occurrence, des dei Consentes identifiés aux 8w8EKa 8EoL grecs, six dieux et six déesses vénérés conjointement pour la première fois à Rome lors du lectisteme de 217 av. J.C.52 et à propos desquels on a supposé une influence étrusque, puisque le lectisternium avait été décidé après consultation des Livres Sibyllins 53 . Dans les derniers temps de la république, un portique dressé au pied du clivus Capitolinus abritait douze statues de bronze doré 54 . Cette association de douze divinités semble avoir intéressé les spéculations théologiques de Varron55 ; c'est vraisemblablement un tel intérêt qui explique l'appellation dei Consentes appliquée aux douze divinités rustiques invoquées dans le prooemium des Res rusticae. Sans aller jusqu'à parler d'une fantaisie littéraire de la part de Varron, comme le font certains commentateurs, on ne peut que dénoncer le caractère artificiel de ce groupement de douze divinités, dans une page où la liberté de 1' auteur 1' emporte sur la rigueur du théoricien ou du penseur. Toutefois, bien des traits de la religion agraire dans le ritus Romanus et en particulier la liste des Indigitamenta dans le culte de Cérès nous interdisent de sous estimer cette liste 56 • Jupiter et Tellus sont invoqués comme les forces génératrices qui favorisent d'une manière générale la naissance et la croissance des végétaux ; le Soleil et la Lune interviennent ensuite comme les régulateurs du calendrier qui rythme la vie du paysan et les travaux agricoles ; puis sont invoquées les divinités des céréales et de la vigne, les fruits indispensables à la survie de l'homme; Varron qui a établi précédemment un lien entre Tellus et Terra mater ne voit ici aucun rapprochement entre Cérès et Tellus. Selon une progression plus proche du ri tus Romanus que ne peut 1'être la construction varronienne, viennent ensuite deux divinités qui écartent les calamités : Robigus qui agit contre la rouille des céréales, la robigo, et Flora, qui protège les arbres au moment de leur floraison et les céréales 57 • Minerve intervient ensuite en raison de la tradition selon laquelle elle avait fait naître le premier olivier de 1'Acropole. Vénus apparaît, aux côtés de

52

Liu., XXII, 9, 10. 2 C. Thulin, Etruskische Disciplin, I, 1906, p. 27; G. Wissowa, RKR p. 61 ; K. Latte, RRG. p. 159,253,334; J. Bayet, Hist. pol. et sych. de la rel. rom., p. 117. 54 L'édifice a été reconstruit sous les Flaviens et restauré en 367. 55 Varr., Ling., VIII, 70-71. 56 L'hypothèse de G. Radke (Die Gimer Altitaliens, p. 95) qui voit dans ces dei Consentes des dieux semeurs (dei con- se- mn-t-es) paraît difficile à admettre. 57 Les Robigalia sont une des fêtes le plus anciennes du calendrier romain, fixée à la date du 25 avril. Si le culte de Flora n'a reçu une forme officielle et définitive qu'à une date relativement tardive, la divinité figure cependant dans la longue liste de divinités rattachée à Titus Tatius (Varr., Ling., V, 74). 53

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Minerve, comme la déese des jardins et plus particulièrement des potagers 58 et comme l'associée de Jupiter qu'elle assiste de la puissance magique de sa uenia lors de la fête des Vinalia 59 • Varron adresse enfin ses prières à Lympha et à Bonus Eventus. J. Heurgon, dans son savant commentaire à cette page de Varron60 , fait très justement observer que nulle part ailleurs le nom de la Nymphe, déesse patronne des eaux en général, n'apparaît au singulier et y voit un exemple d'initiative artificielle chez Varron. En revanche, les paysans romains accordaient une importance particulière à la «belle venue» des fruges que personnifie Bonus Euentus : la grande prière de Caton61 et une notice de Festus62 évoquant le rituel du Cheval d'Octobre confirment cet intérêt63 • Ce qui frappe dans cette longue invocation préliminaire, c'est avant tout son articulation logique (primum, secundo, tertio, quarto, item, nec non etiam) qui lui ôte toute émotion, tout sentiment religieux ; on observe également un groupement binaire des divinités dans chacune des six invocations ainsi définies. Ensuite, ce qui devrait s'exprimer sous la forme d'une demande adressée aux dieux en question revêt chez Varron la forme d'une explication purement rationnelle destinée à justifier le choix ou la présence de tel ou tel dieu. L'analyse fait également ressortir l'absence de Palès et des divinités qui veillent sur les troupeaux : cette absence s'explique sans doute par le fait que le premier livre des Res rusticae est consacré à l'agriculture, la matière de l'élevage étant réservée aux deux livres qui suivront. Ce sont là tout autant d'indices qui dénotent le caractère artifice! de la construction varronienne. Varron, certes, n'était pas un poète et son énumération est d'une sécheresse toute prosaïque, mais la liste varronienne a pu inspirer un poète, Virgile, dans le prélude de ses Géorgiques 64 • Le Soleil et la Lune sont invoqués par le poète sous forme de périphrase ; puis sont mentionnés, comme chez Varron, Liber et Cérès. Mais, chez Virgile, l'inspiration est beaucoup plus ample : aux divinités italiques et romaines que sont les Faunes qui président à la fécondation des troupeaux et les protègent contre les loups et à Silvanus, viennent se joindre des dieux grecs comme Pan et les Dryades, Aristée le bouvier, et Triptolème, à qui Déméter apprit 1' art de labourer la terre et de cultiver le blé. Minerve est invoquée comme créatrice de 1' olivier et Neptune comme créateur du cheval qu'il fit sortir de la terre thessalienne ébranlée par son trident. Une invocation générique, conforme au

Son nom, par métonymie, pouvait désigner les légumes (F. Paul. 51 L). R. Schilling, La religion romaine de Vénus, p. 141. 60 J. Heurgon, éd. des Res rusticae 1, p. 96, note 18. 61 Cato, Agr., 141,: uti tu fruges ... bene euenire siris. 62 P. Fest., 246, 21 L s. u. panibus. 63 P. Fest., 246, 21 L: panibus redimibant caput equi immolati idibus Octobribus in Campo Martio, quia id sacrificium fie bat ob frugum euentum ; et equus potius quam bos immolabatur quod hic bello, bos frugibus pariendis est aptus. 64 Verg., Georg., 1, 5-23. Sont invoquées successivement, nominalement ou sous la forme d'une périphrase : le Soleil, la Lune, Liber, Cérès, les Faunes, les Dryades, Neptune, Aristée, Pan, Minerve, Triptolème, Silvain. 58

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déroulement d'une prière, vient clore la liste des invocations 65 • Virgile, comme Varron, a limité à douze le nombre des divinités invoquées, sous forme collective ou personnelle. Cette prière est l'occasion pour le poète de faire rêver un lecteur qu'il promène en diverses régions, en Chaonie, en Etolie, en Thessalie (Neptune), dans les Cyclades (Aristée ), en Arcadie (Pan), par des allusions géographiques, elle lui permet aussi d'annoncer avec habileté le plan de son ouvrage 66 , elle lui permet surtout d'ajouter Octave aux dieux champêtres et de préparer la divinisation du jeune héros qui mettra un terme aux luttes qui ont ensanglanté Rome 67 • Varron et Virgile ont donc élaboré deux listes de divinités auxquelles ils reconnaissaient une puissance particulière sur la vie des champs, la végétation, le bon déroulement des travaux agricoles. Leur élaboration est révélatrice d'une tendance fondamentale du génie romain, la multiplication des dieux à partir de l'analyse minutieuse d'un domaine de l'activité humaine ou des forces naturelles. Cette tendance est celle des Indigitations qui, dans le domaine agricole, ne sont pas restées lettres mortes dans les archives pontificales comme le montrent et la page de Varron et les vers de Virgile. Commentant l'invocation générique qui clôt le prooemium des Géorgiques, Servius précise que les Indigitamenta sont insérés dans les Libri pontificales et contiennent non seulement les noms des dieux mais 1' explication de ces noms et fait référence à Varron 68 • Il donne en exemple quatre noms de divinités: le dieu Occator (Herseur) doit son nom au hersage, le dieu Sarritor (Bineur) au binage, le dieu Sterculinius (Fumeur) au fumage; le dieu Sator (semeur) au semage. Une scholie de Daniel complète ces premières indications, plutôt fragmentaires, en empruntant à Fabius Pictor, et à son Traité De iure pontificio69 la liste des divinités invoquées par le flamine qui célèbre le sacrum céréalien en l'honneur de Tellus et de Cérès :«Fabius Pictor énumère les dieux suivants qu'invoque le flamine lorsqu'il accomplit le sacrifice céréalien en l'honneur de Tellus et de Cérès: Retoumeur de la jachère, Restaurateur du sol, Traceur

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Verg., Geog., I, 21-23: dique deaeque omnes, studium quibus arua tueri, quique nouas alitis non ulla semine fruges quique satis largum caelo demittitis imbrem. 66 Livre I : Cérès, Triptolème Livre II : Liber, Minerve Livre III : Faunes, Dryades, Neptune, Aristée, Pan, Silvain. 67 Cf. G. Wissowa, Das Prooemium von Vergils Georgica, in Hermes, 1917, p. 92-104; H. Goelzer, Virgile et l'apothéose d'Octavien au Livre Ides Géorgiques, in Proceed. class. Assac., 1929, p. 38-40 ; J. Bayet, L'immortalité astrale d'Auguste, in REL, 1939, p. 141-172. 68 Sev., ad Georg. I, 21 : quod autem dicit «studium quibus arua tueri», nomina haec numinum in indigitamentis inueniuntur, id est in li bris pontificalibus, qui et nom ina deorum et rationes ipsorum nominum continent, quae etiam Varra dicit. Nam nomina numinibus ex officiis constat inposita, uerbi causa ut ab occatione deus Occator dicatur, a sarritione Sarritor, a stercoratione Sterculinius, a satione Satur. 69 Peut-être Quintus Fabius Maximus Servilianus consul en 142, selon Schanz-Hosius (G. R. L. I, p. 172 et 174); plutôt Servius Fabius Pictor évoqué par Cicéron (Brut. 81), selon 2 H. Peter (H R. R. 1 p. CLXXV et p. 115 frag. 3) auquel se rallie H. Le Bonniec (Le culte de Cérès à Rome, p. 68).

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de sillons, Semeur, Laboureur, Herseur, Bineur, Sarcleur, Moissonneur, Convoyeur, Engrangeur, Dégrangeun>70 • Ces données trouvent confirmation dans un passage de la Cité de Dieu de saint Augustin71 , sur lequel nous reviendrons un peu plus loin. H. Le Bonniec a démontré que l'invocation du flamine de Cérès sacrifiant une truie ne pouvait intervenir qu'avant le début des labours de printemps, à 1' époque même où le paysan implorait Jupiter pour la santé des boeufs, qui étaient à 1' œuvre dans la plupart des travaux énoncés par le flamine, le défonçage de la jachère étant l'un des plus éprouvants pour les bêtes. Le sacrum Cereale, dans le calendrier liturgique, était accompli avant les labours de printemps et son équivalent dans la religion domestique était précisément la daps pro bubus offerte par le paysan. G. Wissowa72 plaçait cette litanie au deuxième jour de la fête des Feriae Sementivae. J. Bayef3 la situait plutôt lors des Cerealia. Il paraît toutefois difficile d'assigner une date précise au sacrum Cereale: l'équinoxe de printemps fournit une indication chronologique moyenne, comme le suggère un texte de Pline attestant que les Anciens voyaient un lien étymologique entre le retournement de la jachère et le nom du printemps74 • Cette liste ne connaît aucune existence en dehors de la litanie du flamine de Cérès : Caton ne mentionne ces dieux à aucun moment, pas plus que le poète des Géorgiques ou celui des Fas tes et Varron, si attentif à cet aspect de la théologie romaine dans ses livres religieux, les ignore complètement dans son ouvrage sur l'agriculture. Cette liste d'Indigitations est organisée selon le cycle des travaux agricoles, elle suit rigoureusement un ordre chronologique, depuis le geste du laboureur qui ouvre la jachère jusqu'à l'acte du paysan qui retire le grain du silo75 • J. Bayet a mis en reliefle parallélisme qu'on pouvait établir entre la liste de Fabius Pictor et l'ordre suivi par Varron à travers six degrés dans la présentation des travaux agricoles au livre 1 de ses Res rusticae :préparation (37, 4- 38) ; semailles (39- 44, 3) ; nourrissage (44,4- 48) ; récolte (49-56): mise en réserve (57-61); consommation (62-63, 1). «Il y a d'ailleurs plus que vraisemblance, écrit le savant français, d'une transposition voulue par Varron, en langage technique, d'une liste d'Indigitations toutes semblables ou très analogues

7 °Fabius Pic tor hos de os enumerat, quos inuocat .flamen sacrum Cereale fa ciens Telluri et Cereri : Veruactorem, Reparatorem, Imporcitorem, Insitorem, Obaratorem, Occatorem, Le flamine Sarritorem, Subruncinatorem, Messorem, Conuectorem, Conditorem, Promitorem. 2 en question ne saurait être que le flamine de Cérès (G. Wissowa, R. K. R. p. 193 et K. Latte, art. Immolatio in RE, t. IX, col. 1115, approuvés par H. Le Bonniec, Le culte de Cérès à Rome, p. 68, n. 2). La cérémonie comporte, selon toute vraisemblance, le sacrifice d'une truie (pleine ?), le seul animal offert en commun à Tellus et à Cérès (H. Le Bonniec, Le culte de Cérès à Rome, p. 71). 71 Aug., Ciu., IV, 8. 72 Art. Tellus, in Roscher, Lex. Myth. V, col. 334. Contra, cf. L. De latte, Quelques fêtes mobiles du Calendrier Romain, inAnt. Cl., V, p. 381-391. 73 J. Bayet, Les «Feriae Sementivae» et les Indigitations dans le culte de Cérès et de Tellus, in R. H. R., 137, 1950, p. 172-206. 74 Plin., NH, XVIII, 176 : quidam utique ab aequinoctio uerno proscindi uolunt. Quod uere seme! aratum est, a tempo ris argumenta ueruactum uocatur. 75 Varron lui-même se conforme bien à l'esprit des Indigitations lorsqu'il distingue six étapes dans le déroulement de l'année: primo praeparandum, secundo serendum, tertio nutricandum, quarto legendum, quinto condendum, sexto promendum. (Rust., I, 37).

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à celle de Fabius Pieton>. Et de faire observer, fort justement, que Pline s'y accorde certes, mais avec moins de précision76 • La liste de Fabius Pictor a donc retenu les noms de douze divinités et ce nombre, loin d'être l'effet du hasard, est vraissemblablement le résultat d'une spéculation consciente de la part du collège des pontifes qui ont établi cette liste : il n'est pas question de la mettre en rapport avec le nombre des mois de l'année, même si ces noms se présentent comme nous le verrons, selon un ordre chronologique, mais plutôt avec les structures théologiques du panthéon romain où ce nombre se retrouve à propos des douze Olympiens et des dii Consentes; douze sont également, comme on l'a vu, les dieux invoqués par Varron dans le prooemium de son traité sur l'agriculture 77 et par Virgile dans le prélude de ses Géorgiques78 • Plus que comme les attributs d'une divinité supérieure dont on ne saurait préciser s'il s'agit de Cérès ou de Tellus, ces dieux, que les pontifes appelaient proprii et que Varron rangeait parmi les dii certi79 , ont une existence propre, même si ce sont des divinités secondaires aux traits mal définis, peu individualisées les unes par rapport aux autres : H. Le Bonniec les compare fort justement à «des ouvriers agricoles, dont la personnalité s'épuise dans l'acte même dont chacun tire son nom» 80 , et G. Dumézil voit avec raison dans cette équipe de spécialistes une sorte de familia 81 • Alors que les grandes divinités de la fécondité et celles de la végétation82 sont de sexe féminin, les douze dieux des Indigitations sont de sexe masculin, à l'image du paysan latin. Chaque dieu tire son nom du verbe exprimant l'acte du paysan, à l'aide du suffixe de nom d'agent en -tor83 . La part prépondérante reconnue aux labours se traduit par la présence, en tête de liste, des trois divinités accompagnant trois opérations antérieures aux semailles : Veruactor pour le retournement de la jachère, Reparator, pour la remise en état de la jachère, Imporcitor pour le labour à gros sillons. Reparator est généralement compris comme le dieu du second labour à la lumière d'un passage du traité varronien qui semble définir l'action du re-parator84 • M. Pfister85 qui a raison de maintenir la leçon des manuscrits reparator de préférence à la correction proposée par Saumaise, reda-

76 Plin., NH, XVIII, 174-184 (proscindere, iterare, occare, iterum occare uel lirare, sarrire, runcare). 77 Sur les douze dieux du sacrum Cereale, Cf. l'article Zwolfgotter d'O. Weinreich in Lex. Myth. de Roscher, t. VI, col. 810 sq. 78 Varr., Rust., I, 1, 4-7. 79 Verg., Georg., I, 5-23 80 B. Cardauns, M Terentius Varra. Antiquitates Rerum Divinarum, Wiesbaden, 1976, I, p. 63-88 et II, p. 183-219. 81 H. Le Bonniec, Le culte de Cérès à Rome, p. 70. 2 82 G. Dumézil, Les Dieux des Jndo-Européens, p. 121-125 (cf. R. R. A. , p. 54-55). 83 A l'exception des dieux Nodutus et Lacturnus ou Lactans (Varron, dans Servius, ad Georg., I, 315). 84 Varr., Rust., I, 29, 1 : noualis (dicitur), ubi satum fuit, antequam secunda aratione nouatur rursus. J. Heurgon (éd. de Varron, Res rusticae, p. 57). maintient la correction de H. Keil. 85 M. Pfister, s. v. reparator, in RE., 2. Reihe, t. I, Col. 602. Ni* redarator, ni *redarare ne sont attestés, tandis que la forme reparator apparaît chez Stace (Silu. IV, 1, 11) comme épithète de Janus.

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rator, propose de reconnaître en Reparator le dieu chargé du fumage, une sorte de représentant du dieu Sterculinius mentionné par Servius dans le passage précédant la scholie de Daniel où figure la liste de Fabius Pictor. Le nombre des labours avant semailles était extrêmement variable, en fonction des conditions du sol : Varron en différencie deux seulement (proscindere, offringere ou iterare ou binis arare)86 , Virgile en recommande quatre 87 • Après les semailles, le troisième labour ou labour de surface relève de la compétence d'Obarator 88 • Le nom du dieu qui préside au bon accomplissement des semailles, Insitor, semble de composition récente par rapport à Sator qui était préposé à la même fonction. Subruncinator est vraisemblablement aussi une création secondaire, dans la mesure où est attestée par ailleurs une déesse Runcina89 qui ne pouvait prendre place dans cette liste de divinités masculines ; de la même façon Messor semble être l'équivalent masculin de Messia 90 , une divinité plus anciennement honorée dans la vallée du Grand Cirque. Subruncinator recouvrait les compétences d'une autre divinité, Spiniensis 91 , qui était invoquée contre les Epines, puisque l 'arrachage des épines fait évidemment partie de la runcatio. Conditor apparaît comme le représentant, à un niveau inférieur, de Consus, dieu trop important pour figurer dans une simple liste d'Indigitations. La liste de Fabius Pictor, au terme de cette rapide analyse, ne comporte donc qu'une absence notable, celle de la divinité qui présidait au battage, Noduterensis, dont le souvenir nous a été conservé par Amobe 92 • Les hésitations sur les dénominations divines s'expliquent dans la mesure où le vocabulaire rustique n'était peut-être pas aussi rigoureux, aussi précis que pouvaient l'espérer les grammairiens latins qui ont tenté d'en définir les termes 93 • D'où la part prépondérante que pouvaient s'autoriser librement les pontifes chargés de dresser et d'unifier la liste des invocations du sacrum Cereale. Pour dresser pareille liste de divinités, les pontifes auraient, selon G. Wissowa9\ analysé artificiellement le travail du paysan, partant d'une idée générale, d'un concept ; H. J. Rose 95 pense, de son côté, que l'on a choisi un groupe de douze dieux, parmi un plus grand nombre de divinités préexistantes. Il nous semble possible de proposer une approche quelque peu différente, et complémentaire, de cette liste. On observe dans la liste une préférence pour les formes nominales dotées d'un préfixe par rapport aux formes simples (Insitor plutôt que Sator ; Subruncinator, face à Runcina) : la valeur descriptive de ces formes est plus forte et le mot n'en acquiert que plus de consistance. Une forme trisyllabique comme Sarritor est préférée à la

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Cf. Varr., Rust., I, 27, 32, 37, 52. Verg., Georg., I, 48 ; Cf. Col., II, 4. 88 Varron emploie la périphrase ter arare ou le verbe lirare (Rust., I, 27, 2 ; 29, 2). 89 Aug., Ciu., IV, 8. 90 Tert., De spect., 8. 91 Aug., Ciu., IV, 21. 92 Am., Adu. nat,. IV, 7 et 11. 93 Sur l'hétérogénéité suffixale et les accidents des modes de suffixation, cf. J. Marouzeau, Quelques aspects de la formation du latin littéraire, Paris, 1949, p. 35-47. 94 G. Wissowa, Gesam. Abhandl., p. 311 sq. 95 H. J. Rose, in J R. S. III, 1913, p. 234 ; cf. H. Le Bonniec, Le culte de Cérès à Rome, p. 73. 87

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forme Sartor96 . La présence de noms d'agents en -tor ne s'explique pas uniquement par des raisons d'unité théologique : cette homogénéité suffixale contribuait à donner à l'énumération prononcée par le flamine de Cérès la valeur d'une authentique incantation. Cette longue énumération, dans son apparente monotonie, est dominée par les semailles et la moisson, mais elle n'exclut pas les oppositions ( Conditor, Promitor) et, par ailleurs, elle tend à regrouper les noms par allitération : Imporcitor- Jnsitor, Obarator - Occator, Sarritor - Subruncinator, Conuector - Conditor. Le procédé mnémotechnique se double ici d'une valeur incantatoire. Il y a bien, dans cette litanie, les éléments d'une véritable prière. Si le travail de 1' agricola, la décomposition des diverses opérations qui vont des travaux préparatoires (retournement de la jachère) jusqu'au moment où le paysan sort le blé du silo pour le consommer ont retenu l'attention de Fabius Pictor, on doit à saint Augustin une liste de divinités relatives au cycle végétatif proprement dit qui a toute chance de remonter à d'antiques Indigitations 97 • La question de l'antiquité et de l'homogénéité des listes de divinités transmises par le polémiste et théologien a été posée par H. Lindemann98 , qui a vigoureusement dénoncé le caractère composite et la contamination par des données varroniennes. Avant d'énumérer les dieux de la végétation, la page de la Cité de Dieu mentionne ceux dont la compétence s'attache aux divers aspects du sol: plaine (Rusina), hauteurs montagneuses (Jugatinus) 99 , colline (Collatina), Vallée (Vallonia). Malgré le scepticisme de certains exégètes face à cette liste, le groupement de ces noms, distincts des lndigitations végétatives et présentés cependant en étroite liaison avec elle, apparaît à J. Bayet comme «un indice supplémentaire que nous nous trouvons bien là en face des Indigitations des Feriae Sementiuae, telles que les avait rapportées Varron

96 Varr., Rust., I, 29, 2; III, 2, 5 ; Plaut., Capt., 661. Confirmation par l'épigraphie africaine (CIL VIII 10570, 3, 12). 97 Aug., Ciu., IV, 8 : nec agrorum munus uni alicui dea committendum arbitrati sunt, sed rura deae Rusinae, iuga montium dea lugatino, collibus deam Collatinam, uallibus Valloniam praefecerunt. Nec saltem potuerunt unam Segetiam talem inuenire, cui seme! segetes commendarent sed sata frumenta, quamdiu sub terra essent. praepositam uoluerunt habere deam Seiam; cum uero iam essent super terram et segetem facerent, deam Segetiam ; j'rumentis uero collectis atque reconditis, ut tuto seruarentur, deam Tutilinam praeposuerunt. Cui non sufficere uideretur illa Segetia quamdiu seges ab initiis herbidis usque ad aristas aridas perueniret ? Non tamen satis fuit hominibus deorum multitudinem amantibus, ut anima misera daemoniorum turbae prostitueretur, unius Dei ueri castum dedignata complexum. Praefecerunt ergo Proserpinamfrumentis germinantibus. geniculis nodisque culmorum deum Nodutum, inuolumentisfolliculorum deam Volutinam; cumfolliculi patescunt, ut spica exeat, deam Patelanam; cum segetes nouis aristis aequantur, quia ueteres aequare hostire dixerunt, deam Hostilinam : florentibus frumentis deam Floram, latescentibus deum Lacturnum, maturescentibus deam Matutam ; cum runcantur, id est a terra auferuntur, deam Runcinam. 98 H.Lindemann, Die Sondergotter in der Apologetik der Ciuitas Dei Augustin, diss. Munich, 1930. 99 Arnobe (Adu. gent., IV, 9) fait état d'un Montinus. En d'autres passages de la Cité de Dieu (IV, 11 et VI, 9) Jugatinus apparaît comme une divinité relative au mariage : il existait d'ailleurs un autel de Junon Juga, présidant aux matrimonia (Fest. s. v. Jugarius uicus, p. 92 L).

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CHAPITRE IV 100

dans ses Antiquités divines» . Les Indigitations du cycle végétatif, comme celles des travaux agricoles, constituent une liste de douze noms, où l'on ne relève que deux 101 formes masculines, à savoir Nodutus, dieu qui forme les noeuds dans les chaumes , et Lacturnus, qui veille sur les blés en lait 102 • On est surpris de rencontrer dans cette énumération les noms de certaines divinités au sens plein du terme, c'est-à-dire de divinités qui avaient acquis une réelle autonomie, une individualité propre, et qui 103 étaient l'objet d'un culte: Seia et Segetia avaient leurs statues dans le Cirque ; Flora 104 et Matuta avaient également un culte et des sanctuaires particuliers . On peut grandement suspecter la présence de Proserpine dont le nom n'est que la transcription du grec IkpŒE neque agnum uitulumque. Si minus in omnis litabit, sic uerba concipito: «Mars pater, si quid ti bi in illisce suouitaurilibus lactentibus neque satisfactum est, te hisce suouitaurilibus piaculm> ; si uno duobusue dubitabit, sic uerba concipito : «Mars pater, quod tibi illoc pareo neque satisfactum est te hoc pareo piacula».

« Il faut effectuer la lustration d'un champ de la façon suivante : ordonne l' exécution d'un suovetaurile autour du champ: «Avec la bienveillance des dieux et en souhaitant que bien en advienne, je te confie Manius, le soin d'effectuer la lustration pour la partie autour de laquelle tu jugeras bon que soient menés ou doivent être transportés ces suovetauriles, autour de mon fonds, de mon champ et de ma terre». 2. Invoque d'abord, avec une libation de vin, Janus et Jupiter, prononce la formule suivante: «Mars Père, je te prie et te demande d'être bienveillant et favorable à moimême, à notre maison et à nos gens : en raison de quoi j'ai ordonné que soient menés les suovetauriles autour de mon champ, de ma terre, de mon fonds afin que tu écartes,

125 126

W. Fowler, Roman Festivals, p. 126; G. Wissowa, RkR, p. 143. G. Dumézil, RRA 2 , p. 241-244.

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CHAPITRE V

repousses et détournes les maladies visibles et invisibles, la stérilité et la dévastation, les calamités et les intempéries et afin que tu permettes aux récoltes, aux céréales, aux vignes, aux jeunes pousses de grandir et d'arriver à bonne issue, 3.que tu gardes saufs bergers et troupeaux, que tu assures heureuse sauvegarde et santé à moi-même, à notre maison, à nos gens ; en raison de ces demandes, en raison de la lustration de mon fonds, de ma terre, de mon champ et de l'accomplissement de la lustration, comme je l'ai dit, sois honoré par l'immolation de ces suovetauriles de victimes à la mamelle que voici; Mars Père, pour la même raison, sois honoré par ces suovetauriles de victimes à la mamelle que voici». Encore une fois. 4. Accomplis le sacrifice à l'aide d'un couteau: qu'une strues et fertum soient à disposition, fais-en l'offrande. Quand tu auras immolé le pourceau, l'agneau et le veau, il faut prononcer la formule suivante: «En raison de ceci, sois honoré par l'immolation des suovetauriles» ; interdiction de mentionner Mars( ... ) l'agneau et le veau. Si les dieux ont marqué leur refus pour toutes les victimes, prononce la formule suivante : «Mars Père, si en quelque chose dans ces suovetauriles de victimes à la mamelle tu n'as pas été satisfait, je t'offre en expiation les suovetauriles que voici.» S'il y a doute à propos d'une ou de deux victimes, prononce la formule suivante: «Mars Père, du fait que de l'offrande de ce pourceau tu n'as pas été satisfait, je t'offre le pourceau que voici en expiation». Les difficultés du texte se trouvent dans les recommandations préliminaires et indications complémentaires données en fin de chapitre. C'est là un indice les dans supplémentaire du soin apporté par Caton pour transcrire le long texte de la prière, où, malgré les reprises, répétitions et les difficultés de la syntaxe, on ne relève aucune difficulté insoluble.

Prescriptions particulières Le chapitre de Caton ne se limite pas au texte de la prière adressée à Mars mais contient des précisions relatives aux rites préliminaires et à l'éventuelle instauration. Le chapitre s'ouvre sur un brusque impératif présent ( impera suouitaurilia circumagi) ; comme, aussitôt après, Caton s'adresse à un certain Manius, peut-être l'impératif s'adresse-t-il à ce personnage précisément chargé d'exécuter la circumambulation. L'identité de ce Manius soulève des difficultés, en l'absence de données particulières. Il semble plausible de reconnaître en lui, avec J. Horle 127 , le uilicus ou le partiaire du chapitre précédent. D'autres ont voulu reconnaître en lui un prêtre ou un haruspice 128 . La mention de ce personnage traduit, plus que l'inachèvement ou l'aspect décousu du traité, le caractère pratique, concret, de 1' opuscule où Caton paraît s'adresser à son propre vilicus ou à l'un des membres de safamilia. On relève déjà dans la séquence où le pater familias délégue ses pouvoirs pour l'exécution de la circumambulation la présence d'une séquence ternaire (jundum, agrum, terram) qui réapparaîtra dans le corps de la prière à Mars; on y relève surtout la présence d'une précaution relative au

127 J. Hôrle, Catos Hausbücher, p. 39 et 40. La personnalisation est aussi un élément de dramatisation de l'énoncé. 128 I. G.Schneider, Scriptores rei rusticae ueteres Latini, I, Commentarius, Leipzig, 1794, p. 179.

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LES PRIÈRES DU TRAITÉ DE AGRJCULTURA

parcours de la circumambulation et au transport des victimes : les victimes étant encore à la mamelle, il pouvait s'avérer nécessaire de les transporter (quota ex parte siue circumagi siue circumferenda censeas). Les dernières lignes du chapitre livrent quelques précisions supplémentaires sur le déroulement du sacrifice qui est effectué à l'aide d'un couteau (comme il est naturel pour des victimes encore à la mamelle, alors que le malleus ou la securis étaient employés dans les sacrifices de victimes maiores) ; le sacrifice s'accompagne de l'offrande d'une strues et d'unfertum. Dans la formule sacrificielle le nom de chacune des victimes du suovetaurile ne doit pas être prononcé, pour préserver l'unité des suovetaurilia; le sacrifiant prononce donc la formule : Mars pater, eiusdem rei ergo macte hisce suouitaurilibus lactentibus esta pour l'immolation de l'agneau et du veau. La troisième formulation est simplement notée par l'adverbe item dans les indications fournies par Caton. D'autre part, toujours dans la dernière partie du chapitre, le texte fait état d'une interdiction dont le sens est obscur: nominare uetat Martem neque agnum uitulumque. L'interdiction de nommer séparément les animaux du suovetaurile se comprend puisque Caton vient de préciser la formule générale qui doit être employée (macte suouitaurilibus immolandis esta) sans spécification des victimes. Il convient alors de supposer à cet endroit du texte une lacune, comme le fait R. Goujard dans son édition, ou de suppléer la mention du porcelet neque porcum, comme le fait P. Goidanich 129 • La difficulté réelle du passage réside dans la mention du dieu de la guerre et dans l'interdiction de le nommer (nominare uetat Martem) sans que le sujet du verbe d'interdiction puisse être clairement défini: s'agit-il d'un sujet indéfini («on interdit», «la règle interdit que ... ») ou Caton a-t-il inséré dans son traité un passage d'un autre recueil, voire même des Livres pontificaux ? Il est difficile de la préciser. Aucune correction n'emporte l'adhésion, que ce soit partem 130 ou matrem 131 • La formule insiste sur le caractère homogène et unitaire du sacrifice : le suovetaurile est le sacrifice de trois victimes et non l'addition ou la succession de trois sacrifices indépendants. Une dernière difficulté est relevée dans la partie du chapitre qui concerne la pratique de l'instauratio. La variante si quid... neue satisfactum est 1 quod... neque satisfactum est-elle fondée ou inhérente aux aléas de la rédaction ? Il est difficile de trancher. On peut relever dans les dernières recommandations une certaine hâte dans la transcription (si uno duobusue dubitabit ... ).D'autre part la formule doit mentionner le nom de la victime de remplacement et le nom du porc dans le texte catonien n'est donné qu'à titre d'exemple. Quant à l'emploi de la forme piaculo, il soulève une difficulté. Faut-il l'interpréter comme l'ablatif de piaculum ou comme un verbe de la première conjugaison dont nous trouverions là l'unique attestation? La séquence te hoc pareo piaculo a déjà été rencontrée dans le chapitre 139 dans la formule préliminaire à l'ouverture d'une clairière mais dans ces deux emplois piaculo est un substantif : te hoc pareo piaculo immolando bonas preees pree or uti ... macte hoc pareo piaculo immolando esta. Caton a-t-il voulu reproduire dans le chapitre 141 la même formule, n'a-t-il pas jugé nécessaire, dans ces prescriptions terminales du chapitre, d'en fournir 129 130 131

P. Goidanich, in SIFC, 1902, 10. J. M. Gesner, Scriptores rei rusticae ueteres latini, 1, Leipzig, 1735. I. G. Schneider, Scriptores rei rusticae ueteres latini, I, Commentarius, Leipzig,

1794.

211

CHAPITRE V

tous les détails et faut-il comprendre la formule comme introduction à une prière: te hoc pareo piaculo (immolando bonas preces precor uti sies uolens propitius ... )? C'est peu probable. Il y a de fortes présomptions pour que la formule nous soit livrée intégralement sous ses diverses formes : te hisce suouitaurilibus piaculo, te hoc pareo 132 piaculo. On a voulu voir dans l'absence du verbe et l'emploi du substantifpiaculo avait une preuve de 1' archaïsme et de 1' origine italique de la prière. Mais si le rédacteur eu 1'intention d'insérer dans la prière le substantif piaculum, n'aurait-il pas écrit his ce suouitaurilibus piaculis ? Bien que la forme soit un hapax, il semble donc plus raisonnable de voir en piaculo une forme verbale.

Les bénéficiaires L'orant mentionne parmi les bénéficiaires de l'action des dieux, lui-même et sa maisonnée, puis son fonds, ensuite les productions et enfin les troupeaux. Le premier tricôlon énumère les membres de la maisonnée. Le pater familias est, bien sûr, mentionné en premier ; dom us désigne la maison en tant que symbole de la famille ;!amilia est le terme qui a la plus large extension :le mot a d'abord désigné l'ensemble des esclaves et des serviteurs vivant dans la même demeure, puis la maison tout entière, le maître d'une part, et les femmes, enfants et serviteurs dépendant de son pouvoir133 • Ce premier tricôlon envisage donc tous les êtres humains vivant sous la domination du maître de maison ; il reflète parfaitement les structures sociales. Le recours au possessif nostrae (jamiliae) vient nuancer 1' emploi systématique de la première personne par l'orant. Un second tricôlon attire l'attention de la divinité sur le domaine où doit s'exercer son action bienfaitrice. Il réunit trois substantifs de sens voisin. Ager est le 134 champ mis en valeur par le fermier et ses esclaves, la terre cultivée ;fundus désigne à l'exploitanécessaires sont et le fonds de la terre, avec les bâtiments qui l'occupent s'élever des vont lequel sur tion135; la terre est ici citée comme l'élément producteur l'encomme ou divinisé) rarement moissons (mais terra, à la différence de tellus est des comprenant esclaves, semble du domaine habité par la famille, les serviteurs et les tricôlon le et terres cultivées ou autres. Ce deuxième sens nous semble préférable suivrait un mouvement ascendant, du champ cultivé (ager) à l'ensemble du domaine (terra) comprenant aussi les édifices (jundus). Deux dicôla enumèrent les productions agricoles que doit favoriser l'action du dieu (jruges,frumenta, uineta uirgultaque): l'allitération permet de définir les deux dicôla, cependant que l'assonance en -a assure l'unité de l'ensemble en liant les deux séquences binaires. Après le terme exprimant les productions de la terre en général sont mentionnées les céréales et la vigne ; la mention des uirgulta, terme, qui s'appli132 P. Berretoni, Sopra una formula piaculare ne! de agricultura di Catane, in Studi e 7, 1967, p. 152-170. linguist. saggi 133 Emout-Meillet, DE, s. u.famulus, p. 215. 134 Sem., ad Georg. II, 412: agros incultos rura dicebant, i.-e. siluas et pascua, agrum uero qui colebatur. 135 Dig. 50, 16, 211 : fundi appellatione amne aedificium et omnis ager continetur sed in usu urbana aedificia aedes rustica uillae dicuntur ; locus uero sine aedificio in urbe area, rure autem ager appel!atur; idemque ager cum aedificio fundus dicitur.

212

LES PRIÈRES DU TRAITÉ DE AGRICULTURA

que aux rejetons, aux jeunes plants ou aux jeunes pousses, paraît artificielle et dictée par la volonté de créer un équilibre dans la séquence. Les derniers bénéficiaires de l'intervention divine sont les bergers et les troupeaux dans le dicôlon alli térant pastores pecuaque. L'élevage est mentionné seulement après l'agriculture et la vigne. La sauvegarde des troupeaux précède une nouvelle mention de la sauvegarde de la maisonnée en général. On peut interpréter cette formulation comme un mouvement cyclique de la prière ou bien y voir selon nous une trace de réélaboration. En effet, le premier tricôlon (mihi domo familiaeque nostrae) et la séquence ager, terra, fundus réapparaissent dans la dernière partie de la prière, avant l'énoncé de la formule sacrificielle proprement dite (macte ... esta). La reprise de ces deux séquences, la première dans l'énoncé d'un souhait de valetudo, la seconde dans une nouvelle spécification de la lustratio par des synonymes (lustrandi lustrique faciendi ergo) avec une énumération symétrique de la première (jundus, terra, ager) nous apparaît comme l'indice d'une réfection, d'un travail de réélaboration. Une preuve de cet indice est à relever dans la séquence pastores pecuaque où, après les productions de la terre, sont mentionnés conjointement troupeaux et bergers, alors que lafamilia a déjà été mentionnée; on note par ailleurs l'absence de liaison pour introduire la séquence de la prière fondée sur les subjonctifs seruassis duisque, après une architecture syntaxique mieux articulée : uti... uti tu utique tu ... On retrouve là une difficulté liée aux deux aspects de la vie agricole, l'agriculture et l'élevage. Tous les paysans n'étaient pas à la fois éleveurs et agriculteurs, tous n'avaient pas à demander la sauvegarde de leurs bergers et de leurs troupeaux. Certains n'avaient qu'un lopin de terre. La grande prière a été réélaborée par le collège pontifical pour servir de modèle, mais elle conserve les traces d'une synthèse laborieuse. Les dangers qui menacent les moissons sont analysés à travers trois dicôla énonçant les maladies visibles et invisibles, la stérilité et la dévastation, les calamités et les intempéries. Le premier dicôlon associe, à un nom de valeur générale au pluriel, deux adjectifs antithétiques, le second réunit deux substantifs au singulier, le troisième deux substantifs au pluriel. Le parallélisme n'est pas rigoureux ce qui tend à traduire une réelle volonté d'analyse plutôt que la recherche de symétries et de correspondances purement artificielles. On peut toutefois déceler un parallélisme entre le premier et le second dicôlon. L'infécondité du sol, la stérilité correspondent à la notion de maladie invisible. Vastitudo implique l'idée d'une dévastation et d'un ravage des cultures. De ce point de vue, le terme peut s'appliquer aux ravages causés par des actions guerrières; mais il n'est pas exact d'affirmer que les méfaits de la guerre ne sont envisagés que par les mots uiduertatem et uastitudinem 136 , car uiduertas est plutôt la stérilité du sol et calamitas peut être rapproché de clades. Il existe certes un lien entre la uiduertas et la uastitudo, si 1' on admet que la stérilité des champs peut être consécutive à leur dévastation et non liée systématiquement à la rupture des lois naturelles. Les verbes prohibere, defendere, auerruncare traduisent la triple action du dieu. Les deux premiers appartiennent, dans la latinité classique, au vocabulaire militaire et

136

K. Latte, inARW24, 1926, p. 250.

213

CHAPITRE V

sont donc en parfaite situation avec le rôle demandé au dieu Mars. Prohibere, c'est tenir éloigné un danger, une force hostile, 1' ennemi ; defendere c'est repousser l'assaut ennemi, écarter une force dont la pression est déjà sensible, une menace présente, concrète, imminente 137 . Il existe donc une progression entre les deux verbes ; le choix des synonymes n'est pas arbitraire mais marque la volonté de préciser, d'analyser, de décomposer l'action de la divinité, même si l'on ne peut vraiment justifier le subjonctif archaïque prohibessis face à la forme classique defendas. La démarche, proche de celle qui conduit à l'élaboration deslndigitamenta, est confirmée par le choix du composé auerruncare qui n'apparaît guère que dans un contexte religieux 138 • L'emploi de ce verbe évoque la personnalité du dieu Auerruncus qui n'est cité que par Varron et Aulu-Gelle 139 comme un dieu invoqué pour écarter les dangers. Auerruncus est probablement, comme le veut G. DuméziF 40 , celui qui écarte en balayant; selon Aulugelle, il est l'un des dieux qu'il faut rendre favorables uti mala a nabis uel frugibus natis amoliantur. Le substantif calamitas s'applique à toute espèce de fléau naturel qui endommage la moisson sur pied ou atteint les récoltes, à la grêle 141 , aux maladies qui frappent les tiges de blé. Ce sens, très anciennement attesté, résulte peut-être d'une spécialisation secondaire, résultant d'un rapprochement entre calamus et calamitas 142 • Térence associe calamitas et uitium 143 , ce qui suggère à Donat un rapprochement avec la langue augurale : quand il tonne, la situation est définie comme uitium ; calamitas convient à une situation où le tonnerre s'accompagne de la grêle ou encore de la foudre 144 • Dans l'esprit du paysan latin, calamitas ne pouvait qu'évoquer les dommages causés aux moissons, aux productions. Le terme intemperiae est beaucoup plus général et s'applique à des conditions atmosphériques peu favorables à la belle venue de la moisson. L'observation des phénomènes atmosphériques des calamitates et intemperiae était l'une des préoccupations majeure du collège augural.. L'emploi de ces termes et du verbe auerruncare, qui appartient au vocabulaire religieux, nous amène à établir des correspondance dans le tricôlon réunissant des verbes et la séquence définissant les menaces. Le verbe auerruncare entretient des liens étroit avec calamitates intemperiasque, le verbe defendere convient au dicôlon traduisant l'idée de dévastation (uiduertatem uastitudinemque), cependant que prohibere est en relation plus directe avec la définition des maladies, visibles et invisibles. Ainsi s'établit une correspondance

137

Caes., B. G. I, 11, 2 et 4. Cie., A tt., IX, 2, 1. 139 Varr., Ling., VII, 102: ab auertendo auerruncare, ut deus qui in eis rebus praeest Auerruncus. !taque ab eo precari salent, ut pericula auertat; GeU., V, 12. 140 G. Dumézil, RRAZ, p. 243. 141 Don., Eun., 79 : calamitatem rustici grandinem dicunt, quod ca/amos comminuat. 142 Emout-Meillet, DE, s. u. calamitas, p. 85. Calamitas est à rapprocher de incolumis. Le rapprochement clades 1 calamitas, (Plaut., Capt., 911) serait une figure étymologique. 143 Ter., Hec., 2. 144 Don., Hec., 2 : uitium et calamitas : bene secundum augures. Vîtium enim est, si tonet tantum ; uitium et calamitas, si tonet et grandinet simul, uel etiam fulminet. 138

214

LES PRIÈRES DU TRAITÉ DE AGRJCULTURA

entre le tricôlon «prohibessis defendas auerruncesque» et les trois dicôla évoquant les diverses calamités 145 . D'autre part, 1' action de la divinité n'est pas envisagée sur le même mode selon qu'il s'agit des productions naturelles et des végétaux ou des êtres vivants. L'orant demande au dieu Mars qu'il permette aux produits, blés, vignes, jeunes pousses de grandir et d'arriver au terme de leur mûrissement, c'est-à-dire qu'il favorise l'accomplissement du cycle naturel sans que rien ne l'interrompe. Son rôle doit être beaucoup plus actif envers les êtres vivants : il doit garder saufs les bergers et les troupeaux : il doit alors monter une sorte de garde vigilante. Quant aux humains, il lui est presque demandé de leur accorder un surcroît de force, plus que la simple conservation ou préservation. La progression est sensible, soulignée par la structure en chiasme qui place au centre de la séquence l'action des dieux (salua seruassis duisque bonam salutem ualetudinemque) et aux extrémités les bénéficiaires, le rapprochement entre l'adjectif saluus et le substantif sa/us assurant l'homogénéité de l'ensemble et rapprochant les deux éléments.

L'architecture de la prière Thèse de G. PASQUALI E. Norden 146 avait reconnu deux niveaux de lecture dans la constitution de la precatio, qui n'offrirait de structures rythmiques particulièrement sensibles que dans sa partie centrale. Cette structure est parfois soulignée par l'allitération (ut fruges frumenta 1 uineta_uirgultaque ; pastores pecuaque 1 salua seruassis ). Selon G. Pasquali 147 , la grande prière catonienne est fondée sur des dicôla (où le second élément peut à son tour reposer sur un rythme binaire) ; les autres éléments peuvent être des tricôla. G. Pasquali distingue encore des transitions qui ne s'intègrent pas véritablement dans 1' architecture du carmen. L'étude du savant italien aboutit donc à la reconstitution suivante : 1 Mars pater te precor 1 quaesoque

1

dicôlon

2 uti sies uolens 1propitius

3 mihi domQ familiaeque nostrae

1

6

1

1

1

transition

tricôlon

suouetaurilia circumagi iussi

7 uti tu 1 morbos 11 uisos 1 inuisosque

dicôlon

tri côlon

4 quoius rei ergo 5 agrum Il terram 1fundumque meum

1

1

transition

1

dicôlon

dicôlon

8 uidertatem 1 uastitudinem 11 calamitates

1 intemperias

145

A. L. Prosdocimi, Le Tavole di Gubbio, in LDIA, p. 608. La théorie de Norden (Die antike Kunstprosa, p. 157-158) a été présentée dans le premier chapitre (p. 38-39), ainsi que celles de C. Thulin. Cf. aussi F. Chapot- B. Laurot, Corpus de prières grecques et romaines, p. 252-254. 147 G. Pasquali, Preistoria della poesia romana, p. 154-155. 146

215

CHAPITRE V

9 prohibessis Il defendas Il auerruncesque

1

tricôlon

10 ut fruges 1frumenta Il uineta 1 uirgultaque 1dicôlon Il grandire Il dueneque uenire

1

dicôlon

1

transition

1

tricôlon

16 harumce rerum ergo

1

transition

17 fundi/ 1 terrae 11 agrique mei

1

tricôlon

18 lustrandi Il lustriquefaciendi

1

dicôlon

1

transition

1

transition

1

dicôlon

1

dicôlon

12

siris

13 pastores 1pecuaque Il salua seruassis

1

dicôlon

1

dicôlon

14 duisque duonam Il salutem 1 ualetudinemque 15 mihi Il domo Il familiaeque nostrae

19 ergo 20 sic ut dixi 21 macte hisce suouetaurilibus Il lactentibus immolandis esto 22 Mars pater 11 eius rei ergo

1

dicôlon

23 macte hisce suouetaurilibus Il lactentibus esto

L'analyse repose donc sur douze dicôla et cinq tricôla qui viennent souvent conclure une série de dicôla. Mais on observe que, lorsqu'aucun des éléments du dicôlon n'est fondé à son tour sur un rythme binaire, l'isocolie elle-même paraît mal établie (cf. 18, 21, 22, 23). Si l'on admet aisément que des groupes tels que «quoius rei ergo»(4), «harunce rerum ergo»(16), «sic ut dixi»(20) soient considérés comme éléments transitionnels peu constitutifs du carmen proprement dit, rentrent plus difficilement dans cette catégorie des séquences telles que «suouetaurilia circumagi iussi»(6); on ne comprend pas davantage que ergo soit séparé de son régime et envisagé comme «trapasso», de même que la forme verbale siris, tandis qu'un groupe comme uti sies est associé à la formule uolens propitius pour former un dicôlon. Le dicôlon «uti tu morbos 11 uisos inuisosque » paraît également artificiel, avec son élément syntaxique et la disjonction entre le nom et les adjectifs (disjonction niée par la forte assonance d'ailleurs). Pour comprendre l'articulation suggérée par G. Pasquali, il convient de rappeler qu'elle s'insère dans une étude où le carmen allitérant est rapproché des traditions poétiques des Celtes et des Germains. G. Pasquali ne croit certes pas à une continuité, à une forme de parenté, quelle qu'elle soit, entre carmen et saturnien, mais il ne peut s'empêcher de supposer que les poètes qui ont utilisé le saturnien aient pu être influencés par le rythme du carmen auquel leur sensibilité avait été accoutumée. Dans ces conditions, G. Pasquali a été conduit à exagérer l'importance de «structures bipartites» et celle du rythme binaire dans l'isocolie de la prière cato-

216

LES PRIÈRES DU TRAITÉ DE AGRICULTURA

nienne 148 • Ces structures sont bien évidemment associées à l'allitération, aux synonymes, aux termes corrélatifs. Cette analyse, peut-être trop rigoureuse, qui s'efforce de mouler la prière de Caton dans une structure trop rigide, a néanmoins le mérite d'avoir distingué deux types d'énoncé et d'avoir reconnu des éléments de transition non constitutifs du carmen lui-même. Thèse de G. B. PIGHI L'architecture de la prière catonienne est conçue par G. B. Pighi selon la théorie du rythme verbal : la phrase, unité rythmique se divise en «incises» ou «sections» (KÔI-lfWTa) et présente des alternances de temps forts et de pauses. L'analyse du savant italien aboutit au résultat suivant : Thesis : Mars pater te

1 1

precor quaesoque

uti sies uolens propitius mihi 1 domo

1 1

1 1

1

familiaeque nostrae

111

Arsis: Quoius rei ergo agrum

1 1

1 terram 1 fundumque

su 1oui 1 taurilia circumagi iussi

meum

11

11 11

ut tu morbos 1 uisos inuisosque 1 uiduertatem ' uastitudinemque 1calamitates intemperiasque prohibessis 1defendas uti tu fruges 'jrumenta grandire

1 beneque

1

1 1

uineta 'uirgultaque

euenire siris

pastores 1pecuaque salua 1seruassis

auerruncesque

1

11

11

11

11

11

duisque bonam salutem

1ualetudinemque 1 1

mihi 1domo IJamiliaeque nostrae

111

148 Critique de la position de G. Pasquali, dans B. Luiselli, Il problema della più antica prosa latina, p. 113-116 et!! verso saturnio, p. 211-216. B. Luiselli conteste la façon dont l'invocation (Mars pater), qui conditionne en fait l'ensemble de la prière dans son ample développement (jusqu'à l'ultime formule macte hisce suouetaurilibus lactentibus esta), est étroitement (et uniquement) rattachée aux verbes exprimant la prière (te precor quaesoque).

217

CHAPITRE V

Thesis:

harunce rerum ergo fundi

11

1 terrae 1 agrique

lus trique faciendi ergo sicuti dixi macte

mei lustrandi 1 1

1

1 1

hisce su 'oui 'taurilibus llactentibus immolandis esta

1

11 1

1

1

149

Le rythme ternaire qui' est bien mis en évidence au terme du premier mouvement qui constitue un temps fort (mihi domo familiaeque nostrae) devient l'élément rythmique fondamental du corps de la prière et réapparaît dans la partie finale. La multiplication des différents temps de pause dans cette analyse (temps matérialisé par les sigles : ' 1Il Il Ill ) aboutit à une trop grande subtilité, peu perceptible dans l'exécution même du rituel et à une décomposition parfois discutable : le groupe «uti tu morbos ... intemperiasque» est conçu comme une seule unité rythmique alors que la multiplication des termes corrélatifs accentue un rythme fondamentalement binaire et scande le développement avec beaucoup plus de force qu'il n'apparaît dans l'analyse de G. B. Pighi. Thèse de G. DuMÉZIL G. Dumézil a été amené à étudier la prière de Caton dans le cadre de sa critique de l'interprétation agrariste de Mars 150 . L'analyse de G. Dumézil est structurelle et fonctionnelle: la prière s'articule autour de deux parties; dans la première partie sont mentionnés les ennemis à combattre et les modes de combat (ut tu ... auerrunces), dans la seconde, les bénéficiaires et les effets bénéfiques du combat (utique tu fruges frumenta... mihi domo familiaeque nostrae). Dans la première partie de la prière, Mars apparaît dans sa fonction habituelle de dieu combattant (prohibessis, defendas auerruncesque); dans la seconde, les verbes (siris, duis, seruassis), dont le dieu Mars est encore le sujet, expriment moins des modes d'action proprement dits que, d'une manière plus abstraite et toute rhétorique, 1'intention psychologique de la même action du dieu. L'étude du vocabulaire montre que Mars ne «confère» pas la salus et la ualetudo mais en offre les conditions. Mars ne saurait être considéré comme un dieu médecin ou un dieu nourricier : il permet aux productions de la terre, une fois semées, de croître normalement mais cette croissance est confiée aux Lares et aux Semones, à Tellus et à Cérès. Comme dans le chant des Arvales, la prière de lustratio agri montre

149

Enciclopedia Classica II, 6, 2, p. 227-228 ; cette analyse figure aussi, mais présentée d'une façon plus sommaire, dans I ritmi e i metri della poesia latina (p. 126-127) et dans La Poesia religiosa romana (p. 136-141). 150 G. Dumézil, RRA 2 , p. 241-244

218

LES PRIÈRES DU TRAITÉ DE AGRICULTURA

Mars dans son activité spécifique de dieu de la guerre écartant les dangers, combattant les forces ennemis. La coordination établie entre les deux ut (ut tu ... utique tu ... ) a induit en erreur les exégètes de la prière en leur donnant à penser que les deux séries d'actions se situent sur le même plan, alors que les deux séries de verbes ne sont pas homogènes. Seule la première série de verbes (prohibessis, defendas, auerruncesque) exprime l'action concrète et réellement efficace du dieu. On a donné au verbe duis un sens fort, comme si le dieu conférait lui-même directement les avantages énumérés, mais dare bonam salutem ualetudinemque ne fait que préciser et doubler l'expression salua seruare. Dare peut offrir le sens de «donner la possibilité», comme dans l'expression dare iter per prouinciam 15 1, au sens de «permettre de passer par la Province». De même le recours au verbe sinere tend à prouver que le dieu passe au second plan et n'a plus d'action spécifique. Thèse de L. NouGARET Pour L. Nougaretl 52 , la prière à Mars se déroule selon un ample mouvement circulaire qui part de l'invocation préliminaire pour s'achever dans l'invocation finale à Mars Pater. Ce savant propose d'y reconnaître trois parties : le première (Mars pater. .. circumagi iussi) préfigurant les deux autres qui consistent en une demande (uti tu ... utique tu ... familiaeque nostrae) et une offrande (harunce rerum ergo ... lactentibus esta). L'ensemble apparaît donc solidement construit, l'ampleur du développement ne nuisant jamais au déroulement de la pensée; les termes qui annoncent l'offrande dans la première partie (quoius rei ergo) sont repris dans la troisième partie (harunce rerum ergo ; eiusdem rei ergo ), la séquence «agrum terram fundumque meum» étant reprise en ordre inversé «fundi terrae agrique mei». L'étude deL. Nougaret souligne l'importance du rythme binaire, souvent mis en valeur par l'allitération (fruges 1 frumenta ; uineta uirgultaque), que viennent interrompre, selon un mouvement ascendant et progressif, des séquences ternaires (mihi domo familiaeque nostrae ; agrum terram fundumque meum ; prohibessis defendas auerruncesque ; fundi terrae agrique mei). Les éléments binaires s'organisent eux-mêmes en des ensembles plus vastes, soit binaires (fruges frumenta, uineta uirgultaque) soit ternaires (morbos uisos inuisosque uiduertatem uastitudinemque, calamitates intemperiasque). En sage métricien, L. Nougaret renonce à trouver dans cette prière un élément de rythme commun, mais note la tendance, dans une énumération à placer le mot long après le mot court (precor quaesoque ; ua lens propitius ; mihi domo familiaeque; prohibessis defendas auerrunces) ; autre tendance notable, celle qui consiste à terminer les incises sur des séquences de syllabes longues, la syllabe brève finale étant ici considérée comme anceps 153 •

151

Caes., B. G., I, 8, 3. L. Nougaret, Traité de métrique latine classique, p. 15-18. 153 Exemples de deux longues finales : nostrae, uastitudinemque, intemperiasque, siris ... Exemples de trois longues et plus : quaesoque, circumagi, iussi inuisosque, auerruncesque ... 152

219

CHAPITRE V

Thèse de B. LursELLI B. Luiselli 154 a également dégagé, les associations de termes corrélatifs qui

caractérisent cette prière, selon un rythme binaire ou ternaire. Le moment où culmine 1' émotion est celui où 1' orant énonce les calamités agricoles et demande au dieu protection pour lui-même et sa maisonnée. Le savant italien souligne la présence de seconds côla saturniens dans cette prière :te precor quaesoque (type canonique métellien), uolens propitius (type: domum uenisse, Liu., 18, 2),familiaeque nostrae (cf. Carm. Aru., 4: aduocapit cunctos), lustriquefaciendi (type: uestem citrosam, Naeu., 10). On peut, à défaut d'un principe commun qui réglerait 1' organisation de la precatio, mettre en lumière un certain nombre de séries rythmiques fondées sur la quantité. Ainsi deux séquences présentent de nombreuses longues : uti tu morbos uisos inuisosque prohibessis defendas auerruncesque

Si l'on applique à utile principe de l'abrègement iambique, les deux vers commencent par un rythme anapestique, comme la séquence : uiduertatem uastitudinemque.

Après l'élément anapestique et spondaïque, on peut reconnaître ici un rythme trochaïque. Mais la quantité n'est pas le seul élément à prendre en compte : la longueur des mots, le nombre des syllabes et non seulement l'accent qu'ils portent doivent intervenir dans le rythme. L'assonance souligne le rythme, les pauses qui surviennent entre les mots dissyllabiques ou trisyllabiques. L'élaboration de la grande prière à Mars révèle donc, dans la simple formulation d'une demande, un effort d'analyse et de compréhension des forces végétatives et naturelles. La spécification des bénéficiaires repose aussi sur une analyse qui reflète 1' organisation sociale romaine. La plupart des études font ressortir les divers procédés de la langue latine mis en œuvre dans la precatio pour en favoriser la mémorisation et lui insuffler en même temps un pouvoir incantatoire. L'analyse permet de distinguer des ensembles, des séquences significatives, mais elle montre aussi l'importance des structures syntaxiques et des liens de coordination. Aussi est-il impossible de dégager un principe d'ensemble en dehors des tricôla et dicôla. Il convient sans doute de distinguer dans 1' élaboration de cette longue prière, au moyen de deux niveaux de rédaction concernant la vie agricole, l'agriculture proprement dite et l'élevage; de même, au niveau de la conception, il conviendrait de distinguer les différents types d'exploitation. La prière s'efforce de réaliser une harmonieuse synthèse mais les articulations du carmen ne parviennent pas à dissimuler complètement le travail des prêtres qui ont élaboré cette prière pour lui conférer le pouvoir religieux le plus intense, le plus susceptible d'émouvoir la divinité.

154

220

B. Luiselli, Il problema della più antica prosa latina, p. 150-154.

TROISIÈM E PARTIE LA DIVINATIO N ÉTRUSCO -ITALIQUE

CHAPITRE VI DIVINATION ITALIQUE ET LIVRES SIBYLLINS Les liens entre la prière et la parole prophétique s'expliquent et se justifient par le rapport que le substantif oraculum (- clum) entretient avec le verbe orare. Les Anciens en donnaient, avec Cicéron 1, une explication que les linguistes modernes ont rejetée 2 : les oracula auraient été ainsi dénommés en ce qu'ils représentent la parole, le discours de la divinité (a ratio). Mais, d'une part les substantifs en - culum ne désignent que des objets matériels et généralement des lieux ou des emplacements3 ; d'autre part, a rare signifie« prononcer une formule rituelle »,c'est-à-dire« plaider une cause » ou « formuler une prière » ; les a ratores sont ceux qui présentent une requête officielle au nom d'un autre et qui s'adressent à une instance supérieure, chez les hommes ou chez les dieux4 • Un dieu ne peut adresser une oratio à un homme 5 . La sphère sémantique des mots dérivés en- culum permet ainsi à E. Benvéniste de définir l' oraculum comme étant le lieu où l'on adresse sa requête au dieu6 , de même que l' auguraculum est le lieu destiné à la prise des auspices par les augures 7• Pour comprendre comment oraculum en est venu à désigner la réponse du dieu à la demande qui lui est adressée, il faut se tourner vers la mentalité religieuse des Romains peu favorables aux oracles et qui ne s'est vraiment ouverte aux pratiques divinatoires que sous l'impulsion déter-

1

Cie., Top., XX, 77 : oracula ex eo ipso appellata sunt quod inest in his deorum oratio. E. Benveniste, Notes de vocabulaire latin, in Rev. Phil., 22, 1948, p. 120-122. 3 E. Benveniste (op.cit., p. 120) cite, par exemple pour l'osque sakaraklum (sacellum), pour 1' ombrien pihaclu (piaculum ), pour le latin poculum, diuerticulum receptaculum, cubiculum, cenaculum, spectaculum et même miraculum (cf. Li v. I, 45, 4 : cornu a in uestibulo Dianae monumentum ei fuere miraculo ). 4 Liu., I, 15, 5 : Veientes pacem petitum oratores Romam mittunt. Le sens de« prier» est le plus fréquent dans la latinité (Emout-Meillet, DE, p. 469), c'est aussi le sens qui s'est perpétué dans les langues romanes. Les deux sens se retrouvent dans les composés de orare (oratio, orator, oraculum, adora, exoro, perora). Selon le témoignage de Festus (218, 6 L), le sens juridique de plaider est archaïque et pourrait bien être le sens primitif: orare antiquas dixisse pro agere testimonio sunt [quod] et oratores et i qui nunc quidem legati, tune uero oratores, quod rei publicae mandatas partis agebant. 5 Cf. Plaut., Cas., 323 : negaui... ipsi me concessurum Joui, si is mecum oraret. 6 Plaut., Men., 841: ecce Apollo mihi ex oraclo imperat... ; Enn. trag. 43 V3 : ibi ex oraela uoce diuina edidit 1 Apollo (propos de Cassandre). Emploi encore sensible chez Tite-Live à propos de la mission convoquée à Delphes en 205 av. J.-C. : responsum oraculo editum (Liu., XXIX, 10, 6), c'est-à-dire« réponse rendue du fond de l'oracle» (cf. Liu., I, 56, 10: ex infimo specu uocem redditam, à propos de l'ambassade à Delphes des fils de Tarquin et de Brutus). 7 Sur ce type d'édifice, cf. F. E. Brown, Cos a IL, The temples of the Arx, in MAAR 26, 1960, p. 9-14; M. Torelli, Un templum augurale d'età repubblicana aBantia, inRAL, 21, 1966, p. 293-315 et ibid., 1969, p. 39-48, A. Grandazzi, Le roi et l'augure. A propos des « auguracula » dans Rome, in Caesarodunum, 1986, suppl. no 56, p. 122-153. 2

223

CHAPITRE VI

minante de l'hellénisme: oraculum serait donc calqué du grec XPTJŒTTJpLOV. On ne rencontre pas en latin un verbe de sens technique correspondant au grec xpêio-8m ; la langue latine a eu recours au verbe orare qui n'est qu'un mauvais équivalent. La suffixation en- culum répondait à la formation en- TTJpLov 8 . Le substantif grec désigne proprement le lieu de l'oracle mais Hérodote l'emploie concurremment au sens d'oracles9. Oraculum a suivi la même évolution. Faut-il voir dans la création même du substantif oraculum la part prépondérante à Rome de la mantique hellénique? Ne peut-on définir une littérature oraculaire spécifiquement latine ? Sans doute les Romains ont-ils toujours manifesté une extrême méfiance à l'égard des oracles et des prophéties: contrairement aux Grecs, ils éprouvent peu d'intérêt pour la divination inspirée et intuitive et le don de prophétie paraît étranger à leur conception du sacrél 0 • Si 1' oracle de Préneste était cléromantique et si la Fortune y répondait aux questions posés par l'intermédiaire de sortes, faites de plaquettes de bois, où l'on gravait des oracles qu'il fallait ensuite interpréter, à Rome, la déesse, en l'honneur de laquelle Servius Tullius édifia pourtant plusieurs temples aujourd'hui mis au jour au Forum Boarium, se contente d'être la divinité protectrice des diverses classes d'âge, en fonction de plusieurs épiclèses (Fortuna Virilis, Fortuna Virgo)ll. Dans une religion hostile aux prophéties, la littérature oraculaire à Rome se réduit presque essentiellement au recueil des Livres Sibyllins et aux carmina qui, tels les carmina Marciana , y ont été ultérieurement rattachés. Néanmoins, la tradition latine nous a conservé la transcription en langue latine de prophéties dépendant de l' Etrusca disciplina, ou bien en rapport avec 1' oracle de Delphes ; ces oracles retiendront notre attention car plusieurs traditions peuvent se trouver mêlées dans cette adaptation qui semble conforme au carmen latin. Il existe aussi dans les Indigitamenta un certain nombre de dieux ou de simples numina en rapport avec la parole prophétique. La plus importante de ces divinités est celle dont le nom se rattache directement au substantif carmen. LA DIVINATION ITALIQUE

Carmenta, déesse de la parole prophétique La parole prophétique est-elle représentée à Rome par la déesse Carmenta 12 ? Le nom de la nymphe italique, qui se rattache au substantif neutre carmen, se présente

8

Cf. 8EWPTJTrjpLov et spectaculum ; OLKTJTT\pLov et habitaculum ; GTJf.lŒTTjpwv et signa-

culum. Hdt., 1, 13 (oracle); 1, 47, 53, 157 (au pluriel); 1, 63, 69 (réponse d'un oracle); cf. R. Crahay, La littérature oraculaire chez Hérodote (Bibliothèque de la Faculté de Philosophie et Lettres de l'Université de Liège. Fascicule CX:XXVIII), Paris, 1956. 10 R. Bloch, La divination dans l'Antiquité, Paris, 1984, p. 76-78. 11 Sur la Fortune de Préneste, cf. G. Gullini et F. Fasolo, Il santuario della Fortuna primigenia di Preneste, Rome, 1958 ; sur le culte de la Fortune, cf. J. Champeaux, Fortuna, Recherches sur le culte de la Fortune à Rome et dans le monde romain, 1, Rome, 1982. 12 Carmentis est employé par les poètes Virgile et Ovide, ainsi que par Varron, AuluGelle et Servius. On trouve Carmenta chez Tite-Live (1, 7, 8),Solin (1, 13), Aurélius Victor (OGR,V, 1, 2). Le grec se présente sous la forme KŒpf.lÉVTTJ (Strabo, V,230; Dion. Hal., I, 31, 1 ; 32, 2 ; Plut., Rom., XXI, 2; XXI, 3 ; Quaest. Rom., 56). 9

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DIVINATION ITALIQUE ET LIVRES SIBYLLINS

sous une double forme chez les poètes et les historiens : Carmentis ou Carmenta. Un temple en son honneur s'élevait à Rome près de la Porta Carmentalis, entre le Capitole et le Tibre 13 ; son culte était desservi par un flamine 14 et deux jours de fêtes étaient célébrés à son intention, les Carmentalia du 11 et du 15 janvier15 . Le premier jour, le flamen Carmentalis lui offrait un sacrifice non sanglant, comme le voulait le culte d'une nymphe 16 ; il était même interdit d'introduire dans son temple tout cuir provenant d'un animal, quel qu'il soit : toute dépouille de ce genre eût en effet constitué pour les fidèles une souillure , un amen morticinum 17 • Quatre jours plus tard, des cérémonies avaient lieu dans le temple même en l'honneur de Carmenta 18 et des divinités qui lui sont étroitement associées, Anteuorta et Postuorta 19 • Selon la tradition , le Sénat ayant interdit aux Romaines d'utiliser les carpenta pour leurs déplacements, les matrones se seraient refusées à leurs époux, jusqu'à ce que ce privilège leur eût été rendu; après cet incident, la déesse aurait accordé aux Romaines une telle fécondité qu'un deuxième jour de fête fut institué en son honneur0 • Ovide se fait à cet égard l'écho d'une étymologie populaire qui expliquait par carpenta le nom de la déesse. Pour les Anciens, Carmenta est ou une divinité prophétique 21 ou une déesse de la naissance 22 , les deux aspects ne s'excluant d'ailleurs pas 23 : comme divinité prophétique, elle se trouve associée aux Carmentes, l'une tournée en avant (Anteuorta, Prorsa, Prosa, Porrima), l'autre regardant en arrière (Postuorta). Ses dons magiques et prophétiques lui font jouer un rôle important dans les accouchements et les naissances. Carmenta se trouve associée aussi à la légende des origines de Rome où elle apparaît comme la mère (plus rarement, la femme) de 1' arcadien Evandre, le premier colon venu s'établir sur le Palatin, à qui elle aurait prédit la grandeur future de Rome24 , ou le des-

13 G. Lugli, Fontes ad topographiam ueteris urbis Romae pertinentes I, 14 (40); 166 (78-80) ; 166 (82) ; 167 (84). 14 Cie., Brut., 14, 56. 15 CIL P, p. 231 (Fast. Ann. fu!. Praen.) 16 Ou., Fast., I, 461 ; Varr., Ling., VI, 12 ; Macr., Sat., I, 16, 5. 17 Ou., Fast., I, 629 ; Varr., Ling., VII, 84. 18 Ou., Fast., I, 633. 19 Postuorta et Prorsa (Varro ap. Gell., XVI, 16, 4); Postuorta et Porrima (Ou., Fast., I, 633 ; Ser.Dan., ad Aen., VIII, 336), Postuorta et Anteuorta (Macr., Sat., I, 7, 20). Varron et Tertullien (Ad nat., Il, 11, 6) mettent ces épithètes cultuelles opposées en relation avec les positions présentées par l'enfant qui va naître, la tête la première ou les pieds en avant. Ovide, Servius Danielis et Macrobe appliquent ces deux cognomina aux deux directions de la voyance, le passé et 1' avenir. 20 Ou., Fast., I, 619; Plut., Quaest. Rom., 56. Selon une seconde tradition, l'institution serait consécutive au voeu prononcé par un dictateur devant Fidènes (Fast. Ann. fu!. Praen. à la date du 15 janvier: CIL F p. 231). 21 Liu., I, 7, 8; Ou., Fast., I, 461; Si!., XIII, 816; Solin., I, 10; Aur. Vict., OGRV, 1, 2; Seru., ad Aen.VIII, 51 : Seru. Dan., ad A en., VIII, 336 ; Dion. Hal., 1. 31, 1 ; Strabo, V, 3, 3 ; Plut., Quaest. Rom. 56; Rom. 21. 22 Ou., Fast., I, 617; Varron, ap. Gell., XVI, 16,4; Tert., Ad nat., Il, 11, 6. 23 Aug., Ciu., IV, 11. 24 Verg., Aen., VIII, 331-341 ; Ou., Fast., I, 471-537; Liu., I, 7, 8; Si!., XIII, 816; Solin., I, 1O.

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CHAPITRE VI

tin d'Hercule25 ; un rôle civilisateur lui était reconnu, en tant que divinité primitive associée aux origines de la cité: la tradition lui attribuait aussi l'invention de l'alphabet latin26 • D'une manière générale, les modernes voient en Carmenta une nymphe des sources, qui rend oracles et prophéties et qui porte secours aux femmes sur le point de mettre au monde un enfant27 . D'autre part, deux définitions originales méritent d'être signalées : von Domaszewski souligne les étroites relations de la déesse avec le dieu Janus, dieu des commencements, puisqu'elle s'occupe des commencements de la vie humaine28 • D'autre part R. Pettazzoni considère Carmenta comme une divinité lunaire29 . Enfin G. Dumézil souligne que l'Inde védique honorait Vac, la voix, la parole religieuse ou magique, célébrée dans le Rig Véda (1 0, 125 = Atharva Véda 4, 30) comme le fondement commun de toute existence. La Vac indienne a elle aussi exercé son patronage sur les eaux et s'est trouvée assimilée à la grande déesse-rivière, Sarasvati. Les modernes ne manquent pas de faire remarquer que l'on n'a pas retrouvé de dédicaces à Carmenta, comme on en attendrait pour une déesse associée aux naissances et à 1' accouchement30 • L'étymologie peut-elle nous aider à mieux cerner les traits de cette divinité? Les Anciens 31 eux-mêmes avaient déjà proposé la théorie qui est encore la plus couramment répandue chez les Modernes 32 : le nom de Carmenta dériverait du substantif carmen. Plusieurs formes de dérivation peuvent toutefois être envisagées. Pour admettre une dérivation en - to -, il faut supposer un doublet de carmen sous la forme* carmentum qui n'est aucunement attestée, à partir de laquelle aurait été créé le féminin carmenta 33 • On peut aussi envisager une dérivation en- ta, du type Iuuenta. Si l'on suppose d'autre part que le nom de Carmentis est formé à l'aide d'un suffixe- ti, une difficulté surgit dans la mesure où ce suffixe forme en latin des déverbatifs comme uestis (élargissement en - es - de la racine qui apparaît dans ind-uo, ex-uo) et non des dénominatifs 34 . Le seul autre exemple comparable est offert par le substantif sementis,

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Strabo, V, 3, 3 ; Dion. Hal., I, 40. Hyg., Fab., 277; Isid., Orig., I, 4, 1 ; V, 39, 11. 27 G. Dumézil, RRA 2 p. 396-398; G. Wissowa, RKR 2 p. 220. 28 Von Domaszewski, Abhandlungen zur romischen Religion, Leipzig- Berlin, 1909, p.

26

175. 29 R. Pettazzoni, Carmenta, in SMSR ,170, 1941, fasc. 1-4 p- 1 sqq. Cf. A. Grenier, Les religions étrusque et romaine, p. 109 et p. 127-128: «Les deux compagnes de la déesse, Porrima ou Anteuorta et Postuorta représentent la lune croissante et la lune décroissante dont les croissants, tournés en sens contraire, se voient figurés sur des pièces rectangulaires d' aes signatum ». 30 J. G. Frazer, The Fasti ofOvid, II, p. 181. 31 Ou., Fast., I, 467 ; Solin., I, 10; Aur. Vict., OGR V, 2 ; Sem., ad A en. VIII, 51 ; Seru. Dan., ad A en. VIII, 336; Dion. Hal., I, 31, 1. Pour carmen < Carmentis, cf. A ur. Vi ct., V, 1 ; Plut., Quaest. Rom. 56. 32 Aust, in RE, III, 1595,s. u. Carmentis (Carmenta); G. Wissowa, RKR 2 p. 219; H. Le Bonniec, Le culte de Cérès à Rome, p. 30 ; L. L. Tels de Jong, Sur quelques divinités romaines de la naissance et de la prophéties, p. 27-30; Emout-Meillet, DE, p. 100-101 : carmenta est donné comme dérivé de carmen:« si le nom de cette vieille divinité n'a pas été dérivé de carmen par étymologie populaire». 33 J. Perrot, Les dérivés latins en- men et- mentum, 1961, p. 297. 34 Walde-Hofmann, II, p. 512, s. v. semen.

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DIVINATION ITALIQUE ET LIVRES SIBYLLINS

«semailles »35 , auquel Varron attribue, à tort, une valeur d'action36 . Pour J. Bayet37 , il exprime encore les« semis», non point sous l'inertie du neutre semen, mais avec la vie que postule le geure animé, surtout au féminin. De la même façon, à carmen correspond le nom de la déesse qui, par ses paroles, explicite les temps, Carmentis. Un passage du geme inanimé à l'animé et à la divinité se retrouve dans la séquence termen 1 termo 1 Terminus 38 ; de même, mais à un degré de suffixation différent, sur limen a été formé le nom du dieu qui veille au seuil des portes, Limentinus 39 • L. L. Tels de Jong4° a cherché une explication du suffixe - ti dans le sanskrit, en attachant son attention à deux termes arati et Kàkati' : le premier terme, qui qualifie le prêtre Agni, est un adjectif dérivé du substantif ara-(« la façon»,« le rituel») et, signifiant« celui qui connaît le rituel». Kàka n'est autre que le nom de la corneille etKakati serait la déesse représentant« la Corneille par excellence». Dans les deux cas, le suffixe- ti marque une qualité, impliquant maîtrise et connaissance pour arati et déification pour Kàkati '. Si l'on suit le raisonnement deL. L. Tels de Jong, Carmentis signifierait« Celle qui, par excellence, connaît et possède le carmen » ou bien « Celle qui est le carmen », c'est-à-dire la déification du carmen . Ce raisonnement est en tout cas préférable au rapprochement suggéré par cet auteur entre messis et sementis, ce terme étant compris comme une rime du précédent, avec lequel il est souvent associé41 • D'autres voies ont encore été explorées par la recherche moderne pour préciser 1' étymologie de Carmenta mais aucune tentative ne s'est avérée plus convaincante que l'hypothèse des Anciens sur carmen> Carmentis 42 . Walde, persuadé que la dérivation de carmen n'est qu'une étymologie populaire, penche pour une origine étrusque de Carmentis 42 • Selon A. Pagliaro, Carmentis pouvait dériver d'une racine kam- (cf. grec : CJKŒ[l~Ôç «aux jambes torses») ou ker- (cf. lat. curuus) et Carmentis signifierait« la Recourbée», sens qui s'éclaire si l'on rapproche son nom des épithètes Anteuorta et Postuorta43 • Peut-on alors, au terme de cette analyse, préciser les traits de cette divinité et définir ses rapports avec le concept de carmen qui recouvre lui-même plusieurs 35

Emout-Meillet, DE, p. 617-618 s. u. sera. Varr., Ling., VI, 26 : Sementiuae feriae dies is qui a pontificibus dictus appellatus est a semente quod sationis causa susceptae. 37 J. Bayet, Les Feriae Sementiuae et les Jndigitations dans le culte de Cérès et de Tellus, in RHR, 137, 1950, p. 172-206, part. p. 176 (=Croyances et rites, p. 180). 38 Termen est attesté chez Varron (Ling., V, 21 ; cf. termina duo dans la Sententia Minuciorum, CIL F, 584,1. 8), termo chez Ennius (Ann. 479, 480). Cf. Emout- Meillet, DE, p. 686 s. u. terminus. Pour les uns, Terminus n'est que le numen de la borne (P. Kretschmer, in Glotta 13, 1924, p. 104); pour d'autres, Terminus est un dieu personnifié qui donne une valeur sacrée à la borne. On peut trouver dans termen 1 terminus la même opposition animé 1 inanimé que dans carmen 1 carmentis. Cf. H. Le Bonniec, Le culte de Cérès à Rome, p. 30 (à propos du genre de Cérès) 39 Tert., !dol., 15; Am., Adu. nat., I, 15. Cf. Walde-Hofmann I, p. 803 s. u. limen; II, p. 671, s. u. terminus. 40 L. L. Tels de Jong, Sur quelques divinités romaines de la naissance et de la prophétie, p. 29-30. 41 Cie., De or., I, 58, 249 (qui sit sementis ac messis) ; Col., II, 11, 3 (post sementem ante messem). 42 Walde-Hofmann I, p. 169 s. u. carmen. 43 A. Pagliaro, inSMSR, 21, 1947-1948, p. 121 sq. 36

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CHAPITRE VI

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notions ? La présence d'un flamine et la localisation du culte sur les pentes du Germal garantissent l'antiquité de cette divinité et ses liens avec la Rome archaïque. L'élaboration ultérieure de la légende, les rapports avec Evandre sont une étape plus tardive : dans la tradition grecque, ce rôle était tenu par Nicostrate ou Thémis45 , une nymphe pourvue du don de prophétie et installée à Delphes avant l'arrivée d'Apollon. La nature des Carmentes peut nous permettre de mieux définir l'identité même de Carmentis. Selon Varron46 et Tertullien47 , les Carmentes sont au nombre de deux, Pro(r)sa et Postuorta, considérées comme des déesses de la naissance. Saint Augustin 49 met ces divinités en rapport avec la naissance et la prophétie48 ; selon Ovide et Servius Danielis 50 , Porrima et Postuorta sont les sœurs ou les compagnes de la déesse. Comme Ovide et Servius Daniélis, Macrobe 51 tient ces divinités comme des prophétesses capables de connaître le passé et l'avenir52 , mais, selon lui, elles sont des divinités parèdres du dieu Janus, dieu des commencements. A la suite des Anciens, la plupart des théories 53 modernes ont reconnu enAnteuorta et Postuorta des déesses de la naissance , à l'exception, toutefois, de R. Pettazzoni54 , pour qui Anteuorta serait « la Lune tournée en avant», et Postuorta «la Lune tournée en arrière», c'est-à-dire la lune décroissante, tournée vers l'Ouest. Cette théorie doit cependant résoudre une difficulté, à savoir le sens actif et non passif des noms Anteuorta et Postuorta. L'existence de ces deux théonymes, Anteuorta et Postuorta, construits de manière antithétique, la multiplication des formes (Prorsa, Porrima) conduisent naturellement à les envisager, ainsi que l'a supposé L. L. Tels de Jong, comme appartenant à des listes d' Indigitamenta. Les deux noms sont conçus en effet de façon associative, antithétique et complémentaire, sur le modèle de séquences analogues telles que Patulcius et Clusivius, Canditor et Promitor,

Clem. Alex., Strom., I, 21. Paus., VIII, 43, 2 ; Strabo, V, 230. 46 Varro, ap. Gel!., XVI, 16, 4 : huius periculi deprecandi gratia, arae statutae sunt 44

45

Romae duabus Carmentibus, quarum altera Postuerta cognominata est, Prorsa altera a recti peruersique partus et potes tate et nomine ; fr.l 03 Cardauns I, p. 68-69 ; II, p. 200-202. 47 Tert., Ad nat., II, 11, 6 : peruerse natos < ... recte ue > ra Prorsae Carmentis esse prouinciam. 48 Aug., Ciu., IV, 11: in illis deabus quaefata nascentibus canunt et uocantur Carmentes; fr. 104 Cardauns I, p. 69 ; II, p. 202. 49 Ou., Fast., I ,633-636 : Porrima placatur Postuertaque, siue sorores 1 siue fugae comites, Maenali diua, tuae. 1 Altera quod porro fuerat cecinisse putatur 1 Altera uersurum postmodo quicquid erat. 50 Seru. Dan., ad A en. VIII, 336 : alii huius (Carmentis) comites Porrimam et Postuertam tradunt, quia uatibus et praeterita et futura sunt nota. 51 Macr., Sat., I, 7, 20: ad prudentiam regis (sei!. !ani) sollertiamque referendum est, qui et praeterita nosset et futura prospiceret, sicut Anteuorta et Postuorta diuinitatis scilicet aptissimae comites apud Romanos coluntur. 52 Le rapport passé-futur est une caractéristique de la pensée grecque. Cf. Hom., Il., I, 343: III, 109; XVIII, 250; Od. XXIV, 252; S. Accame, La concezione del tempo nel'età antica e arcaica, in RFIC, 39, 1962, p. 359-384. 53 Aust, in RE, III, 1594 s. u. Carmenta; G. Wissowa, RKR 2 , p. 220. 54 R. Pettazzoni, Carmenta, in SMSR, 17, 1941, p. 116 ; discussion dans L. L. Tels de Jong, Sur quelques divinités romaines de la naissance et de la prophétie, p. 46-48. Cf. supra n. 29.

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DIVINATION ITALIQUE ET LIVRES SIBYLLINS

Panda et Cela 55 • L. L. Tels de Jong a cependant tort de limiter à l'usage exclusif des prêtres érudits le recours aux Indigitamenta, car ceux-ci correspondent à une tendance générale de la mentalité romaine et les listes dont nous disposons, en particulier celles de la vie agricole, du mariage et de la naissance, montrent que les Indigitamenta ne relèvent pas de la pure spéculation théologique ou analytique, mais concernent également les pratiques religieuses populaires : les fidèles, au même titre que les prêtres, pouvaient invoquer Carmentis Anteuorta ou Carmentis Postuorta. Ces déesses intervenaient donc au moment de la naissance. Leur présence dans les Indigitamenta à l'époque archaïque souligne l'importance accordée à la position de l'enfant au moment de l'accouchement. L'une des lois royales attribuées par la tradition à Numa montre que les connaissances des Romains sur la position de l'enfant pouvaient s'appuyer sur l'expérience: la loi interdisait d'enterrer une femme morte pendant sa grossesse, avant que le foetus ait été enlevé56 • La rédaction de cette loi est, bien sûr, récente mais son contenu est certainement très ancien et reflète un usage en vigueur dans la Rome archaïque. Carmentis serait la divinité invoquée au moment de la naissance, dans un contexte d'opérations magico-médicales entourées de multiples précautions, de multiples tabous, dans toutes les sociétés archaïques. Pour L. L. Tels de Jong, Carmentis serait une ancienne déesse de la magie et de la médecine qui aurait reçu « les noms rituels « Anteuorta » et « Postuorta » qui lui furent conférés par les prêtres aux connaissances magico-médicales »57 • Ainsi, Carmentis est une divinité prophétique dans la mesure où la naissance de l'enfant, les signes qui l'accompagnent et les mots que 1' on prononce à cette occasion, sont annonciateurs de son destin : ce rôle de la parole a déjà été souligné à propos des autres déesses entourant la naissance et les premiers jours de l'enfant, Fata, Scribunda, Nundina, Neuna Fata 58 . Le nom générique des divinités chargées de filer la destinée de chaque mortel est rattaché à paria 59 par les Anciens et cette étymologie est généralement admise par les Modemes 60 . Les signes de la naissance se lisent sans doute dans la façon dont se présente l'enfant,

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Sur Patulcius et Clusivius, surnoms de Janus, cf. Macr., Sat., I, 9, 15 ; sur Conditor et Promitor, cf. Seru., ad Georg. I, 21 ; sur Panda et Cela, cf. Varro, ap. Gell., XIII, 22, 4 et Am., Adu. nat., IV, 3. Cf. aussi supra, p. 166. 56 Negat lex regia mulierem quae praegnas mortua sit humari, antequam partus ei excidatur; qui contra fecerit, spem animantis cum grau ida peremisse uidetur. 57 L. L. Tels de Jong, Sur quelques divinités romaines de la naissance et de la prophétie, p. 56. 58 Macr., Sat., I,l6, 36: est etiam Nundina Romanorum dea, a nono die nascentium nuncupata,qui lustricus dicitur. Est autem lustricus dies quo infantes lustrantur et nomen accipiunt, sed is maribus nonus, octauus est feminis.Trois inscriptions, gravées sur des cippes et provenant de Tor Tignosa dans la région de Pratica di Mare-Lavinium, datant du me siècle av. J.C., mentionnent Parca Maurtia, Neuna, Neuna Fata. Cf. M. Garducci, Tre cippi latini con iscrizioni votive,in BCAR, LXXII ,1946-1948,p.2 sqq.; L. L. Tels de Jung, Sur quelques divinités romaines de la naissance et de la prophétie, p. 93-104; S. Weinstock, Parca Maurtia und Neuna Fata, in Festschriftfür Andreas Rumpj, Cologne, 1952, p.l5lsqq. 59 Varr., ap. Gell., III, 16, 10: nam Parca, inquit, inmutata una liftera a partu nominata, Caesellius autem Vindex in lectionibus suis antiquis tria, inquit, no mina Parcarum sunt : Nana, Decuma, Morta. Fr. 98 Cardauns I, p. 67; II, p. 194-195. 60 Emout-Meillet, DE, p. 482 s. u. Parca

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CHAPITRE VI

mais le nom de Carmentis s'explique surtout par les formules et les invocations de caractère magico-religieux prononcées au moment de l'accouchement afin de faciliter une épreuve douloureuse et pleine de dangers. En tant que nymphe, Carmentis a pu être rapprochée des Camènes dont la fête était célébrée le 13 août dans le calendrier pré-julien, près de la Porte Capène où se trouvaient leurs sources et où était honorée la plus célèbre d'entre elles, Egérie61 • C'est là que les Vestales venaient puiser leur eau sacrée62 • C'est en leur qualité de divinités des sources que les Camènes ont reçu des pouvoirs prophétiques, car l'idée que leur nom les destine à être des divinités des incantations, des oracles ou des formules magiques n'est nullement fondée: le nom des Casmenae 63 est sans rapport aucun avec le substantif carmen. Macrobe suggère un rapprochement avec l'étrusque 64 et de fait Camnas (Camna) est un gentilice étrusque 65 • Quand la poésie latine prit naissance et se développa, les Camènes furent abusivement assimilées aux Muses 66 jusqu'à ce qu'Ennius fit adopter en latin le nom grec Musae 67 • Mais les poètes de l'époque impériale redonnèrent aux Camènes leur place dans la poésie et cette faveur consolida les rapprochements des Camènes avec la parole prophétique et inspirée du uates 68 • C'est d'ailleurs un poète de l'époque impériale, Ovide, qui nous conte l'histoire d'une nymphe qui personnifie le Chant: Canens. Cette nymphe est l'épouse du roi Picus dont le royaume s'étend sur le pays des Laurentes. Picus fut transformé en picvert pour avoir repoussé les avances de la magicienne Circé. La nymphe, inconsolable, erre alors pendant sept nuits et autant de jours à la recherche de son époux et finit par arriver, à bout de forces, sur les rives du Tibre où elle chante une dernière fois avant de se dissoudre, consumée de douleur et d'amour, dans l'air69 • Le chant de Canens, comme celui d'Orphée, avait le pouvoir de mettre en mouvement les rochers et les forêts, d'apprivoiser les bêtes sauvages, d'arrêter le cours des fleuves et de suspendre le vol des oiseaux. La présence de Picus aux côtés de Canens s'explique par le rôle prophétique des arbres et la légende de Canens s'inscrit dans l'histoire des royautés primitives et légendaires du Latium au temps du règne de Saturne70 : selon ces traditions, Picus était fils de Saturne, père de Faunus et grand-père de Latinus. La légende de Canens met en valeur la beauté de son chant et ses dons prophétiques de nymphe reposent plus sur le chant modulé que sur la parole articulée. Le chant de Canens et la légende de Picus font plutôt songer à la valeur prophétique des oscines qu'aux prophéties d'une sibylle71 • 61

Liu., I, 21, 3. Plut., Numa, XIII. 63 Emout-Meillet, DE, p. 89-90 s. u. Camenae 64 Macr., Somn., II, 3, 4 : Etrusci Musas ... Camenas quasi canenas a canendo dixerunt. 65 CIE 5470, 5473. 66 Liu. Andr., Od., 1 : uirum mihi, Camena, insece uersutum 67 Enn., Ann.,1 : Musae, quae pedibus magnum pulsatis Olympum. 68 Verg., Buc., III, 59. 69 Ou., Met., XIV, 320-434. 70 A. Brelich, Tre variazioni sul tema delle origini, Rome,1955. 71 Fest. 214, 14-20 L: oscines aues Ap. Claudius esse ait, quae ore canentesfaciant auspicium, ut coruus, cornix, noctua ; alites quae alis ac uolatu, ut buteo, sanqualis, aquila, immusulus uulturius, t picam aut t Martius Feroniusque et parra et in oscinibus et in alitibus habentur. 62

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Ni Carmentis ni les Camenae ne sont donc les divinités de la parole prophétique. La seule personnification divine de la parole oraculaire à Rome demeure Ai us Loquens 72 ou Aius Locutius 73 dont le nom traduit deux fois l'idée de parler14 • Encore ce dieu ne joue-t'il qu'un rôle secondaire: il ne s'est manifesté que pour annoncer la catastrophe gauloise de 390 av. J.-C., sous forme d'une voix qui annonça l'approche de l'ennemi. Après le redressement romain, Camille lui fit élever un autel à l'angle nord du Palatin, in infima Noua Via 75 , pour réparer 1' impiété des Romains qui avaient d'abord manifesté leur incrédulité envers un tel procédé oraculaire. Dans ses Antiquités divines, Varron donnait une définition d'Aius en le mettant en relation avec Vaticanus, le dieu qui préside au début du langage chez les enfants 76 • Le nom de ce dieu se retrouve dans la dénomination de certains chants des Saliens, les axamenta77 et certains rattachent à aio le substantifprodigium qui se serait d'abord appliqué à la« parole prophétique». Mais à l'époque historique le mot n'est jamais employé explicitement avec ce sens et la forme prodigium fait problème en face de adagium, synonyme de prouerbium 78 • Dans les Indigitamenta pontificaux, figurait également une Fatua, identique à Fauna : selon Macrobe, Bona Dea, Terra, Fauna, Fatua, Ops sont des divinités toutes identiques et le compilateur explique le nom de Fatua par le premier cri que pousse le nouveau-né quand il a touché le sol à sa venue au monde 79 . Selon Varron, enfin, Fatuus aurait été le nom primitif de Faunus, le Devin par excellence 80 • Du nom du dieu Fatuus dérive, selon Justin, le verbe fatuor, signifiant

72

Cie., Diu., 1, 45, 101 ; II, 69. Le deuxième exemple donné par Cicéron concerne la voix sortie du temple de Junon après un tremblement de terre et enjoignant aux Romains de sacrifier une truie pleine. A cette occasion Junon reçut 1'épiclèse de Moneta, « 1'Avertisseuse » 73 Liu., V, 32, 6. 74 Ernout-Meillet, DE, p. 18 s. u. aio. 75 Liu., V, 50, 5. 76 Varra, ap. Gell., XVII, 17, 2 : nam sicut Aius... deus appellatus araque ei statuta est, quae est infima noua uia, quod eo in loco diuinitus uox edita erat, ita Vaticanus deus nominatus, penes quem essent uocis humanae initia, quoniam pueri, simul atque parti sunt, eam primam uocem edunt, quae prima in Vaticano syllaba est idcircoque uagire dicitur exprimente uerbo sonum uocis recentis ; fr. 107 Cardauns 1, p.69-70 et II, p. 203-204. 77 P. Fest. 3, 11 L : axamenta dicebantur carmina Saliaria, quae a Saliis sacerdotibus componebantur in uniuersos deos composita; 7, 27 L: axare nominare. Cf. supra, p. 75-76. 78 Gell., l,praef 19 (adagio ap. Varr., Ling., VII, 31); cf. Ernout-Meillet, DE, p. 19 s. u. aio. 79 Macr., Sat., 1, 12, 21-22: et eamdem esse Bonam Deam et Terram ex ipso ritu occultiore sacrorum doceri passe confirma! (sei!. Cornelius Labeo) : hanc eamdem Bonam Faunamque et Opem et Fa tuam pont[ficum li bris indigitari : Bonam quod omnium no bis ad uictum bonorum causa est; Faunam quod omni usui animantiumfauet; Opem quod ipsius auxilio uita constat; Fatuam afando quod, ut supra diximus, infantes partu editi non prius uocem edunt quam attigerint terram. Cf. Sem., ad Aen. VII, 47 : quidam deus est Fatuellus: huius uxor est Fatua. Idem Faunus et eadem Fauna. Lact., Jnst. diu. 1, 22, 9: quam Gabius Bassus Fatuam nominatam tradit, quod mulieribus fata canere consueuisset ut Faunus uiris. 80 Varr., Ling., VI, 55.

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CHAPITRE VI

« être en proie au délire prophétique »81 • Proche encore de Faunus est le dieu Silvanus qui joue un rôle dans la tentative de restauration du pouvoir monarchique à Rome qui engendre un conflit entre Romains et Etrusques, Tarquiniens et V éiens. Dans le récit livien, Silvanus revêt le rôle de Faunus 82 : après la bataille dans le silence de la nuit, les Romains crurent entendre une voix en provenance de la forêt Arsia, celle du dieu Silvanus qui leur annonçait qu'un étrusque de plus était tombé dans ce combat indécis et disputé et que la victoire revenait donc aux Romains. La croyance aux vertus oraculaires des arbres et des antres est attestées à Rome 83 . Il s'agit de très vieilles croyances populaires mais la personnalité de Silvanus s'efface derrière celle de Faunus dont la reconnaissance officielle est établie par la cérémonie des Lupercales et par la présence d'un temple sur l'Ile Tibérine. Au contraire, Silvanus n'a aucune place dans le calendrier des fêtes religieuses et ne dispose d'aucun prêtre en particulier84 • Mais sa présence dans le traité d'agriculture de Caton85 , les nombreuses dédicaces attestent la reconnaissance de ce numen des forêts dans les pratiques populaires. Les Romains ont toujours adopté une attitude ambigüe et méfiante envers la valeur prophétique de la parole. Le Romain peut tenir pour authentique et véridique la parole annonciatrice en disant qu'il l'accepte (amen accipere) 86 mais il peut aussi transformer habilement la valeur d'un présage par d'autres paroles capables d'en modifier le sens (abominari). Les Romains sont trop attachés à la lettre pour accorder un crédit profond aux paroles : le contenu d'une prière est le plus souvent vérifié ex scripto, surtout dans les cérémonies du culte public. Ce qui est écrit ne peut plus être modifié, ce qui est dit est toujours livré aux multiples aléas des interprétations. Ces paroles sont souvent difficiles à décrypter, elles n'ont qu'un lien très lâche avec le message qu'elles sont censées contenir, leur contenu est encore moins défini que celui des oracles. Il s'agit souvent de mises en garde. L'exemple des propos du marchand de figues de Caunes qui auraient dû avertir Crassus avant sont expédition contre les Parthes ( Cauneas devant être interprété comme caue ne eas) 87 peut être rapproché d'un

81 Iust., XLIII, 1, 8 : Fatua ... Fauno uxor. .. quae uelut per furoremfutura praemonebat. Vnde qui adhuc inspirari salent fatuari dicuntur. Cf. osq. Fatuveis, gén. sing. Fatui (Vetter, Handbuch, n°165; Emout-Meillet, DE, p.220 ,s.u. Fatuus, Fatua. 82 Liu., II., 7, 2 : adiciunt miracula huic pugnae ; silentio proximae noctis ex si!ua Arsia ingentem editam uocem ; Siluani uocem eam creditam ; haec dicta : uno plus Etruscorum cedidisse in acie, uicere bello Romanum. Cf. Plut., Pop!. ; Dion. Hal., V, 14 ;Plaut., Au!., 674, 766; Lucr., IV, 580. 83 Verg., Aen., VII, 81 ; VIII, 597. CIL VI, 610; XII,l03. 84 G. Wissowa, RKR 2 , p. 213; K- Latte, RRG, p. 83-84. 85 Cato, Agr., 83. 86 R. Bloch, Les prodiges dans l'Antiquité classique, p.80. Le nom latin amen peut être rappoché du hittite hâ-, «tenir pour véridique ». Cf. E. Benveniste, Hittite et Indo-Européen. Etudes comparatives (Bibl. arch. et hist. de l'Institut français d'Arch. d'Istanbul, V), Paris, 1962. Le rapprochement du suffixe instrumental et du thème nominal os, *os- men (Cicéron, Diu., I, 45, 102; P. Fest. 213,2 L) est sans fondement. La forme osmen a vraisemblablement été inventée par Varron (Ling., VI, 76 et VII, 97) afin de justifier son étymologie. Selon L. Havet (MSL IV, 233) amen dériverait de *aug-s-men et pourrait appartenir aux termes de la langue augurale, comme augur, augea. Cf. Emout-Meillet, DE, p. 461 s. u. amen. 87 Cie., Diu., I, 30.

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prodige dont l'annalistique a conservé le souvenir pour l'année 192 av. J.-C., lorsque le boeuf du consul Cnaeus Domitius prononça cet avertissement « Rome, prends garde à toi » 88 • On voit d'emblée ce que la lecture ou le décryptage de tels messages peut revêtir de factice et d'arbitraire et combien les Romains ne pouvaient les considérer qu'avec défiance. De tels témoignages ne peuvent recevoir de crédit que lors de crises graves où la superstition étouffe le sentiment religieux. Les signes liés aux paroles prononcées parfois par inadvertance ont moins de valeur que les signes écrits qui constituent des oracles. Les formes élémentaires des oracles sont inscrites sur les tablettes des sortes.

La divination italique et les « sortes » Les sortes ont constitué le procédé par excellence de la divination italique : le vocabulaire latin n'établit pas de différence entre les oracles en général et les oracles par les sorts en particulier89 • Une sors du musée de Fiesole, qui se présente sous la forme d'un simple caillou, datée du Ille siècle et publiée par M. Guarducci, nomme Servius Tullius : se cedues, perdere nolo, ni ceduas, Fortuna Seruios periit 90 .C'est vraisemblablement la divinité elle-même qui s'exprime ici, à la première personne: « Si tu cèdes, je ne veux pas provoquer ta perte ; mais, à supposer que tu ne cèdes pas, [rappelle-toi que] la Fortune a provoqué la perte de Servius». La Fortune menace le mortel qui ne se plierait pas à sa puissance du sort qu'elle avait réservé par le passé à Servius Tullius, qu'elle avait porté sur le trône de Rome, garante de sa royauté, avant de l'abandonner et de provoquer sa chute dans des conditions particulièrement cruel-

88 Liu., XXXV, 21, 4-5 : et, quod maxime terrebat, consulis Cn. Domitii bouem locutum : Roma, caue ti bi ; ceterorum prodigiorum causa supplicatum est; bouem cum cura seruari alique haruspices iusserunt. Sur le prodige du bos locutus cf. Liu., XXIV, 10, 10; XXVII, 11, 4; XXVIII, 11, 4; XXXV, 21,4; XLI, 13, 2; XLI, 21, 13; XLIII, 13, 3; Obs., 15, 27, 43, 53; Tac., Hist., I, 86. 89 J. Champeaux, Oracles institutionnels et formes populaires de la divination italique, in La divination dans le monde étrusco-italique (II), Caesarodunum, 1986, suppl. n° 54, p. 90113 ; cf. A. Bouché-Leclecrq, Histoire de la divination dans l'Antiquité, Paris, 1879- 1882, en part. I, p. 189-197 (sur la cléromancie) et IV, p.l45-159 (sur les sortes italiques) ; Ehrenberg, s. u. Losung, in RE,. XIII, 2, 1927, col. 1451-1504; K. Latte, s. u. Orakel, in RE, XVIII, 1, 1939, col. 854-866 (Rome et époque impériale). 90 M. Guarducci, La Fortuna e Servio Tullio in un antichissima «sors>>, in RPAA ,2526, 1949-1951, p. 23-32; cf. A. Degrassi, ILLRP, II, Florence, 1963, n° 1070; J. Champeaux, Fortuna. Recherches sur le culte de la Fortune à Rome et dans le monde romain, I. Rome, 1982, p. 75, no 331 et 187 n°197 (l'attribution de la sors à un oracle de Fanum Fortunae laisse l'auteur sceptique); E. Peruzzi, Un antichissima sors con iscrizioni latine, in PP, 14, 1959, p. 212-220 (et une note de S. Mariotti, ibid.p. 220); M. Guarducci, Ancora sull'antichissima «sors>> di Servio Tullio, in PP, 15, 1960, p. 50-53 etAncora sull'antica «sors>> della Fortuna et di Servio Tullio, inRAL 27, 1972, p. 183-189; F. Coarelli, Il Foro Boario. Dalle origini alla fine della repubblica, Rome, 1988, p. 302.

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les 91 . Plus tard, Séjan devait être lui aussi trahi par la Fortune étrusque de Volsinies, Nortia92 , qui l'entraîna à sa perte après l'avoir élevé au faîte du pouvoir. La formule est conçue sur une antithèse (se cedues; ni ceduas) 93 à l'intérieur de laquelle l'opposition entre futur et subjonctif, d'ailleurs toute relative, introduit une uariatio et envisage la seconde hypothèse avec moins de force que la première éventualité. La mise en garde elle-même se présente sous une forme très concise tendant à rappeler le sort de Servius Tullius au consultant qui serait tenté de tenir tête à la déesse, ou tout au moins de négliger ses avis : la concision met en lumière le rapprochement entre Servius et Fortuna et la clausule periit reprend en écho l'infinitif perdere. La sors de Faléries que cite Tite-Live a propos des prodiges de 217 annonçait: Mauors telum suum concutit 94 • Le nom du dieu italique de la guerre y apparaît sous sa graphie archaïque : la menace de guerre, manifestée par 1' agitation de la lance de Mars telle qu'elle était mise en oeuvre dans le rituel des Saliens, est formulée d'une manière concise et dénuée d'ambiguïté, à travers un agencement de trois dissyllabes et d'un trisyllabe. Mais l'essentiel de notre documentation est constitué, en premier lieu, par trois sortes de bronze 95 provenant de Foronovo (Forum Novum), baguettes inscrites sur leurs quatre faces et conservées au Musée de Parme : la première réponse est censée rassurer le consultant sur son sort ; la seconde paraît concerner les biens

91 G. Dumézil, Servius et la Fortune, Paris, 1943 (Cf. Idées romaines, Paris. 1969, p. 103-124); J. Champeaux, Fortuna, p. 324-325. 92 1uu., 10, 73-75; 93 L'expression cedere fortunae est devenue dans la prose classique un simple lieu commun. Cf. Caes., B.G.,VII, 89, 2. 94 Liu., XXII, 1, 11: et Faleriis caelumfindi uelut magna hiatu uisum quaque patuerit ingens lumen effulsisse ; sortes sua sponte attenuatas unamque excidisse ita scriptam : Mauors telum suum concutit. Cf. J.Champeaux, Sur trois passages de Tite-Live (21, 62, 5 et 8; 22, 1. 11). Les« sorts» de Caéré et de Faléries, in Philologus, 133, 1989, p.69-74. 95 CIL XI, 1129 ; Degrassi , ILLRP, n°l071 : 1° [ Quid] nunc consoltas? quiescas ac ui[taj]r[u]ari[s]: «C'est maintenant que tu me consultes? Reste tranquille et profite de la vie ». -[ Vit]am con[de]cora: mo[rt]em procul apste habebis: «Rehausse ta vie et tu maintiendras loin de toi la mort». - [ N]on potest prius mortem adficier quam uenerit fa[tum]: «Il ne peut pas mourir avant que son destin soit venu». -[ Magnis t]aed[i]is ualetudo ostenditur [ma]-gn[a]: «Par de grandes épreuves est révélée une grande santé».

2°[ ---] melius [ ---1 [ --- 1 aedis ho[---] [ stultus qui] tum[i]de lucrum quaesiuit su[rdum ]: «Il est sot celui qui a recherché avec orgueil un gain qui ne l'écoute pas». [ ---]ri [p]rotendit turbam [m]agnam 30 [--[ [ [

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fu]giesque eam semp[er ---]:« ... tu la fuiras toujours ... » te]ret quae antea sterilis fuit: « ... celle qui auparavant a été stérile ... » ]tum reddidit qu[ ---] an]imi ? excru[ciati ? ]

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matériels, la fortune, la richesse du consultant ; la troisième, très mutilée, semble mentionner une femme qui aurait été frappée de stérilité96 • L'autre partie de notre documentation est constituée par un lot de dix-sept sortes trouvées au XYlème siècle, se présentant sous forme de tablettes provenant de la région de Padoue 97, qui auraient été mises au jour à un lieu-dit« Bahareno della Montagna » (selon Alde Manu ce), toponyme que Th. Mommsen identifiait avec Barbarano, rapportant ces tablettes à l'oracle de Géryon, que consulta Tibère98 • Selon A. Degrassi, elles pourraient se rapporter à un autre oracle, situé dans la région de Padoue. Il ne subsiste de ces dix-sept tablettes que trois exemplaires ; les autres ne sont plus connues que par d'anciens recueils d'épigraphie qui en ont retenu une transcription souvent fautive ; ces tablettes étaient percées à leur extrémité gauche d'un trou qui permettait de les enfiler sur une cordelette, comme on procédait pour les sortes de Faléries 99 • Bien que le corpus des sortes soit relativement restreint, la variété des formules permet de dégager un certain nombre de procédés intervenant dans l'élaboration des réponses, conçues selon des thèmes et des schémas qui constituent une véritable rhétorique oraculaire. Quatre réponses reprochent au consultant d'avoir attendu trop longtemps pour venir interroger la divinité : celle-ci n'est plus, dès lors, en mesure d'intervenir efficacement. Ces réponses prudentes ménagent la puissance divine 100 : -2185 : « C'est maintenant que tu questionnes, maintenant que tu me consultes ? Le moment est passé. » -2187: «Quand tous les espoirs se sont envolés, c'est alors que tu me consultes ? » -2189: «Pourquoi demandes-tu conseille moment passé?» -2173: «Dis-toi bien que ce qui n'est pas droit est difficile à redresser.»

On relève ici un lieu commun, l'opposition classique entre curvus (au sens moral de pravus) et rectus. L'oracle laisse entendre que le mal est fait et qu'il est trop tard pour le réparer. Les sortes soulignent les avantages que procure la divinité oraculaire et déplorent l'ingratitude des consultants : «A beaucoup d'hommes je rends service: mais,

96

A. Swoboda (in Wien. Stud. 24, 1902, p. 485) y a reconnu des hexamètres.

97

CIL F, 2173-2189 ; Degrassi,ILLRP, no 1072-1087. Reproduit dans Degrassi, Scritti vari di Antichita,II, Rome, 1962, fig. 1 et 2, et R. Cagnat, Cours d'épigraphie latine, 4ème éd., Paris, 1914, p. XXIV, 4. 98 Suet., Tib., 14, 3 : cum Jllyricum petens iuxta Patauium adisset Geryonis oraculum, sorte tracta qua monebatur ut de consultationibus in Aponi fontem talas aureos iaceret, euenit ut summum numerum iacti ab eo tali ostenderent; hodieque sub aqua uisuntur hi tali. 99 J. Champeaux, Fortuna, I, p. 75, n. 330.

°CIL F:

10

2185 : Nunc me rogitas, nunc consulis, tempus iam abit. 2187: Postquam ceciderunt o[p}es [o}m[nes], consulis tun[c] me. 2189 : Qur petis postempus cons ilium ? Quod rogas non est. 2173: Conrigi uix tandem quod curuom est factum [c]rede.

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CHAPITRE VI

quand je l'ai fait, aucune reconnaissance de leur part » 101 • Certains fidèles les accusent de mensonges, alors que c'est la question maladroitement soulevée ou l'objet de la consultation, mal engagée, qui entrave le bon déroulement de la procédure oraculaire : «Nous ne sommes pas des baguettes mensongères, comme tu l'as prétendu: tu nous consultes d'une manière déraisonnable »102 • Sur une autre sors , ce sont les hommes eux-mêmes qui se trouvent accusés de mensonge par la divinité : « Beaucoup d'hommes sont menteurs: ne les crois pas » 103 . Une autre baguette, proche de la précédente, met en garde ceux qui se fient trop facilement aux paroles des mortels 104 • Les formules d'encouragement adressées aux fidèles se terminaient vraisemblablement par 1' expression: gaudebis (-bit,- bitis) semper 105 , que l'on retrouvera dans l'oracle de Marcius prescrivant l'organisation des ludiApollinares. Trois des mises en garde énoncées assez clairement par les sortes reposent sur des oppositions certus 1 incertus, uerus 1falsus 106 : deux mises en garde sont exprimées par caueas, sous entendu dans la troisième. La divinité prévient ici le consultant d'un danger qui le menace. Certaines mises en garde semblent concerner des entreprises particulières ou des déplacements envisagés, sans qu'il soit possible d'en savoir davantage, car les sortes procèdent par allusion 107 . L'une d'entre elles semble inviter le consultant à engager une action malgré ses craintes et appréhensions 108 • L'étude de ces dix-sept sortes ne permet pas de lever toutes les ambiguïtés relatives à leur interprétation mais elle laisse reconnaître certains procédés chers aux formules oraculaires. Le recours à des hexamètres de type populaire trahit leur caractère récent: un scribe maladroit, au premier siècle avant J.-C., s'est inspiré de tablettes

CIL F, 2186: permultis prosum; ubei profui gratia[m] nemo- (scil. habet). On notera ici la recherche d'une allitération (permultis prosum ... profui) et la phrase nominale, concise, mettant en cause l'ingratitude humaine (lieu commun à valeur gnomique). 102 CIL F, 2184: non sum[us] mendacis, quas dixti: consulis stulte. 103 CIL F, 2180 : [ Mendaces siue fallaces] ho mines mufti sunt: credere no li. La correction s'avère indispensable à la clarté de la sors; cf. Ritschl, Opuscul., IV, p. 398, 420, n. 5. 104 CIL F, 217 4 : Cre dis quod deicunt ? Non su nt ita : ne fore stultus. « Tu crois à ce qu'ils disent ? Il n'en est pas ainsi : ne sois pas sot ». 105 CIL F, 2182: Jubeo et, is ei sifecerit, gaudebit semper :«Je l'ordonne et, s'il agit ainsi [à l'égard de cet homme?], il sera toujours heureux». CIL F, 2183 : Laetus lubens petito: quod dabitur, gaudebis semper« Demande avec joie et de bon gré : ce qui te sera accordé, tu t'en réjouiras toujours». Ce sens paraît s'imposer par rapprochement avec la sors 2188 où il est inscrit tibei quod datur spernere nolei. Notons, dans la sors 2183 le dicôlon allitérant: laetus lubens (les deux dissyllabes sont suivis d'un trisyllabe). 106 CIL F, 2175: de incerta certa ne fiant si sapis caueas («Si tu as du bon sens, prends garde que ce qui est incertain ne devienne certain»); 2176: de uero fals a ne fiant iudice falso («Prends garde que le vrai ne devienne faux, avec un juge faux »); 2181: Hosfi!! incertus de certo, nisi caueas («Un ennemi certain deviendra incertain, au cas où tu n'y prendrais garde »). 107 CIL F, 2177: est equos perpulcer sed tu uehi non potest istoc («C'est un cheval splendide, mais, en ce qui te concerne, tu ne peux le monter »); 2178 : est uia [p]er [c]liuom, qua uis sequi non [datur ista] («Il existe le long de la pente un chemin que tu veux emprunter: il n'est pas autorisé» ou bien: «Il existe un chemin le long de la pente; celui que tu veux emprunter n'est pas autorisé ».La sors porte la leçonfertiliuom. 108 CIL F, 2180 :formidat omnes: quod metuit, id sequi satiust («Il a peur de tous: il vaut mieux qu'il suive ce qu'il redoute »). 101

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DIVINATION ITALIQUE ET LIVRES SIBYLLINS

plus anciennes qui constituaient le fond de quelque sanctuaire oraculaire de l'Italie du nord, dans la région de Padoue 109 • Comme on le voit, la fragilité des découvertes, la difficulté de conservation des fragments ne nous aident guère à reconstituer la littérature oraculaire. C'est le cas pour les deux fragments de vers inscrits sur une tablette de marbre d'époque augustéenne, découverte en 1907 dans une fauissa du temple de Préneste : [ fat}a Iouem susperant id... [ f}ata trahunt urbes s...

S'agit-il d'une simple inscription métrique, comme le veut Vaglieri, ou du texte d'un oracle rendu par la Fortune, comme le prétend Marucchil 10 ? Le contenu du fragment est en lui-même d'une relative banalité. Le premier vers évoque la traduction d'un vers grec par Cicéron: quodfore paratum est, id summum exsuperat Iouem 111 ; l'idée que Jupiter lui-même est soumis à un destin qui lui est supérieur n'est qu'un lieu commun des croyances religieuses 112 . L'association formulaire du deuxième élément est également fréquente dans la poésie latine 113 • L'absence de toute dédicace dans ce qui constitue pourtant la partie finale de l'inscription est un argument en faveur de la thèse de Marucchi : aussi peut-on considérer, avec J. Champeaux, le fragment en question comme une citation de l'oracle de Préneste, même si nous ne pouvons en avoir la certitude absolue 114 • Les indications qui précédent peuvent être complétées par 1' exploitation littéraire qui a été faite des procédés oraculaires, en particulier par Horace. Dans la Satire duFâcheux 115 , Horace a composé, sur le mode parodique, un oracle qu'une diseuse de bonne aventure 116 aurait prononcé pendant l'enfance du poète, lui prédisant une mort prématurée quand un funeste destin aurait placé un bavard sur la route du poète. Horace

109 CIL F 1, p. 690; la présence d'hexamètres a été admise par A. Swoboda (Ueber die metr. Form der sortes von ForumNovum, in Wien. Stud., 24, 1902, p.485) et reconnue par G. B. Pighi, La Poesia religiosa romana, p.l53-157. 110 Vaglieri, NSA, 1907, p. 685; Marucchi, BCAR, 35, 1907, p. 305-307 (et fig. 2); DPPA, 10, 1, 1910, p. 9698; Eph. Ep. 9, 763. 111 Cie., Diu.,II, 25. 112 Cf. Ou., Met., IX, 434 («me quoquefata regunt »,reconnaît Jupiter). 113 Cf. J. Champeaux, Fortuna I, p. 76, n. 335 qui cite de nombreuses références: Verg., Aen., V, 709; Ou., Met., VII, 816; Trist., II, 341 ; Sen., Herc.Oet., 1986; Oct., 182. 114 J. Champeaux, Fortuna I, p. 76. 115 Hor., Sat., I, 9, 31-34. Hune neque dira uenena nec hosticus auferet ensis nec laterum do lor aut tussis nec tarda podagra ; garrulus hune quando consumet cumque, loquaces si sapiat, uitet simul atque adoleuerit aetas. 116 Vieille femme originaire de Sabine, selon Plessis-Lejay, commentant Epod. XVII, 28 (cf. A. M. Tupet, La magie dans la poésie latine, Paris, 1976, p. 196 et 199). Mais D. Bo (Lexicon Horatianum, Hildesheim, 1965-1966,II, p. 251) interprète différemment l'adjectif Sabellus à savoir « agri Venusini antiquus incola ». Cf. aussi E. T. Salmon, Samnium and the Samnites, Cambridge, 1967, p.29-33 (et p. 32, note 4 «The Sabella anus cannot have been sabine»). Il s'agit vraisemblablement d'une vieille femme d'origine sabellienne, venue du Samnium à Venouse pour y dire la bonne aventure.

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CHAPITRE VI

nous a également laissé d'autres parodies d'oracles, à travers les révélations culinaires de Catius et celles de Tirésias 117 • Selon le commentateur allemand Kiessling, Horace se serait amusé à transformer l'éloge de Zénon:« Celui-ci, ni un hiver glacial, ni une pluie continue, ni l'ardeur du soleil ne le domptent, ni une terrible maladie, ni la participation à une fête populaire, mais, invincible, 1' étude le tient occupé jour et nuit. »118 • Il n'est pas impossible que les hexamètres grecs soient eux aussi ironiques, car le passage est suivi de citations où les poètes comiques ont loué Zénon, malgré eux, par leurs propres plaisanteries, auquel cas l'éloge pourrait être l'oeuvre de quelque sillographe. Quoi qu'il en soit, il ne se présente pas sous la forme d'un oracle 119 • Sans doute, le détail autobiographique que nous livre avec malice Horace n'a-t-il eu aucune réalité dans la vie du poète. Mais, à travers l'imagination du poète, on trouve un reflet de la divination populaire et des formules que composaient les devins qui hantaient le Grand Cirque et le Forum à Rome 120 . Comme le fait remarquer J. Champeaux 121 , «la parodie a d'ailleurs une valeur documentaire plus solide qu'on ne pourrait le croire :si sapiat, uitet. C'est le langage même que parlent, à l'époque, les sorts de bronze de Bahareno, venus de quelque sanctuaire oraculaire, sans doute de l'Italie du Nord et qui prescrivent : si sapis, caueas » . Plus que le caractère énumératif des calamités qui risquent de s'abattre sur Horace, plus que la clausule épique adoleuerit aetas 122 , on relèvera, dans le troisième vers de cet oracle, où le nom du bavard apparaît deux fois en position initiale et finale, le nombre élevé des spondées qui donnent à la formule un ton plaisamment grandiloquent et prétentieux. Le témoignage littéraire d'Horace au sujet des croyances et des rites populaires concernant les sortes demeure exceptionnel. Les sortes, découvertes dans la région de Padoue, à travers leur mise en forme laborieuse et maladroite, reflètent avant tout le goût des Romains pour les praecepta enseignant une sagesse populaire, leur prudence cauteleuse. C'est au sein d'autres recueils de prophéties qu'il faut aller chercher une inspiration et une élaboration plus puissantes, en particulier dans les recueils sibyllins.

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Hor., Sat., II, 4. (11 : canam), et 5 (v. 58: canendo). Diog. Laert., VII,27 ; SVF 1, p. 6 Arnim: 8'oih'èip XELflWV Kpvônç, oÙK Ofl~poç chrdpwv où· ôÇ T]Ef..lmo 8af.Lci(nm où vôaoç atvTj oùK l:ponç 8Tjf-LOV Èvapl6woç, àf..f..'o y'àTnpTjç ÙflCÎŒIJ.aTa désigne un péplos, des étoffes de vêtement ou un vêtement nuptial, offrande attestée en Grèce et en Italie méridionale (v.30-31) 255 • ' 1CJTWL 8ELorrayEÎ-, KŒL ucpciCJjJ.ŒTa 1TOLKLÀa CJEIJ.VTl TlÀOVTWVk KOCJjJ.ELCJ8w, ëmwç CJXÉCJLÇ ~LCJL KŒKOLCJL.

« ... la trame divine, que la vénérable épouse de Pluton soit revêtu d'un vêtement brodé, afin qu'il y ait un terme aux malheurs. » 2°/ Offrande à Perséphone de tout ce qui est un bien pour l'homme sur la terre (v. 32-34). TlpocppovÉwç 8'ëm KaÀÀLCJTOV KŒL EVKTOV Èrr'a1av wç 8VTJTOLCJLV l8w8m ÈrrÉrrÀETO, KŒL TO cpÉpw8m tCJTwL m)iJ.iJ.LKTov 8wpov ~aCJLÀTJl8t KoupTJL.

«Et qu'avec empressement, tout ce qu'il y a de plus beau et de désirable à voir pour les mortels sur terre, on le porte aussi en même temps que la trame à la jeune fille qui est reine. »

252

Macr., Sat., III, 9, 8. H. Diels, Sibyllinisches Blatter, p. 78. 254 Emperius, Opuscula, Gôttingen, 1847, p.231 (Recension de Westermann, Paradoxographoi, 1839). 255 Cf. Hesych., s. u. KÔpayEI:v; P. Zancani-Montuoro, Il corredo della sposa, in Arch. Cl. ,12, 1960, p. 37-50. 253

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CHAPITRE VI

3 o 1Prière à Déméter et à Perséphone leur demandant d'écarter le joug qui pèse sur les Romains (v. 35-36). AùTàp ih'èiv ÂTJ[lTJTPL KUÎ. ayv~L TlEpaEc/>EVELTJL yalaç ÙflETÉpaç àTTEpvKÉflEVaL (uyov aLEt ...

« Ensuite quand, grâce à Déméter et à la chaste Perséphone vous aurez éloigné pour toujours le joug qui pèse sur votre territoire ... » Des deux dominations mentionnées par Tacite au début de ses Annales, celle de Cinna et celle de Sylla, c'est la première qui offre le plus de vraisemblance pour être rapprochée du contenu de l'oracle. La période dramatique qui s'écoule entre le départ et le retour de Sylla apparaît dans la tradition comme une des plus sombres de 1'histoire de Rome256 • La critique moderne a été amenée à nuancer le jugement critique prononcé par toute une tradition hostile à Cinna : E. Badian257 a souligné combien nos sources sont tributaires des partisans de Sylla et des mémoires écrits par Sylla en personne. 4 o 1Sacrifice d'un taureau de couleur noire, couleur chtonienne, à Pluton- Hadès (v. 37-40). AL8wvéi: TTÀ.oÛTWVL ~ooç KvavÔTpLxoç ŒL[la ÀŒ[!TTpOLÇ E'l[!ŒŒL KOŒ[lTJTOU, j.l.ETà TTOL[!ÉVOÇ O 'LTTTTl(l àyaÀÀO[lEVOÇ, TTÔ:À.LV aÙ KŒKàV Ek VÉOV f\Çn Alnàp Kal TOTE o\. MCJ'Lç