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French Pages 424 [420]
la socie Âte  des amis
a rome et dans la litte Á Ârature me Âdie Âvale et humaniste
L AT I N I TAT E S culture et litte a travers les sie Ârature latines Á Ácles latin culture and literature through the ages
II Comiteè de Reèdaction º Editorial Board Perrine Galand-Hallyn
º
Carlos Leèvy
2008
º
Wim Verbaal
la socie Âte  des amis a rome et dans la litte Á Ârature me Âdie Âvale et humaniste E è tudes reèunies par
Perrine
Galand-Hallyn ,
Sylvie
et Wim
Laigneau ,
Verbaal
2008
Carlos
Leè vy
ß 2008
(Turnhout -- Belgium)
All rights reserved. No part of this publication may be reproduced, stored in a retrieval system, or transmitted, in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording, or otherwise, without the prior permission of the publisher. D/2008/0095/157 ISBN 978-2-503-52864-9
L AT I N I TAT E S
Perrine Galand-Hallyn
Laigneau Verbaal
, Sylvie
et Wim
, Carlos
Leèvy
avant-propos
Conformeèment
aux objectifs de la collection û
Latinitates
ý, les eètudes
reèunies dans le preèsent volume se donnent pour but d' explorer un aspect de la culture latine dans une perspective aé la fois diachronique et pluridisciplinaire (philosophique, anthropologique, litteèraire) : il s' agit de faire le point sur la manieére dont la notion d' û amitieè ý,
amicitia
, en-
visageèe aé la fois comme lien personnel et comme eèleèment de stabiliteè de la socieèteè, a eèteè conc°ue et deècrite par les Romains, puis reèeèlaboreèe ê ge et aé la Renaissance. Le volume s' ouvre, en premieére au Moyen A partie, sur l' analyse d' une Ýuvre-source, le
Laelius
ou
De amicitia
de
Ciceèron, eècrite peu apreés la mort de Ceèsar, en pleine guerre civile, et dont l' influence sera grande aé partir du
xii
e
sieécle. Une eètude de sa
structure et des implications philosophiques de celle -ci montre que l' ouvrage a eèteè conc°u par l' Arpinate comme normatif et prescriptif, visant aé proposer une veèritable û leègislation de l' amitieè ý (F. Prost). Une seconde analyse porte sur les û reèfeèrents d' autoriteès ý, modeéles d' amitieè reèels ou litteèraires que Ciceèron a puiseès dans la tradition romaine º sans heèsiter aé deèformer la veèriteè historique º pour appuyer par des
exempla
ses prescriptions et û refonder les valeurs de la
respu-
blica
ý (A. Dubourdieu). Une troisieéme eètude se concentre sur les figu-
res
meêmes
du
dialogue,
Laelius
et
Scipion
Emilien,
et
montre
comment Ciceèron utilise un moment de crise du passeè romain (les anneèes 130 av. J.-C.) pour mettre en valeur sa propre amitieè avec Atticus
et
pour
prouver
aé
ses
contemporains
que
l' amitieè,
valeur
traditionnelle fondeèe aé la fois sur les relations sociales et sur une affectiviteè reèelle, a toujours eèteè en mesure de sauver l' Urbs (M. de Franchis). Dans un dernier chapitre enfin, on voit comment, malgreè les diffeèrences intrinseéques des deux contemporains, un certain dialogue
Carmina De amicitia
s' eètablit entre les avant le
de Catulle (eècrits une ou deux deècennies
) et les ideèes ciceèroniennes sur l' amitieè (J.-C. Julhe).
5
6
p. galand-hallyn, s. laigneau, c. leè vy et w. verbaal
La seconde partie s' inteèresse aux implications sociales et politiques
des deèfinitions de l' amicitia que l' on trouve dans des documents antiques et humanistes de nature diverse. On y voit d' abord comment Ciceèron met deèjaé en application dans ses lettres aé Appius Claudius Pulcher, gouverneur de Cilicie en 51-50 et freére de son pire ennemi Clodius, ses propres theèories sur l' amitieè politique, en pratiquant une û
urbana dissimulatio (J.-E.
Bernard).
Une seconde
eètude
reèsume,
en
s' appuyant en particulier sur Augustin, les transformations profondes que le christianisme a pu apporter aé la conception romaine traditionnelle de l' amitieè, en introduisant la û triade philosophique je-tu-Dieu ý en remplacement de la dyade û je-tu ý (V. Zarini). Un troisieéme chapitre analyse, autour de l' eècriture du voyage de Rutilius Namatianus et de Paulin de Nole, la fac°on dont, aé la fin du iv du v
tia
e
e
sieécle et au deèbut
sieécle, eèpoque ou é triomphait le christianisme, la notion d' amici-
demeure l' enjeu d' une poleèmique entre pa|ëens et chreètiens (J. So-
ler). Le dernier chapitre de la partie eètudie la prolongation de cette confrontation entre amitieè pa|ëenne et amitieè chreètienne chez un penseur important de la Renaissance : le philosophe Jean Bodin (1529/301596). On y deètaille la manieére dont Bodin, aé son tour, dialogue avec Ciceèron et avec la tradition platonicienne, et aussi la deèfinition qu' il donne de la û vraie justice naturelle ý fondeèe par l' amitieè et le lien politique (M.-D. Couzinet). La troisieéme partie envisage les liens entre plaisirs de l' amitieè et eèpanouissement du savoir. En premier lieu, l' on revient sur la concep-
tion catullienne de l' amicitia, aé laquelle vient s' ajouter la position de
Properce : tandis que, dans les eècrits ciceèroniens, l' amitieè demeure un ideèal philosophique et politique, chez les deux poeétes elle sert surtout aé la constitution d' une rheètorique destineèe aé situer, dans un cercle de happy few, leur û nouvelle poeètique ý intimiste par rapport aé la tradition (E. Delbey). Cette analyse est compleèteèe, dans le chapitre suivant, par une reèflexion sur un corpus qui va cette fois de Catulle aé Ovide. Lieè chez Catulle aé la ceèleèbration sociale de l' instant et de l' occasion, garant, au contraire, chez Ovide de la constance d' un lien moral par delaé les infortunes, û preèsent aux deèbuts et aé la fin de l' histoire de l' eèleègie romaine, le theéme de l' amitieè illustre le dynamisme de ce é la Renaissance, l' amitieè devient plus nettement genre ý (F. Nau). A encore un fondement des pratiques du savoir. C' est ainsi qu' une analyse de l' amitieè briseèe entre le ceèleébre poeéte florentin Ange Politien (1454-1494) et son condisciple, puis rival, Bartolommeo della Fonte, montre que les enjeux de l' amicitia deèpassent les simples aleèas d' une relation
personnelle
mais
conditionnent
toute
une
conception
de
7
avant-propos
l' imitation et de la creèation poeètique (E. Seèris). De meême, l' analyse du theéme de l' amitieè dans le Dialogue sur l' improvisation en latin (1534) de l' humaniste parisien Nicolas Beèrauld, ami de Guillaume Budeè, montre le roêle important que ce sentiment joue dans la constitution d' une
peèdagogie
ideèaux
aé
intellectuels
la
manieére de Quintilien, dans
et,
en
particulier,
dans
la
la deèfense
survie
du
des latin
(M.-F. Andreè). Les relations amicales donnent meême naissance, dans les Pays du Nord, aé un nouveau genre d' eècrits encore peu eètudieè, l' Album amicorum, qui accompagne l' eètudiant tout au long de sa vie aé l' universiteè et meême ensuite, et constitue un teèmoignage preècieux des relations qu' il entretient, des protections dont il beèneèficie, de ses choix spirituels ou litteèraires (W. Ludwig). La poeèsie latine de circonstances, particulieérement florissante aé la Renaissance, se construit de meême sur les
liens
de
l' amicitia
(amitieè
priveèe
ou
rapport
entre
proteègeè
et
meèceéne) qu' elle refleéte en les ideèalisant, souvent avec une arrieére-penseèe pareèneètique ; c' est ce qu' un sixieéme chapitre envisage ici, en deètaillant la relation entre le grand poeéte neèo-latin Jean Salmon Macrin (1490-1557) et son principal protecteur le cardinal Jean du Bellay ; on y voit comment Macrin passe d' un rapport assez conventionnel aé son meèceéne, qu' il s' efforce pourtant de fonder sur une estime et une affection reèciproques, aé la mise en sceéne plus intime d' un Du Bellay concentrant les vertus chreètiennes et seul capable de le consoler de la perte de sa femme Geèlonis (S. Guillet-Laburthe). Enfin, le dernier chapitre de cette partie tente de reconstituer, aé partir de l' histoire du recueil d' inscriptions latines de Martinus Smetius (composeè entre 1545 et 1551, publieè en 1588 et conserveè aé la bibliotheéque de Leyde, Universiteitbibliotheek, BPL1), un aspect des relations entre humanistes italiens et savants des Pays-Bas et de leur influence sur le deèveloppement de l' eèpigraphie latine (G. Vagenheim). La quatrieéme et dernieére partie du volume est centreèe sur le genre eèpistolaire, veèhicule par excellence du discours de º et sur º l' amitieè. Le recueil des lettres de Pline le Jeune, lu aé la lumieére des conceptions ciceèroniennes, offre ainsi une bonne ideèe de la manieére dont ce grand personnage met en sceéne ses propres relations, deèfinissant implicitement l' amicitia selon une û conception traditionnelle, sociale et utilitariste oué les sentiments sont soigneusement ma|êtriseès ý (E. Wolff). La partie de la correspondance d' Alcuin (eècrite entre 796 et 804) structureèe en duos livre de meême un De amicitia chreètien plus ou moins explicite, inspireè notamment de Jeèroême et de Paulin de Nole, et aussi une reèflexion sur la lettre elle-meême, genre performatif voueè au rapprochement des amis seèpareès, mais aussi susceptible de deèboucher sur
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p. galand-hallyn, s. laigneau, c. leè vy et w. verbaal
une eècriture de soi, adresseèe aé l' Ami ultime : Dieu (C. Cosme). Avec la correspondance de Bernard de Clairvaux (1090-1153), veèritable û docteur en amitieè ý qui avait pu avoir acceés au Laelius de Ciceèron, on voit s' harmoniser conception antique et vision chreètienne de l' amici-
tia, devenue force peèdagogique, tandis que se trouve inteègreè le spiritualisme d' Anselme (W. Verbaal). û Symbole de la translatio studii de Byzance aé la France, par l' Italie ý, la correspondance de Guillaume Budeè avec le savant helleéne Janus Lascaris, composeèe surtout en grec et publieèe successivement en 1520, 1522 et 1531, reèveéle combien l' appui du docte Byzantin et son engagement humaniste furent utiles aé Budeè dans son combat pour la Renaissance franc°aise et pour la creèation du Colleége de France (L.-A. Sanchi). Enfin, les Lettres turques d' Ogier de Busbecq publieèes en 1581-1589 relatent aé un lecteur ideèal ses ambassades deèlicates, pour le compte de Ferdinand I
er
d' Autriche,
aupreés de Soliman le Magnifique. L' amicitia y appara|êt donc d' abord comme un outil diplomatique, dont deèpendit parfois la reèussite º et meême la survie º de l' eècrivain ; cependant, le reècit eèpistolaire d' authentiques amitieès noueèes avec des Turcs deèbouche sur une reèflexion critique sur l' Orient comme sur la socieèteè occidentale, et aussi sur la peinture habile d' un auto-portrait d' ambassadeur ideèal, pourvu aé la fois d' un û eéthos vertueux et du sens de la dissimulatio diplomatique ý (D. Arrighi). On voit ainsi de dessiner comme une constante au fil des temps le recours, approbateur ou contestataire, aé la penseèe fondamentale de Ciceèron sur l' amitieè, sans cesse compleèteèe et corrigeèe par celle des penseurs chreètiens tardo-antiques, tandis que la socieèteè europeèenne du ê ge et des temps modernes cherche aé se mettre en place et aé Moyen A trouver un eèquilibre entre souci de Dieu et souci de soi, entre la communauteè et l' individu.
ÁRE PARTIE PREMIE
AUTOUR DU DE AMICITIA ÂRON DE CICE
L AT I N I TAT E S
Franc°ois
Prost
ÂRON LA STRUCTURE DU LAELIUS DE CICE Dans
l' Ýuvre philosophique de Ciceèron, le
Cato Maior
et le
Laelius
forment un diptyque bien soudeè. Une diffeèrence, sensible deés l' abord, distingue cependant les deux textes. Le plan du
Cato Maior
est treés
clair : apreés le preèambule, le personnage de Caton deèveloppe une argumentation en quatre
points annonceès
au
deèbut de son propos,
points articuleès treés nettement dans le texte. En revanche, la structure du
Laelius
est beaucoup moins eèvidente et, preèambule compris, a
donneè lieu aé des lectures diverses. Je vais donc proposer une syntheése sur cet aspect du texte, en taêchant de mettre en valeur les enjeux philosophiques et critiques de la question. Je me suis inteè resseè aé ce point, d' abord parce que c' est l' occasion, aé la fois, de donner une preèsentation d' ensemble du traiteè (qui n' a pas eèteè eècrit dans l' ideèe d' en faire un recueil de versions latines) et aé travers cette preèsentation, d' introduire aé des aspects majeurs de l' eèrudition consacreèe aé ce texte ; ensuite, parce que la question, apparemment toute scolaire, û du plan ý, me para|êt capitale pour un texte de ce genre, et que l' option retenue engage l' interpreètation qu' on en fait. C' est, si l' on veut, une eèvidence pour tout texte litteèraire º particulieérement pour un texte philosophique, supposeè deèvelopper une argumentation suivie, et plus particulieérement encore pour un dialogue philosophique ancien. Aucun texte de ce genre, dans ce que l' Anti quiteè nous a laisseè, ne va aé sauts et aé gambades, y compris (c' est ce que de nombreux travaux modernes ont souligneè) ceux du corpus platonicien qui ont longtemps paru, si l' on peut dire, les plus û deè structureès ý. Si le
Laelius
, surtout dans ses deux derniers tiers, para|êt
proceèder ainsi, c' est une illusion, largement nourrie par l' inattention aux aspects rheètoriques du traiteè, illusion qui a trop souvent conduit aé mettre cet apparent deèsordre sur le compte de la neègligence et de la preècipitation de l' auteur º voire de sa û seèniliteè ý. Or s' il y a une chose que l' esprit le plus preèvenu devrait reconna|être aé Ciceèron, c' est qu' il
11
franc° ois prost
12
sait composer º y compris dans l' urgence. Si toute lecture interpreètative comporte une part d' arbitraire (celle du lecteur), d' autant plus grande quand le û plan ý est moins eèvident, certains eèleèments peuvent servir de repeéres. J' en retiendrai deux : (1) Ciceèron, comme il l' avait fait dans le
Cato Maior,
a choisi de
faire parler un personnage historique, au lieu de parler en son propre
Tusculanes (dialogue) ou le De officiis (qui suivra Laelius) : c' est-aé-dire que le texte doit suivre un principe de
nom, comme dans les de peu le
vraisemblance qui impose la concordance entre la forme du propos (pas seulement son fond), le caracteére du personnage (orateur, politique et augure) et le cadre de la narration, supposeèe reproduire une conversation familieére entre grands Romains apparenteès, mais d' aêge et de statuts diffeèrents. (2) Il faut supposer (aé moins que cette hypotheése ne conduise aé une absurditeè, ce qui je l' espeére ne sera pas le cas) que la structure de l' argumentaire suit certaines reégles, certains principes rheètoriques, ceux de la
dispositio
(deuxieéme partie de la rheètorique). Cela parce que
Ciceèron est d' abord un orateur pour qui la philosophie est une matieére eèminemment justiciable d' un traitement rheètorique ; parce qu' aé son eèpoque et dans son monde, la rheètorique n' est pas un ornement, mais une structure de penseèe unanimement adopteèe º sauf par ceux, comme les premiers eèpicuriens romains critiqueès par Ciceèron aé ce titre, qui font du rejet de ce cadre un point d' engagement philosophique ; enfin, parce que l' image que Ciceèron a et veut donner de son personnage, ici et ailleurs, impose que celui-ci partage ce souci
Brutus en particumos maiorum, progressivement eèdifieèe par l' histoire, et dont le De oratore et l' Orator d' une structuration rheètorique de la penseèe, dont le
lier montrait qu' elle eètait consubstantielle aé la culture du
avaient fourni l' analyse. Sur ce dernier point, il faut eèvacuer l' aspect le plus tenace peut-eêtre de l' illusion
eèvoqueèe plus haut. Le
Laelius
preètend rapporter une
conversation familieére tenue en un moment d'
otium.
On en a trop
vite deèduit (implicitement ou explicitement) qu' un tel eèchange de propos eètait
de facto
affranchi
des
contraintes
rheètoriques
(au
bon
comme au mauvais sens du terme) de l' eèloquence publique. C' est une erreur : le
sermo n' est eèvidemment pas une plaidoirie, mais il n' est
é sa manieére il releéve pas non plus un propos deècousu et informe. A aussi de la rheètorique, une rheètorique adapteèe aé la circonstance, aé laquelle preèside, autrement, mais non pas moins qu' aé la parole du forum, le
decorum º eèleègance de style autant qu' eèleègance de penseèe, que
la structure du laelius de ciceè ron
13
Ciceèron ne saurait oublier au moment de composer cette sorte de tombeau du cercle raffineè de Scipion sans tomber dans une incoheèrence impensable, qui n' aurait d' ailleurs pas eèchappeè aé ses lecteurs contemporains. C' est pourquoi ceux-ci, comme l' auteur, ont duê attacher au moins autant d' importance aé la structure qu' aé la teneur du propos º l' une et l' autre en fait indissociables dans la production du sens. Et si nous û modernes ý peinons aé y voir clair, ou voyons artifice laé oué les anciens voyaient veèriteè, il ne faut nous en prendre qu' aé notre propre ignorance de la rheètorique classique. Avant d' aborder cette structure, un mot de bibliographie. (1) Sur le
Laelius, l' ouvrage qui reste le plus utile et le mieux docu-
menteè est celui de M. Bellincioni (1970), qui offre de treés belles analyses, appuyeèes sur une revue quasi-exhaustive de la
Quellenforschung.
Ce savant a eu en particulier le meèrite, rarissime en son temps, de chercher aé rendre justice aé la coheèrence et aé l' intelligence de la deèmarche philosophique de Ciceèron. Meême si je ne partage pas tous ses points de vue, notamment sur la question du plan, c' est un ouvrage qui m' a beaucoup aideè. (2) Dans une perspective plus large, la question de l' amitieè a susciteè de nombreux deèbats, animeès par des courants de penseèe divers (anthropologiques, historiques, philosophiques) : on trouvera une syn theése de grande qualiteè dans l' ouvrage de David Konstan (1997) qui couvre
toute
l' Antiquiteè,
avec
une
theése
qui
D. Konstan prend le contre-pied d' une importante
m' a
convaincu.
doxa qui tend aé reè-
duire û l' amitieè ý antique aé un cadre d' eèchange socio-politique, plus ou moins deèpourvu des affects personnels dont nous faisons l' essence de l' amitieè. Sans meèconna|être les speècificiteès de l' amitieè ancienne, ni celles des diffeèrentes relations comprises sous ce terme aé diffeèrentes eèpoques et dans diffeèrents systeémes du monde antique, D. Konstan montre que
philia et amicitia ne vont jamais sans un tel engagement af-
fectif, analogue au no ê tre, et autant que dans nos cultures modernes essentiel aé û l' amitieè ý antique. (3) Au croisement des deux points de vue, geèneèral sur l' amitieè et particulier
sur
Ciceèron,
l' essai
introductif
d' Emanuele
Narducci
(1985/9) s' impose par son intelligence et la profondeur de ses analyses. Ce savant met en relief l' intention reèformatrice de Ciceèron : selon lui, celui-ci se trouve en effet confronteè aé une ideèologie d' û amitieè traditionnelle ý, reposant sur l' eèchange des bons offices aé des fins utilitaristes.
En
ce
sens,
toutes
les
critiques
adresseèes
par
Ciceèron
aé
l' utilitarisme eèpicurien visent eègalement la pratique romaine contempo-
franc° ois prost
14 raine,
fondement
de
la
vie
sociale º
mais
cette
pratique,
dans
le
contexte de la crise des valeurs et des institutions, met en danger toute la socieèteè, au lieu de la preèserver ; et Ciceèron aurait alors pour but d' inverser le rapport entre moraliteè et utiliteè, et de placer en principe un ordre de valeurs morales eètrangeéres aé l' inteèreêt, garantes du bon droit et de la leègaliteè, dont le respect conduit alors aé garantir en retour ¨ tat. l' inteèreêt des particuliers et de l' E J' aurais quelques critiques aé formuler. D' abord, Emanuele Narducci deèfinit cette moraliteè ciceèronienne comme un heèritage (dont son objet n' est pas d' analyser le deètail) d' une sagesse grecque importeèe et comme monolithique. Or il me semble qu' il y a dans ce partage entre une amoraliteè romaine et une moraliteè grecque supposeèes quelque chose de caricatural, peut-eêtre faux, et qui en tout cas demande aé eêtre preèciseè. Ensuite, la notion û d' amitieè traditionnelle ý (selon
Narducci)
demeure
fragile :
j' y
vois
surtout
une
autre
formulation de la theése anthropologique (pourtant rejeteèe par Narducci) selon laquelle l' amitieè ancienne est essentiellement eèchange social, et en tout cas, les textes (hors du Laelius) sur lesquels s' appuient Narducci ne sont pas univoques. Certes, ils donnent de la pratique romaine une telle image utilitariste, mais ils s' inscrivent dans des con textes rheètoriques qui imposent cette inflexion, puisqu' il s' agit en geèneèral de textes oratoires visant aé deènoncer un manquement aé un devoir ou aé en rappeler le souvenir. Cela ne suffit pas aé conclure que toute pratique romaine traditionnelle s' identifie aé un tel eèchange d' of-
ficia. Enfin, je taêcherai de montrer que, si la question de l' utilitarisme est bien suêr fondamentale dans le Laelius, elle n' est pas le seul point de mire du texte qui offre aussi d' autres cadres de reèfeèrence. (4) Pour finir, le texte est bien suêr lisible dans l' eèdition C.U.F., de bonne qualiteè, mais on peut consulter avec inteèreêt l' eèdition traduite et commenteèe de J. G. F. Powell (1990), avec prudence pour le texte (oué l' eèditeur, dans la tradition de la philologie anglo-saxonne, intervient plus souvent que neècessaire), avec profit pour le commentaire, meême s' il n' a pas la richesse du commentaire du meême savant sur le Cato 1
Maior . Je propose donc de commenter le tableau suivant, dans lequel j' ai sommairement fait figurer trois types d' interpreètation, limiteès aux eèleèments de structuration du texte.
1
J. G. F. Powell vient de procurer (2006) la nouvelle eè dition Oxford de l' ensemble
De re publica, De legibus, Cato Maior, Laelius.
15
la structure du laelius de ciceè ron
Stratification
Plan commun
Proposition
(M. Ruch)
( cf. R. Combeé s)
F. Prost
PRE¨AMBULE : 1-3 : Introduction reèaliste (Scaeuola aé Ciceèron) 4-5 : Fiction narrative
Laelius Cato Maior
(
/
)
EXPOSE¨ DE LE¨LIUS : 17-24 : û Sententia ý de Leèlius
17-24 : Protreptique : 17 : û ego uos hortari tantum possum ² ý [25 : Interlude]
25-32 : Origine de l' amitieè
26-32 : Origine :
26-44 : Amitieè et politique :
4
Insertion
potest,
apreés
la
mort
de
Ceèsar
32 :
û quia
natura
idcirco
mutari
uerae
non
amicitiae
sempiterna sunt ý [32-33 : 2
eéme
interlude]
33-100 : Conservation de l' amitieè
33-55 : Leègislation de l' amitieè :
33-35 : Introduction
33-35 :
Discours
indirect
de
Sci-
pion : û haec ita multa quasi fata impendere amicitiis, ut omnia subterfugere
non
modo
sapientiae,
sed etiam felicitatis diceret sibi uideri ý
5 5
36-39 :
36-61 : Limites :
36-44 :
45-61 :
Tib.
Gracchus º
Blossius
de Cumes 40-44 : Lex amicitiae : 40 : û haec
honneêteteè
igitur lex in amicitia sanciatur, ut neque rogemus res turpes nec fa-
utiliteè
ciamus tiae ²
rogati ; ut
44 :
ab
û lex
amicis
amicihonesta
petamus, etc. ý 45-55 :
Deèfinition
par
rapport
aé
l' honestum et aé l' utile.
56-66 : Limites de l' amitieè : 56 : û constituendi autem sunt qui sint in amicitia fines et quasi termini diligendi ý
67-100 : Quaestiones :
62-88 : Application
67 : û exsistit ² quaedam quaestio subdifficilis ý : 67-76 :
uetustas / nouitas ;
amici
pares / inferiores / superiores ; 76 (xxi) -81 : calamitas necessaria ;
88-100 : Franchise
82-88 (sapientis est) : iudicare / diligere 88 (una illa) -100 : amicitia / adsen-
5
tatio
100 (xxvii)-104 : Conclusion
100-104 : Peèroraison
Bellincioni (
Seyffert ) : cf. 16 :
û quid
qualem
quae
sentias,
praecepta
existumes,
des ý //Aristote
û Ti,
po|êon, poês ý : Theèorie : û quid ý : 17-24 ; û qualem ý : 25-32 ; Pratique : û quae praecepta ý : 33-100
16
franc° ois prost
L' hypotheé se de la û stratification ý
Sur des preèalables germaniques, elle a eèteè particulieérement soutenue par M. Ruch dans sa theése sur le preèambule dans les Ýuvres philosophiques de Ciceèron (livre plus souvent citeè que lu, aé tort, car il reste un bon ouvrage de reèfeèrence sur le genre du dialogue philosophique, avec de belles analyses sur les traiteès ciceèroniens). Le point que j' en re-
Laelius Laelius
, et aussi le plus contes-
tiens est le plus saillant de la theése sur le table. Selon cette hypotheése, le
porterait la marque d' une
reèdaction en deux temps, avant et apreés la mort de Ceèsar (en tout eètat de cause, la datation exacte reste un
locus desperatus
). Deux passages en
particulier sont mis en cause. (1) Le prologue d' abord ferait se succeèder maladroitement une introduction reèaliste (Ciceèron a rec°u le propos de Scaeuola), puis une fiction narrative (Ciceèron faisant de
Laelius
son porte-parole virtuel
sur l' amitieè comme Caton l' avait eèteè sur la vieillesse). Cette fiction serait en fait le teèmoin de la premieére reèdaction, dans le sillage formel du
Cato Maior
. L' introduction reèaliste aurait eèteè rajouteèe dans un se-
cond
temps,
Ciceèron
s' efforc°ant
d' inscrire
cha|êne de transmission supposeèe, vecteur du (2) Surtout, dans l' exposeè de eèteè inseèreèe
a posteriori
Laelius
son
propos
mos maiorum
dans
une
.
, la portion des ½½26-43 aurait
, apreés la mort du tyran : il s' agit du passage qui
porte la plus vive condamnation contre la conception utilitaire de l' amitieè, dont Ceèsar et son entourage donnaient le plus triste exemple. Cette condamnation s' assortit d' une mise en relief de l' aspect politique de la question, qui aurait eèteè peu consideèreè dans la version premieére du traiteè.
Correspondance
Il faut rappeler d' abord qu' aucun texte exteèrieur (
notamment) n' apporte la preuve formelle d' une telle composition en deux temps : il ne peut donc jamais s' agir que d' une hypotheése. Aujourd' hui, les savants s' accordent aé la rejeter. Je ne l' ai pas seulement mentionneèe comme une curiositeè archeèologique. Comme d' autres interpreètations voisines, elle me para|êt aussi inteèressante par ce qu' elle implique de parti pris aé l' eègard de la structure de penseèe sous-tendant le texte. En effet, elle suppose que le û noyau dur ý du texte (un Ur-
Laelius
) serait constitueè d' un deèveloppement relativement abstrait des
reèaliteès romaines, un noyau de philosophie forceèment grecque, sur lequel les speèculations sont alleèes bon train. Avec la composition supposeèe diachronique, on a une
Quellenforschung
, dont le terme extreême a
la structure du laelius de ciceè ron
17
deèpouilleè Ciceèron de toute originaliteè de penseèe. Les deux produits, contradictoires seulement en apparence, de cette recherche sont les suivants. On a supposeè d' un co ê teè, sur la base du teèmoignage d' AuluGelle (1, 13), que la û source ý de Ciceèron eètait le traiteè
Peri Philias
de
Theèophraste, le successeur d' Aristote, traiteè perdu dont Ciceèron aurait repris l' argumentation. D' un autre coêteè, sur la base cette fois du privileége accordeè par Leèlius-Ciceèron aé une sagesse û moyenne ý aé porteèe de l' homme, et de l' affiniteè de penseèe entre le
Laelius
et le
De officiis
,
que l' inspirateur eètait Paneètius º F. A. Steinmetz allant jusqu' aé reconstituer aé partir de Ciceèron un traiteè paneètien
Peri Philias
dont
Ciceèron se serait inspireè. Deux produits apparemment contradictoires, car les tenants de la theése paneètienne estiment, d' apreés l' ideèe qu' ils se font de la penseèe de Paneètius, treés largement naufrageèe, que ce meèdioto|ëcien aurait lui-meême emprunteè bien des eèleèments de sa reèflexion aé Theèophraste. Sans refaire ici le proceés de la
Quellenforschung
, disons simplement
que l' on s' accorde aujourd' hui (aé la suite de M. Bellincioni, notamment)
aé
reconna|être que
le
texte
d' Aulu-Gelle
ne permet pas
de
conclure aé une veèritable source theèophrastienne, et que malgreè les apparences, cet auteur n' a pas compareè les deux traiteès avec preècision. Du reste (j' y reviendrai) le teèmoignage d' Aulu-Gelle me para|êt surtout inteèressant par ce qu' il reèveéle des diffeèrences entre les deux textes, plus notables que les similitudes. Quant au traiteè paneètien, il se peut qu' il n' ait existeè que dans l' imagination des savants modernes, et en tout eètat de cause, on ne comprend pas pourquoi Ciceèron en aurait tu l' existence, alors qu' il reconna|êt de la manieére la plus explicite sa dette envers Paneètius pour ce qui concerne la composition du
De officiis
.
Enfin, attribuer aé Paneètius toute reèflexion ciceèronienne qui privileègie une conception modeèreèe de la sagesse, ainsi perc°ue comme la marque de fabrique du meèdio-sto|ëcien, est un contresens, aussi bien en ce qui concerne Ciceèron qu' en ce qui concerne Paneètius. Ce dernier a certes consacreè un soin particulier aé la morale des û actes approprieès ý, mais sans rompre pour autant avec les exigences de principe concernant la moraliteè parfaite du Portique. Le tour de penseèe assumeè par Leèlius, substituant le
bonus uir
au
sapiens
parfait, n' est pas paneètien. Il est ca-
racteèristique de la subversion par Ciceèron de cateègories de penseèe sto|ëcienne : une perfection jugeèe impossible aé atteindre ceéde le pas devant une
exigence
de
perfectionnement
consciente
des
faiblesses
de
l' homme, qui se veut l' heèritieére de l' esprit platonicien et s' appuie, dans le
Laelius
Tusculanes Cato Maior
comme ailleurs (
,
) sur un appel aé
la transcendance divine, elle aussi platonicienne ou en tout cas acadeè-
franc° ois prost
18
micienne, garante de l' espoir d' immortaliteè (rejeteè par Paneètius) et
d' inalteèrable validiteè de l' honestum que la nature ne suffit pas aé produire, comme le preètendent les Sto|ëciens. En conclusion, l' hypotheése de la stratification participe de cet
priori
a
selon lequel la logique de penseèe du texte ciceèronien est neècessai-
rement exteèrieure aé celui-ci : c' est celle qui est emprunteèe aé tel ou tel philosophe grec, l' apport ciceèronien consistant en la surimposition, plus ou moins adroite, d' un ordre de reèflexion pratique et circonstancielle (la politique de 44) avec lequel la doctrine exposeè e n' est pas conc°ue pour faire corps.
Le plan û commun ý Le plan proposeè par R. Combeés, eèditeur du traiteè dans la C.U.F., sommairement reproduit ici, repreèsente, en gros, l' ideèe communeèment admise aujourd' hui de la structure du texte. Il a le meè rite de suivre l' injonction de M. Bellincioni, appelant aé consideèrer le texte dans son inteègriteè, tel que l' auteur a voulu le donner aé lire (avec ou sans remodelages), et de chercher aé en deègager les grandes articulations. Il fait ainsi appara|être trois parties (passeè le preèambule) : (a) La
sententia :
en quelque sorte la quintessence de la penseèe de Leè-
lius-Ciceèron, exprimeèe sur le mode dogmatique d' un avis donneè au Seènat ; (b) Un deèveloppement sur l' origine de l' amitieè (contestation de la theése utilitariste) ; (c) Les deux derniers tiers du texte consacreès au probleéme de la conservation de l' amitieè, eux-meêmes soumis aé un deècoupage assez fuyant, dont la pertinence n' est pas toujours sensible aé la lecture. L' ideèe de comparer le premier temps de l' exposeè aé une
sententia
po-
litique est seèduisante, mais elle est loin de faire l' unanimiteè (Powell la juge absurde). Quoi qu' il en soit, elle a le meèrite de repreèsenter un effort pour tenir compte de la reèaliteè romaine dans l' argumentation meême du discours. Je pense toutefois qu' une autre interpreètation est possible, et mieux fondeèe. L' identification du deuxieéme temps (origine) ne fait pas probleéme. En revanche, mes objections porteront sur la troisieéme partie. Il peut d' abord sembler, sinon impossible, du moins eètrange, que Ciceèron ait eu si peu le souci de l' eèquilibre du texte, au point de consacrer les deux tiers du propos au seul dernier point.
De
tels
deèseèquilibres
de
composition
se
rencontrent
dans
la structure du laelius de ciceè ron
19
d' autres textes, mais avec des motivations treés claires, et explicites : par exemple, dans chacun des cinq livres des Tusculanes, l' exposeè fait suivre,
sur
chaque
theéme
abordeè,
un court
raisonnement,
fait de
syllogismes sto|ëciens, dont la puissance dialectique repose preèciseèment dans la concision et la concentration º puis un treés long deèveloppement du meême theéme, donneè preèciseèment comme un deèveloppement oratoire, ayant pour but d' appuyer la logique du premier raisonnement sur la force de persuasion de la rheètorique. Le deèseèquilibre quantitatif est une neècessiteè de meèthode, que Ciceèron justifie expresseèment. En fait, un tel deècoupage repose sur un a priori, particulieérement bien exploiteè par M. Bellincioni, mais aé mon avis aé tort (il est aussi rejeteè par Powell, qui conserve toutefois l' ordre geèneèral du plan ; mais pour ce savant le plan est de toute fac°on laêche et d' importance treés mineure). Cet a priori, judicieux, est que l' ordre du traiteè suivrait l' annonce faite au ½ 16 [Fannius] : quid sentias, qualem existumes, quae praeé la suite de Seyffert, plusieurs savants ont lu ce passage cepta des. A comme l' annonce d' un plan tripartite reproduisant le trio de cateè gories aristoteèliciennes : ti, poion, poês, qui, apreés Aristote, serait devenu dans la tradition peèripateèticienne le scheèma obligeè d' eètude de la philia. Le texte ciceèronien suivrait donc ce scheèma aristoteèlicien. Le probleéme (mineur, si l' on veut) est qu' avec ce principe en teête, diffeèrents savants ont abouti aé diffeèrents deècoupages. Pour nous en tenir au plus raisonnable (Bellincioni), la structure du traiteè (sans preèjudice d' eècarts et de digressions) ferait suivre une partie theèorique (quid : 17-24 ; qua-
lis : 25-32) et une partie pratique (praecepta : 33-100), la seconde ayant une organisation interne plutoêt laêche. Sans entrer dans le deètail, je reste sceptique devant cette proposition, qui ne reèsout pas le probleéme de l' eèquilibre interne et, surtout, qui me para|êt assez peu lisible dans le
texte
meême,
qui
n' offre
pas
vraiment
d' articulations
claires,
visibles, allant dans ce sens. Enfin, si l' hypotheése aristoteèlicienne est judicieuse en soi, elle souffre, preèciseèment, de n' eêtre pas appuyeèe par des preuves suffisamment incontestables, et il me para|êt risqueè de plaquer arbitrairement le scheèma aristoteèlicien sur le texte ciceèronien, au deètriment, peut-eêtre, d' une coheèrence plus originale : ce que je vais essayer de mettre en valeur. En conclusion, sur la construction de l' argument : cette proposition implique que Leèlius livrerait d' embleèe (sententia) le fond de sa penseèe sur la nature de l' amitieè, et consacrerait l' essentiel de son propos aé traiter du probleéme de sa conservation, dans la reèaliteè de la pratique. J' essaierai aussi de montrer que la conservation est certes un probleéme important, mais n' est pas le seul, ni meême le probleéme
franc° ois prost
20
central, et que le projet d' ensemble de Leèlius-Ciceèron est aé la fois plus ambitieux que cela, et plus original par rapport aé ses preèdeècesseurs.
Ma proposition Je commencerai par le point de la meèthode. En eècartant les propositions toutes faites (de type 2), j' ai taêcheè de suivre, dans le texte, les mots et expressions qui, sauf erreur de ma part, peuvent sonner aux oreilles
d' un
lecteur
ancien
comme
des
marqueurs
de
structure,
conformeèment aux criteéres de composition usuels. Je suis arriveè aé la proposition suivante (apreés le preèambule). Premieére partie : Le protreptique Les ½½17-24 constituent un protreptique initial (cf. ½17 : ego uos hortari tantum possum ²). En fait, Laelius ne propose pas d' embleèe un exé la fin du ½24, il se deèfend meême de l' avoir fait et poseè theèorique. A renvoie ses auditeurs aux professionnels de la question (eis qui ita disputant). Ce qu' il propose n' est pas une disputatio, mais une exhortation aé cultiver et honorer l' amitieè. Cette posture initiale est convaincante et pertinente aé tous eègards : Leèlius tout au long du texte se deèfend d' eêtre un savant en toge, tout en ayant le plus grand souci de son roêle eèducatif vis-aé-vis de la jeune geèneèration qui lui reèclame le fruit de son expeèrience º mais il le fera conformeèment au mos, ou aé l' ideèe que Ciceèron s' en fait dans sa reconstruction de l' eètat d' esprit et de
culture
du
sieécle
preèceèdent.
Cet
effort
de
vraisemblance
est
d' ailleurs lisible, dans toute la premieére moitieè du traiteè, dans le jeu entre le jeune Fannius, exalteè par les nouveauteès philosophiques du temps, et le vieux Leèlius plus circonspect, soucieux de ne pas se voir promu
û nouveau
philosophe ý.
Le
rapport
qu' entretiennent
par
exemple le ma|être et l' auditeur dans les Tusculanes serait tout simplement anachronique dans le Laelius, et peu conforme au tempeèrament du personnage principal. Identifier cette premieére partie comme un protreptique suit donc la lettre du texte, correspond, si on lit le passage, aé son esprit, et satisfait au criteére de vraisemblance. En outre, cela correspond tout aé fait aé une pratique philosophique bien attesteèe par ailleurs, cela depuis Socrate. Deuxieéme partie : L' origine de l' amitieè L' approfondissement
de
la
reèflexion
est
ensuite
provoqueè
par
l' intervention des gendres, qui en demandent davantage dans leur
la structure du laelius de ciceè ron
21
enthousiasme juveènile : manieére eèleègante de contraindre Leèlius (vim hoc quidem est afferre, ½26) aé pousser la reèflexion, en entrant cette fois dans
l' argumentation
proprement
dite,
en
commenc°ant
par
le
commencement : la question de l' origine (½½26-32 : pas de probleéme de deècoupage particulier). Mais cette geèneèalogie de l' amitieè (qui proceéde de la nature, et non de l' inteèreêt) est tout autant l' occasion d' une peètition de principe fondamentale, qui donne le theéme dominant de toute la reèflexion : ½32 : û parce que la nature ne peut changer, les amitieès veèritables durent toujours ý : quia natura mutari non potest, idcirco uerae amicitiae sempiternae sunt. Ce n' est pas le lieu ici d' entrer dans le deètail de ce point de doctrine tout aé fait complexe et eèpineux. Sans doute est-ce cette affirmation finale qui conduit aussi aé voir dans toute la suite de l' exposeè le traitement du probleéme de la conservation, mais c' est laé, aé mon avis, au moins en partie une erreur de perspective. Je retiens simplement le point suivant. La nature, donneèe comme source de l' amitieè, est aussi poseèe comme permanence (mutari non potest) : il se creèe donc une tension
treés
forte
aé
l' inteèrieur
du
concept,
la
phusis
ancienne
eètant
d' abord û par nature ý l' ordre du changement et du mouvement (le texte fondamental, la Physique d' Aristote, deèfinit la phusis comme tout ce qui est sujet au changement et au mouvement). En ce sens, je pense que la question pratique de la conservation de l' amitieè n' est pas le point fondamental du traiteè, mais un aspect particulier d' une reèflexion plus complexe, dont les articulations vont eêtre deètailleèes dans les deux derniers tiers du texte. Il s' agit de trouver, sur le terrain de l' amitieè, une meèdiation entre permanence et changement º permanence des valeurs fondamentales qui garantissent la moraliteè essentielle de la relation interpersonnelle, et changement qui est le mouvement meême de la vie dans laquelle s' inscrit cette relation. Troisieéme partie : La leègislation de l' amitieè Dans cette optique, j' identifie une troisieéme partie qui constitue une û leègislation de l' amitieè ý, et repreèsente, je crois, l' aspect le plus original de la reèflexion ciceèronienne. L' ideèe de leègislation se tire de deux occurrences du concept de lex amicitiae (½½40 et 44 ; eègalement ½42, plus allusif), terme dont on sait toute la force dans la penseèe romaine. La loi est preèciseèment ce qui va opeèrer la meèdiation entre le permanent et le changeant. Elle est par essence une prescription per manente, et, une fois deèfinie sa spheére d' application (ici l' amitieè), universelle º sans quoi elle n' est pas une loi. Mais elle n' est opeèratoire qu' appliqueèe aux accidents du devenir, auxquels elle s' impose comme
franc° ois prost
22
reégle de fonctionnement. Elle met de l' ordre dans le deèsordre du mouvement, la permanence de cet ordre n' entravant pas la mobiliteè essentielle du changement qu' elle n' arreête pas, mais reègule. L' eènonciation de cette
lex amicitiae
va ainsi intervenir au terme
d' une reèflexion complexe et amplement illustreèe, qui fait bien appara|être les enjeux de la question. Les deux premieéres sous-parties de cette section se preèsentent ainsi en diptyque : d' abord, le morceau rapportant au style indirect le point de vue de Scipion, puis l' exemple (ou plutoêt le contre-exemple) du couple Tibeèrius Gracchus º Blossius de Cumes.
Le point de vue de Scipion Du point de vue stylistique, la relation indirecte de l' opinion de Scipion est hautement significative, alors qu' elle est souvent, aé tort, prise comme l' expression de l' avis du protagoniste Leèlius. En fait, Leèlius rapporte une conception qui n' est pas neècessairement la sienne, et repreèsente en tout cas un û avant ý de sa propre reèflexion. En contrepoint radical aé sa propre affirmation sur la permanence naturelle des vraies amitieès, Leèlius fait exprimer aé Scipion ce qui est en fait une vision tragique, qu' on peut reèsumer ainsi : dans la reèaliteè toujours mouvante de la vie en geèneèral et de la vie de l' aristocratie romaine en particulier, l' amitieè est soumise au
fatum,
au point que la
sapientia est felicitas,
insuffisante aé en garantir la permanence ; il y faut, en plus, la sans
laquelle
meême
les
meilleures
amitieès
sont
exposeèes
aé
trop
d' eècueils. C' est ici le point neèvralgique du texte : si la veèriteè ultime de la vie est le
fatum º non pas bien suêr le destin sto|ëcien, autre nom
d' une parfaite rationaliteè universelle, mais puissance aveugle de hasard º si la
sapientia doit le ceèder aé la felicitas, c' est au fond toute l' en-
treprise de moralisation de Leèlius-Ciceèron qui s' effondre. Avec, en outre, une conseèquence politique eèvidente : certes, Scipion pouvait se flatter d' avoir joui, et bien useè, d' une telle
felicitas, qui de fait donne aé
son amitieè avec Leèlius sa dimension exemplaire, et son caracteére d' ex¨ tat ception ; mais loin de fournir une base suêre aé la restauration de l' E que Ciceèron appelle de ses vÝux, la
felicitas, pour lui comme pour ses
lecteurs contemporains, c' est d' abord la voie de la guerre civile et l' apanage revendiqueè des tyrans, Sylla en teête, suivi de Ceèsar. C' est,
felicitas, et la neècessiteè d' y recourir, qui constitue, davanLaelius, dont l' objectif est de deèfendre les droits de la sapientia et de la raison aé garantir la vie huje crois, cette
tage que l' utilitarisme la cible premieére du
maine et la socieèteè des dangers du hasard.
la structure du laelius de ciceè ron
23
Le contre-exemple de Gracchus et Blossius En pendant au discours indirect de Scipion, suit alors l' eè pisode eèvoquant l' amitieè entre Tibeèrius Gracchus
et
Blossius de Cumes,
qui ouvre une nouvelle perspective, en fait compleèmentaire. Comme Marielle de Franchis me l' a treés judicieusement fait remarquer, l' amitieè ici preèsenteèe n' est pas une amitieè utilitaire : les deux amis n' ont pas eèteè lieès par un eèchange d' inteèreêt reèciproque º tout au contraire, si l' on veut, puisqu' ils se sont en fait entra|êneès l' un l' autre aé leur perte. é lire le texte de plus preés, il m' a sembleè que l' eèpisode avait pour A fonction d' illustrer un deèvoiement de l' amitieè, dans un ordre compleèmentaire d' irrationaliteè contraire aé la sagesse. Ce que suggeére LeèliusCiceèron, c' est que la relation Gracchus-Blossius n' est pas en fait une
amicitia,
mais aé proprement une relation d' amour (sans sous-entendu
sexuel),
au
sens
ou é
l'
amor
constitue
une
passion
irrationnelle.
Il
conviendrait ici de souligner les paralleéles possibles entre ce passage du
Laelius
et l' analyse psychologique de la passion dans la 4
e
Tusculane.
Accessoirement, il est possible aussi de voir dans cette relation entre le ma|être de philosophie et son disciple un deèvoiement et une inversion de ce que devrait normalement eêtre une saine relation eèrotico-peèdago-
eèros eètant entendu au sens platonicien du Pheédre et du Banquet) : au lieu que l' amour entra|êne le disciple aé suivre son ma|être sur
gique (l'
la voie du bien, c' est l' eègarement passionnel qui entra|êne le ma|être aé suivre son disciple sur la voie de seèdition criminelle. Il y a donc un diptyque dans le texte ciceèronien, qui confronte le lecteur aé deux figures de neègation de la sagesse dans le cadre de l' amitieè, d' un co ê teè, la figure dangereuse du heèros chanceux, de l' autre celle, honnie, du passionneè tournant le dos aé la raison º soit en termes politiques romains, d' un coêteè la potentialiteè de la tyrannie aristocratique, de l' autre la seèdition populaire : deux figures qu' il s' agit de conjurer, comme va aussitoêt s' appliquer aé le faire la troisieéme souspartie, qui constitue en propre l' eènonciation de la
lex amicitiae.
La û loi de l' amitieè ý Son contenu est aé la fois concret et simple : subordonner l' interaction amicale au respect de l'
honestum,
refuser l' engagement criminel,
travailler aé deètourner l' ami d' un tel eègarement. C' est une prescription pratique, universelle dans son principe et adaptable aux circonstances, avec en prime le souci du reèalisme. D' ou é cette clausule (½ 61) qui a fait,
aé
tort,
couler
beaucoup
d' encre,
selon
laquelle,
dit
Laelius-
Ciceèron, on peut accepter de commettre de petites entorses au beèneè-
24
franc° ois prost
fice d' un ami, pourvu qu' on ne verse pas dans la faute morale (turpe). Pour E. Narducci en particulier, c' est laé l' aveu d' une impossibiliteè ultime aé 2
s' affranchir de l' ordre utilitariste de l' amitieè traditionnelle . Pas du tout : la toleèrance minime n' invalide pas le principe geèneèral, puisque preèciseèment elle ne va pas jusqu' au turpe qui signifie la violation de l' honestum. C' est une marge de manÝuvre qu' il convient de laisser pour que, preèciseèment, la rigiditeè de la loi ne fige pas le mouvement comme un carcan trop eètroit. Il appartient seulement au sujet moral d' eèvaluer si la circonstance permet ou non l' eècart dans le respect fondamental de l' honestum. De ce point de vue, meême un sto|ëcien aussi rigoureux
que
Chrysippe,
au
teèmoignage
de
Plutarque,
rejoint
Ciceèron, et preèciseèment dans ce meême champ d' action qu' est l' amitieè : û En outre, au deuxieéme livre De l' amitieè, il enseigne qu' il ne faut pas rompre l' amitieè pour n' importe quelle faute, voici ses propres termes : `Il convient de laisser passer certaines d' entre elles, de faire peu d' attention aé d' autres et davantage aé d' autres ; d' autres enfin meèritent une compleéte rupture' . ý (St. Rep. 13, 1039b). Fin du texte L' eènonceè de la loi est prolongeè, dans la meême section, par un approfondissement de la deèfinition, qui n' est pas, comme l' analyse le plan de type 2, un examen des û limites ý de l' amitieè. Les points de vue de l' honestum et de l' utile interviennent en fait comme des criteéres de deèfinition qui permettent de preèciser les termes de la loi. L' examen des limites n' intervient qu' ensuite, dans la quatrieéme partie (annonceèe ½ 56 : constituendi autem sunt, qui sint in amicitia fines et quasi termini diligendi). Enfin, la dernieére partie, ½½ 67-100, preèsente une nature diffeèrente qui releéve du genre des quaestiones pratiques (quaestio subdifficilis, ½ 67) : plusieurs sont examineèes, dans le deètail desquelles je n' entrerai 3
pas . Le traiteè s' acheéve sur une peèroraison. Conclusion : l' enjeu de la leè gislation de l' amitieè Pour conclure, je reviendrai seulement sur l' enjeu que repreèsente cette û leègislation ý de l' amitieè. J' ai taêcheè de montrer qu' elle eètait introduite avec rigueur, dans le cours d' un exposeè fortement articuleè,
2
Meême stigmatisation d' une preètendue incoheèrence doctrinale par N. Marini, dans e
son introduction au texte, au demeurant de grande qualiteè (1990, 7 eèd. 2003).
3
Il
s' agit
des
questions
suivantes :
1³
hieèrarchie
des
amitieès,
envisageèe
selon
un
double criteére : 1a) uetustas / nouitas ; 1b) pares / inferiores / superiores ; 2³ cas de la rupture neècessaire ; 3³ primat du jugement sur l' affection ; 4³ distinction entra amitieè et flatterie.
la structure du laelius de ciceè ron
25
qui joue de diffeèrents types de discours, parfaitement identifieès dans la rheètorique classique. Dans le scheèma que je propose, le point central, la leègislation, occupe de fait la place centrale, le point d' eèquilibre du texte, qui progresse avec clarteè de l' appel protreptique aé l' analyse des
quaestiones, en respectant la vraisemblance requise par le choix du protagoniste. De ce point de vue, ce que j' appelle la leègislation de l' amitieè est une trouvaille geèniale. Comme je l' ai dit, l' ideèe de loi est le seul
instrument
conceptuel
capable
d' articuler
dialectiquement
les
deux po ê les de la reèflexion : permanence des valeurs et mobiliteè de l' expeèrience. Elle couronne l' effort ciceèronien pour sortir des impasses de la penseèe de la felicitas (on ne suit pas une loi au petit bonheur la chance) et de la psychologie de la passion (la passion ne conna|êt pas de loi). La loi enfin, de toutes les inventions humaines, est peut-eêtre celle qui est la plus congeèniale au peuple qui se voit luimeême volontiers comme un peuple de leègislateurs et de juristes (et elle trouve en outre les eèchos les plus favorables du coêteè de la penseèe grecque, mais je laisse ce point de coêteè). Or celui aé qui Ciceèron confie l' eènonciation de cette û loi de l' amitieè ý, inscrivant dans les meèandres de l' expeèrience humaine un absolu d' ordre divin, est preèciseèment augure, chargeè aé ce titre de reèdiger avec ses pairs le ius augurale : il lui revenait mieux qu' aé tout autre d' instaurer ce nouveau ius amicitiae. Revenons enfin d' un mot sur le texte d' Aulu-Gelle, pris en teèmoin de l' origine theèophrastienne de la reèflexion ciceèronienne. La fin de cet essai assez long n' est en geèneèral pas lue, alors qu' elle me semble suggeèrer, bien contraire, tout ce par quoi Ciceèron a fait Ýuvre originale. En effet, Aulu-Gelle reproche aé Theèophraste de se perdre dans une casuistique de la relation amicale, sans donner de principes de conduite geèneèraux pour reègler celle-ci º en cela, d' ailleurs l' eèleéve suivait le
¨ thique a Nicomaque et ma|être, puisqu' on voit bien dans les textes de l' E é ¨ thique a Eudeme que l' intention d' Aristote n' est pas de regenter de l' E é é è
l' amitieè, mais d' en analyser les formes et les principes. Or c' est exactement l' inverse que fait Ciceèron : il ne vise pas tant aé analyser l' amitieè telle qu' elle existe aé Rome, qu' aé la reèformer, en lui imposant le joug et le contro ê le d' une loi qu' elle n' avait jamais connue avant. Le texte de Ciceèron est essentiellement un texte prescriptif et reèformateur. Au cÝur de cette reèforme et de cette prescription, les valeurs fondamentales que Ciceèron veut porter sont celles de la nature de la loi et du respect qu' on doit aé celle-ci : iustitia, constantia, fides (½½19 ; 25 ; etc.). La penseèe de l' amitieè de Ciceèron est, en dernier ressort, une penseèe de la fides º non pas dans son eègarement passionnel comme chez Blossius, mais d' une fides expression de la soumission aé une lex,
franc° ois prost
26
lex et fides eètant donneèes comme les deux piliers indissociables de la restauration
de
la
Respublica.
Projet
eèvidemment
aussi
ambitieux
qu' irreèaliste en 44 : mais on ne peut pas reprocher aé Ciceèron d' avoir eèchoueè
parce
qu' il
vivait
dans
un
monde
litteèralement
û sans
foi
ni loi ý.
BIBLIOGRAPHIE
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1
e
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Narducci,
E.,
Cicerone,
L' Amicizia,
C. Saggio), Milan, 5
e
(introduction
et
notes ;
traduction
eèd., 1993 ; essai introductif û Le ambiguitaé della
amicitia ý, p. 5-48, repris avec ajouts mineurs dans Id., Modelli etici e societaé, Pise, 1989, p. 79-110. Powell, J. G. F., Cicero, On Friendship and the Dream of Scipio (introduction, eèdition et commentaire), Warminster, 1990. º, M. Tulli Ciceronis De re publica, De legibus, Cato maior de senectute, Laelius de amicitia, Oxford, 2006. º, û Friendship and its Problems in Greek and Latin Thought ý, in Ethics and Rhetorics, ed. D. Innes et Ch. Pelling, Oxford, 1995, 31 -45. Ruch, M., Le preèambule dans les Ýuvres philosophiques de Ciceèron. Essai sur la geneése et l' art du dialogue, Strasbourg, 1958.
L AT I N I TAT E S
Annie Dubourdieu ÂFE ÂRENTS ROMAINS D' AUTORITE Â LES RE DANS LE LAELIUS
Le Laelius est un dialogue philosophique dans lequel Ciceèron traite, comme l' indique le sous-titre, De Amicitia, d' un type de lien entre les hommes dont la deèfinition aé Rome est complexe, notamment sur le point des relations unissant les membres de l' entourage de Laelius et 1
de son ami Scipion, personnages essentiels du texte . L' exposeè des positions theèoriques deèfinissant cette notion, en partie eètayeè par des doctrines philosophiques grecques, n' est pas fait d' une manieére abstraite, mais s' appuie au contraire sur des reèfeèrents geèographiques, institution2
nels, et culturels preècis, la plupart du temps emprunteès aé Rome . D' autre part, malgreè la forme de dialogue que lui a donneè Ciceèron, l' essentiel du texte est un long exposeè de Laelius, qui voudrait avoir 3
une valeur normative et essaie de poser les lois de l' amitieè aé Rome . Les reèfeèrents romains ont une valeur d' autoriteè et participent aé la construction de cette norme. Cet exposeè examinera trois types de reèfeèrents romains d' autoriteè : les reèfeèrents familiaux et sociaux, les reèfeèrents
institutionnels
º religieux,
politiques
et
historiques º,
et
les
reèfeèrents culturels.
Les reèfeèrents familiaux et sociaux Ciceèron veut montrer que l' amitieè est un lien de sympathie et d' affection entre les hommes qui n' est pas fondeè sur l' inteèreêt ; si le profit est parfois preèsent dans l' amitieè, il ne l' est que comme beèneèfice secon-
1 J.-L. Ferrary, Philhellenisme et imperialisme. Aspects ideologiques de la conquete romaine du è è è ê monde helleènistique, Rome, 1988, p. 590. 2 Cependant, pour J. Powell, l' arriere-plan romain est accessoire et la reflexion philoé è sophique inspireèe de la Greéce, essentielle : J. G. F. Powell, Cicero, On Friendship and the
Dream of Scipio (introduction, eèdition et commentaire), Warminster, 1990, p. 1. 3 Voir F. Prost, û La structure du Laelius de Ciceron ý, dans ce volume. è
27
annie dubourdieu
28
daire, non comme cause premieére. Cette conception s' appuie d' abord sur les reèfeèrents familiaux et sociaux romains. On a remarqueè que le Laelius preèsente un monde presque exclusivement masculin. J. Powell a treés justement expliqueè ce fait par la relation existant dans la reèflexion grecque et romaine entre, d' une part, la conception de l' amitieè et du mariage º ou é les relations peuvent prendre
la
forme
d' un
compagnonnage
proche
de
l' amitieè º,
et
4
d' autre part celle de l' amour . Avant de deèfinir l' amitieè comme om5
nium diuinarum humanarumque rerum cum beneuolentia et caritate consensio , Ciceèron a noteè qu' un eèlan premier pousse les hommes vers ceux qui leur sont le plus proches, concitoyens ou parents ; mais ce lien est fragile, et l' affection peut s' effacer des relations familiales sans que ces dernieéres soient pour autant abolies, alors que la disparition de l' affection aneèantit l' amitieè
6
; pourtant, plus loin dans le traiteè, Ciceèron cite 7
sans nuance les relations entre parents comme les modeéles de l' amitieè . Le dialogue mentionne beaucoup de personnages ayant entre eux des liens familiaux, par le sang ou par l' alliance. Laelius fait son ex8
poseè devant ses deux gendres, Fannius et Scaevola . Certains membres de la famille de Scipion sont mentionneès : son freére a|êneè, Quintus 9
Maximus, sa meére et ses sÝurs, et, plus geèneèralement, tous les siens . Sont eèvoqueès aussi les fils de Caton, de Paul-Emile, de Galus ; le freére d' un ami de Scipion, Publius Rutilius ; Tiberius Gracchus, peére des tribuns, beau-peére de Scipion
10
. Dans la preèsentation de ce reèseau de
relations familiales, les structures hieèrarchiques de la famille romaine sont parfaitement respecteèes : supeèrioriteè des hommes sur les femmes et protection assureèe par eux aé ces dernieéres (Scipion en face de sa meére et de ses sÝurs) ; entre geèneèrations, affection des peéres pour leurs fils (Caton, Paul-Emile, Galus), respect d' une geèneèration pour celle qui la preèceéde (Scipion en face de Tibeèrius Gracchus peére) ; aé la meême geèneèration, affirmation et respect du droit d' a|ênesse : Scipion en face de son freére, Scaevola en face de ses cousins peu
4
contraint º
en
face
de
Fannius ;
Fannius,
11
, Scaevola º un
l' a|êneè,
se
fait
tout
J. G. F. Powell, Cicero, On Friendship ; J.-C. Julhe, û La poeèsie catullienne de l' amitieè
aé la lumieére du De Amicitia de Ciceèron ý, dans ce volume.
5 Laelius, 20. 6 Lae., 19. 7 Lae., 8 Lae.,
50. 1 ; 3.
9 Lae., 69 ; 96 ; 11. 10 Lae., 9 ; 73 ; 101. 11 Lae.,
70 ; 16 ; 32.
29
les reè feè rents romains d' autoriteè dans le laelius
d' abord le porte-parole de ses deux gendres pour demander aé Laelius de traiter de l' amitieè, sans justifier les raisons de cette initiative, et un peu plus loin, affirme ses preèrogatives d' a|êneè tionne
explicitement
que
des
relations
12
. Le Laelius ne men-
familiales
harmonieuses,
comme si ces dernieéres constituaient pour Ciceèron un ideèal aé l' existence duquel il s' efforce de croire, en deèpit de l' expeèrience. é co A ê teè de la structure d' autoriteè que repreèsente la hieèrarchie familiale,
les
relations
entre
geèneèrations
sont
eèvoqueèes
dans
le
Laelius
comme relevant de l' amicitia, ce qui s' explique, selon Ciceèron, par le fait que cette notion est deèriveèe, comme amor, du verbe amare
13
; elle
appara|êt dans un faisceau de mots exprimant des relations affectives fortes : diligere, delectari, caritas, familiaritas
14
. Si l' amitieè, neèe de la re-
connaissance reèciproque de la uirtus de l' autre, se noue de preèfeèrence entre des aequales, elle est aussi une composante des relations entre geèneèrations, prenant chez les jeunes la forme du respect pour les anciens, chez les anciens celle de la sollicitude protectrice pour les jeunes. Ainsi, Laelius eèvoque, aé la fin du dialogue, cette sorte de passage de relais : il appara|êt successivement, jeune homme, respectueux des vieillards illustres de son temps, puis, homme muêr, lieè d' amitieè avec ses compagnons d' aêge, enfin, vieillard, respecteè par les plus jeunes
15
.
reè feè rents institutionnels, religieux, politiques, historiques
La doctrine de Ciceèron sur l' amitieè se fonde aussi sur des reèfeèrents ¨ videmment situes institutionnels, religieux, politiques, et historiques. E è au-dessus
des
preêtres
ou
des
magistrats,
les
dieux
sont
preèsenteès
comme preèsents dans les affaires des hommes, et constituent le reèfeèrent supreême d' autoriteè. Lorsque Laelius mentionne son intervention comme preèteur contre le projet de loi de Caius Licinius Crassus transfeèrant au peuple l' eèlection des preêtres, il consideére, ou feint de consideèrer, que ses propres paroles ont eèteè de peu de poids, et que la religio deorum immortalium a triompheè aupreés du peuple des tentatives deèmagogiques du tribun
12
Lae., 16 ; 32.
13
Lae., 100.
14
16
.
Lae., 101 ; pour la valeur treés geèneèrale de familaris, voir E. Deniaux, Clienteéle et pou-
voir aé l' eèpoque de Ciceèron, Rome, 1993, p. 7.
15
Lae., 101.
16
Lae., 96.
annie dubourdieu
30
Les deux colleéges sacerdotaux citeès sont ceux des theèologiens disant le droit sacreè, les pontifes, et les augures : les premiers sont, selon J. Scheid, des û ma|êtres du rite ý, les seconds des û ma|êtres de leègitimiteè ý
17
; le pouvoir des deux colleéges dans la vie politique romaine est
donc consideèrable. Le pontificat, brieévement eèvoqueè, est repreèsenteè par le pontife Scaevola, dont Ciceèron dit qu' il fut û de tous nos concitoyens, j' ose le dire, le plus remarquable par son geènie et son sens de la justice ý
18
. Son activiteè a eèteè aé la fois speèculative º reèflexion sur le
droit º , et pratique º imposer aé ses concitoyens les reégles du droit. L' augurat est beaucoup plus largement mentionneè, et le texte du Laelius est une source capitale de notre connaissance de l' organisation de ce colleége. Ce sacerdoce, qui passait pour remonter aé Romulus
19
, est
repreèsenteè par Laelius lui-meême et par ses deux gendres, Fannius et Scaevola. Scaevola l' Augure, cousin du Pontife, auquel le peére de Ciceèron confia son fils quand il l' amena aé Rome aé l' aêge de dix-sept ans, est preèsenteè par Ciceèron comme un ma|être de science et de sagesse dont il gravait les paroles dans sa meèmoire tume de recevoir chez lui ses familiares
21
20
, et qui avait cou-
pour leur faire des exposeès de
ses reèflexions. Lors d' une de ces reèunions, Scaevola, aêgeè, reproduisit devant le jeune Ciceèron l' exposeè que Laelius avait fait devant lui et Fannius, exposeè dont le retranscription constitue l' essentiel du Laelius : Scaevola est donc aé la fois, dans le dialogue, garant du savoir juridique et deèpositaire de meèmoire. Le dernier repreèsentant chronologique de l' augurat dans l' Ýuvre est Ciceèron lui-meême. Le Laelius contient beaucoup d' allusions aé l' autoriteè deètenue par les institutions romaines, et d' abord, au prestige des lieux les plus importants de la politique. L' allusion au Capitole, que Blossius de Cumes, selon ses propres dires, aurait eèteè preêt aé incendier, si son ami Tibeèrius Gracchus le lui avait demandeè, vise, concreétement, l' emplacement du sanctuaire de la Triade capitoline, mais surtout l' importance symbo lique de l' ensemble de la colline : laé se trouve l' Arx, lieèe aé des eèpisodes
17
J. Scheid,
Religion
et pieèteè
aé Rome,
e
2 eèd.,
Paris,
2001,
p. 61
et
64 ;
voir
aussi
G. Wissowa, s. u. û augur ý dans Realencyclopa«die, col. 2323.
18
Lae., 1 : quem unum nostrae cuiutatis et ingenio et iustitia praestissimum audeo dicere
(trad. R. Combeés, Paris, 2001)
19 20 21
Ciceèron, Diu., I, 3. Lae., 1. Lae., 2 ; sur l' architecture des maisons priveèes de l' aristocratie aé l' eèpoque reèpubli-
caine, voir P. Gros, L' architecture romaine, 2 : Maisons, palais, villas et tombeaux, Paris, 2001, 72-77 ; l' hemicyclum, sans doute construction en plein air, rappelle l' exedra de Cotta dans le De Natura Deorum, I, 15.
les reè feè rents romains d' autoriteè dans le laelius
31
fameux de l' histoire des premiers temps de Rome ; dans le temple de Jupiter, des vÝux publics eètaient faits chaque anneèe lors de l' entreèe en charge des consuls
22
, et les triomphateurs ceèleèbraient un sacrifice
23
;
sur le futur emplacement du sanctuaire est survenu le prodige de la deècouverte d' une teête humaine dans le sol, annonc°ant la supreèmatie aé venir de Rome
24
. Le Forum, centre de l' activiteè politique, est men-
tionneè lors du reècit fait par Laelius de la contio au cours de laquelle le tribun Caius Licinius proposa la reèforme des conditions d' eèlection dans les colleéges sacerdotaux
25
: forum deèsigne le lieu ou é se reèunit le
peuple º plus preèciseèment le Comitium º
mais fait aussi reèfeèrence, neè-
gativement, au caracteére deèmagogique des propos du tribun, qui espeére
obtenir
l' appui
du
peuple
pour
deèpouiller
l' aristocratie,
massivement preèsente dans les colleéges sacerdotaux, du privileége de la cooptation. Le mot contio, deèsignant la reèunion du peuple devant laquelle parle Scipion pour s' opposer aé la proposition de Caius Papirius sur la reèeèlection des tribuns de la pleébe, a lui aussi un double sens : identique aé celui de forum du point de vue topographique, et doteè eègalement d' une connotation politique, positive cette fois, suggeèrant le genre de culture politique que posseédent les participants aé cette reèunion : ils sont assez clairvoyants, malgreè la faiblesse du niveau d' instruction de certains d' entre eux, pour pouvoir faire le deèpart entre une proposition de loi servant l' inteèreêt geèneèral et une autre qui lui serait contraire, une mesure deèmocratique et une mesure deèmagogique, entre un grand homme politique et un tyran
26
deèmagogue ou un futur
.
Dans ces lieux de la politique sont preèsenteès une quarantaine d' acteurs de l' histoire et de la politique romaines, passeèe ou contemporaine, ayant eu acceés aux plus hautes charges
27
. Ces reèfeèrences se
reèpartissent en deux cateègories, modeéles et contre-modeéles, grands ¨ tat ayant servi les interets de leurs concitoyens, et demahommes d' E è ê è gogues et tyrans. S' agissant de personnages contemporains de Laelius, ou de Ciceèron quand il parle en son nom propre, la veèritable amitieè n' est possible qu' entre boni, qui ont reconnu les uns chez les autres la
22 23 24
J. Scheid, La religion des Romains, Paris, 1998, p. 81-82. Virgile., Georg II, 146-148 ; Servius auct., ad loc. Tite Live, I, 55, 5-6.
25 Lae., 26 Lae., 27
96 : in forum uersus. 96.
Sur le choix des personnes de l' entourage de Scipion opeè reè ici par Ciceèron, voir
J.-L. Ferrary, Philhelleènisme, p. 590.
annie dubourdieu
32 28
preèsence de la uirtus ; or, les boni ne peuvent que vouloir le bien de ¨ tat et preservent les institutions republicaines de toutes les tental' E è è tives de subversion. Il est impossible d' eènumeèrer ici tous les hommes politiques preèsenteès comme des exempla uirtutis, et je parlerai uniquement de la figure centrale du Laelius, Scipion, eèvoqueè aé quatorze reprises,
parfois
treés
longuement
29
.
Au
deèbut du dialogue, Ciceèron
preèsente les liens de Scipion et de Laelius comme un modeéle parfait de l' amitieè. Lorsque Laelius eèvoque certains eèpisodes de la carrieére politique de Scipion
30
, on peut s' eètonner de voir cet ardent deèfenseur
des institutions preèsenter comme des meèrites politiques de Scipion ce qui, chez d' autres hommes, serait jugeè comme des entorses graves au respect des lois : eèlection au consulat aé deux reprises sans candidature, et la premieére fois avant l' aêge leègal. Ces exceptions sont justifieèes par le fait que la uirtus exceptionnelle de Scipion faisait de lui un homme situeè en dehors des cateègories ordinaires : dans son enfance, il nourrissait les espeèrances non seulement de son entourage familial ou amical, mais de concitoyens (ciues), terme abusivement employeè, puisqu' il n' appartenait pas encore, stricto sensu, aé ce groupe, en raison de son aêge ; ses victoires contre Carthage et Numance n' ont pas eu une porteèe limiteèe aé l' actualiteè de leur temps, mais ont preèfigureè la grandeur aé venir de l' imperium Romanum. De meême, lorque Laelius eèvoque la tentative
de
Caius
Papirius
Carbo,
continuateur
de
l' Ýuvre
de
Tibeèrius Gracchus, pour proposer en 131 ou 130 av. J.-C., lors d' une
contio, une loi lui permettant d' eêtre reèeèlu tribun de la pleébe, Laelius fait mention, aé co ê teè de ses propres protestations, dont il minimise l' effet, du roêle deècisif joueè par Scipion : en effet, par la maiestas de son discours, Scipion s' impose parmi ses concitoyens, non comme un simple
comes, terme qui suppose l' eègaliteè, mais comme un dux
31
. Ainsi, lor-
qu' elle est mise en Ýuvre au service des inteèreêts supeèrieurs de la citeè, l' autoriteè d' un seul est-elle preèsenteèe comme un trait de uirtus, suscitant l' admiration des amis de Scipion qui lui attribuent tout le meè rite de l' opposition aé la loi tribunicienne.
28 Lae.,
18 ; voir M. Bellincioni, Struttura e pensiero del Laelius ciceroniano, Brescia, 1970,
133-146, aé propos des origines de l' amitieè.
29 Lae.,
3-15 ; 21 ; 25 ; 30 ; 33-35 ; 51 ; 59 ; 60 ; 69 ; 73 ; 77 ; 96 ; 101-104 (voir F. Prost,
Ciceèron, De amicitia, Paris, 2001, p. 150) ; voir F. Badian, û Tiberius Gracchus and the Be ginning of the Roman Revolution ý, Aufstieg und Niedergand der Ro«mischen Welt, I, 1, 1972, p. 668-731.
30 Lae., 31 Lae.,
4 ; 11. 96.
les reè feè rents romains d' autoriteè dans le laelius
33
La figure exactement antitheètique de celle de Scipion dans le dialogue est celle des deèmagogues et des tyrans, repreèsenteèe aé son plus haut degreè par Tibeèrius Gracchus, mentionneè aé trois reprises
32
. Le tribun
est soupc°onneè par Laelius d' avoir voulu devenir roi, et meême de l' avoir
eèteè
passageérement ;
ce
titre
dernier roi, Tarquin le Superbe
33
rex appelle l' eèvocation du
de
. L' activiteè politique de Tibeèrius
Gracchus est condamneèe en bloc, et Ciceèron, par la bouche de Laelius, blaême violemment le soutien inconditionnel que lui apporteé rent certains de ses amis
34
. En effet Ciceèron, qui s' interroge longuement dans
le dialogue sur la question de la fideèliteè en amitieè, adopte une position nuanceèe, entre appui sans reèserve apporteè aux amis, meême au prix de leègeéres entorses aé ses propres reégles morales, et refus treés ferme de soutenir leur action quand elle s' exerce aé l' encontre des reégles institutionnelles
35
. Tarquin le Superbe a fait l' expeèrience de la solitude du tyran,
pendant l' exercice du pouvoir et apreés sa chute au
contraire,
a
conserveè
des
soutiens
36
meême
; Tibeèrius Gracchus,
apreés
son
assassinat,
comme le montre la conduite indigne de ses partisans vis-aé-vis de son meurtrier, Scipion Nasica, conduite jugeèe comme si basse par Laelius que
son
souvenir
meême
le
fait
pleurer
37
.
L' un
des
partisans
de
Tibeèrius Gracchus, Blossius de Cumes, est treés seèveérement jugeè. Blossius offre l' exemple d' une conception deèvoyeèe de la fideèliteè en amitieè, puisqu' il va jusqu' aé affirmer qu' il aurait mis le feu au Capitole si é propos des relations entre Tibeèrius Gracchus le lui avait demandeè. A Blossius de Cumes et Tibeèrius Gracchus, Ciceèron utilise les meêmes termes qu' il emploie pour deèsigner les rapports de Scipion et du peuple romain dans la contio ; Blossius n' a pas eèteè un comes pour Tibeèrius Gracchus, mais un dux : plus qu' un simple compagnon, il a eèteè l' inspirateur de l' action politique de Tibeèrius Gracchus, graêce peut-eêtre aé une emprise d' ordre affectif
38
; mais, quand ils sont appli-
queès aé Blossius de Cumes, ces termes ont une valeur inverse de celles
32 Lae., 33 Lae.,
37 ; 39 ; 41. 41 : le titre de rex est aussi celui que Sueètone soupc°onne Ceèsar d' avoir con-
voiteè (Caes., 49 ; 79).
34 Lae., 35 Lae.,
36 Lae., 37 Lae., 38
37. 33-34 ; 76-78 ; 40. 53-54. 39.
Voir M. de Franchis, û Pratiques romaines de l' amitieè (Leèlius et Scipion ; Tibeèrius
Gracchus et Blossius de Cumes) ý, dans ce volume ; sur les rapports de Tibeè rius Gracchus et de Blossius, et l' inspiration sto|ëcienne donneèe par ce dernier aux reèformes des Gracques, voir le treés bel article d' I. Hadot, û Tradition sto|ëcienne et ideèes politiques au temps
¨ tudes Latines, 48 (1970), p. 133-179. des Gracques ý, Revue des E
annie dubourdieu
34
qu' ils ont quand ils s' appliquent aé Scipion : indiquer le chemin, (dux,
praefuit) est un crime lorsque ce chemin est celui du furor deècha|êneè contre les institutions, mais un titre civique aé une immense reconnaissance lorsqu' il s' agit de les deèfendre.
Reèfeèrents culturels L' argumentation de Ciceèron dans le Laelius s' appuie eègalement sur des reèfeèrents d' autoriteè culturels. Je me limiterai ici aé ceux qui me paraissent les plus importants dans le texte, le monde du theè aêtre, et la deèfinition d' une speècificiteè de la penseèe romaine par rapport aé celle de la Greéce. Le Laelius contient plusieurs allusions au theèaêtre
39
, et d' abord sous
l' aspect de la mateèrialiteè d' une repreèsentation theèaêtrale et de son effet sur les spectateurs, celle de l' Oreste de Pacuvius aé laquelle Laelius a assisteè
40
. Le sujet de la pieéce est l' amitieè entre Oreste et Pylade, suppo-
seèe si parfaite que Pylade voulait de faire passer pour Oreste et se faire tuer aé sa place ; mais Oreste proteste de son identiteè pour mourir, eèpargnant ainsi son ami. Ce souvenir theèaêtral de Laelius est donc en harmonie avec le sujet du dialogue, l' amitieè. De plus, double effet de miroir ou de mise en ab|ême, la pieéce traite de l' amitieè, et Pacuvius, son auteur, est aussi l' ami du spectateur Laelius. L' architecture du theèaêtre est suggeèreèe par le mot cauea, deèsigant ici par meètonymie les spectateurs qui y sont assis. Ces derniers reèagissent au spectacle par une manifestation affective treés forte, en poussant des cris d' enthousiasme (clamore tota cauea) et en applaudissant debout (stantes plaudebant). Selon Laelius, l' eèmotion admirative manifesteèe in re ficta aurait eèteè plus vive encore in uera. Le theèaêtre est ainsi preèsenteè comme une image des reèactions reèelles des hommes, un peu affadie neèanmoins par la conscience que conservent les spectateurs d' eêtre dans la fiction theèaêtrale, quel que soient leur enthousiasme pour le spectacle et l' eèmotion qu' il souleéve en eux. Quatre auteurs de theèaêtre sont citeès dans le Laelius : deux appartiennent aé la geèneèration preèceèdant Laelius º Ennius et Caecilius º, deux aé la meême que lui º Pacuvius et Teèrence ; deux sont des auteurs comiques, deux des auteurs tragiques. Ennius est mentionneè aé deux repri-
39
Sur la preèsence du theèaêtre dans l' Ýuvre de Ciceèron, voir G. Arico, û Cicerone e il
teatro ý, dans Cicerone tra antichi e moderni, ed. E. Narducci, Florence, 2004, p. 6 -37.
40 Lae.,
24.
35
les reè feè rents romains d' autoriteè dans le laelius
ses, une fois pour un fragment appartenant aé une Ýuvre inconnue ; l' autre citation est tireèe de son Heècube
41
, et les deux textes rappellent
en termes treés geèneèraux l' importance de l' amitieè. Teèrence est citeè trois fois. Un vers de l' Andrienne
42
, remarque adresseèe par l' affranchi
Sosie aé son ma|être, eènonce une reégle de vie relative aé la franchise en amitieè, difficile, mais indispensable. Deux citations de l' Eunuque
43
il-
lustrent un theéme proche, la diffeèrence entre l' amitieè veèritable et la flatterie. On y voit deux personnages types de la comeè die, le parasite Gnathon et le soldat fanfaron Thrason. Gnathon expose cyniquement aux spectateurs son opportunisme, qui n' est qu' un masque trompeur singeant l' affabiliteè amicale. Thrason, cherchant aupreés de Gnathon des eèchos flatteurs de la reèception d' un cadeau qu' il avait fait parvenir aé la courtisane Tha|ës dont il est amoureux, tombe dans le pieége que lui tend le flatteur, qui surencheèrit sur les propos du soldat. Il y a laé encore une forme de mise en ab|ême : en effet, Laelius cite une comeèdie ou é il est traiteè de l' amitieè º les fausses amitieès º, dont l' auteur, Teèrence, est l' un de ses proches, un familiaris, terme certes plus vague qu' amicus
44
, mais toutes les sources anciennes attestent l' eètroitesse des
liens entre Teèrence et Scipion et Laelius
45
. Sur le meême sujet, la flatte-
rie qui se donne pour de l' amitieè, deux vers d' une pieéce de Caecilius sont citeès par Laelius
46
. Sans le mettre en sceéne directement, ils font al-
lusion aé un autre personnage type de la comeèdie, le vieillard dupe des flatteurs. Cette nouvelle mise en ab|ême est donc d' un modeéle un peu diffeèrent des preèceèdentes, puisqu' elle est une reèfeèrence au theèaêtre aé l' inteèrieur du theèaêtre. Le theèaêtre ne sert pas seulement aé Laelius aé illustrer, par des citaé la fin de son exposeè, il rappelle l' intions, sa reèflexion sur l' amitieè. A tervention deècisive de Scipion dans la contio ou é Caius Papirius avait proposeè une loi reèformant les conditions d' acceés au tribunat de la pleébe
47
, ainsi que sa propre intervention contre la proposition de
Caius Licinius de transfeèrer au peuple le pouvoir d' eèlire les preêtres. Il compare alors la contio aé une sceéne de theèaêtre
41 Lae., 42 Lae.,
22 ; 64. 89.
43 Lae., 93 ; 98. 44 E. Deniaux, Clientele et pouvoir, p. 7. é 45 G. Conte, Letteratura latina, 3e ed., Florence, 46 Lae., 47 Lae., 48 Lae.,
48
è
1992, p. 78.
99-100 ; voir G. Conte, Letteratura latina, p. 49. 96. 97.
. Si la meètaphore de
annie dubourdieu
36
la vie comme theèaêtre est presque un lieu commun chez Ciceèron
49
, la
comparaison est partiellement inverseèe par rapport aé celle qui cloêt le deèveloppement sur la repreèsentation de l' Oreste de Pacuvius, dont le spectacle suscite chez les spectateurs des eèmotions imitant celles de la vie reèelle. Le passage contient deux comparaisons enchaêsseèes : la premieére, ou é l' eèleèment exprimant la comparaison est id est, compare la contio aé une scaena, dont les citoyens romains et les hommes politiques seraient les acteurs ; c' est le caracteére de fiction et d' approximation,
caracteèristique
de
la
fiction
theèaêtrale,
qui
suggeére
cette
comparaison (in qua rebus fictis et adumbratis loci plurimum est), et Laelius fait sans doute allusion aux mensonges des deèmagogues ; cependant, meême dans ce domaine du flou, va s' imposer le caracteére lumineux de la veèriteè porteèe par les hommes politiques inteégres, comme Laelius, et surtout Scipion. La seconde comparaison, articuleèe par si ² quod fieri opportet, est conforme au modeéle habituel de la meètaphore du theèaêtre comme image de la vie : si la veèriteè et la sinceèriteè s' imposent dans ce monde d' approximation qu' est le û theèaêtre ý des assembleèes populaires, elles le font de fac°on plus eèclatante encore dans l' amitieè. Au tout deèbut du dialogue, dans la deèdicace aé son ami Atticus, Ciceèron preèsente la conversation entre Laelius et ses deux gendres, c' est-aé-dire la plus grande partie de l' Ýuvre (½66 aé la fin) comme eètant elle-meême une Ýuvre theèaêtrale. Tout d' abord, un eètroit paralleéle est eètabli par Ciceèron entre le preèsent ouvrage et le Cato Maior
50
:
le protagoniste en est qualifieè de persona, û mis en sceéne ý par l' auteur (Catonem induxi senem disputantem) ; les deux termes persona et inducere appartiennent au lexique du theèaêtre. Dans le traiteè qui porte son nom, Laelius est lui aussi qualifieè de persona
51
, et Ciceèron annonce d' embleèe
que les incises inquam, inquit n' appara|êtront pas dans le dialogue, car elles nuiraient aé l' effet de reèel
52
; le Laelius preèsente donc un type de
dialogue philosophique treés proche de celui du theèaêtre
53
, contraire-
ment aé celui qu' emploie Platon, par exemple dans le Lysis, un des modeéles du Laelius. De plus, relisant le Cato Maior au moment de deèdier le Laelius aé Atticus, Ciceèron eèprouve un sentiment d' effacement
49
De Oratore, II, 338 ; III, 177 ; Brutus, 6 ; voir F. Prost, Ciceèron, L' amitieè, p. 143
n. 308
50
Lae., 4 : ut in Catone Maiore.
51
Lae., 4 : idonea mihi Laeli persona uisa est.
52
Lae., 2 : quasi enim ipsos loquentes induxi ; voir M. Ruch, Le preèambule dans les Ýuvres
philosophiques de Ciceèron. Essai sur la geneése et l' art du dialogue, Strasbourg, 1958, p. 17-71.
53
M. Bellincioni, Struttura e pensiero, p. 71-88 ; J. G. F. Powell, Cicero, On Friendship,
p. 7-8.
les reè feè rents romains d' autoriteè dans le laelius
devant sa propre creèature, le personnage de Caton
54
37
, et formule le
vÝu qu' Atticus, en lisant le Laelius, ait la meême impression d' entendre parler Laelius, non Ciceèron. Ainsi se paracheéve le brouillage des frontieéres, particulieérement fort dans le texte, entre fiction theèaêtrale et reèaliteè. Essayant de deèfinir l' amicitia romaine au moyen de concepts largement heèriteès de la philosophie grecque coup
de
fermeteè
romaines
sa
hautement
reèflexion
dans
revendiqueèes
56
55
une ,
, Ciceèron ancre avec beauidentiteè
qu' il
et
deèfinit
une
speècificiteè
paradoxalement
dans une forme d' opposition aé la penseèe grecque. Les reèfeèrences litteèraires ou historiques aé la Greéce ne sont jamais preèsenteèes pour ellesmeêmes, mais au contraire enracineèes dans une culture romaine, ou compareèes aé des exemples romains. Ainsi les personnages de theèaêtre, Oreste et Pylade, le soldat fanfaron, le flatteur, la courtisane sont -ils emprunteès aé des modeéles grecs, mais Ciceèron se reèfeére toujours aux adaptations en latin qui en ont eèteè faites
57
. La trahison de Theèmistocle
envers sa patrie est appeleèe par l' analogie avec celle de Coriolan. Ce sont surtout la nature de la reèflexion philosophique romaine et la deèfinition romaine de la sagesse qui sont opposeèes, explicitement ou implicitement, aux conceptions grecques. Dans la deèdicace de l' Ýuvre, Ciceèron, en son nom propre, qualifie Caton et Laelius de sa-
pientes
58
. Pendant la conversation de Laelius avec ses gendres, Fannius
oppose la sagesse, toute pragmatique, de Caton, aé celle de Laelius, fondeèe aé la fois sur les dispositions naturelles et sur l' eètude des doctrines abstraites, sagesse qui lui para|êt du meême ordre que celle de Socrate, qualifieè de sapientissimus
59
. Mais Laelius reèpond aé cette re-
marque, ou é Fannius voyait un hommage aé Caton, par une affirmation de la supeèrioriteè de Caton sur Socrate, en raison de la supeèrioriteè des actes sur les paroles
60
; il deèfinit la sagesse romaine par son enraci-
nement dans la pratique et l' action, par opposition aé une forme de bavardage inconstant et inconsistant, qualifications pouvant s' appliquer meême aux lec°ons de Socrate qui, sur la plupart des sujets, a continuel-
54 Lae., 4 : Itaque ipse mea legens sic adficior interdum ut Catonem, non me loqui existimem. 55 J. G. F. Powell, Cicero, On Friendship, p. 2-5. 56
Voir n. 1.
57 Lae., 58 Lae.,
59 Lae.,
24 ; 89 ; 93 ; 98 ; 99-100. 5. 7 : te autem [²] non solum natura et moribus, uerum etiam studio et doctrina esse sa-
pientem ; de meême, plus loin (Lae., 13), le meèrite est reconnu aé Socrate d' avoir constamment affirmeè l' immortaliteè de l' aême.
60 Lae.,
10 : Huius enim facta, illius dicta laudantur.
annie dubourdieu
38
lement changeè d' avis, selon Laelius. Ce dernier critique l' inaniteè purement virtuose d' une certaine forme de dialogue pratiqueèe par les sophistes, aé qui il assimile implicitement Socrate : elle serait une pure jonglerie sur les mots qui, si brillante qu' elle puisse para|être, serait deènueèe de sens profond
61
é ce type de discours, il oppose la reèflexion . A
romaine, qui peut sembler prosa|ëque, mais qui est, elle, pratique et engageèe dans la reèaliteè. Agamus igitur pingui, ut aiunt, Minerua
62
: cette
deèclaration, dont Laelius souligne le caracteére proverbial º ut aiunt º qui l' enracine dans la tradition romaine, assume pleinement, comme le montre la mise en relief de pingui avant l' incise, une forme de lourdeur
romaine,
ranc°on
de
la
soliditeè
de
la
reèflexion
nationale, en
meême temps qu' elle suggeére, par la polyseèmie de pinguis, qui signifie û eèpais ý, mais aussi û fertile ý, la richesse de cette reèflexion
63
. La vo-
lonteè de ne raisonner que d' apreés des exemples reèels, de les prendre dans la vie romaine, et de les analyser suivant les concepts romains
64
,
s' oppose implicitement au caracteére chimeèrique et creux d' une certaine speèculation grecque comme aé une plate adaptation en latin des mots et des penseèes grecs. Ciceèron se met ainsi dans une position doublement paradoxale : d' une part il tente de deèfinir l' identiteè de la penseèe
romaine
en
l' opposant
la
penseèe
philosophique
grecque
qu' il
deènigre, mais a treés largement contribueè aé diffuser aé Rome ; d' autre part il met ces critiques dans la bouche de Laelius, dont on sait qu' il appartenait au milieu profondeèment philhelleéne des Scipions
65
.
Un teèmoignage frappant de cet ancrage du Laelius dans les reèaliteès romaines et les reèfeèrents d' autoriteè romains est constitueè par la forme meême de l' Ýuvre, qui offre trois encadrements historiques preèsentant une remonteèe dans le temps : l' un se reèfeére au preèsent, les deux autres au passeè. Le premier encadrement, correspondant au deèbut du preèambule, est la deèdicace par Ciceèron du Laelius aé son ami Atticus, en 44 av. J.-C., quelques mois apreés l' assassinat de Ceèsar du preèambule
67
66
. Le second, suite
, se reèfeére aux anneèes 90-87 av. J.-C., moment ou é
Ciceèron, aêgeè de dix-sept ans, fut d' abord confieè par son peére aé la tu-
61 Lae., 13 ; 62 Lae., 19. 63
17.
Selon R. Otto, (Die Sprichwo«rter und Sprichwo«rtichen Redensarten der Ro«mer, Leipzig,
1890, p. 224-225), la formulation la plus courante de la locution est crassa Minerua, et la modification de l' adjectif n' est sans doute pas fortuite.
64 Lae., 18 ; 21. 65 Sur les ambigu|tes 66 67
ë
è
de ce milieu, voir J.-L. Ferrary, Philhelleènisme, p. 589-615.
M. Ruch, Le preèambule dans les Ýuvres philosophiques de Ciceèron, p. 178-181. Sur les rapports entre les diffeèrentes parties du preèambule, voir Ibid., p. 303-321.
39
les reè feè rents romains d' autoriteè dans le laelius
telle de Scaevola l' Augure, puis passa, aé la mort de ce dernier, aé celle de son cousin le Pontife. Le troisieéme encadrement historique est la transcription par Ciceèron, d' apreés un reècit entendu dans sa jeunesse de la bouche de son ma|être Scaevola l' Augure, de la conversation que Scaevola avait eue avec Laelius, son beau-peére, et Fannius, son beaufreére, quelques jours apreés la mort de Scipion en 129 av. J.-C. Ces trois cadres historiques se situent, le premier º deèdicace aé Atticus º dans la vieillesse de Ciceèron, l' avant-dernieére anneèe de sa vie ; le second º reècit de Scaevola entendu par Ciceèron º dans la jeunesse de Ciceèron et dans la vieillesse de Scaevola ; le troisieéme º conversation de Laelius avec ses deux gendres º en un temps ou é Ciceèron n' eètait pas neè et ou é Scaevola eètait jeune. Le lien entre les deux premiers encadrements est Ciceèron lui-meême, d' abord vieux, ensuite jeune ; entre les deuxieéme et troisieéme, Scaevola, d' abord vieux et ensuite jeune ; Scaevola
constitue
le
relais
entre
la
geèneèration
du
couple
d' amis
formeè par Ciceèron et Atticus et celle de deux autres amis, treés proches eux aussi, Scipion et Laelius
68
. Les liens existant entre ces diffeèrents
personnages permettent de comprendre l' enracinement de la penseèe de Ciceèron dans des reèfeèrents romains d' autoriteè : ouvrage traitant de l' amitieè, le Laelius est la preèsentation par Ciceèron aé son ami Atticus de deux amis parfaits, Scipion et Laelius
69
. La valeur d' exemplariteè que
reveêtent dans la penseèe romaine les reèfeèrences aé des hommes illustres du passeè est releveèe par l' auteur. Mais la connaissance de ces exempla du passeè n' est possible que par un passage de teèmoin entre geèneèrations, assureè ici par Scaevola, et constitue l' un des modes de transmission
mos maiorum, valeur essentielle de la reèflexion eèthique et
du
politique romaine. Certains fils plus preècis soulignent cette transmission,
en
constituant
un
trait
d' union
entre
les
personnages,
par
exemple l' augurat, exerceè par Ciceèron, Scaevola, Laelius, et, dans un temps treés lointain, mais prestigieux, Romulus. En preèsentant ces reèfeèrents d' autoriteè puiseès dans la tradition romaine, Ciceèron deèforme sur bien des points la veèriteè historique. Il passe totalement sous silence les relations familiales conflictuelles, le violent antagonisme qui opposa les deux gendres de Laelius, en raison de la date de leur cooptation respective aé l' augurat, Scaevola, plus jeune, mais marieè aé l' a|êneèe des filles de Laelius, ayant eèteè recruteè avant
68
J. G. F. Powell, Cicero, On Friendship, p. 12.
69 Lae.,
4.
annie dubourdieu
40
Fannius, plus aêgeè, mais marieè aé la cadette
70
; ou l' eètroite parenteè qui
unissait Scipion et les Gracques, ses cousins germains. Son affirmation selon laquelle Tibeèrius Gracchus aurait eèteè roi pendant quelques mois est fortement sujette aé caution
71
, et il ne mentionne pas le fait que
Tibeèrius Gracchus eètait, lui aussi, augure, ce qui pourrait entacher le prestige accordeè aé ce sacerdoce
72
. Scaevola est preèsenteè sans nuance
comme un homme admirable, et le jeune Scaevola ne fait pas la moindre objection aux violentes critiques formuleèes par Laelius
73
,
contre les Gracques, alors que Ciceèron dit ailleurs que Scaevola eètait un de leurs partisans poseè
par
Laelius,
74
. Silence aussi sur un projet de loi agraire pro-
d' inspiration
gracquienne
75
;
silence
encore
sur
l' identiteè du promoteur des leges Gabinia et Cassia, que Ciceèron accuse d' eêtre peuple
aé 76
l' origine
d' une
irreèparable
fracture
entre
le
Seènat
et
le
, mais dont il avait affirmeè dans un autre ouvrage que ce pro-
moteur eètait Scipion
77
. On peut s' interroger, enfin, sur la fideèliteè de
la retranscription des paroles de Laelius, que Ciceèron n' a connues que par la meèdiation de Scaevola, et on ne doit pas meèsestimer la part de la reèeèlaboration de ces propos aé laquelle il s' est livreè, consciemment ou inconsciemment, pour faire de Laelius son porte-parole. La deèformation du passeè dans le sens d' une ideèalisation, preèsente aussi dans le
Cato Maior, s' explique par le deèsir de Ciceèron de refonder les valeurs de la respublica, aé un moment oué la dictature de Ceèsar les a fait voler en eèclats et ou é le spectre d' une nouvelle dictature peut leègitimement hanter les esprits. Quelques mois apreés la fin de la reèdaction du Lae-
lius, Ciceèron paiera de sa vie l' effondrement deèfinitif des institutions reèpublicaines qu' il avait espeèreè faire survivre ou revivre.
BIBLIOGRAPHIE
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70 71 72
J. G. F. Powell, Cicero, On Friendship, p. 11. M. Bellincioni, Struttura, p. 197-200. Plutarque, T. Gracch., IV, 1 ; voir I. Hadot, Tradition sto|ëcienne, p. 139.
73 Lae., 1 74 De Or., 75
II, 67, 269 ; voir I. Hadot, Tradition sto|ëcienne, p. 143.
Plut. T. Gracch., VIII, 5 ; voir M. Bellincioni, Struttura, p. 201.
76 Lae., 77 Leg.,
41. III, 37 ; voir M. Bellincioni, ibidem.
les reè feè rents romains d' autoriteè dans le laelius
41
Deniaux, E., Clienteéle et pouvoir aé l' eèpoque de Ciceèron, Rome, 1993. Ferrary, J.-L., Philhelleènisme et impeèrialisme. Aspects ideèologiques de la conqueête romaine du monde helleènistique, Rome, 1988.
Hadot, I., û Tradition sto|ëcienne et ideèes politiques au temps des Gracques ý, ¨ tudes Latines, 48 (1970), p. 133-179. Revue des E Powell, J. G. F., Cicero, On Friendship and the Dream of Scipio (introduction, eèdition et commentaire), Warminster, 1990. Ruch, M., Le preèambule dans les Ýuvres philosophiques de Ciceèron. Essai sur la geneése et l' art du dialogue, Strasbourg, 1958.
Scheid, J., La religion des Romains, Paris, 1998. e
º, Religion et pieèteè aé Rome, 2 eèd., Paris, 2001.
L AT I N I TAT E S
Marielle
de Franchis
 PRATIQUES ROMAINES DE L' AMITIE Á ÁRE DU DE AMICITIA : A LA LUMIE LAELIUS ET SCIPION, BLOSSIUS DE CUMES ET TIBERIUS GRACCHUS
Ciceèron
reèdige le De Amicitia aé un moment crucial de l' histoire de la
Reèpublique, juste apreés l' assassinat de Ceèsar, alors que la socieèteè romaine est deèchireèe par une guerre civile, opposant amis et ennemis de Ceèsar. Il s' attache aé prouver dans ce dialogue que l' amitieè constitue le cÝur de la pratique sociale romaine : il en fait la composante essentielle du passeè de la citeè, passeè qu' il nous donne aé voir comme un moment
ideèal
de
la
Reèpublique.
Pourtant,
ce
moment
ideèal
est,
paradoxalement, une peèriode de crise, 129 av. J.-C., quelques jours ¨ milien, quelques annees apres apreés la mort inexpliqueèe de Scipion E è é l' assassinat soire º
de
Tiberius
Gracchus.
Ciceèron
nourrit
l' espoir
º illu-
de persuader ainsi ses contemporains que les structures sociales
et politiques traditionnelles ont permis et permettent encore de surmonter les crises. On a souvent releveè que l' originaliteè de ce dialogue reèside
dans
l' importance
accordeèe
aé
la
figure
de
l' ami
1
intime .
Ciceèron souhaite en effet inscrire sa relation avec Atticus dans la tradition romaine, malgreè le retrait de ce dernier de la vie politique, en la plac°ant dans la continuiteè de l' amitieè qui unit Laelius, le protagoniste ¨ milien. Plusieurs etudes recentes reprennent du dialogue, et Scipion E è è 2
la voie ouverte par P. A. Brunt dans son article paru en 1965 , et reèeèvaluent le caracteére complexe de la notion d' amitieè aé Rome, aé
1
Voir sur ce point l' introduction d' E. Narducci aé Cicerone, L' Amicizia, Milan, 1985,
p. 21-22 et celle de F. Prost aé Ciceèron, L' Amitieè, Paris, 1996, p.
2
xxix-xxx
.
P. A. Brunt, û Amicitia in the Late Roman Republic ý, Proceedings of the Cambridge
philological society, 191 (1965), p. 1-20 repris dans The Fall of Roman Republic and Related Essays, Oxford, 1988, p. 382-442.
43
44
marielle de franchis
l' intersection de la vie priveèe et de la vie publique, alors qu' elle a longtemps eèteè reèduite aé une relation utilitaire, deèpourvue de toute dimen3
sion affective . Cette conception large de la notion d' amitieè preèsente l' inteèreêt de prendre en compte un autre aspect du dialogue qui a eè teè moins eètudieè : Ciceèron indique d' embleèe qu' il a conscience de la neècessiteè de faire conna|être de manieére large (prodesse
multis)
que l' amitieè a eu
dans la tradition romaine un roêle aé jouer dans le renouvellement de la socieèteè, et cela aé un moment ou é Rome accorde sa citoyenneteè aé toute 4
l' Italie . Je partirai donc de la manieére dont Ciceèron deècrit l' amitieè dans la citeè des anneèes 130, pour m' interroger ensuite sur l' identiteè de l' ami intime, tel qu' il appara|êt dans ce dialogue. Celui-ci est en effet repreèsenteè de deux manieéres, l' une positive, sous les traits de Laelius, l' ami ¨ milien, l' autre negative, sous ceux de de preèdilection de Scipion E è Blossius de Cumes, deèpeint comme le mauvais geènie de Tiberius Gracchus.
Que
pouvons-nous
savoir
des
origines
familiales de
ces
deux individus, qui sont lieès par une profonde amitieè aux repreèsentants les plus eèminents de l' aristocratie romaine ?
La
description
du ii
e
ciceè ronienne
de
l' amitieè
dans
la
socieè teè
sieé cle
Comme dans la plupart de ses dialogues, notamment dans le
Republica
et
tout
reècemment
dans
le
Cato Maior,
Ciceèron
De
prend
comme porte-parole des personnages historiques qui ont eèteè conserveès comme des citoyens exemplaires par la tradition, selon la meèthode qui lui est cheére. Les anceêtres (patres) ont jugeè l' amitieè entre Laelius et Scipion
maxime memorabilem,
Cum
accepissemus
a
c' est-aé-dire tout aé fait utile aé transmettre :
patribus
maxime
P. Scipionis familiaritatem fuisse ²
3
memorabilem
C. Laeli
et
5
Voir en particulier les remarques de D. Konstan,
Friendship in the Classical World,
Cambridge, 1997, p. 122-124 et la mise au point de P. J. Burton, û Clientela or Amici tia ?
Modeling
Roman
International
Behavior
in
the
Middle
Republic ý,
Klio,
85
(2003), p. 334-342.
4 De Am.,
4. Sur le bouleversement des mentaliteè s provoqueè par cette situation, voir
en dernier lieu C. Moatti, û La construction du patrimoine culturel aé Rome ý, in
e Identitaé. La cultura romana costruisce la sua immagine,
Memoria
eèd. M. Citroni, Florence, 2003, p. 81-
98.
5
û Puisque nos peéres nous ont appris que l' intimiteè de Caius Leèlius et de Publius Sci-
pion fut ceèleébre entre toutes ² ý (De la traduction du
De Amicitia
Amicitia,
4). Nous citons dans ce travail le texte et
dans l' eèdition de R. Combeés, Paris, 1968. Sur la valorisa-
pratiques romaines de l' amitieè aé la lumieé re du de amicitia
45
Laelius s' appuie lui aussi au cours du dialogue sur la caution du mos maiorum, ce qui renforce, aupreés des lecteurs, l' efficaciteè de ce mode de transmission des valeurs. Il se reèfeére aé l' exemple, transmis par la tradition de son temps, d' amis ceèleébres du sieécle qui preèceéde le sien, le iii
e
sieécle : Videmus Papum Aemilium Luscino familiarem fuisse (sic a patribus accepimus), bis una consules, collegas in censura; tum et cum iis et in ter se coniunctissimos fuisse M' . Curium, Ti. Coruncanium memo 6
riae proditum est .
L' amitieè est deèsigneèe dans ces deux passages par des termes de la meême famille : familiaritatem et familiarem. On s' accorde aé consideèrer qu' amicitia et familiaritas sont geèneèralement synonymes, avec toutefois une propension des termes de la famille de familiaritas aé marquer davantage l' intimiteè que l' affection. Cela rend compte de la freèquence de son emploi dans le domaine politique, oué l' affection ne joue aucun ro ê le, mais ou é l' inteèreêt peut imposer une certaine eètroitesse des rela7
tions . La relation d' amitieè entre les modeéles exemplaires du iii
e
sieécle
est explicitement situeèe par Laelius dans la spheére politique et se manifeste par l' entente parfaite dans la gestion des affaires publiques, entre colleégues qui se partagent le pouvoir, au plus haut niveau de deècision et de prestige, ou qui se rencontrent au seènat. Ciceèron fait donc intervenir le mos maiorum pour garantir le bien-fondeè de la constitution de ces reèseaux si preèsents dans la vie politique romaine. Deux groupes d' amis sont ici eèvoqueès : celui de Scipion et celui de Tiberius Gracchus. Les amis de Scipion incarnent le modeéle exemplaire :
tion constante dans les dialogues de Ciceèron des grands hommes du ii
e
sieécle av. J.-C.,
voir E. Narducci, L' Amicizia, p. 22-23.
6
û Nous savons qu' Emilius Papus et Luscinus furent des amis intimes, º
nos peéres
nous l' ont appris º, deux fois consuls ensemble et colleégues pendant la censure ; par ailleurs les eètroites relations qu' ils avaient avec Manius Curius et Tibeèrius Coruncanius, treés lieès entre eux eux aussi, sont passeèes aé la posteèriteè. ý (De Am., 39). Q. Aemilius Papus et C. Fabricius Luscinus furent consuls ensemble deux fois, en º 282 et º 278, censeurs en º 275 ; M.' Curius (cos. I 290 ; II 275 ; III 274) et Tib. Coruncanius (cos. 280) ne le furent pas en meême temps.
7
Voir l' analyse de familiaritas par J. Hellegouarc' h, Le vocabulaire latin des relations et 1
des partis politiques sous la Reèpublique, Paris, 1972 (1963 ), p. 68-70 et les remarques ¨ . Deniaux sur l' emploi des termes de cette famille dans les lettres de recommanda d' E ¨ cole tion de Ciceèron, Clienteéles et pouvoir aé l' eèpoque de Ciceèron, Rome, 1993 (Collection de l' E Franc°aise de Rome 182), particulieérement p. 7 et p. 87-89.
marielle de franchis
46
Maximum est in amicitia parem esse inferiori. Saepe enim excellentiae quaedam sunt, qualis erat Scipionis in nostro, ut ita dicam, grege. Numquam se ille Philo, numquam Rupilio, numquam Mummio an 8
teposuit, numquam inferioris ordinis amicis .
Ils forment un groupe uni, qualifieè de grex, ou é reégne une entente absolue entre les membres. Comme le remarque J. Hellegouarc' h, la restriction ut ita dicam peut laisser entendre qu' il s' agit d' un emploi 9
rare du terme grex dans ce contexte . Je voudrais souligner deux points aé propos de ce passage : tout d' abord, ce modeéle est preèsenteè comme exemplaire parce que la relation d' amitieè qui le fonde corrige les ineègaliteès sociales, Scipion ne faisant jamais sentir sa supeèrioriteè aux amis d' un rang infeèrieur au sien (inferioris ordinis amicis). Laelius revient un peu plus loin sur la meême ideèe : Vt igitur ii, qui sunt in amicitiae coniunctionisque necessitudine supe riores, exaequare se cum inferioribus debent, sic inferiores non dolere se a suis aut ingenio aut fortuna aut dignitate superari
Amicus est-il
ici
un simple
eupheèmisme
pour
10
.
cliens (terme
que
Ciceèron n' emploie jamais dans le De Amicitia) ? Il nous semble plutoêt que ces emplois reèveélent que l' amicitia n' a pas aé tenir compte des clivages sociaux
11
. Si l' on examine les noms citeès, on s' aperc°oit que Lae-
lius opeére ici un choix parmi les amis de Scipion et qu' il ne nomme que les hommes politiques, pas les intellectuels, comme Polybe, Teèrence ou Lucilius
8
12
. Teèrence, dont les vers sont souvent citeès dans le
û Il est essentiel en amitieè de se mettre au niveau d' un infeèrieur. Car il y a souvent
des cas de supeèrioriteè, comme pour Scipion au milieu de ce que je pourrais appeler notre troupeau. Or jamais il ne fit sentir sa preèeèminence ni aé Philus, ni aé Rupilius, ni aé Mummius, ni aé ses amis d' un rang infeèrieur au sien ý
9
(De
Am., 69).
Le vocabulaire, p. 62.
10
û Ceux donc qui dans le cercle de leurs amis et de leurs relations posseé dent quelque
supeèrioriteè doivent se mettre au niveau de ceux qui leur sont infeè rieurs, et de la meême fac°on ceux qui sont infeèrieurs ne doivent pas s' affliger de se voir surpasser par leurs proches en talent, fortune ou digniteè ý (De Am., 71).
11
Nous nous permettons de renvoyer le lecteur sur cette question difficile, aé l' exposeè
¨ . Deniaux, Clienteles, p. 4-7 qui montre bien que l' interpretation traditionnelle (amid' E é è cus eupheèmisme pour cliens) remonte aé Fustel de Coulanges et au dernier eètat de la question
dresseè
par
P. J.
Burton,
û Clientela ý,
p. 338-342
qui
utilise
l' apport
de
l' anthropologie pour montrer que l' amitieè se deèfinit aé Rome comme une relation extra-institutionnelle dont la seule garantie est la confiance reè ciproque.
12
Voir sur ce point J.-L. Ferrary, Philhelleènisme et impeèrialisme. Aspects ideèologiques de la ¨ coles Franc°aises romaine du monde helleènistique, Rome, 1988 (Bibliotheéque des E
conqueête
d' Atheénes et de Rome 271), p. 590-595.
pratiques romaines de l' amitieè aé la lumieé re du de amicitia
dialogue
13
47
est d' ailleurs le seul des trois aé eêtre mentionneè par Laelius
comme familiaris meus au ½89. L' autre groupe d' amis est celui de Tiberius Gracchus pour lequel il importe de remarquer qu' il n' est pas deècrit comme un groupe uni. Laelius l' eèvoque au moment ou é la plupart de ses membres abandonnent Tiberius Gracchus, preèsenteè comme un fauteur de troubles pour des raisons poleèmiques eèvidentes
14
:
Ti. quidem Gracchum rem publicam uexantem a Q. Tuberone aequa libusque amicis derelictum uidebamus. At C. Blossius Cumanus, hos pes familiae uestrae, Scaeuola, cum ad me, quod aderam Laenati et Rupilio consulibus in consilio, deprecatum uenisset (²) ut sibi ignos cerem
15
.
Deux seulement sont nommeès, Q. Aelius Tubero, le neveu de Sci¨ milien, disciple de Panetius, un de ces aristocrates romains inpion E teèresseès
par
la
philosophie
(il
abandonnera
finalement
Tiberius
Gracchus), et Blossius de Cumes, qui semble ici eêtre le seul aé lui eêtre resteè fideéle. Un peu plus loin, au ½39, Laelius en mentionne d' autres, C. Papirius Carbo, C. Cato et Caius, le freére de Tiberius, sans leur appliquer le qualificatif d' amici. Ils ne faisaient que le suivre (sequebantur). Ces quelques remarques sur les amis de Tiberius Gracchus nous permettent d' aborder une autre caracteèristique de l' amitieè telle qu' elle est deècrite par Laelius : elle contribue aé la coheèsion de la citeè en se superposant
ou
en
s' opposant
aé
d' autres
liens
entre
les
individus,
comme la parenteè ou l' hospitaliteè. Nous nous bornerons seulement aé 16
quelques indications, pour ne pas sortir du cadre de cette eètude . ¨ miTiberius a par exemple un double lien de parenteè avec Scipion E lien : il est d' une part son neveu par sa meére Cornelia qui eètait la fois la sÝur de son peére adoptif et la nieéce de son peére par le sang, et d' autre part son beau-freére, puisque sa sÝur Sempronia a eèpouseè Scipion. Ces relations familiales si eètroites n' empeêchent pas l' opposition des deux
13 14 15
De Am., 89 ; 93 ; 98 ; 99. Sur l' allusion aé Ceèsar, voir notamment E. Narducci, L' Amicizia, p. 39-41. ¨ tat, nous l' avons vu abanû Quand Tibeèrius Gracchus jetait le trouble dans l' E
donneè par Quintus Tubeèro et par les amis qu' il comptait parmi les personnes de sa geè neèration. Au contraire Caius Blossius de Cumes, hoê te de votre famille, Sceèvola, vint me supplier quand je faisais partie du conseil des consuls Leè nas et Rupilius, pour obtenir mon indulgence ý (De Am., 37).
16
¨ . Deniaux, Clienteles, p. 10 Nous nous permettons de renvoyer aux remarques d' E é
pour la place de l' amitieè dans l' eètude des reèseaux sociaux et de J. Hellegouarc' h, Le vocabulaire, sur amitieè et parenteè (p. 64-68) et amitieè et hospitaliteè (p. 50-52).
marielle de franchis
48 hommes
17
. Deux autres neveux de Scipion, Q. Aelius Tubero (fils de
sa sÝur Aemilia) et C. Cato (fils de son autre sÝur Aemilia) figurent aussi parmi les amis de Tiberius, au moins pour un temps pour Q. Aelius Tubero
18
. Un autre cas eèvoqueè dans le dialogue est celui de
Sp. Mummius, qui est un ami de Scipion, malgreè l' hostiliteè entre ce dernier et son freére, le destructeur de Corinthe
19
. L' amitieè creèe donc
des relations sociales qui reposent sur un lien affectif volontaire. Elle permet ainsi au corps civique d' eèviter les blocages internes, qui seraient ineèvitables si la vie politique se reèduisait aé l' affrontement de familles rivales. Les liens entre amitieè et hospitaliteè figurent eègalement dans l' exposeè de Laelius, aé propos de M. Pacuuius, qui avait mis en sceéne dans sa dernieére pieéce l' amitieè leègendaire d' Oreste et de Pylade. Cet auteur dramatique, originaire de Brindes, neveu d' Ennius, est preè senteè par Laelius comme son ho ê te et son ami
20
. L' amitieè renforce alors la rela-
tion d' hospitaliteè, le plus souvent heèreèditaire, qui, comme le rappelle J. Hellegouarc' h,
ne
peut
intervenir
qu' avec
des
eètrangers
21
.
Elle
contribue aé une meilleure inteègration dans le corps social de citoyens d' autres citeès d' Italie et amorce l' unification politique des habitants de l' Italie qui ne commencera de manieére massive qu' apreés la guerre sociale. Il faut
toutefois noter que
si Laelius preèsente
Blossius de
Cumes comme l' hoête de la famille de Scevola : At C. Blossius Cumanus, hospes familiae uestrae, Scaevola ²
22
Il l' isole habilement par la conjontion at dans le groupe des amis de Tiberius, ce qui donne l' impression qu' il est le seul aé l' avoir suivi jusqu' aé la fin et surtout, il n' indique pas que les liens d' hospitaliteè entre Blossius et la famille des Scevolae sont renforceès par une amitieè personnelle entre Blossius et certains membres de cette famille, connue pour ses sympathies sto|ëciennes
17
23
. Faut-il pour autant conclure aé une
¨ milien et Tiberius Gracchus (mariage Sur les causes de la rupture entre Scipion E
de Tiberius avec une fille d' Appius Claudius, principal rival de Scipion et affaire de Nu mance) voir A. E. Astin, Scipio Aemilianus, Oxford, 1967, p. 86.
18
On date cet abandon de º 133 d' apreés Ciceèron, De Am., 37. Nous suivons sur ce
point J. Briscoe, û Supporters and opponents of Tiberius Gracchus ý, Journal of Roman
Studies, 64 (1974), p. 131, malgreè les reèserves d' A. E. Astin, Scipio Aemilianus, p. 199.
19 De Am., 20 De Am.,
69 ; 101. 24.
21 Le vocabulaire, 22 De Am., 37. 23
p. 50.
Les relations entre Blossius et les Scevolae (qui eè taient favorables aux reèformes des
Tiberius Gracchus) ont eèteè bien eètudieèes par I. Hadot, û Tradition sto|ëcienne et ideèes po-
¨ tudes Latines, 48 (1970), p. 134-145. litiques au temps des Gracques ý, Revue des E
pratiques romaines de l' amitieè aé la lumieé re du de amicitia
49
omission intentionnelle de Ciceèron, qui est la seule de nos sources aé faire eètat de ce lien d' hospitaliteè, comme le souligne J. G. F. Powell
24
?
Il ressort enfin de l' exposeè de Laelius que l' amitieè intervient de manieére encore plus large, dans la vie de la citeè, en instaurant des liens privileègieès entre personnes du meême aêge : Haec etiam magis elucet inter aequales
25
.
L' appartenance aé une meême geèneèration explique certainement que l' amitieè entre Tiberius et deux autres neveux de Scipion, Q. Aelius Tubero et C. Cato l' ait emporteè, au moins pour un temps dans le cas de Q. Aelius Tubero, sur le respect des hieèrarchies familiales. Mais l' amitieè creèe aussi des liens entre les geèneèrations, notamment entre les jeunes gens et les vieillards : Hac nos adulescentes beneuolentia senes illos, L. Paulum, M. Cato nem, C. Galum, P. Nasicam, Ti. Gracchum, Scipionis nostri socerum, dileximus
26
.
Laelius atteste par son exemple que cette pratique continue aé se transmettre de son temps et son autoriteè doit inciter les contemporains de Ciceèron aé perpeètuer cet usage, mis aé mal par la guerre civile : Vicissim autem senes in adulescentium caritate acquiescimus, ut in uestra, ut in Q. Tuberonis ; equidem etiam admodum adulescentis P. Rutili, A. Vergini familiaritate delector ²
27
Il est reèveèlateur que Laelius insiste sur le fondement affectif de ce lien qu' il preèsente comme un sentiment de bienveillance (beneuolentia) et d' affection (caritas) aé l' eègard d' autrui. Il rattache treés explicitement le terme amicitia au verbe amare :
24 Cicero, On Friendship and the Dream of Scipio
(introduction et commentaire), War -
minster, 1990, p. 98.
25
û Tel est le sentiment qui brille d' un eètat plus vif encore quand il lie les personnes
du meême aêge ý (De Am., 101).
26
û Tel est le sentiment que nous eèprouvions quand nous eètions jeunes pour les
vieillards
de
l' eèpoque,
Lucius
Paulus,
Marcus
Caton,
Caius
Galus,
Publius
Nasica,
Tiberius Gracchus, le beau-peére de notre cher Scipion ý (De Am., 101).
27
é ûA notre tour, une fois vieux, nous trouvons l' apaisement dans l' affection des
jeunes gens, comme dans la voêtre, dans celle de Quintus Tubeèro : pour ma part, je me plais encore aé freèquenter les tout jeunes gens que sont Publius Rutilius ou Aulus Vergi nius ý (De Am., 101).
marielle de franchis
50
Ex quo exardescit siue amor siue amicitia ; utrumque enim dictum est ab amando
28
.
Un tel lien ne peut donc reèunir qu' un tout petit nombre de personnes, deux ou gueére plus : Quanta autem uis amicitiae sit, ex hoc intellegi maxime potest, quod ex infinita societate generis humani, quam conciliauit ipsa natura, ita contracta res est et adducta in angustum ut omnis caritas aut inter duos aut inter paucos iungeretur
29
.
La lecture du dialogue illustre donc bien que l' expression valoriseè e de l' amitieè se situe traditionnellement aé Rome dans la vie publique. Un de ses effets les plus visibles est qu' elle permet la constitution de groupes qui agissent sur la conduite de la politique de la citeè. Laelius eèrige en modeéle le groupe constitueè autour de son ami Scipion, tandis qu' il
preèsente,
pour
des
raisons
poleèmiques
30
,
celui
de
Tiberius
Gracchus en pleine deèsagreègation. L' intention de mettre en eèvidence le poids politique de l' amitieè dans la socieèteè romaine est ainsi tout aé fait clair, mais Ciceèron veut aussi, par l' intermeèdiaire de Laelius, faire ressortir l' existence d' un autre aspect de l' amitieè dans la tradition romaine, je veux parler de la composante affective. Celle-ci est devenue au fil du temps essentielle pour lui, sa relation avec Atticus repo sant
d' abord
politiques.
Il
sur
une
l' illustre
communauteè par
la
de
relation
sentiments, privileègieèe
non
entre
d' inteèreêts Laelius
et
Scipion, qu' il preèsente comme digne de traverser les sieécles, aé l' instar des amitieès leègendaires : Idque eo mihi magis est cordi, quod ex omnibus saeculis uix tria aut quattuor nominantur paria amicorum : quo in genere sperare uideor Scipionis et Laeli amicitiam notam posteritati fore
28
31
.
û Ainsi s' allume la flamme de l' amour comme de l' amitieè. Car les deux noms deè-
rivent du verbe aimer ý (De Am., 100).
29
û La puissance de l' amitieè appara|êt parfaitement si l' on voit bien qu' en elle le lien
tisseè par la nature meême dans la masse infinie des eêtres humains se resserre et se reèduit au point que l' affection n' y reèunit jamais que deux personnes ou gueére plus ý (De Am., 1920).
30
Il suffit de comparer la version de Ciceè ron avec celle de Valeére Maxime, IV, 7, 1 et
de Plutarque, Vie de Tiberius Gracchus, XX, 5-7. La position de Ciceèron aé l' eègard des Gracques n' est pas toujours aussi neègative qu' ici. Pour une syntheése commode sur cette question, se reporter aé J. Beèranger, û Les jugements de Ciceèron sur les Gracques ý, in Auf-
stieg und Niedergang der Ro«mischen Welt, I, 1 (1972), p. 733-763.
31
û Et j' y tiens d' autant plus que, de tous les sieécles passeès, on cite aé peine trois ou
quatre groupes d' amis : voilaé aé quel niveau, je crois pouvoir l' espeèrer, se placera le renom que l' amitieè de Scipion et de Leèlius aura dans l' avenir ý (De Am., 15).
pratiques romaines de l' amitieè aé la lumieé re du de amicitia
51
Cette relation privileègieèe existe aussi entre Tiberius Gracchus et Blossius de Cumes, bien qu' elle soit preèsenteèe ici comme un antimodeéle. Nous voudrions justement montrer que Ciceèron veut aussi dans ce dialogue mettre en eèvidence que l' amitieè est par tradition aé Rome un moyen d' introduire de la souplesse dans la structure sociale. Cette particulariteè ressort encore plus nettement si l' on s' inteèresse aé la figure de l' ami intime, telle qu' elle est dessineèe dans le dialogue, de manieére positive pour Laelius, et neègative pour Blossius. Nous allons donc maintenant tenter de deègager les points communs aé ces deux figures, en preècisant ce que nous pouvons savoir des origines des amis intimes des deux eèminents repreèsentants de l' aristocratie romaine que sont ¨ milien et Tiberius Gracchus. Scipion E
C. Laelius
C. Laelius, le protagoniste du dialogue, illustre une situation peu at¨ milien est en quelque sorte û heretesteèe : l' amitieè qui le lie aé Scipion E è è ditaire ý. Elle reproduit celle qui existait aé la geèneèration preèceèdente, pendant la seconde guerre punique et les anneèes qui ont suivi, entre son propre peére C. Laelius et Scipion l' Africain, dont le fils adoptera celui qui deviendra le second Africain. Ciceèron ne fait pas eètat de cette particulariteè dans son dialogue, mais nous posseèdons sur cette amitieè les teèmoignages de Polybe et de Tite-Live, qui permettent d' apporter certaines preècisions. Nous allons voir que Polybe preèsente sans ambiguiteè C. Laelius l' Ancien comme l' ami intime de Scipion l' Africain. Ce Laelius est le premier membre attesteè de cette nombre
de
repreèsentants
sont
connus
32
.
Ses
gens
dont un certain
exploits
militaires
au
cours de la seconde guerre punique rendront sa famille ceèleébre. Il est un
homo nouus
33
, qui gravira les eètapes de la carrieére des honneurs,
graêce au soutien de Scipion, jusqu' au consulat, qu' il exerce en º 190 avec le freére de ce dernier. Ce premier Laelius est la source de Polybe pour tout ce qui concerne Scipion : û
32
Une petite trentaine sont reèpertorieès dans la
wissenschaft
C. Laelius, qui, depuis sa jeu-
Realencyclopa« die der classischen Altertums-
, eèd. G. Wissowa, W. Kroll, t. 12, 1, Stuttgart, 1924, col. 399 -419. Cinq
d' entre eux sont recenseès par T. R. S. Broughton, New York, 1951-1986, t. 2, p. 578.
33
Velleius Paterculus, II, 127.
The Magistrates of the Roman Republic
,
marielle de franchis
52
nesse fut le teèmoin de chacun de ses actes et de chacune de ses paroles, et ce jusqu' aé sa mort
34
. ý Il est le seul ami de Scipion l' Africain dont
Polybe donne le nom, ce qui souligne son statut privileègieè. Apreés la prise de Carthageéne, par exemple, il eèvoque le retour de Scipion en Italie û avec Ca|ëus et ses autres amis
35
ý. Tite-Live, quant aé lui, n' em-
ploie pas le terme amicus, ni aucun terme voisin comme familiaris ou
cliens, mais il deècrit aé plusieurs reprises les liens de confiance qui unissent les deux hommes, dans le cadre exclusif toutefois de l' activiteè militaire. Au moment de la prise de Carthageéne, par exemple, en º 209, Laelius, chargeè du commandement de la flotte, est le seul aé conna|être le plan de Scipion : Nemo omnium quo iretur sciebat praeter C. Laelium
36
.
Laelius participe ainsi aé toutes les opeèrations de Scipion en Espagne, puis en Afrique, et il est chargeè de nombreuses missions de confiance
37
. Scipion le distingue en le reècompensant devant l' assembleèe
des soldats, apreés la victoire de Carthageéne : Ante omnis C. Laelium praefectum classis et omni genere laudis sibi met ipse aequauit et corona aurea ac triginta bubus donauit
38
.
Il le reècompense eègalement d' une couronne d' or et prononce son eèloge devant les soldats apreés la victoire sur Syphax en º 203
39
.
Ses origines demeurent cependant obscures. On consideére geèneèralement, aé la suite de Mu«nzer
40
, qu' il n' eètait pas citoyen romain de nais-
sance, et qu' il l' est devenu entre º 209, ou juste auparavant, et º 202,
34 35 36
Polybe, X, 3, 2 (eèd. E. Foulon, Paris, 1990). Pol., XI, 33, 8 (eèd. R. Weil, Paris, 1990). Cf. eè galement X, 9, 1 et X, 9, 4-5. û Tout le monde ignorait oué l' on allait, sauf Caius Laelius ý (Tite-Live, 26, 42, 5,
eèd. P. Jal, Paris, 1991). Cf. eègalement Pol., X, 9, 1.
37
Scipion le charge notamment de la poursuite de Syphax apreé s l' incendie des camps
carthaginois et numide (T. L., 30, 9 sq.), de l' annonce de la victoire sur Syphax aé Rome (T. L., 30, 17) en º 203, du commandement de la cavalerie italienne aé Zama (T. L., 30, 33, 2). Il est moins suêr qu' il ait annonceè la victoire de Zama aé Rome (T. L., 30, 36, 3 contredit par T. L., 30, 38, 4 oué cette mission est exeècuteèe par L. Veturius Philo).
38
û Il reècompensa avant tous Caius Laelius, preèfet de la flotte ; il fit de lui toutes
sortes d' eèloges, l' eègala aé lui-meême et lui donna une couronne d' or et trente bÝufs ý (T. L., 26, 48, 14).
39
T. L., 30, 15, 3.
40 Ro«mische Adelsparteien und Adelsfamilien,
Stuttgart,
û Laelius 2 ý, dans la Realencyclopa«die, t. 12, 1, col. 400-404.
1920,
p. 92-93,
et
la
notice
pratiques romaines de l' amitieè aé la lumieé re du de amicitia
53
anneèe ou é il exerce la questure. Il appara|êt pour la premieére fois dans les reècits de Polybe et de Tite-Live comme preèfet de la flotte de Scipion en Espagne en º 209. Tite-Live fait toutefois eètat d' un deèsaccord entre ses sources aé ce sujet : Ne de ducibus quidem conuenit. Plerique Laelium praefuisse classi, sunt qui M. Iulium Silanum dicant
41
.
Il eètait aé ce moment citoyen romain, car si la flotte est formeèe d' allieès, qui sont commandeès par des officiers indigeénes, son preèfet est un citoyen romain
42
. Tite-Live le deècrit toutefois comme treés proche des
allieès. Apreés la prise de Carthageéne, il s' engage personnellement, nous dit Tite-Live, en faveur de la candidature d' un soldat de marine pour l' obtention de la couronne murale, qui eètait eègalement revendiqueèe par un leègionnaire : Sociis C. Laelius, praefectus classis, legionariis M. Sempronius Tudita nus aderat
43
.
Cette anecdote, qui fait l' objet d' un reècit deètailleè de Tite-Live, est consideèreèe comme un indice de l' appartenance aé l' origine du premier Laelius connu aux socii
44
. Il n' est en effet pas impossible que Laelius
ait appartenu aux Campaniens qui n' avaient pas fait deèfection apreés Cannes et que Rome aurait reècompenseès par la citoyenneteè
45
. Il s' in-
scrirait dans ce cas dans la ligneèe des aristocrates campaniens qui se sont inteègreès aux eèlites politiques romaines, comme P. Decius Mus, le consul de 340. Les origines campaniennes de Decius ne font pas l' unanimiteè
41
46
, mais les recherches reècentes sur les rapports entre les aristo-
û Meême sur les chefs, il n' y a pas d' accord. La plupart disent que c' eè tait Laelius qui
commandait la flotte, mais pour certains, c' eè tait Marcus Junius Silanus ý (T. L., 26, 49, 3).
42
C. Nicolet,
T. R. S.
Rome et la conqueête du monde meèditerraneèen,
Broughton,
The Magistrates,
t. 1,
p. 288
le
Paris, 1979,
reèpertorie
comme
t. 1,
p. 281.
magistrat
en
º 209.
43
4
û C. Laelius, preèfet de la flotte, soutenait les allieès, M. Sempronius Tuditanus les
leègionnaires ý (T. L., 26, 48, 7).
44 45 46
Cf. note de P. Jal ad loc. p. 144. Cf. C. Nicolet, Rome et la conqueête, p. 274. Voir en dernier lieu D. Briquel, Le Forum bruêle (18-19 mars 210 av. J.-C.), Paris,
2002, p. 142 qui mentionne les reèserves de E. T. Salmon, Samnium and the Samnites, Cambridge, 1967, p. 198, n. 1 vis aé vis de cette hypotheése de F. Mu«nzer, Ro«mische Adelsparteien, p. 37-40. Celle-ci a eèteè brillamment deèveloppeèe par J. Heurgon, Recherches sur l' histoire, la religion et la civilisation de la Capoue preèromaine, des origines aé la deuxieéme guerre ¨ coles Franc°aises d' Athenes et de Rome 154), p. 260-277. punique, Paris, 1942 (Bibliotheéque des E é
marielle de franchis
54
crates romains et la Campanie aux deèrer la question connu
de
47
iv
e
et
iii
e
sieécles invitent aé reconsi-
. Le vainqueur d' Hannibal est le premier exemple
Romain
ceèleébre
posseèdant
une
villa
en
Campanie,
aé
Literne, colonie romaine qu' il avait fondeèe lors de son second consulat, en º 205. Il y mourut en º 183 apreés s' eêtre exileè volontairement de Rome
48
. Le premier Africain avait favoriseè l' ascension politique
de ses lieutenants, dont plusieurs avaient une origine campanienne
49
.
Il est en outre bien eètabli que le second Laelius posseèdait plusieurs proprieèteès en Campanie
50
. L' inteèreêt qu' il manifeste dans le De Amici-
tia pour les philosophes de Grande Greéce conforte eègalement cette hypotheése : Plus apud me (²) auctoritas ualet (²) eorum qui in hac terra fuerunt Magnamque Graeciam, quae nunc quidem deleta est, tum florebat, institutis et praeceptis suis erudierunt
51
.
Deèpositaire de l' auctoritas dans le dialogue de Ciceèron, il incarne une nouvelle aristocratie qui partage les meêmes valeurs que l' aristocratie ancestrale incarneèe par les Scipions. Sans toutefois se restreindre aé celles-ci : Ciceèron insiste dans le De Amicitia sur la profonde entente ¨ milien, en montrant qu' elle ne se entre le second Laelius et Scipion E limite pas aé un accord dans l' exercice de fonctions politiques ou militaires, mais qu' elle se prolonge dans l' otium :
47
Voir notamment F. H. Massa-Pairault, û Relations d' Appius Claudius Caecus avec
¨ trurie et la Campanie ý dans Le Censeur et les Samnites. Sur Tite-Live, livre IX, ed. l' E è D. Briquel, J.-P. Thuillier, Paris, 2001, p. 97-116.
48
Voir sur ce point le premier chapitre de l' ouvrage de J. H. D' Arms, Romans on the
Bay of Naples, Cambridge Mass., 1970, reèeèditeè en 2003 avec une bibliographie compleèmentaire et une seèrie d' articles : Romans on the Bay of Naples and other essays on Roman Campania, Bari, 2003. L' auteur eètudie les premieéres villas de citoyens romains en Cam panie au
49
ii
e
sieécle, p. 16-29 (eèd. de 2003).
Voir notamment T. P. Wiseman, New Men in the Roman Senate, Oxford, 1971,
p. 176 et J.-M. David, La romanisation de l' Italie, Paris, 1997, p. 165-166 qui rappelle le cas de trois lieutenants de Scipion, Sex. Digitius, Cn. Cornelius Blasius et M. Tuccius, pro bablement originaires de Paestum. Les colonies latines fondeè es dans la reègion deés les dernieéres anneèes de la seconde guerre punique ont certainement eè teè un moyen pour les habitants d' acceèder aé la citoyenneteè romaine.
50 51
T. P. Wiseman, New Men, p. 192 et J. H. D' Arms, Romans, p. 20-21, n. 27. û Je suis plus sensible aé l' autoriteè des penseurs de chez nous qui ont donneè aé la
Grande Greéce, deètruite certes aujourd' hui, mais alors prospeére, les institutions et les principes moraux qui l' ont formeèe ý (De Am., 13).
pratiques romaines de l' amitieè aé la lumieé re du de amicitia
55
Quocum mihi coniuncta cura de publica re et de priuata fuit, quocum et domus fuit et militia communis et, id in quo est omnis uis amici tiae, uoluntatum, studiorum, sententiarum summa consensio
52
.
Laelius incarnerait donc un renouvellement reèussi de la classe politique romaine, peut-eêtre par l' intermeèdiaire du vivier italien fin
du
dialogue,
il
deèveloppe
les
manifestations
de
53
é la . A
l' amitieè
dans
l' otium, en les preèsentant comme essentielles : Vna domus erat, idem uictus, isque communis, neque solum militia, sed etiam peregrinationes rusticationesque communes. Nam quid ego de studiis dicam cognoscendi semper aliquid atque discendi, in quibus remoti ab oculis populi omne otiosum tempus contriuimus
54
.
Ce tableau est confirmeè par Horace qui deècrit ces grands personnages jouant comme des enfants, en compagnie du poeé te Lucilius, dans l' intimiteè de la maison, loin des regards de la foule : Quin ubi se a uolgo et scaena in secreta remorant virtus Scipiadae et mitis sapientia Laeli, nugari cum illo (= Lucilio) et discincti ludere, donec decoqueretur holus, soliti
55
.
Le Laelius de Ciceèron met ainsi en avant le gouêt pour la culture qui lui est commun avec Scipion (de studiis cognoscendi semper aliquid
atque discendi) et qui occupe tous leurs moments de loisir (omne otiosum tempus), loin des regards de la foule. Laelius partageait en effet avec Scipion la passion de la philosophie. Activiteè qui, aé cette eèpoque, eètait inhabituelle
pour
des
aristocrates
romains
et
souvent
critiqueèe
56
.
L' importance de la dimension intellectuelle et affective de l' amitieè
52
û Avec lui j' ai partageè preèoccupations politiques et soucis personnels ; avec lui j' ai
veècu en temps de paix comme aé la guerre ; enfin, º essence meême de l' amitieè º , nos preèfeèrences, nos gouêts, nos principes s' accordaient parfaitement ý ( De Am., 15).
53
Sur l' importance de l' inteègration des Italiens pour Ciceèron, voir C. Moatti, no-
tamment û La construction du patrimoine culturel ý, p. 85.
54
û Nous avions meême maison, des fac°ons de vivre identiques, et tout cela nous reè u-
nissait ; ce n' est pas seulement le temps passeè aux armeèes, mais nos promenades et nos seèjours aé la campagne qui nous reèunissaient. Que dire en effet de nos efforts pour acqueè rir quelque connaissance nouvelle, ces efforts qui nous eè loignaient des regards de la foule et occupaient tous nos moments de loisir ? ý (De Am., 103-104).
55
û Bien plus, lorsque la vertu de Scipion et la sagesse aimable de Leè lius s' eètaient reti-
reèes aé l' eècart, loin de la foule et hors de la sceéne, les deux amis avaient l' habitude de badiner avec Lucilius et de deètacher leur ceinture pour jouer avec lui en attendant que les leègumes fussent cuits ý (Sat., II, 1, 71-76, eèd. de F. Villeneuve, Paris, 1934).
56
J.-L. Ferrary, Philhelleènisme, p. 608.
56
marielle de franchis
¨ milien fait qu' elle ne saurait donc se entre Laelius le jeune et Scipion E reèduire aé un soutien politique. Laelius fait lui aussi carrieére, comme son peére, aux coêteès de son ami qu' il accompagne comme leègat au sieége de Carthage. Il est plus aêgeè que Scipion, mais gravira plus lentement que lui les eètapes jusqu' au consulat, auquel il parviendra en º 140. Fannius explique dans le dialogue que le surnom de 57
que Laelius est le seul aé porter de son temps
sapiens
,
, n' a pas le meême sens
que quand il s' appliquait aé Caton ou au jurisconsulte L. Acilius. Il deèsignait alors une sagesse û romaine ý traditionnelle, qui consistait en une
extreême
compeètence
politique
ou
juridique.
Dans
le
cas
de
Laelius, il faut le comprendre, nous dit Fannius, û comme les savants
ut eruditi solent appellare sapientem
l' entendent d' ordinaire ý (
58
), c' est-aé-
dire au sens philosophique : il caracteèrise un homme qui, comme Socrate, met la vertu au-dessus de tout
59
.
C. Blossius
L' examen des origines de Blossius nous conduit lui aussi, et de ma nieére indiscutable, en Campanie
60
. D. R. Dudley
61
le rattache aé une
importante famille anti-romaine de Capoue, mentionneèe par TiteLive, qui eètait passeèe du coêteè d' Hannibal apreés Cannes, en º 216 : Ipse praemisso nuntio ad Marium Blossium, praetorem Campanum, postero die se Capuae futurum, proficiscitur e castris cum modico praesidio. Marius contione aduocata edicit ut frequentes cum coniugi bus ac liberis obuiam irent Hannibali
57 58 59
De Am De Am
62
.
., 6. ., 7.
Plutarque rapporte toutefois (
Vie de Tiberius Gracchus
, VIII, 5) que ce surnom lui
aurait eèteè donneè pour reècompenser sa modeèration politique, parce qu' il avait accepteè de retirer son projet de reèforme agraire, devant l' opposition qu' il avait susciteè chez les nobles, lors de son consulat en 140.
60
Les quelques eèleèments concernant la biographie de Blossius, ont eè teè rassembleès par
E. Klebs, û Blossius ý 1, in
Realencyclopa« die der classischen Altertumswissenschaft
, eèd. G. Wis-
é compleèter par la notice de M. Ducos, û Blossius sowa, t. 3, 1, Stuttgart, 1899, col. 571. A de Cumes ý, dans
Dictionnaire des philosophes antiques
, eèd. R. Goulet, t. 2, Paris, 1994,
p. 116-117 avec bibliographie. Il faut aé preèsent y ajouter le long article de F. La Greca, û Blossio di Cuma ý, in
Studi di storia e di geostoria antica
, ouvrage collectif preèfaceè par
M. Mello, Naples, 2000, p. 59-123, qui eètudie les diffeèrentes sources et est particulieérement inteèressant dans son analyse des rapports entre le culte d' Apollon aé Cumes et le ro ê le de Blossius dans la fondation de la citeè du Soleil avec Aristonicos.
61 62
û Blossius of Cumae ý,
Journal of Roman Studies
, 31 (1941), p. 94-99.
û Il (= Hannibal) fait preèvenir Marius Blossius, le preèteur campanien, qu' il serait
lui-meême aé Capoue le lendemain et quitte son camp avec une petite escorte. Marius,
pratiques romaines de l' amitieè aé la lumieé re du de amicitia
57
D. R. Dudley releéve aé juste titre que la question que pose Laelius aé Blossius, pour savoir ce qu' il aurait fait si Tiberius lui avait demandeè de mettre le feu au Capitole, ne prend tout son sens que si l' on sait que des anceêtres de Blossius eètaient resteès ceèleébres pour avoir voulu incendier le camp romain preés de Capoue en º 210 : Haec noctis una hora omnia ut incenderent, centum septuaginta Cam pani principibus Blossiis fratribus coniurauerunt
D. R. Blossius
Dudley justifie au
systeéme
par
ces
traditions
oligarchique
romain
63
.
familiales l' hostiliteè et
refuse
de
de
l' analyser
comme l' expression d' une conviction philosophique sto|ëcienne. En reèaliteè,
comme
compleétent
64
le
souligne
F. La
Greca,
les
deux
explications
se
. Blossius eètait en effet un philosophe sto|ëcien, dont il ne
nous reste rien. Mais nous savons par Plutarque qu' il fut un disciple appreècieè d' Antipater de Tarse qui lui avait deèdieè plusieurs de ses eècrits
65
.
I. Hadot
66
a
reèagi
contre
l' interpreètation
restrictive
de
Dudley, en montrant que le roêle de Blossius aupreés de Tiberius Gracchus est tout aé fait conforme aé ce que nous savons de la philosophie politique d' Antipater. Ce dernier deèfendait une conception eègalitaire du sto|ëcisme et proposait des reèformes sociales. Tiberius Gracchus, comme nous l' apprend Plutarque
67
, n' avait pas eèlaboreè sa loi agraire
tout seul, mais s' eètait entoureè de plusieurs citoyens romains d' une vertu et d' une reèputation irreèprochables, dont le Grand Pontife Crassus, le juriste P. Mucius Scaevola, alors consul, et son beau-peére Appius
Claudius.
I. Hadot
montre
bien
la
diversiteè
des
courants
aé
l' inteèrieur de l' ancien sto|ëcisme, qui a fourni des justifications philosophiques aussi bien aux positions politiques conservatrices de Scipion ¨ milien, conseille par Panetius, qu' aux intentions de reformes sociales E è è
convoquant une assembleèe, prescrit par eèdit d' aller en grand nombre, avec femmes et enfants, au-devant d' Hannibal ý (Tite-Live, 23, 7, 8-9, eèd. P. Jal, Paris, 2001).
63
û Les (= les baraquements romains) bruêler tous de nuit, en une seule et meême
heure, voilaé ce que comploteérent cent soixante-dix Campaniens, avec, aé leur teête, les freéres Blossius ý (Tite-Live, 27, 3, 4-5, eèd. P. Jal, Paris, 1998.) Sur le theéme reècurrent de la conspiration des Campaniens contre Rome, voir D. Briquel,
mars 210 av. J.-C.),
D. Briquel, û L' image des Calavii de Capoue ý, dans
Live, livre IX, eèd. D. Briquel, J.-P. Thuillier, 64 û Blossio di Cuma ý, p. 65-66. 65 66
Plutarque,
Le Forum bruêle (18-19
Paris, 2002, p. 162-166. Sur les deèbats sur l' historiciteè de l' eèpisode,
Vie de Tiberius Gracchus,
VIII, 6.
I. Hadot, û Tradition sto|ëcienne ý, p. 133-179.
67 Vie de Tiberius Gracchus,
IX, 1.
Le Censeur et les Samnites. Sur Tite-
Paris, 2001, p. 123, n. 19.
marielle de franchis
58
qui s' exprimaient autour des Gracques et des Scevolae, conseilleès par Blossius. Apreés la mort de Tiberius, ce dernier s' enfuit en Asie aupreés d' Aristonicos, qui revendiquait le troêne de Pergame contre les Romains, pour tenter d' appliquer son ideèal de reèforme. Il se suicida apreés l' eèchec de celui-ci. Blossius a donc seèjourneè aé Rome en tant que conseiller d' une fraction de l' aristocratie romaine, et il eètait lieè par une profonde amitieè aé Tiberius. Il l' avait peut-eêtre rencontreè aé Rome chez les Scevolae
68
, ou
meême bien auparavant, si l' on suit l' hypotheése seèduisante de J. H. D' Arms
69
: il aurait fait sa connaissance en Campanie, dans la villa
que sa meére Corneèlie posseèdait au Cap Miseéne et qu' elle habitait reègulieérement depuis la mort de son mari en º 154. Elle y recevait des hommes de lettres et des philosophes. Quoi qu' il en soit, nous ne pouvons rien savoir sur la dureèe du seèjour de Blossius aé Rome. Il ne semble pas en tout cas y avoir entrepris de carrieére politique. Rien dans nos sources ne permet une telle conclusion. Il y est, rappelons -le, l' ho ê te
de
la
famille
de
P. Mucius
Scaevola
70
et
toujours
comme originaire de la citeè campanienne de Cumes ciuitas sine suffragio en º 338
72
71
preèsenteè
, qui rec°ut la
. Elle entretint de bons rapports avec
Rome, meême au moment de la seconde guerre punique, au cours de laquelle elle lui demeura fideéle, aé la diffeèrence de la plupart des citeès de Campanie. Elle obtint en º 180 le droit d' utiliser le latin comme langue officielle
73
. Toutefois ses habitants n' eurent probablement pas
le droit de citeè complet avant la guerre sociale
68
D. R. Dudley, û Blossius of Cumae ý, p. 94.
69
J. H. D' Arms, Romans, p. 22.
70
74
.
Cic., De Am., 37. Sur le fait que Laelius ne mentionne pas de relations d' amitieè
entre Scevola et Blossius voir supra, p. 4.
71
F. La Greca, û Blossio di Cuma ý, p. 64, suppose de manieé re plausible aé notre avis
qu' apreés la reprise de Capoue par les Romains en º 211 et la dispersion de sa population, certains membres de la gens Blossia, anceêtres de notre Blossius, sont venus s' eètablir aé Cumes. D. R. Dudley, û Blossius of Cumae ý, p. 95 proposait de consideè rer Blossius comme un descendant d' un des trois cents chevaliers campaniens demeureè s fideéles aé Rome et qui avaient eèteè rattacheès aé Cumes apreés la deèfection de Capoue, d' apreés TiteLive, 23, 21, 10.
72
Selon la chronologie livienne. Cf. T. L., 8, 14, 11 et les preè cisions de R. Bloch et
Ch. Guittard dans l' introduction de leur eèdition, Paris, 1987, p.
xli
et en dernier lieu,
S. P. Oakley, A Commentary on Livy, Books VI-X, vol. II : Books VII and VIII, Oxford, 1998, p. 538-559.
73 74
T. L., 40, 43, 1. M. Humbert, Municipium et ciuuitas sine suffragio. L' organisation de la conqueête jusqu' aé
la guerre sociale, Rome, 1978, p. 372.
pratiques romaines de l' amitieè aé la lumieé re du de amicitia
59
Il est difficile de savoir si Blossius eètait citoyen romain ou non : selon F. La Greca
75
, qui reprend l' argumentation de D. R. Dudley, son
statut de municeps l' y autorise, en raison de son installation aé Rome. Et cela lui donna l' opportuniteè de participer activement aé la politique romaine, aux co ê teès de Tiberius Gracchus. Nous serons plus reèserveès, avec M. Gigante, qui le consideére comme un citoyen de Cumes
76
et
J.-L. Ferrary qui rappelle ce statut, tout en montrant que Blossius devait eêtre perc°u par les Grecs de deux manieéres, comme un Romain et comme un Grec, issu de la plus ancienne colonie grecque d' Occident
77
. Il nous semble en effet que nos sources preèsentent toujours
Blossius comme Cumanus, et le fait que Laelius rappelle son statut juridique d' hospes, qui n' intervient qu' avec des eètrangers
78
est incompa-
tible avec la citoyenneteè romaine. Ciceèron, qui est dans le De Amicitia prisonnier de son jugement neègatif sur les Gracques, l' accuse d' avoir exerceè une influence neèfaste sur Tiberius Gracchus et d' avoir eèteè responsable (ducem) du trouble de la citeè. Il lui refuse le qualificatif d' amicus, et en trace un portrait deèvalorisant, analysant sa fideèliteè aé Tiberius au-delaé de la mort comme une preuve d' eègarement (amentia) et le preèsentant comme un homme sans digniteè qui utilise ses appuis dans l' aristocratie pour eèchapper aé la mort (½37)
79
. Mais ce que nous vou-
drions souligner, c' est que Tiberius l' avait jugeè digne de son amitieè, malgreè la diffeèrence de statut qui existait de toute fac°on entre eux. L' analyse de ces quelques eèleèments sur les origines familiales de Laelius et de Blossius teèmoigne donc de l' esprit d' ouverture de certains
membres
de
l' aristocratie
romaine
au
ii
e
sieécle
av.
J.-C.
et
confirme l' existence de liens eètroits avec la Campanie. Nous avons en effet montreè que deux repreèsentants eèminents de l' aristocratie romaine de l' eèpoque s' eètaient choisi comme ami intime des hommes qui n' appartenaient pas aux cercles les plus anciens de la citeè. Le cas des Laelii illustre comment un lien affectif permet le renouvellement de la nobilitas. Il est eègalement inteèressant que le second Laelius et Blossius soient tous deux des philosophes et qu' ils soient aussi lieès aé la Campanie. C' est finalement par ce canal que la philosophie grecque va peèneètrer l' aristocratie romaine, alors que ce n' eètait pas, a priori, le
75
û Blossio di Cuma ý, p. 68 et p. 89.
76
û Momenti
e
motivi
dell' antica
civiltaé
flegrea ý,
in
Il
destino
della
Sibilla,
eèd.
P. Amalfitano, Naples, 1986, p. 83.
77 78 79
Philhelleènisme, p. 433, n. 131. J. Hellegouarc' h, Le vocabulaire, p. 50. Valeére-Maxime (IV, 7, 1) fait en revanche de Blossius un modeé le de constance
dans l' amitieè.
marielle de franchis
60
milieu le plus facilement permeèable aé cette influence aé preèsent le
De Amicitia
80
. Si l' on replace
dans le contexte de son eècriture, il faut souli-
gner l' inteèreêt du choix de Laelius comme modeéle de l' ami dans la tradition romaine : Ciceèron entend ainsi prouver que la socieèteè romaine a depuis longtemps eèteè soucieuse d' eèlargir le cercle de la
nobilitas.
La
relation d' amitieè, qui ne saurait se restreindre aé un simple soutien politique, est aé ses yeux, comme l' analyse tout reècemment C. AuvrayAssayas, le moyen aé mettre en Ýuvre pour reconstruire une communauteè eèlargie de citoyens
81
.
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eèd. D. Briquel, J.-P. Thuillier, Paris, 2001,
p. 117-133. º,
Le Forum bruêle (18-19 mars 210 av. J.-C.),
80
J.-L. Ferrary,
Philhelleènisme,
p. 602
sq.,
Paris, 2002.
souligne aé juste titre que la formation d' un
futur seènateur laissait peu de place aé l' enseignement philosophique de longue dureè e, comme il eètait pratiqueè en Greéce.
81 Ciceron, è
Paris, 2006, p. 138.
pratiques romaines de l' amitieè aé la lumieé re du de amicitia
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L AT I N I TAT E S
Jean-Claude Julhe
ÂSIE CATULLIENNE DE L' AMITIE Â LA POE Á ÁRE DU DE AMICITIA A LA LUMIE ÂRON DE CICE
On a deèjaé beaucoup eècrit sur tout ce qui diffeèrenciait Catulle et Ciceèron, tant sur le plan de l' ideèal de vie que sur celui des valeurs morales ou des gouêts estheètiques, mais il pourrait cependant ne pas eêtre ininteèressant, pour compleèter la lecture du Laelius, de comparer les ideèes sur l' amitieè qu' ils ont l' un et l' autre exprimeèes, de les faire pour ainsi dire û dialoguer ý sur le theéme de l' amicitia. S' entretinrent-ils jamais du sujet ensemble ? On est en droit d' en douter, faute d' aucun eè leèment preècis sur les relations tant personnelles qu' intellectuelles qu' ils auraient pu entretenir : Catulle ne mentionne Ciceèron qu' une seule fois º dans l' eèpigramme adresseèe par û le pire de tous les poeétes ý au û meilleur de tous les avocats ý, eèpigramme qui a deèjaé inspireè une foule de commentaires
1
; Ciceèron ne parle jamais explicitement de Catulle,
º
peut-eêtre
dans
une
lettre
de
janvier
53
adresseèe
aé
sauf
C. Trebatius
Testa, le jeune jurisconsulte que Ceèsar avait accueilli dans son eètat-ma2
jor, et dans laquelle il fait allusion aé û ² notre confreére Valerius ý . En revanche, on conna|êt les textes dans lesquels Ciceèron a exprimeè ses reèserves aé l' eègard des û poeétes novateurs ý et des û paneègyristes d' Eupho3
rion ý , et on a deèjaé fait remarquer que Catulle et Ciceèron avaient sans doute quelques freèquentations, sinon quelques amitieès, communes :
1 2
Catulle, 49, 1-2 : Disertissime Romuli nepotum,/ quot sunt quotque fuere, Marce Tulli ² Ciceèron, Ad Familiares, VII, 11, 2 : ² sodalem nostrum Valerium. L' identiteè de ce per-
sonnage reste cependant incertaine : comme le notait deè jaé L.-A. Constans, û ² on peut heèsiter entre le jurisconsulte L. Valeèrius auquel est adresseèe la lettre preèceèdente et le poeéte Catulle, C. Valeèrius Catullus, qui, dans cette hypotheése, ne serait pas mort avant les premiers
mois
de e
53 ý :
Ciceèron. Correspondance, t. III, texte eètabli et traduit par L.-A.
Constans, 5 eèdition revue et corrigeèe, Paris, 1960, p. 158, n. 1.
3
Cic., Ad Atticum, VII, 2, 1 ; Tusculanes, III, 45. Cf. De diuinatione, II, 133. Ces expres-
sions deèsignent, on le sait, Catulle et ses amis poeétes.
63
64
jean-claude julhe
4
Nepos et Calvus, Caelius et Clodia . Peut-eêtre alors une relecture de la poeèsie catullienne de l' amitieè aé la lumieére du
De amicitia
pourrait-
elle ne pas trop enfreindre la vraisemblance historique. Les circonstances, toutefois, au cours desquelles Catulle et Ciceè ron ont abordeè le theéme de l' amitieè, comme aussi les formes litteèraires que ce faisant ils ont emprunteèes, sont eèvidemment fort diffeèrentes : tandis que Ciceèron, qui compose et publie le
Laelius
en 44 º quelques
mois apreés l' assassinat de Ceèsar, alors que Rome et l' Italie sont plongeèes dans l' incertitude º, analyse la notion d' amicitia dans le cadre d' un dialogue philosophique et moral entre Leèlius, Sceèvola et Fannius qui se preèsente aé bien des eègards, pour cet homme de soixante-deux ans, qui devait mourir l' anneèe suivante, comme une sorte de testament spirituel, Catulle, pour sa part, a eèvoqueè, aé travers un petit livre de poeèsies varieèes, eècrites une ou deux deècennies auparavant, des amitieès de jeunesse º il ne devait pas deèpasser, comme on le sait, son trentieéme
anniversaire º
qui
furent
avant
tout
des
amitieès
poeètiques.
C' est donc en gardant preèsents aé l' esprit le moment particulier de sa vie ou é chacun d' eux a parleè d' amicitia, et les rapports personnels qu' ils ont l' un et l' autre entretenus avec l' histoire de Rome, que nous nous demanderons
dans
quelle
mesure
la
conception
deèveloppeèe
par
Ciceèron dans son traiteè et celle qui transpara|êt dans les poeémes de Catulle peuvent co|ëncider, quels liens aussi elles entretiennent avec les ideèaux respectifs de ces deux eècrivains, quand se joue pour l' a|êneè la mort ou la renaissance de l' esprit reèpublicain, et qu' il s' agit pour le cadet de deèfinir une nouvelle forme de relation sociale dans laquelle la 5
creèation litteèraire et la pratique de la poeèsie tiennent le premier ro ê le .
4
Voir respectivement S. H. Svavarsson, û On Catullus 49 ý,
The Classical Journal,
95, 2 (1999-2000), p. 131 : û ² For the only thing we know about the relationship be tween Catullus and Cicero is that they knew some of the same people, notably Nepos and Calvus ý (voir E. Laughton, û
Disertissime Romuli nepotum ý, Classical Philology,
(1970), p. 2) et C. Deroux, û Catulle et Ciceèron ou les raisons d' un silence ý,
Classiques,
65
Les Eètudes
53 (1985), p. 244 : û Ciceèron et Catulle se connaissaient personnellement de -
puis un certain nombre d' anneèes deèjaé quand eut lieu le proceés de Caelius. Ils s' eètaient rencontreès quasi suêrement dans le cercle meême des relations de Clodia-Lesbia ² ý. Sur l' ensemble des personnages politiques que freèquentait Catulle (parmi lesquels figure Ciceèron) et sur leur inteèreêt eèventuel pour la poeèsie, voir la publication reècente de Y. Benferhat, û Catulle et les affrontements politico -litteèraires aé Rome aé la fin de la Reèpublique ý, dans Preèsence de Catulle et des eèleègiaques latins. Actes du colloque de Tours (28-30 novembre 2002). Aé Raymond Chevallier in memoriam, textes reèunis par R. Poignault, Clermont-Ferrand, 2005, p. 131-148.
5
Pour le texte et la traduction des poeémes de Catulle et du
avons utiliseè les eèditions suivantes :
Catulle. Poeèsies,
Laelius
de Ciceèron nous
texte eètabli et traduit par G. Lafaye,
Paris, 1923, nombreuses reèeèditions º en tenant compte de certaines suggestions propo -
65
la poeè sie catullienne de l' amitieè
Les formes traditionnelles d ' amicitia a é l' arrieé re - plan des amitieè s catulliennes et du Laelius de Ciceè ron
Bien que, dans le , Ciceèron vise une forme d'amitieè ideèale û purifieèe de toutes les vues d'utiliteè ý, il envisage aussi les reèaliteès concreétes que sont, aé l'inteèrieur du monde romain, les eèchanges de services et les alliances de partis deèsigneès par le terme geèneèral d' 6. Comparee a cette reflexion empreinte de gravite philosophique è é è è et politique, la poeèsie catullienne de l'amitieè pourrait para|être superficielle, voire subversive : repreèsenteèe comme veècue en marge du service de la Citeè par une jeunesse doreèe que lient plaisirs de la table et confidences amoureuses, elle a cependant inteègreè, aé travers deèdicaces d'hommage et manifestes litteèraires, certaines formes d'û amitieè ý plus traditionnelles. Nous n'insisterons pas sur les poeémes qui se preèsentent comme des vers de circonstance et que sont, par exemple, l'invitation aé d|êner envoyeèe û au cher Fabullus ý, (Cat., 13), ou la chanson aé boire ceèleèbrant les joies de l'ivresse (Cat., 27) : bonnes plaisanteries ou mauvais tours semblent eêtre de mise dans ces festins, et Catulle feint de s'emporter contre ces chapardeurs d'Asinius le Marrucin (Cat., 12) ou de Thallus (Cat., 25) qui ont eu l'ideèe douteuse de lui deèrober son manteau, ses mouchoirs de Seètabis ou ses linges brodeès de Bithynie 7. L'amour veènal, dans cette socieèteè d'amis, reste une occupation de choix, et la conservation des amitieès passe aussi par l'eèchange des secrets d'alcoêve : Varus entra|êne Catulle hors du Forum oué il l'a trouveè deèsÝuvreè, , pour l'amener chez sa ma|êtresse (Cat., 10), tandis que Catulle reproche aé Flavius une discreètion de mauvais aloi Laelius
amici
tia
mi Fabulle
e foro otiosum
seèes dans , texte traduit par A. Ernout, Paris, 1964, et dans , traduit du latin, preèsenteè et annoteè par D.e Robert, Paris,e 2004 º , texte eètabli et traduit par R. Combeés, 2 tirage de la 4 eèdition revue et corrigeèe, Paris, 1999, ouvrage repris dans la collection sous le titre : , avec une introduction et des notes de F. Prost, deuxieéme tirage, Paris, 2002. 6 Pour l'interet philosophique du et la notion d'û utiliteè ý lieèe aé la conception è ê romaine de l' , voir R. Combeés (eèd.), p. - , et F. Prost (eèd. R. Combeés), p. . Voir E. Narducci, û Le ambiguitaé della ý, in , trad. C. Saggio, Milan, 2004 (1re eèd. 1985), p. 30-37. 7 Voir par exemple l'analyse proposee par B. A. Krostenko, è , Chicago & Londres, 2001, p. 241-246, 251-252, selon lequel Catulle deèfinit, dans le 12, le comportement d'une eèlite sociale en fonction d'un vocabulaire estheètique qui est aussi celui de Ciceèron, mais dont il fait une sorte de critique des valeurs politiques romaines. Catulle. Poeèsies
Catulle
de
Veèrone.
Le Livre de
Catulli
Veronensis
Liber
Ciceèron. Leèlius de l' amitieè
Classiques en poche
Ciceèron. L' amitieè
Laelius
amicitia
liii lvi
xxvi xxxii
amicitia
Marco Tullio Cicerone.
L' amicizia
Cicero, Catullus and the
language of social performance
carmen
66
jean-claude julhe
(Cat., 6) et qu' il parcourt la Ville en tous sens pour recueillir les confidences de Camerinus º aé moins qu' il n' ait voulu lui faire les siennes º 8
(Cat., 55) . Nous sommes ici bien loin de cette û tranquilliteè dans l' honneur ý pro ê neèe par Ciceèron deés le Pro Sestio
9
et dont le De amicitia
est une illustration : tandis que l' exposeè de Leèlius sur l' amitieè s' annonce comme le fruit d' un loisir studieux consacreè aé une reèflexion philosophique mise au service d' un ideèal politique
10
, Catulle eèvoque
l' amicitia dans l' espace d' un loisir essentiellement deèvolu aux plaisirs et aé la poeèsie
11
. Et si les confidences entre amis sont une source inesti-
mable d' agreèment pour Leèlius
12
, il y a loin, on s' en doute, des propos
qu' eèchangent entre eux les nobles personnages du traiteè ciceèronien aé l' anecdote º fort leste pour le moins ! º dont Catulle prend malicieusement aé teèmoin son ami Caton
13
.
Quelque important qu' ait pu eêtre son refus de tout engagement au service de la Citeè, c' est neèanmoins aé l' inteèrieur d' une socieèteè marqueèe par des formes traditionnelles d' amicitia que Catulle vivait l' expeèrience de l' amitieè, et aé travers un vocabulaire emprunteè au domaine des relations et des partis politiques qu' il en exprimait l' ideèe
14
. De
meême, en envisageant l' amitieè du point de vue de son ideèal philoso-
8
Pour
le
texte
du
carmen 55, nous suivons la lec°on de G. Lafaye, reprise par
D. Robert, qui donne amice aux vers 7, [23] et 24 ; au dernier vers, nous lisons : ² dum no-
stri sis particeps amoris, que nous interpreètons comme G. Lafaye : û ² pourvu que tu t' inteè resses aé mes amours ý (voir la note ad loc. : û Si tu ne veux pas me faire tes confidences, au moins laisse-toi aborder pour que je puisse te faire les miennes ý), plutoê t que comme D. Robert : û ² pourvu que tu partages mon amour ý (voir p. 323, n. 59 : û ² je vois dans ce texte, pour ma part, une histoire d' amour entre Catulle et un jeune garc° on, comme avec Juventius ý). Sur les diffeèrentes lectures et interpreètations possibles, voir
Catullus. Edited with a textual and interpretative commentary by D. F. S. Thomson, Toronto, 1997, p. 338.
9
Cic., Sest., 98 : ² cum dignitate otium. Ciceèron. Discours, t. XIV, texte eètabli et traduit
par J. Cousin, troisieéme tirage, Paris [1
eére
eèdition 1966], 2002.
10 Lae., 16-17. 11 Cat., 50, 1 : Hesterno, Licini, die otiosi ²
(û Hier, Licinius, eètant de loisir ² ý). Pour
le theéme de l' amitieè dans les û jeux poeètiques ý de Catulle avec Calvus, voir ci-dessous la deuxieéme partie.
12 Lae.,
22 : Quid dulcius quam habere quicum omnia audeas sic loqui ut tecum ? (û Quoi de
plus agreèable que d' avoir quelqu' un aé qui nous osons tout confier comme aé nousmeêmes ? ý)
13
Cat., 56. Ce n' est sans doute pas aé Caton d' Utique, mais bien aé Valerius Cato que
s' adresse l' amicale confidence de Catulle : D. F. S. Thomson (eè d.), p. 339-340. Voir, sur le meême theéme de la confidence aé un ami, Cat., 102, 1 : Si quicquam tacito commissum est
fido ab amico ² (û Si un secret est confieè par un ami fideéle aé un homme discret ² ý)
14
Pour
l' ensemble
de
cette
question,
nous
nous
sommes
reè feèreè
aé
l' ouvrage
de
J. Hellegouarc' h, Le vocabulaire des relations et des partis politiques sous la Reèpublique, Paris, 1963.
67
la poeè sie catullienne de l' amitieè
phique, Ciceèron ne peut manquer d' eèvoquer aussi l' amicitia conc°ue comme un systeéme d' eèchanges de services et d' alliances politiques º ne
serait-ce
que
pour
se
deèmarquer
de
ces
conceptions
com-
munes º, notamment lorsqu' il critique les theèories utilitaristes deèfendues entre autres par les eèpicuriens
15
ou qu' il reèfleèchit aux probleémes
que posent parfois le jeu des partis et la lutte des clienteéles
16
. La poeèsie
catullienne de l' amitieè peut deés lors eêtre envisageèe, dans un premier temps, sous l' angle des relations que le poeéte, dont on sait qu' il appartenait aé l' une des meilleurs familles de Veèrone, a entretenues avec un certain nombre de grands personnages de Rome pour lesquels il devait faire figure d' amicus inferior, c' est-aé-dire aé la frontieére souvent indeècise qui seèpare la notion d' û amitieè ý de celles de û clienteéle ý ou de û patronat ý
17
. Dans le Laelius, Ciceèron est lui aussi ameneè aé aborder la
question de la hieèrarchie qu' il convient d' eètablir entre les amis, et celle de l' attitude que doivent adopter entre eux les individus dont la position sociale n' est pas la meême (Lae., 69-72). Nous ne reviendrons pas ici sur le terme comites, qui deèsigne habituellement, on le sait, les membres de l' entourage d' un gouverneur de province
18
et que Ca-
tulle emploie notamment en des vers oué il ironise sur l' ingratitude de ces û nobles amis ý que furent, pour lui, Memmius º qu' il avait accompagneè en Bithynie º, pour Veranius et Fabullus, Pison º qu' ils avaient eux aussi suivi dans quelque lointaine contreèe º
15 16 17
19
; nous
Cf. Lae., 23, 29-32, 51-55, 100. Cf. Lae., 36-38, 40-42. Pour
les
reèaliteès
sociales
et
politiques
correspondant
aé
ces
notions :
J. Helle-
gouarc' h, Le vocabulaire des relations, p. 54-56 (û Amitieè et clienteéle ý) ; pour leurs reèpercussions
litteèraires,
notamment
aé
la
fin
de
l' eèpoque
reèpublicaine :
Literary and artistic
patronage in ancient Rome, ed. B. K. Gold, Austin, 1982, avec le compte rendu donneè par E. Badian, û Nobiles amici : art and literature in an aristocratic society ý, Classical Philology, 80 (1985), p. 341-357.
18
Voir J. Hellegouarc' h, Le vocabulaire des relations, p. 56-62, aé propos de ce qu' il preè-
sente dans sa table des matieéres comme û une cateègorie particulieére d' amici : les comites ý.
19
Cat., 28, 1 : Pisonis comites, cohors inanis ² (û Compagnons de Pison, cohorte aux
mains vides ² ý), 7-9 : ² meum ² praetorem ² O Memmi ², 13 : ² Pete nobiles amicos ! (û ² Cherche aé te faire de nobles amis ! ý) Cf. Cat., 11, 1 : Furi et Aureli, comites Catul-
li ² (voir J. C. Fernaèndez Corte, û Parodia, `renuntiatio amoris' y `renuntiatio amicitiae' en Catulo XI ý, Emerita, 63, 1 (1995), p. 81-101 ; J. C. Yardley, û Catullus 11. The end of a friendship ý, Symbolae Osloenses, 56 (1981), p. 63-69) ; Cat., 46, 9 : O dulces comitum ualete
coetus ² Pour les diffeèrentes hypotheéses relatives d' une part au seèjour de Catulle en Bithynie (carmina, 10, 31 et 46) et aé la propreèture de Memmius, d' autre part aé l' identiteè du Pison au service duquel Veranius et Fabullus s' eè taient attacheès, voir par exemple l' introduction et le commentaire de D. F. S. Thomson (eè d.), p. 5, 229-230, 239-240, 242, 275276, 320. Plusieurs occurrences de comites se trouvent par ailleurs dans le carmen 63, en rapport cette fois avec l' atmospheére cultuelle de la premieére partie du poeéme (voir aux vers 11, 15, 27 : comites, terme auquel il convient d' ajouter, au vers 32 : comitata), tandis
68
jean-claude julhe
insisterons plutoêt, apreés d' autres, sur la place tenue par la creèation litteèraire dans les relations de Catulle avec Hortensius Ortalus et avec Cornelius Nepos, dont la question s' est poseèe de savoir s' ils avaient pu eêtre les û patrons ý du poeéte
20
.
Pour ce qui est des mentions Ortalus et Hortensius que l' on trouve respectivement dans les carmina 65 et 95, la premieére difficulteè consiste aé eètablir l' identiteè du personnage qu' elles deèsignent, aé supposer qu' il s' agisse bien du meême, mentionneè tantoêt par son surnom (Cat., 65, 2, 15), tanto ê t par son gentilice (Cat., 95, 3)
21
. On a proposeè de voir en
lui soit le grand orateur, le consul de 69 qui, de huit ans l' a|ê neè de Ciceèron, appartenait aé une geèneèration bien anteèrieure aé celle de Catulle, soit son fils, qui n' eètait pas encore entreè au seènat en ce milieu des anneèes 50 avant J.-C., et qui eètait de par son aêge beaucoup plus proche de Catulle que de Ciceèron
22
. Quel que soit le degreè de vrai-
semblance de chacune de ces deux hypotheéses, nous retiendrons que le poeéme 65, qui s' apparente au genre de la deèdicace, peut aussi bien s' adresser, nous semble-t-il, au û patron ý d' aêge respectable auquel se serait attacheè Catulle quand il envisageait de faire l' apprentissage du Forum
23
, qu' aé son jeune fils dont le statut d' aristocrate romain le pla-
c°ait dans une position sociale plus avantageuse que le poeéte de Veèrone, eques municipalis
24
. Le poeéme 66, la Boucle de Beèreènice, auquel les vers
adresseès aé Ortalus servent de preèface, se preèsente ainsi comme une sorte d' Ýuvre de commande, carmen iussum, en reèponse aé une promesse dont le poeéte s' excuse de ne pas avoir su plus toêt s' acquitter : Sed tamen in tantis maeroribus, Ortale, mitto haec expressa tibi carmina Battiadae, ne tua dicta uagis nequiquam credita uentis effluxisse meo forte putes animo ²
25
que l' absence des û amis ý traduit la solitude d' Attis (ibidem, 59 : ² Patria, bonis, amicis, genitoribus abero, û Serai-je loin de ma patrie, de mes biens, de mes amis, de mes parents ? ý). Voir M. G. Carilli, û Il ruolo dei `comites' nell' Attis di Catullo ý, FuturAntico, 1 (2003), p. 79-113.
20
Voir en particulier W. J. Tatum, û Friendship, politics, and literature in Catullus :
poems 1, 65 and 66, 116 ý, Classical Quarterly, 47 (1997), p. 482-500, dont nous avons repris certaines des conclusions.
21 22 23
D. F. S. Thomson (eèd.), p. 525-526. W. J. Tatum, û Friendship, politics ý, p. 489. Voir P. Grimal, û Catulle et les origines de l' eè leègie romaine ý, Meèlanges d' Archeèologie
è cole Franc°aise de Rome, 99 (1987), 1, p. 245. et d' Histoire de l' E
24
E. Badian, û Nobiles amici ý, p. 344.
25
Cat., 65, 15-18 : û Cependant, au milieu d' une si profonde affliction, je t' envoie,
Ortalus, ces vers imiteès du descendant de Battos, afin que tu ne penses pas que tes paroles, abandonneèes aux caprices des vents, ont par hasard disparu de ma penseèe ² ý.
69
la poeè sie catullienne de l' amitieè
Toutefois, ce qu' aurait pu avoir de contraint la respectueuse deèdicace aé un û patron ý ou aé un amicus superior se trouve habilement eèviteè par l' entrelacement de deux theémes que rend possible une certaine intimiteè entre le poeéte et son deèdicataire : apreés avoir alleègueè les maux qui l' accablent pour excuser son incapaciteè aé eècrire (vers 1-4), Catulle eèvoque la mort de son freére (vers 5-8) auquel il s' adresse bientoêt directement (vers 9-14), puis revient au theéme initial de la deèdicace aé Ortalus (vers 15-18), qu' il prolonge pour finir par le motif de la pomme offerte en gage d' amour et que la jeune fille laisse eèchapper (vers 19-24)
26
. Ainsi, la tonaliteè patheètique du bref eèpiceéde sur la mort
de son freére, comme la graêce charmante de la comparaison qu' il emprunte aé la poeèsie de Callimaque, enrichissent la simple eèp|être deèdicatoire adresseèe par Catulle aé Ortalus d' un ton d' eèmouvante confidence et d' humour galant qu' autorisait sans doute, au-delaé de la diffeèrence de rang social, leur reèciproque affection
27
.
De meême, les difficulteès de lecture et d' interpreètation que posent les deux derniers vers de la deèdicace de Catulle aé Cornelius Nepos ont parfois conduit les commentateurs aé voir en celui-ci moins l' û ami ý de celui-laé que son û patron ý. Comme le rappelait reècemment A. S. Gratwick
28
, la lec°on la plus couramment admise du texte de Catulle
provient en effet d' une conjecture eètablie par les Humanistes italiens de la fin du xv
e
sieécle :
54
quare habe tibi quidquid hoc libelli, qualecumque ; quod,
o
patrona uirgo,
plus uno maneat perenne saeclo
29
.
Or, cette lec°on a eèteè contesteèe aé plusieurs reprises aé partir du xix
e
sieécle, notamment par Theodor Bergk, qui proposait de lire :
54
quare habe tibi quidquid hoc libelli qualecumque quidem
est
, patroni ut ergo
plus uno maneat perenne saeclo
30
.
W. J. Tatum, û Friendship, politics ý, p. 492-493, a mis en rapport la destination de ces vers
de
Catulle
avec
l' eèpigramme
dans
laquelle
Crinagoras
de
Mytileé ne
deèdie
aé
M. Claudius Marcellus un exemplaire de l' Heècaleé de Callimaque (cf. Anthologie palatine, IX, 545).
26 27
D. F. S. Thomson (eèd.), p. 443-447. Pour le carmen 116, dans lequel l' envoi de vers emprunteès aé Callimaque se preèsente
aussi comme un cadeau d' amicitia, voir W. J. Tatum, û Friendship, politics ý, p. 497 -500.
28
A. S. Gratwick, û Vale, patrona uirgo : the text of Catullus 1.9 ý, Classical Quarterly,
52 (2002), p. 305-320.
29
Cat., 1, 8-10 : û Accepte donc le contenu de ce petit livre, quelle qu' en soit la
valeur ; puisse-t-il, oê vierge ma patronne, vivre toujours jeune au-delaé d' un sieécle ! ý
70
jean-claude julhe
Deés lors, on a pu en conclure que la deèdicace du libellus constituait de la part de Catulle un teèmoignage de reconnaissance envers Nepos parce que le poeéte aurait fait partie de la clienteéle de l' historien
31
, ou
tout du moins parce que ce dernier lui aurait apporteè son soutien dans l' eèlaboration et dans la diffusion de son petit livre
32
. Pour notre part,
mais sans entrer ici dans le deètail d' une argumentation treés complexe
33
, nous en resterons aé la lec°on la plus courante du texte et nous
y verrons l' invocation aé une û vierge patronne ý, patrona uirgo, signe de la deèvotion du poeéte envers une Muse dont il se consideèrait comme le û client ý, suivant une tradition rapporteèe plus tard par Sueètone
34
.
La notion de û clienteéle ý se trouvait ainsi prise comme meètaphore de la creèation litteèraire dans un manifeste poeètique ou é le jeune auteur affirmait ses propres ambitions. Quant aé Cornelius Nepos, le deèdicataire du libellus, il nous semble avoir eèteè un ami beaucoup plus proche de Catulle que ne l' eètait Hortensius : par ses origines provinciales, par l' accueil
favorable
qu' il
avait
reèserveè
aux
nugae catulliennes, par
l' ideèal estheètique qu' il avait lui-meême deèfendu dans ses Chronica, il eètait peut-eêtre, dans le domaine de l' historiographie qui eètait le sien, comme un alter ego de Catulle dans celui de la poeèsie novatrice, conformeèment au lieu commun, repris par Ciceèron dans le Laelius, selon lequel û un ami est un autre soi-meême ý
30
35
.
T. Bergk, û Philologische Thesen ý, Philologus, 12 (1857), p. 581. Voir A. S. Grat-
wick, Vale, patrona uirgo, p. 306, qui traduit : û Therefore keep for yourself whatever this little book amounts to, for whatever it is indeed worth ; so that thanks to its patron it may remain unfailing more than one generation ý, et qui propose des variantes aé cette lec°on.
31
L' hypotheése d' un Nepos û patron ý de Catulle est celle aé laquelle s' arreêtait encore
reècemment D. Konstan, û Friendship and patronage ý, in A companion to latin literature, ed.
54
S. Harrison, Blackwell, 2005, p. 351.
32
54
C' est l' hypotheése de A. S. Gratwick, Vale, patrona uirgo, p. 314-315, qui propose,
p. 306, de lire et de traduire : quare habe tibi quidquid hoc libelli, / qualecumque
ali quid. Pa-
tro ci ni ergo / plus uno maneat perenne saeclo. (û Therefore have as your own whatever this book adds up to ; something for what it is worth. In witness of your advocacy, may it endure year on year for more than one generation. ý)
33
Pour la discussion du texte et une reèfutation de la lec°on proposeèe par T. Bergk,
voir D. F. S. Thomson (eèd.), p. 198-200, que l' on opposera aé A. S. Gratwick, Vale, pa-
trona uirgo, p. 308-311.
34
Sueètone, Grammairiens et rheèteurs,
6,
3, eèvoque la carrieére d' Aurelius Opillus, qui
û [prenait] pour principe que les eècrivains et les poeétes ont les Muses pour patronnes. ý (² quia scriptores ac poetas sub clientela Musarum iudicaret.) Sueètone. Grammairiens et rheèteurs, texte eètabli et traduit par M.-C. Vacher, Paris, 1993.
35 Lae.,
80. Cf. ibidem, 23, 33, 50, 92. Les similitudes entre les Ýuvres de Nepos et de
Catulle comme indices de leur amitieè ont eèteè deègageèes par W. J. Tatum, û Friendship, politics ý, p. 485 : û The totality of these correspondences tends strongly to configure Nepos as the poet' s alter ego ý. Pour un commentaire de la deèdicace du libellus catullien aé
la poeè sie catullienne de l' amitieè
71
La poeèsie catullienne de l' amitieè peut alors eêtre envisageèe, dans un second temps, sous l' angle des relations que le poeéte a entretenues avec des personnages sensiblement de meême rang social que lui, et auxquels l' unissaient certaines affiniteès sentimentales et estheètiques. Nous les eèvoquerons aé travers les emplois du terme sodales, un terme qui n' appara|êt pas dans le Laelius, mais dont Catulle a fait pour sa part un usage important
36
. Au sens courant, rappelons-le, les sodales sont
les membres d' une socieèteè permanente appeleèe tanto ê t collegium º dans le cas d' un colleége d' artisans ou d' une association funeèraire º, tanto ê t sodalitas º quand sa finaliteè est essentiellement religieuse, comme l' organisation de banquets sacreès º, tantoêt sodalicium º lorsqu' il s' agit de deèsigner ceux qui favorisent la pratique de la corruption eè lectorale
37
.
Or, le terme sodales est souvent utiliseè par Catulle comme synonyme d' amici en des vers oué il eèvoque soit sa compliciteè avec Cinna (Cat., 10, 29), Veranius et Fabullus (Cat., 12, 13 ; 47, 6)
38
, soit la trahison du
perfide Alfenus, lui dont il se preèsente pourtant comme l' amiculus (Cat., 30, 1-2)
39
. Plus qu' aé ces simples affiniteès d' ordre personnel, ce
sont aux signes de compliciteè poeètique que nous serons cependant at-
Cornelius Nepos, voir J.-C. Julhe, La critique litteèraire chez Catulle et les eèleègiaques augusteèens. Geneése et jeunesse de l' eèleègie aé Rome (62 avant J.-C.-16 apreés J.-C.), Louvain-ParisDudley, Ma., 2004, p. 29-44.
36
Comme le signale S. Citroni-Marchetti dans l' ouvrage qu' elle a consacreè au rap-
port entre amitieè et pouvoir dans les lettres de Ciceèron et d' Ovide, le terme sodalis n' est pas employeè par Ciceèron dans le Laelius, mais il se trouve en revanche dans le Cato Maior, oué il eèvoque les membres d' une meême socieèteè officiellement constitueèe et qui participent aé des banquets communs : C. M., 45 [c' est Caton qui parle] : Primum habui semper sodalis ; sodalitates autem me quaestore constituae sunt, sacris Idaeis Magnae Matris acceptis ; epulabar igitur cum sodalibus omnino modice ² (û D' abord, j' ai toujours eu des confreéres ; les confreèries ont eèteè constitueèes pendant ma questure, quand on eut accueilli le culte ideèen de la Grande Meére ; je banquetais donc avec mes confreéres, en toute simpliciteè ² ý) Ciceèron. De la vieillesse (Caton l' Ancien), texte eètabli et traduit par P. Wuilleumier, introduction, notes et annexes de J.-N. Robert, Paris, 2003. Voir S. Citroni Marchetti, Amicizia e potere nelle lettere di Cicerone e nelle elegie ovidiane dall' esilio, Firenze, 2000, p. 320, n. 6.
37 38
J. Hellegouarc' h, Le vocabulaire des relations, p. 109-110. é ces emplois de sodales on doit ajouter celui du substantif sodalicium qui deèsigne de A
manieére humoristique la compliciteè qui unit Caelius et Quintius, amoureux l' un du freére, l' autre de la sÝur (Cat., 100, 3-4 : ² Hoc est, quod dicitur, illud / fraternum uere dulce sodalicium, û ² C' est ce que l' on appelle la plus suave des camaraderies fraternelles ý), dans un carmen ou é Catulle exprime par ailleurs son amicale gratitude envers Caelius (ibidem, 5-6 : ² nam tua nobis / perspecta egregie est unica amicitia, û ²car tu m' as donneè de ton amitieè unique des preuves eèclatantes ² ý).
39
Pour le theéme de l' ingratitude et de l' amitieè trahie, voir aussi les emploi d' amicus
et d' amicitia en Cat., 73, 6, et 77, 1, 6.
72
jean-claude julhe
tentif, tels qu' ils apparaissent notamment dans les vers qui saluent en Helvius Cinna et en Caecilius de Coême deux auteurs d' Nous reviendrons d' abord sur le
carmen
eèpyllia
.
95, eècrit au moment de la
poleèmique susciteèe par la publication de la
Zmyrna
, une Ýuvre d' un
genre nouveau aé laquelle Catulle a rendu hommage avec enthousiasme :
Zmyrna
mei Cinnae nonam post denique messem
5
4
quam coepta est nonamque edita post hiemem,
milia cum interea quingenta Hortensius uno
Zmyrna
uersiculorum anno putidus euomuit
.
cauas Satrachi penitus mittetur ad undas,
Zmyrnam
cana diu saecula peruoluent.
5 4
At Volusi annales Paduam morientur ad ipsam et laxas scombris saepe dabunt tunicas. Parua mei mihi sint cordi monumenta
sodalis
at populus tumido gaudeat Antimacho
,
40
.
Si l' on accepte la version du texte couramment admise pour les vers 9-10
lis
41
, on en conclura, comme nous le faisons, que le terme
soda-
a eèteè choisi par Catulle pour marquer son û amitieè ý ou pour mieux
dire sa û solidariteè ý avec Cinna, dont la petite eèpopeèe inspireèe des amours incestueuses de Myrrha et patiemment composeèe selon les exigences de l' estheètique alexandrine entendait battre en breéche les tenants de la litteèrature annalistique, en l' occurrence Hortensius et
40
5peèdant4 ses petits poeémes4 Zmyrna 5anneèe cinq cent mille deZmyrna
Cat., 95 : û La
Zmyrna
en une seule
. La
eaux profondes du Satrachus, la
5camarade4
5a deèverseè4
, de mon cher Cinna, neuf moissons et neuf eèteès apreés qu' il
l' a commenceèe, est enfin publieèe quand, entre-temps, le
Hortensius
sera envoyeèe jusqu' aux
sera dans longtemps encore deèrouleèe par les
sieécles chenus. Mais les annales de Volusius mourront aux bords meê mes du Poê et donneront souvent aux maquereaux de larges tuniques. Que les petits chefs -d' Ýuvre de mon soient toujours chers aé mon cÝur ! Libre au peuple de savourer l' enflure
d' Antimaque ý. La proposition de texte et de traduction, pour le vers 4, est celle de D. Robert.
41
On sait que la question s' est poseèe aux eèditeurs de Catulle de savoir, d' une part,
s' il fallait consideèrer ces deux vers comme la conclusion du poeé me 95 ou les en deètacher b
pour en faire un poeéme diffeèrent, composeè d' un seul distique (95 ), et, d' autre part, quel eètait le mot manquant aé la fin du vers 9 : dans l' hypotheése d' une division du poeéme b
Catonis sodalis poetae
en 95 et 95 , on a parfois proposeè de lire et meême poeéme, on a pu lire tantoêt
, tandis que, dans l' hypotheése d' un seul
, tantoêt
. Voir D. F. S. Thomson (eèd.),
p. 525-529, qui reècapitule les diffeèrentes hypotheéses, tout en estimant pour sa part que dans le contexte essentiellement poeètique du
carmen
gueére approprieè, et en preèfeèrant donc lire cale : û ² Taken with
mei
poetae
sodalis carmen
95 l' emploi de
notations restent surtout sociales º ce qui convient bien dans le
, dont les con-
10 º, ne para|êtrait
, dont il preècise cependant la valeur ami-
, this expression would imply both `the poet we have been
speaking of' in lines 1-8 [²] and also `my fellow-poet and friend'
ý (
ibidem
, p. 528).
73
la poeè sie catullienne de l' amitieè
Volusius
42
. En faisant de ce dernier une sorte d' û Antimaque romain ý
et en condamnant sans appel ses poeémes, Catulle adoptait quant aé lui la position critique qui avait eèteè celle de Callimaque aé l' encontre de la
Lydeè,
alors que Ciceèron se rangerait derrieére Platon parmi les admira-
Theèba|ëde . carmen 95, nous 43
teurs de la dans le
sodalis,
Ainsi, le terme
tel qu' il est employeè
semble avoir suggeèreè, en meême temps que la
coheèsion des û nouveaux poeétes ý entre eux, tout ce qui pouvait les seèparer de Ciceèron sur des questions de meètrique ou de style, et plus encore sur celles de la hieèrarchie des genres et du ro ê le des poeétes au sein de la Reèpublique
44
. Meême si le
Laelius
n' aborde pas ces probleémes, il
n' en reste pas moins vrai que s' y trouve confirmeèe, au greè des exemples choisis par Ciceèron, son admiration pour l' eèpopeèe et la trageèdie : les mentions d' Ennius ou de Pacuvius s' expliquent d' abord, bien suê r, en fonction du cadre historique dans lequel est situeè le dialogue, mais elles correspondent aussi aux gouêts litteèraires profonds de son auteur
45
.
Cette solidariteè des û nouveaux poeétes ý autour de l' eèpyllion, nous la retrouvons dans le poeéme 35, qui se preèsente comme une eèp|être envoyeèe par Catulle aé Caecilius de Coême pour l' inciter amicalement aé terminer son ouvrage sur Cybeéle : Poetae tenero, meo sodali uelim Caecilio, papyre, dicas Veronam ueniat, Noui relinquens Comi moenia, Lariumque litus ; nam quasdam uolo cogitationes amici accipiat sui meique ²
42 43
Voir par exemple J.-C. Julhe, Pour
le
jugement
de
46
La critique litteèraire chez Catulle,
Platon
sur
Antimaque,
tel
que
le
p. 85-105. rapporte
notamment
Ciceèron (Brut., 191), et sur la poleèmique litteèraire entre Catulle et Ciceèron sur ce sujet, voir en particulier M. Gigante, û Catullo, Cicerone e Antimaco ý,
Rivista di Filologia,
32
(1954), p. 67-74.
44
Sur les divergences de vue entre Ciceè ron et Catulle dans la û querelle des Anciens
et des Modernes qui a eèclateè aé propos de la poeèsie dans les anneèes 55-54 ý, c' est-aé-dire au moment de la publication de la
Zmyrna,
voir en particulier M. Monbrun, û Encore sur
Ciceèron et Catulle : raisons et date d' une rupture ý,
45 46
Pour les mentions d' Ennius :
Lae.,
Pallas,
19, n.s., 7 (1972), p. 33-39.
22, 64 ; pour celle de Pacuvius :
ibidem,
24.
Cat., 35, 1-6 : û Au tendre poeéte Caecilius, mon camarade, va dire, papyrus, je t' en
prie, qu' il vienne aé Veèrone, laissant laé les murs de Coême la Neuve et les bords du La rius ; car je veux lui confier certaines ideèes d' un de ses amis qui est aussi le mien ² ý D. F. S. Thomson (eèd.), p. 293, ne semble plus geêneè par le contexte poeètique de cette eèp|être, comme il l' eètait dans le
carmen
95, pour reconna|être en Caecilius un
Catulle, terme qu' il traduit par û un ami intime ý (û a close friend ý).
sodalis
de
74
jean-claude julhe
La tonaliteè affectueuse avec laquelle Catulle mentionne Caecilius º l' adjectif tener peut traduire les sentiments de Catulle envers Caecilius comme aussi le style des vers composeès par celui-ci º, l' humour avec lequel il eèvoque ensuite (vers 7-12) les obstacles qui retiennent son ami º que le theéme des adieux de la û blanche ma|êtresse ý, candida
puella, appartienne au registre de la galanterie ou qu' il soit la meètaphore du renoncement aé des vers d' inspiration amoureuse º et les compliments mesureès qu' il lui adresse enfin (vers 13-18) pour une Ýuvre certes treés prometteuse, mais encore inacheveèe, incohata(m)
47
:
tout correspond assez bien, nous semble-t-il, aé cette exigence de franchise
tempeèreèe
contexte
de
douceur que
politique
et
le
Laelius preèsente, mais dans un
philosophique
comme un devoir d' amitieè
48
eèvidemment
treés
diffeèrent,
. La comparaison entre l' amitieè telle
qu' elle est eèvoqueèe dans le carmen 35 et dans le Laelius nous para|êt trouver une justification suppleèmentaire dans l' hypotheése proposeèe par D. F. S. Thomson, pour qui il n' est pas totalement exclu que l' amicus auquel Catulle fait allusion au vers 6 soit Ciceèron lui-meême : c' est ce que tendraient aé prouver d' une part l' inteèreêt porteè par l' orateur
aux
Ýuvres
poeètiques
nouvelles
adressait volontiers aux poeétes
49
et
les
encouragements
qu' il
, d' autre part l' emploi que fait Ca-
tulle du terme cogitationes (vers 5), un terme qui reviendrait quelque cent onze fois chez Ciceèron dans un sens eèquivalent pour deèsigner des û penseèes ý,
des
lettre (litterae)
50
û observations ý
critiques
transmises
quelquefois
par
.
Les formes traditionnelles d' amicitia restent donc aé l' arrieére-plan de la poeèsie catullienne de l' amitieè et de la reèflexion ciceèronienne exposeèe é travers l' emploi de certains termes : comites, sodales, dans le Laelius. A
47
Les liens que dans le carmen 35 la creèation poeètique entretient avec l' amitieè ont sug-
geèreè aé J. Foster le titre de l' explication qu' il a donneèe de ces vers : û Poetry and friendship :
Catullus
35 ý,
Liverpool Classical Monthly 19, 7-8 (1994), p. 114-121 (voir les
indications bibliographiques de D. F. S. Thomson (eè d.), p. 295-296, ainsi que J.-C. Julhe,
La critique litteèraire chez Catulle, p. 102-105, 114-115). 48 Lae., 88 : Vna illa subleuanda offensio est, ut et utilitas in amicitia et fides retineatur : nam et monendi amici saepe sunt et obiurgandi et haec accipienda amice, cum beneuole fiunt (û Il est pourtant un motif d' irritation dont il faut atteènuer les effets plus que pour tout autre, afin de concilier dans l' amitieè l' utiliteè et la bonne foi : il faut souvent adresser aé ses amis avertissements et reproches et il faut les recevoir amicalement, quand ils sont adresseè s avec bienveillance ý).
49
Cf. Pline le Jeune, III, 15, 1 : ² M. Tullium mira benignitate poetarum ingenia fouisse.
(û ² Ciceèron mettait la plus charmante bonteè aé encourager le talent des poeétes ý), Pline le e
Jeune. Correspondance, t. I, texte eètabli et traduit par A.-M. Guillemin, 7 tirage, Paris, eére
[1
50
eèdition 1927], 2003. D. F. S. Thomson (eèd.), p. 294.
75
la poeè sie catullienne de l' amitieè
comme aé travers certaines deèdicaces (aé Hortensius, aé Nepos) transparaissent dans le livre de Catulle des û amitieès ý de degreès diffeèrents, en fonction du rang social de ceux qui s' y trouvent impliqueès. Toutefois, alors que Ciceèron eètend sa reèflexion aux reèaliteès concreétes de l' amicitia pour les hausser au niveau de son ideèal philosophique, c' est un ideèal poeètique que Catulle a voulu exprimer, en des vers oué il a repris le vocabulaire des alliances et des partis politiques, mais pour ceèleèbrer des sympathies avant tout û litteèraires ý. Sans doute ce dernier aspect est-il particulieérement marqueè dans les û jeux poeètiques ý de Catulle avec Calvus, jeux qui fixent les reégles d' une relation privileègieèe dont
les
eèleègiaques
conserveront
la
meèmoire,
comme
Ciceèron
conserve celle des paires d' amis exemplaires qu' il ceèleébre dans le
Laelius.
Les û jeux poeè tiques ý de Catulle avec Calvus et les paires d' amis exemplaires ceè leè breè es dans le Laelius
S' il doit eètendre son eètude aux formes les plus courantes de l' amici-
tia romaine et aux probleémes pratiques qu' elle pose, Ciceèron ne conc°oit gueére cependant l' amitieè dans sa forme la plus haute qu' entre deux individus
51
: sentiment d' attachement neè de l' eèlan naturel qui
porte aé l' amour de la vertu, elle est aé ses yeux l' expression meême de la sensibiliteè humaine et un ideèal moral dont les Ýuvres litteèraires doivent conserver le souvenir. Or, cette conception reèduite, limiteèe de l' amitieè, nous la trouvons aussi, nous semble-t-il, dans les û jeux poeètiques ý de Catulle et de Calvus, deux noms qu' il arrivera par ailleurs aé Properce ou aé Ovide d' associer quand ils dessineront l' arbre geèneèalogique de l' eèleègie latine. Le Leèlius ciceèronien affirme aé diffeèrentes reprises le caracteére exceptionnel de son amitieè pour Scipion et nourrit l' espoir qu' elle constituera pour les geèneèrations aé venir un modeéle inoubliable, aé l' instar des grandes amitieès de la litteèrature
51 Lae.,
52
: s' il rappelle par exemple le
20 : Quanta autem uis amicitiae sit, ex hoc intellegi maxime potest, quod ex infinita so-
cietate generis humani, quam conciliauit ipsa natura, ita contracta res est et adducta in angustum, ut omnis caritas aut inter duo aut inter paucos iungeretur ² (û La puissance de l' amitieè appara|êt parfaitement si l' on voit bien qu' en elle le lien tisseè par la nature meême dans la masse infinie des eêtres humains se resserre et se reèduit au point que l' affection n' y reèunit jamais que deux personnes ou gueére plus ² ý).
52 Lae.,
15 : ² ex omnibus saeculis uix tria aut quattuor nominantur paria amicorum : quo in
genere sperare uideor Scipionis et Laeli amicitiam notam posteritati fore. (û ² de tous les sieécles passeès, on cite aé peine trois ou quatre groupes d' amis : voilaé aé quel niveau, je crois pou-
76
jean-claude julhe
succeés de la sceéne dans laquelle Pacuvius exaltait le deèvouement reèciproque d' Oreste et de Pylade, c' est qu' il souhaite implicitement ajou ter son propre nom et celui de Scipion aé la liste de ces amitieès ceèleébres chanteèes par les auteurs d' eèpopeèes et de trageèdies
53
. Sans doute faut-il
entendre laé comme le vÝu de Ciceèron lui-meême aé propos de son amitieè pour Atticus
54
et un nouvel hommage rendu par l' ancien deèfen-
seur d' Archias aé l' immortaliteè que confeére la poeèsie
55
. De la meême
fac°on, la relation de Catulle et de Calvus est entreèe elle aussi û dans la leègende ý
56
, meême si ce sont les poeétes eèleègiaques qui en perpeètueront
cette fois le souvenir, comme Ovide, en ces vers oué il eèvoque l' ombre de Tibulle descendue aux enfers : Si tamen e nobis aliquid nisi nomen et umbra restat, in Elysia ualle Tibullus erit : obuius huic uenies hedera iuuenalia cinctus tempora cum Caluo, docte Catullo, tuo ²
57
Les genres poeètiques et les intentions profondes sont certes tout autres, selon qu' il s' agit de Leèlius et de Scipion tels que les repreèsente le traiteè ciceèronien º voire de Ciceèron lui-meême et d' Atticus º, ou bien de Catulle et de Calvus tels que les associera l' eèleègie latine. Dans le premier cas, la reèfeèrence aux grands genres que sont l' eèpopeèe et la trageèdie, au-delaé des gouêts personnels de Ciceèron, est aé la mesure de son projet philosophique et moral : s' il faut que les geèneèrations futures gardent le souvenir de l' amitieè entre Leèlius et Scipion, c' est parce
voir l' espeèrer, se placera le renom que l' amitieè de Scipion et de Leèlius aura dans l' avenir. ý) Ce theéme, deèveloppeè deés l' entretien preèliminaire (Lae., 6-15), sera repris dans la conclusion (Lae., 100-104).
53 Lae.,
24. Pour le theéme de l' amitieè dans la litteèrature grecque et latine avant
Ciceèron, et en particulier pour les amitieès heèro|ëques ceèleèbreèes dans l' eèpopeèe et dans la trageèdie : Achille et Patrocle, Oreste et Pylade, Theè seèe et Heèracleés, voir R. Combeés (eèd.), p.
54
xliv - xlvi .
F. Prost (eèd. R. Combeés), p.
xxix.
Cf.
ibidem,
p. 145 : û ² l' amitieè qui l' unit [Leè-
lius] aé Scipion ne tarda pas aé constituer un eèquivalent, dans la jeune tradition romaine, des grandes amitieès ceèleèbreèes par les poeétes grecs. ý
55
Cic.,
Arch.,
18-30. Cf.
Ciceèron. Discours,
traduit par F. Gaffiot, Paris, [1
56
eére
t. XII,
Pour le poeéte Archias,
texte eètabli et
eèdition 1938], 1966, p. 15-22.
Le caracteére û leègendaire ý de l' amitieè entre Catulle et Calvus est encore signaleè par
D. Konstan, û Friendship and patronage ý, p. 351 : û His [Catullus' ] friendship with the orator and poet, Gaius Licinius Calvus, was legendary ² ý
57
Ov.,
Am.,
III, 9, 59-62 : û Si pourtant, il reste de nous autre chose qu' un nom et
qu' une ombre, Tibulle habitera dans le vallon eè lyseèen. Au-devant de lui, ton jeune front couronneè de lierre, tu viendras avec ton cher Calvus, docte Catulle ² ý
Amours,
Ovide. Les
texte eètabli et traduit par H. Bornecque, quatrieéme tirage, Paris, [1
1930], 1968.
eére
eèdition
77
la poeè sie catullienne de l' amitieè
que celui-ci pourra les soutenir dans leur action politique et reèveiller en elles l' esprit reèpublicain ; lorsque Properce et Ovide, dans le genre mineur de l' eèleègie latine, ceèleébreront l' amitieè de Catulle et de Calvus º ou associeront tout au moins leurs deux noms º, il s' agira surtout de deèfendre une position litteèraire. Properce, d' une part, les mentionnera avec d' autres poeétes de l' amour pour affirmer sa propre leègitimiteè en tant que chantre de Cynthie : haec quoque lasciui cantarunt scripta Catulli, Lesbia quis ipsa notior est Helena ; haec etiam docti confessa est pagina Calui, cum caneret miserae funera Quintiliae
58
,
et Ovide fera de meême, dans son catalogue des eècrivains û immoraux ý, pour deènoncer l' injustice de la sanction qui l' aura personnellement frappeè : sic sua lasciuo cantata est saepe Catullo femina cui falsum Lesbia nomen erat ; nec contentus ea, multos uulgauit amores, in quibus ipse suum fassus adulterium est. Par fuit exigui similisque licentia Calui, detexit uariis qui sua furta modis
59
.
Quels que soient les enjeux eèvidemment diffeèrents du Laelius ciceèronien et des poeémes eèleègiaques que nous venons de rappeler, nous
58
Prop., II, 34, 87-90 : û ² Les eècrits du joyeux Catulle chantaient aussi les meêmes
chants, qui, plus qu' Heèleéne meême, illustreérent Lesbie. Les pages du savant Calvus con fessaient ce meême aveu, quand il disait les funeèrailles de Quintilie l' infortuneèe ý, Properce. ¨ legies, traduction de P. Boyance, Paris, 1968. Voir l' hommage de Catulle au poeme de E è è é Calvus sur Quintilie, en des vers oué se meêlent le souvenir des amores et celui des amicitiae (Cat., 96, 3-4).
59
Ov., Trist., II, 427-432 : û ² le voluptueux Catulle a souvent chanteè sa ma|êtresse
sous le nom emprunteè de Lesbie ; volage, il a raconteè une foule d' amours et avoueè luimeême son infideèliteè. Le petit Calvus montra eègale et semblable licence en deèvoilant ses e
larcins sur des rythmes divers. ý, Ovide. Tristes, texte eètabli et traduit par J. Andreè, 2 tirage, Paris, [1
eére
eèdition 1968], 1987. Voir I. K. Horvaèth, û Amor und amicitia bei Catull.
Amor-adulterium-amicitia ý, Acta Antiqua Academiae Scientiarum Hungaricae, 9 (1961), p. 7197, qui eètudie, aé partir des vers d' Ovide, l' eèvolution des sentiments exprimeès par Catulle dans son Ýuvre, jusqu' aé l' û aeternum sanctae foedus amicitiae ý (p. 92-97). Sur les mentions nominatives d' eècrivains, parmi lesquels Catulle et Calvus, dans une deè finition de l' eèleègie latine eèlaboreèe par les poeétes qui en furent les creèateurs, voir J.-C. Julhe, La critique
litteèraire
chez
Catulle,
p. 189-196,
307-308.
Voir
E. Fantham,
û Roman
elegy :
problems of self-definition and redirection ý, dans Entretiens sur l' Antiquiteè classique, 47 : L' histoire litteèraire immanente dans la poeèsie latine, VandÝuvres-Geneéve, 21-25 aou ê t 2000, p. 183-211 (avec la discussion, p. 212-220).
78
jean-claude julhe
n' en retiendrons pas moins l' ideèe que dans ceux-ci les noms de Catulle et de Calvus restent indissociables, de la meême fac°on que Leèlius et Scipion forment dans celui-laé une paire d' amis intimement soudeèe par des sentiments et des ideèaux communs. Sans doute est-ce une des caracteèristiques essentielles du Laelius que cette attention porteèe aé la dimension personnelle et affective de l' amitieè dans laquelle se reèveéle la sensibiliteè propre aé l' eêtre humain, cette
humanitas qui place deux amis veèritables aé l' opposeè de la solitude monstrueuse du tyran, comme aussi de la perfection glaceè e du sage sto|ëcien
60
. Se reèfeèrant aé l' eètymologie, Ciceèron insiste sur l' ideèe que
l' amitieè telle qu' il l' envisage est d' abord une forme d' û amour ý, une entente totale et absolue entre deux eêtres, rarement plus, l' utiliteè et le profit n' intervenant que comme une conseèquence eèventuelle, une heureuse confirmation de ce premier mouvement
61
. Il peut deés lors
eêtre tentant de relire aé la lumieére du De amicitia les vers dans lesquels Catulle eèvoque son amitieè pour Calvus et leurs û jeux poeètiques ý communs : Atque illinc abiei tuo lepore incensus, Licini, facetiisque, ut nec me miserum cibus iuuaret, nec somnus tegeret quiete ocellos, sed toto indomitus furore lecto uersarer cupiens uidere lucem ut tecum loquerer, simulque ut essem
60
F. Prost (eèd. R. Combeés), p.
61 Lae.,
62
.
xxx - xxxii .
20 : Est enim amicitia nihil aliud nisi omnium diuinarum humanarumque rerum cum
beneuolentia et caritate consensio, qua quidem haud nescio an, excepta sapientia, nihil melius homini sit a dis immortalibus datum. (û Car l' amitieè ne peut eêtre qu' une entente totale et absolue, accompagneèe
d' un
sentiment
d' affection,
et
je
crois
bien
que,
la
sagesse
excepteè e,
l' homme n' a rien rec°u de meilleur de la part des dieux. ý) Cf. ibidem, 26 : Amor enim, ex
quo amicitia nominata est, princeps est ad beneuolentiam coniungendam (û Car l' amour, qui donne aé l' amitieè son nom, est le premier eèlan qui pousse aé la sympathie ý), et 100 (voir ci-dessous n. 64).
62
Cat., 50, 7-13 : û Je suis sorti de laé si bien enflammeè par le charme de ta verve
folaêtre que je ne trouvais plus aucun aliment aé mon gouêt, pauvre de moi, et qu' un sommeil paisible ne fermait plus mes yeux. En proie aé une irreèpressible excitation, je me retournais en tous sens sur mon lit, impatient de voir le jour pour m' entretenir avec toi et nous retrouver ensemble. ý D. F. S. Thomson (ed.), p. 325, met ces vers en rapport avec une lettre du 18 mars 49 dans laquelle Ciceèron exprime lui aussi les penseèes ameéres (aegri-
tudo), l' insomnie qui l' accablent et qu' il ne parvient aé soulager qu' en eècrivant aé Atticus (Cic., Ad At., IX, 10, 1) ; il nous semble cependant que la tonaliteè des deux textes est treés diffeèrente.
79
la poeè sie catullienne de l' amitieè
M. F. Williams a cru deèceler dans ces vers le passage du motif traditionnel de l' incendium amoris aé celui de l' incendium amicitiae, un motif dont la conclusion du Laelius lui est apparue comme la source la plus eèvidente
63
. L' image ciceèronienne de l' û eèclat ý de la vertu, susceptible
d' û allumer la flamme de l' amour comme de l' amitieè ý, offre selon lui un eèquivalent assez exact de ce û feu ý qu' ont fait na|être dans le cÝur de Catulle l' û humour ý et les û jolies trouvailles ý de Calvus
64
. Encore
M. F. Wiliams a-t-il supposeè un certain deèsaccord entre Catulle et Ciceèron quant aé l' origine de l' amicitia, et perc°u des diffeèrences dans les manifestations du sentiment eèprouveè par chacun d' eux. Ces reèserves nous semblent importantes, et nous aimerions y revenir pour les approfondir. En premier lieu, le sentiment eèprouveè par Catulle nous para|êt relever davantage du deèsordre de la passion º qu' elle soit amoureuse ou amicale º
que
de
la
sagesse
inheèrente
aé
l' amitieè
ciceèronienne.
Le
û feu ý qui saisit le poeéte aé l' issue de ses jeux poeètiques avec Calvus (vers 8), la perte de l' appeètit (vers 9) et du sommeil (vers 10) qui accable le û malheureux ý, la û fureur ý qui le fait se retourner sur son lit (vers
11)
sont
autant
de
symptoêmes
d' une
description
physique,
presque clinique d' un deèsir passionneè dont la libre adaptation de l' ode de Sappho offre un eèquivalent pour le moins aussi pertinent que le Laelius
63
65
. Cette expression de la passion n' exclut d' ailleurs pas
M. F. Williams, û Catullus 50 and the language of friendship ý, Latomus, 47 (1988),
p. 69-73. Voir W. Kissel, û Mein Freund, ich Liebe dich (Catullus, c. 50) ý, Wu«rzburger
Jahrbu«cher fu«r die Altertumswissenschaft, 6b (1980), p. 45-59.
64
Lae., 100 : Virtus, uirtus, inquam [²] et conciliat amicitias et conseruat. In ea est enim con-
uenientia rerum, in ea stabilitas, in ea constantia ; quae cum se extulit et ostendit suum lumen et idem aspexit agnouitque in alio, ad id se admouet uicissimque accipit illud, quod in altero est ; ex quo exardescit siue amor siue amicitia. Vtrumque enim ductum est ab amando ; amare autem nihil est aliud nisi eum ipsum diligere, quem ames, nulla indigentia, nulla utilitate quaesita ² (û C' est la vertu, oui la vertu [²] qui preèside aé la formation et aé la conservation des liens d' amitieè. Car elle assure l' harmonie, la stabiliteè, la constance : une fois qu' elle s' est reèveèleèe et qu' elle a deèvoileè son eèclat, qu' elle a aperc°u et reconnu un eèclat semblable chez autrui, elle s' approche de lui et en retour participe aux qualiteè s qu' il posseéde ; ainsi s' allume la flamme de l' amour comme de l' amitieè . Car les deux noms deèrivent du verbe aimer, et aimer n' est rien d' autre qu' eèprouver de l' affection pour l' eêtre qu' on aime, sans consideèration de besoin ni de profit ² ý). Voir M. F. Williams, û Catullus 50 and the language ý, p. 72.
65
Cf. Cat., 51, 5-12. La similitude entre les symptoêmes deècrits dans chacun des deux
poeémes de Catulle est d' autant plus remarquable que l' eè vocation des jeux poeètiques avec Calvus, comme on le sait, preèceéde dans le recueil l' adaptation de l' ode de Sappho. J. F. Finamore, û Catullus 50 and 51. Friendship, love and otium ý, The Classical World, 78 (1984), p. 11-19, tire argument de cette similitude pour justifier qu' on inclue la strophe :
Otium, Catulle, tibi molestum ² dans le carmen 51.
80
jean-claude julhe
l' humour : le poeéme que Catulle adresse au matin aé Calvus (vers 16) pour lui dire sa souffrance (vers 17) et son impatience aé le revoir, impatience qu' il exprime sur un ton de plaisantes menaces (vers 18-21) atteènueèes par des eèpitheétes affectueuses (iocunde ² cette
amicitia
ocelle ²),
inscrit
sur le mode de l' eèchange poeètique et de la taquinerie lit-
teèraire qui preèvaut aussi au moment des Saturnales, lorsque les deux amis s' envoient pour rire les pires anthologies versifieèes qu' ils puissent trouver
66
. On explique geèneèralement cette tonaliteè aé la fois passionneèe
et ludique par le fait que l' amitieè de Catulle pour Calvus n' en aurait eèteè qu' aé ses deèbuts
67
, ce qui marque une diffeèrence importante, nous
semble-t-il, dans le rapport que les amitieès catullienne et ciceèronienne entretiennent chacune avec le temps qui passe : lorsque Catulle exprimait
l' espoir
de
reprendre
au
plus
vite
des
jeux
poeètiques
qui
n' eètaient peut-eêtre que le preèlude de ses relations avec Calvus, c' est au contraire un regard largement reètrospectif que Leèlius porte sur son amitieè pour Scipion, une amitieè qui s' est prolongeèe sur plusieurs deècennies et dont l' eèvocation se confond avec celle de leur vie meême (Lae., 11-15). Il y a donc loin de l' impatience cuisante exprimeèe par Catulle au souvenir de ses û jeux poeètiques ý en compagnie de Calvus aé la seèreèniteè avec laquelle Leèlius se console par exemple de la mort de Scipion (Lae., 10-15)
68
.
Ces diffeèrences dans la nature de l' amitieè et dans ses manifestations s' expliquent, en second lieu, par une diffeèrence quant aé l' origine meême du sentiment. En meême temps qu' il la deèfinit comme un eèlan spontaneè du cÝur, Ciceèron insiste sur les dangers que l' amitieè fait encourir aé la Reèpublique si elle ne rec°oit pas la garantie de la vertu,
66
Cat., 14. D. Wray,
Catullus and the poetics of Roman manhood,
Cambridge University
Press, 2001, p. 95-109, deèfend l' ideèe que le poeéme 50 serait en fait une û lettre d' envoi ý accompagnant le poeéme 51, deèsigneè par l' expression
hoc
²
poema
(Cat., 50, 16). Cette
interpreètation, si elle est juste, apporte une justification suppleè mentaire au fait que Catulle exprime son amitieè pour Calvus sur le registre qui est aussi celui de la passion amoureuse, et confirme qu' il s' agit laé d' une amitieè privileègieèe qu' entretiennent, comme dans le
67
carmen
14, des eèchanges û litteèraires ý.
D. F. S. Tomson (eèd.), p. 324-325 : û It may well be supposed to date from an early
stage of C.' s acquaintance with Calvus ; the latter, who is still adressed a little formally as
Licini
comes
68 p.
(despite the term of endearment,
meus Calvus
at 53.3, and
iucundissime
ocelle,
near the end), and is called
iucunde,
be-
at 14.2 ý.
Voir M. F. Williams, û Catullus 50 and the language ý, p. 73. R. Combeé s (eèd.),
xxviii ,
n. 2, fait remarquer que le souvenir de Scipion û domine la troisieé me partie de
l' exposeè de Laelius : ½ 33-35 ; 51 ; 59 ; 62 ; 69 ; 73 ; 77 ; 96 ý. On comparera par ailleurs l' attitude de Leèlius, qui se console de la mort de Scipion au souvenir des vertus de celui ci et de leur amitieè commune, aé celle de Ciceèron qui, apreés la mort de Tullia, ne trouve de reèconfort que dans l' amitieè d' Atticus et la composition d' ouvrages philosophiques.
la poeè sie catullienne de l' amitieè
81
puisqu' elle reste indissociable aé ses yeux de l' exercice des responsabiliteès politiques (Lae., 36-44) ; dans le carmen 50, au contraire, l' amitieè est preèsenteèe comme veècue en marge de la Citeè : indeèpendante de toute notion de vertu, elle ne prend sa source que dans des û jeux poeètiques ý pratiqueès aux heures de loisir. Ciceèron se montre cependant sensible, dans le Laelius, aux conditions avantageuses qu' offre pour la naissance et la conservation de l' amitieè une telle attitude de deèsengagement politique, attitude que proênent ses adversaires eèpicuriens : de fait, c' est aé Atticus qu' il deèdie son ouvrage, aé cet ami qui preèfeèra toujours la philosophie du Jardin aux rivaliteès du Forum
69
. On retrouve donc dans
la situation de Ciceèron et d' Atticus un peu celle de Catulle et de Calvus, dans la mesure ou é le premier avait renonceè aé toute carrieére seèrieuse pour se consacrer aé l' amour et aé la poeèsie, tandis que le second, tout en gouêtant aux plaisirs du loisir poeètique, s' eètait tailleè une redoutable reèputation d' orateur
70
.
En lieu et place de la vertu, c' est donc la compliciteè litteèraire qui est preèsenteèe par Catulle comme la source de sa relation amicale avec Calvus, ainsi que le suggeérent les reégles eètablies d' un commun accord pour leurs û jeux poeètiques ý. Le carmen 50 montre ainsi les deux amis eèchangeant les tablettes sur lesquels chacun aé leur tour ils improvisent de brefs poeémes sur des rythmes varieès, aé la manieére de ces joutes poeètiques que constituaient les chants ameèbeèes
71
. Florence Dupont, dans
l' eètude qu' elle a proposeèe de ce poeéme, suggeére que la û puissance eèrotique ý de ces jeux provient moins de la nature des vers eèchangeès º elle interpreéte le substantif uersiculi au sens de û vers amoureux ý º que des modaliteès meêmes de ces jeux, dans la mesure oué ils creèent un û eèrotisme fusionnel ý : en interpreètant, comme l' ont fait avant elle d' autres commentateurs, le participe reddens au sens de û lire ý, elle sup-
69
Ce refus de tout engagement politique n' a cependant pas empeê cheè Atticus de
mettre au service de Ciceèron les amitieès et les appuis dont il disposait : voir P. Grimal, e
û L' eèpicurisme romain ý, dans Actes du VIII
Congreés, Paris, 5-10 avril 1968, eèd. Associa-
tion Guillaume Budeè, Paris, 1969, p. 150. Voir R. Combeés (eèd.), p. xii, qui envisage au contraire avec un certain eètonnement les attaques lanceèes par Ciceèron contre les theèories utilitaristes de l' amitieè qui eètaient celles des eèpicuriens, û dont Atticus proteègeait les inteèreêts et partageait les convictions essentielles ý.
70
Cf. Cat., 53. Pour l' Ýuvre oratoire de Calvus, voir H. Bardon, La litteèrature latine
inconnue, t. I : L' eèpoque reèpublicaine, Paris, 1952, p. 225-226.
71
Cat., 50, 2-6 : ² multum lusimus in meis tabellis, / ut conuenerat esse delicatos. / Scribens
uersiculos uterque nostrum / ludebat numero modo hoc modo illoc, / reddens mutua ² (û ² nous avons beaucoup joueè sur mes tablettes, comme il avait eèteè convenu entre gens deèlicats. Chacun de nous s' amusait aé eècrire de petits vers, tantoêt sur un rythme, tantoêt sur un autre, ripostant aé son tour ² ý).
82
jean-claude julhe
pose que c' est celui qui rec°oit les tablettes une fois eècrites qui en fait lecture, de telle sorte que chacun s' approprie les paroles amoureuses de l' autre, paroles qui deviennent ainsi leur bien û commun ý
72
. Cette
amicale compliciteè nous semble meême avoir deèpasseè le cadre des seuls û jeux poeètiques ý, puisque Catulle et Calvus composeérent souvent sur les meêmes sujets ou dans les meêmes genres : eèpigrammes satiriques, chants d' hymeèneèe, vers d' amour, petites eèpopeèes
73
. C' est dans cette
abolition des diffeèrences, dans cette ivresse fusionnelle que nous retrouvons, exprimeèe aé son paroxysme sur un mode aé la fois ludique et poeètique, cette ideèe selon laquelle un ami est û un autre soi-meême ý, ideèe somme toute banale, mais que Ciceèron dans le Laelius hisse aé la hauteur d' un ideèal philosophique et moral
74
.
Les amitieès de Catulle et de Calvus d' une part, de Leèlius et de Scipion d' autre part, sont donc comparables en ce qu' elles sont preèsenteèes comme des formes de relations privileègieèes, restreintes aé deux eêtres, que la litteèrature ceèleébre pour leur valeur exemplaire. Toutefois, tandis que Ciceèron inscrit l' amicitia de Leèlius et de Scipion dans la ligneèe des grandes amitieès eèpiques et tragiques et qu' il la fait na|être de l' eèlan naturel qui pousse aé l' amour de la vertu º ce qui constitue aé ses yeux un rempart contre le crime politique et une consolation face aé la mort º, ce sont les eèleègiaques, plus preèciseèment Properce et Ovide, qui garderont le souvenir de Catulle et de Calvus, eux dont les û jeux poeètiques ý ont fixeè les reégles d' une amicitia nouvelle, fondeèe sur une compliciteè
d' ordre
litteèraire
et
exprimeèe
avec
le
vocabulaire
de
l' amour. Ce type de relation limiteè aé deux individus, le registre passionneè sur lequel il se donne aé lire et le û contrat ý qui en deèfinit pour ainsi dire les modaliteès vont nous ramener, avant de conclure, au û pacte d' amitieè ý eètabli par Catulle avec Lesbie et aux exigences de l' amitieè veèritable selon le Laelius.
Le û foedus amicitiae ý de Catulle avec Lesbie et les exigen ces de l' amitieè veè ritable selon le Laelius
Tandis d' amicitia
que au
Ciceèron,
suivant
vocabulaire
des
la
partis
tradition et
des
qui
rattache
relations
le
terme
politiques,
et
conformeèment aé son propre ideèal incarneè par cette paire d' amis que
72
F. Dupont, L' invention de la litteèrature. De l' ivresse grecque au livre latin, Paris, 1994,
p. 135-138.
73 74
Pour l' Ýuvre poeètique de Calvus, voir H. Bardon, La litteèrature latine, p. 341-344. Voir ci-dessus n. 35.
83
la poeè sie catullienne de l' amitieè
furent
Leèlius
et
Scipion,
n' envisage
d' amitieè
possible
qu' entre
hommes, et dans le cadre de la Citeè, c' est sa relation avec Lesbie que Catulle a chercheè aé deèfinir selon certaines exigences qui sont eègalement celles de l' amicitia romaine traditionnelle et que l' on retrouve au cÝur de la philosophie du Laelius. Une telle deèmarche ne pouvait qu' opposer les deux eècrivains, ce dont l' eèpigramme adresseèe par û le pire de tous les poeétes ý au û meilleur de tous les avocats ý est l' expression poeètique la plus manifeste. On ne trouve dans le Laelius qu' une seule mention de l' amitieè entre les hommes et les femmes, et encore n' est-elle qu' accessoire : c' est lorsque Ciceèron s' en prend aé l' opinion de ceux qui soutiennent que l' amitieè n' est que recherche de protection ou d' appui, non pas bienveillance et affection, et qui en concluent qu' elle est donc plus neècessaire aux faibles femmes, mulierculae, qu' aux hommes, comme elle l' est davantage aussi aux pauvres, inopes, qu' aux riches, aux malheureux, calamitosi, qu' aux gens heureux
75
. Cette mention des amitieès au
feèminin entre dans la critique plus geèneèrale des theèories utilitaristes dont les eèpicuriens sont, aux yeux de Ciceèron, les plus dangereux repreèsentants. De fait, on sait le roêle que joueérent des femmes comme Leontion ou Themista dans l' entourage d' E è picure, et les sarcasmes que ces amitieès feèminines ne manqueérent pas de susciter chez les adversaires du Jardin
76
. Meême s' il rejette, dans le Laelius, cette ideèe selon
laquelle les femmes rechercheraient l' amitieè des hommes par inteèreêt, Ciceèron semble eèprouver quelque meèfiance aé l' encontre de l' amitieè que certains hommes peuvent nouer avec des femmes : dans le Pro
Caecina, par exemple, il critiquait les services rendus par Ebutius aé Cesennia, eèpouse de son client et deèceèdeèe au moment du proceés, dans lesquels il ne voyait qu' un zeéle hypocrite destineè aé s' attirer l' amitieè de celle-ci, afin de mettre plus facilement la main sur sa fortune
75 Lae.,
77
.
46 : Alios autem dicere aiunt multo etiam inhumanius, [²] praesidi adiumentique
causa, non beneuolentiae neque caritatis, amicitias esse expetendas ; itaque, ut quisque minimum firmitatis haberet minimumque uirium, ita amicitias adpetere maxime ; ex eo fieri, ut mulierculae magis amicitiarum praesidia quaerant quam uiri et inopes quam opulenti et calamitosi quam ii, qui putentur beati (û D' autres soutiennent, dit-on, des opinions encore plus indignes d' un homme [²]. Nous devons d' apreés eux chercher protection et appui, et non pas bien veillance et affection, quand nous nous faisons des amis ; ainsi ceux qui ont le moins de fermeteè, le moins de force, sont ceux qui recherchent le plus l' amitieè ; d' oué il reèsulte que les faibles femmes reèclament la protection de l' amitieè plus que les hommes, les pauvres plus que les riches, les malheureux plus que ceux qu' on dit heureux ý).
76 77
C. Leèvy, Les Philosophies helleènistiques, Paris, 1997, p. 31. Voir D. Konstan, Friendship in the classical world, Cambridge, 1997, p. 146, qui ren-
voie au Pro Caecina, 14.
84
jean-claude julhe
Chez Catulle, le terme d' amica a pu eègalement eêtre employeè dans un sens peèjoratif, quand il servait par exemple aé qualifier Ameana, û l' amie du banqueroutier de Formies ý, Mamurra, ce chevalier romain proche de Ceèsar dont le poeéte avait fait l' une de ses principales victimes
78
. Dans l' ensemble, les amicae sont les simples ma|êtresses ou
les courtisanes veènales que freèquentaient Catulle et ses amis, et dont ils parlaient entre eux
79
. Ces emplois s' inscrivent dans la tradition de
ceux que l' on trouve chez Plaute et chez Teèrence, ou é amica deèsignait la compagne de lit, voire la simple prostitueèe : paelex, concubina, scor80
tum ² en sont les eèquivalents les plus courants . Deés lors, le terme d' amica, tout au moins dans ces acceptions-laé, ne saurait eèvidemment qualifier l' attachement qui unissait Catulle aé Lesbie, puisque le poeéte reèconciliait en celui-ci le deèsir sensuel eèprouveè pour une ma|êtresse avec des exigences plus hautes qui nous rameénent au plus preés des principes exposeès dans le Laelius. On se souvient des vers dans lesquels est eèvoqueè ce û pacte d' amitieè ý dont les caracteèristiques sont aussi celles du mariage poeéte Lesbie
appelle 82
de
ses
vÝux
en
invoquant
les
81
promesses
, et que le faites
par
:
Iocundum, mea uita, mihi proponis amorem hunc nostrum inter nos perpetuumque fore.
78
Cat., 41, 4 : ² ista turpiculo puella naso,/ decoctoris amica Formiani ! (û ² cette fille au
vilain nez, l' amie du banqueroutier de Formies ! ý ); Cat., 43, 1 -5 : Salue, nec minimo
puella naso / nec bello pede nec nigris ocellis / nec longis digitis nec ore sicco / nec sane nimis elegante lingua, / decoctoris amica Formiani ! (û Salut, jeune femme qui n' a point le nez des plus petits, ni le pied joli, ni les yeux noirs, ni les doigts effileè s, ni la bouche nette, ni, aé coup suêr, un langage trop distingueè, ma|êtresse du banqueroutier de Formies ! ý). Pour la manieé re dont Catulle superpose en ces vers des qualificatifs ressortissant aux domaines de l' amour, de la poeèsie et de la sociabiliteè, en rapport avec un langage employeè aussi par Ciceèron, voir B. A.
Krostenko,
ailleurs
la
Cicero, Catullus, and the language, p. 265-266. On remarquera par
mention
des
amici, que Catulle conseille plaisamment aux proches parents
d' Ameana de convoquer au chevet de celle -ci en meême temps que les meèdecins pour la gueèrir des hallucinations dont elle est victime, tant elle s' illusionne sur ses charmes (Cat., 41, 5-6).
79
Voir par exemple cette eèpigramme contre une certaine Aufilena qui, en acceptant
les cadeaux qu' on lui offre sans rien donner en retour, se conduit plus mal qu' une û pro fessionnelle veènale ý, meretrix auara, quand les û amantes loyales ý, bonae amicae, meèritent tous les eèloges (Cat., 110).
80
S. Laigneau, La femme et l' amour chez Catulle et les eèleègiaques augusteèens, Bruxelles,
1999, p. 291. Plusieurs occurrences sont par ailleurs signaleè es par D. Konstan, Friendship
in the classical world, p. 146, n. 29.
81
P. McGushin, û Catullus' sanctae foedus amicitiae ý, Classical Philology, 62, 2 (1967),
p. 85-93. Voir S. Laigneau, La femme et l' amour, p. 276-290.
82
Lesbie n' est certes pas nommeèe dans le poeéme, mais l' expression mea uita la deèsigne
sans aucun doute possible, selon D. F. S. Thomson (eè d.), p. 546. Cf. Cat., 104, 1.
85
la poeè sie catullienne de l' amitieè
Dei magni, facite ut uere promittere possit, atque id sincere dicat et ex animo, ut liceat nobis tota perducere uita aeternum hoc sanctae foedus amicitiae
83
.
L' expression perpetuus amor, paradoxale au regard d' un sentiment traditionnellement deècrit comme eèpheèmeére, participe chez Catulle, dans le domaine amoureux, de cette exigence d' eèterniteè qui est aussi celle de Ciceèron dans le domaine de l' amitieè ideèale, mais dont il souligne en meême temps combien il est difficile de la faire survivre aé l' eèpreuve des faits
84
. De la notion de û pacte ý, foedus, º un terme em-
prunteè, comme les preèceèdents, au langage du droit et de la politique
85
º, le poeéte ne retient que les implications morales, c' est-aé-dire
cette û fideèliteè ý, fides, aé laquelle il se dit par ailleurs fier de n' avoir pas deèrogeè
86
, et dont se reèclame aussi le Leèlius de Ciceèron
87
. C' est encore
l' ideèe contenue par ailleurs dans la formule bene uelle, dont il arrive aé Catulle de se servir pour exprimer ses sentiments envers Lesbie, et qui correspond au substantif beneuolentia dont parle Ciceèron dans le Lae-
lius ; mais si bene uelle, beneuolentia marquent, chez l' un comme chez l' autre, la volonteè agissante de faire le bien de ceux qu' on aime
83
88
,
Cat., 109 : û Tu me promets, oê ma vie, que cet amour qui nous unit ne sera que deè -
lices et qu' il n' aura pas de fin. Grands dieux, faites qu' elle puisse s' engager reè ellement, qu' elle parle avec sinceèriteè, du fond du cÝur, afin qu' il nous soit permis de faire durer toute la vie ce pacte qui engage pour l' eèterniteè notre tendresse sacreèe ý.
84
S. Luciani, û Temps, amour et poeèsie chez Catulle ý, Euphrosyne, n.s., 28 (2000),
p. 61-82, eèvoque, aé propos du carmen 109 notamment, le pouvoir de la poeèsie qui permet aé Catulle de reèsoudre ses contradictions intimes et de parvenir, apreé s le temps illusoire de la passion et de ses vicissitudes, aé une forme purifieèe de volupteè qu' elle rattache aé l' ataraxie de Lucreéce ; cf., dans le Laelius, la transition entre la deuxieéme et la troisieéme partie de l' exposeè : apreés avoir affirmeè la peèrenniteè de l' amitieè veèritable en se fondant sur l' immutabiliteè de la nature (Lae., 32 : ² sed quia natura mutari non potest, idcirco uerae
amicitiae sempiternae sunt , û ² mais comme la nature ne peut changer, les vraies amitieè s sont eèternelles ý), Leèlius va examiner le probleéme que pose sa conservation dans la pra tique courante (Lae., 33 : Quamquam ille quidem nihil difficilius esse dicebat quam amicitiam
usque ad extremum uitae diem permanere ² , û Malgreè ce que je viens de dire, il [Scipion] pensait que rien n' est plus difficile que de faire durer une amitieè jusqu' au dernier jour de la vie ² ý).
85 86
J. Hellegouarc' h, Le vocabulaire des relations, p. 38. Cat., 87, 3-4 : Nulla fides nullo fuit umquam foedere tanta,/ quanta in amore tuo ex parte re-
perta mea est, û Jamais on n' a respecteè un engagement avec autant de fideèliteè que j' en ai montreè de mon coêteè dans mon amour pour toi ý. Cf. Cat., 76, 1 -6.
87 Lae.,
65 : Firmamentum autem stabilitatis constantiaeque est eius, quam in amicitia quaeri-
mus, fides. Nihil est enim stabile, quod infidum est ² (û Or la stabiliteè, la constance que nous recherchons en amitieè repose sur la bonne foi : rien de stable en effet sans bonne foi ý).
88
Voir l' emploi de ces termes dans le domaine social et politique : J. Hellegouarc' h,
Le vocabulaire des relations, p. 149-150.
86
jean-claude julhe
Catulle en trouve l' illustration dans les liens qui unissent un peére aé ses fils ou aé ses gendres
89
, tandis que Ciceèron en fait usage pour marquer
la diffeèrence qui existe preèciseèment selon lui entre û amitieè ý et û parenteè ý
90
. Il n' en reste pas moins vrai, pour reprendre la conclusion de
Luigi Alfonsi aé propos de l' û amitieè amoureuse ý dans la poeèsie eèleègiaque, que Catulle et Ciceèron repreèsentent deux courants opposeès, mais compleèmentaires, qui permettent d' un coêteè aé l' amour de s' ennoblir en devenant une relation durable, et de l' autre aé l' amitieè de s' humaniser en perdant un peu de l' austeèriteè qui lui est habituellement associeèe dans le domaine de la politique et de la philosophie
91
.
Il nous semble toutefois qu' en eèvoquant le foedus amicitiae aé propos d' une femme aimeèe, et qui plus est d' une femme comme Lesbie, Catulle devait subvertir aux yeux de Ciceèron les caracteèristiques de cette amitieè ideèale dont le Laelius serait plus tard l' illustration. Et c' est peut-eêtre laé, aé la croiseèe de deux conceptions diffeèrentes d' amicitia, qu' il faut replacer la ceèleébre eèpigramme adresseèe par û le pire de tous les poeétes ý au û meilleur de tous les avocats ý : Disertissime Romuli nepotum, quot sunt quotque fuere, Marce Tulli, quotque post aliis erunt in annis, gratias tibi maximas Catullus agit pessimus omnium poeta, tanto pessimus omnium poeta quanto tu optimus omnium patronus
89
92
.
Cat., 72, 3-4 : Dilexi tum te non tantum ut uulgus amicam,/ sed pater ut gnatos diligit et ge-
neros ², 7-8 : ² Quod amantem iniuria talis / cogit amare magis, sed bene uelle minus (û Je t' ai cheèrie alors, non pas seulement comme le vulgaire cheèrit une ma|êtresse, mais comme un peére, ses fils et ses gendres. [²] C' est qu' un tel parjure contraint un amant aé deèsirer plus, mais aé aimer moins ý). Cf. Cat., 73, 1-2. Sur la force du sentiment amoureux ex primeè par la comparaison avec le peére de famille, loin de certaines repreèsentations que les Modernes se font de la patria potestas, voir D. Wray, Catullus and the poetics, p. 110112.
90 Lae.,
19 : Namque hoc praestat amicitia propinquitati, quod ex propinquitate beneuolentia
tolli potest, ex amicitia non potest : sublata enim beneuolentia amicitiae nomen tollitur, propinquitatis manet (û Car l' avantage de l' amitieè sur la parenteè, c' est que tout sentiment peut dispara|être de la parenteè, mais non de l' amitieè ; s' il n' y para|êt plus aucun sentiment, l' amitieè perd son nom, la parenteè subsiste ý).
91 92
L. Alfonsi,
û L ' amore-amicizia
negli elegiaci latini ý, Aevum, 19 (1945), p. 372-378.
Cat., 49 : û Toi le plus discoureur des descendants de Romulus, preè sents, passeès et aé
na|être dans les anneèes futures, Marcus Tullius, rec°ois les remerciements infinis de Catulle, le plus mauvais poeéte de tous, le plus mauvais poeéte de tous autant que tu es, toi, le meilleur avocat de tous ý.
87
la poeè sie catullienne de l' amitieè
Parmi les treés nombreux commentaires que ces vers ont susciteès
93
,
nous aimerions revenir sur quelques-uns de ceux dans lesquels il nous semble entendre comme un eècho du û dialogue ý de Catulle et de Ciceèron sur le theéme de l' amicitia. Consideèrons d' abord la nature meême du billet adresseè par Catulle aé Ciceèron, billet qui se preèsente comme un teèmoignage de gratitude, comme l' expression concreéte, par le poeéte, de sa reconnaissance envers l' orateur : la formule gratias
tibi maximas Catullus agit ² le souligne de manieére particulieérement appuyeèe, tandis que les vers qui composent le poeéme constituent aé proprement parler le cadeau offert en guise de remerciement
94
. Or,
dans l' expression meême de sa gratitude, si nous l' envisageons aé la lumieére du De amicitia, le poeéte nous semble avoir marqueè ses distances vis-aé-vis de la conception ciceèronienne de l' amitieè
95
. De deux choses
l' une en effet : ou bien Catulle a voulu consideèrer que Ciceèron, en lui rendant service, avait rechercheè son amitieè en faisant de lui son obligeè, et il l' a donc mis pour ainsi dire en porte-aé-faux avec ses propres vues sur la veèritable amitieè, celle qui ne trouve pas sa source dans la recherche de la reconnaissance (Lae., 31) ; ou bien Catulle a admis le
93
Les deux principales questions que se sont poseè es les commentateurs du carmen 49
sont, d' une part, celle de sa sinceèriteè ou de son ironie et, d' autre part, celle des circonstances de sa composition. Apreés une longue peèriode au cours de laquelle on a le plus souvent consideèreè comme sinceéres les remerciements de Catulle (pour une histoire de l' interpreètation du texte depuis l' eèpoque de Peètrarque, voir T. Adamik, û Catullo e Cicerone ý, Acta Classica Universitatis Scientiarum Debreceniensis, 25 (1989), p. 67, n. 1), leur porteèe ironique n' est plus vraiment contesteèe aujourd' hui (S. H. Svavarsson, û On Catullus 49 ý, p. 131-134), meême si elle est encore parfois minoreèe : R. S. Kilpatrick, û Quanto tu optimus omnium patronus (Catullus XLIX) ý, dans Hommages aé Carl Deroux, eèd. P. Fosse, I, Poeèsie, Bruxelles, 2002, p. 267-275. Quant aux hypotheéses concernant les circonstances preècises au cours desquelles le poeéme aurait eèteè eècrit, ou les conceptions plus geèneèrales dont il serait l' expression, elles s' orientent soit du coê teè de la creèation poeètique, soit du coêteè de l' art oratoire (pour une bibliographie de la question, voir, outre celles figurant dans les trois articles mentionneès ci-dessus, D. F. S. Thomson (eèd.), p. 323-324).
94
Sur la formule gratias agere comme expression ironique d' un û acte de reconnais -
sance ý, et sur la valeur performative des vers 4 -5, voir C. Deroux, û Le plus mauvais de tous les poeétes et le meilleur de tous les avocats ý, dans Hommages aé Henry Bardon, eèd. M. Renard et P. Laurens, Bruxelles, 1985, p. 137 -138, et, du meême auteur, û Catulle et Ciceèron ý, p. 233-236. Satisfaire aé la demande d' un ami en lui envoyant un poeé me est preèsenteè par Catulle comme une manieére de lui teèmoigner sa gratitude (cf. les vers adresseès aé Manlius : Cat., 68, 9-10 : Id gratum est mihi, me quoniam tibi dicis amicum,/ muneraque et
Musarum hinc petis et Veneris ² : û Je t' en suis fort reconnaissant, puisque tu m' appelles ton ami et que tu me demandes les preèsents des Muses et de Veènus ² ý), tandis que neègliger
de
le
faire
peut
eêtre
invoqueè
comme
motif
de
rupture
(voir
L. Gamberale,
û L' amicizia delusa : una lettura del carme 38 di Catullo ý, Invigilata Lucernis, 21 (1999), p. 167-182).
95
Sur la structure syntaxique du poeéme 49, et sur ses effets de distanciation, voir
C. Deroux, û Le plus mauvais de tous les poeétes ý, p. 133-135.
88
jean-claude julhe
principe de cette amitieè fondeèe sur un eèlan de sympathie spontaneèe et sur le partage de valeurs communes, mais il a tenu, jusque dans l' expression volontairement contourneèe de ses remerciements, aé marquer justement tout ce qui le seèparait de Ciceèron, sur un plan aé la fois litteèraire et personnel
96
.
Deés lors pourrait s' expliquer, dans l' eèpigramme de Catulle, la valeur particulieére qui s' attache aé l' emploi du terme patronus, un terme qui n' a gueére sa place, en toute logique, dans la conception restreinte de l' amitieè selon le Laelius, mais qui eètend les relations du poeéte et de l' orateur aux formes de l' amicitia romaine traditionnelle
97
. De ce point
de vue, le carmen 49 est en quelque sorte symeètrique du carmen 14, dans lequel le terme cliens est employeè pour deèsigner Sulla, litterator, qui a voulu remercier Calvus pour avoir pris sa deèfense dans un proceés en lui offrant une anthologie de poeétes que les deux amis jugent deètestable
98
. Dans les carmina 14 et 49, nous voici en effet en preèsence
d' une forme d' amicitia entre un û client ý et un û patron ý dans laquelle la reconnaissance pour un bienfait rec°u s' exprime par l' envoi d' un poeéme ou d' un recueil de poeémes ; mais quand le gouêt de la plaisanterie, dans le carmen 14, traduit la reèaliteè de l' amicale compliciteè entre Catulle et Calvus º une compliciteè dont Sulla fait les frais º, dans le
carmen 49, il marque une nouvelle fois tout ce qui oppose Catulle et Ciceèron sur le terrain de l' amitieè : en insistant avec emphase et ironie sur les qualiteès de l' orateur (vers 1-3), puis en faisant porter la pointe de l' eèpigramme sur le terme de patronus (vers 7), Catulle semble s' eêtre
96
C. Deroux, û Le plus mauvais de tous les poeétes ý, p. 135, le notait deèjaé : û Tout a
eèteè eècrit sur ce qui seèparait les deux hommes, leur style de vie et leur conception de la poeèsie ý. Ces divergences de vue n' excluent cependant pas la possibiliteè d' un eèchange poeètique ni la pratique d' une certaine forme de critique litteè raire : voir D. F. S. Thomson, û Catullus and Cicero : poetry and the criticism of poetry ý, The Classical World, 60, 6 (1967), p. 225-230, pour qui le carmen 49 serait la reèponse de Catulle aé Ciceèron, qui lui aurait donneè aé lire des vers de son cru : flatteè de l' envoi, le jeune poeéte exprimerait sa gratitude envers l' orateur, mais sans pour autant trouver une quelconque valeur litteè raire aé ses vers, et il se tirerait d' embarras par une formulation humoristique. Voir D. F. S. Thomson (eèd.), p. 322-324. De ce point de vue, le carmen 49 serait donc aé mettre en rapport avec le carmen 35 (voir D. F. S. Thomson, û Catullus and Cicero ý, p. 227 -228, et ci-dessus n. 50).
97
é vrai dire, le terme patronus appara|êt une fois dans le texte de Ciceèron, mais sans A
rapport avec la deèfinition de l' amitieè : il fait simplement image, dans un passage eèvoquant le discours prononceè par Leèlius pour reèfuter celui de Philus contre la justice (Lae., 25 : Qualis tum patronus iustitiae fuit contra accuratam orationem Phili !, û Quel avocat la justice a trouveè en lui alors, contre le discours si soigneè de Philus ! ý).
98
Cat., 14, 6-7 : Isti dei mala multa dent clienti,/ qui tantum tibi misit impiorum ! (û Que les
dieux accablent ton client, qui t' a envoyeè tant d' impies ! ý). Pour le commentaire, voir D. F. S. Thomson (eèd.), p. 244-246. Cf. ci-dessus n. 66.
89
la poeè sie catullienne de l' amitieè
moqueè des preètentions sociales de celui qui, quelque roêle qu' il jouaêt aux coêteès des membres de l' aristocratie romaine, et quelque deèsir qu' il euêt de nouer avec eux les liens d' une veèritable amitieè, ne fut jamais vraiment de leur monde
99
.
Par delaé la nature de l' eèpigramme 49 et les sous-entendus du mot
patronus, c' est eègalement dans le service rendu par Ciceèron aé Catulle, motif de la feinte reconnaissance eèprouveèe par celui-ci pour celui-laé, que nous pensons percevoir un ultime eècho de leur dialogue sur le theéme d' amicitia. En deèpit de l' hypotheése ingeènieuse de R. S. Kilpatrick qui, en relisant les vers de Catulle aé la lumieére du Pro Archia
poeta, croit y deèceler un hommage envers celui qui fut l' û avocat ý d' Archias et, aé plus d' un titre, le û deèfenseur ý de tous les poeétes
100
,
c' est avec le Pro Caelio que nous mettrons en rapport l' eèpigramme 49, comme l' a deèjaé fait, entre autres, Carl Deroux
101
. De l' argumen-
tation de celui-ci, nous retiendrons essentiellement deux eèleèments qui nous rameénent au plus preés du De amicitia. D' une part, le silence pour le moins indeèlicat de Ciceèron sur le ro ê le joueè par Catulle aupreés de la ma|êtresse de son client : c' eètait faire peu de cas du û pacte d' amitieè ý passeè entre le poeéte et sa bien-aimeèe, et ravaler le chantre de Lesbie au rang de Caelius ou de ses meèprisables rivaux
102
; d' autre part, les pro-
pos chargeès d' ironie de l' orateur aé l' encontre de cette meême Clodia : c' eètait assimiler la muse aimeèe aé une vulgaire courtisane, et rabaisser par laé tous ceux qui l' avaient approcheèe, dont Catulle au premier chef
103
. Carl Deroux releéve en particulier dans le reèquisitoire contre
Clodia des passages qui durent faire au poeéte l' effet d' une gifle : d' abord celui ou é , feignant de ne pas vouloir offenser la dame en question, l' orateur se retranchait derrieére les neècessiteès auxquels doivent se plier les û deèfenseurs ý, patroni, et, d' autre part, ceux ou é , aé deux reprises, il ironisait sur les mÝurs de Clodia, notamment celui oué il la preèsentait
99
avec
perfidie
comme
û l' amie
de
tous ý,
amicam omnium
104
.
Voir W. J. Tatum, û Catullus' criticism of Cicero in poem 49 ý, Transactions and Pro-
ceedings of the American Philological Association, 118 (1988), p. 179-184.
100 101
R. S. Kilpatrick, û Quanto tu optimus omnium patronus ý, p. 271-275. C. Deroux, û Catulle et Ciceèron ý, p. 237-246, suivi notamment par T. Adamik,
û Catullo e Cicerone ý, p. 70-72. L' ideèe de mettre le carmen 49 en relation avec le Pro Cae-
lio est ancienne (C. Deroux, û Catulle et Ciceèron ý, p. 243), mais a parfois eèteè contesteèe : voir D. Gagliari, û Sul carme 49 di Catullo ý, Le parole e le idee, 9 (1967), p. 229.
102
C. Deroux, û Catulle et Ciceèron ý, p. 237-240.
103 Ibidem, p. 240-241. 104 Voir successivement
Cic., Cael., 32 : ² quid est aliud quod nos patroni facere debeamus,
nisi ut eos, qui insectantur, repellamus ? (û ² quel autre parti devons-nous prendre, nous autres deèfenseurs, sinon de repousser ceux qui s' acharnent apreés lui ? ý), ² Nec enim mu-
90
jean-claude julhe
C' est en s' inspirant de ces mots et de ces expressions, toujours selon Carl Deroux, que le poeéte aurait forgeè la comparaison lourde de sous-entendus qui constitue la pointe de son eèpigramme : tanto pessimus
omnium poeta / quanto tu optimus omnium patronus (vers 6-7)
105
. Ainsi,
dans les raisons meêmes de l' ironie de Catulle aé l' encontre de Ciceèron, ce sont encore quelques-uns des principes qui seront plus tard exposeès dans le Laelius que nous croyons pouvoir deèceler, principes d' une forme ideèale d' amicitia que le poeéte reêvait de concreètiser dans sa relation amoureuse avec Lesbie, mais aé laquelle l' orateur lui aurait deènieè le droit de preètendre. Bien des eèleèments opposent la conception de l' amicitia deèfendue par Ciceèron dans le Laelius, au terme d' une vie consacreèe au service de la Reèpublique et traverseèe par des drames tant publics que priveès, et l' amitieè catullienne, une amitieè û de jeunesse ý qui s' est constitueèe en marge des valeurs civiques. Par delaé leurs diffeèrences meêmes, les deux auteurs nous semblent pourtant avoir quelquefois û dialogueè ý : c' est aé partir des pratiques romaines, du systeéme complexe d' eèchanges de services et d' alliances politiques que recouvre traditionnellement le terme d' amicitia qu' ils ont en effet modeleè un nouveau type de sociabiliteè dont l' expression la plus parfaite reste aé leurs yeux une relation privileègieèe, noueèe entre deux individus seulement. Mais ce faisant, ils ont envisageè de manieére diffeèrente les rapports entre cette û amitieè ý et la creèation litteèraire : quand Ciceèron, apreés l' assassinat de Ceèsar, fait de l' entente sinceére entre les û gens de bien ý telle qu' il la deèfinit dans le Laelius le dernier rempart possible contre la deèmagogie ou la tyrannie, au cÝur d' une Reèpublique dont le sort se joue au moment meême oué il eècrit son traiteè º ce qui donne aussi aé ce testament spirituel un caracteére d' urgence º, Catulle, qui repreèsente la geèneèration suivante, mais dont les poeémes ont eèteè composeès une dizaine ou une vingtaine d' anneèes auparavant, a repris le vocabulaire des relations et des
institutions
romaines
pour
concevoir
aé
travers
lui
un
genre
liebres umquam inimicitias mihi gerendas putaui, praesertim cum ea, quam omnes semper amicam omnium potius quam cuiusquam inimicam putauerunt (û ² D' ailleurs je n' ai jamais jugeè bon d' avoir des deèmeêleès avec les femmes, surtout avec celle-ci, qui, de l' avis unanime, a toujours eèteè l' amie de tous les hommes plutoêt que l' ennemie d' aucun ý) 49 : Si quae non
nupta mulier domum suam patefecerit omnium cupiditati ² (û Supposons qu' une femme, qui n' est pas en puissance de mari, ait ouvert sa maison aé la passion de n' importe qui ² ý).
Ciceèron. Discours, t. XV, texte eètabli et traduit par J. Cousin, deuxieéme tirage revu et corrigeè, Paris, [1
eére
eèdition 1962], 1969. Voir le commentaire de C. Deroux, û Catulle et
Ciceèron ý, p. 240-241, auquel nous avons repris ces citations.
105
Pour une analyse des vers 6-7, du point de vue de la grammaire et de l' eènoncia-
tion, voir C. Deroux, û Le plus mauvais de tous les poeétes ý, p. 127-132.
91
la poeè sie catullienne de l' amitieè
d' amitieè dont ce sont les û jeux poeètiques ý qui fixent les reégles, et dans lequel c' est la creèation litteèraire qui assume le roêle de lien. Si dans sa relation passionneèe avec Lesbie º une relation û amoureuse ý reêveèe selon les exigences d' un û contrat eèternel d' amitieè ý º, Catulle a pu subvertir les exigences de l' amicitia que Ciceèron allait fixer dans son traiteè, la ceèleèbration de l' amitieè û entre hommes ý a ainsi pris chez lui la forme de deèdicaces d' hommage º
aé un grand personnage :
Hortensius, aé un compatriote admireè : Nepos, aé un alter ego tendrement aimeè : Calvus º, tandis que la poleèmique meneèe avec acharnement
contre
poeétes ý
106
tous
les
Volusius,
û fleèaux
du
sieécles, deètestables
, feèdeèrait autour de l' Ýuvre d' Helvius Cinna ou de Caeci-
lius de Coême ces û confreéres en poeèsie ý que furent les sodales.
BIBLIOGRAPHIE
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106
Cat., 14, 23 : ² saecli incommoda, pessimi poetae.
92
jean-claude julhe
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Hommages aé Carl Deroux
Poeèsie
Collection Latomus
A companion to latin literature
Cicero,
Catullus,
and
the
language
of
social
performance
La femme et l' amour chez Catulle et les eèleègiaques augusteèens
sanctae foedus amicitiae
Classical Philology
The Classical Journal
Classical Quarterly
Latomus
ÁME PARTIE DEUXIE
L' AMICITIA : CODES SOCIAUX ET POLITIQUES
L AT I N I TAT E S
Jacques-Emmanuel
Bernard
LE LANGAGE DE L' AMICITIA ÂRON DANS LES LETTRES DE CICE Á A APPIUS CLAUDIUS
Les lettres
envoyeèes par Ciceèron aé son preèdeècesseur Appius Clau-
dius Pulcher lors de son gouvernement de Cilicie, en 51 et en 50, refleétent la complexiteè des relations interpersonnelles aé Rome, dans une socieèteè ou é l' amicitia est avant tout politique et trouve son principal appui dans la parenteè et la clienteéle. Adresseèes au freére de l' un de ses pires ennemis, le ceèleébre deèmagogue Clodius, elles sont apparemment courtoises et amicales, eèchangeèes dans un contexte proconsulaire qui impose la
grauitas,
mais en reèaliteè pleines de violence contenue et de
sous-entendus. Le non-dit et la dissimulation de cette correspondance s' accompagnent paradoxalement de deèclarations d' amitieè, qui constituent un veèritable discours de la meèthode ou é Ciceèron explicite les attendus de la vie priveèe ou publique des
amici.
Apreés avoir retraceè les
cadres sociaux et politiques de cet eèchange eèpistolaire, nous voudrions souligner que le langage qu' y tient Ciceèron, en respectant l' eèquilibre entre la seèveèriteè et la courtoisie, graêce en particulier aé l' ironie conc°ue comme
remissio animi,
refleéte les preèceptes qu' il donne dans ses ou-
vrages de rheètorique et de philosophie, et s' inscrit dans cette recherche d' une nouvelle sociabiliteè capable de s' adapter aux mutations du reè1
gime reèpublicain .
1
L' ouvrage de R. Schuricht,
politischen Freundschaft,
Cicero an Appius (Cic. fam. III) Umgangsformen in einer
Treéves, 1994, eètudie les treize lettres du livre III des
dans la perspective de la communication entre
amici
Familieéres
aé l' eèpoque reèpublicaine, dans ses
aspects priveès et publics. Pour minutieuses et utiles qu' elles soient, les analyses de l' au teur ne se reèfeérent neèanmoins jamais aux ouvrages rheètoriques de Ciceèron, comme l' a justement fait observer P. Hamblenne dans
Les E¨tudes classiques,
64, 1 (1996), p. 91, ni au
contexte historique immeèdiat, celui du deèclenchement imminent de la guerre civile (voir en ce sens les remarques du compte-rendu de J. Hellegouarc' h dans
Latomus,
35, 3
(1996), p. 703.). Notre eètude voudrait insister davantage sur les aspects rheè toriques du
95
96
jacques-emmanuel bernard
Amitieè et politique : Ciceè ron et la gens Claudia Dans une socieèteè domineèe par les inteèreêts gentilices et clienteèlaires, il eètait naturel que les rapports entre Ciceèron et Appius Claudius subissent les aleèas de la lutte incessante qui opposa le consul de 63 au tribun 2
P. Clodius, depuis le scandale des mysteéres de la Bona Dea en 62 . 3
Rappelons-en sommairement les principales eètapes . Tribun en 58, Clodius fit voter un pleèbiscite qui condamnait aé l' exil un magistrat ayant exeècuteè sans proceés un citoyen, visant ainsi Ciceèron et la manieére dont il avait reèprimeè la conjuration de Catilina. Ciceèron quitta Rome avant le vote. Appius Claudius, devenu preèteur en 57, soutint son freére et s' opposa au rappel de Ciceèron. En 54, Ciceèron et Appius se reèconcilieérent officiellement (voir Fam., III, 10, 9 = CCLIV : reditus in gratiam). Proconsul de Cilicie de 53 aé 51, Appius confia avant son deèpart certains de ses inteèreêts aé Rome aé Ciceèron. De surcro|êt, colleégue de Ciceèron aé l' augurat, il lui deèdia le livre qu' il reèdigea sur le droit augural. Mais cette amitieè fut de nouveau refroidie en 52 aé la suite du meurtre de Clodius par Milon, dont Ciceèron prit la deèfense tout en rappelant dans son discours que le freére du tribun assassineè lui eètait 4
û uni par la plus sinceére amitieè ý . En 51, Ciceèron lui succeèda dans le gouvernement de Cilicie. La transition se passa difficilement, en raison de l' hostiliteè de Ciceèron aux mesures prises par son preèdeècesseur qu' il qualifia dans une lettre aé Atticus de û monstruositeès commises
corpus dans ses rapports aé l' histoire contemporaine ; nous montrerons en particulier que les discussions du De oratore sur le seèrieux et le plaisant trouvent des eèchos dans la correspondance eèchangeèe avec Appius.
2
Sur cet eèpisode ceèleébre, voir par exemple P. Grimal, Ciceèron, Paris, 1986, p. 172-
176. Le lien fraternel devait preèvaloir sur toute autre consideèration, comme Ciceèron le reconnaissait lui-meême, en conformiteè avec sa conception de la pietas et de la fides, voir A. Michel, Les rapports de la rheètorique et de la philosophie dans l' Ýuvre de Ciceèron. Recherches é ces membres de sur les fondements philosophiques de l' art de persuader, Paris, 1960, p. 610. A la gens Appia, il faut ajouter Clodia, dont Plutarque (Vie de Ciceèron, 29, 3) nous dit qu' elle aurait susciteè la jalousie de Terentia, la femme de Ciceè ron, pour avoir souhaiteè eèpouser l' orateur, ainsi qu' Appius Claudius Pulcher, neveu du proconsul de Cilicie, que Ciceèron tenta de reèhabiliter apreés sa condamnation comme complice d' Antoine (voir la lettre qu' il lui eècrit en 43 : Ad Familiares, 10, 29 = DCCCCXXX).
3
Voir la monographie de A. Constans, Un correspondant de Ciceèron : Appius Claudius
Pulcher, Paris, 1921, et la prosopographie qui lui est consacreè e dans J.-M. David, Le patronat judiciaire au dernier sieécle de la Reèpublique romaine, Rome, 1992, p. 825-826, et dans E. Deniaux, Clienteéles et pouvoir aé l' eèpoque de Ciceèron, Rome, 1993, p. 396-397.
4
Pro Milone, 75 : coniunctum fidissima gratia.
le langage de l' amicitia dans les lettres de ciceè ron
97
5
non par un homme mais par je ne sais quelle beête feèroce ý . Appius é son retour, Appius Claudius eèvita de le rencontrer dans la province. A Claudius fut attaqueè en justice pour crime de leése-majesteè et de corruption. L' ironie du sort voulut que l' accusateur, Dolabella, fuê t devenu entre-temps le gendre de Ciceèron, ce qui ne facilitait pas le rapprochement entre les deux hommes. Celui-ci eut pourtant lieu et, en 50, Ciceèron feèlicita Appius Claudius pour son acquittement et pour son eèlection aé la censure. Comme il ressort de cette rapide prosopographie, l' amitieè qui unit Ciceèron et Appius Claudius, fut de celles qui reposent sur l' inteèreêt, 6
ou é le sentiment n' a pas de part . L' un et l' autre visaient aé faire respecter leur dignitas avec tout le seèrieux et la graviteè qu' exigeait l' autoriteè dont ils pouvaient se preèvaloir dans la Reèpublique. Nous retrouvons dans ces lettres le vocabulaire de l' amitieè politique fondeèe sur la reèciprociteè des officia, sur le don et le contre-don, reèsultant d' une alliance, d' un contrat mutuel. C' est ainsi que Ciceèron, avant de prendre possession de sa province eècrit aé Appius Claudius dans le style officiel des 7
lettres de recommandation, en prose meètrique , conformeèment aé ses habitudes : û Je te reèpeèterai maintenant la prieére que formulait la lettre remise, aé Rome, aé tes courriers : les faciliteès que peut donner aé un successeur auquel l' unit la plus eètroite amitieè (coniunctissimo) un homme qui remet sa province en d' autres mains, aie aé cÝur, au nom de notre parfaite communauteè de volonteè (consociatissima uoluntas), d' employer aé me les procurer le zeéle actif qui est le tien, afin que tous comprennent que je n' aurais pu avoir un preèdeècesseur plus bienveillant, ni 8
toi un successeur plus amical ý . La formulation eèleègante de la phrase ne doit pas masquer la connotation presque juridique du vocabulaire.
5
Ad Atticum, V, 16, 2 (= CCVII) : monstra quaedam non hominis sed ferae nescio cuius im-
manis. Nous recourons pour la correspondance aé la Collection des Universiteès de France.
6
J. Hellegouarc' h, Le vocabulaire latin des relations et des partis politiques sous la Reèpubli-
que, Paris, 1963, p. 48 ; R. Schuricht, Cicero an Appius, p. 10. Pour l' amicitia dans la correspondance
de
Ciceèron,
voir
en
dernier
lieu
l' ouvrage
de
S. Citroni
Marchetti,
Amicizia e potere nelle lettere di Cicerone e nelle elegie ovidiane dall' esilio, Florence, 2000, oué la correspondance avec Appius Claudius n' est cependant pas eè tudieèe. L' auteur rappelle notamment que l' amitieè aé l' eèpoque de Ciceèron s' exerce dans un cadre oligarchique relati vement homogeéne avant que le regnum de Ceèsar ne vienne bouleverser l' eèquilibre des rapports entre amici.
7
Voir H. Bornecque, La prose meètrique dans la correspondance de Ciceèron, Paris, 1898,
p. 38.
8
Fam., III, 3, 1 (= CXC) : Nunc, quod a te petii litteris iis quas Romae tabellariis tuis dedi,
uelim tibi curae sit ut, quae successori coniunctissimo et amicissimo commodare potest is qui prouin ciam tradit, ut ea pro nostra consociatissima uoluntate cura ac diligentia tua complectare, ut omnes in tellegant nec me beniuolentiori cuiquam succedere nec te amiciori potuisse prouinciam tradere.
98
jacques-emmanuel bernard
Lorsque Appius Claudius fit preuve de mauvaise volonteè pour rencontrer son successeur en Cilicie, Ciceèron consideèra qu' il y avait bien rupture de deux parties contractantes et que l' attitude de son preè deè9
cesseur eètait celle d' un alienus . Cette alliance d' inteèreêts devait entra|êner neècessairement une plus grande intimiteè des relations, unissant vie politique et vie priveèe. Meême si les circonstances ne l' ont pas permise, elle est affirmeè e dans la correspondance, d' abord en 53, peu apreés leur premieére reèconciliation, ensuite en 50, apreés que la crise du proconsulat se fut deètendue. Ainsi appara|êt le vocabulaire de l' affection aé coêteè de celui de la reèciprociteè des services : û Sache bien en effet que tu m' es treés cher : ton esprit, ton obligeance, ta bonteè ont pour moi tant de charmes ! Et puis tes lettres et ce que j' entends dire de plusieurs coêteès te montrent tellement sensible aé te que j' ai pu faire pour toi ý
10
. Les deux niveaux
de l' amitieè, priveè et public, sont clairement distingueès : d' un co ê teè, la freèquentation quotidienne (Fam., III, 10, 2 = CCLIV : in consuetudine
cotidiana) qui apporte ces liens que Ciceèron se pla|êt aé eènumeèrer avec une grande preècision : û similitude de gouêts, charme des relations, douceur de l' existence et de la manieére de vivre, eèchange de propos accordeès, raffinements de culture ! ý
11
; ce sont les û liens priveès ý (Fam.,
III, 10, 9 = CCLIV : haec domestica) ; de l' autre, les liens publics, ces û popularia ý comme les qualifie Ciceèron, dans un usage pluto ê t rare de l' adjectif
12
. Une attention particulieére est donneèe aux studia, ces artes
liberales qui incorporent les eèlites cultiveèes, les homines litterati (Pro Murena, 3), dans une commune societas. Nous avons vu qu' Appius Claudius eètait feèru de droit augural et avait deèdieè son ouvrage sur le sujet
9 Fam.,
III, 6, 3 (= CCIX) : (²) ut tuum factum, qui quo animo inter nos simus ignorent,
alieni hominis ut leuissime dicam, et fugientis congressum meum uero coniunctissimi et amicissimi esse uideatur, û si bien que ta conduite, aux yeux des gens qui ne connaissent pas nos senti ments mutuels, para|êt eêtre º pour employer le mot le moins grave º celle d' un indiffeèrent, et qui cherche aé eèviter une rencontre, tandis que la mienne leur para|ê t eêtre celle du meilleur des amis ý.
10 Fam.,
III, 1, 1 (= CLXXVIII) (fin de 53) : Sic enim tibi persuade, carissimum te mihi
esse cum propter multas suauitates ingenii, officii, humanitatis tuae, tum quod ex tuis litteris et ex multorum sermonibus intellego omnia quae a me profecta sunt in te tibi accidisse gratissima.
11 Fam.,
III, 10, 9 (= CCLIV) : Studiorum similitudo, suauitas consuetudinis, delectatio uitae
atque uictus, sermonis societas, litterae interiores. Voir dans le meême sens ce qu' il eècrit aé L. Munatius Plancus (Fam., XIII, 29, 1 (= CCCCLXXIV) : Accedebat non mediocre uincu-
lum cum studiorum, quod ipsum est per se graue, tum meorum studiorum earumque artium quae per se ipsae eos qui uoluntate eadem sunt etiam familiaritate deuinciunt, û S' y ajoutait le lien essentiel des eètudes et des disciplines qui, par elles-meêmes, creèent de veèritables relations d' intimiteè entre personnes partageant les meêmes gou ê ts ý.
12 Fam.,
III, 10, 9 : illa tandem popularia.
99
le langage de l' amicitia dans les lettres de ciceè ron
aé Ciceèron, lui-meême montrait de l' inteèreêt pour les ouvrages de Ciceèron
13
. Toutes les dimensions possibles de l' amicitia aé Rome sont donc
mentionneèes dans cette correspondance. Nous en avons un reècapitulatif explicite dans une lettre que Ciceèron eècrit aé M. Ceèlius aé propos d' Appius Claudius : û Pour Appius, je te l' ai dit souvent, j' ai beau coup d' affection, et j' ai senti qu' il a commenceè aé en avoir pour moi aussitoêt que nous eu ê mes mis fin aé notre diffeèrend : car il me montra beaucoup de consideèration pendant son consulat, une amitieè pleine d' agreèment, du gouêt meême pour mes eètudes ý
14
. Apreés la cessation
des hostiliteès, c' est une nouvelle alliance, deèfinie par la reèciprociteè dans le respect mutuel de la dignitas (honorificus), prolongeèe par la
suauitas de la freèquentation priveèe (suauis amicus), couronneèe enfin par l' inteèreêt pour les artes liberales
15
.
Dans la relation entre Appius Claudius et Ciceèron domine, nous l' avons dit, l' aspect politique ; l' intimiteè dont il est question n' a pas d' autre but que de renforcer cette alliance d' inteèreêt et de raison
16
. En
d' autres termes cette amicitia est moins un ideèal de vie qu' une notion politique
17
. Est-ce aé dire qu' il ne s' agit que d' utilitarisme ? La relation
qui unit Appius Claudius aé Ciceèron ne se reèduit pas aux seuls officia que l' on attend, par exemple, dans le lien entre le patronus et son cliens. La personnaliteè meême d' Appius obligeait Ciceèron aé tenir le plus grand compte, dans la correspondance qu' il eèchange avec lui, de la convenance (aptum/decorum), c' est-aé-dire en l' occurrence, de la question de l' adaptation au destinataire, centrale dans sa doctrine rheè torique. Au jugement qui fait de Claudius Pulcher û le type parfait de l' aristocrate suffisant, arrogant et inintelligent du deèclin de la Reèpublique ý
18
, il faut preèfeèrer le portrait qu' en brosse L. A. Constans dans
la monographie qu' il lui a nagueére consacreèe : û c' eètait, en somme, un caracteére complexe que cet homme aé la fois eèleègant et brutal, deèlicat
13 14
Voir Fam., III, 10, 7 (= CCLIV). Fam., II, 13, 2 (= CCLIX) (aé M. Ceèlius, mai 50) : Ego Appium, ut saepe tecum locutus
sum, ualde diligo meque ab eo diligi statim coeptum esse ut simultatem deposuimus sensi ; nam et honoricus in me cos. fuit et suauis amicus et studiosus studiorum etiam meorum (²).
15
Sur la double dimension rheètorique et sociale de la suauitas, voir B. A. Krostenko,
Cicero, Catullus, and the language of social performance, Chicago-Londres, 2001, p. 148-152.
16
Sur l' importance de la familiaritas dans l' amicitia, voir J. Hellegouarc' h, Le vocabu-
laire latin, p. 70 ; J.-M. David, Le patronat judiciaire, p. 201-202.
17 18
Sur cette distinction, voir J. Hellegouarc' h, Le vocabulaire latin, p. 41-42. R. Tyrrell,
L. Purser,
The correspondance of M. Tullius Cicero, vol. III, Londres,
1914, p. xv : û Appius was an almost perfect type of the self-important, arrogant, unintelligent aristocrat of the decline of the Republic ý.
100
jacques-emmanuel bernard
et creèdule, aussi fier que peu scrupuleux. Figure curieuse, sinon sympathique, parmi ces nobles de la fin de la Reèpublique, qui avaient le culte des anceêtres, mais n' eètaient pas capables de les eègaler ; que l' art des lettres avait affineès, que la richesse et la puissance avaient corrompus ; chez qui il ne restait plus gueére de l' honneur que le sentiment ; qui aimaient Rome et la Reèpublique, mais moins qu' eux-meêmes ý
19
.
Cette caracteèrisation eèquilibreèe du correspondant de Ciceèron, romain et philhelleéne, explique que, dans les lettres, Ciceèron, mentionne, aé co ê teè des deux types d' amicitia, fondeès sur l' inteèreêt et l' intimiteè, dans un eèchange de services bien compris, un autre type d' amitieè, qui ne recherche
aucun
autre
avantage
que
elle-meême,
l' amitieè
dans
des
termes qui rappellent la distinction deèjaé faite par le De inuentione entre l' amitieè
rechercheèe
pour
son
utiliteè
et
l' amitieè
deèsirable
par
elle-
meême û (²) j' imagine que notre amitieè trouvera sa reècompense dans l' amitieè meême : il n' est rien de plus feècond, surtout quand elle s' appuie sur les gou ê ts et les eètudes auxquels nous sommes tous deux si fortement attacheès. Car je me proclame hautement ton allieè en politique, sur quoi nous avons les meêmes sentiments, et dans la vie quotidienne ton compagnon assidu de science et d' eètudes ý
20
.
Quelle que soit la part d' opportunisme qu' ils receélent, ces propos font sortir la relation de Claudius Pulcher et de Ciceèron du cadre traditionnel de l' amicitia romaine, de type clienteèlaire, pour lui donner une dimension philosophique, conforme aux modeéles helleènistiques que les aristocrates du
i
er
sieécle pouvaient adopter dans leur conduite,
sous l' influence des ma|êtres de rheètorique et des philosophes venus de Greéce
21
. Loin de supprimer cette composante de leur relation, la crise
politique qui survint entre les deux fait ressortir avec netteteè les codes socioculturels auxquels Ciceèron se reèfeére pour justifier les propos embarrasseès qu' il lui adresse. Quel langage, en effet, tenir, lorsque l' on doit aé la fois respecter et blaêmer son correspondant, lui faire comprendre qu' on l' a deèmasqueè, mais sans le dire, se montrer affable et en meême temps menac°ant, s' insurger contre sa deèloyauteè et flatter son esprit. Nous avons laé ce que Ciceèron appelle dans le De legibus
19
A. Constans, Un correspondant, p. 117.
20 Fam.,
III, 13, 2 (= CCLXXVI) (aouêt 50) : Itaque mihi propono fructum amicitiae nostrae
ipsam amicitiam, qua nihil est uberius, praesertim in iis studiis quibus uterque nostrum deuinctus est. Nam tibi me profiteor et in re publica socium, de qua idem sentimus, et in cotidiana uita coniunctum, quam his artibus studiisque colimus. (²). Pour l' amicitia et l' utilitas dans le De inuentione, voir II, 167-168 ; voir aussi A. Michel, Les rapports, p. 609.
21
¨ leves romains et ma|tres Voir J. M. David, Le patronat judiciaire, p. 342-355, û E é ê
grecs : eèchanges et inversions de deèpendance ý.
101
le langage de l' amicitia dans les lettres de ciceè ron
û l' association si difficile du seèrieux et de l' amabiliteè ý, tant dans la vie que dans le langage
Les
lettres
aé
22
.
Appius
societas
Claudius :
gravitatis
cum
humanitate
Dans le
De oratore,
reèdigeè en 55, Ciceèron s' eètait interrogeè sur l' al-
liance de la graviteè et de la douceur, de la courtoisie. Nous pensons en particulier aé l' excursus ceèleébre sur la plaisanterie et sur son roêle dans l' eèloquence. Provoqueè avec
prudentia,
le rire, dit Ciceèron, offre
de nombreux avantages : il rend l' auditoire bienveillant, il abat l' adversaire, l' affaiblit, l' intimide ; du point de vue de l' eéthos, il reèveéle dans l' orateur un homme du monde, cultiveè, de bon ton (urbanus) ; et surtout il adoucit la seèveèriteè et deètend la tristesse
23
é condition de te. A
nir compte de la convenance, la plaisanterie peut preèserver la graviteè et l' autoriteè du discours
24
. Dans le dialogue, Ciceèron faisait l' eèloge de
Crassus, pour avoir su eêtre û l' homme qui avait le plus de graêce enjoueèe et de finesse dans l' esprit ý et en meême temps û l' orateur qui avait le plus de noblesse et de graviteè ý
25
. Cette recherche d' un eèqui-
libre entre la graviteè et l' enjouement se fonde sur le respect du
decorum
que Ciceèron, sous l' influence du sto|ëcisme de Paneètius, deèveloppera consideèrablement dans le
De officiis
26
. Le bien moral (rectum), dont la
convenance releéve, trouve son application pratique dans l' officium, le û devoir ý, qui peut aller du simple respect des bienseèances, aé une conformiteè au bien moral
27
é ce titre, l' on peut parler d' une philo. A
sophie du rire chez Ciceèron. Le rire permet de corriger la laideur et les vices, c' est un jeu, mais un jeu seèveére
28
, qui implique finesse d' es-
prit et sens moral, comme l' illustre l' exemple eèminent de Socrate, dont l' ironie incomparable eètait pleine de charme et d' humaniteè L' Arpinate, faisant
22 De legibus,
converger
les deux
III, 1 (aé propos d' Atticus) :
traditions,
platonicienne
29
.
et
Cuius et uita et oratio consecuta mihi uidetur diffi-
cilimam illam societatem grauitatis cum humanitate,
û Toi, dont l' existence aussi bien que le
langage me para|êt avoir reèaliseè cette association si difficile du seèrieux et de l' amabiliteè ý.
23 De oratore, 24 Ibid., 229. 25 Ibid.,
228 :
II, 236.
omnium uenustissimus et urbanissimus
mum. 26 De officiis, I, 93-161. 27 Sur le rire et la convenance
(²)
dans l' Ýuvre de Ciceèron, voir A. Michel,
p. 271-288.
28
omnium grauissimum et seuerissi-
Voir De oratore, II, 269. 29 De oratore, II, 270 : lepore et humanitate (praestitisse).
Les rapports,
102
jacques-emmanuel bernard
sto|ëcienne, tempeére ainsi ce que la plaisanterie ou la raillerie pouvaient ¨ picuriens ou dans les diatribes sto|co-cyavoir d' aêpre chez les E ë niques
30
. La graviteè et la courtoisie enjoueèe convergent dans la notion
d' urbana dissimulatio, litteèralement une û dissimulation pleine d' urbaniteè ý, c' est-aé-dire une ironie fine, û une ironie spirituelle ý
31
.
De telles analyses trouvaient leur application dans les diffeèrentes modaliteès de la parole aé Rome, l' oratio, la parole des discours, mais aussi le sermo, la parole de la conversation et du dialogue. Conc°u comme un dialogue aé distance, l' eèchange eèpistolaire ne manque pas d' illustrer lui aussi ces enjeux de la rheètorique, d' autant que la correspondance avec Appius Claudius commence en 53, soit deux ans apreé s la reèdaction du De oratore, en 55. Ciceèron dit aé son correspondant qu' il le consideére comme sapiens et urbanus
32
; pour preèserver leur ami-
citia, il insiste aé plusieurs reprises sur l' humanitas d' Appius, sa û courtoisie ý
33
;
nous
avons
vu
qu' il
vante
aussi
la
douceur
de
leur
freèquentation (Fam., III, 10, 9 = CCLIV : suauitas consuetudinis), l' accord qui reégne dans leur conversation (ibid. : sermonis societas). Derrieére ces flatteries, se profile un art de vivre bien reèel dont Ciceèron eètait obligeè de tenir compte. Les lettres amicales qu' il lui envoie jouent ce jeu eèleègant de la courtoisie, par exemple dans l' inteèreêt qu' ils portent aé leurs ouvrages respectifs
34
; meême eècrites dans le cadre solennel de la
recommandation ou de la passation des pouvoirs, elles n' en contien nent pas moins des amabiliteès et des reèfeèrences plaisantes qui correspondent aé cette û deètente des esprits ý dont Ciceèron dit aé Papirius Peètus qu' elle û reèsulte principalement de la conversation familieére ý
30
35
.
Voir A. Haury, L' ironie et l' humour chez Ciceèron, Leiden, 1955, p. 181 et passim ;
A. Michel, Les rapports, p. 282.
31 p. 9
E. Courbaud, Ciceèron, De l' orateur, Paris, 1927 ; Voir A. Haury, L' ironie et l' humour, et
surtout
p. 59,
oué
il
parle
d' une
deèfinition
û civile ý
de
l' ironie ;
voir
aussi
A. Michel, Les rapports, p. 281, qui traduit plus litteèralement : û c' est une manieére fine de dissimuler que de parler autrement qu' on ne pense ý.
32
Fam., III, 8, 3 (= CCXXII).
33
Fam., III, 1, 1 (= CLXXVIII) : (²) humanitatis tuae ; 2 : (²) humanitatem litterarum
tuarum. Voir aussi Fam., III, 2, 1 (= CLXXXII) : (²) tuaque singulari humanitate ; 2 : (²) tua humanitas. Fam., III, 9, 1 (= CCXLVI) : (²) litteras dignas Ap. Claudio, plenas humanitatis (²).
34
Fam., III, 4, 1 (= CXCIV) ; Fam., III, 10, 7 (= CCLIV).
35
Fam., IX, 24, 3 (= DCCCXLI) : (²) remissionemque animorum, quae maxime sermone
efficitur
familiari.
Voir
les
mentions
et
les
citations
d' auteurs
grecs :
Fam.,
III, 7
(= CCXL), Fam., III, 11 (= CCLXVII). Sur le lien entre la remissio animorum et l' urbanitas, voir D. M. Slusanschi, û Consideè rations sur l' urbanitas aé l' eèpoque de Ciceèron ý (en polonais, reèsumeè en franc°ais, p. 295-296) dans Studii Clasice, 7 (1965), p. 291.
le langage de l' amicitia dans les lettres de ciceè ron
103
Cette remissio animi s' applique aussi aux lettres poleèmiques, ou é elle tempeére la coleére tout en attaquant. Les diffeèrentes nuances de l' humour et de l' ironie apparaissent dans la correspondance. Nous pouvons citer comme exemple les jeux de mots que fait Ciceèron sur le nom d' Appius. Dans la lettre de 53, faisant allusion aé une repreèsentation de Minerve, il eècrit : û si je puis preèlever sur ta collection une statue de cette deèesse, je ne l' appellerai pas seulement Pallas, mais Appias ý
36
. Cette reèfeèrence humoristique aé un
nouveau titre cultuel, en grec, releéve du sermo familiaris, et flattait en un sens l' amateur d' art qu' eètait Appius Claudius, grand collectionneur d' Ýuvres helleènistiques. En revanche, lorsqu' il eècrit que les û Appiens ý (Appiani) lui ont remis des lettres pleines de reècrimination de la part d' Appius, faisant un jeu de mot avec la bourgade d' Appia, en Phrygie, d' ou é venaient ces deèleègueès, il se reèfeére de manieére sarcastique, comme par synecdoque, aé cet orgueil gentilice qui caracteèrise la gens Claudia, pour laquelle il forge encore, dans une autre lettre, le mot d' appietatem, que l' on peut justement opposer, dans la meême phrase, aé celui d' urbanitatem, avec lequel il forme un bel homeèoteèleute
37
. Dans le meême registre, toujours dans les lettres aé Appius,
nous pouvons mentionner l' intercalation de vers dans le discours, recommandeèe par le De oratore ou encore le proceèdeè voisin de l' ironie qui consiste aé nommer d' un mot honorable une action reèpreèhensible
38
. C' est de cette manieére que Ciceèron reproche aé Appius ses exac-
tions, lorsqu' il lui eècrit : û Ta libeèraliteè, comme il est naturel chez un homme de si haut lignage, s' est ouverte largement sur la province ; la mienne est plus serreèe (²) mais les gens ne doivent pas s' eètonner qu' ayant toujours eèteè par tempeèrament peu porteè aé faire des largesses avec le bien d' autrui, et ne reèagissant pas autrement que les autres, je m' occupe peu de leur plaire afin d' eêtre content de moi ý
36
. La libeèra-
Fam., III, 1 (= CLXXVIII), 1 : quam ego, si forte de tuis sumpsero, non solum
sed etiam
37
39
Appia` Ê da
Palla` da
,
nominabo.
Fam., III, 7, 5 (= CCXL). Sur la caracteèrisation de la gens Claudia dans l' historio-
graphie latine, voir notre livre, Le portrait chez Tite-Live. Essai sur une eècriture de l' histoire romaine, Bruxelles, 2000, p. 183-184. La tradition de superbia des Claudii est resteèe vivace sous l' Empire, voir J. Hellegouarc' h, Le vocabulaire latin, p. 440-441.
38
De oratore, II, 257 et 272. Voir en Fam., III, 8, 8 (= CCXXII), le seènaire iambique
d' auteur inconnu ; en Fam., III, 7, 6 (= CCXLI), la citation d' Homeé re ou é l' on a vu dans la mention du prudent Zeus une allusion aé Pompeèe. Cet usage exceptionnel du grec dans des lettres meètriques, oué la poleèmique est patente, est aé contraster avec son utilisation enjoueèe et lettreèe dans la correspondance avec Atticus ; il n' en contribue pas moins aé atteènuer l' aêpreteè des propos.
39
Fam., III, 8 (= CCXXII), 8 : liberalitas tua ut hominis nobilissimi latius in prouincia pa-
tuit ; nostra si angustior (²) non debent mirari homines, cum et natura semper ad largiendum ex
104
jacques-emmanuel bernard
liteè d' Appius Claudius a en reèaliteè consisteè aé imposer des charges eècrasantes aux citeès, en les contraignant en particulier aé voter d' importants creèdits pour financer les deèleègations des provinciaux chargeès d' aller aé Rome teèmoigner en sa faveur. Qu' est ce qu' une largesse faite avec le bien d' autrui (Fam., III, 8, 8 = CCXXII : ad largiendum ex alieno), sinon, par
antiphrase,
la
malversation et la
concussion
40
?
Ciceèron deèmasque son preèdeècesseur. Il le fait avec un langage qui emprunte aé la philosophie, renvoyant dans la meême lettre Appius aux ouvrages sur l' amitieè, ou é il pourra voir ce que son attitude et son langage ont de peu noble et geèneèreux (Fam., III, 8, 5 = CCXXII : minime liberale) ment
41
la
. C' est ainsi qu' il parvient, en deèfinitive, aé deènoncer seèveérefausse
liberalitas
de
son
preèdeècesseur,
tout
en
preèservant,
par l' ironie et les studia, la comitas, la courtoisie, si conforme aé la convenance
42
.
Cette strateègie rheètorique trouve son point d' aboutissement dans la lettre qu' il lui envoie en juillet 50, veèritable meètatexte des codes de l' amitieè : û Une de mes lettres, dis-tu, trahissait de la mauvaise humeur : je ne comprends pas de laquelle tu veux parler. Je t' ai eè crit deux fois : je me disculpais en deètail et te faisais un leèger reproche d' avoir trop vite cru aé des racontars sur moi. Ce genre de doleèances me paraissait eêtre du ton de l' amitieè ; s' il te deèpla|êt, je n' en userai
alieno fuerim restrictior et temporibus quibus alii mouentur isdem ego mouear, me esse acerbum sibi, uti sim dulcis mihi.
40
Absente du livre de A. Haury, L' ironie et l' humour, cette lettre fait l' objet d' un juste
commentaire de L.-A. Constans, Un correspondant, p. 85-86 : û Voulant marquer nettement aé Appius la diffeèrence qui seèpare leurs conceptions en matieére de gouvernement provincial, il le fait sur un ton inimitable, oué le badinage est aé la fois treés plaisant et un peu cruel (²). On ne saurait trop admirer cette lettre de Ciceè ron, oué la digniteè s' allie si heureusement aé la souplesse ý.
41
Fam., III, 8 (= CCXXII) (8 octobre 51) : 5 : Tu, si istiusmodi sermones ad te delati de
me sunt, non debuisti credere ; si autem hoc genere delectaris, ut, quae tibi in mentem ueniant, aliis adtribuas, genus sermonis inducis in amicitiam minime liberale. (²) Quare potes, doctissimis hominibus auctoribus quorum sunt de amicitia gerenda praeclarissime scripti libri, genus hoc totum oratio nis tollere (²) 6 : Mea ratio in tota amicitia nostra constans et grauis reperietur (²), û Quant aé toi, si l' on t' a rapporteè sur mon compte les propos que tu dis, tu n' aurais pas duê y croire ; et si tu te plais aé attribuer aé autrui ce qui te passe par la teête, c' est faire intervenir dans l' amitieè un genre de propos bien peu digne d' hommes bien eè leveès ý (²) û Tu peux donc, sur la foi de treés savants auteurs qui ont eècrit sur la pratique de l' amitieè des livres fort remarquables, renoncer aé tout langage de ce genre ý (²) ; û Dans ma conduite aé moi, pour tout ce qui touche aé notre amitieè, on ne trouvera rien que fideèliteè et conscience de mes devoirs ý.
42
Voir De officiis, II, 24, oué la comitas figure preèciseèment dans la liste des vertus aé co ê teè
de la liberalitas.
105
le langage de l' amicitia dans les lettres de ciceè ron
plus ý
43
. La seèveèriteè des propos est atteènueèe juste apreés par la reèfeèrence
aé Aristarque, le critique homeèrique : û Mais si, comme tu l' eècris, la lettre en question n' eètait pas û bien tourneèe ý, sois su ê r qu' elle n' eètait pas de moi. Car de meême qu' Aristarque enleéve aé Homeére tous les vers qu' il ne trouve pas beaux, ainsi toi º laisse-moi plaisanter º (libet
enim mihi iocari) tourneè ý
animi,
44
garde-toi de m' attribuer quelque chose qui soit mal
. Une fois de plus, la correspondance s' acheéve par la
remissio
la deètente de l' esprit, ce processus discursif et social qui permet
de passer de la
grauitas
aé l' humanitas.
Un tel langage, dont on voit le lien, en amont et en aval, avec le
De oratore
et le
De officiis,
peut para|être inadapteè aux circonstances et
au destinataire. Quelle autre attitude, en effet, que l' indignatio euêt convenu
aé
l' eègard
d' un
personnage que
Ciceèron
qualifie
meême temps de û beête feèroce ý (Att., V, 16, 2 (= CCVII) :
dans le
fera immanis)
dont il doit panser les blessures qu' il a infligeèes aé sa province
45
?
N' avons-nous pas affaire aé un nouveau Verreés, qui forme, avec tant d' autres monstres deènonceès par Ciceèron, une antisocieèteè
46
? Nous
pourrions reprendre ici l' objection que Ciceèron se fait aé lui-meême lorsqu' il eècrit aé Q. Meètellus Celer, dans un contexte assez similaire, que la douceur de son caracteére, sa courtoisie, risquent de n' eêtre que faiblesse, utilisant cette fois l' expression
remissio animi
avec une conno-
tation peèjorative : û ma douceur de caracteére, s' il faut appeler douceur, en preèsence de la plus cruelle injure, ce qui est plutoêt faiblesse et indolence
coupable ý
47
.
Plutoêt
que
de
se
reèfeèrer
au
seul
caracteére
de
Ciceèron, sous l' angle de la psychologie historique, qui a souvent marqueè les eètudes ciceèroniennes, tant du co ê teè des deètracteurs que des apologeétes
43 Fam.,
de
l' Arpinate,
il
III, 11, 5 (= CCLXVII) :
convient
sans
doute
de
se
reèfeèrer
au
û Stomachosiores ý meas litteras quas dicas esse, non intel-
lego. Bis ad te scripsi me purgans diligenter, te leuiter accusans in eo quod de me cito credidisses. Quod genus querelae mihi quidem uidebatur esse amici ; sin tibi displicet, non utar ego posthac. 44 Ibid. : Sed si, ut scribis, eae litterae non fuerunt û disertae ý, scito meas non fuisse. Ut enim Aristarchus Homeri uersum negat quem non probat, sic tu (libet enim mihi iocari), quod disertum non erit, ne putaris meum. Vale et in censura, si iam es censor, ut spero, de proauo multum cogitato tuo. 45 Att., V, 17, 6 (= CCVIII). 46 Voir C. Levy, û Rhetorique è
Ciceèron ý, dans
è
et
Revue des E¨tudes Latines
philosophie :
la
monstruositeè
politique
chez
76 (1998), p. 139-157. Le monstre politique in-
verse les cateègories de la nature. Il deètruit les liens familiaux et aspire aé la disparition de la
res publica,
constituant autour de lui une antisocieèteè qui repose sur le
foedus.
Clodius fi-
gure aux coêteès de Catilina et d' Antoine dans cette eètude de la topique du monstre politique.
47 Fam.,
V, 2, 9 (= XIV) : ²
iniuria remissio animi ac dissolutio.
humanitatem meam, si humanitas appellandast in acerbissima
106
jacques-emmanuel bernard
contexte de l' histoire immeèdiate et de l' envisager dans le cadre plus geèneèral
des
relations
intersubjectives
dans
la
Rome
tardo-reèpubli-
caine.
Nouvelle sociabiliteè et concordia ordinum Nous sommes, en effet, dans une peèriode de crise politique, qui voit l' eèmergence de nouveaux rapports de force entre les composantes de la socieèteè romaine, avec en particulier la monteèe de pouvoirs individuels face aé l' auctoritas traditionnelle des gentes aristocratiques et é l' issue de sa substantielle eètude sur l' homme politique rodu Seènat. A main, meneèe aé partir du vocabulaire des sources litteèraires, Joseph Hellegouarc' h eècrit : û concilier la severitas traditionnelle avec la comitas de l' arriviste politique ou simplement l' humanitas de l' homme cultiveè, dans le maintien de la grauitas, tel est le probleéme qui, notamment ¨ milien sous l' influence de la culture helleènique, se posa aé un Scipion E et que les hommes publics du
i
er
sieécle avant J.-C., en particulier
Ciceèron, se sont aussi attacheès aé reèsoudre ý
48
.
Les rapports conflictuels de Ciceèron avec la gens Claudia illustrent bien le passage qui s' opeére ainsi du rheètorique au politique. On y trouve toutes les nuances du langage aé l' Ýuvre dans les relations sociales. Dans le Pro Caelio, qui date de 56, Ciceèron avait deèpeint l' illustre famille sous un jour contrasteè, imaginant, dans le reèquisitoire qu' il prononc°a contre Clodia, principale accusatrice dans le proceés, de mettre en sceéne Appius Claudius Caecus, le ceèleébre censeur du
iii
e
sieécle, et Clodius, le tribun, le freére d' Appius et de Clodia. Le premier symbolise l' antique seèveèriteè, conforme aé la grauitas censoria
49
, le second
l' affabiliteè de la jeunesse raffineèe de Rome, que Ciceèron affuble d' eèpitheétes ambigue«s, emprunteèes au vocabulaire de l' estheètique, comme
elegans, uenustus, bellus, facetus, lepidus
50
.
Ciceèron demande aé Clodia si elle preèfeére le û ton seèveére, grave ý, û vieille Rome ý de son anceêtre, ou le ton û deètendu, doux, courtois ý, de son freére incestueux
48
51
. Dans la prosopopeèe qui suit, oué se deèploie
J. Hellegouarc' h, Le vocabulaire latin, p. 288.
49 Pro Caelio, 35. 50 Sur l' ambivalence
des termes de la caracteèrisation sociale chez Ciceèron, pris dans
une acception tantoêt positive, tantoêt neègative, voir B. A. Krostenko, Cicero, p. 5-6 ; pour Clodius, voir ibid., p. 191-192.
51 Pro Caelio,
33 : utrum ² seuere et grauiter et prisce ² an remisse et leniter et urbane. L' ad-
verbe remisse peut eêtre mis en paralleéle avec la remissio animi dont parle la Correspondance.
le langage de l' amicitia dans les lettres de ciceè ron
107
la verve de Ciceèron, les personnages sont preèsenteès tous deux comme excessifs. Appius Caecus est un vieillard rigide et fruste de Clodius, qui est un personnage urbanissimus
53
52
, aé l' opposeè
. Ils manquent l' un et
l' autre du sens de la mesure, du decorum, dans leur langage comme dans le comportement politique qu' ils incarnent : d' un coê teè, l' intransigeance
et
l' orgueil
nobiliaire
d' une
des
plus
antiques
gentes de
Rome, de l' autre, la corruption et la flexibiliteè qui rappellent Catilina, mentionneè dans le meême discours
54
.
La grauitas que recherche Ciceèron doit eêtre tempeèreèe par l' humani-
tas, en sorte que ces deux vertus se proteégent mutuellement des exceés et s' adaptent aux reèaliteès politiques de son temps. Les lettres aé Appius Claudius donnent l' exemple d' une voie meèdiane, en particulier dans l' usage de l' ironie, l' urbana dissimulatio, adapteèe aé son correspondant
sapiens et urbanus. Parce qu' elle s' accompagne de sagesse, l' urbaniteè d' Appius, vraie ou supposeèe, ne tombe pas dans la deèmagogie de son freére, que Ciceèron qualifie justement d' urbanissimus en raison de son manque de modeèration. D' autre part, elle marque une eèvolution par rapport aux temps reculeès d' Appius Caecus. Elle induit une nouvelle sociabiliteè, comme le montre l' incise qui accompagne l' utilisation de l' adjectif : Appius, nous dit Ciceèron, est urbanus, û comme nous disons maintenant ý (Fam., III, 8, 3 = CCXXII : ut nunc loquimur), attestant l' eèvolution seèmantique du mot
55
.
Dans la crise que conna|êt leur fragile amicitia au cours de cette peèriode proconsulaire, Ciceèron entend donner, aé travers le langage, une lec°on de comportement politique aé son correspondant. Il faut relire de ce point de vue la lettre qu' il lui envoie en feèvrier 50
52 Ibid., 53 Ibid.
56
. Nous
36 : (²) illum senem durum ac paene agrestem.
54 Pro Caelio,
13 : Illa uero, iudices, in illo homine admirabilia fuerunt, comprehendere multos
amicitia (²), uersare suam naturam et regere ad tempus atque huc et illuc torquere ac flectere, cum tristibus seuere, cum remissis iucunde, cum senibus grauiter, cum iuuentute comiter, cum facinerosis audaciter, cum libidinosis luxuriose uiuere, û Et ce qu' il y avait d' eètonnant, aé vrai dire, dans cet homme (Catilina), c' eètait son habileteè aé s' attacher l' amitieè de nombre de gens (²), c' eètait aussi son aptitude aé se retourner, aé plier son caracteére aux circonstances, aé l' orienter et aé le fleèchir en tous sens, aé se montrer enfin seèveére avec les gens austeéres, enjoueè avec les personnes gaies, grave avec les vieillards, aimable avec les jeunes, audacieux avec la canaille, dissolu avec les libertins ý.
55
¨ volution semantique de û urbanus-urbanitas ý, dans LatoVoir E. de Saint-Denis, û E è
mus, 3, 1, (1939), p. 5-24. Sur la nouvelle acception du mot au i
er
sieécle, voir p. 15. Tout
en faisant de ce raffinement un motif de sarcasmes dans ses discours poleè miques, contre Pison ou Clodius notamment, Ciceèron prend en compte cette eèvolution des mÝurs dans le De oratore, voir B. A. Krostenko, Cicero, p. 193 et p. 201.
56 Fam.,
III, 7 (= CCXL).
108
jacques-emmanuel bernard
l' avons mentionneèe aé propos des jeux de mots sur le nom d' Appius. Les propos que lui fait tenir son preèdeècesseur en Cilicie lui paraissent inacceptables : û Quoi, s' insurge Appius Claudius, un Appius est alleè au-devant d' un Lentulus, un Lentulus au-devant d' un Ampius ; et un Ciceèron n' en fait pas autant pour un Appius ? ý
57
é ces reècrimina. A
tions ou é resurgit la superbia aristocratique de la gens Claudia face aé l' homme nouveau qu' est Ciceèron, l' orateur reèplique par des propos aux accents populaires : û Quand je n' avais pas encore atteint ce que l' opinion publique consideére comme les sommets, vos noms glorieux pourtant n' ont jamais susciteè mon admiration ; (mais) les hommes qui vous les ont laisseès, eux je les jugeais grands ý
58
. Comment ne pas
songer aé la diatribe de Marius contre la noblesse dans le Bellum Jugurthinum de Salluste
59
num,
son ignorance
eu ê t
vanteè
? Mais laé oué le popularis, son compatriote d' Arpides
lettres, Ciceèron
argue de leur
commun inteèreêt pour les studia, se reèfeèrant aé l' enseignement des philosophes grecs sur la noblesse et la vertu. L' urbanitas reèappara|êt ici dans un contexte philosophique, elle est pour les Sto|ëciens une vertu
60
, aé
rapprocher de la comitas, la û courtoisie ý, que Ciceèron place aé co ê teè de la iustitia et de la liberalitas dans le De officiis
61
.
La politesse et l' affabiliteè que Ciceèron exige de son correspondant, vont donc au-delaé d' une simple convention de langage et du respect des bienseèances eèpistolaires ; elles engagent une eèthique du comportement, que Ciceèron ne dissocie pas de la politique
62
. L' utilisation du
concept d' urbanitas n' est pas neutre de la part d' un homo nouus originaire d' un municipe : deèsignant au deèpart la vie citadine, aé Rome, et le franc-parler qui lui correspond, la causticiteè des vieux Romains, le mot s' eètait eèlargi pour deèsigner une forme de û savoir-vivre ý, ou é se rencontraient aé la fois la pureteè de la langue et le raffinement de la culture
57
63
. En recommandant un langage qui associe la graviteè tradi-
Fam., III, 7, 5 (= CCXL) : Quidni ? Appius Lentulo, Lentulus Ampio processit obuiam,
Cicero Appio noluit ?
58
Ibid. : Cum ea consecutus nondum eram quae sunt hominum opinionibus amplissima, tamen
ista uestra nomina numquam sum admiratus ; uiros eos, qui ea uobis reliquissent, magnos arbitrabar.
59
LXXXV.
60
Fam., III, 7 (= CCXL), 5. Sur les populares et la culture, voir A. Michel, Les rapports,
p. 64-70.
61
De officiis, III, 24. Voir E. S. Ramage, Urbanitas. Ancient sophistication and refinement,
Oklahoma, 1973, p. 161-162.
62
Voir
A. Michel,
Les
rapports,
p. 543
sq.
Voir
aussi
les
conclusions
de
B. A.
Krostenko, Cicero, p. 201.
63
Voir A. Demouliez, Ciceèron et son gouêt. Essai sur une deèfinition d' une estheètique romaine
aé la fin de la Reèpublique, Bruxelles, 1976, p. 495-498.
le langage de l' amicitia dans les lettres de ciceè ron
109
tionnelle aé la courtoisie, º l' humanitas, peètrie de culture helleènique º, Ciceèron se tient aé eègale distance de la rigueur antique des patres, et de la deèmagogie, que ce soit celle des aristocrates comme Catilina et Clodius, capables d' adapter leur culture et leur langage aé toutes les situations, ou celle de son compatriote Marius, d' inspiration populaire, hostile aux lettres grecques
64
. La lettre se fait ici l' eècho des discussions
du De oratore entre Antoine et Crassus sur la tradition romaine et la rheètorique grecque ; en revendiquant explicitement l' eègaliteè politique avec Appius Claudius
65
, dans une lettre ou é il le renvoie par deux fois
aé la philosophie, Ciceèron reèaffirme son ideèal d' homme nouveau, capable de concilier la culture helleènistique, le patriotisme aristocratique et l' eèloquence populaire
66
.
L' association de la graviteè
et de l' enjouement que l' on voit aé
l' Ýuvre dans les lettres aé Appius Claudius correspond aé cette nouvelle sociabiliteè que Ciceèron s' attache aé deèfinir dans ses ouvrages de rheètorique et de philosophie politique, en meèditant aé partir de sa propre expeèrience d' orateur et de consul, et de l' image controverseèe que ses contemporains se faisaient de son eéthos oratoire, en particulier de son maniement du rire dans les discours
67
. L' eèquilibre qu' il recherchait,
jusque dans le langage, allait dans le sens d' une politique du juste milieu, propre aé favoriser la concordia ordinum
68
. De telles consideèra-
tions ont une reèsonance accrue dans le contexte immeèdiat des lettres proconsulaires. Le deèclenchement de la guerre civile eètait imminent et Ciceèron s' attachait aé preèserver le lien entre les seènateurs, anticipant sur ce que serait sa strateègie au moment de l' offensive des Philippiques. Il est significatif que, dans la lettre ou é il feèlicite Appius de son acquittement, aé l' issue du proceés qui lui fut intenteè aé son retour de Cilicie, il insiste sur l' accord unanime qui s' est fait autour du membre de l' illustre gens : û ce que tu m' eècris du zeéle que te manifestent tous les par¨ tat, ne m' etonne pas du tout et me ticuliers, toutes les classes de l' E è fait le plus grand plaisir (²) aussi suis-je ravi, d' abord qu' on rende ce qui est du ê aé un homme dont l' amitieè me charme autant qu' elle m' honore, et puis qu' en notre ville un accord quasi unanime puisse
64
Voir A. Michel, Les rapports, p. 65.
65 Fam., III, 7, 5 (= CCXL). 66 Voir A. Michel, Les rapports,
p. 67 ; voir eègalement J.-M. David, Le patronat judi-
ciaire, p. 349 et p. 445.
67
Si Caton le qualifia de û consul spirituel ý (Plutarque, Vie de Caton le Jeune, 21),
Macrobe rapporte que ses ennemis le qualifiaient de scurra consularis (Sat., 2, 1, 12).
68
é l' inverse, A
d' elegantia
et
Ciceèron
d' urbanitas
porte des
un
jugement
orateurs
trop
J.-M. David, Le patronat judiciaire, p. 446-447.
neègatif
eèloigneès
sur de
l' eèloquence l' eèlite
deèpourvue
seènatoriale,
voir
110
jacques-emmanuel bernard
encore se manifester chaudement en faveur des hommes eènergiques et actifs : c' est en cela que moi-meême j' ai toujours trouveè l' unique reècompense de mes peines et de mes veilles ý
69
. Quelle que fuêt ici la sin-
ceèriteè de l' orateur, qui avait aé se dissocier de son propre gendre Dolabella, instigateur du proceés contre Claudius Pulcher, ses deèclarations d' amitieè, priveèe et publique, associant la iucunditas aé l' amplitudo, prennent tout leur sens dans la perspective de la lutte d' influence qui se jouait au moment ou é il eècrivait. Appius Claudius eètait l' un des membres les plus eèminents du Seènat. Consulaire, bientoêt censeur, il eètait ami de Ceèsar, et il avait marieè une de ses filles au fils a|êneè de Pompeèe, Gneèus, une autre aé Brutus. Figure de proue de la classe seènatoriale, on peut, aé ce titre, le rapprocher de Caton, auquel pense sans aucun doute Ciceèron quand il parle des hommes eènergiques et actifs du Seènat. Malgreè tout ce qui peut seèparer l' aristocrate corrompu du sto|ëcien rigoureux, le langage que Ciceèron leur tient s' explique dans la meême perspective de sociabiliteè politique. On se souvient que, dans le Pro Murena, Ciceèron exhortait Caton aé modeèrer son attitude aé l' eègard de l' accuseè, l' invitant explicitement aé assouplir les preèceptes des ma|êtres de l' ancien sto|ëcisme par les lec°ons de Paneètius
70
. Sa grauitas eètait trop seèveére et devait eêtre tempeèreèe par
l' affabiliteè et la douceur (Pro Murena, 66 : comitatem et facilitatem), au ¨ tat nom des inteèreêts supeèrieurs de l' E
71
, c' est-aé-dire, pour Ciceèron, de
la concordia ordinum mise aé mal par l' intransigeance de Caton, dans la peèriode qui suit la conjuration de Catilina ou, un peu plus tard, au moment de la reèvision des contrats des publicains, en 61
72
. Aux uns
et aux autres, Ciceèron rappelle que les repreèsentants authentiques de la
grauitas seènatoriale sont ceux qui concilient la seèveèriteè traditionnelle de leur ordre avec la moderatio exigeèe par l' eèvolution des circonstances politiques
73
.
Les liens de Ciceèron avec la gens Claudia ont donc ceci de remarquable qu' ils illustrent aé eux seuls toutes les difficulteès des relations so-
69 Fam.,
III, 10 (= CCLIV), 4 : Quae de hominum atque ordinum omnium erga te studiis scri-
bis ad me, minime mihi miranda et maxime iucunda acciderunt (²) Itaque capio magnam uoluptatem cum tibi, cuius mihi amicitia non solum ampla sed etiam iucunda est, ea tribui quae debeantur, tum uero remanere etiam nunc in ciuitate nostra studia prope omnium consensu erga fortis et industrios uiros, quae mihi ipsi una semper tributa merces est laborum et uigiliarum mearum.
70 Pro Murena, 71 Ibid., 64. 72
65-66.
Voir Att., 1, 18, 7 (= XXIV) et surtout Att., 2, 1, 8 (= XXVII) ; voir surtout De
officiis, III, 88.
73
Voir J. Hellegouarc' h, Le vocabulaire latin, p. 290.
le langage de l' amicitia dans les lettres de ciceè ron
111
ciales aé la fin de la Reèpublique au sein de l' eèlite seènatoriale. Si l' on superpose, comme nous proposons de le faire, le Pro Caelio aé la correspondance avec Appius Claudius, nous avons le spectre complet de la sociabiliteè romaine, depuis la seueritas embleèmatique d' Appius Caecus aé l' urbaniteè suspecte de Clodius et de sa sÝur Clodia. Dans la crise proconsulaire qui l' oppose aé Claudius Pulcher, Ciceèron devait riposter aé l' attitude hautaine et cynique de son correspondant, sans attenter aé sa dignitas. Dans les lettres qu' il lui envoie, il choisit un langage mixte,
ou é
se
meêlent
la
tension
du
forum
et
l' enjouement
de
la
conversation familieére, reèunis par l' ironie, urbana dissimulatio, propre aé esquiver l' indignatio directe et aé favoriser la remissio animi dans le respect de la grauitas
74
. L' adaptation au destinataire, centrale dans la theèo-
rie oratoire de la convenance, se fait ici l' eècho des enseignements du De oratore et anticipe sur les deèveloppements du De officiis. Dans une lettre ceèleébre, Peètrarque regrettait que le gouvernement de Cilicie euêt rameneè l' Arpinate aux vicissitudes de la vie politique
75
. Le lien qui
unissait Ciceèron aé Appius Claudius Pulcher eètait, il est vrai, le fruit de compromis successifs, sinon de compromissions. Mais le meè talangage eèthique et social, si preègnant dans les lettres du proconsulat, montre que la relation ambivalente qu' il entretient avec son preèdeècesseur en Cilicie aurait pu rejoindre la liste des exempla qui nourrissent, dans le De amicitia, les plus hautes reèflexions du philosophe sur la grandeur de l' amitieè º et ses limites.
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74
On retrouve dans ces lettres les trois types d' eè nonceès de la rheètorique que Ciceèron
applique aux genera epistularum dans la lettre aé Curion (Fam., II, 4 = CLXXIII) : docere (lettre d' information), mouere (lettre grave), delectare (lettre familieére et plaisante).
75
Familiarum rerum, XXIV, 3.
112
jacques-emmanuel bernard
Haury, A., L' ironie et l' humour chez Ciceèron, Leiden, 1955. Hellegouarc' h, J., Le vocabulaire des relations et des partis poliques sous la Reèpublique, Paris, 1963. Krostenko, B., Cicero, Catullus and the language of social performance, ChicagoLondon, 2001. Leèvy,
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L AT I N I TAT E S
Vincent Zarini ÁVES REMARQUES SUR BRE Â CHRE ÂTIENNE L' AMITIE
aé coêteè
de la sagesse antique coexistent des û sagesses barbares ý, cheéres
aé A. Momigliano, parmi lesquelles se distinguent la juive et bientoê t la chreètienne ; la seconde se reèveèla d' ailleurs plus ouverte que la premieére aux interactions avec la culture antique classique. Mais toutes deux partagent une doctrine de la creèation inconnue du monde classique, qui place l' homme dans une deèpendance ontologique envers Dieu lourde de conseèquences ; l' amitieè ne peut pas ne pas s' en ressentir, comme l' heèro|ësme qui se convertit alors en sainteteè. L' agapeê/cari-
tas
1
est l' amour qui irradie de Dieu, en proteègeant son objet, loin de
toute contamination sensuelle ou passionnelle ; dilectio pourra lui faire concurrence en latin. Cette deèpendance de l' homme envers Dieu, par ailleurs, renforce l' ideèe d' eègaliteè entre les hommes, tous eègalement eèloigneès infiniment, meême les plus grands, de l' absolue transcendance de Dieu ; elle reèsout aussi quelques apories antiques comme la contradiction entre obligation de sagesse dans l' amitieè et autarcie du sage, tandis que la croyance en une creèation fondamentalement bonne dissipe quelques soupc°ons des philosophes envers l' affectiviteè en amitieè ; mais elle comporte eègalement le risque que l' amitieè humaine trouve plus difficilement sa place que dans le monde antique, entre un amour conjugal revaloriseè et une caritas divine exigeante. Dans l' Ancien Testament, tout part de Leèvit., 19, 18, û Aime ton prochain (amicum dans la Vulgate) comme toi-meême ý (sous-entendu ontologique : parce qu' il est aussi une creèature de Dieu ; suit d' ailleurs le leitmotiv ego Dominus) ; mais dans la Loi et les Propheétes, l' amitieè est surclasseèe par l' Alliance. Le Seigneur est un peére, mais pas un ami ; l' heèbreu n' a pas meême un terme speècifique pour deèsigner l' ami
1
H. Peètreè, Caritas, Louvain, 1948.
113
vincent zarini
114
(quand telle langue indienne en aurait presque 500 !). On trouve quelques exemples d' amitieè, surtout David et Jonathan (Samuel, I et II), Noeèmi et Ruth (Ruth) ; le Siracide donne des conseils pour choisir ses amis, un des criteéres privileègieès eètant la ressemblance û dans la crainte du Seigneur ý, substitut de la vertu classique pour fonder une amitieè stable,
tandis
que
l' influence
helleènistique
se
marque
ailleurs,
par
exemple aé propos des flatteurs ou de l' amitieè inteèresseèe. Je ne peux insister ici sur le ro ê le de Philon d' Alexandrie, qui subordonne l' amitieè 2
aux preèoccupations religieuses , et je passe directement au Nouveau Testament et au christianisme. La caracteèristique du Royaume y est la chariteè (1 Cor., 13), non l' amitieè, et c' est sur elle que l' homme sera jugeè. Jeèsus n' est jamais appeleè û ami ý par personne, et les chreètiens ne s' appelleront pas û amis ý entre eux, mais û freéres ý, en soulignant leur commune origine de creèatures. Pourtant Luc º citeè pour cela par bien des auteurs spirituels (cf. Cassien, Conf., 16, 6) º
eèvoque les premiers
chreètiens qui n' avaient qu' un seul cÝur et mettaient tout en commun (Actes, 4, 32), reèunissant ainsi deux traits proverbiaux de l' amitieè antique ; et chez Jean (11, 11 ; 15, 15), Jeèsus appelle û amis ý Lazare ou ses disciples ; au gouêt de la convivialiteè antique s' associe un refus de la reèciprociteè : il faut inviter aé banqueter non des riches, qui rendront cette politesse, mais des pauvres qui ne peuvent le faire ( Luc, 14, 12 sq.) ; on notera aussi la porteèe û subversive ý, par rapport aé l' amitieè antique, de Mt, 5, 46 (= Luc, 6, 32) : û Si vous aimez ceux qui vous aiment, quel meèrite aurez-vous ? ý. L' amitieè de Jeèsus pour ses disciples n' est d' ailleurs pas un rapport d' eègaliteè ; c' est lui seul qui s' offre et qui les choisit, comme Dieu le faisait pour ses û amis ý dans l' Ancien Testament ; et aé cet amour oblatif de Dieu pour l' homme doit correspondre celui de l' homme pour ses semblables et aé travers eux pour Dieu, en un eèchange de deux chariteès mutuelles, ou é l' amicitia est absorbeèe par la caritas, sans qu' elles entrent en deèbat dans le Nouveau Testament. La vie des premieéres communauteès chreètiennes en teèmoigne, par son souci d' eèliminer tout ce qui eèvoque les amitieès profanes. Et meême plus tard, on ne verra pas de chreètiens antiques composer un De amicitia chreètien. Ce n' est pourtant pas aé dire, eèvidemment, que l' amitieè n' ait pas existeè entre chreètiens, mais comment ? On trouvera dans Pizzolato une patiente enqueête historique, mais le temps me presse d' aborder saint Augustin (354-430). Il ne pouvait û eêtre heureux sans amis ý
2
Les propheétes et les asceétes sont, par leur theosebeia, les vrais amis de Dieu, comme
Mo|ëse.
115
breé ves remarques sur l' amitieè chreè tienne
(Conf., 6, 16, 26) et en eut beaucoup, bien eètudieès par Mac Namara ; 3
il a reèfleèchi en philosophe sur l' amour, tendu entre frui et uti , et sur le beau, aé partir de la mort d' un ami d' adolescence, aussi illustre qu' innommeè (Conf., 4, 4, 7 sq.), ce qui deèbouchera sur son premier livre, De pulchro et apto ; nous en reparlerons. On sait aussi l' intensiteè de sa vie amoureuse (et sexuelle) dans sa jeunesse d' apreé s les Confes-
sions, oué le vol des poires du livre II proceéde en partie d' un pheènomeéne de û bande ý bapteême,
pour
4
en
; et s' il se garde des amitieès feèminines apreés son avoir
eèprouveè
les
5
risques ,
il
pratique
la
vie
communautaire et les dialogues philosophiques aé Cassiciacum, liant aé l' antique la pratique de l' amitieè et la recherche de la sagesse ; viendront ensuite la communauteè de Thagaste et ce qu' on pourrait appeler par anticipation les û chanoines ý d' Hippone. Le Contra Academicos de 386-387 reprend la deèfinition de Ciceèron en Laelius, 20 ; mais la reèflexion va ensuite plus loin, et l' amitieè va eêtre subordonneèe aé la chariteè, en y perdant au passage de son eègo|ësme eèlitaire antique ; dans la chariteè, l' amour de soi co|ëncide en Dieu avec l' amour de l' autre, et le moi ne se sauve qu' en devenant nous. La conqueête de la perfection de l' amour en la chariteè est un objectif reèel pour l' homme, selon Augustin, mais son parfait accomplissement ne peut advenir qu' au stade eschatologique ; deés ici-bas cependant, ¨ vanseule une foi exacte peut fonder une anthropologie exacte, et l' E gile eèclaire Ciceèron : l' explication de Laelius, 20 se fait par Mt, 22, 3740 : û Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout cÝur, de toute ton aême et de tout ton esprit ý et û Tu aimeras ton prochain comme toimeême ý (on trouve ici toute la Loi et les Propheétes reèsumeès en un accord, dans la bienveillance et la chariteè, sur les choses divines (preècepte 1) et humaines (preècepte 2) (Epist., 258, 4, aé Marcianus) ; en fait, on passe de la perspective d' un accord ideèologique, sur des res, aé celle d' un accord volontaire et personnel, acte d' amour envers un tu). D' autres textes d' Augustin traitent des grands probleémes classiques : franchise, rupture, deuil ; mais dans ce dernier cas la triade philosophique je-tu-Dieu surmonte la caduciteè ineèvitable de la dyade antique
3 Doctr. christ., 1, 3-4 et riche note dans Bibliotheque Augustinienne, é 4 Cf. 2, 9, 17 : nimis inimica amicitia, car on n' y trouve ni vertu
p. 449 sqq. ni chariteè aé la base ;
cf. l' amicitia honteuse pour les euersores en 3, 3, 6.
5
Cf. De Genesi ad litteram, 9, 5, 9 : û Si c' est de compagnie et de bonne conversation
qu' Adam avait besoin, il aurait bien mieux valu mettre deux hommes ensemble, deux amis, plutoêt qu' un homme et une femme ý ; cf. Conf., 2, 2, 2 : c' est dans û l' eèchange d' aême aé aême ý seulement que se trouve le û lumineux sentier de l' amitieè ý, ce qui ne satisfaisait manifestement pas le jeune et brillant Augustin aé Carthage.
116
vincent zarini
je-tu, face aé la mort. Le primat de la chariteè ne s' impose pas aux deèpens de l' amitieè, car la graêce ne deètruit pas la nature, mais la perfectionne. C' est ce qu' Augustin n' avait pas encore compris lorsqu' il perdit son ami si cher de Conf., 4, 4, 7 sq. Revenu de Carthage ou é il faisait ses eètudes, avant d' y repartir pour y enseigner la rheètorique, Augustin professe alors la grammaire dans son municipe natal de Thagaste ; il se lie d' une amitieè treés profonde avec un ancien camarade d' eècole qu' il fait adheèrer aé l' heèreèsie manicheèenne, qu' il adopta de 19 aé 28 ans. On est alors vers 374-375, mais apreés une anneèe seulement, la maladie lui enleéve cet ami, non sans que ce dernier ait cependant rec°u le bapteême catholique avant de mourir, soit ainsi û reneè ý, aé la diffeèrence du bapteême diffeèreè pour Augustin en 1, 11, 17, et ait repousseè alors un Augustin inimicus (4, 4, 8) qui sombre dans le deèsarroi. Ce reècit est loin d' eêtre une simple relation de faits, mais nourrit les interrogations preèsentes du narrateur, deèsireux de confesser (6, 11) la miseére de l' aême sans Dieu, en une remeèmoration purificatoire, pour eèprouver la û douceur ý divine ; puis le reècit s' efface et l' on passe aé un discours ontotheèologique, un reècit aé lire aé la lumieére reètrospective de la ceèleèbration du Dieu creèateur. On pourra trouver toutes les analyses requises aé ce sujet dans le bel article d' A.-I. Touboulic consacreè
aé notre passage dans Vita Latina, 153,
1999, p. 58 sq. ; ce qui compte surtout pour nous aujourd' hui est la û conversion ý de l' amitieè qui s' opeére ici, une amitieè deèjaé classeèe par Augustin en Conf. 2, 5, 10 parmi les biens dont on doit faire un usage modeèreè. On notera une critique de la conception classique de l' amitieè, fondeèe sur une communauteè de gouêts intellectuels (4, 7), qui rappelle de preés Ciceèron Laelius, 5, 15 (uoluntatum, studiorum, sententiarum
summa consensio) ; la reèpeètition de pariter ; la proximiteè de l' aêge, du lieu, et meême des erreurs religieuses (le manicheèisme), suscite une entente sur les û choses humaines et divines ý de Laelius, 20, avec û bienveillance et affection ý, qui va treés loin, au point que certains ont penseè aé une liaison homosexuelle, mais Augustin ne reèpugne pas aé tout dire au besoin (Conf., 2, 2, 2). Dans l' expression du deuil appara|êt l' heèritage de la tradition eèleègiaque (Didon), philosophique (inefficaciteè sur l' aegritudo de l' aême des divertissements du corps : Ciceèron,
Tusculanes, 3), meèdicale (deèsir de solitude et d' obscuriteè somme sympto ê me majeur de la meèlancolie) ; mais surtout l' image saisissante de l' aême sanglante et deèchireèe (7, 12), qu' on retrouvera en Conf., 6, 15, 25, pour la seèparation d' avec la femme aimeèe et meére d' Adeèodat. Il y a laé une deèchirure de l' anima qui va beaucoup plus loin que Laelius eèvoquant la perte de Scipion, mais aussi une deènonciation d' une
117
breé ves remarques sur l' amitieè chreè tienne
amitieè qui n' est qu' une contrefac°on de l' authentique, car l' accord sur les choses divines ne porte que sur les erreurs manicheèennes, et non sur le vrai Dieu ; or Dieu remplace chez Augustin la vertu chez Ciceèron comme fondement de l' amitieè (cf. fin du Laelius) : cf. 4, 7 sur 6
é son la uera amicitia et la triade je-tu-Dieu oué intervient la caritas . A ami Marcianus, dans la Lettre 258, Augustin rappellera que leur amitieè comportait bienveillance et affection d' embleèe, mais n' a atteint que plus tard sa perfection avec l' accord sur les choses divines, qui restent somme toute discreétes chez Ciceèron. Ici, on a une amitieè toute û naturelle ý, ou é Augustin appara|êt meême comme un tentateur deèmoniaque, avec son rire sardonique apreés le bapteême de son ami (4, 8) ; mais le deèmon est vaincu par Dieu, et l' ami domineè domine alors Augustin, en raison de sa meèconnaissance fatale d' une finitude ontologique :
quasi non moriturum dilexeram, 6, 11 et 8, 13. Celui-ci est chaêtieè de son erreur par la dispersion que creèe la mort, alors que la chariteè maintient l' uniteè en Dieu par delaé le treèpas ; on opposera aé cet eègard l' attitude d' Augustin ici aé celle qu' il montre plus tard, lorsque, devenu un û vrai ý chreètien par le bapteême, il perd sa meére chreètienne fervente (9, 11, 27 sq.) : le chagrin ne dispara|êt pas, et l' on est loin du sto|ëcisme impassible, car deés que coulent les larmes de confession, la preèsence de Dieu reèconforte. C' est d' ailleurs au sujet du deuil tout profane qui suit la mort de l' ami que Nietzsche, ne faisant du reste que reèpeèter les critiques que s' adresserait lui-meême le vieil eèveêque d' Hippone, en Re-
tract., 2, 6, 2, sur l' eècriture de ce passage, traite Augustin de û vieux rheèteur ý aux û eècoeurants mensonges ý dans une lettre aé son ami Overbeck, meême si la rheètorique n' est pas incompatible avec la veèriteè psychologique
º
par
exemple
avec
le
lieu
commun
de
la
douceur
consolatrice des larmes dans l' eèpreuve. Le discours final du Verbe incarneè aux aêmes, satureè de reèminiscences scripturaires, va en tout cas bien au delaé de la rheètorique formelle, avec son appel aé retourner vers leur auteur, dans un mouvement de louange, l' amour pour les biens et les eêtres, et aé se faire tout humble, aé l' exemple de la keènose du Verbe incarneè, qui s' est eèleveè aé Dieu en s' abaissant aé l' homme. Il n' y a pas non plus que de la rheètorique, mais un net deèpassement des positions antiques, dans la belle formule de 9, 14 : Beatus qui amat te (chariteè envers Dieu) et amicum in te (vraie amitieè, ancreèe dans la chariteè) et
inimicum propter te (chariteè envers l' homme, sans amitieè au sens humain) ; Dieu unit tout. La queête commune de la sagesse par la vertu
6
Le modeéle Oreste-Pylade appara|êt insuffisant, voir 4, 7, 11 contre Lael., 7, 24.
118
vincent zarini
chez Ciceèron devient chez Augustin recherche commune de la sain teteè par la graêce. Augustin a sans doute connu treés toêt le Laelius, probablement peu apreés sa deècouverte de l' Hortensius. On notera qu' aé propos de la fameuse deèfinition de Laelius, 20, il inverse toujours l' ordre de Ciceèron, et met humanarum avant diuinarum ; laé ou é Ciceèron part du plus important, Augustin y acceéde graduellement, et suit l' ordre de sa propre eèvolution existentielle. Quant aux reégles de l' amitieè, Augustin pense contre Ciceèron qu' il faut aimer ses amis au moins autant que soimeême (Lael., 56 / Sol. 1, 8). Tous deux voient aé la base de l' amitieè be-
neuolentia et caritas, et rejettent l' ideèe de la fonder sur l' inteèreêt ou l' utiliteè. Les services rendus ne peuvent suffire aé faire na|être l' amitieè, mais Augustin y ajoute l' ideèe qu' il y a meême laé un risque de superbia pour le bienfaiteur ; or la superbia est pour Augustin le peècheè irreèmissible entre tous, et la diffeèrence doit donc eêtre combleèe par l' ardor caritatis (De epist. I Ioh., 8, 5). Augustin est eègalement sensible au risque de caduciteè d' une amitieè fondeèe sur le contact physique reèpeèteè. Tous deux font deèriver l' amitieè de l' amour, mais cet amour reèsulte, pour l' un, de la nature, pour l' autre, de Dieu, qui transforme la dyade initiale en triade. La mort pour tous deux deèlivre des maux de la vie (Lael., 1014 ; Aug. Ciu. Dei, 19, 8), mais pour Augustin elle permet d' entretenir, avec l' ami perdu, un rapport privileègieè car immuable ; cf. Conf., 4, 4, 8 : Ille abreptus dementiae meae, ut apud te seruaretur consolationi meae. Quant au probleéme de la suêreteè de l' amitieè, qui s' eèprouve dans les difficulteès selon Ciceèron (Lael., 64, qui cite Ennius, Amicus certus in re
incerta cernitur), Augustin se demande s' il faut donc souhaiter des ennuis pour eêtre suêr de ses amis º or on ne s' y exposera pas si l' on n' a pas confiance en eux, dit-il, ce qui deèmontre que la confiance est premieére pour ce fideèiste convaincu (De fide rerum inuisibilium, 3-4). On voit en tout cas que la casuistique, sur l' amitieè, n' eètait pas morte avec le paganisme ! Pour conclure, je pourrais pasticher Laelius aé la fin de son exposeè :
Haec habui de amicitia quae dicerem. Il y aurait en fait beaucoup aé dire encore, mais je renvoie les curieux aé la bibliographie, aé laquelle s' ajoute, pour l' amitieè chreètienne, l' Ýuvre de Paulin de Nole autour de 400, la e
16 Collatio (Confeèrence) de Jean Cassien, au
v
e
sieécle, et le superbe
traiteè De spirituali amicitia d' Aelred de Rievaulx, au
xii
e
sieécle : car la
latiniteè ne s' arreête pas aé Ciceèron, comme le savent bien les neèo-latinistes, pour lesquels je n' ai qu' amitieè et gratitude.
breé ves remarques sur l' amitieè chreè tienne
119
BIBLIOGRAPHIE Blaise, A., Le vocabulaire latin des principaux theémes liturgiques, Turnhout, 1966. Dugas, L., L' amitieè antique, Paris, 1894 (reèeèd. 1914). Fabre, P., Saint Paulin de Nole et l' amitieè chreètienne, Paris, 1949. Fu«rst, A., Streit unter Freunden. Ideal und Realita«t in der Freundschaftslehre der Antike, Stuttgart-Leipzig, 1996.
Hadot, I., article û Amicitia ý, in Augustinus-Lexicon, 1, 1986, col. 287-293. Mac Namara, M. A., L' amitieè chez saint Augustin, Paris, trad. franc°., 1961. Pizzolato, L. F., L' idea di amicizia nel mondo antico classico e cristiano, Torino, 1993. Treu, K., article û Freundschaft ý, in Reallexikon fu«r Antike und Christentum, 8, Stuttgart, 1972, col. 418-434. Vansteenberghe, G., article û Amitieè ý, in Dictionnaire de Spiritualiteè, 1, Paris, 1937, col. 500-529.
L AT I N I TAT E S
Joe« lle Soler
 ECRITURE DU VOYAGE ET PRATIQUE  DANS L' ANTIQUITE  DE L' AMITIE LATINE TARDIVE : RUTILIUS NAMATIANUS ET PAULIN DE NOLE
e
e
La fin du iv sieécle et le deèbut du v sieécle apreés J.-C. voient le christianisme triompher et na|être une û reèaction ý ou une û
reèsistance ý des
derniers pa|ëens, aristocrates lettreès, hauts fonctionnaires pour la plupart, profondeèment attacheès aé la religion et aé la culture traditionnelles et deèfendant le respect du
mos maiorum
. Conscients d' eêtre le dernier
bastion de lutte contre la nouvelle religion, ils s' insurgent contre la fac°on
dont elle
les deèposseéde de
la culture
et des
reèfeèrences
qu' ils
croyaient exclusivement leurs. Dans cette û citadelle des lettres ý se joue un conflit constant qui influence en profondeur les donneèes de 1
l' heèritage dont ces hommes s' imaginent eêtre les seuls deèpositaires . La conception et la pratique de l'
amicitia
sont l' un de ces sujets poleè-
miques, sujet d' autant plus important qu' aé travers lui, c' est la question du lien unissant les hommes entre eux et du fondement de la socieèteè qui est deèbattue. En reprenant cette question, nous voudrions redonner toute sa por teèe poleèmique aé un texte de cette eèpoque, un poeéme de voyage eècrit sans doute en 417 par un aristocrate gaulois, Rutilius Namatianus, ancien Preèfet de Rome, contraint de retourner dans sa patrie deèvasteèe par les invasions. La critique, eètonneèe du nombre d' eèloges consacreès par le poeéte aé ses amis, a souvent vu laé le signe d' une composition relaêcheèe et digressive. Il nous semble au contraire que la ceèleèbration de l' amitieè par Rutilius, tout en reèveèlant les conceptions propres aé son milieu et aé son eèpoque, est loin de constituer un eècart dans cet itineèraire aé la premieére personne. Le projet meême du texte est intimement
1
P. Chuvin,
Chronique des derniers pa|ëens
, Paris, 1990.
121
122
joe« lle soler
lieè aé la pratique de l' amicitia. La comparaison avec un auteur chreètien contemporain, Paulin de Nole, qui convertit dans certains de ses poeémes les rapports litteèraires unissant traditionnellement le voyage et l' amitieè, nous permettra de mieux cerner la teneur ideèologique et les implications poeètiques de ce deèbat. Le De reditu suo de Rutilius Namatianus est ponctueè par les eèloges de ses pairs et de ses amis, passages dont l' analyse reèveéle qu' ils teèmoignent de conceptions de l' amitieè caracteèristiques de cette eèpoque et de 2
é travers ces eèloges, c' est toute une socieèteè qui nous est ce milieu . A deèpeinte, socieèteè eèlitiste profondeèment attacheèe aé Rome, aé sa culture et aé sa religion traditionnelles : un groupe de hauts fonctionnaires lettreès lieès au pouvoir, semblable aux cercles gravitant autour d' Au3
sone ou de Symmaque . Les seèparations au deèpart de Rome ou les retrouvailles en cours de route sont autant d' occasions d' inseèrer dans la trame de l' itineèraire l' eèloge d' un ami. Tout d' abord, sur le chemin de Portus Augusti, Rutilius est escorteè par ses amis (I, 165 : comitantur amici), qui finissent par rebrousser chemin, sauf Rufius Volusianus, que le poeéte ceèleébre en ces termes (I, 167-178) : Bientoêt les autres rentrent aé Rome, mais aé mes pas s' attache Rufius, gloire vivante de son peére Albinus, Rufius, dont le nom remonte aé l' antique souche de Volusus, et qui rappelle les rois rutules, au teè moignage de Virgile. Son eèloquence lui a valu la charge de questeur du palais ; aé la fleur de l' aêge il a eèteè jugeè digne de parler au nom de l' empereur. Auparavant, encore jeune homme, il avait comme proconsul gouverneè les Carthaginois : il inspira aux Tyriens aé la fois crainte et amour. L' imitation zeèleèe de son peére lui a promis l' honneur supreême des faisceaux : s' il est permis de croire en ses meè rites, il sera consul. Malgreè lui, en deèpit de ma tristesse, je l' ai enfin forceè aé revenir sur ses 4
pas ; nos corps sont seèpareès, mais une meême penseèe nous unit .
2
L. Pizzolato, L' idea di amicizia nel mondo antico classico e cristiano, Turin, 1993, p. 204-
213.
3
N. K. Chadwick, Poetry and Letters in Early Christian Gaul, Londres, 1955 ; H. Sivan,
Ausonius of Bordeaux. Genesis of a Gallic Aristocracy, Londres, 1993 ; P. Bruggisser, Symmaque ou le rituel de l' amitieè litteèraire, Fribourg, 1993 ; aé propos des personnages dont parle Rutilius (prosopographie) : L. Alfonsi, û Significato politico e valore poetico nel De Reditu di Rutilio Namaziano ý, Studi Romani, 3, 1955, p. 125-139 ; E. Doblhofer, De reditu suo sive Iter Gallicum, Heidelberg, 1977.
4
Iamque aliis Romam redeuntibus haeret eunti / Rufius, Albini gloria uiua patris, / Qui Volusi
antiquo deriuat stemmate nomen, / Et reges Rutulos teste Marone refert. / Huius facundae commissa palatia linguae : / Primaeuus meruit principis ore loqui. / Rexerat ante puer populos pro consule Poenos : / Aequalis Tyriis terror amorque fuit. / Sedula promisit summos imitatio fasces : / Si fas est meritis fidere, consul erit. / Inuitum tristis tandem remeare coegi ; / Corpore diuisos mens tamen una
eè criture du voyage et pratique de l' amitieè dans l' antiquiteè
123
Puis commence le voyage proprement dit : Rutilius preèfeére la voie maritime et avance le long de la coête ligure, deècrivant selon le mode du peèriple, eètape par eètape, ses points remarquables ou les manÝuvres é de l' eèquipage. A Populonia, la nouvelle lui parvient que le meême Rufius Volusianus a eèteè deèsigneè Preèfet de la Ville, charge prestigieuse que Rutilius a lui-meême exerceèe en 413-414 (I, 415-428) : Ici nous apprenons que la preèfecture de la Ville sacreèe a eèteè confieèe, mon doux ami, aé tes meèrites. Je souhaiterais enchaêsser ton vrai nom dans mon poeéme, mais il est certains pieds que refuse le meé tre inflexible. Sous ton surnom, du moins, tu voyageras, porteè par mon vers, treés cher Rufius ; sous ce surnom, plus haut, ma page te chante. Qu' un jour de feête, dont mes Peènates furent autrefois jugeèes dignes, couronne le montant de ta porte en l' honneur de mes vÝux propices. Que des branches vertes parent notre joie commune : on a promu une grande partie de moi-meême. Voilaé plutoêt, voilaé comment je dois aimer que mon pouvoir se redouble : je jouis aé nouveau de ma charge 5
en la personne de celui que j' avais preèfeèreè .
Plus loin encore, dans la reègion de Volaterra, alors qu' une tempeête se deècha|êne, Rutilius trouve refuge dans la villa d' Albinus, un autre ami treés cher qui a lui aussi eèteè Preèfet de Rome apreés lui (I, 466-474) : La villa toute proche de mon cher Albinus nous ouvrit ses portes. Mon cher Albinus, en effet, lui que Rome fit mon successeur en mes fonctions, et en qui se continueérent les pouvoirs attacheès aé ma toge. Il compensa par ses meèrites les anneèes qu' il n' avait pas attendu d' avoir ; par la fleur de son aêge, c' est un enfant, par sa prudence reè fleèchie un vieil homme. Un respect mutuel unit nos caracteé res dans une entente fraternelle et notre sympathie s' accrut de notre amitieè reèciproque. Il preèfeèra, alors qu' il pouvait remporter la victoire, me laisser les reê nes ; 6
mais l' amour de son preèdeècesseur l' a fait plus grand .
tenet (nous renvoyons aé l' eèdition franc°aise de Rutilius Namatianus, Sur son retour, texte eètabli et traduit par E. Wolff, et S. Lancel, en collaboration avec J. Soler pour l' intro duction, Paris, 2007).
5 Hic praefecturam sacrae cognoscimus Vrbis / Delatam meritis, dulcis amice, tuis. / Optarem uerum complecti carmine nomen, / Sed quosdam refugit regula dura pedes. / Cognomen uersu ueheris, carissime Rufi ; / Illo te dudum pagina nostra canit. / Festa dies pridemque meos dignata Penates / Poste coronato uota secunda colat. / Exornent uirides communia gaudia rami : / Prouecta est animae portio magna meae. / Sic mihi, sic potius placeat geminata potestas : / Per quem malueram rursus honore fruor.
6 Albini patuit proxima uilla mei. / Namque meus, quem Roma meo subiunxit honori, / per
quem iura meae continuata togae, / Non expectatos pensauit laudibus annos, / Vitae flore puer, sed grauitate senex. / Mutua germanos iunxit reuerentia mores / Et fauor alternis creuit amicitiis. / Praetulit ille meas, cum uincere posset, habenas ; / At decessoris maior amore fuit.
123
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Chez Albinus, Victorinus, originaire de Gaule comme Rutilius, vient leur rendre visite (I, 491-510) : Oh ! comme il est freèquent que des maux naisse une source de biens ! Une ameére tempeête entra|êna un doux retard. Car Victorinus, qui, dans mon esprit, occupe une treés grande place, en me rejoignant, mit le comble aé mes vÝux et aux siens. La prise de Toulouse l' obligea aé s' eètablir, en exil, sur les champs de Tuscie et aé honorer des lares eètrangers. Mais sa sagesse n' a pas seulement brilleè dans l' adversiteè ; il avait porteè du meême cÝur un sort plus favorable. Ses vertus ont eu pour teè moin l' Oceèan, pour teèmoin Thuleè et toute la campagne que laboure le farouche Breton, laé oué, vicaire du preèfet, il exerc°a son pouvoir avec modeèration,
s' assurant
aé
jamais
le
fruit
d' une
immense
affection.
Certes, cette reègion-laé est retireèe aux extreèmiteès du monde, mais il la gouverna comme si elle se trouvait au centre du monde. Plus grande est la gloire d' avoir voulu plaire chez des peuples oué la honte serait moindre d' avoir deèplu. Attacheè nagueére aé la cour sacreèe comme illustre comte, il deèdaigna un rang supreême par amour de la campagne. Je le serrai dans mes bras, trompant les vents contraires par le senti 7
ment que j' avais de jouir, deè jaé un peu, de ma patrie .
Parvenu aé Villa Triturrita, Rutilius est frappeè d' admiration devant le port voisin, et, malgreè les vents favorables, deècide de faire un deètour pour aller rendre visite aé son ami Protadius (I, 543-558) : Si l' on veut le reconna|être aé des signes certains, on doit chercher avec les yeux du cÝur l' image de la vertu. Un tableau ne produira pas une peinture plus ressemblante que la figure qui reè sulte de la somme de ses meèrites. Sur son ferme visage brillent une sagesse remarquable de loin, ainsi qu' un admirable air de justice. Peut -eêtre serait-il moindre, l' eèloge deècerneè par la Gaule aé son citoyen ; mais Rome peut rendre teèmoignage de son ancien preèfet. L' Ombrie a remplaceè le seèjour de ses peéres par un humble seèjour : mais sa vertu a rendu ses deux sorts eègaux. Son esprit invincible de heèros regarde comme grand ce qui est petit : et les grandeurs eètaient aé son avis de petites choses. Un sol herbeux tenait dans ses limites exigue«s ceux qui reègnaient sur les rois, et
7 O quam saepe malis generatur origo bonorum ! / Tempestas dulcem fecit amara moram. / Victorinus enim nostrae pars maxima mentis / Congressu expleuit mutua uota suo. / Errantem Tuscis considere compulit agris / Et colere externos capta Tolosa lares. / Nec tantum duris nituit sapientia rebus ; / Pectore non alio prosperiora tulit. / Conscius Oceanus uirtutum, conscia Thyle / Et quaecumque ferox arua Britannus arat, / Qua praefectorum uicibus frenata potestas / Perpetuum magni fÝnus amoris habet. / Extremum pars illa quidem discessit in orbem, / Sed tanquam medio rector in orbe fuit. / Plus palmae est illos inter uoluisse placere / Inter quos minor est displicuisse pudor. / Illustris nuper sacrae comes additus aulae / Contempsit summos ruris amore gradus. / Hunc ego complexus uentorum aduersa fefelli, / Dum uideor patriae iam mihi parte frui.
eè criture du voyage et pratique de l' amitieè dans l' antiquiteè
125
quelques arpents donnaient des Cincinnatus. Ce que je rapporte de la conduite de cet homme n' est pas infeèrieur aé la charrue de Serranus ou 8
au foyer de Fabricius .
Dans ces diffeèrents passages, des traits communs se deègagent et permettent de cerner comment un aristocrate pa|ëen de cette eèpoque concevait et pratiquait l' amicitia. Beaucoup de ces traits sont conformes aé la deèfinition et aé la pratique classiques de l' amitieè romaine. Il s' agit d' une amitieè entre personnes de meême condition sociale, des aristocrates qui ont rec°u, semble-t-il, la meême eèducation et qui 9
sont attacheès aé l' ideèal catonien du uir bonus dicendi peritus . L' eèloquence est treés priseèe, elle est meême le moyen d' obtenir des charges importantes, comme le montre l' exemple d' Ausone, preècepteur de Gratien, qui obtient des charges de plus en plus importantes lorsque son eèleéve acceéde au pouvoir. Ce genre d' amitieè relie entre eux des hommes de bien, qui se distinguent
par
leurs
meèrites
et
leur
vertu
morale
10
.
Ces
Viri boni
eèprouvent les uns pour les autres un respect mutuel (I, 471 : mutua
reuerentia), voire de l' admiration, qui inspire toute une rheètorique de l' eèloge
11
.
Tout cela est conforme aé la vulgate ciceèronienne, aé la ceèleébre deèfinition du chapitre 20 du De amicitia : Est enim amicitia nihil aliud nisi om-
nium diuinarum humanarumque rerum cum beneuolentia et caritate consensio. Et plus loin : û c' est la vertu preèciseèment qui creèe l' amitieè et la maintient, et sans vertu, toute amitieè est impossible ý (haec ipsa uirtus amici-
8 Quem qui forte uelit certis cognoscere signis, / Virtutis speciem corde uidente petat. / Nec magis efficiet similem pictura colorem / Quam quae de meritis mixta figura uenit. / Aspicienda procul certo prudentia uultu / Formaque iustitiae suspicienda micat. / Sit fortasse minus, si laudet Gallia ciuem ; / Testis Roma sui praesulis esse potest. / Substituit patriis mediocres Vmbria sedes : / Virtus fortunam fecit utramque parem. / Mens inuicta uiri pro magnis parua tuetur : / Pro paruis animo magna fuere suo. / Exiguus regum rectores cespes habebat / Et Cincinnatos iugera pauca dabant. Haec etiam nobis non inferiora feruntur / Vomere Serrani Fabriciique foco.
9
10
I, 171 : Huius facundae commissa palatia linguae. I, 176
et
416 :
meritis (Rufius) ; I, 497 : sapientia et 499 : uirtutum (Victorinus) :
I, 543-558 : Protadius est l' incarnation de l' ideè e de Vertu, au point que, dans son eèloge, Rutilius utilise l' isotopie de la peinture (Virtutis speciem, de meritis mixta figura, prudentia,
iustitia, uirtus, animo suo).
11
Rutilius multiplie les figures de style pour rehausser l' eè clat de ses compagnons :
I, 167-168 : rejet mettant en relief le cognomen Rufius, I, 174 : antitheése et homeèoteèleutes (terror amorque) ; I, 470 : antitheése qui souligne l' exceptionnelle qualiteè du puer senex ; I, 499-500 : hyperbole suggeèrant les confins septentrionaux de l' oikoumeéne, anaphore de
conscius et personnification des toponymes eèvoquant un cadre heèro|ëque ; I, 503-506 : suite de distiques structureès par des antitheéses : extremum / medio, placere / displicuisse ; 557-558 : usage des exempla historiques
126
joe« lle soler
tiam et gignit et continet nec sine uirtute amicitia esse ullo pacto potest). Chez Rutilius, on retrouve l' ideèe d' un groupe d' amis qui partagent les meêmes convictions politiques, philosophiques et religieuses (attachement au paganisme et au mos maiorum), et mettent en pratique les vertus
cardinales :
modeèration,
justice,
force
d' aême
dans
l' eèpreuve,
deèvouement au bien public. On constate ainsi une certaine stabiliteè dans les usages amicaux et les conceptions qui leur sont attacheèes, ou plutoêt une volonteè de perpeètuer cette pratique ancienne. Conforme
eègalement
aux
conceptions
ciceèroniennes
l' ideèe
que
cette amicitia unit entre eux des hommes qui se ressemblent et se reconnaissent chacun l' un en l' autre
12
. La fusion entre Rutilius et ses
amis est exprimeèe aé diverses reprises
13
. De plus, parmi les amis eèvo-
queès, les deux premiers, Rufius et Albinus, ressemblent aé Rutilius en ce qu' ils sont ou ont eèteè Preèfets de Rome ; les deux derniers, Victorinus et Protadius, en ce qu' ils sont originaires de Gaule. La similitudo est donc d' une importance cruciale ici. Cette union entre alter ego s' accompagne de calor et d' affectus
14
: on
a le devoir de s' associer aux joies et douleurs d' autrui ; Rutilius partage les joies et les chagrins de ses amis. Il est triste de se seèparer de Rufius (I, 177 : inuitum tristis) ; il se reèjouit d' apprendre que le meême homme est devenu Preèfet de la Ville (I, 425 : communia gaudia) ; il exprime
son
alleègresse
lorsqu' il
retrouve
Victorinus
(I, 491 :
o quam
saepe ²) et le serre dans ses bras. Ces deux derniers aspects de l' amitieè, si l' on songe qu' ils sont eèvoqueès dans le cadre d' un itineèraire poeètique, rappellent Horace et son ceèleébre voyage aé Brindes (Sat., I, 5). On sait que cette pieéce faisait partie de l' ensemble qui, dans le recueil des Satires, ceèleébre l' amitieè, peuteêtre parce qu' Horace cherchait aé reèpondre aé des attaques d' envieux : s' il s' est attireè la protection des plus grands, ce n' est pas en intriguant, ni par ambition politique. Ce que l' on appreècie chez lui, c' est qu' il sacrifie tout aé l' amitieè
15
; le reècit de voyage est l' occasion pour lui de
se montrer en compagnie de ses amis les plus chers. Les arriveèes et les
12
Ciceèron, De amicitia, 80 : le veèritable ami qui est un û autre soi-meême ý (alter idem) ;
81 : l' homme û s' aime lui-meême tout autant qu' il recherche un autre homme pour meê ler si bien son aême aé la sienne qu' elles ne font presque plus qu' une aé elles deux ý (et se
ipse diligit et alterum anquirit, cuius animum ita cum suo misceat, ut efficiat paene unum ex duobus).
13
I, 178 : corpore diuisos mens tamen una tenet ; I, 426 : animae portio magna meae ; I, 471 :
germanos mores ; I, 493 : nostrae pars maxima mentis.
14
Cic., De finibus, 1, 67 : nam et laetamur amicorum laetitia aeque atque nostra et pariter dole-
mus angoribus.
15
La deèfense est particulieérement sensible dans la satire 6 du livre I, 45-52.
eè criture du voyage et pratique de l' amitieè dans l' antiquiteè
127
deèparts lui permettent d' exprimer son attachement, sa tristesse aé quitter ses amis, sa joie aé les retrouver, comme en Sat., I, 5, 39-44 : Le jour suivant se leéve, jour agreèable au plus haut point : car aé Sinuessa nous rejoignent Plotius, Varius, Virgile ; la terre n' a pas porteè d' aêmes plus pures, il n' est pas d' homme qui leur soit plus attacheè que moi. Oh ! quels embrassements, quels transports de joie ! Tant que j' aurai mon bon sens, rien ne sera pour moi comparable au charme de l' amitieè
16
.
Et ensuite, au vers 95 : û Dans cette ville, Varius deèsoleè se seèpare de ses amis en pleurs ý (Flentibus hinc Varius discedit maestus amicis). Comme Horace, Rutilius se pla|êt aé insister sur ces joies et tristesses du voyage qui seèpare ou reèunit les amis. Or si l' iter poeètique est bien un petit genre ou un motif de la litteèrature latine
17
, il faut consideèrer cette sa-
tire d' Horace, qui est elle-meême une imitation de la Sat. III de Lucilius
comme
un
modeéle
fondateur,
qui
influence
par
moment
Rutilius. Il n' est donc pas leègitime de juger que ces eèloges d' amis sont des digressions, des eècarts par rapport au theéme principal du voyage
18
. Ce serait projeter sur ces textes anciens des attentes anachro-
niques issues des deèveloppements ulteèrieurs du reècit de voyage. Au contraire, l' iter est intimement lieè, depuis Lucilius et Horace, aé la ceèleèbration de l' amitieè. Mais la comparaison du De reditu et de la Sat. I, 5 d' Horace fait eègalement prendre conscience de la diffeèrence majeure qui existe entre ces deux auteurs aé propos de leur conception de l' amitieè. En effet, Horace, alors que son voyage aé Brindes obeèit en fait aé des motivations politiques seèrieuses et a pour but de reèconcilier Octave et Antoine, en leur
meènageant
une
entrevue
19
,
s' efforce
de
lui donner
l' apparence badine d' une entreprise simplement amicale : aé Terracine, Horace indique seulement que le rheèteur Heèliodore et lui-meême sont
16 Postera lux oritur, multo gratissima ; namque / Plotius et Varius Sinuessae Vergiliusque / occurrunt, animae qualis neque candidiores / terra tulit neque quis me sit deuinctior alter. / O qui complexus et gaudia quanta fuerunt ! / Nil ego contulerim iucundo sanus amico (texte et traduction tireès de la Collection des Universiteès de France).
17
J. Soler, û L' Iter poeètique dans l' Antiquiteè latine : du motif au genre ý, dans De
l' eènonceè viatique aé l' eènonceè poeètique, eèd. S. Linon-Chipon, S. Moussa, V. Magri-Mourgues, Mandelieu, 2002 ; û Le poeéme de Rutilius Namatianus et la tradition du reècit de voyage antique : aé propos du `genre' du De reditu suo ý, Vita Latina, 174 (2006), p. 104-113.
18 Comme le fait F. Paschoud, û Aé quel genre litteraire le poeme de Rutilius Namaè é ¨ tudes Latines, 57 (1979), p. 315-322. tianus appartient-il ? ý, Revue des E 19
Le voyage aé Brindes eut probablement lieu en 37, apreé s un premier rendez-vous
manqueè en 38.
128
joe« lle soler
rejoints par Meèceéne et Cocceèius, û envoyeès tous deux en ambassade pour de grands inteèreêts et accoutumeès aé rapprocher des amis divi20
seès
ý et par Fonteèius Capito, û que nul ne deèpasse dans l' amitieè d' An-
toine ý. Un
autre
qu' Horace
aurait
donc
pu eècrire un poeéme
de
circonstance, ou é il se serait flatteè d' accompagner des personnages importants, dans une mission diplomatique d' envergure. Pour sa part, il preèfeére eèlaborer une autre image de lui-meême, anti-heèro|ëque, et endosser le roêle plus modeste de l' homme distingueè par Meèceéne parce qu' il place l' amitieè au-dessus de tout. C' est loin d' eêtre le cas de Rutilius pour qui la fusion spirituelle entre amis est essentiellement fondeèe sur l' exercice commun du pouvoir. Meême si le poeéte gaulois rencheèrit, pour parler de cette communion
d' aêmes,
sur
la
ceèleébre
formule
d' Horace
(Horace
pour
qui
Virgile, dans l' Ode I, 3, 8 composeèe en l' honneur du deèpart de son ami, est animae dimidium meae), l' amitieè qu' il pratique, contrairement aé Horace, semble eêtre subordonneèe aé l' inteèreêt politique. Plusieurs
traits
reèveélent
donc
une
eèvolution
profonde
dans
la
conception et la pratique tardives de l' amitieè. Cette
interpreètation
û rutilienne ý
de
l' unanimitas
est
fondeèe
sur
l' exercice de fonctions politiques semblables, ce qui montre aé quel point l' individu, au Bas-Empire, s' identifie aé sa charge
21
. C' est parce
que ses amis ont occupeè le meême poste que lui que Rutilius s' imagine eêtre aé leur place. Ainsi, il imagine exercer encore ses preèrogatives de preèfet, aé travers Albinus ou Rufius. Dans les vers 415 aé 428 du De reditu suo, consacreès aé l' eèloge de Rufius, la premieére personne est particulieérement preèsente
22
. Car, souhai-
tant que la porte de Rufius soit couronneèe de guirlandes, Rutilius en profite pour inseèrer le souvenir de sa propre entreèe en charge. Puis il tend, dans son discours, aé s' identifier aé Rufius, afin que son succeés rejaillisse
sur
lui-meême.
Il
parle
d' abord
de
û leur
joie
commune ý
(communia gaudia). S' opeére ensuite une gradation : le voyageur affirme que c' est une û grande partie de son aême ý, et non seulement la û moitieè ý, qui acceéde ce jour-laé aé la preèfecture de Rome ; biento ê t, il semble
20
7 Sat.,
I, 5, 27-29 : Huc uenturus erat Maecenas optimus atque / Cocceius, missi magnis de
rebus uterque / legati, auersos soliti componere amicos.
21 eére
1
Voir aé ce sujet P. Brown, Geneése de l' Antiquiteè tardive, Paris, 1983 (trad. franc°aise, eèd. 1978), p. 65-111 : Le Bas-Empire est en effet une û eèpoque d' ambition ý oué les
potentes ne mettent plus de frein aé leur philotimia. Le modeéle paritaire n' exerce plus cette retenue encore visible sous les Antonins. Les individus s' identifient aé leur charge, aé leur fonction, dans un systeéme treés hieèrarchiseè.
22
optarem, pagina nostra, meos penates, animae meae, mihi, malueram et fruor.
eè criture du voyage et pratique de l' amitieè dans l' antiquiteè
129
que c' est lui, en fait, qui remporte cette victoire : mihi est placeè au deèbut du vers 427. Appara|êt eègalement le theéme du double : geminata
potestas, le pouvoir de Rutilius se renouvelle, en quelque sorte, aé travers son double. L' ami est consideèreè comme un intermeèdiaire (per
quem), qui permet au poeéte de jouir une seconde fois de la charge aé laquelle, de toute eèvidence, il tient tant. De meême, dans les vers 466-474, aé propos d' Albinus, la preèsence de la premieére personne est forte. Ego s' approprie veèritablement la personne d' Albinus : Albini mei, meus, meo honori, meae togae, meas habe-
nas. De nouveau, la succession des deux hommes dans la fonction de preèfet eètablit un lien profond entre eux, qui deèbouche sur une identification, dans le discours du poeéte ; cette relation fusionnelle repose sur le pouvoir que leur a confieè Rome, aé tour de roêle. Comme Rufius, Albinus est un intermeèdiaire : per quem iura [²] continuata. La similitude des expressions est frappante, le theéme du double reècurrent : Rutilius et Albinus sont preèsenteès comme des freéres (germanos mores). Le vers 474 est extreêmement, et sans doute volontairement, ambigu : Albinus est devenu plus grand decessoris amore, û graêce aé l' amour pour son preèdeècesseur ý, ou û graêce aé l' amour de son preèdeècesseur ý. On ne sait s' il s' agit d' un geènitif objectif ou subjectif
23
. Les deux sens coexis-
tent en fait : Rutilius eèvoque un climat agonistique conforme aé la tradition,
mais
s' en
sert
aé
son
avantage,
pour
peèrenniser
sa
propre
digniteè de preèfet. Ainsi, l' amitieè aristocratique, dans l' Antiquiteè tardive, devient un moyen de conserver et de transmettre le pouvoir. C' est non seulement une valeur, mais un moyen de former et de perpeètuer une eèlite politique. Une autre fonction de cette amitieè est eègalement repreèsenteèe dans le De reditu : celle de rassembler, dans l' exercice litteèraire commun des amis, tout ce qui perpeètue le souvenir de l' Antiquiteè. Ces aristocrates sont animeès d' un inteèreêt commun et se sentent investis de la mission de sauvegarder le souvenir de la tradition ancestrale
24
. Ils cherchent
ensemble aé faire revivre les grands hommes du passeè, comme en teèmoignent, dans l' eèloge de Rufius Volusianus, la couleur archa|ëque des noms de peuples (Poeni et Tyrii pour deèsigner les Carthaginois), ainsi que l' insistance sur le fait que le nom de cet ami puise ses sources aux temps originaires de l' eèpopeèe nationale ; ce gouêt antiquaire pour
23
Comme le fait remarquer A. Fo dans son eèdition commenteèe du De reditu, Turin,
1992, p. 105.
24
Par exemple aé travers des travaux d' exeègeése, comme Symmaque, patron d' une
reèvision du corpus livien.
130
joe« lle soler
l' eètymologie des noms propres se satisfait pleinement dans la lecture de Virgile
25
(teste Marone), veèritable bible de ces lettreès de l' antiquiteè
tardive. La polyseèmie de refero
26
(rappeler le souvenir, faire revivre)
suggeére qu' il s' agit non seulement de sauvegarder la meèmoire du passeè mais de la reèactualiser en commun. La meême ideèe repara|êt dans l' eèloge de Protadius : par son choix modeste qui lui a fait preèfeèrer la campagne aé une charge eèleveèe, Protadius ranime l' esprit vieux romain du geèneèral-laboureur (I, 556-558 : exempla de Cincinnatus, Serranus et Fabricius, les deux derniers se trouvant dans la liste virgilienne,
En., VI, 844
27
).
Ces groupes d' amici ont le sentiment d' appartenir aé une eèlite, une caste
28
, construite sur une communauteè d' ideèaux qu' ils jugent forte-
ment menaceès par le triomphe du christianisme. L' amitieè, comme valeur
et
comme
pratique,
est
donc
aussi
pour
eux
un
instrument
d' opposition aé la culture chreètienne. La ceèleèbration de l' amitieè par Rutilius remplit eègalement une fonction poleèmique anti-chreètienne. En effet, il y a, dans le texte, une alternance entre l' eèloge des amis et les invectives lanceèes contre des personnages qui incarnent aux yeux du poeéte l' inversion et la perversion des valeurs ancestrales, et qui sont donc consideèreès par lui comme des ennemis du nomen romanum : les juifs et les moines. Il est deèsormais aé peu preés assureè que ces invectives visent indirectement le christianisme, aé travers la religion dont il est issu ou les formes extreêmes qu' il prend aé cette eèpoque, christianisme que l' on ne peut plus attaquer frontalement depuis qu' il est devenu religion officielle. Or, aé propos des juifs comme aé propos des moines, le grief reècurrent est celui de leur misanthropie et de leur insociabiliteè, trait qui les oppose fortement au reèseau amical ceèleèbreè par Rutilius
29
. Ainsi, peu
avant l' eèloge de Rufius (I, 415-428), le voyageur, aé Faleèrie, s' en prend
25 26 27
¨ neide, XI, 463 : le guerrier Volusus allie d' Enee. Ici Rutilius renvoie aé Virgile, E è è è Remarqueèe par Doblhofer, De reditu suo, vol. II, p. 97. L. Quintus Cincinnatus apprit qu' il eètait deèsigneè dictateur en 458, durant la guerre
contre les Ecques, alors qu' il labourait son champ (Valeé re Maxime, IV, 4, 7 ; Ciceèron,
Cato Maior, 56). Sur Fabricius, Valeére Maxime, IV, 3, 6 et Aulu-Gelle, I, 14, 1.
28
Une autre diffeèrence avec l' amitieè classique provient du fait qu' il n' y a plus vrai -
ment de distinction majeure entre les membres de la famille et les amis. Les meê mes traits caracteèristiques se retrouvent dans le De reditu aé propos de ses parents Exupeèrantius (I, 213-216) et Palladius (I, 209), et de son peé re Lachanius (I, 575-596). Tous ces hommes partagent les meêmes valeurs et se sentent investis de la meême mission conservatrice.
29
J. Soler, û Le sauvage dans le De reditu de Rutilius Namatianus : un non-lieu ý, dans
Les espaces du sauvage dans le monde antique, eèd. M.-C. Charpentier, Besanc°on, 2004, p. 223-234.
eè criture du voyage et pratique de l' amitieè dans l' antiquiteè
131
aé un aubergiste juif qui l' a mal rec°u (I, 381-398) : il le juge û plus dur qu' Antiphates ý
(382 :
durior Antiphate),
le
roi
anthropophage
de
l' Odysseèe, qui inverse les lois de l' hospitaliteè en deèvorant ses ho ê tes ; il le traite d' animal dissociale, qui ne partage pas la nourriture civiliseèe en s' interdisant de consommer du porc (384) ; enfin il eèlargit la condamnation en affirmant que les juifs ont tous le cÝur froid (389-390). De meême aé propos des moines : cette fois apreés l' eèloge de Rufius, lorsque Rutilius croise au large de Capraria, il deècha|êne sa coleére contre les moines qui se sont retireès dans cette |êle. Il insiste sur leur solitude (I, 441-442) et les dit plus misanthropes que Belleèrophon puisqu' ils prennent en haine le genre humain (452). Enfin, juste apreés l' eèloge de Victorinus (I, 491-510), au large de Gorgo, le poeéte s' insurge aé nouveau contre les moines et leur genre de vie asocial, d' autant plus vivement que le solitaire en question eè tait un homme de son rang : Laé s' eètait perdu, cadavre vivant, l' un de nos concitoyens. Car il eè tait nagueére des noêtres, jeune homme aux illustres anceêtres, digne d' eux par sa fortune et par son mariage ; pousseè par la folie, il a abandonneè hommes et terres et vit, na|ëf exileè, une retraite honteuse
30
.
Ce personnage est l' antitheése de Victorinus, lui aussi exileè de sa patrie toulousaine, mais pour des raisons politiques. Le jeune homme devenu moine para|êt d' autant plus fou (impulsus furiis) que sa condition de citoyen romain, fortement souligneèe dans le poeéme, le destine aé la vie sociale. Sa retraite honteuse (turpis latebra) est une perversion de l' otium campagnard, conforme au mos maiorum, et pratiqueè justement par Victorinus. Le passage, comme les deux autres blaê mes, fait surgir la dimension poleèmique de la ceèleèbration de l' amicitia par Rutilius : par contraste, le culte de l' amitieè classique fait appara|être sous une lumieére treés crue et volontairement accentueèe ce qui, dans le christianisme, est interpreèteè par ces derniers pa|ëens comme un facteur de dissolution du lien social traditionnel. De fait, l' amitieè est un sujet de controverse entre pa|ëens et chreètiens, aé cette eèpoque : la correspondance entre Ausone et son ancien eèleéve Paulin le montre bien
31
. Paulin, un aristocrate gaulois, comme
Rutilius, riche et de noble naissance, apreés de brillantes eètudes de rheè-
30
I, 519-522 : Perditus hic uiuo funere ciuis erat. / Noster enim nuper iuuenis maioribus am-
plis, / Nec censu inferior coniugioue minor, / Impulsus furiis homines terrasque reliquit / Et turpem latebram credulus exul agit.
31
D. Amherdt, Ausone et Paulin de Nole : correspondance, introduction, texte latin,
traduction et notes, Berne, 2004.
132
joe« lle soler
torique aé Bordeaux et une carrieére politique traditionnelle, deècide avec sa femme de vendre ses terres, de se retirer du monde, comme le jeune moine de l' |êle de Gorgo mentionneè par Rutilius, et de mener une vie asceètique preés du tombeau de saint Feèlix, aé Nole. Cette û seconde conversion ý suscite l' incompreèhension et la deèsapprobation de son entourage, et en particulier de son ma|être Ausone, qui lui reproche, entre autres choses, de neègliger envers lui les devoirs de l' amitieè. Dans la lettre 21 d' Ausone aé Paulin, beaucoup de critiques et de formules font penser aux invectives de Rutilius contre les moines : dans les vers 55-60, Ausone compare la retraite de Paulin en Espagne aé un ensevelissement ; dans les vers 69-72, il compare cet exil misanthrope aux errances de Belleèrophon
32
. Quant aé Paulin, dans le carmen
10, il se deèfend contre ces accusations : il se justifie en particulier, aux vers 156-173, de vivre aé l' eècart, en reècusant la comparaison infamante avec Belleèrophon au profit d' une eèvocation du mode de vie des anciens philosophes voueès aé la reèflexion et aé la contemplation. Dans la lettre 24, Ausone reètorque que les questions religieuses ne l' inteèressent pas et qu' il reproche aé Paulin non pas de s' eêtre converti, mais de neègliger ses anciens amis et les valeurs sociales de l' aristocratie gallo-romaine. Enfin, dans le Carmen 11, dateè de 394, et qui marque, semblet-il, la fin des relations entre les deux hommes, Paulin reèpond aé son professeur que le lien qui l' unit aé lui deèsormais n' est plus seulement celui de l' amicitia, mais celui de la caritas chreètienne : Paulin rend hommage aé la tradition pa|ëenne et aé l' ideèe d' un pacte eèternel scelleè entre les amis. Mais il affirme aussi que cette amitieè est deèpasseèe par l' amitieè chreètienne, qui transcende le temps, les distances (v. 49-56) et meême la mort (v. 57-68). Paulin, tout comme Ambroise avant lui
33
, reèor-
iente la penseèe romaine de l' amitieè dans un sens chreètien et l' inseére dans le cadre geèneèral de la caritas et de la communion des saints : l' amitieè n' est pas une fin en soi, elle est orienteèe vers une fin ultime, l' amour oblatif de Dieu, qui unit les hommes entre eux dans la communion spirituelle aux reèaliteès mystiques. C' est pour cette raison que Paulin peut affirmer : û j' ai changeè ma vie au point de meèriter deèsormais d' appartenir au Christ tout en appartenant aé Ausone ý (Carmen 10, 150-152 : sic mea uerti / consilia, ut sim promeritus Christi fore, dum sum / Ausonii).
32
Le modeéle commun aé Ausone et aé Rutilius est Cic., Tusculanes, III, 63 : aé cause de
leur deètresse morale, certains fuient la compagnie des hommes.
33
L. Pizzolato, L' idea di amicizia, p. 269-276. Ambroise, De officiis, III, 124-138.
eè criture du voyage et pratique de l' amitieè dans l' antiquiteè
133
é la lumieére de ces deèbats, la ceèleèbration de l' amitieè dans le De reA ditu prend plus de relief : le poeéte pa|ëen caricature des aspects de la caritas chreètienne, qui, d' apreés lui, ne peut fonder un lien social aussi valide que celui qui est inheèrent aé la pratique de l' amicitia. Ce qui lui semble tout particulieérement aberrant, c' est que cette tentative de refondation chreètienne du lien entre les hommes est conciliable avec l' isolement et l' eèloignement geèographique. C' est-aé-dire, en poussant l' argument jusqu' au bout, qu' elle ne pose pas comme indispensables la communauteè politique et la citoyenneteè culturelle. D' autre part, la caritas, contrairement aé l' amicitia, a ceci de deècevant, pour un pa|ëen convaincu tel que l' est Rutilius, qu' elle semble deèpourvue de chaleur affective. Si tous les hommes sont freéres dans l' amour du Christ, on peut croire que l' affiniteè eèlective n' est plus au cÝur de la relation
34
.
C' est peut-eêtre pour cette raison que Rutilius parle de la û froideur ý des juifs et des chreètiens, qui ne saurait remplacer la participation amicale aux joies et aux peines, si souvent eèvoqueèe par ailleurs. De plus, le deèbat qui seèpare pa|ëens et chreètiens sur cette question semble eêtre la cause d' un infleèchissement particulier de la conception rutilienne de l' amitieè. Peut-eêtre influenceè malgreè lui par la spiritualisation chreètienne de l' amicitia, ou afin de lui opposer un contre- discours symeètrique mais exclusivement pa|ëen, le poeéte propose une version assez originale de l' unanimitas. On a vu que celle-ci reposait pour beaucoup chez lui sur l' exercice successif des meêmes charges eèleveèes, sur le partage du pouvoir politique. Or, pour Rutilius, l' essence et l' origine de ce pouvoir sont divines ; il provient en effet de Rome, deèesse particulieérement honoreèe dans ces cercles politiques et eèrudits (comme dans le cercle de Symmaque
35
) et par les preèfets pa|ëens, dont
une des preèrogatives eètait de preèsider au dies natalis de la Ville diviniseèe
36
. Rutilius ouvre son poeéme par un long hymne, aé la fois eèloge
de Rome l' eèternelle et prieére prononceèe aé son deèpart. Il fait partie, comme ses amis, de û ceux qui veèneérent Rome ý (I, 3 : Romam uenerantibus) ; comme les autres membres de la Curie, il a part au Genius urbis Romae ou Genius Populi Romani (I, 16
34 35 36
37
). L' expression qu' il emploie aé
L. Pizzolato, ibid., p. 296-319, sur Augustin et l' essence de l' amitieè chreètienne. F. Corsaro, Studi rutiliani, Bologne, 1981, p. 75-78. A. Chastagnol, La preèfecture urbaine aé Rome sous le Bas-Empire, Paris, 1960, p. 138-
141, sur les aspects religieux de cette charge.
37
E. Doblhofer, De reditu suo, p. 26, citant Symmaque, Rel., III, 8 : uarios custodes urbi-
bus cultus mens diuina distribuit : ut animae nascentibus, ita populis fatales genii diuiduntur. Voir aussi Prudence, Contre Symmaque, II, 370-449, oué le poeéte chreètien conteste l' ideèe que puisse exister un genius de Rome.
134
joe« lle soler
propos d' Albinus est donc assez lourde de sens : Albinus est sien car la deèesse Rome lui a fait partager la meême charge que lui (I, 467 : Namque meus, quem Roma meo subiunxit honori). Il semble donc que se forme aé cette eèpoque chez les pa|ëens, en reèponse aé l' eèlaboration theèorique de la caritas christiana, une mystique politique de l' amitieè qui trouverait sa fin dans la communion au Genius Romae, que ces cercles, veèritables confreèries de fideéles
38
, pensent obtenir en exerc°ant tour aé
tour les magistratures traditionnelles. Aussi l' interpreètation de l' amitieè classique par cet aristocrate de l' Antiquiteè tardive reèveélerait-elle moins une mentaliteè propre aé son milieu et aé son eèpoque qu' elle ne laisserait entrevoir une poleèmique et un clivage entre pa|ëens et chreètiens, qui geèneérent, par contestation reèciproque, un renouvellement profond des notions et des pratiques traditionnelles. Mais que devient cette polarisation et quelle est sa porteèe si l' on consideére le poeéme de Rutilius dans le cadre plus speècifiquement litteèraire qui est le sien ? Comment cette revendication d' une amitieè traditionnelle, correspondant aé une reèaction contre la christianisation du lien amical, s' inscrit-elle dans le projet poeètique de Rutilius ? La destination du texte de Rutilius, qui eèclaire eèvidemment ce projet litteèraire, peut eêtre facilement identifieèe : le De reditu a duê eêtre lu lors d' une reèunion conviviale, en Gaule ou aé Rome, devant un cercle d' officiels lettreès partageant les options ideèologiques du voyageur, peut-eêtre celui auquel fait reèfeèrence l' auteur du Querolus
39
, une pieéce
de theèaêtre anonyme leègeérement anteèrieure au poeéme et deèdieèe aé un certain Rutilius, qui pourrait bien eêtre notre auteur, et eècrite pour û les causeries et les banquets ý (fabellis atque mensis). Car la circulation des textes et les lectures communes sont des eèleèments constitutifs de la pratique amicale de cette eèpoque, tourneèe vers la conservation du patrimoine culturel et la veèneèration des auteurs classiques. Le cercle de Symmaque, tel qu' il appara|êt aé travers sa correspondance, est un bon observatoire de ce type de sociabiliteè : l' otium litteèraire entre amis ceèleébre l' heèritage ancestral pour stimuler l' engagement politique. L' eèrudition est une arme dans la conservation du mos maiorum. Comme l' eècrit P. Bruggisser
40
: û La remeèmoration du passeè est orienteèe vers
l' action dans le preèsent, qu' elle modeéle [²] ; elle est une Renaissance
38
L. Pizzolato, L' idea di amicizia, p. 211 : l' amitieè devient une veèritable foi religieuse :
Symmaque, Epist., IV, 40 (amicitiae tuae sacrarium) ; V, 68, 1 ; IX, 149.
39
C. Jacquemard-Le Saos, introduction aé l' eèdition CUF, Paris, 1994, p.
pour des paralleéles textuels entre le Querolus et le De reditu, p. 105-109.
40
Symmaque ou le rituel de l' amitieè, p. 87.
viii - xii
et,
eè criture du voyage et pratique de l' amitieè dans l' antiquiteè
135
[²]. La parole est un moyen privileègieè d' inteègrer les valeurs du passeè dans le preèsent ý. Quel ro ê le le De reditu joue-t-il dans ce rituel amical ? En deèpeignant un
parcours
qui
associe
chaque
lieu
aé
une
donneèe
de
la
culture
romaine (on a pu parler aé son propos de spatialisation du savoir antique
41
), Rutilius conforte des convictions culturelles et religieuses
communes aé ses amici ; il pratique un discours qui reèaffirme l' ancrage de la meèmoire traditionnelle dans l' espace italien. Son poeé me est donc un acte qui reèalise le projet partageè par ces aristocrates pa|ëens de faire rena|être Rome l' eèternelle
42
.
Par ailleurs, l' un des officia propres aé cette pratique amicale, si l' on en croit laé encore Symmaque, est de tenir informeès ses compagnons non seulement de ses preèoccupations publiques et priveèes, de ses productions litteèraires, mais aussi de ses deèplacements : û ou é suis-je, qu' aije fait º l' amitieè, en effet, est particulieérement curieuse de tels sujets º voilaé, si vous le voulez, ce que je vais deèvelopper
43
ý. Tout se passe
comme si l' ami avait besoin de pouvoir toujours situer dans l' espace son ami. Or le dispositif qui informe le poeéme de Rutilius (la liste itineèraire presque exhaustive) semble eêtre le moyen de donner cette satisfaction aux amici qui n' ont pas effectueè le voyage ; le poeéme de Rutilius est moins un reècit de voyage, au sens moderne du terme, que le tableau d' un parcours, eèlaboreè graêce aux ressources plastiques du
langage
et
aé
la
technique
allusive
qui
eèvoque
en
arrieére-plan
d' autres parcours ceèleébres de poeétes ou de heèros. Cette ekphrasis met sous les yeux des lecteurs amis le trajet d' un des leurs : le texte est alors un substitut de l' iter reèel et donne aux amis savants, habitueès aé circuler sur les chemins de leur meèmoire, l' illusion d' accompagner mentalement le voyageur
44
.
En cela, le poeéme de Rutilius fait songer, bien que la situation d' eènonciation
soit
diffeèrente, au
propemtikon, poeéme en l' honneur
d' un personnage qui s' en va : d' apreés l' exemple de Stace (Silves, III, 2) et les preèceptes de Meènandre le rheèteur
45
, les propemptika pou-
vaient comporter un itineèraire du voyageur, afin de rehausser son
41
D. Lassandro, û Descrizione geografica e rievocazione storica nel De reditu suo di
Rutilio Namaziano ý, in Geografia e storiografia nel mondo classico, eèd. Marta Sordi, Milan, 1988, p. 113-123.
42
¨ critures du voyage. Heritages et inventions dans la litterature latine tardive, Paris, J. Soler, E è è
2005, p. 255-305.
43
Symmaque, Epist., VIII, 23, 1 : ubi sim, quid egerim º nam praecipue amicitia rerum
talium curiosa est º si placet, prosequar. 44 J. Soler, E¨critures du voyage, p. 84-89.
45
Meènandre le Rheèteur, 398, 30.
136
joe« lle soler
voyage en eèvoquant une geèographie souvent leègendaire, afin, eègalement, de suivre en imagination l' ami qui s' en va ; ainsi en est -il de Stace, disant aé propos de Meècius Ceèler que son poeéme l' accompagne, puisque lui-meême ne peut le faire en personne
46
: û Mais ma penseèe fi-
deéle ne te quittera jamais et, de loin, j' accompagnerai tes voiles de mes vÝux
47
ý.
Deés lors, le De reditu remplit la fonction deèvolue au motif poeètique de l' itineèraire depuis Lucilius : dans la Satire III, ou é il deècrit un voyage en Sicile, Lucilius en effet s' adresse aé un ami resteè aé Rome et tente de le
faire voyager
en imagination
48
:
û Toi,
tu prendrais
part
aé
ma
gloire, tu aurais partageè mes joies ý (fr. 1) ; û et tu traceras ta route comme
d' habitude
l' arpenteur
fait
pour
un
camp ý
(fr. 2) ;
û et,
comme tu l' as souvent souhaiteè, tu verras le deètroit de Sicile, Messine, les murailles de Regium, puis Lipara et le temple de Diane Facelina
49
ý (fr. 3). Lucilius cherche, par son poeéme, aé fusionner avec son
ami resteè aé Rome, aé annuler la distance qui les a seèpareès, aé retrouver sa place au centre du groupe de ceux qui ne l' ont pas suivi. L' absence des autres, due au voyage, est un manque que l' eècriture de l' itineèraire se propose de combler. [²] Viamque / degrumabis, uti castris mensor facit
olim : le verbe degrumare est formeè sur la racine groma, terme deèsignant un outil d' arpentage, une perche qui, planteèe au milieu du camp, permet de tracer les quatre rues qui y aboutissent. L' ami, tel un gromaticus qui, sur le terrain, organise un camp militaire et conc°oit les directions, les viseèes et les angles, peut se preêter aé pareille construction mentale, en reèeèlaborant intellectuellement le parcours du voyageur. Chez Rutilius aussi, l' itineèraire eècrit comble la distance et constitue un moyen aé part entieére de cette fusion amicale proêneèe dans les eèloges de ses pairs.
46
Lettre prologue du livre III des Silves, vers 12 et suivants : libellus quo [²] Maecium
Celerem [²] quia sequi non poteram, sic prosecutus sum.
47
Stace, Silves, III, 2, 99-100 : Sed pectore fido / numquam abero longisque sequar tua carbasa
votis.
48
C' est du moins l' interpreètation que nous donnons aé ces vers fragmentaires, aé la
suite de F. Charpin, auteur de l' eèdition dans la CUF, Paris, 1978, qui se fonde sur l' em ploi eèpistolaire du futur : ce temps ne signifie pas en effet forceè ment que l' ami va entreprendre reèellement le voyage apreés Lucilius, mais constitue une invitation aé parcourir en imagination la meême route. Cette interpreètation rend bien compte de l' ensemble des trois premiers fragments, elle explique l' emploi de l' irreè el (fr 1) et l' image de l' agrimen-
sor (fr 2).
49
Fr 1 : tu partem laudis caperes, tu gaudia mecum partisses. Fr 2 : uiamque / degrumabis, uti
castris mensor facit olim. Fr 3 : et saepe quod ante / optasti, freta, Messanam, Regina uidebis / moenia, tum Liparas, Facelinae templa Dianae.
eè criture du voyage et pratique de l' amitieè dans l' antiquiteè
137
Mais, en retour, qu' en est-il de la caritas ? Quel effet peut avoir la refondation chreètienne de l' amitieè sur la pratique litteèraire des voyageurs ? Si l' on revient aé Paulin de Nole, on se souvient qu' il cherchait aé
deèmontrer
aé
Ausone
que
l' amitieè
chreètienne
deèpassait
l' amitieè
pa|ëenne en ceci qu' elle abolissait les distances et ne posait comme condition ni la freèquentation reègulieére de l' ami ni un commerce eèpistolaire freèquent. Ausone, au contraire, restait fideéle aux conceptions traditionnelles de l' amicitia et au devoir d' eècrire souvent aé ses amis eèloigneès, reprochant aé Paulin sa froideur et sa neègligence : û c' est l' affection elle-meême qui du moins rapprocherait les lieux et comblerait les distances par un eèchange de paroles
50
ý. Les lettres, l' eèchange de
textes sont des liens qui unissent les amis et sont neècessaires aé l' entretien de la relation. Aussi Ausone se met-il, dans la suite de la lettre, aé eèvoquer l' itineèraire que suivrait une lettre de Paulin pour lui parvenir, ou le trajet que son ancien disciple parcourrait lui-meême s' il revenait aé Bordeaux un jour (vers 101-123). Pour lui, l' eècriture de l' iter est toujours un moyen d' accompagner en penseèe l' ami. Mais pour Paulin en revanche, les choses ont changeè. La chariteè dans le Christ transcende les distances : û Quand bien meême je serais seèpareè de toi par tout un monde ou toute une vie, dans mon cÝur jamais je ne vivrai loin de toi ý (Carmen 11, 46-47 : Toto licet abstrahar
orbe uel aeuo, / numquam animo diuisus agam). Fondeèe sur l' union des aêmes, elle
n' a
pas
besoin
de
la preèsence
de l' ami :
û par quelque
monde que nous soyons seèpareès, je te conserverai au plus profond de mon cÝur, tu ne seras loin ni de mon visage ni de mes regards, mon cÝur te verra, je t' embrasserai par mon esprit plein d' affection, partout tu me seras preèsent
51
ý.
Cette conviction deètermine la fac°on dont Paulin s' empare de tout ce qui touche aé l' eècriture traditionnelle de l' itineèraire, afin d' en invalider les proceèdures
52
. Ainsi du propemptikon, qu' il compose en 410 en
l' honneur de son amis Niceètas, eèveêque des Daces, venu lui rendre visite aé Nole
53
. Pour des chreètiens tels que Paulin, le deèpart d' un ami
ne peut plus eêtre deèpeint comme un deèchirement, puisque le poeéte et le voyageur demeurent unis dans une meême communion spirituelle. C' est ce qui appara|êt deés le deèbut du poeéme : û Pars-tu deèjaé et nous
50
Ausone, Epist., 24, 69-70 : faceret tamen ipsa propinquos cura locos, mediis iungens distan-
tia uerbis.
51
Paulin de Nole, Carmen 11, 52-56 : discernar orbe quolibet / nec ab orbe longe nec remotum
lumine / tenebo fibris insitum, / uidebo corde, mente complectar pia / ubique praesentem mihi. 52 J. Soler, E¨critures du voyage, p. 332-340.
53
R. Kirstein, Paulinus Nolanus, Carmen 17, Baêle, 2000.
138
joe« lle soler
quittes-tu en haête ? Cependant, ce n' est que de la distance que tu mets entre nous, nous serons toujours avec toi, l' esprit lieè aé jamais au tien. T' en vas-tu deèjaé, aé l' appel lointain de la terre que tu habites ? Mais tu restes aussi ici, saint Niceètas, puisque nous te gardons dans notre cÝur meême lorsque tu seras parti. Va et souviens-toi de nous et reste en t' en allant, preèsent par l' esprit
54
ý. Un peu plus loin, Paulin explique
le principe de cette communion. Le voyageur chreètien reste preés du poeéte parce que tous deux sont unis dans un meême amour de Dieu, une meême caritas : û Ainsi, je tiens pour toujours ton cher cÝur eètroitement embrasseè par le lien de la foi, et partout oué tu iras, je t' accompagnerai et te suivrai en esprit. L' amour du Christ, largement reèpandu du ciel, t' attache aé moi, au dedans de moi, en sorte que, meême dans la seèparation, eèloigneès, nous ne serons pas enleveès l' un aé l' autre
55
ý Paulin met en relief ce paradoxe chreètien : l' eèloignement
geèographique est annuleè par la preèsence spirituelle : û Bienheureux Niceètas, tu dois partir maintenant, pourtant, meême en t' en allant, reviens ici aupreés de moi en esprit ; tu resteras avec moi, meême lorsque tu auras rejoint ta citeè natale rend-elle
tieè
caduque
la
56
ý. Ainsi, la finaliteè chreètienne de l' ami-
fonction
compensatrice
de
l' eècriture
du
voyage dans la mesure ou é cette conception deèsincarneèe du lien entre fideéles
o ê te
toute
pertinence
aé
l' ideèe
d' un
vide
aé
combler
par
le
discours. Deés lors, le motif de l' itineèraire, treés deèveloppeè chez Stace
57
, est aé
peine esquisseè par Paulin, qui cite treés brieévement, de manieére impreècise et dans le deèsordre
54
58
les principales eètapes du voyage de Niceètas :
Paulin de Nole, Carm., XVII, 1-12 : Iamne abis et nos properans relinquis / quos tamen
sola regione linquis / semper adnexa sine fine tecum / mente futuros ? / iamne discedis reuocante lon ge / quam colis terra ? sed et hic resistis, / sancte Niceta, quoniam et profectum / corde tenemus. / i
memor
nostri
remaneque
uadens / spiritu praesens (nous nous inspirons de la traduction
anglaise et des notes de P. G. Walsh, The poems of St Paulinus of Nola, New York, 1975).
55
Ibid., 285-292 : Vnde complexi sine fine carum / pectus haeremus laqueo fideli, / quaque con-
tendas comites erimus / mente sequaci. / caritas Christi bene fusa caelo / cordibus nostris ita nectit in tus, / ut nec abiuncto procul auferamur / orbe remoti.
56
Ibid., 317-320 : nunc abi felix, tamen et recedens / semper huc ad nos animo recurre, / esto
nobiscum, licet ad paternam / ueneris urbem.
57 58
Silves, III, 2, 85-87 et 101-126. ¨ pire, mer E ¨ gee, Thessalonique, L' ordre de la progression geèographique est : E è
Daces. Aux vers 193-194, Paulin cite aussi Philippes et Tomi, qui seraient un deè tour sur la route de Niceètas. Voir H. Sivan, û Nicetas' (of Remesiana) Mission and Stilicho' s Illy ¨ turican Ambition : Notes on Paulinus of Nola Carmen XVII (Propemptikon) ý, Revue d' E des Augustiniennes, 41 (1995), p. 79-90 : la route directe jusqu' aux Daces passe seulement par Thessalonique et Scupi pour aboutir aé Neèmeèsiana. La question est de savoir deés lors s' il ne s' agit laé que d' un voyage poeètique, qui brouille l' ordre de succession reèel des lieux, ou si l' eèveêque eètait investi d' une mission, combinaison d' inteè reêts religieux et
eè criture du voyage et pratique de l' amitieè dans l' antiquiteè
139
û Tu iras au loin jusqu' aux Daces du Nord, tu iras, pour eêtre vu des ¨ pires, et par les flots houleux de l' E ¨ gee tu entreras a Thessalodeux E è é nique
59
ý. Il met surtout en relief de manieére hyperbolique l' eèloigne-
ment de la destination, par l' adjectif Arctoos, usant d' une theèmatique missionnaire
inspireèe
des
Actes des Apoêtres (I, 8) : Niceètas porte le
Christ jusqu' aux confins du monde. La conversion asceètique de Paulin se prolonge dans son projet poeètique : nul besoin d' accompagner par les mots et la description savante d' un parcours l' ami voyageur ; nul besoin de combler, par l' eècriture, une distance geèographique qui ne seèpare plus des aêmes unies dans la communion chreètienne ; la poeèsie devient alors oraison : c' est la prieére qui abolit l' espace intermeèdiaire et engendre les veèritables retrouvailles. Ainsi donc, les deux niveaux d' analyse se rejoignent : l' analyse theè matique du poeéme de Rutilius permet de mieux saisir la conception de l' amicitia chez les aristocrates pa|ëens de l' Antiquiteè tardive et par laé meême de reconstituer le cadre pragmatique dans lequel le texte prend tout son sens. Sous cet angle, l' itineèraire appara|êt comme une structure, au sens propre du terme : un intermeèdiaire entre une forme discursive et des pratiques sociales. En effet, d' une part, la liste qui sert de base aé la description du parcours constitue un systeéme qui fait sens en combinant des eèleèments deèjaé existant dans la tradition litteèraire anteèrieure ; mais, d' autre part aussi, la liste itineèraire est un veèritable dispositif
inteègreè
aé
une
pratique
sociale
particulieére :
l' amitieè
et son
exigence d' unanimitas. On imagine que de la lecture d' un tel poeéme reèsulte l' actualisation d' un ideèal commun motivant ces relations entre individus, celui d' une fusion amicale geèneèrant le deèsir de pouvoir toujours situer l' ami sur une carte mentale baliseèe par un savoir partageè. En outre, ce dispositif prend place dans une poleèmique qui oppose pa|ëens et chreètiens sur la question de ce que doivent eêtre l' amitieè et, plus profondeèment, les liens entre les hommes. Le rejet actif de cette structure par Paulin de Nole est ainsi en lui-meême treés significatif. Pour les chreètiens, l' eècriture du voyage ne s' inseére plus dans la meême
d' ambitions seèculieéres, qui visait aé eètendre la paix romaine graêce au christianisme. La visite de Tomi, foyer de chreètienteè latinophile dans cette reègion oué les Goths d' Alaric sont preèsents, serait strateègique. Selon nous, le deèsordre dans lequel Paulin preèsente les toponymes reèveéle avant tout son dessein d' enfreindre les codes de l' iter, en un acte qui illustre bien sa conception de l' amitieè chreètienne. Il reste qu' il a peut-eêtre choisi de mentionner des villes strateègiquement importantes, pour exalter l' action de Niceètas.
59
Paulin de Nole, Carm., XVII, 16-20 : ibis Arctoos procul usque Dacos, / ibis Epiro
gemina uidendus, / et per Aegeos penetrabis aestus / Thessalonicen.
140
joe« lle soler
eèconomie de l' amitieè et ses fonctions seront tout autres : il s' agira par exemple de partager une expeèrience du peélerinage avec ses correspondants rence
60
ou d' eèlaborer un reèseau de lieux sacreès en inscrivant la reèfeè-
chreètienne
d' eècrire
son
dans
voyage
le
territoire
sera
61
,
fortement
Dans
tous
deètermineè
les par
cas,
le
projet
l' ideèe
d' une
communion spirituelle entre les hommes, ou, dans les lieux saints, entre les vivants et les morts.
BIBLIOGRAPHIE
Amherdt, D., Ausone et Paulin de Nole : correspondance, introduction, texte latin, traduction et notes, Berne, 2004. Bruggisser, P., Symmaque ou le rituel de l' amitieè litteèraire, Fribourg, 1993 Chuvin, P., Chronique des derniers pa|ëens, Paris, 1990. Pizzolato, L., L' idea di amicizia nel mondo antico classico e cristiano, Turin, 1993.
60
¨ critures du voyage, p. 385¨ gerie, Journal de voyage (Itineraire), Paris, 1997 ; J. Soler, E E è è
396.
61
Prudence, Peristephanon, IX, XI et XII ; J. Soler, û Religion et reècit de voyage. Le
¨ tudes Peristephanon de Prudence et le De reditu suo de Rutilius Namatianus û, Revue d' E Augustiniennes, 51, 2005, p. 297-326.
L AT I N I TAT E S
Marie-Dominique
Couzinet
LA VRAIE JUSTICE NATURELLE : Â CHEZ JEAN BODIN NOTES SUR L' AMITIE
Dans
l' Ýuvre de Jean Bodin (1529/30-1596), l' amitieè se trouve aé la
croiseèe de plusieurs questions : le rapport de Bodin aé Ciceèron et aé la tradition platonicienne, et sa deèfinition de la justice. Pourtant, la notion a eèteè treés peu eètudieèe, si ce n' est aé propos du statut amical des convives du Colloquium heptaplomeres ou du rapport entre amitieè et di1
vergences sur la religion dans la Lettre aé Jan Bautru des Matras , et en tout cas jamais pour elle-meême. Et pourtant, le terme d' amitieè est bien preèsent chez Bodin, en franc°ais comme en latin, puisqu' il eècrit dans les deux langues et se traduit lui-meême de l' une aé l' autre. Mais il est souvent eèclipseè par des termes proches, voire synonymes, comme û amour ý, û concorde ý ou û harmonie ý, qui ont eu tendance aé dissimuler sa preèsence et son itineèraire propre qui est celui d' une discussion de Bodin, dans la ligneèe de Platon, avec Aristote et surtout avec Ciceèron. Cette discussion conduit notre auteur aé formuler une theèorie de l' amitieè qui a une fonction deècisive dans sa deèfinition de la physique, de l' eèthique et de la politique, irreèductible, semble-t-il, aé sa repreèsentation de l' û amour ý, de la û concorde ý et de l' û harmonie ý. J' ai proceèdeè, pour cette mise au point, aé une recherche des occurrences du terme d' amitieè ou d' amicitia, en rapport avec des termes proches : amour, concorde, harmonie, dans quelques ouvrages de Bo din (essentiellement la Reèpublique, le Paradoxon, le Colloquium heptaplo2
meres et la û Lettre aé Jan Bautru des Matras ý) .
1
G. Gawlick, û Ciceros Bedeutung fu« r Bodin ý, in Bodinus polymeres. Neue Studien zu
Jean Bodins Spa«twerk, actes de la journeèe d' eètudes de la Herzog August Bibliothek, eèd. R. Ha«fner, Wiesbaden, 1996, p. 9-22 ; A. Suggi, Sovranitaé e armonia : la tolleranza religiosa nel Colloquium heptaplomeres di Jean Bodin, Rome, 2005, p. 368-377 ; 410-420.
2
J. Bodin, Les Six livres de la Reèpublique (1593), Paris, 1986, 6 vol. ; Paradoxon, quod nec
virtus ulla in mediocritate nec summum hominis bonum in virtutis actione consistere possit, Paris, 1596 ; Le Paradoxe de Jean Bodin Angevin qu' il n' y a pas une seule vertu en meèdiocriteè, ny au
141
142
marie-dominique couzinet
Amitieè et souverain bien de l ' homme et de la Reè publique C' est dans le Paradoxon quod nec virtus ulla in mediocritate nec summum
hominis bonum in virtutis actione consistere possit (1596), traduit en franc°ais par Bodin lui-meême sous le titre de : û Paradoxe de Jean Bodin Angevin, qu' il n' y a pas une seule vertu en meèdiocriteè ni au milieu de deux vices ý (1598), que celui-ci deèfinit le souverain bien de l' homme comme jouissance de Dieu, dans les termes d' une amitieè entre ineègaux. Une telle amitieè entre les termes les plus extreêmes : la creèature et le creèateur, le fini et l' infini, le corporel et l' incorporel, se reèveéle un instrument preècieux pour comprendre la manieére dont Bodin pense l' ordre hieèrarchique, aussi bien naturel que politique. La question de savoir comment on peut aimer Dieu est poseèe par le Fils sous la forme suivante : comment, nous qui sommes des eê tres finis, pouvons-nous aimer un eêtre infini ?, en reèfeèrence aé la theèorie
¨ thique a Nicomaque : aristoteèlicienne de l' amitieè dans l' E é
Fils : Vous dites que le parfait devoir de l' homme est d' aimer et haut louer Dieu d' une ardente affection, et d' avoir toute sa fiance en lui : mais comment est-il possible d' aimer si ardemment ce qui est infini
¨ thique a Nicomaque, VIII, c. 7, 8 et 11) Nous en essence et puissance ? (E é ne pouvons, dit Aristote, aimer ce qui est infini, car l' amitieè est entre choses eègales : or il n' y a ni raison ni comparaison sortable de ce qui 3
est fini aé une chose infinie .
Le Fils traduit en terme d' incommensurabiliteè entre fini et infini
ix du livre VIII de l' E¨thique aé Nicomaque : û Toutefois si l' un des amis est seèpareè par un intervalle les consideèrations d' Aristote au chapitre
consideèrable, comme par exemple Dieu est eèloigneè de l' homme, il 4
n' y a plus d' amitieè possible ý .
milieu de deux vices, traduit de latin en franc°ois, et augmenteè en plusieurs lieux (Paris, 1598), in J. Bodin, Selected Writings on Philosophy, Religion and Politics, eèd. P. L. Rose, Geneéve, 1980, p. 41-75. Nous avons moderniseè l' orthographe. Colloquium heptaplomeres de rerum
sublimium abditis et arcanis, e codicibus manuscriptis Bibliothecae Academiae Gissensis cum varia lectione describendum, eèd. L. Noack, Schwerin, 1857 ; Colloque entre sept Scavans qui sont de differens sentimens des secrets cachez des choses relevees, eèd. F. Berriot, Geneéve, 1984 ; û Lettre de Bodin aé Jan Bautru des Matras ý, in P. Colomieés, Gallia orientalis (Hagae Comitis, 1665, p. 76-80), repris dans J. Bodin,
Selected Writings, p. 79-81 ; trad. partielle dans
H. Baudrillart, Jean Bodin et son temps : tableau des theèories politiques et des ideèes eèconomiques au
xvi
e
sieécle (Paris, 1853), reèimpression, Aalen, 1964, p. 136-140. Pour la bibliographie
concernant ces ouvrages, je me permets de renvoyer aé M.-D. Couzinet, Bibliographie des
eècrivains franc°ais : Jean Bodin, Paris-Rome, 2001. 3 J. Bodin, Paradoxe, p. 56. 4 Aristote, E¨thique a Nicomaque, trad. J. Tricot, Paris, 1972, VIII, ix , 1159 a, p. 403. é
143
la vraie justice naturelle: l' amitieè chez jean bodin
Le peére, qui est deètenteur de la veèriteè du dialogue, commence par ¨ criture : opposer aé Aristote l' E Peére : Si la raison d' Aristote eètait fondeèe en raison, Dieu qui est treés bon et treés puissant n' aimerait jamais ses creèatures, ains il nous ha|ërait d' autant plus qu' il y a aé dire entre lui et nous (Deuteèronome 6) en toutes sortes : et pour neèant nous serait-il enjoint de plus haut et plus expreés commandement de tous que nous ayons aé l' aimer de tout no5
tre cÝur, puissance et affection .
Dans l' eèdition franc°aise, Bodin indique clairement la reèfeèrence du passage du Deuteèronome citeè (VI, 6), dans lequel Mo|ëse exhorte Israe«l : û Vous aimerez le Seigneur votre Dieu de tout votre cÝur, de 6
toute votre aême et de toutes vos forces ý . Dans une perspective aristoteèlicienne, un tel commandement divin serait soit vain, soit tyrannique (c' est-aé-dire exigeant de nous ce qui nous est impossible)
7
º ce
qui oblige aé conclure aé la fausseteè de la theèorie aristoteèlicienne de l' amitieè, selon laquelle il n' y aurait d' amitieè qu' entre eègaux : Encore est-il plus eètrange qu' Aristote dit que l' amitieè n' est qu' entre ceux qui sont aucunement eègaux, soit qu' il y ait combat de l' hon8
neur, ou de la force, ou de la beauteè, ou du savoir, ou des richesses .
Dans l' eèdition latine, Bodin attaquait encore plus directement Aristote, au nom de la theèorie inverse que nous retrouverons amplement deèveloppeèe dans la
Reèpublique
et selon laquelle û il n' y a pas de plus
grande inimitieè qu' entre eègaux ý. En reèaliteè, Aristote n' exclut pas l' amitieè entre dissemblables, mais il consideére l' amitieè sous sa forme parfaite comme û celle des hommes vertueux et qui sont semblables 9
en vertu ý . é cette conception de la A
philia, Bodin oppose l' eroês platonicien, ou
plus exactement, une interpreètation analogique du reècit de la naissance ¨ ros, expose par Diotime dans le d' E de Platon : ê è
Banquet
Aussi les anciens Poeétes sont bien d' avis contraire, ayant figureè que l' amour fut engendreè de Poros et de Peènia au jardin de Beauteè : c' estaé-dire d' un peére treés riche et d' une meére treés pauvre, qui est Dieu et la nature humaine : car il n' y a rien de plus riche ni de plus beau que Dieu, car toutes les beauteès du monde ne sont que les rayons de sa
5 6 7 8 9
Paradoxe, p. 56.
La Bible, trad. L. I. Le Ma|être de Sacy, Paris, 1990, p. 211. Paradoxe, p. 53 ; Aristote, E¨thique aé Nicomaque 5, I, iv, 1096 b, p. 53.
Deut., VI, 5, dans Voir J. Bodin,
Paradoxe, p. 56. ¨ thique aé Nicomaque, VIII, iv, 1156 b, p. 390. Aristote, E
144
marie-dominique couzinet
beauteè infinie : et n' y a rien de plus nu, plus pauvre, ni plus difforme que la nature humaine, si on vient aé la parangonner aé Dieu : et tout ainsi qu' il n' y a rien plus beau, ni plus aimable que Dieu : aussi n' y a-t-il rien qui plutoêt ravisse et qui plus eètroitement embrasse ceux qui l' aiment, et lui-meême darde les premiers traits et flammes d' amour en nos cÝurs pour nous attirer aé lui
10
.
¨ ros du Banquet est donc pour Bodin la û figure ý de l' amitie L' E ê è entre ineègaux par excellence : Dieu et la nature humaine, oué la reèciprociteè n' exclut pas une ineègaliteè extreême. Il est bien ici question d' amitieè et non d' amour, dans la mesure oué, comme il le preècise dans l' eèdition latine du Paradoxon, quemadmodum amor est unius sic amicitia est amor mutuus
11
.
Cette conception de l' amitieè parfaite comme amour divin º et donc, amitieè entre ineègaux º, se caracteèrise par son caracteére extreême qui fait l' objet de la critique de Bodin aé l' eèthique antique du juste milieu. Sur le modeéle naturel, les vertus doivent eêtre extreêmes, c' estaé-dire, s' exercer aé l' extreême de leur force : P. Combien que la meèdiocriteè n' est aucunement convenable aé la nature : soit pour exemple le feu qui ne chauffe jamais aé demi, mais si fort qu' il bruêle et ne peut imaginer davantage : et le soleil ne luit point aé demi, mais de toute sa puissance, et d' une splendeur si grande qu' elle eètonne un chacun : ainsi voit-on de toutes creèatures, que chacune montre sa proprieèteè de toute sa force : si donc les vertus sont convenables aé la nature, comme elles sont, il faut qu' elles montrent leur force aé l' extreèmiteè, et non point aé demi
12
.
La vertu (virtus) n' est pas ici une qualiteè humaine, ni meême divine ; Bodin la pense sur le modeéle des proprieèteès naturelles que partagent toutes les creèatures. Dans l' eèdition latine, il emploie les termes de vis et facultas indiffeèremment pour l' aême humaine ou la vertu et les eêtres naturels
13
. Pour ce qui est de l' amour divin, il cite de nouveau le
meême passage du Deuteèronome :
10
Paradoxe, p. 56. Je n' ai pas pu identifier pour le moment la source eè ventuelle de
l' interpreètation bodinienne du reècit de Diotime qui ne correspond ni aé celle qu' en fait Ficin dans son Commentaire sur le Banquet (VI,
vii ),
ni aé celle de Leèon l' Heèbreu, dans
Dell' amore, connu de Bodin deés l' eèpoque ou é il eècrit la Reèpublique.
11
Paradoxon, p. 89 (û de meême que l' amour est amour d' un seul, l' amitieè est amour
mutuel ý).
12
Paradoxe, p. 61.
13
Tametsi dictum illud abhorret ab ipsa natura, ut perspicuum sit in singula naturae opera in-
tuenti : neque enim urit ignis mediocriter, sed ad extremum suae facultatis : nec sol mediocriter lucet, sed quantumcunque potest. Idem de caeteris omnibus relinquitur judicandum. Cum ergo virtus sit na-
145
la vraie justice naturelle: l' amitieè chez jean bodin
Aussi voyons-nous que (Deut. 6) ce grand Leègislateur au commandement le plus haut qu' il fit jamais, et le plus remarquable dit ainsi, Tu n' as qu' un Dieu eèternel, tu l' aimeras de tout ton cÝur, et de toute ton aême, et de toute ta puissance, et te joindras aé lui pour jamais. En quoi l' on voit que Dieu n' a pas d' ami aé demi, et que la plus belle vertu du monde s' eètend, non pas en meèdiocriteè, mais en toute extreèmiteè, et en toutes les puissances et faculteè s de l' aême
14
.
On se pose alors la question de savoir en quoi la pratique de l' amour divin par l' homme, comme vertu supreême, se distingue de celle
des
autres
creèatures.
La
diffeèrence
vient
de
la
preèsence,
en
l' homme, de la volonteè : Or c' est un point reèsolu entre tous les philosophes et theèologiens, que toutes actions sont en la puissance de l' homme, quand le fondement et principe d' icelles sont en la puissance d' icelui : si donc la volonteè qui est en nous est le principe de toute action, aussi seront en notre puissance les actions qui deèpendent de la volonteè
15
.
L' û amitieè ý par laquelle l' homme loue son creèateur n' est donc pas de la meême espeéce que celle que l' on trouve dans toute la nature et qui participe elle aussi aé la louange de Dieu, parce qu' elle est volontaire, et dans ce sens, seul l' homme est aé proprement parler capable de vertu. Cela vaut aussi pour les Reèpubliques : aé la question de savoir quel est le souverain bien de la Reèpublique, Bodin reèpond, dans la
Reèpublique,
qu' il consiste dans l' exercice de la contemplation :
Si la vraye feliciteè d' une Republique, et d' un homme seul est tout un, et que le souverain bien de la republique en general, aussi bien que d' un chacun en particulier, gist en les vertus intellectuelles, et contemplatives, comme les mieux entendus ont resolu, il faut aussi ac corder, que ce peuple la jouist du souverain bien, quand il a ce but de vant les yeux, de s' exercer en la contemplation des choses naturelles, humaines,
et
divines,
en
rapportant
la
louange du
tout
au
grand
Prince de nature. Si donc nous confessons que cela est le but principal de la vie bien-heureuse d' un chacun en particulier, nous concluons aussi que c' est la fin et feliciteè d' une Republique
16
.
turae consentanea suam vim ad extremum usque exercere necesse est, quid autem legislator maximus cum ad amores divinos hominem excitat ? Deum, (Deut. 6) inquit, amabis ex toto corde tuo, ex tota mente tua, ex totis viribus tuis, eique semper adhaerebis. Ex quo intelligitur virtutum omnium pul cherrimam ad extremum intendi, et quidem ad omnes tum superioris, tum inferioris animae faculta tes, Paradoxon, p. 57-58. 14 Paradoxe, p. 61. Le
texte latin ne comportait pas la phrase : û Dieu n' a pas d' ami aé
demi ý.
15 Ibidem, p. 53. 16 Republique, I, è
i, p. 31.
146
marie-dominique couzinet
Le deècalage que l' on constate entre la deèfinition du souverain bien de l' homme, dans le Paradoxe, comme jouissance de Dieu, et dans la
Reèpublique, comme exercice de la contemplation, correspond aé une eèvolution de la penseèe de Bodin et aé une preècision de sa poleèmique avec Aristote, dans le sens d' une insistance sur le caracteére volontaire de la fruition de Dieu, qui est un acte de la volonteè et non de l' intellect
17
. L' expression utiliseèe par Bodin d' û exercice de la contempla-
tion ý, insistait d' ailleurs, deés la Reèpublique, sur le caracteére volontaire du processus. Pour en revenir aé l' homme seul, le caracteére volontaire de l' amitieè de l' homme pour Dieu ameéne la question, poseèe par le Fils, de savoir si l' amitieè est une vertu : Fils : Dirons-nous donc pas aussi que l' amitieè soit vertu, vu qu' il n' y a citeè, ni maison, ni socieèteè qui puisse sans icelle se maintenir, et meême qui semble eêtre plus neècessaire que la justice, d' autant que l' amitieè peut de soi conserver les citeès, familles et socieèteès en bon accord, sans autre forme de justice, ce que la justice ne peut faire sans amitieè ? Peére : L' amitieè n' est rien d' autre sans justice qu' une conjuration de meèchants lieès d' une affection mutuelle pour faire mal : et tout ainsi que l' amour peut eêtre de choses honneêtes et deèshonneêtes, aussi peut eêtre l' amitieè
18
.
La question de savoir si l' amitieè est une vertu revient aé se demander si elle peut exister sans justice. La reèponse du Peére est qu' en tant qu' û affection mutuelle ý (amor mutuus), l' amitieè peut aussi bien tendre vers le bien que vers le mal, û ce qui montre clairement que l' amitieè n' est pas une vertu par elle-meême ý, comme conclut Bodin dans l' original
latin
19
.
Il
faut
reconstruire
le
raisonnement :
pour
Bodin,
l' homme ne peut eêtre vertueux que s' il peut vouloir le mal autant que le bien (c' est la deèfinition du libre-arbitre), et par conseèquent,
17
Sur cette question chez Bodin, voir M. Isnardi Parente, û A proposito di un' inter -
pretazione cinquecentesca del rapporto teoria-prassi in Aristotele e Platone ý, La parola del
passato. Rivista di studi antichi, 1962, p. 436-447 ; Ead., û Loys Le Roy su Platone e Aristotele nell' introduzione ai Politiques ý, in Studi in onore di Luigi Firpo, eèd. S. Rota Ghibaudi, F. Barcia, Milan, t. 1, 1990, p. 773-780.
18 Paradoxe, p. 71. 19 F. Cur non amicitia sit per sese virtus, cum sine ea nec domus ulla, nec societas, nec civitas
stare possit, ac multo magis necessaria videatur quam justitia, quoniam civitatem sine justitia tueri potest, justitia sine amicitia non potest ? P. Immo amicitia sine justitia nihil est aliud quam sceleratae consensionis fides, quae ex duorum pluriumve amore mutuo coalescit et quemadmodum amor est unius : sic amicitia est amor mutuus, sive ad rerum turpium, sive ad honestarum fruitionem : ex quo planum sit amicitiam non esse virtutem per seipsam [²], Paradoxon, p. 88-89.
la vraie justice naturelle: l' amitieè chez jean bodin
147
choisir le mal ou le bien. Deés lors, si l' amitieè doit pouvoir eêtre une vertu, elle doit pouvoir aussi ne pas l' eêtre, et donc, eêtre susceptible de choisir le mal. E ê tre une vertu n' appartient donc pas aé son essence. Il y a donc une amitieè speècifiquement humaine mettant en jeu l' exercice de la volonteè, qui rend les hommes responsables du choix de ce qui leur appara|êt comme leur bien. Cependant, dans la version latine comme dans la version franc°aise de l' ouvrage, Bodin eèmet une reèserve de poids, puisqu' elle correspond aé la position de Ciceèron dans le De amicitia, selon laquelle il n' y a d' amitieè qu' en vue du bien. Cela reviendrait aé dire qu' amitieè et vertu sont inseèparables : Si ce n' est qu' on s' accordaêt sur ce point, (Ciceèron de l' amitieè) que l' amitieè ne peut eêtre que de choses louables et saintes, non plus que la socieèteè, que la loi n' a pas voulu avoir lieu entre les voleurs, ni pour quelque meèchanceteè que ce fuêt
20
.
Ici, l' amitieè a le meême statut que les associations de type juridique (û socieèteè ý) : il n' y a pas plus d' amitieè que de socieèteè entre les voleurs. Pour les particuliers, Bodin se reèfeére aé Ciceèron, et il renvoie au De amicitia
dans
l' eèdition
franc°aise
du
Paradoxe
(voir
les
formules
de
Ciceèron : û sans vertu, toute amitieè est impossible ý ; û l' amitieè ne peut gueére subsister si l' on renonce aé la vertu ý
21
) ; pour les socieèteès, il cite
le Digeste, ou é Pomponius rappelle qu' il ne peut y avoir association que dans des buts honneêtes et licites
22
. Dans l' eèdition franc°aise, Bodin
conclut donc : û en ce cas l' amitieè serait une belle vertu compagne de la justice
23
ý. Meême si c' est plus indirectement que dans l' eèdition la-
tine, Bodin ne fait pas ici de l' amitieè neècessairement une vertu, comme le
pensait
Ciceèron,
conformeèment
au
droit
romain.
L' existence
d' associations illicites en vue de faire le mal atteste d' ailleurs le carac-
20
Paradoxe, p. 71. [²] Nisi amicitiam aeque sanctam esse dicamus, ut jurisconsulti societatem
cui inter sceleratos locum esse voluerunt (l. non permittendum, pro socio, ff.), Paradoxon, p. 89.
21
û Il en est encore qui voient dans la vertu le souverain bien : aé merveille certes,
mais c' est la vertu preèciseèment qui creèe l' amitieè et la maintient, et sans vertu, toute ami tieè est impossible ý, Ciceèron, Leèlius de l' amitieè, trad. Robert Combeés, Paris, 1993, V, 20, p. 14. Et plus loin : û Ce n' est donc pas une excuse pour une mauvaise action que d' avoir mal agi pour aider un ami : puisque le lien d' amitieè est neè de l' estime qu' inspire la vertu, l' amitieè ne peut gueére subsister si l' on renonce aé la vertu ý, Ibid., XI, 37, p. 26.
22
Nec praetermittendum esse Pomponius ait ita demum hoc esse verum, si honestae et licitae rei
societas coita sit : ceterum si maleficii societas coita sit, constat nullam esse societatem. Generaliter enim traditur rerum inhonestarum nullam esse societatem, Digeste, 17, 2, 57. Dans les eèditions anciennes, il s' agit bien de la l. nec permittendum (D. 17, 2, 58). Je remercie Christian Zendri pour ces eèclaircissements.
23
Paradoxe, p. 89.
148
marie-dominique couzinet
teére eèthiquement neutre d' une û affection mutuelle ý qui reèappara|êtra aé tous moments comme une menace pour les socieèteès politiques, sous forme de conjurations et de factions contre le bien public qui privileègient le bien de la partie sur celui du tout. Quant aé la justice qui fonde les socieèteès humaines, Bodin la distingue de la û justice geèneèrale ý qui donne aé chaque partie de l' aême ce qui lui revient, comme une justice particulieére qui s' exerce aé l' exteèrieur
et qu' il
appelle
û prudence ý,
du
fait
qu' elle
s' applique
aé
la
pratique : F. Si cette justice qui rend aé chacune partie de l' aême ce qui lui appartient, est la justice geèneèrale comprenant toutes vertus ensemble, oué logerons-nous
la
justice
particulieére
exteèrieure,
qui
rend
aé
chacun
homme ce qui lui appartient, et qui par ce moyen retient l' accord mutuel de la socieèteè humaine ? P. Ce n' est rien autre chose qu' une es peéce de prudence ou pratique de la science des lois, coutumes et or donnances [²]
24
.
Il faut enfin appeler û jurisprudence ý au sens le plus large, non seulement l' application des lois et des jugements, mais aussi û la deèfense des plus faibles contre les plus puissants ý, û l' obeèissance des particuliers envers les magistrats ý et le û devoir mutuel de chacun envers son pro chain ý, que l' on comprend sous le nom d' eèthique (seulement dans la version latine), aé laquelle Bodin ajoute la politique et l' eèconomique, conformeèment aé la division aristoteèlicienne
25
. Bodin est ici en confor-
miteè avec Ciceèron lorsque celui-ci tire, dans le De legibus, les conseèquences de cela sur la deèfinition de la loi : Et que penser de ces mesures nuisibles, funestes, qui sont voteè es en si grand nombre chez les peuples et qui n' ont pas plus de rapport avec le nom des lois que celles auxquelles des brigands deè cideraient de donner leur accord ? [²] Donc la loi est la distinction des choses justes et injustes, exprimeèe conformeèment aé la nature ancienne et primordiale du monde, sur laquelle se reéglent les lois des hommes qui frappent de supplices les meèchants et prennent la deèfense et la protection des gens de bien
24 Ibidem,
26
.
p. 68. Sed cum ea justitia qua cuique parti animae tribuitur quod suum est generalis
sit justitia qua e virtutes omnes suo complexu fovet, et in mente ipsa insideat : ea vero quae foras exit quae civium concordiam tribuendo cuique suum tuetur, quaeque communia in commune, quaeri, propria singulis reddi jubet cuius generis esse dicetur ? P. Tota prudentiae propria est cum ad praxim accommodatur [²], Paradoxon, p. 79. 25 Aristote, E¨thique a Eudeme, I, viii , 1218 b 13-14. é é 26 Ciceron, Traite des lois (De legibus), trad. G. de Plinval, Paris, 2002, II, v , 13, p. 45. è è
la vraie justice naturelle: l' amitieè chez jean bodin
149
La question de savoir si l' amitieè est une vertu, c' est-aé-dire si elle s' accompagne de justice, a donc conduit le Fils aé passer de la consideèration de l' homme seul dans son rapport avec Dieu aux rapports des hommes entre eux. Pour Bodin comme pour Ciceèron
27
, l' amitieè des
hommes entre eux est au fondement des socieèteès politiques. C' est donc la discussion avec Ciceèron qui conduit Bodin aé repenser la nature et la fonction exactes de l' amitieè dans les socieèteès politiques. Ce reèexamen passe par le rapport de l' amitieè aé la justice. Si amitieè et socieèteè peuvent ainsi recevoir le meême traitement, c' est parce qu' en eèthique, s' agissant de l' individu, comme en droit, s' agissant des rapports des hommes entre eux, ce qui est examineè est dans les deux cas le rapport aé la justice. C' est donc autour de la question de la justice que Bodin structure sa reèflexion sur l' amitieè au sens politique.
Amitieè et communauteè : du lien infra - politique aé la jus tice harmonique
Au deèbut des Six livres de la Reèpublique, ou é il deèfinit ce qu' il entend par û Reèpublique ý, Bodin distingue la Reèpublique d' une association de pirates dans les termes suivants : Et quoy qu' ils semblent vivre en amitieè et societeè, partageans egalement le butin [²], neantmoins cela ne doit estre appelleè societeè, ny amitieè, ni partage en termes de droit, ains conjurations, voleries, et pillages : car le principal poinct, auquel gist la vraye marque d' amitieè , leur defaut, c' est aé sc°avoir, le droit gouvernement selon les loix de nature
Le
28
droit
D. 10, 3, 7, 4
.
romain 29
(Bodin
cite
ici
un
autre
passage
du
Digeste :
) refuse de reconna|être une association de pirates fondeèe
sur un droit de proprieèteè, fuêt-il preècaire, car il s' agit d' une possession injuste. Sur ce point, Bodin est d' accord avec Ciceèron, via le droit romain : pas plus d' amitieè que de socieèteè entre les pirates. Par opposition, il deèfinit û la vraie marque d' amitieè ý comme û droit gouvernement selon les lois de nature ý. La Reèpublique se distingue donc des associations ordonneèes aé des fins mauvaises, comme une socieèteè fon-
27
Ciceèron, De amicitia, VII, 23 ; Bodin, Reèpublique, III, vii, p. 175-176.
28 Republique, I, i, p. 30. è 29 Inter praedones autem hoc judicium locum non habet, nec si precario possideant locum habebit nec si clam, quia injusta est possessio ista, precaria vero justa quidem sed quae non pergat ad judicii vigorem, Digeste, 10, 3, 7, 4.
150
marie-dominique couzinet
deèe sur l' amitieè dont le criteére est ce qu' il appelle le û droit gouvernement selon les lois de nature ý, c' est-aé-dire le respect de la liberteè et de la proprieèteè. Dans le cas des pirates, le droit de proprieèteè est clairement violeè, et sans doute aussi la liberteè, puisqu' ils vendent les voyageurs pour en faire des esclaves. La question est donc de savoir en quoi le û droit gouvernement ý est la û vraye marque d' amitieè ý au sens politique. D' une
part,
le
û droit
gouvernement ý
n' est
pas
synonyme
de
û bonheur ý dans le sens antique. Bodin poursuit en effet : C' est pourquoi les anciens (Ciceèron et Aristote dans leurs traiteè s politiques)
appelloyent
Republique,
une
societeè
d' hommes
assembleès,
pour bien et heureusement vivre [²] joinct aussi que ce mot, heureu sement, ainsi qu' ils entendoyent, n' est point necessaire : autrement la vertu n' auroit aucun prix, si le vent ne souffloit tousjours en poupe : ce que jamais homme de bien n' accordera : car la Republique peut estre bien gouvernee, et sera neantmoins affligee de povreteè , delaissee des amis, assiegee des ennemis, et comblee de plusieurs calamiteè s
30
.
Bodin distingue donc le bonheur de la vertu ; les principes de la reèalisation : le bon gouvernement ne se deèfinit pas par son efficaciteè, mais par son intention, ou par la volonteè bonne qui est aé son origine. Ce qu' il appelait, dans le passage preèceèdemment citeè, û la fin et feèliciteè d' une Reèpublique ý, n' est donc pas synonyme de bonheur : il n' y ¨ tat ideal que de meilleur regime, mais la tenaura pas plus chez lui d' E è è sion entre la neècessiteè de la conservation de la Reèpublique et la reèalisation de celle-ci dans les meilleurs conditions de justice et de droit possibles, en fonction des circonstances particulieéres de temps et de lieu
auxquelles se trouvera
ineèvitablement confronteèe la puissance
souveraine. L' examen de l' amitieè
dans la Reèpublique devra tenir
compte de tous ces facteurs : aé la fois fondement et fin des Reèpubliques, l' amitieè sera aussi un instrument entre les mains de la puissance souveraine. D' autre part, le û droit gouvernement ý a une histoire, dans laquelle intervient l' amitieè. Dans la
Reèpublique,
Bodin consideére que û la raison
et lumieére naturelle ý, corroboreèe par le teèmoignage des historiens, û nous conduit aé cela, de croire que la force et la violence a donneè source et origine aux Reèpubliques ý
31
. Il faut comprendre que les pre-
miers hommes n' ont eu de cesse d' asservir leurs semblables par la
30 Republique, I, i , p. 30. è 31 Ibidem, I, vi , p. 112.
151
la vraie justice naturelle: l' amitieè chez jean bodin
force et la violence. Cependant, Bodin fait eètat paralleélement d' alliances deèfensives et offensives contre le brigandage qui sont aé l' origine
des
contrats
juridiques.
Ces
deux
eèleèments
deviendront
les
composantes fondamentales de sa theèorie politique : une souveraineteè aé la fois deèfinie comme absolue et limiteèe juridiquement : [²] Ceste licence et impuniteè de voler, contraignit les hommes qui n' avoyent encores Princes ni Magistrats, de se joindre par amitieè , pour la defense les uns des autres, et faire communautez et confrairies,
phratrias
que les Grecs appellent
et
en mesme puits, qu' ils appellent
phratores, fratres,
phreèar
comme
ceux qui puisoyent
paganos,
qui sont villa-
geois usans de mesme fontaine, que les Doriens appellent
messatio
s' appelloit
de
koêma,
c' est
aé
dire
village,
Paga :
par
ce
et
co-
qu' ils
mangeoyent ordinairement ensemble, comme dit Feste Pompee : ainsi la societeè et communauteè entretenoit l' amitieè, comme la flamme sacree, qui monstra sa premiere ardeur entre le mari et la femme : puis des peres et meres aux enfans, et des freres entr' eux, et de ceux ci aux proches parents, et des parents aux alliez, et peu aé peu se fust refroidie et du tout estainte, si elle n' eust esteè rallumee, nourrie et entretenue« par
alliances,
communautez,
corps
et
colleges :
l' union
desquels
a
maintenu plusieurs peuples sans forme de Republique ni puissance souveraine
32
.
Autrement dit, il a existeè des communauteès infra-politiques, dans le double sens oué elles n' eètaient pas encore unies sous un pouvoir souverain et ou é elles eètaient des eèleèments composants des communauteès politiques, fondeèes, selon les eètymologies proposeèes par Bodin, sur le fait de partager les repas, qui se sont maintenues en passant du statut de û communauteè naturelle ý (la famille) aé celui de û communauteè civile ý (les corps et colleéges) reèciproque
(deèfense,
33
. Ces communauteès, fondeèes sur le besoin
survie),
correspondent
aé
la
conception
d' une
amitieè fondeèe sur l' ineègaliteè et le besoin dont l' amour entre Dieu et les hommes est le modeéle. Toujours dans la perspective d' une reèflexion sur les origines, ces communauteès deèfensives, deècidant de s' unir sous un chef pour se deèfendre, se sont constitueèes en û Reèpubliques ý, la Reèpublique (res
blica)
pu-
se deèfinissant, pour Bodin, par la preèsence d' une û puissance
souveraine
32 Ibidem, 33 Ibidem, 34 Ibidem,
34
ý. C' est ici que les communauteès jouent un ro ê le dans la
III, vii, p. 175-176. p. 173. I, i, p. 27.
152
marie-dominique couzinet
naissance de la communauteè politique, comme substituts provisoires de la justice : C' est pourquoy les premiers Princes et legislateurs, qui n' avoyent en cores descouvert les difficultez qu' il y a de maintenir les subjects par justice, entretenoyent les confrairies, colleges et communautez, aé fin que les parties et membres d' un mesme corps de Republique estans d' accord, il fust plus aiseè de reigler toute la Republique
L' û accord ý
entre membres
d' une
communauteè
35
.
est la
premieére
forme de la justice qui consiste aé donner aé chacun son duê (suum cuique ¨ thique a Nicomaque : tribuere). Bodin est ici proche d' Aristote, dans l' E é Il semble bien, comme nous l' avons dit au deè but, que l' amitieè et la justice ont rapport aux meêmes objets et interviennent entre les meêmes personnes. En effet, dans toute communauteè, on trouve, semble-t-il, quelque
forme
de
justice
et
aussi
d' amitieè
coextensive :
aussi
les
hommes appellent-ils du nom d' amis leurs compagnons de navigation et leurs compagnons d' armes, ainsi que ceux qui leur sont associeè s dans les autres genres de communauteès. Et l' eètendue de leur association est la mesure de l' eètendue de leur amitieè, car elle deètermine aussi l' eètendue de leurs droits
36
.
Mais plutoêt que de se reèfeèrer aé des theèories, Bodin renvoie aé des exemples
historiques
qu' il
trouve
dans
les
confreèries
en
Greéce
ancienne (d' apreés Aristote et Plutarque) et en Italie (Sodalitia), les ¨ glise primitive, les pratiques de ses contemporains û agapes ý dans l' E suisses et celles des philosophes pythagoriciens
37
. Il y voit û la cause,
origine et progres des corps et communautez, qui depuis par succession de temps ont esteè reiglez par loix, statuts, et coustumes en toutes Republiques ý
38
.
Les communauteès fondeèes sur l' amitieè comportent donc une forme de justice naturelle qui, en tant que telle, se reèfeére directement aux û lois de Dieu et de nature ý, indeèpendamment de toute reèfeèrence aé une leègislation positive qui eèmane du souverain et dont elle n' a pas la é propos des membres des confreèries antiques, religieuses ou rigiditeè. A philosophiques, Bodin eècrit en effet :
35 36 37
Ibidem, III,
vii ,
p. 176.
¨ thique a Nicomaque, trad. cit., VIII, 1159 b, p. 407. Aristote, E é Voir Sagesses de l' amitieè, I : anthologie de textes philosophiques anciens, eèd. J. Follon,
J. McEvoy, Freibourg - Paris, 1997, p. 30-38. Les Suisses ont ici un statut similaire aé celui que leur donne Machiavel dans les Discours : celui d' un peuple attacheè aé la liberteè reèpublicaine et resteè proche de l' Antiquiteè.
38
Reèpublique, III,
vii ,
p. 177-178.
153
la vraie justice naturelle: l' amitieè chez jean bodin
Et n' avoyent autres juges qu' eux mesmes, s' il y avoit quelque diffe rent entre les compagnons associez, cognoissant que l' amitieè est le seul fondement
de
toute
societeè,
et
beaucoup
plus
requise
entre
les
hommes que la justice : car la justice, qui jamais n' est ployable, rete nant sa droiture, fait bien souvent les amis ennemis : et l' amitieè cedant de son droit, establit la vraye justice naturelle
39
.
Forme primitive de reéglementation eèthique et juridique, l' amitieè est donc union, accord aé l' inteèrieur d' une communauteè, capable de reègler, en-dec°aé d' un ordre juridique eètabli, les relations entre les humains. Sa reégle est aussi plus souple que celle de la justice et toleé re ce que la justice n' autoriserait pas. Il faut donc distinguer ces formes primitives d' associations de ce qu' elles deviennent aé l' inteèrieur d' un ordre juridique constitueè. Aristote admettait lui aussi, comme on le disait preèceèdemment, diffeèrents types d' amitieès
en
fonction
des
diffeèrents
subordonneèes aé la communauteè politique
40
types
de communauteès
. Bodin les deèfinit, pour sa
part, comme des associations juridiques : de nature religieuse ou poli41
tique
, û tout corps ou colleége est un droit de communauteè leègitime
sous la puissance souveraine ý. û Le mot de communauteè signifie qu' il n' y a point de college, s' il n' y a rien de commun ý. On retrouve l' exigence de communauteè telle qu' elle est attacheèe aé la notion d' amitieè,
selon
amis ý
41
la
maxime
pythagoricienne :
û tout
est
commun
entre
, mais avec des restrictions notables : û Aussi n' est-il pas neces-
saire que tout soit commun ý, preècise Bodin, et û il n' est pas necessaire que la vie, et conversation soit ordinaire
42
ý. Enfin, si le statut des
corps et colleéges suppose une eègaliteè ou é chacun a une voix deèlibeèrative, toute hieèrarchie n' en est pas exclue : Quand je dy collegues, j' entens qu' ils soyent egaux en puissance, pour le regard de la communauteè, ayans chacun voix deliberative : combien qu' il se peut faire que le college, ou le Prince eslise l' un des collegues pour commander, corriger, et chastier chacun des collegues en particulier : comme il se fait des Evesques et Abbez, qui ont pou voir de chastier les Chamoines, et Religieux : Si le chef du college est collegue. Mais si le chef a ceste puissance sur tous en corps, et en nom collectif, ce n' est pas droitement college, mais plustost une forme de famille : comme les colleges instituez pour la jeunesse, oué il n' y a point de boursiers collegues qui ayent voix deliberative
39 Ibidem, III, vii, p. 176. 40 Aristote, E¨thique a Nicomaque, 41
é
VIII, 11-12.
¨ thique a Nicomaque, VIII, xi, 1159 b, p. 407. Voir Aristote, E é
42 Republique, è 43 Ibidem.
III, vii, p. 179.
43
.
154
marie-dominique couzinet
Il y a des cas ou é le colleége eèlit un de ses membres pour le commander. La distinction se fait alors entre le commandement d' un membre particulier de la communauteè sur les autres membres pris individuellement, et le commandement d' un chef sur la communauteè en corps, sur le modeéle de l' autoriteè du peére sur les enfants. Dans ce dernier cas, on ne peut plus parler de colleége au sens strict, mais de famille. Or, c' est sur le modeéle de la famille, et non celui du colleége, que Bodin pense la souveraineteè politique. Car lorsqu' il veut caracteèriser preèciseèment le principe de l' amitieè aé l' Ýuvre dans les corps et colleéges, Bodin le fait par le partage de l' autoriteè aé l' inteèrieur de la communauteè, reposant sur l' eègaliteè de tous les membres qui ont chacun une voix deèlibeèrative. Pour en revenir donc au û droit gouvernement ý comme û vraie marque d' amitieè ý, Bodin deèfinit la Reèpublique : û un droit gouvernement de plusieurs mesnages, et de ce qui leur est commun [²]
44
ý.
En preècisant que le droit gouvernement porte sur û ce qui leur est commun ý, Bodin preècise en effet que û ce n' est pas Reèpublique s' il n' y a rien de public ý, de meême qu' û il n' y a point de chose publique, s' il n' y a quelque chose de propre : et ne se peut imaginer qu' il y ait rien de commun, s' il n' y a rien particulier
45
ý. Autrement dit, la na-
ture meême de la Reèpublique, litteèralement, û la chose publique ý, suppose qu' il y ait une distinction entre public et priveè, et que par conseèquent, tout ne soit pas commun. Ainsi, la communauteè des personnes et des biens qu' ont voulu pratiquer Platon et les Anabaptistes deètruit l' amitieè au lieu de la renforcer : [²] Ce que les Anabaptistes vouloyent prattiquer, et commencerent en la ville de Munstre aé la charge que tous biens seroyent communs, horsmis les femmes et les vestements : pensans mieux entretenir l' ami tieè et concorde mutuelle entr' eux : mais ils se trouverent bien loing de leur compte : car tant s' en faut que ceux laé qui veulent que tout soit commun ayent osteè les querelles et inimitieès, que mesmes ils chassent l' amour d' entre le mari et femme, l' affection des peres envers les en fans, la reverence des enfans envers les peres, et la bienveillance des pa rens entr' eux, ostant la proximiteè du sang, qui les unit du plus estroit lien qui peut estre : car on sc°ait assez qu' il n' y a point d' affection amiable en ce qui est commun aé tous : et que la communauteè tire apres soy tousjours des haines et querelles, comme dit la loy. Encores plus s' abusent ceux la qui pensent que par le moyen de la commu nauteè, les personnes et les biens communs seroyent plus soigneuse -
44 Republique, I, i , p. 27. è 45 Ibidem, I, ii , p. 44.
la vraie justice naturelle: l' amitieè chez jean bodin
155
ment traicteès : car on void ordinairement les choses communes et pu bliques mesprisees d' un chacun, si ce n' est pour en tirer quelque pro ffit en particulier : d' autant que la nature d' amour est telle, que plus elle est commune, et moins a de vigueur : et tout ainsi que les gros fleuves, qui portent les grands fardeaux, estans divisez, ne portent rien du tout : aussi l' amour, espar aé toutes personnes, et aé toutes choses, perd sa force et sa vertu
46
.
La critique de l' ideèe selon laquelle l' amitieè devrait s' accompagner de la communauteè vient du fait que, pour Bodin, la proprieèteè est naturelle aux hommes. Respecter la proprieèteè, c' est donc respecter la loi naturelle. Mais c' est aussi l' inscrire dans la deèfinition de la Reèpublique. En fait, l' ineègaliteè inscrite dans la deèfinition de l' amitieè entre Dieu et les hommes trouve sa traduction politique dans la deèfinition meême de la Reèpublique comme û chose publique ý. Le û droit gouvernement selon les lois de nature ý est donc une composante essentielle de la deèfinition de la Reèpublique chez Bodin, puisque c' est sa cause finale. Mais une telle finaliteè ne peut se reèaliser que moyennant un autre eèleèment, qui correspond pour sa part aé la forme ou essence de la Reèpublique : la puissance souveraine leègislative, principe de commandement absolu. Nous avons vu jusqu' ici que l' amitieè comme û droit gouvernement ý pouvait s' exercer sans qu' il y ait de souveraineteè (dans le cas de communauteès sans Reèpublique), ou sans qu' il y ait exercice de la souveraineteè (dans le cas de la souveraineteè primitive). Mais aé l' inteèrieur d' une Reèpublique constitueèe, elle ne pourra s' exercer que moyennant une û puissance souveraine ý. C' est la raison pour laquelle il convient de se demander ce que devient l' amitieè dans une Reèpublique constitueèe, et non plus seulement comme premieére forme eèthique et juridique du lien social. Bodin ne pense pas l' autoriteè du souverain sur ses sujets sur le modeéle de l' autoriteè propre aux communauteès, mais, on l' a vu, sur le modeéle de l' autoriteè du peére de famille, lui-meême penseè sur le modeéle de l' autoriteè divine sur les eêtres creèeès. La comparaison avec le corps humain est instructive : de meême que le corps du monde est reègi par Dieu, le corps des Reèpubliques l' est par le souverain. De sorte que la compleèmentariteè de ses parties est aussi celle d' une compleèmentariteè entre la teête et les membres, sur le modeéle de laquelle Bodin invite aé penser l' amitieè entre commandant et commandeès :
46 Ibidem,
p. 46.
156
marie-dominique couzinet
Et s' il est ainsi que la Republique bien ordonnee doit ressembler au corps humain, auquel tous les membres sont joints et unis d' une liai son merveilleuse, et que chacun fait sa charge, neantmoins quand il est besoin, l' un aide tousjours aé l' autre, l' un est secouru par l' autre, et tous ensemble se fortifient pour maintenir la santeè, beauteè, et allegresse de tout le corps : mais s' il advenoit qu' ils entrassent en haine l' un contre l' autre : et que une main coupast l' autre : que le pied dextre surplantast le senestre : que les doigts crevassent les yeux, et chacun membre empeschast son voisin, il est bien certain que le corps en fin demeureroit tronqueè et mutileè, et manqueroit en toutes ses actions : autant peut-on juger de la Republique, le salut de laquelle despend de l' union et liaison amiable des subjects entr' eux, et avec leur chef
47
.
Si l' on retrouve le double mouvement de l' amitieè qui unissait les hommes aé Dieu et entre eux, deèfini comme le but de toutes les lois divines et humaines, c' est avec la notion d' un commandement s' exerc°ant sur l' ensemble du corps social. Par û souverain ý, Bodin entend : celui ou ceux qui deètiennent la souveraineteè. Il peut s' agir d' un seul (et dans ce cas, on est en monarchie), de plusieurs (aristocratie), ou de la plupart (eètat populaire). Indeèpendemment de ces diffeèrentes formes, la souveraineteè est unique, indivisible et absolue et sa premieére preèrogative est de faire et de casser la loi. Si l' on examine d' abord les trois formes de souveraineteè, on constate qu' aé part la monarchie, qui ne concerne qu' un individu, les deux autres formes de souveraineteè se caracteèrisent par un rapport diffeèrent aé l' amitieè : ainsi l' aristocratie repose sur l' amitieè mutuelle des seigneurs et les plus grandes menaces pour elle sont les conspirations et factions (c' est-aé-dire des communauteès qui s' unissent pour des raisons ¨ tat), ainsi que la guerre. Ce type de contraires aé la conservation de l' E souveraineteè a donc dureè dans des Reèpubliques qui s' adonnaient au commerce et non aé la conqueête et dont l' exemple le plus accompli, parce que le plus durable, est Venise : On void donc evidemment, que le principal fondement de l' Aristo cratie est en l' amitieè mutuelle des seigneurs : car s' ils sont d' accord, ils se maintiendront et gouverneront beaucoup mieux que le peuple, mais s' il y a faction entr' eux, il n' y a point d' estat plus difficile aé garder pour les raisons que j' ay dites, et mesmement si les seigneurs sont aguerris : car les gens de guerre n' ont rien plus aé contre-cÝur que la
47 Ibidem,
IV,
v,
p. 139-140. Laé oué Machiavel eècrivait : û la meilleure forteresse qui
soit est de n' eêtre pas ha|ë du peuple ý (Le Prince, trad. Y. Leèvy, Paris, GF, 1980, chap. XX, p. 158), Bodin pense qu' û il n' y a forteresse plus haute pour maintenir l' estat d' un Prince, que l' amitieè des sujets ý. Reèpublique, IV,
vii ,
p. 190.
157
la vraie justice naturelle: l' amitieè chez jean bodin
paix. Et ne faut pas s' esmerveiller, si l' Aristocratie des Venitiens Rha gusiens, et Luquois, a dureè quelques siecles veu qu' ils ne s' addonnent aucunement aux armes, et n' ont rien plus en recommandation que la traffique et l' interest. Mais ce qui plus a maintenu leur [sc. des Veènitiens] Seigneurie contre l' entreprise des Citadins, est l' amitieè et concorde mutuelle des Seigneurs entr' eux, et la douceur de liberteè qui est plus grande en ceste ville laé qu' en lieu du monde : de sorte qu' estans fondus en plaisirs et delices, ayans aussi part a quelques honneurs et menus offices, n' ont point d' occasion de se remuer pour changer l' estat
48
.
En revanche, la souveraineteè populaire est eètrangeére aé l' amitieè telle que l' entend Bodin, en raison de son systeéme d' eèlection par tirage au sort qui suppose l' eègaliteè, dans le sens ou é tous les votes ont tous la meême
valeur
et
toutes
les
candidatures
sont
consideèreèes
comme
eègales, alors que les hommes ne sont pas eègalement sages, que ce soit pour voter ou pour commander : Or la maxime des estats populaires est quand les personnes sont egales, pour soustenir la charge qui se presente, de jecter au sort : et si l' un passe l' autre, de faire chois du plus suffisant. Et qui est celui qui ne co gnoist aé veue« d' Ýil, qu' entre les hommes il y en a qui ont moins de jugement que les bestes brustes ? et d' autres oué les marques de la lumiere divine sont si claires, qu' ils semblent plustost Anges qu' hom mes ? et neantmoins ceux qui cerchent l' equaliteè , veulent qu' on baille autoriteè souveraine de la vie, de l' honneur, et des biens aux furieux, aux ignorans, aux insensez, aussi bien qu' aux hommes sages et bien entendus : car les voix en toute assemblee, sont comptees, sans les poi ser : et tousjours le nombre des fols, des meschans et ignorans, est mil fois plus grand que des gens de bien, s' il est vray ce que dit Salomon, qu' il n' y en a qu' un entre mil : aé quoy se rapporte la sentence d' un Poe«te, `Vir bonus, et sapiens, qualem vix repperit unum Millibus eé cunctis olim consultus Apollo'
49
.
Le probleéme poseè par l' articulation entre amitieè et souveraineteè peut donc eêtre formuleè de la fac°on suivante : comment faire en sorte que la contrainte ne rompe pas le lien social, mais au contraire, le renforce et reèalise un û droit gouvernement ý ? La question du û droit gouvernement ý, qui est celle de l' amitieè des sujets entre eux et avec leur chef, n' est pas une question de souveraineteè, mais d' exercice de la souveraineteè En effet, sous quelque forme
48
Ibidem, VI, vi, p. 174 et IV, i, 41. 49 Ibidem, VI, vi, p. 176. Ausone, Idylle
16.
De viro bono.
Puhagoriky´ aÊ kro` asiq
.
158
marie-dominique couzinet
qu' elle se preèsente (monarchique, aristocratique ou populaire), la souveraineteè peut s' exercer en se laissant volontairement limiter par les lois de Dieu et de nature, et par conseèquent comme û droit gouvernement ý. Mais elle peut aussi s' exercer sans eègard aux lois de Dieu et de nature. Dans ce cas, elle est aristocratique ou tyrannique et ne respecte ni la liberteè, ni le droit de proprieèteè des citoyens, que Bodin deèfinit significativement : û francs sujets tenant de la souveraineteè d' autrui
50
ý.
L' exercice aristocratique de la souveraineteè ne respecte ni les biens, ni les personnes des sujets, mais c' est par le droit des armes, alors que l' exercice tyrannique de la souveraineteè fait la meême chose de fac°on abusive. Le tyran se caracteèrise par l' absence d' amis
51
et par le fait
qu' û au lieu de joindre et unir les siens en bonne amitieè, [il seéme] entr' eux cen mil querelles et dissensions
52
ý.
Il est donc clair que la fin de la Reèpublique se reèalise au mieux dans la û monarchie royale ý, c' est-aé-dire s' exerc°ant
conformeèment
aux lois de Dieu et de nature. Il ne faudrait pas penser pour autant qu' elle est le meilleur reègime dans l' absolu ; c' est tout au plus, preècise Bodin, celui û qui a le moins d' incommoditeè ý. Sa caracteèristique est de reproduire au plus preés le rapport de Dieu aé ses creèatures : parce qu' un seul exerce la souveraineteè, en ployant la loi positive aux exigences de la loi de nature, ce qui suppose une souplesse reposant sur la mise en Ýuvre, aé tous les niveaux de l' administration de la Reèpublique, d' intermeèdiaires capables d' assurer ce qui est moins la transmission du pouvoir que la circulation de l' amitieè entre le souverain et les sujets : C' est donques la vraye marque de la Monarchie Royale, quand le Prince se rend aussi doux, et ployable aux loix de nature, qu' il desire ses subjects luy estre obe|ëssans : ce qu' il fera, s' il craint Dieu sur tout, s' il est pitoyable aux affligeès, prudent aux entreprises, hardi aux exploits, modeste en prosperiteè, constant en adversiteè, ferme en sa parole, sage en son conseil, soigneux des subjects, secourable aux amis, terrible aux ennemis, courtois aux gens de bien, effroyable aux mes chans, et juste envers tous. Si donc les subjects obe|ë ssent aux loix du Roy, et le Roy aux loix de nature, la loy d' une part et d' autre sera maistresse, ou bien, comme dit Pindare, Roine : car il s' en ensuyvra une amitieè mutuelle du Roy envers les subjects, et l' obe|ë ssance des subjects envers le Roy, avec une tresplaisante et douce harmonie des uns avec les autres, et de tous avec le Roy : c' est pourquoy ceste Mo -
50 Ibidem, 51 Ibidem, 52 Ibidem,
I,
vi ,
p. 112.
II,
iv ,
II,
v,
p. 61.
p. 81.
la vraie justice naturelle: l' amitieè chez jean bodin
159
narchie se doit appeller royale et legitime : soit que le Roy vienne aé l' estat par droit successif, [²] soit que le Roy vienne par election [²], soit qu' il fust donneè en pur don
53
.
La leègitimiteè de la û monarchie royale ý ne deèpend pas de son origine, mais de la qualiteè de son exercice. Celui-ci consiste, pour le souverain,
aé
mettre
en
Ýuvre
û la
vraie
justice
naturelle ý,
dont
on
reconna|êt la souplesse et la flexibiliteè, en se soumettant volontairement aux lois de nature. Mais il ne s' agit plus de la justice naturelle dont il eètait question preèceèdemment, mais d' une production reèfleèchie du souverain, dont Bodin croit pouvoir donner la formule matheèmatique, dans ce qu' il appelle û la vraye proportion harmonique ý, qui ¨ tat populaire, et la prounit la proportion arithmeètique propre aé l' E portion geèomeètrique, propre aé l' aristocratie : Et ne suffit pas encores de dire que l' estat Royal est le plus excellent, si on ne monstre aussi qu' il doit estre tempereè par le gouvernement Aristocratique et Populaire, c' est aé dire par justice harmonique, qui est composeèe de la justice distributive ou Geometrique, et commuta tive ou Arithmetique, lesquelles sont propres aé l' estat Aristocratique et Populaire : en quoy faisant l' estat de Monarchie sera simple, et le gouvernement composeè, et tempereè, sans aucune confusion des trois Republiques
54
.
Dans la combinaison deècrite par Bodin, la souveraineteè est monarchique, c' est-aé-dire deètenue par un seul ; mais dans son exercice, elle combine manieére aristocratique de proceèder (par distribution de type geèomeètrique) et manieére populaire (par distribution de type matheèmatique). Enfin, elle domine ces deux distributions (ou ces deux formes de justice), en les unissant aé son tour, sans se confondre avec elles
55
. Si nous avons parleè de distribution, c' est que Bodin deèfinit
ainsi la justice : J' appelle justice le droit partage des loyers, et des peines, et de ce qui appartient aé chacun en termes de droit [²]. Or ce partage ne peut estre
accompli
sinon
par
proportion
d' equaliteè
et
de
similitude
ensemble, qui est la vraye proportion harmonique, et que personne n' a toucheè jusques ici
53
Ibidem, II, iii, p. 45.
54
Ibidem, VI, vi, p. 251.
55
56
.
C' est le point sur lequel Bodin critique la notion de reè gime û mixte ý. Sur cette
question, voir Le Gouvernement mixte : de l' ideèal politique au monstre constitutionnel en Europe e
(xiii -xvii
56
e
¨ tienne, 2005. sieécle), eèd. M. Gaille-Nikodimov, Saint-E
Reèpublique, VI, vi, p. 252.
160
marie-dominique couzinet
Il donne ainsi une formulation matheèmatique de la reèalisation de l' amitieè comme justice, par la monarchie royale : Aussi le fondement principal des mariages et de la societeè humaine gist en amitieè, qui ne peut estre durable sans l' harmonie et concorde mutuelle que j' ay dit : et laquelle ne se peut faire par justice et gouver nement Geometrique ni Arithmetique, d' autant que la proportion de l' un et de l' autre le plus souvent est desjointe : mais la nature de la proportion harmonique unit tousjours les extremitez par un moyen qui s' accorde avec l' un et l' autre
57
.
Graêce aé la formule de la justice harmonique, la û monarchie royale ý devrait eêtre la mieux aé meême de reèaliser la double fonction de la souveraineteè : commander, mais aussi unir ce qui est disjoint, de telle sorte que la contrainte soit un facteur d' unification et non de rupture du lien social. Car la rupture du lien social, c' est la fin de la Reè publique. Ce faisant, la monarchie royale ne fait que reproduire volontairement l' harmonie que Dieu a instaureèe dans la nature entre les eèleèments. Bodin en donne la deèfinition la plus claire au second livre du
Theèaêtre de la nature universelle,
pour reèpondre au probleéme de savoir
pourquoi la contrarieèteè des quatre eèleèments entre eux n' a pas entra|êneè la ruine du monde : û Theorus : Comment se peut il faire, que les elements se contrarians les uns les autres par un si grand discord de leurs qualitez ayent gardeè neantmoins despuis tant de siecles une paix inviolable entre-eux ? ý
58
. Mystagogue explique que la paix entre les quatre
eèleèments est due aé une û liaison ý de chaque eèleèment avec un autre, par une qualiteè commune (le feu est lieè aé l' air par la seêcheresse, l' air aé l' eau par la froideur et l' eau aé la terre par la pesanteur), sans pour autant perdre les autres qualiteès qui les opposent de manieére irreèconciliable (le feu treés chaud et l' air treés froid, l' air treés sec et l' eau treés humide, l' eau treés humide et la terre treés seêche). Il explicite son ideèe par l' image de l' harmonie : Propose toy quatre voix ; desquelles la plus haute represente le feu, qui par sa subtiliteè penetre tout ; la plus basse, la terre, qui par sa soli diteè est comme le fondement des autres ; et les moyennes voix, les quelles ils appellent la Taille et la Contre, te representent l' eau et l' air ; toutesfois aé ceste condition que la proportion, qui est entre la
57 Ibidem, p. 258. 58 J. Bodin, Le Theatre de la nature universelle, trad. F. de Fougerolles, Lyon, Pillehotte, è ê 1597, II, p. 191 ; J. Bodin, Universae naturae theatrum, Lyon, J. Roussin, 1596, II, p. 142.
la vraie justice naturelle: l'amitieè chez jean bodin
161
terre et l' air, soit entre l' eau et le feu, c' est aé dire, qu' il y aist d' une et d' autre part double correspondance, laquelle on appelle le Diapason : et que la proportion, qui est de la terre aé l' eau soit de l' air au feu, c' est aé dire, qu' il y aist de l' une et l' autre part une et demy correspon dance pour le Diapente : finalement que la proportion, qui est de l' eau aé l' air, soit de l' air aé l' eau, c' est aé dire, qu' il y aist entre-eux tierce et demy correspondance pour le Diatessaron. Voilaé d' oué vient l' harmonie des elements, qui n' est pas moins plaisante aé contempler que l' autre [²]. Il s' en faut donc beaucoup que ceste contrarieteè des elements machine la ruine du monde, que plustost il faudroit dire que sans elle le monde periroit
59
.
Le caracteére contraignant de l' harmonie, quant aé la disposition et au nombre des eèleèments qui la composent, permet de penser un entrelacement complexe de liens qui ont la particulariteè de ne pas dissoudre les oppositions, comme c' est au contraire le cas du û tempeèrament ý des eèleèments, lorsqu' ils se meêlent pour former les corps naturels par eègaliteè geèomeètrique
60
. Le triple mouvement des eètoiles reèpond lui
aussi aux trois proportions matheèmatique, geèomeètrique et harmonique
61
. L' harmonie du monde est donc le modeéle matheèmatique
d' une amitieè qu' il s' agit de penser aé la fois horizontalement et verticalement, comme amitieè des hommes entre eux et amitieè des hommes avec le souverain, reproduisant dans les Reèpubliques, par les lois positives, la leègislation divine dans la nature : Le seul but de toutes les loix divines et humaines, est d' entretenir l' amour entre les hommes, et des hommes envers Dieu : ce qui ne se peut mieux faire que par frequentation et union ordinaire
62
.
Avec la souveraineteè, du ê t-elle s' exercer sous la forme la plus juste, on est passeè d' une autoriteè partageèe colleègialement aé une autoriteè leègislative. La formule proposeèe par Bodin, dans laquelle la justice peènale du souverain se substitue autoritairement aé la û justice naturelle ý tout en cherchant aé l' imiter, se veut une reèponse forte aux menaces de dissolution du tout qu' est la Reèpublique. Il reste donc aé identifier les facteurs de dissolution des Reèpubliques. En tant qu' ils menacent le lien social, ils menacent l' amitieè comme justice du souverain aé l' inteèrieur de la communauteè politique. Menacent-ils aussi l' amitieè
59 Ibidem, 60 Ibidem,
p. 191 (eèd. lat., p. 143). I, p. 161-164 (eèd. lat., p. 118 sqq.).
61 Ibidem, V, p. 802 (ed. lat., p. 557). è 62 Republique, III, vii, p. 176. è
162
marie-dominique couzinet
comme û vraie justice naturelle ý et premier principe des liens entre les hommes ?
L' amitieè
et
les
principaux
facteurs
de
dissolution
des
Reè publiques : eè galiteè et religion
Pour Bodin, la lutte contre la dissolution de la Reèpublique repreèsenteèe par les guerres civiles n' est qu' un aspect du maintien de l' amitieè entre les sujets, ici synonyme de paix : L' autre poinct que le sage Prince doit avoir devant les yeux, est de trancher les racines et oster les semences des guerres
civiles, pour
maintenir les sujects en bonne paix et amitieè les uns envers les autres. Cela est de tel poids, que plusieurs ont penseè que c' estoit le seul but, auquel doit aspirer le bon legislateur
63
.
Elle en est cependant un aspect essentiel : si Bodin reconna|êt, dans le fait û qu' on ait banni souvent la vertu des Republiques pour vivre en une licence desbordee aé tous plaisirs ý, û l' ancien motif de la trypheè, la recherche eègo|ëste de la jouissance et du plaisir effreèneè, un motif cher surtout aé la tradition helleènistique et preèsent dans l' anacyclosis polybienne ý, comme le rappelle Margherita Isnardi Parente
64
, û si est-ce
que tous sont d' accord ý, poursuit-il, û qu' il n' y a pestes plus dangereuses aux Republiques que la sedition civile, d' autant qu' elle tire apres soy la ru|ëne commune des bons et des mauvais ý Il
en
identifie
deux
causes
principales :
l' eègaliteè
65
.
et
la
religion.
Qu' en est-il de l' eègaliteè ? Platon appelloit les richesses, et la povreteè, les anciennes pestes des Republiques, non seulement pour la necessiteè qui presse les affamez, ains aussi pour la honte : combien que c' est une tres -mauvaise et dangereuse peste que la honte. Pour aé quoy obvier, on cerchoit une equaliteè, que plusieurs ont fort loue«e, l' appellant mere nourrice de paix et amitieè entre les sujects : et au contraire, l' inequaliteè source de toutes inimitiez, factions, haines, partialitez
63 Republique, IV, 4, 113. è 64 M. Isnardi Parente, û Les metabolai politeion ê
66
.
revisiteèes (Bodin, Reèpublique, IV) ý, dans Jean Bodin. Actes du Colloque interdisciplinaire d' Angers, 24 -27 mai 1984, Angers, 1985, t. 1, p. 53.
65 Republique, IV, iv, è 66 Ibidem, V, ii, 60.
p. 113.
la vraie justice naturelle: l' amitieè chez jean bodin
163
Bodin deènonce au contraire l' eègaliteè comme source de dissensions : Et de mettre en faict que l' equaliteè est nourrice d' amitieè, c' est abuser les ignorans : car il est bien certain qu' il n' y a jamais haine plus grande, ni plus capitales inimitiez, qu' entre ceux -laé qui sont esgaux : et
la
jalousie
entre
esgaux
est
la
source
des
troubles,
seditions
et
guerres civiles. Et au contraire le povre, le petit, le foible ploye et obe|ët volontiers au grand, au riche, au puissant, pour l' aide et proffit qu' il en espere [²]. Et mesmes Platon a faict trois estats en sa Repu blique seconde, les uns plus riches que les autres : ordonnant que cha cun des cinq mil quarante citoyens laissast l' un de ses enfans heritiers pour le tout
67
.
Or l' ineègaliteè, avec la richesse et la pauvreteè qui la caracteèrisent, est directement lieèe aé l' existence, dans la Reèpublique, de la proprieèteè priveèe. L' eègaliteè, comme la communauteè des biens, deètruit les liens de sang et de communauteè qui sont les premieéres formes que prend l' amitieè naturelle, comme on l' a vu dans le cas des Anabaptistes. Nous retrouvons ici la theèorie selon laquelle non seulement il n' y a pas
d' amitieè
entre
eègaux,
mais
encore,
pas
de
haine
plus grande
qu' entre eègaux, et que c' est laé une cause de ruine pour les Reèpubliques. On est tenteè de se reporter ici au Lysis, que Bodin ne cite pas, mais ou é Platon a deèveloppeè l' ideèe : J' ai ou|ë dire autrefois, et voici qu' aé l' instant je m' en souviens, que rien ne saurait eêtre plus en guerre l' un contre l' autre, que ce qui est semblable aé l' eègard de ce qui lui ressemble, et que les bons aé l' eègard des bons ; et, citant, comme de juste, Heèsiode en teèmoignage, il alleèguait que, dit-on, `le potier jalouse le potier comme l' aeé de, l' aeéde, et le mendiant, le mendiant' ; partout ailleurs, deè clarait-il, ce sont forceèment les choses les plus semblables qui sont pleines, les unes envers les autres, de jalousie, de gouêt pour la dispute, d' inimitieè, tandis que les plus dissemblables le sont d' amitieè : le pauvre est en effet forceè d' eêtre un ami pour le riche, le faible pour le fort, en vue de l' aide qu' il en espeére, le malade pour le meèdecin ; d' une fac°on geèneèrale, celui qui ne sait pas recherche celui qui sait et a pour lui de l' amitieè
68
.
Bodin s' inscrit parfaitement dans ce scheèma, en l' expliquant, pour sa part, par û une raison naturelle ý :
67 Ibidem,
p. 63. Sur la distinction entre une premieé re et une seconde Reèpublique de
Platon, voir J. Bodin, Reèpublique, I, ii, p. 45 et M. Isnardi Parente, in J. Bodin, I sei libri
dello stato, Torino, 1997, t. 3, p. 96, n. 23.
68 Lysis,
t. 1, p. 338.
215 c, dans Platon, Üuvres compleétes, Paris, Gallimard, 1950, trad. L. Robin,
164
marie-dominique couzinet
Combien qu' il y a une raison naturelle, qui nous monstre que l' equa liteè qu' ils cerchent [les tenants de l' eètat populaire] ru|ëne les fondemens d' amitieè, veu qu' il n' y a jamais de querelles, et inimitiez plus grandes qu' entre ceux laé qui sont egaux, soit pour suppediter l' un l' autre, soit pour ce que l' un se peut passer de l' autre
69
.
La û raison naturelle ý, c' est-aé-dire l' explication d' ordre physique, suit : Et semble que Dieu a distribueè ses biens et ses graces aux pa|ës et aux peuples par telle mesure, qu' il n' y a personne qui n' aye affaire d' au truy, aé fin que par les biens-faicts et plaisirs mutuels, chacun peuple en particulier, et tous en general soyent contraints de traicter alliances et amitiez entr' eux, comme il se void au corps humain, qui est la figure de la Republique bien ordonnee, il n' y a membre qui ne donne et re c°oyve secours des autres, et celui qui semble estre le plus oisif, digere la nourriture a tous les autres
70
.
Par û raison naturelle ý, il faut entendre la distribution harmonieuse au sens propre (c' est-aé-dire : sous forme de proportion harmonique), aé la surface de la terre et sous le ciel, des hommes et de leurs capaciteès compleèmentaires, que l' on deèsigne couramment par l' appellation de û theèorie des climats ý. Elle justifie une seèrie de choix concernant les rapports des Reèpubliques entre elles : l' encouragement des eèchanges ¨ tats et la critique et du commerce international, les alliances entre les E de la guerre comme moyen de gouvernement, oué le vocabulaire de l' amitieè est omnipreèsent. L' ineègaliteè est donc un facteur d' harmonie et de paix sociales aé l' inteèrieur de la Reèpublique comme dans les relations entre les Reèpubliques. Dans les deux cas, elle manifeste la justice divine comme juste distribution aé chacun de ce qui lui est duê, selon la meèdieèteè harmonique. Dans cette naturalisation des rapports juridiques entre les hommes, on retrouve le passage ou é Bodin, dans la
Methodus, distinguait sa theèo-
rie politique du cosmopolitisme sto|ëcien, tout en partageant ses preèsupposeès essentiels :
69
Reèpublique,
VI,
iv ,
p. 162. Sur la û raison naturelle ý, voir Aristote : û D' autres au
contraire, preètendent que les hommes qui se ressemblent ainsi sont toujours comme des potiers l' un envers l' autre. Sur ces meêmes sujets, certains recherchent une explication plus releveèe et s' appuyant davantage sur des consideèrations d' ordre physique [²] ý,
E¨thique aé Nicomaque, VIII, 2, 1155 a 35-b 3, trad. cit., p. 384. 70 Ibidem. Voir l' apologue de Menenius Agrippa, dans II,
xxxii .
Tite Live,
Histoire romaine,
la vraie justice naturelle: l' amitieè chez jean bodin
165
Mais tous les royaumes, empires, tyrannies et reè publiques de la terre ne sont pas reèunis par autre chose que par l' empire de la raison et du droit des gens. Il s' en suit que ce monde est comme une citeè et que tous les hommes sont en quelque sorte confondus dans le meê me droit, parce qu' ils comprennent qu' ils sont de meê me sang et tous sous la protection d' une seule et unique raison. Mais parce que cet empire de la raison ne contraint personne, on ne peut former une seule reè publique de toutes les nations
71
.
La religion pose un probleéme un peu diffeèrent : fondement des Reèpubliques, son absence, synonyme d' atheèisme, entra|êne, pour Bodin, leur ruine. Pour lui, en effet, il ne peut y avoir de Reèpublique en l' absence de religion ; autrement dit, une Reèpublique d' atheèes est voueèe aé la ruine. C' est pourquoi le maintien de la religion est une condition
sine qua non
de la conservation des Reèpubliques.
Dans quel sens la religion est-elle û le fondement principal de toutes Republiques ý ? Dans le sens oué le soutient Polybe, lorsqu' il affirme que la supeèrioriteè de Rome et sa longeèviteè viennent de û cela meême que
l' on blaême
deisidaimonia Histoires (
chez
les
autre peuples,
c' est-aé-dire la
superstition
: la crainte superstitieuse des dieux) ý, au livre VI des
: une religion civile qui serait inutile dans une citeè de sages,
mais qui est le û seul moyen de contenir les masses [par] la peur du mysteére et cette sorte de recours au drame ý
72
; il est en cela suivi par
Machiavel et par Bodin : Et toutesfois Polybe gouverneur et lieutenant de Scipion l' Africain, estimeè le plus sage Politique de son aage, ores qu' il fust droit Atheiste, neantmoins il recommande la religion sur toutes choses, comme le fondement principal de toutes Republiques, de l' execution des loix, de l' obeissance des sujets envers les Magistrats, de la crainte envers les Princes, de l' amitieè mutuelle entr' eux, et de la justice envers tous : quand il dit que les Romains n' ont jamais rien eu de plus grand que la religion, pour estendre les frontieres de leur Empire, et la gloire de leurs hauts faits par toute la terre
73
.
Mais la religion peut eêtre aussi la cause principale de leur ruine, si le souverain souffre qu' elle soit mise en discussion par les sujets :
71
Methodus ad facilem historiarum cognitionem Histoires Reèpublique
, dans Jean Bodin,
Üuvres
, eèd. et trad.
P. Mesnard, Paris, 1951, vi, p. 357 (texte latin, p. 173).
72 73
Polybe,
, VI, 56, trad. R. Weill, C. Nicolet, Paris, 1977, p. 139.
, Preèface, p. 12.
166
marie-dominique couzinet
Et d' autant que les Atheistes mesmes sont d' accord, qu' il n' y a chose qui plus maintienne les estats et Republiques que la Religion, et que c' est le principal fondement de la puissance des Monarques et seigneu ries, de l' execution des loix, de l' obe|ë ssance des sujects, de la reverence des Magistrats, de la crainte de mal faire, et de l' amitieè mutuelle envers un chacun, il faut bien prendre garde qu' une chose si sacree, ne soit mesprisee ou revoquee en doute par disputes : car de ce poinct laé depend la ruine des Republiques
74
.
Si la religion ne peut pas faire l' objet de discussion, c' est que û toutes choses mises en dispute, sont aussi revoquees en doute ý
75
, et
par conseèquent, affaiblies. Mettre en doute la religion, c' est donc tou cher aux fondements de la Reèpublique. Pourtant, l' argumentation de Bodin n' est pas uniquement pragmatique ; elle fait appara|être que la religion n' est pas simplement un instrument du pouvoir, mais qu' elle a le statut particulier d' une croyance û sacreèe ý, qui ne peut pas eêtre mise en doute, û car la dispute n' est inventee que pour les choses vray-semblables, et non pas pour les choses necessaires et divines ý
76
.
C' est dire que la croyance en Dieu ne fait de doute pour aucun homme ; c' est justement le fait d' en discuter publiquement qui risque de susciter l' atheèisme comme absence de croyance en Dieu. De laé vient la ruine des Reèpubliques. On passe ainsi de la question de la religion civile aé son articulation avec le sentiment religieux priveè et aé la possibiliteè, pour les religions, de faire l' objet d' une discussion º deèmarche qui rapproche Bodin de Ciceèron
77
La solution proposeèe par Bodin au souverain, au livre IV de la
publique,
une
.
Reè-
est donc de ne pas permettre que la religion fasse l' objet de
discussions, et de ne pas avoir recours aé la force, car, selon la formule
74 Ibidem, 75 Ibidem,
IV,
vii ,
p. 206.
p. 204. L' argumentation est reprise dans le
76 Ibidem, p. 205. 77 û D' une part, le
Colloquium.
philosophe, grec ou latin, peut treés bien s' adresser aé Dieu ou aux
dieux, sans qu' il s' agisse d' une prieére `religieuse' qui cherche aé fleèchir Dieu ; mais, au ¨ pictete, il s' agit d' un hymne de louange, l' une des ta ches du contraire, comme le dit E é ê philosophe sto|ëcien eètant de chanter Dieu, c' est-aé-dire, pour lui, la Raison universelle. C' est un exercice spirituel. D' autre part, il faut consideè rer que, chez les Sto|ëciens et dans la tradition platonicienne, la religion a une place preècise dans la philosophie. Elle se situe exactement dans la theèorie des `devoirs' [²]. Purification de la notion de Dieu et con formisme
social
coexistent
de
cette
manieére.
C' est
pourquoi
certains
philosophes,
comme Ciceèron, par exemple, tout en critiquant la religion, peuvent treé s bien admettre, comme un eèleèment de la reèaliteè sociale qui les entoure, la leègitimiteè des pratiques religieuses, des sacrifices, de la divination et d' autres choses encore ý. P. Hadot,
phie comme manieére de vivre : entretiens avec Jeannie Carlier et Arnold I. Davidson, p. 75.
La Philoso-
Paris, 2001,
la vraie justice naturelle: l' amitieè chez jean bodin
167
de Theèodoric, religionem imperare non possumus, quia nemo cogitur ut credat
invitus
78
, mais de convaincre û sans violence ý ses sujets en faveur de
celle qu' il pratique lui-meême et reconna|êt comme la vraie : Je ne parle point ici laquelle des Religions est la meilleure, (combien qu' il n' y a qu' une Religion, une veriteè , une loy divine publiee par la bouche de Dieu) mais si le Prince qui aura certaine asseurance de la vraye Religion veut y attirer ses sujects, divisez en sectes et factions, il ne faut pas aé mon advis qu' il use de force : car plus la volonteè des hommes est forcee, plus elle est revesche : mais bien ensuyvant et ad herant aé la vraye Religion sans feinte ni dissimulation, il pourra tour ner les cÝurs et volontez des subjects aé la sienne, sans violence, ni peine quelconque : en quoy faisant non seulement il evitera les esmo tions, troubles, et guerres civiles, ains aussi il acheminera les subjects desvoyez au port de salut
79
.
Le danger vient en effet, comme on le disait, du fait que ceux que l' on empeêche de suivre leur religion risquent de se deègouêter des autres et de devenir des atheèes, menac°ant ainsi l' ordre public. Bodin conclut : û aussi la plus forte superstition du monde, n' est pas aé beaucoup pres si detestable que l' athe|ësme. Il faut donc fu|ër le plus grand mal, quand on ne peut establir la vraye Religion ý
80
. Le principe du
moindre mal consiste aé preèfeèrer la superstition aé l' atheèisme. Cela signifie-t-il û une foi, une loi, un roi ý ? Dans un premier temps de la reèflexion de Bodin, oui ; avec cette nuance que le souverain ne doit pas imposer sa religion aux sujets, mais les en persuader. Mais il envisage une autre solution, selon laquelle la pluraliteè de reli¨ tat peut etre un facteur de paix civile : gions aé l' inteèrieur de l' E ê Mais on s' esmerveille sans cause pourquoy du temps de Theodose, veu les sectes qui estoyent alors, qu' il n' y avoit point de guerres ci viles : car il y avoit pour le moins cent sectes, au compte de Tertullian et d' Epiphanius, ce qui tenoit en contrepoids les uns et les autres. Or en matiere de seditions et tumultes, il n' y a rien plus dangereux que les subjects soyent divisez en deux opinions, soit pour l' estat, soit pour la religion, soit pour les loix et coutumes : et au contraire s' il s' en trouve de plusieurs opinions, les uns moyennent la paix, et accor dent les autres, qui ne s' accorderoyent jamais entr' eux
78 Republique, IV, è 79 Ibidem, p. 206. 80 Ibidem, 81 Ibidem.
p. 208.
vii, p. 207 ; un principe repris dans le Colloquium.
81
.
168
marie-dominique couzinet
Bodin en deèvoile la û raison naturelle ý dans le Colloquium heptaplomeres : Cette raison est tres a propos rechercheè e dans les accordz de la musique, la raison naturelle estant trop releveè e, ascavoir par qui naturellement une chose seulement est contraire a une autre, et que plusieurs choses differentes ne peuvent pas estre contraires a une seule naturelle ment
82
.
C' est dire que les religions, comme les autres eèleèments constituants de la Reèpublique, peuvent se combiner harmonieusement pour reè aliser sa conservation. On assiste ici, comme l' eècrit Diego Quaglioni, au û transfert sur le terrain religieux du principe politique de la meèdiation des theéses opposeèes sous la forme de la composition harmonique, et de la fonction premieére du souverain dans cette composition ý
83
.
En ce qui concerne preèciseèment l' amitieè, Bodin applique aux religions une theèorie qu' il avait deèjaé appliqueèe aé d' autres eèleèments fondamentaux officiers) autres ý
84
de
la
û sont
Reèpublique,
les
principaux
les
magistrats.
subjects,
et
Les
qui
magistrats
doyvent
allier
(ou les
, et donc des eèleèments de coheèsion sociale et non seulement
de transmission du pouvoir souverain. Bodin affirme que le conflit et non l' amitieè entre les magistrats conserve les Reèpubliques, parce que, de leur deèsaccord, na|êt la deècouverte et la juste appreèciation du bien public : [²] Comme aussi la conservation du monde deè pend, apreés Dieu, de la contrarieèteè qui est en tout l' univers, et en toutes ses parties. Ainsi faut-il
que
les
Magistrats
en
une
Republique
soyent
autrement
contraires, ores qu' ils soyent gens de bien : parce que la veriteè , le bien public, et ce qui est honneste, se descouvre par advis contraires, et se trouve au milieu entre deux extremitez
85
.
L' accord n' est donc pas le consensus, mais la deètermination d' un juste milieu qui puisse accorder les parties et qui reèsulte d' arguments contraires. Il y a neèanmoins une diffeèrence importante entre les magistratures et les religions : c' est que, si les unes et les autres peuvent se combiner en une harmonie discordante, les magistrats le font par la
82 83
Colloque, p. 186. D. Quaglioni, I Limiti della sovranitaé : il pensiero di Jean Bodin nella cultura politica e
giuridica dell' etaé moderna, Padoue, 1992, p. 200-201, et en geèneèral, û La sovranitaé come supremo arbitrato : libertaé religiosa e pace politica ý, p. 199-225.
84 85
Reèpublique, IV, Ibidem, p. 143.
v,
p. 140.
169
la vraie justice naturelle: l' amitieè chez jean bodin
discussion, alors que les religions ne peuvent pas faire l' objet de discussions publiques, pour eèviter le risque de subversion de la Reèpublique. On est donc en droit de se demander dans quels termes Bodin parle de û contrepoids ý entre les opinions religieuses, alors que par ailleurs,
il
refuse
que
la
religion
puisse
eêtre
objets
de
discussions
publiques. Le
Colloquium heptaplomeres
nous enseigne que c' est sur le modeéle
des eècoles philosophiques qui coexistaient dans la citeè antique, sans mettre en peèril la coheèsion sociale, aé la manieére de diffeèrentes voix qui s' accordent sans se meêler, comme c' est le cas, dans la nature, des quatre eèleèments et des mouvements des eètoiles. Sur ce modeéle, les diffeèrentes confessions religieuses monotheèistes doivent pouvoir cohabiter,
sans
mettre
en
danger
l' amitieè
envisageèe
comme
û justice
naturelle ý qui, on l' a vu, est au fondement de toute socieè teè, plus radicalement que la justice, telle qu' elle na|êt de la discussion ou de la loi : Toralbe : Il est vray que les Sectes des Academiciens, des Stoiciens, des Peripateticiens,
des
Epicuriens
et
des
Cyniques
disputoient
l' une
contre l' autre ; cependant ils ne troubloient point l' union et la paix de la
ville,
parce
que
les
Academiciens
et
les
Peripateticiens
estoient
comme un milieu pour reunir les Epicuriens et les Stoiciens qui es toient entierement opposez. Autrement, s' il ne se trouvoit quelque milieu pour rassembler les contraires, il faudroit necessairement qu' il y eut partout une guerre perpetuelle
Comme
les
sectes
philosophiques,
86
.
les
sectes
religieuses
peuvent
peut-eêtre elles aussi se combiner, aé l' inteèrieur de la Reèpublique, en un concert harmonieux, malgreè leurs oppositions irreèconciliables. L' accord ne jaillit pas de la discussion, mais, comme l' a montreè Andrea Suggi, il se fait sur certains points, d' autres demeurant irreèconciliables, mais de telle sorte que, chaque religion rencontrant les unes et s' opposant aux autres sur des points diffeèrents, ces accords partiels font qu' il n' y a jamais d' oppositions frontales, mais toujours meèdieèes
87
. Bodin
applique ici aé la lettre la justice harmonique telle qu' il la deècrit entre les eèleèments, au livre II du
Theatrum
.
Quel est alors le statut de la discussion sur les religions qui fait bel et bien l' objet du
Colloquium heptaplomeres
? On le sait, le manuscrit
met en sceéne, de fac°on fictive, une discussion entre sept amis, qui sont
86 87
Colloque
, p. 183-184.
Voir A. Suggi,
Sovranitaé e armonia
, p. 62-65 ; 146-158.
170
marie-dominique couzinet
heptaplo -meres),
comme les parties d' un tout (
dans une Venise oué
reégnent la paix civile et la liberteè de penser : Ils ne faisoient pas seulement profession de la pureteè du langage et d' une bonteè de mÝurs apparente mais ils vivoient dans une integriteè , une innocence et une union telles qu' un homme n' est pas plus sem blable a soy mesmes qu' ils l' estoient tous les uns aux autres, n' ayans jamais nulle contestation pour avoir le dessus sur son amy ; mais tous ne respirans que du desir d' apprendre, touttes leurs penseè es et tous leus soins ne tendoient qu' aux veritables ornemens de l' ame
88
.
Mais il s' agit d' une discussion strictement restreinte aé la spheére priveèe, qui autorise sans doute des discussions impossibles en public
89
, et
dans laquelle la pieèteè et l' amitieè sont des garanties pour les interlocuteurs de ne pas changer de croyance : Coroni : Je vous conjure, par l' immortaliteè de Dieu et par la consideèration de la pieèteè et de nostre amitieè, que, par aucuns attrais de la subtiliteè, nous ne nous laissions pas emporter a changer d' opinion ny de creance
90
.
Le dialogue se conclut sur le Psaume 133 :
jucundum cohabitare fratres in unum, greable
de
vivre
ensemble
Ecce quam bonum et quam
û Qu' il est doux et qu' il est ag-
comme
freres
[²] ý.
Et
il
est
preèciseè
qu' û on ne parla jamais plus de religion, encores que chacun soit demeureè ferme et constant dans la sienne ý gions
ne
deèpasse
donc
pas
le
stade
91
. La discussion sur les reli-
d' une
confrontation
oué
les
interlocuteurs cherchent aé eètablir les points d' accord et de deèsaccord entre les religions, sans aller jusqu' aé reèduire les diffeèrences par l' eènonciation d' un
credo minimum ou d' un juste milieu
92
.
Avec la pieèteè, qui correspond aé la commune croyance en Dieu de tous les interlocuteurs, l' amitieè garantit qu' aucun d' entre eux ne laissera la discussion aller jusque laé, c' est-aé-dire jusqu' au type de reèsolu-
pro et contra, dans la formulation d' un accord qui opeére un choix parmi des tion que l' on pouvait attendre de la confrontation d' arguments
88 89
Colloque, p. 2. Dans le De natura deorum de Ciceèron, Cotta, l' acadeèmicien, distingue entre la faci-
liteè qu' il y a aé nier l' existence des dieux dans un entretien priveè et la difficulteè aé le faire dans une assembleèe publique (I,
90 91 92
Colloque, p. 176. Ibidem, p. 569.
xxii ).
Voir C. Vasoli, û De Nicolas de Kues et Jean Pic de la Mirandole aé Jean Bodin :
trois colloques ý, dans p. 253-275.
Jean Bodin.
Actes du colloque interdisciplinaire d' Angers, t. 1,
la vraie justice naturelle: l' amitieè chez jean bodin
171
theéses contradictoires, comme c' eètait le cas pour les magistrats dans la Reèpublique. L' amitieè entre les û savants ý du Colloquium est en fin de compte ce qui garantit la possibiliteè d' une cohabitation pacifique des diffeèrentes sectes religieuses dans la Reèpublique. Bodin ne peut formuler cette theése qu' en rejetant la deèfinition ciceèronienne de l' amitieè, comme û l' accord sur toutes les choses divines et humaines, accompagneè de bienveillance et d' affection ý (Est enim ami-
citia nihil aliud nisi omnium divinarum humanarumque rerum cum benevolentia et caritate consensio
93
). Avant de le faire dans le Colloquium, il l' a fait
dans la Lettre aé Jean Bautru des Matras, oué il pose la question de savoir si le deèsaccord en matieére de religion peut entamer l' amitieè Dans cette lettre, dont la datation est incertaine (1561-1563 ou 1568-1569, selon Paul Rose
94
), Bodin eècrit aé son ami :
Si ton bon naturel et l' excellence de ton caracteé re te rendent aimable aé tous, mes sentiments sont en outre si bien d' accord avec les tiens que notre amitieè ne me para|êt pas l' Ýuvre du hasard, mais celle meê me de la nature, surtout quand je songe que nous diffeè rons dans nos opinions religieuses. On pourrait comprendre par laé que ceux-laé se trompent qui pensent que dans l' amitieè il faut qu' il y ait neècessairement conformiteè d' opinions sur les choses divines
95
.
L' amitieè appara|êt d' autant plus clairement qu' elle s' accompagne de discorde religieuse. Bodin critique ici directement Ciceèron, en reprenant litteèralement les termes du De amicitia. Il poursuit : Car bien que sans religion et sans la crainte d' une diviniteè , une des plus belles vertus, la justice, et la fideè liteè aux engagements dans la socieèteè humaine qui na|êt d' elle, pourrait aé peine exister, cependant, telles sont parfois la force et la bonteè du naturel, qu' elles ont la puissance d' entra|êner les hommes aé s' aimer mutuellement malgreè eux et en deèpit meême de leurs efforts. Quelle plus grande preuve en pourrais -je donner que Ciceèron lui-meême, qui ne craint pas ici de se contredire, puisque, malgreè lui, il aima Pomponius Atticus, eèpicurien ceèleébre, d' un amour incroyable, quoiqu' il ait attaqueè les eèpicuriens avec la dernieére eènergie
93 94 95
96
?
Ciceèron, Laelius de amicitia, VI, 20. P. L. Rose, in J. Bodin, Selected Writings, p. xi. H. Baudrillard, Bodin et son temps, p. 136 : Cum enim tua te natura moresque optimi om-
nibus amabilem faciunt, tum vero mei sensus cum tuis sensibus ita congruant, ut haec amicitia non casu conciliata, sed natura constituta esse videatur, praesertim cum dissentiamus inter nos in rerum divinarum opinione. Ex quo intelligi posset eos errare, qui necessariam in amicitia rerum divinarum conspirationem putant (J. Bodin, Selected Writings, p. 79).
96
H. Baudrillard, Bodin et son temps, ibid., trad. leègeérement modifieèe. Tametsi enim sine
religione aut divini numinis alicujus metu una de pulcherrimis virtutibus, Justitia, quaeque ex ea
172
marie-dominique couzinet
Contre Ciceèron, Bodin affirme ici que l' amitieè, qui est au fondement de la justice et du lien politique, doit pouvoir se passer de religion, dans le sens de crainte de quelque diviniteè. Il ne s' agit pas laé du sentiment de l' existence d' une diviniteè, mais de celui de la crainte, qui est le nerf des religions civiles et rend les hommes dociles aux autoriteès. Bodin deègage ainsi aé la fois les socieèteès humaines et les relations individuelles d' un fondement religieux, pour se tourner vers un fondement strictement naturel : une sorte de ruse de la nature agissant par-delaé la volonteè des hommes pour les unir malgreè eux par un lien d' amitieè. On retrouve ici û la vraie justice naturelle ý de la Reèpublique, qui liait les confreèries antiques, religieuses ou philosophiques en dehors de toute reèfeèrence aé une forme autoritaire de la loi et aé la theèorie des û devoirs ý. Les interlocuteurs du Colloquium heptaplomeres ne s' y tromperont pas, en portant la discussion avec Ciceèron sur le terrain politique. Dans la Reèpublique, Ciceèron pense l' harmonie civile sur le modeéle de l' accord musical et Senamy se fait son porte-parole : Senamy : Je ne comprens pas pourquoy une bonne ville ne se trouve roit pas plus heureuse, qui auroit chasseè tous les meschantz, que celle qui
en
conserveroit
quelques
uns,
et
comment
se
peut
trouver
l' union, ou bien comment pourroit elle estre paisible parmy la dis corde, veu qu' il n' y a point de plus fort lien de concorde entre les amis et les citoiens que lorsque chacun est dans le mesme sentiment et veut vivre en chariteè dans l' observance des lois divines et humaines
97
.
Mais on sait que, pour Bodin, l' harmonie est composeè e de discordances. C' est donc la critique du modeéle ciceèronien qui ameéne la question de l' amitieè, confronteèe aé la divergence de religion, deèjaé eèvoqueèe dans la lettre aé Bautru : Curce : Cette opinion de Ciceron n' est que dans ses parolles, puisqu' il en a condamneè la pratique, et peut on mieux apprendre ses sentimens que dans la conduitte de sa vie ? Car quelqu' un a il jamais plus aimeè Epicure qu' Atticus, le plus grand de tous les amis de Ciceron qui, tant qu' il a vescu, est tousjours demeureè constant dans la secte des
existit, humanae societatis fides, vix sibi constare posse videtur : nihilominus tamen interdum tanta naturae vis ac bonitas est, ut invitos ac repugnantes homines in mutuum amorem pertrahere possit ; cujus rei argumentum nullum majus extare potest quam ipsius M. Tulli, qui se ipse in eo maxime refutat, quod Pomponium Atticum Epicuraeum nobilem invitus amavit, et quidem incredibili amore, tametsi Epicuraeos acerrime est insectatus (J. Bodin, Selected Writings, ibid.).
97 Colloque,
p. 183. Voir Ciceèron, De republica, II, 69.
la vraie justice naturelle: l' amitieè chez jean bodin
173
Academiciens, declamant dans tous ses escritz contre les Epicuriens, parce qu' il n' y a rien de plus difficile que de s' empescher de blasmer un
meschant
homme
lorsque
comme disoit Theophraste
98
l' occasion
se
presente
d' en
parler,
?
L' acceptation de la pluraliteè des sectes religieuses aé l' inteèrieur d' un ¨ tat, qui se realise dans la justice harmonique, trouve ici son meême E è origine dans l' aême humaine. On est alors en droit de s' interroger sur la nature de l' amitieè. Peut-on la mettre au nombre des û passions de
animi perturbationes
) ? Celles-ci se distinguant des vertus par
l' aême ý (
leur agitation
99
, il est difficile de le faire, dans la mesure oué l' amitieè,
telle que la deècrit Bodin (celle entre lui et Bautru ou entre les sept sa-
Colloquium
vants du
) peut eêtre un sentiment paisible, meême s' il agit
sur la volonteè des hommes malgreè eux. On peut faire l' hypotheése qu' elle releéve de l' appeètit, que Bodin distingue de la volonteè en tant qu' il û est commun aux hommes et aux beêtes, et que la volonteè n' est propre aé autre qu' aé l' homme seul
100
ý. En qualiteè de premier lien so-
cial, l' amitieè est sans doute commune aux hommes et aux animaux qui vivent en socieèteè ; mais lorsqu' elle se manifeste entre les sages, elle prend une dimension strictement humaine, dans laquelle la raison reconna|êt l' existence de raisons contraires auxquelles elle ne peut adheèrer,
mais
dont
la
diffeèrence
meême
l' inteèresse
et
l' attire,
ouvrant
l' espace d' un dialogue sans fin qui transporte la sociabiliteè naturelle sur le terrain de la communication entre les esprits. L' amitieè se reèveéle ainsi un instrument preècieux pour penser, dans l' ordre cosmologique, la speècificiteè de l' amitieè humaine envers Dieu, au regard de la louange que Lui adressent les autres creèatures, par la seule harmonie de leur ordonnance. Le fait qu' elle releéve de la volonteè ouvre le champ aé un traitement politique de l' amitieè comme harmonie volontaire, reègleèe par le souverain, entre lui-meême et les citoyens, ainsi qu' entre les citoyens eux-meêmes. Bodin va jusqu' aé construire un eèquivalent de l' û amitieè naturelle ý primitive qui peut se passer des lois, avec la proportion harmonique comme seul principe d' union capable d' inclure tous les autres sans les annuler º l' octave, qui lie les deux autre proportions irreèconciliables entre elles, eètant repreèsenteèe par le souverain. Mais le deèsaccord sur la religion reèveéle l' origine de l' amitieè dans une force naturelle qui pousse les hommes
Ibidem Paradoxe 100 Theatre èê 98 99
.
, p. 63 ;
Paradoxon Theatrum
, p. 675-676 ;
, p. 66. , p. 467-468.
174
marie-dominique couzinet
les uns vers les autres, par une inclination contre laquelle la volonteè ne peut rien. Bodin exploite ainsi le terme dans toute l' eètendue de ses acceptions, cosmologique, eèthique et psychologique, au cours d' un dialogue
avec
Ciceèron
dans
lequel
il
met
sa
theèorie
de
l' amitieè
en
conformiteè avec sa vision de l' eèthique et du rapport entre religion et politique.
BIBLIOGRAPHIE
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Selected
Writings
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Philosophy,
Religion
and
Politics,
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xvi
e
ÁME PARTIE TROISIE
ÂTE Â DES AMIS» LA «SOCIE ET L'Â EPANOUISSEMENT DU SAVOIR
L AT I N I TAT E S
¨ vrard Delbey E
PUBLIC D' AMIS, FRANCHISE ET PERSUASION CHEZ CATULLE ET CHEZ PROPERCE
Introduction Meê me
s' il
est
connu
que
Catulle
et
Properce,
comme
Tibulle,
Lygdamus ou Ovide, composeérent leurs Ýuvres pour un public en partie composeè lui-meême d' amis et de protecteurs officiels, il peut sembler vain d' inscrire quelques-uns de leurs poeémes dans une tradition de reèflexion philosophique et morale, marqueèe par Platon, Aristote et Ciceèron. Le
De amicitia
ciceèronien, pour ne prendre que le
domaine latin, est fortement dateè, en effet, par l' intention de faire du concept grec d' amitieè le fondement d' une renaissance morale de l' es1
prit reèpublicain apreés l' assassinat de Ceèsar . Certes, nous pourrions cependant
nous interroger
sur l' enracinement, dans la
vie
romaine,
sociale et politique, de Catulle contemporain critique de Ciceèron, aé propos de ses amitieès, et examiner eègalement ce qu' il en est chez Properce, alors qu' un nouveau reègime na|êt des guerres civiles; mais cela ne saurait masquer aé premieére vue la diffeèrence eèvidente entre des Ýuvres
d' inspiration
eèrotique
d' une
part
et,
d' autre
part,
un
traiteè
d' eèthique collective et personnelle oué sont affirmeèes des valeurs irreèductibles et universelles, telles que la vertu, la justice et le droit. Cette dimension de l' expeèrience humaine ne s' impose pas chez des poeétes eèleègiaques qui passent plutoêt pour limiter, voire affaiblir, la supreèmatie des valeurs morales. Qu' ont-ils donc aé nous dire que nous ne sachions deèjaé? Par exemple, que la passion amoureuse n' exclut tout de
1
Voir l' ensemble de l' introduction de F. Prost au texte de Ciceè ron dans la Collec-
tion Classiques en Poche, Les Belles Lettres, Paris, 2002; cette eè dition sera notre reèfeèrence pour la traduction des citations de l' auteur latin.
177
eèvrard delbey
178
meême pas un type de relation sociale qui, sous le nom d' amitieè , recouvre sentiment personnel et reèseau souvent complexe d' affiniteès politiques. Quoi qu' il en soit, trop soucieux de ceèleèbrer leurs amours, ni Catulle ni Properce n' aspirent au renom immortel obtenu par l' en tretien de û vraies amitieès ý, de û grandes amitieès ý, d' autant plus qu' ils taêchent de maintenir dans sa deèmesure meême par rapport aux normes de la convenance civique leur sentiment amoureux. En fait, c' est la theèorie de la bonne utilisation du langage dans l' amitieè qui nous a sembleè opeèratoire pour eètudier d' une manieére nouvelle ce qu' il en eètait chez Catulle et chez Properce, lorsqu' ils destinaient aé un public d' amis certains de leurs textes. Quel est donc l' enjeu de ces poeémes, quand Ciceèron, comme nous commencerons par le revoir, faisait de la franchise la reégle des propos entre deux veèritables amis? L' estheètique eèleègiaque, le plus souvent fondeèe sur la persuasion, et ses risques d' artifice, aé l' eègard de la prendre
en
compte
alors
cette
eèthique
de
la
puella
, peut-elle
parole
vertueuse
et
juste? In amicitia autem nihil fictum est, nihil simulatum et, quidquid est, id 2
est uerum et uoluntarium .
Leèlius fait de ce probleéme de la sinceèriteè un point de reèflexion important pour la conception de l' amitieè vertueuse, maintenant l' eêtre humain dans les limites de l' honneête. C' est que la loi de l' amitieè,
amicitiae
lex
, se fonde en partie sur l' avis devant eêtre donneè en toute li-
berteè par un ami aé son ami : (²) consilium uero dare audeamus libere. Plurimum in amicitia ami corum bene suadentium ualeat auctoritas eaque et adhibeatur ad mo nendum
non
modo
aperte
sed
etiam
acriter,
si
res
postulabit,
et
3
adhibitae pareatur .
Cela facilite preèciseèment le progreés moral. La franchise posseéde donc sa rheètorique qui la fait douce mais ferme, persuasive et justement contraignante tout aé la fois; aé l' eècart de toute complaisance
2
Ciceèron,
De amicitia
, VII, 26 : û Or dans l' amitieè il n' est rien de feint, rien de si-
muleè : elle n' est que veèriteè et sinceèriteè ý.
3
Ibidem
, XIII, 44 : û la premieére loi aé poser en amitieè est d' û enfin oser donner libre-
ment notre avis. Il faut, en amitieè, que les amis de bon conseil aient l' autoriteè la plus grande, qu' elle intervienne pour avertir, non seulement avec franchise, mais avec vi gueur, si la situation l' exige, et que cette intervention impose l' obeè issance ý.
179
publics d' amis, franchise et persuasion chez catulle
excessive (obsequium), elle agit sur le comportement de l' autre avec bienveillance. Sa pire ennemie est la flatterie : Ut igitur et monere et moneri proprium est uerae amicitiae et alterum libere facere, non aspere, alterum patienter accipere, non repugnanter, sic habendum est nullam in amicitiis pestem esse maiorem quam adu lationem, blanditiam, adsentationem. Quamuis enim multis nomini bus est hoc uitium notandum leuium hominum atque fallacium, ad 4
uoluptatem loquentium omnia, nihil ad ueritatem .
Le deèveloppement argumenteè contre les flatteurs
5
se fonde sur le
principe de l' uniteè d' aême qui distingue la vraie amitieè ou é l' on ne cache rien aé l' autre, de la flatterie opportuniste. Cette leègitimiteè de la rheètorique
sinceére
a
son
analogue
sur
la
sceéne
politique
et
cela
conforte l' ideèe que Ciceèron a bien deècrit l' amitieè en tant que vertu civique : Secerni autem blandus amicus a uero et internosci tam potest adhibita diligentia,
quam
omnia
fucata
et
simulata
a
sinceris
atque
ueris.
Contio, quae ex imperitissimis constat, tamen iudicare solet, quid in tersit inter popularem, id est adsentatorem et leuem ciuem, et inter 6
constantem et seuerum et grauem .
Ainsi le peuple se montre capable de rejeter des projets de loi lui eètant favorables en apparence, mais contraires aé l' inteèreêt supeèrieur de la Reèpublique, en reèaliteè. Le mensonge obseèquieux,
blanda ista uanitas,
ni en priveè ni en public ne doit par conseèquent avoir droit de citeè, aé moins de transformer celle-ci en sceéne pour intrigues de comeèdies ou é fourmillent
les
personnages
de
parasites,
de
soldats
fanfarons,
de
vieillards impreèvoyants et creèdules.
4 Ibidem,
XXV, 91 : û Donner et recevoir des avertissements est donc le propre de
l' amitieè veèritable, les donner avec franchise et sans rudesse, les recevoir avec patience et sans mauvaise humeur; de meême il faut admettre qu' en amitieè il n' est pas de pire fleèau que l' adulation, la flatterie, l' obseèquiositeè : on peut multiplier en effet les noms autant que l' on voudra, mais il faut fleètrir ce vice des eêtres frivoles et trompeurs, qui parlent toujours pour faire plaisir, jamais pour dire la veè riteè ý.
5 Ibidem, 6 Ibidem,
XXV, 92- XXVI, 100. XXV, 95 : û Mais distinguer le flatteur de l' ami veè ritable, le reconna|être est
aussi facile, si l' on s' y applique, que de distinguer contrefac° on et imitation de l' original et de l' authentique. L' assembleèe du peuple est faite de gens sans aucune culture, et pour tant elle sait d' habitude quelle diffeèrence il y a entre le deèmagogue, c' est-aé-dire le citoyen complaisant et vain, et le citoyen ferme, seè rieux et grave ý.
eèvrard delbey
180
Catulle
7
Assureèment Catulle
8
eètait mort lorsque le
De amicitia
fut eècrit;
quant aé Properce, il reconna|êt ne s' eêtre inteèresseè ni aé Platon ni aé E è picure si deèterminant lui aussi pour la pratique de l' amitieè des aêmes, 9
tant que dura son espoir de trouver une Cynthie lui restant fideéle . Toutefois il ne nous para|êt pas ininteèressant de deèfinir les conditions d' expression de la parole d' amitieè dans le discours amoureux de ces deux eèleègiaques : l' inspiration eèrotique aux mots seèduisants influe-telle sur le registre du
sermo uerus amicorum
? Catulle et Properce diffeé-
rent-ils eux-meêmes aé ce sujet? Nous opterons pour deux parcours descriptifs, analysant successivement le public d' amis chez Catulle puis chez Properce, avec le souci de la commoditeè d' exposeè; cela n' empeêchera nullement le repeèrage d' eèventuels points communs, dont l' un pourrait eêtre l' amitieè aé l' eèpreuve de l' amour et l' autre, la mise aé l' eècart de l' eèlargissement aristoteèlicien de la û
philia
ý, cette affection
unissant d' abord les membres de la famille puis de proche en proche devenant la bienveillance mutuelle entre citoyens pouvant finalement s' eètendre aé tous les repreèsentants de l' espeéce humaine. L' auditoire des poeétes demeure restreint aé quelques amis sans cette preèoccupation de l'
humanitas
.
Diverses preèsences de lecteurs apparaissent dans les
Poeémes
de Ca-
tulle selon que preèdominent des relations d' amitieè, d' inimitieè, de passion amoureuse; de fait, le plus souvent Catulle adresse directement son poeéme aé un destinataire preècis avec lequel il entretient un rapport personnel. Le recueil meême se place sous le signe de l' amitieè bienveillante deés lors que le premier poeéme est une deèdicace aé Cornelius Nepos, historiographe qui eèdita peut-eêtre le manuscrit du poeéte. Le ton de l' envoi est affectueux, plac°ant le destinataire dans la position privileègieèe du
doctus lector
sachant reconna|être et appreècier les meèrites
de quelques petits vers; cette deèdicace suppose un acte de lecture globale par lequel l' ami jouit seul de la possibiliteè de lire tous les poeémes, alors que le recueil preèsente une pluraliteè de lecteurs nommeès et individualiseès par les vers qui les deèsignent. Catulle commence donc par
7
Nous avons reèdigeè une syntheése intituleèe û Le singulier pluriel ou Catulle et ses lec-
teurs ý (mai 2001) pour le Centre de Narratologie Appliqueè e de l' Universiteè de Nice et disponible par publication eèlectronique consultable aé l' adresse suivante : http : // revel. unice.fr/cnarra/.
8
Notre eèdition de reèfeèrence des
Lettres, Paris, 1923, reèeèd. 1974.
9
Properce,
Eè leègies
, III, 21, 25-26.
Poeémes
de Catulle est celle de la C.U.F., Les Belles
publics d' amis, franchise et persuasion chez catulle
recourir aé l'
auctoritas
181
d' un ami connu de tous, lecteur archeètypal en
quelque sorte, chargeè d' accueillir avec indulgence des textes novateurs pour la tradition de la poeèsie latine. Les autres amis, auxquels Catulle eècrit partagent non seulement ses gou ê ts
estheètiques
10
,
mais
encore
l' intimiteè
de
sa
vie
priveèe.
Par
exemple, le c. 6 somme gentiment Flavius d' accepter de confier et d' avouer au poeéte le deètail de ses eèbats amoureux; c' est la franchise que lui reèclame Catulle, sans retenue honteuse, pour que la confidence obtenue devienne poeéme eèrotique (v. 1-5; 15-17). Nous trouvons un motif analogue, amplement varieè et deèveloppeè, dans le c. 55 aé Camerius : Catulle recherche partout dans Rome son ami et lui demande instamment de renoncer aé se dissimuler, parce que le partage des confidences amoureuses doit l' emporter sur tout autre preètexte; s' il ne veut rien dire de ses plaisirs, en effet, il aura les amours de Catulle aé eècouter cependant (v. 25-32). L' injonction
Dic nobis
les deux textes (c. 6, 16; c. 55, 25); le poeéte appelle
a sa place dans
uerbosa loquella
(c. 55, 30) ce partage des expeèriences amoureuses qui reèjouit Veènus. Les
Poeémes
n' excluent pas l' autoreèflexiviteè, Catulle concevant sa
poeèsie comme possibiliteè de la mise en sceéne d' un lecteur-destinataire le renvoyant aé lui-meême. Cet ami lecteur double de l' auteur se rencontre dans le c. 68 oué Manlius trompeè dans ses espoirs de bonheur en amour attend du poeéte le reèconfort et la consolation, deés lors que celui-ci conna|êt d' expeèrience les tourments de la passion amoureuse. Cet eèchange intense que produit le discours amoureux, qu' il soit eèpanchement ou besoin d' apaisement, rapproche les amis au point de les faire se retrouver dans la connivence du jeu litteèraire graêce auquel chacun rivalise avec l' autre pour eêtre le meilleur poeéte d' amour º é ce sujet, les liens qui unissent quasiment image ideèale de soi-meême. A Calvus et Catulle symbolisent fortement cette amitieè ou é se confondent expression du sentiment amoureux et estheètique du partage de l' art. Orateur comme Hortensius, Calvus pleura dans un recueil d' eèleègies ceèleébre en son temps Quintilia son eèpouse; Catulle eècrivit pour lui le c. 96 ou é figurent tout le tact et la beauteè d' une compassion sinceére. Le c. 50 avait montreè une autre compliciteè faite cette fois de sourire, de joie et d' amusement, griseèe par la virtuositeè d' une eèmulation d' artistes
otiosi
pour lesquels tout n' est plus alors qu' envie folle de se
rencontrer de nouveau afin de reprendre les jeux de l' esprit interrom-
10
Voir le c. 65 aé l' orateur Q. Hortensius Ortalus et le motif de l' amitieè litteèraire fon-
deèe sur le culte commun des Muses.
eèvrard delbey
182
pus par la nuit. Ce commerce raffineè et deèlicieux porte en lui le
lepos,
l' agreèment de l' intelligence plaisante, en rien austeére. Qu' en est-il donc, dans ces conditions d' eènonciation, de la relation entre la persuasion et la franchise? Au sein de cet eètroit reèseau d' amis, nous avons vu que la persuasion, sous la forme de l' exhortation capable de pousser aé l' action, intervient principalement, chez Catulle, de manieére continue pour stimuler amicalement la franchise au nom de la poeèsie et de Veènus. Toutefois cette relation se modifie quelque peu aé l' eèpoque augusteèenne : tout en preèservant la reèfeèrence aux lecteurs-destinataires privileègieès que sont les amis, le poeéte eèleègiaque se propose d' eèduquer en amour un public plus vaste, indistinct et geè neèrique, celui des
iuuenes. Aussi deux nouvelles directions s' ouvrent-elles
aé nous : celle d' une insertion plus nette et plus poleèmique de l' ami dans le discours amoureux du poeéte qui le fait participer aé sa propre repreèsentation du sentiment amoureux º l' ami peut y tenir le roêle du rival jalouseè º
et celle d' une figuration du poeéte en
magister amoris oué
l' exercice de la parole persuasive aé l' eègard d' un ami vise surtout aé deèfendre franchement l' eèleègie compareèe aé l' eèpopeèe et aé la trageèdie.
Properce Properce
11
eèlabore particulieérement de cette fac°on ses eèleègies amou-
reuses aé Cynthie. Il tend aé donner une dimension de plus en plus eèlargie aé sa poeèsie personnelle; c' est pourquoi deés le livre II la preèsence des amis directement citeès se reèduit; des destinataires fictifs, aux pseudonymes grecs, apparaissent, marquant l' acceés aé l' espace de la litteèrature et de ses deèbats estheètiques. Le livre I, par la confrontation du
innamorati ou pris par la vie politique, permet encore aé Properce d' affirmer son seruitium amoris
poeéte en amoureux avec ses amis eègalement
heèriteè du neèoteèrisme. Avant d' eètudier plus en deètail cette diffeèrence entre les deux premiers livres des
Eèleègies,
il convient de faire rapidement cas des rares
occurrences oué le poeéte s' adresse aé ses amis de fac°on geèneèrale, sans les distinguer nommeèment. Ces amitieès romaines sont en effet eèvoqueèes deés l' eèleègie I, 1, 25-30 lorsque Properce reèclame un remeéde pour soigner sa maladie d' amour : personnellement, il veut avoir la liberteè de crier sa coleére; pour ce qui est de ses amis, qu' ils l' emmeénent au bout
11 2003.
Notre eèdition de reèfeèrence est celle de P. Charvet, Imprimerie Nationale, Paris,
publics d' amis, franchise et persuasion chez catulle
183
du monde, loin de toute femme. Ce patheètique extreême est repris partiellement en II, 4, 17-22 lorsque le poeéte tourmenteè recommande aé n' importe lequel de ses amis l' amour d' un garc°on toujours plus paisible que la passion des femmes tant celles-ci sont infideéles. En II, 8, 12, l' ami anonyme qui dissuade Properce de pleurer la perte de l' inconstante Cynthie suscite cependant un regain d' amour du poeéte pour û sa ý
puella.
Enfin l' eèleègie III, 24, 9 rappelle les vains avertisse-
ments prodigueès par les amis du peére de Properce pour deètourner celui-ci de sa funeste passion. Ces quatre reèfeèrences ont pour motif commun la mise en garde contre les ravages du sentiment amoureux; une seule fois, en II, 4, le poeéte est capable de donner un conseil franc; ailleurs il se montre sous l' emprise du
furor amoris.
Les amis sont laé
pour permettre aé Properce de dire ce dont il est priveè : la seèreèniteè et la raison. Ils font inutilement valoir les eègarements dus aé la passion, veèritable maladie de l' aême : en ce sens l' eèleègie III, 24 fait eècho aé l' eèleègie I, 1. Abordant maintenant les occurrences qui nomment des amis preè cis et ayant aé traiter d' abord du livre I, nous classerons les eèleègies selon l' ordre croissant des reèfeèrences aé un meême destinataire. Nous porterons alors attention aé un reèseau d' eèleèments reècurrents aé propos des
topoi
de la vie eèleègiaque, qui s' organisent selon un processus de subjec-
tivisation produisant la figure litteèraire du poeéte-amoureux et deèplac°ant vers elle l' eèthique meême de l' amitieè. Ce reèagencement a pour conseèquence la valorisation du style de vie eèleègiaque au rebours de la tradition civique, romaine. Nous sommes treés loin de Ciceèron ² L' eèleègie I, 4 est destineèe aé Bassus, poeéte fameux par ses |ëambes. Properce lui reproche de l' encourager aé quitter Cynthie et affirme la constance des sentiments qu' il eèprouve pour elle, en deèpit de l' ironie dont fait preuve aé son encontre le poeéte satirique (v. 1-4). La virulence de la reèplique de Properce qui menace Bassus de le faire diffamer par Cynthie aupreés de toutes les femmes de Rome s' explique non seulement par l' attachement volontaire du poeéte aé la beauteè divine de sa ma|êtresse (v. 5-14), mais aussi par l' ignorance de Bassus ne sachant pas la toute-puissance de la fideèliteè mutuelle en amour (v. 15-16). Ainsi l' amitieè vexeèe engendre la franchise d' une riposte dont beèneèficie la repreèsentation de l' amour-passion comme absolu existentiel. Trois eèleègies sont eècrites pour Tullus : I, 1; I, 6; I, 14. Tullus est le destinataire principal de l' eèleègie-prologue du livre I ou é nous avons entendu Properce s' adresser aé d' autres amis resteès dans l' anonymat; il incarne un milieu social proche d' Auguste, preèoccupeè par la carrieére des honneurs et les magistratures glorieuses; il vit somptueusement
eèvrard delbey
184
dans une riche demeure en bordure du Tibre. Tullus n' a pas plus d' influence que les autres sur le poeéte en proie aé la deèreèliction; sans deètours, Properce lui rappelle sa vie dissolue et sa folie (I, 1, 6 -7), mais nul bienfait n' est attendu de l' ami, si ce n' est qu' il eècoute ses propos amers. Cette fonction passive est reèpeèteèe, lorsque le poeéte refuse d' accompagner Tullus en Asie Mineure pour une mission vraisemblablement politique et militaire; l' eètreinte et les paroles de Cynthie savent le retenir malgreè tout (en I, 6, 6-7, prieéres, plaintes, menaces conduisent plus l' esprit et le cÝur de Properce que les conseils amicaux et l' eèloge du
negotium au
nom de la grandeur romaine). Le poeéte rencheè-
rit sur son devoir de fideèliteè (v. 13-18) qu' il lui faut accomplir au prix cruel de peines et de larmes : meême lorsqu' elle se preèvaut de la
patriae,
l' amitieè ne peut aucunement vaincre la
25-26;
29-30).
Loin
de
favoriser
un
cura amoris
quelconque
cura
(v. 19-24;
bien-eêtre
moral,
Tullus est devenu le teèmoin impuissant d' un sort qu' aé la limite il n' est plus capable de comprendre; il suffit qu' il l' accepte comme ineè luctable pour Properce (v. 35-36). Enfin, I, 14 compare deux genres d' existence : l' indolence ostentatoire de Tullus, quand il est oisif et se preèlasse dans le parc de sa riche demeure, et le bonheur plus enviable du poeéte, quand son amante consent aé partager avec lui une nuit entieére. Alors Properce se permet d' avertir son ami de la venue toujours brutale de l' Amour et de ses souffrances (I, 14, 1 > I, 14, 19-22). Par un monologue qui feint le dialogue, ne demandant aucun acquiescement aé ses amis º Bassus et Tullus vivent comme ils veulent, l' essentiel eètant qu' ils n' interviennent pas pour obtenir de Properce le renoncement total aé Cynthie º, le poeéte au milieu de ses amis trace sa voie
qui
le
meéne aé
l' eècart, tandis
que Catulle
cultivait plutoêt
la
compliciteè entre amis dans l' expeèrience amoureuse. La û mimeésis ý de l' intimiteè psychologique, dans ce nouvel heèdonisme, ne suppose plus une continuiteè en miroir; Properce est trop soucieux de lui et de son originaliteè pour laisser aé l' autre le soin d' un eèchange quelconque, surtout lorsqu' il s' agit d' eèrotisme. Ponticus est mentionneè trois fois eègalement. En I, 12, il appara|êt indeèlicat, accusant aé tort Properce de paresse (v. 1-2), parce qu' il croit que Cynthie le retient toujours, alors qu' en fait elle l' a quitteè. Mais peu importe la meèprise de cet ami; Properce deèsormais seul se parle aé lui-meême jusqu' aé s' importuner (v. 13-14). L' attachement fideéle du poeéte au souvenir de sa ma|êtresse n' est pas du deèsÝuvrement (v. 1920), il indique la permanence de la passion dans la rupture. Ponticus est fameux par son eèpopeèe, Theèba|ëde qui s' ajoute aé d' autres car le sujet est aé la mode; poeéte d' un genre auquel l' eèleègie eèrotique s' oppose,
185
publics d' amis, franchise et persuasion chez catulle
il perc°oit d' autant plus mal l' eètat amoureux de son ami (I, 7). Properce n' heèsite pas aé se moquer de lui si pris par son inspiration heèro|ëque, alors que bientoêt il finira par se soumettre lui aussi aux lois d' une femme (I, 9). En I, 7, 25-26, le poeéte eèleègiaque applique le principe de la mise en garde amicale et sinceére : Ponticus ne doit pas meèpriser les vers d' amour utiles pour plaire aux
puellae
et exprimer sa
souffrance passionneèe. Le mal est fait en I, 9, 1-2 : le poeéte eèpique conna|êt maintenant les affres du sentiment amoureux; deèposseèdeè de sa liberteè de langage qui lui permettait de dire ce qu' il voulait, il subit la contrainte d' un langage autre º celui de l' amour-passion º
qui le
rend tributaire de l' aide apporteèe par Properce expert en peines et en larmes (v. 9-14, 25-26, 30). La douleur eèleègiaque s' aveére preèfeèrable aé la tristesse des reècits eèpiques, lorsqu' il s' agit d' adoucir une amante; aussi le poeéme I, 9 se finit-il sur l' injonction catullienne d' avouer sans honte, au plus vite, le mal d' amour pour soulager sa peine. Avec Ponticus donc Properce espeére rencontrer un double de lui-meême, quitte aé le modeler pour ce faire. Gallus est le dernier des amis-destinataires d' eèleègies du livre I. L' hypotheése selon laquelle il serait le ceèleébre poeéte eèleègiaque nous semble plus seèduisante que fondeèe. Il est le plus eèvoqueè, pas moins de quatre fois (I, 5; I, 10; I, 13; I, 20). La premieére mention est encore neègative : jaloux du succeés de Properce aupreés de Cynthie, il a voulu la lui prendre; le poeéte s' emploie vivement aé le deètourner de ce mauvais ro ê le de rival (I, 5, 1; 3; 4; 5; 18). Le motif reècurrent est celui de l' avilissement psychique que creèe neècessairement l' esclavage amoureux et qui est tout aé fait deègradant pour un membre respectable d' une vieille famille seènatoriale (v. 19-24). Properce n' entend pas partager avec son ami les afflictions procureèes par une meême ma|êtresse (v. 27-30). Au cours de la seconde mention, le comportement de Gallus est reè habiliteè : Properce fut le teèmoin de la nuit deèlicieuse passeèe par son ami aupreés d' une autre que Cynthie; le poeéte s' offre meême aé lui enseigner son art d' aimer (I, 10, 11-30). Par cet eèloge du discours amoureux l' amitieè met en abyme l' amour eèleègiaque. Gallus reèappara|êt toutefois en I, 13 sous des traits peu sympathiques : il se reèjouit du malheur de Properce qui manifeste de la retenue en renonc°ant aé se venger de cette nouvelle perfidie et en souhaitant seulement aé Gallus que son amante ne le trahisse jamais (v. 1-4). Quant aé la dernieére occurrence, elle innove par le recours aé l' expression
mythique
du
sentiment
amoureux :
la
leègende
du
rapt
d' Hylas par les Hamadryades est un conseil en forme d' avertissement donneè aé Gallus (I, 20, 1-4, 51-52); aé preèsent amoureux d' un garc°on, il
eèvrard delbey
186
doit se meèfier de l' ardeur des jeunes filles qui peuvent le lui enlever et le rendre semblable aé Hercule priveè de son amant. Une progression s' est dessineèe depuis la reèfeèrence aé Bassus : Properce destine de plus en plus souvent aé ses amis des poeémes oué le registre de l' eècriture eèrotique, son utiliteè preèdominent; si nous n' avons rien trouveè de tel dans les textes aé Bassus et aé Tullus, nous avons noteè deux reèfeèrences sur trois dans les poeémes aé Ponticus (I, 7 et I, 9) ainsi que deux reèfeèrences sur quatre dans ceux aé Gallus (I, 10 et I, 20). La rheètorique exerce son pouvoir de persuasion principalement lorsqu' il est question pour Pro perce de faire effet en montrant la sinceèriteè de sa relation tumultueuse avec Cynthie, sa compeètence en matieére de psychologie amoureuse et la force du langage passionneè. Ainsi, peu aé peu, les amis entrent dans le
cercle
du
public
eèleègiaque
confidents. C' est le livre II des
sans
eêtre
pour
autant
de
veèritables
Eèleègies qui nous para|êt deèterminant pour le sens
aé donner concernant ce cheminement poeètique et estheètique; l' emploi de pseudonymes º Cynthie en eètant deèjaé un, deèrivant de l' Apollon û Cynthien ý neè aé Deèlos º
afin de deèsigner l' ami-destinataire y est reè-
veèlateur : de la sorte s' affirme l' identiteè litteèraire du genre eèleègiaque. Deux eèleègies nous inteèresseront; l' une aé Deèmophoon (II, 22) º peuteêtre le poeéte Tuscus º
qui chante le plaisir de l' inconstance tout en
jouant sur le pseudonyme Deèmophoon, nom du fils de Theèseèe qui abandonna Phyllis
12
; l' autre aé Lynceus º
pseudonyme d' un poeéte
eèpicurien qui s' est eèpris de Cynthie, peut-eêtre Lucius Varus Rufus (II, 34); laé eègalement le jeu litteèraire est explicite : Lynceus est aussi Lynceèe, l' un des Argonautes, illustre pour sa vue perc°ante; effectivement, Cynthie n' a pas eèchappeè au regard du Lynceèe romain ² Une meètatextualiteè se profile ou é l' ami repreèsente des û textes-souches ý, notamment eèpiques, qui font exister le texte propertien. Dans l' eèleègie II, 22, l' eèloge des amours multiples se fonde en partie sur l'
Iliade
(v. 29-34 : les exploits eèrotiques et guerriers d' Achille et
d' Hector), parce que Deèmophoon abandonna Phyllis au retour de la guerre contre Troie. Plus nettement, l' eèleègie II, 34 tout en critiquant l' ami devenu rival est un art poeètique : le poeéme deèbute par la mise en accusation de l' Amour qui seèpare les amis (v. 3-6); heureusement Cynthie fut capable de se montrer ferme et fideéle (v. 9-12); le poeéte accorde son pardon aé l' ami perfide aé condition qu' il respecte l' honneêteteè d' une amitieè vraie (v. 15-18, 21-22); il entreprend alors de ceèleèbrer les bienfaits de l' amour aé la lumieére du changement d' attitude
12
Voir l'
Heèro|ëde II d' Ovide.
publics d' amis, franchise et persuasion chez catulle
187
de son ami qui, poeéte de la Nature et de ses pheènomeénes, eut besoin de recourir aux vers leègers de Phileètas et de Callimaque (v. 23-24; 2730; 39-42 : l' eèleègie est toujours plus utile en amour que les poeémes philosophiques ou les trageèdies); finalement Properce accepte d' eêtre intercesseur entre Amour et Lynceus (v. 53-54). Le texte s' acheéve sur le catalogue des principaux poeétes eèleègiaques latins : Varron de Leucade, Catulle, Calvus, Gallus ² et Properce lui-meême annonc°ant sa gloire future. L' ami est convieè aé entretenir par la pratique de l' art eèleègiaque la meèmoire des amitieès litteèraires et de leurs affiniteès eèlectives.
Conclusion
Le public des amis de Catulle et de Properce ne se construit pas sur la correspondance entre sinceèriteè morale et parole vertueuse qui deèfinissait justement l' amitieè des philosophes pour
objet
leur
creèation
litteèraire,
13
c' est
. La franchise des poeétes a laé
que
Properce
rejoint
Catulle, meême s' il y a de l' impudeur, de l' inconvenance aé parler de sa vie amoureuse et d' en faire une Ýuvre d' art presque digne des eèpopeèes et des trageèdies. Cette sinceèriteè estheètique se substitue aé la tradition platonicienne et humaniste qui faisait de l' amitieè sa propre fin; dans l' eèleègie, elle se transforme en moyen pour promouvoir un art nouveau. Nous n' avons pas traiteè du poeéme III, 12 des
Eè leègies
de Properce
ou é le poeéte, en s' adressant aé son ami Postumus, lui reproche de laisser sa jeune eèpouse en pleurs pour suivre Auguste aé la guerre. C' est que le theéme essentiel de cette eèleègie est la fideèliteè de la jeune femme. Quant aé l' eèleègie III, 7 aé Paetus mort en mer pour avoir chercheè aé trop s' enrichir, elle se constitue d' abord en diatribe contre l' argent qui conduit les humains aé leur perte (v. 1). Enfin, le poeéme III, 22 aé Tullus est l' eèloge de Rome et de l' Italie. L' amitieè est preètexte au rappel des vertus ancestrales (fideèliteè conjugale, posteèriteè nombreuse, simpliciteè de mÝurs, fierteè d' eêtre Romain) conformeèment aé l' ideèologie du Principat. Le public des amis est utiliseè par Properce aé des fins strateègiques qui correspondent aux inteèreêts du moment : soit pour mettre en valeur la poeèsie eèleègiaque (livre II), soit pour continuer la tradition du
mos maiorum amor -
(livre III), parce que le poeéte ne se deècide jamais aé placer
au dessus de
13
Ciceèron,
Roma
.
De amicitia
, XXVII, 104.
eèvrard delbey
188
Pour que l' amitieè et Rome trouvent toutefois toute leur place dans l' eèleègie, il faudra les maniteè
vertueuse
s' y
Tristes et les Pontiques. Une eèthique de la ro-
recomposera
par
le
patheètique,
quand
bien
meême les amis d' Ovide sont inexorablement lointains, souvent indif feèrents.
L AT I N I TAT E S
Freèdeèric
Nau
 ECRIRE Á A SON AMI : ÂTIQUES ET ARTS DE VIVRE, ARTS POE DE CATULLE Á A OVIDE
Amitieè et poeèsie Suivant
l' impulsion donneèe par les penseèes du soupc°on, et, en parti-
culier, par le nominalisme nietzscheèen, nombre de travaux historiographiques et philosophiques du sieécle passeè
1
ont montreè que les
expeèriences humaines, au meême titre que les eèveènements politiques et les eèvolutions sociales, sont situeèes dans leur eèpoque et qu' un meême mot pouvait donc recouvrir une grande varieèteè d' eèmotions et d' institutions, c' est-aé-dire un ensemble de pratiques, individuelles et collectives, diffeèrentes. Dans le monde romain, la notion d' amitieè souleéve ainsi certaines difficulteès : dans un article ceèleébre, Peter Brunt a montreè qu' aé l' eèpoque classique, l'
amicitia
deèsignait moins un lien moral 2
qu' une relation sociale, et, souvent, une alliance politique . Toutefois, alors que cette hypotheése est justifieèe par de nombreuses reèfeèrences aé Ciceèron, l' un des textes majeurs qui accreèdite l' ideèe d' une amitieè morale et philosophique deés la fin de la Reèpublique n' est autre que le dialogue
De amicitia
, composeè par le meême Ciceèron ; mais l' ouvrage
est volontiers consideèreè comme l' exception qui confirme la reégle, le reèsultat d' une reèflexion nourrie par la philosophie grecque plus que par la culture romaine.
1
Pour la peèriode antique, les travaux de Michel Foucault et de Paul Veyne ont ainsi
exerceè une influence consideèrable, aussi bien par les reèactions contrasteèes qu' ils ont pu susciter aupreés du public franc°ais que par leur rayonnement aupreé s de leurs lecteurs ameèricains.
2
Voir P. A. Brunt, û `Amicitia'
Cambridge Philological Society
in the Late Roman Republic ý,
, n.s., 2 (1965), p. 1-20.
189
Proceedings of the
freè deè ric nau
190
Or, le corpus de la poeèsie classique a souvent eèteè neègligeè dans l' eètude de ces questions. Il est vrai que les vers se preêtent peu aé un exposeè deètailleè et reèflexif des liens amicaux, si bien que lorsqu' ils ont eèteè convoqueès pour fournir des teèmoignages sur l'
amicitia
, les textes poeè-
tiques ont plutoêt eèteè perc°us comme les reflets de pratiques qui devaient eêtre
deèfinies
ailleurs :
les
amici
omnipreèsents
dans le
libellus
catullien sont ainsi compris selon les codes sociaux de la fin de la Reèpublique
3
et l' eèloge de l' amitieè chez Horace est expliqueè en fonction
des obeèdiences philosophiques supposeèes du poeéte. Sans remettre en cause la pertinence et l' inteèreêt de la confrontation de ces textes avec leur environnement social et politique, nous vou drions ici relire un certain nombre d' Ýuvres poeètiques en montrant comment elles deèveloppent leurs propres reégles amicales, qui ne sont, certes, pas sans rapport avec les usages qui leur sont contemporains, mais qui n' en reveêtent pas moins un caracteére speècifique, qui tient, entre autres, au lien eètroit entre la relation d' amitieè et la pratique de la poeèsie. C' est pourquoi nous avons consideèreè que les poeémes qui eèvoquaient particulieérement la situation associeèe aé leur reèdaction fournissaient un ensemble de cas plus pertinents que d' autres pour cette recherche : l' eètude s' est ainsi limiteèe au recueil de Catulle, aux d' Horace et aux
Tristes
4
Odes
d' Ovide . La poeètique catullienne, qui fait
une large place aux circonstances sociales de l' eècriture, la reèfeèrence aé la lyrique grecque, qui accompagne souvent un rituel social, chez Horace et le lien entre la fin de la carrieére litteèraire d' Ovide et sa situation d' exileè, justifient ce choix. Parmi ces Ýuvres, nous nous sommes particulieérement inteèresseè aux pieéces dans lesquelles le poeéte s' adresse aé un ami, empruntant souvent la forme d' une lettre, mais pas systeèmatiquement. Il y a, dans ces poeémes, une motivation preècise de l' eècriture, puisqu' elle n' est pas, dans un premier temps du moins, adresseèe aé un public anonyme, mais aé un destinataire identifieè. Puisque, bien des sieécles plus tard, nous nous trouvons dans la position de lecteurs exteèrieurs aé la situation d' eènonciation initiale, il s' agit pour nous de deèterminer quelle place il convient d' accorder aé cette circonstance qui aurait susciteè l' eècriture. Or, une interpreètation litteèraire preèsuppose aé la fois que le commentaire
du
poeéme
ne
se
reèduise
pas
aé
l' eèlucidation
de
son
contexte historique, et que le poeéme puisse eêtre lisible encore aujourd' hui par-delaé le moment qui a vu son apparition. L' explication
3
Voir T. P. Wiseman,
4
Le choix des
Odes
Catullus and his World Tristes
et des
, Cambridge, 1985.
sera justifieè au moment d' aborder ces Ýuvres.
191
eè crire aé son ami: arts poeè tiques et arts de vivre
de la strateègie poeètique adopteèe par les auteurs que nous consideèrerons devra alors nous permettre de mieux saisir la conception que chacun d' entre eux se fait de l' amitieè : ce lien est-il noueè dans l' instant qui justifie la reèdaction de billets poeètiques ou pourrait-il avoir une valeur au-delaé ? Dans cette dernieére hypotheése, cette valeur est-elle strictement sociale ou bien morale eègalement ?
Catulle : l' amitieè dans les cercles poeè tiques de rome
Le moment de l' eècriture poeètique Suivant
l' ordre
chronologique,
cours avec Catulle. Le seèes aé
des
nous
commencerons
notre
par-
libellus comprend de nombreuses pieéces adres-
personnages
preèsenteès
comme
les amis
du poeéte. Elles
abordent indiffeèremment les theémes varieès du recueil, les relations amoureuses, les poleèmiques litteèraires contemporaines et les anecdotes mondaines de la Rome tardo-reèpublicaine. Toutefois, il n' est pas rare que Catulle y speècifie le moment auquel il eècrit : il appara|êt que, dans la plupart des cas, il existe un deècalage explicite entre le temps de la vie sociale et le temps de l' eècriture. En un sens, cette diffeèrence va de soi : le poeéte ne peut eècrire exactement au moment oué il prend part aé une reèunion, amicale ou mondaine. Mais, en reèaliteè, cette remarque est plus significative, car Catulle utilise la poeèsie comme un relais pour les autres formes de communication qui caracteèrisent la vie sociale, comme la conversation et l' eèchange litteèraire. En effet, le billet intervient suite aé une rupture des eèchanges directs. Il compense ainsi une seèparation plus ou moins provisoire. Le 35 est
destineè
Veèrone ; le
aé
Caecilius
alors
qu' il
se
trouve
aé
Coême,
carmen
loin
de
carmen 50 est reèdigeè apreés un long moment passeè avec Cal-
vus dans l' excitation de l' eèmulation poeètique et exprime le regret de ces plaisirs deèjaé passeès ; de la meême manieére, dans le
carmen 68, Catulle
reèpond aé une lettre de son ami Allius, qui lui reèclame un don poeètique en eèchange de l' hospitaliteè qu' il a nagueére offerte aé ses amours. Mais la distance geèographique n' est pas la seule raison qui peut rompre les eèchanges entre Catulle et ses proches. L' interlocuteur du poeéte a pu prendre lui-meême l' initiative du silence. C' est ce qui aurait
carmen 6, qui reprend le motif de la reticentia, et tente de pousser Flavius aé avouer ses amours, au lieu de persister aé les dissimuler. Le carmen 55 offre une variation sur le meême theéme :
ameneè Catulle aé reèdiger le
Cameèrius a disparu ; Catulle, persuadeè qu' il se consacre aé une passion secreéte, le supplie de se montrer aé nouveau. La poeèsie est ainsi destineèe
freè deè ric nau
192
aé reconstituer un lien distendu. Le carmen 32 s' inscrit partiellement dans cette seèrie, puisque Catulle y sollicite une invitation de la part d' Ipsithilla ; mais il n' est pas certain que la jeune femme puisse eêtre consideèreèe comme une amie du poeéte. L' eècriture poeètique formule, dans les exemples preèceèdents, une tentative
pour
reètablir
une
communication
rompue.
Dans
d' autres
pieéces, elle exprime seulement la joie de retrouvailles annonceèes, mais marque alors aussi la neècessiteè de compenser l' absence par les mots : le
carmen 9 ceèleébre ainsi le retour de Veèranius et le carmen 13 est un billet d' invitation aé d|êner pour Fabullus. En reèsumeè, la lettre poeètique peut eêtre deèfinie comme une forme particulieére de communication, dont l' existence meême atteste de la neècessiteè de pallier l' absence d' une communication immeèdiate. Elle remplit
une
fonction
seconde,
en
remplac°ant
les
autres
modes
d' eèchange, et revient d' ailleurs volontiers sur les signes deèlivreès dans le contexte social habituel, et qui sont deèchiffreès selon un code.
La lettre aé l' ami, un commentaire sur la vie mondaine Ces eèp|êtres poeètiques en miniature saisissent, de fait, l' occasion d' un effacement provisoire de la vie mondaine pour proposer sur elle un commentaire : elles se preèsentent comme une reèaction aé des faits survenus dans la socieèteè proche de Catulle. Dans le carmen 14, par exemple, le poeéte s' emporte plaisamment contre Calvus, qui vient de lui faire parvenir un mauvais livre, une anthologie de pieétres vers, et menace de riposter en lui faisant aé son tour parvenir d' aussi mauvais vers. Dans le carmen 50, adresseè au meême Calvus, il fait part des impressions qui lui ont eèteè inspireèes par les instants qu' il vient de passer aé ses co ê teès. Dans ces deux lettres poeètiques, c' est la conduite de Calvus qui incite Catulle aé composer ses vers : il interpreéte son attitude qu' il place toujours sous le signe de leur amitieè, comme dans les premiers vers du carmen 14 : Nei te plus oculis meis amarem, / Iocondissime Calue, munere
isto / Odissem te odio Vatiniano. Ces deux poeémes illustrent, en outre, deux domaines dans lesquels Catulle estime exercer une particulieé re autoriteè mondaine, la conduite d' autrui et l' activiteè litteèraire aé proprement parler. C' est pourquoi la circonstance alleègueèe de leur reèdaction
l' ameéne aé
deèfinir
certaines
reégles de la
vie
en socieèteè,
qu' il
s' agisse d' un cercle purement mondain ou eègalement d' un groupe poeètique. En ce sens, les lettres adresseèes aé des amici diffeérent peu de celles qui sont adresseèes aé des inimici, car Catulle applique, dans les unes comme dans les autres, les criteéres de l' urbanitas. Ces derniers for-
193
eè crire aé son ami: arts poeè tiques et arts de vivre
ment un code ambigu, deèfini par Catulle et receèlant un systeéme de valeur original et propre au poeéte, mais qui, dans le meême temps, est
carmen
censeè eêtre valable pour la vie sociale en geèneèral. Dans le
12,
Catulle s' en prend ainsi aé Asinius le Marrucin, aé qui il reproche de lui avoir deèrobeè son mouchoir, en le menac°ant de repreèsailles poeètiques. Dans ce billet, comme dans les autres qui sont adresseè s au contraire aé des amis, la pieéce poeètique s' inseére dans un contexte social et exprime une reèaction motiveèe par l' interpreètation favorable ou deèfavorable que le poeéte choisit de donner aux actes d' autrui. Le
ton
adopteè
par
le
poeéte
est
deètermineè
par
les
faits
qu' il
commente selon un systeéme binaire : soit ils sont conformes au code de conduite et d' eècriture cher aé Catulle, et ils rec°oivent alors une approbation sans faille ; soit ils violent ce(s) code(s), et ils rec°oivent alors une deèsapprobation aussi entieére que l' aurait eèteè l' approbation dans le cas
inverse.
Cette
approbation
et
cette
reèprobation
s' exercent
d' ailleurs davantage sur des actes que sur des personnes. Le recueil montre,
en
effet,
des
s' adresse comme aé des
mici
exemples
amici
de
personnages
auxquels
Catulle
dans certaines pieéces et comme aé des
d' Aurelius dont l' amitieè pour Catulle est citeèe en exemple dans le
men
ini-
dans d' autres pieéces : c' est le cas, en particulier, de Furius et 5
11 , mais qui sont attaqueès violemment dans le
carmen
car-
16, et dans
6
d' autres pieéces encore . Or, s' il est aiseè de faire pieéce de l' exemple des compeéres Aureèlius et Furius, en affirmant que les compliments du d' ironie,
le
libellus
eèvoque
eègalement
des
carmen
11 sont teinteès
personnages
auxquels
Catulle reproche d' avoir trahi leurs devoirs amicaux : il n' y a alors pas de doute sur le fait qu' ils ont bel et bien changeè de roêle aupreés du poeéte, d' amis devenant ennemis. Dans le
carmen
38, Catulle regrette
ainsi que Cornificius ne lui ait pas eècrit pour le consoler de ses deèboires amoureux. Pire, dans le
carmen
77, il appara|êt que Rufus a deè-
robeè aé Catulle l' eêtre qu' il aimait, alors qu' il eètait censeè eêtre son ami. En conseèquence, la lettre poeètique, quoiqu' elle intervienne lors d' une pause dans la vie sociale, ne se caracteèrise pas, chez Catulle, en rupture avec elle. Elle constitue, au contraire, un mode de participation aé part entieére au groupe dont Catulle se sent un membre, soit parce qu' elle se substitue aé la preèsence, soit parce qu' elle fournit une autre voie pour intervenir dans les relations mondaines et les juger.
5 6
Voir les vers 1-14. Pour Aurelius, voir les
carmina
15 et 21 ; pour Furius, voir les
carmina
23 et 25.
freè deè ric nau
194 Les reégles de l' amitieè
Cette interpreètation pourrait nous induire aé croire que la lettre, meême poeètique, forme un substitut, voire un succeèdaneè, aux autres 7
modes de communication . Mais, en reèaliteè, une telle hypotheése de lecture laisserait eèchapper la speècificiteè de la lettre poeètique par rapport aux autres eèchanges repreèsenteès dans le libellus ; car la lettre poeètique se distingue speècifiquement d' autres modes de communication plus immeèdiats tels qu' ils sont mis en sceéne dans le recueil. Par les jugements, favorables ou hostiles, qu' elle exprime aé propos de l' attitude des contemporains de Catulle, elle est chargeèe de deèfinir un reéglement empirique de la conduite en socieèteè : elle posseéde une fonction reèflexive que les autres eèchanges, les faits, gestes et paroles de la vie mondaine, mais aussi la communication litteèraire, ne posseédent pas. Par le biais de ses reèactions aux actes d' autrui, Catulle deèfinit donc un ensemble de reégles concernant la vie sociale et litteèraire : c' est un decet original, caracteèriseè par diverses valeurs, deèfinies par les termes de lepos, de sal ou d' urbanitas. Ces reégles s' appliquent aé la vie sociale et aé la vie litteèraire. Tandis que Flavius enfreint les codes de la premieére, en ne reèveèlant pas ses 8
amours , Calvus et Catulle n' ignorent rien, au contraire, des convenances amicales et leur moment commun d' improvisation poeètique 9
en fournit l' exemple acheveè . Ce souci d' une conduite accomplie intervient meême dans la relation eèrotique, qui peut prolonger la relation amicale
10
: Juventius, dans le carmen 81, est ainsi blaêmeè d' avoir aban-
donneè Catulle, mais ce dernier deèplore surtout que son rival soit Pisaurum, au lieu que Juventius aurait duê choisir un bellus homo. Dans la vie litteèraire eègalement, l' amitieè fait valoir ses droits et ses reégles. Dans le carmen 95, Catulle fait l' eèloge de la Zmyrrna de son ami Helvius Cinna, un poeéme treés travailleè auquel Catulle promet deés lors l' eèterniteè ; mais dans le meême compliment, il mentionne sa relation d' amitieè avec Cinna. Il y a donc une intrication du jugement
7
Voir F. Dupont, L' invention de la litteèrature, Paris, 1994, et ses analyses sur le carmen
50, dans lequel elle voit une deèploration sur la mort de la parole vive.
8 9
Voir carmen 6. Voir 50, 3 ut conuenerat esse delicatos qui affirme en semblant la rappeler une reégle geè-
neèrale de conduite ; 50, 6 reddens mutua per ioucum atque uinum dans lequel le verbe au participe signale le respect d' une exigence de reèciprociteè aé la base de toute reèglementation de la conduite ; 50, 7 tuo lepore.
10
Juventius peut-il eêtre consideèreè comme un amicus ? Ces notions ont une deèfinition
assez floue en latin. Mais il ne semble pas y avoir de rupture totale entre l' amour et l' amitieè chez Catulle.
eè crire aé son ami: arts poeè tiques et arts de vivre
195
litteèraire et de la relation personnelle : l' amitieè est indissolublement lieèe aux dons poeètiques du destinataire, comme en atteste le vers 95, 9, qui entremeêle l' appreèciation estheètique et l' implication affective :
Parua mei mihi sint cordi monumenta sodalis. Le poeéme, un signe d' amitieè Au sein de la vie du groupe d' amis de Catulle, l' eècriture d' une lettre
poeètique
repreèsente
un
mode
speècifique
de
participation
et
constitue un signe social et litteèraire. Dans le carmen 11, la remise d' un billet pour Lesbie aé Aurelius et aé Furius est d' ailleurs deècrite comme un teèmoignage d' amitieè. De manieére geèneèrale, la circulation de l' eècriture est un aspect fondamental de l' Ýuvre de Catulle : l' eè criture n' est pas composeèe dans l' isolement et elle n' est pas destineèe aé un public secret et anonyme ; et la forme de la lettre poeètique exprime ce lien entre la poeèsie et l' amitieè
11
.
Deés lors, il n' est gueére eètonnant que le billet puisse constituer un envoi accompagnant un poeéme munus. Et c' est ce qui se produit aé deux reprises : d' une part, le carmen 65, introduisant aé la pieéce suivante, contient les excuses de Catulle aé Ortalus parce qu' il ne peut composer davantage qu' une traduction, La boucle de Beèreènice, eètant donneè le deuil qui vient de le frapper ; d' autre part, le carmen 68 contient un envoi par lequel Catulle feint de se justifier d' avoir perdu l' inspiration
poeètique
poeémes-hommages
avant
refleétent
de
deèvelopper
un
l' interdeèpendance
long entre
poeéme. la
Ces
poeèsie
et
l' amitieè. Ils remplissent, en effet, une double fonction. Au niveau de l' eènonceè, ils signifient l' amitieè qui unit le destinateur et le destinataire, et, dans une certaine mesure, constituent meême une obligation aé remplir entre amis. Au niveau de l' eènonciation, ils illustrent une conception de l' amicitia, indissolublement lieèe aé une conception de la vie litteèraire tout entieére caracteèriseèe par l' eèchange permanent de textes et de critiques ; si ce lien eètait rompu, la vie litteèraire dans laquelle s' inseére le libellus perdrait tout son sens, et, reèciproquement, l' amitieè se nourrit de ces eèchanges poeètiques. Le carmen 68 est, aé ce titre, particulieérement repreèsentatif, car, retenu loin de Rome aé cause de la disparition de son freére, le poeéte s' y excuse de ne pouvoir revenir dans la Ville, mais n' en propose pas moins une nouvelle Ýuvre aé son ami Allius : quoiqu' empeêcheè de participer pleinement aux cercles litteèraires
11
Voir P. Radici Colace, û Mittente-messagio-destinatorio in Catullo tra autobiogra-
fica e problematica dell' interpretazione ý in La componente autobiografica nella poesia greca e
latina fra realtaé e artificio letterario, eèd. G. Arrighetti, F. Montanari, Pise, 1993, p. 241-253.
freè deè ric nau
196
dont il est un habitueè, il s' efforce neèanmoins d' y maintenir sa preèsence artistique et intellectuelle. L' activiteè poeètique et la relation amicale s' exercent toutes deux sur le meême theèaêtre, que leur offre la vie sociale romaine. Cette convergence est clairement formuleèe par l' adoption de la forme ambigue« de la lettre ou du billet poeètique, qui associe aé une forme subtilement versifieèe
conforme
aux
principes
poeètiques
de
l' auteur,
une
viseèe
pragmatique de participation aux deèbats et aux batailles litteèraires du temps. Ainsi, le billet ou la lettre aé l' amicus, quand ils n' ont pas une porteèe reèflexive, accomplissent-ils un roêle illustratif : la lettre montre, en meême temps qu' elle les eèdicte (ou paralleélement aé cette volonteè de deèfinition, voire de stipulation), ce qu' elle attend des autres. Dans le
carmen
96, en particulier, Catulle met en Ýuvre les principes que Cor-
nificius aurait eu le tort, selon lui, d' oublier dans le
carmen
38 : il eècrit
pour consoler Calvus de la mort de sa bien-aimeèe, alors que Cornificius ne lui avait pas manifesteè la moindre compassion pour ses deèboires avec sa bien-aimeèe. La lettre aé Calvus illustre donc bien la conception de l' amitieè formuleèe ailleurs explicitement. De Cornificius, Catulle attendait pareillement un mot poeètique. Les paroles reèconfortantes que Catulle attendait de Cornificius auraient duê eêtre plus touchantes que les larmes de Simonide
12
. La reèfeèrence geèneèrique aé
l' eèleègie souligne que le soutien attendu par Catulle n' est pas purement psychologique, mais litteèraire et poeètique. En somme, les lettres adresseèes par Catulle aé ses
amici
illustrent
conjointement une conception de la creèation poeètique et de l' amitieè, qui, relevant toutes deux de l' existence sociale du sujet, trouvent naturellement une forme d' expression adeèquate et unique dans la lettre ou meême le billet reèdigeè en vers et prenant place de plein droit dans le recueil du
libellus.
L' amicitia catullienne appara|êt donc comme une relation sociale plutoêt qu' intime : elle n' est pas essentiellement distincte des autres rapports
mondains.
C' est,
en
outre,
une
relation
fondeèe
conception commune de l' art d' eècrire, comme dans le
sur
carmen
une
14, qui
tourne en deèrision des poeétes dont Calvus a envoyeè une anthologie aé Catulle et, de la sorte, met en sceéne la connivence entre les deux hommes, qui repose elle-meême sur la reconnaissance de valeurs communes de jugement pour la production poeètique. Ce billet, par le deètour du jeu entre deux amis poeétes, prend deés lors l' allure d' une ceèleèbration de gouêts litteèraires partageès.
12
Voir 38, 7-8.
197
eè crire aé son ami: arts poeè tiques et arts de vivre
Cette deèfinition de l' amitieè ameéne une interrogation suppleèmentaire : l' amour se distingue-t-il essentiellement de l' amitieè et n' est-il pas soumis aux meêmes criteéres ? La langue latine elle-meême comporte une ambigu|ëteè lexicale : l'
amicitia
et l'
amor
n' y sont pas aussi claire-
ment distingueès que ne le sont leurs eèquivalents dans la langue franc°aise. Or, comme nous avons pu le constater, Catulle intervient dans les amours de ses amis et ne se fait pas faute de profeèrer des jugements aé leur sujet, tout en les sommant de ne pas tenir leurs camarades aé l' eècart de leur passion
13
. De la meême manieére, Lesbie et Juventius
eux-meêmes sont rappeleès aux reégles de bonne conduite lorsqu' ils trahissent leurs devoirs envers Catulle. Lesbie, en particulier, si elle fait incontestablement
l' objet
d' une
dilection
originale,
n' en
est
pas
moins jugeèe selon les meêmes criteéres d' urbaniteè que les autres camarades de Catulle et, notamment, elle est brocardeèe en des termes analogues.
Il
est
difficile
donc
d' articuler
les
poeémes
exprimant
un
puella un statut original, et les poeémes traduisant une ameére deèception dans lesquels la puella rejoint amour ardent et semblant reèserver aé la
la cohorte des amis trompeurs et rec°oit le meême traitement ; mais il n' en demeure pas moins indeèniable que, dans le
libellus catullien, cer-
tains eètats amoureux rec°oivent le meême traitement que l' amitieè, voire ne s' en distinguent pas.
Horace ou l' inteè riorisation du sentiment amical ¨ tant donne le lien releve chez Catulle entre l' amitie et l' ecriture E è è è è poeètique, il pourrait eêtre leègitime de se pencher particulieérement sur les
E¨p|êtres d' Horace et, notamment, sur l' E¨p|être aux Pisons, puisqu' elles
reprennent la forme du poeéme eèpistolaire. Toutefois, aé la diffeèrence de Catulle, Horace, ne deèveloppe pas dans ces Ýuvres un art de vivre correèlatif et indissociable de l' art d' eècrire. Chez lui, le destinataire remplit une fonction moindre. Si la situation n' est pas toujours foncieérement diffeèrente dans les
Odes, l' ami auquel le poeéte s' adresse y a
tout de meême occasionnellement une place plus importante, justifiant une comparaison entre le corpus catullien et les les
E¨p|êtres.
Odes
plutoêt qu' avec
Dans cette perspective, le cas des lettres d' amour pourra appara|être comme un reèveèlateur des divergences entre les conceptions catullienne et
horatienne
13
de
Voir Flavius (
l' amitieè,
carmen 6).
dans
la
mesure
ou é ,
sauf
exception,
la
freè deè ric nau
198
relation exprimeèe aux amants ou aux ma|êtresses diffeére, chez Horace, fondamentalement du statut de l' amicus, contrairement aé ce qui a pu eêtre observeè dans le
libellus.
Ce constat s' explique sans doute par une
approche diffeèrente de l' amour, beaucoup moins passionnelle, pour l' auteur
Odes,
des
mais
eègalement
par
la
speècificiteè
accordeèe
par
Horace aé l' amitieè. C' est pour ces raisons que nous consideèrerons les liens entre l' eècriture et la poeèsie dans les et
terminerons
en
Odes
revenant
adresseèes aé un destinataire individualiseè rapidement
sur
le
statut
des
femmes
destinataires.
La poeèsie et l'amitieè dans l'otium De manieére geèneèrale, la poeèsie des
Odes
s' inscrit dans le temps de
l' otium. Les lettres et les billets qui figurent dans les recueils, en particulier, appellent le plus souvent aé profiter du jour preèsent en faisant fi des incertitudes lieèes aé l' avenir, impreèvisible. Ce refus philosophique de tourner ses penseèes vers le futur ne peut eêtre formuleè que dans le contexte de la vie priveèe et preèsuppose, par conseèquent, une pause dans le
negotium,
un repos par rapport aux affaires de la citeè. Dans
l' ode III, 8, Meèceéne est ainsi appeleè aé se faire provisoirement un
tus
14
priua-
. L' otium horatien, s' opposant aé l' activiteè publique, ne diverge
donc pas fondamentalement, de ce point de vue, de l' otium
litteratum
pratiqueè par Catulle avec son ami Calvus. Mais il faut ajouter que cet
otium
s' abstient eègalement de toute participation explicite aé des poleè-
miques litteèraires : alors que, chez Catulle, le deèbat et la reèflexion poeètiques entrent pleinement dans la pratique de l' otium et forment un
libellus,
des theémes majeurs du
Horace ne theèmatise pas clairement la
vie litteèraire de son temps. Dans l' ensemble des un poeéme de
recusatio,
Carmina,
il y a bien
II, 12, adresseè aé Meèceéne, mais il n' est pas for-
muleè sur un mode poleèmique. De meême, lorsqu' il deèdie un poeéme d' hommage aé Pollion, Horace souligne, certes, qu' il preèfeére consacrer ses poeémes aé des theémes plus doux que les guerres civiles, qui ont fait l' objet du poeéme de Pollion ; mais, laé encore, le ton n' est pas celui de la poleèmique ; l' hommage aé Pollion et la comparaison avec son inspiration permettent seulement aé Horace de stipuler sa preèdilection pour une Muse plus tendre
14
Voir
15
Voir II, 1, 37-40.
Odes,
15
.
III, 8, 17 et 25-28.
eè crire aé son ami: arts poeè tiques et arts de vivre
199
La reèflexion poeètique n' appara|êt donc pas vraiment comme un theéme dans les Odes. Le terme de û cercle ý ne doit pas nous tromper : s' il
existe
un
cercle autour
de Meèceéne comme
il
en existe
un
aé
l' eèpoque de Catulle, il n' implique pas pour autant une prise de posi tion explicite dans les querelles litteèraires contemporaines. Horace deèfinit eèvidemment sa poeètique en relation avec les deux autres grands genres de son temps, l' eèleègie et l' eèpopeèe, et ses options transparaissent aé l' occasion dans la signification meètapoeètique de certains poeémes
16
.
Toutefois, il ne fait pas le choix d' afficher une prise de parti poleèmique dans les lettres poeètiques des Odes. C' est que l' expression deètermineèe de divergences irait aé l' encontre de la morale de la seèreèniteè proclameèe dans cette poeèsie. C' est pourquoi l' otium horatien, quoiqu' il implique comme lui un eèloignement des affaires de la citeè, diverge de l' otium catullien : la querelle litteèraire y ferait figure de cura au meême titre que les difficulteès de la vie publique.
Une deèfinition morale de l' amitieè De plus, le moment propre aé l' eècriture de lettres poeètiques dans les
Odes, refleéte une autre particulariteè de l' amicitia horatienne : elle n' appartient pas au reèseau mondain, et elle posseéde une speècificiteè aé la fois par rapport aé l' amour et par rapport aux autres relations sociales ; elle forme une notion aé part entieére, dont la deèfinition appartient au domaine moral. L' ode II, 18, en particulier, suggeére une esquisse de description de la conduite amicale ideèale, qui est mise en Ýuvre dans les autres pieéces dans lesquelles Horace s' adresse aé des amis : At fides et in-
geni / benigna uena est pauperemque diues / me petit ; nihil supra / deos lacesso nec potentem amicum / largiora flagito, / satis beatus unicis Sabinis (II, 18, 914). Ces vers reèunissent plusieurs notions caracteèristiques de l' amitieè : la fides, l' ingenium et la protection des dieux, qui reèsulte aé la fois de la loyauteè et du geènie, paraissent indissociables et reposent sur le principe moral auquel le poeéte dit se conformer : il faut se contenter de ce qu' on posseéde ; le mot clef de cette attitude est eèvidemment l' adverbe
satis. Telle est la condition pour avoir des amis riches, meême lorsqu' un homme est plus modeste. Cette deèfinition de l' amitieè
eètait d' ores et deèjaé appliqueèe dans
l' ode I, 17, adresseèe aé une jeune femme, Tyndaris ; Horace l' invite dans sa villa sabine afin qu' elle eèchappe aux seèvices de son mari : Di
me tuentur, dis pietas mea / et Musa cordi est. Hic tibi copia / manabit ²
16
Sur les allusions meètapoeètiques dans l' Ýuvre d' Horace, en particulier en lien avec
l' Ýuvre de Catulle, voir M. C. J. Putnam, Poetic Interplay, Princeton, 2006.
freè deè ric nau
200
(I, 17, 13-15). La meême constellation de notions est utiliseèe : la pietas et la Musa sont placeèes sur le meême plan et meèritent pareillement la protection des dieux. Ces deux dispositions d' Horace, la pieèteè et le geènie poeètique, trouvent, au surplus, un moyen d' expression dans la pratique de l' amitieè, qui consiste ici aé proteèger Tyndaris. Plus largement, les odes preèsentant la forme de lettre ou de billet aé des amici apparaissent souvent comme de veèritables dons amicaux. Le don poeètique permet, en particulier, de compenser la pauvreteè affirmeèe du poeéte et constitue une contrepartie aé la richesse de certains de ses interlocuteurs. Dans l' ode I, 20, Meèceéne est ainsi inviteè aé boire un vin modeste chez le poeéte, mais ce vin a eèteè boucheè lorsque Meèceéne a rec°u au theèaêtre de Pompeèe un accueil treés favorable du public alors qu' il venait de se remettre d' une maladie (en 30 avant Jeèsus Christ). Le vin posseéde alors une fonction mneèmonique qui lui confeére sa valeur, mais, en reèaliteè, cette vertu de rappel est preèceèdeèe par le poeéme lui-meême, dont plus d' un tiers est consacreè aé eèvoquer l' eèveènement dont le souvenir est associeè au vin. Dans l' ode IV, 12, Vergilius est inviteè aé un repas non moins modeste, puisque Horace lui propose d' apporter lui-meême le parfum accompagnant tout banquet aé la grecque ; mais, ici encore, Horace anticipe sur la compensation qu' il peut offrir aé son riche ami, en lui accordant deés la dernieére strophe quelques conseils moraux, afin de la presser de venir
17
.
Cet appel aé laisser laé les morae et le studium lucri illustre la forme adopteèe par un grand nombre d' odes-lettres, l' exhortation morale. La lettre amicale reèveéle au mieux son ambition et sa stature morales par le proceèdeè de l' apostrophe protreptique. L' ode II, 10 est ainsi adresseèe aé Licinius afin de l' inciter aé l' aurea mediocritas ; meême s' il n' y pas de circonstance particulieére aé la source du poeéme, l' affirmation du principe moral de la mesure en toute chose, dans le bonheur comme dans l' adversiteè, se suffit aé elle-meême. Cette pieéce appartient aé une seèrie d' odes dont la theèmatique est treés coheèrente : il s' agit toujours de mettre en garde l' amicus destinataire contre les inutiles preèoccupations, contre la vaine poursuite des richesses et contre la crainte inutile de l' avenir qui, toêt ou tard, se confondra ineèvitablement avec la mort : en II, 11, Quinctius Hirpinus est appeleè aé cesser provisoirement de se soucier de la politique exteèrieure de Rome et, en geèneèral, de l' avenir pour s' abandonner plutoêt aux plaisirs preèsents, comme le vin ; en I, 11, Leuconoeè est mise en garde contre l' astrologie, qui traduit une vaine preèoccupation de l' avenir ; en II, 3, Deèlius, terriblement deèsi-
17
Voir les vers 25-28.
eè crire aé son ami: arts poeè tiques et arts de vivre
gneè par le vocatif
moriture Delli
18
201
, se voit rappeler puissamment le ca-
racteére ineèvitable de la mort avec laquelle tout eêtre vivant doit accepter de composer ; en II, 14, Postumus est apostropheè sur le meême sujet, et doit prendre conscience que, quels que soient ses biens terrestres, il n' eèchappera pas aé la mort. L' amitieè rec°oit ainsi un fort contenu eèthique. Les principes qui sont formuleès dans les lettres poeètiques d' Horace existent, certes, indeèpendamment de tout contexte amical, mais ils sont doublement associeès aé l' amitieè, car, d' une part, il fait partie de l' amitieè d' Horace pour ses interlocuteurs que de leur rappeler ces reégles eèthiques, et, d' autre part, la jouissance des plaisirs preèsents et le refus des soucis inutiles, preèconiseès par l' eèthique horatienne, comportent preèciseèment de profiter de l' amitieè de ses proches.
L ineègaliteè sociale des amis et le don moral du poeéme '
De ce fait, l' amitieè horatienne s' accompagne d' une rupture beaucoup plus nette avec la vie sociale et collective que chez Catulle. L' amitieè, en effet, se situe sur un plan reèsolument diffeèrent de celui qui caracteèrise la vie sociale, et se restreint aé une communauteè d' amis beaucoup plus eètroite. Les lettres aé Meèceéne preèsentent, dans cette perspective, un cas particulieérement inteèressant, car elles eèvoquent une amitieè
foncieérement
dissymeètrique
d' un
point
de
vue
social :
or
l' amitieè n' efface pas l' ineègaliteè sociale, d' autant moins que Horace rappelle
volontiers
la
noblesse
et
la
grandeur
de
son
protecteur,
comme dans l' ode I, 1. Cependant, l' amitieè des deux hommes, telle que les
Odes
la repreèsentent le plus souvent, ignore la hieèrarchie so-
ciale car elle repose sur un eèchange moral pluto ê t que social : alors que, chez Catulle, la hieèrarchie sociale n' est gueére mentionneèe dans ses relations aé des hommes qu' il traite la plupart du temps comme des eègaux, la diffeèrence sociale fait l' objet chez Horace d' une reèflexion, qui conduit le poeéte aé proposer son enseignement moral et son apaisement en contrepartie de l' amitieè d' un supeèrieur. La valeur d' eèchange inheèrente aé l' amitieè est donc entendue diffeèremment chez les deux poeétes. Pour Catulle, il s' agit d' un eèchange horizontal, qui se caracteèrise par une circulation de l' eècriture et par un constant commentaire sur les actes d' une existence toujours publique (meême si elle ne correspond pas aé la vie politique et morale exemplaire des Romains du
mos maiorum
). Pour Horace, il s' agit d' un
eèchange vertical, qui comble un manque de part et d' autre, dans le-
18
II, 3, 4.
freè deè ric nau
202
quel le poeéte repreèsente, par ses dons artistiques aussi bien que par sa pieèteè, les valeurs morales de l' amitieè. Pour ne pas revenir sur l' ode III, 8, dans laquelle Horace insiste sur la dimension priveèe de l' exercice de l' amitieè avec Meèceéne, il peut eêtre utile de citer aussi l' ode III, 29. Le poeéte y entremeêle les allusions aé la richesse et aux responsabiliteès de Meèceéne et les invitations aé se divertir de ces preèoccupations. En reèaliteè, le rappel du ro ê le politique de Meèceéne ne sert qu' aé renforcer le discours philosophique d' Horace, dans la mesure oué il souligne la neècessiteè du repos et preècise la speècificiteè de la relation amicale, que Meèceéne peut avoir avec Horace, par contraste avec les relations que lui impose son statut social La lettre poeètique aé l'
19
.
amicus deèveloppe donc un discours moral, qui
a une valeur speècifique, suffisante pour compenser une ineègaliteè sociale, freèquente dans les relations amicales eèvoqueèes par Horace. Il en ressort que les deux hieèrarchies morales coexistent et eèchangent l' une avec l' autre ; mais il n' y a pas de confusion entre ces deux ordres axiologiques. C' est laé l' originaliteè majeure de la conception de l' amitieè deèveloppeèe par Horace par rapport aé celle de Catulle.
L' amitieè et le deèpassement de la circonstance immeèdiate dans les Odes Cette exigence morale aé la source de l' amitieè affecte aussi le statut de la circonstance dans la reèdaction de la lettre poeètique. La circonstance joue un ro ê le majeur dans les relations de Catulle avec son entourage :
l' eêtre,
qui
se
deèfinit
et
se
caracteèrise
essentiellement
par
sa
manieére de prendre part aé la collectiviteè, s' y reèveéle entieérement et clairement. La situation n' est pas eècarteèe comme un facteur indeèpendant de la personnaliteè de l' individu, mais elle est l' occasion par laquelle se manifeste sa capaciteè aé se soumettre aux criteéres de la vie sociale
et
litteèraire.
Elle
n' est
pas
seulement
un
signe,
mais
une
eèpreuve. Le discours horatien tend, au contraire, aé deèpasser plus rapidement le niveau immeèdiat de la situation : cette dernieére semble plu-
19
Les odes aé Censorinus et aé Lollius peuvent eêtre consideèreèes comme un cas limite :
Horace adresse-t-il ces lettres aé des amis ? ne peut-on pas plutoêt admettre que la lettre poeètique s' ouvre ici au domaine public ? Meême s' il y a laé une incontestable ambigu|ëteè, Horace insiste, dans l' ode IV, 8, sur le gouêt de Censorinus pour la poeèsie (11-12), qu' il est capable de lui offrir, et cette ode semble donc bien se conformer au scheè ma de dons et de contre-dons caracteèristique aussi de la relation aé Meèceéne ; de meême, il insiste, dans l' ode IV, 9, sur la grandeur morale plus que politique de Lollius (meê me si la plupart des autres teèmoignages concordent dans un sens exactement inverse aé propos de Lollius !) et ce sont apparemment ces dispositions morales qui justifient le
munus poeètique.
eè crire aé son ami: arts poeè tiques et arts de vivre
203
toêt un point de deèpart de la reèflexion morale que le poeéte pourra faire partager aé son ami, ou encore comme le miroir d' une veèriteè plus large que le poeéte aura aé charge d' expliciter et d' expliquer. Cette porteèe universelle de la lettre poeètique est illustreèe par les odes sur le cycle de la nature. En IV, 7, la contemplation du retour du printemps, un genre codifieè et pratiqueè deèjaé par Catulle (c. 46), deèbouche ici sur une reèflexion eèpicurienne sur la vaniteè des biens terrestres et sur une mise en garde aé Torquatus, pour que ses richesses ne l' induisent pas aé oublier sa propre mortaliteè et qu' il sache se saisir des plaisirs du jour. La circonstance eèvoqueèe (le retour du printemps) qui se trouve eêtre en meême temps un
topos
poeètique, rec°oit une interpreè-
tation consideèrablement eèlargie et refleéte finalement un trait caracteèristique de la condition humaine. En II, 9, le motif des cycles de la nature est articuleè diffeèremment aé la reèflexion existentielle, mais, au fond, le meême principe est mis en Ýuvre. Horace console son ami Valgius de la mort de son amant Mysteés : la consolation ne manque pas de fermeteè, puisque Horace l' incite aé renoncer sans tarder aé ses pleurs interminables pour se tourner vers des consideèrations plus reèjouissantes. L' injonction est introduite par une esquisse des change ments qui interviennent incessamment dans la nature. La situation reveêt donc un double aspect : il y a la mort de Mysteés, et cet eèveènement est rapporteè aé la mobiliteè permanente des choses de la nature ; mais les deux faits ne sont que le signe de l' universel changement qui doit nous inciter aé ne nous arreêter ni aé notre malheur ni aé notre bonheur en se laissant par trop affecter par l' un ou l' autre. L' originaliteè de ce proceèdeè tient aé ce que la circonstance, aé la source des odes adresseèes aé des
amici,
est envisageèe comme telle, c' est-aé-dire qu' elle est interpreèteèe
comme une circonstance, comme un fait provisoire qui n' a pas de signi fication en soi, mais seulement dans le mouvement perpeètuel des choses et des eêtres. Tout en ayant droit de citeè, le provisoire et l' accidentel sont consideèreès comme tels et sont mentionneès pour eêtre deèpasseès dans une eèthique de la constante mesure. De meême, dans les poeémes de circonstance aé proprement parler, Horace n' accorde pas une place preèpondeèrante au moment de la reèdaction et n' en fait qu' un preètexte aé ceèleèbrer le bonheur de l' instant preèsent (dont l' intensiteè tient en meême temps aé son instantaneèiteè), dont il faut jouir avec l' ami, et aé eèvoquer le passeè amical. Cette remarque s' applique entre autres aé deux poeémes composeès aé l' occasion du retour et du deèpart d' un ami. Dans le
prosphonetikon
II, 7, Horace
conclut son message de bienvenue aé son ami Pompeius Varus par ces
freè deè ric nau
204
vers : ² recepto / dulce mihi furere est amico un doux deèlire : Dulce est desipere ²
21
20
. En IV, 12 aussi, il exaltait
. L' adjectif neutre dulce est mis
en avant dans les deux passages pour exalter la valeur existentielle ma jeure de l' amitieè. D' autre part, Iccius, choisissant de partir, troque les livres de philosophie contre la cuirasse et preèfeére les richesses aé la sagesse. Le deèpart d' Iccius repreèsente un moment crucial ou é le divorce entre deux genres de vie se fait patent et donne ainsi aé Horace l' occasion d' un discours pertinent sur le sujet, mais les topoi habituels du
prompemptikon, qui impliquent notamment de ceèleèbrer la beauteè des terres ou é le destinataire va aborder, en sont absents
22
, car il n' importe
gueére aé Horace de faire un poeéme sur le voyage de son ami, aé proprement parler. La circonstance ne l' inteèresse que pour ce qu' elle reèveéle. Au bout du compte, une forte tension anime la repreèsentation de l' ami et la construction d' une situation de dialogue eèpistolaire et poeètique dans les Odes. Il n' est jamais aiseè, en effet, de reconstruire une situation
d' eènonciation
dans
les
odes
que
nous
avons
preèsenteèes :
s' agit-il de lettres poeètiques, de simples apostrophes, ou encore de fictions litteèraires dans lesquelles l' amicus est inventeè ? Dans plusieurs odes, le discours horatien s' affranchit de la situation d' adresse et se deèveloppe
indeèpendamment
de
la
relation
avec
un
ami.
En
I, 18,
Horace s' adresse d' abord aé Varus, mais l' ode devient finalement un poeéme hymnique en l' honneur de Bacchus ; en II, 5, l' identiteè du destinataire n' est pas donneèe et certains interpreétes pensent que Horace s' apostrophe lui-meême ; en II, 18, Horace s' adresse aé une deuxieéme personne sans en mentionner le nom et se concentre sur l' apologie de ses propres choix existentiels ; en III, 24 : Horace deècrit l' obsession de l' opulence d' un interlocuteur auquel il s' adresse aé la deuxieéme personne, mais cette adresse n' affecte gueére le deèveloppement d' un discours autonome sur la deècadence de la morale romaine. Ces exemples manifestent aé un point extreême la tension qui anime la plupart des odes adresseèes aé des amis : Horace y eèlabore un discours geèneèral sur l' amitieè et sur l' eèthique. Or, dans cette reèflexion morale, il se situe toujours dans une situation de supeèrioriteè vis-aé-vis de ses interlocuteurs, si bien qu' il n' est d' autre modeéle amical que lui-meême. La mise
en
sceéne
d' une
apostrophe
permet
donc
surtout
aé
Horace
d' adresser son enseignement aé un destinataire : la deuxieéme personne pourrait deés lors eêtre tenue pour un proceèdeè artificiel qui sert aé justi-
20 21 22
II, 7, 27-28. II, 12, 28. Voir F. Cairns, Generic Composition in Greek and Roman Poetry, Edinburgh, 1972,
p. 3-16.
205
eè crire aé son ami: arts poeè tiques et arts de vivre
fier un enseignement qui n' aurait pas de motivation s' il ne visait personne. Pourtant, si effaceèe soit-elle, la preèsence d' un interlocuteur est profondeèment neècessaire. L' estheètique de l' ode n' exige pas seulement une theèorie, meême eèparse, du bonheur, mais vise eègalement aé illustrer par
une
pratique
cette
approche
de
l' existence.
Dans
l' ode
I, 27,
Horace affirme, de la sorte, que les plaisirs du banquet ne doivent pas eêtre perturbeès par les querelles entre les participants ; la parole du poeéte est fictivement rapporteèe au moment du banquet lui-meême, car le discours sur le plaisir doit eêtre associeè aé une mise en Ýuvre immeèdiate
de
ce
plaisir.
L' amitieè,
par
conseèquent,
n' est
pas
preèsenteèe
comme une valeur abstraite qui doit eêtre poursuivie indeèpendamment d' une pratique : la preèsence d' un interlocuteur, meême anecdotique, se reèveéle indispensable, car elle illustre la nature de la relation amicale, telle qu' elle est par ailleurs deèfinie. Enfin, la forme versifieèe de ces adresses aé des amici est traverseèe par les meêmes tensions, qui obeèissent finalement aux meêmes principes. Le vers et, en particulier, le meétre grec privileègieè par Horace dans les
Odes, trahissent immanquablement l' artificialiteè de la mise en sceéne d' un dialogue amical. Mais, en reèaliteè, dans la mesure oué Horace associe en plusieurs passages son talent poeètique aé sa loyauteè et aé sa pieèteè amicales, le poeéme appara|êt comme un don. Par leur forme meètrique savante, les Odes aé des amici montrent le statut de l' art dans la relation amicale, dans laquelle l' accomplissement estheètique assure aé Horace une eègaliteè meême vis-aé-vis de ses supeèrieurs dans la hieèrarchie sociale, en compensant la modestie de ses moyens. Horace propose donc, dans les Odes, une apologie et une illustration des plaisirs de l' amitieè dans une forme souvent ambigue«, qui est chargeèe neèanmoins d' attester d' une conception eèthique de cette relation, qui appara|êt plus clairement deègageèe de la vie sociale que pour Catulle.
Cette
nouvelle
dimension
associeèe
aé
l' amitieè
implique
d' autres changements par rapport au libellus : l' amitieè ainsi doueèe d' une connotation morale se pratique moins dans une ceèleèbration partageèe de valeurs communes que dans un enseignement et dans un art offerts par Horace aé ses amis comme un cadeau. Cette conception de l' amitieè implique, en outre, une rupture beaucoup plus radicale entre sa relation aux amici et sa relation aux femmes ainsi qu' aux garc°ons. Tandis que, chez Catulle, une relative continuiteè pouvait eêtre observeèe entre les deux types de rapports, il y a, dans les
Odes, une distinction treés claire qui s' instaure. Les femmes aimeèes et les pueri sont le plus souvent deècrits comme de purs objets de deèsir et,
freèdeèric nau
206
lorsque Horace les gratifie d' un discours sur l' existence, c' est essentiellement pour obtenir leurs faveurs, voire pour les moquer de n' avoir pas su les accorder aé bon escient. Ces lettres poeètiques comportent alors une agressiviteè, absente des autres odes. Le seul poeéme amical authentiquement adresseè aé une femme est l' ode I, 17 : Horace y invite Tyndaris dans sa villa afin qu' elle eèchappe aé la violence de son mari, mais toute dimension sentimentale est absente de cette relation. Il y a donc une solution de continuiteè entre les relations amicales et les relations avec femmes et
pueri
rameneèes aé leur aspect sinon sexuel, du
moins sensuel.
Ovide relegue une redefinition morale de l amitieè face au desastre mondain :
'
En dernier lieu, nous avons choisi d' eèvoquer brieévement l' Ýuvre d' exil d' Ovide, aé travers les
Tristes.
Il est eèvident que l' amitieè y est
fortement theèmatiseèe, puisque, frappeè de releègation, Ovide s' adresse souvent aé ses amis resteès aé Rome. C' est laé un retour remarquable : Ovide, dans ses Ýuvres de jeunesse, tout comme ses deux preèdeècesseurs
eèleègiaques,
avait
exclu
le
personnage
de
l'
amicus,
consideèreè
comme un conseiller de vertu, s' opposant aé la poursuite de la relation amoureuse ou menac°ant cette relation par son propre deèsir
23
. Tout au
amicus pouvait-il tendre un miroir au deèsir du poeéte en en devele rival . Mais l' Ýuvre d' exil d' Ovide propose une retractatio
plus l' nant
24
originale des motifs de l' amitieè. Les
Tristes, comme les Pontiques, sont des Ýuvres deètermineèes lour-
dement
par
une
circonstance
exteèrieure
aé
la
poeèsie,
la
releègation
d' Ovide. Mais cette situation reveêt alors une dimension deècisive telle qu' il n' est plus admis alors de parler de û poeèsie de circonstance ý. Pourtant, aé ce qu' il nous semble, la probleèmatique litteèraire que doit affronter Ovide face aé ce coup est identique : il doit deècider comment inteègrer aé son eècriture et aé son art d' eècrire cet eèveènement profondeèment eètranger aé l' eècriture et aé l' art d' eècrire, comment s' approprier l' exteèrioriteè radicale, car ce coup du sort, il le rejette, refuse de l' inteègrer aé sa propre biographie ; c' est une erreur aé corriger, mais sur laquelle il faut neèanmoins eècrire. Au fond, cette situation revient aé
23
Voir les personnages de Lynceus (II, 34) et de Gallus (I, 5) dans l' Ýuvre de Pro -
perce.
24
C' est le cas avec Gallus encore (le meême ?) dans l' eèleègie I, 10 de Properce. Nous
remercions P. Galand-Hallyn de nous avoir suggeèreè cette remarque.
eè crire aé son ami: arts poeè tiques et arts de vivre
207
eèvoquer une autre circonstance, tout aussi hasardeuse bien souvent, mais qui n' en demeure pas moins un sujet ineèluctable pour la poeèsie, la mort. Comme la mort, l' exil appartient aé l' existence du poeéte ; comme la mort, il est difficilement acceptable ; et, comme la mort aussi, il demande l' invention d' un nouveau langage poeè tique. Cette comparaison est eèvidemment justifieèe par le titre choisi par Ovide, les
Tristes, c' est-aé-dire les chants funeébres. L' amitieè pour conserver un lien avec Rome Dans un tel contexte, l' amitieè permet, tout d' abord, de maintenir un contact perdu avec la Ville. La forme de ces poeémes consiste en un ensemble de lettres : les noms epistula et litterae reviennent aé plusieurs reprises pour deècrire l' objet qu' Ovide est en train de composer. Pour autant, rien n' assure que la situation d' eènonciation eèpistolaire n' inteégre pas une dimension fictive ; mais les circonstances supposeè es reèelles de l' exil
25
ajoutent de la consistance aé cette repreèsentation et deètermi-
nent la fonction assigneèe aux poeémes eècrits qui visent aé reètablir un contact qui a eèteè rompu treés durablement. La communication immeèdiate est ainsi rompue beaucoup plus radicalement et meême irreèmeèdiablement que dans les situations veècues, ou, aé deèfaut, mises en sceéne par Catulle et par Horace. Le poeéme III, 10 exprime, par exemple, la crainte d' eêtre compleétement oublieè aé Rome. Il s' agit deés lors pour Ovide de conserver une place dans la vie soé la jeune poeètesse Peèrilla, il ciale et surtout litteèraire de son temps. A dispense, dans la pieéce III, 7, ses conseils avertis, montrant qu' il ne renonce pas aé sa position de magister. En I, 7, il manifeste un constant souci de sa propre renommeèe et formule des prieéres aé son ami (anonyme et inconnu) pour qu' il ne manque pas de faire savoir que certaines des Ýuvres diffuseèes du poeéte n' ont pu recevoir la dernieére main, afin d' excuser leur eèventuelle imperfection
26
. Ces poeémes teè-
moignent de la volonteè qu' a Ovide de continuer aé exercer une influence dans les deèbats litteèraires, aé la fois en tant que creèateur et en tant qu' inspirateur. Or, eètant donneè que les rares amitieès conserveèes deviennent le seul lien subsistant entre Ovide et une socieèteè dont il a eèteè violemment priveè, ces relations prennent une signification ambigue«. Elles ne se
25
L' article de R. H. Batty (û On Getic and Sarmatian Shores : Ovid' s Account of
the Danube Lands ý, Historia, 43 (1994), p. 88-111) fournit des observations attestant que les informations locales livreèes par Ovide sont de premieére main, et reècuse ainsi l' hypotheése, un temps en vogue, d' une releègation imaginaire.
26
Voir, en particulier, I, 7, 27-28.
freè deè ric nau
208
fondent pas sur un commerce freèquent, puisque Ovide ne saurait eèvidemment demander aé ses amis de le suivre dans l' exil, ce qu' il dit avoir refuseè de la part de son eèpouse elle-meême. Elles ne reposent pas non plus sur une situation d' eègaliteè et de reèciprociteè, puisque cette amitieè
prend
la
forme
d' une
correspondance
poeètique,
entre
un
homme releègueè et un ensemble d' interlocuteurs tous resteès aé Rome. La situation d' eènonciation porte les stigmates d' une ineègaliteè profonde, et fait de ce deèseèquilibre la source meême de la preèsente poeèsie, susciteèe par l' exil. La plupart du temps, Ovide fait donc appel aux alliances politiques que ses amitieès pourraient lui gagner
27
. Mais, ces re-
lations n' en prennent pas pour autant une valeur purement sociale et exteèrieure, car, dans le meême temps, les sollicitations d' Ovide supposent un deèvouement particulier vis-aé-vis d' un homme en disgraêce qu' il pouvait eêtre dangereux de soutenir et la persistance d' un contact entre les correspondants est en elle-meême un gage d' amitieè profonde au-delaé des circonstances sociales, bonnes ou mauvaises. La peèrenniteè de ces amitieès implique que les interlocuteurs d' Ovide reconnaissent d' autres valeurs que les seules dicteèes par le courroux du prince. La relation amicale se trouve donc, comme chez Catulle, rapporteèe aé une circonstance exteèrieure aé la volonteè des deux individus qui y ont part, mais elle n' est pas reèduite aé cette forme de lien social, car, bien au contraire, ce lien teèmoigne d' un souci de l' autre capable d' aller audelaé de la deècheèance publique. Catulle, en effet, s' il ne confond pas eèvidemment son propre systeéme de valeurs avec l' ideèologie reèpublicaine traditionnelle, eètablit, du moins, dans sa hieèrarchie amicale, des criteéres de la conduite d' autrui qui n' appartiennent pas aé la spheére intime et, en fonction d' eux, é l' inverse, les criteéres reconnus deètermine son sentiment sur l' autre. A par Ovide eèchappent deèsormais aé toute publiciteè, ou n' ont de rapport avec elle que d' opposition car ce qui importe, c' est de constater ceux qui ont su s' affranchir du jugement d' Auguste.
L' amitieè pour eècrire l' exil L' amitieè fournit alors aé l' eècrivain en disgraêce un angle d' attaque pour interpreèter poeètiquement l' exil. De manieére geèneèrale, l' Ýuvre d' Ovide est, de fait, formeèe de multiples strates textuelles superposeèes
27
Certaines exceptions meèritent toutefois d' eêtre signaleèes : il se fait parfois conseiller,
comme avec Perilla, mais aussi ma|être de morale, aé la manieére d' Horace, en avisant ses amis de ne pas trop se fier aé leur bonne fortune preèsente, puisque son propre deèsastre, venant apreés un succeés aussi brillant, lui a appris aé se meèfier de la fortune, dans l' eèleègie I, 9 en particulier.
209
eè crire aé son ami: arts poeè tiques et arts de vivre
les unes aux autres : l' existence ne lui semble compreèhensible qu' aé travers les divers textes auxquels elle fait eècho dans ses circonstances varieèes.
Or,
avec
l' exil,
le
registre
de
textes
dont
Ovide
est
habituellement familier perd soudain sa pertinence. Il y a, bien suê r, des exils ceèleébres, aé commencer par celui de Ciceèron, mais ce n' est pas dans le champ des textes politiques (au sens le plus strict du terme, puisque, dans un sens plus large, il est eèvident que l' Ýuvre d' Ovide, pas
plus
que
d' autres,
ne
peut
eêtre
indiffeèrente
politiquement)
qu' Ovide a coutume de puiser et ce ne sont pas, en effet, aé partir de ces textes-laé qu' il choisira de lire sa releègation. En revanche, il est un texte de l' exil qui a tout lieu de l' inteèresser : il s' agit de l' amitieè dans le malheur. L' amitieè devient ainsi une possible textualisation de l' exil, l' intelligibiliteè retrouveèe d' une situation inacceptable. L' illustration de cette dimension textuelle de la theèmatique amicale se trouve dans la multiplication des exemples mythologiques qu' Ovide propose aé ses interlocuteurs, en particulier dans les eèleègies I, 5
28
et V, 4
29
, riches en modeéles d' eèternelle amitieè. Plus geèneè-
ralement, il existe aussi une lecture tragique et patheètique de l' exil, eèvidente, mais dont le tableau le plus acheveè demeure probablement I, 3. Le deèveloppement de la theèmatique amicale doit ainsi eêtre doublement mis en relation avec l' exil, dans l' Ýuvre d' Ovide. Les meèditations sur ce lien apparaissent, pour l' essentiel, aé ce moment preècis de sa carrieére. De plus, elles sont associeèes aé l' exil comme un
topos
l' est aé
un type de discours. Nous pourrions dire ainsi que l' amitieè, pour Ovide, fait partie de l' inuentio de l' exil. L' amicus devient une source
d' intelligibiliteè de l' existence du poeéte. Ce statut est ineèdit, impliquant une reèciprociteè aé laquelle ne pouvaient preètendre les amis catulliens
et
horatiens,
qui
ne
devaient
leur
position
qu' au
jugement
neècessairement infaillible des poeétes en question. Ce n' est que chez Ovide, au sein du corpus de poeétes latins classiques que nous avons retenu, que nous pouvons observer la mise en Ýuvre d' une amitieè qui tende un tel miroir aé l' auteur, et, qui plus est, refleéte ses imperfections et ses troubles pour tenter de les deèpasser. Chez Horace au contraire, l' ode se concentrait plutoêt sur les imperfections de l' autre, amenant le poeéte aé deèvelopper un discours de supeèrioriteè morale.
28
Voir les vers 17-24, eèvoquant Theèseèe et Pirithoos, Oreste et Pylade, et Nisus et
Euryale.
29
Voir les vers 23-30, eèvoquant aé nouveau Nisus et Euryale, apreés Oreste et Pylade.
freè deè ric nau
210
L' amitieè et l' eèpouse : poeèsie conjugale, poeèsie funeèraire C' est aussi dans le recueil ovidien qu' un roêle nouveau est deèvolu aé la femme. Chez Catulle, elle n' est parfois qu' un ami parmi d' autres, qui peut faire l' objet des meêmes compliments et des meêmes remontrances. Chez Horace, elle ne peut preètendre au statut d' ami. En revanche,
dans
Tristes, elle n' est plus repreèsenteèe sous la forme
les
topique de la puella eèleègiaque, mais comme l' eèpouse fideéle et deèvoueèe. La relation aé l' eèpouse meêle ainsi deux dimensions, une dimension sentimentale dans la mesure oué Ovide s' adresse aé elle comme aé un eêtre aimeè passionneèment, mais aussi une dimension amicale, dans la mesure ou é il lui reconna|êt les meêmes meèrites qu' aé ses meilleurs amis et lui demande les meêmes efforts. Non sans rapport avec l' amici-
tia, appara|êt de la sorte une poeèsie conjugale, notamment dans les eèleègies I, 6
30
, IV, 3
31
et V, 14.
La femme rec°oit finalement tous les attributs de l' ami, sans que sa feèminiteè ni sa relation particulieére, sentimentale, au poeéte soit occulteèe. Ovide convoque, en particulier, des paralleéles mythologiques, pour faire l' eèloge de la fideèliteè conjugale et ces exempla sont emprunteès au corpus des exempla eèleègiaques, habituellement adresseès aux puel-
lae pour leur montrer combien elles diffeérent de ces heèro|ënes. L' exil devient alors moins un hasard malheureux, qu' une occasion grandiose, et inattendue dans le registre eèleègiaque, d' exalter la loyauteè feèminine
32
. La femme recueille ainsi les qualiteès de l' ami, comme la
pietas et la fides (V, 14, 20) : l' expression de socialis amor (V, 14, 28) est particulieérement reèveèlatrice de ce statut aé la fois amoureux et amical. L' eèpouse
devient
ainsi
le
deèdicataire
ultime
leègitime
du
recueil,
puisque lui est adresseèe la dernieére eèleègie (V, 14). Le deèveloppement de ce motif conjugal reèveéle une profonde originaliteè, aé la fois par rapport aé la poeèsie horatienne, dans laquelle la femme et les pueri, objets de deèsir, ne peuvent preètendre veèritablement au statut d' amis sans se voir priveès du meême coup de leur roêle sensuel, et par rapport aé la tradition eèleègiaque, commenceèe deés le reècit des amours de Lesbie chez Catulle, dans laquelle la femme appara|êt
30
Voir I, 6, 1-8, eèvoquant Lydeè et Antimaque, Bittis et Philitas, Andromaque et
Hector, Laodamie et Proteèsileèe, et enfin Peèneèlope et Ulysse ; puis dans le meême poeéme, 19-22, reprenant l' exemple d' Andromaque et de Laodamie ; finalement, l' eè pouse meèriterait d' eêtre la premieére parmi ces sanct[ae] heroid[es] (33).
31 32
Voir les vers 9-38. Voir V, 14, 15-46 : l' exil d' Ovide fournit aé son eèpouse un moyen ideèal de prouver
son amour.
211
eè crire aé son ami: arts poeè tiques et arts de vivre
comme une amie deèloyale, et ne saurait ainsi appara|être comme une eèpouse parfaite. Ce modeéle conjugal, qui n' est pas exclusivement social, mais aussi moral et intime et qui fait de l' eèpouse la meilleure amie, ne doit donc peut-eêtre pas eêtre dateè seulement de la fin du i
er
sieécle ou du ii
e
sieécle apreés Jeèsus Christ. Il ne se repeére pas pour la
premieére fois avec les deèveloppements du sto|ëcisme impeèrial, en particulier chez Plutarque et chez Musonius Rufus. Comme dans d' autres domaines (l' intimiteè, la subjectiviteè, la sexualiteè ²) une meilleure prise en compte de l' Ýuvre des poeétes et, en particulier, de l' Ýuvre d' Ovide, avec leurs speècificiteès poeètiques, aurait permis aux historiens des ideèes de reèviser leur chronologies souvent assez tardives
33
.
L' amitieè posseéde donc un statut particulier dans l' Ýuvre d' Ovide : theéme peu eèleègiaque, elle n' est aé nouveau mise en avant qu' aé la suite de l' exil. En ce sens, son deèveloppement est eètroitement lieè aé l' irruption d' une circonstance. L' amitieè ovidienne est, de ce point de vue, conforme aux motifs catulliens, car elle est ancreèe dans une situation particulieére, et vise aé restaurer une sociabiliteè perdue du fait meême de la releègation. Mais il y a une veèritable retractatio ovidienne de ce theéme, aé la fois dans sa dimension de motif litteèraire et dans son contenu ideèologique : l' amitieè rec°oit bel et bien une signification morale intime, liant deux eêtres en deèpit des aleèas du sort ; l' amitieè deèfinit aussi, en partie du moins, la relation conjugale. L' amitieè ovidienne entremeêle ainsi la dimension sociale de l' amitieè catullienne et la dimension morale de l' amitieè horatienne, mais ne se reèsout aucunement en une composition de ces deux positions aé partir desquelles le poeéte exileè parvient plutoêt aé creèer une conception originale de la relation intime liant deux eêtres seèpareès et capable de surmonter les obstacles sociaux, tout en pouvant se manifester dans l' espace public.
Conclusion
En reèsumeè, l' amitieè conna|êt, dans le court arc temporel que nous avions deèlimiteè, un traitement poeètique treés riche, tant du point de vue de l' estheètique litteèraire qui lui est associeèe, que du point de vue de l' univers mental dans laquelle elle prend place. Aux deux extreè miteès de notre parcours, la repreèsentation de l' amitieè est deètermineèe par la circonstance, mais tandis que, chez Catulle, elle s' inseére dans une
33
Voir, en particulier, M. Foucault, dont les observations pertinentes ne tiennent
malheureusement que peu compte du corpus poeètique, notamment dans Le souci de soi, Paris, 1984, ou dans L' hermeèneutique du sujet, Paris, 2001.
freè deè ric nau
212
poeèsie voueèe aé la ceèleèbration de l' occasion et de l' instant, et prend ainsi une valeur et une fonction principalement sociales, chez Ovide, elle exprime, au contraire, la peèrenniteè d' un lien moral par-delaé les revers de fortune. Preèsent ainsi aux deèbuts et aé la fin de l' histoire de l' eèleègie romaine, le theéme de l' amitieè illustre le dynamisme de ce genre, qui, renaissant dans les Tristes, pourra ainsi compter une riche posteèriteè
34
. Entre le libellus catullien et l' Ýuvre d' Ovide exileè, il aura
eèteè en grande partie ignoreè des eèleègiaques, et c' est pluto ê t vers les Odes d' Horace qu' il faut se tourner pour observer les preèmices de l' inteèriorisation de cette relation : en deèdiant ses compositions aé ses amis plus riches que lui, Horace met en pratique sa conception de l' amitieè, qui repose davantage sur un eèchange moral que sur une eègaliteè sociale. Un point commun unit cependant puissamment ces pratiques et ces eècritures diverses de l' amitieè : la poeèsie appara|êt comme le medium le plus adeèquat aé la fois pour exprimer et vivre cette relation.
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fra
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34
En particulier, Jean Salmon Macrin, dans les Naeniae eècrites apreés la mort de sa
femme, a lui-aussi, eèlaboreè une poeèsie conjugale meêleèe au discours funeèraire. Voir les travaux de P. Galand-Hallyn sur ce recueil (notamment l' article û l' eècriture poeètique latine en France au Macrin ý,
dans
La
singulariteè
d' eècrire.
Me tamen exprimo :
xvi sieécle. L' exemple des Naeniae (1550) xvi -xviii s., eèd. A. Herschberg Pierrot e
e
e
de et
O. Rosenthal, Litteèrature, 137 (mars 2005), p. 12-27, qui met en rapport cette poeèsie avec le deèveloppement du lyrisme aé la Renaissance). Sur la posteèriteè des Tristes, il sera utile eègalement de consulter la theése de K. Descoings, û Sed desiderium superest. Poeètique de la nostalgie dans les eèleègies d' exil d' Ovide et dans les Elegiae de Petrus Lotichius Secundus (1528-1560) ý, soutenue le 8 deècembre 2007 sous la direction de P. Galand-Hallyn aé l' Universiteè de Paris-Sorbonne.
L AT I N I TAT E S
¨ milie Se ris E è
SANCTVM IOCVNDá FêDVS AMICITIá : ANGE POLITIEN ET BARTOLOMEO DELLA FONTE
Il peut sembler quelque peu ironique de prendre la relation entre Politien et Della Fonte comme exemple de l' amicitia humaniste. En effet, leur querelle est plus ceèleébre que leur amitieè. Elle a contraint Della Fonte aé s' exiler hors de Florence une partie de sa vie, com1
promis sa carrieére et nui durablement aé sa posteèriteè . Quant aé Politien, il n' a cesseè jusqu' aé la fin de sa vie de se justifier face aux attaques reèpeèteèes de Fonte, qui feèdeèrait contre lui toutes les reèactions susciteèes par l' originaliteè de sa poeètique et la nouveauteè de sa meèthode 2
philologique . Pourtant, on ne peut nier que ce lien d' amitieè ait existeè. Les deux hommes se sont connus, adolescents, sur les bancs du
dio
de
Florence
et
c' est
aé
Bartolomeo
Della
Fonte
que
Stu-
Politien
adresse, aé l' aêge de quinze ans, les premiers vers qu' il compose en latin (ep.
lat. I, Ad Bartholom×um Fontium)
3
. Surtout, cette amitieè a donneè
lieu aé un eèchange litteèraire tout aé fait unique. Le theéme de l' amicitia, sur le modeéle eèpistolaire ou eèleègiaque antique, est freèquent dans la poeèsie neèo-latine. Les eèpigrammes grecques ou latines sont le lieu
1
C. Marchesi,
Bartolomeo della Fonte (Batholom×us Fontius). Contributo alla storia dei studi
classici in Firenze nella seconda metaé del Quattrocento, Catane, 1900. 2 G. Resta, û Andronico Callisto Bartolomeo Fonzio e Apollonio Rodio ý, in
Studi in onore di Anthos Ardizzoni,
la
prima
traduzione
di
eèd. E. Livrea, G. Aurelio Privi-
tera, II, Roma, 1978, p. 1055 sq. ; V. Fera, û Il primo `testo critico' di Valerio Flacco ý,
Giornale italiano di filologia,
n.s., 10 (1979), p. 157-164 ; L. A. Ciapponi, û Bartolomeo
Fonzio e la prima centuria dei Miscellanea del Poliziano ý,
Italia medioevale e umanistica,
23
(1980), p. 165-177 ; P. Viti, û Poliziano e Fonzio : motivi e forme di una polemica ý, in
Agnolo Poliziano poeta, scrittore, filologo,
Atti del Convegno Internazionale di Studi, Monte -
pulciano, 3-6 novembre 1994, eèd. V. Fera, M. Martelli, Florence, 1998, p. 527 -540.
3 Epigr. lat. Ad Fontium.
tine e greche edite e inedite,
Cf.
Angelo Ambrogini Poliziano. Prose volgari inedite e poesie la-
eèd. I. Del Lungo, Florence, 1867 (reèeèdit. G. Olms, Hildesheim
et New York, 1976), p. 109.
213
214
eè milie seè ris
privileègieè de la reprise d' un certain nombre de topoi eèpidictiques : remerciements aé un ami, eèloge de ses Ýuvres, regrets de son absence ²
4
Mais
l' expeèrience
poeètique
que
se
proposent
les
deux
Florentins sort des cadres conventionnels d' une pareille rheè torique encomiastique. Le projet de Della Fonte, puisque c' est lui qui en prend l' initiative en 1473, consiste aé raconter aé son intime, dans une eèleègie, l' une de ses journeèes de son lever aé son coucher. Devenu son obligeè, 5
Politien lui reèpond alors par la ceèleébre eèleègie VIII, Ad Fontium , dans laquelle il se deèvoile aé son tour, faisant partager aé son ami ses occupations tout au long d' une journeèe. Chez Politien, le poeéme aboutit aé une veèritable deèclaration d' amitieè et scelle, par la reèciprociteè de l' acte poeètique, un pacte sacreè (sanctum fÝdus) entre l' auteur et son destinataire. Dix ans plus tard, quand les relations entre les deux hommes se furent deègradeèes, c' est encore Bartolomeo Della Fonte qui prend la responsabiliteè de la rupture. Il adresse aé Ange Politien en 1483 une lettre latine cinglante, mettant en accusation l' eècrivain, l' enseignant et 6
l' homme lui-meême . Si les enjeux litteèraires de la querelle, mis en lumieére
par
Paolo
Viti,
sont
aujourd' hui
7
eèvidents ,
la
dimension
eèthique de ce texte ne doit pas eêtre minimiseèe pour autant. Della Fonte, qui imite ostensiblement la premieére catilinaire de Ciceèron, se place en juge moral, fait de Politien le nouveau Catilina et ne deènonce pas autre chose que son impietas. Politien, sans prendre la plume, reèpond par les faits : eècarteè aé deux reprises de Florence, Bartolomeo Della Fonte seèjourne d' abord aé Rome puis aé Budapest. C' est aé ce moment qu' il reprend son recueil de poeémes latins pour le deèdier, 8
sous le nom de Saxettus, au roi Mathias de Hongrie . Commence alors un travail aussi scrupuleux qu' eètonnant pour reèeècrire sa relation avec Politien. La premieére eèleègie envoyeèe aé Politien est tronqueèe,
4
I. Maier, Ange Politien. La formation d' un poeéte humaniste (1469-1480), Geneéve, 1966,
II, ch. 1, 3 : û L' amitieè ý, p. 145-153.
5
L' eèleègie est eèditeèe, traduite et commenteèe par I. Maier, ibidem, I, ch. 3, p. 60-82.
Voir aussi l' eètude d' A. Bettinzoli, û Percorsi metaletterari nell' elegia al Fonzio ý, in id., D×daleum iter. Studi sulla poesia e la poetica di Angelo Poliziano, Florence, 1995, p. 11-37.
6
Epist. I, 24. Cf. Bartholom×us Fontius. Epistolarum libri III, eèd. L. Juhaész, Budapest,
1931, p. 23-25. La lettre est reèeèditeèe dans P. Viti, û Poliziano e Fonzio ý, p. 539-540.
7 8
Cf. P. Viti, û Poliziano e Fonzio ý, p. 532 sq. Cf. Bartholom×us Fontius. Carmina, eèd. I. Fo é gel, L. Juhaész, Leipzig, 1932 (avec en ap-
pendice l' eèleègie de Politien Ad Fontium et la premieére version des eèleègies de B. Della Fonte avant leur reprise dans le Saxettus). Les Carmina de Della Fonte sont commenteès et en partie reèeèditeès par F. Bausi dans û La lirica latina di Bartolomeo Della Fonte ý, Interpres, 10 (1990), p. 37-132.
sanctum iocund× fÝdus amiciti×
215
compleèteèe et adresseèe aé un autre ami. La seconde, la reèponse aé l' eèleègie
Ad Fontium
de Politien, est profondeèment transformeèe. C' est enfin
toute la relation de Fonte aé la poeèsie de Politien, l' une de ses sources majeures, qui est modifieèe dans la version finale du
Saxettus
. De son
co ê teè, probablement aé la meême peèriode, Politien deèmanteéle son eèleègie de jeunesse, ne conservant que l' eèloge de Laurent de Meèdicis qui lui servait d' introduction, pour l' inseèrer au nombre de ses eèpigrammes latines. Quant aé la premieére de celles-ci,
Ad Bartholom×um Fontium
, il est
probable que nous ne devons sa transmission qu' aé la mort preèmatureèe de l' humaniste, qui l' empeêcha de publier lui-meême son
maton
Liber epigram-
.
Je
me
propose
d' analyser
les
textes
eèchangeès
entre
les
deux
hommes en cherchant aé identifier les termes et le contenu exacts de ce pacte d' amitieè scelleè par Politien en 1473 et rompu solennellement par Fonte en 1483. Peut-eêtre aurons-nous une chance, alors, de comprendre l' acharnement de ce dernier aé dissoudre les liens de cette amitieè litteèraire.
Le pacte sacreè de Politien Amitieè et docta varietas :
L' eèleègie de Politien adresseèe aé Della Fonte en 1473 n' est pas seulement une fiction historique peignant la vie des humanistes florentins aé l' eèpoque de Laurent de Meèdicis
9
ni une seèrie de purs exercices de
style ou é le jeune poeéte fait ses armes dans les divers genres poeètiques (eèpique, eèleègiaque, didactique ²)
10
é travers le reècit fictif d' une de . A
ses journeèes, le poeéte eèlabore une theèorie de l' amitieè litteèraire aé travers trois theémes coheèrents : la confidence amoureuse, la conversation savante et le concours litteèraire. J' aimerais montrer que l' eèleègie VIII propose un choix de vie en meême temps qu' un programme poeètique et qu' il existe un lien profond, pour Politien, entre
amicitia La confidence amoureuse
docta uarietas
et
.
L' eèleègie s' ouvre par une longue introduction oué le poeéte chante d' abord les hauts faits de Freèdeèric de Montefeltro º allusion au seèjour
9
Cf. I. Maier,
Ange Politien
, par exemple p. 67 : û C' est encore l' eèleègie VIII qui nous
apporte en raccourci l' eècho des heures studieuses que Politien partage dans sa retraite de la Via Larga, entre la lecture des textes anciens et les essais poeè tiques ý.
10
Cf. A. Bettinzoli, û Percorsi metaletterari ý, p. 12 : û il Poliziano traduce il suo eser -
cizio di scrittura in una collana di micro-generi piu é o meno distintamente sbozzati e tenuti insieme dall' esile filo della colloquialitaé epistolare ý.
216
eè milie seè ris
de Bartolomeo Della Fonte aé Ferrare de 1469 aé 1471 º puis ceux de Laurent de Meèdicis dans cette Florence que lui-meême n' a pas quitteèe. Quand il s' adresse enfin aé son ami dans une apostrophe, le premier theéme abordeè est celui des amours. On comprend que, dans l' eèleègie envoyeèe par Fonte, le reècit de sa journeèe commenc°ait par des lamentations sur ses deèboires sentimentaux. Cela est confirmeè par un passage situeè
au
centre
de
l' eèleègie,
oué
Politien
commente
le
processus
d' eèchange litteèraire entre les deux poeétes et la compleèmentariteè des informations mutuellement donneèes : Sed quando in misero, qu× tempora ducis, amore scripsisti et uit× munera cuncta tu×. Nunc simul et nostro, Fonti, sermone uicissim disce aliquid uit× de ratione me×
11
.
Attilio Bettinzoli a treés bien montreè que Politien tisse dans cette seèquence, comme il le signale complaisamment lui-meême, un grand nombre de souvenirs des eèleègiaques antiques (Properce 14
Ovide
Carmina
) ainsi que quelques emprunts aux
Landino
15
12
, Tibulle
13
et
de Cristoforo
. Il inseére aussi, sans rien en dire, des eèchos des eèleègies de
Bartolomeo Della Fonte lui-meême
16
, renvoyant son destinataire aé sa
meèmoire sentimentale et litteèraire personnelle. Mais il vaut la peine d' observer de preés comment le poeéte reèorganise cette matieére. En effet, tous les poeémes antiques ou modernes auxquels Politien emprunte en particulier le motif du
paraclausithyron
sont des lamentations aé la
premieére personne. Or, lui, refonde le theéme dans une structure dialogique, celle de l' eèchange de confidences : [²] Sed iam tacito tibi pectore, Fonti, s×uus Amor rapidas uentilat usque faces. Ast ego mirabar, graciles quid protinus artus uexat, cur tenero pallor in ore sedet ?
11
A. Poliziano,
Ad Fontium
, 129-132, trad. I. Maier,
Ange Politien
, p. 80 : û Mais puis-
que sur ton malheureux amour, tu m' as eècrit la vie que tu meénes et toutes les occupations de ton existence, c' est aé ton tour, maintenant, Fontius, d' eècouter mes paroles et d' avoir quelque renseignement sur la fac°on dont je vis ý.
12
Propertius,
I, 5, 21 ;
I, 16, 17 ;
23-24 ;
29
et
41 ;
II, 9, 42 ;
II, 20, 21 ;
II, 22, 21 ;
II, 23, 12 ; IV, 3, 50 ; IV, 7, 21-22.
13 14
Tibullus, I, 2, 5-6 ; 10 ; 13-14 ; 31 ; 43-66 et 89-94 ; I, 5, 67-68 ; I, 8, 71. Ovidius,
am
., I, 1, 8 ; I, 4, 11-12 ; I, 6, 24 ; 32 ; 43 ; 40 ; 44 ; 48 ; 56 ; 68 ; II, 1, 53 ;
II, 10, 23 ; III, 8, 7 et 24 ; III, 19, 21-22.
Carmina Ad Franciam - Elegiarum libri III ad Laurentium Medicem Ad Marsilium Ficinum de graui Amoris oppressione
15
C. Landino,
16
B. Della Fonte,
amantum
) et I, 4, 1 2 (
, II, 20
, 7 8 ; 21 22 et 37 40.
, I, 12, 5-8 ( ).
Ad irrisorem
sanctum iocund× fÝdus amiciti×
217
Permessi quotiens laticem, cum decolor esses, culpaui et PhÝbi Pieridumque choros ? At quondam nostros demens lusisse furores te memini et uario corripuisse ioco, ridebas gelid× tolerantem frigora noctis, cum tegeret madidas cana pruinas comas, ridebas, Fonti domin× fastidia nostr×, esset cum misero ianua clausa mihi, Ridebas, scopulo cum surdior illa Sicano temneret, in duro limine peruigilem, nec te pÝnituit lachrimas ridere cadentes turgidulasque nouo semper ab imbre genas. I nunc, sacrorum, Fonti, derisor amantum, i, temne aligeri iura superba dei
17
.
La composition des vers 73 aé 130 fait habilement alterner le reècit des amours de Fonte et l' aveu des siennes. Apreés avoir deècrit les sympto ê mes de la passion qu' il n' avait pu manquer de deèceler chez son ami (v. 73-78), Politien rappelle combien ce dernier l' avait railleè lors de ses propres confidences amoureuses (v. 79-88). Il le deèfie ensuite de continuer aé rire maintenant qu' il souffre des meêmes maux (v. 89-94), le prend aé teèmoin de l' impuissance de tous les remeédes º y compris la philosophie de Ciceèron º (v. 95-102), lui conseille donc de seèduire la belle par de l' or et des bijoux (v. 103-108). Mais le discours topique sur l' avarice feèminine est aé nouveau interrompu par un souvenir personnel de sa douloureuse aventure (v. 109 -114). D' autre part, l' eèleègie ne cesse de renverser les points de vue, les deux amis jouant tout aé tour le ro ê le passif de l' amant et celui, actif, du confident et du conseiller. Ainsi se succeédent, aé l' initiale des vers et souvent en anaphore des verbes, tantoêt aé la premieére personne (Mirabar, culpaui,
17
A. Poliziano, Ad Fontium, 73-90, trad. I. Maier, Ange Politien, p. 79 : û Mais dans le
secret de ton cÝur, Fontius, l' Amour cruel attise sans treê ve le feu deèvorant de son flambeau. Tout eètonneè, je me demandais ce qui tourmente sans cesse tes membres deè licats, pourquoi la paêleur s' installe sur ton fin visage. Combien de fois, quand tu eè tais sans couleur, ai-je accuseè l' eau du Permesse, les chÝurs de Pheèbus et des Pieèrides! Mais je me souviens qu' autrefois, insenseè, tu t' es moqueè de ma violente passion, et que tes plaisanteries, de diverses manieéres l' ont vivement attaqueèe ; tu riais de me voir endurer le froid de la nuit glaciale quand la geleèe blanche recouvrait mes cheveux mouilleè s ; Fontius, tu riais du deèdain que manifestait ma ma|êtresse quand pour mon malheur sa porte m' eètais fermeèe : tu riais quand plus sourde qu' un roc de Sicile, elle teè moignait de son meèpris pour moi qui veillais devant un seuil impitoyable. Tu n' as pas eè prouveè de remords de rire des larmes qui coulaient et de mes joues gonfleè es par la pluie toujours renouveleèe de mes pleurs. Va donc maintenant, Fontius, railleur qui te moques des amants sacreè s, va, meèprise les lois superbes du dieu aileè! ý.
218
eè milie seè ris
memini ²), tanto ê t aé la seconde (ridebas ² ridebas ² ridebas). De meême, les pronoms personnels de la premieére et de la seconde personne se font eèchos d' une extreèmiteè des vers aé l' autre. Politien rappelle ainsi le ro ê le de l' amitieè dans l' eèleègie antique : l' amant est malade et l' ami est un meèdecin qui prodigue, meême en vain, consolations et conseils. L' eènumeèration des remeédes inutiles renvoie aux vers 23-24 de la premieére eèleègie de Properce : Et uos, qui sero lapsum reuocatis, amici, qu×rite non sani pectoris auxilia.
Enfin, la mise en commun des expeèriences respectives des deux protagonistes aboutit aé l' eènonciation de veèriteès geèneèrales sur les deux sexes (v. 115 : Auro flectuntur pueri facilesque puell×). Comme Ovide dans l' Art d' aimer, Politien, en confrontant les points de vue et en accordant les sentiments, exprime aux vers 115-122 des principes en matieére de seèduction. La conversation savante Suivant toujours le plan de l' eèleègie de Della Fonte, Politien aborde un second theéme constitutif de leur amitieè, l' eètude. Nous savons que Politien et Della Fonte suivaient aé l' eèpoque le meême enseignement aé l' universiteè de Florence et combien leurs travaux sur les textes antiques conserveès dans la bibliotheéque de Laurent de Meèdicis eètaient paralleéles
18
. Politien s' amuse aé
eèvoquer les cours de leurs ma|êtres
communs º successivement Marsile Ficin, Andronic Calliste et Carlo Marsuppini º et aé faire le compte-rendu de ses dernieéres lectures º ¨ picure, Aristote et Demosthene. Le Ciceèron, Lucreéce, E è é
Homeére,
poeéte fait sans cesse appel aé l' expeèrience de la vie estudiantine florentine, aé la familiariteè avec les professeurs et aé la culture litteèraire que lui et Fonte ont en commun. Il se pla|êt aé nommer les classiques antiques par des peèriphrases comme le faisaient deèjaé les Romains en parlant des poeétes grecs (le û chantre Meèonien ý ou le û vieillard de Smyrne ý pour Homeére). Il s' amuse aussi aé appeler les grands humanistes de son temps par leur preènom, renforc°ant ainsi une compliciteè presque potache
avec
Bartolomeo
Della
Fonte.
Il
est
probable
aussi
que
l' ironie n' est pas totalement absente dans cette seèrie de portraits apparemment eèlogieux. La peinture de Marsile Ficin en uates orphique º qui annonce l' eèvocation d' Homeére inspireè dans la silve Ambra º se termine par une chute digne d' une pointe eèpigrammatique. Comme
18
Cf. I. Maier, Ange Politien, p. 61-66.
sanctum iocund× fÝdus amiciti×
219
transporteè par le deèlire propheètique de Ficin, son disciple Politien rentre aé toutes jambes dans sa mansarde pour reprendre la plume avant que l' inspiration insuffleèe par son ma|être ne retombe
19
.
D' autre part, Politien associe sans cesse correspondances spirituelles et relations amicales. La filiation intellectuelle ne s' eètablit pas, dans la communauteè
humaniste
ideèale
qu' il
repreèsente
ici,
en
dehors
des
cadres eèthiques de l' amitieè. Le poeéte insiste sur les liens affectifs privileègieès qui se tissent entre le ma|être et l' eèleéve. Il est rec°u au domicile de Marsile Ficin, signe de grande faveur (v. 155-156) : Hinc me digressum Marsilius excipit ingens, non minus ingenio qui fauet usque meo.
Politien introduit aussi dans cette socieèteè û selon son cÝur ý des humanistes de second plan, mais dont l' amitieè est pour lui un encouragement aé l' eètude. Se trouvent ainsi associeès sur le criteére de la seule eèlection affective des noms comme celui de Matteo Franco, chapelain de la famille de Meèdicis et qui ne fut jamais auteur que de rares sonnets : At cum Pierida t×det pallere sub umbra, egredior thalami conscia tecta mei, protinus inde peto Matth×i limina Franci, ille mihi lepidos ingerit usque iocos, suscitat ille meo languentes pectore uires et mentem a t×tro uindicat ille situ
20
.
L' amitieè appara|êt le compleèment neècessaire du labeur aride. La conversation plaisante avec un ami est aé la fois un deèlassement pour l' esprit fatigueè par l' eètude et un
stimulus
qui lui redonne vigueur.
C' est peut-eêtre surtout un remeéde pour chasser les affres de la meèlan-
t×ter situs
colie (
) engendreèe par le travail intellectuel.
Enfin, Politien entrelace aé dessein dans l' eèleègie liens affectifs avec des personnaliteès litteèraires contemporaines et filiations litteèraires avec les auteurs du passeè. Il tisse un reèseau complexe qui ignore la temporaliteè historique et n' obeèit qu' aux lois de l' affection ou eèventuellement de la reèpulsion. Son amitieè pour Ficin le conduit jusqu' aé Lucreéce et
Ad Fontium Ad Fontium
19
Cf. A. Poliziano,
20
A. Poliziano,
, 189-192.
, 149-154, trad. I. Maier,
Ange Politien
, p. 80 : û Mais lors-
que je suis las de paêlir aé l' ombre des Muses, je sors des murs complices de ma chambre, et je m' en vais droit aé la porte de Matteo Franco ; il ne cesse de me lancer d' aimables plaisanteries, il ranime en mon cÝur des forces languissantes et deè livre mon esprit de ses noirs soucis ý.
220
eè milie seè ris
¨ picure. Le lien qu' il noue avec les epicuriens antiques est paradoxaleE è ment meèdiatiseè par la critique seèveére de son professeur. En retenant ¨ picure dans la liste de ses auteurs de predilecles noms de Lucreéce et E è tion, il signifie qu' il passe outre l' aversion qu' a pour eux Marsile Ficin. Inversement, son admiration pour Andronic Calliste le rameéne aé Homeére qu' il avait fuit, deèlaissant la traduction de l' Iliade pour freèquenter l' eècole philosophique de son ma|être grec. L' intertextualiteè n' est pas seulement, ici, un dialogue entre Anciens et Modernes : il s' agit
plutoêt
d' un
ensemble
de
relations
interpersonnelles
au
sein
d' une triple culture grecque, latine et toscane. Politien insiste bien sur l' autonomie des eètudes grecques aé l' eègard des eètudes latines, faisant probablement allusion aé la traduction des Ýuvres de Platon, aé laquelle il a un temps collaboreè (v. 208 :
excipiunt socii Dorica uerba mei).
De
fait, l' eètude des sources de ce passage de l' eèleègie, faite avec soin par Attilio Bettinzoli, reèveéle un tissus d' une richesse et d' une complexiteè rares. Le seul discours rapporteè de Marsile Ficin meêle des souvenirs homeèriques (Iliade et creètiens
23
, la
Theèba|ëde
¨ neide et , virgiliens (E è
Odysseèe)
21
de Stace
24
ainsi que les
E¨leègies
Geèorgiques)
22
, lu-
de Naldo Naldi
25
.
La fiction de Politien superpose et assimile absolument amitieè et intertextualiteè. La lecture n' est pas veècue autrement que comme la freèquentation
d' une
personne
et
l' amitieè
n' est
pas
concevable
indeèpendamment d' une transmission de savoir et d' inspiration. La doctrine de la
docta uarietas,
au moment ou é Politien en fait l' eèpreuve
et en pose les premiers principes, se preèsente aé lui sous la forme la plus compreèhensive et la plus large de l' amicitia latine º une amitieè en quelque sorte an-historique, qui repousserait les limites temporelles et spatiales et saurait, au besoin, se contenter du texte comme seule expeèrience.
Le concours litteèraire Le troisieéme et dernier theéme de l' eèleègie est l' eèmulation oratoire ou poeètique, cet autre ferment de l' amitieè humaniste. Politien a reèserveè pour la fin de son poeéme l' activiteè collective qui lui est la plus douce : le concours et la deèclamation sont reèserveès aux jours feèrieès et deèvolus au plaisir. C' est aussi la composition litteèraire qui eètablit les liens les plus intimes entre les aêmes. Les vers 235-236 deècrivent une
21 Il., XXII, 31 et 76 ; Od., XV, 408. 22 Vergilius, Aen. I, 535 ; III, 715 ; IX, 668 ; 23 Lucretius, DNR, V, 944. 24
Statius,
25
Naldo Naldi,
Theb.
VII, 791-793.
E¨legie,
II, 22 et II, 37.
XI, 182 et
Georg.
III, 66.
sanctum iocund× fÝdus amiciti×
221
é l' audition des sorte de fusion reèaliseèe par le pouvoir des Muses. A pieéces de Politien, Niccoloé Michelozzo et Alessandro Braccesi, ne forment plus qu' un meême eêtre : Par est ambobus studium, par uita, nec illis ingrata est Mus× pars quotacunque me×.
L' allusion au mythe platonicien de l' androgyne, commenteè quelques anneèes plus to ê t par Marsile Ficin, est assez claire (le De amore fut publieè en 1469). L' eèvocation des plaisirs communs tireès du culte des Muses aboutit aé une veèritable deèclaration d' amitieè, vers laquelle tend toute l' eèleègie : Scilicet alterni uos copula fallit amoris, o socii, mentis uincla benigna pi× ! offundit tenebras ac ueri lumina tollit Sanctum iocund× fÝdus amiciti×
26
.
Les mots copula, uincla et fÝdus, disposeès selon un axe vertical au centre des vers posent les fondements de la relation. Les adjectifs alter-
nus ou mutuus insistent sur la reèciprociteè des liens. Les hyperbates alterni ² amoris ou mentis ² pi× et le chiasme sanctum iocund× fÝdus amiciti× sont des figures de l' enlacement et du nÝud
27
. Les adjectifs be-
nignus, pius et sanctus confeérent aé l' amitieè un caracteére sacreè, l' aspect moral et religieux reveêtant soudain de graviteè ce qui pouvait ne passer jusqu' alors que pour un jeu litteèraire (v. 238 : iocos ; v. 247 : iucund×). Quant au contenu du pacte scelleè, il est eènonceè par les trois termes
amor, societas et amicitia, qui me paraissent correspondre rigoureusement aux trois modes de relation deècrits dans l' eèleègie. L' amor est une sympathie affective, un mouvement de compassion pour les sentiments eèprouveès par l' ami, en particulier la passion amoureuse. Le mot societas appara|êt eètroitement lieè au contexte du studium
28
º
de
l' eètude des lettres º et consisterait en une compliciteè intellectuelle. Quant aé l' amicitia, elle ne serait atteinte que dans cette sorte de communion plus eètroite et plus compleéte que reèalise seule l' expeèrience
26
A. Poliziano, Ad Fontium, 243-246, trad. I. Maier, Ange Politien, p. 82 : û Sans doute,
o ê mes amis, les liens d' un amour partageè vous trompent, aimables cha|ênes d' une affection deèvoueèe ! Le pacte sacreè d' une riante amitieè reèpand autour de vous les teèneébres et vous oête la lumieére de la veèriteè ý.
27
La formule sanctum iocundae fÝdus amiciti× est librement imiteèe de Catulle, 109, 6 :
Óternum hoc sanct× foedus amiciti×. Dans le transfert de la passion amoureuse aé l' amitieè, Politien deèplace l' adjectif sanctus qui ne qualifie plus sur les sentiments mais le pacte, et il lui substitue l' adjectif iocundus, qui eètait aussi le premier mot du poeéme catullien.
28
Cf. Ad Fontium, 208.
eèmilie seèris
222
poeètique. Encore les trois theémes traiteès dans l' eèleègie ne sont-ils pas trois composants additionnels de l' amitieè. De la succession de l' eèpisode eèleègiaque, de la mise en sceéne de la
docta uarietas
ou du concours
litteèraire se deègage peu aé peu un modeéle unique, le principe de nonexclusiviteè.
Comme
l' amour
libre
des
poeétes
eèleègiaques,
comme
l' imitation savante des modeéles varieès, l' amitieè humaniste, telle que la conc°oit Politien, refuse les contraintes de l' exclusiviteè. Notre sensibiliteè moderne peut s' eètonner de ce que Politien, au moment oué il s' adresse personnellement aé un ami cher, ne cesse de se peindre aux bras de tous ses autres amis (v. 247 :
per urbem
His ego suffixus totam uagor usque
). De meême, dans la clausule du poeéme, une formule sacra-
mentelle fait du pacte d' amitieè entre le poeéte et son destinataire un pacte eèternel. Politien y conjure son ami de toujours le conserver dans son souvenir : Ergo uale, Fonti, et memori nos mente reconde mutuaque alternus pectora seruet amor.
Il est tout aé fait significatif que la sentence finale soit eègalement utiliseèe par Politien dans deux autres poeémes adresseès aé des amis divers (l' eèleègie VI aé Antonio Benivieni Giovanni Battista Boninsegni
30
29
et l' eèpigramme grecque VIII aé
).
Della Fonte une poeètique de la rupture :
û
ý?
Dix ans apreés cet eèchange amical de poeémes, la querelle eèclate entre les deux hommes. La divergence de leurs points de vue sur la composition poeètique ou rheètorique et plus encore sur la meèthode philologique est envenimeèe par leur rivaliteè universitaire. Tous deux ont eèteè nommeès au Studio, Politien en 1480 et Bartolomeo Della Fonte en 1481. Le premier a rec°u la chaire de poeètique latine et le second celle d' eèloquence, mais l' un et l' autre exceédent les limites de ces disciplines et, fatalement, entrent en compeètition dans le meême domaine. Saisissant le preètexte d' une altercation au cours de laquelle Politien l' aurait injurieè devant ses eètudiants, Bartolomeo eècrit aé celui-ci une lettre treés violente au mois d' aouêt 1483. Il y deènonce un aé un les termes du pacte conclu par l' eèleègie
Ad Fontium
:
Non abutetur amplius pudore nostro impudentia tua, neque se ulte rius patientiam in nostram efferet ista effrenata audacia. Nam quando
29 30
Voir I. Del Lungo,
Ibidem
Angelo Ambrogini Poliziano Ange Politien
, p. 180 et commentaire d' I. Maier,
, p. 238.
, p. 146-147.
sanctum iocund× fÝdus amiciti×
223
neque ueteris nostr× consuetudinis, neque studiorum communium ulla te ratio ad sanitatem mentis potest deflectere, eo te curabo helle boro, quod maxime ad insaniam tuam conferat. Vnde igitur tibi de mentia
tanta
exorta
petulantissimus
est,
ut
maledictis
eruditissimos
conuellere ?
Tu
quosque nulli
homines
defuncto
audeas
iam
uita
ignoscis, tu uiuentibus omnibus detrahis, tu nobis maxime insultas, tu scire, ut unus, cuncta uidearis, doctos omnis dilaceras
31
.
Bartolomeo Della Fonte constate que Politien a passeè outre leur ancienne familiariteè et leurs communes eètudes : les mots consuetudo et stu-
diorum communium me semblent faire eècho preèciseèment aux notions de sympathie affective et de compliciteè intellectuelle deèveloppeèes par Politien, meême si le mot consuetudo marque le refroidissement de la relation.
L' impudence
(impudentia)
et
l' audace
(audacia)
ont
chasseè
l' affection (amor) et la camaraderie (societas) a fait place aé la meèdisance et aux insultes (petulantissimis maledictis conuellere ; insultas ; dilaceras). Ensuite, Fonte attaque Politien sur l' ensemble de sa production litteèraire et l' accusation se fait particulieérement preècise pour ses compositions poeètiques. Bartolomeo deènonce sa theèorie de la docta uarietas comme une leègitimation du vol et du pillage litteèraire (conquisitis semifuratisque
uersibus). Il reprend aé Horace (epist. I, 3, 19) l' image ceèleébre de la corneille deèpouilleèe de ses plumes : Ede, ede, ut risum pauonibus moueas, qu× compilasti, denudanda cornicula. Nam cum attrita ista fronte, quod tute ipse conscripseris, non tuum esse diffiteri non poteris, tum uero perpetuis uoluminibus ignorantiam tuam et deprauatum iudicium et inuersos a te mille scrip torum locos aperiam, quo tacitus lector scriptis utrisque collatis diiu dicet,
quantum
a
nostro,
tenebricosum ingenium
31
qualecunque
est,
tuum
istud
distet
32
.
B. Della Fonte, Epist., 23, eèd. P. Viti, û Poliziano e Fonzio ý, p. 539 : (pour les textes
de Bartolomeo Della Fonte, les traductions sont miennes) û Tu n' abuseras pas plus long temps de notre moraliteè par ton impudence et, pour eèprouver notre patience, ton audace sans frein ne s' emportera pas plus loin. Car, puisque ni notre vieille amitieè , ni nos eètudes communes, aucun argument ne peut ramener ton esprit aé la raison, je te soignerai avec l' helleèbore qui s' applique tout aé fait aé ton cas de folie. D' oué t' est donc venue pareille deèmence pour oser deèchirer tous les hommes les plus eèrudits par les mensonges les plus peètulants. Tu n' eèpargnes aucun deèfunt, tu tra|ênes dans la boue tous les vivants, tu crois eêtre le seul aé tout savoir, tu deèpeéces tous les savants. ý (L' helleèbore est une plante meèdicinale qu' on utilisait dans l' Antiquiteè pour soigner la folie)
32 Ibidem,
p. 540 : û Publie, publie, pour faire sourire les paons, les eè crits que tu as pil-
leès, corneille qui meèriterait qu' on la deèpouille. Car, malgreè toute ton effronterie, tu ne pourras nier que l' Ýuvre que tu as composeèe sans risque n' est pas tienne, quand je reè veélerai graêce aux livres eèternels ton ignorance, ton gouêt deèpraveè et les lieux des innombra-
224
eè milie seè ris
Cette objection aé la poeètique de l' imitation proêneèe par Politien commenc°ait, aé l' eèpoque, aé nourrir un courant ciceèronien qui allait triompher aé Rome avec Paolo Cortesi. Politien devait reèpondre plus tard indirectement aé Fonte dans une lettre aé Cortesi, en se distinguant des mauvais imitateurs. Ainsi, Bartolomeo Della Fonte deènonc°e-t-il le pacte annuleè de fait par Politien, rejetant d' un meême mouvement et son amitieè et sa poeètique. Il multiplie contre lui les accusations d' impieèteè et d' irreèligiositeè (An
est ?).
adeo tui muneris Christianae religionis
²
oblitus
Cette invocation de la parole religieuse (profiteor/diffiteor), que de
simples injures dans un couloir ne pouvaient justifier, ne prend sens, selon moi, que si l' on consideére que le contrat d' amitieè formuleè par Politien dans l' eèleègie VIII avait, pour Della Fonte du moins, reèellement valeur d' engagement moral. Dans les anneèes qui suivirent cette lettre, Bartolomeo Della Fonte, retravailla les poeémes qu' il avait composeès depuis ses anneèes d' eètudes. Il les rassembla dans un recueil nommeè
Saxettus,
du nom de Francesco
Sassetti, le banquier florentin aé qui il le destinait. Mais ce dernier eètant deèceèdeè avant la fin des travaux, Fonte envoya le manuscrit avec une deèdicace aé Mathias Corvin, roi de Hongrie, et aé son fils Jean en 1489. Francesco Bausi a reècemment fait la collation de ce manuscrit hongrois et des manuscrits florentins contenant les premieéres versions des
Carmina
de Bartolomeo Della Fonte
33
, qui avaient deèjaé eèteè eèditeès par
Laészlo é Juhaész dans les anneèes 1930 aé Leipzig
34
. Il a reèveèleè ainsi un
grand nombre de variantes importantes, dont certaines ne sont pas eètrangeéres aé la querelle survenue entre Politien et Fonte. Le poeéte a chercheè aé deèconstruire sa relation litteèraire avec Politien par divers remaniements. Je distinguerai trois proceèdeès : la
retractio,
la
detractio
et la
retractatio. La retractio La
troisieéme
eèleègie
Michelozium ex Alpibus,
du
Saxettus, De ualitudine sua. Ad Nicolaum
est adresseèe aé Niccoloé Michelozzi, l' un des
compagnons de Politien dans l' eèleègie
Ad Fontium
35
. Elle fut eègalement
bles auteurs que tu as pervertis, afin que le lecteur discret, en comparant nos eè crits respectifs, puisse juger combien mon tempeèrament, aussi modeste soit-il, diffeére de ton geènie teèneèbreux ý.
33
Voir F. Bausi, û La lirica latina ý, p. 43 sq. :
û Dis aé Bassus qu' il continue de traduire l' immortel Homeére, aé moins qu' il ne preèfeére louer Hylas dans des vers galants. ý
34 35
I. Foégel, L. Juhaész, Poliziano,
Bartholomaeus Fontius.
Ad Fontium,
231.
sanctum iocund× fÝdus amiciti×
225
composeèe en 1473, quand Fonte accompagna Donato Acciaiuoli dans une
ambassade en
France
36
.
Prenant pour modeéle
l' eèleègie
I, 3
de
Tibulle, le poeéte se lamente sur la maladie qui l' a assailli loin de sa patrie et craint que la mort ne lui interdise le retour. Au centre du poeéme, il demande aé son destinataire de saluer pour lui les amis qu' il craint de ne jamais revoir. Dans la seconde version du poeéme destineèe au roi de Hongrie, Fonte a naturellement supprimeè le nom des Meèdicis, qui depuis sa poleèmique avec Politien ont cesseè de le proteèger. Il a aussi coupeè le distique qui concernait Politien lui-meême : Dic Basso ×ternum pergat conuertere Homerum, ni potius blando carmine laudat Hylan
37
.
Politien y eètait eèvoqueè par son surnom de jeunesse, Bassus, et la formule aé l' impeèratif Dic Basso signifiait bien la familiariteè des deux hommes. L' allusion aé la traduction d' Homeére aé laquelle travaillait alors Politien, et peut-eêtre aussi aé une eèpigramme latine oué il chante les amours d' Hylas, montrait clairement combien Fonte eètait associeè aé ces entreprises. Si le poeéme, qui date de la fin de l' anneèe 1473, est posteèrieur aé l' eèleègie de Politien, ces vers eètaient aussi une imitation de ceux ou é Politien eèvoque lui-meême ses travaux de traduction. Le vers 71 de l' eèleègie Ad Fontium place en effet eègalement le nom d' Homeére en fin de vers pour le mettre en valeur
38
. Fonte raye ainsi symboli-
quement Politien de la liste de ses amis. En meême temps, il expulse du tissu de son poeéme un fragment emprunteè aé celui de Politien. Il coupe un lien qui unissait leurs deux Ýuvres. Il pratique ce que Macrobe a appeleè la retractio
39
, un raccourcissement du texte qui est aé la
fois un retour en arrieére et le retrait d' un eèleèment.
La detractio On a cru longtemps que l' eèleègie de Fonte qui avait inspireè en reèponse l' eèleègie Ad Fontium de Politien eètait perdue. Mais en collationnant les manuscrits des Carmina de Fonte, Francesco Bausi s' est aperc°u qu' on l' avait conserveèe au moins partiellement. En effet, Fonte a reècupeèreè dans le Saxettus le poeéme qu' il avait envoyeè aé Politien au deèbut de l' anneèe 1473, non sans l' avoir preèalablement mutileè et adresseè
36 37
F. Bausi, û La lirica latina ý, p. 52 sq. Fonte, Saxettus, III, 41-42 (premieére version). Ed. F. Bausi, in û La lirica latina ý,
p. 57.
38
A. Poliziano, Ad Fontium : 71-72 : Et tibi, Laurenti, noster praeludat Homerus, /molimur
forti dum tua gesta pede.
39
Macrobius, Sat., I, 14, 1.
226
eè milie seè ris
aé un nouvel ami, un certain Piero Guicciardini, homme politique brillant
40
Ad Petrum Guicciardinum
. L' eèleègie XVIII,
, est bien le reècit
d' une journeèe de Fonte depuis son lever jusqu' aé son coucher. Elle suit le meême mouvement que celle de Politien : complainte amoureuse (v. 1-8), exposeè de ses lectures (v. 9-24) et
symposium
consacreè aé
la creèation litteèraire (v. 25-50). Ici, Fonte n' a pas chercheè aé masquer tous les points de contact de son texte avec celui de Politien (v. 3 -4 ; 13-14 et 173). Il est vrai que ces interfeèrences placent cette fois son ancien ami en position d' imitateur ou de deèbiteur, et ne font qu' appuyer les accusations qu' il a porteèes contre lui dans la lettre de 1483. En revanche, aé la lumieére de leur querelle, la liste des Anciens eètudieès par Bartolomeo Della Fonte s' oppose clairement aé celle des auteurs favoris de Politien. Il place en premieére position les historiens et Ceèsar, absents dans l' eèleègie
Ad Fontium
, ainsi que Celse dont il avait
publieè le traiteè de meèdecine en 1478 alors qu' aucun autre humaniste ne s' y inteèressait encore. Il maintient un long passage sur la lecture de ¨ glise, a propos de laquelle Politien le taquila Bible et des Peéres de l' E é
Ad Fontium
, 99-100). Il passe en revanche
nait deèjaé dans sa jeunesse (
sous silence la poeèsie lyrique et eèleègiaque qu' il semble laisser aé Politien : le theéme eèleègiaque du deèbut du poeéme, qui avait inspireè aé celuici
une
digression
brillante,
est
reèduit
aé
la
pudique
eèvocation
des
amours des oiseaux qu' il observe dans sa promenade. Quant au
topos
du concours litteèraire, il met en sceéne les deux amis
fideéles de Bartolomeo Della Fonte. Ce ne sont pas ses freèquentations de jeunesse, mais Paolo da Ghiaccetto, l' ami de sa retraite aé Pelago apreés son retour de Budapest, et Giraldo Giraldi, son eèleéve. L' un et l' autre sont aussi protagonistes dans le
Peètrarque
et dans le
De poetice
41
Raisonnement sur les triomphes de
, qu' il a composeès dans la fin des anneèes
1480.
Amotis dapibus cythara Giraldus eburna cantat qu× lyrici Teia Musa senis : [²] Pr×terea, inflatos amnes quae sistere possunt cantat, et attonitas qu× retinere feras. Vidi ego de siluis animalia s×pe trahentem, nec laqueos ullos, nec timere dolos. Vidi ego pr×cipites uolucrum consistere pennas uicanum et spumeas sistere flumen aquas.
40
F. Bausi, û La lirica latina ý, p. 107 sq.
41
C. Trinkaus, û The Unknown Quattrocento poetics of Bartolommeo della Fonte ý,
Studies in the Renaissance
, 13 (1966), p. 95-122.
sanctum iocund× fÝdus amiciti×
227
Inde furens recolo diuini scripta Maronis, uel sili, annibalis qui fera bella canit. Insani uel me uerto ad pr×cepta Lucreti, siue ad Phrixea nobile carmen ouis. Mox Tartessiacis factus uicinior aruis, dum studet auratos soluere PhÝbus equos, seu dextra euersam Ghiacceti ascendimus arcem, uicanas leua siue subimus aquas. Post h×c Giannino, mens× thalamique ministro, et Baccho et somno mentem animumque leuo. H×c est uita mihi misera ambitione soluto : Optabit sapiens quam bene quisque sibi
La
seconde
modification
est
42
l' insertion
.
d' une
comparaison
de
Giraldo Giraldi avec Orpheèe, qu' il emprunte aé la preèface de la silve
Manto
prononceèe par Politien en 1482
43
. Dans cette silve, Orpheèe
chantant pour les Argonautes dans l' antre de Chiron eètait une meètaphore du professeur stimulant par son chant ses disciples. Politien s' eètait donc reèapproprieè dans
Manto
putait aé Marsile Ficin dans l' eèleègie
42
B. Della Fonte,
Carm.
XIII,
les pouvoirs orphiques qu' il im-
Ad Fontium.
Ad Petrum Guicciardinum,
é son tour, BartoloA
27-28 et 37-54, eèd. F. Bausi,
û La lirica latina ý, p. 108-109 : û Le banquet acheveè, Giraldi sur sa lyre d' ivoire Chante les vers inspireès par la Muse de Teèos au vieux poeéte. [lyricus
senis
deèsigne Anacreèon, originaire de Teèos]
[²] Il chante encore des vers capables d' arreê ter les fleuves gonfleès Et de tenir tranquilles les beêtes sauvages. Je l' ai vu, souvent, tirer des foreêts les animaux : Ils ne craignaient ni les filets, ni les ruses. J' ai vu s' arreêter les ailes des oiseaux preêts aé tomber Et le fleuve du bourg arreêter ses eaux eècumantes. Alors, inspireè, je reprends les eècrits du divin Maron Ou de Silius qui chante les guerres farouches d' Hannibal ; Ou bien je me convertis aux preèceptes de Lucreéce qui devint fou, Ou au noble poeéme sur la toison de Phrixus. Bientoêt, rendu plus proche des plaines de Tartesse, Pendant que PhÝbus relaêche ses chevaux doreès, Soit nous montons aé droite aé la forteresse en ruine de Ghiacceto, Soit nous descendons aé gauche vers les eaux du bourg. Apreés cela, graêce aé petit Jean, serviteur de ma table et de ma chambre, J' alleége mon esprit et mon cÝur par Bacchus et le sommeil. Telle est mon humble vie, libeèreèe de l' ambition : Tout sage espeèrera autant de bien pour soi. ý
43
F. Bausi,
Angelo Poliziano. Silv×,
P. Galand-Hallyn,
Florence, 1996 et, pour la traduction franc° aise,
Ange Politien. Les Silves,
Paris, 1987.
228
eè milie seè ris
meo Della Fonte deèpouille Politien de ce don divin et en gratifie son meilleur eèleéve. Il ne fait que jouer avec une fable eèlaboreèe par Politien
Nutricia
lui-meême. Dans la silve vaillait au
, publieèe au moment ou é Fonte retra-
Saxettus
, Politien illustrait la tradition litteèraire par la trans-
mission, de main en main, de la lyre orphique. Appliquant aé la lettre la meètaphore didactique de Politien, Fonte s' empare de la lyre que tenait Marsile Ficin dans l' eèleègie tien dans
Manto
Ad Fontium
(v. 181) puis Orpheèe-Poli-
(v. 13). Il la confisque aé son ancien ami pour la placer
dans les mains du jeune homme qu' il est en train de former (v. 29). Voici Politien symboliquement reèduit aé l' impuissance et au silence et humilieè devant une nouvelle geèneèration de lettreès. Della Fonte a reporteè l' admiration et les espoirs qu' il vouait jadis aé son jeune camarade sur Giraldo Giraldi. Mieux, il fait la deèmonstration que la
uarietas
docta
peut aussi eêtre un art de deècoudre. Sans cesser d' imiter Politien,
il deènoue les liens qui l' unissaient aé lui et en tisse de nouveaux qui le maintiennent aé l' eècart. Il inverse en quelque sorte leurs situations reèelles. Enfin, contrairement aé Politien, qui faisait dans l' eèleègie
Ad Fontium
eètalage de ses relations avec les grands ma|êtres de son temps, Bartolomeo ne parle, brieévement, que de son admiration pour Marsile Ficin. Dans la clausule, qu' il a treés probablement rajouteèe en 1488 en mettant en forme le
Saxettus
, il revendique une vie simple, sans ambition
et entieérement deèvoueèe aé l' eètude. La source horatienne souligne son engagement eèpicurien
44
. Le choix du nouveau destinataire est eègale-
ment significatif : Bartolomeo oppose la tranquilliteè du sage aux eègarements
de
la
carrieére
politique
dans
laquelle
s' est
lanceè
Piero
Guicciardini. Fonte ne s' est pas contenteè de destituer Politien de son statut litteèraire de destinataire. En lui substituant Piero Guicciardini il l' assimile aé l' un de ces ambitieux qui savent reèussir aé la cour des princes. Le remaniement de cette eèleègie est une
detractio
, car c' est un deè-
tournement de la signification premieére du texte, mais aussi parce que c' est une mise en accusation.
La retractatio Saxettus
preèsente aussi une eèleègie adresseèe ouvertement aé Poli-
Le
tien. L' eèleègie VIII,
Ad Angelum Politianum Ad Fontium
1473 en reèponse aé l' eèleègie
, a eèteè composeèe le 18 mai
. Mais avant de l' inseèrer dans le
recueil deèfinitif Fonte a disloqueè la pieéce
45
et en a reèeècrit plus de la
moitieè. Les neuf premiers vers, conformeèment au
Sat
44
Horatius,
45
F. Bausi, û La lirica latina ý, p. 72.
., I, 6, 128-129.
topos
de la
recusatio
,
sanctum iocund× fÝdus amiciti×
229
alleèguaient sa passion amoureuse du moment pour justifier la modestie de sa reèponse, compareèe aé l' abondance du poeéme que lui offrait Politien. Le passage imitait, de fac°on du reste assez grossieére, deux eèleègies de son ami Battista Guarino, dont l' une est adresseèe aé l' un de leurs amis commun, le hongrois Pietro Garazda. Fonte n' a pas jugeè bon de retoucher aé ces vers. En revanche, la seconde et dernieére partie de l' eèleègie eètait une deèclaration d' amitieè reèpondant, dans des termes proches, aé celle de l' eèleègie de Politien : Scribo tamen, ne me Lethei ad fluminis undam immemorem factum crederes esse tui, siue soporifera contactum tempora uirga Mercurii somno continuante putes. Quanuis polliceor cariturum piscibus ×quor et coelum stellis omnibus ante suis, Quam tuus e nostris discesserit ossibus ignis eque abeat nostro pectore cura tui. Sed, quia non canerem turbatis carmina rebus Marsilii cultis auribus apta legi, cui quondam memini nostrum placuisse libellum, aurea qui Medicum limina sancta colit, si tibi pro multis rescribo pauca uicissim, da ueniam, nostri gloria, Basse, chori, et pariter nostras animo complectere flammas, maxima pars animi, Politiane, mei
46
.
Fonte avait magnifieè leur amitieè par deux meètaphores eèpiques : l' affection qu' il avait pour Politien eètait dans son cÝur aussi incom-
46
B. Della Fonte,
ibidem
Carm
. VIII,
Ad Angelum Politianum
(premieére version), eèd. F. Bausi,
, p. 70 :
û J' eècris cependant, pour que tu ne croies pas qu' au bord du fleuve Du Leètheè j' ai perdu le souvenir de toi, Ou que mes tempes ont eèteè frappeèes par la baguette soporifique De Mercure donnant un sommeil eè ternel. Je jure que la mer sera priveèe des poissons qu' elle contient, le ciel sera priveè de toutes ses eètoiles Avant que ne quitte mes os le feu que tu as allumeè Et ne sorte de mon cÝur mon affection pour toi. Mais, comme je n' ai pas chanteè, en ces temps troubleès, des vers Propres aé eêtre lus aux doctes oreilles de Marsile, A qui a plu jadis, je me souviens, mon petit livre, Qui freèquente le seuil doreè et sacreè des Meèdicis, Si pour tes nombreux vers je n' en eècris que peu en retour, Pardonne moi, Bassus, gloire de notre chÝur, Et embrasse eègalement en ton aême toutes nos flammes, Politien, la meilleure partie de mon aême. ý
230
eè milie seè ris
mensurable que les poissons dans la mer ou les eètoiles au ciel. Il reprenait la figure de l' hyperbate ainsi que la disposition des pronoms per sonnels aux extreèmiteès des vers deèjaé employeèes par Politien (v. 15 :
tuus ² ignis et v. 16 : abeat ² cura tui). Il reèaffirmait leur deèpendance commune aé l' eègard de leur ma|être spirituel, Marsile Ficin, et de leur ma|être temporel, Laurent de Meèdicis. Il nommait deux fois Politien en apostrophe, sous ses deux surnoms litteèraires Bassus et Politianus. Enfin, la clausule scellait, comme celle de l' eèleègie Ad Fontium, un pacte annonceè deés le vers 13 par le verbe polliceor. Le verbe complectere eèvoquait l' accolade physique et l' image des flammes la fusion des aêmes. Le dernier vers faisait preèciseèment eècho au vers 70 de l' eèleègie
Ad Fontium : O animae, Fonti, portio magna meae ! Inversant la disposition des mots, Fonte avait formeè un chiasme avec leurs deux noms et rencheèrit
sur
l' expression
des
sentiments
en
usant
du
superlatif
maxima. Dans sa reprise de l' eèleègie pour le Saxettus, Fonte coupe tout le passage et remplace la deèclaration d' amitieè par une profession eèthique en tous points contraire au choix de vie proposeè par l' eèleègie Ad Fontium : Scribo tamen, ne me Lethei ad gurgitis undam remige sub duro forsitan esse putes. Quod si me, quid agam, rogites nunc Lesbia docti uatis habet, nunc me Cynthia, nunc Nemesis. Has inter, fateor, uita contentus inerti diuitias magnas nolle rogare Iouem. Nam neque Pyrgotelis de gemmis pocula qu×ro, nec clara ut docti Mentoris arte bibam. Saeuus purpureis ceruicibus imminet ensis, regum sollicitas qui facit esse dapes. Hos petat intortis ardens Bellona flagellis, quam quatit et stimulat semper auara fames. Impiger Assyrios petat hic, petat ille Britannos, ut cumulet magnas tristis et ×ger opes. Me proba paupertas et mens mihi conscia recti, aurea libertas et pia Musa iuuant. Tu quoque, si sapias, cura scribensue legensue ne tibi nunc iuueni displiceasue seni
47
47
.
B. Della Fonte, Carm. VIII, Ad Angelum Politianum (seconde version), eèd. F. Bausi,
ibidem, p. 71-72 : û J' eècris cependant, pour que tu ne croies pas qu' au bord du gouffre Du Leètheè au rameur cruel je suis soumis. Et si tu me demandes ce que je fais, la Lesbie du docte Poeéte, Neèmeèsis ou Cynthie m' accaparent.
sanctum iocund× fÝdus amiciti×
231
Fonte rappelle aé Politien l' ideèal horatien de l' otium et de la mediocri-
tas, qu' il chantait lui-meême dans ses premieéres eèpigrammes latines. Renversant le sort qui l' a eècarteè de la cour somptueuse des Meèdicis, il revendique la pauvreteè (paupertas) et la liberteè (libertas) qui caracteèrisent la fin de sa vie. Il blaême au contraire la cupiditeè qui a pousseè Politien aé entrer au service des princes et son ambition de se meêler aé l' exercice du pouvoir. La pointe est une pique violente. Outre qu' elle rappelle peu obligeamment au destinataire la fuite irreèmeèdiable du temps et convoque implicitement l' ombre menac°ante de la mort, elle le renvoie aux tout premiers vers qu' il a composeès :
Ad Bartholom×um Fontium Dulce mihi quondam studium fuit ; inuida sed me paupertas laceros terruit uncta sinus. Nunc igitur, quoniam uates fit fabula uulgi, esse reor satius cedere temporibus
48
.
L' eèpigramme latine Ad Bartholom×um Fontium faisait le constat douloureux de l' eètat miseèreux qui accompagne l' eètude des lettres. Encore eètudiant et vivant dans la preècariteè, Politien avouait ses inquieètudes pour son avenir et son horreur de la pauvreteè. Il confiait aé son ami le plus proche sa reèsolution de s' adapter aux circonstances, au moment ou é
il
se
lanc°ait
dans
la
traduction
monumentale
de
l' Iliade
pour
complaire aé Laurent de Meèdicis. Introduisant dans son eèleègie VIII le
Entre elles, je l' avoue, satisfait d' une vie oisive, Je laisse aé Jupiter les immenses richesses. Je ne demande pas les coupes orneèes de gemmes de Pyrgotelis, Ni de boire au chef d' Ýuvre du docte Mentor. Au-dessus des coussins de pourpre pend une eèpeèe violente, Qui tourmente toujours les rois dans leurs festins. De ses flagelles enrouleèes les atteint l' ardente Bellone, Que la faim insatiable agite et aiguillonne. Sans relaêche l' un atteint l' Assyrie, l' autre la Bretagne, Afin, triste et dolent, d' entasser des fortunes. Moi j' aime l' honneête pauvreteè et la conscience morale, Liberteè qui est d' or et la Muse pieuse. Toi aussi, si tu es sage, veille dans tes eècrits et dans tes paroles é ne pas te deèplaire, ni jeune, ni vieux. ý A
48
I. Del Lungo, Angelo Poliziano. Prose volgare inedite, poesie latine e greche edite e inedite,
Florence, 1867, p. 109 : û Un temps l' eètude me fut douce. Mais l' envieuse Pauvreteè en lambeaux crasseux m' a terrifieè. Maintenant, puisque le poeéte devient la fable du peuple, Je pense qu' il vaut mieux ceèder aux circonstances.
232
eè milie seè ris
mot paupertas, Fonte reèinterpreéte les premiers vers que lui a offerts Politien. En deènigrant les tourments dont il avait eèteè le confident, il peint de lui, pour la posteèriteè, le portrait d' un arriviste sans scrupule. Il reèutilise selon le meême proceèdeè, un passage de l' eèleègie Ad Fontium contre son auteur. Aux vers 11 aé 12 dans la seconde version de l' eèleègie VIII,
Fonte,
sous
preètexte
de
reèpondre
aux
interrogations
de
Politien, assure qu' il lit Catulle, Properce et Tibulle. Le distique est un eècho des vers 101 et suivants de l' eèleègie Ad Fontium ou é Politien conseillait aé Fonte qui souffrait les affres de la passion de lire les eèleè-
¨ giaques pluto ê t que les Ecritures et de devenir riche car seul l' or seèduit
les femmes. De meême, l' incise si sapias de l' avant dernier vers de Fonte est une reèponse ironique au conseil de Politien dans l' eèleègie Ad
Fontium : Quare, si sapias, aurum uiridesque smaragdos, /I, lege, quae Venerem conciliare queant (v. 119-120). Tout le passage reècrit par Fonte vers 1488, me para|êt eêtre une utilisation a contrario de la docta uarietas. Fonte rappelle le souvenir de Politien, nommant l' homme qu' il a jadis aimeè et convoquant ses eècrits passeès. L' eèleègie VIII est une retractatio au sens ou é l' entend Seèneéque dans ses lettres
49
: les mots ravivent ici la meèmoire d' une personne ab-
sente. Mais c' est aussi une rectification, puisque Fonte modifie du tout au tout l' image qu' il peint du personnage. Le portrait du jeune homme bouillonnant d' ardeur dans l' eètude, en amour ou en amitieè a fait place, apreés des corrections successives, aé celui d' un vieillard orgueilleux et cynique. Enfin, la reècriture de l' eèleègie VIII est un refus de la doctrine de la uarietas conc°ue comme amicitia, harmonisation des eèchos litteèraires les plus divers. Francesco Bausi a remarqueè que la seconde version du poeéme, alors meême que Fonte rejette sa poeètique de l' imitation de Politien, non seulement imite toujours autant la poeè sie de Politien, mais encore multiplie les sources avec un art extreême. Il meêle les souvenirs de Tibulle, Martial, Horace, Virgile, Tito Strozzi, Ugolino Verino, Naldo Naldi, Alessandro Braccesi. Pourtant, ses diffeèrents eèchos sont employeès pour dissoudre le texte premier, la deèclaration d' amitieè univoque aé Politien. Les diverses sources viennent brouiller, par des interfeèrences, l' imitation aé l' origine quasi exclusive de l' eèleègie Ad Fontium. Enfin, Fonte prend un malin plaisir aé utiliser les auteurs favoris de Politien pour souiller son image et deèformer la lettre de ses poeémes. Par exemple, pour blaêmer l' horreur de la pauvreteè exprimeèe par l' eèpigramme de Politien, il imite de preés un vers
49
Seneca, Ep., 63, 6.
sanctum iocund× fÝdus amiciti× de Tibulle : Me mea paupertas uita traducit inerti
50
233
. Plus embleèmatique
encore est l' utilisation pernicieuse de quelques vers de Perse. En effet, dans l' eèleègie Ad Fontium, Politien avait imiteè un distique de cet auteur pour peindre l' or et la pourpre dont les femmes aiment aé se parer : sed
magis aurato gaudent procedere limbo / Sidonioque graues murice ferre sinus (vv. 105-106). La premieére source du distique eètait Perse (III, 40-41) :
Et magis auratis pendens laquaeria ensis / Purpureas subter ceruices terruit ² Fonte est revenu aé l' auteur antique et, le prenant aé teèmoin, deènonce le gouêt du luxe et l' avarice de Politien. Mieux, il retient aussi de Perse l' image de l' eèpeèe (ensis) et la retourne contre l' ami qui l' a trahi. Le fer dont il menace Politien au vers 17 est un symbole qui cristallise les pulsions de haine, voire de mort, dont est chargeèe sa rancÝur. L' aiguillon qui motive l' imitation du modeéle antique n' est autre que la blessure de l' amitieè trahie et les mots de Perse sont devenus une arme pour deètruire dans son texte sa relation aé Politien. Le pacte, proposeè par Politien dans l' eèleègie Ad Fontium et accepteè par Bartolomeo Della Fonte dans la premieére version de l' eèleègie Ad
Angelum Politianum, eètait un malentendu. Leur diffeèrence de sensibiliteè, leurs divergences theèoriques, l' ineègaliteè de leurs talents devaient conduire aé sa rupture. L' investissement affectif ne fut pas le meême non plus pour les deux hommes. Politien eètait aé l' aise dans le monde : quoique treés jeune, il avait deèjaé de nombreuses relations. Della Fonte eètait un solitaire et, comme le montrent les amitieès rares et fideéles qu' il eut par la suite, il avait besoin d' un ami suêr
51
. Le ton du poeéme
de Politien est plaisant et plein d' humour : rapprochement accidentel des cÝurs quand Bartolomeo deècouvre, enfin, la passion amoureuse, na|ëveteè de sa propre veèneèration pour Marsile Ficin, aveuglement de ses camarades qui l' aiment trop pour voir les faiblesses de ses improvisations litteèraires. Politien savait bien que l' amitieè est au moins en partie
un
leurre :
le
sentiment
meême
empeêche
de
discerner
avec
impartialiteè les qualiteès de la personne. Della Fonte, lui, prit le pacte treés au seèrieux. Bartolomeo Della Fonte n' avait pas les moyens de rivaliser ni avec le rayonnement intellectuel ni avec le geènie poeètique de Politien. C' est ce qu' il comprit sans doute en recevant de lui un cadeau magnifique, l' eèleègie flamboyante d' un jeune homme de dix-neuf ans et qui
50 51
Tibullus, I, I, 5. Bartolomeo della Fonte eètait probablement influenceè par sa lecture des Peéres de
¨ glise et plus particulierement par la conception de l' amitie developpee par Jerome. l' E é è è è è ê Voir l' article de C. Cosme dans le preèsent volume.
234
eè milie seè ris
portait toutes les promesses de l' Ýuvre aé venir. Le regret
rescribo pauca
tibi pro multis
ne sonne-t-il pas dans sa reèponse comme un aveu d' im-
puissance? Fonte a bien essayeè de recueillir dans ses vers quelques parcelles de cette comeéte, mais sans grand succeés. Une fois leur rupture consommeèe, il n' eut de cesse pourtant de s' opposer aé Politien et de contredire
systeèmatiquement
toutes
ses
positions.
On
pourrait,
je
crois, facilement montrer qu' aé partir de 1483, toute l' Ýuvre de Fonte est construite contre celle de Politien. Chacune des
Orationes
º les
lec°ons inaugurales des cours de Fonte º s' oppose en substance aé une
pr×lectio
silve, une
prononceèe preèceèdemment par Politien
52
. Il en va
de meême pour les commentaires. En 1486, Politien commente les
tires
Satires
de Juveènal ; l' anneèe suivante, Della Fonte prend les
Sa-
de
Juveènal au programme de son propre cours et critique le commentaire
du
premier.
Dans
cet
acharnement
aé
faire
mentir
Politien,
Bartolomeo fait parfois des trouvailles. Sa plus belle invention est suêrement le
De pÝtice
. Reèagissant aé la conception treés personnelle et
pragmatique de l' histoire litteèraire exposeèe par Politien dans
Nutricia
,
Della Fonte eècrit le premier traiteè de poeètique de la Renaissance, anticipant de plus d' un sieécle sur le classicisme. Il en fut de meême en poeèsie : Politien avait fondeè sa poeètique de l' imitation savante sur une certaine ideèe de l'
amicitia
, un commerce in-
tellectuel reposant sur une affiniteè eèlective quoique non exclusive et meèdiatiseèe par la litteèrature. Ce qui garantissait, pour lui, la
tas
docta uarie-
de l' imitation meècanique et froide, c' est preèciseèment que, contrai-
rement aé ce que certaines analyses des sources peuvent parfois porter aé croire, le lien au modeéle est un lien vivant, chargeè d' une meèmoire et d' un
imaginaire
affectifs.
L' extension
extreême
de
l' ideèe
d' amitieè
comportait cependant un paradoxe : le lien aux auteurs du passeè risquait de devenir parfois plus fort que la familiariteè avec les contemporains.
En
refusant,
poeètique º la
avec
docta uarietas
l' amitieè
de
Politien,
les
principes
de
sa
comprise comme un travail du lien amical
et textuel entre les Ýuvresº, Fonte inaugure une sorte de û de-poieètique ý, l' art de deèfaire une amitieè litteèraire et de couper les fils de l' intertextualiteè. Sa relation aé Politien, cette amitieè-rivaliteè, est devenue en quelque sorte son sublime les eèleègies du
52
furor diuinus Saxettus
. C' est l' aiguillon qui, par instants,
.
C. Trinkaus, û A Humanist' s Image of the Humanism : The inaugural Orations of
Bartolommeo della Fonte ý,
Studies in the Renaissance
, 7 (1960), p. 90-147.
sanctum iocund× fÝdus amiciti×
235
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L AT I N I TAT E S
Marie-Franc°oise
Andreè
 DANS LE DIALOGUE SUR L' AMITIE
L' IMPROVISATION EN LATIN DE ÂRAULD (1534) NICOLAS BE
Le nom
de Nicolas Beèrauld, trop longtemps tombeè dans l' oubli, fait
aujourd' hui l' objet de travaux qui visent aé mieux faire conna|être cette figure embleèmatique de la Renaissance aé ses deèbuts. Le meèrite revient aé
Marie-Madeleine
de
La
Garanderie
et
aé
Perrine
Galand-Hallyn
d' avoir redeècouvert cet humaniste, apreés son biographe attitreè du deèbut du
xx
e
1
sieécle, Louis Delaruelle . Nicolas Beèrauld, Orleèanais
novateur et prolifique, jouissait d' un prestige consideèrable au sein des milieux cultiveès franc°ais du seizieéme sieécle. Les eèrudits orleèanais et parisiens chanteérent ses louanges, et le groupe des poeétes lyonnais qui se constitua dans les anneèes trente ne fut pas en reste. Nicolas Bourbon ou encore Gilbert Ducher firent son eèloge, et Jean Visagier eècrivit aé son tour dans ses
E¨pigrammes
de 1537 :
Obruitur uariis uariae terroribus aulae, Quodque Beraldus agat [²], semper habet. Hic docet, atque studet, meditatur, scribit amicis, Nulli praetereunt absque labore dies. 2
Componit, loquitur, dormit uigilatque Beraldus .
1
Voir la bibliographie aé la fin de cet article. Je travaille actuellement, dans le cadre
d' une theése de doctorat (Universiteè de Paris-Sorbonne, sous la direction de P. GalandHallyn) aé une monographie sur Beèrauld.
2 Ioannis Vulteii Remensis Epigrammatum libri IIII. Eiusdem Xenia,
Lugduni, sub scuto
basiliensi apud M. Parmanterium, 1537, livre I, p. 86 : û Il est submergeè par les craintes varieèes de la cour variable, / Et ce que Beèrauld exeècute, il s' y tient toujours, / Il enseigne et il eètudie, il reèfleèchit, il eècrit aé ses amis, / Aucun jour ne se passe sans travail. / Il com pose des livres, il parle, il dort et il veille, Beè rauld ý. (Pour Nicolas Bourbon, voir
Bourbonii Vandoperani Lingonensis nugarum libri octo,
Nicolai
Lugduni, apud S. Gryphium, 1538,
p. 462, VIII, LXXI º une eèdition moderne de l' eèdition de 1533 par S. Laigneau est actuellement sous presse chez Droz º et pour Gilbert Ducher,
Aquapersani epigrammaton libri duo,
Gilberti Ducherii Vultonis
Num. BNF de l' eèd. de Lugduni, apud S. Gryphium,
1538, 1999 ( ûhttp://gallica.frý), p. 151).
237
238
marie-franc° oise andreè
Nicolas Beèrauld menait donc de front vie aulique, carrieére litteèraire et relations amicales. Le Dialogue sur l' improvisation en latin de 1534, son dernier ouvrage connu et sans aucun doute le plus personnel, en est la preuve.
Biographie de l ' auteur
:
une vie sous le signe de l ' amitieè
Neè vers 1470 aé Orleèans ou é il eètudia le droit, Nicolas Beèrauld mourut aux alentours de 1550. Vers 1500, il expliquait les poeétes latins aux jeunes Orleèanais. En 1511, il fonda un pensionnat aé Orleèans et devint ainsi û ma|être de tutelle ý : il enseigna la grammaire et la poeèsie aux enfants. C' est aé cette eèpoque qu' il apprit le grec, sous la houlette de Jeèro ê me Aleèandre. En 1512, il partit pour Paris oué il devint avocat, puis conseiller au Parlement. Il enseigna eègalement dans diffeèrents colleéges parisiens ainsi que dans sa propre pension. Il deèveloppa alors un reèseau d' amitieès aussi innombrables que prestigieuses. Les amis de la premieére heure sont issus d' Orleèans, dont la faculteè de droit florissante eètait le centre de graviteè. Beèrauld y freèquenta Jean Pyrrhus d' Angleberme, professeur et recteur de l' Universiteè, ou Louis de Berquin, par la suite emprisonneè aé maintes reprises, puis bruêleè pour heèreèsie. Vient ensuite le cercle parisien composeè entre autres du fameux imprimeur Josse Bade, de Franc°ois Deloynes, conseiller au Parlement de Paris, de Germain de Brie, chanoine d' Auxerre puis de Notre-Dame de Paris, ou encore de Claude Brachet, treèsorier du roi. é l' eèpoque, ces humanistes eètaient aussi importants que Budeè ou A ¨ rasme. Du reste, Berauld entretint aussi d' etroites relations avec ces E è è ¨ rasme a Orleans en 1506 et renoua avec deux ceèleèbriteès. Il rencontra E é è lui en 1516
3
; quant aé Budeè, il le connut aé Paris en 1512. Le reèseau
amical de Beèrauld s' eètendait bien au-delaé de la France : Melchior Wolmar ou Haio Herman de Phryse furent de ses amis. Enfin, les prestigieuses protections dont beèneèficia l' Orleèanais se doubleérent souvent d' une amitieè solide. Il fut ainsi soutenu par la famille Montmorency
et tout
particulieérement
par
Odet
de
Coligny, cardinal
de
Chaêtillon qui fut son patron apreés avoir eèteè son eèleéve.
3 Sur les relations entre Berauld et E¨rasme : M.-M. de La Garanderie, û Les relations è ¨ rasme avec Paris au temps de son sejour aux Pays-Bas meridionaux (1516-21) ý, dans d' E è è Scrinium erasmianum. Meèlanges historiques publieès sous le patronage de l' Universiteè de Louvain aé ¨ rasme, vol. 1, edite par J. Coppens, Leil' occasion du cinquieéme centenaire de la naissance d' E è è den, 1969, p. 29-53.
l' amitieè dans le dialogue sur l' improvisation en latin
239
Preè sentation du Dialogue sur l' improvisation en latin
Le Dialogus quo rationes quaedam explicantur quibus dicendi ex tempore facultas parari potest, deque ipsa dicendi ex tempore facultate
4
(Dialogue ou é
sont deèveloppeèes des meèthodes graêce auxquelles on peut acqueèrir la faculteè d' improviser et sur la faculteè d' improviser elle-meême) fut publieè aé Lyon chez Seèbastien Gryphe en 1534. Ce livre fut imprimeè en in-8³ sous forme de trois cahiers folioteès A, B, C, apreés avoir eèteè relu 5
par Guillaume Budeè . Beèrauld le deèdia aé l' un de ses eèleéves : Odet de Coligny. L' opuscule met en sceéne deux personnages nommeès Leonicus et Spudaeus, qui discutent de l' improvisation en latin, theéme lieè aé 6
la querelle du Ciceèronianisme . Cette Ýuvre peu eètudieèe meèrite pourtant que l' on s' y arreête, ne fu ê t-ce que pour avoir le plaisir de lire cet
4
L' eèdition du Dialogus que j' ai utiliseèe est un exemplaire de la Reèserve de l' Univer-
siteè de Gand coteè BL 851 (1). La numeèrotation des folios est celle de cette eèdition. La division du texte en paragraphes et la traduction franc° aise sont de mon fait.
5
Conclusion tireèe d' une indication contenue dans la deè dicace du 1
er
deècembre 1533 aé
Budeè qui ouvre l' eèdition augmenteèe du De uetere ac nouitia iurisprudentia oratio, cum erudita ad antiquorum lectionem ac studium exhortatione de N. Beèrauld, quatrieéme reèeèdition augmenteèe aé l' instigation de Budeè, Lyon, Gryphe, deècembre 1533 : Quo lubentius etiam a me sit, ut Dialogum mihi, nuper in Francisci Claromontani Legati Auenionensis Sorgano secessu natum, in quo rationes aliquot exponere conor, quibus dicendi ex tempore facultas parari possit, non prius exire in manus hominum patiar, quam lectus abs te sit et non improbatus, û C' est encore plus volontiers que je m' arrangerai pour refuser que le Dialogue que j' ai reècemment composeè dans la retraite proche de la Sorgue du leègat d' Avignon Franc°ois de Clermont, et dans lequel je m' efforce d' exposer plusieurs moyens graê ce auxquels on peut acqueèrir la capaciteè aé improviser, arrive dans les mains des lecteurs avant que tu ne l' aies lu sans le deè sapprouver. ý.
6
La û querelle du Ciceèronianisme ý eèclata d' abord en Italie avant de se propager en
France. Elle opposa deux groupes : les tenants de la uarietas dans le choix des modeéles, comme Ange Politien ou Gianfrancesco Pico della Mirandola et les Ciceè roniens rigoristes qui proênaient une imitation totale du seul Ciceèron, tels que Paolo Cortesi ou Pie¨ rasme qui contenait tro Bembo. En 1528, la querelle fut relanceèe par le Ciceronianus d' E une virulente critique du stylus tullianus, au profit d' une imitation varieèe dont la viseèe eètait l' eèmergence de l' identiteè d' un Moi chreètien. En reèaction, toutes sortes d' ouvrages parurent, dont les livres de Scaliger et Dolet (J. -C. Scaliger, Oratio pro M. Tullio Cicerone contra Des. Erasmum (1531). Aduersus Des. Erasmi Roterod. Dialogum Ciceronianum oratio secunda (1537), texte preèsenteè, eètabli, traduit et annoteè par M. Magnien, Geneéve, 1999 (Travaux d' Humanisme et de Renaissance 329) et E. Dolet, Orationes duae in Tholosam, Lyon, Gryphe, 1534). Progressivement, la querelle, centreè e au deèpart autour d' une probleèmatique purement litteèraire, prit une dimension meètaphysique et religieuse. Pour plus de deètails voir : M. Fumaroli, L' Age de l' eèloquence. Rheètorique et û res literaria ý de la Renaissance au seuil de l' eèpoque classique, Geneéve, 1980 (Hautes eètudes meèdieèvales et modernes 43), p. 77 et s.; û Ciceèron ý, dans La France de la Renaissance. Histoire et dictionnaire des guerres de religion, eèd. A. Jouanna, P. Hamon, D. Bilhogui, G. Le Thiec, Paris, 2001, p. 703 -704 ; T. O. Tunberg, û Ciceronian Latin : Longolius and others ý, Humanistica Lovaniensia, 46 (1997), p. 13-61 ; Poeètique de la Renaissance. Le modeéle italien, le monde franco-bourguignon et
240
marie-franc° oise andreè
eèchange dynamique et non deènueè d' humour entre deux intellectuels qui savent aé merveille lier l' agreèment aé l' instruction. Le dialogue se place manifestement sous le signe de l' amitieè. C' est d' abord l' amitieè riche de sens qui unit Spudaeus et Leonicus, c' est ensuite l' amitieè qui unit l' auteur aé la communauteè des lecteurs. Ce passage de la spheére priveèe aé la spheére publique de la Reèpublique des Lettres nous ameénera finalement aé consideèrer le dialogue comme une reèflexion sur l' avenir du latin et une exhortation inquieéte au lecteur.
Des amis fictifs qui sont le double d ' amis reè els Le couple fictif du ma|être et de l' eèleéve Dans le dialogue, le disciple a un preènom symbolique, puisque Spudaeus signifie en grec û le zeèleè, l' empresseè ý. Selon Marie-Madeleine de La Garanderie, û