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Joachim Kopper
Philosopher sans frontières
Gesamtausgabe der Werke von Joachim Kopper Herausgegeben von Lutz Baumann, Stephan Grätzel, Margit Kopper, Peter Reifenberg und Margit Ruffing Band II
Joachim Kopper
Philosopher sans frontières Articles français
Herausgegeben und eingeleitet von Lutz Baumann, Margit Ruffing und Margit Kopper
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Table des matières Préface .................................................................................................. VII Vorwort ................................................................................................... X Introduction........................................................................................XIII La conscience d’autrui chez Sartre et Husserl ..................................... 1 Les différentes formes de la compréhension de la beauté chez Kant........................................................................................... 18 Le dépassement de la pensée abstraite chez Kierkegaard ................ 36 Quelques remarques sur le problème des jugements synthétiques « à priori » et sur le « canon de la raison pure » ...... 49 La signification de Kant pour la philosophie française .................... 64 Kant et l’histoire de la philosophie ..................................................... 91 Béatitude et temps dans la pensée de Maurice Blondel. Une réflexion historique ...............................................................103 La connaissance objective chez Maurice Blondel ...........................112 Quelques remarques sur la composition de la Dialectique de la faculté de juger téléologique. ..............................................126 Quelques remarques sur la doctrine du mal chez Kant .................147 L’homme, être social et historique, sous le regard du philosophe : Hegel et Marx ..........................................................157 V
Raison et révélation : Lavater et Mendelssohn................................ 168 « Lorsque la philosophie peint en gris sur du gris » : le pessimisme de Hegel................................................................. 174 La révolution française selon Kant : Le spectateur et l’événement .................................................................................... 182 Loi de la volonté et loi de Dieu ......................................................... 191 La philosophie de l’action (Blondel, 1893) et la foi religieuse pure (Kant, 1793)......................................................... 205 La « Jerusalem » de Mendelssohn et la « religion » de Kant ......... 214 Luther et la réforme vus par Fichte dans les « Discours à la nation allemande » ................................................................. 227 Éloge de Jean Brun.............................................................................. 235 Le sensible comme valeur .................................................................. 240 Entendement commun, idéalisme critique et anthropologie ....... 248 La pensée baroque chez Leibniz et chez le vieux Fichte ................ 258 Luther et la guerre............................................................................... 265 Certitude et espace. Un Essai ............................................................ 277 La symbiose entre la philosophie et la religion selon M. Blondel 285 L’immatérialisme de Berkeley et l’idéalisme transcendantal de Kant............................................................................................ 292 L’interrogation « Qui suis-je ? » dans la pensée de Jean Brun ...... 300 La substance dans la crise .................................................................. 309 Liste des publications premières ....................................................... 319
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Préface Le présent volume réunit 28 travaux de Joachim Kopper, rédigés en langue française et publiés en France de 1967 à 2006. Ces travaux ne sont pas seulement l’expression de la proximité des philosophes allemands avec les penseurs français modernes et contemporains, mais également de la préoccupation de Joachim Kopper de mettre en relation les philosophes allemands et français. Les éditeurs ont saisi, dans le cadre d’une édition complète, l’opportunité du 30e anniversaire de la Société d’Études Kantiennes de Langue Française, que Joachim Kopper a cofondée, pour réunir en un volume les articles rédigés en français et de les rendre ainsi accessibles en leur totalité. Le premier texte, publié à l’époque par l’Institut Philosophique de l’Université de Dakar (Sénégal), n’a vraisemblablement atteint que peu de lecteurs. Le présent recueil offre également une publication inédite – à partir du Nachlass – ; c’est le cas du dernier essai : « La substance dans la crise » (qui était, à la base, une conférence). Les articles ont été imprimés dans leur version originale ; les coquilles et erreurs d’impression ont été corrigées lors de la recomposition, les références ont été complétées lorsque cela était possible et nécessaire. Dès le départ – à partir de sa dissertation (en langue allemande) sur la métaphysique de Maurice Blondel, soutenue en 1949 –, Joachim Kopper a consacré son œuvre aux penseurs français. Il a débuté sa carrière en tant qu’assistant en langue étrangère, d’abord, au Lycée saint Louis, puis, au Lycée Carnot à Paris ; de 1965 à 1967, il a enseigné à l’Université du Sénégal à Dakar, puis est retourné en Allemagne, où il VII
a occupé, jusqu’en 1969, une chaire de philosophie à l’école allemande supérieure de sport de Cologne, avant d’accepter un poste à Mayence, où il a enseigné jusqu’à son éméritat en 1993. En parallèle, il a été régulièrement professeur invité en France : en 1976 à l’Université de Rennes et, à maintes reprises, à l’Université de Bourgogne à Dijon, qui lui a attribué en 1984 le grade de docteur honoris causa. À son actif, Joachim Kopper a également une coopération importante aux « séminaires philosophiques » des Universités de Mayence et de Dijon, qui a constitué la base des cursus franco-allemands, couronnés de succès, des deux universités. La réflexion sur la philosophie française fait partie du développement de la pensée indépendante de Joachim Kopper, à laquelle correspond une manière particulière de s’exprimer : on rencontre, dans ses publications en allemand et en français, des termes – comme, par exemple, la pensée pensante et la pensée pensée (das denkende et das gedachte Denken) – qui ne sont pas usuels, mais qui sont indispensables pour exprimer ce qui doit être dit et qui se comprennent à partir du projet de Kopper dans sa totalité. La lutte pour une saisie de la compréhension de soi de l’homme, dans le monde et eu égard à Dieu, dans l’ouverture d’esprit d’une nouvelle lecture, d’une nouvelle pensée et d’une nouvelle interprétation des métaphysiciens classiques ainsi que modernes, y compris des philosophes français contemporains, comme Jankélévitch et Sartre, ou du philosophe de la religion moins connu en Allemagne, Maurice Blondel, caractérise l’œuvre de Kopper. Les essais rédigés en français rassemblés ici illustrent le développement, le peaufinage et la précision linguistique d’une approche philosophique complexe et exigeante, qui sonde les frontières du dicible. Mais ces essais présents dans ce volume se veulent également l’expression du souhait d’un homme de familiariser le public académique allemand avec la philosophie française et le public académique français avec la philosophie allemande, inspiré par la conviction profonde que l’être humain n’est pas essentiellement déterminé par les langues et les nations. Ses VIII
collègues français l’avaient compris quand ils lui ont consacré, en 1994, un volume d’hommage intitulé : Philosopher sans frontières : hommage à Joachim Kopper. Les éditeurs
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Vorwort Der vorliegende Band präsentiert 28 Arbeiten Joachim Koppers, die in französischer Sprache verfasst und in den Jahren 1967 bis 2006 in Frankreich publiziert wurden. Sie bringen nicht nur die Nähe des deutschen Philosophen zu neuzeitlichen bis zeitgenössischen französischen Denkern zum Ausdruck, sondern auch sein Anliegen, deutsche und französische Philosophen in Beziehung zu setzen. Die Herausgeber nahmen das 30-jährige Jubiläum der Société d’Études Kantiennes de Langue Française, die Joachim Kopper mitbegründet hat, zum Anlass, im Rahmen der Gesamtausgabe die französischen Aufsätze in einen Band zusammenzufassen und so in ihrer Gesamtheit zugänglich zu machen. Der erste Text hat vermutlich wenig Leser erreicht – er ist seiner Zeit als eine Publikation des Philosophischen Instituts der Universität des Senegal in Dakar erschienen. Der letzten Arbeit des Bandes, „La substance dans la crise“, liegt ein Vortrag zugrunde ; es handelt sich hier um eine Erstveröffentlichung aus dem Nachlass. Die Aufsätze sind in der Originalfassung abgedruckt; Tipp- und Druckfehler wurden beim Neusatz korrigiert, Quellenangaben, wo nötig und möglich, ergänzt. Von Beginn seines Schaffens an – seine (deutschsprachige) Dissertation entstand 1949, zur « Metaphysik Maurice Blondels »– befasste sich Joachim Kopper kontinuierlich mit französischen Denkern. Seine Karriere begann er als junger Fremdsprachenassistent am Lycée St. Louis und später am Lycée Carnot in Paris; 1965 bis 1967 lehrte er an der Université du Sénégal in Dakar und kehrte danach nach Deutschland X
zurück, wo er bis 1969 eine Professur für Philosophie an der Deutschen Sporthochschule Köln innehatte, bevor er den Ruf nach Mainz annahm, wo er bis zu seiner Emeritierung 1993 lehrte. In dieser Zeit war er immer wieder als Gastprofessor in Frankreich tätig: 1976 an der Université de Rennes und wiederholt an der Université de Borgogne in Dijon, die ihm auch im Jahr 1984 die Ehrendoktorwürde verlieh. Auf Joachim Koppers Wirken geht eine umfassende Kooperation der Philosophischen Seminare der Universitäten Mainz und Dijon zurück, die den Grund legte für bis heute erfolgreiche deutsch-französische Studiengänge beider Universitäten. Das Nachdenken über französische Philosophie gehört zur Entwicklung des Selbst-Denkens Joachim Koppers, dem ein spezifischer sprachlicher Ausdruck entspricht: In seinen deutschen wie in den französischen Publikationen finden sich Termini – wie beispielsweise das denkende und das gedachte Denken, la pensée pensante und la pensée pensée –, die sprachlich ungewöhnlich, aber für das, was gesagt werden soll, unverzichtbar sind und sich aus der Ganzheit des Entwurfes verstehen. Das Ringen um die adäquate Auffassung des Selbstverständnisses des Menschen, in der Welt und bei Gott, in der Offenheit eines neuen Lesens, Denkens und Auslegens klassischer Metaphysiker wie auch moderner, sogar zeitgenössischer französischer Philosophen wie Jankelevitch und Sartre, oder des in Deutschland weniger bekannten Religionsphilosophen Maurice Blondel, kennzeichnet Koppers Werk. Die hier versammelten französischen Aufsätze dokumentieren die Entwicklung und stetige Verfeinerung und sprachliche Präzisierung eines anspruchsvollen, komplexen philosophischen Ansatzes, der die Grenzen des Sagbaren auslotet. Sie stehen aber auch für das Anliegen eines Mannes, einem deutschen akademischen Publikum die französische und einem französischen die deutsche Philosophie nahe zu bringen – aus der tiefen Überzeugung heraus, dass das wesentliche Menschsein nicht durch Sprachen und Nationen bestimmt wird. Seine französischen Kollegen haben das verstanden, als sie ihm 1994 eine Festschrift XI
mit dem Titel Philosopher sans frontières: hommage à Joachim Kopper widmeten. Die Herausgeber
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Introduction Le philosophe cherche à donner une compréhension cohérente de l’être de l’homme dans le monde. Cette compréhension, elle est établie dans la métaphysique traditionnelle par une méthode fondée sur le jugement analytique. A travers le scepticisme ces raisonnements ne peuvent pas être maintenus : la certitude que la pensée métaphysique trouvait dans la présence des objets est dissoute. Que la présence de l’objet donné soit conditionnée par un tout de jugements synthétiques devient une certitude. La grande entreprise de la pensée critique consiste à rendre transparent la constitution de notre connaissance objective dans et par le jugement. Or, il y a un décalage entre l’intention et la doctrine de cette pensée, décalage qui est fondé dans la nature même de notre connaissance, dans la possibilité du jugement en tant que tel. Kant voulait surmonter cette difficulté en érigeant un système conceptuel où l’implication mutuelle de la sensibilité et de l’entendement serait transparente. Mais dans sa méthode, en empruntant les concepts de l’entendement pur à la logique de fait, il se sert des moyens de la métaphysique traditionnelle, qui part de l’objet donné. Dans cette méthode, le rapport entre le sensible et l’entendement reste obscur, le sensible ne peut pas vraiment être intégré dans la raison. Dans la doctrine de la philosophie critique, la connaissance est présentée dans la position d’une réceptivité passive. Le but de toute la réflexion de Joachim Kopper est de montrer que la séparation des instances sensibilité et entendement ne peut valoir que
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comme résultat d’une réflexion antérieure, sans présupposition du savoir spatio-temporel. Cette réflexion ne peut avoir lieu que dans l’arrêt sceptique de la raison qui est le cœur, le centre et l’esprit de toute la philosophie transcendantale. Dans l’arrêt sceptique, le contenu de notre connaissance ne peut plus être l’objet donné, l’objet de la réflexion est le jugement s’auto-constituant en connaissance du monde. Seulement, dans la conceptualisation de la réflexion transcendantale, Kant a dû reprendre la distinction faite entre l’objet sensible dans sa particularité et les concepts universellement valables de l’entendement. Distinction qui repose plutôt sur l’entendement commun pré-sceptique, qui, dans la connaissance effective des choses, en partant de leur présence immédiate, n’a pas besoin de la réflexion transcendantale. Découvrir et rendre compréhensible l’unique principe de notre connaissance et de la signification irrelationnelle de notre existence qui en résulte, telle est la tâche de la réflexion philosophique après Kant. Dans les articles rassemblés ici, de nombreuses conséquences du décalage entre l’intention de la Critique de la Raison pure et sa doctrine sont évoquées, conséquences à l’intérieur de la doctrine critique aussi bien que dans sa compréhension dans l’histoire de la philosophie. Les « Quelques remarques sur le problème du jugement synthétique a priori et sur le Canon de la raison pure » (1981/82) montrent que la raison, dans le contexte de la pensée critique, ne peut pas être caractérisée autrement que par le besoin de la connaissance de l’inconditionné, besoin qui pourtant se constitue lui-même uniquement par rapport à la connaissance de l’entendement dite conditionnée par la sensibilité. Dans le développement ultérieur de la pensée critique, il en résulte la conception de la raison pratique comme faculté isolée imposant la loi morale comme nécessité absolue – par rapport aux motifs sensibles conditionnés. Cette conception se reflète encore dans la compréhension du plaisir esthétique par Schiller (« Le sensible comme valeur »). XIV
« Les différentes formes de la compréhension de la beauté chez Kant » (1973) nous montre que Kant, dans ses petits écrits précritique, n’obéit pas encore aux contraintes de l’appareil conceptuel de la Critique de la Raison Pure, mais qu’il saisit le phénomène de la beauté dans l’union originale de la vie et de l’intelligence, tandis que la doctrine du jugement réfléchissant, développée dans la troisième Critique, doit complètement libérer le plaisir esthétique du besoin et de la matérialité. Mais cette libération repose sur la distinction de l’ego transcendantal et de la réalité empirique, qui tombe en dehors de la pensée réfléchissante. Que la pensée réfléchissante se saisisse dans la connaissance comme principium generans, « une telle tâche demande que … la pensée déterminante soit reformée en elle-même par la réflexion. » 1 Une modification dans ce sens se trouve dans la Dialectique de la troisième Critique qui contient une nouvelle réflexion sur la nature du jugement. La distinction entre le sensible et l’entendement, le particulier et l’universel, tout en restant en vigueur pour notre connaissance effective des choses, ne vaut plus que comme la forme sous laquelle la signification irrelationnelle se fait reconnaître. La réflexion transcendantale se prenant en elle-même comme le principe de son auto-explication va s’intégrer la pensée déterminante. Cette pensée ne va se servir des jugements déterminants que pour en faire l’instrument du sens intelligible et irrelationnel de notre être dans le monde (« Quelques remarques sur la composition de la Dialectique de la faculté de juger téléologique »). La doctrine philosophique de la religion du vieux Kant témoigne d’une tournure de sa pensée où les exigences conceptuelles ne prévalent plus sur la compréhension intelligible de l’homme dans le monde. Le monde sensible n’a plus le caractère d’un donné, la réalité concrète et particulière qui résulte du jugement déterminant, n’est que l’auto1
« Les différentes formes de la compréhension de la beauté chez Kant » (1973), p. 22. XV
réalisation de la raison qui se retrouve en elle comme une raison aliénée d’elle-même. Le péché originel ou le mal radical dans la nature humaine constituent ainsi le véritable sens du jugement synthétique a priori qui se réalise comme impératif inconditionné exigeant l’établissement du Royaume de Dieu sur terre, sous forme du jugement synthétique a posteriori (« Quelques remarques sur la doctrine du mal chez Kant »). L’intelligence de la foi religieuse par Kant est marquée par l’effort de rendre intelligible le jugement objectif dans et par la réflexion transcendantale. Pour la religion juive, le jugement objectif, historique et scientifique est sans aucune importance ; dans la persuasion immédiate, la possibilité du monde en Dieu est le principe caché qui ne peut s’exercer que sous forme de la pensée universelle et de la vie vécue du peuple élu (« La “Jérusalem” de Mendelssohn et la “religion” de Kant »). Les deux articles « Kant et l’histoire de la philosophie » et « Kant et la philosophie française » suivent l’évolution de la pensée critique dans l’Idéalisme allemand et en France. L’Idéalisme reste marqué par la doctrine de l’Analytique et son point de départ dans la dichotomie du sensible et de l’entendement, tandis que la compréhension française de Kant est caractérisée par le fait qu’elle développe le nouveau comprendre qui se donne son fondement dans et par la réflexion transcendantale et non dans l’Analytique. Comment peut-on, avec Kant, comprendre la guerre comme moyen de développer la moralité ? Les guerres signifient pour la conscience particulière que, par la force de sacrifier sa vie, elle s’élève au-dessus de sa particularité. Ici naît le concept de l’honneur. Cela implique un développement général des consciences vers la nature républicaine de la société, où la guerre n’a plus de raison d’exister (« La guerre dans la philosophie de Kant »). La Révolution Française comme événement historique et l’enthousiasme dans l’esprit des spectateurs de cet événement valent comme XVI
complément de la réflexion transcendantale qui dans son essence abstraite a besoin d’être complétée par l’expérience (« La Révolution française selon Kant »). Un groupe de quatre articles 1, rédigés dans le contexte de l’élaboration de sa dernière monographie Das Unbezügliche als Offenbarsein, sont plutôt le fruit d’un raisonnement libéré des contraintes conceptuelles de la philosophie transcendantale, dans le but de faire ressortir le sens irrelationnel de l’existence de l’homme dans le monde. Joachim Kopper était tout le long de sa vie en dialogue avec la philosophie de Kant ; il semble comparer, de la hauteur de sa connaissance intime, les ressorts cachés de cette pensée avec les alternatives qui se présentent dans la pensée des autres philosophes (Saint Bernard, Luther, Descartes, Leibniz, Berkeley, Fichte, Hegel, Kierkegaard …). Evidemment, Joachim Kopper est convaincu que la philosophie de prétention scientifique doit s’appuyer sur l’entendement commun qui prend le monde et l’existence de l’homme pour une réalité autonome et valable en soi. C’est uniquement en affirmant cette réalité autonome que la raison pourra se découvrir à travers la dialectique, en contestant les fausses prétentions de l’entendement. La pensée critique s’engage dans un chemin sur lequel la raison s’éloigne et s’aliène de soi-même, mais en même temps, dans la philosophie théorique, la raison ne pourra jamais se dégager de ces conditions. La réalité du monde acquiert ainsi une double signification : elle est d’une part le monde des choses données et de la connaissance objective, mais d’autre part, elle est aussi le lieu de l’exécution d’une réalité inconditionnée. Dans ce sens, dans ses dernières écrits, Joachim Kopper ne cesse pas de méditer la signification de l’entendement commun, qui se croit dans l’immédiate présence des choses dans l’espace, pour la constitution et l’accomplissement de 1
« L’entendement commun, idéalisme critique et anthropologie » (1997), « Certitude et espace» (2001), « L’idéalisme de Berkeley et l’idéalisme transcendantal de Kant» (2005), « La Substance dans la crise» (manuscrit). XVII
notre être comme exécutant de la présence primitive de l’inconditionné. Margit Kopper
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La conscience d’autrui chez Sartre et Husserl Sartre, dans L’Être et le Néant, s’efforce de montrer que pour Husserl, pour Hegel et pour Heidegger le problème de la présence d’autrui est posé en purs termes de connaissance. Suivant lui la solution du problème qui nous est offerte par Husserl est une solution assez simple et assez facile. Husserl s’occupe seulement du problème de la présence empirique de l’autre, problème qui trouve chez lui une solution assez naïve : on montre que les ustensiles que nous trouvons dans le monde nous renvoient déjà aux autres ; « l’objet se donne originellement comme possédant des systèmes de références à une pluralité indéfinie de consciences » (p. 289)1. En s’occupant ainsi seulement de la présence empirique de l’autre, Husserl reste sur un niveau superficiel. « Ce qu’il faudrait montrer, ce n’est pas le parallélisme des ego empiriques […] c’est celui de la liaison des sujets transcendantaux par-delà l’expérience. » (p. 289) Husserl ne nous parle pas de cette liaison des sujets transcendantaux. En fin de compte, il ne connaît que l’ego transcendantal isolé qui est le mien et qui à l’intérieur de soi-même découvre des significations qui indiquent les autres comme objets de notre connaissance empirique seulement, mais non pas comme des consciences autochtones. La doctrine de Husserl reste ainsi marquée
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On ne connaît pas l’édition de L’Être et le Néant utilisée par J. Kopper. 1
par un solipsisme transcendantal, elle ne nous montre qu’une surface purement empirique d’où on peut se référer à la présence d’autrui. Si cette pensée de Husserl reste tout à fait à l’extérieur du problème, la pensée de Hegel au contraire sait pénétrer dans une couche plus profonde, tout en restant elle aussi liée dans le cadre de la connaissance. Si je comprends bien son exposé, Sartre veut nous montrer que pour Husserl aussi bien le philosophe méditant que l’homme concret sur lequel il médite ne se comprend que selon les principes de la connaissance ; pour Hegel au contraire c’est seulement le philosophe qui se veut comme conscience connaissante ; la conscience concrète sur laquelle il médite et qu’il regarde dans ses rapports avec autrui, s’est élevée audessus du niveau de la simple connaissance. Comme philosophe connaissant, Hegel voudrait rendre compte d’une conscience qui comme telle n’est plus essentiellement connaissance. La méditation de Hegel se poursuit donc sur un double niveau. D’une part il comprend – comme le dit Sartre – la liaison directe, interne et réciproque des consciences (p. 293) qui implique une négation mutuelle, qui ne se rapporte pas à quelque chose d’extérieur, mais caractérise l’être conscient de la conscience comme tel ; mais d’autre part – comme philosophe – il regarde ce rapport interne des consciences comme un rapport objectif, c’est-à-dire comme un rapport entre des identités déjà fixées : ce qui précisément nous oblige à comprendre leur rapport comme un rapport chosiste et non comme un rapport qui est en lui-même conscience. Même en comprenant l’essence interne de la conscience, le philosophe comme philosophe connaissant ne sait donc pas en rendre compte, parce qu’il reste attaché aux rapports extérieurs. La pensée de Heidegger enfin, selon Sartre, prétend abstraitement que la conscience comme telle soit toujours déjà l’être pour autrui. Mais une telle définition abstraite, même si elle nous fait entrer immédiatement dans le rapport interne des consciences, ne peut pas nous faire comprendre vraiment l’essence intime de ce rapport qui est un rapport vécu, dans lequel la vérité de l’être de la conscience se constitue 2
pour cette conscience même. Heidegger, d’une manière – comme dit Sartre – un peu barbare (p. 301), s’élève au-dessus du philosophe connaissant, mais il ne nous donne rien qu’une formule, dont l’interprétation doit de nouveau se faire en termes de connaissance. Il semble que selon Sartre, Heidegger ne puisse pas éviter le danger de retomber dans une compréhension de la conscience qui en fait une chose identique, même s’il s’agit maintenant d’une chose dont l’être est un être extatique. « Précisément, cette existence hors de soi est la définition du soi dans la doctrine de Heidegger » (p. 306) ; tandis que Hegel avait déjà procédé jusqu’à la négation interne qui concerne la conscience comme conscience. En somme, selon Sartre, toutes ces doctrines s’efforcent de trouver une solution du problème d’autrui en regardant la conscience comme objet de la connaissance. Mais on n’arrive pas à comprendre la conscience comme telle, si on la considère seulement comme un objet donné. Le concept de l’identité objective n’est pas valable pour la conscience ; on peut exprimer cela d’une façon analogue, en disant que pour la conscience, la vérité objective est seulement quelque chose de dérivé, tandis que l’être de la conscience elle-même précède cette vérité objective et abstraite. L’être de la conscience comme telle ne se laisse pas saisir dans une identité objective, cet être est plutôt caractérisé par une négation interne, c’est « l’être qui se néantise dans son être et qui cherche en vain à se fondre à soi-même comme soi » (p. 295). Ce n’est donc « nullement une relation d’identité » (p. 295), et si cet être possède une ipséité, cette ipséité n’est pas à comprendre comme le ipse d’un moi identique ; il ne peut pas s’agir pour la conscience d’« une relation abstraite et injustifiable d’identité » vis-à-vis de soi-même (p. 295). Le philosophe ne peut donc se contenter de l’identité du moi qu’en se voilant superficiellement « l’être concret et sui generis » (p. 295) de la conscience. Il reste toutefois que tous ces philosophes sous la forme du Moi identique donné à la conscience ont voulu obtenir et saisir un dernier fondement de ce Moi, fondement dans lequel ce Moi pouvait 3
disposer de son propre être conscient : un but qui suivant tous ces philosophes ne peut être atteint que par l’intervention d’autrui. Evidemment, pour Sartre, la pensée, que ce fondement pourrait être obtenu et maintenu, est déjà une conséquence de la subreption chosiste qui caractérise les doctrines de Husserl, Hegel et Heidegger ; mais le problème du fondement de soi de la conscience par l’intervention d’autrui comme tel doit être accepté ; il s’agit de l’expliquer d’une façon qui fasse ressortir la nature de la conscience comme telle : il s’agit donc d’une psychanalyse existentielle, qui se réalise en étant immergée dans l’être conscient et vécu de la conscience elle-même. Ce fondement de soi, qu’on ne peut pas comprendre suivant le concept de l’identité, la conscience ne peut pas le gagner par sa propre activité dans le monde, qui pour toujours reste caractérisée par la négativité ; c’est seulement par la présence d’autrui qu’elle peut espérer pouvoir gagner cette totalisation. Cette présence d’autrui ne peut pas être une présence pour la connaissance, comme Husserl l’a voulu démontrer, car la connaissance est toujours déjà connaissance d’un sujet qui se comprend comme un être identique, et elle ne peut rien donner qu’une confirmation objective, donc extérieure de l’être d’autrui. La présence de l’autre originalement n’est pas une présence donnée, elle est plutôt une présence constitutive, qui, pour ainsi dire, nous offre une régénération de la conscience, par laquelle celle-ci devient capable de se mettre en question dans sa propre origine. S’il y a une telle présence constitutive d’autrui, évidemment il ne peut plus s’agir en cela d’un autrui-objet. Aussi bien nous n’avons plus à faire au sujet identique de la connaissance objective, qui plutôt semble être un dérivé de la conscience originale, qui peut se mettre en question pour elle-même et par elle-même. C’est ici, semble-t-il, que commencent les difficultés pour la doctrine sartrienne elle-même, par ce que peut-être il sera difficile de trouver une réalisation de la conscience qui ne serait pas primitivement fondée dans la connaissance objective. Si Husserl s’est efforcé de constituer la 4
réalité d’autrui à partir de l’être donné de son corps, c’est parce que peut-être ni la conscience elle-même, ni le contenu de la conscience, ne peuvent être réalisés sans la fonction de la connaissance. C’est seulement en le connaissant que la conscience peut gagner un contenu quelconque qui lui permette sa propre réalisation mondiale. C’est seulement dans le cadre de la connaissance – qu’elle soit rationnelle ou non – que peut se poser le problème d’une conscience qui se sache elle-même comme conscience et qui en conséquence puisse se référer aussi à la présence d’autrui. Sartre – pour le problème de la présence d’autrui – veut rejeter non seulement la position d’un philosophe connaissant extérieurement la situation de la conscience, mais aussi la position connaissante de la conscience concrète elle-même vivant concrètement la présence d’autrui. Mais le regard d’autrui, sur lequel il a bâti sa doctrine – théorie qui fait ressusciter des convictions kierkegaardiennes – ce regard doit – comme c’est naturel – primitivement être perçu par la connaissance ; c’est par la connaissance que nous constatons le regard d’autrui, qui est tombé sur nous, même si à partir de cette connaissance un savoir peut se développer qui n’est plus un savoir objectif dans le sens vulgaire du terme. Et si Sartre n’oublie pas de nous dire qu’il ne s’agit pas finalement du regard effectif que nous éprouvons, mais plutôt de la possibilité d’un regard qui toujours pourrait peser sur nous, cela ne change pas le fait que les racines de l’expérience du regard se trouvent dans la connaissance, et même nous trouvons ici cette difficulté supplémentaire que Sartre lui-même constate pour Heidegger, c’est-à-dire la question, comment d’une expérience générale du regard nous pourrions descendre d’une manière analytique vers l’expérience concrète dans laquelle seule la présence véritable d’autrui s’annonce à nous : l’expérience concrète ne serait-elle pas purement et simplement constituée par une constatation de la connaissance objective, constatation qui justement suivant Sartre n’est pas valable pour le problème d’autrui ?
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Evidemment, ce que Sartre voudrait montrer, c’est que ce moment d’objectivité qui persiste aussi dans le regard, est un moment inessentiel et que la réalité véritable du regard, l’essence du regard, n’a rien à faire avec cette forme objective sous laquelle nous le constatons. Ce qui se fait essentiellement par le regard c’est justement ce changement de la conscience, qui s’exprime en cela, qu’elle ne met plus sa réalité originale dans son action négatrice vis-à-vis du donné, mais qu’elle la sait dans son rapport primitif avec soi-même. A partir de l’objectivité extérieure du regard se développe l’essence du regard qui veut dire une nouvelle présence de la conscience à soi-même, une présence dans laquelle la conscience se comprend et se met en question dans son êtreconscient même et qui donc n’a plus rien à faire arec une dualité objective entre le regardant et le regardé. Etant donné que normalement nous ne pouvons pas concevoir une dualité qui ne serait pas fondée dans l’objectivité, nous devons nous demander, si en somme dans cette nouvelle expérience de soi que fait la conscience à partir du regard d’autrui, persiste encore la dualité du Moi et du Toi ; et si vraiment elle persiste, elle ne sera plus une dualité objective : mais, qu’est-ce pour nous, une dualité qui n’est pas dualité objective ? La conscience qui se sait sous le regard objectif ou sous la possibilité d’un regard objectif devient donc une conscience pour laquelle sa fonction négatrice vis-àvis des objets devient secondaire et qui s’occupe maintenant de soimême dans son être-conscience. Par le regard la conscience se sait comme conscience, elle entre dans un rapport avec soi-même, qui est un rapport purement intérieur sans aucune référence extérieure, quelle qu’elle soit. Ce rapport intérieur n’est pas une relation, il est irrélatif, il dit seulement que la conscience a obtenu l’état où sans aliénation elle est conscience. Nous nous trouvons donc ici devant l’irrélatif qui est comme tel clos en lui-même, nous nous trouvons devant l’absolu dans le sens précis de ce terme. Cette réalité de la conscience constituante est une réalité qui n’a aucun fondement subsistant, parce que la conscience comme telle n’est pas être, mais plutôt seulement la force négatrice vis6
à-vis d’un être possible. Cette force qui se réalise en agissant envers les objets, elle est ici – sans fonction et sans rapport – rentrée en ellemême, elle est un absolu totalisé en lui-même, mais cet absolu est le néant. Si de cet absolu néant nous pouvons dire qu’il est Pour-soi, cela ne veut pas et ne peut pas dire que ce “soi” soit une réalité identique ; ce “soi” ne dit rien que la condensation en un seul point de la conscience qui maintenant sans aliénation est pour elle-même conscience. La substance de Spinoza subsiste en elle-même, le Pour-soi de Sartre est un absolu qui ne connaît pas le “soi” dans le sens d’une subsistance quelconque, l’absolu du Pour-soi est néant. Si donc dans cette conscience on ne peut même plus constater cette réflexion d’une chose sur ellemême, qui en général nous explique le “soi”, avec d’autant plus de raison on ne peut plus distinguer la relation entre le Moi et un Autrui : la conscience comme telle, comme néant, est absolument au-delà de ces distinctions. Mais si nous comprenons le Pour-soi de cette sorte comme un absolu qui est néant, nous ne devons pas toutefois oublier, que le néant dont il s’agit ici, est un néant qui peut être obtenu seulement à partir du monde des objets et qui, pour ainsi dire, a besoin des objets pour pouvoir se constituer comme tel. Par le regard d’autrui le Pour-soi se gagne comme tel, c’est-à-dire comme le néant qu’il est en lui-même, mais ce néant est un néant dans le monde, l’irrélativité de la force constituante de ce néant est un irrélatif, un absolu, qui est ce “soi” négatif seulement, s’il y a pour lui en même temps la référence au monde des objets. Dans son irrélativité même le Pour-soi reste donc caractérisé par les objets qui lui livrent le point de départ pour sa réalisation de soi comme conscience. Cet absolu néant qu’est la conscience a donc besoin de l’objectivité pour pouvoir être lui-même, l’objectivité lui donne sa propre possibilité. C’est donc dans l’objectivité que le Pour-soi essaie de fonder sa propre irrelativité et son propre absolu pour arriver à un soi qui serait un Soi subsistant. La conception de l’idéal de la conscience que Sartre nous offre, est donc 7
bien la conception d’une conscience qui serait une substance identique en soi, c’est-à-dire suivant sa propre doctrine l’idéal est conçu en termes de connaissance. Contre cet idéal Sartre maintient la réalité de la conscience qui ne peut pas l’obtenir : donc en effet la doctrine de la conscience reste séparée des principes vulgaires de la connaissance, mais dans cette séparation s’est introduit un raisonnement qui clandestinement opère avec les mêmes principes que les théoriciens de la connaissance. C’est donc seulement par l’objectif, dans lequel il devient manifeste, que l’absolu Pour-soi peut se gagner soi-même comme fondé et comme existant. Et c’est justement l’autrui regardant, qui a éveillé cette transformation de la conscience, qui de la conscience seulement négatrice du donné a fait une conscience se sachant elle-même comme néant absolu, c’est l’autre regardant qui doit être l’objet dans lequel cet absolu néant devient son propre fondement et sa propre existence. Donc, dans cet effort du Pour-soi nous retrouvons autrui, que nous n’avions pas pu trouver dans le Pour-soi absolu et néant lui-même, et nous le retrouvons comme caractérisé par le moment de la présence objective. Cependant, Sartre voudrait se mettre au-dessus de cette objectivité qui serait seulement un moment inessentiel. Ce qu’il voudrait montrer, c’est que maintenant, dans cette relation du Pour-soi absolu au corps d’autrui, il ne s’agit plus du rapport négateur de la conscience vis-à-vis d’un donné, mais que c’est maintenant le Pour-soi absolu qui d’une manière irrélative essaie d’entrer en possession de soi-même par le corps d’autrui, qui essaie de se poser, comme être, comme existence et subsistance, comme réalité qui enfin arrive à être soi-même. L’autrui donné corporellement est pour le Pour-soi absolu et néant le lieu où il essaie de trouver son propre fondement, de devenir le “soi” identique, qui est En-soi et qui comme tel est l’absolu subsistant. Mais justement, parce que c’est à partir de l’objectif que le Pour-soi absolu doit essayer de trouver son “Soi” existant et En-soi, ce n’est déjà plus simplement le Pour-soi irrélatif qui cherche l’En-soi, mais c’est plutôt le Pour-soi qui 8
est aussi le Moi empirique se trouvant en face de l’autre regardant, qui cherche ici son En-soi : l’En-soi donc d’un Pour-soi non plus simplement irrélatif, mais en relation dans le monde. Le Pour-soi absolu réclame l’En-soi absolu sous la forme du Moi empirique, et c’est justement dans la forme de ce Moi empirique qu’il s’explique sa propre intention. Mais le Moi empirique et la prise en possession empirique du corps d’autrui n’atteignent pas l’En-soi cherché, mais seulement un être déjà nié par la force destructrice du Pour-soi dans le monde, du Pour-soi se référant aux objets. Si donc le Moi empirique ne sait pas répondre correctement à la demande du Pour-soi absolu, alors dans cette réalisation de l’ipséité qui part du Moi empirique le Pour-soi Ensoi reste une idée, idée qui a une certaine réalité en elle-même, mais qui ne peut pas être vérifiée par la situation du Moi empirique dans le monde. L’interprétation que la conscience se fait soi-même de la réalisation échouante de cette idée reste liée dans les concepts du soi et d’autrui regardant. Parce que l’échec est ressenti à partir du corps de l’autre regardant, on peut dire dans une explication, qui reste liée dans l’opposition du Moi et du Toi – et c’est ainsi que procède Sartre – que la possession du corps d’autrui ne peut pas me donner la conscience ou la liberté de l’autre. Mais cette explication reste une explication secondaire : le caractère absolu et irrélatif du Pour-soi se trouve déjà rapporté à la relation extérieure du Moi et du Toi. On voit donc bien que dans la pensée sartrienne c’est justement l’objectif et donc aussi la connaissance de l’objectif – même si Sartre n’aime pas parler d’elle – qui conditionnent la forme du raisonnement sur la présence d’autrui. Sous cette forme il y a l’expérience d’un absolu qui se fait par la communauté des consciences, communauté qu’on ne peut plus décrire à partir des sujets singuliers, du Moi et du Toi, constatés dans le monde. Mais parce que – aussi bien pour le philosophe que pour la conscience vivante elle-même – l’interprétation de cet absolu doit se faire à partir de l’objectif donné, nous nous trouvons devant un décalage entre l’expérience transcendantale de l’absolu et la forme de la 9
vérification de cette expérience. Le Moi et le Toi dans leur présence corporelle ne peuvent pas être compris comme expression de cette expérience de l’absolu, mais doivent être saisis comme faits constatés et donnés qui comme tels n’ont aucune référence à l’expérience métaphysique de la conscience. Il y a donc nécessairement dans la conscience une scission irréparable entre son expérience transcendantale par laquelle elle élève le Moi et le Toi dans l’absolu, et son procédé empirique qui ne peut rien constater que la force négatrice de la conscience à l’égard de l’être corporel donné. Il semble donc que pour Sartre la conscience qui veut s’expliquer à soi-même son expérience de la présence d’autrui et veut la vérifier doit justement se référer à la conscience objective d’autrui, et que c’est dans cette connaissance qu’elle doit échouer. Il semble donc bien qu’il ne puisse pas être possible de trouver une solution du problème d’autrui, si cette solution ne se trouve pas dans une réforme de la connaissance elle-même. Et il se peut que la tentative de Husserl, trouver la solution du problème dans la sphère de la connaissance elle-même, n’était pas si manquée que Sartre veut nous le faire croire. Il s’agit pour Husserl de façonner la connaissance en ellemême de telle sorte qu’elle devienne capable de nous offrir par ellemême la certitude de la présence d’autrui, certitude qui évidemment devait être d’un tout autre caractère que celle d’une chose donnée simplement aux sens extérieurs. Pour arriver à une réforme effective de la connaissance, la pensée originale de Husserl est, que le concept de l’existence, qu’on semble trouver comme allant de soi dans ce qui est connu par la connaissance, doit être mis en doute, parce qu’il est un concept confus en lui-même. Dans ces Méditations cartésiennes, Husserl nous demande de libérer (dès le commencement de notre réflexion) la connaissance du concept de l’existence, pensée à laquelle Sartre dans sa critique de Husserl ne fait aucune allusion. Cette abrogation de l’existence suivant Husserl lui-même ne correspond pas exactement au doute cartésien qui peut-être veut mettre en doute plutôt la 10
forme de l’existence que l’existence elle-même. Pour Husserl, c’est l’existence comme telle qu’il faut mettre entre parenthèses. Le problème de l’existence pris dans ce sens commence peut-être avec la philosophie kantienne, pour laquelle le donné, tout en étant compris par les concepts de l’entendement, garde aussi un caractère indissoluble pour la raison. Tout en étant manifeste dans les concepts de la connaissance, le donné tombe aussi en dehors de ceux-ci. Le néo-kantisme d’un Hermann Cohen, par exemple, a essayé d’éliminer le donné de la philosophie kantienne, de purifier la connaissance de cet élément extra-formel et de la rendre purement et simplement au domaine des concepts et des formes logiques. Le néo-kantisme est la réinstauration des formes logiques dans la connaissance, contre une pensée qui n’avait pas seulement nourri un certain doute vis-à-vis de ces formes ellesmêmes, mais qui, avec le donné, s’était aussi livrée à une instance de la réalité qui tombait en dehors des concepts logiques. C’est en ce point du développement du problème de l’existence du connu qu’intervient la pensée de Husserl, adversaire du néo-kantisme dans ce sens, que justement on devrait garder au donné une fonction irremplaçable dans la connaissance. Mais il s’aperçoit que la vraie fonction du donné ne peut être décelée s’il est déjà comme imbibé par le concept de l’existence. Husserl décide donc de s’abstenir d’une compréhension des choses données par le concept de l’existence pour obtenir ainsi le donné purement comme tel, comme présence ou, comme il le dit, comme phénomène. Il y a donc pour lui au commencement de la réflexion un monde où il y a seulement le sujet conscient de soi et les présences, les phénomènes qui se montrent comme ce qui est connu par le sujet connaissant. Husserl constate alors, que s’abstenir de la compréhension du donné par une activité irréfléchie de l’esprit, qui y découvre l’existence, ouvre la possibilité d’une conception nouvelle, qui nous place immédiatement devant cet être donné comme manifestation et présence. Cette manifestation comme telle, c’est-à-dire dans sa concrétion, a déjà un caractère général et essentiel. Immédiatement le donné se présente 11
à nous comme essence ou comme eidos, eidos qui se réalise dans la présentation elle-même. Si on considère le problème d’autrui à partir de cette situation, il est évident que ce problème ne peut plus être un problème de l’existence d’autrui : ce que d’ailleurs il n’est pas non plus chez Sartre, mais que selon lui ce problème reste pour Husserl ; il s’agit plutôt de savoir s’il y a des présences, s’il y a des phénomènes qui en tant que tels peuvent me manifester la conscience comme telle, de sorte que le connu d’une telle connaissance serait la conscience elle-même, une conscience qui serait conscience dans la forme du donné. Le solipsisme que Husserl essaie d’éviter n’est donc pas le solipsisme d’un ego existant seul dans le monde : poser le problème à partir de l’existence serait l’avoir déjà manqué : prouver l’existence des autres ne me donnerait pas la conscience des autres comme telle. Il s’agit – à un niveau plus élevé – de savoir si l’évidence de la présence des phénomènes comme telle et en soi-même peut manifester une conscience. Si ainsi le connu de la connaissance serait la conscience elle-même, le sujet connaissant serait comme tel un sujet qui saisit, par la connaissance, l’humain comme tel ; il connaîtrait un monde qui ne serait plus simplement le monde des objets, mais qui tout en restant un monde sensible serait un monde “conscience”. Le connaissant trouverait ainsi dans le connu sa propre essence connaissante comme une essence connue, la connaissance serait close en elle-même ; c’est à peu près le même idéal que celui de Sartre. C’est devant cette question d’une connaissance de la conscience ellemême que Husserl se trouve devant la tentation du solipsisme, c’est-àdire de ne pouvoir vérifier une telle connaissance, et il constate que le monde des phénomènes, même abstraction faite du concept de l’existence, est encore un monde obscur en ce qui concerne l’élucidation de ce problème. Donc il ne lui reste qu’à éliminer dans les phénomènes connus eux-mêmes ces éléments obscurs qui se réfèrent à la présence d’une conscience dans les données qui se manifestent. C’est seulement 12
si on élimine les éléments obscurs, qui se sont poussés en avant dans la connaissance d’autrui, qu’on peut espérer faire évidente la présence d’autrui. Mais éliminer les éléments obscurs dans la présence d’autrui, cela signifie éliminer la connaissance d’autrui comme telle, car elle est enchevêtrée dans ces moments obscurs. De cette sorte, le philosophe méditant ne retient qu’une couche extrêmement pauvre de phénomènes. « Avec cette couche nous avons atteint l’extrême limite où peut nous conduire la réduction phénoménologique » (Méditations Cartésiennes, p. 80). Par cette deuxième abstention ou epochè, le monde, auquel on a déjà dérobé le concept irréfléchi de l’existence, devient un monde dans lequel en outre la signification de l’humain ne se détermine plus dans des concepts pris d’une façon irréfléchie à partir du donné. Mais il peut y avoir dès le moment de l’application de cette epochè une présence de l’humain dans le monde qui se forme de telle sorte que les présences données sont des révélations immédiates de l’essence de la conscience. Il n’y aura plus une interprétation conceptuelle de la conscience à partir des données, mais les données seront elles-mêmes la conscience comme conscience révélée. A la place des concepts précipités qui dans l’interprétation d’autrui nous poussent vers le solipsisme, nous aurons des présences qui en tant que présences sont la conscience elle-même comme manifestation, et comme témoignage de soi. Donc, aussi bien pour la première épochè que pour la deuxième, il reste valable que c’est seulement pour une conscience connaissante que le monde peut être présent. Mais comme cette conscience connaissante s’est libérée d’un concept de l’existence qu’elle a formé d’une manière irréfléchie, à partir du donné, de même elle se libère maintenant de la compréhension irréfléchie de la conscience ellemême, pour gagner une nouvelle compréhension des phénomènes, dans laquelle celles-ci par elles-mêmes peuvent être la révélation immédiate de la conscience elle-même, peuvent être la conscience comme conscience se révélant. Si donc maintenant nous trouvons 13
dans le monde connu par nous les phénomènes qui représentent les corps des autres, ces corps premièrement ne sont plus pour nous des corps existants dans le sens de notre expérience irréfléchie, et deuxièmement ils ne sont pas non plus des corps moyennant lesquels nous formons le concept d’autrui, mais ce sont des phénomènes qui eidétiquement et immédiatement se présentent comme conscience révélée ; dans ces phénomènes s’accomplit l’auto-révélation de la conscience constituante et connaissante comme telle dans la sphère du connu. On voit donc que le problème d’une relation réelle entre le Moi et autrui qui m’est donné extérieurement est renvoyé au deuxième plan. La certitude de soi de la conscience est une réalité pour ainsi dire transcendantale qui dans ce caractère transcendantal précède la pluralité corporelle dans laquelle elle se révèle comme telle, même si elle a besoin de cette pluralité pour pouvoir se manifester. Dans son origine le problème d’autrui n’est pas le problème de la possibilité d’une relation entre consciences qui seraient l’une en dehors de l’autre, mais, pourrait dire Husserl, c’est un problème de l’attitude phénoménologique par laquelle l’homme peut devenir capable de réaliser pour sa propre conscience empirique le caractère transcendantal de la conscience qui comme tel est au-delà de la pluralité des individus donnés. On voit donc bien que Husserl s’occupe justement de cette union entre le général et le concret, laquelle suivant Sartre ne peut pas être trouvée si l’on pose le problème en termes de connaissance. Il semble que pour Husserl cette possibilité de la révélation de la conscience transcendantale dans la pluralité des corps soit un fait qui est immédiatement évident dans les phénomènes. Mais, pour l’expliquer plus clairement, il enseigne une certaine primauté de la connaissance de mon propre corps. En effet, Husserl semble supposer que pour mon Moi empirique la relation entre conscience et corps est claire par elle-même, et il pense que nous transposons cette relation primaire, en tant que relation immédiate, sur l’expérience que nous faisons des autres corps humains. Il ne semble pas que cette doctrine soit capable 14
de surmonter le caractère purement de fait qui caractérise la révélation de la conscience transcendantale dans les phénomènes corporels, parce que pour moi-même aussi cette relation immédiate reste un fait simplement constaté. On pourrait même dire que c’est justement en ce point que se montre cette faiblesse sur laquelle Sartre insiste, sans toutefois pouvoir la dépasser lui-même : à savoir la scission entre l’empirique et le transcendantal. Si le Moi reste pour Husserl une instance primaire et séparée, la connaissance d’autrui doit évidemment être quelque chose de secondaire et d’adjoint extérieurement. En professant encore une certaine primauté de mon propre corps en comparaison avec les corps des autres, de sorte que c’est premièrement dans mon propre corps que je comprends l’essence de la conscience, et par la suite seulement dans les corps des autres aussi, Husserl semble avoir péché contre sa propre doctrine de l’épochè, car il fait de l’être donné de son propre corps le fondement irréfléchi à partir duquel la compréhension de la conscience d’autrui doit se développer. Il garde cette pensée pour ainsi dire dogmatique tout en ayant obtenu par l’épochè le concept transcendantal de la conscience, qui comme fonction constituante, comme conscience vivante et connaissante n’est pas à atteindre par les distinctions qui se font par les concepts de fait élaborés d’une manière irréfléchie dans le domaine du connu. On pourrait même dire – avec Sartre et contre Husserl – que c’est justement et premièrement dans le corps d’autrui que la conscience est révélation de soi-même comme force constituante, parce que dans notre propre corps elle ne s’ouvre pas à la contemplation, mais plutôt est embrouillée dans les actions dans le monde. Mais il reste que parce que la conscience se révèle comme force constituante transcendantalement, ce caractère transcendantal est supra-individuel ne peut pour Husserl être enseveli par un raisonnement qui d’une façon irréfléchie reste lié à mon propre corps. Si maintenant, pour conclure, nous comparons brièvement les doctrines de Husserl et de Sartre, nous pouvons dire que pour ces deux 15
penseurs – autrement que pour Leibniz, Kant, et – peut-être – encore pour Hegel, et contrairement peut-être aussi à ce qu’affirme Sartre lui-même – la réflexion sur le problème d’autrui doit prendre son point de départ dans la connaissance objective. Cette connaissance objective implique le danger du solipsisme, parce que, semble-t-il, il ne peut y avoir une connaissance directe de la conscience d’autrui. Pour éviter ce danger, Sartre se décide à refuser à la connaissance la possibilité de nous révéler la présence d’autrui, qui suivant lui ne commence pas avec la connaissance, mais plutôt avec une transformation de la conscience, par laquelle son simple être-pour-soi négateur se change en un Pour-soi néant absolu, qui veut se fonder comme En-soi. Toutefois cette transformation de la conscience ne peut pas se faire sans une certaine référence à la connaissance, aussi bien pour sa genèse que pour sa réalisation dans le monde, ce qui fait retomber la conscience dans l’attitude solipsistique ou narcissistique, comme le montre Sartre lui-même. Husserl au contraire voudrait démontrer que c’est seulement dans la sphère de la connaissance que le problème peut trouver sa solution. Il procède à une auto-purification du sujet connaissant, par laquelle celui-ci surmonte sa propre obscurité pour gagner des évidences nouvelles : cette évidence avant tout, que la conscience connaissante et en général constituante peut se révéler à soi-même comme présence, comme phénomène constitué. Dans son dépassement du solipsisme Husserl arrive donc à peu près au même endroit duquel Sartre a voulu partir, c’est-à-dire à une expérience transcendantale de la conscience qui a déjà dépassé la distinction du Moi et du Toi pour gagner quelque chose d’absolu, qui tout de même doit s’exprimer dans le monde des phénomènes. Husserl suit le chemin ascendant jusqu’à la conscience transcendantale, et il déclare sous forme prophétique que le chemin ascendant est aussi le chemin descendant, que la conscience transcendantale s’exprime immédiatement dans les phénomènes. Sartre, dans une certaine mesure disciple de Husserl, postérieur à lui, voudrait accomplir pas à pas ce chemin 16
descendant, qui seul peut conférer à la conscience transcendantale la vérification démontrée. Il le fait peut-être d’une manière un peu dogmatique, en ne tenant pas suffisamment compte du caractère révélateur de l’épochè husserlienne ; mais il nous montre que la relation du connaissant et du connu n’est pas encore élevée vraiment à la hauteur d’un concept lucide en soi-même, que donc le problème d’autrui, que certainement on ne peut pas poser sans se rapporter à la connaissance, n’a pas encore trouvé sa solution théorique. Mais il reste le fondement transcendantal de cette relation du Moi à Autrui, fondement que les deux penseurs ont bien mis en lumière, et qui dans la réflexion nous offre déjà la solution de ce problème, même si le raisonnement théorique ne sait pas encore la suivre.
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Les différentes formes de la compréhension de la beauté chez Kant Dans la Critique de la faculté de juger Kant distingue les jugements déterminants des jugements réfléchissants 1. Pour les jugements déterminants par lesquels se fait la connaissance théorique nous disposons d’avance de certaines règles sous lesquelles nous subsumons la chose singulière ou particulière qui nous est donnée. Dans les jugements réfléchissants au contraire, sans être en possession des principes généraux, nous partons des choses singulières en nous voyant obligés de leur trouver ensuite les principes sous lesquels nous pouvons les subsumer. Et comme il ne s’agit – par définition – de principes qui ne sont pas des principes déterminants, – ni de détermination apriorique, ni de détermination apostériorique, – nous ne pouvons pas pour ainsi dire fixer ces principes à côté des choses singulières et leur donner un certain contenu universel, mais sans avoir en eux de nouveaux contenus de notre connaissance nous devons élever les choses singulières en tant que telles a la nature des principes, ce qui ne peut se faire que par leur élévation à la nature de la connaissance elle-même. Tout en restant telle
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Les citations sont données dans l’édition de l’Akademie (AK). Deux abréviations sont utilisées KU pour Kritik der Urteilskraft et B. Sch. E. pour Beobachtungen über das Gefühl des Schönen und des Erhabenen. – KU, AK V, 179 (p. 27–28 dans la traduction française A. Philonenko dont les pages seront parfois citées entre parenthèses). 18
qu’elle est, la chose singulière atteint dans le jugement réfléchissant la tout autre signification d’être l’auto-présentation de la nature de la connaissance même 1 . Que la nature de la connaissance se révèle comme telle sous la forme de la présence d’une chose singulière signifie que la connaissance est en accord avec elle-même dans l’objet connu et qu’elle gagne ainsi pour elle-même sa véritable compréhension de soi, qui consiste à être imagination productive. Que la nature de la connaissance se reconnaisse dans l’être connu, ceci révèle à la connaissance même sa nature originellement productive, et c’est dans cette compréhension de soi que consiste l’être du jugement réfléchissant. Ainsi par ce jugement la chose singulière peut être qualifiée comme étant de caractère universel, sans que toutefois cette universalité puisse être indiquée par un principe déterminant 2. Si nous jugeons ainsi qu’une chose singulière révèle par elle-même et en tant que telle la nature de la connaissance elle-même et révèle ainsi l’imagination productive, nous jugeons qu’une telle chose est belle 3. Et comme un tel jugement n’est pas un jugement abstrait, mais un jugement de la compréhension de soi dans l’intuition concrète nous ne nous apercevons point de ce jugement par un raisonnement, mais par un sentiment de notre être-là 4 qui dans une expérience de productiviste unit en lui la connaissance et la présence immédiate. Ce sentiment par lequel nous nous constatons nous-mêmes comme accomplissant le jugement réfléchissant est le sentiment du plaisir esthétique. Ce sentiment qui est un sentiment de vie nous fait éprouver la concordance de la connaissance et de son objet dans un principium generans, il nous fait reconnaitre nous-mêmes comme les êtres de
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KU, AK V, p. 190 (p. 37). KU, AK V, p. 214–216 (p. 58–59). KU, AK V, p. 203–204 (p. 49–50). Relevons l’expression « Lebensgefühl », KU, AK V, p. 204 (p. 49 « sentiment vital »). 19
l’imagination productive, qui surmonte la séparation de l’entendement et de la sensibilité 1. Le problème central du jugement esthétique est ainsi celui du rapport du singulier et de l’universel ou comme on pourrait l’exprimer aussi, celui du rapport de l’a posteriori et de l’apriori 2. Dans le jugement esthétique le donné a posteriori gagne comme tel le caractère d’être un a priori, toutefois il ne gagne pas ce caractère par une détermination, mais par le fait qu’il entre dans la réflexion qui fait ressortir une signification de l’aposteriori et de l’apriori que ne peut pas déceler la pensée déterminante. Mais si nous ne pouvons pas nous apercevoir du jugement réfléchissant que par le sentiment de plaisir esthétique, il semble bien que nous ne pouvons pas nous rendre compte par raisonnement de cette union de l’universel et du singulier, de l’apriori et de l’aposteriori qui a lieu dans ce jugement et que pour le raisonnement qui opère avec les moyens de la pensée déterminante le jugement esthétique doit garder quelque chose de paradoxal. Ce jugement est un jugement qui ne vaut pas objectivement, mais qui pour le raisonnement n’a qu’une valeur subjective, c’est-à-dire non contrôlable par la raison 3. Cette signification de subjectif qui se rapporte à la réflexion doit être nettement séparée d’une autre qui tombe sous le verdict de la pensée déterminante et qui concerne le sujet empirique, son expérience de soi dans le monde et son comportement dans le monde. Ici aussi il s’agit d’une compréhension de soi de l’homme dans le monde, mais cette compréhension de soi concerne pour ainsi dire l’imagination reproductive, elle ne naît pas d’une réflexion originale, mais se dirige uniquement sur la position déterminée de l’homme parmi les choses du monde. Le subjectif tombe ici entièrement dans la sphère de l’empirique et de l’aposteriori. L’homme ne se comporte ici ni comme être réfléchissant ni comme être 1 2 3
KU, AK V, p. 204. Comparer avec KU, AK V, p. 179. KU, AK V, p. 189–190 (p. 36). 20
connaissant scientifiquement, mais comme le vivant particulier qui s’occupe de sa situation particulière dans le monde. Kant se voit donc obligé de séparer strictement le plaisir esthétique du plaisir pathologique, qu’éprouve l’individu empirique en satisfaisant à ses besoins individuels1. Le plaisir esthétique par lequel nous jugeons de la beauté d’une chose naît de la réflexion, le plaisir pathologique appartient aux déterminations empiriques de notre existence individuelle. Ainsi Kant fait du plaisir esthétique un plaisir tout à fait spécial qui n’a rien à voir avec ce plaisir ordinaire, qu’éprouve un individu empirique dans sa situation empirique. Selon la Critique de la faculté de juger – comme d’ailleurs aussi pour la Critique de la raison pratique – le besoin et le sentiment de plaisir ordinaire qui accompagne sa satisfaction, tombent sous la pensée déterminante, ils sont purement empiriques et dépendent exclusivement de notre existence de fait dans l’ordre spatio-temporel du monde. Ils ne peuvent donc exprimer que la situation contingente de notre existence dans le monde phénoménal. C’est pourquoi ces besoins et ces plaisirs diffèrent d’un individu à l’autre et ne cessent même pas de changer pour une seule et même personne. Ces plaisirs se rapportent uniquement à notre situation matérielle et contingente dans le monde. Le plaisir esthétique au contraire quitte le domaine de la pensée déterminante, et avec cela il quitte aussi bien la pensée scientifique que la compréhension de soi empirique de l’individu dans le monde. Il a son domaine dans la réflexion qui est retiré aussi bien de la science que de la nature pathologique de l’homme. Ce plaisir esthétique n’a donc rien à faire ni avec la situation matérielle de l’homme dans le monde, ni avec les principes et règles pures de la science, mais on peut dire qu’il se rapporte à une expérience formelle du monde qui comprend la réalité dans l’imagination productive se formant elle-même. Dans le jugement réfléchissant que nous connaissons par le plaisir esthétique nous faisons 1
Kritik der praktischen Vernunft, AK V, p. 75 et p. 89. 21
une expérience de la forme des choses qui comme forme dépasse la distinction de matière et forme que fait la pensée déterminante. Certainement, dans la Critique de la faculté de juger Kant s’efforce de rapprocher cette forme pure des choses belles si étroitement que possible aux formes de l’entendement et de la raison pures, mais ces formes comprises par la pensée réfléchissante et dans le sentiment de plaisir esthétique sont néanmoins des formes d’une toute autre sorte que celles de la pensée déterminante. Comme des formes qui se révèlent uniquement dans l’imagination productive elles sont des formes qui dans le principium generans dépassent la distinction de matière et de forme que la pensée déterminante se voit être obligée à faire. Ici le concept de forme réunit donc en soi ce que pour la pensée déterminante doit être partagé entre deux instances qui ne se reconnaissent pas l’une dans l’autre. Et ceci nous amène à constater, ce que Kant lui-même ne constate nullement dans la Critique de la faculté de juger, à savoir que le rapport entre le plaisir esthétique et le plaisir ordinaire et pathologique n’est pas du tout un rapport de séparation nette, mais plutôt un rapport d’un accord partiel, confus certainement, mais néanmoins subsistant. La forme pure du sentiment esthétique contient en elle le moment de la sensation qui pour le plaisir pathologique livre la matière à jouir, et en sus aussi bien le plaisir esthétique que le plaisir pathologique naissent d’une compréhension de soi de l’homme, ils ne procèdent pas de la simple constatation de faits par la pensée déterminante, soit elle d’intention scientifique ou simplement de fait. Ainsi nous devons admettre que la distinction nette entre l’homme de l’imagination reproductive et l’homme de l’imagination productive que Kant cherche à établir dans la Critique de la faculté de juger ne correspond pas vraiment aux intentions de la philosophie kantienne elle-même, et il sera intéressant à voir s’il n’y a pas dans d’autres écrits de Kant quelques indications qui puissent nous avertir d’une compréhension de la beauté par Kant qui ne tient pas compte des distinctions nettes faites par la Critique de la faculté de juger. 22
La dichotomie « forme – matière » fait, on le sait, un point capital de la pensée critique et spécialement déjà de la Critique de la raison pure. II semble donc que la doctrine du jugement réfléchissant et plus spécialement celle du jugement esthétique soit conçue sous présupposition de cette position fondamentale de la pensée critique et soit donc hypothéquée par elle. Or, le jeune Kant précritique nous a laissé un essai sur Le Sentiment du Beau et du Sublime, datant de 1764, qui ne fait pas encore la différence entre le plaisir esthétique et ce que nous avons nommé plaisir pathologique, mais range plutôt le plaisir esthétique dans une même ligne avec les autres plaisirs dont l’homme est capable de jouir 1. Nous y trouvons le mot : « Das Erhabene rührt, das Schöne reizt. » (« Le sublime émeut, le beau attire » 2) Pour la Critique du Jugement (1790) le beau ne peut provoquer qu’un plaisir désintéressé 3. Le charme est strictement exclu du domaine esthétique et repousse sous l’empire des besoins empiriques 4. Pour le traité de 1764 au contraire la beauté d’une chose nous charme et elle se trouve être rapportée ainsi immédiatement au sentiment de vie de l’être raisonnable habitant le monde et aux besoins de cet être qui s’expriment par ce sentiment 5. Les choses qui nous procurent de plaisir, qui nous charment, ce sont en général des choses qui répondent aux besoins vitaux que nous avons en tant qu’êtres raisonnables vivant dans le monde, et il ne semble pas y avoir une différence fondamentale entre ces différents plaisirs, même s’il y a des différences de degré assez remarquables entre les plaisirs vulgaires et les plaisirs de goût. Ce qui distingue principalement les plaisirs du beau goût des plaisirs vulgaires c’est que ces
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B. Sch. E., AK II, p. 209–210. B. Sch. E., AK II, p. 209. KU, AK V, p. 204: La satisfaction, qui détermine le jugement de goût est sans aucun intérêt. KU, AK V, p. 223. Kritik der praktischen Vernunft. AK V, p. 25. 23
derniers restent liés à la satisfaction des besoins individuels de l’homme, tandis que les premiers se rapportent plutôt à la jouissance de certaines choses qui sont pour ainsi dire superflues pour l’individu 1, mais concernent l’homme comme être raisonnable et donc comme être de société. Les objets du plaisir primitif ont commerce avec nos besoins vitaux en tant que nous sommes les individus qui doivent se conserver dans leur vie, les objets beaux se rapportent à nos besoins sociaux qui dépassent les limites du simple individu. Ce qui n’intéresse guère la conservation et la subsistance de l’individu, mais s’adresse à la nature humaine en nous en tant qu’ils existent des besoins qui dépassent la vie particulière, voilà l’objet des plaisirs esthétiques. Sans en pouvoir faire deux espèces différentes de besoins et de plaisirs on peut donc toutefois en distinguer deux sortes, qui d’ailleurs ne sont pas à séparer par des frontières nettes : il y a des besoins qui sont immédiatement liés à la subsistance de notre existence individuelle, et il y en a d’autres qui ne servent pas directement à la conservation et à la protection de l’individu, mais qui sont plutôt des besoins – pour ainsi dire – sociaux, dans lesquelles quelque chose qui dépasse l’individu dans la nature humaine aspire vers une perfection, qui ne peut pas venir des objets qui font les délices de l’individu s’occupant de sa propre personne, mais qui doit être atteinte par des objets qui correspondent à notre nature sociale et qui sont donc dans une certaine mesure superflus pour l’individu en tant que tel. Ainsi une certaine analogie entre la doctrine de la Critique de la faculté de juger et celle du traité de 1764 se fait remarquer. Déjà dans le traité de 1764 le plaisir esthétique se rapporte à la nature raisonnable ou sociale de l’homme et le plaisir vulgaire à l’existence matérielle de l’individu dans sa particularité. Mais cette analogie est contrebalancée par une importante différence. Dans le traité le plaisir esthétique comme tous les autres plaisirs naît d’une ex-
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B. Sch. E., AK II, p. 226. 24
citation ou d’un charme par lequel nous éprouvons que la chose correspond à notre besoin. Au contraire, dans la Critique de la faculté de juger, le plaisir esthétique est un plaisir purement désintéressé qui ne connaît ni besoin ni charme 1. Pour les deuxième et troisième Critiques c’est l’individu empirique uniquement qui connaît les besoins, parce qu’ils sont intimement liés à sa nature corporelle et nous font aspirer vers des biens matériels dont nous voulons jouir. L’homme se soumet alors dans sa compréhension de soi a sa nature corporelle et matérielle et sa compréhension de soi devient ainsi elle-même quelque chose d’individuel et de particulier, qui est tout simplement apostériorique et empirique. Le rapport de l’individu a des choses singulières dont il a besoin crée une conscience de soi qui est elle aussi individuelle et singulière. Dans le jugement esthétique au contraire l’individu qui regarde n’entre pas – pour la Critique de la faculté de juger – avec la chose dans des rapports définis par le besoin empirique, et dans ce cas il reste donc possible à l’individu à réaliser à travers un rapport, qui est pour la pensée déterminante un rapport individuel et singulier, une conscience de soi qui dépasse ce qui se montre pour la détermination comme individu et comme chose singulière pour entrer dans une compréhension de soi et de la chose qui – pour en parler avec les termes de la pensée déterminante – réalise l’apriorique dans l’apostériorique et trouve l’universel dans le singulier. Ainsi dans la Critique le plaisir esthétique s’élève contre une compréhension de soi qui est pensée comme une soumission à la nature corporelle et matérielle de l’individu et qui se perd donc dans le particulier et dans l’empirique. Contre cette conception de la compréhension de soi de l’homme conçue à partir de la pensée déterminante s’érige la doctrine du jugement réfléchissant qui libère la compréhension de soi de l’homme de cette particularité en lui ouvrant un plaisir qui quitte les besoins individuels et se nourrit uniquement des formes pures qui n’ont rien à voir avec la matérialité. On 1
KU, AK V, p. 226. 25
peut donc dire que la compréhension de soi de l’homme est conçue à partir de la pensée déterminante, qui de cette auto-compréhension de l’homme fait une chose singulière et empirique, si elle est marquée par nos besoins corporels et matériels et qui pour sauver une auto- compréhension de l’homme et une compréhension du sens du monde qui ne soit pas marquée par cette particularité et singularité, doit libérer le plaisir esthétique complètement du besoin et de la matérialité pour l’approcher si étroitement que possible aux formes pures de l’entendement et à ses principes universels. L’essai de 1764 ne connaît pas cette primauté de la pensée déterminante sur la pensée réfléchissante. Le besoin qui s’adresse à une chose singulière, le charme qui nous excite en émanant de cette chose singulière n’ont pas pour effet de singulariser la compréhension de soi de l’homme. Bien sûr, cette compréhension de soi se spécifie par les différentes manières de l’homme de se comporter, par les contenus différents de ses besoins, de sorte qu’on peut discerner des formes de vie où les jouissances individuelles l’emportent et d’autres où ce sont les jouissances sociales qui jouent le rôle prépondérant. Mais la compréhension de soi ne sera pas définie par ces différentes manières de se comporter, ce sont plutôt eux qui sont définis par la compréhension de soi ; on peut seulement dire qu’il y a des besoins et des jouissances et des plaisirs qui expriment moins bien la nature totale de l’homme et qu’il y en a d’autres qui l’expriment de façon plus adéquate. Et ce seront les plaisirs qui mettent en jeu notre nature sociale qui atteindront plus de cette perfection que ceux qui ne servent qu’au réconfort de notre corps 1. La compréhension de soi de l’homme et sa compréhension du monde glisseront sur l’échelle de ses différents besoins et jouissances et plaisirs en leur donnant leur sens et en étant en même temps influencées par eux. Ainsi il n’y aura pas la séparation nette entre les plaisirs vulgaires et les plaisirs esthétiques, mais il y aura des différences de degré assez remarquables, et tous ses 1
B. Sch. E., AK II, p. 228 sq. Voyez toute la troisième section de cet écrit. 26
plaisirs différents sont en relation immédiate avec les besoins de l’homme ; l’homme ne peut les éprouver qu’en tant qu’il est un être du besoin. Si le sentiment de plaisir que donne à l’homme l’expérience du beau se rapporte ainsi comme tout autre plaisir à la nature humaine en tant qu’elle est intimement caractérisée par le besoin, mais si en sus ce plaisir ne va pas directement à la conservation ou à l’augmentation de la vie individuelle dans sa singularité, mais s’adresse plutôt dans l’individu à quelque chose de la vie et de l’intelligence qui dépasse la simple existence individuelle et pathologique , alors il ne peut y avoir pour l’homme d’expérience plus originale de la beauté que celle qui se fait dans la relation de l’homme a un homme de l’autre sexe 1. Tout en révélant l’essence de la vie et de l’intelligence la relation sexuelle dépasse la conservation de la vie individuelle particulière ; elle exprime un besoin qu’on ne peut pas expliquer par l’existence singulière, et à partir de ce besoin et dans le sentiment de plaisir qui naît de lui, la présence corporelle de l’autre homme est comprise comme le véritable lieu de la beauté. Ainsi le plaisir esthétique et l’expérience de la beauté ont leur origine et leur véritable lieu dans l’être sexuel de l’homme, dans lequel nous éprouvons une union originale de la vie et de l’intelligence, qui ne peut pas être comprise par la conservation de l’individu singulier et qui devance l’influence de la pensée déterminante sur la compréhension de soi de l’homme. Cette expérience originale de la beauté reste donc superflue pour l’individu en tant qu’il se comprend comme être détermine dans sa singularité, mais elle exprime le besoin et le plaisir que sont la vie et l’intelligence elles-mêmes en tant qu’elles sont principia generantia ou imagination productive. Ici nous trouvons donc un motif pour le fait que le Kant âgé a cru devoir renier la manière de penser de ses écrits précritiques. Le traité de 1764 ne connait pas la distinction entre matière et forme, et il ne connaît pas 1
B. Sch. E. AK II, p. 228–229. 27
par conséquent, la distinction entre un plaisir pour ainsi dire pathologique et un plaisir esthétique 1. II n’y a pas non plus la distinction entre un être phénoménal et un être intelligible ou nouménal de l’homme, mais il y a la compréhension de soi de cet être vivant dans le monde qui comme telle se fait dans le besoin et dans le plaisir. C’est l’expérience de soi ou la conscience réfléchissante qui fait ici le point de départ de la pensée philosophique et ce sont une expérience et une réflexion dont on ne peut pas parler dans des termes se rapportant à l’être, mais uniquement dans des termes se rapportant à un savoir vivant ou – disonsle – à l’imagination productive. La prééminence de la pensée déterminante sur la pensée réfléchissante ne permettra plus dans la Critique de la faculté de juger que l’imagination productive s’explique comme telle dans la pensée philosophique, mais ce sera alors l’imagination reproductive qui donnera le schéma pour la compréhension de l’imagination productive 2. Ainsi dans la doctrine officielle l’imagination productive ne pourra s’exprimer que par une tournure platonisante contre la prédominance de la matière empirique, tournure qui nous mène vers les formes aprioriques et spécialement au plaisir esthétique pure, qui avant tout doit se libérer de la corporalité du corps humain et qui tout en reconnaissant l’idéal de la beauté ne peut le reconnaitre que dans les formes pures de la sculpture. Dans cette doctrine de l’idéal de la beauté 3 la vieille persuasion de Kant que le corps de l’homme soit le véritable lieu de la beauté et avec cela la conviction que la sexualité joue le rôle fondamental pour l’expérience esthétique n’est pas perdue, mais elle s’est déguisée sous l’influence de la pensée déterminante et de l’imagination reproductive sur l’imagination productive qui dans son activité originale unit la vie et l’intelligence. 1 2 3
B. Sch. E., AK II, p. 235. KU, AK V, p. 233 sq., 240 sq., 253. KU, AK V, p. 232 sq. (p. 73 sq.). 28
Or, il est intéressant à voir que nous retrouvons le problème de la beauté chez Kant dans un article de 1786, intitule Conjectures sur les débuts de l’histoire humaine, qui date donc déjà de la période critique de Kant. Ce traité nous donne pour ainsi dire une déduction réfléchissante de l’imagination reproductive et de la pensée déterminante. L’usage de la raison fait pour l’homme du monde, qui originalement n’est pour lui que le lieu immédiat de l’auto-affirmation de la vie, un monde des choses déterminées étalées devant l’être désirant et avide, et toujours à dépasser par la raison désirante jusqu’à l’infini. L’usage de la raison ne se fait pas comme un usage théorique ou scientifique, mais comme un usage dans lequel s’articule la compréhension de soi de cet être vivant dans le monde qu’est l’homme et devient ainsi compréhension déterminée et individualisée. Dès le premier usage de sa raison l’homme est ainsi l’être de l’imagination reproductive, d’une imagination qui par la force de la raison cherche à s’étendre de façon illimitée. Dans toute son histoire la destinée de l’homme sera marquée par cette pensée déterminante. Mais il sera faux d’expliquer cette pensée philosophiquement comme un fait premier, il est plutôt la forme spéciale et dans un certain sens pervertie que prend la compréhension de soi de l’homme (ou disons même la réflexion) avec le premier usage de la raison dans le monde, qui change totalement cette forme de l’auto-présence à soi de la vie et de l’intelligence qui caractérise l’homme tant qu’il n’a pas encore commencé à agir. Un retour de l’homme à cet état passif avant la chute ne sera pas possible. L’homme doit rester l’être de la pensée déterminante. Mais il peut avoir lieu à partir de la pensée déterminante et de l’imagination reproductive la naissance de l’imagination productive qui s’incorpore ensuite pour ainsi dire l’imagination reproductive et nous mène ainsi vers une vie pour laquelle l’imagination reproductive est l’accomplissement même de l’imagination productive. Or, si cette réforme de la reconnaissance de soi ne peut arriver à l’homme que par l’imagination reproductive, ce sont les choses déterminées qu’il désire elles-mêmes 29
qui doivent lui donner l’occasion de revêtir ainsi une nouvelle nature pour ainsi dire purifiée. Ce ne peut être que la présence corporelle de l’autre homme qui puisse effectuer un tel changement. La relation sexuelle dévoile l’incapacité de la pensée déterminante d’expliquer véritablement la compréhension de soi de l’homme. L’homme qui désire un autre homme comme une chose corporelle déterminée reconnait à travers cette chose la vie et l’intelligence en tant qu’elles ne sont pas une chose fixée, mais compréhension de soi et principium generans. Et d’autre part l’homme qui est désiré et qui devient un objet pour l’activité – raisonnée quand même – de l’autre reconnait qu’il n’est pas lui-même un simple objet donne, comme le sont les choses du monde pour sa propre activité, mais qu’il est plutôt compréhension de soi, qui n’est pas encore l’objet véritable du besoin et du plaisir de l’autre, si celui-ci dirige son désir vers son corps comme chose fixée et déterminée pour l’imagination reproductive. De cette situation doit résulter le refus ; l’homme ne peut pas accepter qu’il ne soit pour l’autre qu’un objet de désir déterminé ; et ce refus sera reconnu par l’autre parce qu’il éprouve bien que son désir ne s’adresse point à une simple chose donnée dans le monde. Cette reconnaissance et ce refus ne modifient pas directement la compréhension de soi de l’homme qui reste soumise à l’imagination reproductive et à son insatiabilité. Le refus et la reconnaissance du refus sont vécus comme l’essai de prolonger et d’augmenter la satisfaction du désir, qui, justement parce qu’il s’agit de la jouissance de la nature humaine en tant que telle, doit détester par lui-même l’envie brute et purement chosiste. Mais avec cela il y a un développement interne de l’imagination reproductive et du désir déterminé qui fait s’effectuer en eux l’autonomie de l’imagination productive et l’opération de la pensée vraiment réfléchissante 1.
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Muthmaßlicher Anfang der Menschengeschichte, AK VIII, p. 112–113. 30
C’est à travers la pensée déterminante que devient possible dans la relation sexuelle la véritable réflexion et avec cela le sentiment et le plaisir esthétiques. La pureté du cœur ne se fait pas par une conversion, mais par un lent développement de l’homme en tant qu’être sexuel ; l’imagination reproductive et le désir sont déjà originairement changés dans cette relation tout en restant les mêmes et ils sont intègres dès leur première réalisation dans l’imagination productive qui à travers eux se réalise. C’est un mouvement qui par ailleurs ne se terminera pas par une conversion : l’homme restera l’être du désir et il ne pourra pas quitter l’imagination reproductive, mais de façon de plus en plus nette la pensée déterminante et le désir deviendront l’expression convenable du principium generans qu’est l’imagination productive. Ainsi le premier objet que l’homme reconnaitra comme beau sera le corps humain, et cette compréhension et le plaisir esthétique deviendront de plus en plus pure et – comme l’imagination productive est un principe unique et total – s’élargiront sur le monde entier. Mais la pureté du sentiment esthétique soit-elle si grande qu’on le veuille, restera toujours liée au besoin et au désir qui pour toute activité humaine restent les formes desquelles elle ne peut pas se passer. Ainsi le besoin des choses superflues cherchant et révélant la beauté, dont avait parlé Kant dans son essai de 1764 reçoit une signification précisée et plus fondamentale. Le premier intérêt de l’imagination reproductive, c’est la conservation et la subsistance de la vie individuelle de l’homme se comprenant dans sa particularité. C’est la nourriture qui est le premier objet de l’activité raisonnée de l’homme dans le monde, et c’est dans ce besoin que se forment la pensée déterminante et l’imagination reproductive qui font la chute originale de la compréhension de soi de l’homme. C’est le besoin de l’autre homme, dont on ne peut pas rendre compte en se référant à la conservation et à la subsistance de l’individu singulier et qui donc, vu à partir de cette compréhension de soi de l’homme comme individu particulier, se dirige vers quelque chose de superflu, qui fait naître l’activité de l’imagination productive, 31
qui par la suite se montrera capable de transformer le besoin individuel même et de le faire prendre part au plaisir esthétique. Nous ne pouvons pas nous passer du désir et l’imagination reproductive restera pour toujours la base de notre compréhension de soi, mais par le désir sexuel nous devenons capables d’introduire dans cette compréhension de nous-mêmes le dépassement de l’intérêt particulier, et c’est dans un intérêt purifié, qui certainement garde quelque chose d’individuel, mais dans lequel à travers la compréhension individuelle s’exprime le principium generans, que nous éprouvons le plaisir esthétique et que nous comprenons la beauté de l’homme, du monde et des actions humaines, même de celles qui servent à la subsistance de l’individu. Dans le transcendantalisme officiel de Kant le jugement esthétique a la fonction d’unir l’intelligible et le phénoménal, qui néanmoins restent séparés pour toujours, de sorte que le beau ne peut être que le symbole de la moralité, qui tire sa dignité d’un domaine absolument autonome. Il semble que pour l’écrit de 1786 (comme d’ailleurs pour celui de 1764) la distinction entre le nouménal et le phénoménal n’entre pas en jeu. Vu de la perspective de ces articles cette distinction est plutôt une distinction seulement de doctrine, qui finalement est elle-même un effet éloigné de cette compréhension de soi de l’homme dans laquelle la pensée réfléchissante s’est soumise à la pensée déterminante, ou l’homme s’est rendu à l’imagination reproductive. Dans les Critiques, la pensée réfléchissante s’efforce de se libérer par la doctrine du Cogito pur et de la loi purement formelle de la moralité de la tutelle que la pensée déterminante exerce sur elle : mais c’est seulement comme doctrine qu’une telle entreprise peut être poursuivie ; elle ne correspond pas à la véritable compréhension de soi de l’homme. Notre vie, comme les deux traités s’efforcent de la peindre, nous fait sentir au contraire une reprise douce de la pensée déterminante dans la pensée réfléchissante, qui elle tire sa force de la pensée déterminante même ; et cette reprise a son origine dans la reconnaissance de l’homme par l’homme. Ainsi la beauté peut être non pas seulement le symbole de la moralité, elle peut 32
être la manifestation et la révélation de la moralité, qui par sa révélation fait connaissance d’elle-même. Pour la philosophie critique l’homme se purifie du dégout de sa propre existence par une réflexion contemplative qui elle aussi s’adresse aux choses singulières déterminées, mais qui à travers ces choses découvre une nature générale et intelligible qui les fonde dans leur possibilité. Cette nature intelligible et générale s’incorpore pour la philosophie critique la réalité des choses mêmes, de sorte que la réalité des choses ne soit plus une réalité particulière avec structure générale, mais plutôt une réalité en soi intelligible qui apparait. Ainsi dans cette doctrine l’imagination productive se trouve être libérée dans un certain sens de la prédominance de l’imagination reproductive. Mais la distinction entre l’ego transcendantal et la réalité empirique indique que dans cette doctrine la libération de la pensée réfléchissante n’a pas su se faire méthodiquement qu’en prenant pour fondement la compréhension de soi dans la pensée déterminante. Cette compréhension de soi dans la pensée déterminante subsiste pour la doctrine comme un fait fixe en lui-même, tandis que dans les essais elle se fait traverser par l’autonomie de la pensée réfléchissante qui peu à peu la modifie intimement. C’est pourquoi Kant – dans sa doctrine officielle – doit se réfugier aux formes pures, dans lesquelles la raison pratique et le jugement esthétique s’acquièrent eux-mêmes sans se contaminer avec la matérialité des choses. Mais dans une telle dichotomie Kant ne peut pas éviter de ramener les formes pures aux choses dans leur matérialité particulière. Si par exemple – dans le cadre de cette doctrine – je regarde une fleur et n’y discerne pas seulement la régularité de ses contours, mais aussi la pureté de sa couleur, je ne peux pas le faire sans m’adresser à sa présence matérielle concrète. Au fond de la doctrine des formes pures doit donc jouer un autre savoir, pour lequel cette dichotomie n’existe pas et pour lequel le jugement esthétique comprend les choses dans leur totalité. La distinction entre forme et matière indique plutôt que dans la 33
méthode de la réflexion transcendantale persiste la primauté de la pensée déterminante, qui fait que non seulement le concept de matière, mais aussi celui de forme ne peut être conçu que de façon déterminante. Dans ses petits articles Kant ne connait pas le treillage de son système rigide. Dans les deux essais, desquels nous avons traités, la réflexion par un processus doux d’éducation, sait se tourner contre la chute originale, – et finalement elle arrive à élever la réalité entière dans le domaine de la beauté sans que la réflexion ait encore à avoir peur des prérogatives de la détermination. Selon l’article de 1764 une réunion festive ou un repas par exemple peuvent être vêtus de beauté, car la réflexion ne tombe plus sous une matière dans laquelle elle ne se reconnaitrait pas, elle ne tombe pas dans le concept de l’individu fixe en luimême qui ne pourrait penser qu’à sa subsistance et à sa conservation individuelle. Toutefois, Kant a jugé que des réflexions de cette sorte ne saurait être qu’une belle petite promenade de la pensée, sans comparaison possible avec le travail sérieux des Critiques, et il semble qu’il a voulu dire par cela qu’il ne suffit pas d’exprimer le sentiment de notre vie d’une façon immédiate et directe, mais qu’il faut plutôt saisir le sens de notre existence dans une réflexion qui se comprend par elle-même sans avoir encore besoin d’une condition préalable. Kant a voulu arriver à une réflexion qui ne se réalise pas simplement sous forme d’une description de notre sentiment de vie, mais qui en comprenant notre vie soit compréhension de soi-même. Une telle tâche ne demande pas seulement l’intégration de la pensée déterminante dans la pensée réfléchissante, elle demande que la pensée déterminante soit réformée en elle-même par la réflexion. Dans ses petits traités Kant nous décrit une expérience de soi de l’homme, ou la pensée réfléchissante s’incorpore la pensée déterminante sans pourtant la modifier en tant que telle ; dans les Critiques il s’agit justement d’un renouvellement de la pensée déterminante en tant qu’elle est déterminante. Que Kant dans cette entreprise n’ait réussi que partiellement, on ne peut pas le nier. Mais c’est uniquement par cette voie que la réflexion peut essayer de ne pas 34
seulement s’éprouver dans la réalité mondiale, mais de s’y reconnaitre, c’est-à-dire d’arriver à une compréhension de la réalité phénoménale qui en elle-même et comme telle révèle l’auto-compréhension de l’être connaissant lui-même. Ainsi il y a dans les Critiques un effort qui dépasse de loin la prétention des petits écrits, mais leur succès partiel est acheté par une revalorisation de l’imagination reproductive qui sert comme point d’orientation pour l’entreprise de son dépassement même. Ainsi nous arrivons à l’impératif catégorique, qui s’adresse contre notre nature sensuelle et pathologique (qui au lieu de rester une nature phénoménale devient ainsi une contre-nature en soi) et au jugement esthétique qui renie le besoin et l’intérêt. Seul dans le domaine théorique l’ambiguïté de la méthode ne conduit pas à des erreurs de la réflexion parce qu’ici ce n’est pas la compréhension de soi de l’homme qui est en jeu en tant que telle, mais que c’est uniquement le monde des choses compris dans cette compréhension de soi dont il s’agit ici. Mais ces malentendus en ce qui concerne l’essence de la réflexion, qui n’ont pas pu être évités dans la pensée critique, ne sont que des malentendus de doctrine, qui ne peuvent pas vraiment concerner la compréhension de soi de l’homme – qui forme la base de la philosophie transcendantale. Et il est consolant de voir que « in intimo cordis » c’était la conviction de Kant lui-même qui le 12 juillet 1797 à l’âge de 73 ans écrit à un ami : « denn was sollen uns alle Bearbeitungen und Streitigkeiten der Spekulation, wenn die Herzensgüte darüber einbüßt ? » (« Que nous seraient tous les efforts et toutes les querelles de la spéculation, si le cœur devait en souffrir ? » 1)
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AK XII, p. 184 (Lettre à Tieftrunk). 35
Le dépassement de la pensée abstraite chez Kierkegaard Pour toute la logique et la métaphysique traditionnelles, l’abstraction a été la plus haute fonction de la pensée. Même Kant, dans le § 7 de son Anthropologie, qu’il a publiée en 1798, nous déclare encore que c’est uniquement par l’abstraction que la pensée atteint un exercice dans lequel elle est vraiment conforme à elle-même. C’est l’abstraction qui nous fait dépasser la restriction égoïste, qui caractérise intimement notre manière de penser et qui nous fait atteindre à des jugements d’une validité vraiment universelle tout en donnant en même temps à notre intelligence l’expérience de sa propre autonomie. Cette situation donnée, il est très surprenant de voir toutes les grandes philosophies post-kantiennes mener une lutte acharnée contre l’abstraction qui, pour elles, signifie exactement la forme originale de l’aliénation de la pensée elle-même. A partir du commencement du XIXe siècle, tous les systèmes métaphysiques regardent l’abstraction comme l’état de la pensée où celle-ci n’arrive pas à s’exprimer comme telle, mais ne fait que se perdre dans chacune de ses affirmations. Contre l’abstraction, on a voulu dans ces systèmes arriver à une pensée, qu’on a appelée pensée concrète, dans laquelle la pensée serait vraiment conforme à ellemême et qui, dans cette conformité à elle-même, saisirait, en même temps, la réalité en tant que telle. Cette lutte contre l’abstraction, nous la trouvons déjà de façon très nette chez les idéalistes allemands, qui prétendent que dans leurs systèmes la pensée se développe à partir de 36
l’état de l’abstraction et de son imperfection vers une connaissance où la pensée se reconnaît elle-même dans ses contenus et s’actualise non plus comme étrangère à elle-même, mais comme un savoir qui est chez soi par ce qu’il sait et dans ce qu’il sait. Mais, et c’est là le thème de ce court essai, les successeurs immédiats des idéalistes ont trouvé, que la pensée idéaliste elle-même était encore intimement caractérisée par l’abstraction, même dans ce sens que, dans elle, l’abstraction serait dans un état voulu d’aveuglement sur elle-même justement parce qu’elle s’affirme comme pensée concrète. La doctrine philosophique et théologique de Kierkegaard peut, dans un certain sens, être regardée comme l’essai de surmonter cette abstraction sublimée où était arrivée la pensée post-kantienne avec les grands systèmes idéalistes. Or, si l’on regarde de plus près cette question, on constate qu’il y a eu dans la métaphysique et dans la logique un grand changement dans la signification du concept de l’abstrait et de l’abstraction, vers la fin du XVIIIe siècle. Certainement il doit y avoir aussi un moment qui persiste et qui fait qu’il y a une liaison intérieure entre l’usage positif qu’on fait du terme d’abstraction dans la pensée traditionnelle et la valeur négative qui caractérise ce concept à partir de l’époque de l’idéalisme allemand. Comme pour presque tous les grands problèmes de la pensée moderne, nous pouvons peut-être discerner les raisons de ce grand changement dans la pensée de Hume qui, selon l’aveu de Kant luimême, est dans une certaine mesure à l’origine de la pensée transcendantale. Cette pensée se déclare contre la métaphysique traditionnelle, pour laquelle l’abstraction nous guide à partir des choses concrètes vers la compréhension de la réalité en tant que telle qui ne peut pas être saisie par les sens. L’abstraction nous mène du prius quoad nos vers le prius in se qui est en lui-même de la nature de l’intelligence en tant qu’elle transcende comme telle toutes les déterminations concrètes et limitées des choses de ce monde. Selon cette doctrine, l’abstraction nous conduit donc vers les idées innées et avec ces idées elle nous mène à la réalité comme elle est en soi et pour elle-même. L’abstraction, peut37
on dire, n’a pas uniquement une fonction logique, elle a au-dessus de cela, une fonction transcendantale, par laquelle elle nous mène vers le ens, unum, verum, bonum. Hume, semble-t-il, ne nie pas l’abstraction, mais il nie cette méthode de l’abstraction, selon laquelle elle cherche à découvrir les idées innées à partir de la réalité concrète des choses données, qui, comme telle, n’aurait pas cette signification absolue qui convient aux idées innées ou à la réalité qui est exprimée par elles. Si l’on, pour découvrir l’absolu, présuppose quelque chose qui n’es pas l’absolu, l’absolu qu’on découvre restera marqué lui-même par l’imperfection de l’être duquel on l’a déduit. Donc, il doit avoir lieu une conversion de la pensée par laquelle nous reconnaissons que les idées innées ne résident pas au-delà des choses concrètes de ce monde ou des impressions par lesquelles nous les connaissons, mais qu’elles sont actuelles justement dans ces impressions mêmes et comme elles. L’inconditionné et l’abstrait n’existent pas à part, mais ils existent sous forme de notre savoir immédiat. (Remarque au chapitre II de l’Essai sur l’entendement humain.) Cela entendu, on peut discerner une deuxième forme de l’abstraction, qui, elle aussi, reste intimement liée aux choses concrètes ou aux impressions, les relations of ideas ou la pensée scientifique. Hume nous enseigne ainsi la modestie de la pensée et plus spécialement la modestie de la pensée abstraite, parce que le savoir inconditionné que nous offre l’abstraction se trouve maintenant, sans pouvoir s’en rendre compte, dans cet état immédiat de notre connaissance, qui, justement, ne permet pas de saisir l’inconditionné de façon isolée et adéquate. Pour Hume, a lieu, dans notre connaissance actuelle et immédiate, un savoir inconditionné et abstrait qui pourtant ne peut pas être un savoir selon le principe de la raison suffisante, mais qui – pour ainsi dire –, tout en étant un savoir inconditionné et abstrait, est en même temps un savoir radicalement contingent. Cette contingence radicale caractérise aussi les relations of ideas, c’est-à-dire la connaissance scientifique. Or il me semble que c’est cette conception de l’abstraction, 38
selon laquelle l’abstraction ne nous donne plus une connaissance séparée de l’inconditionné, qui serait nettement distincte de notre connaissance immédiate des choses de ce monde, mais s’actualise plutôt comme cette connaissance immédiate du monde elle-même, et a ainsi un caractère purement contingent, qui est à l’origine de toute la discussion de la pensée abstraite par la philosophie transcendantale de Kant et par les philosophies post-kantiennes. On pourra, peut-être, dire que – dans un certain sens – la pensée de Kierkegaard est, en quelque sorte, la reprise réfléchie de la pensée de Hume contre l’effort d’une nouvelle pensée dogmatique qui, à partir de Hume, a voulu arriver à une compréhension de l’inconditionné selon le principe de la raison suffisante. Hume garde à l’abstraction et à l’abstrait leur valeur inconditionnée ; pour lui l’abstrait se fait dans et par les impressions ; mais il se revêt ainsi que d’un caractère radicalement contingent. C’est pourquoi l’abstrait ici ne peut pas se faire connaître sous la forme du jugement métaphysique, mais il se réalise comme un savoir dans lequel l’intelligence se connaît par le sentiment et comme lui. Le problème qui naît de cette situation est le problème du jugement de réflexion. La pensée abstraite peut-elle arriver à se comprendre elle-même, à devenir concept de soimême et de l’essence inconditionnée de son savoir, à partir de la contingence radicale dans laquelle et comme laquelle elle se réalise ? Kant a très bien vu qu’une philosophie qui essaierait d’actualiser la signification transcendantale de l’abstraction par des jugements déterminants comme l’avait fait la métaphysique traditionnelle, ne pourrait être qu’un jeu avec la contingence de notre connaissance sans arriver jamais à l’intelligence de l’inconditionné. Il a dénoncé ce jeu d’une abstraction vaine dans l’antinomie des idées cosmologiques où la raison abstraite qui cherche à se fonder par le jugement déterminant ne sait même pas ce qu’elle veut. C’est la contingence même qui est ici au fond du jugement transcendantal et en fait un jugement qui n’est même pas capable de comprendre sa propre signification. Mais Kant en distingue le jugement réfléchissant. Dans le jugement réfléchissant, la raison arrive à 39
se comprendre dans sa propre nature abstraite et transcendantale à partir des choses ou des impressions, qui nous sont données et dans lesquelles notre connaissance a sa réalité. Ce jugement réfléchissant est le produit pour ainsi dire du recueillement de la pensée, qui suit son vain effort de se saisir elle-même par le jugement déterminant. Avec sa doctrine du jugement réfléchissant, Kant dépasse la contingence radicale, dans laquelle Hume avait laissé la nature de la pensée abstraite ; il y arrive à travers l’échec de la pensée dans son essai de se comprendre elle-même par le jugement déterminant. Mais, justement, ce dépassement de la contingence radicale de la pensée abstraite n’est pas un dépassement par l’affirmation, c’est un dépassement par la radicalisation de l’abnégation et du renoncement. Ce que Kant nous montre, c’est que la position de Hume reste encore marquée par le dogmatisme s’il accepte, de façon irréfléchie, l’impression comme l’instance se comprenant par elle-même dans laquelle pourraient s’incarner les idées innées. Pour Kant – après l’échec des idées cosmologiques –, les impressions ou les choses, que nous connaissons, ne nous donnent plus le concept de la réalité en tant que telle, elles ne nous donnent que l’apparition de la réalité, la présence phénoménale de la réalité, qui ne nous dit rien sur l’être en soi de la réalité en tant que telle. C’est justement par la reconnaissance de cette réalité purement phénoménale des impressions ou des choses de ce monde qui nous sont données, que la pensée abstraite arrive à se comprendre elle-même dans le jugement réfléchissant qui reste totalement lié dans notre connaissance intramondaine et contingente. Nous pouvons donc dire que la modestie de la pensée qui caractérise la pensée de Hume se retrouve de façon élevée chez Kant, car ce n’est pas par l’affirmation, mais plutôt par une négation ajoutée que sa doctrine arrive aux jugements réfléchissants qui n’affirment rien et qui, d’ailleurs, comme chez Hume, se font par le sentiment, mais dans lesquels notre raison abstraite arrive à se comprendre elle-même dans notre connaissance des choses de ce monde. C’est pourquoi, dans la doctrine de Kant, il peut y avoir une 40
évaluation positive de l’abstraction. L’essence de l’abstraction ne réside pas dans sa faculté de former des jugements déterminants d’un caractère universel, mais dans le pouvoir de notre intelligence de surmonter son attachement à la réalité phénoménale, attachement qui, dès son origine, en fait une intelligence égoïste. Les jugements transcendantaux et universaux de la métaphysique ont dépassé cet égoïsme tout en y restant attachés. Hume, dans la modestie d’une pensée qui ne veut plus être jugement transcendantal, mais qui se contente d’être ellemême comme sentiment, a quitté cet égoïsme des jugements transcendantaux, mais n’a pas encore réussi de les regagner dans leur autonomie. Par la négation de l’identité des concepts de la réalité et du donné, proférée par Kant dans l’antinomie des idées cosmologiques, la raison se libère de sa passivité et regagne son autonomie : elle la regagne en se contentant de ne pas pouvoir se réaliser dans sa réalité abstraite autrement que par le jugement réfléchissant dans lequel elle reste totalement liée dans notre connaissance empirique de ce monde. Ici, nous devons nous souvenir de ce qu’à la fin de sa vie Kierkegaard a dit de sa propre pensée : elle donne tout à fait l’impression de l’arrogance, mais ce n’en était pas. C’est la modestie de la pensée qui s’exprime par ce mot de Kierkegaard. Mais cette modestie de la pensée ne va pas d’elle-même pour lui comme cela semble être le cas dans les doctrines de Hume et de Kant. Il semble que cette situation trouve sa dernière raison dans le fait que la doctrine de Kant n’a pas résolu le problème du rapport entre le jugement réfléchissant et le jugement déterminant. Il semble que le jugement réfléchissant ne puisse pas éviter d’être aussi en même temps jugement déterminant, de sorte que la modestie de la pensée est en même temps affirmation dogmatique et donc reprise irréfléchie de la tournure égoïste de l’intelligence humaine. Et il semble que cet égoïsme ne soit plus ici un simple égoïsme de fait, mais qu’il est l’égoïsme de l’intelligence en tant que telle, l’égoïsme de la nature inconditionnée de l’intelligence, car c’est ici sa reconnaissance de soi dans laquelle l’intelligence se veut comme affirmation. Pour Kant, 41
cet égoïsme du jugement réfléchissant reste dans un certain sens un égoïsme en suspens, parce qu’il ne se sert pas du moment déterminant des jugements pour les expliquer dans leur propre nature. Mais, en ce qui concerne les penseurs post-kantiens, c’est justement la détermination, par laquelle doit s’accomplir le jugement réfléchissant, qui leur donne la clef pour comprendre la pensée en tant que telle. Et ici s’élève le redoutable problème dont Kant n’avait encore aucune idée : comment faire de l’égoïsme inévitable de la pensée l’instrument même de la manifestation de la nature inconditionnée de la pensée ? La réponse de Kierkegaard, que nous ne pouvons qu’indiquer provisoirement à cet endroit de notre discours, est : C’est possible si l’égoïsme de la connaissance réfléchissante est sa propre actualisation comme réalisation d’une destruction. Que la pensée égoïste soit ainsi son propre discernement et qu’elle puisse, parce qu’elle est ce discernement, travailler par elle-même à sa propre abolition, cela ne peut se comprendre que si l’on saisit, dans un sens encore plus profond, la nature phénoménale de cet égoïsme, qu’avait reconnu Kant, en reconnaissant que le phénomène n’est pas simplement donné, mais qu’il est en tant que tel le Verbum Dei, qui a pris domicile dans ce monde de l’égoïsme et habite en lui ; habite en lui dans ce sens que l’égoïsme lui-même finalement ne peut se réaliser que comme la reconnaissance de sa propre néantité et de sa dépravation parce qu’elle réalise le Verbe en le reniant et nous fait voir notre rédemption en s’élevant contre elle. Ainsi, notre existence pensante est, en tant que telle – dans l’égoïsme, qui la caractérise –, une existence dans la révélation du Verbe, et si nous nous comprenons dans cette révélation et comme cette révélation, nous sommes arrivés pour ainsi dire à la compréhension réfléchissante de notre phénoménalité ellemême et sommes devenus capables de vivre notre conscience égoïste de nous-mêmes comme la mise en œuvre de notre rédemption divine. La doctrine de Kierkegaard, c’est pour ainsi dire le phénoménalisme transcendantal élevé à la deuxième puissance. Pour Kant, la conscience des phénomènes reste un fait qui se comprend par soi-même, même si 42
l’on doit avouer, en même temps, qu’il ne nous donne pas la réalité en tant que telle. Pour Kierkegaard, cette conscience n’est plus un fait, c’est déjà l’actualisation de la révélation du Verbe divin, qui fait que notre égoïsme n’est plus un égoïsme de fait, mais un égoïsme qui fait, en même temps, par sa propre actualisation le Dieu caché. Kant avait trouvé cette nouvelle signification de l’abstraction : qu’elle est cette forme de notre conscience de soi, par laquelle nous arrivons à dépasser le penchant égoïste qui caractérise intimement notre intelligence. Nous retrouvons cette nouvelle compréhension de l’abstraction chez Kierkegaard, mais celui-ci dépasse Kant, parce qu’il a réussi à incorporer le phénomène, c’est-à-dire l’homme dans le monde, à cette abstraction et à faire ainsi du monde entier et de l’histoire entière de l’homme dans le monde l’accomplissement justement par notre iniquité de l’œuvre rédemptrice de Dieu. Dans ce sens, la doctrine de Kierkegaard, en nous faisant comprendre l’exécution de notre vie égoïste comme l’avoir lieu de la révélation qui nous révèle Dieu comme Dieu caché et par cela nous donnant à nous-mêmes, est la doctrine de l’abstraction totale et indépassable. Avoir cette doctrine, c’est se comprendre soi-même comme pensé et voulu par le Dieu caché. On voit bien que cette doctrine de Kierkegaard ne peut plus faire la distinction entre une pensée théorique et une pensée ou une action éthique. Mais le mouvement de la pensée, qui mène vers cette position doit être lui-même un mouvement purement théorique, mouvement qui reçoit son sens par le but qu’il atteint. La profession de foi théologique est ici le résultat et le terme final d’un mouvement de la pensée théorique entrepris contre la métaphysique de l’idéalisme absolu des post-kantiens. Et cette profession de foi théologique garde en ellemême le caractère de la pensée théorique, la conviction religieuse est ici l’essence et l’être-en-soi de l’accomplissement parfait de la pensée transcendantale. Nous l’avons dit : le grand problème que Kant avait légué à ses successeurs, c’est que le jugement réfléchissant ne peut s’exprimer comme 43
tel que sous la forme du jugement déterminant. Dans la conséquence de la pensée de Kant lui-même, cela veut dire que la pensée autonome et abstraite ne peut se réaliser que sous forme d’une pensée hétéronome et égoïste. Et ce qui aggrave la situation, c’est que c’est ici la pensée autonome elle-même et en tant que telle qui se prend comme hétéronomie et égoïsme. Pour la métaphysique traditionnelle, la restriction égoïste de la pensée n’était que le simple commencement du raisonnement, à partir duquel la pensée pouvait s’élargir vers l’universalité de l’abstrait. Maintenant, le mouvement de la pensée va dans le sens inverse. Le jugement réfléchissant dans lequel s’actualise la connaissance abstraite, ne peut pas éviter de s’exprimer sous la forme d’une pensée égoïste et comme elle. La compréhension transcendantale du jugement esthétique, par Kant, en est la manifestation réfléchie. C’est à partir de cette situation de la pensée transcendantale que devait se développer la pensée métaphysique des post-kantiens. Ils se voient obligés de reprendre et de repenser le jugement réfléchissant à partir de la détermination par laquelle il s’exprime. Et ils reconnaissent que la pensée réfléchissante, si elle est actualisée à partir de la pensée déterminante, doit être une pensée intimement pervertie par l’égoïsme et, dans ce sens, être une pensée totalement aliénée d’elle-même. Mais cette réalisation de la réflexion, à partir de la détermination, leur semble justement être l’abstraction prise dans le sens traditionnel de ce terme. En effet, la pensée métaphysique a trouvé les transcendentalia abstraits en partant des choses, données elle a justement découvert le ens, unum, verum, bonum. En s’exprimant avec Kant, on pourrait dire que, dans la métaphysique, la pensée réfléchissante, commençant comme pensée égoïste, s’est élargie vers une vérité universelle qui dépasse toute restriction par la détermination. Pour l’idéalisme post-kantien, la situation est inverse. Que la pensée réfléchissante se cherche elle-même à partir de la réalité donnée, c’est justement la perversion de la pensée parce que tout en étant déjà en possession d’elle-même, elle veut se réaliser sous la forme de la restriction égoïste. Dans la métaphysique, la 44
pensée réfléchissante s’est découverte elle-même en partant de la restriction : maintenant, la réflexion qui s’abandonne à la détermination est sa propre perversion et le péché contre sa propre nature. L’abstraction, c’est-à-dire la réalisation de la pensée transcendantale à travers l’être donné, c’est ici l’aliénation d’elle-même de la pensée, qui, parce que la pensée est déjà pour elle-même en possession de sa signification absolue et inconditionnée, est en tant qu’acte théorique en même temps un acte moral, à savoir le péché de l’esprit contre sa propre nature. Dans ce sens, l’abstraction, que pour la métaphysique est la plus haute fonction de la pensée humaine, et qui par Kant s’est éclairée sur sa signification comme victoire sur le penchant égoïste, qui marque intimement notre intelligence, devient donc le mal radical qui, dès son origine, caractérise la pensée humaine ; et le sens de l’histoire ne peut consister que dans l’effort de l’homme, en tant qu’être conscient de soimême, pour se débarrasser de cette perversion de sa propre nature. Cette position théorique est le résultat de la doctrine kantienne du jugement réfléchissant ; elle en est, semble-t-il, le résultat nécessaire. Mais, on voit bien qu’elle n’arrive pas à conserver véritablement le sens que Kant avait donné à la réflexion transcendantale. Kant avait démontré que le jugement réfléchissant peut s’accomplir dans un certain sens par le jugement déterminant sans y perdre son caractère d’un savoir intelligible, inconditionné et absolu. Dans la théorie des idéalistes, le transcendantalisme kantien se trouve transformé de telle sorte que la puissance de la détermination l’emporte sur le savoir inconditionné de la réflexion transcendantale. Ainsi, la théorie devient pour ainsi dire une explication, une interprétation de la nature de notre pensée qui ne correspond plus à l’actualisation véritable de l’homme, en tant qu’être pensant, qui vit dans le monde. Et tout le mouvement, que la pensée prend, dans ces systèmes idéalistes, pour se libérer de son aliénation d’elle-même, ne correspond plus à l’actualisation véritable de l’existence de l’homme comme être réfléchissant existant dans le monde. D’ailleurs, dans ces systèmes, le dépassement de la pensée abstraite ne 45
peut se faire que de façon négative, car la réflexion ne dispose pas d’un concept nouveau du contenu de notre connaissance que pourrait lui permettre d’arriver à une compréhension immédiate de notre savoir, comme incarnation de la nature inconditionnée de la réflexion. C’est contre cette doctrine des métaphysiciens post-kantiens, qui, tout en représentant un développement nécessaire de la pensée philosophique, n’est qu’une interprétation de la pensée humaine se greffant sur l’existence véritable de l’homme, que se forme et que s’élève la pensée philosophique et théologique de Kierkegaard. Il a compris que cette pensée ne peut jamais arriver à dépasser l’aliénation de la pensée, cette abstraction pervertie, dont elle avait fait le commencement et la base de son propre développement. Il voit que les penseurs idéalistes n’ont même pas poussé jusqu’au bout leur propre conception de la nature abstraite et pervertie de notre pensée et de notre réflexion. Leur conception garde encore quelque chose de naïf et donc de non abstrait et de non perverti (dans leur propre sens), s’ils croient pouvoir vaincre l’abstraction par les procédés négatifs de la pensée dialectique. En dépit de leur affirmation sur la nature pervertie de la pensée réfléchissante, il y a en eux une confiance ainé dans une secrète concordance entre la pensée réfléchissante et la connaissance intramondiale et déterminée. Et c’est cette confiance qui leur permet de parachever leurs systèmes par l’affirmation que l’esprit absolu est descendu sur la terre grâce à leur philosophie. Mais, si avec ce résidu de confiance, cette philosophie garde quelque chose de sain, cela veut dire en même temps que cette pensée ne se correspond pas encore vraiment à elle-même. Sans pouvoir réfléchir sur ce fait, elle reste abstraite à son propre égard, parce que, sur le plan existentiel, elle continue à accepter la puissance de la détermination, d’expliquer par soi la nature inconditionnée de la réflexion, puissance qu’elle lui dénie de façon si acharnée sur le plan des concepts et de la logique. L’abstraction, c’est la perversion, donc il y a dans cette croyance irréfléchie quelque chose de sain ; mais en ce qui concerne la théorie 46
philosophique elle reste empêtrée dans l’abstraction par cela, car elle reste marquée par le péché de la pensée qui s’est abandonnée au donné et à sa détermination. L’idéalisme dialectique dénonce l’aliénation de la pensée et sa réalisation abstraite, mais il le fait dans une position qui est elle-même marquée par l’abstraction et l’aliénation, prises dans le même sens. Et s’il y a là-dedans quelque chose qui place ces théories en deçà de leurs propres affirmations erronées et irréelles, la pensée philosophique reste pourtant en elles, en arrière de sa propre tâche, qui est de dénoncer la correspondance directe entre la réflexion et la détermination. Il y a dans les doctrines de Fichte et Hegel une croyance fondamentale au bien, qui porte en elle quelque chose d’une attitude païenne, mais nous devons subir totalement, et sans réserve, la perversion et le péché de la pensée pour pouvoir arriver au salut. Les doctrines des idéalistes sont l’expression du désespoir de notre intelligence à son propre égard, mais, sous ce désespoir, il y a encore une vie irréfléchie de la pensée qui n’est pas désespérée. Et c’est ce manque de désespoir dans le désespoir qui retient cette pensée dans ce monde comme dans une réalité qui se comprend d’elle-même et fait qu’elle n’arrive pas à la véritable compréhension du ens et du verum. Pour arriver à cette compréhension véritable, la pensée doit se dénoncer elle-même sans réserve, elle doit s’avouer à elle-même qu’elle est pécheresse de fond en comble, elle doit être désespérément désespérée. Si la pensée se fait ainsi souffrance totale de sa propre perversion, si elle se fait reconnaissance totale de son penchant vers l’abstraction, de sorte que le contenu de sa connaissance et de son savoir tout entier n’est rien qu’une connaissance abstraite et un savoir abstrait, de sorte donc, que, comme savoir théorique et philosophique, elle n’est rien qu’un savoir pécheur, alors, et seulement dans ce cas, la pensée philosophique se réalise dans la conformité de la pensée réfléchissante à elle-même, et ainsi, peut se comprendre comme sauvée. Mais alors la rédemption de la pensée n’aura pas lieu par ce que pense la pensée philosophique, elle n’arrivera pas avec le dernier échelon du système philosophique, elle se fera plutôt 47
à travers la pensée philosophique totalement imbibée de sa propre perversion par un acte de grâce dans lequel a lieu comme révélation de Dieu en tant qu’il est le Dieu caché. Ainsi, Kierkegaard arrive à une réconciliation finale de la vie vécue de l’homme et de sa pensée qui, elle, fait partie de cette vie, mais qui ne peut pas éviter de penser l’homme et le monde par une pensée pécheresse, qui n’est ni conforme à ellemême ni à la réalité qu’elle pense. Mais cette réconciliation ne se fait pas par notre élévation dans un monde du salut, elle se fait par la sincérité absolue de la pensée qui, sans être capable de s’élever au-dessus de son imperfection originaire, devient pourtant, par cette sincérité, le médium d’une compréhension théologique qui comprend que la création implique aussi la rédemption et que, au fond de la vie et de la pensée, il doit y avoir une réalité qui, en tant que telle, est conformité à elle-même. Par cette conviction, philosophique et théologique en même temps, Kierkegaard dépasse toutes les tentatives d’une pensée abstraite (dans le sens de l’idéalisme post-kantien) pour résoudre le problème de la conformité de la vie et de la pensée par la conception de certaines utopies, qui se fait par les affirmations de la pensée philosophiques ellemême. Il renouvelle, dans un certain sens, la signification absolue qu’avait eue l’abstraction dans la pensée métaphysique de la tradition chrétienne, où elle était censée capable de nous donner immédiatement la connaissance du ens et du verum, mais il démontre aussi que cette abstraction métaphysique mène vers la nature abstraite du jugement réfléchissant et à la perversion de la pensée qu’elle implique ; en supportant cette perversion de la pensée comme le prius quoad nos indépassable, il regagne l’essence de la pensée, en la comprenant non plus par l’exercice des fonctions de notre intelligence, mais dans une conscience de soi de l’homme qui comprend parce qu’elle est arrivée à renoncer à elle-même.
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Quelques remarques sur le problème des jugements synthétiques « à priori » et sur le « canon de la raison pure » [Résumé : Einige Bemerkungen über die synthetischen Urteile a priori und über den Kanon der reinen Vernunft. – Durch die Erklärung der Möglichkeit der synthetischen Urteile a priori wollte Kant die „Metaphysik von der Metaphysik“ erlangen. Es sollte die Möglichkeit der Verbindung zweier verschiedener Begriffe A und B in einem Erkenntnisurteil verstanden werden. Die Transzendentale Analytik konnte aber nur zu einer Erklärung der Möglichkeit, das Mannigfaltige in einem Bewusstsein zu verbinden, gelangen. Im Kanon der reinen Vernunft versucht der Philosoph, die Möglichkeit synthetischer Urteile a priori zu verstehen, indem er sich auf das Selbstverständnis des Menschen in der Hoffnung bezieht.] En mai 1781, quelques semaines après l’édition de la Critique de la Raison pure, Kant écrit à Marcus Herz : « Cette sorte de recherches restera toujours difficile, car elle contient la métaphysique de la métaphysique ». Ce problème du fondement véritable de la métaphysique, Kant l’a voulu résoudre par sa doctrine des jugements synthétiques a priori. A la fin du chapitre IV de l’Introduction de la Critique (B 13–14), Kant dit : « Or, c’est sûr de tels principes synthétiques, c’est-à-dire extensifs, 49
que repose la visée finale entière de notre connaissance spéculative a priori ; car les principes analytiques sont assurément hautement importants et nécessaires, mais seulement pour parvenir à cette clarté des concepts qui est requise pour une synthèse sûre et étendue, constituant une acquisition réellement nouvelle. » Le problème des jugements synthétiques a priori est fondé sur un autre problème, celui de la séparation nette des éléments apostérioriques et des éléments aprioriques de notre connaissance. La grande faute de la métaphysique traditionnelle consiste, selon Kant, dans le fait qu’elle n’est pas arrivée à faire nettement cette distinction, mais que, dans ses raisonnements, elle est plutôt partie d’une mixture indécomposable d’éléments apostérioriques et aprioriques. Dans l’Architectonique de la Raison pure, Kant déclare (B 870–871) : « Aussi la raison humaine, depuis qu’elle a commencé à penser ou plutôt à réfléchir, n’at-elle jamais pu se passer d’une métaphysique, bien qu’elle n’ait pas pu la présenter suffisamment épurée de tout élément étranger. L’idée d’une telle science est aussi ancienne que la raison spéculative de l’homme, et quelle raison ne spécule pas, soit à la manière scolastique, soit à la manière populaire ? Il faut pourtant avouer que la distinction des deux éléments de notre connaissance, dont l’un est en notre pouvoir tout à fait a priori, tandis que l’autre ne peut être tiré qu’a posteriori de l’expérience, est toujours demeurée très obscure, même chez les penseurs de profession, et que, par conséquent, ni la détermination des limites d’une espèce particulière de connaissances, ni, par suite, la véritable idée d’une science qui a si longtemps et si fort occupé la raison humaine n’ont jamais pu être réalisées. » La métaphysique traditionnelle, dont la méthode était fondée sur les jugements analytiques, est partie sans réflexion d’un présupposé qui contenait en lui des éléments apostérioriques aussi bien que des éléments aprioriques. Même les impressions et les relations d’idées de la doctrine de Hume ne connaissent pas vraiment cette distinction. Donc, dans ces doctrines, soient-elles métaphysiques ou sceptiques, il ne sera 50
jamais possible d’atteindre la connaissance d’un objet inconditionné qui soit en même temps une connaissance purement apriorique, purement rationnelle, une connaissance que notre raison comprenne véritablement comme connaissance de l’objet absolu qu’elle cherche. La doctrine des jugements synthétiques aprioriques ne méconnait pas que tout notre savoir commence avec l’expérience, mais en partant de cette expérience elle veut arriver à discerner l’élément apriorique de notre connaissance pour construire là-dessus une nouvelle métaphysique, dans laquelle la pensée soit vraiment renseignée sur elle-même. Or, si nous réfléchissons sur la possibilité d’une connaissance apriorique, qu’on pourrait atteindre à partir de l’expérience donnée, nous constatons facilement le caractère apriorique des jugements analytiques. Mais les jugements analytiques ne nous donnent qu’une connaissance purement formelle, où le contenu du concept analysé reste purement et simplement présupposé, sans qu’on s’occupe de la nature de sa réalité. En ce qui concerne les objets donnés de l’expérience nous sommes déjà dans la possession de concepts, nous possédons par exemple le concept « corps » – il ne s’agit pas simplement, comme Hume l’avait voulu, de la constatation d’impressions –, mais ces concepts ne nous renseignent pas sur la nature du donné et le jugement analytique ne peut pas nous fournir ce renseignement. Pour satisfaire au besoin métaphysique de notre raison nous aurions donc besoin de jugements, où le prédicat qui s’ajoute au concept du sujet, dont nous disposons déjà, contiendrait une connaissance apriorique sur la nature de la réalité de l’objet que nous connaissons empiriquement. Il ne s’agirait pas d’éliminer l’expérience, mais d’arriver à des jugements purement aprioriques en partant de l’expérience, jugements qui pourtant ne devraient pas être des jugements analytiques. C’est cette sorte de jugements, dont il développe le programme dans l’Introduction de la Critique, que Kant appelle les jugements synthétiques a priori.
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Déjà l’Introduction nous montre la difficulté du problème. Il est relativement facile de poser le problème des jugements synthétiques en général, mais il est difficile d’arriver à la compréhension de la possibilité de jugements synthétiques aprioriques. Dans le chapitre IV de l’Introduction, auquel nous nous rapportons ici, la pensée de Kant semble être que notre expérience est elle-même un tout de jugements synthétiques, de jugements synthétiques apostérioriques et de jugements synthétiques aprioriques. Seulement, pour le philosophe, il est difficile de discerner la possibilité et la nature des jugements synthétiques aprioriques. En ce qui concerne les jugements synthétiques apostérioriques, leur possibilité est facile à comprendre. Dans cette sorte de jugements synthétiques je joins une donnée perceptive au concept d’une chose donnée. Et pour comprendre la possibilité d’un tel jugement synthétique je n’ai besoin que de me retourner à l’expérience complète d’où j’avais tiré le concept aussi bien que le donné sensible. Mais, dans ce cas, l’instance à laquelle je dois m’adresser pour comprendre la possibilité du jugement n’est pas elle-même de la nature du concept. II ne peut pas être autrement. En joignant au concept une donnée, qui n’a pas le caractère du concept, je dois me rapporter à un savoir qui en tant que tel précède le concept et le donné sensible et qui n’a ni la nature du concept ni celle du sensible. Donc nous avons affaire ici à une réalité irrationnelle, à laquelle nous nous référons dans nos jugements synthétiques, mais qui ne peut pas satisfaire le métaphysicien, qui cherche une connaissance objective inconditionnée qui soit en même temps connaissance rationnelle. C’est donc la possibilité des jugements synthétiques aprioriques que devait reconnaître le philosophe, qui voudrait comprendre la connaissance objective et inconditionnée. Selon Kant notre expérience est formée de jugements synthétiques a priori aussi bien qu’elle est formée de jugements synthétiques a posteriori. Seulement pour le philosophe il s’agit encore de pouvoir comprendre les jugements aprioriques. Sans cette compréhension nous resterons au niveau de la métaphysique 52
traditionnelle qui n’est pas arrivée à distinguer dans notre connaissance les éléments apostérioriques des éléments aprioriques. L’expérience contient aussi et en grand nombre des jugements où nous joignons au concept du sujet un autre concept comme prédicat, par exemple dans la proposition, que tout ce qui arrive à sa cause. La possibilité de tels jugements ne peut pas être fondée sur un lien irrationnel, comme c’est le cas pour les jugements synthétiques apostérioriques où nous devons nous rapporter à l’expérience complète, qui en tant que telle est un fait irrationnel. Mais, pour les jugements synthétiques apostérioriques, nous pouvions retourner sans difficulté à cette expérience complète, qui était la condition elle-même donnée de ces jugements ; pour les jugements synthétiques aprioriques nous ne trouvons rien à première vue, qui pourrait nous servir comme lien entre le sujet et le prédicat, justement parce que ce lien ne peut pas avoir la nature d’un donné, qui contiendrait naturellement quelque chose d’irrationnel. « Mais dans les jugements synthétiques a priori, ce secours fait complètement défaut. Si je dois aller au-delà du concept A pour en connaître un autre B comme lié avec lui, sur quoi m’appuyer, et par quoi rendre possible la synthèse alors que je n’ai pas ici l’avantage de recourir au champ de l’expérience ? Qu’on prenne la proposition : Tout ce qui arrive a sa cause. Dans le concept de quelque chose qui arrive, je pense bien une existence, qu’un temps a précédée, etc., et on peut tirer de là des jugements analytiques. Mais le concept d’une cause réside tout à fait en dehors de ce concept, et indique quelque chose qui est différent de ce qui arrive, il n’est donc pas du tout contenu dans cette dernière représentation. Comment en venir à dire alors, de ce qui arrive en général, quelque chose de tout à fait différent, reconnaître le concept de la cause, quoique non contenu dans le précédent, comme cependant lui appartenant, et même nécessairement ? Quel est l’inconnu ici = X, sur quoi l’entendement s’appuie, quand il croit trouver hors du concept de A un prédicat B qui lui est étranger, et qu’il estime pourtant lui être rattache ? » (B 13). 53
Si le philosophe arrivait à saisir et à comprendre cet inconnu = X, qui fait possibles les jugements synthétiques a priori, qui forment effectivement une partie de notre connaissance empirique, il disposerait d’une compréhension en soi intelligible de la réalité, qui se comprenant par elle-même serait de nature inconditionnée. Notre connaissance empirique contient en quelque sorte cette signification inconditionnée, mais la pensée métaphysique n’a pas réussi à l’abstraire du donné, justement parce qu’elle n’est pas arrivée à discerner et à distinguer nettement l’apostériorique et l’apriorique. La tâche de la réflexion philosophique sera donc de se présenter nettement les éléments aprioriques de notre connaissance, d’arriver ainsi à discerner le lien qui unit le sujet et le prédicat dans les jugements synthétiques a priori et de résoudre ainsi le grand problème de la métaphysique, qui va sur la connaissance objective inconditionnée. Si l’on arrivait à comprendre la possibilité de la proposition : Tout ce qui arrive a sa cause, on posséderait dans une métaphysique de la métaphysique ce que celle-ci dans sa forme traditionnelle a cherché sous le nom de l’argument cosmologique de l’existence de Dieu. Mais, comme nous n’avons pas ici l’issue de nous retourner vers l’expérience complète en tant qu’elle précède aussi bien le sujet que le prédicat du jugement synthétique, il s’agira de trouver l’inconnu = X par une sorte d’abstraction transcendantale, qui évidemment doit s’appuyer sur le jugement synthétique a priori, comme il est déjà donné dans la connaissance empirique. L’effort du philosophe pour découvrir cet inconnu doit par exemple s’appuyer sur ce jugement synthétique apriorique : tout ce qui arrive à sa cause, que nous trouvons dans notre connaissance de fait. Il est évident qu’aucune abstraction, pas même la plus élevée, n’arrivera à découvrir le lien inconnu, si justement les deux concepts n’ont rien à faire l’un avec l’autre. Kant a bien vu la difficulté ; c’est pourquoi il remarque dans la première édition de la Critique (A 10) : « Il se cache donc ici un certain mystère, dont l’explication seule peut rendre sûre et digne de confiance la progression 54
dans le champ sans limite de la connaissance intellectuelle pure : il s’agit de découvrir, avec la généralité qui lui revient, le fondement de la possibilité des jugements synthétiques a priori. » Ce passage a été rayé dans la deuxième édition. En février 1772 Kant écrivit à Marcus Herz qu’il prévoyait faire l’édition de la Critique de la Raison pure dans un délai de trois mois ; il y a mis neuf ans. Découvrir le principe de la possibilité des jugements synthétiques semblait impossible. Finalement Kant a cru pouvoir le découvrir en analogie avec sa découverte des formes de l’intuition pure. Au début du développement de sa pensée transcendantale les formes pures de l’intuition n’avaient pour Kant rien à faire avec le problème des jugements synthétiques et plus spécialement avec celui des jugements synthétiques a priori. Le sujet des jugements synthétiques est toujours formé par un concept, soit qu’à ce concept doit être réunie comme prédicat une perception, comme dans les jugements synthétiques apostérioriques, soit que lui doit être lié un autre concept, comme dans les jugements synthétiques aprioriques. Les intuitions pures, par contre, n’ont affaire qu’aux « représentations passives ou sensibles » (lettre à Herz). Il s’agit de ce que Kant, dans la Critique, appelle la réceptivité. Cette réceptivité, elle aussi, dispose d’une structure apriorique ; mais c’est justement un a priori qui n’existe que dans et par le présupposé. Le jugement synthétique ne peut pas être compris par la simple passivité ; il y a ici l’intervention d’un moment intellectuel duquel au premier abord l’on peut dire seulement qu’il n’est pas de la nature de la passivité. « Il faut que les concepts purs ne soient pas abstraits des sensations des sens […] Je m’étais contenté dans la Dissertation d’exprimer la nature des représentations intellectuelles de façon seulement négative : qu’elles ne soient pas des modifications de l’âme par l’objet. Mais comment une représentation, qui se rapporte à un objet, puisse être autrement possible, je le passais en silence » (lettre à Herz). Kant ne pouvait pas réussir à dépasser vraiment cette position négative, et il s’est efforcé de montrer dans la Critique de la Raison pure que 55
la connaissance par les formes de l’intuition pure a déjà quelque chose d’un jugement synthétique et que les jugements synthétiques proprement dits et parmi eux avant tout les jugements synthétiques aprioriques doivent être conçus selon le modèle des formes de l’intuition pure. C’est pourquoi, après avoir traité des deux formes de l’intuition pure dans l’Esthétique transcendantale, Kant ajoute dans la deuxième édition le passage suivant (B 73) : « Nous avons maintenant un des éléments requis pour la solution du problème général de la philosophie transcendantale : Comment des propositions synthétiques a priori sontelles possibles ?, à savoir, des intuitions pures a priori, l’espace et le temps ; dans ces intuitions, lorsque dans un jugement a priori nous voulons sortir du concept donné, nous trouvons ce qui ne peut être découvert a priori dans le concept, mais bien dans l’intuition qui lui correspond, et peut être lié synthétiquement avec ce concept ; mais ces jugements, pour cette raison, ne peuvent dépasser les objets des sens, et ne peuvent valoir que pour les objets de l’expérience possible. » Ce passage de la deuxième édition confirme une tournure de la pensée kantienne, qui s’est déjà déclarée dans l’élaboration du texte original de l’Analytique transcendantale. Cet inconnu = X, qui devait lier deux concepts, n’a pu être trouvé que comme l’unité d’une disposition intellectuelle qui rassemble le multiple des perceptions sous une seule signification intellectuelle. « L’expérience repose sur l’unité synthétique des phénomènes, c’est-à-dire sur une synthèse selon des concepts de l’objet des phénomènes en général, sans lesquels elle ne serait jamais une connaissance, mais une rhapsodie de perceptions, qui ne s’adapteraient pas les unes aux autres, en un contexte, d’après les règles d’une conscience (possible) universellement liée, et qui par conséquent ne se prêteraient pas à l’unité transcendantale et nécessaire de l’aperception. » Il ne s’agit plus ici d’une union de deux concepts, qui devrait se faire par un savoir purement intellectuel, mais il s’agit d’une opération intellectuelle qui se rapporte aux données sensibles et qui reste conditionnée par la passivité de ces données sensibles. Cette opération de la 56
pensée doit être comparée aux fonctions des formes de l’intuition et elle est conçue à partir des fonctions de l’intuition. « Quel est donc ce troisième terme, qui a valeur de medium de tous les jugements synthétiques ? Ce ne peut être qu’un ensemble ou sont contenues toutes nos représentations, à savoir le sens interne, et sa forme a priori, le temps. La synthèse des représentations repose sur l’imagination, mais leur unité synthétique (qui est requise pour le jugement) sur l’unité de l’aperception. C’est donc ici qu’il faut chercher la possibilité des jugements synthétiques, et aussi, puisque tous trois contiennent les sources de représentations a priori, la possibilité des jugements synthétiques purs » (B 194 ; A 155). Ainsi, dans l’Analytique transcendantale, nous trouvons bien une réponse sur la question : Comment des propositions synthétiques a priori sont-elles possibles ? Mais cette réponse ne se réfère plus à la véritable signification de la question. Au lieu de nous parler d’une union de deux concepts différents, elle nous parle de l’union du multiple des sensations, et cette solution du problème des jugements synthétiques a priori reste donc marquée par la passivité et la réceptivité. Avec cette solution du problème, il ne sera pas possible de donner une réponse à la question que la métaphysique traditionnelle s’était posée sous le nom des arguments de l’existence de Dieu et plus spécialement dans l’argument cosmologique, qui est basé sur le principe de la raison suffisante. L’Analytique transcendantale ne nous découvre pas la possibilité d’une métaphysique de la métaphysique qui avait été la véritable intention de la pensée kantienne. Au contraire, le philosophe, qui était parti pour découvrir cette métaphysique de la métaphysique, doit avouer que toute notre connaissance spéculative reste à toujours marquée par les limites de notre expérience, en tant qu’elle implique la passivité et la réceptivité. Avec les mots que Kant a prononcés luimême dans les Progrès de la métaphysique en Allemagne, on peut l’exprimer ainsi : l’Analytique transcendantale nous conduit dans l’arrêt sceptique de la raison. 57
Kant en parle au commencement du Canon de la Raison pure (B 823) : « Il est mortifiant pour la raison humaine de n’aboutir à rien dans son usage pur et même d’avoir encore besoin d’une discipline pour réprimer ses écarts et prévenir les illusions qui lui viennent de là… La plus grande et peut-être seule utilité de toute philosophie de la raison pure n’est donc sans doute que négative ; car elle n’est pas un organon qui serve à étendre nos connaissances, mais une discipline qui sert à en déterminer les limites, et, au lieu de découvrir la vérité, elle a le modeste mérite de prévenir les erreurs. » L’Analytique transcendantale ne donne pas la véritable solution du problème de la possibilité des jugements synthétiques a priori, mais ce problème, comme il s’est dessiné dans la pensée du philosophe réfléchissant et comme il est la véritable question de la Critique de la Raison pure, persiste, et Kant se voit obligé de recommencer sa réflexion pour arriver à une autre solution de ce grand problème. Cette solution ne peut pas être trouvée par l’usage spéculatif de la raison. Dans son usage spéculatif, la raison ne pourra jamais se passer de sa liaison à la réceptivité des sensations. Si la raison veut vraiment trouver la solution du problème des jugements synthétiques a priori, elle ne pourra y arriver qu’en comprenant le monde et l’existence de l’homme dans le monde en elle-même et par elle-même en tant qu’elle est marquée par l’arrêt sceptique de sa pensée. Cet arrêt sceptique de la raison n’est pas le scepticisme dogmatique par exemple d’un Hume, qui se réfère à la certitude de nos connaissances et de nos énonciations. Ce scepticisme est la manière d’être de la raison elle-même en tant qu’elle est caractérisée par le besoin de la connaissance de l’inconditionné. Mais cette attitude de la raison l’éloigne justement du processus de sa pensée spéculative qui ne peut jamais se libérer d’une conception de notre connaissance empirique qui prend cette connaissance comme connaissance d’un présupposé donné. La raison, qui est entrée dans l’arrêt sceptique de sa pensée, reconnaît la simple relativité de son propre usage spéculatif ou théorique, dans lequel le monde lui apparaît comme un présupposé, qu’elle doit accepter dans la passivité. Il y a pour cette 58
raison, qui se lève au-dessus de ses propres énonciations théoriques, la possibilité de regarder le monde et l’existence de l’homme dans le monde comme l’apparition de sa propre signification en tant qu’elle est agitée par la pensée de l’inconditionné. Dans cette direction de la pensée il y aura une chance de trouver une solution pour le problème de la possibilité des jugements synthétiques a priori. Dans notre jugement synthétique a priori, il ne s’agira plus maintenant du concept de ce qui arrive et du concept de la causalité, mais il s’agira de l’homme en tant qu’être raisonnable donné dans le monde, qui se comprend lui-même, et il s’agira de la valeur inconditionnée que l’existence du monde donné peut avoir pour cet être raisonnable, qui l’habite. Pour l’usage spéculatif de la raison le concept du sujet était dans les jugements synthétiques a priori le concept du corps ou de ce qui arrive ou de quelque chose d’analogue ; le concept du prédicat était le concept de la causalité, de la raison ou un concept d’une pareille signification. Si le philosophe pouvait arriver à comprendre comment nous pouvons lier le concept de la raison ou de la causalité au concept du corps, comment nous pouvons penser le corps comme l’actualisation du principe de la raison suffisante, il aurait atteint la signification inconditionnée de notre connaissance empirique et il aurait ainsi trouvé la solution du problème que la métaphysique avait visé sous le nom de l’argument cosmologique de l’existence de Dieu. L’usage spéculatif de la raison ne permet pas cette solution. Mais cet autre usage de la raison, dans lequel la raison saisit le monde et l’existence de l’homme dans le monde dans sa propre compréhension de soi, usage, que Kant appelle ici l’usage pratique de la raison, permet un rapport du concept du sujet et du concept du prédicat ou la raison fournit par elle-même « ce troisième terme, qui a valeur de medium des jugements synthétiques », et ceci évidemment pour la connaissance empirique du monde et de l’existence de l’homme dans le monde. Le concept du sujet c’est ici, dans cet usage pratique de la raison – au lieu du concept de corps –, le concept de l’homme, être donné dans le 59
monde, qui sait se déterminer par sa propre raison. Ce concept de l’homme comme être donné dans le monde qui sait se déterminer par sa propre raison, implique le concept de la liberté et avec lui celui d’un pouvoir inconditionné de l’homme à l’égard de toutes les déterminations qui pourraient lui venir du dehors. Ainsi nous disposons dans le sujet de notre jugement synthétique du concept d’un être dans le monde qui se connaît lui-même dans la signification inconditionnée de sa libre raison. Et le concept du prédicat lui aussi est rapporté à la raison réfléchie en elle-même et pris comme son apparition. Pour l’usage théorique de la raison, le prédicat était – dans les exemples de Kant – la pesanteur pour les jugements apostérioriques et la causalité pour les jugements aprioriques. Dans les deux cas il y a quelque chose d’inconditionné dans le concept du prédicat, comme il y en a aussi dans le concept Jugements synthétiques « a priori » du sujet, mais le philosophe est obligé de saisir cet inconditionné dans la passivité. Ici, dans l’usage pratique de la raison, nous donnons au prédicat la signification d’être l’apparition ou l’incarnation de la raison elle-même en tant qu’elle est concernée par l’inconditionné. L’être-là du monde est ainsi conçu comme le bien donné ou comme le lieu du bonheur dans sa valeur inconditionnée. L’usage pratique de la raison nous donne donc pour notre jugement synthétique ces deux termes : l’homme libre dans le monde, qui se détermine par sa propre raison, et l’être-donné du monde comme être-donné du bonheur. Ici le philosophe réfléchissant peut arriver à nouer ces deux termes dans la raison et par la raison elle-même, qui est pour ainsi dire leur lieu commun. C’est elle qui s’est déterminée elle-même aussi bien dans le concept du sujet que dans le concept du prédicat. Mais en tant qu’elle est réflexion en elle-même, elle dépasse aussi les deux termes dans lesquels elle s’est déterminée. On ne peut pas expliquer la raison réfléchie en elle-même par les deux termes dans lesquels elle s’est déterminée, mais on doit expliquer ces termes comme moments de la signification inconditionnée de la raison. 60
Cette signification inconditionnée que trouve la raison en elle-même et qui permet au philosophe de comprendre la liaison qui existe entre le concept du sujet et le concept du prédicat dans le jugement synthétique de l’usage pratique de la raison reste marquée par notre situation théorique, elle reste marquée par la passivité et la réceptivité de notre connaissance que nous ne pouvons pas dépasser ; mais cette passivité n’a aucun pouvoir sur cette réflexion en soi de la raison qui nous permet de comprendre le monde comme l’apparition de l’inconditionné. Dans ce sens nous pouvons caractériser par le mot d’espoir la signification de la raison qui nous permet de lier dans un jugement synthétique de la raison pure le concept de l’homme libre dans le monde au concept du bonheur. La raison qui est réfléchie en elle-même est en tant que telle l’espoir, et dans cet espoir il y a la possibilité du jugement synthétique a priori, dans lequel l’existence de l’homme libre dans le monde est liée à la signification intelligible du monde comme lieu du bonheur, même si la reconnaissance théorique de ce jugement synthétique nous reste voilée par la nature passive de notre connaissance et de notre existence. L’arrêt sceptique de la raison permet au philosophe d’accéder à la véritable nature du jugement synthétique de la raison pure, qui fait la vérité du monde et de l’existence de l’homme dans le monde, et d’en découvrir la possibilité. Avec cette découverte il atteint cette métaphysique de la métaphysique, qu’il a cherchée vainement dans le seul usage spéculatif de la raison. Pour terminer notre courte discussion de ce vaste problème, indiquons encore deux passages décisifs de cette démonstration des jugements synthétiques a priori, qui est atteinte par l’usage pratique de la raison. B 833– 834, Kant fait une comparaison entre le jugement synthétique a priori de la raison spéculative et celui de la raison pratique. Il nous fait remarquer que l’espoir a pour le jugement de la raison pratique la même signification que le principe du savoir ou de la loi de la nature pour le jugement de la raison spéculative. L’unité transcendantale de l’apperception est le principe suprême des lois de la nature ; elle nous fait comprendre la 61
possibilité de l’expérience en tant qu’elle est comprise à partir de la réceptivité ; (en quoi consiste, comme nous l’avons vu, la doctrine de l’Analytique transcendantale, mais qui ne correspond plus vraiment au problème des jugements a priori). L’espoir nous fait comprendre la possibilité du monde sensible comme monde intelligible qui est le lieu de l’apparition de la raison et de l’inconditionné. La troisième question : si je fais ce que je dois, que m’est-il alors permis d’espérer ? est à la fois pratique et théorique, de telle sorte que le pratique ne conduit que comme un fil conducteur à la solution de la question théorique et, quand celle-ci va plus haut, de la question spéculative. En effet, tout espoir tend au bonheur, et est à la pratique et à la loi des mœurs ce que le savoir ou la loi naturelle est par rapport à la connaissance théorique des choses. L’espoir aboutit en définitive à cette conclusion que quelque chose est (qui détermine le dernier but possible), parce que quelque chose doit arriver ; et le savoir, à celle-ci que quelque chose est (qui agit comme cause suprême) parce que quelque chose arrive (A 806/B 834). Nous arrivons ainsi à la compréhension du monde sensible comme monde intelligible. Et cette signification intelligible doit inclure en elle la signification naturelle du monde, de sorte que le système naturel du monde est comme l’exécution et l’actualisation de sa signification intelligible. Si, dans l’espoir, nous pensons Dieu comme régent du monde intelligible ou moral, cette pensée nous conduit nécessairement à la conception de l’ordre naturel du monde comme réalisation de la pensée divine. Le système intelligible implique le système naturel comme son apparition. Le philosophe réfléchissant, qui dans l’arrêt sceptique de la raison progresse jusqu’à la compréhension de l’usage pratique de la raison, atteint ainsi dans un certain sens la solution du grand problème qu’était pour la métaphysique l’argument cosmologique de l’existence de Dieu. La solution spéculative de ce problème ne semble pas être possible. Mais, quand le philosophe est entré dans l’arrêt sceptique de la raison, il arrive à comprendre l’inconditionné comme la signification véritable du monde donné, et la pensée réfléchissante 62
comprend la possibilité des jugements synthétiques a priori de la raison non pas par le raisonnement, mais dans la foi. « Il faut se représenter le monde comme résultant d’une idée, s’il doit s’accorder avec cet usage de la raison sans lequel nous nous conduirions nous-même d’une manière indigne de la raison, c’est-à-dire avec l’usage moral, qui repose absolument sur l’idée du souverain bien. Toute investigation de la nature reçoit par là une direction suivant la forme d’un système des fins, et dans son plus haut déploiement devient une théologie physique. Mais celle-ci, partant de l’ordre moral comme d’une unité fondée dans l’essence de la liberté et qui n’est pas accidentellement instituée par des commandements extérieurs, ramène la finalité de la nature à des fondements qui doivent être inséparablement liés a priori à la possibilité interne des choses, et par là à une théologie transcendantale qui fait de l’idéal de la suprême perfection ontologique un principe de l’unité systématique, servant à lier toutes choses suivant des lois universelles et nécessaires de la nature, puisqu’elles ont toutes leur origine dans l’absolue nécessité d’un être premier » (B 843–844).
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La signification de Kant pour la philosophie française Si on cherche à se donner une vue d’ensemble, de la façon dont Kant a été historiquement compris, et pas simplement interprété, en France, on peut bien dire que l’on s’est principalement occupé chez lui de ce grand problème de la philosophie critique : d’un côté, elle sépare l’une de l’autre la sensibilité et la pensée ainsi que la raison théorique et la raison pratique tandis que d’un autre elle les met à nouveau en liaison. Dans la Critique de la raison pure, les formes de l’intuition sont clairement séparées des formes de l’entendement, mais d’autre part, elles sont les unes et les autres à nouveau liées dans l’unité transcendantale de l’aperception. Par rapport à la raison théorique et à la raison pratique, Kant affirme bien qu’il n’y a en elles qu’un unique pouvoir de la raison, mais dans la réflexion philosophique, chacune de ces deux sortes de raison doit être traitée pour elle-même de façon particulière ; la raison théorique doit alors prendre le point de départ, pour son domaine, dans les sens, tandis que la raison pratique trouve son expression grâce à l’entendement comme pouvoir des règles. Le problème qui se présente ainsi dans la philosophie critique tient en ce que, d’une part, elle contient une sorte d’implication mutuelle de la sensibilité et de la pensée et, par suite aussi, de la raison théorique et de la raison pratique, et que d’un autre côté elle insiste précisément sur la séparation des deux instances, séparation qu’elle tient pour insurmontable. Il serait faux de penser que ce trait de fond de l’intelligence française 64
de Kant, dont nous voulons principalement parler ici, se soit caractérisé par l’effort pour remplacer la dualité dans le procédé kantien par le retour exprès à une unité primitive de la sensibilité et de la pensée, de la raison théorique et de la raison pratique. La grandeur de la philosophie kantienne, la révolution dans la manière de penser, que les penseurs postérieurs ressentirent si vivement alors même qu’ils n’arrivaient pas à indiquer exactement en quoi proprement elle consistait, tenait justement en ce qu’elle cherchait à établir en même temps la divergence de la sensibilité et de la pensée, et leur implication mutuelle, alors que les penseurs antérieurs n’avaient pas formulé une telle double exigence à l’endroit de la réflexion philosophique. Le mérite de la nouvelle manière de penser ne vient pas de ce qu’elle se serait efforcée de parvenir à l’unité de la sensibilité et de la pensée, son insuffisance, à laquelle il aurait fallu porter remède étant à placer dans son échec à saisir pleinement de façon méthodique cette unité : le mérite de la nouvelle manière de penser consiste plutôt à tenir entièrement la différence des deux moments, et à montrer en même temps comment, en raison même de cette différence, prise comme telle, et non par sa suppression et son élimination, on arrive à une signification cohérente de la connaissance et de la réalité du monde. La question est donc de savoir si la réflexion philosophique peut parvenir à une compréhension qui, en son événement immédiat, soit capable d’exprimer ce que Kant pensait ne pouvoir établir conceptuellement qu’en affirmant à la fois la distinction et l’unité des facultés. Au-delà du maintien de la différence de la sensibilité et de la pensée d’une part et de l’expérience d’une signification une et cohérente – qui advient justement en cette différence – des deux facultés d’autre part, n’y a-t-il pas encore la possibilité d’une réflexion métaphysique, qui ne s’arrête dans son savoir ni à une différence conceptuelle, ni à une unification conceptuelle, mais qui prend plutôt la forme d’une compréhension de tout autre espèce que celle qui est possible pour une pensée qui part des structures logiques ? 65
Nous voyons que le problème qui est ainsi indiqué est autre que celui que les philosophes de l’Idéalisme allemand ont aperçu dans la doctrine kantienne. Pour eux, il s’agit d’élaborer la coexistence de différence et d’unité, qui se trouve dans la philosophie kantienne, avec les moyens mêmes du concept ; mais ainsi, à la place de la doctrine critique de Kant, on fait retour à une affirmation dogmatique – bien qu’elle soit celle d’une saisie en soi dialectique. Or la rencontre de distinction et d’unité, telle qu’elle se trouve dans la doctrine kantienne, et qui ne peut être supprimée en quelque conciliation, justement parce que connaissance et réalité n’adviennent que comme cette rencontre, implique l’insuffisance du connaître et de la réalité pour eux-mêmes et, en face de la démarche connaissante, l’insatisfaction que Kant indiquait en faisant de toute notre connaissance une connaissance de simple phénomène. Ce savoir de la simple phénoménalité de l’événement de la connaissance et de ses objets se perd, quand l’événement sans rapport, que signifie le tout de l’unité et de la distinction des facultés, qui n’est qu’en cette façon, doit être établi à la manière dont on saisit une entité. La compréhension française de Kant est caractérisée par le fait qu’elle développe le nouveau comprendre, qui se donne son fondement dans la réflexion transcendantale de Kant, de manière à dépasser la sphère des structures de la logique réelle. Kant a lui-même exposé dans la Critique de la raison pure la problématique fondamentale de sa réflexion critique avec une clarté particulière dans ses remarques sur la Réfutation de l’idéalisme, qu’il a introduites dans le texte seulement lors de la deuxième édition, et qu’il a encore une fois récrites et complétées dans la préface de la deuxième édition, écrite à la fin de ses corrections. Dans la réfutation de l’idéalisme, il est montré que le sujet pensant ne peut devenir conscient de lui-même en général qu’en tant qu’il se rapporte déjà en cette opération à ce qui existe dans l’espace. Le sujet pensant a besoin de l’existence des choses matérielles dans l’espace pour pouvoir de façon générale faire l’expérience de lui-même comme d’un sujet pensant ; 66
certes, il se comporte de telle sorte que même l’existence des choses dans l’espace ne peut se produire et être présente que si elle est déjà informée par les concepts de la pensée. Dans la réfutation de l’idéalisme, la réflexion philosophique se rapporte donc à une correspondance originelle de l’existence matérielle et de la pensée ; cette correspondance ne peut bien entendu se réaliser dans l’effectuation de la connaissance qu’en une séparation et une distinction réciproques de la pensée et de l’existence matérielle. Tandis que la présentation de l’Analytique transcendantale procède dans l’ensemble de façon à distinguer pleinement le Je pensant, même en tant qu’il ne fait que s’apparaître, de la matière donnée dans l’espace, quitte à les rassembler à nouveau l’un et l’autre dans l’unité transcendantale de l’aperception, ici – dans la Réfutation de l’idéalisme – distinction et unité sont saisies ensemble dans l’expérience originelle de l’assignation mutuelle du Je pensant et de l’existence matérielle, et ainsi le fondement de la réflexion transcendantale est plus nettement caractérisé. Les remarques profondes et en même temps obscures de la Réfutation de l’idéalisme ont particulièrement éveillé l’intérêt de l’interprétation française de Kant. Je me contente de renvoyer seulement ici à la célèbre étude de J. Nabert, « L’expérience interne chez Kant » (Revue de Métaphysique et de Morale, t. 29, 1924, p. 203–268) et aux nombreuses recherches que Joseph Moreau a consacrées à cette question. Nabert montre dans une analyse pénétrante que le Je pensant, si on comprend bien la doctrine de l’Analytique transcendantale, ne peut avoir aucune expérience de luimême, si elle n’est pas acquise à partir de l’existence matérielle des choses, par laquelle l’entendement, alors qu’il conçoit cette existence au moyen de la catégorie de substance, saisit et arrive à concevoir ce que veut dire proprement la temporalité du Je pensant. Nabert reconnaît ainsi dans la Réfutation de l’idéalisme la tentative de la réflexion transcendantale de revenir, derrière les déterminations logiques auxquelles autrement elle s’arrête, à un recueillement en soi immédiat de cette réflexion, qui seul fait comprendre réellement ce que veut dire 67
la proposition : les conditions de la possibilité de l’expérience se produisent selon le mode de l’expérience. Les recherches de Nabert ont fait voir de manière pénétrante que la phénoménalité de la connaissance et de ses objets ne tient pas au fait qu’un matériau donné ne puisse être saisi que dans les formes de connaissance du sujet connaissant, et donc à l’impossibilité de connaître ce qu’il peut être en lui-même, – la Réfutation de l’idéalisme montre plutôt que l’existence matérielle serait en ce sens nullement phénomène, mais plutôt être en soi, puisque la connaissance pensante doit justement prendre d’elle son départ ; la phénoménalité tient à ce que la connaissance peut seulement devenir réelle d’une manière en laquelle elle ne peut plus ajuster par elle-même ses propres présupposés, et leur devenir conforme dans son accomplissement. Nabert dit : « Kant pouvait donc se croire fondé à voir dans cette théorie des rapports de l’expérience interne et de l’expérience externe le meilleur moyen de ’retourner le jeu de l’idéalisme’ d’un Berkeley et d’écarter décidément toute confusion entre l’idéalisme critique qu’on pourrait nommer le principe de l’idéalité du temps et de l’espace et les systèmes idéalistes qui considèrent l’idéalité de la matière, c’està-dire de l’objet et de son existence. Il se peut que la préoccupation de cette réfutation de l’idéalisme ait amené Kant à préciser plus rigoureusement la relation de l’expérience interne à l’expérience externe. Mais il n’avait besoin pour cela que de faire produire aux principes de la Critique toutes leurs conséquences » (pp. 256–257). Que notre connaissance ne puisse jamais être qu’une connaissance de simples phénomènes, cela résulte donc justement de l’assignation du Je pensant, pour pouvoir penser en général, à l’existence matérielle, qui ne peut comme telle être simplement déterminée par la pensée. Ce n’est pas parce que les choses doivent entrer dans notre connaissance, mais parce que notre pensée ne peut être une pensée qu’à partir de l’existence matérielle, qui n’est pas simplement de l’espèce de la pensée, que la connaissance humaine ne peut devenir maîtresse de ses présupposés, et doit être une connaissance de phénomènes seulement. C’est 68
ce que montrent aussi clairement les recherches de Moreau, qui dit dans son livre La Conscience et l’Être : « A l’étape gnoséologique succède dans la Réfutation de l’idéalisme, un moment ontologique, où l’extériorité apparaît comme une structure de la conscience finie, exprimant symboliquement sa relation à l’être qui la dépasse ; ainsi les objets apparaissent dans l’extériorité, structure de la conscience ; mais ils ont par là-même un fondement dans l’être » (p. 120). Dans de telles recherches, qui sont des interprétations de l’Analytique transcendantale au sens strict et rigoureux, l’examen minutieux du texte kantien établit donc comment dans la Critique de la raison pure même, à travers le schéma des positions logiques, d’après lequel elle procède dans l’Esthétique et l’Analytique, la compréhension transcendantale se donne aussi dans une certaine mesure une expression immédiate ; aussi a-t-elle toujours besoin de ces positions, mais elle est en même temps pour ainsi dire avant elles. Kant a divisé la Logique transcendantale en Analytique transcendantale et en Dialectique transcendantale. Dans l’Analytique, la réflexion philosophique fait voir la structure de la connaissance d’entendement. Dans la Dialectique, il s’agit de la compréhension que la raison a d’ellemême, dans l’effectuation de sa connaissance. Il ne s’agit donc pas dans la Dialectique de l’analyse de facultés déterminées, mais de l’événement même de la raison et de la compréhension d’elle-même qu’elle est en cet événement. Il y a un inconditionné, dans le fait que la raison connaissante est elle-même en cause en son accomplissement, et, dans la Dialectique de la raison, l’inconditionné de la raison se comporte comme l’événement effectif de connaissance de fait vis-à-vis de luimême. La Dialectique transcendantale contient ainsi la doctrine de la compréhension de soi de la raison et par là de la fondation de la réflexion philosophique même. L’enjeu de la raison connaissante, pour qui il s’agit d’elle-même dans sa connaissance, se présente originellement dans l’antinomie de la raison. Kant dit à son propos dans la Critique de la raison pratique que « l’antinomie de la raison pure, qui 69
devient manifeste dans sa dialectique, est en fait l’égarement le plus bénéfique dans lequel la raison humaine ait jamais pu tomber, puisqu’elle nous pousse finalement à chercher, pour sortir de ce labyrinthe, une clef, qui, une fois trouvée, découvre encore ce que l’on ne cherche pas, et dont on a cependant besoin, à savoir une vue sur un ordre plus élevé, immuable des choses, auquel déjà maintenant nous appartenons, et dans lequel nous pouvons être appelés désormais, par des préceptes déterminés, à poursuivre notre existence, conformément à la destination suprême de la raison » (AK V, 107–108). C’est sur le mode de la connaissance de la raison qu’a lieu dans l’Antinomique l’engagement commun de la sensibilité et de la pensée, qui sont séparées l’une de l’autre, et qui, cependant, ne conduisent que l’une par l’autre à la connaissance. L’Antinomique ne peut pas être pleinement résolue, mais la raison y gagne une compréhension d’elle-même, dans laquelle elle n’est plus dissimulée pour elle-même ; il en résulte pour elle que raison théorique et raison pratique doivent être comprises dans une liaison originelle, même si elles ne peuvent être traitées en une doctrine philosophique. C’est seulement à partir de l’antinomique de la raison qu’il est possible de comprendre toute la réflexion transcendantale, et on pourra dire de la compréhension française de Kant qu’elle s’appuie justement sur l’Antinomique transcendantale, et qu’elle ne met pas en valeur simplement pour elle-même la doctrine que Kant développe dans l’Esthétique transcendantale et dans l’Analytique transcendantale, à partir de cette compréhension de soi qui se fait claire dans l’Antinomique, mais qu’elle la comprend à partir de l’enjeu de la raison. C’est ce que dit encore Nabert, dans l’article mentionné, à propos du bon interprète de Kant : « Il discernera, au-dessous de ces brusques inflexions, le mouvement incessant d’une réflexion orientée, par la méditation des antinomies, vers la découverte d’un nouveau rationalisme » (p. 205). L’Antinomique fait voir que dans la limitation de la sensibilité et de l’entendement comme capacités de connaître différentes l’une de l’autre, l’être inconditionné de la raison elle-même se signifie, sans 70
pouvoir cependant trouver une confirmation claire pour lui-même au moyen de ces facultés de connaissance, dans lesquelles seulement la raison peut se réaliser. Or l’Esthétique transcendantale et l’Analytique transcendantale forment à nouveau, à partir de cette situation de la raison connaissante, une doctrine, qui travaille avec des concepts fermes, dans laquelle on tient que la raison, dans l’événement effectif de la connaissance, ne peut apercevoir son être inconditionné sur un mode où elle se suffirait à elle-même ; il s’ensuit que la connaissance est comprise dans cette doctrine comme une connaissance seulement de phénomènes ; mais en même temps, cette doctrine se présente dans des concepts et dans des divisions fermes, qui sont pris de la conception logicoobjective de l’ancienne métaphysique. Les interprétations de texte de l’Analytique transcendantale, comme celles de Nabert et de Moreau, s’efforcent justement de montrer que Kant a voulu faire saisir, à travers les distinctions rigides qu’il met dans sa doctrine, un événement unique en lui-même, de signification inconditionnée, dans lequel sensibilité et pensée se meuvent l’une par l’autre de façon dynamique, comme les modes sous lesquels la raison connaissante se réalise elle-même dans un savoir, qui ne peut être cependant qu’un savoir de simple phénomène. Avec la Réfutation de l’idéalisme, il devient clair que cette doctrine selon laquelle toute notre connaissance est seulement une connaissance de simple phénomène, se vérifie précisément en ce que la pensée et le donné matériel se produisent l’un par l’autre et en ce que, ainsi, l’événement de connaissance se présente comme un événement inconditionné, qui ne peut cependant se confirmer pour lui-même comme tel en ses contenus. Cette compréhension transcendantale de soi-même propre à la raison connaissante, qui est fondée dans l’antinomique et qui s’exprime en forme de doctrine dans la Réfutation de l’idéalisme, est proprement ce qui guide la compréhension française de Kant, et fait aussi bien rejeter, dans un contact plus libre avec Kant, cette doctrine de l’Esthétique transcendantale et de l’Analytique transcendantale, en la stricte conceptualité où elle se présente. 71
On a appelé le grand métaphysicien et écrivain qu’était Maine de Biran le Kant français. Maine de Biran n’avait pas de connaissance très exacte de la philosophie kantienne. Il n’a guère lu qu’un ou deux écrits du jeune Kant. Pour le reste, la philosophie kantienne ne lui était familière que par les présentations (Kinker, Villers, Degérando), qui avaient d’abord fait connaître Kant en France. Cependant il a été profondément frappé par la philosophie kantienne. Il avait conscience qu’elle avait accompli un tournant fondamental dans la pensée philosophique. Mais cette conscience trouvait sa marque expresse chez lui d’abord dans le rejet de la doctrine à laquelle Kant était parvenu dans l’Esthétique transcendantale et l’Analytique transcendantale, doctrine procédant par concepts et thèses stricts ; il la rejetait précisément parce qu’elle ne pouvait être à même de porter l’événement de connaissance et de conscience de soi à ce point où la raison serait capable de se comprendre en lui sans déformation. Pierre Lachièze-Rey commence sa recherche fondamentale, L’idéalisme kantien, par une considération de la différence entre le Cogito cartésien et le Cogito kantien. Il montre alors que le « je pense » kantien ne subsiste pas pour lui-même, mais qu’il n’est présent à lui-même que sur le mode de l’événement d’expérience. Maine de Biran a aussi repoussé un tel « je pense », qui n’est présent pour lui-même que sur le mode de l’événement d’expérience, comme étant un concept encore abstrait et en soi statique, comme une thèse, par laquelle Kant ne pouvait parvenir à faire droit à ce que veut dire proprement l’événement de savoir et de comprendre. Ce concept du « je pense », malgré tout ce que Kant peut avoir fait pour le désubstantialiser, vient cependant de la vieille métaphysique objectivante, il vient de la pensée dogmatique, et ne peut parvenir à faire droit à ce que la connaissance veut dire comme connaissance. Nous pouvons dire, en complétant cette position de Maine de Biran : ce que Kant a montré dans l’Antinomique, à savoir que la raison advient dans sa signification inconditionnée, sans que cette signification comme telle puisse lui devenir quelque chose de saisissable, la doctrine qui pose le « je pense » encore comme 72
un concept valant pour soi, le néglige d’une certaine façon, et l’abandonne au profit d’une prétendue certitude de la saisie objective. C’est ce que Maine de Biran doit rejeter, précisément parce qu’il veut maintenir la compréhension transcendantale – bien que ce ne soit pas dans une explication directe, de critique textuelle, avec Kant. Ce qui vaut du « je pense », cela vaut également des catégories de l’entendement, et cela vaut aussi des principes de l’intuition représentés comme des formes déterminées. Je voudrais apporter ici quelques citations du Mémoire de Berlin 1807, que José Echeverria a édité dans une forme si exemplaire 1. Il y est dit : « En considérant l’existence du moi comme absolue, les métaphysiciens ne pouvaient que transporter dans un ordre abstrait de possibles les conditions réelles d’individualité même : de là les distinctions purement logiques des catégories d’unité, d’identité, de causalité, simulacres multiples et vains d’un seul type réel ; expressions différentes d’un seul et même fait qui se trouve dénaturé et comme perdu dans cet ensemble de formes abstraites dont il est impossible de retrouver le type primordial » (p. 145). Dans une remarque manuscrite à ce passage, qui doit être de date ultérieure, Maine de Biran écrit : « Si la philosophie a mal résolu jusqu’à présent le problème de l’origine de nos connaissances, il faut le reprendre sous œuvre et tâcher d’en donner une solution avant d’employer des notions telles que l’absolu, l’unité, la causalité dont la valeur dépend de l’origine et l’origine de la solution demandée » (ibid.). J’ajoute un autre passage, où Maine de Biran, à propos cette fois de la forme de la sensibilité, explique que cette forme ne doit pas être appréhendée dans une saisie statique, mais dans la compréhension immédiate d’un événement dynamique : « Enfin que cette forme n’est point inhérente, comme on dit, à la sensibilité passive, et 1
Maine de Biran. De l’aperception immédiate (Mémoire de Berlin 1807). Texte critique avec introduction, notes et index par José Echeverria. Paris, Vrin 1903. 73
commune à toutes ses impressions, mais qu’elle se réfère au sens spécial ou individuel de l’effort et a même étendue, mêmes limites, mêmes conditions originelles que lui » (p. 158). Il me faut citer, pour mieux éclairer la façon dont se pose notre problème, un passage de la célèbre étude d’Emile Boutroux, De la contingence des lois de la nature, datée de l’année 1874 : « Dira-t-on que dans l’étendue, la durée et le mouvement il y a déjà de l’unité, et qu’un concept qui implique de l’unité, à quelque degré que ce soit, ne peut dériver de l’expérience ? Mais alors il faut nier l’existence même de la connaissance a posteriori. Car des choses données forment nécessairement un tout distinct, par rapport à ce qui n’est pas donné … Tout alors vient de l’esprit ; l’expérience n’est plus un mode de connaissance distinct, c’est une systématisation moins rigoureuse que celle de la pensée ; l’esprit n’a d’autres lois à connaître que les siennes propres. Mais le dualisme, dont on croyait avoir triomphé, reparait bientôt, au sein de l’esprit lui-même, dans la distinction nécessaire des intuitions a priori de la sensibilité et des notions a priori de l’entendement : et il s’agit maintenant de savoir si les premières, qui enveloppent les propriétés mathématiques, doivent se ramener aux secondes, ou si elles ont leur origine dans la sensibilité elle-même, comme une faculté hétérogène. Les termes du problème ont changé : le problème, au fond, est resté le même » (p. 46–47 de la 7e édition de 1913). Ces paroles de Boutroux (qui a lui-même écrit plus tard un pénétrant commentaire de la Critique de la raison pure) confirment en 1874 ce que Maine de Biran présente déjà dans notre texte de l’année 1807 comme l’enjeu propre de la réflexion transcendantale : la réflexion transcendantale, pour laquelle il importe que l’événement de raison soit comme tel pour lui-même un comprendre, ne peut parvenir à cette compréhension sous la forme de concepts, de thèses et de rapports abstraits, car de tels concepts et thèses se présentent justement comme des structures abstraites valables en soi, qui ne peuvent plus par soi exprimer ce que veut proprement dire le fait que 74
toute notre connaissance n’est qu’une connaissance de simples phénomènes. L’événement de la raison est en lui-même un événement antinomique. Cet élément est ce que Maine de Biran veut maintenir comme tel dans la réflexion, et c’est dans son mouvement sans repos que la réflexion philosophique doit, pour lui, demeurer. L’événement de la raison, bien qu’il ne puisse se représenter lui-même que dans des propositions déterminées, est cependant plus que toute pensée, qui distingue, détermine et pose. Kant n’a jamais pu présenter cet événement de la raison, aussi bien dans l’Antinomique que dans la doctrine de l’Esthétique et de l’Analytique, qu’à travers des propositions déterminées, et il a aussi fait trouver à la raison pratique sa présentation également par la loi produite à l’aide de l’entendement. Mais Maine de Biran cherche, nous pouvons comprendre ainsi sa doctrine, avant toute fixation par des propositions déterminantes, à parvenir à la présence de ce que signifie pour l’homme sa qualité d’être du monde doué de raison. Il s’agit pour lui de ce que veut dire le fait que l’homme existe pour luimême dans son être-homme, et pour cela il ne se sert plus de l’expression de raison, que nous prenons ici pour point de départ en lien avec Kant ; mais ce qui est visé est, comme chez Kant, l’homme se comprenant lui-même comme homme. Comme point de départ de la méditation philosophique, Maine de Biran demande « l’abstraction antiréflexive » (Mémoire, p. 98), c’est-à-dire la mise à l’écart de tous les concepts arrêtés, dans lesquels la réflexion métaphysique sur l’être de l’homme et du monde pense pouvoir logiquement s’exercer. L’ « abstraction anti-réflexive » ne veut pourtant pas nier que pour nous comprendre nous-mêmes, que ce soit au niveau pratique, celui de la vie, ou même au niveau métaphysique, nous devions nous servir de distinctions logiques, mais ces distinctions ne peuvent pas constituer le point initial de l’acte de comprendre, nous devons remonter en arrière d’elles, si nous voulons parvenir réellement à la source de l’existence de l’homme comme l’être se comprenant lui-même. Maine de Biran a 75
trouvé une devise pour sa propre position dans un mot du célèbre médecin hollandais Hermann Boerhaave, qu’il cite fréquemment : « homo simplex in vitalitate, duplex in humanitate ». Nous ne pouvons, comme êtres capables de réfléchir, d’apprendre dans la pensée à se connaître eux-mêmes et à connaître le monde, éviter le redoublement, mais cette dualité se fonde sur un événement qui boucle sur lui-même, originel et simple, qui est l’homme en tant qu’il vit, « Homo simplex in vitalitate » : dans ce que Boerhaave dit ici, il ne s’agit donc pas d’un animal quelconque, mais il s’agit directement de l’homme, et de l’homme comme être du monde doué de raison, à séparer de tous les animaux. Il n’est pas dit que l’animal en son événement de vie soit un être simple : c’est une question dont, de façon générale, on ne traite pas ici, et dont on ne peut aucunement décider à partir de ce qui est dit ici sur l’homme. C’est seulement de l’homme, comme être du monde doué de raison, qu’il est dit : « homo simplex in vitalitate » ; et il faut bien encore ajouter à son sujet, comme être qui se sert de sa raison dans le monde : « duplex in humanitate ». La simplicité de l’événement de vie, à partir duquel l’homme existe comme être du monde doué de raison, est ainsi comprise comme un événement, qui doit être cherché avant la dualité, qui pénètre dans l’existence de l’homme avec la proposition logique, un événement que le métaphysicien ne peut donc indiquer justement par des thèses logiques, mais dont nous ne pouvons faire et indiquer l’expérience que par le retour dans la compréhension de nous-mêmes, qui se trouve avant les concepts, précisément dans l’ « abstraction antiréflexive ». L’idéalisme allemand a compris la vie (de l’homme) comme l’universel non développé, qui est encore à élever à l’universalité développée du concept ; il a saisi la vie elle-même de façon logique, et pour cette raison, il a aussi isolé l’un par rapport à l’autre la vie et le concept dans des propositions fixes, qui étaient à réunir ensuite à nouveau par la progression dialectique de l’appréhension – selon l’affirmation. Kant luimême n’avait rien dit sur la raison comme raison, mais il s’était limité 76
à la saisir dans les formes de sa manifestation à travers notre connaissance et notre agir. L’idéalisme allemand, par l’union de la vie et du concept dans l’universel qui advient comme position et qui est considéré comme l’universel devenu concret, fait de l’être de la raison luimême un énoncé déterminé et abandonne ainsi la pensée de Kant, pour qui la raison ne peut pas être pour elle-même un énoncé et pour qui il n’y a d’énoncé que dans une connaissance dans le simple phénomène. Maine de Biran cherche à entrer par l’abstraction anti-réflexive dans l’origine de la raison, qui se trouve dans l’événement de la vie. Dans une telle abstraction, cet événement se montre à lui comme une expérience, qui déclare par elle-même son identité, qui existe pour ellemême, même si elle n’est pas encore venue à soi sur le mode d’un énoncé (dans lequel elle doit acquérir le caractère du redoublement). Cet événement de l’existence de l’homme comme expérience de soi, qui précède comme tel tout énoncé, c’est-à-dire toute saisie d’après des déterminations fixes, bien qu’il puisse rendre dès lors représentable à luimême par l’énoncé. Maine de Biran cherche à le caractériser quand il dit : « l’homme commence à sentir avant d’apercevoir et de connaître » (Mémoire, p. 100). Le sentir est – temporellement – antérieur à l’apercevoir et au connaître ; mais il est aussi, quand adviennent l’apercevoir et le connaître, l’antérieur en eux, l’événement propre, qui se laisse comprendre comme tel par soi, et qui ne subit pour ainsi dire, dans l’apercevoir et le connaître, qu’une modification déterminée. Par l’apercevoir et le connaître, un événement indéterminé, qui se trouve déjà dans le sentir et qui, comme tel, existe pour soi, acquiert le caractère de position déterminée. Ce qui est le cas pour la raison, selon Kant, dans les antinomies, vaut chez Maine de Biran pour le sentir : la saisie en forme de thèse déterminée ne peut être pleinement conforme à ce qui est déjà dans le savoir originel – que la raison ou le sentir est pour lui-même. Tout comme, pour ce motif, la Critique de la raison pure conduit finalement chez Kant à la Critique de la faculté de juger, ainsi la compréhension, c’est-à-dire ce qu’est pour lui-même l’être du monde 77
doué de raison, s’accomplit pour Maine de Biran lorsque l’apercevoir et le connaître se retirent selon leur signification propre et expriment eux-mêmes l’événement initial du sentir comme tel. En ce sens, Maine de Biran peut écrire : « On pourrait dire de cette faculté de créer en représentant, qu’elle se définit elle-même uniquement par son exercice : opposée à la tranquille et froide réflexion, jamais elles ne coexistent ensemble ; celui qui obéit actuellement aux inspirations du génie est sous le charme, il ne se rend pas compte de ce qu’il fait, ni de ce qu’il éprouve, il sent, voit directement et n’aperçoit pas, et lorsqu’il aperçoit, il ne sent plus ou n’imagine plus : mais si le génie n’est pas lui-même dans le secret de sa puissance, qui pourra chercher à le surprendre » (Mémoire, p. 218). Qui ne verrait qu’une telle détermination du génie n’est pas éloignée de la conception de Kant, quand il dit au § 46 de la Critique de la faculté de juger : « Le génie est la disposition innée de l’esprit (ingenium) par laquelle la nature donne la règle à l’art ». Cependant des énoncés auxquels Kant ne pouvait parvenir qu’en passant, en sa réflexion philosophique, par de multiples distinctions, s’ouvrent pour Maine de Biran dans le développement continu d’une seule expérience, celle de l’antériorité du sentir par rapport à l’apercevoir et au connaître, en lesquels, dans la conscience de soi de l’homme, il prend forme. Maine de Biran, pour lequel l’homme, comme être du monde doué de raison, prend conscience originellement de sa raison dans le sentir, n’a pas besoin de comprendre le génie à partir de l’union de la sensibilité et de la pensée, comme instances d’abord séparées, mais il peut prolonger d’un seul trait le savoir du sentir jusqu’à l’inspiration du génie. La laborieuse réunion de ce qui est différent est requise pour Kant, là où Maine de Biran comprend à partir d’une expérience de vie qui boucle en elle-même. La grande difficulté, dans la doctrine de Maine de Biran, qui marque aussi le point où il se sépare de Kant et s’efforce d’aller au-delà de lui, est déjà indiquée par cette instauration particulière du comprendre que nous l’avons vu caractériser par le terme d’ « abstraction anti-réflexive ». 78
Kant était d’avis que la raison ne peut parvenir en général à une compréhension de soi que dans la mesure où elle se réalise elle-même dans le domaine de l’appréhension, du jugement et du raisonnement. Maine de Biran, tout en accordant que l’homme, même dans son effort de se comprendre lui-même, reste lié dans une certaine mesure à ce domaine, veut cependant revenir pour une telle compréhension en arrière de lui. Il pense pouvoir y accéder par une méditation, dans laquelle l’homme, quoiqu’il reste aussi en même temps dans le domaine de la pensée logique, pénètre dans une sorte d’expérience de soi, qui lui est toujours déjà donnée, et dans laquelle il est justement compréhension de soi, et qui est le savoir du sentir. Ce savoir du sentir n’existe donc pas sans attache, pour lui seul ; l’homme qui se sent lui-même est plutôt en même temps l’être qui appréhende dans des distinctions, mais ce sentir a cependant une signification qui déclare par elle-même son identité. La problématique de cette situation, Maine de Biran l’indique par le fait que le sentir se fait connaître pour lui par une « sensation incomplète », dans laquelle se trouve déjà entièrement une expérience autonome de l’événement de vie, mais qui devient « sensation complète » dès que la connaissance logique s’ajoute au sentir. Du fait que dans la conscience qui appréhende la « sensation incomplète » s’achève en « sensation complète », le savoir originel subit un certain préjudice, comme cela résulte clairement de la remarque sur le génie, que nous avons citée ; tout comme le fait Kant dans la doctrine du phénomène, Maine de Biran tient donc fermement que l’événement originel du savoir de soi qui se comprend lui-même ne peut passer à la conscience expresse qu’en n’ayant déjà plus le pouvoir de se saisir pleinement luimême en ce passage. Mais Maine de Biran n’en vient pas précisément comme Kant le fait dans l’Esthétique transcendantale et l’Analytique transcendantale pour le savoir dans le phénomène, au savoir de la « sensation incomplète », par les moyens de la saisie logique. Il laisse ce savoir valoir pour lui-même, il ne le comprend pas à partir de la « sensation complète », là où, au contraire, Kant, dans l’Esthétique et 79
l’Analytique, veut rendre énonçable l’événement de raison à l’issue de l’appréhension du monde sur le mode de l’entendement (c’est-àdire, dans les termes de Maine de Biran, de la « sensation complète »). Maine de Biran ne divise pas par conséquent, comme Kant le fait, dans sa recherche, pour la connaissance, la sensation originelle en réceptivité et spontanéité. On pourra dire : pour Maine de Biran, l’être du monde doué de raison s’expérimente dans le sentir qui a lieu sur le mode de la « sensation incomplète », comme être corporel signifiant une unique expérience de soi, qui boucle sur elle-même. Cette expérience de soi de l’homme comme être corporel ne connaît en soi aucune distinction ; mais en tant que cette expérience est toujours cependant déjà orientée vers la « sensation complète », c’est-à-dire qu’elle est rapportée à la possibilité de la connaissance logique, pour autant elle doit contenir déjà virtuellement la possibilité de la distinction. Et cette distinction virtuelle peut déjà être aussi indiquée à partir de la sphère de la saisie logique qui procède toujours par distinctions, bien qu’elle ne soit jamais indiquée que d’une manière qui énonce déjà en fait la distinction comme telle, et n’est déjà plus réellement conforme à l’état qui se produit en fait dans le sentir. Cette distinction est celle de la résistance et de l’effort. Si donc cette distinction ne se trouve encore que virtuellement dans le sentir originel et n’est pas correctement indiquée par la séparation conceptuelle, ou encore est faussement représentée comme position, cette orientation signifie cependant que le sentir est toujours tel pour lui-même, que dans sa compréhension de lui-même il ne peut pleinement aboutir, qu’il est un comprendre, mais que ce comprendre est déjà pour lui-même un manque. Avec la modification particulière qu’il apporte, Maine de Biran tient donc dans sa signification propre la doctrine de Kant, selon laquelle toute notre connaissance est une connaissance de pur phénomène, et sa doctrine se présente comme une authentique continuation du transcendantalisme kantien. Mais de ce fait, elle reste entièrement exposée, malgré le développement ultérieur du comprendre, depuis la liaison dans l’appréhension logique jusqu’à 80
la reconnaissance du sentir, à la difficulté de la position kantienne, à savoir que le comprendre, qui doit avouer n’être un comprendre que dans le phénomène, ne peut jamais trouver qu’un accès à soi dont il sait qu’il n’est pas à même de lui ouvrir pleinement la signification de luimême. Combien Maine de Biran s’accorde avec Kant, cela paraît précisément en ceci, que pour lui aussi le génie ne peut pas agir simplement à partir d’un sentir obscur, mais qu’il doit avoir été précédé d’une saisie du monde consciente et porteuse de distinctions. C’est seulement lorsque l’homme s’est réellement pensé lui-même et a réellement pensé le monde dans une saisie qui use de distinctions, qu’il est véritablement homme, c’est seulement à partir de ce point qu’il peut parvenir à l’inspiration créatrice. La « sensation incomplète » ne constitue pas encore tout l’être homme, mais dans cet état l’homme existe comme encore pris dans un sommeil ; il doit sortir de cet état, alors seulement il devient homme pour lui-même, il acquiert son être plénier. Dans la « sensation complète », dans sa vie consciente d’ellemême, la raison est présente à elle en un degré plus élevé que dans la sensation indéterminée. Mais le Je, qui se produit ainsi, a alors par là aussi la conscience expresse de sa pure phénoménalité, phénoménalité qui ne peut être expérimentée dans le sentir que comme en rêve. Dans une remarque – postérieure – au Mémoire, il est dit : « Comme le principe ou la cause (x) de la vie commence à animer un corps, lorsque, suivant une loi première de la nature, il survient des conditions physiques de ce corps qui déterminent cette animation … il y a pareillement une loi et des conditions physiques du corps (différentes de celles qui constituent la simple animation) qui déterminent, dans un instant donné de l’existence absolue, l’application possible et actuelle de la force hyperorganique aux organes moteurs convenablement disposés, et par suite la naissance du moi phénoménal, ou le premier rapport senti de la cause qui meut au corps qui est mû ; mais nous ignorons également clans les deux cas l’origine, le comment et 81
les lois de l’animation physique et intellectuelle et nous sommes réduits aux hypothèses » (p. 141). L’événement de raison, ainsi qu’il est déterminé par l’Antinomique, trouve pour Kant dans l’Esthétique transcendantale sa présentation doctrinale immédiate. C’est l’Esthétique transcendantale, non l’Analytique transcendantale, qui nous indique que notre connaissance est une connaissance dans le pur phénomène. Par suite, Kant conclut l’Esthétique transcendantale dans la première édition dans les termes suivants : « Il est donc sans aucun doute certain, et pas seulement possible ou vraisemblable, que l’espace et le temps, comme conditions nécessaires de toute expérience (externe et interne) sont des conditions simplement subjectives de toute notre intuition, par rapport auxquelles tous les objets sont de purs phénomènes et non des choses données en soi en cette façon ; aussi, à propos des phénomènes, peut-on dire beaucoup a priori en ce qui concerne leur forme, mais on ne peut jamais dire si peu que ce soit de la chose en soi, qui peut être au fondement de ces phénomènes » (Critique de la raison pure, A 48). L’intuition fait que notre connaissance est une connaissance seulement de simples phénomènes ; la pensée ne fait que recevoir ce caractère de notre connaissance, et pose, à l’intérieur de cette disposition fondamentale, ses déterminations. Maine de Biran n’a presque exclusivement fait que prolonger dans sa doctrine ce que Kant a indiqué dans l’Esthétique transcendantale comme la manière dont l’événement de la raison a lieu. En remontant à l’expérience corporelle de soi que fait l’homme, il indique l’intuition pure, sur le mode de laquelle la compréhension advient originellement, par l’expérience de résistance et d’effort, qui – tout comme pour Kant l’espace et le temps – est antérieure à la connaissance d’objets et de contenus déterminés, que nous pouvons nous représenter seulement à l’issue de cette expérience corporelle initiale. Certes, ce passage de l’expérience sensible originelle à la connaissance des choses singulières dans l’espace et le temps doit présenter pour la doctrine de Maine de 82
Biran une difficulté particulière, elle ne peut même proprement à partir de sa position métaphysique être rendue réellement compréhensible. Kant, comme on l’a dit, ajoute à l’Esthétique transcendantale l’Analytique transcendantale, comme expression d’un processus autonome de la pensée à partir de l’apparaître sensible. Mais Maine de Biran, précisément parce qu’il soude, pour ainsi dire, la raison au sentir, ne peut plus faire ce passage. Nous ne pouvons pas trouver chez lui une partie correspondant à l’Analytique transcendantale, la doctrine de l’entendement pur disparaît, et on ne trouve que le renvoi à ce que l’entendement accomplit de fait. Kant a montré que l’unité transcendantale de l’aperception seule, en tant qu’elle s’exprime par la pensée sur le mode de l’entendement, fait que la connaissance peut, en ce qu’elle intuitionne, être pour elle-même ; Maine de Biran installe l’unité transcendantale de l’aperception dans le sentir lui-même, et il ne peut attribuer alors les prestations de l’entendement au moi phénoménal, qui de cette manière est déjà apparu, que de façon purement factuelle, comme des fonctions qui viennent s’ajouter. De ce point de vue, sur la nécessité d’ajouter encore au prolongement de l’Esthétique transcendantale un prolongement de la Logique transcendantale, pour pouvoir aussi apercevoir la signification de l’entendement pour la possibilité de la connaissance, on peut considérer Jules Lachelier, qui en 1871 a publié son célèbre traité Le fondement de l’induction, comme celui qui reçoit en héritage et qui achève la doctrine de Maine de Biran. Nous ne pouvons ici, en ce qui regarde notre thème, faire que de très courtes remarques sur sa doctrine. La doctrine de Maine de Biran, selon laquelle l’homme comme être du monde doué de raison se comprend originellement dans le sentir, Lachelier l’a énoncée et représentée sur le mode de l’appréhension de la chose dans son être donné. Sa doctrine est, comme il l’exprime lui-même, un réalisme spiritualiste. Une telle position de la pensée ne pouvait pas être possible pour Maine de Biran, du fait qu’il trouvait l’événement du comprendre dans l’expérience corporelle de soi de l’homme, et l’avait installé dans 83
cette expérience. Lachelier par contre introduit cette expérience dans la valeur même qu’a pour soi la connaissance objective. Pour lui, la pensée ne se comprend pas à partir du sentir, mais le sentir doit être compris comme une manière de la pensée d’être pensée. Par suite, le commencement de la pensée ne se trouve pas pour lui dans une « abstraction anti-réflexive », en laquelle le comprendre cherche à se libérer des positions d’une appréhension logique, et ne peut alors parvenir proprement qu’à s’annoncer, mais Lachelier institue la réflexion philosophique à partir de l’appréhension objective des choses, cependant de telle sorte que l’événement de raison y soit saisi comme tel dans une compréhension. On peut donc le dire, pour Lachelier la connaissance objective acquiert comme telle le caractère d’événement de la raison et par là du sentir, l’ « abstraction anti-réflexive » n’est pas trouvée en opposition à l’appréhension objective, mais comme le caractère de cette appréhension. De cette manière, Lachelier peut compléter, dans une certaine mesure, ce que la doctrine de Maine de Biran ne pouvait mener à bien, à savoir prolonger aussi dans la réflexion l’Analytique transcendantale. Il se produit là un vrai renversement de la doctrine kantienne. Kant attribuait, d’une part, au donné objectif, la valeur d’une base pour les énoncés de la doctrine critique de la connaissance, et il montrait d’autre part cependant que l’être donné objectif ne peut être possible que par les formes de l’entendement connaissant. Lachelier pose au départ que cette dualité qui demeure dans la pensée kantienne, et qui est solidaire de la dualité de sensibilité et d’entendement ne correspond pas à l’événement clos sur soi du connaître et que la réflexion philosophique peut se rendre immédiatement présent cet événement clos sur soi, par une méthode réductive, par laquelle elle écarte pas à pas toutes les affirmations métaphysiques non fondées. Pour Kant, la sortie de la pensée dogmatique n’était possible que par l’Antinomique de la raison, qui n’ouvre elle-même aucune saisie intellectuelle nouvelle, mais donne à la réflexion philosophique la possibilité de revenir, à partir de l’événement de la raison, à la connaissance et à 84
ses objets. L’Esthétique transcendantale et l’Analytique transcendantale qui en résultent ne changent pas les vieilles formes d’appréhension (ce pourquoi Maine de Biran devait demander l’ « abstraction anti-réflexive ») mais leur donnent une nouvelle signification à partir de la compréhension de l’événement de raison. Pour Lachelier, la réflexion philosophique possède d’avance ce comprendre de l’événement de raison dans la connaissance objective ; il lui est seulement d’abord encore masqué par les affirmations dogmatiques qui occupent le premier plan. Mais ces affirmations dogmatiques peuvent être écartées par l’examen critique, précisément parce que la réflexion philosophique est déjà en possession du savoir juste, et qu’elle peut par elle-même examiner au moins négativement les affirmations hâtives, dans lesquelles elle tombe d’abord, en ce sens qu’elle découvre leur inconsistance. Par ce procédé d’exclusion, la juste compréhension de la connaissance objective, dans la possession de laquelle nous sommes toujours déjà, est libérée, et peut se rendre témoignage par elle-même dans sa vérité. La méthode réductive vise à montrer que la pensée elle-même advient sur le mode des objets. C’est sur le mode de ce qui apparaît que la pensée se rend témoignage comme pensée. La pensée elle-même se présente dans l’existence matérielle des choses, et ce que nous sommes habitués à saisir comme divers sensible, nous devons le comprendre comme l’événement de la pensée elle-même. Il s’ensuit que la pensée advenant sur le mode des choses reçoit à nouveau une double nature. D’un premier point de vue, la pensée dans laquelle se trouve la réalité même des choses se révèle comme la loi. Dans la loi se trouve la nécessité, et c’est cette nécessité de la loi qui renferme en soi dans l’unité l’être véritable de la pensée et des choses. Lachelier dit : « Dans ce monde de phénomènes dont nous occupons le centre, la pensée et l’existence ne sont que deux noms de l’universelle et éternelle nécessité » (p. 51, éd. 1916). Mais comme l’avaient fait Kant et Maine de Biran, Lachelier tient aussi que la réalité qui se révèle ici est la réalité d’un monde seulement phénoménal. Lachelier parvient à cette simple 85
phénoménalité de la réalité sur la base de sa méthode réductive. Il est immédiatement manifeste pour ce savoir purifié que pensée et être n’ont qu’une validité phénoménale, et en telle sorte que la nécessité, qui est expérimentée là et comprise, est une nécessité en soi-même contingente. La loi, dans laquelle la pensée et les choses se présentent, est la loi de causalité. En elle la nécessité se présente comme la nécessité d’une synthèse, qui cependant ne dispose nulle part d’elle-même. La nécessité de la loi causale est elle-même l’expression d’une contingence originelle. Ce n’est que comme structuration de la contingence que la loi peut être. Ce que Kant avait indiqué, en disant que l’entendement connaissant ne peut se réaliser que dans la connaissance des phénomènes mêmes, est ce que comprend Lachelier lorsqu’il dit que, dans l’événement de la loi et de sa nécessité, c’est justement la contingence même qui accède à la présentation 1. Cet événement contingent doit de nouveau être justement l’événement de raison, et par là le sens lui-même clos sur soi. La pensée, qui est la réalité même, ne s’épuise pas en ce que, comme loi et nécessité, elle est établie de telle sorte que personne ne peut dire « de quel endroit elle a surgi » (Sophocle), mais elle est toujours encore le sens se comprenant par lui-même. Ce qui apparaît à la pensée, en tant qu’elle s’accomplit dans la loi causale, comme la contingence radicale, est ainsi, en un deuxième point de vue, qui se trouve aussi dans la pensée, et se produit toujours avec elle, le sens et la signification mêmes. De ce point de
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Schopenhauer avait compris le principe de causalité de façon semblable dans son écrit sur La racine quadruple du principe de raison suffissante. La doctrine de Boutroux sur la contingence des lois de la nature est aussi proche de cette conception. Au 20e siècle, Nicolai Hartmann a encore une fois essayé de faire paraître dans son ontologie la signification particulière de la loi de causalité, par laquelle justement se révèle la contingence radicale de l’existence. Le néo-kantisme a vu lui aussi que la connaissance scientifique doit être fondée sur une base qui se soustrait elle-même à la loi. 86
vue, la pensée se révèle et la réalité des choses, qui dans la loi de causalité paraît comme l’absolument contingent, se révèle comme ce qui est excellent et bon, comme ce dont l’être a comme tel, d’une manière non relative, la signification du devoir-être. Ainsi Lachelier peut-il dire : « Les choses sont à la fois parce qu’elles le veulent et parce qu’elles le méritent » (p. 86). Ici se manifeste clairement entre la pensée de Lachelier et celle de Maine de Biran une proximité cachée, qui pourrait facilement être perdue de vue, du fait que l’un part du sentir, tandis que l’autre part si expressément du penser. C’est l’unité de l’événement de raison, de laquelle tous deux partent ; elle fait que s’unissent pour eux en un tout les questions que Kant devait assigner [séparément à la Critique de la raison pure et à la Critique de la raison pratique. L’idée que le monde que nous connaissons ne peut être qu’un monde de phénomène est entièrement maintenue, mais la signification morale peut comme telle être immédiatement saisie dans le phénomène. Écoutons encore une fois sur ce point Lachelier : « La nécessité réduite à ellemême n’est rien, puisqu’elle n’est pas même nécessaire ; et ce que nous appelons contingence, par opposition à un mécanisme brut et aveugle, est, au contraire, une nécessité de convenance et de choix, la seule qui rende raison de tout, parce que le bien seul est à lui-même sa raison » (p. 86). Mais on doit alors tenir que le devoir-être et le bien ne peuvent être justement compris que si on maintient, au niveau du savoir, que notre connaissance n’est toujours qu’une connaissance dans le simple apparaître, et que l’équilibre dans lequel la pensée se maintient repose seulement sur une fine pointe, au prix d’un effort constant. C’est en ce sens qu’Alain a lié dans des magistrales Lettres sur la philosophie de Kant la pensée de Lachelier et celle de Kant. Alain écrit : « Ainsi se fait l’épuration de nos pensées, si sévèrement commencée dans la première Critique. Kant n’a pas l’opinion que le devoir soit facile ni que le salut soit facile. Là se trouve son dogme ; il a découvert l’esprit, il prétend ne pas le perdre. Mais, si la révolution est faite, il croit tout perdu, car ce 87
qui est fait n’est jamais qu’un équilibre de matière. On reconnaît ici le fond même de l’esprit Jacobin, qui est aux yeux de Kant comme la Réforme de l’Église politique. Cet esprit rebelle au contentement de soi, je l’ai retrouvé dans mes héros, dans Lagneau et dans Jules Lachelier. Toutefois je n’avais pu pénétrer jusqu’à la critique de soi, qui fait de l’âme même un grand doute et une grande modestie » (p. 80). Nous devrions maintenant passer à Bergson. L’espace dont je dispose me l’interdit. Combien la pensée de Bergson fait partie de la problématique traitée ici, les titres de ses œuvres principales le montrent déjà. Bergson s’est compris lui-même comme un rival de Kant. Mais nous pouvons d’autant plus renoncer à traiter du rapport de Bergson à Kant que Madeleine Barthélémy-Madaule, dans sa profonde étude sur Bergson adversaire de Kant, a porté un jugement pénétrant sur ce rapport. En conclusion de ses discussions, l’auteur en vient à parler de la philosophie morale de Jankélévitch. Elle écrit : « Il était impossible de ne pas situer la convergence de l’enseignement kantien et de l’enseignement bergsonien dans une morale qui ne s’apparente pas seulement à eux, mais qui constitue un événement nouveau où l’on retrouve, transformés de telle sorte qu’ils peuvent s’unir, ces deux courants qui, pris tels quels, manifestaient leur opposition » (p. 218). Je veux seulement citer ici un passage de Jankélévitch, dans son ouvrage Le Pardon, de 1967, où il se réfère immédiatement à Kant. II écrit (p. 151) : « Ainsi donc la cime de l’âme s’effile dans le pardon, mais la succession chronologique et la réflexion de conscience, qui sont les deux dimensions de la complaisance, substituent à la fine pointe un « état-de-pointe ». Or il y a pointe, mais il n’y a justement pas état ! N’est-ce pas justement en cela que le pardon pur est un idéal normatif ? Tel est le pur désintéressement selon Kant. » Kant n’a pas parlé du pardon, où entre le sentiment et par là la nature sensible de l’homme, mais seulement de la justice, et pourtant alors qu’il parle de justice, il vise en même temps ce en quoi Jankélévitch place l’être du pardon. Et ce que nous avons trouvé chez tous les 88
penseurs dont nous avons ici traité, à savoir qu’il est décisif de tenir fermement l’idée que tout notre savoir ne peut advenir que comme un savoir dans le phénomène, nous le trouvons clairement aussi dans ce texte de Jankélévitch, qui écarte de la compréhension morale de soi le contentement de soi de la conscience dogmatique. En ce sens, le texte de Jankélévitch renvoie à ce qu’Alain a dit avant lui, dans le texte que nous avons cité, et nous voulons conclure notre exposé par un bref rappel de ce qu’Alain écrivait en 1946, immédiatement après l’horreur de la deuxième guerre mondiale, dans ses Lettres sur la philosophie de Kant. Chez Alain se trouve encore une fois résumé et condensé ce que nous avons ici rassemblé en partant de divers penseurs, et dans des perspectives diverses. Le fondement profond de la pensée kantienne, d’où seulement pouvait résulter la réflexion transcendantale, est la modestie de la raison, qui elle-même ne peut résulter que d’une discipline de la raison, dans laquelle celle-ci exige d’elle-même de combattre et de surmonter constamment le penchant à la « complaisance » – selon l’expression de Jankélévitch, et de se maintenir ainsi dans cet équilibre qui repose sur une fine pointe, et signifie le savoir du caractère simplement phénoménal de notre connaissance. Alain dit en ce sens : « Je laisse à chacun de découvrir la discipline de sa propre raison, que je voudrais nommer Modestie de la Raison pure » (p. 62). Mais dans cette modestie surgit le savoir concernant l’unité de l’événement de raison, unité qui réunit en elle la sensibilité et la pensée, et qui les réunit précisément en ceci, qu’elles se montrent pour nous, qui sommes des êtres raisonnables vivant et agissant dans le monde, dans une constante opposition qui ne peut être supprimée. Par-là, Alain a indiqué le problème de fond de l’interprétation française de Kant, il a dévoilé son sens secret et il l’a détachée de toute interprétation profane de Kant. Cette intuition trouve une expression admirable dans ce propos, si divergent par rapport à l’interprétation courante de Kant : « Il est le plus poète des philosophes » (p. 77). Les deux ensembles, la 89
modestie de la raison et le retour de la raison dans la nature créatrice même qui advient alors, signifient que dans la philosophie transcendantale kantienne la raison est parvenue à être sa compréhension de soi comme raison. Et c’est pourquoi la pensée de Kant n’est pas la pensée d’un individu singulier, dont d’autres individus peuvent à leur manière prendre connaissance, mais elle est l’événement de la compréhension de soi de l’homme comme tel, et la pensée qui est ici pensée est l’événement de la pensée que tous sont. Cette pensée n’est pas fixée en énoncés dogmatiques, et elle est capable d’une élaboration et d’un développement constants, mais en cela advient constamment de façon neuve le savoir que l’être du monde doué de raison est toujours déjà pour lui-même dans sa compréhension de soi. Ainsi Alain : « Quant à l’idée, on ne peut pas la manquer quand il s’agit d’un auteur qui expose non pas son idée, mais celle de son lecteur. Vous êtes invité à vous comprendre vous-même » (p. 9).
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Kant et l’histoire de la philosophie Dans le dernier chapitre de la Critique de la raison pure Kant nous parle de l’histoire de la raison pure. Il distingue trois perspectives selon lesquelles cette histoire peut être regardée. On peut prendre en considération 1° l’objet de nos connaissances rationnelles, 2° l’origine de ces connaissances et 3° la méthode de la réflexion philosophique. Pour chacun de ces trois domaines Kant croit pouvoir discerner une dichotomie de positions dans l’histoire de la pensée, et pour la méthode il va découvrir une troisième position en plus, la sienne – la méthode de la Critique de la raison pure, ce qu’il ne fait donc pas pour les deux premiers points. Dans son ouvrage même Kant ne nous parle pas beaucoup de cette nouvelle méthode. La 1ère édition de la Critique ne nous dit pratiquement rien sur la méthode, et la célèbre note dans la préface à la 2ème édition – qui résulte donc d’une réflexion post eventum – au lieu de dire quelque chose de spécifique sur la méthode suivie par le philosophe renvoie plutôt à la méthode des sciences naturelles qui serait à imiter dans la philosophie. On ne trouve aucune indication précise sur ce qui ferait le caractère tout à fait nouveau de la méthode de la Critique, Kant nous dit au contraire à plusieurs reprises qu’il procède par analyse, ce qui ne fait précisément que continuer la méthode traditionnelle de la métaphysique. La dichotomie que Kant discerne pour la méthode de la métaphysique traditionnelle est celle entre une méthode dogmatique et une méthode sceptique. Mais la méthode dogmatique procède simplement par analyse et la méthode sceptique analyse et conteste le résultat 91
de telles analyses. Il semble que Kant – dans la préface à la 2ème édition – croit que la révolution copernicienne soit déjà elle-même la nouvelle méthode, mais il semble plutôt que cette révolution soit exécutée avec les moyens de la méthode dogmatique. Pour mieux comprendre la pensée de Kant sur la nouveauté de sa propre méthode il faut peut-être avoir recours aux Prolégomènes. Dans ce petit ouvrage Kant nous dit que la métaphysique traditionnelle n’avait pas fait – en ce qui concerne nos connaissances rationnelles – la distinction entre les jugements analytiques et les jugements synthétiques. Il croit qu’il s’agit là d’une distinction qui mériterait de devenir classique dans l’histoire de la pensée. Comme la métaphysique traditionnelle avec sa méthode analytique n’avait pas connu cette distinction, elle avait toujours opéré naïvement, pour ainsi dire, sans pouvoir se rendre compte de la nature de la réalité qu’elle analysait ainsi. Pour la philosophie transcendantale nos analyses ont affaire à des jugements. Et il semble que pour Kant ce changement du contenu de la réflexion philosophique change aussi et de façon automatique la méthode de la pensée philosophique, qui – même lorsqu’elle va continuer à procéder par analyse – ne pourra plus avoir un caractère ni dogmatique ni sceptique, parce qu’elle ne s’adressera plus à des objets, qui eux resteraient toujours dans un certain sens quelque chose de présupposé et resteraient ainsi aussi l’inconnu pour la pensée ; par l’analyse se fera plutôt la reconnaissance de soi de la raison, sa propre articulation et la genèse de sa manifestation dans la réflexion. La méthode analytique sera en tant que telle méthode génétique. L’analyse systématique et scientifique des contenus de notre pensée en tant qu’ils sont des jugements analytiques, donne la science de la logique, que l’on peut caractériser comme une science purement formelle, parce qu’elle ne s’occupe que des rapports que dans ses connaissances la raison entretient avec elle-même. L’analyse systématique et scientifique des jugements synthétiques au contraire, qui font la nature de notre connaissance rationnelle en tant qu’elle est connaissance et 92
manifestation, nous mène à la doctrine de la Critique de la raison pure, qui est la science génétique dans et par laquelle la raison se reconnaît dans son autoconstitution comme connaissance. Cette science génétique de l’autoconstitution de nos connaissances rationnelles, qui se fera par l’analyse non plus d’objets donnés, mais plutôt de jugements synthétiques remplacera la métaphysique traditionnelle, elle sera dès maintenant la science philosophique matérielle, qui nous renseignera sur la réalité du monde et sur sa manifestation. Mais il semble que cette nouvelle démarche de la pensée transcendantale reste plutôt un programme au lieu d’être vraiment une méthode appliquée. Dans sa lettre à Marcus Herz du 21 février 1772 Kant croit pouvoir dire, que la Critique sera achevée en quelques mois or, il a eu besoin de neuf ans encore pour la terminer. On peut supposer que c’était précisément le manque d’une méthode adéquate pour exprimer sa nouvelle pensée, qui lui a causé tant de difficultés. Finalement Kant a cru devoir se rapporter à l’expérience pour les jugements synthétiques a posteriori et à la logique traditionnelle pour les jugements synthétiques a priori. Mais aussi bien l’expérience que la logique formelle ne sont que des moyens dont la métaphysique traditionnelle, qui n’avait pas connu la distinction entre les jugements analytiques et les jugements synthétiques avait déjà fait usage. De cette situation résulte qu’au bout du compte le philosophe ne peut rien dire des jugements synthétiques a posteriori, parce que l’expérience tombe en dehors du raisonnement, et que pour les jugements synthétiques a priori ce n’est pas le plus haut principe de tous les jugements synthétiques (B 197/A 158) qu’il puisse appliquer vraiment, mais que ce sont plutôt le principe de la contradiction et le principe de l’identité, comme les plus hauts principes de la logique formelle, auxquels il doit avoir recours. Il y a donc dans la Critique de la raison pure un décalage entre l’intention de la pensée transcendantale et sa concrète élaboration. Une évaluation nouvelle de l’objet et de l’origine de nos connaissances rationnelles est devenue possible, mais le 93
raisonnement ne sait pas suivre cette nouvelle perspective ; le vin nouveau est rempli dans de vieilles outres. La pensée transcendantale, dans laquelle la raison a affaire à ellemême, s’élève pourtant au-dessus de l’histoire de la pensée métaphysique, qui n’a pas connu la distinction entre les jugements analytiques et les jugements synthétiques et qui dans sa méthode analytique se prenait elle-même pour une pensée se développant à l’intérieur d’une situation présupposée. C’est cette situation de la pensée traditionnelle qui mène Kant à la distinction de l’objet et de l’origine de nos connaissances rationnelles et aux distinctions subséquentes du sensualisme et de l’intellectualisme pour l’objet et de l’empirisme et du noologisme pour l’origine de nos connaissances rationnelles. Voilà des distinctions qui sont faites par une pensée transcendantale, qui raisonne elle-même comme pensée dogmatique. Il ne faut pas regarder les distinctions faites par Kant entre le sensualisme et l’intellectualisme d’une part et entre l’empirisme et le noologisme d’autre part dans le sens d’un strict parallélisme. Il semble possible de combiner le sensualisme non pas avec l’empirisme seulement, mais avec le noologisme aussi, et de combiner de façon analogue l’intellectualisme avec l’empirisme. Un philosophe empiriste peut bien par son expérience avoir accès à des objets intelligibles, c’està-dire disposer d’une expérience mystique : et pour un sensualiste l’origine de ses sensations peut bien se trouver dans la raison elle-même. Kant remarque que Leibniz a bien suivi Platon dans ses convictions noologistes, mais qu’il s’est pourtant tenu assez éloigné de son système mystique ; ce qui semble vouloir dire que pour Kant, Leibniz tout en étant noologiste pour l’origine de nos connaissances était néanmoins – plus ou moins nettement – sensualiste pour la question de leur objet. Leibniz a reconnu que les objets de notre connaissance sont des objets sensibles, mais l’origine de cette connaissance d’objets sensibles il l’a cherchée dans la raison elle-même. Kant – tout en hésitant – cite aussi Locke, pour qui l’expérience peut finalement nous conduire jusqu’à 94
une certaine connaissance de Dieu et de l’âme immortelle. Il faut donc conclure que Kant – il ne le dit pas verbis expressis – a quand même soupçonné Locke d’être dans une certaine mesure un empiriste intellectualiste, c’est-à-dire un empiriste mystique. Kant ne nous dit donc rien d’une nouvelle position de sa propre pensée par rapport aux problèmes de l’objet et de l’origine de nos connaissances. Il ne peut pas le faire parce que pour élaborer la pensée transcendantale il a dû se servir de la méthode analytique et dogmatique de la pensée traditionnelle. Une méthode vraiment critique et transcendantale n’aurait plus connu – semble-t-il – la distinction entre l’objet et l’origine de nos connaissances, parce que ces connaissances n’auraient plus été conçues comme quelque chose de présupposé, mais comme des jugements synthétiques dans lesquels la raison se reconnaît elle-même et se reflète en elle-même. Kant n’est pas arrivé à élaborer cette méthode, et – par conséquent – l’esthétique transcendantale et l’analytique transcendantale se présentent comme des doctrines où l’objet et l’origine de nos connaissances rationnelles font leur réapparition, et ceci avant les mêmes connotations que Kant croit pouvoir discerner pour l’histoire de la pensée métaphysique. Seulement, comme le jugement synthétique embrasse la connaissance entière et comme la raison se reconnaît elle-même dans le jugement synthétique, tous les différents moments de l’objet et de l’origine de nos connaissances entreront en commun dans la doctrine de la Critique, mais ils ne vaudront plus pour une réalité en soi comprise selon le principe de l’identité, ils ne vaudront que comme la forme synthétique sous laquelle la raison se fait manifestation. La raison se reconnaît elle-même dans les jugements synthétiques, mais ils restent des jugements synthétiques, où la raison n’arrive pas à disposer d’elle-même sans un contenu. Ceci donne à toutes nos connaissances rationnelles le caractère d’être connaissance de soi de la raison, mais c’est une connaissance de soi de la raison qui est une connaissance simplement phénoménale. C’est cette conscience de la valeur seulement phénoménale de toutes 95
nos connaissances rationnelles qui fait le véritable patrimoine de la pensée transcendantale, l’autonomie et la hétéronomie de la raison se trouvent ainsi réunies sans être mélangées, tandis que la métaphysique en raisonnant sous le principe de l’identité devait sombrer dans leur confusion. Elle croyait pouvoir discerner la réalité en soi, mais il lui manquait la raison suffisante. La doctrine de la phénoménalité de toutes nos connaissances rationnelles est dans la Critique de la raison pure l’expression de la méthode transcendantale se réalisant sous une forme dogmatique. La doctrine suit la métaphysique traditionnelle, la méthode transcendantale n’est pas expliquée comme méthode véritablement transcendantale. Ainsi, à l’intérieur de l’unité transcendantale l’objet et l’origine de nos connaissances rationnelles resteront distingués et les dichotomies sous lesquelles ils se réalisent resteront en vigueur. La Critique – dans l’Esthétique et dans l’Analytique transcendantales – connaîtra un rassemblement de tous ces différents moments, qui parce qu’ils contiennent tous des éléments nécessaires à la nature complète de la connaissance, ne correspondent que dans leur totalité à la demande de la réflexion transcendantale qui à travers eux cherche sa propre expression. Ainsi la distinction faite par Kant entre les jugements analytiques et les jugements synthétiques implique en elle la méthode transcendantale, mais dans l’Esthétique transcendantale et dans l’Analytique transcendantale cette méthode n’arrive pas à se réaliser de façon adéquate ; pour pouvoir se réaliser elle doit plutôt se servir de la méthode analytique de la métaphysique traditionnelle, qui n’avait pas connu la distinction entre les jugements analytiques et les jugements synthétiques, mais partait plutôt d’une idéalité présupposée en tant que telle. Mais Kant ne demandait pas à cette méthode analytique de la pensée métaphysique d’expliquer par elle la nature de la méthode transcendantale. Elle n’était pour la méthode critique qu’un moyen d’application, qui comme tel et dans ses propres déterminations n’avait pas une signification transcendantale, mais une signification métaphysique seulement, qui ne prétendait pas d’expliquer par lui la signification trans96
cendantale. Ainsi y avait-il dans la doctrine de la Critique une scission immanente, la pensée transcendantale ne peut pas se correspondre vraiment à elle-même. Cette situation instable devait être dépassée. Mais en se tenant à la Critique la réflexion philosophique des successeurs de Kant ne disposait que de la démarche analytique de la pensée métaphysique pour essayer d’arriver à la réalisation de la méthode transcendantale dans sa propre signification. Pour Kant l’application métaphysique de la méthode transcendantale ne valait que métaphysiquement, pour les successeurs de Kant il y aura un tel usage de la pensée analytique de la métaphysique que cette pensée par elle-même et selon sa propre constellation fait ressortir l’essence de la méthode transcendantale et le sens de la distinction que Kant avait faite entre les jugements analytiques et les jugements synthétiques et qu’elle arrive ainsi par ses propres moyens et dans sa propre sphère à exécuter la méthode transcendantale comme s’accordant à elle-même. C’est dans ce sens que la proposition A = A devient le grand principe de la réflexion transcendantale chez les successeurs de Kant. Ce principe est conçu comme étant en même temps l’objet et l’origine de nos connaissances rationnelles. Il peut être conçu ainsi-, parce que tout en étant pris comme proposition métaphysique il est regardé aussi comme le premier principe de la méthode critique ou transcendantale de la réflexion. Ainsi la méthode analytique de la réflexion philosophique se prend elle-même comme la méthode, qui arrive à découvrir la vérité du jugement synthétique, elle se prend elle-même comme la véritable méthode critique et transcendantale. Il résulte de cette situation que les successeurs de Kant ne reconnaîtront plus la tripartition que Kant avait faite entre l’objet de nos connaissances rationnelles, l’origine de ces connaissances et la méthode de la réflexion philosophique. L’autonomie de la méthode de la pensée philosophique implique pour Kant son indépendance à l’égard de ses propres contenus. La pensée philosophique arrive à se réaliser pour elle-même dans et par cette liberté, qui 97
de façon cachée l’avait marquée dès son origine. Mais, parce que la méthode critique doit quand même procéder de façon analytique, elle doit maintenir la distinction entre l’objet et l’origine de nos connaissances et elle se représente comme la synthèse de ces deux moments et de leurs dichotomies respectives. Ainsi, par exemple, dans les Fondements de la métaphysique des mœurs, la pensée philosophique qui de façon expresse se reconnaît elle-même comme pensée analytique, aura comme objet les actions sensibles des hommes qui vont déceler – pour l’analyse – une signification intelligible, et l’origine de cet objet sensible-intelligible et de sa connaissance se trouvera d’une part dans la raison ellemême, et d’autre part dans l’autoexpérience de l’homme comme être raisonnable vivant dans le monde : la loi purement formelle accueille en elle la vie de l’homme comme le contenu dans lequel elle se correspond à elle-même. Or, cet exemple peut bien nous renseigner sur la situation, où étaient placés les philosophes de l’idéalisme allemand. Ils étaient, pour ainsi dire, des philosophes transcendantaux, mais qui comme dogmatiques n’arrivaient plus à comprendre la situation de la pensée kantienne, où le sensualisme et l’intellectualisme, le noologisme et l’empirisme, la raison et la vie, savaient se compléter à cette totalité que demandait la méthode critique. Tous ces penseurs, Hegel avant tout, ont cru que pour Kant le principe purement formel de nos actions morales ne pouvait être rempli avec un contenu que de manière simplement contingente, de sorte que n’importe quelle maxime pouvait être déclarée maxime morale. Pour Kant, au contraire, l’empirisme philosophique nous renseigne sur la valeur inconditionnée de la vie humaine, valeur existentielle qui correspond à la valeur intelligible découverte par la composante noologique dans la réflexion philosophique. Les idéalistes, pour qui le processus analytique de la réflexion devient lui-même la méthode transcendantale, ne savent plus reconnaître dans la pensée kantienne les différents moments de la pensée métaphysique se complétant les uns les autres dans une réflexion qui a pour principe la reconnaissance de la nature du jugement 98
synthétique. Ils retombent dans la confusion de l’analyse directe ; ils comprennent Kant dans cette perspective comme le philosophe qui affirme seulement, mais ne réalise pas encore la signification spéculative de cette pensée analytique. La pensée spéculative des idéalistes, qui se développera en partant de la proposition A = A, sera donc une pensée restauratrice dans ce sens qu’elle devra reprendre la méthode dogmatique de la pensée analytique de la métaphysique. Mais le contenu de cette analyse ne sera plus une chose, mais plutôt un jugement dans lequel la raison se reconnaît ellemême. Cette proposition spéculative n’est pas simplement la compréhension analytique d’un fait, elle est aussi la reconnaissance de la nature du jugement synthétique ou, en d’autres mots, l’élévation du savoir analytique à la nature de l’autonomie de la raison. C’était le défaut de la pensée kantienne que la nature du jugement synthétique ne pouvait s’y déclarer que sous forme de l’analyse métaphysique. Ici cette analyse métaphysique est devenue elle-même et en tant que telle l’autoréalisation de la méthode critique ou de la pensée transcendantale. C’est pourquoi cette pensée analytique et dogmatique ne se présente plus sous la forme d’une analyse de faits, mais comme l’autocompréhension du jugement synthétique se faisant dans et par l’analyse métaphysique. La raison se comprend elle-même dans et par la proposition spéculative A=A. Cette proposition n’est pas un jugement analytique dans le sens de la distinction faite par Kant entre les jugements analytiques et les jugements synthétiques, cette pensée, qui est redevenue pensée métaphysique et dogmatique ne connaît même pas vraiment le sens de cette distinction. Nous pouvons dire que ce jugement, proposé au procédé analytique et dogmatique de la réflexion philosophique, ne peut être caractérisé en tant que tel ni comme analytique ni comme synthétique exactement comme les faits qui sont l’objet d’une analyse métaphysique ne peuvent être regardés comme des faits qui seraient eux-mêmes de nature analytique. La logique traditionnelle a compris le jugement d’identité comme un jugement analytique, bien sûr, mais 99
c’est un jugement qui présuppose un fait donné, qui n’a donc aucune signification transcendantale, il est l’application directe du principe de l’identité qui en tant que principe métaphysique devance les jugements analytiques pour la métaphysique. La proposition spéculative A=A indique un fait qui en tant que tel est raison ; c’est le premier commencement, qui en tant que commencement est sa propre compréhension. Mais, ce qui est important, c’est que ce premier commencement, qui dans un certain sens est aussi la dernière fin de la réflexion philosophique, a la nature du jugement. Nous pouvons dire que ce commencement rassemble en lui l’objet (sensible et intellectuel) et l’origine (empirique et noologique) de nos connaissances spéculatives. Cette proposition initiale est la mise en acte de la méthode transcendantale, en tant qu’elle ne se réalise plus comme métaphysique, mais comme manifestation d’elle-même. Le savoir spéculatif ne se rapporte plus à autre chose que lui-même, mais il est son propre accomplissement, il se sait lui-même comme la totalité de la réalité. Seulement, cette méthode transcendantale se prend elle-même comme méthode dogmatique, et ceci implique que dans son actualisation elle ne dispose pas d’elle-même. La proposition A=A demande donc le non-A chez Fichte ; elle demande l’infinité des positions chez Schelling ; elle demande l’intériorité insaisissable chez Hegel. Ce nonA, cette infinité des positions, cette intériorité ineffable, tout cela ne figure pas simplement comme négation ou comme l’autre, c’est plutôt la méthode transcendantale elle-même, qui se donne ainsi sa propre affirmation, parce que dans sa réalisation dogmatique par la proposition A = A elle n’arrive pas encore à correspondre vraiment à sa propre transcendantalité. La totalité dogmatique se dépasse elle-même dans la négation, dans l’infinité ou dans l’intériorité, parce qu’elle ne suffit pas à la signification transcendantale qui s’indique par elle. C’est une signification ultérieure et positive de la proposition A=A qui s’indique ainsi, mais qui ne peut être saisie que par le maintien dogmatique de cette proposition même. Comme la proposition A = A demande chez Fichte 100
le non-A pour pouvoir révéler tout le sens positif qui se trouve être impliqué en elle, ainsi c’est l’inégalité qui se révèle pour Hegel à travers l’égalité du A avec lui-même, et c’est précisément cette inégalité qui donne à l’égalité sa véritable signification : celui qui cherche l’être va trouver le devenir, où l’identité annonce par elle-même la disparition comme sa propre vérité. « Le devenir se montre comme ce qui est absolument sans repos, il est par là lui-même quelque chose de disparaissant, en quelque sorte un feu qui s’éteint en lui-même en consumant ses matériaux ». (Add. au § 89 de l’Encyclopédie). Il y en avait qui blâmaient le caractère restaurateur de la pensée des idéalistes allemands. (« Quand on voit dans Kant la convention terroriste, dans Fichte l’empire napoléonien, on trouve dans M. Schelling cette réaction qui suivit l’empire ». Henri Heine, De l’Allemagne). Cette pensée, en effet, ne développe pas de façon adéquate la reconnaissance des jugements synthétiques, qui fait le fondement du transcendantalisme kantien et de sa méthode critique. En essayant de libérer la méthode critique de l’autoexplication métaphysique qu’elle avait trouvée chez Kant, les idéalistes en ont fait une méthode qui se prend elle-même comme méthode dogmatique, et qui ne peut donc pas correspondre à sa propre intention. Dans un certain sens cette pensée doit donc se présenter comme une pensée conservatrice qui n’arrive pas à sonder les profondeurs de la conscience transcendantale. Mais on s’exposera à un dogmatisme encore pire, lorsqu’on dénoncera cette pensée idéaliste comme une pure construction restauratrice que l’on devrait remplacer par l’expérience immédiate de l’existence de la vie humaine comme faisant partie du monde matériel. La nostalgie de la pensée idéaliste qui se trouvait exprimée par le non-A de Fichte ou le devenir de Hegel, reste reconnue bien sûr comme l’autonomie et l’autoactivité de la vie humaine dans sa matérialité, mais ceci dans et par une pensée qui renonce à la méthode critique et avec elle à tout effort de la pensée transcendantale et spéculative. Ces idéologies ne comprennent ni la nature du jugement synthétique, ni les analyses des métaphysiciens dogmatiques, elles n’ont 101
besoin que de la raison commune, dont les affirmations auront dès maintenant une valeur inconditionnée et vaudront comme science. Voilà donc la pensée transcendantale comme pensée sans méthode. Dans le chapitre dont nous avons traité, Kant exprime son dédain à l’égard d’une telle pensée en tant qu’elle se veut penser métaphysique. « Le naturaliste de la raison pure prend pour principe que, par la raison commune (qu’il nomme la saine raison), et sans science, on peut réussir beaucoup mieux, dans ces questions capitales, qui constituent le problème de la métaphysique, que par la spéculation. » Voilà donc le langage des hommes prétendant être langage absolu, qui hanté par l’ineffable se pervertit lui-même en langage et force destructeurs.
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Béatitude et temps dans la pensée de Maurice Blondel. Une réflexion historique Les rapports entre notre existence temporelle et notre béatitude constituent un élément essentiel de la réflexion philosophique de Maurice Blondel. Dans le cadre du temps limité dont je dispose, je voudrais essayer de préciser un peu la situation de la pensée blondélienne dans l’histoire de la métaphysique et de la philosophie transcendantale européennes sous cette perspective. Je voudrais commencer par une courte réflexion sur la position de saint Thomas sur ce sujet. Au début de la Somme théologique saint Thomas nous dit que l’homme de par sa nature connaît Dieu, parce que Dieu est notre béatitude : « Nous avons […] naturellement, quelque connaissance générale et confuse de l’existence de Dieu, à savoir en tant que Dieu est la béatitude de l’homme » (I, qu.2, art.1). Mais cette connaissance primitive reste, dit-il, une connaissance confuse, car nous n’arrivons pas à en former un véritable concept ; nous devons plutôt préciser notre connaissance de Dieu par des raisonnements qui procèdent de notre connaissance des objets sensibles de ce monde, dont la compréhension nous mène à Dieu comme à la dernière raison de leur existence et de leur essence. Ainsi pour saint Thomas nos réflexions doivent partir d’une réalité qui d’abord se présente comme une réalité toute faite et indépendante 103
et qui, seulement ensuite et par un raisonnement subséquent, se trouve être rapportée à Dieu comme à sa cause suprême. Dieu devient ainsi un deuxième être à côté du monde et supérieur à lui, et la connaissance relationnelle que nous avons de cet être est, comme connaissance théorique, entièrement différente de la connaissance intime de Dieu dont nous disposons en le connaissant sous la forme du sentiment de la béatitude. La pensée métaphysique fait ainsi – comme pensée théorique – une distinction nette entre Dieu qui comme être suprême et parfait est la cause de tout autre être, et notre propre être qui est un être causé, dérivé et imparfait. L’être de Dieu est éternel et immuable ; le nôtre est temporel et corruptible. Cette temporalité et cette corruptibilité sont les conditions inéluctables de toute notre connaissance de Dieu, c’est-àdire, de notre béatitude. Ayant reconnu que le sentiment de la béatitude ne pourrait pas être élevé à la clarté rationnelle, le métaphysicien lui a substitué le rapport entre Dieu, l’être parfait et éternel, et l’homme, être imparfait et temporel, qui – au moins dans cette vie – n’arrivera jamais à réaliser la signification intime et non-relationnelle du sentiment de la béatitude que pourtant il possède. En sentant bien la lacune de sa doctrine, le théologien métaphysicien invente une angélographie pour pouvoir décrire une créature pour laquelle une jouissance immédiate de la béatitude serait possible. « Une certaine participation à la béatitude peut être obtenue en cette vie, mais non pas la béatitude vraie et parfaite […] ; il est naturel à l’homme de désirer la permanence du bien qu’il possède ; or les biens de cette vie sont transitoires comme la vie elle-même » (II.1, qu. 5, art.3). « La nature rationnelle peut acquérir la béatitude en laquelle consiste la perfection de la nature intellectuelle, mais autrement que ne le fait l’ange. En effet, les anges ont acquis cette béatitude aussitôt après leur premier établissement ; les hommes n’y arrivent qu’avec le temps. Quant à la nature sensitive, elle ne peut s’y élever en aucune manière » (II.1, qu.5, art. 1).
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En éprouvant profondément les inconvénients de la pensée métaphysique, Spinoza déclare que tout raisonnement philosophique doit commencer par la connaissance et par l’existence de Dieu. Une pensée métaphysique qui part de l’existence et de la réalité hypostasiées des choses de ce monde doit être naturellement une pensée aliénée, parce que, au lieu de comprendre tout dans et par la réalité absolue de Dieu, elle voudrait s’élever vers Dieu en reconnaissant auparavant des êtres autres que lui. « Au lieu de considérer avant tout la nature de Dieu, comme ils le devaient, puisqu’elle est antérieure tant dans la connaissance que par nature, ils ont cru que, dans l’ordre de la connaissance, elle était la dernière, et que les choses appelées objets des sens venaient avant toutes les autres » (L’Éthique, II, prop. 10, scol.). Donc, de par sa méthode, Spinoza pourra arriver à une compréhension directe de la signification intime de la béatitude dans laquelle l’homme se comprend pour ainsi dire en Dieu et à l’intérieur de Dieu lui-même. Conformément à ce projet Spinoza va nous déclarer au début de la deuxième partie de l’Éthique : « j’expliquerai […] ce qui peut nous conduire comme par la main à la connaissance de l’Âme humaine et de sa béatitude suprême. » [II, remarque préliminaire] Mais en traitant ensuite de la nature humaine, qui, comme il le dit, suit de la nature de Dieu, Spinoza ne peut pas éviter de déterminer les qualités de cet être en se conformant à la méthode rationnelle des métaphysiciens qui prend son départ dans la réalité donnée et hypostasiée des objets. Il est bien déclaré qu’on doit comprendre l’homme par Dieu et à l’intérieur de Dieu, mais le raisonnement théorique le saisit toujours comme un objet donné et constaté, qui présente par luimême sa propre signification. Cela ne changera pas beaucoup de la pensée métaphysique que de dire que l’homme et le monde ne sont que des modes des attributs de Dieu, si l’on continue à prendre ces modes pour des choses que le philosophe constate. Ainsi l’homme devient de nouveau l’être imparfait dont l’existence appartient à l’ordre du temps et de la durée, qui lui est marqué par la contingence et la corruptibilité. 105
« Toutes les choses particulières sont contingentes et corruptibles. Car nous ne pouvons avoir de leur durée aucune connaissance adéquate, et c’est là ce qu’il nous faut entendre par la contingence des choses et par la possibilité de leur corruption » (II, prop. 31, corol.). Ce sont cette contingence et cette corruptibilité elles-mêmes, qu’on peut regarder en comparaison avec la clarté absolue de la nature divine comme la connaissance inadéquate et confuse, qui constitue notre être. « La connaissance de la durée de notre Corps est donc extrêmement inadéquate en Dieu, en tant qu’on le considère comme constituant la nature de l’Âme humaine, c’est-à-dire que cette connaissance est dans notre Âme extrêmement inadéquate » (II, prop. 30). Mais, comme cet ordre du temps et de la durée, auquel nous sommes soumis, est un ordre confus et inadéquat, il est aussi un état de faiblesse et d’impuissance à l’égard de la présence inconditionnée et non-relationnelle de la nature de Dieu à toutes choses et particulièrement à l’existence humaine, qui n’a donc pas le pouvoir de cacher par luimême l’actualité de cette présence. Ainsi la description de l’homme faite par le raisonnement théorique n’est pas encore la compréhension totale de l’homme ; le philosophe connaît en plus une compréhension supérieure, qui ne se fera plus par le raisonnement, mais par l’intuition. C’est cette science intuitive de la nature et de l’existence humaines qui fait ’alteram Ethices partem’ dont Spinoza traite dans le cinquième livre de l’Éthique, au début duquel il nous dit : « Je passe enfin à cette deuxième partie de l’Éthique où il s’agit de la manière de parvenir à la liberté ou de la voie y conduisant. J’y traiterai donc de la puissance de la Raison, montrant [...] ce qu’est la liberté de l’Âme ou la Béatitude. » Le raisonnement métaphysique ne peut commencer que par la durée et l’imparfait. La science intuitive sait saisir l’homme et le monde comme sortant immédiatement de la nature de Dieu. Le temps et la durée ne sont pas niés, mais comme ils sont reconnus dans leur impuissance, ils ne peuvent plus empêcher que l’homme ne se comprenne dans sa vérité suprême qui est son existence dans l’éternité de Dieu. 106
Sans pouvoir quitter le domaine de la servitude, nous vivons aussi dès ici-bas dans la liberté et dans la béatitude. Nous comprenons nousmêmes et le monde en Dieu ; et c’est cette connaissance qui fait notre véritable être et qui fait notre béatitude. « Plus haut chacun s’élève dans ce genre de connaissance, mieux il est conscient de lui-même en Dieu, c’est-à-dire plus il est parfait et possède la béatitude » (V, prop. 31, scol.). Cette science intuitive implique donc la connaissance des choses de ce monde et de notre être dans le monde ; mais, en tant que telle, elle n’est pas une connaissance théorique, on doit plutôt la considérer comme « Amour intellectuel de Dieu ». « Nous connaissons clairement par là en quoi consiste notre salut, c’est-à-dire notre Béatitude ou notre Liberté ; je veux dire dans un Amour constant et éternel envers Dieu, ou dans l’Amour de Dieu envers les hommes » (V, prop. 36, scol.). Ainsi le temps et la durée ne persistent dans notre existence que comme un ordre inférieur et impuissant, et avec eux s’évanouissent l’imparfait et la servitude ; mais le philosophe n’arrive pourtant pas à les nier véritablement : ils persistent sans pouvoir être contraires à la liberté et à la béatitude. « Il n’est rien donné dans la Nature qui soit contraire à cet Amour intellectuel, c’est-à-dire qui le puisse ôter. […] Cet Amour intellectuel suit nécessairement de l’Âme en tant qu’on la considère en elle-même, par la nature de Dieu, comme une vérité éternelle » (V, prop. 37). Spinoza n’est donc pas arrivé à abroger définitivement la réalité indépendante des objets sensibles du monde et de l’existence de l’homme donnée dans ce monde. Il a dû continuer – en ce qui concerne le raisonnement théorique – à regarder le temps et la durée comme la forme autonome de cette réalité du monde. C’est contre cette reconnaissance métaphysique de l’être en soi du temps, que se dirige la réflexion philosophique de Kant. En cherchant le concept d’une réalité inconditionnée, Kant découvre que le monde temporel, comme les métaphysiciens le conçoivent, ne pourra jamais nous procurer ce concept. Le temps – et l’espace – ne connaissent jamais ni la totalité ni l’inconditionné, ils ne 107
nous renseignent pas sur l’essence de la réalité. Ainsi la représentation dogmatique du temps et de la durée, comme les métaphysiciens – Spinoza inclus – l’ont soutenu, ne peut pas être dotée d’une signification vraiment objective. Le temps et la durée ne confirment pas la réalité en tant que telle, ils n’ont à l’égard de la réalité qu’une valeur phénoménale, ils indiquent la réalité sans pouvoir la tenir. Mais si le temps et la durée n’ont plus qu’une signification phénoménale à l’égard de la réalité en soi, ils ne s’opposent plus à l’éternel ni au parfait, ils ne vaudront plus comme l’ordre autonome de l’imparfait, du contingent et du corruptible. Ils ne seront que la manifestation de l’intelligible, une manifestation qui se fera sans affirmation dogmatique. Bien sûr, chez Spinoza déjà le temps et la durée ne pouvaient plus gêner dans leur impuissance la présence de l’éternelle essence de Dieu, mais ils gardaient pourtant le caractère d’une réalité hypostasiée. Pour Kant, le temps c’est l’apparence, c’est-à-dire l’acte positif de l’absolu qui se donne, mais sans s’affirmer en soi. Mais la volonté mauvaise de l’homme, qui voudrait s’approprier l’intelligible dans l’apparence et comme apparence, pourra faire du temps un ordre perverti, où l’hétéronomie prétend remplacer l’autonomie. Ainsi dans la Critique de la raison pure même, – dans le chapitre sur le « Canon de la raison pure » –, Kant nous dit, que dans le monde sensible nous vivons déjà dans le monde intelligible, dans le regnum gratiae, que le monde sensible en tant que tel est la manifestation du monde intelligible. « Cette unité systématique des fins dans ce monde des intelligences qui, envisagé comme simple nature, ne peut être appelée que monde sensible, mérite le nom de monde intelligible, c’est-àdire moral (regnum gratiae), cette unité conduit infailliblement à une unité finale de toutes les choses […] et relie la raison pratique a la raison spéculative. » (Crp, B 843) Nous savons bien que nous sommes toujours déjà membres du regnum gratiae, que nous possédons toujours déjà – dans notre existence phénoménale – la béatitude ; mais nous éprouvons aussi la tentation de nous approprier, dans et par notre 108
existence temporelle, cette béatitude comme un bien dont nous disposerions et qui serait en notre pouvoir. Face à cette tentation nous devons nous regarder nous-mêmes comme soumis au devoir. « A présent nous voyons bien que lorsque nous nous concevons comme libres, nous nous transportons dans le monde intelligible comme membres de ce monde […], mais si nous nous concevons comme soumis au devoir, nous nous considérons comme faisant partie du monde sensible et en même temps du monde intelligible » (Fondements de la métaphysique des mœurs, 3ème partie). En comprenant le monde sensible comme la présence du monde intelligible même, qui se déclare sous la forme de son apparence, Kant a laissé de côté l’opposition de l’imparfait et du parfait, du temporel et de l’éternel etc., mais il a continué à regarder l’ordre temporel comme un ordre, qui a pour lui ses propres déterminations en tant que déterminations qui se comprennent comme telles et indépendamment du monde intelligible dont elles ne sont que l’apparence. On pourrait dire que, pour Maurice Blondel, il s’agira de transcendantaliser encore la méthode de la pensée transcendantale de Kant. II ne suffit pas de déclarer que le sensible est la présence de l’intelligible qui apparait en lui, mais le sensible doit, immédiatement et comme tel, être saisi comme l’acte de Dieu qui se révèle en lui et par lui. II s’agit de saisir la destinée humaine dans et par l’unité productrice de son origine, de dépasser la distinction entre la raison théorique et la raison pratique et de comprendre l’homme comme l’être raisonnable qui comme tel, est l’acte de Dieu. II ne faut pas prendre l’homme et le monde pour des réalités qui se présentent comme des réalités déterminées en elles-mêmes et pour elles-mêmes, il faut les comprendre comme l’acte de Dieu qui en elles se rend passif de sa propre action. « La réalité objective des êtres est donc liée à l’action d’un être qui, en voyant, fait être ce qu’il voit, et qui en voulant devient lui-même ce qu’il connait. Si les choses sont parce que Dieu les voit, elles ne sont d’abord que passives de son action créatrice et comme inexistantes en soi. Mais 109
si les choses sont actives et vraiment réelles, […] c’est parce que le regard divin les voit à travers le regard de la créature même, non plus en tant qu’il les crée, mais en tant qu’elles sont créées et que leur auteur se rend passif de leur propre action » (L’Action [1893], p. 459). Kant avait dit que nous ne pouvions légitimer notre appartenance au monde intelligible, au regnum gratiae, que par notre soumission au devoir. Pour Blondel, l’âme vraiment renseignée sur sa propre destinée ne connaît plus cette soumission au devoir qui s’oppose à la tentation et qui, dans un certain sens, résulte du fait que le temps n’est toujours pas entièrement repris dans l’action divine. L’homme dont l’existence est l’action de Dieu lui-même qui est apparence et révélation, reconnaît son essence et son existence comme une soumission non-relationnelle, qui de façon immédiate et en tant que telle constitue son existence temporelle qui est une existence dans la prière et dans la foi littérale. Son existence est pour ainsi dire l’amour de l’enfant à son père et, en lui révélant la volonté de Dieu par le Médiateur et par l’Eglise, le monde est le lieu où l’homme est toujours à la rencontre de cet amour. Ainsi, il semble possible de dire que le développement qu’a connu, dans la pensée européenne, le problème des rapports entre l’éternel et le temporel, entre le parfait et l’imparfait, entre la béatitude et la servitude de l’homme, trouve dans un certain sens un achèvement dans la doctrine de Maurice Blondel, qui en vérité ne connaît plus cette distinction ou opposition, mais qui ôte au temps tout caractère hypostasié et qui le reprend dans l’action divine et ne le comprend plus comme un ceci ni comme la forme du ceci, mais comme la vie divine en acte dans la vie de l’homme qui comme telle est soumission. Dans ce sens, on peut bien regarder la pensée blondélienne comme un véritable dépassement de la métaphysique occidentale et comme la transcendantalisation de la pensée transcendantale elle-même. L’intelligible ne se phénoménalise pas seulement dans le temps et comme le temps, il se reconnaît comme tel en lui et par lui, de sorte que l’éternel et le temporel, la béatitude et le devoir ne peuvent plus se tenir dans la dualité de 110
leurs concepts, mais qu’il n’y a que cette expérience unique – intime et universelle à la fois – de l’action libre, qui est l’action de Dieu en tant qu’elle est révélation dans l’existence humaine en tant que telle. « Les apparences elles-mêmes, la durée, toutes les formes inconsistantes de la vie individuelle, loin d’être abolies, participent à la vérité absolue de la divine connaissance du Médiateur. […] La personne humaine semble passer, mais ses actes sont au-delà de ce qui passe. Et ainsi, sans cesser de toucher aux rives du temps, l’homme use et jouit de l’éternité en même temps que du renouvellement perpétuel de la durée : […] il use et jouit de l’universalité en même temps que de la singularité de sa vie personnelle. Appelé à voir toutes choses dans l’unité du plan divin, par les yeux du Médiateur ; appelé à se voir lui-même dans l’acte permanent de la libéralité et à s’aimer en aimant la perpétuelle charité dont il tient l’être, il est cet acte même de son auteur, et il le produit en soi comme il est en lui [...] ; une fois que les apparences, sans s’évanouir, s’ouvrent pour lui révéler toutes choses dans leur universelle raison, il participe à la vérité de l’amour créateur. Il n’est qu’immortel ; il a la vie éternelle » (L’Action, 1893, p. 463–464).
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La connaissance objective chez Maurice Blondel On regarde volontiers la pensée moderne comme une pensée marquée par le subjectivisme ; ce subjectivisme serait en même temps un subjectivisme ontologique et un subjectivisme gnoséologique. La première expression nette de ce subjectivisme semble être la doctrine cartésienne du Cogito, et il se retrouvera dans la doctrine leibnizienne des Monades, dans la théorie de l’unité transcendantale de l’aperception chez Kant, etc. De cette situation résultent toutes ces réflexions qu’on a entreprises – au XIXe et au XXe siècle avant tout – sous le nom de théorie de la connaissance, sur le problème de la possibilité d’une connaissance objective à atteindre par un sujet connaissant qui se trouve en face du monde des choses qui lui sont données. Comme la théorie de la connaissance présuppose la dualité du sujet connaissant et des choses, elle se trouve d’avance dans une situation aporétique. Dans l’introduction à son livre La Pensée de 1934 1, M. Blondel nous dit là-dessus : « impossible donc de justifier le présupposé d’une dualité ni par conséquent l’idée même d’une relation ; car la notion de sujet et d’objet, dont le criticisme et le relativisme partent comme de données primitives et évidentes, est tardive, factice, invérifiable » (p. X).
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Maurice Blondel (1861–1949), La Pensée, Tome I: La genèse de la pensée et les paliers de son ascension spontanée, Alcan, Paris 1934. 112
La pensée métaphysique de l’Ecole avait conçu la vérité comme un rapport d’adéquation entre l’entendement ou l’intelligence et les choses. Veritas est adaequatio intellectus et rei. On voit bien que c’est la possibilité de cette concordance qui fait ici problème. Comme la vérité doit être conçue en partant d’une dualité de termes, l’un séparé de l’autre, l’équation ne pourra être comprise par aucun des deux termes seuls ; pour pouvoir l’expliquer on aurait besoin d’une unité supérieure, dont la réflexion philosophique ne dispose pas. Dans son livre sur La Pensée, M. Blondel s’exprime en termes assez nets sur cette situation : « Car, on l’a souvent prétendu, la pensée n’est ni l’objet connu, ni le sujet connaissant ; elle semble consister précisément dans le rapport de l’un à l’autre de ces termes. Les doctrines qui se prévalent de l’esprit le plus critique ont, en effet, fondé toute la théorie de la connaissance et, par elle, tout l’édifice métaphysique sur cette prétendue donnée : la pensée est une relation, relation entre « un objet, un donné, une matière » de la connaissance d’une part, et d’autre part un sujet, une activité synthétique, « une forme ». N’était-ce pas déjà cette conception que renfermait implicitement la vieille formule cognitio vera est adaequatio rei et intellectus? » (p. 232). Et un autre passage : « Assurément, il est très vrai de dire que notre entendement devient en quelque façon toutes choses, qu’à la limite de sa perfection le pensé et la pensée s’identifient sans se confondre, que l’esprit reçoit, à sa manière et selon sa mesure, ce qu’il connaît, percipitur ad modum recipientis. Mais précisément, c’est ce modus qu’il nous importe de connaître. Il est bon aussi de poser d’emblée la désirable, la parfaite adéquation finale de l’intellectum et de l’intellectus ; or, en fait, où constatons-nous, en nous, cette unité réalisée ? Nulle part, selon notre expérience actuelle » (p. 224). La doctrine de l’Ecole avait enseigné, en effet, que le concept de la vérité était un concept transcendantal, comme aussi les concepts de l’être, de la chose, de l’un et celui du bien ; leur nature se distingue de celle de tous les autres concepts généraux, qui, eux, ont toujours une 113
connotation quidditative, tandis que les concepts transcendantaux auraient une signification directement ontologique ; mais par une telle affirmation on n’arrive pas à éclaircir vraiment la nature et la possibilité du rapport, qui d’après cette doctrine doivent constituer l’essence de la vérité. Plus tard, des penseurs comme Spinoza ou Kant ont adressé des critiques assez sévères aux concepts transcendantaux et à celui de la vérité plus spécialement ; ce sont selon eux des idées summo gradu confusae, parce qu’ils indiquent une signification qui, comme telle, ne se trouve nulle part. Dans le cadre du problème dont nous avons à traiter, l’on pourrait dire que tout le développement de la pensée occidentale a été poussé par cette recherche de la véritable signification de la vérité. Le doute cartésien est, pour ainsi dire, la reconnaissance explicite de la situation aporétique dans laquelle se trouvait une réflexion philosophique voulant saisir la nature de la vérité en la cherchant dans l’adéquation de l’entendement et des choses. Le doute, c’est l’attitude de l’esprit réfléchissant, qui supporte vraiment l’absence d’issue de cette situation. Il y a, en effet, pour celui qui doute, une certaine présence des choses ; mais il n’arrive pas à comprendre ce que cette présence veut dire, et dont on ne peut rien affirmer. Ce doute concerne aussi bien la connaissance apostériorique que la connaissance apriorique. Dans une telle situation, abolissant toute possibilité d’affirmer une connaissance quelle qu’elle soit, il n’y aurait peut-être eu pour une pensée vraiment fidèle à elle-même que cette seule possibilité : renoncer à toute installation d’une doctrine philosophique affirmative et accepter comme insoluble l’aporie de la connaissance et de la vérité. Ce n’est pas cette possibilité qu’a choisie Descartes. La tentation qui pousse le métaphysicien vers la doctrine et vers le système l’a mené à une nouvelle doctrine, dogmatique, qu’il a essayé de construire en partant du doute. Pour pouvoir monter cette nouvelle doctrine, il avait besoin d’une première et fondamentale affirmation. Mais comme le doute lui avait pris toute possibilité d’un jugement vraiment affirmatif, cette première constatation 114
ne pouvait être qu’une constatation fictive et arbitraire, qu’il ne pouvait jamais justifier. Cette première constatation doit conserver en elle l’expérience du doute, mais elle doit le faire en le pervertissant en affirmation. La suspension de tout jugement et de toute affirmation, on la remplace par l’affirmation artificielle du faux : on déclare par fiction que les choses n’ont pas de signification positive et réelle. Le doute avait envahi toute connaissance possible et n’avait plus permis aucune proposition positive. L’affirmation fictive du faux, au contraire, est déjà comme telle de nature affirmative, et elle implique la constatation de quelqu’un qui connaît le faux. Ainsi, d’une totalité en soi aporétique at-on su tirer de nouveau la dichotomie traditionnelle entre les choses et la pensée, qui les connaît et en fait les objets de son jugement. En effet, le Cogito n’est plus cette intelligence, cet entendement pour ainsi dire naïf, comme l’avait conçu l’Ecole. C’est une intelligence qui pour toujours porte en elle l’expérience préalable du doute, qui nous a fait éprouver le manque d’une connaissance vraiment positive. Mais comme cette expérience a été transformée (par la fiction du faux et par le Cogito), elle réapparaît sous la forme de la dichotomie traditionnelle, qui maintenant revêt le caractère d’une dichotomie à l’intérieur du Cogito lui-même. La traditionnelle dualité de l’intelligence et des choses se trouve remplacée par celle de Cogito et de ses idées. L’affirmation des idées, c’est-à-dire du caractère seulement subjectif de la présence du monde, est la suite directe de l’affirmation fictive du faux, qui seule a permis à Descartes de rétablir une doctrine dogmatique de la vérité. Entendons là-dessus quelques mots de M. Blondel parlant de Descartes et de sa doctrine : « Il a voulu et cru donner une réponse métaphysique, saisir l’être même de la pensée, nous la faire toucher comme une chose, ontologiquement, res cogitans, nous découvrir en elle un contenu propre, en un mot, fournir une réponse suffisante à notre problème : la pensée est-elle? Oui ; et qu’est-elle ? Mais c’est ici que se produit la déviation… Car Descartes substitue à une vue intrinsèque de la pensée prise en son unité essentielle, en sa simplicité 115
infiniment riche de déterminations internes, une énumération des opérations les plus hétérogènes… Dès lors, l’étude de la pensée n’est plus celle de la pensée ; elle est celle des idées, celle des objets intelligibles, celle des vérités rationnelles et des lois scientifiques. Par la tangente, c’est une évasion du problème qu’on avait semblé prendre corps à corps, mais qui s’est subrepticement échappé de nos mains sans que nous retrouvions le moyen de le rejoindre et de le soumettre à nos prises » (La Pensée, I, p. 217). Plus tard, Kant, parlant de l’arrêt ou du repos de la raison dans le scepticisme, va essayer de regagner le sens originaire du doute. Mais il s’est vu lui aussi obligé de couler ce scepticisme dans le moule d’une doctrine dogmatique. C’est ainsi qu’il reprend lui aussi les structures de la dichotomie traditionnelle pour saisir la nature de la connaissance et de la vérité, avec cette différence, néanmoins, qu’il y a chez lui cette modestie de la pensée affirmative qui reconnaît que toute proposition philosophique n’a qu’une valeur seulement phénoménale. Dans un certain sens, saint Thomas l’avait bien vu : l’intelligence humaine ne peut être définie par la connaissance théorique des choses, elle doit être comprise comme l’appétition du bien absolu, qui comme tel est le moteur immobile de cette appétition même. Cette appétition fait l’essence de l’intelligence humaine. Plus tard, Leibniz dira que cette intelligence fait comme la gloire de Dieu et qu’elle est comme une fulguration divine. Toutefois, pour saint Thomas, le philosophe réfléchissant n’arrive pas à s’installer de façon immédiate – pour ainsi dire – dans cette véritable nature de l’intelligence humaine. Il doit plutôt se tenir à une certaine forme de notre connaissance qui seule, semble-t-il, nous place directement devant la réalité comme telle : c’est, comme Aristote l’avait déjà enseigné, la connaissance par les sens. Cette connaissance, qui seule est une connaissance directe, permettra au philosophe de confectionner toute une doctrine systématique et dogmatique de l’être et de la connaissance de l’être. En partant de notre connaissance des choses sensibles notre connaissance s’élèvera jusqu’à l’être et 116
l’essence de Dieu même. Le grand principe de l’analogie, de l’être permet au métaphysicien de constituer le système intégral de l’être, pour autant que l’intelligence humaine puisse en disposer. Ainsi en est-il dans la doctrine de saint Thomas de la pensée pensée qui rend compte du monde, de la connaissance humaine et de Dieu même, tandis que la pensée pensante du philosophe réfléchissant reste quelque chose qui, en même temps, plane au-dessus de toutes les déterminations et de toutes les distinctions de la doctrine sans y entrer en tant que telle. La pensée pensante du philosophe donne aux déterminations et aux distinctions du système leur signification – disons : transcendantale –, mais cette signification ne vaut que sous forme de la pensée pensée. C’est cette position de la pensée métaphysique de l’Ecole qui va marquer tout le développement ultérieur de la pensée philosophique occidentale et plus spécialement le problème de la connaissance et de sa vérité, problème qui ne trouvera pas de solution tant que la pensée pensante n’arrivera pas à s’intégrer la pensée pensée et à en faire sa propre manifestation. Dans l’Introduction à La Pensée, M. Blondel nous dit : « Il ne faut pas que le fait de penser reste quelque chose de brut, d’opaque, d’imperméable à la lumière même de la pensée, une sorte d’X qu’il suffirait d’admettre pour partir de là sans revenir jamais sur ce mystère des origines : ce serait rendre la pensée vraiment impensable » (p. IXL–XL). Le processus de la pensée philosophique en Europe sera le processus de l’intégration – petit à petit – de la doctrine métaphysique et de ses affirmations dans la pensée pensante et dans son originalité, processus qui n’a pu se faire sans entrer dans une situation ambiguë, où la pensée pensante, pour pouvoir se manifester comme telle, devait se soumettre aussi à la pensée pensée et se pervertir ainsi dans sa propre nature. Nous en avons parlé pour la doctrine cartésienne Cogito et de ses idées. Dans l’Introduction à la 2e édition de la Critique de la raison pure, Kant, de façon assez inattendue, caractérise sa propre pensée comme une pensée révolutionnaire, tandis qu’il ne cesse de répéter que la 117
véritable pensée philosophique doit être une pensée qui, au lieu de détruire et de bouleverser, ne procède que par une sage réforme. Pourraiton dire que, dans la pensée de M. Blondel, il y a quelque chose comme des traces d’une pensée révolutionnaire ? M. Blondel lui-même semble le croire. « Plus que jamais le problème de la pensée apparaît comme un mystère qu’on évite de considérer en face, afin de se divertir […] au jeu, fût-il noble et sérieux de notre civilisation industrielle, technique ou artistique. […] Au lieu de laisser absorber la pensée dans l’objet ou dans le sujet ou dans la relation de l’un à l’autre, au lieu de l’identifier soit avec l’être déjà subsistant, soit avec la production d’une activité indéfinie, nous la trouverons, cette pensée, […] à la fois comme une réalité originale, comme une vérité assimilatrice, comme une fécondité novatrice. On peut donc dire de la pensée qu’elle est bien à la fois toutes choses et elle-même ; et c’est cette propriété de son être unique quoiqu’universellement compréhensif qui justifie le titre singulier et total que nous inscrivons en tête de cet ouvrage : la Pensée » (La Pensée, I, p. 242, 245, 246). Or, pour M. Blondel, sa réflexion sur la Pensée n’est que la suite nécessaire de sa réflexion originaire sur l’Action ; et dans ce sens on pourrait peut-être regarder la philosophie de l’Action comme une philosophie qui invalide la tradition entière de la pensée théorique en Europe, pour vraiment actualiser dans la doctrine philosophique même l’essence de la pensée pensante en tant qu’elle est appétition et exigence « irrelationale ». Ainsi la pensée philosophique de M. Blondel laisserait derrière elle le dogmatisme de la pensée pensée et ceci d’une toute autre façon que ceux qui parlent beaucoup du dépassement de la métaphysique, sans abandonner le caractère dogmatique de leurs propres affirmations. Et il se peut bien que ce renouveau de la pensée philosophique se fasse comme sous forme d’une annonce qui demande encore la réforme de la pensée raisonnante, afin que cette nouvelle vision puisse se présenter comme une doctrine qui ne se doive plus à la pensée pensée, mais à la pensée pensante même. 118
Dans ce sens on pourra dire que toute l’importance de la pensée de M. Blondel se trouve condensée dans la mise à nu de cet événement qu’il appelle l’alternative. Dans toute la tradition de pensée métaphysique, on avait oublié et on avait caché l’événement de l’alternative comme source vivante de l’intelligence et comme essence de l’intelligence même. En faisant de l’alternative le principe de la pensée réfléchissante du philosophe même, on va constituer une méthode tout à fait nouvelle de la réflexion philosophique même, et tout en instituant cette nouvelle méthode de la pensée réfléchissante, on pourra attendre, sans en avoir besoin tout de suite, la réforme ultérieure de la pensée raisonnante. Après avoir parcouru toutes les formes et tous les niveaux de la pensée et de la civilisation traditionnelle, M. Blondel va nous placer sans transition, sans l’Übergang qui joue un si grand rôle dans la pensée de Kant, devant l’alternative, qui comme telle n’a plus rien à voir avec tous ces contenus de la pensée dogmatique et civilisée. L’alternative n’est pas encore un raisonnement nouveau, mais elle nous fait reconnaître, que tous les contenus de la pensée civilisée, en tant que réalisations de la pensée pensée, n’arrivent pas à nous renseigner vraiment sur l’essence de notre propre être, sur l’essence de l’intelligence humaine. Dans ce sens l’alternative implique un choix : ou bien nous nous abandonnons à la pensée pensée et à la civilisation comme à une réalité qui vaut pour elle-même et par elle-même, ou bien nous acceptons que tous les contenus de cette pensée pensée et de cette civilisation ne valent que comme la réalisation et la manifestation de cette appétition et de cette exigence « irrelationale » qui font l’essence de la pensée pensante. Ainsi le choix ne nous mène pas encore à une autre civilisation et à une autre pensée raisonnante, la civilisation ne vaut plus dans un sens affirmatif et dogmatique, mais seulement comme le lieu de la manifestation authentique de l’alternative, qui comme telle est l’avoir lieu de l’unique nécessaire comme expérience immédiate. 119
Il ne faut pas oublier que – au début au moins – le choix de l’unique nécessaire ne pourra se faire que comme médiatisé par les moyens de la pensée pensée, c’est-à-dire de la pensée civilisée. Après nous avoir placés dans l’alternative, M. Blondel nous parle de la pratique littérale de la foi. C’est par cette pratique littérale de la foi que se donne dans sa plus noble forme le choix inconditionné de l’unique nécessaire. Mais par cette pratique littérale aussi nous restons pris dans les possibilités et dans les méthodes de la pensée civilisée, dans lesquelles l’alternative ne peut s’exprimer comme telle. « Tout ce qu’on a appelé données sensibles, vérités positives, science subjective, croissance organique, expansion sociale, conceptions morales et métaphysiques, certitude de l’unique nécessaire, alternative inévitable, option meurtrière ou vivifiante, achèvement surnaturel de l’action, affirmation de l’existence réelle des objets de la pensée et des conditions de la pratique, tout n’est encore que phénomènes au même titre. […] Tous appellent une critique qui nous emporte au-delà de ce qu’ils sont, sans qu’on puisse s’y tenir, sans qu’on puisse s’en passer. » (L’Action, 1893, p. 452) 1 La métaphysique traditionnelle, et avec elle le subjectivisme et la théorie de la connaissance, ne seront pas encore vraiment dépassés si l’on déclare et si l’on reconnaît que toutes leurs affirmations n’ont qu’une valeur intrinsèquement phénoménale qui, tout compte fait, n’a aucun pouvoir sur la véritable nature de la pensée pensante ; il s’agira encore de nous comprendre nous-mêmes et de comprendre notre présence dans le monde et la présence du monde elle-même comme l’automanifestation authentique et « irrelationale » de la pensée pensante elle-même. Cela pourra se faire, même si nous ne disposons pas encore de l’instrument d’un raisonnement qui lui soit vraiment adapté. Et ce travail du philosophe sera indispensable, si nous voulons renaître à une vie qui se reconnaisse comme l’auto-affirmation de la pensée pensante 1
Maurice Blondel, L’Action. Essai d’une critique de la vie et d’une science de la pratique (1893). Paris, Presses Universitaires de France. Quadrige, o. J. 120
elle-même. Nous entrerons ainsi dans une réflexion qui laissera derrière elle la civilisation traditionnelle avec toutes ses formes et avec tous ses contenus ; et ce sera le philosophe seul qui pourra nous guider vers ce but ; ce ne sera pas sans la philosophie que pourra se former l’existence de l’homme de l’avenir. Bien regardée, la pensée de M. Blondel ressemble ainsi dans un certain sens à la pensée et à la vision si souvent méconnues de Leibniz, qui – sous le voile d’un raisonnement dogmatique – avait reconnu l’appétition comme l’essence de l’âme, et par suite avait abandonné les concepts statiques de la métaphysique traditionnelle pour concevoir la réalité du monde par une infinité d’infinités de monades vivantes qui, elles, doivent leur existence à la puissance, à la sagesse et à la bonté divines. C’est par cette infinité d’âmes vivantes que Leibniz dépasse la dichotomie entre le sujet connaissant et ses idées qui lui avait été léguée par la doctrine cartésienne. Nous pouvons dire que M. Blondel fait renaître cette pensée de Leibniz en ne se servant plus de la présupposition du composé et des aperceptions du sujet connaissant, mais en saisissant la présence et la manifestation du monde comme l’actualisation de la pensée pensante et de l’appétition originaire, telle qu’elle se déclare par l’alternative. Pour Leibniz, la monade est comme un miroir de l’univers, cet « être-miroir » fait l’existence et l’essence de l’âme ; et comme c’est Dieu lui-même qui est la vérité de l’univers, la monade est comme la fulguration de Dieu, une fulguration dans et par laquelle Dieu se reconnaît lui-même. C’est d’une façon comparable, mais ayant laissé derrière elle les métaphores dogmatiques, que la pensée de M. Blondel conçoit l’essence de la pensée pensante, qui ne pourra plus être figée par des déterminations fixes et stables et par leurs oppositions, entièrement dues aux distinctions de la pensée pensée, mais qui n’est que le processus « irrelational » de l’auto-manifestation de l’action divine qui, comme telle, constitue l’univers. La totalité et l’unicité de ce processus ne peuvent s’expliquer que par elles-mêmes, elles sont au-delà des distinctions de la métaphysique et même au-delà des moments de 121
la pensée hégélienne. C’est l’unique tout de l’action divine dont la fulguration fait l’essence de la pensée pensante, dans laquelle se reconnaissent l’existence de l’homme et l’existence du monde. Ecoutons les propres mots de M. Blondel : « La réalité objective des êtres est donc liée à l’action d’un être qui, en voyant, fait être ce qu’il voit, et qui, en voulant, devient lui-même ce qu’il connaît. Si les choses sont parce que Dieu les voit, elles ne sont d’abord que passives de son action créatrice et comme inexistantes en soi. Mais si les choses sont actives et vraiment réelles, si elles subsistent sous leur aspect objectif, bref si elles sont, c’est parce que le regard divin les voit à travers le regard de la créature même, non plus en tant qu’il les crée, mais en tant qu’elles sont créées et que leur auteur se rend passif de leur propre action. Elles ne consistent pas en une abstraite et inintelligible possibilité de perception ; leur vive réalité tient à ce qu’il y a, jointe à la science universelle et à la divine omniprésence, une connaissance, totale et singulière à la fois, de toutes les synthèses partielles recueillies par toutes les sensibilités et toutes les raisons disséminées. Les choses ne sont donc ce qu’elles sont, phénoménales et réelles, que dans la mesure où, passives et actives, elles ont initiative et puissance sur leur cause même, rencontrant ainsi leur principe et leur terme de déploiement en un même centre de qui elles tirent l’unité originelle de leur action empruntée, en qui elles trouvent l’unité finale des perceptions synthétiques dont elles sont la condition antécédente » (L’Action, 1893, p. 459–460). La présence sensible du monde était pour Aristote et pour saint Thomas le posterius secundum rem, qui d’autre part était le prius quoad nos. Pour M. Blondel, c’est cette conception métaphysique et gnoséologique qui est à l’origine de la dichotomie entre les choses données et l’intelligence théorique et qui, dans un certain sens, implique déjà le subjectivisme et le relativisme des doctrines postérieures. Une philosophie qui se fonde sur cette conception n’arrivera jamais à démontrer Dieu que par les arguments dérivés de la pensée pensée qui, en fin de compte, doivent nous mener au scepticisme dogmatique. Le subjectivisme 122
moderne n’est que le dernier résultat et la dernière transfiguration d’une réflexion philosophique qui a essayé d’expliquer par la pensée pensée la nature de la pensée pensante même. Pour M. Blondel, nous devons parcourir ce subjectivisme, qui fait l’essence de la pensée civilisée moderne, sur tous les niveaux de notre existence individuelle et sociale. Au bout de ce long chemin nous reconnaîtrons notre situation aporétique, et c’est dans cette situation que nous nous placerons nousmêmes dans l’alternative, qui depuis toujours constitue l’essence de notre existence intelligente, mais sans être actualisée dans notre conscience de nous-mêmes. C’est dans l’alternative que se révèle à nous l’essence de la pensée pensante, en tant qu’elle est appétition et exigence absolue. La vérité et la réalité vécue de cette situation, c’est l’option. Même si par cette option nous soumettions toute notre existence à l’exigence absolue, cela ne changerait pas encore la nature des contenus de notre intelligence théorique et pratique, de notre vie individuelle et sociale. Par l’option nous nous plaçons au-dessus de la pensée pensée et au-dessus du subjectivisme, mais ce subjectivisme restera pourtant la forme par laquelle nous comprenons nous-mêmes, notre situation dans le monde, et la présence du monde elle-même. Le dépassement définitif de ce subjectivisme, qui ainsi restera toujours encore inhérent à notre conscience de nous-mêmes et à notre conscience du monde, ne pourra se faire que par la réflexion philosophique qui, en renonçant à toute affirmation dogmatique, saisit la présence du monde comme l’auto-manifestation de la pensée pensante et réussit ainsi à transposer l’appétition et l’exigence absolue, qui font l’essence de la pensée pensante, dans la présence du monde et dans l’existence de l’homme dans ce monde même. Cette compréhension nouvelle du monde pourra être conçue comme une compréhension, transcendantale elle-même, de l’apriori et de l’aposteriori de la tradition kantienne. L’intelligence, qui ne vaut plus comme une entité subjective, mais qui est l’appétition et l’exigence absolues, se réalise en même temps sous forme de l’existence temporelle des choses concrètes et sous forme des lois universelles et 123
nécessaires, selon lesquelles cette existence temporelle se trouve être constituée. C’est sous forme du temps et de la durée que la présence du monde déclare être elle-même ce perpétuel dépassement, dont le but et dont l’essence ne peuvent pas être indiqués par un ceci ou cela, pas même par un être absolu, qui serait pour ainsi dire le lieu des lieux où ce mouvement se dirige, mais doivent être saisis par le sens « irrelational » et indéfini de cette exigence en tant que telle, qui – selon les mots de M. Blondel – implique l’unique nécessaire, dont aucune indication quidditative ne pourra rendre compte. Mais la présence transcendantale de cet unique nécessaire, de l’action « irrelationale » de ce néant à l’égard de toute quiddité possible, se déclare comme telle par les vérités nécessaires, par l’a priori de l’entendement, selon lequel toute existence dans le temps et dans la durée se trouve être constituée dans une nécessité et dans une « irrelationalité » qui s’expriment par l’existence temporelle et comme elle. Ecoutons M. Blondel lui-même : « C’est donc parce que la raison est immanente au sensible et le sensible immanent à la raison, que ces phénomènes ont une existence propre. Ils sont, parce que la raison les voit et pénètre le secret de leur production. Ils sont parce que le sens les subit et devient passif de leur action. Leur être consiste précisément dans ce qui fait l’unité synthétique de cette double existence » (L’Action, 1893, p. 455). Ici encore on pourrait insister sur l’analogie de la pensée de M. Blondel avec celle de Leibniz, pour qui la démonstration de Dieu se fait par l’unité synthétique des vérités contingentes et des vérités nécessaires. Mais ce qui importe avant tout pour la doctrine de M. Blondel, c’est l’expérience immédiate de la signification transcendantale du temps. A l’intérieur de sa doctrine transcendantale, Kant avait pourtant conçu le temps selon l’analogie avec les données ou les faits. Pour M. Blondel, le temps s’est transcendantalisé dans sa propre manifestation ; il est l’auto-révélation de l’exigence absolue, la présence sous forme de demande de l’unique nécessaire, c’est-à-dire la demande du néant de toute quiddité. Ce n’est plus le suum esse conservare qui fait le principe 124
de la pensée métaphysique, c’est plutôt la demande du Royaume des Grâces, qui ne peut plus être décrit par des termes qui servent à concevoir un composé faussement érigé en réalité par la pensée pensée. Lisons un dernier passage de M. Blondel : « Les apparences elles-mêmes ; la durée, toutes les formes inconsistantes de la vie individuelle, loin d’être abolies, participent à la vérité absolue de la divine connaissance du Médiateur. Le temps n’est que ce qu’il est quand il est passé, quand il entre dans l’éternité ; mais il est, parce qu’il demeure éternellement vrai que sa mobile et fuyante apparition est connue sous la forme de la succession. La personne humaine semble passer, mais ses actes sont audelà de ce qui passe. Et ainsi, sans cesser de toucher aux rives du temps, l’homme use et jouit de l’éternité en même temps que du renouvellement perpétuel de la durée : du point dans lequel il semble borné afin de rester un individu distinct, il use et jouit de l’universalité en même temps que de la singularité de sa vie personnelle. Appelé à voir toutes choses dans l’unité du plan divin, par les yeux du Médiateur ; appelé à se voir lui-même dans l’acte permanent de la libéralité et à s’aimer en aimant la perpétuelle charité dont il tient l’être, il est cet acte même de son auteur, et il le produit en soi comme il est en lui » (L’Action, 1893, p. 463–464).
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Quelques remarques sur la composition de la Dialectique de la faculté de juger téléologique Après avoir présenté ‒ dans l’Analytique de la Faculté de juger téléologique ‒ la doctrine dogmatique de la faculté de juger téléologique, Kant procède au déploiement de sa dialectique, tout comme il l’avait fait ‒ dans les deux Critiques précédentes ‒ pour la raison pure et pour la raison pratique. Chaque fois la dialectique est la conséquence de la constitution immanente de notre intelligence, qui dans son usage intramondain ne peut atteindre que le conditionné, mais qui de par sa nature ne peut cesser de prétendre à l’inconditionné pour en faire le fondement de toute connaissance et de tout être finis. Pour la faculté de juger téléologique cette dialectique s’articulera par deux maximes contradictoires, selon lesquelles nous jugeons l’existence concrète des choses matérielles : la maxime du mécanisme et la maxime des causes finales 1 . Ces deux maximes s’excluent dans leur usage dogmatique, *
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Toutes les citations de la Critique de la Faculté de juger sont prises de l’édition suivante : Emmanuel Kant, Critique de la Faculté de juger, Traduction par A. Philonenko, Vrin, Paris, 31974. P. 203: une dialectique apparaît qui induit en erreur la faculté de juger dans le principe de sa réflexion. La première de ces maximes est la thèse : Toute production de choses matérielles et de leurs formes doit être jugée possible d’après de simples 126
mais nous pouvons bien les concilier, lorsque nous faisons attention de leur garder un caractère de réflexion purement subjective. Dans ce sens les deux maximes ne sont prises que comme les principes de notre façon à nous de comprendre l’existence des choses dans leur particularité, et ceci dans une double perspective, à l’application de laquelle le monde matériel lui-même nous invite par la présence en lui des corps organiques et animés. Dans la première partie de la Dialectique Kant traite des conditions de l’usage correct de ces deux maximes 1 et il semble bien qu’avec le § 75 il ait terminé cette discussion et avec cela achevé l’exposition de la Dialectique même. Mais le texte continue, et le § suivant, le § 76, intitulé Remarque, contient une « considération, qui mérite bien d’être minutieusement développée dans la philosophie transcendantale », mais qui « ne peut être présentée ici qu’épisodiquement, comme explication (et non comme preuve de ce qui a été exposé). » (p. 215) Cette remarque se veut comme une réflexion nouvelle du philosophe transcendantal sur la nature et la structure de notre connaissance, par laquelle il arrive à une modification de la position de l’Analytique transcendantale dans le système de la pensée critique. Les paragraphes suivant le
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lois mécaniques. La deuxième maxime est l’antithèse: Quelques productions de la nature matérielle ne peuvent pas être considérées comme possibles d’après de simples lois mécaniques (leur jugement exige une toute autre loi de causalité: celle des causes finales). P. 205‒206: Toute apparence d’antinomie entre les maximes de la méthode d’explication proprement physique (mécaniste) et de la méthode téléologique (technique) repose donc sur ceci: on confond un principe de la faculté de juger réfléchissante avec celui de la faculté de juger déterminante et l’autonomie de la première (qui n’a de valeur que simplement subjectivement pour l’usage de notre raison par rapport aux lois particulières de l’expérience) avec l’hétéronomie de la seconde, qui doit se diriger d’après les lois (universelles ou particulières) données par l’entendement. 127
§ 76 contiendront l’application de cette modification à la compréhension de la nature du jugement réfléchissant et de sa subjectivité. Ils s’efforceront de dessiner les contours d’une nouvelle réflexion sur la nature du jugement réfléchissant même, qui doit éviter toute affirmation dogmatique pour faire ressortir uniquement la pensée pensante en tant que telle. Comme les réflexions du § 76 sont les réflexions de la pensée transcendantale sur elle-même et sur son propre accomplissement, elles ne sont au fond que des réflexions sur la doctrine de la Critique de la raison pure et plus spécialement de l’Analytique transcendantale. La doctrine de l’Analytique transcendantale contient la solution que Kant avait crue pouvoir donner au problème des jugements synthétiques, problème regardé par lui comme le problème fondamental de toute métaphysique possible. Pour la doctrine de la Critique de la raison pure Kant présuppose la distinction bien connue entre les jugements synthétiques a posteriori et les jugements synthétiques a priori. Descartes l’avait bien montré que l’existence concrète des choses est constituée en elle-même par un jugement. Pour Kant c’est le jugement synthétique a posteriori dans et par lequel se constitue la présence immédiate des choses matérielles. Mais cette présence contient aussi une signification purement intelligible, qui elle aussi est un moment constitutif de la réalité des choses : ce moment intelligible se déclare par les jugements synthétiques a priori. Dans l’Introduction à la Critique de la raison pure Kant nous dit que la possibilité des jugements synthétiques a posteriori se comprend par leur contenu même, mais que pour les jugements synthétiques a priori il y a un certain mystère (A 10). On ne voit pas en effet, comment un prédicat purement intelligible pourrait s’appliquer à un sujet A, qui comme tel a déjà le caractère d’une chose et d’un fait. Dans la Déduction transcendantale ‒ plus spécialement dans la deuxième version de ce chapitre central de l’Analytique ‒ Kant croit pourtant avoir trouvé une solution à ce problème épineux en introduisant une correspondance originaire entre l’intuition sensible et les principes 128
purs de l’entendement. (§ 24, B 150‒151) L’actualisation de cette correspondance dans la connaissance effective se fait dans et par les jugements synthétiques a priori. C’est seulement parce qu’il y a cette correspondance entre l’intuition et l’entendement que l’autonomie de la pensée raisonnante peut être sauvée comme principe constitutif de la réalité des choses sensibles, à l’égard desquelles, en tant qu’elles sont connues dans et par les jugements synthétiques a posteriori, notre connaissance se trouve plutôt dans la position d’une réceptivité passive. C’est donc par l’application en commun des jugements synthétiques a posteriori et des jugements synthétiques a priori, que se fait notre connaissance effective du monde. Pour notre connaissance des choses nous avons besoin de la réunion et de la combinaison de ces deux sortes de jugements synthétiques, nous ne disposons pas d’un principe unique, qui pourrait nous donner en une seule fois la totalité de la signification de leur réalité comme rassemblée en elle-même. Ainsi la doctrine de l’Analytique transcendantale ne résout-elle pas le problème de la signification intelligible de notre connaissance que par une affirmation dogmatique, combinant deux éléments, qui se complètent, mais dont aucun ne dispose de cette signification en tant que telle. Pour sa description de la nature et de l’usage des deux maximes du jugement réfléchissant, comme il l’expose dans les §§ 69 à 75 de la Dialectique, Kant s’appuie sur cette doctrine de l’Analytique transcendantale comme présentation authentique de la nature de notre connaissance et de la réalité du monde connu. Notre connaissance effective des choses, dit-il, se fait par des jugements déterminants, où nous subsumons une réalité sensible donnée sous des concepts abstraits ou des règles de l’entendement qui eux aussi sont proposés au jugement. Dans la connaissance des choses notre jugement se trouve donc être prédéterminé aussi bien de la part de l’intuition sensible
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que de la part des principes de l’entendement. L’usage que nous faisons du jugement est donc un usage seulement hétéronome 1. Ce jugement hétéronome, dont la nature semble être si claire, contient pourtant en lui quelque chose comme un mystère, à savoir la possibilité du rapport entre la réalité particulière et sensible d’une part et la règle universelle et rationnelle de l’entendement de l’autre. Pour son explication du fonctionnement des deux maximes du jugement réfléchissant Kant accepte cette incompréhensibilité des jugements déterminants, par lesquels se constitue notre connaissance effective, et ne leur accorde qu’une fonction seulement subjective, en tant que nous essayons d’atteindre par la réflexion à la signification totale et irrelationale de la réalité du monde donné, effort qui doit toujours se rapporter aux jugements déterminants comme base pour l’exercice possible d’une telle pensée. C’est le jugement hétéronome qui conditionne l’usage de la maxime du mécanisme aussi bien que de celle des causes finales. C’est le jugement déjà déterminé par les principes présupposés de l’entendement et par la réalité sensible donnée, qui guide la pensée dans son usage de ses deux maximes ; l’autonomie de la faculté de juger ne vaut que sous condition de la pensée hétéronome. Le jugement réfléchissant rejoint la signification inconditionnée de la réalité par ces maximes, mais on n’y arrive pas sans se rapporter à la pensée hétéronome et à sa distinction des jugements synthétiques a priori (pour la 1
P. 202: La faculté de juger déterminante ne possède pas de principes, qui fondent des concepts d’objets. Elle n’est pas autonomie ; en effet, elle ne fait que subsumer sous des lois données, ou des concepts, en tant que principes. Aussi n’est-elle pas exposée au danger d’une antinomie qui lui serait propre, et à un conflit de ses principes. Ainsi la faculté de juger transcendantale, qui contient les conditions pour subsumer sous les catégories, n’était pas en elle-même nomothétique ; elle énonçait seulement les conditions de l’intuition sensible sous lesquelles on peut accorder de la réalité (une application) à un concept donné, en tant que loi de l’entendement. 130
maxime du mécanisme) et a posteriori (pour la maxime des causes finales). Mais cette distinction ne vaut que comme partie intégrante de la doctrine de l’Analytique transcendantale. Il faut reprendre ‒ dans la réflexion critique du philosophe transcendantal ‒ cette doctrine même, pour la modifier, pour la purifier de ses éléments dogmatiques et pour arriver ainsi à une compréhension vraiment transcendantale de la théorie transcendantale de la connaissance. L’Analytique transcendantale contient une théorie se prenant elle-même comme doctrine du jugement hétéronome ; mais cette doctrine ne correspond pas vraiment à l’essence de notre connaissance. Il faut modifier la doctrine, afin qu’elle puisse vraiment rendre compte de la nature de la pensée connaissante. On doit arriver ainsi à une doctrine, où le jugement hétéronome ne vaudra plus comme tel, mais sera repris dans l’autonomie du jugement. La fiction dogmatique doit être remplacée par l’auto-compréhension de la pensée pensante. En nous entretenant, dans le § 69, de la nature du jugement réfléchissant, comme elle se présente sous les conditions établies par la doctrine de l’Analytique transcendantale, c’est-à-dire dans les limites de l’usage hétéronome du jugement, Kant dit, que pour exécuter un tel jugement la faculté de juger doit se servir comme son propre principe. Juger, cela veut dire : pouvoir subsumer ; c’est donc cette faculté de pouvoir subsumer elle-même, qui dans le jugement réfléchissant fonctionne comme son propre principe. L’autonomie du jugement s’applique au jugement hétéronome, et cela donne comme résultat la compréhension de la réalité des choses connues selon les deux maximes du jugement réfléchissant. Mais l’autonomie restera ainsi conditionnée par cette hétéronomie alléguée par la doctrine dogmatique ; le résultat de la réflexion tombera ainsi dans la dichotomie, et il ne pourra valoir que subjectivement seulement 1. 1
P. 202: comme aucun usage des facultés de connaître ne peut être permis sans principe, en de tels cas la faculté de juger réfléchissante devra se servir 131
Dans cette subordination de la pensée autonome à la pensée hétéronome, comme elle est demandée par l’Analytique transcendantale, la réflexion transcendantale ne correspond pas encore vraiment à ellemême. La pensée critique reste conditionnée par un moment dogmatique, et ce moment dogmatique influe sur la conception du jugement réfléchissant et de ses maximes. Kant, évidemment, ne va pas procéder à un véritable remaniement de la doctrine de l’Analytique transcendantale même, mais il se rend compte du caractère provisoire des affirmations dogmatiques de cette doctrine, tout en continuant à la considérer comme la description correcte de la structure de notre connaissance et du monde connu. Sans jeter par-dessus bord ses thèses il sera donc nécessaire de viser la doctrine de l’Analytique transcendantale dans une nouvelle réflexion critique et transcendantale pour lui enlever le caractère dogmatique et se garantissant par lui-même de ses affirmations, et pour en faire une doctrine qui pourra valoir comme la manifestation, ou disons l’auto-manifestation, de la réflexion transcendantale elle-même. C’est cette transformation de la signification transcendantale de l’Analytique, qui seule permettra à arriver à des jugements réfléchissants sur la réalité du monde, où la pensée pensante ne sera plus conditionnée par la pensée de la doctrine dogmatique, où le jugement autonome ne à elle-même de principe: or, celui-ci n’étant pas objectif et ne pouvant présenter un fondement de connaissance de l’objet suffisant au dessein , il doit servir en tant que principe purement subjectif à un usage final des facultés de connaître, consistant dans la réflexion sur un certain genre d’objets. Aussi par rapport à de tels cas la faculté de juger réfléchissante possède ses maximes, et même des maximes nécessaires, pour la connaissance des lois de la nature dans l’expérience, afin de parvenir grâce à celles-ci à des concepts, même si ces concepts doivent être des concepts de la raison, s’il se trouve qu’elle a absolument besoin de tels concepts, ne serait-ce que pour connaître la nature d’après ses lois empiriques. ‒ Or entre ces maximes nécessaires de la faculté de juger réfléchissante il peut y avoir un conflit, et par conséquent une antinomie. 132
sera plus conditionné par le jugement hétéronome, où donc la signification de la réflexion transcendantale pourra être conçue elle-même transcendantalement. C’est dans ce sens que Kant procède à la longue remarque du § 76, à savoir à cette « considération qui mérite bien d’être minutieusement développée dans la philosophie transcendantale. » (p. 215) L’évaluation nouvelle de la doctrine de l’Analytique transcendantale par le § 76 ne modifie donc pas directement sa théorie, mais elle lui enlève cette prétention dogmatique, qui ressortit du caractère présupposé des premiers éléments de la connaissance, qui y sont constatés. Il y a, nous l’avons dit, à la base de toute la doctrine de l’Analytique transcendantale la distinction faite entre les jugements synthétiques a posteriori et les jugements synthétiques a priori, distinction, qui elle se fonde sur celle de l’intuition sensible et de l’entendement, et partant entre l’actuel et le possible 1. La distinction faite ici entre l’actuel et le possible, ne doit pas être confondue avec celle faite dans l’Analytique transcendantale dans le chapitre sur les postulats de l’entendement pur entre les différents moments de la conception rationnelle de la réalité, elle doit plutôt être assimilée à celle entre la possibilité et la position des choses, comme nous la trouvons dans le chapitre sur l’Impossibilité d’un argument ontologique de l’existence de Dieu. Dans la Critique de la raison pure l’Analytique présuppose cette distinction pour la Dialectique, elle fait le problème. Or, cette distinction entre le possible et l’actuel, qui pour les analyses de la doctrine théorique vaut comme un fait
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P. 216: Il est absolument nécessaire pour l’entendement humain de distinguer la possibilité et la réalité des choses. La raison s’en trouve dans le sujet de la nature de ses facultés de connaître. Il n’y aurait pas une telle distinction (entre le possible et le réel) si pour leur emploi deux moments tout à fait hétérogènes n’étaient nécessaires: l’entendement pour les concepts et l’intuition sensible pour les objets , qui leur correspondent. 133
dogmatiquement présupposé, est envisagée maintenant comme une distinction qui tout en restant en vigueur pour notre connaissance effective des choses ne peut plus être retenue par la pensée transcendantale comme une thèse, dans laquelle la réflexion critiquement transcendantale se reconnaisse comme telle 1 . Dans l’Analytique transcendantale c’est la pensée hétéronome qui sert comme moule à la conception transcendantale et critique de la connaissance et du monde. Son schéma, qui peut-être peut bien valoir pour la connaissance des déterminations des choses et de leurs relations, ne vaut pourtant pas pour la compréhension vraiment transcendantale de la réalité, même si cette dernière ne peut pas se passer de lui pour pouvoir s’exprimer dans les concepts significatifs. La distinction entre le possible et l’actuel ne devra plus valoir que comme une distinction de l’usage hétéronome de la pensée, qui même si nous ne pouvons pas nous passer d’elle pour la connaissance effective des choses ne peut pas déterminer l’autocompréhension de la réflexion transcendantale même. C’est déjà la dialectique de la raison pure, qui nous mène vers la reconnaissance de cette subjectivité de la distinction entre le possible et l’actuel et qui nous guide à cette contemplation réfléchissante dans et par laquelle lui est enlevé son caractère affirmatif et dogmatique. Dans sa dialectique la raison pure, Kant nous propose l’idée de l’être nécessaire, pour lequel la distinction entre le possible et l’actuel ne
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P. 216: Ainsi la distinction entre les choses possibles et les choses réelles est une distinction qui n’a de valeur que simplement subjectivement pour l’entendement humain, puisque nous pouvons toujours penser quelque chose, même s’il n’existe pas, ou nous représenter quelque chose comme donné, bien que nous n’en ayons encore aucun concept. Ainsi ces propositions: les choses peuvent être possibles, sans être réelles ; on ne peut conclure de la simple possibilité à la réalité, ‒ sont très justement valables pour la raison humaine, sans pour cela prouver que cette différence se trouve dans les choses elles-mêmes. 134
devrait plus valoir 1. Mais, c’est toujours encore sous une forme dogmatique que la raison nous propose le dépassement de cette distinction. C’est pourquoi, si les arguments théoriques de l’existence de Dieu sont voués à l’échec, la contemplation critique de ces arguments ne pourra pourtant pas faire ressortir le sens caché de ces arguments et de leur dialectique. Le § 76 s’efforce de révéler la signification irrelationale de la pensée pensante de la sorte, que cette distinction entre le possible et l’actuel faite dans les limites de la pensée hétéronome au lieu de valoir dogmatiquement ne fait plus que le mode de son auto-manifestation. Cette distinction ne vaut plus que comme la forme sous laquelle se déclare une signification irrelationale, qui est au-delà de toute affirmation et de toute position dogmatique ; aucun des deux moments ne vaut plus par lui-même, ils valent tous les deux, chacun pour lui et pris ensemble, comme l’auto-déclaration du suprasensible. Nous arrivons ainsi avec le § 76 à une compréhension transcendantalement phénoménalisée pour ainsi dire de la doctrine de la Critique de la raison pure, qui avec ses thèses sur la réalité phénoménale du monde, s’était prise comme une doctrine dogmatiquement affirmative. Les thèses de la doctrine ne valent plus comme des positions certaines en elles-mêmes, elles sont devenus diaphanes, elles sont les symboles pour ainsi dire d’une signification, dont elles font l’apparition ; sans valoir pour elles-mêmes et en tant que telles, elles manifestent l’essence
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P. 216‒217: que ces propositions possèdent certes une valeur pour les objets ‒ dans la mesure où notre faculté de connaître, en tant que conditionnée par le sensible , s’applique aux objets des sens ‒ mais qu’elles ne possèdent pas une valeur pour les choses en général, c’est là ce qui résulte clairement de l’incessante exigence de la raison d’admettre quelque chose (le fondement originaire) en tant qu’existant nécessairement sans condition, et dans lequel possibilité et réalité ne doivent plus du tout être distinguées. 135
suprasensible de la pensée pensante pure en évidence. C’est ainsi le suprasensible ou la pensée pensante pure elle-même qui se révèle être le principe exclusif et englobant de toute la réflexion transcendantale. Pour se donner son articulation cette réflexion n’a plus besoin de s’adresser à la certitude non discutée de la pensée déterminée pour en déduire la structure d’une théorie dogmatique de la pensée transcendantale. La pensée déterminée ne vaut plus comme principe explicatif de la réflexion transcendantale, mais la réflexion transcendantale se prenant elle-même comme le principe de son auto-explication va s’intégrer la pensée déterminante et tout en lui gardant sa valeur pour la connaissance effective des choses elle fait ‒ dans le jugement réfléchissant ‒ de son caractère affirmatif et positionnel même la manifestation du sens non-affirmatif et non-positionnel du suprasensible 1. Ainsi l’affirmation et la position dogmatiques se trouvent-elles phénoménalisées comme telles et en tant que telles. Cette phénoménalisation de la pensée hétéronome par la réflexion purement transcendantale ne veut donc pas dire, qu’on ait remplacé une pensée abstraite par une pensée vraiment concrète. Le concret correspond à l’abstrait et ils tombent tous les deux dans le domaine de la pensée hétéronome. Cette pensée est à proprement parler l’articulation de la réflexion transcendantalement transcendantale ou critiquement critique. Elle ne se sert des déterminations de la pensée hétéronome
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P. 217: Et alors cette maxime conserve toujours sa valeur: nous pensons tous les objets, lorsque leur connaissance dépasse la faculté de l’entendement, suivant les conditions subjectives de l’exercice de nos facultés, nécessairement inhérentes à notre nature (c’est-à-dire à la nature humaine) ; et si les jugements portés de cette manière (et il ne peut en être autrement par rapport aux concepts transcendants) ne peuvent être des principes constitutifs, qui déterminent l’objet, tel qu’il est constitué, ils demeurent néanmoins des principes régulateurs, immanents et sûrs à l’usage, et conformes aux vues humaines. 136
que pour en faire l’instrument du sens intelligible et irrelational de notre connaissance et du monde même. L’Analytique transcendantale ne fournit pas seulement à Kant les éléments pour sa doctrine de la raison théorique, elle détermine aussi sa conception de la raison pratique. Ainsi, le § 76 contient-il aussi une certaine réforme de la doctrine de la deuxième Critique. La distinction entre la nécessité inconditionnée de la loi morale et son actualisation par les actions de l’homme dans le monde sensible ne peut plus être maintenue en tant que telle : les distinctions de la pensée hétéronome ne valent plus, même si c’est l’autoréalisation de la raison pratique, qui s’articule par elles. Ainsi le fameux devoir-être, dont la deuxième Critique nous parle avec tant d’insistance, ne peut pas être retenu, parce que la nécessité de la loi aussi bien que la contingence de sa réalisation dans le monde ne sont que des affirmations dogmatiques, dans lesquelles la raison n’arrive pas encore à s’exprimer dans son autonomie par une réflexion transcendantale, qui ne se mouvrait qu’à l’intérieur de cette autonomie même. L’autonomie de la raison pratique doit s’intégrer son actualisation dans le monde, et les distinctions de la deuxième Critique doivent être déshabillées de leur caractère dogmatique et affirmatif. Si ‒ dans la Critique de la raison pratique ‒ Kant insiste ainsi sur la distinction entre la nécessité absolue de la loi et la contingence de son actualisation dans le monde, entre la possibilité en soi de l’intelligible et l’état de fait de son réalisation par nos actions, il ne pourra pas éviter d’accentuer aussi ‒ dans cette doctrine même ‒ l’unité originaire de l’intelligible et du sensible, unité qui justement fait l’essence de la raison pratique ou de la volonté pure et qui ne peut pas être touché par les raisonnements de la raison théorique. C’est pourquoi doit naître ici la doctrine des postulats de la raison pratique et en premier lieu la doctrine de la liberté, selon laquelle la raison pratique se déclare dans et par la liberté comme dans un fait constatable dans notre existence dans le monde. Mais encore cette affirmation est une affirmation conçue par 137
les moyens de la pensée hétéronome. Ainsi pour le domaine de la raison pratique n’assure-t-on pas seulement la distinction du nécessaire et du contingent, on affirme aussi leur union effective, mais sans pourtant laisser s’effacer leur différence radicale. On s’efforce de réunir par affirmation le jugement synthétique a priori de la raison pratique d’avec son actualisation par un jugement synthétique a posteriori. Le § 76 doit enlever à la liberté ce caractère d’une réalité dogmatiquement affirmable, qui avec sa prétention dogmatique ne pourra jamais correspondre à l’essence du suprasensible. Ainsi la liberté ne doit-elle plus être comprise que comme le principe régulateur dans et par lequel s’indique, ‒ mais sans que cette indication pourrait être investi du caractère affirmatif du raisonnement hétéronome ‒ la signification transcendantale de notre existence, en tant qu’elle est le lieu de l’auto-révélation du suprasensible : auto-révélation qui ne peut jamais prétendre au caractère de la connaissance objective, qui, elle, n’est plutôt qu’une demande de la pensée hétéronome ; nous la reconnaissons par une persuasion phénoménalisée en elle-même, dans laquelle l’intelligible se déclare luimême 1.
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P. 218: Bien qu’un tel monde intelligible, en lequel tout serait réel uniquement parce que possible (en tant que bien), et que la liberté elle-même, en tant que condition formelle de ce monde, soit pour nous un concept transcendant, qui n’est pas valable comme principe constitutif propre à déterminer un objet et sa réalité objective, toutefois la liberté, par suite de la constitution de notre nature (en partie sensible) et de notre pouvoir, nous sert, ainsi qu’à tous les êtres raisonnables en relation au monde sensible ‒ autant que nous pouvons nous les représenter d’après la constitution de notre raison ‒ , de principe régulateur universel, qui ne détermine pas objectivement la nature de la liberté, en tant que forme de la causalité, mais qui, avec autant de valeur que s’il en était ainsi , transforme en commandement pour chacun la règle des actions d’après cette Idée. 138
Dans la Critique de la raison pure, au troisième chapitre de la Dialectique transcendantale, Kant traite de l’idéal de la raison pure. La raison théorique pense un être nécessaire et suprême comme mesure et comme dernier fondement de toute réalité possible. Kant s’occupe avant tout des arguments pour l’existence de Dieu, comme ils se trouvent dans l’histoire de la pensée métaphysique. Dans sa critique il réfute d’abord l’argument ontologique et l’argument cosmologique. Il montre que ni l’existence ni même la possibilité d’un être absolument nécessaire ne peuvent être démontrées par des raisonnements théoriques. Ensuite et dans une certaine analogie avec la Dialectique de la faculté de juger il y a une césure. Il semble que Kant avait cru d’abord pouvoir terminer sa discussion de l’idéal de la raison pure par la réfutation de ces deux arguments dogmatiques, mais qu’en y réfléchissant de nouveau il se soit avisé que pour épuiser la discussion il devait encore faire attention à un troisième argument, où c’est l’union originaire du moment apriorique et du moment apostériorique dans la réalité des choses qui détermine notre : idée de l’être nécessaire et suprême et nous mène à démontrer son existence. Il y a dans l’histoire de la philosophie un argument, qui justement prend note de cette union originaire du possible et de l’actuel pour notre conception de l’idée et de l’existence de Dieu ; cet argument, Kant l’appelle l’argument physicothéologique et pour pouvoir en traiter il va ajouter une deuxième partie à sa discussion des arguments théoriques de l’existence de Dieu. Pour démontrer l’existence de l’être nécessaire et absolument parfait l’argument physicothéologique se fonde sur l’expérience immédiate du monde. Kant estime, que cet argument soit le plus vénérable parmi tous, mais il ne voit aucune possibilité de joindre entre eux les deux éléments disparats qu’il contient, à savoir l’expérience, apostériorique en elle-même, du monde donné, et l’idée apriorique d’une dernière raison nécessaire et parfaite de cette existence donnée. Ainsi, l’argument physicothéologique reste-t-il pour lui une proclamation plutôt, sans arriver à nous fournir une véritable démonstration. Pour 139
une démonstration on devrait retourner à l’argument ontologique, dont l’échec a été prouvé. Par les réflexions du § 76 de la Critique de la Faculté de juger cette situation se trouve être changée. Le dépassement de la distinction dogmatique entre l’actuel et le possible a montré des conséquences pour la doctrine de l’Analytique transcendantale aussi bien que pour les thèses sur la raison pratique avec ses postulats. Mais le dépassement de la distinction de l’actuel et du possible, de l’apostériori et de l’apriori n’y est entré en compte que dans les limites de la doctrine et de ses constructions dogmatiques mêmes. Pour le jugement réfléchissant sur la présence immédiate du monde en tant que telle la situation est différente. Cette présence immédiate du monde, ‒ et pas du tout les constructions de la doctrine ‒ fait elle-même le contenu du jugement réfléchissant 1, et elle se déclare déjà en tant que telle comme le dépassement de cette distinction dogmatique érigée entre l’actuel et le possible. La pensée pensante touchera donc ici, dans le jugement réfléchissant sur la présence immédiate du monde, son auto-révélation adéquate ; la pensée transcendantalement transcendantale s’accomplit en tant que tel. Il ne s’agira plus d’adapter une doctrine à la réflexion purement transcendantale, mais la connaissance s’exécute elle-même comme cette réflexion transcendantale, c’est-à-dire comme l’avoir-lieu du suprasensible comme manifestation. La doctrine dogmatique n’en sera plus que l’explication, qui même en tant qu’explication sera phénoménalisée en elle-même et sera dévêtie de son caractère affirmatif. Les §§ 77 et 78 de la Dialectique ne nous parleront donc plus de l’application du jugement réfléchissant aux thèses dogmatiques de la
1
P. 219: (le produit lui-même) est cependant donnée dans la nature, et le concept d’une causalité de la nature, en tant quatre agissant selon des fins, semble faire de l’Idée d’une fin naturelle un principe constitutif de la nature, et en cela elle possède quelque chose qui la rend différente de toutes les autres Idées. 140
doctrine théorique de Kant, mais la présence de la réalité du monde sera prise elle-même comme l’événement du jugement réfléchissant en acte. La présence du monde est comme le lever du jour de la signification irrelationale du suprasensible. L’application ‒ phénoménalisée en elle-même ‒ de la doctrine théorique à cette expérience absolue n’aura que le caractère d’une permission, dont nous devons nous servir pour pouvoir donner à cette expérience totale une structure conceptuelle, qui nous permettra à y appliquer les raisonnements théoriques de la pensée déterminée. Les deux maximes de la pensée réfléchissante, desquelles la première partie du chapitre avait traité, resteront donc en vigueur pour la réflexion théorique sur la réalité du monde, mais elles ne vaudront plus comme des affirmations, même seulement subjectives, mais uniquement comme explication de la signification irrelationale du jugement réfléchissant en tant que l’autorévélation du suprasensible, qui doit se déclarer à travers les structures de la pensée déterminante ‒ pour le raisonnement théorique. Dans un tel jugement, même s’il doit se servir des moyens de la pensée hétéronome, le raisonnement ne fonctionne donc plus comme l’exécution du jugement réfléchissant, mais seulement comme son explication, elle ne vaut plus affirmativement, mais seulement phénoménalement. Elle ne touche donc pas à l’autonomie de la pensée pensante ; chacune des deux maximes du jugement réfléchissant exprime par elle-même et par les déterminations de son raisonnement le dépassement de la distinction entre l’actuel et le possible, entre l’apostériori et l’apriori, distinction qui pourtant ne cesse pas de rester en vigueur pour la pensée hétéronome, dont le jugement réfléchissant doit se servir pour pouvoir s’expliquer. Mais tout en se servant de la pensée hétéronome la pensée pensante ne se comprend plus ellemême par cette hétéronomie, mais elle en est le principe qui fait que cette hétéronomie indique par elle-même la signification irrelationale du suprasensible. Le raisonnement déterminé exécuté selon les deux maximes ne vaut plus comme affirmation déterminée, il vaut comme 141
jugement réfléchissant, et se déclare ainsi comme l’auto-manifestation de la pensée pensante même 1. Ainsi, dans sa compréhension du monde, notre entendement pourra-t-il se reconnaître comme notre entendement, c’est à dire que, dans sa connaissance réelle du monde, l’entendement est sa propre mesure et la reconnaissance authentique de la vraie situation de sa propre réalisation. En se reconnaissant comme notre entendement, l’entendement se comprend par lui-même comme l’auto-actualisation du suprasensible dans et par une connaissance phénoménalisée en elle-même. Pour la première partie de la Dialectique le jugement réfléchissant avait été resté un jugement conditionné par le fait d’un entendement présupposé que la raison doit accepter sans pouvoir se l’approprier comme tel. Maintenant la raison a repris l’entendement en elle-même et l’entendement peut s’accomplir dans la véritable et irrelationale compréhension de sa propre situation comme notre entendement. Et cette auto-compréhension se fait sous forme de la connaissance effective du monde, qui tout en restant une connaissance par le jugement déterminant se reconnaît elle-même comme la signification inconditionnée d’un jugement réfléchissant qui se sait comme l’auto-révélation du suprasensible 2. C’est ainsi que 1
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P. 219: Cette différence consiste en ceci: cette Idée n’est pas un principe rationnel pour l’entendement, mais pour la faculté de juger, et elle n’est donc que l’application d’un entendement en général aux objets possibles de l’expérience, et cela en vérité là où le jugement ne peut pas être déterminant, mais simplement réfléchissant, et lorsque, bien que l’objet soit donné dans l’expérience, on n’en peut juger conformément à l’Idée d’une manière déterminée (encore moins d’une façon adéquate), mais que l’on peut seulement réfléchir sur lui. P. 219‒220: Il s’agit donc d’une qualité propre à notre entendement (humain), par rapport à notre faculté de juger, dans sa réflexion sur les choses de la nature. Mais s’il en est ainsi, l’Idée d’un autre entendement possible que l’entendement humain doit se trouver au fondement (tout de même 142
‒ dans les limites de la pensée hétéronome ‒ Kant était arrivé ‒ dans la deuxième version de la Déduction transcendantale des concepts purs de l’entendement ‒ à comprendre les catégories de l’entendement pur comme des catégories de notre entendement et de se les approprier ainsi comme des formes dans lesquelles l’entendement se reconnaît lui-même comme tel et dans sa propre situation. Ici déjà donc l’entendement et l’intuition ne valent toutes les deux que comme manifestation de cette signification irrelationale qui au-delà de la distinction de l’actuel et du possible est le principe de l’unité transcendantale de l’apperception. En reconnaissant ainsi notre entendement comme notre entendement nous reconnaissons aussi ‒ dans une connaissance irrelationale et pour ainsi dire intérieure ‒ l’insuffisance de cet entendement, en tant qu’il reste toujours soumis aux conditions de la pensée hétéronome. Mais cette reconnaissance de l’insuffisance de notre pensée est en même temps l’expérience de l’autonomie et de la liberté de la pensée pensante qui se déclare à travers une insuffisance qui n’est pas une insuffisance dogmatiquement affirmée, mais phénoménalisée en elle-même et vécue immédiatement comme insuffisance en soi de toute connaissance rationnelle. Nous ne prenons donc plus comme un fait la phénoménalité du monde ‒ ainsi que l’avait enseigné l’Analytique transcendantale ‒, mais nous sommes arrivés à la compréhension phénoménale de cette phénoménalité même. Nous sommes arrivés à comprendre que cette phénoménalité ne vaut pas de façon
que dans la « Critique de la raison pure » nous devions avoir à l’esprit une autre intuition possible, si la nôtre devait être considérée comme étant une sorte particulière d’intuition, je veux dire celle pour laquelle les objets ont seulement une valeur en tant que phénomènes), ...Il s’agit donc ici du rapport de notre entendement à la faculté de juger ; nous y recherchons une certaine contingence de constitution pour la relever comme particularité de notre entendement et le distinguer des autres entendements possibles. 143
affirmative et qu’elle ne peut pas connaître cette certitude de la pensée hétéronome, qui s’appelle objective, objectivité, dans laquelle la pensée ne dispose pas d’elle-même, et dont la certitude reste pour toujours rongée par le doute. Ainsi nous défaisons-nous de la certitude de la phénoménalité affirmée, comme la connaît l’Analytique transcendantale, en reconnaissant le monde comme la présence de la pensée pensante, qui dans l’abolition de toute certitude affirmative se révèle dans son autonomie et dans sa liberté et qui a besoin de la phénoménalisation de la connaissance pour pouvoir s’actualiser dans cette autonomie et comme elle. Et c’est ainsi seulement ‒ dans l’essence irrelationale de la pensée pensante ‒ que notre connaissance se reconnaît de façon authentique dans sa propre situation comme mesurée intimement par le suprasensible et comme étant la nôtre 1. C’est dans une telle réflexion transcendantalement transcendantale que nous reconnaissons vraiment et directement la signification irrelationale du jugement réfléchissant sur la réalité du monde et celle de ses deux maximes. Pour la première partie de la Dialectique, il y avait à la base des deux maximes du mécanisme et des causes finales la distinction entre le possible et l’actuel, entre le jugement synthétique a priori et le jugement synthétique a posteriori etc., et ce n’était qu’en partant de cette dualité que la réflexion pouvait se diriger vers la totalité et l’irrelationalité en soi du sens intelligible du monde. Maintenant, chacune des deux maximes se trouve être reprise dans 1
P. 220‒221: Toutefois, afin de pouvoir à tout le moins penser la possibilité d’un tel accord des choses de la nature avec la faculté de juger (accord que nous nous représentons comme contingent et par conséquent comme possible seulement grâce à une fin particulière qui le concerne), nous devons penser en même temps un autre entendement par rapport auquel et cela antérieurement à toute fin qui lui serait attribuée, nous puissions nous représenter comme nécessaire cet accord des lois de la nature avec notre faculté de juger, qui n’est pensable pour notre entendement que par le moyen de la liaison des fins. 144
cette signification absolue qu’est l’auto-manifestation de la pensée pensante, chacune d’elles porte en elle-même ce sens absolu qui ne connaît plus la distinction entre le possible et l’actuel, entre le jugement a priori et le jugement a posteriori, et c’est seulement en partant de cette totalité et en en faisant l’application que le raisonnement réfléchissant suit les traces de la pensée hétéronome. Dans la réflexion transcendantale nous reconnaissons les limites dogmatiques de cette pensée hétéronome, mais nous reconnaissons en même temps, que dans et par son insuffisance même elle sert l’auto-révélation de la pensée pensante. C’est ainsi que le raisonnement dans chacune des deux maximes se déroule pour ainsi dire dans l’éther suprasensible qui ne connaît pas la distinction entre le possible et l’actuel et dont l’irrelationalité se déclare même à travers l’unilatéralité inévitable de tout raisonnement hétéronome. Nous reconnaissons bien cette insuffisance, mais il nous est pourtant permis de raisonner et de réfléchir avec courage, car nous savons que le raisonnement hétéronome même doit servir comme moyen de la manifestation de la pensée pensante et de sa signification absolue 1. 1
P. 225‒226: Or le principe commun de la déduction mécanique d’une part et de la déduction téléologique d’autre part est le supra-sensible, que nous devons poser au fondement de la nature en tant que phénomène. Mais nous ne pouvons à un point de vue théorique nous faire le moindre concept déterminé positif de celui-ci. On ne peut donc expliquer comment d’après lui, en tant que principe, la nature (d’après ses lois particulières) constitue pour nous un système, qui peut être reconnu comme possible aussi bien d’après le principe de production suivant les causes physiques que d’après celui suivant les causes finales ; mais lorsqu’il se trouve que des objets de la nature se présentent, qui ne peuvent être pensés par nous dans leur possibilité d’après le principe du mécanisme (qui revendique toujours un être de la nature ) sans que nous n’invoquions des principes téléologiques, on peut supposer que l’on peut étudier les lois de la nature, en toute confiance, conformément aux deux principes (lorsque la 145
possibilité de leur production est connaissable pour notre entendement à partir de l’un ou de l’autre de ces principes), sans se heurter à l’apparent conflit, qui se manifeste entre les principes du jugement : car au moins la possibilité que l’un et l’autre puissent s’unir objectivement en un principe est assurée (puisqu’ils concernent des phénomènes, qui possèdent un fondement supra-sensible). 146
Quelques remarques sur la doctrine du mal chez Kant La possibilité des jugements synthétiques a priori constitue le problème central de toute la doctrine transcendantale de Kant. Selon les explications que Kant nous en donne dans l’Introduction à la Critique de la raison pure, ces jugements, dont il s’agit de comprendre la possibilité, sont des jugements où un sujet A doit être déterminé de façon positive par un prédicat B, que l’on ne doit pas tirer de l’expérience, mais qui serait plutôt une détermination purement intelligible due à l’opération de l’intelligence elle-même. Or, en élaborant la Critique de la raison pure, Kant a dû constater qu’il n’arrivait ni à expliquer la possibilité de tels jugements aprioriques, ni même à présenter vraiment des jugements dont le prédicat serait d’une nature purement intelligible. On ne peut penser et saisir les synthèses aprioriques qu’en introduisant et en acceptant comme base pour de telles synthèses l’expérience indéfinie du donné qui, comme condition, permet à l’entendement d’exercer certaines fonctions aprioriques. Donc, au lieu de nous démontrer vraiment des jugements synthétiques, dont le prédicat serait d’une nature purement intelligible, et de nous en expliquer la possibilité, Kant ne nous offre qu’une théorie concernant des jugements pour ainsi dire apostérioriquement a priori et n’arrive pas à montrer la nature intelligible du monde, encore moins à en démontrer la possibilité. Kant n’a pas voulu abandonner sa conviction que l’essence du monde doit être constituée selon la nature des jugements synthétiques a priori 147
et que le devoir principal de la philosophie transcendantale serait d’en expliquer la possibilité. Cela l’a conduit à cette conception, que le rapport de l’intelligence ou de la raison au monde devait être fait de façon double. Dans la Critique de la raison pure même, Kant nous parle toujours encore d’une seule raison, et il ne fait que la distinction entre son usage théorique et son usage pratique. La nécessité de sauver pourtant de véritables jugements synthétiques a priori pour l’essence du monde et pour l’existence de l’homme dans le monde l’amène à poser comme une fonction intellectuelle indépendante et isolée la raison pratique, qui comme telle serait le principe de la volonté humaine. En tant que les actions humaines dans le monde seraient réalisées par la raison pratique comme par leur seul et unique principe, il y aurait dans le monde – en dépit de toute la doctrine théorique – des jugements vraiment synthétiques a priori et il serait possible d’en comprendre la possibilité, parce que la raison pratique se découvre ici elle-même comme le principe constitutif autonome d’une réalité dans le monde sensible. Ainsi dans le domaine pratique nous arriverions vraiment à une reconnaissance de la réalité comme constituée par des jugements synthétiques a priori : nos actions, comme nous les accomplissons dans le monde sensible, sont le A, duquel nous pouvons affirmer une essence purement intelligible. L’installation de la raison pratique comme pouvoir autonome et isolé permet à la doctrine transcendantale de regarder nos actions morales comme des actions qui, même si elles se font dans le monde sensible, nous garantissent en tant que telles notre appartenance à un monde intelligible. La réflexion transcendantale ne peut pas renier les limites de sa doctrine théorique, selon laquelle la réalité de ce monde n’est pas vraiment de la nature des jugements synthétiques a priori, mais elle sait que cette doctrine théorique n’est encore qu’un premier aspect de cette réalité et que, pour le domaine des actions humaines libres exécutées dans ce monde même, le jugement synthétique a priori est véritablement réalisé.
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Seulement, pour la doctrine transcendantale il reste une difficulté. La raison pratique isolée est le produit de la réflexion transcendantale en tant qu’elle s’efforce de sauver pour ce monde la réalité des jugements synthétiques a priori et leur possibilité, mais cette même réflexion transcendantale ne peut devenir pensée concrète et déterminée que par les concepts et par les raisonnements dont elle s’est servie dans sa doctrine théorique, c’est-à-dire dans la Critique de la raison pure. Ainsi pour pouvoir décrire la nature des actions vraiment morales et pour pouvoir les expliquer comme de vrais jugements synthétiques a priori doit-on essayer de penser l’intelligible pur en partant de l’intelligible pour ainsi dire apostériorique comme on l’a reconnu dans la doctrine théorique. Il en résulte dans la Critique de la raison pratique l’énonciation de l’impératif catégorique comme principe des actions humaines libres dans le monde. L’a priori apostériorique prend forme dans le monde matériel par les lois de nature qui valent nécessairement et universellement. L’impératif catégorique détermine les actions humaines libres dans le monde non plus comme une loi particulière et déterminée, mais comme un principe purement formel et donc purement intelligible qui n’est plus une loi proprement dite, mais la légalité en tant que telle comme caractère intelligible inhérent à toute loi possible. On peut le concéder, l’impératif catégorique s’affranchit vraiment des conditions apostérioriques d’une législation possible, mais il ne le fait que par abstraction. Dans ce sens, on peut regarder comme accomplie la réalisation du jugement synthétique a priori. Mais c’est là un accomplissement qui ne concerne que le rapport de l’intelligence avec sa propre intelligibilité en tant qu’il devient effectivement possible dans les actions que nous exécutons dans le monde sensible. Nous avons, au moins pour la théorie transcendantale, la conscience d’être libres et de réaliser ainsi dans ce monde même le jugement synthétique a priori, mais cette conscience reste une pure abstraction, qui ne peut pas être vérifiée par les actions mêmes. L’existence de l’homme raisonnable vivant dans le monde implique un rapport de l’intelligence avec elle149
même, cette existence est donc dans un certain sens l’actualisation du jugement synthétique a priori, mais sous forme d’une abstraction seulement, qui ne rend nullement compte de l’essence du monde sensible et de notre nature sensible même, mais nous fait connaître seule que cette nature sensible, sans être comprise en tant que telle, permet à la raison d’entrer en rapport avec elle-même. Le monde sensible et la nature sensible de l’homme permettent l’action libre et dans ce sens ils entrent dans le jugement synthétique a priori et participent à sa constitution, mais leur manifestation et leur présence n’entrent pas dans ce jugement. Ainsi le monde sensible et la nature sensible de l’homme deviennent-ils le lieu où le milieu pour ainsi dire de la réalisation du jugement synthétique a priori, mais ils n’y entrent pas dans leur concrétisation et dans leur détermination. Comme réalité déterminée, le sensible reste indifférent aux actions libres de l’homme et à leur signification, il n’y entre ni de façon positive ni de façon négative. En tant que tel, le sensible est naturellement bon, mais il n’a rien à faire avec nos actions libres ; ces actions libres se déterminent par l’impératif catégorique ; une action qui n’est pas déterminée par l’impératif catégorique, mais plutôt par un motif sensible, n’est pas une action libre, elle n’est pas l’accomplissement du jugement synthétique a priori ; toutefois on ne pourrait dire d’elle qu’elle soit une action mauvaise, elle tombe simplement en dehors de la liberté et est indifférente à son égard. Ainsi la position d’une raison pratique autonome et isolée par la Critique de la raison pratique résout effectivement dans un certain sens le problème de la possibilité des jugements synthétiques a priori, mais cette solution reste une solution défectueuse, parce que, tout en reconnaissant au sensible la faculté d’instituer par lui-même un rapport de l’intelligence à sa propre intelligibilité, elle n’arrive pas à intégrer le sensible en tant que tel au rapport ainsi érigé. Donc, l’impératif catégorique et l’action morale libre resteront toujours pour Kant l’actualisation du jugement synthétique a priori, mais le monde concret et 150
l’existence concrète de l’homme dans le monde n’entrent pas dans ce jugement synthétique a priori qui justement devrait indiquer le sens total et unique du monde et de l’existence de l’homme comme être du monde. Kant a voulu remédier à cette insuffisance de sa doctrine par ce qu’il dit dans la Critique du jugement sur l’harmonie de l’intelligible et du sensible, par ce qu’il dit du plus haut bien moral et physique dans son Anthropologie ou par ses remarques sur l’amitié dans la Métaphysique des mœurs. Mais tous ces efforts pour réconcilier l’intelligible et le sensible ne sont que des annonces, ce ne sont pas des raisonnements par lesquels on arriverait à intégrer vraiment la nature du sensible au jugement synthétique a priori. Et évidemment Kant ne pouvait atteindre à une solution définitive de ce problème aussi longtemps qu’il se croyait lié par l’appareil conceptuel de la doctrine de la Critique de la raison pure et de tout ce qui en suivait pour lui, y compris la position de la raison pratique comme faculté indépendante. Mais il y avait un décalage entre le programme de la Critique de la raison pure, dont Kant nous parle dans l’Introduction, et le raisonnement dogmatique de la doctrine elle-même, et après avoir parcouru toutes les conséquences de la doctrine, Kant se retrouvait de nouveau devant l’intelligence indéfinie de la réflexion transcendantale qui, ne pouvant plus s’expliquer par le raisonnement dogmatique, devait maintenant demander que le raisonnement, au lieu d’être un raisonnement affirmatif, s’accomplisse en elle comme son immédiate expression. Ainsi, nous arrivons à une nouvelle conception de la raison, où Kant pose que le jugement synthétique a priori est vraiment réalisé. Cette réalisation ne se fait pas sous forme de raisonnements affirmatifs, mais plutôt par un raisonnement réfléchissant, dans et par lequel la réflexion transcendantale s’articule elle-même. On pourra dire que la doctrine revêt ici vraiment son caractère purement transcendant qui, dans les écrits dogmatiques, était dissimulé par les raisonnements affirmatifs. Cette doctrine, pour laquelle le jugement synthétique est effectivement 151
accompli, pourra être nommée la Doctrine philosophique de la religion, parce que le monde et l’existence de l’homme dans le monde revêtent maintenant vraiment ce caractère d’être la manifestation ou – pour le dire avec Leibniz – la fulguration de la sagesse divine. Le monde sensible et l’existence de l’homme comme être de ce monde seront compris comme le sujet A, duquel pourra s’énoncer un prédicat B, qui n’a qu’une signification purement intelligible. Pour cette doctrine philosophique de la religion, le monde sensible et l’existence de l’homme dans ce monde sensible n’auront donc plus pour la raison ce caractère d’un donné dont la raison ne dispose pas, qui tombe en dehors de la raison et qui reste ainsi indifférent à son égard. En d’autres mots, il n’y aura plus cette distinction entre les actions morales et libres de l’homme et une existence neutre à l’égard de la raison, où l’homme serait déterminé par sa nature sensible. On pourrait même dire que la moralité avec le caractère affirmatif qu’elle avait connu dans la Critique de la raison pratique ne pourra plus se retrouver dans la Doctrine philosophique de la religion. Le sensible n’a plus le caractère du donné, il est entré dans la raison même qui, par lui et comme lui, se donne son autoréalisation. Mais comme la signification de ce sensible, dans lequel la raison se sait comme dans sa propre réalisation, a toujours aussi le sens d’une réalité concrète et particulière qui vaut comme telle et pour elle-même dans sa détermination spéciale, la raison se retrouve en elle comme une raison aliénée d’elle-même et pervertie en elle-même qui, dans sa manière d’être sans être autre chose qu’elle-même, est aussi la perte ou la négation de sa propre essence inconditionnée. La raison humaine existe comme perte d’elle-même et cette perte d’elle-même est encore son autoréalisation. Comme cette perte d’elle-même de la raison est une pure négation, la détermination positive du sensible n’y entre que comme l’autre ou le contradictoire respectif au sens inconditionné de l’intelligible, elle annonce une impuissance radicale, c’est-à-dire provenant des plus profondes racines, de la raison pour elle-même, impuissance dans laquelle 152
la raison se trouve depuis toujours et de laquelle elle ne pourra jamais se libérer, justement parce qu’elle existe déjà comme cette impuissance, comme la perte irrévocable de sa puissance originaire. La raison ne peut même pas s’expliquer son propre état, car cette impuissance conditionne même toute réflexion, qui doit être une réflexion de l’impuissance et dans l’impuissance. Toutefois, la raison se reconnaît ellemême dans son impuissance et elle reconnaît cette impuissance comme étant la sienne. Ainsi la raison se comprend-elle dans un certain sens par sa propre aliénation. En tant qu’elles sont l’autoréalisation de la raison, cette aliénation et cette impuissance sont imputables à la raison, et – d’une façon incompréhensible –, elles sont pour Kant inévitables en même temps, parce que depuis toujours déjà la raison est tombée dans cette aliénation et dans cette impuissance et n’a donc plus le pouvoir de se libérer elle-même de cet état. C’est dans ce sens que Kant parle du penchant au mal dans la nature humaine, le penchant étant cette faiblesse qui doit être imputée à la raison elle-même, sans que la raison, justement parce qu’elle est déjà dans cet état de faiblesse, ne puisse jamais en sortir par ses propres forces. Tout le bien, toutes les actions morales que nous pourrons accomplir, nous les accomplirons comme soumis au penchant au mal et sous la condition de ce penchant au mal, qui est pour ainsi dire la marque a priori de notre nature. Ainsi nos actions ne seront-elles jamais vraiment de bonnes actions, parce que tout ce qu’elles auront de moralité et de liberté ne sera que moralité et liberté s’actualisant dans le milieu de péché originel et du penchant au mal. Nous pouvons donc dire que le péché originel ou le mal radical dans la nature humaine constituent dans la doctrine de Kant le véritable sens du jugement synthétique a priori. C’est maintenant l’être-pour-soi de la raison elle-même qui sert comme prédicat dans le jugement synthétique qui s’énonce de ce A, qui est l’existence naturelle et sensible de l’homme dans le monde et dans un sens plus large l’existence du monde sensible lui-même. Le sensible ne se fonde plus sur le fait indéfini du 153
donné, qui tombe tout à fait en dehors de la raison, il n’est que l’autoréalisation de la raison elle-même, mais d’une raison qui se conçoit ellemême comme une raison dans l’impuissance, dans l’aliénation et donc comme s’actualisant sous forme du penchant au mal. On ne devra jamais sous-estimer cette découverte de la Doctrine philosophique de la religion : l’homme existant dans le monde est vraiment l’accomplissement du jugement synthétique a priori, son existence est vraiment l’exécution d’une signification purement intelligible et dans ce sens elle est pour ainsi dire la mise en acte immédiate de la sagesse et de la raison divines : mais cette intelligibilisation de la nature humaine se fait non pas par nos actions morales, etc., mais par le mal radical et le péché originel qui y sont insérés. Cependant, cette description du jugement synthétique a priori qui est l’existence de l’homme dans le monde, par l’impuissance et l’aliénation radicales de la raison, n’est encore qu’une description partielle de la véritable signification de ce jugement. La raison, même si elle est impuissance et aliénation d’elle-même ne cessera pourtant jamais d’être la présence de son idéal, c’est-à-dire de la possibilité inconditionnée de l’être intelligible qui se comprend en lui-même et par lui-même. Et à son égard l’impuissance et l’aliénation de la raison ne peuvent se documenter que pour elles-mêmes et en elles-mêmes, sans disposer d’aucune force sur l’être inconditionné de l’intelligible même. Elles ne le peuvent pas, justement parce qu’elles ne sont qu’impuissance et de leur part ne peuvent en aucune sorte entrer en rapport avec l’inconditionné. La totalité du jugement synthétique qui est l’existence de l’homme dans le monde implique donc aussi cet autre moment que cette existence soit la manifestation de l’autonomie inconditionnée de la présence de l’idéal de la raison et, dans ce sens, on pourra dire que l’existence de l’homme dans le monde est aussi l’actualité de la grâce de Dieu. L’homme vit le péché originel et est soumis au penchant au mal sans pouvoir en sortir par ses propres forces ; mais, dès ici-bas, son existence est aussi la manifestation de la raison divine comme fulguration, elle 154
est déjà l’automanifestation de la puissance absolue et inconditionnée, et ainsi se trouve-t-elle déjà élevée au-dessus de toute son impuissance, non par ses propres forces, mais par l’action de la puissance divine, c’est-à-dire par la grâce. C’est ainsi seulement que la doctrine transcendantale prend tout son sens. Bien sûr, la Critique de la raison pure avait décrit la réalité du monde comme une réalité purement phénoménale. Mais pour y arriver elle était obligée de prendre le jugement synthétique a priori comme un jugement de fait, qui se basait sur la présupposition d’un donné indéfini, auquel s’appliquait une raison incapable de le comprendre comme être-en-soi. La doctrine de la raison théorique et de la raison pratique qui en résulte prend donc la raison comme conditionnée par une réalité extérieure, qui lui reste indifférente et dont elle ne dispose pas. C’est cette impuissance de fait et pour ainsi dire neutre à l’égard de la raison même qui caractérise la réalité du monde sensible, en tant qu’elle se fait comme actualisation de la raison ou de l’unité transcendantale de l’aperception. Pour cette doctrine dogmatique le caractère phénoménal du monde sera donc décrit comme un caractère de fait qui, dans sa neutralité, conditionne aussi la raison pratique et les actions morales de l’homme qui suivent d’elle. Cette explication du jugement synthétique a priori par la phénoménalité du monde et de l’existence de l’homme dans le monde sera corrigée par la Doctrine philosophique de la religion. Le jugement synthétique a priori ne sera plus compris comme apostérioriquement a priori pour ainsi dire, mais comme actualisation d’un a priori pur. Dans le prédicat de ce jugement la raison n’aura affaire qu’à elle-même, et ce prédicat sera donc un prédicat purement intelligible. Ainsi ne sera-t-il plus la phénoménalité du monde et de l’existence de l’homme dans le monde, par laquelle s’explique le jugement synthétique a priori, mais ce sera un certain rapport de la raison avec elle-même, par lequel le sujet A, c’est-à-dire le monde et l’existence de l’homme dans le monde, est déterminé dans son essence. L’intelligibilité du monde et de l’existence de l’homme n’est donc plus 155
conditionnée extérieurement, mais elle est plutôt l’événement de la raison elle-même, en tant qu’elle est en même temps impuissance radicale et puissance inconditionnée et sans relation. La véritable nature de l’homme et avec lui du monde sensible est de vivre le péché originel dans la puissance de la grâce divine. La véritable signification du jugement synthétique a priori et donc de ce qu’on avait cru indiquer par la réalité phénoménale du monde est ainsi l’autoréalisation de la raison par l’existence de l’homme comme être de ce monde comme une raison qui, tout en ayant succombé au mal radical, est la fulguration de la sagesse et de la bonté divines ou, comme Kant le dit lui-même : l’Établissement d’un Royaume de Dieu sur terre. [Résumé : La doctrine du mal radical est regardée comme la dernière expression de la théorie kantienne des jugements synthétiques a priori, qu’on trouve dans les écrits publiés encore par Kant lui-même. Par la Doctrine philosophique de la religion la théorie de la réalité seulement phénoménale du monde et de l’existence de l’homme dans le monde sera modifiée et ramenée à son sens caché : L’Établissement d’un Royaume de Dieu sur terre. Die Lehre vom radikal Bösen wird als der letzte Ausdruck der kantischen Lehre von den synthetischen Urteilen a priori vorgestellt, den man in den noch von Kant selbst veröffentlichten Schriften findet. Durch die Philosophische Religionslehre wird die Theorie von der mir erscheinungshaften Realität der Welt und des Daseins des Menschen in der Welt modifiziert und auf ihren verborgenen Sinn zurückgeführt : die Gründung eines Reichs Gottes auf Erden.]
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L’homme, être social et historique, sous le regard du philosophe : Hegel et Marx Au XIXe siècle toute la philosophie allemande est influencée par la doctrine kantienne des jugements synthétiques a priori. Ces jugements déterminent pour Kant la constitution de toute réalité, y compris celle de l’homme, être social et moral, lui-même. La nature des jugements synthétiques a priori consiste dans l’attribution d’un prédicat universel et intelligible à un sujet, qui, lui, ne se présente que comme un fait ou un événement empirique et particulier. De tels jugements sont objectivement possibles, parce que l’existence empirique des choses ne vaut pas comme une réalité en soi, mais fonctionne plutôt comme la phénoménalisation de cette signification intelligible et universelle qui s’énonce par le prédicat. Or, pour Hegel, Kant n’a pas poussé à fond la réflexion sur l’être du monde et surtout sur l’être de l’homme, être moral et social existant dans la société, et un prédicat intelligible, par exemple les principes du droit réglant la vie sociale, ne correspond pas vraiment dans sa dualité à l’unité et à la totalité de l’existence et de la vie humaines. Pour saisir effectivement cette unité et totalité, il faut que le philosophe laisse derrière lui les structures de la logique traditionnelle et ses distinctions, faites par notre raisonnement, et qu’il ne soit rien qu’un pur regard, qui sans additionner aucun élément nouveau aux 157
choses ne les fasse apparaître que dans leur propre structure. Par le raisonnement logique, qui constitue aussi les jugements synthétiques a priori, nous ajoutons quelque chose à la réalité, qui se présente à nous, et nous construisons ainsi un monde artificiel ; le pur regard au contraire, qui déterminé est indéterminable, dans et par lequel les choses s’exposent dans leur vérité. Dans le sens originaire du terme on pourra dire que les objets, au lieu d’être constitués par des jugements, se montrent dans ce regard comme la réalisation d’un seul et unique concept, qui les enferme tous. Le concept, c’est la réalité en soi, ou – comme Hegel l’exprime – l’Idée, en tant qu’elle se présente elle-même dans le regard pur du philosophe et n’y est que son automanifestation 1. Ce concept a la nature d’un événement, qui comme tel est sa propre signification. Le concept se présente ainsi comme le « début » : il est l’événement immédiat, qui comme tel est relation à lui-même. Cette signification originale, qui est elle-même l’immédiat, est pour ainsi dire une signification abstraite, qui vaut une fois pour toutes, et qui fait
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G.W.F. Hegel, Werke in zwanzig Bänden, dir. par E. Moldenhauer et K. M. Michel, Frankfurt am Main 1969–1971, vol 7, Grundlinien der Philosophie des Rechts, pp. 84–86: „In den empirischen Wissenschaften analysiert man gewöhnlich das, was in der Vorstellung gefunden wird, und wenn man nun das Einzelne auf das Gemeinschaftliche zurückgebracht hat, so nennt man dieses alsdann den Begriff. So verfahren wir nicht, denn wir wollen nur zusehen, wie sich der Begriff selbst bestimmt, und tun uns die Gewalt an, nichts von unserem Meinen und Denken hinzuzugeben.“ (§ 33, Zusatz.) „Dieser Entwicklung der Idee als eigener Tätigkeit ihrer Vernunft sieht das Denken als subjektives, ohne seinerseits eine Zutat hinzuzufügen, nur zu. Etwas vernünftig betrachten heißt, nicht an den Gegenstand von außen her eine Vernunft hinzubringen und ihn dadurch bearbeiten, sondern der Gegenstand ist für sich selbst vernünftig ; […] die Wissenschaft hat nur das Geschäft, diese eigene Arbeit der Vernunft der Sache zum Bewußtsein zu bringen.“ (§ 31.) 158
l’unique et total objet du regard du philosophe. La philosophie ne s’élèvera jamais au-dessus du « début », elle ne sera jamais que l’explication de la nature transcendentalement (pour ainsi dire) synthétique du concept. Le concept se dévoilera par une auto-explication parce qu’il est l’immédiat qui est relation à lui-même. Cette auto-explication du concept donne des structures qui font la concrétisation de l’abstrait ou du début. Mais ces structures ne valent pas pour elles-mêmes, elles ne sont que des apparences, qui finalement doivent retourner dans la nature abstraite du début 1. En ce qui concerne l’homme, être doué de raison et de volonté, ces structures, par lesquelles l’abstrait ou le début se concrétise, prennent un caractère spirituel. Le droit, lui-même encore abstrait, fournit ici la première structuration, sur laquelle s’édifient toutes les autres structures de la vie individuelle et sociale de l’homme. Le droit abstrait définit l’homme par la propriété. L’homme est homme, parce qu’il est propriétaire. Toutes les structures ultérieures de l’existence individuelle et sociale de l’homme dépendent de la propriété. Mais toutes ces
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Op. cit., pp. 86–87: „Die Idee muß sich immer weiter in sich bestimmen, da sie im Anfang nur erst abstrakter Begriff ist. Dieser anfängliche abstrakte Begriff wird aber nie aufgegeben, sondern er wird nur immer in sich reicher, und die letzte Bestimmung ist somit die reichste. Die früher nur an sich seienden Bestimmungen kommen dadurch zu ihrer freien Selbständigkeit, so aber, daß der Begriff die Seele bleibt, die alles zusammenhält und die nur durch ein immanentes Verfahren zu ihren eigenen Unterschieden gelangt. Man kann daher nicht sagen, daß der Begriff zu etwas Neuem komme, sondern die letzte Bestimmung fällt in der Einheit mit der ersten wieder zusammen. Wenn auch so der Begriff in seinem Dasein auseinandergegangen scheint, so ist dieses eben nur ein Schein, der sich im Fortgange als solcher aufweist, indem alle Einzelheiten in den Begriff des Allgemeinen schließlich wieder zurückkehren […]. Unser Fortgang ist der, daß die abstrakten Formen sich nicht als für sich bestehend, sondern als unwahre aufweisen.“ (§ 32, Zusatz.) 159
structures de l’existence humaine, y compris cette propriété privée, qui est à la base de toutes les autres déterminations, ne valent que comme des apparences, et leur système même ne résulte que du caractère illusoire de leur réalité. La propriété privée se présente comme une affirmation, mais il n’en est rien. Ce terme fondamental du droit implique toujours déjà l’injustice, et l’existence humaine, comme l’immédiateté, qui est relation à elle-même, est aussi la synthèse de cette dissonance qui caractérise déjà sa première concrétisation. Cette unité spirituelle, dans et par laquelle l’existence humaine s’élève audessus du droit, elle s’articule comme moralité. Mais la moralité, elleaussi, n’est qu’apparence, et dans son affirmation elle implique déjà, elle aussi, sa propre négation. L’intégration spirituelle de cette contradiction qu’implique la moralité, mène l’homme au troisième niveau de son existence individuelle et sociale, à savoir au système de la « Sittlichkeit » (au système de la moralité objective, la famille, la société civile, l’Etat et l’histoire), mais qui lui aussi, évidemment, ne vaut que comme apparence. Le philosophe remarquera que les structures qu’il découvre ainsi, reproduisent, – placées dans leur ordre intelligible – les mêmes structures, qui avaient effectivement déterminé l’existence individuelle et sociale des hommes dans leur passé historique, seulement, ces structures y étaient prises comme des structures vraiment réelles, tandis que le regard du philosophe les discerne dans leur caractère de simples apparences. L’œil perspicace du philosophe perscrute le faux-semblant des réalités et des valeurs que les hommes avaient reconnues comme existant véritablement au cours de leur passé historique. Dans ce sens le philosophe lui-même ne vit plus dans l’histoire, prise dans un sens réaliste, et, sa doctrine une fois établie, l’humanité ne pourra éviter d’en prendre conscience et d’en gagner une nouvelle conscience d’ellemême, où le droit, la moralité et le système de la « Sittlichkeit » avec la famille, l’Etat et finalement l’histoire même ne vaudront plus que comme des apparences, qui, tout en restant valables comme structures, 160
auront pourtant perdu toute cette puissance avec laquelle ils étaient imposés aux hommes dans leur passé historique. Pour nous résumer, on pourra dire que par sa doctrine Hegel a remplacé le jugement synthétique a priori de Kant et sa conception de la réalité du monde et de l’existence de l’homme dans le monde comme réalité seulement phénoménale, par une théorie de la présence – dans le regard du philosophe – d’un concept synthétique a priori, qui se développe dans des structures qui valent dogmatiquement, parce qu’elles sont vues comme immédiates, mais qui n’ont valeur que comme de simples apparences. La réalité en soi de la vie sociale et historique de l’homme et de ses structures n’est plus reconnue comme telle. Par la philosophie de Hegel l’humanité entière se rendra compte, semble-t-il, de cette situation dans le futur. Marx ne conteste pas l’affirmation de Hegel que le regard du philosophe n’ajoute rien à la réalité de son objet. Ce regard reste pourtant un regard extérieur qui n’arrive pas à saisir l’objet en lui-même et en tant que tel. Mais il faut que le regard du philosophe (pour continuer de nous servir de cette dénomination) se fasse intuition de l’intérieur, de l’être-en-soi de la réalité même, et pour cela il faudra qu’il devienne observation empirique, c’est-à-dire, observation, qui en tant qu’observation soit elle-même de la nature de l’empirique, qui – pour ainsi dire – soit matérialisée en elle-même 1. Une telle observation ne sera 1
Karl Marx, Die Frühschriften, éd. Siegfried Landshut, Stuttgart 1971, pp. 346–348: „Die Voraussetzungen, mit denen wir beginnen, sind keine willkürlichen, keine Dogmen, es sind wirkliche Voraussetzungen, von denen man nur in der Einbildung abstrahieren kann. Es sind die wirklichen Individuen, ihre Aktion und ihre materiellen Lebensbedingungen, sowohl die vorgefundenen wie die durch ihre eigene Aktion erzeugten. Diese Voraussetzungen sind also auf rein empirischem Wege konstatierbar. […] Die empirische Beobachtung muß in jedem einzelnen Fall den Zusammenhang der gesellschaftlichen und politischen Gliederung mit der Produktion empirisch und ohne alle Mystifikation und Spekulation aufweisen.“ 161
plus un regard rationaliste, comme l’était le regard de Hegel, et qui n’arrive pas à s’approprier la réalité même. L’observation empirique reconnaît l’être en soi de la réalité comme force productrice. Toute la nature, y compris l’homme existant dans le monde, n’est que l’actualisation et l’automanifestation de cette force productrice qui n’a affaire qu’à elle-même. Avec cette doctrine de l’observation empirique Marx prend donc congé des théories du jugement ou du concept synthétique a priori, qui ne se doivent qu’à une pensée ou à un regard qui par une intelligence extériorisante s’efforcent de saisir une réalité qu’ils n’arrivent pas à comprendre en elle-même. L’activité productrice, avons-nous dit, n’a affaire qu’à elle-même. Le regard du philosophe la voit en elle-même. Ce regard est, pour ainsi dire, un regard transcendantalement analytique, qui découvre la constitution des choses comme l’accomplissement de l’identité de la force productrice avec elle-même. Les manifestations de la force productrice apparaissent ainsi comme ses subsumptions sous elle-même, qui se font à l’intérieur d’elle comme sa propre réalisation. L’existence individuelle de l’homme apparaît ainsi comme une subsumption inhérente à cette force productrice qui constitue la nature entière. Mais l’existence individuelle de l’homme, dans laquelle la force productrice de la nature se subsume sous elle-même, est elle aussi force productrice, elle est, pour ainsi dire, l’être-pour-soi de la force productrice, et ainsi il y aura pour l’homme – unique exception dans la nature – cette possibilité, qu’il soit subsumé aussi sous sa propre force productrice, ou sous son propre travail 1.
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Op. cit., pp. 378–379: „lm ersten Fall, beim naturwüchsigen Produktionsinstrument, werden die Individuen unter die Natur subsumiert, im zweiten Falle unter ein Produkt der Arbeit. lm ersten Falle erscheint daher auch das Eigentum (Grundeigentum) als unmittelbare, naturwüchsige Herrschaft, im zweiten als Herrschaft der Arbeit, speziell der akkumulierten Arbeit, des Kapitals. Der erste Fall setzt voraus, daß die Individuen durch 162
Ces deux formes de subsumption sous la force productrice, qui constituent l’existence individuelle de l’homme, impliquent en elles un rapport de domination des individus entre eux, domination par laquelle s’articule la nature englobante de la force productrice à l’égard de ses subsumptions. C’est ainsi que les enfants dépendent des parents et que les travailleurs dépendent du propriétaire des instruments de travail. Ce que des penseurs comme Kant ou comme Hegel avaient dit de la propriété comme base de toutes les structures ultérieures de l’existence sociale de l’homme, ne résulte que de leur regard rationnel, qui, au lieu de reconnaître l’existence des hommes comme l’articulation ou l’autosubsumption de la force productrice même, ne savait que construire un système extérieur, s’appliquant à un monde matériel donné et constaté, mais non compris en lui-même 1.
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irgendein Band, sei es Familie, Stamm, der Boden selbst etc. etc., zusammengehören ; der zweite Fall, daß sie unabhängig voneinander sind und nur durch den Austausch zusammengehalten werden. […] lm ersten Falle kann die Herrschaft des Eigentümers über die Nichteigentümer auf persönlichen Verhältnissen, auf einer Art von Gemeinwesen beruhen, im zweiten Falle muj3 sie in einem dritten, dem Gelde, eine dingliche Gestalt angenommen haben.“ Op. cit., pp. 398–399: „Es geht aus der ganzen bisherigen Entwicklung hervor, daß das gemeinschaftliche Verhältnis, in das die Individuen einer Klasse traten und das durch ihre gemeinschaftlichen Interessen gegenüber einem Dritten bedingt war, stets eine Gemeinschaft war, der diese Individuen nur als Durchschnittsindividuen angehörten, nur soweit sie in den Existenzbedingungen ihrer Klasse lebten, ein Verhältnis, an dem sie nicht als Individuen, sondern als Klassenmitglieder teil hatten. Bei der Gemeinschaft der revolutionären Proletarier dagegen, die ihre und aller Gesellschaftsmitglieder Existenzbedingungen unter ihre Kontrolle nehmen, ist es gerade umgekehrt ; an ihr nehmen die Individuen als Individuen Anteil. Es ist eben die Vereinigung der Individuen (innerhalb der Voraussetzung der jetzt entwickelten Produktivkräfte natürlich), die die Bedingungen der freien Entwicklung und Bewegung der Individuen unter ihre Kontrolle 163
Mais cette force productrice et les formes de son autosubsumption se révèlent être intimement conditionnées par un moment que l’observation empirique ne peut indiquer que par le terme de contingence. La contingence est pour ainsi dire l’immédiat de Hegel, en tant qu’il est déjà dissout dans la force productrice même et fait donc le caractère de l’apparition de cette force même. Ainsi, l’existence de l’individu humain est-elle intimement marquée par cette contingence, qui lui garantit sa subsistance. Pendant tout leur passé historique les individus humains étaient bornés à cette contingence et subjugués par elle. Leur existence était partout limitée or certains présupposés ; ils n’arrivaient pas à comprendre véritablement leur situation parce que leur intelligence était prédéterminée par cette contingence ; ainsi prenaient-ils aussi pour des vérités les théories qu’ils se faisaient de leur existence individuelle et sociale, théories qui n’étaient que des constructions artificielles et des opinions pour ainsi dire subjectives, incapables de saisir l’essence de la force productrice même. Le droit, la moralité, le système de la moralité objective, l’Etat, l’histoire même, doivent tous être rejetés ; ils ne valent ni phénomalement (comme pour Kant) ni comme apparences, ce ne sont que des théories fabriquées par une intelligence conditionnée par le contingent, qui ne peuvent être qu’illusoires 1.
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gibt, Bedingungen, die bisher dem Zufall überlassen waren, und sich gegen die einzelnen Individuen eben durch ihre Trennung als Individuen, durch ihre notwendige Vereinigung, die mit der Teilung der Arbeit gegeben, und durch ihre Trennung zu einem ihnen fremden Bande geworden war, verselbständigt hatten. […] Dieses Recht, innerhalb gewisser Bedingungen ungestört der Zufälligkeit sich erfreuen zu dürfen, nannte man bisher persönliche Freiheit.“ Karl Marx et Friedrich Engels, Manifest der Kommunistischen Partei, avec un commentaire de Iring Fetscher, Stuttgart 1972, p. 44–45: „Bedarf es tiefer Einsicht, um zu begreifen, daß mit den Lebensverhältnissen der Menschen, mit ihren gesellschaftlichen Beziehungen, mit ihrem gesellschaftlichen Dasein auch ihre Vorstellungen, Anschauungen und Begriffe, 164
Mais cette contingence n’est pas un fait, comme l’immédiat de Hegel semble l’être, elle est elle-même force productrice, et par le travail des individus humains elle se déclare comme telle. La force productrice en tant que telle ne connaît pas de relation extérieure, elle est totalité en elle-même, et en partant des conditions particulières inhérentes au travail des individus par la contingence, elle se développera dans un système universel et englobant qui finalement se subordonnera toute particularité. Ainsi le système arrivera-t-il à disposer de la contingence. Sans être dissoute à proprement parler comme moment inhérent à la force productrice, cette contingence ne figurera pourtant plus comme condition de son actualisation. Tout en se devant encore à la contingence, le système universel de production deviendra la transparence de la force productrice comme telle. Et il s’agira – l’œil observant du philosophe reconnaît cela, comme la réalisation future de la force productrice même – de faire de cette transparence le principe d’une nouvelle
mit einem Worte auch ihr Bewußtsein sich ändert? Was beweist die Geschichte der Ideen anders, als daß die geistige Produktion sich mit der materiellen umgestaltet? Die herrschenden Ideen einer Zeit waren stets nur die Ideen der herrschenden Klasse. Man spricht von Ideen, welche eine ganze Gesellschaft revolutionieren ; man spricht damit nur die Tatsache aus, daß sich innerhalb der alten Gesellschaft die Elemente einer neuen gebildet haben, daß mit der Auflösung der alten Lebensverhältnisse die Auflösung der alten Ideen gleichen Schritt hält. […] Aber, wird man sagen, religiöse, moralische, philosophische, politische, rechtliche Ideen usw. modifizierten sich allerdings im Lauf der geschichtlichen Entwicklung. Die Religion, die Moral, die Philosophie, die Politik, das Recht erhielten sich stets in diesem Wechsel. Es gibt zudem ewige Wahrheiten wie Freiheit, Gerechtigkeit usw., die allen gesellschaftlichen Zuständen gemeinsam sind. Der Kommunismus aber schafft die ewigen Wahrheiten ab, er schafft die Religion ab, die Moral, statt sie neu zu gestalten, er widerspricht also allen bisherigen geschichtlichen Entwickelungen.“ 165
organisation du monde matériel. La contingence ne servira donc plus comme principe pour concevoir la subsumption par elle, mais cette subsumption sera comprise directement comme l’autoréalisation de la force productrice. L’homme ne sera plus subsumé au travail, mais les choses matérielles seront subsumées aux individus. La domination mutuelle des individus ou la propriété ne sera plus une domination directe, par laquelle la force productrice s’articule dans la subsumption contingente des individus, elle prendra plutôt elle-même le caractère d’une subsumption, elle sera subsumée sous l’union de tous les individus dans l’unité irrélationnelle de la force productrice. La domination des individus par d’autres individus persistera donc dans un certain sens, mais elle ne fonctionnera – pour ainsi dire – que dans la transparence englobante de la volonté de tous 1. Evidemment, tout cela n’est que la doctrine du philosophe. Mais, comme le philosophe par l’observation empirique saisit la réalité en
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Marx, Frühschriften, op. cit., pp. 406–408: „Nur die von aller Selbstbestätigung vollständig ausgeschlossenen Proletarier der Gegenwart sind imstande, ihre vollständige, nicht mehr bornierte Selbstbestätigung, die in der Aneignung einer Totalität von Produktivkräften und der damit gesetzten Entwicklung einer Totalität von Fähigkeiten besteht, durchzusetzen. Alle früheren revolutionären Aneignungen waren borniert. […] Bei allen bisherigen Aneignungen blieb eine Masse von Individuen unter ein einziges Produktionsinstrument subsumiert ; bei der Aneignung der Proletarier müssen eine Masse von Produktionsinstrumenten unter jedes Individuum und das Eigentum unter alle subsumiert werden. Der moderne universelle Verkehr kann nicht anders unter die Individuen subsumiert werden als dadurch, daß er unter alle subsumiert wird. […] Mit der Aneignung der totalen Produktivkräfte durch die vereinigten Individuen hört das Privateigentum auf. Während in der bisherigen Geschichte immer eine besondere Bedingung als zufällig erschien, ist jetzt die Absonderung der Individuen selbst, der besondere Privaterwerb eines jeden selbst, zufällig geworden.“ 166
elle-même et comme telle, il semble que ce que la théorie dit sur le développement futur de la société humaine, puisse être transformé en réalité sociale et historique effective. Pour Hegel l’idée ou la réalité en soi du monde et de l’homme tombera pour toujours en dehors de la pensée du philosophe qui lui n’aura jamais à faire qu’au concept. Ce concept, qui fait reconnaître comme apparences toutes les structures qui dans le passé historique ont déterminé l’existence individuelle et sociale de l’homme, pourra, après l’apparition de la doctrine de Hegel, être approprié par tout le monde, mais sans juger de l’activité de l’idée ou de la réalité en soi elle-même. La doctrine ne dépassera jamais ses propres limites, et elle sait, qu’elle n’est que doctrine. Pour Marx au contraire une réalisation effective de la doctrine semble devenir possible. Cette réalisation a conduit à des résultats que nous connaissons, et qui n’étaient pas prévus par la doctrine et qui – dans le domaine de la réalité – l’ont menée à l’échec. Cela démontre que la doctrine ne correspond pas vraiment à la réalité. Hegel l’avait vu, le concept ne vaut pas comme réalité en soi ou comme idée, la doctrine doit se reconnaître comme doctrine, et elle ne peut pas vouloir être plus. Chez Marx la doctrine prétend pouvoir influer sur la réalité effective de la société humaine. La réalité n’a pas consenti à l’exécution de cette prétention. Mais elle ne l’a fait que comme réalité. De son côté la réalité n’a pas de prise sur la doctrine. La doctrine, même avec sa prétention d’influer sur la réalité, ne peut pas être attaquée par la réalité effective. Comme doctrine elle est close en elle-même, comme l’est aussi la doctrine hégélienne. Mais, évidemment, elle ne vaut que comme doctrine. Réformer ou remplacer cette doctrine, cela demande un travail dans le domaine de la doctrine, tout comme la doctrine de Marx a réformé ou remplacé la doctrine de Hegel, en tant que doctrine. Qu’en ressorte une doctrine qui corresponde vraiment à la réalité.
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Raison et révélation : Lavater et Mendelssohn Le siècle des Lumières est le siècle de la confiance faite à la raison. L’objet de la raison est la vérité ; elle se découvre par un travail en commun des érudits et par leur discussion en public. Est-ce que ce travail rationnel commun et cette discussion publique s’étendent aussi au domaine de la religion ? Il semble que pour la religion nous devions distinguer deux formes, deux sortes de sa manifestation : la religion naturelle ou de raison et les religions révélées. Entre ces deux formes il doit y avoir des relations, mais on ne peut pas discerner d’avance s’il s’agit là de relations qui pourront être jugées par la raison. On pourrait par exemple estimer que dans leur dernier fondement les religions révélées se trouvent être incluses dans la religion naturelle, qui, elle, pour elle seule, serait déjà la véritable religion ; mais on pourrait aussi soutenir, que ce soit seulement par la révélation, c’est-à-dire par une action directe de Dieu à l’égard des hommes, que la religion puisse obtenir son véritable sens. Est-ce peut-être que la raison et la discussion publique ne s’étendent que sur la religion révélée ? Et, pour le cas, que la raison n’ait prise que sur la religion naturelle, cela veut-il dire que la raison avec ses méthodes de connaissance scientifique n’aura jamais accès aux suprêmes vérités de la religion ? Lavater dédie à Mendelssohn la traduction de la 2e partie de la Palingénésie de Bonnet publiée par lui sous le titre : Herrn Carl Bonnets, verschiedener Akademien Mitglieds, philosophische Untersuchung der 168
Beweise des Christentums. Samt desselben Ideen von der künftigen Glückseligkeit der Menschen. Bonnet y traite les preuves historiques et logiques de la foi chrétienne. Lavater envoie ce texte à Mendelssohn, afin qu’il en examine les preuves et – après les avoir examinées – ou bien les réfute, ou bien se convertisse à la foi chrétienne. L’examen que Lavater demande à Mendelssohn, doit être l’examen d’un philosophe, c’est-à-dire, un examen exécuté par la raison. Lavater ne doute donc pas que la vérité de la religion révélée ne puisse être reconnue par la raison et qu’une discussion publique et rationnelle de la vérité de la religion révélée ne doive être possible. Sans répondre directement à cette exigence de Lavater, Mendelssohn lui fait remarquer qu’il a examiné depuis longtemps sa propre religion avec comme résultat, qu’il s’est persuadé de sa vérité. Il lui explique que les lois écrites et orales de la religion juive, qui ont été révélées par Dieu, ne valent que pour sa propre nation. Cette religion de ses pères ne veut pas être propagée. Celui qui n’est pas né selon notre loi, dit Mendelssohn, ne doit pas non plus vivre selon elle. Mais, continue-t-il, cette religion révélée, qui n’est qu’une religion particulière, ne contredit pourtant pas la religion naturelle et, pour ainsi dire, universellement humaine. Cette religion générale est, elle aussi, une véritable religion, elle fait l’objet suprême de notre raison et sa vérité peut être discutée publiquement et pareillement par les adhérents de différentes religions révélées. La Bible même reconnaît cette religion comme valable pour tous les hommes ; elle est la religion des Patriarches et des Noachides ; elle mène, elle aussi, à la béatitude éternelle. Mendelssohn continue : si les dogmes et les titres de certaines religions révélées ne contredisent pas de façon directe les vérités et les lois de la religion naturelle et universelle, on devra éviter de discuter leur légitimation en public, parce que la raison, qui ne sait juger que des choses et des vérités naturelles, ne doit s’étendre à des faits ou à des vérités qui réclament d’être surnaturels. Il sera alors opportun de dissimuler sa pensée et de renoncer à toute discussion. Mais on pourra dire de 169
façon générale que des faits extraordinaires, les miracles, qui se dérobent à la connaissance rationnelle, ne peuvent être utilisés comme véritables arguments pour la vérité d’une religion révélée, car ce n’est que par la raison qu’une vérité peut être attestée. En ce qui concerne les miracles, on en trouve dans toutes les religions révélées, mais ils ne peuvent pas prouver la vérité de ces religions. Il existe même – pour toutes les religions révélées – l’éventualité que ces miracles soient l’œuvre de faux prophètes. Il n’y a qu’une seule religion révélée, qui est absolument indépendante des miracles et des faits extraordinaires, même si dans son histoire elle était, elle aussi, accompagnée de miracles, c’est la religion juive. Elle ne se fonde que sur la parole de Dieu, qui a été entendue par tout un peuple, non comme événement extérieur, mais comme une expérience intérieure. Cette parole n’avait pas le caractère d’un fait, elle était la promulgation de la loi. De par sa nature cette révélation est en harmonie avec la raison, qui elle aussi est un principe de loi. Fonctionnant selon ses propres lois, la raison reconnaît dans son domaine, c’està-dire sans révélation, les mêmes vérités que possède la religion juive sous forme de révélation, c’est-à-dire, sous forme de la parole de Dieu lui-même. Certes on doit avouer que la révélation est autre chose que la raison seule, mais les vérités religieuses sont néanmoins les mêmes pour la religion juive et pour la religion de nature ; la raison seule suffit pour conduire les hommes à béatitude éternelle. Dans sa dédicace Lavater avait demandé à Mendelssohn de réfuter les arguments historiques et de logique, que Bonnet avait proférés dans sa Palingénésie pour prouver la vérité de la religion chrétienne. Mendelssohn donc ne réfute rien, parce que pour lui Bonnet ne présente rien. Les arguments que Bonnet avance ne sont pas pour lui de véritables arguments pour la vérité de la religion chrétienne, en tant que religion révélée, ce ne sont que des faits et des récits transmis comme historiques, comme on en trouve dans toutes les religions et qui ne prouvent rien pour la vérité de la révélation ; ils pourraient bien n’être que l’ouvrage bâclé de faux prophètes. 170
Lavater et Bonnet ne comprennent guère la réponse de Mendelssohn. Lavater écrit à Mendelssohn : « nous sommes d’un même avis sur l’importance de l’application de la philosophie à la révélation. » Et Bonnet remarque : « si ces notes lui (c’est-à-dire à Mendelssohn) avaient paru tranchantes, il aurait été dans l’obligation de se convertir. » Lavater et Bonnet sont donc convaincus, que les faits historiques transmis par la tradition et les raisonnements logiques qui en suivent, que l’expérience et la raison ont bien la faculté de prouver la vérité de la religion chrétienne en tant que religion révélée. En partant de l’apostériori – pour m’exprimer ainsi en terminologie philosophique – des faits historiques transmis par la tradition la raison arrivera par des raisonnements logiques à découvrir la signification en soi absolue et apriorique de la révélation chrétienne, qui essentiellement est de nature universelle et s’adresse au genre humain dans sa totalité. La religion chrétienne et la raison sont dans un certain sens d’une seule et même nature et d’une seule et même universalité. C’est pourquoi Lavater et Bonnet – de leur point de vue – demandent avec raison à Mendelssohn de se convertir au christianisme, s’il ne sait pas réfuter les arguments de Bonnet. Pour eux, c’est par une certaine crânerie que Mendelssohn ne répond pas à leur demande. La révélation chrétienne est elle-même réceptacle de l’essence de la raison : anima naturaliter christiana. À la différence de toutes les autres religions révélées, la vérité de la religion chrétienne peut être prouvée par les faits historiques et par les raisonnements qui s’y fondent, parce qu’ici le fait apostériorique n’est que l’exécution de la signification apriorique et universelle de la révélation. En comparant la position des deux penseurs, nous pourrons dire que pour Lavater la révélation chrétienne a – bien sûr – en elle-même, en tant que révélation, un sens apriorique et universellement humain. Mais ce sens apriorique de la révélation chrétienne doit encore être vérifié par l’usage libre de la raison, parce qu’il ne se donne que par les faits et les traditions historiques. Cette vérification ne pourra se faire que par une discussion publique des philosophes chrétiens avec des 171
philosophes, qui n’adhèrent pas à leur foi. La vérité de la religion chrétienne ne pourra être garantie véritablement que par une telle discussion. Il y a donc dans la vérité apriorique de la religion chrétienne une incertitude qui ne pourra être levée que par une discussion engagée en toute liberté par la raison et qui ne devra pas être une discussion entre chrétiens seulement. Mais Mendelssohn ne peut pas reconnaître le sens en soi apriorique de la révélation chrétienne, il n’y voit que des faits historiques, dont la discussion, comme nous l’avons montré, ne mène pour lui à aucun résultat quant à la vérité d’aucune religion révélée. La religion juive se fonde sur un a posteriori, qui comme tel, en tant qu’événement, est parole de Dieu et loi. Cette religion ne demande pas une validité purement apriorique pour sa vérité. L’apriori pur ne se trouve que dans la religion de la nature humaine. La révélation reste ici une révélation particulière, offerte à un seul peuple. L’humanité dans son ensemble doit être renvoyée à la religion de la raison, qui elle aussi garantit la béatitude, mais qui pourtant n’est pas révélation, n’est pas la parole de Dieu. Donc la révélation apriorique de Lavater demeure dans l’incertitude, parce qu’elle ne peut se manifester que par des faits historiques et apostérioriques. Mais, la révélation apostériorique de Mendelssohn elle aussi reste insuffisante, parce que dans un certain sens elle n’est qu’une révélation particulière, qui exclut une grande partie du genre humain de la participation à sa vérité, même si la religion de nature lui garantit la béatitude. – Il y a insuffisance des deux côtés, une insuffisance qui rend aveugles les combattants à la position de l’adversaire. Il y a donc là, en ce qui concerne la religion révélée, une antinomie, que dans le siècle des Lumières la raison n’arrive pas à résoudre. Les penseurs chrétiens insistent sur la nature apriorique de leur religion révélée. Mais ils reconnaissent que leur pensée, qui est déjà liée par leur foi, n’arrive pas à leur procurer la parfaite certitude de cette apriorité de la vérité de leur religion. Ils font donc appel au penseur juif, afin qu’une libre discussion puisse remédier à ce manque. Mais 172
le philosophe juif ne peut pas les aider, parce que pour lui la vérité de la religion révélée doit être une vérité particulière. Donc ni l’apriori des penseurs chrétiens, ni l’apostériori du penseur juif ne mène à la solution du problème, et la raison ne leur offre aucune possibilité d’en discuter vraiment en commun. La raison reste elle-même une raison scindée. Mendelssohn le sait, lorsqu’il écrit à Lavater : « Les vérités que nous reconnaissons en commun ne sont pas encore assez étendues ». Dans une telle situation la raison ne dispose pas de moyens pour se venir en aide à elle-même. Par ses raisonnements elle ne fait que confirmer sa propre scission. C’est pourquoi Kant, dans son écrit sur Le Conflit des Facultés, en se prononçant sur la position de la raison dans le siècle des Lumières dans un sens général, nous exhorte à faire prudemment usage de notre raison en évitant tout jugement précipité et agressif, et d’attendre la dernière solution de nos problèmes de l’intervention de la raison originaire ou de la Providence.
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« Lorsque la philosophie peint en gris sur du gris » : le pessimisme de Hegel En général on considère la philosophie de Hegel plutôt comme une pensée optimiste, qui magnifie le pouvoir de la raison et de son développement dialectique dans la nature et à travers l’histoire humaine. Cette marche dialectique de l’esprit dans la nature et dans l’histoire connaît, bien sûr, des douleurs, mais elle se termine dans la gloire du savoir absolu. Emile Bréhier, dans son Histoire de la philosophie parle de la « spiritualité victorieuse » de la doctrine hégélienne. Et en effet, si l’on s’en tient aux affirmations de la doctrine hégélienne, on ne pourra qu’adhérer à cette conception. Mais peut-être les affirmations de la doctrine avec ce qu’elles semblent dire de façon directe n’exprimentelles pas la réflexion philosophique de Hegel dans son fond. Dans la dernière partie de son traité – écrit en français – De l’Allemagne, qu’il a intitulée Aveux de l’auteur, Henri Heine nous donne le court récit d’une rencontre personnelle avec Hegel, qui fait bien ressortir les convictions profondément pessimistes de ce dernier : Il semblait toujours se parler à lui-même avec le ton sépulcral de sa voix sans timbre qui allait très bien à sa pensée […]. Un soir, dans sa maison, prenant le café après le dîner, je me trouvais à côté de lui dans l’embrasure d’une fenêtre, et moi, jeune homme de vingt ans, je 174
regardais avec extase le ciel étoilé, et j’appelais les astres le séjour des bienheureux. Mais le maître grommela en lui-même : « Les étoiles, hum, hum, les étoiles ne sont qu’une lèpre luisante sur la face du ciel ». – « Au nom de Dieu, m’écriais-je, il n’y a donc pas là-haut un local de béatitude pour récompenser la vertu après la mort ? ». Mais Hegel, me regardant fixement de ses yeux blêmes, me dit d’un ton sec : « Vous réclamez donc à la fin encore un bon pourboire pour avoir soigné madame votre mère pendant sa maladie ou pour n’avoir pas empoisonné monsieur votre frère ? ». A ces mots il se retourna tout craintif mais parut aussitôt rassuré en voyant que ses paroles n’avaient été entendues par personne… Que cette conviction pessimiste n’est pas séparée de sa doctrine, mais influe effectivement sur elle, Hegel nous l’avoue à la fin de la préface à ses Principes de la philosophie du droit : « Lorsque la philosophie peint son gris sur du gris, une forme de la vie a vieilli et elle ne se laisse pas rajeunir avec du gris sur du gris, mais seulement connaître. La chouette de Minerve ne prend son vol qu’à la tombée de la nuit ». (Texte présenté, traduit et annoté par Robert Derathé, Bibliothèque des Textes philosophiques, Paris, Vrin, 1986, pp. 58 sq). Le défaitisme qui marque les propos de Hegel transmis par Heine se retrouve bien aussi dans ce texte bien connu, où Hegel s’exprime sur la nature et la signification de sa pensée philosophique. Qu’il s’agisse de la réalité de la nature ou de celle de l’histoire, la pensée philosophique ne saisit pas la réalité et sa présence mêmes ; elle ne vient qu’après coup pour en peindre une image qui n’est que la répétition morte d’une réalité qui, elle, avait une fois une présence vivante. D’ailleurs, au moment où le philosophe se met à en dessiner le tableau, cette réalité a déjà vieilli elle-même. C’est ce pessimisme qui détermine les plus profondes convictions de Hegel, qui est à la base d’une doctrine dont les affirmations sonnent si optimistes. Saisir la signification pessimiste des thèses de la doctrine de Hegel veut ainsi dire comprendre le véritable et total sens 175
de sa réflexion philosophique. L’affirmation optimiste d’un développement dialectique et progressif de l’esprit n’est en effet que la surface trompeuse d’une conviction profondément pessimiste qui en est le substrat et la substance. C’est dans cette perspective que je voudrais traiter ici très brièvement de quelques aspects de la philosophie hégélienne de l’histoire et de la société. La doctrine de Hegel se présente comme la doctrine du développement dialectique de la raison ou de l’esprit, qui comme tel fait l’essence de toute la réalité. Mais la doctrine – elle le dit elle-même – ne dispose pas vraiment de la réalité. « Le début – dit Hegel – est le début, parce qu’il est le début ». Mais ce début n’est pas une pensée réfléchissante. Je cite dans le § 238 de l’Éncyclopédie : « Le début est prélevé sur la sensation et sur la perception dans le sens de l’être immédiat ». Tout le développement dialectique de la pensée affirmative de la doctrine doit se retourner toujours de nouveau vers ce début dans l’immédiat qui comme tel tombe en dehors de la réflexion philosophique. C’est pourquoi – pour la philosophie du droit – l’existence sociale des hommes doit trouver son dernier accomplissement dans l’existence naturelle et immédiate du monarque. C’est dans cette personne du monarque seulement que la société gagne sa véritable réalité ; c’est en lui qu’elle possède son propre être. Je cite quelques phrases du § 281 des Principes de la philosophie du Droit : Le Soi suprême de la volonté, indépendant de tout fondement, et l’existence également sans fondement en tant que détermination relevant de la nature, cette idée […] constitue la majesté du monarque. Dans cette unité réside l’unité effective de l’État […]. Le droit de majesté a, comme nous l’avons vu pour caractéristique cette immédiateté sans fondement, cet être concentré en soi-même au-delà duquel on ne peut aller […]. C’est pourquoi seule la philosophie a le droit de considérer par la pensée cette majesté, car toute autre méthode de
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recherche que la recherche spéculative de l’Idée infinie, fondée en ellemême, supprime la nature en soi et pour soi de la majesté. Les affirmations positives de la doctrine du droit de Hegel s’accomplissent donc pour ainsi dire dans cette position absolue de la personne naturelle du monarque. Mais la doctrine – nous l’avons dit – n’est que l’image de la réalité vivante même. Cette doctrine, qui condense l’essence du droit et de la société dans la personne naturelle du monarque, n’est que la copie et le reflet de la vraie réalité de la société, qui dans son essence reste enlevée à la réflexion du philosophe. Cette dernière est conditionnée par la simple constatation extérieure de la situation sociale donnée, constatation, qui d’ailleurs ne survient qu’après coup. L’agitation dialectique de la pensée ne fait que remuer le contenu de cette constatation extérieure initiale. Et le philosophe le sait. Il sait que toute sa doctrine n’a qu’une valeur idéaliste, qu’elle ne vaut que comme image. Les penseurs de la gauche hégélienne ont pris cet idéalisme pessimiste pour un idéalisme de fait et optimiste, qui de façon directe se comprendrait par les affirmations qu’il profère. Et ils ont cru devoir remédier à cet idéalisme dogmatique par sa transformation en un véritable réalisme. Cela ne pouvait se faire que par d’autres affirmations dogmatiques, qui devaient remplacer le dogmatisme idéaliste par un dogmatisme réaliste, et qui finalement ont eu pour but le bouleversement complet de la société existante. La théorie idéaliste de Hegel, elle, au contraire, ne pouvait être ni conservatrice ni révolutionnaire ; elle ne possède qu’une valeur d’image, qui dans le pessimisme originaire de la réflexion s’est révélée dans son insuffisance et qui ne pourra jamais servir comme point d’appui à une transformation ou à une constitution nouvelle du droit et de la société effectivement existants. D’ailleurs il y a dans la doctrine de Hegel elle-même un reflet de cette valeur seulement fictive de ses affirmations. La philosophie du droit se termine par le chapitre sur l’histoire universelle. La théorie de l’histoire universelle reste marquée elle aussi – bien naturellement – par le 177
caractère affirmatif de la doctrine du droit et de son optimisme. Mais dans cette dernière partie de l’ouvrage la doctrine se prend elle-même comme une pensée réfléchissante, qui réfléchit sur ses propres affirmations. L’histoire universelle – dit Hegel – est la libération de l’esprit, qui par cette occupation veut s’atteindre lui-même et se réaliser dans sa vérité. L’accomplissement de cette libération est le droit le plus haut et le droit absolu de l’Esprit (Encyclopédie, § 550). Dans l’histoire universelle se façonne donc l’essence intime du droit. Mais cette essence du droit, ce droit en soi et absolu, conçu ainsi par une pensée qui réfléchit dans le cadre de la doctrine sur les affirmations de cette doctrine même, doit dissoudre intimement la validité immédiate de toutes les affirmations précédentes de la doctrine en tant qu’elles étaient présentées comme des vérités de fait valables en elles-mêmes. La personne naturelle du monarque dans son immédiateté possède pour les thèses affirmatives de la doctrine dogmatique une valeur absolue ; mais pour la pensée réfléchissante, pour la doctrine de l’histoire universelle, cette personne absolue ne vaut plus pour et par elle-même ; elle ne vaut que comme une de ces apparences éphémères sous la forme desquelles le droit absolu de l’histoire universelle se donne sa toujours fugitive manifestation. La doctrine élémentaire et simplement affirmative du droit reconnaît une valeur absolue à l’immédiateté naturelle ; la pensée réfléchissante tout en se tenant dans les cadres de la doctrine doit pourtant annihiler cette valeur de fait de l’immédiat pour n’en faire que l’apparence d’une réalité spirituelle, qui ne peut plus être comprise simplement par l’être-là et donné des peuples et de leurs monarques. « En tant qu’Esprit, l’Esprit du monde n’est que le mouvement de l’activité qu’il déploie pour se connaître lui-même absolument, par conséquent, pour libérer sa conscience de la forme de l’immédiateté naturelle et pour parvenir à lui-même » (Principes…, Encyclopédie, § 352). La doctrine de l’histoire universelle est encore elle-même une théorie dogmatique, qui fait partie du système optimiste du droit et qui ne vaut elle aussi que comme l’extériorisation du pessimisme originaire 178
de Hegel. Mais l’optimisme de cette doctrine de l’histoire universelle qui est le produit de la pensée réfléchissante, reste limité à la forme dogmatique de la pensée et à sa façon de procéder par des affirmations positivement repérables. Le contenu de ces affirmations au contraire ne vaut plus maintenant en qualité d’incarnation immédiate et de fait de l’esprit lui-même, mais il est devenu fugitif et caduque, sa nature ne correspondant plus à cet être-là donné et posé qui pour la doctrine élémentaire caractérise les structures du droit et de la société. Pour le philosophe réfléchissant qui reste lié à sa propre doctrine, cela implique cette reconnaissance qu’avec toutes les déterminations positives par lesquelles les structures du droit et de la société ont été fixées par lui, il n’arrivera jamais à prédire aucune chose sur le développement futur de la société humaine dans l’avenir. L’histoire universelle qui est aussi le tribunal du monde ne fait que mettre en évidence le caractère fugitif de toutes les déterminations qui ont été évoquées par la doctrine élémentaire et elle développe dans la conscience du philosophe même l’intellection expresse de ce caractère fugitif et avec cela la reconnaissance de l’insuffisance de sa propre doctrine. Pour Hegel lui-même sa doctrine ne peut donc pas fonctionner comme un message par lequel nous seraient fournies les indications nécessaires pour la formation future de la société humaine. Bien sûr, l’histoire universelle a été conçue par Hegel comme une force destructrice des formes positives et de fait de la société humaine qui se sont déclarées dans le passé. Mais le passé historique comme il se présente dans la doctrine, n’est lui-même qu’une construction de la pensée dogmatique et ne donne pas le contenu véritable et en soi de l’histoire humaine. La destruction des époques, dont parle la doctrine, n’est-elle aussi qu’une image conçue par le raisonnement dogmatique, le sens véritable de l’histoire universelle nous reste caché. Ainsi la doctrine se termine-telle dans la modestie du philosophe qui n’ose pas nous proposer une perspective sur l’avenir de la société, justement parce qu’il ne dispose pas du véritable sens de l’histoire. Cette modestie et la responsabilité 179
– pour ainsi dire – négative qu’elle implique, ne sont pas le fruit des affirmations optimistes de la doctrine, elles naissent de ce pessimisme originaire dont l’optimisme affirmatif n’est que l’inadéquate apparence. Les penseurs de la gauche hégélienne n’ont pas bien reconnu, à mon avis, cette modestie de la pensée de Hegel. Ils n’ont pas bien saisi que son idéalisme, même s’il se présente comme un idéalisme affirmatif et optimiste n’est que l’articulation d’un pessimisme foncier qui s’interdit toute prétention à la compréhension véritable de l’essence du droit et de la société et qui se défend donc a fortiori toute prédiction de l’avenir. Aussi, ces philosophes, ont-ils entendu comme une faiblesse de cette pensée ce qui en vérité en fait la véritable puissance. Et en voulant remédier à cette apparente faiblesse, ils ne se sont pas occupés de cette puissance, mais ont traité de façon dogmatique leur propre fausse conception de la pensée hégélienne. Ainsi ont-ils perverti en pensée et en action eschatologiques une réflexion philosophique qui, elle, avait reconnu l’insuffisance de toute affirmation dogmatique et qui au lieu de monter un programme et une idéologie avait accepté l’impuissance de la réflexion devant l’essence cachée de l’existence de l’homme dans le monde et dans la société. Ainsi la doctrine de l’histoire universelle fait-elle déjà reconnaître que tout ce que dit la doctrine sur la constitution du droit et de la société humaine n’est que l’image grise de la réalité elle-même, et que par ce qu’il a dit, Hegel n’est pas arrivé à saisir vraiment ni l’essence du droit et de la société ni même l’essence de l’histoire universelle, même en ce qui concerne le passé. Le pessimisme se révèle ainsi à l’intérieur de la doctrine elle-même. Mais cette doctrine de l’histoire universelle, elle est toujours et encore doctrine, qui continue à porter les marques de l’optimisme dogmatique. Nous devons en conclure que Hegel était captif d’une profonde méfiance à l’égard de sa propre doctrine et même à l’égard de cette autoréflexion, qui se manifeste à l’intérieur d’elle et qui fait naître la théorie de l’histoire universelle et de sa fonction comme 180
tribunal du monde. Ainsi semble-t-il que, dans sa plus profonde intention, Hegel n’ait pas écrit pour communiquer aux autres, c’est-à-dire à ses auditeurs et à ses lecteurs, la vérité et le chemin pour la connaître, mais qu’il ait écrit pour lui seul, pour se révéler à lui-même, sans que quelqu’un puisse vraiment le comprendre, l’essence indéterminée et indéterminable de son pessimisme spirituel.
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La révolution française selon Kant : Le spectateur et l’événement L’événement de la Révolution française a eu une influence considérable sur le développement de la pensée de Kant dans les dernières années de sa vie. Le passage principal où Kant traite de l’importance de la Révolution française se trouve dans son écrit de 1798 sur Le Conflit des Facultés. Dans Le Conflit des Facultés Kant traite de la situation de l’enseignement supérieur en Allemagne à son époque en prenant l’enseignement supérieur en un certain sens comme le miroir de la constitution civile des Etats allemands de son temps. L’université était organisée en trois facultés supérieures – les facultés de théologie, de droit et de médecine – et une faculté inférieure, la faculté des arts ou de philosophie. Kant dit que les recherches et l’enseignement de la faculté inférieure ont pour objet la vérité en tant que telle. Cette faculté se compose de deux départements : un département consacré à certaines sciences aprioriques comme la logique et les mathématiques, et un département des sciences historiques, comme la géologie, les langues, l’histoire politique, etc. Cette faculté ne s’occupe pas de l’existence et de la situation de l’homme dans le monde et dans la société. L’existence vécue des hommes fait l’objet de l’enseignement et des recherches des facultés supérieures. Comme il s’agit ici de l’existence vécue de l’homme, ce n’est pas tellement la raison théorique qui dirige le travail scientifique de ces facultés, c’est plutôt l’obéissance sensée à une autorité dont les hommes dépendent dans leur existence et qui leur garantit leur 182
bien-être, l’accomplissement de leurs intérêts et la satisfaction de leurs besoins. L’autorité dont dépend l’enseignement des facultés supérieures est donc le gouvernement, y compris l’Eglise, et le travail scientifique ne se fait pas ici par une recherche libre, mais par l’explication de certains textes qui font autorité. Kant dit : « Les facultés supérieures fondent toutes trois l’enseignement qui leur est confié par le gouvernement sur l’Ecrit » (Le Conflit des Facultés, traduit par J. Gibelin, Paris, Vrin, 1935, p. 20). Ces livres sont la Bible pour les théologiens, le Code officiel pour les juristes et les règlements concernant la police médicale pour les médecins. Il y a, selon Kant, un perpétuel conflit à l’université entre l’enseignement et les recherches de la faculté inférieure, déterminés par la vérité, et le travail scientifique des facultés supérieures, déterminé par l’obéissance envers l’autorité du gouvernement. C’est par ce conflit que s’articulent dans un certain sens l’unité et la totalité de l’université, car c’est l’unité, la totalité de la raison elle-même qui se déclare dans ce conflit en essayant de transcender par la discussion sa propre scission en raison théorique et en raison pratique, telle qu’elle découle de sa détermination par le principe de la vérité d’une part et par le principe de l’obéissance à une autorité et une loi présupposées d’autre part. Mais si ce conflit peut être entendu comme un conflit légal des facultés, parce qu’il est l’expression de la nature unique et englobante de la raison ellemême, il restera aussi un conflit illégal, parce que les facultés n’arriveront jamais à s’élever par leurs propres forces au-dessus de l’unilatéralité de leur façon de raisonner. Le dépassement de cette situation des facultés et avec cela de la situation du travail scientifique en général ne peut donc pas s’effectuer par les efforts des facultés elles-mêmes, il doit leur être conféré pour ainsi dire du dehors, et Kant a cru que c’était à sa propre philosophie transcendantale que cette mission incombait. La philosophie transcendantale a voulu parvenir à cette transformation radicale de la compréhension de la nature raisonnable de l’homme, qu’il n’y ait plus de 183
distinction à faire entre l’usage théorique et l’usage pratique de la raison, entre le principe de la vérité d’une part et le principe de l’obéissance à une autorité et une loi supposée de l’autre, mais que l’homme se reconnaisse plutôt dans l’autonomie de la raison unique, qui en elle-même unit nature et liberté. Pour la découverte de cette pensée transcendantale, Kant s’est reconnu profondément redevable à Jean-Jacques Rousseau qui lui avait appris à comprendre l’aliénation de la pensée civilisée où l’homme, au lieu de se saisir dans sa nature humaine et raisonnable en tant que telle ne se reconnaît lui-même et ne reconnaît autrui qu’à travers une médiation par les choses et les biens matériels et se perd ainsi dans la distinction entre la connaissance théorique des choses et la connaissance pratique de sa propre existence, l’une soumise aux lois de la nature, l’autre soumise aux lois des autorités. Ainsi, Rousseau avait poussé Kant à chercher une pensée philosophique qui serait vraiment une pensée philosophique humaine. Kant lui-même nous confesse là-dessus : « Je suis moi-même, par inclination, un savant. Je ressens toute la soif de connaissance et l’inquiétude avide de progresser dans la connaissance, ainsi que la satisfaction que procure chaque découverte. Il fut un temps où je croyais que cela pouvait suffire à faire honneur à l’humanité et méprisais la populace qui ne sait rien. Rousseau m’a montré que j’avais tort. Cette prédilection qui m’aveuglait disparaît, j’apprends à honorer les hommes et je me trouverais plus inutile que le banal ouvrier si je ne croyais pas que cette considération pût donner de la valeur à toutes les autres, en établissant les droits de l’humanité » (AK XX, p. 44). Kant nous dit que la Critique de la raison pure plane au-dessus des facultés. (AK XIII, p. 405). Mais sa doctrine est restée un programme qui n’arrive pas à dépasser vraiment la distinction entre la faculté de philosophie et les trois facultés supérieures. Elle n’a vaincu cette distinction que de façon négative, en ôtant leur caractère dogmatique aussi bien à la connaissance théorique qu’à l’obéissance aux lois des autorités, elle a intégré la connaissance théorique et l’obéissance pratique à l’autonomie de la raison, mais elle 184
n’a pas vraiment changé leur structure ; la vérité et l’obéissance resteront maintenues dans leur distinction, même s’il s’agit maintenant de la vérité de la raison elle-même et de l’obéissance de la raison à sa propre loi, le fameux impératif catégorique. La doctrine de la Critique de la raison pure a bien abrogé le caractère dogmatique de cette pensée civilisée ou aliénée, dont avait parlé Rousseau, mais elle ne la dépasse pas dans sa structure, et en conséquence elle n’arrive à dépasser par elle seule ni le conflit des facultés, ni la constitution de la société dont ce conflit n’est que le miroir. Pour que le dépassement de la pensée civilisée et aliénée devienne possible, la Critique de la raison pure ne suffit pas à elle seule. Elle nous élève à la réflexion transcendantale, mais elle n’arrivera jamais à sortir des structures de la pensée civilisée et de son aliénation. Pour que la pensée puisse être délivrée de ses structures et de cette aliénation, une expérience concrète sera nécessaire, dans et par laquelle la réflexion abstraite de la Critique de la raison pure puisse être transformée en réalité vécue et donc en puissance effective capable d’ouvrir à l’humanité la vue sur une nouvelle période de son histoire. En commun avec la réflexion transcendantale de la Critique de la raison pure, une telle expérience pourrait instaurer une étape nouvelle non seulement, évidemment, pour la conception du conflit des facultés, mais pour la façon même de concevoir la constitution de la société humaine. C’est en partant d’un tel constat que Kant, dans l’écrit dont nous traitons ici, aborde le problème du conflit entre la faculté de philosophie et la faculté de droit. Il ne s’agit pas pour lui d’expliquer ce conflit par les conditions des structures traditionnelles des facultés, mais de le développer en s’appuyant sur la situation nouvelle créée par la Critique de la raison pure et par cet événement et cette expérience qui lui permettent de concrétiser sa compréhension transcendantale de l’homme, dont la Critique de la raison pure, ne quittant pas vraiment les structures de la pensée traditionnelle, n’avait su que projeter les conditions abstraites. 185
Dans ce sens, le conflit entre la faculté de philosophie et la faculté de droit se trouve être placé par Kant sous cette question : « Le genre humain est-il en constant progrès vers le mieux ? » (p. 94). Pour ce conflit que doivent régler entre eux les deux partis, il ne s’agit donc plus ni de la découverte d’une vérité, ni de l’explication d’un livre faisant autorité et auquel on devrait obéissance, il s’agit d’une question où l’existence totale de l’homme se trouve être engagée et où pratiquer la distinction entre un côté théorique et un côté pratique de la réponse à trouver devient dénué de sens. L’événement qui permet de poser cette question est lui-même déjà le début et la première manifestation ouverte d’un progrès qui permet de répondre à cette question et de lui trouver finalement une réponse définitive par un travail toujours continué et toujours repris. Le grand événement, la grande expérience qui permet de répondre à cette question « le genre humain est-il en constant progrès vers le mieux ? », est la Révolution française. Kant dit : « Or, je soutiens que je peux prédire au genre humain, même sans esprit prophétique, d’après les aspects et les signes précurseurs de notre époque, qu’il atteindra cette fin et, en même temps aussi, que dès lors sa marche en avant vers le mieux ne connaîtra plus de régression totale. En effet, un tel phénomène dans l’histoire de l’humanité ne s’oublie plus, parce qu’il a révélé dans la nature humaine une disposition et une faculté pour le mieux telle qu’aucun politique n’aurait pu avec toute sa subtilité la dégager de la marche des événements jusqu’à aujourd’hui et que seules la nature et la liberté réunies dans l’espèce humaine suivant les principes intérieurs du droit, pouvaient promettre, mais, en ce qui concerne le moment, seulement d’une manière indéterminée et comme un événement contingent » (pp. 104–105). Ce que la Critique de la raison pure n’a su découvrir que sous une forme abstraite, c’est-à-dire l’unité de la raison spéculative et de la raison pratique dans l’essence de l’homme en tant qu’être raisonnable vivant dans le monde, par l’événement de la Révolution française : cette unité, la nature et la liberté réunies, se déclare comme l’expérience vécue de tout un peuple et c’est dans cette 186
expérience vécue que cette unité intelligible trouve sa réalisation et sa concrétisation. Mais les actions directes des révolutionnaires ne constituent qu’un moment ou un côté de cette réalisation et de cette concrétisation de l’union de la nature et de la liberté. Ceux qui agissent ne peuvent pas s’élever pour eux-mêmes à la véritable signification spirituelle de leurs actions. Ils sont dans un certain sens comme aveugles, ils restent soumis aux faits et au caractère donné et contingent de leurs actions. L’authentique signification spirituelle de leurs actions ne peut être dégagée que par ceux qui regardent ce grand spectacle de loin sans y être engagés et qui découvrent son sens pour ainsi dire dans la contemplation. Et cette contemplation fait naître en eux un sentiment d’enthousiasme dans lequel la réunion de la nature humaine et de la liberté humaine se déclare comme événement intelligible, l’union ne se faisant plus dans la contingence de la vie vécue, mais dans l’unité de la conscience et de l’intelligence comprenante. Alors que le sens intelligible de la Révolution, pour ceux qui y participent eux-mêmes reste enveloppé dans la contingence des actions et des faits, dans l’enthousiasme des spectateurs il se manifeste comme tel et ressort ainsi dans son authenticité. Kant dit : « Que la révolution d’un peuple spirituel que nous avons vue s’effectuer de nos jours réussisse ou échoue ; qu’elle amoncelle la misère et les crimes affreux au point qu’un homme sage, même s’il pouvait espérer, en l’entreprenant une deuxième fois, la mener heureusement à bonne fin, se résoudrait cependant à ne jamais tenter l’expérience à ce prix, – cette révolution, dis-je, trouve néanmoins dans les esprits de tous les spectateurs (qui ne sont pas engagés dans ce jeu) une sympathie d’aspiration qui touche de près à l’enthousiasme et dont la manifestation même expose au péril, et qui par conséquent ne peut avoir d’autre cause qu’une disposition morale du genre humain » (p. 101). L’enthousiasme des spectateurs découvre dans la Révolution française l’action réunie de la nature et de la liberté de l’homme, il y découvre l’unité de sa nature physique et de sa destination morale ; et il découvre 187
cette unité dans son sens originairement social. L’événement de la Révolution révèle aux spectateurs le droit des hommes et la fin de leur histoire « non d’après le concept de genre (singulorum), mais d’après la totalité des hommes, unis sur terre en société et répartis en peuples divers (universorum) » (p. 94). « La cause morale qui intervient ici est double : d’abord, c’est celle du droit qu’a un peuple, s’il veut se donner une constitution politique comme elle lui semble bonne, de ne pas en être empêché par d’autres puissances ; deuxièmement, c’est celle de la fin (qui est aussi un devoir), à savoir que seule la constitution d’un peuple est en soi conforme au droit et moralement bonne, qui est, de par sa nature, propre à éviter par principe une guerre offensive ; – ce ne peut être que la constitution républicaine » (p. 101). La réflexion transcendantale de Kant prétend être parvenue à la compréhension véritable de l’intelligence et de la nature humaine. Mais cette doctrine est restée une doctrine abstraite. Comme telle, elle ne peut pas être par elle-même le principe du développement de cette intelligence et de cette nature vers leur propre but et en parfaite conformité avec elles-mêmes. La réflexion transcendantale a besoin d’être complétée par l’expérience. La Révolution française est cette expérience. Cette expérience qui, en tant que telle, est une expérience totale et unique contient toutefois en elle ces deux moments, qui lui donnent sa structure et sa cohérence ; le grand événement historique d’une part et la contemplation enthousiasmée des spectateurs non engagés de l’autre. La réflexion transcendantale, qui n’est pas seulement la réflexion d’un seul homme, Kant, mais par laquelle s’exprime un état de conscience universellement et publiquement atteint, est capable de réunir en elle ces deux moments dans leur signification unique et totale et par cette réunion elle accède à la véritable compréhension du sens intelligible de l’événement de la Révolution française. Le sens profond du grand événement consiste donc dans le développement de la constitution politique en direction de la constitution républicaine. Le sens ultime de la Révolution comme événement explosif pour ainsi dire, où 188
la nature et la liberté se trouvent engagées dans une réunion inattendue, est donc l’évolution de l’humanité vers cette constitution vraiment humaine, une évolution qui pour Kant ne pourra se réaliser que très lentement. Et cette évolution, c’est-à-dire le constant progrès du genre humain vers le mieux, peut dès la Révolution française être prédite par le philosophe transcendantal. « Il doit y avoir dans le principe un élément moral que la raison présente comme pur, mais aussi, à cause de la grande influence faisant époque, comme une chose qui présente à l’âme humaine le devoir correspondant et qui concerne l’humanité dans son union totale (non singulorum, sed universorum), puisqu’à l’espoir de la réussite et aux essais pour la réaliser, elle applaudit avec une sympathie aussi grande et aussi désintéressée. – Cet événement n’est pas un phénomène de révolution, mais … de l’évolution d’une constitution de droit naturel qui, assurément, ne se conquiert point encore au prix seul de farouches combats, – la guerre intérieure et extérieure ruinant, en effet, toute constitution statutaire existant jusque là – mais qui conduit toutefois à tendre à une constitution qui ne peut être belliqueuse, la constitution républicaine » (p. 104). Kant va terminer ses réflexions sur la signification intelligible de la Révolution française en prenant le thème du conflit des facultés. Ni la réflexion transcendantale, c’est-à-dire la Critique de la raison pure seule, ni l’expérience vécue de l’union de la nature et de la liberté humaine, comme elle se réalise par la Révolution même et par l’enthousiasme des spectateurs non engagés, ne disposent déjà par elles-mêmes de la logique et des concepts qui seront nécessaires pour pouvoir concevoir de façon déterminée et articulée la réalisation adéquate de la constitution républicaine. On aura besoin du travail intellectuel des philosophes et des juristes, disputant dans l’esprit de la pensée transcendantale et de la Révolution française, pour se rapprocher de ce but. Mais même dans cette libre et publique discussion on sera gêné par les limites logiques de la pensée civilisée traditionnelle. Ainsi, en dépit de tous les efforts n’arrivera-t-on, pour ainsi dire, qu’à une préparation 189
négative de ce but final. Cette préparation négative, nous pouvons l’achever ; l’accomplissement positif, nous devons l’attendre, en analogie avec l’événement de la Révolution elle-même, d’une intervention d’en haut, car dans son sens positif le renouvellement de notre façon de penser et de notre compréhension de nous-mêmes et de la société dans laquelle nous vivons n’est pas en notre pouvoir. Écoutons là-dessus un dernier mot de Kant : « Il faut, étant donné l’infirmité de la nature humaine et la contingence des événements favorisant un tel résultat, mettre l’espoir de progrès seulement en la sagesse d’en haut (qui a nom Providence, quand elle est pour nous invisible), comme condition positive ; mais pour ce qui, en ceci, peut être attendu et exigé des hommes, il ne faut s’attendre pour l’avancement de cette fin, qu’à une sagesse négative, à savoir qu’ils se voient obligés à rendre la guerre, le plus grand obstacle à la moralité, qui constamment s’oppose à cet avancement, d’abord de plus en plus humaine, puis de plus en plus rare, enfin à l’abolir tout à fait en tant qu’offensive, afin de s’engager dans la voie d’une constitution qui, de par sa nature, sans s’affaiblir, et fondée sur de vrais principes de droit, puisse opiniâtrement progresser vers le mieux » (pp. 111–112).
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Loi de la volonté et loi de Dieu Remarque préliminaire Dans les pages qui suivent, j’aimerais donner une courte explication des quatre derniers chapitres du Traité de l’amour de Dieu de saint Bernard. Au début de ce traité, Bernard nous avait dit : « Vous voulez donc que je vous dise pourquoi et comment il faut aimer Dieu ? Et moi je vous répondrai : la raison d’aimer Dieu, c’est Dieu. La mesure de l’aimer, c’est de l’aimer sans mesure. Ceci ne suffit-il pas ? Si, mais pour le sage. Or, puisque je me dois aussi aux insensés (Rom. 1, 14), ce qui est dit pour le sage doit être accommodé à leur état. C’est pourquoi, pour ceux qui sont plus lents, je n’aurai pas de peine à répéter la même chose d’une façon plus développée que profonde. » 1 Pour saint Bernard, la sagesse contient en elle-même la certitude immédiate et totale de ce que l’amour de Dieu est au-dessus de tout ce qui est relatif. Mais, à ceux qui ne possèdent pas la sagesse et qui sont plus lents, il faut expliquer cette certitude originaire par des raisonnements qui feront reconnaître l’essence de cet amour, si l’on ne possède pas déjà la certitude intuitive de sa présence immédiate. Il y a donc chez saint Bernard deux formes de la certitude de l’amour de Dieu : la certitude de la sagesse ou, disons, de la foi, et la certitude du raisonnement, qui de par sa nature ne participe pas au savoir immédiat de la sagesse, mais qui, en fin de compte, se 1
Traité de l’amour de Dieu (De diligendo Deo), I, 1, PL 182, 974 a-975 a. Je cite la traduction de M.-M. Davy, p. 217. 191
réunira à elle. Les raisonnements suivent leur propre chemin, et l’on ne peut les mettre en rapport direct avec la sagesse ; mais ils mènent pourtant au même but. C’est en eux que consiste, pour se servir du langage moderne, la pensée philosophique proprement dite. Le texte dont nous voulons nous occuper se présente donc dans ce sens comme une explication philosophique de l’essence de l’amour de Dieu, qui se veut indépendante du savoir intuitif dans lequel la sagesse et la foi chrétienne la possèdent. Notre bref commentaire sera comme une réflexion seconde sur cette pensée philosophique de saint Bernard. Nous expliquerons les quatre derniers chapitres du traité : « De la charité », « De la loi de la volonté propre et de la cupidité », « De la loi de la charité », « Des quatre degrés de l’amour », en suivant le texte de saint Bernard, mais en traitant sous un seul point les deuxième et troisième chapitres.
I. Description de l’amour par la pensée philosophique a/ L’ « aequalitas » Le chapitre commence par la définition du véritable amour : « Je dis donc : la vraie et sincère charité, qui procède d’un cœur pur, d’une bonne conscience et d’une foi non feinte (1 Tim. 1, 5) est celle par laquelle nous aimons le bien du prochain à l’égal du nôtre (aeque ut nostrum). » 1 Il faut aimer le bien de notre prochain à l’égal du nôtre. L’amour est essentiellement caractérisé par l’aequum, par l’aequalitas, par la glîcheit, comme Maître Eckhart le dira en langue allemande. L’aequalitas n’est pas une détermination secondaire de l’amour, à laquelle on arriverait en comparant plusieurs degrés possibles de l’intensité de l’amour. Elle n’est pas une détermination quantitative. Elle indique plutôt le caractère non relatif de l’essence de l’amour, qui, en tant que
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tel et en soi-même, se trouve constitué comme ce qui ne connaît pas la différence. L’amour ne se construit pas en provenant de rapports extérieurs, il est l’intimité et l’intériorité, qui ne tombent pas sous la domination des relations. b/ La « proprietas » Mais nous constatons bien que ce n’est pas l’aequalitas qui constitue effectivement la réalité vécue de notre amour. Ce sont plutôt le proprium et la proprietas qui déterminent en fait le caractère de notre amour. « Donc là où se trouve l’appropriation à soi, là se trouve la singularité ; dans la singularité il y a des recoins, et dans ces recoins la rouille. » 1 L’accidens, le proprium, le singulum, ce sont là des catégories qui constituent la nature théorique des choses dans le monde, et qui ont toutes un certain rapport aux relations extérieures de ces choses. Elles valent sans restriction dans le domaine théorique et, parce qu’elles en font partie, elles participent aussi à la nature neutre et pour ainsi dire seulement structurelle. Mais ces catégories, inoffensives dans le monde théorique, deviennent des puissances, ou plutôt des impuissances destructrices, lorsque la volonté se coule en elles et perd ainsi l’égalité de l’amour qui ne connaît pas les relations et les rapports extérieurs. Le proprium et le singulum, lorsqu’ils quittent le domaine purement théorique pour s’infiltrer dans la volonté, en pervertissent l’essence étrangère à la relation, et en font une volonté aliénée d’ellemême, qui tombe en dehors de sa vraie nature. L’extériorité devient ainsi une catégorie qui, au lieu de se restreindre aux rapports entre eux des hommes en tant qu’individus qui existent dans le monde des choses, influe sur leur communion intelligible, transformant ainsi, pour le dire avec Kant, une essence nouménale en une réalité conditionnée et seulement phénoménale.
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Ainsi la volonté, lorsqu’elle se revêt du proprium, du suum et du singulum, perd sa chasteté et sa pureté. L’amour marqué par le proprium et le singulum devient un amour d’esclave et de mercenaire. « Le premier est esclave et tremble pour lui ; le second est mercenaire et désire pour lui ... Ainsi celui qui craint et celui qui est avide agissent l’un et l’autre pour eux. » 1 La volonté humaine qui trahit l’aequalitas de l’amour, qui constitue son véritable objet, pour l’extériorité de la proprietas et de la singularitas, sera pour ainsi dire en dehors d’elle-même : elle tombe dans la crainte et dans le désir. c/ La « lex Domini convertens animas » Dans la crainte et dans le désir, l’aequalitas de l’amour se trouve être assujettie à l’extériorité de la proprietas et de la singularitas. C’est là une situation de la vie vécue de l’homme qui ne peut être caractérisée que comme perversion, car c’est l’impuissance qui prend ici le dessus sur l’absolue puissance. Mais cette puissance absolue de l’aequalitas de l’amour continue à subsister dans ce qu’elle a d’étranger à tout ce qui est relatif. Comme puissance, elle s’est toujours déjà accomplie en elle-même, elle s’est accomplie comme la force à laquelle la crainte et le désir se doivent dans leur impuissance. Leur autonomie n’est qu’apparence, et, en dépit du faux-semblant de leur indépendance, ils proviennent de la validité inconditionnée de l’amour qui, malgré eux et à travers eux, s’atteste comme déterminant universellement la volonté humaine. Ainsi, l’aequalitas de l’amour s’avère être la puissance absolue qui, comme telle, détermine la volonté humaine et qui, par sa nature étrangère à tout ce qui est relatif, possède le caractère d’une loi qui vaut sans aucune restriction. La crainte et le désir ne peuvent pas se dérober à la validité inconditionnée de cette loi.
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De la sorte, l’essence de l’amour se révèle comme « la loi du Seigneur qui convertit les âmes ». Ceux qui vivent dans la puissance de cette loi seront les fils de Dieu. C’est seulement dans un amour de fils que la volonté humaine est vraiment volonté, et qu’elle est volonté libre. « Seule la charité qui est dans un fils ne cherche pas son propre intérêt (1 Cor. 13,5). C’est pourquoi je pense qu’il est parlé de cette charité lorsqu’il est dit : « la Loi du Seigneur est sans tache : elle convertit les âmes » (Psaume 18,8), parce qu’il n’y a qu’elle qui puisse détourner l’esprit de l’amour de lui-même et du monde pour le diriger vers Dieu. Assurément ce n’est pas la crainte, ni l’amour intéressé qui dirige l’âme vers Dieu […]. Or la charité convertit les âmes vers Dieu et les rend volontaires. » 1
II. La loi dans les différentes formes de l’amour a/ La volonté propre comme imitation de la loi du Seigneur La « loi du Seigneur, qui convertit les âmes » se manifeste comme la force dynamique qui pousse les hommes à un niveau supérieur de leur existence. Mais dans sa réalité substantielle, elle est aussi – avant toute manifestation ouverte – le fondement dernier de la volonté propre de l’esclave et du mercenaire, et de sa prétention à l’indépendance et à l’autonomie. Ainsi, des formes de la volonté propre participent à la nature de la loi éternelle et deviennent elles-mêmes, pour ainsi dire, des lois, des lois de la volonté propre. Mais en elles, la puissance inconditionnée de la loi du Seigneur est vécue dans l’extériorisation et comme une faiblesse de la volonté qui s’adonne à l’impuissance. Saint Bernard ne croit pas que la volonté propre de l’esclave et du mercenaire soit purement et simplement un
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rien, comme l’enseignera plus tard Maître Eckhart. La volonté propre restera toujours fondée dans la loi du Seigneur, elle a en elle sa réalité substantielle, et la vie vécue dans l’extériorisation de la volonté propre en restera toujours l’exécution. C’est pourquoi la volonté propre de l’esclave et du mercenaire ne peut être vécue, disons, comme une simple réceptivité et comme le plaisir d’une telle réceptivité. Au contraire, elle est vécue comme la présence inamovible de la loi ; dans la lâcheté et la faiblesse de cette volonté propre, la loi, qui en fait la réalité substantielle, est vécue comme un poids, dont nous n’avons pas la force de supporter la pesanteur. La validité inconditionnée de la loi, nous la vivons dans la volonté propre dans une existence qui se veut comme conditionnée ; sa propre force n’est pour elle qu’une force empruntée, incapable de se rendre égale à la puissance absolue, dont elle est pourtant l’actualisation. C’est dans ce sens que la crainte et le désir, comme formes de la volonté propre, se rapportent à la Loi du Seigneur et apparaissent elles-mêmes comme des lois, où l’essence même de la loi éternelle est subie comme un fardeau insupportable. La crainte et le désir ne sont pour saint Bernard ni un rien (ou une privation) ni des sentiments ou des passions que l’on pourrait enregistrer comme des états de fait de l’âme ; ils ne peuvent pas être décrits comme manque ou comme présence, ils sont plutôt des lois ; des lois où l’essence de la loi éternelle apparaît comme sous une aliénation. Nous l’avons dit, le proprium, le singulum et le suum apparaissent dans le monde théorique comme les caractères de l’existence relationnelle des choses, qui dans et par leurs relations expriment la loi, laquelle est aussi le principe du monde matériel : « par elle, vraiment, tout a été fait selon le poids, la mesure, le nombre (Sag. 11,21) ; rien n’est laissé sans loi »1. Mais l’extériorisation et la proprietas de la volonté ne désignent pas une réalité extérieure qui, comme telle, tomberait sous la loi 1
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éternelle qui préside à la Création ; elles désignent une aliénation primitive de la puissance affirmative de la loi dans notre âme, qui a pour effet que la puissance originairement créatrice soit pervertie en un « faire », en un « se faire soi-même ». L’esclave et le mercenaire se comprennent comme des êtres qui se font eux-mêmes et qui se font euxmêmes leur propre loi. Le « faire » est justement l’extériorisation et l’aliénation de cette affirmation inconditionnée et universelle qui constitue l’essence de la loi du Seigneur et qui est le véritable principe de la vie de Dieu lui-même, comme aussi de sa Création. Cette volonté aliénée, qui ne reconnaît pas l’auto-affirmation et la puissance originaires de la loi éternelle, et qui se fait plutôt sa loi propre pour elle-même, est une volonté qui, de par sa nature, est une volonté imitatrice. Cette volonté n’est pas pour elle-même la réalité substantielle de la loi du Seigneur : elle est une volonté dont l’être pour soi consiste à être imitation, à subsister comme l’imitation de la loi du Seigneur ; et le « faire » qui remplace ici l’auto-affirmation de la loi est justement la forme et le modus essendi de cette imitation. « D’ailleurs, l’esclave et le mercenaire ont une loi qui ne vient pas du Seigneur, mais qu’ils se sont faite eux-mêmes ; celui-ci en n’aimant pas Dieu, celui-là en aimant autre chose plus que Dieu. Ils ont, dis-je, non pas la loi du Seigneur, mais leur propre loi, qui cependant devrait se soumettre à celle du Seigneur. A la vérité, chacun d’eux a pu se faire à lui-même sa propre loi ; cependant, il n’a pas été en leur pouvoir de la soustraire à l’ordre immuable de la loi éternelle. Et je dirai que l’on se fait sa propre loi à soi-même, quand on préfère sa volonté propre à la loi commune et éternelle, voulant imiter d’une manière perverse son créateur : Dieu est à lui-même sa propre loi et ne dépend que de lui-même, alors que cet homme veut se régir lui-même et prendre pour loi sa volonté propre. Grave et pesant joug, qui pèse sur tous les fils d’Adam. » 1
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Mais la loi du Seigneur continue à se révéler dans sa puissance absolue, même dans la faiblesse d’une volonté qui s’abandonne au « faire » et à l’ « imitation » de la loi. L’âme de l’esclave et du mercenaire et leur volonté propre sont toujours aussi quelque chose de plus que le « faire de la loi propre » et que l’ « imitation de la loi du Seigneur ». La loi éternelle est toujours présente comme telle, et elle se manifeste dans la volonté propre et dans le fardeau pesant qu’elle est pour elle-même. On ne peut pas décrire la volonté propre comme une réalité stable et renfermée sur elle-même : à cause de la présence en elle de la loi éternelle, elle est par nature un dynamisme négatif, et tend à se récuser ellemême. La volonté propre tend à se dissoudre elle-même pour se perdre dans un amour de fils. « C’est pourquoi la loi éternelle, par une admirable et juste mesure, s’oppose à celui qui l’a désertée et elle le tient en sujétion […]. « Seigneur mon Dieu, pourquoi ne me pardonnez-vous pas mon offense, pourquoi n’oubliez-vous pas mon iniquité ? » (Job 7, 20 s.) afin que rejetant le fardeau pesant de ma volonté propre, je puisse respirer sous le poids léger de la charité ; que je ne sois plus en proie à la crainte servile ni séduit par la cupidité mercenaire, mais que, conduit par votre Esprit, l’esprit de liberté avec lequel agissent vos fils, cet esprit rende témoignage à mon esprit que, moi aussi, je suis un de vos fils (Rom. 8,14–16), que votre loi est la mienne et que je suis dans le monde comme vous vous y trouvez vous-même. »1 b/ La loi du Seigneur, qui convertit les âmes, fait entrer en elle les lois de la volonté propres La présence de la loi éternelle du Seigneur, qui convertit les âmes, dans l’âme et la volonté propre de l’individu humain, est une force qui dissout la prétention à l’autonomie de la loi propre. Mais elle n’est pas seulement une puissance dissolvante ; en tant qu’elle est la réalité substantielle dans laquelle réside l’essence de l’âme humaine, elle est aussi 1
XIII, 36, 997 ab ; p. 256. 198
le principe dynamique positif qui transforme la vaine prétention de la volonté propre en actualisation de l’égalité même, et qui la justifie ainsi. Ici encore, nous pouvons discerner la différence nette entre la pensée de Bernard et celle de Maître Eckhart. Pour Maître Eckhart, la volonté propre nous renvoie immanquablement au néant, au purum nihil. Saint Bernard ne peut pas reconnaître à la volonté propre une telle autonomie négative – si l’on peut dire. Il n’y a pas d’autonomie du néant, il n’y a que la réalité substantielle de la loi du Seigneur, et elle seule. La volonté propre, dans sa prétention à l’autonomie et à l’indépendance, ne peut donc être regardée comme une réalité qui se comprendrait par elle-même. Dans la volonté propre, l’homme se fait une opinion de soi-même, ce par quoi il se laisse aller dans la faiblesse. Mais cette opinion qu’il a de soi-même n’est pas la vérité entière de son âme, dans laquelle il y a toujours déjà aussi l’intelligence de la loi du Seigneur et de sa puissance transformatrice. L’intelligence et l’action de la loi éternelle sont présentes dans cette opinion comme son dernier fondement. Cette présence se manifeste par le jugement de l’homme sur luimême, et par cette activité intérieure qui, de l’opinion, fait une certitude, dans laquelle la proprietas ne vaut plus par elle-même, mais fonctionne comme accomplissement de l’aequalitas. « Jamais la charité ne sera sans crainte, mais cette crainte sera chaste ; jamais elle ne sera sans cupidité, mais cette cupidité sera mise à l’ordre. La charité perfectionne la loi du serviteur en y infusant la dévotion ; elle perfectionne celle du mercenaire, en mettant de l’ordre dans la cupidité. La dévotion mêlée à la crainte ne l’annule pas, mais la rend chaste. » 1 C’est en ce sens que l’existence individuelle de l’homme sera justifiée par la loi du Seigneur, non seulement en tant qu’elle est une existence spirituelle, mais aussi en tant qu’elle est existence corporelle. « Quand tout ceci, par la grâce de Dieu, sera atteint pleinement, le corps et tous les biens du corps 1
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seront aimés seulement à cause de l’âme, l’âme à cause de Dieu et Dieu à cause de lui-même. » 1
III. La dialectique transcendantale de la vie humaine Je parle ici d’une dialectique transcendantale de la vie humaine en ce sens que, pour saint Bernard, c’est justement par la volonté propre, et sous forme de volonté propre, que la loi éternelle du Seigneur s’accomplit dans l’existence humaine ; cette dialectique est une dialectique transcendantale, parce que la loi propre, dans tout son effort pour s’affirmer elle-même, n’y peut pourtant fonctionner que comme l’automanifestation de la loi du Seigneur. Saint Bernard termine ses réflexions philosophiques sur la vraie nature de l’amour par une pensée pour ainsi dire intuitive qui rassemble dans l’unité d’une compréhension immédiate et totale ce que le raisonnement avait présenté comme les différents moments d’une structure. Pour comprendre intimement l’essence de l’amour, cette pensée intuitive n’élaborera donc pas des concepts et des déterminations, comme l’avait fait la pensée raisonnante ; ce ne sont pas les contenus de la pensée, c’est l’acte même de les penser qui sera encore une fois transmué et renouvelé. La pensée du philosophe s’accomplit elle-même dans l’auto-affirmation de la loi du Seigneur et comme elle. Ainsi devientelle elle-même la dynamique relationnelle de la réalité substantielle, et c’est en elle qu’elle comprend l’existence humaine. C’est ainsi que se révèle à saint Bernard la signification temporelle de notre existence. C’est dans et par la temporalité de notre existence, et dans l’unité et la totalité d’une dynamique qui se manifeste sous la forme d’une vie en perpétuel dépassement, que s’affirme la loi éternelle du Seigneur. Il y a une intelligence théorique de la nature du temps, 1
XIV, 38, 998 b ; p. 259. 200
où – comme l’espace – il est caractérisé par l’extériorité, et est donc, dans ce sens théorique et inoffensif, la forme des choses dans la singularité et la particularité, avec leurs accidents, leurs propriétés, etc. Mais dans la réflexion intuitive, l’extériorité du temps se trouve être reprise dans l’intériorité de la loi éternelle. C’est ainsi que, dans la signification unique en soi de la temporalité, qui est une signification dynamique, nous comprenons le véritable sens de l’être humain. Le philosophe qui comprend cette situation dans l’intériorisation de la réflexion intuitive se trouve ainsi, pour ainsi dire, au milieu entre le plan éternel de Dieu avec l’homme et ce que l’homme lui-même, être de ce monde, peut faire de son existence temporelle. Dans cette position, il comprend l’existence temporelle de l’homme comme la dialectique de la chair et de l’esprit. En tant que, dans cette dialectique, la vie humaine se présente à la réflexion comme un continuel dépassement d’elle-même, le principe de la chair y entre comme cupidité qui, sous la conduite de la grâce, finira par être consommée par l’esprit. Ainsi, la pensée intuitive arrivera-t-elle à discerner différents stades à travers lesquels l’exécution du destin unique et total en lui-même de l’existence temporelle de l’homme se réalise, stades qui ne constituent que les moments d’une seule signification. Mais de la transmutation finale de la chair, et donc de la cupidité, en esprit, ou en d’autres termes, de la signification éternelle de notre existence temporelle, le philosophe ne sait parler que de façon négative : toute réflexion humaine, même lorsqu’elle arrive à se transmuer en réflexion transcendantale, reste pourtant conditionnée par le principe de la chair et de la cupidité. Ainsi saint Bernard va-t-il distinguer quatre stades du développement de l’existence temporelle de l’homme et de son amour. Au dernier stade, la temporalité se trouve être reprise dans l’éternité ; mais l’homme et son amour subsisteront : l’homme s’aimera pour Dieu. C’est dans et par son existence que la loi éternelle du Seigneur trouvera son propre accomplissement. « Parce que nous sommes charnels, et que nous sommes nés de la concupiscence de la chair, notre cupidité 201
ou notre amour doit commencer par la chair ; mais, si elle est dirigée selon un ordre juste et si elle gravit, sous la conduite de la grâce, ses divers degrés, elle sera consommée enfin par l’esprit : car ce n’est pas ce qui est spirituel qui a été fait d’abord, c’est ce qui est animal ; ce qui est spirituel vient ensuite. Il faut donc que nous portions d’abord l’image de ce qui est terrestre, puis celle de ce qui est céleste […] et je ne sais si, dans cette vie, l’homme peut vraiment s’élever au quatrième degré, qui est de ne plus s’aimer soi-même que pour Dieu. Ceux qui ont cette expérience, qu’ils affirment. Quant à moi, je l’avoue, cela me paraît impossible […]. Il savait (sc. Paul) qu’une fois entré dans les puissances spirituelles du Seigneur il serait exempt de toutes les infirmités de la chair et ne pourrait plus songer à elles, et qu’étant devenu tout spirituel, il ne serait plus attentif qu’à la seule justice de Dieu. »1 La pensée réfléchissante de saint Bernard se terminera par une méditation – accomplie dans cette vie même – sur l’essence de l’existence temporelle humaine, en tant qu’elle ne vaudra que comme l’automanifestation de la loi éternelle du Seigneur. L’essence de l’existence humaine et de l’amour ne se révèle pas par la pensée déterminante, elle habite – comme nous l’avons lu dans la dernière citation – le for intérieur de la mémoire. La mémoire est la présence spirituelle de l’autoaffirmation inconditionnée de la loi éternelle. Cette réalité substantielle, à laquelle nous participons déjà ici-bas dans la memoria, implique en soi le sens unique et total de cette vie que, sous les formes de la pensée déterminante, nous vivons dans une certaine extériorité. Mais cette extériorité de la pensée déterminante ne vaut pas par et pour ellemême. Elle est tenue dans la totalité rassemblée en soi-même de la memoria, qui, en tant qu’événement spirituel, contient en elle le sens véritable du temps. Dans l’intuition non déterminale de la memoria, la loi propre fonctionne comme la loi du Seigneur même, en tant qu’elle est confirmation de soi par soi. 1
XV, 39, 998 b-999 a ; p. 259 s. (modifiée). 202
C’est là le véritable sens du temps et de l’amour humains. Dans cette compréhension de l’amour dans et par la memoria, l’aequalitas de l’amour ne connaît plus la tristitia et la misericordia. Elle ne connaît que la laetitia aeterna qui fait le sens intime de notre existence temporelle. La pensée réfléchissante est une pensée plongée dans la memoria ici-bas déjà, laquelle n’est que la présence inconditionnée de la « loi immaculée du Seigneur, qui convertit les âmes », dans sa pure auto-affirmation. « Dans cette patrie, aucune adversité ni tristesse n’est admise […]. Ils auront la joie éternelle (Isaïe 61,7). Enfin, comment se souviendrait-on de la miséricorde là où, seule, sera rappelée la justice de Dieu ? Du moment qu’il n’y aura plus de place pour la misère où de temps pour la miséricorde, aucun sentiment de compassion ne pourra plus être éprouvé. » 1
Remarque finale Au début de son traité, saint Bernard nous dit : « Puisque je me dois aussi aux insensés (Rom. 1,14), ce qui est dit pour le sage doit être accommodé à leur état. » 2 La pensée raisonnante se développe donc en partant d’une situation qui ne correspond pas à la sagesse. Cette pensée aliénée réussit pourtant à regagner la sagesse, et ceci, semble-t-il, dans une intelligence de l’essence de l’amour plus profonde que celle qu’avait possédée la sagesse par elle seule. Il doit donc y avoir une certaine unilatéralité et une certaine imperfection aussi bien dans la sagesse que présuppose saint Bernard que dans ses raisonnements. Pour terminer, je citerai quelques lignes du traité – écrit en français – de Leibniz sur les Principes de la nature et de la grâce fondés en raison, pour lequel la pensée réfléchissante, en saisissant l’essence intelligible 1 2
XV, 40, 1 000 b ; p. 261 s. I, 1, 974 a-975 a ; p. 217. 203
de la loi, y trouve aussi la fusion originaire de l’aequalitas et de la proprietas : « Les martyrs et les fanatiques (quoique l’affection de ces derniers soit mal réglée), montrent ce que peut le plaisir de l’esprit [...]. Pour ce qui est de l’âme raisonnable ou de l’esprit […], il n’est pas seulement un miroir de l’univers des créatures, mais encore une image de la Divinité […]. Notre âme est architectonique encore dans les actions volontaires : et découvrant les sciences suivant lesquelles Dieu a réglé les choses (pondere, mensura, numero, etc.), elle imite dans son département et dans son petit monde […] ce que Dieu a fait dans le grand. C’est pourquoi tous les esprits […], entrant en vertu de la raison et des vérités éternelles dans une espèce de société avec Dieu, sont des membres de la cité de Dieu […]. Et cela non par un dérangement de la nature, comme si ce que Dieu prépare aux âmes troublait les lois des corps, mais par l’ordre même des choses naturelles, en vertu de l’harmonie préétablie depuis tout temps, entre les règnes de la nature et de la grâce ; entre Dieu comme architecte et Dieu comme monarque : en sorte que la nature mène à la grâce, et que la grâce perfectionne la nature en s’en servant. » 1
1
Principes de la nature et de la grâce, éd. A. Robinet, Paris, PUF, 1954, § 17, p. 61, puis § 14–15, p. 55–57. 204
La philosophie de l’action (Blondel, 1893) et la foi religieuse pure (Kant, 1793) L’année 1993 est pour nous une année de double commémoration. En 1793 Kant a publié sa Religion dans les Limites de la simple Raison et en 1893 Maurice Blondel a soutenu sa thèse sur L’Action. Ces deux ouvrages nous invitent à une comparaison de la pensée religieuse de leurs auteurs. Bien sûr, dans son Action Maurice Blondel ne se rapporte pas de façon directe à la Religion de Kant, mais cet ouvrage implique une discussion profonde de la structure et des principes de la pensée transcendantale de Kant. Le grand mérite de la pensée de Kant et plus spécialement de la Critique de la Raison pure consiste pour Blondel dans la découverte de la valeur seulement phénoménale de la connaissance sensible, qui pour Kant ne possède plus une validité en soi, ni objectivement, ni subjectivement. Mais, dit Blondel, en phénoménalisant ainsi la connaissance sensible, Kant ne s’est libéré pourtant que partiellement du dogmatisme de la pensée métaphysique. Il continue à reconnaître une validité objective à l’entendement et il s’y installe même pour fonder sa critique de la sensibilité. En conservant ainsi à l’entendement sa valeur absolue, Kant se laisse aller à une sorte d’idolâtrie métaphysique, qui selon Blondel devra elle aussi s’évanouir dans une pensée philosophique vraiment capable de se rendre compte d’elle-même.
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La pensée philosophique, qui veut être vraiment scientifique, qui – pour ainsi dire – veut être Wissenschaftslehre dans le sens fichtéen, ne peut accepter aucune réalité comme vérifiée par elle-même, pas même la réalité de la raison pure. La pensée philosophique, ce n’est pas une pensée, qui constate des faits et qui ensuite érige de ces constatations un système, c’est plutôt une pensée qui travaille pour d’une réalité, qui d’abord lui semble être opaque, faire une réalité translucide, où elle se reconnaît elle-même ; c’est dans ce sens que la philosophie doit être une philosophie de l’Action. La pensée de Kant se présente dans un certain sens comme un tableau qu’on regarde et elle garde ainsi quelque chose d’apostériorique ; pour la philosophie de L’Action au contraire la pensée ne peut plus s’accepter comme un fait, elle doit plutôt mettre en question toute affirmation et toute constatation pour y chercher l’autoaffirmation de la pensée en tant que pensée pensante. On ne peut prendre cette philosophie comme une doctrine, elle est plutôt ce dynamisme, dans et par lequel la réalité de l’homme et du monde, d’abord, pour ainsi dire, aliénée d’elle-même, se révèle dans sa signification – disons – transcendantale. Kant avait reconnu cette situation – dans l’Esthétique transcendantale – pour la connaissance sensible, mais de cette découverte primitive il n’a pas su faire qu’une doctrine qui reprend les vieilles constatations métaphysiques. La pensée agissante au contraire ne connaît qu’un seul but : marcher en avant, pour laisser derrière soi toute réalité opaque et s’enfoncer de plus en plus dans la transparence de l’être. Suivant une marche, qui a la nécessité d’un processus scientifique, cette pensée monte d’échelon en échelon, pour arracher à l’obscurité la vérité du monde et de l’existence de l’homme dans le monde. Ce chemin de la pensée a quelque chose d’analogue à la pensée dialectique de Hegel, à sa Philosophie du Droit avant tout. Comme pour Hegel, la moralité, par exemple, n’est pour Blondel qu’une étape intermédiaire du chemin ascendant de la pensée, qui est à la recherche de sa propre réalité en tant qu’elle est aussi la vérité du monde et de l’homme. Kant a reconnu une valeur absolue 206
à l’impératif catégorique, en tant qu’il est le principe formel de la raison pure pratique. Mais un tel principe formel ne sait pas s’intégrer vraiment l’existence de l’homme dans sa situation dans le monde. Kant aurait dû montrer comment notre existence sensible, reconnue dans son statut seulement phénoménal par l’Esthétique transcendantale, peut en tant que telle être le lieu de l’autoréalisation de notre nature morale. Mais pour Kant la raison pratique se contente de s’affirmer et de se constater elle-même comme le principe apriorique et seulement formel de notre volonté rationnelle, sans s’enfoncer vraiment dans notre existence vécue, qui plutôt lui reste étrangère. Pour Bondel il ne peut pas être permis à la pensée réfléchissante de se reposer dans une telle dichotomie : celle-ci doit plutôt être dissoute par la pensée agissante, qui est à la recherche du sens de notre existence. C’est une erreur, que de vouloir comprendre l’existence humaine par des constatations métaphysiques, soient-elles transcendantales. Toute constatation garde quelque chose d’opaque. L’existence humaine est ce dynamisme qui tend à dissoudre ces ténèbres. Et la philosophie de l’Action est pour Blondel la reconnaissance expresse de ce dynamisme et du chemin, que toute pensée humaine a à parcourir – de façon plus ou moins claire pour elle-même – dans sa vie. Cette marche s’exécute avec une rigueur scientifique, exposée par la philosophie de l’Action. Ce chemin, reconnu dans sa nécessité, nous mène finalement – après avoir parcouru maintes étapes – à l’alternative. C’est dans l’alternative seulement que notre propre situation et notre propre condition nous apparaissent dans leur vérité. Le terme alternative l’indique : après avoir parcouru tous les stades intermédiaires, le dynamisme de notre existence pensante et voulante nous place finalement – et avec nécessité – devant une contradiction : nous nous découvrons nous-mêmes dans une contradiction. Cette contradiction consiste dans l’exclusion originale et la négation mutuelle de la volonté voulante et la volonté voulue. D’une façon indéductible et irréductible, elles sont l’une le « non » de l’autre. Être conscience de soi, cela veut dire être l’événement de cette 207
incurable scission. Nous sommes l’immédiateté de la séparation inévitable de l’acte pur de la volonté voulante, et de l’accomplissement de la volonté comme volonté voulue, dans et par lequel nous nous trouvons dans la proprietas. C’est dans l’incompatibilité de ces deux volontés – reconnue dans sa nécessité par la science de l’Action – que consiste tout compte fait la réalité et la vérité de notre existence. Toute vie humaine possède dans une certaine mesure cette connaissance. La philosophie de l’Action en est la reconnaissance expresse. Pour cette philosophie l’alternative est donc en même temps la manifestation et aussi l’échec de la liberté absolue de l’homme. L’alternative n’est pas un état. On pourrait dire qu’elle est la volonté en tant qu’elle est le principe transcendentalement logique de la possibilité de l’existence humaine. Cette possibilité transcendantale de l’existence humaine ou cette liberté qui consiste dans la contradiction originaire demande, pour pouvoir s’exécuter elle-même, pour s’accomplir comme telle, une option, elle demande un choix. Dans l’exécution de ce choix l’alternative ne pourra jamais se réaliser comme une identité, nécessairement elle ne se réalisera que comme un manque à son propre égard. Nous n’arriverons jamais à réaliser la totalité de notre existence. Mais par notre décision – suivant le côté que nous choisissons – nous gagnerons la mort ou la vie. Nous trouverons la mort, si notre liberté s’abandonne à la volonté voulue, à la proprietas ; nous gagnerons la vie, si nous optons pour la volonté voulante, option qui – de façon analytique – implique l’ascèse et la mortification. Mais, même si nous choisissons le bon chemin, nous n’arriverons jamais à nous vivre nousmêmes comme totalité. Par sa décision la liberté l’homme ne pourra jamais en même-temps vaincre la contradiction et disposer d’elle. La science de l’Action peut donc le reconnaître avec certitude : pour arriver à la béatitude nous avons besoin d’un secours divin, qui nous élève au-dessus de notre situation immédiate. L’alternative et l’option nous placent devant l’insuffisance radicale de notre être. Et sous forme de la négation originaire qui fait notre condition, nous reconnaissons – pour 208
ainsi dire par un paradoxe transcendantal – une puissance médiatrice comme l’incompréhensible raison de l’immédiateté de la contradiction même : nous savons – et la science le reconnaît de façon expresse – que notre existence ne se comprend que par le Libérateur et le Médiateur divin. Sous forme de notre impuissance et comme elle, nous nous reconnaissons dans le Médiateur et dans sa puissance divine qui veut dire immortalité et éternité. Dans cette certitude du Médiateur, que nous concevons par la négativité de notre liberté et de notre option, réside le sens absolument positif de notre existence. Pour faire de cette certitude une existence vécue nous avons à nous retourner à la tradition de la pensée chrétienne et de ses dogmes. Un comportement, qui, de façon directe et avant l’alternative, ne serait que superstition, devient ainsi dans et par la certitude du Médiateur, qui suit l’alternative et l’option, la vérité intime et l’action pure d’une vie vécue dans la puissance divine du Libérateur. C’est ici, que se déclare, semble-t-il, une certaine ambivalence de la pensée blondélienne. L’alternative, l’option et la certitude du Médiateur, qui en suit, restent vides par elles-mêmes. La pensée agissante ne peut les remplir d’un contenu qu’au prix de se retourner aux formes encore dogmatiques et provisoires d’une pensée qui ne s’est pas encore reconnue dans cette liberté absolue, qui fait le véritable fondement de sa propre réalité. Dans l’alternative elle s’y reconnait, mais sans trouver en elle la force de transformer dans la certitude du Médiateur tout le long chemin qu’elle a parcouru auparavant, c’est-àdire de transformer la science ascendante en science descendante pour en faire une science conçue dans et par le Médiateur. Pour devenir concrète, cette pensée doit se retourner à la science provisoire, qui – bien sûr – possède déjà la vérité en elle, mais ne la possède que sous une forme qui implique encore l’erreur. Voilà l’ambiguïté de la pensée blondélienne : pour vraiment actualiser la foi religieuse – comprise dans sa nécessité – et pour en faire la puissance intime de notre existence vécue, elle doit se retourner à la pensée – disons – 209
profane et s’expliquer par elle la pensée religieuse due à la connaissance du Médiateur. Blondel doit se retourner à une compréhension historique et cultuelle de la religion chrétienne, qui seule lui permet de faire de la certitude transcendantale une certitude pratiquement vécue. Il semble que nous nous trouvons ici devant la distinction de la pensée religieuse de Blondel de celle de Kant. La pensée transcendantale de Kant, elle aussi se fonde dans la contradiction. Mais dans la pensée kantienne cette contradiction ne se trouve pas au bout d’un long chemin de la pensée scientifique, elle en fait plutôt le premier chaînon. La pensée de Kant commence par l’antinomie, comme celle de Blondel se termine par l’alternative. L’alternative s’appuie sur toute la science parcourue, elle se découvre à travers cette science et en partant d’elle. La pensée au contraire, qui se découvre elle-même dans l’antinomie, ne peut s’appuyer sur rien, elle n’est que contradiction sans avoir rien de plus, et c’est en partant de cette situation, qu’elle doit se constituer ellemême comme science. La science transcendantale ne peut donc connaître aucun retour à aucune pensée déjà pensée, car pour elle il n’y a pas de telle pensée, elle doit se construire en partant de cette pure contradiction, qu’est la pensée en elle-même. Cette pensée, qui commence par la contradiction, ne dispose que d’elle-même pour se construire elle-même sous forme de science. Cette science, qui se confectionne par les trois Critiques et les traités métaphysiques qui en suivent, se termine par la Religion de 1793, qui elle aussi est une science de la liberté et de la certitude du Médiateur ; mais qui ne connaît pas la possibilité d’un retour à des affirmations de fait et donc à une religion historique et cultuelle. Mais pour cette science transcendantale, qui commence par la contradiction pure, il y a d’autre part cette immense difficulté, qu’elle ne saura jamais comment s’intégrer la réalité du monde et de l’existence vécue de l’homme dans le monde. C’est une science purement formelle de la raison pour laquelle le monde et l’existence de l’homme dans le monde ne sont que des faits donnés, qui tombent en dehors de l’essence 210
transcendantale de l’homme. Cette science transcendantale, qui est pensée purement formelle se termine, dans la Religion, dans la certitude de la foi religieuse pure, mais ne sait pas se former comme vie et existence vécus. Le jugement de la foi religieuse pure, le jugement de l’espérance ne doivent pas être remplis d’aucun contenu emprunté à notre existence et au monde donnés. La foi religieuse pure doit rester une foi morale purement formelle. Chez Kant comme chez Blondel c’est la contradiction, dans laquelle réside et par laquelle se découvre la liberté et la certitude du Médiateur. L’antinomie comme l’alternative nous mènent à la foi religieuse pure. Mais Kant ne voit aucune possibilité pour pouvoir intégrer la vie vécue dans ce principe suprême, qui pour lui doit nécessairement rester transcendant. C’est pourquoi pour lui la religion chrétienne positive et traditionnelle, qui est une religion historique et cultuelle, ne peut nous servir que comme une béquille dont on doit espérer n’avoir plus besoin si tôt que possible. L’Action de Maurice Blondel, ouvrage de la fin du 19e siècle, beaucoup postérieur à la pensée kantienne, et pour ainsi dire une application et un développement de cette pensée, s’efforce, sans trouver vraiment une solution à cette difficulté kantienne, à intégrer la vie vécue à la contradiction originaire de la pensée. Mais Blondel le fait par une science où la pensée semble avoir oublié le caractère provisoire et erroné de la science, par en faire l’instrument effectif pour expliquer et exécuter l’existence dans la certitude du Médiateur. C’est une pensée appliquée ; mais cette pensée est pensée appliquée sous une forme, où il y a encore l’erreur, qui la conditionne dès ses débuts. Dans l’alternative cette pensée reconnaît la contradiction comme telle. Elle la reconnaît comme le principe transcendant de toute la science parcourue. Elle arrive ainsi à la foi religieuse pure, mais elle n’a pas la force de faire de l’alternative et de l’option le principe formateur d’une autre science née de la foi religieuse pure même. Au contraire, cette foi, pour s’expliquer doit se retourner à la science provisoire et inadéquate, et avec ceci à la foi historique et cultuelle, qui apparaissent ainsi comme l’exécution 211
juste de la foi religieuse pure. Ainsi la pensée appliquée de l’Action estelle sans doute une suite positive de la pensée seulement abstraite de Kant, mais c’est un déploiement qui, pour pouvoir se faire, se retourne à la constatation de certaines conditions reconnues déjà comme inadéquates et qui, au lieu de faire de la reconnaissance de la contradiction et de la foi religieuse pure, qui en suit, le principe de la réflexion philosophique et religieuse et de la vérité qu’elle peut découvrir, ne l’explique qu’à travers une science des faits, dont elle restera dépendante dans sa certitude même. Mais on doit lui accorder que – sous une forme encore inadéquate – elle arrive pourtant à intégrer dans un certain sens l’existence vécue de l’homme dans la foi religieuse pure, tandis que celle-ci devait rester purement formelle chez Kant. Et nous retrouvons le principe transcendantal de la foi religieuse pure chez Blondel sous forme d’un recueillement de la pensée scientifique et doctrinale dans et par lequel elle entre elle-même – dans son essence transcendantale – dans toutes les vérités, qu’elle a découvert et leur confère ainsi une valeur intérieurement objective. Blondel nous dit : « Tout ce qu’on a appelé données sensibles, vérités positives, science subjective, croissance organique, expansion sociale, conceptions morales et métaphysiques, certitude de l’unique nécessaire, alternative inévitable, option meurtrière et vivifiante, achèvement surnaturel de l’action, affirmation de l’existence réelle des objets de la pensée et des conditions de la pratique, tout n’est encore que phénomènes au même titre. […] Tous appellent une critique qui nous emporte au-delà de ce qu’ils sont, sans qu’on puisse s’y tenir, sans qu’on puisse s’en passer. » (p. 452) Cette critique, elle ne pourra nous donner aucun contenu nouveau, elle ne consiste que dans le recueillement de la réflexion, dans lequel l’apriori de la pensée nous assure de sa réalité inconditionnée. « Les apparences elles-mêmes, la durée, toutes les formes inconsistantes de la vie individuelle, loin d’être abolies, participent à la vérité absolue de la divine connaissance du Médiateur. […] Appelé à voir toutes choses dans l’unité du plan divin, par 212
les yeux du Médiateur ; appelé à se voir lui-même dans l’acte permanent de la libéralité et à s’aimer en aimant la perpétuelle charité dont il tient l’être, il (l’homme) est cet acte même de son auteur, il le produit en soi comme il est en lui. […] une fois que les apparences, sans s’évanouir, s’ouvrent pour lui révéler toutes choses dans leur universelle raison, il participe à la vérité de l’amour créateur. […] il a la vie éternelle » (p. 464sq.).
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La « Jerusalem » de Mendelssohn et la « religion » de Kant Les jugements synthétiques a priori et leur possibilité font le thème central de la pensée kantienne, qui étend son influence jusqu’à La Religion dans les limites de la simple Raison. Kant fait la distinction entre l’usage seulement logique et l’usage objectif de nos jugements, et dans les Prolégomènes il se vante d’avoir découvert pour leur usage objectif la distinction entre les jugements analytiques et les jugements synthétiques. Il nous dit qu’avant lui les métaphysiciens n’avaient pas encore connu cette distinction, et qu’en ce qui concerne la validité objective des jugements leur pensée s’est muée dans une totale confusion. La pensée transcendantale au contraire arrive à discerner clairement les rapports de notre pensée à ses objets et par suite sait former des jugements métaphysiques dont la validité objective est vraiment légitimée. Dans l’introduction à la 1ère édition de la Critique de la Raison pure Kant estime, que pour les jugements synthétiques a posteriori leur validité se comprend par elle-même, mais que la possibilité des jugements synthétiques a priori reste dans un certain sens un mystère. Il y a pour la légitimité de ces jugements un problème, qui marquera toute la pensée critique et étendra son influence jusqu’à la Religion et même jusqu’à l’Opus postumum. Quelque chose d’apostériorique s’insère dans les jugements synthétiques a priori, qui fait que la possibilité de ces jugements ne puisse apparaître dans sa translucidité.
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Dans l’Opus postumum Kant nous donne une dernière définition du jugement synthétique a priori en disant que l’homme, l’être pensant dans le monde, est le lien entre Dieu et le monde. La pensée humaine ne doit donc plus se rapporter au monde comme à un objet, qui dans un certain sens lui reste extérieur, elle est plutôt le principe immanent, par lequel et comme lequel la pensée et la puissance divines se constituent comme apparition, c’est-à-dire se constituent en monde. L’unité et la totalité de cet événement, conçu sous forme de son apparition même, font l’existence de l’homme comme être pensant dans le monde. L’être pensant dans le monde est lui-même le jugement synthétique a priori et il n’est rien que ce jugement. C’est dans ce sens que Kant affirme encore, que la pensée transcendantale est la clef pour ouvrir tous les secrets de tout le système du monde. Mais cette affirmation reste une simple affirmation. Kant affirme la certitude de la validité objective du plus haut et premier jugement synthétique a priori, mais cela ne veut pas dire que la possibilité de ce jugement soit vraiment devenue transparente. La pensée transcendantale est l’accomplissement en acte du jugement synthétique a priori dans sa validité objective, mais il ne semble pas qu’elle ait réussi à scruter vraiment le problème de sa possibilité. Pourtant, il y a peut-être un texte, où Kant nous indique de loin, comment il pourrait y avoir une solution de ce problème, non pas par une doctrine et par des affirmations, mais par l’autoréalisation effective de la pensée humaine dans son essence intelligible. Ce texte se trouve — sous forme d’une longue note — dans la Préface à la Religion. J’essaierai de préciser le sens de cette note en partant du thème de la possibilité des jugements synthétiques a priori. Pouvoir poser la question de la possibilité des jugements synthétiques a priori implique connaître la réalité de cette possibilité, mais sans pouvoir s’en assurer. Ce qui nous empêche de nous en pouvoir assurer, c’est la situation de la pensée transcendantale, en tant qu’elle délimite le jugement objectif par des déterminations, qui ne sont pas de la nature du jugement lui-même. 215
Nous nous trouvons devant la distinction des jugements analytiques et des jugements synthétiques, et pour ces derniers devant celle des jugements apostérioriques et des jugements aprioriques. La possibilité des jugements objectifs ne peut plus connaître ces distinctions. Dans sa possibilité le jugement objectif n’est que jugement, dans la totalité d’une réalité et d’une signification autonome et close en elle-même. Sous condition et dans les limites des distinctions que nous devons faire, nous avons donc une conscience – pour ainsi dire transcendantale – du sens en soi unique de l’analytique et du synthétique, ainsi que du synthétique a posteriori et du synthétique a priori. On peut dire que cette situation marque une connaissance transcendantale, qui en tant que connaissance inconditionnée est expérience transcendantale. Dans cette réalisation indirecte de la possibilité du jugement objectif nous nous élevons dans un certain sens au-dessus du jugement objectif luimême en tant qu’il est déterminé par les distinctions qu’en donne la pensée transcendantale. C’est dans cette réalisation indirecte de la possibilité du jugement objectif, qui comme connaissance transcendantale est expérience transcendantale, que nous comprenons nous-mêmes dans notre existence comme êtres pensants dans le monde et comme auto-exécution – sous forme du monde – du plus haut bien et de l’existence de Dieu. La raison pratique déterminée par la distinction entre le jugement synthétique a posteriori et le jugement synthétique a priori n’avait pu concevoir le plus haut bien que sous forme d’un idéal postulé, qui s’érige – sans être réalisable par nous – contre cette distinction de l’a posteriori et de l’a priori. Il y avait pour nous un abîme infranchissable entre le bien que nous aimons et le bien que nous estimons. Pour la pensée transcendantale, qui s’accomplit dans la possibilité du jugement objectif et comme elle, cette distinction de l’amour et du respect n’est qu’une forme encore dogmatique de cette connaissance transcendantale qui comme telle est expérience transcendantale – ou disons de ce sentiment transcendantal, où l’homme s’éprouve comme la réalisation en acte et en soi unique du lien entre Dieu et le monde. 216
Mais, pour la pensée transcendantale de Kant cette situation de l’homme ne peut être saisie et actualisée que sous les différentes formes du jugement objectif, où ce jugement reste déterminé par des distinctions qui valent par elles-mêmes et qui ne se dissolvent pas entièrement dans ce que nous avons appelé ici le sentiment transcendantal. C’est cette situation, qui – pour Kant – marque la condition de l’homme et qui fait que son existence est pour ainsi dire étirée entre un penchant originaire et indéductible dans et par lequel la possibilité du jugement objectif, c’est-à-dire la situation de l’homme comme lien entre Dieu et le monde, se pervertit elle-même et une certitude, elle aussi originaire, de la foi religieuse pure éprouvée seulement à travers ce penchant, mais dans et par laquelle nous sommes pour ainsi dire en possession de la vérité de notre situation. À travers ce penchant à la « proprietas » nous vivons la possibilité du jugement objectif comme une puissance originaire, qui fait pour ainsi dire l’idée de l’homme en Dieu et qui implique – de façon négative – la promesse de la béatitude. Ainsi, même soumis au penchant radical à l’être donné et déterminé, l’homme a toujours la disposition à la foi religieuse pure, même s’il ne peut s’y engager (selon les préceptes de la raison pratique pure) que dans les chaînes de la chute dans l’oubli de la possibilité originaire, qui le constitue dans son être. En ce sens nous pouvons dire, que par la possibilité primitive du jugement objectif, par la possibilité d’être le lien entre Dieu et le monde il y a toujours déjà pour nous, sous les conditions de notre existence soumise au penchant à la ’proprietas’, la médiation divine qui nous élève à la vérité de notre existence et à la promesse de la béatitude, qu’elle implique. La foi religieuse pure érige ainsi une Église, où le véritable bien, même dans ce monde, ne se confine plus à la moralité des individus qui restent toujours marqués par la proprietas, mais se documente ici déjà comme la communion des esprits en Dieu. Cette Eglise a été instituée par Dieu, nous ne savons pas comment ; mais nous la trouvons sous 217
forme de la religion chrétienne. Pourtant, comme des êtres abandonnés à l’être donné nous ne savons pas vivre la foi religieuse pure ou l’Eglise dans sa vérité. Au lieu de pouvoir vivre la possibilité du jugement objectif dans son essence, nous le pervertissons dans l’affirmation de la réalité donnée de l’être et du bien et dans l’abandon de toute notre existence à cette affirmation fictive. Ainsi nous faisons de la foi religieuse pure une religion historique et cultuelle. La religion chrétienne, comme nous la trouvons aujourd’hui, est une religion où la foi religieuse pure, dans laquelle nous vivons, se trouve être expliquée par une pensée qui est soumise au penchant à la proprietas, et qui en tourne le sens salutaire contre lui-même. Une telle foi historique et cultuelle ne peut être vécue en sincérité, car elle est contredite par l’actualité en nous du jugement de la foi religieuse pure, qui fait notre essence et dans lequel nous nous reconnaissons nous-mêmes dans et par la médiation divine. Pour décrire parfaitement l’état de la conscience religieuse dans le christianisme, on pourrait donc dire, que la foi religieuse pure y est vécue sincèrement, mais qu’elle doit se réaliser comme imbibée d’un doute originaire. La pensée transcendantale s’élève au-dessus de cette position de la pensée chrétienne, dans laquelle la foi religieuse pure se trouve être réalisée sous la domination du penchant radical à l’existence propre, elle s’élève au aussi au-dessus de la métaphysique chrétienne, qui résulte de cette situation et dans laquelle le jugement objectif est obnubilé par la perversion de la pensée. Et avec cela elle dépasse aussi le doute qui marque la foi historique et cultuelle et partant la dogmatique scolastique. La pensée transcendantale comprend l’homme, l’être pensant dans le monde, comme le lien entre Dieu et le monde, elle s’est haussée à la pensée de la possibilité des jugements synthétiques a priori ; et elle est ainsi la certitude inconditionnée de la foi religieuse pure et de son accomplissement dans le monde : la philosophie transcendantale est la clef pour ouvrir tous les secrets de tout le système du monde. Mais cette pensée de la possibilité des jugements synthétiques a priori n’est pas 218
encore la solution du problème du « comment ? » de cette possibilité, elle n’est pas encore la translucidité de la possibilité de cette possibilité : le « comment ? » de cette possibilité nous reste voilé. Dans la pensée transcendantale la foi religieuse pure ou, en d’autres mots, la possibilité des jugements synthétiques a priori est arrivée à intégrer en elle le penchant à l’existence propre (c’est-à-dire aussi la religion historique et cultuelle), mais sans pouvoir vraiment le dissoudre comme forme de notre auto-compréhension. Ainsi, nous nous trouvons – avec la pensée transcendantale – devant la foi religieuse pure, qui en elle se reconnaît comme telle, mais ne se comprend que par une pensée, qui reste soumise au penchant métaphysique. La foi religieuse pure n’y arrive pas à se donner forme par elle-même, mais, justement parce qu’elle doit accepter en elle-même le penchant – disons – métaphysique et le jugement de fait, elle se prend comme une foi, qui est soumission totale aux lois formelles de la raison pratique pure – conçues en opposition à la réalité donnée et à la proprietas – en tant qu’elles doivent être comprises comme des commandements de Dieu. Cette pensée religieuse pure ne peut donc être l’actualisation véritable de la pensée transcendantale de l’Église de Dieu sur terre. Et cela implique pour la compréhension de la religion chrétienne, qu’elle n’a pas la puissance d’expliquer transcendentalement la forme historique et cultuelle sous laquelle elle apparaît, mais qu’elle ne sait en juger que par constatation, et qu’elle ne peut vaincre cette religion historique et cultuelle, qu’en lui opposant de façon extérieure la religion pure de la soumission totale à nos devoirs reconnus comme des commandements de Dieu. C’est sous ces conditions, limitant la puissance herméneutique de la pensée transcendantale, que Kant regarde aussi la religion juive comme une religion historique et en déduit pour ainsi dire le caractère historique de la religion chrétienne, pris par lui comme un fait, par lequel la foi religieuse pure se trouve être corrompue dès sa première apparition sur terre.
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Or, pour Mendelssohn, dans sa Jérusalem de 1783 – si nous nous permettons de discuter cet écrit dans une perspective kantienne –, toute la pensée chrétienne, la pensée transcendantale de Kant y comprise, ne peut vraiment rendre compte de la pensée religieuse juive. On pourrait dire que pour Mendelssohn la pensée (et cela veut dire « la religion ») juive ne connaît pas l’auto-actualisation de la pensée par le jugement objectif. La pensée juive ne connaît pas cette extériorité de la pensée jugeante à son propre égard, qui jette cette pensée dans le doute et qui en fait une foi religieuse historique et s’accomplit pas sous forme du jugement objectif. Pour la pensée juive le jugement transcendantal, qui fait l’exigence de l’homme, est pour ainsi dire une pensée immédiate, qui caractérise la réalité de l’existence de l’homme dans le monde et du monde même en elle-même et comme telle. Il n’y a pas de fait donné, qui détermine la pensée jugeante extérieurement et qui contraindrait donc la pensée de dépasser le jugement objectif vers la possibilité de cette validité objective même ; la pensée religieuse immédiate se trouve plutôt en deçà de la distinction entre le jugement objectif et la possibilité de ce jugement, elle ne conçoit pas le monde et l’exigence de l’homme dans le monde comme des faits, mais il comprend le monde et l’homme comme l’actualisation de la sagesse et de la volonté de Dieu. Comprendre le monde et l’homme non pas comme une présence, dont on devrait encore chercher la possibilité, mais les comprendre comme l’accomplissement de l’acte divin, c’est actualiser immédiatement la pensée inconditionnée du monde et de l’existence de l’homme dans le monde. Cette pensée immédiate ne connaît pas la distinction que fait Kant entre le moment réceptif et le moment spontané de la pensée jugeante. Mais dans son immédiateté cette pensée implique néanmoins deux moments, qui se rapportent pour ainsi dire à la sagesse de Dieu d’une part et à sa volonté d’autre part, cette pensée contient en elle d’une part la certitude de la béatitude et il contient d’autre part l’autoexpérience de la vie vécue comme accomplissement et exécution de la volonté de Dieu. De par sa nature l’homme, sorti de la sagesse de Dieu, 220
est destiné à la béatitude, mais il y a aussi l’expérience immédiate de la vie vécue comme n’étant rien que l’exécution de la volonté de Dieu. Sans s’exclure l’un de l’autre ces deux moments de la pensée religieuse ne peuvent pourtant être conçus que sous forme d’une originaire distinction. Il y a dans la foi religieuse juive, une distinction entre la nature de l’homme étant l’image de Dieu, et l’existence vécue comme volonté divine en acte. Ces deux moments ne font qu’ensemble la signification inconditionnée de la foi religieuse juive. L’ensemble des deux moments implique la distinction et cela veut dire une imperfection ; mais dans les limites de cette imperfection il réalise ce que – chez Kant – la foi religieuse pure cherche sous forme de la possibilité du jugement objectif. Image de Dieu : ce moment dans la pensée religieuse veut dire béatitude, vie éternelle, règne de Dieu : c’est une connaissance, c’est l’accomplissement de la pensée religieuse, c’est-à-dire de la réalité humaine, comme connaissance. Dans ce sens la pensée religieuse juive est pour ainsi dire une pensée universelle : elle veut dire, que l’humanité entière, que tous les hommes sont destinés à la béatitude ; Dieu a fait tous les hommes à son image et à sa similitude, et il les reconnaît dans cette similitude. Mais la pensée religieuse implique d’autre part, que la vie vécue de l’homme s’éprouve totalement comme accomplissement de la volonté de Dieu, que son exécution ne vaille que comme service religieux : et ceci non pas seulement dans les actions individuelles et sociales des hommes, mais dans la procréation de leur vie elle-même. Selon ce deuxième moment la foi religieuse juive ne peut donc être une pensée universelle, elle ne peut être que l’expérience vécue de la vie elle-même, comme elle vit pour un certain temps et comme elle meurt, pour se reproduire de génération en génération. Dans ce sens la foi religieuse juive implique comme un moment, qui lui inhère essentiellement, l’existence du peuple de Dieu, dont l’existence dans le monde n’y doit être que l’exécution de la volonté de Dieu. Le peuple de Dieu ne peut être une pensée universelle, il ne peut être 221
que ce peuple existant effectivement dans le monde. La pensée universelle et l’existence de ce peuple font ensemble la pensée religieuse – ou la religion juive. Et, pour exposer ainsi la pensée de Mendelssohn un peu : nous ne devons pas nous représenter l’existence du peuple de Dieu selon le schéma de la pensée historique chrétienne, par laquelle l’existence du peuple de Dieu est prise comme un fait qu’on constate dans le monde, où ce peuple se retrouve parmi d’autres peuples, qui, eux, ne sont pas des peuples élus. La vie vécue de ce peuple est plutôt un moment inhérent de la totalité de la pensée religieuse juive, qui à côté de cette vie implique aussi la pensée universelle, et qui – comme foi religieuse – ne fait qu’une seule et unique totalité – différenciée en elle-même – de la nature de l’homme, image de Dieu et destiné à la béatitude, et de l’existence particulière dans le monde du peuple élu de Dieu. Le jugement pour ainsi dire objectif, historique et scientifique est pour la foi religieuse juive sans aucune importance, tandis que dans l’exégèse chrétienne il en doit faire le caractère essentiel. Or, en se fondant sur cette position de la pensée religieuse juive, Mendelssohn ne peut accepter la religion chrétienne comme religion universelle. Mendelssohn voit bien que dans la religion chrétienne les deux moments, qui dans la religion juive sont distingués d’une certaine façon, la pensée universelle de la béatitude et la réalisation de la vie vécue comme l’exécution immédiate de la volonté de Dieu, se trouvent être réunis dans une religion qui sans restriction veut être religion universelle, qui donc – de par son intention – ne connaît plus la distinction entre la nature de l’homme comme image de Dieu et l’existence de la vie vécue comme exécution de la volonté divine. Mais il juge que cette prétention s’est soldée par un échec tant pour le moment historique que pour le moment cultuel de cette religion. L’histoire du peuple juif est vécue comme une histoire dans l’obéissance aux commandements de Dieu. Dieu a révélé ses commandements à son peuple. Ces révélations pouvaient être accompagnées de miracles. Mais jamais Dieu ne s’est montré lui-même au peuple. La 222
révélation de Dieu lui-même est une idée qui au sens strict ne peut entrer dans la religion juive. D’ailleurs une telle prétendue révélation ne pourrait jamais être reconnue comme telle, tout événement dans le monde ne peut être connu que comme un événement dans le monde. Prétendre qu’on sache que Dieu se soit révélé dans le monde, doit être une erreur ou une mystification. Mais la religion chrétienne, en voulant unir la pensée universelle de la béatitude et l’existence historiquement vécue a fait de la pensée religieuse une pensée scientifique, qui sous forme d’un jugement objectif contienne en même temps la sagesse et la volonté de Dieu, où donc sous forme du jugement objectivement historique le Verbe de Dieu se fait connaître par les hommes et où l’humanité entière se reconnaisse – par une connaissance scientifique – comme soumise à la vérité de cette révélation et au culte dû à Dieu dans l’institution d’une Eglise universelle. Ainsi, on a pu former l’idée d’une révélation historique de Dieu dans le monde et a en pu faire un dogme théorique, dont la vérité ne fait pas seulement l’objet d’une connaissance théorique, mais de l’autoconstitution de la foi religieuse et du devoir religieux lui-même. L’incertitude de la vérité du dogme théorique s’érige par elle-même en devoir religieux envers la vérité théorique de ce dogme. Et parce que cette religion basée sur une pensée scientifique et historique s’organise elle-même comme institution sociale, la croyance à la révélation objective de Dieu peut être demandée aux fidèles par leurs supérieurs comme un devoir impliqué dans la nature scientifique de cette foi même. Nous nous retrouvons ici devant ce que Kant avait remarqué sur le doute comme principe immanent de la religion chrétienne comme religion historique et cultuelle. Pour Mendelssohn, bien sûr, la foi religieuse ne peut être demandée. Au contraire : il serait trop peu de dire, que le peuple de Dieu ait la foi : son existence est la foi, et cette foi implique cette pensée universelle, que tous les hommes sont destinés à la béatitude et à la vie éternelle. Aucun dogme théorique ne peut s’égaler à cette foi, qui implique l’existence vécue du peuple elle-même. On devra dire – 223
Mendelssohn ne le dit pas « verbis expressis » – que le dogme chrétien a profané la foi religieuse, en en faisant une foi scientifique, qui prétend juger objectivement de la révélation de Dieu et du culte dû au Dieu révélé et qui donc ne pourra être vécue que comme rongée par un doute intérieur. L’existence du peuple de Dieu n’était rien que dévouement entier à Dieu. Dans la vie de ce peuple il n’y avait rien, qui ne valait comme culte. Toute action, la plus modeste même, avait un sens religieux. Le culte chrétien au contraire est un culte dû à un Dieu, qui selon le dogme s’est révélé historiquement dans le monde, et qui lui est rendu par des hommes, qui dans leur existence ne se prennent plus vraiment comme des êtres religieux, mais comme des êtres profanes. C’est ce qu’appellera Kant le faux culte de Dieu dans une religion statutaire. Lavater avait prétendu que la vérité historique et cultuelle de la foi chrétienne était une vérité se garantissant par elle-même, et il avait invité Mendelssohn à se convertir au christianisme. Mendelssohn éprouve la vérité de la foi religieuse juive sous forme d’une conviction immédiate. Dans son immédiateté cette conviction ne se garantit qu’elle-même, elle ne permet pas à Mendelssohn de juger de la vérité de la foi religieuse en général par une reconnaissance de l’essence de la foi religieuse. Il sait que la foi religieuse juive possède la vérité. Mais cette conviction n’est pas un jugement sur l’essence de la foi religieuse en tant que telle. C’est pourquoi Mendelssohn ne rejette pas la foi chrétienne comme une foi erronée. Évidemment, la religion chrétienne se présente sous des formes, dans lesquelles la foi religieuse ne peut être conforme à elle-même, mais nous ne savons pas juger du rapport interne entre ces formes pour ainsi dire profanes de la foi chrétienne et l’essence de la foi religieuse. Le pensée religieuse – dans son immédiateté – implique la certitude, que l’exécution historique de la foi – même sous des formes peut-être erronées – nous mènera finalement à la foi religieuse pure, qui comme vérité intérieure de notre existence nous guide tous depuis toujours. Il semble que c’est là le dernier sens du messianisme dans la pensée juive. 224
Pour conclure, on pourrait peut-être dire, que, sous une forme modifiée, ce messianisme est aussi à la base de la pensée religieuse de Kant. Pour lui, le messianisme n’est plus le dernier élément d’une pensée religieuse, qui se prend elle-même comme une conviction immédiate, il le renouvelle dans et par cette question : Comment les jugements synthétiques a priori sont-ils possibles ? Comment se peut-il, que l’homme, l’être pensant dans le monde, soit le lien entre Dieu et le monde ? La pensée de Kant commence par l’actualité primitive, l’actualité transcendantale du règne des grâces où il y aura l’unité de la sagesse et de la volonté de Dieu, de la béatitude et de la vie vécue de l’homme, dans la possibilité du monde en Dieu, qui dans la persuasion immédiate de la religion juive ne pouvait être que le principe caché qui ne pouvait s’exercer que sous forme de la pensée universelle et de la vie vécue du peuple élu. Pour Kant, la puissance autonome de ce principe de la foi et de la pensée religieuse se documente maintenant par elle-même sous forme de tentatives pour constituer l’Eglise universelle sur terre. Le messianisme s’est libéré chez lui de sa forme historique et s’est constitué comme certitude transcendantale, dans et par laquelle l’homme, l’être pensant dans le monde, reconnaît son essence dans la possibilité du jugement objectif et a priori, c’est-à-dire dans sa destination d’être le lien entre Dieu et le monde. Mais si la pensée transcendantale se place dans la certitude de la possibilité des jugements synthétiques a priori, elle ne saura pourtant pas résoudre la question du et « comment ? » de cette possibilité. Dans ce sens la pensée transcendantale de Kant, qui, de par son essence est foi religieuse pure, reste liée à la forme historique et cultuelle de la pensée chrétienne. Elle la critique, mais sans vraiment pouvoir s’en libérer, et elle se réfugie dans une négation abstraite de cette forme historique et cultuelle (qu’elle retient toujours comme base) par sa doctrine du caractère purement formel de la raison pure. Cette critique abstraite atteint aussi la pensée religieuse juive, qui se trouve être regardée par Kant comme une religion tout simplement 225
historique, qui ne connaît pas ce fondement transcendantal, qui pour la foi chrétienne même dans sa forme historique et cultuelle fait le principe de sa liberté. Kant semble corriger sa position à l’égard de la religion juive dans son Conflit des Facultés de 1798, où il reconnaît que le transcendantalisme inhérent à la foi religieuse pure implique aussi en lui l’histoire sur terre du peuple élu de Dieu. Ainsi, dans cette époque des lumières, la pensée religieuse juive de Mendelssohn et la pensée religieuse chrétienne de Kant se trouvent être rapprochées dans la certitude de la foi religieuse pure, certitude, qui n’est pas encore entièrement éclairée sur elle-même, mais qui soit comme conviction immédiate ou comme conviction transcendantale sait discerner le chemin qui nous mènera finalement à une foi religieuse pure disposant clairement d’elle-même.
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Luther et la réforme vus par Fichte dans les « Discours à la nation allemande » Fichte a considéré sa propre doctrine comme représentation de la conscience religieuse. La religion constitue pour lui l’essence de l’homme. Dans ses cours publics Über das Wesen des Gelehrten de 1805, il dit que l’homme est l’être-là de Dieu, c’est-à-dire l’avoir-lieu de Dieu lui-même comme apparition et manifestation. Cette situation de l’homme implique déjà ici sur terre la béatitude, et elle est aussi la promesse de la vie éternelle et de l’accomplissement parfait de la béatitude dans l’éternité. Par l’apparition du Christ sur terre les hommes ont obtenu la possibilité de se reconnaître de façon expresse et selon la vérité dans leur propre situation. L’Evangile selon S. Jean comprend la mission et la nature du Christ dans ce sens. Tout en étant apparu à un certain moment de l’histoire, le Christ, de par son essence, s’est manifesté aux hommes avant toute histoire ; avec son apparition sur terre, les hommes obtiennent la possibilité de s’approprier eux-mêmes la vérité de leur être en Dieu. Mais cette interprétation d’un moment historique et d’un moment ahistorique ou « surhistorique » dans la mission et dans la révélation du Christ implique pour les hommes qu’ils ne soient arrivés à leur véritable autocompréhension dans et par le Christ que par un long et pénible travail de spiritualisation. Les débuts de ce long chemin sont 227
marqués par la doctrine paulinienne qui comprend la mission du Christ en soumettant l’Evangile à l’histoire. Tout le processus du développement de la religion chrétienne consiste à affronter cette originaire fixation. Dans ses Grundzüge des gegenwärtigen Zeitalters, publiés en 1806, Fichte voit le processus de ce long travail comme le processus de l’histoire sociale et politique de l’Europe. L’institution du christianisme est conditionnée par l’histoire à la fois politique et religieuse du peuple juif et par l’idée du messianisme qu’elle implique. Dans cette conception historique de l’existence humaine l’homme éprouve son être-là comme un lourd fardeau et il croit avoir besoin – dans l’histoire même – d’un Médiateur, afin qu’il puisse obtenir la béatitude. Mais la religion chrétienne se comprend comme une religion universelle. Le développement de l’histoire du salut ne peut donc plus être fondé sur un peuple particulier, qui serait – dans sa particularité – le peuple élu de Dieu. Cependant, l’Empire romain avec sa religion et son droit abstraits n’était pas à même de réaliser par ses propres possibilités cette nouvelle religion qui dans son universalité avait pourtant besoin de l’expérience et de l’être-là effectivement vécus des hommes. Cette religion demandait à être réalisée par des peuples qui dans et par leur existence même étaient capables d’exprimer la condition de l’homme dans sa vérité et dans son universalité. Cette mission fut confiée aux peuples germaniques. C’est par eux et par leur histoire politique et sociale que devait se développer la religion chrétienne dans l’universalité de sa signification salvifique. La Réforme luthérienne doit être comprise dans le cadre de ce développement des peuples européens. Jusqu’à Luther la conscience religieuse et la certitude de la béatitude qu’elle implique étaient encore dominées par une puissance mondaine opaque, qui en contrôlait le progrès historique et social. Une puissance centrale s’affirmait comme le maître suprême de l’histoire politique des Etats chrétiens de l’Europe. Luther, tourmenté et inquiet du salut et de la libération de 228
l’homme, se libère de toute puissance extérieure et annonce la valeur inconditionnée de la liberté de l’homme et des peuples en Jésus-Christ. Ce message crée une situation historique et politique tout à fait nouvelle en Europe. La puissance centrale se trouve être dévêtue de sa force contraignante. L’Europe se constitue comme une fédération d’Etats libres chrétiens qui, liés entre eux par l’esprit du christianisme, expriment l’universalité de cette religion. Ainsi naît la société européenne moderne. Cette société a réussi à intégrer les puissances opaques de l’être-là à la liberté de la conscience religieuse. Mais ces puissances, obscures et opaques, ne sont pourtant pas abolies. Elles subsistent plutôt comme le substrat immanent sur et par lequel seul l’universalité de l’esprit chrétien peut se structurer par elle-même. C’est ainsi que le temps de l’Europe moderne devient le temps du rationalisme, c’est-à-dire de la pensée qui a besoin d’un substrat non-intelligible pour pouvoir être pensée universelle. L’universalité de la religion chrétienne se déclare ainsi sous forme d’une société qui dans toute sa constitution ne se règle que par des concepts et des règles logiques. La conscience religieuse qui s’est appropriée les puissances de l’être-là se retrouve dans son universalité comme pervertie en logique ; l’intimité de la conscience religieuse dans son universalité pour ainsi dire irrationnelle se pose comme affirmation positive et prétend à une universalité de fait. Ainsi, l’universalité de la foi religieuse étant devenue une universalité logique, la société européenne moderne se trouve-t-elle à son propre égard dans une situation de renversement : elle se trouve dans l’état de la vollendete Sündhaftigkeit. Mais cet état n’est en quelque sorte que le prélude de la renaissance de la conscience religieuse pure à sa véritable reconnaissance d’elle-même et, par là, de la naissance de la science vraiment inconditionnée et universelle qui, dès maintenant, façonnera la conscience et la situation effective de la société européenne. Cette science nouvelle nous sera offerte par la Wissenschaftslehre de Fichte.
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Or, sous l’influence des victoires napoléoniennes et de la ruine de l’Allemagne, Fichte se voit obligé de modifier profondément cette conception du processus historique de la conscience religieuse en Europe. Il se reproche de façon indirecte de s’être trouvé encore partiellement dans sa doctrine sous l’influence du rationalisme qui, bien qu’il en soit le phénomène extérieur, ne mesure pas comme telle la véritable constellation de la situation spirituelle de l’Europe, et plus spécialement de l’époque de la vollendete Sündhaftigkeit. C’était une faute, pour ainsi dire, que de prendre encore le message du Christ dans un sens affirmatif et positif et de lui opposer artificiellement l’affirmation de puissances mondaines, pour construire à partir de lui l’histoire politique et sociale de la conscience religieuse en Europe. Il est faux de se reporter à la doctrine paulinienne pour en déduire l’histoire de la conscience religieuse en Europe, il faut plutôt s’abandonner totalement au message du Christ et le recevoir comme le Verbe qui nous parle. Ainsi, l’histoire perdrat-elle, elle aussi, tout caractère affirmatif et deviendra le processus de l’autorévélation du Verbe, en tant qu’il nous parle et en tant qu’il est écouté et compris par les hommes. L’essence humaine, en tant qu’elle est constituée par le Verbe qui nous parle et qui est écouté, devient ainsi son propre processus. Ce qu’on avait compris comme l’histoire politique et sociale de l’Europe doit être compris maintenant comme le processus du langage qui forme la conscience religieuse des hommes, qui en parlant et en écoutant réalisent l’apparition du Verbe sur terre. L’histoire des peuples européens est en vérité l’histoire du langage, et avec Napoléon et la ruine de l’Allemagne cette histoire est un dernier effort du langage et de son combat pour se reconnaître dans elle-même et par elle-même. Dans l’antiquité et en premier lieu dans l’Empire romain, le langage s’est déclaré sous forme de raison, et le langage se suffisait à lui-même dans cette forme de sa propre apparition. Les peuples germaniques, dont la conscience religieuse constituée par le Verbe qui nous parle était encore un langage vide, ont reconnu la puissance formatrice du 230
langage dans la raison des Anciens et allaient éprouver le désir de s’approprier cette raison pour pouvoir déterminer leur être qui, tout en vivant le message du Verbe, n’était pourtant pas encore capable de s’intégrer le monde. Cette appropriation de la raison des Anciens ne pouvait se faire sans que la langue indo-germanique se soit différenciée elle-même pour s’abandonner d’une part à la langue latine et se conserver d’autre part comme l’expression immédiate, mais encore vide, de la conscience religieuse pure. Ainsi se fait la division de la langue indo-germanique en langues romanes ou latines et en langue allemande. Mais les langues latines ne pouvaient s’approprier la raison des Anciens par un mouvement spontané de leur vie intime qui était d’une tout autre nature que la vie pour ainsi dire formalisée et abstraite de la raison des Anciens. Cette appropriation de la raison par les langues latines avait donc pour conséquence une sorte de mort aussi bien pour la raison des Anciens elle-même que pour les langues indo-germaniques latinisées qui en ont pris possession. A l’écart des langues romanes, la langue allemande subsistait dans une certaine naïveté et sans être capable d’intégrer vraiment l’héritage romain. Mais la différenciation de la langue indo-germanique en langues romanes et en langue allemande, née de la confrontation avec la raison des Anciens, ne pouvait faire disparaître l’essence de ce langage dans son unité et dans sa totalité. Il a donc dû y avoir un grand bouleversement par lequel la langue indo-germanique s’est récupérée dans sa propre essence, et ceci non plus sous forme d’immédiateté, mais par incorporation de la raison, et en conférant à la vie intime de la conscience religieuse pure la puissance de s’articuler elle-même par une raison renouvelée. Ce grand bouleversement de la langue germanique est dû à la Réforme luthérienne. Luther, animé par le souci original de vivre la vie de cette terre comme une vie de salut et de béatitude, c’està-dire de faire de cette vie la réalisation du Verbe comme telle, rassemble pour ainsi dire le langage dans la puissance salvifique du Verbe. 231
Cela menait à une toute nouvelle réalisation de la langue indo-germanique, instituée par la puissance – pour ainsi dire – virginale de la langue allemande, mais qui avait besoin des langues latines pour pouvoir s’articuler elle-même comme pensée. Par la Réforme luthérienne, la foi religieuse pure et vivante, mais vide, et la raison formelle, mais morte, seront unifiées et transformées de sorte que le Verbe en prenant forme dans la condition humaine devienne pensée pensante. C’est cette situation qui, à partir de la Réforme, fait l’unité spirituelle de l’Europe. Si dans ses Grundzüge Fichte dit de la Réforme qu’elle a libéré les peuples germaniques d’une puissance politique et religieuse qui les tenait pour mineurs, il dit désormais que la Réforme est l’événement par lequel l’esprit européen se retrouve et se forme lui-même effectivement comme tel dans le message du Verbe, qui englobe la réalité entière de l’homme et du monde. Par Luther, l’homme européen, l’homme de la conscience religieuse pure, est arrivé à se reconnaître vraiment luimême comme liberté et comme pensée. Il semble même que Fichte soit devenu relativement modeste à l’égard de sa propre personne devant ce grand bouleversement de l’esprit européen qu’est la Réforme luthérienne. Evidemment, pour lui, la Réforme ne peut être le but ultime du processus immanent de la langue indo-germanique. Il doit y avoir encore une place pour la Wissenschaftslehre de Fichte lui-même. Ce n’est encore que sous une forme abstraite que l’esprit européen, c’est-à-dire le Verbe devenu langue humaine, se reconnaît dans l’existence de l’homme et dans sa situation dans le monde par la Réforme. La pensée pensante retient encore la raison formelle comme le principe sous lequel seul elle se peut exercer comme telle. Et cette situation veut dire que dans un certain sens la distinction entre les langues romanes et la langue allemande subsiste encore, et qu’aux langues romanes revient l’obligation de construire la pensée pensante par cette raison abstraite et en se coulant dans la forme de celle-ci. Dans cette situation, la pensée pensante se cherche et s’exprime sous forme de la pensée qui se 232
pense elle-même ; la vie de la pensée se saisit elle-même comme substance ou comme matière donnée. C’est ainsi qu’on doit comprendre la doctrine du Cogito ou la thèse du Deus sive natura. La conscience religieuse pure s’exprime ainsi comme doctrine philosophique et c’est uniquement par cette philosophie et à travers elle que la pensée pensante a pu être introduite dans la langue allemande. Mais cette philosophie n’est pourtant que l’épiphénomène ou l’élaboration formelle de cette conscience européenne qui s’est constituée par la Réforme luthérienne. En vérité, il y a derrière ce que cette philosophie professe ouvertement un désespoir de la conscience religieuse pure en quête de la possibilité d’être véritablement elle-même. Dans la philosophie, cette situation se marque par un profond scepticisme, voire par l’athéisme ; dans l’existence de la société européenne, elle se manifeste par le sentiment d’un profond nihilisme dans lequel s’exprime la recherche de la véritable signification de l’être humain ou du langage ainsi que l’échec de celle-ci. La grandeur excessive des victoires d’un Napoléon et la ruine de l’Allemagne sont l’expression de cette situation sans issue où la conscience religieuse pure, tout en se reconnaissant comme telle, s’est pourtant perdue d’elle-même dans sa réalisation dans le monde. Ainsi l’homme européen est tombé dans une situation où aucune affirmation, qu’elle soit pratique ou logique, ne peut lui donner un point d’appui, où aucune doctrine ne peut l’aider à se ressaisir lui-même. Il lui reste de renoncer à toute affirmation positive de son existence et de descendre comme dans un néant pour y renaître à l’action pure, zur reinen Tathandlung, c’est-à-dire à l’accomplissement originaire de son être comme langage, comme apparition du Verbe qui nous parle et que nous écoutons. Ainsi, l’homme européen arrivera-t-il à la véritable « science », à une « science » qui ne vaut plus comme doctrine mais comme le langage de l’auto-éducation de l’homme européen nouveau. La Wissenschaftslehre de Fichte sera encore pensée et écrite en allemand, mais la langue allemande ne vaudra plus maintenant que comme le chemin menant à 233
l’authentique manifestation du langage européen (issu de la langue indo-germanique), qui, après avoir touché le néant, s’est reconnu dans sa propre essence et s’accomplit ainsi comme l’exécution définitive et parfaite de l’œuvre de la Réforme luthérienne.
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Éloge de Jean Brun Dans son livre sur L’homme et le langage, Jean Brun dit : « Nous ne pouvons nous passer de nous nourrir du monde et de le rejeter en même temps. » Réfléchissons sur ce mot pour nous souvenir dignement de Jean Brun en nous tournant dans nos sentiments d’un même élan vers l’homme et vers son œuvre. Nous devons nous nourrir d’un monde qu’il faut en même temps rejeter. Ce mot semble nous placer devant cette dialectique de l’existence humaine, dont beaucoup de philosophes nous ont parlé, et qui nous demande de trouver toujours de nouvelles synthèses aux situations rebutantes de notre vie. Mais la pensée de Jean Brun, telle qu’elle est exprimée dans ces mots, n’est pas une pensée dialectique dans le sens hégélien du mot. Nous ne disposons pas d’une force synthétisante qui nous permette de réconcilier les situations contraires de notre vie ; mais notre existence se trouve être marquée dans son essence même par cette scission et cette contradiction : qu’elle doive se nourrir de ce monde et en même temps le rejeter. Nous éprouvons en nous-mêmes, dit Jean Brun, un dédoublement, une lutte du moi contre lui-même, une dissociation de notre sujet. L’existence humaine est désignée par une opposition intime, qui ne peut pas être synthétisée, mais qui nous oppose à nous-mêmes à chaque instant de notre vie. Cette opposition intime, qui fait l’essence même de notre être, nous jette dans une perpétuelle insatisfaction, et, sans cesse, nous nous posons à nous-mêmes cette question : Que suis-je ?
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Nous nous nourrissons du monde, et nous réussissons ainsi à donner à notre vie une certaine qualité ; mais nous ne cessons pas de rejeter le monde et nous-mêmes dans la qualité que nous avons ainsi obtenue. En nous nourrissant inlassablement du monde, nous n’arrivons jamais à y trouver une véritable satisfaction ; au contraire, la satisfaction désirée nous remplit de frayeur et de dégoût et nous ne pouvons jamais nous passer de rejeter intérieurement le monde et la situation que nous y avons obtenue par notre réussite. Cette recherche désespérée de l’accomplissement du : Que suis-je ? ne se termine jamais. Cette question n’est pas pour l’homme une question abstraite, elle n’est pas une demande théorique, elle est le ressort de la vie vécue elle-même, et elle fait de cette vie un perpétuel travail de Sisyphe, que nous n’arriverons jamais à achever. On pourrait dire que l’essence de la raison humaine se condense dans cette question : Que suis-je ? et que notre pensée, avec toutes ces facultés, consiste précisément dans cette interrogation. Et comme c’est la raison elle-même qui s’articule ainsi, cette question devient une question de valeur universelle, elle dépasse les individus pour organiser la société humaine, en tant que telle, en société abstraite, en conformité avec les exigences de cette question devenue universelle : Qu’est-ce que l’homme ? Ainsi arrive-t-on à instituer un système technique universellement valable qui englobe le monde entier et qui se soumet l’humanité entière. À cette rationalisation et à cette systématisation du monde et de l’humanité, nous nous soumettons comme à un penchant de notre raison elle-même auquel nous n’avons pas la force de nous dérober ; mais obéir à ce penchant ne nous fournit pas la réponse à la question : Qu’est-ce que l’homme ? Cette obéissance n’est que l’exécution du pouvoir magique qu’exerce sur nous cette interrogation. La philosophie actuelle se fait l’écho de cet esclavage de l’homme. « Ainsi font les logiques, la linguistique, les philosophes analytiques anglo-saxonnes et le structuralisme. » Et dans tout cela ne s’articule que l’effort perverti de nous dérober à notre condition humaine et de nous 236
la cacher, sans que nous puissions jamais mener à bien cette entreprise contradictoire dans son intention même. « L’homme ne peut trouver du repos ni dans ce qu’il fait, ni dans ce qu’il dit, ni dans ce qu’il pense, ni dans ce qu’il est. » L’homme de par sa nature est philosophe, et il éprouve en lui un puissant sentiment qui lui demande de ne pas se fermer à l’inquiétude qui, sans qu’on puisse jamais l’extirper, existe au fond de la question : Que suis-je ? L’homme doit répondre à l’appel de cette inquiétude métaphysique : c’est là sa véritable vocation. Endurer cette inquiétude dans tout ce qu’elle porte en elle d’effrayant, cela nous transpose dans la révélation du véritable sens de la question : Que suis-je ? qui, dans sa vérité et dans son fond, se révèle être une interrogation : l’interrogation impérieuse, à laquelle on s’efforce en vain de se dérober et qu’on ne peut pas réfuter, l’interrogation : Qui suis-je ?, qui condense en elle la condition humaine en tant que telle. On ne peut y répondre vraiment ni par ses actions ni par la méditation, ni par la jouissance ni par l’ascèse, ni par l’accomplissement de notre devoir ni par la convoitise. Toutes ces attitudes et tentatives ne sont qu’autant d’efforts pour répondre à la question : Que suis-je ?, efforts qui, devant l’inquiétude originelle de l’interrogation : Qui suis-je ?, doivent être voués à l’échec. Subir ainsi la condition humaine, c’est l’éprouver dans l’amertume. Endurer cette situation sans se la cacher, ne pas s’abandonner au penchant en se satisfaisant par les réponses provisoires au : Que suis-je ?, voilà l’attitude qui nous révèle à nu notre situation humaine, et qui nous jette dans une profonde détresse. Le philosophe ne se cache pas cette situation et il la supporte comme l’inéluctable constellation de notre condition humaine. Il faut vieillir dans cette attitude et dans ce comportement. Et alors, peu à peu, par l’expérience de la vie vécue, la signification initiale de la question : Qui suis-je ?, elle aussi, commence à changer et à dévoiler un sens encore plus riche de l’inquiétude d’où elle est née, un sens qui, en tant que tel, ne peut pas être indiqué ni par des faits ni par l’interrogation elle237
même. Ce que l’âge peut révéler à l’âme philosophique comme étant le véritable sens de notre inquiétude, ce n’est que cette certitude négative que, dans tout ce que nous faisons et dans tout ce que nous souffrons, nous ne disposons pas de notre propre être, comme nous ne sommes pas non plus notre propre raison et ne nous comprenons pas par nousmêmes. Saint Bernard l’avait dit : avec l’âge, l’homme arrive à s’élever au-dessus du « proprium », au-dessus de ce qu’il voudrait regarder comme lui appartenant en propre, en faisant son propre être et son propre bien. L’homme réussit ainsi à s’élever au-dessus de son amour propre et au-dessus du désir. C’est ainsi que pour Jean Brun, l’inquiétude qui réside au fond du : Qui suis-je ? se transforme en puissance libératrice, qui, en nous libérant de notre être propre, nous fait entrer – de façon négative – dans l’amour de Dieu. La question : Qui suis-je ? finalement nous fait être à l’écoute du Verbe, qui nous parle par-delà des mots. Se délivrer – par l’expérience de l’âge – du fond inquiétant de l’interrogation : Qui suis-je ?, sans rien retenir pour soi-même, c’est entendre le Verbe et répondre au Verbe, dans une attitude qui n’est ni active ni passive et qui ne connaît plus de fin dans ce monde. Elle fait la vérité de notre vie, et l’essence même de notre existence, qui, en écoutant le Verbe, se saisit dans sa source. Une telle vie, qui a laissé derrière elle le « proprium », réalise l’amour pur et est la présence du règne des grâces dans notre monde même. Cet amour est amour de Dieu et amour du prochain, et dans cet amour de Dieu et cet amour du prochain, nous nous aimons aussi nous-mêmes. C’est dans et par cet amour que notre vie humaine se reconnaît comme étant appelée à imiter « l’inimitable ». « Nous voici donc invités à l’imitation […]. L’imitation dont il est ici question implique donc une percée en dehors de l’imitable et exige par conséquent paradoxalement une imitation de l’inimitable lui-même. » L’imitation de l’inimitable : il faut jeter tout ce qu’il y a d’amertume, dans l’existence humaine, et aussi tout ce qu’il y a en nous de libération par le Verbe qui nous parle. Tout cela ensemble a nourri ce sentiment 238
profond de générosité et d’amour par lequel Jean Brun s’est déclaré à ses amis : générosité pure et amitié pure, qui ne sont rien que la véritable intelligence, cette intelligence qui, se reconnaissant dans sa mission d’imiter l’inimitable, a fait de Jean Brun aussi ce grand comédien pour qui l’imitation n’était que le signe d’un amour désintéressé d’autrui. L’amitié, la générosité, l’imitation, voilà des vertus qui, selon la pensée de Jean Brun et dans sa vie, ne découlent pas des efforts de l’homme et ne peuvent être regardés comme notre « proprium ». Elles nous viennent d’un langage qui nous parle par-delà des mots, et par lequel nous obtenons la signification en soi de notre être : « L’homme n’est nullement l’auteur de cette ’significatio’… Face à elle, l’homme reste passif, mais cette signification l’active. » 1er février 1995
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Le sensible comme valeur Dans sa Logique (éditée par Jäsche) Kant traitant les problèmes de notre connaissance nous parle de la perfection de la connaissance. Je voudrais donc dans cette contribution, dédiée avant tout à Kant et à Schiller, me saisir de cette expression pour tenter d’estimer la valeur octroyée par Kant à la connaissance. Ce dernier nous dit qu’il y a deux moments, qui dans leur union harmonique constituent toute perfection et plus spécialement la perfection de notre connaissance, à savoir la simplicité et la variété. Le problème de l’union de la simplicité et de la variété est l’un des grands problèmes de la métaphysique et nous le retrouvons par exemple chez Malebranche, chez Locke ou chez Leibniz. Nous le reconnaissons dans les arguments de l’existence de Dieu, où il s’agit d’instaurer l’union harmonique de l’Etre suprême et du monde, et dans le problème leibnizien de l’unité de la monade et de la diversité de ses perceptions etc. Je voudrais à cet égard citer un court texte de Leibniz, où il discute un jugement de Locke sur la doctrine du P. Malebranche : […] l’Auteur de la Nature a pû practiquer cet artifice divin […] parce que chaque portion de la matière n’est pas seulement divisible à l’infini […], mais encore sous-divisée actuellement sans fin […] : autrement il serait impossible, que chaque portion de la matière pût exprimer tout l’univers. (Monadologie § 65) […]. Ainsi, il n’y a rien d’inculte, de stérile, de mort dans l’univers, point de chaos, point de confusions qu’en apparence ; à peu près comme il en paraîtrait dans 240
un étang à une distance dans laquelle on verait un mouvement confus et grouillement, pour ainsi dire, des poissons de l’étang, sans discerner les poissons mêmes. (Monadologie § 69) Pour Leibniz donc nous ne serons jamais en état de comprendre vraiment l’union de la simplicité et de la variété, mais c’est précisément cette union incompréhensible qui fonctionne comme fondement de la possibilité de toute notre connaissance. La position de Kant est leibnizienne dans un certain sens, mais il précise en plus, qu’à l’union incompréhensible nous n’avons accès dans notre connaissance que par la dualité originelle de l’entendement et de l’intuition sensible. Si nous voulons accéder à l’union de la simplicité et de la variété, nous devons la chercher pour chacune de ces deux facultés prise isolément : pour l’entendement nous trouverons ainsi l’unité dans le concept, et pour les sens nous la trouverons dans l’intuition. Mais la connaissance effective ne se fera ni par l’entendement seul, ni par l’intuition seule, elle sera le produit de leur activité commune, et leur association ne pourra se faire qu’en partant de leur distinction et de leur dualité. L’acte effectif de la connaissance ne sera donc pas constitué par une véritable union de l’entendement et de l’intuition, mais plutôt par un mélange de ces deux facultés, qui opèrent ensemble sans pourtant abandonner leur distinction et leur mutuelle aliénation. Ni l’entendement ni l’intuition ne pourront se déclarer de façon pure dans ce mélange ou cet amalgame, qui fait la constitution de notre connaissance effective. Il y a une influence primitive des sens sur l’entendement qui effectue que dans les jugements de connaissance nous prenons des raisons seulement subjectives pour des raisons objectives et que nous confondons ainsi l’apparence de la vérité avec la vérité ellemême. Si dans cette situation de notre connaissance nous procédons à des jugements assertoriques nous tombons dans l’erreur, et c’est ainsi que nous croyons pouvoir parler d’une connaissance de la réalité en soi du monde et de l’être des choses. 241
Par sa réflexion critique Kant veut nous montrer dans l’Analytique transcendantale, comment dans la condition préalable de notre connaissance nous pouvons, quand même, trouver les moyens d’éviter l’erreur. La réflexion critique nous permet de prendre l’entendement et l’intuition dans leur pureté et dans leur isolement. Ainsi nous pouvons nous délivrer par la réflexion de l’amalgame et du mélange de nos facultés, tout en y restant impliqués pour notre connaissance effective. Le renoncement à l’affirmation et à l’assertion dogmatique fait que dans un certain sens nous pouvons être ouverts à l’union incompréhensible de nos deux facultés de connaissance, mais cela se fait uniquement dans la réflexion et sans que nous en puissions faire usage dans notre connaissance de fait. La Critique nous enseigne que l’entendement ne pourra jamais – dans notre connaissance – former des concepts qui, comme tels, impliquent aussi l’essence du sensible : il n’y aura jamais un usage transcendantal de nos catégories, par lequel elles pourraient se réaliser comme pensées dans le sensible : cet usage transcendantal des catégories reste une pure illusion, dans laquelle néanmoins nous nous mouvons dans notre connaissance effective ; en vérité, au contraire, il n’y a que l’usage empirique des catégories, où la pensée, sans qu’elle puisse prétendre à concevoir et à comprendre la réalité dans et par le sensible, reste une pensée pure et isolée, et comme telle s’adresse à une intuition, elle aussi pure et isolée, qui reste – pour toujours – étrangère à l’entendement. Et si l’entendement et l’intuition se manifestaient ainsi pour la réflexion dans leur mutuelle imperfection, nous aurions alors la chance de voir transparaître, à travers leur imperfection, leur incompréhensible union. Mais Kant n’est pas vraiment content de sa propre doctrine. Il nous dit que la raison s’élève contre les restrictions que cette doctrine a imposées à l’entendement et à l’intuition. Elle n’accepte pas la doctrine kantienne de l’apparence et de l’illusion. Elle demande que l’on trouve la perfection de notre connaissance, c’est-à-dire l’union harmonique de l’entendement et de la sensibilité, dans cette complication même que 242
Kant avait décrite comme un mélange ou un amalgame, et selon l’Analytique ne peut jamais nous faire reconnaître la vérité. Elle demande que notre connaissance du monde nous mène par elle-même à la connaissance parfaite, qu’elle décrit comme la connaissance de l’inconditionné. Elle nous invite à penser et à reconnaître l’existence de l’âme immortelle, celle du monde dans sa totalité et celle de Dieu. Mais Kant insiste sur le fait que notre pensée ne puisse jamais renverser les barrières érigées par l’Analytique transcendantale ; il s’agit, pour lui, dans ces demandes d’un penchant et d’une illusion de la raison, illusion naturelle et inévitable, mais qui ne peut que nous mener à l’erreur ; erreur, qui dans un certain sens intègre la corruption de la connaissance dans son essence même. Cette pensée erronée façonne la dialectique de la raison, qu’il faut apparenter au penchant de l’homme raisonnable au mal, dont nous parle la Religion dans les limites de la pure raison. Ainsi, afin que notre connaissance logique restitue sa perfection originelle, il ne nous reste que la modestie et l’ascèse de la pensée. Cette dernière restera submergée par l’apparence dût-elle faire usage de discipline. Ce n’est que dans une attitude purement formelle que notre connaissance peut s’élever à la vérité, l’objet ne sera jamais pour elle que l’X, dont elle ne dispose pas. Mais, si nous ne pouvons jamais atteindre une véritable perfection logique de notre connaissance, il y a pourtant toujours l’autoaffirmation immédiate de l’événement, de l’acte de notre connaissance. Et il se peut, que cet événement ou que cet acte puisse se révéler à luimême dans sa propre essence, et qu’ainsi nous arrivions à une autoreconnaissance du sujet connaissant sous forme d’une correspondance ou d’une conformité avec lui-même. L’union harmonique de la simplicité et de la variété, qui réside au fond de toute connaissance possible, pourrait ainsi faire son apparition, non comme connaissance objective, mais comme autoexpérience du sujet connaissant dans et par sa connaissance même. Il y aurait ainsi une perfection seulement subjective de notre connaissance, perfection qui ne peut 243
prétendre à une universalité objective, mais qui disposerait néanmoins d’une universalité subjective, qui s’étendrait sur le genre humain entier. Cette conformité du sujet connaissant avec lui-même, qui dans l’événement de la connaissance fait apparaître – sans aucune vérité objective – l’union harmonique de la simplicité et de la variété, et ne peut être réalisée que dans l’autoexpérience du sujet connaissant par l’intuition et par la sensibilité, obtiendra, dès lors, la manifestation de sa propre essence. Cette constellation fait la perfection esthétique de notre connaissance : évidemment, dans cette situation aussi, persiste la distinction entre l’entendement et la sensibilité, mais ce qui vaut pour la perfection esthétique, c’est que l’événement ou l’acte de la connaissance dans son originalité se réalise lui-même par l’intuition et la sensibilité et se reconnaît ainsi comme conformité avec luimême. Cette perfection de notre connaissance esthétique est éprouvée comme un plaisir et comme un sentiment dans et par lequel le sujet connaissant devient pour lui-même la révélation de sa propre essence, et ce plaisir est un plaisir universellement humain. C’est l’expérience de la beauté, dans et par laquelle le sujet connaissant, en connaissant le monde, devient l’apparition de sa conformité avec luimême, reconnaissance de lui-même dans sa propre essence. Cette expérience de la beauté peut être caractérisée comme une expérience purement formelle, parce qu’à travers la connaissance effective des choses données elle ne concerne que la conformité du sujet connaissant avec lui-même, et que le contenu matériel de notre connaissance, pris comme tel, n’y est pour rien. Mais comme toute notre connaissance reste marquée par la dualité et la distinction de l’entendement et de la sensibilité et comme elle restera pour toujours confinée à l’apparence, l’élément matériel ne pourra jamais être vraiment expulsé de la perfection esthétique de notre connaissance et du sentiment de beauté par lequel nous l’éprouvons. L’être essentiel de la beauté est toujours accompagné d’une matérialisation, qui lui reste futile, parce que la conformité de la connaissance avec elle244
même n’y entre pas comme telle, mais néanmoins l’accompagne toujours. Le sentiment de la beauté ne pourra pas être éprouvé sans que les objets perçus, à l’occasion de la présence desquelles le sentiment se produit, nous charment, nous touchent, nous excitent par leur présence même et nous mettent ainsi dans une entière dépendance de leur existence matérielle. Ainsi, la connaissance dans la beauté et dans la perfection esthétique fait-elle aussi ressortir une radicale imperfection du sujet connaissant, imperfection, qui – en vérité – ne fait pas tout simplement s’évanouir l’essence purement formelle de la beauté et de sa perfection, mais la pervertit pourtant et nous révèle notre faiblesse et notre impuissance, nous angoisse donc et nous terrifie, et tourne la perfection contre elle-même. Et comme nous ne sommes pas capables de nous délivrer de la raison dialectique, qui nous jette dans la plus misérable illusion, ainsi nous ne pouvons pas nous dérober au charme et à l’attrait et à la séduction de sens qui font miroiter à nos yeux la plus haute perfection, là où il n’y a que la chute et l’illusion. C’est cette situation désespérée de notre connaissance qui par elle-même ne peut atteindre ni à la perfection logique ni à la perfection esthétique, sans que l’illusion et l’erreur s’y mêlent de façon inextricable, qui incite Kant à tourner ses yeux à la raison pratique qui pourra nous faire connaître un sentiment analogue à la perfection inachevée de la connaissance qu’il appelle le sentiment de la « Selbstzufriedenheit ». Friedrich v. Schiller, disciple de Kant dans sa pensée théorique comme dans ses œuvres dramatiques et dans ses poèmes, n’accepte pas – sous l’influence de Fichte – cette corruption originaire de la perfection de notre connaissance par l’apparence et l’illusion. Notre esprit n’est pas totalement soumis à la connaissance de fait et au mélange de l’entendement et de la sensibilité pour lequel elle est constitué, mais dans un certain sens l’esprit se trouve aussi dans la présence immédiate de l’absolu, à savoir de l’union harmonique de la simplicité et de la variété. Notre esprit s’élève aussi au-dessus de toute détermination, qui lui vient de l’extérieur ; dans son essence il est 245
l’événement de la connaissance en liberté et en autonomie. Il est une puissance originaire, qui fait apparaître les choses, qui fait ressortir pour ainsi dire du rien la présence du monde comme manifestation. Notre connaissance est, bien sûr, une connaissance déterminée, mais l’esprit est la puissance, par laquelle l’apparition d’un monde devient possible ; dans son essence – dit Schiller – l’esprit connaissant n’est pas détermination, il est la puissance, qui fait apparaître les déterminations, il est pure déterminabilité. Cette position permet à Schiller de donner un tout autre poids à l’expérience de la beauté, et dans son écrit sur L’Education esthétique de l’humanité il nous montre, comment l’homme par le sentiment de la beauté s’élève au-dessus de cette distinction entre la raison théorique et la raison pratique érigée comme inébranlable par Kant. Mais il reste, que dans la beauté même, il y a un moment qui contredit l’autonomie de l’esprit. Ce moment, c’est l’existence. L’homme se trouve – même dans l’expérience de la beauté – en face d’un monde, qui est là, qui existe sans aucune intervention de sa part. Même dans la beauté le monde reste pour l’homme, aussi, une puissance extérieure, qui par sa présence et par son être l’angoisse, et qui lui rappelle son être comme un être mortel, qui finalement doit succomber aux puissances étrangères, qui se liguent contre lui. Par aucune action nous ne pourrons nous délivrer de notre condition humaine ; même dans l’expérience de la beauté, l’autonomie et la liberté de notre esprit sont livrées à la perdition. Dans cette situation le secours, que nous ne pouvons pas trouver dans nos propres forces, ne peut nous venir que de l’expérience sensible elle-même. L’expérience sensible devrait nous révéler par ellemême que les puissances extérieures, qui nous menacent, n’appartiennent qu’au domaine de l’apparence et de l’illusion. L’expérience sensible elle-même devrait nous démontrer, que les puissances de fait ne sont que des puissances illusoires, qui n’ont pas de véritable réalité. Dans son petit écrit Sur le sublime Schiller nous parle de cette force libératrice de l’expérience sensible. Il y a deux génies, dit-il, qui nous 246
accompagnent sur le chemin de notre vie : le génie de la beauté et le génie du sublime. La beauté nous fait éprouver la liberté, la perfection de notre être et de notre connaissance, durant une vie qui ne se pose pas la question de la possibilité de son propre existence ; le sublime nous sauvegarde dans cette liberté et dans cette perfection, précisément lorsque, dans notre expérience sensible, nous nous reconnaissons comme des êtres exposés à la perdition et la mort. L’expérience sensible du sublime nous place devant une nature dont les forces destructrices s’entredétruisent elles-mêmes et nous font reconnaître ainsi, que dans leur essence, elles ne sont pas des réalités en soi mais des apparences, qui, par elles-mêmes s’annoncent dans leur futilité et leur fugacité, qui se manifestent par elles-mêmes comme des phénomènes seulement illusoires. Les forces de la nature, que nous avions pris pour des réalités effectives, le sublime nous les fait reconnaître dans leur véritable nature : il nous les fait reconnaître comme apparences, qui, en aucune façon, ne peuvent nous dépouiller de l’autonomie et de la perfection de notre esprit et de notre connaissance. C’est ainsi, dit Schiller, que la nature s’est servie d’un moyen luimême sensible pour nous délivrer des puissances qui semblent détruire la liberté et l’autonomie de notre existence spirituelle et la perfection de notre connaissance esthétique. Ce n’est donc que par l’expérience du sublime que l’éducation esthétique peut atteindre son dernier but : l’intégration de toute notre expérience du monde et de notre propre existence dans cette perfection esthétique de notre connaissance, dans et par laquelle se manifestent la liberté et l’autonomie de l’esprit. L’expérience sensible elle-même doit révéler la « valeur » ; elle doit le faire dans les limites de notre condition humaine en se rendant maître par elle-même des puissances qui semblent nous pousser vers l’angoisse et vers l’illusion. C’est cette expérience du sublime qui nous fait avancer continuellement sur le chemin de l’éducation esthétique et qui seule pourra élever notre esprit à la souveraineté en lui faisant apparaître l’union harmonique de la simplicité et de la variété. 247
Entendement commun, idéalisme critique et anthropologie Kant se rapporte souvent au rôle que le sens commun qu’il appelle en allemand le « gemeine Menschenverstand » ou le « gesunde Menschenverstand » joue dans et pour la pensée philosophique. C’est selon lui un rôle très ambigu. Kant rejette l’entendement commun sans restriction pour la pensée théorique, mais il s’en sert et même s’en réclame dans sa philosophie pratique. En ce qui concerne sa philosophie théorique Kant nous parle de l’entendement commun avant tout dans ses Prolégomènes, où dès l’Introduction il rejette l’usage de l’entendement commun dans la pensée spéculative. En attaquant le principe de la causalité, Hume avait ruiné, selon Kant, les convictions métaphysiques mal fondées de l’entendement commun, mais, dit Kant, tout de suite toute une horde de philosophes dogmatiques s’était élevée contre lui pour réclamer l’inviolabilité des persuasions communes. Kant, lui non plus, n’approuve pas la pensée de Hume, mais n’en juge pas, dans un esprit conservateur qui voudrait réinstaller les vieilles convictions. Mais il trouve que cette pensée n’est qu’une pensée destructrice et que la démolition seule des anciennes prétentions doit encore être complétée par l’invention d’une nouvelle méthode de la pensée spéculative. Cette prise de position de Kant à l’égard de l’entendement commun se distingue beaucoup dans sa netteté de celle de Berkeley, qui, lui aussi, avait rejeté l’usage du sens commun dans les spéculations 248
philosophiques, mais que nous voyons pourtant terminer ses Dialogues entre Hylas et Philonous par ces mots : « the same principles which at first view lead to scepticism, pursued to a certain point, bring men back to common sense ». Kant réprouve l’utilisation du sens commun dans la philosophie théorique sans restriction. Pour Berkeley au contraire, la philosophie y retourne et peut y trouver sa confirmation. Pour lui l’entendement commun comprend primitivement le monde et l’homme comme le lieu d’une présence originaire de Dieu. L’entendement commun est dans un certain sens l’expression immédiate d’une piété innée qui caractérise intérieurement l’existence de l’homme dans le monde. Mais, dans cette situation, l’homme est l’être parlant. Les composants essentiels du langage sont les substantifs et les adjectifs. Par ces noms et par ces adjectifs, le langage suggère la réalité indépendante et autonome des choses matérielles, qui se présentent à l’homme comme telles avec leurs déterminations et leurs propriétés. Le monde ainsi compris ne peut plus témoigner d’une présence immédiate de Dieu ; Dieu se trouve relégué à distance par rapport à ce monde des choses matérielles, auxquelles le langage a conféré une existence autonome et indépendante. La pensée philosophique souffre de cette distance et elle s’efforce de l’écarter. Mais comme pensée dogmatique elle s’appuie sur le langage et donc sur l’apparence d’une réalité autonome et indépendante du monde. Cette entreprise de la pensée dogmatique ne peut donc conduire qu’au scepticisme et à l’athéisme. Il n’y a, selon Berkeley, pour l’auteur d’une philosophie pure qu’une seule possibilité d’échapper au dogmatisme, c’est de renoncer au langage, ou, du moins, de ne faire du langage qu’un moyen secondaire et subséquent de la pensée pour communiquer aux autres les résultats de ses visions et de ses réflexions. Ainsi le lecteur « will be out of all danger of being deceived by my words, and I do not see how he can be led into an error by considering his own naked, undisguised ideas. » (Principles of Human Knowledge, fin de l’Introduction). Et le philosophe, tout en 249
évitant le danger qui résulte de son langage, peut regagner la piété originaire du sens commun et arriver à en faire le principe même de la réflexion philosophique. La pensée de Berkeley connaît donc une confiance primitive dans la présence de Dieu, confiance qui, en vérité, caractérise toujours notre entendement humain, mais qui, par les aberrations de la pensée philosophique, peut être cachée à certaines époques. Dans sa philosophie théorique Kant ne se souvient pas de cette piété originaire du sens commun, il ne se tient qu’à la pensée dogmatique et en rejette les prétentions métaphysiques pour les remplacer par une toute nouvelle méthode de la pensée spéculative. Au lieu donc de discerner la séduction de la pensée qui naît du langage substantifiant, au lieu de renoncer à l’usage affirmatif des mots pour regagner ainsi, dans la modestie de la pensée philosophique, la piété primitive de l’entendement humain, Kant voudrait, sous les conditions du langage substantifiant même, arriver à une pensée spéculative qui laisse derrière elle l’être-donné des choses et leur existence de fait, valant par elle-même, pour trouver par une nouvelle méthode de la pensée, qui serait la méthode de la pensée spéculative, la présence immédiate sous forme de l’existence du monde de l’absolu et de l’inconditionné, dans une connaissance nécessaire et universellement valable. Sans réfléchir sur la nature du langage, mais en se fondant plutôt sur le caractère substantifiant de notre langage comme les philosophes dogmatiques, Kant a voulu découvrir une nouvelle méthode de la pensée métaphysique par laquelle, en dépit de la substantification de la pensée par le langage, il deviendrait possible de comprendre le monde comme le lieu de la présence immédiate de l’absolu. Il le fait en instituant les formes pures de l’intuition et de l’entendement comme les premiers principes de la connaissance du monde. On doit reprocher à Berkeley, dit-il, d’avoir regardé l’espace et le temps comme des principes empiriques de notre intuition sensible et partant de là, d’avoir pris les choses matérielles comme des choses qui existent 250
en soi et par elles-mêmes. Si nous reconnaissons au contraire que l’espace et le temps sont les formes pures de notre intuition, et si nous reconnaissons les formes purement logiques de nos jugements comme les règles de notre entendement qui conditionnent intérieurement la réalité des choses matérielles, nous actualisons par cette reconnaissance des formes pures la véritable situation de notre connaissance qui nous met dans un rapport immédiat avec la réalité en tant que telle, précisément parce que de par sa propre nature, elle est connaissance, c’està-dire présentation et manifestation de la réalité même. L’idéalisme empirique ne peut être qu’un scepticisme, qui nous mène à l’athéisme ; mais l’idéalisme transcendantal, qui explique la réalité du monde donné par l’a priori de la connaissance comme telle, peut arriver à faire du monde substantifié par le langage le lieu même de la présence de l’absolu. La pensée transcendantale discerne la véritable nature de notre connaissance et sa signification absolue et sauve ainsi la signification absolue de la réalité du monde, sans avoir besoin de renoncer au langage substantifiant de l’entendement commun et à sa conception du monde, comme l’avait demandé Berkeley. Mais il y a dans la doctrine de Kant une difficulté. Il prétend reconnaître la véritable nature apriorique des formes de notre intuition et de nos jugements, formes que, selon lui, la pensée dogmatique avait plutôt prises pour des structures empiriques. Par-là, Kant ne change donc pas la façon de comprendre l’espace, le temps et les formes de nos jugements, dont s’étaient servis l’entendement commun et la pensée dogmatique, mais il déclare seulement que, dans et par ces formes, qu’il accepte comme telles avec la pensée dogmatique, la connaissance se reconnaît elle-même de façon apriorique comme connaissance de la réalité en tant que telle. Donc, il ne rend pas justice à Berkeley, qui n’avait pas dit, comme Kant l’a cru, que l’espace était une forme empirique de notre connaissance, mais pour qui la présence sensible du monde, et avec elle l’espace, se dérobe plutôt à toute qualification affirmative. 251
Kant, tout en se déclarant contre l’usage de l’entendement commun dans la philosophie spéculative, lui emprunte toutefois les moyens pour concevoir, de façon déterminée, sa doctrine transcendantale. Et pour sa conception des formes pures de l’entendement, il se réclame de la logique traditionnelle des philosophes dogmatiques. « Dès lors je trouvai tout prêt à ma disposition, malgré les défauts qu’il comportait encore, le travail des logiciens qui me mettait à même de présenter une table complète des fonctions de l’entendement, fonctions pures tout en étant indéterminées relativement à tout objet. » (Prolégomènes, § 39) De cette réinstauration de l’entendement commun résulte une obnubilation de la compréhension apriorique de la réalité du monde que nous fournissent les formes pures le l’intuition et de l’entendement. En comparaison avec la doctrine de Berkeley, ses formes sont déjà ellesmêmes conçues d’une façon affirmative, mais les formes de l’entendement revêtent en plus les choses matérielles d’une réalité indépendante. Berkeley avait cru pouvoir regagner la présence de Dieu en renonçant au langage substantifiant ; il ne pouvait le faire que d’une façon empirique et dans la passivité de l’esprit ; pour Kant la pensée avec ses formes pures de l’intuition et de l’entendement s’installe dans l’absolu et dans l’inconditionné ; et Kant prétend avec raison que sa doctrine a mis à nu la structure apriorique de la connaissance humaine, qui, avant lui, était ensevelie par la pensée philosophique et son usage dogmatique. Mais il pervertit les résultats de sa réflexion transcendantale en la soumettant aux concepts substantifiants de l’entendement et de son langage. Ainsi il croit devoir restreindre l’usage des formes pures de l’intuition et de l’entendement aux limites de l’expérience d’un monde de choses données, qui valent par elles-mêmes et se comprennent par elles-mêmes. De cette situation résulte, dans l’œuvre de Kant, la Dialectique de la raison pure, qui demande qu’on rejette cette autonomie des choses données, et qui voudrait reconnaître, sans réserve, que la réalité du monde sensible est le lieu de la présence immédiate de l’absolu et de 252
l’inconditionné. Pour cette raison l’entendement n’est qu’une faculté des règles qui a besoin d’un certain matériel sur lequel elle s’exerce. Mais la raison est la faculté des principes qui résorbent le matériel dont l’entendement a besoin dans l’intelligence même. Les limites, dont parle l’entendement, sont ainsi pour la raison des limites artificielles, conçues par un entendement qui ne s’est pas encore effectivement libéré des affirmations empiriques et qui doit être abandonné pour une véritable compréhension du monde par l’absolu et par l’inconditionné. Mais, pour arriver à une telle intelligence de la réalité du monde dans et par la raison, le raisonnement doit pourtant se fonder sur l’être-là du monde, comme il se présente à l’entendement commun et à ses affirmations. C’est pour cela que cette entreprise de la raison ne pourra jamais se solder que par une doctrine qui reste dialectique, et dans laquelle et par laquelle la raison se voue elle-même au désespoir, parce qu’elle ne réussira jamais à parfaire ses réflexions sans s’appuyer sur les affirmations positives de l’entendement. Pour Berkeley, qui avait renoncé aux affirmations de la pensée dogmatique, notre expérience du monde pouvait témoigner sous une forme tout à fait passive de la sagesse et de la bonne volonté de Dieu. La pensée transcendantale de Kant, en érigeant les formes pures de l’intuition et de l’entendement comme les principes en soi aprioriques de notre connaissance, rejette la passivité de notre esprit et se voue à l’autonomie de notre intelligence, qui — même dans la réceptivité de l’intuition — dispose de façon immédiate de la réalité du monde dans une connaissance objective qui est universellement et nécessairement valable. Mais cette connaissance apriorique, doit se baser sur l’affirmation effective de l’être-là donné : et là où Berkeley, dans et par la passivité de l’expérience, pouvait saisir la présence immédiate de Dieu, la pensée transcendantale doit avoir recours à l’affirmation d’un donné qui, d’une façon qui nous reste inexplicable, tombe en dehors de notre esprit. 253
Dans la philosophie théorique de Kant, la raison ne pourra jamais se dégager de ces conditions qui lui restent extérieures. Sa propre constitution dépend de l’affirmation de l’être-là donné. Mais ces conditions extérieures ne touchent pas à son autonomie ; et, dans et par cette autonomie, la raison peut annoncer qu’il y a encore pour l’esprit humain une toute autre forme de la compréhension de la réalité, où le monde n’est plus pris comme cet être-là que l’on doit affirmer, mais où, vraiment, il vaut comme le lieu de l’autoactualisation de la raison comme telle. La réalité du monde a une double signification : il est d’une part le monde des choses données, mais d’autre part, il est aussi le lieu de l’accomplissement de l’essence de la raison, c’est-à-dire le lieu de l’exécution d’une réalité inconditionnée, nécessairement et universellement valable. Le monde vaut aussi comme le lieu de la volonté morale, qui s’actualise dans et par l’existence de l’homme dans le monde. Mais la signification absolue dont le monde se trouve revêtu par la bonne volonté qui s’accomplit par les actions des hommes dans le monde, ne peut être saisie que dans et par l’entendement commun. Autant, dans sa philosophie théorique, Kant avait-il besoin de recourir à la logique traditionnelle pour pouvoir présenter les formes pures de l’entendement, autant doitil expliquer maintenant la bonne volonté, qui par l’homme et ses actions confère au monde une réalité intelligible et inconditionnée, par la validité nécessaire et universelle d’une loi des actions humaines conçue de façon abstraite à partir de la présupposition d’un monde donné. Ainsi une dialectique de la raison doit se déclarer ici comme dans la doctrine théorique. La raison doit s’élever contre cette loi, que l’entendement commun lui a dictée en présupposant l’existence autonome et indépendante d’un monde sensible et matériel auquel l’homme serait livré par ses désirs et par ses inclinations. La raison ne peut tolérer au fond la scission entre la bonne volonté d’une part et les désirs et les inclinations dépendant d’un monde donné d’autre part. Elle demande que le monde et l’existence de l’homme dans le monde se manifestent dans leur totalité comme l’accomplissement d’une valeur inconditionnée. 254
Mais si l’on veut confectionner une philosophie qui mérite le prédicat d’être une philosophie scientifique – comme Kant le prétend ici – on ne peut renoncer à l’entendement commun et à sa logique qui, seuls, peuvent nous fournir la possibilité de former des jugements qui ont un contenu déterminé et bien saisissable. C’est pourquoi, ici aussi, Kant se décide à résoudre la dispute la raison avec elle-même, par le retour sans réserve à l’entendement commun. Seulement, dans la philosophie théorique, on s’était contenté de revendiquer la validité autonome de la connaissance du monde phénoménal contre les prétentions des principes de la raison. Maintenant, la raison morale se soumet elle-même à la dictée de l’entendement commun. « De là résulte une dialectique naturelle, c’est-à-dire un penchant à sophistiquer contre ces règles strictes du devoir, à mettre en doute leur validité, tout au moins leur pureté et leur rigueur, et à les accommoder davantage, dès que cela se peut, à nos désirs et à nos inclinations, c’està-dire à les corrompre dans leur fond et à leur faire perdre toute leur dignité, ce que pourtant même la raison pratique commune, ne peut, en fin de compte, approuver. » (Fondements de la Métaphysique des Mœurs, Première section, à la fin.) Or, en fin de compte, ces conditions qui la soumettent aux concepts de l’entendement commun ne permettront jamais à la pensée philosophique scientifique de se débarrasser de la dialectique de la raison et de l’aliénation de la réalité du monde et de l’homme dans le monde à l’égard de la présence originaire de Dieu. Pour se défaire de cette situation de sa pensée, il n’y a pour le philosophe qu’une seule possibilité : celle que Berkeley avait déjà choisie : rejeter la compréhension substantifiante du monde et de l’homme dans le monde pour retrouver la piété primitive de l’entendement commun. Berkeley l’avait fait en essayant de renoncer à l’emploi de notre langage substantifiant dans la pensée philosophique. Mais pour pouvoir réaliser son programme, il devait toutefois recourir au langage, et c’est à cette situation de sa pensée que Kant a fait des reproches, trouvant que Berkeley, dans sa doctrine reste 255
retenu par une conception empirique de la réalité du monde. Sans s’attaquer de façon directe à l’utilisation dogmatique du langage, Kant croit avoir pu briser la prétention substantifiante de la pensée philosophique par sa doctrine scientifique en découvrant les formes pures de l’intuition et de l’entendement. Seulement, de cette situation de sa pensée ressortit, pour la philosophie théorique comme pour la philosophie pratique, la dialectique de la raison où la raison, sans arriver vraiment à son but, doit, elle aussi, se servir de concepts substantifiants et doit se soumettre à la critique de l’entendement qui insiste sur la restriction de la connaissance apriorique aux limites de l’expérience du monde des choses données. Mais l’essence apriorique de sa conception transcendantale du monde et de l’existence de l’homme dans le monde donne à Kant la possibilité de renoncer à la prétention scientifique et dogmatique de sa pensée pour reprendre l’entendement commun des hommes et leur langage substantifiant non plus comme un entendement et un langage qui instituent une réalité autonome et indépendante, mais plutôt comme des apparences, qui – avec leur caractère substantifiant – ne valent que comme des apparences, qui – sous forme du monde donné et de l’existence de l’homme dans le monde – expriment et manifestent l’accomplissement de notre être dans le monde comme exécutant la présence primitive de Dieu. Berkeley avait – dans sa pensée – supprimé le langage substantifiant, mais il n’est pas arrivé à s’en rendre vraiment libre dans la présentation de sa doctrine. Kant, tout en acceptant cette pensée et ce langage dogmatiques et substantifiants, fait de cette distance même, – dans une pensée philosophique qui ne veut plus être une pensée scientifique – l’expression et le moyen par lequel l’avoir-lieu du monde et de l’existence de l’homme dans le monde peut se manifester de façon immédiate comme l’exécution de la sagesse et de la volonté de Dieu. C’est dans ce sens que Kant – dans la célèbre note du § 88 de son Anthropologie – parle du philosophe avec ces mots : « Quant au philosophe on ne peut pas considérer qu’il travaille à la construction des 256
sciences, c’est-à-dire qu’il est un savant ; mais il faut considérer qu’il recherche la sagesse. » Cette recherche s’élève au-dessus de la dialectique de la raison pure. Au fond de la réalité du monde et de l’existence de l’homme dans le monde, le philosophe reconnaît l’amour comme le principe dans lequel nous existons par la sagesse et par la volonté divines, et qui, par notre raison, ne peut être exécuté que d’une façon dépendante et dérivée. « Les pulsions les plus fortes de la nature qui représentent une force invisible dirigeant le genre humain selon une raison supérieure et veillant au bien du monde physique en général (la raison de celui qui régit le monde) sans que la raison humaine ait à intervenir, sont l’amour de la vie et l’amour sexuel (Liebe zum Leben und Liebe zum Geschlecht) ». (§ 87, trad. par Michel Foucault.) Par la vigueur de sa pensée anthropologique Kant s’élève même audessus de la rigueur scientifique de sa pensée pratique : il retrouve dans l’Anthropologie la possibilité de nous réconcilier avec nous-mêmes, et il nous dit que l’homme, pour vivre sa vie d’une façon véritablement humaine, ne doit pas se contenter de se soumettre aux commandements d’une loi abstraite, mais qu’il doit entrer dans la communauté vécue avec les autres et y vivre sa vie de la sorte que, dans et par cette vie, il reconnaisse aussi le plaisir et la jouissance sensible comme des moyens par lesquels s’exécute la destination morale de notre existence. « Le purisme du cynique, et la macération de l’anachorète sans le bienêtre social sont des formes grimaçantes de la vertu et qui n’engagent pas à la pratiquer ; délaissées par les Grâces, elles ne peuvent prétendre à l’humanité. » (§ 88, fin.)
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La pensée baroque chez Leibniz et chez le vieux Fichte Dans un texte de sa Logique (éditée par Jäsche), où Kant parle de la perfection de notre connaissance, il considère que cette perfection consiste dans l’union harmonique du simple et de la variété. Il pense que cette union se trouve pour l’entendement dans les concepts, et dans l’intuition pour les sens. Mais il y a une dualité foncière entre ces deux facultés mêmes. Nous n’arrivons pas à réaliser vraiment leur union, mais nous exécutons notre connaissance plutôt comme un mélange, un amalgame entre la sensibilité et l’entendement. C’est pourquoi finalement nous n’atteignons pas la véritable connaissance, mais nous restons soumis à l’apparence, même si, guidés par la critique transcendantale, nous arrivons à discerner la vérité à l’intérieur de ses limites. John Locke, dans son Examination of F. Malebranche’s Opinion avait constaté – en parlant de la simplicité de Dieu et de la variété du monde créée : « This difficulty is to me insurmountable […] till I can find a way to make simplicity and variety the same. » Et Leibniz, dans son Analyse et Commentaire d’un Jugement de M. Locke sur le P. Malebranche y répond « Quand M. Locke déclare qu’il ne comprend point comment la variété des idées est compatible avec la simplicité de Dieu, il me semble qu’ […] il n’y a point de système, qui puisse faire comprendre une telle chose. Nous ne pouvons pas comprendre l’incommensurable. »
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Selon Leibniz, l’union de la simplicité et de la variété reste donc pour nous un problème insoluble. « Nous ne pouvons pas comprendre l’incommensurable. » La pensée métaphysique n’est donc rien, pour ainsi dire, que l’exposition d’une vérité incompréhensible. C’est dans ce sens qu’il faut comprendre ce que Leibniz nous dit au début de la Monadologie : « La Monade […], dit-il, n’est autre-chose, qu’une substance simple, qui entre dans les composés… Et il faut qu’il y ait des substances simples, puisqu’il y a des composés. » Par ces premiers mots de la Monadologie, Leibniz nous annonce l’incompréhensible. Le composé, c’est-à-dire le monde donné que nous connaissons, n’est pas une réalité qui se comprendrait par elle-même et que l’on pourrait définir comme telle. Les choses, qui – en tant que composées – se présentent dans leur diversité ne sont pas la réalité en soi, mais elles se déduisent, d’une façon pour nous incompréhensible, d’une union cachée du simple et d’une originaire variété. Les phénomènes ne nous renseignent pas sur l’essence de leur constitution. Au lieu de comprendre la constitution intime de la réalité nous n’en comprenons qu’une manifestation dérivée, c’est-à-dire le système et l’ordre du monde étendu et temporel : le système des choses matérielles, qui nous sont données dans leur diversité. Au lieu de connaître vraiment l’union de la simplicité et de la variété, nous ne disposons que de nos aperceptions, qui ne nous donnent que le système des choses matérielles dans leur diversité, c’est-à-dire rien qu’une union subséquente qui se base sur la présupposition de l’amalgame entre l’entendement et les sens. L’union originaire de la simplicité et de la variété se trouve dans la perception, mais la perception nous reste inconnue : nous ne pouvons la déchiffrer que par l’aperception. En principe l’on ne peut rien dire de la perception, mais l’on peut voir que les aperceptions, dans et par lesquelles nous connaissons, se fondent dans l’inconnu des perceptions. Pour Leibniz c’était une faute que de concevoir le « Cogito » en le fondant uniquement sur les aperceptions ; Descartes aurait dû voir que les aperceptions ont ellesmêmes besoin d’être reconduites aux perceptions, qui – en ce qui concerne 259
notre connaissance – nous placent devant une primordiale obscurité. La perception est pour nous comme un perpétuel étourdissement ou même (décrite par son rapport négatif à l’existence de l’homme et du monde connus par les aperceptions) comme ce que nous appelons la mort. La « Monade » n’est pas le « Cogito » clairvoyant, elle est le principe de notre être et de notre connaissance du monde en tant qu’elle perçoit, c’est-à-dire, en tant qu’elle est l’union – pour nous incompréhensible – de la simplicité et de la variété, de laquelle l’aperception n’est qu’une actualisation subséquente, due à cet incompréhensible même. Notre condition humaine implique que, sans la connaître, nous sentions la présence des perceptions dans et par nos aperceptions, et c’est la tâche du philosophe, qu’il se rende compte de cette condition humaine et de placer ainsi l’homme connaissant dans une expérience indirecte de l’union harmonique du simple et de la variété. C’est en quoi consiste – à mon avis – le caractère baroque de la pensée de Leibniz. C’est cette situation qui fait aussi de cette pensée de Leibniz une philosophie du raisonnement. Le raisonnement, qui se fonde sur les deux grands principes de la contradiction et de la raison suffisante, se place outre l’entendement et ses concepts. L’entendement se met au service des aperceptions, mais le raisonnement en scrute le dernier fondement, qui ne peut se trouver que dans l’union cachée du simple et de la variété. Il doit le faire en s’en tenant à nos aperceptions mêmes. C’est de cette façon indirecte, qu’il fonde l’existence du système du monde et notre propre existence dans la sagesse et dans la volonté de Dieu. Et c’est ainsi, qu’en scrutant ce que nous démontrent nos aperceptions, nous essayons de saisir ce qui nous est donné, le véritable sens du monde dans un incompréhensible événement. Pour nous, qui pourtant restons liés à l’entendement et à ses concepts, ces résultats de nos raisonnements et de notre réflexion doivent exhiber des aspects, qui nous effrayent et qui nous angoissent. Notre connaissance apercevante, pour laquelle tout semblait être clair, tant qu’elle se tenait dans les limites de la pensée rationaliste, se voit comme devant une grande confusion et 260
devant un grouillement, qui l’épouvante. Mais à travers cette confusion et ce grouillement il y a – pour ainsi dire – la lueur de l’union harmonique de la variété et du simple ; et là, où la pensée rationaliste en scrutant la nature de la perception devait avouer son impuissance devant l’étourdissement et la mort, là nous discernons maintenant, en nous élevant au-dessus de l’apparence d’une réalité en soi du composé, l’automanifestation de Dieu dans un monde qui est comme son image, précisément parce que dans son être il ne se comprend pas par luimême : […] Et l’Auteur de la Nature a pu pratiquer cet artifice Divin […], parce que chaque portion de la matière n’est pas seulement divisible à l’infini […]mais encore sous-divisée actuellement sans fin ; autrement il seroit impossible que chaque portion de la matière pût exprimer tout l’univers […]. Ainsi, il n’y a rien d’inculte, de stérile, de mort dans l’univers, point de chaos, point de confusions qu’en apparence ; à peu près comme il en paraîtrait dans un étang à une distance dans laquelle on verrait un mouvement confus et un grouillement, pour ainsi dire, des poissons de l’étang, sans discerner les poissons mêmes.1 Cette intuition du monde, délivrée de toute affirmation conceptualisée et de toute fixation de l’être, permet donc à Leibniz de regarder le monde naturel comme l’image de Dieu et du règne des grâces, qui – au-delà de tout concept – est l’accomplissement de l’union harmonique du simple et de la variété. Et cette union se révèle à nous – sous notre condition humaine – par le Verbe de Dieu, qui a vécu et qui vit parmi nous. Dans cette vision s’achève la pensée baroque de la métaphysique leibnizienne. La pensée de Leibniz est une pensée métaphysique, une pensée qui s’occupe de l’être. Les concepts et l’expérience, dont elle traite, sont des concepts et une expérience, qui se rapportent à l’être.
1
Monadologie, §§ 65 et 69. 261
Cette situation va varier avec Kant. Pour lui, au lieu de s’orienter vers un être donné, la pensée philosophique prend son point de départ dans la connaissance humaine elle-même, et c’est là qu’elle cherche le problème de l’union harmonique du simple et de la variété. Pour Kant, l’essence de la connaissance est d’être une conformité et une correspondance : correspondance avec l’objet et correspondance avec le sujet connaissant lui-même. Et c’est cette correspondance, qui comme telle comporte en elle l’union harmonique du simple et de la variété. Mais en expliquant cette corrélation Kant reste rationaliste, et cela éloigne la structure de sa philosophie des visions de la pensée baroque. Fichte au contraire, tout en s’avouant disciple de Kant, fait de la philosophie transcendantale une philosophie de l’image, voire la philosophie d’une image qui se reconnaît comme image ; et cela le rapproche de la pensée de Leibniz, dont il se réclame ; cela nous permet de retrouver chez lui les éléments essentiels de la pensée baroque que nous avons reconnus chez ce dernier. Je me rapporterai ici en première ligne à la Wissenschaftslehre de 1812 1. En prenant le composé, qui nous est donné, comme point de départ pour ses réflexions, Leibniz était retourné à la « Monade » et à la variété, qui est inhérente à la « Monade » dans sa simplicité. Il y avait trouvé la perception comme un événement incompréhensible, que l’on devait plutôt décrire comme un étourdissement ou comme une mort. C’est de même que Fichte en partant des structures rationalistes de la pensée transcendantale de Kant rentre dans l’événement de la connaissance en tant que telle et y découvre l’autoreconnaissance de la connaissance « comme » connaissance, qui – comme la perception chez Leibniz – implique en elle l’union harmonique de la simplicité et de la variété. Seulement l’on ne regarde plus cette union comme un fait caché, mais plutôt comme l’autoprésence elle-même de la connaissance 1
Johann Gottlieb Fichte, Die Wissenschaftslehre (1812), Nachgelassene Werke, vol. 2, éd. I. H. Fichte, 1834. 262
dans l’incompréhensibilité de sa propre essence. La connaissance se prend elle-même comme une image ou une apparence, qui se reconnaît comme apparence. Ainsi, l’événement de sa propre apparition devientil pour la connaissance l’expérience d’un incompréhensible en acte. Nous ne nous pressentons plus l’incompréhensible union de la simplicité et de la variété sous la forme d’un fait qui nous reste caché, comme l’avait fait Leibniz, mais c’est la connaissance elle-même, qui précisément dans sa manifestation et comme manifestation est l’événement de l’incompréhensible. L’image apparaît comme image ; l’apparence apparaît comme apparence ; c’est ce « comme », qui fait que la connaissance ou l’image ou l’apparence s’effectue comme telle et pour elle-même et par elle-même, comme l’incompréhensible qui s’atteste comme manifestation. On pourrait dire – sous forme d’une métaphore – et Fichte le fait, que la connaissance se documente comme étant le témoin de la « lumière », qui pourtant ne peut jamais être vue elle-même, mais ne s’annonce – par les choses que nous voyons – que comme une présence, qui tout en faisant visible tout être, reste elle-même événement incompréhensible. Cette expérience transcendantale de l’incompréhensible demande que le philosophe résiste à toute tentation de substituer ses propres pensées à l’autorévélation de la connaissance comme image qui se sait « comme » image. Tout effort de la pensée logique a à se taire. Nous avons à nous abandonner à l’événement de l’autorévélation de la connaissance par le sens de son « comme ». « In diesem Hingeben liegt’s ; tätig sollen wir gar nichts tun. » (Wissenschaftslehre, p. 320) Leibniz, qui avait décrit l’incompréhensible union de la simplicité et de la variété sous la forme d’un fait caché, appelé « perception », qui s’avérait pour lui comme un étourdissement ou même comme une mort, avait besoin ensuite et en supplément pour ainsi dire, d’une réflexion exécutée par le raisonnement selon les deux grands principes de la pensée, pour ramener l’autoconstitution de la « Monade » dans et par les perceptions à la sagesse et à la volonté de Dieu et pour 263
reconnaître ainsi ce monde donné comme l’image du règne des grâces. Pour la pensée de Fichte il n’y aura plus cette distinction entre – disons – « l’analytique » et la « dialectique » de la structure de la « Monade ». Le « comme » de la connaissance et de l’image est luimême son avoir-lieu comme réflexion, qui, elle, n’est que la formation de l’originaire réflexibilité de la lumière. Ainsi la pensée philosophique ne connaît même plus la distinction de différents stades de son développement. Elle est le « Nachtwandel », toujours égal à lui-même, qui nous fait apparaître ce que nous comprenons comme l’événement de l’incompréhensible, qui n’est rien que la réflexion et sa manifestation : qui est l’image, en tant que par elle-même elle se fait reconnaître « comme » image. C’est dans ce sens que l’on peut – à mon avis – regarder la pensée du vieux Fichte comme une continuation de la pensée leibnizienne. Le grand problème d’une pensée baroque en philosophie consisterait en ceci : reconnaître le compréhensible comme l’automanifestation de l’incompréhensible union de la simplicité et de la variété. Leibniz aurait cherché la solution de ce grand problème sous les auspices de la pensée métaphysique, Fichte sous celles de la critique transcendantale. Mais, ce qui les unit, et ce qui souligne le caractère baroque de leur pensée, c’est l’abandon total de la pensée, qui comprend, à l’incompréhensible, que ce soit la raison raisonnante qui réalise cet abandon par la pensée, que ce soit l’intuition de la connaissance, qui en tant que réflexion reconnaît l’image « comme » image, qui présente ainsi le lieu de l’incompréhensible union de la simplicité et de la variété.
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Luther et la guerre Dans son traité Ob Kriegsleute auch im seligen Stande sein können de 1526, Luther écrit : Gott hat uns in die Welt geworfen unter des Teufels Herrschaft. Also daß wir hier kein Paradies haben, sondern alles Unglücks sollen gewarten alle Stunde an Leib, Weib, Kind, Gut und Ehren.1 Dieu a créé le monde et l’homme, l’être raisonnable dans le monde, et l’œuvre de Dieu est bonne. Mais dans et par la création, Dieu est dans un certain sens sorti de lui-même, et cette extériorisation implique en elle une certaine possibilité et une tendance par laquelle l’homme, l’être pensant, et par suite le monde se constituent pour eux-mêmes dans une réalité autonome indépendante et valant par elle-même, de sorte que la dépendance originaire de la création de Dieu se pervertisse ainsi dans une réalité sans Dieu et en athéisme. Cette tendance, qui est le principe diabolique, qui inhère au monde, se fait acte par la chute, c’est-à-dire 1
D. Martin Luthers Werke, Kritische Gesamtausgabe, Unveränderter Abdruck 1964 der bei Hermann Böhlaus Nachfolger, Weimar, erschienenen Ausgabe, Akadem. Druck-u. Verlagsanstalt Graz, vol 19, p. 644. « Dieu nous a jetés dans le monde sous la domination du diable, de telle sorte que nous n’avons ici pas de paradis, mais qu’à toute heure, nous devons nous attendre à toutes sortes de malheurs pour la vie, la femme, les enfants, les biens et l’honneur. » Martin Luther, Œuvres (MLO), Les soldats peuventils être en état de grâce ? tome IV (1958), p. 246. 265
par l’accès de l’homme à la connaissance. Dans et par la connaissance, l’homme constitue lui-même et le monde en réalité propre, qui se comprend par elle-même et sans Dieu : cette connaissance humaine est ainsi en elle-même non seulement une erreur, elle est le mensonge même : l’existence de l’homme et l’existence du monde se retournent ainsi contre elles-mêmes, et dès la chute, la création porte en elle le principe de sa propre destruction. C’est de l’exécution de ce principe diabolique – réalisé par l’acquisition de la connaissance – dans le monde, que Luther nous parle dans le texte par lequel nous avons commencé. Mais comme la connaissance humaine, de par son essence, est ainsi autodestructrice, elle n’installe pas seulement de façon positive la puissance du principe diabolique dans le monde, elle est aussi par la force négative à son propre égard, la condition de la révélation dans le monde même d’un attachement de Dieu à l’humanité, qui dépasse les limites de la création. L’homme fait l’expérience de toute sa faiblesse et de l’absurdité d’une existence vécue dans le mensonge, il éprouve la nullité des biens de ce monde, et ainsi par son humiliation même, il rentre – sous la puissance du péché même – dans une toute nouvelle liberté dans et par laquelle Dieu le fait se reconnaître lui-même comme son enfant. C’est par l’apparition du Verbe dans le monde que Dieu établit sa nouvelle et véritable alliance avec l’homme, s’apitoie sur ceux qui ploient sous le mensonge et sous la mort et les élève par son Fils devenu homme à sa vérité et à son amour. À partir de ce moment-là, l’humanité se partage pour ainsi dire dans deux grands camps : les camps de ceux qui ne connaissent pas le Verbe, et celui de ceux qui l’entendent et qui sont à son écoute. Tous les hommes font partie de la création et restent intégrés dans son ordre, mais les chrétiens appartiennent aussi au royaume de Dieu et ils jugent de leur situation dans le monde et de leurs devoirs envers leurs prochains par leur appartenance au royaume de Dieu, et par leur reconnaissance de la volonté divine. 266
La création est tombée sous le diable, mais elle reste pourtant la création de Dieu. L’homme, en tant qu’être créé, se trouve donc dans une situation dialectique. Il est soumis au penchant au mal, mais il reconnaît en même temps que la création est l’œuvre de Dieu, qu’elle est bonne, et qu’il est donc son devoir de la garder dans sa qualité, de la développer dans ses biens et de la protéger contre les assauts de la malignité. Ce devoir incombe à tous les hommes, mais comme l’ordre du monde et l’ordre de la société humaine est un ordre réglé par des lois de valeur universelle, il appartient en première ligne aux autorités supérieures, qui sont responsables de la vie et du bien-être des peuples et des nations, que cet ordre soit institué et exécuté. C’est leur mission de protéger les hommes qui leur sont confiés contre les attaques par lesquelles des ennemis extérieurs peuvent les menacer et de même, ils doivent garder la paix dans l’intérieur de leur pays. Ils doivent donc avoir le droit et la puissance de contraindre et de punir. Les princes ont le devoir de déclarer la guerre contre les ennemis qui se tournent contre l’existence en paix de leur peuple, et leurs sujets ont le devoir de se soumettre à leurs ordres. Et cela vaut d’une façon analogue pour la paix intérieure du pays. Par la guerre juste s’articule la volonté de Dieu avec sa création, qui dans notre état actuel marqué par la chute est tombé sous la domination du diable. Cette obligation de ne pas se refuser aux guerres justes incombe aux princes et aux sujets de tous les peuples, aux non-chrétiens comme aux chrétiens ; et ils doivent les mener selon l’ordre voulu par Dieu, sous le commandement consciencieux du prince, qui reconnaît son devoir, et dans l’obéissance des soldats dévoués au bien de leur patrie. Dans l’accomplissement de leur devoir, les chrétiens ne se distinguent donc pas des non-chrétiens ; tous ont la même responsabilité dans un monde où le principe diabolique ne cesse de menacer l’ordre voulu par Dieu. Mais, tout en agissant comme les autres, les chrétiens se savent comme toujours, ainsi aussi dans la guerre, sous le plan paternel et salutaire que Dieu a – dans son Fils – avec l’humanité, ils 267
prennent les guerres comme des épisodes, qui doivent se dire et se comprendre dans ce plan, qui n’est pas seulement un plan pour le bien-être des hommes et du monde en tant que création, mais qui est aussi le plan de la grâce selon lequel l’homme, par ses actions dans ce monde même, se trouve être destiné au royaume céleste. Éclairons ce contexte par quelques mots de Luther lui-même : Hier müssen wir Adams Kinder und alle Menschen teilen in zwei Teile : die ersten zum Reich Gottes, die andern zum Reich der Welt. Die zum Reich Gottes gehören, das sind alle recht Gläubigen in Christo und unter Christo […] Nun siehe, diese Leute bedürfen keines weltlichen Schwerts noch Rechts. Und wenn alle Welt rechte Christen, das ist, rechte Gläubige wären, so wäre kein Fürst, König, Herr, Schwert noch Recht not oder nütze. Denn wozu sollte es ihnen?, dieweil sie den heiligen Geist im Herzen haben, der sie lehret und macht, daß sie niemand Unrecht tun, jedermann lieben, von jedermann gerne und fröhlich Unrecht leiden, auch den Tod […]. Darum ist es unmöglich, daß unter den Christen sollte weltlich Recht und Schwert zu schaffen finden […]. Nun aber kein Mensch von Natur Christ oder fromm ist, sondern allzumal Sünder und böse sind, wehret ihnen Gott allen durchs Gesetz, daß sie es nicht wagen, äußerlich ihre Bosheit mit Werken nach ihrem Mutwillen zu üben.1 1
Von weltlicher Oberkeit, Werke, tome 11, p. 249–250.) « Nous devons maintenant partager les enfants d’Adam et tous les hommes en deux catégories: les premiers qui appartiennent au Royaume de Dieu et les autres qui appartiennent au royaume du monde. Ceux qui appartiennent au Royaume de Dieu ce sont ceux qui croient véritablement en Christ et qui lui sont soumis […] Or voici: ces personnes n’ont nul besoin d’un glaive temporel ni d’un droit. Et si le monde ne comptait que de vrais chrétiens, c’est-à-dire des croyants sincères, il ne serait pas nécessaire ni utile d’avoir des princes, des rois, des seigneurs, non plus que le glaive et le droit. Car à quoi cela leur servait-il ? L’Esprit saint est dans leur cœur pour leur apprendre et les pousser à ne faire 268
Das Amt des Schwertes ist an ihm selber recht und eine göttliche nützliche Ordnung, welche er nicht verachtet, sondern gefürchtet, geehrt und gehorcht haben will […] Denn er hat zweierlei Regiment unter den Menschen aufgerichtet. Eins geistlich, durchs Wort und ohne Schwert […] Das andere ist ein weltliches Regiment durchs Schwert, auf daß diejeinigen, so durchs Wort nicht wollen fromm und gerecht werden zum ewigen Leben, dennoch durch solch weltlich Regiment gedrungen werden, vor der Welt fromm und gerecht zu sein. Und solche Gerechtigkeit handhabt er durchs Schwert. Und wiewohl er derselbigen Gerechtigkeit nicht mit dem ewigen Leben lohnen will, so will er sie dennoch haben, auf daß Friede unter den Menschen erhalten werde, und belohnet sie mit zeitlichem Gute.1 Denn das soll ja aller Welt ein Trost und Freude, ja auch eine mächtige Ursache sein, die Oberkeit zu lieben und zu ehren, daß uns Gott, der
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du mal à personne, à aimer tout le monde, à souffrir volontiers et avec joie l’injustice de la part de tous, même la mort […] Aussi bien est-il exclu que le glaive et le droit temporel aient besoin d’agir parmi les chrétiens […] Mais comme nul homme n’est, par nature, chrétien et bon, mais que tous sont pécheurs et mauvais, Dieu, par le moyen de la loi, fait obstacle à tous, afin qu’ils n’osent pas manifester extérieurement, par les actes leur malignité selon leur caprice. » Martin Luther, Œuvres (MLO), tome IV, De l’autorité temporelle, p. p. 17–18. Ob Kriegsleute auch in seligem Stande sein können, Werke, tome 19, p. 629. « L’office du glaive est juste en soi ; c’est un ordre divin utile que Dieu ne veut pas qu’on méprise, mais qu’il demande qu’on craigne, honore et suive […] Car Dieu a institué deux sortes de règnes parmi les hommes: le premier qui est spirituel et qui s’exerce par la parole et sans le glaive […] Un règne spirituel, par le Verbe et sans épée […] L’autre est un règne temporel qui s’exerce par le glaive, pour que ceux qui refusent de devenir justes et fidèles par la parole en vue de la vie éternelle, soient cependant contraints par ce règne temporel, d’être fidèles et justes devant le monde. Et cette justice-là, il l’exerce au moyen du glaive. Et bien qu’il ne veuille pas rétribuer cette justice-là avec la vie éternelle, il la veut cependant pourque la paix soit maintenue parmi les hommes, et il la rétribue au moyen des biens temporels. » MLO, tome IV, p. 232–233. 269
Allmächtige, die große Gnade tut und uns die Oberkeit als ein äußerliches Mal und Zeichen seines Willens dahinstellt, da wir gewiß sind, daß wir seinem etlichen Willen gefallen und recht tun, so oft und wenn wir der Oberkeit Willen und Gefallen tun.1 Dans un monde tombé sous la domination du diable, la guerre est inévitable et fait partie de la volonté de Dieu et de la création. Tous les hommes le savent et tous reconnaissent – dans le plus intime de leur cœur – l’obligation de devoir risquer leur vie pour le bien de leur patrie et de leurs prochains, selon la volonté de Dieu qui se déclare à eux par les ordres de leurs princes. Mais le chrétien a une compréhension encore plus profonde de la nécessité de la guerre. Pour lui, suivre son prince, lutter pour la patrie et risquer sa vie pour ses prochains, ne veut pas seulement dire accomplir son devoir dans l’ordre temporel de l’existence humaine, il comprend l’accomplissement de son devoir comme un service qu’il rend à Dieu, dans ce sens que, par l’engagement de sa vie, il s’insère lui-même dans le plan salutaire de Dieu avec les hommes, qu’il participe à l’accomplissement de ce plan, qui ne concerne pas seulement l’existence temporelle des hommes dans le monde et pour ainsi dire l’idéal d’une paix perpétuelle dans ce monde même, mais qui – par le Verbe, qui nous a parlé dans ce monde – nous fait sentir ici déjà notre destination au salut et au règne des grâces. La vie du chrétien est entièrement – dans tous ses domaines – marquée par ce sentiment pour ainsi dire mystique du dernier sens de notre vie, qui de notre existence fait un seul service devant Dieu : engager sa vie dans la 1
Ob Kriegsleute auch in seligem Stande sein können, Werke, tome 19, p. 660. « D’aimer et d’honorer l’autorité doit être une consolation et une joie pour tout le monde, même une cause très puissante, c’est pourquoi Dieu le Toutpuissant nous accorde la grâce immense à nous montrer l’autorité comme une marque et un signe extérieur de sa volonté, puisque nous sommes certains que nous plairons sa volonté divine et agissons juste à chaque fois, quand nous exerçons la volonté et rendons service aux supérieurs. » Ibid., p. 261. 270
guerre n’en est que le plus noble exemple. C’est dans ce sens, nous dit Luther, que, même sous les empereurs païens, des chrétiens – tenus pour saints – ont sacrifié leur vie pour leur patrie et pour leurs compatriotes. Das Schwert und die Gewalt als ein besonderer Gottesdienst gebührt den Christen vor allen andern auf Erden zu eigen. Darum sollst du das Schwert und die Gewalt gleich wie den Ehestand, das Ackerwerk oder sonst ein Handwerk schätzen, die Gott auch eingesetzt hat […] Denn sie sind Gottes Diener und Handwerksleute, die das Böse strafen und das Gute schützen […] Aus diesem allen folget nun, welches der rechte Verstand sei der Worte Christi Math. 5 ‚Ihr sollt dem Übel nicht widerstreben’ etc. Nämlich der, daß ein Christ so beschaffen sein soll, daß er alles Übel und Unrecht leide, sich auch nicht vor Gericht schütze, sondern daß er in allen Dingen der weltlichen Gewalt und Rechts nichts für sich selbst bedürfe. Aber für andere mag und soll er Rache, Recht, Schutz und Hilfe suchen und dazu tun, womit er kann.1 So haben viel heilige Märtyrer getan, die den Römischen heidnischen Kaisern gehorsam, unter ihnen in den Streit zogen und ohne Zweifel auch Leute erwürgten, um den Frieden zu erhalten, wie man von S. Moritz, Achatius, Gereon und von vielen andern unter dem Kaiser Julian schreibt.2 Tous les hommes, pas seulement les chrétiens, savent qu’il est leur devoir de se battre – sous les ordres de leurs princes — pour leur patrie et pour leurs compatriotes. Mais le cœur de l’homme est perverti par le penchant au mal. C’est pourquoi une œuvre, qui en elle-même est bonne, sera changée en une œuvre mauvaise, si elle est exécutée par une mauvaise volonté. Selon la volonté de Dieu dans un monde qui est
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Von weltlicher Oberkeit, Werke, tome 11, p. 258–259. Von weltlicher Oberkeit, Werke, tome 11, p. 257. 271
tombé sous le régiment du Diable, la guerre est nécessaire pour conserver la paix. Mais le cœur mauvais, soit du prince, soit de ses soldats, en profite pour chercher, par la destruction même, le proprium ; ils ne se battent que pour s’approprier des biens et des richesses. S. Bernard et Maître Eckhart avaient parlé du proprium comme du grand prince diabolique dans nos cœurs, par lequel nous nous détournons entièrement de Dieu en nous prenant nous-mêmes comme la seule véritable réalité et comme la fin des choses. Ainsi le prince et les soldats, qui ne cherchent que leur propre bien, pervertissent-ils le sens de la création même et se soumettent-ils au diable. Une œuvre qui, comme telle est juste et divine, devient ainsi l’accomplissement du gouvernement du diable dans le cœur de l’homme. Wohl ist das wahr, wenn einer mit solchem Herzen und Meinung im Kriege dient, daß er nichts anderes sucht noch denkt, denn Gut zu erwerben, und zeitliches Gut seine einzige Ursache ist, so, daß er es nicht gerne sieht, daß Friede ist und ihm leid ist, daß nicht Krieg ist : Der tritt freilich aus der Bahn und ist des Teufels, wenn er gleich aus Gehorsam und durch Aufgebot seines Herrn kriegt ; denn er macht aus einem guten Werk für ihn selbst ein böses mit dem Zusatz, daß er nicht viel achtet, wie er aus Gehorsam und Pflicht diene, sondern allein das Seine sucht.1
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Ob Kriegsleute auch in seligem Stande sein können, Werke, tome 19, p. 655. « Certes, il est vrai que si quelqu’un sert dans la guerre avec de tels sentiments et une telle intention qu’il ne recherche et ne songe à rien d’autre qu’à acquérir des biens, et si les biens temporels sont l’unique mobile qui le pousse, il ne verra pas volontiers la paix régner et il regrettera qu’il n’y ait pas de guerre. Cela n’est pas douteux, il quitte le bon chemin et il est possédé du diable, même s’il fait la guerre par obéissance à son maître et sur son appel. Car d’une bonne œuvre, il en fait une mauvaise pour lui-même, sans compter qu’il ne prête pas beaucoup d’attention au fait qu’il sert par obéissance et devoir, mais qu’il cherche uniquement son intérêt. » MLO, IV, p.256 272
Ce qui vaut pour les sujets, vaut aussi pour les princes : par le cœur mauvais, l’œuvre en soi bonne devient une œuvre mauvaise. C’est pourquoi les guerres resteront toujours possibles ; et les princes demanderont pour toujours à leurs sujets de les servir dans des guerres qui contredisent la volonté de Dieu. Dans de telles conditions, chaque guerrier et le soldat chrétien avant tout doivent se livrer eux-mêmes à un sévère examen de leur propre conscience et doivent se demander, en tant que sujets, qui sont soumis aux ordres de leur prince, si la guerre que le prince leur demande, est vraiment une guerre injuste et si après une austère réflexion ils doivent en juger ainsi, ils se libèrent par ce jugement de leur obligation envers leur prince. Ils doivent obéir plus à ce qu’ils ont reconnu comme la volonté de Dieu qu’au commandement d’un homme dont ils ont reconnu la volonté comme mauvaise et ils doivent donc refuser de servir leur prince dans la guerre injuste, même si — en conséquence — ils se voient exposé aux plus graves punitions. Il faut obéir plus à Dieu qu’aux hommes, même sous peine de la perte de tous les biens, jusqu’à la vie même. Eine andere Frage : Wie, wenn mein Herr unrecht hätte zu kriegen? Antwort : Wenn du gewiß weißt, daß er unrecht hat, so sollst du Gott mehr fürchten und gehorchen denn Menschen ; Acta 4., und sollst nicht kriegen noch dienen, denn du kannst da kein gutes Gewissen vor Gott haben. .1a, sprichst du, mein Herr zwingt mich… Antwort : Das mußt du wagen und um Gottes willen fahren lassen. Er kann dirs wohl hundertfaltig wiedergeben, wie er im Evangelium verheißt… Wenn du aber nicht weißt oder kannst nicht erfahren, ob dein Herr ungerecht sei, sollst du den gewissen Gehorsam um ungewissen Rechts willen nicht schwächen, sondern nach der Liebe Art dich des besten zu deinem Herrn versehen.1
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Ob Kriegsleute auch in seligem Stande sein können, Werke, tome 19, p. 656–657. « Une deuxième question: Comment agir si mon seigneur a tort de faire la guerre ? Réponse: Si tu es absolument sûr qu’il a tort, tu dois alors craindre et obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes (Actes 4), et tu ne dois ni faire la 273
Jamais le sujet n’a le droit de s’élever contre son prince, car il ne sait pas juger des principes selon lesquels Dieu exerce son gouvernement sur les hommes et sur leur société ; mais avant d’agir, il a le devoir de s’examiner dans sa conscience et de régler ses propres actions selon les résultats de cet examen. Et si son prince lui demande de le servir dans des conditions injustes, il ne devra pas s’y prêter en ce qui concerne sa propre action. Mais jamais il n’aura le droit d’une révolution contre le prince. Et, en plus, s’il ne sait pas vraiment juger moralement de l’injustice des intentions du prince, il doit obéir, car le prince a été institué par Dieu et c’est uniquement par le jugement moral que l’homme se trouve être placé par Dieu – pour ses propres actions – au-dessus de l’ordre temporel. Dans la guerre, le soldat risque sa vie et se place devant la mort. Il remplit son devoir, et chaque soldat, chrétien ou non-chrétien, doit le remplir. Mais l’on pourra dire que le soldat chrétien et le soldat nonchrétien remplissent leur devoir de façon différente. Tout en remplissant librement son devoir, le soldat non-chrétien appartient en même temps au monde. Il vit dans l’ordre temporel du monde et il regarde son existence dans le monde comme sa vraie existence et il désire participer aux biens de ce monde comme à de véritables valeurs. Tout cela ne l’empêche pas de remplir son devoir, mais il reste lié aux biens du monde par des liens indéchirables. Au contraire, pour le soldat chrétien, ce monde, où il doit remplir son devoir jusqu’à la mort même, ce monde a déjà perdu pour lui toute véritable réalité. Il y a, évidemment, guerre ni servir car, dans ce cas, tu ne peux pas avoir une bonne conscience devant Dieu. Mais, dis-tu: mon seigneur me force […] Réponse: Cela, il faut le risquer et, à cause de Dieu, laisser périr ce qui périt ; Dieu peut te le rendre au centuple, ainsi qu’il le promet dans l’Evangile […] Mais si tu ne sais pas ou si tu ne peux pas apprendre si ton seigneur a tort, tu ne dois pas alors, à cause d’une injustice qui est douteuse, te soustraire à une obéissance qui, elle, est certaine. Mais, en suivant la loi de l’amour, tu dois faire pleine confiance à ton seigneur. » Ibid., p. 257. 274
pour lui dans ce monde les hommes, enfants de Dieu et frères en JésusChrist, mais tous les biens de ce monde ne valent pour le soldat chrétien que comme de vaines apparences. Il a déjà gagné cette grande liberté, dans et par laquelle il s’est totalement rendu à Dieu, sans que l’être-là du monde puisse encore le séduire. Il vit dans l’angoisse devant Dieu, et pour lui la peur devant la mort temporelle a péri dans cette angoisse devant Dieu. Et ainsi, il ne sait que se confier à Dieu et se rendre à sa grâce. Et Luther dit qu’une armée de soldats chrétiens avec une telle attitude d’esprit se rendrait maître du monde avec une force irrésistible et sans coup férir. Weil ich aber weiß und durch dein gnadreiches Wort gelernt habe, daß keins unsrer guten Werke uns helfen mag und niemand als ein Krieger, sondern allein als ein Christ muß selig werden : So will ich mich garnicht auf solch meinen Gehorsam und Werk verlassen, sondern das selbige deinem Willen Frei zu Dienst tun. Und glaube von Herzen, daß mich allein das unschuldige Blut deines lieben Sohns, meines Herrn Jesu Christi, erlöse und selig mache... Und befiehl damit Leib und Seele in seine Hände. Und zieh dann vom Leder und schlag drein in Gottes Namen. — Wenn solcher Kriegsleute in einem Heer viel wären ; Lieber, wer meinst du, würde ihnen etwas tun? Sie fressen wohl die Welt ohn’ allen Schwertschlag.1
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Ob Kriegsleute auch in seligem Stande sein können, Werke, tome 19, p. 661. « Mais parce que je sais et que j’ai appris par ta parole riche de grâce, qu’aucune de nos bonnes œuvres ne peut nous aider et que personne ne peut être sauvé en tant que soldat, mais uniquement comme chrétien, je ne veux pas mettre ma confiance en mon obéissance ni en cette œuvre, mais l’accomplir librement au service de ta volonté. Je crois, dans mon cœur, que seul le sang innocent de ton Fils bien-aimé, mon Seigneur, me délivre et me sauve […] Remets alors ton corps et ton âme entre ses mains, tire ton épée et frappe au 275
nom de Dieu. – Si, dans une armée, il y avait beaucoup de militaires semblables, qui crois-tu, mon cher, pourrait leur faire quelque chose ? Ils avaleraient bien le monde sans donner un coup d’épée. » MLO, IV, p. 261–262. 276
Certitude et espace. Un Essai L’homme est un être dans le monde. Il vit dans le monde et il fait l’expérience et la connaissance des choses et de leurs relations pour les connaître. Mais cette situation implique une incertitude. A travers son expérience le Moi connaissant n’arrive pas à une véritable correspondance de sa connaissance avec elle-même, et son expérience du monde garde inévitablement le caractère d’un « je ne sais quoi ». Cette situation du Moi connaissant dans le monde est la situation de l’entendement commun. De par sa nature l’entendement commun doit impliquer un penchant philosophique, par lequel il aspire à la totalité en soi et à l’identité avec elle-même de la situation de l’homme connaissant dans le monde. Ce penchant ne peut s’articuler que sous forme d’une pensée affirmative, qui cherche à incarner le Moi connaissant en son indétermination dans la présence des choses et de leurs relations : ainsi naît, comme première formation de la pensée philosophique, le doute, dans lequel l’incertitude, originalité de la situation de la connaissance humaine se prend sous une forme affirmative comme le « je ne sais quoi » des choses données. Mais du doute résulte la légitimation du Moi connaissant. Par la pensée philosophique affirmative, le Moi connaissant qui subsiste toujours dans son indétermination se conçoit lui-même comme une affirmation qui se fait dans et par les choses affirmées. Par la pensée philosophique affirmative le Moi connaissant se conçoit ainsi comme certitude. Mais cette certitude du Moi connaissant n’est rien que son indétermination et son incertitude originaire érigée en affirmation par 277
la pensée philosophique. L’incertitude subsiste toujours comme le fondement de cette certitude qui n’est qu’une prétention inhérente à la pensée philosophique affirmative. Cette constellation du Moi connaissant, où sa certitude se doit à l’incertitude n’est en vérité rien que l’incertitude même conçue sous forme d’affirmation, et s’appelle dans la doctrine philosophique même la certitude du sujet connaissant. Cette subjectivité s’oppose à l’objectivité à laquelle prétend la doctrine philosophique affirmative pour la connaissance des choses. C’est pourquoi Kant, dans la Methodenlehre, en se référant à la valeur, prétendument objective, de sa propre doctrine philosophique, peut écrire : « Das Fürwahrhalten ist eine Begebenheit in unserem Verstande, die auf objektiven Gründen beruhen mag, aber auch subjektive Ursachen im Gemüte dessen, der da urteilt, erfordert. » (KrV, B 818.) Mais la pensée réfléchissante dépasse la pensée philosophique affirmative. Il y a dans la pensée réfléchissante une totalité inconditionnée et close sur elle-même de la certitude subjective du Moi connaissant et des choses données reprises dans le doute. La pensée philosophique affirmative est à la base de cette pensée réfléchissante, mais elle devient pour ainsi dire inoffensive et rentre dans la totalité de la réflexion en l’accomplissant. C’est ainsi que la pensée philosophique se façonne comme l’imagination productrice. L’imagination productrice contient en elle le Moi connaissant et les choses soumises au doute dans l’unité inconditionnée de l’intuition. L’essence de l’intuition ne peut être conçue par des pensées affirmatives, elle ne se conçoit que dans et par ellemême. L’imagination productrice ou l’intuition, qui dans son unité inconditionnée ne se comprend que dans et par elle-même sera pourtant expliquée par la pensée philosophique affirmative. De cette explication affirmative résulte d’une part un Moi connaissant apriorique, qui se reconnaît lui-même par ses constructions géométriques, et d’autre part une réalité des choses conçues comme une réalité inconditionnée et comme existence en soi, qui dans sa signification inconditionnée se 278
présente comme l’espace absolu. La certitude philosophique embrasse aussi le Moi connaissant et la réalité des choses, dont le principe est l’étendue. Mais, c’est la pensée du philosophe qui construit tout cela, et cette pensée du philosophe reste conditionnée par l’entendement commun. Ses affirmations ne se font qu’à l’intérieur de l’entendement commun. Et dans l’entendement commun il n’y a rien du Moi connaissant apriorique et de ses constructions aprioriques que son autoréalisation dans l’incertitude et dans l’indétermination. Le Moi connaissant absolu de la doctrine philosophique ne vaut ainsi l’inconnu que comme la connaissance incertaine dans le « je ne sais quoi » des choses. Le Moi connaissant devient le « white paper void of all characters », qui ne se retrouve que par le « je ne sais quoi » de l’expérience. Et le contenu de l’expérience de ce Moi connaissant vide et insaisissable sera le monde des choses données, qui en tant qu’il est tout simplement le monde de l’entendement commun ne sera pas soumis au doute, mais qui implique en soi l’incertitude originaire qui marque toute connaissance humaine. En se rapportant à l’explication affirmative de cette incertitude le philosophe pourra dire que le monde connu par le Moi vide et insaisissable est un monde purement subjectif. Mais cette subjectivité, dans laquelle les choses se présentent maintenant à l’entendement commun, n’est plus une simple subjectivité de fait, elle est la subjectivité qui renferme en elle l’unité inconditionnée de l’intuition. Et c’est ainsi que pour le philosophe la réalisation de sa pensée philosophique sous forme de l’entendement commun se fait comme une expérience qui est l’expérience d’idées simples, dont chacune implique en elle sous la forme de sa détermination objective l’essence inconditionnée de l’intuition. Et la subjectivité de ces idées simples a maintenant un double rôle à jouer : par elles s’exprime l’incertitude de la présence du monde, mais dans et par cette incertitude se déclare aussi l’essence inconditionnée de l’intuition. Et cette situation fait dans sa totalité le « je ne sais quoi » dans et par lequel s’actualise le Moi vide dont la connaissance est l’expérience. 279
C’est ici que la pensée affirmative du philosophe fait son entrée, sans d’ailleurs dépasser l’entendement commun par sa doctrine. Il crée pour la qualité subjective des idées simples la distinction entre leur subjectivité de fait et leur subjectivité apriorique. La subjectivité de fait des idées simples se fait par constatation, dans cette perspective les idées simples sont des sensations ; mais la signification apriorique des idées ne devient vraiment constatable que par la pensée affirmative du philosophe. Ainsi on pourra dire que les idées simples sont, d’une part, des sensations, mais que, d’autre part, elles sont aussi des entités de la pensée philosophique affirmative, dont la nature ne peut être indiquée par le simple renvoi aux sensations. Les idées simples expriment à cet égard aussi bien la certitude du Moi des constructions géométriques que la réalité des choses en soi et de l’espace absolu, et ceci de sorte que la subjectivité en tant qu’elle est prise comme certitude apriorique se détermine elle-même par la réalité en soi des choses et par l’espace absolu. Pour Descartes l’imagination productrice et la réalité en soi des choses étendues étaient conçues côte à côte comme les deux faits par lesquels la réalité du monde que nous connaissons se construit. Pour Locke le monde connu par l’entendement commun devient lui-même intuition : ce sont maintenant les qualités simples qui font l’essence du monde. Comme telles les qualités simples ne sont rien que la manifestation inconditionnée des sensations ou de l’expérience. Mais saisi à travers la pensée philosophique affirmative cette même situation se déclare comme certitude et les idées nous fournissent ainsi le concept apriorique de la réalité en soi des choses qui n’est que l’autoformation de l’espace absolu. Mais dans cette construction Locke a retenu la validité de l’entendement commun et a expliqué par lui la signification irrelationale de l’intuition. Il sera donc nécessaire de transformer sa doctrine qui se présente encore comme l’actualisation irréfléchie de l’entendement commun en accomplissement adéquat de la nature irrelationale et inconditionnée de l’intuition. La distinction entre les qualités secondes 280
et les qualités premières ne pourra pas être retenue, mais doit être reconduite dans le scepticisme fondamental d’une pensée philosophique, qui sans être déjà pensée affirmative dissout en elle la distinction entre le Moi connaissant et la présence des choses. La pensée philosophique déjà désignée par l’intuition, doit – au lieu de s’expliquer par l’entendement commun – s’abandonner à un scepticisme intégral. Et ce scepticisme ne doit pas s’articuler sur une doctrine philosophique affirmative ; toute éventuelle affirmation ne pourra plutôt jouer qu’à l’intérieur de ce scepticisme et ne pourra que l’exprimer. C’est le célèbre arrêt dans le scepticisme, qui fait le fondement et le centre, l’esprit, pour ainsi dire, de la pensée critique de Kant, de sorte que les parties affirmatives de la doctrine ne font qu’exécuter ce scepticisme même. L’arrêt dans le scepticisme ne connaît plus les distinctions de l’entendement commun ; il ne connaît plus ni le Moi connaissant ni la validité en soi de la « realitas objectiva » qui consiste dans l’étendue. Il ne connaît que l’intuition, dont on dit déjà trop lorsqu’on la décrit d’une façon affirmative comme le Moi transcendantal. Le scepticisme radical, qui persévère en lui-même, est lui-même cette intuition. Cette intuition est elle-même un scepticisme et dans ce sens elle est intuition sensible. L’intuition est scepticisme, elle est intuition sensible, et la véritable réalité de ce monde est inhérente au fait que nous la connaissons primitivement sous la forme de l’entendement commun. Cette intuition ne se réalise pas d’une façon conceptuelle, elle ne se réalise que comme intuition ; il n’est pas possible d’avoir des déterminations de sa réalisation. Kant indique que la distinction faite par Locke entre les qualités secondes et les qualités premières reste insuffisante, mais il n’est pas capable d’exposer les raisons qui nous font comprendre l’abrogation de cette distinction. « Dass ich aber…, aus wichtigen Ursachen, die vorigen Qualitäten der Körper, die man primarias nennt, die Ausdehnung, den Ort, und überhaupt den Raum, mit allem was ihm anhängig ist… auch mit zu den bloßen Erscheinung 281
zähle, dawider kann man nicht den mindesten Grund der Unzulässigkeit anführen » (Prolegomena § 13, A 64.) En tant qu’elle est un événement irrelational et inconditionné, l’intuition est apriorique : mais cet a priori est un scepticisme. Dans sa signification apriorique l’intuition se présente comme une forme inconditionnément valable, mais en tant qu’elle est scepticisme l’intuition apriorique est « Empfindung » : comme « Empfindung » l’inconditionné est scepticisme et c’est uniquement en tant qu’elle est aussi ce scepticisme que l’intuition sensible qui est forme et l’ « Empfindung » est donc le monde, elle est le Moi connaissant et les choses dans leur totalité. Ce qu’est le monde, on ne le sait que comme intuition et dans l’intuition, qui est un événement clos en lui-même. Toutes les distinctions que nous pourrons appliquer à l’intuition par une doctrine affirmative ne seront que des déterminations secondaires dues à l’usage irréfléchi de l’entendement commun. Nous y retrouverons la certitude subjective avec les deux formes aprioriques de l’intuition et avec les catégories qui nous renseignent sur la nature de la réalité objective. Après la parution de la Critique en 1781, Kant se voit confronté publiquement avec la philosophie de Berkeley. Et il constate avec une certaine frayeur, que ce penseur, qui l’a précédé de quelques décennies, a trouvé un tout autre chemin pour approprier – dans la pensée philosophique – l’entendement commun à l’intuition. De la hauteur de sa réflexion transcendantale Kant pouvait bien comprendre cette position, mais officiellement il l’a rejetée et l’a critiquée par les énoncés affirmatifs de sa propre doctrine. Au lieu de soumettre l’entendement commun dans l’intuition même au scepticisme, Berkeley en fait l’exécution de l’intuition et de son essence irrelationale et inconditionnée. La pensée affirmative de Locke se dissout, et au lieu de distinguer les qualités secondes et les qualités premières, la subjectivité et la certitude, les sensations et l’étendue et la réalité en soi, Berkeley ne connaît plus que l’intuition, dont l’essence irrelationale et inconditionnée se réalise comme expérience. Cette expérience, dans laquelle se transforme 282
l’entendement commun, n’est que le scepticisme originaire de la pensée philosophique intériorisée dans l’intuition et vécue comme entendement commun qui justement, comme scepticisme, fait ressortir de façon pure l’irrelationalité de l’intuition close en elle-même. Dans la pensée philosophique l’entendement commun ne vaut plus dans et par le Moi connaissant et par les choses données et leurs relations, il ne vaut que comme cette expérience qui fait ressortir l’intuition dans sa signification absolue. Tout en étant saisis par l’entendement commun le monde et le Moi connaissant ne sont pourtant qu’un perpétuel flux de phénomènes, qui, parce qu’ils ne contiennent rien de fixe en eux, parce qu’ils ne connaissent aucune réalité en soi, font éclater l’essence de l’intuition comme telle. L’entendement commun peut, dans la vie quotidienne, s’exercer à l’intérieur de cette manifestation de l’intuition par l’expérience du flux, et le monde connu devient ainsi un système de signes, qui n’ont aucune réalité en eux, mais qui ne valent que comme l’explication de l’événement de l’intuition par l’entendement commun. Ainsi la certitude et la réalité en soi des choses et de l’étendue se sont dissoutes dans cette expérience du flux des phénomènes, qui est l’automanifestation de l’intuition. En partant de l’arrêt dans le scepticisme, Kant a trouvé une position semblable à celle de Berkeley grâce à laquelle, de plus, il a pu dépasser la pensée de ce dernier : il avait réussi à intégrer l’entendement commun à la pensée philosophique, tandis que Berkeley l’avait accepté dans la philosophie sans le discuter. Mais à part cette différence, la pensée de Kant ressemble à celle de Berkeley. La forme apriorique de l’intuition sensible ne se connaît pour Kant que comme « Empfindung » et cette situation de la manifestation de l’intuition manque de toute fixité et de toute réalité en soi. Cette forme apriorique de l’intuition sensible se déclare comme « Empfindung » et « macht den ganzen lnbegriff der Sinnengegenstände aus » (Op. postumum, AK XXII, p. 115).
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Il n’y a rien de déterminé et de fixe dans cette forme apriorique de l’intuition sensible, et cette intuition indéterminée constitue elle-même l’ « Inbegriff der Sinnengegenstände ». Pour expliquer cette fonction originaire de l’intuition, Berkeley a recours à l’usage normal de l’entendement commun, et il trouve ainsi le système des signes comme forme d’une réalité saisissable du monde et du Moi connaissant. Kant, au lieu de s’adresser de façon directe à l’usage normal de l’entendement commun, s’en sert pour expliquer de façon affirmative l’intuition apriorique dans une doctrine philosophique qui soumet l’intuition apriorique aux formes fixes du temps et de l’espace. Mais il ne retrouve pas ainsi l’espace absolu de Locke. L’espace apriorique de Kant reste une pure affirmation doctrinale, qui ne trouve sa confirmation que par l’exercice de l’entendement commun dans les constructions géométriques. C’est uniquement dans l’entendement commun que nous retrouvons une certitude déterminée et un espace déterminé. Kant a reproché à Berkeley d’avoir renoncé à l’espace absolu de Locke pour ne retenir qu’un espace affirmativement empirique sans a priori. Il a ainsi appliqué à Berkeley sa propre doctrine affirmative de l’espace et du temps comme formes aprioriques de l’intuition pour caractériser l’expérience fluide. Et il a aussi rejeté cette actualisation de l’intuition par l’entendement commun que nous trouvons chez Berkeley comme une vision mystique de la réalité de l’homme et du monde. Il l’a fait en expliquant le rôle de l’entendement commun dans la doctrine mystique de Berkeley d’une façon empiriquement affirmative. Mais finalement cette mystique de Berkeley, qui fait de la vie de l’homme une vie dans la présence de Dieu, n’est pas tellement loin de la pensée de la Critique. Kant reproche à Berkeley l’intuition intelligible, mais ce qu’il nous dit déjà dans la Critique même, c’est que le monde sensible lui-même doit valoir comme le lieu d’un « corpus mysticum » des intelligences (KrV, A 808 ; B 836).
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La symbiose entre la philosophie et la religion selon M. Blondel Dans son ouvrage sur La philosophie et l’esprit chrétien, qu’il regarde comme l’achèvement de sa pensée philosophique tout entière (La philosophie et l’esprit chrétien, t. I, p. 252, note), M. Blondel traite des « rapports de la philosophie et de la religion, notamment du christianisme » (p. VIII). Pour pouvoir traiter de ces rapports, la pensée philosophique doit appliquer une nouvelle méthode : « Nous emploierons une méthode qui, semble-t-il, n’a jamais été pratiquée avec une exactitude et une continuité sans lacune » (p. VIII). En général, la méthode des sciences est déterminée par l’unité de leur objet formel, mais ici la philosophie et la religion s’engrènent, et pour la marche en avant de cette recherche la réflexion doit se placer à un tout autre niveau, où par une méthode cycloïdale elle cherche à atteindre une symbiose entre deux formes très différentes de la spiritualité humaine. « Seules donc les démarches effectives et détaillées de notre investigation cycloïdale nous feront comprendre le caractère spécifique d’une méthode adaptée à une confrontation vraiment unique et sans analogie avec aucune des autres sciences déterminées par l’unité formelle de leur objet propre. Car il s’agit ici, à la fois, de respecter l’incommensurabilité de la philosophie et du christianisme, tout en découvrant, dans l’une et l’autre doctrine, ce qui, malgré leur hétérogénéité, leur permet une symbiose et compose une destinée unique, à laquelle l’homme ne peut légitimement se soustraire » (p. 234–235). Avec cette méthode cycloïdale de sa 285
pensée, le philosophe s’installe dans une dynamique spirituelle, qui sans rester déterminée par des présuppositions s’accomplit plutôt comme l’actualisation de la condition humaine dans sa totalité. « Ce rythme d’une marche cycloïdale se poursuit dynamiquement, sans qu’il faille se borner à recueillir et à développer séparément des données imparfaites de la raison à côté de mystères révélés qu’on accepterait passivement comme absolument incompréhensibles ou qui seraient à exclure de toute spéculation rationnelle. Dès lors, au lieu de juxtaposer un ordre rationnel clos à un rapport qui lui resterait étranger et comme limitatif, nous profitons d’une double source de lumière et de vitalité spirituelles » (p. XIII). Pour M. Blondel, la raison humaine et la pensée philosophique prennent leur point de départ dans l’expérience, dans l’être-donné du monde. Cette expérience, à laquelle la raison doit se rapporter, est une expérience contingente. Partant de cette contingence originaire, la raison cherche à penser l’universel et le nécessaire. Mais ses recherches la mènent inévitablement dans des apories. Ainsi, par exemple, la raison cherche-t-elle le nécessaire fondement de la réalité du monde, et elle arrive à l’idée et à l’existence de Dieu. Mais cette idée et cette existence inconditionnées lui semblent être aporétiques. La raison arrive dans une impasse. C’est à ce point que la révélation peut lui apporter son secours : Ce sont les « apports chrétiens qui seuls offrent une issue aux impuissances reconnues de la raison sincère avec elle-même et qui ne peut ni avancer, ni reculer devant les apories qui se présentent inévitablement sur sa propre route » (p. XII, note). Dans cette intention, la première partie de l’ouvrage traité de « L’énigme philosophique de Dieu et le mystère chrétien de la Trinité ». C’est par le mystère de la Trinité que la révélation chrétienne apporte un soulagement à la recherche philosophique de la raison. Avec « le mystère soulageant et stimulant de la Trinité » la révélation divine donne donc son premier apport à la raison raisonnante du philosophe. Et maintenant la « méthode cycloïdale » pourra entrer 286
en vigueur pour remédier avec le secours de la révélation à ses apories, peut-être en en trouvant d’autres. M. Blondel dit : Peu à peu se manifestera, dans notre enquête itinérante, le rythme assimilateur qui, dans une marche cycloïdale, actionnée doublement et alternativement par l’investigation philosophique et par les apports de la Révélation, déroulera toute la chaîne des problèmes rationnels et des vérités chrétiennes. Nous allons nous engager dans une nouvelle étape. En méditant sur ce mystère des mystères, sur cette vérité des vérités, sur cette vie de toute vie, sur cet être en soi où nous découvrons le principe générateur de tout ce qui est librement parti de la Trinité pour être finalement assimilable à elle, nous avons scellé le point d’attache infrangible de toute la chaîne des vérités. Quittant le domaine de l’absolu nécessaire, nous entrons dans l’ordre des contingences en son rapport secret avec ce qui nous est enseigné du conseil des trois Personnes divines […] (p. 29). M. Blondel parle d’une « enquête itinérante […] actionnée doublement et alternativement par l’investigation philosophique et par les apports de la Révélation ». La méthode cycloïdale semble donc consister dans un élargissement et dans une correction que s’apportent mutuellement la raison naturelle et la révélation. Nous commençons par la raison naturelle. Elle nous mène à l’idée et à l’existence de Dieu. Mais le concept de l’absolu et de l’inconditionné reste obscur et aporétique. Dans cette situation le philosophe doit se confier à la révélation. Il réussit à s’y abandonner et son âme sera remplie de la signification surnaturelle que la révélation lui offre. M. Blondel explique la nature de cette révélation qui échoit à l’homme. « Or la Révélation consiste précisément à nous apporter comme une certitude de fait la réalité de cet appel, de cette offre, de cette assomption, devenus possibles par le don tout divin d’une grâce d’intime union, et c’est là proprement et par excellence la Bonne Nouvelle, l’Évangile du Christ » (p. 92). 287
Ce qui nous intéresse, dans notre contexte, dans cette citation ce sont les mots : « La Révélation consiste précisément à nous apporter comme une certitude de fait la réalité… » La révélation demande la méthode cycloïdale de la pensée philosophique, parce que de par sa propre nature elle demande l’intervention de la raison raisonnante, c’est-à-dire de la raison naturelle, pour pouvoir passer à la clarté d’une connaissance nécessaire et universellement valable. La révélation en tant que telle, même si elle est de nature surnaturelle, reste néanmoins pour nous une expérience, elle reste une certitude de fait, comme le sont aussi toutes les expériences que nous faisons dans ce monde qui nous est tout simplement donné. La révélation elle aussi participe à la nature contingente de toutes les expériences dont l’homme, être dans le monde, peut disposer. C’est pourquoi la révélation elle aussi, comme toutes les expériences faites par l’homme dans le monde, a besoin des réflexions de la raison raisonnante pour être élevée au caractère d’une connaissance nécessaire et universellement valable. En d’autres mots : ce sera uniquement par la méthode cycloïdale, prise dans ce sens, que la révélation chrétienne pourra, par le travail de la raison raisonnante, être élevée à cette valeur universelle et nécessaire, qui en fait un enseignement qui soit valable pour et soit reconnu par toute intelligence humaine. « La certitude de fait de la Révélation », qui se présente sous forme d’une vérité contingente, doit être examinée par la raison naturelle, la raison raisonnante. Comme en partant du monde donné la raison s’élève au concept de la nature et de l’existence de Dieu, – concept, qu’elle reconnaît elle-même comme aporétique –, ainsi la méthode cycloïdale de la pensée devrait demander que la raison raisonnante s’adresse à la révélation de la Trinité pour arracher à son expérience contingente un sens apodictique et universellement valable. Il pourrait se faire que le sens ainsi découvert soit de nouveau marqué par des caractères aporétiques. Alors nous aurions besoin d’un nouvel apport de la révélation, qui bien sûr devrait être structuré d’une toute autre façon, 288
et la méthode cycloïdale demanderait que la raison raisonnante s’occupe ensuite de cette seconde révélation. Or, dans l’ouvrage de M. Blondel, la pensée ne procède pas en suivant une telle méthode. Mais il n’est peut-être pas permis d’en conclure que la prétention de la méthode cycloïdale soit ainsi complètement abandonnée. Il semble que M. Blondel voudrait appliquer cette méthode en prenant pour objet de la raison critique non pas l’enseignement de la révélation en tant que tel, mais plutôt l’insertion effective de sa vérité dans la réalité contingente du monde. La raison raisonnante ne scrute pas de façon directe la révélation dans sa contingence, mais, au lieu d’examiner cet enseignement venant d’en haut, elle s’efforce – en partant de la révélation acceptée comme telle – de comprendre d’une meilleure manière la contingence du monde même. Au début la raison a pris le monde comme un simple fait, et elle en a déduit le concept abstrait et aporétique de Dieu. Maintenant, en partant de la contingence de la révélation, elle réexamine sa compréhension du monde contingent. L’enseignement révélé qui vient d’en haut ne peut être discuté, mais il a prise sur le monde donné qui est le témoignage de sa vérité et de sa force. La révélation en tant que telle reste donc contingente, mais sa vérité et sa force aprioriques peuvent être étudiées dans et par la réalité contingente du monde et de l’existence de l’homme dans le monde. Ainsi la pensée philosophique qui dans la méthode cycloïdale s’adresse à la religion pour arriver à une symbiose de la philosophie et de la religion ne s’élèvera jamais au-dessus de la raison naturelle conditionnée par la contingence, mais dans ces limites mêmes la raison naturelle arrivera à découvrir un sens plus profond, un sens surnaturel, comme dit M. Blondel, dans la réalité contingente du monde même. Ainsi dans l’ouvrage de M. Blondel la révélation de la Trinité s’explique par le monde pris comme création, et la création s’explique par la destinée humaine, et la destinée humaine se déploie dans son développement historique. Et la révélation, dont l’enseignement contingent ne peut pas être discuté, s’applique comme promoteur à ces différents 289
niveaux de la manifestation du sens véritable du monde et de l’homme. Mais toute cette reconnaissance restera conditionnée par la contingence originaire de la réalité du monde. M. Blondel l’avoue : « Le problème des origines reste inévitablement obscur, impénétrable même du seul point de vue de l’historicité et d’une érudition critique qui porterait sur les premiers linéaments de la vie de l’esprit » (p. 110– 111). Tout le travail de la pensée qui cherche la symbiose de la philosophie et de la religion, toutes les étapes de la méthode cycloïdale resteront conditionnées par cette obscurité des origines et le sens surnaturel de la révélation devient ainsi le sens d’un plan divin qui se documente par le fait du monde et par l’histoire des hommes dans le monde. « C’est désormais la condition de cette humanité rédimée en son ensemble que nous devons analyser ; car, pour la logique même du plan providentiel, cet état consécutif à la Rédemption se distingue […] pour préparer […] l’avènement du véritable universalisme, d’une religion « catholique », effectivement réalisatrice de toutes les promesses de salut et de surnaturalisation » (p. 186). La méthode cycloïdale de la pensée n’arrive donc point à transcender la contingence. Mais elle réussit à élever la pensée humaine au jugement réfléchissant dans le sens kantien de ce mot. En s’approchant de la véritable signification de la révélation par la compréhension de la réalité contingente du monde et de l’existence de l’homme dans le monde, l’on arrive à un usage de la raison naturelle qui tout en restant conditionné dans ses connaissances par la contingence primitive, y reconnaît pourtant la présence effective du surnaturel. Dans ce sens d’une réalisation de la pensée philosophique dans et par le jugement réfléchissant, M. Blondel nous parle dans le quatrième chapitre de son livre de « L’énigme philosophique d’une constante fonction médiatrice et le mystère du Médiateur incarné ». L’espace et le temps, l’individu et l’espèce, le repos et le mouvement, tout ce qui existe dans le monde a besoin d’une intime médiation, pour pouvoir être et pour pouvoir être compris. Cette médiation intime fait le secret de la possibilité de toute 290
existence contingente. Comprenant le monde et l’homme par l’enseignement (contingent) de la révélation, nous arrivons à saisir le sens et l’effectivité de cette médiation par un jugement réfléchissant, qui nous guide vers la présence intime du surnaturel dans le naturel même. Seulement, ce jugement apriorique et universel reste un jugement réfléchissant, et le mettre en rapport direct avec une révélation conçue sous forme d’une vérité contingente et affirmative reste une entreprise que nous ne vérifierons que dans nos cœurs et qui n’est pas vraiment légitimée par l’usage normal de la raison naturelle, qui doit se résigner à accepter l’espace et le temps, etc., dans l’obscurité de la contingence. Ces brèves indications suffisent peut-être à manifester la présence, constante et partout réelle, d’un problème qui, essentiellement philosophique, nous laisse en face d’un mystérieux besoin, celui non plus seulement d’une médiation, mais d’un Médiateur vivant et agissant, quoique secrètement, celui par qui tout a été fait… (p. 272–273). Ces vues cohérentes confirment encore ce qui nous était apparu déjà des raisons originelles et des conditions mêmes de la création, du but surnaturel et des moyens de cette surnaturalisation et des divins motifs de l’Incarnation. On excusera donc cet exposé, à la fois trop long et trop court : c’est là en effet un des sommets dont la vue s’étend sur l’immense richesse des investigations humaines et du plan providentiel (p. 275).
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L’immatérialisme de Berkeley et l’idéalisme transcendantal de Kant 1) La position de Kant relativement à la doctrine de Berkeley a beaucoup évolué avec le développement de sa propre pensée. Je voudrais commencer cet exposé en citant la première et la dernière mention de Berkeley qui nous sont connues. À une distance de trente ans, elles se trouvent dans les notes prises par ses auditeurs, lors de ses leçons de métaphysique. Dans les notes des Leçons données de 1762 à 1764, Herder fait dire à Kant : Idéaliste : qu’il n’y ait qu’un monde d’esprits. Origine de l’idéalisme : la vérité que le corps ne constitue pas un monde sans la pensée. Ainsi l’évêque Berkeley a douté qu’il y ait même des corps. Il allègue que tous les corps ne sont que des phénomènes de corps dans notre âme. Et ceci avec beaucoup de vraisemblance 1. Une note des Leçons de 1794, éditée par Heinze, fait dire à Kant : « Berkeley voulait dire : les corps comme tels ne sont pas des choses en ellesmêmes ; mais il s’est mal exprimé, et c’est pourquoi il semble être un idéaliste »2. 1 2
Metaphysik Herder, AK XXVIII, 42. Metaphysik K.2, AK XXVIII, 770. «Die Körper als solche sind nicht Dinge an sich selbst, wollte Berkeley sagen ; aber er drückte sich falsch aus, und daher scheint er ein Idealist zu sein». 292
Dans son Vocabulaire technique et critique de la philosophie, André Lalande écrit à propos du terme idéalisme : « À partir du XVIIIe siècle, ce terme est fréquemment employé pour désigner la doctrine de Berkeley ; mais lui-même se sert, pour la qualifier, du terme immatérialisme » 1. Pour le Kant de notre première citation, Berkeley est un idéaliste ; pour celui de la deuxième citation, « il semble être un idéaliste ». Pour le Kant précritique, Berkeley est un idéaliste dans la mesure où il accepte simplement un monde d’esprits. Kant en déduit que Berkeley a douté de la réalité des choses corporelles, mais sans indiquer les raisons qui motivent cette conclusion. Pour le « vieux » Kant, au contraire, la doctrine ne s’occupe plus tant du sujet connaissant que de la réalité des choses corporelles. Selon Kant, en s’expliquant sur ce sujet, Berkeley se serait mal exprimé, suscitant par là-même l’impression d’être un idéaliste. 2) Lorsqu’il considère Berkeley comme un idéaliste, Kant néglige – par la suite – qu’il soit également un sceptique et le considère plutôt comme un idéaliste dogmatique, mystique et visionnaire, qui, affirmant seulement un monde spirituel, le peuple de choses conçues à l’instar du monde empirique et sensible. Dans la première édition de la Critique de la raison pure, Kant revendique la supériorité incontestable de son propre idéalisme transcendantal et ne fait aucune mention de la doctrine de Berkeley. 3) La situation évolue : en janvier 1782 paraît, dans les Göttingische Anzeigen von gelehrten Sachen, le compte-rendu de la Critique effectué par Feder et Garve. On reproche à Kant un idéalisme subjectif, qu’il aurait emprunté à Berkeley. « Sur ces concepts des sensations comme simples
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A. Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Paris, 1926, p. 437. 293
modifications de nous-mêmes (sur quoi Berkeley aussi édifie avant tout son idéalisme) […], repose l’un des piliers du système kantien » 1 . (L’autre pilier, dont on ne fait pas mention ici, sont les concepts purs de l’entendement). Kant est indigné ; ce qui explique que les Prolégomènes (1783) contiennent une rude critique de l’idéalisme dogmatique de Berkeley. 4) Dans la Remarque au paragraphe 13 et dans l’Appendice des Prolégomènes, Kant blâme sévèrement l’empirisme de l’idéalisme dogmatique de Berkeley, auquel il oppose son idéalisme transcendantal, et dans lequel : « L’espace et le temps (en jonction avec les concepts purs de l’entendement) prescrivent leur loi à toute expérience possible » 2. Mais, dans tous les reproches qu’il formule contre la doctrine de Berkeley, Kant se tait sur le scepticisme qui, selon notre première citation, constitue, pour lui, un moment inhérent de l’idéalisme, dans la mesure où il n’accepte qu’un monde spirituel. Ce problème du scepticisme dans l’idéalisme continue toutefois de le préoccuper. Kant opère désormais une triple distinction. Il y a trois sortes d’idéalisme : l’idéalisme dogmatique, l’idéalisme sceptique et l’idéalisme transcendantal. Dans les brouillons des Prolégomènes, qu’il n’ a pas publiés, nous pouvons lire cette brève remarque : « L’idéalisme dogmatique, sceptique et critique : de Berkeley, de Descartes et le mien » 3. Et, dans le texte même (Appendice), il écrit au sujet de son idéalisme transcendantal :
1
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Ch. Garve – J. G. H. Feder, «Göttinger Rezension» in Prolegomena zu einer jeden künftigen Metaphysik, die als Wissenschaft wird auftreten können, R. Malter (éd.), Stuttgart, 1989, p. 193. Prolégomènes, AK IV, 375. Kant, Op. postumum, AK XXIII, 59. 294
Qu’on me permette donc de l’appeler à l’avenir […] idéalisme formel, ou, mieux encore, idéalisme critique, pour le distinguer de l’idéalisme dogmatique de Berkeley et de l’idéalisme sceptique de Descartes 1. 5) Kant discerne donc trois formes différentes d’idéalisme, et les isole les unes des autres. Mais, en 1783, un nouveau compte-rendu de la Critique effectué par Garve, publié dans l’Allgemeine Deutsche Bibliothek, insiste sur le fait que l’idéalisme transcendantal contient en lui le scepticisme tout comme la doctrine de Berkeley : Est-ce que le mot loi, forme subjective, condition de l’intuition indique quelque chose de plus, si ce n’est que des idées se trouvent en nous, sans que nous sachions en découvrir l’origine par les sensations ? Cela, n’estce pas au fond un aveu de notre ignorance ? 2 Kant est exaspéré. Le philosophe et écrivain Hamann écrit à son ami Herder que Kant se serait plaint d’être pris pour – en français – un imbécile. 6) Dans ce contexte, Kant continue de réfléchir sur la distinction entre l’idéalisme dogmatique, l’idéalisme transcendantal et l’idéalisme sceptique. Il parvient à la conclusion qu’il y a quelque chose d’artificiel dans cette distinction, qui semble être simplement le produit de sa propre construction. C’est pourquoi, dans la deuxième édition de la Critique, Kant supprime ce qu’il avait affirmé dans la « critique du 4e paralogisme de la psychologie transcendantale » de son propre idéalisme transcendantal, et ajoute aux « Postulats de la pensée empirique » (dans l’ « Analytique transcendantale ») la « Réfutation de l’Idéalisme ».
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Prolégomènes, AK IV, 375. Prolégomènes, AK IV, 242. 295
7) Kant introduit cette section en déclarant que l’ « Esthétique transcendantale » suffit à réfuter l’idéalisme dogmatique de Berkeley, qui n’est pas une pensée philosophique vraiment sérieuse. Le véritable problème de l’idéalisme, auquel la Critique demeure confrontée, réside donc dans l’idéalisme sceptique de Descartes. 8) L’idéalisme sceptique, qui se trouve au fondement même de l’idéalisme transcendantal, naît de la distinction entre l’intuition et les concepts de l’entendement. Les concepts mettent l’intuition en rapport avec une pensée affirmative, qui s’ajoute à l’évidence et à la présence de l’intuition. Pour dépasser ce scepticisme, il faut abolir l’autonomie de la pensée conceptuelle et affirmative et l’intégrer à l’évidence de l’intuition. Kant prépare la réfutation de l’idéalisme sceptique, dans la deuxième édition de la Critique, par un remaniement radical du texte de la « première analogie », qui traite de la substance. Le concept de substance se trouve être réduit à une fonction subséquente de la pensée qui, comme telle, s’ajoute à l’intuition pure, substrat de la présence phénoménale du monde. Le concept de substance doit être compris par le substrat entier « ir-relationel » du monde, en partant de sa présence phénoménale. Tous les phénomènes sont contenus dans l’intuition pure, comme dans leur substrat, qui en tant qu’inconditionné universel est le temps. Comme tel, le substrat précède donc toute relation et toute détermination, il ne connaît ni la succession ni la coexistence, qui ne se déclarent que par la fonction subséquente de l’entendement. À ce niveau, l’essence ir-relationelle du substrat se présente également comme étendue. Il en résulte la nature apriorique du monde des choses déterminées dans l’espace, qui, comme telles, expriment une réalité substantielle, qui n’est pourtant que l’exécution empirique de l’évidence de la présence du substrat.
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Tous les phénomènes sont dans le temps, dans lequel seul – en tant que substrat – la coexistence comme la succession peuvent être présentées. […] Or, le temps, comme tel ne peut pas être perçu. […] Par conséquent il doit y avoir dans les objets de la perception, c’est-à-dire dans les phénomènes, le substrat qui présente le temps comme tel. Mais le substrat de tout ce qui est réel […] est la substance dans le phénomène, c’est-àdire le réel, qui comme le substrat de toute succession reste toujours le même 1. 9) La réfutation de l’idéalisme sceptique se fonde sur l’évidence « irrelationelle » du substrat, qui – moyennant les concepts de l’entendement – se déclare comme la réalité substantielle du monde phénoménal. Le monde donne des choses, déterminées ; ce monde est un monde de l’étendue et de la coexistence, qui est le mode de l’actualisation phénoménale de l’évidence du substrat inconditionné et « ir-relationel ». En devançant toute relation, cette évidence devance donc aussi la relation empirique entre le sujet connaissant donné et son objet connu. Dans et par les déterminations de l’entendement, l’évidence apriorique du temps, c’est-à-dire du substrat de la présence du monde, s’indique phénoménalement comme la réalité substantielle de l’étendue, qui, comme telle, s’appelle matière : […] nous n’avons même rien de persistant, que nous puissions mettre comme intuition sous le concept d’une substance, sinon la matière, et même cette permanence n’est pas tirée de l’expérience externe, mais est présupposée apriori comme condition nécessaire de toute détermination du temps […] 2.
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CRP, B 224 sq. CRP, B 278. 297
Le substrat « ir-relationel » se présente – dans la détermination – comme l’étendue qui est substance, et cette auto-présentation du substrat sous la forme de la substantialité matérielle précède tout rapport entre le cogito empirique 1 et ses objets. 10) Qu’est-ce que cela implique pour l’évolution de la position de Kant relativement à la doctrine de Berkeley ? Kant a reconnu que le concept de l’idéalisme n’était qu’une construction artificielle sur laquelle il n’a pas seulement fondé sa propre doctrine, mais dont il s’est également servi pour juger la pensée d’autres philosophes, avant tout celle de Berkeley. Ainsi – en négligeant le scepticisme inhérent à cette construction – il a accusé la pensée de Berkeley d’idéalisme dogmatique. Grâce à sa réfutation de l’idéalisme, Kant comprend que la pensée de Berkeley ne peut davantage être considérée comme un idéalisme que sa propre doctrine transcendantale. Cette pensée reconnaît, elle aussi, la présence du monde comme l’accomplissement de l’évidence du substrat intelligible. Mais en caractérisant sa doctrine comme un immatérialisme, Berkeley se réfère encore à la conception empirique et affirmative de la matière et des objets connus. Berkeley s’est donc mal exprimé. En s’opposant à l’affirmation de la matière conçue empiriquement, il se sert pour son « esse est percipi » du langage de l’entendement commun, c’est-à-dire du langage des rapports empiriques. C’est pourquoi il semble être un idéaliste. 11) Kant aussi conçoit sa pensée philosophique dans et par le langage de l’entendement commun. Mais ce langage n’est pour lui que le signe de la pensée abstraite, qui pense l’évidence du substrat et l’immédiateté de la présence du monde. Tout en restant dogmatique, le langage affirmatif ne vaut donc chez lui que phénoménalement. Cette simple
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CRP, B 274. 298
phénoménalité du langage de l’entendement commun se manifeste comme telle dans et par sa limitation ; le langage affirmatif ne vaut que comme le mode de l’auto-révélation de l’évidence. Grâce au langage de l’entendement commun la pensée philosophique peut donc se révéler comme réfutation de cette pure construction qu’est l’idéalisme. Dans la onzième liasse de l’Opus postumum, Kant écrit : « L’objet n’est donné ni de façon idéaliste ni réaliste, mais il n’est pas du tout donné… (non dari, sed intelligi potest* La composition n’est pas le composé, mais la position » 1.
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Opus postumum, AK XXII, 441. 299
L’interrogation « Qui suis-je ? » dans la pensée de Jean Brun Dans son livre L’homme et le langage Jean Brun a mis l’interrogation Qui suis-je ? au centre de ses réflexions. « Le langage, dit-il, n’est autre que la reprise indéfiniment modulée de l’interrogation Qui suis-je ? » 1 Cette interrogation constitue pour ainsi dire le fond de tout ce que nous disons. Et dans toutes les questions que nous posons, soit à nousmêmes soit aux autres, elle est toujours silencieusement présente. « Le langage constitue autant de variations et d’explorations autour du point d’interrogation-en-soi : celui sur lequel débouche, par-delà les questions qui s’adressent à un interlocuteur, l’interrogation fondamentale du Qui suis-je ? » 2. Notre existence se déroule dans l’espace et dans le temps. Mais l’interrogation Qui suis-je ?, toujours discrètement présente, nous plonge dans une expérience de nous-mêmes qui transcende tous les lieux et toutes les heures. Nous nous reconnaissons dans une expérience de nous-mêmes qui dépasse toute détermination et implique le commencement absolu et la fin en quoi est achevé tout ce qui existe. « L’interrogation ne révèle rien d’autre qu’elle-même, c’est- à-dire le fond humain sur lequel elle se détache ; elle ne révèle que ce sur quoi
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Jean Brun, L’Homme et le langage, Paris, P.U.F., 1985, p. 34. Ibid., p. 33. 300
débouche son point d’interrogation final ouvert sur un commencement initial qui déborde tous les débuts chronologiques ou séries causales » 1. Or, dans un certain sens, comme l’avait déjà remarqué Kant, l’homme ne peut pas supporter le poids trop lourd avec lequel l’interrogation Qui suis-je ? grève son être-là : en réagissant contre le Qui suisje ?, qui marque intimement son existence, il transforme l’interrogation en la question Que suis-je ? : question dans et par laquelle son être revêt le caractère d’un penchant insatiable auquel il ne sait pas s’opposer : « Nous avons travaillé à faire disparaître l’interrogation Qui suis-je ? ou Qui est l’homme ? au profit de la question Que suis-je ? ou Qu’est-ce que l’homme ?, question à laquelle nous nous sommes donnés la bonne conscience de prétendre apporter des réponses, faisant ainsi de nousmêmes le terrain de notre connaissance et de nos solutions » 2. Bien sûr, même dans cette situation pervertie la présence silencieuse du Qui suis-je ? n’est pas perdue, mais ce langage est devenu pour nous un langage qui est lui-même une réalité déterminée dans le monde. Au lieu de nous comprendre par le langage originaire, nous nous comprenons nous-mêmes par un langage réifié : nous nous regardons nousmêmes comme des choses données et énoncées : « Le langage humain se trouve dissout et intégré dans et par le monde au nom de cette idée que tout est langage et que nous-mêmes qui parlons appartenons au vocabulaire du langage que parle le monde. Si bien que l’homme devient ainsi beaucoup moins un être parlant qu’un mot parlé » 3. L’insatiable désir qui habite la question Que suis-je ? et Qu’est-ce que le monde ? se développe dans les constellations matérielles des choses qui, comme la réalité absolue, se manifestent par le fait de l’être-là des êtres donnés et de leurs relations. Ainsi se forme une conscience de soi 1 2 3
Jean Brun, L’Homme et le langage, p. 33. Ibid., p. 35. Ibid., p. 123. 301
pour ainsi dire matérialiste des hommes, qui s’exprime par le principe « cela est ainsi et pas autrement »1. « Un tel langage a pour mission exclusive d’énumérer tous les cela est ainsi et pas autrement, dont l’ensemble constitue cette « image du monde » dont l’homme fait partie, et de rendre compte des modes de fonctionnement de tous ces quoi en opération » 2. Le langage humain ne peut se soustraire à ce penchant qui le tire vers sa propre objectivation. Mais cela ne veut pas dire que le sens inconditionnel du langage s’abandonne comme tel à ce penchant. Il en est tout autrement. La question Que suis-je ? et le langage et l’homme objectivé ne sont pas justifiés par eux-mêmes, mais ils expriment toujours aussi le sens inconditionné du langage originaire qui est au-delà de toute détermination. Ainsi le monde donné, tout en restant soumis à la question Qu’est-ce que le monde ? se révèle néanmoins comme le lieu d’une signification irrelationnelle et absolue. Tout en se concevant par la question Que suis-je ? l’homme éprouve son existence dans le langage comme l’autoréalisation d’un sens poétique, dans et par lequel luimême et le monde se présentent dans une signification qui est originairement symbolique. « Mais il est un langage tout autre que celui abandonné aux dissections… L’expérience poétique érige le langage au niveau d’une invocation. […] À travers un tel langage, des symboles viennent à nous ; ils ont surgi infiniment plus loin que le territoire des réponses et chacun d’eux prolonge le point d’orgue de l’interrogation qui suis-je ? Nous sommes bien dans ce langage » 3. Dans ce monde symbolique l’homme, en s’adressant aux choses matérielles et en écoutant ce que les choses et les autres hommes ont à lui dire, se retrouve pourtant dans la sphère indéterminée et indéterminable qui s’ouvre par le Qui suis-je ? Tout en gardant aussi sa présence 1 2 3
Ibid., p. 113. Ibid., p. 113. Ibid., p. 235. 302
objectivée, le monde lui parle du sens originaire du langage et l’homme se reconnaît dans le sens que le monde donné lui révèle ainsi. « […] Ce en quoi s’accomplit la démarche de l’homme qui, en proie aux tourments où le plonge l’interrogation Qui suis-je ?, cherche à symboliser avec ce qui n’est pas lui pour découvrir un langage à travers lequel il entendrait parler de lui-même et de ce qui l’en délivrerait » 1. Le langage de l’homme se caractérise ainsi par une sorte de dialectique entre le sens originaire du langage d’une part et son abandon au penchant pour la vérification d’autre part par lequel il se prend et s’exécute non pas comme le langage qui parle, mais plutôt comme un langage parlé. De cette situation résulte la dualité et l’incompatibilité de l’interrogation Qui suis-je ? et de la question Que suis-je ? ou Qu’est-ce que le monde ? L’interrogation Qui suis-je ? est indissolublement reliée à la question Que suis-je ? et l’homme parlant mène sa vie dans la souffrance et dans la détresse. Mais c’est cette situation aussi qui confère au langage son caractère primitivement poétique. L’homme vit dans et par le langage, et dans le langage sa vie, même sa vie simplement profane revêt une signification originairement poétique. Le langage, en ses « origines », tient à la poésie qui plonge elle-même dans le domaine du symbolique qui l’alimente. « La poésie n’est pas un langage dans le langage : elle est un langage hors du langage, mais qui réside au cœur de ce langage et qui nous parle » 2. « Quant au poème, il nous dit quelque chose parce qu’il fait pénétrer en nous un souvenir qui n’a jamais été vraiment le nôtre ; étant ce qui ne se dit pas du discours, il nous parle du Langage que nous ne parlons pas. Il nous en parle en s’adressant à la chair » 3.
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Jean Brun, L’Homme et le langage, p. 72. Ibid., p. 177. Ibid., p. 186. 303
Nous connaissons nous-mêmes les autres hommes et nous parlons d’eux sous la prédominance de la question Que suis-je ? En nous comprenant nous-mêmes par cette question, nous faisons pour l’être-là de l’homme dans le monde la distinction entre son corps et sa chair : en rapportant le corps plutôt aux sens extérieurs et la chair au sens interne. Mais comme le Que suis- je ? trouve son véritable fond dans l’interrogation originaire Qui suis-je ?, dont il est pour ainsi dire un mode déficient, il y a aussi une autre signification primitive de cette distinction, dans laquelle s’exprime son sens en tant qu’il se rapporte de façon immédiate au Langage et à l’interrogation Qui suis-je ? Évidemment, le corps joue bien son rôle pour la question Que suis-je ?, mais comme le Que suis-je ? se doit au Langage originaire dont il est l’extériorisation, l’expérience du corps n’est en fin de compte que l’apparition extériorisée de l’autoexpérience intérieure de l’homme qu’est la chair. Le temps et l’espace revêtent ainsi un sens plus profond ; les relations extérieures, les distances spatiales et temporelles s’expriment comme l’exécution immédiate du Langage et donc de la souffrance et de la détresse qui habitent l’interrogation Qui suis-je ? Dans et par cette souffrance, le sens poétique du monde nous est révélé par la chair comme l’accomplissement du Langage originaire. Et nous comprenons ainsi que notre vie profane, comme nous la vivons dans notre corps, ne vaut que dans et par la signification poétique appartenant au monde en tant qu’il se révèle par la chair. « Le corps constitue un ici-maintenant, il est ce par quoi j’entretiens des relations avec le monde des présences » 1 . « Le corps nous situe dans nos distances, la chair nous plonge dans notre dimension. » 2 « La chair ne relève pas du domaine du vivant, mais de celui du vécu »3. « Nous sommes bien dans ce langage » 4.
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Ibid., p. 186. Ibid., p. 187. Ibid., p. 187. Ibid., p. 235. 304
Comme nous avons essayé de le montrer, il y a, pour Jean Brun, un penchant dans le langage originaire, qui le porte à se manifester sous la forme de la question Que suis-je ? ou Qu’est-ce que le monde ? C’est cette situation qui fait que, dans l’homme, le Langage s’articule autour de l’interrogation Qui suis-je ? ; interrogation dans laquelle le Langage se déclare dans la souffrance et dans la détresse, mais qui implique en même temps une compréhension poétique de la présence d’un monde et de l’existence de l’homme dans le monde. Le sens irrelationnel de cette interrogation, qui ne connaît aucune détermination marque aussi la question Que suis-je ? qui n’arrive pas vraiment à s’exempter de lui. C’est cette présence intime de l’interrogation au cœur de la question Que suis-je ? qui nous pousse à nous demander : « comment nous référer à un Langage qui nous parlait et qui serait devenu pour nous lettre morte ? » 1. Il y a là, en nous, une ouverture primitive au sens inconditionné du langage, même si nous ne la constatons pas immédiatement, mais le monde de la question Que suis-je ? la nourrit pourtant toujours. Au cœur même de ce Qui suis-je ? réside l’avènement de l’homme au langage. « Une telle interrogation sera reprise jusqu’à la fin des temps… Telle est la raison pour laquelle il n’y a pas vraiment d’histoire de l’homme… ; il n’y a pas davantage d’histoire de l’art, sauf pour ceux qui, s’attachant à l’accessoire, ignorent le principal » 2. Le Langage originaire est le fond de ce monde, dans lequel nous vivons et c’est à lui que nous devons notre être humain. Nous sommes dans ce Langage, mais nous ne le comprenons pas. Nous le représentons même de façon fallacieuse, parce que nous sommes soumis au penchant et à la tentation qui nous tirent et vers le Que suis-je ? et vers la question Qu’est-ce que le monde ? mais, par notre existence même, et non pas par notre désir et notre volonté, nous restons toujours plongés dans la présence indéterminée et indéterminable du Langage et 1 2
Jean Brun, L’Homme et le langage, p. 76. Ibid., p. 9. 305
dans son profond silence. C’est dans ce silence que nous faisons l’expérience que le monde et que les créatures nous parlent par leur être même de ce Langage en nous révélant, par leur existence même, le sens du Langage originaire et donc du silence qui est au-delà de toutes les déterminations. Et ainsi nous pouvons gagner la force de résister. « Il est un silence devant lequel se taisent et sur lequel débouchent tous les messages que le monde se transmet à lui-même et toutes les paroles qui parlent de ceci ou de cela… C’est le silence qui nous pénètre. Silence qui n’a ni commencement ni fin. Silence dans lequel se résorbent toutes les temporalités du langage et devant qui le monde s’évanouit » 1. Le monde s’évanouit avec sa réalité propre et indépendante. Et lorsque le monde s’évanouit ainsi, alors les créatures commencent à nous parler et elles nous font écouter ce que le Langage originaire, qui est l’éternel silence, nous fait savoir. Ce sont les créatures qui nous révèlent ce Langage par leur existence dans le monde : et le monde devient ainsi le lieu du silence qui, dans et par les créatures, se révèle dans son sens inconditionné. Jean Brun se rapporte à Johann Georg Hamann, ami de Herder et de Kant, pour écrire : « La création est un langage adressé à la créature au moyen de la créature ; car un jour le redit au suivant, une nuit l’annonce à l’autre. Cette parole traverse les climats jusqu’aux confins du monde, et l’on perçoit sa voix dans tous les dialectes » 2. Lorsque l’homme se reconnaît dans cette situation où l’autochtone réalité du monde donné s’est évanoui et où les créatures lui révèlent par elles-mêmes l’indéterminable présence du langage dans lequel nous existons, l’homme, encore soumis au penchant et à la tentation, éprouve quand même la ferme conviction d’être justifié. Il n’est pas justifié par ses propres actions dans le monde ; il est justifié par le Langage auquel il appartient ; il lui appartient, pour l’exprimer ainsi, dans une 1 2
Ibid., p. 273.
Ibid., p. 192–193. 306
passivité transcendantale. Ici, c’est Martin Luther auquel se réfère Jean Brun : « Réfléchissant sur le verset du psaume In justitia tua libera me, libère-moi au nom de ta justice, Luther se demande comment la justice divine… peut être invoquée par le pécheur pour devenir l’instrument de la délivrance… Aussi longtemps que l’on fait de cette Justice l’attribut d’un Dieu en soi, on se trouve devant une impasse. Il n’en va plus de même, si l’on se réfère à cette justice dans sa significatio passiva, il s’agit, dès lors, en effet, de la Justice qui fait de nous des justes » 1. Nous sommes justifiés. Et cette justification peut se faire dans une conscience du monde et de nous-mêmes, qui s’est purifiée de cette fausse opinion, qui se donne comme conviction, que le monde matériel est comme tel la réalité en soi. Nous sommes là dans le monde, les autres hommes sont là ; toutes les créatures sont là, mais tout cela ne vaut pas comme le fait en soi ou comme le cela « est ainsi et pas autrement » : l’homme et le monde ont une plus haute vocation : ils valent comme la transparence et comme la révélation du silence qui pourtant nous parle et auquel nous parlons. « Parler ; c’est aussi parler à, non pas à celle-ci ou à celui-là : mais à ce qui transparaît à travers eux dont ils sont des réceptacles et des signatures… A la question que nous posons Qui es-tu ? nul ne saurait répondre, bien que tout dans l’autre parle de ce Qui ? » 2. Nous vivons dans le monde et nous sommes des êtres dans ce monde. Mais le monde n’a pas prise sur nous. Nous appartenons à l’indéterminable silence qui pourtant nous parle, et qui est Langage. Le silence n’est pas muet ; sans sortir de lui-même il nous parle par les créatures dans et par lesquelles il est évidence et ouverture. Dans ce sens l’interrogation Qui suis-je ? qui ne connaît pas de réponse, est donc – en tant qu’interrogation – la présence manifeste du Langage. En vivant notre existence dans le monde comme l’expression de l’interrogation Qui suis-je ? nous nous reconnaissons nous-mêmes dans l’origine 1 2
Jean Brun, L’Homme et le langage, p. 233. Ibid., p. 253. 307
de notre être, qui est le langage qui nous parle dans et par le monde, tout en restant l’éternel et l’indéterminable silence. Dans la totalité simple en soi la situation de notre vie dans le monde devient ainsi l’événement de la présence du Verbe qui nous parle, et nous écoutons son Langage qui est au-dessus de toute détermination et repose en luimême comme l’éternel silence. « Le langage n’est jamais là et pourtant il est toujours déjà là… C’est pourquoi nous parlons du Verbe qui nous porte » 1. « Au-delà de ces impasses, parle le Verbe qui s’est incarné dans notre chair… ; mais il parle de l’au-delà de ce que notre moi vit comme histoire » 2.
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Ibid., p. 253. Ibid., p. 254. 308
La substance dans la crise La pensée métaphysique a conçu la réalité des choses comme une réalité substantielle. Nous avons une connaissance immédiate des substances matérielles, et par raisonnement nous pouvons en déduire la réalité d’une substance absolue et de certaines substances immatérielles. Mais ce sont les substances matérielles, qui servent de base pour tout ce que la métaphysique peut dire sur la nature et sur l’existence des substances. C’est ainsi que S. Thomas, lorsqu’il parle de l’être des substances, se rapporte toujours à notre connaissance des choses sensibles, pour concevoir ensuite les autres substances en analogie avec ces choses sensibles. La situation change avec le doute cartésien. La présence des choses sensibles perd son caractère de certitude immédiate, on ne sait plus s’assurer vraiment de la réalité des choses qu’on perçoit par les sens. La réalité substantielle devient incertaine. Mais, on le sait, à travers le doute une nouvelle certitude va se révéler à Descartes. Dans la 2e méditation, Descartes découvre la certitude de « l’Ego sum, ego existo ». Pour énoncer cet « Ego sum, ego existo » le philosophe réfléchissant ne peut plus s’appuyer sur la réalité des choses sensibles ; c’est pourquoi cet « Ego sum, ego existo » ne peut pas indiquer une réalité substantielle. Cet Ego n’a pas le caractère d’une chose donnée, dont la réalité devrait rester incertaine, il ne peut pas partager la nature substantielle des choses sensibles. Cet Ego n’est pas une chose, il est pour ainsi dire un événement, qui ne s’indique que par cette énonciation « Ego sum, ego existo ». « … denique statuendum sit hoc pronuntiatum : ego sum, 309
ego existo, quoties a me profertur, vel mente concipitur, necessario esse verum. » 1 L’« Ego sum, ego existo » ne se fait que dans et par le « pronuntiatum », il ne se fait que dans et par le langage. Le « pronuntiatum » possède en tant que tel le caractère d’une vérité ; il est en tant que tel une certitude et une évidence, qui signifie une réalité. C’est par le « pronuntiatum » et comme ce « pronuntiatum » que le philosophe conçoit la réalité de l’ « Ego sum, ego existo ». Cet « Ego », on ne le trouve pas parmi les choses (devenues incertaines) de ce monde, il n’est pas là, il ne ressort que par le « pronuntiatum ». Ce « pronuntiatum » n’est pas un jugement dans le sens précis de ce mot. Le jugement appartient à l’entendement commun, qui est naïvement métaphysique, et qui se rapporte à la réalité substantielle des choses sensibles. C’est la pensée substantialiste, qui dans ses jugements fait la différence entre la chose et ses accidents, entre le sujet et ses prédicats. On pourrait dire que ce « pronuntiatum » au lieu d’être un jugement sur une chose n’est que l’énonciation de la certitude, qui se fait précisément dans et par l’incertitude de la réalité du monde sensible et qui se déclare sous forme de langage. L’événement de la certitude se fait dans et par la présence incertaine du monde et cette situation s’articule dans et par le « pronuntiatum ». Par ce « pronuntiatum » s’exprime une pensée, qui n’est plus une pensée métaphysique, mais qui – pour parler avec Kant – serait une pensée transcendantale. La situation, dans laquelle se trouve ainsi la pensée réfléchissante du philosophe, est, pour le dire encore avec Kant, le repos de la pensée dans le scepticisme, où la pensée dispose d’elle-même, mais n’a aucune possibilité de s’articuler elle-même sous forme d’un jugement affirmatif. Dans cette situation de la pensée il ne peut y avoir la possibilité d’un « Übergang » à la réalité des choses du monde. L’« Ego sum, ego existo » clos en lui-même ne peut avoir rien en commun avec la réalité 1
Descartes Meditatio II, chap. 3 fin. 310
incertaine des choses du monde. Mais comme ce monde incertain vaut pourtant comme un moment inhérent de l’évidence de « Ego sum, ego existo », le philosophe ne peut éviter de l’intégrer à l’« Ego » et il le fait pour ainsi dire par un bond en retour à l’usage naïf de l’entendement commun : en faisant des choses sensibles par une affirmation, qui n’a aucune prétention métaphysique, le contenu, la détermination de l’« Ego sum, ego existo ». C’est ainsi que les choses du monde, soumises au doute, s’installent comme la détermination affirmative de l’Ego et de son évidence, qui par ce truchement regagne lui-même un caractère substantiel. Ainsi nous arrivons au ’Cogito’ qui se déclare par ses idées. L’évidence de l’Ego devient une évidence affirmative par son accomplissement dans le milieu douteux et incertain de ses idées. L’affirmation devient ainsi la forme du « pronuntiatum », le jugement devient la forme de l’énonciation. Que l’affirmation se prenne elle-même comme l’exécution de la signification irrelationale de la pensée réfléchissante, (qui comme telle est le repos dans le scepticisme), cela fait ensuite, sous forme d’une conclusion, l’ultime défi de la pensée substantialiste à la pensée transcendantale, et sans que le doute soit jamais levé, il servira ainsi plutôt à garantir l’évidence au pronuntiatum « Ego sum, ego existo ». C’est bien une garantie, parce qu’il faut intégrer le monde au « pronuntiatum », mais ce n’est une garantie que par le retour à l’incertitude de fait du doute, qui résulte de l’emploi irréfléchi de l’entendement commun. C’est ainsi qu’en fin de compte Descartes retrouve et justifie la substance des choses sensibles, la substance du ’Cogito’ et – comme leur dernier fondement – la substance de l’Être absolu. Mais dans cette situation de la pensée réfléchissante persiste le doute, et sans que la pensée philosophique l’ait vraiment soulevé, elle érige là-dessus le bâtiment de ces jugements affirmatifs, qui ainsi ne savent pas rendre compte d’eux-mêmes. Dans son développement ultérieur la pensée philosophique doit insister sur ce fait, que le jugement affirmatif, qui semble regagner la réalité des substances, est resté marqué par le doute, qui sans être vraiment supprimé, continue à subsister. Ainsi la certitude de l’affirmation n’est 311
qu’une apparence, c’est le doute même, qui se présente sous forme d’affirmation. Avoir regagné la certitude des substances, c’est plutôt s’être fixé dans le doute et se trouver dans une constellation de la pensée philosophique, où celle-ci ne sait pas rendre compte d’elle-même. Donc, au lieu de se déclarer prématurément par le « pronuntiatum » « Ego sum, ego existo », qui par la suite sera transformé en jugement affirmatif, la pensée philosophique aura à renoncer à toute autoposition, qui dans un certain sens devrait nécessairement rester conditionnée par le doute, pour s’abandonner et s’infiltrer totalement et sans aucune énonciation ou affirmation à la présence sensible du monde. Il faut supporter le repos de la pensée dans le scepticisme sans même en parler. La pensée philosophique se fait ainsi présence sensible, qui ne vaut que comme telle et qui ne connaît pas le jugement affirmatif. La pensée philosophique n’est rien qu’expérience ; l’expérience fait l’essence de la pensée humaine, qui dans cette philosophie s’est libérée de ses autoexplications prématurées. Maintenant il n’y aura plus ce « pronuntiatum » « Ego sum, ego existo », par lequel le Moi connaissant s’est constitué pour Descartes ; la pensée philosophique n’est plus rien que silence, et l’expérience sensible vaut comme ce silence. Mais dans un sens plus radical encore que chez Descartes cette situation ne permet pas que la pensée philosophique se détermine et s’articule. On ne sait même plus parler d’un Moi connaissant. Dans cette situation de la pensée, Locke, duquel nous voulons traiter maintenant, ne trouve lui aussi d’autre solution, que de se retourner au langage du sens commun pour expliquer par lui, sans lui attribuer aucune prétention métaphysique, le repos de la pensée dans le scepticisme. Le langage philosophique ne sera que la présentation du silence de la pensée, qui ne se fera valoir lui-même que sous forme du langage parlé, que sous forme du langage quotidien. Le silence de la pensée peut bien s’exprimer ainsi, par ce langage, qui ne prétend à aucune affirmation métaphysique, car le silence n’est pas un fait ou un état, il fait l’essence de l’expérience sensible elle-même. Seulement, par 312
ce langage la pensée philosophique n’arrive pas à disposer d’ellemême ; elle ne s’exprime que dans une forme métaphorique, qui ne nous permet d’en parler qu’au niveau d’un langage qui n’arrive pas à se comprendre lui-même. C’est dans ce sens que Locke nous parle de l’esprit humain comme d’une page blanche, sur laquelle – au début – ne sont pas encore inscrits des caractères. Cette image n’est pas une doctrine philosophique, ce n’est qu’une transposition du silence, qui fait la signification inconditionnée de l’expérience sensible, au niveau du langage commun, qui continue à exécuter à sa propre façon. Ainsi on nous parle de qualités sensibles, qui auront ainsi un double rôle à jouer : elles sont présence, mais cette présence est aussi le silence de la pensée : elles sont apostérioriques, mais cet Aposteriori a aussi une signification apriorique, que l’on ne peut constater et fixer que par le langage. Tout cela n’a pas la valeur d’une doctrine : il n’est que la transposition du repos de la pensée philosophique dans le scepticisme dans le langage commun. Dans le langage la pensée philosophique ne se veut pas comme une doctrine, il s’accepte plutôt lui-même dans la modestie. Comme pour cette pensée le jugement affirmatif ne joue plus aucun rôle, on ne trouve en elle pas non plus la pensée de la substance. Il n’y a que l’expérience, et l’expérience ne connaît ni les substances sensibles, ni la substance de l’esprit humain, ni la substance absolue non plus. Evidemment dans le langage commun nous ramassons dans une unité les qualités sensibles qui se trouvent jointes les unes aux autres par le mot de substance, mais cet usage du mot ’substance’ ne concerne que la connaissance pratique ; pour la pensée philosophique ce terme n’a aucune signification. Il ne faut pas expliquer la pensée philosophique par des termes qui ne valent que pour la pensée et la vie pratique, qui, bien sûr, impliquent la pensée philosophique, mais sans pouvoir réfléchir sur elle-même. Cette pensée philosophique, en tant qu’elle est l’expérience sensible reconnue comme silence, doit plutôt être caractérisée elle-même comme une pensée religieuse. 313
Or, chez Locke, l’entendement commun se fait toujours encore l’interprète du repos de la pensée philosophique dans le scepticisme. Cela change avec la pensée de Berkeley. Pour lui, il n’existe plus aucune fonction autonome de l’entendement commun. Le langage naturel et naïf de l’entendement commun doit rentrer lui aussi dans le repos de la pensée dans le scepticisme. Il n’y a plus aucune possibilité de dénaturer le repos dans le scepticisme même de façon seulement subséquente par le jugement affirmatif. C’est seulement par ce renoncement que l’expérience sensible gagne complètement sa propre signification. Chez Locke, la pensée philosophique est restée marquée par son attachement à l’entendement commun, par lequel il devait s’expliquer à elle-même. Cette explication s’est faite par le langage. Chez Berkeley, la pensée philosophique, qui se réalise comme expérience sensible, s’intègre le langage aussi. L’expérience sensible adopte elle-même le caractère du langage, elle devient l’exécution du langage comme tel. Ainsi le monde n’a plus le caractère d’une réalité donnée, cette présence du monde se révèle plutôt comme le langage qui parle. Le mot qui parle, et qui n’a rien à faire avec le jugement affirmatif de l’entendement commun, devient ainsi la véritable réalité de l’expérience sensible, qui elle, évidemment, reste la présence du monde comme depuis toujours, mais qui comme telle, comme événement sensible, contient en elle le mot, qui parle, et dans et par lequel seulement l’expérience sensible s’achève et se totalise. Dans et par le mot la présence sensible du monde gagne le caractère de l’autoréalisation immédiate de la signification irrelationale et inconditionnée de la pensée philosophique qui se reconnaît comme le repos dans le scepticisme. Le mot qui comme expérience sensible parle dans le monde de sorte que la présence sensible des choses et l’être-là des hommes dans le monde n’apparaît que comme son exécution, est donc l’événement sensible de l’absolu, qui du monde fait le lieu de l’absolu, et qui précédant toute connaissance et tout jugement affirmatif est le Verbe qui parle dans le monde. 314
C’est ainsi que, pour Berkeley, la véritable obligation du philosophe est d’être à l’écoute du Verbe. Le philosophe écoute, mais il ne parle pas. Mais avec ceci la pensée de Berkeley se trouve à sa façon, dans la même pénurie comme celle de Descartes ou de Locke. Il faut que la présence sensible du monde, que la réalité sensible des choses et de l’être-là de l’homme dans le monde se révèle comme telle comme l’autoexécution du mot qui parle, et que ce mot lui-même soit la signification absolue se déclarant comme présentation. Et voilà que Berkeley lui aussi doit recourir à l’entendement commun et à son jugement affirmatif ; seulement que pour lui la connaissance, par l’entendement commun et par le jugement affirmatif ne vaut plus comme un fait, mais plutôt comme l’apparence sous la forme de laquelle ce que le mot dit se fait entendre. L’expérience sensible, la réalité sensible des choses et de l’être-là de l’homme dans le monde n’est plus une réalité de fait, elle est devenue une apparence, l’apparence sous la forme de laquelle se déclare la signification absolue du mot qui parle. La connaissance, l’entendement commun et son jugement affirmatif sont devenus des apparences sous la forme desquelles la signification absolue se présente – comme apparence. Ainsi il n’y a plus de réalité substantielle ; la réalité du monde sensible n’est qu’une apparence sous la forme de laquelle le repos de la pensée dans le scepticisme, qui est le mot qui parle, se manifeste dans sa signification absolue. Dans cette situation Berkeley peut se servir de la pensée philosophique dogmatique de son temps, dans ce sens que les affirmations de cette philosophie ne lui valent que comme des apparences. Les affirmations – se trouvant dans la philosophie de Descartes et dans un sens plus restreint aussi dans celle de Locke – d’un sujet percevant et d’un monde perçu ne valent plus comme des faits ; ce sont des affirmations qui ne valent pas par elles-mêmes, qui ont le caractère de simples apparences par lesquelles le philosophe s’explique, en se servant de l’entendement commun, la signification absolue de l’expérience sensible qui se déclare par le mot qui parle : et il sait bien, que cette explication 315
ne vaut que comme apparence. C’est ainsi que le philosophe peut énoncer le jugement affirmatif : Esse est percipi, mais ce jugement ne vaut lui-même que comme apparence. Et cet Esse est percipi dira aussi : la réalité du monde sensible réside dans l’esprit : l’esprit est la seule et véritable substance. Cet esprit, qui est substance, on ne peut le trouver comme tel, ce qui seul se documente, c’est l’expérience sensible ; mais la signification de cette expérience sensible s’énonce par le jugement affirmatif dû à l’entendement commun qui énonce le caractère substantiel de l’esprit ; mais le philosophe qui énonce ce jugement, sait bien, qu’il ne nous donne la signification absolue que sous forme d’une simple apparence. La pensée philosophique, qui s’énonce par des jugements affirmatifs, ne vaut plus comme une doctrine de fait et en soi, elle vaut seulement comme apparence. La véritable réalité, c’est le repos de la pensée philosophique dans le scepticisme, qui se déclare dans le monde sensible par le mot qui parle. A partir de cette situation tout à fait nouvelle pour la pensée philosophique, qui est appelée par Berkeley lui-même ’l’immatérialisme’, il ne pouvait s’agir dans le développement ultérieur de la pensée philosophique que d’enlever aux jugements affirmatifs le caractère d’indépendance, qu’ils avaient encore gardé chez Berkeley, pour les reprendre en partant d’eux-mêmes dans le repos en elle-même de la pensée philosophique. Mais dans ses débuts une telle tentative ne pouvait s’exercer que comme une critique des jugements affirmatifs, dans lesquels la pensée philosophique se présentait, par une doctrine procédant elle-même encore de façon affirmative. C’est dans ce procédé que la philosophie de Kant s’érige contre le caractère affirmatif de la pensée de Berkeley. L’essence idéaliste de la pensée philosophique ne peut résider que dans le repos de la pensée dans le scepticisme ; il n’est pas possible de parler d’un être du monde, d’un ’Esse’ de la présence sensible, et il n’est pas possible non plus de concevoir l’esprit ou le Moi connaissant
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comme une réalité affirmée. En procédant par une méthode affirmative Kant détruit – dans l’antinomie – le concept d’un monde se déclarant lui-même comme un monde existant, c’est à dire comme un monde s’affirmant par lui-même. La pensée philosophique se trouve tout simplement en présence de l’expérience sensible, à laquelle aucun concept ne peut être affiché. On n’affirmera donc ni un monde ni le flux perpétuel des phénomènes, il n’y a que l’expérience sensible qui ne vaut que comme expérience sensible. Seulement cette critique de la pensée affirmative doit se déclarer chez Kant elle-même encore sous forme affirmative. Et lorsqu’il critique la notion d’esprit ou du Moi connaissant, il le fait par des affirmations négatives. La critique de la pensée affirmative de Berkeley se fait elle-même comme affirmation. Seulement, par l’antinomie et par la négation des prétentions affirmatives de la pensée réfléchissante Kant se libère du caractère factice des affirmations philosophiques. Les affirmations par lesquelles il enlève aux affirmations de Berkeley leur caractère dogmatique ne valent plus elles-mêmes comme des affirmations dogmatiques, elles ne sont que l’exécution – se reconnaissant elle-même comme inadéquate – de la pensée en tant qu’elle est repos dans le scepticisme. Chez Berkeley, la pensée philosophique se reconnaît elle-même comme une pensée, qui par ses affirmations pense une apparence. Mais la pensée philosophique en tant que telle reste aussi indépendante de ces affirmations. Chez Kant, la pensée philosophique s’engage elle-même dans la critique – affirmative – de ces affirmations. Il s’agit d’une réflexion de la pensée philosophique en elle-même en tant qu’elle parte des affirmations de Berkeley, qui par Berkeley lui-même étaient conçues comme de simples apparences. Il s’agit d’approprier l’apparence à la pensée vraiment philosophique, mais comme Kant ne peut accomplir cette tâche, qu’en partant de l’apparence même, la pensée philosophique s’engage elle-même dans et par l’apparence, et dans ses affirmations elle se reconnaît elle-même comme étant conditionnée par l’apparence. On 317
peut donc dire que chez Kant la pensée philosophique ne vaut plus tout simplement comme un fait : elle ne vaut plus pour elle-même que comme une apparence. En se reconnaissant dans cette situation la pensée philosophique pourra ensuite élaborer son propre système, qui sera construit par une pensée affirmative. Mais cette pensée tout en étant une pensée affirmative n’est pourtant pas une pensée dogmatique, elle n’est que l’autoexécution de la pensée réfléchissante comme ne se présentant que comme apparence. Et c’est dans ce sens qu’il faut comprendre l’Esthétique transcendantale et l’Analytique transcendantale de Kant, où une pensée qui essentiellement n’est rien que la critique de la doctrine de Berkeley, présente cette critique comme se faisant elle-même par la pensée affirmative. La pensée philosophique se sait elle-même comme apparence dans cette doctrine, mais son caractère d’être apparence se déclare par sa méthode affirmative, qui précisément est elle-même l’actualisation de la pensée philosophique comme simple apparence. Parmi les affirmations de ’l’Analytique transcendantale’ nous retrouvons la substance, comme catégorie de l’entendement pur, par laquelle – et avec d’autres catégories – le concept du monde réel, qui a été critiqué et rejeté, sera remplacé par le concept d’une connaissance objective de la réalité sensible : et cette connaissance objective c’est la pensée philosophique réfléchie en elle-même se prenant dans et par l’affirmation – comme apparence. La pensée dogmatique de la substance s’est évanouie au profit d’une connaissance objective ne valant que comme apparence, la substance ne vaut plus que comme une pensée qui n’est qu’apparence, mais c’est la pensée philosophique réfléchie en elle-même qui s’est engagée elle-même dans cette apparence.
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